Skip to main content

Full text of "Théâtre choisi. Publié conformément au texte de l'édition des Grands écrivains de la France; avec una analyse, des notices, des notes, des remarques grammaticales et un lexique"

See other formats


PRESENTED  TO 

THE   LIBRARY 

BY 

PROFESSOR  MILTON  A.  BUCHANAN 

OF  THE 
DEPARTMENT  OF  ITALIAN  AND  SPANISH 

1906-1946 


THEATRE  CHOISI 


RACINE 


A  LA  MÊME  LIBRAIRIE 


Racine  (.1.),  Androtnaqiic,  — Athalie, — Britannicus,  —  Esther 
—  Iphigénie,  —  les  Plaideurs,  —  Mithridate,  texte  conforme 
à  celui  de  l'édition  des  Grands  Écrivains  de  la  France,  public 
avec  des  notices,  une  .inalyse  et  des  notes,  par  M.  Lanson 
Sept  volumes  petit  in-i6,  cart.  Chaque  volume.    ...     1  IV 

Théâtre  classique,  contenant  :  le  Cid,  Horace,  Cinna,  Po- 
lyeucle,  de  Corneille  ;  Britannicus,  Esther,  Athalie,  de  Racine  ; 
Mérope,  de  Voltaire,  et  le  Misanthrope,  de  Molière;  avec  les 
préfaces  des  auteurs,  les  examens  de  Corneille,  les  variantes, 
les  principales  imitations  et  un  choix  de  notes.  Nouvelle  édi- 
tion, revue  sur  les  meilleurs  textes  par  M.  A.  Rkgmkr.  Un  volume 
petit  in-16,  cartonné • 5  fr. 


Racine  (Jean)  :  Œuvres,  édition  des  Grands  Écrivains  de  la 
France,  publiée  sous  la  direction  de  M.  Ad.  Régnier,  membre 
de  l'Institut,  sur  les  manuscrits,  les  copies  les  plus  authentiques 
et  les  plus  anciennes  impressions,  avec  variantes,  notes, 
notices,  lexique  et  album  contenant  des  portraits,  des 
fac-similés,  etc.,  par  M.  P.  Mesnard.  Huit  vol.  in-8  brochés 
et  un  album. 67  fr.  50 

Chaque  volume  et  r album  se  vendent  séparément  7  fr.  50 

Tome  I"  :  Avertissement.  —  Notice  biographique.  —  Mémoires 
contenant  quelques  particularités  sur  la  vie  et  les  ouvrages  do 
Jean  Racine.  —  La  Thébaïde  ou  les  Frères  ennemis.  —  Alexandre 
le  Grand. 

Tome  II  :  iVndromaque.  — Les  Plaideurs.  —  Britannicus.  —  Bérénice.  — 
Bajazet. 

Tome  III  :  Mithridate.  —  Iphigénie.  —  Phèdre.  —  Esther.  —  Athalie 

Tomes  IV  et  V  :  Poésies  diverses.  —  Œuvres  diverses  en  )uose 
d'histoire,  etc. 

Tome  VI  :  Lettres. 

Tome  VII  :  Lettres.  —  Tables. 

Tome  VIII  :  Lexique  par  Marty-Laveaux. 


ot"r2ît.  —  Imprimerie  Lahure,  9,  rue  de  Fleurus,  à  Paris.  —  11-05 


•te?*^  .  THÉÂTRE   CHOISI 

DE 

RACINE 


PUBLIE     CONFORMEMENT    AU     TF.XTE     DE     L  EDITION 
DES 

GRANDS  ÉCRIVAINS   DE   LA   FRANCE 

'   AVEC    UNE    ANALYSE,    DES    NOTICES 
DES   NOTESj  DES   REMARQUES   GRAMMATICALES  ET   UN   LEXIQUE 


G.    LANSON 

Maître  de  conférences  à  la  Faculté  des  Lettres 
de  l'Université  de  Paris 


QUATRIEME      EDITION 


PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE   ET   G- 

79.    BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,    70 

1904  eî^y 


> 


AVERTISSEMENT 


Cette  édition  du  Théâtre  choisi  de  Racine  contient  neuf  tragé- 
die, et  une  comédie  :  les  dix  pièces  qui  forment  la  série  des 
chefs-d'œuvre.  Pour  les  donner  en  un  seul  volume,  j'ai  dû  ré- 
duire au  plus  strict  nécessaire  les  notices  et  les  notes.  J'ai  moins 
visé  à  offrir  aux  jeunes  gens  des  études  sur  Racine,  que  des 
indications  et  des  éléments  qui  leur  permissent  de  faire  eux- 
mêmes  ces  études.  J'ai  joint  aux  notices,  lorsqu'il  y  avait  lieu, 
divers  morceaux  utiles  à  l'intelligence  de  l'œuvre  do  Racine  :  ex- 
traits d'ouvrages,  analyses  de  pièces,  lettres  et  fragments  de 
lettres.  Parmi  ce  que  l'on  pouvait  offrir,  j'ai  choisi  ce  que  les 
jeunes  gens  ont  chance  de  ne  pas  avoir  sous  la  main  :  ainsi  j'ai 
estimé  superflu  de  donner  des  fragments  de  Pertharite  pour  les 
comparer  avec  Andromaque;  ni  une  analyse  de  Tite  et  Bérénice. 
Inf  édition  de  Corneille  se  trouve  aisément  :  mais  on  n'a  pas 
toujours  le  moyen  de  lire  Subligny  ou  Pradon;  c'est  pourquoi  j'ai 
doi  lé  une  partie  de  la  Préface  et  quelques  extraits  de  la  Folle 
querelle,  et  une  analyse  de  la  Phèdre  et  Hippolyte  de  Pradon 
avec  des  fragments  de  sa  Préface. 

Je  me  suis  attaché,  dans  les  notes,  à  marquer  autant  que  pos- 
sible tous  les  endroits  des  anciens  dont  Racine  s'est  inspiré  :  on 
ne  pourrait,  autrement,  connaître  ni  le  caractère  de  son  invention 
ni  l'originalité  de  son  style.  J'ai  traduit  toutes  ces  citations, 
même  celles  des  auteurs  latins,  pour  la  commodité  des  élèves 
(le  l'enseignement  moderne  et  des  jeunes  filles. 

Ne  pouvant  enfler  le  voliime  d'un  commentaire  sur  la  langue 
fleUacme,  qui  eûtexigé  des  notes  multiplesct  développées,  j'ai  du 
moins  appelé  l'attention  sur  les  mots  et  locutions  remarquables. 


k 


II  AVERTISSEMENT. 

qu'il  faut  étudier;  j'ai  ramassé  dans  des  Notes  grammalicales 
la  substance  des  observations  qu'il  faudrait  faire  sur  la  gram- 
maire et  la  syntaxe  de  Racine;  j'ai  dressé  un  lexique  sommante 
de  la  langue  des  tragédies,  qui  permettra  de  réunir  des  exemples 
et  de  faire  des  comparaisons. 

Il  m'a  paru  bon  d'offrir  aux  jeunes  gens  une  courte  bibliogra- 
phie, qui  leur  fera  connaître  ce  qui  s'est  écrit  de  plus  important 
sur  les  tragédies  et  sur  la  personne  de  Racine. 

Enfin,  il  m'a  semblé  conforme  au  dessein  de  cette  édition, 
d'indiquer  les  principales  questions  auxquelles  l'œuvre  de  Racine 
et  chaque  tragédie  en  particulier  pouvaient*  donner  lieu,  les  di- 
vers aspects  à  considérer,  les  problèmes  littéraires  à  discuter, 
les  sujets  d'étude  en  un  mot  qu'il  faut  aborder  quand  on  veut 
convertir  l'impression  irraisonnée  de  la  première  lecture  en 
connaissance  réfléchie  et  en  exact  jugement. 

J'ai  de  grandes  obligations,  pour  toutes  les  parties  de  ce  tra- 
vail, mais  surtout  pour  l'indication  des  passages  imités  des  anciens, 
à  l'excellente  édition  de  M.  Paul  Mesnard,  qui  annule  toutes  les 
éditions  antérieures  des  œuvres  complètes  de  Racine,  et  sera 
sans  doute  encore  longtemps  sans  rivale.  J'ai  reproduit  le  texte 
de  M.  Paul  Mesnard,  qui  est  celui  de  l'édition  de  4697,  en  rajeu- 
nissant comme  lui,  et  un  peu  plus  que  lui,  l'orthographe. 
Je  n'ai  gardé  de  l'orthographe  du  xvn«  siècle  que  oi  pour  ai, 
dans  les  imparfaits,  et  dans  certains  mots  tels  que  paroitre, 
connoitre,  etc. 


NOTICE 
SUR   LA  VIE   DE  JEAN  RACINE 


Jean  Racine  naquit  à  la  Ferté-Milon  et  fut  baptisé  le 
22  décembre  1639.  Il  était  le  premier  enfant  de  Jean  Racine, 
contrôleur  au  grenier  à  sel  ou  procureur  au  bailliage,  et  de 
Jeanne  Sconin.  Celle-ci  mourut  le  28  janvier  1G41  en  donnant  le 
jour  à  une  fille,  et  son  mari  le  6  février  1645,  trois  mois  après 
s'être  remarié.  Le  petit  Racine  et  sa  sœur  Marie,  restés  orphe- 
lins, furent  recueillis  chez  leurs  grands-parents  :  la  grand'niêrc 
paternelle,  Marie  Desmoulins,  prit  le  garçon,  et  la  fille  alla  chez 
le  grand-père  maternel,  Pierre  Sconin. 

Racine  a  gardé  toujours  un  reconnaissant  souvenir  de  l'excel- 
lente aïeule  qui  l'éleva.  «  Il  faudroit,  écrivait-il  à  sa  sœur  en 
1665,  que  je  fusse  le  plus  ingrat  du  monde,  si  je  n'aimois  une 
mère  qui  m"a  été  si  bonne  et  qui  a  eu  plus  de  soin  de  moi  que 
de  ses  propres  enfants.  » 

Le  grand-père,  Jean  Racine,  mourut  en  1649,  et  bientôt  sa 
veuve,  Marie  Desmoulins,  se  retira  à  Port-Royal.  Elle  était  depuis 
longtemps  attachée  aux  solitaires.  Une  sœur  qu'elle  avait,  avait 
fait  profession  à  Port-Royal  en  1625  et  y  mourut  en  1647. 
Lorsque  la  persécution  éclata  contre  le  jansénisme  en  1658, 
quand  Saint-Cyran  fut  emprisonné  à  Vincennes,  et  que  les  soli- 
taires furent  chassés  de  Port-Royal  des  Champs,  Lancelot  avait 
trouvé  un  asile  chez  une  autre  sœur  de  Marie  Desmoulins, 
Mme  Vitart,  dont  il  élevait  le  fils.  Il  y  fut  rejoint  par  les  deux 
frères  Antoine  Le  Maistre  et  de  Séricourt,  et  ils  passèrent  un  an 
lins  la  maison  des  Yitart,  jusqu'au  mois  d'août  1639,  édifiant  la 
i^etite  ville  par  leur  pieuse  et  douce  gravité. 

Lorsqu'ils    retournèrent  à   Port-Royal,   Mme   Vitart,  avec   ses 

nACINK.  i 


2  NOTICE  SUR  LA  VIE  DE  JEAN  RACINE. 

trois  filles  et  ses  deux  fils,  alla  vivre  dans  un  petit  logis  qu'on  lui 
donna  à  la  porte  du  monastère  des  Champs,  et  son  mari,  aban- 
donnant la  charge  qu'il  remplissait  à  la  Ferté-Milon,  occupa  ses 
dernières  années  à  prendre  soin  des  affaires  du  monastère. 

Elle  y  conduisit  sans  doute  aussi  une  toute  jeune  fille  de 
Marie  Desmoulins,  Agnès  Racine,  dont  la  présence  des  solitaires 
avait  éveillé  la  vocation  :  ce  fut  la  mère  Agnès  de  Saintè-Thècle, 
tante  du  poète,  qui  fut  dix  ans  abbesse,  de  1690  à  l'année  1700, 
où  elle  mourut. 

En  1652,  l'aïeule  de  Racine  avait  rejoint  sa  sœur  et  sa  fille. 
En  se  retirant  à  Port-Royal,  elle  avait  placé  son  petit-fils  au 
collège  de  la  ville  de  Reauvais,  pieuse  maison  où  les  solitaires 
comptaient  des  amis.  Ils  en  tenaient, à  coup  sûr  l'enseignement 
en  sérieuse  estime,  puisqu'ils  admirent  Racine  dans  leurs  écoles, 
lorsqu'il  en  sortit,  à  un  âge  où  ils  n'avaient  pas  coutume  de 
recevoir  des  élèves.  Il  alla  donc  continuer  ses  études,  en  1655,  à 
l'école  des  Granges,  que  dirigeaient  l'helléniste  Lancelot  et 
Nicole,  moraliste  judicieux  et  bon  latiniste.  En  outre,  M.  Ilamon 
et  Antoine  Le  Maistre  prirent  un  soin  particulier  dnpetit  Racine, 
qu'ils  voulaient  pousser  vers  le  barreau. 

Pendant  qu'il  étudiait  sous  leur  direction,  un  nouvel  orage 
fondit  sur  Port-Royal  :  maîtres  et  élèves  furent  dispersés  au  mois 
de  mars  1656.  Racine  demeura  aux  Champs,  où  il  avait  sa 
famille.  Il  chanta  les  malheurs  des  justes  opprimés  dans  une 
élégie  latine  ad  Christum.  Il  composa  vers  le  même  temps  sepf 
odes  sur  Port-Royal,  où  l'inexpérience  d'un  talent  qui  se  cherche 
n'a  point  étoulfé  dans  la  diffusion  et  dans  la  banalité  le  juste 
sentiment  de  la  nature  et  l'enthousiasme  de  la  foi.  Il  ébaucha 
aussi  ces  belles  Hymnes  du  Rréviaire  romain,  qu'il  refit  plus  tard 
dans  la  pleine  possession  de  son  génie. 

Cependant,  de  sa  sévère  retraite  où  tout  ne  lui  parlait  que  de 
Dieu  et  des  anciens,  l'écolier  s'émancipait  déjà  à  jeter  quelques 
regards  curieux  sur  ce  monde  qu'avaient  fui  ses  maîtres  et  les 
saintes  femmes  parmi  lesquelles  il  avait  grandi.  Il  écrivait  à  son 
cousin  Antoine  Vitart,  qui  faisait  sa  philosophie  au  collège  d'Har- 
court,  de  lestes  épîtres  où  il  prenait  assez  gaiement  les  souf- 
frances du  jansénisme;  il  était  fort  éveillé  sur  les  nouvelles  du 
temps,  et  rimait  sans  scrupule  des  petits  vers  et  des  madrigaux. 
C'était  le  temps  où,  s'il  lisait  avec  ravissement  les  tragiques  grecs, 


jusqu'à  les  savoir  par  cœur,  il  ne   se   lassait  point  aussi  des 
Amours  de  Théagène  et  de  Chariclée. 

Les  pensées  profanes  germaient  dans  ce  jeune  cœur.  Comment 
en  eùt-il  été  autrement?  Par  une  heureuse  inconséquence,  les 
solitaires  avaient  le  culte  de  ces  lettres  païennes,  où  ils  voyaient 
une  dangereuse  séduction  et  dont  l'amour  était  à  leurs  yeux  une 
coupable  concupiscence.  Détachés  de  tout  le  reste,  ils  ne  l'étaient 
point  du  beau,  et  le  plus  pieux  avait  dans  son  cœur  une  idole, 
quelque  chef-d'œuvre  de  l'antiquité  grecque  ou  latine.  On  nour- 
rissait les  élèves  de  Virgile  et  de  Térence,  d'Homère  et  de 
Sophocle  ;  le  goût,  la  science,  l'enthousiasme  de  Lancelot  et  de 
Le  Maistre  tournaient  contre  leur  foi,  et,  pour  s'être  trop  remplis 
de  leurs  leçons,  leurs  disciples  étaient  prêts  à  quitter  les  austères 
voies  où  ils  voulaient  les  guider.  Ils  allaient  leui*  faire  honneur 
dans  le  monde,  plus  d'honneur  parfois  et  un  autre  honneur  qu'ils 
n'eussent  souhaité  ;  ce  fut  le  cas  de  Racine. 

Au  sortir  de  Port-Royal,  il  fit  sa  philosophie  au  collège  d'IIar- 
court  (1658);  puis  il  alla  loger  à  l'hôtel  de  Luynes,  chez  son 
cousin  Mcolas  Yitart,  intendant  du  duc.  Cet  excellent  homme,  peu 
dévot  et  sagement  janséniste,  laissa  son  jeune  parent  vivre  tout  à 
son  gré.  Racine  en  profita  pour  voir  le  monde,  les  beaux  esprits  et 
It^s  poètes;  il  se  haavec  l'abbé  Le  Vasseur,  abbé  galant  et  mon- 
dain, d'un  libre  et  joyeux  esprit,  et  avec  La  Fontaine,  qui,  plus 
âgé  de  dix-huit  ans,  débutait  encore  dans  la  carrière  poétique. 

Il  faisait  beaucoup  de  petits  vers,  sonnets,  madrigaux;  et  l'on 
commençait  à  dire  dans  le  cercle  de  ses  amis  que  Racine  avait 
bien  de  l'esprit.  Le  mariage  du  roi  lui  donna  l'occasion  d'étendre 
sa  réputation.  Il  le  célébra  dans  une  ode,  la  lymphe  de  la  Seine, 
qui  passa  pour  le  meilleur  morceau  que  la  circonstance  eût 
inspiré  (1660).  M.  Perrault  et  M.  Chapelain,  qui  étaient  alors  de 
fo:t  grands  personnages  et  dont  la  confiance  de  Colbert  faisait 
les  premiers  commis  du  département  des  belles-lettres,  —  M.  Per- 
rault et  M.  Chapelain  daignèrent  approuver  l'œuvre  du  jeune 
poète,  y  trouvèrent  d'heureuses  promesses,  et  indiquèrent  quel- 
ques corrections,  qui  furent  faites  avec  empressement.  Même 
l'excellent  Cliapelain  voulut  qu'on  lui  amenât  l'auteur;  et  il  lui 
fit  donner  par  le  roi  une  gratification  de  cent  louis. 

Ce  brillant  début  et  ces  encouragements  flatteurs  n'emprison- 
nèrent point  le  talent  de  Racine  dans  la  poésie  lyrique.  Il  continua 


/*  iNUTICE  SLll  LA  VIE  DE  JEAN  RACI>E. 

de  s'essayer,  de  reconnaître  ses  forces,  en  poussant  de  tous  les 
côtés,  en  tàtant  tous  les  genres.  Le  théâtre  l'attira.  Il  lit  en  1660 
une  pièce  (VAînasie,  que  les  comédiens  du  Marais  acceptèrent, 
puis  réinsèrent.  L'année  suivante,  il  dressa  le  plan  d'une  tragédie 
des  Amours  d'Ovide,  pour  l'Hôtel  de  Bourgogne. 

Cependant  Port-Royal  gémissait.  La  mère  Agnès  de  Sainte- 
Thècle  s'indignait  qu'un  disciple  chéri  des  solitaires,  et  son  neveu, 
entretînt  un  commerce  abominable  avec  des  comédiens,  vils  selon 
le  monde,  criminels  selon  Dieu.  «  Lettres  sur  lettres,  ou,  pour 
mieux  dire,  excommunications  sur  excommunications,  »  plaintes 
douloureuses,  ou  reproches  irrités,  venaient  inquiéter,  aigrir, 
révolter  le  jeune  homme,  que  son  génie  impérieux  et  son  amour- 
propre  blessé  poussaient  dans  la  voie  qu'on  voulait  lui  fermer. 
Il  ne  comprenait  point  ce  qu'il  y  avait  de  tendresse  dans  les 
alarmes  de  ces  pieuses  femmes  ignorantes  du  monde  ;  il  s'égayait 
sur  ces  bonnes  et  simples  personnes;  il  raillait  durement  les  petits 
travers  de  leurs  hautes  vertus  ;  il  plaisantait  cruellement  sur  les 
épreuves  de  Port-Royal  et  la  dispersion  du  troupeau  janséniste. 

On  résolut  d'arracher  Racine  à  la  vie,  à  la  société  où  il  se 
perdait.  Il  sentait  lui-même,  étant  sans  fortune  et  faisant  des 
dettes,  qu'il  fallait  prendre  un  parti  sérieux,  et  s'assurer  quel- 
ques solides  rentes.  Aussi  obéit-il  à  l'appel  de  son  oncle,  Antoine 
Sconin,  vicaire  général  à  Uzès,  prieur  des  chanoines  réformés  de 
la  cathédrale,  et  fort  bien  auprès  de  son  évoque.  L'Église  semblait 
offrir  à  Racine  ses  bénéfices  :  il  se  résigna  à  étudier  la  théologie. 

L'oncle  Sconin  se  montra  très  paternel  et  très  bienveillant  pour 
son  neveu;  mais  la  théologie  l'ennuya,  et  les  bénéfices  ne  vinrent 
pas.  Cependant  il  ne  se  livra  pas  tout  entier  aux  espérances 
trompeuses  d'une  fortune  ecclésiastique.  Saint  Thomas  et  les 
Pères  ne  lui  firent  pas  abandonner  Virgile,  ni  Homère  et  Pindare, 
dont  il  chargeait  des  exemplaires  de  notes.  Il  écoutait  les  graves 
instructions  de  l'oncle  Sconin,  mais  il  écrivait  des  lettres 
piquantes  et  mêlées  de  vers  à  Vitart,  à  La  Fontaine,  à  Le  Vasseur  ; 
il  en  recevait  d'eux,  toutes  pleines  des  nouvelles  profanes  du 
inonde  et  des  lettres.  Il  faisait  des  vers  tendres  et  galants. 

Uzès  avait  vu  arriver  avec  curiosité  et  avec  plaisir  un  poète 
approuvé  de  M.  Chapelain.  Tout  le  monde,  le  chapitre,  le  doyen, 
l'évêque,  voulut  avoir  la  Nymphe  de  la  Seine  :  l'oncle  Sconin 
était  fier  de  son  neveu.  Tous  les  poètes  du  lieu,  tous  les  amoureux 


NOTICE  SUR  LA  YIE  DE  JEAN  RACINE.  5 

lui  venaient  lire  leurs  vers.  Les  dames  lui  faisaient  bon  accueil. 

Mais  il  n'obtenait  point  de  bénéfice.  Il  revint  à  Paris  en  1663, 
aussi  pauvre,  aussi  nu  des  biens  de  ce  monde  qu'il  était  parti. 
Son  oncle  lui  conserva  ses  bontés,  le  vit  avec  bienveillance  s'en- 
foncer dans  la  poésie,  et  ne  désespéra  pas  de  contribuer  à  sa 
fortune.  Ce  fut  par  lui,  sans  doute,  que  Racine  obtint  le  prieuré 
de  Sainte-Madeleine  de  l'Épinay,  qu'il  possédait  en  1666,  1667  et 
1668;  il  fut  aussi  prieur  de  Saint-Jacques  de  la  Ferté  (1671-1672, 
1674)  et  de  Saint-Nicolas  de  Chesy  (1673). 

En  arrivant  à  Paris,  Racine  trouva  sagrand'mère,  la  bonne  Marie 
Desmoulins,  dans  un  état  très  alarmant  :  elle  mourut  à  Port-Royal 
de  Paris,  le  12  août  1663.  Il  la  perdit  avec  un  vif  chagrin. 

Le  roi  ayant  eu  la  rougeole  au  mois  de  juin,  Racine  fit  imprimer 
une  ode  Su7^  la  convalescence  du  roi,  qui  lui  valut  une  gratifica- 
tion de  six  cents  livres.  Sa  reconnaissance  pour  cette  libéralité  lui 
inspira  une  autre  pièce,  la  Renommée  aux  Muses,  que  le  duc  de 
Saint-Aignan,  grand  seigneur  et  bel  esprit,  goûta  fort.  Il  voulut 
connaître  l'auteur,  et  l'introduisit  à  la  cour,  où  il  devait  plus  tar'^l 
si  bien  réussir.  Roileau,  ayant  lu  l'ode  de  la  Renommée,  f"!;  sur 
elle  des  remarques  qui  inspirèrent  à  Racine  l'envie  d3  le  con- 
naître. Le  Vasseur  les  présenta  l'un  à  l'autre,  et  leMi-  commerce 
devint  bientôt  une  vive  et  intime  amitié,  où  la  raison  calme  de 
l'un  servit  plus  d'une  fois  avec  bonheur  et  guida  l'imagination 
ardente  de  l'autre- 

A  la  fin  de  1665,  Racine  acheva  une  tragédie  de  la  Thébaïde, 
que  Molière  joua  sur  son  théâtre  l'année  suivante. 

La  Fontaine  nous  a  -conservé  dans  le  début  de  sa  Psyché  le 
souvenir  de  ce  charmant  commerce  qui  pendant  un  temps  réunit 
quelques-uns  des  plus  grands  esprits  du  siècle.  «  Quatre  amis, 
dit-il,  dont  la  connoissance  avoit  commencé  par  le  Parnasse, 
lièrent  une  espèce  de  société  que  j'appellerois  académie,  si  leur 
nombre  eût  été  plus  grand,  et  qu'ils  eussent  autant  regardé  les 
Muses  que  le  plaisir.  La  première  chose  qu'ils  firent,  ce  fut  de 
bannir  d'entre  eux  les  conversations  réglées  et  tout  ce  qui  sent 
sa  conférence  académique.  Quand  ils  se  trouvoient  ensemble,  e! 
qu'ils  avoient  bien  parlé  de  leurs  divertissements,  si  le  hasard 
les  faisoit  tomber  sur  quelque  point  de  science  ou  de  belles-lettres, 
ils  profitoient  de  l'occasion  :  c'étoit  toutefois  sans  s'arrêter  trop 
longtemps  à  une  même  matière,  voltigeant  de  propos  en  autre, 


G  NOTICE  SUR  LA  VIE  DE  JEAN  RACINE. 

comme  des  abeilles  qui  rencoiitreroient  en  leur  chemin  diverses 
sortes  de  fleurs.  L'envie,  la  malignité  ni  la  cabale  n'avoient  de 
voix  parmi  eux.  Ils  adoroient  les  ouvrages  des  anciens,  ne  refu- 
soicnt  point  à  ceux  des  modernes  les  louanges  qui  leur  sont  dues, 
parloient  des  leurs  avec  modestie,  et  se  donnoient  des  avis  sin- 
cères lorsque  quelqu'un  d'entre  eux  tomboit  dans  la  maladie  du 
siècle  et  faisoit  un  livre,  ce  qui  arrivoit  rarement.  » 

Ces  quatre  amis  étaient  La  Fontaine,  Boileau,  Molière  (ou  plutôt 
Chapelle)  et  Racine.  Des  courtisans,  le  duc  de  Vivonne,  le  che- 
valier de  Nantouillet,  se  joignaient  souvent  à  eux,  et  l'on  se 
réunissait  chez  Boileau,  rue  du  Yieux-Colombier,  ou  dans  quelque 
cabaret  fameux,  au  Mouton  blanc,  à  la  Pomme  du  Pin,  à  la 
C4roix  de  Lorraine.  On  y  buvait  sec,  on  riait,  on  raillait  :  on  fai- 
sait la  parodie  du  Cid  sur  Chapelain  décoiffé.  Les  Plaideurs 
naquirent,  dit-on,  au  Mouton  blanc. 

Racine  confia  encore  à  Molière  sa  seconde  pièce,  Alexandre  le 
Grand,  dont  le  succès  fut  très  grand.  Corneille  déclara,  dit-on,  à 
l'auteur,  qu'il  avait  du  talent  pour  la  poésie,  mais  que  le  théâtre 
n'était  pas  son  fait.  Mais  Saint-Évremond,  un  adorateur  fidèle  de 
Corneille,  écrivit  que  la  vieillesse  de  Corneille  lui  donnait  moins 
d'alarmes  depuis  qu'il  avait  lu  Y  Alexandre  :  l'imitation  qu'il  y 
trouvait  partout  de  la  tragédie  cornélienne  lui  faisait  espérer 
dans  le  jeune  auteur  un  digne  élève,  et  un  rival  de  son  idole. 

La  troupe  de  Molière,  excellente  dans  le  comique,  était  médiocre 
dans  le  tragique.  Racine  ne  fut  point  satisfait  des  interprètes  de 
sa  pièce,  et  la  porta  à  l'Hôtel  de  Bourgogne.  Ce  procédé  cavalier  le 
brouilla  avec  Molière,  et  ils  restèrent  toujours  en  froid  dans  la  suite. 

Le  même  amour-propre  qui  ne  lui  laissa  point  souffrir  que  sa 
tragédie  fût  faiblement  jouée,  lui  rendit  insupportables  les  cri- 
tiques qui  s'attaquèrent  à  son  succès.  Amis  de  Corneille,  enne- 
mis de  Boileau,  rivaux  médiocres,  satiriques  envieux  de  toute 
gloire,  commencèrent  à  le  harceler,  et  l'impatience  qu'il  en  té- 
moigna, mettant  au  jour  sa  sensibilité,  leur  fit  voir  qu'ils  ne 
perdaient  pas  leur  peine  et  les  encouragea  à  continuer.  Depuis 
Alexandre,  toutes  ses  pièces  furent  accompagnées  de  préfaces 
amères  et  hautaines,  où  il  ripostait  à  ses  ennemis  en  homme 
profondément  touché. 

Sa  vive  susceptibilité  et  son  humeur  satirique  l'engagèrent  môme 
alors  dans  une  fâcheuse  affaire.  Nicole  soutenait  depuis  longtemps 


m  NOTICE  SUR  LA  VIE  DE  JEAN  RACINE.  1 

Kne  ardente  polémique  contre  Desmarets  de  Saint-Sorlin,  etl 
ipoiir  discréditer  la  personne  de  l'adversaire  de  Port-Royal,  il  lel 
dénonça  au  public  comme  un  auteur  de  romans  et  de  comédiesJ 
«  Un  faiseur  de  romans  et  un  poète  de  théâtre,  ajoutait-il,  est  uiJ 
empoisonneur  public,  non  des  corps,  mais  des  âmes  des  fidèlesJ 
qui  se  doit  reg'arder  comme  coupable  d'une  infinité  d'homicides 
spirituels*.  »  Racine,  se  souvenant  du  chagrin  que  sa  vocationl 
avait  donné  à  Port-Royal,  se  crut  visé  par  cette  phrase  de  NicoleJ 
Il  répondit  par  une  lettre  piquante,  où,  sans  toucher  à  la  ques«| 
tion  générale  de  la  moralité  du  théâtre,  il  raillait  cruellement 
M.  Le  Maistre  et  la  mère  Angélique,  qui  étaient  morts  (janv.  1666)1 
Rarbier  d'Aucour  et  Du  Dois  répliquèrent  pour  Nicole  :  ce  qui  ûû 
composer  à  Racine  une  lettre  plus  méchante  que  la  premièreJ 
Roileau  l'empêcha  de  publier  une  pièce  aussi  spirituelle,  qui,  enl 
prouvant  son  esprit,  pouvait  faire  douter  de  son  cœur.  Il  se  rej 
penlit  amèrement  plus  tard  de  la  vivacité  qu'il  montra  alors,  eû 
il  déclara  en  pleine  Académie  que  c'était  un  endroit  de  sa  vicl 
qu'il  eût  voulu  effacer,  et  qu'il  n'y  pouvait  songer  sans  remordsJ 

Androinaque  (nov.  1667]  eut  un  succès  qui  rappela  celui  du  Cid\ 
L'originalité  du  poète  éclata  dans  ce  chef-d'œuvre.  A  la  tragédiel 
héroïque,  romanesque  et  politique  de  Corneille,  succédait  une  tra-l 
gédie  moins  grande,  sinon  plus  vraie,  du  moins  plus  voisine  de  lai 
léalité,  peinture  exacte  et  profonde  des  tourments  et  des  crimes! 
de  l'amour,  et  de  la  faiblesse  humaine.  En  dix  ans  se  succédèrent  les 
Plaideurs,  la  seule  comédie  que  Racine  ait  écrite,  œuvre  gaie  et 
mordante  (1668),   Bvitannicus   (1669),   Bérénice   (1670),  Bajazet 
(1672),  Milhridate  (1673),  Iphigénie  (1674),  Phèdre  enfin  (1677). 

En  dépit  des  envieux  et  des  cabales,  le  génie  du  poète  était 
reconnu.  Les  amis  de  Corneille  ne  pouvaient  nier  (\\x  Androinaque 
«  eût  tout  à  fait  de  l'air  des  belles  choses  »  ;  ils  en  étaient  réduits 
;i  dire  que  l'amour  faisait  en  lui  l'effet  du  génie.  Ceux  qu'avait 
-'■'duits  la  tendresse  de  Quinault  n'avaient  pas  tardé  à  préférer 
I  ses  fadeurs  l'élégance  éner{,'-ique  de  Racine  :  toute  la  jeune 
cour  était  pour  lui,  Henriette  d'Orléans,  Condé,  Mme  de  Montes- 
pan,  le  roi;  l'Académie  l'avait  reçu  le  12  janvier  1673. 

Cependant,  après  Phèdre,  à  trente-sept  ans,  dans  la  pleine 
maturité  de  son  latent,  au  comble  de  sa  gloire,  il  se  retira  du 


1.  !• 


visionnaire. 


8  NOTICE  SUR  LA  VIE  DE  JEAN  RACINE. 

tlicàtre.  Quelles  raisons  l'y  déterminèrent?  Sans  doute  le  dé- 
p,oût  que  lui  causa  la  cabale  dirigée  par  la  duchesse  deRouillon, 
le  duc  de  Nevers  et  Mme  Deshouliéres,  qui  réussirent  pendant 
quelques  jours  à  maintenir  la  Phèdre  et  Flippolyte  de  Pradon 
contre  la  pièce  de  Racine  :  ce  chagrin,  s'il  rend  compte  de  la 
résolution  du  poète,  n'explique  point  qu'il  y  ait  persisté.  Mais 
Racine  se  réconcilia  avec  Port-Royal.  La  foi  de  sa  jeunesse  se 
réveillait  dans  son  cœur.  Boileau  avait  porté  Phèdre  à  Arnauld, 
qui  l'avait  trouvée  parfaitement  belle,  et  toute  chrétienne  d'in- 
spiration. Le  poète  s'était  jeté  aux  genoux  de  son  ancien  maître. 
La  mère  Agnès  de  Sainte-Thècle  avait  achevé  sa  conversion,  et 
Port-Royal  avait  ressaisi  son  disciple  longtemps  égaré.  Il  prit  en 
horreur  sa  vie  passée,  déserta  le  monde,  et  voulut  se  faire  char- 
treux. Son  confesseur  lui  conseilla  de  se  marier.  Il  épousa,  le 
1"  juin  1677,  Catherine  de  Romanet,  femme  pieuse  et  d'esprit 
médiocre,  avec  laquelle  il  essaya  d'oublier  la  poésie  dans  les 
soins  de  la  famille  et  dans  la  pratique  des  vertus  domestiques.  Il 
en  eut  cinq  filles,  dont  deux  se  firent  religieuses,  et  deux  fils,  dont 
l'ainé,  Jean-Baptiste,  fut  quelque  temps  dans  les  ambassades, 
et  vécut  la  plupart  du  temps  retiré  dans  la  piété  et  dans  l'étude; 
le  second  fut  Louis  Racine,  le  pieux  et  doux  janséniste,  dont  les 
vers  sont  un  pâle  et  froid  reflet  de  la  poésie  paternelle.  L'éduca- 
tion de  ces  sept  enfants  fut  un  des  grands  soucis  de  Racine,  et 
ses  lettres  montrent  quelle  tendresse  toujours  active,  quelle  atten- 
tion toujours  inquiète,  quelle  scrupuleuse  piété  il  y  apporta. 

En  même  temps  le  roi  donna  à  Racine  un  empioi  qui  l'aida  à 
persévérer  dans  la  voie  nouvelle  qu'il  avait  adoptée.  Je  ne  parle 
pas  de  ses  fonctions  de  trésorier  de  France  à  la  généralité  de 
Moulins,  qui  ne  lui  donnèrent  jamais  grand  mal.  Mais  dès  le  mois 
de  mai  1677  le  roi  avait  demandé  à  Racine  et  à  Boileau  d'écrire 
son  histoire  :  il  leur  commanda  de  tout  quitter  pour  se  consa- 
crer  à  sa  gloire.  «  Mon  père,  dit  Louis  Racine,  toujours  attentif 
à  son  salut,  regarda  le  choix  de  Sa  Majesté  comme  une  grâce  de 
Dieu,  qui  lui  procuroit  cetjte  importante  occupation  pour  le  déta- 
cher entièrement  de  la  poésie.  » 

Laissant  donc  inachevées  une  Iphigénie  en  Tauride,  dont  il 
avait  dressé  le  plan,  et  une  Alceste,  qui  était  en  partie  écrite, 
Racine  ne  fut  plus  occupé  que  de  ses  devoirs  d'historiographe. 
Ce  qu'aurait  été  le  règne  de  Louis  le  Grand  écrit  par  Racine  et 


NOTICE  SUR  LA  VIE  DE  JEAN  RACINE.  9 

par  Boileau,  nous  l'ignorons.  Leur  œuvre  inachevée  périt  en  1726 
dans  un  incendie.  Sans  doute  c'aurait  été  une  pièce  d'éloquence 
remarquable,  mais  une  histoire  médiocre.  Outre  qu'il  était  diffi- 
cile de  voir  et  d'écrire  la  vérité  sur  Louis  XIV  de  son  vivant,  on 
n'avait  pas  en  France  au  xvn^  siècle  une  idée  fort  juste  des  qua- 
lités et  des  devoirs  de  l'historien  :  quelques  bénédictins  savaient 
seuls  ce  qu'il  fallait  de  science,  de  critique  et  de  détachement 
pour  en  bien  faire  le  métier. 

Pour  raconter  la  vie  du  roi,  il  fallait  suivre  le  roi.  L'historio- 
graphe se  fit  courtisan  :  ce  rôle  allait  bien  à  Racine.  Sa  physio- 
nomie noble,  sa  parole  élégante,  son  esprit  délicat,  sa  finesse  de 
tact  le  firent  réussir  :  il  plut  au  roi,  à  Mme  de  Montespan,  à 
Mme  de  Maintenon.  «  Rien  du  poète  dans  son  commerce,  dit 
Saint-Simon,  et  tout  de  l'honnête  homme  et  de  l'homme  modeste.  » 

Ces  succès  firent  des  jaloux,  et  l'on  ne  manqua  aucune  occasion 
de  s'égayer  sur  le  poète  historien  et  courtisan,  et  sur  son  colla- 
borateur. Ils  suivirent  Louis  XIV  aux  sièges  de  Gand  et  d'Ypres 
en  1678  :  et  leur  ignorance  des  choses  militaires,  leur  gaucherie 
à  cheval,  leur  peu  d'inclination  à  se  faire  tuer  héroïquement, 
donnèrent  lieu  à  toute  sorte  d'épigrammes  et  d'anecdotes  vraies 
ou  fausses,  dont  Mme  de  Sévigné  a  recueilli  une  partie  dans  ses 
lettres,  tout  indignée  qu'on  eût  refusé  à  son  cousin,  à  un  Rabutin, 
la  tâche  dont  on  avait  chargé  deux  poètes. 

Racine  suivit  encore  Louis  XIV  au  voyage  d'Alsace,  avec  Boileau, 
en  1683.  Il  alla  seul  à  Luxembourg,  en  1687,  et  aux  dernières 
campagnes  du  roi,  en  1691,  1692  et  1693.  Ils  avaient  pris  tous  les 
deux  leur  rôle  au  sérieux,  et  en  1686  ils  lisaient  leur  travail  au 
roi,  qui  en  paraissait  fort  content.  Les  libéralités  du  roi  semblent 
avoir  été  réglées  sur  l'activité  des  deux  historiens,  et  leur  accrois- 
sement porte  témoignage  du  progrès  de  l'œuvre,  comme  leur 
inégalité  en  1692  montre  que,  par  la  mauvaise  santé  de  Boileau, 
presque  toute  la  tâche  pesait  alors  sur  Racine. 

Au  milieu  de  la  cour  et  dans  la  faveur  du  roi.  Racine  resta 
publiquement  attaché  à  Port-Royal  et  lui  donna  de  nombreuses 
marques  d'un  entier  dévouement.  Il  visitait  souvent  Nicole  dans 
l;i  petite  maison  qui  recevait  aussi  Boileau  et  Santeul.  Il  accourut 
l'assister  dans  sa  dernière  maladie.  Il  resta  en  correspondance 
yvec  Arnauld  exilé;  il  lui  envoyait  ses  écrits.  Quand  Arnauld  fut 
mort,  il  fut  le  seul  des  amis  du  dehors  qui  assista  au  service 


10  NOTICE  SUR  LA  VIE  DE  JEAN  RACINE. 

qu'on  célébra  en  son  honneur  à  Port-Royal.  Il  rendait  ouverte- 
ment chaque  jour  des  services  à  la  communauté.  11  prêtait  sa 
plume  aux  religieuses;  il  se  chargeait  de  toutes  les  démarches 
pour  leurs  intérêts.  Il  négociait  pour  elles  avec  les  archevêques 
de  Paris,  M.  de  llarlay,  et  son  successeur,  M.  de  Noailles. 

Pendant  longtemps  ce  dévouement  à  une  secte  persécutée  ne 
nuisit  point  à  Racine.  Il  avait  l'amitié  toute-puissante  de  Mme  de 
Maintenon.  Elle  le  chargea  avec  Boileau  de  revoir  le  style  des 
Constitutions  de  Saint-Cyr.  Les  récréations  dramatiques  avaient 
été  mises  à  la  mode  dans  l'établissement,  mais  les  pièces  de  la 
directrice  étaient  trop  mauvaises,  et  VAndroitiaque  avait  été  dan- 
gereusement bien  jouée  par  les  demoiselles.  Mme  de  Maintenon 
demanda  à  Racine  d'écrire  quelques  scènes  sur  un  sujet  religieux. 

11  fit  Esther,  qui  fut  représentée  à  Saint-Cyr  le  26  janvier  1689, 
on  sait  avec  quel  fracas  et  avec  quel  succès.  Ce  fut  le  moment 
de  la  plus  haute  faveur  de  Racine. 

Mais  quand  il  présenta  Athalie,  en  1691,  Mme  de  Maintenon, 
inquiète  de  l'éclat  des  représentations  d'Esther,  avait  réformé 
Saint-Cyr  et  fait  succéder  le  silence  de  l'austérité  au  bruit  et  à  la 
joie.  Athalie  fut  représentée  sans  costumes  dans  une  classe  de 
Saint-Cyr,  puis  dans  une  chambre  de  Versailles.  Le  roi,  quelques 
princes  et  quelques  grands  virent  seuls  la  pièce.  On  crut  ou  l'on 
feignit  de  croire  que  si  la  pièce  n'avait  pas  été  présentée  à  toute 
la  cour,  comme  Esther,  c'était  qu'elle  ne  le  méritait  pas.  L'im- 
pression laissa  les  lecteurs  froids.  Malgré  Boileau,  Racine  fut 
persuadé  de  s'être  trompé. 

Esther  et  Athalie  avaient  montré  que  Racine  n'avait  rien 
perdu  dans  la  retraite  de  son  génie  dramatique  :  ces  deux  pièces 
avaient  aussi  révélé  en  lui  un  admirable  poète  lyri([ue.  En  1694, 
il  composa  quatre  cantiques  spirituels,  qui  sont,  avec  les  chœurs 
de  ses  tragédies  sacrées,  les  plus  beaux  monuments  de  la  poésie 
lyrique  du  xvn*  siècle. 

Hors  cej^  poésies  pieuses  où  la  foi  de  Racine  autorisait  son 
génie,  il  ne  manqua  guère  à  la  promesse  qu'il  s'était  faite  de 
renoncer  à  la  poésie.  Un  prologue  d'opéra,  une  Idylle  à  la  paix, 
quelques  épigrammes  mordantes  contre  de  mauvais  auteurs  et  de 
méchantes  tragédies,  voilà  toutes  les  rechutes  de  son  talent  poé- 
tique pendant  plus  de  vingt  années. 

Une  légende  s'est  faite  sur  les  derniers  temps  de  la  vie  de 


NOTICE  SUR  LA  VIE  DE  JEAN  RACINE.  11 

Racine.  On  parle  d'un  mémoire  sur  la  misère  du  peuple  que  le 
poète,  dit-on,  remit  à  Mme  de  Maintenon  ;  celle-ci  le  laissa  voir 
au  roi  et  en  nomma  l'auteur;  Racine,  disgracié,  en  conçut  un  cha- 
grin qui  abrégea  ses  jours. 

En  réalité,  le  mémoire  que  Racine  fit  remettre  à  Louis  XIV, 
pour  se  faire  décharger  d'une  taxe  extraordinaire  imposée  aux 
secrétaires  du  roi  (il  en  avait  acheté  le  titre  en  1696),  et  où  il 
n'était  pas  question  de  la  misère  du  peuple,  ne  fut  pour  rien 
dans  le  mécontentement  du  roi,  ou  n'en  fut  que  l'occasion.  Tout 
le  crime  du  poète  fut  d'être  janséniste.  Voilà  ce  qui  déplut  à 
Louis  XIV.  Voilà  ce  que  sentit  Racine  :  voilà  ce  dont  il  se  justifia 
dans  une  longue  lettre  à  Mme  de  Maintenon. 

Sa  disgrâce  ne  fut  jamais  éclatante.  Jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  il 
fut  des  voyages  de  Marly  et  de  Fontainebleau.  Mais  il  sentit  que 
le  roi  s'était  refroidi  à  son  égard.  Louis  XIV  auparavant  aimait  à 
entendre  Racine  lire  ou  causer  :  un  jour,  en  1696,  il  l'avait  fait 
venir  dans  sa  chambre  pendant  une  maladie,  et  Racine  lui  avait 
lu  les  Vies  de  Plutarque  en  rajeunissant  le  français  d'Amyot. 
Souvent,  quand  il  était  chez  Mme  de  Maintenon,  il  le  faisait  appe- 
ler pour  l'entretenir  et  prenait  plaisir  à  sa  conversation.  Sans 
doute  le  roi  cessa  de  donner  à  Racine  ces  marques  de  confiance 
intimes  et  particulières.  Sans  que  la  chose  arrivât  au  public,  le 
poète  se  sentit  exclu  de  la  faveur  du  roi. 

Il  ne  mourut  pas  de  cette  disgrâce  secrète  :  il  vécut  encore 
plus  d'un  an.  Mais  il  en  souffrit  cruellement,  malgré  toute  sa 

t  religion. 
Il  mourut  le  21  avril  1699,  d'une  maladie  hépatique,  après  de 
cruelles  douleurs,   avec  beaucoup  de  piété    et  de  courage.  Sa 
femme  et  ses  deux  fils  étaient  auprès   de  lui,  avec  Valincour  et 
avec  Boileau,  à  qui  Racine  adressa  ces  paroles  :  «  C'est  un  bon- 
heur pour  moi  de  mourir  avant  vous  ». 
Il  avait  demandé  à  être  inhumé  à  Port-Royal  des  Champs,  au  pied 
de  la  fosse  de  M.  Ilamon,  son  ancien  maître.  «  Cela  ne  fit  pas  sa 
cour,  dit  Saint-Simon,  mais  un  mort  ne  s'en  soucie  guère*.  » 
: 


1.  Après  la  destruction  de  Port-Royal  en  1709,  les  restes  du  poète 
furent  transportés  à  Saint-Étienne  du  Mont,  avec  ceux  de  MJL  Le  Maistre 
et  de  Saci. 


NOTICE    BIBLIOGRAPHIQUE 


I.  —  ÉDITIONS 

1.    —    TRAGÉDIES    SÉPARÉES 

Anclromaque,  1668,  in-12. 
Les  Plaideurs,  1669,  in-12. 
Britannicus,  1670,  in-12. 
Bérénice,  1671,  in-12. 
Bajazet,  1672,  in-12. 
Mithridale,  1673,  in-12. 
Iphigénie,  1675,  in-12. 
Phèdre  et  Hippolyte,  1677,  in-i2. 
Esther,  1689,  in-4''  et  in-12. 
Athalie,  1691,  in-4''. 

2.  —    RECUEILS 

Œuvres  de  Racine,  1676,  2  vol.  in-12,  Claude  Barbin  (pour  cer- 
tains exemplaires,  Jean  Ribou). 

OEuvres  de  Racine,  1687,  2  vol.  in-12.  Cl.  Barbin  (ou  D.  Thierry, 
ou  P.  Trabouillet). 

OEuvres  de  Racine,  1697,  2  vol.  in-12.  Cl.  Barbin  (ou  D.  Thierry, 
ou  P.  Trabouillet)  [dernière  édition  revue  par  Racine). 

Œuvres  de  J.  Racine  (collection  des  Grands  Écrivains  de  la 
France),  éd.  P-  Mesnard,  Hachette  et  Cie,  8  vol.  in-8°  et  deux 
albums,  1865-1870. 


îsOTICE  BIBLIOGRAPHIQUE.  13 

T/u'Urc  de  Jean  Racine,  éd.  N.  M.  Bernardin,  Delagrave,  4  vol. 
in-lS. 


II     —    OUVRAGES    RELATIFS    A    RACINE 
ET    A    SES    TRAGÉDIES 

1.    —    BIOGRAPHIE 

Mémoires  sur  la  vie  de  Jean  Racine  (par  Louis  Racine),  Lau- 
sanne et  Genève,  1747,  2  vol.  in-12. 
Sainte-Beuve,  Port-Royal,  t.  VI,  liv.  YI,  ch.  x  et  xi,  et  Appendice. 
P.  Mesnard,  Notice  au  t.  I  de  son  édition. 

2.    —    ÉTUDES    DE    l'œuvre 

L'abbé  Dubos,  Réflexions  critiques  sur  la  poésie  et  la  pein- 
ture, t.  I,  1"^^  part.,  sect.  16  et  29. 

L.  Raqine,  Remarques  sur  les  tragédies  de  Jean  Racine,  Paris, 
1752,  3  vol.  in-12. 

Frères  Parfaict,  Histoire  du  théâtre  français,  Paris,  1734-49, 
15  vol.  in-12  (dans  les  t.  IX-XII). 

L'abbé  d'Olivet,  Remarques  de  grammaire  sur  Racine,  1738,  in-12. 

Deltour,  Les  Ennemis  de  Racine,,  Paris,  1859,  in-8°. 

Taine,   Nouveaux  Essais  de  critique  et  d'histoire,  1865,  in-16. 

P.  Janet.  Les  Passions  et  les  caractères  dans  la  littérature  du 
xvn'  siècle,  Calmann-Lévy,  1888. 

,  Stapfer,  J^es  Artistes  juges  et  parties  (Critiques  de  V.  Hugo 
sur  le  style  de  Racine). 

.   Brunetière,  Histoire   et   littérature,  U    II    {La  tragédie  de 
Racine). 

—  Études   critiques   sur  la    littérature  française, 

t.  I  [Les  ennemis  de  Racine). 

—  Les  Époques  du  théâtre  Français,  5®  et  7^  confé- 

rences. 
Lemaitre,  Impressions  de  théâtre,  t.  I,  II  et  IV. 


14  NOTICE  BIBLIOGRAPHIQUE. 

P.  Robert,  La  Poétique  de  Racine,  in-8°,  1890. 

P.  Monceaux,    Racine   (coll.   des   classiques   populaires),   in-S", 

1892. 
L'abbé  Delfosse,  La  Rihle  dans  Racine,  in-8°,  1893. 
M.  Souriau,  L'Évolution  du  vers  français   au   xvii«   siècle    [un 

chapitre  consacré  à  la  versification  de  Racine). 


3.  —  JUGEMENTS  ET  PAMPHLETS  CONTEMPORAINS 

(Subligny),  La  Muse  de  la  Cour,  année  1665. 

Robinet,  Gazette  rimée,  1665,  1667,  1673,  1674. 

(Saint-Évremond),  Dissertations  sur  le  Grand  Alexandre,  au 
t.  I  des  Œuvres  ?neslées  de  S.-E.,  Cl.  Barbin,  1670,  in-12. 

(Subligny),  La  Folle  querelle  ou  la  Critique  d'Andromaque,  T.  Jol- 
ly,  1668  (réimp.  par  V.  Fournel,  Les  Contemporains  de  Mo- 
lière, t.  III). 

Boursault,  Artémise  et  Poliante,  Nouvelle,  R.  Guignard,  1670, 
in-12  (l""*  représentation  de  Britannicus). 

(L'abbé  de  Villars),  La  Critique  de  Bérénice,  Paris,  1671,  in-12. 

Tite  et  Titus,  ou  Critique  sur  les  Bérénices,  comédie,  Utrecht, 
1673,  in-12. 

(P.  de  Villiers),  Entretiens  sur  les  tragédies  de  ce  temps,  E.  Mi- 
challet,  1675,  in-12  (à  propos  d'Iphigénie). 

Remarques  sur  les  Iphigénies  de  M.  Racine  et  de  M.  Coras, 
in-12,- 1675. 

(Barbier  d'Aucour),  Apollon  vendeur  de  Mithridate,  1675. 

(Attr.  à  Subligny),  Dissertations  sur  les  tragédies  de  Phèdre  et 
Hippolyte,  Ch.  de  Sercy  (1677,  in-12). 

Boileau,  Épitre  VII,  à  Monsieur  Racine,  sur  l'utilité  des  enne- 
mis (impr.  en  1683). 

L'abbé  Granet,  Recueil  de  dissertations  sur  plusieurs  tragédies 
de  Corneille  et  de  Racine,  1740,  2  vol.  in-12  (Plusieurs  pam- 
phlets ci-dessus  nommés  s'y  trouvent  réimprimés). 


QUESTIONS  SUR  LE  THEATRE  DE  RACINE 


I.        Racine  doit-il  quelque  chose  à  Corneille?  que  lui  doit-il? 
Il-       Racine  a-t-il  eu  des  précurseurs?  (Cf.  N.  M.  Bernardin,  Utt 
p)'écu7'seur  de  Racine,  Tristan  IHermite  :   1895,   in-8"). 

III.  Racine  et  les  régies  des  Unités. 

IV.  Le  système  dramatique  de  Racine. 

V.  Que  veut-on  dire,  lorsqu'on  déclare  que  dans  Racine  les 

caractères  déterminent  les    situations?  Discuter   cette 
opinion. 

VI.  Le  choix  des  sujets,  dans  Racine. 
"VU.     L'action  dans  les  tragédies  de  Racine. 

VIII.  Comment  Racine  a-t-il  été  amené  à  faire  de  l'amour  le 
ressort  principal  de  la  tragédie? 

IX.  L'amour  dans  les  romans  au  xvn*  siècle,  et  l'amour  dans 
la  tragédie  de  Racine. 

X.  Les  passions  autres  que  l'amour  dans  les  tragédies  pro- 
fanes de  Racine  :   quelle  place  tiennent-elles?  et  com- 

ment sont-elles  représentées? 

XI.  Le  jansénisme  est-il  poilr  quelque  chose  dans  la  manière 

dont  Racine  a  représenté  les  passions? 

XII.  Pourquoi  Racine  s'est-il  retiré  du  théâtre? 

XIII.  La  moralité  du  théâtre  de  Racine. 

XIV.  L'histoire  dans  la  tragédie  de  Racine. 

XV.  Racine  peintre  de  l'antiquité  :  sa  peinture  est-elle  fidèle? 

XVI.  La  poésie  de  Racine  :  où  faut-il  la  chercher? 

XVII.  Discuter  les  idées  de  Taine  sur  la  tragédie  de  Racine. 


10  QUESTIONS  SUR  LE  THEATRE  DE  RACINE. 

XYIII.    Racine  n'a-t-il  peint  que  les  mœurs  de  cour  du  xvn*  siècle? 

XIX.  Montrer  comment  Racine  sous  des  noms  héroïques,  et  dans 

des  sujets  mythologiques,  peint  l'humanité  moyenne 
de  tous  les  temps. 

XX.  Étudier  les  monologues  de  Racine. 

XXI.  Le  dialogue  dans  Racine. 

XXII.  Les  récits  dans  la  tragédie  de  Racine. 

XXIII.  Le  style  de  Racine  :  son  appropriation  aux  caractères  et 

aux  sujets. 

XXI Y.      Le  vers  de  Racine,  comparé  au  vers  romantique.  - 

XXV.  Comparer  la  tragédie  de  Racine  à  l'idéal  proposé  par 
Boileau  au  m«  chant  de  son  Art  poétique. 

XX YI.  Quelle  a  été  l'influence  de  Racine  sur  le  développement 
postérieur  de  la  tragédie? 

XXVII.    Racine  et  Voltaire. 

XXYIII.  Comparer  la  tragédie  de  Racine  à  la  comédie  de  Molière 
au  point  de  vue  de  la  conduite  de  l'action  et  de  l'expres- 
sion des  caractères.  Montrer  comment  les  idées  de 
Molière  dans  la  Critique  de  lÉcole  des  Femmes  sont 
les  mêmes  qui  soutiennent  la  tragédie  de  Racine.  Ca- 
ractères et  conséquences  de  cet  accord. 


ANDROMÂQUE 


I 


NOTICE  SUR  ANDROMAQUE 


Andromaque  fut  jouée  le  17  novembre  1667  par  les  comédiens 
de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  dans  l'appartement  de  la  reine,  devant 
le  roi  et  la  cour. 

Il  n'est  pas  sûr  qu'elle  eût  été  donnée  huit  jours  avant  au  pu- 
blic, ni  la  veille,  et  la  cour  eut  peut-être  la  première  représen- 
tation. 

Le  succès  fut  vif.  On  n'attendait  encore  de  Racine  que  des 
Alexandre  :  il  n'y  eut  pas  de  cabale  montée,  et  le  public  ne 
s'égara  pas.  Les  amis  et  admirateurs  de  Corneille  prirent  de  l'in- 
quiétude, qui  se  traduit  clairement  dans  les  lettres  de  Saint- 
Evremond  au  comte  de  Lionne. 

c(  Il  me  paraît  qu' Andromaque  a  bien  de  l'air  des  belles  choses  ; 
il  s'en  faut  presque  rien  qu'il  n'y  ait  du  grand.  Ceux  qui  n'entre- 
ront pas  assez  dans  les  choses  l'admireront,  ceux  qui  veulent  des 
beautés  pleines  y  chercheront  je  ne  sais  quoi  qui  les  empêchera 
d'être  tout  à  fait  contents.  Vous  avez  raison  de  dire  que  cette 
pièce  est  déchue  par  la  mort  de  Montfleury  :  car  elle  a  besoin 
de  grands  comédiens,  qui  remplissent  par  l'action  ce  qui  lui 
manque.  Mais  à  tout  prendre,  c'est  une  belle  pièce  et  qui  est  fort 
au-dessus  du  médiocre,  quoiqu'un  peu  au-dessous  du  grand.  » 

U  revenait  un  peu  plus  tard  sur  le  même  sujet,  et  disait  : 

«  Ceux  qui  m'ont  envoyé  Andromaque  m'en  ont  demandé  mon 
sentiment.  Comme  je  vous  l'ai  dit,  elle  m'a  semblé  très  belle  : 
mais  je  crois  qu'on  peut  aller  plus  loin  dans  les  passions,  et  qu'il 
y  a  encore  quelque  chose  de  plus  profond  dans  le  sentiment,  que 
ce  qui  s'y  trouve  :  ce  qui  doit  être  tendre  n'est  que  doux,  et  ce 
qui  doit  exciter  de  la  pitié  ne  donne  que  de  la  tendresse.  Cepen- 


10  NOTICE,  SUR  ANDROMAQUE. 

dant,  h  tout  prendre,  Racine  doit  avoir  plus  de  réputation  qu'au- 
cun autre,  après  Corneille  ^  » 

Api-ès  Corneille  :  c'est  tout  ce  que  voulait  Saint-Evremond, 
et  ses  restrictions  entortillées  n'étaient  que  pour  amener  ce  der- 
nier mot.  Mais  on  n'a  pas  assez  remarqué  que  Saint-Evremond 
immolait  délibérément  Quinault,  maître  de  la  scène  depuis  dix 
ans,  et  peintre  de  l'amour  à  la  mode  :  faisons  honneur  au  goût 
de  Saint-Evremond  d'avoir  élevé  Racine  au-dessus  de  Quinault 
plutôt  que  de  nous  étonner  qu'il  ait  voulu  le  maintenir  au-dessous 
de  Corneille,  ce  sera  justice. 

Andromaque  eut  des  critiques  plus  sévères  que  Saint-Evre- 
mond. Une  épi  gramme  virulente  de  Racine  nous  montre  que  des 
courtisans,  le  duc  de  Créqui,  le  comte  d'Olonne,  cherchaient  chi- 
cane à  la  tragédie.  On  a  prétendu  que  le  prince  de  Condé  esti- 
mait Pyrrhus  trop  violent,  trop  peu  soumis  à  sa  maîtresse  :  un 
amant  bien  élevé  devait  mieux  complaire  à  Andromaque.  C'est 
l'objection  à  laquelle  Racine  répond  dans  sa  préface.  D'autres 
peut-être,  parmi  lesquels  Boileau^,  trouvaient  que  Pyrrhus  était 
un  peu  trop  un  «  héros  à  la  Scudéry  »  :  l'objection  cependant 
ne  dut  point  être  fort  répandue,  car  Racine  ne  jugea  pas  à  propos 
de  l'examiner. 

Nous  pouvons  nous  faire  une  idée  de  ce  que  l'on  trouva  à  dire 
contre  Racine  par  la  Folle  querelle,  comédie  de  Subligny,  à  la- 
quelle Molière  prêta  son  théâtre.  On  en  trouvera  plus  loin  l'ana- 
lyse. 

Racine  a  indiqué  lui-même  les  sources  de  son  sujet.  Il  a  dit 
pourquoi  il  a  laissé  V Andromaque  d'Euripide,  dont  l'action  était 
trop  attachée  aux  mœurs  d'un  âge  primitif  et  barbare  pour  être 
comprise  au  xvn«  siècle.  Virgile  lui  a  donné  le  dessin  de  son 
action  et  les  quatre  personnages  principaux.  Homère  l'a  aidé  à 
préciser  la  physionomie  d' Andromaque.  Ce  sont  là  ses  guides  : 
il  a  pu  en  outre  devoir  quelques  idées  de  détail  à  d'autres,  à 
Euripide,  à  Sénèque  ;  il  ne  leur  a  rien  pris  d'important. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  ait  eu  besoin  de  penser  au  Pertharite  de 
Corneille  pour  inventer  et  disposer  son  sujet,  pas  plus  qu'à  la 
Diane  de  Montemayor,  dont  on  trouvera  plus  loin  un  extrait. 

1 .  Saint-Évremond,  Œuvres  mêlées,  t.  T,  p.  286  et  520. 

2.  D'après  le  Bolseana  de  Monchesnay. 


NOTICE  SUR  ANDROMAQUE.  21 

Mais  il  n  est  point  inutile  de  faire  le  rapprochement  des  œuvres 
qui  présentent  des  situations  semblables  :  en  regardant  les  scènes 
identiques  de  Periharile^  et  cV Andî^omaque ,  on  voit  s'accuser 
l'opposition  des  talents  originaux  de  deux  auteurs.  En  compa- 
rant Andromaque  à  la  Diane,  on  voit  ce  que  Racine  ajoute  aux 
romans,  la  profondeur  des  sentiments,  la  vérité  de  la  vie,  la 
Tie  enfin. 

Nos  romantiques  ont  repris  le  sujet  d'Andî^omaque,  dont  la 
violence  était  bien  faite  pour  les  tenter.  Mais  ils  l'ont  dépaysé. 
Musset  l'a  transporté  dans  une  Italie  de  fantaisie  :  il  en  a  fait  ses 
Marrons  du  feu,  où  il  semble  se  moquer  lui-même  des  moyens 
romantiques  qu'il  accumule.  Alexandre  Dumas  a  porté  l'action 
dans  notre  xv«  siècle  :  il  a  mêlé  la  politique  et  l'histoire  au  drame 
intime,  et  il  a  écrit  Charles  VU  chez  ses  grands  vassaux.  Il  est 
à  remarquer  que  ces  deux  romantiques  n'ont  regardé  que  la 
situation  d'Hermione  et  le  dénouement.  Ils  ont  laissé  à  Racine 
la  partie  si  délicate  de  l'action  qui  se  passe  entre  Andromaque 
et  Pyrrhus. 

1 .  Étudier  tout  le  second  acte  de  Pertharite  et  la  première  scène  du 
troisième  acte. 


¥ 


EXTRAITS 


ET 


DOCUMENTS  RELATIFS  A  ANDROMAQUE 


1.  —   LA  «  DIANE  »  DE  MONTEMAYOR 

Si  Pertharite  nous  offre  les  principales  situations  dramatiques 
d'Andromaque,  le  mécanisme  psychologique  de  la  tragédie  de 
Racine  se  retrouve  dans  la  Diane  de  Montemayor.  M.  P.  Janet, 
dans  un  article  de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  a  décrit  ce  méca- 
nisme original  :  l'amour  se  distribue  de  telle  sorte  qu'il  ne  trouve 
pas  de  correspondance  où  il  se  porte  ;  il  se  fait  un  enchaînement 
de  sentiments  qui  lie  Pyrrhus  à  Andromaque  dont  il  n'est  pas 
aimé,  Hermione  à  Pyrrhus  qui  aime  Andromaque,  et  Oreste  à 
Hermione  qui  aime  Pyrrhus.  En  sorte  qu' Andromaque  tire  après 
elle  Pyrrhus,  Pyrrhus  Hermione,  Hermione  Oreste  :  si  Andro- 
maque accueille  Pyrrhus,  Pyrrhus  s'écarte  d'Hermione,  qui  se 
rejette  vers  Oreste;  si  Andromaque  repousse  Pyrrhus,  Pyrrhus 
se  rejette  vers  Hermione,  qui  s'écarte  d'Oreste.  Cet  enchaînement 
se  reproduit  dans  Montemayor  :  mais  par  un  artifice  romanesque, 
qui  retire  toute  vérité  à  la  situation,  Montemayor  relie  les  deux 
extrêmes  par  un  lien  d'amour,  comme  si  Oreste  tenait  au- 
près d'Andromaque  la  place  d'Hector;  ainsi  se  forme  un  cercle 
parfait  d'amants  tour  à  tour  poursuivant  et  dédaignant.  Il  y  a 
encore  cette  différence  que  l'enchaînement  se  fait  en  sens  inverse  : 
tandis  qu'Andromaque  est  aimée  de  Pyrrhus,  Pyrrhus  d'Hermione, 
Hermione  d'Oreste,  Selvagie  aime  Alanio,  Alanio  Ismenie,  Isme- 
nie  Montan;  et  — voici  l'ingénieux,  et  l'irréel  :  —  Montan  aime 
Selvagie.  Ismenie  cependant  aimait  d'abord  Alanio  comme  Her- 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ANDROMAQUE.    25 

mione  Pyrrhus,  et,  comme  Hermione  vers  Oreste,  elle  s'est  re- 
tournée vers  Montai!  pour  ramener  Alanio. 

Voici  un  passage  du  premier  livre  de  la  Diane^  qui  explique  la 
situation  établie  par  Montemayor. 

5Ioy  donc  estant  éperdue  pour  Alanie,  Alanie  pour  Ismenie,  Ismenie 
pour  3Iontan,  il  advint  que  quelques  affaires  survindrent  à  mon  père 
sur  les  bornes  des  pasturages  avec  Philene,  père  du  berger  Monlan,  c'est 
pourquoy  ils  vindrent  tous  deux  beaucoup  de  fois  en  mon  village,  et  au 
temps  que  Montan  estoit  déjà  un  peu  refroidy  en  ses  amours,  ou  à  cause 
du  reste  de  ses  faveurs  qu'Ismenie  luy  faisoit  (ce  qui  cause  fasclierie  en 
quelques  hommes  de  bas  entendement)  ou  bien  aussi  parce  qu'il  avoit 
jalousie  des  diligences  d'Alanie.  Finalement  qu'il  me  vit  mener  mes 
brebis  à  la  bergerie,  et  me  voyant  il  commença  à  m'aimer,  de  sorte  que 
suivant  ce  qu'il  alloit  demonstrant  chaque  jour,  il  n'estoit  possible  de  se 
porter  plus  grande  affection,  ny  moy  à  Alanie,  ni  Alanie  à  Ismenie,  ny 
Ismenie  à  luy.  Voyez  quelle  estrange  brouillerie  d'amour  :  si  d'aventure 
Ismenie  alloit  aux  champs,  Alanie  estoit  derrière  elle  :  si  Montan  alloit 
au  troupeau,  Ismenie  estoit  derrière  lui,  si  j'allois  à  la  montagne 
avec  mes  brebis,  Montan  estoit  derrière  moi,  si  je  sçavois  qu'Alanie  fust 
en  un  bois  où  il  souloit  faire  paistre,  ie  m'y  en  allois  après  lui.  C'estoit 
la  chose  la  plus  nouvelle  du  monde,  d'ouïr  comme  Alanie  disoit  souspi- 
rant  :  Hélas  Ismenie  !  et  comme  Ismenie  disoit  :  Hélas  Montan  !  et  comme 
Montan  disoit  :  Hélas  Selvagie  !  et  comme  la  triste  Selvagie  disoit  :  Hélas 
Alanio! 


II.  —  LA  «  FOLLE   QUERELLE  » 

Perdou  de  Subligny,  qui  semble  avoir  appartenu  au  cercle  pré- 
cieux de  la  comtesse  de  la  Suze,  fit  jouer  la  Folle  querelle  ou 
la  Critique  d'Andromaque  le  18  mai  1668  :  le  succès  fut  très 
grand,  îx  en  juger  par  le  nombre  des  représentations.  L'intérêt 
que  le  public  prend  à  cette  critique,  n'en  prouve  pas  tant  le  mé- 
rite, qu'il  atteste  la  vogue  d' Androtnaque  et  la  curiosité  qu'elle 
excitait. 

Subligny  n'était  pas  un  ennemi  de  Racine;  c'était  un  critique 
qui  usait  de  son  droit,  comme  plus  tard  il  en  usera  pour  Béré- 
nice, et  pour  mettre  Phèdre  au-dessuà  de  l'œuvre  rivale  de 
Pradon. 

1.  Trad.  Pavillon,  1615. 


U    EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ANDROMAOlE. 

Subligny  avait  fait  de  nombreuses  remarques  sur  le  style 
d' Andromaque  ;  Racine  prolita  de  la  critique,  et  corrigea  un 
certain  nombre  de  passages  qui  avaient  été  repris.  Cela  l'instrui- 
sit à  serrer  son  style  et  à  ne  se  rien  pardonner. 

La  Folle  querelle  est  précédée  d'une  longue  Préface  où  Subli- 
gny  dément  un  bruit  qui  courait,  qu'il  n'avait  fait  que  prêter 
son  nom  à  Molière.  Il  revendiqua  la  paternité  de  son  œuvre, 
déclarant  au  reste  avoir  imité  de  son  mieux  la  manière  de  Mo- 
lière :  il  avait  raison;  car  la  Critique  de  V École  des  femmes  et 
VImpromptu  de  Versailles  sont  les  modèles  du  genre  auquel 
appartient  Ia  Folle  querelle.  Puis  Subligny  continue  en  ces  termes  : 

Je  fus  charmé  à  la  première  représentation  à' Andromaque;  ses 
beaulez  firent  sur  mon  esprit  ce  qu'elles  firent  sur  l'esprit  de  tous  les 
autres,  et  si  je  l'ose  dire,  j'adoray  le  beau  génie  de  son  auteur,  sans 
connoistre  son  visage.  Le  tour  de  ^on  esprit,  la  vigueur  de  ses  pensées 
et  la  noblesse  de  ses  sentimens  m'enlevèrent  en  beaucoup  d'endroits, 
et  tant  de  belles  choses  firent  que  je  lui  pardonnay  volontiers  les  actions 
peu  vraisemblables  ou  peu  régulières  que  j'y  a  vois  remarquées.  Mais 
lorsque  j'appris,  par  la  suite  du  temps,  qu'on  vouloit  borner  sa  gloire 
à  avoir  fait  V Andromaque,  et  qu'on  disoit  qu'il  l'avoit  écrite  avec  tant 
de  régularité  et  de  justesse  qu'il  falloit  qu'il  travaillast  toujours  de 
mesme  pour  estre  le  premier  homme  du  monde,  il  est  vray  que  je  ne 
fus  pas  de  ce  sentiment.  Je  dis  qu'on  luy  faisoit  tort,  et  qu'il  seroit 
capable  d'en  faire  de  meilleures.  Je  ne  m'en  dédis  point;  et  quelque 
chagrin  que  puissent  avoir  contre  moy  les  partisans  de  cette  belle  pièce, 
de  ce  que  je  leur  veux  persuader  qu'elle  les  a  trompés  quand  ils  l'ont 
crue  si  achevée,  je  soutiens  qu'il  faut  que  leur  auteur  attrape  encore  le 
secret  de  ne  les  pas  tromper  pour  mériter  la  louange  qu'ils  luy  ont 
donnée  d'écrire  plus  parfaitement  que  les  autres.  Je  ne  prétens  pas  faire 
croire  qu'ils  soient  moins  spirituels  pour  avoir  été  éblouis  ;  au  contraire 
je  le  prens  pour  une  marque  de  leur  vivacité  et  d'une  délicatesse 
d'esprit  peu  commune,  qui,  sur  la  moindre  idée  qu'elle  reçoit  d'une 
belle  chose,  la  conçoit  d'abord  dans  sa  pureté  et  dans  toute  sa  force, 
sans  songer  si  les  termes  qui  l'expriment  signifient  bien  ce  que  l'auteur 
a  voulu  dire.  Il  faut  bien  que  cela  soit,  puisque,  si  l'on  se  veut  donner 
la  peine  de  lire  V Andromaque  avec  quelque  soin,  on  trouvera  que  les 
plus  beaux  endroits  où  l'on  s'est  écrié  et  qui  ont  remply  l'imagination 
de  plus  belles  pensées,  sont  toutes  expressions  fausses  ou  sens  tronqués 
qui  signifient  tout  le  contraire  ou  la  moitié  de  ce  que  l'auteur  a  conçu 
lui-mesme,  et  que,  parce  qu'un  mot  ou  deux  suffisent  à  faire  souvent 
deviner  ce  qu'il  ve'ut  dire,  et  que  ce  qu'il  veut  dire  est  beau,  l'on  y 
applaudit,  sans  y  penser,  tout  autant  que  s'il  étoit  purement  écrit  et 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ANDROMAQUE.    25 

entièrement  exprimé.  La  France  a  intérêt  de  ne  point  arrester  au  milieu 
de  sa  carrière  un  homme  qui  promet  visiblement  de  luy  faire  beaucoup 
d'honneur.  Elle  devroit  le  laisser  arriver  à  ce  point  de  pureté  de  langue 
et  (le  conduite  de  théâtre  qu'il  sçait  luy-mesme  qu'il  n'a  pas  encore 
ntt.'int,  car,  autrement,  il  se  trouveroit  qu'au  lieu  d'avoir  déjà  surpassé 
\r  \  ieux  Corneille,  il  demeureroit  toute  sa  vie  au-dessous. 


Là,  comme  il  lui  reste  des  remarques  de  style  dont  il  n'a  pas 
pu  surcharger  son  troisième  acte,  il  les  expose  :  on  trouvera, 
dans  les  notes  sur  Andromaque,  l'indication  de  ces  critiques  et 
le  succès  qu'elles  ont  eu  auprès  de  Racine.  La  Préface  s'achevait 

auisi  : 

Mais  je  ne  prêtons  pas  faire  voir  icy  toutes  les  fautes  que  j'ay  remar- 
qiu'es  dans  ce  chef-d'œuvre  du  Théâtre  :  son  auteur,  qui  a  plus  d'esprit 
(jiie  moy,  les  découvrira  bien  luy-mesme  s'il  les  veut  reconnoistre,  et  il 
^ Va  servira  ensuite  comme  il  luy  plaira.  Il  suffit  que  j'en  ay  compté 
ji!>(iu'à  près  de  trois  cens,  et  que  l'on  voit  bien  que  je  n'ay  pas  eu  des- 
Sf  in  de  les  exagérer,  puisque  je  n'ay  pas  seulement  gardé  l'ordre  des 
scènes,  ny  marqué  les  endroits  où  sont  celles  que  je  viens  de  dire.  Je  me 
suis  contenté  d'en  rapporter  confusément  quelques-unes,  à  mesure 
qu'elles  me  sont  revenues  dans  la  mémoire,  pour  prouver  un  peu  ce 
que  j'avois  avancé.  A  cela  près,  l'auteur  à'Andromaque  n'en  est  pas 
nidins  en  passe  d'aller  un  jour  plus  loin  que  tous  ceux  qui  l'ont  précédé, 
cl  s'il  avoit  observé  dans  la  conduite  de  son  sujet  de  certaines  bienséan- 
ces qui  n'y  sont  pas;  s'il  n'avoit  pas  fait  toutes  les  fautes  qui  y  sont 
contre  le  bon  sens,  je  l'aurois  déjà  égalé  sans  marchander  à  notre  grand 
Corneille.  Mais  il  faut  avouer  que  si  monsieur  Corneille  avoit  eu  à  traiter 
un  sujet  qui  étoit  de  luy-mesme  si  heureux,  il  n'auroit  pas  fait  venir 
Oreste  en  Epire  comme  un  simple  ambassadeur;  mais  comme  un  roy 
qui  eust  soutenu  sa  dignité.  Il  auroit  fait  traiter  Pylade  en  roy  à  la  cour 
de  Pyrrhus,  comme  Pollux  est  traité  à  la  cour  de  Créon,  dans  la  Médée  ; 
f>n  s'il  eust  manqué  de  le  traiter  en  roy,  il  n'eust  pas  cherché  à  s'en 
user,  en  disant  qu'il  ne  l'est  que  dans  un  Dictionnaire  historique,  et 
il  ne  l'est  pas  dans  Euripide  mesme.  Il  auroit  introduit  Oreste  le 
tant  d'égal,  sans  nous  vouloir  faire  accroire  qu'autrefois  le  plus 
Mid  prince  tutoyait  le  plus  petit,  parce  que  cela  n'a  pu  estre  entre 
gons  qui  portoient  la  qualité  de  rois,  et  que  quand  cela  auroit  été,  ce 
n'est  pas  les  cérémonies  des  anciens  qu'il  faut  retenir  dans  la  Tragédie, 
mais  leur  génie  et  leurs  sentimens,  dans  lesquels  monsieur  Corneille  a 
si  bien  entré  qu'il  en  a  mérité  une  louange  immortelle;  et  qu'au  con- 
traire ce  sont  ces  cérémonies-là  qu'il  faut  accommoder  à  notre  temps 
Iiour  ne  pas  tomber  dans  le  ridicule.  Monsieur  Corneille,  dis-je,  auroit 


2G  EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ANDROMAQUE. 

rendu  Andromaque  moins  étourdie,  et  pour  faire  un  bel  endroit  de  ce 
qui  est  une  faute  de  jugement,  dans  la  résolution  qu'elle  prend  de  se 
tuer,  avant  que  le  mariage  soit  consommé,  il  auroit  tiré  Astianax  des 
mains  de  Pyrrhus,  afin  qu'elle  ne  fust  pas  en  danger  de  perdre  le  fruit  de 
sa  mort,  et  qu'on  ne  l'accusast  point  d'estre  trop  crédule.  11  auroit  con- 
servé le  caractère  violent  et  farouche  de  Pyrrhus,  sans  qu'il  cessast 
d'estre  honneste  homme,  parce  qu'on  peut  estre  honneste  homme  dans 
toutes  sortes  de  tempéramens,  et  donnant  moins  d'horreur  qu'il  ne 
donne' des  foiblesses  de  ce  prince  qui  sont  de  pures  laschetés,  il  auroit 
empesché  le  spectateur  de  désirer  qu'IIermione  en  fust  vengée,  au  lieu 
de  le  craindre  pour  luy.  Il  auroit  ménagé  autrement  la  passion  dller- 
mione,  il  auroit  meslé  un  point  d'honneur  à  son  amour,  afin  que  ce  fust 
luy  qui  demandast  vengeance  plutost  qu'une  passion  brutale;  et  pour 
donner  lieu  à  cette  princesse  de  reprocher  à  Oreste  la  mort  de  Pyrrhus 
avec  quelque  vraisemblance,  après  l'avoir  obligé  à  le  tuer,  il  auroit  fait 
que  Pyrrhus  luy  auroit  témoigné  du  regret  d'estre  infidèle,  au  lieu  de 
luy  insulter  ;  qu'Oreste  l'auroit  prise  au  mot  pour  se  défaire  de  son 
rival,  au  lieu  que  c'est  elle  qui  le  presse  à  toute  heure  de  l'assassiner; 
€t  pour  prétexter  la  conspiration  d'Oreste,  il  n'auroit  pas  manqué  de  se 
servir  utilement  de  ce  qui  fut  autrefois  la  cause  de  la  mort  de  Pyrrhus, 
en  joignant  l'intérest  des  dieux  à  celuy  de  sa  jalousie.  Enfin  il  auroit 
modéré  l'emportement  d'Hermione,  ou  du  moins  il  l'auroit  rendue  sen- 
sible pour  quelque  temps  au  plaisir  d'estre  vengée.  Car  il  n'est  pas  pos- 
sible qu'après  avoir  été  outragée  jusqu'au  bout,  qu'après  n'avoir  pu 
obtenir  seulement  que  Pyrrhus  dissimulast  à  ses  yeux  le  mépris  qu'il 
faisoit  d'elle;  qu'après  qu'il  l'a  congédiée,  sans  pitié,  sans  douleur  du 
moins  étudiée,  et  qu'elle  a  perdu  toute  espérance  de  le  voir  revenir  à 
■elle,  puisqu'il  a  épousé  sa  rivale;  il  n'est,  dis-je,  pas  possible  qu'en  cet 
■état  elle  ne  gouste  un  peu  sa  vengeance.  Pour  conclusion,  monsieur 
■Corneille  auroit  tellement  préparé  toutes  choses  pour  l'action  où  Pyrrhus 
se  défait  de  sa  garde,  qu'elle  eust  été  une  marque  d'intrépidité,  au  lieu 
qu'il  n'y  a  personne  qui  ne  la  prenne  pour  une  bévue  insupportable. 
"Voilà  ce  que  je  crois  que  monsieur  Corneille  auroit  fait,  et  peut-estre 
qu'il  auroit  encore  fait  mieux.  Le  temps  amène  toutes  choses,  et  comme 
l'auteur  d' Andromaque  est  jeune  aussi  bien  que  moy,  j'espère  qu'un 
jour  je  n'admireray  pas  moins  la  conduite  de  ses  ouvrages  que  j'admire 
uijourd'huy  la  noble  impétuosité  de  son  génie. 

Après  cette  dernière  page  de  la  Préface  où  Subligny  ramasse 
toutes  les  critiques  qu'il  a  disséminées  dans  sa  pièce  ;  je  n'ai 
pas  à  en  développer  l'analyse.  L'intrigue  contient  une  espèce  de 
parodie  :  Eraste  est  entre  Ilortense  et  la  vicomtesse  à  peu  près 
comme  Pyrrhus  est  entre  Ilermione  et  Andromaque  ;  Hortense 
accueille  Lysandre  comme  Hermione  Oreste,  et  lui  offre  de  l'en- 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ANDROMAQUE.    27 

lever;  mais  au  dénouement  Hortense  épouse  Lysandre.  Eraste 
est  puni  comme  trop  semblable  à  Pyrrhus,  et  comme  défenseur 
d'Anclromaque.  II  tient  en  effet  pour  Racine,  avec  la  vicomtesse, 
une  lille  romanesque  :  Hortense  et  tous  les  autres  personnages 
sont  contre  la  tragédie. 

Parmi  beaucoup  de  critiques  puériles  et  parfois  grossières. 
Comme  de  linconvenance  qu'il  y  a  à  faire  arriver  un  roi  à  la 
recherche  d'un  ambassadeur,  au  lieu  de  le  mander  en  son  cabi- 
net (quand  Pyrrhus  dit  à  Oreste  :  Je  vous  cherchais,  seicjneur)y 
ou  de  l'inutilité  de  déranger  un  ambassadeur  pour  réclamer  un 
petit  enfant,  quatre  sujets  d'accusation  se  détachent. 

D'abord,  la  brutalité  de  Pyrriius.  Il  fait  des  sommations  irres- 
pectueuses à  Andromaque  (I,  4  et  III,  7)  :  «  Ceux  qui  louent  le 
reste  de  la  pièce  ont  tous  condamné  sa  brutalité,  et  je  m'ima- 
gine voir  un  de  nos  braves  du  Marais  dans  une  maison  d'honneur, 
où  il  menace  de  jeter  les  meubles  par  les  fenêtres,  si  on  ne  le 
satisfait  promptement  »  [Folle  querelle,  I,  5).  Il  n'est  pas  «  hon- 
nête homme  »  avec  Ilermione,  puisqu'il  lui  manque  de  parole, 
«  après  avoir  promis  de  l'épouser  une  heure  auparavant  »  [ibid, 
III,  11).  Cette  critique  est  d'un  homme  qui  aime  Quinault. 

En  second  lieu,  l'altération  de  l'histoire.  Dans  l'inégalité  éta- 
blie entre  Oreste  qui  tutoie  Pylade,  et  Pylade  qui  ne  tutoie  pas 
Qreste  :  cependant  Pylade  était  roi.  Mais  surtout  dans  la  survi- 
vance d'Astyanax. 

En  troisième  lieu,  «  l'amour  est  l'âme  de  toutes  ses  actions 
(de  Pyrrhus)  aussi  bien  que  de  la  pièce  en  dépit  de  ceux  qui 
tiennent  cela  indigne  des  grands  caractères  »  (11,10).  Subligny 
tient  pour  le  type  cornélien  de  la  tragédie.  C'est  pour  ces  deux 
raisons,  mépris  de  l'histoire  et  substitution  de  l'amour  à  l'héroïsme, 
nullement  pour  ce  qui  reste  de  fadeur  dans  Pyrrhus,  que  Subligny 
rapproche  la  tragédie  des  romans,  et  notamment  de  cette  Clélie 
à  laquelle  il  devait  bientôt  s'attaquer  comme  Sorel  à  VAstrée. 

Enfin,  la  critique  du  style  de  Racine  remplit  le  troisième  acte  : 
les  observations  de  Subligny  seront  indiquées  dans  les  notes  de 
la  tragédie. 

On  trouvera  le  texte  de  la  Folle  querelle  dans  le  troisième 
volume  de  la  publication  de  V.  Fournel,  les  Contemporains  de 
Molière  (F.  Didot,  3  vol.  in-8°). 


QUESTIONS   SUR   ANDROMAQUE 


I.  Comparer  YAndromaque  d'Euripide  et  ÏAndroniaque  de 

Racine. 

II.  Les  \raies  sources  à'Andromaque. 

III.  Comment  Racine  a-t-il  été  amené  à  faire  de  l'amour  le  res- 

sort principal  de  la  tra  gédie  ? 

IV.  Racine  et  Quinault,  peintres  de  l'amour. 

Y.       L'antiquité  grecque  et  le  caractère  français  dans  Andro- 
maque. 

VI.  L'intrigue  d'Andromaque  : 

I.  La  double  action. 

II.  Si  l'on  peut  fonder  l'intérêt  d'une  action  tragique  sur 

un  personnage  que  le  public  ne  voit  point. 

VII.  Étudier  les  critiques  adressées  à  la  tragédie  à.' Andromaque, 

VIII.  Le  caractère  d'Andromaque.  Y  a-t-il  de  la  coquetterie  dans 

ce  rôle? 

IX.  La  psychologie  et  le  jeu  des  sentiments  dans  la  tragédie 

d'Andromaque. 

X.  Est-il  vrai  que  Racine  soit  descendu  au  ton  de  la  comédie 

dans  certaines  parties  d! Andromaquel  est-ce  une  faute? 

XI.  Les  Jeunes  Filles  de  Racine  :  Hermione  —  Junie  —  Iphigé- 

nie  —  Atalide  —  Monime. 

XII.  Oreste.  La  représentation  de  la  folie  dans  la  tragédie  clas- 

sique. 


A   MADAME' 


Madame, 

Ce  n'est  pas  sans  sujet  que  je  mets  votre  illustre  nom 
à  la  tête  de  cet  ouvrage.  Et  de  quel  autre  nom  pourrois-je 
éblouir  les  yeux  de  mes  lecteurs,  que  de  celui  dont  mes 
spectateurs  ont  été  si  heureusement  éblouis?  On  savoit 
que  Votre  Altesse  Royale  avoit  daigné  prendre  soin  de  la 
conduite  de  ma  tragédie.  On  savoit  que  vous  m'aviez  prêté 
quelques-unes  de  vos  lumières  pour  y  ajouter  de  nouveaux 
ornements.  On  savoit  enfin  que  vous  l'aviez  honorée  de 
quelques  larmes  dés  la  première  lecture  que  je  vous  en  fis. 
Pardonnez-moi,  Madame,  si  j'ose  me  vanter  de  cet  heureux 
commencement  de  sa  destinée.  Il  me  console  bien  glorieu- 
sement de  la  dureté  de  ceux  qui  ne  voudroient  pas  s'en 
"  laisser  toucher.  Je  leur  permets  de  condamner  VAndro- 
;.;  maqiie  tant  qu'ils  voudront,  pourvu  qu'il  me  soit  permis 
'"■  d'appeler  de  toutes  les  subtihtés  de  leur  esprit  au  cœur  de 
Votre  Altesse  Royale. 

Mais,  Madame,  ce  n'est  pas  seulement  du  cœur  que  vous 
jiiixez  de  la  bonté  d'un  ouvrage,  c'est  avec  une  intelligence 
qu'aucune  fausse  lueur  ne  sauroit  tromper.  Pouvons-nous 

1.  Madame,  la  première  duchesse  d'Orléans,  HenrieUe-Anne  d'An- 
gleterre, fille  de  Charles  I"  et  d'Henriette  de  France  (1614-1670).  Racine 
011  parle  comme  bientôt  en  parlera  Bossuet  dans  son  Oraison  funèbre. 


50  A  MADAME. 

mettre  sur  la  scène  une  histoire  que  vous  ne  possédiez 
aussi  bien  que  nous?  Pouvons-nous  faire  jouer  une  intrigue 
dont  vous  ne  pénétriez  tous  les  ressorts?  Et  pouvons-nous 
concevoir  des  sentiments  si  nobles  et  si  délicats  qui  ne 
soient  infiniment  au-dessous  de  la  noblesse  et  de  la  déli- 
catesse de  vos  pensées? 

On  sait,  Madame,  et  Votre  Altesse  Royale  a  beau  s'en 
cacher,  que  dans  ce  haut  degré  de  gloire  où  la  nature  et  la 
fortune  ont  pris  plaisir  de  vous  élever,  vous  ne  dédaignez 
pas  cette  gloire  obscure  que  les  gens  de  lettres  s'étoient 
réservée.  Et  il  semble  que  vous  ayez  voulu  avoir  autant 
d'avantage  sur  notre  sexe  par  les  connoissances  et  par  la 
solidité  de  votre  esprit,  que  vous  excellez  dans  le  vôtre 
par  toutes  les  grâces  qui  vous  environnent.  La  cour  vous 
regarde  comme  l'arbitre  de  tout  ce  qui  se  fait  d'agréable. 
Et  nous,  qui  travaillons  pour  plaire  au  public,  nous  n'avons 
plus  que  faire  de  demander  aux  savants  si  nous  travaillons 
selon  les  règles.  La  règle  souveraine  est  de  plaire  à  Votre 
Altesse  Royale. 

Voilà  sans  doute  la  moindre  de  vos  excellentes  qualités. 
Mais,  Madame,  c'est  la  seule  dont  j'ai  pu  parler  avec  quelque 
connoissance  :  les  autres  sont  trop  élevées  au-dessus  de 
moi.  Je  n'en  puis  parler  sans  les  rabaisser  par  la  foiblesse 
de  mes  pensées,  et  sans  sortir  de  la  profonde  vénération 
avec  laquelle  je  suis, 

MADAME, 

De  Votre  Altesse  Royale 

Le  très-humble,  très-obéissant 
et  très-fidèle  serviteur, 

Racine. 


PREMIÈRE    PRÉFACE* 


VIRGILE 

AU     TROISIÈME     LIVRB 

DE  VÉNÉIDE^ 

C'est  Énée  qui  parle. 
i 
Littoraque  Epeiri  legimus,  portuque  subimus 
Chaonio,  et  celsam  Buthroti  ascendimus  urbem... 
Solemnes  tum  forte  dapes  et  tristia  dona.... 
Libabat  cineri  Andromache,  Manesque  vocabat 
Ilectoreuin  ad  tumulum,  viridi  quem  cespite  inanem, 
Et  gemmas,  causam  lacrymis,  sacraverat  aras.... 
Dejecit  vultum,  et  demissa  voce  locuta  est  : 
«  0  felix  una  ante  alias  Priameïa  virgo, 
Hostilem  ad  tumulmn,  Trojee  sub  mœnibus  altis, 
Jussa  mori!  quse  sortitus  non  pertuht  ullos, 
Nec  victoris  heri  tetigit  captiva  cubile. 
Nos,  patria  incensa,  diversa  per  ?equora  vectse, 
Stirpis  Achillese  fastus,  juvenemque  superbum, 
Servitio  enixse,  tulimus,  qui  deinde  secutus 
Ledœam  Hermionem,  Lacedaemoniosque  hymeiiœos.... 
Ast  illum,  ereptse  magno  inflammatus  amore 
Conjugis,  et  scelerum  Furiis  agitatus,  Orestes 
Excipit  incautum,  patriasque  obtrmicat  ad  aras.  » 

1.  1668  et  1673. 

2.  V.  292-352.  «  Nous  longeons  la  côte  de  l'Épire,  nous  entrons  dans 
un  port  de  la  Chaonio,  et  nous  montons  à  la  haute  cité  de  Buthrote.... 
Il  se  trouva  que  ce  jour-là,  Andromaque  portait  aux  cendres  d'Hector 


32  PREMIERE  PREFACE 

Voilà,  en  peu  de  vers,  tout  le  sujet  de  cette  tragédie. 
Voilà  le  lieu  de  la  scène,  l'action  qui  s'y  passe,  les  quatre 
principaux  acteurs,  et  même  leurs  caractères.  Excepté 
celui  d'Hermione,  dont  la  jalousie  et  les  emportements 
sont  assez  marqués  dans  VAndromaque  d'Euripide. 

Mais  véritablement  mes  personnages  sont  si  fameux 
dans  l'antiquité,  que  pour  peu  qu'on  la  connoisse,  on  verra 
fort  bien  que  je  les  ai  rendus  tels  que  les  anciens  poètes 
nous  les  ont  donnés.  Aussi  n'ai-je  pas  pensé  qu'il  me  fût 
permis  de  rien  changer  à  leurs  mœurs.  Toute  la  liberté  que 
j'ai  prise,  c'a  été  d'adoucir  un  peu  la  férocité  de  Pyrrhus, 
que  Sénèque,  dans  sa  Troade,  et  Virgile,  dans  le  second* 
de  V Enéide,  ont  poussée  beaucoup  plus  loin  que  je  n'ai  cru 
le  devoir  faire. 

Encore  s'est-il  trouvé  des  gens  qui  se  sont  plaints  qu'il 
s'emportât  contre  Andromaque,  et  qu'il  voulût  épouser 
cette  captive  à  quelque  prix  que  ce  fût.  J'avoue  qu'il  n'est 
pas  assez  résigné  à  la  volonté  de  sa  maîtresse  et  que  Céla- 
don- a  mieux  connu  que  lui  le  parfait  amour.   Mais  que 


les  libations  solennelles  et  les  tristes  offrandes  ;  elle  appelait  les  mânes 
au  tombeau  vide,  sur  le  tertre  verdoyant  qu'elle  avait  consacré,  avec 
deux  autels,  occasions  de  larmes....  Elle  baissa  le  visage  et  dit  à  voix 
basse  :  «  Heureuse  entre  toutes  la  vierge  fille  de  Priam,  désignée  pour 
mourir  sur  la  tombe  d'un  ennemi,  sous  les  hautes  murailles  de  Troie! 
elle  n'a  point  subi  l'injure  du  partage  par  le  sort,  elle  n'est  point 
entrée,  captive,  dans  le  lit  d'un  vainqueur,  son  maître  !  Moi,  laissant 
ma  patrie  en  flammes,  traînée  sur  des  mers  lointaines,  j'ai  enfanté 
dans  la  servitude,  j'ai  souflTert  l'orgueil  du  fils  d'Achille,  de  ce  jeune 
chef  hautain,  qui  ensuite,  s'attachant  à  Hermione,  s'allia  au  sang 
Spartiate,  à  la  race  deLéda....  Mais  voici  que,  dans  son  ardente  passion 
pour  la  femme  qu'on  lui  enlève,  poursuivi  par  les  Furies  du  crime, 
Oreste  le  surprend,  et  le  tue  près  des  autels  paternels.  »  Racine  a  lar- 
gement coupé  le  passage  de  Virgile  pour  ne  conserver  que  les  pages 
essentielles,  qui  l'ont  inspiré. 

1.  «  Livre  »  :  omission  fréquente  aux   xvi'   et  xvu*  siècles,   en   ces 
temps  de  constante  pratique  et  fréquente  citation  des  auteurs  anciens. 

2.  Le  héros  de  VAstrée.  Ce  nom  devint  très  vite  un  nom  commun, 
représentatif  du  «  parfait  amant  »,  avec  une  nuance  d'ironie. 


PREMIERE  PREFACE.  53 

faire?  Pyrrhus  n'avoit  pas  lu  nos  romans.  Il  étoit  violent 
de  son  naturel.  Et  tous  les  héros  ne  sont  pas  faits  pour 
être  des  Céladons. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  public  m'a  été  trop  favorable  pour 
m'embarrasser  du  chagrin  particulier  de  deux  ou  trois 
personnes  qui  voudroient  qu'on  réformât  tous  les  héros  de 
l'antiquité  pour  en  faire  des  héros  parfaits.  Je  trouve  leur 
intention  fort  bonne  de  vouloir  'qu'on  ne  mette  sur  la 
scène  que  des  hommes  impeccables.  Mais  je  les  prie  de  se 
souvenir  que  ce  n'est  pas  à  moi  de  changer  les  régies  du 
théâtre.  Horace*  nous  recommande  de  dépeindre  Achille 
farouche,  inexorable,  violent,  tel  qu'il  étoit,  et  tel  qu'on 
dépeint  son  fils.  Et  Aristote,  bien  éloigné  de  nous  demander 
des  héros  parfaits,  veut  au  contraire  que  les  personnages 
tragiques,  c'est-à-dire  ceux  dont  le  malheur  fait  la  cata- 
strophe de  la  tragédie,  ne  soient  ni  tout  à  fait  bons,  ni  tout 
à  fait  méchants-.  11  ne  veut  pas  qu'ils  soient  extrêmement 
bons,  parce  que  la  punition  d'un  homme  de  bien  exciteroit 
plutôt  l'indignation  que  la  pitié  du  spectateur;  ni  qu'ils 
soient  méchants  avec  excès,  parce  qu'on  n'a  point  pitié 
d'un  scélérat.  Il  faut  donc  qu'ils  aient  une  bonté  médiocre, 
c'est-à-dire  une  vertu  capable  de  foiblesse,  et  qu'ils  tom- 
bent dans  le  malheur  par  quelque  faute  qui  les  fasse 
plaindre  sans  les  faire  détester. 

1.  Art  poétique,  121. 

Impiger,  iracimdus,  inexorabilis,  acer. 

Voir  là-dessus  Corneille,  1"  discours,  p.  36  (éd.  Marty-Laveaux,  t.  I). 

2.  Poétique,  XIII.  Voyez  la  discussion  de  Corneille,  1"  discours,  p.  56 
et  suivantes. 


SECONDE    PRÉFACE' 

VIRGILE 

AU     TROISIÈME     LIVRE 

DE  VÉNÉIDE 
C'est  Énée  qiii  parle. 

Littoraque  Epeiri  legimus,  portuque  subimus 
Cliaonio,  et  celsam  Buthroti  ascendimus  urbem.... 
Solemnes  tum  forte  dapes  et  tristia  doua.... 
Libabat  cineri  Andromache,  Manesque  vocabat 
Hectoreum  ad  tumulum,  viridi  quem  cespite  inanem, 
Et  geminas,  causam  lacrymis,  sacraverat  aras.... 
Dejecit  vultum,  et  demissa  voce  locuta  est  : 
((  0  felix  una  ante  alias  Priameïa  virgo, 
Hostilem  ad  tumulum,  Trojre  sub  mœnibus  altis, 
Jussa  mori!  quœ  sortitus  non  pertulit  ullos, 
Nec  victoris  beri  tetigit  captiva  cubile. 
Nos,  patria  incensa,  diversa  per  iequora  vectie, 
Stirpis  Achilleœ  fastus,  juvenemque  superbum, 
Servitio  enixse,  tulimus,  qui  deinde  secutus 
Ledteam  Hermionem,  Lacedaemoniosque  hymenœos.... 
Ast  illum,  ereptœ  magno  inflammatus  amore 
Conjugis,  et  scelerum  Furiis  agitatus,  Orestes 
Excipit  incautum,  patriasque  obtruncat  ad  aras.  » 

1.  1676  et  éditions  suivantes. 


SECONDE  PRÉFACE.  35 

Voilà,  en  peu  de  vers,  tout  le  sujet  de  cette  tragédie. 
Voilà  le  lieu  de  la  scène,  l'action  qui  s'y  passe,  les  quatre 
principaux  acteurs,  et  même  leurs  caractères.  Excepté 
celui  d'Hermione,  dont  la  jalousie  et  les  emportements  sont 
assez  marqués  dans  V Andromaque  d'Euripide. 

C'est  presque  la  seule  chose  que  j'emprunte  ici  de  cet 
auteur.  Car,  quoique  ma  tragédie  porte  le  même  nom  que 
la  sienne,  le  sujet  en  est  pourtant  très-difterent.  Andro- 
maque, dans  Euripide,  craint  pour  la  vie  de  Molossus,  qui 
est  un  fils  qu'elle  a  eu  de  Pyrrhus  et  qu'Hermione  veut 
faire  mourir  avec  sa  mère.  Mais  ici  il  ne  s'agit  point  de 
Molossus.  Andromaque  ne  connoît  point  d'autre  mari 
qu'Hector,  ni  d'autre  fils  qu'Astyanax.  J'ai  cru  en  cela  me 
conformer  à  fidée  que  nous  avons  maintenant  de  cette 
princesse.  La  plupart  de  ceux  qui  ont  entendu  parler  d'An- 
dromaque,  ne  la  connoissent  guère  que  pour  la  veuve 
d'Hector  et  pour  la  mère  d'Astyanax.  On  ne  croit  point  qu'elle 
doive  aimer  ni  un  autre  mari,  ni  un  autre  fils.  Et  je  doute 
que  les  larmes  d'Andromaque  eussent  fait  sur  l'esprit  de 
mes  spectateurs  l'impression  qu'elles  y  ont  faite,  si  elles 
avoient  coulé  pour  un  autre  fils  que  celui  qu'elle  avoit 
d'Hector. 

Il  est  vrai  que  j'ai  été  obligé  de  faire  vivre  Astyanax  un 
peu  plus  qu'il  n'a  vécu  ;  mais  j'écris  dans  un  pays  où  cette 
liberté  ne  pouvoit  pas  être  mal  reçue.  Car,  sans  parler  de 
Ronsard,  qui  a  choisi  ce  même  Astyanax  pour  le  héros  de 
sa  Franciade^,  qui  ne  sait  que  l'on  fait  descendre  nos 
anciens  rois  de  ce  fils  d'Hector,  et  que  nos  vieilles  chro- 
niques- sauvent  la  vie  à  ce  jeune  prince,  après  la  déso- 

1.  Ronsard  en  publia  les  quatre  premiers  chants  en  1572  :  ce  sont 
les  seuls  qu'il  ait  faits.  Il  me  parait  probable  que  c'est  Subligny  qui  a 
fourni  à  Racine  l'idée  de  s'abriter  derrière  Ronsard  {Folle  querelle, 
II,  10).  Il  est  vrai  qu'il  n'admettait  pas  l'excuse,  que  Racine,  réflexion 
faite,  aura  trouvée  bonne. 

2.  Ainsi  les  Chroniques  de  France,  ou  Chroniques  de  Sninl-Denls 
depuis  les  Troyens  jusqu'à  la  mort  de  Charles  VU  (1476).  Ou  bien  les 


30  SECONDE  PRÉFACE. 

lation  de  son  pays,  pour  en  faire  le  fondateur  de  notre 
monarchie? 

Combien  Euripide  a-t-il  été  plus  hardi  dans  sa  tragédie 
d'Hélènel  11  y  choque  ouvertement  la  créance  commune 
de  toute  la  Grèce.  Il  suppose  qu'Hélène  n'a  jamais  mis  le 
pied  dans  Troie  ;  et  qu'après  l'embrasement  de  cette  ville, 
Ménélas  trouve  sa  femme  en  Egypte,  dont  elle  n'étoit  point 
partie.  Tout  cela  fondé  sur  une  opinion  qui  n'étoit  reçue 
que  parmi  les  Égyptiens,  comme  on  le  peut  voir  dans 
Hérodote*. 

Je  ne  crois  pas  que  j'eusse  besoin  de  cet  exemple  d'Eu- 
ripide pour  justifier  le  peu  de  liberté  que  j'ai  prise.  Car  il 
y  a  bien  de  la  différence  entre  détruire  le  principal  fonde- 
ment d'une  fable,  et  en  altérer  quelques  incidents,  qui 
changent  presque  de  face  dans  toutes  les  mains  qui  les 
traitent*.  Ainsi  Achille,  selon  la  plupart  des  poètes,  ne  peut 
être  blessé  qu'au  talon,  quoique  Homère  le  fasse  blesser  au 
bras 5  et  ne  le  croie  invulnérable  en  aucune  partie  de  son 
corps.  Ainsi  Sophocle  fait  mourir  Jocaste  aussitôt  après  la 
reconnoissance  d'Œdipe*,  tout  au  contraire  d'Euripide, 
qui  la  fait  vivre  jusqu'au  combat  et  à  la  mort  de  ses  deux 
fils-^  Et  c'est  à   propos   de  quelque   contrariété  de   cette 

^  nature  qu'un  ancien  commentateur  de  Sophocle  remarque 

.fort  bien 6,  «  qu'il  ne  faut  point  s'amuser  à  chicaner  les 

j 
Chroniques  et  Annales    de  France^  depuis  la  destruction  de   Troie 

^jusqu'au  roi  Louis  unMesme,  par  Nicole  Gilles  (1492)  :  il  s'en  fit  encore 
une  édition  en  1617.  —  Denys  d'Haï icarnasse  {Antiq.  Rom.,  I,  47)  et 
Strabon  (Xlll)  donnent  certaines  traditions  qui  font  survivre  Astya- 
nax. 

1.  L.  II,  ch.  cxiii-cxv. 

2.  Sur  les  changements  qu'on  peut  faire  à  l'histoire,  voyez  l'opinion  ' 
de  Corneille,  2*  discours. 

3.  Iliade,  XXI,  167. 

4.  Œdipe  roi,  1224  et  suiv. 

5.  Phéniciennes,  1456  et  suiv. 

G.  Sophoclis  Electra  (Note  de  Racine).  —  D'après  M.  Paul  Mesnard, 
Racine  vise  ici  un  passage  du  commentaire  de  Garaerarius  (1603),  sur 


SECONDE  PREFACE.  37 

poètes  pour  quelques  changements  qu'ils  ont  pu  faire  dans 
la  fable;  mais  qu'il  faut  s'attacher  à  considérer  l'excellent 
usage  qu'ils  ont  fait  de  ces  changements,  et  la  manière 
ingénieuse  dont  ils  ont  su  accommoder  la  fable  à  leur 
sujet  ». 

les  vers  540-542  de  l'Electre  :  mais  sa  traduction  fait  dire  à  Gamerarius 
bien  plus  qu'il  n'a  voulu  dire. 


ACTEURS 

ANDROMAQUE,    veuve  d'Hector,  captive   de 

Pyrrhus Mlle  du  Parc*. 

PYRRHUS,  fils  d'AchiUe,  roi  d'Épire Flobidor^. 

ORESTE,  fils  d'Agamemnon Montfleury^. 

HERMIONE,    fille    d'Hélène,   accordée    avec 

Pyrrhus .     Mlle  des  Œillets*. 

PYLADE,  ami  d'Oreste. 
CLÉ  ONE,  confidente  d'ilermione. 
CÉPHISE,  confidente  d'Andromaque. 
PHŒNIX,    gouverneur  d'Achille,  et  ensuite 

de  Pyrrhus. 
Suite  d'Oreste. 

La  scène  est  à  Buthrot,  ville  d'Épire,  dans  une  salle  du  palais 
de  Pvrihus. 


1.  Mlle  du  Parc,  à  qui  Corneille  avait  adressé  ses  jolies  stances  à /a 
Marquise,  venait  de  quitter  la  troupe  de  Molière  où  elle  avait  joué 
Axiane  dans  Alexandre  :  elle  mourut  en  1668. 

2.  Floridor  est  un  des  fameux  comédiens  du  xvii*  siècle.  C'était  un 
gentilhomme  originaire  de  la  Brie  ;  il  se  nommait  Josias  de  Soûlas,  et 
avait  servi  dans  les  gardes-françaises.  Il  était  à  l'Hôtel  de  Bourgogne 
depuis  1643. 

3.  Montfleury  devait  faire  un  singulier  Oreste  :  il  était  très  vieux  et 
mourut  à  la  fin  de  cette  année  1668.  C'est  à  lui  que  fait  allusion  Molière, 
quand  il  demande  par  raillerie  qu'un  roi  de  tragédie  soit  «  gros  et  gras, 
entripaillé  comme  il  faut,  et  d'une  vaste  circonférence  ».  Il  avait  un 
jeu  forcené,  et  était  en  grande  réputation. 

4.  Mlle  des  Œillets  avait  quarante-six  ans  :  c'était  une  Hermione  un 
peu  marquée  :  petite,  maigre,  et  très  adroite  comédienne.  Elle  mourut 
en  1670.' 


ANDROMAQUE 

TRAGÉDIE 


ACTE  I 


SCÈNE  PREMIÈRE 

ORESTE,  PYLADE. 


Oui,  puisque  je  retrouve  un  ami  si  fidèle, 

Ma  fortune  va  prendre  une  face  nouvelle  ; 

Et  déjà  son  courroux  semble  s'être  adouci*, 

Depuis  qu'elle  a  pris  soin  de  nous  rejoindre  ici  2. 

Qui  l'eût  dit,  qu'un  rivage  à  mes  vœux  si  funeste  5 

Présenteroit  d'abord  Pylade  aux  yeux  d'Oreste? 

Qu'après  plus  de  six  mois  que  je  t'avois  perdu, 

A.  la  cour  de  Pyrrhus  tu  me  serois  rendu? 

1.  Subligny  a  critiqué  le  courrotix  de  ma  fortune.  «  La  fortune  en 
f  général  peut  avoir  du  courroux,  mais  quand  fortune  signifie  la  condi- 
tion, la  misérable  fortune  de  quelqu'un,  peut-on  dire  ma  misérable 
fortune  a  du  courroux  contre  moi,  ou  bien  a  adouci  son  courroux?  » 
(III,  8).  Pure  chicane, 

2.  Rejoindre,  réunir  :  sens  commun  au  xvn°  siècle. 


40  ANDROMAQUE. 

PYLADE. 

J'en  rends  grâces  au  ciel,  qui  m'arrêtant  sans  cesse 

Sembloit  m'avoir  fermé  le  chemin  de  la  Grèce,  lo 

Depuis  le  jour  fatal  que  la  fureur  des  eaux 

Presque  aux  yeux  de  l'Épire  écarta*  nos  vaisseaux. 

Combien  dans  cet  exil  ai-je  souffert  d'alarmes  ! 

Combien  à  vos  malheurs  ai-je  donné  de  larmes, 

Craignant  toujours  pour  vous  quelque  nouveau  danger    i5 

Que  ma  triste  amitié  ne  pouvoit  partager! 

Surtout  je  redoutois  cette  mélancohe 

Où  j'ai  vu  si  longtemps  votre  âme  ensevelie. 

Je  craignois  que  le  ciel,  par  un  cruel  secours. 

Ne  vous  offrît  la  mort  que  vous  cherchiez  toujours.  20 

Mais  je  vous  vois,  Seigneur  ;  et  si  j'ose  le  dire. 

Un  destin  plus  heureux  vous  conduit  en  Épire  : 

Le  pompeux  appareil  qui  suit  ici  vos  pas 

N'est  point  d'un  malheureux  qui  cherche  le  trépas. 

ORESTE. 

Ilélas!  qui  peut  savoir  le  destin  qui  m'amène?  aS 

L'amour  me  fait  ici  chercher  une  inhumaine. 
Mais  qui  sait  ce  qu'il  doit  ordonner  de  mon  sort, 
Et  si  je  viens  chercher  ou  la  vie  ou  la  mort? 

PYLADE. 

•Quoi?  votre  âme  à  l'amour  en  esclave  asservie 

Se  repose  sur  lui  du  soin  de  votre  vie?  3o 

Par  quel  charme,  oubliant  tant  de  tourments  soufferts, 

Pouvez-vous  consentir  à  rentrer  dans  ses  fers? 

Pensez-vous  qu'Hermione,  à  Sparte  inexorable. 

Vous  prépare  en  Épire  un  sort  plus  favorable? 

Honteux  d'avoir  poussé*  tant  de  vœux  superflus,  35 

1.  Écarta,  sépara  :  sens  rare  hors  de  Racine.  —  Aux  yeux  de,  en 
vue  de. 

2.  Poussé.  Furetière  admet  iwusser  des  vœux,  comme  pousser  des 


ACTE  I,  SCENE  I.  41 

Vous  l'abhorriez;  enfin  vous  ne  m'en  parliez  plus. 
Vous  me  trompiez,  Seigneur. 

OR ESTE. 

Je  me  trompois  moi-même. 
Ami,  n'accable  point  un  malheureux  qui  t'aime. 
T'ai-je  jamais  caché  mon  cœur  et  mes  désirs? 
Tu  vis  naître  ma  flamme  et  mes  premiers  soupirs.  40 

Enfin,  quand  Ménélas  disposa  de  sa  fille* 
En  faveur  de  Pyrrhus,  vengeur  de  sa  famille, 
Tu  vis  mon  désespoir;  et  tu  m'as  vu  depuis 
Traîner  de  mers  en  mers  ma  chaîne  et  mes  ennuis  2. 
Je  te  vis  à  regret,  en  cet  état  funeste,  4^ 

Prêt  à  suivre  partout  le  déplorable^  Oreste, 
Toujours  de  ma  fureur  interrompre  le  cours, 
Et  de  moi-même  enfin  me  sauver  tous  les  jours. 
Mais  quand  je  me  souvins  que  parmi  tant  d'alarmes 
Hermione  à  Pyrrhus  prodiguoit  tous  ses  charmes,  5o 

Tu  sais  de  quel  courroux  mon  cœur  alors  épris 
Voulut  en  l'oubliant  punir*  tous  ses  mépris. 
Je  fis  croire  et  je  crus  ma  victoire  certaine  ; 
Je  pris  tous  mes  transports  pour  des  transports  de  haine; 
Détestant  ses  rigueurs,  rabaissant  ses  attraits^,  55 

Je  défiois  ses  yeux  de  me  troubler  jamais. 

cris,  des  soupirs^  des  gémissements.  Nous  ne  le  disons  plus  que  des 
sons  inarticulés. 

1.  Dans  Euripide,  Andromaque  (9i8  et  suiv.),  Oreste  accuse  Ménélas 
plus  formellement  de  lui  avoir  manqué  de  parole  après  lui  avoir 
promis  Hermione.  Racine  laisse  Hermione  plus  libre. 

2.  Ennuis,  peines  morales  violentes;  mot  très  commun  chez  Racine. 

3.  Déplorable,  appliqué  aux  personnes,  n'était  pas  du  langage 
commun, 

4.  I*unir  :  Racine  avait  écrit  venger.  Subligny  s'en  moqua  comme 
d'un  contresens.  C'était  un  latinisme  prétentieux.  Racine  le  sentit  et 
corrigea. 

5.  Vers  critiqué  faussement  par  Subligny  :  on  rabaisse  l'orgueil  et 
non  des  attraits,  (Préface.) 


42  ANDROMAQUE. 

Voilà  comme  je  crus  étouffer  ma  tendresse. 

En  ce  calme  trompeur  j'arrivai  dans  la  Grèce; 

Et  je  trouvai  d'abord  ses  princes  rassemblés, 

Qu'un  péril  assez  grand  sembloit  avoir  troublés.  fio 

J'y  courus.  Je  pensai  que  la  guerre  et  la  gloire 

De  soins  plus  importants  rempliroieut  ma  mémoire'; 

Que  mes  sens  reprenant  leur  première  vigueur'^, 

L'amour  achèveroit  de  sortir  de  mon  cœur. 

Mais  admire  avec  moi  le  sort  dont  la  poursuite  60 

Me  fait  courir  alors  ^  au  piège  que  j'évite. 

J'entends  de  tous  côtés  qu'on  menace  Pyrrhus; 

Toute  la  Grèce  éclate  en  murmures  confus; 

On  se  plaint  qu'oubliant  son  sang  et  sa  promesse 

Il  élève  en  sa  cour  l'ennemi  de  la  Grèce,  70 

Astyanax,  d'Hector  jeune  et  malheureux  fils, 

Reste  de  tant  de  rois  sous  Troie  ensevelis. 

J'apprends  que  pour  ravir  son  enfance  au  supplice 

Andromaque  trompa  l'ingénieux  Ulysse, 

Tandis  qu'un  autre  enfant,  arraché  de  ses  bras,  76 

Sous  le  nom  de  son  fils  fut  conduit  au  trépas. 

On  dit  que  peu  sensible  aux  charmes  d'IIermione, 

Mon  rival  porte  ailleurs  son  cœur  et  sa  couronne; 

Ménélas,  sans  le  croire,  en  paroît  affligé, 

Et  se  plaint  d'im  hymen  si  longtemps  néghgé.  80 

Parmi  les  déplaisirs  où  son  âme  se  noie, 

Il  s'élève  en  la  mienne  une  secrète  joie  : 

Je  triomphe  ;  et  pourtant  je  me  flatte  d'abord 

Que  la  seule  vengeance  excite  ce  transport. 

Mais  l'ingrate  en  mon  cœur  reprit  bientôt  sa  place  :       85 


1.  Mémoire,   selon   Subligny   (III,  8),  est   impropre,    au    lieu  d'es- 
prit. 

2.  Mal  écrit,  dit  Subligny,  qui  affecte  de  prendre  le  mot  sens  dans  une 
acception  purement  physique. 

3.  Alors  a  été'substitué  par  Racine  à  moi-même,  déclaré  cheville  par 
Subligny. 


ACTE  I,  SCÈ^E  I.  43 

De  mes  feux  mal  éteints  je  reconnus  la  trace*; 

Je  sentis  que  ma  haine  alloit  finir  son  cours, 

Ou  plutôt  je  sentis  que  je  l'aimois  toujours. 

Ainsi  de  tous  les  Grecs  je  brigue  le  suffrage. 

On  m'envoie  à  Pyrrhus  :  j'entreprends  ce  voyage.  90 

Je  viens  voir  si  l'on  peut  arracher  de  ses  bras 

Cet  enfant  dont  la  vie  alarme  tant  d'États  : 

Heureux  si  je  pouvois,  dans  l'ardeur  qui  me  presse, 

Au  lieu  d'Astyanax  lui  ravir  ma  princesse  ! 

Car  enfin  n'attends  pas  que  mes  feux  redoublés  96 

Des  périls  les  plus  grands  puissent  être  troublés. 

Puisqu'aprés  tant  d'efforts  ma  résistance  est  vaine, 

Je  me  livre  en  aveugle  au  destin  qui  m'entraîne. 

J'aime  :  je  viens  chercher  Ilermione  en  ces  lieux, 

La  fléchir,  l'enlever,  ou  mourir  à  ses  yeux.  100 

Toi  qui  connois  Pyrrhus,  que  penses-tu  qu'il  fasse? 

Dans  sa  colir,  dans  son  cœur,  dis-moi  ce  qui  se  passe. 

Mon  Ilermione  encor  le  tient-elle  asservi  ? 

Me  rendra-t-il,  Pylade,  un  bien  qu'il  m'a  ravi? 

PYLADE. 

Je  vous  abuserois  si  j'osois  vous  promettre  io5 

Qu'entre  vos  mains.  Seigneur,  il  voulût  la  remettre  ; 

Non  que  de  sa  conquête  il  paroisse  flatté. 

Pour  la  veuve  d'Hector  ses  feux  ont  éclaté  : 

11  l'aime.  Mais  enfin  cette  veuve  inhumaine 

N'a  payé  jusqu'ici  son  amour  que  de  haine;  110 

Et  chaque  jour  encore  on  lui  voit  tout  tenter 

Pour  fléchir  sa  captive,  ou  pour  l'épouvanter. 

De  son  fils,  qu'il  lui  cache,  il  menace  la  tête, 

Et  fait  couler  des  pleurs,  qu'aussitôt  il  arrête. 

Ilermione  elle-même  a  vu  plus  de  cent  fois  1 1 5 

Cet  amant  irrité  revenir  sous  ses  lois, 

1.  ...  A{)7iosco  veleris  veslùjia  fîammx  {Enéide,  IV;  23). 
«  Je  reconnais  les  traces  d'une  ancienne  flamme.  » 


U  ANDROMAQUE. 

Et  de  ses  vœux  troublés  lui  rapportant  l'hommage, 

Soupirer  à  ses  pieds  moins  d'amour  que  de  rage. 

Ainsi  n'attendez  pas  que  l'on  puisse  aujourd'hui 

Vous  répondre  d'un  cœur  si  peu  maître  de  lui:  120 

Il  peut,  Seigneur,  il  peut,  dans  ce  désordre  extrême, 

Épouser  ce  qu'il  hait,  et  punir  ce  qu'il  aime*. 

ORESTE. 

Mais  dis-moi  de  quel  œil  Hermione  peut  voir 
Son  hymen  différé,  ses  charmes  sans  pouvoir'? 

PYLADE. 

Hermione,  Seigneur,  au  moins  en  apparence,  laS 

Semble  de  son  amant  dédaigner  l'inconstance, 

Et  croit  que  trop  heureux  de  fléchir  sa  rigueur', 

Il  la  viendra  presser  de  reprendre  son  cœur. 

Mais  je  l'ai  vue  enfin  me  confier  ses  larmes. 

Elle  pleure  en  secret  le  mépris  de  ses  charmes.  i3o 

Toujours  prête  à  partir  et  demeurant  toujours, 

Quelquefois  elle  appelle  Oreste  à  son  secours. 

ORESTE. 

Ah  !  si  je  le  croyois,  j'irois  bientôt,  Pylade, 
Me  jeter.... 

PYLADE. 

Achevez,  Seigneur,  votre  ambassade. 
Vous  attendez  le  Roi.  Parlez,  et  lui  montrez  i35 

Contre  le  fils  d'Hector  tous  les  Grecs  conjurés. 
Loin  de  leur  accorder  ce  fils  de  sa  maîtresse, 
Leur  haine  ne  fera  qu'irriter  sa  tendresse. 

1.  Racine  avait  écrit  perdre,  qu'il  aura  jugé  équivoque  et  faible. 

2.  On  lisait  d'abord  :  et  ses  yeux  sans  pouvoir.  Subligny  railla  ce  ga- 
limatias :  de  quel  œil  elle  voit  ses  yeux  (III,  8). 

3.  Fléchir  :  il  y  avait  d'abord  apaiser,  que  Subligny  {Préface)  cri- 
tiqua comme  impropre. 


ACTE  I,  SCENE  II.  45 

Plus  on  les  veut  brouiller,  plus  on  va  les  unir. 

Pressez,  demandez  tout,  pour  ne  rien  obtenir.  i4o 

Il  vient. 

ORESTE. 

» 
Hé  bien  !  va  donc  disposer  la  cruelle 
A  revoir  un  amant  qui  ne  vient  que  pour  elle. 


SCENE  II* 
PYRRHUS,  ORESTE,  PHŒNIX. 

ORESTE. 

Avant  que  tous  les  Grecs  vous  parlent  par  ma  voix^, 

Souffrez  que  j'ose  ici  me  flatter  de  leur  choix ', 

Et  qu'à  vos  yeux,  Seigneur,  je  montre  quelque  joie        i45 

De  voir  le  fils  d'Achille  et  le  vainqueur  de  Troie. 

Oui,  comme  ses  exploits  nous  admirons  vos  coups  : 

Hector  tomba  sous  lui,  Troie  expira  sous  vous; 

Et  vous  avez  montré,  par  une  heureuse  audace, 

Que  le  fils  seul  d'Achille  a  pu  remplir  sa  place*.  i5o 

Mais  ce  qu'il  n'eût  point  fait,  la  Grèce  avec  douleur 

Vous  voit  du  sang  troyen  relever  le  malheur, 

Et  vous  laissant  toucher  d'une  pitié  funeste, 

1.  On  pourrait  comparer  à  cette  scène  la  scène  i  de  l'acte  IV  du 
Pnusanias  de  Quinault,  où  Aristide  au  nom  des  Grecs  réclame  à 
Pausanias  la  fille  d'un  ennemi  commun  de  la  Grèce.  Mais  Pausanias 
est  sans  doute  de  l'année  1668.  S'il  y  a  une  imitation,  elle  est  de 
Quinault,  non  de  Racine. 

2.  Graiornm  omnium,  Procerumqtie  vox  est,  dit  Ulysse  dans  Sé- 
nèque  (Troas,  324-5),  lorsqu'il  réclame  Astyanax  à  Andromaque. 

3.  Var.  Souffrez  que  je  me  flatte  en  secret  de  leur  choix  (1668-73). 
En  secret  «  est  un  bon  galimatias  »,  dit  Subligny  dans  sa  Préface. 

4.  Tout  le  passage  a  été  critiqué  par  Subligny.  Il  trouve  un  manque 
de  netteté  dans  les  possessifs  :  ses  exploits,  sa  place.  Il  voudrait  Troie 
tomba,  Hector  expira. 


40  ANDROMAQUE. 

D'une  guerre  si  longue  entretenir  le  reste. 

Ne  vous  souvient-il  plus,  Seigneur,  quel  fut  Hector ^7      i55 

Nos  peuples  affoiblis  s'en  souviennent  encor. 

Son  nom  seul  fait  frémir  nos  veuves  et  nos  filles  ; 

El  dans  toute  la  Grèce  il  n'est  point  de  familles 

Qui  ne  demandent  compte  à  ce  malhem^eux  fils 

D'un  père  ou  d'un  époux  qu'Hector  leur  a  ravis.  160 

Et  qui  sait  ce  qu'un  jour  ce  fils  peut  entreprendre? 

Peut-être  dans  nos  ports  nous  le  verrons  descendre, 

fel  qu'on  a  vu  son  père  embraser  nos  vaisseaux, 

Et,  la  flamme  à  la  main,  les  suivre  sur  les  eaux. 

Oserai-je,  Seigneur,  dire  ce  que  je  pense?  i65 

Yous-même  de  vos  soins  craignez  la  récompense, 

Et  que  dans  votre  sein  ce  serpent  élevé 

Ne  vous  punisse  un  jour  de  l'avoir  conservé. 

Enfin  de  tous  les  Grecs  satisfaites  l'envie. 

Assurez  leur  vengeance,  assurez  votre  vie;  170 

Perdez  un  ennemi  d'autant  plus  dangereux 

Qu'il  s'essaîra  sur  vous  à  combattre  contre  eux. 


La  Grèce  en  ma  faveur  est  trop  inquiétée", 

De  soins  plus  importants  je  l'ai  crue  agitée. 

Seigneur;  et  sur  le  nom  de  son  ambassadeur,  175 

J'avois  dans  ses  projets  conçu  plus  de  grandeur. 

Qui  croiroit  en  effet  qu'une  telle  entreprise 

Du  fils  d'Agamemnon  méritât  l'entremise; 

Qu'un  peuple  tout  entier,  tant  de  fois  triomphant. 

N'eût  daigné  conspirer  que  la  mort  d'un  enfant^?  180 

1.  Comparez  Sénèque,  Troas,  524-555.  L'imitation,  s'il  y  en  a,  est 
très  peu  serrée.  Sénèque  insiste  sur  la  crainte  des  Grecs,  Racine  sur- 
tout sur  leur  désir  de  vengeance. 

2.  Est  inquiétée,  s'inquiète.  C'est  le  contraire  qui  se  rencontre  sur- 
tout au  xvii°  siècle,  le  verbe  pronominal  au  lieu  du  passif. 

3.  Andromaque,  dans  Sénèque,  accuse  Ulysse  d'être  seulement /b?'/is 
in  ptieri  necem  (v.  753),  «  brave  pour  le  meurtre  d'un  enfant  ». 


ACTE  I,  SCÈ^E  II.  47 

Mais  à  qui  prétend-on  que  je  le  sacrifie? 

La  Grèce  a-t-elle  encor  quelque  droit  sur  sa  vie? 

Et  seul  de  tous  les  Grecs  ne  m'est-il  pas  permis 

D'ordonner  d'un  captif  que  lé  sort  m'a  soumis  i? 

Oui,  Seigneur,  lorsqu'au  pied  des  murs  fumants  doTioie^  i85 

Les  vainqueurs  tout  sanglants  partagèrent  leur  proie. 

Le  sort,  dont  les  arrêts  furent  alors  suivis, 

Fit  tomber  en  mes  mains  Andromaque  et  son  fils. 

Ilëcube  près  d'Ulysse  acheva  sa  misère^; 

Cassandre  dans  Argos  a  suivi  votre  père  :  190 

Sur  eux,  sur  leurs  captifs  ai-je  étendu  mes  droits? 

Ai-je  enfin  disposé  du  fruit  de  leurs  exploits? 

On  craint  qu'avec  Hector  Troie  un  jour  ne  renaisse*; 

Son  fils  peut  me  ravir  le  jour  que  je  lui  laisse. 

Seigneur,  tant  de  prudence  entraîne  trop  de  soin  :  igS 

Je  ne  sais  point  prévoir  les  malheurs  de  si  loin. 

Je  songe  quelle  étoit  autrefois  cette  ville. 

Si  superbe  en  remparts,  en  héros  si  fertile, 

Maîtresse  de  l'Asie  ;  et  je  regarde  enfin 

1 .  Ce  sentiment  de  barbare  a  pu  être  inspiré  à  Racine  par  la  dis- 
pute d'Achille  et  d'Agamemnon  au  1"  livre  de  liliade  (cf.  v.  111  et  161- 
162). 

2.  Allusion  aux  Troyennes  d'Euripide  (vers  239  et  suiv.),  où  le  par- 
tage est  raconté. 

5.  Misère,  malheur  :  emploi  courant  alors.  Mais  acheva  sa  misère  est 
un  tour  concis  pour  acheva  sa  vie  misérable. 
■i.  11  se  fait  ici  un  mélange  de  Sénèque  et  d'Euripide  : 

...  Maqna  res  Danaos  movet, 
Fnlurus  Hector  :  libéra  nos  hoc  rnetu  {Troas,  519- boO). 

«  L'ne  grande  cause  émeut  les  Grecs,  Hector  peut  revivre  :  affrancliis- 
nous  de  celte  crainte.  » 

Tî  TÔvo',  'Ayaiol,  Taiôx  SsijavTsç,  cpôvov 
xaivôv  oietpyàjajOô;  \xr^  Tpoe'av  Tioxè 
TôTOÙTav  ôpOwîeiev...  {Troyennes^  1156-8). 

Quelle  raison  avez-vovis,  Grecs,  de  craindre  cet  enfant  et  d'exécuter 
ce  meurtre?  Craignez-vous  qu'il  ne  relève  Troie  aujourd'hui  ren- 
versée? » 


48  ANDROMAQUE. 

Quel  fut  le  sort  de  Troie,  et  quel  est  son  destin.  200 

Je  ne  vois  que  des  tours  que  la  cendre  a  couvertes, 

Un  fleuve  teint  de  sang,  des  campagnes  désertes, 

Un  enfant  dans  les  fers  ;  et  je  ne  puis  songer 

Que  Troie  en  cet  état  aspire  à  se  venger*. 

Ah!  si  du  fils  d'Hector  la  perte  étoit  jurée,  2o5 

Pourquoi  d'un  an  entier  l'avons-nous  difl'érée? 

Dans  le  sein  de  Priam  n'a-t-on  pu  l'immoler? 

Sous  tant  de  morts,  sous  Troie  il  falloit  l'accabler. 

Tout  étoit  juste  alors  :  la  vieillesse  et  l'enfance 

En  vain  sur  leur  foiblesse  appuyoient  leur  défense*;      210 

La  victoire  et  la  nuit,  plus  cruelles  que  nous, 

Nous  excitoient  au  meurtre,  et  confondoient  nos  coups. 

Mon  courroux  aux  vaincus  ne  fut  que  trop  sévère '. 

Mais  que  ma  cruauté  survive  à  ma  colère? 

Que  malgré  la  pitié  dont  je  me  sens  saisir,  2i5 

Dans  le  sang  d'un  enfant  je  me  baigne  à  loisir*?        [proie; 

Non,  Seigneur.  Que  les  Grecs  cherchent  quelque  autre 

1.  Sénèque  :  An  has  minas  urbis  in  cinerem  datas 

Hic  excitabif?  Hse  manus  Trojam  érigent? 
Nnllas  habet  spes  Troja,  si  taies  habet. 
Non  sicjacemus  Troes,  ut  cuiquam  metus 
Possimus  esse.  (758-741.) 

«  Est-ce  lui  qui  relèvera  la  ville  aujourd'hui  ruinée,  incendiée?  Sont- 
ce  là  les  mains  qui  rebâtiront  Troie?  Troie  peut  désespérer  si  elle  n'a 
plus  d'autre  espoir.  Notre  chute  est  telle,  que  nous  ne  devons  plus  faire 
peur  à  personne.  » 

2.  Appuyaient  leur  défense  :  se  défendaient  par,  fondaient  leur  dé- 
fense sur.  Cet  emploi  du  verbe  appuyer  est  ordinaire  ch^z  Racine,  et  de 
la  langue  courante  du  temps. 

3.  Sévère  :  impitoyable. 

4.  Agamemnon  dit  dans  Sénèque  à  Pyrrhus  réclamant  la  mort  de 
Polyxène  : 

...  Régi  frenis  nequit 
Et  ira.,  et  ardens  hostis,  et  Victoria 
Commissa  nocti...  (277-79). 
«  Il  est  impossible  de  régler  la  colère,  l'ennemi  furieux,  la  victoire 
nocturne.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  49 

Qu'ils  poursuivent  ailleurs  ce  qui  reste  de  Troie*  : 

De  mes  inimitiés  le  cours  est  achevé  ; 

L'Épire  sauvera  ce  que  Troie  a  sauvé.  220 

ORESTE. 

Seigneur,  vous  savez  trop  avec  quel  artifice 

Un  faux  Astyanax  fut  offert  au  supplice 

Où  le  seul  tils  d'Hector  devoit  être  conduit. 

Ce  n'est  pas  les  Troyens,  c'est  Hector  qu'on  poursuit. 

Oui,  les  Grecs  sur  le  fils  persécutent  le  père;  225 

n  a  par  trop  de  sang  acheté  leur  colère  2. 

Ce  n'est  que  dans  le  sien  qu'elle  peut  expirer; 

Et  jusque  dans  l'Épire  il  les  peut  attirer. 

Prévenez-les. 

PYRRHUS. 

Non,  non.  J'y  consens  avec  joie  : 
Qu'ils  cherchent  dans  l'Épire  une  seconde  Troie;  23o 

Qu'ils  confondent  leur  haine,  et  ne  distinguent  plus 
Le  sang  qui  les  fit  vaincre  et  celui  des  vaincus. 
Aussi  bien  ce  n'est  pas  la  première  injustice 
Dont  la  Grèce  d'Achille  a  payé  le  service. 
Hector  en  profita,  Seigneur;  et  quelque  jour^  235 

Son  fils  en  pourroit  bien  profiter  à  son  tour. 

ORESTE. 

Ainsi  la  Grèce  en  vous  trouve  un  enfant  rebelle? 

PYRRHUS. 

Va  je  n'ai  donc  vaincu  que  pour  dépendre  d'elle? 

1.  Sénèque  :   ...   Quidquid  eversx  potest 

Superesse  Trojae,  maneat.  Exactum  sntis 
Pœnarum  et  ultra  est.  (284-85.) 

«  Que  le  reste,  quel  qu'il  soit,  de  Troie  détruite,  subsiste  donc.  Nous 
avons  assez  et  trop  excité  de  vengeances.  » 

2.  Subligny  (Préface)  trouvait  acheté  impropre,  et  préférait  attiré . 

3.  Allusion  à  la  colère  d'Achille  qui  retarda  la  mort  d'Hector. 


50  ANDROMAQUE. 


Ilermione,  Seigneur,  arrêtera  vos  coups  : 

Ses  yeux  s'opposeront*  entre  son  père  et  vous.  240 


Ilermione,  Seigneur,  peut  m'être  toujours  chère; 

Je  puis  l'aimer,  sans  être  esclave  de  son  père; 

Et  je  saurai  peut-être  accorder  quelque  jour 

Les  soins  de  ma  grandeur  et  ceux  de  mon  amour. 

Yous  pouvez  cependant  voir  la  fille  d'Hélène  :  245 

Du  sang  qui  vous  unit  je  sais  l'étroite  chaîne. 

Après  cela.  Seigneur,  je  ne  vous  retiens  plus. 

Et  vous  pourrez  aux  Grecs  annoncer  mon  refus. 


SCÈNE  m 

PYRRHUS,  PHŒMX. 

PHŒNIX. 

Ainsi  vous  l'envoyez  aux  pieds  de  sa  maîtresse  ! 

PYRRHUS. 

On  dit  qu'il  a  longtemps  brûlé  pour  la  princesse.  260 

PHŒNIX. 

Mais  si  ce  feu.  Seigneur,  vient  à  se  rallumer? 
S'il  lui  rendoit  son  cœur,  s'il  s'en  faisoit  aimer? 

PYRRHUS. 

Ah!  qu'ils  s  auTiPiit,  Phœnix  :  j'y  consens.  Qu'eHe  parte. 
Que  charmés  l'un  de  l'autre,  ils  retournent  à  Sparte  : 

1.  S'opposeront  :  s'opposeront  à  vos  coups  en  se  plaçant  entre.... 


ACTE  I,  SCÈ?y^E  IV.  51 

Tous  nos  ports  sont  ouverts  et  pour  elle  et  pour  lui.      255 
Qu'elle  m'épargneroit  de  contrainte  et  d'ennui! 

ph(e:»ix. 
Seigneur.... 


Une  autre  fois  je  t'ouvrirai  mon  âme  : 
Andromaque  paroît. 


SCÈNE  IV 

PYRRHUS,  ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

PYRRHUS. 

Me  cherchiez-vous.  Madame? 
Un  espoir  si  charmant  me  seroit-il  permis*? 

ANDROMAQUE. 

Je  passois  jusqu'aux  lieux  où  l'on  garde  mon  fils^        260 
Puisqu'une  fois  le  jour  vous  souffrez  que  je  voie 
Le  seul  bien  qui  me  reste  et  d'Hector  et  de  Troie, 
J'allois,  Seigneur,  pleurer  un  moment  avec  lui  : 
Je  ue  l'ai  point  encore  embrassé  d'aujourd'hui. 

PYRRHUS. 

Ah!  Madame,  les  Grecs,  si  j'en  crois  leurs  alarmes,         265 
Vous  donneront  bientôt  d'autres  sujets  de  larmes. 

1.  GoiU  précieux  :  aussi  espoir  charmant  se  retrouve -t- il  dans 
Alexandre  {v.  1168). 

2.  Premier  vers  du  rôle  d'Andromaque  :  attaque  aussi  nette,  et" 
caractéristique  en  son  genre  que  la  fameuse  entrée  de  Tartufe  :  Lau- 
rent, serrez  ma  haire.... 


52  ANDROMAQUE. 

ANDROMAQUE. 

Et  quelle  est  cette  peur  dont  leur  cœur  est  frappé, 
Seigneur?  Quelque  Troyen  vous  est-il  échappé? 

PYRRHUS. 

Leur  haine  pour  Hector  n'est  pas  encore  éteinte. 
Ils  redoutent  son  fils. 

ANDROMAQUE. 

Digne  objet  deteur  crainte!  270 

Un  enfant  malheureux,  qui  ne  sait  pas  encor 
Que  Pyrrhus  est  son  maître,  et  qu'il  est  fils  d'Hector. 


Tel  qu'il  est,  tous  les  Grecs  demandent  qu'il  périsse. 
Le  fils  d'Agamemnon  vient  hâter  son  supphce. 

ANDROMAQUE. 

Et  vous  prononcerez  un  arrêt  si  cruel?  276 

Est-ce  mon  intérêt*  qui  le  rend  criminel? 

Hélas!  on  ne  craint  point  qu'il  venge  un  jour  son  père; 

On  craint  qu'il  n'essuyât  les  larmes  de  sa  mère. 

H  m'auroit  tenu  lieu  d'un  père*  et  d'un  époux; 

Mais  il  me  faut  tout  perdre,  et  toujours  par  vos  coups.  280 

PYRRHUS. 

Madame,  mes  refus  ont  prévenu  vos  larmes. 
Tous  les  Grecs  m'ont  déjà  menacé  de  leurs  armes; 
Mais  dussent-ils  encore,  en  repassant  les  eaux, 
Demander  votre  fils  avec  mille  vaisseaux; 

1.  Mon  intérêt  :  l'intérêt  de  quelqu'un,  c'est  la  part  qu'il  prend  dans^ 
une  affaire,  le  rapport  (d'affection,  ou  autre)  qui  l'unit  à  une  personne. 
Le  mot  est  d'un  usage  très  fréquent  au  xvn*  siècle.  Cf.  Cid,  v.  822. 

2.  Eétion,  tué  par  Achille,  comme  Hector.  —  Ce  vers  est  un  lointain 
ressouvenir  des  vers  429-30  du  chant  VI  de  l'Iliade  :  «  Hector,  tu  es  pour 
moi  père,  mère,  frère,  tout  :  tu  es  mon  robuste  époux  ». 


ACTE  I,  SCE>E  IV.  53 

Coùtàt-il  tout  le  sang  qu'Hélène  a  fait  répandre;  285 

Dussé-je  après  dix  ans  voir  mon  palais  en  cendre, 

Je  ne  balance  point,  je  vole  à  son  secours  : 

Je  défendrai  sa  vie  aux  dépens  de  mes  jours. 

Mais  parmi  ces  périls  où  je  cours  pour  vous  plaire, 

Me  refuserez-vous  un  regard  moins  sévère?  290 

Haï  de  tous  les  Grecs,  pressé  de  tous  côtés, 

Me  faudra-t-il  combattre  encor  vos  cruautés*? 

Je  vous  offre  mon  bras.  Puis-je  espérer  encore 

Que  vous  accepterez  un  cœur  qui  vous  adore? 

En  combattant  pour  vous,  me  sera-t-il  permis  agS 

De  ne  vous  point  compter  parmi  mes  ennemis? 

ANDROMAQUE. 

Seigneur,  que  faites-vous,  et  que  dira  la  Grèce? 

Faut-il  qu'un  si  grand  cœur  montre  tant  de  foiblesse? 

Voulez-vous  qu'un  dessein  si  beau,  si  généreux 

Passe  pour  le  transport  d'un  esprit  amoureux^?  3oo 

Captive,  toujours  triste,  importune  à  moi-même, 

Pouvez-vous  souhaiter  qu'Andromaque  vous  aime? 

Quels  charmes  ont  pour  vous  des  yeux  infortunés 

Qu'à  des  pleurs  éternels  vous  avez  condamnés'? 

Non,  non,  d'un  ennemi  respecter  la  misère,  3o5 

Sauver  des  malheureux,  rendre  un  fils  à  sa  mère, 

De  cent  peuples  pour  lui  combattre  la  rigueur. 

Sans  me  faire  payer  son  salut  de  mon  cœur, 

1.  Vers  précieux;  sentiment  de  roman. 

2.  C'est  ce  que  disait  Rodelinde  à  Grimoald  (acte  II,  se.  v,  v.  667- 
674).  II  est  curieux  que  pas  un  admirateur  de  Corneille  ne  se  soit 
aperçu  de  la  ressemblance,  pas  môme  Subligny,,  qui  veut  à  certains 
endroits  trouver  dans  Andromaque  des  imitations  de  Cinna  :  tant 
la  tragédie  de  Pertharite  était  oubliée  même  des  dévots  de  Corneille. 

3.  Yar.  Que  feriez-vous,  hélas  !  d'un  cœur  infortuné 

Qu'à  des  pleurs  éternels  vous  avez  condamné!  (1668-75.) 

«  Le  cœur  ne  pleure  pas  »,  dit  Subligny  dans  sa  Préface  :  et  il  indique 
à  Racine  que  «  les  pleurs  sont  l'office  des  yeux  ». 


54  Aîs'DROMAQUE. 

Malgré  moi,  s'il  le  faut,  lui  donner  un  asile  : 

Seigneur,  voilà  des  soins  dignes  du  fils  d'Achille.  3io 

PYRRHUS. 

Hé  quoi?  votre  courroux  n'a-t-il  pas  eu  son  cours? 

Peut-on  haïr  sans  cesse?  et  punit-on  toujours? 

J'ai  fait  des  malheureux,  sans  doute  ;  et  la  Phrygie 

Cent  fois  de  votre  sang  a  vu  ma  main  rougie. 

Mais  que  vos  yeux  sur  moi  se  sont  bien  exercés!  3i5 

Qu'ils  m'ont  vendu  bien  cher  les  pleurs  qu'ils  ont  versés  ! 

De  combien  de  remords  m'ont-ils  rendu  la  proie  ! 

Je  souffre  tous  les  maux  que  j'ai  faits  devant  Troie. 

Vaincu,  chargé  de  fers,  de  regrets  consumé. 

Brûlé  de  plus  de  feux  que  je  n'en  allumai*,  32o 

Tant  de  soins,  tant  de  pleurs,  tant  d'ardeurs   inquiètes.... 

Hélas!  fus-je  jamais  si  cruel  que  vous  l'êtes? 

Mais  enfin,  tour  à  tour,  c'est  assez  nous  punir  : 

Nos  ennemis  communs  devroient  nous  réunir. 

Madame,  dites-moi  seulement  que  j'espère,  SaS 

Je  vous  rends  votre  fils,  et  je  lui  sers  de  père; 

Je  l'instruirai  moi-même  à  venger  les  Troycns  ; 

J'irai  punir  les  Grecs  de  vos  maux  et  des  miens. 

Animé  d'un  regard,  je  puis  tout  entreprendre  : 

Votre  Hion  encor  peut  sortir  de  sa  cendre;  33o 

Je  puis,  en  moins  de  temps  que  les  Grecs  ne  l'ont  pris. 

Dans  ses  murs  relevés  couronner  votre  fils. 

ANDROMAQL'E. 

Seigneur,  tant  de  grandeurs  ne  nous  touchent  plus  guère: 
Je  les  lui  promettois  tant  qu'a  vécu  son  père. 

1.  Les  éditions  faites  du  vivant  de  Racine  portent  allumé,  pour  rimer 
aux  yeux.  —  Cette  pointe  a  pu  être  fournie  à  Racine  par  une  plira.se 
des  Èthiopiqties  d'Héliodore,  où  un  personnag:e  conduit  sa  fille  à  un 
bûcher  allumé,  pour  l'immoler  :  ■rcT^eiovi  6è  aùxôç  T:upl  tc5  naôei  tt,v 
y-apSiav  a[xuj(d[JLevoç,  «  mais  U  passion  lui  brûlait  le  cœur  d'un  feu 
plus  ardent.  »^ 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  55 

Non,  vous  n'espérez  plus  de  nous  revoir  encor,  335 

Sacrés  murs,  que  n'a  pu  conserver  mon  Hector. 
A  de  moindres  faveurs  des  malheureux  prétendent. 
Seigneur  :  c'est  un  exil  que  mes  pleurs  vous  demandent. 
Souffrez  que  loin  des  Grecs,  et  même  loin  de  vous, 
J'aille  cacher  mon  fds,  et  pleurer  mon  époux*.  34o 

Votre  amour  contre  nous  allume  trop  de  haine  : 
Retournez,  retournez  à  la  fille  d'Hélène. 

PYRRHUS. 

Et  le  puis-je.  Madame?  Ah!  que  vous  me  gênez *! 
Comment  lui  rendre  un  cœur  que  vous  me  retenez? 
Je  sais  que  de  mes  vœux  on  lui  promit  l'empire;  345 

Je  sais  que  pour  régner  elle  vint  dans  l'Epire; 

1.  Andromaque,  dans  Sénèque  : 

Eritne  tempns  illud  ac  felix  dies 
Quo,  Troici  defennor  et  vindex  soli, 
Récidiva iwnas  Pergama?...  (468-70.) 

«  Viendra-t-il  jamais  le  temps,  l'heureux  temps,  où,  vainqueur  et 
défenseur  de  la  patrie,  tu  relèveras,  rétabliras  Pergame?  » 

...  Sed  mei  fati  memor, 
Tarn  magna  timeo  vota  :  quod  captis  sat  est, 
Vivamus.  Heu  me,  quis  locus  fidus  meo 
Erit  tiviori?  Quave  te  sede  occulam?  (472-75.) 

«  Mais  je  songe  à  ma  destinée,  et  ces  souhaits  ai\ihitleux  me  font 
peur  ;  vivons,  c'est  assez  pour  des  vaincus.  Hélas!  quel  lieu  sera  assez 
sûr  pour  mes  craintes?  Où  se  cacher?  » 

Levers  336  est  un  écho  du  vei's  virgilien,  quand  Hector  apparait-à 
Énée  : 

...  Si  Perç/ama  dextra 
Bcfendi  jyossent,  etiam  hac  defensa  fuissent.  {En.  11,  2i)l-2.) 

Si  un  bras  humain  eût  pu  défendre  Pergame,  mon  bras  l'eût  dé- 
iciidue.  » 

2.  Gênez  :  torturez;  le  sens  du  mot  est  encore  très  fort  à  cette  date. 
Au  propre,  la  gêne,  c'est  la  question. 


50  ANDROMAQUE. 

Le  sort  vous  y  voulut  l'une  et  l'autre  amener  : 

Vous,  pour  porter  des  fers;  elle,  pour  en  donner. 

Cependant  ai-je  pris  quelque  soin  de  lui  plaire? 

Et  ne  diroit-on  pas,  en  voyant  au  contraire  35o 

Vos  charmes  tout-puissants,  et  les  siens  dédaignés, 

Qu'elle  est  ici  captive,  et  que  vous  y  régnez? 

Ah!  qu'un  seul  des  soupirs  que  mon  cœur  vous  envoie, 

S'il  s'échappoit  vers  elle,  y  porteroit  de  joie! 

ANDROMAQUE. 

Et  pourquoi  vos  soupirs  seroient-ils  repoussés?  355 

Auroit-elle  ouhlié  vos  services  passés? 

Troie,  Hector,  contre  vous  révoltent-ils  son  âme? 

Aux  cendres  d'un  époux  doit-elle  enfin  sa  flamme? 

Et  quel  époux  encore  !  Ah  !  souvenir  cruel  ! 

Sa  mort  seule  a  rendu  votre  père  immortel.  36o 

Il  doit  au  sang  d'Hector  tout  l'éclat  de  ses  armes, 

Et  vous  n'êtes  tous  deux  connus  que  par  mes  larmes. 

PYRRHUS. 

Hé  bien.  Madame,  hé  bien,  il  faut  vous  obéir  : 

H  faut  vous  oublier,  ou  plutôt  vous  haïr. 

Oui,  mes  vœux  ont  trop  loin  poussé  leur  violence  365 

Pour  ne  plus  s'arrêter  que  dans  l'indifférence*. 

Songez-y  bien  :  il  faut  désormais  que  mon  cœur, 

S'il  n'aime  avec  transport,  haïsse  avec  fureur. 

Je  n'épargnerai  rien  dans  ma  juste  colère  : 

Le  fils  me  répondra  des  mépris  de  la  mère;  370 

1.  Vers  critiqués  par  Subligny  {Préface),  comme  n'offrant  pas  un 
sens  net.  Le  premier  vers  est  bon;  c'est  un  tour  racinien  (cf.  Notes 
grammat.  8)  équivalent  à  :  fai  pouasé  la  violence  de  mes  vœux.  Le 
second  vers  veut  dire  :  pour  s'arrêter  désormais  seulement  dans  Vin- 
diffférence;  mais  ne  —  plus  —  que  manque  de  netteté;  et  le  vers  pour- 
rait aussi  bien  signifier  :  pour  ne  pas  s'arrêter  désormais,  sinon  dans 
V indifférence,  pour  s'arrêter  ailleurs  que  dans  l'indifférence,  ce  qui  et^t 
le  contraire  du  sens. 


ACTE  I,  SCENE  IV.  57 

La  Grèce  le  demande,  et  je  ne  prétends  pas 
Mettre  toujours  ma  gloire  à  sauver  des  ingrats  *. 

A]NDROMAQUE. 

Hélas  !  il  mourra  donc.  Il  n'a  pour  sa  défense 

Que  les  pleurs  de  sa  mère,  et  que  son  innocence. 

Et  peut-être  après  tout,  en  l'état  où  je  suis,  875 

Sa  mort  avancera  la  un  dénies  ennuis. 

Je  prolongeois  pour  lui  ma  vie  et  ma  misère  ; 

Mais  enfin  sur  ses  pas  j'irai  revoir  son  père  *. 

Ainsi  tous  trois,  Seigneur,  par  vos  soins  réunis, 

Nous  vous.... 

PYRRHUS. 

Allez,  Madame,  allez  voir  votre  fils.  38o 

Peut-être,  en  le  voyant,  votre  amour  plus  timide 
Ne  prendra  pas  toujours  sa  colère  pour  guide. 
Pour  savoir  nos  destins,  j'irai  vous  retrouver. 
Madame,  en  l'embrassant,  songez  à  le  sauver. 


1.  Rapprochez  encore  les  menaces  de  Grimoald  {Pertharite,  11,5,  727, 
et  la  fin  de  la  scène). 

2.  L'Andromaque  de  Sénèque  : 

Jnm  erepta  Dnnais  conjugem  sequerer  meum, 
Nisi  hic  teneret.  Hic  vieos  animos  domat,       ^ 
Moriqiie  prohibet.  Cogit  hic  aliquid  Deos 
Adhiic  rognre;  tempns  serumnae  addidit.  (416-119.) 

«  Je  me  serais  déjà  arrachée  aux  Grecs  et  j'aurais  suivi  mon  époux  : 
mais  cet  enfant  me  retient.  C'est  lui  qui  maîtrise  mon  cœur  et  m'inter- 
dit de  mourir.  C'est  lui  qui  me  force  d'adresser  encore  une  prière  aux 
dieux;  il  a  prolongé  ma  misère.  » 


FDi   DU   PREMIER    ACTE 


ACTE  II 


SCÈNE    PREMIÈRE 
HERMIONE,  CLÉONE. 


HERMIONE. 


Je  fais  ce  que  tu  veux.  Je  consens  qu'il  me  voie 
Je  lui  veux  bien  encore  accorder  cette  joie. 
Pylade  va  bientôt  conduire  ici  ses  pas  ; 
Mais  si  je  m'en  croyois,  je  ne  le  verrois  pas. 


CLEONE. 

Et  qu'est-ce  que  sa  vue  a  pour  vous  de  funeste  ? 
Madame,  n'est-ce  pas  toujours  le  même  Oreste 
Dont  vous  avez  cent  fois  souhaité  le  retour, 
Et  dont  vous  regrettiez  la  constance  et  l'amour? 

HERMIONE. 

C'est  cet  amour  payé  de  trop  d'ingratitude 
Qui  me  rend  en  ces  lieux  sa  présence  si  rude. 
Quelle  honte  pour  moi,  quel  triomphe  pour  lui 
De  voir  mon  infortune  égaler  son  ennui  ! 
Est-ce  là,  dira-t-il,  cette  fiére  Hermione? 
Elle  me  dédaignoit;  un  autre  l'abandonne. 
L'ingrate,  qui  mettoit  son  cœur  à  si  haut  prix, 


ACTE  II,  SCÈ^'E  I.  50 

Apprend  donc  à  son  tour  à  souffrir  des  mépris?  4oo 

Ah  Dieux  ! 


Ah!  dissipez  ces  indignes*  alarmes  : 
Il  a  trop  bien  senti  le  pouvoir  de  vos  charmes. 
Vous  croyez  qu'un  amant  vienne  vous  insulter? 
Il  vous  rapporte  un  cœur  qu'il  n'a  pu  vous  ôter. 
Mais  vous  ne  dites  point  ce  que  vous  mande  un  père.  4o5 

IIERMIONE. 

Dans  ses  retardements,  si  Pyrrhus  persévère, 
A  la  mort  du  Troyen  s'il  ne  veut  consentir, 
Mon  père  avec  les  Grecs  m'ordonne  de  partir. 


Hé  bien,  Madame,  hé  bien  !  écoutez  donc  Oreste. 
Pyrrhus  a  commencé,  faites  au  moins  le  reste.  4io 

Pour  bien  faire,  il  faudroit  que  vous  le  prévinssiez. 
Ne  m'avez-vous  pas  dit  que  vous  le  haïssiez? 

HERMI0]SE. 

Si  je  le  hais,  Cléone  !  Il  y  va  de  ma  gloire, 

Après  tant  de  bontés  dont  il  perd  la  mémoire. 

Lui  qui  me  fut  si  cher,  et  qui  m'a  pu  trahir!  4i5 

Ah  !  je  l'ai  trop  aimé  pour  ne  le  point  haïr. 

CLÉONE. 

Fuyez-le  donc.  Madame;  et  puisqu'on  vous  adore.... 

HERMIONE. 

Ah  !  laisse  à  ma  fureur  le  temps  de  croître  encore  ; 
Contre  mon  ennemi  laisse-moi  m'assurer^  : 


1.  IndUjnes  :  simplement,  injustes,  mal  fondées. 

2.  M'assurer  :  me  fortilier,  et  par  conséquent  prendre  mes  sûretés. 


GO  ANDROMAQUE. 

Cléone,  avec  horreur  je  m'en  veux  séparer.  420 

Il  n'y  travaillera  que  trop  bien,  l'infidèle! 

CLÉONE. 

Quoi?  vous  en  attendez  quelque  injure  nouvelle? 

Aimer  une  captive,  et  l'aimer  à  vos  yeux. 

Tout  cela  n'a  donc  pu  vous  le  rendre  odieux? 

AprèB  ce  qu'il  a  fait,  que  sauroit-il*  donc  faire?  425 

Il  vous  auroit  déplu,  s'il  pouvoit  vous  déplaire. 

HERMIONE. 

Pourquoi  veux-tu,  cruelle,  irriter*  mes  ennuis? 

Je  crains  de  me  connoître  en  l'état  où  je  suis. 

De  tout  ce  que  tu  vois  tâche  de  ne  rien  croire; 

Crois  que  je  n'aime  plus,  vante-moi  ma  victoire;  43o 

Crois  que  dans  son  dépit  mon  cœur  est  endurci; 

Hélas!  et  s'il  se  peut,  fais-le-moi  croire  aussi. 

Tu  veux  que  je  le  fuie.  Hé  bien  !  rien  ne  m'arrête  : 

Allons,  N'envions  plus  son  indigne  conquête; 

Que  sur  lui  sa  captive  étende  son  pouvoir.  435 

Fuyons....  Mais  si  l'ingrat  rentroit  dans  son  devoir! 

Si  la  foi  dans  son  cœur  retrouvoit  quelque  place  ! 

S'il  venoit  à  mes  pieds  me  demander  sa  grâce! 

Si  sous  mes  lois.  Amour,  tu  pouvois  l'engager! 

S'il  vouloit!...  Mais  l'ingrat  ne  veut  que  m'outrager.      44o 

Demeurons  toutefois  pour  troubler  leur  fortune; 

Prenons  quelque  plaisir  à  leur  être  importune; 

Ou  le  forçant  de  rompre  un  nœud  si  solennel. 

Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  rendons-le  criminel. 

J'ai  déjà  sur  le  fds  attiré  leur  colère  ;  445 

Je  veux  qu'on  vienne  encor  lui  demander  la  mère. 

Rendons-lui  les  tourments  qu'elle  me  fait  souffrir  : 

Qu'elle  le  perde,  ou  bien  qu'il  la  fasse  périr. 

1.  Saurait  :  pourrait.  Sens  très  ordinaire  et  courant. 

2.  Irriter  :  exciter.  Sens  très  usité. 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  61 


CLEONE. 


Vous  pensez  que  des  yeux  toujours  ouverts  aux  larmes* 

Se  plaisent  à  troubler  le  pouvoir  de  vos  charmes,  45o 

Et  qu'un  cœur  accablé  de  tant  de  déplaisirs 

De  son  persécuteur  ait  brigué  les  soupirs? 

Voyez  si  sa  douleur  en  paroît  soulagée. 

Pourquoi  donc  les  chagrins  où  son  âme  est  plongée? 

Contre  un  amant  qui  plaît  pourquoi  tant  de  fierté?        455 

HERMIONE. 

Hélas!  pour  mon  malheur,  je  l'ai  trop  écouté. 

Je  n'ai  point  du  silence  affecté  le  mystère  : 

Je  croyois  sans  péril  pouvoir  être  sincère; 

Et  sans  armer  mes  yeux  d'un  moment  de  rigueur. 

Je  n'ai  pour  lui  parler  consulté  que  mon  cœur.  460 

Et  qui  ne  se  seroit  comme  moi  déclarée 

Sur  la  foi  d'une  amour ^  si  saintement  jurée? 

Me  voyoit-il  de  l'œil  qu'il  me  voit  aujourd'hui? 

Tu  t'en  souviens  encor,  tout  conspiroit  pour  lui  : 

Ma  famille  vengée,  et  les  Grecs  dans  la  joie,  4^5 

Nos  vaisseaux  tout  chargés  des  dépouilles  de  Troie, 

Les  exploits  de  son  père  effacés  par  les  siens, 

Les  feux  que  je  croyois  plus  ardents  que  les  miens. 

Mon  cœur,  toi-même  enfin  de  sa  gloire  éblouie. 

Avant  qu'il  me  trahit,  vous  m'avez  tous  trahie.  470 

Mais  c'en  est  trop,  Cléone,  et  quel  que  soit  Pyrrhus, 

Hermione  est  sensible,  Oreste  a  des  vertus. 

Il  sait  aimer  du  moins,  et  même  sans  qu'on  l'aime; 

1.  OuverlH  niLT  larmes  :  ouverts  pour  les  larmes,  pour  pleurer.     . 

2.  Amour,  féminin.  Très  fréquent  encore  dans  la  deuxième  moitié 
du  xvn'  siècle.  Vaugelas,  vingt  an;  plus  tôt,  n'admettait  que  le  genre 
féminin  :  il  réservait  le  masculin  au  dieu  Amour,  ou  au  sens  de 
l'amour  de  Dieu:  encore  les  écrivains,  en  général,  n'appliquent-ils  pas 
cette  dernière  règle. 


62  A^'DROMAQUE. 

Et  peut-être  il  saura  se  l'aire  aimer  lui-même. 
Allons  :  qu'il  vienne  enfin. 


CLEONE. 

Madame,  le  voici.  475 


IlERMIONE. 

Uil  je  ne  croyois  pas  qu'il  fût  si  près  d'ici. 


SCÈNE  II 
IIERMIO.NE,  ORESTE,  CLÉONE. 


Le  croirai-je,  Seigneur,  qu'un  reste  de  tendresse 

Vous  fasse  ici  chercher  une  triste  princesse? 

Ou  ne  dois-je  imputer  qu'à  votre  seul  devoir* 

L'heureux  empressement  qui  vous  porte  à  me  voir?       480 


Tel  est  de  mon  amour  l'aveuglement  funeste. 

Vous  le  savez,  Madame;  et  le  destin  d'Oreste 

Est  de  venir  sans  cesse  adorer  vos  attraits, 

Et  de  jurer  toujours  qu'il  n'y  viendra  jamais. 

Je  sais  que  vos  regards  vont  rouvrir  mes  hlessures,       -\S5 

Que  tous  mes  pas  vers  vous  sont  autant  de  parjures  : 

Je  le  sais,  j'en  rougis.  Mais  j'atteste  les  Dieux, 

Témoins  de  la  fureur  de  mes  derniers  adieux, 

Que  j'ai  couru  partout  où  ma  perte  certaine 

Dégageoit  mes  serments  et  fmissoit  ma  peine.  î  jc 

J'ai  mendié  la  mort  chez  des  peuples  cruels 

1.  Devoir  :  devoir  de  civilité. 


ACTE  II,  SCENE  IL  63 

Qui  n'apaisoient  leurs  dieux  que  du  sang  des  mortels  ; 

Ils  m'ont  fermé  leur  temple;  et  ces  peuples  barbares 

De  mon  sang  prodigué  sont  devenus  avares*. 

Enfin  je  viens  à  vous,  et  je  me  vois  réduit  49$ 

A  chercher  dans  vos  yeux  une  mort  qui  me  fuit. 

Mon  désespoir  n'attend  que  leur  indifférence  : 

Ils  n'ont  qu'à  m'interdire  un  reste  d'espérance, 

Ils  n'ont,  pour  avancer  cette  mort  où  je  cours, 

Qu'à  me  dire  une  fois  ce  qu'ils  m'ont  dit  toujours.         5oo 

Voilà,  depuis  un  an,  le  seul  soin  qui  m'anime. 

Madame,  c'est  à  vous  de  prendre  une  victime 

Que  les  Scythes  auroient  dérobée  à  vos  coups. 

Si  j'en  avois  trouvé  d'aussi  cruels  que  vous* 


Quittez,  Seigneur,  quittez  ce  funeste  langage.  5o5 

A  des  soins  plus  pressants  la  Grèce  vous  engage. 
Que  parlez-vous  du  Scythe  et  de  mes  cruautés  ? 
Songez  à  tous  ces  rois  que  vous  représentez 5. 

1.  Vers  critiqués  par  Subligny  qui  troiwalt  avai^es  inexact,  et  aurait 
voulu  offert  au  lieu  de  prodigué.  —  Geoffroy,  le  critique  des  Débais, 
blâmait  Racine  d'avoir  prêté  un  mensonge  à  Ovide  :  il  a  été  jeté  par  la 
tempête  chez  les  Scythes,  et  il  s'est  sauvé,  loin  d'offrir  son  sang,  emme- 
nant la  statue  de  la  déesse  et  sa  prêtresse.  Il  suffit  à  Racine  qu'OresIe 
ait  fui  !-on  pays,  pour  supposer  que,  troublé,  las  de  la  vie,  il  cherchait 
la  mort  dans  ses  courses  lointaines. 

2.  Voilà  une  jolie  pointe,  qui  vaut  brûlé  j)lus  de  feux,  etc. 

3.  Var.  Non,  non,  ne  pensez  pas  qu'Hermione  dispose 

D'un  sang  sur  qui  la  Grèce  aujourd'hui  se  repose. 
Mais  vous-même,  est-ce  ainsi  que  vous  exécutez 
Les  vœux  de  tant  d'États  que  vous  représentez. 

[Éd.  1668  et  1673.) 

Siibligny  railla  se  reposer  sur  un  sang  et  demanda  si  les  Grecs  dont 
'•^le  exécutait  les  vœux  avaient  voué  un  pèlerinage  en  Epire {Préface). 

l'i.'icine  sentit  qu'il  y  avait  quelque  manque  de  justesse  dans  ces  vers, 

et  les  changea. 


Ci  ANDROMAQUE. 

Faut-il  que  d'un  transport  leur  vengeance  dépende? 
Est-ce  le  sang  d'Oreste  enfin  qu'on  vous  demande?       5io 
Dégagez-vous  1  des  soins  dont  vous  êtes  chargé. 

ORESTE. 

Les  refus  de  Pyrrhus  m'ont  assez  dégagé, 

Madame  :  il  me  renvoie;  et  quelque  autre  puissance 

Lui  fait  du  fils  d'Hector  embrasser  la  défense. 

HERMIONE. 

L'infidèle  !      ' 

ORESTE. 

Ainsi  donc,  tout  prêt  à  le  quitter,  5i5 

Sur  mon  propre  destin  je  viens  vous  consulter. 
Déjà  même  je  crois  entendre  la  réponse 
Qu'en  secret  contre  moi  votre  haine  prononce. 

HERMIONE. 

Hé  quoi  ^  toujours  injuste  en  vos  tristes  discours, 

De  mon  inimitié  vous  plaindrez-vous  toujours^?  620 

Quelle  est  cette  rigueur  tant  de  fois  alléguée  ? 

1.  Dégagez-vous.  Racine  étend  un  peu  l'emploi  du  mot  :  On  se  dégage 
en  s'acquittant  de  l'engagement  qu'on  a  pris. 

2.  Var.        ...  Ainsi  donc  il  ne  me  reste  rien 

Qu'à  venir  prendre  ici  la  place  du  Troyen  : 

Nous  sommes  ennemis,  lui  des  Grecs,  moi  le  vôtre; 

Pyrrhus  protège  l'un  et  je  vous  livre  l'autre. 

HERMIONE. 

Hé  quoi  !  dans  vos  chagrins  sans  raison  affermi, 
Vous  croirez-vous  toujours,  Seigneur,  mon  ennemi  ? 

{Éd.  1668-75.) 

Subligny  (III,  6)  se  moque  des  quatre  premiers  vers.  Lysandre  les  lit, 
et  demande  si  l'on  entend  ce  que  cela  veut  dire.  »  La  vicomtesse.  Si  l'on 
ne  l'entend  pas  bien,  du  moins  on  devine  quasi  la  beauté  qu'il  a  voulu 
faire  en  cet  endroit.  —  Alcipe.  D'accord,  madame,  on  devine  quasi,  lors- 


•       ACTE  II,  SCÈNE  II.  65 

J'ai  passé  dans  l'Epire,  où  j'étois  reléguée  : 

Mon  père  l'ordonnoit.  Mais  qui  sait  si  depuis 

Je  n'ai  point  en  secret  partagé  vos  ennuis  ? 

Pensez-vous  avoir  seul  éprouvé  des  alarmes?  525 

Que  l'Épire  jamais  n'ait  vu  couler  mes  larmes? 

Enfin  qui  vous  a  dit  que  malgré  mon  devoir 

Je  n'ai  pas  quelquefois  souhaité  de  vous  voir? 

ORESTE. 

Souhaité  de  me  voir!  Ah!  divine  princesse.... 
Mais,  de  grâce,  est-ce  à  moi  que  ce  discours  s'adresse?  53o 
Ouvrez  vos  yeux*  :  songez  qu'Oreste  est  devant  vous, 
Oreste,  si  longtemps  l'objet  de  leur  courroux. 

IIERMIONE. 

Oui,  c'est  vous  dont  l'amour,  naissant  avec  leurs  charmes, 
Leur  apprit  le  premier  le  pouvoir  de  leurs  armes  ; 
Vous  que  mille  vertus  me  forçoient  d'estimer;  535 

Vous  que  j'ai  plaint,  enfin  que  je  voudrois  aimer. 


Je  vous  entends.  Tel  est  pion  partage  funeste  : 
Le  cœur  est  pour  Pyrrhus,  et  les  vœux  pour  Oreste. 

HERMIONE. 

Ah!  ne  souhaitez  pas  le  destin  de  Pyrrhus  : 
Je  vous  haïrois  trop. 

ORESTE. 

Vous  m'en  aimeriez  plus.  54o 

qu'on  a  .lutant  d'esprit  que  vous  en  avez,  mais  cela  n'empêche  pas  que 
cène  soitim  galimatias.  »  Et  dans  la  Préface,  il  notait  l'impropriété 
du  vers  o"20.  «  Je  ne  trouve  point  que  vous  croirez-vous  mon  ennemi  ? 
pour  dire  me  croirez-vous  votre  ennemi?  soit  une  chose  bien  écrite.  » 

^'  Var.  Ouvrez  les  yeux....  {Éd.  1668-1676.) 

RACINE.  3 


66  ANDR03IAQUE. 

Ah  !  que  vous  me  verriez  d'un  regard  bien  contraire  ! 

Vous  me  voulez  aimer,  et  je  ne  puis  vous  plaire; 

Et  l'amour  seul  alors  se  faisant  obéir, 

Vous  m'aimeriez,  Madame,  en  me  voulant  haïr. 

0  Dieux  !  tant  de  respects,  une  amitié  si  tendre....        545 

Que  de  raisons  pour  moi,  si  vous  pouviez  m'entendre  ! 

Vous  seule  pour  Pyrrhus  disputez  aujourd'hui, 

Peut-être  malgré  vous,  sans  doute  malgré  lui. 

Car  enfin  il  vous  hait;  son  âme  ailleurs  éprise 

N'a  plus.... 

HERMIONE. 

Qui  vous  l'a  dit.  Seigneur,  qu'il  me  méprise?  55o 
Ses  regards,  ses  discours  vous  l'ont-ils  donc  appris? 
Jugez-vous  que  ma  vue  inspire  des  mépris, 
Qu'elle  allume  en  un  cœur  des  feux  si  peu  durables  ? 
Peut-être  d'autres  yeux  me  sont  plus  favorables. 


Poursuivez  :  il  est  beau  de  m'insulter  ainsi.  555 

Cruelle,  c'est  donc  moi  qui  vous  méprise  ici? 

Vos  yeux  n'ont  pas  assez  éprouvé, ma  constance  ? 

Je  suis  donc  un  témoin  de  leur  peu  de  puissance? 

Je  les  ai  méprisés  ?  Ah  !  qu'ils  voudroient  bien  voir 

Mon  rival,  comme  moi,  mépriser  leur  pouvoir  !  56;; 


Que  m'importe,  Seigneur,  sa  haine  ou  sa  tendresse  ? 

Allez  contre  un  rebelle  armer  toute  la  Grèce; 

Rapportez-lui  le  prix  de  sa  rébellion; 

Qu'on  fasse  de  l'Epire  un  second  Ilion. 

Allez.  Après  cela  direz- vous  que  je  l'aime?  565 

ORESTE. 

Madame,  faites  plus,  et  venez-y  vous-même. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  07 

Voulez-vous  demeurer  pour  otage  en  ces  lieux? 
Venez  dans  tous  les  cœurs  faire  parler  vos  yeux*. 
Faisons  de  notre  haine  une  commune  attaque. 

HERMIONE. 

Mais,  Seigneur,  cependant  s'il  épouse  Andromaque?      670 

ORESTE. 

Hé  !  Madame. 

HERMIONE. 

Songez  quelle  honte  pour  nous 
Si  d'une  Phrygienne  il  devenoit  l'époux  ! 


Et  vous  le  haïssez?  Avouez-le,  Madame, 
L'amour  n'est  pas  un  feu  qu'on  renferme  en  une  âme  : 
Tout  nous  trahit,  la  voix,  le  silence,  les  yeux;  -575 

Et  les  feux  mal  couverts  n'en  éclatent  que  mieux. 


Seigneur,  je  le  vois  bien,  votre  âme  prévenue 

Répand  sur  mes  discours  le  venin  qui  la  tue, 

Toujours  dans  mes  raisons  cherche  quelque  défour, 

Et  croit  qu'en  moi  la  haine  est  un  effort  d'amour.  58o 

Il  faut  donc  m'expliquer  :  vous  agirez  ensuite. 

Vous  savez  qu'en  ces  lieux  mon  devoir  m'a  conduite  ; 

Mon  devoir  m'y  retient,  et  je  n'en  puis  partir 

Que  mon  père  ou  Pyrrhus  ne  m'en  fasse  sortir. 

De  la  part  de  mon  père  allez  lui  faire  entendre  58b 

Que  l'ennemi  des  Grecs  ne  peut  être  son  gendre  : 

Du  Troyen  ou  de  moi'^  faites-le  décider; 

1.  Voilà  un  vers  que  Sublif^ny  aurait  pu  critiquer.  Mais  il  était  d'un 
tour  trop  précieux  pour  être  repris. 
'2.  Du  Troyen  ou  de  moi  :  entre  le  Troyen  et  moi.  Mais  la  phras-i 
xplique  par  une  f(  i-te  ellipse,  ou  encore  par  une  anacoluthe.  La  con- 


08  ANDROMAQUE. 

Qu'il  songe  qui  des  deux  il  veut  rendre  ou  garder; 
Enfin  qu'il  me  renvoie,  ou  bien  qu'il  vous  le  livre. 
Adieu.  S'il  y  consent,  je  suis  prête  à  vous  suivre.  690 


SCÈNE  m 

ORESTE,  seul. 

Oui,  oui,  vous  me  suivrez,  n'en  doutez  nullement  : 

Je  vous  réponds  déjà  de  son  consentement. 

Je  ne  crains  pas  enfin  que  Pyrrhus  la  retienne  : 

11  n'a  devant  les  yeux  que  sa  chère  Troyenne; 

Tout  autre  objet  le  blesse;  et  peut-être  aujourd'hui       Sç)S 

Il  n'attend  qu'un  prétexte  à  l'éloigner  de  lui. 

Nous  n'avons  qu'à  parler  :  c'en  est  fait.  Quelle  joie 

D'enlever  à  l'Épire  une  si  belle  proie  ! 

Sauve  tout  ce  qui  reste  et  de  Troie  et  d'Hector, 

Garde  son  fils,  sa  veuve,  et  mille  autres  encor,  600 

Épire  :  c'est  assez  qu'Hermione  rendue 

Perde  à  jamais  tes  bords  et  ton  prince  de  vue. 

Mais  un  heureux  destin  le  conduit  en  ces  lieux. 

Parlons.  A  tant  d'attraits.  Amour,  ferme  ses  yeux  ! 


SCÈNE  IV 
PYRRHUS,  ORESTE,  PHŒNIX. 

PYRRHUS. 

Je  vous  cherchois*.  Seigneur.  Un  peu  de  violence  6o5 

M'a  fait  de  vos  raisons  combattre  la  puissance, 

struclion  entamée  par  les  mots  du  Troyen  et  de  moi  est  abandonné^, 
puis  reprise  au  vers  suivant,  qui  des  deux. 

1.  Je  vous  cherchais.  Voilà  l'action  si  fort  reprochée  à  Pyrrhus  par 
tSubligny  comme  un  manquement  à  l'étiquette,  \ 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  09 

l'avoue;  et  depuis  que  je  vous  ai  quitté, 
^en  ai  senti  la  force  et  connu  l'équité, 
•"ai  songé,  comme  vous,  qu'à  la  Grèce,  à  mon  père, 

moi-même,  en  un  mot,  je  devenois  contraire;  6i  o 

le  je  relevois  Troie,  et  rendois  imparfait 
fout  ce  qu'a  fait  Achille  et  tout  ce  que  j'ai  fait. 

ne  condamne  plus  un  courroux  légitime, 
5t  l'on  vous  va,  Seigneur,  livrer  votre  victime. 

ORESTE. 

Seigneur,  par  ce  conseil  prudent  et  rigoureux,  6i5 

C'est  acheter  la  paix  du  sang  d'un  malheureux. 

PYRRHUS. 

Oui.  Mais  je  veux.  Seigneur,  l'assurer  davantage  : 
D'une  éternelle  paix  Hermione  est  le  gage  ; 
Je  l'épouse.  Il  sembloit  qu'un  spectacle  si  doux 
N'attendît  en  ces  lieux  qu'un  témoin  tel  que  vous.        620 
Vous  y  représentez  tous  les  Grecs  et  son  père, 
Puisqu'on  vous  Ménélas  voit  revivre  son  frère. 
Voyez-la  donc.  Allez.  Dites-lui  que  demain 
J'attends,  avec  la  paix,  son  cœur  de  votre  main. 

ORESTE. 

Ah  Dieux!  62$ 


SCÈNE  V 
PYRRHUS,  PIIŒNIX. 

PYRRHUS. 

lié  bien,  Phœnix,  l'amour  est-il  le  maître? 
yeux  refusent-ils  encor  de  me  connaître*? 

Connaître  :  reconnaître.  Sens  très  commun  alors.  Conformément 

sens.  mt'.Cnnnrnfrp  C^>i\   no   nne   vor-nrt'nnU'Xn 


70  ANDROMAQUE. 


PHŒNIX. 

Ah  !  je  vous  reconnois  ;  et  ce  juste  courroux, 

Ainsi  qu'à  tous  les  Grecs,  Seigneur,  vous  rend  à  vous*. 

Ce  n'est  plus  le  jouet  d'une  flamme  servile  : 

C'est  Pyrrhus,  c'est  le  fils  et  le  rival  d'Achille,  63() 

Que  la  gloire  à  la  fin  ramène  sous  ses  lois, 

Qui  triomphe  de  Troie  une  seconde  fois. 

PYRRHUS. 

Dis  plutôt  qu'aujourd'hui  commence  ma  victoire. 

D'aujourd'hui  seulement  je  jouis  de  ma  gloire; 

Et  mon  cœur,  aussi  fier  que  tu  l'as  vu  soumis,  635 

Croit  avoir  en  l'amour  vaincu  mille  ennemis. 

Considère,  Phœnix,  les  troubles  que  j'évite. 

Quelle  foule  de  maux  l'amour  traîne  à  sa  suite, 

Que  d'amis,  de  devoirs  j'allois  sacrifier, 

Quels  périls....  Un  regard  m'eût  tout  fait  oublier.  640 

Tous  les  Grecs  conjurés  fondoient  sur  un  rebelle. 

Je  trouvois  du  plaisir  à  me  perdre  pour  elle. 


Oui,  je  bénis.  Seigneur,  l'heureuse  cruauté 
Qui  vous  rend.... 

PYRRHUS. 

Tu  l'as  vu,  comme  elle  m'a  traité. 
Je  pensois,  en  voyant  sa  tendresse  alarmée,  (>  i'j 


i.  Entre  ce  vers  et  le  suivant,   les  éditions  de  1668  et  73  donnent| 
quatre  vers  supprimés  ensuite  par  l'auteur  : 

Et  qui  l'aurait  pensé  qu'une  si  noble  audace 
D'un  long  abaissement  prendrait  sitôt  la  place? 
Que  l'on  pût  sitôt  vaincre  un  poison  si  charmant? 
Mais  Pyrrhus,  (juand  il  veut,  sait  vejincreen  un  moment. 


ACTE  II,  SCENE  V.  /l 

Oiie  son  fils  me  la  dût  renvoyer  désarmée. 

J'allois  voir  le  succès*  de  ses  embrassements  : 

Je  n'ai  trouvé  que  pleurs  mêlés  d'emportements. 

Sa  misère  l'aigrit;  et  toujours  plus  farouche, 

Cent  fois  le  nom  d'Hector  est  sorti  de  sa  bouche.  65o 

Vainement  à  son  fils  j'assurois  mon  secours  : 

«  C'est  Hector,  disoit-elle  en  l'embrassant  toujours  ; 

Voilà  ses  yeux,  sa  bouche,  et  déjà  son  audace  2; 

C'est  lui-même,  c'est  toi,  cher  époux,  que  j'embrasse.  » 

Et  quelle  est  sa  pensée?  Attend-elle ^  en  ce  jour  655 

Que  je  lui  laisse  un  fils  pour  nourrir  son  amour? 

PHŒNIX. 

Sans  doute.  C'est  le  prix  que  vous  gardoit  l'ingrate. 
Mais  laissez-la.  Seigneur. 

PYRRHUS. 

Je  vois  ce  qui  la  flatte*. 
Sa  beauté  la  rassure  ;  et  malgré  mon  courroux, 
L'orgueilleuse  m'attend  encore  à  ses  genoux.  6(Jo 

Je  la  verrois  aux  miens,  Phœnix,  d'un  œil  tranquille. 
Elle  est  veuve  d'Hector,  et  je  suis  fils  d'Achille  ; 
Trop  de  haine  sépare  Andromaque  et  Pyrrhus.      , 

PHŒNIX. 

Commencez  donc,  Seigneur,  à  ne  m'en  parler  plus». 

1.  Succès  :  résultat,  bon  ou  mauvais.  Sens  commun  du  mot. 

2.  Sic  oculos,  sic  ille  manus,  sic  ora  ferebat.      (Virg.  En.,  III,  490.) 
«  Voilà  ses  yeux,  voilà  ses  mains,  voilà  sa  bouche.  » 

Ce  vers  avait  été  délayé  en  quatre  vers  par  Sénèque  (462-466). 

3.  Attend-elle  :  espère-t-elle,  s'attend-elle.... 

4.  Flatte  :  ce  qui  lui  donne  des  illusions,  la  fait  espérer. 

5.  Et  malim  taceas,  qimm  te  desisse  loquaris. 

Qui  nimium  multis  :  «  ^on  amo  »,  dicit,  amat. 

(Ovide,  fiem.Am.,  647-8.) 
«  ru  ferais  mieux  de  te  taire  que  de  dire  que  tu  n'aimes  plus.  Celui 
fUi  sans  cesse  répète  :  «  Je  n'aime  plus  »,  aime  encore.  » 


7'2  ANDROMAQIIE. 

Allez  voir  Ilermione;  et  content  de  lui  plaire,  GG3 

Oubliez  à  ses  pieds  jusqu'à  votre  colère. 
Vous-même  à  cet  hymen  venez  la  disposer. 
Est-ce  sur  un  rival  qu'il  s'en  faut  reposer? 
Il  ne  l'aime  que  trop. 

PYRRHUS. 

Crois-tu,  si  je  l'épouse, 
Qu'Andromaque  en  son  cœur  n'en  sera  pas  jalouse*?    670 

PHŒNIX. 

Quoi?  toujours  Andromaque  occupe  votre  esprit? 
Que  vous  importe,  ô  Dieux!  sa  joie  ou  son  dépit? 
Quel  charme,  malgré  vous,  vers  elle  vous  attire? 

PYRRHUS. 

Non,  je  n'ai  pas  bien  dit  tout  ce  qu'il  lui  faut  dire  : 

Ma  colère  à  ses  yeux  n'a  paru  qu'à  demi;  676 

Elle  ignore  à  quel  point  je  suis  son  ennemi. 

Retournons-y.  Je  veux  la  braver  à  sa  vue, 

Et  donner  à  ma  haine  une  libre  étendue 2. 

Viens  voir  tous  ses  attraits,  Phœnix,  humiliés. 

Allons. 

1.  Toute  la  scène,  et  ce  vers  surtout  ont  été  blâmés  par  des  juge»] 
trop  attachés  à  l'absolue  séparation  des  genres.  Boileau,  selon  lef 
BoLvnna  et  selon  Brossette,  voyait  là  une  scène  de  comédie.  L'abbé  Dubo»j 
[Réflexions  critiques  sur  la  poésie  et  la  peinture^  I,  18)  pense 
même.  Ce  fut  le  malheur  de  la  tragédie  qu'on  en  exclut  rigoureuse-J 
ment  les  mouvements  modérés  et  naturels  :  on  l'enferma  dans  le  pa- 
thétique violent,  qui  ne  peut  être  continu  qu'à  force  d'artifices  et  dej 
conventions.  Il  y  a  ici  une  charmante  comédie,  si  l'on  veut,  mais  comé-J 
die  du  sentiment  vrai,  profond,  ingénu  par  sa  sincérité  même. 

2.  Amalfrède,  dans  Quinault,  dit  d'Amalasonte  qui  a  mandé  Théodat  ; 

Elle  doit  le  haïr,  mais  elle  doit  le  voir  ; 

Et  je  ne  sais  que  trop  par  mon  expérience 

Que  le  voir  et  l'aimer  ont  peu  de  différence.  (111,  3.) 

Expression  sèche,  abstraite  et  alfadie  du  sentiment. 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  73 

PHŒÎIIX. 

Allez,  Seigneur,  vous  jeter  à  ses  pieds.  680 

Allez,  en  lui  jurant  que  votre  âme  l'adore, 
A  de  nouveaux  mépris  l'encourager  encore. 


Je  le  vois  bien,  tu  crois  que  prêt  à  l'excuser 

Mon  cœur  court  après  elle,  et  cherche  à  s'apaiser, 

PHŒNIX. 

Vous  aimez  :  c'est  assez. 

PYRRHUS. 

Moi  l'aimer?  une  ingrate       685 
Qui  me  hait  d'autant  plus  que  mon  amour  la  flatte? 
Sans  parents,  sans  amis,  sans  espoir  que  sur  moi, 
Je  puis  perdre  son  fils;  peut-être  je  le  doi. 
Étrangère...  que  dis-je?  esclave  dans  l'Épire, 
Je  lui  donne  son  fils,  mon  âme,  mon  empire;  690 

Et  je  ne  puis  gagner  dans  son  perfide  cœur 
D'autre  rang  quecelinde  son  persécuteur? 
>on,  non,  je  l'ai  juré,  ma  vengeance  est  certaine  : 
11  faut  bien  une  fois  justifier  sa  haine. 
J'abandonne  son  fils.  Que  de  pleurs  vont  couler!  695 

De  quel  nom  sa  douleur  me  va-t-elle  appeler!   ' 
'juel  spectacle  pour  elle  aujourd'hui  se  dispose! 
Elle  en  mourra,  Phœnix,  et  j'en  serai  la  cause. 
C'est  lui  mettre  moi-même  un  poignard  dans  le  sein. 

-  PHŒNIX. 

Et  pourquoi  donc  en  faire  éclater  le  dessein?  700 

Que  ne  consultiez-vous  tantôt  votre  foiblesse? 

PYRRHUS. 

Je  t'entends.  Mais  excuse  un  reste  de  tendresse. 
Crains-tu  pour  ma  colère  un  si  foible  combat? 


74 


A^DROMAQUE. 


D'un  amour  qui  s'éteint  c'est  le  dernier  éclat. 
Allons.  A  tes  conseils,  Phœnix,  je  m'abandonne. 
Faut-il  livrer  son  fils?  faut-il  voir  Hermiorie? 


Oui,  voyez-la.  Seigneur,  et  par  des  vœux  soumis 
Protestez-lui.... 

PYRRHUS. 

Faisons  tout  ce  que  j'ai  promis. 


FIN  DU   SECOND   ACTE 


ACTE  III 


SCÈNE    PREMIÈRE 
ORESTE,  PYLADE. 

PYLADE. 

Modérez  donc,  Seigneur,  cette  fureur  extrême. 

Je  ne  vous  connois  plus  :  vous  n'êtes  plus  vous-même.  710 

Souffrez.... 

ORESTE. 

Non,  tes  conseils  ne  sont  plus  de  saison, 
Pylade,  je  suis  las  d'écouter  la  raison. 
C'est  traîner  trop  longtemps  ma  vie  et  mon  supplice  : 
Il  faut  que  je  l'enlève,  ou  bien  que  je  périss'e. 
Le  dessein  en  est  pris,  je  le  veux  achever.  7i5 

Oui,  je  le  veux. 

PYLADE. 

lié  bien,  il  la  faut  enlever  : 
J'y  consens.  Mais  songez  cependant  où  vous  êtes. 
Que  croira-t-on  de  vous,  à  voir  ce  que  vous  faites? 
Dissimulez  :  calmez  ce  transport  inquiet*; 
Commandez  à  vos  yeux  de  garder  le  secret.  720 

Ces  gardes,  cette  cour,  l'air  qui  vous  environne, 

1.  Var.      Faites  taire,  Seigneur,  ce  transport  inquiet.  (1668-76.) 


7<i  A^DUOMAOLE. 

Tout  dépend  de  Pyrrhus,  et  surtout  Hermione. 
A  ses  regards  surtout  cachez  votre  courroux. 
0  Dieux!  en  cet  état  pourquoi  la  cherchiez-vous? 

ORESTE. 

Que  sais-je?  De  moi-même  étois-je  alors  le  maître? 
La  fureur  m'emportoit,  et  je  venois  peut-être 
Menacer  à  la  fois  l'ingrate  et  son  amant. 

PYLADE, 

Et  quel  étoit  le  fruit  de  cet  emportement? 


Et  quelle  âme,  dis-moi,  ne  sêroit  éperdue 

Du  coup  dont  ma  raison  vient  d'être  confondue?  ySo 

11  épouse,  dit-il,  Hermione  demain; 

Il  veut,  pour  m'honorer,  la  tenir  de  ma  main. 

Ah!  plutôt  cette  main  dans  le  sang  du  barbare.... 

PYLADE. 

Vous  l'accusez.  Seigneur,  de  ce  destin  bizarre*. 
Cependant,  tourmenté  de  ses  propres  desseins,  735 

11  est  peut-être  à  plaindre  autant  que  je  vous  plains. 

ORESTE. 

Non,  non;  je  le  connois,  mon  désespoir  le  flatte; 

Sans  moi,  sans  mon  amour,  il  dédaignoit  l'ingrate  ; 

Ses  charmes  jusque-là  n'avoient  pu  le  toucher  : 

Le  cruel  ne  la  prend  que  pour  me  l'arracher.  740 

Ah  Dieux  !  c'en  étoit  fait  :  Hermione  gagnée 

Pour  jamais  de  sa  vue  alloit  être  éloignée. 

Son  cœur,  entre  l'amour  et  le  dépit  confus  2, 

Pour  se  donner  à  moi  n'attendoit  qu'un  refus; 

1.  Bizarre  paraîtrait  faible  aujourd'hui.  Le  mot  était  encore  récent 
dans  la  langue  :  il  était  venu  de  l'espagnol  au  siècle  précédent. 

2.  Confus  :  embarrassé,  qui  ne  démêle  pas  clairement  ses  sentiments. 


ACTE  m,  SCÈNE  I.  77 

S^s  yeux  s'ouvroient,  Pyladc  ;  elle  écoiitoit  Oreste,  745 

Lui  paiioit,  le  plaignoit.  Un  mot  eût  fait  le  reste. 

PYLADE. 

Vous  le  croyez. 

ORESTE. 

É  lié  quoi?  ce  courroux  enflammé 

/Contre  un  ingrat.... 

PYLADE. 

Jamais  il  ne  fut  plus  aimé. 
Pensez-vous,  quand  Pyrrhus  vous  l'auroit  accordée, 
Qu'un  prétexte  tout  prêt  ne  l'eût  pas  retardée?  7Ô0 

M'en  croirez-vous?  Lassé  de  ses  trompeurs  attraits. 
Au  lieu  de  l'enlever,  fuyez-la  pour  jamais*. 
Quoi?  votre  amour  se  veut  charger  d'une  furie 
Qui  vous  détestera,  qui  toute  votre  vie 
Regrettant  un  hymen  tout  prêt  à  s'achever,  755 

Voudra.... 

ORESTE. 

C'est  pour  cela  que  je  veux  l'enlever. 
Tout  lui  riroit,  Pylade;  et  moi,  pour  mon  partage, 
Je  n'emporterois  donc  qu'une  inutile  rage? 
J'irois  loin  d'elle  encor  tâcher  de  l'oubher? 
Non,  non,  à  mes  tourments  je  veux  l'associer.  760 

(/est  trop  gémir  tout  seul.  Je  suis  las  qu'on  me  plaigne  : 
Jt'  prétends  qu'à  mon  tour  l'inhumaine  me  craigne, 
Et  que  ses  yeux  cruels,  à  pleurer  condamnés. 
Me  rendent  tous  les  noms  que  je  leur  ai  donnés. 

PYLADE. 

Voilà  donc  le  succès  qu'aura  votre  ambassade  :  765 

Oreste  ravisseur! 

ORESTE. 

Et  qu'importe,  Pylade? 

1.  Var.  Au  lieu  de  l'enlever,  Seigneur,  je  la  fuirais.  (1668-73.) 


78  ANDROMAQUE. 

Quand  nos  Étals  vengés  jouiront  de  mes  soins, 

L'ingrate  de  mes  pleurs  jouira-t-elle  moins? 

Et  que  me  servira  que  la  Grèce  m'admire, 

Tandis  que  je  serai  la  fable  de  l'Épire?  770 

Que  veux-tu?  Mais,  s'il  faut  ne  te  rien  déguiser, 

Mon  innocence  enfin  commence  à  me  peser. 

Je  ne  sais  de  tout  temps  quelle  injuste  puissance 

Laisse  le  crime  en  paix  et  poursuit  l'innocence. 

De  quelque  part  sur  moi  que  je  tourne  les  yeux,  775 

Je  ne  vois  que  malheurs  qui  condamnent  les  Dieux*. 

Méritons  leur  courroux,  justifions  leur  haine, 

Et  que  le  fruit  du  crime  en  précède  la  peine. 

Mais  toi,  par  quelle  erreur  veux-tu  toujours  sur  toi 

Détourner  un  courroux  qui  ne  cherche  que  moi?  780 

Assez  et  trop  longtemps  mon  amitié  t'accable  : 

Évite  un  malheureux,  abandonne  un  coupable. 

Cher  Pylade,  crois-moi,  ta  pitié  te  séduit. 

Laisse-moi  des  périls  dont  j'attends  tout  le  fruit. 

Porte  aux  Grecs  cet  enfant  que  Pyrrhus  m'abandonne 2.  785 

Va-t'en. 

PYLADE. 

Allons,  Seigneur,  enlevons  Ilermione. 
Au  travers  des  périls  un  grand  cœur  se  fait  jour. 
Que  ne  peut  l'amitié  conduite  par  l'amour? 


1.  Il  y  a  ici  comme  un  ressouvenir  des  vers  fameux  de  Claudien  par 
lesquels  s'ouvre  l'invective  contre  Rufin.  Le  vers  774  traduit  : 

...  lœtosque  diu  florere  nocentes 
Vexarique  jnos.... 

«  Los  coupables  dans  l'éclat  d'une  prospérité  prolongée,  les  bons  per- 
sécutés. » 

Le  ver^  776,  condamnent  les  Dieux,  est  un  renversement  de  l'expres- 
sion :  Alsolvitqne  deos  (absout  les  dieux). 

2.  Souvenir  d'Euripide,  Oreste,  1068-1078.  Oreste  engage  Pylade  à  le 
quitter,  à  ne  pas  mourir  avec  lui. 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  79 

Allons  de  tous  vos  Grecs  encourager  le  zèle. 

J^os  vaisseaux  sont  tout  prêts,  et  le  vent  nous  appelle.  790 

J.^  sais  de  ce  palais  tous  les  détours  obscurs  ; 

Fous  voyez  que  la  mer  en  vient  battre  les  murs; 

Et  cette  nuit,  sans  peine,  une  secrète  voie 

Jusqu'en  votre  vaisseau  conduira  votre  proie. 

ORESTE. 

J'abuse,  cher  ami,  de  ton  trop  d'amitié.  795 

Mais  pardonne  à  des  maux  dont  toi  seul  as  pitié; 

Excuse  un  malheureux  qui  perd  tout  ce  qu'il  aime, 

Que  tout  le  monde  hait,  et  qui  se  hait  lui-même. 

Que  ne  puis-je  à  mon  tour  dans  un  sort  plus  heureux.... 

PYLADE. 

Dissimulez,  Seigneur  :  c'est  tout  ce  que  je  veux.  800 

Gardez  1  qu'avant  le  coup  votre  dessein  n'éclate  : 
Oubliez  jusque-là  qu'llermione  est  ingrate; 
Oubliez  votre  amour.  Elle  vient,  je  la  voi. 

ORESTE. 

Va-t'en.  Réponds-moi  d'elle,  et  je  réponds  de  moi. 


I  SCÈNE  II 

HERMIONE,  ORESTE,  CLÉONE. 

ORESTE. 

Hé  bien!  mes  soins  vous  ont  rendu  votre  conquête.        8o5 
J'ai  vu  Pyrrhus,  Madame,  et  votre  hymen  s'apprête. 

1.  Gardez  :  prenez  garde. 


80  ANDROMAQUE. 

HERMIONE. 

On  le  dit;  et  déplus  on  vient  de  m'assurer 

Que  vous  ne  me  cherchiez  que  pour  m'y  préparer. 

ORESTE. 

Et  votre  âme  à  ses  vœux  ne  sera  pas  rebelle? 

HERMIONE. 

Qui  l'eût  cru,  que  Pyrrhus  ne  fût  pas  infidèle?  8.v. 

Que  sa  flamme  attendroit  si  tard  pour  éclater, 

Qu'il  reviendroit  à  moi  quand  je  l'allois  quitter? 

Je  veux  croire  avec  vous  qu'il  redoute  la  Grèce, 

Qu'il  suit  son  intérêt  plutôt  que  sa  tendresse, 

Que  mes  yeux  sur  votre  âme  étoient  plus  absolus.         8i5 


Non,  Madame  :  il  vous  aime,  et  je  n'en  doute  plus. 
Vos  yeux  ne  font-ils  pas  tout  ce  qu'ils  veulent  faire  ? 
Et  vous  ne  vouliez  pas  sans  doute  lui  déplaire. 


Mais  que  puis-je,  Seigneur?  On  a  promis  ma  foi. 

Lui  ravirai-je  un  bien  qu'il  ne  tient  pas  de  moi?  820 

L'amour  ne  règle  pas  le  sort  d'une  princesse  : 

La  gloire  d'obéir  est  tout  ce  qu'on  nous  laisse*. 

Cependant  je  partois  ;  et  vous  avez  pu  voir 

Combien  je  relâchois  pour  vous  de  mon  devoir. 


Ah!  que  vous  saviez  bien,  cruelle....  Mais,  Madame,      823 
Chacun  peut  à  son  choix  disposer  de  son  âme. 

1.  Sentiment  ordinaire  des  princesses  de  Corneille.  Ce  lieu  commun 
est  ici  louché  discrètement,  mais  surtout  ce  n'est  pour  Hermione  qu'un 
prétexte. 


ACTE  III,  SCENE  III.  81 

La  vôtre  étoit  à  vous.  J'espérois;  mais  enfin 

Vous  l'avez  pu  donner  sans  me  faire  un  larcin. 

Je  vous  accuse  aussi  bien  moins  que  la  fortune. 

Et  pourquoi  vous  lasser  d'une  plainte  importune?  83o 

Tel  est  votre  devoir,  je  l'avoue  ;  et  le  mien 

Est  de  vous  épargner  un  si  triste  entretien. 


SCÈNE  ni 

HERMIONE,  CLËOISJE. 

HERMIONE. 

Attendois-tu,  Cléone,  un  courroux  si  modeste  ? 

CLÉONE. 

La  douleur  qui  se  tait  n'en  est  que  plus  funeste. 

Je  le  plains  :  d'autant  plus  .qu'auteur  de  son  ennui,       835 

Le  coup  qui  l'a  perdu  n'est  parti  que  de  lui. 

Comptez  depuis  quel  temps  votre  hymen  se  prépare  : 

Il  a  parlé.  Madame,  et  Pyrrhus  se  déclare. 


Tu  crois  que  Pyrrhus  craint  ?  Et  que  craint-il  encor? 
Des  peuples  qui  dix  ans  ont  fui  devant  Hector,  840 

Qui  cent  fois  effrayés  de  l'absence  d'Achille, 
Dans  leurs  vaisseaux  brûlants  ont  cherché  leur  asile, 
Et  qu'on  verroit  encor,  sans  l'appui  de  son  fils. 
Redemander  Hélène  aux  Troyens  impunis  ? 
Non,  Cléone,  il  n'est  point  ennemi  de  lui-même  ;  846 

\\  veut  tout  ce  qu'il  fait;  et  s'il  m'épouse,  il  m'aime. 
Mais  (pi'Oreste  à  son  gré  m'impute  ses  douleurs  : 
N'avons-nous  d'entretien  que  celui  de  ses  pleurs  ? 
rrhus  revient  à  nous.  Hé  bien  !  chère  Cléone, 


w 


St:  ANDROMAQUE. 

Conçois-tu  les  transports  de  l'heureuse  Hermione  ?         85o 

Sais-tu  quel  est  Pyrrhus  ?  T'es-tu  fait  raconter 

Le  nombre  des  exploits....  Mais  qui  les  peut  compter? 

Intrépide,  et  partout  suivi  de  la  victoire, 

Charmant,  fidèle  enfin,  rien  ne  manque  à  sa  gloire. 

Songe*.... 

CLÉONE. 

Dissimulez.  Votre  rivale  en  pleurs  855 

Vient  à  vos  pieds,  sans  doute,  apporter  ses  douleurs. 


Dieux  !  ne  puis-je  à  ma  joie  abandonner  mon  âme? 
Sortons  :  que  lui  dirois-je  ? 


SCÈNE  IV 

ANDROMAQUE,  HERMIONE,  CLÉONE,  CÉPHISE. 

ANDROMAQUE. 

Où  fuyez-vous.  Madame? 
N'est-ce  point  à  vos  yeux  un  spectacle  assez  doux 
Que  la  veuve  d'Hector  pleurante  à  vos  genoux  ?  860 

Je  ne  viens  point  ici,  par  de  jalouses  larmes. 
Vous  envier  un  cœur  qui  se  rend  à  vos  charmes. 
Par  une  main  cruelle,  hélas  !  j'ai  vu  percer  ^ 
Le  seul  3  où  mes  regards  prétendoient  s'adresser. 
Ma  flamme  par  Hector  fut  jadis  allumée  ;  865 

1.  Voici  le  pendant  de  la  scène  v  de  l'acte  II.  La  naïveté  égoïste  de  la 
passion  s'étale  dans  ce  couplet. 

2.  Var.    Par  les  mains  de  son  père,  hélas  !  j'ai  vu  percer.  (1668-76.) 

3.  Le  seul.  II  y  a  une  pointe  analogue  à  celle  du  vers  320.  Le  cœur 
est  pris  (862)  au  figuré,  et  ici  (864)  au  propre  dans  la  proposition  prin- 
cipale, au  figuré  dans  la  relative. 


I 


ACTE  III,  SCENE  IV.  85 

Avec  lui  dans  la  tombe  elle  s'est  enfermée*. 

Mais  il  me  reste  un  fils.  Vous  saurez  quelque  jour, 

Madame,  pour  un  fils  jusqu'où  va  notre  amour; 

Mais  vous  ne  saurez  pas,  du  moins  je  le  souhaite, 

En  quel  trouble  mortel  son  intérêt  nous  jette,  870 

Lorsque  de  tant  de  biens  qui  pouvoient  nous  flatter, 

C'est  le  seul  qui  nous  reste,  et  qu'on  veut  nous  l'ôtcr. 

Hélas  !  lorsque  lassés  de  dix  ans  de  misère. 

Les  Troyens  en  courroux  menacoient  votre  mère. 

J'ai  su  de  mon  Hector  lui  procurer  l'appui 2.  876 

Vous  pouvez  sur  Pyrrhus  ce  que  j'ai  pu  sur  lui. 

Que  craint-on  d'un  enfant  qui  survit  à  sa  perte  ? 

Laissez-moi  le  cacher  en  quelque  île  déserte. 

Sur  les  soins  de  sa  mère  on  peut  s'en  assurer. 

Et  mon  fils  avec  moi  n'apprendra  qu'à  pleurer 5.  880 

HERMIONE. 

Je  conçois  vos  douleurs.  Mais  un  devoir  austère, 

Quand  mon  père  a  parlé,  m'ordonne  de  me  taire. 

C'est  lui  qui  de  Pyrrhus  fait  agir  le  courroux. 

S'il  faut  fléchir  Pyrrhus,  qui  le  peut  mieux  que  vous? 

Vos  yeux  assez  longtemps  ont  régné  sur  son  àme.         885' 

Faites-le  prononcer  :  j'y  souscrirai,  Madame. 

1.  Ille  meos,  primus  qui  me  sibi  jîinxit,  aniores 
Abslulit;  ille  habeat  secum  servelque  sepulcro. 

(Didon,  dans  Virg.,  En.  IV,  29.) 

«  Mon  premier  époux  a  emporté  mon  amour  :  qu'il  le  retienne  avec 
lui  et  le  f^arde  dans  son  tombeau.  » 

2.  Hélène,  pleurant  Hector,  dit  qu'elle  en  a  toujours  été  bien  traitée 
et  qu'il  la  consolait  des  paroles  amères  qu'on  lui  adressait  parfois 
illiade,  XXIV,  768-72). 

3.  Servire  liceat  :  aliquis  hoc  régi  negat  ? 

dit  Andromaqne  à  Ulysse,  lorqu'elle  prie  pour  la  vie  d'Astyanax  (Sénèq., 
Tr..  7i7.)  «  Qu'il  ait  le  droit  d'être  esclave:  peut-on  refuser  cela  à  un 
prince?  » 


84  ANDROMAQUE. 

SCÈNE  V 
ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

ANDROMAQUE. 

Quel  mépris  la  cruelle  attache  à  ses  refus  ! 

CÉPIUSE. 

Je  croirois  ses  conseils,  et  je  verrois  Pyrrhus. 
Un  regard  confondroit  Hermione  et  la  Grèce.... 
Mais  lui-même  il  vous  cherche. 

SCÈNE  VI 
PYRRHUS,  ANDROMAQUE,  PIIŒNIX,  CÉPHISE. 

PYRRHUS,  à  Phénix, 

Où  donc  est  la  princesse  ?  890 
Ne  m'avois-tu  pas  dit  qu'elle  étoit  en  ces  lieux  ? 

PIIŒNIX. 

Je  le  croyois. 

ANDROMAQUE,  à  Céphise. 

Tu  vois  le  pouvoir  de  mes  yeux. 

PYRRHUS. 

Que  dit-elle,  Phœnix? 

ANDROMAQUE. 

Hélas!  tout  m'abandonne. 

PHŒNIX. 

Allons.  Seigneur,  marchons  sur  les  pas  d'Hermione. 


ACTE  III,  SCÈNE  YI.  85 

CÉPHISE. 

Qu'attendez-vous,  rompez  ce  silence  obstiné.  896 

ANDROMAQUE 

Il  a  promis  mon  fils. 

CÉPHISE. 

Il  ne  l'a  pas  donné. 

ANDROMAQUE. 

Non,  non,  j'ai  beau  pleurer,  sa  mort  est  résolue. 

PYRRHUS. 

Daigne-t-elle  sur  nous  tourner  au  moins  la  vue  ? 
Quel  orgueil  ' 

ANDROMAQUE. 

Je  ne  fais  que  l'irriter  encor. 
Sortons. 

PYRRHUS. 

Allons  aux  Grecs  livrer  le  fils  d'Hector.  900 

ANDROMAQUE. 

Ah  !  Seigneur,  arrêtez  !  Que  prétendez-vous  faire  ? 

Si  vous  livrez  le  fils,  livrez-leur  donc  la  mère. 

Vos  serments  m'ont  tantôt  juré  tant  d'amitié  !    ^ 

Dieux!  ne  pourrai-je  au  moins  toucher  votre  pitié? 

Sans  espoir  de  pardon  m'avez-vous  condamnée?  906 

PYRRHUS. 

Phœnix  vous  le  dira,  ma  parole  est  donnée. 

ANDROMAQUE. 

Vous  qui  braviez  pour  moi  tant  de  périls  divers l 


80  '  ANDROMAQUE. 


J'étois  aveugle  alors  :  mes  yeux  se  sont  ouverts. 

Sa  grâce  à  vos  désirs  pouvoit  être  accordée; 

Mais  vous  ne  l'avez  pas  seulement  demandée.  910 

C'en  est  fait. 

ANDROMAQUE. 

Ah  !  Seigneur,  vous  entendiez  assez 
Des  soupirs  qui  craignoient  de  se  voir  repoussés. 
Pardonnez  à  l'éclat  d'une  illustre  fortune 
Ce  reste  de  fîerlë  qui  craint  d'être  iniportune. 
Vous  ne  l'ignorez  pas  :  Andromaque  sans  vous  91 5 

N'auroit  jamais  d'un  maître  embrassé  les  genoux*. 

PYRRHUS. 

Non,  vous  me  haïssez;  et  dans  le  fond  de  l'âme 

Vous  craignez  de  devoir  quelque  chose  à  ma  flamme. 

Ce  fils  même,  ce  fils,  l'objet  de  tant  de  soins. 

Si  je  l'avois  sauvé,  vous  l'en  aimeriez  moins.  920 

La  haine,  le  mépris,  contre  moi  tout  s'assemble; 

Vous  me  haïssez  plus  que  tous  les  Grecs  ensemble. 

Jouissez  à  loisir  d'un  si  noble  courroux. 

Allons,  Phœnix. 

ANDROMAQUE. 

Allons  rejoindre  mon  époux. 

CÉPHISE. 


Madame. 


1.  Ad  (jenua  accido 

Sîippîex,  Ulysse,  qiiamqne  nullius  pedes 
Novere  dextram,  pedibus  admoveo  tuis. 

«  Je  tombe  suppliante  à  tes  genoux,  Ulysse  :  cette  main  qui  n'a  jamais 
touché  un  homme,  je  l'approche  de  ton  pied.  » 

(Sénèq.,  Jr.,  689-91.) 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  87 

ANDROMAQUE. 

Et  que  veux-tu  que  je  lui  dise  encore?         925 
Auteur  de  tous  mes  maux,  crois-tu  qu'il  les  ignore? 
Seigneur,  voyez  l'état  où  vous  me  réduisez. 
J'ai  vu  mon  père  mort,  et  nos  murs  embrasés  ; 
J'ai  vu  trancher  les  jours  de  ma  famille  entière, 
Et  mon  époux  sanglant  traîné  sur  la  poussière, ,  930 

Son  fils,  seul  avec  moi,  réservé  pour  les  fers*. 
Mais  que  ne  peut  un  fils?  Je  respire,  je  sers. 
J'ai  fait  plus  :  je  me  suis  quelquefois  consolée 
Qu'ici,  plutôt  qu'ailleurs,  le  sort  m'eût  exilée; 
Qu'heureux  dans  son  malheur,  le  fils  de  tant  de  rois,    935 
Puisqu'il  devoit  servir,  fût  tombé  sous  vos  lois. 
J'ai  cru  que  sa  prison  deviendroit  son  asile. 
Jadis  Priam  soumis  fut  respecté  d'Achille*  : 
J'attendois  de  son  fils  encor  plus  de  bonté. 
Pardonne,  cher  Hector,  à  ma  crédulité.  940 

Je  n'ai  pu  soupçonner  ton  ennemi  d'un  crime  ; 
Malgré  lui-même  enfin  je  l'ai  cru  magnanime. 
Ah!  s'il  l'étoit  assez  pour  nous  laisser  du  moins 
Au  tombeau  qu'à  ta  cendre  ont' élevé  mes  soins, 
Et  que  finissant  là   sa  haine  et  nos  misères,  945 

Il  ne  séparât  point  des  dépouilles  si  chères! 

PYRRHUS. 

Va  m'attendrc,  Phœnix. 

1.  ...  Scsayàç  [xèv  "Exxopoç  Tpo)^Ti>^âTOuç 
•/taxciôov,  olxxpwç  t'  "Dviov  Tupoufxsvov, 
auTT)  Se  oouXtj  vaûç  è%  'Apyeiwv  eêriv. 

«  J'ai  vu  Hector  tué,  et  traîné  par  le  char  d'Achille,  j'ai  vu  la  déplo- 
rable llion  brûler,  et  je  suis  montée  esclave  sur  les  vaisseaux  des 
Grecs.  » 

(Eurip.,  Andr.,  iOO-403.) 

2.  Iliade,  XXIV,  4G8-520. 


88  ANDROMAQUE. 

SCÈNE  YIl 
PYRRHUS,  AÎ^DROMAQUE,  CÉPHISE. 

PYRRHUS  continue. 

Madame,  demeurez. 
On  peut  vous  rendre  encor  ce  fils  que  vous  pleurez. 
Oui,  je  sens  à  regret  qu'en  excitant  vos  larmes 
Je  ne  fais  contre  moi  que  vous  donner  des  armes.        gSo 
Je  croyois  apporter  plus  de  haine  en  ces  lieux. 
Mais,  Madame,  du  moins  tournez  vers  moi  les  yeux  : 
Voyez  si  mes  regards  sont  d'un  juge  sévère, 
S'ils  sont  d'un  ennemi  qui  cherche  à  vous  déplaire. 
Pourquoi  me  forcez-vous  vous-même  à  vous  trahir?      955 
Au  nom  de  votre  fils,  cessons  de  nous  haïr. 
A  le  sauver  enfin  c'est  moi  qui  vous  convie. 
Faut-il  que  mes  soupirs  vous  demandent  sa  vie? 
Faut-il  qu'en  sa  faveur  j'embrasse  vos  genoux? 
Pour  la  dernière  fois,  sauvez-le,  sauvez-vous.  960 

Je  sais  de  quels  serments  je  romps  pour  vous  les  chaînes, 
Combien  je  vais  sur  moi  faire  éclater  de  haines. 
Je  renvoie  Ilermione,  et  je  mets  sur  son  front. 
Au  lieu  de  ma  couronne,  un  éternel  affront. 
Je  vous  conduis  au  temple  où  son  hymen  s'apprête;     963 
Je  vous  ceins  du  bandeau  préparé  pour  sa  tête. 
Mais  ce  n'est  plus.  Madame,  une  offre  à  dédaigner  ; 
Je  vous  le  dis,  il  faut  ou  périr  ou  régner*. 
Mon  cœur,  désespéré  d'un  an  d'ingratitude. 
Ne  peut  plus  de  son  sort  souffrir  l'incertitude.  970 

C'est  craindre,  menacer  et  gémir  trop  longtemps. 

1.  Voyez  Pertharite,  vers  739-762  ;  l'alternative  est  posée  dans  les 
mêmes  termes. 


I 


ACTE  III,  SCENE  VIII.  89 

Je  meurs  si  je  vous  perds,  mais  je  meurs  si  j'attends. 
Songez-y  :  je  vous  laisse;  et  je  viendrai  vous  prendre 
Pour  vous  mener  au  temple,  où  ce  fils  doit  m'attendra; 
Et  là  vous  me  verrez,  soumis  ou  furieux,  976 

Vous  couronner,  Madame,  ou  le  perdre  à  vos  yeux. 


SCÈNE  VIII 
ANDROMAQUE,  CÉPHISE. 

CÉPHISE. 

Je  vous  l'avois  prédit,  qu'en  dépit  de  la  Grèce, 
De  votre  sort  encor  vous  seriez  la  maîtresse. 

ANDROMAQUE. 

Hélas!  de  quel  effet*  tes  discours  sont  suivis! 

Il  ne  me  restoit  plus  qu'à  condamner  mon  fils.  980 

CÉPHISE. 

Madame,  à  votre  époux  c'est  être  assez  fidèle  : 
Trop  de  vertu  pourroit  vous  rendre  criminelle. 
Lui-même  il  porteroit  votre  âme  à  la  douceur. 

ANDROMAQUE. 

Quoi?  je  lui  donnerois  Pyrrhus  pour  successeur? 

CÉPHISE. 

Ainsi  le  veut  son  fils,  que  les  Grecs  vous  ravissent.        985 
Pensez-vous  qu'après  tout  ses  mânes  en  rougissent; 
Qu'il  méprisât,  Madame,  un  roi  victorieux 
Qui  vous  fait  remonter  au  rang  de  vos  aïeux, 

1 .  Effet  s'opposait  au  désir,  à  la  parole  :  c'était  le  fait,  l'acte  où  se 
réalisait  le  désir  ou  la  parole. 


90  ANDROMAQUE.  | 

Qui  foule  aux  pieds  pour  vous  vos  vainqueurs  en  colère, 
Qui  ne  se  souvient  plus  qu'Achille  étoit  son  père,  990 

Qui  dément  ses  exploits  et  les  rend  superflus? 

ANDROMAQUE. 

Dois-je  les  oublier,  s'il  ne  s'en  souvient  plus? 
Dois-je  ouWier  Hector  privé  de  funérailles, 
Et  traîné  sans  honneur  autour  de  nos  murailles? 
Dois-je  oublier  son  père  à  mes  pieds  renversé,  995 

Ensanglantant  l'autel  qu'il  tenoit  embrassé*? 
Songe,  songe,  Céphise,  à  cette  nuit  cruelle 
Qui  fut  pour  tout  un  peuple  une  nuit  éternelle. 
Figure-toi  Pyrrhus,  les  yeux  étincelants. 
Entrant  à  la  lueur  de  nos  palais  brûlants,  1000 

Sur  tous  mes  frères  morts  se  faisant  un  passage, 
Et  de  sang  tout  couvert  échauffant  le  carnage*.       [rants, 
Songe  aux  cris  des  vainqueurs,  songe  aux  cris  des  mou- 
Dans  la  flamme  étoufl'és,  sous  le  fer  expirants 5. 
Peins-toi  dans  ces  horreurs  Andromaque  éperdue  :     ioo5 
Voilà  comme  Pyrrhus  vint  s'ofl'rir  à  ma  vue  ; 
Voilà  par  quels  exploits  il  sut  se  couronner  ; 
Enfin  voilà  l'époux  que  tu  me  veux  donner. 
Non,  je  ne  serai  point  complice  de  ses  crimes; 
Qu'il  nous  prenne,  s'il  veut,  pour  dernières  victimes.    loio 
Tous  mes  ressentiments  lui  seroient  asservis. 

1.  ...Priamiimqiic  per  nrns 
Sanguine  fœdantem  quos  ipse  sncraverat  ignés. 

«  Priani  sur  l'autel  ensanglantant  le  foyer  qu'il  avait  consacré.  » 

(Virg.,  En.,  II,  501-2.) 

Cf.  V.  550  et  551.  —  A  mes  pieds  s'explique  par  Virgile,  jÉm.,II,  515- 
518:  «  Alors  Ilécube  et  ses  filles,  autour  des  autels....  ». 

Hic  Hecuba  et  natse  nequicquam  altaria  circum,  etc. 

2.  Voir  les  traits  dont  Virgile  peint  Pyrrhus,  £«.,11, 469-482;  491  ;  499; 
525-552. 

3.  Ce  tableau  est  un  énergique  résumé  du  livre  II  de  ï Enéide. 


I 


ACTE  ITI,  SCÈNE  VIII.  91 


Hé  bien  !  allons  donc  voir  expirer  votre  fils  : 

On  n'attend  plus  que  vous.  Vous  frémissez,  Madame! 

ANDROMAQUE. 

Ah  !  de  quel  souvenir  viens-tu  frapper  mon  âme  ! 

Quoi?  Céphise,  j'irai  voir  expirer  encor  ioi5 

Ce  fils,  ma  seule  joie,  et  l'image  d'Hector  : 

Ce  fils,  que  de  sa  flamme  il  me  laissa  pour  gage! 

Hélas!  je  m'en  souviens,  le  jour  que  son  courage 

Lui  fit  chercher  Achille,  ou  plutôt  le  trépas. 

Il  demanda  son  fils,  et  le  prit  dans  ses  bras*  :  1020 

((  Chère  épouse,  dit-il  en  essuyant  mes  larmes, 

J'ignore  quel  succès  le  sort  garde. à  mes  armes; 

Je  te  laisse  mon  fils  pour  gage  de  ma  foi  : 

S'il  me  perd,  je  prétends  qu'il  me  retrouve  en  toi. 

Si  d'un  heureux  hym^n  la  mémoire  t'est  chère,  102$ 

Montre  au  fils  à  quel  point  tu  chérissois  le  père.  » 

Et  je  puis  voir  répandre  un  sang  si  précieux? 

Et  je  laisse  avec  lui  périr  tous  ses  aïeux? 

Roi  barbare,  faut-il  que  mon  crime  l'entraîne? 

Si  je  te  hais,  est-il  coupable  de  ma  haine?  io3o 

T'a-t-il  de  tous  les  siens  reproché  le  trépas? 

S'est-il  plaint  à  tes  yeux  des  maux  qu'il  ne  sent  pas? 

Mais  cependant,  mon  fils,  iu  meurs,  si  je  n'arrête 

Le  fer  que  le  cruel  tient  levé  sur  ta  tête. 

Je  l'en  puis  détourner,  et  je  t'y  vais  offrir?  io35 

Non,  tu  ne  mourras  point  :  je  ne  le  puis  souffrir. 

Allons  trouver  Pyrrhus.  Mais  non,  chère  Céphise, 

Va  le  trouver  pour  moi. 

CÉPHISE. 

Que  faut-il  que  je  dise? 
1    Rappel  discret  du  1.  VI  de  V Iliade,  sans  imitation  directe. 


92  ANDROMAQUE. 

ANDR.OMAQUE . 

Dis-lui  que  de  mon  fils  l'amour  est  assez  fort.... 

Crois-tu  que  dans  son  cœur  il  ait  juré  sa  mort?  1040 

L'amour  peut-il  si  loin  pousser  sa  barbarie? 

CÉPIIISE. 

Madame,  il  va  bientôt  revenir  en  furie. 

ANDROMAQUE. 

Hé  bien!  va  l'assurer.... 

CÉPHISE. 

De  quoi?  de  votre  foi? 

ANDROMAQUE. 

Ilélas!  pour  la  promettre  est-elle  encore  à  moi? 

0  cendres  d'un  époux!  ô  Troyens!  ô  mon  père!  1045 

0  mon  fils,  que  tes  jours  coûtent  cher  à  ta  mère*! 

Allons. 

CÉPHISE. 

Où  donc.  Madame?  et  que  résolvez-vous? 

ANDROMAQUE. 

Allons  sur  son  tombeau  consulter  mon  époux. 

1.  Mouvement  analogue  dans  Euripide  {Andr.,  414-6)  : 

0)  xéxvov,  T,  Têxoûaa  a',  wç  au  \i^,  Oivriç, 
czB'.yoi  irpô;  "A8t,v  t,v  8'  uT£x8pà[x-i;)ç  [xôpov, 
[xéjxvYiJO  [iT^xpoç,  oTa  taîu'  àzwXdixTiv. 

«  0  mon  fils,  pour  que  tu  ne  meures  pas,  ta  mère  s'en  va  chez  Hadès  • 
toi,  si  tu  échappes  à  la  mort,  souviens-toi  de  ta  mère,  de  ce  que  j'ai 
souffert,  et  comment  je  suis  morte.  » 


FIN   DU   TROISIEME   ACTE 


! 


ACTE  IV 


SCÈNE  PREMIÈRE 
ANDROMAQUE,  CÉPIIISE. 

CÉPHISE, 

Ah!  je  n'en  doute  point  :  c'est  votre  époux,  Madame, 

C'est  Hector  qui  produit  ce  miracle  en  votre  âme.        io5o 

Il  veut  que  Troie  encor  se  puisse  relever 

Avec  cet  heureux  fils  qu'il  vous  fait  conserver. 

Pyr^^hus  vous  l'a  promis.  Vous  venez  de  l'entendre, 

Madame  :  il  n'attendoit  qu'un  mot  pour  vous  le  rendre. 

Croyez-en  ses  transports  :  père,  sceptre,  alhés,  io55 

Content  de  votre  cœur,  il  met  tout  à  vos  pieds. 

Sur  lui,  sur  tout  son  peuple  il  vous  rend  souveraine. 

Est-ce  là  ce  vainqueur  digne  de  tant  de  haine? 

Déjà  contre  les  Grecs  plein  d'un  noble  courroux, 

Le  soin  de  votre  fils  le  touche  autant  que  vous  *  loGo 

Il  prévient  leur  fureur,  il  lui  laisse  sa  garde; 

Pour  ne  pas  l'exposer,  lui-même  il  se  hasarde*. 

Mais  tout  s'apprête  au  temple,  et  vous  avez  promis. 

ANDROMAQUE. 

Oui,  je  m'y  trouverai.  Mais  allons  voir  mon  fils. 

1.  Cette  imprudence  de  Pyrrhus  a  vivement  choqué  les  contempo- 
rains :  cf.  la  Folle  querelle.  Cependant  elle  est  le  seul  moyen  pour 
Racine  de  rester  dans  l'hypothèse  du  sujet  :  Excipit  incautunu 


94  ANDROMAQUE. 


CEPHISE. 

Madame,  qui  vous  presse? Il  suffit  que  sa  vue  loC)) 

Désormais  à  vos  yeux  ne  soit  plus  défendue. 

Vous  lui  pourrez  bientôt  prodiguer  vos  bontés, 

Et  vos  embrassements  ne  seront  plus  comptés. 

Quel  plaisir  d'élever  un  enfant  qu'on  voit  craître*. 

Non  plus  comme  un  esclave  élevé  pour  son  maître,     1070 

Mais  pour  voir  avec  lui  renaître  tant  de  rois^! 

ANDROMAQUE. 

Céphise,  allons  le  voir  pour  la  dernière  fois. 

CÉPHISE. 

Que  dites-vous?  ô  Dieux! 

ANDR05IAQUE 

0  ma  chère  Céphise, 
Ce  n'est  point  avec  toi  que  mon  cœur  se  déguise. 
Ta  foi,  dans  mon  malheur,  s'est  montrée  à  mes  yeux;  1075 


1.  Craitre,  au  lieu  de  croître,  pour  rimer  aux  yeux.  Avec  l'une  ou 
l'autre  façon  d'écrire,  la  prononciation  était  la  même,  et  c'était  6Trt///r, 
comme  paraître. 

2.  Souvenir  du  langage  que  tient  flécube  à  Andromaque  dans  les 
Troijennes  d'Euripide  (707-713)  : 

Tt[xa  8è  TÔv  xapdvTa  Ssardxir^v  aéôsv,.... 
xàv  8paç  xàSe,....  ^^ 

...    Ttaiôa  TÔv5e  xatSôç  i-A^oe^tia^  av  |- 

Tpoia  {isytaTOV  wcpeVrjfx',  iV  oï  iroxe  "   | 

SX  aou  ysvdjxsvot  Tcaïosç  "Dvtov  izakiv 
xaxoixîasiav  xal  itô'ki^  ysvoix'  êxt. 

c  Respecte  ton  maître  ;  et  si  tu  le  fais...,  tu  pourras  élever  cet  enfant, 
le  fils  de  mon  fils,  pour  être  l'appui,  le  sauveur  de  Troie  :  et  un  jour  la 
postérité  issue  de  lui  peut-être  rétablira  Uion,  et  notre  ville  renaîtra.  » 


ACTE  IV,  SCÈNE  I.  05 

Mais  j'ai  cru  qu'à  mou  tour  tu  me  counoissois  mieux. 

Oiioi  doue?  as-tu  pensé  qu'Audromaque  infidèle 

Pût  trahir  un  époux  qui  croit  revivre  en  elle  ; 

Et  que  de  tant  de  morts  réveillant  la  douleur, 

Le  soin  de  mon  repos  me  fit  troubler  le  leur?  1080 

Est-ce  là  cette  ardeur  tant  promise  à  sa  cendre  *Z 

Mais  son  fils  périssoit  :  il  l'a  fallu  défendre, 

Pyrrhus  en  m'épousant  s'en  déclare  l'appui  ; 

Il  suffit  :  je  veux  bien  m'en  reposer  sur  lui. 

Je  sais  quel  est  Pyrrhus.  Violent,  mais  sincère,  io85 

Céphise,  il  fera  phis  qu'il  n'a  promis  de  faire. 

Sur  le  courroux  des  Grecs  je  m'en  repose  encor.  : 

Leur  haine  va  donner  un  père  au  fils  d'Hector. 

Je  vais  donc,  puisqu'il  faut  que  je  me  sacrifie, 

Assurer  à  Pyrrhus  le  reste  de  ma  vie;  109c 

Je  vais,  en  recevant  sa  foi  sur  les  autels. 

L'engager  à  mon  fils  par  des  nœuds  immortels, 

Mais  aussitôt  ma  main,  à  moi  seule  funeste, 

D'une  infidèle  vie  abrégera  le  reste. 

Et  sauvant  ma  vertu,  rendra  ce  que  je  doi  ,    lo,  5 

A  Pyrrhus,  à  mon  fils,  à  mon  époux,  à  moi. 

Voilà  de  mon  amour  l'innocent  stratagème; 

Voilà  ce  qu'un  époux  m'a  commandé  lui-même. 

J'irai  seule  rejoindre  Hector  et  mes  aïeux. 

Céphise,  c'est  à  toi  de  me  fermer  les  yeux.  i  kjo 

CÉPIUSE. 

Ah!  ne  prétendez  pas  que  je  puisse  survivre.... 

ANDROMAQUE. 

Non,  non,  je  te  défends,  Céphise,  de  me  suivre. 

i.    Non  servata  fides  cineri  promissa  Sichxo.    (Virg.  En.  IV,  552.) 
«  La  foi  promise  à  la  cendre  de  Sichée  n'a  pas  été  gardée.  » 


or»  ANDROMAQUE. 

Je  confie  à  tes  soins  mon  unique  trésor  : 

Si  tu  vivois  pour  moi,  vis  pour  le  fils  d'Hector. 

De  l'espoir  des  Troyens  seule  dépositaire,  iio5 

Songe  à  combien  de  rois  tu  deviens  nécessaire. 

Veille  auprès  de  Pyrrhus  ;  fais-lui  garder  sa  foi  : 

S'il  le  faut,  je  consens  qu'on  lui  parle  de  moi. 

Fais-lui  valoir  l'hymen  où  je  me  suis  rangée; 

Dis-lui  qu'avant  ma  mort  je  lui  fus  engagée,  iiio 

Que  ses  ressentiments  doivent  être  effacés, 

Qu'en  lui  laissant  mon  fils,  c'est  l'estimer  assez. 

Fais  connoître  à  mon  fils  les  héros  de  sa  race  ; 

Autant  que  tu  pourras,  conduis-le  sur  leur  trace. 

Dis-lui  par  quels  exploits  leurs  noms  ont  éclaté,  iii5 

Plutôt  ce  qu'ils  ont  fait  que  ce  qu'ils  ont  été; 

Parle-lui  tous  les  jours  des  vertus  de  son  père; 

Et  quelquefois  aussi  parle-lui  de  sa  mère. 

Mais  qu'il  ne  songe  plus,  Céphise,  à  nous  venger  : 

Nous  lui  laissons  un  maître,  il  le  doit  ménager.  1120 

Qu'il  ait  de  ses  aïeux  un  souvenir  modeste  *  : 

Il  est  (JjLi  sang  d'Hector,  mais  il  en  est  le  reste  ; 

Et  pour  ce  reste  enfin  j'ai  moi-même  en  un  jour 

Sacrifié  mon  sang,  ma  haine  et  mon  amour. 

CÉPHISE. 

Hélas! 

ANDROMAQUE. 

Ne  me  suis  point,  si  ton  cœur  en  alarmes  11 25 

Prévoit  qu'il  ne  pourra  commander  à  tes  larmes. 
On  vient.  Cache  tes  pleurs,  Céphise  ;  et  souviens-toi 

1.  Sénèque,  Troas,  7i2  : 

...  Spiritus  genitor  facit? 
Sed  nempe  trachis  ipse  post  Trojam  pater 
Posidsset  animos,  magna  qnos  frangunt  mala. 

«  Est-ce  son  père  qui  lui  donnerait  de  l'orgueil?  Mais  Hector  même 
traîné  autour  de  Troie  eût  déposé  sa  fierté  :  l'adversité  abat  la  fierté.  » 


ACTE  ÏV,  SCEAE  ÏI.  l>/ 

Que  le  sort  d  Andromaque  est  commis*  à  la  foi. 
C'est  Hermione.  Allons,  fuyons  sa  violence. 


SCÈNE  II 
HERMIONE,  CLÉONE. 

CLÉONE. 

•îon,  je  ne  puis  assez  admirer  ce  silence.  i  i3o 

Ions  vous  taisez,  Madame  ;  et  ce  cruel  mépris 

Ta  pas  du  moindre  trouble  agité  vos  esprits? 

fous  soutenez  en  paix  une  si  rude  attaque, 

^ous  qu'on  voyoit  frémir  au  seul  nom  d'Andromaque? 

^ous  qui  sans  désespoir  ne  pouviez  endurer  ii35 

)ue  Pyrrhus  d'un  regard  la  voulût  honorer? 

I  l'épouse  :  il  lui  donne,  avec  son  diadème, 

a  foi  que  vous  venez  de  recevoir  vous-même, 

It  votre  bouche  encor  muette  à  tant  d'ennui 

Ta  pas  daigné  s'ouvrir  pour  se  plaindre  de  lui!  1140 

hl  que  je  crains,  Madame,  un  calme  si  funeste! 

It  qu'il  vaudroit  bien  mieux.... 

HERMIONE. 

Fais-tu  venir  Oreste? 

CLÉONE. 

vient,  Madame,  il  vient;  et  vous  pouvez  juger 
|hie  bientôt  à  vos  pieds  il  alloit  se  ranger. 
Têt  à  servir  toujours  sans  espoir  de  salaire,  11 45 

os  yeux  ne  sont  que  trop  assurés  de  lui  plaire. 
ilais  il  entre. 

1.  Commis  :  confié.  Sens  étymologique,  alors  fréquent. 

HACINE.  4 


AKDROMAQUE. 

SCÈNE  III  * 
ORESTE,  HERMIONE,  CLÉONE. 


Ah!  Madame,  est-il  vrai  qu'une  fois 
Oreste  en  vous  cherchant  obéisse  à  vos  lois? 
Ne  m'a-t-on  point  flatté  d'une  fausse  espérance? 
Avez- vous  en  efl'et  souhaité  ma  présence?  i  i5o 

Croirai-je  que  vos  yeux,  à  la  fin  désarmés, 
Veulent.... 

HERMIONE. 

Je  veux  savoir,  Seigneur,  si  vous  m'aimez. 

ORESTE. 

Si  je  vous  aime  ?  0  Dieux  !  mes  serments,  mes  parjures, 
Ma  fuite,  mon  retour,  mes  respects,  mes  injures, 
Mon  désespoir,  mes  yeux  de  pleurs  toujours  noyés,      ii55 
Quels  témoins  croirez-vous,  si  vous  ne  les  croyez  ? 

HERMIONE. 

Vengez-moi,  je  crois  tout. 


Hé  bien  !  allons.  Madame  : 
Mettons  encore  un  coup  toute  la  Grèce  en  flamme; 
Prenons,  en  signalant  mon  bras  et  votre  nom, 
Vous,  la  place  d'Hélène,  et  moi,  d'Agamemnon.  1160 

De  Troie  en  ce  pays  réveillons  les  misères  ; 
Et  qu'on  parle  de  nous,  ainsi  que  de  nos  pères. 
Partons,  je  suis  tout  prêt. 


ACTE  IV,  SCE>E  III. 


HERMÎONE. 


Non,  Seigneur,  demeurons  : 
Je  ne  veux  pas  si  loin  porter  de  tels  affronts. 
Quoi?  de  mes  ennemis  couronnant  l'insolence,  ii65 

J'irois  attendre  ailleurs  une  lente  vengeance  ? 
Et  je  m'en  remettrois  au  destin  des  combats, 
Qui  peut-être  à  la  fin  ne  me  vengeroit  pas  ? 
Je  veux  qu'à  mon  départ  toute  l'Épire  pleure. 
Mais  si  vous  me  vengez,  vengez-moi  dans  une  heure.  1170 
Tous  vos  retardements  sont  pour  moi  des  refus. 
Courez  au  temple.  Il  faut  immoler.... 


i 


Pyrrhus,  Madame? 


ORESTE. 


HERMIONE. 


ORESTE. 


HERMIONE. 


Qui? 

Pyrrhus*. 


Hé  quoi  ?  votre  haine  chancelle  ? 
Ah  !  courez,  et  craignez  que  je  ne  vous  rappelle. 
N'alléguez  point  des  droits  que  je  veux  oublier;  1175 

Et  ce  n'est  pas  à  vous  à  le  justifier. 

ORESTE. 

Moi,  je  l'excuserois?  Ah  !  vos  bontés.  Madame, 
Ont  gravé  trop  avant  ses  crimes  dans  mon  âme. 
Vengeons-nous,  j'y  consens,  mais  par  d'autres  chemins. 

1.  Il  y  a  des  idées  analogues  dan^  Quinault,  Mort  de  Cyrus  (III,  9, 
et  IV,  i  et  5)  et  Amalasonte  (III,  5).  Mais  Quinault  esquive  les  situations 
violentes  qu'il  indique.  Or  une  situation  ne  vaut^ue  selon  la  façon  dont 
on  la  traite. 


100  A^^DROMAQUE. 

Soyons  ses  ennemis,  et  non. ses  assassins  :  1180 

Faisons  de  sa  ruine  une  juste  conquête. 

Quoi  ?  pour  réponse,  aux  Grecs  porterai-je  sa  tête  ? 

Et  n'ai-je  pris  sur  moi  le  soin  de  tout  l'État 

Que  pour  m'en  acquitter  par  un  assassinat? 

Souffrez,  au  nom  des  Dieux,  que  la  Grèce  s'explique,    ii85 

Et  qu'il  meure  chargé  de  la  haine  publique. 

Souvenez-vous  qu'il  règne,  et  qu'un  front  couronné.... 

HERMIONE. 

Ne  vous  suffit-il  pas  que  je  l'ai  condamné  ? 

Ne  vous  suffit-il  pas  que  ma  gloire  offensée 

Demande  une  victime  à  moi  seule  adressée  ;  iigoj 

Qu'Hermione  est  le  prix  d'un  tyran  opprimé*, 

Que  je  le  hais  ;  enfin.  Seigneur,  que  je  l'aimai? 

Je  ne  m'en  cache  point  :  l'ingrat  m'avoit  su  plaire. 

Soit  qu'ainsi  t'ordonnât  mon  amour  ou  mon  père, 

N'importe;  mais  enfin  réglez-vous  là-dessus.  iiqS 

Malgré  mes  vœux.  Seigneur,  honteusement  déçus, 

Malgré  la  juste  horreur  que  son  crime  me  donne. 

Tant  qu'il  vivra  craignez  que  je  ne  lui  pardonne. 

Doutez  jusqu'à  sa  mort  d'un  courroux  incertain  : 

S'il  ne  meurt  aujourd'hui,  je  puis  l'aimer  demain.        1200 

ORESTE. 

Hé  bien  !  il  faut  le  perdre  *,  et  prévenir  sa  grâce  ; 

Il  faut...  Mais  cependant  que  faut-il  que  je  fasse? 

Comment  puis-je  sitôt  servir  votre  courroux? 

Quel  chemin  jusqu'à  lui  peut  conduire  mes  coups? 

A  peine  suis-je  encore  arrivé  dans  l'Épire,  i2o5 

Vous  voule^par  mes  mains  renverser  un  empire; 


1.  Opprimé  :  tué  par  surprise.  Latinisme  original. 

2.  Perdre  :    détruire,  tuer.  Latinisme,  qui  n'est  pas  particulier  à 
Racine. 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  101 

Vous  voulez  qu'un  roi  meure,  et  pour  son  châtiment 
Vous  ne  donnez  qu'un  jour,  qu'une  heure,  qu'un  moment. 
Aux  yeux  de  tout  son  peuple  il  faut  que  je  l'opprime  ! 
Laissez-moi  vers  l'autel  conduire  ma  victime,  1210 

Je  ne  m'en  défends  plus  ;  et  je  ne  veux  qu'aller 
Reconnoître  la  place  où  je  dois  l'immoler. 
Cette  nuit  je  vous  sers,  cette  nuit  je  l'attaque. 

HERMIONE. 

Mais  cependant  ce  jour  il  épouse  Andromaque. 

Dans  le  temple  déjà  le  trône  est  élevé;  121- 

Ma  honte  est  confirmée,  et  son  crime  achevé. 

Enfin  qu'attendez-vous  ?  Il  vous  offre  sa  tète  : 

Sans  gardes,  sans  défense,  il  marche  à  cette  fête  ; 

Autour  du  fils  d'Hector  il  les  fait  tous  ranger; 

Il  s'abandonne  au  bras  qui  me  voudra  venger.  1220 

Voulez-vous,  malgré  lui,  prendre  soin  de  sa  vie  ? 

Armez,  avec  vos  Grecs,  tous  ceux  qui  m'ont  suivie  ; 

Soulevez  vos  amis  :  tous  les  miens  sont  à  vous. 

Il  me  trahit,  vous  trompe,  et  nous  méprise  tous. 

Mais  quoi?  déjà  leur  haine  est  égale  à  la  mienne  :         1226 

Elle  épargne  à  regret  l'époux  d'une  Troyenne. 

Parlez  :  mon  ennemi  ne  vous  peut  échapper, 

Ou  plutôt  il  ne  faut  que  les  laisser  frapper 

Conduisez  ou  suivez  une  fureur  si  belle  ; 

Revenez  tout  couvert  du  sang  de  l'infidèle  ;  1280 

Allez  :  en  cet  état  soyez  sûr  de  mon  cœur. 

ORESTE. 

Mais,  Madame,  songez.... 

HERMIONE. 

Ah  !  c'en  est  trop.  Seigneur. 
Tant  de  raisonnements  offensent  ma  colère. 
J'ai  voulu  vous  donner  les  moyens  de  me  plaire, 
Rendre  Oreste  content;  mais  enfin  je  vois  bien  i235 


102  ANDROMAQUE. 

Qu'il  veut  toujours  se  plaindre,  et  ne  mériter  rien. 

Partez  :  allez  ailleurs  vanter  votre  constance, 

Et  me  laissez  ici  le  soin  de  ma  vengeance. 

De  mes  lâches  bontés  mon  courage  *  est  confus, 

Et  c'est  trop  en  un  jour  essuyer  de  refus.  1240 

Je  m'en  vais  seule  au  temple,  où  leur  hymen  s'apprête, 

Où  vous  n'osez  aller  mériter  ma  conquête'*. 

Là,  de  mon  ennemi  je  saurai  m'approcher  : 

Je  percerai  le  cœur  que  je  n'ai  pu  toucher'; 

Et  mes  sanglantes  mains,  sur  moi-même  tournées,     1245 

Aussitôt,  malgré  lui,  joindront  nos  destinées; 

Et  tout  ingrat  qu'il  est,  il  me  sera  plus  doux 

De  mourir  avec  lui  que  de  vivre  avec  vous. 


Non,  je  vous  priverai  de  ce  plaisir  funeste. 

Madame  :  il  ne  mourra  que  de  la  main  d'Oreste.  isSo 

Vos  ennemis  par  moi  vont  vous  être  immolés. 

Et  vous  reconnoîtrez  mes  soins,  si  vous  voulez*. 


Allez.  De  votre  sort  laissez-moi  la  conduite 5, 

Et  que  tous  vos  vaisseaux  soient  prêts  pour  notre  fuite. 

1.  Courage  :  cœur.  Sens  commun  alors  en  prose  et  en  vers,  et  dans 
le  langage  de  tous  les  jours. 

2.  C'est  ici  qu'on  accusait  Racine  d'avoir  volé  Corneille.  Voir  dans 
Cinna  (III,  4)  l'effort  de  Cinna  pour  faire  révoquer  par  Emilie  l'arrêt  du 
meurtre  d'Auguste. 

5.  Pointe  déjà  vue. 
.  4.  Après  ce  vers,  Racine  a  supprimé  les  quatre  suivants  : 

Mais,  que  dis-je  ?  ah  !  plutôt  permettez  que  j'espère. 

Excusez  un  amant  que  trouble  sa  misère, 

Qui  tout  prêt  d'être  heureux,  envie  encor  le  sort 

D'un  ingrat,  condamné  par  vous-même  à  la  mort.  (Érf.  lôôS-Tô."! 

C'était  bien  fade. 

.*».  La  conduite  :  sens  actif,  fréquent  au  xvii*  siècle. 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  103 

SCÈNE  IV 

IIERMIO^E,  CLÉONE. 

CLÉONE. 

Vous  VOUS  perdez,  Madame;  et  vous  devez  songer....      laSS 

HERMIONE. 

Que  je  me  perde  ou  non,  je  songe  à  me  venger. 

Je  ne  sais  même  encor,quoi  qu'il  m'ait  pu  promettre, 

Sur  d'autres  que  sur  moi  si  je  dois  m'en  remettre. 

Pyrrhus  n'est  pas  coupable  à  ses  yeux  comme  aux  miens, 

Et  je  tiendrois  mes  coups  bien  plus  sûrs  que  les  siens.  1260 

Quel  plaisir  de  venger  moi-même  mon  injure*. 

De  retirer  mon  bras  teint  du  sang  du  parjure. 

Et  pour  rendre  sa  peine  et  mes  plaisirs  plus  grands, 

De  cacher  ma  rivale  à  ses  regards  mourants  ! 

Ah  !  si  du  moins  Oreste,  en  punissant  son  crime,  1265 

Lui  laissoit  le  regret  de  mourir  ma  victime  ! 

Va  le  trouver  :  dis-lui  qu'il  apprenne  à  l'ingrat 

Qu'on  l'immole  à  ma  haine,  et  non  pas  à  l'État. 

Chère  Cléone,  cours.  Ma  vengeance  est  perdue 

S'il  ignore  en  mourant  que  c'est  moi  qui  le  tue*.       1270 

CLEONE. 

Je  vous  obéirai.  Mais  qu'est-ce  que  je  voi? 

0  Dieux  !  Qui  l'auroit  cru.  Madame  ?  C'est  le  Roi  ! 

HERMIONE.  • 

Ah  !  cours  après  Oreste  ;  et  dis-lui,  ma  Cléone, 
Qu'il  n'entreprenne  rien  sans  revoir  Hermione. 

■  1.  Injure  :  sens  latin,  très  ordinaire  alors. 
2.  Sentiment  analogue  à  celui  d'Emilie  (Cinna,  I,  2,  v.  101-104). 


104  ANDROMAQUE. 

SCÈNE  V 
PYRRHUS,  HERMIONE,  PIIŒMX. 

PYRRHUS. 

Vous  ne  m'attendiez  pas,  Madame;  et  je  vois  bien        1275 
Que  mon  abord  ici  trouble  votre  entretien. 

Je  ne  viens  point,  armé  d'un  indigne  artifice. 
D'un  voile  d'équité  couvrir  mon  injustice  : 
Il  suffit  que  mon  cœur  me  condamne  tout  bas; 
Et  je  soutiendrois  mal  ce  que  je  ne  crois  pas.  1280 

J'épouse  uneTroyenne.  Oui,  Madame,  et  j'avoue 
Que  je  vous  ai  promis  la  foi  que  je  lui  voue. 
Un  autre  vous  diroit  que  dans  les  champs  troyens 
Nos  deux  pères  sans  nous  formèrent  ces  liens, 
Et  que  sans  consulter  ni  mon  choix  ni  le  vôtre,  1 286 

Nous  fûmes  sans  amour  engagés  l'un  à  l'autre; 
Mais  c'est  assez  pour  moi  que  je  me  sois  soumis. 
Par  mes  ambassadeurs  mon  cœur  vous  fut  promis  ; 
Loin  de  les*  révoquer,  je  voulus  y  souscrire. 
Je  vous  vis  avec  eux  arriver  en  Épire  ;  1 290 

Et  quoique  d'un  autre  œil  l'éclat  victorieux 
Eut  déjà  prévenu  le  pouvoir  de  vos  yeux, 
Je  ne  m'arrêtai  point  à  cette  ardeur  nouvelle  ; 
Je  voulus  m'obstiner  à  vous  être  fidèle. 
Je  vous  reçus  en  reine;  ctjusques  à  ce  jour  1296 

1.  Il  serait  intéressant  de  comparer  à  cette  scène  la  scène  correspon- 
dante du  Pausanias  de  Quinault  (III,  4).  Démarale  se  voit  abandonnée 
par  Pausanias,  épris  de  Cléonice;  elle  a  indiqué  (fin  du  1"  acte)  les 
maximes  qui  régleront  sa  conduite. 

2.  Les  se  rapporte  aux  ambassadeurs.  Révoquer  veut  dire  démentir: 
ca  ser  l'engagement  pris  par  eux.  Y  se  rapporte  à  cette  idée  d'engage- 
ment. 


ACTE  IV,  SCÈINE  V  i05 

J'ai  cru  que  mes  serments  me  tiendroient  lieu  d'amour. 

Mais  cet  amour  l'emporte,  et  par  un  coup  funeste 

Andromaque  m'arrache  un  cœur  qu'elle  déteste. 

L'un  par  l'autre  entraînés,  nous  courons  à  l'autel 

Nous  jurer,  malgré  nous,  un  amour  immortel.  i3oo 

Après  cela.  Madame,  éclatez  contre  un  traître, 

Qui  l'est  avec  douleur,  et  qui  pourtant  veut  l'être. 

Pour  moi,  loin  de  contraindre  un  si  juste  courroux, 

Il  me  soulagera  peut-être  autant  que  vous. 

Donnez-moi  tous  les  noms  destinés  aux  parjures  :       i3o5 

Je  crains  votre  silence,  et  non  pas  vos  injures  ; 

Et  mon  cœur,  soulevant  mille  secrets  témoins, 

M'en  dira  d'autant  plus  que  vous  m'en  direz  moins. 


Seigneur,  dans  cet  aveu  dépouillé  d'artifice, 

J'aime  à  voir  que  du  moins  vous  vous  rendiez  justice,  1 3io 

Et  que  voulant  bien  rompre  un  nœud  si  solennel. 

Vous  vous  abandonniez  au  crime  en  criminel. 

Est-il  juste,  après  tout,  qu'un  conquérant  s'abaisse 

Sous  la  servile  loi  de  garder  sa  promesse  ? 

Non,  non,  la  perfidie  a  de  quoi  vous  tenter  ;  i3i5 

Et  vous  ne  me  cherchez  que  pour  vous  en  vanter. 

Quoi?  sans  que  ni  serment  ni  devoir  vous  retienne. 

Rechercher  une  Grecque,  amant  d'une  Troyenne  ? 

Me  quitter,  me  reprendre,  et  retourner  encor 

De  la  fille  d'Hélène  à  la  veuve  d'Hector  ?  i32o 

Couronner  tour  à  tour  l'esclave  et  la  princesse  ; 

Immoler  Troie  aux  Grecs,  au  fils  d'Hector  la  Grèce  ? 

Tout  cela  part  d'un  cœur  toujours  maître  de  soi. 

D'un  héros  qui  n'est  point  esclave  de  sa  foi. 

Pour  plaire  à  votre  épouse,  il  vous  faudroit  peut-être   i325 

(rodiguer  les  doux  noms  de  parjure  et  de  traître. 
DUS  veniez  de  mon  front  observer  la  pâleur, 
our  aller  dans  ses  bras  rire  de  ma  douleur. 


106  ANDROMAQUE . 

Pleurante  après  son  char  vous  voulez  qu'on  me  voie*  ; 

Mais,  Seigneur,  en  un  jour  ce  seroit  trop  de  joie;         i33o 

Et  sans  chercher  ailleurs  des  titres  empruntés, 

Ne  vous  suffit-il  pas  de  ceux  que  vous  portez? 

Du  vieux  père  d'Hector  la  valeur  abattue 

Aux  pieds  de  sa  famille  expirante  à  sa  vue, 

Tandis  que  dans  son  sein  votre  bras  enfoncé  i335 

Cherche  un  reste  de  sang  que  l'âge  avoit  glacé  *; 

Dans  des  ruisseaux  de  sang  Troie  ardente  plongée  ; 

De  votre  propre  main  Polyxène  égorgée 

Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  indignés  contre  vous  : 

Que  peut-on  refuser  à  ces  généreux  coups?  i34o 

PYRRHUS. 

Madame,  je  sais  trop  à  quels  excès  de  rage 

La  vengeance  d'Hélène  emporta  mon  courage  : 

Je  puis  me  plaindre  à  vous  du  sang  que  j'ai  versé; 

Mais  enfin  je  consens  d'oublier  le  passé. 

Je  rends  grâces  au  ciel  que  votre  indifférence  i345 

De  mes  heureux  sOupirs  m'apprenne  l'innocence. 

Mon  cœur,  je  le  vois  bien,  trop  prompt  à  se  gêner, 

Devoit  mieux  vous  connoître  et  mieux  s'examiner. 

Mes  remords  vous  faisoient  une  injure  mortelle  ; 

H  faut  se  croire  aimé  pour  se  croire  infidèle.  i35o 

1,  Var.  Votre  grand  cœur  sans  doute  attend  après  mes  pleurs, 

Pour  aller  dans  ses  bras  jouir  de  mes  douleurs. 
Chargé  de  tant  d'honneur,  il  veut  qu'on  le  renvoie. 

{Éd.  1668-76.) 

2.  Cf.  plus  haut  V.  995-6,  et  les  renvois  â  Virgile.  Dans  Sénèque 
{Tr.,  108-111),  Agamemnon  reproche  aus  i  ce  meurtre  à  Pyrrhus  : 

...  Haiid  equidem  nego 
Hoc  esse  Pyrrhi  maximum  in  bello  deciis, 
Ssevo  peremptus  ense  quod  Priamus  jacet, 
Supplex  paternus.... 

«  Je  t'accorde,  le  grand  exploit  de  guerre  de  Pyrrhus,  c'est  d'avoi;', 
d'une  impitoyable  épce,  abattu  Priam,  le  suppléant  de  son  père.  » 


I 


ACTE  IV,  SCENE  V.  107 

Vous  ne  prétendiez  point  m'arrêter  dans  vos  fers  : 

J'ai  craint  de  vous  trahir,  peut-être  je  vous  sers. 

Nos  cœurs  n'étoient  point  faits  dépendants  l'un  de  l'autre; 

Je  suivois  mon  devoir,  et  vous  cédiez  au  vôtre. 

Rien  ne  vous  engageoit  à  m'aimer  en  effet.  i355 

HERMIONE. 

Je  ne  t'ai  point  aimé,  cruel?  Qu'ai-je  donc  fait? 

J'ai  dédaigné  pour  toi  les  vœux  de  tous  nos  pnnces; 

Je  t'ai  cherché  moi-même  au  fond  de  tes  provinces  ; 

J'y  suis  encor,  malgré  tes  infidélités, 

Et  malgré  tous  mes  Grecs  honteux  de  mes  bontés.       i36o 

Je  leur  ai  commandé  de  cacher  mon  injure; 

J'attendois  en  secret  le  retour  d'un  parjure  ; 

J'ai  cru  que  tôt  ou  tard,  à  ton  devoir  rendu, 

Tu  me  rapporterois  un  cœur  qui  m'étoit  dû. 

Je  t'aimois  inconstant,  qu'aurois-je  fait  fidèle?  i365 

Et  même  en  ce  moment  où  ta  bouche  cruelle 

Vient  si  tranquillement  m'annoncer  le  trépas, 

Ingrat,  je  doute  encor  si  je  ne  t'aime  pas. 

Mais,  Seigneur,  s'il  le  faut,  si  le  ciel  en  colère 

Réserve  à  d'autres  yeux  la  gloire  de  vous  plaire,  1870 

Achevez  votre  hymen,  j'y  consens.  Mais  du  moins 

Ne  forcez  pas  mes  yeux  d'en  être  les  témoins. 

Pour  la  dernière  fois  je  vous  parle  peut-être  : 

Ditférez-le  d'un  jour  ;  demain  vous  serez  maître. 

Vous  ne  répondez  point?  Perfide,  je  le  voi,  1375 

Tu  comptes  les  moments  que  tu  perds  avec  moi  ! 

Ton  cœur,  impatient  de  revoir  ta  Troyenne, 

Ne  souffre  qu'à  regret  qu'un  autre*  t'entretienne. 

Tu  lui  parles  du  cœur,  tu  la  cherches  des  yeux.    - 

Je  ne  te  retiens  plus,  sauve-toi  de  ces  lieux  :  i38o 

1.  Un  autre  :  non  pas  une  autre,  mais  un  masculin  indéterminé, 
selon  l'usage  du  temps,  quand  le  sens  est  tme  autre  personne  quel- 
conque, et  non  précisément  une  autre  femme. 


408  ANDROMAQUE. 

Va  lui  jurer  la  foi  que  tu  m'avois  jurée, 

Va  profaner  des  Dieux  la  majesté  sacrée. 

Ces  Dieux,  ces  justes  Dieux  n'auront  pas  oublié 

Que  les  mêmes  serments  avec  moi  t'ont  lié. 

Porte  aux  pieds  des  autels  ce  cœur  qui  m'abandonne;  i385 

Va,  cours.  Mais  crains  encor  d'y  trouver  Ilermione*. 


I 


SGÈiNE  YI 
PYRRHUS,  PHŒNIX. 

PHŒMX. 

Seigneur,  vous  entendez.  Gardez  de  négliger 

Une  amante  en  fureur  qui  cherche  à  se  venger. 

Elle  n'est  en  ces  lieux  que  trop  bien  appuyée  : 

La  querelle  des  Grecs  à  la  sienne  est  liée;  iSqo 

Oreste  l'aime  encore;  et  peut-être  à  ce  prix.,.. 

PYRRHUS. 

Andromaque  m'attend.  Phœnix,  garde  son  fils. 

1.  Le    mouvement  est  indiqué  dans   la  Médée  d'Euripide  (621-24);       ■ 
Médée  dit  â  Jason  :  " 

XtOpS'.  •    ItOÔW   vàp  xf,Ç  V£08!J.T,T0'J  xôpf^ç 

aîpct,  ypovit,iù'j  ôio[iàTwv  è'^wTrio;. 
NujjLcpsu'  :  ïjw;  yàp,  ^ùv  ôcw  8'  elpi^asTat, 
yajxcïç  TOioOxov,  wtts  <j'  àpveîaôai,  yàuiov. 

«  Va  :  car  tu  t'ennuies  loin  de  ta  nouvelle  épouse,  tu  regrettes  de 
t'attarder  hors  de  sa  maison.  Épouse-la  :  peut-être  —  un  dieu  ratifiera 
ma  parole  —  tu  feras  un  mariage  que  tu  aurais  voulu  ne  pas  faire.  » 


FIN   DU    QUATRIEME    ACTE 


1 


ACTE  V 


SCÈNE  PREMIÈRE 

HERMIONE,  seule. 

Où  suis-je?  Qu'ai-je  fait?  Que  dois-je  faire  encore? 

Quel  transport  me  saisit?  Quel  chagrin  me  dévore? 

Errante,  et  sans  dessein,  je  cours  dans  ce  palais.  khjS 

Ah!  ne  puis-je  savoir  si  j'aime,  ou  si  je  hais? 

Le  cruel!  de  quel  œil  il  m'a  congédiée! 

Sans  pitié,  sans  douleur,  au  moins  étudiée. 

L'ai-je  vu  se  troubler  et  me  plaindre  un  moment^? 

En  ai-je  pu  tirer  un  seul  gémissement?  1 400 

Muet  à  mes  soupirs,  tranquille  à  mes  alarmes, 

Sembloit-il  seulement  qu'il  eût  part  à  mes  larmes? 

Et  je  le  plains  encore?  Et  pour  comble  d'ennui, 

Mon  cœur,  mon  lâche  cœur  s'intéresse  pour  lui? 

Je  tremble  au  seul  pensei'  du  coup  qui  le  menace?        i4o5 

Et  prête  à  me  venger,  je  lui  fais  déjà  grâce? 

Non,  ne  révoquons  point  l'arrêt  de  mon  courroux  : 

1.  Yar.  Ai-je  vu  ses  regards  se  troubler  un  moment?  (1668-7G.) 

L'ai-je  vu  s'attendrir,  se  troubler  un  moment?  (1687.) 
Los  vers  1399-li02  sont  inspirés  de  Virgile.  Didon  (É«.,  IV,  569-70]  dit  : 

Num  flelu  ingemuil  nostro?  nnm  lianina  flexit? 
Nnm  lacrymas  victus  dédit?  aut  miseratua  amanievi  esl? 
«  A-t-il  gômi  de  mes  larmes?  A-t-il  détourné  les  yeux?  A-t-il  versé 
des  larmes?  A-l  il  eu  pitié,  vaincu  par  mon  amour?  » 


110  A^DROMAQUE. 

Qu'il  périsse  !  Aussi  bien  il  ne  vit  plus  pour  nous. 

Le  perfide  triomphe,  et  se  rit  de  ma  rage  : 

H  pense  voir  en  pleurs  dissiper  cet  orage;  i4io 

Il  croit  que  toujours  foible  et  d'un  cœur  incertain, 

Je  parerai  d'un  bras  les  coups  de  l'autre  main. 

Il  juge  encor  de  moi  par  mes  bontés  passées. 

Mais  plutôt  le  perfide  a  bien  d'autres  pensées. 

Triomphant  dans  le  temple,  il  ne  s'informe  pas  141 5 

Si  l'on  souhaite  ailleurs  sa  vie  ou  son  trépas. 

Il  me  laisse,  l'ingrat!  cet  embarras  funeste. 

Non,  non,  encore  un  coup  :  laissons  agir  Oreste. 

Qu'il  meure,  puisqu'enfin  il  a  dû  le  prévoir. 

Et  puisqu'il  m'a  forcée  enfin  à  le  vouloir.  1420 

A  le  vouloir?  Hé  quoi?  c'est  donc  moi  qui  l'ordonne? 

Sa  mort  sera  l'effet  de  l'amour  d'Hermione? 

Ce  prince,  dont  mon  cœur  se  faisoit  autrefois 

Avec  tant  de  plaisir  redire  les  exploits, 

A  qui  même  en  secret  je  m'étois  destinée  14^5 

Avant  qu'on  eût  conclu  ce  fatal  hyménée, 

Je  n'ai  donc  traversé  tant  de  mers,  tant  d'États, 

Que  pour  venir  si  loin  préparer  son  trépas? 

L'assassiner,  le  perdre?  Ah!  devant  qu'il  expire.... 


SCÈNE  II 
IIERMIONE,  CLÉONE. 

HERMIONE. 

Ah!  qu'ai-je  fait,  Cléone?  et  que  viens-tu  me  dire?      14^0 
Que  fait  Pyrrhus? 

CLÉONE. 

Il  est  au  comble  de  ses  vœux, 
Le  plus  fier  des  mortels,  et  le  plus  amoureux. 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  111 

Je  l'ai  vu  vers  le  temple,  où  son  hymen  s'apprête, 

Mener  en  conquérant  sa  nouvelle  conquête; 

Et  d'un  œil  où  hrilloient  sa  joie  et  son  espoir  *  i435 

S'enivrer  en  marchant  du  pl»aisir  de  la  voir. 

Andromaque,  au  travers  de  mille  cris  de  joie, 

Porte  jusqu'aux  autels  le  souvenir  de  Troie  : 

Incapable  toujours  d'aimer  et  de  haïr, 

Sans  joie  et  sans  murmure  elle  semble  obéir.  1 440 


Et  l'ingrat?  jusqu'au  bout  il  a  poussé  l'outrage? 

Mais  as-tu  bien,  Cléone,  observé  son  visage? 

Goùte-t-il  des  plaisirs  tranquilles  et  parfaits? 

N'a-t-il  point  détourné  ses  yeux  vers  le  palais? 

Dis-moi,  ne  t'es-tu  point  présentée  à  sa  vue?    ^  1445 

L'ingrat  a-t-il  rougi  lorsqu'il  t'a  reconnue? 

Son  trouble  avouoit-il  son  infidélité? 

A-t-il  jusqu'à  la  fin  soutenu  sa  fierté *? 

CLÉONE. 

Madame,  il  ne  voit  rien.  Son  salut  et  sa  gloire 
Semblent  être  avec  vous  sortis  de  sa  mémoire.  i45o 

Sans  songer  qui  le  suit,  ennemis  ou  sujets. 
Il  poursuit  seulement  ses  amoureux  projets. 

1.  Var.    Et  (l'un  œil  qui  déjà  dévorait  son  espoir.  (1668-76.) 

Subligny  (III,  8)  se  moqua  de  cet  œil  qui  dévore  un  espoir. 

2.  Quinauit,  dans  Bellérophon  (11,1),  a  exprimé  le  même  mouvement. 
Stf'nobée  dit  : 

Mais  avec  soin,  Mégare,  as-tu  bien  remarqué 

L'air  ou  libre  ou  contraint  dont  il  s'est  expliqué? 

A-t-il  rêvé  longtemps  avant  que  de  répondre  ? 

N'a-t-il  point  témoigné  se  troubler,  se  confondre  ? 
Mais  Sténobée  se  défie  d'une  heureuse  nouvelle.  Surtout  il  faut  noter 
que,  si  Bellérophon  est,  comme  il  semble,  de  1670,  c'est  Quinauit  qui 
a  pu  imiter  Racine. 


1 12  AîiDROMAQUE. 

Autour  du  fils  d'Hector  il  a  rangé  sa  garde, 

Et  croit  que  c'est  lui  seul  que  le  péril  regarde. 

Phœnix  même  en  répond,  qui  l'a  conduit  exprès  i455 

Dans  un  fort  éloigné  du  temple  et  du  palais. 

Voilà,  dans  ses  transports,  le  seul  soin  qui  lui  reste. 

HERMIONE. 

Le  perfide!  Il  mourra.  Mais  que  t'a  ditOreste? 

CLÉONE. 

Oreste  avec  ses  Grecs  dan^  le  temple  est  entré. 

IIERMIO.NE. 

Hé  bien  !  à  me  venger  n'est-il  pas  préparé?  1460 

CLÉONE. 

Je  ne  sais. 


Tu  ne  sais?  Quoi  donc?  Oreste  encore, 
Oreste  me  trahit? 


Oreste  vous  adore. 
Mais  de  mille  remords  son  esprit  combattu 
Croit  tantôt  son  amour  et  tantôt  sa  vertu. 
Il  respecte  en  Pyrrhus  l'honneur  du  diadème;  i\^-> 

Il  respecte  en  Pyrrhus  Achille,  et  Pyrrhus  même; 
Il  craint  la  Grèce,  il  craint  l'univers  en  courroux; 
Mais  il  se  craint,  dit-il,  soi-même  plus  que  tous. 
Il  voudroit  en  vainqueur  vous  apporter  sa  tête  : 
Le  seul  nom  d'assassin  l'épouvante  et  l'arrête.  1470 

Enfin  il  est  entré  sans  savoir  dans  son  cœur 
S'il  en  devoit  sortir  coupable  ou  spectateur. 


ACTE  V,  SCEÎNE  III.  113 

HERMIONE. 

Non,  non,  il  les  verra  triompher  sans  obstacle  : 

Il  se  gardera  bien  de  troubler  ce  spectacle. 

Je  sais  de  quels  remords  son  courage  est  atteint  :         1475 

Le  lâche  craint  la  mort,  et  c'est  tout  ce  qu'il  craint. 

Quoi?  sans  qu'elle  employât  une  seule  prière, 

Ma  mère  en  sa  faveur  arma  la  Grèce  entière? 

Ses  yeux  pour  leur  querelle,  en  dix  ans  de  combats, 

Virent  périr  vingt  rois  qu'ils  ne  connoissoient  pas?       1480 

Et  moi,  je  ne  prétends*  que  la  mort  d'un  parjure. 

Et  je  charge  un  amant  du  soin  de  mon  injure; 

Il  peut  me  conquérir  à  ce  prix  sans  danger; 

Je  me  livre  moi-même,  et  ne  puis  me  venger? 

Allons  :  c'est  à  moi  seule  à  me  rendre  justice.  i485 

Que  de  cris  de  douleur  le  temple  retentisse; 

De  leur  hymen  fatal  troublons  l'événement, 

Et  qu'ils  ne  soient  unis,  s'il  se  peut,  qu'un  moment. 

Je  ne  choisirai  point  dans  ce  désordre  extrême  : 

Tout  me  sera  Pyrrhus,  fût-ce  Oreste  lui-même.  i  190 

Je  mourrai;  mais  au  moins  ma  mort  me  vengera. 

Je  ne  mourrai  pas  seule,  et  quelqu'un  me  suivra. 


SCÈNE  m 

at  ORESTE,  HERMIONE,  CLÉONE. 

^^K  ORESTE. 

^^Hadame,  c'en  est  fait,  et  vous  êtes  servie  *  : 
^^^yrrhus  rend  à  l'autel  son  infidèle  vie. 

1 


1.  Prélendre,  activement,  très  commun  au  xvii' siècle  dans  le  sens 
avoir  une  prétention  à,  réclamer  comme  dû  au  mérite. 

2.  A  la  place  de  ces  deux  vers,  l'éd.  de  1668  donnait  un  long  mor- 
au  : 


H4  A>'DROMAQrE. 

HERMIONE. 

Il  est  mort? 


Il  expire;  et  nos  Grecs  irrités  i495 

Ont  lavé  dans  son  sang  ses  infidélités. 
Je  vous  l'avois  promis  ;  et  quoique  mon  courage 
Se  fît  de  ce  complot  une  funeste  image, 
J'ai  couru  vers  le  temple,  où  nos  Grecs  dispersés 
Se  sont  jusqu'à  l'autel  dans  la  foule  glissés.  i5oo 

Pyrrhus  m'a  reconnu.  Mais  sans  changer  de  face, 
II  sembloit  que  ma  vue  excitât  son  audace, 
Que  tous  les  Grecs,  bravés  en  leur  ambassadeur, 
Dussent  de  son  hymen  relever  la  splendeur. 
Enfin  avec  transport  prenant  son  diadème,  i5o5 

Sur  le  front  d'Andromaque  il  l'a  posé  lui-même. 
((  Je  vous  donne,  a-t-il  dit,  ma  couronne  et  ma  foi  : 
Andromaque,  régnez  sur  l'Épire  et  sur  moi. 


Var.    Madame,  c'en  est  fait.  Partons  en  diligence. 

Venez  dans  mes  vaisseaux  goûter  votre  vengeance. 
Voyez  cette  captive  :  elle  peut  mieux  que  moi 
Vous  apprendre  qu'Oreste  a  dégagé  sa  foi. 

HERMIOE. 

0  Dieux  !  c'est  Andromaque  ? 

ANDROMAQUE. 

Oui,  c'est  cette  princesse 
Deux  fois  veuve,  et  deux  fois  l'esclave  de  la  Grèce, 
Mais  qui  jusque  dans  Sparte  ira  vous  braver  tous, 
Puisqu'elle  voit  son  fils  à  couvert  de  vos  coups. 
Du  crime  de  Pyrrhus  complice  manifeste, 
J'attends  son  châtiment.  Car  je  vois  bien  qu'Oreste, 
Engagé  par  votre  ordre  à  cet  assassinat, 
Vient  de  ce  triste  exploit  vous  céder  tout  l'éclat. 
Je  ne  m'attendois  pas  que  le  ciel  en  colère 
Put,  sans  perdre  mon  lils,  accroître  ma  misère. 


ACTE  V,  SCEIN'E  III.  115 

Je  voue  à  votre  fils  une  amitié  de  père  ; 

J'en  atteste  les  Dieux,  je  le  jure  à  sa  mère.  i5io 

Pour  tous  mes  ennemis  je  déclare  les  siens, 

Et  je  le  reconnois  pour  le  roi  des  Troyens.  » 

A  ces  mots,  qui  du  peuple  attiroient  le  suffrage. 

Nos  Grecs  n'ont  répondu  que  par  un  cri  de  rage  ; 

L'infidèle  s'est  vu  partout  envelopper,  i5i5 

Et  je  n'ai  pu  trouver  de  place  pour  frapper. 

Chacun  se  disputoit  la  gloire  de  l'abattre. 

Je  l'ai  vu  dans  leurs  mains  quelque  temps  se  débattre. 

Tout  sanglant  à  leurs  coups  vouloir  se  dérober; 

Mais  enfin  à  l'autel  il  est  allé  tomber*.  i52o 

Du  peuple  épouvanté  j'ai  traversé  la  presse 

Pour  venir  de  ces  lieux  enlever  ma  princesse, 

Et  gardât  à  mes  yeux  quelque  spectacle  encor 
Qui  fit  couler  mes  pleurs  pour  un  autre  qu'Hector. 
Vous  avez  trouvé  seule  une  sanglante  voie 
De  suspendre  en  mon  cœur  le  souvenir  de  Troie. 
Plus  barbare  aujourd'hui  qu'Achille  et  que  son  fils, 
Vous  me  faites  pleurer  mes  plus  grands  ennemis 
Et  ce  que  n'avoient  pu  promesse  ni  menace, 
Pyrrhus  de  mon  Hector  semble  avoir  pris  la  place. 
Je  n'ai  que  trop,  Madame,  éprouvé  son  courroux  : 
J'aurois  plus  de  sujet  de  m'en  plaindre  que  vous. 
Pour  dernière  rigueur  ton  amitié  cruelle, 
Pyrrhus,  à  mon  époux  me  rendoit  infidèle. 
Je  t'en  allois  punir.  Mais  le  ciel  m'est  témoin 
Que  je  ne  poussois  pas  ma  vengeance  si  loin  ; 
Et  sans  verser  ton  sang,  ni  causer  tant  d'alarmes, 
Il  ne  t'en  eût  coûté  peut-être  que  des  larmes. 

IIEBMIOE. 

Quoi  ?  Pyrrhus  est  donc  mort  ? 

ORESTE. 

Oui,  nos  Grecs  irrités 
[Ont  lavé  dans  son  sang  ses  infidélités.]  (1668.) 
1.  Racine,  dans  ces  vers,  s'est  souvenu  de  quelques  endroits  d'Eu- 
/ipide,  qui  raconte  très  prolixement  la  mort  de  Pyrrhus  dans  son  An- 
dromaqne. 


IIG  A^DROMAQUE. 

Et  regagner  le  port,  où  bientôt  nos  amis 
Viendront  couverts  du  sang  que  je  vous  ai  promis*. 


Qu'ont-ils  fait? 

ORESTE. 

Pardonnez  à  leur  impatience  :  iSaS 

lis  ont,  je  le  vois  bien,  trahi  votre  vengeance. 
Vous  vouliez  que  ma  main  portât  les  premiers  coups. 
Qu'il  sentit  en  mourant  qu'il  expiroit  pour  vous  ; 
Mais  c'est  moi  dont  l'ardeur  leur  a  servi  d'exemple  : 
Je  les  ai  pour  vous  seule  entraînés  dans  le  temple,         1 53o 
Madame;  et  vous  pouvez  justement  vous  flatter 
D'une  mort  quêteurs  bras  n'ont  fait  qu'exécuter. 
Vous  seule  avez  poussé  les  coups.... 


Tais-toi,  perfide, 
Et  n'impute  qu'à  toi  ton  lâche  parricide. 
Ya  faire  chez  tes  Grecs  admirer  ta  fureur  :  i535 

Va,  je  la  désavoue,  et  tu  me  fais  horreur. 
Barbare,  qu'as-tu  fait?  Avec  quelle  furie 
As-tu  tranché  le  cours  d'une  si  belle  vie? 
Avez-vous  pu,  cruels,  l'immoler  aujourd'hui, 
Sans  que  tout  votre  sang  se  soulevât  pour  lui?  i54o 

Mais  parle  :  de  son  sort  qui  t'a  rendu  l'arbitre? 
Pourquoi  l'assassiner?  Qu'a-t-il  fait?  Aquel  titre? 
Qui  te  l'a  dit? 

1.   Vnr.  Le  Troyen  est  sauvé.  Mais  partons,  le  temps  presse; 
L'Épire  tôt  ou  tard  satisfera  la  Grèce. 
Cependant  j'ai  voulu  qu'Andromaque  aujourd'hui 
Honorât  mon  ti'iomphe  et  répondit  de  lui. 
Du  peuple  épouvanté  la  foule  fugitive 
M'a  laissé  sans  obstacle  enlever  ma  captive, 
Et  regagner  ces  lieux,  où  bientôt  nos  amis 
[Viendront  couverts  du  sang  que  je  vous  ai  promis.]  (1668) 


ACTE  V,  SCE>'E  III.  117 


0  Dieux?  Quoi?  ne  m'avez-vous  pas 
Vous-même,  ici,  tantôt,  ordonné  son  trépas? 

HERMIONE. 

Ail!  falloit-il  en  croire  une  amante  insensée?  i545 

Ne  devois-tu  pas  lire  au  fond  de  ma  pensée? 

Et  ne  voyois-tu  pas,  dans  mes  emportements. 

Que  mon  cœur  démentoit  ma  bouche  à  tous  moments? 

Quand  je  l'aurois  voulu,  falloit-il  y  souscrire? 

N'as-tu  pas  dû  cent  fois  te  le  faire  redire?  i55o 

Moi-même  avant  le  coup  me  venir  consulter, 

Y  revenir  encore,  ou  plutôt  m'éviter? 

Que  ne  me  laissois-tu  le  soin  de  ma  vengeance? 

Qui  t'amène  en  des  lieux  où  l'on  fuit  ta  présence? 

Voilà  de  ton  amour  le  détestable  fruit  :  i555 

Tu  m'apportois,  cruel,  le  malheur  qui  te  suit. 

C'est  toi  dont  l'ambassade,  à  tous  les  deux  fatale, 

L'a  fait  pour  son  malheur  pencher  vers  ma  rivale. 

Nous  le  verrions  encor  nous  partager  ses  soins  ; 

Il  m'aimeroit  peut-être,  il  le  feindroit  du  moins.  i56o 

Adieu.  Tu  peux  partir.  Je  demeure  en  Épire  : 

Je  renonce  à  la  Grèce,  à  Sparte,  à  son  empire, 

A  toute  ma  famille  ;  et  c'est  assez  pour  moi. 

Traître,  qu'elle  ait  produit  un  monstre  comme  loi*. 

1.  Ici,  dans  1  éd.  de  1668,  Hermione  disait  à  Andromaque,  conformé- 
ment à  la  variante  du  début  de  la  scène  : 

Allons,  Madame,  allons.  C'est  moi  qui  vous  délivre. 
Pyrrhus  ainsi  l'ordonne,  et  vous  pouvez  me  suivre. 
De  nos  derniers  devoirs  allons  nous  dégager. 
Montrons  qui  de  nous  deux  saura  mieux  le  venger. 


118  ANDROMAQUE. 

SCÈNE  IV 
ORESTE,  seul. 

Que  vois-je  ?  est-ce  Hermione?  Et  que  vieil s-je  d'entendre  ? 

Pour  qui  coule  le  sang  que  je  viens  de  répandre? 

Je  suis,  si  je  l'en  crois,  un  traître,  un  assassin. 

Est-ce  Pyrrhus  qui  meurt?  et  suis-je  Oreste  enfin? 

Quoi?  j'étouffe  en  mon  cœur  la  raison  qui  m'éclaire  ; 

J'assassine  à  regret  un  roi  que  je  révère;  1670 

Je  viole  en  un  jour  les  droits  des  souverains, 

Ceux  des  ambassadeurs,  et  tous  ceux  des  humains. 

Ceux  même  des  autels  où  ma  fureur  l'assiège  : 

Je  deviens  parricide,  assassin,  sacrilège. 

Pour  qui?  Pour  une  ingrate,  à  qui  je  le  promets,         iSyS 

Qui  même,  s'il  ne  meurt,  ne  me  verra  jamais, 

Dont  j'épouse  la  rage.  Et  quand  je  l'ai  servie, 

Elle  me  redemande  et  son  sang  et  sa  vie  ! 

Elle  l'aime  !  et  je  suis  un  monstre  furieux  ! 

Je  la  vois  pour  jamais  s'éloigner  de  mes  yeux  !  i58o 

Et  l'ingrate,  en  fuyant,  me  laisse  pour  salaire 

Tous  les  noms  odieux  que  j'ai  pris  pour  lui  plaire  ! 


SCÈNE  V 

ORESTE,  PYLADE,   Soldats  d'Oreste. 


Il  faut  partir.  Seigneur.  Sortons  de  ce  palais, 
Ou  bien  résolvons-nous  de  n'en  sortir  jamais. 
Nos  Grecs  pour  un  moment  en  défendent  la  porte.       i585 


ACTE  V,  SCENE  V.  H9 

Tout  le  peuple  assemblé  nous  poursuit  à  main  forte. 

Aux  ordres  d'Andromaque  ici  tout  est  soumis  ; 

Ils  la  traitent  en  reine,  et  nous  comme  ennemis. 

Andromaque  elle-même,  à  Pyrrhus  si  rebelle. 

Lui  rend  tous  les  devoirs  d'une  veuve  fidèle,  iSgo 

Commande  qu'on  le  venge,  et  peut-être  sur  nous 

Veut  venger  Troie  encore  et  son  premier  époux*. 

Allons.  N'attendons  pas  que  l'on  nous  environne  : 

Nos  Grecs  nous  rejoindront  ;  et  tandis  qu'Hermione 

Tient  encore  le  peuple  autour  d'elle  arrêté,  iSgS 

Voilà  votre  chemin,  sortons  en  sûreté. 


Non,  non,  c'est  Hermione,  amis,  que  je  veux  suivre. 
A  son  dernier  arrêt  je  ne  puis  plus  survivre. 
Partez  :  j'ai  fait  le  crime,  et  je  vais  l'expier. 

PYLADE. 

Hermione,  Seigneur?  Il  la  faut  oublier.  1600 

Quoi?  toujours  l'instrument  et  l'objet  de  sa  rage, 
Cherchez-vous  chez  les  morts  quelque  nouvel  outrage? 
Et  parce  qu'elle  meurt,  faut-il  que  vous  mouriez  ? 

ORESTE. 

Elle  meurt  ?  Dieux  !  qu'entends-je? 

PYLADE. 

lié  quoi?  vous  l'ignoriez? 
En  rentrant  dans  ces  lieux,  nous  l'avons  rencontrée    i6o5 
<}ui  couroit  vers  le  temple,  inquiète,  égarée. 
Elle  a  trouvé  Pyrrhus  porté  sur  des  soldats 

1.        Commande  qu'on  le  venge  ;  et  peut-être  qu'encor 
Elle  poursuit  sur  nous  la  vengeance  d'Hector. 

(Éd.  1668-87.) 


l'iO  ANDROMAQUE 

Que  son  sang  excitoit  à  venger  son  trépas. 

Sans  doute  à  cet  objet  sa  rage  s'est  émue. 

Mais  du  haut  de  la  porte  entîn  nous  l'avons  vue,         1610 

Un  poignard  à  la  naain,  sur  Pyrrhus  se  courber, 

Lever  les  yeux  au  ciel,  se  frapper  et  tomber. 

ORESTE. 

Grâce  aux  Dieux  !  Mon  malheur  passe  mon  espérance. 

Oui,  je  te  loue,  ô  ciel,  de  ta  persévérance. 

Appliqué  sans  relâche  au  soin  de  me  punir,  i6i5 

Au  comble  des  douleurs  tu  m'as  fait  parvenir. 

Ta  haine  a  pris  plaisir  à  former  ma  misère  ; 

J'étois  né  pour  servir  d'exemple  à  ta  colère, 

Pour  être  du  malheur  un  modèle  accompli. 

lié  bien  !  je  meurs  content,  et  mon  sort  est  rempli.     1620 

Où  sont  ces  deux  amants?  Pour  couronner  ma  joie, 

Dans  leur  sang,  dans  le  mien  il  faut  que  je  me  noie  ; 

L'un  et  l'autre  en  mourant  je  les  veux  regarder. 

Réunissons  trois  cœurs  qui  n'ont  pu  s'accorder. 

Mais  quelle  épaisse  nuit  tout  à  coup  m'environne  ?      162$ 

De  quel  côté  sortir?  D'où  vient  que  je  frissonne? 

Quelle  horreur  me  saisit?  Grâce  au  ciel,  j'entrevoi. 

Dieux!  quels  ruisseaux  de  sang  coulent  autour  de  moi .' 

PYLADE. 

Ah  !  Seigneur. 

ORESTE. 

Quoi?  Pyrrhus,  je  te  rencontre  encore? 
Trouverai-je  partout  un  rival  que  j'abhorre?  i63o 

Percé  de  tant  de  coups,  comment  t'es-tu  sauvé  ? 
Tiens,  tiens,  voilà  le  coup  que  je  t'ai  réservé. 
Mais  que  vois-je?  A  mes  yeux  Hermione  l'embrasse? 
Elle  vient  l'arracher  au  coup  qui  le  menace  ? 
Dieux!  quels  aflreux  regards  elle  jette  sur  moi  !  i635 


j  ACTE  V,  SCÈNE  Y  121 

Quels  démons,  quels  serpents  traîne-t-elle  après  soi  ? 
Hé  bien  !  filles  d'enfer,  vos  mains  sont-elles  prêtes  ? 
Pour  qui  sont  ces  serpents  qui  sifflent  sur  vos  têtes  ? 
A  qui  destinez-vous  l'appareil  qui  vous  suit  ? 
Venez-vous  m'enlever  dans  l'éternelle  nuit?  1640 

Venez,  à  vos  fureurs  Oreste  s'abandonne*. 
Mais  non,  retirez-vous,  laissez  faire  Hermione  : 
L'ingrate  mieux  que  vous  saura  me  déchirer; 
Et  je  lui  porte  enfin  mon  cœur  à  dévorer. 

PYLADE. 

Il  perd  le  sentiment.  Amis,  le  temps  nous  presse  :       1645 
Ménageons  les  moments  que  ce  transport  nous  laisse. 
Sauvons-le.  Nos  efforts  deviendroient  impuissants 
S'il  reprenoit  ici  sa  rage  avec  ses  sens. 

1.  Inspiré  d'Euripide,  Oreste,  245  et  suivants.  Mais  Euripide  a  poussé 
Iitaucoup  plus  fortement  la  scène  :  Racine  est  timide  à  côté  de  lui. 
Voyez  aussi  la  fin  des  Choéphores  d'Eschyle. 


FIN  DU   CINQUIEME   ET   DERNIER   ACTE 


I 


LES    PLAIDEURS 


NOTICE  SUR  LES  PLAIDEURS 


L'histoire  de  la  comédie  des  Plaideurs  est  fort  obscure  et 
embrouillée. 

On  suppose  qu'elle  fut  jouée  au  mois  de  novembre  16G8  :  le 
privilège  du  roi  pour  l'impression  étant  du  5  décembre,  il  est 
probable  que  les  représentations  avaient  commencé  au  moins  le 
mois  précédent.  La  pièce  fut  jouée  à  l'Hôtel  de  Bourgogne  :  on 
ne  sait  rien  sur  la  distribution  des  rôles. 

La  Préface  de  Racine  donne  quelques  détails  sur  les  circon- 
stances dans  lesquelles  sa  comédie  fut  écrite  :  mais  elle  laisse 
subsister  bien  des  difficultés. 

Quel  est  le  procès  auquel  Racine  fait  allusion,  et  qui  lui  aurait  à 
la  fois  appris  les  termes  de  la  chicane  et  donné  cœur  à  la  satire 
de  la  justice  ?  La  tradition  est  que  ce  procès  se  rapportait  au 
prieuré  de  Sainte-Madeleine  de  l'Epinay,  au  diocèse  d'Angers  : 
c'était  un  bénéfice  que  Racine  devait  à  son  oncle  le  vicaire  géné- 
ral d'Uzès.  Le  P.  Sconin  avait  plaidé  pour  ce  prieuré  :  Racine 
plaida-t-il  ?  On  l'ignore.  Il  posséda  le  bénéfice,  c'est  certain.  Il  le 
possédait  encore  le  12  mai  1668.  Est-ce  entre  cette  date  et  la 
représentation  des  Plaideurs  qu'on  l'en  dépouilla  par  arrêt  de 
justice?  Le  temps  serait  court  pour  avoir  un  procès  et  pour  écrire 
une  comédie.  Je  croirais  volontiers  que  l'expérience  dont  parle 
Racine  remontait  à  plusieurs  années,  à  cette  année  1662  où  nous 
le  voyons  fort  engagé  *  dans  les  intérêts  du  P.  Sconin  qui  plaida 
pour  le  bénéfice  d'Anjou  :  l'affaire  de  l'oncle  était  bien  celle  du 
neveu,  puisque  l'intention  de  l'oncle  était  de  donner  le  bénéfice 
au  neveu.  Ainsi  il  peut  parler  du  procès  comme  sien.  En  tout 

1.  Letlic  du  6  juin  1662. 


126  NOTICE  SUR  LES  PLAIDEURS. 

cas,  rien  dans  la  Préface  n'oblif^e  à  croire  que  le  procès  fut  perdu 
par  Racine. 

Le  poète  avait  songé  d'abord  à  donner  sa  comédie  aux  Italiens  : 
mais,  nous  dit-il,  le  départ  de  Scaramouche  lui  fit  abandonner 
son  travail.  Scaramouche  était  ce  fameux  Tiberio  Fiurilli*, 
qu'admirait  Molière  et  qu'on  l'accusait  de  copier  :  les  frères  Par- 
fait dans  leur  Histoire  du  théâtre  italien  le  font  retourner  en 
Italie  de  1667  à  1670,  Mais  M.  Paul  Mesnard  produit  un  témoignage 
qui  oblige  à  reculer  le  départ  de  Scaramouche  jusqu'au  début 
de  juin  1668.  Ce  serait  donc  de  juin  à  novembre  que  la  comédie 
aurait  été  esquissée,  écrite,  répétée  :  encore  ici  le  temps  est  un 
peu  court,  quoiqu'il  n'y  ait  rien  d'impossible  à  la  chose. 

Racine  reconnaît  avoir  été  aidé  par  quelques  amis.  Ce  ne  peut 
être  dans  la  rédaction  du  dialogue  :  le  style  est  homogène.  Il 
leur  doit  sans  doute  des  idées  scéniques.  Yoici  tout  ce  qu'on  dit 
de  probable  sur  ce  point.  Furetière  qui  connaissait  bien  le  monde 
du  Palais,  put  fournir  des  traits  à  Racine  :  nous  aurons  à  signa- 
ler dans  le  Roman  bourgeois  la*  source  de  quelques  passages  des 
Plaideurs.  Boileau  aussi  avait  une  provision  d'anecdotes  satiriques, 
sur  les  avocats,  les  plaideurs  et  les  juges  :  c'était  le  milieu  où  il 
était  né,  où  il  avait  grandi.  Selon  Ménage  et  Brossette,  il  avait 
vu  chez  son  frère  aîné  Jérôme,  le  greffier,  la  dispute  de  la  com- 
tesse et  de  Chicanneau  ;  il  avait  pu  aussi  conter  à  Racine  des  traits 
de  madame  ïardieu,  la  lieutenante  criminelle  qu'il  devait 
introduire  dans  sa  satire  X  :  c'était  elle  qu'on  accusait  de  voler 
les  serviettes  du  buvetier. 

De  l'aveu  même  du  poète,  la  pièce  eut  à  Paris  un  médiocre 
succès.  Elle  ne  dut  pas  cependant  tomber  à  plat  :  si  Robinet,  mal 
disposé  pour  Racine,  ne  dit  pas  un  mot  de  la  comédie,  c'est 
qu'il  n'y  eut  ni  triomphe  éclatant  ni  chute  bruyante  ;  autrement, 
dans  le  premier  cas,  il  n'eût  pu  se  dispenser,  et  dans  le  second, 
il  eût  été  trop  heureux  d'en  faire  mention.  Mais  il  est  certain,  par 
la  déclaration  de  Racine,  que  la  pièce  fut  remise  en  faveur  par 
la  cour;  et  l'on  peut  accepter  le  témoignage  de  M.  de  Valincour 
qui  attribue  au  goût  même  du  roi  le  grand  succès  de  rire  que  la 
comédie  obtint  à  Versailles. 


1.  1608-1691.  Il  était  ^Japolitain. 


i 


QUESTIONS  SUR  LES  PLAIDEURS 


I.  Ce  que  Racine  doit  à  Aristophane. 

II.  La  satire  de  la  justice  dans  la  littérature  française  avant 

Racine  (Rabelais,  Furetière)  ;  et  ce  que  Racine  doit  à  ses 
devanciers. 

III.  La  justice  et  les  procès  au  xvn«  siècle  :  portée  des  attaques  de 

Racine. 

IV.  L'éloquence  judiciaire  au  xvn=  siècle,  et  les  plaidoyers  de  Petit 

Jean  et  l'Intimé. 

.V.     La  langue  des  Plaideurs. 

VI.    Le  vers   alexandrin  dans  les   Plaideurs.  (Rimes;   coupes 
enjambements.) 


AU    LECTEUR 


Quand  je  lus  les  Guêpes  d'Aristophane,  je  ne  songeois 
guères  que  j'en  dusse  faire  les  Plaideurs.  J'avoue  qu'elles 
me  divertirent  beaucoup,  et  que  j'y  trouvai  quantité  de 
plaisanteries  qui  me  tentèrent  d'en  faire  part  au  public; 
mais  c'étoit  en  les  mettant  dans  la  bouche  des  Italiens*,  à 
qui  je  les  avois  destinées,  comme  une  chose  qui  leur 
appartenoit  de  plein  droit.  Le  juge  qui  saute  par  les 
lenêtres,  le  chien  criminel,  et  les  larmes  de  sa  famille, 
me  sembloient  autant  d'incidents  dignes  de  la  gravité  de 
Scaramouche.  Le  départ  de  cet  acteur  interrompit  mon 
dessein,  et  fit  naître  l'envie  à  quelques-uns  de  mes  amis^ 
de  voir  sur  notre  théâtre  un  échantillon  d'Aristophane. 
Je  ne  me  rendis  pas  à  la  première  proposition  qu'ils  m'en 
firent.  Je  leur  dis  que  quelque  esprit  que  je  trouvasse  dans 
cet  auteur,  mon  inclination  ne  me  porteroit  pas  à  le 
prendre  pour  modèle,  si  j'avois  à  faire  une  comédie;  et 
que  j'aimerois   beaucoup  mieux   imiter  la  régularité  de 


1.  Depuis  le  xvi*  siècle,  des  troupes  italiennes  se  succédaient  en 
France  presque  sans  interruption.  Scaramouche  était  venu  en  France 
en  1615.  C'est  précisément  en  1668,  quand  Racine  songe  à  leur  donner 
les  Plaideurs,  que  les  Italiens  commencent  à  mêler  des  scènes  fran- 
çaises dans  leurs  farces. 

2.  Sans  doute  les  amis  du  cabaret  :  Boileau,  La  Fontaine,  Furetière, 
Chapelle. 


AU  LECTEUR.  129 

Ménandre  et  de  Térence,  que  la  liberté  de  Plaute  et  d'Aris- 
tophane*. On  me  répondit  que  ce  n'étoit  pas  une  comédie 
qu'on  me  demandoit,  et  qu'on  vouloit  seulement  voir  si 
les  bons  mots  d'Aristophane  auroient  quelque  grâce  dans 
notre  langue.  Ainsi,  moitié  en  m'encourageant,  moitié 
en  mettant  eux-mêmes  la  main  à  l'œuvre,  mes  amis  me 
firent  commencer  une  pièce  qui  ne  tarda  guère  à  être 
achevée. 

Cependant  la  plupart  du  monde  ne  se  soucie  point  de 
l'intention  ni  de  la  dihgence^  des  auteurs.  On  examina 
d'abord  mon  amusement  comme  on  auroit  fait  une  tra- 
gédie. Ceux  mêmes  qui  s'y  étoient  le  plus  divertis  eurent 
peur  de  n'avoir  pas  ri  dans  les  règles,  et  trouvèrent  mau+ 
vais  que  je  n'eusse  pas  songé  plus  sérieusement  à  les  faire 
rire.  Quelques  autres  s'imaginèrent  qu'il  étoit  bienséant 
à  eux  de  s'y  ennuyer,  et  que  les  matières  de  Palais  ne 
pouvoient  pas  être  un  sujet  de  divertissement  pour  des 
gens  de  cour.  La  pièce  fut  bientôt  après  jouée  à  Ver' 
sailles.  On  n'y  fit  point  de  scrupule  de  s'y  réjouir;  et 
ceux  qui  avoient  cru  se  déshonorer  de  rire  à  Paris,  furent 
peut-être  obligés  de  rire  à  Versailles  pour  se  faire  hon- 
neur. 

Ils  auroient  tort,  à  la  vérité,  s'ils  me  reprochoient  d'avoir 
fatigué  leurs  oreilles  de  trop  de  chicane.  C'est  une  langue 
qui  m'est  plus  étrangère  qu'à  personne,  et  je  n'en  ai  em+^ 
ployé  que  quelques  mots  barbares  que  je  puis  avoir  appris 
dans  le  cours  d'un  procès  que  ni  mes  juges  ni  moi  n'avons 
jamais  bien  entendu. 

i.  Sentiment  commun  au  x\n*  siècle.  Voir  Fénelon,  Lettre  à  l'Aca- 
démie. (Projet  d'un  traité  sur  la  comédie,  et  surtout  article  10  de  la 
lettre.) 

2.  C'est  tantôt  promptitude  à  faire  une  chose,  et  tantôt  exactitude 
apportée  dans  le  travail.  Ce  dernier  sens  me  parait  préférable  :  l'excuse 
du  temps,  je  pense,  eût  paru  peu  recevable  à  Racine;  il  veut  dire: 
«  ...  ne  se  soucie  point  de  savoir  quelle  a  été  l'intention  de  l'auteur,  et 
à  quoi  il  s'est  appliqué  ». 

RACȣ.  5 


130  AU  LECTEUR. 

Si  j'appréhende  quelque  chose,  c'est  que  des  personnes 
un  peu  sérieuses  ne  traitent  de  badineries  ■  le  procès  du 
chien  et  les  extravagances  du  juge.  Mais  enfin  je  traduis 
Aristophane,  et  l'on  doit  se  souvenir  qu'il  avoit  affaire  à 
des  spectateurs  assez  difficiles.  Les  Athéniens  savoient 
apparemment  ce  que  c'étoit  que  le  sel  attique;  et  ils 
éfoicnt  bien  sûrs,  quand  ils  avoient  ri  d'une  chose,  qu'ils 
n'avoient  pas  ri  d'une  sottise. 

Pour  moi,  je  trouve  qu'Aristophane  a  eu  raison  de  pousser 
les  choses  au  delà  du  vraisemblable.  Les  juges  de  l'Aréopage 
n'auroient  pas  peut-être  trouvé  bon  qu'il  eût  marqué  au 
naturel  leur  avidité  de  gagner,  les  bons  tours  de  leurs 
secrétaires,  et  les  forfanteries  de  leurs  avocats*.  Il  étoit  à 
propos  d'outrer  un  peu  les  personnages  pour  les  empêcher 
de  se  reconnoître.  Le  pubUc  ne  laissoit  pas  de  discerner  le 
vrai  au  travers  du  ridicule  ;  et  je  m'assure  qu'il  vaut  mieux 
avoir  occupé  l'impertinente  éloquence  de  deux  orateurs 
autour  d'un  chien  accusé,  que  si  l'on  avoit  mis  sur  la  sel- 
lette un  véritable  criminel,  et  qu'on  eût  intéressé  les  spec- 
tateurs à  la  vie  d'un  homme. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  puis  dire  que  notre  siècle  n'a  pas 
été  de  plus  mauvaise  humeur  que  le  sien,  et  que  si  le  but 
de  ma  comédie  étoit  de  faire  rire,  jamais  comédie  n'a 
mieux  attrapé  son  but.  Ce  n'est  pas  que  j'attends  un  grand 
honneur  d'avoir  assez  longtemps  réjoui  le  monde.  Mais  je 
me  sais  quelque  gré  de  l'avoir  fait  sans  qu'il  m'en  ait 
coûté  une  seule  de  ces  sales  équivoques*  et  de  ces 
malhonnêtes  plaisanteries  qui  coûtent  maintenant  si  peu 


1.  Anachronismes  voulus,  qui  font  penser  aux  choses  contemporaines. 

2.  Var.  «  Un  seul  de  ces  sales  équivoques  »  (1669-1687).  Le  genre  du 
mot  était  douteux.  D'où  Boileau  commence  ainsi  sa  satire  XII  : 

De  quel  genre  te  faire,  équivoque  maudite, 
Ou  maudit? 

Vo-yez  le  discours  préliminaire  de  cette  satire. 


AU  LECTEUR.  131 

à  la  plupart  de  nos  écrivains,  et  qui  font  retomber  le 
théâtre  dans  la  turpitude  d'où  quelques  auteurs  plus  mo- 
destes* l'avoient  tiré. 

1.  Molière  est-il  de  ces  auteurs  plus  modestes?  On  peut  le  croire.  Le 
bhime  de  Racine  tombe  assurément  sur  les  comédies  de  Montfleury  et 
autres  pareilles. 


ACTEURS 


DANDIN,  Juge» 
LÉ  ANDRE,  fils  de  Dandin 
CHICANNEAU,  bourgeois. 
ISABELLE,  fille  de  Chicanneau. 
LA  COMTESSE. 
PETIT  JEAN,  portier. 
L'INTIMÉ,  secrétaire*. 
LE  SOUFFLEUR. 


La  scène  est  dans  une  ville  de  basse  Normandie. 


1,  l'errin  Dandin  est  le  nom,  dans  Rabelais,  d'un  «  appointeur  de 
procès  »  (III,  41). 

2.  Nom  propre  pris  à  la  langue  du  Palais.  «  L'appelant  et  Yintimé 
sont  les  deux  parties  principales  en  cours  d'appel  »  (Furetière).  Cott' 
fermement  à  son  nom,  l'intimé  sera  le  défenseur  du  chien  au  3*  acte. 


LES  PLAIDEURS 

COMÉDIE 


ACTE  I 


SCÈNE  PREMIÈRE 

PETIT  JEAN,  traînant  un  gros  sac  de  procès. 
t 

Ma  foi,  sur  l'avenir  bien  fou  qui  se  fîra  ; 

Tel  qui  rit  vendredi,  dimanche  pleurera. 

Un  juge,  l'an  passé,  me  prit  à  son  service; 

Il  m'avoit  fait  venir  d'Amiens  pour  être  Suisse. 

Tous  ces  Normands  vouloient  se  divertir  de  nous  :  5 

jOn  apprend  à  hurler,  dit  l'autre*,  avec  les  loups. 
fTout  Picard  que  j'étois,  j'étois  un  bon  apôtre, 
[Et  je  faisois  claquer  mon  fouet  tout  comme  un  autre. 
[Tous  les  plus  gros  monsieurs  me  parloient  chapeau  bas  : 
m  Monsieur  de  Petit  Jean,  »  ah!  gros  comme  le  bras!     lo 

[ais  sans  argent  l'honneur  n'est  qu'une  maladie. 

la  foi,  j'étois  un  franc  portier  de  comédie'^  : 

1.  Dit  Vautre  :  façon  populaire  de  fonder  les  proverbes  sur  une  auto- 
rité traditionnelle  et  très  vague. 

2.  Le  portier  de  la  comédie  percevait  l'argent  des  places.  Nombre  de 


134  LES  PLAIDEURS. 

On  avoit  beau  heurter  et  m'ôter  son  chapeau, 

On  n'entroit  point  chez  nous  sans  graisser  le  marteau. 

Point  d'argent,  point  de  Suisse,  et  ma  porte  étoit  close.     i5 

Il  est  vrai  qu'à  Monsieur  j'en  rendois  quelque  chose  : 

Nous  comptions  quelquefois.  On  me  donnoit  le  soin 

De  fournir  la  maison  de  chandelle  et  de  foin  ; 

Mais  je  n'y  perdois  rien.  Enfin,  vaille  que  vaille, 

J'aurois  sur  le  marché  fort  bien  fourni  la  paille.  20 

C'est  dommage  :  il  avoit  le  cœur  trop  au  métier; 

Tous  les  jours  le  premier  aux  plaids*,  et  le  dernier. 

Et  bien  souvent  tout  seul;  si  l'on  l'eût  voulu  croire. 

Il  yseroit  couché  sans  manger  et  sans  boire  2. 

Je  lui  disois  parfois  :  «  Monsieur  Perrin  Dandin,  sS 

Tout  franc,  vous  vous  levez  tous  les  jours  trop  matin  : 

Qui  veut  voyager  loin  ménage  sa  monture. 

Buvez,  mangez,  dormez,  et  faisons  feu  qui  dure.  » 

Il  n'en  a  tenu  compte.  Il  a  si  bien  veillé 

Et  si  bien  fait,  qu'on  dit  que  son  timbre  est  brouillé.      3o 

Il  nous  veut  tous  juger  les  uns  après  les  autres. 

Il  marmotte  toujours  certaines  patenôtres 

Où  je  ne  comprends  rien.  Il  veut,  bon  gré,  mal  gré. 

Ne  se  coucher  qu'en  robe  et  qu'en  bonnet  carré. 

gens  affichaient  la  prétention  d'entrer  sans  payer  :  seigneurs,  officiers 
et  leurs  gens.  Le  portier  était  un  gars  solide,  capable  de  jouer  de  l'épée. 

1.  Aux  plaids  :  à  l'audience.  «  Se  dit  des  temps  et  des  lieux  où  l'on 
plaide  »  (Furetière). 

2.  Libre  souvenir  d'Aristophane  : 

•î^v  \x.\  'xl  xou  Tipwxou  xa6t!^TiTai  \ukQ'.j' 
UTîvou  ô'  ôpa  Tf,ç  vuxt6;  oôSè  irajTàTv-riv. 

{Guêpes,  89-92.) 

«  Il  aime  le  tribunal,  comme  personne  :  il  a  la  passion  de  juger;  il 
gémit  s'il  n'est  pas  assis  au  premier  banc  :  il  ne  dort  pas  un  instant  de 
la  nuit.  » 


« 


ACTE  I,  SCENE  II.  135 

Il  fit  couper  la  tête  à  son  coq,  de  colère,  35 

Pour  l'avoir  éveillé  plus  tard  qu'à  l'ordinaire  ; 

Il  disoit  qu'un  plaideur  dont  l'afi'aire  alloit  mal 

Avoit -graissé  la  patte  à  ce  pauvre  animal*. 

Depuis  ce  bel  arrêt,  le  pauvre  homme  a  beau  faire, 

Son  fils  ne  souffre  plus  qu'on  lui  parle  d'affaire.  4o 

Il  nous  le  fait  garder  jour  et  nuit,  et  de  prés*  : 

Autrement  serviteur,  et  mon  homme  est  aux  plaids. 

Pour  s'échapper  de  nous,  Dieu  sait  s'il  est  allaigrc^. 

Pour  moi,  je  ne  dors  plus  :  aussi  je  deviens  maigre, 

C'est  pitié.  Je  m'étends,  et  ne  fais  que  bâiller.         •         45 

Mais  veille  qui  voudra,  voici  mon  oreiller. 

Ma  foi,  pour  cette  nuit  il  faut  que  je  m'en  donne; 

Pour  dormir  dans  la  rue  on  n'offense  personne. 

Dormons. 


SCÈNE  II 

L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 
l'intimé. 
Ay,  Petit  Jean  !  Petit  Jean  ! 

1.  Tôv  àXexTpuôva  6',  ôç  t,ô'  ècp'  éaTTEpaç,  ecpT), 

(Lç  3v|/'  iysipetv  aÙTÔv  àvaTreireiapLevov, 
irapà  TtÔv  •jxsuôûvojv  è'yovxa  ypfjfjLaxa. 

(G.,  100-102.) 

«  Son  coq  chantait  le  soir  :  il  dit  que  ce  coq  s'était  laissé  corrompre 
pour  l'éveiller  trop  tard,  et  avait  reçu  de  l'argent  de  quelque  accusé 
qui  avait  des  comptes  à  rendre.  » 

II*  2.  O'jTOç  (le  fils)  ouXàxTeiv  tôv  itaTÉp'  èizéxa^s.  vwv, 

[  £v5ov  ^taOetp^aç,  ïva  6'joaîjE  \}.^  '^ir\. 

\  '  {G.,  69-70.) 

■    «  Il  nous  a  enjoint  de  garder  son  père;  il  l'a  enfermé  et  ne  veut  pas 
qu'il  sorte.  » 


150  LES  PLAIDEURS. 

PETIT  JEAN, 

L'Intimé! 
Il  a  déjà  bien  peur  de  me  voir  enrhmné.  To 

l'intimé. 
Que  diable!  si  matin  que  fais-tu  dans  la  rue? 

petit  JEAN. 

Est-ce  qu'il  faut  toujours  faire  le  pied  de  grue*, 
Garder  toujours  un  homme,  et  l'entendre  crier? 
Quelle  gueule  !  Pour  moi,  je  crois  qu'il  est  sorcier. 

l'intimé. 
Bon! 

petit  JEAN. 

Je  lui  disois  donc,  en  me  grattant  la  tête,  55 

Que  je  voulois  dormir.  «  Présente  ta  requête* 
Comme'  tu  veux  dormir,  »  m'a-t-il  dit  gravement. 
Je  dors  en  te  contant  la  chose  seulement. 
Bonsoir. 


Comment  bonsoir?  Que  le  diable  m'emporte 
Si....  Mais  j'entends  du  bruit  au-dessus  de  la  porte.        60 


1.  Faire  sus  l'un  des  pieds  en  la  salle  la  grue, 

disait  Régnier  dans  sa  Sat.  m. 

2.  Louis  Racine  attribue  le  mot  à  un  président  du  temps.  «  Quand  son 
fils  lui  représentait  qu'il  avait  besoin  d'un  habit  neuf,  il  lui  répondait 
gravement  :  Présente  ta  requête...;  et  quand  le  fils  avait  présenté  sa 
requête,  il  répondait  par  un  :  Soit  communiqué  à  sa  mère.  »  {Rem.  sur 
les  Tragédies  de  Raciiie,  I,  217,  218.) 

3.  Comme  :  cet  emploi  est  du  langage  de  Palais. 


ACTE  I,  SCÈNE  IIÏ.  loT 

SCÈNE  III 
DANDIN,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

DANDiN,  à  la  fenêtre. 
Petit  Jean!  L'Intimé  M 

l'intimé,  à  Petit  Jean. 
Paix! 

DANDIN. 

Je  suis  seul  ici. 
Voilà  mes  guichetiers  en  défaut,  Dieu  merci. 
Si  je  leur  donne  temps,  ils  pourront  comparêtrc. 
Çà,  pour  nous  élargir*,  sautons  par  la  fenêtre. 
Hors  de  cour. 

l'intimé. 

Comme  il  saute! 

PETIT  JEAN. 

Ho!  Monsieur, je  vous  tien.  G5 

DANDIN. 


Au  voleur!  Au  voleur! 


PETIT  JEAN. 

Ho!  nous  vous  tenons  bien. 


1.  Comparer  Guêpes,  143-197.  Je  veru  aller  juger  est  le  ^ix«tovt<x  [xs  du 
vers  157. 

2.  Élargir,  élargissement  se  disent  encore  de  la  mise  en  liberté  d'un 
prisonnier. 


158  LES  PLAIDEURS. 

l'intimé. 
Vous  avez  beau  crier. 


DANDIN. 

Main  forte  !  l'on  me  tue  ! 


SCÈNE  IV 
LÉANDRE,  DANDIN,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

LÉ ANDRE. 

Vite  un  flambeau!  j'entends  mon  père  dans  la  rue. 
Mon  père,  si  matin  qui  vous  fait  déloger? 
Où  courez-vous  la  nuit? 

DANDIN. 

Je  veux  aller  juger.  70 

LÉANDRE. 

Et  qui  juger?  Tout  dort. 

PETIT  JEAN. 

Ma  foi,  je  ne  dors  guéres. 

LÉANDRE. 

Que  de  sacs  M  il  en  a  jusques  aux  jarretières. 

DANDIN. 

Je  ne  veux  de  trois  mois  rentrer  dans  la  maison. 
De  sacs  et  de  procès  j'ai  fait  provision. 

1.  Les  pièces  des  procès  s'enfermaient  dans  des  sacs  de  toile. 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  130 

LÉANDRE. 

Et  qui  vous  nourrira? 

DASDIN. 

Le  buvetier,  je  pense.  75 

LÉANDRE. 

Mais  où  dormirez-vous,  mon  père? 


A  l'audience. 


LEANDRE. 


Non,  mon  père  :  il  vaut  mieux  que  vous  ne  sortiez  pas. 
Dormez  chez  vous.  Chez  vous  faites  tous  vos  repas. 
Souffrez  que  la  raison  enfin  vous  persuade  ; 
Va  pour  votre  santé.... 

DANDIN. 

Je  veux  être  malade.  80 

LÉANDRE. 

Vous  ne  l'êtes  que  trop.  Donnez-vous  du  repos  : 
Vous  n'avez  tantôt  plus  que  la  peau  sur  les  os. 

DANDIN. 

Du  repos?  Ah!  sur  toi  tu  veux  régler  ton  père. 

Crois-tu  qu'un  juge  n'ait  qu'à  faire  bonne  chère, 

Qu'à  battre  le  pavé  comme  un  tas  de  galants,  85 

Courir  le  bal  la  nuit,  et  le  jour  les  brelans? 

L'argent  ne  nous  vient  pas  si  vite  que  l'on  pense. 

Chacun  de  tes  rubans*  me  coûte  une  sentence. 


i 


1.  Tes  rubans.  Harpagon,  au  même  temps  [V Avare  est  de  1668), 
dit  énergiquement  à  son  fils  en  s'indignant  de  la  mode  du  temps  :  «  Je 
voudrais  bien  savoir,  sans  parler  du  reste,  à  quoi  servent  tous  ces 
rubans  dont  vous  voilà  lardé  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête?  » 


140  LES  PLAIDEURS. 

Ma  robe  vous  fait  honte  :  un  fils  de  juge  !  Ah,  fi  ! 

Tu  fais  le  gentilhomme.  Hé!  Dandin,  mon  ami,  90 

Regarde  dans  ma  chambre  et  dans  ma  garderobe 

Les  portraits  des  Dandins  :  tous  ont  porté  la  robe; 

Et  c'est  le  bon  partie  Compare  prix  pour  prix 

Les  étrennes  d'un  juge  à  celles  d'un  marquis  : 

Attends  que  nous  soyons  à  la  fin  de  décembre.  qS 

Qu'est-ce  qu'un  gentilhomme?  Un  pilier  d'antichambre. 

Combien  en  as-tu  vu,  je  dis  des  plus  hupés, 

A  souffler  dans  leurs  doigts  dans  ma  cour  occupés, 

Le  manteau  sur  le  nez,  ou  la  main  dans  la  poche  ; 

Enfin,  pour  se  chauffer,  venir  tourner  ma  broche!         100 

Voilà  comme  on  les  traite.  Hé  !  mon  pauvre  garçon. 

De  ta  défunte  mère  est-ce  là  la  leçon? 

La  pauvre  Babonnette  !  Hélas  !  lorsque  j'y  pense, 

Elle  ne  manquoit  pas  une  seule  audience. 

Jamais,  au  grand  jamais,  elle  ne  me  quitta,  io5 

Et  Dieu  sait  bien  souvent  ce  qu'elle  en  rapporta  : 

Elle  eût  du  buvetier  emporté  les  serviettes. 

Plutôt  que  de  rentrer  au  logis  les  mains  nettes. 

Et  voilà  comme  on  fait  les  bonnes  maisons.  Va, 

Tu  ne  seras  qu'un  sot. 

LÉ ANDRE. 

Vous  vous  morfondez  là,  no 

Mon  père.  Petit  Jean,  remenez  votre  maître; 
Couchez-le  dans  son  lit;  fermez  porte,  fenêtre; 
Qu'on  barricade  tout,  afin  qu'il  ait  plus  chaud. 

1.  Tî  yàp  euôaijxdv  yr^  [xaxaptaTÔv  \i.5Xkov  vûv  èaTi  otxaaxo'j, 
"H  Tpucpspwxepov,  'r\  ostvÔTepov  ^wov,  xal  xauxa  yépovzo;; 

■<  Est-il  un  être  plus  heureux,  plus  fortuné,  plus  voluptueux,  plus 
terri ');e  qu'un  juge,  et  un  vieux  juge?  » 

C'est  ainsi  qu'Aristophane  fait  parler  son  Philocléon  {G.,  5S0  et  suiv.)  ; 
et  le  vieux  juge  conte  prolixement  toutes  les  sollicitations  et  flatteries 
dont  il  est  l'objet  de  la  part  des  hommes  grands  et  puissants  de  la  cité. 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  141 

PETIT  JEAN. 

Faites  donc  mettre  au  moins  des  garde-fous  là-haut. 

DANDLN. 

Quoi?  l'on  me  mènera  coucher  sans  autre  forme?  ii5 

Obtenez  un  arrêt  comme  il  faut  que  je  dorme. 

LÉANDRE. 

Hé!  par  provision*,  mon  père,  couchez-vous. 

DANDIN. 

J'irai;  mais  je  m'en  vais  vous  faire  enrager  tous  : 
Je  ne  dormirai  point. 

LÉANDRE. 

Hé  bien,  à  la  bonne  heure  ! 
Qu'on  ne  le  quitte  pas.  Toi,  l'Intimé,  demeure,  120 


SCÈNE  V 

LÉANDRE,  L'INTIMÉ. 

LÉANDRE. 

le  veux  l'entretenir  un  moment  sans  témoin. 

l'intlmé. 
luoi?  vous  faut-il  garder? 

1.  Provision  :  terme  de  procédure,  opposé,  dit  Furetière,  à  définitif. 
Test  le  jugement  provisoire  qui  met  ou  maintient  une  des  parties  en 
)ssession  de  la  chose  en  litige,  en  attendant  l'arrêt  délinitif. 


142  LES  PLAIDEURS. 

LÉANDHE. 

J'en  aurois  bon  besoin. 
J'ai  ma  folie,  hélas!  aussi  bien  que  mon  père. 


1 


L  INTIME. 


Ho!  vous  voulez  juger? 
Tu  connois  ce  logis. 


LEANDRE. 

Laissons  là  le  mystère. 


Je  vous  entends  enfin  :  i25 

Diantre!  l'amour  vous  tient  au  cœur  de  bon  matin. 
Vous  me  voulez  parler  sans  doute  d'Isabelle. 
Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  elle  est  sage,  elle  est  belle; 
Mais  vous  devez  songer  que  monsieur  Chicanneau 
De  son  bien  en  procès  consume  le  plus  beau.  i3o 

Oui  ne  plaide-t-il  point?  Je  crois  qu'à  l'audience 
Il  fera,  s'il  ne  meurt,  venir  toute  la  France. 
Tout  auprès  de  son  juge  il  s'est  venu  loger  : 
L'un  veut  plaider  toujours,  l'autre  toujours  juger. 
Et  c'est  un  grand  hasard  s'il  conclut  votre  affaire  1 35 

Sans  plaider  le  curé,  le  gendre  et  le  notaire. 

LÉ ANDRE. 

Je  le  sais  comme  toi.  Mais,  malgré  tout  cela, 
Je  meurs  pour  Isabelle. 

l'intimé. 

lié  bien  !  épousez-la. 
Vous  n'avez  qu'à  parler  :  c'est  une  affaire  prête. 


Hé!  cela  ne  va  pas  si  vite  que  ta  tête.  i4o 

Son  père  est  un  sauvage  à  qui  je  ferois  peur. 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  143 

A  moins  que  d'être  huissier,  sergent  ou  procureur, 

On  ne  voit  point  sa  fille  ;  et  la  pauvre  Isabelle, 

Invisible  et  dolente,  est  en  prison  chez  elle. 

Elle  voit  dissiper  sa  jeunesse  en  regrets,  i45 

Mon  amour  en  fumée,  et  son  bien  en  procès. 

Il  la  ruinera  si  l'on  le  laisse  faire. 

Ne  connoîtrois-tu  point  quelque  honnête  faussaire 

Qui  servît  ses  amis,  en  le  payant,  s'entend, 

Quelque  sergent  zélé? 

l'intimé. 
Bon!  l'on  en  trouve  tant!  i5o 

LÉ ANDRE. 

Mais  encore? 

l'intimé. 

Ah  !  Monsieur,  si  feu  mon  pauvre  père 
Étoit  encor  vivant,  c'éloit  bien  votre  affaire. 
Il  gagnoit  en  un  jour  plus  qu'un  autre  en  six  mois  : 
Ses  rides  sur  son  front  gravoient  tous  ses  exploits*. 
Il  vous  eût  arrêté  le  carrosse  d'un  prince;  i55 

H  vous  l'eût  pris  lui-même  ;  et  si  dans  la  province 
Il  se  donnoit  en  tout  vingt  coups  de  nerfs  de  bœuf, 
Mon  père,  pour  sa  part,  en  emboursoit  dix-neuf*. 
Mais  de  quoi  s'agit-il?  Suis-je  pas  fils  de  maître'? 
Je  vous  servirai. 

1.  Parodie  du  vers  35  du  Cid 

Ses  rides  sur  son  front  ont  gravé  ses  exploits. 

Le  Menacjiana  nous  apprend  que  Corneille  fut  blessé  de  cette  pa- 
rodie. De  là  peut-être  son  attitude  à  l'égard  de  Bi'itannicm. 

2.  ("est  du  Rabelais  (IV,  16)  :  «  Si  en  tout  le  territoire  n'étaient  que 
trente  coups  de  bâton  à  gagner,  il  (un  chicquanous  ou  huissier)  en  em- 
boui-sait  toujours  vingt-huit  et  demi.  » 

5.  Le  proverbe  est  tiré  de  l'ancienne  organisation  des  corporations  : 
le  fils  de  maitre  avait  certains  droits.  Ici  il  s'agit  d'une  présomption  de 
capacité  héréditaire. 


U4  LES  PLAIDEURS. 

LÉANDKE. 

Toi? 

l'intimé. 
Mieux  qu'un  sergent  peut-être.  i6o 

LÉA.NDRE. 

Tu  porterois  au  père  un  faux  exploit? 

L'INTIMÉ. 

Hon!  hon! 

LÉ ANDRE. 

Tu  rendrois  à  la  fille  un  billet? 


Je  suis  des  deux  métiers. 


L  INTIME. 

Pourquoi  non? 

LÉANDRE. 


Viens,  je  l'entends  qui  crie. 
Allons  à  ce  dessein  rêver  ailleurs. 


SCÈNE  VI 

CHICANNEAU,  allant  et  revenant. 

La  Brie, 
Qu'on  garde  la  maison,  je  reviendrai  bientôt.  i65 

Qu'on  ne  laisse  monter  aucune  âme  là-haut. 
Fais  porter  cette  lettre  à  la  poste  du  Maine». 

1.  Sans  doute  Chicanneau  a  besoin  de  témoins  complaisants.  Cf.  les 
vers  722-3. 


ACTE  I,  SCÈ?sE  VI.  145 

Prends-moi  dans  mon  clapier  trois  lapins  de  garenne, 

El  chez  mon  procureur  porte-les  ce  matin. 

Si  son  clerc  vient  céans,  fais-lui  goûter  mon  vin.  170 

Ah!  donne-lui  ce  sac  qui  pend  à  ma  fenêtre. 

Est-ce  tout?  Il  viendra  me  demander  peut-être 

Un  grand  homme  sec,  là,  qui  me  sert  de  témoin. 

Et  qui  jure  pour  moi  lorsque  j'en  ai  besoin  : 

Qu'il  m'attende.  Je  crains  que  mon  juge  ne  sorte.  175 

Quatre  heures  vont  sonner.  Mais  frappons  à  sa  porte. 

PETIT  JEAN,  entr'ouvrant  la  porte. 

Qui  va  là? 

CHICANNEAU. 

Peut-on  voir  Monsieur? 

PETIT  JEAN,  refermant  la  porte. 
Non. 

CHICANNEAU. 

Pourroit-on 
Dire  un  mot  à  Monsieur  son  secrétaire? 

PETIT  JEAN. 

Non. 

CHICANNEAU. 

Et  Monsieur  son  portier? 

PETIT  JEAN. 

C'est  moi-même. 


Buvez  ^  ma  santé,  Monsieur, 


CHICANNEAU. 

De  grâce. 


140  LES  PLAIDEURS. 

PETIT   JEAN. 

Grand  bien  vous  fasse!     i8o 
Mais  revenez  demain. 

CHICANNEAU. 

Hé!  rendez  donc  l'argent. 
Le  monde  est  devenu,  sans  mentir,  bien  méchant. 
J'ai  vu  que  les  procès  ne  donnoient  point  de  peine  : 
Six  écus  en  gagnoient  une  demi-douzaine. 
Mais  aujourd'hui,  je  crois  que  tout  mon  bien  entier       i85 
Ne  me  suffiroit  pas  pour  gagner  un  portier. 
Mais  j'aperçois  venir  Madame  la  comtesse 
De  Pimbesche*.  Elle  vient  pour  affaire  qui  presse. 


SCÈNE  \II 

CHICANNEAU,  LA  COMTESSE. 

CHICANNEAU. 

Madame,  on  n'entre  plus. 

LA    COMTESSE. 

Hé  bien!  l'ai-je  pas  dit? 
Sans  mentir,  mes  valets  me  font  perdre  l'esprit.  190 

Pour  les  faire  lever  c'est  en  vain  que  je  gronde  : 
Il  faut  que  tous  les  jours  j'éveille  tout  mon  monde. 

CHICANNEAU. 

Il  faut  absolument  qu'il  se  fasse  celer. 

1.  Ce  nom  n'a  pas  été  inventé  par  Racine.  Il  s'employait  déjà  comme 
nom  commun,  pour  désigner  une  femme  rouée,  une  impudente 
coquine.  (Cotgrave,  Dict.  angl.-fr.,  1611.) 


ACTE  I,  SCÈINE  YII.  147 

LA    COMTESSE. 

Pour  moi,  depuis  deux  jours  je  ne  lui  puis  parler. 

CHICANNEAU. 

Ma  partie  est  puissante,  et  j'ai  lieu  de  tout  craindre.     iqS 

LA    COMTESSE. 

Après  ce  qu'on  m'a  fait,  il  ne  faut  plus  se  plaindre. 

CHICANNEAU. 

Si  pourtant*  j'ai  bon  droit. 

LA   COMTESSE. 

Ah  !  Monsieur,  quel  arrêt  ! 

CHICANNEAU. 

Jt^  m'en  rapporte  à  vous.  Écoutez,  s'il  vous  plaît 2. 

LA   COMTESSE. 

Il  faut  que  vous  sachiez,  Monsieur,  la  perfidie. 

CHICANNEAU. 

Ce  n'est  rien  dans  le  fond. 

LA   COMTESSE. 

Monsieur,  que  je  vous  die....  200 

1.  Si  ponrtant,  archaïsme.  C'est  un  provincial  qui  parle,  un  bourgeois, 
et  un  habitué  du  Palais,  où  les  vieilles  phrases  se  conservent.  Molière 
met  le  même  mot,  par  la  locution  et  si,  dans  la  bouche  de  Mme  Jour- 
dain, une  bourgeoise  au  verbe  populaire  (B.  gent.,U\,b);  il  emploie 
aussi  la  locution  si  faut-il. 

2.  La  scène  à  faire  était  indiquée  ici  par  Furetière ,  Roman  bour- 
geois :  «  II  n'y  a  rien  de  plus  naturel  à  des  plaideurs  que  de  se  conter 
leurs  procès  les  uns  aux  autres.  Ils  font  facilement  connaissance  en- 
semble et  ne  manquent  point  de  matière  pour  fournir  à  la  conversa- 
tion. » 


148  LES  PLAIDEURS. 


CHICANNEAU. 


Voici  le  fait.  Depuis  quinze  ou  vingt  ans  en  çà, 

Au  travers  d'un  mien  pré  certain  ânon  passa, 

S'y  vautra,  non  sans  faire  un  notable  dommage, 

Dont  je  formai  ma  plainte  au  juge  du  village. 

Je  fais  saisir  l'ànon.  Un  expert  est  nommé,  20") 

A  deux  bottes  de  foin  le  dégât  estimé. 

Enfin,  au  bout  d'un  an,  sentence  par  laquelle 

Nous  sommes  renvoyés  hors  de  cour.  J'en  appelle. 

Pendant  qu'à  l'audience  on  poursuit  un  arrêt. 

Remarquez  bien  ceci,  Madame,  s'il  vous  plaît,  210 

Notre  ami  DrolichonS  qui  n'est  pas  une  bête, 

Obtient  pour  quelque  argent  un  arrêt  sur  requête-, 

Et  je  gagne  ma  cause.  A  cela  que  fait-on? 

Mon  chicaneur  s'oppose  à  l'exécution. 

Autre  incident  :  tandis  qu'au  procès  on  travaille,  21 5 

Ma  partie  en  mon  pré  laisse  aller  sa  volaille. 

Ordonné  qu'il  sera  fait  rapport  à  la  cour 

Du  foin  que  peut  manger  une  poule  en  un  jour  : 

Le  tout  joint  au  procès  enfin,  et  toute  chose 

Demeurant  en  état,  on  appointe  ^  la  cause  220 

Le  cinquième  ou  sixième  avril  cinquante-six. 

J'écris  sur  nouveaux  frais.  Je  produis,  je  fournis 

1.  Évidemment  le  procureur  de  Chicanneau. 

2.  Chicanneau  a  plaidé  d'abord  à  la  prévôté  (v.  204).  Il  appelle  du  ju- 
gement au  bailliage  (v.  208).  Pendant  les  formalités  de  l'appel  (v.  209), 
son  procureur  Drolichon  obtient  un  arrêt  sur  requête,  c'est-à-dire  que 
sans  mentionner  la  sentence  du  tribunal  inférieur,  ni  l'appel,  il  fait 
juger  l'affaire  comme  en  première  instance  par  le  tribunal  supérieur, 
qui  donne  gain  de  cause  à  ses  clients. 

5.  h'œppointement  n'est  pas  un  jugement  :  c'est  un  règlement  fait 
par  le  tribunal  pour  établir  «  la  contestation  des  parties  »,  ditFuretière, 
les  demandes  et  conclusions  «  sur  lesquelles  seulement  les  parties  doi- 
vent écrire  et  produire,  et  les  juges  prononcer  ».  Ainsi  Vappomtement 
est  un  moyen  de  faire  traîner  les  procès. 


ACTE  I,  SCÈNE  VIL  Ui) 

De  dits*,  de  contredits,  enquêtes,  compulsoires, 

Rapports  d'experts,  transports,  trois  interlocutoires, 

Sriefs  et  faits  nouveaux,  baux  et  procès-verbaux.  225 

l'obtiens  lettres  royaux,  et  je  m'inscris  en  faux. 

iQuatorze  appointements,  trente  exploits,  six  instances, 

Six-vingts  productions,  vingt  arrêts  de  défenses, 

jArrèt  enfin.  Je  perds  ma  cause  avec  dépens, 

Estimée^  environ  cinq  à  six  mille  francs.  23o 

'Est-ce  là  faire  droit?  Est-ce  là  comme  on  juge? 

Après  quinze  ou  vingt  ans  !  Il  me  reste  un  refuge  : 

La  requête  civile^  est  ouverte  pour  moi, 


1.  Les  dits  sont  les  pièces  où  une  partie  produit  ses  allégations;  les 
contredits,  celles  où  elle  détruit  les  allégations  de  la  partie  adverse.  — 
Enquête  «  est  une  preuve  admise  en  justice,  qui  se  fait  par  audition  de 
témoins  dont  la  déposition  est  rédigée  par  écrit  »  (Furetière).  —  Com- 
piihoirew  lettre  de  chancellerie  que  le  roi  accorde  à  des  parties  pour  con- 
traindre un  greffier,  un  notaire,  ou  des  personnes  publiques,  à  leur  dé- 
livrer les  actes  dont  ils  ont  besoin  »  (Id.).  —  Tiansport  :  c'est  la"  des- 
cente de  justice  sur  les  lieux  où  le  délit  ou  dommage  a  été  causé.  — 
liitrrlociitoire  :  sentence  ou  arrêt  «  ordonnant  qu'il  sera  fait  quelque 

'■  avant  que  de  faire  droit  au  fond  »  (Furetière).  —  Lettres  royaux: 
nurs  de  droit  émanés  de  la  faveur  du  prince  »  (Id).  Ainsi  les  com/)î<^ 
-  /'.s  de  toutà l'heure.  Royaux  est  le  féminin  en  vieux  français.  —  S'm- 
^(■rire  en  faux  :  déclarer  qu'on  veut  faire  la  preuve  qu'une  pièce  de  l'ad- 
MT^aire  est  fausse.  —  Exploits  :  ce  sont  les  actes  et  significations  que 
font  les  sergents  ou  huissiers.  —  Instance  :  c'est  toute  cause  pendante 
en  justice.  —  Productions  :  c'est  la  présentation  des  titres  et  pièces  par 
lesquels  on  fait  valoir  son  droit.  —  Arrêts  de  défense  :  ce  sont  des 
arrêts  qui  lient  les  mains  à  un  magistrat  ou  à  un  officier  pour  empê- 
cher l'un  de  continuer  à  instruire  une  affaire,  l'autre  d'exécuter  un 
jugement,  ou  aux  parties,  pour  leur  interdire  de  procéder  à  des  actes 
intéressant  le  fond  de  l'affaire  qui  n'est  pas  encore  jugée. 

2.  Est-ce  estimée  ou  estimés  qu'il  faut  lire? 

3.  La  requête  civile  est  une  lettre  de  chancellerie  {lettres  royaux  du 
vers  226),  qu'on  obtient  sur  l'arrêt  d'une  cour  souveraine,  pour  le  faire 
casser  comme  surpris  ou  contenant  erreur;  elle  est  jugée  par  la  même 
cour,  dans  une  autre  Chambre.  L'arrêt  de  cassation  ne  juge  pas  le  prin- 
cipal de  l'affaire  et  remet  les  parties  au  même  état  que  devant.  — Louis 
Racine  dit  que  tous  ces  termes  de  Palais  furent  enseignés  à  son  père  par 
M.  de  Brilhac,  conseiller  au  Parlement  de  Paris.  M.  P.  Jlesnard  lait 


150  LES  PLAIDEURS. 

Je  ne  suis  pas  rendu*.  Mais  vous,  comme  je  voi, 
Vous  plaidez. 

LA    COMTESSE. 

Plût  à  Dieu! 

CHICANNEAU. 

J'y  brûlerai  mes  livres.         235 

LA   COMTESSE. 

Je... 

CHICANNEAU. 

Deux  bottes  de  foin  cinq  à  six  mille  livres! 

LA    COMTESSE. 

Monsieur,  tous  mes  procès  alloient  être  finis; 

Il  ne  m'en  restoit  plus  que  quatre  ou  cinq  petits  : 

L'un  contre  mon  mari,  l'autre  contre  mon  père. 

Et  contre  mes  enfants.  Ah!  Monsieur,  la  misère!  240 

Je  ne  sais  quel  biais  ils  ont  imaginé, 

Ni  tout  ce  qu'ils  ont  fait;  mais  on  leur  a  donné 

Un  arrêt  par  lequel,  moi  vêtue  et  nourrie, 

On  me  défend.  Monsieur,  de  plaider  de  ma  vie. 

CHICANNEAU. 

De  plaider? 

LA   COMTESSE. 

De  plaider. 

remarquer  que  Racine  pouvait  aussi  bien  les  trouver  dans  Rabelais 
{III,  39)  :  mais  pour  les  employer  à  propos,  les  explications  d'un  homme 
du  métier  ne  durent  pas  être  inutiles  au  poète. 

1.  Je  ne  suis  pas  rendu  :  je  ne  suis  pas  à  bout  de  forces,  et  je  ne  me 
rends  pas.  Les  deux  sens  s'impliquent. 


ACTE  I.  SCÈÎSE  \II.  151 

CHICAiNNEAU. 

Certes,  le  trait  est  noir.  245 

J'en  suis  surpris. 

LA   COMTESSE. 

Monsieur,  j'en  suis  au  désespoir. 

CHIC  ANNEAU. 

I  Comment,  lier  les  mains  aux  gens  de  votre  sorte  ! 
Mais  cette  pension,  Madame,  est-elle  forte? 

LA    COMTESSE. 

Je  n'en  vivrois,  Monsieur,  que  trop  honnêtement. 

Mais  vivre  sans  plaider,  est-ce  contentement?  sSo 

CHIC  ANNE  AU. 

Des  chicaneurs  viendront  nous  manger  jusqu'à  l'àme. 
Et  nous  ne  dirons  mot!  Mais,  s'il  vous  plaît.  Madame, 
Depuis  quand  plaidez-vous? 

LA  COMTESSE. 

Il  ne  m'en  souvient  pas  ; 
Depuis  trente  ans,  au  plus. 

CHICANNEAU. 

tCe  n'est  pas  trop. 
LA   COMTESSE. 
Hélas  ! 
I  CHICANNEAU. 

t  quel  âge  avez-vous?  Vous  avez  bon  visage.  25- 

LA   COMTESSE. 

lié!  quelque  soixante  ans. 


152  LES  PLAIDEURS. 

CHICANNEAU. 

Comment  !  c'est  le  bel  âge 
Pour  plaider. 

LA   COMTESSE. 

Laissez  faire,  ils  ne  sont  pas  au  bout  : 
J'y  vendrai  ma  chemise  ;  et  je  veux  rien  ou  tout. 

CHICANNEAU. 

Madame,  écoutez-moi.  Voici  ce  qu'il  faut  faire. 

LA    COMTESSE. 

Oui,  Monsieur,  je  vous  crois  comme  mon  propre  père.     260 

CHICANNEAU. 

J'irois  trouver  mon  ju^e. 

LA    COMTESSE. 

Oh  !  oui,  Monsieur,  j'irai. 

CHICANNEAU. 

Me  jeter  à  ses  pieds. 

LA    COMTESSE. 

Oui,  je  m'y  jetterai  : 
Je  l'ai  bien  résolu. 

CHICANNEAU. 

Mais  daignez  donc  m'entendre. 

LA    COMTESSE. 

Oui,  vous  prenez  la  chose  ainsi  qu'il  la  faut  prendre. 

CHICANNEAU. 

kvez-vous  dit,  Madame? 


ACTE  I,  SCÈNE  VIL  155 

LA   COMTESSE 

Oui. 

CHICANNEAU. 

J'irois  sans  façon  2 G 5 


Prouver  mon  juge. 


LA   COMTESSE. 

Hélas  !  que  ce  Monsieur  est  bon  ! 

CHICANxNEAU 

Si  vous  parlez  toujours,  il  faut  que  je  me  taise. 

LA   COMTESSE. 

Ah  !  que  vous  m'obligez  !  Je  ne  me  sens  pas  d'aise. 

CHICANNEAU. 

J'irois  trouver  mon  juge,  et  lui  dirois.... 

LA   COMTESSE. 


Oui. 


CHICANNEAU. 


Voi. 


El  lui  dirois  :  Monsieur.... 


LA   COMTESSE. 

Oui,  Monsieur. 

CHICANNEAU. 

Liez-moi....     270 

LA   COMTESSE. 

Monsieur,  je  ne  veux  point  être  liée*. 

1.  «  BrosseUe.dans  une  note  sur  le  vers  105  de  la  satire  III  de  Boileau, 
dit  que  Racine  dut  l'idée  de  cette  scène  à  un  récit  que  lui  fit  Boileau  : 


154  LES  PLAIDEURS. 


CHICANNEAU. 

A  l'autre  I 

LA   COMTESSE. 


Je  ne  la  serai  point. 


CHICANNEAU. 

Quelle  humeur  est  la  vôtre? 

LA    COMTESSE. 

Non. 

CHICANNEAU. 

Vous  ne  savez  pas,  Madame,  où  je  viendrai. 

LA   COMTESSE. 

Je  plaiderai.  Monsieur,  ou  bien  je  ne  pourrai. 


«  B.  D.  L.,  dit-il,  cousin  issu  de  germain  de  notre  auteur  {de  Boileau), 
étoit  neveu  de  M.  de  L...,  grand  audiencier  de  France,  qui  lui  avoit 
acheté  une  charge  de  président  à  la  cour  des  Monnoies.  Il  alloit  souvent 
chez  M.  Boileau  le  greffier,  frère  aîné  de  M.  Despréaux.  Ce  fut  là  que  se 
passa  entre  ce  même  M.  D.  L.  et  la  comtesse  de  Crissé  cette  scène  plai- 
sante et  vive  qui  a  été  décrite  par  M.  Racine  sous  les  noms  de  CAicnn- 
nean  et  [de]  la  comtesse  de  Pimbesche.  La  comtesse  de  Crissé  étoit  une 
plaideuse  de  profession,  qui  a  passé  toute  sa  vie  dans  les  procès,  et  qui 
a  dissipé  de  grands  biens  dans  cette  occupation  ruineuse.  Le  Parlement, 
fatigué  de  son  obstination  à  plaider,  lui  défendit  d'intenter  aucun 
procès  sans  l'avis  par  écrit  de  deux  avocats  que  la  cour  lui  nomma. 
Cette  interdiction  de  plaider  la  mit  dans  une  fureur  inconcevable.  Après 
avoir  fatigué  de  son  désespoir  les  juges,  les  avocats  et  son  procureur, 
elle  alla  encore  porter  ses  plaintes  à  M.  Boileau  le  greffier,  chez  qui  se 
trouva  par  hasard  M.  de  L...  dont  il  s'agit.  Cet  homme,  qui  vouloit  se 
rendre  nécessaire  partout,  s'avisa  de  donner  des  conseils  à  cette  plai- 
deuse. Elle  les  écouta  d'abord  avec  avidité;  mais  par  un  malentendu 
qui  survint  entre  eux,  elle  crut  qu'il  vouloit  l'insulter,  et  l'accabla  d'in- 
jures. M.  Pespréaux,  qui  étoit  présent  à  cette  scène,  en  fit  le  récit  à 
M.  Racine,  qui  l'accommoda  au  théâtre  et  l'inséra  dans  la  comédie  des 
Plaideurs.  11  n'a  presque  fait  que  la  rimer.  La  première  fois  que  l'on 
joua  cette  comédie,  on  donna  à  l'actrice  qui  représentoit  la  comtesse  de 


I 


ACTE  I,  SCENE  VII.  155 

CHICANNEAU. 

I;iis.... 

LA    COMTESSE. 

Mais  je  ne  veux  point.  Monsieur,  que  l'on  me  lie   275 

CHICANNEAU. 

Enfin,  quand  une  femme  en  tête  a  sa  folie.... 

LA   COMTESSE. 

Fou  vous-même. 

CHICAiNNEAU. 

Madame! 

LA   COMTESSE. 

Et  pourquoi  me  lier? 

Pimbesche  un  habit  de  couleur  de  rose  sèche  et  un  masque  sur  l'oreille 
qui  étoit  l'ajustement  ordinaire  de  la  comtesse  de  Crissé.  »  Le  parent 
de  Boileau  que  Brossette  désigne  par  les  initiales  B.  D.  L.  était  Raltha- 
zard  de  Lyonne.  11  n'étoit  point  cousin  issu  de  germain  de  Boileau,  mais 
son  cousin  au  septième  degré,  comme  l'établit  M.  Berriat-Saint-Prix, 
Œuvres  de  Boileau,  tome  111,  p.  478  {Erreurs  de  Brossette).  Les  autres 
inexactitudes  que  M.  Berriat-Saint-Prix  relève  dans  la  note  de  Brossette, 
en  ce  qui  concerne  Balthazard  de  Lyonne,  lui  rendent  suspecte  l'histo- 
riette du  commentateur.  Toutefois  le  Menagiana,  recueil  plus  ancien 
que  le  commentaire  de  Brossette,  et  imprimé  du  vivant  de  Racine, 
raconte  la  même  anecdote,  avec  un  peu  moins  de  détails,  et  sans  pou- 
voir nomiTier  la  Comtesse  :  «  La  scène  des  Plaideurs  de  M.  Racine  où 
Chicanneau  se  brouille  avec  la  Comtesse...  est  arrivée,  de  la  même 
manière  qu'on  la  rapporte,  chez  M.  Boileau  le  greffier.  Chicanneau  étoit 
M.  le  président  de  L**'  {Balthazard  de  Lyonne,  président  à  la  cour  des 
monnaies).  Je  ne  sais  point  qui  étoit  la  Comtesse,  mais  j'ai  su  autrefois 
son  nom;  et  il  me  souvient  seulement  que  lorsqu'on  la  joua  pour  la 
première  fois,  on  avoit  conservé  à  celle  qui  la  représentoit  sur  le 
théâtre  un  habit  de  couleur  de  rose  sèche  et  un  masque  sur  l'oreille, 
qui  étoit  l'ajustement  ordinaire  de  cette  Comtesse.  »  {Menagiana, 
lome  m,  p.  2i  et  2b.)  [Note  de  M.  P.  Mesnard.j 


150  LES  PLAIDEURS 

CHICANNEAU. 

Madame.... 

LA    COMTESSE. 

Voyez-vous?  il  se  rend  familier. 

CHICANNEAU. 

Mais,  Madame.... 

LA   COMTESSE.. 

Un  crasseux,  qui  n'a  que  sa  chicane, 
Veut  donner  des  avis  ! 

CHICANNEAU. 

Madame! 

LA   COMTESSE 

Avec  son  âne!  280 


Vous  me  poussez. 


CHICANNEAU. 
LA    COMTESSE. 

Bonhomme,  allez  garder  vos  foins. 


CHICANNEAU. 

Vous  m'excédez. 

LA    COMTESSE. 

Le  sot! 


CHICANNEAU. 

Que  n'ai-je  des  témoins? 


ACTE  I,  SCÈNE  YIII.  157 

SCÈNE  VIII 
PETIT  JEAN,  LA  COMTESSE,  CHICANiNEAU. 

PETIT   JEAN 

Voyez  le  beau  sabbat  qu'ils  font  à  notre  porte. 
Messieurs,  allez  plus  loin  tempêter  de  la  sorte. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  soyez  témoin.... 

LA    COMTESSE. 

que  Monsieur  est  un  sot.      285 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  vous  l'entendez  :  retenez  bien  ce  mot. 

PETIT    JEAN. 

Ah  !  vous  ne  deviez  pas  lâcher  cette  parole. 

LA   COMTESSE. 

Vraiment,  c'est  bien  à  lui  de  me  traiter  de  folk! 

PETIT   JEAN. 

Folle!  Vous  avez  tort.  Pourquoi  l'injurier? 

CHICANNEAU. 

On  la  conseille. 

PETIT  JEAN. 

Oh! 


158  LES  PLAIDEURS. 


1 

290» 


LA    COMTESSE. 

Oui,  de  me  faire  lier.  290 

PETIT   JEAN. 

Oh!  Monsieur. 

CHICANNEAU. 

Jusqu'au  bout  que  ne  m'écoute-l-elle? 

PETIT   JEAN. 

Oh!  Madame. 

LA    COMTESSE. 

Qui?  moi?  souffrir  qu'on  me  querelle? 

CHIC  ANNE  AU. 

Une  crieuse! 

PETIT    JEAN. 

Hé,  paix! 

LA    COMTESSE. 

Un  chicaneur! 

PETIT   JEAN. 

Holà! 

CHIC  ANNEAU. 

Qui  n'ose  plus  plaider! 

LA    COMTESSE. 

Que  t'importe  cela? 
Qu'est-ce  qui  t'en  revient,  faussaire  abominable,  296 

Brouillon,  voleur? 


I 


ACTE  I,  SCÈNE  VIII.  159 

CHICANNEAU. 

Et  bon,  et  bon,  de  par  le  diable! 
(în  sergent!  un  sergent! 

LA    COMTESSE. 

Un  huissier!  un  huissier*! 

PETIT   JEAN. 

Ma  foi,  juge  et  plaideurs,  il  faudroit  tout  lier. 

1.  Sergent  et  huissier,  c'est  tout  un  ;  pour  faire  le  constat  et  porter 
l'assignation. 


FIN   DU   PREMIER    ACTE 


ACTE  II 


SCÈNE    PREMIÈRE 
LÉANDRE,  L'INTIMÉ. 


Monsieur,  encore  un  coup,  je  ne  puis  pas  tout  faire  : 

Puisque  je  fais  l'huissier,  faites  le  commissaire.  3oo 

En  robe  sur  mes  pas  il  ne  faut  que  venir  : 

Vous  aurez  tout  moyen  de  vous  entretenir. 

Changez  en  cheveux  noirs  votre  perruque  blonde. 

Ces  plaideurs  songent-ils  que  vous  soyez  au  monde? 

Hé  !  lorsqu'à  votre  père  ils  vont  faire  leur  cour,  3o5 

A  peine  seulement  savez-vous  s'il  est  jour. 

Mais  n'admirez-vous  pas  cette  bonne  comtesse 

Qu'avec  tant  de  bonheur  la  fortune  m'adresse; 

Qui  dès  qu'elle  me  voit,  donnant  dans  le  panneau, 

Me  charge  d'un  exploit  pour  Monsieur  Chicanneau,        3io 

Et  le  fait  assigner  pour  certaine  parole, 

Disant  qu'il  la  voudroit  faire  passer  pour  folle  ; 

J  •  dis  folle  à  lier  ;  et  pour  d'autres  excès 

Kl  blasphèmes,  toujours  l'ornement  des  procès? 

Mais  vous  ne  dites  rien  de  tout  mon  équipage*?  3i5 

Ai-je  bien  d'un  sergent  le  port  et  le  visage? 

1 .  Équipage  :  façon  dont  un  homme  est  équipé,  costume,  armement, 
tout  l'extérieur  qui  indique  la  qualité,  rang  ou  profession. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  iOl 

LÉ ANDRE. 

Ah  !  fort  bien. 

l'intimé. 

Je  ne  sais,  mais  je  me  sens  enfin 
L'âme  et  le  dos  six  fois  plus  durs  que  ce  matin. 
Quoi  qu'il  en  soit,  voici  l'exploit  et  votre  lettre. 
Isabelle  l'aura,  j'ose  vous  le  promettre.  3-20 

Mais  pour  faire  signer  le  contrat  que  voici, 
Il  faut  que  sur  mes  pas  vous  vous  rendiez  ici. 
Vous  feindrez  d'informer  sur  toute  cette  affaire. 
Et  vous  ferez  l'amour  en  présence  du  père. 

LÉ ANDRE. 

Mais  ne  va  pas  donner  l'exploit  pour  le  billet.  325 

l'intimé. 

Le  père  aura  l'exploit,  la  fille  le  poulet*. 
Rentrez. 


*      SCÈNE  II 
L'INTIMÉ,  ISABELLE. 

ISABELLE. 

Qui  frappe? 

l'intimé. 
Ami.  C'est  la  voix  d'Isabelle. 

ISABELLE. 

Demandez-vous  quelqu'un,  Monsieur? 

1.  Poulet  :  billet  galant,  «  ainsi  nommé  parce  qu'en  le  pliant,  on  y 
faisait  deux  ailes  qui  représentaient  les  ailes  du  poulet  ». 

RACINE.  0 


102  LES  PLAIDEURS. 

l'lntlmé. 

Mademoiselle, 
C'est  un  petit  exploit  que  j'ose  vous  prier 
De  m'accorder  l'honneur  de  vous  signifier.  33o 

ISABELLE. 

Monsieur,  excusez-moi,  je  n'y  puis  rien  comprendre. 
Mon  père  va  venir,  qui  pourra  vous  entendre. 

l'intimé. 
Il  n'est  donc  pas  ici.  Mademoiselle? 

ISABELLE. 

Non. 

^  l'lntlmé. 

L'exploit,  Mademoiselle,  est  mis  sous  votre  nom. 

ISABELLE. 

Monsieur,  vous  me  prenez  pour  une  autre,  sans  doute  : 

Sans  avoir  de  procès,  je  sais  ce  qu'il  en  coûte; 

Et  si  l'on  n'aimoit  pas  à  plaider  plus  que  moi. 

Vos  pareils  pourroient  bien  chercher  un  autre  emploi. 

Adieu. 

l'intimé. 
Mais  permettez.... 

ISABELLE. 

Je  ne  veux  rien  permettre. 

l'intdié. 
Ce  n'est  pas  un  exploit. 

ISABELLE. 

Chanson  ! 


ACTE  II,  SCÈÎNE  II.  1G3 

340 


L  INTIME. 

C'est 

une  lettre. 

Encor  moins. 

ISABELLE. 

l'intimé. 

Mais  lisez. 

ISABELLE. 

Vous  ne  m'y 

tenez  pas. 

C'est  de  Monsieur. . 

l'intimé. 

isabelle. 
Adieu. 

l'intimé. 

Léandre. 

C'est  de  Monsieur.. 

isabelle, 
l'intimé. 

Parlez  bas. 

Que  diable  !  on  a  bien  de  la  peine 
A  se  faire  écouter  :  je  suis  tout  hors  d'haleine. 

ISABELLE. 

Ah!  l'Intimé,  pardonne  à  mes  sens  étonnés;  345 

Donne. 

l'intimé. 

Vous  me  deviez  fermer  la  porte  au  nez. 


164  LES  PLAIDEURS. 

ISABELLE, 

Et  qui  t'aiiroit  connu  déguisé  de  la  sorte? 
Mais  donne. 

l'intimé. 
Aux  gens  de  bien  ouvre-t-on  votre  porte? 

ISABELLE. 

Hé  !  donne  donc. 

l'intimé. 
La  peste.... 

ISABELLE. 

Oh  !  ne  donnez  donc  pas. 
Avec  votre  billet  retournez  sur  vos  pas.  35o] 

l'intimé. 
Tenez.  Une  autre  fois  ne  soyez  pas  si  prompte. 


SCÈNE  III 
CHICAMEAU,  ISABELLE,  L'INTIMÉ. 

CHICANNEAU. 

Oui?  je  suis  donc  un  sot,  un  voleur,  à  son  compte? 

Un  sergent  s'est  chargé  de  la  remercier, 

Et  je  lui  vais  servir  un  plat  de  mon  métier. 

Je  serois  bien  fâché  que  ce  fût  à  refaire,  355 

Ni  qu'elle  m'envoyât  assigner  la  première. 

Mais  un  homme  ici  parle  à  ma  fille.  Comment? 

Elle  lit  un  billet?  Ah!  c'est  de  quelque  amant! 

Approchons. 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  ^65 

ISABELLE. 

Tout  de  bon,  ton  maître  est-il  sincère? 


i-ip? 


Le  croirai-je 


Il  ne  dort  non  plus  que  votre  père.         36o 
(Apercevant  Chicanneau.) 

11  se  tourmente;  il  vous....  fera  voir  aujourd'hui 
Que  l'on  ne  gagne  rien  à  plaider  contre  lui. 

ISABELLE. 

C'est  mon  père  !  Vraiment,  vous  leur  pouvez  apprendre 
Que  si  l'on  nous  poursuit,  nous  saurons  nous  défendre. 
Tenez,  voilà  le  cas  qu'on  fait  de  votre  exploit.  365 

CHICANNEAU. 

Comment?  c'est  un  exploit  que  ma  fille  lisoit? 
Ah  !  tu  seras  un  jour  l'honneur  de  ta  famille  : 
jTu  défendras  ton  bien.  Viens,  mon  sang,  viens,  ma  fille*. 
[Va,  je  t'achèterai  le  Praticien  frmiçois^. 
lais,  diantre!  il  ne  faut  pas  déchirer  les  exploits.  3-o 

ISABELLE. 

Lu  moins,  dites-leur  bien  que  je  ne  les  crains  guère; 
Ils  me  feront  plaisir  :  je  les  mets^  à  pis  faire. 

1.  Autre  parodie  du  Cid  (v.  266)  : 

Viens,  mon  fils,  viens,  mon  sang,  viens  réparer  ma  honte. 

2.  Le  Vrai  Praticien  fr-ançois,  de  Lepain,  avocat  au  Parlement. 

5.  Je  les  provoque  à  faire  le  pis  qu'ils  pourront.  Mettre  a  ici  un  sens 
jalin.  ilitto, ']c  les  laisse  aller,  je  les  excite  à  aller,  je  les  pousse.  Et  le 
comparatif  pis  est  pris  ici  au  sens  absolu. 


160  LES  PLAIDEURS. 

CHIC  ANNEAU. 

Hé  !  ne  te  fâche  point. 

ISABELLE. 

Adieu,  Monsieur. 


SCÈNE  IV 

CHICANNEAU,  L'INTDIÉ. 

l'intimé. 

Or  çà, 

CHICANNEAU. 


Verbalisons. 


Monsieur,  de  grâce,  excusez-la  : 
Elle  n'est  pas  instruite;  et  puis,  si  bon  vous  semble,     SyS 
En  voici  les  morceaux  que  je  vais  mettre  ensemble. 


Non. 

Je  le  lirai  bien. 

J'en  ai  sur  moi  copie. 


l'intimé. 


CHICANNEAU. 


L  INTIME. 

Je  ne  suis  pas  méchant  : 


CHICANNEAU. 

Ah  !  le  trait  est  touchant. 
Mais  je  ne  sais  pourquoi,  plus  je  vous  envisage. 
Et  moins  je  me  remets,  Monsieur,  votre  visage.  38o 

Je  connois  force  huissiers. 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  167 

l'intimé. 

Informez-vous  de  moi  : 
Je  m'acquitte  assez  bien  de  mon  petit  emploi. 

CHIGÂNMËAU. 

Soit.  Pour  qui  venez-vous? 

l'intimé. 

Pour  une  brave  dame, 
Monsieur,  qui  vous  honore,  et  de  toute  son  âme 
Voudroit  que  vous  vinssiez  à  ma  sommation  385 

Lui  faire  un  petit  mot  de  réparation. 

CHICANNEAU. 

De  réparation?  Je  n'ai  blessé  personne. 

l'intimé. 
Je  le  crois  :  vous  avez.  Monsieur,  l'âme  trop  bonne. 

CHIC ANNE AU. 

Que  demandez-vous  donc? 

l'intimé. 

Elle  voudroit,  Monsieur, 
Que  devant  des  témoins  vous  lui  fissiez  l'honneur  Sqo 

De  l'avouer  pour  sage,  et  point  extravagante. 

CHICANNEAU. 

Parbleu,  c'est  ma  comtesse. 

l'intimé. 

Elle  est  votre  servante. 


168  LES  PLAIDEURS. 


Je  suis  son  serviteur. 


Monsieur. 


CHIC  ANNE  AU. 
t^INTIMÉ. 

Vous  êtes  obligeant, 

CHICANNEAU. 


Oui,  vous  pouvez  l'assurer  qu'un  sergent 
Lui  doit  porter  pour  moi  tout  ce  qu'elle  demande.         895 
Hé  quoi  donc?  les  battus,  ma  foi,  paîront  l'amende! 
Voyons  ce  qu'elle  chante.  Hon....  Sixième  janvier  y 
Pour  avoir  faussement  dit  qu'il  fallait  lier, 
Étant  à  ce  porté  par  esprit  de  chicane. 
Haute  et  puissante  dame  Yolande  Cudasne,  4oo 

Comtesse  de  Pimbesche,  Orhesche,  et  caetera, 
//  soit  dit  que  sur  Vheure  il  se  transportera 
Au  logis  de  la  dame;  et  là,  d'une  voix  claire, 
Devant  quatre  témoins  assistés  d'un  notaire, 
Zeste,  ledit  Hiérome  avoûra  hautement  4o5 

Qu'il  la  tient  pour  sensée  et  de  bon  jugement. 
Le  Bon.  C'est  donc  le  nom  de  votre  seigneurie? 

l'intimé. 
Pour  vous  servir.  Il  faut  payer  d'effronterie. 

CHICANNEAU. 

Le  Bon?  Jamais  exploit  ne  fut  signé  le  Bon. 
Monsieur  le  Bon  *  ! 

1.  Le  Bon.  Il  faut  avoir  la  fureur  de  voir  partout  des  allusions,  pour 
sentir  ici  un  trait  de  malice  dirigé  contre  Arnauld  et  Nicole,  qui  ont 
signé,  parait-il,  du  pseudonyme  de  Le  Bon  la  Logique  de  Port-Royal  : 
le  rapport  m'échappe.  Mais  ce  nom  de  Le  Bon  se  justifie  comme  opposé 
à  la  profession  :  et  c'est  justement  le  double  sens  du  vers  :  jamais 
exploit  ne  fut  signé  le  Bon.  Comparez  le  nom  de  Loyal  dans  Tartufe, 
et  le  jeu  de  mot  plus  explicite  de  Dorine. 


ACTE  TI,  SCENE  IV.  1G9 

l'intimé. 
Monsieur. 

CHIC  ANNE  AU. 

Vous  êtes  un  fripon.        4io 

l'intimé. 
Monsieur,  pardonnez-moi,  je  suis  fort  honnête  homme. 

CHIC  ANNE  AU. 

Mais  fripon  le  plus  franc  qui  soit  de  Caen  à  Rome. 

l'intimé. 

Monsieur,  je  ne  suis  pas  pour  vous  désavouer  : 
Vous  aurez  la  bonté  de  me  le  bien  payer. 

CHIC  ANNE  AU. 

Moi,  payer?  En  soufflets. 

l'intimé. 

Vous  êtes  trop  honnête  :       4i5 
Vous  me  le  paîrez  bien. 

chic  ANNE  AU. 

Oh!  tu  me  romps  la  tête. 
Tiens,  voilà  ton  paîment. 

l'intimé. 

Un  soufflet!  Écrivons  : 
Lequel  Hiérome,  après  plusieurs  rébellions, 
Aurait  atteint,  frappé,  moi  sergent,  à  la  joîie, 
Et  fait  tomber  d'un  coup  mon  chapeau  dans  la  boue.       420 

chicanneau. 
Ajoute  cela. 


170  LES  PLAIDEURS. 


l'intimé. 


Bon  :  c'est  de  l'argent  comptant; 
J'en  a  vois  bien  besoin.  Et  de  ce  non  content^ 
Aiiroit  avec  le  pied  réitéré.  Courage  ! 
Outre  plus,  le  susdit  serait  venu,  de  rage. 
Pour  lacérer  ledit  présent  procès-verbal.  425 

Allons,  mon  cher  Monsieur,  cela  ne  va  pas  mal. 
Ne  vous  relâchez  point. 

CHIC  ANNE  AU. 

Coquin  ! 

l'intimé. 

Ne  vous  déplaise, 
Quelques  coups  de  bâton,  et  je  suis  à  mon  aise*. 

CHICANNEAU. 

Oui-da  :  je  verrai  bien  s'il  est  sergent. 

l'intimé,  en  posture  d'écrire. 

Tôt  donc, 
Frappez  :  j'ai  quatre  enfants  à  nourrir. 

CHICANNEAU. 

Ah!  pardon!     43o 
Monsieur,  pour  un  sergent  je  ne  pouvois  vous  prendre; 
Mais  le  plus  habile  homme  enfin  peut  se  méprendre. 
Je  saurai  réparer  ce  soupçon  outrageant. 
Oui,  vous  êtes  sergent.  Monsieur,  et  très-sergent. 
Touchez  là.  Vos  pareils  sont  gens  que  je  révère;  435 

1.  L'idée  de  la  scène  est  fournie  par  Rabelais  :  «Les  chicquanous, 
gagnent  leur  vie  à  être  battus...  (si  un  gentilhomme  bat  l'huissier  qui 
lui  porte  un  exploit),  voilà  chicquanous  riche  pour  quatre  mois  » 
(IV,  12;  cf.  IV,  17). 


ACTE  II,  SCÈ>E  V.  171 

Et  j'ai  toujours  été  nourri  par  feu  mon  père 
Dans  la  crainte  de  Dieu,  Monsieur,  et  des  sergents. 

l'intimé. 
Non,  à  si  bon  marché  l'on  ne  bat  point  les  gens. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  point  de  procès  ! 

l'intimé. 

Serviteur.  Contumace, 
Bâton  levé,  soufflet,  coup  de  pied.  Ah! 

CHICANNEAU. 

De  grâce,        44o 
Rendez-les-moi  plutôt. 

l'intimé. 

Suffit  qu'ils  soient  reçus  : 
Je  ne  les  voudrois  pas  donner  pour  mille  écus. 


SCÈNE  V 
LÉANDRE,  CHICANNEAU,  L'INTIMÉ. 

l'intimé. 

Voici  fort  à  propos  Monsieur  le  commissaire. 
Monsieur,  votre  présence  est  ici  nécessaire. 
Tel  que  vous  me  voyez,  Monsieur  ici  présent 
M'a  d'un  fort  grand  soufflet  fait  un  petit  présent. 

LÉANDRE. 

A  vous,  Monsieur? 


172  LES  PLAIDEURS. 

l'intimé. 

A  moi,  parlant  à  ma  personne. 
Itemy  un  coup  de  pied;  plus,  les  noms  qu'il  me  donne. 

LÉANDRE. 

Avez-vous  des  témoins? 

l'intimé. 

Monsieur,  tâtez  plutôt  : 
Le  soufflet  sur  ma  joue  est  encore  tout  chaud.  45o 

LÉANDRE. 

Pris  en  flagrant  délit.  Afi'aire  criminelle. 

CHICANNEAU. 

Foin  de  moi  ! 

l'intimé. 

Plus,  sa  fille,  au  moins  soi-disant  telle, 
A  mis  un  mien  papier  en  morceaux,  protestant 
Qu'on  lui  feroit  plaisir,  et  que  d'un  œil  content 
Elle  nous  défioit. 

LÉANDRE. 

Faites  venir  la  fille.  455 

L'esprit  de  contumace  est  dans  cette  famille. 

CHICANNEAU. 

Il  faut  absolument  qu'on  m'ait  ensorcelé  : 
Si  j'en  connois  pas  un,  je  veux  être  étranglé. 

LÉANDRE. 

Comment?  xiattre  un  huissier!  Mais  voici  la  rebelle. 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  173 

SCÈNE  VI 

LÉANDRE,  ISABELLE,  CHICANNEAU,  L'INTIMÉ. 

l'intimé,  à  Isabelle. 
Vous  le  reconnoissez. 

LÉ ANDRE. 

Hé  bien,  Mademoiselle,  460 

C'est  donc  vous  qui  tantôt  braviez  notre  officier, 
Et  qui  si  hautement  osez  nous  défier? 
Votre  nom? 

ISABELLE. 

Isabelle. 

LÉANDRE,  à  l'Intimé. 

Écrivez.  Et  votre  âge? 

ISABELLE. 

Dix-huit  ans. 

CHICANNEAU. 

Elle  en  a  quelque  peu  davantage, 
Mais  n'importe. 

LÉANDRE. 

Ètes-vous  en  pouvoir  de  mari?  465 

ISABELLE. 

Non,  Monsieur. 

LÉANDRE. 

Vous  riez?  Écrivez  qu'elle  a  ri. 


174  LES  PLAIDEURS. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  ne  parlons  point  de  maris  à  des  filles  : 
Voyez-vous,  ce  sont  là  des  secrets  de  familles. 

LÉ ANDRE. 

Mettez  qu'il  interrompt. 

CHICANNEAU. 

Hé!  je  n'y  pensois  pas. 
Prends  bien  garde,  ma  fille,  à  ce  que  tu  diras.  470 


Là,  ne  vous  troublez  point.  Répondez  à  votre  aise. 
On  ne  veut  pas  rien  faire  ici  qui  vous  déplaise. 
N'avez-vous  pas  reçu  de  l'huissier  que  voilà 
Certain  papier  tantôt? 

ISABELLE. 

Oui,  Monsieur. 

CHICANNEAU. 

Bon  cela. 

LÉ ANDRE. 

Avez-vous  déchiré  ce  papier  sans  le  Hre?  475 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  l'ai  lu. 

CHICANNEAU. 

Bon. 

LÉ ANDRE. 


Continuez  d'écrire. 
Et  pourquoi  l'avez-vous  déchiré? 


ACTE  II,  SCENE  VI.  175 

ISABELLE. 

J'avois  peur 
Que  mon  père  ne  prît  l'affaire  trop  à  cœur, 
El  qu'il  ne  s'échauffât  le  sang  à  sa  lecture. 

CHICANNEAU. 

Et  tu  fuis  les  procès? C'est  méchanceté  pure.  480 

LÉ ANDRE. 

Vous  ne  l'avez  donc  pas  déchiré  par  dépit, 

Ou  par  mépris  de  ceux  qui  vous  l'avoient  écrit? 

ISABELLE.     • 

Monsieur,  je  n'ai  pour  eux  ni  mépris  ni  colère. 

LÉANDRE. 

Écrivez. 

CHICANNEAU. 

Je  vous  dis  qu'elle  tient  de  son  père  : 
Elle  répond  fort  bien. 

LÉANDRE. 

Vous  montrez  cependant  485 

Pour  tous  les  gens  de  robe  un  mépris  évident. 

ISABELLE. 

Vne  robe  toujours  m'avoit  choqué  la  vue; 
Mais  cette  aversion  à  présent  diminue. 

CHICANNEAU. 

La  pauvre  enfant!  Va,  va,  je  te  marîrai  bien, 

Dès  que  je  le  pourrai,  s'il  ne  m'en  coûte  rien*.  490 

1.  C'est  le  trait  de  l'Avare  :  mns  dot  :  mais  perdu,  sans  relief  et  sans 
portée. 


176  LES  PLAIDEURS. 

LÉ ANDRE. 

A  la  justice  donc  vous  voulez  satisfaire*? 

ISABELLE. 

Monsieur,  je  ferai  tout  pour  ne  vous  pas  déplaire. 

l'intlmé. 
Monsieur,  faites  signer. 

LÉANDRE. 

Dans  les  occasions 
Soutiendrez-vous  au  moins  vos  dépositions? 

ISABELLE. 

Monsieur,  assurez-vous  qu'Isabelle  est  constante.  49^'> 

LÉANDRE. 

Signez.  Cela  va  bien  .  la  justice  est  contente. 
Çà,  ne  signez-vous  pas,  Monsieur? 

CHICANNEAU. 

Oui-da,  gaîment, 
A  tout  ce  qu'elle  a  dit,  je  signe  aveuglément. 

LÉANDRE,  à  Isabelle. 

Tout  va  bien.  A  mes  vœux  le  succès  est  conforme  : 

Il  signe  un  bon  contrat  écrit  en  bonne  forme,  5oo 

Et  sera  condamné  tantôt  sur  son  écrit. 

CHICANNEAU. 

Que  lui  dit-il?  Il  est  charmé  de  son  esprit. 

1.  Satisfaire  à,  c'est  donner  satisfaction;  c'est  le  sens  étymologique. 
Satisfaire  (activement),  c'est  contenter,  assouvir. 


ACTE  II,  SCÈNE  VII.  177 

I.ÉANDRE. 

Adieu.  Soyez  toujours  aussi  sage  que  belle  . 
Tout  ira  bien.  Huissier,  ramenez-la  chez  elle. 
Et  vous,  Monsieur,  marchez. 

CHICANNEAU. 

Où,  Monsieur? 

LÉANDRE. 

Suivez-moi.  5o5 

CHICANNEAU. 

Où  donc? 

LÉANDRE. 

Vous  le  saurez.  Marchez  de  par  le  Roi. 

CHICANNEAU . 

Comment? 


SCÈNE  VII 
PETIT  JEAIN,  LÉANDRE,  CHICANNEAU. 

PETIT  JEAN. 

Holà!  quelqu'un  n'a-t-il  point  vu  mon  maître? 
Quel  chemin  a-i-iipris?  la  porte  ou  la  fenêtre? 

LÉANDRE. 

A  l'autre  ! 

PETIT    JEAN. 

Je  ne  sais  qu'est  devenu  son  fils; 
Et  pour  le  père,  il  est  où  le  diable  l'a  mis.  5ïo 


nx  LES  PLAIDEURS. 

Il  me  redemandoit  sans  cesse  ses  épices*; 
Et  j'ai  tout  bonnement  couru  dans  les  offices 
Chercher  la  boîte  au  poivre  ;  et  lui,  pendant  cela, 
Est  disparu. 


SCÈNE  VIII 
DANDIN,  LÉANDRE,  CHICANNEAU,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

DANDIN. 

Paix!  paix!  que  l'on  se  taise  là*. 

LÉANDRE. 

Hé  !  grand  Dieu  ! 

PETIT  JEAN. 

Le  voilà,  ma  foi,  dans  les  gouttières^'.  5i5 

DANDIN. 

Quelles  gens  êtes-vous  ?  Quelles  sont  vos  affaires? 
Qui  sont  ces  gens  en  robe?  Êtes-vous  avocats? 
Çà,  parlez. 

PETIT   JEAN. 

Vous  verrez  qu'il  va  juger  les  chats. 

1.  Épices,  «  s'est  dit  particulièrement  autrefois  du  sucre,  des  dragée? 
et  des  confitures  qu'on  donnait  en  présent  aux  juges,  quand  ils  avaient 
fait  gagner  un  procès,  et  cela  par  pure  gratification.  Depuis,  ce  présent 
a  été  converti  en  taxe  pécuniaire.  —  Espices.  aujourd'hui,  se  dit,  au 
Palais,  des  salaires  que  les  juges  se  taxent  en  argent  au  bas  des  juge- 
ments pour  leur  peine  d'avoir  travaillé  au  rapport  et  à  la  Visitation  des 
procès  par  écrit.  »  (Furetière.) 

2.  Dandin  apparaît  à  une  lucarne  du  toit. 

3.  Comme  le  Philocléon  d'Aristophane  (G.,  126-127).  I 


ACTE  II,  SGENE  IX.  179 

DANDIN. 

Avez-vous  eu  le  soin  de  voir  mon  secrétaire? 

Allez  lui  demander  si  je  sais  votre  affaire.  620 

LÉANDRE. 

Il  faut  bien  que  je  l'aille  arracher  de  ces  lieux. 
Sur  votre  prisonnier,  huissier,  ayez  les  yeux. 

PETIT   JEAN. 

Ho  !  ho  !  Monsieur. 

LÉANDRE. 

Tais-toi,  sur  les  yeux  de  ta  tête, 
Et  suis-moi. 


SCÈNE  IX 
DANDIN,  CHICANNEAU,  LA  COMTESSE,  L'INTIMÉ. 

DANDIN, 

^  Dépêchez*,  donnez  votre  requête. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  sans  votre  aveu,  l'on  me  fait  prisonnier.        52  5 

LA    COMTESSE. 

Hé,  mon  Dieu!  j'aperçois  Monsieur  dans  son  grenier. 
Que  fait-il  là? 

l'intimé. 

Madame,  il  y  donne  audience. 
Le  champ  vous  est  ouvert. 

1.    Dépêchez,  absolument,  pour  hâtez-vous.  C'est  du  style  du  temps, 


180  LES  PLAIDEURS. 

CUICANNEAU. 

On  me  fait  violence, 
Monsieur;  on  m'injurie;  et  je  venois  ici 
Me  plaindre  à  vous. 

LA   COMTESSE. 

Monsieur,  je  viens  me  plaindre  aussi. 

CHICANNEAU  ET  LA  COMTESSE. 

Vous  voyez  devant  vous  mon  adverse  partie. 

l'intimé. 
Parbleu!  je  me  veux  mettre  aussi  de  la  partie. 

CHICANNEAU,  LA  COMTESSE  ET  l'lNTIMÉ. 

Monsieur,  je  viens  ici  pour  un  petit  exploit. 

CHICANNEAU. 

Hé!  Messieurs,  tour  à  tour  exposons  notre  droit. 

LA   COMTESSE. 

Son  droit?  tout  ce  qu'il  dit  sont  autant  d'impostures.   535 

DANDIN. 

Qu'est-ce  qu'on  vous  a  fait? 

CHICANNEAU,  l'iNTIMÉ  ET  LA  COMTESSE. 

On  m'a  dit  des  injures. 
l'intimé,  continuant. 
Outre  un  soufflet,  Monsieur,  que  j'ai  reçu  plus  qu'eux. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  je  suis  cousin  de  l'un  de  vos  neveux. 


ACTE  IL  SCÈISE  IX.  181 

LA   COMTESSE. 

^lonsieur,  père  Cordon  vous  dira  mon  affaire. 

l'intimé. 
^Monsieur,  je  suis  bâtard  de  votre  apothicaire*.  54o 

DANDIN. 


Vos  qualités 

? 

LA  COMTESSE. 

Je  suis  comtesse. 

l'intimé. 

Huissier 

Messieurs.... 

CHICANNEAU. 
DANDIN. 

Bourgeois. 

Parlez 

toujours  :  je  vous 

CHICANNEAU. 

entends  tous 

trois. 

Monsieur. . . . 

l'intimé. 
Bon  !  le  voilà  qui  fausse  compagnie. 

LA  COMTESSE. 

Hélas  l 

CHICANNEAU. 

Hé  quoi?  déjà  l'audience  est  finie? 
Je  n'ai  pas  eu  le  temps  de  lui  dire  deux  mots.  545 

1.  Furetière,  dans  son  Roman  bourgeois,  indiquait  à  Racine  ce  pro- 
cédé des  plaideurs  qui  cherclient  accès  et  l'ecommandation  auprès  de 
leur  juge. 


182  LES  PLAIDEURS. 


SCÈNE  X 

CHICAMEAU,  LÉANDRE,  sans  robe,  etc. 

LÉ ANDRE. 

Messieurs,  voulez-vous  bien  nous  laisser  en  repos? 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  peut-on  entrer? 

LÉANDRE. 

Non,  Monsieur,  ou  je  meure! 

CHICANNEAU. 

Hé,  pourquoi  ?  J'aurai  fait  en  une  petite  heure, 
En  deux  heures  au  plus. 

LÉANDRE. 

On  n'entre  point,  Monsieur, 

LA  COMTESSE. 

C'est  bien  fait  de  fermer  la  porte  à  ce  crieur.  55o 

Mais  moi.... 

LÉANDRE. 

L'on  n'entre  point.  Madame,  je  vous  jure. 

LA  COMTESSE. 

Uo  !  Monsieur,  j'entrerai. 

LÉANDRE. 

Peut-être. 


I 


ACTE  II,  SCENE  XL  485 

LA  COMTESSE. 

J'en  suis  sûre. 

LÉANDRE. 

Par  la  fenêtre  donc. 

LA    COMTESSE. 

Par  la  porte. 

LÉANDRE. 

Il  faut  voir. 

CHICANNEAU. 

Quand  je  devrois  ici  demeurer  jusqu'au  soir. 


SCÈNE  XI 
PETIT  JEAN,  LÉANDRE,  CHICANNEAU,  etc. 

PETIT  JEAN,  à  Léandre. 

On  ne  l'entendra  pas,  quelque  chose  qu'il  fasse,  555 

Parbleu  !  je  l'ai  fourré  dans  notre  salle  basse. 
Tout  auprès  de  la  cave. 

LÉANDRE. 

En  un  mot  comme  en  cent, 
On  ne  voit  point  mon  père. 

CHICANNEAU. 

Hé  bien  donc.  Si  pourtant 
oiir  toute  cette  affaire  il  faut  que  je  le  voie. 

(Dandin  paroît  par  le  soupirail.)^ 
Mais  que  vois-je?  Ah!  c'est  lui  que  le  ciel  nous  renvoie.  56o 


184  LES  PLAIDEURS. 

LÉANDRE. 

Quoi?  par  le  soupirail? 

PETIT   JEAN. 

Il  a  le  diable  au  corps. 

CHICANNEAU. 

Monsieur.... 

DANDIN, 

L'impertinent!  Sans  lui  j'étois  dehors. 

CHICANNEAU. 

Monsieur.... 

DANDIN. 

Retirez-vous,  vous  êtes  une  bête. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  voulez-vous  bien.... 

DANDIN. 

Vous  me  rompez  la  tête. 

CHICANNEAU. 

Monsieur,  j'ai  commandé.... 

DANDIN. 

Taisez-vous,  vous  dit-on.    565^ 

CHICANNEAU. 

Que  l'on  portât  chez  vous... 

DANDIN. 

Qu'on  le  mène  en  prison. 


ACTE  II,  SCÈNE  XI.  185 


CHICANNEAU. 

Certain  cartaut  de  vin. 


DANDIN . 

Hé  !  je  n'en  ai  que  faire. 


CHICAiN.NEAU. 

C'est  de  très-bon  muscat. 

DANDIN. 

Redites  votre  affaire*. 

LÉAiNDRE,  à  l'Intimé. 
Il  faut  les  entourer  ici  de  tous  cotés. 

LA   COMTESSE. 

Monsieur,  il  vous  va  dire  autant  de  faussetés.  670 


CHICANNEAU. 

Monsieur,  je  vous  dis  vrai. 


DANDIN. 

Mon  Dieu,  laissez-la  dire. 


LA   COMTESSE. 

Monsieur,  écoutez-moi. 


1.  Plaisanterie  dont  Furetière  encore  a  pu  donner  l'idée.  Dans  son 
Déjeuner  d'un  procureur,  il  fait  dire  par  le  client  que  le  procureur 
rudoie  et  renvoie  : 

....  Mais  souffrez  qu'à  présent 
D'un  levraut  que  j'ai  ^-ris  je  vous  fasse  présent. 


Cela  adoucit  le  procureV'  . 

A  ces  mots  il  ^0  lève  et  m'ôte  son  bonnet. 


180  LES  PLAIDEURS. 

DANDLN . 

Souffrez  que  je  respire. 

CHICAN.NEAU. 

Monsieur.... 

DANDIX . 

Vous  m'étranglez. 

LA  COMTESSE. 

Tournez  les  yeux  vers  moi. 

DANDIN. 

Elle  m'étrangle....  Ay!  ay! 

CHICANNEAU . 

Vous  m'entraînez,  ma  foi! 
Prenez  garde,  je  tombe. 

PETIT    JEAN.  ' 

Ils  sont,  sur  ma  parole,  575 


L'un  et  l'autre  encavés^ 


LE ANDRE. 


Vite,  que  l'on  y  vole  : 
Courez  à  leur  secours.  Mais  au  moins  je  prétends 
Que  Monsieur  Chicanneau,  puisqu'il  est  là  dedans, 
N'en  sorte  d'aujourd'hui.  L'Intimé,  prends-y  garde. 

l'intimé. 
Gardez  le  soupirail. 

LÉ ANDRE. 

Va  vite  :  je  le  garde.  58o 

1.  Emploi  comique.  Le  mot  se  dit  au  propre  du  vin. 


ACTE  II,  SCÈNE  XII.  187 

SCÈNE  XII 
LA  COMTESSE,  LÉANDRE. 

LA   COMTESSE. 

Misérable  !  il  s'en  va  lui  prévenir  l'esprit. 
(Par  le  soupirail.) 

Monsieur,  ne  croyez  rien  de  tout  ce  qu'il  vous  dit; 
Il  n'a  point  de  témoins  :  c'est  un  menteur. 

LÉANDRE. 

Madame, 
Que  leur  contez-vous  là?  Peut-être  ils  rendent  l'âme. 

LA    COMTESSE. 

Il  lui  fera,  Monsieur,  croire  ce  qu'il  voudra.  585 

Souffrez  que  j'entre. 

LÉANDRE. 

Oh  non!  personne  n'entrera. 

LA    COMTESSE. 

Je  le  vois  bien,  Monsieur,  le  vin  muscat  opère 

Aussi  bien  sur  le  fils  que  sur  l'esprit  du  père. 

Patience  !  je  vais  protester  comme  il  faut 

Contre  Monsieur  le  juge  et  contre  le  cartaut.  590 

LÉANDRE, 

Allez  donc,  et  cessez  de  nous  rompre  la  tète. 
Que  de  fous  !  Je  ne  fus  jamais  à  telle  fête. 


188  LES  PLAIDEURS. 

SCÈNE  XUI 
DANDIN,  L'LNTBIÉ,  LÉANDRE. 

l'intimé. 

Monsieur,  où  courez-vous?  C'est  vous  mettre  en  danger, 
Et  vous  boitez  tout  bas. 

DANDIN. 

Je  veux  aller  juger. 

LÉ ANDRE. 

Comment,  mon  père?  Allons,  permettez  cju'on  vous  panse. 
Vite,  un  chirurgien. 

DANDIN. 

Qu'il  vienne  à  l'audience. 

LÉANDRE. 

Hé!  mon  père,  arrêtez..  . 

DANDIN 

Ho  !  je  vois  ce  que  c'est  : 
Tu  prétends  faire  ici  de  moi  ce  qui  te  plaît; 
Tu  ne  gardes  pour  moi  respect  ni  complaisance  : 
Je  ne  puis  prononcer  une  seule  sentence.  600 

Achève,  prends  ce  sac,  prends  vite. 

LÉANDRE. 

Hé!  doucement. 
Mon  père   II  faut  trouver  quelque  accommodement. 


ACTE  II,  SCÈNE  XIII.  189 

Si  pour  vous,  sans  juger,  la  vie  est  un  supplice, 

Si  vous  êtes  pressé  de  rendre  la  justice, 

Il  ne  faut  point  sortir  pour  cela  de  chez  vous  :  Go5 

Exercez  le  talent  et  jugez  parmi  nous*. 

DANDIN. 

Ne  raillons  point  ici  de  la  magistrature  : 

Vois-tu'^  je  ne  veux  point  être  un  juge  en  peinture. 


Vous  serez,  au  contraire,  un  juge  sans  appel, 

Et  juge  du  civil  comme  du  criminel.  6io 

Vous  pourrez  tous  les  jours  tenir  deux  audiences  : 

Tout  vous  sera  chez  vous  matière  de  sentences. 

Un  valet  manque-t-il  de  rendre  un  verre  net. 

Condamnez-le  à  l'amende;  ou  s'il  le  casse,  au  fouet. 

DANDIN. 

C'est  quelque  chose.  Encor  passe  quand  on  raisonne.    6i5 
Et  mes  vacations,  qui  les  paîra?  Personne  2? 


1.  Nous  rejoignons  ici  Aristophane,  délaissé  pendant  ton*  le  second 
acte  et  la  fin  du  premier. 

Si  5'  ouv,  é-jreiS-^]  touto  xsydpTixaç  irotwv, 

exerce  [lèv  [XTjXGTi  [3à8'.^',  àlX  sv6à5s 

auTOu  [xévwv,  oixa^e  xoiaiv  oîxÉTaiç.  (G.,  76i-6.) 

«  S'il  te  plait  tant  de  juger,  pourquoi  aller  là-bas?  Reste  ici,  et  juge 
tes  serviteurs.  » 

2.  Dans  tout  le  passage,  Racine  modernise  son  modèle.  Ainsi  ces  vers 
répondent  aux  vers  grecs  que  voici  : 

dvà  xoi  |ji£  TTstOctî.  'A)vV  èxsTv'  ouirw  Xsystç, 
Tôv  [xi^re^v  01:0637  >vf,'|/Oîxai...  (G.,  783-4.) 

«  Tu  me  persuades.  Mais  tu  ne  me  dis  pas  qui  me  paiera  mon  sa- 
laire. » 


190  LES  PLAIDEURS. 

LÉ ANDRE. 

Leurs  gages  vous  tiendront  lieu  de  nantissement*. 

DANDIN. 

11  parle,  ce  me  semble,  assez  pertinemment. 

LÉ ANDRE. 

Contre  un  de  vos  voisins.... 


SCÈNE  XIV 
DANDIV,  LÉANDRE,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN. 

PETIT  JEAN. 

Arrête'  arrête!  attrape! 

LÉANDRE. 

Ah!  c'est  mon  prisonnier,  sans  doute,  qui  s'échappe!   620 

l'intimé. 
Non,  non,  ne  craignez  rien. 

petit   JEAN. 

Tout  est  perdu....  Citron.... 
Votre  chien....  vient  là-bas  de  manger  un  chapon. 
Rien  n'est  sûr  devant  lui  :  ce  qu'il  trouve  il  l'emporte. 


1.  Nantissement^  sûreté;  gage  que  donne  le  débiteur  à  son  créancier 
en  meubles  ou  autres  effets  pour  le  paiement  de  son  dû.  (Furetière.) 


ACTE   II,  SCÈNE  XIV.  191 

LÉ ANDRE. 

Bon!  voilà  pour  mon  père  une  cause.  Mani-forteM 
Qu'on  se  mette  après  lui.  Courez  tous. 

DANDIN. 

Point  de  bruit,  625 
Tout  doux.  Un  amené ^  sans  scandale  suffit. 

LÉANDRE. 

Çà,  mon  père,  il  faut  faire  un  exemple  authentique  : 
Jugez  sévèrement  ce  voleur  domestique. 

1.  Imité  d'Aristophane  (G.,  835-840)  : 

XANTIllAS. 

pàXX'  èç  xôpaxaç*  xoiouxovi  xpécpstv  xuva. 


BDELYCLEON. 


Ti  6'  éaxlv  Itsôv; 


où  yàp  ô  Adêfiç  àpxîwç 
ô  xûtov,  Tcapa^aç  sç  xàv  Itz^^ov,  àpitàaa; 


TOUT   apa  TipwTOv  TaoïXTjjxa  tw  Tiaxpt 
el^axTsov  [jloi.... 

«  Aux  corbeaux  !  aux  corbeaux  !  Nourrir  un  pareil  chien  !  —  Que  se 
passe-t-il  donc? —  Eh!  n'est-ce  pas  Labès?  Ce  maudit  chien  ne  s'est-ii 
pas  glissé  dans  la  cuisine?  Il  a  pris  et  mangé  un  fromage  de  Sicile.  — 
Voilà  un  premier  délit,  qu'il  faut  renvoyer  devant  mon  père.  » 

"2.  amener  se  dit  en  justice  des  gens  que  la  force  publique  conduit 
devant  la  justice.  Amener  sans  scandale,  c'est  amener  sans  bruit,  sans 
alfront,  sans  la  honte  de  l'arrestation  publique.  «  On  a  défendu,  dit  Fure- 
tière,  les  amenés  sans  scandale.  >• 


192  LES  PLAIDEURS. 

DANDIN. 

Mais  je  veux  faire  au  moins  la  chose  avec  éclat. 

Il  faut  de  part  et  d'autre  avoir  un  avocat  ;  63o 

Nous  n'en  avons  pas  un. 

LÉANDRE. 

Hé  bien  !  il  en  faut  faire. 
Voilà  votre  portier  et  votre  secrétaire  : 
Vous  en  ferez,  je  crois,  d'excellents  avocats; 
lis  sont  fort  ignorants. 

l'intimé. 
Non  pas,  Monsieur,  non  pas. 
J'endormirai  Monsieur  tout  aussi  bien  qu'un  autre.       635 

PETIT   JEAN. 

Pour  moi,  je  ne  sais  rien;  n'attendez  rien  du  nôtre. 

LÉ ANDRE. 

C'est  ta  première  cause,  et  l'on  te  la  fera. 

PETIT  JEAN. 

Mais  je  ne  sais  pas  lire. 

LÉ ANDRE. 

Hé!  l'on  te  soufflera*, 
l.  Entre  les  vers  638  et  639,  l'édition  de  1669  intercalait  ceux-ci  : 

PETIT   JEAN. 

Je  vous  entends,  oui  ;  mais  d  une  première  cause, 
Monsieur,  à  l'avocat  revient-il  quelque  chose? 

LEANDRE. 

Ah,  fi  !  Garde-toi  bien  d'en  vouloir  rien  toucher  : 

C'est  la  cause  d'honneur,  on  l'achète  bien  cher. 

On  sème  des  billets  par  toute  la  famille; 

Et  le  petit  garçon  et  la  petite  hlle, 

Oncle,  tante,  cousins,  tout  vient,  jusques  au  chat, 

Dormir  au  plaidoyer  de  Monsieur  l'avocat. 


ACTE  II,  SCÈNE  XIV.  193 


Allons  nous  préparer.  Çà,  Messieurs,  point  d'intrigue! 
Fermons  l'œil  aux  présents,  et  l'oreille  à  la  brigue.        640 
Vous,  maître  Petit  Jean,  serez  le  demandeur*; 
Vous,  maître  l'Intimé,  soyez  le  défendeur 

1.  Bdelycléou  dit,  dans  Aristophane,  à  Xanthias  (v.  858)  : 

....  (7'j  oè  xaxTiydpet.  irapwv. 
«  Toi,  tu  seras  là,  et  tu  accuseras.  »      ' 


FIN   DU   SECOND   ACTE 


ACTE  III 

SCÈNE  PREMIÈRE 
CHICANNEAU,  LÉANDRE,  LE  SOUFFLEUR. 

CHICANNEAU. 

Oui,  Monsieur,  c'est  ainsi  qu'ils  ont  conduit  l'afTaire. 
L'huissier  m'est  inconnu,  comme  le  commissaire. 
Je  ne  mens  pas  d'un  mot. 

LÉANDRE. 

Oui,  je  crois  tout  cela;        645 
Mais  si  vous  m'en  croyez,  vous  les  laisserez  là. 
En  vain  vous  prétendez  les  pousser  l'un  et  l'autre. 
Vous  troublerez  bien  moins  leur  repos  que  le  vôtre. 
Les  trois  quarts  de  vos  biens  sont  déjà  dépensés 
A  faire  entier  des  sacs  l'un  sur  l'autre  entassés;  65o 

Et  dans  une  poursuite  à  vous-même  contraire.... 

CHICANNEAU. 

Vraiment,  vous  me  donnez  un  conseil  salutaire*, 

1.  A  la  place  de  ce  vers  651, 1  éd.  de  1669  donnait  le  long  passage  qui 
suit  : 

Var.       Et  dans  une  poursuite  à  vous-mesme  funeste, 
Vous  en  voulez  encore  absorber  tout  le  reste. 
Ne  vaudroit-il  pas  mieux,  sans  soucis,  sans  chagrins, 
"Et  de  vos  revenus  régalant  vos  voisins, 


ACTE  III,  SCÈNE  II.  195 

Et  devant  qu'il  soit  peu  je  veux  en  profiter; 

Mais  je  vous  prie  au  moins  de  bien  solliciter. 

Puisque  Monsieur  Dandin  va  donner  audience,  655 

Je  vais  faire  venir  ma  fdle  en  diligence. 

On  peut  l'interroger,  elle  est  de  bonne  foi  ; 

Et  même  elle  saura  mieux  répondre  que  moi. 

LÉANDRE. 

Allez  et  revenez  :  l'on  vous  fera  justice. 

LE   SOUFFLEDR. 

(  juel  homme  ! 


SCÈNE  II 
LÉANDRE,  LE  SOUFFLEUR. 

LÉANDRE. 

Je  me  sers  d'un  étrange  artifice  ;  660 

Mais  mon  père  est  un  homme  à  se  désespérer, 

Vivre  en  père  jaloux  du  bien  de  sa  famille, 
Pour  en  laisser  un  jour  le  fonds  à  votre  fille, 
Que  de  nourrir  un  tas  d'officiers  afi"amés 
Qui  moissonnent  les  champs  que  vous  avez  semés; 
Dont  la  main  toujours  pleine,  et  toujours  indigente. 
S'engraisse  impunément  de  vos  chapons  de  rente? 
Le  beau  plaisir  d'aller,  tout  mourant  de  sommeil, 
A  la  porte  d'un  juge  attendre  son  réveil, 
Et  d'essuyer  le  vent  qui  vous  souffle  aux  oreilles, 
Tandis  que  Monsieur  dort,  et  cuve  vos  bouteilles! 
Ou  bien,  si  vous  entrez,  de  passer  tout  un  jour 
A  compter,  en  grondant,  les  carreaux  de  sa  cour! 
Hé!  Monsieur,  croyez-moi,  quittez  cette  misère. 

—  Vos  chapons  de  rente  sont  les  chapons  dont  vous  lui  faites  nnc  renie. 
comme  le  fermier  souvent  devait,  par  son  bail,  fournir  à  son  ma, Ire 
une  redevance  annuelle  de  poulets,  œufs  et  beurre. 


iOG  LES  PLAIDEURS. 

Et  d'une  cause  en  l'air  il  le  faut  bien  leurrer. 
D'ailleurs  j'ai  mon  dessein,  et  je  veux  qu'il  condamne 
Ce  iou  qui  réduit  tout  au  pied  de  la  chicane. 
Mais  voici  tous  nos  gens  qui  marchent  sur  nos  pas.       665 


SCElNE  m 

DANDIN,  LÉANDRE,  L'INTIMÉ,  PETIT  JEAN, 
LE  SOUFFLEUR. 

DANDIN. 

Çà,  qu'étes-vous  ici? 

LÉANDRE. 

Ce  sont  les  avocats, 

DANDIN. 

Vous? 

LE    SOUFFLEUR. 

Je  viens  secourir  leur  mémoire  troublée. 

DANDIN. 

Je  vous  entends.  Et  vous? 

LÉANDRE. 

Moi?  Je  suis  l'assemblée. 

DANDIN. 


Commencez  donc. 


LE    SOUFFLEUR. 

Messieurs  .. 


ACTE  III,  SCEÎSE  III.  197 


PETIT  JEAN. 


Oh!  prenez-le  plus  bas  : 
Si  vous  soufflez  si  haut,  l'on  ne  m'entendra  pas.  670 

Messieurs.... 

DANDIN. 

Couvrez-vous. 

PETIT   JEAN. 

Oh!  Mes.... 

DANDIN. 

Couvrez-vous,  vous  dis-je. 

PETIT    JEAN. 

Oh  !  Monsieur,  je  sais  bien  à  quoi  l'honneur  m'oblige. 

DANDIN. 

Ne  te  couvre  donc  pas. 

PETIT  JEAN,  se  couvrant. 

Messieurs....  Vous,  doucement*; 
Ce  que  je  sais  le  mieux,  c'est  mon  commencement. 
Messieurs,  quand  je  regarde  avec  exactitude ^  O75 

i.  Ce  Vous,  doucement  est  adressé  au  souffleur. 

2.  On  a  signalé  une  ressemblance  entre  l'exordè  de  Petit  Jean  et  celui 
du  \i'  Plaidoyer  de  ce  Gaultier  qu'on  avait  surnommé  Gaultier  la  gueule 
(Plaidoyer  contre  la  Requête  civile  touchant  le  Prieuré  de  la  Charité, 
1646)  :  «  Messieurs,  quand  je  vois  dans  cette  cause...,  quand  je  considère, 
etc....  »  Patru,  en  1649,  dans  son  H'  Plaidoyer  (pour  Herard  d'Almets, 
prêtre,  doyen  de  Cayrac),  s'était  aussi  rapproché  de  Petit  Jean  :  «  Quand 
je  considère...,  quand  je  considère  que...  et  que...;  mais  quand  je  pense, 
d'un  autre  côté,...  quand  je  pense....  »  Le  tour  n'est  à  personne,  c'est  un 
des  procédés  les  plus  communs,  faciles  et  applicables,  de  la  parole 
publique. 


198  LES  PLAIDEURS. 

L'inconstance  du  monde  et  sa  vicissitude  ; 

Lorsque  je  vois,  parmi  tant  d'hommes  différents, 

Pas  une  étoile  fixe,  et  tant  d'astres  errants; 

Quand  je  vois  les  Césars,  quand  je  vois  leur  fortune  ; 

Quand  je  vois  le  soleil,  et  quand  je  vois  la  lune;  680 

Quand  je  vois  les  États  des    abiboniens* 

Transférés  des  Serpans  aux  Macédoniens; 

Quand  je  vois  les  Lorrains,  de  Tétat  dépotique^, 

Passer  au  démocrite,  et  puis  au  monarchique  ; 

Quand  je  vois  le  Japon.... 

l'lntlmé. 
Quand  aura-t-il  tout  vu?       685 

PETIT  JEAN. 

Oh!  pourquoi  celui-là  m'a-t-il  interrompu? 
Je  ne  dirai  plus  rien. 

DANDIN. 

Avocat  incommode, 
Que  ne  lui  laissez-vous  finir  sa  période? 
Je  suois  sang  et  eau,  pour  voir  si  du  Japon 
11  viendroit  à  bon  port  au  fait  de  son  chapon,  690 

Et  vous  l'interrompez  par  un  discours  frivole. 
Parlez  donc,  avocat. 

PETIT  JEAN. 

J'ai  perdu  la  parole. 

1.  Ces  grands  souvenirs  historiques  se  retrouvent  jusque  chez  le  sage 
Patru.  Plaidant  pour  un  licencié  en  droit  canon  à  qui  l'on  disputait  une 
médiocre  prébende  (4°  Plaidoyer),  il  parlait  de  la  seconde  guerre  Puni- 
que, née  du  même  sophisme  juridique  qu'il  remarquait  dans  la  cause  de 
la  partie  adverse. 

2.  Racine  rétablit  lui-même  entre  les  lignes  les  vrais  noms  :  Babylo- 
niens —  Persans  —  Macédoniens  —  Romains —  Desjwtique —  Démocra- 
tique. 


ACTE  III,  SCENE  III.  199 

LÉANDRE. 

Achève,  Petit  Jean  :  c'est  fort  bien  débuté. 

Mais  que  font  là  tes  bras  pendants  à  ton  côté? 

Te  voilà  sur  tes  pieds  droit  comme  une  statue.  695 

Dégourdis-toi.  Courage  !  allons,  qu'on  s'évertue. 

PETIT  JEAX,  remuant  les  bras, 
Quand...  je  vois....  Quand....  je  vois... 

LÉANDRE. 

Dis  donc  ce  que  tu  vois. 

PETIT  JEAN. 

Oh  dame  !  on  ne  court  pas  deux  lièvres  à  la  fois. 

LE  SOUFFLEUR. 

On  Ht.... 

PETIT  JEAN. 

On  lit.... 

LE  SOUFFLEUR. 

Dans  la.... 

PETIT  JEAN. 

Dans  la.... 

LE  SOUFFLEUR. 


Métamorphose.... 


Comment? 


PETIT  JEAN. 
LE  SOUFFLEUR. 

Que  la  métem.... 


200  LES  PLAIDEURS. 

PETIT  JEAN. 

Que  la  métem. 

LE  SOUFFLEUR. 


psycose...    700 


Psycose..., 


PETIT  JEAN. 
LE  SOUFFLEUR» 

Hé!  le  cheval! 

PETIT  JEAN. 

Et  le  cheval.... 

LE  SOUFFLEUR. 


Encor! 


Encor.... 

Le  chien  ! 


PETIT  JEAN. 
LE  SOUFFLEUR. 

PETIT  JEAN. 

Le  chien.... 

LE  SOUFFLEUR. 

Le  butor! 

PETIT  JEAN. 

Le  butor.... 


LE  SOUFFLEUR. 

Peste  de  l'avocat  ! 


ACTE  III,  SCE^'E  III.  201 


PETIT  JEAN. 


Ah  !  peste  de  toi-même  ! 
Voyez  cet  autre  avec  sa  face  de  carême  ! 
Va-t'en  au  diable  ! 

DANDIN. 

Et  vous,  venez  au  fait.  Un  mot  705 

Du  fait. 

PETIT  JEAN. 

Hé!  faut-il  tant  tourner  autour  du  pot? 
Ils  me  font  dire  aussi  des  mots  longs  d'une  toise, 
De  grands  mots  qui  tiendroient  d'ici  jusqu'à  Pontoise, 
Pour  moi,  je  ne  sais  point  tant  faire  de  façon 
Pour  dire  qu'un  matin  vient  de  prendre  un  chapon.      710 
Tant  y  a  qu'il  n'est  rien  que  votre  chien  ne  prenne; 
Qu'il  a  mangé  là-bas*  un  bon  chapon  du  Maine; 
Que  la  première  fois  que  je  l'y  trouverai. 
Son  procès  est  tout  fait,  et  je  l'assommerai. 

lf'a?^dre. 
Belle  conclusion,  et  digne  de  l'exorde!  71 5 

PETIT  JEAN. 

On  entend  bien  toujours.  Qui  voudra  mordre  y  morde. 

DANDIN. 

Appelez  les  témoins. 

LÉANDRE. 

C'est  bien  dit,  s'il  le  peut  : 
Les  témoins  sont  fort  chers,  et  n'en  a  pas  qui  veut. 

1.  Là-ban  :  en  bas,  à  la  cuisine. 


202  LES  PLAIDEURS. 

PETIT  JEAN. 

>oiis  en  avons  pourtant,  et  qui  sont  sans  reproche ^ 

DANDIN. 

Faites-les  donc  venir. 

PETIT  JEAN. 

Je  les  ai  dans  ma  poche 2.  720 

Tenez  :  voilà  la  tête  et  les  pieds  du  chapon. 
Voyez-les,  et  jugez. 

l'intimé. 
Je  les  récuse. 

DANDIN. 

Bon  ! 
Pourquoi  les  récuser? 

l'intimé. 
Monsieur,  ils  sont  du  Maine. 

DANDIN. 

Il  est  vrai  que  du  Mans  il  en  vient  par  douzaine. 

l'intimé. 
Messieurs.... 

DANDIN. 

Serez-vous  long,  avocat?  dites-moi.  726 

l'intimé. 
Je  ne  réponds  de  rien. 

1.  Reproche  est  un  terme  de  procédure.  Ce  sont  les  «  objections  qu'on 
fait  aux  témoins  pour  détruire  leur  déposil  on,  et  montrer  qu'elle  ne 
doit  pas  être  reçue  »  (Furetière).  Il  y  avait  des  écritures  qu'on  appelait 
reproche  de  témoins. 

2.  Pareillement  dans  Aristophane,  comme  il  s'agit  d'un  fromage,  les 
témoins  sont  le  plat,  le  pilon,  le  couteau  à  fromage,  etc. 


ACTE  III,  SCENE  III.  203 

DANDIN. 

Il  est  de  bonne  foi. 
l'intimé,  d'un  ton  finissant  en  fausset. 

Messieurs,  tout  ce  qui  peut  étonner  un  coupable  *, 

Tout  ce  que  les  mortels  ont  de  plus  redoutable, 

Semble  s'être  assemblé  contre  nous  par  hasar  : 

Je  veux  dire  la  brigue  et  l'éloquence.  Car  780 

D'un  côté  le  crédit  du  défunt  m'épouvante; 

Et  de  l'autre  côté  l'éloquence  éclatante 

De  maître  Petit  Jean  m'éblouit. 


Avocat, 
De  votre  ton  vous-même  adoucissez  l'éclat. 


1 .  C'est  le  début  du  Pro  Quinctio  de  Cicéron  :  Qtix  res  civitati  dux 
plurimum  prosunt,  hse  contra  nos  ambx  fnciunt  in  hoc  tempore,summa 
gratin  et  eloqnentia.  «  Les  deux  choses  qui  sont  les  plus  utiles  à  l'État, 
sont  ensemble  contre  nous  dans  cette  cause,  le  crédit  et  l'éloquence.  » 
On  prétend  que  Patru  s'en  était  servi  dans  la  cause  d'un  pâtissier  contre 
un  boulanger.  Je  l'ignore.  Mais  ce  qu'on  n'a  pas  remarqué,  c'est  que 
l'exorde  du  11°  Plaidoyer  qui,  pour  la  forme,  me  rappelait  tout  à  l'heure 
je  début  de  Petit  Jean,  est  pour  le  fond  identique  au  plaidoyer  de  lln- 
tinié.  Mais  il  n'y  a  rien  de  ridicule  ni  d'outré  dans  l'expression  que 
Patru  a  donnée  à  l'idée.  «  Certainement,  quand  je  considère  que  M.  de 
la  Marque  a  vieilli  avec  honneur  dans  les  grands  emplois  et  dans  les 
plus  hautes  dignités;  quand  je  considère  que  M.  son  lils  peut  s'asseoir 
parmi  nos  juges,  et  que  la  justice  toute  seule  n'est  pas  toujours  la  plus 
forte  :  je  ne  vois  rien  que  ma  partie  apparemment  ne  doive  craindre. 
Mais  quand  je  pense,  d'un  autre  côté,  que  c'est,  Messieurs,  en  ce  lieu  et 
devant  vous  que  nous  plaidons;  quand  je  pense  que  pour  détruire  des 
actes  et  des  preuves  légitimes,  on  n'apporte  en  cette  audience  que  de 
vaines  et  froides  présomptions  :  je  croirais,  à  vrai  dire,  opiner  bien  indi- 
gnement de  l'intégrité,  de  la  sagesse  de  cette  auguste  compagnie,  si  je 
n'espérais  de  trouver  ici  toute  la  protection  qu'une  bonne  cause  peut 
justement  se  permettre.  »  L'exorde  du  Pro  Quinctio  devait  être  un  lieu 
commun  des  avocats  du  temps.  Tallemant  des  Réaux  (Historiettes,\ll, 
273j  le  montre  plaisamment  réfuté  par  un  avocat  adi-oit  nommé  Deslitan. 


204  LES  PLAIDEURS. 


L  INTIME,  du  beau  ton. 

Oui-da,  j'en  ai  plusieurs....  Mais  quelque  défiance  735 

Que  nous  doive  donner  la  susdite  éloquence, 

Et  le  susdit  crédit,  ce  néanmoins*,  Messieurs, 

L'ancre  de  vos  bontés  nous  rassure  :  d'ailleurs*, 

Devant  le  grand  Dandin  l'innocence  est  hardie  ; 

Oui,  devant  ce  Caton  de  basse  Normandie,  740 

Ce  soleil  d'équité  qui  n'est  jamais  terni  : 

Victrix  causa  dus  placuit,  sed  vicia  Catoni^. 


Vraiment,  il  plaide  bien. 


Sans  craindre  aucune  chose, 
Je  prends  donc  la  parole,  et  je  viens  à  ma  cause. 
Aristote,  primo,  péri  Politicon,  745 

Dit  fort  bien.... 

DANDIN. 

Avocat,  il  s'agit  d'un  chapon, 
Et  non  point  d'Aristote  et  de  sdi  Politique^. 


1.  Susdit  —  Ce  néanmoins  :  termes  de  Palais. 

2.  Et  pour  le  sens  et  pour  le  rythme,  les  éditions  originales,  en  met- 
tant le  point  à  la  fin  du  vers,  ponctuent  mal  :  Nous  rassure  d'ailleurs. 
Le  texte  que  je  suis  est  une  excellente  correction. 

3.  «  La  cause  victorieuse  a  eu  les  dieux  pour  elle,  mais  la  cause 
vaincue  a  eu  Caton.  »  Ce  vers  do  Lucain  est  justement  cité  par  Gaultier 
dans  son  14' Plaidoyer,  mais  simplement  pour  engager  la  partie  adverse 
M  accepter  le  jugement  de  première  instance. 

i.  Ce  trait  est  pris  de  Martial.  Epigr.,\l,  19  : 

Non  de  vi  neque  csede  nec  veneno, 
Sed  lis  est  mihi  de  tribus  capetlia. 


ACTE  m,  SGKME  III.  205 


L  INTIME. 


Oui  ;  mais  l'aiitorité  du  Péripatétique 
Prouveroit  que  le  bien  et  le  mal.... 

DVNDIN. 

Je  prétends 
Qu'Aristote  n'a  point  d'autorité  céans,  7 5© 

Au  fait. 

l'intimé. 
Pausanias,  en  ses  Corinthiaques... 

DANDIN. 

Au  fait. 

l'intimé. 
Rebuffe*.... 

DANDIN. 

Au  fait,  vous  dis-je. 

Vicini  queror  hns  nhesse  furto. 
Hocjiidex  sibi  postulat  probari  . 
T?<  Cannas  Mithridaticiimqne  beUnm 
Et  perjiiria  Pimici  furoris 
Et  Sullas  Mariosque  Muciosque 
Maqnn  voce  sonas  maniupœ  tota. 
Jatn  die,  Postume,  de  tribus  capellis. 

«  II  ne  s'af^it  pas  de  violence,  ni  de  meurtre,  ni  de  prison  :  j'ai  pro- 
cès pour  trois  chèvres.  Je  me  plains  qu'elles  me  manquent  par  le  lar- 
cin d'un  voisin.  Le  juge  en  demande  la  preuve  :  toi,  tu  parles  de 
(lannes,  de  Mithridate,  des  parjures  puniques;  tu  parles  des  Sylla,  des 
Marius,  des  Mucius  ;  tu  t'emplis  la  bouche  do  ces  grands  noms,  et  ta 
main  s'agite  furieusement.  Voyons,  Postumus,  parle  un  peu  de  mes 
trois  chèvres.  » 

1.  Rebuffe,  jurisconsulte  français  ^1481-1557).  —  Le  grand  Jacques  : 
probablement  Jacques  Cujas,  Toulousain  (1520-1590). 


206  LES  PLAIDEURS. 

l'intimé. 

Le  grand  Jacques... 

DANDIN. 

Au  fait,  au  fait,  au  fait'. 

l'lntimé. 

Armeno  Pul,  in  Prompt^.... 

DANDIN. 

Ilo  !  je  te  vais  juger. 

1.  Le  cri  au  fait  était  bien  connu  au  Palais  :  c'était  le  cri  des  juges 
que  l'éloquence  surabondante  des  avocats  ennuyait.  Tallemant  (VII,  275) 
cite  le  cas  d'un  jeune  avocat  toulousain  qui  débutait  par  :  Le  roi  Pi/r- 
rhus.  Le  président  l'interrompit  en  criant  :  Au  fait!  au  fait!  Cette  éru- 
dition était  la  plaie  de  l'éloquence  judiciaire.  Antoine  Lemaitre  appelait 
Platon  et  Sidoine  à  décider  de  l'âge  d'un  principal  de  collège.  Dans  la 
fameuse  cause  de  Tancrède  de  Rohan,  Martinet  plaidant  pour  la  duchesse 
de  Chabot-Rohan  alléguait  Médée  et  Virginie,  l'Évangile  ot  Pierre  Chry- 
sologue  :  mais  surtout  Gaultier,  représentant  le  duc  de  Chabot-Roban, 
faisait  paraître  Arcbytas,  les  Platoniciens,  Porphyre  et  les  six  ordres  de 
démons,  Orphée,  Apollon,  Platon,  Socrate,  Racbel,  l'empereur  Henry 
fils  de  Barberousse,  une  princesse  grecque,  l'anthologie  grecque,  le  feu 
de  Prométhée.  Et  Patru  lui-même,  tout  éloigné  qu'il  était  de  ces  excès, 
ne  craignait  pas  de  rappeler  la  querelle  des  Athéniens  et  des  Méga- 
riens et  la  sagesse  de  Selon,  à  propos  d'un  fermier  qui  n'avait  pas  été 
enterré  à  sa  paroisse.  Ces  excès  étaient  blâmés  par  quelques-uns  :  la 
plupart  des  avocats  et  même  des  juges  s'y  complaisaient.  Alexandre 
l*aul  de  Filère,  Toulousain,  fit  imprimer  en  1610  un  Discours  contre  les 
citations  du  grec  et  du  latin  es  j)laidoiries  de  nostre  temps.  Et  Pas- 
quier,  dans  ses  Lettres  (VII,  12)  condamne  ce  pédantisme,  qu'il  dit  avoir 
été  introduit  par  les  avocats  parisiens  pour  faire  leur  cour  au  premier 
président  de  Thou,  fort  lettré  et  amateur  de  curieuse  érudition.  La  cause 
est  plus  générale,  et  doit  se  chercher  dans  un  goût  universel  du  siècle. 

2.  Armerio  Pul  in  Promjjt....  Constantin  Harmenopoulos,  Grec  du 
XIV*  siècle,  auteur  du  Upôyzipo-'J  vô[J.tov,  traduit  en  latin  sous  le  titre  de 
Promptuarium  juris  civilis.  Dandin  a  coupé  la  parole  à  l'Intimé  sur  la 
première  syllabe  du  mot  Promptuarium. 


ACTE  III,  SCÈ^'E  III.  207 

l'intimé. 
IIo  !  vous  êtes  si  prompt  ! 

(Vite.) 

Voici  le  fait.  Un  chien  vient  dans  une  cuisine;  755 

Il  y  trouve  un  chapon,  lequel  a  bonne  mine. 

Or  celui  pour  lequel  je  parle  est  affamé  ; 

Celui  contre  lequel  je  parle  autem  plumé; 

Et  celui  pour  lequel  je  suis  prend  en  cachette 

Olui  contre  lequel  je  parle.  L'on  décrète  :  760 

On  le  prend.  Avocat  pour  et  contre  appelé; 

Jour  pris.  Je  dois  parler,  je  parle,  j'ai  parlé. 


DANDIN. 

Ta,  ta,  ta,  ta.  Voilà  bien  instruire  une  affaire! 

Il  dit  fort  posément  ce  dont  on  n'a  que  faire, 

¥a  court  le  grand  galop  quand  il  est  à  son  fait.  765 

l'intimé. 
Mais  le  premier.  Monsieur,  c'est  le  beau. 

DANDIN. 

C'est  le  laid. 
A-t-on  jamais  plaidé  d'une  telle  méthode? 
Mais  qu'en  dit  l'assemblée? 


Il  est  fort  à  la  mode. 

l'intlmÉ,  d'un  ton  véhément. 

Qu'arrive-t-il,  Messieurs?  On  vient.  Comment  vient-on? 

On  poursuit  ma  partie.  On  force  une  maison.  770 

Quelle  maison  ?  maison  de  notre  propre  juge  ! 

On  brise  le  cellier  qui  nous  sert  de  refuge  ! 

I)e  vol,  de  brigandage  on  nous  déclare  auteurs! 


208  LES  PLAIDEURS. 

On  nous  traîne,  on  nous  livre  à  nos  accusateurs, 

A  maître  Petit  Jean,  Messieurs.  Je  vous  atteste  :  773 

Qui  ne  sait  que  la  loi  Si  quis  canis,  Digeste, 

De  Vi,  paragrapho,  Messieurs,  Caponibus, 

Est  manifestement  contraire  à  cet  abus? 

Et  quand  il  seroit  vrai  que  Citron,  ma  partie, 

Auroit  mangé,  Messieurs,  le  tout,  ou  bien  partie  780 

Dudit  chapon  :  qu'on  mette  en  compensation 

Ce  que  nous  avons  fait  avant  cette  action. 

Quand  ma  partie  a-t-elle  été  réprimandée? 

Par  qui  votre  maison  a-t-elle  été  gardée? 

Quand  avons-nous  manqué  d'aboyer  au  larron*?  786 

Témoin  trois  procureurs,  dont  icelui  Citron 

A  déchiré  la  robe.  On  en  verra  les  pièces. 

Pour  nous  justifier,  voulez-vous  d'autres  pièces? 

PETIT  JEAN. 

Maître  Adam.... 

l'intimé. 
Laissez-nous. 

PETIT   JE.\N. 

L'Intimé.... 

l'intimé. 

Laissez-nous. 

1.  Le  chien  Labès,  dans  Aristophane,  est  défendu  par  le  même  argu- 
ment : 

àyaOb;  yàp  ejt',  xal  oiwxsi  toù;  AÛxo'jç...  (fi.,  952) 

....    àpi7TÔ;   èCTl  TWV  VJVi   X'JVWV, 

olo;  7£  tzqX>,oi^  irpoSaxîo'.;  IcpsaTOtvai...  (954-5) 
....  jou  Tzpoiiiyz'ZOL'.  xal  ouki'zxzi  tt,v  6'jpav.  (;>36) 

«  C'est  un  bon  serviteur;  il  écarte  les  loups;  c'est  le  meilleur  des 
chiens  d'aujourd'hui  ;  il  peut  garder  un  nombreux  bétail  ;  il  le  défcr-ii 
et  veille  à  ta  porte.  » 


ACTE  III,  SCENE  III.  209 


PETIT  JEAN. 

S'enroue. 

l'intimé. 
Hé!  laissez-nous.  Euh!  euh! 

DANDIN. 

rt  concluez. 


Reposez-vous,  790 


l'intimé,  d'un  ton  pesant. 

Puis  donc,  qu'on  nous,  permet,  de  prendre, 
Haleine,  et  que  l'on  nous,  défend,  de  nous,  étendre, 
Je  vais,  sans  rien  obmettre,  et  sans  prévariquer, 
€ompendieusement  énoncer,  expliquer. 
Exposer,  à  vos  yeux,  l'idée  universeUe  ^q5 

De  ma  cause,  et  des  faits,  renfermés,  en  icelle. 

DANDIN. 

H  auroit  plus  tôt  fait  de  dire  tout  vingt  fois, 

Que  de  l'abréger  une.  Homme,  ou  qui  que  tu  sois. 

Diable,  conclus  ;  ou  bien  que  le  ciel  te  confonde  ! 

l'intimé. 
.le  finis. 

DANDIN. 

l'intimé. 
Avant  la  naissance  du  monde....  8co 

DANDIN,  baillant. 
Avocat,  ah!  passons  au  déluge 


21U  LES  PLAIDEURS. 

l'intimé. 

Avant  donc 
La  naissance  du  monde,  et  sa  création, 
Le  monde,  1  univers,  tout,  la  nature  entière 
Eloit  ensevelie  au  fond  de  la  matière. 
Les  éléments,  le  feu,  l'air,  et  la  terre,  et  l'eau,  8o5 

Enfoncés,  entassés,  ne  faisoient  qu'un  monceau. 
Une  confusion,  une  masse  sans  forme, 
Un  désordre,  un  chaos,  une  cohue  énorme  : 
Umis  erat  toto  naturse  vultus  in  orbe, 
Quem  Grœci  dixere  chaos,  rudis  indigestaque  moles^.       810 

LÉANDRE. 

Quelle  chute  !  Mon  père  ! 

PETIT  JEAN. 

Ay!  Monsieur.  Comme  il  dort^! 

LÉ ANDRE. 

Mon  père,  éveillez-vous. 

PETIT   JEAN. 

Monsieur,  êtes-vous  mort 

LÉ ANDRE. 

Mon  père! 

DANDIN. 

Hé  bien?  hé  bien?  Quoi?  Qu'est-ce?  Ah!  ah! 

[quel  homme  ' 
Certes,  je  n'ai  jamais  dormi  d'un  si  bon  somme. 

'i.  Ovide,  Métamorphoses,  I,  6-7.  L'Intimé  fait  un  hexamètre  de  sept 
pieds,  par  l'intercalation  du  mot  Grseci  au  second  vers.  «  La  nature  par 
tout  l'univers  offrait  un  aspgct  uniforme  :  c'était  ce  que  les  Grecs  ont 
appelé  chaos,  une  masse  brute  et  inorganisée.  » 

2.  Dandin  s'est  endormi  et  tombe  à  la  fin  du  couplet  de  l'Intimé. 


ACTE  III,  SCENE  III.  211 

LÉ ANDRE. 


Mon  père,  il  faut  juger. 


Aux  galères! 


DANDIN. 

Aux  galères. 

LÉ ANDRE. 
DANDIN. 


Un  chien 


Ma  foi  !  je  n'y  conçois  plus  rien  : 
De  monde,  de  chaos,  j'ai  la  tête  troublée. 
Hé!  concluez. 

l'intimé, lui  présentant  de  petits  chiens. 

Venez,  famille  désolée; 
Venez,  pauvres  enfants  qu'on  veut  rendre  orphelins  : 
Venez  faire  parler  vos  esprits  enfantins*.  820 

Oui,  Messieurs,  vous  voyez  ici  notre  misère  : 
Nous  sommes  orphelins;  rendez-nous  notre  père, 
Notre  père,  par  qui  nous  fûmes  engendrés, 
Notre  père,  qui  nous.... 

DANDIN. 

Tirez,  tirez,  tirez  2. 

l'intimé. 
Notre  père.  Messieurs,... 

1.  Aristophane  : 

xou  xà  TratSta; 

àvaêatvôT',  o)  T:ôvT,pa,  xal  xvuÇofxeva 
al':£?TS,  xivTtSoXerTS,  xal  Saxpûstc.  (976-8) 

«  Où  sont  les  enfants?  Venez,  pauvres  petits,  par  vos  jappements 
priez,  suppliez,  pleurez.  » 

2.  Tirez.  «  On  dit  en   parlant  aux  chiens  qu'on  veut  faire  sortir  do 
quelque  lieu  :  tirez,  tirez.  »  (Furetière.) 


212  LES  PLAIDELUS. 


Ils  ont  pissé  partout. 


DANDIX. 

Tirez  donc.  Quels  vacarmes! 

l'intimé. 
Jlonsieur,  voyez  nos  larmes. 


Ouf!  Je  me  sens  déjà  pris  de  compassion ^ 

Ce  que  c'est  qu'à  propos  toucher  la  passion  ! 

Je  suis  bien  empêché.  La  vérité  me  presse; 

Le  crime  est  avéré  :  lui-même  il  le  confesse.  83c 

Mais  s'il  est  condamné,  l'embarras  est  égal  : 

Voilà  bien  des  enfants  réduits  à  l'hôpital. 

Mais  je  suis  occupé,  je  ne  veux  voir  personne. 


SCÈNE  IV 
CHICANNEAU,  ISABELLE,  etc. 

CHICANNEAU. 

Monsieur..  , 

DANDIN. 

Oui,  pour  vous  seuls  l'audience  se  donne. 
Adieu.  Mais,  s'il  vous  plaît,  quel  est  cet  enfant-là?         835 

i.  AlSoï,  "zi  vtaxôv  t:ot'  ecrô'  oto)  \iak6i.'Z'ZQ\xixi, 

xaxov  Tt  irepiêatvs'.  jxs,  xavaTrs{6o[Jiai....  (G.  973-3) 

«  Hélas!  quel  mal  le  prend?  Je  m'attendris?  Un  mal  étrange  me  sai- 
sit :  je  me  laisse  persuader.  » 

Mais  c'est  avant  la  présentation  des  enfants  :  après,  le  juge  pleure  et 
confesse  son  embarras  (983-83). 


ACTE  III,  SCÈrsE  IV.  213 

CHICANNEAU. 

C'est  ma  fille,  Monsieur. 

DANDIN. 

Hé!  tôt,  rappelez-la. 

ISABELLE. 

Vous  êtes  occupé. 

DANDIN. 

Moi!  Je  n'ai  point  d'afTairo. 
Que  ne  me  disiez-vous  que  vous  étiez  son  père? 

CHICANXEAU. 

Monsieur.... 

DANMX. 

Elle  sait  mieux  votre  affaire  que  vous. 
Dites.  Qu'elle  est  jolie,  et  qu'elle  a  les  yeux  doux  !  840 

Ce  n'est  pas  tout,  ma  fille,  il  faut  de  la  sagesse. 
Je  suis  tout  réjoui  de  voir  cette  jeunesse. 
Savcz-vous  que  j'étois  un  compère  autrefois? 
On  a  parlé  de  nous. 

ISABELLE. 

Ah  !  Monsieur,  je  vous  crois. 

DANDIN. 

Dis-nous  :  à  qui  veux-tu  faire  perdre  la  cause?  845 

ISABELLE. 

A  personne. 


Parle  donc. 


DANDIN. 

Pour  loi  je  ferai  toute  chose. 


214  LES  PLAIDEURS. 

ISABELLE. 

Je  VOUS  ai  trop  d'obligation. 

DANDIN. 

N'avez-vous  jamais  vu  donner  la  question*? 

ISABELLE. 

Non  ;  et  ne  le  verrai,  que  je  crois,  de  ma  vie. 

DANDIN. 

Venez,  je  vous  en  veux  faire  passer  l'envie.  85o 

ISABELLE. 

Hé!  Monsieur,  peut-on  voir  souCfrir  des  malheureux? 

DANDIN. 

Bon  !  Cela  fait  toujours  passer  une  heure  ou  deux. 

CHIC  ANNE  AU. 

Monsieur,  je  viens  ici  pour  vous  dire....  i 

LÉ ANDRE.  I 

Mon  père, 
Je  vous  vais  en  deux  mots  dire  toute  l'affaire  : 
C'est  pour  un  mariage.  Et  vous  saurez  d'abord  855 

Qu'il  ne  tient  plus  qu'à  vous,  et  que  tout  est  d'accord. 
La  fdle  le  veut  bien  ;  son  amant  le  respire  ; 
Ce  que  là  fille  veut,  le  père  le  désire. 
C^est  à  vous  de  juger. 

DANDIN,  se  rasseyant.  Ij 

Mariez  au  plus  tôt  :  ^ 

Dès  demain,  si  l'on  veut;  aujourd'hui,  s'il  le  faut.         860 

1.  Dans  le  Roman  boun/eois  de  Furetière,  le  juge  Belastre,  pour  faire 
sa  cour  à  Collantine,  «  lui  faisait  bailler  place  commode  dans  les  lieux 
publics  pour  voir  les  pendus  et  les  roués  qu'il  faisait  exécuter  ». 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  2ir> 

LÉ ANDRE. 

Mademoiselle,  allons,  voilà  votre  beau-père  : 
Saluez-le. 

CHICANNEAU. 

Comment? 

DANDIN. 

Quel  est  donc  ce  mystère? 

LÉ ANDRE. 

Ce  que  vous  avez  dit  se  fait  de  point  en  point. 

DANDIN. 

Puisque  je  l'ai  jugé,  je  n'en  reviendrai  point. 

CHICANNEAU. 

Mais  on  ne  donne  pas  une  fille  sans  elle.  865 

LÉ ANDRE. 

Sans  doute,  et  j'en  croirai  la  charmante  Isabelle. 

CHICANNEAU. 

Es-tu  muette?  Allons,  c'est  à  toi  de  parler. 
Parle. 

ISABELLE. 

Je  n'ose  pas,  mon  père,  en  appeler. 

CHICANNEAU. 

Mais  j'en  appelle,  moi. 

LÉANDRE. 

Voyez  cette  écriture 
Vous  n'appellerez  pas  de  votre  signature?  870 

CHICANNEAU. 

Plaît-il? 


216  LES  PLAIDEURS. 

DANDIN. 

C'est  un  contrat  en  fort  bonne  façon. 

CHICANNEAU. 

Je  vois  qu'on  m'a  surpris  ;  mais  j'en  aurai  raison  : 
De  plus  de  vingt  procès  ceci  sera  la  source. 
On  a  la  fille,  soit  :  on  n'aura  pas  la  bourse. 


Hé!  Monsieur,  qui  vous  dit  qu'on  vous  demande  rien?  873 
Laissez-nous  votre  fille,  et  gardez  votre  bien. 

CHICANNEAU. 

Ah! 


Mon  père,  êtes-vous  content  de  l'audience? 


Oui-da.  Que  les  procès  viennent  en  abondance, 
Et  je  passe  avec  vous  le  reste  de  mes  jours. 
Mais  que  les  avocats  soient  désormais  plus  courts. 
Et  notre  criminel? 

LÉANDRE. 

Ne  parlons  que  de  joie  : 
Grâce  !  grâce  !  mon  père. 

DANDIN. 

Hé  bien,  qu'on  le  renvoie 
C'est  en  votre  faveur,  ma  bru,  ce  que  j'en  fais. 
Allons  nous  délasser  à  voir  d'autres  procès. 


FIN    DU    TROISIEME   ET   DERNIER   ACTE 


BRITANNICUS 


i 


NOTICE  SUR  BRITANNICUS 


La  première  représentation  de  Britamncus  eut  lieu  le  vendredi 
13  décembre  1669  à  l'hôtel  de  Bourgogne.  On  trouvera  plus  loin 
le  compte  rendu  qu'un  ennemi  de  Racine,  Boursault,  nous  en  a 
laissé. 

La  pièce,  sans  avoir  un  insuccès,  fut  très  discutée.  On  n'en  épar- 
gna guère  que  le  style.  Boursault  reconnaît  le  mérite  des  vers  de 
Racine,  et  le  gazetier  Robinet,  qui  assista  à  la  seconde  représen- 
tation, déclarait  le  style  magnifique  et  bien  au-dessus  de  celui 
à'Andromaque.  La  première  Préface  de  Racine  nous  donne  une 
idée  des  objections  qu'on  lui  fit,  et  de  l'irritation  qu'il  en  ressentit. 

Corneille  parut  se  déclarer  contre  Britannicus.  Outre  que  tous 
les  envieux  de  Racine  s'abritaient  der.  ière  son  grand  nom,  outre 
qu'il  devait  certainement  voir  avec  chagrin  délaisser  ses  pièces 
pour  celles  de  son  jeune  rival,  il  avait  été  blessé  de  deux  ou  trois 
traits  des  Plaideurs  qui  parodiaient  impertinemment,  à  son  avis, 
des  vers  fameux  du  Cid. 

Saint-Évremond,  qui  s'était  défendu  de  trouver  Andromaque 
parfaite,  fit  des  réserves  sur  le  sujet,  trop  fort  pour  les  esprits 
mondains  qui  ne  peuvent  rien  souffrir  qui  aille  au  delà  de  l'agré- 
meut.  On  verra  plus  loin  son  jugement. 


PIÈCES  RELATIVES  A  BRITANNICUS 


1.  —  PREMIÈRE  REPRÉSENTATION 
DE  LA  TRAGÉDIE 

«Il était  sept  heures  sonnées  par  tout  Paris,  dit  Boursault  dan? 
sa  nouvelle  d'Artémise  et  Poliante,  quand  je  sortis  de  l'Hôtel  df 
Bourgog:ne,  où  l'on  venait  de  représenter  pour  la  première  fois 
le  Britannicus  de  M.  Racine,  qui  ne  menaçait  pas  moins  que  de 
mort  violente  tous  ceux  qui  se  mêlent  d'écrire  pour  le  théâtre. 
Pour  moi,  qui  m'en  suis  autrefois  mêlé,  mais  si  peu  que  par 
bonheur  il  n'y  a  personne  qui  s'en  souvienne,  je  ne  laissais  pas 
d'appréhender  comme  les  autres;  et  dans  le  dessein  de  mourir 
d'une  plus  honnête  mort  que  ceux  qui  seraient  obligés  de  s'aller 
pendre,  je  m'étais  mis  dans  le  parterre  pour  avoir  l'honneur  de 
me  faire  étouffer  par  la  foule.  Mais  le  marquis  de  Courboyer,  qui 
ce  jour-là  justifia  publiquement  qu'il  était  noble*,  ayant  attiré  à 
son  spectacle  tout  ce  que  la  rue  Saint-Denis  a  de  marchands  qui 
se  rendent  rég-idièrement  à  l'Hôtel  de  Bourgogne  pour  avoir  la 
première  vue  de  tous  les  ouvrages  qu'on  y  représente,  je  me 
trouvai  si  à  mon  aise  que  j'étais  résolu  de  prier  M.  de  Corneille, 
que  j'aperçus  tout  seul  dans  une  loge,  d'avoir  la  bonté  de  se  pré- 
cipiter sur  moi,  au  moment  que  l'envie  de  se  désespère.-  le  vou- 
drait prendre  :  lorsqu'Agrippine,  ci-devant  impératrice  de  Rome, 

1.  C'était  un  gentilhomme  huguenot  qui  fut  décapité  en  place  de 
Grève  le  13  décembre  1669.  Il  justifia  sa  noblesse  par  le  supplice  qu'il 
subit  :  les  roturiers  étaient  pendus. 


PIÈCES  RELATIVES  A  BRITANNICUS.  221 

qui,  de  peur  de  ne  pas  trouver  Néron,  à  qui  elle  désirait  parler, 
l'attendait  à  sa  porte  dès  quatre  heures  du  matin,  imposa  silence 
à  tous  ceux  qui  étaient  là  pour  écouter....  Monsieur  de  ***'*, 
admirateur  de  tous  les  nobles  vers  de  M.  Racine,  fit  tout  ce  qu'un 
véritable  ami  d'auteur  peut  faire  pour  contribuer  au  succès  de 
son  ouvrage,  et  n'eut  pas  la  patience  d'attendre  qu'on  le  com- 
mençât pour  avoir  la  joie  de  l'applaudir.  Son  visage,  qui  à  un 
besoin  passerait  pour  un  répertoire  du  caractère  des  passions, 
épousait  toutes  celles  de  la  pièce  l'une  après  l'autre,  et  se  transfor- 
mait comme  un  caméléon  à  mesure  que  les  acteurs  débitaient 
leurs  rôles  :  surtout  le  jeune  Britannicus,  qui  avait  quitté  la 
bavette  depuis  peu  et  qui  lui  semblait  élevé  dans  la  crainte  de 
Jupiter  Capitolin,  le  touchait  si  fort  que  le  bonheur  dont  appa- 
remment il  devait  bientôt  jouir  l'ayant  fait  rire,  le  récit  qu'on 
vint  faire  de  sa  mort  le  fit  pleurer;  et  je  ne  sais  rien  de  plus 
obligeant  que  d'avoir  à  point  nommé  un  fond  de  joie  et  un  fond 
de  tristesse  au  très  humble  service  de  M.  Racine. 

«  Cependant  les  auteurs  qui  ont  la  malice  de  s'attrouper  pour 
décider  souverainement  des  pièces  de  théâtre,  et  qui  s'arrangent 
d'ordinaire  sur  un  banc  de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  qu'on  appelle 
le  banc  formidable,  à  cause  des  injustices  qu'on  y  rend,  s'étaient 
dispersés  de  peur  de  se  faire  reconnaître  ;  et  tant  que  durèrent 
les  deux  premiers  actes,  l'appréhension  de  la  mort  leur  faisait 
désavouer  une  si  glorieuse  qualité;  mais  le  troisième  acte  les 
ayant  un  peu  rassurés,  le  quatrième  qui  lui  succéda  semblait  ne 
leur  vouloir  point  faire  de  miséricorde,  quand  le  cinquième,  qu'on 
estime  le  plus  méchant  de  tous,  eut  pourtant  la  bonté  de  leur 
rendre  tout  à  fait  la  vie.  Des  connaisseurs,  auprès  de  qui  j'étais 
incognito,  et  de  qui  j'écoutais  les  sentiments,  en  trouvèrent  les 
vers  fort  épurés;  mais  Agrippine  leur  parut  fière  sans  sujet, 
Burrhus  vertueux  sans  dessein,  Britannicus  amoureux  sans  juge- 
ment, Narcisse  lâche  sans  prétexte,  Junie  constante  sans  fermeté, 
et  Néron  cruel  sans  malice.  D'autres,  qui  pour  les  trente  sous 
qu'ils  avaient  donnés  à  la  porte  crurent  avoir  la  permission  de 
dire  ce  qu'Hs  en  pensaient,  trouvèrent  la  nouveauté  de  la  cata- 
strophe si  étonnante,  et  furent  si  touchés  de  voir  Junie,  après 


1.  Les  frères  Parfait,  sans  aucune  preuve,  reconnaissent  là  lioileau 
M.  de  ""  ne  parait  guère  indiquer  pourtant  M.  Despréaux, 


222  PIECES  RELATIVES  A  BRITANNICUS. 

reinpoisonnement  de  Britannicus,  s'aller  rendre  religieuse  de 
l'ordre  de  Vesla,  qu'ils  auraient  nommé  cet  ouvrage  une  tragédie 
chrétienne,  si  l'on  ne  les  eût  assurés  que  Yesta  ne  l'était  pas.... 
Quoique  rien  ne  m'engage  à  vouloir  du  bien  à  M.  Racine,  et  qu'il 
m'ait  désobligé  sans  lui  en  avoir  donné  aucun  sujet,  je  vais 
rendre  justice  à  son  ouvrage,  sans  examiner  qui  en  est  l'auteur. 
Il  est  constant  que  dans  le  Britannicus  il  y  a  d'aussi  beaux  vers 
quon  en  puisse  faire,  et  cela  ne  me  surprend  pas,  car  il  est 
impossible  que  M.  Racine  en  fasse  de  méchants.  Ce  n'est  pas 
qu'il  n'ait  répété  en  bien  des  endroits  :  que  fats-je?  que  dis-je? 
et  quoi  quil  en  soit,  qui  n'entrent  guère  dans  la  belle  poésie  ; 
mais  je  regarde  cela  comme  sans  doute  il  l'a  regardé  lui-même, 
c'est-à-dire  connne  une  façon  de  parler  naturelle  qui  peut 
échapper  au  génie  le  plus  austère,  et  paraître  dans  un  style  qui 
d'ailleurs  sera  fort  châtié.  Le  premier  acte  promet  quelque  chose 
de  fort  beau,  et  le  second  même  ne  le  dément  pas;  mais  au 
troisième  il  semble  que  l'auteuK  se  soit  lassé  de  travailler;  et  le 
quatrième,  qui  contient  une  partie  de  l'histoire  romaine,  et  qui 
par  conséquent  n'apprend  rien  qu'on  ne  puisse  voir  dans  Florus 
et  dans  Coêlfeteau,  ne  laisserait  pas  de  faire  oublier  qu'on  s'est 
ennuyé  au  précédent,  si  dans  le  cinquième  la  façon  dont  Britan- 
nicus est  empoisonné,  et  celle  dont  Junie  se  rend  vestale,  ne 
faisaient  pitié.  Au  reste,  si  la  pièce  n'a  pas  eu  tout  le  succès 
qu'on  s'en  était  promis,  ce  n'est  pas  faute  que  chaque  acteur  n'ait 
triomphé  dans  son  personnage.  La  des  Œillets,  qui  ouvre  la 
scène  en  qualité  de  mère  de  Néron,  et  qui  a  coutume  de  charmer 
tous  ceux  devant  qui  elle  paraît,  fait  mieux  qu'elle  n'a  jamais 
fait  jusqu'à  présent;  et  quand  Lafleur,  qui  vient  ensuite  sous  le 
titre  de  Burrhus,  en  serait  aussi  bien  l'original  qu'il  n'en  est 
que  la  copie,  à  peine  le  représenterait-il  plus  naturellement. 
Brécourt,  de  qui  l'on  admire  l'intelligence,  fait  mieux  Britannicus 
que  s'il  était  le  fils  de  Claude  ;  et  Hauteroche  joue  si  finement 
ce  qu'il  y  représente  qu'il  attraperait  un  plus  habile  homme  que 
Britannicus.  La  d'Ennebaut,  qui  dés  la  première  fois  qu'elle 
parut  sur  le  théâtre  attira  les  applaudissements  de  tous  ceux 
qui  la  virent,  s'acquitte  si  agréablement  du  personnage  de  Junie, 
qvi'il  n'y  a  point  d'auditeurs  qu'elle  n'intéresse  en  sa  douleur; 
et  pour  ce  qui  est  de  Floridor,  qui  n'a  pas  besoin  que  je  fasse  son 
éloge,  et  qui  est  si  accoutumé  à  bien  faire  que  dans  sa  bouche 


PIÈCES  RELATIVES  A  BRITANMCUS.  223 

une  méchante  chose  ne  le  parait  plus,  on  peut  dire  que  si  >'éron, 
qui  avait  tant  de  plaisir  à  réciter  des  vers,  n'était  pas  mort  il  y 
quinze  cents  je  ne  sais  combien  d'années,  il  prendrait  un  soin 
particulier  de  sa  fortune,  ou  le  ferait  mourir  par  jalousie....  » 

(Boursault,  Arlémise  et  Poliante,  Nouvelle,  Paris,  1690,  in-12.) 


II.   —   JUGEMENT    DE    SAINT-EVREMOND 

((  J'ai  lu  Britanmcus  avec  assez  d'attention  pour  y  remarquer 
de  belles  choses.  Il  passe,  à  mon  sens,  Y  Alexandre  et  VAndro- 
7uaqiie;  les  vers  en  sont  plus  magnifiques;  et  je  ne  serois  pas 
étonné  qu'on  y  trouvât  du  sublime.  Cependant  je  déplore  le 
malheur  de  cet  auteur  d'avoir  si  dignement  travaillé  sm^  un 
sujet  qui  ne  peut  souffrir  une  représentation  agréable.  En  effet, 
l'idée  de  >'arcisse,  d'Agrippine  et  de  Néron,  l'idée,  dis-je,  si 
noire  et  si  horrible  qu'on  se  fait  de  leurs  crimes,  ne  sauroit 
s'effacer  de  la  mémoire  du  spectateur,  et  quelques  efforts  qu'il 
fasse  pour  se  défaire  de  la  pensée  de  leurs  cruautés,  l'horreur 
qu'il  s'en  forme  détruit  en  quelque  manière  la  pièce.  » 

{Œuvres  de  Saùit-Évremond,  tome  II,  p.  525  et  326.) 


QUESTIONS  SUR  BRITANNICUS 


I.  Étudier  les  critiques  adressées  à  la  tragédie  de  Bntannicus 

par  les  contemporains. 

II.  Les  caractères  :  Néron.  — Agrippine.  —  Narcisse.  —  Burrhus 

(pourquoi  Burrhus  plutôt  que  Sénèque). 

III.  L'action  dans  Britannicus. 

lY,      L'histoire  romaine  dans  Britannicus.  Comparer  Corneille  et 
Racine,  et  plus  particulièrement  Othon  et  Britannicus. 

V.  Comparer  les  physionomies  diverses  de  Néron  dans  Suétono, 

Tacite,  Racine  et  Renan  [Antéchrist). 

VI.  Le  caractère  de  Néron  au  théâtre  avant  Racine  [YOctavjc 

attribuée  à  Sénèque;  la  Mort  de  .Sénèque,  de  Tristan, 
1645;  Arie  et  Petus  ou  les  Amours  de  Néron,  de  Gilbcrl, 
1660). 

VII.  Racine  traducteur  et  imitateur  de  Tacite.  Étude  sur  la  cou- 

leur du  style  dans  Britannicus. 

VIII.  Étudier  les  scènes  retranchées  par  Racine  dans  Britan- 

nicus :  et  notamment  la  scène  du  '5"  acte.  Discuter  les 
raisons  du  retranchement, 

iX.      Le  dénouement  de  Britannicus. 


A  MONSEIGNEUR 
LE    DUC    DE    CHEVREUSE' 

Monseigneur, 

Vous  serez  peut-être  étonné  de  voir  votre  nom  à  la  lète 
de  cet  ouvrage  ;  et  si  je  vous  avois  demandé  la  permission 
de  vous  l'offrir,  je  doute  si  je  l'aurois  obtenue.  Mais  ce 
seroit  être  en  quelque  sorte  ingrat  que  de  cacher  plus 
longtemps  au  monde  les  bontés  dont  vous  m'avez  toujours 
honoré.  Quelle  apparence  qu'un  homme  qui  ne  travaillé 
que  pour  la  gloire  se  puisse  taire  d'une  protection  aussi 
glorieuse  que  la  vôtre?  Non,  Monseigneur,  il  m'est  trop 
avantageux  que  l'on  sache  que  mes  amis  mêmes  ne  vous 
sont  pas  indifférents,  que  vous  prenez  part  à  tous  mes 
ouvrages*,  et  que  vous  m'avez  procuré  l'honneur  de  lire 

1.  Charles-Honoré  d'Albert,  duc  de  Luynes,  de  Chevreuse  et  de 
Chaulnes,  né  le  7  octobre  16i6,  mort  le  5  novembre  1712  :  élève  de  Lan- 
celot  et  intimement  lié  avec  les  jansénistes;  beau-frère  du  duc  de  Beau- 
villers,  et,  comme  lui,  très  attaché  au  duc  de  Bourgogne  et  tout  dévoué 
à  Fénelon.  Un  cousin  de  Racine,  intendant  du  duc  de  Luynes,  Nicolas 
Vitart,  chez  qui  il  logea  quelque  temps  au  sortir  du  collège,  l'avait  mis 
en  relation  avec  la  famille  du  duc  de  Chevreuse,  qu'il  avait  peut-être 
connu  lui-même,  tout  jeune  encore,  dès  cette  époque. 

2.  Il  n'y  a  pas  à  se  demander  si  le  duc  de  Chevreuse  aidait  Racine  à 
composer  ses  ouvrages.  Prendre  jtart  signifie  jjvendre  intérêt,  comme 
dans  ce  vers  d'Andromaque  : 

Semblait-il  seulement  qu'il  eût  part  à  mes  larmes? 

—  Au  reste,  je  ne  sais  pas  ce  que  peut  signifier  ici  la  mention  des  amis 
de  Racine. 


22G  A  MONSEIGNEUR  LE  DUC  DE  CIIEYREUSE. 

celui-ci  devant  un  homme  dont  toutes  les  heures  sont 
précieuses'.  Vous  fûtes  témoin  avec  quelle  pénétration 
d'esprit  il  jugea  de  l'économie ^  de  la  pièce,  et  combien 
l'idée  qu'il  s'est  formée  d'une  excellente  tragédie  est  au 
delà  de  tout  ce  que  j'en  ai  pu  concevoir.  Ne  craignez  pas, 
Monseigneur,  que  je  m'engage  plus  avant,  et  que  n'osant  le 
louer  en  face,  je  m'adresse  à  vous  pour  le  louer  avec  plus 
de  liberté.  Je  sais  qu'il  seroit  dangereux  de  le  fatiguer  de 
ses  louanges  ;  et  j'ose  dire  que  cette  même  modestie,  qui 
vous  est  commune  avec  lui,  n'est  pas  un  des  moindres 
liens  qui  vous  attachent  l'un  à  l'autre.  La  modération  n'est 
qu'une  vertu  ordinaire  quand  elle  ne  se  rencontre  qu'avec 
des  qualités  ordinaires.  Mais  qu'avec  toutes  les  qualités  et 
du  cœur  et  de  l'esprit,  qu'avec  un  jugement  qui,  ce  semble, 
ne  devroit  être  le  fruit  que  de  l'expérience  de  plusieurs 
années,  qu'avec  mille  belles  connoissances  que  vous  ne 
sauriez  cacher  à  vos  amis  particuliers,  voiis  ayez  encore 
cette  sage  retenue  que  tout  le  monde  admire  en  vous,  c'est 
sans  doute  une  vertu  rare  en  un  siècle  où  l'on  fait  vanité 
des  moindres  choses.  Mais  je  me  laisse  emporter  insensi- 
blement à  la  tentation  de  parler  de  vous.  Il  faut  qu'elle 
soit  bien  violente,  puisque  je  n'ai  pu  résister  dans  une 
lettre  où  je  n'avois  autre  dessein  que  de  vous  témoigner 
avec  combien  de  respect  je  suis, 

MONSEIGNEUR, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Racine. 


1.  Culbert,  dont  le  duc  de  Chevrense  avait  épousé  la  fille  aînée  ei 
1GG7.  et  à  qui  Racine  dédia  plus  tard  sa  Bérénice. 

2.  L'arrangement,  la  dispo  ition  du  sujet. 


PREMIÈRE    PRÉFACE' 


De  tous  les  ouvrages  que  j'ai  donnés  au  public,  il  n'y  en 
a  point  qui  m'ait  attiré  plus  d'applaudissements  ni  plus  de 
censeurs  que  celui-ci.  Quelque  soin  que  j'aie  pris  pour 
travailler  cette  tragédie,  il  semble  qu'autant  que  je  me 
iuis  efforcé  de  la  rendre  bonne,  autant  de  certaines  gens 
se  sont  efforcés  de  la  décrier.  Il  n'y  a  point  de  cabale  qu'ils 
n'aient  faite,  point  de  critique  dont  ils  ne  se  soient  avisés. 
Il  y  en  a  qui  ont  pris  même  le  parti  de  Néron  contre  moi. 
ils  ont  dit  que  je  le  faisois  trop  cruel.  Pour  moi,  je  croyois 
que  le  nom  seul  de  Néron  faisoit  entendre  quelque  chose 
de  plus  que  cruel.  Mais  peut-être  qu'ils  raffinent  sur  son 
histoire,  et  veulent  dire  qu'il  étoit  honnête  homme-  dans 

1.  CeUe  Préface  est  celle  qui  parut  avec  la  première  édition  de  la 
pièce,  en  1670. 

i.  llacine  donne  ici  à  l'expression  un  rens  moral.  Le  plus  souvent, 
sans  exclure  la  probité  et  l'honnêteté  du  cœur,  elle  s'appliquait  surtout  à 
la  politesse  des  manières  et  à  la  culture  de  l'esprit.  «  L'n  honnête  homme 
est  celui  qui  connaît  les  bienséances  et  qui  les  sait  pratiquer.  »  (Ghev. 
de  Jléré.)  «  Le  vrai  honnête  homme  est  celui  qui  ne  se  pique  de  rien.  » 
(La  Rochefoucauld.)  Une  femme  dit  d'un  cavalier  dans  une  camédie  : 

Qu'il  a  l'air  noble  et  doux!  qu'il  danse  en  honnête  homme.' 
(Boisrobert,  la  Belle  Invisible.) 

«  Soas  ces  arbres  étaient  dressées  des  tentes  pour  le  peuple;  car  on  y 
voyait  peu  d'honnêtes  gens.  »  (Perrot  d'Ablancourt,  trad.  de  Lucien.) 


228  PREMIÈRE  PRÉFACE. 

ses  premières  années.  Il  ne  faut  qu'avoir  lu  Tacite  pour 
savoir  que  s'il  a  été  quelque  temps  un  bon  empereur,  il  a 
toujours  été  un  très  méchant  homme.  11  ne  s'agit  point 
dans  ma  tragédie  des  affaires  du  dehors.  Néron  est  ici 
dans  son  particulier  et  dans  sa  famille.  Et  ils  me  dispen- 
seront de  leur  rapporter  tous  les  passages  qui  pourroient 
bien  aisément  leur  prouver  que  je  n'ai  point  de  réparation 
à  lui  faire. 

D'autres  ont  dit,  au  contraire,  que  je  l'avois  fait  trop 
bon.  J'avoue  que  je  ne  m'étois  pas  formé  l'idée  d'un  bon 
homme  en  la  personne  de  Néron.  Je  l'ai  toujours  regardé 
comme  un  monstre.  Mais  c'est  ici  un  monstre  naissant.  Il 
n'a  pas  encore  mis  le  feu  à  Rome.  Il  n'a  pas  tué  sa  mère, 
sa  femme,  ses  gouverneurs.  A  cela  près,  il  me  semble  qu'il 
lui  échappe  assez  de  cruautés  pour  empêcher  que  personne 
ne  le  méconnoisse^ 

Quelques-uns  ont  pris  l'intérêt  de  Narcisse,  et  se  sont 
plaints  que  j'en  eusse  fait  un  très  méchant  homme  et  le 
confident  de  Néron.  Il  suffit  d'un  passage  pour  leur 
répondre.  «  Néron,  dit  Tacite,  porta  impatiemment  la  mort 
de  Narcisse,  parce  que  cet  affranchi  avoit  une  conformité 
merveilleuse  avec  les  vices  du  prince  encore  cachés  : 
Cujus  abditis  adliuc  vitiis  mire  congruebat^.  » 

Les  autres  se  sont  scandaHsés  que  j'eusse  choisi  un 
homme  aussi  jeune  que  Rritannicus  pour  le  héros  d'unej 
tragédie.  Je  leur  ai  déclaré,  dans  la  préface  d'inf/rom«^we, 
les  sentiments  d'Aristote  sur  le  héros  de  la  tragédie;  et 
que  bien  loin  d'être  parfait,  il  faut  toujours  qu'il  ait  quel- 
que imperfection.  Mais  je  leur  dirai  encore  ici^  qu'un  jeune j 


1.  Méconnaitre  signifie  ici,  comme  dans  maint  passage  de  Racine  et  de 
ses  contemporains,  ne  ims  reconnaitre.  Méconnaissance  avait  un  sensj 
analogue. 

2.  Annales,  XIIF,  i. 

3.  Racine  aurait  pu  alléguer,  comme  exemple  d'un  tout  jeune  héros  ■ 
de  tragédie,  l'Ion  d'Euripide. 


PREMIÈRE  PRÉFACE.  229 

prince  de  dix-sept  ans,  qui  a  beaucoup  de  cœur,  beaucoup 
d'amour,  beaucoup  de  franchise  et  beaucoup  de  crédulité, 
qualités  ordinaires  d'un  jeune  homme,  m'a  semblé  très 
capable  d'exciter  la  compassion.  Je  n'en  veux  pas  davan- 
tage. 

Mais,  disent-ils,  ce  prince  n'entroit  que  dans  sa  quin- 
zième année  lorsqu'il  mourut.  On  le  fait  vivre,  lui  et  Nar- 
cisse, deux  ans  plus  qu'ils  n'ont  vécu.  Je  n'aurois  point 
parlé  de  cette  objection,  si  elle  n'avoit  été  faite  avec  cha- 
leur par  un  homme  qui  s'est  donné  la  liberté  de  faire 
régner  vingt  ans  un  empereur  qui  n'en  a  régné  que  huit*, 
quoique  ce  changement  soit  bien  plus  considérable  dans 
la  chronologie,  où  l'on  suppute  les  temps  par  les  années 
des  empereurs. 

Junie  ne  manque  pas  non  plus  de  censeurs.  Ils  disent 
que  d'une  vieille  coquette,  nommée  Junia  Silana^,  j'en  ai 
fait  une  jeune  fille  très  sage.  Qu'auroient-ils  à  me  répon- 
dre si  je  leur  disois  que  cette  Junie  est  un  personnage 
inventé,  comme  l'Emilie  de  Cinna,  comme  la  Sabine 
d'Horacel  Mais  j'ai  à  leur  dire  qu^  s'ils  avoient  bien  lu 
l'histoire,  ils  auroient  trouvé  une  Junia  Calvina,  de  la 
famille  d'Auguste,  sœur  de  Silanus,  à  qui  Claudius  avoit 
promis  Octavie.  Cette  Junie  étoit  jeune,  belle,  et,  comme 
dit  Sénèque,  festivissima  omnium  puellarum^.  Elle  aimoit 


1.  Allusion  à  VHéracliiis  de  Corneille.  Dans  YExnmen  de  sa  tragédie, 
Corneille  reconnaît  qu'il  a  prolongé  de  douze  ans  la  durée  de  l'empire  de 
Phocas ;  et  dans  l'Avis  au  lecteur,  tout  en  alléguant  les  exemples  des 
anciens,  il  avoue  que  le  succès  surtout  l'a  justifié,  et  que  cette  falsifi- 
cation de  l'histoire  ne  doit  pas  passer  en  exemple. 

2.  Junie  ne  ressemblerait  guère  ea  effet  à  cette  Junia  Silana,  femme 
de  C.  Silius,  que  Messaline  avait  fait  renvoyer  par  son  mari,  amie  intime, 
puis  ennemie  mortelle  d'Agrippine,  qui  intrigue  contre  elle,  se  fait  exiler, 
rentre  quand  son  crédit  décroit,  et  meurt  presque  au  moment  où  Néron 
fait  assassiner  sa  mère.  (Tacite,  Annales,  XII,  xix,  xxn,  XIV,  xn.) 

5.  Sénèque,  Apocolokyniosis,  viu.  —  II  n'y  a  guère  plus  de  rapport, 
quoi  qu'en  dise  Racine,  entre  Junie  et  Junia  Calvina,  qu'entre  Junie  et 


230  PREMIERE  PREFACE. 

tendrement  son  frère;  «  et  leurs  ennemis,  dit  Tacite,  les 
accusèrent  tous  deux  d'inceste,  quoiqu'ils  ne  fussent  cou- 
pables que  d'un  peu  d'indiscrétion*  ».  Si  je  la  représente 
plus  retenue  qu'elle  n'étoit,  je  n'ai  pas  ouï  dire  qu'il  nous 
fût  défendu  de  rectifier  les  mœurs  d'un  personnage,  sur- 
tout lorsqu'il  n'est  pas  connu. 

L'on  trouve  étrange  qu'elle  paroisse  sur  le  théâtre  après 
la  mort  de  Britannicus.  Certainement  la  délicatesse ^  est 
grande  de  ne  pas  vouloir  qu'elle  dise  en  quatre  vers  assez 
touchants  qu'elle  passe  chez  Octavie^.  Mais,  disent-ils,  cela 
ne  valoit  pas  la  peine  de  la  faire  revenir.  Un  autre  l'auroit 
pu  raconter  pour  elle.  Ils  ne  savent  pas  qu'une  des  règles 
du  théâtre  est  de  ne  mettre  en  récit  que  les  choses  qui  ne 
se  peuvent  passer  en  action*;  et  que  tous  les  anciens  font 
venir  souvent  sur  la  scène  des  acteurs  qui  n'ont  autre 
chose  à  dire,  sinon  qu'ils  viennent  d'un  endroit,  et  qu'ils 
s'en  retournent  en  un  autre. 

Tout  cela  est  inutile,  disent  mes  censeurs.  La  pièce  est 
finie  au  récit  de  la  mort  de  Britannicus,  et  l'on  ne  devroit 
point  écouter  le  reste.  On  l'écoute  pourtant,  et  même 
avec  autant  d'attention  qu'aucune  fin  de  tragédie.  Pour 
moi,  j'ai  toujours   compris  que   la  tragédie  étant  l'imita- 


Junia  Silana,  hormis  l'âge.  Si  Silana  était  une  vieille  coquette,  il  semble 
bien  que  la  jeune  Galvina  fût  plus  ou  pis  qu'une  jeune  coquette. 

1.  Tacite,  Annales,  XII,  iv  :  frntrum  non  incestum,  sed  inciistoditum 
amorem.  On  voit  au  chapitre  vin  du  même  livre  qu'après  la  mort  de 
son  frère,  Silana  fut  exilée  et  ne  revint  à  Rome  qu'en  59. 

2.  Délicatesse  se  prenait  souvent  dans  un  sens  favorable,  scrupule 
excessif,  susceptibilité  exagérée,  raffinement  outré. 

3.  Ces  vers,  à  la  représentation  et  dans  la  première  édition,  faisaient 
partie  de  la  courte  scène  vi  du  V"  acte.  Racine  donna  plus  tard  raison 
à  ses  ennemis  en  supprimant  la  scène. 

i.  Horace,  Art  poétique,  180-182  : 

Segnius  irritant  animes  demissa  per  aurem, 
Quam  quse  sunt  oculis  subjecta  fideiibus,  et  quse 
Ipse  sibi  tradit  spectator. 


PREMIÈRE  PRÉFACE.  251        j 

'1 
tion  d'une  action  complète,  où  plusieurs  personnes  con-      j 

courent  S  cette  action  n'est  point  finie  que  l'on  ne  sache       . 

en  quelle  situation  elle  laisse  ces  mêmes  personnes.  C'est     '  j 

ainsi  que  dans  VAntigone  il  emploie  autant  de  vers  à  repré-      J 

senter  la  fureur  d'Hémon  et  la  punition  de  Créon  après  la    "  \ 

mort  de  cette  princesse,  que  j'en   ai  employé  aux  impré-      ^ 

cations  d'Agrippine,  à  la  retraite  de  Junie,  à  la  punition      i 

de  Narcisse,  et  au  désespoir  de  Néron,  après  la  mort  de       ■ 

Britannicus.  ; 

Que  faudroit-il  faire  pour  contenter  des  juges  si   dif-  ^  J 

ficiles?    La   chose    seroit    aisée,    pour   peu  qu'on  voulût  '^'^\ 

trahir  le  bon  sens.  Il  ne  faudroit  que  s'écarter  du  naturel  M^i 

pour  se  jeter  dans  l'extraordinaire.  Au  lieu  d'une  action  '•  b 

simple,  chargée  de  peu  de  matière,  telle  que  doit  être  une  /-"Sj 

action  qui  se  passe  en  un  seul  jour,  et  qui  s'avançant  par  '>  ( 

degrés  vers  sa  fin,   n'est  soutenue  que  par  les  intérêts, — J 

les  sentiments  et  les  passions  des  personnages^,  il  faudroit 

remplir  cette  mèmQ  action  de  quantité  d'incidents  qui  ne       ^ 

se  pourroient  passer  qu'en  un  mois,  d'un  grand  nombre/^ ^ 

de  jeux  de  théâtre,  d'autant  plus  surprenants  qu'ils  seroient^    j 

moins  vraisemblables,  d'une  infinité  de  déclamations  où       ; 

l'on  feroit  dire  aux  acteurs  tout  le  contraire  de  ce  qu'ils      { 

devroient  dire.  Il  faudroit,  par  exemple,  représenter  quel-      "; 

que  héros  ivre,  qui  se  voudroit   faire  haïr  de    sa  maî-     :'. 

tresse  de  gaieté  de  cœur',  un  Lacédémonien  grand  par     I 

1.  Allusion  à  la  fameuse  définition  d'Aristote,  qui  commence  ainsi:        ^ 
"E^Ttv  ouv  xpaytoSta  [xtjXTfjati;  Tipà^ew;  aTtouôaîaç  xal  xeXetaç....  J 

2.  Voilà  la  définition  de  la  tragédie  telle  que  la  conçoit  Racine,  et       ^ 
telle  aussi  que  Boileau  la  représente  dans  son  A7^t  poétique.  La  suite  est 
une  vive  attaque  contre  les  intrigues  et  les  caractères  de  Corneille.  * 

3.  C'est  bien  d'Attila  que  Racine  veut  parler.  «  Tous  les  autres  (histo- 
riens), dit  Corneille  dans  son  Avis  au  lecteur,  rapportent  qu'il  avait       'l 
accoutumé  de  saigner  du  nez,  et  que  les  vapeurs  du  vin  et  des  viandes       '■ 
dont  il  se  chargea  fermèrent  le  passage  à  ce  sang,  qui,  après  l'avoir 
étouffé,  sortit  avec  violence  par  tous  les  conduits.  »  Yiiw  somnoque      J^ 


252  PREMIÈRE  PRÉFACE. 

l(Hir*,  un  conquérant  qui  ne  débiteroit  que  des  maximes 
d'amour^,  une  femme  qui  donneroit  des  leçons  de  fierté  à 
des  conquérants  3.  Voilà  sans  doute  de  quoi  faire  récrier  tous 
ces  Messieurs.  Mais  que  diroit  cependant  le  petit  nombre 
de  gens  sages  auxquels  je  m'efforce  de  plaire?  De  quel 
front  oserois-je  me  montrer,  pour  ^ainsi  dire,  aux  yeux 
de  ces  grands  hommes  de  l'antiquité  que  j'ai  choisis 
pour  modèles?  Car,  pour  me  servir  de  la  pensée  d'un 
ancien*,  voilà  les  véritables  spectateurs  que  nous  devons 

{/ravatits,  dit  Jornandès.  Mais  Corneille  a  supprimé  l'ivresse  au  dénoue- 
ment de  sa  pièce.  «  J'ai  cru  plus  à  propos,  dit-il  de  la  mort  d'Attila,  d'en 
attribuer  la  cause  à  un  excès  de  colère  qu'à  un  excès  d'intempérance.  » 
Racine  a  donc  tort  d'appeler  Attila  lai  héros  ivre.  Il  n'est  pas  très  vrai 
non  plus  qu'Attila  veuille  de  gaieté  de  cœur  se  faire  ha'ir  de  sa  maitresse. 
Racine  fait  allusion  à  la  u'  scène  du  III*  acte,  où  Attila,  à  qui  l'intérêt 
politique  commande  d'épouser  la  Romaine  Ilonorie,  et  dont  la  fierté 
s'indigne  de  se  sentir  asservie  à  l'amour  d'Ildione,  dépeint  à  celle-ci  ce 
qu'il  y  a  en  lui  d'orgueil,  de  brutalité,  de  cruauté,  et  de  peu  fait  enlin 
pour  inspirer  l'amour  :  se  sentant  faible  pour  préférer  Honorie  à 
Ildione,  il  voudrait  que  celle-ci  par  un  refus  l'y  contraignit,  et  que  la 
disgrâce  de  son  amour  le  rendit  tout  à  l'ambition. 

1.  Cf.  la  scène  i  de  l'acte  III  d'Agésilas,  où  le  héros  lacédémonien, 
grand  parleur  en  effet,  débite  des  tirades  de  60  et  80  vers.  —  Racine 
reproche  la  chose  à  Corneille  comme  un  manque  de  convenance  ou  de 
vraisemblance  historique,  les  Lacédémoniens  étant  fameux  pour  leur 
laconisme  et  la  brièveté  de  leur  langage. 

2.  César,  dans  Pompée.  Cf.  acte  IV,  scène  m. 

3.  Cornélie,  dans  Pompée.  Cf.  acte  III,  scène  iv,  et  acte  IV,  scène  iv. 

-i.  C'est  de  Longin  qu'il  s'agit.  Voici  le  passage  de  cet  auteur,  tel  que 
Boileau  l'a  traduit  au  chapitre  xu  du  Traité  du  Sublime  :  «  Ces  grands 
hommes...  nous  élèvent  l'âme  presque  aussi  haut  que  l'idée  que  nous 
avons  conçue  de  leur  génie,  surtout  si  nous  nous  imprimons  bien  ceci  en 
nous-mêmes  :  «  Que  penseraient  Homère  ou  Dérnosthène  de  ce  que  je 
«  dis,  s'ils  m'écoutaient?  et  quel  jugement  feraient-ils  de  moi?  »  En 
effet,  nous  ne  croirons  pas  avoir  vm  médiocre  prix  à  disputer  si  nous 
pouvons  nous  figurer  que  nous  allons,  mais  sérieusement,  rendre  compte 
de  nos  écrits  devant  un  si  célèbre  tribunal,  et  sur  un  théâtre  où  nous 
avons  de  tels  héros  pour  juges  et  pour  témoins.  »  (Note  de  M.  Paul 
Mesnard.)  —  Sainte-Beuve,  dessinant  une  sorte  de  Parnasse  idéal,  où  il 
logeait  les  vrais  classiques  de  tous  les  temps  et  do  tous  les  pays,  termi- 
nait ainsi  :  «  Tout  en  parlant  notre  langue,  en  subissant  les  conditions 


PREMIERE  PREFACE.  233 

nous  proposer;  et  nous  devons  sans  cesse  nous  demander: 
((  Que  diroient  Homère  et  Virgile,  s'ils  lisoient  ces  vers? 
que  diroit  Sophocle,  s'il  voyoit  représenter  cette  scène?  » 
Quoi  quil  en  soit,  je  n'ai  point  prétendu  empêcher  qu'on 
ne  parlât  contre  mes  ouvrages.  Je  l'aurois  prétendu  inuti- 
lement. Quid  de  te  alii  loquantur,  ipsi  videant,  dit  Cicé- 
ron*  ;  sed  loquentur  tamen. 

Je  prie  seulement  le  lecteur  de  me  pardonner  cette 
petite  préface,  que  j'ai  faite  pour  lui  rendre  raison  ^  de 
ma  tragédie.  Il  n'y  a  rien  de  plus  naturel  que  de  se  dé- 
fendre quand  on  se  croit  injustement  attaqué.  Je  vois  que 
Térence  même  semble  n'avoir  fait  des  prologues  que  pour 
se  justifier  contre  les  critiques  d'un  vieux  poëte  maUnten- 
tionné,  malevoli  veteris  poetse,  et  qui  venoit  briguer  des 
voix  contre  lui  jusqu'aux  heures  où  l'on  représentoit  ses 
comédies. 

....Occepta  est  agi, 
Exclamât. . .  ^. 

On  me  pouvoit  faire  une  difficulté  qu'on  ne  m'a  point 
faite.  Mais  ce  qui  est  échappé  aux  spectateurs  pourra 
être  remarqué  par  les  lecteurs.  C'est  que  je  fais  entrer 
Junie   dans    les  Vestales,   où,   selon  Aulu-Gelle*,  on    ne 


des  âges  où  nous  sommes  jetés,  et  où  nous  puisons  notre  force  comme 
nos  défauts,  demandons-nous  de  temps  en  temps,  le  front  levé  vers  les 
collines  et  les  yeux  attachés  au  groupe  des  mortels  révérés  :  Que 
diraient-ils  de  nous?  » 

1.  Cicéron,  République,  VI,  xvi.  «  Ce  que  les  autres  disent  de  toi,  c'est 
leur  affaire;  mais  ils  diront  toujours.  » 

2.  Rendre  raison  ne  signifiait  alors  que  justifier,  expliquer,  rendre 
compte.  L'Académie  même  en  1718  ne  donne  pas  d'autre  sens. 

3.  Térence,  Eunuque,  prologue,  v.  22  et  23.  «  On  commençait  la 
représentation;  il  s'écrie.  » 

i.  Qui  de  Vestali  virqine  capienda  scrijjseruut,  quorum  diligentis' 
sime  scripsit  Labeo  Antistius,  minorem  quain  annos  sex,  majorem 
quam  annos  decem  natam,  negaverunt  capi  fas  esse.  {Nuits  alliques, 


25  i  PREMIERE  PREFACE. 

recevoit  personne  au-dessous  de  six  ans,  ni  au-dessus 
de  dix.  Mais  le  peuple  prend  ici  Junie  sous  sa  protec- 
tion, et  j'ai  cru  qu'en  considération  de  sa  naissance,  de 
sa  vertu  et  de  son  malheur,  il  pouvoit  la  dispenser  de 
l'âge  prescrit  par  les  lois,  comme  il  a  dispensé  de  l'âge 
pour  le  consulat  tant  de  grands  hommes  qui  avoient  mé- 
rité ce  privilège. 

Enfin  je  suis  très  persuadé  qu'on  me  peut  faire  bien 
d'autres  critiques,  sur  lesquelles  je  n'aurois  d'autre  parti 
à  prendre  que  celui  d'en  profiter  à  l'avenir.  Mais  je  plains 
fort  le  malheur  d'un  homme  qui  travaille  pour  le  public. 
Ceux  qui  voient  le  mieux  nos  défauts  sont  ceux  qui  les 
dissimulent  le  plus  volontiers.  Us  nous  pardonnent  les 
endroits  qui  leur  ont  déplu,  en  faveur  de  ceux  qui  leur 
ont  donné  du  plaisir.  Il  n'y  a  rien,  au  contraire,  de  plus 
injuste  qu'un  ignorant.  Il  croit  toujours  que  l'admiration 
est  le  partage  des  gens  qui  ne  savent  rien*.  Il  condamne 
toute  une  pièce  pour  une  scène  qu'il  n'approuve  pas.  Il 
s'attaque  même  aux  endroits  les  plus  éclatants,  pour  faire 
croire  qu'il  a  de  l'esprit;  et  pour  peu  que  nous  résis- 
tions à  ses  sentiments,  il  nous  traite  de  présomptueux 
qui   ne   veulent  croire  personne,   et  ne   songe   pas  qu'il 


I,  XII.)  «  Ceux  qui  ont  écrit  sur  le  recrutement  des  Vestales  (et  le  plus 
exact  est  Antistius  Labeo),  ont  dit  qu'on  ne  pouvait  la  prendre  âgée  de 
moins  de  six  ans  et  de  plus  de  dix.  » 

1.  Molière  développe  cette  idée  dans  le  Misanthrope  (II,  iv),  par  la 
touche  de  Célimène,  qui  fait  le  portrait  de  Damis  : 

Depuis  que  dans  la  tête  il  s'est  mis  d'être  habile, 

Rien  ne  touche  son  goût,  tant  il  est  difficile; 

Il  veut  voir  des  défauts  à  tout  ce  qu'on  écrit, 

Et  pense  que  louer  n'est  pas  d'un  bel  esprit, 

Que  c'est  être  savant  que  trouver  à  redire, 

Qu'il  n'appartient  qu'aux  sots  d'approuver  et  de  rire, 

Et  qu'en  n'approuvant  rien  des  ouvrages  du  temps, 

Il  se  met  au-dessus  de  tous  les  autres  gens. 


PREMIERE  PREFACE.  235 

tire  quelquefois  plus  de  vanité  d'une  critique  fort  mau- 
vaise, que  nous  n'en  tirons  d'une  assez  bonne  pièce  de 
théâtre. 

Homine  imperito  nimquam  quidquam  mjustius^. 


i.  Térence,  Adelphes,  v.  99.  —  «  Il  n'y  a  rien  de  plus  injuste  qu'un 
ignorant.  » 


SECONDE  PRÉFACE' 


Voici  cellfi  de  mes  tragédies  que  je  puis  dire  que  j'ai  le 
plus  travaillée*.  Cependant  j'avoue  que  le  succès  ne  ré- 
pondit pas  d'abord  à  mes  espérances.  A  peine  elle  parut 
sur  le  théâtre,  qu'il  s'éleva  quantité  de  critiques  qui  sem- 
bloient  la  devoir  détruire.  Je  crus  moi-même  que  sa  des- 
tinée seroit  à  l'avenir  moins  heureuse  que  celle  de  mes 
autres  tragédies.  Mais  enfin  il  est  arrivé  de  cette  pièce  ce 
qui  arrivera  toujours  des  ouvrages  qui  auront  quelque 
bonté.  Les  critiques  se  sont  évanouies;  la  pièce  est  de- 
meurée. C'est  maintenant  celle  des  miennes  que  la  cour  et 
le  public  revoient  le  plus  volontiers;  et  si  j'ai  fait  quelque 
chose  de  soUde  et  qui  mérite  quelque  louange,  la  plupart 
des  connoisseurs  demeurent  d'accord  que  c'est  ce  même 
Britannicus. 

A  la  vérité  j'avois  travaillé  sur  des  modèles  qui  m'avoient 
extrêmement  soutenu  dans  la  peinture  que  je  voulois  faire 
de  la  cour  d'Agrippine  et  de  Néron.  J'avois  copié  mes  per- 
sonnages d'après  le  plus  grand  peintre  de  l'antiquité,  je 
veux  dire  d'après  Tacite.  Et  j'étois  alors  si  rempli  de  la 
lecture  de  cet  excellent  historien,  qu'il  n'y  a  presque  pas 
un  trait  éclatant  dans  ma  traerédie  dont  il  ne  m'ait  donné 


1.  Racine  eut  le  bon  esprit,  à  partir  de  1676,  de  substituer  cette  pré- 
face à  celle  qui  précède. 


SECONDE  PRÉFACE.  23'"i 

ridée.  J'avois  voulu  mettre  dans  ce  recueil  un  extrait  des 
plus  beaux  endroits  que  j'ai  tâché  d'imiter;  mais  j'ai 
trouvé  que  cet  extrait  tiendroit  presque  autant  de  place 
que  la  tragédie.  Ainsi  le  lecteur  trouvera  bon  que  je  le 
renvoie  à  cet  auteur,  qui  aussi  bien  est  entre  les  mains  de 
tout  le  monde;  et  je  me  contenterai  de  rapporter  ici 
quelques-uns  de  ses  passages  sur  chacun  des  personnages 
que  j'introduis  sur  la  scène. 

Pour  commencer  par  Néron,  il  faut  se  souvenir  qu'il  est 
ici  dans  les  premières  années  de  son  règne,  qui  ont  été 
heureuses,  comme  l'on  sait.  Ainsi  il  ne  m'a  pas  été  permis 
de  le  représenter  aussi  méchant  qu'il  a  été  depuis.  Je  ne 
le  représente  pas  non  plus  comme  un  homme  vertueux, 
car  il  ne  l'a  jamais  été.  Il  n'a  pas  encore  tué  sa  mère,  sa 
femme,  ses  gouverneurs;  mais  il  a  en  lui  les  semences  de 
tous  ces  crimes.  Il  commence  à  vouloir  secouer  le  joug.  II 
les  hait  les  uns  et  les  autres,  et  il  leur  cache  sa  haine 
sous  de  fausses  caresses  :  Faclus  natiira  velare  odium  fal- 
lacibus  blanditiisK  En  un  mot,  c'est  ici  un  monstre  nais- 
sant, mais  qui  n'ose  encore  se  déclarer,  et  qui  cherche  des 
couleurs  à  ses  méchantes  *  actions  :  Hadenus  New  fla- 
(j'itus  et  sceleribus  velamenta  quœsivit^.  Une  pouvoit  souffrir 
Octavie,  princesse  d'une  bonté  et  d'une  vertu  exemplaire  : 
Fcdo  quodam,  an  quia  prsevalent  ilUcita;  metuebaturque  ne 
in  stupra  feminarum  illustrium  prorumperei^ . 

Je  lui  donne  Narcisse  pour  confident.  J'ai  suivi  en  cela 
Tacite,  qui  dit  que  Néron  porta  impatiemment  la  mort  de 
Narcisse,  parce  que  cet  affranchi  avoit  une  conformité 
merveilleuse  avec  les  vices  du  prince  encore  cachés  : 
Cujus  abdiiis  adhuc   vitiis  mire  congniebat^.   Ce  passage 

i.  Tacite,  An7mles,\l\.L\i . 

2.  Méchant  :  très  fréquent  alors  au  sens  de  mauvak> 

3.  Tacite,  Annales,  XIII,  xlvu. 

4.  Id.,  ibid.,  illl,  xii. 

5.  Id.,  ibid.,  KIII,  I. 


258  SECONDE  PRÉFACE. 

prouve  deux  choses  :  il  prouve  et  que  Néron  étoit  déjà 
vicieux,  mais  qu'il  dissimuloit  ses  vices,  et  que  Narcisse 
l'entretenoit  dans  ses  mauvaises  inclinations. 

J'ai  choisi  Burrhus  pour  opposer  un  honnête  homme 
à  cette  peste  de  cour;  et  je  l'ai  choisi  plutôt  que  Sénèque. 
En  voici  la  raison  :  ils  étaient  tous  deux  gouverneurs  de 
la  jeunesse  de  Néron,  l'un  pour  les  armes,  l'autre  pour  les 
lettres;  et  ils  étoient  fameux,  Burrhus  pour  son  expérience 
dans  les  armes  et  pour  la  sévérité  de  ses  mœurs,  milita' 
ribiis  curis  et  severitate  morum;  Sénèque  pour  son  élo- 
quence et  le  tour  agréable  de  son  esprit,  Seneca  prœceptis 
eloquentiœ  et  comitate  honesta^.  Burrhus,  après  sa  mort, 
fut  extrêmement  regretté  à  cause  de  sa  vertu  :  Civitati 
grande  desiderium  ejus  mansit  per  memoriam  virtutis^. 

Toute  leur  peine  étoit  de  résister  à  l'orgueil  et  à  la 
férocité  d'Agrippine,  quœ,  cunctis  malœ  dominationis  cupi- 
dinihus  flagrans,  habebat  in  partibus  Pallantem^.  Je  ne  dis 
que  ce  mot  d'Agrippine,  car  il  y  auroit  trop  de  choses  à  en 
dire.  C'est  elle  que  je  me  suis  surtout  efforcé  de  bien 
exprimer,  et  ma  tragédie  n'est  pas  moins  la  disgrâce 
d'Agrippine  que  la  mort  de  Britannicus.  Cette  mort  fut  un 
coup  de  foudre  pour  elle,  et  il  parut,  dit  Tacite,  par  sa 
frayeur  et  par  sa  consternation,  qu'elle  étoit  aussi  inno- 
cente de  cette  mort  qu'Octavie.  Agrippine  perdoit  en  lui 
sa  dernière  espérance,  et  ce  crime  lui  en  faisoit  craindre 
un  plus  grand  :  Sibi  supremum  auxilium  ereptum,  et  parri- 
cidii  exemplum  intelligebat*. 

L'âge  de  Britannicus  étoit  si  connu,  qu'il  ne  m'a  pas  été 
permis  de  le  représenter  autrement  que  comme  un  jeune 
prince  qui  avoit  beaucoup  de  cœur,  beaucoup  d'amour  et 
beaucoup   de   franchise,  qualités   ordinaires   d'un  jeune 

1.  Tacile,  Annales,  XIII,  ii. 

2.  Id.,  ibicl,  XIV,  Li. 

3.  kl.,  ihul.,  XIII,  II. 

4.  Id.,  ibid.,\m,xv:. 


SECONDE  PREFACE.  239 

homme.  Il  avoit  quinze  ans,  et  on  dit  qu'il  avoit  beau- 
coup d'esprit,  soit  qu'on  dise  vrai,  ou  que  ses  malheurs 
aient  fait  croire  cela  de  lui,  sans  qu'il  ait  pu  en  donner 
des  marques  :  Neque  segnem  ei  fuisse  indolem  ferunt;  sivc 
venun,  seii  periculis  commendatus  retinuit  famam  sine  expe- 
rimento^. 

Il  ne  faut  pas  s'étonner  s'il  n'a  auprès  de  lui  qu'un  aussi 
méchant  homme  que  Narcisse;  car  il  y  avoit  longtemps 
qu'on  avoit  donné  ordre  qu'il  n'y  eût  auprès  de  Britanni- 
cus  que  des  gens  qui  n'eussent  ni  foi  ni  honneur  :  Nam  ut 
proximus  quisque  Britannico  neque  fas  neque  fidem  pensi 
haberet,  olim  provisum  eraV^. 

H  me  reste  à  parler  de  Junie.  Il  ne  la  faut  pas  confondre 
avec  une  vieille  coquette  qui  s'appeloit  Junia  Silana.  C'est 
ici  une  autre  Junie,  que  Tacite  appelle  Junia  Calvina,  de 
la  famille  d'Auguste,  sœur  de  Silanus  à  qui  Claudius  âvoit 
promis  Octavie.  Cette  Junie  étoit  jeune,  belle,  et,  comme 
dit  Sénèque,  festivissima  omnium  puellarum.  Son  frère  et 
elle  s'aimoient  tendrement;  «  et  leurs  ennemis,  dit  Tacite, 
les  accusèrent  tous  deux  d'inceste,  quoiqu'ils  ne  fussent 
coupables  que  d'un  peu  d'indiscrétion  ».  Elle  vécut  jus- 
qu'au règne  de  Vespasien. 

Je  la  fais  entrer  dans  les  Vestales,  quoique,  selon  Auhi- 
Gelle,  on  n'y  reçût  jamais  personne  au-dessous  de  six  ans, 
ni  au-dessu^  de  dix.  Mais  le  peuple  prend  ici  Junie  sous  sa 
protection.  Et  j'ai  cru  qu'en  considération  de  sa  naissance, 
de  sa  vertu  et  de  son  malheur  il  pouvoit  la  dispenser  de 
l'âge  prescrit  par  les  lois,  comme  il  a  dispensé  de  l'âge 
pour  le  consulat  tant  de  grands  hommes  qui  avoient  mé-. 
rite  ce  privilège. 


1.  Tacite,  Annales^  XII,  xxvi. 

2.  Id.,  ibid.,  XIII,  XV. 


ACTEURS 


NÉRON,  empereur,  fils  d'Agrippine.  .  .  .  Floridor*. 
BRITANNICUS,  fils  de  l'empereur  Claudius.  Brécourt^. 
AGRIPPINE,  veuve  de  Domitius  Enobarbus  ^, 

père  de  Néron,  et,  en  secondes  noces, 

veuve  de  l'empereur  Claudius..    ....     Mlle  des  Œillets'*. 

JUNIE,  amante  de  Britannicus Mlle  d'Exnebaut^. 

BURRHUS,  gouverneur  de  Néron Lafleur'^. 

NARCISSE,  gouverneur  de  Britannicus..    .     Hauteroche^. 

ALBINE,  confidente  d'Agrippine. 

Gardes. 

La  scène  est  à  Rome,  dans  une  chambre  du  palais  de  Néron*. 


1.  Floridor  :  cf.  p.  58,  n.  2. 

2.  Brécourt  (Guillaume  Marcoureau,  sieur  de)  fit  partie  de  la  troupe 
de  Molière,  et  figura  dans  Ylmpi'omptu  de  Versailles.  Il  entra  à  l'Hôtel 
de  Bourgogne  en  1664  et  mourut  en  1685.  Il  écrivit  quelques  comédies, 
dont  VOmhrede  Molière  (1674). 

3.  Racine  francise  le  commencement  du  nom  d'Ahenobnrbus  ou  Ae7io- 
barbus.  —  De  race  ancienne  et  illustre,  petit-neveu  d'Auguste  par  sa  mère 
Antonia  major,  fille  d'Antoine  et  d'Octavie,  ce  Domitius  fut  d'ailleurs  le 
digne  père  de  IS'éron.  «  Attaché  en  Orient  à  Caius  César,  il  tua  de  sa  main 
un  affranchi  qui  n'avait  pas  voulu  boire  autant  qu'il  l'ordonnait.  Il 
écrasa  exprès,  au  galop  de  ses  chevaux,  un  enfant  sur  la  voie  Appienne. 
Il  arracha  un  œil  à  un  chevalier  romain  qui  n'était  pas  de  son  avis.  Sa 
mauvaise  foi  égalait  sa  cruauté.  Sur  la  fin  du  règne  de  Tibère,  il  fut 
accusé  pour  crime  de  lèse-majesté,  d'adultère  et  d'inceste  avec  sa  sœur 
Lépida.  Il  mourut  d'hydropisie  à  Pyrges.  »  {^ote  de  M.  Person,  au  cha- 
pitre Lxxv  du  livre  IV  des  Annales  de  Tacite.) 

4.  Mlle  (les  Œillets  :  cf.  p.  38,  n.  4. 
o.  Mlle  (l'Ennebaut,  cf.  p.  448,  n.  1. 

6.  Lafieur  prit,  à  la  mort  de  Montfleury  (1661),  les  rois  et  les  paysans, 
avec  les  Gascons  et  les  capitans. 

7.  Ilauteroche,  cf.  p.  448,  n.  1. 

8.  L'unité  de  lieu  est  donc  aussi  rigoureuse  que  possible. 


BRITANNICUS 

tragédie' 


ACTE  1 


SCÈNE    PREMIÈRE 

AGRIPPINE,  ALBINE. 

ALBINE, 

Quoi?  tandis  que  Néron  s'abandonne  au  sommeil, 
Faut-il  que  vous  veniez  attendre  son  réveil*? 
Qu'errant  dans  le  palais  sans  suite  et  sans  escorte, 
La  mère  de  César  veille  seule  à  sa  porte? 
Madame,  retournez  dans  votre  appartement. 

1.  Comparez  ce  que  dit  Juvénal  d'Annibal  chez  Pruskis  : 

....  Uagmis 
Mirandiisque  cliens  sedet  ad  prsetoria  régis, 
Donec  Bithyno  libeat  viligare  tyranno. 

(Saf.,X,v.  159-161.) 

«  Ce  terrible  client,  qu'on  s'étonne  de  voir  là,  vient  s'asseoir  à  la  porte 
du  palais,  jusqu'à  ce  qu'il  plaise  au  despote  bithynien  de  s'éveiller.  » 


2i2  BRITA?<'NICUS. 


Albine,  il  ne  faut  pas  s'éloigner  un  moment. 

Je  veux  l'attendre  ici.  Les  chagrins  qu'il  me  cause 

M'occuperont  assez  tout  le  temps  qu'il  repose*. 

Tout  ce  que  j'ai  prédit  n'est  que  trop  assuré ^  : 

Contre  Britannicus  Néron  s'est  déclaré;  lo 

L'impatient^  iNéron  cesse  de  se  contraindre; 

Las  de  se  faire  aimer,  il  veut  se  faire  craindre. 

Britannicus  le  gène,  Albine  ;  et  chaque  jour 

Je  sens  que  je  deviens  importune  à  mon  tour. 

ALBINE. 

*Quoi?  vous  à  qui  Néron  doit  le  jour  qu'il  respire*,  i5 

Qui  l'avez  appelé  de  si  loin  à  l'Empire? 


1.  Reposer,  neutralement,  au  sens  de  dormir. 

2.  Assuré,  certain,  où  il  n'y  a  pas,  ou  bien  qui  n'a  pas  de  doute  ou 
d'inquiétude.  Sens  fréquents  alors. 

3.  Impatient  a  tout  le  sens  du  latin  imi)atiens.  Imj)aiiens  est  ordinai- 
rement suivi  d'un  régime  :  cependant  on  trouve  dans  Macrobe  {Sat., 
VII,  i)  :  Nihil  impatientius  imperitia.  En  français,  impatient  a  souvent 
un  régime.  On  dit  impatient  de. 

•4.  Voilà  une  de  ces  expressions  impropres  et  incohérentes  qu'on  ren- 
contre à  chaque  instant  dans  les  vers  de  Racine,  selon  V.  Hugo  (Stapfer, 
les  Artistes  juges  et  parties).  V.  Hugo  aurait-il  été  si  rigoureux  s'il  avait 
su  qu'en  maltraitant  Racine  il  touchait  à  Corneille,  qui  a  dit  : 

Albe  où  j'ai  commencé  de  respirer  le  jour. 

{Horace.) 

...  Ceux  qui  de  leur  sang  m'ont  acheté  rempire, 
Et  qui  m'ont  conservé  le  jour  que  je  respire. 

{Cinna.) 

Il  a  bien  su  de  lui  que  ce  fils  conservé 
Respire  encore  le  jour  dans  un  rang  élevé. 

(Œdipe.) 

M.  Paul  Mesnard  fait  remarquer  que  ces  mots  traduisent  la  locution 
latine  haurlre  lucem. 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  243 

Vous  qui  déshéritant  le  lils  de  Claudius, 
Avez  nommé  César  l'heureux  Domitius*? 
Tout  lui  parle,  Madame,  en  faveur  d'Agrippine  : 
Il  vous  doit  son  amour. 

AGRIPPINE. 

Il  me  le  doit,  Albine  :  20 

Tout,  s'il  est  généreux*,  lui  prescrit  cette  loi; 
Mais  tout,  s'il  est  ingrat,  lui  parle  contre  moi. 

ALBINE, 

S'il  est  ingrat,  Madame  !  Ah  !  toute  sa  conduite 

Marque  dans  son  devoir  une  Ame  trop  instruite. 

Depuis  trois  ans  entiers,  qu'a-t-il  dit,  qu'a-t-il  fait  aS 

Qui  ne  promette  à  Rome  un  empereur  parfait? 

Kome,  depuis  deux  ans,  par  ses  soins  gouvernée^, 

Au  temps  de  ses  consuls  croit  être  retournée  : 

11  la  gouverne  en  père.  Enfin  Néron  naissant 

A  toutes  les  vertus  d'Auguste  vieillissant*.  3o 

1.  I..  Domilius,  fils  de  Cn.  Domitius  et  d'Agrippine,  adopté  par  l'empe- 
rour  Claude  {Ti.  Claudius,  Drusi  /".,  Csesnr  Auqustus  Germnnicus),  prit, 
selon  l'usage  romain,  les  noms  de  son  père  adoptif,  mais,  contre  l'usage, 
ne  garda  point  un  coçjnomen  tiré  du  nom  de  son  père.  Étant  empereur, 
il  a  pour  noms  officiels  Nero  Claudius  Divi  Clandii  f.  Csesar  Augustus 
Germanicus.  Nero  était  un  ancien  cognomen  de  la  geîis  Claudia.  Mais  ce 
nom  servit  de  pronomen  au  fils  adoptif  de  Claude. 

2.  Généreux.,  au  sens  général  de  noble,  magnanime. 

7).  Il  n'y  avait  pas  un  an  que  Néron  était  empereur  quand  Britannicus 
fut  empoisonné,  en  55.  Racine,  qui  avait  dit  d'abord  :  Rome  depuis  trois 
ans,  a  substitué,  en  1687  :  depuis  deux  atis,  pour  diminuer  l'erreur  bis- 
torique  qu'il  commettait.  Mais  il  a  oublié  de  faire  le  même  cbangement 
au  vers  25. 

i.  Racine  se  souvient  peut-être  ici  de  Sénèque  :  Comparare  nemo 
mansuetudini  tuas  audebit  divum  Auguslum,  eiiam  si  in  certamen  juve- 
nitium  annorum  deduxerit  senecttitem  plus  quam  maiuram..  [De  Cle- 
TRPM/iVï,  1, 11.)  «On  ne  saurait  comparera  ta  clémence  celle  du  dieu 
Auguste,  quand  même  on  mettrait  sa  vieillesse  plus  que  mûre  en 
pirallèle  avec  tes  jeunes  années.  » 


244  BRITA^'iMCUS. 

AGRIPPINE. 

Non,  non,  mon  intérêt  ne  me  rend  point  injuste  : 

Il  commence,  il  est  vrai,  par  où  fmit  Auguste; 

Mais  crains  que  l'avenir  détruisant  le  passé. 

Il  ne  finisse  ainsi  qu'Auguste  a  commencé. 

Il  se  déguise  en  vain  :  je  lis  sur  son  visage  3^ 

Des  fiers ^  Domitius  l'humeur  triste*  et  sauvage. 

Il  mêle  avec  l'orgueil  qu'il  a  pris  dans  leur  sang 

La  fierté  des  Nérons  qu'il  puisa  dans  mon  flanc'. 

Toujours  la  tyrannie  a  d'heureuses  prémices  : 

De  Rome,  pour  un  temps,  Caïus*  fut  les  délices;  4o 

Mais  sa  feinte  bonté  se  tournant^  en  fureur. 

Les  délices  de  Rome  en  devinrent  l'horreur. 

Que  m'importe,  après  tout,  que  Néron,  plus  fidèle^. 

D'une  longue  vertu  laisse  un  jour  le  modèle? 

Ai-je  mis  dans  sa  main  le  limon  de  l'État  45 


1 .  Fier  est  ici  plus  que  ferox,  c'est  férus.  «  Fier,  dit  Furetière,  signifie 
aussi  cruel,  imjylacable.  »  C'est  l'ancien  sens  du  mot. 

2.  J'ai  parlé  déjà  du  père  de  Néron  :  cf.  p.  58,  n.  3.  —  Suétone,  au 
commencement  de  la  vie  de  Néron,  représente  le  grand-père  comme 
orgueilleux,  prodigue  et  cruel  ;  le  bisaïeul,  qui  fut  le  meilleur  de  la 
famille,  comme  inconstant  et  traître  envers  tous  les  partis,  qu'il  servit 
et  quitta  tour  à  tour  ;  le  trisaïeul,  qui  fut  tué  à  Pharsale,  comme  un 
homme  d'humeur  farouche  et  brutale;  le  quatrième  ancêtre  enfin, 
comme  insensible  et  imprudent. 

3.  Agrippine,  par  son  père  Germanicus  et  son  grand-père  Drusus, 
descend  de  Ti,  Claudius  Nero,  premier  mari  de  Livie.  Racine  se  souvient 
ici  de  Tacite  :  Vetere  atque  insita  Claudise  familiae  superbia.  {Anri.^ 
I,  iv).«  L'héréditaire  orgueil  de  la  famille  Claudia.  » 

4.  Caligula  est  ordinairement  désigné  par  les  écrivains  romains  sous 
le  nom  de  Gains  Caesar  (C.  Csesar  Augustus  Germanicns).  C'était  le  frère 
d'Agrippine. 

5.  Tourner,  changer,  comme  le  latin  vertere;  se  tourner,  se  changer, 
verii.  C'étaient  des  expressions  de  la  langue  commune. 

6.  Fidèle,  qui  ne  se  dément  pas,  qui  persévère.  Dans  ce  sens  on  donne 
ordinairement  à  cet  adjectif  un  régime,  comme  a  fait  Racine  lui-même 
ailleurs  :  «  Fidèle  à  sa  douleur,  à  sa  haine  ». 


ACTE  I,  SCENE  I.  245 

Pour  le  conduire  au  gré  du  peuple  et  du  sénat? 

Ah!  que  de  la  patrie  il  soit,  s'il  veut,  le  père*; 

Mais  qu'il  songe  un  peu  plus  qu'Agrippine  est  sa  mère. 

De  quel  nom  cependant  pouvons-nous  appeler 

L'attentat  que  le  jour  vient  de  nous  révéler?  5o 

Il  sait,  car  leur  amour  ^  ne  peut  être  ignorée, 

Que  de  Britannicus  Junie  est  adorée  ; 

Et  ce  même  Néron,  que  la  vertu  conduit, 

Fait  enlever  Junie  au  milieu  de  la  nuit. 

Que  veut-il?  Est-ce  haine,  est-ce  amour  qui  l'inspire?      55 

Cherche-t-il  seulement  le  plaisir  de  leur  nuire? 

Ou  plutôt  n'est-ce  point  que  sa  malignité' 

Punit  sur  eux  l'appui  que  je  leur  ai  prêté? 


Vous  leur  appui,  Madame? 


Arrête,  chère  Albine. 
Je  sais  que  j'ai  moi  seule  avancé  leur  ruine  ;  60 

Que  du  trône,  où  le  sang  l'a  dû  faire  monter, 
Britannicus  par  moi  s'est  vu  précipiter. 


1.  Racine  prend  l'expression  de  père  de  la  patrie  dans  le  sens  que 
nous  lui  donnons  aujourd'hui.  Il  ne  s'agit  nullement  du  titre  de  pater 
jxilriœ,  qu'on  n'avait  pas  décerné  officiellement  à  A'éron. 

2.  Amour,  au  féminin.  Vaugelas  a  fait  là-dessus  une  remarque  :  «  Il 
est  masculin  et  féminin,  mais  non  pas  toujours  indifféremment....  Quand 
on  parle  de  l'amour  de  Dieu,  il  est  toujours  masculin.  (Hormis  cette 
exception),  il  est  indifférent  de  le  faire  masculin  et  féminin....  Il  est  vrai 
pourtant  qu'ayant  le  choix  libre  j'userais  plutôt  du  féminin  que  du  mas- 
culin.... Certes,  du  temps  du  cardinal  du  Perron  et  de  M.  Coëffeteau 
c'eut  été  une  faute  de  le  faire  masculin.  »  Ménage,  dans  ses  Observations 
sur  la  langue  française,  écrit  :  «  Aujourd'hui  dans  la  prose  il  n'est  plus 
qiie  masculin  ». 

3.  Malignité,  méchanceté,  disposition  à  nuire. 


246  BRITANNICUS. 

Par  moi  seule,  éloigné  de  l'hymen  d'Octavie*, 

Le  frère  de  Jimie  abandonna  la  vie, 

Silanus*,  sur  qui  Claude  avoit  jeté  les  yeux,  65 

Et  qui  comptoit  Auguste  au  rang  de  ses  aïeux ^. 

Néron  jouit  de  tout;  et  moi,  pour  récompense, 

Il  faut  qu'entre  eux  et  lui  je  tienne  la  balance, 

Afin  que  quelque  jour,  par  une  même  loi, 

Britannicus  la  tienne  entre  mon  fils  et  moi. 


70 


Quel  dessein  ! 

AGRIPPINE, 

Je  m'assure,  un  port  dans  la  tempête 
Néron  m'échappera,  si  ce  frein  ne  l'arrête. 

ALBIXE. 

Mais  prendre  contre  un  fils  tant  de  soins  superflus? 

AGRIPPI.NE. 

Je  le  craindrois  bientôt,  s'il  ne  me  craignoit  plus. 


': 


Une  injuste  frayeur  vous  alarme  peut-être.  76 

Mais  si  Néron  pour  vous  n'est  plus  ce  qu'il  doit  être,  '^ 

Du  moins  son  changement  ne  vient  pas  jusqu'à  nous, 
Et  ce  sont  des  secrets  entre  César  et  vous. 


1.  L.  Silanus  s'étant  vu  enlever  Oclavie,  qu'on  voulait  donner  à  Domi- 
tius,  se  tua  le  jour  même  du  mariage  d'Agrippine  et  de  Claude. 

2.  Claude  avait  plus  que  jeté  les  yeux  sur  Silanus  :  il  lui  avait  fiancé 
officiellement  sa  fille  ;  aussi  Tacite  dit-il  que  le  mariage  d'Octavie  et  de 
Néron  ne  pouvait  se  faire  sans  crime  :  quod  sine  scelere  perpetrari  non 
poterat  ;  Octavie  n'était  plus  libre. 

3.  L.  Junius  Silanus  était  fils  de  M.  Junius  Silanus  et  d'^Emilia  Lepida, 
fille  de  L.  ^Einilius  Paulus  et  de  Julia.  La  mère  de  cette  Julia,  qui  por- 
tait le  même  nom,  était  iiile  d'Auguste  et  fut  mariée  à  Agrippa. 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  247 

Quelques  titres  nouveaux  que  Rome  lui  défère, 

^é^on  n'en  reçoit  point  qu'il  ne  donne  à  sa  mère.  80 

Sa  prodigue  amitié  ne  se  réserve  rien. 

Votre  nom  est  dans  Rome  aussi  saint  que  le  sien. 

A  peine  parle-t-on  de  la  triste  Octavie*. 

Auguste  votre  aïeul  honora  moins  Livie. 

Néron  devant  sa  mère  a  permis  le  premier  85 

Qu'on  portât  les  faisceaux  couronnés  de  laurier. 

Quels  effets  voulez-vous  de  sa  reconnoissance^? 

AGRIPPINE. 

Un  peu  moins  de  respect,  et  plus  de  confiance. 
Tous  ces  présents,  Albine,  irritent  mon  dépit'  : 


1.  Uxore  ab  Ocinvia,  nobili  quidem  et  probitatis  spectatse,  fato  qiio- 
dam,  on  quia  prœvalent  ilUcita,  (Nero)  abhorrebat.  (Tacite,  Ann.^ 
XIIl,  XII.)  Hiiic  primnm  viqjfiarum  dies  loco  funeris  fuit,  dediictse  in 
domum  in  qiia  nihil  nisi  Incluosnm  haberet,  erepto  per  venenum  pâtre, 
et  statim  fratre.  ilbid.,  XIV,  lxui.)  «  Néron  avait  une  invincible  aver- 
sion pour  sa  femme  Octavie,  noble  pourtant  et  parfaitement  vertueuse; 
était-ce  par  un  arrêt  du  destin?  était-ce  par  la  séduction  plus  forte  des 
amours  illicites?  —  Pour  cette  femme,  le  jour  même  de  son  mariage 
fut  déjà  un  jour  funèbre  :  elle  entrait  dans  une  maison  qui  ne  lui 
offrait  que  des  pensées  de  mort;  elle  venait  de  perdre  par  le  poison 
son  père,  elle  allait  perdre  de  même  son  frère.  » 

2.  Tacite  parle  en  effet  de  la  reconnaissance  que  Néron  affecta  envers 
sa  mère  :  Propalam...  omnes  in  eam  honores  cumulabantur.  siqnumque 
more  viilidx  petenti  tribnno  dédit  <■<  Optimse  matrisy.  Decreli  et  a 
seiinlu  duo  lictores,  flaminium  Claudiale.  {Anit.,  XIII,  11.)  «  Publique- 
ment on  la  comblait  d'honneurs  :  le  tribun  qui ,  selon  l'usage  de 
l'armée,  demandait  à  l'empereur  le  mot  d'ordre,  reçut  un  jour 
celui-ci  :  La  meilleure  des  mères.  Le  sénat  lui  vota  deux  licteurs,  et  le 
titre  de  prêtresse  de  Claude.  »  Ces  deux  licteurs  sont  vraisemblable- 
ment l'origine  du  parallèle  que  fait  Racine  entre  Livie  et  Agrippine  : 
il  a  lu  dans  Tacite  (I,  xiv)  (ju'il  avait  été  question  de  donner  un  licteur 
à  Livie,  mais  que  Tibère  l'avait  empêché. 

3.  Tacite  raconte  que  Néron,  ayant  fait  un  choix  des  plus  riches 
étoffes  et  des  plus  beaux  bijoux  du  trésor,  qui  avaient  servi  aux  précé- 
dentes impératrices,  en  fit  présent  à  Agrippine,  qui  reçut  fort  mal  la 
chose  :  Agrippina  non  his  instrui  cultus  suos,  sed  ceteris  arceri  procla- 


248  BRITANNICUS. 

Je  vois  mes  honneurs  croître,  et  tomber  mon  crédit.       90 

Non,  non,  le  temps  n'est  plus  que  Néron,  jeune  encore. 

Me  renvoyoit  les  vœux  d'une  cour  qui  l'adore, 

Lorsqu'il  se  reposoit  sur  moi  de  tout  l'État, 

Que  mon  ordre  au  palais  assembloit  le  sénat. 

Et  que  derrière  un  voile,  invisible  et  présente,  96 

J'étois  de  ce  grand  corps  l'âme  toute-puissante*. 

Des  volontés  de  Rome  alors  mal  assuré, 

Néron  de  sa  grandeur  n'étoit  point  enivré. 

Ce  jour,  ce  triste  jour  frappe  encor  ma  mémoire. 

Où  Néron  fut  lui-même  ébloui  de  sa  gloire,  100 

Quand  les  ambassadeurs  de  tant  de  rois  divers 

Vinrent  le  reconnoître  au  nom  de  l'univers. 

Sur  son  trône  avec  lui  j'allois  prendre  ma  place. 

J'ignore  quel  conseil  prépara  ma  disgrâce  : 

Quoi  qu'il  en  soit,  Néron,  d'aussi  loin  qu'il  me  vit,         io5 

Laissa  sur  son  visage  éclater  son  dépit. 

Mon  cœur  même  en  conçut  un  malheureux  augure. 

L'ingrat,  d'un  faux  respect  colorant  son  injure, 

Se  leva  par  avance,  et  courant  m'embrasser. 

Il  m'écarta  du  trône  où  je  m'allois  placer^.  iio 


mat,  et  dividere  filium,  quse  cuncta  ex  ipsa  haberet.  {Ann.,  XIII,  xiii.) 
«  Agrippine  crie  que  si  on  lui  fait  ces  cadeaux,  ce  n'est  pas  pour  enri- 
chir sa  garde-robe,  mais  pour  lui  interdire  le  reste  :  Néron  lui  faisait  sa 
part  dans  les  biens  qu'il  tenait  tous  d'elle.  » 

1.  Patres,  qui  in  Palatium  ob  id  vocabantur,  ut  adstaret  abditis  a 
terçjo  foribus  vélo  discreta,  qiiod  visum  arceret,  auditus  non  adimeret. 
(Tacite,  Ann.,  Xlll,  v.)  «  On  convoquait  le  sénat  à  la  maison  impériale, 
pour  q.u'Agrippine  assistât  aux  séances,  par  une  porte  secrète,  séparée 
par  un  voile,  qui  empêchait  de  la  voir  sans  l'empêcher  d'entendre.  » 

2.  La  circonstance  est  moins  solennelle  dans  Tacite.  Quin  et  legatis 
Armeniorum  causant  gentis  apnd  Neronem  orantibus,  escendere  sug- 
çjestuni  imperatoris  et  prsesidere  simul  parabat,  nisi,  ceteri^  pavore 
defixis,Seneca  admonuisset,  venienti  matri  occurreret.  Ita  specie  pieta- 
tis  obviant  ituni  dedecori.  (Tacite,  Ann.,  Xlll,  v.)  «  Un  jour  que  des  en- 
voyés d'Arménie  plaidaient  la  cause  de  leur  nation  devant  l'empereur, 
elle  allait  monter  sur  l'estrade  impériale  et  présider  à  côté  de  l'empe- 


I 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  249 

Depuis  ce  coup  fatal,  le  pouvoir  d'Agrippine 
Vers  sa  chute,  à  grands  pas,  chaque  jour  s'achemine. 
L'ombre  seule  m'en  reste,  et  l'on  n'implore  plus 
^ue  le  nom  de  Sénèque  et  l'appui  de  Burrhus. 


Ah!  si  de  ce  soupçon  votre  âme  est  prévenues  "5 

Pourquoi  nourrissez-vous  le  venin  qui  vous  tue? 
Daignez  avec  César  vous  éclaircir*  du  moins. 

AGRIPPINE. 

César  ne  me  voit  plus,  Albine,  sans  témoins. 

En  pubhc,  à  mon  heure,  on  me  donne  audience. 

Sa  réponse  est  dictée,  et  même  son  silence.  120 

Je  vois  deux  surveillants,  ses  maîtres  et  les  miens. 

Présider  l'un  ou  l'autre  à  tous  nos  entretiens. 

Mais  je  le  poursuivrai  d'autant  plus  qu'il  m'évite. 

De  son  désordre^,  Albine,  il  faut  que  je  profite. 

J'entends  du  bruit;  on  ouvre.  Allons  subitement  i25 

Lui  demander  raison  de  cet  enlèvement. 

Surprenons,  s'il  se  peut,  les  secrets  de  son  âme*. 

Mais  quoi?  déjà  Burrhus  sort  de  chez  lui? 


reiir,  lorsque,  dans  la  stupeur  générale,  Sénèque  fit  songer  à  JNéron  qu'il 
devait  aller  au-devant  de  sa  mère.  Ainsi,  sous  l'apparence  d'une  préve- 
nance affectueuse,  on  prévint  un  scandale.  » 

i.  «  Prévenir,  dit  Furetière,  signifie  aussi  préoccuper  Vesprit,  lui 
donner  les  premières  impressions.  »  11  est  fréquent  en  ce  sens. 

2.  Vous  éclaircir,  vous  expliquer.  Très  usité  en  ce  sens  au  xvn"  siècle. 

3.  Désordre,  trouble  moral.  «  Elle  s'efforça  de  parler  pour  cacher  son 
désordre.  »  (Bussy-Rabutin.) 

-i.  Les  secrets  de  son  âme,  c'est  au  sens  latin  sécréta  animi,  et  non  au 
sens  où  nous  dirions  aujourd'hui  :  surprendre  des  secrets. 


250  BRITANNICUS. 

SCÈNE  II 

AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE. 

BURRHUS. 

Madame, 
Au  nom  de  l'Empereur  j'allois  vous  informer 
D'un  ordre  qui  d'abord  a  pu  vous  alarmer,  i3o 

Mais  qui  n'est  que  l'effet  d'une  sage  conduite. 
Dont  César  a  voulu  que  vous  soyez  instruite. 

AGRIPPINE. 

Puisqu'il  le  veut,  entrons  :  il  m'en  instruira  mieux. 

BURRHUS. 

César  pour  quelque  temps  s'est  soustrait  à  nos  yeux. 
Déjà  par  une  porte  au  public  moins  connue,  i35 

L'un  et  l'autre  consul  vous  avoient  prévenue, 
Madame.  Mais  souffrez  que  je  retourne  exprès.... 

AGRIPPINE. 

Non,  je  ne  trouble  point  ses  augustes  secrets*. 
Cependant  voulez-vous  qu'avec  moins  de  contrainte 
L'un  et  l'autre  une  fois  nous  nous  parlions  sans  feinte? 

BURRHUS. 

Burrhus  pour  le  mensonge  eut  toujours  trop  d'horreur. 

1.  Secret,  entrelien  particulier,  tête-à-tête.  C'est  un  sens  fréquent  du 
latin  secretiim.  Secretiim  petenli,  non  nisi  adhibito  filio  Druso  dédit. 
(Suétone,  Tib.)  Petito  secreto  futum  aperit.  (Tacite,  Ann.) 


ACTE  I,  SCÈNE  IL  251 


Prétendez-vous  longtemps  me  cacher  l'Empereur? 

Ne  le  verrai-je  plus  qu'à  titre  d'importune? 

Ai-je  donc  élevé  si  haut  votre  fortune 

Pour  mettre  une  barrière  entre  mon  fils  et  moi?  i45 

Ne  l'osez-vous  laisser  un  moment  sur  sa  foi'? 

Entre  Sénèque  et  vous  disputez-vous  la  gloire 

A  qui  m'eflacera  plutôt  de  sa  mémoire? 

Vous  i'ai-je  confié  pour  en  faire  un  ingrat? 

Pour  être,  sous  son  nom,  les  maîtres  de  l'État'-?  i5o 

Certes  plus  je  médite,  et  moins  je  me  figure 

Que  vous  m'osiez  compter  pour  votre  créature, 

Vous  dont  j'ai  pu  laisser  vieillir  l'ambition 

Dans  les  honneurs  obscurs  de  quelque  légion'. 

Et  moi,  qui  sur  le  trône  ai  suivi  mes  ancêtres,  i55 

Moi,  fille,  femme,  sœur,  et  mère  de  vos  maîtres*! 

i.  «  On  dit  laisser  un  homme  sur  sa  foi,  pour  dire  Vahandonner  à  sa 
conduite.  On  le  dit  aussi  d'un  cheval  qu'on  laisse  en  liberté  d'aller  paitre 
où  il  voudra.  »  (Furetière.) 

2.  Ui  (Burrhus  et  Seneca)  rectores  imperaiorise  pivenlx,  el,  rarinn  in 
socielate  poienlix,  concordes,  diversa  arte  ex  sequo  pollebant....jiivanles 
invicem...  Cerfamen  ulrique  unum  erat  contra  ferociam  A(jrippinx,  qux 
cunctis  vialx  dominalionis  cupidinibus  flagrans....  Quanioque  fœdiora 
exprobrabat  (Agrippina),  acrius  accendere  (Neronem),  donec...  exueret 
obsequium  in  malrem  seque  Senecae  permitteret.  (Tacite,  Ann.,  XIII,  ii 
etxin.)  «  Les  deux  gouverneurs  du  jeune  empereur  s'accordaient,  fait 
rare,  dans  le  partage  du  pouvoir;  jouissant  par  des  talents  divers  d'un 
égal  crédit,  ils  se  soutenaient  mutuellement....  Tous  les  deux  luttaient 
contre  la  fierté  d'Agrippine  que  dévoraient  tous  les  feux  d'une  ambition 
égoïste....  IMus  elle  faisait  de  reproches  injurieux  à  l'empereur,  plus  elle 
l'irritait;  enfin  il  perdit  toute  complaisance  filiale,  et  se  livra  à  Sé- 
nèque. » 

3.  C'est  là  qu'elle  avait  été  le  chercher  pour  lui  donner  la  charge  con- 
sidérable de  préfet  des  cohortes  prétoriennes,  réunissant  en  ses  seules 
mains  ce  qui  était  précédemment  divisé  entre  deux  collègues.  (Tacite, 
.A»H.,XII,  xui.) 

i.  Quant  imperatore  qenitam,  sororem  ejus  qui  rerum  polilus  sit  et 
conjuqem  et  mutrem  fuisse,  unicum  ad  hune  diem  exemjjlum  est.  (Tacite, 


252  BRITANNICUS. 

Que  prétendez-vous  donc?  Pensez-vous  que  ma  voix 

Ait  fait  un  empereur  pour  m'en  imposer  trois? 

Néron  n'est  plus  enfant  :  n'est-il  pas  temps  qu'il  règne? 

Jusqu'à  quand  voulez-vous  que  l'Empereur  vous  craigne? 

Ne  sauroit-il  rien  voir  qu'il  n'emprunte  vos  yeux? 

Pour  se  conduire,  enfin,  n'a-t-il  pas  ses  aïeux*? 

Qu'il  choisisse,  s'il  veut,  d'Auguste  ou  de  Tibère; 

Qu'il  imite,  s'il  peut,  Germanicus,  mon  père. 

Parmi  tant  de  héros  je  n'ose  me  placer;  i65 

Mais  il  est  des  vertus  que  je  lui  puis  tracer. 

Je  puis  l'instruire  au  moins  combien  sa  confidence 

Entre  un  sujet  et  lui  doit  laisser  de  distance. 


Je  ne  m'étois  chargé  dans  cette  occasion 

Que  d'excuser  César  d'une  seule  action.  170 

Mais  puisque  sans  vouloir  que  je  le  justifie 

Vous  me  rendez  garant  *  du  reste  de  sa  vie, 

Je  répondrai,  Madame,  avec  la  Hberté 

D'un  soldat  qui  sait  mal  farder  la  vérité. 


Ann.,  XII,  xLii.)  Agrippine  est  sœur  de  Caligula,  femme  de  Claude,  mère 
de  iNéron,  tous  les  trois  empereurs.  Elle  est  fille  de  Germanicus,  qui  est 
seulement  imjjerator,  titre  d'honneur  décerné  jadis  par  l'armée,  main- 
tenant par  le  prince  aux  généraux  triomphants.  Mais  Germanicus  était 
de  la  famille  impériale,  et  cela  suffit  à  justifier  l'expression  de  Racine  : 
vos  mnitres. 

1.  Racine  met  dans  la  bouche  d'Agrippine  ce  qu'on  disait  plus  tard 
contre  Sénèque.  Qiiem  ad  finem  nihil  in  republica  clarum  fore  qiiod  non 
nb  illo  reperiri  credatnr?  Certe  finitam  Neronis  pueritiam  et  robur 
juventse  adesse;  exueret  magistrum,  satis  amplis  doctoribus  instructus, 
major ibiis  suis.  (Tacite,  Ann.,  XIV,  lu.)  «  Jusqu'à  quand  ne  se  ferait-il 
rien  d'éclatant,  qui  ne  fût  donné  pour  une  invention  de  son  esprit?  A 
coup  sûr  Néron  n'est  plus  un  enfant  :  il  a  toute  la  force  de  la  virilité  :  il 
était  temps  qu'il  se  déchargeât  de  son  précepteur;  il  avait  pour  l'in- 
struire d'assez  glorieux  maîtres,  ses  aïeux.  » 

2.  Garant,  responsable.  «  Un  avocat  qui  plaide  une  cause  n'est  pas 
garant  de  l'événement,  n'est  pas  obligé  de  la  faire  gagner.  »  (Furetière.) 


ACTE  I,  SCENE  II.    .  253 

Vous  m'avez  de  César  confié  la  jeunesse,  175 

Je  l'avoue,  et  je  dois  m'en  souvenir  sans  cesse. 
Mais  vous  avois-je  fait  serment  de  le  trahir, 
D'en  faire  un  empereur  qui  ne  sût  qu'obéir? 
Non.  Ce  n'est  plus  à  vous  qu'il  faut  que  j'en  réponde. 
Ce  n'est  plus  votre  fils,  c'est  le  maître  du  monde.  180 

J'en  dois  compte,  Madame,  à  l'empire  romain, 
Qui  croit  voir  son  salut  ou  sa  perte  en  ma  main. 
Ah!  si  dans  l'ignorance  il  le  falloit  instruire, 
N'avoit-on  que  Sénèqueet  moi  pour  le  séduire*? 
Pourquoi  de  sa  conduite  éloigner  les  flatteurs?  i85 

Falloit-il  dans  l'exil  chercher  des  corrupteurs  2? 
La  cour  de  Claudius,  en  esclaves  fertile. 
Pour  deux  que  l'on  cherchoit,  en  eût  présenté  mille, 
Qui  tous  auraient  brigué  l'honneur  de  l'avilir  : 
Dans  une  longue  enfance  ils  l'auroient  fait  vieillir.         190 
De  quoi  vous  plaignez-vous ',  Madame?  On  vous  révère. 
Ainsi  que  par  César,  on  jure  par  sa  mère*. 
L'Empereur,  il  est  vrai,  ne  vient  plus  chaque  jour 
Mettre  à  vos  pieds  l'Empire,  et  grossir  votre  cour. 
Mais  le  doit-il,  Madame?  et  sa  reconnoissance  igS 


1.  Séduire,  égarer,  tirer  hors  du  droit  chemin.  Ce  sens  vient  naturel- 
lement du  sens  propre  du  latin  seclucere,  mener  à  l'écart,  détourner. 

2.  Sénèque  seul  avait  été  tiré  de  l'exil.  —  Des  corrupteurs,  qui  cor- 
rumperenf,  des  gens  pour  le  corrompre. 

3.  Après  un  vers  d'une  admirable  poésie,  qui  termine  un  couplet  d'une 
grande  allure  et  d'un  style  très  soutenu,  on  arrive  brusquement  à  ces 
mots  familièrement  prosaïques  :  «  De  quoi  vous  plaignez-vous,  Madame  ?  » 
Le  procédé  est  familier  à  Racine. 

4.  Ce  détail  a  été  suggéré  à  Racine  par  une  accusation  portée  contre 
Agrippine  dans  la  lettre  que  Néron,  après  le  meurtre  de  sa  mère,  écrivit 
au  sénat  :  Adjiciebnt  crimina  longius  repetita,  quod  consortium  imperii 
juraturasque  in  feminx  verba  prseiorias  cohortes,  idemque  dedecus 
senatus  et  j)opuli  spernvisset.  (Tacite,  Ann.,  XIV,  xt.)  «  Il  ajoutait  des 
accusations  tirées  de  plus  loin  :  Elle  avait  prétendu  être  associée  à  l'em- 
pire, recevoir  —  elle,  une  femme  !  —  le  serment  des  cohortes  préto- 
riennes, infliger  la  même  honte  au  sénat  et  au  peuple  !  » 


254  BRITANMCUS. 

Ne  peut-elle  éclater  que  daus  sa  dépendance? 

Toujours  humble,  toujours  le  timide  Néron, 

JN'ose-t-il  être  Auguste  et  César  que  de  nom? 

Vous  le  dirai-je  enfin?  Rome  le  justifie. 

Rome,  à  trois  affranchis  si  longtemps  asservie*, 

A  peine  respirant  du  joug  qu'elle  a  porté, 

Du  régne  de  Néron  compte  sa  liberté. 

Que  dis-je?  la  vertu  semble  même  renaître. 

Tout  l'Empire  n'est  plus  la  dépouille  ^  d'un  maître. 

Le  peuple  au  champ  de  Mars  nomme  ses  magistrats' 

César  nomme  les  chefs  sur  la  foi  des  soldats; 

Thraséas'^  au  sénat,  Corbulon'  dans  l'armée, 

Sont  encore  innocents,  malgré  leur  renommée  ; 

Les  déserts^,  autrefois  peuplés  de  sénateurs. 


i.  Calliste,  Narcisse  et  Pallas,  que  Tacite  nous  montre  tenant  conseil 
sur  la  nécessité  de  défaire  Claude  de  Messaline  (XI,  xxi\).  Il  dit  d'eux 
{ibi(I.,\\\ni)  :  Qiios  2)enes  j^otentia.  Puis  (XII,  i)  on  les  retrouve  intri- 
guant et  divisés  pour  remplacer  Messaline. 

2.  La  dépouille,  Va  proie.  —  Tacite,  après  le  meurtre  de  Britannicus 
et  divers  scandales,  dit  :  Manebnt  nihilominus  quxdnm  imago  reipn- 
blicx.  (A7in.,  XIII,  xxviii.)  «  II  restait  pourtant  encore  une  certaine 
apparence  de  République.  » 

3.  Racine  se  trompe.  Tibère  avait  donné  au  sénat  l'élection  qui  se 
faisait  auparavant  par  le  peuple.  Depuis  ce  moment,  le  prince  donnait 
une  liste  des  candidats  qu'il  agréait;  le  sénat  désignait  sur  cette  liste, 
cl  l'on  proclamait  les  choix  au  champ  de  Mars.  Il  n'y  avait  plus  ombre 
d'élection  populaire.  (Tacite,  Ann.,  I,  xv.) 

i.  Psetus  Thrasea,  stoïcien,  fit  la  plus  ferme  opposition  et  la  plus 
mesurée  aux  actes  scandaleux  de  Néron  et  aux  bassesses  accoutumées 
de  ses  collègues  du  sénat.  II  dut  enfin  s'ouvrir  les  veines. 

5.  Cn.  Domitius  Corbulo,  illustre  par  ses  campagnes  de  Syrie  et 
d'Arménie,  excellent  homme  de  guerre,  habile  et  hardi,  intraitable  sur 
la  discipline  :  Coiyore  ingens,  verbis  viagnificis  et  super  exjperientiam 
sapicntiamque  etiam  specie  inanmm  validus.  (Tacite,  Ann.,  XIII,  vin. 
Cf.  XI,  xvHi-xx,  et  XIII,  XXXV.)  «  Sa  haute  taille,  sa  parole  pompeuse,  et. 
par-dessus  son  expérience  et  son  talent,  tous  les  avantages  extérieurs,  le 
rendaient  populaire.  »  II  fut  pjus  tard  obligé  de  se  tuer. 

6.  Le  mot  déserts  n'est  pas  très  exact.  Ce  sont  les  îles  et  les  ilôts  de  la 
Méditerranée,  Corse,  Sardaigne,  Gyaros,  Seriphos,  etc.,  qui  servaient  de 


ACTE  I,  SCENE  IL  255 

Ne  sont  plus  habités  que  par  leurs  délateurs. 
Qu'importe  que  César  continue  à  nous  croire, 
Pourvu  que  nos  conseils  ne  tendent  qu'à  sa  gloire  ; 
Pourvu  que  dans  le  cours  d'un  règne  florissant 
Rome  soit  toujours  libre,  et  César  tout-puissant*? 

Mais,  Madame,  Néron  suffit  pour  se  conduire.  2i5 

J'obéis,  sans  prétendre  à  l'honneur  de  l'instruire. 

lieux  de  relégation  sous  l'empire.  —  Racine  imite  ici  Pline  le  Jeune. 
Quantum  diversitas  temjwrum  posset,  tuni  maxime  cognitum  est,  cum 
iisdem  quibus  antea  cautibus  innocentissivius  quisque,  tune  7iocentissi- 
mus  affigeretur,  cnmque  insulas  omnes,  quas  modo  senatorum,  jam 
delatorum  turba  comiileret.  (Panég.  de  Trajan.)  «Jamais  on  ne  vit  mieux 
les  etTets  que  peut  produire  la  différence  des  temps  :  car  les  mêmes 
rochers  où  l'on  clouait  jadis  les  plus  vertueux,  reçurent  alors  les  plus 
scélérats,  et  les  îles,  naguère  hai)itées  par  des  sénateurs,  furent  alors 
peuplées  de  délateurs.  » 

1.  Racine  se  souvient  ici  du  mot  de  Tacite  dans  la  Vie  d'Agricola  (3)  : 
Quanquam...  Nerva  Caesar  res  olim  dissociabiles  miscjierit,  principatum 
ac  libertaiem.  «  Nerva  unit  deux  choses  longtemps  inconciliables,  le 
principal  et  la  liberté.  »  Corneille,  paraphrasant  un  passage  de  Tacite 
{Hist.,  I,  VI),  fait  dire  à  Galba  : 

Non  que  si  jusque-là  Rome  pouvait  renaître, 

Qu'elle  fut  en  état  de  se  passer  de  maître. 

Je  ne  me  crusse  digne,  en  cet  heureux  moment, 

De  commencer  par  moi  son  rétablissement; 

Mais  cet  empire  immense  est  trop  vaste  pour  elle  : 

A  moins  que  d'une  tête  un  si  grand  corps  chancelle; 

Et  pour  le  nom  des  rois  son  invincible  liorreur 

S'est  d'ailleurs  si  bien  faite  aux  lois  d'un  empereur, 

Qu'elle  ne  peut  souffrir,  après  cette  habitude. 

Ni  pleine  liberté,  ni  pleine  servitude. 

Elle  veut  donc  un  maître,  et  Néron  condamné 

Fait  voir  ce  qu'elle  veut  en  un  front  couronné.... 

Jusques  à  ce  grand  coup,  un  honteux  esclavage 

D'une  seule  maison  nous  faisait  l'héritage. 

Rome  n'en  a  repris,  au  lieu  de  liberté. 

Qu'un  droit  de  mettre  ailleurs  sa  souveraineté; 

Et  laisser  après  moi  dans  le  trône  un  grand  homme. 

C'est  tout  ce  qu'aujourd'hui  je  puis  faire  pour  Rome. 

{Othon,  111,  3.) 


25G  BRITANNICUS. 

Sur  ses  aïeux  sans  doute  il  n'a  qu'à  se  régler; 
Pour  bien  faire,  Néron  n'a  qu'à  se  ressembler  : 
Heureux  si  ses  vertus,  l'une  à  l'autre  enchaînées, 
Ramènent  tous  les  ans  ses  premières  années!  220 

AGRIPPINE, 

Ainsi,  sur  l'avenir  n'osant  vous  assurer. 

Vous  croyez  que  sans  vous  Néron  va  s'égarer. 

Mais  vous  qui  jusqu'ici  content  de  votre  ouvrage 

Venez  de  ses  vertus  nous  rendre  témoignage, 

Expliquez-nous  pourquoi,  devenu  ravisseur,  225 

Néron  de  Silanus  fait  enlever  la  sœur. 

Ne  tient-il  qu'à  marquer  de  cette  ignominie 

Le  sang  de  mes  aïeux  qui  brille  dans  Junie? 

De  quoi  l'accuse-t-il?  et  par  quel  attentat 

Devient-elle  en  un  jour  criminelle  d'État  :  23o 

Elle  qui  sans  orgueil  jusqu'alors  élevée, 

N'auroit  point  vu  Néron,  s'il  ne  l'eût  enlevée. 

Et  qui  môme  auroit  mis  au  rang  de  ses  bienfaits 

L'heureuse  liberté  de  ne  le  voir  jamais? 

BURRHUS. 

Je  sais  que  d'aucun  crime  elle  n'est  soupçonnée;  235 

Mais  jusqu'ici  César  ne  l'a  point  condamnée. 

Madame.  Aucun  objet  ne  blesse  ici  ses  yeux  : 

Elle  est  dans  un  palais  tout  plein  de  ses  aïeux. 

Vous  savez  que  les  droits  qu'elle  porte  avec  elle* 

Peuvent  de  son  époux  faire  un  prince  rebelle;  240 

Que  le  sang  de  César  ne  se  doit  allier 

Qu'à  ceux  à  qui  César  le  veut  bien  confier  ; 

Et  vous-même  avoûrez  qu'il  ne  seroit  pas  juste 

Qu'on  disposât  sans  lui  de  la  nièce  ^  d'Auguste. 

1.  Junie  ne  porte  aucun  droit  avec  elle.  Racine  prête  à  Burrhus  des 
idées  toutes  modernes  sur  l'hérédité  monarchique. 

2.  Nièce,  petite-fille,  tiejHis.  Racine  élargit  le  mot  et  lui  donne  le  sens 
général  de  descendante. 


ACTE  I,  SCENE  II.  257 

AGnipriNE. 

Je  vous  entends  :  Néron  m'apprend  par  votre  voix         245 

Qu'en  vain  Britannicus  s'assure  sur  mon  choix. 

En  vain,  pour  détourner  ses  yeux  de  sa  misère, 

J'ai  llalté  son  amour  d'un  hymen  qu'il  espère  : 

A  ma  confusion,  Néron  veut  faire  voir 

Qu'Agrippine  promet  par  delà  son  pouvoir.  260 

Rome  de  ma  faveur  est  trop  préoccupée  *  : 

Il  veut  par  cet  affront  qu'elle  soit  détrompée, 

Et  que  tout  l'univers  apprenne  avec  terreur 

A  ne  confondre  plus  mon  fils  et  l'Empereur. 

Il  le  peut.  Toutefois  j'ose  encore  lui  dire  255 

Qu'il  doit  avant  ce  coup  affermir  son  empire. 

Et  qu'en  me  réduisant  à  la  nécessité 

D'éprouver  contre  lui  ma  foible  autorité, 

Il  expose  la  sienne,  et  que  dans  la  balance 

Mon  nom  peut-être  aura  plus  de  poids  qu'il  ne  pense.  260 

BURRHUS. 

Quoi?  Madame,  toujours  soupçonner  son  respect? 
Ne  peut-il  faire  un  pas  qui  ne  vous  soit  suspect? 
L'Empereur  vous  croit-il  du  parti  de  Junie? 
Avec  Britannicus  vous  croit-il  réunie-? 
Quoi?  de  vos  ennemis  devenez-vous  l'appui  266 

Pour  trouver  un  prétexte  à  vous  plaindre  de  lui? 
Siir  le  moindre  discours  qu'on  pourra  vous  redire, 
rez-vous  toujours  prête  à  partager^  l'Empire? 
oiis  craindrez-vous  sans  cesse,  et  vos  embrassements 
\t'  se  passeront-ils  qu'en  éclaircissements?  270 

Ah!  quittez  d'un  censeur  la  triste  diligence; 


1.  Préoccupée,  persuadée  avant  la  preuve,  par  une  prévention  irréflé- 
chie. 

2.  Bénnie,  réconciliée. 

3.  Parinffer,  diviser  en  partis  contraires. 


258  BRITANNICUS. 

D'une  mère  facile  affectez  l'indulgence  *; 
Souffrez  quelques  froideurs  sans  les  faire  éclater, 
Et  n'avertissez  point  la  cour  de  vous  quitter*. 


Et  qui  s'honoreroit  de  l'appui  d'Agrippine  276 

Lorsque  Néron  lui-même  annonce  ma  ruine  ^? 
Lorsque  de  sa  présence  il  semble  me  bannir*? 
Quand  Burrhus  à  sa  porte  ose  me  retenir? 


Madame,  je  vois  bien  qu'il  est  temps  de  me  taire, 

Et  que  ma  liberté  commence  à  vous  déplaire.  280 

1.  Burrhus  conseille  à  Agrippine  la  politique  que,  selon  Tacite,  elle 
suivit  en  elFet  lorsqu'elle  vit  Néron  lui  échapper.  Tum  Agripjnna,  vernis 
artibus,  per  blandimeuta  juvenem  aggredi,  snum  potius  ciibiculum  ac 
sinuni  ojferre  contegendis  quae  prima  setas  et  swnma  fortiina  expete- 
rent  :  quin  et  fatebatur  intempestivam  severitatem...,  ut  nimia  nuper 
coercendo  filio,  ita  rursum  intemperanier  demissa.  (Tacite,  Anti,^ 
XIII,  XIII.)  «  Alors  Agrippine,  changeant  de  tactique,  attaqua  l'empereur 
par  la  douceur  :  elle  offrait  son  appartement,  son  sein  maternel,  pour 
abriter  les  plaisirs  où  la  fougue  de  l'âge  et  le  pouvoir  absolu  engageaient 
Néron;  elle  avouait  que  sa  témérité  avait  été  inopportune;  enfin, si  elle 
retenait  naguère  son  fils  avec  une  rigueur  excessive,  elle  était  mainte- 
nant immodérée  dan^  ses  complaisances.  » 

2.  Ces  vers  sont  sans  doute  inspirés  par  Tacite  {Ann.,  XIII,  xix)  :  Nihil 
rerum  mortalium  tam  instabile  ac  (luxum  est,  qiiam  fama  potentias 
non  sua  vi  nixœ.  Statim  relictum  Agrippinse  limen.  «  De  toutes  les 
choses  humaines,  la  plus  instable,  la  plus  fragile,  est  la  puissance  d'opi- 
nion, qui  ne  repose  pas  sur  une  force  réelle.  La  maison  d'Agrippine  fut 
aussitôt  désertée.  » 

3.  Réminiscence  de  Virgile  (Enéide,  i,  i8)  : 

...  Et  quisquam  numen  Junonis  adoret 
Prxterea  ? 
«  Et  qui  donc,  après  cela,  voudrait  adorer  la  puissance  de  Junon?  » 

—  Var.  ...  sa  ruine.  (Éd.  1670.) 

4.  Igitiir  Nero  vitare  sécrétas  ejus  congressns.  (Tacite,  Ann.,  XIV,  m.) 
«  Donc  Néron  commença  d'éviter  tout  entretien  particulier  avec  sa 
mère.  » 


ACTE  I,  SCENE  III.  259 

La  douleur  est  injuste,  et  toutes  les  raisons 

Qui  ne  la  flattent  point  aigrissent  ses  soupçons. 

Voici  Britannicus  :  je  lui  cède  ma  place. 

Je  vous  laisse  écouter  et  plaindre  sa  disgrâce*, 

Et  peut-être,  Madame,  en  accuser  les  soins  285 

De  ceux  que  l'Empereur  a  consultés  le  moins. 


SCÈNE  III 

AGRIPPINE,  BRITANNICUS,  NARCISSE,  ALBINE. 

AGRIPPINE. 

Ah!  Prince,  où  courez-vous?  Quelle  ardeur  inquiète 
Parmi  vos  ennemis  en  aveugle  vous  jette? 
Que  venez-vous  chercher? 

BRlTAiNNlCUS. 

Ce  que  je  cherche?  Ah  Dieux! 
Tout  ce  que  j'ai  perdu.  Madame,  est  en  ces  lieux.  290 

De  mille  afTreux  soldats  Junie  environnée 
S'est  vue  en  ce  palais  indignement  traînée. 
Hélas!  de  quelle  horreur  ses  timides  esprits ^ 
A  ce  nouveau  spectacle  auront  été  surpris! 


1.  Disgrâce,  malheur. 

2.  «  Esprit,  en  terme  de  médecine,  se  dit  des  parties  les  plus  volatiles 
du  corps  qui  servent  à  faire  toutes  ses  opérations.  On  distingue  deux 
sortes  d'esprits,  de  vitaux  et  (ïanimanx.  Les  esprits  vitaux  ne  sont  autre 
chose  que  la  partie  la  plus  subtile  et  la  plus  agitée  du  sang,  de  laquelle 
dépendent  son  mouvement  et  sa  chaleur.  Les  esprits  animaux  sont  ces 
corps  très  subtils  et  très  mobiles,  contenus  dans  le  cerveau  et  dans  les 
nerfs  :  ...  ils  sont  les  auteurs  du  sentiment  et  du  mouvement  animal.  » 
(Furetière.)  C'est  par  le  moyen  de  ces  esprits  que,  selon  l'hypothèse 
cartésienne,  se  faisait  la  communication  de  l'àme  et  du  corps,  et  ces 
esprits,  agents  du  sentiment,  sont  sans  cesse  pris  dans  la  littérature  du 
siècle  pour  le  sentiment  lui-même. 


200  BRITANNICUS. 

Enfin  on  me  l'enlève.  Une  loi  trop  sévère  295 

Va  séparer  deux  cœurs  qu'assembloit  leur  nnisère. 
Sans  doute  on  ne  veut  pas  que  mêlant  nos  douleurs 
Nous  nous  aidions  l'un  l'autre  à  porter  nos  malheurs. 

AGUIPPLNE. 

Il  suffit.  Comme  vous  je  ressens  vos  injures  : 

Mes  plaintes  ont  déjà  précédé  vos  murmures  ;  3oo 

Mais  je  ne  prétends  pas  qu'un  impuissant  courroux 

Dégage  ma  parole  et  m'acquitte  envers  vous. 

Je  ne  m'explique  point.  Si  vous  voulez  m'entendre, 

Suivez-moi  chez  Pallas*,  où  je  vais  vous  attendre. 


SCÈNE  IV 

BRITAMICUS,  NARCISSE. 

BRITANNICUS. 

La  croirai-je,  Narcisse?  et  dois-je  sur  sa  foi  3o5 

La  prendre  pour  arbitre  entre  son  fils  et  moi? 

Qu'en  dis-tu?  N'est-ce  pas  cette  môme  Agrippine 

Que  mon  père  épousa  jadis  pour  ma  ruine, 

Et  qui,  si  je  t'en  crois,  a  de  ses  derniers  jours, 

Trop  lents  pour  ses  desseins,  précipité  le  cours?  3 10 

NARCISSE. 

N'importe 2.  Elle  se  sent  comme  vous  outragée; 
A  vous  donner  Junie  elle  s'est  engagée  : 

1.  Pallas,  affranchi  de  Claude,  administrateur  général  de  la  fortune 
impériale  {a  rationibus),  riche  de  trois  cents  millions  de  sesterces, 
orgueilleux,  insolent,  prétendant  remonter  aux  anciens  rois  d'Arcadie 
et  au  Pallas  de  Virgile,  était  intimement  uni  à  Agrippine,  dont  il  avait 
fait  le  mariage  et  dont  il  avait  été  l'amant. 

2.  N'importe  :  locution  familière  qu'on  retrouve  dans  Androinaque 
(v.  1195)  et  dans  Bérénice  (v.  945). 


ACTE  I,  SCENE  IV.  261 

Unissez  vos  chagrins;  liez  vos  intérêts. 

Ce  palais  retentit  en  vain  de  vos  regrets  ; 

Tandis  qu'on*  vous  verra  d'une  voix  suppliante  3i5 

Semer  ici  la  plainte  et  non  pas  l'épouvante, 

Que  vos  ressentiments  se  perdront  en  discours, 

Il  n'en  faut  point  douter,  vous  vous  plaindrez  toujours. 

BUÎTANNICUS. 

Ah  !  Narcisse,  tu  sais  si  de  la  servitude 

Je  prétends  faire  encore  une  longue  habitude;  820 

Tu  sais  si  pour  jamais,  de  ma  chute  étonné 2, 

Je  renonce  à  l'Empire  où  j'étois  destiné. 

Mais  je  suis  seul  encor.  Les  amis  de  mon  père 

Sont  autant  d'inconnus  que  glace  ma  misère; 

Et  ma  jeunesse  même  écarte  loin  de  moi  SaS 

Tous  ceux  qui  dans  le  cœur  me  réservent  leur  foi. 

Pour  moi,  depuis  un  an  qu'un  peu  d'expérience 

M'a  donné  de  mon  sort  la  triste  connoissance. 

Que  vois-je  autour  de  moi^,  que'*  des  amis  vendus 

Qui  sont  de  tous  mes  pas  les  témoins  assidus,  33o 

Qui  choisis  par  Néron  pour  ce  commerce  infâme, 

Trafiquent  avec  lui  des  .secrets  de  mon  âme? 

1.  Tandis  que,  tant  que.  «  Tandis  que  Dieu  sera  Dieu,  j'espérai  en 
lui.  »  (Racine.) 

Var.  Tant  (jue  l'on  vous  verra....  (Éd.  1670-87.) 

2.  Les  sentiments  que  Racine  prête  ici  à  Dritannicus  sont  conformes 
à  ce  que  raconte  Tacite.  Dans  un  souper,  Néron,  par  dérision,  ordonne 
à  Dritannicus  de  chanter.  lUe  constanler  exorsus  est  carmen,  quo  evo- 
luliim  eum  sede  jmlria  rebusqiie  summis  sUjnificabalur....  Nei'o,  intel- 
lecla  invidia,  oiiiim  intendit.  (Tacite,  Ann.,  Xlll,  xv.)  «  Dritannicus, 
sans  so  troubler,  commença  un  chant  qui  le  représentait  dépouillé  de 
riiéritage  paternel  et  de  la  souveraine  puissance....  iNéron,  sentant 
son  impopularité,  redoubla  de  haine.  » 

3.  Nam.  ut  proximus  quisque  Britannica  neque  fas  neque  fidem  pensi 
haberet,  olim  provisnm  erat.  (Tacite,  Ann.,  XIII,  xv.)  «  On  avait  pris 
soin  depuis  longtemps  de  n'admettre  autour  de  Dritannicus  que  des  gens 
sans  honneur  et  sans  scrupules.  » 

4.  Que,  sinon  :  très  fréquent  dans  la  langue  du  temps. 


202  BRITANNICUS. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Narcisse,  on  me  vend  tous  les  jours  : 
Il  prévoit  mes  desseins,  il  entend  mes  discours; 
Comme  toi,  dans  mon  cœur  il  sait  ce  qui  se  passe.       335 
Que  t'en  semble,  Narcisse? 

NARCISSE. 

Ah!  quelle  Ame  assez  basse.... 
C'est  à  vous  de  choisir  des  confidents  discrets. 
Seigneur,  et  de  ne  pas  prodiguer  vos  secrets. 

BRITANMCUS. 

Narcisse,  tu  dis  vrai.  Mais  cette  défiance 

Est  toujours  d'un  grand  cœur  la  dernière  science  :       340 

On  le  trompe  longtemps.  Mais  enfin  je  te  croi, 

Ou  plutôt  je  fais  vœu  de  ne  croire  que  toi. 

Mon  père,  il  m'en  souvient,  m'assura  de  ton  zèle. 

Seul  de  ses  affranchis  tu  m'es  toujours  fidèle; 

Tes  yeux,  sur  ma  conduite  incessamment  ouverts,         345 

M'ont  sauvé  jusqu'ici  de  mille  écueils  couverts*. 

Va  donc  voir  si  le  bruit  de  ce  nouvel  orage 

Aura  de  nos  amis  excité^  le  courage. 

Examine  leurs  yeux,  observe  leurs  discours  ; 

Vois  si  j'en  puis  attendre  un  fidèle  secours.  35o 

Surtout  dans  ce  palais  remarque  avec  adresse 

Avec  quel  soin  Néron  fait  garder  la  princesse. 

Sache  si  du  péril  ses  beaux  yeux  sont  remis, 

Et  si  son  entretien  m'est  encore  permis. 

Cependant  de  Néron  je  vais  trouver  la  mère  355 

Chez  Pallas,  comme  toi  l'affranchi  de  mon  père. 

Je  vais  la  voir,  l'aigrir,  la  suivre  et,  s'il  se  peut, 

M'engager  sous  son  nom  plus  loin  qu'elle  ne  veut. 

1.  Couverts,  cachés.  «  Un  religieux  qu'on  dit  être  un  janséniste  cou- 
vert. »  (Racine.)  Cf.  v.  1507. 

2.  Excité,  au  sens  latin,  réveillé,  excitavit. 

FIN    DU    PREMIER    ACTE 


ACTE   II 


SCÈNE  PREMIÈRE 
NÉRON,  BURRHUS,  NARCISSE,  Gardes. 

NÉRON. 

N'en  douiez  point,  Burrhiis  :  malgré  ses  injustices, 

C'est  ma  mère,  et  je  veux  ignorer  ses  caprices*.  36o 

Mais  je  ne  prétends  plus  ignorer  ni  souffrir 

Le  ministre  insolent  qui  les  ose  nourrir  *. 

Pallas  de  ses  conseils  empoisonne  ma  mère; 

Il  séduit  chaque  jour  Britannicus  mon  frère. 

Ils  l'écoutent  tout  seul;  et  qui  suivroit  leurs  pas,  365 

Les  trouveroit  peut-être  assemblés  chez  Pallas. 

C'en  est  trop.  De  tous  deux  il  faut  que  je  l'écarté. 

Pour  la  dernière  fois,  qu'il  s'éloigne,  qu'il  parte  : 

Je  le  veux,  je  l'ordonne;  et  que  la  fin  du  jour 

Ne  le  retrouve  pas  dans  Rome  ou  dans  ma  cour^.         370 

1.  Ferendas  parentium  iracundias  et  plncandum  animum  dictitans. 
(Tacite,  Ann.,  XIV,  iv.)  «  Il  répétait  qu'il  fallait  supporter  la  colère  d'une 
more  et  tâcher  de  l'apaiser  ». 

2.  Et  Pallas,  tristi  arrogantia  modum  liberti  egressus,  txdiiim  siii 
moveral.  (Id.,  itnd.,  XIII,  ii.)  «  Pallas,  par  son  humeur  hautaine  et 
sombre,  avait  dépassé  tout  ce  que  pouvait  se  permettre  un  affranchi,  et 
s'était  rendu  insupportable.  » 

5.  Et  Nero,  infensus  us  quitus  snperbia  muliebris  innitebatur,  demovet 


20  i  BRITAÎ^NICUS. 


Allez  :  cet  ordre  importe  au  salut  de  l'Empire. 
Vous,  Narcisse,  approchez.  Et  vous,  qu'on  se  retire 


SCÈNE  II 
NÉRON,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Grâces  aux  Dieux,  Seigneur,  Junie  entre  vos  mains 

Vous  assure  aujourd'hui  du  reste  des  Romains*. 

Vos  ennemis,  déchus ^  d'une  vaine  espérance,  SyS 

Sont  allés  chez  Pallas  pleurer  leur  impuissance. 

Mais  que  vois-je?  Vous-même,  inquiet,  étonné^, 

Plus  que  Britannicus  paroissez  consterné. 

Que  présage  à  mes  yeux  cette  tristesse  ohscure* 

Et  ces  sombres  regards  errants  à  l'aventure?  38o 

Tout  vous  rit  :  la  fortune  obéit  à  vos  vœux. 


Narcisse,  c'en  est  fait,  Néron  est  amoureux. 

Pnllaniem  cura  rernm  qnis  a  Claudio  inipositus  velut  arbilrium  regni 
acjebal.  (Tacite,  An«.,  XIII,  xiv.)  «  Néron,  irrité  contre  ceux  chez  qui 
l'orgueil  de  sa  mère  trouvaitun  appui,  révoqua  Pallas  de  la  charge  que 
Claude  lui  avait  confiée,  et  qui  faisait  de  lui  le  maître  de  l'empire  ».  A 
celte  destitution  Racine  a  substitué,  selon  les  mœurs  du  xvn"  siècle, 
l'exil,  qui  envoyait  le  ministre  ou  le  courtisan  disgracié  dans  ses  terres, 
et  n'était  que  la  défense  de  paraitre  à  Paris  et  à  la  cour. 

1.  Narcisse  est  empressé,  bas,  flatteur.  Il  connaît  son  maître  :  Neane 
Neroiii  infra  servos  incjeniuin.  (Tacite,  Ann.  XIII,  ii.)  «  Néron  n'était  pas 
d'un  caractère  à  se  laisser  dominer  par  des  esclaves.  » 

2.  Le  verbe  déchoir  avait  un  emploi  plus  étendu  qu'aujourd'hui. 
Hamilton  a  dit  aussi  :  déchu  de  ses  espérances. 

3.  Étonné,  violemment  ému,  d'une  émotion  où  il  entre  de  la  crainte, 
et  qui  glace  les  sens,  attonitus.  Le  mot  est  très  usité  au  xvn*  siècle  en 
ce  sens. 

4.  Obscure,  qui  obscurcit  le  visage. 


ACTE  II,  SCENE  II.  20^ 


NARCISSE. 


Vous? 


NliUON. 


Depuis  un  moment,  mais  pour  toute  ma  vie. 
J'aime,  que  dis-je  aimer?  j'idolâtre  Junie. 


Vous  l'aimez? 


NARCISSE. 


NERON. 


Excité  d'un  désir  curieux,  385 

Cette  nuit  je  l'ai  vue  arriver  en  ces  lieux, 
Triste,  levant  au  ciel  ses  yeux  mouillés  de  larmes*. 
Qui  brilloient  au  travers  des  flambeaux  et  des  armes  : 
Belle,  sans  ornements,  dans  le  simple  appareil- 
D'une  beauté  qu'on  vient  d'arracher  au  sommeil.  3(jo 

Que  veux-tu?  Je  ne  sais  si  cette  négligence'. 
Les  ombres,  les  flambeaux,  les  cris  et  le  silence. 
Et  le  farouche  aspect  de  ses  fiers  ravisseurs 
Relevoient  de  ses  yeux  les  timides  douceurs. 
Quoi  qu'il  en  soit,  ravi  d'une  si  belle  vue,  3t)5 

J'ai  voulu  lui  parler,  et  ma  voix  s'est  perdue  : 
Immobile,  saisi  d'un  long  étonnement. 
Je  l'ai  laissé  passer  dans  son  appartement. 

1.  Virgile  (Enéide,  I,  228)  dit  de  Vénus  : 

Tristior  et  lacrimis  oculos  siiffusa  nitentes 
«  Triste,  les  yeux  brillants  et  mouillés  do  larmes.  » 

2.  Appareil  ne  contient  pas  par  lui-mtMiie  l'idée  de  pompe  ou  de 
magnificence  :  il  signifie  apprêt,  préparatifs  disposition,  d'où  arraurje- 
ment.  Cependant  la  phrase  de  Racine  a  une  sorte  d'élégance  un  peu 
compassée,  qui  contraste  avec  l'idée,  et  c'est  justement  ce  qui  l'a  fait 
passer  en  proverbe. 

S.  Néfilifience,  négligé.  «  Je  suis  toute  réjouie...  que  vous  conserviez 
sous  votre  négligence  une  beauté  si  merveilleuse.  »  (Mme  de  Sévigné.) 


200  BRITANNICUS. 

J'ai  passé  dans  le  mien.  C'est  là  que  solitaire, 

De  son  image  en  vain  j'ai  voulu  me  distraire*  :  4oo 

Trop  présente  à  mes  yeux,  je  croyois  lui  parler; 

J'aimois  jusqu'à  ses  pleurs  que  je  faisois  couler. 

Quelquefois,  mais  trop  tard,  je  lui  demandois  grâce; 

J'employois  les  soupirs,  et  même  la  menace. 

Voilà  comme,  occupé  de  mon  nouvel  amour,  4o5 

Mes  yeux,  sans  se  fermer,  ont  attendu  le  jour. 

Mais  je  m'en  fais  peut-être  une  trop  belle  image; 

Elle  m'est  apparue  avec  trop  d'avantage  : 

^'arcisse,  qu'en  dis-tu? 

NARCISSE. 

Quoi,  Seigneur?  croira-t-on 
Qu'elle  ait  pu  si  longtemps  se  cacher  à  Néron?  410 

NÉRON. 

Tu  le  sais  bien,  Narcisse;  et  soit  que  sa  colère 

M'imputât  le  malheur  qui  lui  ravit  son  frère  ; 

Soit  que  son  cœur,  jaloux  *  d'une  austère  fierté, 

Enviât 3  à  nos  yeux  sa  naissante  beauté; 

Fidèle  à  sa  douleur,  et  dans  l'ombre  enfermée,  4i5 

Elle  se  déroboit  même  à  sa  renommée. 

Et  c'est  cette  vertu,  si  nouvelle  à  la  cour, 

Dont  la  persévérance  irrite  mon  amour. 

Quoi,  Narcisse?  tandis  qu'il  n'est  point  de  Romaine 

Que  mon  amour  n'honore  et  ne  rende  plus  vaine,         420 

Qui  dès  qu'à  ses  regards  elle  ose  se  fier, 

Sur  le  cœur  de  César  ne  les  vienne  essayer  : 

Seule  dans  son  palais  la  modeste  Junie 

Regarde  leurs  honneurs  comme  une  ignominie. 

Fuit,  et  ne  daigne  pas  peut-être  s'informer  4*^5 

1.  Distraire,  sens  étymologique,  détourner,  éloigner  mon  esprit. 

2.  Jaloux,  qui  tient  à,  qui  veut  conserver,  attaché  à,  passionné  pour. 

3.  Enviât,  refusât,  invideret. 


ACTE  II.  SCÈNE  II.  267 


Si  César  est  aimable,  ou  bien  s'il  sait  aimer  j 
Dis-moi  :  Britaunicus  l'aime-t-il? 


Seigneur? 


NARCISSE. 

Quoi?  s'il  l'aime, 
.Qxieur? 

NÉRON. 

Si  jeune  encor,  se  connoît-il  lui-même? 
D'un  regard  enchanteur*  connoît-il  le  poison? 

NARCISSE. 

Seigneur,  l'amour  toujours  n'attend  pas  la  raison.        4^0 
N'en  doutez  point,  il  l'aime.  Instruits  par  tant  de  charmes, 
Ses  yeux  sont  déjà  faits  à  l'usage  des  larmes. 
A  ses  moindres  désirs  il  sait  s'accommoder; 
Et  peut-être  déjà  sait-il  persuader. 

NÉRON. 

Que  dis-tu?  Sur  son  cœur  il  auroit  quelque  empire?     435 

NARCISSE. 

Je  ne  sais;  mais.  Seigneur,  ce  que  je  puis  vous  dire, 

Je  l'ai  vu  quelquefois  s'arracher  de  ces  lieux, 

Le  cœur  plein  d'un  courroux  qu'il  cachoit  à  vos  yeux. 

D'une  cour  qui  le  fuit  pleurant  l'ingratitude, 

Las  de  votre  grandeur  et  de  sa  servitude,  44o 

Entre  l'impatience  et  la  crainte  flottant  : 

Il  alloit  voir  Junie,  et  revenoit  content. 

NÉRON. 

D'autant  plus  malheureux  qu'il  aura  su  lui  plaire, 

Narcisse,  il  doit  plutôt  souhaiter  sa  colère. 

Néron  impunément  *  ne  sera  pas  jaloux.  44^ 

1.  Enchanteur  a  toute  sa  force,  un  regard  qui  jette  un  charme,  un 
enchantement,  qui  ensorcelle. 

2.  Impunrment,  au  sens  actif,  non  pas  sans  être  puni,  mais  sans  punir ^ 
fans  se  venqer. 


ii()8  BRITAISMCUS. 


Vous?  Et  de  quoi,  Seigneur,  vous  inquiétez-vous? 

Juiiic  a  pu  le  plaindre  et  partager  ses  peines  : 

Elle  n'a  vu  couler  de  larmes  que  les  siennes. 

Mais,  aujourd'hui,  Seigneur,  que  vos  yeux  dessillés*. 

Regardant  de  plus  près  l'éclat  dont  vous  brillez,  45o 

Verront  autour  de  vous  les  rois  sans  diadème, 

Inconnus  dans  la  foule,  et  son  amant  lui-même. 

Attachés  sur  vos  yeux  s'honorer  d'un  regard 

Que  vous  aurez  sur  eux  fait  tomber  au  hasard; 

Quand  elle  vous  verra,  de  ce  degré  de  gloire,  455 

Venir  en  soupirant  avouer  sa  victoire  : 

Maître,  n'en  doutez  point,  d'un  cœur  déjà  charmé, 

Commandez  qu'on  vous  aime,  et  vous  serez  aimé. 

NÉHON. 

A  combien  de  chagrins  il  faut  que  je  m'apprête  ! 
Que  d'importunités! 

NARCISSE. 

Quoi  donc?  qui  vous  arrête,  460 

Seigneur? 

NÉRON. 

Tout  :  Octavie,  Agrippine,  Burrhus, 
Sénèque,  Rome  entière,  et  trois  ans  de  vertus. 
Non  que  pour  Octavie ^  un  reste  de  tendresse 
M'attache  à  son  hymen  et  plaigne  sa  jeunesse. 

1.  Dessillés,  terme  de  fauconnerie,  que  la  langue  commune  avait 
adopté.  On  cillait  le  faucon,  on  lui  cousait  les  paupières,  les  cils,  pour 
le  dompter;  quand  il  était  dressé,  on  coupait  le  fil,  et  l'on  décillmt 
l'oiseau.  Leurre,  déluré,  hagard,  niais,  attraper,  être  aux  abois,  etc., 
sont  aussi  des  termes  de  fauconnerie  et  de  vénerie. 

2.  Octavie,  cf.  v.  85  Poussé  par  Poppée,  il  l'accuse  d'adultère  :  ses 
esclaves,  mis  à  la  torture,  la  vengent  avec  éclat  de  cette  calomnie. 
Elle  n'en  est  pa   moins  exilée  en  Campanie.  Le  peuple,  mécontent,  force 


ACTE  II,  SCÈNE  IL  2G9 

Mes  yeux,  depuis  longtemps  fatigués  de  ses  soins,         465 

Rarement  de  ses  pleurs  daignent  être  témoins  : 

Trop  heureux  si  bientôt  la  faveur  d'un  divorce 

Me  soulageoit  d'un  joug  qu'on  m'imposa  par  force! 

Le  ciel  même  en  secret  semble  la  condamner  : 

Ses  vœux,  depuis  quatre  ans,  ont  beau  l'importuner.    470 

Les  Dieux  ne  montrent  point  que  sa  vertu  les  louche  : 

D'aucun  gage,  xNarcisse,  ils  n'honorent  sa  couche*; 

L'Empire  vainement  demande  un  héritier. 

NARCISSE. 

Que  tardez-vous,  Seigneur,  à  la  répudier? 

L'Empire,  votre  cœur,  tout  condamne  Octavie.  475 

Auguste,  votre  aïeul,  soupiroit  pour  Livie  : 

Par  un  double  divorce  ils  s'unirent  tous  deux^; 

Et  vous  devez  l'Empire  à  ce  divorce  heureux 5. 

Tibère,  que  l'hymen  plaça  dans  sa  famille, 

Osa  bien  à  ses  yeux  répudier  sa  fille*.  480 

Vous  seul,  jusques  ici  contraire  à  vos  désirs^, 

N'osez  par  un  divorce  assurer  vos  plaisirs. 


Néron  à  la  rappeler.  Poppée,  inquiète  de  l'émotion  populaire,  revient  à 
la  charge  :  on  décide  Anicetus,  le  même  qui  avait  préparé  le  meurtre 
d'Agrippine,  à  s'avouer  l'amant  de  l'impératrice,  Alors  Octavie  est  relé- 
guée dans  l'ile  Pandataria,et  bientôt  mise  à  mort.  Racine  fait  pressentir 
toute  cette  atroce  tragédie. 

1.  Extnrbat  Oclaviam,  sterilem  dictitans.  (Tacite,  Ann.,  XIV,  lx.)  «  Il 
chassa  Octavie,  répétant  qu'elle  était  stérile.  » 

2.  Auguste  était  marié  à  Scribonia;  Livie,  à  Ti.  Claudius  Nero,  dont 
elle  avait  un  fils  (Tibère),  et  elle  était  enceinte  de  Drusus.  Ce  double 
divorce  n'alla  point  sans  scandale,  même  alors, 

3.  En  eiret,  avec  Tibère,  Caligula,  Claude,  Agrippine,  c'est  la  postérité 
de  Livie,  et  non  d'Auguste,  c'est  la  gens  Claudia,  et  non  la  gens  Julia, 
qui  règne.  Les  Césars  sont  des  Claudes.' 

4.  Sa  fille,  Julia,  fille  d'Auguste  et  de  Scribonie. 

5.  l'rohibeOor  unus  facere  quod  cunclis  licel?  dit  Néron  dans  la  tra- 
gédie latine  d'Octavie.  «  Serai-je  seul  à  ne  pouvoir  ce  qu'on  permet  à 
tous?  » 


270  BRITANNICUS. 


Et  ne  connois-tu  pas  l'implacable  Agrippine? 

Mon  amour  inquiet  déjà  se  l'imagine 

Qui  m'amène  Octavie,  et  d'un  œil  enflammé  485 

Atteste  les  saints  droits  d'un  nœud  qu'elle  a  formé, 

Et  portant  à  mon  cœur  des  atteintes*  plus  rudes, 

Me  fait  un  long  récit  de  mes  ingratitudes. 

De  quel  front  soutenir  ce  fâcheux  entretien? 

NARCISSE, 

N'ôtes-vous  pas,  Seigneur,  votre  maître  et  le  sien?        490 
Vous  verrons-nous  toujours  trembler  sous  sa  tutelle 2? 
Vivez,  régnez  pour  vous  :  c'est  trop  régner  pour  elle. 
Craignez-vous?  Mais,  Seigneur,  vous  ne  la  craignez  pas  : 
Vous  venez  de  bannir  le  superbe  Pallas, 
Pallas  dont  vous  savez  qu'elle  soutient  l'audace.  49^ 

NÉRON. 

Éloigné  de  ses  yeux,  j'ordonne,  je  menace, 

J'écoute  vos  conseils,  j'ose  les  approuver; 

Je  m'excite  contre  elle,  et  tâche  à  la  braver. 

Mais  (je  t'expose  ici  mon  âme  toute  nue) 

Sitôt  que  mon  malheur  me  ramène  à  sa  Mie,  5oo 

Soit  que  je  n'ose  encor  démentir^  le  pouvoir 

De  ces  yeux  où  j'ai  lu  si  longtemps  mon  devoir; 


1.  Atteintes,  coups. 

2.  Poppée,  dans  Tacite  (Ann.,  XIV,  i),  fait  à  Néron  le  même  reproche  : 
(jih-e...,  crcbris  criminalionibus,  nliqnnndo  per  faceiins  incusaret  prin- 
cipevt  et  pujjiilnm  vocaret,  (jui,jiissis  alienis  obnoxiiis,  non  modo  im- 
perii,  sed  libertatis  eiinm  indujeret.  «  Elle  multipliait  les  récrimina- 
lions;  parfois  elle  faisait  des  reprociies  au  prince  en  plaisantant,  en 
rappelant  mineur  :  puisque,  soumis  aux  ordres  d'autrui,  il  n'était  pas 
seulement  privé  de  l'empire,  mais  aussi  de  la  liberté.  » 

5.  Démentir,  nier.  iMais  démentir  ajoute,  à  l'idée  de  nier  le  pouvoir 
actuel,  l'aveu  du  pouvoir  passé. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  271 

Soit  qu'à  tant  de  bienfaits  ma  mémoire  fidèle 

Lui  soumette  en  secret  tout  ce  que  je  tiens  d'elle, 

Mais  enlin  mes  efforts  ne  me  servent  de  rien  :  5o5 

3Ion  Génie  étonné  tremble  devant  le  sien*. 

Et  c'est  pour  m'affranchir  de  cette  dépendance, 

Que  je  la  fuis  partout,  que  même  je  l'offense, 

Et  que  de  temps  en  temps  j'irrite  ses  ennuis. 

Afin  qu'elle  m'évite  autant  que  je  la  fuis.  5io 

Mais  je  t'arrête  *  trop.  Retire-toi,  Narcisse  : 

Britannicus  pourroit  t'accuser  d'artifice. 


Non,  non  :  Britannicus  s'abandonne  à  ma  foi 5. 

Par  son  ordre,  Seigneur,  il  croit  que  je  vous  voi, 

Que  je  m'informe  ici  de  tout  ce  qui  le  touche,  5i5 

Et  veut  de  vos  secrets  être  instruit  par  ma  bouche. 

Impatient  surtout  de  revoir  ses  amours, 

Il  attend  de  mes  soins  ce  fidèle  secours*. 

KÉRON. 

J'y  consens,  porte-lui  cette  douce  nouvelle  : 
Il  la  verra. 

NARCISSE. 

Seigneur,  bannissez-le  loin  d'elle.  5  20 


1.  Un  devin  d'Egypte  dit  à  Antoine,  dépité  de  perdre  toujours  au  jeu 
avec  Octave  :  «  Ton  Génie  redoute  le  sien  :  fier  et  hardi  quand  il  est 
seul,  il  perd  devant  celui  de  César  toute  sa  grandeur  et  devient  faible 
et  timide.  »  (Plutarque,  Vie  d'Antoine.) 

2.  Je  t'arrête,  je  te  retiens. 

3.  A  ma  foi,  à  ma  fidélité,  à  ma  loyauté. 

4.  Remarquez  l'emploi  et  la  place  de  l'adjectif  :  il  attend  ce  secours 
de  mes  soins  fidèles,  ou  de  mes  soins  et  de  ma  fidélité.  C'est  un  des  pro- 
cédés ordinaires  du  style  de  lîacine,  que  l'étude  de  la  phrase  latine  lui 
a  sui,'géré. 


272  BRITAÎSNICUS. 


J'ai  mes  raisons,  Narcisse;  et  lu  peux  concevoir 

Que  je  lui  vendrai  cher  le  plaisir  de  la  voir. 

Cependant  vante-lui  ton  heureux  stratagème  : 

Dis-lui  qu'en  sa  faveur  on  me  trompe  moi-même, 

Qu'il  la  voit  sans  mon  ordre.  On  ouvre  :  la  voici.  S-iS 

Va  retrouver  ton  maître,  et  l'amener  ici. 


SCÈNE  III 
NÉRON,  JUNIE. 


NERON. 


Vous  VOUS  troublez.  Madame,  et  changez  de  visage. 
Lisez-vous  dans  mes  yeux  quelque  triste  présage? 


JUNIE. 


Seigneur,  je  ne  vous  puis  déguiser  mon  erreur  : 

J'allois  voir  Octavie,  et  non  pas  l'Empereur.  63o 


Je  le  sais  bien.  Madame,  et  n'ai  pu  sans  envie 
Apprendre  vos  bontés  pour  l'heureuse  Octavie. 

JLNIE. 

Vous,  Seigneur? 

NÉRON. 

Pensez-vous,  Madame,  qu'en  ces  lieux 
Seule  pour  vous  connoître  Octavie  ait  des  yeux? 

JUNIE. 

£t  quel  autre,  Seigneur,  voulez-vous  que  j'implore?      535 
A  qui  demanderai-je  un  crime  que  j'ignore? 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  275 

Vous  qui  le  punissez,  vous  ne  l'ignorez  pas. 

De  grâce,  apprenez-moi.  Seigneur,  mes  attentats. 

NÉUON. 

Quoi?  Madame,  est-ce  donc  une  légère  ofîense 

De  m'avoir  si  longtemps  caché  votre  présence*?  54o 

Ces  trésors  dont  le  ciel  voulut  vous  embellir, 

Les  avez-vous  reçus  pour  les  ensevelir? 

L'heureux  Britannicus  verra-t-il  sans  alarmes 

Croître,  loin  de  nos  yeux,  son  amour  et  vos  charmes? 

Pourquoi,  de  cette  gloire  exclus  ^  jusqu'à  ce  jour,  545 

M'avez-vous,  sans  pitié,  relégué  dans  ma  cour? 

On  dit  plus  :  vous  souffrez  sans  en  être  offensée, 

Qu'il  vous  ose.  Madame,  expliquer^  sa  pensée. 

Car  je  ne  croirai  point  que  sans  me  consulter 

La  sévère  Junie  ait  voulu  le  flatter,  55o 

Ni  qu'elle  ait  consenti  d'aimer  et  d'être  aimée. 

Sans  que  j'en  sois  instruit  que  par  la  renommée. 

JUNIE. 

Je  ne  vous  nîrai  point.  Seigneur,  que  ses  soupirs 

M'ont  daigné  quelquefois  expliquer  ses  désirs. 

Il  n'a  point  détourné  ses  regards  d'une  fille  555 

Seul  reste  du  débris*  d'une  illustre  famille. 

Peut-être  il  se  souvient  qu'en  un  temps  plus  heureux 

Son  père  me  nomma  pour  l'objet  de  ses  vœux. 

il  m'aime;  il  obéit  à  l'Empereur  son  père, 

Et  j'ose  dire  encore  à  vous,  à  votre  mère.  56o 

Vos  désirs  sont  toujours  si  conformes  aux  siens.... 


1.  Présence  est  pris  dans  le  sens  de  visage,  aspect,  vue. 

2.  Voir  la  note  2  de  la  paf,'e  290. 

3.  Expliquer,  au  sens  latin,  e.rplicare,  développer,  déclarer. 

4.  Débris,  au  sinjjulier,  est  V action  de  briser,  ou  le  fait  d'être  brisé, 
par  conséquent  destruction,  ou  ruine,  dégât  ou  naufrage  :  comparez  le 
sens  et  l'emploi  du  mot  simple,  bris. 


in  BRITANNICUS. 


Ma  mère  a  ses  desseins,  Madame,  et  j'ai  les  miens. 

Ne  parlons  plus  ici  de  Claude  et  d'Agrippine  : 

Ce  n'est  point  par  leur  choix  que  je  me  détermine 

C'est  à  moi  seul.  Madame,  à  répondre  de  vous;  5G5 

Et  je  veux  de  ma  main  vous  choisir  un  époux. 


Ah  !  Seigneur,  songez-vous  que  toute  autre  alliance 
Fera  honte  aux  Césars,  auteurs  de  ma  naissance? 

NÉKON. 

Non,  Madame,  l'époux  dont  je  vous  entretiens 

Peut  sans  honte  assembler  vos  aïeux  et  les  siens  :         670 

Vous  pouvez,  sans  rougir,  consentir  à  sa  flamme. 


Et  quel  est  donc.  Seigneur,  cet  époux? 

NÉRON. 

Moi,  Madame. 

JUNIE. 

Vous? 

NÉRON. 

Je  vous  nommerois,  Madame,  un  autre  nom. 
Si  j'en  savois  quelque  autre  au-dessus  de  Néron. 
Oui,  pour  vous  faire  un  choix  où  vous  puissiez  souscrire, 
J'ai  parcouru  des  yeux  la  cour,  Rome  et  l'Empire. 
Plus  j'ai  cherché,  Madame,  et  plus  je  cherche  encor 
En  quelles  mains  je  dois  confier  ce  trésor, 
Plus  je  vois  que  César,  digne  seul  de  vous  plaire. 
En  doit  être  hri  seul  l'heureux  dépositaire,  58o 


II 


ACTE  II,  SCÈÎSE  III.  275 

Et  ne  peut  dignement  vous  confier  qu'aux  mains 

A  qui  Rome  a  commis  l'empire  des  humains. 

Vous-même,  consultez  vos  premières  années. 

Claudius  à  son  fils  les  avoit  destinées  ; 

Mais  c'étoit  en  un  temps  où  de  l'Empire  entier  585 

Il  croyoit  quelque  jour  le  nommer  l'héritier. 

Les  Dieux  ont  prononcé.  Loin  de  leur  contredire, 

C'est  à  vous  de  passer  du  côté  de  l'Empire.  , 

En  vain  de  ce  présent  ils  m'auroient  honoré, 

Si  votre  cœur  devoit  en  être  séparé;  5go 

Si  tant  de  soins  ne  sont  adoucis  par  vos  charmes; 

Si  tandis  que  je  donne  aux  veilles,  aux  alarmes 

Dos  jours  toujours  à  plaindre  et  toujours  enviés. 

Je  ne  vais  quelquefois  respirer  à  vos  pieds. 

Qu'Octavie  à  vos  yeux  ne  fasse  point  d'ombrage  :  SgS 

Rome,  aussi  bien  que  moi,  vous  donne  son  suffrage. 

Répudie  Octavie,  et  me  fait  dénouer 

Un  hymen  que  le  ciel  ne  veut  point  avouer*. 

Songez-y  donc,  Madame,  et  pesez  en  vous-même 

Ce  choix  digne  des  soins  d'un  prince  qui  vous  aime,     600 

Digne  de  vos  beaux  yeux  trop  longtemps  captivés, 

Digne  de  l'univers  à  qui  vous  vous  devez. 


Seigneur,  avec  raison  je' demeure  étonnée. 

Je  me  vois,  dans  le  cours  d'une  même  journée, 

Homme  une  criminelle  amenée  en  ces  Heux;  6o5 

Et  lorsque  avec  frayeur  je  parois  à  vos  yeux, 

Que  sur  mon  innocence  à  peine  je  me  fie. 

Vous  in'olïiez  tout  d'un  coup  la  place  d'Octavie. 

J'ose  dire  pourtant  que  je  n'ai  mérité 

-Ni  cet  excès  d'honneur,  ni  cette  indignité.  Oio 


1.  Avouer 
prouver. 


,  reconnaitre  pour  légitime   ou  valable,  autoriser,  ap- 


1 


'276  BRITANNICUS. 

Et  pouvez-voiis,  Seigneur,  souhaiter  qu'une  fille 

Qui  vit  presque  en  naissant  éteindre  sa  famille, 

Qui  dans  l'obscurité  nourrissant  sa  douleur. 

S'est  fait  une  vertu  conforme  à  son  malheur, 

Passe  subitement  de  celte  nuit  profonde  6i5 

Dans  un  rang  qui  l'expose  aux  yeux  de  tout  le  monde, 

Dont  je  n'ai  pu  de  loin  soutenir  la  clarté. 

Et  dont  une  autre  enfin  remplit  la  majesté? 

NÉRON. 

Je  vous  ai  déjà  dit  que  je  la  répudie. 

Ayez  moins  de  frayeur,  ou  moins  de  modestie.  620 

N'accusez  point  ici  mon  choix  d'aveuglement; 

Je  vous  réponds  de  vous  :  consentez  seulement. 

Du  sang  dont  vous  sortez  rappelez  la  mémoire; 

Et  ne  préférez  point  à  la  solide  gloire 

Des  honneurs  dont  César  prétend  vous  revêtir,  626        j 

La  gloire  d'un  refus,  sujet  au  repentir.  j 

JUNIE. 

Le  ciel  connoît.  Seigneur,  le  fond  de  ma  pensée. 

Je  ne  me  flatte  point  d'une  gloire  insensée  :  j  f 

Je  sais  de  vos  présents  mesurer  la  grandeur;  f  à 

Mais  plus  ce  rang  sur  moi  répandroit    de  splendeur,      63o       | 

Plus  il  me  feroit  honte,  et  mcttroit  en  lumière* 

Le  crime  d'en  avoir  dépouillé  l'héFitiére. 

NÉRON. 

C'est  de  ses  intérêts  prendre  beaucoup  de  soin. 
Madame;  et  l'amitié  ne  peut  aller  plus  loin. 

1.  Comme  on  l'a  remarqué  souvent,  l'idée  et  l'image  sont  tirées  des 
vers  célèbres  de  Juvénal  : 

Incipit  ipsorum  contra  te  stare  parentum 
Nobilitas,  claramque  fncem  prxferre  imdendis. 

«  l>a  gloire  de  tes  aïeux  se  tourne  contre  toi,  et  verse  un  jour  écla- 
tant sur  les  hontes  de  ta  vie.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  277 

Mais  ne  nous  flattons  point,  et  laissons  le  mystère.       635 
La  sœur  vous  touche  ici  beaucoup  moins  que  le  frère  ; 
Et  pour  Britannicus.... 


II  a  su  me  toucher, 
Seigneur  ;  et  je  n'ai  point  prétendu  m'en  cacher. 
Cette  sincérité  sans  doute  est  peu  discrète; 
Mais  toujours  de  mon  cœur  ma  bouche  est  l'interprète. 
Al)sente  de  la  cour,  je  n'ai  pas  dû  penser, 
Seigneur,  qu'en  l'art  de  feindre  il  fallût  m'excrcer. 
J'aime  Britannicus.  Je  lui  fus  destinée 
Quand  l'Empire  devoit  suivre  son  hyménée. 
Mais  ces  mêmes  malheurs  qui  l'en  ont  écarté,  645 

Ses  honneurs  abolis*,  son  palais  déserté, 
La  fuite  d'une  cour  que  sa  chute  a  bannie. 
Sont  autant  de  Hens  qui  retiennent  Junie. 
Tout  ce  que  vous  voyez  conspire  à  vos  désirs  ; 
Vos  jours  toujours  sereins  coulent  dans  les  plaisirs.       65o 
L'Empire  en  est  pour  vous  l'inépuisable  source  ; 
Ou  si  quelque  chagrin  en  interrompt  la  course, 
Tout  l'univers,  soigneux  de  les  entretenir. 
S'empresse  à  l'effacer  de  votre  souvenir. 
Britannicus  est  seul.  Quelque  ennui  qui  le  presse*,        655 
Il  ne  voit  dans  son  sort  que  moi^  qui  s'intéresse, 

1.  Aboli,  an  sens  latin,  abolitus.  Suétone  a  dit  abolitiis  honor  dans  la 
Vie  de  Claude. 

2.  Presser,  comme  le  latin  premere,  peser  sur. 

Sous  ce  pressant  remords  il  a  trop  succombé. 

(Corneille,  Cinna.) 
Tout  ce  dont  la  fortune  afflige  cette  vie 
Pôle-mêle  assemblé  me  presse  tellement.... 

(Malherbe.) 

">.  Malf(ré  l'apparente  bizarrerie  de  ce  tour,  rien  n'est  plus  régulier. 
Uni  ne  se  rapporte  pas  à  niui.  «  Il  ne  voit  qui  (personne  qui)  s'intéresse 


î 


278  BRITAÎN'NICUS. 

Et  n'a  pour  tous  plaisirs,  Seigneur,  que  quelques  pleurs 
Qui  lui  font  quelquefois  oublier  ses  malheurs. 


Et  ce  sont  ces  plaisirs  et  ces  pleurs  que  j'envie, 
Que  tout  autre  que  lui  me  paîroit  de  sa  vie.  660    ^ 

Mais  je  garde  à  ce  prince  un  traitement  plus  doux. 
Madame,  il  va  bientôt  paroître  devant  vous.  J 

JUNIE. 

Ah  !  Seigneur,  vos  vertus  m'ont  toujours  rassurée. 

NÉRON. 

Je  pouvois  de  ces  lieux  lui  défendre  l'entrée  ; 

Mais,  Madame,  je  veux  prévenir  le  danger  665 

Où  son  ressentiment  le  pourroit  engager. 

Je  ne  veux  point  le  perdre.  11  vaut  mieux  que  lui-même 

Entende  son  arrêt  de  la  bouche  qu'il  aime.  ,| 

Si  ses  jours  vous  sont  chers,  éloignez-le  de  vous,'  * 

Sans  qu'il  ait  aucun  lieu  de  me  croire  jaloux.  670 

De  son  bannissement  prenez  sur  vous  l'offense  ; 

Et  soit  par  vos  discours,  soit  par  votre  silence, 

Du  moins  par  vos  froideurs,  faites-lui  concevoir 

Qu'il  doit  porter  ailleurs  ses  vœux  et  son  espoir.  4 

JUNIE. 

Moi  !  que  je  lui  prononce  un  arrêt  si  sévère  !  676 

Ma  bouche  mille  fois  lui  jura  le  contraire. 
Quand  même  jusque-là  je  pourrois  me  trahir. 
Mes  yeux  lui  défendront,  Seigneur,  de  m'obéir. 


Caché  près  de  ces  lieux,  je  vous  verrai,  Madame. 
Renfermez  votre  amour  dans  le  fond  de  votre  âme.      680 

dans  son  sort,  que  (si  ce  n'est)  moi.  »  L'antécédent  véritable  est  sous- 
entendu.  Cette  construction  n'est  pas  rare  alors. 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  279 

Vous  n'aurez  point  pour  moi  de  langages  secrets  : 
J'entendrai  des  regards  que  vous  croirez  muets  ; 
Et  sa  perte  sera  l'infailliijle  salaire 
D'un  geste  ou  d'un  soupir  échappé  pour  lui  plaire. 


Hélas  !  si  j'ose  encor  former  quelques  souhaits,  685 

Seigneur,  permettez-moi  de  ne  le  voir  jamais  ! 


SCÈNE  IV 
NÉRON,  JUNIE,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Britannicus,  Seigneur,  demande  la  princesse  : 
11  approche. 

NÉRON. 

Qu'il  vienne. 

Jl'NIE. 

Ah!  Seigneur. 

NÉRON. 

Je  vous  laisse. 
Sa  fortune  dépend  de  vous  plus  que  de  moi. 
Madame,  en  le  voyant,  songez  que  je  vous  voi.  690 


SCÈNE  V 
JUNIE,  NARCISSE. 

JUNIE. 

Ah!  cher  Narcisse,  cours  au-devant  de  ton  maître; 
Dis-lui....  Je  suis  perdue,  et  je  le  vois  paraître. 


280  BRITANNICUS. 

SCÈNE  VI  l 

JUNIE,  BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITANNICUS.  j 

Madame,  quel  bonheur  me  rapproche  de  vous?  j 

Quoi?  je  puis  donc  jouir  d'un  entretien  si  doux?  I 

Mais  parmi  ce  plaisir  quel  chagrin  me  dévore!  CgS       I 

Hélas!  puis-je  espérer  de  vous  revoir  encore?  ; 
Faut-il  que  je  dérobe,  avec  mille  détours*, 

Un  bonheur  que  vos  yeux  m'accordoient  tous  les  jours?  i 

Quelle  nuit!  Quel  réveil!  Vos  pleurs,  votre  présence  ; 

N'ont  point  de  ces  cruels  désarmé  l'insolence?  700      I 

Que  faisoit  votre  amant?  Quel  démon ^  envieux  i 

M'a  refusé  l'honneur  de  mourir  à  vos  yeux?  ! 
Hélas!  dans  la  frayeur  dont  vous  étiez  atteinte, 

M'avez-vous  en  secret  adressé  quelque  plainte?  ! 

Ma  princesse,  avez-vous  daigné  me  souhaiter?  705      j 

Songiez-vous  aux  douleurs  que  vous  m'alliez  coûter?  ] 

Vous  ne  me  dites  rien?  Quel  accueil!  Quelle  glace!  ^ 

Est-ce  ainsi  que  vos  yeux  consolent  ma  disgrâce?  ,; 

Parlez.  Nous  sommes  seuls  :  notre  ennemi  trompé,  | 

Tandis  que  je  vous  parle,  est  ailleurs  occupé.  710 

Ménageons'  les  moments  de  cette  heureuse  absence.  | 

JUNIE.  \ 

Vous  êtes  en  des  lieux  tout  pleins  de  sa  puissance.  ;; 

1.  Détours,  ruses,  façons  détournées,  dissimulées  d'agir  ou  de  parler. 

Le  roi  toujours  fertile  en  dangereux  détours. 

(MithrUaie.) 

2.  Démon,  divinité,  SaLjJiwv. 

3.  Ménageons,  non  pas  épargnons,  mais  employo?is  bien. 


ACTE  II,  SCENE  VI.  281 

Ces  murs  mêmes,  Seigneur,  peuvent  avoir  des  yeux; 
Et  jamais  l'Empereur  n'est  absent  de  ces  lieux. 

BRITANNICUS. 

Et  depuis  quand,  Madame,  êtes- vous  si  craintive?  yiS 

Ouoi?  déjà  votre  amour  «)uffre  qu'on  le  captive? 

Qu'est  devenu  ce  cœur  qui  me  juroit  toujours 

De  faire  à  Néron  même  envier  nas  amours? 

Mais  bannissez.  Madame,  une  inutile  crainte. 

La  foi  dans  tous  les  cœurs  n'est  pas  encore  éteinte;     720 

Chacun  semble  des  yeux  approuver  mon  courroux; 

La  mère  de  Néron  se  déclare  pour  nous. 

Rome,  de  sa  conduite  elle-même  offensée.... 


Ah  !  Seigneur,  vous  parlez  contre  votre  pensée. 
Vous-même,  vous  m'avez  avoué  mille  fois  725 

Que  Rome  le  louoit  d'une  commune  voix; 
Toujours  à  sa  vertu  vous  rendiez  quelque  hommage. 
Sans  doute  la  douleur  vous  dicte  ce  langage. 

BRITANNICUS. 

Ce  discours  me  surprend,  il  le  faut  avouer. 

Je  ne  vous  cherchois  pas  pour  l'entendre  louer.  730 

Quoi?  pour  vous  confier  la  douleur  qui  m'accable, 

A  peine  je  dérobe  un  moment  favorable, 

Et  ce  moment  si  cher,  Madame,  est  consumé 

A  louer  l'ennemi  dont  je  suis  opprimé? 

Qui  vous  rend  à  vous-même,  en  un  jour,  si  contraire?  735 

Quoi?  même  vos  regards  ont  appris  à  se  taire? 

Que  vois-je?  Vous  craignez  de  rencontrer  mes  yeux? 

Néron  vous  plairoit-il?  Vous  serois-je  odieux? 

Ah!  si  je  le  croyois,.,.  Au  nom  des  Dieux, Madame, 

Éclaircissez  le  trouble  où  vous  jetez  mon  âme.  74^ 

Parlez.  Ne  suis-je  plus  dans  votre  souvenir? 


282  BRITANNICUS. 

JUNIE. 

Retirez-vous,  Seigneur,  l'Empereur  va  venir. 

BRITANNICUS. 

Après  ce  coup,  Narcisse,  à  qui  dois-je  m'attendre*? 

SCÈNE  Vil 
NÉRON,  JUNIE,  NARCISSE. 

NÉRON. 

Madame.... 


Non,  Seigneur,  je  ne  puis  rien  entendre. 
Vous  êtes  obéi.  Laissez  couler  du  moins  745 

Des  larmes  dont  ses  yeux  ne  seront  pas  témoins. 


SCÈNE  VIH 
NÉRON,  NARCISSE. 

NÉRON. 

Hé  bien  !  de  leur  amour  tu  vois  la  violence, 

Narcisse  :  elle  a  paru  jusque  dans  son  silence. 

Elle  aime  mon  rival,  je  ne  puis  l'ignorer; 

Mais  je  mettrai  ma  joie  à  le  désespérer.  75o 

Je  me  fais  de  sa  peine  une  image  charmante. 

Et  je  l'ai  vu  douter  du  cœur  de  son  amante. 

1.  M'atlendre,  me  fier,  compter  sur.... 


ACTE  IL  SCENE  VIII.  283 

Je  la  suis.  Mon  rival  t'attend  pour  éclater. 

Par  de  nouveaux  soupçons,  va,  cours  le  tourmenter; 

Et  tandis  qu'à  mes  yeux  on  le  pleure,  on  l'adore,  ySS 

Fais-lui  payer  bien  cher  un  bonheur  qu'il  ignore. 

NARCISSE,  seul. 

La  fortune  t'appelle  une  seconde  fois, 

Narcisse  :  voudrois-tu  résister  à  sa  voix? 

Suivons  jusques  au  bout  ses  ordres  favorables; 

Et  pour  nous  rendre  heureux,  perdons  les  misérables.  760 


FIN   DU   DEUXIEME  ACTE 


ACTE  m* 


SCÈNE   PREMIÈRE 
NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHUS. 


Pallas  obéira,  Seigneur. 


NERON. 


Et  de  quel  œil 
Ma  mère  a-t-elle  vu  confondre  son  orgueil?  \  > 

BURRHUS.  '    I 

Ne  doutez  point.  Seigneur,  que  ce  coup  ne  la  frappe,  '* 

Qu'en  reproches  bientôt  sa  douleur  ne  s'échappe*.  ] 

Ses  transports  dès  longtemps  commencent  d'éclater  :  765 

A  d'inutiles  cris  puissent-ils  s'arrêter?  I  j 

NÉRON.  li 

Quoi?  de  quelque  dessein  la  croyez-vous  capable?  *  ? 

i 

1.  Ce  troisième  acte  commençait  par  une  scène  où  Burrhus  proposait       \ 
à  Narcisse  de  s'allier  avec  lui.  Voir  Appendice  I. 

2.  S'échapper  :  «  s'oublier,  s  emporter,  s'égarer.  »  (Furetière.)  Emploi 
commun  alors. 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  285 


Agrippine,  Seigneur,  est  toujours  redoutable.  • 
Rome  et  tous  vos  soldats  révèrent  ses  aïeux; 
Germajiicus  son  père  est  présent  à  leurs  yeux. 
Elle  saK  son  pouvoir;  vous  savez  son  courage; 
Et  ce  qui  me  la  fait  redouter  davantage, 
C'est  que  vous  appuyez  vous-même  son  courroux. 
Et  que  vous  lui  donnez  des  armes  contre  vous. 


Moi,  Burrhus? 

BURRHUS. 

Cet  amour,  Seigneur,  qui  vous  possède....  775 


Je  vous  entends,  Burrhus  :  le  mal  est  sans  remède. 
Mon  cœur  s'en  est  plus  dit  que  vous  ne  m'en  direz. 
Il  faut  que  j'aime  enfin. 

BURRHUS. 

Vous  vous  le  figurez. 
Seigneur;  et  satisfait  de  quelque  résistance. 
Vous  redoutez  un  mal  foible  dans  sa  naissance.  780 

Mais  si  dans  son  devoir  votre  cœur  affermi 
Vouloit  ne  point  s'entendre  avec  son  ennemi; 
Si  de  vos  premiers  ans  vous  consultiez  la  gloire; 
Si  vous  daigniez.  Seigneur,  rappeler  la  mémoire 
Des  vertus  d'Octavie,  indignes  de  ce  prix,  786 

Et  de  son  chaste  amour  vainqueur  de  vos  mépris; 
Surtout  si  de  Junie  évitant  la  présence, 
Vous  condamniez  vos  yeux  à  quelques  jours  d'absence  : 
Croyez-moi,  quelque  amour  qui  semble  vous  charmer. 


28G  BRITANNICUS. 

On  n'aime  point,  Seigneur,  si  l'on  ne  veut  aimer'.        790 

NÉRON. 

Je  vous  croirai,  Burrhus,  lorsque  dans  les  alarmes 

Il  faudra  soutenir  la  gloire  de  nos  armes, 

Ou  lorsque  plus  tranquille,  assis  dans  le  sénat, 

11  faudra  décider  du  destin  de  l'État  : 

Je  m'en  reposerai  sur  votre  expérience.  795 

Mais,  croyez-moi,  l'amour  est  une  autre  science, 

Burrhus  ;  et  je  ferois  quelque  difficulté 

D'abaisser  jusque-là  votre  sévérité. 

Adieu.  Je  souffre  trop,  éloigné  de  Junie. 


SCÈNE  II 

BURRHUS,  seul. 

Enfin,  Burrhus,  Néron  découvre  son  génie*.  800 

Cette  férocité^  que  tu  croyois  fléchir 

1.  M.  Paul  Mesnard  rapproche  de  ce  passage  quelques  vers  de  VOc- 
iavie  latine,  où  Sénèque  essaye  de  détourner  Néron  de  l'amour  de 
Poppée  : 

Yis  magna  mentis,  hlandus  atque  animi  calor 

Amor  est 

Qiiem  si  fovere  atque  alere  désistas,  cadit, 
Brevique  vires  perdit  exstinctus  suas. 

«  L'amour  est  un  élan  violent  de  l'âme,  une  douce  chaleur  de  l'es- 
prit :  qu'on  cesse  de  l'exciter,  de  le  nourrir,  il  tombe,  et  s'éteint  :  en 
an  moment  il  a  perdu  sa  force.  » 

2.  Génie,  naturel,  ingenium.  «Abandonna  ton  âme  à  son  lâche 
génie.'»  (Corneille,  Cinna.)  Dans  l'expression  critiquée  par  Pascal  :  Vin- 
quiétude  de  son  génie,  génie  veut  dire  humeur,  disposition  naturelle  : 
Vinquiétude  naturelle  de  son  esprit. 

3.  Férocité  n'est  pas  fierté,  comme  ordinairement  en  latin  ferocitas  : 
c'est  cruauté^  nature  sauvage  et  violente. 


ACTE  III,  SCÈ^'E  III  287 

De  tes  foibles  liens  est  prête  à  s'affranchir. 

En  quels  excès  peut-être  elle  va  se  répandre  ! 

0  Dieux!  en  ce  malheur  quel  conseil  dois-je  prendre? 

Sénéque,  dont  les  soins  me  devroient  soulager,  8o5 

Occupé  loin  de  Rome,  ignore  ce  danger. 

Mais  quoi?  si  d'Agrippine  pxcitant  la  tendresse, 

Je  pouvois....  La  voici  :  mon  bonheur  me  l'adresse. 


SCÈNE  m 

AGRIPPINE,  BURRHUS,  ALBINE. 

AGRIPPINE. 

Hé  bien!  je  me  trompois,  Burrhus,  dans  mes  soupçons? 

Et  vous  vous  signalez  par  d'illustres  leçons!  8io 

On  exile  Pallas,  dont  le  crime  peut-être 

Est  d'avoir  à  l'Empire  élevé  votre  maître. 

Vous  le  savez  trop  bien.  Jamais  sans  ses  avis 

Claude,  qu'il  gouvernoit,  n'eût  adopté  mon  fils. 

Que  dis-je?  A  son  épouse  on  donne  une  rivale;  8i5 

On  affranchit  Néron  de  la  foi  conjugale. 

Digne  emploi  d'un  ministre,  ennemi  des  flatteurs, 

Choisi  pour  mettre  un  frein  à  ses  jeunes  ardeurs, 

De  les  flatter  lui-même,  et  nourrir  dans  son  âme 

Le  mépris  de  sa  mère  et  l'oubh  de  sa  femme  !  820 


Madame,  jusqu'ici  c'est  trop  tôt  m'accuser. 

L'Empereur  n'a  rien  fait  qu'on  ne  puisse  excuser. 

N'imputez  qu'à  Pallas  un  exil  nécessaire  : 

Son  orgueil  dès  longtemps  exigeoit  ce  salaire  ; 

Kt  l'Empereur  ne  fait  qu'accomplir  à  regret  826 

Ce  que  toute  la  cour  demandoit  en  secret. 


288  BRITANNICUS. 

Le  reste  est  un  malheur  qui  n'est  point  sans  ressource  : 
Des  larmes  d'Octavie  on  peut  tarir  la  source, 
Mais  calmez  vos  transports.  Par  un  chemin  plus  doux, 
Vous  lui  pourrez  plutôt  ramener  son  époux  :  83o 

Les  menaces,  les  cris  le  rendront  plus  farouche*. 

AGRIPPINE. 

Ah  !  l'on  s'efforce  en  vain  de  me  fermer  la  bouche. 

Je  vois  que  mon  silence  irrite  vos  dédains; 

Et  c'est  trop  respecter  l'ouvrage  de  mes  mains. 

Pallas  n'emporte  pas  tout  l'appui  2  d'Agrippine  :  835 

Le  ciel  m'en  laisse  assez  pour  venger  ma  ruine. 

Le  fils  de  Claudius  commence  à  ressentir^ 

Des  crimes  dont  je  n'ai  que  le  seul  repentir. 

J'irai,  n'en  doutez  point,  le  montrer  à  l'armée. 

Plaindre  aux  yeux  des  soldats  son  enfance  opprimée,     840 

Leur  faire,  à  mon  exemple,  expier  leur  erreur. 

On  verra  d'un  côté  le  fils  d'un  empereur 

Redemandant  la  foi  jurée  à  sa  famille, 

Et  de  Germanicus  on  entendra  la  fille; 

De  l'autre  l'on  verra  le  fils  d'Énobarbus,  845 

Appuyé  de  Sénèque  et  du  tribun  Burrhus, 

Qui  tous  deux  de  l'exil  rappelés  par  moi-même, 

Partagent  à  mes  yeux  l'autorité  suprême. 

1.  Burrhus  a  déjà  donné  ce  conseil  à  Agrippine,  dont  l'humeur  n'est 
point  faite  pour  le  suivre.  Cf.  v.  222.  Sed  Ayrippina  libertam  (Acte) 
nnrntlam,nurum  ancillam,  aliaque  eumdcm  in  mod um  muliebriter  f ré- 
méré.... quantoqne  fœdiora  e.rprobrabat,  acrius  accendere....  (Tacite, 
Ann.,  XllI,  XIII.)  «  Mais  Agrippine  criait  qu'on  lui  donnait  une  affranchie 
pour  rivale,  une  servante  pour  bru;  elle  jetait,  dans  son  dépit  de 
femme,  toute  sorte  de  clameurs  pareilles  :  plus  ses  reproches  étaient 
injurieux,  plus  elle  enflammait  la  passion  de  l'empereur.  » 

2.  Tout  rap2)ui,  ioul  ce  qui  appuie,  soutient  Agrippine  :  donc  toute 
la  force,  toute  la  puissance. 

5.  Ressentir,  avoir  du  ressentiment  des  crimes....  On  dit  ordinaire- 
ment ressentir  une  injure  (ou,  au  xvii*  siècle,  un  bienfait). 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  289 

De  nos  crimes  communs  je  veux  qu'on  soit  instruit  : 

On  saura  les  chemins  par  où  je  l'ai  conduit.  85o 

Pour  rendre  sa  puissance  et  la  vôtre  odieuses, 

J'avoûrai  les  rumeurs  les  plus  injurieuses  : 

Je  confesserai  tout,  exils,  assassinats. 

Poison  même*.... 

BURRHUS. 

Madame,  ils  ne  vous  croiront  pas. 
Ils  sauront  récuser  l'injuste  stratagème  855 

D'un  témoin  irrité  qui  s'accuse  lui-même. 
Pour  moi,  qui  le  premier  secondai  vos  desseins, 
Qui  fis  même  jurer  l'armée  entre  ses  mains. 
Je  ne  me  repens  point  de  ce  zèle  sincère. 
Madame,  c'est  un  fils  qui  succède  à  son  père.  860 

En  adoptant  Néron,  Claudius  par  son  choix 
De  son  fils  et  du  vôtre  a  confondu  ^  les  droits. 

1.  Racine  a  tiré  tout  ce  couplet  de  Tacite,  en  effaçant  certaines  tri- 
vialités énergiques.  Prseceps  posthac  Agrippina  ruere  ad  terrorem  et 
minas,  neqiie  principis  aiiribus  abstinere  quominus  tesiaretur  adidtum 
jam  esse  Britannictim,  veram  dignamqzie  stirpem  suscipiendo  j)nti-is 
imperio,  qiiod  insilus  et  adoptivus  per  injurias  matris  exerceret.  Non 
abnuere  se  qtiin  ctincla  infelicis  domus  mala  patefierent,  suse  in  ])rimis 
nuptise,  suum  veneficium.  Id  solum  dis  et  sibi  jyrovisum  quod  vivevet 
pi'ivicjnns.  Itnram  cum  illo  in  castra;  audiretur  hinc  Germanici  filia, 
inde  vilis  rursns  Burrus  et  exul  Seneca,  triinca  scilicet  manu  et  profes- 
soria  limjua  qeneris  hnmani  regimen  expostulantes.  (Tacite,  Ann., 
Xin,  XIV.)  «  Agrippine,  après  cela,  perdant  tout  sang-froid,  essaie  d'ef- 
frayer l'empereur,  menace  avec  fureur  :  jusqu'aux  oreilles  même  de 
Néron,  elle  crie  que  Britannicus  est  un  liomme  maintenant,  vrai  et  légi- 
time héritier  de  l'empire,  qu'un  lils  adoptif,  un  intrus,  possédait,  par 
son  crime,  à  elle.  Elle  consentait  qu'on  découvrît  toutes  les  hontes  de 
cette  fatale  maison,  son  mariage  d'abord,  l'empoisonnement  dont  elle 
était  l'auteur.  Les  dieux  et  elle-même  n'avaient  attesté  leur  prévoyance 
qu'en  faisant  vivre  Britannicus.  Elle  le  mènerait  au  camp  :  on  enten- 
drait d'un  côté  la  fille  de  Germanicus,  de  l'autre  Burrhus,  un  homme 
de  rien,  Sénèque,  un  exilé,  faisant  valoir  l'un  sa  main  estropiée,  l'autre 
sa  faconde  de  rhéteur  comme  des  titres  au  gouvernement  du  genre 
humain.  » 

2.  Confondu,  rendu  égaux,  pareils,  impossibles  à  distinguer.  Cf.  v.  254. 

RACINE.  10 


200  BRITANNICUS. 

Uoine  l'a  pu  choisir.  Ainsi,  sans  être  injuste, 

Elle  choisit  Tibère  adopté  par  Auguste; 

Et  le  jeune  Agrippa*,  de  son  sang  descendu,  865 

Se  vit  exclus*  du  rang  vainement  prétendu. 

Sur  tant  de  fondements  sa  puissance  établie 

Par  vous-même  aujourd'hui  ne  peut  être  affoiblie  ; 

Et  s'il  m'écoute  encor.  Madame,  sa  bonté 

Vous  en  fera  bientôt  perdre  la  volonté.  870 

J'ai  commencé,  je  vais  poursuivre  mon  ouvrage. 


SCÈNE  IV 

AGRIPPINE,  ALBINE. 

ALBINE. 

Dans  quel  emportement  la  douleur^  vous  engage, 
Madame  !  L'Empereur  puisse-t-il  l'ignorer  ! 

AGRIPPINE. 

Aiil  lui-même  à  mes  yeux  puisse-t-il  se  montrer! 


Madame,  au  nom  des  Dieux,  cachez  votre  colère.  876 

Quoi?  pour  les  intérêts  de  la  sœur  ou  du  frère, 


1.  Agrippa  :  M.  Julius  Agrippa  Postumus,  fils  d'Agrippa  et  de  Julie 
l.ile  d'Auguste.  Ignorant,  brutal,  sottement  fier  de  sa  force  athlétique, 
il  i'ut  relégué  par  son  aïeul  dans  l'île  de  Planasie,  grâce  aux  intrigues 
de  Livie.  Sa  mort  fut  le  premier  acte  du  règne  de  Tibère. 

2.  Exclus.  On  disait  alors  :  exclus.,  excluse.  L'Académie,  en  1694  et 
même  en  1718,  ne  donne  pas  d'autre  forme. 

3.  Douleur  garde  ici  le  sens  du  latin  dg^or,  qui  veut  dire  en  général 
souffrance  morale,  et  désigne  aussi  b  ien  le  ressentiment  d'une  injure 
que  le  sentiment  de  l'affliction. 


ACTE  III,  SCENE  IV.  291 

Faut-il  sacrifier  le  repos  de  vos  jours? 
Contraindrez-vous  César  jusque  dans  ses  amours? 

AGRIPPINE. 

Quoi?  tu  ne  vois  donc  pas  jusqu'où  l'on  me  ravale*, 

Albine?  C'est  à  moi  qu'on  donne  une  rivale*.  880 

Bientôt,  si  je  ne  romps  ce  funeste  lien, 

Ma  place  est  occupée,  et  je  ne  suis  plus  rien. 

Jusqu'ici  d'un  vain  titre  Octavie  honorée, 

Inutile  à  la  cour,  en  étoit  ignorée. 

Les  grâces,  les  honneurs  par  moi  seule  versés  885 

M'attiroient  des  mortels  les  vœux  intéressés. 

Une  autre  de  César  a  surpris  la  tendresse  : 

Elle  aura  le  pouvoir  d'épouse  et  de  maîtresse. 

Le  fruit  de  tant  de  soins,  la  pompe  des  Césars, 

Tout  deviendra  le  prix  d'un  seul  de  ses  regards.  890 

Que  dis-je?  l'on  m'évite,  et  déjà  délaissée.... 

Ahl  je  ne  puis,  Albine,  en  souffrir  la  pensée. 

(Juand  je  devrois  du  ciel  hâter  l'arrêt  fatal', 

Néron,  l'ingrat  >'éron....  Mais  voici  son  rival. 

1.  Ravaler,  rabaisser.  L'Académie  donne  comme  exemple  du  parti- 
cipe :  des  bas  ravalés  (tombant  sur  les  pieds). 

2.  Trait  suggéré  par  Tacite  :  Agrippine  vit  dans  Acte  une  rivale. 
Cf.  la  note  du  vers  831. 

3.  L'arrêt  fatal  :  allusion  aux  prédictions  des  Chaldéens,  qui  avaient 
annoncé  à  Agrippine  que  son  fils  la  tuerait.  Hune  sut  fiiicm  multos  ante 
annos  crediderat  Agrippina  contempseratque.  Nam  consulenti  super 
Vérone  7'esponderant  Chaldiei  fore  ut  imperaret,  matremque  occideret; 
atque  illa  :  «  Occidat,  inquit,  dum  imperet.  »  (Tacite,  Ann.,  XIV,  ix.) 
«  Depuis  longtemps  Agrippine  s'attendait  à  finir  ainsi,  et  ne  s'en 
inquiétait  pas.  Elle  avait  consulté  les  Chaldéens  au  sujet  de  Néron;  et 
ils  lui  avaient  répondu  qu'il  régnerait,  et  tuerait  sa  mère.  «  Qu'il  me 
«  tue,  avait-elle  dit,  pourvu  qu'il  règne.  » 


1 


292  BRITANNICUS. 

SCÈNE  V 
BRITANNKUS,  AGRIPPINE,  NARCISSE,  ALBINE. 

BRITANNICUS. 

Nos  ennemis  communs  ne  sont  pas  invincibles,  895 

Madame  :  nos  malheurs  trouvent  des  cœurs  sensibles. 

Vos  amis  et  les  miens,  jusqu'alors  si  secrets. 

Tandis  que  nous  perdions  le  temps  en  vains  regrets, 

Animés  du  courroux  qu'allume  l'injustice. 

Viennent  de  confier  leur  douleur  à  Narcisse.  900 

Néron  n'est  pas  encor  tranquille  possesseur 

De  l'ingrate  qu'il  aime  au  mépris  de  ma  sœur. 

Si  vous  êtes  toujours  sensible  à  son  injure. 

On  peut  dans  son  devoir  ramener  le  parjure. 

La  moitié  du  sénat  s'intéresse  pour  nous  :  9o5 

Sylla*,  Pison,  Plautus.... 

AGRIPPINE. 

Prince,  que  dites-vous? 
Sylla,  Pison,  Plautus!  les  chefs  de  la  noblesse? 

BRITANNICUS. 

Madame,  je  vois  bien  que  ce  discours  vous  blesse, 

Et  que  votre  courroux,  tremblant,  irrésolu. 

Craint  déjà  d'obtenir  tout  ce  qu'il  a  voulu.  910 

1.  Cornélius  Sulla,  d'une  des  plus  anciennes  familles  patriciennes, 
gendre  de  Claude.  On  accusa  Burrhus  et  Pallas  d'avoir  voulu  l'élever  à 
l'empire.  Néron  finit  par  le  faire  tuer.  (Tac,  Aim.,  XIII,  xxni;  XIV, 
Lvii.)  —  C.  Caljmrniiis  Piso  fut  le  chef  d'une  grande  conspiration 
tramée  contre  Néron  vers  la  fin  de  son  règne.  {Ibkl.,  XIV,  lxv;  XV, 
xLvui-Lix.)  —  RubMius  Plautus  descendait  d'Auguste  par  les  femmes, 
au  même  degré  que  Néron;  Agrippine  songea,  dit-on,  à  l'épouser  et  à  le 
faire  empereur  après  la  mort  de  Britannicus.  Il  fut  tué  en  même  temps 
que  Sylla.  {Ibid.,  XIV,  xxii,  57,  59.) 


I 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  293 

Non,  vous  avez  trop  bien  établi  ma  disgrâce  : 
D'aucun  ami  pour  moi  ne  redoutez  l'audace. 
Il  ne  m'en  reste  plus;  et  vos  soins  trop  prudents 
Les  ont  tous  écartés  ou  séduits  dès  longtemps. 

AGRIPPINE. 

Seigneur,  à  vos  soupçons  donnez  moins  de  créance*  :  91 5 

Notre  salut  dépend  de  notre  intelligence  2. 

J'ai  promis,  il  suffit.  Malgré  vos  ennemis, 

Je  ne  révoque  rien  de  ce  que  j'ai  promis. 

Le  coupable  Néron  fuit  en  vain  ma  colère  ; 

Tôt  au  tard  il  faudra  qu'il  entende  sa  mère.  920 

J'essairai  tour  à  tour  la  force  et  la  douceur; 

Ou  moi-même,  avec  moi  conduisant  votre  sœur, 

J'irai  semer  partout  ma  crainte  et  ses  alarmes. 

Et  ranger  tous  les  cœurs  du  parti  de  ses  larmes. 

Adieu  !  J'assiégerai  Néron  de  toutes  parts.  926 

Vous,  si  vous  m'en  croyez,  évitez  ses  regards. 


SCÈNE  VI 

BRITANNICUS,  NARCISSE. 

BRITAxNNICUS. 

Ne  m'as-tu  point  flatté  d'une  fausse  espérance? 
Puis-je  sur  ton  récit  fonder  quelque  assurance, 
Narcisse  ? 

1.  Créance.  Vaugelas  dit  dans  ses  Remarques  :  «  Croyance  et  créance 
se  prononcent  tous  deux  à  la  cour  d'une  même  façon  ».  Il  admet  que 
l'on  distingue  les  deux  mots  par  l'orthographe,  quoique  «  en  l'un  et 
l'autre  sens  il  faille  toujours  prononcer  créance  pour  prononcer  délica- 
tement et  à  la  mode  de  la  cour.  Je  crois  néanmoins  qu'à  la  fin  on 
n'écrira  plus  que  créance,  c'est  déjà  l'opinion  de  plusieurs,  à  laquelle  je 
souscris.  » 

2.  Intelligence ,  accord. 


294  BRITANNICUS. 

NARCISSE.  • 

Oui.  Mais,  Seigneur,  ce  n'est  pas  en  ces  lieux 
Qu'il  faut  développer  *  ce  mystère  à  vos  yeux.  gSo 

Sortons.  Qu'attendez-vous? 

BRITANNICUS. 

Ce  que  j'attends,  Narcisse? 
Hélas! 

NARCISSE. 

Expliquez-vous. 

BRITANNICUS. 


Je  pouvois  revoir.... 


Si  par  ton  artifice 


NARCISSE. 

Qui? 

BRITANNICUS. 

J'en  rougis.  Mais  enfin  j 

D'un  cœur  moins  agité  j'attendrois  mon  destin.  _ 

I 

NARCISSE. 

Après  tous  mes  discours,  vous  la  croyez. fidèle?  935 

BRITANNICUS.  I 

Non  :  je  la  crois,  Narcisse,  ingrate,  criminelle, 

Digne  de  mon  courroux;  mais  je  sens,  malgré  moi. 

Que  je  ne  le  crois  pas  autant  que  je  le  doi. 

Dans  ses  égarements  mon  cœur  opiniâtre 

Lui  prête  des  raisons,  l'excuse,  l'idolâtre.  940 

Je  voudrois  vaincre  enfin  mon  incrédulité  : 

Je  la  voudrois  haïr  avec  tranquillité. 

1.  Développer,  débrouiller,  exiyUcare. 


1' 


ACTE  III,  SCÈNE  VIL  295 

Et  qui  croira  qu'un  cœur  si  grand  en  apparence, 
D'une  infidèle*  cour  ennemi  dès  l'enfance, 
Renonce  à  tant  de  gloire,  et  dès  le  premier  jour  945 

Trame  une  perfidie  inouïe  à  la  cour? 

NARCISSE. 

Et  qui  sait  si  l'ingrate,  en  sa  longue  retraite, 

N'a  point' de  l'Empereur  médité  la  défaite? 

Trop  sûre  que  ses  yeux  ne  pouvoient  se  cacher. 

Peut-être  elle  fuyoit  pour  se  faire  chercher,  95o 

Pour  exciter  Néron  par  la  gloire  pénible 

De  vaincre  une  fierté  jusqu'alors  invincible. 

BRITANNICUS. 

Je  ne  la  puis  donc  voir? 

NARCISSE. 

Seigneur,  en  ce  moment 
Elle  reçoit  les  vœux  de  son  nouvel  amant. 

BRITANNICUS. 

Hé  bien!  Narcisse,  allons.  Mais  que  vois-je?  C'est  elle.    955 

NARCISSE. 

Ah,  Dieux!  A  l'Empereur  portons  cette  nouvelle. 


SCÈNE  VU 

BRITANNICUS,  JUNIE. 

JUNIE. 

Retirez-vous,  Seigneur,  et  fuyez  un  courroux 
Que  ma  persévérance  allume  contre  vous. 

1.  Infidèle,  qui  ne  ^^arde  pas  sa  foi,  perfide,  trompeur. 


296  BRITANNICUS. 

Néron  est  irrité.  Je  me  suis  échappée, 

Tandis  qu'à  l'arrêter  sa  mère  est  occupée.  960 

Adieu  :  réservez-vous,  sans  blesser  mon  amour, 

Au  plaisir  de  me  voir  justifier  un  jour. 

Votre  image  sans  cesse  est  présente  à  mon  âme  : 

Rien  ne  l'en  peut  bannir. 

BRITANNICUS. 

Je  vous  entends,  Madame  : 
Vous  voulez  que  ma  fuite  assure*  vos  désirs,  966 

Que  je  laisse  un  champ  libre  à  vos  nouveaux  soupirs. 
Sans  doute,  en  me  voyant,  une  pudeur  secrète 
Ne  vous  laisse  goûter  qu'une  joie  inquiète, 
Hé  bien  !  il  faut  partir . 

JUNIE. 

Seigneur,  sans  m'imputer.... 

BRITANNICUS. 

Ah!  vous  deviez  du  moins  plus  longtemps  disputer.       970 

Je  ne  murmure  point  qu'une  amitié  commune 

Se  range  du  parti  que  flatte  la  fortune, 

Que  l'éclat  d'un  empire  ait  pu  vous  éblouir. 

Qu'aux  dépens  de  ma  sœur  vous  en  vouliez  jouir; 

Mais  que  de  ces  grandeurs  comme  une  autre  occupée. 

Vous  m'en  ayez  paru  si  longtemps  détrompée-  : 

Non,  je  l'avoue  encor,  mon  cœur  désespéré 

Contre  ce  seul  malheur  n'étoit  point  préparé. 

J'ai  vu  sur  ma  ruine  élever  l'injustice; 

De  mes  persécuteurs  j'ai  vu  le  ciel  complice.  980 

1.  Assure,  rende  sûrs  (d'atteindre  leur  objet),  laisse  à  vos  désirs  la 
liberté  de  se  satisfaire. 

2,  Détrompée,  ne  suppose  pas  ici  l'expérience,  qui  procure  la  désillu- 
sion :  c'est  simplement  îion  trompée,  non  abusée,  qui  ne  s'en  laisse 
2Joint  imposer. 


ACTE  Iir,  SCENE  VII.  297 

Tant  d'horreurs  n'avoient  point  épuisé  son  courroux, 
Madame  :  il  me  restoit  d'être  oublié  de  vous. 

JUNIE. 

Dans  un  temps  plus  heureux  ma  juste  impatience 
Vous  feroit  repentir  de  votre  défiance. 
Mais  Néron  vous  menace  :  en  ce  pressant  danger,         985 
Seigneur,  j'ai  d'autres  soins  que  de  vous  affliger. 
Allez,  rassurez-vous,  et  cessez  de  vous  plaindre  : 
Néron  nous  écoutoit,  et  m'ordonnoit  de  feindre. 

BRITANNICUS. 

Quoi?  le  cruel.... 

JUNIE. 

Témoin  de  tout  notre  entretien, 
D'un  visage  sévère  examinoit  le  mien.  990 

Prêt  à  faire  sur  vous  éclater  la  vengeance 
D'un  geste  confident  de  notre  intelligence. 

BRITANNICUS. 

Néron  nous  écoutoit.  Madame!  Mais,  hélas! 

Vos  yeux  auroient  pu  feindre,  et  ne  m'abuser  pas. 

Ils  pouvoient  me  nommer  l'auteur  de  cet  outrage.        996 

L'amour  est-il  muet,  ou  n'a-t-il  qu'un  langage? 

De  quel  trouble  un  regard  pouvoit  me  préserver  ! 

Ilfalloit.... 


11  falloit  me  taire  et  vous  sauver. 
Combien  de  fois,  hélas  !  puisqu'il  faut  vous  le  dire. 
Mon  cœur  de  son  désordre  alloit-il  vous  instruire!        1000 
De  combien*  de  soupirs  interrompant  le  cours 
Ai-je  évité  vos  yeux  que  je  cherchois  toujours  ! 

1.  Le  mot  interrogatif  dépend  ici  du  participe,  comme  cela  arrive 
souvent  enHatin,  et  non  du  verbe  principal  à  un  mode  personnel. 


298  BRITANNICUS. 

Quel  tourment  de  se  taire  en  voyant  ce  qu'on  aime! 

De  l'entendre  gémir,  de  l'affliger  soi-même. 

Lorsque  par  un  regard  on  peut  le  consoler!  ioo5 

Mais  quels  pleurs  ce  regard  auroit-il  fait  couler! 

Ah  !  dans  ce  souvenir,  inquiète,  troublée, 

Je  ne  me  sentois  pas  assez  dissimulée. 

De  mon  front  effrayé  je  craignois  la  pâleur; 

Je  trouvois  mes  regards  trop  pleins  de  ma  douleur.      loio 

Sans  cesse  il  me  sembloit  que  Néron  en  colère 

Me  venoit  reprocher  trop  de  soin  de  vous  plaire; 

Je  craignois  mon  amour  vainement  renfermé; 

Enfin  j'aurois  voulu  n'avoir  jamais  aimé. 

Hélas!  pour  son  bonheur.  Seigneur,  et  pour  le  nôtre,  ici 5 

Il  n'est  que  trop  instruit  de  mon  cœur  et  du  vôtre. 

Allez,  encore  un  coup,  cachez-vous  à  ses  yeux  : 

Mon  cœur  plus  à  loisir  vous  éclaircira  mieux. 

De  mille  autres  secrets  j'aurois  compte  à  vous  rendre. 

BRITANxNICUS. 

Ah!  n'en  voilà  que  trop  :  c'est  trop  me  faire  entendre,  1020 
Madame,  mon  bonheur,  mon  crime,  vos  bontés. 
Et  savez- vous  pour  moi  tout  ce  que  vous  quittez? 
Quand  pourrai-je  à  vos  pieds  expier  ce  reproche*? 

JUME. 

Que  faites-vous?  Hélas!  votre  rival  s'approche. 

1.  On  ne  doit  pas  entendre  :  ce  reproche  que  je  vous  ai  fait.  Mais 
c'est  l'action  digne  de  reproche  que  j'ai  faite  en  vous  soupçonnant,  ma 
faute. 


ACTE  III,  SCÈNE  VIII.  299 

SCÈNE  VIII 
NÉRON,  BRITANNICUS,  JUNIE. 


Prince,  continuez  des  transports  si  charmants.  102 5 

Je  conçois  vos  bontés  par  ses  remercîments, 

Madame  :  à  vos  genoux  je  viens  de  le  surprendre. 

Mais  il  auroit  aussi  quelque  grâce  à  me  rendre  : 

Ce  lieu  le  favorise,  et  je  vous  y  retiens 

Pour  lui  faciliter  de  si  doux  entretiens.  io3o 

BRITANNICUS. 

Je  puis  mettre  à  ses  pieds  ma  douleur  ou  ma  joie 
Partout  où  sa  bonté  consent  que  je  la  voie  ; 
Et  l'aspect  de  ces  lieux  où  vous  la  retenez 
N'a  rien  dont  mes  regards  doivent  être  étonnés. 

NÉKON. 

lit  que  vous  montrent-ils  qui  ne  vous  avertisse  io35 

)u'il  faut  qu'on  me  respecte  et  que  l'on  m'obéisse? 

BRITANNICUS. 

Ils  ne  nous  ont  pas  vu  l'un  et  l'autre  élever. 

Moi  pour  vous  obéir,  et  vous  pour  me  braver; 

Et  ne  s'attendoient  pas,  lorsqu'ils  nous  virent  naître, 

Qu'un  jour  Domitius  me  dût  parler  en  maître*.  io4o 


1.  Racine  recueille  ici  un  fait  arrivé  avant  la  mort  de  Claude.  Obvii 
inter  se  Nero  Brifannicum  nomine,  ille  Domitium  salutavere.  (Tacite, 
Ann.,  Xll,  xLi.)  Suétone  rapporte  aussi  le  lait. 


300  BRITANNICUS. 

NÉRON. 

Ainsi  par  le  destin  nos  vœux  sont  traversés  : 
J'obéissois  alors,  et  vous  obéissez. 
Si  vous  n'avez  appris  à  vous  laisser  conduire, 
Vous  êtes  jeune  encore,  et  l'on  peut  vous  instruire. 

BRITANNICUS. 

Et  qui  m'en  instruira? 

NÉRON. 

Tout  l'Empire  à  la  fois,  io4ô 

Rome. 

BRITANNICUS. 

Rome  met-elle  au  nombre  de  vos  droits 
Tout  ce  qu'a  de  cruel  l'injustice  et  la  force, 
Les  emprisonnements,  le  rapt  et  le  divorce? 

NÉRON. 

Rome  ne  porte  point  ses  regards  curieux 

Jusque  dans  des  secrets  que  je  cache  à  ses  yeux.         io.5o 

Imitez  son  respect. 

BRITANNICUS. 

On  sait  ce  qu'elle  en  pense. 

NÉRON. 

Elle  se  tait  du  moins  :  imitez  son  silence. 

BRITANNICUS. 

Ainsi  Néron  commence  à  ne  se  plus  forcer. 

NÉRON. 

Néron  de  vos  discours  commence  à  se  lasser. 


ACTE  III,  SCÈNE  VIII.  301 

BRITANNICUS. 

Chacun  devoit  bénir  le  bonheur  de  son  règne.  io55 

NÉRON. 

Heureux  ou  malheureux,  il  suffit  qu'on  me  craigne*. 

BRITANNICUS. 

Je  connois  mal  Junie,  ou  de  tels  sentiments 
Ne  mériteront  pas  ses  applaudissements. 

NÉRON. 

Du  moins,  si  je  ne  sais  le  secret  de  lui  plaire, 

Je  sais  l'art  de  punir  un  rival  téméraire.  loCo 

BRITANNICUS. 

Pour  moi,  quelque  péril  qui  me  puisse  accabler, 
Sa  seule  inimitié  peut  me  faire  trembler. 

NÉRON. 

Souhaitez-la  :  c'est  tout  ce  que  je  vous  puis  dire*. 

BBITANXICUS. 

Le  bonheur  de  lui  plaire  est  le  seul  où  j'aspire. 


1.  Ce  vers  contient  une  forte  ellipse  :  (Que  mon  règne  soit)  heureux 
ou  malheureux,  etc.  —  On  a  relevé  dans  VOctavie  latine  une  pensée 
analogue  :  Nero.  Decet  timeri  Csesarem.  —  Seneca.  At  j)lus  diligi.  — 
Nero.  Metuant  necesse  est.  —  Jussisque  nostris  pareant.  «  Il  faut  que 
l'empereur  se  fasse  craindre  —  et  plus  encore  aimer.  —  Il  faut  qu'ils 
craignent  et  m'obéissent.  »  Racine  s'est  plutôt  souvenu  de  la  fameuse 
réplique  d'Atrée,  dans  Attius  :  Oderint  dum  metuant.  «  Qu'ils  me  haïs- 
sent, soit  :  mais  qu'ils  me  craignent.  » 

2.  Dans  le  Pompée  de  Corneille,  César  dit  à  Ptolémée  : 

Vous  craigniez  ma  clémence  !  ah  !  n'ayez  plus  ce  soin  ; 
Souhaitez-la  plutôt,  vous  en  avez  besoin. 


302  BRITAMSICUS. 

NÉRON. 

Elle  vous  l'a  promis,  vous  lui  plairez  toujours.  io65 

BRITANNICUS. 

Je  ne  sais  pas  du  moins  épier  ses  discours. 

Je  la  laisse  expliquer  sur  tout  ce  qui  me  touche, 

Et  ne  me  cache  point  pour  lui  fermer  la  bouche. 

NÉRON. 

Je  vous  entends.  Hé  bien,  gardes! 

JUNIE. 

Que  faites- vous? 
C'est  votre  frère.  Hélas!  c'est  un  amant  jaloux.  1070 

Seigneur,  mille  malheurs  persécutent  sa  vie. 
Ahl  son  bonheur  peut-il  exciter  votre  envie? 
Souffrez  que  de  vos  cœurs  rapprochant  les  liens, 
Je  me  cache  à  vos  yeux,  et  me  dérobe  aux  siens. 
Ma  fuite  arrêtera  vos  discordes  fatales;  1075 

Seigneur,  j'irai  rempHr*  le  nombre  des  Vestales. 
Ne  lui  disputez  plus  mes  vœux  infortunés  : 
Souffrez  que  les  Dieux  seuls  en  soient  importunés. 


L'entreprise^,  Madame,  est  étrange  et  soudaine. 

Dans  son  appartement,  gardes,  qu'on  la  remène.         1080 

Gardez  Britannicus  dans  celui  de  sa  sœur. 

BRITANNICUS 

(l'est  ainsi  que  Néron  sait  disputer  un  cœur. 

1.  Remplir,  compléter.   Virgile  fait  dire  à  Déiphobe  :"  ...  Explehn 
numerum,  reddarqne  tenehris.  {Enéide,  VI,  545.) 

2.  Entreprise,  dessein. 


ACTE  III,  SCÈ.NE  IX.  303 


fi: 

! 


JUNIE. 

^.  Prince,  sans  Tirriter,  cédons  à  cet  orage. 

NÉRON. 

;  Gardes,  obéissez  sans  tarder  davantage. 


SCENE  IX 

NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHUS. 

Que  vois-je?  0  ciel! 

NÉRON,  sans  voir  Burrhus. 

Ainsi  leurs  feux  sont  redoublés.    io85 
Je  reconnois  la  main  qui  les  a  rassemblés. 
Agrippine  ne  s'est  présentée  à  ma  vue, 
Ne  s'est  dans  ses  discours  si  longtemps  étendue, 
Que  pour  faire  jouer  ce  ressort  odieux 
(Ju'on  sache  si  ma  mère  est  encore  en  ces  lieux.  1090 

Hurrhus,  dans  ce  palais  je  veux  qu'on  la  retienne, 
Kt  qu'au  lieu  de  sa  garde  on  lui  donne  la  mienne. 

BURRHUS. 

()Lioi,  Seigneur?  sans  l'ouïr*?  Une  mère? 

NÉRON. 

Arrêtez  : 
J'ignore  quel  projet,  Burrhus,  vous  méditez; 

1.  Sans  rouir.  Ainsi  parle  Burrhus  dans  Tacite,  quand  riiisliivMi 
Paris  accuse  Agrippine  de  conspirer.  Cuicunque,  nedum  jKin'nli,  (/(',rii- 
si'onem  tribiœndam.  (Tacite,  Ann.,  XIII,  xx.)  «  Il  faut  permettre  à  tout 
•iccusé  de  se  défendre  :  et  surtout  à  une  mère.  » 


:>0i  BRITANNICUS. 

Mais  depuis  quelques  jours,  tout  ce  que  je  désire         1095   / 
Trouve  en  vous  un  censeur  prêt  à  me  contredire*. 
Répondez-m'en,  vous  dis-je;  ou  sur  votre  refus 
D'autres-  me  répondront  et  d'elle  et  de  Burrhus. 

1.  Dans  Octavie,  Néron  dit  à  Sénèque,  qui  lui  fait  des  remontrances  : 

Désiste  tandem,  jam  gravis  nimium  mihi, 
Instare  :  liceat  facere  qziod  Seneca  improbnt. 

«  N'insiste  plus  :  tu  commences  à  te  rendre  importun  ;  laisse-moi  le 
droit  d'agir  contre  le  gré  de  iénèque.  » 

2.  D'autres.  Néron  songea  un  moment  à  renvoyer  Burrhus,  après  la 
mort  de  Britannicus,  an  moment  où  Paris  fit  ses  prétendues  révélations 
sur  les  menées  d'Agrippine.  Ita  (Paris)  audientem  (Neronem)  exterret, 
lit....  Biirrhum  etiam  demovere prsefectiira  destinaret,  tanquam  Agrij?- 
]>i)i:e  (jratia  provectum  et  vicem  reddeniem.  (Tacite,  Ann.,  XIII,  xx.) 
«  Néron  fut  si  effrayé  de  ces  révélations,  qu'il  eut  même  l'idée  de 
retirer  à  Burrhus  la  préfecture  du  prétoire,  parce  qu'il  devait  son  élé- 
vation à  Agrippine  et  qu'on  pouvait  le  supposer  reconnaissant.  » 


FIN    DU    TROISIEME    ACTE 


ACTE  IV 


SCÈNE   PREMIÈRE 
AGRIPPINE,  BURRHUS 

BURRHUS. 

Oui,  Madame,  à  loisir  vous  pourrez  vous  défendre  : 
César  lui-même  ici  consent  de  vous  entendre.  iioo 

Si  son  ordre  au  palais  vous  a  fait  retenir, 
C'est  peut-être  à  dessein  de  vous  entretenir. 
Quoi  qu'il  en  soit,  si  j'ose  expliquer  ma  pensée, 
Ne  vous  souvenez  plus  qu'il  vous  ait  offensée  : 
Préparez-vous  plutôt  à  lui  tendre  les  bras;  iio5 

Défendez-vous,  Madame,  et  ne  l'accusez  pas. 
Vous  voyez,  c'est  lui  seul  que  la  cour  envisage. 
Quoiqu'il  soit  votre  fils  et  môme  votre  ouvrage, 
Il  est  votre  empereur.  Vous  êtes,  comme  nous. 
Sujette'  à  ce  pouvoir  qu'il  a  reçu  de  vous.  iiio 

Selon  qu'il  vous  menace,  ou  bien  qu'il  vous  caresse, 
La  cour  autour  de  vous  ou  s'écarte,  ou  s'empresse^. 

1.  Sujette  à,  et  non  sujette  de.  Racine  traduit  ainsi  le  latin  obnoxius 
(avec  le  datif)  :  c'est  soumise  à,  dépendante  de. 

2.  Néron  fit  sentir  brutalement  la  chose  à  Agrippine.  Excubiasque 
mililares,  qux  ut  conjuqi  imperatoris  olim,  tum  ut  matri  servabantur, 
et  Germanos,  nuper  eumdem  in  honorem  custodes  addilos,  degredi 


300  BRITANNICUS. 

C'est  son  appui  qu'on  cherche,  en  cherchant  votre  appui. 
Mais  voici  l'Empereur. 

AGRIPPINE. 

Qu'on  me  laisse  avec  lui. 

SCÈNE  IJ 
AGRIPPINE,    NÉRON. 
X  AGRIPPINE,  s'asseyant. 

Approchez-vous,  Néron,  et  prenez  votre  place*.  m 5 

On  veut  sur  vos  soupçons  que  je  vous  satisfasse. 

jiibet.  Ac,  ne  cœlu  salntantium  freqnentaretur,  séparât  domum,  ma- 
Iremque  transfert  in  eam  quse  Antonïse  fuerat,  quoties  ipse  illuc  venti- 
taret,  sxptus  tiirba  ccnturionum  et  post  brève  osculum  digrecUens.  — 
Nihil  rerum  mortalium  tant  instabile  ne  fluxiim  est  qnam  fama  po- 
tentise  non  sua  vl  nixœ.  Statim  reliction  Afjrippinse  limen.  Nemo  solnri. 
nemo  adiré.  (Tacite,  Annales.  XIII,  xviii,  xix.).  «  Il  fait  retirer  la  garde 
qu'on  lui  a  donnée  jadis  en  sa  qualité  de  femme  de  l'empereur,  et  con- 
servée depuis  en  sa  qualité  d'impératrice  mère  ;  et  en  même  temps  les 
Germains,  qu'on  avait  récemment  ajoutés  à  la  garde  ordinaire,  pour  lui 
rendre  honneur  au  même  titre.  Pour  empêcher  la  foule  des  visiteurs 
d'affluer  chez  elle,  il  sépare  la  maison  de  sa  mère  de  la  sienne,  et  assi- 
gne à  Agrippine  l'ancienne  résidence  d'Antonia  :  il  ne  s'y  présentait 
qu'au  milieu  d'une  forte  escorte  de  centurions,  et  prenait  congé  après 
une  courte  visite.  —  De  toutes  les  choses  humaines,  la  plus  instable,  la 
plus  fragile,  est  la  puissance  d'opinion,  qui  ne  se  fonde  pas  sur  une 
force  réelle.  Aussitôt  la  maison  d'Agrippine  fut  désertée  :  pas  un  con- 
solateur, pas  un  visiteur  ne  se  présentait.  » 

1.  Vauvenargues  fait  ici  une  remarque  très  juste,  qu'il  croit  peut-être 
plus  fine  qu'elle  n'est  :  «  Il  y  a  toujours  si  peu  d'affectation  dans  les  dis- 
cours de  Racine  qu'on  ne  s'aperçoit  pas  de  la  hauteur  qui  s'y  rencontre. 
Ainsi  lorsqu'Agrippine,  arrêtée  par  l'ordre  de  Néron  et  obligée  de  se 
justifier,  commence  par  ces  mots  si  simples  :  Approchez-vous,  Néron..., 
je  ne  crois  pas  que  beaucoup  de  personnes  fassent  attention  qu'elle 
commande,  en  quelque  manière,  à  l'empereur  de  s'approcher  et  de 
s'asseoir,  elle  qui  était  réduite  à  rendre  compte  de  sa  vie,  non  à  son  fils, 
mais  à  son  maître.  »  Racine  traduit  ici  sous  forme  dramatique  les  pa- 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  307 

J'ignore  de  quel  crime  on  a  pu  me  noircir 

De  tous  ceux  que  j'ai  faits  je  vais  vous  éclaircir. 

Vous  régnez.  Vous  savez  combien  votre  naissance 
Entre  l'Empire  et  vous  avoit  mis  de  distance.  1120 

Les  droits  de  mes  aïeux,  que  Rome  a  consacrés, 
Étoient  même,  sans  moi,  d'inutiles  degrés. 
Quand  de  Brilannicus  la  mère  condamnée 
Laissa  de  Claudius  disputer  l'hyménée, 
Parmi  tant  de  beautés  qui  briguèrent  son  choix*,         iiaS 
Qui  de  ses  afîranchis*  mendièrent  les  voix, 
Je  souhaitai  son  lit,  dans  la  seule  pensée 

rôles  de  Tacite  :  Agrijypina  ferocix  niemor....  Commotis  qui  aderant 
ultroque  sjnritus  ejus  mitigantibus^  colloquium  filii  exposcit  :  ubi  nihil 
pro  innocentia.  quasi  diffideret,  nec  de  beneficiis,  quasi  exprobraret, 
dissernit,  sed  ultionem  in  delatores  et  praemia  amicis  obtinuit.  {Ann., 
XIII,  XXI.)  «  Agrippine  garda  toute  sa  fierté  :  tous  les  assistants  trem- 
blaient et  s'efforçaient  d'adoucir  sa  hauteur;  elle  demanda  un  entre- 
tien à  son  fils;  et  là,  sans  rien  dire  pour  établir  son  innocence  —  elle 
eut  paru  n'en  être  pas  sûre,  —  sans  rien  dire  pour  rappeler  ses  bien- 
faits —  elle  eût  paru  les  reprocher,  —  elle  demanda  la  punition  de  ses 
accusateurs  et  des  récompenses  pour  ses  amis.  »  Il  faut  noter  :  1*  que  ce 
chapitre  de  Tacite  fournit  à  Racine  et  la  petite  scène  d'Agrippine  et  de 
Burrhus  et  le  grand  entretien  de  Néron  et  de  sa  mère  ;  2*  qu'il  resserre 
l'une  et  étend  l'autre  pour  des  raisons  scéniques  faciles  à  saisir;  3°  qu'il 
s'est  écarté  de  Tacite  [nihil pro  innocentia,  nec  de  beneficiis),  pour  des 
raisons  du  même  ordre,  dans  l'intérêt  de  l'effet  dramatique. 

,1.  Csede  Messalinae  convulsa  principis  domus,  orto  apud  libertos  cer- 
lamine,  quis  deliqeret  uxorem  Claudio,  cselibis  vitx  intoleranti,  et  con- 
jugum  imperiis  obnoxio.  Nec  minore  ambitu  feminse  exarserant  :  suam 
quxque  nobililatem,  formant,  opes  contendere  ac  digna  tanto  matrimo- 
nio  ostentare.  (Tacite,  Ann.,  Xll,  i.)  «  La  mort  de  Messaline  mit  le 
désordre  dans  la  maison  impériale.  Une  rivalité  s'éleva  entre  les  affran- 
chis, à  qui  choisirait  une  femme  pour  Claude  :  car  l'empereur  ne  pou- 
vait supporter  le  célibat  et  devait  toujours  être  l'esclave  de  sa  femme. 
Aussi  ardente  fut  la  brigue  parmi  les  femmes  :  chacune  faisait  valoir 
sa  noblesse,  ou  sa  beauté,  ou  sa  fortune,  et  tâchait  de  montrer  qu'elle 
possédait  des  avantages  proportionnés  à  un  tel  mariage.  »  Racine,  qui, 
selon  le  précepte  d'Horace  :  semper  ad  eventum  festinat...,  résume 
iii  la  phrase  de  Tacite  en  un  vers.  Dans  Esther  (1, 1)  il  a  repris  les  détails 
•piil  n'avait  pas  recueillis  dans  Britannicus. 
^  2.  J'ai  déjà  cité  ces  affranchis  :  Narcisse,  Calliste  et  Pallas. 


308  BRITAÎ^NICUS. 

De  vous  laisser  au  trône  où  je  serois  placée. 

Je  fléchis  mon  orgueil,  j'allai  prier  Pallas. 

Son  maître,  chaque  jour  caressé  dans  mes  bras*,         ii3o 

Prit  insensiblement  dans  les  yeux  de  sa  nièce 

L'amour  où  je  voulois  amener  sa  tendresse. 

Mais  ce  lien  du  sang^  qui  nous  joignoit  tous  deux 

Écartoit  Claudius  d'un  lit  incestueux. 

Il  n'osoit  épouser  la  fille  de  son  frère.  ii35 

Le  sénat  fut  séduit'  :  une  loi  moins  sévère 

Mit  Claude  dans  mon  lit,  et  Rome  à  mes  genoux*. 

1.  Prxvaluere  hsec,  adjuta  Agrippinse  illecebris,  qux  ad  eum  per  spe- 
ciem  necessitudinis  crehro  ventitando,  pellicit  patruiim  iit^prselata  céle- 
ris, et  nondum  7ixor,potentia  uxoria  jam  uteretur.  (Tacite,  Ah«,,  XII,  m.) 
«  Les  arguments  de  Pallas  l'emportèren  ,  soutenus  des  attraits  d'Agrip- 
pine,  qui,  prétextant  de  sa  parenté  pour  faire  à  son  oncle  de  fréquentes 
visites,  le  séduisit  si  bien,  qu'elle  se  fit  (référer  à  toutes  les  autres,  et 
que  sans  être  même  déclarée  femme  de  l'empereur,  elle  exerçait  déjà 
tout  le  pouvoir  d'une  femme.  » 

2.  Pactum  inter  Claudium  et  Agrippinam  matrimonium  jam  fama, 
jam  amore  ilUcito  firmabatur  ;  necdum  celebrare  soUemnia  nuptiarum 
audebant,  nuUo  exemplo  deductx  in  domum  patriii  fratris  fîlix  :  quin 
et  incestttm,  ac,  si  sperneretiir,  ne  in  malum  publicum  erumjyeret,  me- 
tuebant.  (Tac,  Ann.,  XII,  v.)  «  Le  projet  de  mariage  entre  Claude  et 
Agrippine  était  déjà  scellé  par  la  publicité,  et  par  des  relations  secrètes  : 
mais  on  n'osait  procéder  aux  formalités  du  niariage,  parce  qu'il  n'y 
avait  point  de  précédent  d'un  oncle  épousant  la  fille  de  son  frère  :  on 
craignait  que  ce  ne  fût  une  union  incestueuse,  et  que,  si  l'on  passait 
outre,  il  n'en  résultât  une  calamité  publique.  » 

3.  Le  sénat.  Vitellius  parla  en  faveur  du  mariage  :  le  sénat  et  le 
peuple  rivalisèrent  d'enthousiasme.  Claude  alors  se  montra.  iVec  Clau- 
dius ultra  exspectato  obvius  apud  forum  prxbet  se  gratantibus,  sena- 
tumque  ingressus  decretum  piostidat,  quo  justse  inter  patritos  fratrum- 
que  filias  nuplix  etiam  in  posterum  statuerentur.  (Tac,  Ann.,  XII,  vu.) 
«  Claude,  sans  attendre  davantage,  se  montra  au  forum,  reçut  les  félici- 
tations; il  vint  au  Sénat,  et  réclama  une  loi  qui  légitimât  pour  l'avenir 
les  mariages  entre  l'oncle  et  la  fille  du  frère.  »  L'innovation  eut  peu  de 
succès  pourtant  :  un  seul  homme,  selon  Tacite,  deux,  selon  Suétone,  sui- 
virent l'exemple  de  Claude.  Il  est  à  noter  que  les  filles  des  sœurs  ne 
participèrent  pas  au  privilège  établi  en  faveur  des  filles  des  frères. 
Gains  le  dit  expressément  :  Sororis  vero  filiam  uxorem  ducere  non  licet. 

■4.  Versa  ex  eo  civitas,  et  cuncta  feminse  obediebant,  non  2)cr  lasci- 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  309 

C'étoit  beaucoup  pour  moi,  ce  n'étoit  rien  pour  vous. 

Je  vous  fis  sur  mes  pas  entrer  dans  sa  famille  : 

Je  vous  nommai  son  gendre,  et  vous  donnai  sa  fille*.  ii4o 

Silanus,  qui  l'aimoit,  s'en  vit  abandonné, 

Et  marqua  de  son  sang  ce  jour  infortuné'*. 

Ce  n'étoit  rien  encore.  Eussiez-vous  pu  prétendre 

Qu'un  jour  Claude  à  son  fils  dût  préférer  son  gendre? 

De  ce  même  Pallas  j'implorai  le  secours  :  ii45 

Claude  vous  adopta^,  vaincu  par  ses  discours, 

viam,  ut  Messalina,  rébus  Romanis  illudenti.  (Tac,  Ann.,  XII,  vu.)  «  Le 
désordre,  dès  lors,  fut  dans  l'État  :  tous  obéissaient  à  une  femme  qui, 
sans  être  une  débauchée  comme  Messaline,  soumettait  tous  les  inté- 
rêts publics  à  ses  caprices.  » 

i.Nani  nbi  sut  matrimonii  certa  fuit,  struere  majora,  nuptiasque 
Domitii,  quem  ex  Cn.  Ahcnobarbo  genuerat,  et  Octavix,  Cxsaris  filix, 
moliri;  quod  sine  scelere  perpetrari  non  poterat,  quia  L.  Silano  de- 
sponderat  Octaviam  Caesar  juvenemque  et  alia  clarum  insigni  trium- 
phalium  et  (jladiatorii  muneris  maqnificentia  protulerat  ad  studia 
vulgi.  (Tac,  Ann.,  XII,  m.)  «  Dès  que  son  mariage  fut  résolu,  elle 
forma  de  plus  grands  desseins  :  elle  prépara  le  mariage  de  Domitius, 
qu'elle  avait  eu  d'Enobarbus,  avec  Octavie,  fille  de  Claude.  Cette  union 
ne  pouvait  se  conclure  sans  crime,  parce  que  Claude  avait  fiancé  Octa- 
vie à  L.  Silanus,  et  avait  désigné  à  la  faveur  du  peuple  ce  jeune  homme, 
illustre  à  plus  d'un  titre,  en  lui  donnant  les  insignes  du  triomphe  et 
en  lui  faisant  célébrer  des  jeux  magnifiques.  »  Silanus  fut  chassé  du 
sénat  et  obligé  d'abdiquer  la  préture,  n'ayant  plus  que  vingt-quatre 
heures  à  rester  en  charge. 

2.  Die  nuptiarum  Silanus  mortem  sibi  conscivit,  sive  eo  usque  spem 
vitse  produxerat,  seu  delecto  die  augendam  ad  invidiam.  (Tac,  Ann., 
XII,  vni.)  «  Le  jour  du  mariage,  Silanus  se  tua,  soit  qu'il  eût  prolongé 
Jus(iue-là  l'espoir  de  vivre,  soit  qu'il  eût  choisi  ce  jour  pour  accroître 
l'odieux  de  cette  union.  »  Remarquez  que  la  seule  hypothèse  que  ne 
daigne  pas  faire  Tacite  est  précisément  l'explication  adoptée  par  Ra- 
cine :  ce  seul  détail  peint  la  dilférence  des  esprits  et  des  temps.  Notez 
aussi  que  Silanus  se  tue,  selon  Tacite,  non  pas  le  jour  du  mariage  d'Oc- 
tavie,  mais  le  jour  du  mariage  d'Agrippine.  Le  mariage  d'Octavie  ne  se 
fit  que  lorsque  Néron  atteignit  l'âge  de  seize  ans,  l'année  même  de  la 
mort  (le  Claude. 

ô.  C.Antistio,M.Suillio  consulibus,  adoptio  in  Domitium,  auctoritate 
Vallantis,  festinatnr,  qui  obstrictus  Agrippinx,  ut  conciliator  nuptia- 
rum, et  mox  slupro  ejus  illigntus,  stimulabat  Claudium  consulercl  rei- 


310  BRITANNICUS. 

Vous  appela  Néron*,  et  du  pouvoir  suprême 

Voulut,  avant  le  temps,  vous  faire  part  lui-même. 

C'est  alors  que  chacun,  rappelant  le  passé. 

Découvrit  mon  dessein,  déjà  trop  avancé;  ii5o 

Que  de  Britannicus  la  disgrâce  future ^ 

Des  amis  de  son  père  excita  le  murmure. 

Mes  promesses  aux  uns  éblouirent  les  yeux; 

L'exil  me  délivra  des  plus  séditieux; 

Claude  même,  lassé  de  ma  plainte  éternelle,  ii55 

Éloigna  de  son  fils  tous  ceux  de  qui  le  zèle, 

Engagé  dès  longtemps  à  suivre  son  destin, 

Pouvoit  du  trône  encor  lui  rouvrir  le  chemin. 

Je  fis  plus  :  je  choisis  moi-même  dans  ma  suite 

Ceux  à  qui  je  voulois  qu'on  livrât  sa  conduite';  1160 

ptihlicœ,  Britannici  jmeriliam  robore  circumdaret.  Sic  apiid  divum 
Aiigustiwi,  quamqiiam  nejmtibus  suhnixum,  viguisse privùjnos;  a  Tibe- 
rio ,  super  propriam  stirpem,  Germanicum  nssumptnm.  Se  qiioque 
accingeret  juvene,  jmrtem  curarum  capessituro.  Uls  evictus,  bienniu 
vinjorem  nain  Domiliiim  filio  anteponit,  habita  apiid  senatnm  ora- 
tione  in  eiiindeni  qiiem  a  liberto  acceperat  modum.  (Tacite,  Ann.,  XII, 
XXV.)  «  Sous  le  consulat  de  C.  Antistius  et  de  M.  Suillius,  Pallas  pressa 
l'adoption  de  Domitius  :  dévoué  à  Agrippine,  dont  il  avait  fait  le  mariage, 
et  ensuite  était  devenu  l'amant,  il  excitait  Claude  à  assurer  le  bien  de 
l'État,  à  mettre  quelqu'un  de  fort  à  côté  de  Britannicus  qui  n'était  qu'un 
enfant.  Ainsi  Auguste,  bien  qu'il  eût  des  petits-fils  sur  qui  s'appuyer, 
avait  fait  part  du  pouvoir  aux  fils  de  sa  femme;  ainsi  Tibère,  ayant  un 
fils,  avait  pourtant  adopté  Germanicus.  Lui  aussi  devait  s'adjoindre  un 
homme  jeune,  qui  le  déchargerait  d'une  partie  des  affaires.  Vaincu  par 
ces  raisons,  Claude  fit  passer  avant  son  fils  Domitius  qui  n'avait  que  deux 
ans  de  plus;  il  prononça  à  ce  sujet  au  sénat  un  discours  dont  le  fond 
reproduisait  l'argumentation  de  son  afi^ranchi.  » 

i.  Hoqalaque  Jex  qua  in  familiam  Clandiam  et  nomen  Neronis  tran- 
siret.  (Tacite,  Ann.,  XII,  xxvi.)  «  On  fit  une  loi  pour  le  transporter  dans 
la  gens  Claudia  et  lui  attribuer  le  nom  de  Néron.  » 

2.  Quibus  patratis,  nemo  adeo  expers  misericordise  fuit,  quem  non 
Britannici  fortuna  mverore  afficeret.  (Id.,  ibid.)  «  Après  cela,  il  n'y  eut 
personne  d'assez  insensible  à  la  pitié  pour  n'être  point  affligé  de  la  for- 
tune de  Britannicus.  » 

3.  Desolatus  jMulatim  etiam  servilibus  ministeriis,puer  intempestiva 
novercœ  officia  in  ludibrium  vertebat,  'utelligens  falsi.  (Tac,  A/m., 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  511 

J'eus  soin  de  vous  nommer,  par  un  contraire  choix, 

Des  gouverneurs  que  Rome  honoroit  de  sa  voix. 

Je  fus  sourde  à  la  brigue,  et  crus  la  renommée. 

J'appelai  de  l'exil,  je  tirai  de  l'armée, 

Et  ce  même  Sénèque*,  et  ce  même  Burrhus,  ii65 

Qui  depuis....  Rome  alors  estimoit  leurs  vertus. 

De  Claude  en  même  temps  épuisant  les  richesses, 

Ma  main,  sous  votre  nom,  répandoit  ses  largesses. 

XII,  xwi.)  Simul,  qui  centuriontim  trihunorumqne  sortent  Britnnnici 
misembantiir,  remoti  fictis  caiisis  et  alii  per  speciem  honoris  :  etiani 
Ubertonim  si  quis  tncorriipta  fide,  depellitur  taii  occasione.  Obvii  inter 
se  Nero  Britannicum  nomine,  ille  Domitium  salutavere.  Quod,  ut  dis- 
cordise  initium,  Aqrippina  multo  questii  ad  maritum  defert  :  sperni 
quippe  ado]}tionem,  quaeque  censuerint  jyatres,  jusserit  jwpulus,  intra 
pénates  abrogari;  ac,  nisi  pravitas  tant  infensa  docentium  arceatur, 
erupturn  in  publicam  j^erniciem.  Commotus  his  quasi  criminibus,  oj)ti- 
mum  quemque  educatorem  filii  exilio  aut  morte  afficit  datosque  a  no- 
verca  custodise  ejus  imponit.  (Id.,  ibid.,  XII,  xli.)  «  Privé  pou  à  peu 
même  du  service  de  ses  esclaves,  Britannicus  tournait  en  dérision  les 
empressements  déplacés  de  sa  marâtre,  dont  il  comprenait  la  fausseté. 
—  En  même  temps  ceux  des  centurions  et  des  tribuns  que  la  condition 
de  Britannicus  apitoyait,  furent  écartés  sous  de  faux  prétextes,  quel- 
ques-uns sou  prétexte  d'avancement.  Même  ceux  des  affranchis  qui 
restaient  loyalement  attachés  à  leur  maître  furent  chassés.  Voici  l'occa- 
sion qu'on  prit.  Néron  et  Britannicus  s'étant  rencontrés  se  saluèrent, 
l'un  du  nom  de  Britannicus,  l'autre  du  nom  de  Domitius.  Agrippine  fei- 
gnit de  voir  là  un  commencement  de  mésintelligence,  et  rapporta  l'af- 
faire à  son  mari  en  l'envenimant  de  ses  plaintes  :  ainsi  on  ne  tenait 
pas  compte  de  l'adoption  ;  les  décrets  du  sénat,  les  lois  du  peuple  étaient 
cassés  dans  la  maison  impériale;  si  l'on  ne  l'empêchait,  cette  direction 
mauvaise  et  hostile  donnée  à  l'éducation  de  Britannicus  deviendrait 
une  calamité  publique.  Troublé  de  ces  semblants  d'accusation,  Claude 
punit  les  meilleurs  gouverneurs  de  son  lils  de  la  mort  ou  de  l'exil  et 
commet  à  sa  conduite  des  gens  désignés  par  Agrippine.  » 

1.  Agrippina...  veniam  exilii  pro  Annseo  Seneca,  simul  prsetnram 
iinpetrat,  laetum  in  publicum  rata  ob  claritudinem  studiorum  ejus, 
nique  Domilii  piieritia  tali  magistro  adolesceret,  et  consiliis  ejusdem 
ad  spem  dominationis  uterentur.  (Tacite,  Ann.,  XII,  vin.)  «  Agrippine  fait 
rappeler  Sénèque  de  l'exil,  puis  obtient  pour  lui  la  préture,  persuadée 
que  celte  mesure  serait  d'un  heureux  effet  sur  le  public,  à  cause  de 
l'illustration  littéraire  du  personnage;  elle  voulait  aussi  lui  confier  l'édu- 
cation de  Domitius,  et  avoir  ses  conseils  pour  lui  assurer  l'empire.  >» 


312  BRITANNICUS. 

Les  spectacles,  les  dons,  invincibles  appas, 

Vous  attiroient  les  cœurs  du  peuple  et  des  soldats*,     1170 

Qui  d'ailleurs,  réveillant  leur  tendresse  première, 

Favorisoient  en  vous  Germanicus  mon  père*. 

Cependant  Claudius  penchoit  vers  son  déclin'. 

Ses  yeux,  longtemps  fermés,  s'ouvrirent  à  la  lin  : 

Il  connut  son  erreur*.  Occupé  de  sa  crainte,  11 75 

1.  Racine  fait  allusion  ici  à  ce  qui  se  passa  quand  Néron  prit  à  qua- 
torze ans  la  toge  virile.  Additum  nomine  ejiis  donativum  militi,  congia- 
riiim  plebeL  Et  ludicro  circensium,  quod  acquirendis  vtihji  studiis  ede- 
batur,  Britannicus  in  pnetexia,  Nero  triumphalium  veste  travecti  sunt  ■ 
spectaret  popidus  hune  décore  imperatorio,  illum  puerili  habitu,  ac  pe- 
rinde  fortunam  ntriusque  prsesiimeret.  (Tacite,  Ann.,  XII,  xli.)  «  On  dis- 
tribua, au  nom  de  Néron,  le  donativum  aux  soldats,  le  congiarium  au 
peuple.  Et  dans  les  jeux  du  cirque,  qui  se  donnaient  pour  lui  gagner  l'af- 
fection du  peuple,  tandis  que  Britannicus  paraissait  vêtu  de  la  robe  pré- 
texte, Néron  se  montra  en  costume  de  triomphateur  :  afin  que  le  peuple, 
voyant  l'un  avec  le  vêtement  de  l'enfance,  l'autre  dans  la  splendeur  du 
costume  impérial,  présumât  la  différence  de  leurs  futures  destinées.  » 

2.  Cette  faveur  s'était  déclarée  du  vivant  de  Messaline  aux  jeux  sécu- 
laires de  l'année  800.  Sedente  Claudio  circensibus  ludis,  quum  pueri 
nobiles  equis  ludicrum  Trojx  inirent  interque  eos  Britannicus,  impera- 
tore  (jenitus,  et  L.  Domitius,  adoptione  mox  in  imperium.  et  cognomen- 
tum  Neronis  adscitus,  favor  plebis  acrior  in  Domitium  loco  prsesagii 
acceptus  est...,  Verum  inclinatio  populi  supererat  ex  memoria  Germa- 
nici,  cujus  illa  reliqua  soboles  virilis.  (Tac,  Ann.,  XI,  xi-xn.)  «  Un  jour 
que  Claude  assistait  aux  jeux  du  cirque,  pendant  le  jeu  de  Troie  que 
les  jeunes  nobles  célébraient  à  cheval,  comme  le  fils  de  l'empereur  y 
prenait  part,  ainsi  que  Domitius,  qui  plus  tard  devait  être  appelé  à 
l'empire  et  nommé  du  nom  de  Néron,  le  peuple  marqua  une  faveur 
plus  enthousiaste  à  Domitius;  ce  qui  fut  reçu  comme  un  présage.... 
Cette  inclination  du  peuple  venait  de  Germanicus,  dont  Domitius  était 
l'unique  descendant  mâle.  » 

3.  Déclin.  Furetière  définit  le  mot  :  «  décadence,  fin,  déchet  de  force 
et  de  vigueur,  ou  abaissement,  diminution  ».  A  était  très  usité. 

i.  In  prascipuo  pavore  Agrippina  ,  vocem  Claudii,  quant  temulentus 
jecerat,  fatale  sibi  ut  conjngum  flagitia  ferret,  dein  puniret,  metuens, 
agere  et  celerare  statuit.  (Tac,  Ann.,  XII,  lxiv.)  «  Ce  qui  effrayait  sur- 
tout Agrippine,  c'était  une  parole  échappée  à  Claude  dans  l'ivresse  : 
«  Sa  destinée,  avait-il  dit,  était  de  supporter  les  scandales  de  ses  femmes, 
«jusqu'à  ce  qu'il  les  punit  ».  Prise  de  crainte,  Agrippine  résolut  d'agir 
sans  perdre  un  instant.  » 


I 


ACTE  lY,  SCENE  II.  315 

Il  laissa  pour  son  fils  échapper  quelque  plainte*, 

Et  voulut,  mais  trop  tard,  assembler  ses  amis. 

Ses  gardes,  son  palais,  son  lit  m'étoient  soumis. 

Je  lui  laissai  sans  fruit  consumer  sa  tendresse; 

De  ses  derniers  soupirs  je  me  rendis  maîtresse^.  1180 

Mes  soins,  en  apparence  épargnant  ses  douleurs. 

De  son  fils,  en  mourant,  lui  cachèrent  les  pleurs. 

Il  mourut.  Mille  bruits  en  courent  à  ma  honte 5. 

J'arrêtai  de  sa  mort  la  nouvelle  trop  prompte; 

Et  tandis  que  Burrhus  alloit  secrètement  11 85 

De  l'armée  en  vos  mains  exiger  le  serment, 

i.  Tacite  dit  seulement  qu'Agrippine  craignit,  en  choisissant  un  poison 
lent,  ne  admotus  siipremis  Clatidùts,  et  dolo  intellecto,  ad  amorem  filii 
redirel  (Tac,  An/i.,  XII,  lxvi),  «  que  Claude,  à  ses  derniers  instants, 
ne  se  reprit  à  aimer  son  fils  Britannicus  ».  Suétone  affirme,  avec  des 
détails  très  précis,  que  Claude  avait  repris  toute  sa  tendresse  pour 
Britannicus  et  voulait  lui  laisser  l'empire.  Racine  se  souvient  aussi 
peut-être  ici  du  récit  de  la  mort  d'Auguste,  qui  est  au  I"  livre  des 
Annales,  comme  il  s'en  est  souvenu  un  peu  plus  loin.  Gravescere  vale^ 
tudo  Angusii,  et  quidam  scelus  uxoris  suspectabant  :  qnipj)e  rumor 
incesserat,  paucos  ante  menses  Augusttim...  Planasiam  vectum  ad  vi- 
sendiim  Agrippam;  niultas  illic  ulrhnque  lacrimas  et  signa  caritatis. 
(Tac,  Ann.,  1,  v.)  «  L'état  d'Auguste  s'aggravait;  certains  soupçonnaient 
un  crime  de  sa  femme.  Car  le  bruit  s'était  répandu  que,  quelques  mois 
auparavant,  Auguste  était  allé  à  Planasia  pour  voir  Agrippa;  dans  cette 
entrevue,  il  y  avait  eu  des  deux  côtés  force  larmes  versées  et  échange 
de  témoignages  d'affection.  » 

2.  Jam  primiim  Agrippina,  velut  dolore  vicia  et  solatia  conquirens. 
tenere  amplexii  Britannicnm,  veram  paterni  oris  effigiem  appellare,  ac 
variLs  artibus  demorari,  ne  cubiculo  egrederetur.  Antoniam  quoque  et 
Octaviam,  sorores  ejtis,  attinuit;  et  cunctos  aditiis  custodiis  clauserat. 
(Id.,  ibid.,  XII,  Lxviii.)  «  Dans  le  premier  moment,  Agrippine,  comme 
vaincue  par  la  douleur,  et  cherchant  des  consolations,  s'attacha  à  Bri- 
tannicus et  l'embrassa,  l'appelant  le  vrai  portrait  de  son  père  :  elle 
employa  tous  ses  artifices  à  le  retenir,  et  à  l'empêcher  de  sortir  de  la 
chambre.  Elle  retint  également  ses  sœurs  Antonia  et  Octavia  :  au  reste, 
elle  avait  mis  des  gardes  pour  fermer  toutes  les  issues.  » 

3.  Tacite  nous  a  laissé  tout  le  détail  de  l'empoisonnement  de  Claude, 
et  il  ajoute  que  le  public  fut  informé  de  la  vérité  de  l'événement  : 
Adeoque  cuncta  mox  pernotuere,  ut...  [Ann.,  XII,  lxvii.)  «  Et  bientôt 
tout  fut  si  connu  du  public  que....  » 


31  i  BRITANNICUS. 

Que  vous  marchiez  au  camp',  conduit  sous  mes  auspices, 

Dans  Rome  les  autels  fumoient  de  sacrifices; 

Par  mes  ordres  trompeurs  tout  le  peuple  excité 

Du  prince  déjà  mort  demandoit  la  santé^.  1190    : 

Enfin  des  légions  ^  l'entière  obéissance 

Ayant  de  votre  empire  affermi  la  puissance, 

1.  Au  camp.  Les  neuf  cohortes  prétoriennes  étaient  depuis  Tibère 
réunies  dans  un  camp  attenant  au  mur  de  la  ville. 

2.  Vocabatvr  intérim  senatus,  votaque  pro  incoliimitale  principis 
consides  et  sacerdotes  nuncupabnnt,  qmim  jam  e.ranimis  vestibus  et 
fomeniis  obleçjeretur ,  dum  res  finnnndo  Neronis  imperio  comjwnun- 
tiir....  Crebroque  vuUjabat  {Agrippina)  ire  in  meliiis  valet udinem  prin- 
cipis, qno  miles  bona  in  spe  arjeret,  tempusque  prospcrum  ex  monitis 
Chaldssorum  adventaret.  (Tacite,  Ann.,  XII,  lxvhi.)  «  Cependant  on  con- 
voquait le  sénat;  consuls  et  prêtres  faisaient  des  vœux  pour  la  santé  du 
prince  :  il  était  déjà  mort  qu'on  le  couvrait  de  vêtements  et  de  remèdes; 
on  attendit  ainsi  que  toutes  les  mesures  fussent  prises  pour  assurer 
l'empire  à  Néron....  De  temps  à  autre,  Agrippine  faisait  annoncer  que 
l'état  du  prince  s'améliorait,  pour  entretenir  les  soldats  en  bonne  espé- 
rance et  attendre  le  moment  propice  qu'avaient  marqué  les  devins 
chaldéens.  » 

3.  Des  légions  :  Racine  aurait  dû  dire  des  prétoriens,  car  il  n'y  avait 
pas  de  légions  en  Italie.  Elles  étaient  dans  les  provinces  impériales  : 
Tiinc  média  diei,  tertium  ante  Idns  Octobris,  foribus  Palatii  repente 
didnctis,  comitante  Biirrho ,  Nero  egreditur  ad  cohortem  qiise  more 
militise  exc7ibiis  adest.  Ibi,  monente  prsefecto,  faustis  vocibus  exceptas, 
inditur  lecticœ.  Diibitavisse  quosdam  fervnt,  respectantes  rogitan- 
tesque  ubi  Brilannicus  esset;  mox,  nnllo  in  diversum  anctore,  quse  offe- 
rebantur  secuti  sunt.  lllatusqne  castris  Nero  et  congrnentia  temj)ori 
prxfatus,  promisso  donativo  ad  exemplum  pnternse  largitionis,  impe- 
rator  consalutatur.  Sententiam  militum  secnta  pntrum  constata,  nec 
dubitntum  est  apud  provincias.  (Id.,  ibid.,  XII.  lxix.)  «  Alm^s,  au  milieu 
du  Jour,  le  troisième  jour  avant  les  Ides  d'octobre,  les  portes  du  palais 
s'ouvrirent  soudain  :  Néron,  accompagné  de  Burrhus,  se  présenta  à  la 
cohorte  de  garde.  Là,  sur  l'ordre  du  préfet,  des  cris  favorables  l'accueil- 
lent, on  le  fait  monter  en  litière.  Quelques  prétoriens,  dit-on,  eurent 
un  moment  d'hésitation,  regardant  et  demandant  où  était  Britannicus  : 
puis,  comme  personne  ne  prenait  une  initiative  contraire,  ils  suivirent 
le  parti  qui  s'offrait  à  eux.  Néron,  parti  au  camp,  fit  un  discours  de 
circonstance;  il  promit  le  donativum  aussi  large  que  l'avait  donné  son 
père  :  on  le  salua  empereur.  Un  séna  tus-consul  te  suivit  le  suffrage  des 
soldats  :  les  provinces  n'hésitèrent  pas.  » 


ACTE  lY,  SCI^>E  II.  515 

On  vit  Claude;  et  le  peuple,  étonné  de  son  sort, 
Apprit  en  même  temps  \otre  règne  et  sa  mort*. 

C'est  le  sincère  aveu  que  je  voulois  vous  faire  :  1196 
Voilà  tous  mes  forfaits.  En  voici  le  salaire. 

Du  fruit  de  tant  de  soins  à  peine  jouissant 
En  avez-vous  six  mois  paru  reconnoissant, 
Que  lassé  d'un  respect  qui  vous  gènoit  peut-être, 
Vous  avez  affecté  de  ne  plus  me  connoître.  1200 

J'ai  vu  Burrhus,  Sénéque,  aigrissant  vos  soupçons, 
De  l'infidélité  *  vous  tracer  des  leçons, 
Ravis  d'être  vaincus  dans  leur  propre  science. 
J'ai  vu  favoriser  de  votre  confiance 

Othon,  Sénécion'%  jeunes  voluptueux,  i2o5 

Et  de  tous  vos  plaisirs  flatteurs  respectueux; 

1.  Acribus  namque  ciistodiis  clomum  et  vias  saepsernt  Livia  :  Ixtique 
interdum  niintii  vidgabantur,  donec,  provisis  qnse  temjnis  monebat^ 
simul  excessisse  AugusUim  et  remm  piotiri  Neronem  favia  eadem  tidlt. 
(1(1.,  ibid.,  I,  V.)  «  Livie  avait  mis  de  fortes  gardes  autour  de  la  maison, 
et  dans  toutes  les  rues.  De  temps  à  autre,  on  répandait  de  bonnes  nou- 
velles, jusqu'à  ce  que,  toutes  les  mesures  nécessaires  étant  prises,  le 
peuple  apprit  en  même  temps  la  mort  d'Auguste  et  l'avènement  de 
Tibère.  » 

2.  Infidélité,  manque  de  foi,  et  par  conséquent,  ici,  ingratitude.  — 
Ccrtamen  niriqnc  (Burrlio  et  Senecœ  )  nmnn  ernt  contra  ferocinm 
Aqrippinx,  qrne,  cunctis  malae  dominationis  cupidinibus  flagrans,  ha- 
bebat  in  jjartibiis  Pallantem.  (Tac,  Ann.,  XIII,  u.)  «  Ils  avaient  tous  les 
deux  à  lutter  contre  l'orgueil  d'Agrippine,  qui,  consumée  de  tous  les 
fenx  d'une  ambition  égoïste,  était  soutenue  par  Pallas.  » 

5.  Infrncla  pnulatim  potentia  matris,  delnpso  Nerone  in  amorem 
libertXj  ciii  vocabidum  Acte  fuit,  simid  assianptis  in  conscieniiam 
M.  Ollione  et  Claudio  Senecione,  adolescentulis  decoris,  quorum  Otho 
familia  consulari,  Scnecio,  liberto  Csesaris  pâtre  genitus.  (Tac,  Ann., 
■XllI,  xu.)  «  Peu  à  peu  le  crédit  d'Agrippine  fut  miné,  lorsque  Néron 
s'abandonna  à  l'amour  d'une  affranchie  nommée  Acte,  et  lorsqu'il  prit 
comme  confidents  deux  beaux  jeunes  gens,  M.  Othon  et  Claudius  Séné- 
cion,  dont  l'un  était  de  famille  consulaire,  et  l'autre  fils  d'un  affranchi 
de  Claude.  »  Sénécion  est  sans  doute  le  même  qui  entra  dans  la  conspi- 
ration de  Pison  et  mourut  après  avoir  dénoncé  ses  amis.  Othon,  mari 
de  Poppée,  exilé  sous  Néron  dans  le  gouvernement  de  la  Lusitanie,  fut 
empereur  après  Galba  et  avant  Vitellius. 


310  BRITANNICUS. 

El  lorsque  vos  mépris  excitant  mes  murmures, 

Je  vous  ai  demandé  raison  de  tant  d'injures 

(Seul  recours  d'un  ingrat  qui  se  voit  confondu), 

Par  de  nouveaux  affronts  vous  m'avez  répondu,  1210 

Aujourd'hui  je  promets  Junie  à  votre  frère  ; 

Ils  se  flattent  tous  deux  du  choix  de  votre  mère  : 

Que  faites-vous?  Junie,  enlevée  à  la  cour*, 

Devient  en  une  nuit  l'objet  de  votre  amour; 

Je  vois  de  votre  cœur  Octavie  effacée,  i2i5 

Prête  à  sortir  du  lit  où  je  l'avois  placée  ; 

Je  vois  Pallas  banni,  votre  frère  arrêté; 

Vous  attentez  enfin  jusqu'à  ma  liberté  : 

Burrhus  ose  sur  moi  porter  ses  mains  hardies. 

Et  lorsque  convaincu  de  tant  de  perfidies,  1220 

Vous  deviez  ne  me  voir  que  pour  les  expier, 

C'est  vous  qui  m'ordonnez  de  me  justifier. 

NÉRON. 

Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  dois  l'Empire; 

Et  sans  vous  fatiguer  du  soin  de  le  redire. 

Votre  bonté.  Madame,  avec  tranquillité  1225 

Pouvoit  se  reposer  sur  ma  fidélité*. 

Aussi  bien  ces  soupçons,  ces  plaintes  assidues' 

Ont  fait  croire  à  tous  ceux  qui  les  ont  entendues 

Que  jadis,  j'ose  ici  vous  le  dire  entre  nous. 

Vous  n'aviez,  sous  mon  nom,  travaillé  que  pour  vous.   i23o 

((  Tant  d'honneurs,  disoient-ils,  et  tant  de  déférences, 

Sont-ce  de  ses  bienfaits  de  foibles  récompenses? 

Quel  crime  a  donc  commis  ce  fils  tant  condamné? 

Est-ce  pour  obéir  qu'elle  l'a  couronné? 

1.  Enlevée  à  la  cour,  enlevée  et.transportée  à  la  cour.  ] 

2.  Fidélité,  foi,  parole  tenue,  et  ici  reconnaissance  :  le  mot  s'oppose        ! 
à  infidélité  du  vers  1202.  i 

3.  Assidu,  continuel,  sens  du  latin  assiduus.  i 

) 


ACTE  IV,  SCENE  II.  317 

N'est-il  de  son  pouvoir  que  le  dépositaire?  »  i235 

Non  que  si  jusque-là  j'avois  pu  vous  complaire, 

Je  n'eusse  pris  plaisir,  Madame,  à  vous  céder 

Ce  pouvoir  que  vos  cris  sembloient  redemander. 

Mais  Rome  veut  un  maître,  et  non  une  maîtresse. 

Vous  entendiez  les  bruits  qu'excitoit  ma  foiblesse  :      1240 

Le  sénat  chaque  jour  et  le  peuple,  irrités 

De  s'ouïr  par  ma  voix  dicter  vos  volontés, 

Publioient  qu'en  mourant  Claude  avec  sa  puissance 

M'avoit  encor  laissé  sa  simple  obéissance*. 

Vous  avez  vu  cent  fois  nos  soldats  en  courroux*  1245 

Porter  en  murmurant  leurs  aigles  devant  vous, 

Honteux  de  rabaisser  par  cet  indigne  usage 

Les  héros  dont  encore  elles  portent  l'image. 

Toute  autre  se  seroit  rendue  à  leurs  discours  ; 

Mais  si  vous  ne  régnez,  vous  vous  plaignez  toujours 5.  i25o 

1.  Claude  était,  selon  Tacite,  conjugum  imjyeriis  ohnoxius  [Ann.^ 
XII,  i),  «  toujours  esclave  de  sa  femme,  quelle  qu'elle  fût  ». 

2.  Néron  accusa  sa  mère,  dans  la  lettre  qu'il  écrivit  au  sénat  après 
son  parricide  :  Qitod  consortium  imperii  juraturasque  in  feminx  verba 
prxtorias  cohortes,  idemque  dedecus  senatus  et  populi  speravisset. 
(Tac,  Ann.,  XIV,  xi.)  «  Elle  avait  prétendu  partager  l'empire,  recevoir 
—  elle,  une  femme  !  —  le  serment  des  cohortes  prétoriennes,  soumettre 
au  même  déshonneur  le  sénat  et  le  peuple.  »  Mais  Racine  s'est  souvenu 
surtout  d'un  fait  qui  arriva  du  vivant  de  Claude,  lorsqu'on  lui  pré- 
senta Caractacus  et  les  autres  chefs  bretons  prisonniers.  L'empereur 
leur  fait  grâce  et  Tacite  ajoute  ;  Atque  illi,  vinclis  exsohiti,  Agrip- 
pinam  quoque,  haiid  proctd  alio  suggestu  conspicuam,  isdem  qnibns 
principem  laudibus  gratibusqiie  venerati  sunt  :  novum  snne  et  moribus 
vetenim  insolitum,  feminam  signis  Romanis  prxsidere.  (Tac,  Ann.,  XII, 
xxxvri.)  «  Lorsqu'on  leur  eut  ôté  leurs  liens,  ils  s'approchèrent  aussi 
d'Agrippinc  ,  qui  était  bien  en  vue  sur  une  estrade,  voisine  de  celle  de 
l'empereur,  et  lui  donnèrent  les  mêmes  respects,  louanges  et  remercie 
rnents  qu'à  l'empereur  :  c'était  sans  doute  une  nouveauté,  tout  à  fait 
opposée  aux  traditions  des  ancêtres,  qu'une  femme  parût  en  souveraine 
devant  les  aigles  romaines.  » 

5.  C'est  ce  que  disait  Tibère  à  la  première  Agrippine,  veuve  de  Ger- 
maniois  :  «  Grxco  versn  admonnit  non  idco  laedi,  quia  non  regnarct  ». 
«  11  \\\\  dit  un  vers  grec  qui  signifiait  qu'on  ne  lui  faisait  pas  de  tort, 


518  BRITANNICUS. 

Avec  Britannicus  contre  moi  réunie, 

Vous  le  fortifiez  du  parti  de  Junie; 

Et  la  main  de  Pallas  trame  tous  ces  complots; 

Et  lorsque,  malgré  moi,  j'assure  mon  repos, 

On  vous  voit  de  colère  et  de  haine  animée.  1^55 

Vous  voulez  présenter  mon  rival  à  l'armée*  : 

Déjà  jusques  au  camp  le  bruit  en  a  couru. 

AGPJPPINE. 

Moi,  le  faire  empereur,  ingrat?  L'avez-vous  cru? 

Quel  seroit  mon  dessein?  qu'aurois-je  pu  prétendre? 

Quels  honneurs  dans  sa  cour,  quel  rang  pourrois-je  atten- 

Ah!  si  sous  votre  empire  on  ne  m'épargne  pas,         [dre*? 

Si  mes  accusateurs  observent  tous  mes  pas. 

Si  de  leur  empereur  ils  poursuivent  la  mère. 

Que  ferois-je  au  milieu  d'une  cour  étrangère? 

Ils  me  reprocheroient,  non  des  cris  impuissants,  1265 

Des  desseins  étouffés  aussitôt  que  naissants. 

Mais  des  crimes  pour  vous  commis  à  votre  vue, 

Et  dont  je  ne  serois  que  trop  tôt  convaincue. 

Vous  ne  me  trompez  point,  je  vois  tous  vos  détours  : 

\ous  êtes  un  ingrat,  vous  le  fûtes  toujours.  i-^jo 

de  ne  point  lui  céder  l'empire  ».  (Tac,  Ann.,  IV,  lu.)  Le  vers  de  Racine 
se  rapproche  plus  du  récit  de  Suétone  :  Si  non  dominaris,  inquiet, 
filioln,  injuriam  te  accipere  existimas.  {Tib.,  lui.)  «  Si  tu  ne  règnes  pas, 
ma  fille,  tu  crois  qu'on  te  persécute.  » 

1.  Cf.  acte  111,  se.  m.  —  Agrippine,  dans  Tacite,  disait  à  JNéron  même  : 
Ituram  (se)  ciim  illo  (Britannico)  in  castra.  {Ann.,  XllI,  xiv.)  «  Elle  irait 
au  camp  avec  lui.  »  —  Larinée.  c'est  toujours  des  prétoriens  qu'il  s'agit, 

2.  Vivere  ego,  Britannico  potiente  rernm,  poteram?  Ac  si  Plautus 
aiit  qiiis  alius  rempnblicam  judicatiirns  oblimierit,  desunt  scilicet  mihi 
uccusatores,  qui  non  verba,  impatientia  caritatis  aliqiiando  incautn, 
sed  ea  crimina  objiciant,  qiiibus,  nisi  a  filio ,  absolvi  non  possim? 
{Tacite,  Ann.,  XIll,  xxt.)  «  Aurais-je  pu  vivre,  si  Britannicus  avait  régné? 
Et  si  Plante  ou  un  autre,  qui  fut  un  juge  pour  moi,  avait  pris  le  pou- 
voir, sans  doute  je  n'ai  pas  d'ennemis  qui  peuvent  me  reprocher, 
non  pas  des  paroles  imprudentes,  comme  il  en  échappe  à  l'afTection 
mécontente,  mais  dos  crimes  dont  un  fils  seul  peut  m'absoudre.  » 


ACTE  IV,  SCÈÎSE  II.  519 

Dès  vos  plus  jeunes  ans,  mes  soins  et  mes  tendresses 

N'ont  arraché  de  vous  que  de  feintes  caresses. 

Rien  ne  vous  a  pu  vaincre;  et  votre  dureté 

Auroit  dû  dans  son  cours  arrêter  ma  bonté. 

Que  je  suis  malheureuse!  Et  par  quelle  infortune         1275 

Faut-il  que  tous  mes  soins  me  rendent  importune? 

Je  n'ai  qu'un  fils.  0  ciel,  qui  m'entends  aujourd'hui, 

T'ai-je  fait  quelques  vœux  qui  ne  fussent  pour  lui? 

Remords,  crainte,  périls,  rien  ne  m'a  retenue; 

J'ai  vaincu  ses  mépris;  j'ai  détourné  ma  vue  1280 

Des  malheurs  qui  dès  lors  me  furent  annoncés*; 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  :  vous  régnez,  c'est  assez. 

Avec  ma  liberté,  que  vous  m'avez  ravie, 

Si  vous  le  souhaitez,  prenez  encor  ma  vie, 

Pourvu  que  par  ma  mort  tout  le  peuple  irrité       *       1285 

Ne  vous  ravisse  pas  ce  qui  m'a  tant  coûté. 

NÉaON. 

Hé  bien  donc!  prononcez.  Que  voulez-vous  qu'on  fasse? 

AGRIPPINE. 

De  mes  accusateurs  qu'on  punisse  l'audace*. 

Que  de  Britannicus  on  calme  le  courroux, 

Que  Junie  à  son  choix  puisse  prendre  un  époux,  1290 

1.  Racine  indique  discrètement  la  croyance  qu'Agrippine  avait  dans 
l'astrologie.  On  a  vu  (v.  1190,  note)  qu'elle  avait  caché  la  mort  de 
(>laude  jusqu'à  l'heure  propice  indiquée  par  les  Chaldéens.  Les  mêmes 
astrologues  lui  avaient  prédit  sa  mort.  Hune  sui  finem  multos  ante 
annos  crediderat  Agrippina  contempseratqiie.  Nam  consulenti  super 
Nerone  responderant  Chaldsei  fore  ut  imperarel,  matremque  occideret; 
Clique  illa  :  Occidat,  inquit,  dum  imperet.  »  (Tac,  Ann.^  XIV,  ix.)  «  Il  \ 
avait  bien  des  années  qu'Agrippine  était  persuadée  qu'elle  finirait  ainsi  : 
elle  ne  s'en  était  pas  inquiétée.  Comme  elle  les  consultait  sur  Néron, 
les  Chaldéens  lui  avaient  répondu  qu'il  régnerait  et  qu'il  tuerait  sa 
mère  :  «  Qu'il  me  tue,  avait-elle  dit,  mais  qu'il  règne.  » 

2.  Ultionem  in  delatores  et  prxmia  amicis  obtinnit.  (ïac,  Ann..^ 
XIII,  xxi.)  «  Elle  obtint  la  punition  de  ses  délateurs,  et  des  récomponses 
pour  ses  amis.  » 


520  BRITANNICUS. 

Qu'ils  soient  libres  tous  deux,  et  que  Pallas  demeure, 
Que  vous  me  permettiez  de  vous  voir  à  toute  heure, 
Que  ce  même  Burrhus,  qui  nous  vient  écouter, 
A  votre  porte  enfin  n'ose  plus  m'arrêter. 


Oui,  Madame,  je  veux  que  ma  reconnoissance*  1296 

Désormais  dans  les  cœurs  grave  votre  puissance; 

Et  je  bénis  déjà  cette  heureuse  froideur. 

Qui  de  notre  amitié  va  rallumer  l'ardeur. 

Quoi  que  Pallas  ait  fait,  il  suffit,  je  l'oubUe  ; 

Avec  Britannicus  je  me  réconcilie  ;  i3oo 

Et  quant  à  cet  amour  qui  nous  a  séparés. 

Je  vous  fais  notre  arbitre,  et  vous  nous  jugerez. 

Allez  donc,  et  portez  cette  joie  à  mon  frère. 

Gardes,  qu'on  obéisse  aux  ordres  de  ma  mère. 


SCÈNE  III 
NÉRON,  BURRHUS. 

BURRHUS. 

Que  cette  paix.  Seigneur,  et  ces  embrassements  i3o5 

Vont  offrir  à  mes  yeux  des  spectacles  charmants  ! 

1.  Racine  songe-l-il  aux  feintes  caresses  par  lesquelles  Néron  déguisa 
les  préparatifs  du  parricide  ?  Ibi  hlandimentum  sublevavit  metum, 
comiter  excepta  superque  ijjsum  collocata.  Nam  pluribus  sermonibus, 
modo  familiaritate  juvenili  Nero  et  ritrsus  adductus,  uasi  séria  con- 
sociaret,  tracta  in  longum  convictii,  prosequitur  abeuntem,  arctiiis 
octilis  et  pectori  hserens.  (Tacite,  Ann.^  XIV,  iv.)  «  Les  caresses  de  son 
fils  dissipèrent  sa  crainte  :  il  la  reçut  bien  et  la  fit  placer  au-dessus  de 
lui.  Néron  causa  beaucoup,  tantôt  avec  un  abandon  juvénile,  et  tantôt 
plus  sérieux  comme  s'il  l'associait  aux  graves  affaires;  il  fit  ainsi  durer 
le  repas,  et  la  reconduisit  au  départ,  l'embrassant  sur  les  yeux  et  ne 
pouvant  se  détacher  de  ses  bras.  » 


ACTE  IV,  SCENE  III.  321 

Vous  savez  si  jamais  ma  voix  lui  fut  contraire, 
Si  de  son  amitié  j'ai  voulu  vous  distraire, 
Et  si  j'ai  mérité  cet  injuste  courroux. 

NÉRON. 

Je  ne  vous  flatte  point,  je  me  plaignois  de  vous,  i3io 

Burrhus  :  je  vous  ai  crus  tous  deux  d'intelligence; 
Mais  son  inimitié  vous  rend  ma  confiance. 
Elle  se  hâte  trop,  Burrhus,  de  triompher. 
J'embrasse  mon  rival,  mais  c'est  pour  l'étoufTer. 

BURRHUS. 

Quoi,  Seigneur? 

NÉRON. 

C'en  est  trop  :  il  faut  que  sa  ruine*     i3i5 
Me  délivre  à  jamais  des  fureurs  d'Agrippine. 
Tant  qu'il  respirera,  je  ne  vis  qn'à  demi. 
Elle  m'a  fatigué  de  ce  nom  ennemi  ; 
Et  je  ne  prétends  pas  que  sa  coupable  audace 
Vne  seconde  fois  lui  promette  ma  place.  i3*2o 

BURRHUS. 

Elle  va  donc  bientôt  pleurer  Britannicus. 

NÉRON. 

Avant  la  fin  du  jour  je  ne  le  craindrai  plus. 

BURRHUS. 

Et  qui 2  de  ce  dessein  vous  inspire  l'envie? 

NÉRON. 

Ma  gloire,  mon  amour,  ma  sûreté,  ma  vie. 

1.  Dans  Tacite  aussi,  c'est  la  peur  d'Agrippine  qui  pousse  Néron  à  se 
délairo  de  Britannicus  :  unjmlihus  A<irippinse  minis  iAnn.,  XIII,  xv). 

2.  Qui?  quelle  chose?  quoi?  Cet  emploi  n'est  pas  rare  dans  Racine. 

RACINE.  \  \ 


522  BRITANNICUS.  ? 

BURRHUS. 

Non,  quoi  que  vous  disiez,  cet  horrible  dessein  iSaS 

Ne  fut  jamais,  Seigneur,  conçu  dans  votre  sein. 

iSÉRON. 

Burrhus! 

BURRHUS. 

De  votre  bouche,  ô  ciel!  puis-je  l'apprendre? 
Vous-même  sans  frémir  avez-vous  pu  l'entendre? 
Songez-vous  dans  quel  sang  vous  allez  vous  baigner? 
Néron  dans  tous  les  cœurs  est-il  las  de  régner?  j33o 

Que  dira-t-on  de  vous?  Quelle  est  votre  pensée? 

NÉRON. 

Quoi?  toujours  enchaîné  de  ma  gloire  passée, 
J'aurai  devant  les  yeux  je  ne  sais  quel  amour 
Que  le  hasard  nous  donne  et  nous  ôte  en  un  jour? 
Soumis  à  tous  leurs  vœux,  à  mes  désirs  contraire,       i335 
Suis-je  leur  empereur  seulement  pour  leur  plaire? 


Et  ne  suffit-il  pas.  Seigneur,  à  vos  souhaits 

Que  le  bonheur  public  soit  un  de  vos  bienfaits? 

C'est  à  vous  à  choisir,  vous  êtes  encor  maître. 

Vertueux  jusqu'ici,  vous  pouvez  toujours  l'être  :  i34o 

Le  chemin  est  tracé,  rien  ne  vous  retient  plus; 

Vous  n'avez  qu'à  marcher  de  vertus  en  vertus. 

Mais  si  de  vos  flatteurs  vous  suivez  la  maxime, 

Il  vous  faudra,  Seigneur,  courir  de  crime  en  crime, 

Soutenir  vos  rigueurs  par  d'autres  cruautés,  i345 

Et  laver  dans  le  sang  vos  bras  ensanglantés*. 

i.  Ce  discours  de  Burrhus  est  lire  presque  tout  entier  du  de  Cle- 
mentia  de  Sénèque.  Hoc  enitn  inter  cœtern  vel  pessimtim  habet  cnide- 
litas,  qiiod  pcrseverandum  est,  nec  ad  meliora  patet  regressus;  scelcra 


I 


ACTE  IV,  SCENE  III.  323 

Britanniciis  mourant  excitera  le  zèle 

De  ses  amis,  tout  prêts  à  prendre  sa  querelle. 

Ces  vengeurs  trouveront  de  nouveaux  défenseurs, 

Qui,  même  après  leur  mort,  auront  des  successeurs*  :  i35o 

Vous  allumez  un  feu  qui  ne  pourra  s'éteindre. 

Craint  de  tout  l'univers,  il  vous  faudra  tout  craindre ^^ 

Toujours  punir,  toujours  trembler  dans  vos  pr'ojets, 

Et  pour  vos  ennemis  compter  tous  vos  sujets. 

Ah!  de  vos  premiers  ans  l'heureuse  expérience  i355 

Vous  fait-elle.  Seigneur,  haïr  votre  innocence  3? 


enim  scelenbus  tuenda  simt.  (Sén.,  de  Clem.,  I,  xiii.)  «  Entre  tous  ses 
inconvénients,  la  cruauté  a  cet  abominable  effet,  qu'il  y  faut  persé- 
vérer, et  que  le  retour  au  bien  est  impossible  :  car  le  crime  doit  cher- 
cher sa  sûreté  dans  le  crime.  » 

1.  Regia  crudelitas  aiigel  inimicorum  numerum  tollendo.  Parentes 
enim  Uberique  eoriim  qui  interfecii  simt,  et  propinqin,  et  amici,  in 
locnm  singulorum  succedunt.  (Sén.,  de  Clem.,  I,  viu.)  «  La  cruauté  d'un 
roi  augmente  le  nombre  de  ses  ennemis  par  leur  supplice.  Les  parents, 
enfants,  proches,  amis  des  morts,  toute  une  foule  prend  la  place  de 
chaque  individu.  »  Cette  phrase  avait  déjà  inspiré  à  Corneille,  dans 
Cinna,  les  vers  suivants,  que  prononce  Auguste  : 

Ma  cruauté  se  lasse,  et  ne  peut  s'arrêter; 
Je  veux  me  faire  craindre,  et  ne  fais  qu'irriter. 
Rome  a  pour  ma  ruine  une  hydre  trop  fertile  : 
Une  tète  coupée  en  fait  renaître  mille. 
Et  le  sang  répandu  de  mille  conjurés 
Rend  mes  jours  plus  maudits,  et  non  plus  assurés. 
« 

2.  D.  Laberius  avait  dit  : 

Necesse  est  multos  timeat  quem  midti  timent. 

«  Nécessairement  celui  que  le  peuple  craint,  doit  craindre  le  peuple.  » 

3.  Innocence,  au  sens  du  latin  innocentia;  ainsi  dans  cette  phrase  de 
Pline  le  Jeune  :  Ecqnid  ergo  discimus  experimento  fidelissimam  esse 
custodiam  principis,  ijjsius  innocentiam?  {Panég.  de  Trajan.)  «  Ne 
savons-nous  pas  par  expérience  que  la  plus  sûre  garde  d'un  prince, 
c'est  sa  bonté?  »  Au  reste,  Sénèque  employait  le  mot  en  s'adressantà 
Néron  :  Rarissimam  laudem,  et  nuîli  adhuc  principum  coticessam, 
concitpisti.  innocentiam.  i De  Clem.,  1,  i.)  «  Tu  as  souhaité  la  plus  rar« 
qualité,  qu'aucun  de  nos  princes  encore  n'a  possédée,  la  bonté.  » 


324  BRITANNICUS. 

Songez-vous  au  bonheur  qui  les  a  signalés? 

Dans  quel  repos,  ô  ciel  !  les  avez-vous  coulés  ! 

Quel  plaisir  de  penser  et  de  dire  en  vous-même  '  : 

((  Partout,  en  ce  moment,  on  me  bénit,  on  m'aime  2;  ij6o 

On  ne  voit  point  le  peuple  à  mon  nom  s'alarmer; 

Le  ciel  dans  tous  leurs  pleurs  ne  m'entend  point  nommer; 

Leur  sombre  inimitié  ne  fuit  point  mon  visage; 

Je  vois  voler  partout  les  cœurs  à  mon  passage  ^î  » 

Tels  étoient  vos  plaisirs. .Quel  changement,  ô  Dieux!    i3G5 

Le  sang  le  plus  abject  vous  étoit  précieux*. 

Un  jour,  il  m'en  souvient,  le  sénat  équitable 

Vous  pressoit  de  souscrire  à  la  mort  d'un  coupable; 

Vous  résistiez.  Seigneur,  à  leur  sévérité  : 

Votre  cœur  s'accusoit  de  trop  de  cruauté;  iSjo 

Et  plaignant  les  malheurs  attachés  à  l'Empire, 

«  Je  voudrois,  disiez-vous,  ne  savoir  pas  écrire  »  ». 

1.  Juvat  inspicere  et  circuire  bonnm  conscientiam,  tum  immitteve 
sculos  in  hanc  immensam  multitudinem...,  et  ita  loqni  secum.  (Sén., 
deClem.,  I,  i.)  «  Quel  plaisir  d'examiner  sa  conscience,  de  la  trouver 
pure,  et  de  regarder  cette  immense  multitude,  et  de  se  dire....  »  tes 
réflexions  qu'ils  prête  à  Néron  n'ont  qu'un  lointain  rapport  avec  les 
vers  de  Racine. 

2.  Nemo  iinits  homo  uni  homini  tam  carus  fuit,  qiiam  tu  populo  Ro- 
mano.  (Sén.,  de  Clem.,  I,  i.)  «  Jamais  un  homme  n'a  été  aussi  cher  à  un 
homme,  que  tu  l'es  au  peuple  romain.  » 

5.  Illins  demum  magnitudo  stabilis  fundataque  est,...  quo  procedente, 
non,  tanquam  mnlum  aliquid  mit  noxium  animal  e  cubili  prosilierif, 
diffufjiunt,  sed  tanquam.  ad  clarum  ac  beneficum  sidus  certatim  advo- 
'  tant.  (Id.,  ibid.,  1,  ni.)  «  La  puissance  est  stable  et  bien  établie,  quand, 
sur  le  passage  de  l'homme,  on  ne  fait  pas  comme  si  une  bête  nuisible  et 
féroce  était  sortie  de  sa  tanière,  mais  on  accourt  à  l'envi  comme  pour 
voir  un  astre  lumineux  et  bienfaisant.  » 

i.  Summa  parcimonia  etiam  vilissimi  sanguinis.  (Id.,  ibid.,  I,  i.) 
«  Extrêmement  ménager,  même  du  sang  le  plus  abject.  » 
,  5.  Animadvcrsurus  in  latrones  duos  Burrhus  i^rsefectus  tuus ,  vir 
eqregius,  et  tiln  principi  notus,  exigebat  a  te,  scriberes,  in  quos  et  ex 
qua  causa  animadverti  velles  :  hoc  ssepe  dilatum,  ut  aliquando  fieref, 
instabat.  Invitus  invito  cum  chartam  protulisset,  traderetque,  excta- 
masti:  «  Vellem  nescire  litteras!  »  (Sén.,  de  Clem.,  II,  i.)  «  Burrhus, 


i 


ACTE  IV,  SCENE  III.  325 

Non,  ou  vous  me  croirez,  ou  bien  de  ce  malheur 
Ma  mort  m'épargnera  la  vue  et  la  douleur. 
On  ne  me  verra  point  survivre  à  votre  gloire.  1376 

Si  vous  allez  commettre  une  action  si  noire, 
(Il  se  jette  à  genoux.) 

Me  voilà  prêt.  Seigneur  :  avant  que  de  partir, 

Faites  percer  ce  cœur  qui  n'y  peut  consentir; 

Appelez  les  cruels  qui  vous  l'ont  inspirée; 

Qu'ils  viennent  essayer  leur  main  mal  assurée.  i38o 

Mais  je  vois  que  mes  pleurs  touchent  mon  empereur; 

Je  vois  que  sa  vertu  frémit  de  leur  fureur. 

Ne  perdez  point  de  temps,  nommez-moi  les  perfides 

Qui  vous  osent  donner  ces  conseils  parricides. 

Appelez  votre  frère,  oubliez  dans  ses  bras....  i385 

NÉRON. 

.Ah!  que  demandez-vous? 

BURRHUS. 

Non,  il  ne  vous  hait  pas, 
Seigneur;  on  le  trahit  :  je  sais  son  innocence; 
Je  vous  réponds  pour  lui  de  son  obéissance. 
J'y  cours.  Je  vais  presser  un  entretien  si  doux. 

NÉRON.     > 

Dans  mon  appartement  qu'il  m'attende  avec  vous.       iScjo 

ton  préfet,  homme  éminent  et  dont  tu  connais  le  cœur,  avait  à  punir 
deux  brigands;  il  te  demandait  d'écrire  les  noms  des  condamnés  et  les 
motifs  de  la  condamnation  :  tu  remettais  toujours,  et  il  insistait  pour 
qu'enfin  tu  le  fisses.  Enfin,  comme,  se  contraignant  pour  te  contraindre, 
il  te  présentait  la  feuille,  tu  t'écrias  :  «  Je  voudrais  ne  pas  savoir 
écrire!  »  —  Cum  de  supplicia  cujusdam  capile  damnait,  ut  ex  more 
snbscriberet ,  admoneretur  :  «  Quam  vellem,  inquit,  nescire  litteras!  » 
«  On  lui  demandait  d'apposer  sa  signature,  selon  l'usage,  sur  un  arrêt 
de  condamnation  à  mort  :  «  Que  je  voudrais,  dit-il,  ne  pas  savoir 
écrire.  »  (Suét.,  Néron,  X.)  Le  subscriberet  de  Suétone  explique  le 
souscrire  de  Racine,  c'est  signer  l'arrèl,  ou  l'ordre  d'exécution. 


7;oo  BRITANNICUS. 

SCÈNE  IV 

NÉRON,  NARCISSE. 

NARCISSE. 

Seigneur,  j'ai  tout  prévu  pour  une  mort  si  juste. 

Le  poison  est  tout  prêt.  La  fameuse  Locuste* 

A  redoublé  pour  moi  ses  soins  officieux  : 

Elle  a  fait  expirer  un  esclave  à  mes  yeux 2; 

Et  le  fer  est  moins  prompt,  pour  trancher  une  vie,     iSqS 

Que  le  nouveau  poison  que  sa  main  me  confie  '. 

NÉRON. 

Narcisse,  c'est  assez  ;  je  reconnois  ce  soin, 
Et  ne  souhaite  pas  que  vous  alliez  plus  loin. 


Quoi?  pour  Britannicus  votre  haine  afîoiblie 
Me  défend.... 

1.  Locuste,  empoisonneuse  de  grand  talent  {tngenium,  dit  Tacite), 
illustre  dans  la  profession  (venenariorum  incluta,  dans  Suétone),  fut 
longtemps  un  personnage  politique  de  premier  ordre,  un  des  princi- 
paux rouages  du  gouvernement  {diu  inter  instrumenta  regni  habita, 
dit  Tacite).  Elle  fut  mise  à  mort  sous  Galba  avec  divers  favoris  et 
ministres  du  règne  précédent.  (Cf.  Tacite,  Ann.,  XII,  lxvi;  XIII,  xv;  — 
Suétone,  iVémi,  XXXIll.) 

2.  Selon  Suétone,  on  fit  l'essai  du  poison  sur  un  bouc,  puis  sur  un 
porc. 

3.  Promittentibus  dein  tam  prxcipitem  necem  qiiam  si  ferro  urgere' 
tnr,  cubiculnm  Csesaris  jiixta  decoqiiitiir  virus  cognitis  antea  venenis 
rajndum.  (Tac,  Ann.,  XIII,  xv.)  «  Comme  ils  promettaient  ime  mort 
aussi  rapide  que  par  le  fer,  on  prépara  le  poison  auprès  de  la  chambre 
de  l'empereur,  et  on  le  composa  de  substances  dont  on  avait  fait 
r«'|)reuve.  » 


ACTE  IV,  SCE.NE  IV.  527 


Oui,  Narcisse,  on  nous  réconcilie.  i4oo 

NARCISSE. 

Je  me  garderai  bien  de  vous  en  détourner, 

Seigneur;  mais  il  s'est  vu  tantôt  emprisonner  : 

Cette  ofTense  en  son  cœur  sera  longtemps  nouvelle. 

Il  n'est  point  de  secrets  que  le  temps  ne  révèle  : 

Il  saura  que  ma  main  lui  devoit  présenter  i4o5 

Un  poison  que  votre  ordre  avoit  fait  apprêter. 

Les  Dieux  de  ce  dessein  puissent-ils  le  distraire  ! 

Mais  peut-être  il  fera  ce  que  vous  n'osez  faire. 

NÉRON. 

On  répond  de  son  cœur;  et  je  vaincrai  le  mien. 

NARCISSE. 

Et  l'hymen  de  Junie  en  est-il  le  lien?  i4io 

Seigneur,  lui  faites-vous  encor  ce  sacrifice? 


C'est  prendre  trop  de  soin.  Quoi  qu'il  en  soit,  Narcisse, 
Je  ne  le  compte  plus  parmi  mes  ennemis. 

NARCISSE. 

Agrippine,  Seigneur,  se  l'étoit  bien  promis  : 

Elle  a  repris  sur  vous  son  souverain  empire.  i4i5 

NÉRON. 

Uuoi  donc?  Qu'a-t-elle  dit?  Et  que  voulez-vous  dire? 

NARCISSE. 

Elle  s'en  est  vantée  assez  publiquement. 


•)28 


BRITA>>ICUS. 


De  quoi' 


NERON. 


NARCISSE. 


Qu'elle  n'avoit  qu'à  vous  voir  un  moment  : 
Qu'à  tout  ce  grand  éclat,  à  ce  courroux  funeste 
On  verroit  succéder  un  silence  modeste;  1420 

Que  vous-même  à  la  paix  souscririez  le  premier, 
Heureux  que  sa  bonté  daignât  tout  oublier. 


Mais,  Narcisse,  dis-moi,  que  veux-tu  que  je  fasse? 

Je  n'ai  que  trop  de  pente  à  punir  son  audace; 

Et  si  je  m'en  croyois,  ce  triomphe  indiscret  i425 

Seroit  bientôt  suivi  d'un  éternel  regret. 

Mais  de  tout  l'univers  quel  sera  le  langage? 

Sur  les  pas  des  tyrans  veux-tu  que  je  m'engage. 

Et  que  Rome,  effaçant  tant  de  titres  d'honneur. 

Me  laisse  pour  tous  noms  celui  d'empoisonneur?  i43o 

Ils  mettront  ma  vengeance  au  rang  des  parricides*. 


Et  prenez-vous.  Seigneur,  leurs  caprices  pour  guides? 
Avez-vous  prétendu  qu'ils  se  tairoient  toujours? 
Est-ce  à  vous  de  prêter  l'oreille  à  leurs  discours? 
De  vos  propres  désirs  perdrez-vous  la  mémoii:e? 
Et  serez-vous  le  seul  que  vous  n'oserez  croire? 
Mais,  Seigneur,  les  Romains  ne  vous  sont  pas  connus. 
Non,  non,  dans  leurs  discours  ils  sont  plus  retenus. 


i43c 


1.  Au  rang  des  jmrricides.  Parricide  est  pris  ici  au  sens  du  latin 
pnrricidiiim,  qui  s'appliquait  non  seulement  au  meurtre  du  père,  mai^ 
au  meurtre  d'un  proche  parent,  ou  de  l'empereur.  Fratricida  est  assez 
rare,  et  fratriciditim  est  de  la  basse  latinité.  Coeffeteau  et  Corneille  ont 
appelé  parricide  le  meurtre  de  Camille.  Vaugelas  condamnait  fratri- 
cide et  déclarait  que  le  mot  n'était  pas  français. 


ACTE  IV,  SCÈ^'E  IV.  529 

Tant  de  précaution  affoiblit  votre  règne  : 

Ils  croiront  en  effet  mériter  qu'on  les  craigne.  1440 

Au  joug  depuis  longtemps  ils  se  sont  façonnés  : 

Ils  adorent  la  main  qui  les  tient  enchaînés. 

Vous  les  verrez  toujours  ardents  à  vous  complaire. 

Leur  prompte  servitude  a  fatigué  Tibère*. 

Moi-même,  revêtu  d'un  pouvoir  emprunté,  i445 

Que  je  reçus  de  Claude  avec  la  liberté, 

J'ai  cent  fois,  dans  le  cours  de  ma  gloire  passée, 

Tenté  leur  patience,  et  ne  l'ai  point  lassée. 

D'un  empoisonnement  vous  craignez  la  noirceur? 

Faites  périr  le  frère,  abandonnez  la  sœur  :  i45o 

Rome,  sur  ses  autels  prodiguant  les  victimes, 

Fussent-ils  innocents,  leur  trouvera  des  crimes  2; 

Vous  verrez  mettre  au  rang  des  jours  infortunés 

Ceux  où  jadis  la  sœur  et  le  frère  sont  nés. 


1.  Allusion  à  un  mot  de  Tibère  :  Mémorise  prodittir  Tiberiiim,  quoties 
ciiria  egrederetur,  Grsecis  verbis  in  hune  modiim  eloqui  solitum  :  «  0 
homines  ad  servitiitem  paratos!  ^^  Scilicet  etiam  illum  qui  libertatem 
piiblicam  nollet  tara  projectse  servientinm  j)ntientix  t.-edebnt.  (Tacite, 
Ann..  III,  i,xv.)  «  On  rapporte  que  Tibère,  toutes  les  l'ois  qu'il  sortait  du 
sénat,  disait  en  grec  :  «  0  hommes  faits  pour  la  servitude  !  »  Ainsi  celui 
même  qui  ne  voulait  pas  laisser  rétablir  la  liberté,  était  dégoûté  de 
l'abjecte  résignation  et  servilité  des  hommes.  »  Cf.  aussi  ces  mots  de 
Tacite  :  At  Romse  rtiere  in  servitinm  consules,  patres,  eqiies,  quanta 
guis  illusirior,  tanto  magis  falsi  ac  festinantes .  {Ann.,  I,  vu.)  «  Cepen- 
dant à  Rome  tous  se  ruaient  à  la  servitude,  consuls,  sénateurs,  cheva- 
liers :  plus  on  était  illustre,  plus  on  redoublait  d'hypocrisie  et  d'em- 
pressement. » 

2.  Racine  résume  ici  l'impression  que  fait  la  lecture  de  Tacite.  Ainsi, 
après  la  mort  d'Agrippine  :  Miro  tamen  certamine  procerum  decer- 
nuntur  supplicationes  apud  omnia  pulvinaria ,  utque  Quinquatrus, 
quibus  apertse  essent  insidiae,  ludis  annuis  celebrarentiir ;  aureum  Mi- 
nervx  simidacrum  in  curia  etjuxta  principis  imago  statuerentur ;  dies 
natalis  Agrippinae  inter  nefnstos  esset.  {Ann.,  XIV,  xii.)  «  Les  sénateurs, 
rivalisant  étrangement  de  zèle,  votent  des  prières  à  toutes  les  statues. 
de  dieux,  l'institution  de  jeux  annuels  aux  Quinquatries,  date  de  la 
découverte  du  complot;  l'érection  d'une  statue  d'or  de  Minerve  dans  la 
curie,  et  d'une  image  du  prince  à  côté;  l'inscription  parmi  les  jours 


530  BRITANNICUS. 

NÉRON. 

Narcisse,  encore  un  coup,  je  ne  puis  l'entreprendre.     i455 

J'ai  promis  à  Burrhus,  il  a  fallu  me  rendre. 

Je  ne  veux  point  encore,  en  lui  manquant  de  foi. 

Donner  à  sa  vertu  des  armes  contre  moi. 

J'oppose  à  ses  raisons  un  courage  inutile  : 

Je  ne  l'écoute  point  avec  un  cœur  tranquille.  i46o 

NARCISSE. 

Burrhus  ne  pense  pas,  Seigneur,  tout  ce  qu'il  dit  : 

Son  adroite  vertu  ménage  son  crédit  ; 

Ou  plutôt  ils  n'ont  tous  qu'une  même  pensée  : 

Ils  verroient  par  ce  coup  leur  puissance  abaissée; 

Vous  seriez  libre  alors.  Seigneur;  et  devant  vous         i465 

Ces  maîtres  orgueilleux  fïéchiroient  comme  nous. 

Quoi  donc?  ignorez-vous  tout  ce  qu'ils  osent  dire? 

((  Néron,  s'ils  en  sont  crus,  n'est  point  né  pour  l'Empire; 

Il  ne  dit,  il  ne  fait  que  ce  qu'on  lui  prescrit  : 

Burrhus  conduit  son  cœur,  Sénèqueson  esprit.  1470 

Pour  toute  ambition,  pour  vertu  singuHère*, 

Il  excelle  à  conduire  un  char  dans  la  carrière  *, 

néfastes  du  jour  de  naissance  d'Agrippine.  »  Après  la  mort  d'Octavie  : 
Dona  ob  hsec  templis  décréta.  Quod  euin  ad  finem  memoravimus,  2it, 
qtiicumque  casus  temporum  illorum  nobis  vel  aliis  auctoribus  noscent, 
prœsumptum  habeant,  quoties  fiigns  et  csedes  jiissit  j)rinceps,  tolies 
(jratcs  deis  actns....  {Ann.,  XIV,  i,\iv.)  «  A  ce  propos,  on  vote  des  offrandes 
dans  les  temples.  Je  ne  le  rappelle  que  pour  ceux  qui  liront  chez  moi 
ou  ailleurs  l'histoire  de  ce  temps,  sachant  d'avance  que  le  prince  n'a 
point  ordonné  d'exil  ni  de  mort,  sans  qu'on  en  ait  rendu  grâces  aux 
dieux.  » 

1.  Nero,  puerilibus  statim  annis,  vividnm  animum  in  alm  detorsit  : 
cœlare,  pingcre,  cantiis  aut  regimen  equorum  exercere;  et  aliquando 
carminibus  pangendis  inesse  sibi  elementa  docirinse  ostendebat.  (Tac, 
Ann.,  XIII,  III.)  «  Néron,  dès  son  enfance,  tourna  vers  d'autres  arts  la 
vivacité  de  son  intelligence  :  gravure,  peinture,  chant,  conduite  des 
chevaux  ;  et  à  l'occasion  il  faisait  des  vers  qui  montraient  qu'il  possédait 
les  principes  de  l'art.  » 

2.  Vêtus  illi  ciipido  erat  airriculo  quadrigarum  insistere,  nec  minus- 


ACTE  IV,  SCENE  IV.  331 

A  disputer  des  prix  indignes  de  ses  mains, 

A  se  donner  lui-même  en  spectacle  aux  Romains, 

A  venir  prodiguer  sa  vie  sur  un  théâtre,  147 5 

A  réciter  des  chants  qu'il  veut  qu'on  idolâtre*, 

Tandis  que  des  soldats,  de  moments  en  moments. 

Vont  arracher  pour  lui  les  applaudissements 2.  » 

Ah  !  ne  voulez-vous  pas  les  forcer  à  se  taire  ? 

NÉRON. 

Viens,  >'arcisse.  Allons  voir  ce  que  nous  devons  faire.  1480 

fœdiim  studium  cithara  ludicrum  in  inodum  canere....  Nec  jam  sLsfi 
j)oterat,  qtium  Senecx  ac  Burrho  visnm,ne  utraqtie  ixivvinceret^  alte- 
rum  concedere  :  clausumque  valle  Vaticana  spatiuni ,  in  qiio  eqnos 
j'eqeret,  haiid  jJi'omisciio  spectacido;  mox  idtro  vocarl  populus  Boma- 
nus....  (Id.,  ibid..  XIV,  xiv.)  «  Il  avait  de  longue  date  la  passion  de  mener 
les  quadriges,  et  le  goût  également  infâme  de  chanter  en  s'accompa- 
gnant  de  la  cithare  comme  au  théâtre On  ne  pouvait  plus  le  rete- 
nir :  alors  Sénèque  et  Burrhus,  craignant  qu'il  n'empoitàt  de  vive  force 
les  deux  plaisirs  qu'il  sollicitait,  décidèrent  de  lui  en  concéder  un  :  on  fit 
enclore  dans  la  vallée  du  Vatican  une  piste  où  l'empereur  menait  dos 
chevaux.  Le  spectacle  d'abord  n'était  pas  permis  à  tout  le  monde  :  puis 
on  en  vint  à  inviter  le  peuple  romain.  » 

1.  Postremus  ipse  scenam  incedit,midta  cura  tentans  citharam  et 
prxmeditans,  assisieniibiis  phonascis.  (Tacite,  ibid.,  XIV,  xv.)  «  Enfin 
Néron  parut  sur  la  scène,  essayant  très  soigneusement  sa  cithare  et  pré- 
ludant, entouré  dé  maîtres  de  chant.  » 

2.  Acccsserat  cohors  militum,  centuriones  tribunique,  et  mœrens  Bur- 
rhus ac  laurlans.  Tuncque  primum  conscripti  siint  équités  Bomani,  coq- 
nomento  Auqustianorum,  xtate  ac  robore  conspicui....  li  dies  ac  noctes 
plausibus  personare,  formant  principis  vocemque  deum  vocabulis  ap- 
pellantes....  (Id.,  ibid.)nOn  avait  fait  venir  une  cohorte  de  soldats,  des 
centurions  et  des  tribuns  :  Burrhus  était  là,  qui  louait  avec  tristesse.  Ce 
fut  alors  la  première  fois  qu'on  enrôla  des  chevaliers  romains,  de 
beaux  et  volages  jeunes  gens,  qu'on  appela  les  Augustiens  ;  ils  applau- 
dissaient avec  fracas,  jour  et  nuit,  et  louaient  la  beauté  et  la  voix  du 
prince,  en  lui  appliquant  les  noms  des  dieux.  » 


FIN    DU    QUATRIliME    ACTE 


ACTE  V 


SCÈNE    PREMIÈRE 
BRITANiNICUS,  JUNIE. 

BRITANNICUS. 

Oui,  Madame,  Néron,  qui  l'auroit  pu  penser? 

Dans  son  appartement  m'attend  pour  m'embrasser. 

Il  y  fait  de  sa  cour  inviter  la  jeunesse  ; 

Il  veut  que  d'un  festin  la  pompe  et  l'allégresse 

Confirment  à  leurs  yeux  la  foi  de  nos  serments,  i485        j^ j 

Et  réchaufYent  l'ardeur  de  nos  embrassements  ; 

Il  éteint  cet  amour,  source  de  tant  de  haine; 

Il  vous  fait  de  mon  sort  arbitre  souveraine. 

Pour  moi,  quoique  banni  du  rang  de  mes  aïeux, 

Quoique  de  leur  dépouille  il  se  pare  à  mes  yeux,  1490 

Depuis  qu'à  mon  amour  cessant  d'être  contraire 

Il  semble  me  céder  la  gloire  de  vous  plaire. 

Mon  cœur,  je  l'avoûrai,  lui  pardonne  en  secret, 

Et  lui  laisse  le  reste  avec  moins  de  regret. 

Quoi?  je  ne  serai  plus  séparé  de  vos  charmes?  i495 

Quoi?  même  en  ce  moment  je  puis  voir  sans  alarmes 

Ces  yeux  que  n'ont  émus  ni  soupirs  ni  terreur. 

Qui  m'ont  sacrifié*  l'Empire  et  l'Empereur? 

1.  «  Sacrifier  et  sacrifice  sont  à  la  mode.  Sacrifier  ses  amis,  il  m'a 
sacrifié;  sacrifier  une  personne  à  une  autre.  J'ai  vu  toutes  vos  lettres; 


ACTE  Y,  SCÈNE  I.  333 

Ah!  Madame.  Mais  quoi? Quelle  nouvelle  crainte 
Tient  parmi  mes  transports  votre  joie  en  contrainte?  i5oo 
D'où  vient  qu'en  m'écoutant,  vos  yeux,  vos  tristes  yeux 
Avec  de  longs  regards  se  tournent  vers  les  cieux? 
Qu'est-ce  que  vous  craignez? 

JUNIE. 

Je  l'ignore  moi-même; 
Mais  je  crains. 

BRITANNICUS. 

Vous  m'aimez? 

JUiNIE. 

Hélas!  si  je  vous  aime? 

BRITANNICUS. 

>'éron  ne  trouble  plus  notre  félicité  i5o5 

JUNIE. 

Mais  me  répondez-vous  de  sa  sincérité? 

BRITANNICUS. 

Quoi?  vous  le  soupçonnez  d'une  haine  couverte? 

JUNIE. 

Néron  m'aimoit  tantôt,  il  juroit  votre  perte; 

Il  me  fuit,  il  vous  cherche  :  un  si  grand  changement 

Peut-il  être,  Seigneur,  l'ouvrage  d'un  moment?  i5io 

BRITANNICUS. 

Cet  ouvrage.  Madame,  est  un  coup  d'Agrippine  : 
Elle  a  cru  que  ma  perte  entraînoit  sa  ruine. 

il  m'en  a  fait  un  sacrifice:  jo  lui  ai  fait  un  grand  sacrifice,  pour  dire  : 
j'ai  renoncé  en  sa  considération  à  quelque  cliose  de  fort  agréable  ou  de 
fort  utile.  »  (Bouhours,  Entretien  d'Ariste  et  d'Eugène,  1673,  p.  116.) 
L'emploi  de  ces  mots  au  sens  figuré  était  nouveau  quand  Raciae  écri- 
vait Britannicus. 


334  BRITANNICUS. 

Grâce  aux  préventions  de  son  esprit  jaloux, 

Nos  plus  grands  ennemis  ont  combattu  pour  nous. 

Je  m'en  fie  aux  transports  qu'elle  m'a  fait  paraître;     i5i5 

Je  m'en  fie  à  Burrhus  ;  j'en  crois  même  son  maître  : 

Je  crois  qu'à  mon  exemple  impuissant  à  trahir, 

Il  hait  à  cœur  ouvert,  ou  cesse  de  haïr. 

JUNIE. 

Seigneur,  ne  jugez  pas  de  son  cœur  par  le  vôtre  : 

Sur  des  pas  différents  vous  marchez  l'un  et  l'autre.     iSao 

Je  ne  connois  Néron  et  la  cour  que  d'un  jour; 

Mais,  si  je  l'ose  dire,  hélas  !  dans  cette  cour 

Combien  tout  ce  qu'on  dit  est  loin  de  ce  qu'on  pense  ! 

Que  la  bouche  et  le  cœur  sont  peu  d'intelligence  ! 

Avec  combien  de  joie  on  y  trahit  sa  foi!  i525 

Quel  séjour  étranger  et  pour  vous  et  pour  moi  ! 

BRITANNICUS. 

Mais  que  son  amitié  soit  véritable  ou  feinte. 

Si  vous  craignez  Néron,  lui-même  est-il  sans  crainte? 

Non,  non,  il  n'ira  point,  par  un  lâche  attentat, 

Soulever  contre  lui  le  peuple  et  le  sénat.  i53o 

Que  dis-je?  Il  reconnoît  sa  dernière  injustice. 

Ses  remords  ont  paru,  môme  aux  yeux  de  Narcisse. 

Ah!  s'il  vous  avoit  dit,  ma  princesse,  à  quel  point.... 

JUNIE. 

Mais  Narcisse,  Seigneur,  ne  vous  trahit-il  point? 

BRITANNICUS. 

Et  pourquoi  voulez-vous  que  mon  cœur  s'en  défie*?    i535 

1.     Var.  Lui,  me  trahir?  Hé  quoi  !  vous  voulez  donc,  Madame, 
Qu'à  d'éternels  soupç(uis  j'abandonne  mon  âme? 
Seul  de  tous  mes  amij^'arcisse  m'est  resté. 
L'a-t-on  vu  de  mon  père  oublier  la  bonté? 


ACTE  V,  SCÈNE  I.  335 


JUNIE. 

Et  que  sais-je?  Il  y  va,  Seigneur,  de  votre  vie. 

Tout  m'est  suspect  :  je  crains  que  tout  ne  soit  séduit  ; 

Je  crains  Néron  ;  je  crains  le  malheur  qui  me  suit. 

D'un  noir  pressentiment  malgré  moi  prévenue, 

Je  vous  laisse  à  regret  éloigner  de  ma  vue.  i54o 

Hélas  !  si  cette  paix  dont  vous  vous  repaissez 

Couvroit  contre  vos  jours  quelques  pièges  dressés  ; 

Si  Néron,  irrité  de  notre  intelligence, 

Avoit  choisi  la  nuit  pour  cacher  sa  vengeance  ! 

S'il  préparoit  ses  coups,  tandis  que  je  vous  vois!  i545 

Et  si  je  vous  parlois  pour  la  dernière  fois  ! 

Ah!  Prince. 

BRITANNICUS. 

Vous  pleurez  !  Ah  !  ma  chère  princesse  ! 
Et  pour  moi  jusque-là  votre  cœur  s'intéresse? 
Quoi?  Madame,  en  un  jour  où  plein  de  sa  grandeur 
Néron  croit  éblouir  vos  yeux  de  sa  splendeur,  i55o 

Dans  des  lieux  où  chacun  me  fuit  et  le  révère, 
Aux  pompes  de  sa  cour  préférer  ma  misère  ! 
Quoi?  dans  ce  même  jour  et  dans  ces  mêmes  heux, 
Refuser  un  empire,  et  pleurer  à  mes  yeux  ! 
Mais,  Madame,  arrêtez  ces  précieuses  larmes  :  i555 

Mon  retour  va  bientôt  dissiper  vos  alarmes. 
Je  me  rendrois  suspect  par  un  plus  long  séjour*  : 
Adieu.  Je  vais,  le  cœur  tout  plein  de  mon  amour, 

S'esl-il  rendu,  Madame,  indigne  de  la  mienne? 
Néron  de  temps  en  temps  souffre  qu'il  l'entretienne, 
Je  le  sais.  Mais  il  peut,  sans  violer  sa  foi, 
Tenir  lieu  d'interprète  entre  Néron  et  moi. 

Ces  vers  précèdent  le  vers  1535  dans  l'édit.  de  1670. 
1.   Séjour,  retard,  mora.  Ce  sens  du  mot  appartient  à  la   vieille 
langue. 


530  BRITANNICUS. 

Au  milieu  des  transports  d'une  aveugle  jeunesse, 

Ne  voir,  n'entretenir  que  ma  belle  princesse.  i56o 

Adieu. 


Prince.... 

BRITANNICUS. 

On  m'attend,  Madame,  il  faut  partir. 

JUNIE. 

Mais  du  moins  attendez  qu'on  vous  vienne  avertir. 


SCÈNE  II 
AGRIPPINE,  BRITANNICUS,  JUNIE. 

AGRIPPINE. 

Prince,  que  tardez-vous?  Partez  en  diligence  : 

Néron  impatient  se  plaint  de  votre  absence. 

La  joie  et  le  plaisir  de  tous  les  conviés  i565 

Attend  pour  éclater  que  vous  vous  embrassiez. 

Ne  faites  point  languir  une  si  juste  envie  : 

Allez.  Et  nous.  Madame,  allons  chez  Octavie. 

BRITANNICUS. 

Allez,  belle  Junie,  et  d'un  esprit  content 

lîàtez-vous  d'embrasser  ma  sœur  qui  vous  attend.       1670 

I)("'s  que  je  le  pourrai,  je  reviens  sur  vos  traces, 
Madame;  et  de  vos  soins  j'irai  vous  rendre  grâces. 


ACTE  Y,  SCÈ^E  III.  337 

SCÈNE  m 

AGRIPPINE,  JUNIE. 

AGRIPPINE. 

Madame,  ou  je  me  trompe,  ou  durant  vos  adieux 
Quelques  pleurs  répandus  ont  obscurci  vos  yeux. 
Puis-je  savoir  quel  trouble  a  formé  ce  nuage?  1576 

Doutez-vous  d'une  paix  dont  je  fais  mon  ouvrage? 

JUNIE. 

Après  tous  les  ennuis  que  ce  jour  m'a  coûtés, 

Ai-je  pu  rassurer  mes  esprits  agités? 

Hélas!  à  peine  encor  je  conçois  ce  miracle.  i58o 

Quand  même  à  vos  bontés  je  craindrois  quelque  obstacle, 

Le  changement,  Madame,  est  commun  à  la  cour; 

Et  toujours  quelque  crainte  accompagne  l'amour. 

AGRIPPINE. 

Il  suffit,  j'ai  parlé,  tout  a  changé  de  face  : 

Mes  soins  à  vos  soupçons  ne  laissent  point  de  place. 

Je  réponds  d'une  paix  jurée  entre  mes  mains  ;  i585 

Néron  m'en  a  donné  des  gages  trop  certains. 

Ah!  si  vous  aviez  vu  par  combien  de  caresses 

Jl  m'a  renouvelé  la  foi  de  ses  promesses  ! 

Par  quels  embrassements  il  vient  de  m'arrêter!  1690 

Ses  bras,  dans  nos  adieux,  ne  pouvoient  me  quitter; 

Sa  facile  bonté,  sur  son  front  répandue, 

Jusqu'aux  moindres  secrets  est  d'abord  descendue. 

Il  s'épanchoit  en  fils,  qui  vient  en  liberté 

Dans  le  sein  de  sa  mère  oubher  sa  fierté. 

Mais  bientôt,  reprenant  un  visage  sévère,  1595 

Tel  que  d'un  empereur  qui  consulte  sa  mère, 


538  BRITANNICUS. 

Sa  confidence  auguste  a  mis  entre  mes  mains 

Des  secrets  d'où  dépend  le  destin  des  humains 

Non,  il  le  faut  ici  confesser  à  sa  gloire*, 

Son  cœur  n'enferme  point  une  malice  noire;  1600 

Et  nos  seuls  ennemis,  altérant  sa  bonté, 

Abusoient  contre  nous  de  sa  facilité. 

M^is  enfin,  à  son  tour,  leur  puissance  décline;  • 

Rome  encore  une  fois  va  connoître  Agrippine  : 

Déjà  de  ma  faveur  on  adore  le  bruit.  i6o5 

Cependant  en  ces  lieux  n'attendons  pas  la  nuit. 

Passons  chez  Octavie,  et  donnons-lui  le  reste 

D'un  jour  autant  heureux  que  je  l'ai  cru  funeste. 

Mais  qu'est-ce  que  j'entends?  '^uel  tumulte  confus? 

Que  peut-on  faire? 


0  ciel,  sauvez  Briiannicus!  1610 

1.  Ce  morceau  a  été  suggéré  à  Racine  par  le  passage  où  Tacite 
raconte  la  dernière  entrevue  de  Néron  et  de  sa  mère,  avant  le  meurtre 
de  celle-ci.  llluc  (Baias)  mntrem  elicit,  ferendas  parentium  iracundias 
et  placandum  animiim  dictitaiis,  qiio  rumorem  réconciliât ionis  efficeret 
acciperetque  Agrippina,  facili  feminarum  credulitate  ad  gaudia....  Ibi 
blandimentiim  sublevavit  metum,  comiter  excepta  superque  ipsiim  col- 
locata.  Nam  j^lfi^'ibiis  sermonibtts,  modo  familiaritate  jnvenili  Nero  et 
rursiis  adductus,  quasi  séria  consociaret,  tracto  in  longum  convictu, 
prosequitur  abeuntem,  arctius  oculis  et  pectori  hserens,  sive  explenda 
simulatione,  seu  peritiirx  matris  supremtis  adspectus  qnamvis  ferum 
animum  rettnebat.  (Tacite,  Ann.^  XIV,  rr.)  «  U  y  fait  vettir  sa  mère  (à 
Baies),  disant  qu'il  fallait  savoir  supporter  la  colère  d'une  mère  et 
l'apaiser  ;  il  voulait  faire  naître  le  bruit  d'une  réconciliation,  sachant 
que  sa  mère  l'accueillerait  avec  cette  facilité  qu'ont  les  femmes  à  croire 
au  bonheur Là,  à  force  de  caresses,  il  dissipa  ses  craintes,  l'accueil- 
lant avec  cordialité,  et  la  plaçant  au-dessus  de  lui.  Il  causa  beaucoup, 
tantôt  avec  un  abandon  juvénile,  puis  soudain  sérieux  comme  s'il  l'as- 
sociait aux  graves  affaires;  il  prolongea  ainsi  le  repas,  et  la  reconduisit 
au  départ,  l'embrassant  sur  les  yeux,  ne  pouvant  s'arracher  de  ses  bras, 
soit  pour  rendre  la  feinte  complète,  soit  que  vraiment,  malgré  sa 
cruauté,  il  eiU  peine  à  laisser  p3rtir  une  mère  qu'il  voyait  pour  la  der- 
nière fois  et  qu'il  envoyait  à  la  mort.  » 


ACTE  V,  SCÈNE  V.  ■  339 

SCÈNE  IV 
AGRIPPINE,  JUNIE,  BURRHUS. 

AGRIPPINE. 

Burrhus,  où  courez-vous?  Arrêtez.  Que  veut  dire.... 

BURRHUS. 

Madame,  c'en  est  fait,  Britannicus  expire. 

JUNIE. 

Ah,  mon  prince! 

m  AGRIPPINE. 


Il  expire? 


BURRHUS. 


POu  plutôt  il  est  mort, 
Madame. 

JUNIE. 

Pardonnez,  Madame,  à  ce  transport. 
Je  vais  le  secourir,  si  je  puis,  ou  le  suivre.  i6i5 


SCÈNE  V 

AGRIPPINE,  BURRHUS. 

AGRIPPINE. 

Quel  attentat,  Burrhus  ! 

BURRHUS. 

Je  n'y  pourrai  survivre, 
Madame  :  il  faut  quitter  la  cour  et  l'Empereur. 


540  •  BRITANNICUS. 

A6RIPPINE. 

Quoi?  du  sang  de  son  frère  il  n'a  point  eu  d'horreur? 

BURRHUS. 

Ce  dessein  s'est  conduit  avec  plus  de  mystère. 

A  peine  l'Empereur  a  vu  venir  son  frère,  1620 

Il  se  lève,  il  l'embrasse,  on  se  tait,  et  soudain 

César  prend  le  premier  une  coupe  à  la  main  : 

«  Pour  achever  ce  jour  sous  de  meilleurs  auspices, 

Ma  main  de  cette  coupe  épanche  les  prémices. 

Dit-il;  Dieux,  que  j'appelle  à  cette  effusion,  1625 

Venez  favoriser  notre  réunion.  » 

Par  les  mêmes  serments  Britannicus  se  He; 

La  coupe  dans  ses  mains  par  Narcisse  est  remplie  ; 

Mais  ses  lèvres  à  peine  en  ont  touché  les  bords, 

Le  fer  ne  produit  point  de  si  puissants  efforts,  i63o 

Madame  :  la  lumière  à  ses  yeux  est  ravie  ; 

Il  tombe  sur  son  lit  sans  chaleur  et  sans  vie*. 

1.  Racine,  ne  voulant  pas  amuser  son  lecteur  à  d'inutiles  curiosités,  a 
laissé  de  côté  le  détail  précis  et  pittoresque  que  fournit  Tacite,  et  qui 
ne  put  du  reste  être  connu  qu'après  l'événement  :  Mos  hahebatur 
in'incipum  liberos  cum  ceteris  idem  setatis  nobilibus  sedenies  vcsci,  in 
adspecta  projnnqnorum,  j)^^opria  et  parciorc  mensa.  Illic  epidante  Bri- 
lannico,  quia  cibos  2)otusque  ejus  delectus  ex  ministris  gustu  explorabat, 
ne  omitteretiir  instittdnm  aut  idritisque  morte  proderetur  scelns,  talis 
dolus  reperttis  est.  Innoxia  adhnc  ac  prsecalida  et  libata  gustu  potio 
tvaditur  Britannica;  dein,  jwstquam  fervore  aspernabatur,  frigida  ijt 
aqna  affunditur  venetium,  quod  ita  cunctos  ejus  artus  pervasit,  ut  vox 
pariter  et  spiritus  raperentur.  (Tacite,  Ann.,  XIII,  xvi.)  «  L'usage  était 
de  faire  manger  les  fils  des  empereurs,  assis,  avec  d'autres  jeunes  gens 
de  leur  âge,  sous  les  yeux  de  leur  famille,  à  une  table  particulière  et 
plus  frugalement  servie.  Comme  donc  Britannicus  dînait  ainsi,  un  ser- 
viteur de  confiance  goûtait  tous  les  mets  et  boissons  du  prince  :  on  ne 
voulut  pas  négliger  cette  pratique,  ni  rendre  le  crime  évident  par  une 
double  mort;  et  voici  l'expédient  qu'on  trouva.  On  offrit  à  Britannicus 
une  boisson  inoffensive,  mais  bouillante,  que  l'esclave  goûta;  puis, 
comme  le  prince  n'en  voulait  pas,  la  trouvant  trop  cbaude,  on  y  versa 
de  l'eau  froide,  et  en  même  temps  le  poison  ,  qui  fit  un  si  rapide  elfet, 
que  la  voix  et  le  souffle  lui  manquèrent  aussitôt.  » 


^ 


ACTE  V,  SCÈ^'E  V.  341 

Jugez  combien  ce  coup  frappe  tous  les  esprits  : 

La  moitié  s'épouvante  et  sort  avec  des  cris; 

Mais  ceux  qui  de  la  cour  ont  un  plus  long  usage  i635 

Sur  les  yeux  de  César  composent  leur  visage». 

Cependant  sur  son  lit  il  demeure  penché; 

D'aucun  étonnement  il  ne  paroît  touché  : 

«  Ce  mal  dont  vous  craignez,  dit-il,  la  violence, 

A  souvent  sans  péril  attaqué  son  enfance 2.  »  1640 

Narcisse  veut  en  vain  affecter  quelque  ennui, 

Et  sa  perfide  joie  éclate  malgré  lui. 

Pour  moi,  dût  l'Empereur  punir  ma  hardiesse, 

D'une  odieuse  cour  j'ai  traversera  presse 5; 

Et  j'allois,  accablé  de  cet  assassinat,  1645 

Pleurer  Britannicus,  César  et  tout  l'État. 


AGRIPPINE. 

e  voici.  Vous  verrez  si  c'est  moi  qui  l'inspire*. 


1.  Trepidntur  a  circumsedentihiis  :  diffucjiunt  imj)rudentes  ;  ai  qiiibus 
riltior  intellectus,  resisUint  defixi  et  Neroneni  intiœntes.  (Tacite,  Ann., 
Mil,  xvi)  «Ses  voisins  s'agitent;  ceux  qui  ne  savaient  rien  s'enfuient; 
ct'ux  qui  avaient  l'esprit  plus  pénétrant,  restent  assis,  les  yeux  fixes, 
regardant  .Xéron.  » 

2.  ///<?,  ut  erat  reclinis  et  nescio  similis,  soliium  lia  ait  per  comitialem 
morbiim,  quo  prima  ab  infantia  afflictaretur  Britannicus,  et  redi- 
tnros  j)aulatim  visus  sensnsqne.  (Id.,  ibid.)  «  L'empereur,  lui,  sans  se 
lever  de  son  lit,  ayant  l'air  de  tout  ignorer,  disait  que  c'était  une  de 
ces  attaques  d'épi lepsie  auxquelles  était  sujet  Britannicus  depuis  sa 
première  enfance;  et  que  peu  à  peu  la  vue  et  le  sentiment  lui  revien- 
draient. » 

5.  Burrhus  témoigne  ses  sentiments  de  la  même  façon  que  Thraséas 
api'ès  le  meurtre  d'Agrippine  :  Thrasea  Pxius,  silentio  vel  brevi  assensu 
priores  adnlntiones  transmittere  solitus,  exiit  tum  senatu.  (Tacite, 
Ann.,  XIV,  xri.)  «  Pîetus  Thrasea,  qui  laissait  passer  jusque-là  les  adula- 
tions sans  rien  dire  ou  avec  un  mot  très  bref  d'assentiment,  sortit  ce 
j'jur-là  du  sénat.  » 

4.  At  Aqrippinse  is  pavor,  e.a  consternatio  mentis,  quamvis  vultn 
premeretur,  emicuit,  ut  perinde  iqnaram  fuisse  atque  Ociaviam,  soro- 
rom  Brilannici,  constitcrit.CïncMa,  Annales,  W\\,  xvi.)«  Agrippine  laissa 
voir  un  tel  effroi,  un  tel  abattement,  malgré  ses  etforts  pour  maîtriser 


342  BRITANNICUS. 

SCÈNE  VI 

AGRIPPINE,  NÉRON,  BURRIIUS,  NARCISSE. 

NÉRON,  voyant  Agrippine. 


Dieux  ! 


AGRIPPINE. 


Arrêtez,  Néron  :  j'ai  deux  mots  à  vous  dire. 
Britannicus  est  mort,  je  reconnois  les  coups; 
Je  connois  l'assassin. 

NÉRON. 

Et  qui,  Madame? 

AGRIPPINE. 

Vous.  i65o 

NÉRON. 

Moi!  Voilà  les  soupçons  dont  vous  êtes  capable. 

Il  n'est  point  de  malheurs  dont  je  ne  sois  coupable; 

Et  si  l'on  veut,  Madame,  écouter  vos  discours, 

Ma  main  de  Claude  même  aura  tranché  les  jours. 

Son  fils  vous  étoit  cher  :  sa  mort  peut  vous  confondre;  i655 

Mais  des  coups  du  destin  je  ne  puis  pas  répondre. 

AGRIPPINE. 

Non,  non,  Britannicus  est  mort  empoisonné  : 
Narcisse  a  fait  le  coup,  vous  l'avez  ordonné. 

l'expression  de  sa  physionomie,  qu'il  fut  bien  évident  que  son  ignorance 
était  entière,  comme  celle  d'Octavie,  sœur  de  Britannicus.  »  —  Ici  se 
trouvait  dans  la  première  édition  une  courte  scène  entre  Junie  et 
Néron,  que  Racine  a  supprimée  plus  tard.  Cf.  Appendice^  II. 


ACTE  V,  SCÈNE  VI.                              343  i 

\ 

NÉRON.  l 

Madame,  mais  qui  peut  vous  tenir  ce  langage?  .2 

NARCISSE.  i. 

Hé!  Seigneur,  ce  soupçon  vous  fait-il  tant  d'outrage?  1660 

Britannicus,  Madame,  eut  des  desseins  secrets  > 

Qui  vous  auroient  coûté  de  plus  justes  regrets.  > 

Il  aspiroit  plus  loin  qu'à  l'hymen  de  Junie  :  A 
De  vos  propres  bontés  il  vous  auroit  punie. 

Il  vous  trompoit  vous-même;  et  son  cœur  offensé        i665  \ 

Prétendoit  tôt  ou  tard  rappeler  le  passé.  v 

Soit  donc  que  malgré  vous  le  sort  vous  ait  servie,  % 

Soit  qu'instruit  des  complots  qui  menaçoient  sa  vie,  î 
Sur  ma  fidélité  César  s'en  soit  remis, 

Laissez  les  pleurs,  Madame,  à  vos  seuls  ennemis.         1670  \ 

Qu'ils  mettent  ce  malheur  au  rang  des  plus  sinistres,  \ 

Mais  vous....  - 

AGRIPPINE.  * 

Poursuis,  Néron,  avec  de  tels  ministres.  ^' 

Par  des  faits  glorieux  tu  te  vas  signaler.  ': 

Poursuis.  Tu  n'as  pas  fait  ce  pas  pour  reculer.  ' 

Ta  main  a  commencé  par  le  sang  de  ton  frère;            iGyS  ^ 

Je  prévois  que  tes  coups  viendront  jusqu'à  ta  mère*.  \ 

Dans  le  fond  de  ton  cœur  je  sais  que  tu  me  hais  ;  i 

Tu  voudras  t'affranchir  du  joug  de  mes  bienfaits.  \ 

Mais  je  veux  que  ma  mort  te  soit  même  inutile.  ■ 

Ne  crois  pas  qu'en  mourant  je  te  laisse  tranquille.       1680  \ 

Rome,  ce  ciel,  ce  jour  que  tu  reçus  de  moi,  i^ 

Partout,  à  tout  moment,  m'offriront  devant  toi*.  t 

1.  Qiiippe  sibi  supremiim  aiixiliiim  ereptum  et  parricidii  exemphim  }. 
inteUigebat.  (Tac,  Ann.,  XIII,  xvi.)  «  Elle  comprenait  qu'elle  perdait  .  '^ 
son  dernier  appui,  et  que  c'était  là  un  précédent  pour  le  parricide.  »  ' 

2.  El  Clan  fviqida  mors  anima  seduxerit  arfus,  'i 
Omnibus  timbra  lacis  adero  :  dabis,  improbe,  pœnas.  ■'■ 

(Virg.,  En.,  IV,  385.)  'l 

i 


544  BRITANNICUS. 

Tes  remords  te  suivront  comme  autant  de  furies; 

Tu  croiras  les  calmer  par  d'autres  barbaries; 

Ta  fureur,  s'irritant  soi-même  dans  son  cours,  i685 

D'un  sang  toujours  nouveau  marquera  tous  tes  jours. 

Mais  j'espère  qu'enfin  le  ciel,  las  de  tes  crimes, 

Ajoutera  ta  perte  à  tant  d'autres  victimes; 

Qu'après  t'être  couvert  de  leur  sang  et  du  mien, 

Tu  te  verras  forcé  de  répandre  le  tien;  1690 

Et  ton  nom  paroîtra,  dans  la  race  future, 

Aux  plus  cruels  tyrans  une  cruelle  injure. 

Yoilà  ce  que  mon  cœur  se  présage  de  toi. 
Adieu  :  tu  peux  sortir. 

NÉRON. 

Narcisse,  suivez-moi. 


SCÈNE  VII 
AGRIPPINE,  BURRHUS. 

AGRIPPLNE. 

Ah  ciel!  de  mes  soupçons  quelle  étoit  l'injustice!  iGgS 

Je  condamnois  Burrhus,  pour  écouter  Narcisse. 
Burrhus,  avez-vous  vu  quels  regards  furieux 
Néron  en  me  quittant  m'a  laissés  pour  adieux? 

«  Et  lorsque  la  froide  mort  aura  séparé  mon  âme  de  mon  corps,  mon 
ombre  te  sera  présente  partout  :  alors,  scélérat,  tu  seras  puni.  » 

Obversabaturque  [Neroni)  maris  illiiis  et  littonim  (jravis  adspectus; 
et  erant  qui  credereiit  sonitiim  tubse  coUibiis  circnm  editis  planctnsque 
twnnlo  matris  audiri.  (Tacite,  Ann.,  XIV,  x.)  «  Devant  les  yeux  de  Néron 
s'étendaient  ceUe  mer,  ce  rivage,  vue  importune  :  certains  croyaient 
entendre  des  sons  de  trompette,  sur  les  collines  environnantes,  des 
gémissements  sortant  du  tombeau  d'Agrippine.  » 


ACTE  V.  SCÈNE  YIII.  545 

C'en  est  fait  :  le  cruel  n'a  plus  rien  qui  l'arrête; 

Le  coup  qu'on  m'a  prédit  va  tomber  sur  ma  tète.        1700 

U  vous  accablera  vous-même  à  votre  tour. 

BLRRIIUS. 

Ah!  Madame,  pour  moi  j'ai  vécu  trop  d'un  jour! 

Plut  au  ciel  que  sa  main,  heureusement  cruelle, 

Eût  fait  sur  moi  l'essai  de  sa  fureur  nouvelle  ! 

Qu'il  ne  m'eût  pas  donné,  par  ce  triste  attentat,  1706 

Un  gage  trop  certain  des  malheurs  de  l'État  ! 

Son  crime  seul  n'est  pas  ce  qui  me  désespère*; 

Sa  jalousie  a  pu  l'armer  contre  son  frère; 

Mais  s'il  vous  faut.  Madame,  expliquer  ma  douleur, 

>('ron  l'a  vu  mourir  sans  changer  de  couleur.  17 10 

Ses  yeux  indifférents  ont  déjà  la  constance 

D'un  tyran  dans  le  crime  endurci  dès  l'enfance. 

Qu'il  achève,  Madame,  et  qu'il  fasse  périr 

Un  ministre  importun,  qui  ne  le  peut  souffrir. 

Hélas!  loin  de  vouloir  éviter  sa  colère,  171 5 

La  plus  soudaine  mort  me  sera  la  plus  chère 2. 


SCENE  VIII 

AGRIPPESE,  BURRHUS,  ALBINE. 

ALBINE. 

!  Madame;  ah!  Seigneur,  courez  vers  l'Empereur  : 

1.  Facimis,  cui  pleriqnc  etiam  hominum  i(jiioscehant,  antlquas  fro- 
triim  discordias  et  insociahile  regnum  sestimnntes.  (Tac,  Ann.,  XIII, 
XVII.)  «  Beaucoup  excusaient  ce  crime,  rappelant  toutes  les  légendes  de 
haines  fraternelles,  et  l'impossibilité  de  partager  le  souverain  pou- 
voir, » 

•2.  Concessitquc  vila  Dnrrhits,  incertum  vnletudine  an  veneno.  (Tac, 
-1/m.,  XIV,  Li.)  «  Burrhus  mourut,  on  ne  sait  si  ce  fut  de  maladie  ou  par 
poison.  » 


546  BRITANNICUS. 

Venez  sauver  César  de  sa  propre  fureur  ^ 
Il  se  voit  pour  jamais  séparé  de  Junie. 

AGRIPPINE. 

Quoi?  Junie  elle-même  a  terminé  sa  vie?  1720 

ALBINE. 

Pour  accabler  César  d'un  éternel  ennui, 

Madame,  sans  mourir,  elle  est  morte  pour  lui. 

Vous  savez  de  ces  lieux  comme  elle  s'est  ravie  : 

Elle  a  feint  de  passer  chez  la  triste  Octavie  ; 

Mais  bientôt  elle  a  pris  des  chemins  écartés,  .  ijaS 

Où  mes  yeux  ont  suivi  ses  pas  précipités. 

Des  portes  du  palais  elle  sort  éperdue. 

D'abord  elle  a  d'Auguste  aperçu  la  statue; 

Et  mouillant  de  ses  pleurs  le  marbre  de  ses  pieds, 

Que  de  ses  bras  pressants  elle  tenoit  Hés  :  1730 

((  Prince,  par  ces  genoux,  dit-elle,  que  j'embrasse, 

Protège  en  ce  moment  le  reste  de  ta  race. 

Rome  dans  ton  palais  vient  de  voir  immoler 

Le  seul  de  tes  neveux  qui  te  pût  ressembler. 

On  veut  après  sa  mort  que  je  lui  sois  parjure;  1735 

Mais  pour  lui  conserver  une  foi  toujours  pure, 

Prince,  je  me  dévoue  à  ces  dieux  immortels 

Dont  ta  vertu  t'a  fait  partager  les  autels.  » 

Le  peuple  cependant,  que  ce  spectacle  étonne, 

Vole  de  toutes  parts,  se  presse,  l'environne,  1740 

S'attendrit  à  ses  pleurs;  et  plaignant  son  ennui, 

D'une  commune  voix  la  prend  sous  son  appui. 

Ils  la  mènent  au  temple,  où  depuis  tant  d'années 

Au  culte  des  autels  nos  vierges  destinées 

Gardent  fidèlement  le  dépôt  précieux  i745 

Du  feu  toujours  ardent  qui  brûle  pour  nos  dieux. 

César  les  voit  partir  sans  oser  les  distraire. 

1.  Fureur,  égarement,  démence  :  c'est  le  \ai'm  furor. 


ACTE  V,  SCÈ?sE  YIII.  347 

Narcisse,  plus  hardi,  s'empresse  pour  lui  plaire. 

Il  vole  vers  Junie;  et  sans  s'épouvanter, 

D'une  profane  main  commence  à  l'arrêter.  1760 

De  mille  coups  mortels  son  audace  est  punie; 

Son  infidèle  sang  rejaillit  sur  Junie. 

César,  de  tant  d'objets  *  en  même  temps  frappé, 

Le  laisse  entre  les  mains  qui  l'ont  enveloppé. 

Il  rentre.  Chacun  fuit  son  silence  farouche;  1765 

Le  seul  nom  de  Junie  échappe  de  sa  bouche. 

Il  marche  sans  dessein  ;  ses  yeux  mal  assurés 

iX'osent  lever  au  ciel  leurs  regards  égarés; 

Et  l'on  craint,  si  la  nuit  jointe  à  la  solitude 

Vient  de  son  désespoir  aigrir  l'inquiétude^,  1760 

Si  vous  l'abandonnez  plus  longtemps  sans  secours, 

Que  sa  douleur  bientôt  n'attente  sur  ses  jours. 

Le  temps  presse  :  courez.  Il  ne  faut  qu'un  caprice, 

Il  se  perdroit,  Madame. 


» 


AGRIPPINE. 


Il  se  feroit  justice. 
Mais,  Burrhus,  allons  voir  jusqu'où  vont  ses  transports 
Voyons  quel  changement  produiront  ses  remords, 
S'il  voudra  désormais  suivre  d'autres  maximes. 

BURRHUS. 

Plût  aux  Dieux  que  ce  fût  le  dernier  de  ses  crimes  ! 

1 .  Objet  :  c'est  ce  qu'on  a  sous  les  yeux.  Le  mot  était  très  usité  au 
XVII'  siècle  avec  cette  étendue  de  sens. 

2.  Racine  s'est  souvenu  ici  de  l'état  où  Tacite  nous  dit  que  fut  Néron 
après  le  parricide  :  Reliqno  noctis,  modo  per  sileniium  defîxiis,  sœpius 
pnvorc  exsurgens  et  mentis  inops,  lucem  opperiebatiir,  tanqnam  exi- 
tiiim  allnturam.  (Tac,  Ann.,  XIV,  x.)  «  Le  reste  de  la  nuit,  tantôt  muet, 
l'œil  fixe,  souvent  se  dressant  d'effroi,  l'esprit  égaré,  il  attendait  le  jour 
comme  si  ce  devait  être  sa  perte.  »  Mais  Racine  ne  prête  pas  de  remords 
à  l'empereur  :  .son  trouble  ne  vient  pas  de  son  crime;  ce  n'est  que  la 
convulsion  d'un  amour  déçu.  —  Inquiétude,  agitation  :  proprement 
incapacité  de  rester  en  repos. 


APPENDICE 


I 

Voici  le  passage  de  louis  Racine*  relatif  à  la  scène  du 
troisième  acte  de  Britannicus  qui  fut  supprimée  par  Racine 
sur  le  conseil  de  Boileau. 

«  Ceux  qui  ajoutent  foi  en  tout  au  Bolœana  croient  que 
Boileau,  qui  trouvoit  les  vers  de  Dajazet  trop  négligés, 
trouvoit  aussi  le  dénouement  de  Britannicus  puéril,  et 
reprochoit  à  l'auteur  d'avoir  fait  Britannicus  trop  petit 
devant  Néron.  Il  y  a  grande  apparence  que  M.  de  Monchenay, 
mal  servi  par  sa  mémoire  lorsqu'il  composa  ce  recueil, 
s'est  trompé  en  cet  endroit  comme  dans  plusieurs  autres. 
Je  n'ai  jamais  entendu  dire  que  Boileau  eût  fait  de  pareilles 
critiques;  je  sais  seulement  qu'il  engagea  mon  père  à  sup- 
primer une  scène  entière  de  cette  pièce  avant  que  de  la 
donner  aux  comédiens;  et  par  cette  raison  cette  scène 
n'est  encore  connue  de  personne*.  Ces  deux  amis  avoient 
un  égal  empressement  à  se  communiquer  leurs  ouvrages 
avant  que  de  les  montrer  au  public,  égale  sévérité  de  cri- 
tique l'un  pour  l'autre,  et  égale  docilité.  Voici  cette  scène, 
que  Boileau  avoit  conservée,  et  qu'il  nous  a  remise  :  elle 
étoit  la  première  du  troisième  acte. 

1.  Mémoires  contenant  quelques  particularités  sur  la  vie  et  les 
ouvra  (/es  de  Jean  Racine. 

2.  Elle  était  connue  de  quelques  personnes.  J.-B.  Rousseau  et  Bros- 
sette  en  parlent  dans  leur  Correspondance.  «  M.  Despréaux,  écrit  Bros- 
sette  en  1719,  conseilla  à  M.  Racine  de  la  supprimer,  parce  qu'il  la  trou- 
voit faible  en  comparaison  du  reste  de  la  pièce,  et  qu'elle  en  arrêtoit 
l'action.  Il  n'approuvoit  pas  que  Burrhus  se  commit  ainsi  avec  Nar- 
cisse, et  il  disoit  que  cette  scène  ne  pouvoit  linir  que  par  des  coups  de 
bâton.  » 


APPENDICE.  349 

BURRHUS,  NARCISSE. 

BCRRHUS 

Quoi  ?  Narcisse,  an  palais  obsédant  l'Empereur, 
Laisse  Britannicus  eu  proie  à  sa  fureur, 
Narcisse,  qui  devroit  d'une  amitié  sincère 
Sacrifier  au  fils  tout  ce  qu'il  tient  du  père; 
Qui  devroit  en  plaignant  avec  lui  son  malheur. 
Loin  des  yeux  de  César  détourner  sa  douleur  ? 
Voulez-vous  qu'accablé  d'horreur,  d'inquiétude. 
Pressé  du  désespoir  qui  suit  la  solitude, 
Il  avance  sa  perte  en  voulant  l'éloigner. 
Et  force  l'Empereur  à  ne  plus  l'épargner? 
Lorsque  de  Claudius  l'impuissante  vieillesse 
Laissa  de  tout  l'empire  Agrippine  maîtresse, 
Qu'instruit  du  successeur  que  lui  gardoient  les  Dieux, 
Il  vit  déjà  son  nom  écrit  dans  tous  les  yeux. 
Ce  prince,  à  ses  bienfaits  mesurant  votre  zèle. 
Crut  laisser  à  son  fils  un  gouverneur  fidèle. 
Et  qui  sans  s'ébranler  verroit  passer  un  jour 
Du  côté  de  Néron  la  fortune  et  la  cour. 
Cependant  aujourd'hui,  sur  la  moindre  menace 
Qui  de  Britannicus  présage  la  disgrâce, 
Narcisse,  qui  devoit  le  quitter  le  dernier. 
Semble  dans  le  malheur  le  plonger  le  premier. 
César  vous  voit  partout  attendre  son  passage. 

NARCISSE. 

Avec  tout  l'univers,  je  viens  lui  rendre  hommage, 
Seigneur  :  c'est  le  dessein  qui  m'amène  en  ces  lieux. 

BURRHUS 

Près  de  Britannicus  vous  le  servirez  mieux. 
Craignez-vous  que  César  n'accuse  votre  absence? 
Sa  grandeiu^  lui  répond  de  votre  obéissance. 
C'est  à  Britannicus  qu'il  faut  justifier 
Un  soin  dont  ses  malheurs  se  doivent  défier 
Vous  pouvez  sans  péril  respecter  sa  misère  : 
Néron  n'a  point  juré  la  perte  de  son  frère. 


350  BRITANNICUS. 

Quelque  froideur  qui  semble  altérer  leurs  esprits, 
Votre  maître  n'est  point  au  nombre  des  proscrits. 
Néron  même  en  son  cœur  touché  de  votre  zèle     ' 
Vous  en  tiendroit  peut-être  un  compte  plus  fidèle 
Que  de  tous  ces  respects  vainement  assidus, 
Oubliés  dans  la  foule  aussitôt  que  rendus. 


Ce  langage,  Seigneur,  est  facile  à  comprendre; 
Avec  quelque  bonté  César  daigne  m'entendre  : 
Mes  soins  trop  bien  reçus  pourroient  vous  irriter.... 
A  l'avenir,  Seigneur,  je  saurai  l'éviter. 

BURRHUS. 

Narcisse,  vous  réglez  mes  desseins  sur  les  vôtres  : 

Ce  que  vous  avez  fait,  vous  l'imputez  aux  autres. 

Ainsi  lorsqu'inutile  au  reste  des  humains, 

Claude  laissoit  gémir  l'empire  entre  vos  mains, 

Le  reproche  éternel  de  votre  conscience 

Condamnoit  devant  lui  Rome  entière  au  silence. 

Vous  lui  laissiez  à  peine  écouter  vos  flatteurs. 

Le  reste  vous  sembloit  autant  d'accusateurs 

Qui,  prêts  à  s'élever  contre  votre  conduite, 

Alloient  de  nos  malheurs  développer  la  suite, 

Et  lui  portant  les  cris  du  peuple  et  du  sénat, 

Lui  demander  justice  au  nom  de  tout  l'État. 

Toutefois  pour  César  je  crains  votre  présence  : 

Je  crains,  puisqu'il  vous  faut  parler  sans  complaisance, 

Tous  ceux  qui,  comme  vous,  flattant  tous  ses  désirs. 

Sont  toujours  dans  son  cœur  du  parti  des  plaisirs. 

Jadis  à  nos  conseils  l'empereur  plus  docile 

Affectait  pour  son  frère  une  bonté  facile, 

Et  de  son  rang  pour  lui  modérant  la  splendeur, 

De  sa  chute  à  ses  yeux  cachoit  la  profondeur. 

Quel  soupçon  aujourd'hui,  quel  désir  de  vengeance 

Rompt  du  sang  des  Césars  l'heureuse  intelligence  ? 

Junie  est  enlevée,  Agrippine  frémit  ; 

Jaloux  et  sans  espoir.  Britannicus  gémit  : 

Du  cœur  de  l'Empereur  son  épouse  bannie, 

D'un  divorce  à  toute  heure  attend  l'ignominie. 


APPENDICE.  551 


Elle  pleure,  et  voilà  ce  que  leur  a  coûté 
L'entretien  d'un  flatteur  qui  veut  être  écouté. 


Seigneur,  c'est  un  peu  loin  pousser  la  violence; 
Vous  pouvez  tout;  j'écoute,  et  garde  le  silence. 
Mes  actions  un  jour  pourront  vous  repartir  : 
Jusque-là... 

BCRRHUS. 

Puissiez-vous  bientôt  me  démentir  ! 
Plût  aux  Dieux  qu'en  effet  ce  reproche  vous  touche  ! 
Je  vous  aiderai  même  à  me  fermer  la  bouche. 
Sénèque,  dont  les  soins  devroient  me  soulager, 
Occupé  loin  de  Rome,  ignore  ce  danger. 
Réparons,  vous  et  moi,  cette  absence  funeste  : 
Du  sang  de  nos  Césars  réunissons  le  reste. 
Rapprochons-les,  Narcisse,  au  plus  tôt,  dès  ce  jour, 
Tandis  qu'ils  ne  sont  point  séparés  sans  retour. 

«  On  ne  trouve  rien  dans  cette  scène  qui  ne  réponde 
au  reste  de  la  pièce  pour  la  versification  ;  mais  son  ami 
craignit  qu'elle  ne  produisît  un  mauvais  effet  sur  les  spec- 
tateurs :  ((  Vous  les  indisposerez,  lui  dit-il,  en  leur  mon- 
((  trant  ces  deux  hommes  ensemble.  Pleins  d'admiration 
((  pour  l'un,  et  d'horreur  pour  l'autre,  ils  souffriront  pen- 
«  dant  leur  entretien.  Convient-il  au  gouverneur  de  l'Em- 
((  pereur,  à  cet  homme  si  respectable  par  son  rang  et  sa 
((  probité,  de  s'abaisser  à  parler  à  un  misérable  affranchi, 
fi  le  plus  scélérat  de  tous  les  hommes?  Il  le  doit  trop 
«  mépriser  pour  avoir  avec  lui  quelque  éclaircissement. 
«  Et  d'ailleurs  quel  fruit  espère-t-il  de  ses  remontrances? 
«  Est-il  assez  simple  pour  croire  qu'elles  feront  naître 
«  quelques  remords  dans  le  cœur  de  Narcisse?  Lorsqu'il 
({  lui  fait  connoître  l'intérêt  qu'il  prend  à  Britannicus,  il 
«  découvre  un  secret  à  un  traître,  et  au  lieu  de  servir  Bri- 
«  tannicus,  il  en  précipite  la  perte.  »  Ces  réflexions 
parurent  justes  et  la  scène  fut  supprimée.  » 


Vo'i  BRITANNICUS. 


II 


Racine  a  supprimé  au  cinquième  acte  une  scène  qui 
était  la  sixième  à  la  représentation  et  dans  la  première 
édition  de  la  pièce  (1670).  Voici  cette  scène,  avec  la  fin 
de  la  scène  précédente  et  le  commencement  de  la  scène 
suivante  : 

AGiu;=;'ixE. 
Le  voici.  Vous  verrez  si  je  suis  sa  complice. 
Demeurez. 

SCÈNE   VI 
NÉRON,  AGRIPPINE,  JUNIE,  BURRHUS. 

NÉROX,    à  Junie. 

De  vos  pleurs  j'approuve  la  justice. 
Mais,  Madame,  évitez  ce  spectacle  odieux; 
Moi-même  en  frémissant  j'en  détourne  les  yeux. 
Il  est  mort.  Tôt  ou  tard  il  faut  qu'on  vous  l'avoue. 
Ainsi  de  nos  desseins  la  fortune  se  joue. 
Quand  nous  nous  rapprochons,  le  ciel  nous  désunit. 

JCXIE. 

J'aimais  Britannicus,  Seigneur  :  je  vous  l'ai  dit. 
Si  de  quelque  pitié  ma  misère  est  suivie, 
Qu'on  me  laisse  chercher  dans  le  sein  d'Octavie 
Un  entretien  conforme  à  l'état  où  je  suis. 

NÉRON. 

Belle  Junie,  allez  ;  moi-même  je  vous  suis. 

Je  vais,  par  tous  les  soins  que  la  tendresse  inspire, 

Vous.... 

SCÈNE   VII 

AGRIPPINE,  NÉRON,  BURRHUS,  NARCISSE 

AGRIPPINE. 

Arrêtez,  Néron  :  j'ai  deux  mots  à  vous  dire. 


BÉRÉNICE 


U 


NOTICE  SUR  BÉRÉNICE 


Le  sujet  de  Bérénice  fut  donné,  dit-on,  à  la  fois  à  Corneille  et 
à  Racine  par  la  duchesse  d'Orléans,  Henriette  d'Angleterre,  qui 
mourut  avant  la  représentation  des  deux  tragédies. 

Bérénice  avait  fourni  un  roman  à  Segrais  (2  parties  en  4  vo- 
lumes, 1648-50)  :  on  y  trouvait  le  roi  de  Comagène  Antiochus,  qui 
servira  à  Racine,  et  le  couple  de  Domitien  et  Domitie,  dont 
Corneille  fera  usage.  Mais  Segrais  ne  conduisit  pas  son  ouvrage 
jusqu'à  la  séparation  de  Titus  et  de  Bérénice  :  ainsi  le  vrai  sujet 
restait  intact. 

La  tragédie  de  Racine  fut  jouée  à  l'Hôtel  de  Bourgogne  le  ven- 
dredi 21  novembre  1670,  et  celle  de  Corneille  huit  jours  plus 
tard,  le  28,  par  la  troupe  de  Molière.  Le  succès  fut  de  toute  façon 
pour  l'Hôtel  de  Bourgogne,  succès  des  acteurs  et  succès  du 
poète. 

L'abbé  Montfaucon  de  Villars  publia  la  Critique  de  Bérénice  * 
(1671),  écrit  que  Mme  de  Sévigné  trouva  «  fort  plaisant  et  fort 
spirituel  »  ;  huit  jours  après,  il  fit  paraître  une  seconde  lettre 
sur  Tite  et  Bérénice,  où  il  mettait  l'œuvre  de  Corneille  bien  au- 
dessous  de  celle  de  Racine. 


1.  L'abbé  de  Villars  indique  le  premier  une  objection  sur  laquelle  les 
îritiques  attachés  à  la  distinction  des  genres  reviendront  toujours,  et 
qui  pourtant,  même  à  ce  point  de  vue,  n'est  pas  très  juste  :  «  L'auteur  a 
trouvé  à  propos,  pour  s'éloigner  du  genre  d'écrire  de  Corneille,  de  faire 
une  pièce  de  théâtre  qui,  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin,  n'est 
qu'un  tissu  galant  de  madrigaux  et  d'élégies,  et  cela  pour  la  commodité 
des  dames,  de  la  jeunoKse  de  la  cour,  et  des  faiseurs  de  recueils  de  pièces 
galanlw  ». 


35()  NOTICE  SUR  BEREMCE. 

Une  réponse  fut  faite  à  l'abbé  de  Villars,  en  faveur  de  Racine  : 
elle  a  été  attribuée  à  Subligny;  M.  Ménard  la  donne  à  un  abbé 
de  Saint-Ussans,  qui,  dans  certains  vers  qu'on  a,  affirme  avoir 
composé  une  réponse  à  la  Critique  de  Bét^énice. 

En  1673,  on  imprima  à  Utreclit  une  comédie  anonyme  en  trois 
actes,  en  prose,  Tite  et  Titus,  ou  Critique  sur  les  Bérénices. 
L'auteur  estime  que,  chez  Racine,  Titus  ne  se  conduit  pas  en  hon- 
nête homme,  et  que  Bérénice  «  foule  aux  pieds  la  gloire  «.  Au 
reste,  il  croit  Bérénice  supérieure  à  Tite  et  Bérénice,  et  conclut 
que  le  sujet  devait  rester  «  au  pays  d'histoire  »,  où  il  était  mieux 
placé  que  dans  l'empire  de  poésie. 

En  1683,  Fatouville  fit  jouer  par  les  comédiens  italiens  une 
farce  à.' Arlequin  Protée  qui  contient  une  parodie  de  Bérénice. 

Saint-Evremond  *  reprocha  à  Racine  d'avoir  manqué  à  l'histoire 
en  mettant  «  du  désespoir  où  il  ne  faudrait  qu'à  peine  de  la 
douleur  »,  dans  le  rôle  de  Titus  :  c'est  une  des  objections  le  plus 
fréquemment  reprises  contre  la  pièce. 

La  correspondance  de  Bussy  nous  fournit  un  témoignage  inté- 
ressant de  l'effet  produit  par  la  tendresse  de  la  tragédie  de 
Racine  sur  les  gens  du  monde,  et  particulièrement  sur  les 
femmes  :  lorsque  Bérénice  fut  imprimée,  elle  donna  lieu  à  un 
échange  de  lettres  entre  Bussy  et  Mme  Bossuet,  la  belle-sœur  de 
l'orateur.  Cette  femme  fort  spirituelle  et  galante  se  déclara  ravie 
du  rôle  de  Bérénice  :  Bussy,  difficile  à  son  ordinaire,  ne  trouvait 
point  encore  Bérénice  assez  tendre  ni  Titus  assez  passionné  -. 

1.  T.  III,  p.  517-8. 

2.  Correspondance  de  Bussy,  éd.  L.  Lalanne,  t.  I,  p.  4i0-44i,  t.  II,  p.  6 
etl8.  J'ai  donné  la  principale  lettre  de  Madame  Bossuet,  datée  du  ?8  juil- 
let 1671s  dans  mon  Choix  de  Lettres  du  xvu'  siècle  (Librairie  Hachette, 
in-16). 


-iJ 


QUESTIONS  SUR  BÉRÉNICE 


I.  Comparez  Bérénice  et  Tite  et  Bérénice. 

II.  Titus  et  Bérénice  dans  Racine  et  dans  l'Histoire*. 

III.  Les  allusions  et  l'actualité  dans  la  Bérénice  de  Racine. 

IV.  Discutez  si  Bérénice  est  une  œuvre  tragique. 

V.  L'action  dans  Bérénice. 

VI.  Les  idées  de  Racine  sur  l'invention,   dans  la  Préface  de 

Bérénice. 

VII.  Les  idées  de  Racine  sur  les  règles  et  le  plaisir,  dans  sa 

Préface  de  Bérénice. 

VIII.  Le  rôle  d'Ântiochus. 

IX.  Le  caractère  de  Bérénice. 

X.  Le  caractère  de  Titus. 

1.  Consulter  Wahl,  De  regina  Bérénice,  Paris,  18;".  ia  8. 


A  MONSEIGNEUR  COLBERT 

SECRÉTAIRE  d'ÉTAT,    CONTROLEUR   GÉNÉRAL   DES   FINANCES, 

surintendant  des  batiments,  grand  trésorier  des  ordres  du  roi, 
marquis  de  seignelay,  etc. 

Monseigneur, 

Quelque  juste  défiance  que  j'aie  de  moi-même  et  de  mes 
ouvrages,  j'ose  espérer  que  vous  ne  condamnerez  pas  la 
liberté  que  je  prends  de  vous  dédier  cette  tragédie.  Vous 
ne  l'avez  pas  jugée  tout  à  fait  indigne  de  votre  approba- 
tion. Mais  ce  qui  fait  son  plus  grand  mérite  auprès  de 
vous,  c'est,  Monseigneur,  que  vous  avez  été  témoin  du 
bonheur  qu'elle  a  eu  de  ne  pas  déplaire  à  Sa  Majesté. 

L'on  sait  que  les  moindres  choses  vous  deviennent  con- 
sidérables, pour  peu  qu'elles  puissent  servir  ou  à  sa  gloire 
ou  à  son  plaisir.  Et  c'est  ce  qui  fait  qu'au  milieu  de  tant 
d'importantes  occupations,  où  le  zèle  de  votre  prince  et  le 
bien  public  vous  tiennent  continuellement  attaché,  vous  ne 
dédaignez  pas  quelquefois  de  descendre  jusqu'à  nous,  pour 
nous  demander  compte  de  notre  loisir. 

J'aurois  ici  une  belle  occasion  de  m'étendre  sur  vos 
louanges,  si  vous  me  permettiez  de  vous  louer.  Et  que  ne 
dirois-je  point  de  tant  de  rares  quahtés  qui  vous  ont  attiré 
l'admiration  de  toute  la  France,  de  cette  pénétration  à 
laquelle  rien  n'échappe,  de  cet  esprit  vaste  qui  embrasse, 
qui  exécute  tout  à  la  fois  tant  de  grandes  choses,  de  cette 
âme  que  rien  n'étonne,  que  rien  ne  fatigue? 

Mais,  Monseigneur,  il  faut  être  plus  retenu  à  vous  parler 
de  Vous-même  ;  et  je  craindrois  de  m'exposer  par  un  éloge 
importun  à  vous  faire  repentir  de  l'attention  favorable 
dont  vous  m'avez  honoré.  Il  vaut  mieux  que  je  songe  à  la 
mériter  par  quelque  nouvel  ouvrage.  Aussi  bien  c'est  le 
plus  agréable  remercîment  qu'on  vous  puisse  faire.  Je  suis 
avec  un  profond  respect, 

MO^'SEï^T^^EUR, 

Votre  très-humble  et  très-obéissant  serviteur, 

Racine. 


PRÉFACE  i 


*.  ..-1 


Titus  reginam  Berenicen,  cui  etiam  miplias  pollicUus  fevc- 
batur,  stativi  ah  urbe  dimisit  invitus  invitam^. 

C'est-à-dire  que  «  Titus,  qui  aimoit  passionnément  Béré- 
nice, et  qui  même,  à  ce  qu'on  croyoit,  lui  avoit  promis  de 
l'épouser,  la  renvoya  de  Rome,  malgré  lui  et  malgré  elle, 
dès  les  premiers  jours  de  son  empire  ».  Cette  action  est 
très-fameuse  dans  l'histoire;  et  je  l'ai  trouvée  très-propre 
pour  le  théâtre,  par  la  violence  des  passions  qu'elle  y  pou- 
voit  exciter.  En  effet,  nous  n'avons  rien  de  plus  touchant 
dans  tous  les  poètes,  que  la  séparation  d'Énée  et  de  Didon, 
dans  Virgile.  Et  qui  doute  que  ce  qui  a  pu  fournir  assez  de 
matière  pour  tout  un  chant  d'un  poëme  héroïque,  où  l'ac- 
tion dure  plusieurs  jours,  ne  puisse  suffire  pour  le  sujet 
d'une  tragédie,  dont  la  durée  ne  doit  être  que  de  quelques 
heures?  Il  est  vrai  que  je  n'ai  point  poussé  Bérénice  jus- 
qu'à se  tuer  comme  Didon,  parce  que  Bérénice  n'ayant  pas 
ici  avec  Titus  les  derniers  engageniients  que  Didon  avoit 
avec  Énée,  elle  n'est  pas  obligée  comme  elle  de  renoncer 

i.  Suétone,  Titus^  chap.  vu.  «  Titus  qui  même,  disait-on,  avait  promis 
le  mariage  à  Bérénice,  la  renvoya  aussitôt  de  Rome,  malgré  elle,  et 
malgré  lui.  »  La  citation  est  laite  de  deux  phrases  rapprochéoii  par 
Kaeine. 


5G0  PREFACE. 

à  la  vie.  A  cela  près,  le  dernier  adieu  qu'elle  dit  à  Titus, 
et  l'effort  qu'elle  se  fait  pour  s'en  séparer,  n'est  pas  le 
moins  tragique  de  la  pièce;  et  j'ose  dire  qu'il  renouvelle 
assez  bien  dans  le  cœur  des  spectateurs  l'émotion  que  le 
reste  y  avoit  pu  exciter.  Ce  n'est  point  une  nécessité  qu'il 
y  ait  du  sang  et  des  morts  dans  une  tragédie  :  il  suffit  que 
l'action  en  soit  grande,  que  les  acteurs  en  soient  héroï- 
ques, que  les  passions  y  soient  excitées,  et  que  tout  s'y 
ressente  de  cette  tristesse  majestueuse  qui  fait  tout  le 
plaisir  de  la  tragédie. 

Je  crus  que  je  pourrois  rencontrer  toutes  ces  parties 
dans  mon  sujet.  Mais  ce  qui  m'en  plut  davantage,  c'est 
que  je  le  trouvai  extrêmement  simple.  Il  y  avoit  longtemps 
que  je  voulois  essayer  si  je  pourrois  faire  une  tragédie 
avec  cette  simplicité  d'action  qui  a  été  si  fort  du  goût  des 
anciens.  Car  c'est  un  des  premiers  préceptes  qu'ils  nous 
ont  laissés.  «  Que  ce  que  vous  ferez,  dit  Horace,  soit  tou- 
jours simple  et  ne  soit  qu'un*.  »  Ils  ont  admiré  YAjax  de 
Sophocle,  qui  n'est  autre  chose  qu'Ajax  qui  se  tue  de  regret, 
à  cause  de  la  fureur  où  il  étoit  tombé  après  le  refus  qu'on 
lui  avoit  fait  des  armes  d'Achille.  Ils  ont  admiré  le  Philoc- 
tèle,  dont  tout  le  sujet  est  Ulysse  qui  vient  pour  surprendre 
les  flèches  d'Hercule.  L'Œdipe  même,  quoique  tout  plein 
de  reconnoissances,  est  moins  chargé  de  matière  que  la 
plus  simple  tragédie  de  nos  jours.  Nous  voyons  enfin  que 
les  partisans  de  Térence,  qui  l'élèvent  avec  raison  au- 
dessus  de  tous  les  poètes  comiques,  pour  l'élégance  de  sa 
diction  et  pour  la  vraisemblance  de  ses  mœurs,  ne  laissent 
pas  de  confesser  que  Plante  a  un  grand  avantage  sur  lui 
par  la  simplicité  qui  est  dans  la  plupart  des  sujets  de 
Plante.  Et  c'est  sans  doute  cette  simplicité  merveilleuse  qui 
a  attiré  à  ce  dernier  toutes  les  louanges  que  les  anciens 
lui  ont  doiwées.  Combien  Ménandre  étoit-il  encore  plus 

1.  Deniqne  sit  quodvis  simplex  duntaxat  et  unum  {Art  Poét.,  25). 


PREFACE.                                      561  . 

simple,  puisque  Térence  est  obligé  de  prendre  deux  corné-  l 

dies  de  ce  poëte  pour  en  faire  une  des  siennes  M  i 

Et  il  ne  faut  point  croire  que  cette  règle  ne  soit  fondée  | 

que  sur  la  fantaisie  de  ceux  qui  l'ont  faite.  Il  n'y  a  que  le  j 

vraisemblable  qui  touche  dans  la  tragédie.  Et  quelle  vrai-  ] 

semblance  y  a-t-il  qu'il  arrive  en  un  jour  une  multitude  :' 

de    choses  qui  pourroient  à  peine   arriver  en    plusieurs  i 

semaines?  Il  y  pn  a  qui  pensent  que  cette  simplicité  est  ^ 

une  marque  de  peu  d'invention.  Ils  ne  songent  pas  qu'au  ^ 

contraire  toute  l'invention  consiste  à  faire  quelque  chose  '^ 

de  rien,  et  que  tout  ce  grand  nombre  d'incidents  a  tou-  / 
jours  été  le  refuge  des  poètes  qui  ne  sentoient  dans  leur 

génie  ni  assez  d'abondance  ni  assez  de  force  pour  attacher  j 

durant  cinq  actes  leurs  spectateurs  par  une  action  simple,  l 

soutenue  de  la  violence  des  passions,  de  la  beauté  des  : 

sentiments  et  de  l'élégance  de  l'expression  *.  Je  suis  bien  ■ 
éloigné   de  croire  que  toutes  ces  choses  se    rencontrent 

dans  mon   ouvrage;  mais  aussi  je  ne  puis  croire  que  le  = 

public  me  sache  mauvais  gré  de  lui  avoir,  donné  une  tra-  ^ 

gédie  qui  a  été  honorée  de  tant  de  larmes,  et  dont  la  tren-  ; 

tiéme  représentation  a  été  aussi  suivie  que  la  première.  "J 

Ce  n'est  pas  que  quelques  personnes  ne  m'aient  repro-  'l 

ché  cette  même  simplicité  que  j'avois  recherchée  avec  tant  -i 

de  soin.  Ils  ont  cru  qu'une  tragédie  qui  étoit  si  peu  char-  / 

gée  d'intrigues  ne  pouvoit  être  selon  les  règles  du  théâtre.  ., 

Je  m'informai  s'ils  se  plaignoient  qu'elle  les  eût  ennuyés.  | 

On  me  dit  qu'ils  avouoient  tous  qu'elle  n'ennuyoit  point,  | 

qu'elle  les  touchoit  même  en  plusieurs  endroits,  et  qu'ils  i 

la  verroient  encore  avec  plaisir.  Que  veulent-ils  davantage?  : 

Je  les  conjure  d'avoir  assez  bonne  opinion  d'eux-mêmes  '-^ 

pour  ne  pas  croire  qu'une  pièce  qui  les  touche  et  qui  leur  ^ 


1.  Cf.  le  Proloffue  de  TAndrienne. 

2.  Ceci  semble  bien  être  contre  Corneille,  et  la  façon  dont  il  avait 
/'totré  le  sujet  dans  Tite  et  Bérénice. 


502  PRÉFACE. 

donne  du  plaisir  puisse  être  absolument  contre  les  règles. 
La  principale  règle  est  de  plaire  et  de  toucher.  Toutes  les 
autres  ne  sont  faites  que  pour  parvenir  à  cette  première. 
Mais  toutes  ces  règles  sont  d'un  long  détail,  dont  je  ne 
leur  conseille  pas  de  s'embarrasser.  Ils  ont  des  occupations 
plus  importantes.  Qu'ils  se  reposent  sur  nous  de  la  fatigue 
d'éclaircir  les  difficultés  de  la  Poétique  d'Aristote;  qu'ils  se 
réservent  le  plaisir  de  pleurer  et  d'être  attendris  ;  et  qu'ils 
me  permettent  de  leur  dire  ce  qu'un  musicien  disoit  à 
Philippe,  roi  de  Macédoine,  qui  prétendoit  qu'une  chanson 
n'étoit  pas  selon  les  règles  :  «  A  Dieu  ne  plaise.  Seigneur, 
que  vous  soyez  jamais  si  malheureux  que  de  savoir  ces 
choses-là  mieux  que  moi'  !  » 

Voilà  tout  ce  que  j'ai  à  dire  à  ces  personnes,  à  qui  je 
ferai  toujours  gloire  de  plaire.  Car  pour  le  libelle  que  l'on 
a  fait  contre  moi  2,  je  crois  que  les  lecteurs  me  dispense- 
ront volontiers  d'y  répondre.  Et  que  répondrois-je  à  un 
homme  qui  ne  pense  rien  et  qui  ne  sait  pas  même  con- 
struire ce  qu'il  pense!  Il  parle  de  protase^  comme  s'il 
entendoit  ce  mot,  et  veut  que  cette  première  des  quatre 
parties  de  la  tragédie  soit  toujours  la  plus  proche*  de  la 
dernière,  qui  est  la  catastrophe.  11  se  plaint  que  la  trop 
grande  connoissance  des  règles  l'empêche  de  se  divertir  à 
la  comédie.  Certainement,  si  l'on  en  juge  par  sa  disserta- 
tion, il  n'y  eut  jamais  de  plainte  plus  mal  fondée.  11  paroît 
bien  qu'il  n'a  jamais  lu  Sophocle,  qu'il   loue  très  injus- 


1 .  Plntarque,  au  traité  Comment  on  pourra  discerner  le  flatteur  d'avec 
Vnmi. 

2.  La  lettre  de  l'abbé  de  Villars. 

3.  La  protase  est  la  partie  qui  contient  l'exposition  du  sujet. 

4.  Racine  est-il  de  bonne  foi?  L'abW  de  Villars  ne  prenait  pas  la  pro- 
tase pour  la  partie  de  la  tragédie  qui  est  voisine  de  la  catastrophe  :  mais 
il  reprochait  à  Racine  de  ne  pas  avoir  dans  sa  protase  présenté  l'action 
plus  proche  du  dénouement,  c'est-à-dire  d'avoir  montré  Titus  prêt  à 
épouser  Bérénice  et  non  pas  prêt  à  la  quitter.  C'était  une  chicane  fausse 
et  puérile  :  ce  n'était  pas  une  basse  ignorance. 


PRÉFACE.  505 

tement  d'une  grande  multiplicité  d'incidents^:  et  qu'il  n'a 
même  jamais  rien  lu  de  la  Poétique,  que  dans  quelques  pré- 
faces de  tragédies.  Mais  je  lui  pardonne  de  ne  pas  savoir 
les  règles  du  théâtre,  puisque  heureusement  pour  le  public 
il  ne  s'applique  pas  à  ce  genre  d'écrire.  Ce  que  je  ne  lui 
pardonne  pas,  c'est  de  savoir  si  peu  les  règles  de  la  bonne 
plaisanterie,  lui  qui  ne  veut  pas  dire  un  mot  sans  plai- 
santer. Croit-il  réjouir  beaucoup  les  honnêtes  gens  par  ces 
hélas  de  poche,  ces  mesdemoiselles  mes  règles-,  et  quantité 
d'autres  basses  affectations,  qu'il  trouvera  condamnées 
dans  tous  les  bons  auteurs,  s'il  se  mêle  jamais  de  les  lire? 
Toutes  ces  critiques  sont  le  partage  de  quatre  ou  cinq 
petits  auteurs  infortunés,  qui  n'ont  jamais  pu  par  eux- 
mêmes  exciter  la  curiosité  du  public;  Ils  attendent  tou- 
jours l'occasion  de  quelque  ouvrage  qui  réussisse,  pour 
l'attaquer.  Non  point  par  jalousie.  Car  sur  quel  fondement 
seroient-ils  jaloux?  Mais  dans  l'espérance  qu'on  se  donnera 
la  peine^de  leur  répondre,  et  qu'on  les  tirera  de  l'obscu- 
rité où  leurs  propres  ouvrages  les  auroient  laissés  toute 
leur  vie. 

1.  L'abbé  de  Villars  louait  Sophocle  d'avoir  su  «  conserver  l'action 
dans  la  multiplicité  des  incidents  ».  C'est  un  peu  différent, 

2.  «  Le  prince  deComagène,  disait  de  Villars,...  qui  a  toujours  un  ^oît^e- 
foiii  et  un  lœlns  de  poche  pour  amuser  le  théâtre....  »  Et  ailleurs  :  «  J'ai 
laissé  mesdemoiselles  les  règles  à  la  porte  »  (de  l'Hôtel  de  Bourgogne). 


ACTEURS 


TITUS,  empereur  de  Rome.  .    .    . 
BÉRÉNICE,  reine  de  Palestine  .    . 
ANTIOGHUS,  roi  de  Comagène^.   . 
PAULIN,  confident  de  Titus. 
ARSACE,  confident  d'Antiochus. 
PHÉNICE,  confidente  de  Bérénice. 
RUTILE,  Romain. 
Suite  de  Titus. 


Floridor. 

Mlle  de  Ciiampmeslé*. 

Champmeslé. 


La  scène  est  à  Rome,  dans  un  cabinet  qui  est  entre  l'appartement 
de  Titus  et  celui  de  Bérénice. 


i.  Voilà  le  premier  rôle  confié  par  Racine  à  cette  fameuse  actrice, 
qu'on  retrouvera  dans  les  tragédies  suivantes.  Elle  était  née  à  Rouen 
en  1641.  Elle  débuta  avec  son  mari  au  théâtre  du  Marais  en  1669,  et 
passa  en  1670  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  où  elle  reprit  d'abord  le  rôle 
d'IIermione.  Outre  les  rôles  de  Racine,  elle  créa  TAriane  de  Thomas 
Corneille  en  1672,  la  3Iédée  de  Longepierre  en  1694,  et  la  Judith  de 
l'abbé  Boyer  en  169o.  Elle  mourut  en  1698.  —  Le  comédien  Champ- 
meslé était  son  mari.  Il  jouait  les  rois  et  des  rôles  comiques.  Il  mourut 
on  1701.  11  a  écrit  quelques  comédies,  et  il  a  eu  part  à  certaines  pièces 
de  La  Fontaine. 

2.  En  réalité  Anliochus,  roi  de  Comagène,  avait  été  dépouillé  de  ses 
États  sous  Vespasien.  Il  avait  un  fils,  Epiphane,  d'abord  réfugié  chez  les 
Parthes,  qui  vécut  plus  tard  à  Rome  dans  la  condition  privée.  Racine  a 
sans  doute  pris  son  personnage  dans  le  roman  de  Segrais,  plutôt  que 
dans  l'histoire.  La  Comagène  était  située  près  de  l'Esphrate,  au  nord-est 
de  la  Syfie. 


BERENICE 

TRAGÉDIE 


ACTE  I 


SCÈNE   PREMIÈRE 

ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Arrêtons  un  momiînt.  La  ponripe  de  ces  lieux, 

Je  le  vois  bien,  Arsace,  est  nouvelle  à  tes  yeux. 

Souvent  ce  cabinet  superbe  et  solitaire 

Des  secrets  de  Titus  est  le  dépositaire. 

C'est  ici  quelquefois  qu'il  se  cache  à  sa  cour,  5 

Lorsqu'il  vient  à  la  Reine*  expliquer  son  amour. 

1.  Qui  est  ccUe  Bérénice?  Il  résulte  de  l'étude  de  M.  Wahl  qu'elle 
naquit  en  l'an  28,  treize  ans  avant  Titus.  Elle  était  fille  d'Agrippa  I,  roi 
de  Judée,  protégé  de  Caligula  et  de  <]laude.  L'une  de  ses  sœurs,  Dru- 
silla,  épousa  le  procurateur  Félix,  frère  de  l'affranchi  Pallas.  Bérénice 
fut  mariée  trois  fois  :  avec  un  jeune  juif  nommé  Marc  ;  avec  son  oncle 
Mérode,  roi  de  Chalcis;  et  enfin  avec  l»olémon,roi  de  Pont  ou  de  Cilicie. 
Klle  essaya  d'empêcher  les  Juifs  de  se  révolter;  puisse  réfugia  au  camp 
romain.  Le  renvoi  qui  fait  le  sujet  de  la  tragédie  eut  lieu  sans  doute  en 
réalité  vers  l'an  72,  quand  Titus  n'était  pas  empereur.  A  la  mort  de 
Vespasien,  en  79,  elle  revint  en  hâte  à  Rome,  mais  elle  ne  put  recon- 
quérir Titus.  Depuis,  on  perd  sa  trace. 


366  BÉRÉNICE. 

De  son  appartement  cette  porte  est  prochaine, 

Et  cette  autre  conduit  dans  celui  de  la  Reine. 

Va  chez  elle  :  dis-lui  qu'importun  à  regret 

J'ose  lui  demander  un  entretien  secret.  lo 

ARSACE. 

Vous,  Seigneur,  importun?  vous,  cet  ami  fidèle 
Qu'un  soin  si  généreux  intéresse  pour  elle?  I 

Vous,  cet  Antiochus  son  amant  autrefois?  |' 

Vous,  que  l'Orient  compte  entre  ses  plus  grands  rois?  |' 

Quoi? déjà  de  Titus  épouse  en  espérance*,  i5 

Ce  rang  entre  elle  et  vous  met-il  tant  de  distance? 

ANTIOCHUS. 

Va,  dis-je;  et  sans  vouloir  te  charger  d'autres  soins, 

Vois  si  je  puis  bientôt  lui  parler  sans  témoins.  ; 


SCÈNE  II 

ANTIOCHUS,  seul. 

Hé  bien!  Antiochus,  es-tu  toujours  le  même? 

Pourrai-je,  sans  trembler,  lui  dire  :  «  Je  vous  aime  »?    20 

Mais  quoi?  déjà  je  tremble,  et  mon  cœur  agité 

Craint  autant  ce  moment  que  je  l'ai  souhaité, 

Bérénice  autrefois  m'ôta  toute  espérance; 

Elle  m'imposa  même  un  éternel  silence. 

Je  me  suis  tu  cinq  ans,  et  jusques  à  ce  jour  nS 

D'un  voile  d'amitié  j'ai  couvert  mon  amour. 

Dois-je  croire  qu'au  rang  où  Titus  la  destine 

Elle  m'écoute  mieux  que  dans  la  Palestine? 

H  l'épouse.  Ai-je  donc  attendu  ce  moment 

Pour  me  venir  encor  déclarer  son  amant?  3o 

1.  Var.  Quoi?  Déjà  de  Titus  l'épouse  en  espé»ance.  (Éd.  1691-1687.) 


ACTE  I,  SCÈNE  III  367 

Quel  fruit  me  reviendra  d'un  aveu  téméraire  *  ? 

Ah!  puisqu'il  faut  partir,  partons  sans  lui  déplaire. 

Retirons-nous,  sortons;  et  sans  nous  découvrir, 

Allons  loin  de  ses  yeux  l'oublier,  ou  mourir. 

Hé  quoi?  souffrir  toujours  un  tourment  qu'elle  ignore?  35 

Toujours  verser  des  pleurs  qu'il  faut  que  je  dévore? 

Quoi?  même  en  la  perdant  redouter  son  courroux? 

Belle  reine,  et  pourquoi  vous  offenseriez-vous? 

Yiens-je  vous  demander  que  vous  quittiez  l'Empire? 

Que  vous  m'aimiez?  Hélas!  je  ne  viens  que  vous  dire       4o 

Qu'après  m'être  longtemps  flatté  que  mon  rival 

Trouveroit  à  ses  vœux  quelque  obstacle  fatal. 

Aujourd'hui  qu'il  peut  tout,  que  votre  hymen  s'avance*, 

Exemple  infortuné  d'une  longue  constance, 

Après  cinq  ans  d'amour  et  d'espoir  superflus,  45 

Je  pars,  fidèle  encor  quand  je  n'espère  plus. 

Au  lieu  de  s'offenser,  elle  pourra  me  plaindre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  parlons  :  c'est  assez  nous  contraindre. 

Et  que  peut  craindre,  hélas!  un  amant  sans  espoir 

Qui  peut  bien  se  résoudre  à  ne  la  jamais  voir?  5o 


SCÈNE  m 

A>'TIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 


Arsaoe,  entrerons-nous' 


1.  Ce  vers  manque  de  1671  à  1687;  et  pour  fournir  la  rime,  le  vers  51 
>t  suivi  de  celui-ci  : 

Je  me  suis  tu  longtemps,  je  puis  encor  me  taire. 

2.  S'avancer  9,ign'\iia\l  s'approcher.  «  La  victoire  s'avançait  à  {grands 
pas,  I)  (Vaugelas,  dans  Fureliêre.) 


368  BERENICE. 


ARSACE. 


Seigneur,  j'ai  vu  la  Reine  ; 
Mais  pour  me  faire  voir,  je  n'ai  percé  qu'à  peine 
Les  flots  toujours  nouveaux  d'un  peuple  adorateur 
Qu'attire  sur  ses  pas  sa  prochaine  grandeur. 
Titus,  après  huit  jours  d'une  retraite  austère,  55 

Cesse  enfin  de  pleurer  Vespasien  son  père. 
Cet  amant  se  redonne  aux  soins  de  son  amour; 
Et  si  j'en  crois.  Seigneur,  l'entretien  de  la  cour, 
Peut-être  avant  la  nuit  l'heureuse  Bérénice 
Change  le  nom  de  reine  au  nom  d'impératrice.  60 

ANTIOCHUS. 

Hélas! 

ARSACE. 

Quoi?  ce  discours  pourroit-il  vous  troubler? 

ANTIOCHUS. 

Ainsi  donc  sans  témoins  je  ne  lui  puis  parler? 


Vous  la  verrez.  Seigneur  :  Bérénice  est  instruite 

Que  vous  voulez  ici  la  voir  seule  et  sans  suite. 

La  Reine  d'un  regard  a  daigné  m'avertir  65 

Qu'à  votre  empressement  elle  alloit  consentir; 

Et  sans  doute  elle  attend  le  moment  favorable 

Pour  disparoître  aux  yeux  d'une  cour  qui  l'accable. 


n  suffit.  Cependant  n'âs-tu  rien  négligé 

Dhs  ordres  importants  dont  je  t'avois  chargé?  70 

ARSACE. 

Seigneur,  vous  connoissez  ma  prompte  obéissance. 
Des  vaisseaux  dans  Ostie  armés  en  diligence. 


ACTE  I,  SCENE  III.  5G9 

Prêts  à  quitter  le  port  de  moments  en  moments, 

N'attendent  pour  partir  que  vos  commandements. 

Mais  qui  renvoyez-vous  dans  votre  Comagène?  75 

ANTIOCHUS. 

Arsace,  il  faut  partir  quand  j'aurai  vu  la  Reine. 

ARSACE. 

Qui  doit  partir? 

ANTIOCHUS. 

Moi. 

ARSACE. 

Vous? 

ANTIOCHUS. 

En  sortant  du  palais, 
Je  sors  de  Rome,  Arsace,  et  j'en  sors  pour  jamais. 


Je  suis  surpris  sans  doute,  et  c'est  avec  justice. 

Quoi?  depuis  si  longtemps  la  reine  Bérénice  80 

Vous  arrache,  Seigneur,  du  sein  de  vos  États; 

Depuis  trois  ans  dans  Rome  elle  arrête  vos  pas  ; 

Et  lorsque  cette  reine,  assurant  sa  conquête. 

Vous  attend  pour  témoin  de  cette  illustre  fête, 

Quand  l'amoureux  Titus,  devenant  son  époux,  85 

Lui  prépare  un  éclat  qui  rejaillit  sur  vous.... 

AXTIOCHUS. 

Arsace,  laisse-la  jouir  de  sa  fortune. 

Et  quitte  un  entretien  dont  le  cours  m'importune. 


Je  vous  entends,  Seigneur  :  ces  mêmes  dignités 

Ont  rendu  Bérénice  ingrate  à  vos  bontés;  90 

L'inimitié  s'Xîcède  à  l'amitié  trahie. 


570  BERENICE. 

ANTIOCHUS. 

Xon,  Arsace,  jamais  je  ne  l'ai  moins  haïe. 


Quoi  donc?  de  sa  grandeur  déjà  trop  prévenu, 

Le  nouvel  empereur  vous  a-t-il  méconnu? 

Quelque  pressentiment  de  son  indifîérence  9^ 

Vous  fait-il  loin  de  Rome  éviter  sa  présence? 

ANTI»CHUS. 

Titus  n'a  point  pour  moi  paru  se  démentir  : 
J'aurois  tort  de  me  plaindre. 

ARSACE. 

Et  pourquoi  donc  partir? 
Quel  caprice  vous  rend  ennemi  de  vous-même? 
Le  ciel  met  sur  le  trône  un  prince  qui  vous  aime,         loo 
Un  prince  qui  jadis  témoin  de  vos  combats 
Vous  vit  chercher  la  gloire  et  la  mort  sur  ses  pas, 
Et  de  qui  la  valeur,  par  vos  soins  secondée, 
Mit  enfin  sous  le  joug  la  rebelle  Judée. 
Il  se  souvient  du  jour  illustre  et  douloureux  io5 

Qui  décida  du  sort  d'un  long  siège  douteux  ; 
Sur  leur  triple  rempart  les  ennemis  tranquilles 
Gontemploient  sans  péril  nos  assauts  inutiles; 
Le  bélier  impuissant  les  menaçoit  en  vain. 
Vous  seul,  Seigneur,  vous  seul,  une  échelle  à  la  main', 
Vous  portâtes  la  mort  jusque  sur  leurs  murailles. 
Ce  jour  presque  éclaira  vos  propres  funérailles  : 
Titus  vous  embrassa  mourant  entre  mes  bras. 
Et  tout  le  camp  vainqueur  pleura  votre  trépas. 

1.  Antiochus  Epiphane  combaUit  en  effet  au  siège  de  Jérusalem,  et 
donna  un  assaut  malheureux,  contre  le  gré  de  Titus.  (Josèphe,  Gnerri'  de 
Judée,  V,  29.) 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  371 

Voici  le  temps,  Seigneur,  où  vous  devez  attendre  ii5 

Le  fruit  de  tant  de  sang  qu'ils  vous  ont  vu  répandre. 
Si  pressé  du  désir  de  revoir  vos  États, 
Vous  vous  lassez  de  vivre  où  vous  ne  régnez  pas, 
Faut-il  que  sans  honneur  l'Euphrate  vous  revoie? 
Attendez  pour  partir  que  César  vous  renvoie  120 

Triomphant  et  chargé  des  titres  souverains 
Qu'ajoute  encore  aux  rois  l'amitié  des  Romains. 
Rien  ne  peut-il,  Seigneur,  changer  votre  entreprise? 
Vous  ne  répondez  point. 

ANTIOCHUS. 

Que  veux-tu  que  je  dise? 
J'attends  de  Bérénice  un  moment  d'entretien.  126 

ARSACE. 

Hé  bien,  Seigneur? 

ANTIOCHUS. 

Son  sort  décidera  du  mien. 


Comment? 


AR8ACE. 


ANTIOCHUS. 


Sur  son  hymen  j'attends  qu'elle  s'exphquc. 
Si  sa  bouche  s'accorde  avec  la  voix  publique. 
S'il  est  vrai  qu'on  l'élève  au  trône  des  Césars, 
Si  Titus  a  parlé,  s'il  l'épouse,  je  pars.  i3o 

ARSACE. 

Mais  (jui  rend  à  vos  yeux  cet  hymen  si  funeste? 

ANTIOCHUS. 

Quand  nous  serons  partis,  je  te  dirai  le  reste. 


572  BERENICE. 

ARSACE. 

Dans  quel  trouble,  Seigneur,  jetez-vous  mon  esprit? 

ANTIOCHUS. 

La  Reine  vient.  Adieu  :  fais  tout  ce  que  j'ai  dit. 


SCÈNE  IV 

BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS,  PHÉNICE. 


' 


Enfin  je  me  dérobe  à  la  joie  importune  i35 

De  tant  d'amis  nouveaux  que  me  fait  la  fortune; 

Je  fuis  de  leurs  respects  l'inutile  longueur, 

Pour  chercher  un  ami  qui  me  parle  du  cœur. 

Il  ne  faut  point  mentir  :  ma  juste  impatience 

Vous  accusoit  déjà  de  quelque  négligence.  i4o 

Quoi?  cet  Antiochus,  disois-je,  dont  les  soins 

Ont  eu  tout  l'Orient  et  Rome  pour  témoins  ;  i  - 

Lui  que  j'ai  vu  toujours  constant  dans  mes  traverses  j  ■ 

Suivre  d'un  pas  égal  mes  fortunes  diverses;  ,  jl 

Aujourd'hui  que  le  ciel  semble  me  présager  i45      ;] 

Un  honneur  qu'avec  vous  je  prétends  partager*,  i 

Ce  même  Antiochus,  se  cachant  à  ma  vue,  j 

Me  laisse  à  la  merci  d'une  foule  inconnue?  « 

ANTIOCHUS.  ' 

11  est  donc  vrai,  Madame?  et,  selon  ce  discours, 

L'hymen  va  succéder  à  vos  longues  amours?  i5o       i 

! 

1.  Fr/r.  Aujourd'hui  que  les  dieux  semblent  me  présager  'j 

Un  honneur  qu'avec  lui  je  prétends  partager.  (Éd.  1671.) 

Racine  s'est  avisé  que  Bérénice,  juive,  ne  devait  pas  parler  des  dieux. 


ACTE  I,  SCÊ>'E  IV.  373 

BÉRÉNICE. 

Seigneur,  je  vous  veux  bien  confier  mes  alarmes. 

Ces  jours  ont  vu  mes  yeux  baignés  de  quelques  larmes  : 

Ce  long  deuil  que  Titus  imposoit  à  sa  cour 

Avoit  même  en  secret  suspendu  son  amour. 

Il  n'avoit  plus  pour  moi  cette  ardeur  assidue*  i55 

Lorsqu'il  passoit  les  jours  attaché  sur  ma  vue. 

Muet,  chargé  de  soins 2,  et  les  larmes  aux  yeux, 

Il  ne  me  laissoit  plus  que  de  tristes  adieux. 

Jugez  de  ma  douleur,  moi  dont  l'ardeur  extrême. 

Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  n'aime  en  lui  que  lui-même;  160 

Moi  qui  loin  des  grandeurs  dont  il  est  revêtu, 

Aurois  choisi  son  cœur,  et  cherché ^  sa  vertu. 

ANTIOCHUS. 

Il  a  repris  pour  vous  sa  tendresse  première? 


Vous  fûtes  spectateur  de  cette  nuit  dernière, 

Lorsque,  pour  seconder  ses  soins  religieux,  i65 

Le  sénat  a  placé  son  père  entre  les  Dieux. 

De  ce  juste  devoir  sa  piété  contente 

A  fait  place.  Seigneur,  au  soin  de  son  amante; 

Et  même  en  ce  moment,  sans  qu'il  m'en  ait  parlé, 

11  est  dans  le  sénat,  par  son  ordre  assemblé.  170 

Là  de  la  Palestine  il  étend  la  frontière  ; 

Il  y  joint  l'Arabie  et  la  Syrie  entière  ; 

Et  si  de  ses  amis  j'en  dois  croire  la  voix, 

Si  j'en  crois  ses  serments  redoublés  mille  fois. 

Il  va  sur  tant  d'États  couronner  Bérénice,  17^ 


1.  (k'tte  nrdeur  assidue  qu'il  avait  tonquc...  Construction  fortement 
elliptique. 

2,  Soins,  soucis.  Sens  très  commun. 
5.  Chercher,  au  sens  d'aller  chercher. 


374  BERENICE. 

Pour  joindre  à  plus  de  noms  le  nom  d'impératrice. 
Il  m'en  viendra  lui-même  assurer  en  ce  lieu. 

ANTIOCHUS. 

Et  je  viens  donc  vous  dire  un  éternel  adieu. 


Que  dites-vous?  Ah  ciel!  quel  adieu!  quel  langage! 
Prince,  vous  vous  troublez  et  changez  de  visage?  i8o 

ANTIOCHUS. 

Madame,  il  faut  partir. 

BÉRÉNICE. 

Quoi?  ne  puis-je  savoir 
Quel  sujet.... 

ANTIOCHUS. 

Il  falloit  partir  sans  la  revoir. 


Que  craignez-vous?  Parlez  :  c'est  trop  longtemps  se  taire*. 
Seigneur,  de  ce  départ  quel  est  donc  le  mystère? 

ANTIOCHUS. 

Au  moins  souvenez-vous  que  je  cède  à  vos  lois,  i85 

Et  que  vous  m'écoutez  pour  la  dernière  fois. 

Si,  dans  ce  haut  degré  de  gloire  et  de  puissance, 
Il  vous  souvient  des  lieux  où  vous  prîtes  naissance, 
Madame,  il  vous  souvient  que  mon  cœur  en  ces  lieux 
Reçut  le  premier  trait  qui  partit  de  vos  yeux.  190 

J'aimai;  j'obtins  l'aveu  d'Agrippa  votre  frère. 
Il  vous  parla  pour  moi.  Peut-être  sans  colère 

1.  \ar.  Au  nom  d«s  dieux,  parlez  :  c'est  trop  longtemps  se  taire.  (Éd. 
167i.) 


ACTE  I,  SCENE  IV.  375 

Alliez-vous  de  mon  cœur  recevoir  le  tribut  : 

Titus,  pour  mon  malheur,  vint,  vous  vit,  et  vous  plut. 

Il  parut  devant  vous,  dans  tout  l'éclat  d'un  homme       iqS 

Qui  porte  entre  ses  mains  la  vengeance  de  Rome. 

La  Judée  en  pâht.  Le  triste  Antiochus 

Se  compta  le  premier  au  nombre  des  vaincus. 

Bientôt  de  mon  malheur  interprète  sévère, 

Votre  bouche  à  la  mienne  ordonna  de  se  taire.  200 

Je  disputai  longtemps,  je  fis  parler  mes  yeux; 

Mes  pleurs  et  mes  soupirs  vous  sui voient  en  tous  lieux. 

Enfin  votre  rigueur  emporta  la  balance  : 

Vous  sûtes  m'imposer  l'exil  ou  le  silence. 

Il  fallut  le  promettre,  et  même  le  jurer.  2o5 

Mais  puisqu'en  ce  moment  j'ose  me  déclarer. 

Lorsque  vous  m'arrachiez  cette  injuste  promesse, 

Mon  cœur  faisoit  serment  de  vous  aimer  sans  cesse. 

BÉRÉNICE. 

Ah!  que  me  dites- vous? 

ANTIOCHUS. 

Je  me  suis  tu  cinq  ans, 
Madame,  et  vais  encor  me  taire  plus  longtemps.  210 

De  mon  heureux  rival  j'accompagnai  les  armes; 
J'espérai  de  verser  mon  sang  après  mes  larmes, 
Ou  qu'au  moins,  jusqu'à  vous  porté  par  mille  exploits, 
Mon  nom  pourroit  parler,  au  défaut  de  ma  voix. 
Le  ciel  sembla  promettre  une  fin  à  ma  peine  :  21 5 

Vous  pleurâtes  ma  mort,  hélas  !  trop  peu  certaine. 
Inutiles  périls!  Quelle  étoit  mon  erreur! 
La  valeur  de  Titus  surpassoit  ma  fureur. 
Il  faut  qu'à  sa  vertu  mon  estime  réponde  : 
Quoique  attendu.  Madame,  à  l'empire  du  monde,  220 

Chéri  de  l'univers,  enfin  aimé  de  vous. 
Il  semblûit  à  lui  seul  appeler  tous  les  coups. 


376  BÉRÉNICE. 

Tandis  que  sans  espoir,  haï,  lassé  de  vivre, 
Son  malheureux  rival  ne  sembloit  que  le  suivre. 

Je  vois  que  votre  cœur  m'applaudit  en  secret;  aaS 

Je  vois  que  l'on  m'écoute  avec  moins  de  regret, 
Et  que  trop  attentive  à  ce  récit  funeste, 
En  faveur  de  Titus  vous  pardonnez  le  reste. 

Enfin,  après  un  siège  aussi  cruel  que  lent, 
Il  dompta  les  mutins,  reste  pâle  et  sanglant  23o 

Des  flammes,  de  la  faim,  des  fureurs  intestines, 
Et  laissa  leurs  remparts  cachés  sous  leurs  ruines. 
Rome  vous  vit,  Madame,  arriver  avec  lui. 
Dans  l'Orient  désert  quel  devint  mon  ennui! 
Je  demeurai  longtemps  errant  dans  Césarée*,  235 

Lieux  charmants  où  mon  cœur  vous  avoit  adorée. 
Je  vous  redemandois  à  vos  tristes  États  ; 
Je  cherchois  en  pleurant  les  traces  de  vos  pas. 
Mais  enfin  succombant  à  ma  mélancolie. 
Mon  désespoir  tourna  mes  pas  vers  l'Italie.  240 

Le  sort  m'y  réservoit  le  dernier  de  ses  coups. 
Titus  en  m'embrassant  m'amena  devant  vous. 
Un  voile  d'amitié  vous  trompa  l'un  et  l'autre. 
Et  mon  amour  devint  le  confident  du  vôtre. 
Mais  toujours  quelque  espoir  flattoit  mes  déplaisirs  :     245 
Rome,  Vespasien  traversoient  vos  soupirs; 
Après  tant  de  combats  Titus  cédoit  peut-être. 
Vespasien  est  mort,  et  Titus  est  le  maître. 
Que  ne  fuyois-je  alors?  J'ai  voulu  quelques  jours 
De  son  nouvel  empire  examiner  le  cours.  25o 

Mon  sort  est  accompli.  Votre  gloire  s'apprête. 
Assez  d'autres  sans  moi,  témoins  de  cette  fête, 
A  vos  heureux  transports  viendront  joindre  les  leurs  ; 
Pour  moi,  qui  ne  pourrois  y  mêler  que  des  pleurs. 


1.  Ville  de  Palestine,  capitale  des  États  attribués  par  Racine  à  Béré- 
nice. 


ACTE  I,  SCEIS'E  IV.  377 

D'un  inutile  amour  trop  constante  victime,  aâS 

Heureux  dans  mes  malheurs  d'en  avoir  pu  sans  crime 
Conter  toute  l'histoire  aux  yeux  qui  les  ont  faits, 
Je  pars,  plus  amoureux  que  je  ne  fus  jamais. 


Seigneur,  je  n'ai  pas  cru  que  dans  une  journée 

Qui  doit  avec  César  unir  ma  destinée,  260 

Il  fût  quelque  mortel  qui  pût  impunément 

Se  venir  à  mes  yeux  déclarer  mon  amant. 

Mais  de  mon  amitié  mon  silence  est  un  gage  : 

J'oublie  en  sa  faveur  un  discours  qui  m'outrage. 

Je  n'en  ai  point  troublé  le  cours  injurieux.  266 

Je  fais  plus  :  à  regret  je  reçois  vos  adieux. 

Le  ciel  sait  qu'au  milieu  des  honneurs  qu'il  m'envoie. 

Je  n'attendois  que  vous  pour  témoin  de  ma  joie; 

Avec  tout  l'univers  j'honorois  vos  vertus; 

Titus  vous  chérissoit,  vous  admiriez  Titus.  270 

Cent  fois  je  me  suis  fait  une  douceur  extrême 

D'entretenir  Titus  dans  un  autre  lui-même. 

ANTIOCHUS. 

Et  c'est  ce  que  je  fuis.  J'évite,  mais  trop  tard. 

Ces  cruels  entretiens  où  je  n'ai  point  de  part. 

Je  fuis  Titus;  je  fuis  ce  nom  qui  m'inquiète,  276 

Ce  nom  qu'à  tous  moments  votre  bouche  répète. 

Que  vous  dirai-je  enfin?  Je  fuis  des  yeux  distraits, 

Qui  me  voyant  toujours,  ne  me  voyoient  jamais. 

Adieu  :  je  vais,  le  cœur  trop  plein  de  votre  image. 

Attendre,  en  vous  aimant,  la  mort  pour  mon  partage.  280 

Surtout  ne  craignez  point  qu'une  aveugle  douleur 

Remplisse  l'univers  du  bruit  de  mon  malheur. 

Madame,  le  seul  bruit  d'une  mort  que  j'implore 

Vous  fera  souvenir  que  je  vivois  encore. 

Adieu. 


378  BÉRErsICE. 

SCÈNE  V 
BÉRÉNICE,  PHÉNICE.  j 

PHÉNICE.  * 

Que  je  le  plains  !  Tant  de  fidélité,  285 

Madame,  méritoit  plus  de  prospérité. 
Ne  le  plaignez-vous  pas? 

BÉRÉNICE. 

Cette  prompte  retraite 
Me  laisse,  je  l'aToue,  une  douleur  secrète. 

PHÉNICE. 

Je  Taurois  retenu. 

BÉRÉNICE. 

Qui?  moi?  le  retenir? 
J'en  dois  perdre  plutôt  jusques  au  souvenir.  290 

Tu  veux  donc  que  je  flatte  une  ardeur  insensée? 

PHÉNICE. 

Titus  n'a  point  encore  expliqué  sa  pensée. 

Rome  vous  voit.  Madame,  avec  des  yeux  jaloux; 

La  rigueur  de  ses  lois  m'épouvante  pour  vous. 

L'hymen  chez  les  Romains  n'admet  qu'une  Romaine;    295 

Rome  hait  tous  les  rois,  et  Bérénice  est  reine. 

BÉRÉNICE. 

Le  temps  n'est  plus,  Phénice,  où  je  pouvois  trembler. 

Titus  m'aime  ;  il  peut  tout  :  il  n'a  plus  qu'à  parler. 

l\  verra  le  sénat  m'apporter  ses  hommages, 

Et  le  peuple  de  fleurs  couronner  ses  images.  3oo 


\CTE  I.  SCÈNE  V.  379 

De  cette  nuit,  Phénice,  as-tu  vu  la  splendeur*? 
Tes  yeux  ne  sont-ils  pas  tous  pleins  de  sa  grandeur? 
(les  flambeaux,  ce  bûcher,  cette  nuit  enflammée, 
Ces  aigles,  ces  faisceaux,  ce  peuple,  cette  armée, 
Cette  foule  de  rois,  ces  consuls,  ce  sénat,  3o5 

Qui  tous  de  mon  amant  empruntoient  leur  éclat  ; 
Cette  pourpre,  cet  or,  que  rehaussoit  sa  gloire. 
Et  ces  lauriers  encor  témoins  de  sa  victoire  ; 
Tous  ces  yeux  qu'on  voyoit  venir  de  toutes  parts 
Confondre  sur  lui  seul  leurs  avides  regards;  3io 

Ce  port  majestueux,  cette  douce  présence. 
Ciel  !  avec  quel  respect  et  quelle  complaisance 
Tous  les  cœurs  en  secret  l'assuroient  de  leur  foi  ! 
Parle  :  peut-on  le  voir  sans  penser  comme  moi 
Qu'en  quelque  obscurité  que  le  sort  l'eût  fait  naître,      3i5 
Le  monde,  en  le  voyant,  eût  reconnu  son  maître-? 
Mais,  Phénice,  où  m'emporte  un  souvenir  charmant? 

Cependant  Rome  entière,  en  ce  même  moment, 
Fait  des  vœux  pour  Titus,  et  par  des  sacrifices 
De  son  règne  naissant  célèbre  les  prémices.  Sac 

Que  tardons-nous?  Allons,  pour  son  empire  heureux, 
Au  ciel,  qui  le  protège,  offrir  aussi  nos  vœux. 
Aussitôt,  sans  l'attendre  et  sans  être  attendue. 
Je  reviens  le  chercher,  et  dans  cette  entrevue 
Dire  tout  ce  qu'aux  cœurs  l'un  de  l'autre  contents         325 
Inspirent  des  transports  retenus  si  longtemps. 


1.  Selon  Louis  Racine,  le  poète  a  ramassé  tous  ces  détails  dans  Héro- 
dien,  qui  a  décrit  la  cérémonie  de  l'apothéose  célébrée  huit  jours  après 
la  mort  de  l'empereur  à  qui  elle  était  décernée. 

2.  Les  contemporains,  et  le  poète  peut-être  le  premier,  appliquaient 
ces  vers  à  Louis  XIV. 


FIN    nu    PREMIER    ACTE 


ACTE  II 


SCÈNE    PREMIÈRE 
TITUS,  PAULIN,  SUITE. 


A-t-on  vu  de  ma  part  le  roi  de  Comagène  ? 
Sait-il  que  je  l'attends? 

PAULIN. 

J'ai  couru  chez  la  Reine. 
Dans  son  appartement  ce  prince  avoit  paru; 
Il  en  étoit  sorti  lorsque  j'y  suis  couru.  33o 

De  vos  ordres,  Seigneur,  j'ai  dit  qu'on  l'avertisse. 


Il  suffit.  Et  que  fait  la  reine  Bérénice? 


La  Reine,  en  ce  moment,  sensible  à  vos  bontés, 
Charge  le  ciel  de  vœux  pour  vos  prospérités. 
Elle  sortoit,  Seigneur. 


Hélas! 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  581 

TITUS, 

Trop  aimable  princesse!  335 


i 


En  sa  faveur  d'où  naît  celte  tristesse? 
L'Orient  presque  entier  va  fléchir  sous  sa  loi  : 
Vous  la  plaignez? 

TITUS. 

Paulin,  qu'on  vous  laisse  avec  moi. 


SCENE  II 

TITUS,  PAULIN. 

TITUS. 

Hé  bien  !  de  mes  desseins  Rome  encore  incertaine 

Attend  que  deviendra  le  destin  de  la  Reine,  34o 

Paulin  ;  et  les  secrets  de  son  cœur  et  du  mien 

Sont  de  tout  l'univers  devenus  l'entretien. 

Voici  le  temps  enfin  qu'il  faut  que  je  m'explique. 

De  la  Reine  et  de  moi  que  dit  la  voix  publique? 

Parlez  :  qu'entendez-vous? 

PAULIN. 

J'entends  de  tous  côtés        345 
Publier  vos  vertus,  Seigneur,  et  ses  beautés. 


Que  dit-on  des  soupirs  que  je  pousse  pour  elle? 
Quel  succès  attend-on  d'un  amour  si  fidèle  *  ? 

1.  Vnr.  Quel  succès  attend-on  d'une  amour  si  fidèle.  (Éd.  1G71.) 


582  BEREMCE. 

PAULIN. 

Vous  pouvez  tout  :  aimez,  cessez  d'être  amoureux, 

La  cour  sera  toujours  du  parti  de  vos  vœux.  35o 


Et  je  l'ai  vue  aussi  cette  cour  peu  sincère, 

A  ses  maîtres  toujours  trop  soigneuse  de  plaire, 

Des  crimes  de  Néron  approuver  les  horreurs  ; 

Je  l'ai  vue  à  genoux  consacrer  ses  fureurs. 

Je  ne  prends  point  pour  juge  une  cour  idolâtre,  355 

Paulin  :  je  me  propose  un  plus  noble  théâtre*; 

Et  sans  prêter  l'oreille  à  la  voix  des  flatteurs, 

Je  veux  par  votre  bouche  entendre  tous  les  cœurs. 

Vous  me  l'avez  promis.  Le  respect  et  la  crainte 

Ferment  autour  de  moi  le  passage  à  la  plainte  ;  36o 

Pour  mieux  voir,  cher  Pauhn,  et  pour  entendre  mieux. 

Je  vous  ai  demandé  des  oreilles,  des  yeux  ; 

J'ai  mis  même  à  ce  prix  mon  amitié  secrète  : 

J'ai  voulu  que  des  cœurs  vous  fussiez  l'interprète; 

Qu'au  travers  des  flatteurs  votre  sincérité  365 

Fit  toujours  jusqu'à  moi  passer  la  vérité. 

Parlez  donc.  Que  faut-il  que  Bérénice  espère? 

Rome  lui  sera-t-elle  indulgente  ou  sévère? 

Dois-je  croire  qu'assise  au  trône  des  Césars, 

Une  si  belle  reine  offensât  ses  regards?  370 


N'en  doutez  point,  Seigneur  :  soit  raison,  soit  caprice, 

Rome  ne  l'attend  point  pour  son  impératrice. 

On  sait  qu'elle  est  charmante  ;  et  de  si  belles  mains 

Semblent  vous  demander  l'empire  des  humains. 

Elle  a  même,  dit-on,  le  cœur  d'une  Romaine;  375 

1.  Théâtre  désigne  ici  l'assemblée,  le  public  devant  lequel  on  repré- 
sente. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  385 

Elle  a  mille  vertus.  Mais,  Seigneur,  elle  est  reine. 

Rome,  par  une  loi  qui  ne  se  peut  changer, 

X'adniet  avec  son  sang  aucun  sang  étranger, 

Et  ne  reconnoît  point  les  fruits  illégitimes 

Qui  naissent  d'un  hymen  contraire  à  ses  maximes.         38o, 

D'ailleurs,  vous  le  savez,  en  bannissant  ses  rois, 

Rome  à  ce  nom,  si  noble  et  si  saint  autrefois, 

Attacha  pour  jamais  une  haine  puissante; 

Et  quoiqu'à  ses  Césars  fidèle,  obéissante, 

Cett«  haine.  Seigneur,  reste  de  sa  fierté,  385 

Survit  dans  tous  les  cœurs  après  la  liberté. 

Jules,  qui  le  premier  la  soumit  à  ses  armes. 

Qui  fit  taire  les  lois  dans  le  bruit  des  alarmes, 

Brûla  pour  Cléopatre,  et,  sans  se  déclarer. 

Seule  dans  l'Orient  la  laissa  soupirer.  890 

Antoine,  qui  l'aima  jusqu'à  l'idolâtrie. 

Oublia  dans  son  sein  sa  gloire  et  sa  patrie. 

Sans  oser  toutefois  se  nommer  son  époux. 

Rome  l'alla  chercher  jusques  à  ses  genoux. 

Et  ne  désarma  point  sa  fureur  vengeresse,  895 

Qu'elle  n'eût  accablé  l'amant  et  la  maîtresse 

Depuis  ce  temps.  Seigneur,  Caligula,  Néron, 

Monstres  dont  à  regret  je  cite  ici  le  nom. 

Et  qui  ne  conservant  que  la  figure  d'homme. 

Foulèrent  à  leurs  pieds  toutes  les  lois  de  Rome,  4oo 

Ont  craint  cette  loi  seule,  et  n'ont  point  à  nos  yeux 

Allumé  le  flambeau  d'un  hymen  odieux. 

Vous  m'avez  commandé  surtout  d'être  sincère. 

De  l'affranchi  Pallas  nous  avons  vu  le  frère, 

Des  fers  de  Claudius  Félix  encor  flétri,  4o5 

De  deux  reines.  Seigneur,  devenir  le  mari*; 

Et  -«'il  faut  jusqu'au  bout  que  je  vous  obéisse, 

1.  Et  même  de  trois  reines:  frium  reqinarum  mnritus  (Suét.,  Claude, 
28).  De  ces  trois  reines,  l'une  était  petite-lille  de  Cléopatre,  l'autre  sœur 
d'Af,'rippa  II  et  de  Bérénice. 


384  BÉRÉNICE 

Ces  deux  reines  étoient  du  sang  de  Bérénice. 

Et  vous  croiriez  pouvoir,  sans  blesser  nos  regards, 

Faire  entrer  une  reine  au  lit  de  nos  Césars,  410 

Tandis  que  l'Orient  dans  le  lit  de  ses  reines 

Voit  passer  un  esclave  au  sortir  de  nos  chaînes? 

C'est  ce  que  les  Romains  pensent  de  votre  amour; 

Et  je  ne  réponds  pas,  avant  la  fin  du  jour, 

Que  le  sénat,  chargé  des  vœux  de  tout  l'Empire,  4i5 

Ne  vous  redise  ici  ce  que  je  viens  de  dire  ; 

Et  que  Rome  avec  lui  tombant  à  vos  genoux, 

Ne  vous  demande  un  choix  digne  d'elle  et  de  vous. 

Vous  pouvez  préparer.  Seigneur,  votre  réponse. 

TITUS. 

Hélas  !  à  quel  amour  on  veut  que  je  renonce  !  420 

PAULIN. 

Cet  amour  est  ardent,  il  le  faut  confesser. 

TITUS. 

Plus  ardent  mille  fois  que  tu  ne  peux  penser, 

Paulin.  Je  me  suis  fait  un  plaisir  nécessaire 

De  la  voir  chaque  jour,  de  l'aimer,  de  lui  plaire. 

J'ai  fait  plus  (je  n'ai  rien  de  secret  à  tes  yeux)  :  4^5 

J'ai  pour  elle  cent  fois  rendu  grâces  aux  Dieux 

D'avoir  choisi  mon  père  au  fond  de  l'Idumée, 

D'avoir  rangé  sous  lui  l'Orient  et  l'armée. 

Et  soulevant  encor  le  reste  des  humains, 

Remis  Rome  sanglante  en  ses  paisibles  mains.  43o 

J'ai  même  souhaité  la  place  de  mon  père. 

Moi,  Paulin,  qui  cent  fois,  si  le  sort  moins  sévère 

Eût  voulu  de  sa  vie  étendre  les  liens, 

Aurois  donné  mes  jours  pour  prolonger  les  siens  : 

Tout  cela  (qu'un  amant  sait  mal  ce  qu'il  désire!)    •       4^5 

Dans  l'espoir  d'élever  Bérénice  à  l'Empire, 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  585 

De  reconnoître  un  jour  son  amour  et  sa  foi, 
Et  de  voir  à  ses  pieds  tout  le  monde  avec  mpi. 
Malgré  tout  mon  amour,  Paulin,  et  tous  ses  charmes, 
Après  mille  serments  appuyés  de  mes  larmes,  44o 

Maintenant  que  je  puis  couronner  tant  d'attraits, 
Maintenant  que  je  l'aime  encor  plus  que  jamais. 
Lorsqu'un  heureux  hymen,  joignant  nos  destinées, 
Peut  payer  en  un  jour  les  vœux  de  cinq  années. 
Je  vais,  Paulin....  0  ciel!  puis-je  le  déclarer?  445 

PAULIN. 

Quoi,  Seigneur? 


Pour  jamais  je  vais  m'en  séparer. 
Mon  cœur  en  ce  moment  ne  vient  pas  de  se  rendre. 
Si  je  t'ai  fait  parler,  si  j'ai  voulu  t'entendre, 
Je  voulois  que  ton  zèle  achevât  en  secret 
De  confondre  un  amour  qui  se  tait  à  regret.  45o 

Bérénice  a  longtemps  balancé  la  victoire; 
Et  si  je  penche  enfin  du  côté  de  ma  gloire. 
Crois  qu'il  m'en  a  coûté,  pour  vaincre  tant  d'amour, 
Des  combats  dont  mon  cœur  saignera  plus  d'un  jour. 
J'aimois,  je  soupirois  dans  une  paix  profonde  :  455 

Un  autre  étoit  chargé  de  l'empire  du  monde; 
Maître  de  mon  destin,  libre  dans  mes  soupirs, 
Je  ne  rendois  qu'à  moi  compte  de  mes  désirs. 
Mais  à  peine  le  ciel  eut  rappelé  mon  père, 
Dès  que  ma  triste  main  eut  fermé  sa  paupière,  46o 

De  mon  aimable  erreur  je  fus  désabusé  : 
Je  sentis  le  fardeau  qui  m'étoit  imposé; 
Je  connus  que  bientôt,  loin  d'être  à  ce  que  j'aime. 
Il  falloit,  cher  Paulin,  renoncer  à  moi-môme; 
Et  que  le  choix  des  Dieux,  contraire  à  mes  amours,      465 
Livroit  à  l'univers  le  reste  de  mes  jours. 

rtknw  lO 


386  BERENICE. 

Rome  observe  aujourd'hui  ma  conduite  nouvelle. 

Quelle  honte  pour  moi,  quel  présage  pour  elle, 

Si  dès  le  premier  pas,  renversant  tous  ses  droits. 

Je  fondois  mon  bonheur  sur  le  débris  des  lois  !  470 

Résolu  d'accomplir  ce  cruel  sacrifice. 

J'y  voulus  préparer  la  triste  Bérénice  ; 

Mais  par  où  commencer?  Vingt  fois  depuis  huit  jours 

J'ai  voulu  devant  elle  en  ouvrir  le  discours  ; 

Et  dès  le  premier  mot  ma  langue  embarrassée  475 

Dans  ma  bouche  vingt  fois  a  demeuré  glacée. 

J'espérois  que  du  moins  mon  trouble  et  ma  douleur 

Lui  feroit  pressentir  notre  commun  malheur; 

Mais  sans  me  soupçonner,  sensible  à  mes  alarmes, 

Elle  m'offre  sa  main  pour  essuyer  mes  larmes,  480 

Et  ne  prévoit  rien  moins  dans  cette  obscurité 

Que  la  fin  d'un  amour  qu'elle  a  trop  mérité. 

Enfin  j'ai  ce  matin  rappelé  ma  constance  : 

Il  faut  la  voir,  Paulin,  et  rompre  le  silence. 

J'attends  Antiochus  pour  lui  recommander  485 

Ce  dépôt  précieux  que  je  ne  puis  garder. 

Jusque  dans  l'Orient  je  veux  qu'il  la  remène. 

Demain  Rome  avec  lui  verra  partir  la  Reine. 

Elle  en  sera  bientôt  instruite  par  ma  voix, 

Et  je  vais  lui  parler  pour  la  dernière  fois.  490 


,     .  PAULIN. 

Je  n'attendois  pas  moins  de  cet  amour  de  gloire 

Qui  partout  après  vous  attacha  la  victoire. 

La  Judée  asservie,  et  ses  remparts  fumants. 

De  cette  noble  ardeur  éternels  monuments, 

Me  répondoient  assez  que  votre  grand  courage  495 

Ne  voudroit  pas.  Seigneur,  détruire  son  ouvrage; 

Et  qu'un  héros  vainqueur  de  tant  de  nations 


ACTE  II,  SCEiNE  II. 


38T 


Sauroit  bien,  tôt  ou  tard,  vaincre  ses  passions*. 

TITUS. 

Ah  !  que  sous  de  beaux  noms  cette  gloire  est  cruelle  ! 

Combien  mes  tristes  yeux  la  trouveroient  plus  belle,      5oo 

S'il  ne  falloit  encor  qu'affronter  le  trépas! 

Que  dis-je?  Cette  ardeur  que  j'ai  pour  ses  appas, 

Bérénice  en  mon  sein  Ta  jadis  allumée. 

Tu  ne  l'ignores  pas  :  toujours  la  Renommée 

Avec  le  même  éclat  n'a  pas  semé  mon  nom. ,  5o5 

31a  jeunesse,  nourrie  à  la  cour  de  Néron  2, 

S'égaroit,  cher  Paulin,  par  l'exemple  abusée, 

Et  suivoit  du  plaisir  la  pente  trop  aisée. 

Bérénice  me  plut.  Que  ne  fait  point  un  cœur 

Pour  plaire  à  ce  qu'il  aime,  et  gagner  son  vainqueur?   S 10 

Je  prodiguai  mon  sang;  tout  fit  place  à  mes  armes. 

Je  revins  triomphant.  Mais  le  sang  et  les  larmes 

Ne  me  suffisoient  pas  pour  mériter  ses  vœux  : 

J'entrepris  le  bonheur  de  mille  malheureux. 

On  vit  de  toutes  parts  mes  bontés  se  répandre  :  5i5 

Heureux!  et  plus  heureux  que  tu  ne  peux  comprendre, 

Quand  je  pouvois  paroitre  à  ses  yeux  satisfaits 

Chargé  de  mille  cœurs  conquis  par  mes  bienfaits  ! 

Je  lui  dois  tout,  Paulin.  Récompense  cruelle! 

Tout  ce  que  je  lui  dois  va  retomber  sur  elle.  620 

Pour  prix  de  tant  de  gloire  et  de  tant  de  vertus, 

Je  lui  dirai  :  ((  Partez,  et  ne  me  voyez  plus  ». 


Hé  quoi?  Seigneur,  hé  quoi?  cette  magnificence 


1.  Voici   l'original  de  la   pointe  si   souvent   reprochée    au    pauvre 
Laraolte,  qui  fait  dire  d'Achille  par  l'armée  des  Grecs  : 

Qui  ne  vaincra-t-il  point?  il  s'est  vaincu  lui-même. 

2.  Educalus  in  ailla  cum  Bnlannico  stmid.  (Suét.,  Titus,  2.)  «  Élevé 
à  la  cour  avec  Britannicus.  » 


."^88  BÉRÉNICE. 

Qui  va  jusqu'à  l'Euphrate  étendre  sa  puissance, 

Tant  d'honneurs,  dont  l'excès  a  surpris  le  sénat,  ÔaS 

Vous  laissent-ils  encor  craindre  le  nom  d'ingrat? 

Sur  cent  peuples  nouveaux  Bérénice  commande. 

tITUS. 

Foibles  amusements  d'une  douleur  si  grande*! 

Je  connois  Bérénice,  et  ne  sais  que  trop  bien 

Que  son  cœur  n'a  jamais  demandé  que  le  mien.  53o 

Je  l'aimai,  je  lui  plus.  Depuis  cette  journée 

(Dois-je  dire  funeste,  hélas!  ou  fortunée?), 

Sans  avoir  en  aimant  d'objet  que  son  amour. 

Étrangère  dans  Rome,  inconnue  à  la  cour. 

Elle  passe  ses  jours,  Paulin,  sans  rien  prétendre  535 

Que  quelque  heure  à  me  voir,  et  le  reste  à  m'attendre. 

Encor  si  quelquefois  un  peu  moins  assidu 

Je  passe  le  moment  où  je  suis  attendu, 

Je  la  revois  bientôt  de  pleurs  toute  trempée. 

Ma  main  à  les  sécher  est  longtemps  occupée.  54o 

Enfin  tout  ce  qu'Amour  a  de  nœuds  plus  puissants, 

Doux  reproches,  transports  sans  cesse  renaissants. 

Soin  de  plaire  sans  art,  crainte  toujours  noutelle, 

Beauté,  gloire,  vertu,  je  trouve  tout  en  elle. 

Depuis  cinq  ans  entiers  chaque  jour  je  la  vois,  545 

Et  crois  toujours  la  voir  pour  la  première  fois. 

?s"y  songeons  plus.  Allons,  cher  Paulin  :  plus  j'y  pense, 

Plus  je  sens  chanceler  ma  cruelle  constance. 

Quelle  nouvelle,  ô  ciel!  je  lui  vais  annoncer! 

Encore  un  coup,  allons,  il  n'y  faut  plus  penser.  55o 

Je  connois  mon  devoir,  c'est  à  moi  de  le  suivre  : 

Je  n'examine  point  si  j'y  pourrai  survivre. 


I 


Solatia  liictiis  Exigiia  ingentis.  (Virg.,  En.,  XI,  62-63.) 


I 


, 


ACTE  II,  SCÈNE  lY-  5€a      i 

i 

SCÈNE  III  \ 

TITUS,  PAULIN,  RUTILE.  1 

RUTILE.  ]; 

Bérénice,  Seigneur,  demande  à  vous  parler.  ' 

TITUS.  ^ 

Ah!  Paulin.  | 

,  PAULIN.  ^ 

Quoi?  déjà  vous  semblez  reculer?  ] 

De  vos  nobles  projets,  Seigneur,  qu'il  vous  souvienne  :  555     J 
Voici  le  temps.  J 

TITUS.  ) 

Hé  bien,  voyons-la.  Qu'elle  vienne.  "^ 

l 

i 

SCÈNE  IV  1 

BÉRÉNICE,  TITUS,  PAULIN,  PHÉNICE.  ;: 


Ne  vous  offensez  pas  si  mon  zèle  indiscret 

De  votre  solitude  interrompt  le  secret. 

Tandis  qu'autour  de  moi  votre  cour  assemblée 

Retentit  des  bienfaits  dont  vous  m'avez  comblée,  56o 

Est-il  juste.  Seigneur,  que  seule  en  ce  moment 

Je  demeure  sans  voix  et  sans  ressentiment*? 

1.  Ressentiment,  reconnaissance.  Sens  très  ordinaire  alors. 


5.90  BERENICE. 

Mais,  Seigneur  (car  je  sais  que  cet  ami  sincère 

Du  secret  de  nos  cœurs  connoît  tout  le  mystère), 

Votre  deuil  est  llni,  rien  n'arrête  vos  pas,  565 

Vous  êtes  seul  enfin,  et  ne  me  cherchez  pas. 

J'entends  que  vous  m'offrez  un  nouveau  diadème. 

Et  ne  puis  cependant  vous  entendre  vous-même. 

Hélas!  plus  de  repos,  Seigneur,  et  moins  d'éclat. 

Votre  amour  ne  peut-il  paroître  qu'au  sénat?  670 

Ah  !  Titus  !  car  enfin  l'amour  fuit  la  contrainte 

De  tous  ces  noms  que  suit  le  respect  et  la  crainte. 

De  quel  soin  votre  amour  va-t-il  s'importuner? 

N'a-t-il  que  des  États  qu'il  me  puisse  donner? 

Depuis  quand  croyez-vous  que  ma  grandeur  me  touche?  575 

Un  soupir,  un  regard,  un  mot  de  votre  bouche, 

Voilà  l'ambition  d'un  cœur  comme  le  mien. 

Voyez-moi  plus  souvent,  et  ne  me  donnez  rien. 

Tous  vos  moments  sont-ils  dévoués  à  l'Empire? 

Ce  cœur,  après  huit  jours,  n'a-t-il  rien  à  me  dire?        58o 

Qu'un  mot  va  rassurer  mes  timides  esprits  ! 

Mais  parliez-vous  de  moi  quand  je  vous  ai  surpris?  -11 

Dans  vos  secrets  discours  étois-je  intéressée,  f 

Seigneur?  Étois-je  au  moins  présente  à  la  pensée?  | 

TITUS. 

N'en  doutez  point.  Madame;  et  j'atteste  les  Dieux  685 

Que  toujours  Bérénice  est  présente  à  mes  yeux.  J 

L'absence  ni  le  temps,  je  vous  le  jure  encore,  î 

Ne  vous  peuvent  ravir  ce  cœur  qui  vous  adore. 

BÉRÉNICE. 

lié  quoi?  vous  me  jurez  une  éternelle  ardeur. 

Et  vous  me  la  jurez  avec  cette  froideur?  690 

Pourquoi  même  du  ciel  attester  la  puissance  *  ? 

Faut-il  par  des  serments  vaincre  ma  défiance? 

1.  Var.  Pourquoi  des  immortels  attester  la  puissance?  (1671-87.) 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  39t 

Mon  cœur  ne  prétend  point,  Seigneur,  vous  démentir, 
Et  je  vous  en  croirai  sur  un  simple  soupir. 

TITUS. 

Madame.... 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien,  Seigneur?  Mais  quoi?  sans  me  répandre  SgS 
Vous  détournez  les  yeux,  et  semblez  vous  confondre. 
Ne  m'ofîrirez-vous  plus  qu'un  visage  interdit? 
Toujours  la  mort  d'un  père  occupe  votre  esprit? 
Rien  ne  peut-il  charmer  l'ennui  qui  vous  dévore? 

TITUS. 

Plût  au  ciel  que  mon  père,  hélas!  vécût  encore!      '      6od 
Que  je  vivois  heureux  !     . 


Seigneur,  tous  ces  regrets 
De  votre  piété  sont  de  jus^s  efîets.  .    .  '  " 
Mais  vos  pleurs  ont  assez  honoré  sa  mémoire  : 
Vous  devez  d'autres  soins  à  Rome,  à  votre  gloire. 
De  mon  propre  intérêt  je  n'ose  vous  parler.  6Ô5 

Bérénice  autrefois  pouvoit  vous  consoler; 
Avec  plus  de  plaisir  vous  m'avez  écoutée. 
De  comhien  de  malheurs  pour  vous  persécutée, 
Vous  ai-je  pour  un  mot  sacrifié  mes  pleurs! 
Vous  regrettez  un  père  :  hélas!  foibles  douleurs!  6io 

Et  moi  (ce  souvenir  me  fait  frémir  encore), 
On  vouloit  m'arracher  de  tout  ce  que  j'adore  ; 
Moi,  dont  vous  connoissez  le  trouble  et  le  tourment 
Quand  vous  ne  me  quittez  que  pour  quelque  moment  ; 
Moi,  qui  mourrois  le  jour  qu'on  voudroit  m'interdire     6i5 
De  vous.... 


392  BÉRÉNICE. 


Madame,  hélas!  que  me  venez-vous  dire? 
Quel  temps  choisissez-vous?  Ah!  de  grâce,  arrêtez. 
C'est  trop  pour  un  ingrat  prodiguer  vos  bontés. 

BÉRÉNICE. 

Pour  un  ingrat.  Seigneur!  Et  le  pouvez-vous  être? 

Ainsi  donc  mes  bontés  vous  fatiguent  peut-être?  6ao 


Non,  Madame.  Jamais,  puisqu'il  faut  vous  parler. 
Mon  cœur  de  plus  de  feux  ne  se  sentit  brûler. 
Mais.... 

BÉRÉNICE. 

Achevez. 

TITUS. 

Hélas! 

BÉRÉNICE. 

Parlez. 

TITUS. 

Rome...  l'Empire.., 

BÉRÉNICE. 


Hé  bien? 


TITUS. 

Sortons,  PauHn  :  je  ne  lui  puis  rien  dire. 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  393    ^ 

SCÈNE  V  j 

BÉRÉNICE,  PIIÉNICE.  j 

BÉRÉNICE.  i 

j 

Quoi?  me  quitter  sitôt,  et  ne  me  dire  rien?  625  i 

thère  Phénice,  hélas  !  quel  funeste  entretien  !  :^ 
Qu'ai-je  fait?  Que  veut-il?  Et  que  dit  ce  silence? 

PHÉNICE.  Cj 

Comme  vous  je  me  perds  d'autant  plus  que  j'y  pense.  ■ 

Mais  ne  s'ofTre-t-il  rien  à  votre  souvenir  l 

Qui  contre  vous,  Madame,  ait  pu  le  prévenir?  63o  i 
Voyez,  examinez. 

BÉRÉNICE. 

Hélas  !  tu  peux  m'en  croire  :  "^ 

Plus  je  veux  du  passé  rappeler  la  mémoire,  -i 

Du  jour  que  je  le  vis  jusqu'à  ce  triste  jour,  j 

Plus  je  vois  qu'on  me  peut  reprocher  trop  d'amour.  - 

Mais  tu  nous  entendois.  Il  ne  faut  rien  me  taire.  635  [ 

Parle.  N'ai-je  rien  dit  qui  lui  puisse  déplaire?  j 

Que  sais-je?  J'ai  peut-être  avec  trop  de  chaleur  1 

Rabaissé  ses  présents,  ou  blâmé  sa  douleur.  ^ 

N'est-ce  point  que  de  Rome  il  redoute  la  haine?  l 

n  craint  peut-être,  il  craint  d'épouser  une  reine.  640  ;^ 

Hélas!  s'il  étoit  vrai....  Mais  non,  il  a  cent  fois  i 

Rassuré  mon  amour  contre  leurs  dures  lois  ;  j 

Cent  fois....  Ah!  qu'il  m'explique  un  silence  si  rude  :  ^ 

Je  ne  respire  pas  dans  cette  incertitude.  î 

Moi,  je  vivrois,  Phénice,  et  je  pourrois  penser  645  ^ 

Qu'il  me  néglige,  ou  bien  que  j'ai  pu  l'olfenser?  "^ 


394  BERENICE. 

Retournons  sur  ses  pas.  Mais  quand  je  m'examine, 

Jo  crois  de  ce  désordre  entrevoir  l'origine, 

riîénice  :  il  aura  su  tout  ce  qui  s'est  passé; 

Lamour  d'Antiochus  l'a  peut-être  ofîensé.  65o 

Ilattend,  m'a-t-on  dit,  le  roi  de  Comagène. 

iNe  cherchons  point  ailleurs  le  sujet  de  ma  peine. 

Sans  doute  ce  chagrin  qui  vient  de  m'alarmer 

iS'est  qu'un  léger  soupçon  facile  à  désarmer. 

Je  ne  te  vante  point  cette  foible  victoire,  655 

Titus.  Ah  !  plût  au  ciel  que  sans  blesser  ta  gloire 

Un  rival  plus  puissant  voulût  tenter  ma  foi, 

Et  pût  mettre  à  mes  pieds  plus  d'empires  que  toi. 

Que  de  sceptres  sans  nombre  il  pût  payer  ma  flamme. 

Que  ton  amour  n'eût  rien  à  donner  que  ton  âmeM       660 

C'est  alors,  cher  Titus,  qu'aimé,  victorieux, 

Tu  verrois  de  quel  prix  ton  cœur  est  à  mes  yeux. 

Allons,  Phénice,  un  mot  pourra  le  satisfaire. 

Rassurons-nous,  mon  cœur,  je  puis  encor  lui  plaire  : 

Je  me  comptois  trop  tôt  au  rang  des  malheureux.         665 

Si  Titus  est  jaloux,  Titus  est  amoureux. 

1.  C'est  le  souhait  d'Alceste  à  Célimène  {Misanthr.,  IV,  v.  14-25-52). 


FIN  DU   SECOND  ACTE 


ACTE  III 

SCÈNE  PREMIÈRE 
TITUS,  ANTIOCHUS,  ARSACE. 


Quoi?  Prince,  vous  partiez?  Quelle  raison  subite  ; 

Presse  votre  départ,  ou  plutôt  votre  fuite?  ^ 

Vouliez-vous  me  cacher  jusques  à  vos  adieux?  \ 

Est-ce  comme  ennemi  que  vous  quittez  ces  lieux?  670  ^ 

Que  diront  avec  moi  la  cour,  Rome,  l'Empire?  i 

Mais,  comme  votre  ami,  que  ne  puis-je  point  dire?  i 

De  quoi  m'accusez-vous?  Vous  avois-je  sans  choix  1 

Confondu  jusqu'ici  dans  la  foule  des  rois?  J 

Mon  cœur  vous  fut  ouvert  tant  qu'a  vécu  mon  père  ;  67$  j 

C'étoit  le  seul  présent  que  je  pouvois  vous  faire.  ^ 

Et  lorsque  avec  mon  cœur  ma  main  peut  s'épancher,  : 

Vous  fuyez  mes  bienfaits  tout  prêts  à  vous  chercher?  ; 

Pensez-vous  qu'oubliant  ma  fortune  passée,  j 

Sur  ma  seule  grandeur  j'arrête  ma  pensée,  680  ;: 
Et  que  tous  mes  amis  s'y  présentent  de  loin 


Comme  autant  d'inconnus  dont  je  n'ai  plus  besoint 


396  BÉRÉNICE. 

Vous-même,  à  mes  regards  qui  vouliez  vous  soustraire, 

Prince,  plus  que  jamais  vous  m'êtes  nécessaire. 

ANTIOCHUS. 

Moi,  Seigneur? 

TITUS. 

Vous. 

ANTIOCHUS. 

Hélas  !  d'un  prince  malheureux  685 
Que  pouvez-vous,  Seigneur,  attendre  que  des  vœux? 


Je  n'ai  pas  oublié.  Prince,  que  ma  victoire 

Devoit  à  vos  exploits  la  moitié  de  sa  gloire. 

Que  Rome  vit  passer  au  nombre  des  vaincus 

Plus  d'un  captif  chargé  des  fers  d'Antiochus;  690 

Que  dans  le  Capitole  elle  voit  attachées 

Les  dépouilles  des  Juifs,  par  vos  mains  arrachées. 

Je  n'attends  pas  de  vous  de  ces  sanglants  exploits, 

Et  je  veux  seulement  emprunter  votre  voix. 

Je  sais  que  Bérénice,  à  vos  soins  redevable,  ôgS 

Croit  posséder  en  vous  un  ami  véritable. 

Elle  ne  voit  dans  Rome  et  n'écoute  que  vous  ; 

Vous  ne  faites  qu'un  cœur  et  qu'une  âme  avec  nous. 

Au  nom  d'une  amitié  si  constante  et  si  belle. 

Employez  le  pouvoir  que  vous  avez  sur  elle.  700 

Voyez-la  de  ma  part. 


Moi?  paroître  à  ses  yeux? 
La  Reine  pour  jamais  a  reçu  mes  adieux. 

TITUS. 

Prince,  il  faut  que  pour  moi  vous  lui  parliez  encore. 


J 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  397 


ANTIOCHUS. 


Ah  !  parlez-lui,  Seigneur  :  la  Reine  vous  adore. 

Pourquoi  vous  dérober  vous-même  en  ce  moment         7o5 

Le  plaisir  de  lui  faire  un  aveu  si  charmant? 

Elle  l'attend,  Seigneur,  avec  impatience. 

Je  réponds,  en  partant,  de  son  obéissance; 

Et  même  elle  m'a  dit  que  prêt  à  l'épouser. 

Vous  ne  la  verrez  plus  que  pour  l'y  disposer. 


Ah  !  qu'un  aveu  si  doux  auroit  lieu  de  me  plaire  ! 
Que  je  serois  heureux,  si  j'avois  à  le  faire  ! 
Mes  transports  aujourd'hui  s'attendoient  d'éclater; 
Cependant  aujourd'hui,  Prince,  il  faut  la  quitter. 

ANTIOCHUS. 

La  quitter!  Vous,  Seigneur? 

TITUS. 

Telle  est  ma  destinée.        715 
Pour  elle  et  pour  Titus  il  n'est  plus  d'hyménée. 
D'un  espoir  si  charmant  je  me  flaltois  en  vain  : 
Prince,  il  faut  avec  vous  qu'elle  parte  demain. 

ANTIOCHUS. 

Qu'entends-je?  0  ciel! 

TITUS. 

Plaignez  ma  grandeur  importune. 
Maître  de  l'univers,  je  règle  sa  fortune;  720 

Je  puis  faire  les  rois,  je  puis  les  déposer  : 
Cependant  de  mon  cœur  je  ne  puis  disposer. 
Rome,  contre  les  rois  de  tout  temps  soulevée, 
Dédaigne  une  beauté  dans  la  pourpre  élevée. 
L'éclat  du  diadème  et  cent  rois  pour  aïeux  7*5 


398  BÉRÉNICE. 

Déshonorent  ma  flamme  et  blessent  tous  les  yeux. 

Mon  cœur,  libre  d'ailleurs,  sans  craindre  les  murmures, 

Peut  brûler  à  son  choix  dans  des  flammes  obscures;  t. 

Et  Rome  avec  plaisir  recevroit  de  ma  main  II 

La  moins  digne  beauté  qu'elle  cache  en  son  sein.  730        ^ 

Jules  céda  lui-même  au  torrent  qui  m'entraîne. 

Si  le  peuple  demain  ne  voit  partir  la  Reine, 

Demain  elle  entendra  ce  peuple  furieux 

Me  venir  demander  son  départ  à  ses  yeux. 

Sauvons  de  cet  afl'ront  mon  nom  et  sa  mémoire  ;  735 

Et  puisqu'il  faut  céder,  cédons  à  notre  gloire. 

Ma  bouche  et  mes  regards,  muets  depuis  huit  jours, 

L'auront  pu  préparer  à  ce  triste  discours. 

Et  même  en  ce  moment,  inquiète,  empressée, 

Elle  veut  qu'à  ses  yeux  j'explique  ma  pensée.  740 

D'un  amant  interdit  soulagez  le  tourment  : 

Épargnez  à  mon  cœur  cet  éclaircissement. 

Allez,  expliquez-lui  mon  trouble  et  mon  silence. 

Surtout  qu'elle  me  laisse  éviter  sa  présence. 

Soyez  le  seul  témoin  de  ses  pleurs  et  des  miens;  745 

Portez-lui  mes  adieux,  et  recevez  les  siens. 

Fuyons  tous  deux,  fuyons  un  spectacle  funeste, 

Qui  de  notre  constance  accableroit  le  reste. 

Si  l'espoir  de  régner  et  de  vivre  en  mon  cœur 

Peut  de  son  infortune  adoucir  la  rigueur,  75o 

A.h!  Prince,  jurez-lui  que  toujours  trop  fidèle, 

Gémissant  dans  ma  cour,  et  plus  exilé  qu'elle. 

Portant  jusqu'au  tombeau  le  nom  de  son  amant, 

Mon  règne  ne  sera  qu'un  long  bannissement, 

■Si  le  ciel,  non  content  de  me  l'avoir  ravie,  76$ 

Veut  encor  m'affliger  par  une  longue  vie. 

Vous  que  l'amitié  seule  attache  sur  ses  pas. 

Prince,  dans  son  malheur  ne  l'abandonnez  pas. 

Que  l'Orient  vous  voie  arriver  à  sa  suite  ; 

Que  ce  soit  un  triomphe,  et  non  pas  une  fuite;  760 


ACTE  III,  SeENE  II.  399 

Qu'une  amitié  si  belle  ait  d'éternels  liens; 

Que  mon  nom  soit  toujours  dans  tous  vos  entretiens. 

Pour  rendre  vos  États  plus  voisins  l'un  de  l'autre, 

L'Euphrate  bornera  son  empire  et  le  vôtre. 

Je  sais  que  le  sénat,  tout  plein  de  votre  nom,  765 

D'une  commune  voix  confirmera  ce  don. 

Je  joins  la  Cilicie  à  votre  Comagène. 

Adieu  :  ne  quittez  point  ma  princesse,  ma  reine, 

Tout  ce  qui  de  mon  cœur  fut  l'unique  désir. 

Tout  ce  que  j'aimerai  jusqu'au  dernier  soupir.  770 


SCÈNE  II 
ANTIOCIIUS,  ARSACE. 

ARSACE. 

Ainsi  le  ciel  s'apprête  à  vous  rendre  justice. 
Vous  partirez,  Seigneur,  mais  avec  Bérénice. 
Loin  de  vous  la  ravir,  on  va  vous  la  livrer. 

ANTIOCHUS. 

Arsace,  laisse-moi  le  temps  de  respirer. 
Ce  changement  est  grand,  ma  surprise  est  extrême.       77; 
Titus  entre  mes  mains  remet  tout  ce  qu'il  aime? 
Dois-je  croire,  grands  Dieux  !  ce  que  je  viens  d'ouïr? 
Et  quand  je  le  croirai,  dois-je  m'en  réjouir? 

ARSACE. 

Mais,  moi-même,  Seigneur,  que  faut-il  que  je  croie? 
Quel  obstacle  nouveau  s'oppose  à  votre  joie?  781 

Me  trompiez-vous  tantôt  au  sortir  de  ces  lieux, 
Lorsque  encor  tout  ému  de  vos  derniers  adieux, 
Tremblant  d'avoir  osé  s'expliquer  devant  elle, 


iOO  BERENICE. 

Votre  cœur  me  contoit  son  audace  nouvelle? 
Vous  fuyiez  un  hymen  qui  vous  faisoit  trembler.  ^85 

(;iet  hymen  est  rompu  :  quel  soin  peut  vous  troubler? 
Suivez  les  doux  transports  où  l'amour  vous  invite. 

ANTIOCHUS. 

Vrsace,  je  me  vois  chargé  de  sa  conduite; 

.'(î  jouirai  longtemps  de  ses  chers  entretiens, 

Ses  yeux  même  pourront  s'accoutumer  aux  miens;        790 

Et  peut-être  son  cœur  fera  la  différence 

Des  froideurs  de  Titus  à  ma  persévérance. 

Titus  m'accable  ici  du  poids  de  sa  grandeur  : 

Tout  disparoît  dans  Rome  auprès  de  sa  splendeur; 

Mais  quoique  l'Orient  soit  plein  de  sa  mémoire,  796 

Bérénice  y  verra  des  traces  de  ma  gloire. 

ARSACE. 

N'en  doutez  point,  Seigneur,  tout  succède*  à  vos  vœux. 

ANTIOCHUS. 

Ah  !  que  nous  nous  plaisons  à  nous  tromper  tous  deux  ! 

ARSACE. 

Et  pourquoi  nous  tromper? 

ANTIOCHUS. 

Quoi?  je  lui  pourrois  plaire? 
Bérénice  à  mes  vœux  ne  seroit  plus  contraire?  800 

Bérénice  d'un  mot  flatteroit  mes  douleurs? 
l*enses-tu  seulement  que  parmi  ses  malheurs. 


1,  Succéder,  réussir.  Sens  fréquent  du  mot,  déjà  un  peu  archaïque 
pourtant.. 


ACTE  III,  SCENE  II.  401 

Quand  l'univers  entier  négligeroit  ses  charmes, 
L'ingrate  me  permît  de  lui  donner  des  larmes, 
Ou  qu'elle  s'abaissât  jusques  à  recevoir  8o5 

Des  soins  qu'à  mon  amour  elle  croiroit  devoir? 

ARSACE. 

Et  qui  peut  mieux  que  vous  consoler  sa  disgrâce? 
Sa  fortune,  Seigneur,  va  prendre  une  autre  face. 
Titus  la  quitte. 

ANTIOCHUS. 

Hélas!  de  ce  grand  changement 
II  ne  me  reviendra  que  le  nouveau  tourment  8io 

D'apprendre  par  ses  pleurs  à  quel  point  elle  l'aime. 
Je  la  verrai  gémir;  je  la  plaindrai  moi-même. 
Pour  fruit  de  tant,  d'amour,  j'aurai  le  triste  emploi 
De  recueiUir  des  pleurs  qui  ne  sont  pas  pour  moi. 

ARSACE. 

Quoi?  ne  vous  plairez- vous  qu'à  vous  gêner  sans  cesse? 
Jamais  dans  un  grand  cœur  vit-on  plus  de  foiblesse? 
Ouvrez  les  yeux.  Seigneur,  et  songeons  entre  nous 
Par  combien  de  raisons  Bérénice  est  à  vous. 
Puisque  aujourd'hui  Titus  ne  prétend  plus  lui  plaire, 
Songez  que  votre  hymen  lui  devient  nécessaire.  820 

ANTIOCHUS. 

Nécessaire  ! 

ARSACE. 

A  ses  pleurs  accordez  quelques  jours  ; 
De  ses  premiers  sanglots  laissez  passer  le  cours  : 
Tout  parlera  pour  vous,  le  dépit,  la  vengeance, 
L'absence  de  Titus,  le  temps,  votre  présence. 
Trois  sceptres  que  son  bras  ne  peut  seul  soutenir,         8^5 


402  BERErs'ICE. 

Vos  deux  États  voisins,  qui  cherchent  à  s'unir. 
L'intérêt,  la  raison,  l'amitié,  tout  vous  he. 


Oui,  je  respire,  Arsace,  et  tu  me  rends  la  vie  : 

J'accepte  avec  plaisir  un  présage  si  doux. 

Que  tardons-nous?  Faisons  ce  qu'on  attend  de  nous.     83o 

Entrons  chez  Bérénice;  et,  puisqu'on  nous  l'ordonne, 

Allons  lui  déclarer  que  Titus  l'abandonne. 

Mais  plutôt  demeurons.  Que  faisois-je?  Est-ce  à  moi, 

Arsace,  à  me  charger  de  ce  cruel  emploi? 

Soit  vertu,  soit  amour,  mon  cœur  s'en  effarouche.        835 

L'aimable  Bérénice  entendroit  de  ma  bouche 

Qu'on  l'abandonne!  Ah!  Reine,  et  qui  l'auroit  pensé, 

Que  ce  mot  dût  jamais  vous  être  prononcé! 


La  haine  sur  Titus  tombera  toute  entière  :  J 

Seigneur,  si  vous  parlez,  ce  n'est  qu'à  sa  prière.  840  t 

ANTIOCHUS. 

Non,  ne  la  voyons  point.  Respectons  sa  douleur  : 

Assez  d'autres  viendront  lui  conter  son  malheur. 

Et  ne  la  crois-tu  pas  assez  infortunée 

D'apprendre  à  quel  mépris  Titus  l'a  condamnée. 

Sans  lui  donner  encor  le  déplaisir  fatal  84^ 

D'apprendre  ce  mépris  par  son  propre  rival? 

Encore  un  coup,  fuyons  :  et  par  cette  nouvelle 

N'allons  point  nous  charger  d'une  haine  immortelle. 


Ah  !  la  voici,  Seigneur  :  prenez  votre  parti. 

ANTIOCHUS. 

Ociel! 


ACTE  III,  SCE^E  III.  403 

SCÈNE  IIP 

BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS,  ARSACE,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Hé  quoi?  Seigneur!  vous  n'êtes  point  parti?       SSo 

ANTIOCHUS. 

Madame,  je  vois  bien  que  vous  êtes  déçue, 

Et  que  c'étoit  César  que  cherchoit  votre  vue. 

Mais  n'accusez  que  lui,  si  malgré  mes  adieux 

De  ma  présence  encor  j'importune  vos  yeux. 

Peut-être  en  ce  moment  je  serois  dans  Ostie*,  855 

S'il  ne  m'eût  de  sa  cour  défendu  la  sortie. 

BÉRÉNICE. 

Il  vous  cherche  vous  seul.  Il  nous  évite  tous. 

ANTIOCHUS. 

Il  ne  m'a  retenu  que  pour  parler  de  vous. 

BÉRÉNICE. 

De  moi,  Prince  ! 


1.  On  se  préoccupait  beaucoup  dans  l'ancienne  critique  auxxvn'et 
xnn'  siècles,  de  la  liaison  des  scènes,  et  de  savoir  si  à  aucun  moment  le 
théâtre  restait  vide.  On  a  cru  qu'ici  Racine  s'exposait  à  ce  reproche. 
Il  y  a  entre  les  scènes  n  et  m  ce  que  Corneille  appelle  liaison  de  bruit 
(v.  980,  Phéride  entend  venir  Titus)  et  liaison  de  vue  (v.  983,  Titus 
aperçoit  Bérénice  qui  se  retire).  Cf.  Corneille,  Discours  des  trois  unités, 
et  Examen  de  la  Suivante.   ■ 

2.  C'était  le  port  de  Rome  :  et  Antiochus  allait  s'y  embarquer.  Voyez 
Boissier,  Promenades  archéologiques,  t.  I. 


404  BERENICE. 

ANTIOCHUS. 

Oui,  Madame. 

BÉRÉNICE. 

Et  qu'a-t-il  pu  vous  dire? 

ANTIOCHUS.  3 

Mille  autres  mieux  que  moi  pourront  vous  en  instruire.    860 

BÉRÉNICE. 

Quoi?  Seigneur..., 

ANTIOCHUS. 

Suspendez  votre  ressentiment. 
D'autres,  loin  de  se  taire  en  ce  même  moment, 
Triompheroient  peut-être,  et  pleins  de  confiance 
Céderoient  avec  joie  à  votre  impatience. 
Mais  moi,  toujours  tremblant,  moi,  vous  le  savez  bien,   865 
A  qui  votre  repos  est  plus  cher  que  le  mien. 
Pour  ne  le  point  troubler,  j'aime  mieux  vous  déplaire,        ^ 
Et  crains  votre  douleur  plus  que  votre  colère. 
Avant  la  fin  du  jour  vous  me  justifirez. 
Adieu,  Madame. 

BÉRÉNICE. 

0  ciel!  quel  discours!  Demeurez.  870 

Prince,  c'est  trop  cacher  mon  trouble  à  votre  vue. 
Vous  voyez  devant  vous  une  reine  éperdue. 
Qui,  la  mort  dans  le  sein,  vous  demande  deux  mots. 
Vous  craignez,  dites-vous,  de  troubler  mon  repos; 
Et  vos  refus  cruels,  loin  d'épargner  ma  peine,  876 

Excitent  ma  douleur,  ma  colère,  ma  haine. 
Seigneur,  si  mon  repos  vous  est  si  précieux. 
Si  moi-môme  jamais  je  fus  chère  à  vos  yeux, 
Éclaircissez  le  trouble  où  vous  voyez  mon  âme. 
Que  vous  a  dit  Titus? 


I 


ACTE  III,  SCÈISE  III.  405 

ANTIOCHUS. 

Au  nom  des  Dieux,  Madame....      880 

BÉRÉNICE. 

Quoi?  vous  craignez  si  peu  de  me  désobéir? 

ANTIOCHUS. 

Je  n'ai  qu'à  vous  parler  pour  me  faire  haïr, 

BÉRÉiSICE. 

Je  veux  que  vous  parliez. 

ANTIOCHUS. 

Dieux  !  quelle  violence  î 
Madame,  encore  un  coup,  vous  loûrez  mon  silence. 

BÉRÉNICE. 

Prince,  dès  ce  moment  contentez  mes  souhaits,  885 

Ou  soyez  de  ma  haine  assuré  pour  jamais. 

ANTIOCHUS. 

Madame,  après  cela,  je  ne  puis  plus  me  taire. 
Hé  bien,  vous  le  voulez,  il  faut  vous  satisfaire. 
Mais  ne  vous  flattez  point  :  je  vais  vous  annoncer 
Peut-être  des  malheurs  où  vous  n'osez  penser.  890 

Je  connois  votre  cœur  :  vous  devez  vous  attendre 
Que  je  le  vais  frapper  par  l'endroit  le  plus  tendre, 
Titus  m'a  commandé.... 

BÉRÉNICE. 

Quoi? 

ANTIOCHUS. 

De  vous  déclarer 
Qu'à  jamais  l'un  de  l'autre  il  faut  vous  séparer. 


406  BÉRÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Nous  séparer?  Qui?  Moi?  Titus  de  Bérénice!  895 


Il  faut  que  devant  vous  je  lui  rende  justice. 

Tout  ce  que  dans  un  cœur  sensible  et  généreux 

L'amour  au  désespoir  peut  rassembler  d'affreux, 

Je  l'ai  vu  dans  le  sien.  Il  pleure,  il  vous  adore. 

Mais  enfin  que  lui  sert  de  vous  aimer  encore?  900 

Une  reine  est  suspecte  à  l'empire  romain. 

Il  faut  vous  séparer,  et  vous  partez  demain. 


Nous  séparer!  Hélas,  Pbénice! 


lié  bien,  Madame, 
Il  faut  ici  montrer  la  grandeur  de  votre  âme. 
Ce  coup  sans  doute  est  rude  :  il  doit  vous  étonner,       906 

BÉRÉNICE. 

Après  tant  de  serments,  Titus  m'abandonner! 

Titus  qui  me  juroit....  Non,  je  ne  le  puis  croire  ; 

Il  ne  me  quitte  point,  il  y  va  de  sa  gloire. 

Contre  son  innocence  on  veut  me  prévenir. 

Ce  piège  n'est  tendu  que  pour  nous  désunir.  910 

Titus  m'aime.  Titus  ne  veut  point  que  je  meure. 

Allons  le  voir  :  je  veux  lui  parler  tout  à  l'heure. 

Allons. 

ANTIOCHUS. 

Quoi?  vous  pourriez  ici  me  regarder.... 

BÉRÉNICE. 

Vous  le  souhaitez  trop  pour  me  persuader. 


ACTE  III,  SGÈ^E  lY.  407 

Non,  je  ne  vous  crois  point.  Mais,  quoi  qu'il  en  puisse  être, 
Pour  jamais  à  mes  yeux  gardez-vous  de  paraître. 

(A  Phénice.) 

Ne  m'abandonne  pas  dans  l'état  où  je  suis. 
Hélas  !  pour  me  tromper  je  fais  ce  que  je  puis. 


SCÈNE  IV 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Ne  me  trompé-je  point?  L'ai-je  bien  entendue? 
Que  je  me  garde,  moi,  de  paroître  à  sa  vue  !  920 

Je  m'en  garderai  bien.  Et  ne  partois-je  pas, 
Si  Titus  malgré  moi  n'eût  arrêté  mes  pas? 
Sans  doute,  il  faut  partir.  Continuons,  Arsace. 
'Elle  croit  m'affliger  :  sa  haine  me  fait  grâce. 
Tu  me  voyois  tantôt  inquiet,  égaré  :  9^^ 

Je  partois  amoureux,  jaloux,  désespéré; 
Et  maintenant,  Arsace,  après  cette  défense, 
Je  partirai  peut-être  avec  indifférence. 

ARSACE. 

Moins  que  jamais.  Seigneur,  il  faut  vous  éloigner. 


Moi,  je  demeurerai  pour  me  voir  dédaigner?  93o 

Des  froideurs  de  Titus  je  serai. responsable? 

Je  me  verrai  puni  parce  qu'il  est  coupable? 

Avec  quelle  injustice  et  quelle  indignité 

Elle  doute  à  mes  yeux  de  ma  sincérité  ! 

Titus  l'aime,  dit-elle,  et  moi  je  l'ai  trahie.  9^^ 

L'ingrate!  m'accuser  de  cette  perfidie! 


408  BERENICE. 

Et  dans  quel  temps  encor?  Dans  le  moment  fatal 

Que  j'étale  à  ses  yeux  les  pleurs  de  mon  rival  ; 

Que,  pour  la  consoler,  je  le  faisois  paraître 

Amoureux  et  constant,  plus  qu'il  ne  l'est  peut-être.         940 

ARSACE. 

Et  de  quel  soin.  Seigneur,  vous  allez-vous  troubler? 
Laissez  à  ce  torrent  le  temps  de  s'écouler.  [passe. 

Dans  huit  jours,  dans  un  mois,  n'importe,  il  faut   qu'il 
Demeurez  seulement. 

ANTIOCHUS. 

Non,  je  la  quitte,  Arsace. 
Je  sens  qu'à  sa  douleur  je  pourrois  compatir  :  94^ 

Ma  gloire,  mon  repos,  tout  m'excite  à  partir. 
Allons;  et  de  si  loin  évitons  la  cruelle. 
Que  de  longtemps,  Arsace,  on  ne  nous  parle  d'elle. 
Toutefois  il  nous  reste  encore  assez  de  jour  : 
Je  vais  dans  mon  palais  attendre  ton  retour.  960 

Va  voir  si  la  douleur  ne  l'a  point  trop  saisie. 
Cours  ;  et  partons  du  moins  assurés  de  sa  vie. 


FIN  DU  TROISIEME  ACTE 


i 


ACTE  IV 


SCÈNE  PREMIÈRE  J 

BÉRÉNICE,  seule.  ] 

j 

Phénice  ne  vient  point?  Moments  trop  rigoureux,  j 
Que  vous  paroissez  lents  à  mes  rapides  vœux  ! 

Je  m'agite,  je  cours,  languissante,  abattue;  955        î 

La  force  m'abandonne,  et  le  repos  me  tue.  j 

Phénice  ne  vient  point?  Ah!  que  cette  longueur  ^ 

D'un  présage  funeste  épouvante  mon  cœur!  P 
Phénice  n'aura  point  de  réponse  à  me  rendre. 

Titus,  l'ingrat  Titus  n'a  point  voulu  l'entendre  :  960         i 

Il  fuit,  il  se  dérobe  à  ma  juste  fureur.  ; 


SCÈNE  II 

BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 

BÉRÉNICE. 

Chère  Phénice,  hé  bien  !  as-tu  vu  l'Empereur? 
Qu'a-t-il  dit?  Viendra-t-il? 


10  BÉRÉMCE. 


Oui,  je  l'ai  vu,  Madame, 
El  j'ai  peint  à  ses  yeux  le  trouble  de  votre  âme. 
J'ai  vu  couler  des  pleurs  qu'il  vouloit  retenir.  965 


Vient-il? 

EHÉNICE. 

N'en  doutez  point.  Madame,  il  va  venir. 
Mais  voulez-vous  paroître  en  ce  désordre  extrême? 
Remettez-vous,  Madame,  et  rentrez  en  vous-même. 
Laissez-moi  relever  ces  voiles  détachés. 
Et  ces  cheveux  épars  dont  vos  yeux  sont  cachés.  970 

Souffrez  que  de  vos  pleurs  je  répare  l'outrage. 


Laisse,  laisse,  Phénice,  il  verra  son  ouvrage. 

Et  que  m'importe,  hélas!  de  ces  vains  ornements? 

Si  ma  foi,  si  mes  pleurs,  si  mes  gémissements, 

Mais  que  dis-je,  mes  pleurs?  si  ma  perte  certaine,        976 

Si  ma  mort  toute  prête  enfin  ne  le  ramène. 

Dis-moi,  que  produiront  tes  secours  superflus, 

Et  tout  ce  foible  éclat  qui  ne  le  touche  plus? 

PHÉNICE. 

Pourquoi  lui  faites-vous  cet  injuste  reproche? 
J'entends  du  bruit.  Madame,  et  l'Empereur  s'approche. 
Venez,  fuyez  la  foule,  et  rentrons  prornptement. 
Vous  l'entretiendrez  seul  dans  votre  appartement. 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  411            : 

SCÈNE  III  1 

TITUS,  PAULIN,  SUITE.  ^ 

TITUS.  ^ 

De  la  Reine,  Paulin,  flattez  l'inquiétude.  1 
Je  vais  la  voir.  Je  veux  un  peu  de  solitude. 
Que  l'on  me  laisse. 

PAULIN.  ' 

0  ciel  !  que  je  crains  ce  combat  !    98$  i 

Grands  Dieux,  sauvez  sa  gloire  et  l'honneur  de  l'État.                   ^' 

Voyons  la  Reine.  ') 


SCÈNE  IV 

TITUS,  seul. 

Hé  bien!  Titus,  que  viens-tu  faire? 
Bérénice  t'attend.  Où  viens-tu,  téméraire? 
Tes  adieux  sont-ils  prêts?  T'es-tu  bien  consulté? 
Ton  cœur  te  promet-il  assez  de  cruauté?  990 

Car  enfin  au  combat  qui  pour  toi  se  prépare 
C'est  peu  d'être  constant,  il  faut  être  barbare. 
Soutiendrai-je  ces  yeux  dont  la  douce  langueur 
Sait  si  bien  découvrir  les  chemins  de  mon  cœur? 
Quand  je  verrai  ces  yeux  armés  de  tous  leurs  charmes, 
Attachés  sur  les  miens,  m'accabler  de  leurs  larmes. 
Me  souviendrai-je  alors  de  mon  triste  devoir? 
Pourrai-je  dire  enfin  :  «  Je  ne  veux  plus  vous  voir  »  ? 
Je  viens  percer  un  cœur  que  j'adore,  qui  m'aime. 
Et  pourquoi  le  percer?  Qui  l'ordonne?  Moi-même.         1000 


412  BERENICE. 

Car  enfin  Rome  a-t-elle  expliqué  ses  souhaits? 

L'entendons-nous  crier  autour  de  ce  palais? 

Vois-je  l'État  penchant  au  hord  du  précipice? 

iNe  le  puis-je  sauver  que  par  ce  sacrifice? 

Tout  se  tait;  et  moi  seul,  trop  prompt  à  me  troubler, 

J'avance  des  malheurs  que  je  puis  reculer. 

Et  qui  sait  si,  sensible  aux  vertus  de  la  Reine, 

Rome  ne  voudra  point  l'avouer  pour  Romaine? 

Rome  peut  par  son  choix  justifier  le  mien. 

Non,  non,  encore  un  coup,  ne  précipitons  rien.  loio 

Que  Rome  avec  ses  lois  mette  dans  la  balance 

Tant  de  pleurs,  tant  d'amour,  tant  de  persévérance  : 

Rome  sera  pour  nous....  Titus,  ouvre  les  yeux! 

Quel  air  respires-tu?  N'es-tu  pas  dans  ces  lieux 

Où  la  haine  des  rois,  avec  le  lait  sucée,  ici 5 

Par  crainte  ou  par  amour  ne  peut  être  effacée? 

Rome  jugea  ta  reine  en  condamnant  ses  rois. 

N'as-tu  pas  en  naissant  entendu  cette  voix? 

Et  n'as-tu  pas  encore  ouï  la  renommée 

T'annoncer  ton  devoir  jusque  dans  ton  armée?  1020 

Et  lorsque  Bérénice  arriva  sur  tes  pas, 

Ce  que  Rome  en  jugeoit,  ne  l'entendis-tu  pas? 

Faut-il  donc  tant  de  fois  te  le  faire  redire? 

Ah!  lâche,  fais  l'amour,  et  renonce  à  l'Empire  : 

Au  bout  de  l'univers  va,  cours  te  confiner,  loaÔ 

Et  fais  place  à  des  cœurs  plus  dignes  de  régner. 

Sont-ce  là  ces  projets  de  grajideur  et  de  gloire 

Qui  dévoient  dans  les  cœurs  consacrer  ma  mémoire? 

Depuis  huit  jours  je  règne;  et  jusques  à  ce  jour', 

Qu'ai-je  fait  pour  l'honneur?  J'ai  tout  fait  pour  l'amour. 

D'un  temps  si  précieux  quel  compte  puis-je  rendre? 

1.  Le  héros  de  Racine,  en  s'interrogeant  ainsi,  rappelle  le  mot  histo- 
rique de  Titus,  disant  avoir  perdu  sa  journée  quand  il  n'avait  pas  fait 
de  bien.  «  Amici,  diem  perdidi.  »  (Suét.,  Titus,  8  )  «  Mes  amis,  j'ai  perdu 
ma  journée.  » 


ACTE  IV,  SCENE  V.  413 

Où  sont  ces  heureux  jours  que  je  faisois  attendre? 

Quels  pleurs  ai-je  séchés?  Dans  quels  yeux  satisfaits 

Ai-je  déjà  goûté  le  fruit  de  mes  bienfaits? 

L'univers  a-t-il  vu  changer  ses  destinées?  io35 

Sais-je  combien  le  ciel  m'a  compté  de  journées? 

Et  de  ce  peu  de  jours,  si  longtemps  attendus, 

Ah  !  malheureux,  combien  j'en  ai  déjà  perdus  ! 

Ne  tardons  plus  :  faisons  ce  que  l'honneur  exige  ; 
Rompons  le  seul  lien.... 


SCÈNE  V 

BÉRÉNICE,  TITUS. 

BÉRÉNICE,  en  sortant. 

Non,  laissez-moi,  vous  dis-je. 
En  vain  tous  vos  conseils  me  retiennent  ici  : 
Il  faut  que  je  le  voie.  Ah,  Seigneur!  vous  voici. 

lié  bien,  il  est  donc  vrai  que  Titus  m'abandonne? 
Il  faut  nous  séparer;  et  c'est  lui  qui  l'ordonne. 

TITUS. 

N'accablez  point,  ^Fadame,  un  prince  malheureux.        io45 

Il  ne  faut  point  ici  nous  attendrir  tous  deux. 

Un  trouble  assez  cruel  m'agite  et  me  dévore, 

Sans  que  des  pleurs  si  chers  me  déchirent  encore. 

Rappelez  bien  plutôt  ce  cœur,  qui  tant  de  fois 

M'a  fait  de  mon  devoir  reconnoître  la  voix.  io5o 

11  en  est  temps.  Forcez  votre  amour  à  se  taire; 

Et  d'un  œil  que  la  gloire  et  la  raison  éclaire 

Contemplez  mon  devoir  dans  toute  sa  rigueur. 

Vous-même  contre  vous  fortifiez  mon  cœur  : 

Aidez-moi,  s'il  se  peut,  à  vaincre  sa  foiblesse,  io55 

A  retenir  des  pleurs  qui  m'échappent  sans  cesse; 


414  BERENICE. 

Ou  si  nous  no  pouvons  commander  à  nos  pleurs, 

Que  la  gloire  du  moins  soutienne  nos  douleurs, 

Et  que  tout  l'univers  reconnoisse  sans  peine 

Les  pleurs  d'un  empereur  et  les  pleurs  d'une  reine.     1060 

Car  enfin,  ma  princesse,  il  faut  nous  séparer. 

BÉRÉNICE. 

Ah  !  cruel,  est-il  temps  de  me  le  déclarer? 

Qu'avez-vous  fait?  Hélas!  je  me  suis  crue  aimée. 

Au  plaisir  de  vous  voir  mon  âme  accoutumée 

Ne  vit  plus  que  pour  vous.  Ignoriez-vous  vos  lois,         io65 

Quand  je  vous  l'avouai  pour  la  première  fois? 

A  quel  excès  d'amour  m'avez-vous  amenée  ! 

Que  ne  me  disiez-vous  :  a  Princesse  infortunée, 

Où  vas-tu  l'engager,  et  quel  est  ton  espoir? 

Ne  donne  point  un  cœur  qu'on  ne  peut  recevoir.  »      1070 

Ne  l'avez-vous  reçu,  cruel,  que  pour  le  rendre. 

Quand  de  vos  seules  mains  ce  cœur  voudroit  dépendre? 

Tout  l'Empire  a  vingt  fois  conspiré  contre  nous. 

Il  étoit  temps  encor  :  que  ne  me  quittiez-vous? 

Mille  raisons  alors  conso4oient  ma  misère  :  1075 

Je  pouvois  de  ma  mort  accuser  votre  père. 

Le  peuple,  le  sénat,  tout  l'empire  romain. 

Tout  l'univers,  plutôt  qu'une  si  chère  main. 

Leur  haine,  dès  longtemps  contre  moi  dé.clarée, 

M'avoit  à  mon  malheur  dès  longtemps  préparée.  1080 

Je  n'aurois  pas,  Seigneur,  reçu  ce  coup  cruel 

Dans  le  temps  que  j'espère  un  bonheur  immortel  ; 

Quand  votre  heureux  amour  peut  tout  ce  qu'il  désire, 

Lorsque  Rorpie  se  tait,  quand  votre  père  expire, 

Lorsque  tout  l'univers  fléchit  à  vos  genoux,  io85 

Enfin  quand  je  n'ai  plus  à  redouter  que  vous. 

TITUS. 

Et  c'est  moi  seul  aussi  qui  pouvois  me  détruire. 
Je  i)ouvois  vivre  alors  et  me  laisser  séduire. 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  415 

Mon  cœur  se  gardoit  bien  d'aller  dans  l'avenir 

Chercher  ce  qui  pouvoit  un  jour  nous  désunir,  1090 

Je  voulois  qu'à  mes  vœux  rien  ne  fût  invincible; 

Je  n'examinois  rien,  j'espérois  l'impossible. 

Que  sais-je?  j'espérois  de  mourir  à  vos  yeux, 

Avant  que  d'en  venir  à  ces  cruels  adieux. 

Les  obstacles  sembloient  renouveler  ma  flamme.  1095 

Tout  l'Empire  parloit  ;  mais  la  gloire.  Madame, 

>'e  s'étoit  point  encor  fait  entendre  à  mon  cœur 

Du  ton  dont  elle  parle  au  cœur  d'un  empereur. 

Je  sais  tous  les  tourments  où  ce  dessein  me  livre  ; 

Je  sens  bien  que  sans  vous  je  ne  saurois  plus  \ivre,     iioo 

Que  mon  cœur  de  moi-même  est  prêt  à  s'éloigner; 

Mais  il  ne  s'agit  plus  de  vivre,  il  faut  régner. 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien!  régnez,  cruel;  contentez  votre  gloire  : 

Je  ne  dieipute  plus.  J'attendois,  pour  vous  croire, 

Que  cette  même  bouche,  après  mille  serments  iio5 

D'un  amour  qui  devoit  unir  tous  nos  moments, 

Cette  bouche,  à  mes  yeux  s'avouant  infidèle, 

M'ordonnât  elle-même  une  absence  éternelle. 

Moi-même  j'ai  voulu  vous  entendre  en  ce  lieu. 

Je  n'écoute  plus  rien;  et  pour  jamais,  adieu.  11 10 

Pour  jamais  !  Ah  !  Seigneur,  songez-vous  en  vous-même 
Combien  ce  mot  cruel  est  affreux  quand  on  aime? 
Dans  un  mois,  dans  un  an,  comment  soufl'rirons-nous, 
Seigneur,  que  tant  de  mers  me  séparent  de  vous? 
Que  le  jour  recommence,  et  que  le  jour  finisse,  iii5 

Sans  que  jamais  Titus  puisse  voir  Bérénice, 
Sans  que  de  tout  le  jour  je  puisse  voir  Titus? 
Mais  quelle  est  mon  erreur,  et  que  de  soins  perdus! 
L'ingrat,  de  mon  départ  consolé  par  avance, 
Daignera-t-il  compter  les  jours  de  mon  absence?  11 20 

Ces  jours  si  longs  pour  moi  lui  sembleront  trop  courts. 


416  BÉRÉNICE. 


Je  n'aurai  pas,  Madame,  à  compter  tant  de  jours. 

J'espère  que  bientôt  la  triste  renommée 

Vous  fera  confesser  que  vous  étiez  aimée. 

Vous  verrez  que  Titus  n'a  pu  sans  expirer....  iiaS 

BÉRÉNICE. 

Ah!  Seigneur,  s'il  est  vrai,  pourquoi  nous  séparer? 
Je  ne  vous  parle  point  d'un  heureux  hyménée  : 
Rome  à  ne  vous  plus  voir  m'a-t-elle  condamnée? 
Pourquoi  m'enviez-vous*  l'air  que  vous  respirez? 

TITUS. 

Hélas!  vous  pouvez  tout,  Madame.  Demeurez  :  ii3o 

Je  n'y  résiste  point;  mais  je  sens  ma  foiblesse  : 

Il  faudra  vous  combattre  et  vous  craindre  sans  cesse, 

Et  sans  cesse  veiller  à  retenir  mes  pas 

Que  vers  vous  à  toute  heure  entraînent  vos  appas. 

Que  dis-je?  En  ce  moment  mon  cœur,  hors  de  lui-même, 

S'oublie,  et  se  souvient  seulement  qu'il  vous  aime. 

BÉRÉNICE. 

Hé  bien.  Seigneur,  hé  bien!  qu'en  peut-il  arriver? 
Voyez-vous  les  Romains  prêts  à  se  soulever? 

TITUS. 

Et  qui  sait  de  quel  œil  ils  prendront  cette  injure? 

S'ils  parlent,  si  les  cris  succèdent  au  murmure,  ii4o 

Faudra-t-il  par  le  sang  justifier  mon  choix? 

S'ils  se  taisent,  Madame,  et  me  vendent  leurs  lois, 

A  quoi  m'exposez-vous?  Par  quelle  complaisance 

Faudra-t-il  quelque  jour  payer  leur  patience? 

Que  n'oseront-ils  point  alors  me  demander?  ii45 

Maintiendrai-je  des  lois  que  je  ne  puis  garder? 

1.  Envier  :  au  sens  latin  de  invidere,  refuser. 


ACTE  IV,  SCÉ>'E  Y.  417 

BÉRÉNICE. 

Vous  ne  comptez  pour  rien  les  pleurs  de  Bérénice. 

TITUS. 

Je  les  compte  pour  rien  ?  Ah  ciel  !  quelle  injustice  ! 

BÉRÉNICE. 

Quoi?  pour  d'injustes  lois  que  vous  pouvez  changer, 
En  d'éternels  chagrins  vous-même  vous  plonger?         ii5o 
Rome  a  ses  droits,  Seigneur  :   n'avez-vous  pas  les  vôtres? 
Ses  intérêts  sont-ils  plus  sacrés  que  les  nôtres? 
Dites,  parlez. 

TITUS. 

Ilélas  !  que  vous  me  déchirez  ! 

BÉRÉxMCE. 

Vous  êtes  empereur.  Seigneur,  et  vous  pleurez  *  ! 

TITUS. 

Oui,  Madame,  il  est  vrai,  je  pleure,  je  soupire,  tt55 

Je  frémis.  Mais  enfin,  quand  j'acceptai  l'Empire, 

Rome  me  fit  jurer  de  maintenir  ses  droits  ^  : 

n  les  faut  maintenir.  Déjà  plus  d'une  fois 

Rome  a  de  mes  pareils  exercé  là  constance. 

Ah!  si  vous  remontiez  jusques  à  sa  naissance,  1160 

Vous  les  verriez  toujours  à  ses  ordres  soumis  5. 

1.  C'est  le  mot  de  Marie  Mancini  à  Louis  XIV  :  «  Vous  m'aimez,  vous 
êtes  le  roi,  et  je  pars  ». 

2.  Droits  :  c'est  le  ]atin  jura. 

3.  Les  cinq  vors  suivants  manquent  dans  l'édition  de  1671  ;  et  le  vers 
1161  est  remplacé  par  ces  deux  vers  qui  amènent  les  vers  1167-68  : 

Vous  les  verriez  toujours,  jaloux  de  leur  devoir, 
De  tous  les  autres  nœuds,  oublier  le  pouvoir. 

RACINE.  14 


418  BÉRÉNICE. 

L'un,  jaloux  de  sa  foi*,  va  chez  les  ennemis 

Chercher,  avec  la  mort,  la  peine  toute  prête; 

D'un  fils  victorieux  l'autre  proscrit  la  tête^; 

L'autre,  avec  des  yeux  secs  et  presque  indifférents,      ii65 

Voit  mourir  ses  deux  fils,  par  son  ordre  expirants^. 

Malheureux  !  mais  toujours  là  patrie  et  la  gloire 

Ont  parmi  les  Romains  remporté  la  victoire*. 

Je  sais  qu'en  vous  quittant  le  malheureux  Titus 

Passe  l'austérité  de  toutes  leurs  vertus;  1170 

Qu'elle  n'approche  point  de  cet  effort  insigne. 

Mais,  Madame,  après  tout,  me  croyez-vous  indigne 

De  laisser  un  exemple  à  la  postérité. 

Qui  sans  de  grands  efforts  ne  puisse  être  imité? 

BÉRÉNICE. 

Non,  je  crois  tout  facile  à  votre  barbarie.  1175 

Je  vous  crois  digne,  ingrat,  de  m'arracher  la  vie. 

De  tous  vos  sentiments  mon  cœur  est  éclairci. 

Je  ne  vous  parle  plus  de  me  laisser  ici. 

Qui?  moi?  j'aurois  voulu,  honteuse  et  méprisée, 

D'un  peuple  qui  me  hait  soutenir  la  risée?  1180 

J'ai  voulu  vous  pousser  jusques  à  ce  refus. 

C'en  est  fait,  et  bientôt  vous  ne  me  craindrez  plus. 

N'attendez  pas  ici  que  j'éclate  en  injures. 

Que  j'atteste  le  ciel,  ennemi  des  parjures. 

Non,  si  le  ciel  encore  est  touché  de  mes  pleurs,  ii85 

1.  Régulus.  Mais  il  obéit  à  sa  conscience,  et  non  à  une  loi  de  son  pays. 

2.  Manlius  Torquatus,  qui  fait  mettre  à  mort  son  fils  pour  avoir  com- 
battu contre  ses  ordres. 

3.  Brutus,  après  l'expulsion  des  Tarquins. 

4.  Virgile  {En.,  VI,  822-5)  rappelle  l'action  de  Brutus,  et  il  ajoute  les 
deux  vers  suivants,  que  Racine  ici  traduit  en  généralisant  la  pensée  : 

InfcUx!  tttcumque  feront  ea  facta  minores, 
Vincet  amor  jmtrise  laudumque  immensa  cupido. 

«  Malheureux  !  Quel  que  soit  le  jugement  de  la  postérité  sur  ton  action, 
l'amour  de  la  patrie  et  la  passion  de  la  gloire  auront  vaincu  chez  toi.  » 


ACTE  IV,  SCÈNE  M.  -  419 

Je  le  prie  en  mourant  d'oublier  mes  douleurs. 

Si  je  forme  des  vœux  contre  votre  injustice, 

Si  devant  que  mourir  la  triste  Bérénice 

Vous  veut  de  son  trépas  laisser  quelque  vengeur, 

Je  ne  le  cherche,  ingrat,  qu'au  fond  de  votre  cœur.     1190 

Je  sais  que  tant  d'amour  n'en  peut  être  effacée; 

(Jue  ma  douleur  présente,  et  ma  bonté  passée, 

Mon  sang,  qu'en  ce  palais  je  veux  même  verser, 

Sont  autant  d'ennemis  que  je  vais  vous  laisser; 

Et  sans  me  repentir  de  ma  persévérance,  iiqS 

Je  me  remets  sur  eux  de  toute  ma  vengeance. 

Adieu. 


SCÈNE  VI 
TITUS,  PAULIN. 

PAULIN. 


Dans  quel  dessein  vient-elle  de  sortir 
Seigneur?  Est-elle  enfin  disposée  à  partir? 


Paulin,  je  suis  perdu,  je  n'y  pourrai  survivre. 

La  Reine  veut  mourir.  Allons,  il  faut  la  suivre.  1200 

Courons  à  son  secours. 


lié  quoi?  n'avez-vous  pas 
Ordonné  dès  tantôt  qu'on  observe  ses  pas? 
Ses  femmes,  à  toute  heure  autour  d'elle  empressées, 
Sauront  la  détourner  de  ces  tristes  pensées. 
Non,  non,  ne  craignez  rien.  Voilà  les  plus  grands  coups, 
Seigneur  :  continuez,  la  victoire  est  à  vous. 
Je  sais  que  sans  pitié  vous  n'avez  pu  l'entendre; 
Moi-même  en  la  voyant  je  n'ai  pu  m'en  défendre. 


420  BERENICE. 

Mais  regardez  plus  loin  :  songez,  en  ce  malheur, 
Quelle  gloire  va  suivre  un  moment  de  douleur,  1210 

Quels  applaudissements  l'univers  vous  prépare, 
Quel  rang  dans  l'avenir. 

TITUS. 

Non,  je  suis  un  barbare. 
Moi-même  je  me  hais.  Néron,  tant  détesté. 
N'a  point  à  cet  excès  poussé  sa  cruauté. 
Je  ne  souffrirai  point  que  Bérénice  expire.  121 5 

Allons,  Rome  en  dira  ce  qu'elle  en  voudra  dire. 

PAULIN. 

Quoi,  Seigneur? 

TITUS. 

Je  ne  sais,  Paulin,  ce  que  je  dis  : 
L'excès  de  la  douleur  accable  mes  esprits. 

PAULIN. 

Ne  troublez  point  le  cours  de  votre  renommée  : 

Déjà  de  vos  adieux  la  nouvelle  est  semée.  1220 

Rome,  qui  gémissoit,  triomphe  avec  raison  ; 

Tous  les  temples  ouverts  fument  en  votre  nom; 

Et  le  peuple  élevant  vos  vertus  jusqu'aux  nues, 

Ya  partout  de  lauriers  couronner  vos  statues. 

TITUS, 

Ah,  Rome!  Ah,  Bérénice!  Ah,  prince  malheureux!        1225 
Pourquoi  suis-je  empereur?  Pourquoi  suis-je  amoureux? 


SCÈNE  VII 
TITUS,  ANTIOCHUS,  PAULIN,  ARSACE. 

ANTIOCHUS, 

Qu'avez -vous  fait.  Seigneur?  L'aimable  Bérénice 


ACTE  lY,  SCÈ^■E  YIII.  421 

Va  peut-être  expirer  dans  les  bras  de  Phénice. 

Elle  n'entend  ni  pleurs,  ni  conseil,  ni  raison; 

Elle  implore  à  grands  cris  le  fer  et  le  poison.  isSo 

Vous  seul  vous  lui  pouvez  arracher  cette  envie. 

On  vous  nomme,  et  ce  nom  la  rappelle  à  la  vie. 

Ses  yeux,  toujours  tournés  vers  votre  appartement, 

Semblent  vous  demander  de  moment  en  moment. 

Je  n'y  puis  résister  :  ce  spectacle  me  tue.  i235 

Que  tardez-vous?  allez  vous  montrer  à  sa  vue. 

Sauvez  tant  de  vertus,  de  grâces,  de  beauté, 

Ou  renoncez,  Seigneur,  à  toute  humanité. 

Dites  un  mot. 

TITUS. 

Hélas!  quel  mot  puis-je  lui  dire? 
Moi-même  en  ce  moment  sais-je  si  je  respire?  1240 


SCÈNE  YIII 
TITUS,  ANTIOCHLS,  PAULIN,  ARSACE,  RUTILE. 

RUTILE. 

Seigneur,  tous  les  tribuns,  les  consuls,  le  sénat 
Viennent  vous  demander  au  nom  de  tout  l'État. 
Un  grand  peuple  les  suit,  qui,  plein  d'impatience. 
Dans  votre  appartement  attend  votre  présence. 

TITUS. 

Je  vous  entends,  grands  Dieux.  Vous  voulez  rassurer  124: 
Ce  cœur  que  vous  voyez  tout  prêt  à  s'égarer. 

PAULIN. 

Venez,  Seigneur,  passons  dans  la  chambre  prochaine  : 
Allons  voir  le  sénat. 

ANTIOCHUS. 

Ah  !  courez  chez  la  Reine. 


422  BEREiNICE. 


PAULIN. 


•Quoi?  vous  pourriez,  Seigneur,  par  cette  indignité 

De  l'Empire  à  vos  pieds  fouler  la  majesté?  laSo 

Rome.... 

TITUS. 

Il  suffit,  Paulin,  nous  allons  les  entendre. 
Prince,  de  ce  devoir  je  ne  puis  me  défendre. 
Voyez  la  Reine.  Allez.  J'espère  à  mon  retour 
^Qu'elle  ne  pourra  plus  douter  de  mon  amour*. 

1.  Racine  a  supprimé  ici  une  scène  qui  terminait  l'acte  dans  l'édition 
originale  de  1671  : 


SCENE  IX 

ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHDS. 

Arsace,  que  dis-tu  de  toute  ma  conduite? 
Rien  ne  pouvoit  tantôt  s'opposer  à  ma  fuite. 
Rérénice  et  Titus  ofTensoient  mes  regards  : 
Je  partois  pour  jamais.  Voilà  comme  je  pars. 
Je  rentre,  et  dans  les  pleurs  je  retrouve  la  Reine. 
J'oublie  en  même  temps  ma  vengeance  et  sa  haine; 
Je  m'attendris  aux  pleurs  qu'un  rival  fait  couler; 
Moi-même  à  son  secours  je  le  viens  appeler; 
Et  si  sa  diligence  eût  secondé  mon  zèle, 
J'allois,  victorieux,  le  conduire  auprès  d'elle. 
Malheureux  que  je  suis!  avec  quelle  chaleur 
J'ai  travaillé  sans  cesse  à  mon  propre  malheur! 
C'en  est  trop.  De  Titus  porte-lui  les  promesses, 
Arsace.  Je  rougis  de  toutes  mes  foiblesses. 
Désespéré,  confus,  à  moi-même  odieux. 
Laisse-moi  :  je  me  veux  cacher  même  à  tes  yeux. 


FIN    DU   QUATRIEME    ACTE 


ACTE  V 


SCÈNE  PREMIÈRE 

ARSACE,  seul. 

Où  pourrai-je  trouver  ce  prince  trop  fidèle?  i255 

Ciel,  conduisez  mes  pas,  et  secondez  mon  zèle. 
Faites  qu'en  ce  moment  je  lui  puisse  annoncer 
Un  bonheur  où  peut-être  il  n'ose  plus  penser. 


SCÈNE  II 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ARSACE. 

Ah  !  quel  heureux  destin  en  ces  lieux  vous  renvoie, 
Seigneur? 

ANTIOCHUS. 

Si  mon  retour  t'apporte  quelque  joie,  1260 

Arsace,  rends-en  grâce  à  mon  seul  désespoir. 

ARSACE. 

La  Reine  part.  Seigneur. 

ANTIOCHUS. 

Elle  part? 


424  BEREMGE. 


Dès  ce  soir. 
Ses  ordres  sont  donnés.  Elle  s'est  offensée 
Que  Titus  à  ses  pleurs  l'ait  si  longtemps  laissée. 
Un  généreux  dépit  succède  à  sa  fureur  :  1265 

Bérénice  renonce  à  Rome,  à  l'Empereur, 
Et  même  veut  partir  avant  que  Rome  instruite 
Puisse  voir  son  désordre  et  jouir  de  sa  fuite. 
Elle  écrit  à  César. 

AiNTIOCHUS. 

0  ciel!  qui  l'auroit  cru? 
Et  Titus? 

ARSACE. 

A  ses  yeux  Titus  n'a  point  paru.  1270 

Le  peuple  avec  transport  l'arrête  et  l'environne. 
Applaudissant  aux  noms  que  le  sénat  lui  donne  ; 
Et  ces  noms,  ces  respects,  ces  applaudissements 
Deviennent  pour  Titus  autant  d'engagements. 
Qui  le  liant.  Seigneur,  d'une  honorable  chaîne,  1276 

Malgré  tous  ses  soupirs  et  les  pleurs  de  la  Reine, 
Fixent  dans  son  devoir  ses  vœux  irrésolus. 
C'en  est  fait;  et  peut-être  il  ne  la  verra  plus. 

ANTIOCHUS. 

Que  de  sujets  d'espoir,  Arsace,  je  i' avoue! 

Mais  d'un  soin  si  cruel  la  fortune  me  joue,  1280 

J'ai  vu  tous  mes  projets  tant  de  fois  démentis, 

Que  j'écoute  en  tremblant  tout  ce  que  tu  me  dis  ; 

Et  mon  cœur,  prévenu  d'une  crainte  importune, 

Croit  même,  en  espérant,  irriter  la  fortune. 

Mais  que  vois-je?  Titus  porte  vers  nous  ses  pas.  1285 

Que  veut-il? 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  425 

SCÈNE  III 
TITUS,  ANTIOCHUS,  ARSACE. 

TITUS,  en  entrant. 

Demeurez  :  qu'on  ne  me  suive  pas. 
Enfin,  Prince,  je  viens  dégager  ma  promesse, 
Bérénice  m'occupe  et  m'afflige  sans  cesse. 
Je  viens,  le  cœur  percé  de  vos  pleurs  et  des  siens. 
Calmer  des  déplaisirs  moins  cruels  que  les  miens.        1290 
Venez,  Prince,  venez.  Je  veux  bien  que  vous-même 
Pour  la  dernière  fois  vous  voyez  si  je  l'aime. 


SCÈNE  IV 
ANTIOCHUS,  ARSACE. 

ANTIOCHUS. 

Hé  bien  !  voilà  l'espoir  que  tu  m'avois  rendu  ; 

Et  tu  vois  le  triomphe  où  j'étois  attendu. 

.Bérénice  partoit  justement  irritée!  1295 

Pour  ne  la  plus  revoir,  Titus  l'avoit  quittée  ! 

Qu'ai-je  donc  fait,  grands  Dieux?  Quel  cours  infortuné 

A  ma  funeste  vie  aviez-vous  destiné? 

Tous  mes  moments  ne  sont  qu'un  éternel  passage 

De  la  crainte  à  l'espoir,  de  l'espoir  à  la  rage.  i3oo 

Et  je  respire,  encor?  Bérénice  !  Titus*  ! 

Dieux  cruels  !  de  mes  pleurs  vous  ne  vous  rirez  plus. 

1.  Voilà  la  simple  liaison  de  vue  avec  la  scène  v  ;  cf.  page  403,  note  1. 


426 


BERENICE. 


SCÈNE  V 
TITUS,  BÉRÉNICE,  PHÉNICE. 


Non,  je  n'écoute  rien.  Me  voilà  résolue  : 
Je  veux  partir.  Pourquoi  vous  montrer  à  ma  vue? 
Pourquoi  venir  encore  aigrir  mon  désespoir? 
N'ètes-vous  pas  content?  Je  ne  veux  plus  vous  voir. 


[3o5 


Mais,  de  grâce,  écoutez. 


Un  mot. 


Non. 


BERENICE. 

Il  n'est  plus  temps. 

TITUS. 
BÉRÉNtDE. 


Madame, 


Dans  quel  trouble  elle  jette  mon  âme! 
Ma  princesse,  d'où  vient  ce  changement  soudain? 

BÉRÉNICE. 

C'en  est  fait.  Vous  voulez  que  je  parte  demain  ; 
Et  moi,  j'ai  résolu  de  partir  tout  à  l'heure; 
Et  je  pars. 

TITUS. 

Demeurez. 

BÉRÉNICE. 

Ingrat,  que  je  demeure  ! 
Et  pourquoi?  Pour  entendre  un  peuple  injurieux 
Qui  fait  de  mon  malheur  retentir  tous  ces  heux? 
Ne  l'entendez-vous  pas,  cette  cruelle  joie, 


i3] 


ACTE  V,  SCENE  V.  427 

Tandis  que  dans  les  pleurs  moi  seule  je  me  noie? 
Quel  crime,  quelle  offense  a  pu  les  animer? 
Hélas!  et  qu'ai-je  fait  que  de  vous  trop  aimer? 

TITUS. 

Écoutez-vous,  Madame,  une  foule  insensée? 

BÉRÉNICE. 

Je  ne  vois  rien  ici  dont  je  ne  sois  blessée.  i320 

Tout  cet  appartement  préparé  par  vos  soins, 

Ces  lieux,  de  mon  amour  si  longtemps  les  témoins, 

Qui  sembloient  pour  jamais  me  répondre  du  vôtre, 

Ces  festons,  où  nos  noms  enlacés  l'un  dans  l'autre* 

A  mes  tristes  regards  viennent  partout  s'offrir,  i325 

Sont  autant  d'imposteurs  que  je  ne  puis  souffrir. 

Allons,  Phénice. 

TITUS. 

0  ciel  !  Que  vous  êtes  injuste  ! 


Retournez,  retournez  vers  ce  sénat  auguste 

Qui  vient  vous  applaudir  de  votre  cruauté. 

Hé  bien!  avec  plaisir  l'avez-vous  écouté?  i33(> 

Étes-vous  pleinement  content  de  votre  gloire? 

Avez-vous  bien  promis  d'oublier  ma  mémoire? 

Mais  ce  n'est  pas  assez  expier  vos  amours  : 

Avez-vous  bien  promis  de  me  haïr  toujours? 


Non,  je  n'ai  rien  promis.  Moi,  que  je  vous  haïsse!        i335> 

Que  je  puisse  jamais  oublier  Bérénice  !  . 

Ah  Dieux!  dans  quel  moment  son  injuste  rigueur 

De  ce  cruel  soupçon  vient  affliger  mon  cœur  ! 

1.  Détail  bien  moderne.  La  leçon  de  1671  était  plus  précise  encore  i 
Ces  chiffres,  où  nos  noms  enlacés  l'un  dans  l'auti'e. 


428  BÉRÉNICE. 

Connoissez-moi,  Madame,  et  depuis  cinq  années 

Comptez  tous  les  moments  et  toutes  les  journées         i34o 

Où  par  plus  de  transports  et  par  plus  de  soupirs 

Je  vous  ai  de  mon  cœur  exprimé  les  désirs  : 

Ce  jour  surpasse  tout.  Jamais,  je  le  confesse, 

Vous  ne  fûtes  aimée  avec  tant  de  tendresse; 

Et  jamais.... 

BÉRÉNICE. 

Vous  m'aimez,  vous  me  le  soutenez;  i345 

Et  cependant  je  pars,  et  vous  me  l'ordonnez  M 
Quoi?  dans  mon  désespoir  trouvez-vous  tant  de  charmes? 
Craignez-vous  que  mes  yeux  versent  trop  peu  de  larmes? 
Que  me  sert  de  ce  cœur  l'inutile  retour? 
Ah,  cruel!  par  pitié,  montrez-moi  moins  d'amour,       i35o 
Ne  me  rappelez  point  une  trop  chère  idée, 
Et  laissez-moi  du  moins  partir  persuadée 
Que  déjà  de  votre  âme  exilée  en  secret. 
J'abandonne  un  ingrat  qui  me  perd  sans  regret. 
(Il  lit  une  lettre.) 
Vous  m'avez  arraché  ce  que  je  viens  d'écrire-.  i355 

Voilà  de  votre  amour  tout  ce  que  je  désire. 
Lisez,  ingrat,  lisez,  et  me  laissez  sortir. 

TITUS. 

Vous  ne  sortirez  point  :  je  n'y  puis  consentir. 
Quoi?  ce  départ  n'est  donc  qu'un  cruel  stratagème? 


1.  Reprise  de  l'idée  marquée  au  versll54,et  complément  del'allusion. 

2.  «  Elle  sort  en  tenant  une  lettre  dans  sa  main,  et  Titus  la  lui  arra- 
che. Il  la  lut  tout  haut  dans  la  première  représentation;  mais  cette 
lettre  ayant  été  appelée  par  un  mauvais  plaisant  le  testament  de  Béré- 
nice, Titus  se  contenta  depuis  de  la  lire  tout  bas.  »  {Louis  Racine^  dans 
ses  Remarques  sur  Bérénice.)  —  Le  billet  de  Bérénice  avait  déjà  été 
supprimé  quand  Racine  fit  imprimer  la  première  édition.  Il  ne  pourrait 
donc  se  retrouver  que  dans  les  premières  copies  faites  pour  le  théâtre. 
Mais  on  n'a  plus  ces  copies.  Ce  que  l'abbé  de  Villars  dit  de  ce  billet, 
qu'il  appelle  «  le  testament  de  Bérénice  »,  ou  encore  «  un  madrigal 


ACTE  V,  SCÈNE  YI.  429 

Vous  cherchez  à  mourir?  et  de  tout  ce  que  j'aime        i36o 
Il  ne  restera  plus  qu'un  triste  souvenir! 
Qu'on  cherche  Antiochus  :  qu'on  le  fasse  venir. 
(Bérénice  se  laisse  tomber  sur  un  siège.) 


SCÈNE  VI 
TITUS,  BÉRÉNICE. 

TITUS. 

Madame,  il  faut  vous  faire  un  aveu  véritable. 

Lorsque  j'envisageai  le  moment  redoutable 

Où,  pressé  par  les  lois  d'un  austère  devoir,  i365 

Il  falloit  pour  jamais  renoncer  à  vous  voir; 

Quand  de  ce  triste  adieu  je  prévis  les  approches. 

Mes  craintes,  mes  combats,  vos  larmes,  vos  reproches. 

Je  préparai  mon  âme  à  toutes  les  douleurs 

Que  peut  faire  sentir  le  plus  grand  des  malheurs;        1370 

Mais  quoi  que  je  craignisse,  il  faut  que  je  le  die, 

Je  n'en  avois  prévu  que  la  moindre  partie. 

Je  croyois  ma  vertu  moins  prête  à  succomber. 

Et  j'ai  honte  du  trouble  où  je  la  vois  tomber. 

testamentaire  »,  nous  en  fait  connaître  le  sens.  Bérénice  y  annonçait  à 
Titus  qu'elle  allait  mourir,  et  exprimait  le  vœu  que  ses  cendres  repo- 
sassent un  jour  près  de  celles  de  son  amant  :  «  Elle  se  résout  à  mourir 
désespérée,  et  l'annonce  à  son  ingrat  par  un  poulet  funèbre....  Elle  fait 
à  Titus  un  legs  pieux  de  ses  cendres  :  pourvu  qu'elles  soient  avec  les 
cendres  de  son  amant,  elle  est  consolée....  »  (Page  18.)  —  «  Bien  en 
prend  à  Titus  que  Bérénice  ait  rescindé  son  testament,  et  ne  lui  ait  pas 
envoyé  ses  cendres;  car  il  se  seroit  assurément  tué.  »  (Page  22.)  Vi-llars 
constate  aussi  la  suppression  de  la  lettre  après  la  représentation  :  «  Les 
comédiens  ont  été  d'avis  de  supprimer  ce  billet  funèbre  à  la  seconde 
représentation;  je  crois  qu'ils  ont  eu  tort.  Du  moins  le  spectateur 
voyait-il  par  là  quel  étoit  le  texte  de  la  froide  et  longue  harang.Me  que 
Titus  fait  à  Bérénice.  »  (Pages  26  et  27.)  »  (Note  de  l'éd.  Mesnard.) 


430  BERENICE. 

J'ai  vu  devant  mes  yeux  Rome  entière  assemblée;        1375 

Le  sénat  m'a  parlé;  mais  mon  âme  accablée 

Écoutoit  sans  entendre,  et  ne  leur  a  laissé 

Pour  prix  de  leurs  transports  qu'un  silence  glacé. 

Rome  de  votre  sort  est  encore  incertaine. 

Moi-même  à  tous  moments  je  me  souviens  à  peine       i38o 

Si  je  suis  empereur  ou  si  je  suis  Romain. 

Je  suis  venu  vers  vous  sans  savoir  mon  dessein  : 

Mon  amour  m'entrainoit  ;  et  je  venois  peut-être 

Pour  me  chercher  moi-même,  et  pour  me  reconnaître. 

Qu'ai-je  trouvé?  Je  vois  la  mort  peinte  en  vos  yeux;     i385 

Je  vois,  pour  la  chercher,  que  vous  quittez  ces  Heux. 

C'en  est  trop.  Ma  douleur,  à  cette  triste  vue, 

A  son  dernier  excès  est  enfin  parvenue. 

Je  ressens  tous  les  maux  que  je  puis  ressentir; 

Mais  je  vois  le  chemin  par  où  j'en  puis  sortir.  1390 

Ne  vous  attendez  point  que  las  de  tant  d'alarmes. 
Par  un  heureux  hymen  je  tarisse  vos  larmes. 
En  quelque  extrémité  que  vous  m'ayez  réduit, 
Ma  gloire  inexorable  à  toute  heure  me  suit  : 
Sans  cesse  elle  présente  à  mon  âme  étonnée  1395 

L'Empire  incompatible  avec  votre  hyménée, 
Me  dit  qu'après  l'éclat  et  les  pas  que  j'ai  faits, 
Je  dois  vous  épouser  encor  moins  que  jamais. 

Oui,  Madame;  et  je  dois  moins  encore  vous  dire* 
Que  je  suis  prêt  pour  vous  d'abandonner  l'Empire,      i4oo 
De  vous  suivre,  et  d'aller,  trop  content  de  mes  fers, 
Soupirer  avec  vous  au  bout  de  l'univers. 


1.  Ce  que  Titus  refuse  de  dire,  c'est  ce  que  dit  Tite  dans  Corneille 
(III,  5.)  II  n'y  a  rien  qui  puisse  autoriser  la  supposition  d'une  critique 
volontairement  et  sciemment  adressée  par  Racine  à  l'œuvre  de  son 
rival.  Mais  l'idée  d'abandonner  l'empire  est  une  idée  d'amour  si  naturelle 
qu'elle  devait  se  présenter  d'une  façon  ou  de  l'autre  aux  deux  auteurs. 
Corneille  la  prend  :  c'est  banal.  Racine  ne  l'offre  que  pour  l'exclure  : 
c'est  plus  fin.  et  moins  romanesque. 


ACTE  V,  SCÈINE  VII.  431 

Vous  même  rougiriez  de  ma  lâche  conduite  : 

Vous  verriez  à  regret  marcher  à  votre  suite 

Un  indigne  empereur,  sans  empire,  sans  cour,  i4o5 

Vil  spectacle  aux  humains  des  foiblesses  d'amour. 

Pour  sortir  des  tourments  dont  mon  âme  est  la  proie, 
Il  est,  vous  le  savez,  une  plus  noble  voie. 
Je  me  suis  vu,  Madame,  enseigner  ce  chemin 
Et  par  plus  d'un  héros  et  par  plus  d'un  Romain  ;        i4io 
Lorsque  trop  de  malheurs  ont  lassé  leur  constance. 
Ils  ont  tous  expliqué  cette  persévérance 
Dont  le  sort  s'attachoit  à  les  persécuter, 
Comme  un  ordre  secret  de  n'y  plus  résister. 
Si  vos  pleurs  plus  longtemps  viennent  frapper  ma  vue, 
Si  toujours  à  mourir  je  vous  vois  résolue. 
S'il  faut  qu'à  tous  moments  je  tremble  pour  vos  jours, 
Si  vous  ne  me  jurez  d'en  respecter  le  cours. 
Madame,  à  d'autres  pleurs  vous  devez  vous  attendre  : 
En  l'état  où  je  suis,  je  puis  tout  entreprendre,  14^0 

Et  je  ne  réponds  pas  que  ma  main  à  vos  yeux 
N'ensanglante  à  la  fin  nos  funestes  adieux. 

BÉRÉNICE. 

Hélas! 

TITUS. 

Non,  il  n'est  rien  dont  je  ne  sois  capable. 
Vous  voilà  de  mes  jours  maintenant  responsable. 
Songez-y  bien,  Madame;  et  si  je  vous  suis  cher....       142$ 


SCÈNE  VII 
TITUS,  BÉRÉNICE,  ANTIOCHUS. 

TITUS. 

Venez,  Prince,  venez,  je  vous  ai  fait  chercher, 
Soyez  ici  témoin  de  toute  ma  foiblesse; 


452  BÉRÉNICE. 

Voyez  si  c'est  aimer  avec  peu  de  tendresse  : 
Jugez-nous. 

ANTIOCHUS. 

Je  crois  tout  :  je  vous  connois  tous  deux. 
Mais  connoissez  vous-même  un  prince  malheureux.     i43o 
Vous  m'avez  honoré,  Seigneur,  de  votre  estime; 
Et  moi,  je  puis  ici  vous  le  jurer  sans  crime, 
A  vos  plus  chers  amis  j'ai  disputé  ce  rang  : 
Je  l'ai  disputé  même  aux  dépens  de  mon  sang. 
Vous  m'avez,  malgré  moi,  confié  l'un  et  l'autre,  i435 

La  Reine  son  amour,  et  vous.  Seigneur,  le  vôtre. 
La  Reine,  qui  m'entend,  peut  me  désavouer  : 
Elle  m'a  vu  toujours  ardent  à  vous  louer, 
Répondre  par  mes  soins  à  votre  confidence. 
Vous  croyez  m'en  devoir  quelque  reconnoissance;         i44o 
Mais  le  pourriez-vous  croire  en  ce  moment  fatal, 
Qu'un  ami  si  fidèle  étoit  votre  rival? 

TITUS. 

Mon  rival  ! 

ANTIOCHUS. 

Il  est  temps  que  je  vous  éclaircisse. 
Oui,  Seigneur,  j'ai  toujours  adoré  Bérénice. 
Pour  ne  la  plus  aimer  j'ai  cent  fois  combattu  :  i44^ 

Je  n'ai  pu  l'oubher;  au  moins  je  me  suis  tu. 
De  votre  changement  la  flatteuse  apparence 
M'avoit  rendu  tantôt  quelque  foible  espérance  : 
Les  larmes  de  la  Reine  ont  éteint  cet  espoir. 
Ses  yeux,  baignés  de  pleurs,  demandoient  à  vous  voir.    i45o 
Je  suis  venu,  Seigneur,  vous  appeler  moi-même  ; 
Vous  êtes  revenu.  Vous  aimez,  on  vous  aime; 
Vous  vous  êtes  rendu  :  je  n'en  ai  point  douté. 
Pour  la  dernière  fois  je  me  suis  consulté  ; 
J"ai  fait  de  mon  courage  une  épreuve  dernière;.  i455 

Je  viens  de  rappeler  ma  raison  toute  entière  : 


ACTE  V,  SCÈNE  VII.  435 

Jamais  je  ne  me  suis  senti  plus  amoureux. 

Il  faut  d'autres  efîorts  pour  rompre  tant  de  nœuds  : 

Ce  n'est  qu'en  expirant  que  je  puis  les  détruire  ; 

J'y  cours.  Voilà  de  quoi  j'ai  voulu  vous  instruire.         i46o 

Oui,  Madame,  vers  vous  j'ai  rappelé  ses  pas. 
Mes  soins  ont  réussi,  je  ne  m'en  repens  pas. 
Puisse  le  ciel  verser  sur  toutes  vos  années 
Mille  prospérités  l'une  à  l'autre  enchaînées  ! 
Ou  s'il  vous  garde  encore  un  reste  de  courroux,  i465 

Je  conjure  les  Dieux  d'épuiser  tous  les  coups, 
Qui  pourroient  menacer  une  si  belle  vie. 
Sur  ces  jours  malheureux  que  je  vous  sacrifie. 

BÉRÉNICE,  se  levant. 

Arrêtez,  arrêtez.  Princes  trop  généreux. 

En  quelle  extrémité  me  jetez-vous  tous  deux!  1470 

Soit  que  je  vous  regarde,  ou  que  je  l'envisage, 

Partout  du  désespoir  je  rencontre  l'image. 

Je  ne  vois  que  des  pleurs,  et  je  n'entends  parler 

Que  de  trouble,  d'horreurs,  de  sang  prêt  à  couler. 

(A  Titus.) 
Mon  cœur  vous  est  connu.  Seigneur,  et  je  puis  dire 
Qu'on  ne  l'a  jamais  vu  soupirer  pour  l'Empire. 
La  grandeur  des  Romains,  la  pourpre  des  Césars 
N'a  point,  vous  le  savez,  attiré  mes  regards. 
J'aimois,  Seigneur,  j'aimois  :  je  voulois  être  aimée. 
Ce  jour,  je  l'avoûrai,  je  me  suis  alarmée  :  1480 

J'ai  cru  que  votre  amour  alloit  finir  son  cours. 
Je  connois  mon  erreur,  et  vous  m'aimez  toujours. 
Votre  cœur  s'est  troublé,  j'ai  vu  couler  vos  larmes. 
Bérénice,  Seigneur,  ne  vaut  point  tant  d'alarmes, 
M  que  par  votre  amour  l'univers  malheureux,  i48S 

Dans  le  temps  que  Titus  attire  tous  ses  vœux 
Et  que  de  vos  vertus  il  goûte  les  prémices, 


434  BÉRÉNICE. 

Se  voie  en  un  moment  enlever  ses  délices*. 
Je  crois,  depuis  cinq  ans  jusqu'à  ce  dernier  jour, 
Vous  avoir  assuré  d'un  véritable  amour.  1490 

Ce  n'est  pas  tout  :  je  veux,  en  ce  moment  funeste, 
Par  un  dernier  effort  couronner  tout  le  reste.  f~ 

Je  vivrai,  je  suivrai  vos  ordres  absolus. 
Adieu,  Seigneur,  régnez  :  je  ne  vous  verrai  plus. 
(A  Antiochus.) 

Prince,  après  cet  adieu,  vous  jugez  bien  vous-même 
Que  je  ne  consens  pas  de  quitter  ce  que  j'aime, 
Pour  aller  loin  de  Rome  écouter  d'autres  vœux. 
Vivez,  et  faites-vous  un  effort  généreux. 
Sur  Titus  et  sur  moi  réglez  votre  conduite. 
Je  l'aime,  je  le  fuis  :  Titus  m'aime,  il  me  quitte*.         i5oo 
Portez  loin  de  mes  yeux  vos  soupirs  et  vos  fers. 
Adieu  :  servons  tous  trois  d'exemple  à  l'univers 
De  l'amour  la  plus  tendre  et  la  plus  malheureuse 
Dont  il  puisse  garder  l'histoire  douloureuse. 

Tout  est  prêt.  On  m'attend.  Ne  suivez  point  mes  pas. 

(A  Titus.) 

Pour  la  dernière  fois,  adieu.  Seigneur. 

ANTIOCHUS. 

Hélas  5! 


1.  Titus  amor  ne  delicix  generis  humani.  (Suét.,  Titus,  1.) 

2.  Paraphrase  précise  du  fameux  invitas  invitant. 

5.  Il  paraît  —  c'est  Voltaire  qui  nous  l'apprend  —  que  c'est  une  grande 
audace  à  Racine  d'avoir  fini  sa  pièce  par  un  hélas!  «  Il  fallait  être  sûr 
de  s'être  rendu  maître  du  cœur  des  spectateurs  pour  oser  finir  ainsi.  » 
(Voltaire.) 


FIN   DU   CINQUIEME  ET  DERNIER  ACTE 


BAJAZET 


NOTICE  SUR  BAJAZET 


La  tragédie  de  Bajazet  fut  jouée  à  l'Hôtel  de  Bourgogne 
en  1672,  au  commencement  de  janvier  :  M.  P.  Mesnard  suppose 
que  ce  dut  être  le  mardi  5. 

La  pièce  réussit.  La  principale  résistance  vint  du  parti  de 
Corneille,  qui  ne  trouva  point  les  mœurs  des  personnages  assez 
turques.  Selon  le  Segraisiana,  le  vieux  Corneille  indique  lui- 
même  cette  critique.  «  Étant  une  fois  près  de  Corneille  sur  le 
théâtre,  fait-on  dire  à  Segrais,  à  une  représentation  du  Bajazet, 
il  me  dit  :  «  Je  me  garderois  bien  de  le  dire  à  d'autres  que 
«  vous,  parce  qu'on  diroit  que  j'en  parlerois  par  jalousie;  mais 

<  prenez-y  garde,  il  n'y  a  pas  un  seul  personnage  dans  le  Bajazet 
«  qui  ait  les  sentiments  qu'il  doit  avoir  et  que  l'on  a  à  Constan- 

<  tinople  ;  ils  ont  tous,  sous  un  habit  turc,  le  sentiment  qu'on  a 
«  au  milieu  de  la  France.  »  Il  avoit  raison,  et  l'on  ne  voit  pas 
cela  dans  Corneille;  le  Romain  y  parle  comme  un  Romain,  le 
Grec  comme  un  Grec,  l'Indien  comme  un  Indien,  et  l'Espagnol 
comme  un  Espagnol.  » 

Madame  de  Sévigné  s'était  d'abord  laissé  surprendre  au  charme 
de  Bajazet,  elle  n'avait  pas  eu  le  courage  d'aller  contre  le  torrent 
de  l'admiration  publique.  Elle  convenait  avec  tout  le  monde  que 
cela  valait  mieux  que  Bérénice;  elle  se  refusait  seulement  à 
admettre  que  cela  surpassât  Andromaque.  Bientôt,  elle  se  reprit, 
et,  désireuse  toujours  de  maintenir  la  supériorité  de  Corneille, 
elle  chercha  des  raisons  de  moins  admirer  la  tragédie  :  c'est 
sur  la  vérité  historique  qu'elle  élève  alors  des  chicanes.  On 
verra  plus  loin  ses  lettres. 

On  jugera  de  l'exactitude  de  la  couleur  en  lisant  la  tragédie. 
Sur  les  faits,  il  n'était  pas  aisé  de  contester  avec  Racine,  comme 
l'essaya  de  Visé  dans  le  Mercure  galant  du  9  janvier  1672.  Les 
historiens  n'étaient  pas  d'accord  sur  les  noms  des  frères  du 
sultan  Amurat,  et  sur  les  circonstances  ou  la  date  de  leur  mort. 
Racine,  déclarant  avoir  tiré  son  sujet  d'une  tradition  orale,  échap- 
pait à  toute  critique  pédante. 


438  NOTICE  SUR  BAJAZET. 

On  peut  se  demander  pourtant  si  l'une  des  sources  de  sa  tra- 
gédie n'était  pas  un  roman.  Segrais  avait  tiré  des  mêmes  récits 
de  M.  de  Césy  auxquels  Racine  se  rapportait,  une  nouvelle, 
Floridon  ou  V Amour  imprudent^,  où  il  développait  toutes  les 
intrigues  de  sérail  terminées  par  la  mort  de  Bajazet.  Là  se  ren- 
contrait un  Acomat,  qui  a  bien  pu  fournir  à  Racine  le  nom  de 
son  grand  vizir  :  car,  dans  l'histoire,  le  grand  vizir  s'appelait 
Mohammed.  Il  serait  singulier  que  Racine  eût  ignoré  l'œuvre  de 
Segrais  :  cependant,  s'il  s'en  était  servi,  ne  l'eût-il  pas  déclaré? 
A  moins  que,  ne  donnant  aucune  autorité  à  un  roman,  il  n'ait 
pas  cru  avoir  à  indiquer  l'aide  qu'il  y  avait  trouvée  pour  les  fictions 
complémentaires  de  l'histoire.  Cependant,  la  nouvelle  de  Segrafs 
était  tellement  oubliée  que  nul  ennemi  de  Racine  ne  songea  à 
s'en  servir  pour  l'accuser  de  plagiat,  ni  même  à  la  nommer. 

On  verra  Racine  se  justifier  dans  sa  seconde  préface  d'avoir 
mis  sur  la  scène  un  événement  presque  contemporain.  Les  écri- 
vains de  la  première  partie  du  siècle  n'avaient  point  ces  scru- 
pules ;  plusieurs  fois  l'on  avait  représenté  des  événements  mo- 
dernes, et  même  récents.  Pour  ne  parler  que  des  sujets  turcs,  on 
avait  : 

Le  Soliman,  de  Dalibray,  imprimé  en  1637  ; 

Le  Grand  et  dernier  Solyman  ou  la  tyiort  de  Mustapha,  de 
Mairet,  imprimé  en  1639.  Ces  deux  pièces  sont  tirées  d'une  tragédie 
italienne,  imprimée  en  1619,  il  Solimano,  du  comte  Bonarelli 
délia  Rovere.  Le  sujet  avait  dès  le  xvi«  siècle,  et  du  vivant  même 
de  Soliman,  inspiré  G.  Bounyn,  auteur  de  la  Sultane,  imprimée 
en  1561. 

Hoxelane,  de  Desmares,  tragédie  imprimée  en  1643  :  sujet  qui 
se  rapporte  encore  à  Soliman,  donc  au  xvi«  siècle. 

Le  Gratid  Taynerlan  et  Bajazet,  de  Magnon,  imprimé  en  1647  ; 
sujet  tiré  du  xv^  siècle. 

Solyman  ou  l'Esclave  généreuse,  de  Jacquelin,  que  les  frères  Par- 
faict  rapportent  à  l'année  1652  :  le  sujet  est  encore  du  xvi«  siècle. 

Osman,  de  Tristan,  imprimé  en  1656  :  cet  Osman,  étranglé  en 
1622,  était  le  frère  de  l'Amurat  et  du  Bajazet  de  Racine  ;  ainsi 
l'événement  choisi  par  Tristan  était  tout  à  fait  récent. 

1.  C'est  la  sixième  des  Nouvelles  françaises  ou  Divertissements  de  la 
princesse  Aurélie  (2  vol.,  1656-1657). 


EXTRAITS 

ET 

DOCUME.NTS  RELATIFS  A  BAJAZET 


I.    —   JUGEMENTS   DE    MADAME    DE    SÉVIGNÉ 

1°  Lettre  à  Madame  de  Grignan  du  13  janvier  1672. 

«  Racine  a  fait  une  comédie  qui  s'appelle  Bajazet,  et  qui  en- 
lève la  paille  ;  vraiment  elle  ne  va  pas  en  empirando  comme  les 
autres.  M.  de  Tallard  dit  qu'elle  est  autant  au-dessus  de  celles 
de  Corneille  que  celles  de  Corneille  sont  au-dessus  de  celles  de 
Boyer  :  voilà  ce  qui  s'appelle  bien  louer;  il  ne  faut  point  tenir 
les  vérités  cachées.  Nous  en  jugerons  par  nos  yeux  et  nos  oreilles. 

Du  bruit  de  Bajazet  mon  âme  importunée 

fait  que  je  veux  aller  à  la  comédie.  » 

2°  Lettre  du  \o  janvier. 

«  Bajazet  est  beau;  j'y  trouve  quelque  embarras  sur  la  fin; 
il  y  a  bien  de  la  passion,  et  de  la  passion  moins  folle  que  celle  de 
Bérénice;  je  trouve  cependant,  à  mon  petit  sens,  qu'elle  ne  sur- 
passe pas  Andromaque;  et  pour  ce  qui  est  des  belles  comédies  de 
Corneille,  elles  sont  autant  au-dessus,  que  votre  idée  était  au- 
dessus  de  Appliquez  et  ressouvenez-vous   de  cette  folie,  et 

croyez   que  jamais  rien  n'approchera  (je  ne  dis  pas  surpassera) 
des  divins  endroits  de  Corneille.  » 

3"  Lettre  du  16  mars. 

a  Vous  en  avez  jugé  très  juste  et  très  bien.  Je  voulois  vous 
envoyer  la  Champmeslé  pour  vous  réchauffer  la  pièce.  Le  per- 


440      EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  BAJAZET. 

sonnage  de  Bajazet  est  glacé;  les  mœurs  des  Turcs  y  sont  mal 
observées;  ils  ne  font  point  tant  de  façons  pour  se  marier.  Le 
dénouement  n'est  point  bien  préparé  ;  on  n'entre  point  dans  les 
raisons  de  cette  grande  tuerie.  Il  y  a  pourtant  des  choses 
agréables,  et  rien  de  parfaitement  beau,  rien  qui  enlève,  point 
de  ces  tirades  de  Corneille  qui  font  frissonner.  Ma  fille,  gardons- 
nous  bien  de  lui  comparer  Racine,  sentons-en  la  différence.  Il 
y  a  des  endroits  froids  et  foibles,  et  jamais  il  n'ira  plus  loin 
qa  Alexandre  et  (\\x  Andromaque.  Bajazet  est  au-dessous,  au 
sentiment  de  bien  des  gens,  et  au  mien,  si  j'ose  me  citer.  Racine 
fait  des  comédies  pour  la  Champmeslé  :  ce  n'est  pas  pour  les 
siècles  à  venir.  Si  jamais  il  n'est  plus  jeune,  et  qu'il  cesse  d'être 
amoureux,  ce  ne  sera  plus  la  môme  chose.  Yive  donc  notre  vieil 
ami  Corneille! » 


n.    —   RECITS   DES   HISTORIENS    SUR   LA   MORT 
DE    BAJAZET 

1.  Mezerai,  Histoire  des  Turcs  (2  vol.  in-fol.,  1650). 

«  Diverses  maladies  avaient  ôté  à  Amurat  tous  ses  enfants,  et  sa 
cruauté  lui  avait  fait  massacrer  Orcan  et  Bajazet,  n'ayant  pardonné 
qu'à  Ibrahim,  parce  qu'il  lui  paraissait  imbécile  d'esprit.  » 

2.  Du  Yerdier,  Abrégé  de  V Histoire  des  Turcs  (3  vol.  in-12, 1665). 

«  Amurat  avait  deux  frères,  Bajazet  et  Orcan,  princes  assez  bien  faits 
pour  lui  donner  de  l'ombrage.  II  envoya  des  ordres  exprès  au  Caïmakan 
de  les  faire  mourir.  Bajazet  fut  étranglé  sans  aucune  difficulté.  Orcan 
défendit  sa  vie  jusqu'à  tuer  trois  hommes  avant  de  se  laisser  prendre.  » 

5.  J.  de  Ham.mer,  Histoire  de  V empire  ottoman,  trad.  Hellert 
(12  vol.  in-8°,  1855  et  suiv.),  t.  IX,  p.  271. 

«  Le  vendredi  qui  suivit  la  conquête  d'Erivan,  le  grand  chambellan 
Salihaga  et  le  favori  Beschiraga  partirent  pour  Constantinople  avec 
l'ordre  de  faire  illuminer  la  ville  pendant  sept  jours  en  honneur  de  la 
victoire  des  armes  impériales.  (25  sàfer  1043, 10  août  1635.)  — Outre  leur 
mission  officielle,  les  deux  messagers  étaient  porteurs  d'instructions 
secrètes  qui  prescrivaient  au  Kaïmakam  Beïram-Pascha  ef  au  bos- 
tandji-baschi  Doudjé  de  profiter  de  la  solennité  pour  mettre  à  mort  les 
princes  Bayezid  et  Souleiman.  Le  tyran  n'avait  pas  oublié  le  jour  où  ses 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  BAJAZET.      441 

frères  avaient  été  demandés  par  les  troupes  en  insurrection,  et  où  le 
moufti  et  le  grand-vizir  s'étaient  portés  garans  de  leur  sûreté  :  seule- 
ment il  avait  dilFéré  sa  vengeance  jusqu'à  l'heure  où  la  victoire  ren- 
drait l'accomplissement  de  ses  désirs  plus  sûr  et  moins  dangereux, 
pensant  que  les  gémissemens  des  victimes  se  perdraient  dans  les  cris 
joyeux  du  triomphe.  Mais  il  s'était  trompé  :  l'allégresse  publique,  étouf- 
fée par  la  nouvelle  du  supplice  des  princes,  fit  place  à  une  consterna- 
tion générale.  Le  funeste  sort  de  ces  deux  jeunes  gens  pleins  d'espé- 
rance arracha  des  larmes  même  à  leurs  bourreaux,  et  l'illumination  de 
la  ville  pâlit  devant  les  torches  funéraires  de  leur  convoi.  » 

On  ne  voit  point  là  de  frère  du  sultan  qui  se  nomme  Orcan. 
M.  de  Hammer  n'en  connaît  point  de  ce  nom.  Ailleurs  il  cite  les 
quatre  frères  de  Mourad  qui  vivaient  en  1652  :  les  janissaires 
révoltés  exigent  qu'on  leur  montre  «  les  sultans  Bayesid,  Sou- 
leiman,  Kasim,  et  Ibrahim  »  (même  vol.,  p.  177).  Kasim  aura  le 
sort  des  deux  premiers.  Avant  de  partir  pour  le  siège  de  Bagdad, 
selon  M.  de  Ilammer,  Mourad  «  fit  périr  encore  un  de  ses  frères, 
le  sultan  Kasim,  dont  il  redoutait  les  heureuses  dispositions 
(Sqhewal  1047,  17  février  1658)  »  (même  vol.,  p.  509).  Outre 
ces  quatre  princes,  Mourad  avait  eu  deux  autres  frères,  Osman, 
son  prédécesseur,  et  Mohammed,  mis  à  mort  avant  son  avènement. 

A  l'occasion  des  meurtres  de  Bayesid  et  de  Souleiman,  M.  de 
Hammer  fait  le  procès  à  Racine  comme  auraient  pu  le  faire  de 
Visé  ouïes  amis  de  Corneille.  Voici  sa  note  (même  vol.,  p.  405)  : 

«  C'est  là  la  raison  historique  du  meurtre  des  deux  princes,  travestie  en 
fable  par  le  Rapport  de  Césy  et  par  Racine  dans  sa  préface  de  Bnjazet. 
L'illustre  poète,  dans  son  ignorance  des  évènemens  et  des  personnes, 
n'a  fait  qu'un  poème  magnifique,  mais  sans  valeur  historique.  11  n'y 
avait  pas  alors  de  grand-vizir  du  nom  d'Acomat  (Ahmed).  Le  grand-vizir 
ilohammed  (au  long  talon)  était  au  camp,  et  son  Kaïmakam  à  Constan- 
tinople  s'appelait  Beïram.  Ce  vers  placé  dans  la  bouche  du  grand-vizir  : 

Viens,  suis-moi,  la  sultane  en  ce  lieu  doit  se  rendre, 

est  contraire  à  tous  les  usages  du  harem  et  du  serai.  De  plus  l'exécu- 
tion des  deux  princes  eut  lien  après  la  première  campagne  de  Perse, 
c'est-à-dire  après  la  conquête  d'Erivan  et  non  paf5  après  la  seconde  expé- 
dition qui  se  termina  par  la  conquête  de  Bagdad.  La  lettre  dans  laquelle 
Mourad  dit  :  Je  laisse  sous  mes  lois  Babijlone  asservie,  est  donc  fort  sin- 
gulière. » 


QUESTIONS  SUR  BAJAZET 


I.  Discuter  l'idée  de  Racine,  que  dans  la  tragédie  «  l'éloigne- 

ment  des  pays  répare  en  quelque  sorte  la  trop  grande' 
proximité  des  temps  ».  (1)  L'éloignement  est-il  nécessaire 
à  l'émotion  tragique?  (2)  L'éloignement  du  lieu  produit-il 
le  même  effet  que  l'antiquité  du  temps? 

II.  L'histoire  et  les  mœurs  turques  dans  Bajazet. 

III.  Le  caractère   de    Bajazet   :    garde-t-il    «  la  férocité  de  sa 

nation  »? 

lY.   Comparer  Roxane,  Hermione  et  Phèdre. 

V.  Le  caractère  d'Acomat.  Le  comparer  aux  politiques  de  Cor- 

neille. 

VI.  Le  style  de  Bajazet  :  par  où  se  distingue-t-il  de  celui  des 

autres  tragédies? 


PREMIÈRE    PRÉFACE 


Quoique  le  sujet  de  cette  tragédie  ne  soit  encore  dans 
aucune  histoire  imprimée,  il  est  pourtant  très-véritable*. 
C'est  une  aventure  arrivée  dans  le  Serrail,  il  n'y  a  pas 
plus  de  trente  ans-.  Monsieur  le  comte  de  Césy  étoit  alors 
ambassadeur  à  Constantinople^.  Il  fut  instruit  de  toutes  les 
particularités  de  la  mort  de  Bajazet;  et  il  y  a  quantité  de 
personnes  à  la  cour  qui  se  souviennent  de  les  lui  avoir 
entendu  conter,  lorsqu'il  fut  de  retour  en  France.  Mon- 
sieur le  chevalier  de  Nantouillet*  est  du  nombre  de  ces 
personnes.  Et  c'est  à  lui  que  je  suis  redevable  de  cette 
histoire,  et  même  du  dessein  que  j'ai  pris  d'en  faire  une 
tragédie.  J'ai  été  obligé  pour  cela  de  changer  quelques 
circonstances.  Mais  comme  ce  changement  n'est  pas  fort 
considérable,  je  ne  pense  pas  aussi  qu'il  soit  nécessaire  de 
le  marquer  au  lecteur.  La  principale  chose  à  quoi  je  me 
suis  attaché,  c'a  été  de  ne  rien  changer  ni  aux  mœurs  ni 
aux  coutumes  de  la  nation.  Et  j'ai  pris  soin  de  ne  rien 
avancer  qui  ne  fût  conforme  à  l'histoire  des  Turcs  et  à  la 
nouvelle  Relation  de  l'empire  ottoman,  que  l'on  a  traduite 
de  l'anglois  ^.  Surtout  je  dois  beaucoup  aux  avis  de  Mon- 
sieur de  la  Haye  6,  qui  a  eu  la  bonté  de  m'éclaircir  sur 
toutes  les  difficultés  que  je  lui  ai  proposées. 

1.  On  a  \-u  que  des  histoires  relataient  la  mort  de  Bajazet.  Donc,  ce 
qu'il  entend  donner  pour  inédit  et  véritable,  c'est  l'intrigue  qui  causa 
cette  mort. 

2.  Il  y  a  un  peu  plus,  le  siège  de  Bagdad  étant  de  1638. 

3.  Philippe  de  Harlay,  comte  de  Cézy,  ambassadeur  à  Constantinople 
de  1618  à  1611,  sauf  une  courte  interruption  en  1631. 

4.  François  de  Prat,  qui  fut  premier  maître  d'hôtel  du  duc  d'Orléans 
en  1685  :  c'était  un  ami  de  Boileau  et  de  Racine.  Boileau  l'a  placé  dans 
son  passage  du  Rhin  : 

Vivonne,  Nantouillet,  et  Çoislin  et  Salart. 

5.  Histoire  de  l'état  présent  de  l'Empire  ottoman,...  trad.  de  l'anglais 
de  M.  Ricaut,  par  M.  Briot,  in-i",  Mabre-Cramoisy,  1670. 

6.  Jean  de  la  Haye  remplaça  M.  de  Cézy  de  1641  à  1671. 


SECONDE    PRÉFACE' 


Sultan  Amurat,  ou  Sultan  Morat-,  empereur  des  Turcs, 
celui  qui  prit  Babylone  en  1658,  a  eu  quatre  frères.  Le! 
premier,  c'est  à  savoir  Osman,  fut  empereur  avant  lui,  et 
régna  environ  trois  ans 5,  au  bout  desquels  les  janissaires 
lui  ôtèrent  l'Empire  et  la  vie.  Le  second  se  nommoit 
Orcan.  Amurat,  dès  les  premiers  jours  de  son  règne,  le  fit 
étrangler*.  Le  troisième  étoit  Bajazet,  prince  de  grande 
espérance  ;  et  c'est  lui  qui  est  le  héros  de  ma  tragédie. 
Amurat,  ou  par  politique,  ou  par  amitié,  l'avoit  épargné 
jusqu'au  siège  de  Babylone^.  Après  la  prise  de  cette  ville, 
le  Sultan   victorieux   envoya  un  ordre  à  Constantinople 


1.  C'est  la  Préface  de  l'éd.  de  1676  et  des  éditions  suivantes. 

2.  Mourad  IV  régna  de  1623  à  1640  :  il  avait  douze  ans  lorsqu'il  fut 
élevé  à  l'empire. 

5.  Selon  M.  de  Hammer,  Mourad  avait  six  frères  :  les  deux  qui  régnè- 
rent avant  et  après  lui,  Osman  11  et  Ibrahim  1",  et  quatre  qui  furent 
tués  par  leurs  frères  régnants,  Mohammed,  Soleiman,  Husein,  Bajesid. 
Nous  avons  vu  M.  de  Hammer  y  ajouter  lui-même  un  certain  Kasim,  à 
moins  que  ce  Kasim  ne  doive  se  confondj^e  avec  Husein. 

4.  Ce  fratricide  au  début  du  règne  n'est  signalé  par  aucvm  historien, 
ni  sous  Orcan,  ni  sous  aucun  autre  prince.  Au  contraire,  on  fait  tou- 
jours mourir  avec  Bajazet  ou  Bajesid  un  de  ses  frères. 

o.  Entendez  toujours  dans  Racine  Bagdad. 


SECONDE  PREFACE.  445 

pour  le  faire  mourir.  Ce  qui  fut  conduit  et  exécuté  à  peu 
prés  de  la  manière  que  je  le  représente.  Amurat  avoit 
encore  un  frère,  qui  fut  depuis  le  Sultan  Ibrahim,  et  que 
ce  même  Amurat  négligea  comme  un  prince  stupide,  qui 
ne  lui  donnoit  point  d'ombrage.  Sultan  Mahomet*,  qui 
règne  aujourd'hui,  est  fils  de  cet  Ibrahim,  et  par  consé- 
quent neveu  de  Bajazet. 

Les  particularités  de  la  mort  de  Bajazet  ne  sont  encore 
dans  aucune  histoire  imprimée.  M.  le  comte  de  Cézy 
étoit  ambassadeur  à  Constantinople  lorsque  cette  aven- 
ture tragique  arriva  dans  le  Serrail.  Il  fut  instruit  des 
amours  de  Bajazel  et  des  jalousies  de  la  Sultane.  Il  vit 
même  plusieurs  fois  Bajazet,  à  qui  on  permettoit  de  se 
promener  quelquefois  à  la  pointe  du  Serrail,  sur  le  canal 
de  la  mer  Noire.  M.  le  comte  de  Cézy  disoit  que  c'étoit  un 
prince  de  bonne  mine.  Il  a  écrit  depuis  les  circonstances 
de  sa  mort.  Et  il  y  a  encore  plusieurs  personnes  de  qua- 
lité 2  qui  se  souviennent  de  lui  en  avoir  entendu  faire  le 
récit  lorsqu'il  fut  de  retour  en  France. 

Quelques  lecteurs  pourront  s'étonner  qu'on  ait  osé 
mettre  sur  la  scène  une  histoire  si  récente.  Mais  je  n'ai 
rien  vu  dans  les  règles  du  poëme  dramatique  qui  dût  me 
détourner  de  mon  entreprise.  A  la  vérité,  je  ne  conseille- 
rois  pas  à  un  auteur  de  prendre  pour  sujet  d'une  tragé- 
die une  action  aussi  moderne  que  celle-ci,  si  elle  s'étoit 
passée  dans  le  pays  où  il  veut  faire  représenter  sa  tragé- 
die, ni  de  mettre  des  héros  sur  le  théâtre,  qui  auroient 
été  connus  de  la  plupart  des  spectateurs.  Les  person- 
nages tragiques  doivent  être  regardés  d'un  autre  œil  que 
nous  ne  regardons  d'ordinaire  les  personnages  que  nous 


1.  Mahomet  IV  (1648-1687). 

2.  Var.  Après  les  mots  de  qualité,  les  éd.  de  1676  et  1687  ajoutent  : 
«et  entre  autres  M.  le  chevalier  de  Nantouillet  ».  Le  chevalier  étant 
mort  en  1695,  ces  mots  furent  supprimés. 


446  SECONDE  PREFACE. 

avons  vus*  de  si  près.  On  peut  dire  que  le  respect  que 
l'on  a  pour  les  héros  augmente  à  mesure  qu'ils  s'éloignent 
de  nous  :  major  e  longinquo  reverentia  ^.Véloignement  des 
pays  répare  en  quelque  sorte  la  trop  grande  proximité 
des  temps'.  Car  le  peuple  ne  met  guère  de  différence 
entre  ce  qui  est,  si  j'ose  ainsi  parler,  à  mille  ans  de  lui, 
et  ce  qui  en  est  à  mille  lieues.  C'est  ce  qui  fait,  par  exem- 
ple, que  les  personnages  turcs,  quelque  modernes  qu'ils 
soient,  ont  de  la  dignité  sur  notre  théâtre.  On  les  regarde 
de  bonne  heure  comme  anciens.  Ce  sont  des  mœurs  et 
des  coutumes  toutes  différentes.  Nous  avons  si  peu  de 
commerce  avec  les  princes  et  les  autres  personnes  qui 
vivent  dans  le  Serrail,  que  nous  les  considérons,  pour 
ainsi  dire,  comme  des  gens  qui  vivent  dans  un  autre  siè- 
cle que  le  nôtre. 

C'étoit  à  peu  près  de  cette  manière  que  les  Persans 
étoient  anciennement  considérés  des  Athéniens.  Aussi  le 
poëte  Eschyle  ne  fit  point  de  difficulté  d'introduire  dans 
une  tragédie  *  la  mère  de  Xerxès,  qui  étoit  peut-être 
encore  vivante,  et  de  faire  représenter  sur  le  théâtre 
d'Athènes  la  désolation  de  la  cour  de  Perse  après  la  dé- 
route de  ce  prince.  Cependant  ce  même  Eschyle  s'étoit 
trouvé  en  personne  à  la  bataille  de  Salamine,  où  Xerxès 
avoit  été  vaincu.  Et  il  s'étoit  trouvé  encore  à  la  défaite  des 
lieutenants  de  Darius,  père  de  Xerxès,  dans  la  plaine  de 
Marathon.  Car  Eschyle  étoit  homme  de  guerre,  et  il  étoit 
frère  de  ce  fameux  Cynégire  dont  il  est  tant  parlé  dans 


1.  Va7\  vu  (sans  accord),  éd.  1676-87. 

2.  Tacite,  Annales,  I,  47. 

3.  Segrais  avait  exprimé  cette  idée  au  début  de  ses  Nouvelles  Fran- 
çaises :  preuve  encore  que  Racine  n'avait  pas  ignoré  son  devancier.  «  Il 
me  semble,  fait  dire  Segrais  à  une  dame  nommée  Uralie,  que  comme 
l'éloignement  des  lieux,  l'antiquité  du  temps  rend  aussi  les  choses  plus 
vénérables.  »  (T.  I,  p.  20,  éd.  de  la  Haye,  1741.) 

4.  Les  Perses,  où  parait  la  reine  Atossa. 


■■^^jr-^ 


^^" 


SECONDE  PRÉFACE.  447 

l'antiquité,  et  qui  mourut  si  courageusement  en  attaquant 
un  des  vaisseaux  du  roi  de  Perse  *. 


1.  Dans  les  éditions  de  1676-87,  la  préface  se  termine  ainsi  :  «  Je  me 
suis  attaché  à  bien  exprimer  dans  ma  tragédie  ce  que  nous  savons  des 
mœurs  et  des  maximes  des  Turcs.  Quelques  gens  ont  dit  que  mes 
héroïnes  étoient  trop  savantes  en  amour  et  trop  délicates  pour  des 
femmes  nées  parmi  des  peuples  qui  passent  ici  pour  barbares.  Mais 
sans  parler  de  tout  ce  qu'on  lit  dans  les  relations  des  voyageurs,  il  me 
semble  qu'il  suffit  de  dire  que  la  scène  est  dans  le  Serrail.  En  effet,  y 
a-t-il  une  cour  au  monde  où  la  jalousie  et  l'amour  doivent  être  si  bien 
connues,  que  dans  un  lieu  où  tant  de  rivales  sont  enfermées  ensemble, 
et  où  toutes  ces  femmes  n'ont  point  d'autre  étude,  dans  une  éternelle 
oisiveté,  que  d'apprendre  à  plaire  et  à  se  faire  aimer?  Les  hommes 
vraisemblablement  n'y  aiment  pas  avec  la  même  délicatesse.  Aussi 
ai-je  pris  soin  de  mettre  une  grande  différence  entre  la  passion  de 
Bajazet  et  les  tendresses  de  ses  amantes.  Il  garde  au  milieu  de  son 
amour  la  férocité  de  la  nation.  Et  si  l'on  trouve  étrange  qu'il  consente 
plutôt  de  mourir  que  d'abandonner  ce  qu'il  aime  et  d'épouser  ce  qu'il 
n'aime  pas,  il  ne  faut  que  lire  l'histoire  des  Turcs.  On  verra  partout  le 
mépris  qu'ils  font  de  la  vie.  On  verra  en  plusieurs  endroits  à  quel 
excès  ils  portent  les  passions,  et  ce  que  la  simple  amitié  est  capable 
de  leur  faire  faire.  Témoin  un  des  fils  de  Soliman,  qui  se  tua  lui-même 
sur  le  corps  de  son  frère  aîné,  qu'il  aimoit  tendrement,  et  que  l'on 
avoit  fait  mourir  pour  lui  assurer  l'Empire.  » 

Dans  ces  dernières  lignes,  il  s'agit  de  Mustapha  et  de  son  frère  Géanger 
ou  Géangir  :  selon  M.  de  Hammer,  Géangir  mourut  seulement  de 
chagrin  de  la  mort  de  3Iustapha.  Racine  suit  la  version  des  historiens  de 
Thou  et  du  Verdier.  La  mort  de  Mustapha  avait  fourni,  nous  l'avons  vu, 
plusieurs  tragédies  :  Chamfort  reprendra  plus  tard  cet  illustre  exemple 
d'amitié  fraternelle  {Mustapha  et  Zéangir,  1776). 


ACTEURS 


BAJAZET,  frère  du  Sultan  Amu- 

rat Champmeslé. 

ROXANE,    Sultane,    favorite  du 

Sultan  Amurat Mlle  D'E.nxebaut. 

ATALIDE,  iille  du  sang  ottoman .  Mlle  Champmeslé. 

ACOMAT,  grand  visir La  Fleur. 

OSMIN,  confident  du  grand  visir.  Hauteroche. 

ZATIME,  esclave  de  la  Sultane.  ,  „        ^ 

}  Mlles  Brécourt  et  Poisson 
ZAÏRE,  esclave  d  Atahde.   .    . 


La  scène  est  à  Constantinople,  autrement  dite  Bysance, 
dans  le  Serrait  du  Grand  Seigneur  *. 


1.  Sur  Champmeslé  et  sa  femme,  cf.  p.  364.  —  Mlle  d'Ennebaut  était  la 
fille  de  Monlfleury  le  comédien,  sœur  de  l'auteur  dramatique,  qui  fit 
pour  elle  les  rôles  à  travestissements  de  la  Fille  Capitaine  et  la  Femme 
jtige  et  partie.  C'est  elle  que  Mme  Deshoulières  désignait  dans  le  sonnet 
qu'elle  composa  contre  Phèdre  : 

Une  grosse  Aricie  au  teint  rouge,  aux  crins  blonds. 

Elle  quitta  le  théâtre  en  1685.  —  Lafleiir  jouait  les  rois  et  les  paysans, 
les  gascons  et  les  capitans.  —  Hauteroche,  fils  d'un  huissier  de  Paris,  fut 
d'abord  au  Marais,  puis  joua  à  l'Hôtel  de  Bourgogne  où  il  resta  jusqu'en 
1682.  Il  écrivit  une  dizaine  de  comédies  :  le  Deuil  1672,  Crispin  mtisi- 
cien  1673,  le  Cocher  supposé  1674,  YEsprit  follet  1684,  etc.  —  Mlle  Bré- 
court était  la  femme  du  comédien  Brécourt  qui  avait  été  de  la  troupe  de 
Molière.  —  Mlle  Poisson,  femme  de  Raymond  Poisson,  comédien  et 
auteur. 

2.  Bajazet  fut  joué  en  costumes  turcs,  plus  ou  moins  exactement 
copiés.  Il  serait  possible  que  les  estampes  de  la  traduction  de  Ricaut 
en  aient  fourni  les  modèles. 


wmm 


BAJAZET 

TRAGÉDIE 


ACTE  I  i 


SCÈNE  PREMIÈRE  ] 

ACOMAT,  OSMIN.  1 

ACOMAT.  3 

Viens,  suis-moi.  La  Sultane  en  ce  lieu  se  doit  rendre.  4 

Je  pourrai  cependant  te  parler  et  t'entendre.  * 

OSMIN.  -j 

Et  depuis  quand,  Seigneur,  entre-t-on  dans  ces  lieux,  ■ 

Dont  l'accès  étoit  même  interdit  à  nos  yeux?  i 

Jadis  une  mort  prompte  eût  suivi  cette  audace.                5  ■ 


fiuand  tu  seras  instruit  de  tout  ce  qui  se  passe, 

Vlon  entrée  en  ces  lieux  ne  te  surprendra,  plus. 

ttais  laissons,  cher  Osmin,  les  discours  superflus. 

}ue  ton  retour  tardoit  à  mon  impatience  ! 

îlt  que  d'un  œil  content  je  te  vois  dans  Bysance*  !  ic 

1.  Byzance,  pour  Constantinople,  comme  Babijlone  pour  Bagdad 
conmes  antiques  augmentent  le  recul  de  l'action. 

I  RACi>E.  15 


450  BAJAZET. 

Instruis-moi  des  secrets  que  peut  t'avoir  appris 

Un  voyage  si  long  pour  moi  seul  entrepris. 

De  ce  qu'ont  vu  tes  yeux  parle  en  témoin  sincère 

Songe  que  du  récit,  Osmin,  que  tu  vas  faire 

Dépendent  les  destins  de  l'empire  ottoman. 

Ou' as-tu  vu  dans  l'armée,  et  que  fait  le  Sultan?  * 


Babylone,  Seigneur,  à  son  prince  fidèle, 

Voyoit  sans  s'étonner  notre  armée  autour  d'elle  ; 

Les  Persans  rassemblés  marchoient  à  son  secours, 

Et  du  camp  d'Amurat  s'approchoient  tous  les  jours.       20 

Lui-même,  fatigué  d'un  long  siège  inutile, 

Sembloit  vouloir  laisser  Babylone  tranquille. 

Et  sans  renouveler  ses  assauts  impuissants. 

Résolu  de  combattre,  attendoit  les  Persans. 

Mais  comme  vous  savez,  malgré  ma  diligence. 

Un  long  chemin  sépare  et  le  camp  et  Bysance  ; 

Mille  obstacles  divers  m'ont  même  traversé, 

Et  je  puis  ignorer  tout  ce  qui  s'est  passé. 

AGOMAT. 

Que  faisoient  cependant  nos  braves  janissaires? 
Rendent-ils  au  Sultan  des  hommages  sincères?  3o 

Dans  le  secret  des  cœurs,  Osmin,  n'as-tu  rien  lu? 
Amurat  jouit-il  d'un  pouvoir  absolu  ? 

OSMIN.  : 

Amurat  est  content,  si  nous  le  voulons  croire. 

Et  sembloit  se  promettre  une  heureuse  victoire. 

Mais  en  vain  par  ce  calme  il  croit  nous  éblouir  :  35 

Il  affecte  un  repos  dont  il  ne  peut  jouir. 

C'est  en  vain  que  forçant  ses  soupçons  ordinaires, 

Il  se  rend  accessible  à  tous  les  janissaires  : 

Il  se  souvient  toujours  que  son  inimitié 

Voulut  de  ce  grand  corps  retrancher  la  moitié,  40 


ACTE  I.  SCENE  I.  451 

Lorsque  pour  affermir  sa  puissance  nouvelle, 
Il  vouloit,  disoit-il,  sortir  de  leur  tutelle*. 
Moi-même  j'ai  souvent  entendu  leurs  discours; 
Comme  il  les  craint  sans  cesse,  ils  le  craignent  toujours. 
Ses  caresses  n'ont  point  efï'acé  cette  injure.  45 

Votre  absence  est  pour  eux  un  sujet  de  murmure. 
Ils  regrettent  le  temps,  à  leur  grand  cœur  si  doux, 
Lorsque  assurés  de  vaincre  ils  combattoient  sous  vous. 

\COMAT. 

Quoi?  tu  crois,  cher  Osmin,  que  ma  gloire  passée 
Flatte  encor  leur  valeur  et  vit  dans  leur  pensée  ?  5o 

Crois-tu  qu'ils  me  suivroient  encore  avec  plaisir, 
Et  qu'ils  reconnoîtroient  la  voix  de  leur  visir? 

OSMIN. 

Le  succès  du  combat  réglera  leur  conduite  : 

Il  faut  voir  du  Sultan  la  victoire  ou  la  fuite. 

Quoique  à  regret,  Seigneur,  ils  marchent  sous  ses  lois,  55 

Us  ont  à  soutenir  le  bruit  de  leurs  exploits  : 

Us  ne  trahiront  point  l'honneur  de  tant  d'années. 

Mais  enfin  le  succès  dépend  des  destinées. 

Si  l'heureux  Amurat,  secondant  leur  grand  cœur, 

Aux  champs  de  Babylone  est  déclaré  vainqueur,  6o 

Vous  les  verrez  soumis  rapporter  dans  Bysance 

L'exemple  d'une  aveugle  et  basse  obéissance. 

Mais  si  dans  le  combat  le  destin  plus  puissant 

Marque  de  quelque  affront  son  empire  naissant, 

S'il  fuit,  ne  doutez  point  que  fiers  ^  de  sa  disgrâce,        65 

A  la  haine  bientôt  ils  ne  joignent  l'audace, 

1.  M.  de  Hammer  (t.  IX,  p.  176-190)  raconte  comment  Mourad,  à  force 
d'éner{,'ie,  parvint  à  rétablir  son  autorité  sur  les  sipahis  et  les  janis- 
saires, qui  pendant  plus  de  deux  mois  avaient  été  en  révolte  et  avaient 
commis  tous  les  désordr.es  dans  Constantinople  (mars-mai  1632).  C'est  à 
partir  de  ce  moment  que  l'empereur  fut  bien  le  maître  de  fait. 

2.  Fiera,  rendus  fiers,  intraitables;  sens  du  latin  ferox. 


452 


BAJAZET. 


Et  n'expliquent,  Seigneur,  la  perte  du  combat 
Comme  un  arrêt  du  ciel  qui  réprouve  Amurat. 
Cependant,  s'il  en  faut  croire  la  renommée, 
Il  a  depuis  trois  mois  fait  partir  de  l'armée 
Un  esclave  chargé  de  quelque  ordre  secret. 
Tout  le  camp  interdit  trembloit  pour  Bajazet*  : 
On  craignoit  qu' Amurat  par  un  ordre  sévère 
N'envoyât  demander  la  tête  de  son  frère. 


Tel  étoit  son  dessein.  Cet  esclave  est  venu  : 
Il  a  montré  son  ordre,  et  n'a  rien  obtenu. 


75 


Quoi,  Seigneur?  le  Sultan  re verra  son  visage. 
Sans  que  de  vos  respects  il  lui  porte  ce  gage? 


ACOMAT. 


Cet  esclave  n'est  plus.  Un  ordre,  cher  Osmin, 
L'a  fait  précipiter  dans  le  fond  de  l'Euxin. 


80 


OSMIN. 


Mais  le  Sultan,  surpris  d'une  trop  longue  absence, 
En  cherchera  bientôt  la  cause  et  la  vengeance. 
Que  lui  répondrez-vous  ? 


ACOMAT. 


Peut-être  avant  ce  temps 
Je  saurai  l'occuper  de  soins  plus  importants. 
Je  sais  bien  qu' Amurat  a  juré  ma  ruine  ; 
Je  sais  à  son  retour  l'accueil  qu'il  me  destine. 


85 


1.  Dans  la  scène  citée  plus  haut,  M.  de  Hammer  montre  les  sipahis 
et  les  janissaires  se  faisant  montrer,  en  mars  1672,  les  quatre  frèn 
du  sultan,  Bayesid,  Soleiman,    Kasim  et  IbrShim,  et  demandant  de 
garanties  pour  leur  sûreté. 


ACTE  I,  SCENE  I.  453 

Tu  vois,  pour  m'arracher  du  cœur  de  ses  soldats, 

Qu'il  va  chercher  sans  moi  les  sièges,  les  combats  : 

Il  commande  l'armée;  et  moi,  dans  une  ville, 

Il  me  laisse  exercer  un  pouvoir  inutile.  90 

Quel  emploi,  quel  séjour,  Osmin,  pour  un  visir! 

Mais  j'ai  plus  dignement  employé  ce  loisir  : 

J'ai  su  lui  préparer  des  craintes  et  des  veilles, 

Et  le  bruit  en  ira  bientôt  à  ses  oreilles. 

OSMIÎf. 

Quoi  donc?  qu'avez-vous  fait? 

ACOMAT. 

J'espère  qu'aujourd'hui     95 

OSMIN. 


Bajazet  se  déclare,  et  Roxane  avec  lui.  i 


Quoi?  Roxane,  Seigneur,  qu'Amurat  a  choisie 

Entre  tant  de  beautés  dont  l'Europe  et  l'Asie 

Dépeuplent  leurs  États  et  remplissent  sa  cour? 

Car  on  dit  qu'elle  seule  a  fixé  son  amour.  100 

Et  même  il  a  voulu  que  l'heureuse  Roxane, 

Avant  qu'elle  eût  un  fils,  prît  le  nom  de  sultane. 

ACOMAT. 

Il  a  fait  plus  pour  elle,  Osmin  :  il  a  voulu 

Qu'elle  eût  dans  son  absence  un  pouvoir  absolu. 

Tu  sais  de  nos  sultans  les  rigueurs  ordinaires  :  io5 

Le  frère  rarement  laisse  jouir  ses  frères 

De  l'honneur  dangereux  d'être  sortis  d'un  sang 

Qui  les  a  de  trop  près  approchés  de  son  rang. 

L'imbécile  Ibrahim,  sans  craindre  sa  naissance. 

Traîne,  exempt  diî  péril,  une  éternelle  enfance.  110 

Indigne  également  de  vivre  et  de  mourir, 


454  BAJAZET. 

On  l'abandonne  aux  mains  qui  daignent  le  nourrir. 

L'autre,  trop  redoutable,  et  trop  digne  d'envie, 

Voit  sans  cesse  Amurat  armé  contre  sa  vie. 

Car  enfin  Bajazet  dédaigna  de  tout  temps  ii5 

La  molle  oisiveté  des  enfants  des  sultans. 

11  vint  chercher  la  guerre  au  sortir  de  l'enfance, 

Et  même  en  fit  sous  moi  la  noble  expérience. 

Toi-même  tu  l'as  vu  courir  dans  les  combats, 

Emportant  après  lui  tous  les  cœurs  des  soldats,  120 

Et  goûter,  tout  sanglant,  le  plaisir  et  la  gloire 

Que  donne  aux  jeunes  cœurs  la  première  victoire. 

Mais  malgré  ses  soupçons,  le  cruel  Amurat, 

Avant  qu'un  fils  naissant  eût  rassuré  l'État, 

N'osoit  sacrifier  ce  frère  à  sa  vengeance,  126 

Ni  du  sang  ottoman  proscrire  l'espérance. 

Ainsi  donc  pour  un  temps  Amurat  désarmé 

Laissa  dans  le  Serrail  Bajazet  enfermé. 

Il  partit,  et  voulut  que  fidèle  à  sa  haine. 

Et  des  jours  de  son  frère  arbitre  souveraine,  i3o 

Roxane,  au  moindre  bruit,  et  sans  autres  raisons, 

Le  fit  sacrifier  à  ses  moindres  soupçons. 

Pour  moi,  demeuré  seul,  une  juste  colère 

Tourna  bientôt  mes  vœux  du  côté  de  son  frère. 

J'entretins  la  Sultane,  et  cachant  mon  dessein,  i35 

Lui  montrai  d'Amurat  le  retour  incertain, 

Les  murmures  du  camp,  la  fortune  des  armes. 

Je  plaignis  Bajazet;  je  lui  vantai  ses  charmes. 

Qui  par  un  soin  jaloux  dans  l'ombre  retenus. 

Si  voisins  de  ses  yeux,  leur  étoient  inconnus.  i4o 

Que  te  dirai-je  enfin?  la  Sultane  éperdue 

N'eut  plus  d'autres  désirs  que  celui  de  sa  vue. 


Mais  pouvoient-ils  tromper  tant  de  jaloux  regards 
Qui  semblent  mettre  entre  eux  d'invincibles  remparts? 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  455 


Peut-être  il  te  souvient  qu'un  récit  peu  fidèle  i45 

De  la  mort  d'Amurat  fit  courir  la  nouvelle. 

La  Sultane,  à  ce  bruit  feignant  de  s'effrayer, 

Par  des  cris  douloureux  eut  soin  de  l'appuyer. 

Sur  la  foi  de  ses  pleurs  ses  esclaves  tremblèrent; 

De  l'heureux  Bajazet  les  gardes  se  troublèrent;  i5o 

Et  les  dons  achevant  d'ébranler  leur  devoir, 

Leurs  captifs  dans  ce  trouble  osèrent  s'entrevoir. 

Roxane  vit  le  prince.  Elle  ne  put  lui  taire 

L'ordre  dont  elle  seule  étoit  dépositaire. 

Bajazet  est  aimable.  Il  vit  que  son  salut  i55 

Dépendoit  de  lui  plaire,  et  bientôt  il  lui  plut. 

Tout  conspiroit  pour  lui.  Ses  soins,  sa  complaisance, 

Ce  secret  découvert,  et  cette  inteUigence, 

Soupirs  d'autant  plus  doux  qu'il  les  falloit  celer, 

L'embarras  irritant  de  ne  s'oser  parler,  i6o 

Même  témérité,  périls,  craintes  communes. 

Lièrent  pour  jamais  leurs  cœurs  et  leurs  fortunes. 

Ceux  mêmes  dont  les  yeux  les  dévoient  éclairer*, 

Sortis  de  leur  devoir,  n'osèrent  y  rentrer. 

OSMIN. 

Quoi?  Roxane  d'abord  leur  découvrant  son  âme,  i65 

Osa-t-elle  à  leurs  yeux  faire  éclater  sa  flamme? 


Ils  l'ignorent  encore;  et  jusques  à  ce  jour, 

Atalide  a  prêté  son  nom  à  cet  amour. 

Du  père  d'Amurat  Atalide  est  la  nièce  ; 

Et  même  avec  ses  fils  partageant  sa  tendresse,  170 

Elle  a  vu  son  enfance  élevée  avec  eux. 

1.  Éclairer  :  surveiller,  «  Les  princes  sont  trop  dclairés  pour  goûter 
de  véritables  plaisirs.  »  (Montaigne,  cité  par  Furetière.) 


456  BAJAZET. 

Du  prince  en  apparence  elle  reçoit  les  vœux; 
Mais  elle  les  reçoit  pour  les  rendre  à  Roxane, 
Et  veut  bien  sous  son  nom  qu'il  aime  la  Sultane. 
Cependant,  cher  Osmin,  pour  s'appuyer  de  moi,  175 

L'un  et  l'autre  ont  promis  Atalide  à  ma  foi. 

OSMIN. 

Quoi?  vous  l'aimez,  Seigneur? 


Voudrois-tu  qu'à  mon  âge 
Je  fisse  de  l'amour  le  vil  apprentissage? 
Qu'un  cœur  qu'ont  endurci  la  fatigue  et  les  ans 
Suivît  d'un  vain  plaisir  les  conseils  imprudents?  180 

C'est  par  d'autres  attraits  qu'elle  plaît  à  ma  vue  : 
J'aime  en  elle  le  sang  dont  elle  est  descendue. 
Par  elle  Bajazet,  en  m'approchant  de  lui. 
Me  va  contre  lîii-même  assurer  un  appui. 
Un  visir  aux  sultans  fait  toujours  quelque  ombrage.      i85 
A  peine  ils  l'ont  choisi,  qu'ils  craignent  leur  ouvrage. 
Sa  dépouille  est  un  bien  qu'ils  veulent,  recueillir, 
Et  jamais  leurs  chagrins  ne  nous  laissent  vieillir*. 
Bajazet  aujourd'hui  m'honore  et  me  caresse  ; 
Ses  périls  tous  les  jours  réveillent  sa  tendresse.  190 

Ce  même  Bajazet,  sur  le  trône  affermi, 
Méconnoîtra  peut-être  un  inutile  ami. 
Et  moi,  si  mon  devoir,  si  ma  foi  ne  l'arrête, 
S'il  ose  quelque  jour  me  demander  ma  tête.... 
Je  ne  m'explique  point,  Osmin;  mais  je  prétends  195 

Que  du  moins  il  faudra  la  demander  longtemps. 

i.  Le  récit  que  M.  de  Hammerfait  du  règne  de  Mourad  IV  justifie  ces 
vers  de  Racine.  Mais  le  moyen  médité  par  Acomat  était  d'une  efficacité 
douteuse.  M.  de  Hammer  (t.  IX,  p.  127)  rapporte  en  même  temps  et  la 
disgrâce  du  capitan-pacha  Husein,  et  le  supplice  de  Kara  Mustapha, 
tous  les  deux  beaulx-frères  du  sultan. 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  457 

Je  sais  rendre  aux  sultans  de  fidèles  services; 

Mais  je  laisse  au  vulgaire  adorer  leurs  caprices, 

Et  ne  me  pique  point  du  scrupule  insensé 

De  bénir  mon  trépas  quand  ils  l'ont  prononcé*.  200 

Voilà  donc  de  ces  lieux  ce  qui  m'ouvre  l'entrée, 
Et  comme  enfin  Roxane  à  mes  yeux  s'est  montrée. 
Invisible  d'abord  elle  entendoit  ma  voix. 
Et  craignoit  du  Serrail  les  rigoureuses  lois. 
Mais  enfin  bannissant  cette  importune  crainte,  2o5 

Qui  dans  nos  entretiens  jetoit  trop  de  contrainte. 
Elle-même  a  choisi  cet  endroit  écarté. 
Où  nos  cœurs  à  nos  yeux  parlent  en  liberté. 
Par  un  chemin  obscur  une  esclave  me  guide. 
Et....  Mais  on  vient.  C'est  elle  et  sa  chère  Atalide.         210 
Demeure;  et  s'il  le  faut,  sois  prêt  à  confirmer 
Le  récit  important  dont  je  vais  l'informer. 


SCÈiNE  II 
ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME,  ZAÏRE,  ACOMAT,  OSMIN. 

ACOMIT. 

La  vérité  s'accorde  avec  la  renommée, 

Madame.  Osmin  a  vu  le  Sultan  et  l'armée. 

Le  superbe  Amurat  est  toujours  inquiet;  2 

Et  toujours  tous  les  cœurs  penchent  vers  Bajazet  : 


1.  L'ancien  grand  vizir  Khosrew-pacha,  lisant  le  firman  qui  le  con- 
damne à  mort,  dit  :  «  ^'ous  venons  de  Dieu  et  nous  retournons  à  Dieu  : 
le  pouvoir  appartient  au  Padischah  ».  Il  fait  ses  ablutions  et  sa  prière, 
et  livre  sa  tète  au  fatal  cordon.  (De  Ilammer,  IX,  175.)  Racine  a  pris 
celte  idée  dans  Ricaut,  1.  I,  au  cliap.  3,  dont  le  titre  est  :  Les  Turcs 
enseignent  l'obéissance  que  l'on  doit  à  l'empereur,  plutôt  comme  %m 
principe  de  religion  que  d'État, 


(  » 

458  BAJAZET.  h 

D'une  commune  voix  ils  l'appellent  au  trône. 

Cependant  les  Persans  marchoient  vers  Babylone, 

Et  bientôt  les  deux  camps  aux  pieds  de  son  rempart 

Dévoient  de  la  bataille  éprouver  le  hasard.  220 

Ce  combat  doit,  dit-on,  lixer  nos  destinées; 

Et  même,  si  d'Osmin  je  compte  les  journées*, 

Le  ciel  en  a  déjà  réglé  l'événement, 

Et  le  Sultan  triomphe  ou  fuit  en  ce  moment. 

Déclarons-nous,  Madame,  et  rompons  le  silence.  226 

Fermons-lui  dès  ce  jour  les  portes  de  Bysance  ; 

Et  sans  nous  informer  s'il  triomphe  ou  s'il  fuit, 

Croyez-moi,  hâtons-nous  d'en  prévenir  le  bruit. 

S'il  fuit,  que  craignez-vous?  S'il  triomphe,  au  contraire. 

Le  conseil  le  plus  prompt  est  le  plus  salutaire.  280 

Vous  voudrez,  mais  trop  tard,  soustraire  à  son  pouvoir 

Un  peuple  dans  ses  murs  prêt  à  le  recevoir. 

Pour  moi,  j'ai  su  déjà  par  mes  brigues  secrètes 

Gagner  de  notre  loi  les  sacrés  interprètes  *  : 

Je  sais  combien  crédule  en  sa  dévotion  235 

Le  peuple  suit  le  frein  de  la  religion. 

Souffrez  que  Bajazet  voie  enfin  la  lumière  : 

Des  murs  de  ce  palais  ouvrez-lui  la  barrière. 

Déployez  en  son  nom  cet  étendard  fatal. 

Des  extrêmes  périls  l'ordinaire  signal^.  240 

Les  peuples,  prévenus  de  ce  nom  favorable, 

Savent  que  sa  vertu  le  rend  seule  coupable. 

D'ailleurs  un  bruit  confus,  par  mes  soins  confirmé, 

Fait  croire  heureusement  à  ce  peuple  alarmé 

Qu'Amurat  le  dédaigne,  et  veut  loin  de  Bysance  245 

Transporter  désormais  son  trône  et  sa  présence. 

1.  Journées  «  est  un  espace  de  chemin  qu'on  peut  faire  facilement  en 
un  jour  »  (Furetière). 

2.  Le  mufti  et  les  ulémas;  cf.  Ricaut,  2'  livre. 

5.  L'étendard  de  Mahomet,  sur  lequel  était  inscrite  la  devise  ;  «  L'aide 
est  de  Dieu  ». 


ACTE  I,  SCENE  III.  459      • 

Déclarons  le  péril  dont  son  frère  est  pressé  ;  ^ 

Montrons  l'ordre  cruel  qui  vous  fut  adressé.  "j 

Surtout  qu'il  se  déclare  et  se  montre  lui-même,  1 

Et  fasse  voir  ce  front  digne  du  diadème.  25o      \ 

ROXANE.  ] 

11  suffit.  Je  tiendrai  tout  ce  que  j'ai  promis.  ' 

Allez,  brave  Acomat,  assembler  tos  amis.  : 

De  tous  leurs  sentiments  venez  me  rendre  compte  ;  ^ 

Je  vous  rendrai  moi-même  une  réponse  prompte.  :^ 

Je  verrai  Bajazet.  Je  ne  puis  dire  rien,  255     ] 

Sans  savoir  si  son  cœur  s'accorde  avec  le  mien.  '■. 

Allez,  et  revenez.  ] 


SCÈNE  m 

ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME,  ZAÏRE. 


Enfin,  belle  Atalide, 
Il  faut  de  nos  destins  que  Bajazet  décide. 
Pour  la  dernière  fois  je  le  vais  consulter. 
Je  vais  savoir  s'il  m'aime. 

ATALIDE, 

Est-il  temps  d'en  douter,      260 
Madame  ?  Hàtez-vous  d'achever  votre  ouvrage. 
Vous  avez  du  Visir  entendu  le  langage. 
Bajazet  vous  est  cher,  Savez-vous  si  demain 
Sa  liberté,  ses  jours  seront  en  votre  maivi  ? 
Peut-être  en  ce  moment  Amurat  en  furie  265 

S'approche  pour  trancher  une  si  belle  vie. 
Et  pourquoi  de  son  cœur  doutez-vous  aujourd'hui? 


460  BAJAZET. 

ROXANE. 

Mais  m'en  répondez-vous,  vous  qui  parlez  pour  lui  ? 


Quoi,  Madame? les  soins  qu'il  a  pris  pour  vous  plaire, 

Ce  que  vous  avez  fait,  ce  que  vous  pouvez  faire,  270 

Ses  périls,  ses,  respects,  et  surtout  vos  appas. 

Tout  cela  de  son  cœur  ne  vous  répond-il  pas? 

Croyez  que  vos  bontés  vivent  dans  sa  mémoire. 

ROXANE. 

Hélas  !  pour  mon  repos  que  ne  le  puis-je  croire? 

Pourquoi  faut-il  au  moins  que  pour  me  consoler  270 

L'ingrat  ne  parle  pas  comme  on  le  fait  parler? 

Yingt  fois,  sur  vos  discours  pleine  de  confiance, 

Du  trouble  de  son  cœur  jouissant  par  avance, 

Moi-même  j'ai  voulu  m' assurer  de  sa  foi  S 

Et  l'ai  fait  en  secret  amener  devant  moi.  •  280 

Peut-être  trop  d'amour  me  rend  trop  difficile; 

Mais  sans  vous  fatiguer  d'un  récit  inutile. 

Je  ne  retrouvois  point  ce  trouble,  cette  ardeur^ 

Que  m'avoit  tant  promis  un  discours  trop  flatteur. 

Enfin  si  je  lui  donne  et  la  vie  et  l'Empire,  285 

Ces  gages  incertains  ne  me  peuvent  suffire. 

ATALIDE. 

Quoi  donc?  à  son  amour  qu'allez-vous  proposer? 

ROXANE. 

S'il  m'aime,  dès  ce  jour  il  me  doit  épouser. 

1.  Var.  Pour  l'entendre  à  mes  yeux  m'assurer  de  sa^foi, 
Je  l'ai  fait  en  secret  amener  devant  moi.  (Ed.  1672.) 

2.  Var,  Mes  yeux  ne  trouvoient  point  ce  trouble,  cette  ardeur 
Que  leur  avoit  promise  un  discours  trop  flatteur.  (Ed.  1672.) 


ACTE  I,  SCENE  III.  4G1 

AT  AUDE. 

Vous  épouser  !  0  ciel  !  que  prétendez-vous  faire  ? 


Je  sais  que  des  sultans  l'usage  m'est  contraire  :  290 

Je  sais  qu'ils  se  sont  fait  une  superbe  '  loi 

De  ne  point  à  l'hymen  assujettir  leur  foi. 

Parmi  tant  de  beautés  qiii  briguent  leur  tendresse, 

Ils  daignent  quelquefois  choisir  une  maîtresse  ; 

Mais  toujours  inquiète  avec  tous  ses  appas,  29$ 

Esclave  elle  reçoit  son  maître  dans  ses  bras; 

Et  sans  sortir  du  joug  où  leur  loi  la  condamne, 

Il  faut  qu'un  fils  naissant  la  déclare  sultane. 

Amurat  plus  ardent,  et  seul  jusqu'à  ce  jour, 

A  voulu  que  l'on  dût  ce  titre  à  son  amour.  3oo 

J'en  reçus  la  puissance  aussi  bien  que  le  titre, 

Et  des  jours  do  son  frère  il  me  laissa  l'arbitre. 

Mais  ce  même  Amurat  ne  me  promit  jamais 

Que  l'hymen  dût  un  jour  couronner  ses  bienfaits; 

El  moi,  qui  n'aspirois  qu'à  cette  seule  gloire,  3o5 

De  ses  autres  bienfaits  j'ai  perdu  la  mémoire. 

Toutefois  que  sert-il  de  me  justifier? 

Bajazet,  il  est  vrai,  m'a  tout  fait  oublier. 

Malgré  tous  ses  malheurs  plus  heureux  que  son  frère, 

11  m'a  plu,  sans  peut-être  aspirera  me  plaire.  3 10 

Femmes,  gardes,  visir,  pour  lui  j'ai  tout  séduit; 

En  un  mot,  vous  voyez  jusqu'où  je  l'ai  conduit. 

Grâces  à  mon  amour,  je  me  suis  bien  servie 

Du  pouvoir  qu'Amurat  me  donna  sur  sa  vie. 

Dajazet  touche  presque  au  trône  des  sultans  :  3i5 

Il  ne  faut  plus  qu'un  pas.  Mais  c'est  où  je'l'attends. 

Malgré  tout  mon  amour,  si  dans  cette  journée 

1.  Superbe  :  sens  étymologique,  de  sîiperbus. 


402  BAJAZET. 

Il  ne  m'altaclie  à  lui  par  un  juste*  hyménée, 

S'il  ose  m'alléguer  une  odieuse  loi; 

Quand  je  fais  tout  pour  lui,  s'il  ne  fait  tout  pour  moi  ;  Sao 

Dès  le  même  moment,  sans  songer  si  je  l'aime, 

Sans  consulter  enfin  si  je  me  perds  moi-même, 

J'abandonne  l'ingrat,  et  le  laisse  rentrer 

Dans  l'état  malheureux  d'où  je  l'ai  su  tirer. 

Voilà  sur  quoi  je  veux  que  Bajazet  prononce.  SaS 

Sa  perte  ou  son  salut  dépend  de  sa  réponse. 
Je  ne  vous  presse  point  de  vouloir  aujourd'hui 
Me  prêter  votre  voix  pour  m'expliquer  à  lui  : 
Je  veux  que  devant  moi  sa  bouche  et  son  visage 
Me  découvrent  son  cœur,  sans  me  laisser  d'ombrage;  33o 
Que  lui-même,  en  secret  amené  dans  ces  lieux, 
Sans  être  préparé  se  présente  à  mes  yeux. 
Adieu  :  vous  saurez  tout  après  cette  entrevue. 


SCÈNE  IV 
ATALIDE,  ZAÏRE. 

ATALIDE. 

Zaïre,  c'en  est  fait,  Atalide  est  perdue. 

ZAÏRE. 

Vous  ! 

ATALIDE. 

Je  prévois  déjà  tout  ce  qu'il  faut  prévoir.  335 

Mon  unique  espérance  est  dans  mon  désespoir 2. 

1.  Juste  :  sens  latîn,  «  légitime,  dans  les  formes  »  -.juslie  nuptix. 

2.  Una  sains  victis,  tmllam  sperare  salutem  {Virg.,  En.,  Il,  334). 

Ma  plus  douce  espérance  est  de  perdre  l'espoir. 

(Corn.,  6'trf,  I,  2,  v.  155.) 


ACTE  I,  SCÈiNE  IV.  463 

ZAÏRE. 

Mais,  Madame,  pourquoi? 

AT  AUDE. 

Si  tu  venois  d'entendre 
Quel  funeste  dessein  Roxane  vient  de  prendre, 
Quelles  conditions  elle  veut  imposer! 
Bajazet  doit  périr,  dit-elle,  ou  l'épouser.  340 

S'il  se  rend,  que  deviens-je  en  ce  malheur  extrême? 
Et  s'il  ne  se  rend  pas,  que  devient-il  lui-même? 


Je  conçois  ce  malheur;  mais  à  ne  point  mentir, 
Votre  amour  dès  longtemps  a  dû  le  pressentir. 


Ah!  Zaïre,  l'amour  a-t-il  tant  de  prudence?  345 

Tout  sembloit  avec  nous  être  d'intelhgence  : 

Roxane,  se  livrant  toute  entière  à  ma  foi, 

Du  cœur  de  Bajazet  se  reposoit  sur  moi, 

M'abandonnoit  le  soin  de  tout  ce  qui  le  touche, 

Le  voyoit  par  mes  yeux,  lui  parloit  par  ma  bouche  ;     35o 

Et  je  croyois  toucher  au  bienheureux  moment 

Où  j'allois  par  ses  mains  couronner  mon  amant. 

Le  ciel  s'est  déclaré  contre  mon  artifice. 

Et  que  falloit-il  donc,  Zaïre,  que  je  fisse  ? 

A  l'erreur  de  Roxane  ai-je  dû  in'opposer,  355 

Et  perdre  mon  amant  pour  la  désabuser? 

Avant  que  dans  son  cœur  cette  amour  fût  formée, 

J'aimois,  et  je  pouvois  m'assurer  d'être  aimée. 

Dès  nos  plus  jeunes  ans,  tu  t'en  souviens  assez. 

L'amour  serra  les  nœuds  par  le  sang  commencés.        36o 

Élevée  avec  lui  dans  le  sein  de  sa  mère. 

J'appris  à  distinguer  Bajazet  de  son  frère; 


464  BAJAZET. 

Elle-même  avec  joie  unit  nos  volontés. 

Et  quoique  après  sa  mort  l'un  de  l'autre  écartés, 

Conservant,  sans  nous  voir,  le  désir  de  nous  plaire,     365 

Nous  avons  su  toujours  nous  aimer  et  nous  taire. 

Roxane,  qui  depuis,  loin  de  s'en  défier, 

A  ses  desseins  secrets  voulut  m'associer. 

Ne  put  voir  sans  amour  ce  héros  trop  aimable  : 

Elle  courut  lui  tendre  une  main  favorable.  370 

Bajazet  étonné  rendit  grâce  à  ses  soins. 

Lui  rendit  des  respects  :  pouvoit-il  faire  moins  ? 

Mais  qu'aisément  l'amour  croit  tout  ce  qu'il  souhaite  ! 

De  ses  moindres  respects  Roxane  satisfaite 

Nous  engagea  tous  deux  par  sa  facilité  376 

A  la  laisser  jouir  de  sa  crédulité. 

Zaïre,  il  faut  pourtant  avouer  ma  foiblesse  : 

D'un  mouvement  jaloux  je  ne  fus  pas  maîtresse. 

Ma  rivale,  accablant  mon  amant  de  bienfaits, 

Opposoit  un  empire  à  mes  foibles  attraits;  38o 

Mille  soins  la  rendoient  présente  à  sa  mémoire; 

Elle  l'entretenoit  de  sa  prochaine  gloire. 

Et  moi,  je  ne  puis  rien.  Mon  cœur,  pour  tous  discours, 

N'avoit  que  des  soupirs,  qu'il  répétoit  toujours. 

Le  ciel  seul  sait  combien  j'en  ai  versé  de  larmes.  385 

Mais  enfin  Bajazet  dissipa  mes  alarmes. 

Je  condamnai  mes  pleurs,  et  jusques  aujourd'hui 

Je  l'ai  pressé  de  feindre,  et  j'ai  parlé  pour  lui. 

Hélas!  tout  est  fini.  Roxane  méprisée 

Bientôt  de  son  erreur  sera  désabusée.  390 

Car  enfin  Bajazet  ne  sait  point  se  cacher  : 

Je  connois  sa  vertu  prompte  à  s'effaroucher. 

Il  faut  qu'à  tous  moments,  tremblante  et  secourable. 

Je  donne  à  ses  discours  un  sens  plus  favorable. 

Bajazet  va  se  perdre.  Ah  !  si,  comme  autrefois,  3c)5 

Ma  rivale  eût  voulu  lui  parler  par  ma  voix  !• 

Au  moins  si  j'avois  pu  préparer  son  visage  ! 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  465 

Mais,  Zaïre,  je  puis  l'altendre  à  son  passage  : 

D'un  mot  ou  d'un  regard  je  puis  le  secourir. 

Qu'il  l'épouse,  en  un  mot,  plutôt  que  de  périr.  4oo 

Si  Roxane  le  veut,  sans  doute  il  faut  qu'il  meure. 

Il  se  perdra,  te  dis-je.  Atalide,  demeure  : 

Laisse,  sans  t'alarmer,  ton  amant  sur  sa  foi. 

Penses-tu  mériter  qu'on  se  perde  pour  toi  ? 

Peut-être  Bajazet,  secondant  ton  envie,  4(^5 

Plus  que  tu  ne  voudras  aura  soin  de  sa  vie. 


Ah!  dans  quels  soins.  Madame,  allez-vous  vous   plonger? 

Toujours  avant  le  temps  faut-il  vous  affliger? 

Vous  n'en  pouvez  douter,  Bajazet  vous  adore. 

Suspendez  ou  cachez  l'ennui  qui  vous  dévore.  4io 

-N'allez  point  par  vos  pleurs  déclarer  vos  amours. 

La  main  qui  l'a  sauvé  le  sauvera  toujours, 

Pourvu  qu'entretenue  en  son  erreur  fatale, 

P.oxane  jusqu'au  bout  ignore  sa  rivale. 

Venez  en  d'autres  lieux  enfermer  vos  regrets,  4i5 

Et  de  leur  entrevue  attendre  le  succès. 


Hé  bien!  Zaïre,  allons.  Et  toi,  si  ta  justice 

De  deux  jeunes  amants  veut  punir  l'artifice, 

0  ciel,  si  notre  amour  est  condamné  de  toi. 

Je  suis  la  plus  coupable  :  épuise  tout  sur  moi.  420 


FIN   DU   PREMIER   ACTE 


ACTE  II 


SCÈNE    PREMIÈRE 
BAJAZET,  ROXANE. 

ROXANE. 

Prince;  l'heure  fatale  est  enfin  arrivée 

Qu'à  votre  liberté  le  ciel  a  réservée. 

Rien  ne  me  retient  plus,  et  je  puis  dès  ce  jour 

Accomplir  le  dessein  qu'a  formé  mon  amour. 

Non  que  vous  assurant  d'un  triomphe  facile,  4^5 

Je  mette  entre  vos  mains  un  empire  tranquille  ; 

Je  fais  ce  que  je  puis,  je  vous  l'avois  promis  : 

J'arme  votre  valeur  contre  vos  ennemis; 

J'écarte  de  vos  jours  un  péril  manifeste  ; 

Votre  vertu.  Seigneur,  achèvera  le  reste.  43o 

Osmin  a  vu  l'armée  ;  elle  penche  pour  vous  ; 

Les  chefs  de  notre  loi  conspirent  avec  nous; 

Le  visir  Acomat  vous  répond  de  Bysance  ; 

Et  moi,  vous  le  savez,  je  tiens  sous  ma  puissance 

Cette  foule  de  chefs,  d'esclaves,  de  muets*,  435 

i.  Ricaut,  dans  son  État  présent  de  VEmpire  ottoman,  avait  nommé 
les  muets  (I.  I,  ch.  vm  :  des  Muets  et  des  Nains;  ch,  ix  :  des  Etmuqnes). 
Mais  il  nommait  aussi  les  pages,  souvent  mentionnés  aussi  par  M.  de 
Hammer  :  or  Racine  a  soigneusement  exclu  les  pages,  sans  doute 
parce  que  leur  nom  eût  paru  au  public  manquer  de  couleur  locale. 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  407 

Peuple  que  dans  ses  murs  renferme  ce  palais, 

Et  dont  à  ma  faveur  les  âmes  asservies 

M'ont  vendu  dès  longtemps  leur  silence  et  leurs  vies. 

Commencez  maintenant.  C'est  à  vous  de  courir 

Dans  le  champ  glorieux  que  j'ai  su  vous  ouvrir.  44o 

Vous  n'entreprenez*  point  une  injuste  carrière; 

Vous  repoussez,  Seigneur,  une  main  meurtrière  : 

L'exemple  en  est  commun  ;  et  parmi  les  sultans, 

Ce  chemin  à  l'Empire  a  conduit  de  tout  temps  *. 

Mais  pour  mieux  commencer,  hàtons-nous  l'un  et  l'autre 

D'assurer  à  la  fois  mon  bonheur  et  le  vôtre. 

Montrez  à  l'univers,  en  m'attachant  à  vous, 

Que  quand  je  vous  servois,  je  servois  mon  époux; 

Et  par  le  nœud  sacré  d'un  heureux  hyménée 

Justifiez  la  foi  que  je  vous  ai  donnée.  45o 

BAJAZET. 

Ah!  que  proposez-vous.  Madame? 

ROXANE. 

Hé  quoi,  Seigneur? 
Quel  obstacle  secret  trouble  notre  bonheur? 

BAJAZET. 

Madame,  ignorez- vous  que  l'orgueil  de  l'Empire.... 
Que  ne  m'épargnez-vous  la  douleur  de  le  dire? 

ROXANE. 

Oui,  je  sais  que  depuis  qu'un  de  vos  empereurs,  455 

bajazet,  d'un  barbare  éprouvant  les  fureurs. 
Vit  au  char  du  vainqueur  son  épouse  enchaînée, 

1.  Entreprendre  :  on  dit  entreprendre  un  voyage,  une  course,  d'où 
une  carrière. 

2.  Exemple  :  le  frère  et  prédécesseur  de  Mourad,  Osman,  le  héros  de 
1-T  tragédie  de  Tristan,  fut  étranglé  par  les  janissaires  en  1622.  Cf.  plus 
loin,  vers  488. 


408  BAJAZET. 

Et  par  toute  l'Asie  à  sa  suite  traînée, 

Dé  l'honneur  ottoman  ses  successeurs  jaloux 

Ont  daigné  rarement  prendre  le  nom  d'époux*.  46o 

Mais  l'amour  ne  suit  point  ces  lois  imaginaires; 

Et  sans  vous  rapporter  des  exemples  vulgaires,  | 

Solyman^  (vous  savez  qu'enire  tous  vos  aïeux, 

Dont  l'univers  a  craint  le  bras  victorieux, 

Nul  n'éleva  si  haut  la  grandeur  ottomane),  465 

Ce  Solyman  jeta  les  yeux  sur  Roxelane. 

Malgré  tout  son  orgueil,  ce  monarque  si  fier 

A  son  trône,  à  son  lit  daigna  l'associer, 

Sans  qu'elle  eût  d'autres  droits  au  rang  d'impératrice 

Qu'un  peu  d'attraits  peut-être,  et  beaucoup  d'arlitice.  470 


BAJAZET. 

.^* 
Il  est  vrai.  Mais  aussi  voyez  ce  que  je  puis,  l 

Ce  qu'étoit  Solyman,  et  le  peu  que  je  suis. 
Solyman  jouissoit  d'une  pleine  puissance  : 
L'Egypte  ramenée  à  son  obéissance, 
Rhodes,  des  Ottomans  ce  redoutable  écueil,  47^ 

De  tous  ses  défenseurs  devenu  le  cercueil', 
Du  Danube  asservi  les  rives  désolées*. 
De  l'empire  persan  les  bornes  reculées  ^, 

1.  «  La  coutume  des  OUomans  était  de  n'avoir  que  des  concubines 
et  de  ne  point  épouser  des  femmes,  pour  éviter  l'ignominie  f|ue 
Tamerlan  lit  souiFrir  à  la  femme  de  Bajazet.  »  (Du  Verdier,  Abrégé  fie 
l'histoire  des  Turcs).  —  Ricaut  (p.  279)  expliquait  aussi  la  coutume  des 
sultans;  il  rapportait  l'anecdote,  mais  il  doutait  que  ce  fût  la  vraie 
raison  politique  de  la  covxtume. 

2.  Soliman  le  Magnifique  (1520-1566).  Du  fait  rappelé  ici  par  Racine, 
Favart  a  tiré  sa  jolie  comédie  des  Trois  Sultanes. 

3.  En  1522. 

4.  Siège  de  Vienne,  1529;  guerres  et  conquêtes  en  Hongrie,  1521, 
1526-58,  1540, 1552-62. 

5.  Conquêtes  en  Géorgie,  1536,  prise  de  Bagdad,  1538.  La  conquête 
de  la  Géorgie  s'achève  en  15i9-50.  —  Remarquez  le  sons  relatif  du 
vers.  Ordinairement  reculés  se  prend  relativement  au  peuple  dont  les 


ACTE  II,  SCENE  I.  460 

Dans  leurs  climats  brûlants  les  Africains  domptés, 

Faisoient  taire  les  lois  devant  ses  volontés.  480 

Que  suis-je?  J'attends  tout  du  peuple  et  de  l'armée. 

Mes  malheurs  font  encor  toute  ma  renommée. 

Infortuné,  proscrit,  incertain  de  régner, 

Dois-je  irriter  les  cœurs  au  lieu  de  les  gagner? 

Témoins  de  nos  plaisirs,  plaindront-ils  nos  misères  ?     485 

Croiront-ils  mes  périls  et  vos  larmes  sincères  ? 

Songez,  sans  me  flatter  du  sort  de  Solyrnan, 

Au  meurtre  tout  récent  du  malheureux -Osman. 

Dans  leur  rébellion,  les  chefs  des  janissaires, 

Cherchant  à  colorer  leurs  desseins  sanguinaires,  490 

Se  crurent  à  sa  perte  assez  autorisés 

Par  le  fatal  hymen  que  vous  me  proposez  *. 

Que  vous  dirai-je  enfm  ?  Maître  de  leur  suffrage, 

Peut-être  avec  le  temps  j'oserai  davantage. 

Ne  précipitons  rien,  et  daignez  commencer  495 

A  me  mettre  en  état  de  vous  récompenser. 

ROXA?iE. 

Je  vous  entends,  Seigneur  :  je  vois  mon  imprudence  ; 
Je  vois  que  rien  n'échappe  à  votre  prévoyance. 
Vous  avez  pressenti  jusqu'au  moindre  danger 
Où  mon  amour  trop  prompt  vous  alloit  engager.         .  5oo 
Pour  vous,  pour  votre  honneur,  vous  en  craignez  les  suites. 
Et  je  le  crois.  Seigneur,  puisque  vous  me  le  dites. 
Mais  avez-vous  prévu,  si  vous  ne  m'épousez. 
Les  périls  plus  certains  où  vous  vous  exposez? 
Songez-vous  que  sans  moi  tout  vous  devient  contraire? 
Que  c'est  à  moi  surtout  qu'il  importe  de  plaire  ? 

frontièros  sont  désignées  :  reculer  les  bornes  de  l'empire  c'est  l'agrandir. 
Mais  ici  Racine  se  met  au  point  de  vue  de  l'ennemi  :  reonder  les  bornes 
de  la  Perse,  quand  un  Turc  parle,  c'est  diminuer  la  Perse. 

1.  Osman  II  épousa  quatre  femmes,  une  esclave  russe  d'abord,  puis 
trois  filles  de  naissance  libre.  L'exemple  d'Osman  était  allégué  par 
Ricaut  qui  attribuait  aussii  sa  mort  à  son  maria^^e  (p.  279). 


470  BAJAZET. 

Songez-vous  que  je  tiens  les  portes  du  Palais, 

Que  je  puis  vous  l'ouvrir  ou  fermer  pour  jamais, 

Que  j'ai  sur  voire  vie  un  empire  suprême, 

Que  vous  ne  respirez  qu'autant  que  je  vous  aime?        5io 

Et  sans  ce  même  amour,  qu'offensent  vos  refus, 

Songez-vous,  en  un  mot,  que  vous  ne  seriez  plus  ? 

BAJAZET. 

Oui,  je  tiens  tout  de  vous;  et  j'avois  lieu  de  croire 
Que  c'étoit  pour  vous-même  une  assez  grande  gloire, 
En  voyant  devant  moi  tout  l'Empire  à  genoux,  5i5 

De  m'entendre  avouer  que  je  tiens  tout  de  vous. 
Je  ne  m'en  défends  point,  ma  bouche  le  confesse  *, 
Et  mon  respect  saura  le  confirmer  sans  cesse. 
Je  vous  dois  tout  mon  sang  :  ma  vie  est  votre  bien  ; 
Mais  enfin  voulez-vous.... 


Non,  je  ne  veux  plus  rien.      620 
Ne  m'importune  plus  de  tes  raisons  forcées. 
Je  vois  combien  tes  vœux  sont  loin  de  mes  pensées. 
Je  ne  te  presse  plus,  ingrat,  d'y  consentir. 
Rentre  dans  le  néant  dont  je  t'ai  fait  sortir. 
Car  enfin  qui  m'arrête?  et  quelle  autre  assurance        SaS 
Demanderois-je  encor  de  son  indifférence  ^  ? 

1;  Enée  à  Didon,  dans  Virgile  (En.,  IV,  535-55)  : 

...  Ego  te,  qux  plurima  fando 
Eniimerare  vales,  nnnqunm,  Regina,  negnbo 
Promeritam... 

«  Je  ne  nierai  point,  Reine,  que  vous  m'avez  rendu  tous  les  "services 
que  vous  pouvez  énumérer.  » 
2.  Didon  à  Enée  {ibicL,  368)  : 

Nam  quid  dissimulo?  aut  quae  me  ad  majora  réserva? 
Num  fletu  vig"muit  nostro?... 

«  l*nis-je  me  le  cacher?  Quelles  plus  certaines  preuves  puis-je  atten- 
dre? A-t-il  gémi  de  mes  larmes?  » 


ACTE  II,  SCENE  I.  471 

L'ingrat  est-il  touché  de  mes  empressements  ? 

L'amour  même  entre-t-il  dans  ses  raisonnements? 

Ah!  je  Yois  tes  desseins.  Tu  crois,  quoi  que  je  fasse, 

Que  mes  propres  périls  t'assurent  de  ta  grâce,  53o 

Qu'engagée  avec  toi  par  de  si  forts  liens. 

Je  ne  puis  séparer  tes  intérêts  des  miens. 

Mais  je  m'assure  encore  aux  bontés  de  ton  frère  : 

Il  m'aime,  tu  le  sais;  et  malgré  sa  colère, 

Dans  ton  perfide  sang  je  puis  tout  expier,  535 

Et  ta  mort  suffira  pour  me  justifier. 

N'en  doute  point,  j'y  cours,  et  dès  ce  moment  même. 

Bajazet,  écoutez  :  je  sens  que  je  vous  aime. 
Vous  vous  perdez.  Gardez  de  me  laisser  sortir. 
Le  chemin  est  encore  ouvert  au  repentir.  54o 

Ne  désespérez  point  une  amante  en  furie. 
S'il  in'échappoit  un  mot,  c'est  fait  de  votre  vie. 

RAJAZET. 

Vous  pouvez  me  l'ôter  :  elle  est  entre  vos  mains. 
Peut-être  que  ma  mort,  utile  à  vos  desseins, 
De  l'heureux  Amurat  obtenant  votre  grâce,  545 

Vous  rendra  dans  son  cœur  votre  première  place. 

ROXANE. 

Dans  son  cœur  ?  Ah  !   crois-tu,  quand  il  le  voudroit  bien. 

Que  si  je  perds  l'espoir  de  régner  dans  le  tien. 

D'une  si  douce  erreur  si  longtemps  possédée, 

Je  puisse  désormais  souffrir  une  autre  idée,  55o 

Ni  que  je  vive  enfin,  si  je  ne  vis  pour  toi  ? 

Je  te  donne,  cruel,  des  armes  contre  moi, 

Sans  doute,  et  je  devois  retenir  ma  foiblesse  : 

Tu  vas  en  triompher.  Oui,  je  te  le  confesse, 

J'affectois  à  tes  yeux  une  fausse  fierté.  555 

De  toi  dépend  ma  joie  et  ma  félicité. 

De  ma  sanglante  mort  ta  mort  sera  suivie. 


472  BAJAZET. 

Quel  fruit  de  tant  de  soins  que  j'ai  pris  pour  ta  vie  ! 
Tu  soupires  enfin,  et  semblés  te  troubler. 
Achève,  parle. 

BAJAZET. 

0  ciel  !  que  ne  puis-je  parler?  56o 

ROXANE. 

Quoi  donc?  Que  dites-vous?  et  que  viens-je  d'entendre? 
Vous  avez  des  secrets  que  je  ne  puis  apprendre  ! 
Quoi?  de  vos  sentiments  je  ne  puis  m'éclaircir? 


Madame,  encore  un  coup,  c'est  à  vous  de  choisir. 
Daignez  m'ouvrir  au  trône  un  chemin  légitime,  565 

Ou  bien,  me  voilà  prêt  :  prenez  votre  victime. 


Ah!  c'en  est  trop  enfin  :  tu  seras  satisfait. 
Holà!  gardes,  qu'on  vienne. 


SGÈNE  II 

ROXANE,  ACOMAT,  BAJAZET. 

ROXANE. 

Acomat,  c'en  est  fait. 
Yous  pouvez  retourner,  je  n'ai  rien  à  vous  dire. 
Du  sultan  Amurat  je  reconnois  l'empire.  570 

Sortez.  Que  le  Serrail  soit  désormais  fermé, 
Et  que  tout  rentre  ici  dans  l'ordre  accoutumé» 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  473  i 

i 

J 

SCÈNE  III  1 

BAJAZET,  ACOMAT.  l 

ACOMAT.  \ 


Seigneur,  qu'ai-je  entendu  ?  Quelle  surprise  extrême  !  , 

Qu'allez-vous  devenir  ?  Que  deviens-je  moi-même  ?  j 

D'où  naît  ce  changement?  Qui  dois-je  en  accuser?        675  -  '^ 

Ociel!  i 

BAJAZET.  ■ 

Il  ne  faut  point  ici  vous  abuser.  -^ 

Roxane  est  offensée  et  court  à  la  vengeance.  I 

Un  obstacle  éternel  rompt  notre  intelligence.  ^ 

Visir,  songez  à  vous,  je  vous  en  averti  ;  ^ 

Et  sans  compter  sur  moi,  prenez  votre  parti.                58o  ' 

ACOMAT.  ] 

Quoi?  I 

BAJAZET.                       .  "'. 

Vous  et  vos  amis,  cherchez  quelque  retraite.  : 

Je  sais  dans  quels  périls  mon  amitié  vous  jette;  } 

Et  j'espérois  un  jour  vous  mieux  récompenser.  "^ 

Mais  c'en  est  fait,  vous  dis-je,  il  n'y  faut  plus  penser.  .    ^ 

ACOMAT.  'l 

Et  quel  est  donc,  Seigneur,  cet  obstacle  invincible?      585  j 

Tantôt  dans  le  Serrail  j'ai  laissé  tout  paisible.  '] 

Quelle  fureur  saisit  votre  esprit  et  le  sien  ?  ^; 

BAJAZET.  '\ 

Elle  veut,  Acomat,  que  je  l'épouse. 


474  BAJAZET. 

ACOMAT. 

Hé  bien  ? 
L'usage  des  sultans  à  ses  vœux  est  contraire; 
Mais  cet  usage  enfin,  est-ce  une  loi  sévère,  690 

Qu'aux  dépens  de  vos  jours  vous  deviez  observer  ? 
La  plus  sainte  des  lois,  ah  !  c'est  de  vous  sauver, 
Et  d'arracher,  Seigneur,  d'une  mort  manifeste 
Le  sang  des  Ottomans  dont  vous  faites  le  reste  ! 


Ce  reste  malheureux  seroit  trop  acheté,  ogS 

S'il  faut  le  conserver  par  une  lâcheté. 


Et  pourquoi  vous  en  faire  une  image  si  noire? 

L'hymen  de  Solyman  ternit-il  sa  mémoire  ? 

Cependant  Solyman  n'étoit  point  menacé 

Des  périls  évidents  dont  vous  êtes  pressé.  Ooo 

BAJAZET.  . 

Et  ce  sont  ces  périls  et  ce  soin  de  ma  vie 

Qui  d'un  servile  hymen  feroient  l'ignominie. 

Solyman  n'avoit  point  ce  prétexte  odieux. 

Son  esclave  trouva  grâce  devant  ses  yeux; 

Et  sans  subir  le  joug  d'un  hymen  nécessaire,  6o5 

Il  lui  fit  de  son  cœur  un  présent  volontaire. 

ACOMAT. 

Mais  vous  aimez  Roxane. 

BAJAZET. 

Acomat,  c'est  assez  : 
Je  me  plains  de  mon  sort  moins  que  vous  ne  pensez. 
La  mort  n'est  point  pour  moi  le  comble  des  disgrâces; 
J'osai  tout  jeune  encor  la  chercher  sur  vos  traces;      610 


ACTE  II,  SCÉ^•E  III.  475 

Et  l'indigne  prison  où  je  suis  renfermé 

A  la  voir  de  plus  près  m'a  même  accoutumé. 

Amurat  à  mes  yeux  l'a  vingt  fois  présentée. 

Elle  finit  le  cours  d'une  vie  agitée. 

Hélas!  si  je  la  quitte  avec  quelque  regret....  6i5 

Pardonnez,  Acomat,  je  plains  avec  sujet 

Des  cœurs  dont  les  bontés  trop  mal  récompensées 

M'avoient  pris  pour  objet  de  toutes  leurs  pensées. 

ACOMAT. 

Ah  !  si  nous  périssons,  n'en  accusez  que  vous, 

Seigneur.  Dites  un  mot,  et  vous  nous  sauvez  tous.        620 

Tout  ce  qui  reste  ici  de  braves  janissaires, 

De  la  religion  les  saints  dépositaires. 

Du  peuple  bysantin  ceux  qui  plus  respectés 

Par  leur  exemple  seul  règlent  ses  volontés, 

Sont  prêts  de  vous  conduire  à  la  Porte  sacrée  *  626 

D'où  les  nouveaux  sultans  font  leur  première  entrée. 


Hé  l)ien  !  brave  Acomat,  si  je  leur  suis  si  cher. 
Que  des  mains  de  Roxane  ils  viennent  m'arracher. 
Du  Serrail,  s'il  le  faut,  venez  forcer  la  porte  : 
Entrez,  accompagné  de  leur  vaillante  escorte.  63o 

J'aime  mieux  en  sortir  sanglant,  couvert  de  coups, 
Que  chargé,  malgré  moi,  du  nom  de  son  époux. 
Peut-être  je  saurai,  dans  ce  désordre  extrême, 
Parmi  beau  désespoir  me  secourir  moi-même*, 

1.  Ainsi  Mourad  IV,  le  lendemain  de  son  avènement,  se  rendit  au  tom- 
beau d'Eyoub  le  porte-étendard  du  prophète,  pour  y  ceindre  le  sal;re 
•suivant  le  cérémonial  usité.  II  rentra  au  sérail  par  la  porte  d'Andri- 
nople,  accompagné  de  tous  les  janissaires,  sipahis,  pages  et  grands. 
(De  Ilammer.) 

2-  ...  Qu'il  mourût, 

Ou  qu'un  beau  désespoir  alors  le  secourût. 

(Corneille,  Horace,  111,  6,  v.  1022.) 


476  BAJAZET 

Attendre,  en  combattant,  l'efïet  de  votre  foi,  635 

Et  vous  donner  le  temps  de  venir  jusqu'à  moi. 


Hé  !  pourrai-je  empêcher,  malgré  ma  diligence, 

Que  Roxane  d'un  coup  n'assure  sa  vengeance? 

Alors  qu'aura  servi  ce  zèle  impétueux, 

Qu'à  charger  vos  amis  d'un  crime  infructueux  ?  640 

Promettez  :  affranchi  du  péril  qui  vous  presse, 

Vous  verrez  de  quel  poids  sera  votre  promesse. 

BAJAZET. 

Moi! 

ACOMAT. 

Ne  rougissez  point.  Le  sang  des  Ottomans  * 
Ne  doit  point  en  esclave  obéir  aux  serments. 
Consultez  ces  héros  que  le  droit  de  la  guerre  645 

Mena  victorieux  jusqu'au  bout  de  la  terre  : 
Libres  dans  leur  victoire,  et  maîtres  de  leur  foi, 


1.  Ce  couplet  peut  avoir  son  origine  dans  deux  phrases  de  Ricaut, 
citées  par  M.  P.  Mesnard.  «  Il  y  a  de  ces  gens-là  {des  ulémas)  qui  sou- 
tiennent que  le  Grand  Seigneur  peut  se  dispenser  des  promesses  qu'il 
a  faites  avec  serment,  quand  pour  les  accomplir  il  faut  donner  des 
bornes  à  son  autorité.  »  (Ricaut,  Histoire  de  Vétat  présent  de  l'Em- 
pire ottoman,  p.  9.)  On  lit  aussi  dans  la  même  histoire,  p.  177  :  «  Il  ne 
s'était  jamais  vu  que  l'infidélité  et  la  trahison  fussent  autorisées  par  un 
acte  authentique,  et  que  le  parjure  fût  un  acte  de  religion,  jusqu'à  ce 
que  les  docteurs  de  la  loi  de  Mahomet,  à  l'imitation  de  leur  prophète, 
eussent  enseigné  cette  doctrine  à  leurs  disciples,  et  la  leur  eussent 
recommandée.  » 

Mais  le  mot  d'Acoraat  me  parait  rappeler  surtout  cette  autre  phrase 
de  Ricaut  (p.  174)  :  «  L'on  pourrait  avec  raison  mettre  en  question,  si 
leur  valeur  et  leur  pouvoir  leur  a  plus  servi  en  temps  de  guerre  que 
le  peu  de  soin  qu'ils  ont  eu  en  temps  de  paix,  de  garder  la  foi  promise 
et  d'observer  religieusement  leurs  traités.  »  (L.  I,  ch.  xxu  :  Quel  égard 
les  Turcs  ont  aux  traités  et  aux  ligues  qu'ils  font  avec  les  princes 
étrangers.) 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  477 

L'intérêt  de  l'État  fut  leur  unique  loi; 

Et  d'un  trône  si  saint  la  moitié  n'est  fondée 

LKie  sur  la  foi  promise  et  rarement  gardée.  65o 

Je  m'emporte,  Seigneur.... 

BAJAZET. 

Oui,  je  sais,  Acomat, 
Jusqu'où  les  a  portés  l'intérêt  de  l'État  ; 
Mais  ces  mêmes  héros,  prodigues  de  leur  vie, 
Ne  la  rachetoient  point  par  une  perfidie. 


0  courage  inflexible!  0  trop  constante  foi,    .  655 

Que  même  en  périssant  j'admire  malgré  moi  ! 
Faut-il  qu'en  un  moment  un  scrupule  timide 
Perde...  ?  Mais  quel  bonheur  nous  envoie  Atalide  ? 


SCÈNE  IV 

BAJAZET,  ATALIDE,  ACOMAT. 

ACOMAT. 

Ah  !  Madame,  venez  avec  moi  vous  unir. 
Il  se  perd. 

ATALIDE. 

C'est  de  quoi  je  viens  l'entretenir.  6Go 

Mais  laissez-nous.  Roxane,  à  sa  perte  animée, 
Veut  que  de  ce  palais  la  porte  soit  fermée. 
Toutefois,  Acomat,  ne  vous  éloignez  pas  : 
Peut-être  on  vous  fera  revenir  sur  vos  pas. 


478  BAJAZET. 


SCÈNE  V 

BAJAZET,  ATALIDE. 

BAJAZET. 

Hé  bien!  c'est  maintenant  qu'il  faut  que  je  vous  laisse.  065 

Le- ciel  punit  ma  feinte,  et  confond  votre  adresse. 

Rien  ne  m'a  pu  parer*  contre  ses  derniers  coups  : 

Il  falloit  ou  mourir,  ou  n'être  plus  à  vous. 

De  quoi  nous  a  servi  cette  indigne  contrainte? 

Je  meurs  plus  tard  :  voilà  tout  le  fruit  de  ma  feinte.    670 

Je  vous  l'avois  prédit;  mais  vous  l'avez  voulu. 

J'ai  reculé  vos  pleurs  autant  que  je  l'ai  pu. 

Belle  Atalide,  au  nom  de  cette  complaisance, 

Daignez  de  la  Sultane  éviter  la  présence. 

Vos  pleurs  vous  trahiroient  :  cachez-les  à  ses  yeux,      675 

Et  ne  prolongez  point  de  dangereux  adieux. 


Non,  Seigneur.  Vos  bontés  pour  une  infortunée 

Ont  assez  disputé  contre  la  destinée. 

Il  vous  en  coûte  trop  pour  vouloir  m'épargner. 

Il  faut  vous  rendre  :  il  faut  me  quitter,  et  régner.        680 

BAJAZET. 

Vous  quitter? 

ATALIDE. 

Je  le  veux.  Je  me  suis  consultée. 
De  mille  soins  jaloux  jusqu'alors  agitée, 

1.  Me  parer  :  me  garantir,  me  préserver.  «  Les  anciens  portaient  il< 
boucliers  pour  se  parer  des  coups  de  flèclies  et  de  pierres.  »  (Fuie 
tière.)  Cet  emploi  est  hors  d'usage.  Même  en  escrime,  on  emploie  pnrcr 
ou  absolument  ou  activement  avec  le  mot  coup  ou  un  synonyme  comme 
régime  :  jamais  avec  la  construction  pronominale. 


' 


I 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  47a 

Il  est  vrai,  je  n'ai  pu  concevoir  sans  effroi 

Que  Bajazet  pût  vivre  et  n'être  plus  à  moi; 

Et  lorsque  quelquefois  de  ma  rivale  heureuse  685 

Je  me  représentois  l'image  douloureuse, 

Votre  mort  (pardonnez  aux  fureurs  des  amants) 

^e  me  paraissoit  pas  le  plus  grand  des  tourments. 

Mais  à  mes  tristes  yeux  votre  mort  préparée 

Dans  toute  son  horreur  ne  s'étoit  pas  montrée;  690 

Je  ne  vous  voyois  pas,  ainsi  que  je  vous  vois, 

Prêt  à  me  dire  adieu  pour  la  dernière  fois. 

Seigneur,  je  sais  trop  bien  avec  quelle  constance 

Vous  allez  de  la  mort  affronter  la  présence  ; 

Je  sais  que  votre  cœur  se  fait  quelques  plaisirs  GyS 

De  me  prouver  sa  foi  dans  ses  derniers  soupirs. 

Mais,  hélas!  épargnez  une  âme  plus  timide  : 

Mesurez  vos  malheurs  aux  forces  d'Atalide; 

Et  ne  m'exposez  point  aux  plus  vives  douleurs 

Qui  jamais  d'une  amante  épuisèrent  les  pleurs.  700 

BAJAZET. 

Et  que  deviendrez-vous,  si  dès  cette  journée 
Je  célèbre  à  vos  yeux  ce  funeste  hyménée? 

AT  AUDE. 

Ne  vous  informez  point  ce  que  je  deviendrai. 

Peut-être  à  mon  destin,  Seigneur,  j'obéirai. 

Que  sais-je?  A  ma  douleur  je  chercherai  des  charmes*.  706 

Je  songerai  peut-être,  au  milieu  de  mes  larmes, 

Qu'à  vous  perdre  pour  moi  vous  étiez  résolu, 

Que  vous  vivez,  qu'enfin  c'est  moi  qui  l'ai  voulu. 

BAJAZET. 

Non,  vous  ne  verrez  point  cette  fête  cruelle. 

Plus  vous  me  commandez  de  vous  être  infidèle,  710 

1.  Charm,-.-,  au  sens  étymologique,   ce  qui  peut  charmer  comme 
magiquement,  d'où  guérir,  endormir,  apaiser  la  douleur. 


480  BAJAZET. 

Madame,  plus  je  vois  combien  vous  méritez 

De  ne  point  obtenir  ce  que  vous  souhaitez. 

Quoi?  cet  amour  si  tendre,  et  né  dans  notre  enfance, 

Dont  les  feux  avec  nous  ont  crû  dans  le  silence, 

Vos  larmes  que  ma  main  pouvoit  seule  arrêter,  716 

Mes  serments  redoublés  de  ne  vous  point  quitter, 

Tout  cela  finiroit  par  une  perfidie? 

J'épouserois,  et  qui  (s'il  faut  que  je  le  die)? 

Une  esclave  attachée  à  ses  seuls  intérêts, 

Qui  présente  à  mes  yeux  les  supplices  tout  prêts,  720 

Qui  m'offre  ou  son  hymen,  ou  la  mort  infaillible; 

Tandis  qu'à  mes  périls  Atalide  sensible, 

Et  trop  digne  du  sang  qui  lui  donna  le  jour, 

Veut  me  sacrifier  jusques  à  son  amour. 

Ah!  qu'au  jaloux  Sultan  ma  tête  soit  portée,  726 

Puisqu'il  faut  à  ce  prix  qu'elle  soit  rachetée  ! 

ATALIDE. 

Seigneur,  vous  pourriez  vivre,  et  ne  me  point  trahir. 

BAJAZET. 

Parlez.  Si  je  le  puis,  je  suis  prêt  d'obéir. 

ATALIDE. 

La  Sultane  vous  aime  ;  et  malgré  sa  colère, 

Si  vous  preniez,  Seigneur,  plus  de  soin  de  lui  plaire,    73o 

Si  vos  soupirs  daignoient  lui  faire  pressentir 

Qu'un  jour.... 

BAJAZET. 

Je  vous  entends  :  je  n'y  puis  consentir. 
Ne  vous  figurez  point  que  dans  cette  journée, 
D'un  lâche  désespoir  ma  vertu  consternée* 
Craigne  les  soins  d'un  trône  où  je  pourrois  monter,      735 
Et  par  un  prompt  trépas  cherche  à  les  éviter. 

1.  Consternée  :  latinisme,  abattue;  sens  de  sternere  et  de  ses  com- 
posés. 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  481 

J'écoute  trop  peut-être  une  imprudente  audace; 

Mais  sans  cesse  occupé  des  grands  noms  de  ma  race, 

J'espérois  que  fuyant  un  indigne  repos, 

Je  prendrois  quelque  place  entre  tant  de  héros.  740 

Mais  quelque  ambition,  quelque  amour  qui  me  brûle, 

Je  ne  puis  plus  tromper  une  amante  crédule. 

En  vain,  pour  me  sauver,  je  vous  l'aurois  promis  : 

Et  ma  bouche  et  mes  yeux,  du  mensonge  ennemis. 

Peut-être  dans  le  temps  que  je  voudrois  lui  plaire,        745 

Feroient  par  leur  désordre  un  effet  tout  contraire  ; 

Et  de  mes  froids  soupirs  ses  regards  ofïénsés 

Verroient  trop  que  mon  cœur  ne  les  a  point  poussés. 

0  ciel!  combien  de  fois  je  l'aurois  éclaircie. 

Si  je  n'eusse  à  sa  haine  exposé  que  ma  vie,  760 

Si  je  n'avois  pas  craint  que  ses  soupçons  jaloux 

N'eussent  trop  aisément  remonté  jusqu'à  vous! 

Et  j'irois  l'abuser  d'une  fausse  promesse? 

Je  me  parjurerois?  Et  par  cette  bassesse.... 

Ah!  loin  de  m'ordonner  cet  indigne  détour,  755 

Si  votre  cœur  étoit  moins  plein  de  son  amour. 

Je  vous  verrois  sans  doute  en  rougir  la  première. 

Mais  pour  vous  épargner  une  injuste  prière. 

Adieu  :  je  vais  trouver  Koxane  de  ce  pas, 

Et  je  vous  quitte. 


Et  moi,  je  ne  vous  quitte  pas.  760 

Vf'iiez,  cruel,  venez,  je  vais  vous  y  conduire; 
Et  de  tous  nos  secrets  c'est  moi  qui  veux  l'instruire. 
Puisque,  malgré  mes  pleurs,  mon  amant  furieux 
Se  fait  tant  de  plaisir  d'expirer  à  mes  yeux, 
lioxane,  malgré  vous,  nous  joindra  l'un  et  l'autre.         7G5 
Elle  aura  plus  de  soif  de  mon  sang  que  du  vôtre; 
Et  je  pourrai  donner  à  vos  yeux  eifrayés 
Le  spectacle  sanglant  que  vous  me  prépariez. 

^  RACINE.  1<) 


482  BAJAZET. 

BAJAZET. 

0  ciel!  que  faites-vous? 

ATALIDE. 

Cruel!  pouvez-vous  croire 
Que  je  sois  moins  que  vous  jalouse  de  ma  gloire?  770 

Pensez-vous  que  cent  fois,  en  vous  faisant  parler, 
Ma  rougeur  ne  fût  pas  prête  à  me  déceler? 
3Iais  on  me  présentoit  votre  perte  prochaine. 
Pourquoi  faut-il,  ingrat,  quand  la  mienne  est  certaine, 
Que  vous  n'osiez  pour  moi  ce  que  j'osois  pour  vous?     775 
Peut-être  il  suffira  d'un  mot  un  peu  plus  doux; 
Roxane  dans  son  cœur  peut-être  vous  pardonne. 
Yous-même,  vous  voyez  le  temps  qu'elle  vous  donne. 
A-t-elle,  en  vous  quittant,  fait  sortir  le  Visir? 
Des  gardes  à  mes  yeux  viennent-ils  vous  saisir?  780 

Enfin,  dans  sa  fureur  implorant  mon  adresse. 
Ses  pleurs  ne  m'ont-ils  pas  découvert  sa  tendresse? 
Peut-être  elle  n'attend  qu'un  espoir  incertain 
Qui  lui  fasse  tomber  les  armes  de  la  main. 
Allez,  Seigneur:  sauvez  votre  vie  et  la  mienne*.  785     1 

BAJAZET. 

Hé  bien!  Mais  quels  discours  faut-il  que  je  lui  tienne? 

ATALIDE. 

Ah  !  daignez  sur  ce  choix  ne  me  point  consulter. 

L'occasion,  le  ciel  pourra  vous  les  dicter. 

Allez  :  entre  elle  et  vous  je  ne  dois  point  paroître  : 

Votre  trouble  ou  le  mien  nous  feroient  reconnoître^.    790 

Allez,  encore  un  coup,  je  n'ose  m'y  trouver. 

Dites...  tout  ce  qu'il  faut.  Seigneur,  pour  vous  sauver. 

1.  Var.  Allez,  Seig^neur  :  tentez  cette  dernière  voie. 
B.  — Hé  bien '.Mais  quels  discours  voulez-vous  que  j'emploie.  (Éd.  1G72.) 

2.  Reconnaih'e  :  deviner. 

FIN    DU    SECOiND    ACTE 


ACTE   III 


SCÈNE  PREMIÈRE 
ATALIDE,  ZAÏRE. 


ATALIDE. 


Zaïre,  il  est  donc  vrai,  sa  grâce  est  prononcée 


Je  vous  l'ai  dit,  Madame  :  une  esclave  empressée, 

Qui  couroit  de  Roxane  accomplir  le  désir,  795 

Aux  portes  du  Serrail  a  reçu  le  Yisir. 

Ils  ne  m'ont  point  parlé  ;  mais  mieux  qu'aucun  langage. 

Le  transport  du  Visir  marquoit  sur  son  visage 

Qu'un  heureux  changement  le  rappelle  au  Palais, 

Et  qu'il  y  vient  signer  une  éternelle  paix.  800 

Roxane  a  pris  sans  doute  une  plus  douce  voie. 


Ainsi  de  toutes  parts  les  plaisirs  et  la  joie 
M'abandonnent,  Zaïre,  et  marchent  sur  leurs  pas. 
J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  :  je  ne  m'en  repens  pas. 

ZAÏRE. 

Quoi,  Madame?  Quelle  est  cette  nouvelle  alarme?  8o5 


484  BAJAZET. 


Et  ne  t'a-t-on  point  dit,  Zaïre,  par  quel  charme, 
Ou,  pour  mieux  dire  enfin,  par  quel  engagemeni 
Bajazet  a  pu  faire  un  si  prompt  changement? 
Roxane  en  sa  fureur  paroissoit  inflexible. 
A-t-elle  de  son  cœur  quelque  gage  infaillible? 
Parle.  L'épouse-t-il? 


Je  n'en  ai  rien  appris. 
Mais  enfin,  s'il  n'a  pu  se  sauver  qu'à  ce  prix. 
S'il  fait  ce  que  vous-même  avez  su  lui  prescrire, 
S'il  l'épouse,  en  un  mot.... 

ATALIDE. 

S'il  l'épouse,  Zaïre! 


Quoi?  vous  repentez- vous  des  généreux  discours  8i5 

Oue  vous  dictoit  le  soin  de  conserver  ses  jours? 

ATALIDE. 

Non,  non  :  il  ne  fera  que  ce  qu'il  a  dû  faire. 

Sentiments  trop  jaloux,  c'est  a  vous  de  vous  taire. 

Si  Bajazet  l'épouse,  il  suit  mes  volontés; 

Respectez  ma  vertu  qui  vous  a  surmontés;  820 

A  ses  nobles  conseils  ne  mêlez  point  le  vôtre; 

Et  loin  de  me  le  peindre  entre  les  bras  d'une  autre, 

Laissez-moi  sans  regret  me  le  représenter 

Au  trône,  où  mon  amour  l'a  forcé  de  monter. 

Oui,  je  me  reconnois,  je  suis  toujours  la  même. 

Je  voulois  qu'il  m'aimât,  chère  Zaïre,  il  m'aime; 

Et  du  moins  cet  espoir  me  console  aujourd'hui, 

Que  je  vais  mourir  digne  et  contente  de  lui. 


i 


ACTE  III,  SCENE  II.  485 

ZAÏRE. 

Mourir!  Quoi?  vous  auriez  un  dessein  si  funeste? 

ATALIDE. 

J'ai  cédé  mon  amant  :  tu  t'étonnes  du  reste  !  83o 

Peux-tu  compter,  Zaïre,  au  nombre  des  malheurs 

Une  mort  qui  prévient  et  finit  tant  de  pleurs? 

Qu'il  vive,  c'est  assez.  Je  l'ai  voulu  sans  doute, 

Et  je  le  veux  toujours,  quelque  prix  qu'il  m'en  coûte. 

Je  n'examine  point  ma  joie  ou  mon  ennui  :  835 

J'aime  assez  mon  amant  pour  renoncer  à  lui. 

Mais,  hélas  !  il  peut  bien  penser  avec  justice 

Que  si  j'ai  pu  lui  faire  un  si  grand  sacrifice, 

Ce  cœur,  qui  de  ses  jours  prend  ce  funeste  soin, 

L'aime  trop  pour  vouloir  en  être  le  témoin.  84o 

Allons,  je  veux  savoir.... 

ZAÏRE. 

Modérez-vous,  de  grâce. 
On  vient  vous  informer  de  tout  ce  qui  se  passe  : 
C'est  le  Visir. 


SCÈNE  II 

ATALIDE,  ACOMAT,  ZAÏHE. 

ACOMAT. 

Enfin  nos  amants  sont  d'accord, 
Madame  :  un  calme  heureux  nous  remet  dans  le  port. 
La  Sultane  a  laissé  désarmer  sa  colère;  845 

Elle  m'a  d<''claré  sa  volonté  dernière; 
Et  tandis  qu'elle  montre  au  peuple  épouvanté 


48G  BAJAZET. 

Du  prophète  divin  l'étendard  redouté, 

Qu'à  marcher  sur  mes  pas  Bajazet  se  dispose, 

Je  vais  de  ce  signal  faire  entendre  la  cause,  85o 

Remplir  tous  les  esprits  d'une  juste  terreur, 

Et  proclamer  enfin  le  nouvel  empereur. 

Cependant  permettez  que  je  vous  renouvelle 
Le  souvenir  du  prix  qu'on  promit  à  mon  zèle. 
iN'attendez  point  de  moi  ces  doux  emportements,  855 

Tels  que  j'en  vois  paroître  au  cœur  de  ces  amants. 
Mais  si  par  d'autres  soins  plus  dignes  de  mon  âge. 
Par  de  profonds  respects,  par  un  long  esclavage. 
Tel  que  nous  le  devons  au  sang  de  nos  sultans. 
Je  puis.... 

ATALIDE. 

Vous  m'en  pourrez  instruire  avec  le  temps.  860 
Avec  le  temps  aussi  vous  pourrez  me  connoître. 
Mais  quels  sont  ces  transports  qu'ils  vous  ont  fait  paroître? 


Madame,  doutez-vous  des  soupirs  enflammés 
De  deux  jeunes  amants  l'un  de  l'autre  charmés? 

ATALIDE. 

Non;  mais,  à  dire  vrai,  ce  miracle  m'étonne.  865 

Et  dit-on  à  quel  prix  Roxane  lui  pardonne? 
L'épouse-t-il  enfin? 

ACOMAT. 

Madame,  je  le  croi. 
Voici  tout  ce  qui  vient  d'arriver  devant  moi. 

Surpris,  je  l'avoûrai,  de  leur  fureur  commune. 
Querellant*  les  amants,  l'amour  et  la  fortune,  870 

1.  Querellant  :  me  plaignant  de;  emploi  lire  du  sens  étymologique 
de  qiierela. 


ACTE  m,  SCENE  II.  487 

J 'et ois  de  ce  palais  sorti  désespéré. 

Déjà,  sur  un  vaisseau  dans  le  port  préparé 

Chargeant  de  mon  débris  les  reliques*  plus  chères, 

Je  niéditois  ma  fuite  aux  terres  étrangères. 

Dans  ce  triste  dessein  au  Palais  rappelé,  876 

Plein  de  joie  et  d'espoir,  j'ai  couru,  j'ai  volé. 

La  porte  du  Serrait  à  ma  voix  s'est  ouverte  ; 

Et  d'abord  une  esclave  à  mes  yeux  s'est  offerte, 

Qui  m'a  conduit  sans  bruit  dans  un  appartement 

Où  Roxane  attentive  écoutoit  son  amant.  880 

Tout  gardoit  devant  eux  un  auguste  silence. 

Moi-même  résistant  à  mon  impatience, 

Et  respectant  de  loin  leur  secret  entretien. 

J'ai  longtemps  immobile  observé  leur  maintien. 

Enfin  avec  des  yeux  qui  découvroient  son  âme,  885 

Lune  a  tendu  la  main  pour  gage  de  sa  flamme; 

L'autre,  avec  des  regards  éloquents,  pleins  d'amour, 

L'a  de  ses  feux.  Madame,  assurée  à  son  tour. 


Hélas! 


ACOMAT. 


Ils  m'ont  alors  aperçu  l'un  et  l'autre. 
((  Voilà,  m'a-t-elle  dit,  votre  prince  et  le  nôtre.  890 

Je  vais,  brave  Acomat,  le  remettre  en  vos  mains. 
Allez  lui  préparer  les  honneurs  souverains. 
Qu'un  peuple  obéissant  l'attende  dans  le  temple ^  : 
Le  Serrail  va  bientôt  vous  en  donner  l'exemple.  » 
Aux  pieds  de  Bajazet  alors  je  suis  tombé,  896 

1.  Reliques  :  restes,  reliquiœ.  L'emploi  de  ce  mot  était  assez  fréquent 
dans  le  style  courant  de  la  première  moitié  du  siècle.  Balzac,  qui  le  con- 
damnait, en  offre  des  exemples. 

2.  Temple  :  le  terme  le  plus  {général,  convenable  à  toute  religion, 
juive,  païenne,  chrétienne,  musulmane. 


488  BAJAZET. 

Et  soudain  à  leurs  yeux  je  me  suis  dérobé  : 

Trop  heureux  d'avoir  pu,  par  un  récit  fidèle, 

De  leur  paix  en  passant  vous  conter  la  nouvelle. 

Et  m'acquitter  vers  vous  de  mes  respects  profonds. 

Je  vais  le  couronner,  Madame,  et  j'en  réponds.  900 


SCÈNE  III 

ATALIDE,  ZAÏRE. 

ATALIDE. 

Allons,  retirons-nous,  ne  troublons  point  leur  joie. 


Ah!  Madame,  croyez.... 


Que  veux-tu  que  je  croie? 
Quoi  donc?  à  ce  spectacle  irai-je  m'exposer? 
Tu  vois  que  c'en  est  fait  :  ils  se  vont  épouser. 
La  Sultane  est  contente;  il  l'assure  qu'il  l'aime.  goS 

Mais  je  ne  m'en  plains  pas,  je  l'ai  voulu  moi-même. 
Cependant  croyois-tu,  quand  jaloux  de  sa  foi 
Il  s'alloit  plein  d'amour  sacrifier  pour  moi  ; 
Lorsque  son  cœur  tantôt  m'exprimant  sa  tendresse, 
Refusoit  à  Roxane  une  simple  promesse;  910 

Quand  mes  larmes  en  vain  tàchoient  de  l'émouvoir  ; 
Quand  je  m'applaudissois  de  leur  peu  de  pouvoir  : 
Croyois-tu  que  son  cœur,  contre  toute  apparence, 
Pour  la  persuader  trouvât  tant  d'éloquence? 
Ah!  peut-être,  après  tout,  que  sans  trop  se  forcer,         91$ 
Tout  ce  qu'il  a  pu  dire,  il  a  pu  le  penser. 
Peut-être  en  la  voyant,  plus  sensible  pour  elle, 


ACTE  III,  SCI<;NE  III.  4C9 

Il  a  vu  dans  ses  yeux  quelque  grâce  nouvelle. 

Elle  aura  devant  lui  l'ait  parler  ses  douleurs  ; 

Elle  l'aime;  lui  empire  autorise  ses  pleurs.  920 

Tant  d'amour  touche  enfin  une  àme  généreuse. 

Ilélas!  que  de  raisons  contre  une  malheureuse! 


Mais  ce  succès,  Madame,  est  encore  incertain.  i 

Attendez.  ; 

h 

ATALIDE.  iè 

\ 

Non,  vois-tu,  je  le  nîrois  en  vain.  • 

Je  ne  prends  point  plaisir  à  croître  ma  misère.  925 

Je  sais  pour  se  sauver  tout  ce  qu'il  a  diî  faire.  : 
Quand  mes  pleurs  vers  Roxane  ont  rappelé  ses  pas, 

Je  n"ai  point  prétendu  qu'il  ne  m'obéit  pas.  l 

Mais  après  les  adieux  que  je  venois  d'entendre,  ,;] 

Après  tous  les  transports  d'une  douleur  si  tendre,  gSo        \ 
Je  sais  qu'il  n'a  point  dû  lui  faire  remarquer 

La  joie  et  les  transports  qu'on  vient  de  m'expliquer.  1 

Toi-même  juge-nous,  et  vois  si  je  m'abuse.  ] 
Pourquoi  de  ce  conseil  moi  seule  suis-jc  excluse? 

Au  sort  de  Bajazet  ai-je  si  peu  de  part?  935        ^ 

A  me  chercher  lui-même  attendroit-il  si  tard,  1 

N'étoit  que  de  son  cœur  le  trop  juste  reproche  \ 

Lui  fait  peut-être,  hélas!  éviter  cette  approche?  \ 

Mais  non,  je  lui  veux  bien  épargner  ce  souci  :  '1 

\  ne  me  verra  plus.  v 

ZAÏRE.  - ^ 

Madame,  le  voici.  940       \ 


490  BâJâZET. 


SCENE  IV 
BAJAZET,  ATALIDE,  ZAÏRE. 

BAJAZET. 

C'en  est  fait  :  j'ai  parlé,  vous  êtes  obéie. 

Vous  n'avez  plus.  Madame,  à  craindre  pour  ma  vie  ; 

Et  je  serois  heureux,  si  la  foi,  si  l'honneur 

Ne  me  reprochoit  point  mon  injuste  bonheur'  ; 

Si  mon  cœur,  dont  le  trouble  en  secret  me  condamne,    945 

Pouvoit  me  pardonner  aussi  bien  que  Roxane. 

Mais  enfui  je  me  vois  les  armes  à  la  main  ; 

Je  suis  libre;  et  je  puis  contre  un  frère  inhumain, 

Non  plus,  par  un  silence  aidé  de  votre  adresse, 

Disputer  en  ces  lieux  le  cœur  de  sa  maîtresse,  gSo 

Mais  par  de  vrais  combats,  par  de  nobles  dangers, 

Moi-même  le  cherchant  aux  climats  étrangers. 

Lui  disputer  les  cœurs  du  peuple  et  de  l'armée, 

Et  pour  juge  entre  nous  prendre  la  renommée. 

Que  vois-je?  Qu'avez-vous  ?  Vous  pleurez! 


Non,  Seigneur, 
Je  ne  murmure  pomt  contre  votre  bonheur  : 
Le  ciel,  le  juste  ciel  vous  devoit  ce  miracle. 
Vous  savez  si  jamais  j'y  formai  quelque  obstacle. 
Tant  que  j'ai  respiré,  vos  yeux  me  sont  témoins 
Que  votre  seul  péril  occupoit  tous  mes  soins  ;  960 

Et  puisqu'il  ne  pouvoit  finir  qu'avec  ma  vie. 


1.  Var.  Et  je  serois  heureux,  si  je  pouvois  goûlei 
Quel  lue  borJbeur,  au  prix  qu'il  vient  de  m'en  coi 


coûter.  (Éd.  1672. 


ACTE  III,  SCENE  IV.  491 

C'est  sans  regret  aussi  que  je  la  sacrifie. 

,1  est  vrai,  si  le  ciel  eût  écouté  mes  vœux, 

(Ju'il  pou  voit  m'accorder  un  trépas  plus  heureux. 

Vous  n'en  auriez  pas  moins  épousé  ma  rivale  :  965 

Vous  pouviez  l'assurer  de  la  foi  conjugale  ; 

Mais  vous  n'auriez  pas  joint  à  ce  titre  d'époux 

Tous  ces  gages  d'amour  qu'elle  a  reçus  de  vous. 

lloxane  s'estimoit  assez  récompensée, 

Et  j'aurois  en  mourant  cette  douce  pensée  970 

Que  vous  ayant  moi-même  imposé  cette  loi, 

Je  vous  ai  vers  Roxane  envoyé  plein  de  moi  ; 

Qu'emportant  cliez  les  morts  toute  votre  tendresse, 

Ce  n'est  point  un  amant  en  vous  que  je  lui  laisse. 


Que  parlez-vous.  Madame,  et  d'époux  et  d'amant?        976 

0  ciel  !  de  ce  discours  quel  est  le  fondement  ? 

Qui  peut  vous  avoir  fait  ce  récit  inlidèle? 

Moi,  j'aimerois  Roxane,  ou  je  vivrois  pour  elle. 

Madame!  Ah!  croyez-vous  que,  loin  de  le  penser, 

Ma  bouche  seulement  eût  pu  le  prononcer?  980 

Mais  l'un  ni  l'autre  enfin  n'étoit  point  nécessaire  : 

La  Sultane  a  suivi  son  penchant  ordinaire  ; 

Et  soit  qu'elle  ait  d'abord  expliqué  mon  retour 

Comme  un  gage  certain  qui  marquoit  mon  amour, 

Soit  que  le  temps  trop  cher  la  pressât  de  se  rendre,   ,986 

A  peine  ai-je  parlé,  que,  sans  presque  m'entendre, 

Ses  pleurs  précipités  ont  coupé  mes  discours. 

Elle  met  dans  ma  main  sa  fortune,  ses  jours  ; 

Et  se  fiant  enfin  à  ma  reconnoissance. 

D'un  hymen  infaillible  a  formé  l'espérance.  99<^ 

Moi-même,  rougissant  de  sa  crédulité 

Et  d'un  amour  si  tendre  et  si  peu  mérité, 

Dans  ma  confusion,  que  Roxane,  Madame, 

Attribuoit  encore  à  l'excès  de  ma  flamme, 


n 


492  BAJAZET 


Je  me  Irouvois  barbare,  injuste,  criminel.  995 

Croyez  qu'il  m'a  fallu,  dans  ce  moment  cruel, 

Pour  garder  jusqu'au  bout  mi  silence  perfide, 

Rappeler  tout  l'amour  que  j'ai  pour  Atalide. 

Cependant,  quand  je  viens  après  de  tels  efforts 

Chercher  quelque  secours  contre  tous  mes  remords,   1000 

Vous-même  contre  moi  je  vous  vois  irritée 

Reprocher  votre  mort  à  mon  âme  agitée. 

Je  vois  enfin,  je  vois  qu'en  ce  même  moment 

Tout  ce  que  je  vous  dis  vous  touche  foiblement. 

Madame,  Unissons  et  mon  trouble  et  le  vôtre  :  ioo5 

Ne  nous  affligeons  point  vainement  l'un  et  l'autre. 
Roxane  n'est  pas  loin  ;  laissez  agir  ma  foi. 
J'irai,  bien  plus  content  et  de  vous  et  de  moi. 
Détromper  son  amour  d'une  feinte  forcée. 
Que  je  n'allois  tantôt  déguiser  ma  pensée.  loio 

La  voici. 

ATALIDE. 

Juste  ciel  !  où  va-t-il  s'exposer? 
Si  vous  m'aimez,  gardez  de  la  désabuser. 


SCÈNE  V 
BAJAZET,  ROXANE,  ATALIDE. 

ROXANE. 

Venez,  Seigneur,  venez  :  il  est  temps  de  paraître. 

Et  que  tout  le  Serrait  reconnoisse  son  maître. 

Tout  ce  peuple  nombreux  dont  il  est  habité,  ici 5 

Assemblé  par  mon  ordre,  attend  ma  volonté. 

Mes  esclaves  gagnés,  que  le  reste  va  suivre, 

Senties  premiers  sujets  que  mon  amour  vous  livre. 


ACTE  III,  SCÈ^'E  VI.  493 

L'aiirioz-vous  cru,  Madame,  et  qu'un  si  prompt  retour 

Fit  à  tant  de  fureur  succéder  tant  d'amour?  1020 

Tantôt  à  me  venger  fixe  *  et  déterminée, 

Je  jurois  qu'il  voyoit  sa  dernière  journée. 

\  peine  cependant  Bajazet  m'a  parlé, 

L'amour  lit  le  serment,  l'amour  l'a  violé. 

J'ai  cru  dans  son  désordre  entrevoir  sa  tendresse  :       loaS 

J'ai  prononcé  sa  grâce,  et  je  crois  sa  promesse. 

BAJAZET. 

Oui,  je  vous  ai  promis  et  j'ai  donné  ma  foi^ 

De  n'oublier  jamais  tout  ce  que  je  vous  doi  ; 

J'ai  juré  que  mes  soins,  ma  juste  complaisance 

Vous  répondront  toujours  de  ma  reconnoissance.         io3o 

Si  je  puis  à  ce  prix  mériter  vos  bienfaits, 

Je  vais  de  vos  bontés  attendre  les  effets. 


SCÈNE  VI 
ROXANE,  ATALIDE. 


De  quel  étonnement,  .0  ciel  !  suis-je  frappée  ! 

Est-ce  un  songe  ?  et  mes  yeux  ne  rn'ont-ils  point  trompée? 

Quel  est  ce  sombre  accueil,  et  ce  discours  glacé  i(>3> 

Oui  semble  révoquer  tout  ce  qui  s'est  passé  ? 

Sur  quel  espoir  croit-il  que  je  me  sois  rendue, 

Et  qu'il  ait  regagné  mon  amitié  nerdue? 

1.  Fixe,  an  sens  moral,  et  appliqué  à  une  personne,  est  rare.  «  Un 
esprit  fixe,  est  celui  qui  ne  change  pas.  »  (Furetière.) 

2.  Var.  Oui,  je  vous  ai  promis,  et  je  m'en  souviendrai, 
Que  fidèle  à  vos  soins  autant  que  je  vivrai, 

""•n  respect  éternel,  ma  juste  complaisance....  (Éd.  1672-87.) 


494  BAJAZET. 

J'ai  cru  qu'il  me  juroil  que  jusques  à  la  mort 

Son  amour  me  laissoit  maîtresse  de  son  sort.  io4o 

Se  repent-il  déjà  de  m'avoir  apaisée  ? 

Mais  moi-môme  tantôt  me  serois-je  abusée? 

Ah!....  Mais  il  vous  parloit  :  quels  étoient  ses  discours, 

Madame? 

ATALIDE. 

Moi,  Madame  !  Il  vous  aime  toujours. 


Il  y  va  de  sa  vie  au  moins  que  je  le  croie.  io45 

Mais  de  grâce,  parmi  tant  de  sujets  de  joie, 
Répondez-moi,  comment  pouvez-vous  expliquer 
Ce  chagrin  qu'en  sortant  il  m'a  fait  remarquer  ? 


Madame,  ce  chagrin  n'a  point  frappé  ma  vue. 

Il  m'a  de  vos  bontés  longtemps  entretenue.  io5o 

Il  en  étoit  tout  plein  quand  je  l'ai  rencontré. 

J'ai  cru  le  voir  sortir  tel  qu'il  étoit  entré. 

Mais,  Madame,  après  tout,  faut-il  être  surprise 

Que  tout  prêt  d'achever  cette  grande  entreprise, 

Bajazet  s'inquiète  et  qu'il  laisse  échapper  io55 

Quelque  marque  des  soins  qui  doivent  l'occuper? 


Je  vois  qu'à  l'excuser  votre  adresse  est  extrême. 
Vous  parlez  mieux  pour  lui  qu'il  ne  parle  lui-même. 

ATALIDE. 

Et  quel  autre  intérêt.... 

ROXANE. 

Madame,  c'est  assez. 
Je  conçois  vos  raisons  mieux  que  vous  ne  pensez.       1060 


I 


ACTE  III,  SCÈNE  VIL  495 

Laissez-moi.  J'ai  besoin  d'un  peu  de  solitude. 
Ce  jour  me  jette  aussi  dans  quelque  inquiétude. 
J'ai,  comme  Bajazet,  mon  chagrin  et  mes  soins, 
Et  je  veux  un  moment  y  penser  sans  témoins. 


SCÈNE  \1I 

ROXANE,  seule. 

De  tout  ce  que  je  vois  que  faut-il  que  je  pense?  io65 

Tous  deux  à  me  tromper  sont-ils  d'intelligence? 
Pourquoi  ce  changement,  ce  discours,  ce  départ  ? 
>''ai-je  pas  même  entre  eux  surpris  quelque  regard  ? 
Bajazet  interdit!  Atalide  étonnée  ! 

0  ciel!  à  cet  affront  m'auriez-vous  condamnée?  1079 

De  mon  aveugle  amour  seroient-ce  là  les  fruits  ? 
Tant  de  jours  douloureux,  tant  d'inquiètes  nuits. 
Mes  brigues,  mes  complots,  ma  trahison  fatale, 
N'aurois-je  tout  tenté  que  pour  une  rivale  ? 

Mais  peut-être  qu'aussi,  trop  prompte  à  m'affliger,     1076 
J'observe  de  trop  près  un  chagrin  passager. 
J'impute  à  son  amour  l'effet  de  son  caprice. 
N'eùt-il  pas  jusqu'au  bout  conduit  son  artifice  ? 
Prêt  à  voir  le  succès  de  son  déguisement, 
Quoi  ?  ne  pouvoit-il  pas"  feindre  encore  un  moment? 
Non,  non,  rassurons-nous  :  trop  d'amour  m'intimide. 
El  pourquoi  dans  son  cœur  redouter  Atalide  ? 
Quel  seroit  son  dessein?  Qu'a-t-elle  fait  pour  lui? 
Oui  de  nous  deux  enfin  le  couronne  aujourd'hui  ? 
Mais,  hélas!  de  l'amour  ignorons-nous  l'empire?         io85 
Si  par  quelque  autre  charme  Atalide  l'attire, 
Qu'importe  qu'il  nous  doive  et  le  sceptre  et  le  jour? 
Les  bienfaits  dans  un  cœur  balancent-ils  l'amour? 


496  .  BAJAZET. 

Et  sans  chercher  plus  loin,  quand  l'ingrat  me  sut  plaire, 

Ai-je  mieux  reconnu  les  bontés  de  son  frère?  1090 

Ah  !  si  d'une  autre  chaîne  il  n'étoit  point  lié, 

L'offre  de  mon  hymen  l'eût-il  *  tant  effrayé? 

N'eût-il  pas  sans  regret  secondé  mon  envie  ? 

L'eût-il  refusé  même  aux  dépens  de  sa  vie  ? 

Que  de  justes  raisons....  Mais  qui  vient  me  parler?      1095 

Que  veut-on? 


SCÈNE  VIIl 
ROXANE,  ZATIME.  - 

ZATIME. 

Pardonnez  si  j'ose  vous  troubler. 
Mais,  Madame,  un  esclave  arrive  de  l'armée; 
Et  quoique  sur  la  mer  la  porte  fût  fermée, 
Les  gardes  sans  tarder  l'ont  ouverte  à  genoux 
Aux  ordres  du  Sultan  qui  s'adressent  à  vous.  itoo 

Mais  ce  qui  me  surprend,  c'est  Orcan  qu'il  envoie. 

ROXANE. 

Orcan  ! 


Oui,  de  tous  ceux  que  le  Sultan  emploie, 
Orcan,  le  plus  fidèle  à  servir  ses  desseins, 
Né  sous  le  ciel  brûlant  des  plus  noirs  Africains. 
Madame,  il  vous  demande  avec  impatience. 


1.  Le  mot  offre  était  déjà  féminin.  Furetière  ne  mentionne  même 
point  l'autre  genre. 


ACTE  III,  SCENE  VIII.  497 

Mais  j'ai  cru  vous  devoir  avertir  par  avance  ; 
Et  souhaitant  surtout  qu'il  ne  vous  surprît  pas, 
Dans  votre  appartement  j'ai  retenu  ses  pas. 

ROXANE. 

Quel  malheur  imprévu  vient  encor  me  confondre  ? 

Quel  peut  être  cet  ordre  ?  et  que  puis-je  répondre  ?      iiio 

Il  n'en  faut  point  douter,  le  Sultan  inquiet 

Une  seconde  fois  condamne  Bajazet. 

On  ne  peut  sur  ses  jours  sans  moi  rien  entreprendre  : 

Tout  m'obéit  ici.  Mais  dois-je  le  défendre  ? 

Quel  est  mon  empereur?  Bajazet?  Amurat  ?     ,  iii5 

J'ai  trahi  l'un  ;  mais  l'autre  est  peut-être  un  ingrat. 

Le  temps  presse.  Que  faire  en  ce  doute  funeste? 

Allons  :  employons  bien  le  moment  qui  nous  reste. 

Ils  ont  beau  se  cacher.  L'amour  le  plus  discret 

Laisse  par  quelque  marque  échapper  son  secret.  1120 

Observons  Bajazet  ;  étonnons  Atalide  ; 

Et  couronnons  l'amant,  ou  perdons  le  perfide. 


FIN   DU    TROISIÈME    ACTE 


ACTE  IV 


SCÈNE  PREMIÈRE 

ATALIDE,  ZAÏRE. 


Ah  !  sais-tu  mes  frayeurs?  Sais-tu  que  dans  ces  lieux 

J'ai  vu  du  fier  Orcan  le  visage  odieux  ? 

En  ce  moment  fatal,  que  je  crains  sa  venue!  ii25 

Que  je  crains....  Mais  dis-moi,  Bajazet  t'a-t-il  vue? 

Qu'a-t-il  dit?  Se  rend-il,  Zaïre,  à  mes  raisons? 

Ira-t-il  voir  Roxane,  et  calmer  ses  soupçons? 

ZAÏRE. 

11  ne  peut  plus  la  voir  sans  qu'elle  le  commande. 
Roxane  ainsi  l'ordonne  :  elle  veut  qu'il  l'attende.         ii3c 
Sans  doute  à  cet  esclave  elle  veut  le  cacher. 
J'ai  feint  en  le  voyant  de  ne  le  point  chercher. 
J'ai  rendu  votre  lettre,  et  j'ai  pris  sa  réponse. 
Madame,  vous  verrez  ce  qu'elle  vous  annonce. 

ATALIDE  lit  : 


((  Après  tant  d'injustes  détours, 
Faut-il  qu'à  feindre  encor  votre  amour  me  convie  't 


ACTE  IV,  SCE>'E  I.  499 

Mais  je  veux  bien  prendre  soin  d'une  vie 

Dont  vous  jurez  que  dépendent  vos  jours. 
Je  verrai  la  Sultane;  et  par  ma  complaisance, 
Par  de  nouveaux  serments  de  ma  reconnoissance,      ii4o 

J'apaiserai,  si  je  puis,  son  courroux. 
N'exigez  rien  de  plus.  Ni  la  mort,  ni  vous-même 
Ne  me  ferez  jamais  prononcer  que  je  l'aime, 

Puisque  jamais  je  n'aimerai  que  vous.  » 

Hélas  !  que  me  dit-il  ?  Croit-il  que  je  l'ignore?  ii45 

Ne  sais-je  pas  assez  qu'il  m'aime,  qu'il  m'adore  ? 

Est-ce  ainsi  qu'à  mes  vœux  il  sait  s'accommoder? 

C'est  Roxane,  et  non  moi,  qu'il  faut  persuader. 

De  quelle  crainte  encor  me  laisse-t-il  saisie? 

Funeste  aveuglement  !  Pertlde  jalousie  !  i  i5o 

Récit  menteur!  Soupçons  que  je  n'ai  pu  celer! 

Falloit-il  vous  entendre,  ou  falloit-il  parler? 

C'étoit  fait,  mon  bonheur  surpassoit  mon  attente. 

J'étois  aimée,  heureuse,  et  Roxane  contente. 

Zaïre,  s'il  se  peut,  retourne  sur  tes  pas.  ii55 

Qu'il  l'apaise.  Ces  mots  ne  me  suffisent  pas. 

Que  sa  bouche,  ses  yeux,  tout  l'assure  qu'il  l'aime. 

Qu'elle  le  croie  enfin.  Que  ne  puis-je  moi-même, 

Échauffant  par  mes  pleurs  ses  soins  trop  languissants, 

Mettre  dans  ses  discours  tout  l'amour  que  je  sens?    1160 

Mais  à  d'autres  périls  je  crains  de  le  commettre. 

ZAÏRE.  X 

Roxane  vient  à  vous. 

ATALIDE. 

Ah!  cachons  cette  lettre. 


500  BAJAZET. 


SCÈNE  II 

ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME,  ZAÏRE. 

ROXANE,   à  Zatime. 

Viens.  J'ai  reçu  cet  ordre.  Il  faut  l'intimider. 

ATALIDE,  à  Zaïre. 

Va,  cours;  et  tâche  enfin  de  le  persuader. 


SCÈNE  m 

ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME, 


Madame,  j'ai  reçu  des  lettres  de  l'armée.  ii65 

De  tout  ce  qui  s'y  passe  êtes-vous  informée  ? 

ATALIDE. 

On  m'a  dit  que  du  camp  un  esclave  est  venu. 
Le  reste  est  un  secret  qui  ne  m'est  pas  connu. 

ROXANE. 

Amurat  est  heureux  :  la  fortune  est  changée, 

Madame,  et  sous  ses  lois  Babylone  est  rangée.  1170 

ATALIDE. 

Hé  quoi,  Madame?  Osmin.... 


ACTE  IV,  SCENE  III.  501 

ROXANE. 

Étoit  mal  averti, 
Et  depuis  son  départ  cet  esclave  est  parti. 
C'en  est  fait. 

ATALIDE. 

Quel  revers  ! 

ROXANE. 

Pour  comble  de  disgrâces, 
Le  Sultan,  qui  l'envoie,  est  parti  sur  ses  traces. 

ATALIDE. 

Quoi  ?  les  Persans  armés  ne  l'arrêtent  donc  pas?  1 175 

ROXANE. 

Non,  Madame.  Vers  nous  il  revient  à  grands  pas. 

ATALIDE. 

Que  je  vous  plains,  Madame  !  et  qu'il  est  nécessaire 
D'achever  promptement  ce  que  vous  vouliez  faire  ! 

ROXANE. 

Il  est  tard  '  de  vouloir  s'opposer  au  vainqueur. 

ATALIDE. 

0  ciel  ! 

ROXANE. 

Le  temps  n'a  point  adouci  sa  rigueur.  1180 

Vous  voyez  dans  mes  mains  sa  volonté  suprême. 

ATALIDE. 

Et  que  vous  mande-t-il  ? 
1.  Tard  :  au  sens  de  trop  tard  :  sérum  est. 


502  BAJAZET. 


ROXANE. 


Voyez  :  lisez  vous-même. 
Vous  connoissez,  Madame, et  la  lettre*  et  le  sein. 

AT  AUDE. 

Du  cruel  Amurat  je  reconnois  la  main. 

(Elle  lit.) 

((  Avant  que  Babylone  éprouvai  ma  puissance,  ii85 

Je  vous  ai  l'ait  porter  mes  ordres  absolus. 
Je  ne  veux  point  douter  de  votre  obéissance, 
Et  crois  que  maintenant  Bajazet  ne  vit  plus. 
Je  laisse  sous  mes  lois  Babylone  asservie. 
Et  confirme  en  partant  mon  ordre  souverain.  1190 

Vous,  si  vous  avez  soin  de  votre  propre  vie, 
iSe  vous  montrez  à  moi  que  sa  tête  à  la  main.  » 


lié  bien  ? 


ATALIDE. 

Cache  tes  pleurs,  malheureuse  Atalide. 


Que  vous  semble' 


Il  poursuit  son  dessein  parricide  ; 
Mais  il  pense  proscrire  un  prince  sans  appui  :  119J 

Il  ne  sait  pas  l'amour  qui  vous  parle  pour  lui, 
(Jue  vous  et  Bajazet  vous  ne  faites  qu'une  àme, 

1.  Lettre  :  se  dit  du  caractère  particulier  dont  chacun  écrit  (Fure- 
lière).  —  Sein,  et  non  seing,  afin  de  rimer  aux  yeux. 


ACTE  lY,  SCÈNE  III.  503 

Que  plutôt,  s'il  le  faut,  vous  mourrez.... 

ROXANE. 

Moi,  Madame? 
Je  voudrois  le  sauver,  je  ne  le  puis  haïr  ; 
Mais.... 

ATALIDE. 

Quoi  donc?  qu'avez- vous  résolu? 

ROXANE. 

D'obéir.  1200 

ATALIDE. 

D'obéir  ! 

ROXANE. 

Et  que  faire  en  ce  péril  extrême  ? 
Il  le  faut. 

ATALIDE. 

Quoi?  ce  prince  aimable...  qui  vous  aime. 
Verra  finir  ses  jours  qu'il  vous  a  destinés  ! 

ROXANE. 

le  faut.  Et  déjà  mes  ordres  sont  donnés. 

ATALIDE. 

me  meurs. 

ZATIME. 

Elle  tombe,  et  ne  vit  plus  qu'à  peine.     laoS 

ROXANE. 

^llez,  conduisez-la  dans  la  chambre  prochaine. 


50  i  BAJAZET. 

Mais  au  moins  observez  ses  regards,  ses  discours, 
Tout  ce  qui  convaincra  1  leurs  perfides  amours. 


SCÈNE  IV 

ROXANE,  seule. 

Ma  rivale  à  mes  yeux  s'est  enfin  déclarée  : 

Voilà  sur  quelle  foi  je  m'étois  assurée.  1210 

Depuis  six  mois  entiers  j'ai  cru  que  nuit  et  jour 

Ardente  elle  veilloit  au  soin  de  mon  amour; 

Kt  c'est  moi  qui  du  sien  ministre  trop  fidèle, 

Semble  depuis  six  mois  ne  veiller  que  pour  elle, 

Oui  me  suis  appliquée  à  chercher  les  moyens  121 5 

De  lui  faciliter  tant  d'heureux  entretiens, 

Et  qui  même  souvent,  prévenant  son  envie, 

Ai  hàlé  les  moments  les  plus  doux  de  sa  vie. 

Ce  n'est  pas  tout  :  il  faut  maintenant  m'éclaircir 

Si  dans  sa  perfidie  elle  a  su  réussir;  1220 

Il  faut....  Mais  que  pourrois-je  apprendre  davantage? 

Mon  malheur  n'est-il  pas  écrit  sur  son  visage? 

Vois-je  pas,  au  travers  de  son  saisissement, 

Un  cœur  dans  ses  douleurs  content  de  son  amant? 

Exempte  des  soupçons  dont  je  suis  tourmentée,  1226 

Ce  n'est  que  pour  ses  jours  qu'elle  est  épouvantée. 

iN'importe  :  poursuivons.  Elle  peut  comme  moi 

Sur  des  gages  trompeurs  s'assurer  de  sa  foi. 

Pour  le  faire  expliquer,  tendons-lui  quelque  piège. 

Mais  quel  indigne  emploi  moi-même  m'imposé-je  !       i23o 

1.  Convaincra  :  Racine  applique  au  mot  convaincre  la  double  con- 
struction du  latin  arguere.  Arquerc  aliquem  —  arguere  culpnm.  Mais 
plutôt  c'est  un  cas  de  l'emploi  du  substantif  de  qualité  suf)stitué  au 
nom  de  la  personne  à  qui  la  qualité  appartient.  Cf.  ^otes  grammaticales. 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  505 

Quoi  donc?  à  me  gêner  appliquant  mes  esprits, 

•lirai  faire  à  mes  yeux  éclater  ses  mépris? 

Lui-même  il  peut  prévoir  et  tromper  mon  adresse. 

Bailleurs  l'ordre,  l'esclave,  et  le  Visir  me  presse. 

Il  faut  prendre  parti  :  l'on  m'attend.  Faisons  mieux  :    i235 

Sur  tout  ce  que  j'ai  vu  fermons  plutôt  les  yeux; 

Laissons  de  leur  amour  la  recherche  importune; 

Poussons  à  bout  l'ingrat,  et  tentons  la  fortune. 

Voyons  si,  par  mes  soins  sur  le  trône  élevé, 

Il  osera  trahir  l'amour  qui  l'a  sauvé,  1240 

Et  si  de  mes  bienfaits  lâchement  libérale, 

Sa  main  en  osera  couronner  ma  rivale. 

Je  saurai  bien  toujours  retrouver  le  moment 

De  punir,  s'il  le  faut,  la  rivale  et  l'amant. 

Dans  ma  juste  fureur  observant  le  perfide,  1245 

Je  saurai  le  surprendre  avec  son  Atalide; 

Et  d'un  même  poignard  les  unissant  tous  deux, 

Les  percer  l'un  et  l'autre,  et  moi-même  après  eux. 

Voilà,  n'en  doutons  point,  le  parti  qu'il  faut  prendre  *. 

Je  veux  tout  ignorer. 


SCÈNE  V 
ROXANE,  ZATIME. 

ROXANE. 

Ah  !  que  viens-tu  m'apprcndre, 
Zalime?  Bajazet  en  est-il  amoureux? 
Vois-tu  dans  ses  discours  qu'ils  s'entendent  tous  deux? 

ZATIME. 

Elle  n'a  point  parlé  :  toujours  évanouie. 

Madame,  elle  ne  marque  aucun  reste  de  vie 

Que  par  de  longs  soupirs  et  des  gémissements,  i255 

1.  Var.  Sans  doute  j'ai  trouvé  le  parti  qu'il  faut  prendre.  (Éd.  1672.) 


50()  BAJAZET. 

Qu'il  semble  que  son  cœur  va  suivre  à  tous  moments. 

Vos  femmes,  dont  le  soin  à  l'envi  la  soulage, 

Ont  découvert  son  sein  pour  leur  donner  passage. 

Moi-même  avec  ardeur  secondant  ce  dessein, 

J'ai  trouvé  ce  billet  enfermé  dans  son  sein.  1260 

Du  prince  votre  amant  j'ai  reconnu  la  lettre. 

Et  j'ai  cru  qu'en  vos  mains  je  devois  le  remettre. 

ROXANE. 

Donne.  Pourquoi  frémir?  et  quel  trouble  soudain 

Me  glace  à  cet  objet,  et  fait  trembler  ma  main? 

Il  peut  l'avoir  écrit  sans  m'avoir  offensée.  i265 

Il  peut  même....  Lisons,  et  voyons  sa  pensée  : 

« Ni  la  mort,  ni  vous-même 

Ne  me  ferez  jamais  prononcer  que  je  l'aime. 
Puisque  jamais  je  n'aimerai  que  vous.  » 

Ah!  de  la  trahison  me  voilà  donc  instruite! 

Je  reconnois  l'appas  dont  ils  m'avoient  séduite.  1270 

Ainsi  donc  mon  amour  étoit   récompensé. 

Lâche,  indigne  du  jour  que  je  t'avois  laissé  ? 

Ah!  je  respire  enfin;  et  ma  joie  est  extrême 

Que  le  traître  une  fois  se  soit  trahi  lui-même. 

Libre  des  soins  cruels  où  j'allois  m'engager,  1275 

Ma  tranquille  fureur  n'a  plus  qu'à  se  venger. 

Qu'il  meure.  Vengeons-nous.  Courez.  Qu'on  le  saisisse; 

Que  la  main  des  muets  s'arme  pour  son  supplice. 

Qu'ils  viennent  préparer  ces  nœuds  infortunés 

Par  qui  de  ses  pareils  les  jours  sont  terminés*.  1280 

Cours,  Zatime  :  sois  prompte  à  servir  ma  colère. 

ZATIME. 

Ah  !  Madame. 

ROXANE. 

Quoi  donc? 
1.  Le  fameux  et  fatal  cordon  :  cf.  p,  457,  n.  1. 


ACTE  IV,  SCENE  V.  507 

ZATIME. 

Si  sans  trop  vous  déplaire, 
Dans  les  justes  transports,  Madame,  où  je  vous  vois, 
J'osois  vous  faire  entendre  une  timide  voix  ; 
Bajazet,  il  est  vrai,  trop  indigne  de  vivre,  1285 

Aux  mains  de  ces  cruels  mérite  qu'on  le  livre. 
Mais  tout  ingrat  qu'il  est,  croyez-vous  aujourd'hui 
Qu'Amurat  ne  soit  pas  plus  à  craindre  que  lui  ? 
Et  qui  sait  si  déjà  quelque  bouche  infidèle 
?se  l'a  point  averti  de  votre  amour  nouvelle?  1290 

Des  cœurs  comme  le  sien,  vous  le  savez  assez  % 
Ne  se  regagnent  plus  quand  ils  sont  offensés  ; 
Et  la  plus  prompte  mort,  dans  ce  moment  sévère. 
Devient  de  leur  amour  la  marque  la  plus  chère. 

ROXANE. 

Avec  quelle  insolence  et  quelle  cruauté  1295 

Ils  sejouoient  tous  deux  de  ma  crédulité!     - 

Quel  penchant,  quel  plaisir  je  sentois  à  lès  croire! 

Tu  ne  remportois  pas  une  grande  victoire^, 

Perfide,  en  abusant  ce  cœur  préoccupé, 

Qui  lui-même  craignoit  de  se  voir  détrompé  ^.  i3oo 

Moi!  qui  de  ce  haut  rang  qui  me  rendoit  si  fière. 

Dans  le  sein  du  malheur  t'ai  cherché  la  première. 

Pour  attacher  des  jours  tranquilles,  fortunés, 

1.  Tout  le  volume  de  M.  de  Ilammer,  consacré  à  Mourad  IV,  le 
montre  ombrageux,  violent,  sanguinaire,  impitoyable. 

2.  Fallere  credentem  non  est  opcrosa  puellam  —  Gloria....  (Ovide, 
lleroides,  II,  63.)  «  Tromper  une  jeune  fille  confiante,  c'est  une  gloire 
facile  à  remporter.  » 

3.  Entre  ce  vers  et  le  suivant,  les  éd.  de  1671-87  donnaient  les  quatre 
suivants  :  ^ 

Tu  n'as  pas  eu  besoin  do  tout  ton  artifice, 
Kt  (je  veux  bien  te  faire  encor  cette  justice), 
Toi-même,  je  m'assure,  as  rougi  plus  d'un  jour 
Du  peu  qu'il  t'en  coûtoit  pour  tromper  tant  d'amour. 


508  BAJAZET. 

Aux  périls  dont  tes  jours  éloient  environnés, 

Après  tant  de  bonté,  de  soin,  d'ardeurs  extrêmes,        i3o5 

Tu  ne  saurois  jamais  prononcer  que  tu  m'aimes  ! 

Mais  dans  quel  souvenir  me  laissé-je  égarer  ? 

Tu  pleures,  malheureuse?  Ah!  tu  devois  pleurer* 

Lorsque  d'un  vain  désir  à  ta  perte  poussée, 

Tu  conçus  de  le  voir  la  première  pensée.  i3io 

Tu  pleures?  et  l'ingrat,  tout  prêt  à  te  trahir, 

Prépare  les  discours  dont  il  veut  t'éblouir. 

Pour  plaire  à  ta  rivale,  il  prend  soin  de  sa  vie. 

Ah!  traître,  tu  mourras.  Quoi?  tu  n'es  point  partie? 

Va.  Mais  nous-même,  allons,  précipitons  nos  pas.         i3i5 

Qu'il  me  voie,  attentive  au  soin  de  son  trépas, 

Lui  montrer  à  la  fois,  et  l'ordre  de  son  frère, 

Et  de  sa  trahison  ce  gage  trop  sincère. 

Toi,  Zatime,  reliens  ma  rivale  en  ces  lieux. 

Qu'il  n'ait  en  expirant  que  ses  cris  pour  adieux.  i3-20 

Qu'elle  soit  cependant  fidèlement  servie. 

Prends  soin  d'elle  :  ma  haine  a  besoin  de  sa  vie. 

Ah!  si  pour  son  amant  facile  à  s'attendrir-, 

La  peur  de  son  trépas  la  fit  presque  mourir. 

Quel  surcroît  de  vengeance  et  de  douceur  nouvelle       i325 

De  le  montrer  bientôt  pâle  et  mort  devant  elle, 

De  voir  sur  cet  objet  ses  regards  arrêtés 

Me  payer  les  plaisirs  que  je  leur  ai  prêtés  ! 

Va,  retiens-la.  Surtout  garde  bien  le  silence. 

Moi....  Mais  qui  vient  ici  différer  ma  vengeance?  i33o 

1.  Didon  dans  Virgile  (En.,  IV,  596-7)  . 

Infelix  Dido  !  mine  te  faeta  impia  tamjimt  ? 
Tutn  decuit,  cum  spectra  dabas!... 

«  Malheureuse  Didon  !  c'est  maintenant  que  tu  ressens  le  crime  de  sa 
conduite?  Mais  c'était  alors  qu'il  fallait  t'émouvoir,  quand  tu  lui  don 
nais  ton  royaume.  » 

2.  Facile  à  s'attendrir  :  le  verbe  pronominal,  équivalent  au  passif, 
fait  une  construction  toute  latine  (sur  le  type  facile  dicta). 


ACTE  IV,  SCÈNE  YI.  î»09 

SCÈNE  YI 
ROXANE,  ACOMAT,  OSMIN. 


Que  faites-vous,  Madame  ?  En  quels  retardements 

D'un  jour  si  précieux  perdez-vous  les  moments? 

Bysance  par  mes  soins  presque  entière  assemblée 

Interroge  ses  chefs,  de  leur  crainte  troublée; 

Et  tous,  pour  s'expliquer,  ainsi  que  mes  amis,  i335 

Attendent  le  signal  que  vous  m'aviez  promis. 

D'où  vient  que  sans  répondre  à  leur  impatience, 

Le  Serrait  cependant  garde  un  triste  silence? 

Déclarez-vous,  Madame;  et  sans  plus  diftërer.... 

ROXANE. 

Oui,  vous  serez  content  :  je  vais  me  déclarer.  i34o 

ACOMAT. 


Madame,  quel  regard,  et  quelle  voix  sévère. 
Malgré  votre  discours,  m'assure  du  contraire? 
Quoi?  déjà  votre  amour,  des  obstacles  vaincu.... 

ROXANE. 

bajazet  est  un  traître,  et  n'a  que  trop  vécu. 

ACOMAT. 

Lui! 

ROXANH. 

Pour  moi,  pour  vous-même,  également  perfide, 
Il  nous  trompoit  tous  deux. 

ACOMAT. 

Comment  ? 


510  BAJAZET. 

ROXANE. 

Cette  Atalide, 
Qui  même  n'ëtoit  pas  un  assez  digne  prix, 
De  tout  ce  que  pour  lui  vous  avez  entrepris.... 

ACOMAT. 

[lé  bien? 


Lisez.  Jugez  après  cette,  insolence 
Si  nous  devons  d'un  traître  embrasser  la  défense.         i35o 
Obéissons  plutôt  à  la  juste  rigueur 
D'Amurat  qui  s'approche  et  retourne  *  vainqueur  ; 
Et  livrant  sans  regret  un  indigne  complice, 
Apaisons  le  Sultan  par  un  prompt  sacrifice. 

ACOMAT,   lui  rendant  le  billet. 

Oui,  puisque  jusque-là  l'ingrat  m'ose  outrager,  r355 

Moi-même,  s'il  le  faut,  je  m'ofVre  à  vous  venger,  ,' 

Madame.  Laissez-moi  nous  laver  l'un  et  l'autre  | 

Du  crime  que  sa  vie  a  jeté  sur  la  nôtre.  i 

Montrez-moi  le  chemin,  i'v  cours.  i 

ROXANE.  î 

Non,  Acomat.  f 

Laissez-moi  le  plaisir  de  confondre  l'ingrat.  i36o 

.ïe  veux  voir  son  désordre,  et  jouir  de  sa  honte.  i 

Je  perdrois  ma  vengeance  en  la  rendant  si  prompte.  | 

Je  vais  tout  préparer.  Vous  cependant,  allez 
Disperser  promptement  vos  amis  assemblés. 

1.  Retourne  :  revient,  sens  fréquent. 


,1; 


ACTE  IV,  SCÈÎsE  VII.  511 

SCÈNE  VIÏ 

ACOMAT,  OSM[N. 

ACOMAT. 

Demeure.  Il  n'est  pas  temps,  cher  Osmin,  que  je  sorte. 

OSMIN. 

Ouoi?  jusque-là,  Seigneur,  votre  amour  vous  transporte? 
>avez-vous  pas  poussé  la  vengeance  assez  loin? 
Voulez-vous  de  sa  mort  être  encor  le  témoin? 

ACOMAT. 

Que  veux-tu  dire?  Es-tu  toi-même  si  crédule 
Que  de  me  soupçonner  dun  courroux  ridicule?  iSyo 

Moi,  jaloux?  Plût  au  ciel  qu'en  me  manquant  de  foi, 
L'imprudent  Bajazet  n'eût  offensé  que  moi  ! 

OSMIN. 

,Et  pourquoi  donc.  Seigneur,  au  lieu  de  le  défendre.... 

P  ACOMAT. 

Et  la  Sultane  est-elle  en  état  de  m'entendre? 

Ne  voyois-tu  pas  bien,  quand  je  l'allois  trouver,  1376 

Que  j'allois  avec  lui  me  perdre,  ou  me  sauver? 

Ah  !  de  tant  de  conseils  événement  sinistre*  î 

l'iince  aveugle  !  ou  plutôt  trop  aveugle  ministre  ! 

il  te  sied  bien  d'avoir  en  de  si  jeunes  mains, 

(Chargé  d'ans  et  d'honneurs,  confié  tes  desseins,  i38o 

Et  laissé  d'un  visir  la  fortune  flottante 

Suivre  de  ces  amants  la  conduite  imprudente. 

1.  Vers  tout    latin  :  «   issue   sinistre  de  tant  de  desseins  médités  et 
mûris  ».  Conseil  au  sens  de  consilium  :  événements  au  sens  de  éventas. 


512  BAJAZET. 

OSMIN. 

lié!  laissez-les  entre  eux  exercer  leur  courroux. 

Bajazet  veut  périr;  Seigneur,  songez  à  vous. 

Qui  peut  de  vos  desseins  révéler  le  mystère,  i385 

Sinon  quelques  amis  engagés  à  se  taire? 

Vous  verrez  par  sa  mort  le  Sultan  adouci. 


Roxane  en  sa  fureur  peut  raisonner  ainsi. 

Mais  moi,   qui  vois  plus  loin,  qui,  par  un  long  usage, 

Des  maximes  du  trône  ai  fait  l'apprentissage,  1390 

Qui  d'emplois  en  emplois  vieilli  sous  trois  sultans, 

Ai  vu  de  mes  pareils  les  malheurs  éclatants'. 

Je  sais,  sans  me  flatter,  que  de  sa  seule  audace 

Un  homme  tel  que  moi  doit  attendre  sa  grâce, 

Et  qu'une  mort  sanglante  est  l'unique  traité  iSgS 

Qui  reste  entre  l'esclave  et  le  maître  irrité. 

OSMIN. 

Fuyez  donc. 


J'approuvois  tantôt  cette  pensée. 
Mon  entreprise  alors  étoit  moins  avancée. 
Mais  il  m'est  désormais  trop  dur  de  reculer. 
Par  une  belle  chute  il  faut  me  signaler,  i4oo 

Et  laisser  un  débris  du  moins  après  ma  fuite, 
Qui  de  mes  ennemis  retarde  la  poursuite. 
Bajazet  vit  encor  :  pourquoi  nous  étonner? 
Acomat  de  plus  loin  a  su  le  ramener. 
Sauvons-le,  malgré  lui,  de  ce  péril  extrême,  i4o5 

1,  Si  Acomat  lient  la  place  de  Mohammed  qui  fut  tué  au  siège  de 
IJagdad,  il  a  pu  voir  passer  neuf  grands  vizirs  avant  lui  sous  Mourad  IV  : 
deux  sont  morts  ;  trois  ont  été  destitués  ;  quatre  ont  été  exécut-.'s  ou 
assassinés. 


ACTE  lY,  SCE^■E  VII.    ,  513 

Pour  nous,  pour  nos  amis,  pour  Roxane  elle-même. 

Tu  vois  combien  son  cœur,  prêt  à  le  protéger, 

A  retenu  mon  bras  trop  prompt  à  la  venger. 

Je  connois  peu  l'amour;  mais  j'ose  te  répondre 

Qu'il  n'est  pas  condamné,  puisqu'on  le  veut  confondre  ; 

Que  nous  avons  du  temps.  Malgré  son  désespoir, 

Roxane  l'aime  encore,  Osmin,  et  le  va  voir. 

OSMIIÏ. 

Enfin  que  vous  inspire  une  si  noble  audace  ? 
Si  Roxane  l'ordonne,  il  faut  quitter  la  place. 
Ce  palais  est  tout  plein.... 

ACOMAT. 

Oui,  d'esclaves  obscurs,     i4i5 
Nourris  loin  de  la  guerre,  à  l'ombre  de  ses  murs* 
Mais  toi  dont  la  valeur,  d'Amurat  oubliée, 
Par  de  communs  chagrins  à  mon  sort  s'est  liée, 
Voudras-tu  jusqu'au  bout  seconder  mes  fureurs  ? 

OSMIN. 

Seigneur,  vous  m'offensez.  Si  vous  mourez,  je  meurs.    1420 

ACOMAT. 

D'amis  et  de  soldats  une  troupe  hardie 

Aux  portes  du  Palais  attend  notre  sortie. 

La  Sultane  d'ailleurs  se  fie  à  mes  discours. 

Nourri  dans  le  Serrail,  j'en  connois  les  détours  ; 

Je  sais  de  Bajazet  l'ordinaire  demeure.  1425 

Ne  tardons  plus,  marchons.  Et  s'il  faut  que  je  meure, 

Mourons  :  moi,  cher  Osmin,  comme  un  visir;  et  toi. 

Comme  le  favori  d'un  homme  tel  que  moi. 

FIN   DU    QUATRIÈME    ACTE 


17 


ACTE  V 


SCÈNE  PREMIÈRE 

ATALIDE.  seule. 

Hélas  !  je  cherche  en  vain  :  rien  ne  s'offre  à  ma  vue'. 

Malheureuse!  Comment  puis-je  l'avoir  perdue?  i43o 

Ciel,  aurois-tu  permis  que  mon  funeste  amour 

Exposât  mon  amant  tant  de  fois  en  un  jour? 

Que  pour  dernier  malheur,  cette  lettre  fatale 

Fût  encor  parvenue  aux  yeux  de  ma  rivale  ? 

J'étois  en  ce  lieu  même  ;  et  ma  timide  main,  i435 

Quand  Roxane  a  paru,  l'a  cachée  en  mon  sein. 

Sa  présence  a  surpris  mon  âme  désolée  ; 

Ses  menaces,  sa  voix,  un  ordre  m'a  troublée. 

J'ai  senti  défailhr  ma  force  et  mes  esprits  : 

Ses  femmes  m'entouroient  quand  je  les  ai  repris;       i44o 

A  mes  yeux  étonnés  leur  troupe  est  disparue. 

Ah!  trop  cruelles  mains,  qui  m'avez  secourue, 

Vous  m'avez  vendu  cher  vos  secours  inhumains  ; 

Et  par  vous  cette  lettre  a  passé  dans  ses  mains. 

1.  Que  l'on  cherche  partout  mes  tablettes  perdues, 

Et  que  sans  les  ouvrir  elles  me  soient  rendues. 

disait  la  Thomyris  de  Quinault.  Et  Boiloau  se  moquait  de  Quinault  (Dial. 
des  héros  de  roman). 


ACTE  Y,  SCENE  III.  515 

Quels  desseins  maintenant  occupent  sa  pensée  ?  i445 

Sur  qui  sera  d'abord  sa  vengeance  exercée? 

Quel  sang  pourra  suffire  à  son  ressentiment? 

Ah!  Bajazet  est  mort,  ou  meurt  en  ce  moment. 

Cependant  on  m'arrête,  on  me  tient  enfermée. 

On  ouvre.  De  son  sort  je  vais  être  informée.  i45o 


SCÈNE  lï 
ROXAXE,  ATALIDE,  ZATIME. 

ROXANE. 


Retirez-vous. 


ATALIDE. 

Madame....  Excusez  l'embarras... 

ROXANE. 


Retirez-vous,  vous  dis-je,  et  ne  répliquez  pas. 
Gardes,  qu'on  la  retienne. 


SCÈNE  m 

ROXANE,  ZATIME. 

ROXANE. 

Oui,  tout  est  prêt,  Zatime  : 
Orcan  et  les  muets  attendent  leur  victime. 
Je  suis  pourtant  toujours  maîtresse  de  son  sort.  i455 

Je  puis  le  retenir.  Mais  s'il  sort,  il  est  mort. 
Vient-il? 


516  BAJAZET. 

ZATDIE. 

Oui,  sur  mes  pas  un  esclave  l'amène; 
Et  loin  de  soupçonner  sa  disgrâce  prochaine, 
Il  m'a  paru,  Madame,  avec  empressement 
Sortir,  pour  vous  chercher,  de  son  appartement.         i46o 

ROXANE, 

Ame  lâche,  et  trop  digne  enfin  d'être  déçue, 
Peux-tu  souffrir  encor  qu'il  paroisse  à  ta  vue  ? 
Crois-tu  par  tes  discours  le  vaincre  ou  l'étonner  ? 
Quand  même  il  se  rendroit,  peux-tu  lui  pardonner?  . 

Quoi?  ne  devrois-tu  pas  être  déjà  vengée?  i465      n 

Ne  crois-tu  pas  encore  être  assez  outragée  ?  f 

Sans  perdre  tant  d'efforts  sur  ce  cœur  endurci,  i 

Que  ne  le  laissons-nous  nérir?...  Mais  le  voici. 


SCÈNE  IV 
BAJAZET,  ROXANE. 

ROXANE. 

Je  ne  vous  ferai  point  des  reproches  frivoles  : 

Les  moments  sont  trop  chers  pour  les  perdre  en  paroles. 

Mes  soins  vous  sont  connus.  En  un  mot,  vous  vivez, 

Et  je  ne  vous  dirois  que  ce  que  vous  savez. 

Malgré  tout  mon  amour,  si  je  n'ai  pu  vous  plaire. 

Je  n'en  murmure  point,  quoiqu'à  ne  vous  rien  taire, 

Ce  même  amour  peut-être  et  ces  mêmes  bienfaits       i475 

Auroient  dû  suppléer  à  mes  foibles  attraits. 

Mais  je  m'étonne  enfin  que  pour  reconnoissance, 

Pour  prix  de  tant  d'amour,  de  tant  de  confiance, 

Yous  ayez  si  longtemps  par  des  détours  si  bas 

Feint  un  amour  pour  moi  que  vous  ne  sentiez  pas.       1480  ■ 


ACTE  V,  SCENE  IV.  517 


BAJAZET, 


Qui?  moi,  Madame 


ROXANE. 


Oui,  toi.  Voudrois*tu  point  encore 
Me  nier  un  mépris  que  tu  crois  que  j'ignore? 
^e  prëtendrois-tu  point,  par  tes  fausses  couleurs, 
Déguiser  vni  amour  qui  te  retient  ailleurs, 
Et  me  jurer  enfin  d'une  bouche  perfide  i485 

Tout  ce  que  tu  ne  sens  que  pour  ton  Atalide  ? 

BAJAZET. 

Atalide,  Madame!  0  ciel!  qui  vous  a  dit.... 

ROXANE. 

Tiens,  perfide,  regarde,  et  démens  cet  écrit. 

BAJAZET. 

Je  ne  vous  dis  plus  rien.  Cette  lettre  sincère 

D'un  malheureux  amour  contient  tout  le  mystère;       1490 

Vous  savez  un  secret  que,  tout  prêt  à  s'ouvrir, 

Mon  cœur  a  mille  fois  voulu  vous  découvrir. 

J'aime,  je  le  confesse;  et  devant  que  votre  âme. 

Prévenant  mon  espoir,  m'eût  déclaré  sa  flamme. 

Déjà  plein  d'un  amour  dès  l'enfance  formé,  149S 

A  tout  autre  désir  mon  cœur  étoit  fermé. 

Vous  me  vîntes  offrir  et  la  vie  et  l'Empire  ; 

Et  même  votre  amour,  si  j'ose  vous  le  dire, 

Consultant  vos  bienfaits,  les  crut,  et  sur  leur  foi 

De  tous  mes  sentiments  vous  répondit  pour  moi.         i5oo 

Je  connus  votre  erreur;  mais  que  pouvois-je  faire? 

Je  vis  en  même  temps  qu'elle  vous  étoit  chère. 

Combien  le  trône  tente  un  cœur  ambitieux! 

Un  si  noble  présent  me  lit  ouvrir  les  yeux. 

Je  chéris,  j'acceptai,  sans  tarder  davantage,  i5o5 


518  .  BAJAZET. 

L'heureuse  occasiou  de  sortir  d'esclavage, 

D'autant  plus  qu'il  falloit  l'accepter  ou  périr; 

D'autant  plus  que  vous-même,  ardente  à  me  l'offrir, 

Vous  ne  craigniez  rien  tant  que  d'être  refusée; 

Que  même  mes  refus  vous  auroient  exposée;  i5io 

Qu'après  avoir  osé  me  voir  et  me  parler, 

Il  étoit  dangereux  pour  vous  de  reculer. 

Cependant  je  n'en  veux  pour  témoins  que  vos  plaintes  : 

Ai-je  pu  vous  tromper  par  des  promesses  feintes? 

Songez  combien  de  fois. vous  m'avez  reproché  i5i5 

Hn  silence  témoin  de  mon  trouble  caché. 

Plus  l'e'ffet  de  vos  soins  et  ma  gloire  étoient  proches, 

Plus  mon  cœur  interdit  se  faisoit  de  reproches. 

Le  ciel  qui  m'entendoit  sait  bien  qu'en  même  temps 

Je  ne  m'arrétois  pas  à  des  vœux  impuissants;  i520 

Et  si  l'effet  enfin,  suivant  mon  espérance. 

Eût  ouvert  un  champ  libre  à  ma  reconnoissance, 

J'aurois  par  tant  d'honneurs,  par  tant  de  dignités 

Contenté  votre  orgueil,  et  payé  vos  bontés. 

Que  vous-même  peut-être.... 


Et  que  pourrois-tu  faire? 
Sans  l'offre  de  ton  cœur,  par  où  peux-tu  me  plaire? 
Quels  seroient  de  tes  vœux  les  inutiles  fruits? 
Ne  te  souvient-il  plus  de  tout  ce  que  je  suis? 
Maîtresse  du  Serrait,  arbitre  de  ta  vie, 
Et  même  de  l'État,  qu'Amurat  me  confie,  i53o 

Sultane,  et  ce  qu'en  vain  j'ai  cru  trouver  en  toi. 
Souveraine  d'un  cœur  qui  n'eût  aimé  que  moi  : 
Dans  ce  comble  de  gloire  où  je  suis  arrivée, 
A  quel  indigne  honneur  m'avois-tu  réservée? 
Traînerois-je  en  ces  lieux  un  sort  infortuné,  i535 

Vil  rebut  d'un  ingrat  que  j'aurois  couronné. 
De  mon  rang  descendue,  à  mille  autres  égale, 


ACTE  Y,  SCÈNE  IV.  519         \ 

Ou  la  première  esclave  enfin  de  ma  rivale?  4 

Laissons  ces  vains  discours;  et  sans  m'importuner,  1 

Pour  la  dernière  fois,  veux-tu  vivre  et  régner?  i54o        ; 

J'ai  l'ordre  d'Amurat,  et  je  puis  t'y  soustraire.  l 

Mais  tu  n'as  qu'un  moment  :  parle.  'j 

BAJAZET.  j 

Que  faut-il  faire?  ; 

ROXANE.  J 

Ma  rivale  est  ici  :  suis-moi  sans  différer  ;  ; 

Dans  les  mains  des  muets  viens  la  voir  expirer,  ^j 

Et  libre  d'un  amour  à  ta  gloire  funeste,  i545       ^ 

Viens  m'engager  ta  foi  :  le  temps  fera  le  reste.  J 

Ta  grâce  est  à  ce  prix,  si  tu  veux  l'obtenir.  '; 

BAJAZET. 

ie  ne  l'accepterois  que  pour  vous  en  punir,  | 

Que  pour  faire  éclater  aux  yeux  de  tout  l'Empire  '^ 

L'horreur  et  le  mépris  que  cette  offre  m'inspire.  i55o       l 

Mais  à  quelle  fureur  me  laissant  emporter,  ;: 

Contre  ses  tristes  jours  vais-je  vous  irriter!  -': 

De  mes  emportements  elle  n'est  point  complice,  j 

Ni  de  mon  amour  même  ni  de  mon  injustice.  ; 

Loin  de  me  retenir  par  des  conseils  jaloux,  i555       ^ 

Elle  me  conjuroit  de  me  donner  à  vous  *.  j 

En  un  mot,  séparez  ses  vertus  de  mon  crime.  ;J 

Poursuivez,  s'il  le  faut,  un  courroux  légitime;  ^ 

Aux  ordres  d'Amurat  hâtez-vous  d'obéir;  « 

Mais  laissez-moi  du  moins  mourir  sans  vous  haïr.  i56o       ■', 

1.  Entre  ce  vers  et  le  suivant,  les  éd.  de  HiTI-Sl  portent  ces  quatre         i 

autres  :                             •  ) 

'i 

Confessant  vos  bienfaits,  reconnoissant  vos  charmes,  ! 

Elle  a  pour  me  fléciiir  employé  jusqu'aux  larmes.  ''. 

Toute  prête  vingt  fois  à  se  sacrifier,  ; 

Par  sa  mort  elle-même  a  voulu  nous  lier.  ■■:< 


52)  BAJAZET. 

Amurat  avec  moi  ne  l'a  point  condamnée  : 
Épargnez  une  vie  assez  infortmiée. 
Ajoutez  cette  grâce  à  tant  d'autres  bontés, 
Madame;  et  si  jamais  je  vous  fus  cher.... 


Sortez. 


SCÈNE  V 
ROXANE,  ZATIME. 

ROXANE, 

Pour  la  dernière  fois,  perfide,  tu  m'as  vue,  i565 

Et  tu  vas  rencontrer  la  peine  qui  t'es  due. 

ZATIME. 

Atalide  à  vos  pieds  demande  à  se  jeter, 

Et  vous  prie  un  moment  de  vouloir  l'écouter, 

Madame  :  elle  vous  veut  faire  l'aveu  fidèle 

D'un  secret  important  qui  vous  touche  plus  qu'elle.     1570 

ROXANE. 

Oui,  qu'elle  vienne;  et  toi,  suis  Bajazet  qui  sort; 
Et  quand  il  sera  temps,  viens  m'apprendre  son  sort. 


SCÈNE  VI 
ROXANE,  ATALIDE. 

ATALIDE. 

Je  ne  viens  plus,  Madame,  à  feindre  disposée, 
Tromper  votre  bonté  si  longtemps  abusée  : 


ACTE  V,  SCE^'E  VI.  521 

Confuse,  et  digne  objet  de  vos  inimitiés,  iSyS 

Je  viens  mettre  mon  cœur  et  mon  crime  à  vos  pieds. 

Oui,  Madame,  il  est  vrai  que  je  vous  ai  trompée  : 

Du  soin  de  mon  amour  seulement  occupée, 

Quand  j'ai  vu  Bajazet,  loin  de  vous  obéir, 

Je  n'ai  dans  mes  discours  songé  qu'à  vous  trahir.        i58o 

Je  l'aimai  dès  l'enfance;  et  dès  ce  temps,  Madame, 

J'avois  par  mille  soins  su  prévenir  son  âme. 

La  Sultane  sa  mère,  ignorant  l'avenir, 

Hélas!  pour  son  malheur,  se  plut  à  nous  unir. 

Vous  l'aimâtes  depuis  :  plus  heureux  l'un  et  l'autre,    i585 

Si  connoissant  mon  cœur,  ou  me  cachant  le  vôtre, 

Votre  amour  de  la  mienne  eût  su  se  défier! 

Je  ne  me  noircis  point  pour  le  justifier. 

Je  jure  par  le  ciel,  qui  me  voit  confondue, 

Par  ces  grands  Ottomans  dont  je  suis  descendue,        1690 

Et  qui  tous  avec  moi  vous  parlent  à  genoux 

Pour  le  plus  pur  du  sang  qu'ils  ont  transmis  en  nous  : 

Bajazet  à  vos  soins  tôt  ou  tard  plus  sensible, 

Madame,  à  tant  d'attraits  n'étoit  pas  invincible. 

Jalouse,  et  toujours  prêtie  à  lui  représenter  1695 

Tout  ce  que  je  croyois  digne  de  l'arrêter. 

Je  n'ai  rien  négligé,  plaintes,  larmes,  colère. 

Quelquefois  attestant  les  mânes  de  sa  mère. 

(!e  jour  même,  des  jours  le  plus  infortuné. 

Lui  reprochant  l'espoir  qu'il  vous  avoit  donné,  lOoo 

Et  de  ma  mort  enfin  le  prenant  à  partie'. 

Mon  importune  ardeur  ne  s'est  point  ralentie. 

Qu'arrachant,  malgré  lui,  des  gages  de  5a  foi. 

Je  ne  sois  parvenue  à  le  perdre  avec  moi. 

Mais  pourquoi  vos  bontés  seroient-elles  lassées?        i6o5 
Ne  vous  arrêtez  point  à  ses  froideurs  passées. 


1.  Prendre  à  partie  ;  c'est  accuser.  Mais  la  locution  s'emploie  d'ordi- 
naire absolument. 


:m  BAJAZET. 

r/est  moi  qui  l'y  forçai.  Les  nœuds  que  j'ai  rompus 

Se  rejoindront  bientôt,  quand  je  ne  serai  plus. 

Quelque  peine  pourtant  qui  soit  due  à  mon  crime, 

N'ordonnez  pas  vous-même  une  mort  légitime,  1610 

Et  ne  vous  montrez  point  à  son  cœur  éperdu 

Couverte  de  mon  sang  par  vos  mains  répandu. 

D'un  cœur  trop  tendre  encore  épargnez  la  foiblesse. 

Vous  pouvez  de  mon  sort  me  laisser  la  maîtresse, 

Madame:  mon  trépas  n'en  sera  pas  moins  prompt.      161 5 

Jouissez  d'un  bonheur  dont  ma  mort  vous  répond; 

Couronnez  un  héros  dont  vous  serez  chérie. 

J'aurai  soin  de  ma  mort,  prenez  soin  de  sa  vie. 

Allez,  Madame,  allez.  Avant  votre  retour. 

J'aurai  d'une  rivale  affranchi  votre  amour.  1620 


Je  ne  mérite  pas  un  si  grand  sacrifice  : 

Je  me  connois,  Madame,  et  je  me  fais  justice. 

Loin  de  vous  séparer,  je  prétends  aujourd'hui 

Par  des  nœuds  éternels  vous  unir  avec  lui. 

Vous  jouirez  bientôt  de  son  ainxable  vue.  1625 

Levez-vous.  Mais  que  veut  Zatime  toute  émue? 


SCÈNE  VU 

ROXANE,  ATALIDE,  ZATIME. 


Ah!  venez  vous  montrer.  Madame,  ou  désormais 

Le  rebelle  Acomat  est  maître  du  Palais. 

Profanant  des  sultans  la  demeure  sacrée, 

Ses  criminels  amis  en  ont  forcé  l'entrée.  i63o 

Vos  esclaves  tremblants,  dont  la  moitié  s'enfuit, 


ACTE  Y,  SCEiNE  Mil. 
Doutent  si  le  Visir  vous  sert  ou  vous  trahit. 

ROXANE. 

Ah,  les  traîtres!  Allons,  et  courons  le  confondre. 
Toi,  garde  ma  captive,  et  songe  à  m'en  répondre. 


SCÈNE  VIII 
ATALIDE,  ZATIME. 

ATALIDE. 

Hélas!  pour  qui  mon  cœur  doit-il  faire  des  vœux?       i635 

J'ignore  quel  dessein  les  anime  tous  deux. 

Si  de  tant  de  malheurs  quelque  pitié  te  touche. 

Je  ne  demande  point,  Zatime,  que  ta  bouche 

Trahisse  en  ma  faveur  Roxane  et  son  secret. 

Mais,  de  grâce,  dis-moi  ce  que  fait  Bajazet.  1640 

L'as-tu  vu?  Pour  ses  jours  n'ai-je  encor  rien  à  craindre? 

zAtime. 
Madame,  en  vos  malheurs  je  ne  puis  que  vous  plaindre. 

ATALIDE. 

Quoi?  Roxane  déjà  l'a-t-elle  condamné? 

ZATIME. 

Madame,  le  secret  m'est  surtout  ordonné. 

ATALIDE. 

Malheureuse,  dis-moi  seulement  s'il  respire.  i645 

ZATIME. 

11  y  va  de  ma  vie,  et  je  ne  puis  rien  dire. 


524  BAJAZET. 


Ah!  c'en  est  trop,  cruelle.  Achève,  et  que  ta  main 

Lui  donne  de  ton  zèle  un  gage  plus  certain. 

Perce  toi-même  un  cœur  que  ton  silence  accable, 

D'une  esclave  barbare  esclave  impitoyable.  i65o 

Précipite  des  jours  qu'elle  me  veut  ravir; 

Montre-toi,  s'il  se  peut,  digne  de  la  servir. 

Tu  me  retiens  en  vain;  et  dès  celte  même  heure, 

Il  faut  que  je  le  voie,  ou  du  moins  que  je  meure. 


SCÈNE  IX 
ATALIDE,  ACOMAT,  ZATIME. 


Ah!  que  fait  Bajazet?  Où  le  puis-je  trouver,  i655 

Madame?  Aurai-je  encor  le  temps  de  le  sauver? 

Je  cours  tout  le  Serrait;  et  même  dès  l'entrée 

De  mes  braves  amis  la  moitié  séparée 

A  marché  sur  les  pas  du  courageux  Osmin  ; 

Le  reste  m'a  suivi  par  un  autre  chemin.  1660 

Je  cours,  et  je  ne  vois  que  des  troupes  craintives 

D'esclaves  etîrayés,  de  femmes  fugitives 


Ah!  je  suis  de  son  sort  moins  instruite  que  vous. 
Cette  esclave  le  sait. 


Malheureuse,  réponds. 


ACOMAT. 

Crains  mon  juste  courroux. 


ACTE  V,  SCÉÎsE  X.  525 

SCÈNE  X 
ATALIDE,  ACOMAT,  ZATIME,  ZAÏRE. 

ZAÏRE. 

Madame  ! 

ATALIDE. 

Hé  bien,  Zaïre?         iG65 
Qu'est-ce? 

ZAÏRE. 

Ne  craignez  plus  :  voire  ennemie  expire. 

ATALIDE. 

Roxane  ? 


f  Et  ce  qui  va  bien  plus  vous  étonner, 

'l     Orcan  lui-même,  Orcan  vient  de  l'assassiner. 

ATALIDE. 

Quoi?  lui? 

ZAÏRE. 

Désespéré  d'avoir  manqué  son  crime, 
Sans  doute  il  a  voulu  prendre  cette  victime.  1670 

ATALIDE. 

Juste  ciel,  l'innocence  a  trouvé  ton  appui. 
Bajazet  vit  encor,  Visir,  courez  à  lui. 

ZAÏRE. 

Par  la  bouche  d'Osmin  vous  serez  mieux  instruile. 
11  a  tout  vu. 


bW  BAJAZET. 


SCENE  XI 
ATALIDE,  ACOMAT,  ZAÏRE,  OSMIN. 


ACOMAT. 


Ses  yeux  ne  l'ont-ils  point  séduite' 
Roxane  est-elle  morte? 


/"■ 


Oui,  j'ai  vu  l'assassin  1675 

Retirer  son  poignard  tout  fumant  de  son  sein. 
Orcan,  qui  méditoit  ce  cruel  stratagème, 
La  servoit,  à  dessein  de  la  perdre  elle-même; 
Et  le  Sultan  l'avoit  chargé  secrètement 
De  lui  sacrifier  l'amante  après  l'amant.  1680 

Lui-même,  d'aussi  loin  qu'il  nous  a  vus*  paraître  : 
«  Adorez,  a-t-il  dit,  l'ordre  de  votre  maître  2; 
De  son  auguste  seing  reconnoissez  les  traits, 
Pertides,  et  sortez  de  ce  sacré  palais.  » 
A  ce  discours,  laissant  la  Sultane  expirante,  i685 

Il  a  marché  vers  nous;  et  d'une  main  sanglante 
Il  nous  a  déployé  l'ordre  dont  Amurat 
Autorise  ce  monstre  à  ce  double  attentat. 
Mais,  Seigneur,  sans  vouloir  l'écouter  davantage, 
Transportés  à  la  fois  de  douleur  et  de  rage,  1690 

1.  Var.  vus  (1672);  vu  (1676-97). 

2.  Var.  «  Connoissez,  a-l-il  dit,  l'ordre  de  votre  martre, 

Perfides;  et  voyant  le  sang  que  j'ai  versé, 

Voyez  ce  que  m'enjoint  son  amour  offensé.  »  (Éd.  1672.) 

—  Adorez  est  plus  juste  et  mieux  dans  la  couleur  du  sujet  que  co7i- 
nahsez.  Cf.  de  Ilammer,  IX,  167-8,  sur  le  respect  que  méritent  le  lirman 
impérial  et  celui  qui  le  porte. 


ACTE  V,  hCÈ.NE  \I.  ^'-i' 

j    Nos  bras  impatients  ont  puni  son  lorfail, 
Et  vengé  dans  son  sang  la  mort  de  Bajazet. 

ATALIDE. 

Bajazel  ! 

ACOMAT. 

Que  dis-tu? 

OSMIN. 

Bajazet  est  sans  vie. 
î    L'ignoriez- vous? 

^  ATALIDE. 

Ociel! 

OS.MIN. 

Son  amante  en  furie*, 
Près  de  ces  lieux,  Seigneur,  craignant  votre  secours,  1695 
A  voit  au  nœud  fatal  abandonné  ses  jours  2. 
Moi-même  des  objets  j'ai  vu  le  plus  funeste, 
Kt  de  sa  vie  en  vain  j'ai  cherché  quelque  reste  : 
Bajazet  étoit  mort.  Nous  l'avons  rencontré 
De  morts  et  de  mourants  noblement  entouré,  1700 

Que  vengeant  sa  défaite,  et  cédant  sous  le  nombre. 
Ce  héros  a  forcés  d'accompagner  son  ombre. 
Mais  puisque  c'en  est  fait,  Seigneur,  songeons  à  nous. 

ACOMAT. 

Ah!  destins  ennemis,  où  me  réduisez-vous? 

Je  sais  en  Bajazet  la  perte  que  vous  faites,  1705 

Madame;  je  sais  trop  qu'en  l'état  où  vous  êtes 

1.  Var.  No  lo  savicz-vous  pas?  —  0  ciel  !  —  Cette  furie.  (Éd.  167-2.) 

2.  Var.  Avoit  à  ce  perfide  abandonné  ses  jours.  (Éd.  1672.) 


a2S  BAJAZET. 

Il  ne  m'appartient  point  de  vous  offrir  l'appui 

De  quelques  mallieureux  qui  n'espéroient  qu'en  lui. 

Saisi,  désespéré  d'une  mort  qui  m'accable. 

Je  vais,  non  point  sauver  cette  tête  coupable,  17 

Mais  redevable  aux  soins  de  mes  tristes  amis, 

Défendre  jusqu'au  bout  leurs  jours  qu'ils  m'ont  commis 

Pour  vous,  si  vous  voulez  qu'en  quelque  autre  contrée 

Nous  allions  confier  votre  tête  sacrée. 

Madame,  consultez  *  :  maîtres  de  ce  palais,  171Î? 

Mes  fidèles  amis  attendront  vos  souhaits; 

Et  moi,  pour  ne  point  perdre  un  temps  si  salutaire, 

Je  cours  où  ma  présence  est  encor  nécessaire; 

Et  jusqu'au  pied  des  murs  que  la  mer  vient  laver. 

Sur  mes  vaisseaux  tout  prêts  je  viens  vous  retrouver.  1720 


SCÈNE  XII 
ATALIDE,  ZAÏRE. 

AT  AUDE. 

En  (in,  c'en  est  donc  fait;  et  par  mes  artifices, 

Mes  injustes  soupçons,  mes  funestes  caprices. 

Je  suis  donc  arrivée  au  douloureux  moment 

Où  je  vois  par  mon  crime  expirer  mon  amant. 

IN'étoit-ce  pas  assez,  cruelle  destinée,  172.5 

Qu'à  lui  survivre,  hélas!  je  fusse  condamnée? 

Et  falloit-il  encor  que  pour  comble  d'horreurs. 

Je  ne  pusse  imputer  sa  mort  (ju'à  mes  fureurs? 

Oui,  c'est  moi,  cher  amant,  qui  t'arrache  la  vie  : 

Koxane,  ou  le  Sultan,  ne  te  l'ont  point  ravie.  1730 


1.  Consultez  :  réfléchissez,  délibérez.  Cet  emploi  se  rencontre  ailleurs 
on  ce  siècle.  Nous  disons  :  se  consulter.  > 


.1 


ACTE  V,  SCENE  XII.  529 

Moi  seule,  j'ai  tissu  le  lien  malheureux 

Dont  tu  viens  d'éprouver  les  détestables  nœuds. 

Et  je  puis,  sans  mourir,  en  souffrir  la  pensée? 

Moi  qui  n'ai  pu  tantôt,  de  ta  mort  menacée, 

Retenir  mes  esprits,  prompts  à  m'abandonner!  1785 

Ah!  n'ai-je  eu  de  l'amour  que  pour  t'assassiner? 

Mais  c'en  est  trop.  Il  faut  par  un  prompt  sacrifice 

Que  ma  fidèle  main  te  venge  et  me  punisse. 

Vous,  de  qui  j'ai  troublé  la  gloire  et  le  repos, 
Héros,  qui  deviez  tous  revivre  en  ce  héros,  1740 

Toi,  mère  malheureuse,  et  qui  dès  notre  enfance 
Me  confia  son  eœur  dans  une  autre  espérance, 
Infortuné  Visir,  amis  désespérés, 
Roxane,  venez  tous,  contre  moi  conjurés, 
Tourmenter  à  la  fois  une  amante  éperdue;  1745 

(Elle  se  tue.) 

Et  prenez  la  vengeance  enfin  qui  vous  est  due. 

ZAÏRE. 

Ah!  Madame!...  Elle  expire.  0  ciel!  En  ce  malheur, 
Que  ne  puis-je  avec  elle  expirer  de  douleur? 


FIN    DU    CINQUItME    ET    DEUNIER    ACTE 


MITHRIDATE 


NOTICE  SUR  MITHRIDATE 


f  Mithridate  fut  joué  au  mois  de  janvier  1675.  Le  jour  est  incer- 
tain :  M.  Paul  Mesnard  incline  à  placer  cette  première  représen- 
tation le  vendredi  13,  le  lendemain  du  jour  où  Racine  fut  reçu 
à  lAcadémie  française. 

En  dépit  de  l'insinuation  du  Mercure,  la  pièce  ne  réussit  point 
par  cabale  :  les  amis  de  l'auteur  furent  alors  tout  le  public. 
L'applaudissement  fut  général.  «  Mithridate  est  une  pièce  char- 
mante, écrivait  Mme  de  Coulanges  à  Mme  de  Sévigné,  le  24  fé- 
vrier 1675  ;  on  y  pleure  ;  on  y  est  dans  une  continuelle  admiration  ; 
on  la  voit  trente  fois,  on  la  trouve  plus  belle  la  trentième  que 
la  première.  »  La  cour  fut  du  même  avis  que  la  ville  ;  aussi  bien 
dans  les  années  suivantes  que  dans  sa  nouveauté,  Mithridate  fut 
joué  fréquemment  chez  le  roi,  à  Versailles,  à  Fontainebleau,  à 
Saint-Germain,  à  Chambord,  et  chez  Monsieur,  à  Saint-Cloud. 
Louis  XIY  avait  un  goût  singulier  pour  Mithridate  :  «  C'est,  dit 
Dangeau,  la  comédie  qui  lui  plaît  le  plus  ». 

Racine  ne  doit  rien  à  personne  pour  Mithridate  :  seuls  les 
historiens  l'ont  inspiré.  Il  y  avait  une  tragédie  de  la  Mort  de 
Mithridate,  que  La  Calprenède  avait  fait  imprimer  en  1657. 
Racine  ne  s'est  jamais  inspiré  de  La  Calprenède,  et  l'on  ne 
peut  même  pas  affirmer  qu'il  ait  connu  l'œuvre  de  son  devancier. 
S'il  s'est  rencontré  deux  ou  trois  fois  avec  lui,  c'est  par  la 
nécessité  du  sujet  et  par  les  communs  souvenirs  de  l'histoire. 

,Les  ennemis  de  Racine  ne  manquèrent  pas  de  lui  reprocher 
d'avoir  mal  respecté  l'histoire.  «  J'aurais  longtemps  à  vous  entre- 
tenir, écrivait  de  Visé  dans  le  Mercure,  s'il  fallait  que  je  vous 
rendisse  un  compte  exact  des  jugements  qu'on  a  faits  du  Mithri- 


hôi  NOTICE  SlTv  MITHRIDATE. 

date  de  M.  Racine.  Il  a  plu,  comme  font  tous  les  ouvrages  de  cet 
auteur;  et  quoiqu'il  ne  se  soit  quasi  servi  que  des  noms  de 
Mithridate,  de  ceux  des  princes  ses  fils,  et  de  celui  de  Monime, 
il  ne  lui  est  pas  moins  permis  de  changer  la  vérité  des  histoires 
anciennes  pour  faire  un  ouvrage  agréable,  qu'il  lui  a  été  d'habiller 
à  la  turque  nos  amants  et  nos  amantes.  Il  a  adouci  la  grande 
férocité  de  Mithridate,  qui  avait  fait  égorger  sa  femme,  dont  les 
anciens  nous  vantent  et  la  grande  beauté  et  la  grande  vertu  ;  et 
quoique  ce  prince  fût  barbare,  il  l'a  rendu  en  mourant  un  des 
meilleurs  princes  du  monde  ;  il  se  dépouille  en  faveur  d'un  de 
ses  enfants  de  l'amour  et  de  la  vengeance,  qui  sont  les  deux 
plus  violentes  passions  où  les  hommes  soient  sujets;  et  ce  grand 
roi  meurt  avec  tant  de  respect  pour  les  Dieux,  qu'on  pourrait  le 
donner  pour  exemple  à  nos  princes  les  plus  chrétiens.  Ainsi 
M.  Racine  a  atteint  le  but  que  doivent  se  proposer  tous  ceux  qui 
font  de  ces  sortes  d'ouvrages  ;  et  les  principales  règles  étant  de 
plaire,  d'instruire  et  de  toucher,  on  ne  saurait  donner  trop  de 
louanges  à  cet  illustre  auteur,  puisque  sa  tragédie  a  plu,  qu'elle 
est  de  bon  exemple,  et  qu'elle  a  touché  les  cœurs.  » 


■■-.1 


QUESTIONS  SUR  MITIIRIDATE 


I.  Mitlii'idate  dans  l'histoire  et  dans  la  tragédie  de  Racine. 
•  lonsulter  Th.  Reinach,  Mithridatc  Eiipaio)\P avis,  in-8°.) 

II.  Est-il  vrai  que  Mithridate  soit  une  tragédie  cornclicinie'? 

III.  Monime. 

IV.  L'intrigue  de  Mithridate.  1"  Rapports  du  sujet  historique  et 

du  drame  de  passion.  2»  Mithridate  et  V Avare. 

V.  Le  vieillard  amoureux,  dans  la  tragédie  classique. 
I Étudier  Sertorius  et  Pulchérie,  de  Corneille.) 

VI.  La  poésie  de  Mithridate. 

VII.  Les  jeunes  premiers  dans  le  théâtre  de  Racine:  Xipliarês. 

VIII.  Le  dénouemert  de  Mithridate. 


PREFACE 


Il  n'y  a  guère  de  nom  plus  connu  que  celui  de  Mithri- 
date^  Sa  vie  et  sa  mort  font  une  partie  considérable  de 
l'histoire  romaine.  Et  sans  compter  les  victoires  qu'il  a 
remportées  on  peut  dire  que  ses  seules  défaites  ont  fait 
presque  toute  la  gloire  de  trois  des  plus  grands  capitaines 
de  la  république  :  c'est  à  savoir,  de  Sylla^,  de  Lucullus^,et 
de  Pompée*.  Ainsi  je  ne  pense  pas  qu'il  soit  besoin  de  citer 

1.  Mithridale  VI  Eupator,  roi  de  Pont,  mort  en  63  av.  J.-G. 

2.  Sylla,  après  avoir  pris  Athènes  et  battu  en  Grèce  les  lieutenants  de 
Mitliridate,  alla  attaquer  le  roi  lui-même  en  Asie,  et  l'obligea  à  recevoir 
la  paix  (87-84). 

3.  Mithridate  ayant  envahi  la  Bithynie,  Lucullus  alla  l'y  chercher, 
renferma  entre  son  camp  et  la  ville  inexpugnable  de  Cyzique,  et  le 
réduisit  à  fuir  par  mer,  abandonnant  son  armée.  Puis  il  envahit  ' 
Pont,  et,  par  une  poursuite  acharnée,  obligea  le  roi  à  se  réfugier  en 
Arménie  auprès  de  Tigrane.  Mithridate  n'échappa  qu'en  semant  sas 
trésors  sur  la  route,  et  ordonna  de  mettre  à  mort  ses  sœurs  et  s^ 
femmes  :  c'est  alors  que  mourut  Monime  (74-72). 

4.  Pompée,  ayant  succédé  à  Lucullus,  chassa  Mithridate  d'Arménie,  et 
le  poursuivit  dans  le  Caucase  sans  lui  donner  de  repos,  mais  sans  pou- 
voir l'atteindre.  Puis,  pendant  que  Pompée  descendait  en  Syrie  et  sou- 
mettait la  Judée,  Mithridate  reparut  sur  le  Bosphore,  refit  son  armée, 
et  forma  le  projet  d'envahir  l'Italie  :  ses  soldats  s'étant  révoltés,  il 
essaya  de  s'empoisonner,  puis  de  se  percer  de  son  épée  :  un  Gaulois  lui 
rendit  le  service  de  l'achever  (66-65). 


PRÉFACE.  ^57 

ici  mes  auteurs.  Car,  excepté  quelque  événement  que  j'ai 
un  peu  rapproché  par  le  droit  que  donne  la  poésie,  tout 
le  monde  reconnoîtra  aisément  que  j'ai  suivi  l'histoire 
avec  beaucoup  de  fidélité.  En  elTet,  il  n'y  a  guère  d'actions 
éclatantes  dans  la  vie  de  Mithridate  qui  n'aient  trouvé 
place  dans  ma  tragédie.  J'y  ai  inséré  tout  ce  qui  pouvoit 
mettre  en  jour*  les  mœurs-  et  les  sentiments  de  ce  prince, 
je  veux  dire  sa  haine  violente  contre  les  Romains,  son  grand 
courage,  sa  finesse,  sa  dissimulation,  et  enfin  cette  jalousie 
qui  lui  étoit  si  naturelle,  et  qui  a  tant  de  fois  coûté  la  vie 
à  ses  maîtresses.  La  seule  chose  qui  pourroit  n'être  pas 
aussi  connue  que  le  reste,  c'est  le  dessein  que  je  lui  fais 
prendre  de  passer  en  Italie.  Comme  ce  dessein  m'a  fourni 
une  des  séances  qui  ont  le  plus  réussi  dans  ma  tragédie, 
je  crois  que  le  plaisir  du  lecteur  pourra  redoubler,  quand 
il  verra  que  presque  tous  les  historiens  ont  dit  ce  que  je 
fais  dire  à  Mithridate. 

Florus,  Plutarque  et  Dion  Cassius  nomment  les  pays  par 
où  il  devoit  passer 3.  Appien  d'Alexandrie  entre  plus  dans 

1.  On  (jit  aujourd'hui  mettre  en  liirnière  et  non  mettre  en  jour.  Même 
au  xvin'  siècle  on  disait  :  mettre  en  (ou  dans)  son  jour. 

2.  Mœurs,  au  sens  du  latin  mores  :  le  caractère. 

3.  Voyez  Florus,  livre  III,  chapitre  v;  Plutarque,  Vie  de  Pompée, 
chapitre  \u  ;  Dion  Cassius,  livre  XXXVII,  chapitre  xi.  —  Suivant  Florus, 
Mithridate  voulait  passer  du  Bosphore  en  Thrace,  de  là,  et  en  traver- 
sant la  Macédoine  et  la  Grèce,  se  jeter  inopinément  sur  l'Italie.  Suivant 
Plutarque,  il  avait  formé  le  projet  de  traverser  le  pays  des  Scythes  et 
celui  des  Péoniens,  pour  envahir  l'Italie.  Dion  Cassius  dit  à  peu  près  de 

.  même  que,  voulant  prohter  du  séjour  de  Pompée  en  Syrie,  il  songeait 
à  se  rendre  vers  le  Danuhe  à  travers  le  pays  des  Scythes,  pour  faire  do 
là  une  invasion  en  Italie.  —  Appien,  comme  le  dit  Racine,  entre  un  peu 
plus  dans  le  détail.  Il  rapporte  d'abord,  au  chapitre  en  de  son  Livre 
sur  la  (juerre  de  Mithridate,  que  le  roi  de  Pont,  étant  entré  dans  les 
pays  méotiques,  conçut  le  projet  nouveau  et  hardi  de  traverser  la 
Thrace,  puis  la  Macédoine,  enfin  la  Pannonie,  de  franchir  les  Alpes,  et 
d'entrer  ainsi  en  Italie.  Il  dit  aussi,  au  cluipitre  cix  du  même  livre?, 
qu'il  se  proposait  de  diriger  sa  route  vers  le  pays  des  Gaulois,  avec  les- 
quels il  avait  déjà,  dans  cette  vue,  formé  des  liaisons;  et  qu'il  avait  le 


558  PREFACE. 

le  détail.  Et  après  avoir  marqué  les  facilités  et  les  secours 
que  Mithridate  espéroit  trouver  dans  sa  marche,  il  ajoute 
que  ce  projet  fut  le  prétexte  dont  Pharnace  se  servit  pour 
Faire  révolter  toute  l'armée*,  et  que  les  soldats,  effrayés  de 
l'entreprise  de  son  père,  le  regardèrent  comme  le  désespoir 
d'un  prince  qui  ne  cherchoit  qu'à  périr  avec  éclat. 

Ainsi  elle  fut  en  partie  cause  de  sa  mort,  qui  est  l'action 
de  ma  tragédie.  J'ai  encore  lié  ce  dessein  de  plus  près  îi 
mon  sujet.  Je  m'en  suis  servi  pour  faire  connoître  à  Mithri- 
date les  secrets  sentiments  de  ses  deux  fils.  On  ne  peut 
prendre  trop  de  précaution  pour  ne  rien  mettre  sur  le 
théâtre  qui  ne  soit  très  nécessaire.  Et  les  plus  belles 
scènes  sont  en  danger  d'ennuyer,  du  moment  qu'on  les 
peut  séparer  de  l'action,  et  qu'elles  l'interrompent  au  lieu 
de  la  conduire  vers  sa  fin. 

Voici  la  réflexion  que  fait  Dion  Cassius  sur  ce  dessein  de 
Mithridate  :  «  Cet  homme  étoit  véritablement  né  pour 
entreprendre  de  grandes  choses.  Comme  il  avoit  souvent 
éprouvé  la  bonne  et  la  mauvaise  fortune,  il  ne  croyoit 
rien  au-dessus  de  ses  espérances  et  de  son  audace,  et 
mesuroit  ses  desseins  bien  plus  à  la  grandeur  de  son  cou- 
rage qu'au  mauvais  état  de  ses  affaires;  bien  résolu,  si 
son  entreprise  ne  réussissoit  point,  de  faire  une  fin  digne 
d'un  roi,  et  de  s'ensevelir  lui-même  sous  les  ruines  de  son 
empire,  plutôt  que  de  vivre  dans  l'obscurité  et  dans  la 
bassesse  2.  » 


dessein  d'envahir  avec  eux  l'Italie  à  travers  les  Alpes,  espérant  que  Ir. 
haine  de  Rome  lui  procurerait  l'alliance  de  beaucoup  de  peuples  ita- 
liens. (Note  de  M.  Paul  Mesnard.) 

1.  Var.  Pour  révolter  toute  l'armée.  (Id.  175.) 

2.  O'jas'.  xe  yàp  ;j.£ya)^o-irpàY[i(iJv  wv,  xal  iroTkXwv  [xèv  TTTaufxâ- 
Tiov,  TzoXkû)'/  5è  xal  sÙTU/Tifxàxwv  TrsTreipajjLévoç,  ouSèv  oûxs 
àT6>.[x-r)xov  ouxs  àvsXTriaxôv  oî  sTvai  êvdjxiÇev.  El  ôè  ô-^,  xal 
acpaXsÎTi,  cuva-;ro)^£!76ai  xf,  jâajtXsîa  [xsxà  àxspatou  xoû  (ppo'/ri- 
jxaxoç  [AaXXov  f,  axepTf^ôel;  aùxf.ç  è'v  xô  xazsivôx'rixi  xal  èv  àSo^ta 


PRÉFACE.  530 

J'ai  choisi  Monime  entre  les  femmes  que  Mithridate  a 
aimées.  Il  paroît  que  c'est  celle  de  toutes  qui  a  été  la  plus 
vertueuse,  et  qu'il  a  aimée  le  plus  tendrement.  Plutarque 
semble  avoir  pris  plaisir  à  décrire  le  malheur  et  les  senti- 
ments de  cette  princesse.  C'est  lui  qui  m'a  donné  l'idée  de 
Monime;  et  c'est  en  partie*  sur  la  peinture  qu'il  en  a  faite 
que  j'ai  fondé  un  caractère  que  je  puis  dire  qui  n'a  point 
d  'plu.  Le  lecteur  trouvera  bon  que  je  rapporte  ses  paroles 
telles  qu'Amiot  les  a  traduites «.  Car  elles  ont  une  grâce 
dans  le  vieux  style  de  ce  traducteur,  que  je  ne  crois  point 
pouvoir  égaler  dans  notre  langue  moderne  : 

«  Cette-ci  estoit  fort  renommée  entre  les  Grecs,  pource 
([ue  quelques  sollicitations  que  luy  sceust  faire  le  Roy  en 
estant  amoureux,  jamais  ne  voulut  entendre  à  toutes  ses 
poursuites  jusqu'à  ce  qu'il  y  eust  accord  de  mariage  passé 
outre  eux,  et  qu'il  luy  eust  envoyé  le  diadème  ou  bandeau 
royal,  et  appellée  royne.  La  pauvre  dame,  depuis  que  ce 
roy  l'eust  espousée,  avoit  vécu  en  grande  déplaisance,  ue 
faisant  continuellement  autre  chose  que  de  plorer  la 
malheureuse  beauté  de  son  corps,  laquelle,  au  lieu  d'un 


Çf,v  T,0£A£v,  (Dion,  1.  XXXVII,  cli.  vi.)  M.  Paul  MesnarcI  fait  remarquer 
que  la  phrase  de  la  traduction  de  Racine  «  et  meruroit  ses  desseins 
bien  plus  à  la  f,'randeur  de  son  courage  qu'au  mauvais  état  de  ses 
affaires  »  ne  se  trouve  pas  dans  le  texte  de  Dion  Cassius,  mais  qu'elle 
vient  d'im  passage  précédent,  où  l'on  trouve  ces  mots  :  Tr,  '^O'j'kr^iz: 
tXéov  t,  TTi  ouvdtasi  vs[j.wv,  etc. 

1.  «  Ce  n'est  en  effet  qu'eii  partie  »,  fait  remarquer  M.  Paul  Mesnard. 
Dans  la  Vie  de  Pompée,  Plutarque,  parlant  des  papiers  secrets  de  Mithri- 
date qui  tombèrent  aux  mains  de  Pompée  dans  la  forteresse  de  Cénon, 
dit  qu'il  y  avait  des  lettres  de  Monime  au  Roi  et  du  Roi  à  Monime,  où  la 
passion  s'exprimait  avec  peu  de  retenue  :  'Eiz'.ixo'koi:  ts  Moviu-ti?  irpà; 
T.j'zry/  ixÔAx7T0'.,  xal  iràXiv  £xe''vO'J  Tzpàç  aÙTTjV.  (Vie  de  Pompée, 
chap.  xxxvu.)  ') 

2.  Racine  a  modifié  le  texte  d'Amyot  pour  ne  parler  que  de  Mo- 
nime; il  a  supprimé  aussi  la  mention  de  «  quinze  mille  escus  contans  » 
que  Mithridate  envoya  d'un  coup  à  Monime,  pour  la  convaincre  de  son 
amour. 


540  PRÉFACE. 

mary,  lui  avoit  donné  un  maistre,  et  au  lieu  de  compagnie 
conjugale,  et  que  doit  avoir  une  dame  d'honneur*,  luy 
avoit  baillé  une  garde  et  garnison  d'hommes  barbares, 
qui  la  tenoient  comme  prisonnière  loin  du  doux  pais  de  la  /ni 
Grèce,  en  lieu  où  elle  n'avoit  qu'un  songe  et  une  ombre  ' 
de  biens;  et  au  contraire  avoit  réellement  perdu  les  véri- 
tables, dont  elle  jouissoit  au  pais  de  sa  naissance.  Et  quand 
l'eunuque  fut  arrivé  devers  elle,  et  luy  eut  fait  comman- 
dement de  par  le  Roy  qu'elle  eust  à  mourir,  adonc  elle 
s'arracha  d'alentour  de  la  teste  son  bandeau  royal  ;  et  se 
le  nouant  autour  du  col,  s'en  pendit.  Mais  le  bandeau  ne 
fut  pas  assez  fort,  et  se  rompit  incontinent.  Et  lors  elle  se 
prit  à  dire  :  «  0  maudit  et  malheureux  tissu,  ne  me  ser- 
((  viras-tu  point  au  moins  à  ce  triste  service?  »  En  disant 
ces  paroles,  elle  le  jetta  contre  terre,  crachant  dessus,  et 
tendit  la  gorge  à  l'eunuque-.  » 

Xipharés  étoit  fils  de  Mithridate  et  d'une  de  ses  femmes 
qui  se  nommoit  Stratonice.  Elle  livra  aux  Romains  une 
place  de  grande  importance,  où  étoient  les  trésors  de 
Mithridate,  pour  mettre  son  fils  Xipharés  dans  les  bonnes 
grâces  de  Pompée 3.  Il  y  a  des  historiens*  qui  prétendent 
que  Mithridate  fit  mourir  ce  jeune  prince,  pour  se  venger 
de  la  perfidie  de  sa  mère. 

Je  ne  dis  rien  de  Pharnace^.  Car  qui  ne  sait  pas  que  ce 
fut  lui  qui  souleva  contre  Mithridate  ce  qui  lui  restoit  de 
troupes,  et  qui  força  ce  prince  à  se  vouloir  empoisonner, 
et  à  se  passer  son  épée  au  travers  du  corps  pour  ne  pas 
tomber  entre  les  mains  de  ses  ennemis?  C'est  ce  même 


1.  Une  dame  d'honneur.  Génitif  de  qualité,  équivalant  à  un  adjectif. 
On  dit  encore  ?m  homme  d'honneur. 

2.  Cette  mort  arrive  en  72,  neuf  ans  avant  celle  du  roi. 

3.  Plutarque,  Vie  de  Pompée,  xxxvi;  Appien,  Guerre  de  Mithridate, 
ch.  cvu. 

4.  Appien,  l.  l. 

5.  U  était  lils  de  Mithridate  et  d'une  de  ses  sœurs,  Laodice. 


PRÉFACE.  541 

Pharnace  qui  fut  vaincu  depuis  par  Jules  César,  et  qui  fui 
tué  ensuite  dans  une  autre  bataille*. 

1.  Appien,  Guerre  de  Mithridate,  ch.  cxx:  Plutarque,  Vie  de  César, 
ch.  l;  et  la  Guerre  d'Alexandrie,  ch.  lxxii-i.xxvii.  César,  à  la  lète  de 
trois  légions,  battit  l'armée  de  Pharnace  à  Zéla,  ville  du  Pont.  Phar- 
nace fut  tué  en  il  dans  une  autre  bataille  qu'il  livra  à  un  gouverneur 
du  Bosphore  révolté  contre  lui. 


I 


I 


PERSONNAGES 


Champmesléet  Brécourt. 


MITHRIDATE,  roi  de  Pont  et  de  quantité 
dautres  royaumes ,     La  Fleur. 

MONIME,  accordée*  avec  3Iithridate,  et 
déjà  déclarée  reine Mlle  Champmeslé. 

PHARNACE  }  fils  de  Mithridate,  mais 

XIPHARÈS    )      de  différentes  mères. 

ARBATE,  confident  de  Mithridate,  et 
gouverneur  de  la  place  de  Nymphée.    Hauteroche. 

PH^DIME,  confidente  de  Monime. 
ARCAS,  domestique  de  Mithridate. 
Gardes. 


n 


La  scène  est  à  Nymphée,  port  de  mer  sur  le  Bosphore 
Cimmérien,  dans  la  Taurique  Chersonèse*. 


1.  Accordée,  fiancée;  archaïsme. 

2.  On  dit  aujourd'hui  la  Chersonèse  Taurique.  C'est  la  Crimée. 
Nymphée  était  située  entre  Panticapée  et  Théodosia.  Dion  Cassius  fait 
mourir  Mithridate  à  Panticapée,  et  Appien  compte  Nymphée  parmi  les 
places  qui  firent  défection  quand  Mithridate  se  réfugia  dans  la  Cherso- 
nèse. 


-J 


MITHRIDATE 

TRAGÉDIE 


ACTE  I 


SCÈNE  PREMIÈRE 

XIPHARÈS,  ARBATE 

XIPHARÈS. 

On  nous  faisoit,  Arbate,  un  fidèle  rapport  : 

Rome  en  effet  triomphe,  et  Mithridate  est  mort. 

Les  Romains,  vers  l'Euphrate,  ont  attaqué  mon  père, 

Et  trompé  dans  la  nuit  sa  prudence  ordinaire. 

Après  un  long  combat,  tout  son  camp  dispersé  5 

Dans  la  foule  des  morts,  en  fuyant  l'a  laissé; 

Et  j'ai  su  qu'un  soldat  dans  les  mains  de  Pompée 

Avec  son  diadème  a  remis  son  épée. 

Ainsi  ce  roi,  qui  seul  a  durant  quarante  ans* 

Lassé  tout  ce  que  Rome  eut  de  chefs  importants  *,  lo 

Et  qui  dans  l'Orient  balançant  la  fortune, 

1.  Florus  dit  aussi  quarante  ans;  Justin,  quarante-six  ans  :  trente  ans 
serait  plus  près  de  la  vérité.  Mais  on  ne  peut  chicaner  Racine  sur  ce 
détail,  et  Florus  le  couvre  suffisamment. 

2.  Oppius,  Cassius,  Valerius  Flaccus,  Fimbria,  Sylla,  Lucullus,  Pom- 
pée, d'autres  encore. 


544  MITIIRIDATE. 

Vengeoit  de  tous  les  rois  la  querelle  commune, 
Meurt,  et  laisse  après  lui,  pour  venger  son  trépas, 
Deux  fils  infortunés  qui  ne  s'accordent  pas. 


Vous,  Seigneur!  Quoi?  l'ardeur  de  régner  en  sa  place     i5 
Rend  déjà  Xipharès  ennemi  de  Pharnace? 

XIPHARÈS. 

Non,  je  ne  prétends  point,  cher  Arbate,  à  ce  prix 

D'un  malheureux  empire  acheter  le  débris. 

Je  sais  en  lui  des  ans  respecter  l'avantage  ; 

Et  content  des  États  marqués  pour  mon  partage,  20 

Je  verrai  sans  regret  tomber  entre  ses  mains 

Tout  ce  que  lui  promet  l'amitié  des  Romains. 

ARBATE. 

L'amitié  des  Romains  !  Le  fils  de  Mithridate, 
Seigneur!  Est-il  bien  vrai? 

XIPHARÈS. 

N'en  doute  point,  Arbate. 
Pharnace,  dès  longtemps  tout  Romain  dans  le  cœur,       aS 
Attend  tout  maintenant  de  Rome  et  du  vainqueur. 
Et  moi,  plus  que  jamais  à  mon  père  fidèle. 
Je  conserve  aux  Romains  une  haine  immortelle. 
Cependant  et  ma  haine  et  ses  prétentions 
Sont  les  moindres  sujets  de  nos  divisions.  3o 

ARBATE. 

Et  quel  autre  intérêt  contre  lui  vous  anime  ? 

XIPHARÈS. 

Je  m'en  vais*  t'étonner.  Cette  belle  Monime, 

1.  Je  m'en  vais.  On  employait  communément  s'en  aller  pour  marquer 
simplement  le  futur,  où  nous  disons  aller. 


ACTE  I,  SCE^■E  U  545 

(jui  du  Roi  notre  père  attira  tous  les  vœux, 

Dont  Pharnace,  après  lui,  se  déclare  amoureux.... 

ARBATE. 

Hé  bien.  Seigneur? 


Je  l'aime,  et  ne  veux  plus  m'en  taire, 
Puisqu'enfm  pour  rival  je  n'ai  plus  que  mon  frère. 
Tu  ne  t'attendois  pas  sans  doute  à  ce  discours  ; 
Mais  ce  n'est  point,  Arbate,  un  secret  de  deux  jours. 
Cet  amour  s'est  longtemps  accru  dans  le  silence. 
Que  n'en  puis-je  à  tes  yeux  marquer  la  violence,  4o 

Et  mes  premiers  soupirs,  et  mes  derniers  ennuis? 
Mais  en  l'état  funeste  où  nous  sommes  réduits. 
Ce  n'est  guère  le  temps  d'occuper  ma  mémoire 
A  rappeler  le  cours  d'une  amoureuse  histoire. 
Qu'il  te  suffise  donc,  pour  me  justifier,  45 

Que  je  vis,  que  j'aimai  la  Reine  le  premier; 
Que  mon  père  ignoroit  jusqu'au  nom  de  Monime, 
Quand  je  conçus  pour  elle  un  amom  légitime. 
Il  la  vit.  Mais  au  lieu  d'offrir  à  ses  beautés 
Un  hymen,  et  des  vœux  dignes  d'être  écoutés,  5o 

Il  crut  que  sans  prétendre  une  plus  haute  gloire, 
Elle  lui  céderoit  une  indigne  victoire. 
Tu  sais  par  quels  efforts  il  tenta  sa  vertu. 
Et  que  lassé  d'avoir  vainement  combattu. 
Absent,  mais  toujours  plein  de  son  amour  extrême,         55 
Il  lui  fit  par  tes  mains  porter  son  diadème. 
Juge  de  mes  douleurs,  quand  des  bruits  trop  certains 
M'annoncèrent  du  Roi  l'amour  et  les  desseins; 
Quand  je  sus  qu'à  son  lit  Monime  réservée, 
Avoit  pris,  avec  toi,  le  chemin  de  Nymphée!  fto 

Hélas!  ce  fut  encordans  ce  temps  odieux 
Qu'aux  offres  des  Romains  ma  mère  ouvrit  les  yeux; 

RACINE.  1  ■< 


546  ÎIITIIRIDATE. 

Ou  pour  venger  sa  foi  par  cet  hymen  trompée*, 

Ou  ménageant  pour  moi  la  faveur  de  Pompée, 

Elle  trahit  mon  père,  et  rendit  aux  Romains  65 

La  place  et  les  trésors  confiés  en  ses  mains. 

Quel  devins-je  au  récit  du  crime  de  ma  mère  ! 

Je  ne  regardai  plus  mon  rival  dans  mon  père  ; 

J'oubliai  mon  amour  par  le  sien  traversé  : 

Je  n'eus  devant  les  yeux  que  mon  père  offensé.  70 

J'attaquai  les  Romains;  et  ma  mère  éperdue 

Me  vit,  en  reprenant  cette  place  rendue, 

A  mille  coups  mortels  contre  eux  me  dévouer, 

Et  chercher,  en  mourant,  à  la  désavouer. 

L'Euxin,  depuis  ce  temps,  fut  libre,  et  l'est  encore;        76 

Et  des  rives  de  Pont  aux  rives  du  Bosphore, 

Tout  reconnut  mon  père,  et  ses  heureux  vaisseaux 

N'eurent  plus  d'ennemis  que  les  vents  et  les  eaux. 

Je  voulois  faire  plus.  Je  prétendois,  Arbate, 

Moi-même  à  son  secours  m'avancer  vers  l'Euphrate.      80 

Je  fus  soudain  frappé  du  bruit  de  son  trépas. 

Au  milieu  de  mes  pleurs,  je  ne  le  cèle  pas, 

Monime,  qu'en  tes  marins  mon  père  avoit  laissée, 

Avec  tous  ses  attraits  revint  en  ma  pensée, 

Que  dis-je?  en  ce  malheur  je  tremblai  pour  ses  jours;     85 

Je  redoutai  du  Roi  les  cruelles  amours. 

Tu  sais  combien  de  fois  ses  jalouses  tendresses 

Ont  pris  soin  d'assurer  la  mort  de  ses  maîtresses. 

Je  volai  vers  Nymphée  ;  et  mes  tristes  regards 

Rencontrèrent  Pharnace  au  pied  de  ses  remparts.  90 

J'en  conçus,  je  l'avoue,  un  présage  funeste. 

Tu  nous  reçus  tous  deux,  et  tu  sais  tout  le  reste. 

Pharnace,  en  ses  desseins  toujours  impétuçux, 

1.  Il  ne  faut  pas  faire  attention  à  l'anachronisme  des  sentiments  prê- 
tés à  la  mère  de  Xipharès.  Elle  devait  être  d'autant  moins  jalouse  de 
Monime  qu'elle  n'était  pas  elle-mêm«  la  première  femme  de  Mithri- 
date,  puisque  Xipharès  est  lé  cadet  de  Pharnace. 


ACTE  I,  SCÈNE  I. 


547 


Ne  dissimula  point  ses  vœux  présomptueux. 

De  mon  père  à  la  Reine  il  conta  la  disgrâce,  gS 

L'assura  de  sa  mort,  et  s'offrit  en  sa  place. 

Comme  il  le  dit,  Arbate,  il  veut  l'exécuter. 

Mais  enfui,  à  mon  tour,  je  prétends  éclater. 

Autant  que  mon  amour  respecta  la  puissance 

D'un  père,  à  qui  je  fus  dévoué  dès  l'enfance,  loo 

Autant  ce  même  amour,  maintenant  révolté, 

De  ce  nouveau  rival  brave  l'autorité. 

Ou  Monime,  à  ma  flamme  elle-même  contraire, 

Condamnera  l'aveu  que  je  prétends  lui  faire  ; 

Ou  bien,  quelques  malheurs  qu'il  en  puisse  avenir,       io5 

Ce  n'est  que  par  ma  mort  qu'on  la  peut  obtenir. 

Yoilà  tous  les  secrets  que  je  voulois  t'apprendre. 
C'est  à  toi  de  choisir  quel  parti  tu  dois  prendre, 
Qui  des  deux  te  paroît  plus  digne  de  ta  foi, 
L'esclave  des  Romains,  ou  le  fils  de  ton  roi.  iio 

Fier  de  leur  amitié,  Pharnace  croit  peut-être 
(^onnnander  dans  Nymphée,  et  me  parler  en  maître. 
Mais  ici  mon  pouvoir  ne  connoît  point  le  sien  : 
Le  Pont  est  son  partage,  et  Colchos*  est  le  mien; 
Et  l'on  sait  que  toujours  la  Colcijide  et  ses  princes        ii5 
Ont  compté  ce  Bosphore  ^  au  rang  de  leurs  provinces. 


C.ommandez-moi,  Seigneur.  Si  j'ai  quelque  pouvoir, 
Mon  choix  est  déjà  fait,  je  ferai  mon  devoir. 


1.  Colchos.  «  Le  mot  Co/c/io.s,  lorsqu'on  le  rencontre  dans  les  écrivains 
latins,  est  l'accusatif  pluriel  de  Colchi,  les  peuples  de  la  Golchide. 
L.  Racine  fait  remarquer  dans  l'Examen  de  Mithridate  que  Bossuet, 
Uollin,  et  l'abbé  Gédoyn,  dans  son  Pausanias,  ont  nommé  la  ville  de 
Colchos,  qui  cependant  n'a  jamais  existé.  Corneille  a  souvent  fait  de 
même.  »  (Note  de  M.  Paul  Mesnard.) 

2.  Ce  Bosphore.  Le  Bosphore  Cimmérien  était  le  détroit  qui  relie  le 
l'ont-Euxin  et  le  Palus  Mœolis.  Racine  étend  le  nom  du  détroit  au  pays 
qui  le  borde.  D'Anville  a  fait  de  même  dans  sa  Géographie  ancienne. 


548  MITHRIDATE.  î 

j 
Avec  le  même  zèle,  avec  la  même  audace  ! 

Que  je  servois  le  père  et  gardois  cette  place  120 

Et  contre  votre  frère  et  même  contre  vous, 
Après  la  mort  du  Roi,  je  vous  sers  contre  tous. 
Sans  vous,  ne  sais-je  pas  que  ma  mort  assurée. 
De  Pharnace  en  ces  lieux  alloit  suivre  l'entrée? 
Sais-je  pas  que  mon  sang,  par  ses  mains  répandu,       isS 
Eût  souillé  ce  rempart  contre  lui  défendu? 
Assurez-vous  du  cœur  et  du  choix  de  la  Reine. 
Du  reste,  ou  mon  crédit  n'est  plus  qu'une  ombre  vaine, 
Ou  Pharnace,  laissant  le  Bosphore  en  vos  mains, 
Ira  jouir  ailleurs  des  bontés  des  Romains.  i3o 

XIPHARÈS. 

Que  ne  devrai-je  point  à  cette  ardeur  extrême  ! 
Mais  on  vient.  Cours,  ami  :  c'est  Monime  elle-même. 


SCÈNE  lî 
MONIME,  XIPIÏARÈS. 

MONIME. 

Seigneur,  je  viens  à  vous.  Car  enfin  aujourd'hui, 

Si  vous  m'abandonnez,  quel  sera  mon  appui? 

Sans  parents,  sans  amis,  désolée*  et  craintive,  i35 

Reine  longtemps  de  nom,  mais  en  effet  captive. 

Et  veuve  maintenant  sans  avoir  eu  d'époux, 

Seigneur,  de- mes  malheurs  ce  sont  là  les  plus  doux. 

Je  tremble  à  vous  nommer  ^  l'ennemi  qui  m'opprime. 

1.  Désolée  retient  ici  beaucoup  de  son  sens  étymologique  :  desolatus. 
Le  mot  exprime  la  tristesse  qui  nait  de  l'isolement. 

2.  Je  ;remble  à  vous  nommer.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  la  même  chose 
que  :  Je  tremble  de  vous  nommer,  A  vous  nommer  veut  dire  en  vous 


ACTE  I,  SCENE  II.  549 

J'espère  toutefois  qu'un  cœur  si  magnanime  i4o 

Ne  sacrifira  point  les  pleurs  des  malheureux 

Aux  intérêts  du  sang  qui  vous  unit  tous  deux. 

Vous  devez  à  ces  mots  reconnoître  Pharnace. 

C'est  lui,  Seigneur,  c'est  lui  dont  la  coupable  audace 

Veut,  la  force  à  la  main,  m'attacher  à  son  sort  i45 

Par  un  hymen  pour  moi  plus  cruel  que  la  mort. 

Sous  quel  astre  ennemi  laut-il  que  je  sois  née  ? 

Au  joug  d'un  autre  hym^n  sans  amour  destinée, 

A  peine  je  suis  libre  et  goûte  quelque  paix, 

Qu'il  faut  que  je  me  livre  à  tout  ce  que  je  hais.  i5o 

Peut-être  je  devrois,  plus  humble  en  ma  misère, 

Me  souvenir  du  moins- que  je  parle  à  son  frère. 

Mais,  soit  raison,  destin,  soit  que  ma  haine  en  lui 

Confonde  les  Romains  dont  il  cherche  l'appui. 

Jamais  hymen  formé  sous  le  plus  noir  auspice  1 55 

De  l'hymen  que  je  crains  n'égala  le  supplice. 

Et  siMonime  en  pleurs  ne  vous  peut  émouvoir. 

Si  je  n'ai  plus  pour  moi  que  mon  seul  désespoir, 

Au  pied  du  même  autel  où  je  suis  attendue. 

Seigneur,  vous  me  verrez,  à  moi-même  rendue,  i6o 

Percer  ce  triste  cœur  qu'on  veut  tyranniser. 

Et  dont  jamais  encor  je  n'ai  pu  disposer. 

XIPHARES. 

Madame,  assurez-vous  de  mon  obéissance; 
Vous  avez  dans  ces  lieux  une  entière  puissance. 
Pharnace  ira,  s'il  veut,  se  faire  craindre  ailleurs.  i65 

Mais  vous  ne  savez  pas  encor  tous  vos  malheurs. 

•  MOMME. 

lié  !  quel  nouveau  malheur  peut  affliger  Monime, 
Seigneur  ? 

nommant.  L'autre  veut  dire  :  je  crains  de  vous  nommer,  donc  je  ne 


550  MITimiDATE. 

XII'HAP.ÈS. 

Si  vous  aimer  c'est  faire  un  si  grand  crime, 
Pharnace  n'en  est  pas  seul  coupable  aujourd'hui; 
Et  je  suis  mille  fois  plus  criminel  que  lui.  170 

MONIME. 

Vous! 


Mettez  ce  malheur  au  rang  des  plus  funestes  ; 
Attestez,  s'il  le  faut,  les  puissances  célestes 
Contre  un  sang  malheureux,  né  pour  vous  tourmenter*, 
Père,  enfants  2,  animés  à  vous  persécuter. 
Mais  avec  quelque  ennui  que  vous  puissiez  apprendre  176 
Cet  amour  criminel  qui  vient  de  vous  surprendre. 
Jamais  tous  vos  malheurs  ne  sauroient  approcher 
Des  maux  que  j'ai- soufferts  en  le  voulant  cacher. 
Ne  croyez  point  pourtant  que  semblable  à  Pharnace, 
Je  vous  serve  aujourd'hui  pour  me  mettre  en  sa  place.  180 
Vous  voulez  être  à  vous,  j'en  ai  donné  ma  foi, 
Et  vous  rie  dépendrez  ni  de  lui  ni  de  moi. 
Mais  quand  je  vous  aurai  pleinement  satisfaite, 
En  quels  lieux  avez-vous  choisi  votre  retraite  ? 
Sera-ce  loin,  Madame, ou  près  de  mes  États?  i85 

Me  sera-t-il  permis  d'y  conduire  vos  pas? 
Verrez-vous  d'un  même  œil  le  crime  et  l'innocence  ? 
En  fuyant  mon  rival,  fuirez-vous  ma  présence  ? 

1.  Tourmenter  est  pris  dans  toute  l'énergie  de  son  sens  :  rfonner /a 
torture.  Racine  a  employé  souvent  ce  mot  avec  la  môme  énergie.  Puis 
le  sens  s'est  affaibli,  comme  il  est  arrivé  pour  gêner,  et  torturer  est 
seul  resté  à  la  place  des  deux  autres. 

2.  Père,  enfants,  apposition  à  samj,  dont  ces  deux  mots  développent 
le  sens.  —  La  langue  classique  se  distinguait  de  la  nôtre  par  un  emploi 
beaucoup  plus  étendu  d«  la  jnétonymie  :  sang  veut  dire  tantôt  fils, 
tantôt  race,  iAniàX.  parenté,  et  ainsi  de  bien  d'autres  mots. 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  551    \ 

190     j 


Pour  prix  d'avoir  si  bien  secondé  vos  souhaits, 
Faudra-t-il  me  résoudre  à  ne  vous  voir  jamais 


MONIME. 

Ah  1  que  m'apprenez-vous  ? 


Hé  quoi?  belle  Monime, 
Si  le  temps  peut  donner  quelque  droit  légitime, 
Faut-il  vous  dire  ici  que  le  premier  de  tous 
Je  vous  vis,  je  formai  le  dessein  d'être  à  vous, 
Quand  vos  charmes  naissants,  inconnus  à  mon  père,    igS 
N'avoient  encor  paru  qu'aux  yeux  de  votre  mère  ? 
Ah!  si  par  mon  devoir  forcé  de  vous  quitter, 
Tout  mon  amour  alors  ne  put  pas  éclater, 
Ne  vous  souvient-il  plus,  sans  compter  tout  le  reste. 
Combien  je  me  plaignis  de  ce  devoir  funeste?  200 

Ne  vous  souvient-il  plus,  en  quittant  vos  beaux  yeux. 
Quelle  vive  douleur  attendrit  mes  adieux? 
Je  m'en  souviens  tout  seul.  Avouez-le,  Madame, 
Je  vous  rappelle  un  songe  effacé  de  votre  àme. 
Tandis  que  loin  de  vous,  sans  espoir  de  retour,  2o5 

Je  nourrissois  encore  un  malheureux  amour. 
Contente,  et  résolue  à  l'hymen  de  mon  père. 
Tous  les  malheurs  du  fils  ne  vous  affligeoient  guère*. 

MONIME. 

Ilélas! 

XIPHAUiîS. 

Avez- vous  plaint  un  moment  mes  ennuis? 

MONlME. 

Prince...,  n'abusez  point  de  l'état  où  je  suis.  210 

1.  Yar.  Tous  les  malheurs  du  lils  ne  vous  occupaient  guère.  (Id.  1673.) 


552  MITHRIDATE. 

XIPHARKS. 

En  abuser,  ô  ciel!  quand  je  cours  vous  défendre, 
Sans  vous  demander  rien,  sans  oser  rien  prétendre; 
Que  vous  diiai-je  enfin  !  lorsciue  je  vous  promets 
De  vous  mettre  en  état  de  ne  me  voir  jamais  ! 

MONIME. 

C'est  me  promettre  plus  que  vous  ne  sauriez  faire.      21 5 

XIPHAP.ÈS. 

Quoi?  malgré  mes  serments,  vous  croyez  le  contraire? 

Vous  croyez  qu'abusant  de  mon  autorité, 

Je  prétends  attenter  à  votre  liberté  ? 

On  vient.  Madame,  on  vient.  Expliquez-vous,  de  grâce. 

Un  mot. 

MONIME. 

Défendez-moi  des  fureurs  de  Pliarnace.  220 

Pour  me  faire,  Seigneur,  consentir  à  vous  voir. 
Vous  n'aurez  pas  besoin  d'un  injuste  pouvoir. 

XIPHARÈS. 

Ah!  Madame.... 

MONIME. 

Seigneur,  vous  voyez  votre  frère. 


SCÈNE  m 

MONIME,  PHARNACE,  XIPHARÈS. 

PHARNACE. 

Jusques  à  quand.  Madame,  attendrez-vous  mon  père' 
Des  témoins  de  sa  mort  viennent  à  tous  moments 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  553 

Condamner  votre  doute  et  vos  retardements. 

Venez,  fuyez  l'aspect  de  ce  climat  sauvage, 

Qui  ne  parle  à  vos  yeux  que  d'un  triste  esclavage. 

Un  peuple  obéissant  vous  attend  à  genoux, 

Sous  un  ciel  plus  heureux  et  plus^igne  de  vous.  23o 

Le  Pont  vous  reconnoit  dès  longtemps  pour  sa  reine  : 

Vous  en  portez  encor  la  marque  souveraine  ; 

Et  ce  bandeau  royal  fut  mis  sur  votre  front 

Comme  un  gage  assuré  de  l'empire  de  Pont. 

Maître  de  cet  État  que  mon  père  me  laisse,  235 

Madame,  c'est  à  moi  d'accomplir  sa  promesse. 

Mais  il  faut,  croyez-moi,  sans  attendre  plus  lard, 

Ainsi  que  notre  hymen  presser  notre  départ. 

Nos  intérêts  communs  et  mon  cœur  le  demandent. 

Prêts  à  vous  recevoir,  mes  vaisseaux  vous  attendent,    240 

Et  du  pied  de  l'autel  vous  y  pouvez  monter. 

Souveraine  des  mers  qui  vous  doivent  porter. 


Seigneur,  tant  de  bontés  ont  lieu  de  me  confondre. 
Mais  puisque  le  temps  presse,  et  qu'il  faut  vous  répondre, 
Puis-je,  laissant  la  feinte  et  les  déguisements,  245 

Vous  découvrir  ici  mes  secrets  sentiments*? 

PHARNACE. 

Vous  pouvez  tout. 


Je  crois  que  je  vous  suis  connue. 
Éphèse  2  est  mon  pays  ;  mais  je  suis  descendue 

1.  Yar.  Puis-je,  en  vous  proposant  mes  plus  chers  intérêts, 

Vous  découvrir  jci  mes  sentiments  secrets.  (Éd.  1673-87.) 

2.  Éphèse.  Plutarque  {Lucullus,  XVIII)  fait  de  Monime  une  Milé- 
sienne.  Appien  la  dit  fille  d'un  certain  Philopœmen,  à  qui  Milhridate 
donna  le  gouvernement  d'Éphèse. 


554 


MITHRIDATE. 


D'aïeux,  ou  rois,  Seigneur,  ou  héros,  qu'autrefois 

Leur  vertu',  chez  les  Grecs,  mit  au-dessus  des  rois.     aSo 

Mithridate  me  vit.  Éphèse,  et  l'Ionie, 

A  son  heureux  empire  étoit  alors  unie. 

Il  daigna  m'envoyer  ce  gage  de  sa  foi. 

Ce  fut  pour  ma  famille  une  suprême  loi  : 

Il  fallut  obéir.  Esclave  couronnée,  255 

Je  partis  pour  l'hymen  où  j'étois  destinée. 

Le  Roi,  qui  m'attendoit  au  sein  de  ses  États, 

Vit  emporter  ailleurs  ses  desseins  et  ses  pas, 

Et  tandis  que  la  guerre  occupoit  son  courage. 

M'envoya  dans  ces  lieux  éloignés  de  l'orage.  260 

J'y  vins  :  j'y  suis  encor.  Mais  cependant,  Seigneur, 

Mon  père  paya  cher  ce  dangereux  honneur. 

Et  les  Romains  vainqueurs,  pour  première  victime. 

Prirent  Philopœmen,  le  père  de  Monime. 

Sous  ce  titre  funeste  il  se  vit  immoler;  265 

Et  c'est  de  quoi.  Seigneur,  j'ai  voulu  vous  parler. 

Quelque  juste  fureur  dont  je  sois  animée. 

Je  ne  puis  point  à  Rome  opposer  une  armée; 

Inutile  témoin  de  tous  ses  attentats, 

Je  n'ai  pour  me  venger  ni  sceptre  ni  soldats  ;  270 

Enfin,  je  n'ai  qu'un  cœur.  Tout  ce  que  je  puis  faire. 

C'est  de  garder  la  foi  que  je  dois  à  mon  père. 

De  ne  point  dans  son  sang  aller  tremper  mes  mains 

En  épousant  en  vous  l'allié  des  Romains. 


PHARNACE. 


Hue  parlez-vous  de  Rome  et  de  son  alliance? 
Pourquoi  tout  ce  discours  et  cette  défiance? 
Qui  vous  dit  qu'avec  eux  je  prétends  m'allier? 


275 


1.  Racine  semble  faire  entendre  que  Philopœmen,  père  de  Monime, 
iil)partenail  à  la  famille  du  héros  qui  fut  chef  de  la  ligue  Achéenne.  — 
Vertu,  au  sens  du  grec  dtpsTTi,  ou  du  latin  virtus  :  ce  sont  les  qualités 
du  cœur  et  de  l'esprit  et  non  la  bonté  morale. 


ACTE  I,  SCE?sE  III. 


Mais  vous-même,  Seigneur,  pouvez-vous  le  nier?  \ 
Comment  m'offririez-vous  l'entrée  et  la  couronne 

D'un  pays  que  partout  leur  armée  environne,  280 ; 

Si  le  traité  secret  qui  vous  lie  aux  Romains  ' 

Ne  vous  en  assuroit  l'empire  et  les  chemins  ?  | 

PHARNACE.  i 

De  mes  intentions  je  pourrois  vous  instruire,  ' 

Et  je  sais  les  raisons  que  j'aurois  à  vous  dire,  { 

Si  laissant  en  effet  les  vains  déguisements,  285  ' 

Vous  m'aviez  expliqué  vos  secrets  sentiments.  j 

Mais  enfin  je  commence,  après  tant  de  traverses*,  .":; 

Madame,  à  rassembler  vos  excuses  diverses;  '; 

Je  crois  voir  l'intérêt  que  vous  voulez  celer,  -; 

Et  qu'un  autre  qu'un  père  ici  vous  fait  parler.  290I 

XIPHARÈS.  :■ 

Quel  que  soit  l'intérêt  qui  fait  parler  la  Reine,  ] 

La  réponse,  Seigneur,  doit-elle  être  incertaine?  - 

Et  contre  les  Romains  votre  ressentiment  q 

Doit-il  pour  éclater  balancer  un  moment  ?  < 

Quoi?  nous  aurons  d'un  père  entendu  la  disgrâce',  295 < 

Et  lents  à  le  venger,  prompts  à  remplir  sa  place,  !] 

Nous  mettrons  notre  honneur  et  son  sang  en  oubli?  l 

Il  est  mort  :  savons-nous  s'il  est  enseveli?  }^ 

Qui  sait  si  dans  le  temps  que  votre  âme  empressée  i 

Forme  d'un  doux  hymen  l'agréable  pensée,  3oo1 

Ce  roi,  que  l'Orient  tout  plein  de  ses  exploits  \ 

Peut  nommer  justement  le  dernier  de  ses  rois^,  ■ 

.t. 

1.  Traverses,  détours.  Sens  très  rare.  -j 

2.  Racine  se  souvenait  peut-être  que  Velleius  Paterculus  (1,  II,.« 
ch.  XI,)  appelle  Mithridate  le  dernier  des  rois  indépendants,  si  l'on'* 
excepte  les  rois  parthes  :  UUimtis  omnium  juris  sui  regtim,  j^raeter  Par-i 
thicos.  (Note  de  M.  Paul  Mesnard.)  : 


556  MITIiniDATE. 

Dans  ses  propres  États  privé  de  sépulture, 

Ou  couché  sans  honneur  dans  une  foule  obscure, 

N'accuse  point  le  ciel  qui  le  laisse  outrager,  3o5 

Et  des  indignes  fils  qui  n'osent  le  venger  ? 

Ah!  ne  languissons  plus  dans  un  coin  du  Bosphore. 

Si  dans  tout  l'univers  quelque  roi  libre  encore, 

Parthe,  Scythe  ou  Sarmate,  aime  sa  liberté, 

Voilà  nos  alliés  :  marchons  de  ce  côté.  3io 

Vivons,  ou  périssons  dignes  de  Mithridate  ; 

Et  songeons  bien  plutôt,  quelque  amour  qui  nous  flatte, 

A  défendre  du  joug  et  nous  et  nos  États, 

Qu'à  contraindre  des  cœurs  qui  ne  se  donnent  pas. 

l'UAU.NACE. 

Il  sait  vos  sentiments.  Me  trompois-je.  Madame?  3i5 

Voilà  cet  intérêt  si  puissant  sur  votre  âme. 
Ce  père,  ces  Romains  que  vous  me  reprochez. 

XIPHAUÈS. 

J'ignore  de  son  cœur  les  sentiments  cachés; 

Mais  je  m'y  soumettrois  sans  vouloir  rien  prétendre, 

Si,  comme  vous,  Seigneur,  je  croyois  les  entendre.      320 

PHARNACE. 

Vous  feriez  bien;  et  moi,  je  fais  ce  que  je  doi  : 
Votre  exemple  n'est  pas  une  règle  pour  moi. 

XIPHARÈS. 

Toutefois  en  ces  lieux  je  ne  connoi..  personne 
Oui  ne  doive  imiter  l'exemple  que  je  donne. 

PHARNACE. 

Vous  pourriez  à  Colchos  vous  expliquer  ainsi.  325 

XIPHARÈS. 

Je  le  puis  à  Colchos,  et  je  le  puis  ici. 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  557 

PHARNACE. 

[ci?  Vous  y  pourriez  rencontrer  votre  perte.... 


SCÈNE  IV 

MOMMH,  PHARNACE,  XIPHARÈS,  PILIIDIME. 


Princes,  toute  la  mer  est  de  vaisseaux  couverte; 
Et  bientôt,  démentant  le  faux  bruit  de  sa  mort, 
Mithridate  lui-même  arrive  dans  le  port.  33o 

MONIME. 

Mithridate  ! 

XIPHARÈS. 

Mon  père  ! 

PHARNACE. 

Ah  !  que  viens-je  d'entendre? 

PHiEDlME. 

Quelques  vaisseaux  légers  sont  venus  nous  l'apprendre  : 
C'est  lui-même  ;  et  déjà,  pressé  de  son  devoir, 
Arbate  loin  du  bord  l'est  allé  recevoir. 

XIPHARÈS. 

Qu'avons-nous  fait  ? 

MONIME,  à  Xipharès. 

Adieu,  prince.  Quelle  nouvelle!      335 


558  MITHRIDATE. 

SCÈNE  V 

PHARiNACE,  XIPHARÈS. 

l'HARNACE. 

Mithridate  revient?  Ah!  fortune  cruelle! 

Ma  vie  et  mon  amour  tous  deux  courent  hasard. 

Les  Romains  que  j'attends  arriveront  trop  tard. 

(A  Xipharès.) 

Comment  faire?  J'entends  que  votre  cœur  soupire, 

Et  j'ai  conçu*  l'adieu  qu'elle  vient  de  vous  dire,  34o 

Prince  ;  mais  ce  discours  demande  un  autre  temps  : 

Nous  avons  aujourd'hui  des  soins  plus  importants. 

Mithridate  revient,  peut-être  inexorable  : 

Plus  il  est  malheureux,  plus  il  est  redoutable. 

Le  péril  est  pressant  plus  que  vous  ne  pensez.  345 

Nous  sommes  criminels  et  vous  le  connoissez. 

Rarement  l'amitié  désarme  sa  colère  ; 

Ses  propres  fils  n'ont  point  de  juge  plus  sévère; 

Et  nous  l'avons  vu  même  à  ses  cruels  soupçons 

Sacrifier  deux  lils  pour  de  moindres  raisons  2.  35o 

1.  J'ai  conçu,  j'ai  compris  :  sens  fréquent. 

2.  «  Il  fit  périr,  après  le  combat  nocturne  où  Pompée  fut  vainqueur, 
un  de  ses  fils,  Macharès  ;  mais  il  ne  le  sacrifia  pas /joî<r  de  moindres  rai- 
sons :  Macharès  avait  embrassé  le  parti  des  Romains  (voyez  Dion  Cassius, 
1.  XXXVl,  ch.  xxxui).  D'après  Appien  (Guerre  de  Mithridate,  eh.  eu), 
Macharès  se  tua  lui-même.  Le  même  Appien  (ibid.,  ch.  lxiv)  dit  que 
Mithridate  mit  à  mort  im  autre  fils  du  même  nom  que  lui-même,  qu'il 
soupçonna  d'ambition  pour  avoir  été  choisi  pour  roi  par  les  peuples  de 
la  Colchide.  Enfin  on  lit  dans  Plutarque  {Vie  de  Pompée,  ch.  xxxvn)  que 
Mithridate  fut  convaincu  par  ses  mémoires  secrets,  trouvés  dans  le  fort 
de  Cénon,  d'avoir  fait  mourir  par  le  poison  son  fils  Ariarathe.  »  (Note  de 
M.  Paul  Mesnard.) 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  559 

Craignons  pour  vous,  pour  moi,  pour  la  Reine  elle-même  : 

Je  la  plains  d'autant  plus  que  Mithridate  l'aime. 

Amant  avec  transport,  mais  jaloux  sans  retour, 

Sa  haine  va  toujours  plus  loin  que  son  amour. 

Ne  vous  assurez  point  sur  l'amour  qu'il  vous  porte  :     355 

Sa  jalouse  fureur  n'en,  sera  que  plus  forte. 

Songez-y.  Vous  avez  la  faveur  des  soldats, 

Et  j'aurai  des  secours  que  je  n'explique  pas. 

M'en  croirez-vous?  Courons  assurer  notre  grâce  : 

Rendons-nous,  vous  et  moi,  maîtres  de  cette  place;      36o 

Et  faisons  qu'à  ses  fils  il  ne  puisse  dicter 

Que  les  conditions  qu'ils  voudront  accepter. 


Je  sais  quel  est  mon  crime,  €t  je  connois  mon  père; 

Et  j'ai  par-dessus  *  vous  le  crime  de  ma  mère  ; 

Mais  quelque  amour  encor  qui  me  pût  éblouir,              365  l 

Quand  mon  père  paroit,  je  ne  sais  qu'obéir.  ] 

PHARNACE.  ': 

Soyons-nous  donc  au  moins  fidèles  l'un  à  l'autre  :  :: 

Vous  savez  mon  secret,  j'ai  pénétré  le  vôtre.  -  ^ 

Le  Roi,  toujours  fertile  en  dangereux  détours,  'j 

S'armera  contre  nous  de  nos  moindres  discours.           370  ; 

Vous  savez  sa  coutume,  et  sous  quelles  tendresses  j 

Sa  haine  sait  cacher  ses  trompeuses  adresses.  i 

Allons.  Puisqu'il  le  faut,  je  marche  sur  vos  pas.  :{ 

Mais  en  obéissant  ne  nous  trahissons  pas.  '; 

1.  Par-dessus  vous,  plus  que  vous,  outre  ce  que  vous  avez.  C'est  une  j 

expression  de  langage  courant,  fréquente  chez  Mme  de  Sévigné.  ,;, 

FIN   DU    PREMIER    ACTE  '• 

i 
■i 


ACTE  II 


SCÈNE  PREMIÈRE 
MONIME,  PH/EDIME. 

PH.EDIME. 

Quoi  ?  VOUS  êtes  ici  quand  Mithridate  arrive,  3;5 

Quand,  pour  le  recevoir,  chacun  court  sur  la  rive? 
Que  faites-vous,  Madame  ?  et  quel  ressouvenir 
Tout  à  coup  vous  arrête,  et  vous  fait  revenir? 
IN'offenserez-vous  point  un  roi  qui  vous  adore. 
Qui  presque  votre  époux.... 

MONIME. 

Il  ne  l'est  pas  encore,        38o 
Phaedime  ;  et  jusque-là  je  crois  que  mon  devoir 
Est  de  l'attendre  ici,  sans  l'aller  recevoir. 

PH^DIME. 

Mais  ce  n'est  point,  Madame,  un  amant  ordinaire. 
Songez  qu'à  ce  grand  roi  promise  par  un  père. 
Vous  avez  de  ses  feux  un  gage  solennel,  385 

Qu'il  peut,  quand  il  voudra,  confirmer  à  l'autel. 
Croyez-moi,  montrez-vous,  venez  à  sa  rencontre. 


ACTE  II,  SCENE  I.  561 


MONIME. 


Regarde  en  quel  état  tu  veux  que  je  me  montre. 
Vois  ce  visage  en  pleurs;  et  loin  de  le  chercher, 
Dis-moi  plutôt,  dis-moi  que  je  m'aille  cacher.  Sqg 

PHiEDIME. 

Que  dites-vous  ?  0  Dieux  ! 

MONIME. 

Ah  !  retour  qui  me  tue  ! 
Malheureuse!  comment  paroîtrai-je  à  sa  vue, 
Son  diadème  au  front,  et  dans  le  fond  du  cœur, 
Phaedime....  Tu  m'entends,  et  tu  vois  ma  rougeur. 

PH^blME. 

Ainsi  vous  retombez  dans  les  mêmes  alarmes  SgS 

Qui  vous  ont  dans  la  Grèce  arraché  tant  de  larmes? 
Et  toujours  Xipharès  revient  vous  traverser  ? 


Mon  malheur  est  plus  grand  que  tu  ne  peux  penser. 
Xipharès  ne  s'otTroit  alors  à  ma  mémoire 
Que  tout  plein  de  vertus,  que  tout  brillant  de  gloires  4oo 
Et  je  ne  savois  pas  que  pour  moi  plein  de  feux, 
Xipharès  des  mortels  fût  Je  plus  amoureux. 

PHiEDIME. 

Il  vous  aime.  Madame?  Et  ce  héros  aimable.... 

MONIME. 

Est  aussi  malheureux  que  je  suis  misérable. 

Il  m'adore,  Phîcdime;  et  les  mêmes  douleurs  4o5 

Qui  in'affligeoient  ici  le  tourmentoient  ailleurs. 


562  MITHRIDATE. 


PH^DIME. 

Sait-il  en  sa  faveur  jusqu'où  va  votre  estime? 
Sait-il  que  vous  l'aimez? 


Il  l'ignore,  Phœdime. 
Les  Dieux  m'ont  secourue;  et  mon  cœur  affermi 
N'a  rien  dit,  ou  du  moins  n'a  parlé  qu'à  demi.  4io 

Hélas!  si  tu  savois,  pour  garder  le  silence. 
Combien  ce  triste  cœur  s'est  fait  de  violence  ! 
Quels  assauts,  quels  combats  j'ai  tantôt  soutenus  ! 
Phsedime,  si  je  puis,  je  ne  le  verrai  plus. 
Malgré  tous  les  efforts  que  je  pourrois  me  faire,  4i'> 

Je  verrois  ses  douleurs,  je  ne  pourrois  me  taire. 
Il  viendra,  malgré  moi,  m'arracher  cet  aveu. 
Mais  n'importe,  s'il  m'aime,  il  en  jouira  peu; 
Je  lui  vendrai  si  cher  ce  bonheur  qu'il  ignore, 
Ou'il  vaudroit  mieux  pour  lui  qu'il  l'ignorât  encore.     420 

PH.EDIME. 

On  vient.  Que  faites-vous.  Madame? 

MONIME. 

Je  ne  puig. 
Je  ne  paroîtrai  point  dans  le  trouble  où  je  suis. 


SCÈNE  II 
MITHRIDATE,  PHARNACE,   XIPHARÈS,   ARBATE,  Gardes. 

MITHRIDATE. 

Princes,  quelques  raisons  que  vous  me  puissiez  dire. 
Votre  devoir  ici  n'a  point  dû  vous  conduire, 


à 


ACTE  II,  SCENE  III.  563 

Ni  vous  faire  quitter,  en  de  si  grands  besoins,  425 

Vous  le  Pont,  vous  Colchos,  confiés  à  vos  soins. 

Mais  vous  avez  pour  juge  un  père  qui  vous  aime. 

Vous  avez  cru  des  bruits  que  j'ai  semés  moi-même; 

Je  vous  crois  innocents,  puisque  vous  le  voulez. 

Et  je  rends  grâce  au  ciel  qui  nous  a  rassemblés.  43o 

Tout  vaincu  que  je  suis,  et  voisin  du  naufrage, 

Je  médite  un  dessein  digne  de  mon  courage. 

Vous  en  serez  tantôt  instruits  plus  amplement. 

Allez,  et  laissez-moi  reposer  un  moment. 


SCÈNE  III 

MITIIRIDATE,  ARBATE. 

MITHRIDATE. 

Enfin,  après  un  an,  tu  me  revois,  Arbate,  435 

Non  plus,  comme  autrefois,  cet  heureux  Mithridate  * 

Qui  de  Rome  toujours  balançant  le  destin, 

Tenois  entre  elle  et  moi  l'univers  incertain. 

Je  suis  vaincu.  Pompée  a  saisi  l'avantage 

D'une  nuit  qui  laissoit  peu  de  place  au  courage.  44» 

Mes  soldats  presque  nus,  dans  l'ombre  intimidés, 

Les  rangs  de  toutes  parts  mal  pris  et  mal  gardés, 

Le  désordre  partout  redoublant  les  alarmés. 

Nous-mêmes  contre  nous  tournant  nos  propres  armes, 

Les  cris  que  les  rochers  renvoyoient  plus  affreux,         445 

1.  Ce  vers  rappelle  le  passage  fameux  de  Virgile  : 

...  Quantum  mulntus  ab  illo 
Hectare,  qui  redit  exuvias  indutus  Achilli. 

«  Combien  différent  est  Hector,    qui  revenait  chargé   des  armes 
d'Achille.  » 

(Virgile,  Enéide,  11,  274.) 


564  MITHRIDATE. 

Enfin  toute  l'horreur  d'un  combat  ténébreux 

Que  pouvoit  la  valeur  dans  ce  trouble  funeste? 

Les  uns  sont  morts,  la  fuite  a  sauvé  tout  le  reste, 

Et  je  ne  dors  la  vie,  en  ce  commun  effroi, 

Ou'au  bruit  de  mon  trépas  que  je  laisse  après  moi.       45o 

Quelque  temps  inconnu,  j'ai  traversé  le  Phase*; 

Et  de  là,  pénétrant  jusqu'au  pied  du  Caucase, 

Bientôt  dans  des  vaisseaux  sur  l'Euxin  préparés, 

J'ai  rejoint  de  mon  camp  les  restes  séparés. 

Voilà  par  quels  malheurs  poussé  dans  le  Bosphore,       455 

J'y  trouve  des  malheurs  qui  m'attendoient  encore. 

Toujours  du  même  amour  tu  me  vois  enflammé  : 

Ce  cœur  nourri  de  sang,  et  de  guerre  affamé, 

Malgré  le  faix'^  des  ans  et  du  sort  qui  m'opprime, 

Traîne  partout  l'amour  qui  l'attache  à  Monime,  460 

Et  n'a  point  d'ennemis  qui  lui  soient  odieux 

Plus  que  deux  fils  ingrats  que  je  trouve  en  ces  lieux. 


Deux  fils,  Seigneur? 

MITHRIDATE. 

Écoute.  A  travers  ma  colère, 
Je  veux  bien  distinguer  Xipharès  de  son  frère. 
Je  sais  que  de  tout  temps  à  mes  ordres  soumis,  465 

Il  hait  autant  que  moi  nos  communs  ennemis; 
Et  j'ai  vu  sa  valeur,  à  me  plaire  attachée. 
Justifier  pour  lui  ma  tendresse  cachée. 


1.  Le  Phase,  fleuve  de  la  Colchide,  qui  se  jeUe  dans  le  Pont-Euxin. 
«  La  Colchide,  dit  d'Anville,  borde  le  fond  du  l'ont-Euxin;  elle  est  bor- 
née à  l'Orient  par  l'Ibérie,  et  couverte  du  Caucase  vers  le  nord.  »  Racine, 
pour  décrire  la  fuite  de  Mithridate,  suit  les  indications  de  Plutarque  et 
de  Dion  Cassius. 

2.  Faix  a  vieilli.  Au  xvii'  siècle  il  s'employait  encore,  au  propre 
comme  au  figuré.  Cf.  La  Fontaine,  la  Mort  et  le  Bûcheron. 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  565 

10  sais  même,  je  sais  avec  quel  désespoir 

A  tout  autre  intérêt  préférant  son  devoir,  470 

11  courut  démentir  une  mère  infidèle, 

Et  tira  de  son  crime  une  gloire  nouvelle; 

Et  je  ne  puis  encor  ni  n'oserois  penser 

<jiie  ce  fils  si  fidèle  ait  voulu  m'offenser.  475 

^lais  tous  deux  en  ces  lieux  que  pouvoient-ils  attendre? 

Lun  et  l'autre  à  la  Reine  ont-ils  osé  prétendre? 

Avec  qui  semble-t-elle  en  secret  s'accorder  ? 

Moi-même  de  quel  œil  dois-je  ici  l'aborder? 

Parle.  Quelque  désir  qui  m'entraîne  auprès  d'elle, 

Il  me  faut  de  leurs  cœurs  rendre  un  compte  fidèle.      480 

Ou'est-ce  qui  s'est  passé?  Qu'as-tu  vu?  Que  sais-tu? 

Depuis  quel  temps,  pourquoi,  comment  t'es-tu  rendu? 

ARBATE. 

Seigneur,  depuis  huit  jours  l'impatient  Pharnace 

Aborda  le  premier  au  pied  de  cette  place. 

Et  de  votre  trépas  autorisant*  le  bruit,  485 

Dans  ces  murs  aussitôt  voulut  être  introduit. 

Je  ne  m'arrêtai  point  à  ce  bruit  téméraire^; 

Et  je  n'écoutois  rien,  si  le  prince  son  frère, 

Bien  moins  par  ses  discours,  Seigneur,  que  par  sespieurs, 

Ne  m'eût  en  arrivant  confirmé  vos  malheurs.  490 

MITHRIDATE. 

Enfin  que  firent-ils? 


Pharnace  entroit  à  peine 
Qu'il  courut  de  ses  feux  entretenir  la  Reine, 


1.  Autorisant,  donnant  de  l'autorité,  accréditant.  Le  mot  était  très 
usité  au  XVII*  siècle  en  ce  sens  et  pour  signifier  donner  tin  droit  on  un 
prétexte. 

2.  Téméraire,  hasardé,  incertain,  douteux. 


566  MITimiDATE. 

Et  s'offrir  d'assurer  par  un  hymen  prochain 
Le  bandeau  qu'elle  avoit  reçu  de  votre  main. 

MITHRIDATE. 

(Traître !  sans  lui  donner  le  loisir  de  répandre  495 

Les  pleurs  que  son  amour  auroit  dus  à  ma  cendre  ! 
Et  son  frère? 

ARBATE. 

Son  frère,  au  moins  jusqu'à  ce  jour, 
Seigneur,  dans  ses  desseins  n'a  point  marqué  d'amour; 
Et  toujours  avec  vous  son  cœur  d'intelligence 
N'a  semblé  respirer  que  guerre  et  que  vengeance.        5oo 

MITHRIDATE.  ; 

Mais  encor  quel  dessein  le  conduisoit  ici? 

ARBATE.  I 

Seigneur,  vous  en  serez  tôt  ou  tard  éclairci. 

MITHRIDATE. 

Parle,  je  te  l'ordonne,  et  je  veux  tout  apprendre. 

ARBATE. 

Seigneur,  jusqu'à  ce  jour,  ce  que  j'ai  pu  comprendre*, 
Ce  prince  a  cru  pouvoir,  après  votre  trépas,  5o5 

Compter  cette  province  au  rang  de  ses  États; 
Et  sans  connoître  ici  de  lois  que  son  courage, 
Il  venoit  par  la  force  appuyer  son  partage  2. 

MITHRIDATE. 

Ah!  c'est  le  moindre  prix  qu'il  se  doit  proposer, 

i.  Le  que  f  ai  pu  comprendre:  construction  latine  :  quod  ou  quantum 
inlelligere  potui. 
2.  Appuyer  est  soutenir,  fonder  une  prétention,  ou  justifier  des  actes,   i 


ACTE  II,  SCENE  IV.  567 

Si  le  ciel  de  mon  sort  me  laisse  disposer.  5io 

Oui,  je  respire,  Arbate,  et  ma  joie  est  extrême. 
|Je  tremblois,  je  l'avoue,  et  pour  un  fils  que  j'aime, 
Et  pour  moi  qui  craignois  de  perdre  un  tel  appui, 
lEt  d'avoir  à  combattre  un  rival  tel  que  lui. 
[Que  Pharnacc  m'offense,  il  offre  à  ma  colère  5i5 

Un  rival  dès  longtemps  soigneux  de  me  déplaire, 
iQui  toujours  des  Romains  admirateur  secret. 
Ne  s'est  jamais  contre  eux  déclaré  qu'à  regret. 
Çt  s'il  faut  que  pour  lui  Monime  prévenue 
Ait  pu  porter  ailleurs  une  amour  qui  m'est  due,  620 

[Malheur  au  criminel  qui  vient  me  la  ravir. 
Et  qui  m'ose  offenser  et  n'ose  me  servir! 
L'aime-t-elle? 

ARBATE. 

Seigneur,  je  vois  venir  la  Reine. 

MITHRIDATE. 

Dieux,  qui  voyez  ici  mon  amour  et  ma  haine, 
Épargnez  mes  malheurs,  et  daignez  empêcher  SaS 

Que  je  ne  trouve  encor  ceux  que  je  vais  chercher. 
Arbate,  c'est  assez  :  qu'on  me  laisse  avec  elle. 


SCENE  IV 
MITHRIDATE,  MONIME. 

MITHRIDATE. 

Madame,  enfin  le  ciel  près  de  vous  me  rappelle. 
Et  secondant  du  moins  mes  plus  tendres  souhaits, 
Vous  rend  à  mon  amour  plus  belle  que  jamais.  63o 

Je  ne  m'attendois  pas  que  de  notre  hyménée 


568  MITimiDATE. 

Je  dusse  voir  si  tard  arriver  la  journée, 

Ni  qu'en  vous  retrouvant,  mon  funeste  retour 

Fît  voir  mon  infortune,  et  non  pas  mon  amour. 

C'est  pourtant  cet  amour,  qui  de  tant  de  retraites        535 

Ne  me  laisse  choisir  que  les  lieux  où  vous  êtes; 

Et  les  plus  grands  malheurs  pourront  me  sembler  doux, 

Si  ma  présence  ici  n'en  est  point  un  pour  vous. 

C'est  vous  en  dire  assez,  si  vous  voulez  m'entendre. 

Vous  devez  à  ce  jour  dès  longtemps  vous  attendre  ;       54o 

Et  vous  portez,  Madame,  un  gage  de  ma  foi 

Qui  vous  dit  tous  les  jours  que  vous  êtes  à  moi. 

Allons  donc  assurer  cette  foi  mutuelle. 

Ma  gloire  loin  d'ici  vous  et  moi  nous  appelle  ; 

Et  sans  perdre  un  moment  pour  ce  noble  dessein,        545 

Aujourd'hui  votre  époux,  il  faut  partir  demain. 


Seigneur,  vous  pouvez  tout.  Ceux  par  qui  je  respire 

Vous  ont  cédé  sur  moi  leur  souverain  empire  ; 

Et  quand  vous  userez  de  ce  droit  tout-puissant, 

Je  ne  vous  répondrai  qu'en  vous  obéissant.  55o 

MITHRIDATE. 

Ainsi,  prête  à  subir  un  joug  qui  vous  opprime, 

Vous  n'allez  à  l'autel  que  comme  une  victime  ; 

Et  moi,  tyran  d'un  cœur  qui  se  refuse  au  mien. 

Même  en  vous  possédant  je  ne  vous  devrai  rien. 

Ah!  Madame,  est-ce  là  de  quoi  me  satisfaire?  555 

Faut-il  que  désormais,  renonçant  à  vous  plaire, 

Je  ne  prétende  plus  qu'à  vous  tyranniser? 

Mes  malheurs,  en  un  mot,  me  font-ils  mépriser? 

Ah!  pour  tenter  encor  de  nouvelles  conquêtes, 

Quand  je  ne  verrois  pas  des  routes  toutes  prêtes,         56o 

Quand  le  sort  ennemi  m'auroit  jeté  plus  bas, 

Vaincu,  persécuté,  sans  secours,  sans  États,  \ 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  569 

Errant  de  mers  en  mers,  et  moins  roi  que  pirate, 

Conservant  pour  tous  biens  le  nom  de  Mithridate, 

Apprenez  que  suivi  d'un  nom  si  glorieux,  565 

Partout  de  l'univers  j'attacherois  les  yeux; 

Et  qu'il  n'est  point  de  rois,  s'ils  sont  dignes  de  l'être, 

Qui,  sur  le  trône  assis,  n'enviassent  peut-être 

Au-dessus  de  leur  gloire  un  naufrage  élevé. 

Que  Rome  et  quarante  ans  ont  à  peine  achevé.  570 

Vous-même,  d'un  autre  œil  me  verriez-vous,  Madame, 

Si  ces  Grecs  vos  aïeux  revivoient  dans  votre  àme? 

Et  puisqu'il  faut  enfin  que  je  sois  votre  époux, 

N'étoit-il  pas  plus  noble,  et  plus  digne  de  vous. 

De  joindre  à  ce  devoir  votre  propre  suffrage,  575 

D'opposer  votre  estime  au  destin  qui  m'outrage, 

Et  de  me  rassurer,  en  flattant  ma  douleur. 

Contre  la  défiance  attachée  au  malheur? 

Hé  quoi?  n'avez-vous  rien.  Madame,  à  me  répondre? 

Tout  mon  empressement  ne  sert  qu'à  vous  confondre.     58o 

Vous  demeurez  muette  ;  et  loin  de  me  parler, 

Je  vois,  malgré  vos  soins,  vos  pleurs  prêts  à  couler. 


Moi,  Seigneur?  Je  n'ai  point  de  larmes  à  répandre. 
J'obéis.  N'est-ce  pas  assez  me  faire  entendre? 
Et  ne  suffit-il  pas.... 

MITHRIDATE. 

Non,  ce  n'est  pas  assez.  585 

Je  vous  entends  ici  mieux  que  vous  ne  pensez. 
Je  vois  qu'on  m'a  dit  vrai.  Ma  juste  jalousie 
Par  vos  propres  discours  est  trop  bien  éclaircie. 
Je  vois  qu'un  fils  perfide,  épris  de  vos  beautés, 
Vous  a  parlé  d'amour,  et  que  vous  l'écoutez.  590 

Je  vous  jette  pour  lui  dans  des  craintes  nouvelles. 
Mais  il  jouira  peu  de  vos  pleurs  infidèles, 


570  MITIIRIDATE. 

Madame  ;  et  désormais  tout  est  sourd  à^  mes  lois, 
Ou  bien  vous  l'avez  vu  pour  la  dernière  fois. 
Appelez  Xipharès. 


Xipharès.... 


iMONIME. 

Ah!  que  voulez-vous  l'aire?  695 

MITHRIDATE. 

Xipharès, n'a  point  trahi  son  père. 
Vous  vous  pressez  en  vain  de  le  désavouer, 
Et  ma  tendre  amitié  ne  peut  que  s'en  louer. 
Ma  honte  en  seroit  moindre,  ainsi  que  votre  crime. 
Si  ce  fils  en  effet  digne  de  votre  estime  Ooo 

A  quelque  amour  encore  avoit  pu  vous  forcer. 
Mais  qu'un  traître,  qui  n'est  hardi  qu'à  m'offenser. 
De  qui  nulle  vertu  n'accompagne  l'audace. 
Que  Pharnace,  en  un  mot,  ait  pu  prendre  ma  place? 
Qu'il  soit  aimé,  Madame,  et  que  je  sois  haï?  6o5 


SCÈNE  Y 
MITHRIDATE,  MONIME,  XIPHARÈS. 

MITHRIDATE. 

Venez,  mon  fils,  venez,  votre  père  est  trahi. 

Un  fils  audacieux  insulte  à  ma  ruine, 

Traverse  mes  desseins,  m'outrage,  m'assassine, 

Aime  la  Reine  enfin,  lui  plaît,  et  me  ravit 

Un  cœur  que  son  devoir  à  moi  seul  asservit.  610 

Heureux  pourtant,  heureux  que  dans  cette  disgrâce 

Je  ne  puisse  accuser  que  la  main  de  Pharnace; 

Qu'une  mère  infidèle,  qu'un  frère  audacieux 


ACTE  II,  SCENE  VI.  571 

A^ous  présentent  en  vain  leur  exemple  odieux! 
|Oui,  mon  fils,  c'est  vous  seul  sur  qui  je  me  repose,       6i5 
Vous  seul  qu'aux  grands  desseins  que  mon  cœur  se  propose 
J'ai  choisi  dès  longtemps  pour  digne  compagnon, 
L'héritier  de  mon  sceptre,  et  surtout  de  mon  nom. 
Pharnace,  en  ce  moment,  et  ma  flamme  ofiensée   - 
iNe  peuvent  pas  tout  seuls  occuper  ma  pensée.  620 

D'un  voyage  important  les  soins  et  les  apprêts. 
Mes  vaisseaux  qu'à  partir  il  faut  tenir  tout  prêts, 
Mes  soldats  dont  je  veux  tenter  la  complaisance, 
Dans  ce  même  moment  demandent  ma  présence. 
Vous  cependant  ici  veillez  pour  mon  repos;  626 

D'un  rival  insolent  arrêtez  les  complots. 
Ne  quittez  point  la  Reine;  et  s'il  se  peut,  vous-même 
Rendez-la  moins  contraire  aux  vœux  d'un  roi  qui  l'aime. 
Détournez-la,  mon  fils,  d'un  choix  injurieux*. 
Juge  sans  intérêt,  vous  la  convaincrez  mieux.  63o 

En  un  mot,  c'est  assez  éprouver  ma  foiblesse  : 
Qu'elle  ne  pousse  point  cette  même  tendresse. 
Que  sais-je?  à  des  fureurs  dont  mon  cœur  outragé 
Ne  se  repentiroit  qu'après  s'être  vengé ^. 


SCÈNE  YI 
MONIME,  XIPHARÈS 

XIPHAUÈS. 

Que  dirai-je,  Madame?  et  comment  dois-je  entendre     635 

1,  Injurieux,  qui  me  fait  injure,  ou  peut-être  qui  lui  ferait  injure  à 
elle-même,  qui  lui  ferait  tort  et  honte.  Le  mot,  qui  a  vieilli,  était  très 
usité  au  xvu*  siècle. 

2.  Racine  semble  paraphraser  le  vers  d'Ovide,  faisant  dire  à  Médée: 

Quo  feret  ira,  sequar;  facii  fartasse  pigebit. 
«  .Virai  où  me  portera  ma  colère  :  je  me  repentirai  peut-être,  mais 
quand  ce  sera  fait.  » 


572  MITIIRIDATE. 

Cet  ordre,  ce  discours  que  je  ne  puis  comprendre? 
Seroit-il  vrai,  grands  Dieux!  que  trop  aimé  de  vous, 
Pharnace  eût  en  effet  mérité  ce  courroux? 
Pharnace  auroit-il  part  à  ce  désordre  extrême? 


Pharnace?  0  ciel!  Pharnace?  Ah!  qu'entends-je  moi-même? 

Ce  n'est  donc  pas  assez  que  ce  funeste  jour 

A  tout  ce  que  j'aimois  m'arrache  sans  retour. 

Et  que,  de  mon  devoir  esclave  infortunée, 

A  d'éternels  ennuis  je  me  voie  enchaînée? 

Il  faut  qu'on  joigne  encor  l'outrage  à  mes  douleurs!      645| 

A  l'amour  de  Pharnace  on  impute  mes  pleurs  ! 

Malgré  toute  ma  haine,  on  veut  qu'il  m'ait  su  plaire! 

Je  le  pardonne  au  Roi,  qu'aveugle  sa  colère. 

Et  qui  de  mes  secrets  ne  peut  être  éclairci. 

Mais  vous,  Seigneur,  mais  vous,  me  traitez-vous  ainsi?  65o 

XIPHARÈS, 

Ah!  Madame,  excusez  un  amant  qui  s'égare. 

Qui  lui-même,  lié  par  un  devoir  barbare, 

Se  voit  prêt  de  tout  perdre,  et  n'ose  se  venger. 

Mais  des  fureurs  du  Roi  que  puis-je  enfin  juger? 

Il  se  plaint  qu'à  ses  vœux  un  autre  amour  s'oppose.     655 

Quel  heureux  criminel  en  peut  être  la  cause? 

Qui?  Parlez. 

MONIME. 

Vous  cherchez,  Prince,  à  vous  tourmenter. 
Plaignez  votre  malheur,  sans  vouloir  l'augmenter. 


Je  sais  trop  quel  tourment  je  m'apprête  moi-même. 

C'est  peu  de  voir  un  père  épouser  ce  que  j'aime  :         66o     ï 

Voir  encore  un  rival  honoré  de  vos  pleurs,  ] 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  573 

Sans  doute  c'est  pour  moi  le  comble  des  malheurs  ; 
Mais  dans  mon  désespoir  je  cherche  à  les  accroître. 
J/adame,  par  pitié,  faites-le-moi  connoître. 
Quel  est-il,  cet  amant?  Qui  dois-je  soupçonner?  G65 

MONLME. 

Avez-vous  tant  de  peine  à  vous  l'imaginer? 

Tantôt,  quand  je  fuyois  une  injuste  contrainte, 

A  qui  contre  Pharnace  ai-je  adressé  ma  plainte? 

Sous  quel  appui  tantôt  mon  cœur  s'est-il  jeté? 

Quel  amour  ai-je  enfin  sans  colère  écouté?  670 


0  ciel  !  Quoi  ?  je  serois  ce  bienheureux  coupable 
Que  vous  avez  pu  voir  d'un  regard  favorable? 
Vos  pleurs  pour  Xipharès  auroient  daigné  couler? 


Oui,  Prince,  il  n'est  plus  temps  de  le  dissimuler  : 

Ma  douleur  pour  se  taire  a  trop  de  violence.  676 

Un  rigoureux  devoir  me  condamne  au  silence  ; 

Mais  il  faut  bien  enfin,  malgré  ses  dures  lois, 

Parler  pour  la  première  et  la  dernière  fois. 

Vous  m'aimez  dès  longtemps.  Une  égale  tendresse 

Pour  vous,  depuis  longtemps,  m'afflige  et  m'intéresse.    680 

Songez  depuis  quel  jour  ces  funestes  appas 

Firent  naître  un  amour  qu'ils  ne  méritoient  pas  ; 

Rappelez  un  espoir  qui  ne  vous  dura  guère. 

Le  trouble  où  vous  jeta  l'amour  de  votre  père, 

Le  tourment  de  me  perdre  et  de  le  voir  heureux,         685 

Les  rigueurs  d'un  devoir  contraire  à  tous  nos  vœux  : 

Vous  n'en  sauriez.  Seigneur,  retracer  la  mémoire. 

Ni  conter  vos  malheurs  sans  conter  mon  histoire; 

Et  lorsque  ce  matin  j'en  écoutois  le  cours. 

Mon  cœur  vous  répondoit  to  is  vos  mêmes  discours.      690 


574  MITHRIDATE. 

Inutile,  ou  plutôt  funeste  sympathie! 

Trop  parfaite  union  par  le  sort  démentie  ! 

Ah!  par  quel  soin  cruel  le  ciel  avoit-il  joint 

Deux  cœurs  que  l'un  pour  l'autre  il  ne  destinoit  point? 

Car  quel  que  soit  vers  vous  le  penchant  qui  m'attire,    695 

Je  vous  le  dis,  Seigneur,  pour  ne  plus  vous  le  dire. 

Ma  gloire  me  rappelle  et  m'entraîne  à  l'autel. 

Où  je  vais  vous  jurer  un  silence  éternel. 

j'entends,  vous  gémissez;  mais  telle  est  ma  misère. 

Je  ne  suis  point  à  vous,  je  suis  à  votre  père.  700 

Dans  ce  dessein,  vous-même,  il  faut  me  soutenir. 

Et  de  mon  foible  cœur  m'aider  à  vous  bannir. 

J'attends  du  moins,  j'attends  de  votre  complaisance 

Que  désormais  partout  vous  fuirez  ma  présence. 

J'en  viens  de  dire  assez  pour  vous  persuader  7o5 

Que  j'ai  trop  de  raisons  de  vous  le  commander. 

Mais  après  ce  moment,  si  ce  cœur  magnanime 

D'un  véritable  amour  a  brûlé  pour  Monime, 

Je  ne  reconnois  plus  la  foi  de  vos  discours 

Qu'au  soin  que  vous  prendrez  de  m'éviter  toujours.      710 

XIPHARÈS. 

Quelle  marque,  grands  Dieux!  d'un  amour  déplorable! 

Combien  en  un  moment  heureux  et  misérable  ! 

De  quel  comble  de  gloire  et  de  félicités. 

Dans  quel  abîme  affreux  vous  me  précipitez  ! 

Quoi?  j'aurai  pu  toucher  un  cœur  comme  le  vôtre?       71 5 

Vous  aurez  pu  m'aimer?  et  cependant  un  autre 

Possédera  ce  cœur  dont  j'attirois  les  vœux? 

Père  injuste,  cruel,  mais  d'ailleurs  malheureux!... 

Vous  voulez  que  je  fuie  et  que  je  vous  évite? 

Et  cependant  le  Roi  m'attache  à  votre  suite.  720 

Que  dira-t-il  •  ? 

1.  Cet  entretien  de  Xipharès  et  de  Monime  rappelle  l'entrevue  de 
Sévère  et  de  Pauline  (Pol.,  II,  n).  Si  Monime  est  aussi  touchante  que  Pau- 


ACTE  II,  SCÈNE  VI.  575 


MONIME. 


N'importe,  il  me  faut  obéir. 
Inventez  des  raisons  qui  puissent  l'éblouir. 
D'un  héros  tel  que  vous  c'est  là  l'efïort  suprême  : 
(Cherchez,  Prince,  cherchez,  pour  vous  trahir  vous-même, 
Tout  ce  que,  pour  jouir  de  leurs  contentements',  726 

L'amour  l'ait  inventer  aux  vulgaires  amants. 
Enfin  je  me  connois,  il  y  va  de  ma  vie. 
De  mes  foibles  efforts  ma, vertu  se  défie. 
Je  sais  qu'en  vous  voyant,  un  tendre  souvenir 
Peut  m'arracher  du  cœur  quelque  indigne  soupir ^i       ySo 
Que  je  verrai  mon  âme  en  secret  déchirée. 
Revoler  v-ers  le  bien  dont  elle  est  séparée. 
Mais  je  sais  bien  aussi  que  s'il  dépend  de  vous 
De  me  faire  chérir  un  souvenir  si  doux. 
Vous  n'empêcherez  pas  que  ma  gloire  offensée  735 

N'en  punisse  aussitôt  la  coupable  pensée  ; 
Que  ma  main  dans  mon  cœur  ne  vous  aille  chercher, 
Pour  y  laver  ma  honte  et  vous  en  arracher. 
Que  dis-je?  En  ce  moment,  le  dernier  qui  nous  reste. 
Je  me  sens  arrêter  par  un  plaisir  funeste'.  740 


line,  et  plus  tendrement  vertueuse,  Xipharès  est  bien  banal,  bien  froid, 
bien  gauche  à  côté  de  Sévère. 

1.  Letirs  contentements,  ce  qui  les  contente,  leurs  plaisirs.  Le  mot 
était  très  usité  en  ce  sens,  et  au  pluriel. 

2.  M.  Paul  Mesnard  note  ici  avec  raison  des  réminiscences  du  rôle  de 
Pauline  dans  le  Polyeucte  de  Corneille.  Pauline  dit  à  Félix  (I,  iv)  : 

Mon  père,  je  suis  femme,  et  je  sens  ma  foiblesse  ; 
Je  sens  déjà  mon  cœur  qui  pour  lui  s'intéresse, 
Et  poussera  sans  doute,  en  dépit  de  ma  foi. 
Quelque  soupir  indigne  et  de  vous  et  de  moi.   . 

Voyez  aussi  divers  endroits  de  la  scène  que  j'ai  rappelée  plus  haut. 

3.  Pauline  dit  à  Sévère  (11,  u)  : 

Un  je  ne  sais  quel  charme  encor  vers  vous  m'emporte. 


57G  MITimiDATE. 

Plus  je  vous  parle,  et  plus,  trop  foible  que  je  suis, 

Je  cherche  à  prolonger  le  péril  que  je  fuis. 

Il  faut  pourtant,  il  faut  se  faire  violence; 

Et  sans  perdre  en  adieux  un  reste  de  constance, 

Je  fuis.  Souvenez-vous,  Prince,  de  m'éviter,  745 

Et  méritez  les  pleurs  que  vous  m'allez  coûter. 


Ah!  Madame....  Elle  fuit,  et  ne  veut  plus  m'entendre.  ' 

Malheureux  Xipharès,  quel  parti  dois-tu  prendre?  j 

On  t'aime,  on  te  bannit  :  toi-même  tu  vois  bien  j 
Que  ton  propre  devoir  s'accorde  avec  le  i^ien.                 760     ► 

Cours  par  un  prompt  trépas  abréger  ton  supplice.  ■[ 

Toutefois  attendons  que  son  sort  s'éclaircisse  ;  | 
Et  s'il  faut  qu'un  rival  la  ravisse  à  ma  foi, 
Du  moins,  en  expirant,  ne  la  cédons  qu'au  Roi*. 

Et  plus  loin  : 

Hélas!  ceUe  vertu,  quoique  enfin  invincible, 
Ne  laisse  que  trop  voir  une  âme  trop  sensible. 
Ces  pleurs  en  sont  témoins,  et  ces  lâches  soupirs 
Qu'arrachent  de  nos  feux  les  cruels  souvenirs  : 
Trop  rigoureux  effets  d'une  aimable  présence, 
Contre  qui  mon  devoir  a  trop  peu  de  défense  ! 

1.  «  On  peut  comparer  cette  scène  avec  la  scène  v  de  l'acte  I  du  Don 
Carlos  de  Schiller.  La  situation  a  des  traits  frappants  de  ressemblance; 
mais  il  n'y  en  a  aucune  dans  la  manière  dont  l'ont  traitée  les  deux 
poètes,  si  différents  par  le  génie,  par  le  goût  et  par  le  système  drama-. 
tique  qu'ils  avaient  adopté.  »  (Note  de  M.  Paul  Mesnard.) 


FIN    DU    SECO.ND    ACTE 


ACTE  Ilï 


SCÈNE  PREMIÈRE 
MITHRIDATE,  PHARNACE,  XIPHARÈS. 

MITHRIDATE. 

Approchez,  mes  enfants.  Enfin  l'heure  est  venue*         755 
Qu'il  faut  que  mon  secret  éclate  à  votre  vue. 
A  mes  nobles  projets  je  vois  tout  conspirer  ; 
11  ne  me  reste  plus  qu'à  vous  les  déclarer. 

Je  fuis  :  ainsi  le  veut  la  fortune  ennemie. 
Mais  vous  savez  trop  bien  l'histoire  de  ma  vie  760 

Pour  croire  que  longtemps  soigneux  de  me  cacher, 

1.  Var.  Venez,  Princes,  venez.  Enfin  l'heure  est  venue.  (Ed.  1675.) 
Comment  a-t-on  pu  dire  que  cette  admirable  scène  est  un  hors- 
d'œuvre?  Si  Racine  devait  tout  réduire  rigoureusement  au  développe- 
mont  de  la  petite  histoire  d'amour  qu'il  a  imaginée,  ce  n'était  pas  la 
|)eine  de  prendre  Mithridate  pour  héros  :  n'importe  quel  bourgeois  qui 
vfMit  se  remarier,  et  père  d'un  grand  fils,  eût  suffi.  Mais  le  caractère  de 
Mithridate  déborde  ce  cadre,  comme  celui  d'Harpagon  déborde  le  cadre 
analogue  choisi  par  Molière.  Si  l'on  étudie  avec  soin  les  tragédies  et  les 
i<;omédies  du  xvn*  siècle,  on  verra  que  l'intrigue  d'amour  ne  sert  qu'à 
amener  et  à  relier  les  scènes  où  se  développent  les  caractères,  que  ce 
dernier  intérêt  est  de  beaucoup  supérieur  à  l'autre,  et  le  véritable  que 
les  poètes  aient  poursuivi.  Ici  jamais  on  ne  saurait  être  plus  au  cœur 
«lu  sujet  que  dans  une  scène  qui  fait  voir  Mithridate,  le  vrai  Mithridate, 
l'implacable  ennemi  de  Rome. 


578  MITIIRIDATE. 

J'attende  en  ces  déserts  qu'on  me  vienne  chercher. 

La  guerre  a  ses  laveurs,  ainsi  que  ses  disgrâces. 

Déjà  pUis  d'une  fois,  retournant  sur  mes  traces, 

Tandis  que  l'ennemi',  par  ma  fuite  trompé,  76$ 

Tenoit  après  son  char  un  vain  peuple  occupé, 

Et  gravant  en  airain  ses  frêles  avantages. 

De  mes  États  conquis  cnchaînoit  les  images-, 

Le  Bosphore  m'a  vu,  par  de  nouveaux  apprêts. 

Ramener  la  terreur  du  fond  de  ses  marais,  770 

Et  chassant  les  Romains  de  l'Asie  étonnée. 

Renverser  en  un  jour  l'ouvrage  d'une  année ^. 

D'autres  temps,  d'autres  soins.  L'Orient  accablé 

Ne  peut  plus  soutenir  leur  effort  redoublé. 

Il  voit  plus  que  jamais  ses  campagnes  couvertes  77$ 

De  Romains  que  la  guerre  enrichit  de  nos  pertes. 

Des  biens  des  nations  ravisseurs  altérés, 

Le  bruit  de  nos  trésors  les  a  tous  attirés*  : 


1.  LV/iwernî,  c'est  le  général  ennemi  ;  lec/iar,  c'estle  char  de  triomphe. 

2.  On  portait  souvent  dans  les  pompes  triomphales  les  images  des 
nations  vaincues,  et  des  tableaux  où  étaient  inscrits  les  noms  des  rois, 
des  chefs,  des  provinces  et  des  peuples. 

3.  On  a  cité  comme  ayant  pu  inspirer  ce  vers  à  Racine  les  mots 
d'Ovide  : 

Longique  jjerit  labor  irritas  anni. 

«  Le  travail  d'une  année  se  perd,  inutile.  » 

4.  Salluste  faisait  écrire  par  Mithridate  au  roi  des  Parthes,  Arsace; 
Romanis  cum  nationibus,  populis,  regibus  cunctis,  una  et  ea  vêtus  causa 
bellancU  est,  cnpido  profunda  imperii  et  divitiarum....  Romani  arma  in 
omnes  habent,  acerrima  in  eos  quibus  victis  spolia  maxuma  sunt.  «  Les 
Romains  font  la  guerre  à  toutes  les  nations,  à  tous  les  peuples,  à  tous 
les  rois  :  la  cause,  de  tout  temps,  fut  la  même,  la  passion  immense  de 
la  domination  et  des  richesses.  —  Les  Romains  tournent  leurs  armes 
contre  tous,  plus  acharnés  contre  ceux  dont  la  défaite  promet  les  plus 
riches  dépouilles.  »  Il  les  appelle  ensuite  latrones  gentium,  «  les  bri- 
gands qui  dépouillent  les  peuples  »  ;  Galgacus,  dans  Tacite  (Vie  d'Agri- 
cola),  dira  raptores  orbis,  «  pillards  de  l'univers  ».  Enfin  Justin,  dans 
un  discours  que  Mithridate  adresse  à  ses  soldats,  lui  fait  dire  :  Sic  omnem 
illum  populmn  luporum  animas,  inexplebiles  sanguinis  atque  imperii^ 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  579 

Ils  y  courent  en  foule;  et  jaloux  l'un  de  l'autre, 

Désertent  leur  pays  pour  inonder  le  nôtre.  780 

Moi  seul  je  leur  résiste*.  Ou  lassés,  ou  soumis, 

Ma  funeste  amitié  pèse  à  tous  mes  amis  : 

Chacun  à  ce  fardeau  veut  dérober  sa  tête. 

Le  grand  nom  de  Pompée  assure  sa  conquête  : 

C'est  l'effroi  de  l'Asie;  et  loin  de  l'y  chercher,  785 

C'est  à  Rome,  mes  fils,  que  je  prétends  marcher. 

Ce  dessein  vous  surprend;  et  vous  croyez  peut-être 

Que  le  seul  désespoir  aujourd'hui  le  fait  naître. 

J'excuse  votre  erreur;  et  pour  être  approuvés. 

De  semblables  projets  veulent  être  achevés 2.  790 

Ne  vous  figurez  point  que  de  cette  contrée 
Par  d'éternels  remparts  Rome  soit  séparée. 
Je  sais  tous  les  chemins  par  où  je  dois  passer; 
Et  si  la  mort  bientôt  ne  me  vient  traverser, 
Sans  reculer  plus  loin  l'effet  de  ma  parole,  795 

Je  vous  rends  dans  trois  mois  au  pied  du  Capilole. 
Doutez-vous  5  que  l'Euxin  ne  me  porte  en  deux  jours 

divitinriimqiie  avidos  ne  jejunos  haberc.  «  Ainsi  tout  ce  peuple  a  des 
appétits  de  loup,  insatiable  qu'il  est  de  sang  et  de  domination,  avide  et 
altéré  de  richesses.  » 

1.  lYo.s  siispecti  stimua  xmuli,  et  in  tempore  vindices  adfuttiri.  (Sal- 
luste,  Lettre  de  Mithridate.)  «  Je  leur  suis  suspect,  comme  rival  pour 
le  présent,  et  pour  l'avenir,  vengeur.  » 

2.  Tacite  dit:  Ntdliis  ninetationi  loeiis  est  in  eo  consilio,  qiiod  non 
potest  Inndari,  nisi  pernctum.  «  11  n'y  a  pas  lieu  d'hésiter  dans  un 
projet,  qui  pour  être  loué,  a  besoin  d'être  exécuté.  » 

5.  L'abbé  du  Bos,  dans  ses  Réflexions  snr  In  poésie  et  la  peinture, 
écrit  :  «  Il  en  pouvait  bien  douter,  dit  un  prince  (le  prince  Eugène  do 
Savoie)  qui  à  commandé  des  armées  sur  le  bord  du  Danube,  et  qui, 
comme  Mithrid.ite,  a  conservé  sa  réptitation  de  grand  capitaine  dans 
l'une  et  l'autre  fortune,  puisque  la  chose  est  réellement  impossible.... 
Le  vers  qu'il  fait  dire  à  Mithridate  : 

Je  vous  rends  dans  trois  mois  au  pied  du  Capitole  (Racine), 

révolte  ceux  qui  ont  quelque  connaissance  delà  distance  des  lieux....  » 
Il  convient  de  remarquer,  avec  Louis  Racine,  que  Mithridate  se  laisse 


580  MITIIRIDATE. 

Aux  lieux  où  le  Danube  y  vient  finir  son  cours? 

Que  du  Scythe  avec  moi  l'alliance  jurée 

De  l'Europe  en  ces  lieux  ne  me  livre  l'entrée?  8cc 

Recueilli  dans  leurs  ports,  accru  de  leurs  soldats, 

Nous  verrons  notre  camp  grossir  à  chaque  pas. 

Daces,  Pannoniens,  la  fière  Germanie, 

Tous  n'attendent  qu'un  chef  contre  la  tyrannie. 

Vous  avez  vu  l'Espagne  %  et  surtout  les  Gaulois,  8o5 

Gontre  ces  mêmes  murs  qu'ils  ont  pris  autrefois 

Exciter  ma  vengeance,  et  jusque  dans  la  Grèce, 

Par  des  ambassadeurs  accuser  ma  paresse. 

Ils  savent  que  sur  eux  prêt  à  se  déborder. 

Ce  torrent,  s'il  m'entraîne,  ira  tout  inonder;  8io 

Et  vous  les  verrez  tous,  prévenant  son  ravage, 

Guider  dans  l'Italie  et  suivre  mon  passage. 

séduire  par  sa  passion  et  voit  plus  de  facilité  dans  son  entreprise  qu'il 
n'y  en  a  réellement.  Ces  erreurs  même  qu'il  fait  sur  les  distances  et 
les  marches  sont  des  traits  de  caractère,  et  sont  bien  do  l'homme  qui, 
vaincu,  traqué,  contraint  de  se  faire  passer  pour  mort,  estime  toutes 
les  circonstances  favorables  au  plus  gigantesque  projet  qu'on  puisse 
concevoir  : 

A  mes  nobles  projets  je  vois  tout  conspirer. 

1.  «  Ce  fut  Mithridate  qui,  suivant  Cicéron,  envoya  des  ambassa- 
deurs aux  Espagnols.  Usque  in  Hispaniam  legnios  Ecbatanis  misit  ad 
cos  duces  qtiibtiscum  tnm  belliim  (jerebnrmis.  {Pro  lege  Manilia,  IV.) 
«  D'Ecbatane  il  envoya  une  mission  jusqu'en  Esj^agne,  auprès  des 
chefs  qui  alors  nous  faisaient  la  guerre.  »  —  Cicéron  dit  aussi  (Prq 
Mursena,  XV)  que  Mithridate  songeait  à  joindre  ses  troupes  à  celles  de 
Sertorius;  et  Florus,  en  parlant  de  ce  même  Sertorius  (1.  111,  ch.  xxn), 
s'exprime  ainsi  :  Ad  Mithridatem  quoque  Ponticosque  respexit,  regemque 
classe  juvit.  «  (Sertorius)  eut  égard  aussi  à  Mithridate  et  au  royaume 
du  Pont,  et  il  aida  le  roi  de  sa  flotte.  »  Au  temps  où  se  passe  l'action 
de  la  tragédie,  la  guerre  de  Sertorius  était  terminée  depuis  plusieurs 
années;  mais  Mithridate  pouvait  avoir  encore  l'espérance  de  rallumer 
la  guerre  en  Espagne.  Appien,  Guerre  de  Mithridate,  ch.  cix)  atteste 
que  Mithridate  songeait  à  aller  se  joindre  aux  Gaulois,  avec  qui  il  avait 
déjà  à  cet  effet  contracté  des  alliances,  pour  franchir  les  Alpes  et  en- 
vahir l'Italie  avec  eux.  »  (JNote  de  M.  Paul  Mesnard.) 


ACTE  III,  SCE>'E  I.  581 

C'est  là  qu'en  arrivant,  plus  qu'en  tout  le  chemin, 
Vous  trouverez  partout  l'horreur  du  nom  romain, 
Et  la  triste  Italie  encor  toute  fumante  8i5 

Des  feux  qu'a  rallumés  sa  liberté  mourante*. 
Non,  Princes,  ce  n'est  point  au  bout  de  l'univers 
Que  Rome  fait  sentir  tout  le  poids  de  ses  fers; 
Et  de  près  inspirant  les  haines  les  plus  fortes, 
Tes  plus  grands  ennemis,  Rome,  sont  à  tes  portes.       820 
Ah!  s'ils  ont  pu  choisir  pour  leur  libérateur 
Spartacus,  un  esclave,  un  vil  gladiateur^, 
S'ils  suivent  au  combat  des  brigands  qui  les  vengent, 
De  quelle  noble  ardeur  pensez-vous  qu'ils  se  rangent 
Sous  les  drapeaux  d'un  roi  longtemps  victorieux,  825 

Qui  voit  jusqu'à  Cyrus  remonter  ses  aïeux 3? 


1.  La  guerre  Sociale  était  terminée  depuis  vingt-cinq  ans.  Diodore 
rapporte  que  les  alliés  avaient  demandé  le  secours  de  Mithridate.  Justin 
fait  dire  au  roi,  dans  le  discours  que  j'ai  déjà  cité  :  Ja77i  ipsam  Itnlinm 
audire  se  niinquam,  ut  Romn  condita  sit,  saiis  illi  pacatam,  sed  assidue 
per  omnes  annos  pro  Ubertaie  alios,  qnosdam  etiam  i)ro  jure  imperii 
bellis  continuis  persévérasse....  Ac  ne  veieiHbtis  immoremur  exemplis, 
hoc  ipso  tcmpore  universamltaUam  bello  Marsicoco7isurrexisse,nonjam 
libertatem,  sed  consortium  imperii  civitatisque  poscentem.  (XXXVIII,  iv.) 
«  Je  sais  que  l'Italie  même,  depuis  la  fondation  de  Rome,  n'a  jamais 
été  tout  à  fait  pacifiée  et  soumise;  mais  constamment,  chaque  année, 
la  guerre  s'est  renouvelée,  les  uns  défendant  leur  liberté,  d'autres 
même  défendant  l'empire..,.  Pour  ne  point  m'arrêter  aux  exemples 
anciens,  en  autre  temps  même,  toute  l'Italie  s'est  levée  pour  la  guerre 
des  Marses,  et  ce  n'est  plus  la  liberté  qu'elle  voulait,  c'était  le  partage 
de  l'empire  et  l'entrée  dans  la  cité.  » 

2.  «  Appien  {Guerre  de  Mithridate.,  ch.  cxix)  a  suggéré  à  Racine  plu- 
sieurs des  idées  de  ce  discours.  Mithridate  savait,  dit-il,  que  presque 
tous  les  Italiens,  associés  dans  leur  haine,  s'étaient  naguère  révoltés 
contre  Rome,  lui  avaient  fait  une  longue  guerre  et  avaient  même  sou- 
tenu contre  eux  Spartacus,  un  gladiateur  méprisé  :  SirapTâxo)  te 
{lovoij-â/o)  au jxaaav  £7:'  a'jxoùç,  dvopl  è-r'  ouSsacaç  dHitoaswç  ôvxi.  » 
(Note  de  M.  Paul  Mesnard.)  La  guerre  de  Spartacus  dura  de  73  à  71. 

3.  Mithridate  rappelle  aussi,  dans  son  discours  à  ses  soldats  (Justin, 

1.  XXXVIII,  ch.  vi),  qu'il  descend  do  Cyrus  :  Se clariorem  illa.  colluvie 

convenarum  esse,  qui  paternos  majores  suas  a  Cyro  Darioque,  condito- 


582  MITIIRIDATE. 

Que  dis-je?  En  quel  état  croyez-vous  l-a  surprendre? 

Vide  de  légions  qui  la  puissent  défendre 

Tandis  que  tout  s'occupe  à  me  persécuter, 

Leurs  femmes,  leurs  enfants  pourront-ils  m'arrêter?     83o 

Marchons;  et  dans  son  sein  rejetons  cette  guerre 
Que  sa  fureur  envoie  aux'deux  bouts  de  la  terre. 
Attaquons  dans  leurs  murs  ces  conquérants  si  fiers  ; 
Qu'ils  tremblent,  à  leur  tour,  pour  leurs  propres  foyers. 
Annibal  l'a  prédit,  croyons-en  ce  grand  homme,  835 

Jamais  on  ne  vaincra  les  Romains  que  dans  Rome'. 
Noyons-la  dans  son  sang  justement  répandu. 
Rrùlons  ce  Capitole  où  j'étois  attendu. 
Détruisons  ses  honneurs,  et  faisons  disparaître 
La  honte  de  cent  rois,  et  la  mienne  peut-être;  840 

Et  la  flamme  à  la  main  efl'açons  tous  ces  noms 
Que  Rome  y  consacroit  à  d'éternels  affronts. 

Voilà  l'ambition  dont  mon  âme  est  saisie. 
Ne  croyez  point  pourtant  qu'éloigné  de  l'Asie 
J'en  laisse  les  Romains  tranquilles  possesseurs.  845 

Je  sais  où  je  lui  dois  trouver  des  défenseurs. 
Je  veux  que  d'ennemis  partout  enveloppée, 
Rome  rappelle  en  vain  le  secours  de  Pompée. 

ribtis  Persici  reçjni,  maternos  a  maçjno  Ale.rnndro  ne  Nlcatore  Seleuco, 
conditoribus  imperii  Macedonici,  référât.  «  Ne  suis-je  pas  plus  noble  que 
ce  ramas  de  vagabonds,  moi  qui  fais  remonter  mes  aïeux  paternels  à 
Cyrus  et  Darius,  les  fondateurs  de  l'empire  Perse,  mes  aïeux  maternels 
au  grand  Alexandre  et  à  Seleucus  Nicator,  les  fondateurs  de  l'empire 
macédonien.  »  Appien  {Guerre  de  Mithridate,  ch.  cxn)  dit  que  Mithridate 
ét?it  le  seizième  descendant  de  Darius,  fils  d'Hystaspe.  fiarius  avait 
épousé  une  fille  de  Cyrus.  SuivantFlorus  (1.  III,  ch.  v),  Artabaze,  ancien 
roi  de  Pont,  descendait  des  sept  conjurés  perses:  Artabazes  à  Septem 
Persis  oriimdus.  On  dit  que  cet  Artabaze  ou  Artabazane,  un  des  ancêtres 
de  Mithridate,  était  fils  de  Darius,  et  reçut  le  royaume  de  Pont  comme 
consolation  de  la  préférence  qui  avait  été  donnée  pour  celui  de  Perse 
à  son  frère  Xerxès.  »  (Note  de  M.  Paul  Mesnard.) 

1.  «  Il  avait  entendu,  dit  Appien  {Guerre  de  Mithridate,  ch.  cix),que 
cette  résolution  {de  porter  la  (/uerre  en  Italie)  avait  réussi  à  Annibal, 
et  que  par  là  il  s'était  rendu  la  terreur  du  peuple  romain.  » 


ACTE  III,  SCÈiNE  I.  583 

Le  Parthe,  des  Romains  comme  moi  la  terreur, 

Consent  de  succéder  h  ma  juste  fureur;  85o 

Prêt  d'unir  avec  moi  sa  haine  et  sa  famille, 

Il  me  demande  un  iils  pour  époux  à  sa  fille. 

Cet  honneur  vous  regarde,  et  j'ai  fait  choix  de  vous, 

Pharnace  :  allez,  soyez  ce  bienheureux  époux. 

Demain,  sans  différer,  je  prétends  que  l'Aurore  855 

Découvre  mes  vaisseaux  déjà  loin  du  Bosphore. 

Vous  que  rien  n'y  retient,  partez  dés  ce  moment, 

Et  méritez  mon  choix  par  votre  empressement. 

Achevez  cet  hymen  ;  et  repassant  TEuphrate, 

Faites  voir  à  l'Asie  un  autre  Mithridate.  860 

Que  nos  tyrans  communs  en  pâlissent  d'effroi, 

Et  que  le  bruit  à  Rome  en  vienne  jusqu'à  moi. 

PHARNACE. 

Seigneur,  je  ne  vous  puis  déguiser  ma  surprise. 

J'écoute  avec  transport  cette  grande  entreprise; 

Je  l'admire;  et  jamais  un  plus  hardi  dessein  865 

Ne  mit  à  des  vaincus  les  armes  à  la  main. 

Surtout  j'admire  en  vous  ce  cœur  infatigable 

Qui  semble  s'affermir  sous  le  faix  qui  l'accable*. 

Mais  si  j'ose  parler  avec  sincérité. 

En  êtes- vous  réduit  à  cette  extrémité?  870 

Pourquoi  tenter  si  loin  des  courses  inutiles, 

Quand  vos  États  encor  vous  offrent  tant  d'asiles, 

Et  vouloir  affronter  des  travaux ^  infinis. 

Dignes  plutôt  d'un  chef  de  malheureux  bannis 

Que  d'un  roi  qui  naguère,  avec  quelque  apparence,      875 

De  l'aurore  au  couchant  portoit  son  espérance, 

1.  Attritxjnm  otnnes  validissimi  regni  vires  erant;  sed  animus  malis 
aïKjebatur.  (Florus,  1.  III,  ch.  v.)  «  Toutes  les  forces  d'un  puissant 
royaume  étaient  épuisées  :  mais  le  courage  du  roi  croissait  avec  l'ad- 
versité. » 

2.  Travaux^  latigucs,  dangers:  c'est  le  sens  du  latin  labores. 


584  MITIIRIDATE. 

Fontloit  sur  trente  États  son  trône  florissant, 
Dont  le  débris  est  même  un  empire  puissant? 
Vous  seul,  Seigneur,  vous  seul,  après  quarante  années, 
Pouvez  encor  lutter  contre  les  destinées.  880 

Implacable  ennemi  de  Rome  et  du  repos, 
(Comptez-vous  vos  soldats  pour  autant  de  héros? 
Pensez-vous  que  ces  cœurs,  tremblants  de  leur  défaite. 
Fatigués  d'une  longue  et  pénible  retraite, 
Cherchent  avidement  sous  un  ciel  étranger  885 

La  mort,  et  le  travail  pire  que  le  danger? 
Vaincus  plus  d'une  fois  aux  yeux  de  la  patrie, 
Soutiendront-ils  ailleurs  un  vainqueur  en  furie? 
Sora-t-il  moins  terrible,  et  le  vaincront-ils  mieux 
Dans  le  sein  de  sa  ville,  à  l'aspect  de  ses  dieux?  890 

Le  Parthe  vous  recherche  et  vous  demande  un  gendre. 
Mais  ce  Parthe,  Seigneur,  ardent  à  nous  défendre 
Lorsque  tout  l'univers  sembloit  nous  protéger. 
D'un  gendre  sans  appui  voudra-t-il  se  charger? 
M'en  irai-je  moi  seul,  rebut  de  la  fortune,  896 

Essuyer  l'inconstance  au  Parthe  si  commune  ; 
Et  peut-être,  pour  fruit  d'un  téméraire  amour. 
Exposer  votre  nom  au  mépris  de  sa  cour? 
Du  moins,  s'il  faut  céder,  si,  contre  notre  usage. 
Il  faut  d'un  suppliant  emprunter  le  visage,  900 

Sans  m'envoyer  du  Parthe  embrasser  les  genoux, 
Sans  vous-même  implorer  des  rois  moindres  que  vous. 
Ne  pourrions-nous  pas  prendre  une  plus  sûre  voie? 
letons-nous  dans  les  bras  qu'on  nous  tend  avec  joie. 
Rome  en  votre  faveur  facile  à  s'apaiser....  9o5 

XIPHARÈS. 

Rome,  mon  frère!  0  ciel!  qu'osez- vous  proposer? 
Vous  voulez  que  le  Roi  s'abaisse  et  s'humilie? 
Qu'il  démonte  en  un  jour  tout  le  cours  de  sa  vie? 
Qu'il  se  fie  aux  Romains,  et  subisse  des  lois 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  585 

Dont  il  a  quarante  ans  défendu  tous  les  rois?  910 

Continuez,  Seigneur  :  tout  vaincu  que  vous  êtes, 

La  guerre,  les  périls  sont  vos  seules  retraites. 

Rome  poursuit  en  vous  un  ennemi  fatal •, 

Plus  conjuré  contre  elle  et  plus  craint  qu'Annibal. 

Tout  couvert  de  son  sang,  quoi  que  vous  puissiez  faire,  913  • 

yen  attendez  jamais  qu'une  paix  sanguinaire. 

Telle  qu'en  un  seul  jour  un  ordre  de  vos  mains 

La  donna  dans  l'Asie  à  cent  mille  Romains  *. 

Toutefois  épargnez  votre  tête  sacrée. 
Vous-même  n'allez  point,  de  contrée  en  contrée,  920 

Montrer  aux  nations  Mithridate  détruit^. 
Et  de  votre  grand  nom  diminuer  le  bruit*. 
Votre  vengeance  est  juste,  il  la  faut  entreprendre  : 
Brûlez  le  Capitole,  et  mettez  Rome  en  cendre. 
Mais  c'est  assez  pour  vous  d'en  ouvrir  les  chemins  :      925 
Faites  porter  ce  feu  par  de  plus  jeunes  mains; 
Et  tandis  que  l'Asie  occupera  Pharnace, 
De  cette  autre  entreprise  honorez  mon  audace. 
Commandez  :  laissez-nous,  de  votre  nom  suivis, 
Justifier 3  partout  que  nous  sommes  vos  fils.  980 

1.  Un  ennemi  fatal:  vin  ennemi  que  le  destin  lui  impose,  un  ennemi 
qui  ne  peut  être  qu'ennemi.  C'est  le  sens  du  latin  fatalis. 

2.  Sur  ce  massacre,  cf.  Appien,  Gîierrede  Mithridate,  eh.  xxii  etxxiii. 
h  qui  uno  die,  tota  Asia,  toi  in  civitatibus,  uno  ntintio  atque  una  iitte- 
rarnm  significatione  cives  Romanos  necandos  trucidandosqne  denotavit. 
{Cicéron,  Pro  lege  Manilia,  III.)  «  Celui  qui,  un  même  jour,  par  toute 
l'Asie,  dans  toutes  ses  cités,  par  un  seul  ordre,  par  une  seule  lettre 
d'avis,  désigna  tous  les  citoyens  romains  à  la  mort,  au  massacre.  » 

3.  Mithridate  détruit  :  «  La  Harpe  et  d'autres,  dit  M.  Paul  Mesnard, 
paraissent  regarder  Racine  comme  ayant  le  premier  l'ait  cet  emploi 
de  détruit  :  il  est  ancien  dans  notre  langue.  » 

Tant  que  l'aie  destruit,  jamès  _pe  finerai. 

{Doon  de  Maience.) 

4.  Bruit  était  très  commun  dans  le  sens  d'éclat,  retentissement,  gloire, 
renommée. 

5.  Justifier,  prouver  par  les  pièces  justificatives.  «  Pour  justifier  à 


586  MITimiDATE. 

Embrasez  par  nos  mains  le  couchant  et  l'aurore; 
Remplissez  l'univers,  sans  sortir  du  Bosphore; 
Que  les  Romains,  pressés  de  l'un  à  l'autre  bout, 
Doutent  où  vous  serez,  et  vous  trouvent  partout. 

Dès  ce  même  moment  ordonnez  que  je  parte.  qSS 

Ici  tout  vous  retient;  et  moi,  tout  m'en  écarte. 
Et  si  ce  grand  dessein  surpasse  ma  valeur, 
Du  moins  ce  désespoir  convient  à  mon  malheur. 
Trop  heureux  d'avancer  la  lin  de  ma  misère. 
J'irai...,  j'effacerai  le  crime  de  ma  mère,  940 

Seigneur.  Vous  m'en  voyez  rougir  à  vos  genoux; 
J'ai  honte  de  me  voir  si  peu  digne  de  vous; 
Tout  mon  sang  doit  laver  une  tache  si  noire. 
Mais  je  cherche  un  trépas  utile  à  votre  gloire  ; 
Et  Rome,  unique  objet  d'un  désespoir  si  beau,  945 

Du  fds  de  Mithridate  est  le  digne  tombeau. 

MITHRIDATE,    se  lovant. 

Mon  fils,  ne  parlons  plus  d'une  mère  infidèle. 

Votre  père  est  content,  il  connoit  votre  zèle, 

Et  ne  vous  verra  point  affronter  de  danger 

Qu'avec  vous  son  amour  ne  veuille  partager.  95o 

Vous  me  suivrez  :  je  veux  que  rien  ne  nous  sépare  ; 

Et  vous,  à  m'obéir,  Prince,  qu'on  se  prépare. 

Les  vaisseaux  sont  tout  prêts.  J'ai  moi-même  ordonné 

La  suite  et  l'appareil  qui  vous  est  destiné. 

Arbate,  à  cet  hymen  chargé  de  vous  conduire,  955 

De  votre  obéissance  aura  soin  de  m'instruire. 

Allez,  et  soutenant  l'honneur  de  vos  aïeux. 

Dans  cet  embrassement  recevez  mes  adieux. 

PHARNACE. 

Seigneur.... 

lo  t  le  monde  l'innocence  de  ma  conduite.  »  (Molière,  Tartufe,  1"  Pla- 
ce t.) 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  587 

MITHRIDATE. 

Ma  volonté,  Prince,  vous  doit  suffire. 
Obéissez.  C'est  trop  vous  le  faire  redire.  960 

PHARNACE. 

Seigneur,  si  pour  vous  plaire  il  ne  faut  que  périr, 
Plus  ardent  qu'aucun  autre  on  m'y  verra  courir. 
Combattant  à  vos  yeux,  permettez  que  je  meure. 

MITHRIDATE. 

Je  vous  ai  commandé  de  partir  tout  à  l'heure  ; 

Mais  après  ce  moment....  Prince,  vous  m'entendez,      966 

Et  vous  êtes  perdu  si  vous  me  répondez. 

PHARNACE. 

Dussiez-vous  présenter  mille  morts  à  ma  vue. 
Je  ne  saurois  chercher  une  fille  inconnue. 
Ma  vie  est  en  vos  mains. 

MITHRIDATE. 

Ah  !  c'est  où  je  t'attends. 
Tu  ne  saurois  partir,  perfide,  et  je  t'entends.  970 

Je  sais  pourquoi  tu  fuis  l'hymen  où  je  t'envoie  : 
Il  te  fâche  en  ces  lieux  d'abandonner  ta  proie; 
Monime  te  retient.  Ton  amour  criminel 
Prétendoit  l'arracher  à  l'hymen  paternel. 
Ni  l'ardeur  dont  tu  sais  que  je  l'ai  recherchée,  976 

Ni  déjà  sur  son  front  ma  couronne  attachée, 
Ni  cet  asile  même  où  je  la  fais  garder, 
Ni  mon  juste  courroux  n'ont  pu  t'intimider. 
Traître,  pour  les  Romains  tes  lâches  complaisances 
N'étoient  pas  à  mes  yeux  d'assez  noires  offenses  :         980 
Il  te  inanquoit  encor  ces  perfides  amours 
Pour  être  le  supplice  et  l'horreur  de  mes  jours. 


588  MITHRIDATE. 

Loin  de  t'en  repentir,  je  vois  sur  ton  visage 

Que  ta  confusion  ne  part  que  de  ta  rage  : 

II  te  tarde  déjà  qu'échappé  de  mes  mains  985 

Tu  ne  coures  me  perdre,  et  me  vendre  aux  Romains. 

Mais  avant  que  partir  S  je  me  ferai  justice  : 

Je  te  l'ai  dit. 


SCÈNE  II 

MITHRIDATE,  PHARNAGE,   XIPHARÈS,   Gardes. 

MITHRIDATE. 

Holà!  gardes.  Qu'on  le  saisisse. 
Oui,  lui-même,  Pharnace.  Allez,  et  de  ce  pas 
Qu'enfermé  dans  la  tour  on  ne  le  quitte  pas.  990 

THARNACE. 

lié  bien  !  sans  me  parer  d'une  innocence  vaine. 

Il  est  vrai,  mon  amour  mérite  votre  haine. 

J'aime  :  l'on  vous  a  fait  un  fidèle  récit. 

Mais  Xipharès,  Seigneur,  ne  vous  a  pas  tout  dit. 

C'est  le  moindre  secret  qu'il  pouvoit  vous  apprendre  ;  996 

Et  ce  fils  si  fidèle  a  dû  vous  faire  entendre 

Que  des  mêmes  ardeurs  dès  longtemps  enflammé, 

Il  aime  aussi  la  Reine,  et  même  en  est  aimé. 


1.  Yangelas  condamnait  avant  que  mourir  et  avant  mourir  :  il  vou- 
lait qu'on  mît  avant  que  de.  Le  P.  Bouhours  était  du  même  avis,  et 
blâmait  chez  un  janséniste  l'emploi  de  avant  de,  qui  est  repris,  comme 
néologisme,  par  Desfontaines  en  1726. 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  589 


SCENE  m 

^HTHRIDATE,  XIPHARÈS. 

XIPHARÈS, 

Seigneur,  le  croirez-vous  qu'un  dessein  si  coupable.... 

MITIIRIDATE. 

Mon  fils,  je  sais  de  quoi  votre  frère  est  capable.  looo 

Me  préserve  le  ciel  de  soupçonner  jamais 

Que  d'un  prix  si  cruel  vous  payiez  mes  bienfaits, 

Qu'un  fils  qui  fut  toujours  le  bonheur  de  ma  vie 

Ait  pu  percer  ce  cœur  qu'un  père  lui  confie  ! 

Je  ne  le  croirai  point.  Allez  :  loin  d'y  songer,  ioo5 

Je  ne  vais  désormais  penser  qu'à  nous  venger. 


SCÈNE  lY 

MITHRIDATE. 

Je  ne  le  croirai  point?  Vain  espoir  qui  me  flatte! 
Tu  ne  le  crois  que  trop,  malheureux  MiHiridate. 
Xipharès  mon  rival?  et  d'accord  avec  lui 
La  reine  auroit  osé  me  tromper  aujourd'hui? 
Quoi?  de  quelque  côté  que  je  tourne  la  vue, 
La  foi  de  tous  les  cœurs  est  pour  moi  disparue? 
Tout  m'abandonne  ailleurs?  tout  me  trahit  ici? 
Pharnace,  amis,  maîtresse;  et  toi,  mon  fils,  aussi 
Toi  de  qui  la  vertu  consolant  ma  disgrikc.... 
Mais  ne  connois-je  pas  le  perfide  Pharnace? 
Quelle  foiblesse  à  moi  d'en  croire  un  furieux 
Qu'arme  contre  son  frère  un  courroux  cnvifux, 


590  MITHRIDATE. 

Ou  dont  le  désespoir  me  troublant  par  des  fables, 

Grossit,  pour  se  sauver,  le  nombre  des  coupables!      1020 

Non,  ne  l'en  croyons  point;  et  sans  trop  nous  presser, 

Voyons,  examinons.  Mais  par  où  commencer? 

Qui  m'en  éclaircira?  quels  témoins?  quel  indice?... 

Le  ciel  en  ce  moment  m'inspire  un  artifice. 

Qu'on  appelle  la  Reine.  Oui,  sans  aller  plus  loin,         102$ 

Je  veux  l'ouïr.  Mon  choix  s'arrête  à  ce  témoin. 

L'amour  avidement  croit  tout  ce  qui  le  flatte. 

Qui  peut  de  son  vainqueur  mieux  parler  que  l'ingrate? 

Voyons  qui  son  amour  accusera  des  deux. 

S'il  n'est  digne  de  moi,  le  piège  est  digne  d'eux*.       io3o 

Trompons  qui  nous  trahit;  et  pour  connoître  un  traître, 

Il  n'est  point  de  moyens....  Mais  je  la  vois  paraître  : 

Feignons;  et  de  son  cœur,  d'un  vain  espoir  flatté. 

Par  un  mensonge  adroit  tirons  la  vérité. 


SCÈNE  V 

MITHRIDATE,  MOMME. 

MITHRIDATE. 

Enfin  j'ouvre  les  yeux,  et  je  me  fais  justice  2.  io35 

C'est  faire  à  vos  beautés  un  triste  sacrifice  ^, 
}ue  de  vous  présenter.  Madame,  avec  ma  foi, 
fout  l'âge  et  le  malheur  que  je  traîne  avec  moi. 
Jusqu'ici  la  fortune  et  la  victoire  mêmes  * 

1.  Mithridate  sauve  sa  dignité  par  cette  réflexion.  Il  y  a  longtemps 
que  Voltaire  a  fait  remarquer  qu'Harpagon  use  du  même  artifice  dans 
V Avare.  De  la  même  situation  Jlolière  tire  le  comique,  et  Racine  le 
tragique. 

2.  Je  me  fais  justice.  Cette  locution  a  pris  un  autre  sens  aujourd'hui; 
mais  elle  était  très  usitée  au  temps  de  I\acine. 

3.  Sacrifice,  offrande. 

4.  Mêmes.  Les  poètes  du  xvii»  siècle  étaient  ou  mettaient  Vs  à  même^ 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  591 

Cachoient  mes  cheveux  blancs  sous  trente  diadèmes.  io4o 

Mais  ce  temps-là  n'est  plus.  Je  régnois,  et  je  fuis. 

Mes  ans  se  sont  accrus;  mes  honneurs  sont  détruits; 

Et  mon  front,  dépouillé  d'un  si  noble  avantage, 

Du  temps,  qui  l'a  flétri,  laisse  voir  tout  l'outrage. 

D'ailleurs  mille  desseins  partagent  mes  esprits  :  io45 

D'un  camp  prêt  à  partir  vous  entendez  les  cris; 

Sortant  de  mes  vaisseaux,  il  faut  que  j'y  remonte. 

Quel  temps  pour  un  hymen  qu'une  fuite  si  prompte, 

Madame!  Et  de  quel  front  vous  unir  à  mon  sort, 

Quand  je  ne  cherche  plus  que  la  guerre  et  la  mort?    io5o 

Cessez  pourtant,  cessez  de  prétendre  à  Pharnace. 

Quand  je  me  fais  justice,  il  faut  qu'on  se  la  fasse  *. 

Je  ne  souffrirai  point  que  ce  fils  odieux. 

Que  je  viens  pour  jamais  de  bannir  de  mes  yeux. 

Possédant  une  amour  qui  me  fut  déniée,  io55 

Vous  fasse  des  Romains  devenir  l'alliée. 

Mon  trône  vous  est  dû.  Loin  de  m'en  repentir. 

Je  vous  y  place  même,  avant  que  de  partir. 

Pourvu  que  vous  vouliez  qu'une  main  qui  m'est  chère. 

Un  fils,  le  digne  objet  de  l'amour  de  son  père,  1060 

Xipharès,  en  un  mot,  devenant  votre  époux. 

Me  venge  de  Pharnace,  et  m'acquitte  envers  vous. 

selon  la  commodité  du  vers;  même  chez  les  prosateurs,  l'adverbe  même 
prend  souvent  Vs.  Vaugelas  disait  à  ce  sujet  dans  ses  Remarques  : 
«  Métne  et  mêmes.  Tous  deux  sont  bons  et  avec  et  sans  s,  mais  voici 
comme  je  voudrais  user  tantôt  de  l'un  et  tantôt  de  l'autre.  Quand  il 
est  proche  d'un  substantif  singulier,  je  voudrais  mettre  mêmes  avec  s, 
et  quand  il  est  proche  d'un  substantif  pluriel,  je  voudrais  mettre  même 
sans  s,  et  l'un  et  l'autre  pour  éviter  l'équivoque  et  pour  empêcher  que 
même,  adverbe,  ne  soit  pris  pour  même.,  pronom.  »  Corneille  a  suivi 
cette  remarque  de  Vaugelas,  ainsi  que  d'autres  écrivains.  Racine  ne 
s'y  est  pas  rigoureusement  astreint. 

1.  Les  grammairiens  déclarent  ce  vers  incorrect,  parce  que  la  se 
rapporte  à  un  nom  sans  article  et  indéterminé.  Malherbe,  Corneille, 
Pascal,  Bossuet,  Mme  de  Sévigné  n'ont  pas  eu  plus  de  scrupule  là-des- 
sus que  Racine. 


592  MITimiDATE. 

MONIME. 

Xipharés!  lui,  Seigneur? 

MITHRIDATE. 

Oui,  lui-môme,  Madame. 
D'où  peut  naître  à  ce  nom  le  trouble  de  votre  âme? 
Contre  un  si  juste  choix  qui  peut  vous  révolter?  ib65 

Est-ce  quelque  mépris  qu'on  ne  puisse  dompter? 
Je  le  répète  encor  :  c'est  un  autre  moi-même, 
Un  fils  victorieux,  qui  me  chérit,  que  j'aime, 
f/ennemi  des  Romains,  l'héritier  et  l'appui 
D'un  empire  et  d'un  nom  qui*  va  renaître  en  lui;       1070 
Et  quoi  que  votre  amour  ait  osé  se  promettre. 
Ce  n'est  qu'entre  ses  mains  que  je  puis  vous  remettre. 

MONIME. 

Oue  dites-vous?  0  ciel!  Pourriez-vous  approuver.... 

Pourquoi,  Seigneur,  pourquoi  voulez-vous  m'éprouver? 

Cessez  de  tourmenter  une  âme  infortunée.  1076 

Je  sais  que  c'est  à  vous  que  je  fus  destinée  ; 

Je  sais  qu'en  ce  moment,  pour  ce  nœud  solennel, 

La  victime,  Seigneur,  nous  attend  à  l'autel. 

Venez. 

MITHRIDATE. 

Je  le  vois  bien  :  quelque  effort  que  je  fasse, 
Madame,  vous  voulez  vous  garder  à  Pharnace.  1080 

Jo  reconnois  toujours  vos  injustes  mépris; 
Ils  ont  même  passé  sur  mon  malheureux  fils. 

MONIME. 

Je  le  méprise  î 

MITHRIDATE. 

Hé  bien!  n'en  parlons  plus,  Madame. 

1.  Le  relatif  qui  représente  les  deux  substantifs;  cependant  Racine 
ne  le  rapporte  qu'au  dernier  et  laisse  le  verbe  au  singulier. 


ACTE  HT,  SCENE  V.  503        i 

Continuez  :  brûlez  d'une  honteuse  flamme.  ■ 

Tandis  qu'avec  mon  fils  je  vais,  loin  de  vos  yeux,  io85 

Chercher  au  bout  du  monde  un  trépas  glorieux,  i 

Vous  cependant  ici  servez*  avec  son  frère,  } 

Et  vendez  aux  Romains  le  sang  de  votre  père.  3 

Vouez.  Je  ne  saurois  mieux  punir  vos  dédains,  i 

Qu'en  vous  mettant  moi-même  en  ses  serviles  mains;  i 
Et  sans  plus  me  charger  du  soin  de  votre  gloire, 
Je  veux  laisser  de  vous  jusqu'à  votre  mémoire. 

Allons,  Madame,  allons.  Je  m'en  vais  vous  unir.  l 

MONIME.  "I 

Plutôt  de  mille  morts  dussiez-vous  me  punir!  J 

MITURIDATE.  "^ 

Vous  résistez  en  vain,  et  j'entends  votre  fuite*.  logS      -^ 

MONIME. 

En  quelle  extrémité,  Seigneur,  suis-je  réduite?  '■ 
Mais  enfin  je  vous  crois,  et  je  ne  puis  penser 

Qu'à  feindre  si  longtemps  vous  puissiez  vous  forcer.  J 

Les  Dieux  me  sont  témoins  qu'à  vous  plaire  bornée  l 

Mon  Ame  à  tout  son  sort  s'étoit  abandonnée.  iioo        1. 

Mais  si  quelque  foiblesse  avoit  pu  m'alarmer,  j 

Si  de  tous  ses  efforts  mon  cœur  a  dû  s'armer,  ] 

-Ne  croyez  point,  Seigneur,  qu'auteur  de  mes  alarmes,  ; 

Pharnace  m'ait  jamais  coûté  les  moindres  larmes.  ! 

Ce  fils  victorieux  que  vous  favorisez,  iio5 

Cette  vivante  image  en  qui  vous  vous  plaisez,  'i 

Cet  ennemi  de  Rome,  et  cet  autre  vous-même,  ? 

Enfin  ce  Xipharès  que  vous  voulez  que  j'aime....  .' 

MITHRIDATE.  ^ 

Vous  l'aimez?  f:^ 

1.  Servez,  soyez  esclave  :  sens  du  latin  servire.  ' 

2.  Votre  fuite  :  votre  détour,  par  lequel  vous  essayez  de  vous  dérober.  -, 
Fuite  s'employait  bien  alors  dans  le  sens  de  détour,  feinte,  faux-fuyant. 


594  MITHRIDATE. 

MONIME. 

Si  le  sort  ne  m'eût  donnée  à  vous, 
Mon  bonheur  dépendoit  de'  l'avoir  pour  époux.  iiio 

Avant  que  votre  amour  m'eût  envoyé  ce  gage, 
Nous  nous  aimions....  Seigneur,  vous  changez  de  visage. 

MITHRIDATE. 

Non,  Madame.  Il  suffît.  Je  vais  vous  l'envoyer. 

Allez.  Le  temps  est  cher.  11  le  faut  employer. 

Je  vois  qu'à  m'obéir  vous  êtes  disposée.  m  5 

Je  suis  content. 

MONIME,  en  s'en  allant. 

0  ciel!  me  serois-je  abusée? 


SCÈNE  VI 
MITHRIDATE. 

Ils  s'aiment.  C'est  ainsi  qu'on  se  jouoit  de  nous. 
Ah  !  fils  ingrat.  Tu  vas  me  répondre  pour  tous. 
Tu  périras.  Je  sais  combien  ta  renommée 
Et  tes  fausses  vertus  ont  séduit  mon  armée. 
Perfide,  je  te  veux  porter  des  coups  certains  : 
Il  faut,  pour  te  mieux  perdre,  écarter  les  mutins, 
Et  faisant  à  mes  yeux  partir  les  plus  rebelles. 
Ne  garder  près  de  moi  que  des  troupes  fidèles. 
Allons.  Mais,  sans  montrer  un  visage  offensé, 
Dissimulons  encor,  comme  j'ai  commencé. 

1.  Corneille  a  aussi  construit  dépendre  de  avec  un  infinitil. 


II20 


FIN   DU    TROISIEME   ACTE 


11 


ACTE  IV 


SCENE  PREMIÈRE  :i 

I 

MONIME,  PHJ]DIME.  ] 

MONIME.  ^ 

Phtedime,  au  nom  des  Dieux,  fais  ce  que  je  désire  :  :■ 

Va  voir  ce  qui  se  passe,  et  reviens  me  le  dire.  j 

Je  ne  sais;  mais  mon  cœur  ne  se  peut  rassurer.  ] 

Mille  soupçons  affreux  viennent  me  déchirer.  ii3o          .i 

Que  larde  Xipharès?  et  d'où  vient  qu'il  diffère  i 

A  seconder  des  vœux  qu'autorise  son  père  ?  ■    i 

Son  père,  en  me  quittant,  me  l'alloit  envoyer.  ; 

Mais  il  feignoit  peut-être  :  il  falloit  tout  nier.  û 

Le  Roi  feignoit?  Et  moi,  découvrant  ma  pensée....  ii35          ■ 

0  Dieux,  en  ce  péril  m'auriez-vous  délaissée  ?  ^ 
Et  se  pourroit-il  bien  qu'à  son  ressentiment 

Mon  amour  indiscret  eût  livré  mon  amant  ?  ^ 

Quoi,  Prince?  quand,  tout  plein  de  ton  amour  extrême,  ] 

Pour  savoir  mon  secret  tu  me  pressois  toi-même,  ii4o          j 

Mes  refus  trop  cruels  vingt  fois  te  l'ont  caché  ;  i 

Je  t'ai  même  puni  de  l'avoir  arraché  ;  J| 

Et  quand  de  toi  peut-être  un  père  se  défie,  ■ 

Que  dis-je  ?  quand  peut-être  il  y  va  de  ta  vie,  ■ 


^ 


596  MITIIRIDATE. 

Je  parle  ;  et  trop  facile  à  me  laisser  tromper,  ii45 

Je  lui  marque  le  cœur  où  sa  main  doit  frapper. 

phj:dime. 
Ah  !  traitez-le,  Madame,  avec  plus  de  justice  : 
Un  grand  roi  descend-il  jusqu'à  cet  artifice? 
A  prendre  ce  détour  qui  l'auroit  pu  forcer? 
Sans  murmure,  à  l'autel  vous  l'alliez  devancer.  ii5o 

Youloit-il  perdre  un  fils  qu'il  aime  avec  tendresse? 
Jusqu'ici  les  effets  secondent  *  sa  promesse  : 
Madame,  il  vous  disoit  qu'un  important  dessein, 
Malgré  lui,  le  forçoit  à  vous  quitter  demain  ; 
Ce  seul  dessein  l'occupe;  et  hâtant  son  voyage,  ii55 

Lui-même  ordonne  tout,  présent  sur  le  rivage. 
Ses  vaisseaux  en  tous  lieux  se  chargent  de  soldats, 
Et  partout  Xipharès  accompagne  ses  pas. 
D'un  rival  en  fureur  est-ce  là  la  conduite? 
Et  voit-on  ses  discours  démentis  par  la  suite?  1160 


Pharnace  cependant,  par  son  ordre  arrêté, 
Trouve  en  lui  d'un  rival  toute  la  dureté. 
Phoedime,  à  Xipharès  fera-t-il  plus  de  grâce? 

PHiEDIME. 

C'est  l'ami  des  Romains  qu'il  punit  en  Pharnace. 
L'amour  a  peu  de  part  à  ses  justes  soupçons.  ii65 

MOXIME. 

Autant  que  je  le  puis,  je  cède  à  tes  raisons  : 
Elles  calment  un  peu  l'ennui  qui  me  dévore. 
Mais  pourtant  Xipharès  ne  paroit  point  encore. 

PII^DIME. 

Vaine  erreur  des  amants,  qui  pleins  de  leurs  désirs, 
1.  Secondent,  accompagnent,  suivent,  sont  d'accord  avec. 


ACTE  IV,  SCÈNE  IL  597 

Voiidroient  que  tout  cédât  au  soin  de  leurs  plaisirs!     117c 

■  Qui  prêts  à  s'irriter  contre  le  moindre  obstacle.... 

f  MONIME. 

Ma  Phsedime,  et  qui  peut  concevoir  ce  miracle  ? 
:  Après  deux  ans  d'ennuis,  dont  tu  sais  tout  le  poids, 

■  Quoi?  je  puis  respirer  pour  la  première  fois? 

Quoi  ?  cher  Prince,  avec  toi  je  me  verrois  unie?  11 75 

Et  loin  que  ma  tendresse  eût  exposé  ta  vie, 

Tu  verrois  ton  devoir,  je  verrois  ma  vertu 

Approuver  un  amour  si  longtemps  combattu  ? 

Je  pourrois  tous  les  jours  t'assurer  que  je  t'aime  ? 

Que  ne  viens-tu.... 


SCÈNE  II 

MONIME,  XIPHARÈS,  PH.EDIME. 


Seigneur,  je  parlois  de  vous-même. 
Mon  âme  souhaitoit  de  vous  voir  en  ce  lieu. 
Pour  vous.... 

XIPHARÈS. 

C'est  maintenant  qu'il  faut  vous  dire  adieu. 

MONIME 

idieu  !  vous  ? 

XIPHARÈS. 

Oui,  Madame,  et  pour  toute  ma  vie. 

MONIME. 

i}u'cntends-je  ?  On  me  disoit....  Hélas  !  ils  m'ont  trahie. 


598  MITUKIDATE. 


XIPHARES. 


Madame,  je  ne  sais  quel  ennemi  couvert,  ii85 

Révélant  nos  secrets,  vous  trahit,  et  me  perd. 

Mais  le  Roi,  qui  tantôt  n'en  croyoit  point  Pliarnace, 

Maintenant  dans  nos  cœurs  sait  tout  ce  qui  se  passe. 

Il  feint,  il  me  caresse,  et  cache  son  dessein  ; 

Mais  moi,  qui  dès  l'enfance  élevé  dans  son  sein,  1190 

De  tous  ses  mouvements  ai  trop  d'intelligence. 

J'ai  lu  dans  ses  regards  sa  prochaine  vengeance. 

Il  presse,  il  fait  partir  tous  ceux  dont  mon  malheur 

Pourroit  à  la  révolte  exciter  la  douleur. 

De  ses  fausses  bontés  j'ai  connu  la  contrainte.  1196 

Un  mot  môme  d'Arbate  a  confirmé  ma  crainte. 

Il  a  su  m'aborder;  et  les  larmes  aux  yeux  : 

((  On  sait  tout,   m'a-t-il  dit  :  sauvez-vous  de  ces  lieux.  » 

Ce  mot  m'a  fait  frémir  du  péril  de  ma  reine, 

Et  ce  cher  intérêt  est  le  seul  qui  m'amène.  1200 

Je  vous  crains  pour  vous-même  ;  et  je  viens  à  genoux 

Vous  prier,  ma  Princesse,  et  vous  fléchir  pour  vous. 

Vous  dépendez  ici  d'une  main  violente. 

Que  le  sang  le  plus  cher  rarement  épouvante  ; 

Et  je  n'ose  vous  dire  à  quelle  cruauté  i2o5 

Mithridate  jaloux  s'est  souvent  emporté. 

Peut-être  c'est  moi  seul  que  sa  fureur  menace  ; 

Peut-être,  en  me  perdant,  il  veut  vous  faire  grâce. 

Daignez,  au  nom  des  Dieux,  daignez  en  profiter  ; 

Par  de  nouveaux  refus  n'allez  point  l'irriter.  1210 

Moins  vous  l'aimez,  et  plus  tâchez  de  lui  complaire; 

Feignez,  efforcez-vous  :  songez  qu'il  est  mon  père. 

Vivez;  et  permettez  que  dans  tous  mes  malheurs 

Je  puisse  à  votre  amour  ne  coûter  que  des  pleurs. 

MONIME. 

Ah  !  je  vous  ai  perdu  ! 


A 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  599 

XIPHARÈS. 

Généreuse  Monime,  121 5 

Ne  vous  imputez  point  le  malheur  qui  m'opprime. 
Votre  seule  bonté  n'est  point  ce  qui  me  nuit  : 
Je  suis  un  malheureux  que  le  destin  poursuit  ; 
C'est  lui  qui  m'a  ravi  l'amitié  de  mon  père, 
Qui  le  fit  mon  rival,  qui  révolta  ma  mère,  1220 

Et  vient  de  susciter,  dans  ce  moment  affreux, 
\Jn  secret  ennemi  pour  nous  trahir  tous  deux. 

MONIME. 

Hé  quoi?  cet  ennemi,  vous  l'ignorez  encore? 

XIPHARÈS. 

Pour  surcroît  de  douleur.  Madame,  je  l'ignore. 

Heureux  si  je  pouvois,  avant  que  m'immoler,  122$ 

Percer  le  traître  cœur  qui  m'a  pu  déceler! 

MONIME. 

Hé  bien  !  Seigneur,  il  faut  vous  le  faire  connaître. 

Ne  cherchez  point  ailleurs  cet  ennemi,  ce  traître  ; 

Frappez  :  aucun  respect'  ne  vous  doit  retenir. 

J'ai  tout  fait;  et  c'est  moi  que  vous  devez  punir.         i23o 

XIPHARtS. 

Vous  ! 

MONIME. 

Ah  !  si  vous  saviez,  Prince,  avec  quelle  adresse 
Le  cruel  est  venu  surprendre  ma  tendresse  ! 
Ouelle  amitié  sincère  il  affectoit  pour  vous  ! 
Content^,  s'il  vous  voyoit  devenir  mon  époux! 

1.  Aucun  respect:  aucun  égard,  aucune  considération.  C'est  le  sens 
du  hlin  respeclua. 
•1.  Content....  Cela  équivaut  au  discours  indirect,  qu'on  emploie  en 


GOO  MITimiDATE. 

Qui  n'auroit  cru...?  Mais  non,  mon  amour  plus  timide    i235 

Devoit  moins  vous  livrer  à  sa  bonté  perfide. 

Les  Dieux  qui  m'inspiroient,  et  que  j'ai  mal  suivis, 

M'ont  fait  taire  trois  fois  par  de  secrets  avis. 

J'ai  dû  continuer;  j'ai  dû  dans  tout  le  reste.... 

Que  sais-je  enfin?  j'ai  dû  vous  être  moins  funeste  ;      1240 

J'ai  dû  craindre  du  Roi  les  dons  empoisonnés, 

Et  je  m'en  punirai,  si  vous  me  pardonnez. 

XIPHARÈS. 

Quoi  ?  Madame,  c'est  vous,  c'est  l'amour  qui  m'expose  ? 

Mon  malheur  est  parti  d'une  si  belle  cause? 

Trop  d'amour  a  trahi  nos  secrets  amoureux?  1245 

Et  vous  vous  excusez  de  m'avoir  fait  heureux? 

Que  voudrois-je  de  plus?  glorieux  et  fidèle. 

Je  meurs.  Un  autre  sort  au  trône  vous  appelle. 

Consentez-y,  Madame  ;  et  sans  plus  résister. 

Achevez  un  hymen  qui  vous  y  fait  monter.  i25o 


Quoi  ?  vous  me  demandez  que  j'épouse  un  barbare 
Dont  l'odieux  amour  pour  jamais  nous  sépare  ? 

XIPHARÈS. 

Songez  que  ce  matin,  soumise  à  ses  souhaits, 
Vous  deviez  l'épouser,  et  ne  me  voir  jamais. 

MONIME. 

Et  connoissois-je  alors  toute  sa  barbarie?  laSS 

Ne  voudriez-vous  point  qu'approuvant  sa  furie. 
Après  vous  avoir  vu  tout  percé  de  ses  coups. 
Je  suivisse  à  l'autel  un  tyrannique  époux, 

lalin  pour  rapporter  les  paroles  d'autrui,  en  sous-entendant  l'idée  de 
dire  :  «  Lœtum  se  fore,  si...  » 


I 


ACTE  IV,  SCÈÎsE  IV.  001 

El  que  dans  une  main  de  votre  sang  fumante 

J'allasse  mettre,  hélas!  la  main  de  votre  amante?       1260 

Allez  :  de  ses  fureurs  songez  à  vous  garder, 

Sans  perdre  ici  le  temps  à  me  persuader  : 

Le  ciel  m'inspirera  quel  parti  je  dois  prendre. 

Que  seroit-ce,  grands  Dieux!  s'il  venoit  vous  surprendre? 

Que  dis-je?  on  vient.  Allez.  Courez.  Vivez  enfm  ;  1265 

Et  du  moins  attendez  quel  sera  mon  destin. 


r 


SCÈNE  III 

MOMME,  PILËDIME. 


PH.EDIJIE. 


Madame,  à  quels  périls  il  exposoit  sa  vie  ! 
C'est  le  Roi. 

MOMME. 

Cours  l'aider  à  cacher  sa  sortie. 
Va,  ne  le  quitte  point  ;  et  qu'il  se  garde  hien 
D'ordonner  de  son  sort,  sans  être  instruit  du  mien.    1270 


SCENE  IV 

MITHRIDATE,  MONIME. 

MITIIRIDATE. 

Allons,  Madame,  allons.  Une  raison  secrète 
M'"  lait  quitter  ces  lieux  et  hâter  ma  retraite. 
Tandis  que  mes  soldats,  prêts  à  suivre  leur  roi, 
iJcntrent  dans  mes  vaisseaux  pour  partir  avec  moi, 


602  WITimiDATE. 

Venez,  et  qu'à  l'autel  ma  promesse  accomplie  1275 

Par  des  nœuds  éternels  l'un  à  l'autre  nous  lie. 


Nous,  Seigneui 


MONIME. 
MITHRIDATE. 

Quoi?  Madame,  osez-vous  balancer? 

MONIME. 

Et  ne  m'avez-vous  pas  défendu  d'y  penser? 

MITHRIDATE. 

J'eus  mes  raisons  alors  :  oublions-les,  Madame. 

Ne  songez  maintenant  qu'à  répondre  à  ma  flamme.     1280 

Songez  que  votre  cœur  est  un  bien  qui  m'est  dû. 

MO.NIME. 

Hé!  pourquoi  donc.  Seigneur,  me  l'avez-vous  rendu? 

MITHRIDATE. 

Quoi  ?  pour  un  fils  ingrat  toujours  préoccupée, 
Vous  croiriez.... 


Quoi  ?  Seigneur,  vous  m'auriez  donc  trompée  ? 

MITHRIDATE. 

Perfide!  il  vous  sied  bien  de  tenir  ce  discours,  128$ 

Vous  qui  gardant  au  cœur  d'infidèles  amours, 

Quand  je  vous  élevois  au  comble  de  la  gloire, 

M'avez  des  trahisons  préparé  la  plus  noire. 

i\e  vous  souvient-il  plus,  cœur  ingrat  et  sans  foi  *, 

Plus  que  tous  les  Romains  conjuré  contre  moi,  1290 

De  quel  rang  glorieux  j'ai  bien  voulu  descendre, 

1.  Toute  cette  scène  est  à  comparer  avec  la  grande  scène  du  cin- 
quième acte  de  l'Ecole  des  femmes. 


ACTE  IV,  SCÈNE  lY.  603 

Pour  vous  porter  au  trône  où  vous  n'osiez  prétendre  ? 

Ne  me  regardez  point  vaincu,  persécuté  : 

Revoyez-moi  vainqueur,  et  partout  redouté. 

Songez  de  quelle  ardeur  dans  Éphèse  adorée,  1296 

Aux  filles  de  cent  rois  je  vous  ai  préférée  ; 

Et  négligeant  pour  vous  tant  d'heureux  alliés, 

Quelle  foule  d'États  je  mettois  à  vos  pieds. 

Ah!  si  d'un  autre  amour  le  penchant  invincible 

Dès  lors  à  mes  bontés  vous  rendoit  insensible,  i3oo 

Pourquoi  chercher  si  loin  un  odieux  époux? 

Avant  que  de  partir,  pourquoi  vous  taisiez-vous  ? 

Attendiez-vous,  pour  faire  un  aveu  si  funeste, 

Que  le  sort  ennemi  m'eût  ravi  tout  le  reste. 

Et  que  de  toutes  parts  me  voyant  accabler,  i3o5 

J'eusse  en  vous  le  seul  bien  qui  me  pût  consoler? 

Cependant,  quand  je  veux  oublier  cet  outrage, 

Et  cacher  à  mon  cœur  cette  funeste  image. 

Vous  osez  à  mes  yeux  rappeler  le  passé. 

Vous  m'accusez  encor,  quand  je  suis  offensé.  i3io 

Je  vois  que  pour  un  traître  un  fol  espoir  vous  flatte. 

A  quelle  épreuve,  ô  ciel,  réduis-tu  Mithridate? 

Par  quel  charme  secret  laissé-je  retenir 

Ce  courroux  si  sévère  et  si  prompt  à  punir? 

Profitez  du  moment  que  mon  amour  vous  donne  :       i3i5 

Pour  la  dernière  fois,  venez,  je  vous  l'ordonne. 

N'attirez  point  sur  vous  des  périls  superflus. 

Pour  un  fils  insolent,  que  vous  ne  verrez  plus. 

Sans  vous  parer  pour  lui  d'une  foi  qui  m'est  due, 

['erdez-en  la  mémoire,  aussi  bien  que  la  vue;  i32o 

Et  désormais  sensible  à  ma  seule  bonté, 

Méritez  le  pardon  qui  vous  est  présenté. 


Je  n'ai  point  oublié  quelle  reconnoissance. 
Seigneur,  m'a  dû  ranger  sous  votre  obéissance. 


604  MITimiDATE. 

Quelque  rang  où  jadis  soient  montés  mes  aïeux,  i325" 

Leur  gloire  de  si  loin  n'éblouit  point  mes  yeux. 

Je  songe  avec  respect  de  combien  je  suis  née 

Au-dessous  des  grandeurs  d'un  si  noble  hyménée  ; 

Et  malgré  mon  penchant  et  mes  premiers  desseins 

Pour  un  fils,  après  vous  le  plus  grand  des  humains,    i33o 

Du  jour  que  sur  mon  front  on  mit  ce  diadème, 

Je  renonçai,  Seigneur,  à  ce  prince,  à  moi-même. 

Tous  deux  d'intelligence  à  nous  sacrifier, 

Loin  de  moi,  par  mon  ordre,  il  couroit  m'oublier. 

Dans  l'ombre  du  secret  ce  feu  s'alloit  éteindre;  i335 

Et  même  de  mon  sort  je  ne  pouvois  me  plaindre, 

Puisqu'enfin,  aux  dépens  de  mes  vœux  les  plus  doux. 

Je  faisois  le  bonheur  d'un  héros  tel  que  vous. 

Vous  seul.  Seigneur,  vous  seul,  vous  m'avez  arrachée 
A  cette  obéissance  où  j'étois  attachée;  i34o 

Et  ce  fatal  amour  dont  j'avois  triomphé. 
Ce  feu  que  dans  l'oubli  je  croyois  étouffé, 
Dont  la  cause  à  jamais  s'éloignoit  de  ma  vue. 
Vos  détours  l'ont  surpris,  et  m'en  ont  convaincue. 
Je  vous  l'ai  confessé,  je  le  dois  soutenir.  i345 

En  vain  vous  en  pourriez  perdre  le  souvenir; 
Et  cet  aveu  honteux,  où  vous  m'avez  forcée, 
Demeurera  toujours  présent  à  ma  pensée. 
Toujours  je  vous  croirois  incertain  de  ma  foi  ; 
Et  le  tombeau,  Seigneur,  est  moins  triste  pour  moi     i35o 
Que  le  lit  d'un  époux  qui  m'a  fait  cet  outrage, 
Qui  s'est  acquis  sur  moi  ce  cruel  avantage, 
Et  qui  me  préparant  un  éternel  ennui, 
M'a  fait  rougir  d'un  feu  qui  n'étoit  pas  pour  lui. 

MITHRIDATE. 

C'est  donc  votre  réponse?  et  sans  plus  me  complaire, 
Vous  refusez  l'honneur  que  je  voulois  vous  faire? 
Pensez-y  bien.  J'attends,  pour  me  déterminer. 


ACTE  IV,  SCENE  V.  605 


MOMME, 

Non,  Seigneur,  vainement  vous  croyez  m'étonner. 

Je  vous  connois  :  je  sais  tout  ce  que  je  m'apprête, 

Et  je  vois  quels  malheurs  j'assemble  sur  ma  tête;        i36o 

Mais  le  dessoin  est  pris  :  rien  ne  peut  m'ébranler. 

Jugez-en,  puisqu'ainsi  je  vous  ose  parler. 

Et  m'emporte  au  delà  de  cette  modestie 

Dont  jusqu'à  ce  moment  je  n'ëtois  point  sortie. 

Vous  vous  êtes  servi  de  ma  funeste  main  i365 

Pour  mettre  à  votre  llls  un  poignard  dans  le  sein. 

De  ses  feux  innocenis  j'ai  trahi  le  mystère; 

Et  quand  il  n'en  perdroit  que  l'amour  de  son  père, 

Il  en  mourra,  Seigneur.  Ma  foi  ni  mon  amour 

Ne  seront  point  le  prix  d'un  si  cruel  détour.  iSjo 

Après  cela,  jugez.  Perdez  une  rebelle; 

Armez-vous  du  pouvoir  qu'on  vous  donna  sur  elle  : 

J'attendrai  mon  arrêt;  vous  pouvez  commander. 

Tout  ce  qu'en  vous  quittant  j'ose  vous  demander, 

Croyez  (à  la  vertu  je  dois  cette  justice)  137$ 

Que  je  vous  trahis  seule,  et  n'ai  point  de  complice; 

Et  que  d'un  plein  succès  vos  vœux  seroient  suivis 

Si  j'en  croyois,  Seigneur,  les  vœux  de  votre  fils. 


SCÈNE  V 

MITHRIDATE. 

Elle  me  quitte!  Et  moi,  dans  un  lâche  silence. 

Je  semble  de  sa  fuite  approuver  l'insolence?  i38o 

Peu  s'en  faut  que  mon  cœur,  penchant  de  son  côté, 


606  MITIIRIDATE. 

Ne  me  condamne  encor  de*  trop  de  cruauté? 

Qui  suis-je?  Est-ce  Monime?  Et  suis-je  Mithridate? 

Non,  non,  plus  de  pardon,  plus  d'amour  pour  l'ingrate. 

Ma  colère  revient,  et  je  me  reconnois.  i385 

Immolons,  en  partant,  trois  ingrats  à  la  fois. 

Je  vais  à  Rome,  et  c'est  par  de  tels  sacrifices 

Qu'il  faut  à  ma  fureur  rendre  les  Dieux  propices. 

Je  le  dois,  je  le  puis;  ils  n'ont  plus  de  support*: 

Les  plus  séditieux  sont  déjà  loin  du  bord.  iSgo 

Sans  distinguer  entre  eux  qui  je  hais  ou  qui  j'aime. 

Allons,  et  commençons  par  Xipharès  lui-même. 

Mais  quelle  est  ma  fureur?  et  qu'est-ce  que  je  dis^? 
Tu  vas  sacrifier....  qui?  malheureux!  Ton  lils? 
Un  fils  que  Rome  craint?  qui  peut  venger  son  père?    iBgS 
Pourquoi  répandre  un  sang  qui  m'est  si  nécessaire? 
Ah!  dans  l'état  funeste  où  ma  chute  m'a  mis, 
Est-ce  que  mon  malheur  m'a  laissé  trop  d'amis? 
Songeons  plutôt,  songeons  à  gagner  sa  tendresse  : 
J'ai  besoin  d'un  vengeur,  et  non  d'une  maîtresse.       i4oo 
Quoi?  ne  vaut-il  pas  mieux,  puisqu'il  faut  m'en  priver, 
La  céder  à  ce  fds  que  je  veux  conserver? 
Cédons-la.  Vains  efforts,  qui  ne  font  que  m'instruire 
Des  foiblesses  d'un  cœur  qui  cherche  à  se  séduire  ! 

1.  Condamner  de  était  très  usité  au  xvii'  siècle,  à  l'imitation  du  latin 
damnare,  qui  se  construit  avec  le  génitif. 

2.  Support,  appui,  soutien.  Emploi  ordinaire  du  mot. 

5.  Geoirroy  et  d'autres  ont  fait  remarquer  que,  dans  ce  monologue, 
Racine  semble  avoir  pris  pour  modèle  celui  d'Auguste  dans  Cinna.  Il 
est  vrai  qu'on  y  remarque  les  mêmes  mouvements.  Cependant  je  ne 
crois  pas  qu'il  y  ait  ici  de  véritable  imitation.  On  met  en  monologue  ce 
qu'on  ne  peut  mettre  en  dialogue,  c'est-à-dire  les  pensées  intimes  et 
secrètes  qu'on  ne  peut  confier  à  autrui.  Si  donc  le  personnage  est  com- 
battu de  sentiments  contraires,  si  des  passions  ou  des  devoirs  ou  des 
intérêts  opposés  le  sollicitent  en  sens  divers,  le  monologue  aura  de  ces 
retours,  et  ce  ne  sera  qu'en  passant  d'une  résolution  à  l'autre,  en  s'in- 
terrompant,  en  se  démentant  sans  cesse,  que  le  personnage  s'achemi- 
nera à  une  résolution  définitive. 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  007 

Je  brûle,  je  l'adore;  et  loin  de  la  bannir....  i4o5 

Ah!  c'est  un  crime  encor  dont  je  la  veux  punir*. 
Quelle  pitié  retient  mes  sentiments  timides? 
IN'en  ai-je  pas  déjà  puni  de  moins  perfides? 
0  Monime!  ô  mon  lils!  Inutile  courroux! 
Et  vous,  heureux  Romains,  quel  triomphe  pour  vous 2, 
Si  vous  saviez  ma  honte,  et  qu'un  avis  fidèle 
De  mes  lâches  combats  vous  portât  la  nouvelle! 
Ôuoi?  des  plus  chères  mains  craignant  les  trahisons, 
J'ai  pris  soin  de  m'ariner  contre  tous  les  poisons; 
J'ai  su,  par  une  longue  et  pénible  industrie,  i4i5 

Des  plus  mortels  venins  prévenir  la  furie. 
Ah!  qu'il  eût  mieux  valu,  plus  sage  et  plus  heureux, 
Et  repoussant  les  traits  d'un  amour  dangereux, 
Ne  pas  laisser  remplir  d'ardeurs  empoisonnées  ' 
Un  cœur  déjà  glacé  par  le  froid  des  années!  1420 

De  ce  trouble  fatal  par  où  dois-je  sortir? 

1.  Racine  a  supprimé  ici  quatre  vers,  qui  étaient,  en  effet,  inutiles: 

Mon  amour  trop  longtemps  tient  ma  gloire  captive. 
Qu'elle  périsse  seule,  et  que  mon  fils  me  suive. 
Un  peu  de  fermeté,  punissant  ses  relus. 
Me  va  mettre  en  état  de  ne  la  craindre  plus. 

2.  Il  me  semble  qu'il  y  ait  ici  une  réminiscence  d'Homère  {Iliade, 
I,  V.  255 *et  256)  : 

''H  xsv  yTfiT^'70i•.  npîajxo;,  IIpiàtjLoid  ts  TatSs;, 

«  Sans  doute,  Priam  se  réjouirait,  et  les  enfants  de  Priam,  et  tous  les 
Troyens  auraient  au  cœur  une  grande  joie.  » 

3.  Il  y  a  une  légère  alfectation  dans  cette  antithèse  du  poison  de 
l'amour  et  des  poisons  contre  lesquels  Mithridate  s'est  prémuni.  Appien 
(Guerre  de  Mithridate,  cxi)  prêtait  au  roi  une  antithèse  de  même  genre  : 
Mithridate  se  plaignait  de  ne  pas  s'être  aussi  bien  prémuni  contre  la 
trahison  des  siens,  le  pire  poison  qui  menace  les  rois,  que  contre  tous 
les  autres  poisons. 


008  MITIIRIDATE. 

SCÈNE  YI 
MITHRIDATE,  ARBATE. 

ARBATE. 

Seigneur,  tous  vos  soldats  refusent  de  partir. 
Pharnace  les  retient,  Pharnace  leur  révèle 
Que  vous  cherchez  à  Rome  une  guerre  nouvelle. 

iMITIIRIDATE. 

Pharnace  ? 


Il  a  séduit  ses  gardes  les  premiers;  1423 

Et  le  seul  nom  de  Rome  étonne  les  plus  fiers. 
De  mille  affreux  périls  ils  se  forment  l'image. 
Les  uns  avec  transport  embrassent  le  rivage  ; 
Les  autres,  qui  partoient,  s'élancent  dans  les  flots, 
Ou  présentent  leurs  dards  aux  yeux  des  matelots.       i43o 
Le  désordre  est  partout;  et  loin  de  nous  entendre, 
Ils  demandent  la  paix,  et  parlent  de  se  rendre. 
Pharnace  est  à  leur  tète  ;  et,  flattant  leurs  souhaits, 
De  la  part  des  Romains  il  leur  promet  la  paix. 

MITHRIDATE. 

Ah!  le  traître!  Courez.  Qu'on  appelle  son  frère;  i435 

Qu'il  me  suive,  qu'il  vienne  au  secaurs  de  son  père. 

ARBATE. 

J'ignore  son  dessein  ;  mais  un  soudain  transport 
L'a  déjà  fait  descendre  et  courir  vers  le  port  ; 
Et  l'on  dit  que  suivi  d'un  gros  ^  d'amis  fidèles, 

1.  Un  (jros  :  une  troupe.  Mot  assez  commun  alors. 


ACTE  IV,  SCENE  VIL  609 

On  l'a  vu  se  mêler  au  milieu  des  rebelles.  i44o 

C'est  tout  ce  que  j'en  sais. 

MlTIi:  ID  .TE. 

Ah!  qu est-ce  que  j'entends? 
Perfides,  ma  vengeance  a  tardé  trop  longtemps. 
Mais  je  ne  vous  crains  point.  Malgré  leur  insolence, 
Les  mutins  n'oseroient  soutenir  ma  présence. 
Je  ne  veux  que  les  voir;  je  ne  veux  qu'à  leurs  yeux     i445 
Immoler  de  ma  main  deux  fils  audacieux. 


SCÈNE  YII 
MITHRIDATE,  ARBATE,  ARCAS. 

AUCAS. 

Seigneur,  tout  est  perdu.  Les  rebelles,  Pharnace, 
Les  Romains  sont  en  foule  autour  de  cette  place. 

MITimiDATE. 

Les  Romains! 

ARCAS. 

De  Romains  le  rivage  est  chargé, 
El  bientôt  dans  ces  murs  vous  êtes  assiégé.  i45û 

MITHRIDATE. 

(A  Arcas.) 

TJel!  Courons.  Écoutez....  Du  malheur  qui  me  presse 
jTu  ne  jouiras  pas,  infidèle  princesse. 

FIN    DU    QUATRIÈME    ACTK 


'20 


ACTE  V 


SCÈNE   PREMIÈRE 
MONIME,  PILEDIME. 


Madame,  où  courez-vous?  Quels  aveugles  transports 

Vous  font  tenter  sur  vous  de  criminels  efforts? 

Hé  quoi?  vous  avez  pu,  trop  cruelle  à  vous-même,       i455 

Faire  un  affreux  lien  d'un  sacré  diadème? 

Ah!  ne  voyez-vous  pas  que  les  Dieux  plus  humains 

Ont  eux-mêmes  rompu  ce  bandeau  dans  vos  mains? 


MONlME. 

Hé!  par  quelle  fureur  obstinée  à  me  suivre, 

Toi-même,  malgré  moi,  veux-tu  me  faire  vivre?  i4 

Xipharès  ne  vit  plus.  Le  Roi  désespéré 

Lui-même  n'attend  plus  qu'un  trépas  assuré. 

Quel  fruit  te  promets-tu  de  ta  coupable  audace?  f 

Perfide,  prétends-tu  me  livrer  à  Pharnace? 

PH^DIME. 

Ah!  du  moins  attendez  qu'un  fidèle  rapport  i465 

De  son  malheureux  frère  ait  confirmé  la  mort. 
Dans  la  confusion  *  que  nous  venons  d'entendre, 

1.  Dans  la  confusion  des  événements  dont  nous  venons  d'enlendre  le 
récit. 


ACTE  V,  SCENE  I.  611 

Les  yeux  peuvent-ils  pas  aisément  se  méprendre? 

D'abord,  vous  le  savez,  un  bruit  injurieux 

Le  rangeoit  du  parti  d'un  camp  séditieux;  1470 

Maintenant  on  vous  dit  que  ces  mêmes  rebelles 

Ont  tourné  contre  lui  leurs  armes  criminelles. 

Jugez  de.  l'un  par  l'autre,  et  daignez  écouter.... 


Xipharès  ne  vit  plus,  il  n'en  faut  point  douter. 
L'événement  n'a  point  démenti  mon  attente.  147^ 

Quand  je  n'en  aurois  pas  la  nouvelle  sanglante. 
Il  est  mort;  et  j'en  ai  pour  garants  trop  certains 
Son  courage  et  son  nom  trop  suspects  aux  Romains. 
Ah!  que  d'un  si  beau  sang  dès  longtemps  altérée 
Rome  tient  maintenant  sa  victoire  assurée!  1480 

Quel  ennemi  son  bras  leur  alloit  opposer! 
Mais  sur  qui,  malheureuse,  oses-tu  t'excuser? 
Quoi?  tu  ne  veux  pas  voir  que  c'est  toi  qui  l'opprimes*, 
Et  dans  tous  ses  malheurs  reconnoître  tes  crimes? 
De  combien  d'assassins  l'avois-je  enveloppé!  i485 

Comment  à  tant  de  coups  seroit-il  échappé? 
'vitoit  en  vain  les  Romains  et  son  frère  : 
Ne  le  livrois-je  pas  aux  fureurs  de  son  père? 
C'est  moi  qui,  les  rendant  l'un  de  l'autre  jaloux, 
Vins  allumer  le  feu  qui  les  embrase  tous,  1490 

Tison  de  la  discorde  et  fatale  furie  2, 
Que  le  démon  de  Rome'  a  formée  et  nourrie. 
Et  je  vis?  Et  j'attends  que  de  leur  sang  baigné, 
Pharnace  des  Romains  revienne  accompagné? 

1.  Cest  toi  qui  l'opprimes  :  qui  le  perds,  le  fais  périr;  opjjrimere  a  ce 

^ns  en  latin. 

Ce  vers  est  tout  antique  de  pensée  et  d'expression  :  «  Juvencm 

[nquain  furiam  facemque  hiijus  belli.  »  (Tile-Live.)  «  Ce  jeune  homme, 
Il  est  comme  la  furie,  le  flambeau  de  cette  guerre.  » 
5.  Le  démon  de  Rome  :  le  génie  de  Rome.  Corneille  et  Racine  ont  usé 

ssez  souvent  de  ce  mot. 


612  MITimiDATE. 

Qu'il  étale  à  mes  yeux  sa  parricide  joie?  1496 

La  mort  au  désespoir  ouvre  plus  d'une  voie  : 

Oui,  cruelles,  en  vaui  vos  injustes  secours 

Me  ferment  du  tombeau  les  chemins  les  plus  courts, 

Je  trouverai  la  mort  jusque  dans  vos  bras  même. 

Et  toi,  fatal  tissu,  malheureux  diadème*,  t5oo 

Instrument  et  témoin  de  toutes  mes  douleurs. 
Bandeau,  que  mille  fois  j'ai  trempé  de  mes  pleurs, 
Au  moins,  en  terminant  ma  vie  et  mon  supplice, 
Ne  pouvois-tu  me  rendre  un  funesle  service? 
A  mes  tristes  regards,  va,  cesse  de  l'offrir  :  i5o5 

D'autres  armes  sans  toi  sauront  me  secourir; 
Et  périsse  le  jour  et  la  main  meurtrière 
Qui  jadis  sur  mon  front  t'attacha  la  première! 

PH^DIME. 

On  vient.  Madame,  on  vient;  et  j'espère  qu'Arcas 

Pour  bannir  vos  frayeurs  porte  vers  vous  ses  pas.       i5io 


SCÈNE  II 

MONIME,  PH^DIME,  ARCAS. 

MONIME. 

En  est-ce  fait,  Arcas?  et  le  cruel  Pharnace.... 

ARCAS. 

Ne  me  demandez  rien  de  tout  ce  qui  se  passe. 
Madame  :  on  m'a  chargé  d'un  plus  funeste  emploi; 
Et  ce  poison  vous  dit  la  volonté  du  Roi. 

PH^DIME. 

Malheureuse  princesse  ! 
1.  C'est  le  mot  de  Plutarque.  que  Racine  citait  dans  sa  Préface. 


ACTE  V,  SCENE  II.  013 

MONIME. 

Ah!  quel  comble  de  joie  M        i5i5 
Donnez.  Dites,  Arcas,  au  Roi  qui  me  l'envoie 
Que  de  tous  les  présents  que  m'a  faits  sa  bonté, 
Je  reçois  le  plus  cher  et  le  plus  souhaité. 
A  la  lin  je  respire  ;  et  le  ciel  me  délivre 
Des  secours  importuns  qui  me  forçoient  de  vivre.        1620 
Maîtresse  de  moi-même,  il  veut  bien  qu'une  fois 
Je  puisse  de  mon  sort  disposer  à  mon  choix. 


Hélas! 


Retiens  tes  cris  ;  et  par  d'indignes  larmes 
De  cet  heureux  moment  ne  trouble  point  les  charmes. 
Si  tu  m'aimois,  Phœdime,  il  falloit  me  pleurer  i525 

Quand  d'un  titre  funeste  on  me  vint  honorer, 
Et  lorsque  m'arrachant  du  doux  sein  de  la  Grèce, 
Dans  ce  climat  barbare  on  traîna  ta  maîtresse. 
Retourne  maintenant  chez  ces  peuples  heureux; 
Et  si  mon  nom  encor  s'est  conservé  chez  eux,  i53o 

Dis-leur  ce  que  tu  vois;  et  de  toute  ma  gloire, 
Phœdime,  conte-leur  la  malheureuse  histoire. 

Et  toi,  qui  de  ce  cœur,  dont  tu  fus  adoré, 
Par  un  jaloux  destin  fus  toujours  séparé, 
Héros,  avec  qui,  même  en  terminant  ma  vie,  i535 

Je  n'ose  en  un  tombeau  demander  d'être  unie, 


1.  Plutarqne  a  pu  suggérer  ce  trait  à  Racine.  Dans  sa  Vie  de  Liiciilhis 
il  raconte  que  Slatira,  recevant  du  poison  de  la  part  de  Mithridate,  le 
remercia  de  ne  l'avoir  pas  oubliée  et  d'avoir  eu  soin  de  la  faire  mourir 
avant  qu'elle  tombât  aux  mains  de  l'ennemi.  On  connaît  aussi  l'excla- 
mation do  Sophonisbe,  quand  Masinissa  lui  envoie  le  poison  :  Accipio 
nnplinle  munus,  nec  iîKjratum,  si  nihil  majus  vir  uxori  prxstare  potuit. 
(Tite-Live.)  «  J'accepte  ce  présent  nuptial,  je  l'accepte  avec  joie;  un 
mari  ne  pouvait  en  faire  un  plus  précieux  à  sa  femme.  » 


G14  MITIIUIDATE. 

Reçois  ce  sacrifice  ;  et  puisse  en  ce  moment 
Ce  poison  expier  le  sang  de  mon  amant! 


SCENE  lïï 
MONIME,  ARBATE,  PILEDDIE,  ARCAS.  ï 

ARBATE.  I 

Arrêtez!  arrêtez!  f. 

ARCAS.  • 

Que  faites-vous,  Arbate? 

ARBATE. 

Arrêtez  !  j'accomplis  Tordre  de  Mithridate.  i54o       I 

i 

WON  I  ME. 

Ah!  laissez-moi.... 

ARBATE,  jetant  le  poison. 
Cessez,  vous  dis-je,  et  laissez-moi. 
Madame,  exécuter  les  volontés  du  Roi. 
Vivez.  Et  vous,  Arcas,  du  succès  de  mon  zèle 
Courez  à  Mithridate  apprendre  la  nouvelle. 

SCÈNE  IV 
MONIME,  ARBATE,  PILEDIME. 

MONIME. 

Ah!  trop  cruel  Arbate,  à  quoi  m'exposez-vous?  i545 

Est-ce  qu'on  croit  encor  mon  supplice  trop  doux? 
Et  le  Roi,  m'enviant  une  mort  si  soudaine, 
Yeut-il  plus  d'un  trépas  pour  contenter  sa  haine? 

ARBATE. 

Vous  l'allez  voir  paroître;  et  j'ose  m'assurer 

Que  vous-même  avec  moi  vous  allez  le  pleurer.  i55o 


ACTE  V,  SCÈ^E  lY.  615 


3iONLME. 


Quoi?  le  Roi.... 


I 


ARBATE. 

Le  Roi  touche  à  son  heure  dernière, 
Madame,  et  ne  voit  pkis  qu'un  reste  de  kuuière. 
Je  l'ai  laissé  sanglant,  porté  par  des  soldats; 
Et  Xipharès  en  pleurs  accompagne  leurs  pas. 

MONIME. 

Xipharès?  Ah!  grands  Dieux!  Je  doute  si  je  veille,        i555 
Et  n'ose  qu'en  tremblant  en  croire  mon  oreille 
Xipharès  vit  encor?  Xipharès,  que  mes  pleurs.... 

ARBATE. 

Il  vit  chargé  de  gloire,  accablé  de  douleurs. 

De  sa  mort  en  ces  lieux  la  nouvelle  semée 

Ne  vous  a  pas  vous  seule  et  sans  cause  alarmée.         ï56o 

Les  Romains,  qui  partout  l'appuyoient  par  des  cris, 

Ont  par  ce  bruit  fatal  glacé  tous  les  esprits. 

Le  Roi,  trompé  lui-même,  en  a  versé  des  larmes; 

Et  désormais  certain  du  malheur  de  ses  armes, 

Par  un  rebelle  fds  de  toutes  parts  pressé,  i565 

Sans  espoir  de  secours  tout  prêt  d'être  forcé, 

Et  voyant  pour  surcroît  de  douleur  et  de  haine^, 

Parmi  ses  étendards  porter  l'aigle  romaine. 

Il  n'a  plus  aspiré  qu'à  s'ouvrir  des  chemins 

Pour  éviter  l'affront  de  tomber  dans  leurs  mains.        lS;o 

D'abord  il  a  tenté  les  atteintes  mortelles 
Des  poisons  que  lui-même  a  crus  les  plus  fidèles; 
H  les  a  trouvés  tous  sans  force  et  sans  vertu*. 
«  Vain  secours,  a-t-il  dit,  que  j'ai  trop  combattu! 
Contre  tous  les  poisons  soigneux  de  me  défendre,        iSyS 

1.  Ver  lu:  c'est  le  sens  du  latin  virliis,  force,  énergie,  propriété. 
Appien,  Dion  Cassins  et  Jnstin  racontent  que  Mithridate  ne  pouvait  s'em- 
poisonner, parce  qu'il  s'était  habitué  dès  sa  jeunesse  aux  poisons. 


616  MITIIRIDATE. 

J'ai  perdu  tout  le  fruit  que  j'en  pouvois  attendre. 

Essayons  maintenant  des  secours  plus  certains, 

Et  cherchons  un  trépas  plus  funeste  aux  Romains.  » 

Il  parle;  et  défiant  leurs  nombreuses  cohortes, 

Du  palais,  à  ces  mots,  il  fait  ouvrir  les  portes.  i58o 

A  l'aspect  de  ce  front  dont  la  noble  fureur 

Tant  de  fois  dans  leurs  rangs  répandit  la  terreur, 

Vous  les  eussiez  vus  tous,  retournant  en  arrière, 

Laisser  entre  eux  et  nous  une  large  carrière; 

Et  déjà  quelques-uns  couroient  épouvantés  i585 

Jusque  dans  les  vaisseaux  qui  les  ont  apportés. 

Mais,  le  dirai-je?  ô  ciel!  rassurés  par  Pharnace, 

Et  la  honte  en  leurs  cœurs  réveillant  leur  audace. 

Ils  reprennent  courage,  ils  attaquent  le  Roi, 

Qu'un  reste  de  soldats  défendoit  avec  moi.  iSqo 

Qui  pourroit  exprimer  par  quels  faits  incroyables, 

Quels  coups,  accompagnés  de  regards  effroyables, 

Son  bras,  se  signalant  pour  la  dernière  fois, 

A  de  ce  grand  héros  terminé  les  exploits? 

Enfin  las,  et  couvert  de  sang  et  de  poussière,  1695 

Il  s'étoit  fait  de  morts  une  noble  barrière. 

Un  autre  bataillon  s'est  avancé  vers  nous; 

Les  Romains,  pour  le  joindre,  ont  suspendu  leurs  coups. 

Ils  vouloient  tous  ensemble  accabler  Mithridate. 

Mais  lui  :  a  C'en  est  assez,  m'a-t-il  dit,  cher  Arbate;    1600 

Le  sang  et  la  fureur  m'emportent  trop  avant. 

Ne  livrons  pas  surtout  Mithridate  vivant.  » 

Aussitôt  dans  son  sein  il  plonge  son  épée. 

Mais  la  mort  fuit  encor  sa  grande  âme  trompée. 

Ce  héros  dans  mes  bras  est  tombé  tout  sanglant,         i6o5 

Foible,  et  qui  s'irritoit  contre  un  trépas  si  lent; 

Et  se  plaignant  à  moi  de  ce  reste  de  vie. 

Il  soulevoit  encor  sa  main  appesantie  ; 

Et  marquant  à  mon  bras  la  place  de  son  cœur, 

Sembloit  d'un  coup  plus  sûr  implorer  la  faveur.  i6io 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  617 

Tandis  que  possédé  de  ma  douleur  extrême, 

Je  songe  bien  plutôt  à  me  percer  moi-même, 

De  grands  cris  ont  soudain  attiré  mes  regards. 

J'ai  vu,  qui  l'auroit  cru?  j'ai  vu  de  toutes  parts 

Vaincus  et  renversés  les  Romains  et  Pliarnace,  i6i5 

Fuyant  vers  leurs  vaisseaux,  abandonner  la  place; 

Et  le  vainqueur  vers  nous  s'avancant  de  plus  près, 

A  mes  yeux  éperdus  a  montré  Xipharès. 

MONIME. 

Juste  ciel! 

AUBATE. 

Xipharès,  toujours  resté  fidèle, 
Et  qu'au  fort  du  combat  une  troupe  rebelle,  1620 

Par  ordre  de  son  frère,  avoit  enveloppé, 
Mais  qui  d'entre  leurs  bras  à. la  fin  échappé. 
Forçant  les  plus  mutins,  et  regagnant  le  reste, 
Heureux  et  plein  de  joie  en  ce  moment  funeste, 
A  travers  mille  morts,  ardent,  victorieux,  1625 

S'étoit  fait  vers  son  père  un  chemin  glorieux. 
Jugez  de  quelle  horreur  cette  joie  est  suivie. 
Son  bras  aux  pieds  du  Roi  l'alloit  jeter  sans  vie; 
Mais  on  court,  on  s'oppose  à  son  emportement. 
Le  Roi  m'a  regardé  dans  ce  triste  moment,  i63o 

Et  m'a  dit  d'une  voix  qu'il  poussoit  avec  peine  : 
«  S'il  en  est  temps  encor,  cours,  et  sauve  la  Reine.  » 
Ces  mots  m'ont  fait  trembler  pour  vous,  pour  Xipharès  : 
J'ai  craint,  j'ai  soupçonné  quelques  ordres  secrets. 
Tout  lassé  que  j'étois,  ma  frayeur  et  mon  zèle  i635 

M'ont  donné  pour  courir  une  force  nouvelle  ; 
Et  malgré  nos  malheurs,  je  me  tiens  trop  heureux 
D'avoir  paré  le  coup  qui  vous  perdoit  tous  deux. 

MONIME. 

Ah!  que  de  tant  d'horreurs  justement  étonnée, 

Je  plains  de  ce  grand  roi  la  triste  destinée!  1640 


Cl  8  MITIIRIDATE. 

Hélas!  et  plût  aux  Dieux  qu'à  son  sort  inhumain 

Moi-même  j'eusse  pu  ne  point  prêter  la  main, 

Et  que  simple  témoin  du  malheur  qui  Taccable, 

Je  le  pusse  pleurer  sans  en  être  coupable  ! 

11  vient.  Quel  nouveau  trouble  excite  en  mes  esprits    1645 

Le  sang  du  père,  ô  ciel!  et  les  larmes  du  fils! 


SCÈNE  V 

MITIIRIDATE,  MONIME,  XIPHARÈS,  ARBATE,  ARCAS, 

Gardes,  qui  soutiennent  Mithridate. 

MONIME. 

Ah!  que  vois-je,  Seigneur,  et  quel  sort  est  le  vôtre! 

MITHRIDATE. 

Cessez  et  retenez  vos  larmes  l'un  et  l'autre. 

(En  montrant  Xipharès.) 

Mon  sort  de  sa  tendresse  et  de  votre  amitié 

Veut  d'autres  sentiments  que  ceux  de  la  pitié;  i65o 

Et  ma  gloire,  plutôt  digne  d'être  admirée, 

Ne  doit  point  par  des  pleurs  être  déshonorée. 

J'ai  vengé  l'univers  autant  que  je  l'ai  pu  : 
La  mort  dans  ce  projet  m'a  seule  interrompu. 
Ennemi  des  Romains  et  de  la  tyrannie,  i655 

Je  n'ai  point  de  leur  joug  subi  l'ignominie  ; 
Et  j'ose  me  flatter  qu'entre  les  noms  fameux 
Qu'une  pareille  haine  a  signalés  contre  eux, 
Nul  ne  leur  a  plus  fait  acheter  la  victoire, 
Ni  do  jours  malheureux  plus  rempli  leur  histoire  ^      1660 
Le  ciel  n'a  pas  voulu  qu'achevant  mon  dessein 

1.  De  .ionrs  néfastes,  où  les  affaires  cessent  et  les  tribunaux  vaquent; 
on  inscrivait  souvent  parmi  ces  jours  néfastes  ceux  où  les  armes  ro- 
maines avaient  éprouvé  un  désastre. 


ACTE  V,  SCÈNE  V.  GIO 

Rome  en  cendre  me  vît  expirer  dans  son  sein. 

Mais  au  moins  quelque  joie  en  mourant  me  console  : 

J'expire  environné  d'ennemis  que  j'immole; 

Dans  leur  sang  odieux  j'ai  pu  tremper  mes  mains,       i665 

Et  mes  derniers  regards  ont  vu  fuir  les  Romains. 

A  mon  fils  Xipharès  je  dois  cette  fortune  : 
Il  épargne  à  ma  mort  leur  présence  importune. 
Que  ne  puis-je  payer  ce  service  important 
De  tout  ce  que  mon  trône  eut  de  plus  éclatant!  1G70 

Mais  vous  me  tenez  lieu  d'empire,  de  couronne; 
Vous  seule  me  restez  :  souffi-ez  que  je  vous  donne, 
Madame  ;  et  tous  ces  vœux  que  j'exigeois  de  vous. 
Mon  cœur  pour  Xipharès  vous  les  demande  tous. 

MON  DIE. 

Vivez,  Seigneur,  vivez,  pour  le  bonheur  du  monde,      1675 
Et  pour  sa  liberté,  qui  sur  vous  seul  se  fonde; 
Vivez  pour  triompher  d'un  ennemi  vaincu, 
Pour  venger,... 

MiTHRIDATE. 

C'en  est  fait,  Madame,  et  j'ai  vécu. 
Mon  fds,  songez  à  vous.  Gardez-vous  de  prétendre 
Que  de  tant  d'ennemis  vous  puissiez  vous  défendre.     1680 
Bientôt  tous  les  Romains,  de  leur  honte  irrités, 
Viendront  ici  sur  vous  fondre  de  tous  côtés. 
Ne  perdez  point  le  temps  que  vous  laisse  leur  fuite 
A  rendre  à  mon  tombeau  des  soins  dont  je  vous  quitte*. 
Tant  de  Romains  sans  vie,  en  cent  lieux  dispersés,      i685 
Suflisent  à  ma  cendre  et  l'honorent  assez. 
(Sachez-leur  pour  un  temps  vos  noms  et  votre  vie. 
Allez,  réservez-vous.... 

XIPHARIÎS. 

Moi,  Seigneur,  que  je  fuie? 
1.   k  vous  quitte,  je  vous  dispense,  je  vous  tiens  quitte. 


020  MITIIRIDATE. 

Que  Pharnace  impiuii,  les  Romains  triomphants 
N'éprouvent  pas  bientôt.... 

MITimiDATE. 

Non,  je  vous  le  défends.     1690 
Tôt  ou  tard  il  faudra  que  Pharnace  périsse. 
Fiez-vous  aux  Romains  du  soin  de  son  supplice*. 
Mais  je  sens  affoiblir  ma  force  et  mes  esprits*. 
Je  sens  que  je  me  meurs.  Approchez-vous,  mon  fils.  - 

Dans  cet  embrassement  dont  la  douceur  me  flatte,      1695      1 
Venez,  et  recevez  l'âme ^  de  Mithridate.  \ 

MONIME. 

Il  expire. 

XIPHARÈS. 

Ah!  Madame,  unissons  nos  douleurs. 
Et  par  tout  l'univers  cherchons-lui  des  vengeurs. 

1 .  Pharnace  fut  défait  par  César,  qui  écrivit  à  cette  occasion  le  fameux 
billet  :  Voii,  vidi,  vici;  et  il  fut  tué,  comme  je  l'ai  dit  déjà,  dans  une 
bataille  livrée  à  un  gouverneur  du  Bosphore  qui  s'était  révolté. 

2.  Avant  ce  vers,  venait  un  couplet  que  Racine  a  supprimé  •,  il  pro- 
longeait, en  effet,  sans  grande  nécessité,  l'agonie  déjà  verbeuse  de 
Mithridate. 

Le  Parthe,  qu'ils  gardaient  pour  triomphe  dernier, 
Seul  encor  sous  le  joug  refuse  de  plier. 
Allez  le  joindre.  Allez  chez  ce  peuple  indomptable 
Porter  de  mon  débris  le  reste  redoutable. 
J'espère,  et  je  m'en  forme  un  présage  certain, 
Que  leurs  champs  bienheureux  boiront  le  sang  romain. 
Et,  si  quelque  vengeance  à  ma  mort  est  promise, 
Que  c'est  à  leur  valeur  que  le  ciel  l'a  remise.  (Éd.  1673.) 
Et  puis  cette  seconde  prophétie  gâtait  la  première. 

3.  L'âme,  au  sens  du  latin  anima.  Louis  Racine  rappelle  le  vers  de 
Virgile  {Enéide,  IV,  652)  : 

Accipite  hanc  animam.... 

FIN    DU    CINQUIÈME    ET   DERNIER    ACTE 


IPHIGÉNIE 


NOTICE  SUR  IPHIGÉNIE 


La  tragédie  àUphigénie  fut  représentée  pour  la  première  fois 
à  Versailles  le  samedi  18  août  1674,  le  cinquième  jour  des  diver- 
tisse?Jtents  donnés  par  le  roy  à  toute  sa  cour,  au  retour  de  la 
conquête  de  la  Franche-Comté^.  Elle  fut  jouée  à  Paris  l'hiver 
suivant,  sans  doute  dans  les  premiers  jours  de  janvier  1675, 
sur  le  théâtre  de  l'Hôtel  de  Bourgogne. 

Le  succès  de  la  tragédie  fut  immense  :  ce  fut  un  succès  d'at- 
tendrissement et  de  larmes.  Louis  Racine,  Boileau,  le  P.  Bouliom^s, 

1.  C'e.-t  le  litre  de  la  relation  qu'en  composa  Féiibicn.  Il  décrit  ainsi 
le  théâtre  dressé  nu  boni  de  l'allée  qui  va  dans  rOrançicrie,  et  où  l'on 
donna  la  pièce  de  Racine  :  «  La  décoration...  représentoit  une  longue 
ailée  de  verdure,  où,  de  part  et  d'autre,  il  y  avoit  des  bassins  de  fon- 
taines, et,  d'espace  en  espace,  des  grottes  d'un  ouvrage  rustique,  mais 
travaillé  très  délicatement.  Sur  leur  entablement  régnoit  une  balus- 
trade où  étoicnt  arrangés  des  vases  de  porcelaine  pleins  de  fleurs;  les 
bassins  des  fontaines  étoient  de  marbre  blanc,  soutenus  par  des  Tritons 
dorés,  et  dans  ces  bassins  on  en  voyoit  d'autres  plus  élevés  qui  portoient 
de  grandes  statues  d'or.  Cette  allée  se  terminoit  dans  le  fond  du  théâtre 
prir  des  tentes  qui  avoicnt  rapport  à  celles  qui  couvroient  l'orchestre; 
it  au  delà  paroissoit  une  longue  allée,  qui  étoit  l'allée  même  de 
l'Orangerie,  bordée  des  deux  c.;tés  de  grands  orangers  et  de  grenadiers, 
entremêlés  de  plusieurs  vases  de  porcelaine  remplis  de  diverses  fleurs. 
Entre  chaque  arbre  il  y  avoit  de  grands  candélabres  et  des  guéridons 
d'or  et  d'azur  qui  portoient  des  girandoles  de  cristal,  allumées  de  plu- 
r-i'urs  bougies.  Cette  allée  flnissoit  par  un  portique  de  marbre;  les 
|)ilastres  qui  en  soutcnoient  la  corniche  étoient  de  lapis,  et  Ja  porte 
paroissoit  toute  d'orfèvrerie  ».  (Cité  par  M.  P.  Mesnard.) 


C24  NOTICE  SUR  IPIIIGÉNIE. 

le  janséniste  Barbier  d'Aucour,  le  gazetier  Robinet,  tous,  amis, 
ennemis,  indifférents,  sont  d'accord  là-dessus. 

On  vit  paraître,  selon  l'usage,  divers  jugements  sur  la  tragédie 
nouvelle.  Le  jésuite  Pierre  de  Yilliers,  dans  un  Entretien  sur  les 
tragédies  de  ce  temps,  prit  occasion  du  succès  d'Iphige'nie,  qui 
se  soutenait  depuis  trois  mois,  pour  demander  une  réforme 
morale  du  théâtre  et  montrer  qu'on  pourrait  faire  une  belle 
tragédie  sans  amour.  De  Yilliers,  très  favorable  en  somme  à 
Racine,  nous  fait  coimaitre  diverses  critiques  qu'on  adressa  à  la 
pièce.  Il  y  eut  quelques  spectateurs,  ou  plutôt  des  spectatrices, 
deux  ou  trois  coquettes  de  profession,  qui  préférèrent  Bajazel 
ou  Bérénice  au  nouvel  ouvrage  de  Racine,  parce  que  l'amour  y 
régnait  davantage.  Cette  passion  ne  joue  qu'un  rôle  secondaire 
dans  Iphigénie,  ce  qui,  selon  de  Yilliers,  «  a  désabusé  le  public 
de  l'erreur  où  il  étoit,  qu'une  tragédie  ne  pouvoit  se  soutenir 
sans  un  violent  amour  ».  De  Yilliers,  malgré  le  dessein  moral 
de  son  écrit,  n'ose  pas  braver  les  préjugés  du  monde  et  les 
conventions  dramatiques,  au  point  de  blâmer  l'amour  d'Achille. 
Il  se  borne  à  dire  qu'on  aurait  pu  arranger  l'intrigue  d'autre 
façon,  sans  ce  ressort  :  «  Si,  au  lieu  de  donner  de  l'amour  à 
Achille,  on  se  fût  contenté  de  lui  donner  de  la  jalousie  pour 
Agamemnon,  ce  sentiment  pouvoit  produire  le  même  effet  que 
l'amour;  et  il  auroit  été  plus  conforme  au  naturel  dont  les 
maîtres  de  la  tragédie  veulent  qu'on  représente  ce  héros.  » 

Il  y  avoit  aussi  «  des  gens  qui  n'approuvoient  pas  qu'une  fille 
de  l'âge  d'Iphigénie  courût  après  les  caresses  de  son  père  ». 
De  Yilliers,  qui  nous  l'apprend,  justifie  Racine  et  pense  que 
«  l'empressement  d'une  amante  n'a  jamais  rien  produit  de  si 
beau  ». 

/  La  cabale  des  beaux  esprits  jaloux  des  succès  de  Racine  essaya, 
à  propos  à'Iphigé7iie,  la  manœuvre  qui  devait  réussir  pour 
Phèdre  :  elle  consistait  à  écraser  l'œuvre  de  Racine  sous  le 
triomphe  d'une  pièce  rivale,  composée  sur  le  même  sujet.  On 
fit  grand  bruit  longtemps  à  l'avance  du  mérite  de  Ylphigénie  de 
MM.  Le  Clerc  et  Coras  ;  et,  deux  jours  après  la  représentation  de 
ce  chef-d'œuvre,  un  auteur  anonyme  publia  des  Ilemai^ques  sur 
riphigénie  de  M.  Coras,  pour  en  détailler  les  perfections,  et  des 
Remarques  sur  i'Iphigénie  de  M.  Racine,  pour  en  souligner  les 
défauts. 


NOTICE  SUR  IPIIIGENIE.  6io 

Vlphigénie  qui  devait  éclipser  la  tragédie  de  Racine  fut  jouée 
cinq  fois  à  l'Hôtel  de  Guénégaud,  à  partir  du  24  mai  1075. 
Le  Clerc  avait  écrit  sa  pièce  à  peu  de  frais,  en  suivant  sim- 
plement Vlphigénie  de  Rotrou.  Il  lui  prit  son  plan,  son  dé- 
nouement, ses  idées,  la  conduite  des  scènes;  mais,  à  quelques 
vers  près,  il  lui  laissa  son  style.  Il  inventa,  en  le  prenant  chez 
Dictys  de  Crète,  l'expédient  qui  amène  Iplugénie  au  camp  d'Aulis  : 
il  lui  fit  écrire  par  Ulysse  une  fausse  lettre  signée  du  nom 
d'Agamemnon.  Il  jugea  aussi  qu'il  était  indigne  d'une  auguste 
déesse  de  s'irriter  pour  un  cerf,  comme  dit  Euripide,  ou  sans 
motif,  comme  le  laisse  supposer  Racine  :  il  feignit  que  Clytem- 
nestre  avait  voué  jadis  sa  lille  à  Diane,  comme  on  voue  chez  nous 
les  enfants  à  la  sainte  Vierge. 

Content  de  ces  beautés,  Le  Clerc  revendiquait  hautement  la 
ragédie  pour  sienne,  rendant  à  Coras,  qu'on  lui  donnait  pour 
collaborateur,  une  centaine  de  vers  épars  çà  et  là. 

Dès  le  xvi<=  siècle,  la  tragédie  d'Euripide  avait  inspiré  diverses 
imitations.  En  France,  Thomas  Sibilet,  auteur  d'un  Art  poétique, 
n'avait  fait  qu'une  traduction,  où  les  inexactitudes  n'étaient  point 
voulues  (1549).  En  Italie,  Lodovico  Dolce  avait  aussi  suivi  de  très 
prés  son  modèle  (1551).  En  1640,  Rotrou  lit  jouer  son  Iphigénie, 
plus  originale,  et  la  seule  pièce  du  reste  que  Racine  ait  pu  con- 
naître et  mettre  à  profit.  Rien  qu'il  ait  moins  profondément 
modifié  la  marche  de  la  tragédie,  Rotrou  a  cependant  fait  preuve 
d'invention.  Sans  doute,  il  ne  réussit  pas  toujours  dans  ce  qu'il 
imagine,  soit  qu'Achille,  en  héros  de  roman,  s'éprenne  soudain 
à  nos  yeux  d'Iphigénie  qu'il  ne  connaissait  pas,  soit  qu'en  raffiné 
de  ce  temps-là  il  fasse  un  appel  à  Ulysse  et  le  provoque  en  duel, 
soit  qu'il  mette  en  action  au  dénouement  le  récit  d'Euripide. 
Mais  il  a  développé  parfois  la  puissance  dramatique  de  certaines 
pensées  ou  de  certaines  situations,  poussé  certains  effets,  dégagé 
ou  souligné  des  traits  saisissants  ;  il  a  introduit  Ulysse  dans  la 
pièce,  sans  en  exclure,  il  est  vrai,  Ménélas. 

En  somme,  ce  que  Racine  doit  à  Rotrou  est  bien  peu  de  cliose. 
C'est  aux  anciens  i\nct  son  imitation  s'adressait. 

Rotrou  avait  mis  le  dénouement  en  action.  Racine  se  contenta 
de  faire  un  récit,  comme  Euripide.  Au  xviii®  siècle,  au  moment 
où  Voltaire,  sous  l'influence  du  théâtre  anglais,  essayait  de 
mettre  plus   de    mouvement  dans  notre  tragédie,  la  pièce   de 


C26  NOTICE  SUR  IPHIGÉME. 

Racine  parut  un  peu  froide,  et  l'on  regretta  de  n'y  pas  trouver 
plus  d'animation.  On  essaya  de  lui  donner  une  mise  en  scène 
plus  pittoresque.  «  On  voit  mai:ilenant,  dit  un  écrivain  en  17G5, 
la  nuit  régner  sur  tout  le  camp  des  Grecs.  La  seule  tente  d'Aga- 
memnon  est  éclairée  dans  l'intérieur.  Qn  y  voit  ce  prince  occupé 
à  fermer  une  lettre  et  marquer  par  ses  mouvements  une  partie 
du  trouble  qui  l'agite....  Il  sort  de  sa  tente  et  vient  à  tâtons 
chercher  Arcas,  qui  dort  à  l'entrée  de  la  sienne....  Le  jour 
paraît  insensiblement,  et  l'on  voit  les  soldats  s'éveiller  d'eux- 
mêmes,  reprendre  leurs  postes,  etc.  Tout  cela  est  dans  l'exacte 
vérité,  et  contribue  à  l'illusion  théâtrale'.  » 

On  ne  s'arrêta  pas  en  si  beau  chemin.  La  Lixmérie  et  Luneau 
de  Boisjermain  eurent  l'idée  de  mettre  en  action  le  dénouement 
(ïlphigénie.  Saint-Foix  arrangea  donc  la  pièce,  qui  fut  donnée 
en  son  nouvel  état  le  31  juillet  1769.  Mais  le  public  préféra  l'an- 
cienne Iphigénie  et  siffla  l'innovation  si  bruyamment  annoncée. 
Voltaire  avait  prévu  l'insuccès  de  cette  tentative.  «  Il  serait  bien 
difficile,  avait-il  dit,  que  sur  le  théâtre  cette  action  qui  doit  durer 
quelques  moments  ne  devînt  froide  et  ridicule.  Il  m'a  toujours 
paru  évident  que  le  violent  Achille,  l'épée  nue  et  ne  se  battant 
point,  vingt  héros  dans  la  même  attitude,  comme  des  person- 
nages de  tapisserie,  Agamemnon,  roi  des  rois,  n'imposant  à 
personne,  immobile  dans  le  tumulte,  formeraient  un  spectacle 
assez  semblable  au  Cercle  de  la  reine  en  cire  colorée  par  Benoit-.  » 
Après  l'avortement  de  la  tentative,  il  ajouta  :  «  Il  faut  savoir 
qu'un  récit  écrit  par  Racine  est  supérieur  à  toutes  les  actions 
théâtrales^  ». 

Après  Iphigénie,  Racine  donne  une  édition  des  neuf  pièces  qu'il 
avait  composées,  depuis  la  Thébaïde  (1676)  :  ce  fut  l'occasion  pour 
le  janséniste  Barbier  d'Aucour  de  faire  imprimer  une  méchante 
satire  en  vers,  Apollon  vendeur  de  mithridate,  ou  Apollon  char- 
latan, où,  sur  chaque  pièce  de  Racine,  il  recueillait  ou  considérait 
ce  qui  s'était  dit  de  plus  malveillant.  Cette  allégorie  fort  injuste 
et  peu  spirituelle,  qui  n'épargnait  pas  les  personnes,  eut  un 
certain  succès,  qu'elle  ne  méritait  guère. 

1.  La  Dixmérie,  Lettre  sur  l'état  présent  de  nos  spectacles. 

2.  hict.  philos.,  Art  dramatique. 
5.  Ibid. 


EXTRAITS 

ET 

DOCUMENTS  RELATIFS  A  IPHIGÉNIE 


ANALYSE    DE    L'  «    IPHIGÉNIE    »    D'EURIPIDE 

La  scène  est  à  Auiis,  devant  la  tente  d'Agamemnon. 

Prologue.  —  Agamcmnon  sort  de  sa  tente  avec  un  vieil 
esclave,  qui  lui  demande  la  cause  de  la  violente  agitation  où  il 
le  voit.  Le  roi  raconte  le  sujet  de  son  inquiétude  :  le  mariage 
d'Hélène,  le  serment  fait  par  les  prétendants,  l'enlèvement 
d'Hélène  par  le  Troyen  Paris,  le  rassemblement  de  l'armée  à 
Aulis,  l'élection  qu'on  a  faite  de  lui  pour  commander  l'expédi- 
tion, le  calme  plat  qui  retient  la  flotte  au  port,  et  l'oracle  de 
Calclias  annonçant  qu'il  faudra  sacrifier  Ipliigénie  pour  obtenir 
les  vents.  Sur  les  instances  de  Ménélas  il  a  promis  d'innnoler  sa 
fille;  il  l'a  fait  venir  à  Aulis  sous  prétexte  de  la  mariera  Achille, 
qui  ignore  tout.  Mais  l'amour  paternel  se  réveille  en  lui,  et  il 
envoie  le  vieil  esclave  avec  une  lettre,  pour  faire  rebrousser 
chemin  à  sa  fille. 

Chœur  (ripoooç).  —  Les  jeunes  femmes  de  Chalcis,  qui  com- 
posent le  chœur,  sont  venues  par  curiosité  voir  le  camp  des 
Grecs  :  elles  nomment  les  chefs  qu'elles  ont  distingués,  AcIiiHe 
entre  autres,  et  font  le  dénombrement  des  peuples  qui  ont  fcurni 
des  soldats  et  des  vaisseaux. 

Episode  L  —  Ménélas  a  arraché  au  vieillard  la  lettre  qu'il  por- 


028     EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  IPIIIGÉNIE. 

tait.  Celui-ci  appelle  Agamemnon  à  son  secours.  Les  deux  frères 
sinjurient.  Ménélas  reproche  à  Agamemnon  son  humilité  et  sa 
souplesse  passées,  lorsqu'il  aspirait  au  commandement,  toutes 
ces  manières  qui  font  un  tel  contraste  avec  sa  hauteur  présente. 

Un  messager  annonce  l'arrivée  de  Clytemnestre  et  d'Iphigénie. 
La  douleur  d'Agamemnon  éclate  si  pitoyablement  que  Ménélas 
est  touché  et  désire  sauver  sa  nièce  :  Agamemnon  désespère  ; 
il  est  trop  tard. 

Chœur  (axâjtixov  a').  —  Le  chœur  parle  de  l'amour  et  de  la 
vertu,  et  s'étend  sur  les  amours  de  Paris  et  d'Hélène,  cause  de 
la  guerre. 

Épisode  H.  —  Clytemnestre  et  Iphigénie  arrivent,  avec  le  petit 
Oreste,  et  descendent  de  leur  chariot,  que  l'on  décharge.  Aga- 
memnon parait  :  la  joie  naïve  et  les  questions  innocentes  de  sa 
tille  lui  déchirent  le  cœur  :  il  la  fait  entrer  dans  la  tente. 

Clytemnestre  s'informe  de  la  famille  d'Achille,  des  cérémonies 
du  mariage,  et  refuse  de  retourner  àMycènes  avant  la  solennité. 

Agamemnon  déplore  le  mauvais  succès  de  ses  artifices. 

Cliœur  (<7Taa:[jL0v  P').  —  Les  Grecs  arriveront  devant  Troie. 
Hélène  sera  cause  de  la  ruine  de  la  ville  et  de  l'esclavage  de  son 
peuple. 

Épisode  IH.  —  AchiHe  vient  à  la, tente  d'Agamemnon,  pour  se 
plaindre  de  la  longue  inaction  de  l'armée.  Clytemnestre,  le 
regardant  déjà  comme  son  gendre,  le  salue  :  Achille  s'étonne 
qu'une  femme  manque  ainsi  aux  bienséances,  en  parlant  à  un 
étranger  qu'elle  ne  connaît  point. 

Le  vieillard  vient  leur  révéler  le  péril  d'Iphigénie.  Clytem- 
nestre se  jette  aux  genoux  d'Achille  et  lui  demande  sa  protection 
pour  sa  fille.  Celui-ci  s'indigne  qu'on  ait  employé  son  nom  sans 
lui  en  demander  la  permission.  Il  refuse  qu'on  lui  présente  la 
jeune  fille  :  il  la  défendra;  son  propre  honneur  l'y  oblige.  Mais 
que  Clytemnestre  essaye  d'abord  de  fléchir  son  mari  :  si  elle 
éciioue,  c'est  alors  qu'il  interviendra. 

Chœur  (aTocaifxov  y').  —  Le  chœur  Chante  les  noces  de  Thétis 
et  de  Pelée,  où  tous  les  dieux  assistèrent,  et  où  fut  prédite  la 
naissance  d'un  fds  illustre.  Il  déplore  le  sort  d'Iphigénie  et 
l'iniquité  qui  règne  dans  le  monde. 

Dé.nouemem  (e'Hoooç).  —  Agamemnon  vient  chercher  sa  fille 
pour  le  sacrifice   qui   doit  précéder  le  mariage  :  elle  parait, 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  IPHIGÉNIE.     C29 

tenant  le  petit  Oreste  dans  ses  bras,  l'n  dialogue  rapide  avec 
Clytemnestre  montre  au  roi  que  tout  est  découvert  :  il  i-enonce 
à  feindre.  Clytemnestre  l'accable  de  reprocbes,  lui  rappelle  d'an- 
ciens torts,  et  lui  montre  l'iniquité  et  les  suites  funestes  du 
sacrifice  qu'il  prépare.  Ipliigénie  fait  appel  à  la  tendresse  de  son 
père,  et  demande  grâce  pour  sa  vie  qui  commence  à  peine. 
Agamemnon  déclare  qu'il  ne  peut  rien,  que  l'intérêt  de  la  Grèce 
exige  qu'elle  meure,  et  sort. 

Ipbigénie  se  lamente  en  vers  lyriques,  et  déplore  que  Paris, 
jadis  exposé  sur  l'Ida,  ait  été  sauvé,  pour  causer  aujourd'hui  sa 
mort  dans  Aulis. 

Achille  arrive  :  la  jeune  fille  veut  se  retirer;  sa  mère  la 
retient.  Achille  promet  de  la  défendre  contre  toute  l'armée.  Mais 
Iphigénie  s'est  résignée  :  elle  accepte  une  mort  qui  donnera  la 
victoire  aux  Grecs  sur  les  Barbares.  Achille  approuve  ces  nobles 
sentiments  :  mais,  au  cas  où  elle  changerait  de  pensée,  il  sera 
à  côté  d'elle,  prêt  à  la  défendre,  si  elle  le  veut. 

Iphigénie  dit  adieu  à  sa  mère,  et  marche  à  la  mort. 

Un  messager  vient  bientôt  raconter  le  sacrifice,  l'enlèvement 
d'Iphigénie,  et  la  substitution  d'une  biche  :  la  jeune  fille,  sans 
■doute,  vit  désormais  avec  les  dieux.  Clytemnestre  pense  d'abord 
qu'on  veut  la  consoler  par  un  mensonge,  mais  Agamemnon 
l'assure  que  le  miracle  est  réel,  et  fait  ses  adieux  à  sa  femme. 
1.0  chœur  fait  des  vœux  pour  son  succès  et  pour  son  heureux 
"ctour. 


QUESTIONS  SUR  IPIIIGÉNIE 


I.  La  défense  de  ranliquilé  dans  la  Préface  d'Ipliigénie. 

II.  La  légende  dlphigéiiie  dans  l'antiquité. 

III.  Étudier  Vlphigéuie  à  Aidis  d'Euripide. 

IV.  Qu'est-ce  que  Racine  doit  à  Euripide? 

V.  Le  sujet  dlphigénie  dans  le  théâtre  moderne. 
YI.  Vlphigém'e  de  Ilotrou. 

VIL  hlphigénie  de  Le  Clerc  et  Coras. 

VIII.  Les  critiques  de  Vlphigéuie  de  Racine. 

IX.  Le  christianisme  d'Iphigénie.  (Discuter  ce  qu'en  dit  Chateau- 

briand dans  le  Génie  du  christianisme.) 

X.  Le  caractère  d'Agamemnon. 

XI.  L'amour  maternel  dans  Racine. 

XII.  Ulysse  dans  Homère,  dans  Sophocle,  et  dans  Racine. 

XIII.  Acliille. 

XIV.  Le  dénouement  à'Iphigénie. 

XV.  Le  caractère  et  le  rôle  d'Eriphyle. 

XVI.  Racine  peintre  de  l'antiquité  grecque. 

XVII.  La  représentation  de  la  vie  réelle  et  de  la  réelle  humanité, 

dans  le  merveilleux  mythologique  d'Iphigmie. 


PRÉFACE   DE   RACINE 


Il  n'y  a  rien  de  plus  célèbre  dans  les  poètes  que  le  sacri- 
fice d'Iphigënie  *.  Mais  ils  ne  s'accordent  pas  tous  ensemble 
sur  les  plus  importantes  particularités  de  ce  sacrifice.  Les 
uns,  comme  Eschyle  dans  Agamemnon^,  Sophocle  dans 
Electre'^,  et  après  eux  Lucrèce*,  Horace 5,  et  beaucoup 
d'autres,  veulent  ^  qu'on  ait  en  effet  répandu  le  sang 
d'Iphigénie,  fdle  d'Agamemnon,  et  qu'elle  soit  morte  en 
Aulide'.  Il  ne  faut  que  lire  Lucrèce,  au  commencement  de 
son  premier  livre  : 

A  ulide  quo  pacto  Triviaï  virginis  aram 
Iphinnassaï  turpariint  sanguine  fœde 
Duc  tores  Danaum,  etc. 

i.  Racine  a  donné  à  sa  tra^^ëdie  le  simple  titre  d'Iphigénie.  Celui 
(Vlphirjéiiie  en  Aulide,  sous  lequel  on  la  désigne  ordinairement,  date 
du  XVIII' siècle. 

2.  V.  18i-2i7. 

3.  V.  530-552,  563-577  (éd.  Tournier). 

4.  L.I,v.  85-101. 

5.  Horace,  Salives,  II,  m,  109-201. 

0.  Vouloir,  dans  le  sens  de  prétendre,  affirmer,  soutenir,  comme 
vfHle  en  lai  in. 

7,  C'est  la  traduction  des  mots  grecs  èv  AjXÎÇi.  Mais  Racine  ne  prend 
pas  garde,  d'abord,  que  le  nominatif  est  AùXl^  et  doit  donner  en  fran- 
çais Aulis;  ensuite,  que  le  mot  désigne  une  ville,  un  port  de  Béotie  en 


652  PRÉFACE  DE  RACINE. 

Et  Clytemnestre  dit,  dans  Eschyle*,  qii'Agamemnon, son 
mari,  qui  vient  d'expirer,  rencontrera  dans  les  enfers 
Iphigénie,  sa  lille,  qu'il  a  autrefois  immolée. 

D'autres  ont  ^  feint  que  Diane,  ayant  eu  pitié  de  cette 
jeune  princesse,  l'avoit  enlevée  et  portée  dans  la  Tau- 
ride^,  au  moment  qu'on  l'alloit  sacrifier,  et  que  la  déesse 
avoit  fait  trouver  en  sa  place  ou  une  biche,  ou  une  autre 
victime  de  cette  nature.  Euripide  a  suivi  cette  fable,  et 
Ovide  l'a  mise  au  nombre  des  Métamorphoses*. 

Il  y  a  une  troisième  opinion,  qui  n'est  pas  moins  an- 
cienne que  les  deux  autres,  sur  Iphigénie.  Plusieurs 
auteurs,  et  entre  autres  Stesichorus  ^,  l'un  des  plus  fameux 
et  des  plus  anciens^  poètes  lyriques,  ont  écrit  qu'il  éloit 
bien  vrai  qu'une  princesse  de  ce  nom  avoit  été  sacrifiée, 


face  de  Vile  d'Eubée,  et  non  une  contrée.  L'erreur  au  reste  ne  vient  pas 
de  lui  :  on  avait  pris  avant  lui  l'habitude  de  désigner  la  tragédie  d'Euri- 
pide sous  le  titre  â'Iphigénie  en  Atdicle.  Ainsi  d'Aubignac,  Pratique  du 
théâtre,  1.  III,  ch.  i;  et  Rotrou  dans  sa  tragédie. 

1.  Agamemnon,  v.  Ioo5-lo60. 

2.  Feindre  s'emploie  très  souvent  au  xvn"  siècle  pour  désigner  l'inven- 
tion poétique  :  c'est  le  verbe  qui  correspond  au  substantif  fiction. 

3.  Les  Tauriens  étaient  des  Scythes  ;  la  Chersonèse  Taurique  est 
aujourd'hui  la  Crimée.  Le  mot  de  Tauride  parait  avoir  été  créé  par 
analogie  avec  celui  d'Aulide. 

4.  Métamorijhoses,  XII,  23-38.  —  «  Les  autres  victimes  dont  parlent 
quelques  traditions  sont,  dit  M.  P.  Mesnard,  une  ourse,  un  taureau  ou 
une  vieille  femme.  »  Sur  la  légende  de  la  biche  substituée  à  la  fille 
d'Agamemnon,  qui  remonte  aux  Chants  Cypriaques,  voyez  Wcil,  Sept 
traf/édies  d'Euripide,  Iphigénie  à  Aulis,  notice,  p.  303  et  306. 

5.  Tisias,  dit  Stésichore  (ordonnateur  de  chœurs),  né  à  Himère  en 
643  ou  632,  mort  en  560  ou  556,  compléta  le  chant  choral  par  l'addition 
de  l'épode  à  la  strophe  et  à  l'antistrophe.  Il  transporta  dans  l'ode  les 
sujets  de  l'épopée;  il  en  emprunta  au  cycle  d'Héraclès,  d'autres  au 
cycle  troyen  (la  Destruction  d'Ilion,  les  Retours,  l'Orestic). 

6.  Vaugelas  (Rem.)  donne  la  règle  suivante  :  «  Quand  deux  adjectifs 
contraires  ou  dillérents  sont  accompagnés  de  la  particule  ^;///a-,  il  faut 
toujours  répéter  l'article  et  la  particule  plus...  mais,  quand  ils  sont 
synonymes  ou  approchans,  il  n'est  pas  nécessaire  de  répéter  l'article 
ni  la  particule  plus.  » 


PREFACE  DE  RACINE.  C33 

mais  que  cette  Iphigéiiie  étoit  une  fille  qu'Hélène  avoit 
eue  (le  Thésée.  Hélène,  disent  ces  auteurs,  ne  l'avoit  osé 
avouer  pour  sa  fille,  parce  qu'eUe  n'osoit  déclarer  à  Mé- 
nélas  qu'elle  eût  été  mariée  en  secret  avec  Thésée.  Pau- 
sanias*  rapporte  et  le  témoignage  et  les  noms  des  poêles 
qui  ont  été  de  ce  sentiment.  Et  il  ajoute  que  c'étoit  la 
créance  commune  de  tout  le  pays  d'Argos. 

Homère  enfin,  le  père  des  poètes,  a  si  peu  prétendu 
qu'Iphigénie,  fille  d'Agamemnon,  eût  été  ou  sacrifiée  en 
Aulide,  ou  transportée  dans  la  Scythie,  que,  dans  le 
neuvième  livre  de  V Iliade-,  c'est-à-dire  près  de  dix  ans 
depuis  l'arrivée  des  Grecs  devant  Troie,  Agamemnon  fait 
offrir  en  mariage  à  Achille  sa  fille  Iphigénie,  qu'il  a,  dit-il, 
laissée  à  Mvcéne^,  dans  sa  maison. 


1.  Corinth.,  p.  12o  (note  de  Racine).  «  Racine,  dit  M.  P.  Mesnard,  ren- 
voie à  l'édition  in-folio  de  1613,  imprimée  à  Ilanau.  »  Voici  le  passage  : 
«  Les  Dioscnres  prirent  Aphidne,  et  ramenèrent  Hélène  à  Lacédémone. 
Elle  était  enceinte,  à  ce  que  disent  les  Argiens;  et,  ayant  fait  ses  couches 
à  Argos,...  elle  confia  la  fille  qu'elle  avait  mise  au  jour  à  Clytemnestre, 
qui  était  déjà  mariée  à  Agamemnon,  et  elle  épousa  dans  la  suite 
Ménélas.  Les  poètes  Kaphorion  de  Chalcis  et  Alexandre  de  Fleuron, 
d'accord  en  ce  point  avec  les  Argiens,  disent,  comme  Stésichore 
d'Himère  l'avait  écrit  avant  eux,  qu'Iphigénie  était  fille  de  Thésée.  » 
(Ch.  XXII,  trad.  Clavier,  cité  par  M.  P.  iMesnard.)  Ce  passage  n'autorise 
[)as  Racine  à  admettre  deux  Iphigénie;  il  signifie  que  la  seule  Iphigénie 
que  l'on  connaisse  était  fille,  selon  certaines  traditions,  non  de 
Clytemnestre  et  d'Agamemnon,  mais  d'Hélène  et  de  Thésée. 

2.  Iliade,  ch.  ix,  v.  1-44-147.  Agamemnon  dit  qu'il  a,  outre  son  fils 
Oreste,  trois  filles,  Chrysothémis.  Laodice  et  Iphianasse.  «  Chrysothémis, 
dit  M.  Pierron  (note  au  vers  145),  reparait  chez  les  tragiques  sous  le 
même  nom.  Laodice,  suivant  les  Alexandrins,  est  l'Electre  des  tragiques. 
Iphianasse  est  certainement  leur  Iphigénie....  Homère  ignore  ce  qui 
s'est  passé  à  Aulis.  »  Cependant  Sophocle  distingue  Iphianasse  d'Iphi- 
génie.  Il  parle  d'une  fille  d'Agamemnon  sacrifiée  par  son  père,  et  d'autre 
part  il  fait  survivre  Iphianasse  à  Agamemnon.  Lucrèce  confond  Iphia- 
nasse et Iphigénie. 

3.  Ménage  {Observ.)  :  «  Nous  disons  ordinairement  Athènes,  Thèbes, 
Mycènes;  et  c'est  comme  il  faut  toujoui-s  parler  en  prose.  Mais  en  vers 
on  peut  fort  bien  dire  Athène,  Thèbe,  Mycène.  » 


034  PRÉFACE  DE  RACINE. 

J'ai  rapporté  tous  ces  avis  si  difTérents,  et  surtout  le 
passage  de  Pausanias,  parce  que  c'est  à  cet  auteur  que  je 
dois  l'heureux  personnage  d'Eriphile,  sans  lequel  je  n'au- 
rois  jamais  osé  entreprendre  cette  tragédie.  Quelle  appa- 
rence que  j'eusse  souillé  la  scène  par  le  meurtre  horrible 
d'une  personne  aussi  vertueuse  et  aussi  aimable  qu'il  fal- 
loit  représenler  Iphigénie?  Et  quelle  apparence  encore  de 
dénouer  ma  tragédie  par  le  secours  d'une  déesse  et  dune 
machine,  et  par  vme  métamorphose,  qui  pouvoit  bien 
trouver  quelque  créance  du  temps  d'Euripide,  mais  qui 
seroit  trop  absurde  et  trop  incroyable  parmi  nous  *  ? 

Je  puis  dire  donc  que  j'ai  .été  très  heureux  de  trouver 
dans  les  anciens  cette  autre  Iphigénie,  que  j'ai  pu  repré- 
senter telle  qu'il  m'a  plu,  et  qui,  tombant  dans  le  malheur 
où  cette  amante  jalouse  vouloit  précipiter  sa  rivale,  mérite 
en  quelque  façon  d'être  punie,  sans  être  pourtant  tout  à 
l'ait  indigne  de  compassion 2.  Ainsi  le  dénouement  de  la 
pièce  est  tiré  du  fond  même  de  la  pièce.  Et  il  ne  faut  que 
l'avoir  vu  représenter  pour  comprendre  quel  plaisir  j'ai 
fait  au  spectateur,  et  en  sauvant  à  la  fin  une  princesse  ver- 
tueuse pour  qui  il  s'est  si  fort  intéressé  dans  le  cours  de 
la  tragédie,  et  en  la  sauvant  par  une  autre  voie  que  par 
un  miracle,  qu'il  n'auroit  pu  souffrir,  parce  qu'il  ne  le 
sauroit  jamais  croire  5. 

Le  voyage  d'Achille  à  Lesbos,  dont  ce  héros  se  rend 
maître,  et  d'où  il  enlève  Ériphile  avant  que  de  venir  en 


1.  Rotrou,  dans  son  Iphigénie  (16i0),  n'a  pas  eu  le  même  scrupule  et 
n'a  rien  changé  au  dénouement  légendaire. 

2.  Souvenir  de  la  Poétique  d'Aristote  (ch.  xiii).  Aristote  ne  veut  pas 
qu'on  fasse  passer  les  honnêtes  gens  du  bonheur  au  malheur,  ni  les 
méchants  du  malheur  au  bonheur.  «  Il  reste  à  prendre  le  milieu,  c'est- 
à-dire  que  le  personnage  choisi  parmi  les  heureux  et  les  illustres  ne 
soit  ni  trop  vertueux  ni  trop  juste,  et  qu'il  devienne  malheureux,  non 
à  causa  d'un  crime  et  d'une  méchanceté  noire,  mais  à  cause  de  qutiquj 
faute.  »  (Trad.  Egger.) 

3.  C'est  le  mot  d'Horace  :  incredulus  odi  [Art  j^oétiqiie,  v.  188). 


PREFACE  DE  RACINE.  655 

Aiilide,  n'est  pas  non  plus  sans  fondement.  Enphorion  de 
Chaicide*,  poète  très  connu  parmi  les  anciens  et  dont  Vir- 
gile-et  Quintilien  ^  font  une  mention  honorable,  parloit 
(le  ce  voyage  de  Lesbos.  Tl  disoit  dans  un  de  ses  poèmes, 
au  rapport  de  Parlhénius*,  qu'Achille  avoitfait  la  conquête 
de  cette  île  avant  que  de  joindre  l'armée  des  Grecs,  et  qu'il 
y  avoit  même  trouvé  une  princesse  qui  s'étoit  éprise 
d'amour  pour  lui. 

Voilà  les  principales  choses  en  quoi  ^  je  me  suis  un  peu 
éloigné  de  l'économie  et  de  la  fable  d'Euripide.  Pour  ce 
qui  regarde  les  passions,  je, me  suis  attaché  à  le  suivre 
plus  exactement.  J'avoue  que  je  lui  dois  un  bon  nombre 
(les  endroits  qui  ont  été  les  plus  approuvés  dans  ma  tra- 
gédie. Et  je  l'avoue  d'autant  plus  volontiers,  que  ces  appro- 

1.  Chnlcide,  mot  mal  formé  pour  Chalcis,  comme  Aulide  pour  Aulis. 

2.  Êglogues,  X  (note  de  Racine)  :  v,  50,  51. 

3.  Iiisf.,  lil).  X  (note  de  Racine)  :  I,  §  56.  Euphorion  ds  Chalcis  (né  en 
273,  mort  vers  200),  bibliothécaire  d'Antiochus  le  Grand,  a  écrit  des 
élégies,  des  poèmes  mythologiques  et  satiriques. 

4.  Parthénius  de  Nicée  (1"  siècle  av.  J.-C.)  fut  l'ami  de  Cornélius 
Gallus  et  le  maître  de  Virgile,  ((ui  l'a  imité  dans  quelques  vers.  Il  avait 
écrit  des  poèmes,  qui  sont  perdus,  et  un  recueil  en  prose  d'histoires 
d'amour,  TIspl  Ipoixixwv  TraÔTf^iJ.aTwv,  compilation  qu'il  avait  faite  pour 
fournir  des  matières  de  poésies  à  son  ami  Gallus,  et  qui  nous  a  été  con- 
servée. Voici  le  passage  dont  parle  Racine  (ch.  xxi)  :  «  Achille,  dans  son 

vpédition  contre  Lesbos,  assiégeoit  la  ville  de  Méthymne,  qui  lui  oppo- 
it  une  grande  résistance.  Pisidice,  fille  du  roi,  s'éprit  d'amour  pour  le 
jiéros,  qu'elle  avoit  vu  du  haut  des  murailles.  Elle  envoya  quelqu'un 
vers  lui  pour  lui  promettre  de  livrer  la  ville,  s'il  s'engageoit  à  la  prendre 
pour  épouse.  Achille  accepta  la  proposition  ;  mais,  une  fois  maître  de 
Ifi  ville,  il  ordonna  à  ses  soldats  de  lapider  celle  qui  avoit  trahi  son 
pays.  »  M.  P.  Mesnard,  qui  cite  ce  passage,  fait  remarquer  que  Racine 
pouvait  citer  pour  le  voyage  à  Lesbos  l'autorité  plus  considérable 
d'Homère  (Iliade,  ch.  IX,  v.  271),  mais  qu'il  a  préféré  Euphorion  et 
l'arthénins,  où  il  trouvait  la  princesse  éprise  d'amour  pour  Achille. 

5.  Vaugelas  :  «  Ce  mot  a  un  usage  fort  élégant  et  fort  commode, 
pour  suppléer  au  pronom  leqiwl  en  tout  genre  et  en  tout  nombre...; 
....  ainsi  ce  mot  est  indéclinable.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'ajouter  qu'on 
ne  se  sert  jamais  de  ce  mot  en  parlant  des  personnes.  »  Mais  on  dit 
l)icn,  selon  lui  :  C'est  le  cheval  avec  quoy  fay  couru  la  bague. 


ck.g  préface  de  RACmE. 

bâtions  m'ont  confirmé  dans  l'estime  et  dans  la  vénéra- 
tion que  j'ai  toujom^s  eu  pour  les  ouvrages  qui  nous 
restent  de  l'antiquité.  J'ai  reconnu  avec  plaisir,  par  l'effet 
qu'a  produit  sur  notre  théâtre  tout  ce  que  j'ai  imité  ou 
d'Homère  ou  d'Euripide,  que  le  bon  sens  et  la  raison 
étoient  les  mômes  dans  tous  les  siècles.  Le  goût  de  Paris 
s'est  trouvé  conforme  à  celui  d'Athènes.  31es  spectateurs 
ont  été  émus  des  mêmes  choses  qui  ont  mis  autrefois  en 
larmes  le  plus  savant  peuple  de  la  Grèce,  et  qui  ont  fail 
dire  qu'entre  les  poètes  Euripide  étoit  extrêmement  tra- 
gique, TpaytxwTaxo;*,  c'est-à-dire  qu'il  savoit  merveilleu- 
sement exciter  la  compassion  et  la  terreur,  qui  sont  les 
véritables  effets  de  la  tragédie-. 

Je  m'étonne,  après  cela,  que  des  modernes  aient 
témoigné  depuis  peu  tant  de  dégoût  pour  ce  grand  poète, 
dans  le  jugement  qu'ils  ont  fait  de  son  Alceste^.  Il  ne 

1.  Allusion  au  ch.  xiii  de  la  Poétique  d'Aristote,  où  Euripide  est  loué 
pour  les  dénouements  de  ses  tragédies. 

2.  Racine  rappelle  ici  la  fameuse  définition  qu'Aristote  a  donnée  de 
la  tragédie  {Poétique,  ch,  vi),  et  dont  il  a  écrit  la  traduction  à  la  marge 
d'un  exemplaire  de  la  Poétique  :  «  La  tragédie  est  donc  l'imitation  d'une 
action  grave  et  complète,  et  qui  a  sa  juste  grandeur.  Cette  imitation  se 
fait  par  un  discours,  un  style  composé  pour  le  plaisir,  de  telle  sorte  que 
chacune  des  parties  qui  la  composent  subsiste  et  agisse  séparément  et 
distinctement.  Elle  ne  se  fait  point  par  un  récit,  mais  par  une  représen- 
tation vive  qui,  excitant  la  pitié  et  la  terreur,  purge  et  tempère  ces 
sortes  de  passions,  c'est-à-dire  qu'en  émouvant  ces  passions  elle  leur  ôte 
ce  qu'elles  ont  d'excessif  et  de  vicieux,  et  les  ramène  à  un  état  modéré 
et  conforme  à  la  raison.  »  On  sait  à  combien  d'interprétations  ont  donné 
lieu  les  mots  auxquels  Racine  fait  allusion  dans  sa  Préface,  l'èXéoç 
(pitié)  et  le  cpdêoç  (crainte  plutôt  que  terreur),  et  la  xdôapaiç  (purga- 
tion)  dont  ces  sentiments  sont  l'objet. 

3.  Il  s'agit  d'un  dialogue  où  Pierre  Perrault  comparait  cette  tragédie 
d'Euripide  à  l'opéra  de  Quinault  {Critique  de  l'opéra,  ou  Examen  de  la 
tragédie  intitulée  Alceste,  ou  le  Triomphe  d'Alceste).  Cette  petite  que- 
relle qjie  Racine  fait  à  P.  Perrault  est  le  prélude  de  la  grande  guerre 
des  Anciens  et  des  Modernes,  qui  éclata  en  1687  par  la  lecture  que 
Charles  Perrault  fit  à  l'Académie  de  son  poème  sur  le  Siècle  de  Louis 
le  Grand. 


PREFACE  DE  RACINE.  637 

s'agit  point  ici  de  VAlceste.  Mais  en  vérité  j'ai  trop  d'obli- 
gation à  Euripide  pour  ne  pas  prendre  quelque  soin  de  sa 
mémoire,  et  pour  laisser  échapper  l'occasion  de  le  récon- 
cilier avec  ces  Messieurs.  Je  m'assure  qu'il  n'est  si  mal 
dans  leur  esprit  que  parce  qu'ils  n'ont  pas  bien  lu  l'ou- 
vrage sur  lequel  ils  l'ont  condamnée  J'ai  choisi  la  plus 
importante  de  leurs  objections,  pour  leur  montrer  que 
j'ai  raison  de  parler  ainsi.  Je  dis  la  plus  importante  de 
leurs  objections.  Car  ils  la  répètent  à  chaque  page,  et  ils 
ne  soupçonnent  pas  seulement  que  l'on  y  puisse  répli- 
quer. 

Il  y  a  dans  VAlceste  d'Euripide  une  scène  merveilleuse, 
où  Alceste,  cjui  se  meurt  et  qui  ne  peut  plus  se  soutenir, 
dit  à  son  mari  les  derniers  adieux.  Admète,  tout  en 
larmes,  la  prie  de  reprendre  ses  forces,  et  de  ne  se  point 
abandonner  elle-même.  Alceste,  qui  a  l'image  de  la  mort 
devant  les  yeux,  lui  narle  ainsi  : 

Je  vois  déjà  la  rame  et  la  barque  fatale. 

J'entends  le  vieux  nocher  sur  la  rive  infernale. 

Impatient,  il  crie  :  «  On  t'attend  ici-bas; 

Tout  est  prêt,  descends,  viens,  ne  me  retarde  pas^.  » 

J'aurois  souhaité  de  pouvoir  exprimer  dans  ces  vers  les 


1.  II  faut  se  souvenir  que  cette  admiration  de  Racine  pour  VAlceste 
J'JMiripide  l'amena  à  commencer  une  tragédie  sur  ce  sujet,  que  sa  con- 
version après  Phèdre  l'empêcha  d'achever,  et  dont  il  ne  nous  est  rien 
parvenu. 

2.  'Opôi,  oîxwTtov  ôpw  axiçoç  [sv  Xîfxva]. 

£/0)V  ysp'   STll    XOVTW  XàpWV    [X' 

rfit]  yLoiXtl'  xi  [jlA)v£k; 

'E— styo'j*  au  y.ax£(pyet.;'  "zioi  xoî  [i.£ 

(JTCEp/ÔjXEVO;  Xa'/ÙVEt. 

(V.  252-256.  Éd.  Klotz.) 


C58  PREFACE  DE  RACINE. 

grâces  qu'ils  ont  dans  l'originaP.  Mais  au  moins  en  voilà 
le  sens.  Voici  comme  ces  Messieurs  les  ont  entendus.  H 
leur  est  tombé  entre  les  mains  une  malheureuse  édition 
d'Euripide,  où  l'imprimeur  a  oublié  de  mettre  dans  le 
latin 2  à  côté  de  ces  vers  un  AL,  qui  signifie  que  c'est 
Alceste  qui  parle;  et  à  côté  des  vers  suivants  un  Ad.,  qui 
signifie  que  c'est  Admète  qui  répond.  Là-dessus,  il  leur  est 
venu  dans  l'esprit  la  plus  étrange  pensée  du  monde.  Ils 
ont  mis  dans  la  bouche  d'Admète  les  paroles  qu'Alceste 
dit  à  Admète  et  celles  qu'elle  se  fait  dire  par  Charon. 
Ainsi  ils  supposent  qu'Admète,  quoiqu'il  soit  en  parfaite 
santé,  poise  voir  déjà  Charon  qui  le  vient  prendre.  Et  au 
lieu  que,  dans  ce  passage  d'Euripide,  Charon  impatient 
presse  Alceste  de  le  venir  trouver,  selon  ces  Messieurs 
c'est  Admète  effrayé  qui  est  l'impatient,  et  qui  presse 
Alceste  d'expirer,  de  peur  que  Charon  ne  le  prenne.  // 
Vcxhorle,  ce  sont  leurs  termes,  à  avoir  courage,  à  ne  pas 
faire  une  lâcheté,  et  à  mourir  de  bonne  grâce;  il  interrompt 
les  adieux  dWlceste  pour  lui  dire  de  se  dépêcher  de  mourir^. 
Peu  s'en  faut,  à  les  entendre,  qu'il  ne  la  fasse  mourir  lui- 
même.  Ce  sentiment  leur  a  paru  fort  vilain^.  Et  ils  ont 
raison.  Il  n'y  a  personne  qui  n'en  fût  très  scandalisé.  Mais 
comment  l'ont-ils  pu  attribuer  à  Euripide?  Eh  vérité, 
quand  toutes  les  autres  éditions  où  cet  Al.  n'a  point  été 
oublié  ne  donneroient  pas   un  démenti  au  malheureux 


1.  La  phrase  de  Racine  manque  de  netteté  :  les  mots  ces  vers  dési- 
gnent la  traduction  qu'il  vient  de  donner  ;  et  le  pronom  ils,  qui  gram- 
maticalement se  rapporte  à  ces  vers,  désigne  les  vers  grecs  que  ceux 
de  Racine  traduisent. 

2.  Boileau  ne  se  fera  pas  faute  non  plus,  dans  ses  Réflexions  sur 
Longin,  d'accuser  Charles  Perrault,  l'auteur  des  Parallèles,  de  vouloir 
censurer  Homère  et  Pindare  sans  eritendre  le  grec. 

5.  Racine  ne  cite  pas  textuellement;  il  rassemble  quelques  expres- 
sions saillantes  de  Perrault. 

•i.  Cette  épithète  de  vilain  ne  se  rapporte  dans  le  texte  qu'au  consen 
tement  qu'Admète  donne  au  sacrifice  de  sa  femme. 


PRÉFACE  DE  RACINE.  039 

imprimeur  qui  les  a  trompés,  la  suite  de  ces  quatre  vers, 
et  tous  les  discours  qu'Admèle  tient  dans  la  même  scène, 
étoient  plus  que  suffisants  pour  les  empêcher  de  tomber 
dans  une  erreur  si  déraisonnable.  Car  Admète,  bien  éloi- 
gné de  presser  Alcesfe  de  mourir,  s'écrie  :  «  Que  toutes 
les  morts  ensemble  lui  seroient  moins  cruelles  que  de  la 
voir  en  l'état  où  il  la  voit.  Il  la  conjure.de  l'entraîner 
avec  elle.  Il  ne  peut  plus  vivre  si  elle  meurt.  II  vit  en  elle. 
Il  ne  respire  que  pour  elle  *.  » 

Ils  ne  sont  pas  plus  heureux  dans  les  autres  objec- 
tions 2.  Ils  disent,  par  exemple,  qu'Euripide  a  fait  deux 
époux  surannés^  d' Admète  et  d'Alceste;  que  l'un  est  un 
vieux  mari,  et  l'autre  une  princesse  déjà  sur  Vâge^.  Euri- 
pide a  pris  soin  de  leur  répondre  en  un  seul  vers,  où  il 
fait  dire  par  le  chœur  «  qu'Alceste,  tout  jeune,  et  dans  la 


1.  Oï  [xor  ToS'  è'-oç  TvUTipov  àxoûw, 

xal  Ttavxôç  èp.ol  OavdtTOU  [xeX^ov.  (V.  272,  273.) 

So'j  yàp  96!,[j.£VT,ç  oùx.  ex'  àv  eI'tjV 
£v  Gol  0   èaixèv  xal  ÎJf.v  xal  \if\. 

2v  yàp  oiV.xv  aeSoixsaOa.  (V.  277-279.) 

"Ayo'j  [xs  aùv  aoi,  Tcpôi;  6eôjv,  àyou  xâxw.  (V.  282.) 

'AttwXo [jLTjV  ap',  el'  |j.£  or,  Xst^^eiç,  yuvai.  (V.  586.) 

2.  Perrault  avait  raison  en  un  sens  quand  il  disait  do  la  tragédie 
d'Euripide  que  «  cela  n'était  point  du  tout  au  goût  de  son  siècle  ».  Il 
pouvait  louer  Quinault  d'avoir  accommodé  le  sujet  au  goût  du  jour. 

3.  Alceste  seule  est  traitée  à'épouse  surannée.  Et  l'épithète  tombe 
plus  peut-être  sur  le  mariage  que  sur  la  femme,  le  siècle  «  étant 
accoutumé  à  ne  voir  sur  le  théâtre  que  des  amants  jeunes,  galants  et 
qui  ne  sont  point  mariés  »  ;  l'amour  conjugal  n'était  plus  qu'un  senti- 
ment gothique  et  ridicule. 

i.  Perrault  ajoute  «  qui  pleure  sur  son  lit  le  souvenir  de  sa  virginité  ». 
Racine  n'a  pas  relevé  ces  mots  qui  jettent  un  ridicule  sur  un  passage 
touchant  (v.  177),  mais  qu'il  n'eût  lui-même  pas  osé  peut-être  taire 
passer  en  français. 


640  PREFACE  DE  RACINE. 

première    fleur    de    son    âge,    expire    pour    son   jeune 
époux*  )). 

Ils  reprochent  encore  à  Alceste  qu'elle  a  deux  grands 
enfants  à  marier.  Comment  n'ont-ils  point  lu  le  contraire 
en  cent  endroits,  et  surtout  dans  ce  beau  récit  où 
l'on  dépeint  «  Alceste  mourante  au  milieu  de  ses  deux 
petits  enfants,  qui  la  tirent,  en  pleurant,  par  la  robe,  et 
qu'elle  prend  sur  ses  bras  l'un  après  l'autre  pour  les  bai- 
ser 2  ))  ? 

Tout  le  reste  de  leurs  critiques  est  à  peu  près  de  la 
force  de  celles-ci.  Mais  je  crois  qu'en  voilà  assez  pour  la 
défense  de  mon  auteur.  Je  conseille  à  ces  Messieurs  de  ne 
plus  décider  si  légèrement  sur  les  ouvrages  des  anciens. 
Un  homme  tel  qu'Eurii)ide  méritoit  au  moins  qu'ils  l'exa- 
minassent, puisqu'ils  avoient  envie  de  le  condamner.  Us 
dévoient  se  souvenir  de  ces  sages  paroles  de  Quintilien  : 
«  Il  faut  être  extrêmement'  circonspect  et  très  retenu 
à  prononcer  sur  les  ouvrages  de  ces  grands  hommes,  de 
peur  qu'il  ne  nous  arrive,  comme  à  plusieurs,  de  condam- 
ner ce  que  nous  n'entendons  pas.  Et  s'il  faut  tomber  dans 
quelque  excès,  encore  vaut-il  mieux  pécher  en  admirant 
tout  dans  leurs  écrits,  qu'en  y  blâmant  beaucoup  de 
choses.  ))  Modeste  tamen  et  circurnspedo  judicio  de  tantis 
viris  pronuntiandum  est,  ne  {quod  plerisque  accidit)  dam- 

1.  2ù  5'  £v  f,6a  vécf. 
TtpoôavoOaa  cpwxo;  ol'yet.  (V.  471,472.) 

Des  manuscrits  ajoutent  ici  véou  après  véa. 

2.  Ilatos;  ôà,  Tzéizkoiv  \lr^TÇi6<i  è^TfipTTJixévot, 
è'xXaov  T,  5è  )va|jL6dtvou!T'  i^  àyxdTva? 

rjUiràî^sT'  aXkoi:'  àXXov,  w;  6avou{X£V7i.  (V.  189-191.) 

L'errevu'  de  Perrault  vient  d'avoir  mal  lu  les  vers  313-319,  où  Alceste 
parle  à  sa  petite  fille  de  son  mariage,  où  elle  ne  sera  pas. 

3.  Bouhours  {Doutes,  etc.,  p.  159)  :  «  11  me  semble  qu'extrêmement      ^ 
tient  lieu  de  très,  et  marque  le  superlatif  en  nostre  langue  ». 


I 


PRÉFACE  DE  RACINE.  641 

nent  quœ  non  intelligunt.  Ac  si  necesseest  in  alteram  errare 
partem,  omnia  eorum  legentibus  placere  qiiam  mulla  clispli- 
cere  maluerim*. 

1.  Instit.  Orat.,  liv.  X,  ch.  i,  %  20.  »  Dans  sa  Critique  des  deux  Iphi- 
(jt'nies,  dit  M,  P.  Mesnard,  P.  Perrault  suppose  que  Philarque  oppose 
"  au  torrent  des  remarques  »  de  Cléobule  ce  passage  de  Quintilien  ;  et 
la  traduction  dont  il  se  sert  est  celle  que  donne  ici  Racine.  C'est  donc 
bien  à  Racine  que  Cléobule,  c'est-à-dire  P.  Perrault  lui-même,  répond 
très  peu  solidement  sans  doute,  mais  assez  plaisamment:  «  Puisque 

Quintilien  recommande  la  circonspection  et  la  retenue  dans  le  jugc- 
«  ment  qu'on  veut  faire  des  ouvrages  de  ces  grands  hommes  (il  les 
«  appelle  ainsi),  de  peur  d'y  condamner  ce  qu'on  n'entend  pas,  je 
«  remarque  deux  choses  :  l'une,  qii'il  y  avoit  de  son  temps  des  gens 
«  qui  les  condamnoient,  et  ainsi  je  ne  suis  ni  le  premier  ni  le  seul  qui  y 
«  trouvei'a  à  redire;  l'autre,  qu'il  y  avoit  donc  des  choses  qu'on  n'en- 
«  Icndoit  pas,  et  c'étoit  la  faute  de  ces  auteui's,  qui  écrivoient  si  obscu- 
«  rément.  » 


ACTEURS 

AGAMEMNON. 

ACHILLE. 

ULYSSE. 

CLYTEMNESTRE,  femme  d'Agamemnon. 

IPHIGÉNIE,  fille  d'Agamcmnon* Mlle  de  Champmeslé. 

ÉRIPIIILE,  fille  d'Hélène  et  de  Thésée  2. 

^.r^Jr!.,^^    i  domestiques' d'Agamemnon. 
EURYBATE,  )  *  ^ 

iEGINE,  femme  de  la  suite  de  Clytemnestre. 

DORIS,  confidente  d'Ériphile. 

Tkoupe  de  Gardes. 

La  scène  est  en  Aulide,  dans  la  tonte  d'Agamemnon*. 


1.  Boilcau  {Épitres,  VII)  a  conservé  le  souvenir  de  l'efTet  produit  par 
ce  rôle  et  par  le  talent  de  la  comédienne  qui  le  récitait  : 

Jamais  Iphigénie,  en  Aulide  immolée, 
N'a  coûté  tant  de  pleurs  à  la  Grèce  assemblée, 
Que,  dans  l'heureux  spectacle  à  nos  yeux  étalé, 
En  a  fait  sous  son  nom  verser  la  Champmeslé. 

On  ne  sait  rien  sur  la  distribution  des  autres  rôles. 

2.  Racine  aurait  dû  écrire  plutôt  Ériphyle  ('EpicçuT^fi),  comme  a  fait 
Voltaire  dans  la  tragédie  qui  porte  ce  nom  (175'2).  La  Fontaine  rem- 
place, comme  Racine,  y  par  i,  dans  Poliphile,  Psiché.  On  écrivait  com- 
munément alors  stile,  etc. 

5.  On  désignait  au  xvii*  siècle  sous  le  nom  de  domestiques  les  gentils- 
hommes, pages,  officiers,  faisant  partie  de  la  maison  d'un  prince  ou 
d'un  grand  seigneur  et  attachés  à  sa  personne.  «  Diodotus,  domes- 
tique des  rois  précédents,  s'empara  du  trône  de  Syrie  »  (Corneille, 
Avertissement  de  Rodogune). 

4.  Dans  Euripide,  la  scène  est  en  plein  air,  devant  et  non  dans  la 
tente  d'Agamemnon. 


IPHIGENIE 

TRAGÉDIE 


ACTE  I 


SCÈNE  PREMIÈRE» 

AGAMEMON,  ARCAS 

AGAMEMNON. 

Oui,  c'est  Agamemnon,  c'est  ton  roi^  qui  t'éveille. 
Viens,  reconnois  la  voix  qui  frappe  ton  oreille. 

1.  Cette   scène    correspond  au    prologue    de    la   tragédie  grecque 
(vers  1-163). 

2.  V.  1-12.  Euripide  : 

'Ay.  '■Q  Trpéaêu,  5o'|J.wv  twvSs  TràpoiSev 

axei/e.  —  II.  I.'ztiyjù.  Tî  6è  xaivoupyeTç, 
'Ayà[ji£[xvov  àva^;  —  'Ay.  STieûasn;;  —  II.  StcsûSw...  (1-3.) 
'Ay.  Ouxouv  çpôdyyoi;  y'  out'  opvtôwv, 
oÙTS  0a)vàaa7iç'  aiyal  8'  àvs[jLWv 
xôvos  xax'  E'jpiTTOv  è')^ouatv. 

II.  Tt  ôè  (TÙ  (jxTivfjÇ  sxTÔ;  aiaaen; 
'Ayà|xe[Avov  o(va^; 


044  IPIIIGENIE. 


C'est  vous-même,  Seigneur!  Quel  important  besoin 

Vous  a  fait  devancer  l'aurore  de  si  loin? 

A  peine  un  foible  jour  vous  éclaire  et  me  guide.  5 

Vos  yeux  seuls  et  les  miens  sont  ouverts  dans  l'Aulide. 

Avez-vous  dans  les  airs  entendu  quelque  bruit? 

Les  vents  nous  auroient-ils  exaucés  cette  nuit? 

Mais  tout  dort,  et  l'armée,  et  les  vents,  et  ISeptune». 

è'xi  8'  Tiau/^t'a  TfjSe  xax'  AuXiv, 

xal  àxîvTiTO!,  ©uXaxai  TSt^rétov. 

Sxsiywtxsv  ëaw.  —  'Ay.  Zt^Xw  aè,  yépov, 

Z,y]KC>  ô'  àvopwv  ôç  àx.tvo'jvov 

ptov  èçETiépaa'  dyvw;,  àxTvSTj;- 

Toùî  Ô'  £v  xifxaTç  T.dtjov  5Jt)Xw.  (9-19.) 

«  Vieillard,  sors  de  ta  tente,  viens.  —  Je  viens,  mais  quel  nouveau 
soin  t'occupe,  roi  Agamemnon?  —  Te  hâteras-tu?  —  Je  me  hâte... 

«  —  Point  d'oiseau  qui  chante;  point  de  bruit  de  la  mer  :  le  silence 
des  vents  règne  sur  l'Euripe.  — Pourquoi  sortir  si  vivement  de  ta  tente, 
roi  Agamemnon?  Tout  repose  encore  de  ce  côté,  à  Aulis;  et  les  gardes 
des  murs  ne  bougent  point.  Rentrons.  —  Je  t'envie,  ô  vieillard;  j'envie 
tout  homme  qui  passe  sa  vie  inconnu,  sans  gloire,  loin  des  dangers. 
Ceux  qui  sont  dans  les  honneurs  ne  sont  pas  à  envier. 

1.  Ce  beau  vers  a  paru  quelquefois  solennel  et  déplacé  dans  la 
bouche  d'Arcas.  Voltaire,  dans  l'analyse  qu'il  a  donnée  de  la  tragédie 
{Dict.  phil.,  Art  dramatiquï;.  De  la  bonne  irag.  fr.),  écrit  à  ce  sujet  :  «  Je 
ne  puis  m'empêcher  de  m'interrompre  un  moment  pour  apprendre 
aux  nations  qu'un  juge  d'Ecosse  (Henry  Home),  qui  a  bien  voulu  donner 
des  règles  de  poésie  et  de  goût  à  son  pays,  déclare  dans  son  chapitre 
vingt  et  un.  Des  narrations  et  des  descriptions,  qu'il  n'aime  point  ce 
vers  : 

Mais  tout  dort,  et  l'armée,  et  les  vents,  et  Neptune. 

«  S'il  avait  su  que  ce  vers  était  imité  d'Euripide,  il  lui  aurait  peut- 
être  fait  grâce  :  mais  il  aime  mieux  la  réponse  du  soldat  dans  la  pre- 
mière scène  de  llamlet  :  Je  n'ai  jjas  entendu  une  souris  trotter.  «  Voilà 
«  qui  est  naturel,  dit-il,  c'est  ainsi  qu'un  soldat  doit  répondre.  »  Oui, 
monsieur  le  juge,  dans  un  corps  de  garde,  mais  non  pas  dans  une  tra- 
gédie. »  Il  faut  remarquer  qu'Euripide  a  mis  les  vers  descriptifs  dans 
la  bouohe  d'Agamemnon,  et  qu'il  fait  dire  seulement  au  vieillard  qu'on 


ACTE  I,  SCENE  I.  045 


AGAMEMNON. 


Heureux  qui  satisfait  de  son  humble  fortune, 

Libre  du  joug  superbe  où  je  suis  attaché, 

Vit  dans  l'état  obscur  où  les  Dieux  l'ont  caché  ! 


Et  depuis  quand,  Seigneur,  tenez-vous  ce  langage? 

Comblé  de  tant  d'honneurs,  par  quel  secret  outrage 

Les  Dieux,  à  vos  désirs  toujours  si  complaisants,'  i5 

Vous  font-ils  méconnoitre  et  haïr  leurs  présents? 

Roi,  père,  époux  heureux,  fils  du  puissant  Atrée, 

Vous  possédez  des  Grecs  *  la  plus  riche  contrée. 

Du  sang  de  Jupiter  issu  de  tous  côtés  2, 

L'hymen  vous  lie  encore  aux  Dieux  dont  vous  sortez  ^.    20 

Le  jeune  Achille  enfin,  vanté  par  tant  d'oracles*, 

Achille,  à  qui  le  ciel  promet  tant  de  miracles, 

Recherche  votre  fille,  et  d'un  hymen  si  beau 

Veut  dans  Troie  embrasée  allumer  le  flambeau. 

Quelle  gloire.  Seigneur,  quels  triomphes  égalent  aS 

Le  spectacle  pompeux  que  ces  bords  vous  étalent, 

Tous  ces  mille  vaisseaux,  qui  chargés  de  vingt  rois, 

N'attendent  que  les  vents  pour  partir  sous  vos  lois? 

Ce  long  calme,  il  est  vrai,  retarde  vos  conquêtes; 


n'entend  aucun  bruit  du  côté  d'Aulis  et  que  les  gardes  sont  encore 
immobiles  à  leur  poste  sur  les  murs. 

1.  Des  Grecs  est  mis  ici  pouvde  la  Grèce. 

2.  Agamemnon  est  fils  d'Atrée,  qui  a  pour  père  Pélops;  celui-ci  est 
lils  de  Tantale,  dont  le  père  est  Jupiter.  Hippodamie,  femme  de  Pélops, 
a  pour  père  Œnomaus,  lils  de  Mars, 

3.  «  On  dit...  la  race  ou  la  maison  dont  il  est  sorty,  mieux  que  d'oii 
il  est  sorty,  qui  toutefois  est  bon.  »  (Vaugelas,  Hem.) 

i.  Voir  dans  Catulle  {Épithalame  de  Pelée  et  de  Thétis)  la  prédiction 
des  Parques  : 

Nascetur  vobis  expers  terroris  Achilles.... 

«  De  vous  naîtra  un  fils  qu'on  connaîtra  par  la  crainte,  Achille.  » 


G46  IPIIIGÉNIE. 

Ces  vents,  depuis  trois  mois  enchaînés  sur  nos  têtes,     3o 
D'Ilion  trop  longtemps  vous  ferment  le  chemin. 
Mais  parmi  tant  d'honneurs,  vous  êtes  homme  enfin  *  : 
Tandis  que  vous  vivrez,  le  sort,  qui  toujours  change, 
Ne  vous  a  point  promis  un  bonheur  sans  mélange. 
Bientôt....  Mais  quels  malheurs  dans  ce  billet  tracés ^    35 
Vous  arrachent.  Seigneur,  les  pleurs  que  vous  versez? 
Votre  Oreste  au  berceau  va-t-il  finir  sa  vie? 
Pleurez-vous  Clytemnestre,  ou  bien  Iphigénie? 
Qu'est-ce  qu'on  vous  écrit'?  Daignez  m'en  avertir. 

AGAMEMNOiN. 

Non,  tu  ne  mourras  point,  je  n'y  puis  consentir.  4o 

ARCAS. 

Seigneur.... 

1.  Euripide  : 

n.  Oùv.  àyatiat  xaur'  àvSpôç  àptaTsox;' 
oùv.  ettI  Tiaatv  a'  ècpûxeua'  àyaôotç, 
'AyàiJ-sjxvov,  'Axpeu?. 
As?  8s  as  y^atpsiv  xal  'XuzsTaOai* 
6vtit6;  yàp  iov^'  xàv  [jltj  au  8sXy]<;, 
là  6swv  ouTTo  j3o'j>vôixsv'  saxai.  (28-55.) 

«  Je  n'aime  pas  ce  langage  dans  la  bouche  d'un  homme  puissant. 
Atrée  ne  t'a  pas  mis  au  monde,  Agamemnon,  pour  ne  connaître  que  le 
bonheur.  Tu  dois  avoir  des  joies  et  des  peines,  car  tu  es  homme;  et  tu 
aurais  beau  ne  pas  le  vouloir,  telle  est  la  volonté  des  dieux.  » 

2.  «  Dans  une  langue  aussi  faite,  aussi  fixée  déjà  que  l'était  la  nôtre 
au  temps  de  Racine...,  l'invention  en  fait  de  langage  ne  peut  plus 
guère  consister  que  dans  les  alliances  de  mots  et  dans  les  tours....  On 
s'aperçut,  dit  Louis  Racine...,  que  le  poète,  en  inventant,  non  des  mots, 
mais  des  alliances  de  mots  et  des  tours  de  phrase,  faisoit  pour  ainsi 
dire  une  langue  nouvelle.  »  [Lexique  de  Racine,  p.  xiv.)  «  Quels  mal- 
heurs dans  ce  billet  tracés  »,  est  une  de  ces  alliances  de  mots  hardies 
et  heureuses  qui  disparaissent  dans  l'harmonie  générale  du  style. 

5.  Sainte-Beuve  trouvait  que  «  le  style  de  Racine  rase  volontiers  la 
prose  ».  On  peut  voir  un  exemple  de  cette  parfaite  simplicité  de  lan- 
gage dans  ce  demi-vers  et  dans  le  vers  qui  précède. 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  647 

AGAJIEMNON. 

Tu  vois  mon  trouble;  apprends  ce  qui  le  cause, 
Et  juge  s'il  est  temps,  ami,  que  je  repose. 
Tu  te  souviens  du  jour  qu'en  Aulide  assemblés 
>os  vaisseaux  par  les  vents  sembloient  être  appelés. 
>'ous  partions;  et  déjà  par  mille  cris  de  joie  45 

Nous  menacions  de  loin  les  rivages  de  Troie. 
Un  prodige  étonnant  fit  taire  ce  transport  : 
Le  vent  qui  nous  flattoit  nous  laissa  dans  le  port  *. 
Il  fallut  s'arrêter,  et  la  rame  inutile 
Fatigua  vainement  une  liier  immobile*.  5o 

1 .  Euripide  : 

'HOpoiT'JLsvou  8c  xal  ^uveaTwxoç  axpaxou, 
Ti!JL£a9'  ditXoîa  j^pwjxsvoi  xax'  Au>itoa.  (87-88.) 

«  L'armée  est  rassemblée  :  tout  le  monde  est  là,  et  nous  restons  à 
Aulis  sans  pouvoir  prendre  la  mer.  » 

2.  «  M.  Victor  Hugo,  dit  M.  P.  Mesnard,  trouve  dans  les  vers  49  et 
50  d'Iphigénie  un  exemple  des  images  fausses  dont,  à  l'en  croire,  les 
vers  de  Racine  sont  pleins....  «  C'est  justement,  lui  fait-on  dire,  quand 
('  la  mer  est  immobile  que  la  rame  est  utile.  Et  puis,  quoi  de  plus  faux, 
«  quoi  de  plus  mesquin  que  l'image  de  cette  mer  fatiguée'!  »  (P.  Stapfer, 
les  Artistes  juges  et  parties,  p.  i9)....  L'expression  fatiguer  ta  mer  par  les 
rames  est  de  Virgile,  et  n'avait  jamais  encore  été  trouvée  mesquine.... 
On  peut  se  demander,  il  est  vrai,  si,  par  un  calme  plat,  la  rame 
n'aurait  pu  faire  sortir  les  navires  de  l'Euripe....  Et  quand  on  eût  pu 
sortir  du  détroit  à  la  rame,  aurait-on  pu  entreprendre,  par  ce  calme 
obstiné,  de  naviguer  ainsi  jusqu'à  Troie?...  Au  reste.  Racine  parle  d'un 
prodige  étonnant,  d'tm  miracle  inouï  :  ce  qui  doit  faire  penser  que  les 
lois  de  la  nature  étaient  suspendues,  et  que,  même  sur  cette  mer 
endormie,  la  rame,  par  quelque  volonté  des  Dieux,  était  sans  effet. 
Autrement  un  calme  plat  n'a  rien  en  lui-même  de  prodigieux.  » 
{Lexique  de  Racine,  p.  xlu.)  —  Virgile  n'a  pas  dit  fatiguer  la  mer,  mais  : 

oui  remigio  noctemque  diemqtie  fatigant. 

{Enéide,  iiv.  VllI,  v.  9i.) 
11  a  écrit  ailleurs  : 

....  in  lento  luctantur  marmore  tonsx. 

{Enéide,  Iiv.  Vil,  V.  28.) 
Racine  a  combiné  les  deux  expressions  du  poète  latin. 


648  IPHIGENIE. 

Ce  miracle  inouï  me  fit  tourner  les  yeux 

Vers  la  divinité  qu'on  adore  en  ces  lieux. 

Suivi  de  Ménélas,  de  Nestor,  et  d'Ulysse, 

J'offris  sur  ses  autels  un  secret  sacrifice. 

Quelle  fut  sa  réponse  !  et  quel  devins-je,  Arcas,  55 

Quand  j'entendis  ces  mots  prononcés  par  Calchas! 

((  Vous  armez  contre  Troie  une  puissance  vaine  ^ , 

Si  dans  un  sacrifice  auguste  et  solennel 

Une  fille  du  sang  d'Hélène  ^ 
De  Diane  en  ces  lieux  n'ensanglante  l'autel.  Go 

Pour  obtenir  les  vents  que  le  ciel  vous  dénie, 

Sacrifiez  Iphigénie.  » 


1.  Ce  vers  peut  se  traduire  platement  en  prose  par  :  Voîis  faites  en 
vain  un  puissant  armement.  —  La  Bruyère  a  dit  :  «  Le  Grand  Seigneur 
arme  puissamment  ».  —  Mme  de  Sévigné  a  employé  le  mot  de  puis- 
sance pour  désigner  une  flotte  :  «  Je  ne  puis  que  vous  dire  de  notre 
flotte  :  depuis  le  secours  que  vous  nous  avez  envoyé,  et  que  cette  j)^iis- 
sance  est  en  mer,  nous  n'en  savons  rien  ici  ». 

2.  «  Dans  les  Remarques  sur  /'Iphigénie  de  M.  Racine,  ce  vers  de 
l'oracle  est  critiqué.  Il  s'agit  de  savoir  si  dans  la  pureté  de  notre  langue 
on  peut  également  entendre  par  les  termes  :  taie  fille  du  sang  d'Hé- 
lène..., Ériphile,  lille  d'Hélène,  et  Iphigénie,  sa  nièce....  Cette  manière 
de  parler  :  une  fille  du  sang  d'Hélène,  ne  marque  point  la  fille  d'Hélène, 
de  même  que  ces  paroles,  fille  d'Hélène,  ne  désigneraient  point  Iphi- 
génie sa  nièce,  laquelle  cependant  est  de  son  sang.  »  (Note  de  M.  P.  Mes- 
nard.)  —  L'oracle  de  Racine  a  une  ambiguïté  qui  ne  se  rencontre 
naturellement  pas  dans  Euripide.  Racine  a  suivi  ici  Iphigénie  en  Tau- 
ride  : 

('AyafJLe'ixvwv) 
Elç  ejjLTTup'  r^k^E,  xal  'ké-^zi  Kakya^  TdtSs" 
^Q  TTjO'o'  àvâaawv  'E)v);à6o;  axpaxTiytaç, 
'Ayà[jLc[jLvov,  où  [jlt)  vau;  àcpop[x{aT,ç  yOovoç, 
Tcplv  àv  xopï^v  aTjV  'Icptyévsiav  "ApTe[xi(; 
He-r^  acpaysrjav.  (V.  16-20.) 

«  Agamemnon  recourt  à  un  sacrifice,  et  Calchas  dit  :  «  0  chef  de  l'ar- 
«  mée  des  Grecs,  Agamemnon,  tu  ne  feras  point  prendre  la  mer  à  tes 
«  vaisseaux,  avant  qu'Artémis  ait  reçu  ta  fille  Iphigénie  :  il  faut  l'im- 
«  moler.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  C49 


ARCAS. 

Votre  fille! 

AGAMEMNON. 

Surpris,  comme  tu  peux  penser, 
Je  sentis  dans  mon  corps  tout  mon  sang  se  glacer  K 
Je  demeurai  sans  voix,  et  n'en  repris  l'usage  G5 

Que  par  mille  sanglots  qui  se  firent  passage. 
Je  condamnai  les  Dieux,  et  sans  plus  rien  ouïr^, 
Fis  vœu  sur  leurs  autels  de  leur  désobéir. 
Que  n'en  croyois-je  alors  ma  tendresse  alarmée? 
Je  voulois  sur-le-champ  congédier  l'armée  ^,  70 

1.  Virgile  {Enéide,  liv.  III,  v.  29)  : 

Mihi  frigidiis  horror 
Membra  quatit,  gelidusque  coit  formidine  sanguis. 

«  L'n  frisson  froid  me  secoue  le  corps,  et  mon  sang  s'arrôte,  glacé 
d'effroi.  » 

2.  On  trouve  dans  Racine  :  ouïr,  ouï.  Ces  deux  formes  se  retrouvent 
dans  La  Rochefoucauld,  etc.;  Corneille,  outre  l'infinitif,  emploie  le 
pi'éscnt  de  l'indicatif  et  le  futur,  j'oy,  j'orrai;  l'impératif,  oyons,  et 
surtout  oyez.  Malherbe  emploie  l'infinitif,  o?///-;  les  participes,  oynut, 
ouï;\e  présent  de  l'indicatif,  foi,  fois,  il  oit,  nous  oyons,  vous  oyez', 
l'imparf-'it.  j'oi'ois,  no7/<i  o"'V."o.  //«j  nt'oi^vl  :  !'>  p"cc^  'lôfini.  il  oint\  le 
futur,  f  orrai,  il  orra  (ou  oirra),  vous  oirrez;  le  conditionnel,  il  orroit; 
l'impératif,  oyez;  le  présent  du  subjonctif,  qu'il  oye.  —  Les  grammai- 
riens admettent  encore  aujourd'hui  l'usage  de  l'infinitif  et  des  temps 
composés.  Il  est  curieux  que  l'Académie  admette  en  1765  l'imparfait 
du  subjonctif,  que  fouisse,  dont  elle  ne  parlait  pas  en  1718. 

5.  Euripide  : 

KXuoiv  8'  èycb  Taux',  ôp6to)  XTipuyjJLaTt 
TaA6'J6cov  eIttov  'ndtvx'  à'^iévai  aTpaxôv, 
wç  O'JTcox'  àv  xAà;  6'jyaxÉpa  xxavsîv  i\x-f\v. 
O'j  Z'f\  jx'  àZzX'^f}^,  Ttivxoi  Tpoacpépwv  "koyov, 
ezctas  xXfjVat  oeiva.  (94-98.) 

«Quand  j'eus  entendu  cet  oracle,  j'ordonnai  à  Taltiiybius  de  pro- 
clamer à  haute  voix  le  licenciement  de  l'arniéc,  né  me  sentant  pas  la 


C50  IPIIIGÉNIE. 

Ulysse,  en  apparence  approuvant  mes  discours, 

De  ce  premier  torrent  laissa  passer  le  cours. 

Mais  bientôt  rappelant  sa  cruelle  industrie  S 

11  me  représenta  l'honneur  et  la  patrie. 

Tout  ce  peuple,  ces  rois  à  mes  ordres  soumis,  76 

Et  l'empire  d'Asie  à  la  Grèce  promis  : 

De  quel  front  immolant  tout  l'État  à  ma  fdle. 

Roi  sans  gloire,  j'irois  vieillir  dans  ma  famille  ! 

Moi-même  (je  l'avoue  avec  quelque  pudeur), 

Charmé  de  mon  pouvoir,  et  plein  de  ma  grandeur,        80 

Ces  noms  de  roi  des  rois  et  de  chef  de  la  Grèce, 

Chatouilloient  2  de  mon  cœur  l'orgueilleuse  foiblesse. 

Pour  comble  de  malheur,  les  Dieux  toutes  les  nuits. 

Dès  qu'un  léger  sommeil  suspendoit  mes  ennuis, 

Vengeant  de  leurs  autels  le  sanglant  privilège  5,  85 

Me  venoient  reprocher  ma  pitié  sacrilège. 

Et  présentant  la  foudre  à  mon  esprit  confus*, 

force  de  jamais  tuer  ma  lille.  Alors  mon  frère  [Ménélas],  mettant  en 
avant  toutes  les  raisons  qu'il  put,  me  persuada  d'avoir  cet  horrible 
courage.  »  Racine  substitue  ici,  comme  dans  toute  la  pièce,  Ulysse  à 
Ménélas. 

1.  Industrie  :  adresse,  savoir-faire.  Sens  très  commun. 

2.  Chatouiller^  chatouillement,  chatouilleux,  ont  été  fort  employés 
au  sens  figuré  dans  le  commencement  du  xvu°  siècle.  Malherbe  et  Cor- 
neille usent  fréquemment  de  ces  mots.  Ménage  condamnait  chatouiller 
dans  Mallierbe,  bien  que  Balzac  eût  dit  en  prose  chatouiller  l'esprit. 
Racine  n'a  fait  que  renouveler  une  expression  qui  vieillissait. 

3.  Privilège  a  ici  le  sens  de  droit  :  «  Les  lois  ont  donné  des  privilèges 
aux  pères  et  aux  mères  contre  l'ingratitude  de  leurs  enfants  »  (Mal- 
herbe). Les  hommes  doivent  aux  dieux  la  victime  qu'ils  réclament  par 
leurs  oracles  :  leur  droit  est  méconnu  si  on  la  leur  refuse.  Venger, 
c'est  punir  un  attentat  commis  ou  médité;  venger  un  privilège  implique 
donc  que  le  privilège  a  été  méconnu. 

4-.  Présentant  la  foudre.  —  Racine  traduit  ainsi  le  latin  proponere  : 
«  Cui  cum  omnis  metus,  publicatio  bonorum,  exsilium,  mors  propo- 
neretur  »  (Cicéron,  Pro  Plancio,  41).  «  Comme  on  lui  présentait  tous 
les  moyens  d'intimidation,  confiscation,  exil,  mort.  »  —  Confus  signifie 
ici  :  qui  est  dans  la  confusion,  qu'on  a  confondu,  troublé,  effrayé,  ré- 
duit à  r impuissance. '^ 


ACTE  I,  SCENE  I.  651 

Le  bras  déjà  levé,  menaçoient  mes  refus. 

Je  me  rendis,  Arcas;  et  vaincu  par  Ulysse, 

De  ma  fille,  en  pleurant,  j'ordonnai  le  supplice.  90 

Mais  des  bras  d'une  mère  il  falloit  l'arracher*. 

Quel  funeste  artifice  il  me  fallut  chercher  ! 

D'Achille,  qui  l'aimoit,  j'empruntai  le  langage. 

J'écrivis  en  Argos,  pour  hâter  ce  voyage  *, 

One  ce  guerrier,  pressé  de  partir  avec  nous,  gS 

Vouloit  revoir  ma  fille,  et  partir  son  époux. 


Et  ne  craignez-vous  point  l'impatient^  Achille? 


1.  Ce  vers  a  été  souvent  mal  compris,  et  opposé  à  tort  aux  vers  129 
et  U9.  En  réalité,  l'artifice  imaginé  par  Agamemnon  n'est  que  pour 
faire  venir  Iphigénie  a^  camp  avec  sa  mère.  Il  les  attend  toutes 
deux.  Et  alors  seulement  il  pourra  séparer  la  fille  de  la  mère  :  à 
Mycènes,  jamais  Clytemnestre  ne  se  fût  laissé  arracher  Iphigénie. 
M.  B.  Duryer  Wordworda  fort  bien  expliqué  le  sens. 

2.  Euripide  : 

....  Kàv  ôéXxou  TiTU^^atç 

Tzé [iTiz'.^/'XyCk'kzX  Ouyarsp'  wç  ya[j.oua£VTiv, 
TÔ  t'  dçîwaa  xàvopo;  £-/.ya'jpoû[X£vo<;, 
o"j [xzXsrv  t'  'A/aioiç  O'jvsx.'  ou  ÔsXot,  Xeytov, 
si  [XTi  Trap'  f,iiwv  sla'.v  el;  <ï>9tav  'Kéyo^- 
TZB'.^û)  yàp  eI)(ov  tt^voe  irpô;  SdtjxapT'  £[Jlt,v, 
4'euS'îî  (iuvàt|/a<;  à[jLçpl  xapOsvou  yà[j.ov.  (98-105.) 

«  J'écrivis  une  lettre,  mandant  à  ma  femme  d'envoyer  sa  fille  ici 
pour  épouser  Achille  :  je  faisais  sonner  bien  haut  quel  parti  c'était,  et 
je  disais  qu'il  ne  voulait  pas  s'embarquer  avec  les  Grecs  s'il  n'avait, 
pour  aller  vivre  à  Ptliie,  une  femme  de  notre  famille  :  ce  fut  ainsi  que 
je  persuadai  ma  femme,  en  supposant  un  faux  mariage  pour  ma 
fille.  » 

3.  Impntient,  dans  le  sens  du  latin  impatiens.  Impatiens  est  ordi- 
nairement  suivi    d'un    régime,    cependant   on    le    trouve    employé 


G52  IPHIGENIE. 

Avez-vous  prétendu  que,  muet  et  tranquille, 

Ce  héros,  qu'armera  l'amour  et  la  raison, 

Vous  laisse  pour  ce  meurtre  abuser  de  son  nom?  loo 

Verra-t-il*  à  ses  yeux  son  amante  immolée? 

AGAMEMNON. 

Achille  étoit  absent;  et  son  père  Pelée, 

D'un  voisin  ennemi  redoutant  les  efforts-, 

L'avoit,  tu  t'en  souviens,  rappelé  de  ces  bords; 

Et  cette  guerre,  Arcas,  selon  toute  apparence,  io5 

Auroit  dû  plus  longtemps  prolonger  son  absence. 

Mais  qui  peut  dans  sa  course  arrêter  ce  torrent? 

Achille  va  combattre,  et  triomphe  en  courant; 

absolument.  Macrobe  {Sat.,  VII,  i)  :  Nihil  impatienlius  imperilin.  — 
Euripide  : 

Kal  ■7CW?  'Ayt)v£Ù;  'Xéxxpwv  dtTtTvaxwv 

où  [xsya  cp'jtjwv  6u[j.ov  ÈTtaper 

aol  (x^  t'  à>vdy Ci)  ; 

TÔSô  xai  Seivov....  (124-127.) 

As '.va  y£  xo)v[xa;,  'Ayà|j.î;xvov  à'va^, 

ôç  Tw  TT,?  ôca;;  ar.v  iraîo'  aXoyov 

«paTÎaac  r.yeî  acpâyiov  Aavaot<;.  (133-135.) 

«  Et  comment  Achille,  trompé  dans  l'espoir  de  ce  mariage,  ne  sera- 
t-il  pas  enflammé  d'une  violente  colère  contre  toi  et  ta  femme?  Cela 
est  à  craindre  encore.... 

«  Ton  dessein  est  bien  audacieux,  roi  Agamemnon,  de  vouloir,  sous 
prétexte  de  la  marier  au  lils  de  la  déesse,  amener  ta  fille  ici  pour  ser- 
vir de  victime  aux  Grecs.  « 

1.  Le  sens  est  :  Yerra-t-il  tranquillement,  sans  rien  dire?  Sitppor- 
tera-t-il  de  voir  ? 

2.  «  Ce  passage  parait  être  un  souvenir  du  discours  de  Priam  à  Achille 
[Iliade,  ch.  XXIV,  v.  488  sq.)  : 

Kal  [xév  xou  xstvov  TtEpivaiÉTai  àacplç  èovTeç 

TclpOUj'...  » 

(Note  de  M.  P.  Jlosnard.) 
«  Et  peut-être  des  voisins  le  vexent.  » 


I 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  653 

Et  ce  vainqueur,  suivant  de  près  sa  renommée, 

H)er  avec  la  nuit  arriva  dans  l'armée.  no 

Mais  des  nœuds*  plus  puissants  me  retiennent  le  bras. 
%  fille,  qui  s'approche,  et  court  à  son  trépas; 
Qiù  loin  de  soupçonner  un  arrêt  si  sévère, 
Peut-être  s'applaudit  des  bontés  de  son  père. 
Ma  fille....  Ce  nom  seul,  dont  les  droits  sont  si  saints,  ii5 
Sa  jeunesse,  mon  sang,  n'est  pas  ce  que  je  plains. 
Je  plains  mille  vertus,  une  amour  mutuelle. 
Sa  piété  pour  moi,  ma  tendresse  pour  elle. 
Un  respect  qu'en  son  cœur  rien  ne  peut  balancer. 
Et  que  j'avois  promis  de  mieux  récompenser.  120 

Non,  je  ne  croirai  point,  ô  ciel,  que  ta  justice 
Approuve  la  fureur  de  ce  noir^  sacrifice. 
Tes  oracles  sans  doute  ont  voulu  m'éprouver'; 
Et  tu  me  punirois  si  j'osois  l'achever. 

Arcas,  je  t'ai  choisi  pour  cette  confidence  :  12$ 

Il  faut  montrer  ici  ton  zèle  et  ta  prudence. 
La  Heine,  qui  dans  Sparte  avoit  connu  ta  foi, 
T'a  placé  dans  le  rang  que  tu  tiens  près  de  moi  *. 

1.  Nœud  s'emploie  fréquemment  au  sens  figuré  dans  la  poésie  clas- 
sique et  dans  la  tragédie.  Mais  il  faut  remarquer  qu'ici  Racine  s'atta- 
che, non  pas,  comme  il  arrive  ordinairement,  à  l'idée  de  l'union  que 
serre  le  lien,  mais  à  celle  de  l'entrave  qu'il  apporte. 

2.  Noir  et  noirceur  étaient  alors  très  usités  au  figuré,  dans  le  sens  de 
trisle  ou  de  criminel.  —  Fureur  a  le  sens  de  cruauté^  mais  avec  l'idée 
de  folie,  de  démence,  qui  est  dans  le  latin  furor. 

Expier  la  fureur  d'un  vœu  que  je  déteste. 

{Vhédre,  v.  1650.) 

5.  N'est-ce  pas  un  souvenir  du  sacrifice  d'Abraliam  qui  a  inspiré  cette 
pensée  à  Hacine? 
4.  Dans  Euripide,  c'est  le  vieillard  qui  dit  : 

IIpô?  S'  àvop'  àya66v  t'.îxov  ts  cppàasK;* 
<T-r,  yàp  [x'  àXô/w  tots  Tuvodcpco; 
TtstjLirs'-  (ozp^-fi'j 

auwujxcpoxojjLOv  xz  Sîxaiov*  (-45-48.) 


654  IPHIGÉNIE. 

Prends  cette  lettre,  cours  au-devant  de  la  Reine, 

Et  suis,  sans  t'arrêter,  le  chemin  de  Mycéne.  i3o 

Dès  que  tu  la  verras,  défends-lui  d'avancer, 

Et  rends-lui  ce  billet  que  je  viens  de  tracer. 

Mais  ne  t'écarte  point*  :  prends  un  fidèle  guide. 

Si  ma  fille  une  fois  met  le  pied  dans  l'Aulide, 

Elle  est  morte.  Calchas,  qui  l'attend  en  ces  lieux,  i35 

Fera  taire  nos  pleurs,  fera  parler  les  Dieux; 

Et  la  religion,  contre  nous  irritée,  " 

Par  les  timides  Grecs  sera  seule  écoutée. 

Ceux  même  dont  ma  gloire  aigrit  l'ambition 

Réveilleront  leur  brigue  et  leur  prétention 2,  i4t> 

«  Tu  parleras  à  un  bon,  à  un  fidèle  serviteur;  car  jadis  Tyndare,  me 
sachant  fidèle,  m'a  donné  à  ta  femme  lors  de  son  mariage,  et  m'a  fait 
suivre  la  nouvelle  épouse  dans  ta  demeure.  » 

1.  Ne  t'écarte  point  :  ne  t'égare  point.  Euripide  •. 

Mi^  vuv  (xtît'  àXawoEi;;  "î^ou 
xpfjvaç,  [XTiO'  uitvw  OeX/èfiÇ...  (lil-142.) 
ndvTT^  ôè  TTopov  ayj.ixo'/  à[J.£Îêw7 
Xeucrae,  cpuXào'awv  iiri  tiç  as  XàO-r) 

Ttatoa  xo[J.îv^oua'  èvGotS'  à-jrifîvTi 
Aavawv  irpôç  vaûç...  (144-148.) 

...  KXriOpwv  S'  è^ôpixoi'' 
ï^v  ouv  xoixTraîç  àvr-rjoTri;, 
TiàXiv  s;  ôp[xa<;  aôis  yjxK'.vob^, 
s-jtI  Kux'Xwtcwv  islç  dvixéloïc;.  (149-152.) 

«  Ne  t'arrête  pas  à  l'ombre  des  bois,  près  des  fontaines,  ne  te  laisse 
pas  gagner  par  le  sommeil....  Partout  où  se  croisent  deux  chemins, 
regarde,  et  fais  attention,  tu  pourrais  ne  pas  voir  le  char  rapide  qui 
amène  ma  fille  au  camp  des  Grecs. 

«  Si  tu  la  rencontres,  sortie  déjà  de  l'appartement  des  jeunes  filles, 
fais-la  retourner  en  arrière,  en  pressant  les  chevaux,  jusqu'aux  murs 
sacrés  des  Cyclopes.  » 

2.  Racine  a  dit  dans  Britannicus  (v.  171)  :  «  réveillant  leur  tendresse 
première  ».  Et  Mme  de  Sévigné,  par  une  métaphore  analogue  :  «  On 
crie,  on  fait  du  bruit...  on  réveille  le  dernier  arrêt  ». 


ACTE  J,  SCÈNE  I.  055 

M'arracheront  peut-être  un  pouvoir  qui  les  blesse.... 

Vj,  dis-je,  sauve-la  de  ma  propre  foiblesse. 

Mais  surtout  ne  va  point,  par  un  zèle  indiscret, 

Découvrir  à  ses  yeux  mon  funeste  secret. 

Que,  s'il  se  peut,  ma  fille,  à  jamais  abusée,  i45 

I^'nore  à  quel  péril  je  l'avois  exposée. 

Dune  mère  en  fureur  épargne-moi  les  cris; 

Et  que  ta  voix  s'accorde  avec  ce  que  j'écris*. 

Tour  renvoyer  la  fille,  et  la  mère  offensée, 

Je  leur  écris  qu'Achille  a  changé  de  pensée,  i5o 

Et  qu'il  veut  désormais  jusques  à  son  retour 

Différer  cet  hymen  que  pressoit  son  amour. 

Ajoute,  tu  le  peux,  que  des  froideurs  d'Achille 

On  accuse  en  secret  cette  jeune  Eriphile 

Que  lui-même  captive  amena  de  Lesbos  i55 

Et  qu'auprès  de  ma  fille  on  garde  dans  Argos^. 

C'est  leur  en  dire  assez  :  le  reste,  il  le  faut  taire"'. 

Déjà  le  jour  plus  grand  nous  frappe  et  nous  éclaire  ; 

Déjà  même  l'on  entre,  et  j'entends  quelque  briiit. 

C'est  Achille.  Va,  pars.  Dieux!  Ulysse  le  suit.  i6o 

1.  Le  vieillard  dit,  dans  Euripide  : 

Aéys  xal  aTj|jLaiv',  "va  xal  yXioainr^ 

auvTOva  toî?  aoîç  ypàu.\i.a'yi'j  auôw.  (115-116.) 

«  Parle,  explique-toi,  pour  que  je  mette  mon  langage  d'accord  avec 
ta  lettre.  » 

2.  Racine  semble  employer  indiiréi'emment  les  noms  d'Argos  et  de 
Mycènes.  Il  a  dit  :  «  Suis  le  chemin  de  Myccnes  ».  Les  deux  villes 
étaient  très  voisines,  et  toutes  les  deux  sous  la  puissance  d'Agamemnon. 
Cf.  le  début  de  VÉlectre  de  Sophocle. 

3.  Euripide  : 

....  "16 f  Xsuxatvet 
Toos  ow;  T,8-r]  Xdjxicoua'  i\ù)ii 
xup  T£  Tsôptirirwv  xwv  'Az'kiou'  (156-158.) 

«  Va  :  voici  déjà  la  blanche  lumière  que  répandent  la  brillante  aurore 
et  le  char  enflammé  du  soleil.  » 


t>''0  IPIIIGÉÎsIE. 


SCÈNE  II 
AGAMEMNON,  ACHILLE,  ULYSSE. 

AGAMEMNON. 

(Kioi?  Seigneur,  se  peut-il  que  d'un  cours  si  rapide 

La  victoire  vous  ait  ramené  dans  l'Aulide? 

D'un  courage  naissant  sont-ce  là  les  essais? 

Quels  triomphes  suivront  de  si  nobles  succès! 

La  Thessalie  entière,  ou  vaincue  ou  calmée,  i65 

Lesbos  même  conquise  en  attendant  l'armée, 

De  toute  autre  valeur  éternels  monuments. 

Ne  sont  d'Achille  oisif  que  les  amusements*. 

ACHILLE. 

Seigneur,  honorez  moins  une  foible  conquête  ; 

Et  que  puisse  bientôt  le  ciel  qui  nous  arrête  170 

Ouvrir  un  champ  plus  noble  à  ce  cœur  excité 

Par  le  prix  glorieux  dont  vous  l'avez  flatté  ! 

Mais  cependant.  Seigneur,  que  faut-il  que  je  croie 

D'un  bruit  qui  me  surprend  et  me  comble  de  Joie  ? 

Daignez-vous  avancer  le  succès  de  mes  vœux?  176 

1.  Bossuetdit,  après  le  récit  de  la  bataille  de  Rocroi  :  «  C'en  seroit 
assez  pour  illustrer  une  autre  vie  que  la  sienne;  mais  pour  lui  c'est  le 
premier  pas  de  sa  course  ».  —  Racine  a  imité  Sénèque  {Troyennes, 
V.  250-235)  : 

Hsec  tanta  clades  gentium  ac  tantus  pavor, 
Sparsse  tôt  urbes,  turbinis  vasti  modo, 
Alterius  esset  gloria  ac  summum  decus, 
Iter  est  Achillis.... 

«  Cet  immense  désastre,  cette  terreur  des  peuples,  ces  villes  jetées 
à  bas,  comme  par  un  prodigieux  tourbillon,  ce  serait  la  gloire,  l'hon- 
neur suprême  d'une  autre  vie  :  ce  n'est  que  le  passage  d'Achille.  » 


J 


ACTE  I,  SCENE  II.  657 

Et  bientôt  des  mortels  suis-je  le  plus  heureux  ? 
On  dit  qu'Iphigënie,  en  ces  lieux  amenée, 
Doit  bientôt  à  îon  sort  unir  ma  destinée. 

AGAMEJINON. 

Ma  fille?  Qui  vous  dit  qu'on  la  doit  amener? 

ACHILLE. 

Seigneur,  qu'a  donc  ce  bruit  qui  vous  doive  étonner?  180 

AGAMEMNON,  à  Ulysse. 

Juste  ciel  !  sauroit-il  mon  funeste  artifice  ? 

ULYSSE. 

Seigneur,  Agamemnon  s'étonne  avec  justice. 
Songez-vous  aux  malheurs  qui  nous  menacent  tous  ? 
0  ciel  !  pour  un  hymen  quel  temps  choisissez-vous  ? 
Tandis  qu'à  nos  vaisseaux  la  mer  toujours  fermée         i85 
Trouble  toute  la  Grèce  et  consume  l'armée  ; 
Tandis  que  pour  fléchir  l'inclémence  *  des  Dieux, 
11  faut  du  sang  peut-être,  et  du  plus  précieux, 
Achille  seul,  Achille  à  son  amour  s'applique? 
Voudroit-il  insulter-  à  la  crainte  publique,  190 

Et  que  le  chef  des  Grecs,  irritant  les  destins, 

1.  Virgile  [Enéide,  liv.  II,  v.  602)  : 

Inclementia  divum 
Has  evertit  opes  sternilque  a  culmine  Trojam. 

«  L'inclémence  des  dieux  a  renversé  cette  puissance,  et  précipité 
Troie  de  sa  grandeur.  »  Le  P.  Bouhours  approuve  cette  expression 
(le  Racine;  il  dit  que  le  mot  n'est  pas  très  hien  établi  encore,  et  il 
espère  que,  même  au  sens  figuré,  «  avec  le  temps,  inclémence  pourra 
passer  de  la  poésie  à  la  prose». 

2.  Insulter  «,  d'après  le  latin  insulinre,  qui  gouverne  le  datif.  Cette 
expression  est  familière  à  Racine. 


658  IPIIIGENIE 

Préparât  d'un  hymen  la  pompe  et  les  festins? 

Ah  !  Seigneur,  est-ce  ainsi  que  votre  âme  attendrie 

Plaint  le  malheur  des  Grecs,  et  chérit  la  patrie? 


Dans  les  champs  phrygiens  les  effets  feront  foi  195 

Qui  la  chérit  le  plus,  ou  d'Ulysse  ou  de  moi. 

Jusque-là  je  vous  laisse  étaler  votre  zèle  : 

Vous  pouvez  à  loisir  faire  des  vœux  pour  elle. 

Remplissez  les  autels  d'offrandes  et  de  sang  ; 

Des  victimes  vous-même  interrogez  le  flanc  ;  200 

Du  silence  des  vents  demandez-leur  la  cause  ; 

Mais  moi,  qui  de  ce  soin  sur  Calchas  me  repose, 

Souffrez,  Seigneur,  souffrez  que  je  coure  hâter 

Un  hymen  dont  les  Dieux  ne  sauroient  s'irriter. 

Transporté  d'une  ardeur  qui  ne  peut  être  oisive,  2o5 

Je  rejoindrai  bientôt  les  Grecs  sur  cette  rive. 

J'aurois  trop  de  regret  si  quelque  autre  guerrier 

Au*  rivage  troyen  descendoit  le  premier. 

AGAMEMNON. 

0  ciel  !  pourquoi  faut-il  que  ta  secrète  envie  ^ 

Ferme  à  de  tels  héros  le  chemin  de  l'Asie?  210 

N'aurai-je  vu  briller  cette  noble  chaleur 

Que  pour  m'en  retourner  avec  plus  de  douleur? 

ULYSSE. 

Dieux  !  qu'est-ce  que  j'entends  ? 


Seigneur,  qu'osez-vous  dire  ? 

1.  A  dans  le  sens  de  sur. 

2.  La  tragédie  grecque  et  l'histoire  d'Hérodote  nous  ont  rendu  fami- 
lière l'idée  de  la  jaloaisie  des  Dieux,  qui  ne  permettent  pas  à  l'homme 
de  dépasser  un  certain  degré  de  prospérité,  de  force  et  même  de  vertu. 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  659 


AGAMEMNON. 

Qu'il  faut,  princes,  qu'il  faut*  que  chacun  se  retire; 

Que  d'un  crédule  espoir  trop  longtemps  abusés,  2i5 

Nous  attendons  les  vents  qui  nous  sont  refusés. 

Le  ciel  protège  Troie  ;  et  par  trop  de  présages 

Son  courroux  nous  défend  d'en  chercher  les  passages  *. 

ACHILLE. 

Quels  présages  affreux  nous  marquent  son  courroux? 

AGAMEMNON. 

Vous-même  consultez  ce  qu'il  prédit  de  vous.  220 

Que  sert  de  se  flatter  ?  On  sait  qu'à  votre  tête^ 

Les  Dieux  ont  d'Ilion  attaché  la  conquête  ; 

Mais  on  sait  que  pour  prix  d'un  triomphe  si  beau, 

Ils  ont  aux  champs  troyens  marqué  votre  tombeau  ; 

Que  votre  vie,  ailleurs  et  longue  et  fortunée,  226 

Devant  Troie  en  sa  Heur  doit  être  moissonnée. 

ACHILLE. 

Ainsi,  pour  vous  venger  tant  de  rois  assemblés 

1.  Racine  use  fréquemment  de  la  répétition  d'un  mot,  à  l'ordinaire 
pour  appuyer  sur  l'idée  qu'il  exprime,  quelquefois  seulement  pour 
marquer  la  vivacité  du  sentiment  de  celui  qui  parle.  Dans  ces  répéti- 
tions, le  mot  est  presque  toujours  suivi  d'abord  d'un  adjectif  ou  d'un 
vocatif,  qui  le  soutient  pour  ainsi  dire,  et  repris  ensuite  :  «  Achille  seul, 
Achille...  (v,  189).  —  Souffrez,  seigneur,  souffrez...  (v.  203).  —  Qu'il 
faut,  princes,  qu'il  faut...  »  (v.  21  i). 

■  2.  M.  P.  Mcsnard  rapproche  ce  passage  du  discours  d'Agamemnon 
dans  VIliade  (ch.  II,  v.  liO-lil)  : 

où  vàp  STi  TpoiTjV  aip-fiao [xsv  e'jpuâyutav. 

«  Fuyons  sur  nos  vaisseaux  vers  notre  patrie  :  car  nous  ne  prendrons 
jamais  Troie  aux  larges  rues.  » 

Tête,  dans  le  sens  de  personne^  et  non  de  vie. 


C6)  IPHIGÉNIE. 

D'un  opprobre  éternel  retourneront  comblés; 
Et  Paris,  couronnant  *  son  insolente  flamme, 
Retiendra  sans  péril  la  sœur  de  votre  femme!  23o 

AGAMEMNON. 

lié  quoi?  votre  valeur,  qui  nous  a  devancés, 

N'a-t-elle  pas  pris  soin  de  nous  venger  assez? 

Les  malheurs  de  Lesbos,  par  vos  mains  ravagée, 

Épouvantent  encor  toute  la  mer  Egée. 

Troie  en  a  vu-  la  flamme;  et  jusque  dans  ses  ports,     235 

Les  flots  en  ont  poussé  le  débris  ^  et  les  morts. 

Que  dis-je  ?  les  Troyens  pleurent  une  autre  Hélène 

Que  vous  avez  captive  envoyée  à  Mycène. 

Car,  je  n'en  doute  point,  cette  jeune  beauté 

Garde  en  vain  un  secret  que  trahit  sa  fierté  ;  240 

Et  son  silence  même,  accusant*  sa  noblesse. 

Nous  dit  qu'elle  nous  cache  une  illustre  princesse. 

ACHILLE. 

Non,  non,  tous  ces  détours  sont  trop  ingénieux. 
Vous  lisez  de  trop  loin  dans  les  secrets  des  Dieux. 
Moi,  je  m'aVrèterois  à  de  vaines  menaces?  245 

Et  je  fuirois  l'honneur  qui  m'attend  sur  vos  traces  ? 


1.  Emploi  hardi  du  mot  couronner:  1"  en  mauvaise  part  (Corneille  a 
dit  :  couronner  son  crime)  ;  2°  dans  le  sens,  non  pas  de  mettre  le  comble 
à,  mais  de  récompenser  par  le  succès,  rendre  triomphant. 

2.  L'expression  est  ici  ligurée  et  hyperbolique.  Lesbos  est  située  bien 
au  sud  de  Troie.  —  A  moins  que  Racine  ne  prenne  ici  le  mot  Troie  pour 
le  nom  de  toute  la  contrée,  de  la  Troade  :  c'était  le  sens  exact  de  ïpoîa 
en  grec.  (Cf.  Sophocle,  Electre,  1,  éd.  Tournier.) 

3.  Le  débris.  L'Académie,  dans  son  dictionnaire,  ne  donne  guère  que 
des  exemples  du  singulier.  Furetière  en  cite  un  grand  nombre  aussi. 
Corneille,  Racine  et  leurs  contemporains  s'en  servent  sans  cesse. 

i.  Accusant,  indiquant,  déclarant,  témoignant. 


ACTE  I,  SCENE  II.  C61 

Les  Parques  à  ma  mère,  il  est  vrai,  l'ont  prédit*, 

Lorsqu'un  époux  mortel  fut  reçu  dans  son  lit  : 

Je  puis  choisir,  dit-on,  ou  beaucoup  d'ans  sans  gloire, 

On  peu  de  jours  suivis  d'une  longue  mémoire  2.  aSo 

-Mais  puisqu'il  faut  enfin  que  j'arrive  au  tombeau, 

Voudrois-je,  de  la  terre  inutile  fardeau 5, 

Trop  avare  d'un  sang  reçu  d'une  déesse. 

Attendre  chez  mon  père  une  obscure  vieillesse; 

Et  toujours  de  la  gloire  évitant  le  sentier,  255 

Ne  laisser  aucun  nom,  et  mourir  tout  entier*? 

1.  Racine  se  souvient  ici  da  ix'  clian,  le  l'Iliade,  où  Achille  parle  de 
cette  prédiction  (410-416)  : 

MtiTtip  yàp  TÉ  [xé  çtt^îi  Gsà,  Béxiç  àpyopoTteÇa, 
Gt/OaStaç  Kr^pcnç  çpEps[Jiev  Savàxoio  xeKoaEs. 
Et  [xév  x'  au8i  [xévtov  Tpwwv  i:ô)v!,v  à[JLcpt[JLâ)^0[xa', 
wXsxo  }X£V  \xo'.  vôcTTO?,  àxàp  v.'kéoi;  àcpéiTOv  è'jxai' 
el  Si  x£v  ol'xao'  Yxwjxi  çîTvT^v  è?  TraxpfSa  yaïav, 
j  o!)>vSx6  (xoi  x>v£0(;  £a6)v6v,  êtcI  ôr^pàv  5é  {jloi  alcbv 

I  eaaexai,  oùoé  xé  [x'  wxa  xsXoç  Oavdxoto  xij^sCiri. 

'  «  Ma  mère  la  déesse,  Thétis  aux  pieds  d'argent,  m'a  dit  que  les  Par- 
ques m'offraient  deux  termes  de  mort.  Si  je  reste  ici,  assiégeant  la 
ville  des  Troyens,  je  n'ai  point  de.retovu^  à  attendre  ;  mais  j'aurai  une 
renommée  immortelle.  Si  je  m'en  vais  chez  moi,  dans  ma  patrie,  je 
n'ai  point  de  belle  renommée  à  espérer  ;  mais  une  longue  vie  m'at- 
tend, et  le  terme  de  la  mort  se  recule  pour  moi.  » 

2.  Racine  a  employé  ailleurs  encore  le  mot  mémoire,  absolument, 
pour  désigner  la  mémoire  des  hommes,  le  souvenir  de  la  postérité,  la 
gloire,  et  môme  l'histoire.  Le  latin  memoria  s'employait  souvent  dans 
le  même  sens. 

3.  Imitation  d'Homère,  qui  fait  dire  à  Achille  : 

I'AXV  r^i-J-OLi  xapà  VT,ualv,  èxtujiov  à/Goç  àpoùpt]^. 
{Iliade,  ch.  XVllI,  v.  lOi.) 
«  Je  reste  oisif  près  des  vaisseaux,  inutile  fardeau  de  la  terre.  » 
7'      ~ 


Sont-ils  morts  tous  entiers  avec  leurs  grands  desseins? 

{Cinna,  v.  2J7.) 


662  IPHIGÉNIE. 

Ah  !  ne  nous  formons  point  ces  indignes  obstacles  ; 
L'honneur  parle,  il  suffit  :  ce  sont  là  nos  oracles*. 
Les  Dieux  sont  de  nos  jours  les  maîtres  souverains  ;     [260 
Mais,  Seigneur,  notre  gloire  est  dans  nos  propres  mains  2. 
Pourquoi  nous  tourmenter  de  leurs  ordres  suprêmes  ? 

1.  L'honneur,  c'est  ici  l'honneur  à  acquérir,  la  gloire.—  Ce  sont  là 
nos  oracles.  Cf.  au  vers  1084.  Acliille  dit  dans  Rotrou  {Iphigénie,  IV,  v)  : 

Sur  tout  autre  respect,  l'honneur  m'est  précieux; 
C'est  mon  chef,  c'est  mon  roi,  mon  oracle  et  mes  Dieux. 

Et  Hector  dans  VIliade  (liv.  XII,  v.  2i5)  : 

Eiç  olwvôç  dcp'.axo;,  àii-uveirôai  ttcOi  Ttà'zpr^^. 

(Note  de  M.  Mesnard.) 

«  Un  seul  oracle  est  bon,  de  combattre  pour  notre  patrie.  » 

2.  Cf.  Virgile  : 

Stat  sua  cuique  dies,  brève  et  irrejoarabile  temjnis 
Omnibus  est  vltse  ;  sed  famam  extendere  factis, 
Hoc  virlutis  opus... 

{Enéide,  liv.  X,  v.  4C7.) 

....  ast  de  me  Divûm  pater  atque  hominum  rex 
Vider  it... 

{Ibid.,  V.  743.) 

«  Chaque  homme  a  son  terme  fixé  ;  la  vie  pour  tous  est  courte  et 
irréparable  :  mais  l'œuvre  de  la  valeur,  c'est  d'éterniser  sa  renommée 
par  des  actions.  —  Mais  que  le  père  des  dieux,  roi  des  hommes,  fasse 
de  moi  ce  qu'il  voudra.  » 

—  Ces  vers  de  Racine  et  les  précédents  contiennent  surtout  un  sou- 
venir de  Quinte-Curce,  comme  on  l'a  fait  remarquer  déjà  :  «  Ego  me 
metior  non  setatis  spatio,  sed  glorise.  Licuit  paternis  ojnbus  contenta 
intra  Mncedonix  terminas  per  otium  corporis  exspectare  obscuram  et 
ùjnobilem  senectutem.  Quamquam  ne  pigri  quideni  sibi  fata  disjwnunt, 
sed  iinicum  bonum  diuturnam  vitam  sestimantes  ssepe  acerba  mors  occu- 
2)nt.  ..  (IX,  VI.) 

«  Je  ne  mesure  point  ma  vie  par  le  temps,  mais  par  la  gloire.  J'au- 
rais pu,  sans  sortir  de  la  Macédoine,  content  de  la  puissance  paternelle, 
attendre  sans  rien  faire  une  vieillesse  obscure  et  sans  honneur.  Et 
pourtant  les  fainéants  même  ne  disposent  pas  de  leurs  destinées  :  ils 
font  de  la  longue  durée  de  la  vie  l'unique  bien,  et  souvent  une  mort 
prématurée  les  emporte.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  663 

Ne  songeons  qu'à   nous   rendre   immortels    comme  eux- 

El  laissant  faire  au  sort,  courons  où  la  valeur      [mêmes  ; 

Nous  promet  un  destin  aussi  grand  que  le  leur. 

C'est  à  Troie,  et  j'y  cours  ;  et  quoi  qu'on  me  prédise,    265 

Je  ne  demande  aux  Dieux  qu'un  vent  qui  m'y  conduise  ; 

Et  quand  moi  seul  enfin  il  faudroit  l'assiéger, 

Patrocle  et  moi.  Seigneur,  nous  irons  vous  vengera 

Mais  non,  c'est  en  vos  mains  que  le  destin  la  livre  ; 

Je  n'aspire  en  effet  qu'à  l'honneur  de  vous  suivre.         270 

Je  ne  vous  presse  plus  d'approuver  les  transports 

D'un  amour  qui  m'alloit  éloigner  de  ces  bords  : 

Ce  même  amour,  soigneux  de  votre  renommée, 

Veut  qu'ici  mon  exemple  encourage  l'armée, 

Et  me  défend  surtout  de  vous  abandonner  276 

Aux  timides  conseils  qu'on  ose  vous  donner. ^ 


1.  M.  Paul  Mesnard  fait  sur  ces  deux  vers  la  remarque  suivante  :  «  Il 
y  a  dans  Vlliach  (liv.  XVI,  v,  99,  100)  un  passage  où  Achille  exprime  le 
désir  de  voir  non  seulement  détruire  toute  l'armée  troyenne,  mais  aussi 
l'armée  grecque,  pour  qu'à  eux  seuls,  Patrocle  et  lui,  ils  renversent 
les  murs  sacrés  de  Troie  : 

....  Nwï  8'  èxôuasv  ô>v£Opov, 
ôcsp'  oTo'.  Tpotr,ç  îspà  xpïjOS[j.va  >vûw[j.ev. 

0  Et  nous,  puissions-nous  échapper  à  la  mort,  pour  renverser  à  nous 
seuls  les  murs  sacrés  de  Troie.  » 

«  On  peut  trouver  le  rapport  plus  frappant  encore  avec  l'endroit  du 
même  poème  (liv.  IX,  v.  46-48)  où  Diomède  parle  ainsi  : 

....  El  6è  xal  aùxol 
oeuydvTwv  auv  VT^ual  cpOvTiv  è?  TraxpîSa  yaïav 
vÔJÏ  3',  èyà)  268vs)»d(;  tô,  ]i.(xyi\<s6\i.t^\  el<30-Az  xé%[x<jip 
'Ial'ou  £upo){xev.  » 

l\  «  Qu'ils  fuient  donc  sur  leurs  vaisseaux  vers  leur  patrie  :  nous  deux, 
Sthénélos  et  moi,  nous  combattrons  jusqu'à  ce  que  nous  parvenions  à 
détruire  Troie.  » 


664  IPIIIGENIE. 

SCÈNE  iir 

AGAMEMNON,  ULYSSE. 

ULYSSE. 

Seigneur,  vous  entendez  :  quelque  prix  qu'il  en  coûte, 
Il  veut  voler  à  Troie  et  poursuivre  sa  route. 
Nous  craignions  son  amour  ;  et  lui-même  aujourd'hui 
Par  une  heureuse  erreur  nous  arme  contre  lui.  280 

AGAMEMNON. 

Hélas  ! 

ULYSSE.      . 

De  ce  soupir  que  faut-il  que  j'augure? 
Du  sang  qui  se  révolte  est-ce  quelque  murmure  ? 
Croirai-je  qu'une  nuit  a^  pu  vous  ébranler? 
Est-ce  donc  votre  cœur  qui  vient  de  nous  parler? 
Songez-y.  Vous  devez  votre  fille  à  la  Grèce.  285 

Vous  nous  l'avez  promise;  et  sur  cette  promesse, 
Calchas,  par  tous  les  Grecs  consulté  chaque  jour, 
Leur  a  prédit  des  vents  l'infaillible  retour. 
A  ses  prédictions  si  l'effet  est  contraire. 
Pensez-vous  que  Calchas  continue  à  se  taire  ^  ;  290 

1.  Les  scènes  m,  iv  et  v  du  premier  acte  de  Racine  tiennent  la  place 
de  la  scène  d'Agamemnon  et  de  Ménélas  (épisode  1).  Racine  a  supprimé 
le  rôle  de  Ménélas  et  l'a  remplacé  par  Ulysse. 

2.  Ulysse,  voulant  marquer  fortement  le  soupçon  qu'il  a  conçu,  et 
affirmer  sa  croyance,  emploie  l'indicatif. 

3.  Euripide  : 

Me.  Iloiç;  Ttç  S'  àvayxaaei,  <Jt  tt^v  ye  <j^v  TCTaveiv; 
'Ay.  —  "Atzol^  'Ayatwv  (jvXkoyoq  arpaxsûfxaTOç....  (ol5-5U.) 
Kakya^  èpsî  jia.'TcûjiaT'  'Apystwv  cxpaxw,...  (518.) 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  665 

Que  ses  plaintes,  qu'en  vain  vous  voudrez  apaiser, 

Laissent  mentir  les  Dieux  sans  vous  en  accuser? 

Et  qui  sait  ce  qu'aux  Grecs,  frustrés  de  leur  victime, 

Peut  permettre  un  courroux  qu'ils  croiront  légitime? 

Gardez-vous  de  réduire  un  peuple  furieux,  995 

Seigneur,  à  prononcer  entre  vous  et  les  Dieux. 

-N'est-ce  pas  vous  enfin  de  qui  la  voix  pressante 

Nous  a  tous  appelés  aux  campagnes  du  Xante  *  ; 

Et  qui  de  ville  en  ville  attestiez  les  serments 

Que  d'Hélène  autrefois  firent  tous  les  amants,  3oo 

Ouand  presque  tous  les  Grecs,  rivaux  de  votre  frère, 

La  demandoient  en  foule  à  Tyndare  son  père  ? 

De  quelque  heureux  époux  que  l'on  dût  faire  choix, 

iVous  jurâmes  dès  lors  de  défendre  ses  droits  ; 

Et  si  quelque  insolent  lui  voloit  sa  conquête,  3o5 

IN'os  mains  du  ravisseur  lui  promirent  la  tête  ^. 

O'JXoGv  Çdxsi  vw  axcxvx'  èv  'Apysioiç  [xéiroiç 
Xéçs'.v  S.  KàA/a;  ôéa^ax'  è^T^vTiaaxo, 
xâix'  ù)^  6t;£JTt,v  6ûtjLa  xaxa  ^BÙOQ[iaL'., 
'AoTstAiô'.  Oûaeiv  oç  Huvapxâjaç  cjTpaxôv, 
Gè  xàtx'  aTTOXxstvavxaç  'Apysiouç  xôpT|V 
a'f  iça-,  xeXeùaei.  (528-553.) 

«  Comment?  Qui  te  forcera  à  tuer  ton  propre  enfant? 

«  —  Toute  l'armée  des  Grecs  en  masse 

«  Calclias  dira  les  oracles  à  l'armée  des  Grecs 

«  Je  crois  l'entendre  (Ulysse),  debout  au  milieu  des  Argiens,  dire  les 
oracles  annoncés  par  Calchas,  comment  j'ai  promis  de  sacrifier  ma 
fille  à  Artémis,  et  comment  je  manque  à  ma  foi.  Il  entraînera  l'armée, 
il  poussera  les  Argiens  à  nous  tuer,  toi  et  moi,  pour  immoler  ensuite 
la  jeune  fille.  » 

i.  Le  Xantlie,  que  l'on  appelle  aussi  Scamandre,  était  le  principal 
fleuve  de  la  campagne  troyenne  avec  le  Simoïs. 

2.  Tous  ces  faits  sont  rappelés,  chez  Euripide,  par  Agamemnon  lui- 
même,  dans  le  Prologue.  C'était  Ménélas  qui,  dans  Euripide,  allait 
attester  de  ville  en  ville  les  serments  faits  à  Tyndare. 

....  Kaî  v'.v  elaf.AOsv  xdôe, 
opxou;  auvà'|ai  Sê^iâ<;  xe  cjujxêaXetv 


C66  IPHIGÉNIE. 

Mais  sans  vous,  ce  serment  que  l'amour  a  dicté, 

Libres  de  cet  amour,  l'aurions-nous  respecté? 

Vous  seul,  nous  arrachant  à  de  nouvelles  flammes. 

Nous  avez  fait  laisser  nos  enfants  et  nos  femmes.         3io 

Et  quand,  de  toutes  parts  assemblés  en  ces  lieux. 

L'honneur  de  vous  venger  brille  seul  à  nos  yeux  ; 

Quand  la  Grèce,  déjà  vous  donnant  son  suffrage, 

Vous  reconnoît  l'auteur  de  ce  fameux  ouvrage; 

Que  ses  rois,  qui  pouvoient  vous  disputer  ce  rang,       3i5 

Sont  prêts,  pour  vous  servir,  de  verser  tout  leur  sang. 

Le  seul  Agamemnon,  refusant  la  victoire. 

N'ose  d'un  peu  de  sang  acheter  tant  de  gloire? 

Et  dès  le  premier  pas  se  laissant  effrayer. 

Ne  commande*  les  Grecs  que  pour  les  renvoyer?  32o 

AGAMEMNON. 

Ah  !  Seigneur,  qu'éloigné  du  malheur  qui  m'opprime, 

|xvï]7xf,pa<;  àXkr{KoiiJi  v.olI  3i'  è[XTrupwv 
(TTTOvSà;  xaOstva!,  ■nàirapào'aiTGai  xdoe, 
OTOu  yuvT|  ysvoiTO  TuvSapl?  xôp'f), 
TO'Jxco  (7uva[j.'jvsrv,  e'i  xiç  èx  8ô[xo)v  )va6à)V 
ol'/otxo  xdv  x'  iyov'z'  àirwOô'/fj  'ké/ov^, 
xàirtaxpaxsuasiv  xal  xaxaaxàtj/stv  ttoXiv 
"EXkry  ôjioîoK  pàpSapôv  6'  or:'K(^i'/  p.£xa.  (57-65.) 
(MsvAaov)  -ô  6è  xa6'  'E>."Xà6'  otaxp-^aaç  Spôiato 
opxouç  TiaXaipùç  Tuvoâpsw  [jLapxûpsxai, 
wç  yp}]  pOTjôsiv  xoTaiv  T,o'.x7][xévoi<;    (77-79.) 

«  Tyndare  eut  l'idée  d'obliger  les  prétendants  à  se  lier  par  un  ser- 
ment mutuel,  en  se  donnant  la  main,  en  versant  des  libations  sur  le 
feu  des  sacrifices,  à  jurer  avec  de  terribles  imprécations  qu'ils  défen- 
draient celui  à  qui  la  jeime  fille  serait  donnée,  si  jamais  im  ravisseur 
l'emmenait  à  sa  demeure  et  l'enlevait  à  son  mari,  qu'ils  lui  feraient  la 
guérie,  et  ruineraient  sa  ville,  grecque  ou  barbare,  par  la  force  des 
armes. 

«  Ménélas,  fou  de  regret,  s'en  alla  par  la  Grèce  attester  les  anciens 
serments  faits  à  Tyndare,  qui  obligeaient  de  servir  le  mari  outragé.  >> 

1.  Commander ^  dit  Furetière,  «  régit  l'accusatif  quand  il  s'agit  de 
guerre  ». 


ACTE  I,  SCENE  IV.  667 

Votre  cœur  aisément  se  montre  magnanime  ! 

Mais  que  si  vous  voyiez  ceint  du  bandeau  mortel 

Votre  fils  Télémaque  approcher  de  l'autel, 

>«ous  vous  verrions,  troublé  de  cette  affreuse  image*,  SaS 

Changer  bientôt  en  pleurs  ce  superbe  langage. 

Éprouver  la  douleur  que  j'éprouve  aujourd'hui, 

Kt  courir  vous  jeter  entre  Calchas  et  lui^! 

Seigneur,  vous  le  savez,  j'ai  donné  ma  parole  ; 

Et  si  ma  fille  vient,  je  consens  qu'on  l'immole.  33o 

Mais  malgré  tous  mes  soins  5,  si  son  heureux  destin 

La  retient  dans  Argos,  ou  l'arrête  en  chemin, 

SoufTrez  que  sans  presser  ce  barbare  spectacle. 

En  faveur  de  mon  sang  j'explique  cet  obstacle. 

Que  j'ose  pour  ma  fille  accepter  le  secours  335 

De  quelque  Dieu  plus  doux  qui  veille  sur  ses  jours. 

Vos  conseils  sur  mon  cœur  n'ont  eu  que  trop  d'empire  ; 

Et  je  rougis.... 


SCÈNE  IV 
AGAMEMON,  ULYSSE,  EURYBATE. 

EURYBATE. 

Seigneur.... 

1.  Le  mot  image  désigne  ici  un  spectacle  présent  sous  les  yeux. 

2.  Racine  a  imité  Rotrou  dans  ce  passage,  dit  M.  Paul  Mesnard.  Il 
s'en  est  inspiré  tout  au  plus,  mais  il  s'est  souvenu  plutôt  de  la  légende 
selon  laquelle,  Ulysse  ayant  contrefait  l'insensé  pour  éviter  de  partir 
avec  les  Grecs,  Palamède  plaça  devant  lui,  tandis  qu'il  labourait,  son 
jeune  fils  Télémaque  :  Ulysse  en  l'apercevant  arrêta  la  charrue,  et  sa 
feinte  fut  découverte. 

3.  Un  commentateur  du  xviu»  siècle  a  jugé  que  ce  détour  d'Aga- 
memnon,  qui  a  pris  des  mesures  pour  empêcher  sa  fille  de  venir,  est 
«ne  pe<i7e.ss<?.  Cela  est  possible;  mais  les  grands  hommes  même  usent 
souvent  de  petits  moyens.  Agamemnon  est  père,  mais  il  est  ambitieux, 
et  il  voudrait  sauver  sa  fille  sans  se  compromettre. 


G08  IPIllGENIE. 


AGAMEMNON. 

Ah!  que  vient-on  me  dire? 


La  Reine,  dont  ma  course  a  devancé  les  pas, 

Va  remettre  bientôt  sa  fille  entre  vos  bras.  34o 

Elle  approche.  Elle  s'est  quelque  temps  égarée 

Dans  ces  bois  qui  du  camp  semblent  cacher  l'entrée. 

A  peine  nous  avons,  dans  leur  obscurité. 

Retrouvé  le  chemin  que  nous  avions  quitté. 

AGAMEMNON. 

Ciel  ! 

ELRYBATE. 

Elle  amène  aussi  cette  jeune  Ériphile  345 

Que  Lesbos  a  livrée  entre  les  mains  d'Achille, 
Et  qui  de  son  destin,  qu'elle  ne  connoît  pas. 
Vient,  dit-elle,  en  Aulide  interroger  Calchas. 
Déjà  de  leur  abord  la  nouvelle  est  semée  *  ; 
Et  déjà  de  soldats  une  foule  charmée,  35o 

Surtout  d'Iphigénie  admirant  la  beauté, 

1.  Euripide  : 

....  néTTuaTai  8è  arpaTÔç,  xay^sta  yàp 
SiTi^s  (priixT],  Tiatoa  <tt,v  dcpiyjjLsvTjV. 
115;  5'  zU  ôéotv  ojJLiXo;  ïpy^zxixi  Soôjjlw, 
a-T^v  -jrato'  ottwç  lowuiv  oî  6'  eùoacjjLOVcÇ 
£v  Tcaai  x'Xsivol  xal  TTspîêXs'HTOt  PpoTOÎ^....  (425-429.) 
cpu)?  yàp  XÔ8'  TiXîi  {xaxdp'.ov  zr^  xapôÉvto.  (439.) 

«  Toute  l'armée  a  su,  le  bruit  s'en  est  vite  répandu,  que  ta  fille  arri- 
vait. On  a  couru  voir  en  foule  :  tous  voulaient  apercevoir  ta  fille.  Les 
heureux  de  ce  monde  sont  le  but  de  tous  les  regards,  et  un  grand 

éclat  les  entoure Ce  jour  qui  s'est  levé,  est  un  heureux  jour  pour 

ta  fille.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  669 

Pousse  au  ciel  mille  vœux  pour  sa  félicité. 

Les  uns  avec  respect  environnoient  la  Reine  ; 

D'autres  me  demandoient  le  sujet  qui  l'amène. 

Mais  tous  ils  confessoient  que  si  jamais  les  Dieux  355 

Ne  mirent  sur  le  trône  un  roi  plus  glorieux, 

Également  comblé  de  leurs  faveurs  secrètes  *, 

Jamais  père  ne  fut  plus  heureux  que  vous  l'êtes. 

AGAMEMNON. 

Eurybate,  il  suffit.  Vous  pouvez  nous  laisser. 

Le  reste  me  regarde,  et  je  vais  y  penser  2.  36o 


SCENE  Y 

AGAMEMNON,  ULYSSE. 

AGAMEMNON. 

Juste  ciel,  c'est  ainsi  qu'assurant  ta  vengeance. 

Tu  romps  tous  les  ressorts  de  ma  vaine  prudence  ! 

Encor  si  je  pouvois,  libre  dans  mon  malheur, 

Par  des  larmes  au  moins  soulager  ma  douleur  ! 

Triste  destin  des  rois!  Esclaves  que  nous  sommes^      365 

1.  Secret  a  ici  un  sens  conforme  à  son  étymologie  :  il  signifie  ce  qui 
est  éloigné  de  la  foule,  ce  qui  est  intime,  particulier. 

2.  Euripide  : 

'Ex/.vsj,  àXkà  iTTcT'/c  5w[JidTa)v  è'jw 

Ta  ô'  àXX'  lo'jcjTjÇ  XTiÇ  xuyifiç  è'aTat  xaTvox;,  (440441.) 

«  C'est  assez,  rentre  dans  la  tente.  Que  la  fortune  suive  son  cours,  et 
le  reste  ira  bien.  » 

3.  Euripide  : 

Oîixo'.,  Tt  cpw  SuTTTjVOç;  ap^ojxat  Tiôôev; 
El;  oV  àvàyxTiç  Çeuy(xaT'  eix-ireTiTwxafxev. 


670  IPHIGÉNIE. 

Et  des  rigueurs  du  sort  et  des  discours  des  hommes, 
Nous  nous  voyons  sans  cesse  assiégés  de  témoins  ; 
Et  les  plus  malheureux  osent  pleurer  le  moins*  ! 

ULYSSE. 

Je  suis  père,  Seigneur.  Et  foible  comme  un  autre*, 

TiTTiXOe  oatawv,  toate  twv  aocptajxâxwv 

TZoXktj^  yevsaOai  xwv  ètxwv  ao'ftûxepoç. 

'H  Suffyévsta  5'  wç  è'ysi  xi  ypT,at[JLOv. 

Kal  yàp  Saxpuaai  paotwç  aÙToT<;  ej^et, 

ôÎTcavxà  x'  eiTterv  xîo  Ôè  yevvato)  cputnv 

cxvo)v6a  xaûxa-  icpofTxàxTiv  ys  xou  pîou 

x6v  ôyxov  £)^0[a.£v  xw  x'  ôy)vo)  6ou)v£Ûo[jl£v. 

'Eyw  yàp  £vt6a)v£rv  [xèv  al8oû[JLat  oàxpu, 

tô  \i.i\  SaxpOaat  S'  auO'.ç  al5ou[xai  xàXaç, 

eU  "càç  [X£ytaxaç  (TU[j.9opàç  dcptyiiÉvo;.  (442-453.) 

«  Héla»!  infortuné,  quedirai-je?  Par  où  commencer?  Sous  quel  joug 
de  la  nécessité  suis-je  tombé?  Un  dieu  m'a  pris  au  piège,  plus  habile 
que  toutes  mes  habiletés.  Quel  avantage  n'a  pas  ici  la  basse  naissance? 
Du  mdlns  on  peut  pleurer  et  tout  dire.  Mais  un  grand,  sa  dignité  ne  le 
lui  permet  pas  :  la  grandeur  est  l'arbitre  de  notre  vie,  et  nous  sommes 
les  esclaves  de  la  foule.  Je  rougis  de  pleurer,  mais  je  rougis  aussi  de 
ne  pas  jpleurer,  dans  l'excès  de  malheur  où  je  suis  tombé.  » 

1.  Ennius  disait  dans  sa  traduction  de  VlphUjénie  d'Euripide  : 

Plèbes  in  hoc  rer/i  antistat  loco  :  licet 
Lacrumare  plebci.  régi  honeste  non  licet. 

«  Le  peuple  a  un  avantage  sur  le  roi  :  il  peut  pleurer;  mais  le  roi. 
l'honneur  le  lui  défend.  » 
—  Rotrou  (II,  3)  : 

C'est  un  doux  privilège  à  la  bonne  fortune 
Que  de  pouvoir  pleurer,  quand  le  sort  importune  ; 
Et  c'est  un  triste  effet  de  ma  condition, 
Qu'interdire  la  plainte  à  mon  affliction. 

2.  Foible  se  rapporte  à  Ulysse,  dont  l'idée  est  contenue  dans  l'adjectif 
mon. 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  671 

Mon  cœur  se  met  sans  peine  en  la  place  du  vôtre;       870 

Et  frémissant  du  coup  qui  vous  fait  soupirer, 

Loin  de  blâmer  vos  pleurs,  je  suis  prêt  de  pleurer  *. 

Mais  votre  amour  n'a  plus  d'excuse  légitime  : 

Les  Dieux  ont  à  Calchas  amené  leur  victime. 

11  le  sait,  il  l'attend;  et  s'il  la  voit  tarder,  3^5 

Lui-même  à  haute  voix  viendra  la  demander. 

Nous  sommes  seuls  encor  :  hàtez-vous  de  répandre 

Des  pleurs  que  vous  arrache  un  intérêt  si  tendre. 

Pleurez  ce  sang,  pleurez  ;  ou  plutôt,  sans  pâlir, 

Considérez  l'honneur  qui. doit  en  rejaillir.  38o 

Voyez  tout  l'Hellespont  blanchissant  sous  nos  rames, 

Et  la  perfide  Troie  abandonnée  aux  flammes, 

Ses  peuples  dans  vos  fers,  Priam  à  vos  genoux, 

Hélène  par  vos  mains  rendue  à  son  époux. 

Voyez  de  vos  vaisseaux  les  poupes  couronnées  385 

Dans  cette  même  Aulide  avec  vous  retournées, 

Et  ce  triomphe  heureux  qui  s'en  va^  devenir 

L'éternel  entretien  des  siècles  à  venir. 

AGAMEMNON. 

Seigneur,  de  mes  efl*orts  je  connois  l'impuissance. 

Je  cède,  et  laisse  aux  Dieux  opprimer  l'innocence^.      390 

1.  Corneille,  dans  Horace  (v.  951)  : 

Loin  de  blâmer  les  pleurs  que  je  vous  vois  répandre, 
Je  crois  faire  beaucoup  de  m'en  pouvoir  défendre. 

2.  On  trouve  dans  Corneille  et  dans  les  autres  écrivains  du  xvn"  siècle, 
ainsi  que  dans  Racine,  s'en  aller,  pour  aller,  marquant  simplement  le 
futur. 

3.  Euripide  : 

'AaV  T,xo[jLev  yàp  sic  dvayxaLaç  Tuyaç, 
Ôuyaxpàç  al|xaTTjp6v  èx-irpa^a'.  cpovov.  (511-512.) 

«  Mais  j'en  suis  venu  à  la  nécessité  fatale  d'accomplir  le  sanglant 
sacrifice  de  ma  fille.  » 


672  IPHIGÉNIE. 

La  victime  bientôt  marchera  sur  vos  pas. 
Allez.  Mais  cependant  faites  taire  Calchas  ; 
Et  m'aidant  à  cacher  ce  funeste  mystère  S 
Laissez-moi  de  l'autel  écarter  une  mère. 

1.  Euripide  : 

Eu  [xoi  çuXa^ov,  MevéXewç,  àvà  axpaTÔv 

èX6à)v,  ôirwî  àv  \i)]  K);UTai[xv7)a^Tpa  xàSs 

[xâÔT),  irplv  "AiûTi  TraîS'  è[JiTiv  TcpoaOo)  Xaêwv, 

(i)ç  sic'  éXaj^iaTOtç  8axpuotç  Tzpàaaw  xaxwç.  (538-541.) 

«  Je  te  remets  un  soin,  Ménélas  :  parcours  le  camp,  empêche  que 
Clylemnestre  n'apprenne  la  vérité  avant  que  j'aie  livré  ma  fille  à  Hadès  •. 
que  mon  malheur  me  coûte  le  moins  de  larmes  possible.  » 


FIN   DU    PREMIER    ACTE 


ACTE  II 


SCÈNE  PREMIÈRE 
ÉRIPHILE,  DORIS, 


ERIPHILE. 

Ne  les  contraignons  point,  Doris,  retirons-nous;  SgS 

Laissons-les  dans  les  bras  d'un  père  et  d'un  époux; 
Kt  tandis  qu'à  l'envi  leur  amour  se  déploie, 
Mettons  en  liberté  ma  tristesse  et  leur  joie. 

DORIS. 

Quoi,  Madame?  toujours  irritant  vos  douleurs, 
Croirez-vous  ne  plus  voir  que  des  sujets  de  pleurs?      4oo 
Je  sais  que  tout  déplaît  aux  yeux  d'une  captive, 
Qu'il  n'est  point  dans  les  fers  de  plaisir  qui  la  suive. 
Mais  dans  le  temps  fatal  que  repassant  les  flots, 
Nous  suivions  malgré  nous  le  vainqueur  de  Lesbos; 
Lorsque,  dans  son  vaisseau,  prisonnière  timide,  4^5 

Vous  voyiez  devant  vous  ce  vainqueur  homicide, 
Le  dirai-je  ?  vos  yeux,  de  larmes  moins  trempés, 
A  pleurer  vos  malheurs  étoient  moins  occupés. 
Maintenant  tout  vous  rit  :  l'aimable  Iphigénie 
'une  amitié  sincère  avec  vous  est  unie;  4io 


674  IPIIIGÉNIE. 

Elle  vous  plaint,  vous  voit  avec  des  yeux  de  sœur  ; 

Et  vous  seriez  dans  Troie  avec  moins  de  douceur. 

Vous  vouliez  voir  l'Aulide  où  son  père  l'appelle, 

Et  l'Aulide  vous  voit  arriver  avec  elle. 

Cependant,  par  un  sort  que  je  ne  conçois  pas,  4i5 

Votre  douleur  redouble  et  croît  à  chaque  pas. 


Hé  quoi  ?  te  semble-t-il  que  la  triste  Ériphile 

Doive  être  de  leur  joie  un  témoin  si  tranquille  ? 

Crois-tu  que  mes  chagrins  doivent  s'évanouir 

A  l'aspect  d'un  bonheur  dont  je  ne  puis  jouir  ?  420 

Je  vois  Iphigénie  entre  les  bras  d'un  père  ; 

Elle  fait  tout  l'orgueil  d'une  superbe  mère  ; 

Et  moi,  toujours  en  butte  à  de  nouveaux  dangers. 

Remise  dès  l'enfance  en  des  bras  étrangers. 

Je  reçus  et  je  vois  le  jour  que  je  respire*,  4^5 

Sans  que  mère  ni  père  ait  daigné  me  sourire  2. 

J'ignore  qui  je  suis  ;  et  pour  comble  d'horreur. 

Un  oracle  effrayant  m'attache  à  mon  erreur, 

1,  V.  Hugo  a  critiqué  ce  vers:  «  Vous  rencontrez  à  chaque  instant 
dans  Racine  des  expressions  impropres  et  incohérentes,  comme  celle-ci  : 
le  jour  que  je  respire....  »  (P.  Stapfer,  les  Artistes  juges  et  parties, 
p.  49  et  50.)  —  «  Blâmez  aussi,  répond  M.  P.  Mesnard,  Corneille,  qui 
a  dit: 

Albe  où  j'ai  commencé  de  respirer  le  jour.  {Horace,  v.  29.) 
...  (Ceux)  qui  m'ont  conservé  le  jour  que  je  respire. 

{Cinna,  v.  1458.) 

Et  sans  doute  en  même  temps  Virgile,  chez  qui  l'on  trouve  haurire 
lucem.  »  {Lex.  de  Racine,  p,  xlii.) 

2.  Ce  vers  est  une  réminiscence  de  Virgile  {Èglogues,  liv.  IV.  v.  62)  : 

...  Cui  non  risere  parentes, 
Nec  deiis  hune  mensa,  dea  nec  dignata  cubili  est. 

«  Celui  à  qui  ses  parents  n'ont  pas  souri,  ni  le  souverain  dieu  ne  l'a 
admis  à  sa  table,  ni  la  déesse  ne  l'a  reçu  dans  son  lit.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  675 

Et  quand  je  veux  chercher  le  sang  qui  m'a  fait  naître, 
Me  dit  que  sans  périr  je  ne  me  puis  connaître.  43o 

DORIS. 

Non,  non,  jusques  au  bout  vous  devez  le  chercher. 

Un  oracle  toujours  se  plaît  à  se  cacher  : 

Toujours  avec  un  sens  il  en  présente  un  autre. 

En  perdant  un  faux  nom  vous  reprendrez  le  vôtre. 

C'est  là  tout  le  danger  que  vous  pouvez  courir,  435 

Et  c'est  peut-être  ainsi  que  vous  devez  périr. 

Songez  que  votre  nom  fut  changé  dès  l'enfance. 

ÉRIPHILE. 

Je  n'ai  de  tout  mon  sort  que  cette  connoissance  ; 

Et  ton  père,  du  reste  infortuné  témoin, 

Ne  me  permit  jamais  de  pénétrer  plus  loin.  44o 

Hélas  !  dans  cette  Troie  où  j'étois  attendue, 

Ma  gloire,  disoit-il,  m'alloit  être  rendue  ; 

J'allois,  en  reprenant  et  mon  nom  et  mon  rang. 

Des  plus  grands  rois  en  moi  reconnoître  le  sang. 

Déjà  je  découvrois  cette  fameuse  ville.  445 

Le  ciel  mène  à  Lesbos  l'impitoyable  Achille  : 

Tout  cède,  tout  ressent  ses  funestes  efforts  ; 

Ton  père,  enseveli  dans  la  foule  des  morts, 

Me  laisse  dans  les  fers  à  moi-même  inconnue  ; 

Et  de  tant  de  grandeurs  dont  j'étois  prévenue,  45o 

Vile  esclave  des  Grecs,  je  n'ai  pu  conserver 

Que  la  fierté  d'un  sang  que  je  ne  puis  prouver. 

DORIS. 

Ah  !  que  perdant.  Madame,  un  témoin  si  fidèle, 

La  main  qui  vous  l'ôta  vous  doit  sembler  cruelle  ! 

Mais  Calchas  est  ici,  Calchas  si  renommé,  455 

Qui  des  secrets  des  Dieux  fut  toujours  informé. 

Le  ciel  souvent  lui  parle  .  instruit  par  un  tel  maître. 


676  IPIIIGÉIN'IE. 

Il  sait  tout  ce  qui  fut  et  tout  ce  qui  doit  être  '. 

Pourroit-il  de  vos  jours  ignorer  les  auteurs  ?  460 

Ce  camp  même  est  pour  vous  tout  plein  de  protecteurs. 

Bientôt  Iphigénie,  en  épousant  Achille, 

Vous  va  sous  son  appui  présenter  un  asile. 

Elle  vous  l'a  promis  et  juré  devant  moi, 

Ce  gage  est  le  premier  qu'elle  attend  de  sa  foi. 

ÉRIPDILE. 

Que  dirois-tu,  Doris,  si  passant  tout  le  reste,  465 

Cet  hymen  de  mes  maux  étoit  le  plus  funeste  ? 

DORIS. 

Quoi,  Madame? 


Tu  vois  avec  étonnement 
Que  ma  douleur  ne  souffre  aucun  soulagement. 
Écoute,  et  tu  te  vas  étonner  que  je  vive. 
C'est  peu  d'être  étrangère,  inconnue  et  captive  :  470 

Ce  destructeur  fatal  des  tristes  Lesbiens, 
Cet  Achille,  l'auteur  de  tes  maux  et  des  miens, 
Dont  la  sanglante  main  m'enleva  prisonnière, 
Qui  m'arracha  d'un  coup  ma  naissance  et  ton  père. 
De  qui,  jusques  au  nom,  tout  doit  m'être  odieux,  47^ 

Est  de  tous  les  mortels  le  plus  cher  à  mes  yeux.. 

DORIS. 

Ah  !  que  me  dites-vous  ? 

1.  Homère  {Iliade,  ch.  I,  v.  69-70)  : 

KiXj(ai;.B£3ToptÔ7]ç,  olwvoTrôXtov  oyj  àpicxTOç, 

8ç  fiS-rj  Ta  t'  èôvxa,  xd  x'  èa(yô[xeva,  Ttpô  x'  èdvxa. 

«  Calchas,  fils  de  Thestor,  le  meilleur  des  devins,  qui  sait  le  présent, 
l'avenir,  et  le  passé.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  677 

ÉRIPHILE. 

Je  me  flattois  sans  cesse 
Qu'un  silence  éternel  cacheroit  ma  foiblesse. 
Mais  mon  cœur  trop  pressé  m'arrache  ce  discours, 
Et  te  parle  une  fois,  pour  se  taire  toujours.  48o 

Ne  me  demande  point  sur  quel  espoir  fondée 
De  ce  fatal  amour  je  me  vis  possédée. 
Je  n'en  accuse  point  quelques  feintes  douleurs 
Dont  je  crus  voir  Achille  honorer  mes  malheurs. 
Le  ciel  s'est  fait,  sans  doute,  une  joie  inhumaine  485 

A  rassembler  sur  moi  tous  les  traits  de  sa  haine. 
Rappellerai-je  encor  le  souvenir  affreux 
Du  jour  qui  dans  les  fers  nous  jeta  toutes  deux  ? 
Dans  les  cruelles  mains  par  qui  je  fus  ravie 
Je  demeurai  longtemps  sans  lumière  et  sans  vie.  490 

Enfin  mes  tristes  yeux  cherchèrent  la  clarté  *  ; 
Et  me  voyant  presser  d'un  bras  ensanglanté, 
Je  frémissois,  Doris,  et  d'un  vainqueur  sauvage 
Craignois  de  rencontrer  l'etTroyable  visage. 
J'entrai  dans  son  vaisseau,  détestant*  sa  fureur,  49^ 

Et  toujours  détournant  ma  vue  avec  horreur. 
Je  le  vis  :  son  aspect  n'avoit  rien  de  farouche  ; 
Je  sentis  le  reproche  expirer  dans  ma  bouche  ; 
Je  sentis  contre  moi  mon  cœur  se  déclarer; 
J'oubliai  ma  colère,  et  ne  sus  que  pleurer.  5oo 

Je  me  laissai  conduire  à  cet  aimable  guide. 
Je  l'aimois  à  Lesbos,  et  je  l'aime  en  Aulide. 
Iphigénie  en  vain  s'offre  à  me  protéger, 

1.  Virgile  (Enéide,  liv.  IV,  v.  692)  : 

Qnsesivit  caelo  lucem,  ingemnitque  rej)erta. 

«  Elle  chercha  au  ciel  la  lumière,  et  gémit  de  la  trouver.  » 

2.  Racine  a  fait  un  grand  emploi  de  détester  et  de  détestable,  dans  un 
sens  conforme  à  l'étymologie  (detestari,  maudire). 


G78  IPHIGENIE, 

Et  me  tend  une  main  prompte  à  me  soulager  : 

Triste  effet  des  fureurs  dont  je  suis  tourmentée!  5o5 

Je  n'accepte  la  main  qu'elle  m'a  présentée 

Que  pour  m'armer  contre  elle,  et  sans  me  découvrir, 

Traverser  son  bonheur  que  je  ne  puis  souffrir. 

DORIS. 

Et  que  pourroit  contre  elle  une  impuissante  haine? 
Ne  valoit-il  pas  mieux,  renfermée  à  Mycène,  5io 

Éviter  les  tourments  que  vous  venez  chercher. 
Et  combattre  des  feux  contraints  de  se  cacher? 

ERIPHILE. 

Je  le  voulois,  Doris.  Mais  quelque  triste  image 

Que  sa  gloire  à  mes  yeux  montrât  sur  ce  rivage, 

Au  sort  qui  me  traînoit  il  fallut  consentir  :  5i5 

Une  secrète  voix  m'ordonna  de  partir. 

Me  dit  qu'offrant  ici  ma  présence  importune. 

Peut-être  j'y  pourrois  porter  mon  infortune; 

Que  peut-être  approchant  ces  amants  trop  heureux, 

Quelqu'un  de  mes  malheurs  se  répandroit  sur  eux.       620 

Voilà  ce  qui  m'amène,  et  non  l'impatience 

D'apprendre  à  qui  je  dois  une  triste  naissance. 

Ou  plutôt  leur  hymen  me  servira  de  loi. 

S'il  s'achève,  il  suffît  :  tout  est  fini  pour  moi. 

Je  périrai,  Doris;  et,  par  une  mort  prompte,  S^S 

Dans  la  nuit  du  tombeau  j'enfermerai  ma  honte, 

Sans  chercher  des  parents  si  longtemps  ignorés. 

Et  que  ma  folle  amour  a  trop  déshonorés. 

DOR[S. 

Que  je  vous  plains,  Madame!  et  que  la  tyrannie...! 

ERIPHILE. 

Tu  vois  Agamemnon  avec  Iphigénie.  53q 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  679 

SCÈNE  \V 
AGAMEMNON,  IPHIGÉME,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

IPHIGÉNIE. 

Seigneur,  où  courez-vous?  et  quels  empressements 

Vous  dérobent  sitôt  à  nos  embrassements  ? 

A  qui  dois-je  imputer  cette  fuite  soudaine? 

Mon  respect  a  fait  place  aux  transports  de  la  Reine. 

Un  moment  à  mon  tour  ne  vous  puis-je  arrêter?  535 

Et  ma  joie  à  vos  yeux  n'ose-t-elle  éclater? 

Ne  puis-je...? 

AGAMEMNON. 

Hé  bien!  ma  lille,  embrassez  votre  père, 
Il  vous  aime  toujours. 

IPHIGÉNIE. 

Que  cette  amour  m'est  chère  ! 
Quel  plaisir  de  vous  voir  et  de  vous  contempler  ^ 
Dans  ce  nouvel  éclat  dont  je  vous  vois  briller!  54o 

Quels  honneurs!  quel  pouvoir!  Déjà  la  renommée 
Par  d'étonnants  récits  m'en  avoit  informée  ; 
Mais  que  voyant  de  près  ce  spectacle  charmant, 
Je  sens  croître  ma  joie  et  mon  élonneinent! 
Dieux  !  avec  quel  amour  la  Grèce  vous  révère  !  545 

Quel  bonheur  de  me  voir  la  tille  d'un  tel  père  ! 

i.  Cette  scène  correspond  aux  vers  640-685  d'Euripide. 
2.  Euripide  : 

^ii  itâtep,  èacioûv  a'  àjfxévrj  toaXcÔ  Xpôvio.  (640.) 

0  0  mon  père,  je  te  vois  avec  joie  après  un  si  long  temps.  » 


680  IPHIGÉNIE. 

AGAMEMNON. 

Vous  méritiez,  ma  fille,  un  père  plus  heureux. 

IPHIGÉNIE. 

Quelle  félicité  peut  manquer  à  vos  vœux  ? 

A  de  plus  grands  honneurs  un  roi  peut-il  prétendre  ? 

J'ai  cru  n'avoir  au  ciel  que  des  grâces  à  rendre.  55o 

AGAMEMNON. 

Grands  Dieux!  à  son  malheur  dois-je  la  préparer? 

IPHIGÉNIE. 

Vous  vous  cachez.  Seigneur,  et  semblez  soupirer; 
Tous  vos  regards  sur  moi  ne  tombent  qu'avec  peine  *. 
Avons-nous  sans  votre  ordre  abandonné  Mycène? 

AGAMEMNON. 

iMa  fille,  je  vous  vois  toujours  des  mêmes  yeux.  555 

Mais  les  temps  sont  changés,  aussi  bien  que  les  Heux. 
D'un  soin  cruel  ma  joie  est  ici  combattue. 

IPHIGÉNIE. 

Hé  !  mon  père,  oubliez  votre  rang  à  ma  vue. 

Je  prévois  la  rigueur  d'un  long  éloignement. 

N'osez-vous  sans  rougir  être  père  un  moment?  56o 

Vous  n'avez  devant  vous  qu'une  jeune  princesse 

A  qui  j'avois  pour  moi  vanté  votre  tendresse. 

Cent  fois  lui  promettant  mes  soins,  votre  bonté, 

J'ai  fait  gloire  à  ses  yeux  de  ma  félicité. 

Que  va-t-elle  penser  de  votre  indifférence?  565 

1.  Euripide  : 

'Qî  où  ,3Xéitei;  £Ù>t7i>^ov,  à<T[X£vo<;  \i   ISwv.  (644.) 
«  Que  tu  as  l'air  sévère,  malgré  ta  joie  de  me  revoir  1  » 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  681 

Ai-je  flatté  ses  vœux  d'une  fausse  espérance? 
N'éclaircirez-vous  point  ce  front  chargé  d'ennuis*? 

AGAMEMNON. 

AM  ma  mie! 

IPHIGENIE. 

Seigneur,  poursuivez. 

AGAMEMNON. 

Je  ne  puis. 

IPHIGÉNIE. 

Périsse  le  Troyen  auteur  de  nos  alarmes! 

AGAMEMNON. 

Sa  perte  à  ses  vainqueurs  coûtera  bien  des  larmes*.     570 

IPHIGÉNIE. 

Les  Dieux  daignent  surtout  prendre  soin  de  vos  jours  ! 

AGAMEMNON. 

Les  Dieux  depuis  un  temps  me  sont  cruels  et  sourds. 

1 .  Les  vers  5oo,  537  et  558,  566  viennent  d'Euripide  : 

'Ay.  U6W  àvôpl  '^x^Ckzl  xat  <Jxç>ai.xT^\i'ZT^  {xéXei, 
'l'f .  riap'  èaol  vevoû  vijv,  [ir^  'itl  cppovTtSaç  TpÉTCOu. 
'Ay.  AaX'  elixl  Trapà  101  vûv  âîzaç  xoùx  aXXoôt. 
'l'f.  Mébsç  vuv  ôcppùv  oixfxa  t'  è'xtsivov  ©t)vOv.  (6i5-648.) 

«  Un  roi,  un  clief  d'armée  a  bien  des  soins.  —  Sois  tout  à  moi,  et 
laisse  là  tes  soucis.  —  Mais  je  suis  tout  entier  près  de  toi,  et  ne  suis 
point  ailleurs.  —  Ne  fronce  point  le  sourcil,  et  déride  ton  front.  » 

2.  Euripide  : 

'Icp.  "OXo'.VTO  Xdyyat  xal  xà  Mev£)vSW  xaxa. 

'Ay.  "AXXouç  oXeÏ  -irpôaO'  àjjLè  otoXeaavT,  ïyv..  (658-659.) 

«  Périssent  les  combats,  et  les  maux  dont  Ménélas  est  l'auteur.  — 
D'autres  périront  avant,  et  c'est  ce  qui  me  tue.  » 


C82  IPHIGÉNIE. 

IPHIGÉNIE. 

Calchas,  dit-on,  prépare  un  pompeux  sacrifice. 

AGAMEMNON. 

Puissé-je  auparavant  fléchir  leur  injustice  ! 

IPHIGÉNIE. 

L'ofl'rira-t-on  bientôt? 

AGAMEMNON. 

Plus  tôt  que  je  nç  veux. 


Me  sera-t-il  permis  de  me  joindre  à  vos  vœux? 
Verra-t-on  à  l'autel  votre  heureuse  famille  ? 

AGAMEMNON. 

Hélas  ! 

IPHIGÉNIE. 

Vous  VOUS  taisez? 


AGAMEMNON. 

Vous  y  serez,  ma  fille*. 
Adieu. 

1.  Euripide  : 

'Ay.  B'Jiati  \iz  6ua(av  itpwTa  SsT  xtv'  èv6àSe. 

'Ay.  El'asi  ju*  yepviêwv  yàp  éaTT^^ei  réXa;.  (673-675.) 

«  11  faut  que  je  fas^e  d'abord  un  sacrifice  ici.  —  Mais  nous  y  serons 
avec  toi,  et  nous  verrons  ce  qu'on  peut  voir.  —  Tu  le  verras  :  tu  seias 
près  de  l'autel.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  683 

SCÈNE  m 

IPUIGÉNIE,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

IPHIGÉNIE. 

De  cet  accueil  que  dois-je  soupçonner? 
D'une  secrète  horreur  je  me  sens  frissonner.  58o 

Je  crains,  malgré  moi-même,  un  malheur  que  j'ignore. 
Justes  Dieux,  vous  savez  pour  qui  je  vous  implore. 

ERIPHILE. 

Quoi?  parmi  tous  les  soins  qui  doivent  l'accahler. 

Quelque  froideur  suffit  pour  vous  faire  trembler? 

Hélas!  à  quels  soupirs  suis-je  donc  condamnée,  585 

Moi,  qui  de  mes  parents  toujours  abandonnée, 

Étrangère  partout,  n'ai  pas  même  en  naissant 

Peut-être  reçu  d'eux  un  regard  caressant! 

Du  moins,  si  vos  respects  sont  rejetés  d'un  père. 

Vous  en  pouvez  gémir  dans  le  sein  d'une  mère  ;  590 

Et  de  quelque  disgrâce  enfin  que  vous  pleuriez, 

Quels  pleurs  par  un  amant  ne  sont  point  essuyés? 

IPHIGÉNIE. 

Je  ne  m'en  défends  point  :  mes  pleurs,  belle  Ériphile, 
Ne  tiendroient  pas  longtemps  contre  les  soins  d'Achille; 
Sa  gloire,  son  amour,  mon  père,  mon  devoir,  ôgS 

Lui  donnent  sur  mon  âme  un  trop  juste  pouvoir. 
Mais  de  lui-même  ici  que  faut-il  que  je  pense? 
Cet  amant,  pour  me  voir  brûlant  d'impatience, 
Que  les  Grecs  de  ces  bords  ne  pouvoient  arracher. 
Qu'un  père  de  si  loin  m'ordonne  de  chercher,  600 

S'empresse-t-il  assez  pour  jouir  d'une  vue 


684  IPHIGÉNIE. 

Qu'avec  tant  de  transports  je  croyois  attendue? 

Pour  moi,  depuis  deux  jours  qu'approchant  de  ces  lieux, 

Leur  aspect  souhaité  se  découvre  à  nos  yeux, 

Je  l'attendois  partout;  et  d'un  regard  timide  6o5 

Sans  cesse  parcourant  les  chemins  de  l'Aulide, 

Mon  cœur  pour  le  chercher  voloit  loin  devant  moi, 

Et  je  demande  Achille  à  tout  ce  que  je  voi. 

Je  viens,  j'arrive  enfin  sans  qu'il  m'ait  prévenue. 

Je  n'ai  percé  qu'à  peine  une  foule  inconnue;  6io 

Lui  seul  ne  paroit  point.  Le  triste  Agamemnon 

Semble  craindre  à  mes  yeux  de  prononcer  son  nom. 

Que  fait-il?  Qui  pourra  m'expliquer  ce  mystère? 

Trouverai-je l'amant  glacé  comme  le  père? 

Et  les  soins  de  la  guerre  auroient-ils  en  un  jour  6i5 

Éteint  dans  tous  les  cœurs  la  tendresse  et  l'amour  ? 

Mais  non  ;  c'est  l'offenser  par  d'injustes  alarmes. 

C'est  à.  moi  que  l'on  doit  le  secours  de  ses  armes. 

Il  n'étoit  point  à  Sparte  entre  tous  ces  amants 

Dont  le  père  d'Hélène  a  reçu  les  serments  :  620 

Lui  seul  de  tous  les  Grecs,  maitre  de  sa  parole, 

S'il  part  contre  lUon,  c'est  pour  moi  qu'il  y  vole; 

Et  satisfait  d'un  prix  qui  lui  semble  si  doux. 

Il  veut  même  y  porter  lé  nom  de  mon  époux. 


SCÈNE  IV 

CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

CLYTEMNESTRE. 

Ma  fille,  il  faut  partir  sans  que  rien  nous  retienne,      GaS 
Et  sauver,  en  fuyant,  votre  gloire  et  la  mienne. 
Je  ne  m'étonne  plus  qu'interdit  et  distrait 
Votre  père  ait  paru  nous  revoir  à  regret. 


ACTE  II,  SCENE  IV.  685 

Aux  affronts  d'un  refus  craignant  de  vous  commettre, 
Il  m'avoit  par  Arcas  envoyé  cette  lettre.  63o 

Arcas  s'est  vu  trompé  par  notre  égarement, 
Et  vient  de  me  la  rendre  en  ce  même  moment. 
Sauvons,  encore  un  coup,  notre  gloire  offensée. 
Pour  votre  hymen  Achille  a  changé  de  pensée. 
Et  refusant  l'honneur  qu'on  lui  veut  accorder,  635 

Jusques  à  son  retour  il  veut  le  retarder. 

ERIPHILE. 

Qu'entends-je? 

CLYTEMNESÏRE. 

Je  vous  vois  rougir  de  cet  outrage. 
11  faut  d'un  noble  orgueil  armer  votre  courage. 
Moi-même,  de  l'ingrat  approuvant  le  dessein, 
Je  vous  l'ai  dans  Argos  présenté  de  ma  main;  640 

Et  mon  choix,  que  flattoit  le  bruit  de  sa  noblesse, 
Vous  dônnoit  avec  joie  au  fds  d'une  déesse. 
Mais  puisque  désormais  son  lâche  repentir 
Dément  le  sang  des  Dieux,  dont  on  le  fait  sortir. 
Ma  fille,  c'est  à  nous  de  montrer  qui  nous  sommes,      645 
Et  de  ne  voir  en  lui  que  le  dernier  des  hommes. 
Lui  ferons-nous  penser,  par  un  plus  long  séjour, 
Que  vos  vœux  de  son  cœur  attendent  le  retour? 
Rompons  avec  plaisir  un  hymen  qu'il  diffère. 
J'ai  fait  de  mon  dessein  avertir  votçe  père;  65o 

Je  ne  l'attends  ici  que  pour  m'en  séparer; 
Et  pour  ce  prompt  départ  je  vais  tout  préparer. 

(A  Ériphile.) 

Je  ne  vous  presse  point.  Madame,  de  nous  suivre; 
En  de  plus  chères  mains  ma  retraite  vous  livre. 
De  vos  desseins  secrets  on  est  trop  éclairci;  C55 

Et  ce  n'est  pas  Calchas  que  vous  cherchez  ici. 


686  IPHIGÉNIE. 

SCÈNE  V 
IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

IPHIGÉNIE. 

En  quel  funeste  état  ces  mots  m'ont-ils  laissée! 

Pour  mon  hymen  Achille  a  changé  de  pensée? 

11  me  faut  sans  honneur  retourner  sur  mes  pas, 

Et  vous  cherchez  ici  quelque  autre  que  Calchas?  660 

ÉRIPHILE. 

Madame,  à  ce  discours  je  ne  puis  rien  comprendre. 

IPHIGÉNIE. 

Vous  m'entendez  assez,  si  vous  voulez  m'enteiidre. 

Le  sort  injurieux  me  ravit  un  époux  ; 

Madame,  à  mon  malheur  m'abandonnerez-vous? 

Vous  ne  pouviez  sans  moi  demeurer  à  Mycène  ;  665 

Me  verra-t-on  sans  vous  partir  avec  la  Reine? 

ÉRIPHILE. 

Je  voulois  voir  Calchas  avant  que  de  partir. 

IPHIGÉNIE. 

Que  tardez- vous,  Madame,  à  le  faire  avertir? 

ÉRIPHILE. 

D'Argos,  dans  un  moment,  vous  reprenez  la  route. 

IPHIGÉNIE. 

Un  moment  quelquefois  éclaircit  plus  d'un  doute.         670 
Mais,  Madame,  je  vois  que  c'est  trop  vous  presser; 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  687 

Je  vois  ce  que  jamais  je  n'ai  voulu  penser  : 
Achille....  Vous  brûlez  que  je  ne  sois  partie. 

ÉRIPHILE. 

Moi?  vous  me  soupçonnez  de  cette  perfidie? 

Moi,  j'aimerois,  Madame,  un  vainqueur  furieux,  676 

Qui  toujours  tout  sanglant  se  présente  à  mes  yeux, 

Qui  la  flamme  à  la  main,  et  de  meurtres  avide, 

Mit  en  cendres  Lesbos.... 

IPHIGÉNIE. 

Oui,  vous  l'aimez,  perfide*. 
Et  ces  mêmes  fureurs  ^  que  vous  me  dépeignez, 
Ces  bras  que  dans  le  sang  vous  avez  vus  baignés,         680 
Ces  morts,  cette  Lesbos,  ces  cendres,  cette  flamme, 
Sont  les  traits  dont  l'amour  l'a  gravé  dans  votre  âme  ; 
Et  loin  d'en  détester  le  cruel  souvenir. 
Vous  vous  plaisez  encore  à  m'en  entretenir. 
Déjà  plus  d'une  fois  dans  vos  plaintes  forcées  685 

J'ai  dû  voir  et  j'ai  vu  le  fond  de  vos  pensées. 
Mais  toujours  sur  mes  yeux  ma  facile  bonté 
A  remis  le  bandeau  que  j'avois  écarté. 
Vous  l'aimez.  Que  faisois-je  ?  et  quelle  erreur  fatale 
M'a  fait  entre  mes  bras  recevoir  ma  rivale?  690 

Crédule,  je  l'aimois.  Mon  cœur  même  aujourd'hui 
De  son  parjure  amant  lui  promettoit  l'appui. 
Voilà  donc  le  triomphe  où  j'étois  amenée. 

1.  «  La  jalousie  d'Iphigénie,  causée  par  le  faux  rapport  d'Arcas,  et 
qui  occupe  la  moitié  du  second  acte,  parait  trop  étrangère  au  sujet  et 
trop  peu  tragique.  »  (Voltaire,  Dict.  phiL,  Art  dram,,  éd.  de  Kelil,  note 
des  éditeurs  Condorcet  et  Decroix.)  Il  faut  remarquer  que  cette  jalou- 
sie lie  plus  étroitement  Ériphile  à  l'action;  Racine  ne  néglige  rien  de 
ce  qui  peut  l'y  mêler  continuellement,  tant  il  a  peur  do  laisser  aperce- 
voir qu'elle  n'a  été  inventée  que  pour  le  dénouement. 

2.  (jes  mêmes  fureurs,  ces  /tireurs  elles-mêmes.  «  La  même  année  du 
siège  de  Dôle.  »  (Racine,  t.  V,  p.  96.) 


688  IPHIGÉNIE. 

Moi-même  à  votre  char  je  me  suis  enchaînée. 

Je  vous  pardonne,  hélas  !  des  vœux  intéressés,  69$ 

Et  la  perte  d'un  cœur  que  vous  me  ravissez. 

Mais  que  sans  m'avertir  du  piège  qu'on  me  dresse, 

Vous  me  laissiez  chercher  jusqu'au  fond  de  la  Grèce 

L'ingrat  qui  ne  m'attend  que  pour  m'abandonner^ 

Perfide,  cet  affront  se  peut-il  pardonner?  700 

ÉREPHILE. 

Vous  me  donnez  des  noms  qui  doivent  me  surprendre, 

Madame  :  on  ne  m'a  pas  instruite  à  les  entendre  ; 

Et  les  Dieux,  contre  moi  dés  longtemps  indignés, 

A  mon  oreille  encor  les  avoient  épargnés. 

Mais  il  faut  des  amants  excuser  l'injustice.  7o5 

Et  de  quoi  vouliez-vous  que  je  vous  avertisse? 

Avez-vous  pu  penser  qu'au  sang  d'Agamemnon 

Achille  préférât  une  fille  sans  nom, 

Qui  de  tout  son  destin  ce  qu'elle  a  pu  comprendre, 

C'est  qu'elle  sort  tl'un  sang  qu'il  brûle  de  répandre?     710 


Vous  triomphez,  cruelle,  et  bravez  ma  douleur. 

Je  n'avois. pas  encor  senti  tout  mon  malheur; 

Et  vous  ne  comparez  votre  exil  et  ma  gloire 

Que  pour  mieux  relever  votre  injuste  victoire. 

Toutefois  vos  transports  sont  trop  précipités.  716 

Ce  même  Agamemnon  à  qui  vous  insultez. 

Il  commande  à  la  Grèce,  il  est  mon  père,  il  m'aime, 

11  ressent  mes  douleurs  beaucoup  plus  que  moi-même. 

Mes  larmes  par  avance  avoient  su  le  toucher; 

J'ai  surpris  ses  soupirs  qu'il  me  vouloit  cacher.  720 

Hélas  !  de  son  accueil  condamnant  la  tristesse, 

J'osois  me  plaindre  à  lui  de  son  peu  de  tendresse! 


1! 


ACTE  II,  SCÈNE  Vil  689 

SCÈNE  \I 

ACHILLE,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

ACHILLE. 

n  est  donc  vrai,  Madame,  et  c'est  vous  que  je  vois. 

Je  soupçonnois  d'erreur  tout  le  camp  à  la  fois. 

Vous  en  Aulide?  vous?  Hé!  qu'y  venez-vous  faire?         726 

D'où  vient  qu'Agamemnon  m'assuroit  le  contraire  ? 


Seigneur,  rassurez-vous.  Vos  vœux  seront  contents. 
Iphigénie  encor  n'y  sera  pas  longtemps. 


SCÈNE  VII 

ACHILLE,  ÉRIPHILE,  DORIS. 

ACHILLE. 

Elle  me  fuit!  Veillé-je?  ou  n'est-ce  point  un  songe? 

Dans  quel  trouble  nouveau  cette  fuite  me  plonge!         73o 

Madame,  je  ne  sais  si,  sans  vous  irriter, 
Achille  devant  vous  pourra  se  présenter; 
Mais  si  d'un  ennemi  vous  souffrez  la  prière. 
Si  lui-même  souvent  a  plaint  sa  prisonnière. 
Vous  savez  quel  sujet  conduit  ici  leurs  pas;  735 

Vous  savez.... 


690  IPIIIGEME. 


ERIPHILE. 


Quoi  ?  Seigneur,  ne  le  savez-vous  pas, 
Vous  qui  depuis  un  mois,  brûlant  sur  ce  rivage, 
Avez  conclu*  vous-même  et  hâté  leur  voyage? 


De  ce  même  rivage  absent  depuis  un  mois, 

Je  le  revis  hier  pour  la  première  fois.  740 

ERIPHILE. 

Quoi?  lorsqu'Agamemnon  écrivoit  à  Mycène, 

Votre  amour,  votre  main  n'a  pas  conduit  la  sienne? 

Quoi?  vous  qui  de  sa  fille  adoriez  les  attraits.... 

ACHILLE. 

Vous  m'en  voyez  encore  épris  plus  que  jamais, 

Madame;  et  si  l'effet  eût  suivi  ma  pensée,  745 

Moi-même  dans  Argos  je  l'aurois  devancée. 

Cependant  on  me  fuit.  Quel  crime  ai-je  commis? 

Mais  je  ne  vois  partout  que  des  yeux  ennemis. 

Que  dis-je?  en  ce  moment  Calchas,  Nestor,  Ulysse, 

De  leur  vaine  éloquence  employant  l'artifice,  75o 

Combattoient  mon  amour,  et  sembloient  m'annoncer 

Que  si  j'en  crois  ma  gloire,  il  y  faut  renoncer. 

Quelle  entreprise  ici  pourroit  être  formée? 

Suis-je,  sans  le  savoir,  la  fable  de  l'armée? 

Entrons.  C'est  un  secret  qu'il  leur  faut  arracher.  755 

1.  Conclure,  au  sens  de  décider,  s'arrêter,  déterminer.  Conclure  se 
dit  là  où  il  y  a  convention  et  accord.  «  Ce  mariage  a  été  conclu,  mais  il 
ne  sera  exécuté  que  dans  un  an  »  (Furetière). 


ACTE  II,  SCÈNE  VIll.  691 


SCÈNE  VIII 

ÊRIPHILE,  DORIS. 


Dieux,  qui  voyez  ma  honte,  où  me  dois-je  cacher?    '  i 

Orgueilleuse  rivale,  on  t'aime,  et  tu  murmures?  ..; 
Soufîrirai-je  à  la  fois  ta  gloire  et  tes  injures? 

Ah!  plutôt....  Mais,  Doris,  ou  j'aime  à  me  flatter,  v^ 

Ou  sur  eux  quelque  orage  est  tout  prêt  d'éclater.  760     | 

J'ai  des  yeux.  Leur  bonheur  n'est  pas  encor  tranquille.  5 

On  trompe  Iphigénie;  on  se  cache  d'Achille;  . 

Agamemnon  gémit.  Ne  désespérons  point;  *^ 

Et  si  le  sort  contre  elle  à  ma  haine  se  joint,  j 

Je  saurai  profiter  de  cette  intelligence  765      \ 

Pour  ne  pas  pleurer  seule  et  mourir  sans  vengeance.  • 


FIN   DU   SECOND   ACTE 


ACTE  III 


■  i 


SCÈNE   PREMIÈRE* 
AGAMEMNON,  CLYTEMNESTRE. 

CLYTEMNESTRE. 

Oui,  Seigneur,  nous  partions;  et  mon  juste  courroux 

Laissoit  bientôt  Achille  et  le  camp  loin  de  nous. 

Ma  fille  dans  Argos  couroit  pleurer  sa  honte. 

Mais  lui-même,  étonné  d'une  fuite  si  prompte,  770 

Par  combien  de  serments,  dont  je  n'ai  pu  douter, 

Vient-il  de  me  convaincre  et  de  nous  arrêter! 

Il  presse  cet  hymen  qu'on  prétend  qu'il  diffère. 

Et  vous  cherche,  brûlant  d'amour  et  de  colère  : 

Prêt  d'imposer  silence  à  ce  bruit  imposteur,  775 

Achille  en  veut  connoître  et  confondre  l'auteur. 

Bannissez  ces  soupçons  qui  troubloient  notre  joie.  1 

AGAMEMNON. 

Madame,  c'est  assez.  Je  consens  qu'on  le  croie. 

Je  reconnois  l'erreur  qui  nous  avoit  séduits, 

Et  ressens  votre  joie  autant  que  je  le  puis,  780 

Vous  voulez  que  Calchas  l'unisse  à  ma  famille  : 

1.  Scène  correspondant  aux  vers  723-740  d'Euripide. 


i 


ACTE  lit,  SCÈNE  I.  693     ; 

Vous  pouvez  à  l'autel  envoyer  votre  fille  ;  ] 
Je  l'attends.  Mais  avant  que  de  passer  plus  loin, 

J'ai  voulu  vous  parler  un  moment  sans  témoin.  / 

Vous  voyez  en  quels  lieux  vous  l'avez  amenée  :  785    ] 

Tout  y  ressent  la  guerre,  et  non  point  l'hyménée.  l 

Le  tumulte  d'un  camp,  soldats  et  matelots,  J 

Vjh  autel  hérissé  de  dards,  de  javelots,  ,; 

Tout  ce  spectacle  enfin,  pompe  digne  d'Achille,  : 

Pour  attirer  vos  yeux  n'est  point  assez  tranquille  ;  790    l 

Et  les  Grecs  y  verroient  l'épouse  de  leur  roi  ■! 

Dans  un  état  indigne  et  de  vous  et  de  moi.  '• 

M'en  croirez-vous?  Laissez,  de  vos  femmes  suivie,  ^ 

A  cet  hymen,  sans  vous,  marcher  Iphigénie.  i 

CLYTEMNESTRE.  ! 

Qui?  moi?  que  remettant  ma  fille  en  d'autres  bras,  796   '] 

Ce  que  j'ai  commencé,  je  ne  l'achève  pas?  ; 

Qu'après  l'avoir  d'Argos  amenée  en  Aulide,  ; 

Je  refuse  à  l'autel  de  lui  servir  de  guide?  } 

Dois-je  donc  de  Calchas  être  moins  près  que  vous?  ] 

Et  qui  présentera  ma  fille  à  son  époux?  800    ] 

Quelle  autre  ordonnera  cette  pompe  sacrée?  ^ 

AGAMEMNON.  fl 

î 

Vous  n'êtes  point  ici  dans  le  palais  d'Atrée.  1 

Vous  êtes  dans  un  camp....  ^ 

CLYTEMNESTRE.  1 

OÙ  tout  vous  est  soumis;  j 

Où  le  sort  de  l'Asie  en  vos  mains  est  remis;  ) 

Où  je  vois  sous  vos  lois  marcher  la  Grèce  entière  ;  8o5    j 

Où  le  fils  de  Thétis  va  m'appeler  sa  mère.  ;; 

Dans  quel  palais  superbe  et  plein  de  ma  grandeur  j 

Puis-je  jamais  paroître  avec  plus  de  splendeur?  ,; 


694  IPHIGENIE. 


AGÂMEMNON. 


Madame,  au  nom  des  dieux  auteurs  de  notre  race, 
Daignez  à  mon  amour  accorder  cette  grâce.  8io 

J'ai  mes  raisons. 


CLYTEMNESTRE. 

Seigneur,  au  nom  des  mêmes  dieux, 
D'un  spectacle  si  doux  ne  privez  point  mes  yeux. 
Daignez  ne  point  ici  rougir  de  ma  présence. 

AGAMEMNON. 

.l'avois  plus  espéré  de  votre  complaisance. 

Mais  puisque  la  raison  ne  vous  peut  émouvoir,  8i5 

Puisqu'enfm  ma  prière  a  si  peu  de  pouvoir, 

Vous  avez  entendu  ce  que  je  vous  demande. 

Madame  :  je  le  veux,  et  je  vous  le  commande. 

Obéissez*. 

1.  Au  vers  793  correspond  le  vers  d'Euripide  : 

OlaS'  ouv  5  Spaaov,  w  yûvai  ;  irtOou  5s  [xo'.. 
«  Femme,  sals-tu  ce  que  tu  devrais  faire?  écoute-moi.  » 
Au  vers  805,  le  vers  : 

Où  xaXôv  èv  6y\if  a'  è^0!J.'A£r<T6at  aTpaTOÛ.  (735.) 

«  Il  n'est  pas  convenable  que  tu  restes  au  milieu  de  cetf^'  foule  de 
soldats.  » 

Au  vers  818,  le  vers  •. 

IltôoG.  —  Ma  T-ï^v  àvaaaav  'Apyeiav  6eàv.  (739.) 

«  Obéis.  —  Non,  par  la  déesse  Argien-ne.  » 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  605 

SCÈNE  II 
CLYTEMNESTRE,  seule. 

D'où  vient  que  d'un  soin  si  cruel 
L'injuste  Agamemnon  m'écarte  de  l'autel?  820 

Fier  de  son  nouveau  rang  m'ose-t-il  méconnoître? 
Me  croit-il  à  sa  suite  indigne  de  paroître? 
Ou  de  l'empire  encor  timide  possesseur, 
N'oseroit-il  d'Hélène  ici  montrer  la  sœur? 
Et  pourquoi  me  cacher?  et  par  quelle  injustice  826 

Faut-il  que  sur  mon  front  sa  honte  rejaillisse? 
Mais  n'importe  :  il  le  veut,  et  mon  cœur  s'y  résout. 
Ma  fille,  ton  bonheur  me  console  de  tout. 
Le  ciel  te  donne  Achille  ;  et  ma  joie  est  extrême 
De  t'entendre  nommer....  Mais  le  voici  lui-même.  83o 


SCÈNE  m 

ACHILLE,  CLYTEMNESTRE. 

ACHILLE. 

Tout  succède.  Madame,  à  mon  empressement. 
Le  Roi  n'a  point  voulu  d'autre  éclaircissement; 
H  en  croit  mes  transports;  et  sans  presque  m'entendre. 
Il  vient,  en  m'embrassant,  de  m'accepter  pour  gendre. 
H  ne  m'a  dit  qu'un  mot.  Mais  vous  a-t-il  conté  835 

Quel  bonheur  dans  le  camp  vous  avez  apporté? 
Les  Dieux  vont  s'apaiser.  Du  moins  Calchas  publie 
Qu'avec  eux,  dans  une  houro,  il  nous  réconcilie; 


696  IPIIIGENIE. 

Que  Neptune  et  les  vents,  prêts  à  nous  exaucer, 

N'attendent  que  le  sang  que  sa  main  va  verser.  840 

Déjà  dans  les  vaisseaux  la  voile  se  déploie, 

Déjà  sur  sa  parole  ils  se  tournent  vers  Troie. 

Pour  moi,  quoique  le  ciel,  au  gré  de  mon  amour. 

Dût  5  encore  des  vents  retarder  le  retour, 

Que  je  quitte  à  regret  la  rive  fortunée  845 

Où  je  vais  allumer  les  flambeaux  d'hyménée; 

Puis-je  ne  point  chérir  l'heureuse  occasion 

D'aller  du  sang  troyen  sceller  notre  union, 

Et  de  laisser  bientôt,  sous  Troie  ensevelie. 

Le  déshonneur  d'un  nom  à  qui  le  mien  s'allie?  85o 


SCÈNE  IV 

ACHILLE,  CLYTEMESTRE,  IPHIGÉNIE,  ÉRIPHILE, 
DORIS.  ^GINE. 


Princesse,  mon  bonheur  ne  dépend  que  de  vous. 
Votre  père  à  l'autel  vous  destine  un  époux  : 
Venez  y  recevoir  un  cœur  qui  vous  adore. 

IPHIGÉNIE. 

Seigneur,  il  n'est  pas  temps  que  nous  partions  encore. 

La  Reine  permettra  que  j'ose  demander  855 

Un  gage  à  votre  amour,  qu'il  me  doit  accorder. 

Je  viens  vous  présenter  une  jeune  princesse. 

Le  ciel  a  sur  son  front  imprimé  sa  noblesse. 

De  larmes  tous  les  jours  ses  yeux  sont  arrosés  ; 

Vous  savez  ses  malheurs,  vous  les  avez  causés.  860 

Moi-même  (où  m'emportoit  une  aveugle  colère?) 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  697 

J'ai  tantôt,  sans  respect  ^  affligé  sa  misère. 

Que  ne  puis-je  aussi  bien  par  d'utiles  secours 

Réparer  promptement  mes  injustes  discours? 

Je  lui  prête  ma  voix,  je  ne  puis  davantage.  865 

Vous  seul  pouvez,  Seigneur,  détruire  votre  ouvrage. 

Elle  est  votre  captive  ;  et  ses  fers  que  je  plains. 

Quand  vous  l'ordonnerez,  tomberont  de  ses  mains, 

Commencez  donc  par  là  cette  heureuse  journée. 

Qu'elle  puisse  à  nous  voir  n'être  plus  condamnée.         870 

Montrez  que  je  vais  suivre  aux  pieds  de  nos  autels 

Un  roi  qui  non  content  d'effrayer  les  mortels, 

A  des  embrasements  ne  borne  point  sa  gloire. 

Laisse  aux  pleurs  d'une  épouse  attendrir  sa  victoire, 

Et  par  les  malheureux  quelquefois  désarmé,  875 

Sait  imiter  en  tout  les  dieux  qui  l'ont  formé  2. 

ÉRIPHILE. 

Oui,  Seigneur,  des  douleurs  soulagez  la  plus  vive. 

La  guerre  dans  Lesbos  me  fit  votre  captive. 

Mais  c'est  pousser  trop  loin  ses  droits  injurieux, 

Qu'y  joindre  le  tourment  que  je  soufTre  en  ces  lieux.     880 

ACHILLE. 

Vous,  Madame? 

ÉRIPHILE. 

Oui,  Seigneur;  et  sans  compter  le  reste, 
Pouvez-vous  m'imposer  une  loi  plus  funeste 
Que  de  rendre  mes  yeux  les  tristes  spectateurs 

1.  Sam  respect:  sans  égard  pour  cette  misère. 

2.  La  pensée  que  Racine  a  mise  dans  la  bouche  d'Iphigénie  avait  été 
exprimée  quelques  années  auparavant  par  Pellisson,  dans  sa  défense  de 
Fouquet.  Il  prie  Louis  XIV  de  faire  que  la  postérité  dise  de  lui  :  «  Il  eut 
autant  de  bonté  et  de  douceur  que  de  fermeté  et  de  courage,  et  no  crut 
pas  bien  représenter  en  terre  le  pouvoir  de  Dieu,  s'il  n'en  imitoit  la 
clémence.  »  (1"  Discours  au  roi.) 


098  IPIIIGEiNIE. 

De  la  félicité  de  mes  persécuteurs? 

J'entends  de  toutes  parts  menacer  ma  patrie;  885 

Je  vois  marcher  contre  elle  une  armée  en  furie; 

Je  vois  déjà  l'hymen,  pour  mieux  me  déchirer, 

Mettre  entre  vos  mains  le  feu  qui  la  doit  dévorer. 

Souffrez  que  loin  du  camp  et  loin  de  votre  vue, 

Toujours  infortunée  et  toujours  inconnue,  890 

J'aille  cacher  un  sort  si  digne  de  pitié. 

Et  dont  mes  pleurs  encor  vous  taisent  la  moitié. 

ACHILLE. 

C'est  trop,  belle  princesse.  Il  ne  faut  que  nous  suivre. 
Venez,  qu'aux  yeux  des  Grecs  Achille  vous  déhvre; 
Et  que  le  doux  moment  de  ma  félicité  895 

Soit  le  moment  heureux  de  votre  liberté. 


SCÈNE  V* 

CLYTEMNESTRE,  ACHILLE,  IPHIGÉNIE,  ÊRIPIIILE, 
ARCAS,  ^GINE,  DORIS. 

ARCAS. 

Madame,  tout  est  prêt  pour  la  cérémonie. 

Le  Roi  près  de  l'autel  attend  Iphigénie  ; 

Je  viens  la  demander.  Ou  plutôt  contre  lui. 

Seigneur,  je  viens  pour  elle  implorer  votre  appui.         900 


Arcas,  que  dites-vous?  ,  j 

CLYTEMNESTRE. 

Dieux!  que  vient-il  m'apprendre? 

i 
1.  Scène  correspondant  au  troisième  épisode  de  la  tragédie  grecque.  l 

J 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  699 

ARCAS,  à  Achille. 

Je  ne  vois  plus  que  vous  qui  la  puisse  défendre. 

ACHILLE. 

Contre  qui? 

ARCAS. 

Je  le  nomme  et  l'accuse  à  regret. 
Autant  que  je  l'ai  pu,  j'ai  gardé  son  secret. 
Mais  le  fer,  le  bandeau,  la  flamme  est  toute  prête.        goS 
Dût  tout  cet  appareil  retomber  sur  ma  tête, 
Il  faut  parler. 

CLYTEMNESTRE. 

Je  tremble.  Expliquez- vous,  Arcas. 

ACHILLE. 

Qui  que  ce  soit,  parlez,  et  ne  le  craignez  pas^ 

ARCAS. 

Vous  êtes  son  amant,  et  vous  êtes  sa  mère  : 
Gardez-vous  d'envoyer  la  princesse  à  son  père.  910 

CLYTEMNESTRE. 

Pourquoi  le  craindrons-nous? 

ACHILLE. 

Pourquoi  m'en  défier? 

ARCAS. 

Il  l'attend  à  l'autel  pour  la  sacrifier^ 

i.  «  C'est  ainsi  qu'Achille,  dans  l'Iliade,  livre  I,  vers  85-9i,  exhorte 
Calchas  à  parler  hardiment,  sans  craindre  Agamemnon  lui-même.  » 
(Note  de  M.  l\  Mesnard.) 

2.  Euripide  : 

TT.  riaîoa  crh,v  iraTTjp  6  cpûaaç  aùxô/stp  [j-éXXet  xTavetv. 
K.  IIox;;  àiré-reTua',  u)  ^epatè,  [xG6ov  où  yàp  eu  cppovetç. 


700  IPHIGENIE. 

ACHILLE. 

Luil 

CLYTEMNESTRE. 

Sa  fille  ! 

IPHIGENIE. 

Mon  père! 

ERIPHILE. 

0  eiel  !  quelle  nouvelle  ! 

ACHILLE. 

Quelle  aveugle  fureur  pourroit  l'armer  contre  elle? 

Ce  discours  sans  horreur  se  peut-il  écouter?  9i5 

ARCAS. 

Ah  !  Seigneur,  plût  au  ciel  que  je  pusse  en  douter  ! 

Par  la  voix  de  Calchas  l'oracle  la  demande  ; 

De  toute  autre  victime  il  refuse  l'offrande  ; 

Et  les  Dieux,  jusque-là  protecteurs  de  Paris, 

Ne  nous  promettent  Troie  et  les  vents  qu'à  ce  prix.      920 

CLYTEMNESTRE. 

Les  Dieux  ordonneroient  un  meurtre  abominable? 

IPHIGÉNIE. 

Ciel!  pour  tant  de  rigueur,  de  quoi  suis-je  coupable*? 

n.  <I>aaydv(i>  )i£'jxT|V  cpoveûwv  tTjÇ  TaXaiirtôpou  SépT^v...  (872-875.) 
nâvx'  è'j(£i;*  'ApT£[JLiSi  Oûaeiv  itarSa  a-^jV  [xé>k)v£i  iraT-^p.  (883.) 

«  Le  père  va  tuer  sa  fille  de  sa  main.  —  Comment?  Je  repousse  cette 
parole,  vieillard  :  tu  n'es  pas  dans  ton  bon  sens.  —  11  doit  enfoncer  le 
fer  dans  le  cou  blanc  de  l'infortunée....  Tu  sais  tout  :  ta  fille  doit  être 
sacrifiée  à  Diane  par  son  père.  » 

1.  t  On  pourrait  observer,  disent  Condorcet  et  Decroix  dans  leur  édi- 
tion de  Voltaire  {Dict.  phil.,  Art  dram.),  que  dans  une  tragédie  où  un 


ACTE  III,  SCÈ>'E  V.  701 


CLYTEMNESTRE. 


Je  ne  m'étonne  plus  de  cet  ordre  cruel 
Qui  m'avoit  interdit  l'approche  de  l'autel. 

iPHlGÉiNlE,  à  Achille. 
Et  voilà  donc  l'hymen  où  j'étois  destinée!  925 


Le  Roi,  pour  vous  tromper,  feignoit  cet  hyménée. 
Tout  le  camp  même  encore  est  trompé  comme  vous*. 

CLYTEMNESTRE. 

Seigneur,  c'est  donc  à  moi  d'embrasser  vos  genoux. 

père  veut  immoler  sa  fille  pour  faire  changer  le  vent,  à  peine  aucun 
des  personnages  ose  s'élever  contre  cette  atroce  absurdité.  Clytemnestre 
seule  prononce  ces  deux  vers  : 

Le  ciel,  le  juste  ciel,  par  le  meurtre  honoré, 
Du  sang  de  l'innocence  est-il  donc  altéré?  {IV,  iv.) 

«  ...  Mais  Racine,  en  condamnant  les  sacrifices  humains,  eût  craint  de 
manquer  de  respect  à  Abraham  et  Jephté.  »  Non,  mais  Racine,  étant 
poète  de  théâtre,  s'est  gardé  d'appuyer  sur  l'atrocité,  invraisemblable 
plus  encore  que  révoltante  pour  son  public,  d'un  événement  sur  lequel 
repose  toute  la  pièce. 

1.  Euripide,  pour  le  vers  917  : 

K.  'Ex  xfvoç  Xoyou;  xCç  aùtôv  ouitàywv  dXajTopwv; 

n.  Oéacpaô',  ûç  yé  or\<j'.  KdX/a;,  "va  Ttopeû'riTa;  a-rpaTÔç.  (878-879.) 

«  Pour  quelle  raison?  quelle  divinité  vengeresse  le  pousse? —  Un 
oracle,  à  ce  que  dit  Calchas,  afin  que  l'armée  parte.  » 
Pour  le  vers  926' 

K.  '0  ôè  yàjxoç  tiv'  el^e  -jtpoaaatv,  r\  [i   èx6[xta£v  èx  Sdjxwv; 

n.  "Iv  'ày^ïO'?  yjxipou^'  'A/tXXeï  iratSa  vu(xçpeuc;ou(Ta  a-i^v.  (884-885.) 

«  Et  quel  motif  avait  ce  mariage,  qui  m'a  fait  venir  d'Argos?  — 
C'était  pour  que  tu  menasses  volontiers  ta  fille,  croyant  la  marier  à 
Achille.  » 


702  IPHIGENIE 

ACHILLE,  la  relevant. 
Ah!  Madame. 

CLYTEMNESTRE. 

Oubliez  une  gloire  importune  ; 
(^e  triste  abaissement  convient  à  ma  fortune.  gSo 

Heureuse  si  mes  pleurs  vous  peuvent  attendrir, 
Une  mère  à  vos  pieds  peut  tomber  sans  rougir*. 
C'est  votre  épouse,  hélas!  qui  vous  est  enlevée; 
Dans  cet  heureux  espoir  je  l'avois  élevée. 
C'est  vous  que  nous  cherchions  sur  ce  funeste  bord;     gSS 
Et  votre  nom,  Seigneur,  l'a  conduite  k  la  mort. 

1.  Euripide  : 

Où%  èiraLSeoÔTfidôixeaôa  irpocncsasiv  x6  <tôv  yovu, 

6v7)TÔ;  SX  6s5ç  veywTa*  tC  yàp  èyà>  ae[JLvûvo(xai; 

fj  xtvoi;  aTrouSaaxÉov  [xot,  [xàXXov  f,  téxvou  irépt; 

"AXX'  à[XUVov,  o)  ôeaç  Trat,  tï\  t'  è\i.r^  Sujirpa^Ca 

Tfi  T£  XejrôsÎTi;)  SàjJLapTt  arj,  [xAtt^v  [xâv,  akV  ôfxwç. 

Sot  xaxaaTé'^aa'  èycl)  viv  Tiyov  wç  yaixcuitévriv, 

vijv  5'  è-Ki  CTcpayàç  xojxtÇw  aol  5'  ôveiSoç  "^exai, 

ouTi;  oùx  f.ijLUvaç-  el  yàp  \iy\  yàjjLOta'.v  s^ûyT);, 

àW  èyCkri^f]^  yoûv  TaXatvTiç  itapôévou  9)^.0;  Trôatç. 

npôç  ysveiàSo;  ae,  -npôç  af,ç  Ôe^iaç,  iipôç  [jLT,T£poç* 

ôvo[xa  yàp  tô  aôv  jx'  àirtô^kecx',  w  a'  (X[xuvà6£iv  ypewv. 

O'jvc  eyw  |3w[jl6v  xaxa'-puyetv  à>;Xov  t,  tô  aôv  yôvu.  (900-912.) 

«  Je  ne  rougiraipas  de  tomber  à  tes  genoux,  simple  mortelle,  devant 
le  fils  d'une  déesse.  Car  à  quoi  me  servirait  l'orgueil?  Où  puis-je 
prendre  plus  d'intérêt  qu'à  mon  enfant?  Viens  en  aide,  ô  fils  d'une 
déesse,  à  mon  infortune,  à  la  jeune  fille  qu'on  a  nommée  ta  femme, 
faussement,  il  est  vrai,  mais  enfin  on  l'a  nommée  ta  femme.  C'est 
pour  toi  que  je  l'avais  couronnée,  pour  toi  que  je  l'amenais,  pour 
t'épouser  :  mais  c'est  à  la  mort  que  je  la  conduis.  La  honte  sera  pour 
toi,  si  tu  lui  refuses  ton  secours,  car,  si  tu  ne  l'as  pas  épousée,  la  mal- 
heureuse enfant,  on  t'a  pourtant  appelé  son  mari.  Par  ton  menton, 
par  ta  main,  par  ta  mère,  je  t'implore  :  c'est  ton  nom  qui  nous  perd, 
tu  dois  en  défendre  l'honneur.  Je  n'ai  d'autre  autel  où  me  réfugier 
que  tes  genoux.  » 


ACTE  III,  SCENE  YI.  705 

Ira-t-elle,  des  Dieux  implorant  la  justice, 

Embrasser  leurs  autels  parés  pour  son  supplice? 

Elle  n'a  que  vous  seul.  Vous  êtes  en  ces  lieux 

Son  père,  son  époux,  son  asile,  ses  Dieux  ^  940 

Je  lis  dans  vos  regards  la  douleur  qui  vous  presse. 

Auprès  de  votre  époux,  ma  fille,  je  vous  laisse. 

Seigneur,  daignez  m'attendre,  et  ne  la  point  quitter. 

A  mon  perfide  époux  je  cours  me  présenter. 

Il  ne  soutiendra  point  la  fureur  qui  m'anime.  945 

Il  faudra  que  Calchas  cherche  une  autre  victime. 

Ou  si  je  ne  vous  puis  dérober  à  leurs  coups. 

Ma  fille,  ils  pourront  bien  m'immoler  avant  vous. 


SCÈNE  VI  i 

ACHILLE,  IPHIGÉNIE.  i 

ACHILLE.  •: 

Madame,  je  me  tais,  et  demeure  immobile.  J 

Est-ce  à  moi  que  l'on  parle,  et  connoît-on  Achille  ?        gSo  } 

Une  mère  pour  vous  croit  devoir  me  prier  ?  ; 

Une  reine  à  mes  pieds  se  vient  humilier?  ;; 

Et  me  déshonorant  par  d'injustes  alarmes,  i 

Pour  attendrir  mon  cœur  on  a  recours  aux  larmes  ?  1 

(jui  doit  prendre  à  vos  jours  plus  d'intérêt  que  moi  ?    955  ; 
Ah  !  sans  doute  on  s'en  peut  reposer  sur  ma  foi. 

1.  M.  Paul  Mesnard  rapproche  ces  vers  de  «  la  touchante  apostrophe 

d'Andrornaque  à  Hector  »  (Iliade,  ch.  VI,  v.  429,  430)  :  ^ 

■  J 

...  'Axàp  fT'j  [xoi  èaal  itaxT|p  xal  irôxvta  [x-^TT,p,  '| 

'H6è  xaTtyvTiXOî,  <sb  os  [xoi  ôaAepèç  Tiapaxo^xTiç.  ; 

i 

«  Tu  es  mon  père,  mon  auguste  mère,  mon  frère  ;  et  tu  es  mon 

robuste  époux.  »  } 


70  i  IPHIGÉNIE. 

L'outrage  me  regarde  ;  et  quoi  qu'on  entreprenne, 

Je  réponds  d'une  vie  où  j'attache  la  mienne. 

Mais  ma  juste  douleur  *  va  plus  loin  m'engager. 

C'est  peu  de  vous  défendre,  et  je  cours  vous  venger,     960 

Et  punir  à  la  fois  le'  cruel  stratagème 

Qui  s'ose  de  mon  nom  armer  contre  vous-même  *. 

IPHIGÉNIE. 

Ah  !  demeurez,  Seigneur,  et  daignez  m'écouter. 

ACHILLE. 

Quoi?  Madame,  un  barbare  osera  m'insulter? 

Il  voit  que  de  sa  sœur  je  cours  venger  l'outrage  ;  965 

1.  Ma  juste  douleur.  L'expression  est  déjà  dans  Malherbe.  Douleur 
a  le  sens  de  ressentiment,  comme  dolor  en  latin.  Virgile  {Enéide,  liv.  1, 

V.  25)  : 

Necdum  etiam  causas  irarum  sxvique  dolores 
Exciderant  anima. 

«  Les  causes  de  ressentiments,  les  poignantes  douleurs  ne  s'étaient 
point  encore  effacées  de  son  esprit.  » 

2.  Euripide  : 

KouTiOTs  xopT)  ari  irpôç  iraTpôç  acpay^asTai, 
é[Xï)  cpaTiaôsia'-  où  yàp  èp-TiTvéxeiv  irXoxài; 
èyeb  irapé^w  aw  TTÔaei  toùfxôv  ôsfxaç. 
Toûvo|xa  yàp,  el  xai  [x-î^  atSfipov  fjpaTO, 
Toùjxôv  çpoveuaei  Traioa  <tt\v.  Tô  6'  aÏTiov 
TTÔatç  adç'  àyvôv  ô'  o'jxst'  èaxt  awjx'  èfiôv, 
el  5t'  e[x'  ô);stxa',  Stà  xe  xoùç  è[jLOÙç  yà[j.ou? 
•fi  Ssivà  x'Xàaa  xoùx  àvsxxà  Tiapôévoç, 
6au[j.aaxà  8'  wç  Àvâ^t'  TixifxauixévTi.  (935-9-44.) 

«  Jamais  ta  fille  ne  sera  immolée  par  son  père,  ayant  été  appebée  ma 
femme.  Je  ne  laisserai  pas  ton  mari  se  servir  de  moi  pour  ses  intrigues. 
Ce  serait  mon  nom,  même  sans  lever  le  fer  sur  elle,  qui  tuerait  ta 
fille.  Le  coupable  serait  ton  mari  :  mais  moi,  resterais-je  sans  souillure, 
si  pour  moi,  pour  mon  hymen,  mourait  cette  vierge  infortunée,  vic- 
time d'une  horrible  calamité,  et  du  plus  injuste  traitement?  » 


4 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  705 

Il  sait  que  le  premier  lui  donnant  mon  suffrage, 

Je  le  fis  nommer  chef  de  vingt  rois  ses  rivaux  ; 

Et  pour  fruit  de  mes  soins,  pour  fruit  de  mes  travaux, 

Pour  tout  le  prix  enfin  d'une  illustre  victoire. 

Qui  le  doit  enrichir,  venger,  combler  de  gloire,  970 

Content  et  glorieux  du  nom  de  votre  époux, 

Je  ne  lui  demandois  que  l'honneur  d'être  à  vous. 

Cependant  aujourd'hui,  sanguinaire,  parjure, 

C'est  peu  de  violer  l'amitié,  la  nature. 

C'est  peu  que  de  vouloir  sous  un  couteau  mortel  975 

Me  montrer  votre  cœur  fumant  sur  un  autel  : 

D'un  appareil  d'hymen  couvrant  ce  sacrifice, 

11  veut  que  ce  soit  moi  qui  vous  mène  au  supplice  ? 

(jue  ma  crédule  main  conduise  le  couteau  ? 

Qu'au  lieu  de  votre  époux  je  sois  votre  bourreau  *?      980 

Et  quel  étoit  pour  vous  ce  sanglant  hyménée. 

Si  je  fusse  arrivé  plus  tard  d'une  journée? 

Quoi  donc  ?  à  leur  fureur  livrée  en  ce  moment 

Vous  iriez  à  l'autel  me  chercher  vainement; 

Et  d'un  fer  imprévu  vous  tomberiez  frappée,  985 

En  accusant  mon  nom  qui  vous  auroit  trompée? 

Il  faut  de  ce  péril,  de  cette  trahison. 

Aux  yeux  de  tous  les  Grecs  lui  demander  raison. 

A  l'honneur  d'un  époux  vous-même  intéressée, 

Madame,  vous  devez  approuver  ma  pensée.  990 

Il  faut  que  le  cruel  qui  m'a  pu  mépriser 

Apprenne  de  quel  nom  il  osoit  abuser. 

IPHIGÉNIE. 

Hélas  !  si  vous  m'aimez,  si  pour  grâce  dernière 

1.  Achille  dit  énergiquement  dans  Rotrou  (III,  v)  : 

Le  crime  qu'il  propose  est  mien,  si  je  l'endure  • 
Snns  tenir  le  couteau  je  ferois  la  blessure; 
Et  pour  être  appelé  l'auteur  de  son  trépas, 
N'importe  qui  la  tue,  ou  mon  nom  ou  mon  bras. 


706  IPHIGÉNIE. 

Vous  daignez  d'une  amante  écouter  la  prière, 

C'est  maintenant,  Seigneur,  qu'il  faut  me  le  prouver.   995 

Car  enfin  ce  cruel,  que  vous  allez  braver, 

Cet  ennemi  barbare,  injuste,  sanguinaire. 

Songez,  quoi  qu'il  ait  fait,  songez  qu'il  est  mon  père. 


Lui,  votre  père  ?  Après  son  horrible  dessein, 

Je  ne  le  connois  plus  que  pour  votre  assassin.  1000 


C'est  mon  père.  Seigneur,  je  vous  le  dis  encore, 

Mais  un  père  que  j'aime,  un  père  que  j'adore. 

Qui  me  chérit  lui-même,  et  dont  jusqu'à  ce  jour 

Je  n'ai  jamais  reçu  que  des  marques  d'amour. 

Mon  cœur,  dans  ce  respect  élevé  dès  l'enfance,  ioo5 

Ne  peut  que  s'affliger  de  tout  ce  qui  l'offense. 

Et  loin  d'oser  ici,  par  un  prompt  changement. 

Approuver  la  fureur  de  votre  emportement. 

Loin  que  par  mes  discours  je  l'attise  moi-même, 

Croyez  qu'il  faut  aimer  autant  que  je  vous  aime,         loio 

Pour  avoir  pu  souffrir  tous  les  noms  odieux 

Dont  votre  amour  le  vient  d'outrager  à  mes  yeux. 

Et  pourquoi  voulez-vous  qu'inhumain  et  barbare 

11  ne  gémisse  pas  du  coup  qu'on  me  prépare  ? 

Quel  père  de  son  sang  se  plait  à  se  priver?  10 1 5 

Pourquoi  me  perdroit-il  s'il  pouvoit  me  sauver? 

J'ai  vu,  n'en  doutez  point,  ses  larmes  se  répandre. 

Faut-il  le  condamner  avant  que  de  l'entendre  ? 

Hélas  !  de  tant  d'horreurs  son  cœur  déjà  troublé 

Doit-il  de  votre  haine  être  encore  accablé  ?  1020 


Quoi?  Madame,  parmi  tant  de  sujets  de  crainte. 
Ce  sont  là  les  frayeurs  dont  vous  êtes  atteinte? 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  707 

Un  cruel  (comment  puis-je  autrement  l'appeler?) 

Par  la  main  de  Calchas  s'en  va  vous  immoler  ; 

Et  lorsqu'à  sa  fureur  j'oppose  ma  tendresse,  102 5 

Le  soin  de  son  repos  est  le  seul  qui  vous  presse? 

On  me  ferme  la  bouche  ?  on  l'excuse?  on  le  plaint? 

C'est  pour  lui  que  l'on  tremble,  et  c'est  moi  que  l'on  craint  ■ 

Triste  effet  de  mes  soins  1  Est-ce  donc  là,  Madame, 

Tout  le  progrès  qu'Achille  avoit  fait  dans  votre  âme?  io3<) 

IPUICÉNIE. 

Ah,  cruel  !  cet  amour,  dont  vous  voulez  douter, 

Ai-je  attendu  si  tard  pour  le  faire  éclater? 

Vous  voyez  de  quel  œil  et  comme  indilférente 

J'ai  reçu  de  ma  mort  la  nouvelle  sanglante. 

Je  n'en  ai  point  pâli.  Que  n'avez-vous  pu  voir  io35 

A  quel  excès  tantôt  alloit  mon  désespoir, 

Quand  presque  en  arrivant  un  récit  peu  fidèle 

M'a  de  votre  inconstance  annoncé  la  nouvelle  ! 

Quel  trouble  !  Quel  torrent  de  mots  injurieux' 

Accusoit  à  la  fois  les  hommes  et  les  Dieux!  io4o 

Ah!  que  vous  auriez  vu,  sans  que  je  vous  le  die. 

De  combien  votre  amour  m'est  plus  cher  que  ma  vie  ! 

Qui  sait  même,  qui  sait  si  le  ciel  irrité 

A  pu  soutfrir  l'excès  de  ma  félicité? 

Hélas!  il  me  sembloit  qu'une  flamme  si  belle  io45 

M'élevoit  au-dessus  du  sort  d'une  mortelle. 


Ah!  si  je  vous  suis  cher,  ma  princesse,  vivez-. 

1.  Ces  quatre  vers  (1039-101-2)  sont  stippriinés  dans  l'édition  de  1(397 
la  dei-nière  qu'ait  vue  tiacine.  l'eut-étre  en  a-t-il  trouvé  les  sentiments 
trop  vifs.  Mais  ne  serait-ce  pas  une  faute  de  l'imprimeur?  L'absence  de 
ces  vers  rompt  la  suite  des  idées. 

2.  L'Andromède  et  la  Dircé  de  Corneille,  vouées  à  la  mort  ép^alement 
pour  l'intérêt  public,  ont  à  lutter  comme  Ipbiyénie  contre  l'amour 


708  IPIIIGÉNIE. 

SCÈNE  VII 
CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNIE,  ACHILLE,  ^.GINE. 

CLYTEMNESTRE. 

Tout  est  perdu,  Seigneur,  si  vous  ne  nous  sauvez. 

Agamemnon  m'évite,  et  craignant  mon  visage  *, 

Il  me  fait  de  l'autel  refuser  le  passage.  io5o 

Des  gardes,  que  lui-même  a  pris  soin  de  placer, 

Nous  ont  de  toutes  parts  défendu  de  passer. 

Il  me  fuit.  Ma  douleur  étonne  son  audace. 

ACHILLE. 

Hé  bien!  c'est  donc  à  moi  de  prendre  votre  place. 

Il  me  verra.  Madame  ;  et  je  vais  lui  parler.  io55 

IPHIGÉNIE. 

Ah!  Madame....  Ah!  Seigneur,  où  voulez-vous  aller? 

ACHILLE. 

Et  que  prétend  de  moi  votre  injuste  prière  ? 
Vous  faudra-t-il  toujours  combattre  la  première  ? 


qu'elles  inspirent.  Phinée  veut  empêcher,  comme  Achille,  Andromède 
de  mourir  {Andromède,  II,  m),  et  Thésée  veut  mourir  avec  Dircé 
[Œdipe,  U,  iv).  Les  deux  jeunes  filles  vont  à  la  mort  en  héroïnes  de 
Corneille,  non  plus  bravement  qu'Iphigénie,  mais  plus  fièrement,  prêtes 
du  premier  coup  au  sacrifice,  et  glorieuses  de  se  dévouer. 

1.  Mon  visaçie,  c'est  le  vnllus  du  latin,  la  physionomie,  et  tous  les 
sentiments  qu'elle  exprime.  —  Ou  c'est  tout  simplement  la  vue,  es 
regards. 


i 


ACTE  m,  SCÈNE  VIL  709 


CLYTEMNESTRE. 

Quel  est  votre  dessein,  ma  fille  ? 

IPHIGÉNIE. 

Au  nom  des  Dieux, 
Madame,  retenez  un  amant  furieux.  1060 

De  ce  triste  entretien  détournons  les  approches*. 
Seigneur,  trop  d'amertume  aigriroit  vos  reproches. 
Je  sais  jusqu'où  s'emporte  un  amant  irrité  ; 
Et  mon  père  est  jaloux  de  son  autorité. 
On  ne  connoit  que  trop  la  fierté  des  Atrides.  io65 

Laissez  parler,  Seigneur,  des  bouches  plus  timides. 
Surpris,  n'en  doutez  point,  de  mon  retardement. 
Lui-même  il  me  viendra  chercher  dans  un  moment  : 
Il  entendra  gémir  une  mère  oppressée  ; 
Et  que  ne  pourra  point  m'inspirer  la  pensée  1070 

De  prévenir  les  pleurs  que  vous  verseriez  tous, 
D'arrêter  vos  transports,  et  de  vivre  pour  vous  ? 

ACHILLE. 

Enfin  vous  le  voulez.  Il  faut  donc  vous  complaire*. 

1.  Détournons  les  approches,  c'est-à-dire  reculons,  empêchons.  Le  mo*- 
approche  était  bien  plus  usité  qu'aujourd'hui,  et  son  pluriel  éga- 
lement. 

2.  Dans  Euripide,  c'est  Achille  qui  donne  lui-même  le  conseil  de  ne 
recourir  à  lui  qu'après  avoir  tenté  de  fléchir  Agamemnon. 

ricîOwixcv  a-jO'.î  xaTÉpa  jEéXt'.ov  tppovsf/.  (1011.) 
'ly.é-zz'j    èxstvov  r.Cjdxx  [X'VxTetvsiv  xéxva* 
T,v  0'  àvTi6a{'/T},  rpôi;  è\x.é  coi  Tiapeuxsov. 
Et  yàp  t6  /pfiÇov  èTciOex',  O'J  to'jjxov  /pswv 
•/wpsîv  e/£i  -yàp  to'jto  xf,v  aojTT,p(av.  (1015-1019.) 

«  Tâchons  de  ramener  le  père  à  de  meilleurs  sentiments....  Sup- 
plio-Ie  d'abord  de  ne  point  immoler  sa  fille.  S'il  résiste,  alors  il  faudra 
recourir;!  moi.  Mais,  si  vous  le  persuadez,  je  n'ai  plus  rien  à  faire  : 
car  c'est  le  salut  de  ta  fille.  » 


710                                       IPI!!GENIE.  i 

Donnez-lui  l'une  et  l'autre  un  conseil  salutaire.  | 

Rappelez  sa  raison,  persuadez-le  bien,  1075         * 

Pour  vous,  pour  mon  repos,  et  surtout  pour  le  sien.                  ; 

Je  perds  trop  de  moments  en  des  discours  frivoles  :  j 
il  faut  des  actions,  et  non  pas  des  paroles. 

(A  Ciytcmnestre.)  i: 

Madame,  à  vous  servir  je  vais  tout  disposer.  i 

Dans  votre  appartement  allez  vous  reposer.  1080         l 

Votre  fille  vivra,  je  puis  vous  le  prédire.  -j 

Croyez  du  moins,  croyez  que  tant  que  je  respire,  i. 

Les  Dieux  auront  en  vain  ordonné  son  trépas.  3 
Cet  oracle  est  plus  sûr  que  celui  de  Calchas. 


FIN   DU   TROISIEME  ACTE 


ACTE   IV 


SCÈNE  PREMIÈRE 
ÉRIPHILE,  DORIS. 


Ah!  que  me  dites-vous  ?  Quelle  étrange  manie  io85 

Vous  peut  faire  envier  le  sort  d'Iphigénie  ? 

Dans  une  heure  elle  expire.  Et  jamais,  dites- vous, 

Vos  yeux  de  son  bonheur  ne  lurent  plus  jaloux. 

Qui  le  croira,  Madame?  Et  quel  cœur  si  farouche.... 

ÉRIPHILE. 

Jamais  rien  de  plus  vrai  n'est  sorti  de  ma  bouche.       1090 

Jamais  de  tant  de  soins  mon  esprit  agité 

Ne  porta  plus  d'envie  à  sa  félicité. 

Favorables  périls  !  Espérance  inutile  ! 

N'as-tu  pas  vu  sa  gloire,  et  le  trouble  d'Achille  ? 

J'en  ai  vu,  j'en  ai  fui  les  signes  trop  certains.  1095 

Ce  héros,  si  terrible  au  reste  des  humains, 

Oui  ne  connoît  de  pleurs  que  ceux  qu'il  fait  répandre, 

Qui  s'endurcit  contre  eux  dès  l'âge  le  plus  tendre, 

Et  qui,  si  l'on  nous  fait  un  tidèle  discours. 


712  IPIIIGËNIE. 

Suça  *  même  le  sang  des  lions  et  des  ours,  iioo 

Pour  elle  de  la  crainte  a  fait  l'apprentissage  : 

lille  l'a  vu  pleurer,  et  changer  de  visage  -. 

Fit  tu  la  plains,  Doris  ?  Par  combien  de  malheurs 

Ne  lui  voudrois-je  point  disputer  de  tels  pleurs?  iio5 

Quand  je  devrois  comme  elle  expirer  dans  une  heure.... 

Mais  que  dis-je,  expirer?  Ne  crois  pas  qu'elle  meure. 

Dans  un  lâche  sommeil  crois-tu  qu'enseveli 

Achille  aura  pour  elle  impunément '  pâli? 

Achille  à  son  malheur  saura  bien  mettre  obstacle. 

Tu  verras  que  les  Dieux  n'ont  dicté  cet  oracle  1 1  lo 

Que  pour  croître'*  à  la  fois  sa  gloire  et  mon  tourment, 

Et  la  rendre  plus  belle  aux  yeux  de  son  amant. 

Hé  quoi?  ne  vois-tu  pas  tout  ce  qu'on  fait  pour  elle? 

1.  Suça.  Dicor,  dit  Acliille  dans  Stace  [Achill.,  liv.  H,  v.  383,  586)  : 

...  spissa  leonum 
Viscera,  semianimesque  libens  trn.risse  medullas. 

«  On  dit  que  j'ai  sucé  avidement  les  chairs  sauvages,  et  le  sang  encore 
chaud  des  lions.  » 

2.  Changer  de  visage,  pâlir,  comme  l'explique  le  vers  1108:  de  même, 
Corneille,  dans  Médée,  vers  1441. 

Il  arrive,  et  surpris  il  change  de  visage  ; 
Je  lis  dans  sa  pâleur  une  secrète  rage. 

5.  Impunément,  sans  effet,  mais  sans  un  effet  qui  se  produira  aux 
dépens  de  ceux  qui  menacent  Iphigénie. 
De  même  impnne  en  latin  {Étiéide,  liv,  IX,  v.  655)  : 

S/7  sniis,  JEnide,  telis  impnne  l^umanum 
Oppeiiisse  (uis. 

«  Contente-toi,  fils  d'Énée,  d'avoir  impunément  fait  tomber  iS'uma- 
nus  sous  tes  coups.  » 

4.  Croître,  Vaugelas  {Rem.)  :  «  Ce  verbe  est  neutre,  et  non  pas  actif, 
et  jamais  M.  Coëffeteau  ny  aucun  de  nos  auteurs  en  prose  ne  l'a  fait 
que  neutre;  mais  nos  poètes  pour  la  commodité  des  vers  s'émancipent 
et  ne  feignent  point  de  le  faire  actif  quand  ils  en  ont  besoin.  »  En  dépit 
de  cette  décision  de  Vaugelas  et  des  hésitations  de  Ménage.  l'Académie 
a  toujours  reconnu  croître  comme  actif,  sans  le  restreindre  dans  ce 
sens  à  la  poésie. 


ACTE  IV,  SCÈNE  I.  713 

On  supprime  des  Dieux  la  sentence  mortelle  ; 

Et  quoique  le  bûcher  soit  déjà  préparé,  iii5 

Le  nom  de  la  victime  est  encore  ignoré  : 

Tout  le  camp  n'en  sait  rien.  Doris,  à  ce  silence, 

Ne  reconnois-lu  pas  un  père  qui  balance  ? 

Et  que  fera-t-il  donc?  Quel  courage  endurci 

Souliendroit  les  assauts  qu'on  lui  prépare  ici  :  1120 

Une  mère  en  fureur,  les  larmes  d'une  fille. 

Les  cris,  le  désespoir  de  toute  une  famille. 

Le  sang  à  ces  objets  facile  à  s'ébranler, 

Achille  menaçant,  tout  prêt  à  l'accabler? 

Non,  te  dis-je,  les  Dieux  l'ont  en  vain  condamnée  :     11 25 

Je  suis  et  je  serai  la  seule  infortunée. 

Ah!  si  je  m'en  croyois.... 

DORlS. 

Quoi?  Que  méditez-vous? 

ÉRlPniLE. 

Je  ne  sais  qui  m'arrête  et  relient  mon  courroux. 

Que  par  un  prompt  avis  de  tout  ce  qui  se  passe, 

Je  ne  coure  des  Dieux  divulguer  la  menace,  ii3o 

Et  publier  partout  les  complots  criminels 

Qu'on  fait  ici  contre  eux  et  contre  leurs  autels. 

DGRIS. 

Ah  !  quel  dessein,  Madame  ! 


Ah!  Doris,  quelle  joie! 
Que  d'encens  brûleroit  dans  les  temples  de  Troie, 
Si  troublant  tous  les  Grecs,  et  vengeant  ma  prison,     11 35 
Je  |)ouvois  contre  Achille  armer  Agamemnon; 
Si  leur  liaine,  de  Troie  oubliant  la  querelle, 
Tournoit  contre  eux  le  fer  qu'ils  aiguisent  contre  elle, 


714  IPHIGÉNIE. 

Et  si  de  tout  le  camp  mes  avis  dangereux 

Faisoient  à  ma  patrie  un  sacrifice*  heureux!  ii4o 


J'entends  du  bruit.  On  vient  :  Clytemnestre  s'avance. 
Remettez-vous,  Madame,  ou  fuyez  sa  présence. 


Rentrons.  Et  pour  troubler  un  hymen  odieux, 
Consultons  des  fureurs  qu'autorisent  les  Dieux*. 


SCÈNE  II 
CLYTEMNESTRE,  .EGINE. 

CLYTEMNESTRE. 

iEginé,  tu  le  vois,  il  faut  que  je  la  fuie.  ii45 

Loin  que  ma  fille  pleure  et  tremble  pour  sa  vie, 

Elle  excuse  son  père,  et  veut  que  ma  douleur 

Respecte  encor  la  main  qui  lui  perce  le  cœur. 

0  constance  !  ô  respect  !  Pour  prix  de  sa  tendresse, 

Le  barbare  à  l'autel  se  plaint  de  sa  paresse.  ii5o 

Je  l'attends.  Il  viendra  m'en  demander  raison. 

Et  croit  pouvoir  encor  cacher  sa  trahison. 

Il  vient.  Sans  éclater  contre  son  injustice. 

Voyons  s'il  soutiendra  son  indigne  artifice. 

1.  «  Sacrifice  et  sacrifier  sont  à  la  mode  »,  faisait  remarquer  le 
P.  Bouhours  dans  les  Entretiens  d'Ariste  et  d'Eiigène  (4*  éd.,  1673, 
p.  119). 

2.  Le  théâtre  reste  vide;  mais  les  scènes  sont  liées,  car  Doris  a  vu 
Clytemnestre,  et  c'est  l'arrivée  de  celle-ci  qui  fait  retirer  Ériphile.  C'est 
une  liaison  de  vue,  comme  dit  Corneille. 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  1\b      \ 

SCÈNE  iir  1 

1 

AGAMEMNON,   CLYTEMNESTRE,  ^GINE.  i 

AGAMEMNON,  ' 

Que  faites-vous,  Madame?  et  d'où  vient  que  ces  lieux  ii55     j 

N'offrent  point  avec  vous  votre  fille  à  mes  yeux?  S 

Mes  ordres  par  Arcas  vous  l'avoient  demandée.  > 

Qu'attend-elle?  Est-ce  vous  qui  l'avez  retardée?  ; 

A  mes  justes  désirs  ne  vous  rendez-vous  pas?  \ 

Ne  peut-elle  à  l'autel  marcher  que  sur  vos  pas?  1160      j 

Parlez.  : 

CLYTEMNESTRE.  ^ 

S'il  faut  partir,  ma  fille  est  toute  prête. 
Mais  vous,  n'avez-vous  rien,  Seigneur,  qui  vous  arrête? 

AGAMEMNON.  j 

Moi,  Madame? 

CLYTEMNESTRE.  ^ 

Vos  soins  ont-ils  tout  préparé  ?  j 

AGAMEMNON.  ^ 

Calchas  est  prêt,  Madame,  et  l'autel  est  paré  2.  ^ 

J'ai  fait  ce  que  m'ordonne  un  devoir  légitime.  11 65 

1.  Les  scènes  m  et  iv  correspondent  au  commencement  de  l's^oooç        •' 
de  la  pièce  grecque  (v.  1078-1275).  ^j 

2.  Euripide  :  '] 

"Exretj.-c  -rzoLÎCiX  5a)|j.àTwv  zaToè;  \xéxx'  \ 

(l»î  /Épviêeç  7:àp£'.a''.v  T,'jTp£T:'.a|j.cva'.,  '\ 

Ttpo/ûxai  te  jjdXXetv  iiûp  xaOdpJiov  yepoîv,  \ 


716  IPIIIGENIE. 


CLYTEMNESTRE. 


'i 

Vous  ne  me  parlez  point,  Seigneur,  de  la  victime. 

AGAMEMXON. 

Que  me  voulez-vous  dire?  et  de  quel  soin  jaloux.... 


SCÈNE  ÏV 
IPHIGÉNIE,  AGAMEMNON,   CLYTEMNESTRE,  iEGINE. 

CLYTEMNESTRE. 

Venez,  venez,  ma  fille,  on  n^attend  plus  que  vous; 

Venez  remercier  un  père  qui  vous  aime. 

Et  qui  veut  à  l'autel  vous  conduire  lui-même.  1170 

AGAMEMXON. 

Que  vois-je?  Quel  dis:ours?  Ma  fille,  vous  pleurez. 
Et  baissez  devant  moi  vos  yeux  mal  assurés. 
Quel  trouble?...  Mais  tout  pleure,  et  la  fille  et  la  mère. 
Ah!  malheureux  Arcas,  tu  m'as  trahi*. 

{xôa/oc  xt,  Ttpô  yâ[j.wv  aç  Osa  Tecôrv  ypewv 

'Apx£[xioi,  [xsTvavoç  atjxaTO;  9Ujf,[JLaxa.  (1110-1115.) 

«  Fais  sortir  ta  fille,  envoie-la  à  son  père.  Tout  est  prêt,  l'eau  lus- 
trale, les  grains  d'orge  qu'on  jette  dans  le  feu  expiatoire,  les  génisses, 
qu'il  faut  avant  le  mariage  immoler  à  Artémis,  et  dont  le  sang  noir 
s'échappera  à  gros  bouillons.  » 

1.  Euripide  : 

'Ay.  Ts'xvov,  zi  xAaLsiç,  où5'  è'6'  f.Sétoç  ôpa;, 

■zU  yTjV  5'  èpsîaaa'  ô|jLjj.a  irpôaô'  s/e'-î  tJtz'Ko'j^; 
K.  <I)£ij... 
'Ay.  Tt  S'  eoTTiv;  wç  \x.oi  TâvTSç  ek  sv  t'iXîTc, 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV,  717 

IPHIGÉNIE. 

Mon  père, 
Cessez  de  vous  troubler,  vous  n'êtes  point  trahi.         1175 
Quand  vous  commanderez,  vous  serez  obéi. 
Ma  vie  est  votre  bien.  Vous  voulez  le  reprendre  : 
Vos  ordres  sans  détour  pouvoient  se  faire  entendre. 
D'un  œil  aussi  content,  d'un  cœur  aussi  soumis 
Que  j'acceptois  l'époux  que  vous  m'aviez  promis,         1180 
Je  saurai,  s'il  le  faut,  victime  obéissante. 
Tendre  au  fer  de  Calchas  une  tète  innocente, 
Et  respectant  le  coup  par  vous-même  ordonné. 
Vous  rendre  tout  le  sang  que  vous  m'avez  donné  •. 

Si  pourtant  ce  respect,  si  cette  obéissance  11 85 

Paroit  digne  à  vos  yeux  d'une  autre  récompense. 
Si  d'une  mère  en  pleurs  vous  plaignez  les  ennuis, 
J'ose  vous  dire  ici  qu'en  l'état  où  je  suis 
Peut-être  assez  d'honneurs  environnoient  ma  vie 
Pour  ne  pas  souhaiter  qu'elle  me  fût  ravie,  1190 

Ni  qu'en  me  l'arrachant  un  sévère  destin 
Si  prés  de  ma  naissance  en  eût  marqué  la  fin. 
Fille  d'Agamemnon,  c'est  moi  qui  la  première  '^, 

(jûvyua'.v  £/ovT£ç  xal  Tapayjjiôv  6[J.[jLâTwv....  (1122-1129.) 
'ATOj).ô;xcCrQa'  -Troooéooxai  xà  xp-j-ixTâ  [j.O'j.  (1140.) 

0  Mon  enfant,  pourquoi  pleures-tu?  Pourquoi  ne  me  regardes-tu 
plus  avec  joie?  Pourquoi  baisses-tu  les  yeux,  et  les  couvres-tu  de  la 
robe? —  Hélas! —  Qu'y  a-t-il  donc,  que  vous  semblez  tous  d'accord 
pour  me  montrer  le  même  trouble,  la  même  consternation  sur  vos 
.  isages?  » 

1.  Dans  Euripide,  Clytemnestre  parle  (1146);  puis  le  chœur  dit  deux 
ers.  Iphigénie  prend  la  parole  (1211)  ;  enfin,  après  deux  autres  vers  du 
liœur,  Agamemnon  répond  (1255).  Racine  a  fait  parler  Clytemnestre  la 

lernièrc,  après  qu'Agamemnon  a  refusé  d'accueillir  la  prière  de  sa 
fille. 

2.  llotrou  disait  (IV,  m)  : 

S'il  vous  souvient  pourtant  que  je  suis  la  première 
Qui  vous  ait  appelé  de  ce  doux  nom  de  père, 


718  IPIIIGENIE. 

Seigneur,  vous  appelai  de  ce  doux  nom  de  père; 

(^'est  moi  qui  si  longtemps  le  plaisir  de  vos  yeux,         ii(p 

Vous  ai  fait  de  ce  nom  remercier  les  Dieux, 

Et  pour  qui  tant  de  fois  prodiguant  vos  caresses. 

Vous  n'avez  point  du  sang  dédaigné  les  foiblesses. 

liélas!  avec  plaisir  je  me  faisois  conter 

Tous  les  noms  des  pays  que  vous  allez  dompter;         lao; 

Et  déjà,  d'Ilion  présageant  la  conquête, 

D'un  triomphe  si  beau  je  préparois  la  fête. 

Je  ne  m'attendois  pas  que  pour  le  commencer, 

Mon  sang  fût  le  premier  que  vous  dussiez  verser. 

Non  que  la  peur  du  coup  dont  je  suis  menacée        i2o5 
Me  fasse  rappeler  votre  bonté  passée. 
Ne  craignez  rien  :  mon  cœur,  de  votre  honneur  jaloux. 
Ne  fera  point  rougir  un  père  tel  que  vous  ; 
Et  si  je  n'avois  eu  que  ma  vie  à  défendre, 
j'aurois  su  renfermer  un  souvenir  si  tendre.  1210 


Qui  vous  ait  fait  caresse,  et  qui,  sur  vos  genoux, 
Vous  ait  servi  longtemps  d'un  passe-temps  si  doux. 

L'idée  est  d'Euripide  : 

TipiÔTT)  8è  yôvaat  aoiçi  cwfjia  Soûa'  è\i.by, 

cptXa;  /àpixaî  è'Swxa  xàvTsSs^àtJLTjv.  (1220-1223.) 

«  C'est  moi  qui  la  première  t'ai  donné  le  nom  de  père,  et  la  pre- 
mière tu  m'as  appelée  ton  enfant.  La  première,  assise  sur  tes  genoux, 
je  t'ai  donné  et  j'ai  reçu  de  toi  de  tendres  caresses.  » 

Dans  la  tragédie  de  Jephté,  Buchanan  s'était  inspiré  d'Euripide  ;  Ipliis 
dit  à  Jeplilé  : 

Per  si  cjuid  unqiiam  mérita  sum  de  te  bene; 
Si  qnando  parvis  comprimens  te  brachiis 
Omis  pependi  dulce  de  collo  tiio  ; 
Per  siquid  ex  me  tibi  voluptatis  fuit 

o  Par  tout  ce  que  tu  me  dois  d'amour,  si  jamais  je  t'ai  serré  dans 
mes  petits  bras,  et  si  je  me  suis  pendue,  doux  fardeau,  à  ton  cou,  par 
tout  ce  que  je  t'ai  donné  de  joies » 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  719 

Mais  à  mon  triste  sort,  vous  le  savez,  Seigneur, 

Une  mère,  un  amant  attachoient  leur  bonheur. 

Un  roi  digne  de  vous  a  cru  voir  la  journée 

Qui  devoit  éclairer  notre  illustre  hyménée. 

Déjà  sûr  de  mon  cœur  à  sa  flamme  promis,  121 5 

Il  s'estimoit  heureux  :  vous  me  l'aviez  permis. 

Il  sait  votre  dessein;  jugez  de  ses  alarmes. 

Ma  mère  est  devant  vous,  et  vous  voyez  ses  larmes. 

Pardonnez  aux  e (Torts  que  je  viens  de  tenter 

Pour  prévenir  les  pleurs  que  je  leur  vais  coûter,         1220 

AGAMEMNON. 

Ma  fdle,  il  est  trop  vrai.  J'ignore  pour  quel  crime 

La  colère  des  Dieux  demande  une  victime; 

Mais  ils  vous  ont  nommée.  Un  oracle  cruel 

Veut  qu'ici  votre  sang  coule  sur  un  autel. 

Pour  défendre  vos  jours  de  leurs  lois  meurtrières        1-225 

Mon  amour  n'avoit  pas  attendu  vos  prières. 

Je  ne  vous  dirai  point  combien  j'ai  résisté  : 

Croyez-en  cet  amour  par  vous-même  attesté. 

Celte  nuit  même  encore,  on  a  pu  vous  le  dire, 

J'avois  révoqué  l'ordre  où  l'on  me  fit  souscrire.  i23o 

Sur  l'intérêt  des  Grecs  vous  l'aviez  emporté. 

Je  vous  sacrifiois  mon  rang,  ma  sûreté. 

Arcas  alloit  du  camp  vous  défendre  l'entrée  : 

Les  Dieux  n'ont  pas  voulu  qu'il  vous  ait  rencontrée. 

Ils  ont  trompé  les  soins  d'un  père  infortuné,  i235 

Qui  protégeoit  en  vain  ce  qu'ils  ont  condamné. 

Ne  vous  assurez  point  sur  ma  foible  puissance. 

Quel  frein  pourroit  d'un  peuple  arrêter  la  licence. 

Quand  les  Dieux,  nous  livrant  à  son  zèle  indiscret, 

L'affranchissent  d'un  joug  qu'il  portoit  à  regret?  1240 

Ma  fille,  il  faut  céder.  Votre  heure  est  arrivée. 

Songez  bien  dans  quel  rang  vous  êtes  élevée. 

Je  vous  donne  un  conseil  qu'à  peine  je  recoi. 


720  IPHIGÉNIE. 

Du  coup  qui  vous  attend  vous  mourrez  moins  que  moi  '. 
Montrez,  en  expirant,  de  qui  vous  êtes  née  :  1245 

Faites  rougir  ces  dieux  qui  vous  ont  condamnée. 
Allez;  et  que  les  Grecs,  qui  vont  vous  immoler, 
Hcconnoissent  mon  sang  en  le  voyant  couler  2. 

GLYTEMNESTRE. 

Vous  ne  démentez  point  une  race  funeste. 

Oui,  vous  êtes  le  sang  d'Alrée  et  de  ïhyeste.  1260 

Bourreau  de  votre  tille,  il  ne  vous  resl.e  enlin 

Que  d'en  faire  à  sa  mère  un  horrible  festin '. 

1.  Rotrou  fait  dire  à  Agamemnon  (V,  11)  : 

Va,  .l'attends  plus  que  toi  le  coup  de  son  trépas, 
Et  ce  coup  sera  pire  à  qui  n'en  mourra  pas. 

Mais  cela  rappelle  encore  plus  les  beaux  vers  de  Venceslas  lorsqu'il 
envoie  son  fils  à  l'ccliafaud  : 

Plus  condamne  que  vous,  mon  cœur  vous  y  suivra. 
Je  mourrai  plus  que  vous  du  coup  qui  vous  tùra. 

{Venceslas,  V,  iv.) 

2.  Dans  Rotrou,  c'est  Iphigénie  qui  dit  (IV,  m)  : 

Le  sang  qui  sortira  de  Ce  sein  innocent 
Prouvera,  malgré  vous,  sa  source  en  se  versant. 

Tout  cela  ne  vaut  pas  encore  les  vers  que  Rotrou  met  dans  la  bouche 
de  Venceslas  (IV,  iv)  : 

Adieu,  sur  l'échafaud  portez  le  cœur  d'un  prince, 
Et  faites-y  douter  à  toute  la  province, 
Si,  né  pour  commander  et  destiné  si  haut, 
Vous  mourez  sur  un  trône  ou  sur  un  échafaud. 

3.  Allusion  au  festin  d'Alrée,  qui  fit  manger  à  son  frère  Thyeste  les 
restes  de  son  fils.  Rotrou  a  sans  doute  suggéré  à  Racine  ce  détail,  qui 
n'est  pas  dans  Euripide  (IV,  iv)  : 

Va,  père  indigne  d'elle,  et  digne  fils  d'Atrée, 
Par  qui  la  loi  du  sang  fut  si  peu  révérée. 
Et  qui  crut  comme  toi  faire  un  exploit  fameux 
Au  repas  qu'il  dressa  des  corps  de  ses  neveux. 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  721 

Barbare!  c'est  donc  là  cet  heureux  sacrifice 
(Jue  vos  soins  préparoient  avec  tant  d'artilice. 
Quoi?  l'horreur  de  souscrire  à  cet  ordre  inhumain       laSS 
N'a  pas,  en  le  traçant,  arrêté  votre  main  ? 
Pourquoi  feindre  à  nos  yeux  une  fa-usse  tristesse? 
Pensez-vous  par  des  pleurs  prouver  voire  tendresse? 
Où  sont-ils,  ces  combats  que  vous  avez  rendus  ? 
Quels  flots  de  sang  pour  elle  avez-vous  répandus?       1260 
Quel  débris  parle  ici  de  votre  résistance  ? 
Quel  champ  couvert  de  morts  me  condamne  au  silence  ? 
Voilà  par  quels  témoins  il  falloit  me  prouver, 
Cruel,  que  votre  amour  a  voulu  la  sauver. 
Un  oracle  fatal  ordonne  qu'elle  expire.  1266 

Un  oracle  dit-il  tout  ce  qu'il  semble  dire? 
Le  ciel,  le  juste  ciel,  par  le  meurtre  honoré  *, 
Du  sang  de  l'innocence  est-il  donc  altéré? 
Si  du  crime  d'Hélène  on  punit  sa  famille, 
Faites  chercher  à  Sparte  Hermione  sa  fille  :  1270 

Laissez  à  Ménélas  racheter  d'un  tel  prix 
Sa  coupable  moitié,  dont  il  est  trop  épris. 
Mais  vous,  quelles  fureurs  vous  rendent  sa  victime  ? 
Pourquoi  vous  imposer  la  peine  de  son  crime? 
Pourquoi  moi-même  enfin  me  déchirant  le  flanc,         1275 
Payer  sa  folle  amour  du  plus  pur  de  mon  sang? 
Que  dis-je  ?  Cet  objet  de  tant  de  jalousie, 

1.  Euripide 

'H  [y  or;/)  MevAsuv  ttoô  |XT,Tpàc  'Ep[xidvr,v  xTaveTv, 

ouzep  TÔ  TTpayp,'  t,v.  Nûv  ô'  èyù)  [j.èv  f,  t6  ctôv 

awîjouaa  'kéx'zpo'/  tzx'M^  èTTep7ifT0[i.a'., 

T,  5'  è^.auapTOÛa',  UTiôpocpov  veàvioa 

S-râoTT,  y.O'^i^o'J7\  sCtu/t,?  yevTiaETat,  (1201-1206.) 

«  Ou  bien  Ménélas  devait  sacrifier  Hermione  pour  sa  mère,  c'est  lui 
que  l'affaire  regarde.  Mais-lîon,  c'est  moi,  la  femme  fidèle,  à  qui  l'on 
enlèvera  son  enfant,  tandis  que  la  femme  coupable  conservera  son 
enfant  dans  sa  maison,  à  Sparte,  et  vivra  heureuse.  » 


722  IPIIIGENIE 

Cette  Hélène,  qui  trouble  et  l'Europe  et  l'Asie, 

Vous  senible-t-elle  un  prix  digne  de  vos  exploits? 

Combien  nos  fronts  pour  elle  ont-ils  rougi  de  fois!      12C0 

Avant  qu'un  nœud  fatal  l'unit  à  votre  frère, 

Tliésée  avoit  osé  l'enlever  à  son  père. 

Vous  savez,  et  Calchas  mille  fois  vous  l'a  dit. 

Qu'un  hymen  clandestin  mit  ce  prince  en  son  lit. 

Et  qu'il  en  eut  pour  gage  une  jeune  princesse,  1285 

Que  sa  mère  a  cachée  au  reste  de  la  Grèce*. 

Mais  non  :  l'amour  d'un  frère  et  son  honneur  blessé 

Sont  les  moindres  des  soins  dont  vous  êtes  pressé. 

Cette  soif  de  régner,  que  rien  ne  peut  éteindre. 

L'orgueil  de  voir  vingt  rois  vous  servir  et  vous  craindre. 

Tous  les  droits  de  l'empire  en  vos  mains  confiés, 

Cruel,  c'est  à  ces  dieux  que  vous  sacritiez; 

Et  loin  de  repousser  le  coup  qu'on  vous  prépare, 

Vous  voulez  vous  en  faire  un  mérite  barbare. 

Trop  jaloux  d'un  pouvoir  qu'on  peut  vous  envier,         1295 

De  votre  propre  sang  vous  courez  le  payer, 

Et  voulez  par  ce  prix  épouvanter  l'audace 

De  quiconque  vous  peut  disputer  votre  place. 

Est-ce  donc  être  père?  Ah!  toute  ma  raison 

Cède  à  la  cruauté  de  cette  trahison.  i3oo 

Un  prêtre  ',  environné  d'une  foule  cruelle, 

Portera  sur  ma  fille  une  main  criminelle. 

Déchirera  son  sein  et  d'un  œil  curieux 

Dans  son  cœur  palpitant  consultera  les  Dieux'! 

Et  moi,  qui  l'amenai  triomphante,  adorée,  i3o5 

1.  Racine  amène  très  adroitement  la  mention  de  ce  fait,  et  nous  pré- 
pare ainsi  une  fois  de  plus  au  dénouement. 

2.  Il  n'y  a  pas  de  prêtres  dans  l'Iliade.  Les  rois  accomplissent  eux- 
mêmes  les  sacrifices.  Mais  il  ne  faut  pas  demander  d'exactitude  arcliéo- 
lo{,nque  à  Racine,  non  plus  au  reste  qu'à  Euripide,  qui  fait  tenir  à  un 
prêtre  le  couteau  mortel. 

3.  L'imagination  de  Glytemnestre  lui  dramatise  les  choses  :  il  n'est 
pas  question  de  lire  l'avenir  dans  le  cœur  d'Iphigénie.  On  sait  l'avenir; 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  723 

Je  m'en  retournerai  seule  et  désespérée  ! 

Je  verrai  les  chemins  encor  tout  parfumés 

Des  fleurs  dont  sous  ses  pas  on  les  avoit  semés  ! 

Non,  je  ne  l'aurai  point  amenée  au  supplice, 

Ou  vous  ferez  aux  Grecs  un  double  sacrifice.  i3io 

Ni  crainte  ni  respect  ne  m'en  peut  détacher. 

De  mes  bras  tout  sanglants  il  faudra  l'arracher. 

Aussi  barbare  époux  qu'impitoyable  père, 

Venez,  si  vous  l'osez,  la  ravir  à  sa  mère. 

Et  vous,  rentrez,  ma  fille,  et  du  moins  à  mes  lois       i3i5 

Obéissez  encor  pour  la  dernière  fois. 


SCÈNE  V 

AGAMEMNON,  seul. 

A  de  moindres  fureurs  je  n'ai  pas  dû  m'attendre. 

Voilà,  voiià  les  cris  que  je  craignois  d'entendre  : 

Heureux  si  dans  le  trouble  où  flottent  mes  esprits, 

Je  n'avois  toutefois  à  craindre  que  ses  cris!  i32o 

llélas  !  en  m'imposant  une  loi  si  sévère, 

Grands  Dieux,  me  deviez-vous  laisser  un  cœur  de  père? 

il  suffit  qu'elle  meure.  —  Ce  vers  et  le  suivant  sont  inspirés  de  Virgile 
(Enéide,  liv.  IV,  p.  63)  : 

....  pecudumqiie  reclusis 
Pectoribus  inhians,  spirantia  consulit  exta. 

«  Penché  sur  les  poitrines  ouvertes  des  victimes,  il  consulte  les 
entrailles  palpitantes.  » 


724  IPHIGENIE. 

SCÈNE  VI 
ACHILLE,  AGAMEMNON. 


Un  bruit  assez  étrange  est  venu  jusqu'à  moi, 

Seigneur;  je  l'ai  jugé  trop  peu  digne  de  foi. 

On  dit,  et  sans  horreur  je  ne  puis  le  redire,  i325 

Qu'aujourd'hui  par  votre  ordre  Iphigénie  expire, 

Que  vous-même,  étouirant  tout  sentiment  humain, 

Vous  l'allez  à  Calchas  livrer  de  votre  main. 

On  dit  que  sous  mon  nom  à  l'autel  appelée. 

Je  ne  l'y  conduisois  que  pour  être  immolée;  i33o 

Et  que  d'un  faux  hymen  nous  abusant  tous  deux. 

Vous  vouliez  me  charger  d'un  emploi  si  honteux. 

Qu'en  dites-vous.  Seigneur?  Que  faut-il  que  j'en  pense  ? 

Ne  ferez-vous  pas  taire  un  bruit  qui  vous  offense? 

AGAMEMNON. 

Seigneur,  je  ne  rends  point  compte  de  mes  desseins.  i335 
Ma  fille  ignore  encor  mes  ordres  souverains; 
Et  quand  il  sera  temps  qu'elle  en  soit  informée. 
Vous  apprendrez  son  sort,  j'en  instruirai  l'armée. 

ACHILLE, 

Ah  !  je  sais  trop  le  sort  que  vous  lui  réservez. 

AGAMEMNON.  j,. 

Pourquoi  le  demander,  puisque  vous  le  savez?  i34a         i 

ACHILLE. 

Pourquoi  je  le  demande?  0  ciel!  Le  puis-je  croire, 
Qu'on  ose  des  fureurs  avouer  la  plus  noire? 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  725 

Vous  pensez  qu'approuvant  vos  desseins  odieux, 

Je  vous  laisse  immoler  votre  fille  à  mes  yeux  ? 

Que  ma  foi,  mon  amour,  mon  honneur  y  consente  ?   i345 

AGAMEMNON. 

Mais  vous,  qui  me  parlez  d'une  voix  menaçante. 
Oubliez-vous  ici  qui  vous  interrogez? 

ACHILLE. 

Oubliez-vous  qui  j'aime  et  qui  vous  outragez  ? 

AGAMEMNON. 

Et  qui  vous  a  chargé  du  soin  de  ma  famille*? 

Ne  pourrai-je  sans  vous  disposer  de  ma  fille?  i35o 

Ne  suis-je  plus  son  père?  Êtes-vous  son  époux? 

Et  ne  peut-elle.... 

ACHILLE. 

Non,  elle  n'est  plus  à  vous. 
On  ne  m'abuse  point  par  des  promesses  vaines. 
Tant  qu'un  reste  de  sang  coulera  dans  mes  veines, 
Vous  deviez  à  mon  sort  unir  tous  ses  moments,  i355 

Je  défendrai  mes  droits  fondés  sur  vos  serments. 
Et  n'est-ce  pas  pour  moi  que  vous  l'avez  mandée  ? 

AGAMEMNON. 

Plaignez-vous  donc  aux  Dieux  qui  me  l'ont  demandée  : 

Accusez  et  Calchas  et  le  camp  tout  entier, 

Ulysse,  Ménélas,  et  vous  tout  le  premier.  i36o 

ACHILLE. 

Moi! 

1.  Le  vieil  Horace  disait  à  Valère  (Horace,  v.  1667)  : 

Qui  le  fait  se  charger  du  soin  de  ma  famille? 
Qui  le  fait,  malyré  moi,  vouloir  venger  ma  fille? 


726  IPHIGÉNIE. 

AGAMEMNON. 

Vous,  qui  de  l'Asie  embrassant  la  conquête, 
Querellez  tous  les  jours  le  ciel  qui  vous  arrête; 
Vous,  qui  vous  ollensant  de  mes  justes  terreurs, 
Avez  dans  tout  le  camp  répandu  vos  fureurs. 
Mon  cœur  pour  la  sauver  vous  ouvroit  une  voie;         i36j 
Mais  vous  ne  demandez,  vous  ne  cherchez  que  Troie. 
Je  vous  fermois  le  champ  où  vous  voulez  courir. 
Vous  le  voulez,  partez  :  sa  mort  va  vous  l'ouvrir. 

ACHILLE. 

Juste  ciel!  Puis-je  entendre  et  souffrir  ce  langage? 

Est-ce  ainsi  qu'au  parjure  on  ajoute  l'outrage?  1370 

Moi,  je  voulois  partir  aux  dépens  de  ses  jours  ? 

Et  que  m'a  fait  à  moi  cette  Troie  où  je  cours  ? 

Au  pied  de  ses  remparts  quel  intérêt  m'appelle? 

Pour  qui,  sourd  à  la  voix  d'une  mère  immortelle. 

Et  d'un  père  éperdu  négligeant  les  avis,  iSyS 

Vais-je  y  chercher  la  mort  tant  prédite  à  leur  lils? 

Jamais  vaisseaux  partis  des  rives  du  Scamandre 

Aux  champs  thessaliens  osèrent-ils  descendre? 

Et  jamais  dans  Larisse  un  lâche  ravisseur 

Me  vint-il  enlever  ou  ma  femme  ou  ma  sœur?  i38o 

Ou'ai-je  à  me  plaindre?  Où  sont  les  pertes  que  j'ai  faites? 

Je  n'y  vais  que  pour  vous  *,  barbare  que  vous  êtes, 

1.  Que  pour  vous.  Cette  scène  est  imitée  d'Homère  {Iliade,  cli.  I  . 
Achille  dit  (v.  152-158)  : 

0"j  yàp  èyd)  Tpwwv  evex'  t^TvUÔov  aly  [j.T,Tâojv 

Ssûpo  [xa/^-ri^ôpLSvo?-  èirsl  outî,  [Jlo'.  al'T'.oî  elcriv 

O'J  yàp  -irwTOx'  èixà;  [âoû^  r.Xaaav,  oùSè  [j-èv  ÏTiro'j;, 

O'jSé  t:ox'  èv  *P^>.t^  ÈpiêwAay.'.  ^oiTiavecpTi 

vcapirôv  èSfiXTfiaavTO.... 

'AXkà  <7ol,  w  [xéy'  dvatSè;,  a\i  éa-:rô[i£6',  o'fpa  au  /aîpr,;. 

«  Ce  n'est  pas  à  cause  des  belliqueux  Troycns  que  je  suis  venu  ici, 
pour  les  combattre  :  car  ils  ne  m'ont  rien  fait.  Jamais  ils  n'ont  pris 


ACTE  IV,  SCENE  VI.  727 

Pour  vous,  à  qui  des  Grecs  moi  seul  je  ne  dois  rien, 

Vous,  que  j'ai  fait  nommer  et  leur  chef  et  le  mien,     i385 

Vous,  que  mon  bras  vengeoit  dans  Lesbos  enflammée, 

Avant  que  vous  eussiez  assemblé  votre  armée. 

Et  quel  fut  le  dessein  qui  nous  assembla  tous  ? 

Ne  courons-nous  pas  rendre  Hélène  à  son  époux  ? 

Depuis  quand  pense-t-on  qu'inutile  à  moi-même 

Je  me  laisse  ravir  une  épouse  que  j'aime?  iSqo 

Seul  d'un  honteux  afl'ront  votre  frère  blessé 

A-t-il  droit  de  venger  son  amour  offensé*  ? 

Votre  fdle  me  plut,  je  prétendis  lui  plaire; 


mes  bœufs  ni  mes  chevaux,  et  jamais  dans  la  fertile  IHhie  ils  n'ont 
pillé  mes  moissons..,.  Mais  c'est  toi,  impudent,  que  nous  suivions, 
pour  te  faire  plaisir.  » 

Racine  a  substitué  Larisse  à  Pthie.  Larisse,  au  nord  de  Pthie,  appar- 
tenait aussi  à  Achille,  qui  est  appelé  plus  d'une  fois  Larissœus  AchUles, 

1.  Homère  fait  dire  à  Achille  {Iliade,  ch.  IX,  v.  337-345)  : 

....-T{  Oc  Ssï  -roTvtixiJ^éjxevai  Tpweaaiv 
'Apysto'j;;  il  6è  Xaov  àvi^vayev  èv6à5'  àysîpaç 
'ATpcîoTi;;  T,  où'/  'EXsvT,!;  é'vevt'  t,'jx6[xoio; 
■'H  {xouvoi  '^•.'kéoud'  dAÔ/ou;  jjLepôiiwv  àvÔptôûwv 
'AxpeïSaL;  èttsI,  ouTt;  àvT.p  àyctbbç  xal  èj^ecppwv, 
XT,v  auToû  'z>:\év.  xal  xf,ôeTat,  wç  xat  èyùi  tTiV 
è/C  6'j|jLoû  cpiXsov 

<<  Pourquoi  faut-il  que  les  Argiens  fassent  la  guerre  aux  Troyens? 
Pourquoi  l'Atride  a-l-il  rassemblé  l'armée,  l'a-t-il  amenée  ici?  N'est-ce 
pas  à  cause  d'Hélène  aux  beaux  cheveux?  N'y  a-t-il  parmi  les  hommes 
(jue  les  Atrides  qui  aiment  leurs  femmes?  Tout  homme  bon  et  sensé 
aime  et  choie  sa  femme  :  et  moi  j'aimais  celle-ci  de  tout  mon 
cœur....  » 

Virgile  fait  dire  à  Turnus,  à  propos  de  Lavinie,  qui  lui  avait  été  pro- 
mise (Enéide,  liv.  IX,  v.  158, 159)  : 

...  Nec  solos  tangit  Atridas 
hte  dolor,  solisqite  licet  cnpere  arma  Mycenis. 

«  Les  Atrides  ne  sont  pas  seuls  à  sentir  une  telle  injure,  et  Mycène 
n'a  pas  seule  le  droit  de  prendre  les  armes.  » 


728  IPIIIGÉNIE. 

Elle  est  de  mes  serments  seule  dépositaire. 

Content  de  son  hymen,  vaisseaux,  armes,  soldats,       iSqS 

Ma  foi  lui  promit  tout,  et  rien  à  Ménélas. 

Qu'il  poursuive,  s'il  veut,  son  épouse  enlevée  : 

Qu'il  cherche  une  victoire  à  mon  sang  réservée  ; 

Je  ne  connois  Priam,  Hélène,  ni  Paris'  ; 

Je  voulois  votre  lille,  et  ne  pars  qu'à  ce  prix.  i4oo 

AGAMEM.NON. 

Fuyez  donc.  Retournez  dans  votre  Thessalie. 

Moi-même  je  vous  rends  le  serment  qui  vous  lie. 

Assez  d'autres  viendront,  à  mes  ordres  soumis, 

Se  couvrir  des  lauriers  qui  vous  furent  promis  *, 

Et  par  d'heureux  exploits  forçant  la  destinée,  i4o5 

Trouveront  d'ilion  la  fatale  journée '. 

J'entrevois  vos  mépris,  et  juge  à  vos  discours 

Combien  j'achèterois  vos  superbes  secours. 

De  la  Grèce  déjà  vous  vous  rendez  l'arbitre  : 

Ses  rois,  à  vous  ouïr,  m'ont  paré  d'un  vain  titre.         i4io 

Fier  de  votre  valeur,  tout,  si  je  vous  en  crois, 

Doit  marcher,  doit  fléchir,  doit  trembler  sous  vos  lois. 

1.  Dans  Euripide,  c'est  Iphigénie  qui  dit  à  Agamemnon  : 

Tt  [xoi  liSTeaTi  Tôiv  'ATkE^dvopou  yàjaojv 
'E)v£VTi;  Ts;  (1236-1237.) 

«  Qu'ai-je  de  commun  avec  le  mariage  d'Hélène?  » 

2.  Homère  {Iliade,  cli.  I,  v,  173)  fait  dire  à  Agamemnon  : 

Oeuve  [xâV,  el!  701  Ôujjlôç  èizé^auTon,  oiSi  c'  è'ywys 

01  %£    [X£  ■Z'.\i.-f\10Uf7l. 

«  Fuis  donc,  si  tu  en  as  envie  ;  je  ne  te  prie  pas  de  rester  pour  moi  ; 
d'aulres  resteront  avec  moi.  qui  me  respecteront.  » 

3.  La  fatale  jourîiée, c'estle  [lôpaijjiov  ou  aïai[xov  r^\ic/.p  de  l'Iliade. 


ACTE  IV,  SCÈNE  VU.  729 

Un  bienfait  reproché  tint  tonjours  lieu  d'ofTense*. 

Je  veux  moins  de  valeur,  et  plus  d'obéissance. 

Fuyez.  Je  ne  crains  point  votre  impuissant  courroux,   i4i5 

Et  je  romps  tous  les  nœuds  qui  m'attachent  à  vous. 


Rendez  grâce  au  seul  nœud  qui  retient  ma  colère. 
D'Iphigénie  encor  je  respecte  le  père. 
Peut-être,  sans  ce  nom,  le  chef  de  tant  de  rois 
M'auroit  osé  braver  pour  la  dernière  fois.  1420 

Je  ne  dis  plus  qu'un  mot  ;  c'est  à  vous  de  m'entendre  ; 
J'ai  votre  tille  ensemble  et  ma  gloire  à  défendre. 
Pour  aller  jusqu'au  cœur  que  vous  voulez  percer, 
Voilà  par  quel  chemin  vos  coups  doivent  passer. 


SCÈNE  VII 
AGAMEMNON,  seul. 

Et  voilà  ce  qui  rend  sa  perte  inévitable.  i425 

Ma  fille  toute  seule  étoit  plus  redoutable. 

Ton  insolent  amour,  qui  croit  m'épouvanter, 

Vient  de  hâter  le  coup  que  tu  veux  arrêter. 

>'e  délibérons  plus.  Bravons  sa  violence. 

Ma  gloire  intéressée  emporte  la  balance.  i43o 

Achille  menaçant  détermine  mon  cœur  : 

Ma  pitié  sembleroit  un  effet  de  ma  peur. 

Holà!  Gardes,  à  moi! 


1.  Ce  vers  vient  de  Tércncc  {l'Andrienne,  v.  43,  U)  : 

...  Islaec  commemorotio 
Quasi  exprohratio  est  ùnmemoris  beneficii. 

«  Rappeler  ainsi  un  bienfait,  c'est  reprocher  qu'on  l'oublie. 


730  IPHIGÉNIE. 


.  SCENE  YIII 
AGAMEMiNON,  EURYBATE,  Gardes. 

EURYBATE. 

Seigneur. 

ACAMEMNON. 

Que  vais-je  faire? 
Puis-je  leur  prononcer  cet  ordre  sanguinaire  ? 
Cruel!  à  quel  combat  faut-il  te  préparer?  i435 

Quel  est  cet  ennemi  que  tu  leur  vas  livrer? 
Une  mère  m'attend,  une  mère  intrépide, 
Qui  défendra  son  sang  contre  un  père  homicide. 
Je  verrai  mes  soldats,  moins  barbares  que  moi, 
Respecter  dans  ses  bras  la  fille  de  leur  roi.  i44o 

Achille  nous  menace,  Achille  nous  méprise; 
Mais  ma  fille  en  est-elle  à  mes  lois  moins  soumise? 
Ma  fille,  de  l'autel  cherchant  à  s'échapper. 
Gémit-elle  du  coup  dont  je  la  veux  frapper? 
Que  dis-je?  que  prétend  mon  sacrilège  zèle?  i445 

Quels  vœux,  en  l'immolant,  formerai-je  sur  elle  *■  ? 
Quelques  prix  glorieux  qui  me  soient  proposés, 

1,  Agamemnon  se  dit  ici  ce  qu'Euripide  lui  fait  demander  pai  Cly- 
temnestre. 

0'J7e'.;  5è  x-^jv  TraîS'*  ev6a  T^vaç  eùj^àç  èpeïç; 

TÎ  <70i  xaxeû^ei  Tayaôôv,  atpàÇwv  xexvov;  (1183-1186.) 

«  Tu  vas  tuer  ta  fille  :  et  quelles  prières  feras-tu  alors?  comment 
formeras-tu  pour  toi  des  souhaits  de  bonheur,  en  égorgeant  ta  lille?  » 


ACTE  IV,  SCENE  IX.  731 

Quels  lauriers  me  plairont  de  son  sang  arrosés  ? 

Je  veux  fléchir  des  Dieux  la  puissance  suprême? 

Ah  !  quels  dieux  me  seroient  plus  cruels  que  moi-même  ? 

Non,  je  ne  puis.  Cédons  au  sang,  à  l'amitié, 

Et  ne  rougissons  plus  d'une  juste  pitié. 

Qu'elle  vive.  Mais  quoi?  peu  jaloux  de  ma  gloire, 

Dois-je  au  superbe  Achille  accorder  la  victoire? 

Son  téméraire  orgueil,  que  je  vais  redoubler,  i455 

Croira  que  je  lui  cède,  et  qu'il  m'a  fait  trembler.... 

De  quel  frivole  soin  mon  esprit  s'embarrasse  ! 

Ne  puis-je  pas  d'Achille  humilier  l'audace  ? 

Que  ma  fille  à  ses  yeux  soit  un  sujet  d'ennui. 

11  l'aime  :  elle  vivra  pour  un  autre  que  lui.  i46o 

Eurybate,  appelez  la  princesse,  la  Reine. 

Qu'elles  ne  craignent  point. 


SCÈNE  IX 

AGAMEMNON,  Gardes. 

AGAMEMNON. 

Grands  Dieux,  si  votre  haiue 
Persévère  à  vouloir  l'arracher  de  mes  mains, 
Que  peuvent  devant  vous  tous  les  foibles  humains? 
Loin  de  la  secourir,  mon  amitié  l'opprime,  i465 

le  le  sais;  mais,  grands  Dieux,  une  telle  victime 
^aut  bien  que  confirmant  vos  rigoureuses  lois, 
Vous  me  la  demandiez  une  seconde  fois. 


ï 


732  IPHIGENIE. 


SCÈNE  X 


AGAMEiMNOiN,  CLYTEMNESTRE,  IPHIGENIE,  ÉRIPHILE, 
EURYBATE,   DORIS,  Gardes. 

AGAMEMNON. 

Allez,  Madame,  allez;  prenez  soin  de  sa  vie. 

Je  vous  rends  votre  fille,  et  je  vous  la  confie.  1470 

Loin  de  ces  lieux  cruels  précipitez  ses  pas  ; 

Mes  gardes  vous  suivront,  commandés  par  Arcas  : 

Je  veux  bien  excuser  son  heureuse  imprudence. 

Tout  dépend  du  secret  et  de  la  diligence. 

Ulysse  ni  Galchas  n'ont  point  encor  parlé;  147$ 

Gardez  que  ce  départ  ne  leur  soit  révélé. 

Cachez  bien  votre  fille;  et  que  tout  le  camp  croie 

Que  je  la  retiens  seule,  et  que  je  vous  renvoie. 

Fuyez.  Puissent  les  Dieux,  de  mes  larmes  contents, 

A  mes  tristes  regards  ne  l'offrir  de  longtemps!  ,  1480 

Gardes,  suivez  la  Reine. 

CLYTEMNESTRE. 

Ah!  Seigneur. 

IPHIGENIE. 

Ah  !  mon  père. 

AGAMEMNON. 

Prévenez  de  Galchas  l'empressement  sévère. 

Fuyez,  vous  dis-je.  Et  moi,  pour  vous  favoriser. 

Par  de  feintes  raisons  je  m'en  vais  l'abuser; 

Je  vais  faire  suspendre  une  pompe  funeste,  i485 

Et  de  ce  jour  au  moins  lui  demander  le  reste. 


ACTE  lY,  SCÈNE  XI,  733 

SCÈNE  XI 
ÉRIPUILE,  DORIS. 

ÉRIPHILE. 

Suis-moi.  Ce  n'est  pas  là,  Doris,  notre  chemin. 

DORIS. 

Vous  ne  les  suivez  pas? 

ÉRIPHILE. 

Ah!  je  succombe  enfin. 
Je  reconnois  l'effet  des  tendresses  d'Achille. 
Je  n'emporterai  point  une  rage  inutile.  1490 

Plus  de  raisons.  Il  faut  ou  la  perdre  ou  périr. 
Viens,  te  dis-je.  A  Calchas  je  vais  tout  découvrir. 


FIN   DU   QUATRIEME   ACTE 


ACTE  V 


SCÈNE    PREMIÈRE 
IPHIGÉNIE,  ^GINE. 

IPHIGÉNIE. 

Cesse  dô  m'arrêter.  Va,  retourne  à  ma  mère, 

iEgine  :  il  faut  des  Dieux  apaiser  la  colère. 

Pour  ce  sang  malheureux  qu'on  veut  leur  dérober       149^ 

Regarde  quel  orage  est  tout  prêt  à  tomber. 

Considère  l'état  où  la  Reine  est  réduite  ; 

Vois  comme,  tout  le  camp  s'oppose  à  notre  fuite  ; 

Avec  quelle  insolence  ils  ont  de  toutes  parts 

Fait  briller  à  nos  yeux  la  pointe  de  leurs  dards.  i5oo 

No3  gardes  repoussés,  la  Reine  évanouie.... 

Ah  !  c'est  trop  l'exposer  :  souffre  que  je  la  fuie  ; 

Et  sans  attendre  ici  ses  secours  impuissants, 

Laisse-moi  profiter  du  trouble  de  ses  sens. 

Mon  père  même,  hélas!  puisqu'il  faut  te  le  dire,        .  i5o5 

Mon  père,  en  me  sauvant,  ordonne  que  j'expire. 

^GTNE. 

Lui,  Madame?  Quoi  donc?  qu'est-ce  qui  s'est  passé? 


Achille  trop  ardent  l'a  peut-être  offensé  ; 
Mais  le  Roi,  qui  le  hait,  veut  que  je  le  haïsse  : 


ACTE  V,  SCÈNE  IL  735 

11  ordonne  à  mon  cœur  cet  affreux  sacrifice.  i5io 

11  m'a  fait  par  Archas  expliquer  ses  souhaits  : 
;Egine,  il  me  défend  de  lui  parler  jamais. 

iEGINE. 

Ah  !  Madame. 

IPHIGÉNIE. 

Ah,  sentence!  ah,  rigueur  inouïe! 
Dieux  plus  doux,  vous  n'avez  demandé  que  ma  vie. 
Mourons,  obéissons.  Mais  qu'est-ce  que  je  voi?  i5i5 

Dieux  !  Achille  ? 


SCÈNE  II» 
ACHILLE,  IPHIGÉNIE. 

ACHILLE. 

Venez,  Madame,  suivez-moi. 
Ne  craignez  ni  les  cris  ni  la  foule  impuissante 
D'un  peuple  qui  se  presse  autour  de  cette  tente. 
Paroissez;  et  bientôt  sans  attendre  mes  coups, 
Ces  flots  tumultueux  s'ouvriront  devant  vous.  i52o 

Patrocle,  et  quelques  chefs  qui  marchent  à  ma  suite, 
De  mes  Thessaliens  vous  amènent  l'élite. 
Tout  le  reste,  assemblé  près  de  mon  étendard, 
Vous  ofl're  de  ses  rangs  l'invincible  rempart. 
A  vos  persécuteurs  opposons  cet  asile.  iSaS 

Qu'ils  viennent  vous  chercher  sous  les  tentes  d'Achille. 
Quoi  ?  Madame,  est-ce  ainsi  que  vous  me  secondez  ? 

1.  Se.  H  et  m.  Ces  deux  scènes  correspondent  aux  vers  1315-1474  de  la 
.pièce  grecque,  où  Achille  et  Clytemnestre  sont  en  même  temps  en 


736  IPHIGENIE. 

Ce  n'est  que  par  des  pleurs  que  vous  me  répondez. 

Vous  fiez-vous  encore  à  de  si  foibles  armes? 

Ilàtons-nous  :  votre  père  a  déjà  vu  vos  larmes.  i53o 

IPHIGÉXIE. 

Je  le  sais  bien,  Seigneur  :  aussi  tout  mon  espoir 
iN'est  plus  qu'au  coup  mortel  que  je  vais  recevoir. 


Vous,  mourir?  Ah!  cessez  de  tenir  ce  langage. 
Songez-vous  quel  serment  vous  et  moi  nous  engage? 
Songez-vous,  pour  trancher^ d'inutiles  discours,  i535 

Que  le  bonheur  d'Achille  est  fondé  sur  vos  jours? 

IPHIGENIE. 

Le  ciel  n'a  point  aux  jours  de  cette  infortunée 

Attaché  le  bonheur  de  votre  destinée. 

Notre  amour  nous  trompoit  ;  et  les  arrêts  du  sort 

Veulent  que  ce  bonheur  soit  un  fruit  de  ma  mort.       i54o 

Songez,  Seigneur,  songez  à  ces  moissons  de  gloire 

Qu'à  vos  vaillantes  mains  présente  la  victoire. 

Ce  champ  si  glorieux  où  vous  aspirez  tous. 

Si  mon  sang  ne  l'arrose,  est  stérile  pour  vous'. 

Telle  est  la  loi  des  Dieux  à  mon  père  dictée.  i545 

1.  Euripide: 

KaxOavêrv  [xsv  [xoi  SsSoxTai*  touto  6'  aôxô  [àoûXo{JLai 
e'j-/,>v£w;  izpi^ai  Trapsïaà  y'  èxzoowv  xb  ôuaysvsç. 
Asupo  ûTi  Qv.é'^oLi  [xeô'  t.jjlwv,  |J.f,T£p,  w;  xa>swç  T^s'yo)  • 
£'.;  ï\i'  'EXkà^  'i\  [xsytaxTi  iziioi.  vOv  àr.oë'ké'nt'., 
xàv  i\j.ol  Trop6|x()ç  ts  vawv  xal  Opuywv  xaTaaxacpaL. 

....  xaî  [xou  x'Xso;, 
'EXXâ5'  bit;  T^Xsuôépwaa,  [Aaxàpiov  ysvTÎiTeTai... 
'A)i).à  jxuptoi  [xèv  àvSpsç  àjuco-tv  xs'^payjxsvot, 
wjoio'-  6'  èpsTfx'  eyovTîç,  iraxpcôoç  T,6'.x'riijL£vr|Ç, 
5p5v  X'.  To)i[JLTÎJOuc7tv  £/6poùi;  xùirèp  T)kXà5o^  ôavsïv 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  737 

En  vain,  sourd  à  Calchas,  il  l'avoit  rejetée  : 

Par  la  bouche  des  Grecs  contre  moi  conjurés 

Leurs  ordres  éternels  se  sont  trop  déclarés. 

Partez  :  à  vos  honneurs  j'apporte  trop  d'obstacles. 

Vous-même  dégagez  la  foi  de  vos  oracles  ;  i55o 

Signalez  ce  héros  à  la  Grèce  promis  ; 

Tournez  votre  douleur  contre  ses  ennemis. 

Déjà  Priam  pâlit;  déjà  Troie  en  alarmes 

Redoute  mon  bûcher,  et  frémit  de  vos  larmes. 

Allez  ;  et  dans  ses  murs  vides  de  citoyens,  i555 

Faites  pleurer  ma  mort  aux  veuves  des  Troyens'. 

■f,  5'  suLTj  •j'U/'T,  [xC  ouca  Ttàvxa  xwXûaei  TotSe;... 

....  5{ôw[i.t  ao)[xa  to'jjxov  'E)\)vâ5i. 
0'j£x',  r/CTropOeÎTE  Tpotav.  Tauxa  yàp  [jLVTj[jLetâ  [xou 
6tà  [jLaxpoû,  xal  icatSeç  ouxoi  xal  yâ\i.oi  xal  ôô^'  èjjlt,. 

(1575-liOO.) 

«  Je  suis  condamnée  à  mourir  et  je  veux  le  faire  noblement,  (Moi- 
gnant  toute  lâche  pensée.  Songe  ici  avec  nous,  ma  mère,  combien  j'ai 
raison  :  toute  la  Grèce,  la  noble  Grèce,  a  les  yeux  sur  moi  :  de  moi 
dépend  le  départ  de  la  flotte  et  la  ruine  de  Troie....  Une  gloire  divine 
sera  mon  partage,  ayant  délivré  la  Grèce....  Hé  quoi  !  des  milliers  de 
soldats  en  armes,  des  milliers  de  rameurs,  oseront,  pour  venger  la 
patrie,  attaquer  les  ennemis  et  mourir  pour  la  Grèce;  et  ma  vie,  la  vie 
d'une  seule  femme,  y  ferait  obstacle!...  Je  donne  ma  vie  à  la  Grèce. 
Immolez-moi,  et  détruisez  Troie  :  ce  sera  le  monument  éternel  de  ma 
mémoire,  ce  seront  là  mes  enfants,  mon  hymen  et  ma  gloire.  » 

1.  11  y  a  dans  ces  vers  comme  un  souvenir  de  Catulle  (65)  : 

Non  un  quisqiinm  bello  se  conferst  héros, 
Cum  Phnjgii  Teucro  manabunt  sanguine  rivi; 
Troicaque  obsidens  lonqinqiio  mœnia  bello 
Perjuri  Pelopis  vastabit  terlius  haeres.... 
Illius  eqregias  virlutes  clarnqiie  facln 
Siepe  fatebuntur  gnalorum  m  funere  maires.... 

<<  Nul  héros  ne  se  comparera  à  lui  (Achille)  dans  la  guerre,  lorsque 
le  sang  troyen  coulera  dans  les  ruisseaux  de  Phrygie  ,et  que  le  troi- 
sième descendant  du  parjure  Pélops,  dans  un  long  siège,  ruinera  les 
murs  de  Troie.  Ses  belles  vertus,  ses  éclatants  exploits,  les  mères  les 
diront  aux  funérailles  de  leurs  fils.  » 

RACINE.  'U 


738  IPIIIGÉNIE. 

Je  meurs  dans  cet  espoir,  satisfaite  et  tranquille. 

Si  je  n'ai  pas  vécu  la  compagne  d'Achille, 

J'espère  que  du  moins  un  heureux  avenir 

A  vos  faits  immortels  joindra  mon  souvenir;  i56o 

Et  qu'un  jour  mon  trépas,  source  de  votre  gloire, 

Ouvrira  le  récit  d'une  si  belle  histoire. 

Adieu,  Prince  ;  vivez,  digne  race  des  Dieux. 


Non,  je  ne  reçois  point  vos  funestes  adieux. 

En  vain  par  ce  discours  votre  cruelle  adresse  i565 

Veut  servir  votre  père,  et  tromper  ma  tendresse. 

En  vain  vous  prétendez,  obstinée  à  mourir. 

Intéresser  ma  gloire  à  vous  laisser  périr  : 

Ces  moissons  de  lauriers,  ces  honneurs,  ces  conquêtes. 

Ma  main,  en  vous  servant,  les  trouve  toutes  prêtes.     1570 

Et  qui  de  ma  faveur  se  voudroit  honorer* 

Si  mon  hymen  prochain  ne  peut  vous  assurer  ? 

Ma  gloire,  mon  amour  vous  ordonnent  de  vivre. 

Venez,  Madame  ;  il  faut  les  en  croire,  et  me  suivrlè. 


Qui?  moi?  que  contre  un  père  osant  me  révolter,       1675 

Je  mérite  la  mort  que  j'irois  éviter? 

Où  seroit  le  respect?  Et  ce  devoir  suprême.... 


Vous  suivrez  un  époux  avoué  par  lui-même. 

C'est  un  titre  qu'en  vain  il  prétend  me  voler. 

Ne  fait-il  des  serments  que  pour  les  violer?  i58o 

1.  Virgile  {Enéide,  Uv.  I,  v.  48,  49)  : 

...  Et  quisqriam  mimen  Junonis  adoret 
Prxterea?... 

«  Qui  donc  ensuite  adorerait  le  pouvoir  de  Junon?  » 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  739 

Vous-même,  que  retient  un  devoir  si  sévère, 

Quand  il  vous  donne  à  moi,  n'est-il  point  votre  père  ? 

Suivez-vous  seulement  ses  ordres  absolus 

Quand  il  cesse  de  l'être  et  ne  vous  connoît  plus? 

Knfm,  c'est  trop  tarder,  ma  princesse;  et  ma  crainte.... 

IPHIGÉNIE. 

Quoi?  Seigneur,  vous  iriez  jusques  à  la  contrainte? 

D'un  coupable  transport  écoutant  la  chaleur, 

Vous  pourriez  ajouter  ce  comble  à  mon  malheur? 

Ma  gloire  vous  seroit  moins  chère  que  ma  vie  ? 

Ah  !  Seigneur,  épargnez  la  triste  Iphigénie.  iSgo 

Asservie  à  des  lois  que  j'ai  dû  respecter. 

C'est  déjà  trop  pour  moi  que  de  vous  écouter. 

Ne  portez  pas  plus  loin  votre  injuste  victoire  ; 

Ou  par  mes  propres  mains  immolée  à  ma  gloire, 

Je  saurai  rn'affranchir,  dans  ces  extrémités,  iSgS 

Du  secours  dangereux  que  vous  me  présentez. 

ACHILLLE. 

Hé  bien  !  n'en  parlons  plus.  Obéissez,  cruelle. 

Et  cherchez  une  mort  qui  vous  semble  si  belle. 

Portez  à  votre  père  un  cœur  où  j'entrevoi 

Moins  de  respect  pour  lui  que  de  haine  pour  moi.        1600 

Une  juste  fureur  s'empare  de  mon  âme. 

Vous  allez  à  l'autel,  et  moi,  j'y  cours.  Madame. 

Si  de  sang  et  de  morts  le  ciel  est  affamé, 

Jamais  de  plus  de  sang  ses  autels  n'ont  fumé. 

A  mon  aveugle  amour  tout  sera  légitime.  i6o5 

Le  prêtre  deviendra  la  première  victime  ; 

Le  bûcher,  par  mes  mains  détruit  et  renversé  *, 

1.  Racine  imite  ici  Rolrou  (IV,  vi)  : 

Je  suivrois  sans  respect  la  fureur  qui  m'anime. 
J'iramolerois  le  prêtre  aux  yeux  de  la  victime. 


740                                      IPHIGÉNIE.  { 

Dans  le  sang  des  bourreaux  nagera  dispersé*;  | 

Et  si  dans  les  horreurs  de  ce  désordre  extrême  ^■ 

\otre  père  frappé  tombe  et  périt  lui-même,  1610      | 

Alors,  de  vos  respects  voyant  les  tristes  fruits,  |: 
Ueconnoissez  les  coups  que  vous  aurez  conduits. 

IPHIGÉNIE. 

Ah!  Seigneur.  Ah!  cruel....  Mais  il  fuit,  il  m'échappe. 

0  toi,  qui  veux  ma  mort,  me  voilà  seule,  frappe  ;  -^ 

Termine,  juste  ciel,  ma  vie  et  mon  effroi,  r6i5      î] 

Et  lance  ici  des  traits  qui  n'accablent  que  moi.  |; 


SCÈNE  m 

CLYTEMNESTRE,  IPHIGÉNIE.  .EGINE,  EURYBATE,  Gardes. 

CLYTEMNESTRE. 

Oui,  je  la  défendrai  contre  toute  l'armée. 
Lâches,  vous  trahissez  votre  reine  opprimée? 

1.  Phinée,  dans  Andromède,  parle  comme  Achille  : 

Andromède  est  à  moi,  vous  me  l'avez  donnée  ; 
Le  ciel  pour  notre  hymen  a  pris  cette  journée. 
Le  sort  auprès  des  Dieux  se  doit-il  écouter? 
Ah  !  si  j'en  vois  ici  les  infâmes  ministres 
S'apprêter  aux  effets  de  ses  ordres  sinistres.... 

(V.  706,  707,  709-711.) 

Il  n'est  plus  de  respect  qui  puisse  rien  sur  moi....  (V.  732.) 
Tombe,  tombe  sur  moi  leur  foudre,  s'il  m'est  dû! 
Mais  s'il  est  quelque  main  assez  lâche  et  traîtresse 
Pour  suivre  leur  caprice  et  saisir  ma  princesse. 
Seigneur,  encore  un  coup,  je  jure  ses  beaux  yeux. 
Et  mes  uniqnes  rois,  et  mes  uniques  Dieux.... 

(V.  745-749.) 


f 


ACTE  V,  SCÈNE  III.  741 

EURÏBATE. 

Non,  Madame,  il  suffit  que  vous  me  commandiez  : 

Vous  nous  verrez  combattre  et  mourir  à  vos  pieds.      1620 

Mais  de  nos  foibles  mains  que  pouvez-vous  attendre  ? 

Contre  tant  d'ennemis  qui  vous  pourra  défendre  ? 

^e  n'est  plus  un  vain  peuple  en  désordre  assemblé  ; 

C'est  d'un  zèle  fatal  tout  le  camp  aveuglé. 

Plus  de  pitié.  Calchas  seul  règne,  seul  commande  :      1623 

La  piété  sévère  exige  son  offrande. 

Le  Roi  de  son  pouvoir  se  voit  déposséder, 

Et  lui-même  au  torrent  nous  contraint  de  céder. 

Achille,  à  qui  tout  cède,  Achille  à  cet  orage 

Voudroit  lui-même  en  vain  opposer  son  courage.         i63o 

Que  fera-t-il,  Madame?  et  qui  peut  dissiper 

Tous  les  flots  d'ennemis  prêts  à  l'envelopper  ? 

CLYTEMNKSTKfc;. 

Qu'ils  viennent  donc  sur  moi  prouver  le  zèle  impie, 

Et  m'arrachent  ce  peu  qui  me  reste  de  vie. 

La  mort  seule,  la  mort  pourra  rompre  les  nœuds        i635 

l'ont  mes  bras  nous  vont  joindre  et  lier  toutes  deux. 

Mon  corps  sera  plutôt  séparé  de  mon  âme, 

Que  je  souffre  jamais*....  Ah  !  ma  fille. 

1.  Dans  rWé?cM&e  d'Euripide,  Hécube  s'écrie  lorsqu'on  veut  emmener 
Polyxène  pour  la  sacrifier  : 

Taetf;  os  tx'  àXkk  B'jyaTpl  aup.cpovsûo'aTe.... 
'Oroîa  xiTTÔ;  Spuàç,  oitw<;  rf.ao'  e^Ofj.at.... 
....  T-r,jo'  £/.0'jaa  xaiSôç  o-j  {AeÔTJaojxa'.. 

«  Tuez-moi  avec  ma  fille.  Comme  le  lierre  au  chêne,  je  m'attache  à 
elle.  Je  ne  lâcherai  point  mon  enfant.  » 
Et  Polyxène  répond  comme  Iphigénie: 

Mf.TSp,  TTlOo'J  [xo: 

...  'Q  TdXa'.va,  xoTç  xpaTOujt  [Jlt,  [xd/ou. 
Bo'JAîi  TztstXy  Tzpàç  ouoa<;,  é)»xâ>aat  te  ctôv 


742  IPHIGENIE. 

IPHIGÉNIE. 

Ah  !  Madame. 
Sous  quel  astre  cruel  avez-vous  mis  au  jour 
Le  malheureux  objet  d'une  si  tendre  amour?  1640 

Mais  que  pouvez-vous  faire  en  l'état  où  nous  sommes  ? 
Yous  avez  à  combattre  et  les  Dieux  et  les  hommes. 
Contre  un  peuple  en  fureur  vous  exposerez-vous? 
'Nallez  point,  dans  un  camp  rebelle  à  votre  époux, 
Seule  à  me  retenir  vainement  obstinée,  1645 

Par  des  soldats  peut-être  indignement  traînée. 
Présenter,  pour  tout  fruit  d'un  déplorable  effort, 
Un  spectacle  à  mes  yeux  plus  cruel  que  la  mort. 
Allez  :  laissez  aux  Grecs  achever  leur  ouvrage, 
Et  quittez  pour  jamais  un  malheureux  rivage.  i65o 

Du  bûcher  qui  m'attend,  trop  voisin  de  ces  lieux, 
La  flamme  de  trop  près  viendroit  frapper  vos  yeux. 
Surtout,  si  vous  m'aimez,  par  cet  amour  de  mère*, 


yépovxa  ypwxa,  -^pôç  [âîav  o)6ou{j.évri, 
àar)rTj[xovfi(Ta{  x'  èx  véou  [âpa/iôvoç 
aTaaésta' ;  &  irei'aei.  M^  au  y'-  où  yàp  d^tov. 
'AaV,  tï)  'fOvTi  ijLot  jJLfiTsp,  fiSîaTTjV  yéocL 
Soç,  y.ai  -jrapstàv  Tipoo'êa'XEiv  TiapT.ÎSt.... 
TéXo;  oéyji  Stj  xôiv  éfiôiv  TpoucpOeyiJLâTwv. 

(V.  591  sqq,,  passim.) 

«  Chère,  écoute-moi....  Malheureuse,  ne  lutte  pas  contre  plus  fort  que 
toi.  Veux-tu  être  jetée  sur  le  sol,  être  blessée,  vieille  comme  tu  l'es, 
subir  les  mauvais  traitements,  être  ignominieusement  traînée  par  un 
bras  jeune  et  robuste?  Et  tout  cela,  tu  le  subiras.  Mais  non.  11  ne  le 
faut  pas.  Allons,  ma  mère  chérie,  donne-moi  ta  main  bien-aimée,  mets 
ta  joue  contre  ma  joue.  Reçois  mes  derniers  adieux.  » 

1.  Euripide  : 

IlaTÉpa  ys  tôv  è;j.ôv  \i.T\  crûysi,  -îrôaiv  te  <tÔv. 
«  Ne  hais  pas  mon  père,  qui  est  ton  mari.  » 


ACTE  V,  SCÈNE  Ilï.  743 

Ne  reprochez  jamais  mou  trépas  à  mon  père'. 

CLYTEMNESTRE. 

Lui!  par  qui  votre  cœur  à  Calchas  présenté....  i655 

IPHIGÉNIE. 

Pour  me  rendre  à  vos  pleurs  que  n'a-t-il  point  tenté? 

CLYTEMNESTRE. 

Par  quelle  trahison  le  cruel  m'a  déçue! 

IPHIGÉNIE. 

Il  me  cédoit  aux  Dieux,  dont  il  m'avoit  reçue. 

Ma  mort  n'emporte  pas  tout  le  fruit  de  vos  feux  : 

De  l'amour  qui  vous  joint  vous  avez  d'autres  nœuds;  1660 

Vos  yeux  me  re verront  dans  Oreste  mon  frère *. 

Puisse-t-il  être,  hélas!  moins  funeste  à  sa  mère'! 

1.  Clytemnestre,  dans  Eschyle,  justifie  l'assassinat  d'Agamemnon  par 
la  mort  d'Iphigénie,  qu'elle  rappelle  après  avoir  accompli  son  crime  : 

''Oi;  o'j  TTQOTifxôîv,  wairepcl  potoO  \i.6po'f, 
[XTi'Xwv  cpXsdvTwv  e'JTÔxo'.i;  voîJ.e'j[j.a!riv, 
e6'j!T£v  olùxo'j  Traïoa,  (^Ckxà^zT^■'/  èjxoi 

djOiv',  STWOÔV  6pT,xÎ0iV  àTj(XaT(i)V, 

{Afinmetnnon,  v.  1415-1418.) 

«  Sans  s'en  inquiéter,  comme  on  tue  un  mouton,  quand  les  troupeaux 
aux  belles  toisons  surabondent  dans  les  pâturages,  il  a  tué  sa  fille,  ma 
chère  fille,  pour  charmer  les  vents  de  Thrace.  » 

—  Par  ce  vers,  comme  par  le  vers  1662,  Racine  élargit  le  drame,  et 
porte  la  vue  du  spectateur  au  delà  du  dénouement,  sur  tout  le  long 
enchaînement  des  crimes  qui  ensanglantèrent  la  maison  des  Atrides  : 
mort  d'Agamemnon,  mort  de  Clytemnestre. 

2.  Euripide  : 

....  'OpéffTTjv  t'  exxps'^'  avopa  tôvSs  [xou 

«  Et  ce  petit  Oresle,  élève-le,  qu'il  grandisse  par  tes  soins.  » 

3.  11  semblerait  naturel,  chez  Racj ne,  Oreste  n'étant  pas  là  comme 
dans  Euripide,  qu'Iphigénie  nommât  de  préférence  ses  sœurs  Electre  te 


744  IPHIGÉNIE. 

D'un  peuple  impatient  vous  entendez  la  voix. 
Daignez  m'ouvrir  vos  bras  pour  la  dernière  l'ois, 
Madame;  et  rappelant  votre  vertu  sublime....  i665 

Eurybate,  à  l'autel  conduisez  la  victime. 


SCÈNE  ÏV 
CLYTEMNESTRE,  ^EGINE,  Gardes. 

CLYTEMNESTRE. 

Ah!  vous  n'irez  pas  seule;  et  je  ne  prétends  pas.... 
Mais  on  se  jette  en  foule  au-devant  de  mes  pas. 
Perlides,  contentez  votre  soif  sanguinaire. 

iEGINE. 

Où  courez-vous,  Madame?  et  que  voulez-vous  faire?     1670 

CLYTEMNESTRE. 

Hélas!  je  me  consume  en  impuissants  efforts. 
Et  rentre  au  trouble  affreux  dont  à  peine  je  sors. 
Mourrai-je  tant  de  fois,  sans  sortir  de  la  vie? 


Ah!  savez-vous  le  crime,  et  qui  vous  a  trahie. 

Madame?  Savez-vous  quel  serpent  inhumain  .       1676 

Iphigénie  avoit  retiré*  dans  son  sein? 

Ériphile,  en  ces  lieux  par  vous-même  conduite, 

A  seule  à  tous  les  Grecs  révélé  votre  fuite. 

Chrysothémis.  Mais  le  nom  d'Oreste,  et  le  crime  qu'il  découvie  dans 
l'avenir,  sont  bien  plus  dramatiques. 
1.  Retirer,  accueillir,  donner  asile. 


ACTE  Y,  SCENE  IV.  745 

CLYTEMNESTRE. 

0  monstre,  que  Mégère*  en  ses  flancs  a  porté! 

Monstre,  que  dans  nos  bras  les  enfers  ont  jeté!  1680 

Uuoi?  tu  ne  mourras  point?Ouoi?  pour  punir  son  crime.... 

Mais  où  va  ma  douleur  chercher  une  victime? 

Quoi?  pour  noyer  les  Grecs  et  leurs  mille  vaisseaux, 

Mer,  tu  n'ouvriras  pas  des  abîmes  nouveaux? 

Quoi?  lorsque  les  chassant  du  port  qui  les  recèle,        i685 

L'Aulide  aura  vomi  leur  flotte  criminelle, 

Les  vents,  les  mêmes  vents,  si  longtemps  accusés, 

Ne  te  couvriront  pas  de  ses  vaisseaux  brisés? 

Et  toi,  soleil-,  et  toi,  qui,  dans  cette  contrée, 
Heconnois  l'héritier  et  le  vrai  lils  d'Atrée,  1690 

Toi,  qui  n'osas  du  père  éclairer  le  fesUn, 
Recule,  ils  t'ont  appris  ce  funeste  chemin. 

Mais,  cependant,  ô  ciel!  ô  mère  infortunée! 
De  festons  odieux  ma  fille  couronnée 
Tend  la  gorge  aux  couteaux  par  son  père  apprêtés.     iGcjS 

1.  Mégère.  Alecto,  Tisiplione  et  Mégère  étaient  les  trois  Furies. 

Dicunlur  (jeminx  pestes  cognomine  Dirx, 
Quas  et  Tnrtaream  Nox  intempesta  Megxram 
Uno  eodemque  tulit  partit.... 

(Virgile,  Enéide,  liv.  XII,  v.  8io.) 

«  Deux  fléaux  nommés  les  Furies,  que  la  Nuit  obscure  a  portés  d'un 
seul  enfantement  avec  l'infernale  Mégère.  » 

2.  Il  y  a  ici  un  souvenir  de  la  stroplie  fameuse  de  Malherbe  : 

0  soleil  !  ô  grand  luminaire  ! 
Si  jadis  l'horreur  d'un  festin 
Fit  que  de  ta  route  ordinaire 
Tu  reculas  vers  le  matin. 
Et  d'un  émerveillable  change 
Te  couchas  aux  rives  du  Gange; 
D'où  vient  que  ta  sévérité, 
Moindre  qu'en  la  faute  d'Atrée, 
Ne  punit  point  cette  contrée 
D'une  éternelle  obscurité? 


746  IPHIGÉNIE. 

Calchas  va  dans  son  sang....  Barbares,  arrêtez. 
C'est  le  pur  sang  du  Dieu  qui  lance  le  tonnerre.... 
J'entends  gronder  la  foudre,  et  sens  trembler  la  terre. 
Un  Dieu  vengeur,  un  Dieu  fait  retentir  ces  coups. 


SCÈNE  V 

CLYTEMNESTRE,  iEGLNE,  ARCAS,  Gardes. 

ARCAS. 

N'en  doutez  point.  Madame,  un  Dieu  combat  pour  vous. 

Achille  en  ce  moment  exauce  vos  prières  ; 

Il  a  brisé  des  Grecs  les  trop  foibles  barrières*. 

Achille  est  à  l'autel.  Calchas  est  éperdu. 

Le  fatal  sacrifice  est  encor  suspendu. 

On  se  menace,  on  court,  l'air  gémit,  le  fer  brille.        1706 

Achille  fait  ranger  autour  de  votre  lille 

Tous  ses  amis,  pour  lui  prêts  à  se  dévouer. 

Le  triste  Agamemnon,  qui  n'ose  l'avouer. 

Pour  détourner  ses  yeux  des  meurtres  qu'il  présage. 

Ou  pour  cacher  ses  pleurs,  s'est  voilé  le  visage  2.         17 10 

1.  Euripide: 

...'Qç  5'  èasïSsv  'AyajxsiJLVwv  àva^ 
stI  «repaya;  aTsî/^ouaav  sîç  à)vao;  xôpriv, 
àvetTTSva^s,  xà[xzaAiv  <7'zpé']>oi<;  xâpa 
Sâxpua  TipofjX.ev,  ô[X[xàTa)V  ttsttaov  'Koo^ziq. 

«  Quand  Agamemnon  vit  venir  la  jeune  fille  vers  le  bois  sacré  pour 
être  immolée,  il  gémit,  et,  détournant  la  tête,  se  cachant  le  visage 
dans  sa  robe,  il  dérobait  ses  larmes.  »    ■ 

2.  Les  vers  d'Euripide  avaient  été  le  sujet  d'un  tableau  fameux  du 
peintre  Timanthe,  que  Cicéron,  Pline  l'Ancien,  Quintilien,  Valère  Maxime 
ont  souvent  loué.  Ce  voile  jeté  sur  la  figure  d'Agamemnon  a  paru  une 
inspiration  de  génie  :  il  semblait  que  la  douleur  d'un  père  ne  pût  se 
rendre.  Timanthe  n'avait  fait  que  se  conformer  à  la  tradition;  c'était 
Euripide,  et  non  le  peintre,  qu'il  fallait  louer.  Voltaire  et  le  sculpteur 
Falconet  ont  reprciché  au  contraire  à  Timanthe  d'avoir  voilé  Agamem- 


i 


ACTE  V,  SCÈNE  YI.  747 

Venez,  puisqu'il  se  tait,  venez  par  vos  discours 

De  votre  défenseur  appuyer  le  secours. 

Lui-même  de  sa  main,  de  sang  toute  fumante, 

Il  veut  entre  vos  bras  remettre  son  amante  ; 

Lui-même  il  m'a  chargé  de  conduire  vos  pas.  17 15 

Ne  craignez  rien. 

CLYTEMNESTRE. 

Moi,  craindre?  Ah!  courons,  cher  Arcas. 
Le  plus  affreux  péril  n'a  rien  dont  je  pâlisse. 
J'irai  partout.  Mais,  Dieux!  ne  vois-je  pas  Ulysse? 
C'est  lui.  Ma  fille  est  morte,  Arcas,  il  n'est  plus  temps. 

SCÈNE  YI 

ULYSSE,  CLYTEMNESTRE,  ARCAS,  ^GINE,  Gardes. 

ULYSSE*. 

Non,  votre  fille  vit,  et  les  Dieux  sont  contents.  1720 

Rassurez-vous.  Le  ciel  a  voulu  vous  la  rendre. 

CLYTEMNESTRE. 

Elle  vit  !  Et  c'est  vous  qui  venez  me  l'apprendre  ! 

ULYSSE. 

Oui,  c'est  moi,  qui  longtemps  contre  elle  et  contre  vous 

Ai  cru  devoir.  Madame,  affermir  votre  époux; 

Moi,  qui  jaloux  tantôt  de  l'honneur  de  nos  armes,       172$ 

Par  d'austères  conseils  ai  fait  couler  vos  larmes, 

Et  qui  viens,  puisqu'enfin  le  ciel  est  apaisé. 

Réparer  tout  l'ennui  que  je  vous  ai  causé. 

CLYTEMNESTRE. 

Ma  fille!  Ah!  Prince.  0  ciel!  Je  demeure  éperdue. 

non  :  pour  un  peintre,  selon  eux,  c'est  un  subterfuge,  par  lequel  il 
esquive  la  difficulté  de  son  sujet. 

1.  Kacine  substitue  Ulysse  au  messager  qui  fait  le  récit  de  la  pièce 
grecque. 


748  IPHIGÉNIE. 

Quel  miracle,  Seigneur,  quel  Dieu  me  l'a  rendue?       1730 

ULYSSE. 

Vous  m'en  voyez  moi-même  en  cet  heureux  moment 

Saisi  d'horreur*,  de  joie  et  de  ravissement. 

Jamais  jour  n'a  paru  si  mortel  à  la  Grèce. 

Déjà  de  tout  le  camp  la  discorde  maîtresse 

Avoit  sur  tous  les  yeux  mis  son  bandeau  fatal,  173Î 

Et  donné  du  combat  le  funeste  signal. 

De  ce  spectacle  affreux  votre  fille  alarmée 

Voyoit  pour  elle  Achille,  et  contre  elle  l'armée; 

Mais,  quoique  seul  pour  elle,  Achille  furieux 

Épouvanloit  l'armée,  et  partageoit  les  Dieux  ^.  1740 

Déjà  de  traits  en  l'air  s'élevpit  un  nuage; 

Déjà  couloit  le  sang,  prémices  du  carnage. 

Entre  les  deux  partis  Calchas  s'est  avancé, 

L'œil  farouche,  l'air  sombre,  et  le  poil^  hérissé. 

Terrible,  et  plein  du  Dieu*  qui  l'agitoit  sans  doute  :    1745 

«  Vous,  Achille,  a-t-il  dit,  et  vous.  Grecs,  qu'on  m'écoute. 

1.  Horreur  désigne  cet  étonnement  mêlé  de  crainte,  qui  fait  frisson- 
ner l'homme  devant  les  choses  surnaturelles.  Cf.  le  latin  horror. 

His  tibi  me  rébus  quœdam  divina  voluptas 
Percipit  atque  horror.... 

(Lucrèce,  Le  nat.  rer.,  liv.  III,  v.  28.) 
«  A  ces  objets,  une  volupté  divine,  un  frisson  me  saisit.  » 

—  Horror  désigne  aussi  la  cause  de  cette  crainte  religieuse.  Arbori- 
bus  stius  horror  inest  (Lucain,  liv.  III,  v.  i\\).  De  même,  horreur  :  «  Tous 
ces  anciens  corbeaux  établis  depuis  deux  cents  ans  dans  l'horreur  de 
ces  bois.  »  (Mme  de  Sévigné.) 

2.  Partageait  les  Dietix.  L'expression  est  de  Corneille  (Sertorius, 
v.  42ij  : 

Balance  les  destins  et  partage  les  Dieux. 
5.  Le  poil,  les  cheveux.  Expression  commune  chez  les  écrivains  anté- 
rieurs à  Racine. 
4.  Plein  du  Dieu.  Lucain  (liv.  IX,  v.  564)  : 

nie  deo  pleîius,  tacita  quem  mente  gerebat. 
«  Plein  du  Dieu  qu'il  portait  dans  la  profondeur  de  son  âme.  » 

—  Racine  a  dit  ailleurs  :  «  Des  hommes  pleins  de  Bacchus.  » 


ACTE  V,  SCÈNE  YI.  749 

Le  Dieu  qui  maintenant  vous  parle  par  ma  voix 

M'explique  son  oracle,  et  m'instruit  de  son  choix. 

Un  autre  sang  d'Hélène,  une  autre  Iphigénie 

Sur  ce  bord  immolée  y  doit  laisser  sa  vie.  1760 

ïhésée  avec  Hélène  uni  secrètement 

Fit  succéder  l'hymen  à  son  enlèvement. 

Une  fille  en  sortit,  que  sa  mère  a  celée  ; 

Du  nom  d'Iphigénie  elle  fut  appelée. 

Je  vis  moi-même  alors  ce  fruit  de  leurs  amours.  1765 

D'un  sinistre  avenir  je  menaçai  ses  jours. 

Sous  un  nom  emprunté  sa  noire  destinée 

Et  ses  propres  fureurs  ici  l'ont  amenée. 

Elle  me  voit,  m'entend,  elle  est  devant  vos  yeux;         17G0 

Et  c'est  elle,  en  un  mot,  que  demandent  les  Dieux.  » 

Ainsi  parle  Calchas.  Tout  le  camp  immobile 
L'écoute  avec  frayeur,  et  regarde  Eriphile. 
Elle  étoit  à  l'autel,  et  peut-être  en  son  cœur 
Du  fatal  sacrifice  accusoit  la  lenteur. 
Elle-même  tantôt,  d'une  course  subite,  1765 

Étoit  venue  aux  Grecs  annoncer  votre  fuite. 
On  admire  en  secret  sa  naissance  et  son  sort. 
Mais  puisque  Troie  enfin  est  le  prix  de  sa  mort, 
L'armée  à  haute  voix  se  déclare  contre  elle, 
Et  prononce  à  Calchas  sa  sentence  mortelle.  1770 

Déjà  pour  la  saisir  Calchas  lève  le  bras  : 
«  Arrête,  a-t-elle  dit,  et  ne  m'approche  pas. 
Le  sang  de  ces  héros  dont  tu  me  fais  descendré 
Sans  tes  profanes  mains  saura  bien  se  répandre*.  » 
Furieuse,  ehe  vole,  et  sur  l'autel  prochain  1775 

1,  imitation  lointaine  des  paroles  de  Polyxène  dans  Hécnbe  (543  518). 
Euripide  fait  dire  à  Iphigénie  (v.  1559  et  1560)  : 

Hpôi;  raûta  [jlt,  'i^'xùrr^  Ttç  'Apyeîtov  è[JLOu* 
atylr^  Tapé^w  Y*P^ÉpT,v  eùxapSîwç. 

«  Puis,  qu'aucun  Argien  ne  me  touche,  je  tendrai  le  cou,  en  silence, 
et  bravement.  » 


750  IPHIGÉNIE. 

Prend  le  sacré  couteau,  le  plonge  dans  son  sein. 

A  peine  son  sang  coule  et  fait  rougir  la  terre, 

Les  Dieux  font  sur  l'autel  entendre  le  tonnerre  ; 

Les  vents  agitent  l'air  d'heureux  frémissements*, 

Et  la  mer  leur  répond  par  ses  mugissements;  1780 

La  rive  au  loin  gémit,  blanchissante  d'écume; 

La  flamme  du  bûcher  d'elle-même  s'allume  ; 

Le  ciel  brille  d'éclairs,  s'entr'ouvre,  et  parmi  nous 

Jette  une  sainte  horreur  qui  nous  rassure  tous. 

Le  soldat  étonné  dit  que  dans  une  nue  1785 

Jusque  sur  le  bûcher  Diane  est  descendue. 

Et  croit  que  s'élevant  au  travers  de  ses  feux, 

Elle  portoit  au  ciel  notre  encens  et  nos  vœux. 

Tout  s'empresse,  tout  part.  La  seule  Iphigénie 

Dans  ce  commun  bonheur  pleure  son  ennemie.  1790 

Des  mains  d'Agamemnon  venez  la  recevoir. 

Venez.  Achille  et  lui,  brûlants  de  vous  revoir. 

Madame,  et  désormais  tous  deux  d'intelligence, 

Sont  prêts  à  confirmer  leur  auguste  alliance. 

CLYTE^tfNESTRE. 

Par  quel  prix,  quel  encens,  ô  ciel!  puis-je  jamais        1796 
Récompenser  Achille,  et  payer  tes  bienfaits? 

1.  Ovide  [Métamorphoses,,  XII,  33-38)  : 

Ergo  ubi,  qua  decuit,  lenita  est  cxde  Diana, 
Et  pariter  Phœbes,  pariter  maris  ira  recessit, 
Accipiimt  ventos  a  tergo  mille  carinx  ; 
Multacpie  perpessœ,  Phrygia  potiuntur  arena. 

«  Donc,  aussitôt  que  Diane  fut  apaisée  par  le  meurtre  qu'il  fallait,  avec 
la  colère  de  la  déesse  tomba  la  colère  des  Ilots.  Le  vent  prend  en  poupe 
les  mille  vaisseaux;  et  la  flotte,  après  une  longue  souffrance,  tient  le 
rivage  de  Troie.  » 

FIN   d'iPHIGÉNIE 


PHÈDRE 


NOTICE  SUR  PHEDRE 


La  tragédie  de  Phèdre  et  Hippolyte^  de  Racine  fut  jouée  le 
vendredi  1"  janvier  1677,  par  les  comédiens  de  l'Hôtel  de 
Bourgogne,  sur  leur  théâtre  très  probablement,  et  non  pas  à  la 
cour. 

La  tragédie  de  Phèthe  et  Hippolyie  de  Pradon  fut  jouée  le 
dimanche  5,  par  les  comédiens  de  l'Hôtel  Guénégaud.  Cette 
concurrence  était  un  coup  monté  par  une  cabale  de  grands 
seigneurs  et  de  beaux  esprits,  la  duchesse  de  Bouillon  et  son 
frère  le  duc  de  Nevers,  neveux  de  Mazarin,  Madame  Deshou- 
liéres,  etc.  Pradon,  sur  le  bruit  que  Racine  travaillait  au  sujet 
de  Phèdre,  et  peut-être  même  sur  quelque  connaissance  qui  lui 
parvint  du  plan  de  l'ouvrage,  brocha  en  trois  mois  une  tragédie 
destinée  à  répéter  la  manœuvre  qui  n'avait  pas  réussi  à  Leclerc 
et  Coras.  Pour  la  faire  réussir,  la  duchesse  de  Bouillon,  à  qui  il 
en  coûta  quinze  mille  livres,  loua  les  deux  salles  de  théâtre  pour 
les  dix  premières  représentations,  en  sorte  que  l'une  des  deux 
Phèdre  —  celle  de  Pradon  —  alla  d'abord  aux  nues,  et  l'autre  — 
celle  de  Racine  —  fut  mal  reçue.  Justice  se  fit  quand  le  vrai  public 
eut  accès  au  théâtre  :  cependant  la  curiosité  maintint  assez  long- 
temps celle  de  Pradon  sur  la  scène  pour  qu'il  en  fit  le  fier  dans 
ses  écrits. 

Sur  cette  affaire  se  greffa  celle  des  sonnets,  qu'il  ne  vaut  vrai- 
ment pas  la  peine  de  conter  en  détail.  Madame  Deshouliéres, 
avec  quelques  personnes  de  la  cabale,  rime  un  sonnet  injurieux 
contre  la  pièce  de  Racine.  Les  amis  de  Racine  et  Despréaux, 
l'attribuant  au  duc  de  Nevers,  lui  répliquent  sur  les  mêmes 
rimes  par  des  vérités  fort  indécentes.  Le  duc  renvoie  encore  les 
mêmes  rimes,  contenant  une  menace  de  coups  de  bâton  pour  les 

1.  C'est  le  titre  de  la  première  édition.  Le  simple  litre  de  P/tè(/re 
date  de  1687. 


754  NOTICE  SUR  PHEDRE. 

deux  poètes  à  qui  il  impute  le  sonnet  précédent.  Là-dessus  inter- 
vient Monsieur  le  Prince  qui  offre  à  Racine  et  à  Boileau  un  asile 
à  l'Hôtel  de  Condé.  Mais  un  quatrième  sonnet  part,  toujours  sur 
les  mêmes  rimes,  affirmant  que  Boileau  «  fut  hier  bien  frotté  ». 
Sur  quoi  Condé  fait  dire  au  duc  de  Nevers  «  qu'il  vengerait  comme 
faites  à  lui-même  les  insultes  qu'on  s'aviserait  de  faire  à  deux 
hommes  qu'il  aimait  ». 

Pendant  ce  temps  se  poursuivait  une  polémique  de  formes  plus 
littéraires.  Pradon  lisait,  sans  doute  chez  la  duchesse  de  Bouillon, 
une  comédie  en  un  acte  intitulée  Le  jugement  d'Apollon  sur  la 
Phèdre  des  anciens,  qui  ne  nous  est  pas  panenue  :  c'était  une 
critique  de  l'œuvre  de  Racine,  comme  nous  l'apprend  Pradon 
lui-même  dans  ses  Nouvelles  re?narques  sur  les  œuvres  du 
sieur  D***. 

En  1677  s'imprima  une  Dissertation  sur  les  tragédies  de 
Phèdre  et  Hippolyte,  qui  est  attribuée  à  Subligny.  Selon  la  cri- 
tique, le  sujet  de  Phèdre  est  indécent,  et  fait  rougir  les  dames. 
Thésée  est  «  trop  crédule  et  trop  imprudent  »,  Phèdre  a  «  trop 
d'amour,  trop  de  fureur,  et  trop  d'effronterie  »  ;  elle  est  «  fas- 
cinée ».  Il  n'y  a  qu'Aricie  qui  soit  un  caractère  «  heureusement 
trouvé  ».  Le  récit  de  Théramène  est  «  trop  long  et  trop  affecté  ». 
Pradon  n'avait  pas  le  beau  style  de  Racine  :  mais  sa  pièce  était 
«  mieux  intriguée  »,  quoique  la  conduite  en  manquât  de  juge- 
ment, et  quoique  l'auteur  eût  détruit  le  sujet  en  ne  mariant  pas 
Phèdre  à  Thésée. 

En  général,  dans  le  public,  on  convint  de  l'horreur  du  sujet  ; 
on  reconnut  l'infinie  supériorité  du  style  de  Racine,  mais  on 
approuva  la  régularité  de  l'intrigue  de  Pradon. 

Le  récit  de  Théramène  donna  lieu  à  beaucoup  de  discussions  : 
La  Motte  en  blâma  l'enflure  poétique  dans  son  Discours  sur  la 
Poésie  en  général  et  sur  l'ode  en  particulier  (1701).  Boileau 
justifia  Racine  dans  sa  Onzième  réflexion  sur  Longin  (1710,  im- 
primée en  1713).  Fénelon,  dans  sa  Lettre  à  V Académie,  se  rangea 
du  côté  de  La  Motte.  Louis  Racine,  dans  une  Comparaison  de 
lllippolyte  d'Euripide  avec  la  tragédie  de  Racine  sur  le  même 
sujet,  lue  à  l'Académie  des  inscriptions  et  belles-lettres  en  1728, 
essaya  de  défendre  les  vers  de  son  père. 

Un  autre  sujet  de  discussion  fut  le  personnage  d'ilippolyte, 
que  Racine  fait  amoureux.  Subligny  y  trouvait  une  violation  de 


NOTICE  SUR  PHEDRE.  755 

l'histoire.  Arnauld,  sans  doute  pour  une  raison  morale,  blâmait 
l'invention  de  cet  amour.  Fénelon  enlin  n'aimait  pas  Hippolyte 
soupirant  :  il  sentait  assez  la  beauté  de  l'IIippolyte  grec  pour  ne 
point  faire  grâce  à  ce  qui  paraissait  être  une  concession  au  bel 
esprit  français. 

Racine  avait  tiré  son  sujet  d'Euripide  :  il  dut  beaucoup  aussi 
à  Sénèque.  Il  n'a  pas  pris  grand'cliose  à  diverses  tragédies  fran- 
çaises, où  l'amour  incestueux  de  Phèdre  était  traité  : 

Garnier,  Hippolyte,  imprimé  en  1573. 

De  la  Pinelière,  Hippolyte,  imprimé  en  1G35. 

(i.  Gilbert,  Hippolyte  ou  le  Garçon  insensible,  impr.  en  1647. 

Bidar,  Hippolyte,  joué  et  imprimé  à  Lille,  1675. 

Nous  avons  dit  dans  la  Notice  sur  la  vie  de  Racine  que  le 
dégoût  qu'il  ressentit  de  l'acharnement  de  la  cabale  put  contri- 
buer à  le  retirer  du  théâtre.  Mais  lorsqu'il  écrivit  Phèdre,  déjà 
des  sentiments  jansénistes  s'étaient  réveillés  et  avaient  marqué 
la  conception  du  caractère  principal.  Tout  le  monde  le  sentit. 

«  Je  sais  de  science  certaine,  dit  Voltaire*,  qu'on  accusa 
Phèdre  d'être  janséniste.  Comment!  disaient  les  ennemis  de 
l'auteur  ;  sera-t-il  permis  de  débiter  à  une  nation  chrétienne  ces 
maximes  diaboliques? 

Vous  aimez;  on  ne  peut  vaincre  sa  destinée; 
Par  un  charme  fatal  vous  fûtes  entraînée. 

N'est-ce  pas  là  évidemment  un  juste  à  qui  la  grâce  a  manqué? 
J'ai  entendu  tenir  ces  propos  dans  mon  enfance,  non  pas  une 
fois,  mais  trente.  » 

Boileau  avait  bien  la  même  impression,  puisqu'il  porta  a 
pièce  à  Arnauld  :  et  celui-ci,  quelques  jours  après,  en  faisant  la 
résene  que  j'ai  dite,  sur  Hippolyte,  se  déclara  fort  satisfait  du 
personnage  de  Phèdre.  «  Il  n'y  a  rien  à  reprendre,  dit-il,  au 
caractère  de  Phèdre,  puisque  par  ce  caractère  il  nous  donne  cette 
grande  leçon  que,  lorsqu'en  punition  de  fautes  précédentes. 
Dieu  nous  abandonne  à  nous-mêmes  et  à  la  perversité  de  notre 
cœur,  il  n'est  point  d'excès  où  nous  ne  puissions  nous  porter, 
même  en  les  détestant-.  » 

1.  Lettre  au  marquis  Aibergati  Capacelli,  citée  par  M.  Paul  Mesnard. 

2.  Mémoires  de  Louis  Racine. 


EXTRAITS 


ET 


DOCUMENTS  RELATIFS  A  PHÈDRE 


I.  —  ANALYSE  DE   L'  «  HIPPOLYTE  »  D'EURIPIDE» 

L'action  se  passe  à  Trézène,  devant  le  palais,  à  l'entrée  duquel 
on  voit  deux  images,  l'une  d'Aphrodite  et  l'autre  d'Artémis. 

Prologos  (v.  1-120).  Prologue  proprement  dit.  Aphrodite  expose 
le  sujet  de  la  tragédie,  l'amour  de  Phèdre,  dont  elle  se  fait  un 
moyen  de  punir  Hippolyte,  contempteur  de  sa  divinité. 

Hippolyte  fait  chanter  à  ses  compagnons  de  chasse  un  hymne 
en  l'honneur  d'Artémis.  Il  couronne  la  statue  de  la  déesse  et, 
malgré  les  avertissements  d'un  des  siens,  il  refuse  d'adorer 
Aphrodite. 

Parodos  (v.  121-170).  Le  chœur  des  femmes  de  Trézène  raconte 
ce  qu'il  a  appris  de  l'état  de  Phèdre,  et  se  demande  quelle  peut 
être  la  cause  d'un  mal  si  étrange. 

Épisode  1  (171-524).  Langueur  et  délire  de  Phèdre,  autour  de 
laquelle  s'empresse  la  nourrice.  Le  chœur  converse  avec  la 
nourrice  et  la  conseille,  de  sorte  qu'elle  force  Phèdre  de  révéler 
son  mal,  et  lui  arrache  le  secret  de  son  amour.  Phèdre  a  résolu 
de  mourir,  elle  ne  veut  pas  se  déshonorer  et  déshonorer  ses 
enfants.  La  nourrice  lui  donne  d'indignes  conseils,  lui  représente 
la  fatalité  de  l'amour,  l'engage  à  céder  aux  dieux  :  la  reine 
résiste  et  la  nourrice  promet  de  la  sauver  par  des  remèdes 
innocents. 

1.  Je  suis  librement  l'analyse  de  M.  Weil,  dans  son  excellente  édition 
de  sept  tragédies  d'Euripide. 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  PHÈDRE.       757 

Stasiinon  1  (525-564).  Le  chœur  chante  la  puissance  terrible 
de  l'Amour. 

Épisode  2  (565-732).  Phèdre  et  le  chœur  entendent  Hippolyte 
s'emporter  contre  la  nourrice.  Il  sort  du  palais,  suivi  de  celle-ci, 
dont  il  repousse  les  prières  avec  indignation  :  elle  lui  demande 
au  moins  le  secret.  Il  s'emporte  dans  une  longue  tirade  contre 
les  femmes.  Il  se  résout  à  se  taire  et  à  s  absenter  jusqu'au  retour 
de  Thésée.  Phèdre  chasse  la  nourrice  qui  essaye  en  vain  de  se 
défendre.  Elle  annonce  au  chœur  qu'elle  va  mourir. 

Stasimon  2  (732-775).  Le  chœur  voudrait  fuir  loin  de  ce  monde 
misérable.  Le  vaisseau  qui  amena  Phèdre  en  Attique  partit, 
arriva  sous  de  sinistres  auspices  :  de  là  cet  amour  criminel  et 
cette  triste  fin. 

£/j2sorfe  3  (776-1101).  Une  esclave,  de  l'intérieur  du  palais, 
annonce  la  mort  de  Phèdre.  Elïroi  du  chœur.  Thésée  arrive  à  ce 
moment  et  demande  la  cause  du  tumulte.  Le  palais  s'ouvre,  et 
l'on  voit  Phèdre  étendue  sans  vie.  Thésée  exprime  sa  douleur. 

Il  voit  des  tablettes  dans  les  mains  de  la  morte  ;  il  lit  :  il  voit 
l'accusation  portée  contre  Hippolyte.  Sa  colère  éclate,  et  il 
demande  à  Neptune  de  punir  son  fils. 

Hippolyte  entre,  et  le  père  et  le  fils  ont  une  violente  explication 
devant  le  cadavre  de  Phèdre.  Longs  discours  de  Thésée  qui  accuse 
et  d'Hippolyte  qui  se  défend.  Thésée  bannit  son  fils  et  le  chasse. 
Adieu.x  d'Hippolyte  à  Artémis,  à  sa  ville,  à  ses  compagnons. 

Stasimon  3  (1102-1150).  Le  chœur  ne  sait  pas  comment  con- 
cilier ce  qui  se  passe  avec  la  providence  des  Dieux  et  déplore  le 
malheur  d'Hippolyte. 

Exodos  (1151-1466).  Un  messager  apporte  à  Thésée  la  nouvelle 
de  la  catastrophe  où  son  fils  a  succombé.  Long  récit.  Thésée 
consent  à  voir  son  fils  mourant.  Le  chœur  chante  la  puissance  de 
l'Amour.  Diane  paraît  dans  les  airs.  Elle  fait  connaître  la  vérité 
à  Thésée  accablé  ;  puis  elle  excuse  son  erreur. 

Plainte  d'Hippolyte  mourant.  Artémis  lui  parle  et  le  console. 
Il  échange  ensuite  de  tendres  paroles  avec  Thésée.  La  déesse 
part,  les  laissant  réconciliés,  et  après  avoir  annoncé  comment 
elle  vengera  Hippolyte,  quels  honneurs  lui  seront  rendus  après 
sa  mort. 

Hippolyte  assure  son  père  de  son  pardon  et  meurt  entre 
ses  bras. 


758      EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  PHÈDRE. 


II.  —  ANALYSE   DE   L'  «  HIPPOLYTE  »   DE    SENEQUE 

Acte  I,  se.  i.  —  Hippolyte  donne  ses  instructions  à  ses  com- 
pagnons de  chasse  et  invoque  Diane.  (1-83.) 

Se.  u.  —  Phèdre  déclare  son  amour  à  la  nourrice,  qui  essaie 
en  vain  de  l'en  détourner.  (84-272.) 

Chœur.  Puissance  de  l'Amour,  souverain  des  hommes,  des 
dieux  et  des  bêtes.  (273-317.)  . 

Acte  II,  se.  i.  —  La  nourrice  se  lamente  de  la  violence  de 
l'amour  de  Phèdre.  La  reine  parait,  en  costume  d'amazone  ou  do 
chasseresse,  pour  plaire  à  Hippolyte.  (358-429.) 

Se.  n.  —  La  nourrice  essaie  de  rendre  Hippolyte  moins  austère  : 
die  lui  vante  le  mariage  et  les  plaisirs  de  la  ville.  Hippolyte 
répond  par  l'éloge  de  la  chasteté  et  de  la  vie  rustique.  (430-586.) 

Se.  ni.  —  Phèdre  se  déclare  à  Hippolyte,  qui  tire  l'épée,  puis 
ia  jette  et  s'enfuit.  (587-732.) 

Chœur.  Le  chœur  souhaite  que  la  beauté,  funeste  à  tant  d'autres, 
ne  fasse  pas  le  malheur  d'Hippolyte.  (733-831.) 

Acte  III,  se.  i.  —  Thésée,  revenu  des  enfers,  demande  à  la 
nourrice  la  raison  du  désordre  et  du  deuil  de  sa  maison.  Elle 
répond  seulement  que  Phèdre  veut  mourir.  (832-860.) 

Se.  n.  —  Phèdre  feint  de  vouloir  mourir  sans  parler  :  Thésée 
Insiste,  menace  la  nourrice  de  la  torture.  Alors  Phèdre  parle, 
accuse  Hippolyte  de  lui  avoir  fait  violence;  elle  montre  l'épée 
d'Hippolyte  comme  preuve  de  l'accusation.  (861-899.) 

Se.  m.  —  Thésée,  irrité,  demande  à  Neptune  la  mort  de  son 
fils.  (900-955.) 

Chœur.  Désordre  des  choses  humaines,  contradiction  à  l'ordre 
du  monde:  bonheur  des  méchants;  malheur  des  justes.  (956-985.) 

Acte  IV,  se.  i.  —  Le  messager  raconte  à  Thésée  la  mort  d'Hip- 
polyte. (986-1118.) 

Chœur.  Instabilité  des  grandeurs;  sécurité  des  humbles. 
Plainte  de  la  mort  d'Hippolyte.  (1119-1150.) 

Acte  Y,  se.  i.  —  Phèdre  déclare  l'innocence  d'Hippolyte,  et 
se  tue.  Lamentation  de  Thésée,  qui  rassemble  les  débris  du  corps 
de  son  lils  et  lui  promet  les  derniers  honneurs,  tandis  qu'il  les 
refuse  à  Phèdre. 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  PHÈDRE.       759 

m.  —  PHÈDRE  ET  HIPPOLYTE  (Tragédie  de  Pradon) 

1.  Dédicace  à  la  duchesse  de  Bouillon. 

...  Si  les  anciens  nous  l'ont  dépeint  (Ilippolyte)  comme  il  a  été  dans 
Trézène,  du  moins  il  paraîtra  comme  il  a  dû  être  à  Paris,  et,  n'en  dé- 
plaise à  toute  l'antiquité,  ce  jeune  héros  aurait  eu  mauvaise  grâce  de 
venir  tout  hérissé  des  épines  du  grec  dans  une  cour  aussi  galante  que 
la  nôtre.... 

2.  Préface. 

Voici  une  troisième  pièce  de  ma  composition  ;  elle  a  causé  bien  de  la 
rumeur  au  Parnasse;  mais  je  n'ai  pas  à  me  plaindre  de  son  succès.  11  a 
passé  de  si  loin  mon  attente  que  je  me  sens  obligé  d'en  remercier  le 
public,  et  mes  ennemis  même  de  ce  qu'ils  ont  fait  contre  moi.  A  l'arri- 
vée d'un  second  Ilippolyte  à  Paris,  toute  la  république  des  lettres  fut 
émue;  quelques  poètes  traitèrent  cette  entreprise  de  témérité  inouïe 
et  de  crime  de  lése-majesté  poétique  ;  surtout 

La  cabale  en  pâlit  et  vit  en  frémissant 
Un  second  Hippolyte  à  sa  barbe  naissant. 

Mais  les  honnêtes  gens  applaudirent  fort  à  ce  dessein.  Ils  dirent  haute- 
ment qu'Euripide,  qui  est  l'original  de  cet  ouvrage,  n'avait  jamais  fait 
le  procès  à  Sénôque  pour  avoir  traité  son  sujet,  ni  Sénèque  à  Garnier, 
ni  Garnier  à  Gilbert.  J'avoue  franchement  que  ce  n'a  point  été  un  eftet 
du  hasard  qui  m'a  fait  rencontrer  avec  M.  Racine,  mais  un  pur  effet  de 
mon  choix.  J'ai  trouvé  le  sujet  de  Phèdre  beau  dans  les  anciens  ;  j'ai  tiré 
mon  épisode  d'Aricie  des  Tableaux  de  Philostralc  ;  et  je  n'ai  point  vu 
d'arrêt  de  la  cour  qui  me  défendit  d'en  faire  une  pièce  de  théâtre.  On 
n'a  jamais  trouvé  mauvais,  dans  la  peinture,  que  deux  peintres  tirassent 
diverses  copies  du  même  original  ;  et  je  me  suis  imaginé  que  la  poésie, 
et  surtout  le  poème  dramatique,  qui  est  une  peinture  parlante,  n'était 
pas  de  pire  condition.  Il  serait  même  à  souhaiter,  pour  le  divertisse- 
ment du  public,  que  plusieurs  auteurs  se  rencontrassent  quelquefois 
dans  les  mêmes  sujets,  pour  faire  naître  cette  émulation  qui  est  la 
cause  des  plus  beaux  ouvrages.  Mais  quelques  auteurs  intéressés  n  ont 
pas  été  de  ce  sentiment.  Ils  se  sont  érigés  en  régents  du  Parnasse,  ou 
plutôt  en  tyrans;  et  ils  ont  établi  entre  eux  (en  étouffant  les  ouvrages 
des  autres,  ou  plutôt  en  les  empêchant  de  paraître)  cette  maxime  des 
Femmes  savantes  de  Molière  : 

Nul  n'aura  de  l'esprit  hors  nous  et  nos  amis. 


760       EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  PHÈDRE. 

En  vérité,  n'en  déplaise  à  ces  grands  hommes,  ils  me  permettront  de 
leur  dire  en  passant  que  leur  procédé  et  leurs  manières  sont  fort  éloi- 
gnés du  sublime  qu'ils  lâchent  d'attraper  dans  leurs  ouvrages.  Pour 
moi,  j'ai  toujours  cru  qu'on  devait  avoir  ce  caractère  dans  ses  mœurs 
avant  que  de  le  faire  paraître  dans  ses  écrits,  et  que  l'on  devait  être 
bien  moins  avide  de  la  qualité  de  bon  auteur  que  de  celle  d'honnête 
homme  que  l'on  me  verra  toujours  préférer  à  tout  le  sublime  de  Lon- 
gin.  Ces  anciens  Grecs,  dont  le  style  est  si  sublime,  et  qui  nous  doivent 
servir  de  modèles,  n'auraient  point  empêché  dans  Athènes  les  meilleures 
actrices  d'une  troupe  déjouer  un  premier  rôle,  comme  nos  modernes 
l'ont  fait  à  Paris,  au  théâtre  de  Guénégaud.  C'est  ce  que  le  public  a  vu 
avec  indignation  et  avec  mépris.  Mais  il  m'aura  assez  vengé  et  je  lui  ai 
trop  d'obligation  pour  diiférer  plus  longtemps  à  l'avertir  de  ce  qui  se 
trame  contre  lui.  On  le  menace  d'une  satire  où  l'on  l'accuse  de  méchant 
goût,  peut-être  parce  qu'il  a  osé  applaudir  à  mon  ouvrage,  et  l'on  me 
menace  aussi  de  la  partager  avec  lui,  pour  avoir  été  assez  heureux  pour 
lui  plaire.  La  satire  est  une  bête  qui  ne  me  fait  point  de  peur,  et  que 
l'on  range  quelquefois  à  la  raison.  Si  le  succès  de  Phèdre  m'attire 
quelques  traits  du  sieur  D...,  je  ne  m'en  vengerai  qu'en  faisant  mon 
possible  de  lui  fournir  tous  les  ans  de  nouvelle  matière  par  une  bonne 
pièce  de  théâtre  à  ma  façon,  afin  de  mériter  une  satire  de  la  sienne,  à 
l'impression  de  laquelle  je  ne  m'opposerai  jamais,  quoiqu'on  ait  voulu 
empêcher  mon  libraire  d'imprimer  ma  pièce.  C'est  une  trop  plaisante 
nouvelle  pour  n'en  pas  réjouir  mon  lecteur.  Il  ne  pourra  pas  apprendre 
sans  rire  que  ces  messieurs  veulent  ôter  la  liberté  aux  auteurs  de  faire 
des  pièces  de  théâtre,  aux  comédiens  de  les  jouer,  aux  libraires  de  les 
imprimer,  et  même  au  public  d'en  juger. 

3.  Analyse  de  la  Phèdre  et  Ilippolyte  de  Pradon. 

Acteurs  :  Thésée.  Phèdre.  Hippolyte.  Aricic.  Idas  ({jouvorneui^ 
d'ilippolyte).  Arcès  (confident  de  Thésée).  Cléone  (confidente 
d'Aricie).  Mégiste  (femme  de  la  suite  de  Phèdre).  Gardes.  —  La 
scène  est  à  Trézène. 

Acte  I,  se.  i.  —  Hippolyte  veut  quitter  Trézène,  fuyant  des 
présages  funestes  et  les  trop  tendres  égards  de  Phèdre,  la  fiancée 
de  son  père.  Il  veut  aller  chercher  Thésée  qui  a  disparu;  mais 
un  amour  qu'Idas  ne  devine  point,  le  fait  partir  avec  regret. 

Se.  u.  —  Déclaration  d'ilippolyte  à  Aricie,  qui  n'est  pas  insen- 
sible; mais  elle  reproche  à  son  amant  de  ne  pas  répondre  à 
l'amitié  de  Phèdre,  dont  il  devrait  être  reconnaissant. 

Se.  ni.  —  Phèdre  déclare  à  Aricie  qu'elle  n'aime  plus  Thésée 
et  qu'elle  aime  Hippolyte  ;  elle  lui  confie  qu'eUe  va  faire  semer 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  PHEDRE.       761 

le  bruit  de  la  mort  de  Tiiésée,  et  obliger  Ilippolyte  à  l'épouser, 
s'il  veut  régner. 

Se.  IV.  —  Plainte  d'Aricie,  qui  se  décide  à  faire  partir  Ilip- 
polyte. 

Acte  II,  se.  i.  —  Aricie  dit  à  Ilippolyte  de  craindre  Phèdre, 
et  lexhorte  à  s'éloigner. 

Se.  ir.  —  Phèdre  essaie  de  retenir  Ilippolyte  à  Trézène.  Il 
répond  en  homme  épris  de  gloire,  comparant  sa  vie  à  celle  de 
son  père,  honteux  de  n'avoir  encore  rien  fait.  Phèdre  l'engage  à 
aimer,  et  se  confie  à  sa  protection.  Ilippolyte  promet  de  retarder 
son  départ,  et  avoue  qu'il  aime. 

Se.  nr.  —  Aricie,  qui  assistait  à  cet  entretien,  essaie  d'em- 
pêcher Phèdre  d'interpréter  à  son  avantage  les  dernières  paroles 
échappées  à  Ilippolyte  :  mais  celle-ci  se  laisse  emporter  à  une 
flatteuse  espérance. 

Se.  IV.  —  Cléone  annonce  le  retour  de  Thésée. 

Se.  V.  —  Désordre  de  Plièdre,  qui  s'enfuit  pour  ne  pas  voir 
Thésée. 

Se.  VI.  —  Entrée  de  Thésée,  qui  fait  son  compliment  à  Aricie 
et  l'envoie  près  de  Phèdre. 

Se.  VII.  —  Thésée  rend  compte  à  Ilippolyte  de  ses  actions, 
pour  lui  donner  une  leçon  de  politique.  Il  lui  demande  si  Phèdre 
regrettait  son  absence  :  à  quoi  Ilippolyte  ne  sait  trop  que 
répoiïdre. 

AcTK  III,  se.  I.  —  Phèdre  regrette  d'avoir  été  rappelée  à  la 
vie  par  Aricie,  qui  s'intéresse  de  telle  sorte  dans  son  amour, 
qu'elle  lui  inspire  des  soupçons. 

Se.  II.  —  Thésée  entre.  Pour  expliquer  son  trouble,  Phèdre 
feint  de  craindre  l'arrivée  d'une  armée  conduite  par  son  père  : 
Thésée  répond  à  cette  inquiétude  par  des  hâbleries.  Mais  il  est 
inquiet  aussi  :  l'oracle  de  Délos  lui  a  dit  qu'il  aurait  son  fils 
pour  rival;  et  pour  parer  au  danger,  il  veut  faire  épouser  Aricie 
à  Ilippolyte.  Il  charge  Phèdre  de  le  décourager  doucement  et 
de  le  tourner  vers  Aricie. 

Se.  III.  —  Fureur  de  Phèdre  :  monologue. 

Se.  IV,  —  Phèdre  olfre  a  Ilippolyte  la  jeune  Hélène.  Elle  lui 
annonce  qu'elle  veut  marier  Aricie  à  son  frère.  Sur  quoi  Ilippo- 
lyte se  déclare  épris  d'Aricie  :  et  Phèdre  répond  par  l'aveu  de 
;on  amour,  ilippolyte  essaie  de  lui  rappeler  ce  qu'elle  doit  à 


762      EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  PHÈDRE. 

Thésée  :  elle  s'emporte  et  menace  Aricie,   Thésée,  Ilippolyte 
elle-même. 

Se.  V.  —  Ilippolyte  plaint  Phèdre,  craint  pour  Aricie  et  ne 
sait  que  faire. 

Acte  IV,  se.  i.  —  Jalousie  de  Thésée.  Ilippolyte  a  refusé  Aricie; 
il  veut  attendre  ;  il  se  trouve,  et  il  la  trouve  trop  jeune.  Phèdre 
excuse  Ilippolyte.  Thésée  ne  doute  point  de  l'amour  de  son  fils: 
il  veut  le  bannir. 

Se.  u.  —  Phèdre  intercède  en  faveur  d'IIippolyte  :  elle  parle 
en  termes  équivoques  d'un  amour  par  lequel  il  l'outraj^e. 

Se.  ni.  —  Monologue  de  Phèdre  :  douleur  et  remords.  Elle 
veut  aller  justifier  Ilippolyte. 

Se.  IV.  —  Ilippolyte  cherche  Aricie,  dont  Phèdre  s'est  assurée. 
Il  s'excuse  à  Phèdre  de  ce  qu'il  ne  peut  l'aimer;  il  lui  olfre  sa      ^ 
vie.  Elle  est  attendrie.  Il  la  prie  à  genoux  d'aimer  Thésée. 

Se.  V.  —  Thésée  le  surprend  dans  cette  posture.  Ilippolyte 
sort  sans  s'expliquer. 

Se.  VI,  — Malgré  Phèdre,  Thésée  demande  vengeance  à  Neptune. 

Acte  V,  se.  i.  —  Phèdre  demande  pardon  à  Aricie  et  déclare 
devoir  la  vie  et  la  gloire  à  Ilippolyte. 

Se.  II.  —  Inquiétudes  d'Aricie. 

56'.  m.  —  Thésée  vient  se  plaindre  de  son  fils  à  Aricie,  qui 
dénonce  Phèdre.  Regret  et  colère  de  Thésée. 

Se.  IV.  —  Mégiste  annonce  que  Phèdre  est  partie  à  la  suitf 
d'Hippolyte. 

Se.  V.  —  Idas  vient  raconter  la  mort  d'Hippolyte  (à  peu  près 
comme  dans  Racine)  :  Phèdre  s'est  tuée  sur  le  cadavre  de  son 
amant. 


IV.  —  UN   RÉGIT  DE    QUINAULT 

Quinault  a  fait  aussi  son  récit  de  Théramène.  Dans  son  Bel- 
Icrophon  dont  il  sera  parlé  dans  les  notes  de  la  tragédie,  il 
raconte  le  combat  du  héros  contre  la  Chimère  :  il  est  impossible 
qu'il  ne  se  soit  pas  souvenu  d'Euripide  et  de  Sénèque,  les  deuï 
modèles  de  Racine.  De  là  sans  doute  les  surprenantes  rencontres 
de  Racine  avec  Quinault. 

Nous  marchions  à  grands  pas  dans  un  profond  silence, 
Quand  à  côté  de  nous,  au  ibnd  du  bois  prochain, 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  PHÈDRE.   763  ; 

D'horribles  hurlements  ont  retenti  soudain.  ] 

A  ce  bruit  qui  pénètre  et  transit  jusqu'à  l'àme,  r; 

A  travers  des  bouillons  de  fumée  et  de  flamme,  i 

Paroit  ce  Slonstre  affreux  que  le  Ciel  en  courroux  o' 

A  tiré  des  enfers  pour  s'armer  contre  nous.  •■ 

Il  se  fait  reconnoitre  à  la  confuse  forme  j 

D'un  corps  prodigieux  d'une  grandeur  énorme.  ' 
Lion,  Chèvre,  Dragon,  composé  de  tous  trois, 

C'est  en  un  Monstre  seul  trois  monstres  à  la  fois.  !■ 
11  n'est  sur  son  passage  endroit  qu'il  ne  désole, 

11  rugit,  crie  et  siffle,  il  court,  bondit  et  vole;  j 

Des  yeux  il  nous  dévore,  il  ouvre  avec  fureur  J 

De  sa  gueule  béante  un  gouffre  plein  d'horreur,  î 

Et  pour  fondre  sur  nous  s'excitant  au  carnage,  ^ 
Sur  des  rochers  qu'il  brise  il  aiguise  sa  rage. 

A  l'entendre,  à  le  voir,  tout  tremble,  tout  frémit  :  ; 

Le  jour  même  est  troublé  de  noirs  feux  qu'il  vomit.  '\ 

A  ce  terrible  objet  de  mortelles  alarmes  ; 

Font  fuir  tous  nos  soldats,  leur  font  jeter  les  armes.  ; 

Le  seul  Bellérophon,  ferme  dans  ce  danger,  ^ 

D'un  regard  intrépide  ose  l'envisager.  « 

Je  fais  tourner  son  char  pour  regagner  la  Ville,  î 

3Iais  il  rend  malgré  moi  tout  mon  soin  inutile  ;  :* 

11  s'élance,  et  saisit,  en  se  jetant  à  bas,                                           •  ■!. 

Des  armes  que  la  peur  fait  jeter  aux  soldats,  j 

Non  par  un  vain  espoir  de  faire  résistance  ■] 

Contre  un  monstre  au-dessus  de  l'humaine  puissance,  :i 

Mais  pour  chercher  encor  dans  un  trépas  certain  ..^ 

L'honneur  d'être  immolé  les  armes  à  la  main.  (V,  5.)  '  ^ 

Mais  Bellérophon  ne  doit  pas  succomber  :  il  tue  le  monstre.  ) 

Il  lui  crève  un  œil,  il  lui  perce  le  flanc.  ] 

Le  coup  en  est  mortel  :  le  Monstre  qui  se  roule  ? 

S'efforce  d'avaler  tout  son  sang  qui  s'écoule,  'i 

Épuise  à  se  débattre  un  reste  de  vigueur  'S 

Et  tombe  enfin  sans  vie  aux  pieds  de  son  vainqueur.  (V,  i.)  i 

Le  peuple  admire  le  cadavre  du  monstre,  et  crée  la  légende.  \ 

11  assure  avoir  vu  des  Uieux  le  secourir, 

Et  venir  assister  ses  forces  inégales,  e 

L'un  d'un  cheval  volant,  l'autre  d'armes  fatales,  1 

Tant  en  des  cœurs  surpris  d'un  grand  événement  -''. 

La  superstition  s'insinue  aisément.  {Ibid.)  i 


QUESTIONS  SUR  PHÈDRE 


I.  Discuter  ce  que  Racine,  dans  sa  Préface,  dit  du  caractère 

de  Phèdre  :  que  c'est  peut-être  ce  qu'il  a  mis  «  de  plus 
raisonnable  sur  le  théâtre  ». 

II.  La  moralité  de  la  tragédie  de  Phèdre. 

III.  Étudier  et  discuter  la  théorie  d'Aristote,  que  Racine  prend 

à  son  compte  dans  sa  Préface,  selon  laquelle  le  héros 
tragique  ne  doit  être  ni  tout  à  fait  bon  ni  tout  à  fait 
méchant  ;  essayer  de  déterminer  jusqu'où  l'on  peut  re- 
culer la  limite  dans  les  deux  sens. 

IV.  Les  deux  Hippolyte  d'Euripide. 

V.  VHippolyte  de  Sénèque. 

VI.  Le  sujet  de  Phèdre  dans  la  tragédie  française  avant  Racine. 

VII.  La  Phèdre  et  Hippolyte  de  Pradon. 

VIII.  Comparer  la  Phèdre  de  Racine  aux  tragédies  d'Euripide  et 

de  Sénèque  :  rechercher  ce  qu'il  leur  doit,  ce  qu'il  a 
changé  ou  innové  dans  le  sujet,  et  quelle  est  l'importance 
de  ces  modifications. 

IX.  La  conduite  de  l'action  dans  la  tragédie  de  Phèdre  :  montrer 

comment  elle  correspond  à  la  conception  du  sujet. 

X.  Étudier  le    rapport   de  l'intrigue  et  des   caractères  dans 

Phèdre. 

XI.  Le  rôle  de  Phèdre  :  comment  Racine  a-t-il  sauvé  l'odieux 

du  personnage  ? 

XII.  Aricie;  valeur  et  effets  de  l'invention  du  personnage. 

XIII.  Le  récit  de  Théramène  :  examiner  et  discuter  les  critiques 

qu'on  en  a  faites. 

XVI.    Étudier  l'emploi   de  la  mythologie  dans    la  tragédie  de 
Phèdre. 


PREFACE 


Voici  encore  une  tragédie  dont  le  sujet  est  pris  d'Euri- 
pide. Quoique  j'aie  suivi  une  route  un  peu  différente  de 
celle  de  cet  auteur  pour  la  conduite  de  l'action,  je  n'ai 
pas  laissé  d'enrichir  ma  pièce  de  tout  ce  qui  m'a  paru 
plus  éclatant'  dans  la  sienne.  Quand  je  ne  lui  devrois  que 
la  seule  idée  du  caractère  de  Phèdre,  je  pourrois  dire  que 
je  lui  dois  ce  que  j'ai  peut-être  mis  de  plus  raisonnable 
sur  le  théâtre.  Je  ne  suis  point  étonné  que  ce  caractère 
ait  eu  un  succès  si  heureux  du  temps  d'Euripide,  et  qu'il 
ait  encore  si  bien  réussi  dans  notre  siècle,  puisqu'il  a 
toutes  les  qualités  qu'Aristote  demande  dans  le  héros  de 
la  tragédie*,  et  qui  sont  propres  à  exciter  la  compassion 
et  la  terreur.  En  effet,  Phèdre  n'est  ni  tout  à  fait  coupable, 
ni  tout  à  fait  innocente.  Elle  est  engagée  par  sa  destinée, 

1.  Yar.  :  de  plus  éclatant.  (Éd.  antérieures  à  1697.) 

2.  Arislote,  Poétique,  ch.  xiii.  Cf.  Corneille,  Second  Discours  : 
«  ...  11  reste  donc  à  trouver  un  milieu  entre  ces  deux  extrêmes,  par  le 


766  PRÉFACE. 

et  par  la  colère  des  Dieux,  dans  une  passion  illégitime, 
dont  elle  a  horreur  toute  la  première.  Elle  fait  tous  ses 
efforts  pour  la  surmonter.  Elle  aime  mieux  se  laisser 
mourir  que  de  la  déclarer  à  personne.  Et  lorsqu'elle  est 
forcée  de  la  découvrir,  elle  en  parle  avec  une  confusion 
qui  fait  bien  voir  que  son  crime  est  plutôt  une  punition 
des  Dieux  qu'un  mouvement  de  sa  volonté. 

J'ai  même  pris  soin  de  la  rendre  un  peu  moins  odieuse 
qu'elle  n'est  dans  les  tragédies  des  anciens,  où  elle  se 
résout  d'elle-même  à  accuser  llippolyte.  J'ai  cru  que  la 
calomnie  avoit  quelque  chose  de  trop  bas  et  de  trop  noir 
pour  la  mettre  dans  la  bouche  d'une  princesse  qui  a  d'ail- 
leurs des  sentiments  si  nobles  et  si  vertueux.  Cette  bas- 
sesse m'a  paru  plus  convenable  à  une  nourrice,  qui  pou- 
voit  avoir  des  intentions  plus  serviles,  et  qui  néanmoins 
n'entreprend  cette  fausse  accusation  que  pour  sauver  la 
vie  et  l'honneur  de  sa  maîtresse.  Phèdre  n'y  donne  les 
mains  que  parce  qu'elle  est  dans  une  agitation  d'esprit 
qui  la  met  hors  d'elle-même,  et  elle  vient  un  moment 
après  dans  le  dessein  de  justifier  l'innocence  et  de  décla- 
rer la  vérité. 

Hippolyte  est  accusé,  dans  Euripide  et  dans  Sénèque, 
d'avoir  en  effet  violé  sa  belle-mère  :  Vim  corpus  tulit^.  Mais 
il  n'est  accusé  ici  que  d'en  avoir  eu  le  dessein.  J'ai  voulu 
épargner  à  Thésée  une  confusion  qui  l'auroit  pu  rendre 
moins  agréable  aux  spectateurs. 

Pour  ce  qui  est  du  personnage  d'Hippolyte,  j'avois 
remarqué  dans  les  anciens  qu'on  reprochoit  à  Euripide  de 
l'avoir  représenté  comme  un  philosophe  exempt  de  toute 
imperfection  :  ce  qui  faisoit  que  la  mort  de  ce  jeune 


choix  d'un  homme  qui  ne  soit  ni  tout  à  fait  bon,  ni  tout  à  fait  méchant, 
et  qui,  par  une  faute,  ou  faiblesse  humaine,  tombe  dans  un  malheur 
qu'il  ne  mérite  pas.  Aristote  en  donne  pour  exemple  Œdipe  et  Thyeste.  » 
Voyez  aussi  l'Examen  de  Polyeucte. 
1    Sénèque,  Hippolyte^  III,  2,  vers  889. 


PRÉFACE.  767 

prince  causoit  beaucoup  plus  d'indignation  que  de  pitiés 
J'ai  cru  lui  devoir  donner  quelque  foiblesse  qui  le  rendroit 
un  peu  coupable  envers  son  père,  sans  pourtant  lui  rien 
ôter  de  cette  grandeur  d'ànie  avec  laquelle  il  épargne 
l'honneur  de  Phèdre,  et  se  laisse  opprimer  sans  l'accuser, 
l'appelle  foiblesse  la  passion  qu'il  ressent  malgré  lui  pour 
Âricie,  qui  est  la  liUe  et  la  sœur  des  ennemis  mortels  de 
son  père. 

Cette  Aricie  n'est  point  un  personnage  de  mon  inven- 
tion. Virgile  dit  qu'Ilippolyte  l'épousa,  et  en  eut  un  fils, 
après  qu'Esculape  l'eut  ressuscité*.  Et  j'ai  lu  encore  dans 
quelques  auteurs '  qu'Hippolyte  avoit  épousé  et  emmené 
en  Italie  une  jeune  Athénienne  de  grande  naissance,  qui 
s'appeloit  Aricie,  et  qui  avoit  donné  son  nom  à  une  petite 
ville  d'Italie. 

Je  rapporte  ces  autorités,  parce  que  je  me  suis  très- 
scrupuleusement  attaché  à  suivre  la  fable.  J'ai  même 
suivi  l'histoire  de  Thésée,  telle  qu'elle  est  dans  Plu- 
la  rque. 

C'est  dans  cet  historien  que  j'ai  trouvé  que  ce  qui  avoit 
donné  occasion  de  croire  que  Thésée  fût  descendu  dans 
les  enfers  pour  enlever  Proserpine,  étoit  un  voyage  que 
ce  prince  avoit  fait  en  Épire  vers  la  source  de  l'Achéron, 
chez  un  roi  dont  Pirithoûs  vouloit  enlever  la  femme,  et 
qui  arrêta  Thésée  prisonnier,  après  avoir  fait  mourir 
Pirithoûs*.  Ainsi  j'ai  tâché  de  conservé  la  vraisemblance  de 


1.  Ce  n'est  pas  tout  à  fait  exact.  L'HippoIyte  grec  ofTense  Aphro- 
dite par  son  orgueilleux  mépris  de  l'amour;  il  y  a  là  une  sorte 
de  faute,  d'excès  (oêpiç),  et  Schlegel,  dans  sa  comparaison  entre 
la  Phèdre  d'Hippolyte  et  celle  de  Racine,  a  raison  d'en  faire  la 
renianiue. 

2.  Enéide,  VII,  761-769. 

3.  Peut-être  dans  les  Tableaux  de  Philostrate  (traduits  par  Biaise  de 
Vigenère  en  1615),  où  Pradon,  dans  sa  Préface,  dit  avoir  pris  l'idée  du 
rôle  de  son  Aricie. 

4.  Plutanjue,  Vie  de  Thésée,  31. 


768  PREFACE. 

l'histoire',  sans  rien  perdre  des  ornements  de  la  fable,  qui 
fournit  extrêmement  à  la  poésie.  Et  le  bruit  de  la  mort 
de  Thésée,  fondé  sur  ce  voyage  fabuleux,  donne  lieu  à 
Phèdre  de  faire  une  déclaration  d'amour  qui  devient  une 
des  principales  causes  de  son  malheur,  et  qu'elle  n'auroit 
jamais  osé  faire  tant  qu'elle  auroit  cru  que  son  mari  éloit 
vivant. 

Au  reste,  je  n'ose  encore  assurer  que  cette  pièce  soit 
en  effet  la  meilleure  de  mes  tragédies.  Je  laisse  et  aux 
lecteurs  et  au  temps  à  décider  de  son  véritable  prix.  Ce 
que  je  puis  assurer,  c'est  que  je  n'en  ai  point  fait  où  la 
vertu  soit  plus  mise  en  jour  que  dans  celle-ci.  Les 
moindres  fautes  y  sont  sévèrement  punies.  La  seule 
pensée  du  crime  y  est  regardée  avec  autant  d'horreur  que 
le  crime  même.  Les  foiblesses  de  l'amour  y  passent  pour 
de  vraies  foiblesses^;  les  passions  n'y  sont  présentées  aux 
yeux  que  pour  montrer  tout  le  désordre  dont  elles  sont 
cause;  et  le  vice  y  est  peint  partout  avec  des  couleurs  qui 
en  font  connoître  et  haïr  la  difformité.  C'est  là  proprement 
le  but  que  tout  homme  qui  travaille  pour  le  public  doit  se 
proposer;  et  c'est  ce  que  les  premiers  poètes  tragiques 
avoient  en  vue  sur  toute  chose.  Leur  théâtre  étoit  une 
école  où  la  vertu  n'étoit  pas  moins  bien  enseignée  que 
dans  les  écoles  des  philosophes.  Aussi  Aristote  a  bien  voulu 
donner  des  règles  du  poëme  dramatique;  et  Socrate,  le 
plus  sage  des  philosophes,  ne  dédaignoit  pas  de  mettre  la 
main  aux  tragédies  d'Euripide^.  Il  seroit  à  souhaiter  que 
nos  ouvrages  fussent  aussi  sohdes  et  aussi  pleins  d'utiles 
instructions  que  ceux  de  ces  poètes.  Ce  seroit  peut-être 
un   moyen  de    réconciher   la  tragédie  avec  quantité  de 

1.  Comprenez  cela  au  sens  aristotélicien  et  cornélien,  c'est-à-dire  que 
l'histoire  est  cause  de  la  vraisemblance;  car  ce  qui  est  arrivé  était 
possible,  puisque  c'est  arrivé. 

2.  C'est  ce  que  Boileau  a  relevé  dans  son  Art  Poétique,  chant  III. 

3.  Diogène  de  Laerte,  1.  V,  eh.  n. 


PRÉFACE.  769 

personnes,  célèbres  par  leur  piété  et  par  leur  doctrine*, 
qui  l'ont  condamnée  dans  ces  derniers  temps,  et  qui  en 
jugeroient  sans  doute  plus  favorablement,  si  les  auteurs 
songeoient  autant  à  instruire  leurs  spectateurs  qu'à  les 
divertir,  et  s'ils  suivoient  en  cela  la  véritable  intention  de 
la  tragédie. 

1.  Les  jansénistes.  Nicole  avait  pul)lié  en  1659  son  Traité  de  la 
Conu'dic;  le  prince  de  Conti  donna  le  sien  en  1G66.  II  parut  en  1672  une 
Défense  du  traité  de  M.  le  Prince  de  Conti,  dont  l'auteur  était 
31.  Voisin,  prêtre,  docteur  en  théologie.  Enfin  Nicole  venait  do  réim- 
primer son  Traité  au  troisième  volume  de  ses  Essais  de  Morale  (1675). 


RACINE. 


25 


ACTEURS 


THÉSÉE,  fils  d'Egée,  roi  d'Ahènes. 
PHÈDRE,  femme  de  Thésée,  fille  de  Minos 
et  de  Pasiphaé Mlle  Champmeslé. 

HIPPOLYTE,    fils  de  Thésée,    et   d'Antiope, 
reine  des  Amazones. 

ARICIE,  princesse  du  sang  royal  d'Athènes.    Mlle  d'Ennebaut. 

ŒNO^sE,  nourrice  et  confidente  de  Phèdre. 

TlIÉRAMÈNE,  gouverneur  d'ilippolyte. 

ISMÈNE,  confidente  d'Aricie. 

PANOPE,  femme  de  la  suite  de  Phèdre. 

Gardes. 


La  scène  est  à  Trézène,  ville  du  Péloponnèse*. 


1  Comme  dans  Euripide.  Sénèque  transporte  sa  tragédie  à  Atliènes. 


PHEDRE 

TRAGÉDIE 


ACTE  I 


SCÈNE  PREMIÈRE 

HIPPOLYTE,  THÉRAMÈNE. 

IIIPPOLYTE. 

Le  dessein  en  est  pris  :  je  pars,  cher  Théramène, 

Et  quitte  le  séjour  de  l'aimable  Trézène. 

Dans  le  doute  mortel  dont  je  suis  agité, 

Je  commence  à  rougir  de  mon  oisiveté. 

Depuis  plus  de  six  mois  éloigné  de  mon  père,  5 

J'ignore  le  destin  d'une  tête  si  chère; 

J'ignore  jusqu'aux  lieux  qui  le  peuvent  cacher. 

THÉRAMÈNE. 

Et  dans  quels  lieux,  Seigneur,  l'allez-vous  donc  chercher? 
Déjà,  pour  satisfaire  à  votre  juste  crainte. 
J'ai  couru  les  deux  mers  que  sépare  Corinthe;  lo 

J'ai  demandé  Thésée  aux  peuples  de  ces  bords 


772  PHÈDRE. 

Où  l'on  voit  l'Achéron  se  perdre  chez  les  morts; 

J'ai  visité  l'Élide,  et  laissant  le  Ténare, 

Passé  jusqu'à  la  mer  qui  vit  tomber  Icare. 

Sur  quel  espoir  nouveau,  dans  quels  heureux  climats      i5 

Croyez-vous  découvrir  la  trace  de  ses  pas? 

Qui  sait  même,  qui  sait  si  le  Roi  votre  père 

Veut  que  de  son  absence  on  sache  le  mystère? 

Et  si,  lorsqu'avec  vous  nous  tremblons  pour  ses  jours, 

Tranquille,  et  nous  cachant  de  nouvelles  amours,  20 

Ce  héros  n'attend  point  qu'une  amante  abusée.... 

HIPPOLYTE. 

Cher  Théraméne,  arrête,  et  respecte  Thésée. 

De  ses  jeunes  erreurs  désormais  revenu, 

Par  un  indigne  obstacle  il  n'est  point  retenu; 

Et  fixant  de  ses  vœux  l'inconstance  fatale,  aS 

Phèdre  depuis  longtemps  ne  craint  plus  de  rivale. 

Enfin  en  le  cherchant  je  suivrai  mon  devoir, 

Et  je  fuirai  ces  heux  que  je  n'ose  plus  voir. 

THERAMENE. 

Hé!  depuis  quand,  Seigneur,  craignez-vous  la  présence 

De  ces  paisibles  lieux,  si  chers  à  votre  enfance,  3o 

Et  dont  je  vous  ai  vu  préférer  le  séjour 

Au  tumulte  pompeux  d'Athène  et  de  la  cour? 

Quel  péril,  ou  plutôt  quel  chagrin  vous  en  chasse? 

niPPOLYTE. 

Cet  heureux  temps  n'est  plus.  Tout  a  changé  de  face, 
Depuis  que  sur  ces  bords  les  Dieux  ont  envoyé  35 

La  fille  de  Minos  et  de  Pasiphaé. 

THÉPiAMÈNE. 

J'entends  :  de  vos  douleurs  la  cause  m'est  connue, 
Phèdre  ici  vous  chagrine,  et  blesse  votre  vue. 


I 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  773 

Dangereuse  marâtre,  à  peine  elle  vous  vit, 

Que  votre  exil  d'abord  signala  son  crédit.  "        4o 

Mais  sa  haine  sur  vous  autrefois  attachée, 

Ou  s'est  évanouie,  ou  s'est  bien  relâchée. 

Et  d'ailleurs  quels  périls  vous  peut  faire  courir 

Une  femme  mourante  et  qui  cherche  à  mourir? 

Phèdre,  atteinte  d'un  mal  qu'elle  s'obstine  à  taire,  45 

Lasse  enfin  d'elle-même  et  du  jour  qui  l'éclairé, 

Peut-elle  contre  vous  former  quelques  desseins? 

UIPPOLYTE. 

Sa  vaine  inimitié  n'est  pas  ce  que  je  crains. 

Hippolyte  en  partant  fuit  une  autre  ennemie  : 

Je  fuis,  je  l'avoùrai,  cette  jeune  Aricie,  5o 

Reste  d'un  sang  fatal  conjuré  contre  nous. 

THÉRAMÈNE. 

Quoi?  vous-même,  Seigneur,  la  persécutez- vous? 
Jamais  l'aimable  sœur  des  cruels  Pallantides* 
Trempa-t-elle  aux  complots  de  ses  frères  perfides? 
Et  devez-vous  haïr  ses  innocents  appas?  55 

HIPPOLYTE. 

Si  je  la  haissois,  je  ne  la  fuirois  pas. 

THÉRAMÈNE. 

Seigneur,  m'est-il  permis  d'expliquer  votre  fuite? 
Pourriez-vous  n'être  plus  ce  superbe  Hippolyte, 
Implacable  ennemi  des  amoureuses  lois 
Et  d'un  joug  que  Thésée  a  subi  tant  de  fois?  6o 


^  1.  Plutarque,  Vie  de  Thésée,  XIII;  et  Pausanias,  1.  I,  cli.  xxi.  Ces  fils 
de  Pallas  (ou  Pallante,  au  vers  330),  petits-fils  de  Pandion,  et  neveux 
d'Éj^ée,  avaient  disputé  à  Thésée  la  royauté  d'Athènes.  Ils  lui  avaient 
tendu  une  embuscade.  Mais  il  eut  le  dessus;  et  s'en  étant  défait,  il 
vint  à  Trézène  pour  se  purifier. 


774  PHÈDRE. 

Vénus,  par  votre  orgueil  si  longtemps  méprisée, 
Voudroit-elle  à  la  fin  justifier  Thésée? 
Et  \x)us  mettant  au  rang  du  reste  des  mortels, 
Vous  a-t-elle  forcé  d'encenser  ses  autels*? 
Àimeriez-vous,  Seigneur? 

HIPPOLYTE. 

Ami,  qu'oses-tu  dire?  65 

Toi,  qui  connois  mon  cœur  depuis  que  je  respire, 
Des  sentiments  d'un  cœur  si  fier,  si  dédaigneux, 
Peux-tu  me  demander  le  désaveu  honteux? 
C'est  peu  qu'avec  son  lait  une  mère  amazone  ^ 
M'ait  fait  sucer  encor  cet  orgueil  qui  t'étonne;  70 

Dans  un  âge  plus  mûr  moi-même  parvenu, 
Je  me  suis  applaudi  quand  je  me  suis  connu. 
Attaché  près  de  moi  par  un  zèle  sincère. 
Tu  me  contois  alors  l'histoire  de  mon  père. 
Tu  sais  combien  mon  âme,  attentive  à  ta  voix,  75 

S'échautfoit  au  récit  de  ses  nobles  exploits. 
Quand  lu  me  dépeignois  ce  héros  intrépide 
Consolant  les  mortels  de  l'absence  d'Alcide, 
Les  monstres  étouffés  et  les  brigands  punis, 
Procruste,  Cercyon,  et  Scirron,  et  Sinnis,  80 

Et  les  os  dispersés  du  géant  d'Épidaure, 
Et  la  Crète  fumant  du  sang  du  Minotaure'  : 

1.  Ces  vers  tiennent  en  quelque  façon  lieu  du  prologue  de  la  pièce 
grecque. 

2.  Antiope,  ou  Ilippolyte,  reine  des  Amazones. 

3.  Ovide,  Métamorphoses,  Vil,  433-43  : 

...  Te,  maxime  Theseu, 
Mirata  est  Marathon  Creisei  sanguine  taiiri; 
Quodque  siiam  secnrus  arat  Cromijona  colonns    ■ 
Munus  opusque  timm  est.  Tellus  Epidauria  j)er  le 
Clavigeram  vidit  Yitlcani  occnmbere  jjrolem, 
Yidit  et  immitcm  Ccphisias  ora  Procrnsten. 
Cercyonis  letum  vidit  Cerealis  Eleusin. 


ACTE  I,  SCEINE  I.  775 

Mais  quand  tu  récitois  des  faits  moins  glorieux, 

Sa  foi  partout  offerte  et  reçue  en  cent  lieux; 

Hélène  à  ses  parents  dans  Sparte  dérobée;  85 

Salamine  témoin  des  pleurs  de  Péribée; 

Tant  d'autres,  dont  les  noms  lui  sont  même  échappés, 

Trop  crédules  esprits  que  sa  flamme  a  trompés  : 

Ariane  aux  rochers  contant  ses  injustices*, 

Phèdre  enlevée  enfin  sous  de  meilleurs  auspices  ;  90 

Tu  sais  comme  à  regret  écoulant  ce  discours, 

Je  te  pressois  souvent  d'en  abréger  le  cours, 

Heureux  si  j'avois  pu  ravir  à  la  mémoire 

Cette  indigne  moitié  d'une  si  belle  histoire. 

Et  moi-même,  à  mon  tour,  je  me  verrois  lié?  96 

Et  les  Dieux  jusque-là  m'auroient  humilié  ? 

Dans  mes  lâches  soupirs  d'autant  plus  méprisable, 

Qu'un  long  amas  d'honneurs  rend  Thésée  excusable, 

Qu'aucuns  monstres  par  moi  domptés  jusqu'aujourd'hui 

Ne  m'ont  acquis  le  droit  de  faillir  comme  lui.  100 

Quand  même  ma  fierté  pourroit  s'être  adoucie, 

Aurois-je  pour  vainqueur  dû  choisir  Aricie? 


Occidit  ille  Si7iis,  magnis  maie  viribus  usus, 
Qui  paierai  curvare  trahes,  el  ar/ebal  ab  alto 
Ad  lerram  laie  sparsiiras  corpora  plniis. 
Tiilus  ad  Alcalhoen,  Lelerjela  mœnia,  limes, 
Compo&ilo  Scirone.,  palet.... 

«  0  grand  Thésée,  Marathon  t'a  admiré  couvert  du  sang  du  Minotaure  : 
si  le  colon  de  Cromyon  laboure  sa  terre  en  sûreté,  c'est  ton  œuvre  et 
ton  bienfait.  Sous  tes  coups  Epidaure  a  vu  tomber  le  lils  de  Vulcain  à 
la  terrible  massue.  La  rive  du  Céphise  a  vu  périr  le  cruel  Procruste: 
Eleusis,  ville  de  Cérès,  a  vu  la  fin  de  Cercyon,  Mort  aussi,  ce  Sinis  qui 
usait  si  mal  de  sa  force  prodigieuse,  capable  de  courber  des  arbres,  et 
ployant  jusqu'à  terre  des  pins  qui,  en  se  redressant,  éparpillaient  dans 
les  airs  le  corps  de  ses  victimes.  Sciron  détruit  laisse  le  chemin  de  Mé 
gare  ouvert  et  sûr,  » 

i.  Aux  rochers  :  quand  Thésée  l'eut  abandonné  à  Naxos.  Le  terme 
donné  par  Racine  à  l'idée  vient  du  souvenir  du  beau  morceau  de 
Catulle  (les  plaintes  d'Ariane  dans  VEjnlhalame  de  Tliélis  et  de  Pelée). 


776 


PHEDRE. 


Ne  soiiviendroii-il  plus  à  mes  sens  égarés 
De  l'obstacle  éternel  qui  nous  a  séparés  ? 
Mon  père  la  réprouve  ;  et  par  des  lois  sévères 
Il  défend  de  donner  des  neveux  à  ses  frères  : 
D'une  lige  coupable  il  craint  un  rejeton  ; 
Il  veut  avec  leur  sœur  ensevelir  leur  nom, 
Et  que  jusqu'au  tombeau  soumise  à  sa  tutelle, 
Jamais  les  feux  d'hymen  ne  s'allument  pour  elle. 
Dois-je  épouser  ses  droits  contre  un  père  irrité  ? 
Donnerai-je  l'exemple  à  la  témérité  ? 
Et  dans  un  fol  amour  ma  jeunesse  embarquée.... 


io5 


IIO 


THERAMENE. 

Ah  !  Seigneur,  si  votre  heure  est  une  fois  marquée, 

Le  ciel  de  nos  raisons  ne  sait  point  s'informer.  ii5 

Thésée  ouvre  vos  yeux  en  voulant  les  fermer; 

Et  sa  haine,  irritant  une  flamme  rebelle. 

Prête  à  son  ennemie  une  grâce  nouvelle. 

Enfin  d'un  chaste  amour  pourquoi  vous  effrayer? 

S'il  a  quelque  douceur,  n'osez- vous  l'essayer?  120 

En  croirez-vous  toujours  un  farouche  scrupule  ? 

Craint-on  de  s'égarer  sur  les  traces  d'Hercule  ? 

Quels  courages  Vénus  n'a-t-elle  pas  domptés? 

Vous-même,  où  seriez-vous,  vous  qui  la  combattez, 

Si  toujours  Antiope  à  ses  lois  opposée,  126 

D'une  pudique  ardeur  n'eût  brûlé  pour  Thésée*? 

Mais  que  sert  d'affecter  un  superbe  discours  ? 

Avouez-le,  tout  change;  et  depuis  quelques  jours 


1.  Cette  idée  avait  été  exprimée  par  Molière  dans  le  style  comique^. 
{Femmes  savantes,  1, 1,  v.  77-80).  Racine  a  dû  la  prendre  dans  Gilbert.' 
qui  écrivait  : 

Dites-moi,  seriez-vous  du  nombre  des  vivants, 
Auriez-vous  de  lauriers  la  tête  couronnée, 
Si  la  belle  Antiope  eût  fui  l'hyménée? 
Pouvez-vous  l'honorer  et  ne  l'Imiter  pas?  (II,  3.) 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  777 

On  vous  voit  moins  souvent,  orgueilleux  et  sauvage, 
Tantôt  faire  voler  un  char  sur  le  rivage,  .       i3o 

Tantôt,  savant  dans  l'art  par  Neptune  inventé, 
Rendre  docile  au  frein  un  coursier  indompté. 
Les  forêts  de  nos  cris  moins  souvent  retentissent  ; 
Chargés  d'un  feu  secret,  vos  yeux  s'appesantissent. 
Il  n'en  faut  point  douter  :  vous  aimez,  vous  brûlez:      i35 
Vous  périssez  d'un  mal  que  vous  dissimulez. 
La  charmante  Aricie  a-t-elle  su  vous  plaire? 

HIPPOLYTE. 

Théramène,  je  pars,  et  vais  chercher  mon  père, 

THÉRAMÈNE. 

Ne  verrez-vous  point  Phèdre  avant  que  de  partir, 
Seigneur? 

HIPPOLYTE. 

C'est  mon  dessein  :  tu  peux  l'en  avertir.       140 
Voyons-la,  puisqu'ainsi  mon  devoir  me  l'ordonne. 
Mais  quel  nouveau  malheur  trouble  sa  chère  Œnoné  ? 


SCÈNE  II 
HIPPOLYTE,  ŒNONE,  THÉRAMÈNE. 

ŒNONE. 

Hélas  !  Seigneur,  quel  trouble  au  mien  peut  être  égal  ? 
La  Reine  touche  presque  à  son  terme  fatal*. 

i.  hti  nourrice  dit  à  Thésée  dans  Sénèque  : 

...  Mxsta  secretum  occidit 
Staliiilque  secnm  ferre,  qiio  moriiur,  malum. 

«  Triste,  elle  cache  son  secret,  résolue  à  emporter  avec  elle  le  mal 
dont  elle  meurt,  >? 


778  PHÈDRE. 

En  vain  à  l'observer  jour  et  nuit  je  m'attache  :  i45 

Elle  meurt  dans  mes  bras  d'un  mal  qu'elle  me  cache. 

Un  désordre  éternel  régne  dans  son  esprit. 

Son  chagrin  inquiet  l'arrache  de  son  lit. 

Elle  veut  voir  le  jour  ;  et  sa  douleur  profonde 

M'ordonne  toutefois  d'écarter  tout  le  monde....  i5o 

Elle  vient. 

HU'POLYTE. 

■    Il  suffit  :  je  la  laisse  en  ces  lieux, 
Et  ne  lui  montre  point  un  visage  odieux. 


SCENE  m 

PHÈDRE,  Œ?{ONE. 

PHÈDRE. 

N'allons  point  plus  avant.  Demeurons,  chère  Œnone. 
Je  ne  me  soutiens  plus  :  ma  force  m'abandonne. 
Mes  yeux  sont  éblouis  du  jour  que  je  revoi,  i55 

Et  mes  genoux  tremblants  se  dérobent  sous  moi. 
Hélas  ! 

(Elle  s'assit.) 

ŒNONE. 

Dieux  tout-puissants,  que  nos  pleurs  vous  apaisent. 

PHKDUE. 

Que  ces  vains  ornements,  que  ces  voiles  me  pèsent! 
Quelle  importune  main,  en  formant  tous  ces  nœuds, 
A  pris  soin  sur  mon  front  d'assembler  mes  cheveux  *?i6o 
Tout  m'afflige  et  me  nuit,  et  conspire  à  me  nuire. 

1.  Euripide  : 

AcpsTs  [JLO'J  8c'[iaç,  6(i6oÙTS  y.âpa* 
)v£)kU[JLat  jxeXswv  ^ûvSeajxa  cptXcov. 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  770 

ŒNONE. 

('omme  on  voit  tous  ses  vœux  l'un  l'autre  se  détruire  ! 
Vous-même,  condamnant  vos  injustes  desseins, 
Tantôt  à  vous  parer  vous  excitiez  nos  mains; 
Vous-même,  rappelant  votre  force  première,  i65 

Vous  vouliez  vous  montrer  et  revoir  la  lumière. 
Vous  la  voyez.  Madame;  et  prête  à  vous  cacher, 
Vous  haïssez  le  jour  que  vous  veniez  chercher  *  ? 


Noble  et  brillant  auteur  d'une  triste  famille, 

Toi,  dont  ma  mère  osoit  se  vanter  d'être  fille,  170 

Qui  peut-être  rougis  du  trouble  où  tu  me  vois, 

Soleil,  je  te  viens  voir  pour  la  dernière  fois. 

ŒNONE. 

Quoi?  vous  ne  perdrez  point  cette  cruelle  envie? 

Aàêex'  sùirnyeiç  /eî^p^cç,  rpôroXoi. 
Bapû  [JLOt  xecpa'Xf.ç  èirtxpavov  è'yeiv 
àcpeX'  àiJLTÉTaaov  pôaxpuyov  (ï)|Jioiç.  (198-202.) 

«  Soutenez  mon  corps;  relevez-moi  la  tête;  mes  membres  sont  bri- 
sés. Esclaves,  pressez  mes  mains.  Ce  voile  est  pesant  sur  ma  tête  :  ôtez- 
Ic,  détachez  mes  cheveux,  répandez-les  sur  mes  épaules.  » 

1,  Euripide  : 

Asûpo  yàp  èX6eîv  Trav  etto?  t,v  aor 
xâ/a  8'  tU  6aXà{xou<;  (stzzù^zk;  t6  xàXiv. 
Ta/;j  yàp  ccpàXXs',  xouSevl  yjxipz'.ç, 
O'joé  a'  àpé<r/.ti  t6  Tiapov,  xô  6'  aTtôv 
çOvxepov  r.ysr.  (181-185.) 

«  Tu  ne  parlais  que  de  venir  ici;  et  sans  doute  tu  vas  vite  retourner 
dans  ton  appartement.  Tu  changes  d'avis  tout  de  suite;  rien  ne  te 
réjouit.  Ce  que  tu  as  te  déplaît;  tu  préfères  ce  que  tu  n'as  pas.  » 

Sénèque  a  exprimé  la  même  idée.  Mais  je  ne  citerai  Sénèque  que  là 
où  £uripidd  n'aura  pas  pu  servir  de  modèle  à  Racine. 


780  PHÈDRE.  J 

Vous  verrai-je  toujours,  renonçant  à  la  vie,  'i 

Faire  de  votre  mort  les  funestes  apprêts  ?  175  ■ 

PHÈDRE. 

Dieux  !  que  ne  suis-je  assise  à  l'ombre  des  forêts  !  i 

Quand  pourrai-je,  au  travers  d'une  noble  poussière,"  | 

Suivre  de  l'œil  un  char  fuyant  dans  la  carrière*? 

ŒNONE. 

Quoi,  Madame? 

PHÈDRE. 

Insensée,  où  suis-je  ?  et  qu'ai-je  dit? 
Où  laissé-je  égarer  mes  vœux  et  mon  esprit?  i8o 

Je  l'ai  perdu  :  les  Dieux  m'en  ont  ravi  l'usage. 
Œnone,  la  rougeur  me  couvre  le  visage  : 
Je  te  laisse  trop  voir  mes  honteuses  douleurs; 
Et  mes  yeux,  malgré  moi,  se  rempHssent  de  pleurs*. 

1.  Euripide  : 

Atat- 

-ttÔl»?  àv  Spoaspaç  dcitô  xpTjvTSoi; 

xaOapwv  oSdxwv  ttwix'  àpuaa£[XTiV, 

ÛTTO  t'  alyziooK;  è'v  ts  '/.oii-fixi^ 

>.£t[j.â>vi  x>ki6era'  dvaTtauaaijxTiv....  (208-211.) 

Asiaç  Sso-jTOLv  "Apxsîxi  At[xva<; 

xal  yufjLvaacwv  twv  'nriroxpôrtov, 

sl'ôe  y£vot[jLav  èv  aoTç  SaTiéSotç, 

TiwAoui;  'Evsxaç  6a[xa)ii^0[JL£va.  (228-31.) 

^■'  1 
«  Ah!  si  je  pouvais  me  désaltérer  dans  les  eaux  pures  d'une  source         ç! 
fraîche  !  Si  je  pouvais  me  reposer,  m'étendre  dans  une  prairie  ombreuse         -  \ 
au  pied  des  peupliers  !  Artemis,  souveraine  de  Limna  et  des  hippo-  ^ 

dromes  sonores,  que  ne  suis-je  dans  tes  plaines,  dompteuse  de  chevaux 
vénètes.  » 

2.  Euripide  : 

Aûaxavoç  èyùi,  xl  ttot'  eipyaaàfjLTjv  ; 
TTOc  T:ap£Tr);ày)^67^v  ywù>\n\^  àya6%; 
ifxavTjv,  licsaov  ôaéjxovoç  àxi^. 


ACTE  i,  SCÈNE  III.  781 


Ah!  s'il  vous  faut  rougir,  rougissez  d'un  silence  i85 

Qui  de  vos  maux  encore  aigrit  la  violence. 

Rebelle  à  tous  nos  soins,  sourde  à  tous  nos  discours, 

Voulez-vous  sans  pitié  laisser  finir  vos  jours  ? 

Quelle  fureur  les  borne  au  milieu  de  leur  course  ? 

Quel  charme  ou  quel  poison  en  a  tari  la  source?  190 

Les  ombres  par  trois  fois  ont  obscurci  les  cieux 

Depuis  que  le  sommeil  n'est  entré  dans  vos  yeux, 

Et  le  jour  a  trois  fois  chassé  la  nuit  obscure 

Depuis  que  votre  corps  languit  sans  nourriture*. 

A  quel  affreux  dessein  vous  laissez-vous  tenter?  '         igS 

De  quel  droit  sur  vous-même  osez-vous  attenter? 

Vous  offensez  les  Dieux  auteurs  de  votre  vie  ; 

Vous  trahissez  l'époux  à  qui  la  foi  vous  lie; 

Vous  trahissez  enfin  vos  enfants  malheureux, 

Que  vous  précipitez  sous  un  joug  rigoureux.  200 

Songez  qu'un  même  jour  leur  ravira  leur  mère, 

Et  rendra  l'espérance  au  fils  de  l'étrangère, 

A  ce  fier  ennemi  de  vous,  de  votre  sang, 

qjso,  oeo,  TÂT^jjLuv. 
Mata,  tA\v^  (xou  Y.pv'^iO'^/  Tcs»aXi/^v 
aîoo-j;xcôa  y%p  xx  XeXsyjxeva  [xoi. 
Kp-jT.xz'  xat'  ôjffwv  oâxpua  ^ab/si, 
xa',  è-n'  aî<y/tjVTjv  ôjxjxa  TéxpaiTTat.  (239-2i6.) 

«  Malheureuse!  qu'ai-je  fait?  où  me  suis-je  égarée,  loin  de  là  raisonf 
3'ai  été  folle,  j'ai  failli  par  la  colère  d'une  divinité.  Ah!  ah!  malheu- 
reuse !  Nourrice,  ramène  mon  voile  sur  ma  tête.  Je  rougis  de  ce  que 
j'ai  dit.  Couvre  ma  face.  Les  larmes  tombent  de  mes  yeux,  et  la  honte 
est  dans  mon  regard,  » 

1.  Euripide  :  .-.  Toitaïav  y'  ouar'  <3tori,to<î  f,[j.£pav  (273),  dit  la  nour- 
rice. «  Voici  trois  jours  qu'elle  est  sans  nourriture.  »  Et  le  chœur  : 
ToiTâxav  ôé  v'.v  xVjw  —  xâvSs  xax'  àjxêpoaîou  —  cyT6[j.axoç  à(j.£- 
pav  —  Aâtxaxpo;  àxxà;  5£(j.aç  àyvôv  1<t/zvj.  (135-138.) 

«  Voici  trois' jours,  m'a-t-on  dit,  que  les  dons  de  Cérès  n'ont  pas  tou- 
ché sa  bouche,  et  que  son  corps  est  sans  nourriture.  » 


782  PHÈDRE. 

Ce  fils  qu'une  Amazone  a  porté  dans  son  flanc, 
Cet  Hippolyte.... 

PHÈDRE. 

Ah,  Dieux  ! 

ŒNONE. 

Ce  reproche  vous  touche 

PHÈDRE. 

Malheureuse,  quel  nom  est  sorti  de  ta  bouche  ? 

ŒNONE. 

Hé  bien  !  votre  colère  éclate  avec  raison  *  : 
J'aime  à  vous  voir  frémir  à  ce  funeste  nom. 

1.  Euripide  : 

Too(p6^.  'AXk'  l'oôt  [xévTOt  (irpôç  xâS'  aùGaosaTepol 

rîyvou  ôaXdaai]?),  et  Gave:,  Trpooouo-a  aoù? 

IlarSaç,-,  Ttaxpwwv  \}.^  {xeôé^ovTa?  86}xwv, 

Ma  TTjv  dfvaaaav  i-Titav  'Afxa^ôva, 

"H  C70ÏÇ  Tsxvoiai  ôsaTioTTiv  éyetvaxo 

NÔ60V,  cppovouvxa  yvT^at',  oTa6à  viv  xaTvôiç, 

'IinrôXuxov. 
<ï)a':Spa.  Ol'p.0'.! 

Tpocpdç.  Biyyàvst  aéOsv  xôSe; 

<I>aîSpa.  'ATTwXsadi;  (xe,  [xaia,  xat  as,  Tipôç  ôswv, 

xouS'  àvSpôç  auOiç  >k(aao|xai  uiyav  irépt. 
-  Tpo^ôç.  'Opaç;  {ppoverç  jxèv  eu,  ©povoCaa  ô',  où  ôAsk; 

TcaîSdcç  x'  ôvf,(Tai  xat  aàv  èxffwuat  ^t'ov.  (304-31 -i.) 

«  Reste,  si  tu  veux,  plus  sourd  à  ma  voix  que  les  Ilots  de  la  mer; 
mais  sache  bien,  que  si  tu  meurs,  tu  trahis  tes  enfants,  qui  n'hériteront 
point  de  leur  père;  j'en  jure  par  l'Amazone,  par  la  reine  guerrière  qui 
a  enfanté  un  maître  pour  tes  enfants,  ce  bâtard  orgueilleux  comme  un  | 
fils  légitime,  tu  le  connais  bien,  Hippolyte.—  Hélas! —  Ce  nom  t'est  '  ii 
sensible?  —  Tu  m'as  tuée,  nourrice  :  par  les  dieux,  je  t'en  prie,  ne 
parle  plus  de  cet  homme.  —  Tu  vois?  Tu  as  des  sentiments  sages,  et 
avec  ces  sentiments,  tu  ne  veux  pas  protéger  tes  enfants  en  conservant 
ta  vie.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  lïl.  "Î^S 

Vivez  donc.  Que  l'amour,  le  devoir  vous  excite. 

Vivez,  ne  souffrez  pas  que  le  fils  d'une  Scythe,  210 

Accablant  vos  enfants  d'un  empire  odieux. 

Commande  au  plus  beau  sang  de  la  Grèce  et  des  Dieux. 

Mais  ne  différez  point  :  chaque  moment  vous  tue. 

Réparez  promptement  votre  force  abattue, 

Tandis  que  de  vos  jours,  prêts  à  se  consumer,  2i5 

Le  flambeau  dure  encore,  et  peut  se  rallumer. 

PHÈDRE. 

J'en  ai  trop  prolongé  la  coupable  durée. 

ŒNOxNE. 

Quoi?  de  quelques  remords  êtes- vous  déchirée? 
Quel  crime  a  pu  produire  un  trouble  si  pressant  ? 
Vos  mains  n'ont  point  trempé  dans  le  sang  innocent  ? 

phî:dre. 
Grâces  au  ciel,  mes  mains  ne  sont  point  criminelles*. 
Plût  aux  Dieux  que  mon  cœur  fût  innocent  comme  elles  ! 

ŒNONE. 

Et  quel  affreux  projet  avez- vous  enfanté 
Dont  votre  cœur  encor  doive  être  épouvanté  ? 

PHÈDRE. 

Je  t'en  ai  dit  assez.  Épargne-moi  le  reste.  22$ 

Je  meurs,  pour  ne  point  faire  un  aveu  si  funeste. 

ŒNONE. 

Mourez  donc,  et  gardez  un  silence  inhumain; 

1.  Euripide  ; 

Tpoaô;.  'Ay^àç  [xèv,  w  iraT,  /etpaç  aïtiaTOç  çpsps'.;; 
^ctiopoL.  Xeîpeç  |xèv  àyval,  <ppT,v  6'  è'/et  [iia<j\).à  t'.  (316-317.) 

0  0  ma  fille,  tes  mains  sont-elles  pures  de  sangf  —  Mes  mains  sont 
pures,  mais  mon  âme  est  souillée.  '' 


784  PHÈDRE. 

Mais  pour  fermer  vos  yeux  cherchez  une  autre  main. 
Quoiqu'il  vous  reste  à  peine  une  t'oible  lumière, 
Mon  âme  chez  les  morts  descendra  la  première.  aSo 

Mille  chemins  ouverts  y  conduisent  toujours, 
Et  ma  juste  douleur  choisira  les  plus  courts. 
Cruelle,  quand  ma  foi  vous  a-t-elle  déçue? 
Songez-vous  qu'en  naissant  mes  bras  vous  ont  reçue  ? 
Mon  pays,  mes  enfants,  pour  vous  j'ai  tout  quitté.        235 
Réserviez-vous  ce  prix  à  ma  fidélité  ? 

PHÈDRE. 

Quel  fruit  espères-tu  de  tant  de  violence? 
Tu  frémiras  d'horreur  si  je  romps  le  silence. 

ŒNONE. 

Et  que  me  direz-vous  qui  ne  cède,  grands  Dieux  ! 

A  l'horreur  de  vous  voir  expirer  à  mes  yeux*  ?  240 

PHÈDRE. 

Quand  tu  sauras  mon  crime,  et  le  sort  qui  m'accable, 
Je  n'en  mourrai  pas  moins,  j'en  mourrai  plus  coupable. 


Madame,  au  nom  des  pleurs  que  pour  vous  j'ai  versés, 

Par  vos  foibles  genoux  que  je  tiens  embrassés. 

Délivrez  mon  esprit  de  ce  funeste  doute.  245 

1.  Euripide  :  ' 

<l>a(5pa.  Tiôpi^;  j3iàî;si  /sipôç  è|TipTTf][J-eVn. 

Tpocpôç.  Kal  Gwv  ys  yovàTwv  ou  (xeôfjO'oii.a^  ttots. 

Oaiopa.  Kdtx',  w  Tâ);a'.va,  aol,  xâS*  sî  r.cùizi,  xaxâ. 

Tpocpdç.  Msi^ov  yàp,  -î^  aou  jx-^i  xu/stv,  xi  jxot  xaxov;  (325-328.) 

«  Que  fais-tu?  Quelle  violence!  tu  t'attaches  à  ma  main.  —  Et  à  tes 
genoux  :  je  ne  te  lâcherai  pas.  —  Malheureuse!  si  je  te  le  dis,  ce  sora 
cruel  pour  toi,  bien  cruel?  —  Y  a-t-il  pour  moi  un  mal  plus  cruel  que 
de  te  perdre?  »  ■     . 


ACTE  I,  SCENE  III. 

PUtORE. 

Tille  veux.  Lève-toi. 

ŒNONE. 

Parlez,  je  vous  écoute. 

PHtDRE. 

Ciel  !  que  lui  vais-je  dire,  et  par  où  commencer  ? 

ŒNONE. 

Par  de  vaines  frayeurs  cessez  de  m'offenser. 

PHÈDRE. 

0  haine  de  Vénus  !  0  fatale  colère  !  ** 

Dans  quels  égarements  l'amour  jeta  ma  mère  1  sSo 

ŒNONE. 

Oublions-les,  Madame  ;  et  qu'à  tout  l'avenir 
Un  silence  éternel  cache  ce  souvenir. 


Ariane,  ma  sœur,  de  quel  amour  blessée. 
Vous  mourûtes  aux  bords  où  vous  fûtes  laissée  ! 

ŒNOxNE. 

Que  faites-vous.  Madame?  et  quel  mortel  ennui 
Contre  tout  votre  sang  vous  anime  aujourd'hui? 

PHÈDRE. 

Puisque  Vénus  le  veut,  de  ce  sang  déplorable 
Je  péris  la  dernière  et  la  plus  misérable  *. 

1.  Euripide  : 

<l>a'opa,  'Q  xX-r,|j.ov,  otov,  [J-f.xsp,  "fjpàaBTiC  epov; 
Tposôç.  "Ov  eoye  Taûpoy,  xsy.vov;  ■r\  xi  cp?,ç  xdSe; 


786  PHÈDRE. 

ŒNONE. 

Aimez-vous  ? 

PHÈDRE. 

De  l'amour  j'ai  toutes  les  fureurs. 

ŒNONE. 

Pour  qui  ? 

PHÈDRE. 

Tu  vas  ouïr  le  comble  des  horreurs.  260 

J'aime....  A  ce  nom  fatal,  je  tremble,  je  frissonne. 
J'aime.... 

ŒNOXE. 

Qui? 

PHÈDRE. 

Tu  connois  ce  fils  de  l'Amazone, 
Ce  prince  si  longtemps  par  moi-même  opprimé  ? 

ŒNONE. 

Hippolyte  ?  Grands  Dieux  ! 

<ï>aî8pa.  Su  x',  o>  xàXaiv'  o|JLai[xe,  A'.ovôcou  Sàjjiap. 
Tpocpôç.  Téxvov,  xi  Trions'.!;;   aoy^ovou;  xaxoppo6£r<;. 
*I>aî8pa.  TptTTj  8'  èyà)  SûaTT^vo?,  tb;  à'!z6Xkv\}.0Li  !  (337-341.) 

«  0  ma  mère,  ô  malheureuse,  de  quel  amour  as-tu  été  possédée!  — 
L'amour  qu'elle  eut  pour  le  taureau?  Que  veux-tu  dire  parla?  —  Et 
toi,  ma  sœur  infortunée,  épouse  de  Dionysos.... —  Mon  enfant,  qu'as-tu? 
tu  déshonores  les  tiens.  —  Et  moi  la  troisième,  ô  malheureuse,  de 
quelle  mort  je  péris.  » 

Le  vers  258  de  Racine  vient  du  vers  891  de  VAntigone  de  Sophocle  : 

''Qv  >kOia6{a  'yù>  xal  xàxiaxa  St;  [xaxpw 

xàT£'.[J.'. 

«  De  cette  famille,  je  u>ourrai  la  dernière  et  la  plus  misérable.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  787 

PHÈDRE. 

C'est  loi  qui  l'as  nommé  *. 

ŒNONE. 

Juste  ciel  !  tout  mon  sang  dans  mes  veines  se  glace.    265 
0  désespoir  !  ô  crime  !  ô  déplorable  race  ! 
Voyage  infortuné  !  Rivage  malheureux, 
Falloil-il  approcher  de  tes  bords  dangereux? 

PHÈDRE, 

Mon  mal  vient  de  plus  loin.  A  peine  au  fds  d'Egée 

Sous  les  lois  de  l'hymen  je  m'étois  engagée,  270 

Mon  repos,  mon  bonheur  sembloit  être  affermi; 

Athènes  me  montra  mon  superbe  ennemi*. 

Je  le  vis,  je  rougis,  je  pâlis  à  sa  vue  ; 

Un  trouble  s'éleva  dans  mon  âme  éperdue; 

Mes  yeux  ne  voyoient  plus,  je  ne  pouvois  parler;  276 

1.  Euripide  : 

Tpo'fô^.  T'I  cpTii;;  èpaç,  w  xéxvov,  dvQpwTrwv  tivôç; 

<î>aî5pa.  "OaTi;  iroô'  ojtôç  èaô'  ô  xf,?  'Aixa^ôvoç.... 

Tpo'fô;.  'IrzôX'JTOv  a-ÙSaç: 

Oaîopa.  Sou  Taô',  oùx  èrj-o-j  v.'Kùzii;.   (550-352.) 

«  Que  dis-tu?  Tu  aimes  un  homme,  mon  enfant?  —  Ce  fils  de  l'Ama- 
zone.... —  Hippolyte,  dis-tu?  —  C'est  toi  qui  l'as  dit,  et  non  pas  moi.  » 

2.  C'est  Vénus  qui  raconte  cela  dans  le  prologue  d'Euripide  : 

'E7.GdvTa  yàp  v.v  nixOê'wç  t:ot'  £X  ô6|xo)v, 

CSjJLVWV    èç   Ô^J^'-V   Xal    tO^Tj    IJLUCXTlptWV, 

navÔ{ovo;  yf,v,  Taxpô;  sOyevT,?  Sâfxap 

tSouja  <I>aî5pa  xapSîav  xaxéayexo 

epojx:  Sc'.vtÔ,  xoTç  è;jLor<;  |3ouXeu[xaaiv.  (24-28.) 

«  Hippolyte  vint  de  la  maison  de  Pitthée  à  la  terre  de  Pandion,  pour 
voir  et  célébrer  les  augustes  mystères  :  c'est  là  que  la  noble  femme  de 
Tliésée,  Phèdre,  le  vit,  et  elle  fut  vaincue  d'un  amour  puissant,  par 
ma  voloaté.  s 


788  PHI^DRË. 

Je  sentis  tout  mon  corps  et  transir  et  brûler*; 

Je  reconnus  Venus  et  ses  feux  redoutables, 

D'un  sang  qu'elle  poursuit  tourments  inévitables. 

Par  des  vœux  assidus  je  crus  les  détourner  : 

Je  lui  bâtis  un  temple,  et  pris  soin  de  l'orner^;  280 

De  victimes  moi-même  à  toute  heure  entourée, 

1.  Louis  Racine  dit  avec  raison  que  ce  passage  «  est  imité  de  l'ode 
fameuse  de  Sapho  ».  Il  semble  même  que  Racine  se  soit  particulière- 
ment inspiré  de  deux  des  stances  de  la  traduction  qu'en  a  donnée 
Boileau  dans  le  chapitre  vu  du  Traité  du  Sublime  de  Longin,  et  qui  fut, 
on  le  sait,  publiée  trois  ans  avant  Phèdre  : 

Je  sens  de  veine  en  veine  une  subtile  flamme 
Courir  par  tout  mon  corps  sitôt  que  je  te  vois; 
Et  dans  les  doux  transports  où  s'égare  mon  âme, 
Je  ne  saurois  trouver  de  langue  ni  de  voix. 

Un  nuage  confus  se  répand  sur  ma  vue; 

Je  n'entends  plus;  je  tombe  en  de  douces  langueurs; 

Et  pâle,  sans  haleine,  interdite,  éperdue. 

Un  frisson  me  saisit,  je  tremble,  je  me  meurs. 

(Note  de  M.  P.  Mesnard.) 

Racine  a  pu  aussi  se  souvenir  de  Théocrite  :  /wç  l'Sov,  wç  saàvriv, 
w;  {jLOt  T^epl  6u[xôç  IdcpOï),  «  je  vis,  j'eus  l'âme  égarée,  mon  cœur  fut 
blessé  »  (Idyl.  II),  et  de  Virgile  ;  Ut  vidl,  ut  perii,  ut  me  malus  ahstulit 
error.  «  je  vis,  ce  fut  ma  perte  :  une  funeste  erreur  m'emporta  » 
(Egl.  VIII). 

Fatale  miserx  matris  agnosco  malum.  {Sénèque^  112.) 

Stirpem  perosa  Solis  invisi  Venus 

Per  nos  catenas  vindiçat  Martis  sut 

Suasque.  Probris  omne  Phœboum  genus 

Onerat  nefandis.  (Ibid.  123-2i.) 

«  Je  reconnais  la  souffrance  fatale  de  ma  déplorable  mère....  Vénu«. 
haïssant  la  race  du  Soleil  son  ennemi,  venge  sur  nous  le  filet  où  eUe 
fut  prise  avec  son  Mars.  Elle  accable  toute  la  race  de  Phébus  des  pires 
hontes.  » 

Pasiphaé  était  fille  du  Soleil,  qui  avait  découvert  à  Vulcain  les 
amours  de  l^Iars  et  de  Vénus. 

2.  Vénus  en  parle  dans  le  prologue  d'Euripide  (vers  29-53)  : 

Kal  irplv  (xèv  AOsTv  x-^vSs  yfjv  TpoiîjT^vîav, 


ACTE  I,  SCÈNE  m.  '/89 

Je  cherchois  dans  leurs  flancs  ma  raison  égarée. 

D'un  incurable  amour  remèdes  impuissants  *  ! 

Kn  vain  sur  les  autels  ma  main  brùloit  l'encens  : 

(juand  ma  bouche  imploroit  le  nom  de  la  Déesse,  285 

i'adorois  Hippolyte;  et  le  voyant  sans  cesse, 

Même  au  pied  des  autels  que  je  faisois  fumer, 

J'ofl'rois  tout  à  ce  dieu  que  je  n'osois  nommer. 

Je  l'évitois  partout.  0  comble  de  misère  ! 

Mes  yeux  le  retrouvoient  dans  les  traits  de  son  père.    290 

Contre  moi-même  enfin  j'osai  me  révolter  ; 

J'excitai  mon  courage  à  le  persécuter. 

Pour  bannir  l'ennemi  dont  j'étois  idolâtre, 

J'afl'ectai  les  chagrins  d'une  injuste  marâtre; 

Je  pressai  son  exil,  et  mes  cris  éternels  295 

L'arrachèrent  du  sein  et  des  bras  paternels. 

Je  respirois,  Œnone;  et  depuis  son  absence, 

Mes  jours  moins  agités  couloient  dans  l'innocence. 

Soumise  à  mon  époux,  et  cachant  mes  ennuis, 

De  son  fatal  hymen  je  cultivois  les  fruits.  -  3oo 

rf,ç  Tf,70£  vaov  Kuirp'.ôoç  èyxaOsicraTO, 
'Epws'  epwT'  è'-iCOT|[xov  'I-intoTvÛTw  8'  etti 
T6  XoTirov  wvôiJLa^ev  lopù^ôa'.  Gedv. 

«  Avant  de  venir  dans  ce  pays  de  Trézène,  sur  le  rocher  même  de 
Pallas,  Phèdre  fonda  un  temple  de  Cypris  en  un  lieu  d'où  l'on  a  vue  sur 
cotte  terre  :  témoignage  de  son  amour  pour  un  absent.  Et  le  nom 
d'Hippolyte  fut  celui  qu'elle  donna  au  sanctuaire  de  la  déesse.  » 

1.  Louis  Racine  rapproche  de  ces  vers  ceux  de  Virgile  (livre  IV,  vers 
63  et  suivants),  qui  semblent  en  effet  les  avoir  inspirés  : 

...  Pecudumqtie  reclusis 
Pectoribus  inhians,  spirnntia  consul/t  e.vtn. 
Heu  vatum  ignaras  mérites!  Quid  vota  furentem, 
Qiiid  delubra  juvant  ?.... 

(Note  de  M.  P.  Mesnard.) 

0  Ouvrant  les  poitrines  dos  victimes,  ainsi,  elle  consulte  les  entrailles 
palpitantes.  Hélas!  ignorance  du  destin!  Que  servent  les  prières,  que 
^servent  les  temples,  dans  ce  délire  !  » 


790  PHÈDRE. 

Vaines  précautions!  Cruelle  destinée! 

Par  mon  époux  lui-même  à  Trézène  amenée, 

J'ai  revu  l'ennemi  que  j'avois  éloigné  : 

Ma  blessure  trop  vive  aussitôt  a  saigné. 

Ce  n'est  plus  une  ardeur  dans  mes  veines  cachée  :       3o5 

C'est  Vénus  toute  entière  à  sa  proie  attachée*. 

J'ai  conçu  pour  mon  crime  une  juste  terreur; 

J'ai  pris  la  vie  en  haine,  et  ma  llamme  en  horreur. 

Je  voulois  en  mourant  prendre  soin  de  ma  gloire, 

Et  dérober  au  jour  une  flamme  si  noire  :  3io 

Je  n'ai  pu  soutenir  tes  larmes,  tes  combats; 

Je  t'ai  tout  avoué  ;  je  ne  m'en  repens  pas, 

Pourvu  que  de  ma  mort  respectant  les  approches, 

ïu  ne  m'affliges  plus  par  d'injustes  reproches. 

Et  que  tes  vains  secours  cessent  de  rappeler  3i5 

Un  reste  de  chaleur  tout  prêt  à  s'exhaler. 


SCÈNE  IV 
PHÈDRE,  ŒNONE,  PANOPE. 

PANOPE. 

Je  voudrois  vous  cacher  une  triste  nouvelle. 
Madame  ;  mais  il  faut  que  je  vous  la  révèle. 

1.  In  me  tota  mens  Venus,  «  Vénus  fond  tout  entière  sur  moi  »  (Ho- 
race, Odes,  1,  19,  9).  Les  vers  304-5  rappeltent  les  vers  de  Virgile  sur 
Didon  : 

...  Est  molles  flamma  meduUaa 
Interea,  et  tacitttm  vivit  suh  iiectore  vulniis.  (En.,  IV,  66-7.) 

«  Un  feu  brûle  ses  os,  et  dans  son  cœur  la  plaie  secrète  est  toujours 
vive.  » 
Euripide  : 

KuTipt;  yàp  ou  oopf\xbv,  r^v  r.oXkri  pur,.  (443.) 

«  Qui  peut  résister  à  Cypris,  là  où  elle  fond  de  toute  sa  force?  » 


ACTE  I,  SCÈÎhE  y.  791 

La  mort  vous  a  ravi  votre  invincible  époux; 

Et  ce  malheur  n'est  plus  ignoré  que  de  vous.  32o 

ŒNONE. 

Panope,  que  dis-tu? 

PANOPE. 

Que  la  Reine  abusée 
En  vain  demande  au  ciel  le  retour  de  Thésée; 
Et  que  par  des  vaisseaux  arrivés  dans  le  port 
llippolyte  son  fils  vient  d'apprendre  sa  mort, 

PHÈDRE. 

Ciel! 

PANOPE. 

Pour  le  choix  d'un  maître  Athènes  se  partage.     325 
Au  Prince  votre  fils  l'un  donne  son  suffrage, 
Madame;  et  de  l'État  l'autre  oubliant  les  lois, 
Au  fils  de  l'étrangère  ose  donner  sa  voix. 
On  dit  même  qu'au  trône  une  brigue  insolente 
Veut  placer  Aricie  et  le  sang  de  Pallante.  33o 

J'ai  cru  de  ce  péril  vous  devoir  avertir. 
Déjà  même  Hippolyte  est  tout  prêt  à  partir; 
Et  l'on  craint,  s'il  paroît  dans  ce  nouvel  orage, 
Qu'il  n'entraîne  après  lui  tout  un  peuple  volage. 


Panope,  c'est  assez.  La  Reine,  qui  t'entend,  33: 

Ne  négligera  point  cet  avis  important. 

SCÈNE  V 

PHÈDRE,  ŒNONE. 

ŒNONE. 

Madame,  je  cessois  de  vous  presser  de  vivre; 
Déjà  même  au  tombeau  je  songeois  à  vous  suivre  ; 


792  PHEDRE. 

Pour  vous  en  détourner  je  n'avois  plus  de  voix; 

Mais  ce  nouveau  malheur  vous  prescrit  d'autres  lois.    34o 

Votre  fortune  change  et  prend  une  autre  face  : 

Le  Roi  n'est  plus,  Madame  ;  il  faut  prendre  sa  place. 

Sa  mort  vous  laisse  un  fils  à  qui  vous  vous  devez, 

Esclave  s'il  vous  perd,  et  roi  si  vous  vivez. 

Sur  qui,  dans  son  malheur,  voulez-vous  qu'il  s'appuie? 

Ses  larmes  n'auront  plus  de  main  qui  les  essuie  : 

Et  ses  cris  innocents,  portés  jusques  aux  Dieux, 

Iront  contre  sa  mère  irriter  ses  aïeux. 

Vivez,  vous  n'avez  plus  de  reproche  à  vous  faire  : 

Votre  flamme  devient  une  flamme  ordinaire.  35o 

Thésée  en  expirant  vient  de  rompre  les  nœuds 

Qui  faisoient  tout  le  crime  et  l'horreur  de  vos  feux. 

Ilippolyte  pour  vous  devient  moins  redoutable; 

Et  vous  pouvez  le  voir  sans  vous  rendre  coupable. 

Peut-être  convaincu  de  votre  aversion,  355 

Il  va  donner  un  chef  à  la  sédition. 

Détrompez  son  erreur,  fléchissez  son  courage. 

Roi  de  ces  bords  heureux,  Trézéne  est  son  partage  ; 

Mais  il  sait  que  les  lois  donnent  à  votre  fils 

Les  superbes  remparts  que  Minerve  a  bâtis.  36o 

Vous  avez  l'un  et  l'autre  une  juste  ennemie  : 

Unissez-vous  tous  deux  pour  combattre  Aricie. 

PHÈDRE. 

lié  bien  !  à  tes  conseils  je  me  laisse  entraîner. 

Vivons,  si  vers  la  vie  on  peut  me  ramener, 

Et  si  l'amour  d'un  fils  en  ce  moment  funeste  365 

De  mes  foibles  esprits  peut  ranimer  le  reste. 

FIN    DU    PREMIER   ACTÇ 


ACTE  II 

SCÈNE  PREMIÈRE 
ARICIE,  ISMÈNE. 

ARICIE. 

llippolyte  demande  à  me  voir  en  ce  lieu? 
Ilippolyte  me  cherche,  et  veut  me  dire  adieu? 
Ismène,  dis-tu  vrai?  N'es-tu  point  abusée? 

IS.MÈ.NE. 

C'est  le  premier  effet  de  la  mort  de  Thésée.  870 

PréjKirez-vous,  Madame,  à  voir  de  tous  côtés 
Voler  vers  vous  les  cœurs  par  Thésée  écartés. 
Aricic  à  la  fin  de  son  sort  est  maîtresse. 
Et  bientôt  à  ses  pieds  verra  toute  la  Grèce. 

ARICIE. 

Ce  n'est  donc  point,  Ismène,  un  bruit  mal  affermi?      SyS 
Je  cesse  d'être  esclave,  et  n'ai  plus  d'ennemi? 


Non,  Madame,  les  Dieux  ne  vous  sont  plus  contraires; 
Et  Thésée  a  rejoint  les  mânes  de  vos  frères. 


794  PHÈDRE. 

ARICIE. 

Dit-on  quelle  aventure  a  terminé  ses  jours? 

ISMÈNE. 

On  sème  de  sa  mort  d'incroyables  discours.  38o 

On  dit  que,  ravisseur  d'une  amante  nouvelle, 

Les  flots  ont  englouti  cet  époux  infidèle, 

On  dit  même,  et  ce  bruit  est  partout  répandu, 

Qu'avec  Pirithoûs  aux  enfers  descendu, 

Il  a  vu  le  Cocyte  et  les  rivages  sombres. 

Et  s'est  montré  vivant  aux  infernales  ombres;  385 

Mais  qu'il  n'a  pu  sortir  de  ce  triste  séjour. 

Et  repasser  les  bords  qu'on  passe  sans  retour*. 

ARICIE. 

Croirai-je  qu'un  mortel,  avant  sa  dernière  heure. 

Peut  pénétrer  des  morts  la  profonde  demeure?  Sgo 

Quel  charme  l'attiroit  sur  ces  bords  redoutés? 

ISMÈNE, 

Thésée  est  mort,  Madame,  et  vous  seule  en  doutez  : 

Athènes  en  gémit,  Trézène  en  est  instruite. 

Et  déjà  pour  son  roi  reconnoît  Hippolyte. 

Phèdre,  dans  ce  palais,  tremblante  pour  son  fils,  SgS 

De  ses  amis  troublés  demande  les  avis. 

ARICIE. 

Et  lu  crois  que  pour  moi  plus  humain  que  son  père, 
Hippolyte  rendra  ma  chaîne  plus  légère? 
Qu'il  plaindra  mes  malheurs? 

1,   ...  Ripam  irremeahilis  nndse.  (Virgile,  En.,  VI,  425.) 
«  La  rive  du  fleuve  qu'on  ne  repasse  pas.  » 

ÎUnr  vnde  ncgnnt  redire  quemqnam.  (Catulle.) 
«  Là  d'où  l'on  dit  que  nul  ne  revient.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  795 

ISMÈNE. 

Madame,  je  le  croi. 

ARICIE. 

L'insensible  llippolyle  est-il  connu  de  toi?  4oo 

Sur  quel  frivole  espoir  penses-tu  qu'il  me  plaigne, 

El  respecte  en  moi  seule  un  sexe  qu'il  dédaigne? 

Tu  vois  depuis  quel  temps  il  évite  nos  pas, 

Et  cherche  tous  les  lieux  où  nous  ne  sommes  pas. 


Je  sais  de  ses  froideurs  tout  ce  que  l'on  récite;  4o5 

Mais  j'ai  vu  près  de  vous  ce  superbe  Hippolyte; 

Et  même,  en  le  voyant,  le  bruit  de  sa  lierté 

A  redoublé  pour  lui  ma  curiosité. 

Sa  présence  à  ce  bruit  n'a  point  paru  répondre  : 

Dès  vos  premiers  regards  je  l'ai  vu  se  confondre.  4io 

Ses  yeux,  qui  vainement  vouloient  vous  éviter. 

Déjà  pleins  de  langueur,  ne  pouvoient  vous  quitter. 

Le  nom  d'amant  peut-être  otfense  son  courage; 

Mais  il  en  a  les  yeux,  s'il  n'en  a  le  langage. 

ARICIE. 

Que  mon  cœur,  chère  Ismène,  écoute  avidement  4i5 

Un  discours  qui  peut-être  a  peu  de  fondement  ! 

0  toi  qui  me  connois,  te  sembloit-il  croyable 

Que  le  triste  jouet  d'un  sort  impitoyable. 

Un  cœur  toujours  nourri  d'amertume  et  de  pleurs. 

Dût  connoitre  l'amour  et  ses  folles  douleurs?  420 

Reste  du  sang  d'un  roi  noble  fils  de  la  terre', 

Je  suis  seule  échappée  aux  fureurs  de  la  guerre. 

J'ai  perdu,  dans  la  fleur  de  leur  jeune  saison, 

1.  Eicchthée,  fils  de  la  Teire,  ancêtre  de  Thésée  comme  des  Pallan- 
tides. 


796  PHÈDRE. 

Six  frères,  quel  espoir  d'une  illustre  maison*! 

Le  fer  moissonna  tout;  et  la  terre  humectée  425 

But  à  regret  le  sang  des  neveux  d'ÉreclUhée. 

Tu  sais,  depuis  leur  mort,  quelle  sévère  loi 

Défend  à  tous  les  Grecs  de  soupirer  pour  moi  : 

On  craint  que  de  la  sœur  les  flammes  téméraires 

Ne  raniment  un  jour  la  cendre  de  ses  frères.  43o 

Mais  tu  sais  bien  aussi  de  quel  œil  dédaigneux 

Je  regardois  ce  soin  d'un  vainqueur  soupçonneux. 

Tu  sais  que  de  tout  temps  à  l'amour  opposée, 

Je  rendois  souvent  grâce  à  l'injuste  Thésée, 

Dont  l'heureuse  rigueur  secondoit  mes  mépris.  435 

Mes  yeux  alors,  mes  yeux  n'avoient  pas  vu  son  fils. 

Non  que  par  les  yeux  seuls  lâchement  enchantée, 

J'aime  en  lui  sa  beauté,  sa  grâce  tant  vantée. 

Présents  dont  la  nature  a  voulu  l'honorer. 

Qu'il  méprise  lui-même,  et  qu'il  semble  ignorer.  4o 

J'aime,  je  prise  en  lui  de  plus  nobles  richesses, 

Les  vertus  de  son  père,  et  non  point  les  foiblesses. 

J'aime,  je  l'avoûrai,  cet  orgueil  généreux 

Qui  jamais  n'a  fléchi  sous  le  joug  amoureux. 

Phèdre  en  vain  s'honoroit  des  soupirs  de  Thésée  :         445 

Pour  moi,  je  suis  plus  fière,  et  fuis  la  gloire  aisée 

D'arracher  un  hommage  à  mille  autres  ofl'ert, 

Et  d'entrer  dans  un  cœur  de  toutes  parts  ouvert. 

Mais  de  faire  fléchir  un  courage  inflexible, 

De  porter  la  douleur  dans  une  âme  insensible,  45o 

D'enchaîner  un  captif  de  ses  fers  étonné. 

Contre  un  joug  qui  lui  plaît  vainement  mutiné  : 

C'est  là  ce  que  je  veux,  c'est  là  ce  qui  m'irrite^. 

Hercule  à  désarmer  coùtoit  moins  qu'IIippolyte  ; 

1.  Plutarque  {Thésée,  III)  disait  cinquante.  Racine  réduit  la  légende 
à  la  vaisemblance  commune.  Il  sera  moins  timide  et  moins  rationaliste 
dans  Athalie,  heureusement. 

2.  Irrite  :  excite. 


ACTE  II,  SCÈNE  II.  ^07 

Et  vaincu  plus  souvent,  et  plus  tôt  surmonté,  455 

Préparoit  moins  de  gloire  aux  yeux  qui  l'ont  dompté. 
Mais,  chère  Ismène,  hélas  !  quelle  est  mon  imprudence  ! 
On  ne  m'opposera  que  trop  de  résistance. 
Tu  m'entendras  peut-être,  humble  dans  mon  ennui, 
Gémir  du  même  orgueil  que  j'admire  aujourd'hui.        460 
Hippolyte  aimeroit?  Par  quel  bonheur  extrême 
Aurois-je  pu  fléchir.... 


ISMENE. 

Vous  l'entendrez  lui-même  : 


II  vient  à  vous. 


SCÈNE  II 

HIPPOLYTE,  ARICIE,  ISMÈNE. 

HIPPOLYTE. 

Madame,  avant  que  de  partir, 
J'ai  cru  de  votre  sort  vous  devoir  avertir. 
Mon  père  ne  vit  plus.  Ma  juste  défiance  465 

Présageoit  les  raisons  de  sa  trop  longue  absence  : 
La  mort  seule,  bornant  ses  travaux  éclatants, 
Pouvoit  à  l'univers  le  cacher  si  longtemps. 
Les  Dieux  livrent  enfin  à  la  parque  homicide 
L'ami,  le  compagnon,  le  successeur  d'AIcide.  470 

Je  crois  que  votre  haine,  épargnant  ses  vertus, 
Ecoute  sans  regret  ces  noms,  qui  lui  sont  dus. 
Un  espoir  adoucit  ma  tristesse  mortelle  : 
Je  puis  vous  aflranchir  d'une  austère  tutelle. 
Je  révoque  des  lois  dont  j'ai  plaint  la  rigueur.  475 

Vous  pouvez  disposer  de  vous,  de  votre  cœur; 
Et  dans  cette  Trézène,  aujourd'hui  mon  partage, 


798  PHEDRE. 

De  mon  aïeul  Pitthée  autrefois  l'héritage  *, 

Oui  m'a,  sans  balancer,  reconnu  pour  son  roi, 

Je  vous  laisse  aussi  libre,  et  plus  libre  que  moi.  480 

ARICIE. 

Modérez  des  bontés  dont  l'excès  m'embarrasse. 
D'un  soin  si  généreux  honorer  ma  disgrâce. 
Seigneur,  c'est  me  ranger,  plus  que  vous  ne  pensez, 
Sous  ces  austères  lois  dont  vous  me  dispensez. 

HIPPOLITE. 

Du  choix  d'un  successeur  Athènes  incertaine,  485 

Parle  de  vous,  me  nomme,  et  le  fils  de  la  Reine. 

ARICIE. 

De  moi,  Seigneur? 

HIPPOLYTE. 

Je  sais,  sans  vouloir  me  flatter, 
Qu'une  superbe  loi  semble  me  rejeter. 
La  Grèce  me  reproche  une  mère  étrangère. 
Mais  si  pour  concurrent  je  n'avois  que  mon  frère,         4go 
Madame,  j'ai  sur  lui  de  vérital)les  droits 
Que  je  saurois  sauver  du  caprice  des  lois. 
Un  frein  plus  légitime  arrête  mon  audace  : 
Je  vous  cède,  ou  plutôt  je  vous  rends  une  place, 
Un  sceptre  que  jadis  vos  aïeux  ont  reçu  495 

De  ce  fameux  mortel  que  la  terre  a  conçu*. 
L'adoption  le  mit  entre  les  mains  d'Egée  5. 
Athènes,  par  mon  père  accrue  et  protégée, 
Reconnut  avec  joie  un  roi  si  généreux, 


1.  Pitthée,  roi  de  Trézène,  était  père  d'vEthra,  mère  de  Thésée. 

2.  Toujours  Erechthéc. 

3.  Selon  Plutarque  (Thésée,  XIII),  les  Pallantides  faisaient  passer  É^^éc 
pour  un  fils  supposé  de  Pandion. 


ACTES  II,  SCENE  II.  790 

Et  laissa  dans  l'oubli  vos  frères  malheureux.  5oo 

Athènes  dans  ses  murs  maintenant  vous  rappelle. 

Assez  elle  a  gémi  d'une  longue  querelle  ; 

Assez  dans  ses  sillons  votre  sang  englouti 

A  fait  fumer  le  champ  dont  il  étoit  sorti. 

Trézène  m'obéit.  Les  campagnes  de  Crète  5<)5 

Offrent  au  fils  de  Phèdre  une  riche  retraite. 

1/Attique  est  votre  bien.  Je  pars,  et  vais  pour  vous 

Réunir  tous  les  vœux  parta^^és  entre  nous. 

ARICIE. 

De  tout  ce  que  j'entends  étonnée  et  confuse, 

Je  crains  presque,  je  crains  qu'un  songe  ne  m'abuse.   5io 

Veillé-je  ?  Puis-je  croire  un  semblable  dessein  ? 

Quel  Dieu,  Seigneur,  quel  Dieu  l'a  mis  dans  votre  sein  ? 

Qu'à  bon  droit  votre  gloire  en  tous  lieux  est  semée  ! 

Et  que  la  vérité  passe  la  renommée  ! 

Vous-même,  en  ma  faveur,  vous  voulez  vous  trahir?     5i5 

N'étoit-cc  pas  assez  de  ne  me  point  haïr, 

Et  d'avoir  si  longtemps  pu  défendre  votre  âme 

De  cette  inimitié.... 

HIPPOLYTE. 

Moi,  vous  haïr.  Madame? 
Avec  quelques  couleurs  qu'on  ait  peint  ma  fierté, 
Croit-on  que  dans  ses  flancs  un  monstre  m'ait  porté  ?  620 
Quelles  sauvages  mœurs,  quelle  haine  endurcie 
Pourroit,  en  vous  voyant,  n'être  point  adoucie? 
Ai-je  pu  résister  au  charme  décevant.... 

ARICIE. 

Quoi  ?  Seigneur. 

HIPPOLYTE. 

Je  me  suis  engagé  trop  avant. 
Je  vois  que  la  raison  cède  à  la  violence.  5a5 


800  PHEDRE. 

Puisque  j'ai  commencé  de  rompre  le  silence, 
Madame,  il  faut  poursuivre  :  il  faut  vous  informer 
D'un  secret  que  mon  cœur  ne  peut  plus  renfermer. 

Vous  voyez  devant  vous  un  prince  déplorable, 
D'un  téméraire  orgueil  exemple  mémorable.  53o 

Moi  qui  contre  l'amour  fièrement  révolté. 
Aux  fers  de  ses  captifs  ai  longtemps  insulté  ; 
Qui  des  foibles  mortels  déplorant  les  naufrages, 
Pensois  toujours  du  bord  contempler  les  orages*  ; 
Asservi  maintenant  sous  la  commune  loi,  535 

Par  quel  trouble  me  vois-je  emporté  loin  de  moi  ? 
Un  moment  a  vaincu  mon  audace  imprudente  : 
Cette  âme  si  superbe  est  enfin  dépendante. 
Depuis  près  de  six  mois,  honteux,  désespéré, 
Portant  partout  le  trait  dont  je  suis  déchiré  2,  540 

Contre  vous,  contre  moi,  vainement  je  m'éprouve  : 
Présente,  je  vous  fuis  ;  absente,  je  vous  trouve; 
Dans  le  fond  des  forêts  votre  image  me  suit  3; 
La  lumière  du  jour,  les  ombres  de  la  nuit, 
Tout  retrace  à  mes  yeux  les  charmes  que  j'évite  ;  545 

Tout  vous  livre  à  Penvi  le  rebelle  Ilippolyte. 
Moi-même,  pour  tout  fruit  de  mes  soins  superflus, 

1.  L'expression  est  certainement  déterminée  par  les  vers  de  Lucrèce  : 

Suave  mari  magno,  tnrhantibus  sequora  ventis, 
E  terra  magnum  alterius  spectare  laborem. 

{De  nat.  rer.,  II,  1-2.) 

«  Il  est  doux,  quand  sur  la  mer  immense  les  vents  soulèvent  les 
flots  tumultueusement,  d'être  à  terre,  et  de  regarder  de  là  le  péril 
d'autrui.  » 

2.  ...  Haeret  lateri  letalis  arunclo.  (Virg.,  E«.,  IV,  73.) 
«  Le  Irait  mortel  est  enfoncé  dans  son  flanc.  » 

5.  ...  Illum'absens  (Dido)  abseniem  auditqne  videtque. 

(Ibid.,  83.) 
«  Loin  de  lui,  elle  le  voit  et  entend.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  «01 

Maintenant  je  me  cherche,  et  ne  me  trouve  plus» 
Mon  arc,  mes  javelots,  mon  char,  tout  m'importune  ; 
Je  ne  me  souviens  plus  des  leçons  de  Neptune  ;  55o 

Mes  seuls  gémissements  font  retentir  les  bois, 
Et  mes  coursiers  oisifs  ont  oubhé  ma  voix  *. 

Peut-être  le  récit  d'un  amour  si  sauvage 
Vous  fait,  en  m'écoutant,  rougir  de  votre  ouvrage. 
D'un  cœur  qui  s'offre  à  vous  quel  farouche  entretien  !  555 
Quel  étrange  captif  pour  un  si  beau  lien  ! 
Mais  l'offrande  à  vos  yeux  en  doit  être  plus  chère. 
Songez  que  je  vous  parle  une  langue  étrangère  ; 
Et  ne  rejetez  pas  des  vœux  mal  exprimés, 
Qu'Hippolyte  sans  vous  n'auroit  jamais  formés.  56o 


SCÈNE  III 

HIPPOLYTE,   ARICIE,  TIIÉRAMÈNE,  ISMÈNE 

THÉRAMÈNE. 

Seigneur,  la  Reine  vient,  et  je  l'ai  devancée. 
Elle  vous  cherche. 

HIPPOLYTE. 

Moi? 

TnÉU AMÈNE. 

J'ignore  sa  pensée, 
•lais  on  vous  est  venu  demander  de  sa  part. 
Phèdre  veut  vous  parler  avant  votre  départ. 

1.  (•areillemcnt  Didon  se  désintéresse  de  son  peuple  et  de  la  conr- 
stniction  de  Carthage.  Pendent  opéra  interr7tpta,  «  les  travaux  restent 
suspendus  »  (Ibid.,  8<3-89).  Racine  a  transposé  dans  la  couleur  de  son 
sujet  l'expression  que  Virgile  avait  donnée  de  la  préoccupation  de 
l'amour. 


lOî  PHEDRE. 

HIPPOLYTE. 

Phèdre  ?  Que  lui  dirai-je  ?  Et  que  peut-elle  attendre.... 


Seigneur,  vous  ne  pouvez  refuser  de  l'entendre. 

Quoique  trop  convaincu  de  son  inimitié, 

Vous  devez  à  ses  pleurs  quelque  ombre  de  pitié. 

HIPPOLYTE. 

Cependant  vous  sortez.  Et  je  pars.  Et  j'ignore 

Si  je  n'offense  point  les  charmes  que  j'adore!  670 

J'ignore  si  ce  cœur  que  je  laisse  en  vos  main*.... 


Partez,  Prince,  et  suivez  vos  généreux  desseins. 

Rendez  de  mon  pouvoir  Athènes  tributaire. 

J'accepte  tous  les  dons  que  vous  me  voulez  faire. 

Mais  cet  empire  enfin  si  grand,  si  glorieux,  ôyS 

N'est  pas  de  vos  présents  le  plus  cher  à  mes  yeux. 


SCENE  IV 
fflPPOLYTE,  THÉRAMÈNE. 

HIPPOLYTE. 

Vmi,  tout  est-il  prêt?  Mais  la  Reine  s'avance. 

7a,  que  pour  le  départ  tout  s'arme  en  diligence. 

J'ais  donner  le  signal,  cours,  ordonne,  et  revien 

Me  déhvrer  bientôt  d'un  fâcheux  entretien.  58o 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  803 


SCÈNE  V* 
PHÈDRE,  HIPPOLYTE,  ŒNONE. 

PHÈDRE,   à  Œnone. 

Le  voici.  Vers  mon  cœur  tout  mon  sang  se  retire. 
J'oublie,  en  le  voyant,  ce  que  je  viens  lui  dire. 

ŒNONE. 

Souvenez-vous  d'un  fils  qui  n'espère  qu'en  vous. 

PHÈDRE. 

On  dit  qu'un  prompt  départ  vous  éloigne  de  nous. 

Seigneur.  A  vos  douleurs  je  viens  joindre  mes  larmes.  585 

Je  vous  viens  pour  un  fils  expliquer  mes  alarmes. 

Mon  fils  n'a  plus  de  père  ;  et  le  jour  n'est  pas  loin 

Qui  de  ma  mort  encor  doit  le  rendre  témoin. 

Déjà  mille  ennemis  attaquent  son  enfance. 

Vous  seul  pouvez  contre  eux  embrasser  sa  défense.       690 

Mais  un  secret  remords  agite  mes  esprits. 

Je  crains  d'avoir  fermé  votre  oreille  à  ses  cris. 

Je  tremble  que  sur  lui  votre  juste  colère 

Ne  poursuive  bientôt  une  odieuse  mère. 

HIPPOLYTE. 

Madame,  je  n'ai  point  des  sentiments  si  bas.  695 

PHÈDRE. 

Quand  vous  me  haïriez,  je  ne  me  plaindrois  pas. 
Seigneur.  Vous  m'avez  vue  attachée  à  vous  nuire  ; 

1.  Sf.  V.  Cette  scène  vient  non  d'Euripide,  mais  de  Sénèque  (II,  3). 


804  PHEDRE. 

Dans  le  fond  de  mon  cœur  vous  ne  pouviez  pas  lire. 

A  votre  inimitié  j'ai  pris  soin  de  m'offrir. 

Aux  bords  que  j'habitois  je  n'ai  pu  vous  souffrir.  600 

En  public,  en  secret,  contre  vous  déclarée, 

J'ai  voulu  par  des  mers  en  être  séparée  ; 

J'ai  même  défendu,  par  une  expresse  loi, 

Qu'on  osât  prononcer  votre  nom  devant  moi. 

Si  pourtant  à  l'offense  on  mesure  la  peine,  6o5 

Si  la  haine  peut  seule  attirer  votre  haine, 

Jamais  femme  ne  fut  plus  digne  de  pitié, 

Et  moins  digne,  Seigneur,  de  votre  inimitié. 

HIPPOLYTE. 

Des  droits  de  ses  enfants  une  mère  jalouse 

Pardonne  rarement  au  fiis  d'une  autre  épouse*.  Cio 

Madame,  je  le  sais.  Les  soupçons  importuns 

Sont  d'un  second  hymen  les  fruits  les  plus  communs. 

Toute  autre  auroit  pour  moi  pris  les  mêmes  ombrages. 

Et  j'en  aurois  peut-être  essuyé  plus  d'outrages. 

PHÈDRE. 

Ah!  Seigneur,  que  le  ciel,  j'ose  ici  l'attester,  6i5 

De  cette  loi  commune  a  voulu  m'excepter  ! 

Qu'un  soin  bien  différent  me  trouble  et  nje  dévore  ! 


Madame,  il  n'est  pas  temps  de  vous  troubler  encore. 

Peut-être  votre  époux  voit  encore  le  jour  ; 

Le  ciel  peut  à  nos  pleurs  accorder  son  retour.  620 

Neptune  le  protège,  et  ce  dieu  tutélaire 

Ne  sera  pas  en  vain  imploré  par  mon  père. 

1.  'Ez.^p<^  y^P  "n'  'TCioûaa  }XT|Tpuià  xéxw.q 

xqXç  Tipôcés.  (Eurip.,  Alceste,  322-3.) 

«  Une  marâtre  liait  toujours  les  enfants  du  premier  lit.  » 


ACTE  II,  SCENE  V.  805 

PHÈDRE. 

On  ne  voit  point  deux  fois  le  rivage  des  morts, 

Seigneur.  Puisque  Thésée  a  vu  les  sombres  bords, 

En  vain  vous  espérez  qu'un  Dieu  vous  le  renvoie  ;         625 

l-lt  l'avare  Achéron  ne  lâche  point  sa  proie  *. 

Que  dis-je  ?  Il  n'est  point  mort,  puisqu'il  respire  en  vous. 

Toujours  devant  mes  yeux  je  crois  voir  mon  époux. 

Je  le  vois,  je  lui  parle  ;  et  mon  cœar.,...  Je  m'égare, 

Seigneur,  ma  folle  ardeur  malgré  moi  se  déclare.         63o 

HIPPOLYTE. 

Je  vois  de  votre  amour  l'effet  prodigieux. 

Tout  mort  qu'il  est,  Thésée  est  présent  à  vos  yeux  ; 

Toujours  de  son  amour  votre  âme  est  embrasée. 


Oui,  Prince,  je  languis,  je  brûle  pour  Thésée. 

Je  l'aime,  non  point  tel  que  l'ont  vu  les  enfers,  635 

1.  Ces  vers  sont  inspirés  par  deux  passages  de  Sénèque  :  le  premier, 
dit  par  Phèdre  à  la  nourrice,  le  second  tiré  de  la  scène  même  de  la 
déclaration. 

Redittisque  nullos  metuo.  No7i  unqiiam  amplius 
Convexn  tetigit  siipcra,  qui  mcrsus  semel 
Adiit  silentem  nocte  perpétua  domum.  (218-9.) 

«  Je  ne  crains  pas  qu'il  revienne.  Jamais  homme  n'a  revu  la  voûté 
des  cienx,  après  s'être  une  fois  enfoncé  dans  la  nuit  éternelle  des 
royaumes  silencieux.  » 

pii.fîD.  Miserere  vidux.  iiipp.  Summus  hoc  omen  Deus 
Averlat  :  aderit  sospes  actutum  parens. 
PH.ci),  Reqni  ienacis  dominus  et  tacitx  Stygis 
Nullam  relictos  fncit  ad  superos  viam.  (G20-25.) 

«  Aie  pitié  de  mon  veuvage.  — Le  souverain  Dieu  détourne  ce  présage: 
mon  père  reviendra  ici  hientôt,  et  bien  vivant.  —  Le  maître  avare  du 
Styx  muet  ne  laisse  pas  de  chemin  ouvert  pour  retourner  vers  les 
vivants,  quand  on  les  a  quittés.  » 


800  PHÈDRE. 

Volage  adorateur  de  mille  objets  divers, 

Qui  va  du  dieu  des  morts  déshonorer  la  couche; 

Mais  fidèle,  mais  fier,  et  même  un  peu  farouche, 

Charmant,  jeune,  traînant  tous  les  cœurs  après  soi. 

Tel  qu'on  dépeint  nos  dieux,  ou  tel  que  je  vous  voi.     64o 

Il  avoit  votre  port,  vos  yeux,  votre  langage. 

Cette  noble  pudeur  coloroit  son  visage 

Lorsque  de  notre  Crète  il  traversa  les  flots, 

Digne  sujet  des  vœux  des  filles  de  Minos. 

Que  faisiez-vous  alors  ?  Pourquoi,  sans  Hippolyte,  645 

Des  héros  de  la  Grèce  assembla-t-il  l'élite  ? 

Pourquoi,  trop  jeune  encor,  ne  pûtes-vous  alors 

Entrer  dans  le  vaisseau  qui  le  mit  sur  nos  bords  ? 

Par  vous  auroit  péri  le  monstre  de  la  Crète, 

Malgré  tous  les  détours  de  sa  vaste  retraite.  65o 

Pour  en  développer  l'embarras  incertain. 

Ma  sœur  du  fil  fatal  eût  armé  votre  main. 

Mais  non,  dans  ce  dessein  je  l'aurois  devancée  ; 

L'amour  m'en  eût  d'abord  inspiré  la  pensée. 

C'est  moi.  Prince,  c'est  moi  dont  l'utile  secours  655 

Vous  eût  du  Labyrinthe  enseigné  les  détours. 

Que  de  soins  m'eût  coûtés  cette  tête  charmante  ! 

Un  fil  n'eût  point  assez  rassuré  votre  amante. 

Compagne  du  péril  qu'il  vous  falloit  chercher. 

Moi-même  devant  vous  j'aurois  voulu  marcher;  66o 

Et  Phèdre  au  Labyrinthe  avec  vous  descendue 

Se  seroit  avec  vous  retrouvée,  ou  perdue  ^ 


1.  Racine  imite  Sénèque  dans  tout  ce  passage  :  mais  Sénèquo  ne 
doit-il  pas  la  première  idée  de  ce  détour  de  la  passion  à  Virgile? 

Aut  gremio  Ascanium  genitoris  imagine  capta, 

Detinet,  infandum  si  fallere  possit  amorem.  (En.,  IV,  84-5.) 

«  Ou  bien  elle  retient  dans  ses  bras  Ascagne,  vivante  image  de  son 
père,  et  elle  s'efforce  de  tromper  par  cette  illusion  son  coupable 
amour.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  SM 

HIPPOLYTE. 

Dieux!  qu'est-ce  que  j'entends?  Madame,  oubliez-vous 
Que  Thésée  est  mon  père,  et  qu'il  est  votre  époux? 

PHÈDRE. 

Et  sur  quoi  jugez-vous  que  j'en  perds  la  mémoire,       665 
Prince?  Aurois-je  perdu  tout  le  soin  de  ma  gloire? 

Voici  le  morceau  de  Sénèque  : 

Hipp.  Amore  ncmpe  Thesei  casto  furis. 

rn.ED.  Hippolyte,  sic  est  :  Thesei  vultus  amo 

Illos  priores,  cpios  tulit  quondam  puer, 

Quum  j)rima  j^uras  barba  signaret  gênas, 

Monslrique  cxcam  Gnossii  viclit  domum, 

Et  longa  ciirva  fila  collegit  via. 

Quis  tum  ille  fulsit!  Presserant  vittx  comam, 

Et  ora  flavus  tenera  tingebat  riibor. 

Inernnt  laceriis  mollibiis  fortes  tort, 

Tuœve  Phœbes  vultus,  aut  Phœbi  mei, 

Tuusve  potius  :  talis,  en  talis  fuit,  , 

Quum  placuit,  sic  tulit  celsum  caput. 

In  te  magis  refulget  incomptus  décor. 

Est  genitor  in  te  totus  ;  et  torvx  tamen 

Pars  aliqua  matris  miscet  ex  xquo  decus. 

In  are  Graio  Scylhicus  apparet  rigor. 

Si  cum  parente  Creticum  intrasses  fretum, 

Tibi  fila  votivs  nontra  nevisset  soror.  (642-69.) 

a  Un  chaste  amour  de  Thésée  t'égare.  —  Oui,  Hippolyte,  oui  :  j'aime 
le  jeune  visage  de  Thésée,  le  visage  qu'il  avait  dans  ses  premières  an- 
nées, quand  sa  harbe  naissante  ombrait  ses  fraîches  joues,  quand  il  vit 
l'inextricable  retraite  du  monstre  crétois,  et  guida  d'un  long  fil  sa  route 
tortueuse.  Qu'il  avait  alors  d'éclat!  Une  bandelette  serrait  sa  blonde 
chevelure;  et  son  délicat  visage  rougissait.  11  avait  les  bras  blancs  et 
musculeux,  les  traits  de  ta  Diane  ou  de  mon  Apollon,  les  tiens  plutôt. 
Le  voilà,  oui,  le  voilà,  tel  qu'il  se  fit  aimer.  C'est  comme  cela  qu'il 
portait  sa  tète  fière.  En  toi  reluit  sa  grâce  naturelle,  et  plus  viveuient 
même.  Tout  ton  père  se  retrouve  en  toi  :  et  quelque  chose  de  ta 
farouche  mère  met  en  toi  une  autre,  et  une  égale  beauté.  Sur  un 
visage  grec  tu  fais  voir  la  férocité  scytliiquc.  Si  tu  étais  venu  on  Crète 
avec  ton  père,  c'est  pour  toi  que  ma  sœur  aurait  dévidé  son  fil.  » 


808  PHEDRE. 


Madame,  pardonnez.  J'avoue,  en  rougissant. 
Que  j'accusois  à  tort  un  discours  innocent. 
Ma  honte  ne  peut  plus  soutenir  votre  vue  ; 
Et  je  vais.... 

PHÈDRE. 

Ah  !  cruel,  tu  m'as  trop  entendue.  670 

Je  t'en  ai  dit  assez  pour  te  tirer  d'erreur. 
Hé  bien  !  connois  donc  Phèdre  et  toute  sa  fureur. 
J'aime.  Ne  pense  pas  qu'au  moment  que  je  t'aime, 
Innocente  k  mes  yeux,  je  m'approuve  moi-même  ; 
Ni  que  du  fol  amour  qui  trouble  ma  raison  6^5 

Ma  lâche  complaisance  ait  nourri  le  poison'. 
Objet  infortuné  des  vengeances  célestes. 
Je  m'abhorre  encor  plus  que  tu  ne  me  détestes, 
les  Dieux  m'en  sont  témoins,  ces  Dieux  qui  dans  mon  flanc 
^nt  allumé  le  feu  fatal  à  tout  mon  sang  ^  ;  680 


1.  Phèdre,  dans  Euripide,  expose  longuement  ce  qu'elle  a  fait  pour 
ne  pas  succomber  à  son  amour  : 

STisî  jx'  è'pw?  è'xpwaev,  èîjxôrouv  Sttwî 
v.àW'.<Jx'  èvîyxa'.ij.'  a-jTÔv.  'Hp^djJLTiv  [xèv  ouv 
SX  TOuOc  Œ'.yav  ttivoe  xal  vcpûiiTeiv  voaov.  (390-2.) 

«  Lorsque  l'amour  m'eut  blessée,  je  cherchai  à  porter  mon  mal  le  plue 
honorablement  possible.  Je  commençai  donc  alors  à  le  taire  et  le 
cacher.  » 

Et  toute  la  tirade  (372-430).  Sénèque  : 

Fugienda  petimus.  Sed  mei  non  aum  potens.  (696.) 

«  le  devrais  fuir  ce  que  je  cherche,  mais  je  ne  suis  pas  maitressc 
de  moi.  » 

2.  Sénèque  : 

Et  ipsa  nostrx  fata  cognosco  domus.  (695.) 
«  Je  reconnais  moi-même  le  destin  de  ma  maison.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  809 

Ces  Dieux  qui  se  sont  fait  une  gloire  cruelle 

De  séduire  le  cœur  d'une  foible  mortelle. 

Toi-même  en  ton  esprit  rappelle  le  passé. 

C'est  peu  de  t'avoir  lui,  cruel,  je  t'ai  chassé  ; 

J'ai  voulu  te  paroître  odieuse,  inhumaine;  685 

Pour  mieux  te  résister,  j'ai  recherché  ta  haine. 

De  quoi  m'ont  profité  mes  inutiles  soins? 

Tu  me  haïssois  plus,  je  ne  t'aimois  pas  moins. 

Tes  malheurs  te  prêtoient  encor  de  nouveaux  charmes. 

J'ai  langui,  j'ai  séché,  dans  les  feux,  dans  les  larmes.    690 

Il  suffit  de  tes  yeux  pour  t'en  persuader, 

Si  tes  yeux  un  moment  pouvoient  me  regarder. 

Que  dis-je?  Cet  aveu  que  je  te  viens  de  faire, 

Cet  aveu  si  honteux,  le  crois-tu  volontaire? 

Tremblante  pour  un  fils  que  je  n'osois  trahir,  GgS 

Je  te  venois  prier  de  ne  le  point  haïr. 

Foibles  projets  d'un  cœur  trop  plein  de  ce  qu'il  aime  ! 

Hélas!  je  ne  t'ai  pu  parler  que  de  toi-même. 

Venge-toi,  punis-moi  d'un  odieux  amour. 

Digne  fils  du  héros  qui  t'a  donné  le  jour,  700 

Délivre  l'univers  d'un  monstre  qui  t'irrite. 

La  veuve  de  Thésée  ose  aimer  IHppolyte! 

Crois-moi,  ce  monstre  affreux  ne  doit  point  t'échapper. 

Voilà  mon  cœur.  C'est  là  que  ta  main  doit  frapper. 

Impatient  déjà  d'expier  son  offense,  7o5 

Au-devant  de  ton  bras  je  le  sens  qui  s'avance. 

Frappe.  Ou  si  tu  le  crois  indigne  de  tes  coups, 

Si  ta  haine  m'envie  un  supplice  si  doux, 

Ou  si  d'un  sang  trop  vil  ta  main  seroit  trempée. 

Au  défaut  de  ton  bras  prête-moi  ton  épée.'  710 

Donne'. 

1.  La  chose  se  passe  différemment  dans  Sénèquo  :  mais  l'Hippolyte 
français  ne  pouvait  avoir  un  instant  la  pensée  de  tuer  une  femme. 

H,  Siringatur  ensis;  mérita  supplicia  exifjaL...  (703.) 


810  PHÈDRE. 


Que  faites-vous,  Madame?  Justes  Dieux! 
Mais  on  vient.  Évitez  des  témoins  odieux; 
Venez,  rentrez,  fuyez  une  honte  certaine. 


SCÈNE  VI 

HIPPOLYTE,  THÉRAMÊNE. 


THERAMENE. 


Est-ce  Phèdre  qui  fuit,  ou  phitôt  qu'on  entraîne? 
Pourquoi,  Seigneur,  pourquoi  ces  marques  de  douleur? 
Je  vous  vois  sans  épée,  interdit,  sans  couleur? 


HIPPOLYTE. 


Théramène,  fuyons.  Ma  surprise  est  extrême. 
Je  ne  puis  sans  horreur  me  regarder  moi-même. 
Phèdre....  Mais  non,  grands  Dieux!  qu'en  un  profond  oubli 
Cet  horrible  secret  demeure  enseveli.  720 

THÉRAMÈNE, 

Si  vous  voulez  partir,  la  voile  est  préparée. 
Mais  Athènes,  Seigneur,  s'est  déjà  déclarée. 
Ses  chefs  ont  pris  les  voix  de  toutes  ses  tribus. 
Votre  frère  l'emporte,  et  Phèdre  a  le  dessus. 

PH.  Hippolyte,  nunc  me  compotem  voii  facis, 
Sanas  furentem....  (707-8.) 
H.  Abscede,  vive,  ne  qiiid  exores  ;  et  hic 
Contactus  ensis  deserat  castum  latus  (710-11.) 

«  Tirons  l'épée.  Qu'elle  subisse  le  supplice  mérité.  —  Hippolyte,  c'est 
maintenant  que  tu  m'exauces.  Tu  guéris  mon  délire.  —  Hors  d'ici  !  vis. 
Je  céderais  peut-être  à  ton  désir  [de  mourir].  Et  que  cette  épée  «ouillée 
de  ton  contact  ne  touche  plus  mon  chaste  flanc.  » 


■^ 


ACTE  II,  SCÈNE  YI  811 


.    HIPPOLYTE. 

Phèdre? 

THÉRAMÈNE. 

Un  héraut  chargé  des  volontés  d'Athènes         726 
De  l'État  en  ses  mains  vient  remettre  les  rênes. 
Son  fils  est  roi,  Seigneur. 

HIPPOLYTE. 

Dieux,  qui  la  connoissez, 
Est-ce  donc  sa  vertu  que  vous  récompensez? 

THÉRAMÈNE. 

Cependant  un  bruit  sourd  veut  que  le  Roi  respire. 

On  prétend  que  Thésée  a  paru  dans  l'Épire.  730 

Mais  moi  qui  l'y  cherchai.  Seigneur,  je  sais  trop  bien.... 

HIPPOLYTE. 

N'importe,  écoutons  tout,  et  ne  négligeons  rien. 

Examinons  ce  bruit,  remontons  à  sa  source. 

S'il  ne  mérite  pas  d'interrompre  ma  course, 

Partons;  et  quelque  prix  qu'il  en  puisse  coûter,  735 

Mettons  le  sceptre  aux  mains  dignes  de  le  porter. 


¥IS  DU  SECOND  ACTE 


ACTE  III 


SCENE  PREMIERE 
PHÈDRE,  ŒNONE. 


Ah!  que  l'on  porte  ailleurs  les  honneurs  qu'on  m'envoie. 

Importune,  peux-tu  souhaiter  qu'on  me  voie? 

De  quoi  viens-tu  flatter  mon  esprit  désolé? 

Cache-moi  hien  plutôt  :  je  n'ai  que  trop  parlé.  74o 

Mes  fureurs  au  dehors  ont  osé  se  répandre. 

J'ai  dit  ce  que  jamais  on  ne  devoit  entendre. 

Ciel  !  comme  il  m'écoutoit  !  Par  combien  de  détours 

L'insensible  a  longtemps  éludé  mes  discours  ! 

Comme  il  ne  respiroit  qu'une  retraite  prompte  !  745 

El  combien  sa  rougeur  a  redoublé  ma  honte  ! 

Pourquoi  détournois-tu  mon  funeste  dessein? 

Hélas  !  quand  son  épée  alloit  chercher  mon  sein, 

A-t-il  pâli  pour  moi?  me  l'a-t-il  arrachée? 

Il  suffit  que  ma  main  l'ait  une  fois  touchée,  75o 

Je  l'ai  rendue  horrible  à  ses  yeux  inhumains; 

Et  ce  fer  malheureux  profaneroit  ses  mains*. 

1.  Racine  prend  ici  l'idée  de  Sénèque  (cf.  la  note  1  de  la  page  810). 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  813 

fP.NONE. 

Ainsi,  dans  vos  malheurs  ne  songeant  qu'à  vous  pMindre, 
Vous  nourrissez  un  feu  qu'il  vous  faudroit  éteindre, 
^e  vaudroit-il  pas  mieux,  digne  sang  de  Minos,  755 

Dans  de  plus  nobles  soins  chercher  votre  repos? 
Contre  un  ingrat  qui  plaît  recourir  à  la  fuite, 
Régner,  et  de  l'État  embrasser  la  conduite? 

PHÈDRE. 

Moi  régner!  Moi  ranger  un  État  sous  ma  loi, 

Quand  ma  foible  raison  ne  règne  plus  sur  moi  !  760 

Lorsque  j'ai  de  mes  sens  abandonné  l'empire! 

Quand  sous  un  joug  honteux  à  peine  je  respire  ! 

Quand  je  me  meurs! 

ŒNONE. 

Fuyez. 

PHÈDUE. 

Je  ne  le  puis  quitter. 

ŒNONE. 

Vous  l'osâtes  bannir,  vous  n'osez  l'éviter. 


Il  n'est  plus  temps.  II  sait  mes  ardeurs  insensées,        -jBS 

De  l'austère  pudeur  les  bornes  sont  passées. 

J'ai  déclaré  ma  honte  aux  yeux  de  mon  vainqueur. 

Et  l'espoir,  malgré  rnoi,  s'est  glissé  dans  mon  cœùr^ 

Toi-même  rappelant  ma  force  défaillante, 

Et  mon  âme  déjà  sur  mes  lèvres  errante,  770 

Par  tes  conseils  flatteurs  tu  m'as  su  ranimer. 

Tu  m'as  fait  entrevoir  que  je  pouvois  l'aimer. 


814  PHEDRE. 


ŒNONE. 


llélas!  de  vos  malheurs  innocente  ou  coupable, 

De  quoi  pour  vous  sauver  n'étois-je  point  capable  ? 

Mais  si  jamais  l'ofTense  irrita  vos  esprits,  775 

Pouvez-vous  d'un  superbe  oublier  les  mépris? 

Avec  quels  yeux  cruels  sa  rigueur  obstinée 

Vous  laissoit  à  ses  pieds  peu  s'en  faut  prosternée! 

Que  son  farouche  orgueil  le  rendoit  odieux! 

Que  Phèdre  en  ce  moment  n'avoit-elle  mes  yeux?         780 

PHÈDRE. 

Œnone,  il  peut  quitter  cet  orgueil  qui  te  blesse. 

Nourri  dans  les  forêts,  il  en  a  la  rudesse. 

Hippolyte,  endurci  par  de  sauvages  lois. 

Entend  parler  d'amour  pour  la  première  fois. 

Peut-être  sa  surprise  a  causé  son  silence  ;  78$ 

Et  nos  plaintes  peut-être  ont  trop  de  violence. 

ŒNONE. 

Songez  qu'une  barbare  en  son  sein  l'a  formé. 

PHÈDRE. 

Quoique  Scythe  et  barbare,  elle  a  pourtant  aimé. 

ŒNONE. 

Il  a  pour  tout  le  sexe  une  haine  fatale. 

PHÈDRE. 

Je  ne  me  verrai  point  préférer  de  rivale*.  790 

1.  NUTRix.  Qiiis  hujus  anitnum  flectet  intractabilem? 

Ecosus  omne  feminse  nomen  fugit. 
ImmitU  annos  cœlibi  vitss  dicat; 
Cunnubia  vitat;  genus  Amazonium  scias... 


ACTE  III,  SCÈNE  I.  815 

Enfin  tous  tes  conseils  ne  sont  plus  de  saison. 

Sers  ma  fureur,  Œnone,  et  non  point  ma  raison. 

Il  oppose  à  l'amour  un  cœur  inaccessible  : 

Cherchons  pour  l'attaquer  quelque  endroit  plus  sensible. 

Les  charmes  d'un  empire  ont  paru  le  toucher;  795 

Athènes  l'attiroit,  il  n'a  pu  s'en  cacher; 

Déjà  de  ses  vaisseaux  la  pointe  étoit  tournée, 

Et  la  voile  flottoit  aux  vents  abandonnée. 

Va  trouver  de  ma  part  ce  jeune  ambitieux, 

Œnone  ;  fais  briller  la  couronne  à  ses  yeux.  800 

Qu'il  mette  sur  son  front  le  sacré  diadème; 

Je  ne  veux  que  l'honneur  de  l'attacher  moi-même. 

Cédons-lui  ce  pouvoir  que  je  ne  puis  garder. 

Il  instruira  mon  fils  dans  l'art  de  commander; 

Peut-être  il  voudra  bien  lui  tenir  lieu  de  père.  8o5 

Je  mets  sous  son  pouvoir  et  le  fils  et  la  mère'. 

Pour  le  fléchir  enfin  tente  tous  les  moyens  : 

Tes  discours  trouveront  plus  d'accès  que  les  miens. 

Presse,  pleure,  gémis;  plains-lui  Phèdre  mourante; 

PU,  ...  Precibris  haud  vinci  potcst? 
K.  Férus  est.  —  i>ii.  Amore  didicimns  vinci  feros.... 
N.  Genus  omne  j)rofugit.  —  pu.  Pellicis  careo  metii. 

(Senèque,  v.  328-31,230-59,  242.) 

«  ....  Nourrice.  Qui  jamais  fléchira  cette  âme  intraitable!  Il  hait  le 
nom  de  la  femme,  il  fuit  tout  le  sexe  :  il  consacre  sa  jeunesse  à  un 
farouche  célibat;  il  fuit  le  mariage.  C'est  un  vrai  fils  d'Amazone. — 
Phèdre.  N'y  a-t-il  point  de  prières  qui  puissent  le  vaincre?  —  11  est  sau- 
vage. —  L'amour  dompte  les  plus  sauvages,  je  l'ai  bien  appris.  —  Il  fuit 
toutes  les  femmes.  —  Je  n'aurai  point  à  craindre  de  rivale.  » 

1.  Sénèque  : 

Mandata  recipe  aceptra  :  me  famulam  accipe. 
Te  imperia  re(j(^e,  me  decei  jussa  exseqni  : 
Muliebre  non  est  régna  tntari  jmtris  (614-lG). 

«  Reçeis  le  sceptre  que  je  te  remets  :  accepte-moi  pour  ta  servante. 
C'est  k  toi  de  commander,  à  moi  d'obéir.  Ce  n'est  pas  une  femme  qui 
peut  défendre  le  royaume  de  ton  père.  » 


81«  PHEDRE. 

Ne  rougis  point  de  prendre  une  voix  suppliante.  810 

Je  l'avoûrai  de  tout;  je  n'espère  qu'en  toi. 
Va  :  j'attends  ton  retour  pour  disposer  de  rnoi. 


SCÈNE  II 

PHÈDRE,  seule. 

0  toi,  oui  vois  la  honte  où  je  suis  descendue, 

Implacable  Vénus,  suis-je  assez  confondue? 

Tu  ne  saurois  plus  loin  pousser  ta  cruauté.  81 5 

Ton  triomphe  est  parfait;  tous  tes  traits  ont  porté. 

Cruelle,  si  tu  veux  une  gloire  nouvelle. 

Attaque  un  ennemi  qui  te  soit  plus  rebelle. 

Hippolyte  te  fuit;  et  bravant  ton  courroux, 

Jamais  à  tes  autels  n'a  fléchi  les  genoux.  820 

Ton  nom  semble  offenser  ses  superbes  oreilles. 

Déesse,  venge-toi  :  nos  causes  sont  pareilles. 

Qu'il  aime....  Mais  déjà  tu  reviens  sur  tes  pas, 

Œnone?  On  me  déteste,  on  ne  t'écoute  pas. 


SCENE  III 
PHÈDRE,  ŒNONE. 

ŒNONE. 

il  faut  d'un  vain  amour  étouffer  la  pensée,  825 

Madame.  Rappelez  votre  vertu  passée  : 

Le  Roi,  qu'on  a  cru  mort,  va  paroître  à  vos  yeux; 

Thésée  est  arrivé,  Thésée  est  en  ces  lieux. 

Le  peuple,  pour  le  voir,  court  et  se  précipite. 

Je  sortois  par  votre  ordre,  et  cherchois  Hippolyte,         83o 

Lorsque  jusques  au  ciel  mille  cris  élancés.... 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  81? 

PHÈDRE. 

Mon  époux  est  vivant,  Œnone,  c'est  assez. 

J'ai  fait  l'indigne  aveu  d'un  amour  qui  l'outrage; 

Il  vit  :  je  ne  veux  pas  en  savoir  davantage. 

ŒNONE. 

Quoi? 

PHÈDRE. 

Je  te  l'ai  prédit;  mais  tu  n'as  pas  voulu.  835 

Sur  mes  justes  remords  tes  pleurs  ont  prévalu. 
Je  mourois  ce  matin  digne  d'être  pleurée; 
J'ai  suivi  tes  conseils,  je  meurs  déshonorée*. 

Vous  mourez? 

PHÈDRE. 

Juste  ciel!  qu'ai-je  fait  aujourd'hui? 
Mon  époux  va  paroître,  et  son  fils  avec  lui.  84o 

Je  verrai  le  témoin  de  ma  flamme  adultère  * 

1.  Phèdre  à  la  Nourrice,  dans  Euripide  ; 

O'jx  elTTOv  [où  fff,ç  TrpoùvofiaàfXTiv  cppsvoç  ;) 
(j'.yav,  è'f'  ol<3:  vuv  lyùi  xaxûvo[j.at; 
où  ô*  o'jx  àvé j/O'j  •  xo'.yàçi  oux  ex'  eùx^setç 
eavoûjxsOa....     '  (685-8.) 

«  N'avais-je  pas  deviné  ta  pensée?  Ne  t'avais-je  pas  dit  de  te  taire  sur 
ce  qui  fait  maintenant  mon  malheur?  Tu  ne  t'y  es  pas  résignée  :  et 
voilà  pourquoi  je  mourrai  déshonorée.  » 

2.  Dans  Euripide,  c'est  Hippolyte  qui  menace  la  Nourrice  : 

Bsi^oixa'.  ôè  tùv  iraTpôç  |j.o>v(bv  ttoSI, 
TMç  v'.v  TooTOf^st,  Tcal  cù  xal  Séaitoiva  itt|' 
Tf,(;  (7f,ç  oè  TÔX[xi^ç  zlioiicci  y£yeu[JL£voç.  (661-3.) 

a  Je  viendrai  avec  mon  père,  et  je  vous  re^'arderai,  loi  et  ta  maî- 
tresse, comment  vous  l'aborderez  :  je  ferai  l'épreuve  de  ton  impu- 
dence. » 


818  PHEDRE. 

Observer  de  quel  front  j'ose  aborder  son  père, 

Le  cœur  gros  de  soupirs,  qu'il  n'a  point  écoutés, 

L'œil  humide  de  pleurs,  par  l'ingrat  rebutés. 

Penses-tu  que  sensible  à  l'honneur  de  Thésée,  845 

Il  lui  cache  l'ardeur  dont  je  suis  embrasée? 

Laissera-t-il  trahir  et  son  père  et  son  roi? 

Pourra-t-il  contenir  l'horreur  qu'il  a  pour  moi? 

Il  se  tairoit  en  vain.  Je  sais  mes  perfidies, 

Œnone,  et  ne  suis  point  de  ces  femmes  hardies  85o 

Qui  goûtant  dans  le  crime  une  tranquille  paix, 

Ont  su  se  faire  un  front  qui  ne  rougit  jamais. 

Je  connois  mes  fureurs,  je  les  rappelle  toutes. 

Il  me  semble  déjà  que  ces  murs,  que  ces  voûtes 

Vont  prendre  la  parole,  et  prêts  à  m'accuser,  855 

Attendent  mon  époux  pour  le  désabuser. 

Mourons.  De  tant  d'horreurs  qu'un  trépas  me  délivre. 

Est-ce  un  malheur  si  grand  que  de  cesser  de  vivre*? 

La  mort  aux  malheureux  ne  cause  point  d'effroi. 

Je  ne  crains  que  le  nom  que  je  laisse  après  moi.  86o 

Pour  mes  tristes  enfants^  quel  affreux  héritage! 

Le  sang  de  Jupiter  doit  enfler  leur  courage  ; 

Mais  quelque  juste  orgueil  qu'inspire  un  sang  si  beau. 

Le  crime  d'une  mère  est  un  pesant  fardeau. 

Je  tremble  qu'un  discours,  hélas!  trop  véritable,  865 

Un  jour  ne  leur  reproche  une  mère  coupable. 

Je  tremble  qu'opprimés  de  ce  poids  odieux 

L'un  ni  l'autre  jamais  n'ose  lever  les  yeux 5. 

1.  Usque  adeone  mori  misernm  est  ?  (Yirg.,  En.,  XII,  466.) 

«  Est-il  si  malheureux  de  mourir?  » 

2.  Acaraas  et  Démophon. 

3.  Euripide  : 

Mtaôi  5è  xal  xàç  awcppovaç  [xèv  cv  Xôyotç, 
XdOpa  5è  T6)v[xaî  où  xaXàç  xsxTTiîxévaç. 
ou  irôiç  t:ot',  u)  Séaiioiva  itovT(a  Kuirpt, 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  819 


ŒNONE. 


Il  n'en  faut  point  douter,  je  les  plains  l'un  et  l'autre  ; 

Jamais  crainte  ne  fut  plus  juste  que  la  vôtre.  870 

Mais  à  de  tels  affronts  pourquoi  les  exposer? 

Pourquoi  contre  vous-même  allez-vous  déposer? 

C'en  est  fait  :  on  dira  que  Phèdre,  trop  coupable. 

De  son  époux  trahi  fuit  l'aspect  redoutable. 

Hippolyte  est  heureux  qu'aux  dépens  de  vos  jours         875 

Vous-même  en  expirant  appuyiez  ses  discours. 

A  votre  accusateur  que  pourrai-je  répondre? 

Je  serai  devant  lui  trop  facile  à  confondre. 

De  son  triomphe  afTreux  je  le  verrai  jouir, 

Et  conter  votre  honte  à  qui  voudra  l'ouïr.  880 

Ah  !  que  plutôt  du  ciel  la  flamme  me  dévore  ! 

Mais  ne  me  trompez  point,  vous  est-il  cher  encore? 

De  quel  œil  voyez-vous  ce  prince  audacieux? 

O'jSè  axôxov  optacouai  xôv  EuvepyàT-r^v 

Tcps|j.vi  x'  ot'xwv,  [x.i]  iroTs  96oyyT,v  àpr^; 

'Hfxa;  yàp  aùzo  tout'  dt-TioxTetvei,  cptXat,  ' 

Ôj;  jxtj  -ttot'  àvSpa  tôv  è|x6v  aloyuvaa'  àXto, 

[XT,  xaT5aî,  ouç  Itixtov  àXK'  èXeuGspoi, 

iraèpTiaîa  6âXXovT£î,  olY.oXzy  tôXiv 

•/c>veivô>v  'A6t,v(Ûv,  [XT,Tp6;  ouvsx'  eùvcXeetç. 

AouAoî  yàp  âvÔpa,  xàv  ôpaaûo-irXayyvôç  Ttç  rj, 

OTav  ^uvciôr,  ixTjToôî  f,  xaTpôç  xaxâ.  (413425.) 

«  Je  hais  ces  femmes  modestes  en  apparence,  qui  ont  en  cachette  des 
audaces  honteuses  :  qui  parfois,  ô  souveraine  Cypris,  ô  fille  de  la  mer, 
regardent  en  face  leur  époux,  et  ne  craignent  pas  que  l'ombre,  leur 
complice,  et  les  murs  de  leur  maison  portent  témoignage  contre  elles. 
Moi,  mes  amis,  c'est  de  cela  que  je  meurs,  de  la  crainte  d'être  con- 
vaincue et  de  déshonorer  mon  mari,- mes  enfants,  les  enfants  que  j'ai 
portés.  Mais  non,  libres,  n'ayant  rien  à  cacher,  je  veux  qu'ils  habitent 
l'illustre  Athènes,  sans  reproche  du  côté  de  leur  mère.  Rien  ne  dégrade 
un  homme,  si  hardi  soit-il,  autant  que  la  conscience  intime  d'une  honte 
paternelle  ou  maternelle.  » 


820  PHÈDRE. 

PHÈDRE. 

Je  le  vois  comme  un  monstre  effroyable  à  mes  yeux. 

ŒNONE. 

Pourquoi  donc  lui  céder  une  victoire  entière?  885 

Vous  le  craignez.  Osez  l'accuser  la  première 

Du  crime  dont  il  peut  vous  charger  aujourd'hui. 

Qui  vous  démentira?  Tout  parle  contre  lui  : 

Son  épée  en  vos  mains  heureusement  laissée, 

Votre  trouble  présent,  votre  douleur  passée,  890 

Son  père  par  vos  cris  dès  longtemps  prévenu. 

Et  déjà  son  exil  par  vous-même  obtenu*. 

PHÈDRE. 

Moi,  que  j'ose  opprimer  et  noircir  l'innocence?^ 

ŒNONE. 

Mon  zèle  n'a  besoin  que  de  votre  silence. 
Tremblante  comme  vous,  j'en  sens  quelque  remords.    895 
Vous  me  verriez  plus  prompte  affronter  mille  morts. 
Mais  puisque  je  vous  perds  sans  ce  triste  remède. 
Votre  vie  est  pour  moi  d'un  prix  à  qui  tout  cède*. 

1.  Sénèque  : 

Rcgeramus  ipsse  crimen,  atqiie  ultro  impiam 

Venerem  arguamiis;  scelere  velandum  est  scelus....  (717-8). 

Ausse  priores  simus  an  passœ  nef  as, 

Sécréta  mm  sit  ciilpa,  qiiis  testis  sciet?  (720-1). 

Ensemque  trépida  reliquit  attonitus  fuga; 

Pignus  ienemus  sceJeris....  (726-7). 

«  Retournons  contre  lui  l'accusation  :  prenons  les  devants  pour  lui' 
imputer  un  amour  impie.  Il  faut  un  crime  pour  cacher  notre  crime. 
Avons-nous  été  coupables  ou  victimes?  Qui  pourra  en  témoigner, puisque 
la  faute  fut  sans  témoins?  Dans  son  trouble,  dans  sa  fuite  précipitée,  il  a 
laissé  son  épée  :  nous  tenons  une  preuve  du  crime.  » 

2.  Euripide  : 

El  [xèv  yàp  \^  aoi  ]rt\  'ttI  aufxcpopaTç  pio<; 


ACTE  ni.  SCENE  IV.  821 

Je  parlerai.  Thésée,  aigri  par  mes  avis, 

Bornera  sa  vengeance  à  l'exil  de  son  fils.  900 

In  père  en  punissant,  Madame,  est  toujours  père  : 

Un  supplice  léger  suffit  à  sa  colère. 

Mais  le  sang  innocent  dùt-il  être  versé, 

(jue  ne  demande  point  votre  honneur  menacé? 

(/est  un  trésor  trop  cher  pour  oser  le  commettre.        906 

Quelque  loi  qu'il  vous  dicte,  il  faut  vous  y  soumettre, 

Madame;  et  pour  sauver  notre  honneur  combattu, 

Il  faut  immoler  tout,  et  même  la  vertu. 

On  vient;  je  vois  Thésée. 

PHÈDRE. 

Ah!  je  vois  Hippolyte; 
Dans  ses  yeux  insolents  je  vois  ma  perte  écrite.  910 

Fais  ce  que  tu  voudras,  je  m'abandonne  à  toi. 
Dans  le  trouble  où  je  suis,  je  ne  puis  rien  pour  moi. 


SCÈNE  IV 
THÉSÉE,  HIPPOLYTE,  PHÈDRE,  ŒNONE,  THÉRAMÈISE. 

THÉSÉE. 

La  fortune  à  mes  vœux  cesse  d'être  opposée, 
Madame;  et  dans  vos  bras  met.... 

xo'.od'joc,  TW'jpwv  0  ouj  èTÙY/av£ç  yuv^, 
oÙY.  àv  -jTOx'  e-jvf.î  O'jve/'  t.Sovt.ç  xs  aî^iî 
itoTjf.yov  d(v  (7c  Seupo  •  vûv  6'  àywv  [xiyaç 
awffai  fiîov  <j6v,  xoùx  èitîcpôovov  xôoe.  (493-8.) 


«  Si  ta  vie  n'était  point  accablée  de  pareilles  douleurs,  si  tu  étais  -i 

restée  maîtresse  de  toi,  jamais  pour  servir  ton  amour,  pour  te  procurer  ;^ 

ton  plaisir,  je  ne  t'aurais  poussée  à  de  tels  actes.  Mais  il  s'agit  aujour-  '\ 

d  liui  de  sauver  ta  vie  :  ce  que  je  fais  ne  peut  être  reproché.  »     .       ,  \ 


822  PHÈDRE. 

PHÈDRE. 

Arrêtez,  Thésée, 
Et  ne  profanez  point  des  transports  si  charmants.        91 5 
Je  ne  mérite  plus  ces  doux  empressements. 
Vous  êtes  offensé.  La  fortune  jalouse 
N'a  pas  en  votre  absence  épargné  votre  épouse. 
Indigne  de  vous  plaire  et  de  vous  approcher, 
Je  ne  dois  désormais  songer  qu'à  me  cacher.  920 


SCÈNE  V 

THÉSÉE,  HIPPOLYTE,  THÉRAMÈNE. 

THÉSÉE. 

Quel  est  l'étrange  accueil  qu'on  fait  à  votre  père*, 
Mon  fils? 

HIPPOLYTE. 

Phèdre  peut  seule  expliquer  ce  mystère. 
Mais  si  mes  vœux  ardents  vous  peuvent  émouvoir. 
Permettez-moi,  Seigneur,  de  ne  la  plus  revoir; 
Souffrez  que  pour  jamais  le  tremblant  ïlippolyte  92$ 

Disparoisse  des  lieux  que  votre  épouse  habite. 

THÉSÉE. 

Vous,  mon  fils,  me  quitter? 

1.  Euripide  : 

Où  yap  Ti  [jl'  wç  Bswpàv  à^ioî  ôÔ[jloç 

irûXa;  àvof^ai;  eùcppôvwç  TrpoaevvÉTCSiv.  (792-3.) 

«  Cette  maison,  après  m'avoir  ouvert  ses  portes,  ne  daigne  point  me 
faire  l'accueil  bienveillant  qu'on  doit  au  raaitre  revenant  d'un  pieux 
voyage.  » 


ACTE  III,  SCÈNE  V.  823 


HIPPOLYTE. 

Je  ne  la  cherchois  pas  : 
C'est  vous  qui  sur  ces  bords  conduisîtes  ses  pas. 
Vous  daignâtes,  Seigneur,  aux  rives  de  Trézène 
Confier  en  partant  Aricie  et  la  Reine.  93o 

Je  fus  même  chargé  du  soin  de  les  garder. 
Mais  quels  soins  désormais  peuvent  me  retarder? 
Assez  dans  les  forêts  mon  oisive  jeunesse 
Sur  de  vils  ennemis  a  montré  son  adresse. 
Ne  pourrai-je,  en  fuyant  un  indigne  repos,  935 

D'un  sang  plus  glorieux  teindre  mes  javelots? 
Vous  n'aviez  pas  encore  atteint  l'âge  où  je  touche, 
Déjà  plus  d'un  tyran,  plus  d'un  monstre  farouche 
Avoit  de  votre  bras  senti  la  pesanteur; 
Déjà,  de  l'insolence  heureux  persécuteur,  940 

Vous  aviez  des  deux  mers  assuré  les  rivages. 
Le  libre  voyageur  ne  craignoit  plus  d'outrages  ; 
Hercule,  respirant  sur  le  bruit  de  vos  coups, 
Déjà  de  son  travail  se  reposoit  sur  vous. 
Et  moi,  fils  inconnu  d'un  si  glorieux  père,  945 

Je  suis  même  encor  loin  des  traces  de  ma  mère. 
Souffrez  que  mon  courage  ose  enfin  s'occuper. 
Soufi'rez,  si  quelque  monstre  a  pu  vous  échapper. 
Que  j'apporte  à  vos  pieds  sa  dépouille  honorable, 
Ou  que  d'un  beau  trépas  la  mémoire  durable,  950 

Éternisant  des  jours  si  noblement  finis. 
Prouve  à  tout  l'univers  que  i'étois  votre  fils. 

TUÉSÉE. 

Que  vois-je?  Quelle  horreur  dans  ces  lieux  répandue 

Fait  fuir  devant  mes  yeux  ma  famille  éperdue? 

Si  je  reviens  si  craint  et  si  peu  désiré,  955 

0  ciel,  do  ma  prison  pourquoi  m'as-tu  tiré? 

Je  n'avois  qu'un  ami.  Son  imprudente  flamme 


824  PHÈDRE. 

Du  tyran  de  TÉpire  alloit  ravir  la  femme  ; 

Je  servois  à  regret  ses  desseins  amoureux; 

Mais  le  sort  irrité  nous  aveugloit  tous  deux.  960 

Le  tyran  m'a  surpris  sans  défense  et  sans  armes. 

J'ai  vu  Pirithoûs,  triste  objet  de  mes  larmes, 

Livré  par  ce  barb.are  à  des  monstres  cruels 

Qu'il  nourrissoit  du  sang  des  malheureux  mortels*. 

Moi-même,  il  m'enferma  dans  des  cavernes  sombres,    965 

Lieux  profonds,  et  voisins  de  l'empire  des  ombres. 

Les  Dieux,  après  six  mois,  m'ont  enfin  regardé  : 

J'ai  su  tromper  les  yeux  de  qui  j'étois  gardé. 

D'un  perfide  ennemi  j'ai  purgé  la  nature; 

A  ses  monstres  lui-même  a  servi  de  pâture;  970 

Et  lorsque  avec  transport  je  pense  m'approcher 

De  tout  ce  que  les  Dieux  m'ont  laissé  de  plus  cher; 

Que  dis-je?  Quand  mon  âme,  à  soi-même  rendue, 

Vient  se  rassasier  d'une  si  chère  vue. 

Je  n'ai  pour  tout  accueil  que  des  frémissements  :  975 

Tout  fuit,  tout  se  refuse  à  mes  embrassements. 

Et  moi-même,  éprouvant  la  terreur  que  j'inspire, 

Je  voudrois  être  encor  dans  les  prisons  d'Épire. 

Parlez.  Phèdre  se  plaint. que  je  suis  outragé. 

Qui  m'a  trahi?  Pourquoi  ne  suis  pas  vengé?  980 

La  Grèce,  à  qui  mon  bras  fut  tant  de  fois  utile, 

A-t-elle  au  criminel  accordé  quelque  asile? 

Vous  ne  répondez  point.  Mon  fils,  mon  propre  fils 

Est-il  d'intelligence  avec  mes  ennemis? 

Entrons.  C'est  trop  garder  un  doute  qui  m'accable.      986 

Connoissons  à  la  fois  le  crime  et  le  coupable. 

Que  Phèdre  explique  enfin  le  trouble  où  je  la  voi. 

1.  A  ses  chiens.  Selon  Plutarque  {Thésée,  31),  Pirithoûs  fut  dévoré 
par  le  chien  du  roi  des  Molosses,  Cerbère. 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  825 

SCÈNE  YI 
HIPPOLYTE,  THÊRÀMÈNE. 

HIPPOLYTE. 

Où  tendoit  ce  discours  qui  m'a  glacé  d'effroi? 

Phèdre,  toujours  en  proie  à  sa  fureur  extrême, 

Veut-elle  s'accuser  et  se  perdre  elle-même?  990 

Dieu!  que  dira  le  Roi?  Quel  funeste  poison 

L'amour  a  répandu  sur  toute  sa  maison  ! 

Moi-même,  plein  d'un  feu  que  sa  haine  réprouve, 

Quel  il  m'a  vu  jadis,  et  quel  il  me  retrouve  ! 

De  noirs  pressentiments  viennent  m'épouvanter.  995 

Mais  l'innocence  enfin  n'a  rien  à  redouter. 

Allons,  cherchons  ailleurs  par  quelle  heureuse  adresse 

Je  pourrai  de  mon  père  émouvoir  la  tendresse, 

Et  lui  dire  un  amour  qu'il  peut  vouloir  troubler, 

Mais  que  tout  son  pouvoir  ne  sauroit  ébranler. 


PLN  DU  TROISIÈME  ACTE 


ACTE  IV 


SCÈNE  PREMIÈRE 
THÉSÉE,  ŒNONE. 

THÉSÉE. 

Ah!  qu'est-ce  que  j'entends?  Un  traître,  un  téméraire  i' 

Préparoit  cet  outrage  à  l'honneur  de  son  père?  ! 

Avec  quelle  rigueur,  destin,  tu  me  poursuis  I  ^ 

Je  ne  sais  où  je  vais,  je  ne  sais  où  je  suis*. 

0  tendresse!  ô  bonté  trop  mal  récompensée!  ioo5 

Projet  audacieux  !  détestable  pensée  ! 

Pour  parvenir  au  but  de  ses  noires  amours, 

L'insolent  de  la  force  empruntoit  le  secours. 

J'ai  reconnu  le  fer,  instrument  de  sa  rage. 

Ce  fer  dont  je  l'armai  pour  un  plus  noble  usage*.        loio 

1.  Euripide  : 

—  lia  cpûyu 
pâpoç  xaxwv;  àizb  yàp  ôXôjxevoç  oîyofxai.... 

'IinrôTvUTOç  eùvfiç  ttjÇ  £[xf,ç  ex^r,  ôiyeïv 

plot,  TÔ  a£|xvàv  Ztivôç  Ô[j.[jl'  aTtfxâtjaç.  (877-886.) 

«  Où  fuir  le  poids  du  malheur?  Je  meurs.  Hippolyle  a  osé  faire  vio- 
lence à  ma  femme  :  il  n'a  pas  redouté  l'œil  auguste  de  Zeus.  » 

2.  Virgile,  en  parlant  de  l'épée  dont  Didon  se  tue  : 

...  non  hos  quaesitum  munus  in  usus.  [En.,  IV,  647.) 
«  Présent  qui  ne  fut  pas  fait  pour  cet  usage.  » 


ACTE  IV,  SCÈNE  I.  827 


Tous  les  liens  du  sang  n'ont  pu  le  retenir? 

Et  Phèdre  didéroit  à  le  faire  punir? 

Le  silence  de  Phèdre  épargnoit  le  coupable? 


Phèdre  épargnoit  plutôt  un  père  déplorable*. 

Honteuse  du  dessein  d'un  amant  furieux  ioi5 

Et  du  feu  criminel  qu'il  a  pris  dans  ses  yeux, 

Phèdre  mouroit,  Seigneur,  et  sa  main  meurtrière 

Éteignoit  de  ses  yeux  l'innocente  lumière. 

J'ai  vu  lever  le  bras,  j'ai  couru  la  sauver. 

Moi  seule  à  votre  amour  j'ai  su  la  conserver;  1020 

Et  plaignant  à  la  fois  son  trouble  et  vos  alarmes. 

J'ai  servi,  malgré  moi,  d'interprète  à  ses  larmes. 


Le  perfide  !  Il  n'a  pu  s'empêcher  de  pâlir. 

De  crainte,  en  m'abordant,  je  l'ai  vu  tressaillir. 

Je  me  suis  étonné  de  son  peu  d'allégresse;  1026 

Ses  froids  embrassements  ont  glacé  ma  tendresse. 

Mais  ce  coupable  amour  dont  il  est  dévoré 

Dans  Athènes  déjà  s'étoit-il  déclaré? 


1.  Dans  le  BelUrophon  (1670)  de  Quinaiilt,  Sténobée  qui  aime  Belléro- 
phon,  et  qui  va  épouser  Prœtus,  laisse  accuser  Bellérophon  d'un  amour 
coupable  auprès  de  Prœtus  par  sa  confidente  Mégare.  Mais  Bellérophon 
n'est  qu'un  ami  très  cher  de  Prœtus,  auprès  de  qui  il  a  trouvé  asile,  et  le 
mariage  de  Sténobée  et  de  Prœtus  n'est  pas  encore  conclu.  Ces  circon- 
stances adoucissent  la  situation  :  du  reste,  le  sujet  de  Quinault  pré- 
sente de  grandes  analogies  avec  celui  de  Racine.  Sténobée  a  d'abord 
persécuté  Bellérophon,  essayé  de  le  faire  bannir  (I,  3).  Puis  elle 
tâche  d'amener  Bellérophon  à  quelque  déclaration  de  ses  sentiments 
pour  elle  (III,  3).  Et  lorsqu'elle  apprend  qu'il  aime  Philonoé  sa  sœur, 
c'est  alors  qu'elle  le  fait  calomnier  par  Mégare,  après  avoir  inquiété 
Prœtus  par  son  trouble  et  son  silence  (IV,  2).  La  comparaison  des  deux 
pièces  est  intéressante  pour  qui  veut  se  rendre  clairement  compte  de 
l'originalité  de  Racine. 


PHEDRE. 


Seigneur,  souvenez-vous  des  plaintes  de  la  Reine. 

Un  amour  criminel  causa  toute  sa  haine.  io3o 

THÉSÉE, 

Et  ce  feu  dans  Trézène  a  donc  recommencé? 

ŒNONE. 

Je  vous  ai  dit,  Seigneur,  tout  ce  qui  s'est  passé. 
C'est  trop  laisser  la  Reine  à  sa  douleur  mortelle  ; 
Souffrez  que  je  vous  quitte  et  me  range  auprès  d'elle. 


SCÈNE  W 
THÉSÉE,  HIPPOLYTE. 

THÉSÉE. 

Ah!  le  voici.  Grands  Dieux!  à  ce  noble  maintien*        io35 
Quel  œil  ne  seroit  pas  trompé  comme  le  mien? 

1.  «  Subligny,  dans  sa  Dissertation  sur  les  tragédies  de  Phèdre  et  Hip- 
polyte,  parle  de  cette  scène  comme  de  la  troisième.  Il  y  avait  évidem- 
ment, avant  l'impression  de  la  pièce,  une  autre  scène  ii  de  l'acte  IV, 
que  Racine  a  supprimée,  et  qui  est  ainsi  critiquée  dans  la  Dissertation 
(p.  589)  :  «  Thésée....  aussi  persuadé  de  ce  crime  supposé,  que  s'il  s'étoit 
commis  à  ses  yeux,  s'amuse  à  faire  des  exclamations  sur  son  énormité, 
au  lieu  d'aller  chercher  auprès  de  Phèdre  ou  d'Œnone  des  preuves  plus 
solides  de  cette  affreuse  accusation.  »  La  scène  retranchée  était  donc 
un  monologue  de  Thésée.  C'est  ce  qui  n'avait  été  jusqu'ici,  nous  le 
croyons,  signalé  par  aucun  éditeur  de  Racine,  »  (Note  de  M.  Paul  Mes- 
nard.) 

2.  «  La  même  Dissertation  de  Subligny  (p.  590)  nous  apprend  que 
Racine  avait  d'abord  écrit  -. 

«  Mais  le  voici,  grands  Dieux  !  à  ce  chaste  maintien....  » 

(Note  de  M,  Paul  Mesnard.) 


ACTE  lY,  SCÈ>E  II.  829 

Faut-il  que  sur  le  front  d'un  profane  adultère 

Brille  de  la  vertu  le  sacré  caractère? 

Et  ne  devroit-on  pas  à  des  signes  certains 

Reconnoître  le  cœur  des  perfides  humains'?  io4o 

HIPPOLYTE. 

Puis-je  vous  demander  quel  funeste  nuage, 
Seigneur,  a  pu  troubler  votre  auguste  visage? 
N'osez-vous  confier  ce  secret  à  ma  foi? 

THÉSÉE. 

Perfide,  oses-tu  bien  te  montrer  devant  moi? 

Monstre,  qu'a  trop  longtemps  épargné  le  tonnerre,      io45 

Reste  impur  des  brigands  dont  j'ai  purgé  la  terre. 

1.  Euripide  : 

<I>£u  !  xp^î^v  ppoxoTat  t<15v  cp{Xwv  TsxfjL-^ptov 

aacpéç  TtxsïaOat  xal  Stâyvwatv  cppsvwv, 

OTTi;  t'  à\rfir\^  è^x'-v,  o^  te  p.T,  cpî);Oç- 

ûiîcràç  TS  90)vàç  TcivTaç  à'^^pw-rrout;  e^^tv, 

XT.v  [xèv  ô'.xaîav,  tTjV  5'  ovm:  éxuy/avev, 

w;  T;  cppovoÛG-a  xàSix'  eçT,Xéy"/£XO 

xpôî  xf,ç  Sixata;,  xoùx  àv  fj-naxwfieôa.  (925-31.) 

«  Hélas!  il  faudrait  bien  que  les  hommes  eussent  un  signe  et  crité- 
rium sûr  des  pensées,  pour  distinguer  le  véritable  ami  de  celui  qui  ne 
l'est  pas.  Il  faudrait  que  chaque  homme  eut  deux  langages,  l'un  sin- 
cère, l'autre  de  circonstance,  afin  qu'on  pût  convaincre  la  voix  des 
mauvais  sentiments  par  la  voix  de  la  justice  :  ainsi  l'on  ne  serait  pas 
trompé.  » 

Mais  Racine  a  peut-être  mêlé  avec  ces  vers  aans  son  souvenir  l'expres- 
sion que  la  même  pensée  avait  reçue  dans  Médée  : 

^ù  Zeû,  xt  o->i  yo'j^o'j  [xèv,  oç  yt.i6ùr\kO(;  t^, 

X£X|j.T,p'.'  (iv6pa)X0'.(Jtv  wTraTaî  aa'^-ri, 

àvopoiv  o'  oxo>  -/p->i  xôv  xaxôv  oietSévat, 

o-yjzli  yoLOXATr^p  ètJ.'îrs'^uxô  awjxaxi;  (ol6-Siy.) 
«  0  Zcus!  Pourquoi  as-tu  donné  aux  hommes  des  moyens  sûrs  de  con- 
naître l'or  de  mauvais  aloi,  si,  pour  faire  connaître  le  méchant,  tu  n'as 
imprimé  aucun  signe  sur  le  corps  des  hommes?  » 


830  PHEDRE. 

Après  que  le  transport  d'un  amour  plein  d'horreur 

Jusqu'au  lit  de  ton  père  a  porté  sa  fureur 

Tu  m'oses  présenter  une  tête  ennemies 

Tu  parois  dans  des  lieux  pleins  de  ton  infamie,  io5o 

Et  ne  vas  pas  chercher,  sous  un  ciel  inconnu, 

Des  pays  où  mon  nom  ne  soit  point  parvenu. 

Fuis,  traître.  Ne  viens  point  braver  ici  ma  haine. 

Et  tenter  un  courroux  que  je  retiens  à  peine. 

C'est  bien  assez  pour  moi  de  l'opprobre  éternel  io55 

D'avoir  pu  mettre  au  jour  un  fils  si  criminel. 

Sans  que  ta  mort  encor,  honteuse  à  ma  mémoire. 

De  mes  nobles  travaux  vienne  souiller  la  gloire. 

Fuis  ;  et  si  tu  ne  veux  qu'un  châtiment  soudain 

T'ajoute  aux  scélérats  qu'a  punis  cette  main,  1060 

Prends  garde  que  jamais  l'astre  qui  nous  éclaire 

Ne  te  voie  en  ces  heux  mettre  un  pied  téméraire. 

Fuis,  dis-je  ;  et  sans  retour  précipitant  tes  pas, 

De  ton  horrible  aspect  purge  tous  mes  États  2. 

Et  toi,  Neptune,  et  toi,  si  jadis  mon  courage'  io65 

D'infâmes  assassins  nettoya  ton  rivage, 

1.  Euripide: 

Asï^ov  5',  sireiS-;^  y'  Iç  [itaafx'  èXTi>vu6aç, 

t6  j6v  -rpôawirov  Ssûp'  èvavcîov  TtaxpL  (946-7.) 

«  Viens  donc,  après  l'être  souillé  de  ton  crime,  viens  ici  regarder 
ton  père  en  face  !  » 

2.  Euripide  : 

è';spp£  ya(a?  T-r^tfS'  oaov  tàyo(;  «puyàç, 

xal  ixr\x'  'AÔT^vatç  xàç  8eo8[jLT^TO'jç  [i-oXiriç, 

[jl-^t'  el<;  ôpouç  yf,ç  r^ç  èfiov  xpaxeï  ôôpu.  (973-5.) 

«  Sors  de  ce  pays  au  plus  vite,  va  en  exil,  et  ne  reviens  jamais  à 
Athènes  la  divine,  ne  franchis  pas  les  frontières  de  la  terre  soumise  à 
ma  lance.  » 

5.  Euripide  : 

'AXk',  u)  'Tzàxt^  IlojeiSov,  â;  è[i.oi  Tioxe 


ACTE  IV.  SCÈNE  II.  ^il 

Souviens-toi  que  pour  prix  de  mes  efforts  heureux, 

ïu  promis  d'exaucer  le  premier  de  mes  vœux. 

Dans  les  longues  rigueurs  d'une  prison  cruelle 

Je  n'ai  point  imploré  la  puissance  immortelle.  1070 

Avare  du  secours  que  j'attends  de  tes  soins, 

Mes  vœux  t'ont  réservé  pour  de  plus  grands  besoins  : 

Je  t'implore  aujourd'hui.  Venge  un  malheureux  père. 

J'abandonne  ce  traître  à  toute  ta  colère; 

ÉtoulTe  dans  son  sang  ses  désirs  effrontés  :  1075 

Thésée  à  tes  fureurs  connoîtra  tes  bontés. 

HIPPOLYTE. 

D'un  amour  criminel  Phèdre  accuse  Hippolyte  ! 
Un  tel  excès  d'horreur  rend  mon  âme  interdite; 
Tant  de  coups  imprévus  m'accablent  à  la  fois,--^ 


àpà;  Cnréa/ou  xpsvç,  [xia  xatepyajat, 

TOUTWv  ^[xàv  iraïo',  f,[xÉpav  Ôè  [xr,  cpuyoi 

TTiVO',  SÏTCSp  TilxTv  UiTKXfJOLq    CTacçsiç  Qtpâç.   (887-90.) 

«  0  Poséidon ,  mon  père,  tu  m'as  promis  d'exaucer  trois  de  mes 
prières  :  écoute  celle-ci,  fais  périr  mon  fils,  qu'il  ne  survive  pas  à  ce 
jour,  si  tu  m'as  accordé  de  faire  des  vœux  efficaces.  » 

Et  Sénèquc : 

Genitor  xquorais  dédit 

Ut  vola  prono  trina  concipiam  deo....  (939-40.) 
En,  pernge  donum  triste,  regnator  freti. 
Non  cernât  ultra  lucidum  Uippolytus  diem....  (942-3.) 
Fer  nbom'innndnm  mine  opem  nato,  pnrens. 
Nunquam  supremnm  numinis  mtinus  tui 
Consumer ermis,  mfujna  ni  prcmerent  mnla. 
Intcr  profundn  Tnrtara  et  Ditem  horridnm.... 
Voto  peperci  :  redde  nunc  pactam  fidem.  (945-50.) 

«  Le  souverain  des  mers  m'a  accordé  de  faire  trois  vœux,  qu'il  exau- 
cerait.... Allons,  remplis  ton  funeste  engagement,  roi  des  mers  :  qu'Hip- 
polyle  cesse  de  voir  le  jour.  0  mon  père,  donne  un  détestalde  secours  à 
Ion  fils.  Jamais  je  n'aurais  usé  de  ta  suprême  libéralité,  sans  les  maux 
terribles  qui  m'accablent.  Dans  le  profond  Tartare,  chez  l'horrible 
IMuton,...  j'ai  ménagé  mes  vœux  :  accomplis  maintenant  ta  promesse. 


832  PHÈDRE. 

Qu'ils  m'ôtent  la  parole  et  m'étouffent  la  voix*.  1080 


Traître,  tu  prétendois  qu'en  un  lâche  silence 

Phèdre  enseveliroit  ta  brutale  insolence. 

Il  falloit,  en  fuyant,  ne  pas  abandonner 

Le  fer  qui  dans  ses  mains  aide  à  te  condamner; 

Ou  plutôt  il  falloit,  comblant  ta  perfidie,  108S 

Lui  ravir  tout  d'un  coup  la  parole  et  la  vie. 

HIPPOLYTE. 

D'un  mensonge  si  noir  justement  irrité, 

Je  devrois  faire  ici  parler  la  vérité. 

Seigneur;  mais  je  supprime  un  secret  qui  vous  touche. 

Approuvez  le  respect  qui  me  ferme  la  bouche  ^;  1090 

Et  sans  vouloir  vous-même  augmenter  vos  ennuis, 

Examinez  ma  vie,  et  songez  qui  je  suis. 

Quelques  crimes  toujours  précèdent  les  grands  crimes. 

Quiconque  a  pu  franchir  les  bornes  légitimes 

Peut  violer  enfin  les  droits  les  plus  sacrés;  109S 

Ainsi  que  la  vertu,  le  crime  a  ses  degrés; 

Et  jamais  on  n'a  vu  la  timide  innocence 

Passer  subitement  à  l'extrême  licence. 

Un  jour  seul  ne  fait  point  d'un  mortel  vertueux 

Un  perfide  assassin,  un  lâche  incestueux.  iioo 

Élevé  dans  le  sein  d'une  chaste  héroïne. 

Je  n'ai  point  de  son  sang  démenti  l'origine. 

Pitthée,  estimé  sage  entre  tous  les  humains. 

Daigna  m'instruire  encore  au  sortir  de  ses  mains. 

1.  Euripide: 

"Ex  TOI  iréir^vrjyjxai  •  aol  yàp  è%'!zki]<S'700'ji  \i.t 
lôyoï...  (934-5.) 

«  Je  suis  confondu.  Tes  paroles  me  frappent  de  stupeur!  » 

2.  L'idée  de  cette  réticence  est  chez  Euripide;  mais  l'idée  seulement 

(v.  1058-7). 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  833 

fe  ne  veux  point  me  peindre  avec  trop  d'avantagé,,     iio5 

Mais  si  quelque  vertu  m'est  tombée  en  partage, 

Seigneur,  je  crois  surlout  avoir  fait  éclater 

La  haine  des  forfaits  qu'on  ose  m'imputer*. 

C'est  par  là  qu'Hippolyte  est  connu  dans  la  Grèce. 

J'ai  poussé  la  vertu  jusques  à  la  rudesse.  iiio 

On  sait  de  mes  chagrins  l'inflexible  rigueur. 

Le  jour  n'est  pas  plus  pur  que  le  fond  de  mon  cœur. 

Lt  l'on  veut  qu'Hippolyte,  épris  d'un  feu  profane.... 


Oui,  c'est  ce  même  orgueil,  lâche  !  qui  te  condamne. 
Je  vois  de  tes  froideurs  le  principe  odieux  :  iii5 

Phèdre  seule  charmoit  tes  impudiques  yeux; 
Et  pour  tout  autre  objet  ton  âme  indifl'érente 
Dédaignoit  de  brûler  d'une  flamme  innocente. 

HIPPOLYTE. 

Non,  mon  père,  ce  cœur,  c'est  trop  vous  le  celer, 

K'a  point  d'un  chaste  amour  dédaigné  de  brûler.         1120 

Je  confesse  à  vos  pieds  ma  véritable  offense  ; 

J'aime;  j'aime,  il  est  vrai,  malgré  votre  défense. 

Aricie  à  ses  lois  tient  mes  vœux  asservis; 

La  iille  de  Pallante  a  vaincu  votre  fils. 

Je  l'adore,  et  mon  âme,  à  vos  ordres  rebelle,  11 25 

Ne  peut  ni  soupirer  ni  brûler  que  pour  elle. 

THÉSÉE. 

Tu  l'aimes?  ciel!  Mais  non,  l'artifice  est  grossier. 
Tu  te  feins  criminel  pour  te  justifier. 

1.  Euripide  : 

'Eve;  5'  dtôtXTOi;,  w  |xe  vuv  éXetv  SoxsT;* 

Àéyo'jç  yàp  éç  tô6'  r.jxépaç  àyvôv  Qé\i.(x^.  (1002-3.) 

«  Il  y  a  une  faute  dont  je  suis  pur;  c'est  celle  dont  tu  prétends  mo 
convaincre.  J'ai  gardé  mon  corps  chaste  jusqu'à  ce  jour.  » 

nAnvp  ^» 


834  PHÈDRE. 


HIPPOLYTE. 


Seigneur,  depuis  six  mois  je  l'évite,  et  je  l'aime, 

Je  venois  en  tremblant  vous  le  dire  à  vous-même.       ii3o 

Hé  quoi?  de  votre  erreur  rien  ne  vous  peut  tirer? 

Par  quel  atïreux  serment  faut-il  vous  rassurer? 

Que  la  terre,  le  ciel,  que  toute  la  nature*.... 

THÉSÉE. 

Toujours  les  scélérats  ont  recours  au  parjure. 

Cesse,  cesse,  et  m'épargne  un  importun  discours,       ii35 

Si  ta  fausse  vertu  n'a  point  d'autre  secours. 

HIPPOLYTE. 

Elle  vous  paroît  fausse  et  pleine  d'artifice. 

Phèdre  au  fond  de  son  cœur  me  rend  plus  de  justice. 

THÉSÉE. 

Ah  !  que  ton  impudence  excite  mon  courroux  ! 

HIPPOLYTE. 

Quel  temps  à  mon  exil,  quel  lieu  prescrivez-vous?       ii4o 

THÉSÉE. 

Fusses-tu  par  delà  les  colonnes  d'Alcide, 

Je  me  croirois  encor  trop  voisin  d'un  perfide*. 

1.  Euripide  : 

Nûv  8'  "Opxiôv  (SOI  Zf,va  xal  reSov  yOovôç 
ô[xvu[it,  Twv  <jwv  \ir\TzoW  av};xa6ai  yà[xa)v.  (1025-6.) 

«  J'en  jure  par  Zeus,  gardien  des  serments,  par  le  sol  de  cette  terre  : 
jamais  je  n'ai  approché  de  ta  femme.  » 

2.  Euripide  : 


'I-iTz.  01'  (xoi!  t(  Spâasiç;  oùSè  {jlt.vuxV  ypdvov 
ôé^si  xa6'  f,[xâ)v,  àXKà  (x'  è^eXaç  /ôovdç; 


J 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  835 


HIPPOLYTE. 


Chargé  du  crime  affreux  dont  vous  me  soupçonnez, 
Quels  amis  me  plaindront,  quand  vous  m'abandonnez? 


THESEE. 


Va  chercher  des  amis  dont  l'estime  funeste  ii45 

Honore  l'adultère,  applaudisse  à  l'inceste, 
Des  traîtres,  des  ingrats,  sans  honneur  et  sans  loi, 
Dignes  de  protéger  un  méchant  tel  que  toi*. 


HIPPOLYTE. 


Vous  me  parlez  toujours  d'inceste  et  d'adultère? 
Je  me  tais.  Cependant  Phèdre  sort  d'une  mère,  ii5o 

Phèdre  est  d'un  sang.  Seigneur,  vous  le  savez  trop  bien, 
De  toutes  ces  horreurs  plus  rempli  que  le  mien. 


Quoi?  ta  rage  à  mes  yeux  perd  toute  retenue? 
Pour  la  dernière  fois,  ôte-toi  de  ma  vue  : 


6tj7.  népav  ys  Iïôvto'j  xep[j.6vwv  x'  'AT)vavTixa)V, 

el'  Tw;  o'jvaC{JLT|V,  w;  gôv  èy^^aipoi  xàpa.  (1031-1054.) 

a  Hipp.  Hélas!  Que  veux-tu  faire?  Tu  n'aUends  pas  que  le  temps 
témoigne  contre  moi?  Tu  me  chasses  de  cette  terre? 

—  Tu.  Oui,  et  si  je  pouvais,  je  t'enverrais  au  delà  du  Pont  ou  des 
bornes  Atlantiques,  tant  je  hais  Ion  visage....  » 

1.  Euripide  : 

'Itz-;:.  Iloî  3f,8'  ô  TX-Ziiiov  xpé-i/ojjLai;  x{voç  ^évwv 

ù6\i.0'Ji  è'o'c!,[xi,  x'fio'  ÈTi'  alxia  cpuycov; 
Qt\7.  "Ocxiç  Y'jvatxwv  Àu[jL£wva(;  f,5exat, 

^svouç  xo{xtî;tav  xal  ^uvotxoupouç  xaxôiv.  (1066-9.) 

«  Où  me  réfugier,  malheureux?  Vers  quels  hôtes  irai-je,  sous  le  coup 
d'une  telle  accusation? — Vers  ceux  qui  aiment  à  protéger  les  adul- 
tères, les  complices  des  crimes.  » 


836  PHÈDRE. 

Sors,  traître.  N'attends  pas  qu'un  père  furieux*  ii55 

Te  fasse  avec  opprobre  arracher  de  ces  lieux. 


SCÈNE  III 

THÉSÉE,  seul. 

Misérable,  tu  cours  à  ta  perte  infaillible. 

Neptune,  par  le  fleuve  aux  Dieux  mêmes  terrible, 

M'a  donné  sa  parole,  et  va  l'exécuter. 

Un  dieu  vengeur  te  suit,  tu  ne  peux  l'éviter.  1160 

Je  t'aimois;  et  je  sens  que  malgré  ton  ofl*ense 

Mes  entrailles  pour  toi  se  troublent  par  avance  2. 

Mais  à  te  condamner  tu  m'as  trop  engagé. 

Jamais  père  en  efl'et  fut-il  plus  outragé? 

Justes  Dieux,  qui  voyez  la  douleur  qui  m'accable,        ii65 

Ai-je  pu  mettre  au  jour  un  enfant  si  coupable? 

1.  Euripide  : 

6t,7.  Ou/  sA^sr  aùxôv,  Sfxwsç;  oux  àxcuets 

TiâXai  ^evo'JcOai  xdvSe  irpoùvvs'novTâ  [xs;... 

Ikt:.  K)vaîoiv  xiç  a'jTôiv  àp'  £[jloû  ye  ôî^sxar 
o"j  8'  aÙTÔç,  el'  aot  6u[jlô<;,  è^wôs'.  /6ovdç. 

efjT.  Apàaw  xào',  si  \i.^  xoTç  è\ioX<;  TOÎae-.  'K6yoi<;.  (1084-9.) 

«  Ne  l'arracherez-vous  pas  d'ici,  esclaves?  N'entendez-vous  pas  que 
ma  voix  le  bannit  depuis  longtemps?  —  Malheur  à  qui  me  touchera  : 
toi-même,  si  tu  veux,  jette-moi  hors  de  ce  pays.  —  Je  le  ferai,  si  tu  ne 
m'obéis  pas.  » 

2.  Sénèque  indique  le  mouvement,  mais  lorsque  Thésée  apprend  la 
mort  d'Hippolyte  : 

...  0  nimhim  potens, 
iluanto  parentes  sanquinis  vinclo  tenes, 
Nahira  !  quam  te  colimus  inviti  qiioque!  (1111-2.) 

«  0  nature,  trop  puissante  nature!  par  quel  lien  du  sang  tiens-tu  les 
pères?  Comme,  même  malgré  soi,  on  te  respecte!  » 


I 


ACTE  IV,  SCÈNE  IV.  837        i 

■(■ 

'ï 

SCÈNE  IV  1 

PHÈDRE,  THÉSÉE.  J 

PHÈDRE. 

Seigneur,  je  viens  à  vous,  pleine  d'un  juste  effroi. 

Votre  voix  redoutable  a  passé  jusqu'à  moi.  -| 

Je  crains  qu'un  prompt  effet  n'ait  suivi  la  menace.  ^ 

S'il  en  est  temps  encore,  épargnez  votre  race,  1170        1 

Respectez  votre  sang,  j'ose  vous  en  prier.  -j 

Sauvez-moi  de  l'horreur  de  l'entendre  crier*;  7' 

Ne  me  préparez  point  la  douleur  éternelle  ? 

De  l'avoir  fait  répandre  à  la  main  paternelle.  ] 

THÉSÉE.  i 

Non,  Madame,  en  mon  sang  ma  main  n'a  point  trempé;  ■ 

Mais  l'ingrat  toutefois  ne  m'est  point  échappé.  ] 

Une  immortelle  main  de  sa  perte  est  chargée.  } 
Neptune  me  la  doit,  et  vous  serez  vengée. 

PHÈDRE.  ':i 

Neptune  vous  la  doit!  Quoi?  vos  vœux  irrités....  H 

THÉSÉE.  j 


Quoi?  craignez-vous  déjà  qu'ils  ne  soient  écoutés?  1180        î 

Joignez-vous  bien  plutôt  à  mes  vœux  légitimes.  j 

Dans  toute  leur  noirceur  retracez-moi  ses  crimes  ;  'i 

Échauffez  mes  transports  trop  lents,  trop  retenus,  i 

Tous  ses  crimes  encor  ne  vous  sont  pas  connus  ;  1 


1.  Modification  peu  heureuse  do  la  vieille  imago  biblique  qui  repa- 
raîtra dans  A t halte  :  «  Le  sang  de  vos  rois  crie  »  (v.  89). 


838  PHEDRE. 

Sa  fureur  contre  vous  se  répand  en  injures  :  ii85 

Votre  bouche,  dit-il,  est  pleine  d'impostures; 
il  soutient  qu'Aricie  a  son  cœur,  a  sa  foi, 
Qu'il  l'aime. 

PHÈDRE. 

Quoi,  Seigneur? 

THÉSÉE. 

Il  l'a  dit  devant  moi. 
Mais  je  sais  rejeter  un  frivole  artifice. 
Espérons  de  Neptune  une  prompte  justice.  1190 

Je  vais  moi-même  encore  au  pied  de  ses  autels 
Le  presser  d'accomplir  ses  serments  immortels. 


SCÈNE  V 

PHÈDRE,  seule. 

Il  sort.  Quelle  nouvelle  a  frappé  mon  oreille? 

Quel  feu  mal  étouffé  dans  mon  cœur  se  réveille? 

Quel  coup  de  foudre,  ô  ciel!  et  quel  funeste  avis!        iigS 

Je  volois  toute  entière  au  secours  de  son  fils; 

Et  m'arrachant  des  bras  d'Œnone  épouvantée, 

Je  cédois  au  remords  dont  j'étois  tourmentée. 

Qui  sait  même  où  m'alloit  porter  ce  repentir? 

Peut-être  à  m'accuser  j'aurois  pu  consentir;  1200 

Peut-être,  si  la  voix*  ne  m'eût  été  coupée, 

L'aifreuse  vérité  me  seroit  échappée. 

Hippolyte  est  sensible,  et  ne  sent  rien  pour  moi! 

Aricie  a  son  cœur  !  Aricie  a  sa  foi  ! 

Ah,  Dieux!  Lorsqu'à  mes  vœux  l'ingrat  inexorable       i2o5 

1.  Voix,  ponr  parole. 


ACTE  IV,  SCÈNE  VI.  .  839 

S'armoit  d'un  œil  si  fier,  d'un  front  si  redoutable, 

Je  pensois  qu'à  l'amour  son  cœur  toujours  fermé 

Fût  contre  tout  mon  sexe  également  armé. 

Une  autre  cependant  a  fléchi  son  audace; 

Devant  ses  yeux  cruels  une  autre  a  trouvé  grâce.        1210 

Peut-être  a-t-il  un  cœur  facile  à  s'attendrir. 

Je  suis  le  seul  objet  qu'il  ne  sauroit  souflrir; 

Et  je  me  chargerois  du  soin  de  le  défendre? 


SCÈNE  VI 
PHÈDRE,  ŒNONE. 

PHÈDRE. 

Chère  Œnone,  sais-tu  ce  que  je  viens  d'apprendre? 

ŒNONE. 

Non;  mais  je  viens  tremblante,  à  ne  vous  point  mentir. 
J'ai  pâli  du  dessein  qui  vous  a  fait  sortir; 
J'ai  craint  une  fureur  à  vous-même  fatale. 

PHÈDRE. 

Œnone,  qui  l'eût  cru?  j'avois  une  rivale. 

ŒNONE. 

Comment? 


Hippolyte  aime,  et  je  n'en  puis  douter. 
Ce  farouche  ennemi  qu'on  ne  pouvoit  dompter, 
Qu'offensoit  le  respect,  qu'importunoit  la  plainte, 
Ce  tigre,  que  jamais  je  n'abordai  sans  crainte, 
Soumis,  apprivoisé,  reconnoît  un  vainqueur  ; 
Aricie  a  trouvé  le  chemin  de  son  cœur. 


840  PHEDRE. 

ŒNONE. 

Aricie? 

PHÈDRE. 

Ah!  douleur  non  encore  éprouvée!  laaS 

A  quel  nouveau  tourment  je  me  suis  réservée  ! 
Tout  ce  que  j'ai  souffert,  mes  craintes,  mes  transports, 
La  fureur  de  mes  feux,  l'horreur  de  mes  remords. 
Et  d'un  refus  cruel  l'insupportable  injure 
N'étoit  qu'un  foible  essai  du  tourment  que  j'endure.   i23o 
Ils  s'aiment  !  Par  quel  charme  ont-ils  trompé  mes  yeux? 
Comment  se  sont-ils  vus?  Depuis  quand? Dans  quels  lieux? 
Tu  le  savois.  Pourquoi  me  laissois-tu  séduire? 
De  leur  furtive  ardeur  ne  pouvois-tu  m'instruire  ? 
Les  a-t-on  vus  souvent  se  parler,  se  chercher?  i235 

Dans  le  fond  des  forêts  alloient-ils  se  cacher  ? 
Hélas  !  ils  se  voyoient  avec  pleine  licence. 
Le  ciel  de  leurs  soupirs  approuvoit  l'innocence  ; 
Ils  suivoient  sans  remords  leur  penchant  amoureux, 
Tous  les  jours  se  levoient  clairs  et  sereins  pour  eux.  1240 
Et  moi,  triste  rebut  de  la  nature  entière, 
Je  me  cachois  au  Jour,  je  fuyois  la  lumière  ; 
La  mort  est  le  seul  dieu  que  j'osois  implorer. 
J'attendois  le  moment  où  j'allois  expirer; 
Me  nourrissant  de  fiel,  de  larmes  abreuvée,  1245 

Encor  dans  mon  malheur  de  trop  près  observée, 
Je  n'osois  dans  mes  pleurs  me  noyer  à  loisir; 
Je  goûtois  en  tremblant  ce  funeste  plaisir; 
Et  sous  un  front  serein  déguisant  mes  alarmes, 
Il  falloit  bien  souvent  me  priver  de  mes  larmes.         i25o 


Quel  fruit  recevront-ils  de  leurs  vaines  amours? 
Ils  ne  se  verront  plus. 


ACTE  IV,  SCÈNE  YI.  841 

PHKDRE. 

Ils  s'aimeront  toujours. 
Au  moment  que  je  parle,  ah!  mortelle  pensée! 
Ils  bravent  la  fureur  d'une  amante  insensée. 
Malgré  ce  même  exil  qui  va  les  écarter,  i255 

Ils  font  mille  serments  de  ne  se  point  quitter. 
Non,  je  ne  puis  souffrir  un  bonheur  qui  m'outrage, 
Œnone.  Prends  pitié  de  ma  jalouse  rage, 
II  faut  perdre  Aricie.  II  faut  de  mon  époux 
(>ontre  un  sang  odieux  réveiller  le  courroux.  1260 

Ou'il  ne  se  borne  pas  à  des  peines  légères  : 
Le  crime  de  la  sœur  passe  celui  des  frères. 
Dans  mes  jaloux  transports  je  le  veux  implorer. 
Que  fais-je?  Où  ma  raison  se  va-t-elle  égarer? 
Moi  jalouse  !  et  Thésée  est  celui  que  j'implore  !  1265 

Mon  époux  est  vivant,  et  moi  je  brûle  encore  I 
Pour  qui  ?  Quel  est  le  cœur  où  prétendent  mes  vœux? 
Chaque  mot  sur  mon  front  fait  dresser  mes  cheveux. 
Mes  crimes  désormais  ont  comblé  la  mesure. 
Je  respire  *  à  la  fois  l'inceste  et  l'imposture.  1270 

Mes  homicides  mains,  promptes  à  me  venger, 
Dans  le  sang  innocent  brûlent  de  se.  plonger. 
Misérable  !  et  je  vis  ?  et  je  soutiens  la  vue 
De  ce  sacré  soleil  dont  je  suis  descendue  ? 
J'ai  pour  aïeul  le  père  et  le  maître  des  Dieux;  127$ 

Le  ciel,  tout  l'univers  est  plein  de  mes  aïeux. 
Où  me  cacher?  Fuyons  dans  la  nuit  infernale. 
Mais  que  dis-je?  mon  père  y  tient  l'urne  fatale; 
Le  sort,  dit-on,  l'a  mise  en  ses  sévères  mains  ; 
Minos  juge  aux  enfers  tous  les  pâles  humains.  1280 

Ah  !  combien  frémira  son  ombre  épouvantée. 
Lorsqu'il  verra  sa  fille  à  ses  yeux  présentée, 

1.  Respirer  ne  marque  pas  ici  le  désir,  mais  le  caractère  :  comme  le 
parfum  de  l'àme.  Pareillement  spirare  en  latin. 


C42  PHEDRE. 

Contrainte  d'avouer  tant  de  forfaits  divers, 

Et  des  crimes  peut-être  inconnus  aux  enfers  ! 

Que  diras-tu,  mon  père,  à  ce  spectacle  horrible*?       laSS 

Je  crois  voir  de  ta  main  tomber  l'urne  terrible; 

Je  crois  te  voir,  cherchant  un  supplice  nouveau, 

Toi-même  de  ton  sang  devenir  le  bourreau. 

Pardonne.  Un  Dieu  cruel  a  perdu  ta  famille; 

Reconnois  sa  vengeance  aux  fureurs  de  ta  fille.  1290 

Ilélas  !  du  crime  affreux  dont  la  honte  me  suit 

Jamais  mon  triste  cœur  n'a  recueilli  le  fruit. 

Jusqu'au  dernier  soupir  de  malheurs  poursuivie, 

Je  rends  dans  les  tourments  une  pénible  vie. 


Hé  !  repoussez,  Madame,  une  injuste  terreur.  1295 


1.  «  Racine,  fait  remarquer  ici  M.  Paul  Mesnard,  s'est  approprié,  mais 
en  les  transformant  avec  im  art  admirable,  quelques  idées  dont  le 
germe  se  trouve  dans  Sénéque.  C'est  la  Nourrice,  dans  la  tragédie 
latine,  qui  rappelle  à  Phèdre  combien  son  crime  trouve  de  juges  parmi 
les  Dieux  ses  ancêtres,  Minos,  le  Soleil,  Jupiter  lui-même  »  : 

Si,  quod  maritus  supera  non  cernit  loca, 

Tutnm  esse  facinus  credis,  et  vacuum  metu, 

Erras....  (144-6.) 

Qiiid  ille,  lato  maria  qui  regno  premit, 

Populisque  reddit  jura  centenis  pater? 

Latere  tantiim  facinus  occultum  sinet?...  (148-150.) 

Quid  ille  rébus  luynen  infundens  suum 

Matris  parens  ?  quid  ille,  qui  miindum  quatit..., 

Sator  Deorum  ?  Credis  hoc  posse  effici, 

Inter  vidantes  omnia  ut  lateas  avos?  (153-4, 156-7.) 

«  Si  parce  que  ton  mari  ne  voit  plus  le  jour  des  vivants,  tu  crois  ton 
crime  en  sûreté,  et  perds  la  crainte,  tu  te  trompes....  Mais  ton  père,  le 
puissant  souverain  de  tant  de  mers,  le  juge  de  tant  de  peuples?  crois-tu 
qu'il  laissera  un  tel  crime  caché?...  Et  celui  qui  verse  sa  lumière  sur 
l'univers,  le  père  de  ta  mère?  Et  celui  qui  ébranle  le  ciel,  le  maître 
des  Dieux?  Que  crois-tu  pouvoir  cacher  à  tant  d'aïeux  qui  voient  tout' 


ACTE  IV,  SCÈISE  M.  843 

Regardez  d'un  autre  œil  une  excusable  erreur. 

Vous  aimez.  On  ne  peut  vaincre  sa  destinée. 

Par  un  charme  fatal  vous  fûtes  entraînée. 

Est-ce  donc  un  prodige  inouï  parmi  nous  ? 

L'amour  n'a-t-il  encor  triomphé  que  de  vous  ?  i3oo 

La  foiblesse  aux  humains  n'est  que  trop  naturelle. 

Mortelle,  subissez  le  sort  d'une  mortelle. 

Vous  vous  plaignez  d'un  joug  imposé  dès  longtemps  : 

Les  Dieux  mêmes,  les  Dieux,  de  l'Olympe  habitants  *, 

Qui  d'un  bruit  si  terrible  épouvantent  les  crimes,       i3o5 

Ont  brûlé  quelquefois  de  feux  illégitimes  2. 


1.  Expression  homérique  :  'CXuiAina  8tô[JLax'  e/ovxeç. 

2.  La  iNourrice  avait  dit  tout  cela  à  Phèdre,  dans  Euripide,  au  moment 
où  elle  venait  d'en  recevoir  l'aveu  de  son  amour  : 

O'J  yàp  TTspiaaôv  où5èv,  où5'  è'Iw  'kôyou 
Tiszovôa;'  ôpyal  0'  èç  a'  àTCaxTi4'av  6eaç. 
'Eoaç*  TÎ  toGto  8aû[xa;  aùv  Tco'X'Xoït;  [âpoTwv. 
Kàreix'  è'pwTO?  ouvexa  ^uyr^v  ôT^eiç;...  (437-440.) 
Kû-piç  yàp  o'j  <popT,xôv,  f,v  TzoXkr^  ^uT]...  (445.) 
"Ijac".  [lèv  Zeùç  w;  ttox'  •r^pàaQ'(\  yà[j.(ov 
Ssii-îAT,;,  ïaaai  6'  wç  àvfipTiaaév  iroxe 
f,  xa/Accpeyyr,?  Kécpa>vov  £<;  ôsoùç  "Ecoç 
è'owxoç  0 jvex' •  àXX'  0{xw<;  èv  oùpavw 

va(ouat (453-57.) 

(TÙ  5'  0'j%  àv£^£L  ;  XpfjV  a'  èirl  (StixoTç  àpa 

Traxspa  ouxeusiv  f,  'itl  SeaTtdxatç  6£or(; 

à/v'XoiJ'.v,  £'.  [jLTi  xoÛTOô  ys  axsp^etç  vd[JLOU!;.  (459-61.) 

a  II  ne  t'arrive  rien  d'extraordinaire,  d'inouï.  La  colère  d'une  déesse 
t'a  frappée.  Tu  aimes  :  est-ce  une  si  grande  merveille?  Cela  est  arrivé  à 
tant  d'autres.  Et  tu  mourrais  à  cause  de  cet  amour?...  On  ne  peut 
résister  à  Cypris,  quand  elle  attaque  de  toute  sa  force....  On  sait  bien 
que  Zeus  jadis  fut  épris  de  Sémélé  :  on  sait  que  jadis  l'étincelante 
Aurore  ravit  Céphale  aux  cieux,  parce  qu'elle  l'aimait;  et  malgré  cela 
ils  habitent  l'Olympe....  Et  toi,  tu  ne  te  soumettrais  pas?  il  t'eût  fallu 
jonner  en  naissant  une  loi  spéciale,  ou  d'autres  dieux,  si  tu  ne  te  rési- 
gnes point  aux  lois  communes.  » 


844  PHÈDRE. 


Qu'entends-je  ?  Quels  conseils  ose-t-on  me  donner? 

Ainsi  donc  jusqu'au  bout  lu  veux  m'empoisonner, 

Malheureuse?  Voilà  comme  lu  m'as  perdue. 

Au  jour  que  je  fuyois  c'est  toi  qui  m'as  rendue.  i3io 

Tes  prières  m'ont  fait  oublier  mon  devoir. 

J'évitois  Hippolyte,  et  tu  me  l'as  fait  voir. 

De  quoi  te  chargeois-tu  ?  Pourquoi  ta  bouche  impie 

A-t-elle,  en  l'accusant,  osé  noircir  sa  vie  ? 

Il  en  mourra  peut-être,  et  d'un  père  insensé  i3i5 

Le  sacrilège  vœu  peut-être  est  exaucé. 

Je  ne  t'écoute  plus.  Va-t'en,  monstre  exécrable  : 

Va,  laisse-moi  le  soin  de  mon  sort  déplorable. 

Puisse  le  juste  ciel  dignement  te  payer  ! 

Et  puisse  ton  supplice  à  jamais  effrayer  i32o 

Tous  ceux  qui  comme  toi,  par  de  lâches  adresses, 

Des  princes  malheureux  nourrissent  les  foiblesses, 

Les  poussent  au  penchant  où  leur  cœur  est  enclin, 

Et  leur  osent  du  crime  aplanir  le  chemin. 

Détestables  flatteurs,  présent  le  plus  funeste  i325 

Que  puisse  faire  aux  rois  la  colère  céleste  *  ! 


1.  Euripide,  après  les  discours  de  la  Nourrice  qu'on  vient  de  citer, 
laisait  dire  à  Phèdre  : 

At^^ov  S'  ûêpiî^ou^''  où  yàp  àXko  it^v  uêptç 
TaS'  èaxl,  xpsîtraio  Saiixôvtov  elvai  6éXetv.  (47-4-5.) 

«  Renonce  à  cet  excès  d'orgueil,  car  n'est-ce  pas  de  l'orgueil,  de 
vouloir  être  plus  fort  que  les  dieux.  » 
Et  plus  tard,  avant  de  se  tuer,  Phèdre  la  chasse  : 

Tout'  è'aô',  o  ôvtitwv  eu  toXeiç  oîxoii[xévai; 
ôop.ouç  x'  àTzô'kXvtj' ,  oî  -Kcikol  X{av  Xâvoi,  (486-7.) 
'^Q  Tzayv.OLV.iij'zr],  xal  otacpôopeu  çOvwv, 
oI'  elpyàaw  \ie\  Itv^  a',  ô  y£vvr,xwp  è[xôç, 
TtpôjS^ii^ov  èxTp^^'etev,  O'jxàaaç  irupu...  (682-4.) 


I 


ACTE  IV,  SCÈNE  YI.  845 

ŒNONE,  seule. 

Ah,  Dieux!  pour  la  servir  j'ai  tout  fait,  tout  quitté; 
Et  j'en  reçois  ce  prix?  Je  l'ai  bien  mérité. 

"OTvoio  xal  au  ywjTt?  àxovxa;  çp(>vOU<; 
xpdôujxôç  sax'.  [ii]  xa>vwç  e'jepyETsTv....  (693-4.) 
'AXX'  èyt.Tzoôùiv  dize^Sz,  xal  aauxf,?  xspt 
cppovTiÇ'*  èyù)  yàp   Tà|JLà  ô-rjuoiJLa'.  îtaXwç.  (708-9.) 

«  Et  voilà  ce  qui  perd  les  villes  florissantes  et  les  maisons  des  hommes  ; 
ce  sont  les  discours  trop  spécieux.,..  Scélérat!  peste  de  tes  amis! 
Qu'as-tu  fait  de  moi?  Que  Zeus,  auteur  de  ma  race,  te  renverse,  t'éciase 
de  sa  foudre  !  Et  périsse  avec  toi  quiconque  met  son  zèle  à  rendre  à  ses 
amis,  malgré  eux,  de  honteux  services....  Hors  d'ici!  ne  songe  plus 
qu'à  toi.  Je  réglerai  moi-même  comme  il  faut  ma  destinée.  » 


FIN  DU   QUATRIEME   ACTE 


ACTE  V 


SCÈNE  PREMIÈRE 

HIPPOLYTE,  ARICIE. 


Quoi  ?  vous  pouvez  vous  taire  en  ce  péril  extrême  ? 

Vous  laissez  dans  l'erreur  un  père  qui  vous  aime?       i33o 

Cruel,  si  de  mes  pleurs  méprisant  le  pouvoir, 

Vous  consentez  sans  peine  à  ne  me  plus  revoir, 

Partez,  séparez-vous  de  la  triste  Aricie; 

Mais  du  moins  en  partant  assurez  votre  vie; 

Défendez  votre  honneur  d'un  reproche  honteux,  i335 

Et  forcez  votre  père  à  révoquer  ses  vœux. 

Il  en  est  temps  encor.  Pourquoi,  par  quel  caprice, 

Laissez-vous  le  champ  libre  à  votre  accusatrice  ? 

Éclaircissez  Thésée. 

HIPPOLYTE. 

Hé  !  que  n'ai-je  point  dit  ? 
Ai-je  dû  mettre  au  jour  l'opprobre  de  son  lit?  i34o 

Devois-je,  en  lui  faisant  un  récit  trop  sincère. 
D'une  indigne  rougeur  couvrir  le  front  d'un  père  ? 
Vous  seule  avez  percé  ce  mystère  odieux. 
Mon  cœur  pour  s'épancher  n'a  que  vous  et  les  Dieux. 
Je  n'ai  pu  vous  cacher,  jugez  si  je  vous  aime,  i345 


ACTE  V.  SCÈNE  I.  847 

Tout  ce  que  je  voulois  me  cacher  à  moi-même. 

Mais  songez  sous  quel  sceau  je  vous  l'ai  révélé. 

Oubliez,  s'il  se  peut,  que  je  vous  ai  parlé, 

3ladame  ;  et  que  jamais  une  bouche  si  pure 

Ne  s'ouvre  pour  conter  cette  horrible  aventure.  i35o 

Sur  l'équité  des  Dieux  osons  nous  confier  : 

Ils  ont  trop  d'intérêt  à  me  justifier; 

Et  Phèdre,  tôt  ou  tard  de  son  crime  punie, 

N'en  sauroit  éviter  la  juste  ignominie. 

C'est  l'unique  respect  que  j'exige  de  vous.  i355 

Je  permets  tout  le  reste  à  mon  hbre  courroux. 

Sortez  de  l'esclavage  où  vous  êtes  réduite  ; 

Osez  me  suivre,  osez  accompagner  ma  fuite  ; 

Arrachez-vous  d'un  lieu  funeste  et  profané, 

Où  la  vertu  respire  un  air  empoisonné  ;  i36o 

Profilez,  pour  cacher  votre  prompte  retraite, 

De  la  confusion  que  ma  disgrâce  y  jette. 

Je  vous  puis  de  la  fuite  assurer  les  moyens. 

Vous  n'avez  jusqu'ici  de  gardes  que  les  miens  ; 

De  puissants  défenseurs  prendront  notre  querelle  ;     i365 

Argos  nous  tend  les  bras,  et  Sparte  nous  appelle  : 

A  nos  amis  communs  portons  nos  justes  cris  ; 

Ne  souffrons  pas  que  Phèdre,  assemblant  nos  débris. 

Du  trône  paternel  nous  chasse  l'un  et  l'autre, 

Et  promette  à  son  fils  ma  dépouille  et  la  vôtre.  1370 

L'occasion  est  belle,  il  la  faut  embrasser. 

Quelle  peur  vous  retient?  Vous  semblez  balancer? 

Votre  seul  intérêt  m'inspire  cette  audace. 

Quand  je  suis  tout  de  feu^  d'où  vous  vient  cette  glace  ? 

Sur  les  pas  d'un  banni  craignez-vous  de  marcher?      137$ 

ARICIE. 

Hélas  I  qu'un  tel  exil,  Seigneur,  me  seroit  cher! 
Dans  quels  ravissements,  à  votre  sort  liée, 
Du  reste  des  mortels  je  vivrois  oubliée  ! 


848  PHEDRE. 

Mais  n'étant  point  unis  par  un  lien  si  doux, 

Me  puis-je  avec  honneur  dérober  avec  vous  ?  i38o 

Je  sais  que  sans  blesser  l'honneur  le  plus  sévère, 

Je  me  puis  affranchir  des  mains  de  votre  père  : 

Ce  n'est  point  m'arracher  du  sein  de  mes  parents; 

Et  la  fuite  est  permise  à  qui  fuit  ses  tyrans. 

Mais  vous  m'aimez,  Seigneur;  et  ma  gloire  alarmée.... 


J 


Non,  non,  j'ai  trop  de  soin  de  votre  renommée. 

Un  plus  noble  dessein  m'amène  devant  vous  : 

Fuyez  mes  ennemis,  et  suivez  votre  époux. 

Libres  dans  nos  malheurs,  puisque  le  ciel  l'ordonne. 

Le  don  de  notre  foi  ne  dépend  de  personne.  iSgo 

L'hymen  n'est  point  toujours  entouré  de  flambeaux. 

Aux  portes  de  Trézène,  et  parmi  ces  tombeaux, 
Des  princes  de  ma  race  antiques  sépultures, 
Est  un  temple  sacré  formidable  aux  parjures. 
C'est  là  que  les  mortels  n'osent  jurer  en  vain  :  iSgS 

Le  perfide  y  reçoit  un  châtiment  soudain  ; 
Et  craignant  d'y  trouver  la  mort  inévitable, 
Le  mensonge  n'a  point  de  frein  plus  redoutable.  t 

Là,  si  vous  m'en  croyez,  d'un  amour  éternel 
Nous  irons  confirmer  le  serment  solennel;  i4oo 

Nous  prendrons  à  témoin  le  dieu  qu'on  y  révère; 
Nous  le  prirons  tous  deux  de  nous  servir  de  père. 
Des  dieux  les  plus  sacrés  j'attesterai  le  nom. 
Et  la  chaste  Diane,  et  l'auguste  Junon, 
Et  tous  les  Dieux  enfin,  témoins  de  mes  tendresses,    i4o5 
Garantiront  la  foi  de  mes  saintes  promesses. 

ARICIE. 

Le  Roi  vient.  Fuyez,  Prince,  et  partez  promptement. 
Pour  cacher  mon  départ,  je  demeure  un  moment 


ACTE  V,  SCENE  III.  849 

Alhz;  et  laissez-moi  quelque  fidèle  guide, 
ui  conduise  vers  vous  ma  démarche  timide.  14 lo 


SCÈNE  II 

THÉSÉE,  ARICIE,  ISMÈNE.  | 

THÉSÉE. 

Dieux,  éclairez  mon  trouble,  et  daignez  à  mes  yeux  : 

Montrer  la  vérité,  que  je  cherche  en  ces  lieux.  i 

ARICIE.  ; 

Songe  à  tout,  chère  Ismène,  et  sois  prête  à  la  fuite.  | 


SCÈNE  m 

THÉSÉE,  ARICIE. 

THÉSÉE. 

Vous  changez  de  couleur,  et  semblez  interdite. 

Madame!  Que  faisoit  Hippolyte  en  ce  Heu?  i^iS 

ARICIE. 

Seigneur,  il  me  disoit  un  éternel  adieu. 

THÉSÉE. 

Vos  yeux  ont  su  dompter  ce  rebelle  courage  ; 

Et  ses  premiers  soupirs  sont  votre  heureux  ouvrage. 

ARICIE. 

Seigneur,  je  ne  vous  puis  nier  la  vérité  : 


850  PHEDRE. 

De  votre  injuste  haine  il  n'a  pas  hérité;  1420 

Il  ne  metraitoit  point  comme  une  criminelle. 

THÉSÉE. 

J'entends  :  il  vous  juroit  une  amour  éternelle. 
Ne  vous  assurez  point  sur  ce  cœur  inconstant; 
Car  à  d'autres  que  vous  il  en  juroit  autant. 

ARICIE. 

Lui,  Seigneur? 

THÉSÉE. 

Vous  deviez  le  rendre  moins  volage  :  i425 
Comment  souffriez- vous  cet  horrible  partage  ? 

ARICIE. 

Et  comment  souffrez-vous  que  d'horribles  discours 
D'une  si  belle  vie  osent  noircir  le  cours? 
Avez-vous  de  son  cœur  si  peu  de  connoissance  ? 
Discernez-vous  si  mal  le  crime  et  l'innocence?  i43o 

Faut-il  qu'à  vos  yeux  seuls  un  nuage  odieux 
Dérobe  sa  vertu  qui  brille  à  tous  les  yeux? 
Ah!  c'est  trop  le  livrer  à  des  langues  perfides. 
Cessez  :  repentez-vous  de  vos  vœux  homicides; 
Craignez,  Seigneur,  craignez  que  le  ciel  rigoureux      i435 
Ne  vous  haïsse  assez  pour  exaucer  vos  vœux. 
Souvent  dans  sa  colère  il  reçoit  nos  victimes  ; 
Ses  présents  sont  souvent  la  peine  de  nos  crimes. 

THÉSÉE. 

Non,  vous  voulez  en  vain  couvrir  son  attentat  : 
Votre  amour  vous  aveugle  en  faveur  de  l'ingrat.         i44o 
Mais  j'en  crois  des  témoins  certains,  irréprochables  : 
J'ai  vu,  j'ai  vu  couler  des  larmes  véritables. 


ACTE  V,  SCÈNE  Y.  851 


Prenez  garde,  Seigneur.  Vos  invincibles  mains 

Ont  de  monstres  sans  nombre  affranchi  les  humains  ; 

Mais  tout  n'est  pas  détruit,  et  vous  en  laissez  vivre     i445 

Un....  Votre  fils.  Seigneur,  me  défend  de  poursuivre. 

Instruite  du  respect  qu'il  veut  vous  conserver, 

Je  l'affligerois  trop  si  j'osois  achever. 

J'imite  sa  pudeur,  et  fuis  votre  présence 

Pour  n'être  pas  forcée  à  rompre  le  silence.  i45o 


SCÈNE  IV 

THÉSÉE,  seul. 

Quelle  est  donc  sa  pensée?  et  que  cache  un  discours 

Commencé  tant  de  fois,  interrompu  toujours? 

Veulent-ils  m'éblouir  par  une  feinte  vaine? 

Sont-ils  d'accord  tous  deux  pour  me  mettre  à  la  gêne? 

Mais  moi-même,  malgré  ma  sévère  rigueur,  i455 

Quelle  plaintive  voix  crie  au  fond  de  mon  cœur? 

Une  pitié  secrète  et  m'afflige  et  m'étonne. 

Une  seconde  fois  interrogeons  Œnone. 

Je  veux  de  tout  le  crime  être  mieux  éclairci. 

Gardes,  qu'Œnone  sorte,  et  vienne  seule  ici.  1460 


SCÈNE  V 

THÉSÉE,  PANOPE. 

PANOPE. 

J'ignore  le  projet  que  h  Reine  médite. 

Seigneur,  mais  je  craini)  tout  du  transport  qui  l'agite. 


852  PHÈDRE. 

Un  mortel  désespoir  sur  son  visage  est  peint; 

La  pâleur  de  la  mort  est  déjà  sur  son  teint. 

Déjà,  de  sa  présence  avec  honte  chassée,  i465 

Dans  la  profonde  mer  Œnone  s'est  lancée*. 

On  ne  sait  point  d'où  part  ce  dessein  furieux; 

Et  les  flots  pour  jamais  l'ont  ravie  à  nos  yeux, 

THÉSÉE. 

Qu'entends-je?r>'     « 

^  PANOPE. 

Son  trépas  n'a  point  calmé  la  Reine  : 
Le  trouble  semble  croître  en  son  âme  incertaine.        1470 
Quelquefois,  pour  flatter  ses  secrètes  douleurs, 
Elle  prend  ses  enfants  et  les  baigne  de  pleurs; 
Et  soudain,  renonçant  à  l'amour  maternelle, 
Sa  main  avec  horreur  les  repousse  loin  d'elle*. 
Elle  porte  au  hasard  ses  pas  irrésolus;  14^5 

Son  œil  tout  égaré  ne  nous  reconnoît  plus. 
Elle  a  trois  fois  écrit;  et  changeant  de  pensée. 
Trois  fois  elle  a  rompu  sa  lettre  commencée^. 
Daignez  la  voir,  Seigneur;  daignez  la  secourir. 


0  ciel!  Œnone  est  morte,  et  Phèdre  veut  mourir?       1480 

Qu'on  rappelle  mon  fils,  qu'il  vienne  se  défendre! 

Qu'il  vienne  me  parler,  je  suis  prêt  de  l'entendre. 

Ne  précipite  point  tes  funestes  bienfaits, 

Neptune;  j'aime  mieux  n'être  exaucé  jamais. 

J'ai  peut-être  trop  cru  des  témoins  peu  fidèles,  i485 

Et  j'ai  trop  tôt  vers  toi  levé  mes  mains  cruelles. 

Ah!  de  quel  désespoir  mes  vœux  seroient  suivis! 

1.  L'idée  du  suicide  de  la  complice  de  Phèdre  est  dans  Gilbert  (V,  5). 

2.  Réminiscence  de  la  Médée  d'Euripide,  qui  tour  à  tour  caresse  et 
repousse  ses  enfants,  avant  de  les  tuer  (1069-78). 

o.  Iléminiscence  de  VIphigénie  d'Euripide  (v.  55-40). 


ACTE  V,  SCÈNE  YI.  853 


SCÈNE  VI 
THÉSÉE,  THÉRAMÈNE. 

THÉSÉE. 

Théramène,  est-ce  toi?  Qu'as-tii  fait  de  mon  fils? 

Je  te  l'ai  confié  dés  l'âge  le  plus  tendre. 

Mais  d'où  naissent  les  pleursique  je  te  vois  répandre?  1490 

Que  fait  mon  fils? 

THÉRAMÈNE. 

0  soins  tardifs  et  superflus  ' 
Inutile  tendresse!  Hippolyte  n'est  plus*. 

THÉSÉE. 

Dieux  '. 

THÉRAMÈNE. 

J'ai  vu  des  mortels  périr  le  plus  aimable, 
Et  j'ose  dire  encor,  Seigneur,  le  moins  coupable. 


Mon  fils  n'est  plus?  Hé  quoi?  quand  je  lui  tends  les  bras, 
Les  Dieux  impatients  ont  hâté  son  trépas? 
Quel  coup  me  l'a  ravi?  quelle  foudre  soudaine? 

THÉRAMÈNE. 

A  peine  nous  sortions  des  portes  de  Trézène^, 
Il  étoit  sur  son  char;  ses  gardes  affligés 

1.  Euripide  :  'I7:t:(5Xuto;  O'jXet'  èaxiv  (1162). 

2.  Dans  Quinault,  Bellérophon,  calomnié  par  Sténobée,  détesté  de 
Prœtus,  rencontre  de  même  un  monstre;  et  l'on  vient  raconter  sa 
mort,  comme  ici.  (Cf.  p.  762.) 


854  PHEDRE. 

Imitoient  son  silence,  autour  de  lui  rangés*;  i5oo 

Il  suivoit  tout  pensif  le  chemin  de  Mycènes  ; 

Sa  main  sur  ses  chevaux  laissoit  flotter  les  rênes. 

Ses  superbes  coursiers,  qu'on  voyoit  autrefois 

Pleins  d'une  ardeur  si  noble  obéir  à  sa  voix, 

L'œil  morne  maintenant  et  la  tête  baissée,  i5o5 

Sembloient  se  conformer  à  sa  triste  pensée. 

Un  effroyable  cri,  sorti  du  fond  des  flots. 

Des  airs  en  ce  moment  a  troublé  le  repos; 

Et  du  sein  de  la  terre  une  voix  formidable 

Répond  en  gémissant  à  ce  cri  redoutable.  i5io 

Jusqu'au  fond  de  nos  cœurs  notre  sang  s'est  glacé; 

Des  coursiers  attentifs  le  crin  s'est  hérissé *. 

Cependant  sur  le  dos  de  la  plaine  liquide 

S'élève  à  gros  bouillons  une  montagne  humide^; 

1.  Euripide  : 

...  TtpoaTroXoi  8'  (69'  éîpaaTOç?) 
rAa;  ya>vt,va>v  eiir6[X£<j6a  ôe^iroTTi 
TTiV  eôèù?  "Apyouç  TtàiriSaupia?  ôoôv.  (H95-7.) 

«  Nous,  les  serviteurs,  près  du  char,  à  côté  des  rênes,  nous  escortions 
le  maître  :  on  suivait  la  route  d'Argos  et  d'Épidaure.  » 
Mais  Ilippolyte  parle  dans  Euripide  et  dans  Sénèquo. 

2.  Euripide  : 

"Ev8sv  Tiç  Ti/to,  y^o-'AO^  <î)<;  ^povT-^  Aiôç, 
papùv  ^pôiio"^  (J.e6f,xe  cppixwo'r]  x)vuetv. 
'Op6ôv  6è  xpax'  eorxTiaav  ouç  t'  èç  oôpavôv 
ÏTiTTOf  Tcap'  T^jxrv  S'  T[V  cpoêoç  vsavixôç, 
Trdôsv  TTOx'  eÏTi  cpOoyyo;....  (1201-5.) 

«  Un  bruit  pareil  à  un  tonnerre  souterrain  de  Zeus,  un  affreux 
mugissement,  qu'on  ne  pouvait  entendre  sans  frissonner,  éclata  sou- 
dain. Les  chevaux  dressent  la  tête,  pointent  des  oreilles;  une  terreur 
immense  nous  saisit,  nous  demandant  d'où  venait  ce  bruit.  » 

3.  Dans  Ovide  {Métam.,  XV,  506  et  suiv.),  Ilippolyte  ressuscité  raconte 
sa  mort.  Racine  y  a  pris  quelques  traits  : 

...  atmnlusqne  immnnis  aquarum 
In  montis  speciem  ciirvari  et  crescere  visus. 

«  Une  vague  énorme  s'enfle  et  se  courbe,  pareille  à  une  montagne.  » 


ACTE  V,  SCENE  YI.  855 

L'onde  approche,  se  brise,  et  vomit  à  nos  yeux,  i5i5 

Parmi  des  flots  d'écmne,  un  monstre  furieux. 

Son  front  large  est  armé  de  cornes  menaçantes  ; 

Tout  son  corps  est  couvert  d'écaillés  jaunissantes  ; 

Indomptable  taureau,  dragon  impétueux, 

Sa  croupe  se  recourbe  en  replis  tortueux.  iSaô 

Ses  longs  mugissements  font  trembler  le  rivage. 

Le  ciel  avec  horreur  voit  ce  monstre  sauvage  ; 

La  terre  s'en  émeut,  l'air  en  est  infecté; 

Le  flot,  qui  l'apporta,  recule  épouvanté*. 

Tout  fuit;  et  sans  s'armer  d'un  courage  inutile,  i525 

Dans  le  temple  voisin  chacun  cherche  un  asile  *. 

1,  ...  liefluilque  exterritus  amnis.  (Virg.,  £/*.,  VIII,  240.) 

2.  Euripide  : 

....  sic  ô'  àTvi^pôOouç 
àxTàç  à';:o6)vé<|iavT£!;  îepôv  eïoo{j.ev 
xû;jl'  O'jpavo)  CTTT,pi!^ov. ...  (1205-7.) 
KaTSiT'  àvo'.5f,aàv  rs  xal  tào\^  dtcppàv 
t:o)v'jv  •AT.y'ki^o.f  irovTiu)  çpuafjfxaxt, 
/(opst  TTpô?  dxTàç,  ou  TÉOpiTtTrOÇ  T,V  ô/oç. 
A'jto)  6è  C7ÙV  xXû5u)vi  xal  Tpix'j[jLia 
xO[x'  £^£6t,xs  xaOpov,  ctyptov  Tspaç, 
O'j  rAax  tj.èv  /Owv  'jOeyfxaTOç  'i:>^-r^pou[i£V'ri 
cppixwo£;  àvT£'.56£YY£T',  £laopa>o''.  6e 
xçizlij'30'^  62a|xa  8epYp.!XTa)v  ècpaivexo.  (1210-1217.) 

«  Jetant  les  yeux  vers  le  rivage  battu  des  flots,  nous  vîmes  une  vague 
prodigieuse,  qui  touchait  le  ciel;  elle  s'enfle,  s'enveloppe  d'une  écume 
abondante,  et  roule  en  bouillonnant  vers  le  rivage,  à  l'endroit  où  était 
le  quadrige.  Avec  le  flot  bouillonnant,  la  mer  vomit  un  monstre  sau- 
vage, un  taureau,  dont  l'épouvantable  mugissement  fait  retentir  toute 
la  terre  alentour;  nous  regardons,  mais  aucun  regard  ne  peut  soutenir 
ce  prodige.  » 

Sénèque  (dont  la  description  est  largement  emphatique  et  prolixe)  : 

Cum  subito  vastum  tumuit  ex  ulto  mare 

Crevitque  in  nuira...  (lOOi-5.) 

Consurgit  ingens  parlas  in  vastum  aggerem, 


856  PHÈDRE. 

Ilippolyte  lui  seul,  digne  fils  d'un  héros, 

Arrête  ses  coursiers,  saisit  ses  javelots, 

Pousse  au  monstre,  et  d'un  dard  lancé  d'une  main  sûre, 

Il  lui  fait  dans  le  flanc  une  large  blessure.  i53o 

De  rage  et  de  douleur  le  monstre  bondissant 

Vient  aux  pieds  des  chevaux  tomber  en  mugissant, 

Se  roule,  et  leur  présente  une  gueule  enflammée, 

Qui  les  couvre  de  feu,  de  sang  et  de  fumée. 

Tumidumque  moyistro  pela  (jus  in  terram  mit.  (10134.) 

...  Eli  tolinn  mare 

Immugit;  omîtes  undique  scopuli  adstrepunt.  (1025-24.) 

Inhorruit  concursus  undarum  glol/us, 

Solvitque  sese,  et  litori  invexit  malum 

Ma  jus  timoré.  Ponlus  in  terras  mit 

Suumque  monstrum  sequitur.  Os  quassat  tremor. 

TIIESEUS. 

Quis  habitus  ille  corporis  vasti  fuit? 

NUNTIUS. 

Cxrulea  taurus  colla  sublimis  qerens 

Erexit  altam  fronte  viridanti  jubam. 

Stant  hisjndx  atires.  Cornibns  varius  color, 

Et  quem  feri  dominator  habuisset  grcgis, 

Et  quem  sub  undis  natus  :  hinc  flammam  vomit, 

Oculi  hinc  i-elucent....  (1026-1058.) 

...  ingens  bellua  immensam  trahit 
Squammosa  partem.  (1044-5.) 

«  Soudain  la  vaste  mer  s'enfle  au  large,  et  monte  jusqu'aux  astres. 
Un  immense  enfantement  se  prépare  sous  l'effrayante  hauteur  des 
eaux,  et  la  vague  grosse  d'un  prodige  roule  vers  la  terre...  La  mer 
entière  mugit  :  tous  les  rochers  d'alentour  répondent.  La  masse  énorme 
des  eaux  se  dresse,  se  brise,  et  jette  à  la  côte  une  calamité  plus  ter- 
rible qu'aucun  effroi  ne  saurait  l'imaginer.  La  mer  se  précipite  sur  la 
terre,  et  suit  le  monstre  qu'elle  a  créé.  Un  tremblement  nous  secoue. 
—  Quel  était  l'aspect  de  cette  bête  énorme?  —  Ce  fier  taureau  a  le  cou 
bleuâtre,  le  front  hérissé  d'une  crinière  verte,  des  oreilles  velues  qui 
se  dressent.  Les  cornes  ont  des  couleurs  variées,  celle  d'abord  qu'aurait 
le  fier  maître  du  troupeau,  et  celles  aussi  d'un  animal  marin.  Il  vomit 
de  la  flamme,  et  ses  yeux  reluisent....  Cette  bête  monstrueuse  est  cou- 
verte d'écaillés,  et  traîne  une  longue  queue.  » 


ACTE  V,  SCENE  YI.  857 

La  frayeur  les  emporte;  et  sourds  à  cette  fois,  i535 

Ils  ne  connoissent  plus  ni  le  frein  ni  la  voix. 

En  efforts  impuissants  leur  maître  se  consume*, 

Ils  rougissent  le  mors  d'une  sanglante  écume  2. 

On  dit  qu'on  a  vu  môme,  en  ce  désordre  affreux. 

In  Dieu  qui  d'aiguillons  pressoit  leur  flanc  poudreux.  i54o 

A  travers  des  rochers  la  peur  les  précipite  3; 

1.  Euripide  (1220-1223)  et  Sénèquc  (1068-1074)  développent  beaucoup 
plus  l'idée  et  le  vers. 

2.  Euripide  : 

EùOùç  6è  TwXo'.ç  Sstvô;  Ifx-irfTvst  ^6So<;'  (1218.) 
ai  6'  èvoaxo'jîai  aTÔ[xta  TT'jpiyevfj  yvaQ^-OÎ? 
pîa  cpepo'jaiv,  ours  vaux^vi^pou  y^epàç, 
0'j6'  '.7:To5£ar[j.a)v  o-jtô  >coX)vif)Twv  ô/wv 
jj.£Ta7Tp£ï)ouaai.  (1225-1226.) 

«  Aussitôt  un  étrange  effroi  saisit  les  juments,  et,  mordant  le  frein 
étincelant,  elles  emportent  le  char,  sans  plus  obéir  à  la  main,  ni  aux 
rênes,  sans  souci  du  char  qu'elles  traînent.  » 

Sénèque : 

...  Solus  immunis  metu 
Hippolytus  arrtis  continet  frenis  equos, 
Pavidosque  notie  vocis  horlatu  ciet....  (1051-3.) 
Et  torva  (bellua)  currus  anlc  trépidantes  stetit. 
Contra  feroci  gnatus  insunjens  minax 
Viiltn  nec  ora  mutât  et  maqnnm  intonat....  (1060-62.) 
Inobsequentes  protinus  frenis  equi 
Bapuere  currnm  :  jamqne  deerrantes  via, 
Quacumque  j)avidos  rapidus  evexit  furor, 
Mac  ire  perg tint,  seque  per  scopulos  agiint.  (1063-68.) 

«  Seul  Hippolyte  est  sans  crainte  :  il  ramasse  les  rênes  et  retient  ses 
chevaux  :  sa  voix  connue  leur  parle  et  calme  leur  épouvante.  Mais  le 
monstre  farouche  s'arrête  devant  l'attelage  effrayé....  Alors  ton  fils, 
menaçant,  fier,  se  dresse;  il  ne  change  pas  de  visage;  il  pousse  un 
grand  cri....  Les  chevaux  n'obéissent  plus  au  mors,  ils  empo  tent  le 
char  :  ils  quittent  la  route,  et,  partout  où  les  pousse  leur  effroi  violent, 
ils  se  précipitent,  et  se  jettent  dans  les  rochers.  » 

3.  Euripide  (1226-31)  et  Sénèque  (1074-78)  décrivent  la  poursuite  du 
monstre  ;  Racine  y  substitue  un  Dieu  :  est-ce  Quinault  qui  lui  a  donné 


858  PHEDRE. 

L'essieu  crie  et  se  rompt.  L'intrépide  Ilippolyte 

Voit  voler  en  éclats  tout  son  char  fracassé  ; 

Dans  les  rênes  lui-môme  il  tombe  embarrassé. 

Excusez  ma  douleur.  Cette  image  cruelle  i545 

Sera  pour  moi  de  pleurs  une  source  éternelle. 

J'ai  vu,  Seigneur,  j'ai  vu  votre  malheureux  fils 

Traîné  par  les  chevaux  que  sa  main  a  nourris. 

Il  veut  les  rappeler,  et  sa  voix  les  efîraie*; 

Ils  courent.  Tout  son  corps  n'est  bientôt  qu'une  plaie ^. 

l'idée  de  faire  jouer  l'imagination  du  peuple  éprise  de  merveilleux? 
(Cf.  p.  763). 

1.  Euripide  (1240)  donne  les.  cris  d'Hippolyte  arrêtant  ses  chevaux: 
2xf,T',  tï)  cpâTvaici  Taîç  £[j.aT?  Te6pa[X{jLsvai.  «  Arrêtez,  vous  que  j'ai 
nourries  dans  mes  écuries.  »  Cette  dernière  expression  a  été  utilisée  par 
Racine  au  vers  15-48. 

2.  Euripide  : 

SûfjL'-pupxa  6' T,v  ocTtavïa*  (TÛp'.yyéç  x'  àvw 
xpoyCi^  è-n-fiôwv  d^ôvwv  t'  èvri>^aTa. 

AÙTÔÇ    6'    Ô  tXt^ULWV  T^Vt'aïaiV   £[JL7c)vaK£lç 

6ca[JLÔv  8uae^T|V'jjT0v  ëV/texat  SsOelç, 
ffiroSou [levoç  jj.èv  irpoç  Tiéxpaiç  cpi>;ov  xâpa, 
6pauwv  ôè  adpxa;....  (1234-39.) 

«  Tout  est  en  confusion.  Les  rayons  des  roues,  les  chevilles  de  l'essieu 
se  rompent.  Lui,  le  malheureux,  embarrassé  dans  ses  rênes,  est  traîné 
sans  pouvoir  se  défaire  de  ces  liens.  Sa  tête  heurte  sur  les  rochers.  Ses 
chairs  se  déchirent.  » 

Ovide  {Métam.,  XV)  : 

Excutior  curru,  lorisque  tenentUms  artus 

Yiscera  viva  trahi,  nervos  in  stirpe  teneri, 

Membra  rapi  partim,  partim  reprensa  relinqni, 

Ossa  gravent  dare  fracta  sonum,  fessamque  videres 

Exhalari  animam,  mdlasque  in  corpore  partes 

Noscere  quns  passes  :  iinumque  erat  omnia  vulnus.  (520  suiv.) 

«  Je  toi^ibe  du  char  ;  mon  corps  s'embarrasse  dans  les  rênes,  mes 
chairs  à  vif  se  déchirent.  Mes  nerfs  sont  retenus  par  des  racines.  3Ies 
membres  sont  traînés,  ou  restent  accrochés  aux  rochers.  Mes  os  rom- 
pus éclatent  avec  bruit,  et  mon  âme  douloureuse  s'exhale.  Il  n'y  a  pas 


ACTE  V,  SCÈiNE  VI.  859 

De  nos  cris  douloureux  la  plaine  retentit. 

Leur  fougue  impétueuse  enfin  se  ralentit  : 

Ils  s'arrêtent,  non  loin  de  ces  tombeaux  antiques 

Où  des  rois  ses  aïeux  sont  les  froides  reliques. 

J"y  cours  en  soupirant,  et  sa  garde  me  suit.  i555 

De  son  généreux  sang  la  trace  nous  conduit  : 

Les  rochers  en  sont  teints;  les  ronces  dégouttantes 

Portent  de  ses  cheveux  les  dépouilles  sanglantes*. 

une  partie  de  mon  corps  qu'on  puisse  reconnaître  :  tout  n'est  plus 
qu'une  plaie.  » 
Sénèque  : 

Prxceps  in  ora  gnatua,  hnplicu'it  cadens 
Laqueo  tenaci  corpus...  (1082-3.) 
Sensere  peciides  facinus,  et  ciirru  levi, 
Dominante  nullo,  qua  timor  jnssit  ruunt.  (1085-6.) 
Late  cruentat  arva,  et  illisum  caput 
Scopulis  resnltat,  auferunt  diimi  corpus, 
Et  ora  diirus  pulchra  populattir  lajns 
Peritque  mulio  vidnere  infelix  décor.  (1090-3.) 

«  Ton  fils  tombe  en  avant,  et  s'embarrasse  dans  les  liens  inextricables 
des  rênes....  Les  chevaux  sentent  l'accident,  ils  emportent  le  char  plus 
léger,  et,  n'étant  plus  gouvernés,  ils  vont  où  l'effroi  les  pousse....  Hippo- 
lyte  arrose  la  terre  de  son  sang  :  sa  tête  se  heurte  et  se  fracasse  contre 
les  rochers;  son  corps  reste  par  lambeaux  aux  ronces;  les  dures 
pierres  meurtrissent  son  gracieux  visage.  Sa  funeste  beauté  périt  par 
mille  plaies.  » 

1.  Euripide  : 

IïoaXoI  oè  po'j)a,6£VTeç  ûjxspto  ':to8l 
êAcnrô|jL£76a.  XwiJ-èv  èx  0£cr|xà)v  XuGslç 

T[J.T,XtOV  llJLaVTWV    O'J  XaTOlS'   OTO)  XpÔTTO) 

TîiTTTst,  Ppa/ùv  St^  i^tOTOv  è[j.zV£wv  ett....  (1242-1246.) 

«  Nous  tous,  nous  voulions  le  secourir  :  mais  nous  restions  en  arrière. 
Enfin,  je  ne  sais  comment,  il  se  défait  de  ses  liens  :  les  courroies  se 
rompent,  et  il  tombe  à  terre,  respirant  à  peine.  » 

Les  vers  1557-8  viennent  des  vers  1091-3  de  Sénèque,  cités  plus  haut. 

Le  vers  1554  vient  de  Sénèque  aussi  : 

Longum  cruenia  tramitem  ùcptat  nota.  (1104.) 
a  11  marque  son  chemin  d'une  longue  trace  de  sang.  » 


860  PHÈDRE. 

J'arrive,  je  l'appelle;  et  me  tendant  la  main, 

Il  ouvre  un  œil  mourant,  qu'il  referme  soudain.  i56o 

((  Le  ciel,  dit-il,  m'arrache  une  innocente  vie. 

Prends  soin  après  ma  mort  de  la  triste  Aricie. 

Cher  ami,  si  mon  père  un  jour  désabusé 

Plaint  le  malheur  d'un  fils  faussement  accusé, 

Pour  apaiser  mon  sang  et  mon  ombre  plaintive,  i565 

Dis-lui  qu'avec  douceur  il  traite  sa  captive  ; 

Qu'il  lui  rende....  »  A  ce  mot  ce  héros  expiré 

N'a  laissé  dans  mes  bras  qu'un  corps  défiguré*. 

Triste  objet,  où  des  Dieux  triomphe  la  colère, 

Et  que  méconnoîtroit  l'œil  même  de  son  père.  1570 

THÉSÉE. 

0  mon  fils  !  cher  espoir  que  je  me  suis  ravi  ! 
Inexorables  Dieux,  qui  m'avez  trop  servi^! 
A  quels  mortels  regrets  ma  vie  est  réservée  ! 

THÉRAMÈNE. 

La  timide  Aricie  est  alors  arrivée. 

Elle  venoit.  Seigneur,  fuyant  votre  courroux,  i575 

A  la  face  des  Dieux  l'accepter  pour  époux. 

Elle  approche  :  elle  voit  l'herbe  rouge  et  fumante; 

Elle  voit  (quel  objet  pour  les  yeux  d'une  amante!) 

Ilippolyte  étendu,  sans  forme  et  sans  couleur. 

Elle  veut  quelque  temps  douter  de  son  malheur;         i58o 

Et  ne  connoissant  plus  ce  héros  qu'elle  adore, 

Elle  voit  Hippolyte  et  le  demande  encore. 

1.  Sénèque  :        Hoccine  est  formae  decus?  {\i01 .) 

«  Est-ce  là  cette  forme  si  belle?  » 

2.  Sénèque  : 

Tuque  semper,  genitor,  irx  facilis  assensor  mex.  (1202.) 
0  0  mon  père,  tu  as  trop  facilement  exaucé  ma  colère.  » 


ACTE  V,  SCÈNE  YII.  861 

Mais  trop  sûre  à  la  fin  qu'il  est  devant  ses  yeux, 

Par  un  triste  regard  elle  accuse  les  Dieux  ; 

Et  froide,  gémissante,  et  presque  inanimée,  i585 

Aux  pieds  de  son  amant  elle  tombe  pâmée. 

Ismène  est  auprès  d'elle  ;  Ismène,  toute  en  pleurs, 

La  rappelle  à  la  vie,  ou  plutôt  aux  douleurs. 

Et  moi,  je  suis  venu,  détestant  la  lumière. 

Vous  dire  d'un  héros  la  volonté  dernière,  1690 

Et  m'acquitter,  Seigneur,  du  malheureux  emploi 

Dont  son  cœur  expirant  s'est  reposé  sur  moi. 

Mais  j'aperçois  venir  sa  mortelle  ennemie. 


SCÈNE  VII 
THÉSÉE,  PHÈDRE,  THÉRAMÈNE,  PANOPE,  Gardes. 


Hé  bien  !  vous  triomphez,  et  mon  fils  est  sans  vie.  -. 
Ah!  que  j'ai  lieu  de  craindre!  et  qu'un  cruel  soupçon. 

L'excusant  dans  mon  cœur,  m'alarme  avec  raison!  i 

Mais,  Madame,  il  est  mort,  prenez  votre  victime  :  j 

Jouissez  de  sa  perte,  injuste  ou  légitime.  j 

Je  consens  que  mes  yeux  soient  toujours  abusés.  j 

Je  le  crois  criminel,  puisque  vous  l'accusez.  1600      ] 

Son  trépas  à  mes  pleurs  ofTre  assez  de  matières,  j 

Sans  que  j'aille  chercher  d'odieuses  lumières,  ) 

Qui  ne  pouvant  le  rendre  à  ma  juste  douleur,  ] 

Peut-être  ne  feroient  qu'accroître  mon  malheur.  l 

Laissez-moi,  loin  de  vous  et  loin  de  ce  rivage,  i6o5      J 

De  mon  fils  déchiré  fuir  la  sanglante  image.  ^ 

Confus,  persécuté  d'un  mortel  souvenir,  ] 

De  l'univers  entier  je  voudrois  me  bannir.  J 

Tout  semble  s'élever  contre  mon  injustice.  ;^ 

L'éclat  de  mon  nom  même  augmente  mon  supphce.  16 10      ■ 


802  PHÈDRE. 

Moins  connu  des  mortels,  je  me  cacherois  mieux. 

Je  hais  jusques  au  soin  dont  m'honorent  les  Dieux; 

Et  je  m'en  vais  pleurer  leurs  faveurs  meurtrières. 

Sans  plus  les  fatiguer  d'inutiles  prières. 

Quoi  qu'ils  lissent  pour  moi,  leur  funeste  bonté  i6i5 

Ne  me  sauroit  payer  de  ce  qu'ils  m'ont  ôté. 

PHÈDRE. 

Non,  Thésée,  il  faut  rompre  un  injuste  silence  : 
Il  faut  à  votre  fils  rendre  son  innocence*. 
Il  n'étoit  point  coupable. 

THÉSÉE. 

Ah!  père  infortuné! 
Et  c'est  sur  votre  foi  que  je  l'ai  condamné!  1620 

Cruelle,  pensez-vous  être  assez  excusée.... 

PHÈDRE. 

Les  moments  me  sont  chers,  écoutez-moi,  Thésée*. 

C'est  moi  qui  sur  ce  fds  chaste  et  respectueux 

Osai  jeter  un  œil  profane,  incestueux. 

Le  ciel  mit  dans  mon  sein  une  flamme  funeste;  1625 

La  détestable  Œnone  a  conduit  tout  le  reste. 

Elle  a  craint  qu'Hippolyte,  instruit  de  ma  fureur, 

1.  Dans  la  tragédie  de  Quinault,  dont  j'ai  parlé,  Sténobée  déclare 
l'innocence  de  Bellérophon,  au  moment  où  l'on  suppose  qu'il  est  mort 
déchiré  par  la  Chimère. 

2.  Sénèque  : 

...  Falsa  memoravt,  et  nefas 
Qfiod  ipsa  démens  pectore  insano  hmiseram, 
Mentita  finxi  :  vana  punisti,  paler; 
Jiivenisque  castus  crimine  incestse  jacet.  (UST-HQO.) 

«  J'ai  porté  une  fausse  accusation  :  le  crime  que  moi-même  dans 
mon  cœur  insensé,  dans  mon  délire,  j'avais  conçu,  je  l'ai  jeté  sur  lui 
par  un  mensonge.  Le  crime  que  tu  as  puni,  toi,  son  père,  est  imagi- 
naire :  chaste,  le  jeune  héros  a  péri,  et  moi,  qui  l'accusais,  c'est  moi 
qui  suis  incestueuse 


ACTE  V,  SCENE  Yll.  863 

Ne  découvrît  un  feu  qui  lui  faisoit  horreur. 

La  perfide,  abusant  de  ma  foiblesse  extrême, 

S'est  hâtée  à  vos  yeux  de  l'accuser  hii-même.  i63o 

Elle  s'en  est  punie,  et  fuyant  mon  courroux, 

A  cherché  dans  les  flots  un  supplice  trop  doux. 

Le  fer  auroit  déjà  tranché  ma  destinée; 

Mais  je  laissois  gémir  la  vertu  soupçonnée. 

J'ai  voulu,  devant  vous  exposant  mes  remords,  i635 

Par  un  chemin  plus  lent  descendre  chez  les  morts. 

J'ai  pris,  j'ai  fait  couler  dans  mes  brûlantes  veines 

Un  poison  que  Médée  apporta  dans  Athènes. 

Déjà  jusqu'à  mon  cœur  le  venin  parvenu 

Dans  ce  cœur  expirant  jette  un  froid  inconnu;  1640 

Déjà  je  ne  vois  plus  qu'à  travers  un  nuage 

Et  le  ciel  et  l'époux  que  ma  présence  outrage  ; 

Et  la  mort,  à  mes  yeux  dérobant  la  clarté, 

Rend  au  jour,  qu'ils  souilloient,  toute  sa  pureté. 

PANOPE. 

Elle  expire,  Seigneur! 

THÉSÉE. 

D'une  action  si  noire  1645 

Oue  ne  peut  avec  elle  expirer  la  mémoire  ! 
Allons,  de  mon  erreur,  hélas!  trop  éclaircis. 
Mêler  nos  pfeurs  au  sang  de  mon  malheureux  fils. 
Allons  de  ce  cher  fils  embrasser  ce  qui  reste, 
Expier  la  fureur  d'un  vœu  que  je  déteste.  i65o 

Rendons-lui  les  honneurs  qu'il  a  trop  mérités; 
Et  pour  mieux  apaiser  ses  mânes  irrités, 
Que,  malgré  les  complots  d'une  injuste  famille, 
Son  amante  aujourd'hui  me  tienne  heu  de  fille. 

FIN    DU    CINQUIÈME    ET   DEBNIER    ACTE 


ESTHER 


28 


NOTICE  SUR  ESTHER 


Mme  de  Maintenoii  avait  fondé  la  maison  de  Saint-Cyr. 
Elle  n'en  voulait  pas  faire  un  couvent.  Elle  voulait  que  ses 
demoiselles  fussent  élevées  pour  le  monde,  pour  y  être  des  chré- 
tiennes, des  mères  de  famille,  mais  aussi  pour  y  être  des  femmes 
d'esprit.  Pour  distraire  et  cultiver  ces  jeunes  filles,  on  leur  lit 
jouer  la  comédie.  Les  pièces  innocentes  de  la  directrice,  Mme  de 
Brinon,  étaient  trop  plates;  les  tragédies  profanes  de  Racine 
étaient  trop  troublantes.  Mme  de  Maintenon  demanda,  en  1688, 
à  Racine  de  composer  sur  une  matière  de  morale  ou  de  piété 
quelques  scènes  mêlées  de  chant  propres  à  être  récitées  par  de 
jeunes  enfants. 

Racine  choisit  dans  l'Écriture  le  sujet  d'Esther,  qui  enchanta 
Mme  de  Maintenon,  et  même  Boileau,  d'abord  opposé  à  une  entre- 
prise où  il  lui  semblait  que  son  ami  ne  pouvait  que  compro- 
mettre sa  gloire.  Le  Prologue  de  la  Piété  fut  ajouté,  une  fois  la 
pièce  terminée,  pour  donner  un  rôle  à  Mme  de  Caylus,  nièce  de 
Mme  de  Maintenon.  Moreau,  organiste  de  Saint-Cyr,  composa  la 
musique  des  chœurs. 

La  première  représentation  eut  lieu  à  Saint-Cyr,  le  26  jan- 
vier 1689  :  outre  les  demoiselles,  le  roi,  Mme  de  Maintenon,  le 
dauphin,  Louvois,  Bossuet,  et  quelques  évêques  et  courtisans, 
composaient  le  public.  Il  y  eut  cinq  autres  représentations,  le 
29  janvier,  les  3,  5,  15  et  19  février.  Il  y  eut  encore  quelques 
représentations  en  janvier  et  février  1690. 

Les  représentations  de  1689  surtout  eurent  beaucoup  d'''xlat. 
Les  courtisans  briguèrent  avec  ardeur  le  privilège  d'y  '  ^r. 

Les  jeunes  filles  de  Saint-Cyr,    données   en  spectacle,    luueos. 


8G8  NOTICE  SUR  ESTIIER. 

applaudies,  adulées,  furent  étourdies  de  leur  succès  :  la  tête  en 
tourna  à  plus  d'une.  Le  bel  esprit,  la  vanité,  l'ambition  envahirent 
Saint-Cyr.  Plusieurs  des  dames  de  Saint-Louis,  le  curé  de  Ver- 
sailles, Hébert,  le  nouveau  directeur  de  la  maison.  Godet  des  Marais, 
qu'on  venait  de  faire  évèque  de  Chartres,  représentèrent  à 
Mme  de  Maintenon  le  mal  que  de  tels  spectacles  faisaient  à  la 
dévotion  et  à -la  simplicité  des  demoiselles.  Mme  de  Maintenon  le 
sentait  elle-même.  Elle  arrêta  les  représentations  et  réforma 
Saint-Cyr. 

Esther  ne  disparut  pas,  mais  ne  fut  plus  jouée  qu'à  huis  clos, 
comme  Athalie.  On  en  donna  notamment  quelques  représentations 
après  l'arrivée  de  la  duchesse  de  Bourgogne  (1697),  qui  aimait 
à  y  faire  un  rôle  :  mais  cela  se  passa  sans  bruit,  dans  une 
classe  de  Saint-Cyr  ou  dans  la  chambre  de  Mme  de  Maintenon  à 
Versailles. 

Les  courtisans  firent  des  applications  de  la  pièce  :  on  recon- 
naissait Mme  de  Maintenon  dans  Esther;  elle-même  prenait 
plaisir  à  la  ressemblance,  que  Racine  avait  assurément  indiquée. 
Les  jeunes  Israélites  élevées  dans  un  coin  du  palais,  près  des- 
quelles Esther  va  oublier  sa  grandeur,  c'était  la  maison  de  Saint- 
Cyr.  Assuérus  était  Louis  XIV.  Mais  alors  l'altière  Vasthi  était 
Mme  de  Montespan.  Dans  Aman,  on  prétendait  reconnaître 
Louvois,  dont  la  faveur  déclinait.  On  allait  plus  loin,  et  l'on  trou- 
vait dans  l'édit  de  proscription  des  Juifs  la  révocation  de  l'édit 
de  Nantes  :  ce  qui  est  absolument  invraisemblable.  Si  Racine 
avait  songé  à  quelques  persécutés  de  son  temps,  ce  ne  pouvait 
être  qu'aux  jansénistes. 

Esther  passa  à  la  Comédie-Française  en  1721. 

On  trouvera  plus  loin  l'analyse  du  livre  biblique  dont  Racine  a 
tiré  son  sujet.  Les  érudits  sont  d'accord  pour  attribuer  une  valeur 
historique  au  livre  à' Esther  :  mais  à  quel  roi  de  Perse  rapporter 
ces  événements?  M.  de  Saci,  au  xvn*  siècle,  voyait  Darius  dans 
Assuérus,  et  Atossa  dans  Esther.  Il  paraît  démontré  aujourd'hui" 
que  Xerxès  est  l'Assuérus  de  la  Bible,  et  que  les  événements 
doivent  se  placer  au  retour  de  la  malheureuse  campagne  du  roi 
contre  les  Grecs.  Estiier  entre  au  palais  en  479  ou  478,  la  sixième 

1.  Cf.  Oppert,  Commentaire  historique  et  j)hilolo(iique  du  livre 
fFEsther,  d'après  la  lecture  des  inscriptions  perses,  dans  les  Annales  de 
philosophie  chrétienne,  ian\ïcr  1664. 


NOTICE  SUR  ESTHER.  869 

année  du  régne.  Elle  est  favorite  un  an  après.  L'ordre  d'égorger 
les  Juifs  est  donné  en  avril,  révoqué  en  juin  474.  Les  Juifs  mas- 
sacrent leurs  ennemis  en  mars  473.  Aman  doit  être  un  Médo- 
Perse.  On  ne  connaît  à  Xerxès  qu'une  femme,  qui  est  de  race 
perse,  Amestris,  fille  d'Otanès.  Mais  les  rois  de  Perse,  outre  leur 
femme  légitime,  pouvaient  avoir  plusieurs  concubines.  La  Juive 
Edissa  ou  Hadassa  (myrte,  en  hébreu),  devenue  au  harem  Esther 
(étoile,  en  persan),  devait  être  une  de  ces  femmes  qui  pouvaient 
recevoir  le  titre  de  reines,  mais  dont  les  fils  n'étaient  pas  aptes 
à  hériter. 

Le  sujet  d'Esther  a  souvent  tenté  les  poètes  ;  on  connaît  six 
tragédies  antérieures  à  celle  de  Racine  : 

Atnan,  par  André  de  Rivaudeau,  impr.  1566. 

Esther,  par  Pierre  Mathieu,  1578. 

Aman,  par  Antoine  de  Montchrestien,  impr.  1601. 

La  jyerfidie  d'Aman,  mignon  et  favori  du  roi  Assucrus  (trag. 
politique  d'actualité  sur  la  mort  du  maréchal  d'Ancre),  anonyme, 
impr.  1617. 

La  belle  Rester,  par  le  sieur  JapienMarfrière  (pseudon.  de  Yille- 
Toustain),  impr.  en  1620. 

Esther,  par  Du  Ryer,  1643. 

Esther  a  fourni  aussi  un  poème  du  genre  épique  au  sieur  de 
Boisval  ( pseud.  de  Desmarets  de  Saint-Sorlin)  :  on  ne  saurait  rien 
inHaginer  de  plus  mauvais. 


EXTRAITS 


ET 


DOCUMENTS  RELATIFS^ A  ESTHER 


I.  —  UNE   REPRESENTATION  D'  «  ESTHER  » 

((  Nous  y  allâmes  samedi*  (à  Saint-Cyr),  Mme  de  Coulanges, 
Mme  de  Bagnols,  l'abbé  Têtu  et  moi.  Nous  trouvâmes  nos  places 
gardées.  Un  oflicier  dit  à  Mme  de  Coulanges  que  Mme  de  Main- 
tenon  lui  faisoit  garder  un  siège  auprès  d'elle,  vous  voyez  quel 
honneur.  «  Pour  vous,  madame,  me  dit-il,  vous  pouvez  choisir.» 
Je  me  mis  avec  Mme  de  Bagnols  au  second  banc  derrière  les 
duchesses.  Le  maréchal  de  Bellefonds  vint  se  mettre,  par  choix, 
à  mon  côté  droit,  et  devant  c'étoient  Mmes  d'Auvergne,  de  Coislin, 
de  Sully.  Nous  écoutâmes,  le  maréchal  et  moi,  cette  tragédie 
avec  mie  attention  qui  fut  remarquée,  et  de  certaines  louanges 
sourdes  et  bien  placées,  qui  n'étoient  peut-être  pas  sous  les  fon- 
tanges  de  toutes  les  dames.  Je  ne  puis  vous  dire  l'excès  de 
l'agrément  de  cette  pièce  :  c'est  une  chose  qui  n'est  pas  aisée  à 
représenter,  et  qui  ne  sera  jamais  imitée  ;  c'est  un  rapport  de 
la  musique,  des  vers,  des  chants,  des  personnes,  si  parfait  et  si 
complet,  qu'on  n'y  souliaite  rien;  les  filles  qui  font  des  rois  et 
des  personnages  sont  faites  exprès  :  on  est  attentif,  et  on  n'a 
point  d'autre  peine  que  celle  de  voir  finir  une  si  aimable  pièce  ; 
tout  y  est  simple,  tout  y  est  innocent,  tout  y  est  sublime  et 
touchant  :  cette  fidélité  de  l'histoire  sainte  donne  du  respect; 
tous  les  chants   convenables    aux  paroles,   qui  sont  tirées  des 


1.  C'est  la  sixième  et  dernière  représentation. 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ESTHER.       871 

Paaumes  et  de  la  Sagesse,  et  mis  dans  le  sujet,  sont  d'une 
beauté  qu'on  ne  soutient  pas  sans  larmes  :  la  mesure  de  l'ap- 
probation qu'on  donne  à  cette  pièce,  c'est  celle  du  goiH  et  de 
l'attention.  J'en  fus  charmée,  et  le  maréchal  aussi,  qui  sortit  de 
sa  place  pour  aller  dire  au  roi  combien  il  étoit  content,  et  qu'il 
étoit  auprès  d'une  dame  qui  étoit  bien  digne  d'avoir  vu  Esther. 
Le  roi  vint  vers  nos  places,  et,  après  avoir  tourné,  il  s'adressa 
à  moi  et  me  dit  :  «  Madame,  je  suis  assuré  que  vous  avez  été 
«  contente.  »  Moi,  sans  m'étonner,  je  répondis  :  «  Sire,  je  suis 
«  charmée;  ce  que  je  sens  est  au-dessus  des  paroles.  »  Le  roi  me 
dit  :  «  Racine  a  bien  de  l'esprit.  »  Je  lui  dis  :  «  Sire,  il  en  a 
«  beaucoup  ;  mais  en  vérité  ces  jeunes  personnes  en  ont  beau- 
«  coup  aussi  :  elles  entrent  dans  le  sujet  comme  si  elles  n'avoient 
«  jamais  fait  autre  chose.  »  Il  me  dit  :  «  Ah  !  pour  cela,  il  est 
«  vrai.  »  Et  puis  Sa  Majesté  s'en  alla,  et  me  laissa  l'objet  de  l'en- 
vie :  comme  il  n'y  avoit  quasi  que  moi  de  nouvelle  venue,  il 
eut  quelque  plaisir  de  voir  mes  sincères  admirations  sans  bruit 
et  sans  éclat.  M.  le  prince,  Mme  la  princesse  me  vinrent  dire  un 
mot;  Mme  de  Maintenon,  un  éclair  :  elle  s'en  alloit  avec  le  roi; 
je  répondis  à  tout,  car  j'étois  en  fortune*....  » 


II.  —    LE    LIVRE    D'    «   ESTHER  » 

Le  Livre  d'Esther  est,  selon  la  décision  du  concile  de  Trente, 
un  des  livres  canoniques  de  l'Ancien  Testament.  Il  se  compose 
de  deux  parties  bien  différentes  :  l'une,  qui  appartient  à  la  Bible 
hébraïque,  œuvre  toute  juive  de  sentiment  et  de  style,  sobre, 
brusque,  énergique,  expressive,  où  l'on  a  remarqué  l'absence 
complète  du  nom  de  Dieu,  ce  qui  a  fourni  matière  à  bien  des 
discussions  pour  les  savants;  l'autre,  qui  n'existe  que  dans  la 
version  des  Septante,  œuvre  d'un  Juif  hellénisé,  plus  prolixe, 
plus  littéraire,  toute  pleine  du  nom  du  Seigneur,  riche  encore 
en  beautés,  puisque  c'est  de  là  que  Racine  a  traduit  l'admirable 
prière  d'Esther.  Saint  Jérôme,  dans  sa  traduction,  a  nettement 
distingué  les  deux  parties  :  le  récit  hébraïque  comprend  les 
9  premiers  chapitres  et  les  3  premiers  versets  du  dixième  ;  le 

1.  Mme  de  Sévigné,  lettre  du  21  février  1G80, 


872       EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ESTHER. 

reste  (x,  4-xvi)    forme  les  Additions   an  Livre  d'Esther,  et  se 
compose  de  ces  interpolations,   explications  et  développements 
dont   le   texte  primitif  a    été   augmenté   dans    la  version  des 
Septante. 
Voici  ce  que  raconte  la  Bible  hébraïque  : 

I.  La  troisième  année  de  son  règne,  dans  la  ville  de  Suse,  le 
roi  Assuérus  fait  à  ses  courtisans,  officiers  et  principaux  servi- 
teurs, aux  gouverneurs  de  province,  aux  grands  seigneurs  mèdes 
et  perses,  un  festin  magnifique  qui  dure  cent  quatre-vingts  jours. 
Vers  la  fin  de  ces  fêtes  on  donne  pendant  sept  jours  un  banquet 
dans  le  vestibule  de  son  jardin.  I^e  septième  jour,  ayant  bien 
bu,  et  se  trouvant  extraordinairement  gai,  il  commande  à  ses 
sept  eunuques  d'aller  chercher  la  reine  Yasthi,  qui  traitait  de 
son  côté  les  femmes,  pour  en  faire  admirer  la  beauté  à  ses 
convives.  Elle  refuse  de  venir.  Le  roi  se  fâche  et  réunit  son 
conseil,  qui  est  d'avis  de  chasser  la  reine  pour  avoir  désobéi  à 
son  mari  et  donné  à  toutes  les  femmes  de  l'empire  l'exemple 
de  l'insoumission.  Ce  qui  fut  fait,  et  mi  édit  du  roi  envoyé  dans 
toutes  les  provinces  ordonna  que  toutes  les  femmes  respectassent 
l'autorité  de  leurs  maris. 

II.  Plus  tard,  le  roi -regretta  Yasthi.  Pour  la  lui  faire  oublier, 
on  chercha  dans  tout  l'empire  les  plus  belles  filles,  parmi  les- 
quelles se  trouva  la  Juive  Esther,  nièce  de  Mardochée.  On  les 
amenait  au  palais,  on  les  gardait  pendant  douze  mois;  puis  on 
les  présentait  au  roi,  parfumées  et  parées,  et  celles  qui  lui 
plaisaient  devenaient  ses  concubines  et  étaient  mises  dans  le 
harem.  Quand  le  tour  d'Esther  fut  venu,  elle  plut  si  fort  au  roi, 
qu'il  la  fit  reine  à  la  place  de  Yasthi  ;  et  il  fit  un  grand  festin 
et  de  grands  dons  en  son  honneur  :  c'était  la  7°  année  de  son 
règne.  Il  ignorait  cependant  qui  elle  était  :  Mardochée  lui  avait 
recommandé  de  cacher  sa  naissance  et  sa  race.  Il  se  tenait  aux 
portes  du  palais  depuis  qu'on  l'y  avait  amenée,  pour  veiller  sur 
elle  et  la  diriger.  Pendant  qu'il  se  tenait  là,  il  découvrit  une 
conspiration  que  les  eunuques  Bagathan  et  Tharès  tramaient 
contre  le  roi.  Il  avertit  Esther,  qui  prévint  le  roi.  Les  coupables 
furent  pendus,  et  l'alfaire  écrite  dans  les  Annales  de  l'empire. 

III.  Puis  le  roi  prit  pour  ministre  Aman,  de  la  race  d'Agag. 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ESTHER.       873 

Tout  le  monde  l'adorait,  par  ordre  du  roi.  Mardocliée  seul  ne 
courbait  pas  la  tête.  Aman  résolut  pour  se  venger  de  perdre 
tous  les  Juifs.  Il  tira  au  sort,  la  12*  année  du  règne  d'Assuérus., 
quel  jour  il  devait  les  exterminer  :  le  sort  marqua  le  douzième 
mois,  appelé  Adar.  Aman  alla  trouver  le  roi,  lui  peignit  les  Juifs 
comme  un  peuple  séditieux,  ayant  des  mœurs  et  des  lois  à  part: 
il  lui  promit  dix  mille  talents,  s'il  lui  abandonnait  les  Juifs.  Le" 
roi  refusa  l'argent,  lui  donna  les  Juifs  pour  en  faire  ce  qu'il 
voudrait,  et  lui  remit  son  anneau  pour  sceller  ses  décrets  du 
sceau  royal.  Aman  lit  écrire  des  lettres  par  les  secrétaires  du 
roi  dans  toutes  les  provinces,  en  autant  de  langues  qu'on  en 
parlait  dans  l'empire,  pour  commander  à  tous  les  gouverneurs 
et  à  tous  les  peuples  d'exterminer  les  Juifs  le  15«  jour  du  mois 
a"  Adar. 

IV.  Mardocliée,  voyant  l'édit  affiché  dans  Suse,  déchira  ses 
vêtements,  se  revêtit  d'un  sac,  se  couvrit  la  tête  de  cendres,  et 
vint  gémir  sur  la  place  devant  le  palais.  Mais  il  était  défendu 
d'y  entrer  en  habits  de  deuil.  Les  tilles  d'Esther  et  les  eunuques 
lui  apprirent  que  Mardocliée  était  là,  sur  la  place,  à  crier  et  à 
gémir.  Elle  lui  envoya  une  robe,  et  commanda  de  l'amener; 
mais  il  ne  voulut  point  la  revêtir.  Elle  lui  dépêcha  alors  l'eunuque 
Athach,  pour  savoir  la  cause  de  sa  douleur.  Mardocliée  remit  à 
l'eunuque  l'édit  d'Aman,  et  lit  dire  à  Esther  d'aller  trouver  le 
roi.  a  Comment  le  puis-je,  répondit-elle,  si  on  ne  peut,  sous  peine 
de  mort,  entrer  chez  le  roi  sans  être  mandé?  »  Mardochée  lui 
envoya  dire  qu'elle  périrait  forcément  avec  son  peuple,  mais  que 
peut-être  elle  avait  été  élevée  pour  le  sauver.  Esther  fit  alors 
dire  à  Mardochée  de  jeûner  avec  tous  les  Juifs  pendant  trois 
jours  :  elle  en  ferait  autant  avec  ses  servantes  et  irait  trouver 
le  roi. 

V.  Le  3"  jour,  Esther  avec  deux  suivantes  alla  chez  le  roi. 
Klle  s'arrêta  dans  la  première  salle.  Il  était  dans  sa  chambre, 
sur  son  trône,  en  face  de  la  porte,  de  sorte  qu'il  aperçut  Esther 
dans  l'antichambre.  Il  étendit  vers  elle  son  sceptre,  qu'elle  baisa. 
Il  lui  dit  :  «  Que  voulez-vous?  »  et  il  lui  olfrit  la  moitié  de  ses 
Ktals.  Elle  l'invita  à  un  festin  avec  Auian.  A  table,  ayant  bien 
bu.  le  roi  dit  à  Esther:  «  Que  voulez-vous?»  et  il  lui  offrit  la 
moitié  de  ses  États.  Elle  répondit  qu'elle  voulait  l'avoir  à  dîner 


874      EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ESTHER. 

le  lendemain  avec  Aman.  Celui-ci  sortit  tout  fier,  et  comme 
Mardochée  à  la  porte  ne  se  leva  pas  pour  lui  faire  honneur,  il 
s'indigna,  rassembla  ses  amis  et  sa  femme  Zarés,  et,  sur  leur 
conseil,  lit  préparer  une  potence  de  cinquante  coudées  pour 
Mardochée. 

YI.  Cette  nuit-là,  le  roi  ne  dormit  pas;  il  se  fit  lire  les  Annales 
de  son  réj^iie,  et,  voyant  le  service  que  Mardochée  lui  avait 
rendu,  ayant  appris  qu'il  était  demeuré  sans  récompense,  il  fit 
venir  Aman,  et  lui  demanda  comment  il  pouvait  honorer  un 
fidèle  serviteur.  Aman,  croyant  qu'il  s'agissait  de  lui-même, 
conseilla  de  le  revêtir  d'une  robe  royale,  et,  le  diadème  au 
front,  de  le  faire  promener  par  la  ville  sur  un  cheval  des  écuries 
du  roi,  pendant  qu'un  grand  tiendrait  les  brides  et  proclamerait 
qu'ainsi  étaient  honorés  ceux  que  le  roi  honorait.  «  Va  donc,  dit 
le  roi,  prends  Mardochée,  et  conduis-le  ainsi  que  tu  as  dit.  » 
Aman  dut  obéir  et  rentra  chez  lui  la  rage  au  cœur. 

VII.  Le  même  jour,  le  roi  vint  chez  Esther  avec  Aman.  Ayant 
bien  bu,  il  lui  dit  :  «  Que  voulez-vous?  »  et  il  lui  offrit  la  moitié 
de  ses  États.  Esther  dénonça  alors  Aman  et  fit  connaître  sa 
cruauté.  Le  roi  sortit  en  colère,  et  alla  dans  le  jardin.  Cepen- 
dant Aman  suppliait  Esther  :  il  se  jeta  sur  son  lit.  A  ce  moment 
le  roi  entrait,  il  crut  qu'Aman  voulait  faire  violence  à  la  reine, 
et  s'emporta.  On  couvrit  alors  la  tête  d'Aman,  et  l'eunuque 
Ilarbona  conseilla  de  le  pendre  au  gibet  préparé  pour  Mardochée  : 
ce  qui  fut  fait  sur  l'heure,  et  le  roi  s'apaisa. 

VIII.  Esther  reçut  les  biens  d'Aman  et  présenta  au  roi  Mar- 
dochée, dont  elle  s'était  avouée  la  nièce  :  le  roi  le  fit  intendant 
de  sa  maison.  Tous  les  deux  demandèrent  la  grâce  des  Juifs. 
Il  leur  doima  son  cachet,  pour  écrire  les  ordres  qu'ils  voudraient. 
Ils  envoyèrent  donc  l'ordre  à  tous  les  gouverneurs  d'épargner  et 
d'honorer  les  Juifs,  et  le  roi  y  ajouta  la  permission  pour  ceux-ci 
d'égorger  leurs  ennemis.  Les  Juifs  étaient  en  fête. 

IX..  Ainsi,  le  13"  jour  du  mois  d'Adar,  les  Juifs  égorgèrent 
leurs  ennemis.  Iks  tuèrent  dans  Suse  cinq  cents  hommes  et  les 
dix  fils  d'Aman.  Le  roi  dit  à  Esther  :  «  Que  voulez-vous  encore? 
—  Que  l'on  attache  au  gibet  les  cadavres  des  fils  d'Aman,  et 
que  les  Juifs  continuent  le  massacre  demain.  »  Les  Juifs  tuèrent 


EXTRAITS  ET  DOCUMENTS  RELATIFS  A  ESTIIER.       875 

donc  encore  le  14«  jour  :  il  y  eut  75  000  victimes.  Ils  ne  s'ar- 
rêtèrent dans  Suse  que  le  15^  jour.  Ils  respectèrent  les  biens  de 
leurs  ennemis.  Une  fête,  qu'on  appela  la  fête  des  Sorts  {Phurim), 
fut  instituée  par  Mardochée  en  mémoire  de  ces  événements,  les 
14''  et  15»  jours  du  mois  d'Adar*.  Mardochée  resta  le  ministre  du 
roi  Assuérus  et  fit  beaucoup  de  bien  à  ses  frères. 

A  ce  récit  le  texte  grec  des  Septante  ajoute  un  songe  de 
Mardochée,  avec  l'explication  qu'il  reçoit  des  événements,  les 
deux  lettres  du  roi.  qui  est  appelé  Artaxerxès,  pour  condamner, 
puis  absoudre  les  Juifs,  une  prière  de  Mardochée,  celle  d'Esther, 
et  son  évanouissement  devant  le  roi. 


1.  Les  Juifs  ont  fixé  pour  celte  fête  le  28  février  comme  corres- 
pondant à  la  date  des  livres  saints.  Selon  M.  Oppert,  les  li'  et  15*  jours 
du  mois  d'Adar  où  les  Juifs  devaient  être  massacrés  tombaient  en 
mars  473. 


QUESTIONS  SUR  ESTHER 


I.  Étudier  VAman  de  Montchrestien. 

II.  Étudier  YEsther  de  Du  Ryer. 

III.  Étudier  quel  usage  Racine  a  fait  de  la  Bible  dans  Esthtr. 

IV.  Comparer  Racine,  Montchrestien  et  Du  Ryer  dans  l'usage 

qu'ils  font  de  la  Bible  :  1"  pour  l'action  de  la  pièce  et  les 
caractères;  2°  pour  le  style. 

Y.      Le  christianisme  d'Esther.  , 

VI.  Les  chœurs  d'Esther. 

i"  Les  idées  de  Racine  sur  l'emploi  des  chœurs  dans  la 
tragédie.  Raison  de  l'absence  des  chœurs  dans  les  tra- 
gédies profanes,  de  sa  présence  dans  les  tragédies  sa- 
crées de  Racine.  —  1°  Le  lyrisme  de  Racine. 

VII.  La  poésie  d'Esther. 

VIII.  L'action  d'Esther. 
ÎX.      Les  caractèvGs. 


PRÉFACE 


La  célèbre  maison  de  Saint-Cyr  ayant  été  principa- 
lement établie  pour  élever  dans  la  piété  un  fort  grand 
nombre*  de  jeunes  demoiselles  rassemblées  de  tous  les 
endroits  du  royaume,  on  n'y  a  rien  oublié  de  tout  ce 
qui  pouvoit  contribuer  à  les  rendre  capables  de  servir 
Dieu  dans  les  différents  états  où  il  lui  plaira  de  les  appeler^. 
Mais  en  leur  montrant  les  choses  essentielles  et  néces- 
saires, on  ne  néglige  pas  de  leur  apprendre  celles  qui 
peuvent  servir  à  leur  polir  l'esprit  et  à  leur  former  le 
jugement.  On  a  imaginé  pour  cela  plusieurs  moyens,  qui 
sans  les  détourner  de  leur  travail  et  de  leurs  exercices 
ordinaires,  les  instruisent  en  les  divertissant.  On  leur 
met,  pour  ainsi  dire,  à  profit  leurs  heures  de  récréation. 
On  leur  fait  faire  entre  elles,  sur  leurs  principaux  devoirs, 
des  conversations  ingénieuses',  qu'on  leur  a  composées 
exprés,  ou  qu'elles-mêmes  composent  sur-le-champ.  On  les 
fait  parler  sur  les  histoires  qu'on  leur  a  lues,  ou  sur  les 
importantes  vérités  qu'on  leur  a  enseignées.  On  leur  fait 
réciter  par  cœur  et  déclamer  les  plus  beaux  endroits  des 
meilleurs  poètes.  Et  cela  leur  sert  surtout  à  les  défaire  de 


1.  Elles  étaient  250. 

2.  Racine  est  trop  profondément  chrétien  pour  ne  pas  considérer, 
selon  la  doctrine  de  l'Eglise,  tous  les  états  de  la  vie  humaine  comme 
autant  de  vocations  de  Dieu. 

3.  Mme  de  Maintenon  avait  demandé  à  Mlle  de  Scudéry  des  modèles 
de  conversations,  que  les  jeunes  filles  apprenaient  et  récitaient.  Cf. 
Gréard,  Ertrails  des  lettres  et  des  entretiens  de  Mme  de  Maintenon  sur 
l'éducation. 


878  PREFACE 

quantité  de  mauvaises  prononciations  qu'elles  pourroient 
avoir  apportées  de  leurs  provinces.  On  a  soin  aussi  de 
faire  apprendre  à  chantera  celles  qui  ont  de  la  voix,  et  on 
ne  leur  laisse  pas  perdre  un  talent  qui  les  peut  amuser 
innocemment,  et  qu'elles  peuvent  employer  un  jour  à 
chanter  les  louanges  de  Dieu. 

Mais  la  plupart  des  plus  excellents  vers  de  notre  langue 
ayant  été  composés  sur  des  matières  fort  profanes*,  et 
nos  plus  beaux  airs  étant  sur  des  paroles  extrêmement 
molles  et  efféminées 2,  capables  de  faire  des  impressions 
dangereuses  sur  de  jeunes  esprits,  les  personnes  illustres 
qui  ont  bien  voulu  prendre  la  principale  direction  de  cette 
maison  ont  souhaité  qu'il  y  eût  quelque  ouvrage  qui,  sans 
avoir  tous  ces  défauts,  pût  produire  une  partie  de  ces 
bons  effets.  Elles  me  firent  l'honneur  de  me  communiquer 
leur  dessein,  et  même  de  me  demander  si  je  ne  pourrois 
pas  faire,  sur  quelque  sujet  de  piété,  de  morale,  une 
espèce  de  poème  où  le  chant  fût  mêlé  avec  le  récit,  le  tout 
lié  par  une  action  qui  rendît  la  chose  plus  vive  et  moins 
capable  d'ennuyer. 

Je  leur  proposai  le  sujet  d'Esther,  qui  les  frappa  d'abord, 
cette  histoire  leur  paroissant  pleine  de  grandes  leçons 
d'amour  de  Dieu,  et  de  détachement  du  monde  au  milieu 
du  monde  même.  Et  je  crus  de  mon  côté  que  je  trouverois 
assez  de  facihté  à  traiter  ce  sujet;  d'autant  plus  qu'il  me 
sembla  que,  sans  altérer  aucune  des  circonstances  tant 
soit  peu  considérables  de  l'Écriture  sainte,  ce  qui  seroit, 

1.  Fort  profanes,  comme  les  tragédies  que  Racine  lui-même 
avait  composées.  On  fit  jouer  Andromaque  aux  demoiselles  de 
Saint-Cyr;  elles  la  jouèrent  si  bien,  écrivait  Mme  de  Maintenon, 
qu'elles  ne  la  joueront  plus.  Elles  entrèrent  trop  bien  dans  les  pas- 
sions que  l'auteur  avait  peintes  et  les  rendirent  avec  trop  d'énergie 
et  de  vérité. 

2.  On  ne  mettait  guère  en  musique  et  on  ne  chantait  que  des  vers 
tendres  et  galants.  Quant  à  la  musique  dramatique,  à  l'opéra,  l'amour 
y  régnait  plus  absolument  encore  que   dans  la  tragédie. 


â 


PRÉFACE.  879 

à  mon  avis,  une  espèce  de  sacrilège*,  je  pourrois  remplir 
toute  mon  action  avec  les  seules  scènes  que  Dieu  lui- 
même,  pour  ainsi  dire,  a  préparées. 

J'entrepris  donc  la  chose,  et  je  m'aperçus  qu'en  travail- 
lant sur  le  plan  qu'on  m'avoit  donné,  j'exécutois  en 
quelque  sorte  un  dessein  qui  m'avoit  souvent  passé  dans 
l'esprit,  qui  étoit  de  lier,  comme  dans  les  anciennes  tra- 
gédies grecques,  le  chœur  et  le  chant  avec  l'action,  et 
d'employer  à  chanter  les  louanges  du  vrai  Dieu  cette  partie 
du  chœur  que  les  païens  employoient  à  chanter  les 
louanges  de  leurs  fausses  divinités.  ^ 

A  dire  vrai,  je  ne  pensois  guère  que  la  chose  dût  être 
aussi  publique  qu'elle  l'a  été.  Mais  les  grandes  vérités  de 
l'Écriture,  et  la  manière  subhme  dont  elles  y  sont  énon- 
cées, pour  peu  qu'on  les  présente,  même  imparfaitement, 
aux  yeux  des  hommes,  sont  si  propres  à  les  frapper;  et 
d'ailleurs  ces  jeunes  demoiselles  ont  déclamé  et  chanté  cet 
ouvrage  avec  tant  de  grâce,  tant  de  modestie  et  tant  de 
piété,  qu'il  n'a  pas  été  possible  qu'il  demeurât  renfermé 
dans  le  secret  de  leur  maison.  De  sorte  qu'un  divertisse- 
ment d'enfants  est  devenu  le  sujet  de  l'empressement  de 
toute  la  cour;  le  Roi  lui-même,  qui  en  avoit  été  touché, 
n'ayant  pu  refuser  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  grands  sei- 
gneurs de  les  y  mener,  et  ayant  eu  la  satisfaction  de  voir,  par 
le  plaisir  qu'ils  y  ont  pris,  qu'on  se  peut  aussi  bien  diver- 
tir aux  choses  de  piété  qu'à  tous  les  spectacles  profanes. 

Au  reste,  quoique  j'aie  évité  soigneusement  de  mêler  le\ 
profane  avec  le  sacré,  j'ai  cru  néanmoins  que  je  pouvois 
emj)runler  deux  ou  trois  traits   d'Hérodote,    pour  mieux 
peindre  Assuérus.  Car  j'ai  suivi  le  sentiment  de  plusieurs; 
savants  interprètes  de  l'Écriture,  qui  tiennent  que  ce  roi; 
est  le  même  que  le  fameux  Darius,  lils  d'IIystaspe,   dont 

1.  Corneille  s'explique  à  pou  près  avec  la  même  rigueur  dans  son 
examen  do  Polyeucle  sur  le  reopect  de  l'Écriture  sainte. 


880  PRÉFACE. 

parle  cet  historien.  En  effet,  ils  en  rapportent  quantité  de 
preuves,  dont  quelques-unes  me  paroissent  des  démons- 
trations*. Mais  je  n'ai  pas  jugé  à  propos  de  croire  ce 
même  Hérodote  sur  sa  parole,  lorsqu'il  dit  que  les  Perses 
n'élevoient  ni  temples,  ni  autels,  ni  statues  à  leurs  dieux 2, 
et  qu'ils  ne  se  servoient  point  de  libations  dans  leurs 
sacrifices.  Son  témoignage  est  expressément  détruit  par 
l'Ecriture,  aussi  bien  que  par  Xénophon,  beaucoup  mieux 
instruit  que  lui  des  mœurs  et  des  affaires  de  la  Perse,  et 
enfin  par  Quinte-Curce''. 

On  peut  dire  que  l'unité  de  lieu  est  observée  dans  cette 
pièce,  en  ce  que  toute  l'action  se  passe  dans  le  palais  d'As- 
suérus.  Cependant,  comme  on  vouloit  rendre  ce  divertis- 
sement plus  agréable  à  des  enfants,  en  jetant  quelque 
variété  dans  les   décorations,  cela  a   été  cause  que  je 


1.  M.  P.  Mesnard  pense  que  Racine  a  particulièrement  en  vue  M.  de 
Saci  (Isaac  Le  Maistre),  traducteur  de  la  Bible.  Le  volume  qui  contient 
le  Livre  d'Esther  parut  en  1688.  Dans  l'avertissement  qui  précède  le 
Livre  d'Esther,  M.  de  Saci  s'est  efforcé  de  démontrer  qu'Assuérus 
était  en  effet  Darius,  fils  d'Hystaspe. 

2.  Voir  Hérodote,  liv.  1,  ch.  cxxxi. 

5.  «  Xénophon,  dans  la  Cyropédie,  livre  Vlll,  chapitre  m,  parle  des 
temples,  ou  du  moins  des  enceintes  réservées  aux  dieux  chez  les  Perses, 
Ta  T£[X£Vï)  Toii;  ôsotî  è|ifipir)[X£va.  Quinte-Curce,  livre  111,  chapitre  m, 
fait  mention  de  simulacres  d'or  et  d'argent  des  dieux  de  la  Perse, 
deorum  simulacra  ex  auro  araentoque  expressa,  et  d'autels  A' argent 
sur  lesquels  brûlait  le  feu  sacré.  Quant  aux  libations  pratiquées  par 
les  Perses,  on  peut  voir  aussi  la  Cyropédie,  livre  VII,  chapitre  i,  et 
Quirite-Curce,  livre  V,  chapitre  ii.  Mais  l'autorité  de  la  Cyropédie  et 
celle  de  Quinte-Curce,  en  ce  qui  concerne  la  religion  des  anciens  Perses, 
ont  peu  de  poids.  »  (Note  de  M.  P.  Mesnard.)  Au  contraire,  les  érudits 
modernes  ont  remis  en  honneur  l'autorité  d'Hérodote.  M.  Maspero  {llist. 
anc.  des  peuples  de  l'Orient,  p.  i68-470)  dit  que  selon  le  mazdéisme,  qui 
se  conserva  longtemps  intact  chez  les  Perses,  «  Aouramazdâ  {Ormouzd, 
le  ptHncijie  de  vie)  n'avait  ni  statues,  ni  sanctuaires  mystérieux,  ni 
autels;  mais  sur  les  hauteurs  s'élevaient  despyrées,  ou  temples  du  feu, 
où  la  llamme  sacrée  était  entretenue  d'âge  en  âge  par  des  prêtres  dont 
le  devoir  était  de  ne  pas  la  laisser  s'éteindre.  La  principale  victime 
était  le  cheval;  mais  on  offrait  aussi  le  bœuf,  la  chèvre  et  la  brebis  ». 


PRÉFACE.  88J 

n'ai  pas  gardé  cette  unité  avec  la  même  rigueur  que 
j'ai  fait  autrefois  dans  mes  tragédies.  —  Je  crois  qu'il  est 
bon  d'avertir  ici  que  bien  qu'il  y  ait  dans  Esther  des  per- 
sonnages d'hommes,  ces  personnages  n'ont  pas  laissé 
d'être  représentés  par  des  Irlles  avec  toute  la  bienséance 
de  leur  sexe.  La  chose  leur  a  été  d'autant  plus  aisée, 
qu'anciennement  les  habits  des  Persans  et  des  Juifs  étoient 
de  longues  robes  qui  tomboient  jusqu'à  terVe. 

Je  ne  puis  me  résoudre  à  fmir  cette  préface  sans  rendre 
à  celui  qui  a  fait  la  musique  la  justice  qui  lui  est  due,  et 
sans  confesser  franchement  que  ses  chants  ont  fait  un  des 
plus  grands  agréments  de  la  pièce*.  Tous  les  connoisseurs 
demeurent  d'accord  que  depuis  longtemps  on  n'a  point 
entendu  d'airs  plus  touchants  ni  plus  convenables  aux 
paroles.  Quelques  personnes  ont  trouvé  la  nuisique  du 
dernier  chœur  un  peu  longue,  quoique  très  belle.  Mais 
qu'auroit-on  dit  de  ces  jeunes  Israélites  qui  avoient  tant 
fait  de  vœux  à  Dieu  pour  être  déhvrées  de  l'horrible  péril 
où  elles  étoient,  si,  ce  péril  étant  passé,  elles  lui  en  avoient 
rendu  de  médiocres  actions  de  grâce?  Elles  auroient  direc- 
tement péché  contre  la  louable  coutume  de  leur  nation, 
où  l'on  ne  recevoit  de  Dieu  aucun  bienfait  signalé,  qu'on 
ne  l'en  remerciât  sur-le-champ  par  de  fort  longs  can- 
tiques :  témoin  ceux  de  Marie,  sœur  de  Moyse^,  de  Débora^ 
et  de  Judith*,  et  tant  d'autres  dont  l'Écriture  est  pleine. 
On  dit  même  que  les  Juifs,  encore  aujourd'hui,  célèbrent 
par  de  grandes  actions  de  grâces  le  jour  où  leurs  ancêtres 
furent  délivrés  par  Esther  de  la  cruauté  d'Aman  s. 

1 .  La  musique  d'Eslher  fut  composée  par  J.-B.  Moreau,  maître  de  mu- 
sique delà  Chambre  du  roi,  et  musicien  de  la  maison  de  Sainl-Cyr. 
11  fit,  plus  tard,  celle  des  cliœurs  d'Alhalie  et  des  Cantiques  spirituels. 

2.  Moyse.  Ej-ode,  XX,  20  et  21. 
7».  Df'-bora.  Juqes,  V,  1  sqq. 

4.  Judith.  JudUh,\\l,i-'2i. 

5.  11  s'agit  de  la  fête  de  Phtirim,  ou  fête  des  Sorts,  qui  avait  été  fixée 
au  1  i*  et  au  lo*  jour  du  mois  d'Adar. 


NOMS  DES  PERSONNAGES 

ASSUÉRUS,  roi  de  Perse. 

ESTIIER,  reine  de  Perse. 

MARDOGUÉE,  oncle  d'Esther. 

AMAN,  favori  d'Assuérus. 

ZARÈS,  femme  d'Aman. 

IIYDASPE,  officier  du  palais  intériem'  d'Assuérus. 

ASAPII,  autre  officier  d'Assuérus. 

ÉLISE,  confidente  d'Esther. 

THAMAR,  Israélite  de  la  suite  d'Esther*. 

Gardes  m  uoi  Assui';rus. 

Chœur  de  jeunes  filles  Israélites. 

La  scène  est  à  Suse,  dans  le  palais  d'Assuérus. 
LA  PIÉTÉ  fait  le  prologue. 


1.  «  Les  cinq  premiers  personnages  de  cette  liste  sont  tirés  du  Livre 
d'Esther.  Les  quatre  suivants  sont  de  l'invention  de  Racine;  mais  il  a 
pris  dans  l'Écriture  trois  de  leurs  noms,  ceux  û'Asaph,  d'Élise  et  de 
Thnmar;  seulement  Élise  (Élisa)  désigne  dans  la  Bible  un  homme, 
et  non  une  femme.  »  (.Note  de  M.  Paul  Mesnard.) 


ESTHER 

TRAGÉDIE 


PROLOGUE 


LA  PIETE. 

Du  séjour  bienheureux  de  la  Divinité 

Je  descends  dans  ce  lieu,  par  la  Grâce  habité*. 

L'Innocence  s'y  plait,  ma  compagne  éternelle, 

Et  n'a  point  sous  les  cieux  d'asile  plus  fidèle. 

Ici,  loin  du  tumulte,  aux  devoirs  les  plus  saints  5 

Tout  un  peuple  naissant  est  formé  par  mes  mains. 

Je  nourris  dans  son  cœur  la  semence  féconde 

Des  vertus  dont  il  doit  sanctifier  le  monde. 

\]n  roi  qui  me  protège 2,  un  roi  victorieux 

A  commis  à  mes  soins  ce  dépôt  précieux.  10 

C'est  lui^  qui  rassembla  ces  colombes  timides, 

1.  La  maison  de  Saint-Cyr.  (Note  de  Racine.) 

2.  Est-ce  une  allusion  à  la  révocation  encore  récente  de  l'édit  de 
Nantes? 

3.  La  création  de  Saint-Cyr  appartient  tout  entière  à  Mme  de  Mainte- 
non.  Mais  elle-même  aimait  à  en  reporter  l'honneur  sur  le  roi;  elle 
entretenait  sans  cesse  les  jeunes  filles  des  bienfaits  du  roi]  elle  s'ou- 
bliait et  s'effaçait.  Cela  était  prudent  et  politique. 


884  ESTHER. 

Éparses  en  cent  lieux,  sans  secours  et  sans  guides. 
Pour  elles,  à  sa  porte  élevant  ce  palais, 
Il  leur  y  fit  trouver  l'abondance  et  la  paix. 

Grand  Dieu,  que  cet  ouvrage  ait  place  en  ta  mémoire. 
Que  tous  les  soins  qu'il  prend  pour  soutenir  ta  gloire 
Soient  gravés  de  ta  main  au  livre  où  sont  écrits 
Les  noms  prédestinés  des  rois  que  tu  chéris. 
Tu  m'écoutes.  Ma  voix  ne  t'est  point  étrangère  : 
Je  suis  la  Piété,  cette  fille  si  chère. 

Qui  t'offre  de  ce  roi  les  plus  tendres  soupirs.  20 

Du  feu  de  ton  amour  j'allume  ses  désirs. 
Du  zèle  qui  pour  toi  l'enflamme  et  le  dévore 
La  chaleur  se  répand  du  couchant  à  l'aurore'. 
Tu  le  vois  tous  les  jours,  devant  toi  prosterné,  25 

Humilier  ce  front  de  splendeur  couronné. 
Et  confondant  l'orgueil  par  d'augustes  exemples. 
Baiser  avec  respect  le  pavé  de  tes  temples. 
De  ta  gloire  animé,  lui  seul  de  tant  de  rois 
S'arme  pour  ta  querelle,  et  combat  pour  tes  droiLs.        3o 
Le  perfide  intérêt,  l'aveugle  jalousie 
S'unissent  contre  toi  pour  l'affreuse  hérésie-; 
La  discorde  en  fureur  frémit  de  toutes  parts  ; 
Tout  semble  abandonner  tes  sacrés  étendards  ; 
Et  l'enfer,  couvrant  tout  de  ses  vapeurs  funèbres,  35 

Sur  les  yeux  les  plus  saints^  a  jeté  ses  ténèbres. 
Lui  seul,  invariable  et  fondé  sur  la  foi, 
M  cherche,  ne  regarde  et  n'écoute  que  toi; 


1.  Allusion  aux  missions  du  Levant  et  du  Nouveau  Monde,  que 
Louis  XIV  encourageait  et  entretenait  de  son  argent. 

2.  Allusion  à  la  ligue  d'Augsbourg  (1G87),  dont  l'âme  est  le  prince 
d'Orange,  le  protestant  Guillaume,  qui  vient  de  détrôner  en  1688  le 
catholique  Jacques  11. 

3.  On  reconnut  ici  une  allusion  au  pape  Innocent  XI.  Louis  XIV 
(Hait  brouillé  avec  la  cour  de  Rome,  et  celle-ci  favorisait  plus  ou 
moins  secrètement  la  coalition  formée  contre  le  rei  de  France. 


» 


PROLOGUE.  885 

Et  bravant  du  démon  l'impuissant  artifice, 

De  la  religion  soutient  tout  l'édifice.  4" 

Grand  Dieu,  juge  ta  cause,  et  déploie  aujourd'hui 

Ce  bras,  ce  même  bras  qui  combattoit  pour  lui. 

Lorsque  des  nations  à  sa  perte  animées 

Le  Rhin  vit  tant  de  fois  disperser  les  armées*. 

Des  mêmes  ennemis ^  je  reconnois  l'orgueil;  45 

Ils  viennent  se  briser  contre  le  même  écueil. 

Déjà,  rompant  partout  leurs  plus  fermes  barrières, 

Du  débris  de  leurs  forts  il  couvre  ses  frontières'. 

Tu  lui  donnes  un  fils*  prompt  à  le  seconder,  5o 

Qui  sait  combattre,  plaire,  obéir,  commander; 
Un  fils  qui,  comme  lui,  suivi  de  la  victoire. 
Semble  à  gagner  son  cœur  borner  toute  sa  gloire; 
Un  fils  à  tous  ses  vœux  avec  amour  soumis, 
L'éternel  désespoir  de  tous  ses  ennemis. 
Pareil  à  ces  esprits  que  ta  Justice  envoie,,  55 

Quand  son  roi  lui  dit  :  «  Pars  »,  il  s'élance  avec  joie. 
Du  tonnerre  vengeur  s'en  va  tout  embraser, 
Et  tranquille  à  ses  pieds  revient  le  déposer  s. 


1.  Allusion  à  la  guerre  de  Hollande,  qui  se  termine  à  la  paix  de 
Kimègue  (1678). 

2.  Guillaume  d'Orange,  stathouder  de  Hollande,  rc^cemmont  devenu 
roi  d'Angleterre,  l'électeur  de  Brandebourg,  et  divers  princes  alle- 
mands, la  maison  d'Autriche  (l'Empereur,  et  l'Espagne,  maîtresse  des 
Pays-Bas). 

3.  Divers  éditeurs  depuis  le  xvin'  siècle  ont  écrit  : 

Du  débris  de  leurs  forts  ils  couvrent  ses  frontières. 

C'est  fausser  le  sens.  //  se  rapporte  au  roi,  comparé  plus  haut  h  un 
écueil  (au  vers  46),  et  nommé  un  pou  plus  haut  (aux  vers  4-2  et  45). 
Racine  fait  allusion  aux  places  conquises  par  le  Dauphin  dans  la  cam- 
pagne de  1688. 

4.  Le  grand  dauphin,  triste  élève  de  Bossuet. 

5.  Le  dauphin  arriva  le  6  octobre  1688,  prit  cette  ville,  puis  Mann- 
hoim  et  Frankonthal,  et  était  de  retour  à  Versailles  le  28  novembre  1G88. 
Yauban  avait  dirigé  les  opérations. 


886  ESTHER. 

Mais  tandis  qu'un  grand  roi  venge  ainsi  mes  injures, 
Vous  qui  goûtez  ici  des  délices  si  pures,  60 

S'il  permet  à  son  cœur  un  moment  de  repos, 
A  vos  jeux  innocents  appelez  ce  héros. 
Retracez-lui  d'Esther  l'histoire  glorieuse, 
Et  sur  l'impiété  la  foi  victorieuse. 

Et  vous,  qui  vous  plaisez  aux  folles  passions  65 

Qu'allument  dans  vos  cœurs  les  vaines  fictions, 
Profanes  amateurs  de  spectacles  frivoles, 
Dont  l'oreille  s'ennuie  au  son  de  mes  paroles, 
Fuyez  de  mes  plaisirs  la  sainte  austérité. 
Tout  respire  ici  Dieu,  la  paix,  la  vérité.  70 


ACTE  I 

(Le  théâtre  représente  l'appartement  d'Esther.) 


i 


SCÈNE  PREMIERE 
ESTHER,  ÉLISE. 


Est-ce  loi,  chère  Élise?  0  jour  trois  fois  heureux! 
Que  béni  soit  le  ciel  qui  te  rend  à  mes  vœux, 
Toi  qui  de  Benjamin  comme  moi  descendue*, 
Fus  de  mes  premiers  ans  la  compagne  assidue. 
Et  qui  d'un  mrme  joug  souffrant  l'oppression, 
M'aidois  à  soupirer  les  malheurs  de  Sion. 
Combien  ce  temps  encore  est  cher  à  ma  mémoire  ! 
Mais  toi,  de  ton  Eslher  ignorois-tu  la  gloire? 
Depuis  plus  de  six  mois  que  je  te  fais  chercher, 
Quel  climat,  quel  désert  a  donc  pu  te  cacher? 


Au  bruit  de  votre  mort  justement  éplorée, 
Du  reste  des  humains  je  vivois  séparée. 


1.  «Dans  les  Additions  au  Livre  d' Eslher  (ch.  xi,  verset  2)  et  dans 
Josèphc  (XI,  VI)  il  est  dit  que  Mardochée  était  de  la  tribu  de  Benjamin. 
Esther,  fille  de  son  frère,  était  nécessairement  de  la  même  tribu.  » 
(Note  de  M.  P.  Mesnard.) 


888  ESTHER. 

Et  de  mes  tristes  jours  n'attendois  que  la  fin, 

Quand  tout  à  coup,  Madame,  un  prophète  divin*  : 

«  C'est  pleurer  trop  longtemps  une  mort  qui  t'abuse,      i5 

Lève-toi,  m'a-t-il  dit,  prends  ton  chemin  vers  Suse. 

Là  tu  verras  d'Esther  la  pompe  et  les  honneurs, 

Et  sur  le  trône  assis  le  sujet  de  tes  pleurs. 

Rassure,  ajouta-t-il,  tes  tribus  alarmées, 

Sion  :  le  jour  approche  où  le  Dieu  des  armées  ^  20 

Va  de  son  bras  puissant  faire  éclater  l'appui  ; 

Et  le  cri  de  son  peuple  est  monté  jusqu'à  lui^.  » 

Il  dit.  Et  moi,  de  joie  et  d'horreur  pénétrée, 

Je  cours.  De  ce  palais  j'ai  su  trouver  l'entrée. 

0  spectacle!  0  triomphe  admirable  à  mes  yeux,  25 

Digne  en  effet  du  bras  qui  sauva  nos  aïeux! 

Le  fier  Assuérus  couronne  sa  captive. 

Et  le  Persan  superbe  est  aux  pieds  d'une  Juive. 

Par  quels  secrets  ressorts,  par  quel  enchaînement 

Le  ciel  a-t-il  conduit  ce  grand  événement?  3o 

ESTHER. 

Peut-être  on  t'a  conté  la  fameuse  disgrâce 


1.  Racine  sous-entend  le  verbe,  et  le  reprend  ensuite  dans  le  cours 
du  discours  avec  un  pronom  comme  sujet.  «  Lève-toi,  m'a-t-il  dit.  » 
C'est  une  imitation  de  la  construction  latine  : 

...  hreviter  cum  talia  Nisus  :  ... 
Absistamus,  ait,  nam  lux  inimica  propinquat. 

(Virgile,  Enéide,  IX,  353,  355.) 

«  ...  Quand  Nisus  brièvement  :  Arrêtons-nous,  dit-il  ;  le  jour  est 
proche.  » 

2.  Expression  biblique  :  Dominus  exercituum,  Dominus  Deus  exer- 
cituiim. 

3.  <i  buiciniscentes  filii  Israël,  propter  opéra  vociferati  snnt;  ascen- 
ditquè  clamor  eorum  ad  Denm  ab  operibtis.  »  {Exode,  II,  23.)  «  Les  fils 
d'Israël  gémissant  ont  crié  à  cause  des  travaux  qu'on  leur  imposait, 
et  leur  cri  est  monté  de  leurs  travtiux  jusqu'à  Dieu.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  889 

De  l'altière  Vasthi*,  dont  j'occupe  la  place, 

Lorsque  le  Roi,  contre  elle  enflammé  de  dépit, 

La  chassa  de  son  trône,  ainsi  que  de  son  lit. 

Mais  il  ne  put  sitôt  en  bannir^  la  pensée.  35 

Vasthi  régna  longtemps  dans  son  âme  offensée. 

Dans  ses  nombreux  États '  il  fallut  donc  chercher 

Quelque  nouvel  ojbet  qui  l'en  pût  détacher. 

De  l'Inde  à  l'Hellespont  ses  esclaves  coururent*. 

Les  filles  de  l'Egypte  à  Suse  comparurent.  4<> 

Celles  même  du  Parthe  et  du  Scythe  indompté 

Y  briguèrent  le  sceptre  offert  à  la  beauté. 


1.  Voici  ce  que  dit  la  Bible  de  cette  disgrâce  :  Itaque  die  sej)timo, 
cnm  Rex  esset  hilarior^  et  pont  nimiam  potationem  incalnisset  niero, 
praecepit...  septem  eunuchis  qui  in  conspectu  ejus  ministrabant,  —  ut 
introducerent  reqinam  Vasthi  coram  Rege,  jiosito  super  caput  ejus 
diademate,ut  ostenderet  cunclis  populis  et principilms  pulchritudinem 
illiiis;  ernt  enim  pulchra  vnlde.  —  Quse  renuit,  et  ad  Régis  imjyerium, 
quod  per  eunuchos  mandavei'at,  venire  contempsit.  {Esther,  1,  10-12.) 
«  Le  septième  jour,  comme  le  roi  était  gai,  et  échauffé  par  le  vin  qu'il 
avait  bu  avec  excès,  il  ordonna  à  sept  eunuques  qui  servaient  en  sa 
présence,  d'aller  chercher  la  reine  Vasthi  et  de  l'amener  devant  lui,  le 
diadème  sur  la  tête,  pour  montrer  à  tous,  peuples  et  princes,  sa  grande 
beauté  :  car  elle  était  belle  extrêmement.  Vasthi  refusa,  et  ne  daigna 
pas  se  rendre  à  l'ordre  du  roi,  que  les  eunuques  lui  avaient  porté.  » 

2.  «  Ilis  ita  gestis,  postquam  RegUi  Assueri  indignatio  deferhiierat, 
recordatus  est  Vasthi,  et  qrne  fecisset,  vel  qux  passa  esset.  »  {Esther, 
II,  !.)«  Quand  la  colère  d'Assuérus  se  fut  refroidie,  il  se  souvint  d»; 
Vasthi,  de  ce  qu'elle  avait  fait,  et  de  la  façon  dont  on  l'avait  traitée.  » 

3.  Regnnvit  ab  India  usqite  ad  JEihiopiam,  super  cenlum  viginti  sep- 
tem provincias.  (Esther,  I,  1.)  «  Il  régna  de  l'Inde  à  l'Ethiopie  sur 
cent  vingt-sept  provinces.  » 

4.  Dixeruntque pneri  Régis  ac  ministri  ejus  :  Quaerantur  Régi  puellx 
virgines  ac  spi'ciosx,  —  et  mittantur  qui  considèrent  per  universas 
provincias  puellas  speciosas  et  virgines,  et  adducant  eas  ad  civitatem 
Susan,  et  tradant  ea.<t  in  domum  feminarum  sub  manu  Egei  eunuchi, 
qui  est  prsepositus  et  custos  mulierum  regiarum  :  et  accipiant  mundum 
muliebrem,  et  cetera  ad  usus  necessaria  ;  —  et  quœcumque  inter  omnes 
oculis  Régis  placuerit,  ipsa  regnet  pro  Vasthi.  Placuit  sermo  régi,  et 
Ha,  nt  snggesscrnnt,  jnssit  fieri.  [Esther,  II,  2-i.)  «  Les  serviteurs  et 
ministres  du  Roi  dirent  :  «  Qu'on  cherche  pour  le  Roi  de  belles  vierges; 


890  ESTHER. 

On  m'élevoit  alors*,  solitaire  et  cachée, 

Sons  les  yeux  vigilants  du  sage  Mardochée. 

Tu  sais  combien  je  dois  à  ses  heureux  secours.  45 

La  mort  m'avoit  ravi  les  auteurs  de  mes  jours. 

Mais  lui,  voyant  en  moi  la  fille  de  son  frère, 

Me  tint  lieu,  chère  Élise,  et  de  père  et  de  mère. 

Du  triste  état^  des  Juifs  jour  et  nuit  agité, 

Il  me  tira  du  sein  de  mon  obscurité;  5o 

Et  sur  mes  foibles  mains  fondant  leur  délivrance, 

Il  me  fit  d'un  empire  accepter  l'espérance. 

A  ses  desseins  secrets  tremblante  j'obéis. 

Je  vins  5.  Mais  je  cachai  ma  race  et  mon  pays. 


«  qu'on  envoie  des  gens  chargés  de  découvrir  dans  toutes  les  provinces 
«  les  plus  belles  vierges;  qu'ils  les  amènent  à  Suse,  et  qu'ils  les  met- 
«  tent  dans  l'habitation  des  femmes  aux  mains  de  l'eunuque  Egée,  gar- 
«  dicn  et  surveillant  des  femmes  du  roi.  Qu'elles  reçoivent  des  parures 
«  et  tout  ce  qui  est  nécessaire.  Et  que  celle  qui  entre  toutes  plaira  aux 
«  yeux  du  Roi  règne  pour  Vasthi.  »  Le  roi  approuva  ce  discours  :  et 
il  commanda  de  faire  comme  ils  avaient  conseillé.  » 

1.  Erat  vir  Judœîis,  in  Susan  civitate,  vocabulo  Mnrdochxus....  —  Qui 
fuit  nutritius  filise  fratris  sui  Edissx,  quae  altero  nomine  vocabaiur 
Esther  :  et  utrumque  parentem  amiserat;  pulchra  nimis  et  décora  facie. 
Mortiiisque  pntre  ejiis  ac  matre,  Mardochœus  sibi  eam  adoptavit  in 
filiam.  {Esther,  II,  5,  7.)  «  Il  y  avait  dans  Suse  un  Juif  nommé  Mar- 
dochée. Il  avait  élevé  la  fille  de  son  frère  Edissa,  qui  s'appelait  aussi 
Esther,  et  qui  était  orpheline.  Elle  était  tout  à  fait  belle  et  noble  de 
figure.  Comme  elle  n'avait  ni  père  ni  mère,  Mardochée  l'adopta  pour 
sa  fille.  » 

2.  On  a  reproché  ici  à  Racine  une  erreur  historique  :  depuis  Cyrus 
les  Juifs  n'étaient  plus  captifs.  Mais  longtemps  ceux  qui  revinrent  alors 
en  Palestine  furent  troublés  dans  la  reconstruction  du  temple,  et  l'on 
peut  supposer  que  ceux  qui  demeurèrent  dans  l'empire  perse  furent 
souvent  maltraités  et  vexés,  isolés  qu'ils  étaient  parmi  des  populations 
étrangères  et  infidèles. 

3.  Selon  la  Bible,  les  esclaves  prennent  les  plus  belles  filles  dans  toul 
l'empire  et  les  amènent  au  palais.  Esther  est  choisie  sans  que  Mardochée 
soit  consulté;  il  se  borne  à  tirer  parti  des  événements  qu'il  ne  peut 
empêcher.  Esther  qnoqne  inter  ceteras  puellas  ei  {Egeo  eumtcho)  trn- 
ditn  est.  nt  servaretur  in  numéro  feminarum....  Qui  (Mnrdochseiis) 
deambulabat  quolidie  ante  vestibulum  domus,  curam  agens  salulis 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  891 

Oui  pourroit  cependant  l'exprimer  les  cabales  55 

Que  formoit  en  ces  lieux  ce  peuple  de  rivales, 

Qui  toutes  disputant  un  si  grand  intérêt, 

Des  yeux  d'Assuérus  attendoient  leur  arrêt? 

Chacune  avoit  sa  brigue  et  de  puissants  suffrages*  : 

L'une  d'un  sang  fameux  vantoit  les  avantages;  60 

L'autre,  pour  se  parer  de  superbes  atours. 

Des  plus  adroites  mains  empruntoit  le  secours. 

Et  moi*,  pour  toute  brigue  et  pour  tout  artifice, 

De  mes  larmes  au  ciel  j'offrois  le  sacrifice. 

Enfin  on  m'annonça  l'ordre  d'Assuérus.  65 

Devant  ce  fier  monarque.  Élise,  je  parus. 
Dieu  tient  le  cœur  des  rois'  entre  ses  mains  puissantes; 
Il  fait  que  tout  prospère  aux  âmes  innocentes. 
Tandis  qu'en  ses  projets  l'orgueilleux  est  trompé. 
De  mes  foibles  attraits*  le  Roi  parut  frappé.  70 

Esfher,  et  scire  volens  quid  ei  acciderct.  [Esther^  II,  8,  11.)  —  Qux 
noluit  indicare  ei  populum  et  patriam  sumn  :  Mardocliœns  eiihn  prxce- 
pernt  ei,  ut  de  hnc  re  omnino  reticeret.  {Enther,  II,  10.)  «  Esther  fut 
remise  à  l'eunuque  avec  les  autres  filles,  pour  être  gardée  au  nombre 
des  femmes.,,.  Mardocliée  se  promenait  chaque  jour  devant  le  vesti- 
bule du  palais,  inquiet  du  sort  d'Esther,  et  voulant  savoir  ce  qui  lui 
arrivait.  —  Elle  ne  voulut  pas  indiquer  sa  nation  ni  sa  pairie  :  Mardo- 
chée  lui  avait  prescrit  un  silence  absolu  sur  ce  point.  » 

1.  Souvenir  de  Tacite,  lorsqu'il  peint  les  brigues  des  femmes  qui 
veulent  succéder  à  Messaline  auprès  de  Claude  :  A'ec  minore  amhitu 
feminx  erarserant  :  suam  quxque  nobitiiatem,  formam,  opes  con- 
iendere,  ac  digna  tanto  matrimonio  ostentare.  «  Les  femmes  ne 
s'étaient  pas  livrées  à  une  brigue  moins  ardente  :  chacune  faisait  valoir 
sa  noblesse,  sa  beauté,  sa  fortune,  tous  les  avantages  qui  la  montraient 
digne  d'un  tel  mariage.  »  [Annales,  XII,  1.)  Racine  avait  résumé  ce 
passage  en  un  seul  vers  dans  Britannicus  (1125). 

2.  Qux  non  quxsivit  mnliebrem  cultum.  «  Elle  ne  se  para  point.  »  (Es- 
ther.  II,  i'6.)  Au  vers  suivant,  les  larmes  d'Esther  appartiennent  à  Racine. 

3.  Siciit  divisiones  aquarum,  ita  cor  régis  in  marne  Domini  :  qnocum- 
que  voluerit  inclinabit  illud.  {Proverbes.  XXI,  1.)  «  Le  cœur  des  Rois 
est  dans  la  main  du  Seigneur,  comme  l'eau  qui  coule  :  il  l'incline  sur 
la  pente  qu'il  veut.  »Cf.  plus  loin,  vers  729-5i. 

4.  Erat  enim  formosa  valde,  et  incredibili  pulthriludine,  omnium 


892  ESTHER. 

Il  m'observa  longtemps  dans  un  sombre  silence  ; 

Et  le  ciel,  qui  pour  moi  fit  pencher  la  balance, 

Dans  ce  temps-là  sans  doute  agissoit  sur  son  cœur. 

Enfin  avec  des  yeux  où  régnoit  la  douceur  : 

((  Soyez  reine  »,  dit-il;  et  dès  ce  moment  même  7 5 

De  sa  main  sur  mon  front  posa  son  diadème*. 

Pour  mieux  faire  éclater  sa  joie  et  son  amour, 

Il  combla  de  présents  tous  les  grands  de  sa  cour; 

Et  même  ses  bienfaits,  dans  toutes  ses  provinces, 

Invitèrent  le  peuple  aux  noces  de  leurs  princes-.  80 

Hélas  !  durant  ces  jours  de  joie  et  de  festins, 
Quelle  étoit  en  secret  ma  honte  et  mes  chagrins  ! 
«  Esther,  disois-je,  Esther  dans  la  pourpre  est  assise, 
La  moitié  de  la  terre  à  son  sceptre  est  soumise. 
Et  de  Jérusalem  l'herbe  cache  les  murs  !  85 

Sion,  repaire  afi'reux  de  reptiles  impurs^, 
Voit  de  son  temple  saint  les  pierres  dispersées*, 
Et  du  Dieu  d'Israël  les  fêtes  sont  cessées  !  » 

oculis  grntiosa  et  amabilis  videbatur....  Et  adamavit  enm  rex  plus 
qiiam  omnes  mulieres.  «  Elle  était  belle  extrêmement,  elle  était  incroya- 
blement belle,  plaisante  et  aimable  à  tous  les  yeux....  Et  le  roi  l'aima 
plus  que  toutes  les  femmes.  »  {Esther,  II,  15,  17.) 

1 .  Et  posuit  dindemn  regni  in  caiyite  ejus,  fecifque  eam  regnare  in 
loco  Yasthi.  «  Il  posa  le  diadème  royal  sur  son  front,  et  il  la  fit  régner 
à  la  place  de  Vasthi.  »  {Esther,  II,  17.) 

2.  Et  jtissit  conviviiim  prseparari  iJermngnificum  cunctis  principibiis 
et  servis  suis,  pro  conjunctione  et  nuptiis  Esther.  Et  dédit  requiem  uni- 
versis  provinciis,  ac  dona  largitus  est  juxta  magni/icentiam  principa- 
lem.  {Esther,  II,  18.)  «  Il  fit  préparer  un  festin  magnifique  pour  tous  les 
princes  et  pour  tous  ses  serviteurs,  en  l'honneur  de  son  union  avec 
Esther.  Il  donna  repos  à  toutes  les  provinces,  et  fit  des  dons  avec  une 
munificence  royale.  » 

3.  Et  dabo  Jérusalem  in  acervos  arenx  et  cubilia  dracomim.  {Jérémie, 
IX,  11.)  «  Je  ferai  de  Jérusalem  un  monceau  de  sable  et  un  repaire  de 
serpents.  »  —  Vt  ponat  civitates  Juda  solitudinem  et  habitaculum  dra- 
conum....  (Ibid.,  X,  22.)  «  Pour  faire  des  villes  de  Juda  une  solitude  et 
un  repaire  de  serpents.  » 

i.  Les  pierres  dispersées.  Le  culte  fut  rétabli  dans  le  nouveau 
temple,  selon  Esdras,  la  sixième  année  du  règne  de  Darius. 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  893 


ELISE. 

N'avez-vous  point  au  Roi  confié  vos  ennuis? 


Le  Boi,  jusqu'à  ce  jour,  ignore  qui  je  suis.  90 

Celui  par  qui  le  ciel  règle  ma  destinée 

Sur  ce  secret  encor  tient  ma  langue  enchaînée*. 

ÉLISE. 

Mardochée?  lié!  peut-il  approcher  de  ces  lieux *? 

ESÏHER. 

Son  amitié  pour  moi  le  rend  ingénieux. 

Absent,  je  le  consulte  ;  et  ses  réponses  sages  95 

Pour  venir  jusqu'à  moi  trouvent  mille  passages. 

Un  père  a  moins  de  soin  du  salut  de  son  fils. 

Déjà  même,  déjà  par  ses  secrets  avis 

J'ai  découvert  au  Roi  les  sanglantes  pratiques 

Que  formoient  contre  lui  deux  ingrats  domestiques.      100 

Cependant  mon  amour  pour  notre  nation 

A  rempli  ce  palais  de  filles  de  Sion, 

Jeunes  et  tendres  fleurs,  par  le  sort  agitées, 

Sous  un  ciel  étranger  comme  moi  transplantées. 

1.  Necdum  prodiderat  Esther  pntriam  et  populum  suum,juxta  man- 
datum  ejiis.  Quidquid  enim  ille  prxcipiebat,  observabat  Esther;  et  ita 
cuncta  faciebuf,  ut  eu  tempore  solita  erat,  quo  eam  parvulam  nutrie- 
hal.  (Esther,  H,  20.;  «  Esther  n'avait  point  encore  révélé  sa  patrie  et 
sa  nation,  selon  l'ordre  de  Mardochée.  Elle  faisait  tout  ce  qu'il  lui 
commandait;  et  elle  continuait  de  lui  ohéir  en  tout,  comme  elle  faisait 
au  temps  de  son  enfance,  lorsqu'il  la  nourrissait.  » 

2.  Approcher  de  ces  lieux.  Ce  vers,  avec  la  réponse  qu'il  amène,  est 
une  précaution  que  prend  Racine  contre  les  spectateurs  et  surtout 
oontre  les  critiques  de  métier,  toujours  prompts  en  France  à  chicaiiev 
les  auteurs  sur  la  vraisemblance. 


894  ESTHER. 

Dans  un  lieu  séparé  de  profanes  témoins,  io5 

Je  mets  à  les  former  mon  étude  et  mes  soins*; 

Et  c'est  là  que  fuyant  l'orgueil  du  diadème  2, 

Lasse  de  vains  honneurs,  et  me  cherchant  moi-même. 

Aux  pieds  de  l'Éternel  je  viens  m'humilier. 

Et  goûter  le  plaisir  de  me  faire  oublier.  110 

Mais  à  tous  les  Persans  je  cache  leurs  familles. 

11  faut  les  appeler.  Venez,  venez,  mes  filles, 

Compagnes  autrefois  de  ma  captivité. 

De  l'antique  Jacob  jeune  postérité  3. 

1.  Mon  étude  et  mes  soins.  «  Lorsque  Racine  transforme  un  coin  du 
palais  d'Assuérus  en  une  sorte  de  Saint-Cyr,  où  la  reine  se  plait  à 
former  elle-même  des  jeunes  filles,  il  n'est  pas  besoin  d'avertir  le 
lecteur  qu'il  n'y  a  rien  de  semblable  à  chercher  dans  l'Écriture.  On 
n'oserait  pas  toutefois  se  plaindre  d'une  fiction  poétique  si  gracieuse  et 
si  d(''licate,  d'une  si  aimable  flatterie,  que  suffirait  à  excuser  l'à-propos, 
dans  une  pièce  représentée  par  les  jeunes  filles  de  Mme  de  Maintenon.  » 
(Note  de  M;  P.  Mesnard.)  —  Esther  avait  sept  jeunes  filles  attachées  à  son 
service,  scptem  pucllns  speciosissimas  de  domo  lief/is  {Esther,  II,  9)  : 
mais  étaient-elles  Juives?  Cela  est  fort  invraisemblable.  —Mais  celles-ci 
ne  se  cachaient-elles  pas  aussi?  Tant  de  déguisements  seraient  bien 
difficiles  à  admettre.  —Mais  Esther  dit,  lorsque  Mardochée  lui  ordonne 
d'aller  trouver  le  Roi,  qu'elle  s'y  préparera  en  jeûnant  avec  ses 
femmes.  Ego  cum  ancilUs  mels...  jejunabo  [Esther,  IV,  16).  Ne  faut-il 
point  qu'elles  soient  Juives?  Oui,  s'il  s'agit  d'un  jeûne  ordinaire  et 
rituel.  Mais  ici  le  jeûne  de  la  reine  est  une  préparation  à  une  grande 
démarche,  et  ses  femmes  jeûneront  pour  elle,  et  non  pour  leur 
compte,  comme  esclaves,  et  non  comme  Juives. 

2.  L'orgueil  du  diadème.  Ainsi  Mme  de  Maintenon  venait  oublier  à 
Saint-Cyr  l'ennui  et  les  tracas  de  Versailles. 

5.  Jeune  postérité.  Heureuse  traduction  du  premier  vers  de  l'Œdipc- 
lioi  de  Sophocle  : 

''Q  Tsxva,  Kà8ji.ou  xou  Tzakcti  vsa  xpo^Vj. 

«  0  mes  enfants,  jeunes  rejetons  de  l'antique  Cadmus.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  IL  895 

SCÈNE  II 

ESTHER,  ÉLISE,  le  Chœur. 
UNE  DES  ISRAÉLITES  chante  derrière  le  lliéàtre. 
Ma  sœur,  quelle  voix  nous  appelle?  ii5 

UNE   AUTRE. 

J'en  reconnois  les  agréables  sons. 
C'est  la  Reine. 

TOUTES   DEUX. 

Courons,  mes  sœurs,  obéissons. 
La  Reine  nous  appelle  :  120 

Allons,  rangeons-nous  auprès  d'elle. 

TOUT  LE  CHŒUR,  entrant  sur  la  scène  par  plusieurs  endroits 
différents. 

La  Reine  nous  appelle  : 
Allons,  rangeons-nous  auprès  d'elle. 

ÉLISE. 

Ciel  !  quel  nombreux  essaim  d'innocentes  beautés 
S'ofTrc  à  mes  yeux  en  loule  et  sort  de  tous  côtés! 
Quelle  aimable  pudeur  sur  leur  visage  est  peinte  ! 
Prospérez,  cher  espoir  d'une  nation  sainte.  i25 

Puissent  jusques  au  ciel  vos  soupirs  innocents 
Monter  comme  l'odeur  d'un  agréable  encens*! 
Que  Dieu  jette  sur  vous  des  regards  pacifiques. 

ESTHER. 

Mes  filles,  chantez-nous  quelqu'un  de  ces  cantiques 

1.  f)'un  agréable  encens.  Louis  Racine  a  rapproché  de  ces  vers  le 
verset  2  du  psaume  CXL  :  Dirùfaiur  oratio  mea  sicut  incensum  in  con- 
spectu  tuo.  «  Qu'une  prière  s'élève  devant  toi  comme  l'encens.  » 


896  ESTHER. 

Où  vos  voix  si  souvent  se  mêlant  à  mes  pleurs  i3o 

De  la  triste  Sion  célèbrent  les  malheurs. 

UNE  ISRAÉLITE  seule  chante. 

Déplorable  Sion,  qu'as-tu  fait  de  ta  gloire? 

Tout  l'univers  adniiroit  ta  splendeur  : 
Tu  n'es  plus  que  poussière  ;  et  de  cette  grandeur 
Il  ne  nous  reste  plus  que  la  triste  mémoire.  i35 

Sion,  jusques  au  ciel  élevée  autrefois, 

Jusqu'aux  enfers  maintenant  abaissée, 
Puissé-je  demeurer  sans  voix, 

Si  dans  mes  chants  ta  douleur  retracée 
Jusqu'au  dernier  soupir  n'occupe  ma  pensée*!  i4o 

TOUT   LE   CHŒUR. 

0  rives  du  Jourdain!  ô  champs  aimés  des  cieux*! 
Sacrés  monts,  fertiles  vallées, 
Par  cent  miracles  signalées! 
Du  doux  pays  3  de  nos  aïeux 
Serons-nous  toujours  exilées?  i45 


1.  Adhœreat  lingua  mea  faucibus  meis,  si  non  meminero  tni,  si  non 
proposuero  Jérusalem  in  principio  laetilise  mese.  [Psmimes,  CXXXVII,  6.) 
«  Que  ma  langue  se  colle  à  mon  palais,  si  je  ne  me  souviens  de  toi,  si 

"je  ne  fais  de  Jérusalem  le  principal  sujet  de  ma  joie.  » 

2.  0  champs  aimés  des  cietix!  «  ^[.  A.  Coquerel,  dans  son  Commen- 
taire biblique  sur  Esther,  blâme  ô  champs  aimés  des  deux!  Il  voit  dans 
cette  phrase  utie  association  d'idées  contraire  à  tout  l'ensemble  des 
principes  de  la  foi  juive  et  dont  la  Bible  n'offre  pas  un  exemple.  » 
(M.  P.  Mesnard.)  Il  se  peut  que  les  Juifs  n'aient  jamais  dit  le  ciel  ou  les 
deux  pour  Dieu  :  mais  les  chrétiens  le  disent;  et  Racine  lit  la  Bible 
en  chrétien.  Il  ne  sépare  pas  l'Ancien  Testament  du  Nouveau,  et  il  a 
appris  dès  l'enfance  à  répéter  la  prière  enseignée  par  le  Christ  :  Pater 
noster  qui  es  in  cselis. 

3.  C'est  le  mot  qui  convient  naturellement  à  la  bouche  des  exilés  : 

Et  dulces  moriens  reminiscitnr  Argos. 

(Virgile,  Enéide.) 
«  En  mourant,  il  revit  sa  douce  Argos.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  897 

UNE  1SRAÉ[,ITE  seule. 

Quand  verrai-je,  ô  Sionî  relever  tes  remparts, 
Et  de  tes  tours  les  magnifiques  faîtes? 
Quand  verrai-je  de  toutes  parts 
Tes  peuples  en  chantant  accourir  à  tes  fêtes? 

TOUT   LE    CHŒUR. 

0  rives  du  Jourdain!  ô  champs  aimés  des  cieux!  i5o 

Sacrés  monts,  fertiles  vallées. 
Par  cent  miracles  signalées! 
Du  doux  pays  de  nos  aïeux 
Serons-nous  toujours  exilées? 


SCÈNE  III 

ESTHER,  MARDOCIIÉE,  ÉLISE,  le  Chœur. 


Quel  profane  en  ce  lieu  s'ose  avancer  vers  nous?  i55 

Que  vois-je?  Mardochëe*?  0  mon  père,  est-ce  vous? 

Un  ange  du  Seigneur,  sous  son  aile  sacrée, 

A  donc  conduit  vos  pas  et  caché  votre  entrée? 

Mais  d'où  vient  cet  air  sombre,  et  ce  cilice  affreux, 

Et  cette  cendre  enfin  «  qui  couvre  vos  cheveux?  iGd 

Que  nous  annoncez-vous? 

1.  L'étonncment  d'Esthcr  dispense  le  spectateur  de  s'étonner,  e 
sauve  adroitement  l'invraisemblance  en  la  signalant. 

2.  Qux  cnm  atulisset  Mardochxus,  scidit  vesllmenta  sua,  et  indutus 
est  sacco.  sparfjensK  cinerem  capili.  [Esther,  IV,  1.)  «  Ayant  entendu 
cela,  Mardochée  déchira  ses  vêtements,  et  se  revêtit  d'un  sac,  répandant 
de  la  cendre  sur  sa  tête.  »  Mais,  dans  la  Bible,  Mardochée  ne  pénètre 
pas  jusqu'à  Esther  :  Non  enim  erat  liciliim  indutum  sacco  aulam  Régis 
intrare...  Et  vestem  misit  {Esther),  ut  nblalo  sacco  induerent  euni,  quant 
accipere  noluit...  {Ibid.,  IV,  2,  i.)  «  On  ne  pouvait  entrer  dans  le  palais 

RACINE.  29 


898  ESTIIER. 

MARDOtUÉE. 

0  Reine  infortunée! 
0  d'un  peuple  innocent  barbare  destinée  ! 
Lisez,  lisez  l'arrêt  détestable,  cruel. 
Nous  sommes  tous  perdus,  et  c'est  fait  d'Israël. 

ESTHER. 

Juste  ciel!  tout  mon  sang  dans  mes  veines  se  glace*!   i65 

MARDOCHÉE. 

On  doit  de  tous  les  Juifs  exterminer  la  race. 

Au  sanguinaire  Aman  nous  sommes  tous  livrés. 

Les  glaives,  les  couteaux  sont  déjà  préparés. 

Toute  la  nation  à  la  fois  est  proscrite. 

Aman,  l'impie  Aman,  race  d'Amalécite-,  170 

A  pour  ce  coup  funeste  armé  tout  son  crédit; 

Et  le  Roi,  trop  crédule,  a  signé  cet  édit. 

Prévenu  contre  nous  par  cette  bouche  impure, 

Il  nous  croit  en  horreur  à  toute  la  nature '. 

vêtu  d'un  sac...  Esther  lui  envoya  une  robe  pour  qu'il  ôtàt  le  sac  et 
s'en  revêtit  :  il  ne  voulut  pas  la  revêtir.  »  Esther  et  Mardochée  com- 
muniquent par  l'eunuq^ue  Athach.  —  Racine  a  reculé  devant  le  sac,  et  l'a 
remplacé  par  le  cilice,  qu'on  lui  a  reproché  comme  un  anachronisme. 

1.  Ce  vers  se  trouve  déjà  dans  Phèdre,  acte  1,  se.  ni,  vers  270. 

2.  Race  d'Amalécite,  fils,  enfant,  qui  est  du  sang  de,  comme  le  latin 
proies.  Corneille  et  Malherbe  ont  employé  le  mot  comme  Racine.  — 
Aman  était-il  Amalécite,  comme  le  dit  Josèphe?  ou  Macédonien, 
comme  traduisent  les  Septante? ou  Médo-Perse,  comme  le  pense  M.  Op- 
pert?  Cela  importe  peu  pour  la  tragédie.  Le  Livre  d'Esther  dit  :  filiiim 
Amadathi,  qui  erat  de  stirjie  Açjag,  «  fils  d'Amadath,  de  la  race 
d'Agag  »  (Esther,  111,  1).  Or  Agag  était  le  nom  du  roi  des  Amalécites 
qui  tomba  vivant  aux  mains  de  Saiil  et  que  celui-ci  épargna  contre 
l'ordre  de  Dieu.  Cela  suffit,  avec  Josèphe,  pour  justifier  Racine. 

3.  A  toute  la  nature.  La  lettre  du  roi  envoyée  par  Aman  aux  gouver- 
neurs des  provinces  porte  :  Videntes  unam  (jentem  rebellent  adversus 
omne  hominum  genus  perversis  uti  legibus.  (Esther,  XllI,  5.)  «  Voyant 
une  seule  nation  rebelle  s'opposer  à  tout  le  genre  humain  et  suivre 
des  lois  criminelles.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  899 

Ses  ordres  sont  donnés;  et  dans  tous  ses  Étals,  176 

Le  jour  fatal*  est  pris  pour  tant  d'assassinats. 

Gieux,  éclairerez-vous  cet  horrible  carnage? 

Le  fer  ne  connoîtra  ni  le  sexe  ni  l'âge  ; 

Tout  doit  servir  de  proie  aux  tigres,  aux  vautours: 

Et  ce  jour  effroyable  arrive  dans  dix  jours.  180 

ESTHER. 

0  Dieu,  qui  vois  fermer  des  desseins  si  funestes, 
As-tu  donc  de  Jacob  abandonné  les  restes? 

UNE   DES   PLUS   JEUNES    ISRAELITES. 

Ciel!  qui  nous  défendra,  si  tu  ne  nous  défends? 

MARDOCHÉE. 

Laissez  les  pleurs,  Esther,  à  ces  jeunes  enfants. 

En  vous  est  tout  l'espoir  de  vos  malheureux  frères.       i85 

Il  faut  les  secourir.  Mais  les  heures  sont  chères  : 

Le  temps  vole,  et  bientôt  amènera  le  jour 

Où  le  nom  des  Hébreux  doit  périr-  sans  retour. 

1.  Scriptnm  est,  ut  jusserat  Aman,  ad  omnes  satrapas  Hegis,  etju- 
dices  provincianim  diversarumqiic  ffentium,  ut  quxque  gens  légère 
poterat  et  audire  pro  varietate  linguarum,  ex  nomme  régis  Assueri  :  et 
liltcrx  signatae  ipsius  annula;  —  missas  stint  per  cursores  Régis  ad 
universas  provincias,  ut  occiderent  atque  delerent  omnes  Judœos,  a 
puero  usqiie  ad  senem,  parvulos  et  mulieres,  uno  die,  hoc  est,  tertio 
decimo  mensis  duodecimi,  qui  vocatur  Adar,  et  bona  eorum  diriperent. 
—  Statimque  in  Susan  pependit  ediclum.  [Esther,  III,  12,  15,  15.) 
a  On  écrivit,  selon  la  volonté  d'Aman,  à  tous  les  satrapes  du  Roi,  aux 
juges  des  provinces  et  des  nations,  dans  la  langue  de  chaque  peuple  : 
la  lettre  fut  au  nom  du  roi  Assuérus,  et  scellée  de  son  anneau.  Elle  fut 
portée  par  des  courriers  du  Roi  dans  toutes  les  provinces.  Ordre  était 
donné  de  tuer,  d'exterminer  tous  les  Juifs,  même  les  enfants  et  les 
vieillards,  et  les  femmes,  le  même  jour,  c'est-à-dire  le  treizième  du 
douzième  mois,  du  mois  Adar;  permission  de  piller  leurs  biens. 
Aussitôt  l'édit  fut  suspendu  dans  Suse.  » 

2.  L'expression  vient  des  livres  saints.  Disperdes  nomina  eorum  suh 
cœlo.  (Deutéronome,  VU,  ti.)  «  Tu  feras  disparaître  leurs  noms  sous  le 


900  ESTIIER. 

Toute  pleine  du  feu  de  tant  de  saints  prophètes, 

Allez,  osez  au  Roi'  déclarer  qui  vous  êtes.  190 


Ilélas  !  ignorez-vous  quelles  sévères  lois 

Aux  timides  mortels  cachent  ici  les  rois?  l 

Au  fond  de  leur  palais  leur  majesté  terrible  j 

Affecte  à  leurs  sujets  de  se  rendre  invisible;  1 

Et  la  mort  est  le  prix  de  tout  audacieux  iqS  | 

Qui  sans  être  appelé  se  présente  à  leurs  yeux. 

Si  le  Roi  dans  l'instant,  pour  sauver  le  coupable, 

Ne  lui  donne  à  baiser  son  sceptre  redoutable. 

Rien  ne  met  à  l'abri  de  cet  ordre  fatal. 

Ni  le  rang,  ni  le  sexe,  et  le  crime  est  égal.  200 

Moi-même,  sur  son  trône,  à  ses  côtés  assise, 

Je  suis  à  cette  loi  comme  une  autre  soumise; 

Et  sans  le  prévenir,  il  faut,  pour  lui  parler. 

Qu'il  me  cherche,  ou  du  moins  qu'il  me  fasse  appeler 2. 

MARDOCHÉE. 

Quoi?  lorsque  vous  voyez  périr  votre  patrie,  aoS 

ciel.  »  —  Quando  morietnr,  et  perihit  nomen  ejus  ?  {Psaumes,  XI,  6.) 
«  Quand  mourra-t-il?  Quand  périra  son  nom?  » 

1.  Moneret  enm  ut  intrnret  nd  Rcfjem  et  deprecaretur  eum  pro  pojmlo 
nno.  {Eslher,  IV,  8.)  «  Qu'il  avertit  Èsther  d'aller  trouver  le  Roi  et  de  le 
prier  pour  son  peuple.  » 

2.  Omnes  servi  Régis,  et  cunctx  qnx  stib  ditione  ejus  siint,  norunt 
provincisc,  quod  sive  vir,  sive  tnulier,  non  vocntus  interius  atrium 
tiegis  intraverit.  absque  ulla  cunctatione  statim  inlerficiatur,  nisi 
forte  Rex  auream  virgam  ad  eum  tetenderit  pro  signo  démentis;, 
atquc  ita  possit  vivere.  Ego  igitur  quomodo  ad  Regem  intrare  poiero, 
quae  triginta  jam  diebus  non  stim  vocata  ad  eum?  {Esther.  IV,  10.) 
«  Tous  ses  serviteurs  et  toutes  les  provinces  de  son  empire  savent  que 
ni  homme  ni  femme  n'a  le  droit  d'entrer  sans  être  appelé  dans  l'appar- 
tement intérieur  du  Roi  :  quiconque  le  fait  est  tué  sur  l'heure,  si  le 
Roi  n'étend  vers  lui  son  sceptre  d'or,  en  signe  de  clémence,  pour  lui 
sauver  la  vie.  Moi  donc,  qui  depuis  trente  jours  n'ai  point  été  appelée 
devant  lui,  comment  pourrai-je  me  présenter  à  ses  yeux?  » 


ACTE  I,  SCÈNE  III.  901 

Pour  quelque  chose,  Esther,  vous  comptez  votre  vie! 

Dieu  parle,  et  d'un  mortel  vous  craignez  le  courroux! 

Que  dis-je?  Votre  vie,  Esther,  est-elle  à  vous? 

K'est-elle  pas  au  sang  dont  vous  êtes  issue? 

N'est-elle  pas  à  Dieu  dont  vous  l'avez  reçue?  210 

Et  qui  sait,  lorsqu'au  trône  il  conduisit  vos  pas, 

Si  pour  sauver  son  peuple  il  ne  vous  gardoit  pas*? 

Songez-y  bien  :  ce  Dieu  ne  vous  a  pas  choisie 
Pour  être  un  vain  spectacle  aux  peuples  de  l'Asie, 
Ni  pour  charmer  les  yeux  des  profanes  humains.  2i5 

Pour  un  plus  noble  usage  il  réserve  ses  saints. 
S'immoler  pour  son  nom  et  pour  son  héritage-, 
D'un  enfant  d'Israël  voilà  le  vrai  partage  : 
Trop  heureuse  pour  lui  de  hasarder  vos  jours  ! 
Et  quel  besoin  son  bras  a-t-il  de  nos  secours?  220 

Que  peuvent  contre  lui  tous  les  rois  de  la  terre? 
En  vain  ils  s'uniroient  pour  lui  faire  la  guerre  : 
Pour  dissiper  leur  ligue  il  n'a  qu'à  se  montrer; 
Il  parle,  et  dans  la  poudre  il  les  fait  tous  rentrer ^  : 
Au  seul  son  de  sa  voix*  la  mer  fuit,  le  ciel  tremble;     226 
11  voit  comme  un  néant  tout  l'univers  ensemble; 

1.  El  quis  novil  nlrnm  idcirco  nd  rcgnum  veneris,  ut  in  tait  tem- 
pore  pnrareris?  {Esther,  IV,  14.)  «  Qui  sait  si  tu  n'as  pas  été  élevée  au 
trône,  pour  être  là  au  jour  du  besoin?  » 

2.  Son  héritafie.  Le  sens  de  ce  mot  n'est  pas  très  net.  Littré  entend 
par  là  le  royaume  des  cieux.  Ce  serait  une  idée  toute  chrétienne,  ce  qui 
du  reste  n'a  rien  d'impossible.  Je  crois  plutôt  cependant  que  le  mot 
signifie  ici  tout  simplement  le  peuple  juif,  qui  est  comme  l'apanage  de 
Dieu,  tandis  que  les  autres  peuples  appartiennent  aux  faux  dieux.  On 
trouve  le  mot  en  ce  sens  dans  la  Bible  :  «  Et  recordatus  est  Dominus 
popnli  sut,  ac  misertns  est  hercditatis  stiae.  »  [Esther,  X,  12.)  «  Et  le 
Sei<,metir  s'est  .sotivenu  de  son  peuple,  et  il  a  eu  pitié  de  son  héritage.  » 
ce.  plus  bas  la  note  au  vers  2i7. 

5.  ïn  pnlverem  siium  revertentur.  {Psaumes,  CIII,  29.)  «  Ils  rentreront 
dans  leur  poussière.  » 

4.  D/'dit  vocem  snam,  motn  est  terra.  {Psaumes,  XLV,  7.)  —  Mare 
vidil  et  fu(jil.  [Psaumes,  CXllI,  3.)  «  Il  a  fait  entendre  sa  voix  :  la  terre 
a  été  ébranlée.  —  La  mer  l'a  vu  et  a  fui.  » 


90^  ESTIIER. 

Et  les  foibles  mortels,  vains  jouets  du  trépas, 

Sont  tous  devant  ses  yeux  comme  s'ils  n'étoient  pas*. 

S'il  a  permis  d'Aman  l'audace  criminelle, 
Sans  doute  qu'il  vouloit  éprouver  votre  zèle.  23o 

C'est  lui  qui  m'excitant  à  vous  oser  chercher, 
Devant  moi,  chère  Esther,  a  bien  voulu  marcher; 
Et  s'il  faut  que  sa  voix  frappe  en  vain  vos  oreilles. 
Nous  n'en  verrons  pas  moins  éclater  ses  merveilles. 
Il  peut  confondre  Aman,  il  peut  briser  nos  fers  235 

Par  la  plus  foible  main  qui  soit  dans  l'univers. 
Et  vous,  qui  n'aurez  point  accepté  cette  grâce, 
Vous  périrez  peut-être-,  et  toute  votre  race. 

ESTHER. 

Allez.  Que  tous  les  Juifs  dans  Suse  répandus, 

A  prier  avec  vous  jour  et  nuit  assidus,  240 

Me  prêtent  de  leurs  vœux  le  secours  salutaire, 

Et  pendant  ces  trois  jours  gardent  un  jeûne  austère. 

Déjà  la  sombre  nuit  a  commencé  son  tour  : 

Demain,  quand  le  soleil  rallumera  le  jour. 

Contente  de  périr,  s'il  faut  que  je  périsse,  245 

J'irai  pour  mon  pays  m'offrir  en  sacrifice'. 

Qu'on  s'éloigne  un  moment. 

(Le  Chœur  se  retire  vers  le  fond  du  théâtre.) 


1 .  Omnes  gentes  quasi  non  sint,  sic  sunt  coram  eo,  et  quasi  nihihim 
et  inane  reputatx  sunt  ei.  «  [haie,  XL,  17.)  «  Toutes  les  nations  sont 
devant  lui  comme  si  elles  n'étaient  pas  :  et  elles  ne  sont  pour  lui  que 
néant  et  vanité.  » 

2.  Ne  putes  quod  animam  tuam  tantum  libères,  quia  in  clomo  Régis  es 
j)rse  cunctis  Judseis.  Si  enim  nunc  silueris,per  aliam  occasionem  libera- 
bnntur  Judœi;  et  tu  et  clomns  patris  tui  peribitis.  {Esther,  IV,  15,  14.) 
«  Ne  crois  pas  que  tu  te  sauves  toute  seule,  parce  que  seule  d'entre  les 
Juil'stu  es  dans  la  maison  du  Roi.  Si  tu  te  tais  aujourd'hui,  une  autre 
circonstance  sauvera  les  Juifs  :  et  toi  et  la  maison  de  ton  père,  vous 
périrez.  » 

7).  Hnrsumque  Esfher  hœc  Mnrdochseo  verba  mandnvit.  Yode  et 
coîujreya  omnes  judjeos  quos  in  Susan  rejjercris,  et  orale  pro  me.  Non 


ACTE  I,  SCÉ>E  IV.  903 

SCÈNE  IV 

ESTHER,  ÉLISE,  le  Chœur. 


0  mon  souverain  Roi  *  ! 
Me  voici  donc  tremblante  et  seule  devant  toi. 


comedntis  et  non  hibaiis  tribus  diebm  et  tribus  noctibus  :  et  ego  cum 
nncilli.smeissimiliterjejnnabo,et  tnncimjrediar ad Rcgem^contrnleqem 
faciens,  non  vocnta,tradensquemcmortiet})ericulo,  (Esther,  IV,1S-16.) 
«  Et  Esllier  manda  encore  ces  mots  à  Mardocliée  :  Va,  et  réunis  tous 
les  Juifs  que  tu  trouveras  dans  Suse,  et  priez  pour  moi.  Ne  mangez  pas 
et  ne  buvez  pas  pendant  trois  jours  et  trois  nuits  :  et  moi,  avec  mes 
servantes,  je  jeûnerai  pareillement,  et  alors  j'irai  trouver  le  Roi,  sans 
être  appelée,  violant  la  loi,  m'offrent  au  péril  et  à  la  mort.  » 

1.  Cette  prière  est  tirée  du  Livre  d'Esther,  XIV  (Additions)  :  (3)...  Do- 
mine mi.  qui  rex  noster  es  solus,  adjura  me  solitariatn,  et  cujus  prxier 
te  nullus  est  auxiliator  alitis.  —  (4)  Vericuhim  meum  in  manibns  meis 
est.  —  (o)  Audivi  a  pâtre  meo,  quod  tu,  Domine,  tulisses  Israël  de 
cunctis  qentibus  et  patres  nostros  ex  omnibus  rétro  majoribns  suis,  ut 
possidei'es  hereditatem  sempiternam,  fecislique  eis  sicut  locutus  es.  — 
(!)  Peccavimus  in  conspectu  tuo,  et  idcirco  tradidisti  nos  in  manus 
inimicorwn  nostrorum  :  —  (7)  coluimus  enim  Deos  eorum.  Justus  es, 
Ifomine  :  —  (8)  et  mine  non  eis  sufficit,  quod  durissima  nos  opprimnnt 
servi  fuie,  scd  robur  manuum  suarum  idolorum  potentise  députantes, 
—  (9)  volunt  tua  mutare  promissa,  et  delere  hereditatem  tuam,  et 
(iaudere  ora  laudantium  te,  atque  exstinqnere  gloriam  templiet  altaris 
lui,  —  (10)  ///  aperiant  ora  qentium,  et  laudent  idolorum  fortitudinem, 
(t  prxdicent  carnalem  reqem  in  sempiternum.  —  (11)  iVe  tradas , 
Domine,  sceptrum  tuum  his  qui  non  sunt,  ne  rideant  ad  ruinam 
nostram  :  sed  couverte  consilium  eorum  super  eos,  et  enm  qui  in  nos 
rxpil  sœvire,  disperde.  —  (12)  Mémento,  Domine,  et  ostende  te  nobis 
in  tempore  tribulationis  nostrx,  et  du  mihi  fidiiciam,  Domine,  rex 
Deornm,  et  nniversx  potestatis  :  —  (13)  tribue  sermonem  compositum 
in  ore  meo  in  conspectu  leonis,  et  transfer  cor  illius  in  odium  hostis 


904  ESTHER. 

Mon  père  mille  fois  m'a  dit  dans  mon  enfance 

Qu'avec  nous  tu  juras  une  sainte  alliance,  aSo 

Quand  pour  te  faire  un  peuple  agréable  à  tes  yeux, 

Il  plut  à  ton  amour  de  choisir  nos  aïeux. 

Même  tu  leur  promis  de  ta  bouche  sacrée 

Une  postérité  d'éternelle  durée. 

Hélas!  ce  peuple  ingrat  a  méprisé  ta  loi;  255 

La  nation  chérie  a  violé  sa  foi; 


noslri,  ut  et  ipse  pereat,  et  céleri  qui  ei  consentiuni.  —  (14)  A'os  autem 
libéra  manu  tua,  et  adjuva  me.,  nullum  aliud  auxilium  habentem,  nisi 
te,  Domine,  qui  habes  omimim  scientiam  :  —  (15)  et  nosti  quia  oderim 
gloriam  iniquorum,  et  détester  cubile  incircumcisorum,  et  omnis  alie- 
nigenx.  —  (16)  Tu  scis  necessitatem  meam  quod  abominer  signtim  su- 
perbix  et  (jlorix  mex,  quod  est  super  caput  meum  in  diebus  ostenta- 
iionis  mese,  et  détester  iliud  quasi  pannum  menstruatx,  et  non  porlem 
in  diebus  silentii  mei,  —  (17)  et  quod  non  comederim  in  mensa  Aman, 
nec  mihi jjlacuerit  convivium  Régis,  et  non  biberim  vimim  libaminum  ; 
—  (18)  et  minquam  Ixtata  sit  ancilla  tua,  ex  quo  hue  translata 
sum  risque  in  jn'xsentem  diem,  nisi  in  te,  Domine,  Deus  Abraham.  — 
(49)  Deiis  fortis  super  omnes,  exandi  vocem  eortim  qui  mdlam  aliam 
spem  habent,  et  libéra  nos  de  manu  iniquorum,  et  erue  me  a  timoré  meo. 
«  Seigneur,  ô  mon  seul  roi,  aide-moi  :  je  suis  seule  et  n'ai  point  d'autre 
défenseur  que  toi.  Le  péril  est  devant  moi.  J'ai  entendu  dire  à  mon 
père  que  toi.  Seigneur,  tu  avais  clioisi  Israël  entre  toutes  les  nations, 
que  tu  avais  élu  nos  pères  depuis  leurs  aïeux  les  plus  reculés,  pour 
posséder  un  héritage  perpétuel  :  et  tu  as  fait  d'eux  comme  tu  disais. 
Nous  avons  péché  devant  toi  ;  c'est  pourquoi  tu  nous  as  livrés  aux  mains 
de  nos  ennemis;  car  nous  avions  adoré  leurs  dieux.  Tu  es  jjiste,  Sei- 
gneur. Et  maintenant  il  ne  leur  suffit  pas  de  nous  opprimer  d'une  dure 
servituile;  mais,  attribuant  à  la  puissance  de  leurs  idoles  la  force  de 
leurs  bras,  ils  veulent  changer  tes  promesses,  détruire  ton  héritage, 
fermer  les  bouches  qui  te  louent,  abolir  la  gloire  de  ton  temple  et  de 
ton  autel,  pour  ouvrir  les  yeux  des  nations  et  exalter  la  force  des 
idoles,  et  faire  adorer  éternellement  un  roi  de  chair.  Ne  livre  point. 
Seigneur,  ton  sceptre  à  des  créatures  qui  n'ont  pas  d'être  réel;  qu'ils 
ne  rient  pas  de  notre  ruine.  Fais  retomber  leur  dessein  sur  eux,  et 
perds  celui  qui  a  commencé  de  ncKis  persécuter.  Souviens-toi  de  nous. 
Seigneur,  et  montre-toi  à  nous  au  temps  de  notre  tribulation;  et  donne- 
moi  la  force.  Seigneur,  souverain  Dieu,  tout-puissant.  Mets  un  discours 
habile  sur  mes  lèvres  en  face  du  lion,  et  dispose  son  cœur  à  la  haine 
de  notre  ennemi,  pour  qu'il  périsse  avec  tous  ses  complices.  Délivre- 


ACTE  I,  SCENE  IV.  905 

Elle  a  répudié  son  époux  et  son  père, 

Pour  rendre  à  d'autres  dieux  un  honneur  adultère'. 

Maintenant  elle  sert  sous  un  maître  étranger. 

Mais  c'est  peu  d'être  esclave,  on  la  veut  égorger.  2G0 

Nos  superbes  vainqueurs,  insultant  à  nos  larmes. 

Imputent  à  leurs  dieux  le  bonheur  de  leurs  armes. 

Et  veulent  aujourd'hui  qu'un  même  coup  mortel 

Abolisse  ton  nom,  ton  peuple  et  ton  autel. 

Ainsi  donc  un  perfide,  après  tant  de  miracles,  266 

Pourroit  anéantir  la  foi  de  tes  oracles, 

Raviroit  aux  mortels  le  plus  cher  de  tes  dons, 

Le  saint  que  tu  promets  et  que  nous  attendons 2? 

Non,  non,  ne  souffre  pas  que  ces  peuples  farouches, 

Ivres  de  notre  sang,  ferment  les  seules  bouches  270 

Qui  dans  tout  l'univers  célèbrent  tes  bienfaits; 

Et  confonds  tous  ces  dieux  qui  ne  furent  jamais. 

Pour  moi,  que  tu  retiens  parmi  ces  infidèles. 
Tu  sais  combien  je  hais  leurs  fêtes  criminelles, 


nous  par  ta  main  et  aide-moi  ;  Seigneur,  je  n'ai  pas  d'autre  défense  que 
toi.  Tu  sais  tout.  Tu  sais  que  je  hais  la  gloire  des  méchants,  que  je 
déteste  le  lit  des  incirconcis  et  de  tous  les  étrangers.  Tu  sais  ma  néces- 
sité, et  que  je  tiens  en  abomination  le  signe  de  ma  gloire  et  de  ma 
grandeur,  qui  est  sur  ma  tête  aux  jours  de  pompe;  tu  sais  que  je  le 
déteste  comme  un  haillon  souillé,  et  que  je  ne  le  porte  point  dans  les 
jours  de  ma  retraite.  Tu  sais  que  je  n'ai  pas  mangé  à  la  table  d'Aman 
et  que  le  festin  du  Roi  ne  m'a  point  plu,  et  que  je  n'ai  pas  bu  le  vin 
des  libations  ;  et  que  jamais  ta  servante  n'a  eu  de  joie,  depuis  qu'elle  a 
été  amenée  ici,  sinon  en  toi,  Seigneur,  Dieu  d'Abraham.  Dieu  fort, 
entends  la  voix  de  ceux  qui  n'ont  plus  d'autre  espérance,  et  délivre- 
nous  des  mains  des  méchants  :  et  ôte-moi  de  ma  crainte.  » 

1.  Un  honneur  adultère.  Cette  image  est  préparée  par  le  vers  précé- 
dent :  son  époux.  Au  reste,  comme  le  fait  remarquer  M.  P.  Mesnard,  les 
livres  saints  appliquent  souvent  aux  égarements  des  Juifs  séduits  par 
l'idolâtrie  les  mots  qui  désignent  l'adultère.  «  Mœchala  est  c'uin  lapide 
et  lù/no  »,  dit  Jérémie  (III,  9)  de  Juda.  Littéralement  :  «  Elle  a  été 
adultère  avec  la  pierre  et  le  bois.  » 

2.  Le  Messie.  Le  pieux  poète  ajoute  à  son  texte  une  prédiction  de  la 
venue  de  Jésus-Christ. 


906  ESTHER. 

Et  que  je  mets  au  rang  des  profanations  276 

Leur  table,  leurs  festins  et  leurs  libations  ; 

Que  môme  cette  pompe  où  je  suis  condamnée, 

Ce  bandeau,  dont  il  faut  que  je  paroisse  ornée 

Dans  ces  jours  solennels  à  l'orgueil  dédiés. 

Seule  et  dans  le  secret  je  le  foule  à  mes  pieds  ;  280 

Qu'à  ces  vains  ornements  je  préfère  la  cendre*. 

Et  n'ai  de  goût  qu'aux  pleurs  que  tu  me  vois  répandre. 

J'attendois  le  moment  marqué  dans  ton  arrêt, 

Pour  oser  de  ton  peuple  embrasser  l'intérêt. 

Ce  moment  est  venu  :  ma  prompte  obéissance  285 

Va  d'un  roi  redoutable  affronter  la  présence.  . 

C'est  pour  toi  que  je  marche.  Accompagne  mes  pas 

Devant  ce  lier  lion  qui  ne  te  connoît  pas. 

Commande  en  me  voyant  que  son  courroux  s'apaise, 

Et  prête  à  mes  discours  un  charme  qui  lui  plaise.         290 

Les  orages,  les  vents,  les  cieux  te  sont  soumis  : 

Tourne  enfin  sa  fureur  contre  nos  ennemis. 


SCÈNE  V 

(Toute  cette  scène  est  chantée.) 
LE  CHŒUR. 

UNE    ISRAÉLITE  seule. 

Pleurons  et  gémissons,  mes  fidèles  compagnes. 
A  nos  sanglots  donnons  un  libre  cours. 
Levons  les  yeux  vers  les  saintes  montagnes  295 

1.  La  Bible  montre  Esther,  avant  la  prière  que  j'ai  citée,  quittant 
les  habits  royaux  et  se  couvrant  la  tète  de  cendre  et  d'ordures,  pro 
unijuenih  variis,  cinere  et  stercore  imp'.evit  capiit  {Esthei'y  XIV,  2). 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  907 

D'où  l'innocence  attend  tout  son  secours  *. 
0  mortelles  alarmes  ! 
Tout  Israël  périt.  Pleurez,  mes  tristes  yeux. 
Il  ne  fut  jamais  sous  les  cieux 
Un  si  juste  sujet  de  larmes.  3oo 

TOUT    LE    CHŒUR. 

0  mortelles  alarmes  ! 

UNE    AUTRE    ISRAELITE. 

N'étoit-ce  pas  assez  qu'un  vainqueur  odieux 
De  l'auguste  Sion  eût  détruit  tous  les  charmes, 
Et  traîné  ses  enfants  captifs  en  mille  lieux  2? 

TOUT    LE    CH(EUR. 

0  mortelles  alarmes  !  3o5 

LA    MÊME    ISRAÉLITE. 

Foibles  agneaux  livrés  à  des  loups  furieux  5, 
Nos  soupirs  sont  nos  seules  armes. 

TOUT    LE    CHŒUR. 

0  mortelles  alarmes  ! 

UNE  DES   ISRAÉLITES. 

Arrachons,  déchirons  tous  ces  vains  ornements  3io 

Qui  parent  notre  tête. 

1 .  Levavi  ocnlos  meos  in  montes,  tinde  veniet  auxilium  mihi.  {Psaumes, 
CXX,  1.)  «  J'ai  levé  les  yeux  vers  les  montagnes,  d'où  me  viendra  mon 
serours.  » 

2.  En  mille  lieux,  souvenir  de  la  fuite  de  Jérusalem,  de  la  captivité 
de  Babylone,  et  de  la  disparition  des  Juifs  dans  l'empire  chaldéen. 

7).  A  (les  loups  furieux.  Ima^e  biblique.  M.  P.  Mesnard  la  retrouve 
dans  Jérémie  (V,  G)  et  dans  Ezéchiel  (XXII,  27).  Cf.  AthaUe  (v.  G4ii). 


908  ESTHER. 

UNE    AUTRE. 

Revêtons-nous  d'habillements 

Conformes  à  l'horrible  fête 

Que  l'impie  Aman  nous  apprête*. 

TOUT   LE    CHŒUR. 

Arrachons,  déchirons  tous  ces  vains  ornements 

Qui  parent  notre  tète.  3i5 

UNE   ISRAÉLITE   seule. 

Quel  carnage  de  toutes  parts  ! 
On  égorge  à  la  fois  les  enfants,  les  vieillards, 
Et  la  sœur  et  le  frère, 
Et  la  fille  et  la  mère. 
Le  fils  dans  les  bras  de  son  père.  Sao 

Que  de  corps  entassés  !  que  de  membres  épars, 
Privés  de  sépulture  ! 
Grand  Dieu!  tes  saints  sont  la  pâture 
Des  tigres  et  des  léopards. 

UNE    DES    PLUS   JEUNES   ISRAÉLITES. 

Hélas  !  si  jeune  encore,  SaS 

Par  quel  crime  ai-je  pu  mériter  mon  malheur  ? 
Ma  vie  à  peine  a  commencé  d'éclore. 
Je  tomberai  comme  une  fleur* 
Qui  n'a  vu  qu'une  aurore. 


1.  Ciimqne  deposnisset  vestes  regias,  Jletibus  et  luctni  npta  indumenin 
snscepit.  [Esther,  XIV,  2.)  «  Ayant  ôté  les  vêtements  royaux,  elle  revêtit 
des  habits  conformes  à  ses  pleurs  et  à  son  deuil.  » 

2.  Tanqtiam  flos  agri  sic  efflorebit  {Psaumes,  Clll,  15.)  «  Il  fleurira 
comme  la  fleur  des  champs.  »  C'est  le  même  passage  que  Bossuet  a 
rappelé  d'une  manière  si  touchante  dans  l'Oraison  funèbre  de  la 
duchesse  d'Orléans  :  «  Madame  cependant  a  passé  du  matin  au  soir, 
ginsi  que  l'herbe  des  champs.  Le  matin,  elle  fleurissait;  avec  quelles 
aràces,  vous  le  savez  :  le  soir,  nous  la  vîmes  séchée.  » 


ACTE  I,  SCE^'E  V.  909 

Hélas  !  si  jeune  encore,  33o 

Par  quel  crime  ai-je  pu  mériter  mon  malheur? 

UNE    AUTRE. 

Des  offenses  d'autrui  malheureuses  victimes, 
Que  nous  servent,  hélas!  ces  regrets  superflus? 
Nos  pères  ont  péché,  nos  pères  ne  sont  plus. 

Et  nous  portons  la  peine  de  leurs  crimes.  335 

TOUT    LE    CHŒUR. 

Le  Dieu  que  nous  servons  est  le  Dieu  des  combats  : 
Non,  non,  il  ne  souffrira  pas 
Qu'on  égorge  ainsi  l'innocence. 

UNE    ISRAÉLITE  seule. 

Hé  quoi  ?  diroit  l'impiété, 
Où  donc  est-il,  ce  Dieu  si  redouté  340 

Dont  Israël  nous  vantoit  la  puissance? 

UNE    AUTRE. 

Ce  Dieu  jaloux,  ce  Dieu  victorieux, 

Frémissez,  peuples  de  la  terre. 
Ce  Dieu  jaloux,  ce  Dieu  victorieux 

Est  le  seul  qui  commande  aux  cieux.  345 

Ni  les  éclairs  ni  le  tonnerre 

N'obéissent  point  à  vos  dieux. 

UNE    AUTRE. 

H  renverse  l'audacieux. 

UNE    AUTRE. 

H  prend  l'humble  sous  sa  défense. 

TOUT,  LE    CHŒUR. 

Le  Dieu  que  nous  servons  est  le  Dieu  des  combats  :      35o 


910  ESTflER. 

Non,  non,  il  ne  souffrira  pas 
Qu'on  égorge  ainsi  l'innocence. 

DEUX   ISRAÉLITES. 

0  Dieu,  que  la  gloire  couronne, 
Dieu,  que  la  lumière  environne. 
Qui  voles  sur  l'aile  des  vents,  355     ; 

Et  dont  le  trône  est  porté  par  les  anges  M  ■ 

DEUX   AUTRES  DES   PLUS  JEUNES 

Dieu,  qui  veux  bien  que  de  sinnples  enfants 
Avec  eux  chantent  tes  louanges*.  j 

TOUT    LE    CHŒUR.  "! 

Tu  vois  nos  pressants  dangers  : 

Donne  à  ton  nom  la  victoire  ;  36o 

Ne  souffre  point  que  ta  gloire 

Passe  à  des  dieux  étrangers.  ; 

UNE    ISRAÉLITE  seulc.  r\ 

;.| 
Arme-toi,  viens  nous  défendre  :  }\ 

Descends,  tel  qu'autrefois  la  mer  le  vit  descendre^.  i 

Que  les  méchants  apprennent  aujourd'hui  365 

A  craindre  ta  colère. 


1.  Amictus  lumine,  siciit  vestimento...  Qui  nmbidns  super  pennas 
ventorum.  Qui  facis  angelos  tuos  spiritus.  (Psaumes,  CIV,  2,  3,  4.) 
«  Enveloppé  de  lumière,  comme  d'un  vêtement....  Toi  qui  marches  sur 
les  ailes  des  vents.  Toi  qui  fais  des  vents  tes  messagers.  »  —  Et  ascendit 
super  cherubim,  et  volnvit  :  volavit  super  pennas  ventorum.  (Psaumes, 
XVII,  11.)  «  Il  est  monté  sur  un  chérubin,  et  il  volait  :  il  volait  sur  les 
ailes  des  vents.  » 

2.  E.V  ore  infantium  et  lactentium  perfecisii  laudem.  {Psaumes ,'\'\\\,'î>.) 
«  Dans  la  bouche  des  enfants,  des  petits  à  la  mamelle,  tu  as  mis  la 
louange.  » 

.    3.  Descendi  ut  liberem  eum  de  manihus  ^gyptiorum.  {Exode,  III,  8.) 
<r1e  suis  descendu  pour  le  délivrer  des  r-gyptiens.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  V.  911 

Qu'ils  soient  comme  la  poudre  et  la  paille  légère 
Que  le  vent  chasse  devant  lui*. 

TOUT    LE    CHŒUR. 

Tu  vois  nos  pressants  dangers  : 

Donne  à  ton  nom  la  victoire  ;  370 

Ne  soufi're  point  que  ta  gloire 

Passe  à  des  dieux  étrangers. 

1.  Et  disseminabo  eos  quasi  stijndam,  qnx  vento  raplalur  in  deserto. 
(Jérémie,  XIII,  21.)  Et  commiminm  eos,  ut  pnlverem  ante  faciem  venti. 
{Psauînes,  XVII,  43.)  «  Je  les  disperserai  comme  la  paille  que  le  vent 
enlève  dans  le  désert.  —  Je  les  briserai  comme  la  poussière  devant  la 
face  du  vent.  » 


FIN    DU    PREMIER    ACTE 


ACTE  II 

(Le  théâtre  représente  la  chambre  où  est  le  trône  d'Assuérus.) 


SCENE  PREMIERE 
AMAN,  HYDASPE. 

AMAN. 

Hé  quoi?  lorsque  le  jour  ne  commence  qu'à  luire, 
Dans  ce  lieu  redoutable  oses-tu  m'introduire? 

HYDASPE, 

Vous  savez  qu'on  s'en  peut  reposer  sur  ma  foi,  375 

Que  ces  portes.  Seigneur,  n'obéissent  qu'à  rnoi'. 
Venez.  Partout  ailleurs  on  pourroit  nous  entendre. 

AMAN. 

Quel  est  donc  le  secret  que  tu  me  veux  apprendre? 

HYDASPE. 

Seigneur,  de  vos  bienfaits  mille  fois  honoré, 

1.  Hydaspe  csl  janitor,  comme  Bagathan  et  Tharès,  les  deux  eunuques 
dont  Mardochée  a  découvert  la  conspiration,  ce  que  les  Septante  inter- 
prètent par  capitaines  des  gardes  :  mais  ceux-ci  gardaient  la  porte  exté- 
rieure (in  primo  palatii  limine  prussidebanl)^  Hydaspe  commande  à 
l'intérieur  du  palais. 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  913 

Je  me  souviens  toujours  que  je  vous  ai  juré  38o 

D'exposer  à  vos  yeux  par  des  avis  sincères 

Tout  ce  que  ce  palais  renferme  de  mystères. 

Le  Roi  d'un  noir  chagrin  paroît  enveloppé. 

Quelque  songe  eflrayant  cette  nuit  l'a  frappé. 

Pendant  que  tout  gardoit  un  silence  paisible,  385 

Sa  voix  s'est  fait  entendre  avec  un  cri  terrible. 

J'ai  couru.  Le  désordre  étoit  dans  ses  discours. 

Il  s'est  plaint  d'un  péril  qui  nienaçoit  ses  jours  : 

Il  parloit  d'ennemi,  de  ravisseur  farouche; 

-Même  le  nom  d'Esther  est  sorti  de  sa  bouche.  390 

II  a  dans  ces  horreurs*  passé  toute  la  nuit. 

Entîn,  las  d'appeler  un  sommeil  qui  le  fuit, 

Pour  écarter  de  lui  ces  images  funèbres, 

Il  s'est  fait  apporter  ces  annales  célèbres  ^ 

Où  les  faits  de  son  règne,  avec  soin  amassés,  SqS 

Par  de  fidèles  mains  chaque  jour  sont  tracés. 

On  y  conserve  écrits  le  service  et  l'offense, 

Monuments  éternels  d'amour  et  de  vengeance. 

Le  Roi,  que  j'ai  laissé  plus  calme  dans  son  lit, 

D'une  oreille  attentive  écoute  ce  récit.  4oo 


De  quel  temps  de  sa  vie  a-t-il  choisi  l'histoire? 

UYDASPE. 

II  revoit  tous  ces  temps  si  remplis  de  sa  gloire, 

1.  Dans  ces  horreurs,  dans  ces  tressaillements,  dans  ces  terreurs 
dont  il  frissonnait.  C'est  le  sens  étymo]of,nque. 

2.  Noctem  illam  duxil  Rcx  iiisotnnem,  jiissilqne  sibi  aff'erri  historias 
et  annales  priorum  iemporurn.  {Eslher,  VI,  1.)  «  Le  Roi  passa  cette  nuit 
sans  dormir  et  se  lit  apporter  l'histoire  et  les  annales  de  son  règne.  » 
Ces  annales  étaient  continuées  jusqu'au  temps  i)résent,  et  s'augmen- 
taient chaque  jour  :  la  conspiration  découverte  par  Mardochée  y  fut 
inscrite  immédiatement.  »  Mandatumque  est  hisloriis  et  annalibus  tra- 
ditum  coram  Hege.  (Esllier,  H,  23.)  «  On  l'inscrivit  dans  l'histoire,  on 
le  consigna  dans  ies  annales  sous  les  yeux  du  Roi.  » 


914  ESTHER. 

Depuis  le  fameux  jour  qu'au  trône  de  Cyrus 
Le  choix  du  sort  plaça  l'heureux  Assuérus*. 

AMAN. 

Ce  songe,  Ilydaspe,  est  donc  sorti  de  son  idée?  4o5 


Entre  tous  les  devins ^  fameux  dans  la  Chaldée, 
Il  a  fait  assembler  ceux  qui  savent  le  mieux 
Lire  en  un  songe  obscur  les  volontés  des  cieux. 
Mais  quel  trouble  vous-même  aujourd'hui  vous  ;igi(c? 
Votre  âme,  en  m'écoutant,  paroît  toute  interdite.         4io 
L'heureux  Aman  a-t-il  quelques  secrets  ennuis? 


Peux-tu  le  demander  dans  la  place  où  je  suis, 

Uaï,  craint,  envié,  souvent  plus  misérable 

Que  tous  les  malheureux  que  mon  pouvoir  accable? 


Hé!  qui  jamais  du  ciel  eut  des  regards  plus  doux?        4i5 
Vous  voyez  l'univers  prosterné  devant  vous. 


L'univers?  Tous  les  jours  un  homme,...  un  vil  esclave, 
D'un  front  audacieux  me  dédaigne  et  me  brave. 


1,  L'heureux  Assuérus.  Racine  a  adopté  l'opinion  de  M.  de  Saci  qui 
voit  dans  Assuérus  Darius,  fils  d'IIystaspe.  Ce  souvenir  de  son  élection 
au  trône  est  un  des  traits  que  dans  sa  préface  il  dit  avoir  empruntés  à 
Hérodote  (III,  85-88). 

2.  Entre  tous  les  devins.  Les  Chaldéens  (au  sens  restreint  du  mot) 
étaient  surtout  des  astronomes  et  des  astrologues;  mais  ils  pratiquaient 
aussi  toutes  les  sortes  de  divination  et  de  magie.  Dans  le  Livre  de 
Daniel,  Nabuchodonosor  et  Balthazar  font  appeler  les  devins,  mages, 
enchanteurs  et  Chaldéens,  pour  expliquer  leurs  songes.  Dans  Hérodote 
(VII,  19),  les  mages  expliquent  un  songe  de  Xerxès. 


ACTE  II,  SCBWE  I.  915 

HYDASPE. 

Quel  est  cet  ennemi  de  l'État  et  du  Roi? 

AMAN. 

Le  nom  de  Mardochée  est-il  connu  de  toi?  420 

HYDASPE. 

Qui?  ce  chef  d'une  race  abominable,  impie? 

AMAN. 

Oui,  lui-même. 

HYDASPE. 

Hé,  Seigneur!  d'une  si  belle  vie 
Un  si  foible  ennemi  peut-il  troubler  la  paix? 

AMAN. 

L'insolent  devant  moi  ne  se  courba  jamais*. 

En  vain  de  la  faveur  du  plus  grand  des  monarques       426 

Tout  révère  à  genoux  les  glorieuses  marques. 

1.  Qui?  ce  chef.  Josèphe  (Ant.  Jucl.,  XI,  vi,  2)  dit  que  Mardochée  était 
un  des  premiers  parmi  les  Juifs.  Il  y  a  loin  de  là  à  en  faire  le  chef  de 
son  peuple.  Mais  llydaspe  n'y  regarde  pas  de  si  près. 

2.  Cuiictique  servi  Régis,  qui  in  foribus  palatii  versabantur,  flecte- 
bnnt  genua  et  adornhnnl  Aman;  sic  enim  prxceperat  eis  imperator; 
solus  Mardochxus  non  flectebat  genu,  neqne  adorabat  eum.  {Esther, 
III,  2.)  «  Tous  les  serviteurs  du  Roi  qui  étaient  aux  portes  du  palais 
Iléchi.ssaient  le  genou  et  adoraient  Aman,  Ainsi  l'avait  commandé  le 
Roi.  Seul  Mardochée  ne  fléchissait  pas  le  genou  et  ne  l'adorait  pas.  »  — 
Egressus  est  ilaque  illo  die  Aman  Ixtns  et  alacer.  Cumque  vidisset 
Mardochxum  sedentem  nnte  fores  palatii,  et  non  solum  non  assurrexisse 
sibi,  sed  ne  motum  qnidcm  de  loco  sessionis  sux,  indignatus  est  valde. 
(Esther,  V,  9.)  «  Donc  Aman  sortit  ce  jour-là  joyeux  et  allègre.  Et  ayant 
vu  que  Mardochée,  assis  à  la  porte  du  palais,  non  seulement  ne  se 
levait  pas  pour  lui,  mais  môme  ne  hougeait  pas  de  sa  place,  il  s'indigna 
violemment.  »  Cette  adoration  exigée  par  Aman  est  la  TtpoaxûvriaK;, 
en  usage  à  la  cour  de  l'erse  et  qui  révoltait  tant  la  fierté  grecque. 


916  ESTIIER. 

Lorsque  d'un  saint  respect  tous  les  Persans  touch(îi, 

IN'osent  lever  leurs  fronts  à  la  terre  attachés, 

Lui,  fièrement  assis,  et  la  tète  immobile, 

Traite  tous  ces  honneurs  d'impiété  servile,  43o 

Présente  à  mes  regards  un  front  séditieux, 

Et  ne  daigneroit  pas  au  moins  baisser  les  yeux. 

Du  palais  cependant  il  assiège  la  porte'  : 

A  quelque  heure  que  j'entre,  Ilydaspe,  ou  que  je  sorte, 

Son  visage  odieux  m'afflige  et  me  poursuit;  435 

Et  mon  esprit  troublé  le  voit  encor  la  nuit. 

1.  Il  assiège  la  porte.  Racine,  comme  le  fait  observer  M.  P.  MesnardI, 
semble  avoir  compris,  ici  et  aux  vers  5G0-5G2,  «  que  Mardochée  venait 
s'asseoir  devant  cette  porte  comme  eût  pu  le  faire  tout  passant  ».  M.  P. 
Mesnard,  après  M.  A.-C.  Coqucrel,  pense  que  Mardochée  avait  un  office 
à  la  cour  de  Suse  et  que  c'est  là  le  sens  de  l'expression  manere  ad 
jnnnam  Régis,  comme  on  le  voit  dans  le  Livre  de  Daniel.  11  rappelle 
que  les  Septante  la  traduisent  au  Livre  d'Esther  (II,  19)  par  ces  mots 
è6£pà-:r£'J£v  sv  tt[  aù)vri;  (\vl  en\\n  las  Additions  au  Livre  d'Esther  {W, "h) 
donnent  à  entendre  que  Mardochée  était,  même  avant  qu'Esther  fût 
reine,  magniis  et  inler  primos  aulx  regiae.  Saci  voit  aussi  dans  Mardo- 
chée un  officier  de  la  maison  du  roi.  Le  Dictionnaire  de  la  Bible  de 
Smith  (art.  Moruecai)  déclare  qu'on  ne  sait  pas  si  Mardochée  était 
entré  au  service  du  roi  avant  la  fortune  d'Esther.  Les  Additions  au 
Livre  d'Esther  ne  peu  vent  guère  faire  autorité;  la  traduction  èôcpàTifcUsv 
résulte  de  l'opinion  que  ces  Additions  donnent  de  Mardochée.  Si  l'on  ne 
prend  que  le  récit  de  la  Bible  hébraïque,  il  semble  que  Mardochée  ne 
fût  rien  au  palais  :  il  en  assiège  la  porte  pour  savoir  ce  que  va  devenir 
Esther  (II,  11).  Il  ne  la  quitte  point,  tant  qu'on  cherche  des  femmes 
dans  l'empire  pour  remplacer  Vasthi  (II,  19),  ce  qui  semble  indiquer 
qu'il  ne  s'y  tenait  point  avant.  Enfin  c'est  au  temps  où  Mardochée  était  à 
la  porte  du  roi,  que  Bagathan  et  Tharès  conspirèrent  (II,  21)  :  d'où 
l'on  peut  inférer  qu'il  n'y  avait  pas  toujours  été.  Il  est  vrai  qu'au  cha- 
pitre m  (2,  3)  Mardochée  semble  être  rangé  parmi  les  serviteurs  du 
roi,  qui  tous,  lui  seul  excepté,  adorent  Aman,  selon  l'ordre  donné  par 
l'empereur  à  ses  domestiques.  Cependant,  si  Mardochée  avait  été  officier 
du  palais,  n'aurait-il  pas  eu  à  s'acquitter  de  la  -nipocxûvTiaiî  avant 
l'avènement  d'Aman?  eût-il  conservé  cette  rigidité,  qui  l'empêche  de 
quitter  le  sac  dont  il  s'est  revêtu  dans  sa  douleur,  et  de  prendre  une 
robe  pour  pénétrer  dans  le  palais?  —  Il  n'y  a  rien  d'étonnant  que, 
sans  appartenir  à  la  maison  du  roi,  il  se  tienne  à  la  porte  du  palais, 
dont  il  ne  semble  point  qu'il  ait  l'entrée.  «  En  Orient  la  porte  de  la 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  917 

Ce  matin  j'ai  voulu  devancer  la  lumière  : 

Je  l'ai  trouvé  couvert  d'une  affreuse  poussière", 

Revêtu  de  lambeaux,  tout  pâle.  Mais  son  œil 

Conservoit  sous  la  cendre  encor  le  même  orgueil.  440 

D'où  lui  vient,  cher  ami,  cette  impudente  audace? 

Toi,  qui  dans  ce  palais  vois  tout  ce  qui  se  passe, 

Crois-tu  que  quelque  voix  ose  parler  pour  lui? 

Sur  quel  roseau  fragile  a-t-il  mis  son  appui  ? 


Seigneur,  vous  le  savez,  son  avis  salutaire  445 

Découvrit  de  Tharès  le  complot  sanguinaire. 

Le  Roi  promit  alors  de  le  récompenser. 

Le  Roi,  depuis  ce  temps,  paroît  n'y  plus  penser* 

ville  a  été  de  tout  temps,  elle  est  encore  à  peu  près  ce  que  l'agora 
était  pour  les  cités  de  la  Grèce,  et  le  /bn/m  pour  celles  de  l'Italie  (un  lieu 
de  réunion  et  de  conversation)....  De  même  plus  tard,  quand  par  suite 
du  progrès  de  la  vie  policée  les  rois  habitèrent  de  grands  édifices 
séparés,  les  portes  du  palais  devinrent,  pour  tous  ceux  qui  tenaient  à 
la  cour,  ce  qu'étaient  pour  tout  le  peuple  les  portes  de  la  cité,  A 
Khorsabad  les  portes  du  palais  sont  construites  toutes  sur  le  même 
plan  que  celles  de  la  ville;  elles  sont  encore  plus  richement  décorées, 
elles  renferment  des  appartements  aussi  spacieux;  c'était  là  que  se 
réunissaient,  sans  parler  des  gardes  de  service,  les  officiers,  les  sollici- 
teurs, les  ambassadeurs  étrangers,  tous  ceux  qui  attendaient  leur  tour 
d'audience  ou  qui  voulaient  se  trouver  sur  le  passage  du  prince.  » 
(Perrot,  Histoire  de  l'Art,  t.  II,  p.  484-486.)  Tous  ces  solliciteurs  ou  ces 
curieux  ne  devaient  pas  marchander  au  vizir  les  marques  de  respect 
qu'il  recevait  des  gens  du  palais  :  Mardochée  seul  s'abstenait,  et  si 
Aman  ne  pouvait  ni  le  courber  ni  le  chasser,  s'il  ne  pouvait  que  le  faire 
pendre,  n'est-ce  pas  que  Mardochée  n'avait  aucun  office,  et  se  trouvait 
là  comme  le  premier  venu  des  habitants  pouvait  le  faire? 

1.  Qu3S  cum  audisset  Mardochxus,  scidit  vestimenta  sua,  et  indutus 
est  succo,  spargens  cinerem  capiii  :  et  in  platea  médise  civitatis  voce 
magna  clamabat,  ostendens  amaritudinem  animi  sui  —  et  hoc  ejidatu 
usque  ad  fores  palatii  grndiens.  (Esther,  IV,  1,  2.)  «  3Iardochée,  ayant 
entendu  cela,  déchira  ses  vêtements,  et  se  revêtit  d'un  sac,  répandant 
de  la  cendre  sur  sa  tête.  Et  dans  la  rue,  au  milieu  de  la  ville,  il  criait 
de  toute  sa  voix,  montrant  l'affliction  de  son  àme,  et  il  alla  ainsi  en 
hurlant  jusqu'à  la  porte  du  palais.  » 


918  ESTHER. 


Non,  il  faut  à  tes  yeux  dépouiller  l'artifice. 

J'ai  su  de  mon  destin  corriger  l'injustice.  45o 

Dans  les  mains  des  Persans  jeune  enfant  apport-^, 

Je  gouverne  l'empire  où  je  fus  acheté*. 

Mes  richesses  des  rois  égalent  l'opulence. 

environné  d'enfants,  soutiens  de  ma  puissance, 

11  ne  manque  à  mon  front  que  le  bandeau  royal.  455 

Cependant,  des  mortels  aveuglement  fatal  ! 

De  cet  amas  d'honneurs  la  douceur  passagère 

Fait  sur  mon  cœur  à  peine  une  atteinte  légère; 

Mais  Mardochée,  assis  aux  portes  du  palais, 

Dans  ce  cœur  malheureux  enfonce  mille  traits;  460 

Et  toute  ma  grandeur  me  devient  insipide, 

Tandis  que  le  soleil  éclaire  ce  perfide*. 

HYDASPE. 

Vous  serez  de  sa  vue  affranchi  dans  dix  jours  : 
La  nation  entière  est  promise  aux  vautours. 

AMAN. 

Ah!  que  ce  temps  est  long  à  mon  impatience!  465 

1.  L'Écriture  ne  dit  rien  de  ce  fait.  Mais  de  tout  temps  en  Orient, 
dans  ces  pays  de  despotisme,  depuis  l'ancienne  Assyrie  jusqu'à  la  Turquie 
moderne,  des  vizirs  et  des  ministres  ont  commencé  par  l'esclavage  et 
la  domesticité  :  les  plus  éclatantes  fortunes  ont  eu  pour  fondement 
les  plus  familiers  emplois  du  sérail  et  du  harem. 

2.  Convocavit  ad  se  nmicos  snos  et  Zares  uxorem  suam,  et  expo- 
siiit  mis  magnitiulinem  diviliarum  stmrum,  filiorumque  turbatn,  et 
quanta  etim  gloria  siq^er  omîtes  principes  et  servos  snos  rex  elevasset, 
—  El  post  hsec  ait.... —  Et  cum  hsec  omnia  habeam  nihil  me  habere  puto, 
qnandiii  videro  Mardochseum  Judaeum  sedentem  ante  fores  regias. 
{Esther,  V,  10-13.)  «  Il  convoqua  ses  amis  et  sa  femme  Zarès  :  il  leur 
représenta  la  grandeur  de  ses  richesses,  le  nombre  de  ses  fils,  et  toute 
la  gloire  où  le  roi  l'avait  élevé  au-dessus  de  tous  les  grands  et  de  tous  ses 
serviteurs.  Et  il  dit  ensuite  :  Et  dans  cette  opulence,  je  croirai  n'avoir 
rien,  tant  que  je  verrai  le  juif  Mardochée  assis  à  la  porte  du  Roi.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  919 

C'est  lui,  je  te  veux  bien  confier  ma  vengeance, 

C'est  lui  qui,  devant  moi  refusant  de  ployer', 

Les  a  livrés  au  bras  qui  les  va  foudroyer. 

C'étoit  trop  peu  pour  moi  d'une  telle  victime*  : 

La  vengeance  trop  foible  attire  un  second  crime.  470 

Un  homme  tel  qu'Aman,  lorsqu'on  l'ose  irriter, 

Dans  sa  juste  fureur  ne  peut  trop  éclater. 

11  faut  des  châtiments  dont  l'univers  frémisse; 

Qu'on  tremble  en  comparant  l'offense  et  le  supplice; 

Que  les  peuples  entiers  dans  le  sang  soient  noyés.        47^ 

Je  veux  qu'on  dise  un  jour  aux  siècles  effrayés  : 

«  Il  fut  des  Juifs,  il  fut  une  insoiente  race  ; 

Répandus  sur  la  terre,  ils  en  couvroient  la  face; 

Un  seul  osa  d'Aman  attirer  le  courroux, 

Aussitôt  de  la  terre  ils  disparurent  tous.  »  480 

HYDASPE. 

Ce  n'est  donc  pas.  Seigneur,  le  sang  amalécite 
Dont  la  voix  à  les  perdre  en  secret  vous  excite? 

AMAN. 

Je  sais  que  descendu  de  ce  sang  malheureux, 

1.  Ployer.  Racine  semble  dire  indifféremment  ployer  et  plier.  Mal- 
herbe a  dit  ;;/o?/er  les  genoux,  et  Corneille,  ployer  bagage.  «Aujour- 
d'hui, dit  Vaugelas,  l'on  confond  bien  souvent  les  deux,  qui  néanmoins 
ont  deux  significations  fort  différentes  :  car  tout  le  monde  sait  que 
plier  veut  dire  faire  des  plis  ou  mettre  par  plis,  comme  plier  du  i)a- 
pier,  plier  du  linge,  cl  j)loyer  signifie  céder,  obéir,  et  en  quelque  façon 
succomber,  comme  ployer  sous  le  faix,  une  planche  qui  ploie  à  force 
d'être  chargée.  Et  certainement  (jui  appclleroit  cela  jAier,  et  qui  diroit 
plier  sous  le  faix,  parleroit  et  écriroit  fort  mal.  »  Ménage  se  déclare 
contre  Vaugelas,  et  veut  (ju'on  dise  toujours  plier.  Les  meilleurs  écri- 
vains ont  dit  l'un  et  l'autre.  Plier  est  demeuré  plus  en  usage. 

2.  Et  pro  nihilo  duxit  in  unum  Mardoclixnin  niillere  manus  suas  : 
audierat  enim  quod  essel  gentis  Judxx ,  magisque  volait  omnem. 
Judxorum,  qui  erant  in  regno  Assueri,  perdere  nationem.  {Esther,  111,6.) 
«  Il  dédaigna  d'appesantir  sa  main  sur  le  seul  Mardochée.  11  avait 
appris  qu'il  était  Juif,  et  il  aima  mieux  perdre  toute  la  race  des  Juifs 
qui  habitaientle  royaume  d'Assuérus.  » 


920  ESTHER. 

Une  éternelle  haine  a  dû  m'armer  contre  eux; 

Qu'ils  firent  d'Amalec  un  indigne  carnage;  485 

Que  jusqu'aux  vils  troupeaux*,  tout  éprouva  leur  rage; 

Qu'un  déplorable  reste  à  peine  fut  sauvé-. 

Mais,  crois-moi,  dans  le  rang  où  je  suis  élevé, 

Mon  âme,  à  ma  grandeur  toute  entière  attachée, 

Des  intérêts  du  sang  est  foiblement  touchée.  490 

Mardochée  est  coupable  ;  et  que  faut-il  de  plus? 

Je  prévins  donc  contre  eux  l'esprit  d'Assuérus  : 

J'inventai  des  couleurs  ;  j'armai  la  calomnie  ; 

J'intéressai  sa  gloire  ;  il  trembla  pour  sa  vie. 

Je  les  peignis  puissants,  riches,  séditieux  ;  495 

Leur  dieu  même  ennemi  de  tous  les  autres  dieux. 

((  Jusqu'à  quand  soufTre-t-on  que  ce  peuple  respire, 

Et  d'un  culte  profane  infecte  votre  empire? 

Étrangers  dans  la  Perse,  à  nos  lois  opposés. 

Du  reste  des  humains  ils  semblent  divisés',  5oo 

N'aspirent  qu'à  troubler  le  repos  où  nous  sommes, 

Et  détestés  partout,  détestent  tous  les  hommes  *. 

1.  Interfice  a  viro  usqiie  ad  tmiUerem,  et  parvnlum  ntqne  lactentem, 
boveni  et  ovem,  camelum  et  asinum.  [Rois,  I,  xv,  3.)  «  Tue  tout,  hommes, 
femmes,  enfants  à  la  mamelle,  bœufs  et  brebis,  ânes  et  chameaux.  » 

2.  Cf.  Rois,  I,  15,  8-9,  32-33.  Saùl  tua  tout  le  peuple,  mais  épargna  le 
roi  Agag,  et  réserva  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  dans  les  troupeaux 
et  les  biens  des  vaincus.  Samuel  lui  reprocha  sa  désobéissance  aux 
ordres  de  Dieu  et  se  fit  livrer  Agag.  «  Et  il  le  coupa  en  morceaux 
devant  le  Seigneur  à  Galgala.  » 

3.  Souvenir  de  Virgile,  qui  avait  dit  au  sens  propre  : 

....  Toto  tUvisos  orbe  Bvitannos. 

{Egl.,l.) 

«  Les  BreLons  divisés  du  reste  du  monde.  » 

i.  Dixitqiœ  Aman  re(ji  Assuero :  Est  populus  per  omnes  provincias 
rc(jni  tui  dispersns  et  a  se  mutuo  separatiis  (Saci  fait  remarquer  en  note 
que  le  sens  de  l'hébreu  est  que  les  Juifs  sont  séparés  des  autres  peuples 
par  la  dilférence  de  leurs  coutumes,  de  leurs  lois  et  de  leurs  cérémo- 
nies), novis  ulens  legibns  et  ceremoniis,  insuper  et  Régis  y.cila  contem- 
nens.  Et  oplime  nosti  qnod  non  expédiât  régna  tuo  ut  insolescat  jjer 


ACTE  II,  SCÈNE  I.  921 

Prévenez,  punissez  leurs  insolents  efforts; 

De  leur  dépouille  enfin  grossissez  vos  trésors.  » 

Je  dis,  et  l'on  me  crut.  Le  Roi,  dès  l'heure  même,        5o5 

Mit  dans  ma  main  le  sceau  de  son  pouvoir  suprême  *  : 

((  Assure,  me  dit-il,  le  repos  de  ton  roi; 

Va,  perds  ces  malheureux  :  leur  dépouille  est  à  toi.  » 

Toute  la  nation  fut  ainsi  condamnée. 

Du  carnage  avec  lui  je  réglai  la  journée.  5io 

Mais  de  ce  traître  enfin  le  trépas  difleré 

Fait  trop  souffrir  mon  cœur  de  son  sang  altéré. 

Un  je  ne  sais  quel  trouble  empoisonne  ma  joie. 

Pourquoi  dix  jours  encor  faut-il  que  je  le  voie  ? 

HYDASPE. 

Et  ne  pouvez-vous  pas  d'un  mot  l'exterminer?  5i5 

Dites  au  Roi,  Seigneur,  de  vous  l'abandonner. 

AMAN. 

Je  viens  pour  épier  le  moment  favorable. 

licenliam.  —  Si  tibi  placet,  décerne  ut  pereat,  et  decem  millia  talento- 
ritm  appendam  arcariis  (jazae  tiise.  (Esther,  III,  8,  9.)  «  Et  Aman  dit  au  roi 
Assiu'nis  :  Il  y  a  un  peuple  dispersé  par  toutes  les  provinces  de  ton 
empire,  et  séparé  des  autres  peuples,  usant  de  lois  et  de  cérémonies 
particulières,  et  de  plus  méprisant  les  ordres  du  Roi.  Tu  sais  qu'il  est 
mauvais  pour  ton  royaume  de  le  laisser  libre  dans  son  insolence.  Si  tu 
veux,  fais-le  périr  :  et  je  paierai  dix  mille  talents  à  tes  trésoriers.  »  — 
Cf.  Ibid.,  XIII,  3-7.  —  Il  se  mêle  ici  quelque  souvenir  des  paroles  de 
Tacite  sur  les  Juifs  :  Adversns  omnes  allas  hostile  odium,  «  ils  haïssent 
tous  les  peuples  comme  des  ennemis  »  {Hist.,  V,  5),  et  sur  les  chré- 
tiens :  lldud  perinde  in  crimine  inccndii  quant  odio  generis  humani  con- 
victi  sunt  {A7in.,  XV,  xliv),  «  Ils  furent  moins  convaincus  d'avoir  allumé 
l'incendie  que  de  haïr  tout  le  genre  humain.  » 

1.  Tulit  er(jo  liex  annulum  quo  îdebatur,  de  manu  sua,  et  dédit  eiim 
Aman,  filio  Amadathi  de progenie  Agag,  hosti  Jiidœorum,  —  dixilque 
ad  eum  :  Argentnm  quod  tu  polliceris,  tîium  sit  ;  de  jjopulo  âge  qnod 
tibi  placet.  (Esther,  111,  10, 11.)  «  Le  roi  retira  son  anneau  de  son  doigt, 
et  le  donna  à  Aman,  lils  d'Amadath,  de  la  race  d'Agag,  ennemi  des 
Juifs,  et  il  lui  dit  :  Garde  l'argent  que  tu  m'ollres;  et  fais  du  peuple 
ce  que  tu  veux,  p 


922  ESTHER. 

Tu  connois  comme  moi  ce  prince  inexorable. 

Tu  sais  combien  terrible  en  ses  soudains  transports, 

De  nos  desseins  souvent  il  rompt  tous  les  ressorts.       620 

Mais  à  me  tourmenter  ma  crainte  est  trop  subtile  : 

Mardochée  à  ses  yeux  est  une  âme  trop  vile. 

HYDASPE. 

Que  tardez-vous?  Allez,  et  faites  promptement 
Élever  de  sa  mort  le  honteux  instrument*. 

AMAN. 

J'entends  du  bruit;  je  sors.  Toi,  si  le  Roi  m'appelle.,..  525 

HYDASPE. 

11  suffit. 


SCÈNE  II 

ASSUÉRUS,  HYDASPE,  ASAPII,  suite  d'Assuérus. 


Ainsi  donc,  sans  cet  avis  fidèle. 
Doux  traîtres  dans  son  lit  assassinoient  leur  roi? 
Qu'on  me  laisse,  et  qu'Asaph  seul  demeure  avec  moi. 

1.  Responderiintque  et  Zores  uxor  ejus  et  cseteri  amlci  :  Jubé  parari 
excelsam  Irabem  hnbentem  altiUidinis  quinquaginin  cubitos,  et  die 
mane  Régi  nt  apjicndatiir  snjier  enm  Mnrdochsens.  {Esther,  V,  ii.)  «  Sa 
femme  Zarès  et  ses  amies  lui  répondirent  :  Fais  dresser  un  gibet  de 
cinquante  coudées,  et  demande  ce  matin  au  roi  qu'on  y  pende  Mar- 
dochée. » 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  023 

SCÈNE  m 

ASSUÉRUS,  ASAPH. 

ASSUÉRUS,  assis  sur  son  trône. 

Je  veux  bien  l'avouer  :  de  ce  couple  perfide 

J'avois  presque  oublié  l'attentat  parricide  '  ;  53o 

Et  j'ai  pâli  deux  fois  au  terrible  récit 

Qui  vient  d'en  retracer  l'image  à  mon  esprit. 

Je  vois  de  quel  succès  leur  fureur  fut  suivie, 

Et  que  dans  les  tourments  ils  laissèrent  la  vie. 

Mais  ce  sujet  zélé  qui,  d'un  œil  si  subtil,  535 

Sut  de  leur  noir  complot  développer  le  fil, 

Qui  me  montra  sur  moi  leur  main  déjà  levée, 

Enfin  par  qui  la  Perse  avec  moi  fut  sauvée. 

Quel  honneur  pour  sa  foi,  quel  prix  a-t-il  reçu? 

ASAPH. 

On  lui  promit  beaucoup  ^  :  c'est  tout  ce  que  j'ai  su.      54o 

ASSUÉRUS. 

0  d'un  si  grand  service  oubli  trop  condamnable  ! 
Des  embarras  du  trône  effet  inévitable  ! 
De  soins  tumultueux  un  prince  environné 
Vers  de  nouveaux  objets  est  sans  cesse  entraîné  ; 


1.  L'attentat  parricide.  Parricide  se  disait  communément  pour  dési- 
gner les  attentats  commis  sur  la  personne  des  rois  par  les  sujets.  Mal- 
herbe l'emploie  en  ce  sens  à  propos  des  tentatives  d'assassinat  faites  sur 
Henri  IV.  Bossuet  l'applique  aux  sujets  de  Charles  1". 

2.  Qiiod  cum  audisset  Rex,  ait:  Quid  j)ro  hac  fide  honoris  ac  i)rsemii 
MardochœuH  consecutua  est?  (Esther,  VI,  5.)  «  Le  Roi,  ayant  entendu 
cela,  dit  :  «  Pour  cette  fidélité,  qu'a-t-il  reçu  de  récompenses  et  d'iioii- 


924  ESTHER. 

L'avenir  l'inquiète,  et  le  présent  le  frappe  ;  545 

Mais  plus  prompt  que  l'éclair,  le  passé  nous  échappe; 

Et  de  tant  de  mortels,  h  toute  heure  empressés 

A  nous  faire  valoir  leurs  soins  intéressés, 

Il  ne  s'en  trouve  point  qui,  touchés  d'un  vrai  zèle, 

Prennent  à  notre  gloire  un  intérêt  fidèle,  55o 

Du  mérite  oublié  nous  fassent  souvenir, 

Trop  prompts  à  nous  parler  de  ce  qu'il  faut  punir  ! 

Ah  !  que  plutôt  l'injure  échappe  à  ma  vengeance 

Qu'un  si  rare  bienfait  à  ma  reconnoissance. 

Et  qui  voudroit  jamais  s'exposer  pour  son  roi?  555 

Ce  mortel  qui  montra  tant  de  zèle  pour  moi 

Yit-il  encore? 

ASAPH. 

Il  voit  l'astre  qui  vous  éclaire. 


Et  que  n'a-t-il  plus  l-ôt  demandé  son  salaire? 
Quel  pays  reculé  le  cache  à  mes  bienfaits? 

ASAPH. 

Assis  le  plus'  souvent  aux  portes  du  palais,  56o 

Sans  se  plaindre  de  vous,  ni  de  sa  destinée, 
11  y  traîne.  Seigneur,  sa  vie  infortunée. 

ASSUÉRUS. 

Et  je  dois  d'autant  moins  oublier  la  vertu. 
Qu'elle-même  s'oublie.  Il  se  nomme,  dis-tu? 

ASAPH. 

Mardochée  est  le  nom  que  je  viens  de  vous  lire.  565 

ASSUÉRUS. 

Et  son  pays  ? 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  025 


ASAPH. 


Seigneur,  puisqu'il  faut  vous  le  dire, 
C'est  un  de  ces  captifs  à  périr  destinés, 
Des  rives  du  Jourdain  sur  l'Euphrate  amenés  *. 


ASSUERUS. 


11  est  donc  Juif  ?  0  ciel  !  Sur  le  point  que  la  vie 

Par  mes  propres  sujets  m'alloit  être  ravie, 

Un  Juif  rend  par  ses  soins  leurs  efforts  impuissants  ? 

Un  Juif  m'a  préservé  du  glaive  des  Persans? 

Mais  puisqu'il  m'a  sauvé,  quel  qu'il  soit,  il  n'importe, 

Holà  !  quelqu'un. 


SCÈNE  IV 
ASSUERUS,  IIYDASPE,  ASAPH. 

HYDASPE. 

Seigneur. 

ASSUERUS. 

Regarde  à  cette  porte. 
Vois  s'il  s'offre  à  tes  yeux  quelque  grand  de  ma  cour.  676 

1.  Qui  translalus  fuerat  de  Jérusalem  eo  tempore  quo  Jechoniam  re- 
gem  Juda  Nabuchodoîiosor,  rex  Babylonis,  transtulerat.  {Esther,  II,  6.) 
«  Qui  avait  été  amené  de  Jérusalem  au  temps  où  Nabuchodonosor,  roi 
de  Babylonc,  y  avait  transporté  le  roi  de  Juda  Jechoniam.  »  Il  y  a  là 
une  difficulté  chronologique,  dont  Racine,  qui  ne  fait  pas  l'historien, 
ne  s'embarrasse  pas.  Au  reste,  si,  comme  Saci  et  Racine,  on  voit  Darius 
dans  Assuérus,  il  n'est  pas  impossible  absolument  que  3Iardochéo,  qu'on 
peut  supposer  tout  enfant  au  temps  de  la  destruction  du  royaume  de 
Juda,  vive  encore  sous  Darius  :  il  ne  faut  que  lui  accorder  une  très 
longue  vie.  —  Ceux  qui  font  d'Assuérus  Xerxès  et  non  Darius  font 
rapporter  avec  vraisemblance  le  relatif  ^wi  à  Gis,  bisaïeul  de  Mardochée, 
nommé  au  verset  précédent. 


926  ESTHER. 

HYDASPE. 

Aman  à  votre  porte  a  devancé  le  jour. 

ASSUÉRUS. 

Qu'il  entre*.  Ses  avis  m'éclaireront  peut-être. 


SCÈNE  V 

ASSUÉRUS,  AMAN,  HYDASPE,  ASAPH. 

ASSUÉRUS. 

Approche,  heureux  appui  du  trône  de  ton  maître, 

Ame  de  mes  conseils,  et  qui  seul  tant  de  fois 

Du  sceptre  dans  ma  main  as  soulagé  le  poids.  58o 

Un  reproche  secret  embarrasse  mon  àme. 

Je  sais  combien  est  pur  le  zèle  qui  t'enflamme  : 

Le  mensonge  jamais  n'entra  dans  tes  discours, 

Et  mon  intérêt  seul  est  le  but  où  tu  cours. 

Dis-moi  donc  :  que  doit  faire  un  prince  magnanime      585 

Qui  veut  combler  d'honneurs  un  sujet  qu'il  estime  ^  ? 

Par  quel  gage  éclatant  et  digne  d'un  grand  roi 

Puis-je  récompenser  le  mérite  et  la  foi  ? 

1.  Statimque  Rex:  Quis  est,  inquit,  in  atrio?  Aman  quippe  interiufi 
atrium  domus  reqiae  intrnverat,  ut  suggereret  Reqi  et  juberet  Mardo- 
chaeum  affiqi  patibulo,  quod  et  fucrat  prseparattim.  —  Responderunt 
pueri  :  Aman  stat  in  atrio.  Dixitque  Rex  :  Ingrediatur.  {Esther,  VI,  4,  5.) 
«  Le  Roi  dit  :  Qui  est  dans  le  vestibule?  Car  Aman  était  entré  dans  le 
vestibule  intérieur  du  Roi,  pour  suggérer  au  Roi  de  faire  pendre  Mar- 
docliée  au  gibet  qui  avait  été  préparé.  Les  esclaves  répondirent  :  Aman 
est  dans  le  vestibule.  Et  le  Roi  dit  :  Qu'il  entre.  » 

2.  Cumque  esset  inqressus ,  ait  illi  :  Quid  débet  fieri  viro  quem  Rex 
honorare  desiderat?  (Esther,  VI,  6.)  «  Et  lorsqu'il  fut  entré,  il  lui  dit: 
Que  doit-on  faire  à  un  homme  que  le  Roi  veut  honorer?  » 


ACTE  II,  SCÈNE  V.  927 

Ne  donne  point  de  borne  à  ma  reconnoissance  : 

Mesure  tes  conseils  sur  ma  vaste  puissance.  690 

AMAN,   tout  bas. 

C'est  pour  toi-même,  Aman*,  que  tu  vas  prononcer; 
Et  quel  autre  que  toi  peut-on  récompenser? 

ASSUÉUUS. 

Que  penses-tu? 

AMAN. 

Seigneur,  je  cherche,  j'envisage 
Des  monarques  persans  la  conduite  et  l'usage. 
Mais  à  mes  yeux  en  vain  je  les  rappelle  tous  :  ôqS 

Pour  vous  régler  sur  eux  que  sont-ils  près  de  vous  ? 
Votre  règne  aux  neveux  doit  servir  de  modèle. 
Vous  voulez  d'un  sujet  reconnoître  le  zèle, 
L'honneur  seul  peut  flatter  un  esprit  généreux  : 
Je  voudrois  donc,  Seigneur,  que  ce  mortel  heureux,     600 
De  la  pourpre  aujourd'hui  paré  comme  vous-même, 
Et  portant  sur  le  front  le  sacré  diadème. 
Sur  un  de  vos  coursiers  pompeusement  orné, 
Aux  yeux  de  vos  sujets  dans  Suse  fût  mené  ; 
Que  pour  comble  de  gloire  et  de  magnificence,  6o5 

Un  seigneur  éminent  en  richesse,  en  puissance. 
Enfui  de  votre  empire  après  vous  le  premier. 
Par  la  bride  guidât  son  superbe  coursier  ; 
Et  lui-même,  marchant  en  habits  magnifiques, 
Criât  à  haute  voix  dans  les  places  publiques  :  G 10 

«  Mortels,  prosternez-vous  :  c'est  ainsi  que  le  Roi 
Honore  le  mérite  et  couronne  la  foi«  ». 

1 .  Coditans  autem  in  corde  suo  Aman,  et  repuians  quod  nullum  alium 
Rex,  iiisi  se,  vellet  honorare.  {Esther,\[,  6.)  «  Aman,  songeant  en  son 
cœur  et  se  disant  que  le  Roi  ne  voulait  honorer  personne  autre  que 
lui.  .. 

2.  Respondit  :  Homo,  quem  rex  honorare  cupit,— débet  indui  vestibus 


928  ESTHER. 

ASSUÉRUS. 

Je  vois  que  la  sagesse  elle-même  t'inspire. 

Avec  mes  volontés  ton  sentiment  conspire. 

Va,  ne  perds  point  de  temps.  Ce  que  tu  m'as  dicté,      6i5 

Je  veux  de  point  en  point  qu'il  soit  exécuté. 

La  vertu  dans  l'oubli  ne  sera  plus  cachée. 

Aux  portes  du  palais  prends  le  Juif  Mardochée  : 

C'est  lui  que  je  prétends  honorer  aujourd'hui. 

Ordonne  son  triomphe,  et  marche  devant  lui.  620 

Que  Suse  par  ta  voix  de  son  nom  retentisse, 

Et  fais  à  son  aspect  que  tout  genou  fléchisse*. 

Sortez  tous. 

AMAN. 

Dieux  ! 


SCENE  YI 

ASSUÉRUS,  seul. 

L.   prix  est  sans  doute  inouï  : 
Jamais  d'un  tel  honneur  un  sujet  n'a  joui. 

regns,  et  imponi  suider  eqmim  qui  de  sella  Régis  est,  et  accipere  reginm 
diadema  super  cajmt  suum,  —  et  j)rimus  de  regiis  principibus  ac  tyran- 
nis  teneat  eguum  ejus,et  per  ijlateam  civitatis  incedens  clamet  et  dicat. 
Sic  honorabitur,  quemcumque  voluerit  Rex  honornre.  (Esther,  VI,  7-9.) 
«  Il  répondit  :  L'homme  que  le  roi  veut  honorer,  doit  être  revêtu  d'ha- 
bits royaux,  et  placé  sur  un  cheval  de  l'écurie  du  Roi,  et  avoir  le  dia- 
dème royal  sur  la  tête  :  et  le  premier  des  grands  et  des  ministres 
royaux  tiendra  son  cheval  et  le  promènera  par  les  rues  de  la  ville,  en 
disant  à  haute  voix  :  Ainsi  sera  honoré  celui  que  le  Roi  aura  voulu 
distinguer.  » 

1.  Dlritque  ei  Rex:  Festina,  et  sumpta  stola  et  equo,  fac  nt  locutus 
es  Mardochxo  Judseo,  qui  sedet  ante  fores  palatii.  Cave  ne  quidquam 
de  his  quse  locîitus  es  prsetermittas.  {Esther,  VI,  10.)  «  Et  le  Roi  lui  dit  : 
Va  vite.  Prends  une  robe  et  un  cheval,  et  fais  tout  ce  que  tu  as  dit  au 
Juif  Mardochée  qui  est  assis  à  la  porte  du  palais.  Prends  garde  de  ne 
rien  omettre  de  tout  ce  que  tu  as  dit.  » 


m 

ACTE  II,  SCÈNE  VII.  920 

Mais  plus  la  récompense  est  grande  et  glorieuse,  ôsS 

Plus  même  de  ce  Juif  la  race  est  odieuse, 

Plus  j'assure  ma  vie,  et  montre  avec  éclat 

Combien  Assuérus  redoute  d'être  ingrat. 

On  verra  l'innocent  discerné  du  coupable. 

Je  n'en  perdrai  pas  moins  ce  peuple  abominable.  63o 

Leurs  crimes.... 


SCÈNE  VII 
ASSUÉRUS,  ESTHER,  ÉLISE,  THAMAR, 

PARTIE  DU   CHŒUR. 

(Esther  entre,  s'appuyant  sur  Élise  ;  quatre  Israélites  soutiennent 
sa  robe*.) 

ASSUÉRUS. 

Sans  mon  ordre  on  porte  ici  ses  pas? 
Quel  mortel  insolent  vient  chercher  le  trépas  ? 
Gardes....  C'est  vous,  Esther?  Quoi?  sans  être  attendue? 

ESTHER. 

Mes  filles,  soutenez  votre  Reine  éperdue. 
Je  me  meurs-. 

(Elle  tombe  évanouie.) 

1 .  Cumque  regio  fuUjerel  habitv  et  invocasset  omnium  rectorem  et 
salvatorem  Deum,  assumpsit  duas  famidas,  —  et  super  unam  quidem 
innitebatur,  quasi  prss  deliciis  et  nimia  teneriludine  corptis  suum  ferre 
non  sustiîiens,  —  altéra  autem  famularuiri  sequebatur  domina?n,  de- 
fliientia  in  humum  indumenta  susientans.  {Esther.  XV,  5,  7.)  «  Étince- 
l.inte  sous  les  habits  royaux,  ayant  invoqué  Dieu,  souverain  maître  et 
sauveur,  elle  prit  deux  servantes  avec  elle  :  et  elle  s'appuyait  sur  l'une, 
si  délicate  et  si  faible  qu'elle  ne  pouvait  se  soutenir,  et  l'autre  la 
sitivait  portant  la  queue  de  sa  robe  qui  traînait  à  terre.» 

2.  Cumque  elevasset  faciem  et  ardentibus  oculis  furorem  pectoris 

RACINE.  '^^ 


050  ESTHER. 

ASSUÉRUS. 

Dieux  puissants  !  quelle  étrange  pâleur 
De  son  teint  tout  à  coup  efface  la  couleur  ? 
Esther,  que  craignez-vous?  Suis-je  pas  votre  frère? 
Est-ce  pour  vous  qu'est  fait  un  ordre  si  sévère? 
Vivez,  le  sceptre  d'or  que  vous  tend  cette  main, 
Pour  vous  de  ma  clémence  est  un  gage  certain*.  640 

ESTHER. 

Quelle  voix  salutaire  ordonne  que  je  vive, 
Et  rappelle  en  mon  sein  mon  âme  fugitive  ? 

ASSUÉRUS. 

Ne  connoissez-vous  pas  la  voix  de  votre  époux? 
Encore  un  coup,  vivez,  et  revenez  à  vous. 

ESTHER. 

Seigneur,  je  n'ai  jamais  contemplé  qu'avec  crainte       645 
L'auguste  majesté  sur  votre  front  empreinte  : 
Jugez  combien  ce  front  irrité  contre  moi 
Dans  mon  âme  troublée  a  dû  jeter  d'effroi  2. 

indicasset,  Regina  corruit,  et  in  pallorem  colore  mutato,  lassum  super 
ancillulam  recUnavit  caput.  (Esther,  XV,  10.) 

«  Le  Roi,  ayant  levé  le  visage,  et  manifesté  par  l'éclat  de  ses  yeux  la 
colère  de  son  cœur,  la  Reine  tomba  ;  la  pâleur  envahit  son  teint,  et  elle 
pencha  sa  tête  défaillante  sur  l'épaule  de  son  esclave.  » 

1  Convertitque  Deus  spiritum  Régis  in  mansuetudinem,  et  festinus 
ac  metuens  exsiluit  de  solio,  et  sustentans  eam  ulnis  suis,  donec  rediret 
ad  se,  his  verbis  blandiebatur.—  Quid  habes,  Esther?  Ego  sum  f rater 
tuus,  noli  metuere.  —  Non  morieris  :  non  enim  pro  te,  sed  pro  omnibus 
haec  lex  constituta  est.  —  Accède  igitur  et  tange  sceptrum.  (Esther, 
XV,  11-14.)  «  Dieu  changea  le  courroux  du  Roi  en  douceur.  Effrayé,  il 
s'élança  rapidement  de  son  trône,  et  la  soutint  dans  ses  bras,  jusqu'à 
ce  qu'elle  revint  à  soi  :  et  il  lui  adressait  de  douces  paroles  :  Esther, 
qu'as-tu?  Ne  crains  rien  :  je  suis  ton  frère.  Tu  ne  mourras  pas.  Cette 
loi  a  été  établie  pour  tous,  mais  non  pas  pour  toi.  Approche-toi  donc, 
et  touche  mon  sceptre.  » 

2.  Quic  respondit  :  Yidi  te,  Domine,  quasi  angelum  Dei,  et  conturba- 


,  .M 


ACTE  II,  SCENE  VII.  931 

Sur  ce  trône  sacré,  qu'environne  la  foudre, 
J'ai  cru  vous  voir  tout  prêt  à  me  réduire  en  poudre.     65o 
Hélas  !  sans  frissonner,  quel  cœur  audacieux 
Soutiendroit  les  éclairs  qui  partoient  de  vos  yeux? 
Ainsi  du  Dieu  vivant  la  colère  étincelle*.... 


0  soleil  î  ô  flambeaux  de  lumière  immortelle  ! 

Je  me  trouble  moi-même-,  et  sans  frémissement  655 

Je  ne  puis  voir  sa  peine  et  son  saisissement. 

Calmez,  Reine,  calmez  la  frayeur  qui  vous  presse. 

Du  cœur  d'Assuérus  souveraine  maîtresse. 

Éprouvez  seulement  son  ardente  amitié. 

Faut-il  de  mes  États  vous  donner  la  moitié  '  ?  66o 


Hé  !  se  peut-il  qu'un  roi  craint  de  la  terre  entière, 
Devant  qui  tout  fléchit  et  baise  la  poussière. 
Jette  sur  son  esclave  un  regard  si  serein, 
Et  m'off're  sur  son  cœur  un  pouvoir  souverain? 

ASSUÉRUS. 

Croyez-moi,  chère  Esther,  ce  sceptre,  cet  empire,  665 
Et  ces  profonds  respects  que  la  terreur  inspire, 

tum  est  cor  meum  prse  timoré  glorise  tuse.  {Esther,  XV,  16.)  «  Elle  répon- 
dit :  Je  t'aime,  Seigneur,  comme  un  ange  de  Dieu,  et  mon  cœur  s'est 
troublé  dans  l'effroi  de  ta  gloire.  » 

1.  Usque  quo  exardescet  sicut  ignis  ira  tua?  {Psaumes,  LXXXIX,  47.) 
«  Jusqu'à  quand  ta  colère  s'enflammera-t-elle  comme  un  feu.  »  —  M.  P. 
Mesnard  rappelle  encore  ce  vers  de  Virgile  : /gfnescMnf  iras  {Enéide, 
IX,  V.  66).  «  La 'colère  s'enflamme.  » 

2.  Rex  autem  turbabatur.  {Esther,  XV,  19.)  «  Le  roi  de  son  côté  était 
troublé.  » 

3.  Dixitque  ad  eam  liez  :  Quid  vis,  Esther  regina?  Qux  est  petitio 
tua? Etiam  si  dimidiam  partem  regni  petieris,  dabitur  tibi.  (Esther, 
V,  3.)  «  Et  le  Roi  lui  dit  :  Que  veux-tu,  reine  Esther?  Que  demandes-tu? 
Tu  peux  demander  la  moitié  de  mes  États  :  je  te  la  donnerai.  »  La  même 
oll're  est  répétée  au  chapitre  vu,  verset  2. 


932  ESTIIER. 

A  leur  pompeux  éclat  mêlent  peu  de  douceur, 

Et  fatiguent  souvent  leur  triste  possesseur. 

Je  ne  trouve  qu'en  vous  je  ne  sais  quelle  grâce 

Qui  me  charme  toujours  et  jamais  ne  me  lasse*.  G70 

De  l'aimable  vertu  doux  et  puissants  attraits  ! 

Tout  respire  en  Esther  l'innocence  et  la  paix. 

Du  chagrin  le  plus  noir  elle  écarte  les  ombres, 

Et  fait  des  jours  sereins  de  mes  jours  les  plus  sombres. 

Que  dis-je  ?  sur  ce  trône  assis  auprès  de  vous,  676 

Des  astres  ennemis  j'en  crains  moins  le  courroux, 

Et  crois  que  votre  front  prête  à  mon  diadème 

Un  éclat  qui  le  rend  respectable  ^  aux  Dieux  même. 

Osez  donc  me  répondre,  et  ne  me  cachez  pas 

Quel  sujet  important  conduit  ici  vos  pas.  680 

Quel  intérêt,  quels  soins  vous  agitent,  vous  pressent  ? 

Je  vois  qu'en  m'écoutant  vos  yeux  au  ciel  s'adressent. 

Parlez  :  de  vos  désirs  le  succès  est  certain. 

Si  ce  succès  dépend  d'une  mortelle  main. 

ESTHER. 

0  bonté  qui  m'assure  autant  qu'elle  m'honore  !  685 

Un  intérêt  pressant  veut  que  je  vous  implore. 

J'attends  ou  mon  malheur  ou  ma  félicité  ; 

Et  tout  dépend.  Seigneur,  de  votre  volonté. 

Un  mot  de  votre  bouche,  en  terminant  mes  peines, 

Peut  rendre  Esther  heureuse  entre  toutes  les  reines.   690 

ASSUÉRUS. 

Ah  !  que  vous  enflammez  mon  désir  curieux  ! 

1.  Et  jamais  ne  me  lasse.  Celte  déclaration  d'Assuérus  va  à  Mme  de 
Maintenon,  dont  la  grande  affaire  fut  de  désennuyer  Louis  XIV. 

2.  Respectable.  «Bouhours,dans  la  Suite  des  Notivelles  Remarques  sur 
la  lanffue  française,  imprimée  en  1692,  cite  ce  vers  comme  digne  de 
remarque,  à  cause  de  l'emploi  du  mot  respectable.  «  Ce  mot,  dit-il,  est 
«  nouveau....  Il  est  né  à  la  cour....  Nous  le  voyons  aujourd'hui  dans  les 
«  livres.  »  (Note  de  M.  P.  Mesnard.) 


ACTE  II,  SCÈNE  VII.  933 


ESTHER. 

Seigneur,  si  j'ai  trouvé  grâce  devant  vos  yeux, 

Si  jamais  à  mes  vœux  vous  fûtes  favorable, 

Permettez,  avant  tout,  qu'Esther  puisse  à  sa  table 

Recevoir  aujourd'hui  son  souverain  seigneur,  6(j5 

Et  qu'Aman  soit  admis  à  cet  excès  d'honneur. 

J'oserai  devant  lui  rompre  ce  grand  silence. 

Et  j'ai,  pour  m'expliquer,  besoin  de  sa  présence*. 

ASSUÉRUS. 

Dans  quelle  inquiétude,  Esther,  vous  me  jetez! 

Toutefois  qu'il  soit  fait  comme  vous  souhaitez.  700 

(A  ceux  do  sa  suite.) 
Vous,  que  l'on  cherche  Aman;  et  qu'on  lui  fasse  entendre 
Qu'invité  chez  la  Reine,  il  ait  soin  de  s'y  rendre. 

HYDASPE. 

Les  savants  Chaldéens,  par  votre  ordre  appelés, 
Dans  cet  appartement,  Seigneur,  sont  assemblés. 


Princesse,  un  songe  étrange  occupe  ma  pensée.  705 

Vous-même  en  leur  réponse  êtes  intéressée. 

Venez,  derrière  un  voile  écoutant  leurs  discours, 

De  vos  propres  clartés  me  prêter  le  secours. 

Jo  crains  pour  vous,  pour  moi,  quelque  ennemi  perfide. 


1.  Cui  respondil  Esther:  Petitio  men  et  preces  snnt  istx  :  Si  inveni 
in  conspectn  Rcfiis  {iralinm,  et  si  Reffi  placet  ut  det  mihi  quod  posiulo, 
et  menm  implent  petitionem,  venint  Rex  et  Aman  ad  conviviiim  quod 
paravi  eis,et  cras  aperiam  Régi  voluntatem  meam.  (Esther,  V,  7,8.) 
«  Esther  lui  répondit  :  Voici  ma  demande  et  ma  prière.  Si  j'ai  trouvé 
f(râce  aux  yeux  du  Roi,  et  s'il  plait  au  Roi  de  m'accorder  ce  que  je 
demande,  et  d'exaucer  mon  vœu,  que  le  Roi  vienne  avec  Aman  au 
festin  que  j'ai  préparé  :  et  demain  je  découvrirai  au  Roi  mon  désir.  » 


934  ESTHER. 

ESTHER. 

Suis-moi,  Thamar.  Et  vous,  troupe  jeune  et  timide, 
Sans  craindre  ici  les  yeux  d'une  profane  cour, 
A  l'abri  de  ce  trône  attendez  mon  retour. 


SCÈNE  VIII 

(Cette  scène  est  partie  déclamée  sans  chant,  et  partie  chantée.) 
ÉLISE,  PARTIE  DU  Chœur. 

ÉLISE. 

Que  vous  semble,  mes  sœurs,  de  l'état  où  nous  sommes? 
D'Esther,  d'Aman,  qui  le  doit  emporter? 

Est-ce  Dieu,  sont-ce  les  hommes  716 

Dont  les  œuvres  vont  éclater? 
Vous  avez  vu  quelle  ardente  colère 
Allumoit  de  ce  roi  le  visage  sévère. 

UNE    DES    ISRAÉLITES. 

Des  éclairs  de  ses  yeux  l'œil  étoit  ébloui. 

UNE    AUTRE. 

Et  sa  voix  m'a  paru  comme  un  tonnerre  horrible.        720 

ÉLISE. 

Comment  ce  courroux  si  terrible 
En  un  moment  s'est-il  évanoui? 

UNE  DES  ISRAÉLITES  chante. 


Un  moment  a  changé  ce  courage  inflexible. 
Le  lion  rugissant  est  un  agneau  paisible. 


ACTE  II,  SCÈNE  VIII.  935 

Dieu,  notre  Dieu  sans  doute  a  versé  dans  son  cœur      725 
Cet  esprit  de  douceur*. 

LE  CHŒUR  chante.  ' 

Dieu,  notre  Dieu  sans  doute  a  versé  dans  son  cœur 
Cet  esprit  de  douceur. 

LA    MÊME   ISRAÉLITE   chante. 

Tel  qu'un  ruisseau  docile 
Obéit  à  la  main  qui  détourne  son  cours,  73a 

Et  laissant  de  ses  eaux  partager  le  secours. 

Va  rendre  tout  un  champ  fertile, 
Dieu,  de  nos  volontés  arbitre  souverain. 

Le  cœur  des  rois  est  ainsi  dans  ta  main  2. 

ÉLISE. 

Ah!  que  je  crains,  mes  sœurs,  les  funestes  nuages        735 

Qui  de  ce  prince  obscurcissent  les  yeux  ! 
Comme  il  est  aveuglé  du  culte  de  ses  Dieux! 

UNE    DES    ISRAÉLITES. 

11  n'atteste  jamais  que  leurs  noms  odieux. 

1.  Convertitqne  Deiis  spiritnm  Régis  in  mansuetudinem.  {Esther,  XV, 
11.)  Cf.  le  vers  640  et  la  note. 

2.  Cette  stance  est  la  paraphrase  d'un  passage  des  Proverbes  (XXI,  i), 
cité  plus  haut  au  vers  67.  Il  y  a  de  plus  dans  la  comparaison  un 
souvenir  de  Virgile: 

Deinde  satis  fluvium  inducit  rivosqiie  sequentes, 
Et,  cum  exustus  aqer  morientibus  sesiuat  herbis, 
Ecce  supercilio  clivosi  tramitis  nndnm 
Elicit  :  illa  cadens  rnucum  per  levin  vmrmur 
Saxa  ciet,  scatebrisque  arentia  tempérât  nrvn. 

(Géorgiques,  I,  106-110.) 

«  Puis  il  dérive  dans  son  champ  les  eaux  dociles  de  la  rivière,  et  quand 
l3s  herbes  meurent  sur  la  terre  embrasée,  voici  que  du  haut  d'un 
canal  incliné  il  fait  jaillir  l'eau  :  elle  tombe  sur  les  cailloux  polis,  avec 
un  bruit  sonore,  et  ses  cascades  rafraîchissent  le  champ  desséché.  » 


936  ESTHER. 


UNE    AUTRE. 

Aux  feux  inanimés  dont  se  parent  les  cieux 

11  rend  de  profanes  hommages.  740 

UNE   AUTKfc;. 

Tout  son  palais  est  plein  de  leurs  images. 

LE  CHŒUR  chante. 

Malheureux!  vous  quittez  le  maître  des  humains 
Pour  adorer  l'ouvrage  de  vos  mains*! 

UNE  ISRAÉLITE  chante. 

Dieu  d'Israël,  dissipe  enfin  cette  ombre. 
Des  larmes  de  tes  saints  quand  seras-tu  touché?  745 

Quand  sera  le  voile  arraché* 
Qui  sur  tout  l'univers  jette  une  nuit  si  sombre? 
Dieu  d'Israël  dissipe  enfin  cette  ombre  : 
Jusqu'à  quand  seras-tu  caché? 

UNE   DES   PLUS  JEUNES   ISRAELITES. 

Parlons  plus  bas,  mes  sœurs.  Ciel  !  si  quelque  infidèle,    760 
Écoutant  nos  discours,  nous  alloit  déceler! 

ÉLISE. 

Quoi?  fille  d'Abraham,  une  crainte  mortelle 
Semble  déjà  vous  faire  chanceler? 

1 .  El  miscrunt  deos  corum  in  ignem  :  non  enim  erant  dii,  sed  opéra 
VI  inimm  hominum.  {IV  Rois,Wk,  18.)  —  Ojms  manuum  suarum  ado- 
ra ver  mit,  quod  fecer  tint  digiti  eornm.  (/sa?>,  11,  8.)  «  Ils  jetèrent  leurs 
dieux  au  feu  :  ce  n'étaient  pas  des  dieux,  mais  les  ouvrages  de  la  main 
dos  hommes.  —  Ils  adorèrent  l'ouvrage  de  leurs  mains,  que  leurs 
doigts  avaient  fabriqué.  » 

2.  Cum  antem  conversiis  fuerit  ad  Dominum,  auferetur  velamen. 
(Saint-Paul,  Ep.  II  ad  Cor.,  III,  16.)  «  Lorsqu'il  se  sera  tourn«^  vers  le 
SeiL^neur,  le  voile  sera  arraché.  » 


ACTE  II,  SCENE  YIIl.  937 

Héî  si  l'impie  Aman,  dans  sa  main  homicide 

Faisant  luire  à  vos  yeux  un  glaive  menaçant,  755 

A  blasphémer  le  nom  du  Tout-Puissant 

Vouloit  forcer  votre  bouche  timide? 

UNE    AUTRE    ISRAELITE. 

Peut-être  Assuérus,  frémissant  de  courroux, 
Si  nous  ne  courbons  les  genoux 
Devant  une  muette  idole,  760 

Commandera  qu'on  nous  immole. 
Chère  sœur,  que  choisirez-vous? 

LA    JEUNE   ISRAÉLITE. 

Moi!  je  pourrois  trahir  le  Dieu  que  j'aime? 
J'adorerois  un  dieu  sans  force  et  sans  vertu, 

Reste  d'un  tronc  par  les  vents  abattu,  765 

Qui  ne  peut  se  sauver  lui-même? 

LE  CHŒUR  chante. 

Dieux  impuissants,  dieux  sourds',  tous  ceux  qui  vous  im- 
Ne  seront  jamais  entendus.  [plorent 

Que  les  démons,  et  ceux  qui  les  adorent, 
Soient  à  jamais  détruits  et  confondus.  770 

UNE  ISRAÉLITE  chante. 

Que  ma  bouche  et  mon  cœur,  et  tout  ce  que  je  suis, 
Rendent  honneur  au  Dieu  qui  m'a  donné  la  vie. 
Dans  les  craintes,  dans  les  ennuis. 
En  ses  bontés  mon  âme  se  confie. 
Veut-il  par  mon  trépas  que  je  le  glorifie?  775 

Que  ma  bouche  et  mon  cœur,  et  tout  ce  que  je  suis. 
Rendent  honneur  au  Dieu  qui  m'a  donné  la  vie. 

1.  Aures  habent,  et  7wn  niidlent.  (Psaumes,  CXVIII,  6).  «  Ils  ont  des 
oreilles  et  n'entendront  pas.  »  Ci".  Corneille,  Polyeucte,  v.  1216-18. 


938  ESTHER. 

ÉLISE. 

Je  n'admirai  jamais  la  gloire  de  l'impie. 

UNE    AUTRE    ISRAELITE. 

Au  bonheur  du  méchant  qu'une  autre  porte  envie. 

ÉLISE. 

Tous  ses  jours  paroissent  charmants;  780 

L'or  éclate  en  ses  vêtements; 
Son  orgueil  est  sans  borne  ainsi  que  sa  richesse  ; 
Jamais  l'air  n'est  troublé  de  ses  gémissements; 
Il  s'endort,  il  s'éveille  au  son  des  instruments; 

Son  cœur  nage  dans  la  mollesse.  785 

UNE    AUTRE    ISRAÉLITE. 

Pour  comble  de  prospérité, 
11  espère  revivre  en  sa  postérité; 
Et  d'enfants  à  sa  table  une  riante  troupe 
Semble  boire  avec  lui  la  joie*  à  pleine  coupe. 

(Tout  ce  reste  est  chanté.) 

LE    CHŒUR. 

Heureux,  dit-on,  le  peuple  florissant  790 

Sur  qui  ces  biens  coulent  en  abondance  ! 
Plus  heureux  le  peuple  innocent 
Qui  dans  le  Dieu  du  ciel  a  mis  sa  confiance  ^î 

UNE    ISRAÉLITE    seule. 

Pour  contenter  ses  frivoles  désirs, 

1.  Virgile:  ...  lonqnmqne  bibebat  amorem.  {Enéide,  I,  749.)  «  Elle 
buvait  l'amour  à  longs  traits.  » 

2.  Beatnm  dixerunt  populum  cni  sunt  hsec  :  beatus  populus  ciijus 
Dominus  Deus  ejm.  [Psaumes,  CXLlll,  15.)  «  Ils  ont  dit  :  Heureux  le 
peuple  qui  a  ces  biens.  Non,  heureux  le  peuple  qui  a  le  Seigneur  son 
Dieu.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  VIII.  939 

L'homme  insensé  vainement  se  consume  :  795 

Il  trouve  l'amertume 
Au  milieu  des  plaisirs*. 

UNE  AUTRE  seule. 

Le  bonheur  de  l'impie  est  toujours  agité  ; 
Il  erre  à  la  merci  de  sa  propre  inconstance **. 

Ne  cherchons  la  félicité  800 

Que  dans  la  paix  de  l'innocence. 

LA  MÊME  avec  une  autre. 

0  douce  paix! 
0  lumière  éternelle  ! 
Beauté  toujours  nouvelle! 
Heureux  le  cœur  épris  de  tes  attraits!  8o5 

0  douce  paix! 
0  lumière  éternelle  ! 
Heureux  le  cœur  qui  ne  te  perd  jamais! 

LE   CHŒUR. 

0  douce  paix! 
0  lumière  éternelle!  810 

Beauté  toujours  nouvelle! 

0  douce  paix  ! 
Heureux  le  cœur  qui  ne  te  perd  jamais  ! 

1.  Ces  vers  rappellent  le  triste  et  fameux  mot  de  Lucrèce: 

....  medio  de  fonte  leporum 
Su  l'ait  amari  aliquid,  quod  in  ipsis  floribus  angat. 

«  Du  milieu  des  d«51ices  surgit  une  amertume,  qui  est  mortelle  au 
cœur,  pendant  que  le  front  est  couronné  de  fleurs.  » 

2.  Impii  autem  quasi  mare  fervens,  quod  quiescere  non  potest.  {haie, 
LVIl,  20.)  «  L'impie  est  comme  une  mer  bouillonnante,  qui  ne  peut 
s'arrêter.  » 


940  ESTHER. 

LA   MKME   seule. 

Nulle  paix*  pour  l'impie.  Il  la  cherche,  elle  fuit, 

Et  le  calme  en  son  cœur  ne  trouve  point  de  place.        8i5 

Le  glaive  au  dehors  le  poursuit; 

Le  remords  au  dedans  le  glace*. 

UNE    AUTRE. 

La  gloire  des  méchants  en  un  moment  s'éteint. 
L'affreux  tombeau  pour  jamais  les  dévore. 
II  n'en  est  pas  ainsi  de  celui  qui  te  craint  :  820 

11  renaîtra,  mon  Dieu,  plus  brillant  que  l'aurore. 

LE   CHŒUR. 

0  douce  paix! 
Heureux  le  cœur  qui  ne  te  perd  jamais! 

ÉLISE,  sans  chanter. 

Mes  sœurs,  j'entends  du  bruit  dans  la  chambre  prochaine. 
On  nous  appelle  :  allons  rejoindre  notre  Reine.  826 

1.  Non  est  pax  impiis,  dicit  Dominus  Deiis.  (haie,  LVII,  21,  et  XLVIII, 
22.)  «  Point  de  paix  pour  l'impie,  dit  le  Seigneur  Dieu.  » 

2.  Foris  vnslabit  eos  gladitis,  et  intus  pavor.  {Deutéronovie,  XXXII, 
2o.)  «  Le  glaive  au  dehors  les  tourmentera,  au  dedans  l'effroi.  » 


FIN   DU   SECOND   ACTE 


ACTE  III 


Le  théâtre  représente  les  jardins  d'Esther,  et  un  des  côtés  du  salon 
où  se  fait  le  festin. 


SCÈNE  PREMIÈRE 
AMAN,  ZARÈS. 


C'est  donc  ici  d'Esther  le  superbe  jardin  ; 

Et  ce  salon  pompeux  est  le  lieu  du  festin. 

Mais  tandis  que  la  porte  en  est  encor  fermée, 

Écoutez  les  conseils  d'une  épouse  alarmée. 

Au  nom  du  sacré  nœud  qui  me  lie  avec  vous,  83o 

Dissimulez,  Seigneur,  cet  aveugle  courroux; 

Éclaircissez  ce  front  où  la  tristesse  est  peinte  : 

Les  rois  craignent  surtout  le  reproche  et  la  plainte. 

Seul  entre  tous  les  grands  par  la  Reine  invité, 

Hessentez  donc  aussi  cette  félicité.  83-5 

Si  le  mal  vous  aigrit,  que  le  bienfait  vous  touche. 

Je  l'ai  cent  fois  appris  de  votre  propre  bouche  : 

Quiconque  ne  sait  pas  dévorer  un  affront, 

M  de  fausses  couleurs  se  déguiser  le  front. 

Loin  d(;  l'aspect  des  rois  qu'il  s'écarte,  qu'il  fuie.  84o 

Il  est  des  contretemps  qu'il  faut  qu'un  sage  essuie. 

Souvent  avec  prudence  un  outrage  enduré 

Aux  honneurs  les  plus  hauts  a  servi  de  degré. 


942  ESTHER. 

AMAN. 

0  douleur  !  ô  supplice  affreux  à  la  pensée  ! 

0  honte,  qui  jamais  ne  peut  être  effacée  !  845 

Un  exécrable  Juif,  l'opprobre  des  humains. 

S'est  donc  vu  de  la  pourpre  habillé  par  mes  mains? 

C'est  peu  qu'il  ait  sur  moi  remporté  la  victoire  ; 

Malheureux,  j'ai  servi  de  héraut  à  sa  gloire. 

Le  traître  !  11  insultoit  à  ma  confusion  ;  85o 

Et  tout  le  peuple  même  avec  dérision. 

Observant  la  rougeur  qui  couvroit  mon  visage, 

De  ma  chute  certaine  en  tiroit  le  présage. 

Roi  cruel  !  ce  sont  là  les  jeux  où  tu  te  plais. 

Tu  ne  m'as  prodigué  tes  perfides  bienfaits  855 

Que  pour  me  faire  mieux  sentir  ta  tyrannie, 

Et  m'accàbler  enfin  de  plus  d'ignominie. 


Pourquoi  juger  si  mal  de  son  intention? 

Il  croit  récompenser  une  bonne  action. 

Ne  faut-il  pas,  Seigneur,  s'étonner  au  contraire  86o 

Qu'il  en  ait  si  longtemps  différé  le  salaire? 

Du  reste,  il  n'a  rien  fait  que  par  votre  conseil. 

Vous-même  avez  dicté  tout  ce  triste  appareil. 

Vous  êtes  après  lui  le  premier  de  l'Empire. 

Sait-il  toute  l'horreur  que  ce  Juif  vous  inspire?  865 

AMAN. 

Il  sait  qu'il  me  doit  tout*,  et  que  pour  sa  grandeur 
J'ai  foulé  sous  les  pieds  remords,  crainte,  pudeur; 
Qu'avec  un  cœur  d'airain  exerçant  sa  puissance, 


1.  On  vit  ici  une  allusion  à  Louvois.  «  On  assure  qu'un  ministre, 
qui  étoit  encore  en  place  alors,  mais  qui  n'étoit  plus  en  faveur,  avoit 
donné  lieu  à  ce  vers,  parce  que,  dans  un  mouvement  de  colère,  il  avoit 
dit  quelque  chose  de  semblable.  »  (L  Racine,  Remarques  sur  Esther.) 


ACTE  III,  SCENE  I.  -  943 

J'ai  fait  taire  les  lois  et  gémir  l'innocence; 

Que  pour  lui,  des  Persans  bravant  l'aversion,  870 

J'ai  chéri,  j'ai  cherché  la  malédiction  ; 

Et  pour  prix  de  ma  vie  à  leur  haine  exposée, 

Le  barbare  aujourd'hui  m'expose  à  leur  risée  ! 


Seigneur,  nous  sommes  seuls.  Que  sert  de  se  flatter? 

Ce  zèle  que  pour  lui  vous  fîtes  éclater,  876 

Ce  soin  d'immoler  tout  à  son  pouvoir  suprême. 

Entre  nous,  avoient-ils  d'autre  objet  que  vous-même? 

Et  sans  chercher  plus  loin,  tous  ces  Juifs  désolés, 

N'est-ce  pas  à  vous  seul  que  vous  les  immolez? 

Et  ne  craignez-vous  point  que  quelque  avis  funeste....    880 

Enfin  la  cour  nous  hait,  le  peuple  nous  déteste. 

Ce  Juif  même,  il  le  faut  confesser  malgré  moi, 

Ce  Juif,  comblé  d'honneurs,  me  cause  quelque  effroi. 

Les  malheurs  sont  souvent  enchaînés  l'un  à  l'autre, 

Et  sa  race  toujours  fut  fatale  à  la  vôtre*.  885 

De  ce  léger  affront  songez  à  profiter. 

Peut-être  la  fortune  est  prête  à  vous  quitter; 

Aux  plus  affreux  excès  son  inconstance  passe. 

Prévenez  son  caprice  avant  qu'elle  se  lasse. 

Où  tendez-vous  plus  haut?  Je  frémis  quand  je  voi  890 

Les  abîmes  profonds  qui  s'offrent  devant  moi  : 

La  chute  désormais  ne  peut  être  qu'horrible. 

Osez  chercher  ailleurs  un  destin  plus  paisible. 

Regagnez  l'Hellespont,  et  ces  bords  écartés 


1.  Il  faut  se  rappeler  qu'Aman  est  Amalécite.  —  Cui  responderunt 
sapientes  quos  habebat  in  consilio  et  uxor  ejus.  Si  de  semine  Judxurum 
est  Mnrdochseus,  ante  quem  cadere  cxpisti,  non  poteris  ei  resistere, 
sed  cades  in  conspectu  ejus.  (Esther,  VI,  13.)  «  Les  sages  à  qui  il  deman- 
dait conseil,  et  sa  femme  lui  répondirent  :  Si  Mardochée  devant  qui  déjà 
tu  as  commencé  de  choir  est  de  la  race  des  Juifs,  tu  ne  pourras  l'ii 
résister  :  tu  tomberas  devant  lui.  » 


944  ESTHER. 

Où  vos  aïeux  errants  jadis  furent  jetés*,  SgS 

Lorsque  des  Juifs  contre  eux  la  vengeance  allumée 

Chassa  tout  Amalec  ^  de  la  triste  Iduinée. 

Aux  malices  du  sort  enfin  déroi3ez-vous. 

Nos  plus  riches  trésors  marcheront  devant  nous. 

Vous  pouvez  du  départ  me  laisser  la  conduite  ;  900 

Surtout  de  vos  enfants  j'assurerai  la  fuite. 

N'ayez  som  cependant  que  de  dissimuler. 

Contente,  sur  vos  pas  vous  me  verrez  voler  : 

La  mer  la  plus  terrible  et  la  plus  orageuse 

Est  plus  sûre  pour  nous  que  cette  cour  trompeuse.       qoS 

Mais  à  grands  pas  vers  vous  je  vois  quelqu'un  marcher. 

C'est  Hydaspe. 


SCÈNE  II 

AMAN,  ZARÈS,  HYDASPE. 


Seigneur,  je  courois  vous  chercher  s. 
Votre  absence  en  ces  lieux  suspend  toute  la  joie  ; 
Et  pour  vous  y  conduire  Assuérus  m'envoie. 


1 .  Furent  jetés.  A  propos  du  verset  I  du  chapitre  m  du  Livre  eVEsther, 
Saci,  rappelant  que  dans  les  Additions  (XVI,  10  et  li)  Aman  est  appelé 
Macédonien,  dit  qu'on  peut  conjecturer  qu'après  la  défaite  des  Amalé- 
cites,  au  temps  de  Saùl,  les  ancêtres  d'Aman  se  sont  réfugiés  en  Macé- 
doine. Cette  note  de  Saci  a  suggéré  sans  doute  à  Racine  l'idée  d'établir 
les  aïeux  d'Aman  sur  les  bords  de  l'Hellespont. 

2.  Amalec.  L'Écriture  appelle  les  Amalécites  Amalec,  comme  les 
Israélites  sont  désignés  par  le  nom  d'Israël.  —  L'Idumée  était  située 
entre  la  Judée  et  l'Arabie.  Les  Amalécites,  très  voisins  de  cette  contrée, 
pouvaient  être  considérés  comme  l'habitant. 

5.  Adhuc  mis  loquentibus,  venerunt  eunuchi  Régis,  et  cito  eiim  ad 
convivium  quod  Hegina  paraverat,  pergere  computer unt.  {Esther,\l, 
14.)  «  Comme  ils  parlaient  encore,  arrivèrent  les  eunuques  du  Roi,  et 
ils  l'obligèrent  en  hâte  à  se  rendre  au  festin  préparé  par  la  Reine.  » 


ACTE  IIÎ,  SCÈNE  II.  045 

AMAN. 

Et  Mardochée  est-il  aussi  de  ce  festin?  910 

HYDASPE. 

A  la  table  d'Esther  portez-vous  ce  chagrin? 

Quoi?  toujours  de  ce  Juif  l'image  vous  désole? 

Laissez-le  s'applaudir  d'un  triomphe  frivole. 

Croit-il  d'Assuérus  éviter  la  rigueur? 

Ne  possédez-vous  pas  son  oreille  et  son  cœur?  91 5 

On  a  payé  le  zèle,  on  punira  le  crime; 

Et  l'on  vous  a,  Seigneur,  orné  votre  victime. 

Je  me  trompe,  ou  vos  vœux  par  Esther  secondés 

Obtiendront  plus  encor  que  vous  ne  demandez. 

AMAN. 

Croirai-je  le  bonheur  que  ta  bouche  m'annonce?  920 

HYDASPE. 

J'ai  des  savants  devins  entendu  la  réponse  : 

Ils  disent  que  la  main  d'un  perfide  étranger 

Dans  le  sang  de  la  Reine  est  prête  à  se  plonger; 

Et  le  Roi,  qui  ne  sait  où  trouver  le  coupable, 

N'impute  qu'aux  seuls  Juifs  ce  projet  détestable.  923 


Oui,  ce  sont,  cher  ami,  des  monstres  furieux; 

Il  faut  craindre  surtout  leur  chef  audacieux. 

La  terre  avec  horreur  dés  longtemps  les  endure  ; 

Et  l'on  n'en  peut  trop  tôt  déHvrer  la  nature. 

Ah  !  je  respire  enfin.  Chère  Zarès,  adieu.  9^^ 


Les  compagnes  d'Esther  s'avancent  vers  ce  lieu. 
Sans  doute  leur  concert  va  commencer  la  fête. 
Entrez,  et  recevez  l'honneur  qu'on  vous  apprête. 


946  ESTHER. 

SCÈNE  III 

ÉLISE,  LE  Chœur. 
(Ceci  se  récite  sans  chant.) 

UNE    DES   ISRAÉLITES. 

C'est  Aman. 

UNE    AUTRE. 

C'est  lui-même,  et  j'en  frémis,  ma  sœur. 

LA    PREMIÈRE. 

Mon  cœur  de  crainte  et  d'horreur  se  resserre.      935 

l'autre. 
C'est  d'Israël  le  superbe  oppresseur. 
LA  première. 
C'est  celui  qui  trouble  la  terre. 

ÉLISE. 

Peut-on,  en  le  voyant,  ne  le  connoître  pas? 
L'orgueil  et  le  dédain  sont  peints  sur  son  visage. 

une    ISRAÉLITE. 

On  lit  dans  ses  regards  sa  fureur  et  sa  rage.  940 

une    AUTRE. 

Je  croyois  voir  marcher  la  Mort  devant  ses  pas. 

UNE   DES    PLUS    JEUNES. 

Je  ne  sais  si  ce  tigre  a  reconnu  sa  proie  ; 
Mais  en  nous  regardant,  mes  sœurs,  il  m'a  semblé 


ACTE  lii,  SUKINK  III.  947 

Qu'il  avoit  dans  les  yeux  une  barbare  joie, 

Dont  tout  mon  sang  est  encore  troublé.  945 

ÉLISE. 

Que  ce  nouvel  honneur  va  croître  son  audace  ! 

Je  le  vois,  mes  sœurs,  je  le  voi  : 
A  la  table  d'Esther  l'insolent  près  du  Roi 
A  déjà  pris  sa  place. 

UNE    DES    ISRAÉLITES. 

Ministres  du  festin,  de  grâce  dites-nous,  960 

Quels  mets  à  ce  cruel,  quel  vin  préparez-vous? 

UNE    AUTRE, 

Le  sang  de  l'orphelin, 

iJNE   TROISIÈME, 

les  pleurs  des  misérables, 

LA    SECONDE. 

Sont  ses  mets  les  plus  agréables*, 

LA    TROISIÈME. 

C'est  son  breuvage  le  plus  doux, 

ÉLISE. 

Chères  sœurs,  suspendez  la  douleur  qui  vous  presse.    gSS 
Chantons,  on  nous  l'ordonne  ;  et  que  puissent  nos  chants 
Du  cœur  d'Assuérus  adoucir  la  rudesse, 
Comme  autrefois  David  par  ses  accords  touchants 
Calmoit  d'un  roi  jaloux  la  sauvage  tristesse  *! 

(Tout  le  reste  de  cette  scène  est  chanté.) 

1.  Ses  mets  les  plus  a{fréables.  M.  P.  Mesnard  rapproche  de  ce  pas- 
sage un  verset  de  l'Écriture  :  Fuerunt  mihi  lacrymse  mex  panes  die  ac 
nucte.  (Psaumes,  XLI,  4.)  «  Mes  larmes  ont  été  mon  pain  nuit  et  jour.  » 

2.  Igitur  quandocumque  spiriUis  Domint  malus  arripiebat  Saul,  Da- 


i)48  ESTHER. 

UNE    ISRAÉLITE. 

Que  le  peuple  est  heureux,  960 

Lorsqu'un  roi  généreux, 
Craint  dans  tout  l'univers,  veut  encore  qu'on  l'aime! 
Heureux  le  peuple  !  heureux  le  roi  lui-même  ! 

TOUT   LE   CHŒUR. 

0  repos!  ô  tranquillité! 
0  d'un  parfait  bonheur  assurance  éternelle,  965 

Quand  la  suprême  autorité 
Dans  ses  conseils  a  toujours  auprès  d'elle 
La  justice  et  la  vérité  ! 

(Ces  quatre  stances  sont  chantées  alternativement  par  une  voix  seule 
et  par  tout  le  Chœur.) 

UNE    ISRAÉLITE. 

Rois,  chassez  la  calomnie*. 

Ses  criminels  attentats  970 

Des  plus  paisibles  États 

Troublent  l'heureuse  harmonie. 

Sa  fureur,  de  sang  avide. 

Poursuit  partout  l'innocent. 

Rois,  prenez  soin  de  l'absent  97$ 

Contre  sa  langue  homicide. 

De  ce  monstre  si  farouche 
Craignez  la  feinte  douceur. 


vid  tollebnt  citharam,  et  perciiiiebat  manu  sua,  et  refocillabatur  Saul, 
et  levius  habebnt;  recedebat  enim  ab  eo  spiritus  malus,  (l  Rois,  XVI,  23.) 
«  Donc  toutes  les  fois  que  l'esprit  funeste  du  Seigneur  saisissait  Saûl, 
David  prenait  sa  harpe,  et  la  touchait  :  et  Saûl  se  remettait,  et  se  trou- 
vait mieux  :  le  mauvais  esprit  se  retirait  de  lui.  » 

1.  La  calomnie.  «  L'auteur  se  félicitoit  de  ces  quatre  stances,  qui 
contiennent  des  vérités  si  utiles  aux  rois.  »  (L.  Racine,  Remarques  sur 
Esther.) 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  949 

La  vengeance  est  dans  son  cœur, 

Et  la  pitié  dans  sa  bouche.  980 

La  fraude  adroite  et  subtile 

Sème  de  fleurs  son  chemin; 

3Iais  sur  ses  pas  vient  eniîn 

Le  repentir  inutile. 

UNE    ISRAÉLITE    seule. 

D'un  souffle  l'aquilon  écarte  les  nuages,  985 

Et  chasse  au  loin  la  foudre  et  les  orages. 
Un  roi  sage,  ennemi  du  langage  menteur, 
Écarte  d'un  regard  le  perfide  imposteur. 

UNE    AUTRE. 

J'admire  un  roi  victorieux, 
Que  sa  valeur  conduit  triomphant  en  tous  Heux;  990 

Mais  un  roi  sage  et  qui  hait  l'injustice, 
Qui  sous  la  loi  du  riche  impérieux 
Ne  souffre  point  que  le  pauvre  gémisse*, 

Est  le  plus  beau  présent  des  cieux. 

UNE    AUTRE. 

La  veuve  en  sa  défense  espère.  ,    995 

UNE   AUTRE. 

De  l'orphelin  il  est  le  père; 

TOUTES  ENSEMBLE. 

Et  les  larmes  du  juste  implorant  son  appui 
Sont  précieuses  devant  lui. 


1.  RejT,  qui  judicat  in  verilate  pauperes,  thronus  ejus  in  aelernum 
firmabitiir.  [Proverbes,  XXIX,  14.)  «  Le  roi  qui  juge  en  équité  les  pau- 
vres, son  trône  sera  éternellement  ferme.  » 


950  ESTHER. 

UNE    ISRAÉLITE    seule. 

Détourne,  Roi  puissant,  détourne  tes  oreilles 

De  tout  conseil  barbare  et  mensonger,  looo 

Il  est  temps  que  tu  t'éveilles  : 
Dans  le  sang  innocent  ta  main  va  se  plonger, 

Pendant  que  tu  sommeilles. 
Détourne,  Roi  puissant,  détourne  tes  oreilles 

De  tout  conseil  barbare  et  mensonger.  ioo5 

UNE    AUTRE. 

Ainsi  puisse  sous  toi  trembler  la  terre  entière! 

Ainsi  puisse  à  jamais  contre  tes  ennemis 

Le  bruit  de  ta  valeur  te  servir  de  barrière  ! 

S'ils  t'attaquent,  qu'ils  soient  en  un  moment  soumis. 

Que  de  ton  bras  la  force  les  renverse;  loio 

Que  de  ton  nom  la  terreur  les  disperse  ; 

Que  tout  leur  camp  nombreux  soit  devant  tes  soldats 
Comme  d'enfants  une  troupe  inutile  ; 

Et  si  par  un  chemin  il  entre  en  tes  États, 

Qu'il  en  sorte  par  plus  de  mille.  ioi5 


SCÈNE  ÏV 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  AMAN,  ÉLISE,  le  Chœur. 
ASSUÉRUS,    à  Esther. 

Oui,  vos  moindres  discours  ont  des  grâces  secrètes  : 

Une  noble  pudeur  à  tout  ce  que  vous  faites 

Donne  un  prix  que  n'ont  point  ni  la  pourpre  ni  l'or. 

Quel  climat  renfermoit  un  si  rare  trésor  ? 

Dans  quel  sein  vertueux  avez-vous  pris  naissance? 

Et  quelle  main  si  sage  éleva  votre  enfance  ? 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  951 

Mais  dites  promptement  ce  que  vous  demandez  : 
Tous  vos  désirs,  Esther,  vous  seront  accordés, 
Dussiez-vous,  je  l'ai  dit,  et  veux  bien  le  redire, 
Demander  la  moitié  de  ce  puissant  empire*.  loaS 

ESTHER. 

Je  ne  m'égare  point  dans  ces  vastes  désirs. 
Mais  puisqu'il  faut  enfin  expliquer  mes  soupirs, 
Puisque  mon  Roi  lui-même  à  parler  me  convie, 

(Elle  se  jette  aux  pieds  du  Roi.) 
J'ose  vous  implorer,  et  pour  ma  propre  vie, 
Et  pour  les  tristes  jours  d'un  peuple  infortuné,  io3o 

Qu'à  périr  avec  moi  vous  avez  condamné  2. 

ASSUÉRUS,  la  relevant. 

A  périr?  Vous?  Quel  peuple?  Et  quel  est  ce  mystère? 

AMAN,  tout  bas. 
Je  tremble. 

ESTHER. 

Esther,  Seigneur,  eut  un  Juif  pour  son  père  ^. 
De  vos  ordres  sanglants  vous  savez  la  rigueur. 

1  Cf.  au  vers  660.  Assuérus  dans  le  Livre  d' Esther  répèle  trois  fois 
la  naêmc  promesse  (V,  3  et  6;  Vil,  2). 

2.  Ad  quem  illa  respondit  :  Si  inverti  gratiam  in  octdis  tuis,  0  Bex, 
et  si  tibi  jAacet,  dona  mihi  animam  meam,  pro  qua  rogo,  et  populnm 
meiim,  pro  qtio  obsecro. —  Traditi  enim  sumus  ego  et  populus  meus,  ut 
conferamur,  jugulemur,  et  pereamus.  {Esther,  Vil,  3,  4.)  «  Elle  lui 
n'pondit  :  Si  j'ai  trouvé  grâce  devant  toi,  ô  Roi,  et  s'il  te  plaît,  accorde- 
moi  ma  vie,  que  je  te  demande,  et  mon  peuple,  pour  qui  je  t'implore. 
('ar  nous  sommes  livrés,  mon  peuple  et  moi,  condamnés  à  périr,  écra- 
sas et  massacrés.  » 

5.  On  ne  voit  pas  dans  la  Bible  qu'Esthcr  fasse  au  roi  l'aveu  de  son 
origine.  Mais  au  chap.  vin,  v.  1,  il  est  dit  qu'elle  s'est  avouée  nièce  de 
Mardochée,  et  Juive  par  conséquent  :  à  quel  moment  s'est-elle  dé- 
clarée? Ceux  qui  reprochent  à  Racine  une  invraisemblance  pour  avoir 


952  ESTHER. 

AMAN. 

Ah,  Dieux! 

ASSUÉRUS.  io35 

Ah  !  de  quel  coup  me  percez-vous  le  cœur  ? 
Vous  la  fille  d'un  Juif?  lié  quoi  ?  tout  ce  que  j'aime, 
Cette  Esther,  rinnoceuce  et  la  sagesse  même, 
Que  je  croyois  du  ciel  les  plus  chères  amours, 
Dans  cette  source  impure  auroit  puisé  ses  jours  ? 
Malheureux  ! 


Vous  pourrez  rejeter  ma  prière.  io4o 

Mais  je  demande  au  moins  que  pour  grâce  dernière 
Jusqu'à  la  fm,  Seigneur,  vous  m'entendiez  parler, 
Et  que  surtout  Aman  n'ose  point  me  troubler. 

ASSUÉRUS. 

Parlez. 


0  Dieu,  confonds  l'audace  et  l'imposture. 
Ces  Juifs,  dont  vous  voulez  délivrer  la  nature,  io45 


reculé  jusqu'ici  ce  moment  supposent  qu'Assuérus,  dans  la  Bible,  sait 
déjà  ce  qu'est  Esther,  lorsqu'il  accepte  le  diner  qu'elle  lui  oITrc,  mais 
alors  que  signifie  l'étonnement  d'Assuérus?  S'il  sait  qu'Esther  est  Juive, 
ne  doit-il  pas  comprendre  aussitôt  de  quel  peuple  elle  parle,  et  quoi  on 
est  l'oppresseur?  Peut-il  dire  :  Quis  est  iste,  et  cujns  potentiae  7it  hxc 
atident  facere?  {\U,  5.)  «  Qui  est  celui-là?  et  quelle  est  sa  puissance 
pour  oser  faire  cela?  »  Il  ne  sait  donc  rien  encore.  La  réponse  d'Esther  : 
Hostts  et  inimicus  noster  pessimvs  iste  est  Aman.  «  Notre  ennemi  et 
persécuteur  est  cet  exécrable  Aman  »  (VII,  6),  contient  et  implique 
l'aveu  de  son  origine  juive.  Racine  a  donc  en  somme  bien  interprété 
la  Bible.  Montchrestien  et  Du  Ryer  avaient  ainsi  compris  les  choses  avant 
lui.  Ils  avaient  lu  la  Bible,  comme  Racine,  en  hommes  de  théâtre.  Un 
peu  de  sens  dramatique  suffit  en  effet  à  avertir  que  c'est  ici,  et  non 
plus  tôt,  qu'Esther  doit  se  faire  connaître. 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  053 

Que  vous  croyez,  Seigneur,  le  rebut  des  humains, 
D'une  riche  contrée  autrefois  souverains, 
Pendant  qu'ils  n'adoroient  que  le  Dieu  de  leurs  pères 
Ont  vu  bénir  le  cours  de  leurs  destins  prospères. 

Ce  Dieu,  maître  absolu  de  la  terre  et  des  cieux,       io5o 
N'est  point  tel  que  l'erreur  le  figure  à  vos  yeux. 
L'Éternel  est  son  nom.  Le  monde  est  son  ouvrage  ; 
11  entend  les  soupirs  de  l'humble  qu'on  outrage, 
Juge  tous  les  mortels  avec  d'égales  lois. 
Et  du  haut  de  son  trône  interroge  les  rois.  io55 

Des  plus  fermes  États  la  chute  épouvantable. 
Quand  il  veut,  n'est  qu'un  jeu  de  sa  main  redoutable. 
Les  Juifs  à  d'autres  dieux  osèrent  s'adresser  : 
Rois,  peuples,  en  un  jour*  tout  se  vit  disperser. 
Sous  les  Assyriens-  leur  triste  servitude  1060 

Devint  le  juste  prix  de  leur  ingratitude. 

Mais  pour  punir  enfm  nos  maîtres  à  leur  tour, 
Dieu  fit  choix  de  Cyrus',  avant  qu'il  vit  le  jour, 
L'appela  par  son  nom,  le  promit  à  la  terre, 


1.  En  un  jour.  Le  royaume  de  Jnda  ne  fut  pas  ruiné  d'un  coup.  Il 
fallut  de  long^ucs  années,  et  Ncbochadnczzar  (Nabuchodonosor)  prit 
trois  fois  Jérusalem  (GOo-588). 

2.  Les  Assyriens.  Babylone  était  la  capitale  de  la  Chaldée.  Nabopo- 
lassar,  père  de  Nebochadnezzar,  avait  détruit  l'empire  d'Assyrie  et  pris 
iVinive.  kn  temps  de  Racine,  on  avait  si  peu  de  données  sur  cette  his- 
toire, que  l'on  pouvait  confondre  Assyriens  et  Chaldéens. 

5.  Ce  passage  est  imité  d'Isaïe  (XLV,  1-4.)  :  Haec  dicit  Dominus  chrisio 
meo  Cyro,  cujus  apprehendi  dexteram,  ut  subjiciam  ante  faciem  ejus 
(lentes....  Ego  ante  te  ibo;  et  gloriosos  terrx  humiliabo;  j^ortas  sercas 
conteram,  et  vectes  ferreos  confringam.  Et  vocavi  te  nomme  tuo. 
«  Voici  ce  que  dit  le  Seigneur  à  son  oint  Cyrus  :  il  l'a  pris  parla  main 
pour  prosterner  les  nations  devant  sa  face.,..  J'irai  devant  toi;  j'humi- 
lierai les  superbes  de  la  terre;  je  briserai  les  portes  d'airain;  et  je 
mettrai  en  pièces  les  poutres  de  fer.  Et  je  t'ai  nommé  de  ton  nom.  »  — 
»  Tu  n'es  pas  encore,  lui  disait-il,  mais  je  te  vois,  et  je  t'ai  nommé 
|iar  ton  nom  :  tu  t'appelleras  Cyrus.  Je  marcherai  devant  toi  dans  les 
combats;  à  ton  ap|)rocheje  mettrai  les  rois  en  fuite;  je  briserai  les 
portes  d'airain.  »  (Bossuet,  Oraison  funèbre  du  prince  de  Condé.) 


954  ESTHER. 

Le  lit  naître,  et  soudain  l'arma  de  son  tonnerre,         io65 

Brisa  les  fiers  remparts  et  les  portes  d'airain, 

Mit  des  superbes  rois  la  dépouille  en  sa  main. 

De  son  temple  détruit  vengea  sur  eux  l'injure*. 

Babylone  paya  nos  pleurs  avec  usure. 

Cyrus,  par  lui  vainqueur,  publia  ses  bienfaits  *,  1070 

Regarda  notre  peuple  avec  des  yeux  de  paix, 

Nous  rendit  et  nos  lois  et  nos  fêtes  divines; 

Et  le  temple  déjà  sortoit  de  ses  ruines. 

Mais  de  ce  roi  si  sage  héritier  insensé  ', 

Son  fils  interrompit  l'ouvrage  commencé*,  1076 

Fut  sourd  à  nos  douleurs.  Dieu  rejeta  sa  race, 

Le  retrancha  lui-même,  et  vous  mit  en  sa  place. 

Que  n'espérions-nous  point  d'un  roi  si  généreux  ? 
((  Dieu  regarde  en  pitié  son  peuple  malheureux, 
Disions-nous  :  un  roi  régne,  ami  de  l'innocence.  »      1080 
Partout  du  nouveau  prince  on  vantoit  la  clémence  : 

1.  L'injure  qu'on  lui  avait  faite  en  détruisant  son  temple,  ou  V injure 
de  la  destruction  du  temple.  C'est  une  construction  latine  : 

...  Spretxque  injuria  formx.  (Virgile,  Enéide,  I.) 

«  L'injure  de  sa  beauté  méprisée.  » 

2.  Voici  l'édit  de  Cyrus,  publié  dans  tout  le  royaume,  que  donne 
l'Écriture.  Hxc  dicit  Cyrus  rex  Persarum  :  Omnia  régna  terrx  dédit 
mihi  Dominns  Deus  cxli,  et  ipse  prxcepit  mihi  nt  xdificarem  ei  domunt 
in  Jérusalem  qux  est  in  Judxa.  —  Quis  est  in  vobis  de  universo  j)opulo 
ejus  ?  Sit  Deus  illius  cum  ipso.  Ascendat  in  Jérusalem,  qux  est  in  Ju- 
dxa, et  xdificet  dumum  Domifii  Dei  Israël....  (/  Esdras,  i,  2,  3.)  «  Voici 
ce  que  dit  Cyrus,  roi  des  Perses  :  Le  Seigneur  Dieu  du  ciel  m'a  donné 
tous  les  royaumes  de  la  terre,  et  il  m'a  ordonné  de  lui  construire  une 
demeure  en  Judée,  à  Jérusalem.  Qui  parmi  vous  est  de  son  peuple?  Que 
son  Dieu  soit  avec  lui.  Qu'il  monte  vers  Jérusalem  en  Judée,  et  quil 
bâtisse  la  maison  du  Seigneur  Dieu  d'Israël.  » 

3.  Voir  dans  Hérodote  ce  qui   regarde  la  folie  de  Cambyse  (111,  30). 

4.  Tune  intermissum  est  opus  domus  Domini  in  Jérusalem,  et  non 
fiebat  usque  ad  annum  secundum  regni  Darii  régis  Persarum.  (/  Es- 
dras, IV,  24.)  «  Alors  fut  interrompue  l'œuvre  de  la  maison  du  Sei- 
gneur, et  elle  ne  fut  point  reprise  jusqu'à  la  seconde  année  du  règne  de 
Darius,  roi  des  Perses.  « 


ACTE  III,  SCÈNE  IV.  955 

Les  Juifs  partout  de  joie  eu  poussèreut  des  cris. 

Ciel  I  verra-t-on  toujours  par  de  cruels  esprits 

Des  princes  les  plus  doux  l'oreille  environnée, 

Et  du  bonheur  public  la  source  empoisonnée?  io85 

Dans  le  fond  de  la  Thrace  un  barbare  enfanté 

Est  venu  dans  ces  lieux  soufller  la  cruauté. 

Un  ministre  ennemi  de  votre  propre  gloire.... 

AMAN. 

De  votre  gloire?  Moi?  Ciel!  Le  pourriez-vous  croire? 
Moi,  qui  n'ai  d'autre  objet  ni  d'autre  Dieu.... 

ASSUÉRUS. 

Tais-toi.  1090 
Oses-tu  donc  parler  sans  l'ordre  de  ton  Roi  ? 

ESTHER. 

Notre  ennemi  cruel  devant  vous  se  déclare  : 

C'est  lui*.  C'est  ce  ministre  infidèle  et  barbare, 

Qui  d'un  zèle  trompeur  à  vos  yeux  revêtu, 

Contre  notre  innocence  arma  votre  vertu.  logS 

Et  quel  autre,  grand  Dieu  !  qu'un  Scythe  impitoyable 

Auroit  de  tant  d'horreurs  dicté  l'ordre  effroyable  ? 

Partout  l'affreux  signal  en  même  temps  donné 

De  meurtres  remplira  l'univers  étonné. 

On  verra,  sous  le  nom  du  plus  juste  des  princes,        iioo 

Un  perfide  étranger  désoler  vos  provinces. 

Et  dans  ce  palais  même,  en  proie  à  son  courroux, 

Le  sang  de  vos  sujets  regorger  jusqu'à  vous. 

Et  que  reproche  aux  Juifs  sa  haine  envenimée  ? 
Quelle  guerre  intestine  avons-nous  allumée^?  iio5 

Les  a-t-on  vus  marcher  parmi  vos  ennemis  ? 

1.  Ilostis  et   inimicus  nosfer  pessimus  iste  est  Amaii.  {Esthei\\\l,  Q.) 
«  Notre  ennemi  et  persécuteur  est  cet  exécrable  Aman.  » 

2.  Il  y  a  ici  un  souvenir  de  l'Écriture  :  mais  Esther,  qui  défend  les 
Juifs,  prend  le  contre-pied  de  ce  que  les  Samaritains  écrivaient  au  roi 


956  ESTHER. 

Fut-il  jamais  au  joug  esclaves  plus  soumis  ? 

Adorant  dans  leurs  fers  le  Dieu  qui  les  châtie, 

Pendant  que  votre  main  sur  eux  appesantie 

A  leurs  persécuteurs  les  livroit  sans  secours,  iiio 

Ils  conjuroient  ce  Dieu  de  veiller  sur  vos  jours, 

De  rompre  des  méchants  les  trames  criminelles, 

De  mettre  votre  trône  à  l'ombre  de  ses  ailes  '. 

ÎN'en  doutez  point,  Seigneur,  il  fut  votre  soutien. 

Lui  seul  mit  à  vos  pieds  le  Parthe  et  l'Indien*,  iii5 

Dissipa  devant  vous  les  innombrables  Scythes, 

Et  renferma  les  mers  dans  vos  vastes  limites. 

Lui  seul  aux  yeux  d'un  Juif  découvrit  le  dessein 

De  deux  traîtres  tout  prêts  à  vous  percer  le  sein. 

Hélas  1  ce  Juif  jadis  m'adopta  pour  sa  fille.  1120 

ASSUÉRUS. 

Mardochée  ? 

ESTHER. 

Il  restoit  seul  de  notre  famille. 
Mon  père  étoit  son  frère.  Il  descend  comme  moi 
Du  sang  infortuné  de  notre  premier  roi  ^. 

Artaxerxès  (Cambysc),  pour  empêcher  la  reconstruction  du  temple  : 
Inventes  scrijilitm  in  commentariis  et  scies,  quoninni  urbs  illa,  urbs 
rcbellis  est,  et  nocens  Regibus  et  provinciis  ;  et  bella  concitnntnr  in  ea 
ex  cUebns  nntiqnis  ;  qnamobrem  et  civiins  ipsa  destrucln  est.  {I  Esdras, 
IV,  15.)  «  Tu  verras  écrit  dans  les  histoires  et  tu  connaîtras  que  cette 
cité  est  une  cité  rebelle,  nuisible  au  roi  et  à  ses  provinces;  les  guerres 
s'y  allument  depuis  les  temps  anciens;  c'est  pourquoi  la  ville  même 
a  été  détruite.  » 

1.  Snb  nmbrn  alarum  tunrum  protège  me.  {Psaumes,  Wl.  S.)  «  Couvre- 
moi  de  l'ombre  de  tes  ailes.  »  Cf.  Psaumes,  LVI,  2,  et  LXII,  8. 

2.  Il  ne  faut  pas  oublier  qu'Assuérus  pour  Racine  représente  Darius. 
Les  Parthes  n'étaient  point  connus  en  ce  temps-là.  Pour  les  Indiens, 
cf.  Hérodote,  IV,  4i,  et  pour  les  Scythes,  IV,  82  sqq. 

3.  Saiil,  de  la  tribu  de  Benjamin,  fils  de  Cis.  Comme  Mardochée 
était  de  la  tribu  de  Benjamin  et  avait  un  certain  Cis  parmi  ses  aïeux, 
quelques-uns,  dont  Saci,  ont  cru  que  Mardochée  pouvait  être  de  la  race 
de  Saûl. 


ACTE  HT,  SCÈNE  IV.  957 

Plein  d'une  juste  horreur  pour  un  Amalécite, 

Race  que  notre  Dieu  de  sa  bouche  a  maudite,  ii25 

11  n'a  devant  Aman  pu  fléchir  les  genoux, 

Ni  lui  rendre  un  honneur  qu'il  ne  croit  dû  qu'à  vous*. 

De  là  contre  les  Juifs  et  contre  Mardochée 

Cette  haine.  Seigneur,  sous  d'autres  noms  cachée. 

En  vain  de  vos  bienfaits  Mardochée  est  paré.  iiSo 

A  la  porte  d'Aman  est  déjà  préparé 

D'un  infâme  trépas  l'instrument  exécrable. 

Dans  une  heure  au  plus  tard  ce  vieillard  vénérable, 

Des  portes  du  palais  par  son  ordre  arraché. 

Couvert  de  votre  pourpre,  y  doit  être  attaché.  ii35 

ASSUÉRUS. 

Quel  jour  mêlé  d'horreur  vient  effrayer  mon  âme  ? 
Tout  mon  sang  de  colère  et  de  honte  s'enflamme. 
J'étois  donc  le  jouet....  Ciel,  daigne  m'éclairer. 
Un  moment  sans  témoins  cherchons  à  respirer  2. 
Appelez  Mardochée  :  il  faut  aussi  l'entendre.  ii4o 

(Le  Roi  s'éloigne.) 
UNE    ISRAÉLITE. 

Vérité,  que  j'implore,  achève  de  descendre. 

1.  Dans  la  Bible,  c'est  Mardochée  qui  dit  lui-même  dans  une  prière 
qu'il  adresse  au  Seigneur  :  Cuncin  nosti,  et  scis  quia  non  pro  snj)erbia 
et  contumelia  et  aliqua  glorix  cupidilate  fecerim  hoc,  ut  non  adorarem 
Aman  superbissimum....  Sed  timui  ne  honorent  Dei  mei  transferrem 
ad  hominem,  et  ne  quemquam  adorarem,  excepta  Deo  meo.  {Esther,  XIII, 

12  et  14.)  «  Tu  sais  tout,  et  tu  sais  que  si  je  n'ai  pas  adoré  l'orgueilleux 
Aman,  je  ne  l'ai  point  fait  par  orgueil,  ni  insolence,  ni  par  aucune  pen- 
sée de  gloire....  Mais  j'ai  craint  de  transporter  à  un  homme  l'honneur 
qui  appartient  à  mon  Dieu;  je  n'ai  point  voulu  adorer  quelqu'un,  hor- 
mis mon  Dieu.  » 

2.  On  a  critiqué  cette  sortie  d'Assuérus,  si  faiblement  motivée.  Ra- 
cine n'a  fait  que  suivre  le  récit  biblique  :  Rex  autem  iratus  surrexit, 
et  de  loco  convivii  intravit  in  hortum  arhoribus  consilum.  {Esther,  VII, 
7.)  «  Le  roi,  irrité,  se  leva,  et  de  la  salle  du  festin  passa  dans  un  jardin 
planté  d'arbres.  » 


958  ESTHER. 


SCÈNE  V 

ESTHER,  AMAN,  le  Chœur. 
AMAN,  à  Esther. 

D'un  juste  étonnement  je  demeure  frappé. 

Les  ennemis  des  Juifs  m'ont  trahi,  m'ont  trompé. 

J'en  atteste  du  ciel  la  puissance  suprême, 

En  les  perdant  j'ai  cru  vous  assurer  vous-même.         ii45 

Princesse,  en  leur  faveur  employez  mon  crédit  : 

Le  Roi,  vous  le  voyez,  fiotte  encore  interdit. 

Je  sais  par  quels  ressorts  on  le  pousse,  on  l'arrête; 

Et  fais,  comme  il  me  plaît,  le  calme  et  la  tempête. 

Les  intérêts  des  Juifs  déjà  me  sont  sacrés.  ii5o 

Parlez  :  vos  ennemis  aussitôt  massacrés, 

Victimes  de  la  foi  que  ma  bouche  vous  jure, 

De  ma  fatale  erreur  répareront  l'injure. 

Quel  sang  demandez-vous  ? 

ESTHER. 

Va,  traître,  laisse-moi. 
Les  Juifs  n'attendent  rien  d'un  méchant  tel  que  toi.    ii55 
Misérable,  le  Dieu  vengeur  de  l'innocence. 
Tout  prêt  à  te  juger,  tient  déjà  sa  balance. 
Bientôt  son  juste  arrêt  te  sera  prononcé. 
Tremble.  Son  jour  approche,  et  ton  règne  est  passé. 

AMAN. 

Oui,  ce  Dieu,  je  l'avoue,  est  un  Dieu  redoutable.         1160 
Mais  veut-il  que  l'on  garde  une  haine  implacable  ? 
C'en  est  fait  :  mon  orgueil  est  forcé  de  pher. 
L'inexorable  Aman  est  réduit  à  prier. 

(Il  se  jette  à  ses  pieds.) 


ACTE  III,  SCÈNE  VI.  959 

Par  le  salut  des  Juifs,  par  ces  pieds  que  j'embrasse, 
Par  ce  sage  vieillard,  l'honneur  de  votre  race,  ii65 

Daignez  d'un  roi  terrible  apaiser  le  courroux. 
Sauvez  Aman,  qui  tremble  à  vos  sacrés  genoux. 


SCÈNE  VI 
ASSUÉRUS,  ESTHER,  AMAN,  ÉLISE,  gardes,  le  Chœur. 

ASSUÉRUS. 

Quoi  ?  le  traître  sur  vous  porte  ses  mains  hardies  *  ? 
Ah  !  dans  ses  yeux  confus  je  lis  ses  perfidies  ; 
Et  son  trouble,  appuyant  la  foi  de  vos  discours,  1170 

De  tous  ses  attentats  me  rappelle  le  cours. 
Qu'à  ce  monstre  à  l'instant  l'àme  soit  arrachée; 
Et  que  devant  sa  porte,  au  lieu  de  Mardochée, 
Apaisant  par  sa  mort  et  la  terre  et  les  cieux, 
De  mes  peuples  vengés  il  repaisse  les  yeux*.  u^S 

(Aman  est  emmené  par  les  Gardes.) 

1.  Aman  quoque  surrexit  ut  rogaret  Esther  rcginam  pro  anima 
sua  :  inlellexit  enim  a  Rege  sibi  paratum  malum.  —  Qui  cum  reversus 
esset  de  horto  nemoribus  consito,  et  intrasset  convivii  locum,  reperit 
Aman  super  leclulum  corruisse,  tn  quo  jacebat  Esther,  et  ait  :  Etiam 
Reginam  vult  opprimere,  me  prxsente,  in  domo  mea.  {Esther,  VII,  7,  8.) 
«  Aman  aussi  se  leva,  voulant  implorer  Esther  pour  sa  vie  :  car  il  com- 
prit que  le  roi  le  destinait  au  supplice.  Assuérus,  rentrant  du  jardin 
planté  d'arbres  et  revenant  dans  la  salle  du  festin,  trouva  Aman  qui 
s'était  jeté  sur  le  lit  où  Esther  était  couchée,  et  dit  :  Ainsi,  il  veut  encore 
l'aire  violence  à  la  Reine,  sous  mes  yeux,  dans  ma  maison.  » 

2.  Dixitque  Harbona,  unus  de  eunuchis  qui  stabant  in  ministerio 
régis  :  En  lignum  quod  paraverat  Mardochaeo  qui  locutus  est  pro  Rege, 
stat  in  domo  Aman,  habens  altitudinis  quinquaginta  cubitos.  Cui 
dixil  Rex  :  Appendite  eum  in  eo.  (Esther,  VII,  9.)  «  Et  Harbona,  un  des 
eunuques  qui  servaient  le  Roi,  dit  :  Voilà  le  gibet  qu'il  avait  fait  dresser 
pour  Mardochée,  celui  qui  parla  pour  sauver  le  Roi.  Il  est  devant  la 
maison  d'Aman,  et  il  a  cinquante  coudées  de  haut.  Le  Roi  dit  :  Qu'on 
l'y  pende.  » 


I 


960  ESTHER. 

SCËNE  VII 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  MARDOCHÉE,  ÉLISE,  le  Chœur. 

ASSUÉRUS  continue  en  s'adressant  à  Mardochée 

Mortel  chéri  du  ciel,  mon  salut  et  ma  joie, 

Aux  conseils  des  méchants  ton  roi  n'est  plus  en  proie. 

Mes  yeux  sont  dessillés,  le  crime  est  confondu. 

Viens  briller  près  de  moi  dans  le  rang  qui  t'est  dû. 

Je  te  donne  d'Aman  les  biens  et  la  puissance  *  :  1180 

Possède  justement  son  injuste  opulence. 

Je  romps  le  joug  funeste  où  les  Juifs  sont  soumis; 

Je  leur  livre  le  sang  de  tous  leurs  ennemis  2; 

A  l'égal  des  Persans  je  veux  qu'on  les  honore. 

Et  que  tout  tremble  au  nom  du  Dieu  qu'Esther  adore.  11 85 

Rebâtissez  son  temple  ^  et  peuplez  vos  cités. 

1.  Die  illo  dédit  Rex  Asstierus  Esther  reginae  domum  Aman  adver- 
srnuijudxornm,  et  Mardochœiis  ingressus  est  ante  faciem  Régis..  .  Tu- 
litque  rex  annulum,  quem  ab  Aman  reeipi  jtissernt,  et  tradidit  Mar- 
dochseo.  Esther  autem  constituit  Mardochseum  super  domum  suam. 
{Esther,  VIII,  1,  2.)  «  Ce  jour-là,  le  roi  Assuérus  donna  à  la  reine  Esther 
la  maison  d'Aman,  ennemi  des  Juifs,  et  Mardochée  fut  admis  devant  la 
face  du  Roi....  Le  Roi  prit  l'anneau  qu'il  avait  fait  retirer  des  mains 
d'Aman,  et  le  remit  à  Mardochée.  Esther  donna  sa  maison  à  gouverner  à 
i'.ardochée.  » 

2.  Qiiibus  imperavit  Rex  ut  convenirent  Judseos  jyer  singulas  civi- 
tates,  et  in  unum  prœciperent  congregari,  ut  starent  pro  animabus 
suis,  et  omnes  inimicos  suos,  cum  conjugibus  ac  liberis,  et  universis 
domibus  interficerent  atque  delerent,  et  spolia  eorum  diriperent.  [Esther, 
VIII,  11.)  «  Le  Roi  leur  commanda  d'aller  trouver  les  Juifs  de  toutes  les 
cités,  et  de  leur  enjoindre  de  se  réunir  pour  défendre  leurs  vies,  et  de 
tuer  et  détruire  tous  leurs  ennemis,  avec  les  femmes  et  les  enfants,  et 
de  piller  leurs  biens.  » 

3.  Darius,  qui  est  l'Assuérus  de  Racine,  permit  aux  Juifs  de  rebâtir  le 
temple  la  deuxième  année  de  son  règne  (/  Esdras,  IV,  24)  ;  il  fut  achevé 
la  sixième  {ib.,  vi,  15). 


ACTE  in,  SCÈNE  YIII.  001 

Que  vos  heureux  enfants  dans  leurs  solennités 
Consacrent  de  ce  jour  le  triomphe  et  la  gloire  *, 
Et  qu'à  jamais  mon  nom  vive  dans  leur  mémoire. 


SCÈNE  VlII 

ASSUÉRUS,  ESTHER,  MARDOCHÉE,  ASAPH, 
ÉLISE,  LE  Chœur. 

ASSUÉRUS. 

Que  veut  Asaph  ? 

ASAPH. 

Seigneur,  le  traître  est  expiré,  1190 

Par  le  peuple  en  fureur  à  moitié  déchiré. 
On  traîne  2,  on  va  donner  en  spectacle  funeste 
De  son  corps  tout  sanglant  le  misérable  reste. 

MARDOCHÉE. 

Roi,  qu'à  jamais  le  ciel  prenne  soin  de  vos  jours. 

Le  péril  des  Juifs  presse,  et  veut  un  prompt  secours  s. 

1.  Scripsit  itaque  Mardochxus  omnia  hxc,  et  litteris  comprehensa 
mviit  ad  Judxos,...  ut  quarlamdecimam  et  quintamdecimam  diem 
mensis  Adar pro  festis  susciperent^et  revertente  semper  anno  solemni 
celebrarent  honore...  Atque  ex  illo  tempore  dies  isti  appellati  sunt 
Phurim,  id  est  sortium.  (Esther,  IX,  2(),  21,  2ii.)  «  Mardochée  écrivit 
tout  cela,  et  envoya  une  lettre  aux  Juifs,  leur  disant  d'établir  une  fête 
le  11*  et  le  15*jour  du  mois  Adar,  pour  la  célébrer  solennellement  chaque 
année....  Depuis  ce  temps  ces  deux  jours  ont  été  appelés  Phurim,  c'est- 
à-dire  les  jours  des  .wrts.  » 

2.  On  traine.  Ce  vers  semble  être  une  imitation  du  mot  fameux  de 
Juvénal  : 

Sejanus  ducitur  unco 
Spectandus.  (Sat.\.) 

"  Le  croc  traîne  Séjan,  donné  en  spectacle.  » 

3.  Esther  dit  à  Assuérus  dans  la  Bible  :  Obsecro  ut  novis  epistolis  vetC' 


9Ô2  ESTHER. 


Oui,  je  t'entends.  Allons,  par  des  ordres  contraires, 
Révoquer  d'un  méchant  les  ordres  sanguinaires  *. 


0  Dieu,  par  quelle  route  inconnue  aux  mortel-s 
'Va  sagesse  conduit  ses  desseins  éternels  ! 


SCÈNE   IX 

LE  CHŒUR.  i 

TOUT   LE   CHŒUR. 

Dieu  fait  triompher  l'innocence  :  1200 

Chantons,  célébrons  sa  puissance.  j 

UNE   ISRAÉLITE.  1 

Il  a  vu  contre  nous  les  méchants  s'assembler,  '■ 

Et  notre  sang  prêt  à  couler. 
Comme  l'eau  sur  la  terre  ils  alloient  le  répandre'  : 

Du  haut  du  ciel  sa  voix  s'est  fait  entendre;         i2o5 


rc's  Aman  litterx,insidiatons  et  hostis  Juclxorum,  quitus  eosin  cunctii 
Heyis  provinciis  perire  prxceperat,  corrigantur.  {Esther,  VIII,  5.)  «  Je 
te  prie  de  faire  une  nouvelle  lettre  qui  annule  la  première  lettr  ' 
d'Aman,  ce  traître  ennemi  des  Juifs,  qui  avait  prescrit  de  les  tuer  dan 
toutes  les  provinces  de  l'empire.  » 

1.  Responditque  rex  Assuerus  Esther  régime  et  Mardochseo  Judseo  :.. 
Scribite  ergo  Judxis,  sicut  vobis  placet,  Régis  nomine.  {Esther,  VIII, 
et  8.)  «  Et  ie  roi  Assuc'rus  répondit  à  la  reine  Esther  et  au  Juif  Mardo- 
chée  :  Écrivez  donc  aux  Juifs,  comme  vous  voulez,  au  nom  du  Roi.  » 

2.  Effuderunt  snnguinem  eorum  tanquom  aqunm  in  circuitu  Jérusa- 
lem. (Psaumes,  LXxVllI,  3.)  «  Ils  répandirent  leur  sang  comme  l'eau 
tout  autour  de  Jérusalem.  » 


ACTE  III,  SCÈNE  IX.  963 

L'homme  superbe  est  renversé. 
Ses  propres  flèches  l'ont  percé*. 

UNE    AUTRE. 

J'ai  vu  l'impie  adoré  sur  la  terre. 

Vareil  au  cèdre,  il  cachoit  dans  les  cieux 

Son  front  audacieux.  1210 

H  sembloit  à  son  gré  gouverner  le  tonnerre, 

Fouloit  aux  pieds  ses  ennemis  vaincus. 
Je  n'ai  fait  que  passer,  il  n'étoit  déjà  plus*. 

UNE    AUTRE. 

On  peut  des  plus  grands  rois  surprendre  la  justice. 

Incapables  de  tromper,  laiS 

Ils  ont  peine  à  s'échapper 

Des  pièges  de  l'artifice. 
Un  cœur  noble  ne  peut  soupçonner  en  autrui 

La  bassesse  et  la  malice 

Qu'il  ne  sent  point  en  lui.  1220 

UNE    AUTRE. 

Comment  s'est  calmé  l'orage  ? 

UNE    AUTRE. 

Quelle  main  salutaire  a  chassé  le  nuage  ? 

1.  Glndium  evnginaverunt  peccatores  ;  intenderuni  ara/m  suum,  ut 
dejiciant panperemet  inopem,  ut  trucident  rectos  corde.  Gladius  eorum 
intret  in  corda  ipsorum,  et  arcuseorum  confringatur.  {Psaumes,  XXXVI, 
14, 15.)  «  Les  pécheurs  ont  tiré  l'épée;  il  ont  tendu  l'arc,  pour  abattre 
le  pauvre  et  le  misérable,  pour  égorger  les  bons.  Que  leur  épée  leur 
entre  dans  le  cœur,  et  que  leur  arc  soit  brisé.  » 

2.  Vidi  impium  superexaltatum,  et  elevatum  sicut  cedros  Libani. 
Et  transivi,  et  ecce  non  erat;  et  quxsivi  cum,  et  non  inventus  est  locus 
ejus.  (Psaumes,  XXXVI,  35  et  36.)  «  J'ai  vu  l'impie  exalté,  haut  comme 
le  cèdre  du  Liban.  Et  j'ai  passé  :  et  il  n'était  plus.  Je  l'ai  cherché,  et 
je  n'ai  pas  trouvé  la  place  où  il  était.  » 


964  ESTHER. 

TOUT   LE   CHŒUR, 

L'aimable  Esther  a  fait  ce  grand  ouvrage. 

UNE   ISRAÉLITE  seule. 

De  l'amour  de  son  Dieu  son  cœur  s'est  embrasé  ; 

Au  péril  d'une  mort  funeste  1225 

Son  zèle  ardent  s'est  exposé. 
Elle  a  parlé.  Le  ciel  a  fait  le  reste. 

DEUX    ISRAÉLITES. 

Esther  a  triomphé  des  filles  des  Persans. 
La  nature  et  le  ciel  à  l'envi  l'ont  ornée. 

l'une  des  deux. 

Tout  ressent  de  ses  yeux  les  charmes  innocents.         i2  3o 
Jamais  tant  de  beauté  fut-elle  couronnée  ? 

l'autre. 

Les  charmes  de  son  cœur  sont  encor  plus  puissants. 
Jamais  tant  de  vertu  fut-elle  couronnée  ? 

toutes  deux  ensemble. 

Esther  a  triomphé  des  filles  des  Persans. 

La  nature  et  le  ciel  à  l'envi  l'ont  ornée.  i235 

une  ISRAÉLITE  seule. 
Ton  Dieu  n'est  plus  irrité. 
Réjouis-toi,  Sion,  et  sors  de  la  poussière. 
Quitte  les  vêtements  de  ta  captivité, 

Et  reprends  ta  splendeur  première  *. 

1.  Consurge,co7isurge,  induere  fortitudine  tua,  Sion,  induere  vesti- 
tnentis  glorix  tux,  Jérusalem....  Excutere  de pulvere,  consurge;  sede, 
Jérusalem  :  salve  vincula  colli  lui,  captiva  fîliaSion.  {haïe,  LU,  1  et  2.) 
«  Lève-loi,  lève-toi!  Revêts-toi  de  ta  force,  Sion  ;  enveloppe-toi  du  vête- 
me  ntde  ta  gloire,  Jérusalem....  Secoue  ta  poussière  :  lève-toi.  Assieds- 
toi,  Jérusalem,  détache  les  chaînes  de  ton  cou,  fille  captive  de  Sion.  * 


ACTE  III,  SCENE  IX. 


# 


I 


Les  chemins  de  Sion  à  la  fin  sont  ouverts. 
Rompez  vos  fers, 
Tribus  captives. 
Troupes  fugitives, 
Repassez  les  monts  et  les  mers. 
Rassemblez- vous  des  bouts  de  l'univers.  1245 

TOUT   LE    CHŒUR. 

Rompez  vos  ters. 
Tribus  captives. 
Troupes  fugitives, 
Repassez  les  monts  et  les  mers. 
Rassemblez- vous  des  bouts  de  l'univers.  i25o 

UNE    ISRAÉLITE  seule. 

Je  reverrai  ces  campagnes  si  chères. 

UNE    AUTRE. 

J'irai  pleurer  au  tombeau  de  mes  pères. 

TOUT    LE    CHŒUR. 

Repassez  les  monts  et  les  mers. 
Rassemblez-vous  des  bouts  de  l'univers. 

UNE    ISRAÉLITE    seule. 

Relevez,  relevez  les  superbes  portiques  i255 

Du  temple  où  notre  Dieu  se  plaît  d'être  adoré. 
Que  de  l'or  le  plus  pur  son  autel  soit  paré, 
Et  que  du  sein  des  monts  le  marbre  soit  tiré. 
Liban,  dépouille-toi  de  tes  cèdres  antiques. 

Prêtres  sacrés,  préparez  vos  cantiques.  12G0 

UNE    AUTRE. 

Dieu  descend  et  revient  habiter  parmi  nous. 


ESTHER. 


Terre,  frémis  d'allégresse  et  de  crainte 
Et  vous,  sous  sa  majesté  sainte, 
Cieux,  abaissez-vous  *  ! 


UNE    AUTRE. 

Que  le  Seigneur  est  bon  !  que  son  joug  est  aimable  '  ! 

Heureux  qui  dès  l'enfance  en  connoît  la  douceur  ! 

Jeune  peuple,  courez  à  ce  maître  adorable. 

Les  biens  les  plus  charmants  n'ont  rien  de  comparable 

Aux  torrents  de  plaisirs  qu'il  répand  dans  un  cœur. 

Que  le  Seigneur  est  bon  !  que  son  joug  est  aimable  !    1270 

Heureux  qui  dès  l'enfance  en  connoit  la  douceur  ! 

UNE    AUTRE. 

H  s'apaise,  il  pardonne. 
Du  cœur  ingrat  qui  l'abandonne 

H  attend  le  retour. 
H  excuse  notre  foiblesse.  1276 

A  nous  chercher  même  il  s'empresse. 
Pour  l'enfant  qu'eUe  a  mis  au  jour 
Une  mère  a  moins  de  tendresse. 
Ah  !  qui  peut  avec  lui  partager  notre  amour? 

TROIS    ISRAÉLITES. 

Il  nous  fait  remporter  une  illustre  victoire.  1280 

l'une  des  trois. 
H  nous  a  révélé  sa  gloire. 

1.  Domimis  regnavit ;  exsultet  terra.  {Psaumes,  XCVII,  1.)  «  Le  Sei- 
gneur règne  :  que  la  terre  bondisse  d'allégresse.  » 

2.  IncUnavit  cxlos  et  descendit;  et  caligo  sub pedibus  ejus.  {II  Rois, 
XXII,  10.)  «  Il  inclina  les  cieux  et  descendit  ;  et  les  ténèbres  étaient  sous 
ses  pieds.  » 

5.  linjiim  enim  meum  suave  est,  et  omis  meiim  levé.  (Saint  Mathieu, 
XI,  30.)  «  Mon  joug  est  dou.v  et  mon  fardeau  léger.  » 


ACTE  III,  SCENE  IX. 
TOUTES  TROIS  ensemble. 

Ah  1  qui  peut  avec  lui  partager  notre  amour? 

TOUT   LE    CHŒUR. 

Que  son  nom  soit  béni;  que  son  nom  soit  chanté. 
Que  l'on  célèbre  ses  ouvrages 
Au  delà  des  temps  et  des  âges,  1285 

Au  delà  de  l'éternité  *  ! 


1.  Cnntemiis  Domino....  Dominus  regnnbit  in  seternum  et  ultra. 
«  Chantons  le  Seigneur...,  Le  Seigneur  régnera  dans  l'éternité,  et  au 
delà.  »  {E.Tode,  XV,  1  et  18.)  —  Et  ultra  est,  parait-il,  un  contresens  do 
la  Vuhjate,  elle  texte  hébreu  porte  ;  éterîiellement,  à  jamais. 


FLN   DU   TROISIEME   ET   DERNIER    ACTE 


ATHALIË 


NOTICE  SUR  ATHALIE 


Athalie  fut  composée,  comme  Esther,  pour  la  maison  deSaint- 
Cyr.  Mais  le  succès  des  représentations  d'Eslher  avait  inquiété 
des  personnes  pieuses  ;  le  directeur  de  la  maison,  Godet  Desmarais, 
nommé  évéque  de  Chartres  en  4690,  représenta  à  Mme  de  Main- 
tenon  tous  les  inconvénients  qu'il  y  avait  à  mêler  ses  jeunes 
filles  à  la  cour,  à  les  donner  en  spectacle  ;  et  Mme  de  Maintenon 
s'aperçut  bien  que  l'esprit  de  la  maison  était  changé,  et  changé 
en  mai.  C'est  alors  qu'elle  décida  une  réforme.  Elle  commença 
par  renoncer  à  donner  de  l'éclat  aux  représentations  à' Athalie. 

Lorsque  Racine  eut  fini  la  pièce,  les  demoiselles  la  jouèrent 
dans  la  classe  bleue,  sans  décoration,  costumes  ni  théâtre.  Il  y 
eut  trois  répétitions,  c'est  le  mot  dont  use  Dangeau  dans  son 
Journal  :  la  première,  le  vendredi  5  janvier  1691,  devant  le  roi 
et  Monseigneur;  la  seconde,  le  jeudi  8,  où  Mme  de  Maintenon 
'1  convia  fort  peu  de  Dames  »;  la  dernière,  le  samedi  22,  devant 
le  roi  et  la  reine  d'Angleterre,  et  plusieurs  autres  personnes, 
parmi  lesquelles  Fénelon.  De  plus,  en  1691,  1692  et  1693,  les 
demoiselles  de  Saint-Cyr  vinrent  quelquefois  représenter  Athalie 
à  Versailles  dans  la  chambre  de  Mme  de  Maintenon,  devant  le 
roi  et  des  princes  du  sang  :  cela  fit  si  peu  de  bruit  que  Dangeau 
même  n'en  a  pas  pris  note. 

Cette  discrétion  que  l'intérêt  moral  de  Saint-Cyr  avait  imposée 
fit  tort  à  la  pièce.  On  ci-ut  qu'elle  n'avait  pas  eu  d'éclat  à  la  cour 
parce  qu'elle  était  manquée.  On  la  lut  avec  prévention,  et  tous 
les  anciens  ennemis  de  Racine  confirmèrent  cette  maligne  dis- 
position. Boileau  soutint  la  pièce  et  s'efforça  de  rendre  courage 
à  son  ami  qui  s'effrayait,  comme  à  l'ordinaire,  de  la  .critique. 
Cependant  Athalie  n'avait    pas  disparu  tout  à  fait  :  on  la  jouait 


,)72  NOTICE  SUR  ATIIALIE. 

H  Saint-C\  T  de  temps  à  autre  ;  on  la  joua  à  Versailles  pour  la 
jeune  duchesse  de  Bourgogne,  en  1699.  Un  peu  plus  tard  la 
duchesse  voulut  y  faire  un  rôle  ;  elle  prit  Josabet  ;  des  princes, 
courtisans  et  dames  firent  les  autres  personnages  :  le  futur 
régent  parut  dans  Abner.  Joad  fut  réservé  à  un  comédien  de 
profession,  le  vieux  Baron,  qui  dirigea  l'étude  de  la  pièce.  C'est 
ainsi  qu'Athalie  eut  encore  la  chance  d'être  représentée  trois  fois 
à  la  cour  en  1702,  dans  la  chambre  de  Mme  de  Maintenon. 

Puis  ce  fut  tout  jusqu'au  3  mars  1716,  où  Alhalie  parut  pour 
la  première  fois  devant  le  public  de  la  Comédie-Française.  Les 
chœurs  avaient  été  supprimés.  La  tragédie  réussit  et  fut  donnée 
14  fois  du  3  au  28  mars.  Une  reprise  eut  lieu  en  1721,  le  10  juin  : 
Athalie  prit  alors  tout  à  fait  son  rang. 

Les  critiques  dont  elle  fut  l'objet,  au  xvm"  siècle,  visent  le 
sujet  plutôt  que  l'œuvre,  et  la  Bible  plutôt  que  Racine.  Voltaire, 
grand  admirateur  de  la  poésie  à' Athalie,  y  voyait  au  fond  la 
lutte  de  la  société  laïque  contre  l'Église,  d'où  sa  sympathie  pour 
la  vieille  reine  et  sa  haine  contre  Joad.  On  trouvera  la  mani- 
festation de  sa  mauvaise  humeur  philosophique  dans  la  Préface 
des  Guèbres.  Dalembert  applaudit  à  ce  morceau,  et  écrivit  à  Vol- 
taire une  lettre  curieuse,  que  j'ai  donnée  ailleurs*.  J'y  renvoie, 
parce  que  rarement  l'inintelligence  d'une  belle  œuvre  s'est  ren- 
contrée aussi  entière  et  absolue  :  chacune  des  critiques  est  la 
négation  grossière  de  quelque  mérite  ou  charme  de  la  tragédie  ; 
et  ainsi  la  lettre  peut  servir  de  guide  dans  l'étude  d' Athalie,  en 
indiquant  les  principaux  points  sur  lesquels  doit  porter  la 
réflexion  :  chaque  assertion  de  Dalembert  est  à  détruire  et  à 
remplacer  par  un  jugement  opposé. 

1.  Choix  de  lettres  du  xviu"  siècle. 


QUESTIOxNS  SUR  ATHALIE 


I.  Étudier  comment  Racine  a  usé  de  la  Bible  dans  la  disposi- 

tion du  sujet  &\\thalic. 

II.  Le  christianisme  àWthalie.  Où  faut-il  le  chercher? 

III.  Le  caractère  de  Joad. 

IV.  La  prophétie  de  Joad  :  est-il  vrai,  comme  leditDalembert, 

qu'elle  ne  serve  qu'à   faire  languir  l'action?  est-ce  un 
hors-d'œuvre? 

V.  Le  rôle  de  Joas.  Joas  cesse-t-il  d'être  sympathique  parce  que 

Racine  nous    fait  prévoir  ses  crimes?   Y  a-t-il  là  une 
faute  du  poète  ? 

VI.  Les  enfants  au  théâtre  et  dans  la  poésie  du  xvn*  siècle. 

VII.  Le  Joas  de  Racine  et  l'Ion  d'Euripide. 

VIII.  Abner. 

IX .  Mathan. 

X.  Étudier  l'action  d'Athalie,  ses  ressorts  et  son  mouvement. 

XI.  La  tragédie  politique  dans  A t halte. 

XII.  Le  style  d'Athalie  :  les  imitations  de  la  Bible. 

XIII.  Les  chœurs  à'Athalie. 

XIV.  La  poésie  (ïAthalie  :  la  a  vision  »  des  mœurs  et  des  pas- 

sions bibliques. 


PRÉFACE 


Tout  le  monde  sait  que  le  royaume  de  Juda  étoit  composé 
des  deux  tribus  de  Juda  et  de  Benjamin,  et  que  les  dix 
autres  tribus  qui  se  révoltèrent  contre  Roboam  compo- 
soient  le  royaume  d'Israël.  Comme  les  rois  de  Juda  étoient 
de  la  maison  de  David,  et  qu'ils  avoient  dans  leur  partage 
la  ville  et  le  temple  de  Jérusalem,  tout  ce  qu'il  y  avoit  de 
prêtres  et  de  lévites  se  retirèrent  auprès  d'eux,  et  leur 
demeurèrent  toujours  attachés.  Car  depuis  que  le  temple 
de  Salomon  fut  bâti,  il  n'étoit  plus  permis  de  sacrifier 
ailleurs;  et  tous  ces  autres  autels  qu'on  élevoit  à  Dieu  sur 
des  montagnes,  appelés  par  cette  raison  dans  l'Écriture 
les  hauts  lieux,  ne  lui  étoient  point  agréables.  Ainsi  le 
culte  légitime  ne  subsistoit  plus  que  dans  Juda.  Les  dix 
tribus,  excepté  un  très-petit  nombre  de  personnes,  étoient 
ou  idolâtres  ou  schismatiques. 

Au  reste,  ces  prêtres  et  ces  lévites  faisoient  eux-mêmes 
une  tribu  fort  nombreuse.  Ils  furent  partagés  en  diverses 
classes  pour  servir  tour  à  tour  dans  le  temple,  d'un  jour 
de  sabbath  à  l'autre.  Les  prêtres  étoient  de  la  famille 
d'Aaron  ;  et  il  n'y  avoit  que  ceux  de  cette  famille,  lesquels 
pussent  exercer  la  sacrificature.  Les  lévites  leur  étoient 
subordonnés,  et  avoient  soin,  entre  autres  choses,  du 
chant,  de  la  préparation  des  victimes,  et  de  la  garde  du 


PREFACE.  975 

temple.  Ce  nom  de  lévite  ne  laisse  pas  d'être  donné  quel- 
quefois indifféremment  à  tous  ceux  de  la  tribu.  Ceux  qui 
étoient  en  semaine  avoient,  ainsi  que  le  grand  prêtre, 
leur  logement  dans  les  portiques  ou  galeries  dont  le 
temple  étoit  environné,  et  qui  faisoient  partie  du  temple 
même.  Tout  l'édifice  s'appeloit  en  général  le  lieu  saint. 
Mais  on  appeloit  plus  particulièrement  de  ce  nom  cette 
partie  du  temple  intérieur  où  étoit  le  chandelier  d'or, 
l'autel  des  parfums,  et  les  tables  des  pains  de  proposition. 
Et  cette  partie  étoit  encore  distinguée  du  Saint  des  Saints 
où  étoit  l'arche,  et  où  le  grand  prêtre  seul  avoit  droit 
d'entrer  une  fois  l'année.  C'étoit  une  tradition  assez 
constante,  que  la  montagne  sur  laquelle  le  temple  fut 
bâti  étoit  la  même  montagne  où  Abraham  avoit  autrefois 
offert  en  sacrifice  son  fils  Isaac*. 

J'ai  cru  devoir  expHquer  ici  ces  particularités,  afin  que 
ceux  à  qui  l'histoire  de  l'Ancien  Testament  ne  sera  pas 
assez  présente  n'en  soient  point  arrêtés  en  lisant  cette 
tragédie.  Elle  a  pour  sujet  Joas  reconnu  et  mis  sur  le 
trône;  et  j'aurois  dû  dans  les  règles  l'intituler  Joa*.  Mais 
la  plupart  du  monde  n'en  ayant  entendu  parler  que  sous  le 
nom  â'Athalie,  je  n'ai  pas  jugé  à  propos  de  la  leur  pré- 
senter sous  un  autre  titre,  puisque  d'ailleurs  Athalie  y 
joue  un  personnage  si  considérable,  et  que  c'est  sa  mort 
qui  termine  la  pièce.  Voici  une  partie  des  principaux  évé- 
nements qui  devancèrent  cette  grande  action 2. 


1.  C'était  l'opinion  d'un  théologien  anglican,  Lightfoot,  dont  Racine 
avait  consulté  l'ouvrage. 

2.  Les  événements  dont  Racine  donne  ici  le  résumé  sont  donnés  dans 
le  IV'  livre  des  Hois  (11*  dans  les  Bibles  protestantes),  et  dans  les  Pnra- 
lipomènes  (I"  livre  des  Chroniqties  dans  les  Bibles  protestantes).  Les  faits 
qui  servent  de  fondement  à  l'action  de  la  tragédie  (éducation  secrète 
•  t  couronnement  de  Joas,  meurtre  d'Athalie)  forment  le  xi*  chapitre 
(lu  IV*  (ou  II')  livre  des  Rois,  et  le  xxin'  chapitre  des  PnraUpomènea  (ou 
I"  livre  des  Chroviffups)  :  il  est  inutile  de  citer  ici  les  textes  bibliques 
que  l'on  trouvera  presque  tout  entiers  dans  les  notes  de  la  tragédie. 


976  PREFACE. 

Joram,  roi  de  Juda,  fils  de  Josaphat,  et  le  septième  roi 
de  la  race  de  David,  épousa  Athalie,  fdle  d'Achab  et  de 
Jézabel,  qui  régnoient  en  Israël,  fameux  l'un  et  l'autre, 
mais  principalement  Jézabel,  par  leurs  sanglantes  persé- 
cutions contre  les  prophètes.  Athalie,  non  moins  impie 
que  sa  mère,  entraîna  bientôt  le  Roi  son  mari  dans  l'ido- 
lâtrie, et  fit  même  construire  dans  Jérusalem  un  temple  à 
Baal,  qui  étoit  le  dieu  du  pays  de  Tyr  et  de  Sidon,  où 
Jézabel  avoit  pris  naissance.  Joram,  après  avoir  vu  périr 
par  les  mains  des  Arabes  et  des  Phihstins  tous  les  princes 
ses  enfants,  à  la  réserve  d'Okosias,  mourut  lui-même 
misérablement  d'une  longue  maladie  qui  lui  consuma  les 
entrailles.  Sa  mort  funeste  n'empêcha  pas  Okosias  d'imiter 
son  impiété  et  celle  d'Athalie  sa  mère.  Mais  ce  prince, 
après  avoir  régné  seulement  un  an,  étant  allé  rendre 
visite  au  roi  d'Israël,  frère  d'Athalie,  fut  enveloppé  dans 
la  ruine  de  la  maison  d'Achab,  et  tué  par  l'ordre  de  Jéhu, 
que  Dieu  avoit  fait  sacrer  par  ses  prophètes  pour  régner 
sur  Israël,  et  pour  être  le  ministre  de  ses  vengeances. 
Jéhu  extermina  toute  la  postérité  d'Achab,  et  fit  jeter  par 
les  fenêtres  Jézabel,  qui,  selon  la  prédiction  d'Éhe,  fut 
mangée  des  chiens  dans  la  vigne  de  ce  même  Naboth 
qu'elle  avoit  fait  mourir  autrefois  pour  s'emparer  de  son 
héritage.  Athalie,  ayant  appris  à  Jérusalem  tous  ces  mas- 
sacres, entreprit  de  son  côté  d'éteindre  entièrement  la 
race  royale  de  David,  en  faisant  mourir  tous  les  enfants 
d'Okosias,  ses  petits-fils.  Mais  heureusement  Josabet, 
sœur  d'Okosias,  et  fille  de  Joram,  mais  d'une  autre  mère 
qu'Athalie,  étant  arrivée  lorsqu'on  égorgeoit  les  princes 
ses  neveux,  elle  trouva  moyen  de  dérober  du  milieu  des 
niorls  le  petit  Joas  encore  à  la  mamelle,  et  le  confia 
avec  sa  nourrice  au  grand  prêtre,  son  mari,  qui  les 
cacha  tous  deux  dans  le  temple,  où  l'enfant  fut  élevé 
secrètement  jusqu'au  jour  qu'il  fut  proclamé  roi  de 
Juda.  L'Histoire  des  Rois  dit  que  ce  fut  la  septième  année 


PREFACE.  977 

d'après.  Mais  le  texte  grec  des  Paralipomènes,  que  Sévère 
Sulpice*  a  suivi,  dit  que  ce  fut  la  huitième^.  C'est  ce  qui 
m'a  autorisé  à  donner  à  ce  prince  neuf  à  dix  ans,  pour 
le  mettre  déjà  en  état  de  répondre  aux  questions  qu'on 
lui  fait. 

Je  crois  ne  lui  avoir  rien  fait  dire  qui  soit  au-dessus  de 
la  portée  d'un  enfant  de  cet  âge  qui  a  de  l'esprit  et  de  la 
mémoire.  Mais  quand  j'aurois  été  un  peu  au  delà,  il  faut 
considérer  que  c'est  ici  un  enfant  tout  extraordinaire, 
élevé  dans  le  temple  par  un  grand  prêtre,  qui,  le  regar- 
dant comme  l'unique  espérance  de  sa  nation,  l'avoit 
instruit  de  bonne  heure  dans  tous  les  devoirs  de  la  religion 
et  de  la  royauté.  Il  n'en  étoit  pas  de  même  des  enfants  des 
Juifs  que  de  la  plupart  des  nôtres.  On  leur  apprenoit  les 
saintes  lettres,  non-seulement  dès  qu'ils  avoient  atteint 
l'usage  de  la  raison,  mais,  pour  me  servir  de  l'expression 
de  saint  Paul,  dés  la  mamelle  5.  Chaque  Juif  étoit  obligé 
d'écrire  une  fois  en  sa  vie,  de  sa  propre  main,  le  volume 
de  la  loi  tout  entier.  Les  rois  étoient  même  obligés  de 
l'écrire  deux  fois*  et  il  leur  étoit  enjoint  de  l'avoir  conti- 
nuellement devant  les  yeux.  Je  puis  dire  ici  que  la  France 

1.  On  dit  ordinairement  Sulpice  Sévère.  Mais  il  paraît  que  Sulpice 
est  le  surnom  :  Severus  cognomine  Sulpicius.  {S.  Gennadii  Massi- 
liensis  presbyteri  libellus,  Helmœstadii,  1612,  in-i",  '^p.  9.  —  Cité  par 
M.  P.  Mesnard.) 

2.  Pont  octofere  annos  (Sulp.  Sév.). 

3.  Kal  oz:  àr.à  ^ûc'^o'j;  xà  lepà  ypà{X[xaxa  oTSaç  (2*  Ep.  à  Timo- 
thée,  III,  15).  «  Et  parce  que  tu  as  su  dès  la  mamelle  les  saintes 
lettres.  » 

4.  L'Académie,  dans  ses  observations  sur  Athalie,  accuse  ici  Racine 
d'inexactitude.  Que  la  chose  en  elle-même  soit  vraie  ou  fausse,  Racine 
l'avance  sur  de  sérieuses  autorités.  Le  Deutéronome  (XVII,  18,  19) 
indique  l'obligation  du  roi  de  copier  le  texte  de  la  loi.  Et  sur  ce 
passage,  un  ouvrage  que  Racine  lisait,  la  Synopsis  criticorum,  donnait 
ce  commentaire  :  Totum  enim  Pentaieuchum  descrihere  tenebalur  (rex), 
primtim  ut  hraelita  qîitvis,  deinde  iterum  ut  Re.r.  «  Le  roi  était  obligé 
de  copier  deux  fois  tout  le  Pentateuque,  d'abord  comme  Israélite,  puis 
comme  roi.  » 


973  PRÉFACE 

voit  en  la  personne  d'un  prince  de  huit  ans  et  demi  *,  qui 
lait  aujourd'hui  ses  plus  chères  délices,  un  exemple  illustre 
(le  ce  que  peut  dans  un  enfant  un  heureux  naturel  aidé 
d'une  excellente  éducation;  et  que  si  j'avois  donné  au 
petit  Joas  la  même  vivacité  et  le  même  discernement  qui 
brillent  dans  les  reparties  de  ce  jeune  prince,  on  m'auroit 
accusé  avec  raison  d'avoir  péché  contre  les  règles  de  la 
vraisemblance. 

L'âge  de  Zacharie,  fds  du  grand  prêtre,  n'étant  point 
marqué,  on  peut  lui  supposer,  si  l'on  veut,  deux  ou  trois 
ans  de  plus  qu'à  Joas. 

J'ai  suivi  l'explication  de  plusieurs  commentateurs  fort 
habiles*,  qui  prouvent,  par  le  texte  même  de  l'Écriture, 
(jue  tous  ces  soldats  à  qui  Joïada,  ou  Joad,  comme  il  est 
appelé  dans  Josèphe,  fit  prendre  les  armes  consacrées  à 
Dieu  par  David,  étoient  autant  de  prêtres  et  de  lévites, 
aussi  bien  que  les  cinq  centeniers  qui  les  commandoient. 
Kn  effet,  disent  ces  interprètes,  tout  devoit  être  saint  dans 
une  si  sainte  action,  et  aucun  profane  n'y  devoit  être 
employé.  Il  s'y  agissoit  non-seulement  de  conserver  le 
sceptre  de  la  maison  de  David,  mais  encore  de  conserver 
à  ce  grand  roi  cette  suite  de  descendants  dont  devoit  naître 
le  Messie,  a  Car  ce  Messie,  tant  de  fois  promis  comme  fils 
d'Abraham,  devoit  aussi  être  le  fils  de  David  et  de  tous  les 
rois  de  Juda.  »  De  là  vient  que  l'illustre  et  savant  prélat ^ 
de  qui  j'ai  emprunté  ces  paroles,  appelle  Joas  le  précieux 
reste  de  la  maison  de  David.  Josèphe  en  parle  dans  les 
mêmes  termes.  Et  l'Écriture  dit  expressément  que  Dieu 


1.  Leduc  de  Bourfïogne  né  le  6  août  1682.  Le  duc  de  Beauvillier, 
Fénelon,  les  abbés  de  Beaumont  et  Fleury  dirigeaient  son  éducation. 

2.  Racine,  dans  des  notes  manuscrites,  cite  Lightfoot.  On  a  dit  que 
les  cinq  chefs  nommés  dans  les  Paralipomènes  n'étaient  pas  des 
lévites,  mais  des  commandants  militaires. 

3.  M.  de  Meaux.  (Note  de  Racine.)  Dans  le  />'"-«'^.  sur  VHist.  Univ., 
2'  part.,  sect.  IV. 


PREFACE.  979 

n'extermina  pas  toute  la  famille  de  Joram,  voulant  conser- 
server  à  David  la  lampe  qu'il  lui  avoit  promise*.  Or  cette 
lampe,  qu'étoit-ce  autre  chose  que  la  lumière  qui  devoil 
être  un  jour  révélée  aux  nations? 

L'histoire  ne  spécifie  point  le  jour  où  Joas  fut  proclamé. 
Quelques  interprètes  veulent  que  ce  fût  un  jour  de  fête. 
J'ai  choisi  celle  de  la  Pentecôte,  qui  étoit  l'une  des  trois 
grandes  fêtes  des  Juifs  2.  On  y  célébroit  la  mémoire  de  la 
publication  de  la  loi  sur  le  mont  de  Sinaï,  et  on  y  offroit 
aussi  à  Dieu  les  premiers  pains  de  la  nouvelle  moisson,  ce 
qui  faisoit  qu'on  la  nommoit  encore  la  fête  des  prémices. 
J'ai  songé  que  ces  circonstances  me  fourniroient  quelque 
variété  pour  les  chants  du  chœur. 

Ce  chœur  est  composé  de  jeunes  filles  de  la  tribu  des 
Lévi,  et  je  mets  à  leur  tête  une  fille  que  je  donne  pour 
sœur  à  Zacharie.  C'est  elle  qui  introduit  le  chœur  chez  sa 
mère.  Elle  chante  avec  lui,  porte  la  parole  pour  lui,  et 
fait  enfin  les  fonctions  de  ce  personnage  des  anciens 
chœurs  qu'on  appelait  le  coryphée.  J'ai  aussi  essayé 
d'imiter  des  anciens  cette  continuité  d'action  qui  fait  que 
leur  théâtre  ne  demeure  jamais  vide,  les  intervalles  des 
actes  n'étant  marqués  que  par  des  hymnes  et  par  des 
moralités  du  chœur,  qui  ont  rapport  à  ce  qui  se  passe. 

On  me  trouvera  peut-être  un  peu  hardi  d'avoir  osé 
mettre  sur  la  scène  un  prophète  inspiré  de  Dieu,  et  qui 
prédit  l'avenir.  Mais  j'ai  eu  la  précaution  de  ne  mettre 
dans  sa  bouche  que  des  expressions  tirées  des  prophètes 
mêmes.  Quoique  l'Écriture  ne  dise  pas  en  termes  exprès 
que  Joïada  ait  eu  l'esprit  de  prophétie,  comme  elle  le  dit 


1.  Noliiit  nnlem  uomtmis  ataperaerc  Jmfam,  propier  David  serviim 
%uum,sicut  promiserat  ei,  ut  dnret  illi  lucernam  elfiliis  ejt/s  cunctis 
diebm.  (IV  Rois,  VIII,  19.)  «  Il  ne  voulut  pas  perdre  Juda,  à  cause  de 
David  son  serviteur,  à  qui  il  avait  promis  de  donner  pour  lui  et  pour 
SCS  fils  à  tout  jamais  une  lumière.  » 

2.  Le  Dentéronome  (16)  nomme  les  fêtes  des  kzymos  [la  Pâqitc),  des 
Semaines  {la  Pentecôte)  et  des  Tabernacles. 


VISU  PREKACE. 

de  son  fils',  elle  le  représente  comme  un  homme  tout 
plein  de  l'esprit  de  Dieu.  Et  d'ailleurs  ne  paroît-il  pas 
par  l'Évangile  qu'il  a  pu  prophétiser  en  qualité  de  souve- 
rain pontife  2?  Je  suppose  donc  qu'il  voit  en  esprit  le 
funeste  changement  de  Joas,  qui,  après  trente  années 
d'un  règne  fort  pieux,  s'abandonna  aux  mauvais  conseil'^ 
des  flatteurs,  et  se  souilla  du  meurtre  de  Zacharie,  fils  et 
successeur  de  ce  grand  prêtre.  Ce  mem^tre,  commis  dans 
le  temple,  fut  une  des  principales  causes  de  la  colère  de 
Dieu  contre  les  Juifs,  et  de  tous  les  malheurs  qui  leur 
arrivèrent  dans  la  suite.  On  prétend  même  que  depuis  ce 
jour-là  les  réponses  de  Dieu  cessèrent  entièrement  dans- 
le  sanctuaire.  C'est  ce  qui  m'a  donné  lieu  de  faire  prédire 
tout  de  suite  à  Joad  et  la  destruction  du  temple  et  la  ruine 
de  Jérusalem.  Mais  comme  les  prophètes  joignent  d'ordi- 
naire les  consolations  aux  menaces,  et  que  d'ailleurs  il 
s'agit  de  mettre  sur  le  trône  un  des  ancêtres  du  Messie, 
j'ai  pris  occasion  de  faire  entrevoir  la  venue  de  ce  conso- 
lateur, après  lequel  tous  les  anciens  justes  soupiroient. 
Cette  scène,  qui  est  une  espèce  d'épisode,  amène  très- 
naturellement  la  musique,  par  la  coutume  qu'avoient  plu- 
sieurs phrophétes  d'entrer  dans  leurs  saints  transports  au 
son  des  instruments.  Témoin  cette  troupe  de  prophètes 
qui  vinrent  au-devant  de  Saûl  avec  des  harpes  et  des  lyres 
qu'on  portoit  devant  eux^,  et  témoin  Elisée  lui-même,  qui, 


1.  Spiritus  itaque  Deiinduit  Zachariam,  filiiim  Joiadse,  sacerdotem. 
(Paralipotnèties,  II,  24,  20.)  «  L'esprit  de  Dieu  entra  dans  Zacharie,  fils 
de  Joad,  prêtre.  » 

2.  Ev.  de  St  Jean,  XI,  11.  Cum  esset  pontifex  anni  ttlim,propheiavif. 
«  Comme  il  était  le  pontife  de  l'année,  il  prophétisa.  » 

3.  Samuel  parle  :  Obvium  habebts  gregem  prophetarum  descenden- 
tium  de  excelso  et  ante  eos  psalterium  et  tympanum  et  tibiam  et  cithn- 
ram,  ipsosqiie  prophetantes.  (/  Rois,  10,  5.)  «  Tu  verras  venir  au-devant 
de  toi  une  troupe  de  prophètes  descendant  des  hauts  lieux,  et  devant 
eux  la  harpe,  le  tambourin,  la  flûte  et  la  lyre,  et  eux-mêmes  prophé- 
tisant. » 


PREFACE. 


981 


étant  consulté  sur  l'avenir  par  le  roi  de  Juda  et  par  le  roi 
d'Israël,  dit,  comme  fait  ici  Joad  :  Addiicite  mihi  psaltemK 
Ajoutez  à  cela  que  cette  prophétie  sert  beaucoup  à  augmen- 
ter le  trouble  dans  la  pièce,  par  la  consternation  et  par 
les  différents  mouvements  où  elle  jette  le  chœur  et  les 
principaux  acteurs. 

1.  IV  Rois,  5,  lo.  «  Amenez-moi  un  joueur  de  harpe.  » 


i 


LES  NOMS  DES  PERSONNAGES 

ACTEURS  EN  1716 

JOAS,  roi  de  Juda,  lils  d'Okosias.   .     Le  petit  Laurent». 
ATHALIE,  veuve   de  Joram,  aïeule 

de  Joas ^ïi-le  Desmares*. 

JOAD,     autrement     Joïada,     grand 

prêtre Beaubourg  3  (Baron  en  1721;. 

JOSABET,  tante  dé  Joas,  femme  du  ^ 

grand  prêtre Mlle  Dcclos*. 

ZACHARIE,  fils  de  Joad  et  de  Josabet.     Mlle  Mimi  Dancourt». 
SALOMITII,  sœur  de  Zacharie. 
ABNER,  l'un  des  principaux  officiers 

des  rois  de  Juda Poisson  le  fils  «. 

AZARIAS,  ISMAÊL,  et  les  trots  autres 

CHEFS  DES  prêtres  ET  DES  LÉVITES. 

MATHAN,  prêtre  apostat,   sacrifica- 
teur de  Baal Dancourt'. 

NABAL,  confident  de  Mathan. 

AGAR,  femme  de  la  suite  d'Athalie. 

Troupe   de  prêtres  et  de  lévites.  —  Suite  d'Athalie.  —  La  nour- 
rice DE  Joas.  —  Chœur  de  jeunes  filles  de  la  tribu  de  Lèvi. 

1.  Fils  (lu  concier^^e  de  la  i.omeaie. 

2.  Nièce  de  la  Champmeslé,  née  en  1682.  elle  fut  à  la  Comédie-Fran- 
çaise de  1699  à  1721. 

*  5.  Beaubourg  prit  l'emploi  de  Baron  en  1692,  lorsque  celui-ci  'se  fut 
retiré.  C'est  lui  que  désignait  Lesage,dans  Gil  Bios  sous  le  nom  de 
l'acteur  «  qui  faisait  le  personnage  d'Énée  ».  Il  se  retira  en  1710. — 
Michel  Boyron,  dit  Baron,  fut  formé  par  Molière,  débuta  en  1670  au 
théâtre  du' Palais-Royal,  passa  en  1673  à  l'Hôtel  de  Bourgogne,  puis  fut 
le  plus  brillant  sujet  de  la  Comédie-Française  formée  en  1680  de  la 
réunion  des  trois  troupes  de  Paris.  S'étant  retiré  en  1691,  il  rentra  en 
1720  :  il  mourut  en  1729.  Lesage  l'a  raillé  dans  le  Diable  Boiteux 
(l'histrion  qui  rêve)  et  dans  Gil  Blas  sous  le  nom  du  seigneur  Alonzo 
Carlos  de  la  Ventoleria. 

4.  Mlle  Duclos  débuta  en  1693,  et  cessa  de  jouer  en  1753  :  depuis 
dix  ans,  Mlle  Lecouvreur  l'éclipsait.  Lesage  l'a  peinte  dans  Gil  Blas 
(l'actrice  qui  joue  le  rôle  de  Didon).  Ses  grands  triomphes  furent  les 
rôles  d'Ariane  et  d'Inès  de  Castro.  En  1721  elle  prit  le  rôle  d'Athalie. 

5.  Fille  cadette  de  Dancourt,  elle  fut  au  théâtre  de  1699  à  1728,  et 
mourut  plus  que  nonagénaire  vers  1780.  Elle  jouait  les  soubrettes. 

6.  Philippe  Poisson  débuta  en  1700,  se  retira  en  1711  et  rentra  de 
1715  à  1722.  Il  a  composé  plusieurs  comédies,  dont  la  plus  connue  est  le 
Procureur  arbitre  (1728). 

7.  C'est  l'auteur  comique  (1661-1725).  11  fut  à  la  Comédie-Française 
de  1685  à  1718. 


ATHALIE 

TRAGÉDIE 


ACTE  I 


SCÈNE  PREMIÈRE 
JOAD,  ABNER. 

ABNER. 

Oui,  je  viens  dans  son  temple  adorer  rÉternel. 

Je  viens,  selon  l'usage  antique  et  solennel, 

Célébrer  avec  vous  la  fameuse  journée 

Où  sur  le  mont  Sina*  la  loi  nous  fut  donnée. 

Que  les  temps  sont  changés  !  Sitôt  que  de  ce  jour  5 

La  trompette  sacrée*  annonçoit  le  retour, 

Du  temple,  orné  partout  de  festons  magnifiques, 

Le  peuple  saint  en  foule  inondoit  les  portiques  ; 

1.  Sina.  Racine  dit  indifféremment  Smaï  ou Sina.Sma  est  une  forme 
grecque  contractée. 

2.  Filii  atitem  Aaron  sacerdotes  clangent  tuhis.  «  Les  prêtres,  fils 
d'Aaron,  sonneront  de  la  trompette.  »  {Nombres,  X,  8),  et  ailleurs  dans 
la  Bible. 


984  ATIIALIE. 

Et  tous  devant  l'autel  avec  ordre  introduits,  [fruits, 

De  leurs  champs  dans  leurs  mains  portant  les  nouveaux 
Au  Dieu  de  l'univers  consacroient  ces  prémices. 
Les  prêtres  ne  pouvoient  suffire  aux  sacrifices. 
L'audace  d'une  femme,  arrêtant  ce  concours*, 
En  des  jours  ténébreux  a  changé  ces  beaux  jours. 
D'adorateurs  zélés  à  peine  un  petit  nombre  i5 

Ose  des  premiers  temps  nous  retracer  quelque  ombre. 
Le  reste  pour  son  Dieu  montre  uh  oubli  fatal. 
Ou  même,  s'empressant  aux  autels  de  Baal, 
Se  fait  initier  à  ses  honteux  mystères. 
Et  blasphème  le  nom  qu'ont  invoqué  leurs  pères.  20 

Je  tremble  qu'Athalie,  à  ne  vous  rien  cacher. 
Vous-même  de  l'autel  vous  faisant  arracher, 
N'achève  enfin  sur  vous  ses  vengeances  funestes, 
Et  d'un  respect  forcé  ne  dépouille  les  restes. 


D'où  vous  vient  aujourd'hui  ce  noir  pressentiment?         23 

ABNER. 

Pensez-vous  être  saint  et  juste  impunément?  | 

Dès  longtemps  elle  hait  cette  fermeté  rare  .        | 

Qui  rehausse  en  Joad  l'éclat  de  la  tiare.  | 

Dès  longtemps  votre  amour  pour  la  religion 

Est  traité  de  révolte  et  de  sédition. 

Du  mérite  éclatant  cette  reine  jalouse 

Hait  surtout  Josabet,  votre  fidèle  épouse. 

Si  du  grand  prêtre  Aaron  Joad  est  successeur, 

De  notre  dernier  roi  Josabet  est  la  sœur. 

Mathan  d'ailleurs,  Mathan,  ce  prêtre  sacrilège. 

Plus  méchant  qu'Athalie,  à  toute  heure  l'assiège, 

Mathan,  de  nos  autels  infâme  déserteur, 

1.  Au  sens  étymologique,  concursus.  On  ne  l'emploie  guère  absolu- 
ment. 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  985 

Et  de  toute  vertu  zélé  persécuteur. 

C'est  peu  que  le  front  ceint  d'une  mitre  étrangère, 

Ce  lévite  à  Baal  prête  son  ministère*  :  40 

Ce  temple  l'importune,  et  son  impiété 

Voudroit  anéantir  le  Dieu  qu'il  a  quitté. 

Pour  vous  perdre  il  n'est  point  de  ressorts  qu'il  n'invente; 

Quelquefois  il  vous  plaint,  souvent  même  il  vous  vante  ^  ; 

Il  affecte  pour  vous  une  fausse  douceur,  45 

Et  par  là  de  son  fiel  colorant  la  noirceur. 

Tantôt  à  cette  reine  il  vous  peint  redoutable, 

Tantôt,  voyant  pour  l'or  sa  soif  insatiable, 

Il  lui  feint  qu'en  un  lieu  que  vous  seul  connoissez, 

Vous  cachez  des  trésors  par  David  amassés.  5o 

Enfin  depuis  deux  jours  la  superbe  Athalie 

Dans  un  sombre  chagrin  paroît  ensevelie. 

Je  l'observois  hier,  et  je  voyois  ses  yeux 

Lancer  sur  le  lieu  saint  des  regards  furieux, 

Comme  si  dans  le  fond  de  ce  vaste  édifice  55 

Dieu  cachoit  un  vengeur  armé  pour  son  supplice. 

Croyez-moi,  plus  j'y  pense,  et  moins  je  puis  douter 

Que  sur  vous  son  courroux  ne  soit  prêt  d'éclater, 

Et  que  de  Jézabel  la  fille  sanguinaire 

.Ne  vienne  attaquer  Dieu  jusqu'en  son  sanctuaire.  60 


Celui  qui  met  un  frein  à  la  fureur  des  flots 

Sait  aussi  des  méchants  arrêter  les  complots. 

Soumis  avec  respect  à  sa  volonté  sainte. 

Je  crains  Dieu,  cher  Abner,  et  n'ai  point  d'autre  crainte. 

Cependant  je  rends  grâce  au  zèle  officieux  G5 

1,  L'Écriture  nomme  Mathan  prêtre  de  Baal.  Le  caractère  d'apostat 
est  ime  fiction  de  Racine  :  il  a,  dans  ses  ^otes  manuscrites  sur  Athalie^ 
recueilli  divers  passages  des  livres  saints  qui  l'autorisaient  à  supposer 
l'apostasie  d'un  prêtre. 

2.  Var.  Joue  et  loue  au  lieu  d'inventé  et  vante  (Ed.  1691). 


98G  ATHALIË. 

Qui  sur  tous  mes  périls  vous  fait  ouvrir  les  yeux. 

Je  vois  que  l'injustice  en  secret  vous  irrite, 

Que  vous  avez  encor  le  cœur  israélite. 

Le  ciel  en  soit  béni.  Mais  ce  secret  courroux, 

Cette  oisive  vertu,  vous  en  contentez-vous?  70 

La  foi  qui  n'agit  point,  est-ce  une  foi  sincère? 

Huit  ans  déjà  passés,  une  impie  étrangère 

Du  sceptre  de  David  usurpe  tous  les  droits. 

Se  baigne  impunément  dans  le  sang  de  nos  rois. 

Des  enfants  de  son  fils  détestable  homicide,  76 

Et  même  contre  Dieu  lève  son  bras  perfide. 

Et  vous,  l'un  des  soutiens  de  ce  tremblant  Étal, 

Vous,  nourri  dans  les  camps  du  saint  roi  Josaphat, 

Qui  sous  son  fils  Joram  commandiez  nos  armées, 

Qui  rassurâtes  seul  nos  villes  alarmées,  80 

Lorsque  d'Okosias  le  trépas  imprévu 

Dispersa  tout  son  camp  à  l'aspect  de  Jéhu^ 

((  Je  crains  Dieu,  dites-vous,  sa  vérité  me  touche.  » 

Voici  comme  ce  Dieu  vous  répond  par  ma  bouche  : 

({  Du  zèle  de  ma  loi  que  sert  de  vous  parer?  85 

Par  de  stériles  vœux  pensez-vous  m'honorer? 

Quel  fruit  me  revient-il  de  tous  vos  sacrifices? 

Ai-je  besoin  du  sang  des  boucs  et  des  génisses*? 

Le  sang  de  vos  rois  crie',  et  n'est  point  écouté. 

Rompez,  rompez  tout  pacte  avec  l'impiété.  90 

1.  Voir  pour  ces  faits  la  Pré/Vïce  de  Racine.    • 

2.  Ntimquid  mnnditcabo  carnes  tatirormn  aut  sanguinem  hircorum 
poiabo? {Ps.,  A9,  iô).  Quo  mihi  multitudinem  victimariim  vcstrarum? 
dicit  Dominns.  Plenus  sitm.  Holocausta  ariettim,  et  adlpem  pingiiium 
et  sanguinem  vitulorum  et  agnorum  et  hircorum  nolui....  Discite  bcne-  - 
facere....  Et  venite....  (haïe,  I,  11,  14,  17,  18.)  «  Mangera i-je  les  chairs 
des  taureaux,  ou  boirai-je  le  sang  des  boucs? —  A  quoi  me  sert  la  foule 
de  vos  victimes?  dit  le  Seigneur.  Je  suis  rassasié.  Vos  holocaustes,  les 
graisses  de  vos  béliers,  le  sang  des  veaux,  des  agneaux  et  des  boucs,  je 
n'en  veux  pas.  Apprenez  à  bien  faire.  Et  alors,  venez.  » 

3.  Xox  sanguinis  fratris  tui  clamât  ad  me  de  terra.  [Genèse.,  IV,  10.) 
«  La  voix  du  sang  de  ton  frère  crie  vers  moi  de  la  terre.  » 


ACTE  I,  SCÈîs'E  I.  987 

Du  milieu  de  mon  peuple  exterminez  les  crimes, 
Et  vous  viendrez  alors  m'immoler  vos  victimes.  » 

ABNER. 

lié!  que  puis-je  au  milieu  de  ce  peuple  abattu? 

Benjamin  est  sans  force,  et  Juda  sans  vertu*. 

Le  jour  qui  de  leurs  rois  vit  éteindre  la  race  gS 

Éteignit  tout  le  feu  de  leur  antique  audace. 

«  Dieu  même,  disent-ils,  s'est  retiré  de  nous*  : 

De  l'honneur  des  Hébreux  autrefois  si  jaloux. 

Il  voit  sans  intérêt  leur  grandeur  terrassée; 

Et  sa  miséricorde  à  la  fin  s'est  lassée.  loo 

On  ne  voit  plus  pour  nous  ses  redoutables  mains 

De  merveilles  sans  nombre  effrayer  les  humains  ; 

L'arche  sainte  est  muette,  et  ne  rend  plus  d'oracles'.  » 


Et  quel  temps  fut  jamais  si  fertile  en  miracles? 
Quand  Dieu  par  plus  d'effets  montra-t-il  son  pouvoir?  io5 
Auras-tu  donc  toujours  des  yeux  pour  ne  point  voir, 
Peuple  ingrat?  Quoi?  toujours  les  plus  grandes  merveilles 
Sans  ébranler  ton  cœur  frapperont  tes  oreilles*? 
Faut-il,  Abner,  faut-il  vous  rappeler  le  cours 

1.  Les  deux  tribus  qui  avaient  lormé  le  royaume  de  Juda. 

2.  Expression  biblique.  Nesciens  quod  recessisset  ab  eo  Dominus. 
{Juges,  XVI,  20.)  «  Ne  sachant  pas  que  le  Seigneur  s'était  retiré  de  lui.  » 

3.  Clinique  ingrederetur  Moijses  tabernacuium  fœderis  ut  consuleret 
oraculiim,  audiebnt  vocem  loquentis  ad  se  de  propitintorio,  quod  erat 
super  nrcam  lestimonii  inter  duos  Cherubim.  {Nombres,  VII,  89.)  «  Lors- 
que Moïse  entrait  dans  le  tabernacle  d'alliance  pour  consulter  l'oracle, 
il  entendait  la  voix  lui  parler  du  propitiatoire  qui  était  au-dessus  de 
l'arche  entre  les  deux  chérubins.  » 

i.  Audilu  audietis  et  non  intelligetis  ;  et  videntes  videhitis  et  non 
videbitis.  {St  Math.,  XIII,  14.)  «  Vous  entendrez,  et  vous  ne  comprendrez 
pas.  Vous  verrez,  et  vous  ne  verrez  pas.  »  Mais  surtout  Isaïe  :  Qui  aper- 
tus  habes  aures,  nonne  audies  ?  (XLII,  20.)  «  Tu  as  des  oreilles,  n'enten- 
dras-tu pas?  » 


988  ATHALIE. 

Des  prodiges  fameux  accomplis  en  nos  jours? 
Des  tyrans  d'Israël  les  célèbres  disgrâces, 
Et  Dieu  trouvé  fidèle  en  toutes  ses  menaces*; 
L'impie  Achab  détruit,  et  de  son  sang  trempé 
Le  champ  que  par  le  meurtre  il  avoit  usurpé^; 
Près  de  ce  champ  fatal  Jézabel  immolée, 
Sous  les  pieds  des  chevaux  cette  reine  foulée, 
Dans  son  sang  inhumain  les  chiens  désaltérés. 
Et  de  son  corps  hideux  les  membres  déchirés; 
Des  prophètes  menteurs  la  troupe  confondue, 
Et  la  flamme  du  ciel  sur  l'autel  descendue'; 
Élie  aux  éléments  parlant  en  souverain, 
Les  cieux  par  lui  fermés  et  devenus  d'airain*. 
Et  la  terre  trois  ans  sans  pluie  et  sans  rosée  % 


1.  Le  champ  de  Naboth,  à  Jezraël.  C'est  là  que  mourut  Achab,  pour 
accomplir  la  prophétie  d'Israël  :  il  avait  été  blessé  en  combattant  le 
roi  de  Syrie,  à  Ramoth  Galaad. 

2.  Equoriim  ungulx  conculcaverunt  eam.  «  Les  sabots  des  chevaux 
l'écrasèrent.  »  {IV  Rois,  9,  33).  In  agro  comedent  canes  carnes  Jeznbel 
«  Les  chiens  mangeront  dans  un  champ  les  chairs  de  Jézabel.  »  {Ibid,  36.) 

3.  Élie  ayant  fait  rassembler  sur  le  mont  Carmel  huit  cent  cinquante 
faux  prophètes  en  présence  du  peuple,  les  invite  à  préparer  un  sacri- 
fice, sans  mettre  de  feu  sous  la  victime,  et  à  invoquer  leur  dieu  Baal 
pour  qu'il  envoie  la  flamme  qui  doit  la  consumer.  Leurs  invocations 
sont  vaines.  A  son  tour,  il  élève  un  autel,  y  place  la  victime,  sans 
mettre  de  feu  sous  le  bois,  puis  adresse  une  prière  à  Dieu,  qui  fait 
descendre  la  flamme,  et  l'holocauste  est  brûlé.  Le  peuple  met  alors  à 
mort  les  faux  prophètes.  /  Rois,  18, 19-iO.  (Note  de  M.  P.  Mesnard.) 

L  In  diebus  Elix  in  Israël,  quando  clausum  est  caelum  annis  tribus  et 
mensibtis  sex.  {St  Luc,  IV,  25.)  «  Aux  jours  d'EIie  en  Israël,  quand  le  ciel 
fut  fermé  trois  ans  et  six  mois.  » 

5.  Et  dixit  Elias....  :  Vivlt  dominus  Deus  Israël,  in  cujus  conspectu 
sto,  si  erit  annis  his  ros  et  pluvia,  nisi  juxta  oris  met  verba.  «  Et  Elie 
dit  :  Le  Seigneur  Dieu  d'Israël  est  vivant  :  je  suis  son  serviteur.  II  n'y 
aura  point  ces  années-ci  de  pluie  ni  de  rosée,  si  ce  n'est  à  ma  voix.  » 
(I  Rois,  17,  1.)  —  Ce  miracle  d'Élie  est  rappelé  dans  YÉpitre  de  saint 
Jacques,  V,  17  et  18  :  Elias....  oratione  oravit  nt  non  plueret  super  ter- 
rant, et  non  pluit  annos  très  et  mensessex.  Et  rursum  oravit;  et  cselum 
dedil  pluviam,  et  terra  dédit  fructum  suum.  «  É|ie  pria  pour  qu'il  ne 


ACTE  I,  SCÈNE  I.  989 

Les  morts  se  ranimants  à  la  voix  d'Elisée*  : 
Keconnoissez,  Abner,  à  ces  traits  éclatants,  laS 

Un  Dieu  tel  aujourd'hui  qu'il  fut  dans  tous  les  temps  : 
11  sait,  quand  il  lui  plaît,  faire  éclater  sa  gloire  : 
Et  son  peuple  est  toujours  présent  à  sa  mémoire. 


Mais  où  sont  ces  honneurs  à  David  tant  promis*, 

Et  prédits  même  encore  à  Salomon  son  fils?  i3o 

Hélas!  nous  espérions  que  de  leur  race  heureuse 

Devoit  sortir  de  rois  une  suite  nombreuse'; 

Que  sur  toute  tribu,  sur  toute  nation, 

L'un  d'eux  établiroit  sa  domination, 

Feroit  cesser  partout  la  discorde  et  la  guerre,  i35 

Et  verroit  à  ses  pieds  tous  les  rois  de  la  terre*. 

JOAD. 

Aux  promesses  du  ciel  pourquoi  renoncez-vous? 

ABNER. 

Ce  roi  fils  de  David,  où  le  chercherons-nous? 


tombât  point  de  pluie  sur  la  terre,  et  il  ne  plut  pas  pendant  trois  ans 
et  six  mois.  Et  de  nouveau  il  pria  :  et  le  ciel  donna  de  la  pluie,  et  la 
terre  porta  des  fruits.  »  (Note  de  M.  P.  Mesnard.) 

1.  Le  fils  de  la  Sunamite  ressuscité.  {IV  Rois,  A,  20-36.) 

2.  Vbisunt  misericordix  tnx  antiqux,  Domine,  sictit  jurasti  David  in 
veritatc  tua?  {Ps.,  88,  50.)  «  Où  sont  tes  miséricordes  anciennes,  ô  Sei- 
gneur, celles  que  tu  juras  à  David  dans  ta  vérité?  » 

3.  Racine,  dans  ses  Notes  manuscrites,  indique  qu'il  a  pris  cette  idée 
dans  Lightfoot  :  Neminem  Israelitarum  refjem  fulnrum  qui  non  e  domo 
Davidis  et  Salomonis  prosapia  fuerit.  Talmudi  in  Sanhédrin,  cap.  x. 
Ideoque  reqem  Messiam  ex  ea  prosapia  exspectabant.  «  Personne  ne 
devait  régner  sur  Israël  qui  ne  fût  de  la  race  de  David  et  de  Salomon.... 
Ainsi  ils  attendaient  le  Messie,  leur  roi,  comme  de  cette  race.  » 

4.  Et  adorabunt  eum'omnes  reqes  terrse;  omnes  gentes  servient  et. 
(/'s.,  71,  11.)  «  Tous  les  rois  de  la  terre  l'adoreront;  toutes  les  nations  le 
serviront.  » 


990  ATHALIE. 

Le  ciel  même  peut-il  réparer  les  ruines 

De  cet  arbre  séché  jusque  dans  ses  racines?  i4o 

Athalie  étouffa  l'enfant  même  au  berceau. 

Les  morts,  après  huit  ans,  sortent-ils  du  tombeau? 

Ah!  si  dans  sa  fureur  elle  s'étoit  trompée; 

Si  du  sang  de  nos  rois  quelque  goutte  échappée... 

JOAD. 

Ué  bien  !  que  feriez- vous? 

ABNER. 

0  jour  heureux  pour  moi  !   i45 
De  quelle  ardeur  j'irois  reconnoître  mon  roi  ! 
Doutez- vous  qu'à  ses  pieds  nos  tribus  empressées... 
Mais  pourquoi  me  flatter  de  ces  vaines  pensées? 
Déplorable  héritier  de  ces  rois  triomphants, 
Okosias  restoit  seul  avec  ses  enfants.  i5o 

Par  les  traits  de  Jéhu  je  vis  percer  le  père; 
Vous  avez  vu  les  fils  massacrés  par  la  mère. 


Je  ne  m'explique  point.  Mais  quand  l'astre  du  jour 

Aura  sur  l'horizon  fait  le  tiers  de  son  tour*, 

Lorsque  la  troisième  heure  aux  prières  rappelle,  i55 

Retrouvez-vous  au  temple  avec  ce  même  zèle. 

Dieu  pourra  vous  montrer  par  d'importants  bienfaits 

Que  sa  parole  est  stable  et  ne  trompe  jamais. 

Allez  :  pour  ce  grand  jour  il  faut  que  je  m'apprête, 

Et  du  temple  déjà  l'aube  blanchit  le  faîte*.  160 

1.  L'Académie,  dans  ses  Observations,  relève  le  tiers,  et  de  la  troi- 
sième heure  (au  vers  suivant)  conclut  qu'il  fallait  dire  le  quart.  Louis 
Racine  dans  ses  Remarques  sur  Athalie,  justifie  longuement  son  père. 

2.  Euripide,  Iphigénie  en  Aulide  (155-6)  : 

Asuxaîvei 
ToSs  cpwç  t.Sti  >^â[nroucr'  t,(Ô<;. 

«  Déjà  voici  la  blanche  lumière  de  l'aube  brillante.  » 


ACTE  I,  SCENE  II.  991 


Quel  sera  ce  bienfait  que  je  ne  comprends  pas? 
l'illustre  Josabet  porte  vers  vous  ses  pas. 
Je  sors,  et  vais  me  joindre  à  la  troupe  fidèle 
Qu'attire  de  ce  jour  la  pompe  solennelle. 


SCÈNE  II 

JOAD,  JOSABET. 

JOAD. 

Les  temps  sont  accomplis,  Princesse  :  il  faut  parler,     i65 

Et  votre  heureux  larcin  ne  se  peut  plus  celer. 

Des  ennemis  de  Dieu  la  coupable  insolence, 

Abusant  contre  lui  de  ce  profond  silence. 

Accuse  trop  longtemps  ses  promesses  d'erreur. 

Que  dis-je?  Le  succès  animant  leur  fureur,  170 

Jusque  sur  notre  autel  votre  injuste  marâtre* 

Veut  offrir  à  Baal  un  encens  idolâtre. 

Montrons  ce  jeune  roi  que  vos  mains  ont  sauvé, 

Sous  l'aile  du  Seigneur  dans  le  temple  élevé. 

De  nos  princes  hébreux  il  aura  le  courage,  176 

Et  déjà  son  esprit  a  devancé  son  âge. 

Avant  que  son  destin  s'explique  par  ma  voix. 

Je  vais  l'offrir  au  Dieu  par  qui  régnent  les  rois  2. 

Aussitôt  assemblant  nos  lévites,  nos  prêtres, 

Je  leur  déclarerai  l'héritier  de  leurs  maîtres.  180 


1.  Jézabel  est  sœur  d'Ochosias,  filia  ref/is  Joram,  non  ab  Athalin  scd 
ab  alin  uxore  {Synopsis  criticorum).  «  Fiile  de  Joram,  non  par  Atlialie, 
mais  par  une  autre  femme.  » 

2.  Pcr  me  reges  régnant.  {Proverbes  VIII,  15.)  0  Les  rois  régnent 
par  moi.  » 


902  ATHALIE. 

JOSABET. 

Sait-il  déjà  son  nom  et  son  noble  destin? 


U  ne  répond  encor  qu'au  nom  d'Êliacin*, 

Et  se  croit  quelque  enfant  rejeté  par  sa  mère, 

A  qui  j'ai  par  pitié  daigné  servir  de  père. 


Hélas!  de  quel  péril  je  l'avois  su  tirer!  i85 

Dans  quel  péril  encore  est-il  prêt  de  rentrer! 

JOAD. 

Quoi?  déjà  votre  foi  s'affoiblit  et  s'étonne? 


A  vos  sages  conseils,  Seigneur,  je  m'abandonne. 

Du  jour  que  j'arrachai  cet  enfant  à  la  mort. 

Je  remis  en  vos  mains  tout  le  soin  de  son  sort.  190       ^ 

Même,  de  mon  amour  craignant  la  violence,  ♦ 

Autant  que  je  le  puis,  j'évite  sa  présence. 

De  peur  qu'en  le  voyant,  quelque  trouble  indiscret 

Ne  fasse  avec  mes  pleurs  échapper  mon  secret. 

Surtout  j'ai  cru  devoir  aux  larmes,  aux  prières  igS 

Consacrer  ces  trois  jours  et  ces  trois  nuits  entières '^. 

Cependant  aujourd'hui  puis-je  vous  demander 

Quels  amis  vous  avez  prêts  à  vous  seconder? 

Abner,  le  brave  Abner  viendra-t-il  nous  défendre? 

A-t-il  près  de  son  roi  fait  serment  de  se  rendre?  200 

1.  Eliacin,  nom  biblique,  n'est  pas  appliqué  dans  la  Bible  à  Joas. 

2.  Cette  retraite,  selon  M.  Coquerel,  est  plus  janséniste  que  juive. 
Cependant,  comme  le  fait  remarquer  M.  P.  Mesnard,  Racine  n'a  eu  ici 
qu'à  se  souvenir  du  livre  d'Esther  (IV,  16). 


:i^. 


ACTE  I,  SCÈNE  II.  993 


JOAD. 


Abner,  quoiqu'on  se  pût  assurer  sur  sa  foi, 
Ne  sait  pas  même  encor  si  nous  avons  un  roi. 


Mais  à  qui  de  Joas  confiez-vous  la  garde? 

Est-ce  Obed,  est-ce  Amnon*  que  cet  honneur  regarde? 

De  mon  père  sur  eux  les  bienfaits  répandus....  2o5 


A  l'injuste  Athalie  ils  se  sont  tous  vendus.  j 

JOSABET.  ■] 

Qui  donc  opposez- vous  contre  ses  satellites?  | 

JOAD. 

Ne  vous  l'ai-je  pas  dit?  Nos  prêtres,  nos  lévites.  - 


Je  sais  que  près  de  vous  en  secret  assemblé, 

Par  vos  soins  prévoyants  leur  nombre  est  redoublé;     210 

Que  pleins  d'amour  pour  vous,  d'horreur  pour  Athalie, 

Un  serment  solennel  par  avance  les  lie^ 

A  ce  fils  de  David  qu'on  leur  doit  révéler. 

Mais  quelque  noble  ardeur  dont  ils  puissent  brûler, 

Peuvent-ils  de  leur  roi  venger  seuls  la  querelle?  2i5 

Pour  un  si  grand  ouvrage  est-ce  assez  de  leur  zèle? 

Doutez-vous  qu'Athalie,  au  premier  bruit  semé 

Qu'un  fils  d'Okosias  est  ici  renfermé, 

De  ses  fiers  étrangers  assemblant  les  cohortes^, 

N'environne  le  temple,  et  n'en  brise  les  portes?  220 

1.  Noms  bibliques;  et  le  premier,  nom  d'un  lévite. 

2.  Trait  pris  de  Josèphe  [Antiq.  Jud.,  IX,  7). 

3.  Cohortes  :  mot  de  couleur  un  peu  trop  romaine. 


99  i  ATIIALIE. 

Suffira-t-il  contre  eux  de  vos  ministres  saints, 
Qui  levant  au  Seigneur  leurs  innocentes  mains, 
Ne  savent  que  gémir  et  prier  pour  nos  crimes*, 
Et  n'ont  jamais  versé  que  le  sang  des  victimes? 
Peut-être  dans  leurs  bras  Joas  percé  de  coups...  226 

JOAD. 

Et  comptez-vous  pour  rien  Dieu  qui  combat  pour  nous, 

Dieu,  qui  de  l'orphelin  protège  l'innocence*,  1 

Et  fait  dans  la  foiblesse  éclater  sa  puissance'; 

Dieu,  qui  hait  les  tyrans,  et  qui  dans  Jezraël 

Jura  d'exterminer  Achab  et  Jézabel;  23o 

Dieu,  qui  frappant  Joram,  le  mari  de  leur  fille, 

A  jusque  sur  son  fils  poursuivi  leur  famille; 

Dieu,  dont  le  bras  vengeur,  pour  un  temps  suspendu, 

Sur  cette  race  impie  est  toujours  étendu? 

JOSABET. 

Et  c'est  sur  tous  ces  rois  sa  justice  sévère  235 

Que  je  crains  pour  le  fils  de  mon  malheureux  frère. 

Qui  sait  si  cet  enfant,  par  leur  crime  entraîné, 

Avec  eux  en  naissant  ne  fut  pas  condamné? 

Si  Dieu,  le  séparant  d'une  odieuse  race, 

En  faveur  de  David  voudra  lui  faire  grâce?  24c 

Ilélas  !  l'état  horrible  où  le  ciel  me  l'offrit 
Revient  à  tout  moment  effrayer  mon  esprit. 
De  princes  égorgés  la  chambre  étoit  remplie. 
Un  poignard  à  la  main,  l'implacable  Athalie 
Au  carnage  animoit  ses  barbares  soldats,  245 

1.  C'est  l'idée  d'un  clirétien  sur  le  clergé  chrétien. 

2.  Patris  orphanorum  et  jiidicls  viduarum.  (Ps.  67,  6.)  «  Père  des 
orphelins  et  défenseur  des  veuves.  » 

3.  L'opposition  des  mots,  non  pas  l'idée,  est  une  sensible  réminis- 
cence de  saint  Paul  :  Cum  iufirmor,  tune  potens  sum.  «  Alors  que  jo 
^uis  faible,  alors  je  suis  puissant.  » 


I 


ACTE  I,  SCKNE  II.  995 

Et  poursiiivoit  le  cours  de  ses  assassinats. 

Joas,  laissé  pour  mort,  frappa  soudain  ma  vue. 

Je  me  figure  encor  sa  nourrice  éperdue, 

Qui  devant  les  bourreaux  s'étoit  jetée  en  vain, 

Et  foible  le  tenoit  renversé  sur  son  sein.  25o 

Je  le  pris  tout  sanglant.  En  baignant  son  visage. 

Mes  pleurs  du  sentiment  lui  rendirent  l'usage; 

Et  soit  frayeur  encore,  ou  pour  me  caresser, 

De  ses  bras  innocents  je  me  sentis  presser. 

Grand  Dieu,  que  mon  amour  ne  lui  soit  point  funeste. 

Du  fidèle  David  c'est  le  précieux  reste'  : 

iN'ourri-  dans  ta  maison,  en  l'amour  de  la  loi. 

Il  ne  connoît  encor  d'autre  père  que  toi. 

Sur  le  point  d'attaquer  une  reine  homicide, 

A  l'aspect  du  péril  si  ma  foi  s'intimide,  2G0 

Si  la  chair  et  le  sang,  se  troublant  aujourd'hui, 

Ont  trop  de  part  aux  pleurs  que  je  répands  pour  lui. 

Conserve  l'héritier  de  tes  saintes  promesses, 

Et  ne  punis  que  moi  de  toutes  mes  foiblesses. 

JOAD. 

Vos  larmes,  Josabet,  n'ont  rien  de  criminel;  266 

Mais  Dieu  veut  qu'on  espère  en  son  soin  paternel. 
Il  ne  recherche  point,  aveugle  en  sa  colère, 
Sur  le  fils  qui  le  craint  l'impiété  du  père  3. 
Tout  ce  qui  reste  encor  de  fidèles  Hébreux 


•  1.  C'est  le  mot  de  Bossuet.  Cf.  p.  978. 

2.  Nourri  :  élevé.  Sens  commun  au  xvu*  siècle. 

3.  Et  dicitis  :  Quare  non  portavil  filius  iniquUatem  patris?  Videlicet, 
quia  filius  judicium  et  justitiam  opcrntus  est,  omnia  prxcepta  mea 
ùtstodivil,  et  fecit  ilta,  vivet  vita.  Anima  qux  peccaverit  ipsa  morietur  : 
filius  non  portabit  iniquitatem  patris.  (Ezéchiel,  18,  19,  20.)  «  Et  vous 
dites  :  Pourquoi  le  fils  n'a-t-il  pas  été  chargé  de  l'iniquité  du  père?  Sans 
doute  parce  que  le  (ils  a  suivi  la  raison  et  pratiqué  la  justice,  et  gardé 
tous  mes  préceptes,  parce  qu'il  a  fait  cela,  il  vivra.  L'âme  pécheresse 
elle-même  mourra  :  le  fils  ne  portera  point  l'iniquité  du  pore.  » 


99G  ATIIALIE. 

Lui  viendront  aujourd'lmi  renouveler  leurs  vœux.         2;o 

Autant  que  de  David  la  race  est  respectée, 

Autant  de  Jézabel  la  fille  est  détestée. 

Joas  les  touchera  par  sa  noble  pudeur, 

Où  semble  de  son  sang  reluire  la  splendeur; 

Et  Dieu,  par  sa  voix  môme  appuyant  notre  exemple,     275 

De  plus  près  à  leur  cœur  parlera  dans  son  temple. 

Deux  intidéles  rois  tour  à  tour  l'ont  bravé  : 

Il  faut  que  sur  le  trône  uw  roi  soit  élevé. 

Qui  se  souvienne  un  jour  qu'au  rang  de  ses  ancêtres 

Dieu  l'a  fait  remonter  par  la  main  de  ses  prêtres,         280 

L'a  tiré  par  leur  main  de  l'oubli  du  tombeau, 

Et  de  David  éteint  rallumé  le  flambeau. 

Grand  Dieu,  si  tu  prévois  qu'indigne  de  sa  race. 
Il  doive  de  David  abandonner  la  trace, 
Qu'il  soit  comme  le  fruit  en  naissant  arraché,  285 

Ou  qu'un  souflïe  ennemi  dans  sa  fleur  a  séché. 
Mais  si  ce  même  enfant,  à  tes  ordres  docile, 
Doit  être  à  tes  desseins  un  instrument  utile*. 
Fais  qu'au  juste ^  héritier  le  sceptre  soit  remis; 
Livre  en  mes  foibles  mains  ses  puissants  ennemis;       290 
Confonds  dans  ses  conseils  une  reine  cruelle. 
Daigne,  daigne,  mon  Dieu,  sur  Mathan  et  sur  elle 
Répandre  cet  esprit  d'imprudence  et  d'erreur, 
De  la  chute  des  rois  funeste  avant-coureur. 

L'heure  me  presse  :  adieu.  Des  plus  saintes  familles  295 
Votre  fils  et  sa  sœur  vous  amènent  les  filles. 


1.  C'est  la  iucernn  de  la  Préface  (cf.  p.  979). 

2.  Juste  :  légitime. 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  997 

SCÈNE  III 

JOSABET,  ZACHARIE,  SALOMITH,  le  Chœur. 

JOSABET. 

Cher  Zacharie,  allez,  ne  vous  arrêtez  pas; 
De  votre  auguste  père  accompagnez  les  pas. 

.0  filles  de  Lévi,  troupe  jeune  et  fidèle, 
Que  déjà  le  Seigneur  embrase  de  son  zèle,  3oo 

Qui  venez  si  souvent  partager  mes  soupirs, 
Enfants,  ma  seule  joie  en  mes  longs  déplaisirs, 
Ces  festons  dans  vos  mains  et  ces  fleurs  sur  vos  têtes 
Autrefois  convenoient  à  nos  pompeuses  fêles. 
Mais,  hélas!  en  ce  temps  d'opprobre  et  de  douleurs,     3o5 
Quelle  offrande  sied  mieux  que  celle  de  nos  pleurs? 
J'entends  déjà,  j'entends  la  trompette  sacrée. 
Et  du  temple  bientôt  on  permettra  l'entrée. 
Tandis  que  je  me  vais  préparer  à  marcher. 
Chantez,  louez  le  Dieu  que  vous  venez  chercher.  3io 

SCÈNE  IV 

LE  CHŒUR. 

TOUT  LE  CHŒUR  chante. 

Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence. 
Qu'on  l'adore  ce  Dieu,  qu'on  l'invoque  à  jamais. 
Son  empire  a  des  temps  précédé  la  naissance. 
Chantons,  publions  ses  bienfaits. 

UNE  VOIX  seule. 
En  vain  l'injuste  violence  3i5 

Au  peuple  qui  le  loue  imposerait  silence  : 


908  ATHALIE. 

Son  nom  ne  périra  jamais. 
Le  jour  annonce  au  jour  sa  gloire  et  sa  puissance  ^ 
Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence. 

Chantons,  publions  ses  bienfaits.  32o 

TOUT  LE   CHŒUR   répète. 

Tout  l'univers  est  plein  de  sa  magnificence  : 
Chantons,  publions  ses  bienfaits. 

UNE  VOIX  seule. 

Il  donne  aux  fleurs  leur  aimable  peinture*. 

Il  fait  naître  et  mûrir  les  fruits. 

Il  leur  dispense  avec  mesure  325 

Et  la  chaleur  des  jours  et  la  fraîcheur  des  nuits  ; 
Le  champ  qui  les  reçut  les  ^  rend  avec  usure. 

UNE    AUTRE. 

Il  commande  au  soleil  d'animer  la  nature. 
Et  la  lumière  est  un  don  de  ses  mains; 
Mais  sa  loi  sainte,  sa  loi  pure  33o 

Est  le  plus  riche  don  qu'il  ait  fait  aux  humains. 

UNE    AUTRE. 

0  mont  de  Sinai,  conserve  la  mémoire 
De  ce  jour  à  jamais  auguste  et  renommé, 
Quand,  sur  ton  sommet  enflammé. 
Dans  un  nuage  épais  le  Seigneur  enfermé  335 

Fit  luire  aux  yeux  mortels  un  rayon  de  sa  gloire. 
Dis-nous  pourquoi  ces  feux  et  ces  éclairs, 

1.  Cœli  enarrnnt  Dei  glorinm...  Dies  diei  eniclat  verbum  {Ps.,  18,  1  el 
2).«  Les  cieux  racontent  la  gloire  de  Dieu....  Le  jour  la  crie  au  jour.  » 

2.  «  Sachez  qui  donne  aux  fleurs  cette  aimable  peinture.  »  (Régnier, 
Snt.,  IX.) 

3.  Imitari  agros  fertiles  qui  multo  pbis  efferunt  quam  acccperunt. 
(Cic.  De  offîc,  1, 15,  48.)  «  Imiter  les  champs  fertiles  qui  rendent  plus 
qu'on  n'y  a  semé.  » 


ACTE  I,  SCÈNE  IV.  C99 

Ces  torrents  de  fumée,  et  ce  bruit  dans  les  airs, 

Ces  trompettes  et  ce  tonnerre  : 
Venoit-il  renverser  l'ordre  des  éléments  ?  34o 

Sur  ses  antiques  Ibndenients 

Venoit-il  ébranler  la  terre? 

UNE    AUTRE. 

Il  venoit  révéler  aux  enfants  des  Hébreux 

De  ses  préceptes  saints  la  lumière  immortelle. 

Il  venoit  à  ce  peuple  heureux  345 

Ordonner  de  l'aimer  d'une  amour  éternelle. 

TOUT   LE   CHŒUR. 

0  divine,  ô  charmante  loi  ! 
0  justice  !  ()  bonté  suprême  ! 
Que  de  raisons,  quelle  douceur  extrême 
D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  !  35o 

UNE  VOIX  seule. 

D'un  joug  cruel  il  sauva  nos  aïeux, 
Les  nourrit  au  désert  d'un  pain  délicieux. 
Il  nous  donne  ses  lois,  il  se  donne  lui-même*. 

Pour  tant  de  biens,  il  commande  au'on  l'aime. 

LE    CHŒUR. 

0  justice  !  ô  bonté  suprême  !  355 

LA   MÊME   voix. 

Des  mers  pour  eux  il  entr'ouvrit  les  eaux, 
D'un  aride  rocher  fit  sortir  des  ruisseaux. 


1.  L'Académie  avait  bien  raison  de  voir  15  une  pensée  toute  chré- 
tienne. Mais,  comme  dans  l'ancienne  loi  tout  est  figure,  de  même  la 
.jeune  Israélite,  en  annonçant  l'Eucharistie,  comprend  seulement  que 
Dieu  s'est  donné  au  peuple  élu,  en  lui  donnant  sa  loi. 


1000  ATHALIE.  | 

Il  nous  donne  ses  lois,  il  se  donne  lui-même.  ' 

Pour  tant  de  biens,  il  commande  qu'on  l'aime  *. 

LE    CHŒUR. 

0  divine,  ô  charmante  loi  !  36o       ] 

Que  de  raisons,  quelle  douceur  extrême  j 

D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  !  jj 

UNE  AUTRE  VOIX  seule. 

Vous  qui  ne  connoissez  qu'une  crainte  servile, 
Ingrats,  un  Dieu  si  bon  ne  peut-il  vous  charmer? 
Est-il  donc  à  vos  cœurs,  est-il  si  difficile  365 

Et  si  pénible  de  l'aimer  ? 
L'esclave  craint  le  tyran  qui  l'outrage  ; 
Mais  des  enfants  l'amour  est  le  partage. 
Vous  voulez  que  ce  Dieu  vous  comble  de  bienfaits, 

Et  ne  l'aimer  jamais  ^  ?  870 

TOUT   LE    CHŒUR. 

0  divine,  ô  charmante  loi  ! 
0  justice  !  ô  bonté  suprême  ! 
Que  de  raisons,  quelle  douceur  extrême 
D'engager  à  ce  Dieu  son  amour  et  sa  foi  ! 

1.  Diliges  Dominnm  titum  ex  toto  corde  tuo  et  ex  tota  anima  tua  et 
ex  tota  fortitudine  tua.  {Deutér.,  VI,  5.)  «  Tu  aimeras  le  Seigneur  ton 
Dieu  de  tout  ton  esprit,  de  toute  ton  âme  et  de  toute  ta  force.  » 

2.  Ces  deux  vers,  qui  rompent  l'alternance  des  rimes  féminines  et 
masculines,  manquent  dans  les  éditions  de  1691  et  1692  :  ils  ne  parais- 
sent qu'en  1697.  On  a  vu  là  une  apostrophe  aux  Jésuites  :  voyez  l'Épitre 
de  Boileau  sur  l'Amour  de  Dieu,  composée  au  même  temps. 


FL\    DU    PREMIER    .\CTE 


ACTE  II 


SCÈNE  PREMIÈRE 

JOSABET,  SALOMITH,  le  Chœur, 


Mes  filles,  c'est  assez  ;  suspendez  vos  cantiques.  3jS 

Il  est  temps  de  nous  joindre  aux  prières  publiques. 
Voici  notre  heure.  Allons  célébrer  ce  grand  jour, 
Et  devant  le  Seigneur  paroitre  à  notre  tour. 


SCÈNE  II 

ZACILARIE,  JOSABET,  SALOMITH,  le  Chœur. 

JOSABET. 

Mais  que  vois-je  ?  Mon  fils,  quel  sujet  vous  ramène  ? 

Où  courez-vous  ainsi  tout  pâle  et  hors  d'haleine  ?  38o 

ZACUARIE. 

(J  ma  mère  ! 

JOSAlîET. 

lié  bien,  quoi? 


1002  ATIIALIE. 


Le  temple  est  profané. 

JOSABET. 

Comment? 

ZACHARIE. 

Et  du  SeigKeur  i'autei  auandonné. 

JOSABET. 

Je  tremble.  Hàtez-vous  d'éclaircir  votre  mère.  . 

ZACHARIE. 

Déjà,  selon  la  loi,  le  grand  prêtre  mon  père, 

Après  avoir  au  Dieu  qui  nourrit  les  humains  385 

De  la  moisson  nouvelle  offert  les  premiers  pains, 

Lui  présentoit  encore  entre  ses  mains  sanglantes 

Des  victimes  de  paix  les  entrailles  fumantes. 

Debout  à  ses  côtés  le  jeune  Éliacin 

Comme  moi  le  servoit  en  long  habit  de  lin  *  ;  390 

Et  cependant  du  sang  de  la  chair  immolée 

Les  prêtres  arrosoient  l'autel  et  l'assemblée  *. 

Un  bruit  confus  s'élève,  et  du  peuple  surpris 

Détourne  tout  à  coup  les  yeux  et  les  esprits. 

1.  11  est  dit  de  Samuel  :  Mlnisf  rabat  ante  faciem  Domini,  puer,  ac- 
cincfiis  ephod  Uneo.  {Sam.,  I,  2,  18.)  «  11  servait  devant  le  Seigneur  vêtu 
de  l'éphod  de  lin.  »  Joas  a  été  caché  sous  la  robe  de  lin  du  lévite. 

2.  «  Racine  s'est  trompé  ici  sur  les  rites.  On  n'arrosait  point  l'as- 
semblée du  sang  de  la  victime.  Le  prêtre  trempait  simplement  un 
doigt  dans  le  sang,  et  en  faisait  sept  aspersions  devant  le  voile  du  sanc- 
tuaire; il  en  frottait  les  cornes  de  l'autel,  et  répandait  le  reste  au  pied 
du  mémo  autel.  L'auteur  a  confondu  avec  le  rite  judaïque  ce  qu'il 
avait  lu  dans  le  xxiV  chapitre  de  l'Exode,  où  il  est  dit  que  Moïse  fit  l'as- 
persion du  sang  de  la  victime  sur  le  peuple  assemblé;  mais  il  n'y  avait 
point  encore  de  rite  ni  de  cérémonies  légales.  »  {Senliments  de  l'Aca- 
démie.) 


ACTE   II,  SCÈNE  II.  1003 

Une  femme....  Peut-on  la  nommer  sans  blasphème?     395 
Une  femme....  C'étoit  Athalie  elle-même. 


JOSABET. 


Ciel  ! 


Dans  un  des  parvis  aux  hommes  réservé 
Cette  femme  superbe  entre,  le  front  levé, 
Et  se  préparoit  même  à  passer  les  limites 
De  l'enceinte  sacrée  ouverte  aux  seuls  lévites.  4oo 

Le  peuple  s'épouvante  et  fuit  de  toutes  parts. 
Mon  père....  Ah!  quel  courroux  animoit  ses  regards! 
Moïse  à  Pharaon  parut  moins  formidable  : 
((  Reine,  sors,  a-t-il  dit,  de  ce  lieu  redoutable, 
D'où  te  bannit  ton  sexe  et  ton  impiété.  4o5 

Viens-tu  du  Dieu  vivant  braver  la  majesté  ?  » 
La  Reine  alors,  sur  lui  jetant  un  œil  farouche, 
Pour  blasphémer  sans  doute  ouvroit  déjà  la  bouche. 
J'ignore  si  de  Dieu  l'ange  se  dévoilant 
Est  venu  lui  montrer  un  glaive  étincelant  *;  4io 

Mais  sa  langue  en  sa  bouche  à  l'instant  s'est  glacée, 
Et  toute  son  audace  a  paru  terrassée. 
Ses  yeux,  comme  effrayés,  n'osoient  se  détourner; 
Surtout  Éliacin  paroissoit  l'étonner. 

JOSABET. 

Ouoi  donc?  Éliacin  a  paru  devant  elle?  4i5 

ZACHARIE. 

Nous  regardions  tous  deux  cette  reine  cruelle, 


1.  Image  biblique.  (Baloam)  vidU  aiujelum,  slantem  in  via  evaqinalo 
(jlndio.  (Nombres,  22,  31).  «  Balaam  vit  un  ange  debout  sur  le  «hemin, 
i'f'pf'e  nue.  »  [David)  vidit  angelum  Domini  stantem  inler  cxlum  et  ter- 
rain et  evaginatum  gladium  in  manu  ejus.  (I  Paralip.,  21,  16.)  «  David 
vit  un  envoyé  de  Dieu  arrêté  entre  le  ciei  et  la  terre,  et  dans  sa  main 
un  glaive  nu.  » 


1004  ATHALIE 

Et  d'une  égale  liorreur  nos  cœurs  étoient  frappés. 

Mais  les  prêtres  bientôt  nous  ont  enveloppés. 

On  nous  a  fait  sortir.  J'ignore  tout  le  reste, 

Et  venois  vous  conter  ce  désordre  funeste.  420 

JOSABET. 

Ah  î  de  nos  bras  sans  doute  elle  vient  l'arracher; 
Et  c'est  lui  qu'à  l'autel  sa  fureur  vient  chercher. 
Peut-être  en  ce  moment  l'objet  de  tant  de  larmes.... 
Souviens-toi  de  David*,  Dieu,  qui  vois  mes  alarmes. 

SALOMITH. 

Quel  est-il  cet  objet  des  pleurs  que  vous  versez?  4^5 

ZACHARIE. 

Les  jours  d'Éhacin  seroient-ils  menacés? 

SxVLOMITH. 

Auroit-il  de  la  Reine  attiré  la  colère? 


ZACHARIE. 

Que  craint-on  d'un  enfant  sans  support  et  sans  père? 

JOSABET. 

Ah  !  la  voici.  Sortons.  Il  la  faut  éviter. 


SCENE  III 

ATHALIE,  AGAR,  ABNER,  suite  d'Athalie. 

AGAR. 

Madame,  dans  ces  heux  pourquoi  vous  arrêter?  43o 

1.  Mémento,  Domine,  David.  {Ps.,  81,  1.)  «  Seigneur,  souviens-toi  de        ^ 
David.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  lY.  •  1005 

Ici  tous  les  objets  *  vous  blessent,  vous  irritent. 
Abandonnez  ce  temple  aux  prêtres  qui  l'habitent; 
Fuyez  tout  ce  tumulte,  et  dans  votre  palais 
A  vos  sens  agités  venez  rendre  la  paix. 

ATHALIE. 

iNon,  je  ne  puis  :  tu  vois  mon  trouble  et  ma  foiblesse.  435 
Va,  fais  dire  à  Mathan  qu'il  vienne,  qu'il  se  presse, 
Heureuse  si  je  puis  trouver  par  son  secours 
Cette  paix  que  je  cherche  et  qui  me  fuit  toujours. 
(Elle  s'assied.) 


SCÈiNE  IV 

ATHALIE,  ABNER,  etc. 


Madame,  pardonnez  si  j'ose  le  défendre. 

Le  zAe  de  Joad  n'a  point  dû  vous  surprendre.  44o 

Du  Dieu  que  nous  servons  tel  est  l'ordre  éternel. 

Lui-même  il  nous  traça  son  temple  et  son  autel, 

Aux  seuls  enfants  d'Aaron  commit  ses  sacrifices. 

Aux  lévites  marqua  leur  place  et  leurs  offices, 

Et  surtout  défendit  à  leur  postérité  445 

Avec  tout  autre  dieu  toute  société. 

Iir*  quoi?  vous  de  nos  rois  et  la  femme  et  la  mère, 

Ktes-vous  à  ce  point  parmi  nous  étrangère? 

l;,qiorez-vous  nos  lois?  Et  faut-il  qu'aujourd'hui.... 

Voici  votre  Mathan,  je  vous  laisse  avec  lui  ^,  45o 


1.  Objets  :  ce  qui  est  sous  les  yeux,  tout  ce  que  vous  voyez. 

2.  «  Votre  n'est  pas  assez  respectueux  dans  la  bouche  d'un  sujet  par- 
lant à  sa  reine;  il  n'est  pas  d'ailleurs  convenable  au  caractère  donné  à 
Abner.  »  (Sentiments  de  l'Académie.)  Ces  deux  raisons  sont  fausses. 


1006  ATHALIE. 


Votre  présence,  Abner,  est  ici  nécessaire. 

Laissons  là  de  Joad  l'audace  téméraire, 

Et  tout  ce  vain  amas  de  superstitions 

Oui  ferment  votre  temple  aux  autres  nations. 

Un  sujet  plus  pressant  excite  mes  alarmes.  4^5 

Je  sais  que  dés  l'enfance  élevé  dans  les  armes, 

Abner  a  le  cœur  noble,  et  qu'il  rend  à  la  fois 

Ce  qu'il  doit  à  son  Dieu,  ce  qu'il  doit  à  ses  rois. 

Demeurez. 


SCÈNE  V 
MATIIAN,  ATHALIE,  ABNER,  etc. 

NATHAN. 

Grande  Reine,  est-ce  ici  votre  place? 
Quel  trouble  vous  agite,  et  quel  effroi  vous  glace?        460 
Parmi  vos  ennemis  que  venez-vous  chercher? 
De  ce  temple  profane  osez-vous  approcher? 
Avez-vous  dépouillé  cette  haine  si  vive.... 

ATHALIE. 

Prêtez-moi  l'un  et  l'autre  une  oreille  attentive. 

Je  ne  veux  point  ici  rappeler  le  passé,  4^5 

Ni  vous  rendre  raison  du  sang  que  j'ai  versé. 
Ce  que  j'ai  fait,  Abner,  j'ai  cru  le  devoir  faire. 
Je  ne  prends  point  pour  juge  un  peuple  téméraire. 
Quoi  que  son  insolence  ait  osé  pubHer, 
Le  ciel  même  a  pris  soin  de  me  justifier.  470 

Sur  d'éclatants  succès  ma  puissance  établie 
A  fait  jusqu'aux  deux  mers  »  respecter  Athalie. 

1.  Méditerranée  et  mer  Rouge. 


ACTE  II,  SCÈNE  Y.  1007 

Par  moi  Jérusalem  goûte  un  calme  profond. 

Le  Jourdain  ne  voit  plus  l'Arabe  vagabond, 

Ki  l'altier  Philistin,  par  d'éternels  ravages,  47^ 

Comme  au  temps  de  vos  rois,  désoler  ses  rivages  ; 

Le  Syrien  me  traite  et  de  reine  et  de  sœur. 

Enfin  de  ma  maison  le  perfide  oppresseur. 

Qui  devoit  jusqu'à  moi  pousser  sa  barbarie, 

Jéhu,  le  fier  Jéhu,  tremble  dans  Samarie.  480 

De  toutes  parts  pressé  par  un  puissant  voisin*, 

Que  j'ai  su  soulever  contre  cet  assassin, 

11  me  laisse  en  ces  lieux  souveraine  maîtresse. 

Je  jouissois  en  paix  du  fruit  de  ma  sagesse; 

Mais  un  trouble  importun  vient,  depuis  quelques  jours,  485 

De  mes  prospérités  interrompre  le  cours. 

Un  songe  (me  devrois-je  inquiéter  d'un  songe?) 

Entretient  dans  mon  cœur  un  chagrin  qui  le  ronge. 

Je  l'évite  partout,  partout  il  me  poursuit. 

C'étoit  pendant  l'horreur  d'une  profonde  nuit.  490 

Ma  mère  Jézabel  devant  moi  s'est  montrée. 
Comme  au  jour  de  sa  mort  pompeusement  parée. 
Ses  malheurs  n'avoient  point  abattu  sa  fierté  ; 
Même  elle  avoit  encor  cet  éclat  emprunté 
Dont  elle  eut  soin  de  peindre  et  d'orner  son  visage*,    49^ 
Pour  réparer  des  ans  l'irréparable  outrage. 
((  Tremble,  m'a-t-elle  dit,  fille  digne  de  moi. 
Le  cruel  Dieu  des  Juifs  l'emporte  aussi  sur  toi. 
Je  te  plains  de  tomber  dans  ses  mains  redoutables, 
Ma  fille.  ))  En  achevant  ces  mots  épouvantables,  5oo 


1.  Ilazaêl,  roi  do  Syrie. 

autre  coii- 

jus  audito, 

"  fenes- 

.,-»«.,zr  1,.,..,,  ^,  .^7.,  "  .^..vx  ,....  u  «....c,...  V..  „w-. ,  .., appris  son 

arrivfV.  peignit  ses  yeux  avec  du  lard,  et  paru  sa  tôte,  et  regarda  par 
la  fenêtre.  » 


1.  Ilazaêl,  roi  do  Syrie. 

2.  Bien  élégante  périphrase.  Le  verset  biblique  est  d'une  ! 
leur  :  Yenitque  Jchu  in  Jezraël.  Porro  Jezabd,  introitii  eju^  ^. 
dc.pinxit  oculos  suos  stibio,  et  ornnvit  caput  suum,  et  respexit  per , 
tram.  (IV  Rois,  9,  30.)  «  Jeliu  vint  à  Jezraêl.  Or  Jézabel,  ayant  appr 


1008  ATHALIE. 

Son  ombre  vers  mon  lit  a  paru  se  baisser  ; 

Et  moi,  je  lui  tendois  les  mains  pour  l'embrasser. 

Mais  je  n'ai  plus  trouvé  qu'un  horrible  mélange* 

D'os  et  de  chair  meurtris,  et  traînés  dans  la  fange, 

Des  lambeaux  pleins  de  sang,  et  des  membres  affreux  5o5 

Que  des  chiens  dévorants  se  disputoient  entre  eux. 


Grand  Dieu  ! 


Dans  ce  désordre  à  mes  yeux  se  présente 
Un  jeune  enfant  couvert  d'une  robe  éclatante, 
Tels  2  qu'on  voit  des  Hébreux  les  prêtres  revêtus. 
Sa  vue  a  ranimé  mes  esprits  abattus.  5io 

Mais  lorsque  revenant  de  mon  trouble  funeste, 
J'admirois  sa  douceur,  son  air  noble  et  modeste, 
J'ai  senti  tout  à  coup  un  homicide  acier, 
Que  le  traître  en  mon  sein  a  plongé  tout  entier. 
De  tant  d'objets  divers  le  bizarre  assemblage  5i5 

Peut-être  du  hasard  vous  paroît  un  ouvrage. 
Moi-même  quelque  temps,  honteuse  de  ma  peur, 
Je  l'ai  pris  pour  l'effet  d'une  sombre  vapeur. 
Mais  de  ce  souvenir  mon  âme  possédée 
A  deux  fois  en  dormant  revu  la  même  idée  ^  :  620 

Deux  fois  mes  tristes  yeux  se  sont  vu  retracer 
Ce  même  enfant  toujours  tout  prêt  à  me  percer. 
Lasse  enfin  des  horreurs  dont  j'étois  poursuivie, 
J'allois  prier  Baal  de  veiller  sur  ma  vie. 
Et  chercher  du  repos  au  pied  de  ses  autels.  626 

Que  ne  peut  la  frayeur  sur  l'esprit  des  mortels  ? 


1.  Cf.  vers  116-118. 

2.  L'Académie  voudrait  tel  que  :  ou  tels  on  voit.  Elle  a  raison  ici. 

3.  Idée,  au  sens  étymologique,  image.  «  Je  ne  vous  vois  qu'en  idée  », 
âdit  Racine  dans  une  lettre.  Corneille  a  fait  un  emploi  pareil  du  mot. 


ACTE  II,  SCÈ>'E  Y.  1009 

Dans  le  temple  des  Juifs  un  instinct  m'a  poussée, 
Et  d'apaiser  leur  Dieu  j'ai  conçu  la  pensée  : 
./'ai  cru  que  des  présents  calmeroient  son  courroux, 
Oue  ce  Dieu,  quel  qu'il  soit,  en  deviendroit  plus  doux. 
Pontife  de  Baal,  excusez  ma  ibiblesse. 
J'entre  :  le  peuple  fuit,  le  sacrifice  cesse. 
Le  grand  prêtre  vers  moi  s'avance  avec  fureur. 
Pendant  qu'il  me  parloit,  ô  surprise  !  ô  terreur  ! 
J'ai  vu  ce  même  enfant  dont  je  suis  menacée,  535 

Tel  qu'un  songe  effrayant  l'a  peint  à  ma  pensée*. 
Je  l'ai  vu  :  son  même  air,  son  même  habit  de  lin, 
Sa  démarche,  ses  yeux,  et  tous  ses  traits  enfin. 
C'est  lui-même.  Il  marchoit  à  côté  du  grand  prêtre; 
Mais  bientôt  à  ma  vue  on  l'a  fait  disparoître.  54o 

Voilà  quel  trouble  ici  m'oblige  à  m'arrêter. 
Et  sur  quoi  j'ai  voulu  tous  deux  vous  consulter. 
Que  présage,  Mathan,  ce  prodige  incroyable? 

MATH AN. 

Ce  songe  et  ce  rapport,  tout  me  semble  effroyable. 

ATHALIE. 

Mais  cet  enfant  fatal,  Abner,  vous  l'avez  vu  :  545 

Quel  est-il  ?  De  quel  sang  ?  Et  de  quelle  tribu  ? 


Deux  enfants  à  l'autel  prêloient  leur  ministère. 
L'un  est  fils  de  Joad,  Josabet  est  sa  mère. 
L'autre  m'est  inconnu. 


1.  Louis  Racine  indique  une  origine  vraisemblable  de.  cette  fiction. 
Alexandre,  dans  Josèplie,  voyant  venir  au-devant  de  lui  le  grand  prêtre 
des  Juifs  en  habits  pontificaux,  reconnut  l'homme  qu'un  songe  lui 
avait  fait  voir. 


iOlO  ATHALIE. 

MATHAN. 

Pourquoi  délibérer? 
De  tous  les  deux,  Madame,  il  se  faut  assurer.  55o 

Vous  savez  pour  Joad  mes  égards,  mes  mesures*; 
Que  je  ne  cherche  point  à  venger  mes  injures. 
Que  la  seule  équité  règne  en  tous  mes  avis; 
Mais  lui-même  après  tout,  fût-ce  son  propre  fils, 
Voudroit-il  un  moment  laisser  vivre  un  coupable  ?        555 

ABNER. 

De  quel  crime  un  enfant  peut-il  être  capable? 

MATHAN. 

Le  ciel  nous  le  fait  voir  un  poignard  à  la  main  : 
Le  ciel  est  juste  et  sage,  et  ne  fait  rien  en  vain. 
Que  cherchez-vous  de  plus  ? 


Mais,  sur  la  foi  d'un  songe, 
Dans  le  sang  d'un  enfant  voulez-vous  qu'on  se  plonge  ? 
Vous  ne  savez  encor  de  quel  père  il  est  né, 
Quel  il  est. 

MATHAN. 

On  le  craint,  tout  est  examiné. 
A  d'illustres  parents  s'il  doit  son  origine, 
La  splendeur  de  son  sort  doit  hâter  sa  ruine. 
Dans  le  vulgaire  obscur  si  le  sort  l'a  placé,  565 

Qu'importe  qu'au  hasard  un  sang  vil  soit  versé  ? 
Est-ce  aux  rois  à  garder  cette  lente  justice  ? 
Leur  sûreté  souvent  dépend  d'un  prompt  suppHce. 


1.  Mes  mesures,  la  modération  de  mes  sentiments  et  de  mes  actes. 
On  ne  dit  pas  mes  mesures  pour...  :  mais  on  dit  mes  égards  pour...  ;  et 
cela  suffit  à  justifier  l'expression.  Il  y  a  ici  un  zeugma. 


ACTE  II,  SCENE  V.  1011 

N'allons  point  les  gêner  d'un  soin  embarrassant. 

Dès  qu'on  leur  est  suspect,  on  n'est  plus  innocent.      670 


Hé  quoi,  Mathan?  D'un  prêtre  est-ce  là  le  langage? 
Moi,  nourri  dans  la  guerre  aux  horreurs  du  carnage, 
Des  vengeances  des  rois  ministre  rigoureux, 
C'est  moi  qui  prête  ici  ma  voix  au  malheureux; 
Et  vous,  qui  lui  devez  des  entrailles  de  père,  676 

Vous,  ministre  de  paix  dans  les  temps  de  colère, 
Couvrant  d'un  zèle  faux  votre  ressentiment, 
Le  sang  à  votre  gré  coule  trop  lentement? 

Vous  m'avez  commandé  de  vous  parler  sans  feinte. 
Madame  :  quel  est  donc  ce  grand  sujet  de  crainte  ?      58o 
Un  songe,  un  foible  enfant  que  votre  œil  prévenu 
Peut-être  sans  raison  croit  avoir  reconnu. 

ATHALIE. 

Je  le  veux  croire,  Abner;  je  puis  m'être  trompée. 

Peut-être  un  songe  vain  m'a  trop  préoccupée. 

Hé  bien  !  il  faut  revoir  cet  enfant  de  plus  près;  585 

H  en  faut  à  loisir  examiner  les  traits. 

Qu'on  les  fasse  tous  deux  paroître  en  ma  présence. 

ABNER. 

Je  crains.... 

ATHALIE. 

Manqueroit-on  pour  moi  de  complaisance? 
De  ce  refus  bizarre  où  seroient  les  raisons  ? 
H  pourroit  me  jeter  en  d'étranges  soupçons.  590 

Que  Josabet,  vous  dis-je,  ou  Joad  les  amène. 
Je  puis,  quand  je  voudrai,  parler  .en  souveraine. 
Vos  prêtres,  je  veux  bien,  Abner,  vous  l'avouer, 
Des  bontés  d'Athalie  ont  lieu  de  se  louer. 
Je  sais  sur  ma  conduite  et  contre  ma  puissance  595 


)12  ATHALIE. 

.lusqu'où  de  leurs  discours  ils  portent  la  licence. 
Ils  vivent  cependant,  et  leur  temple  est  debout. 
Mais  je  sens  que  bientôt  ma  douceur  est  à  bout. 
Que  Joad  mette  un  frein  à  son  zèle  sauvage, 
Et  ne  m'irrite  point  i3ar  un  second  outrage. 
Allez. 


SCÈNE  YI 

ATHALIE,  MATHAN,  etc. 


Enfin  je  puis  parler  en  liberté  : 
Je  puis  dans  tout  son  jour  mettre  la  vérité. 
Quelque  monstre  naissant  dans  ce  temple  s'élève, 
Reine  :  n'attendez  pas  que  le  nuage  crève. 
Abner  chez  le  grand  prêtre  a  devancé  le  jour.  6o5 

Pour  le  sang  de  ses  rois  vous  savez  son  amour. 
Et  qui  sait  si  Joad  ne  veut  point  en  leur  place 
Substituer  l'enfant  dont  le  ciel  vous  menace, 
Soit  son  fils,  soit  quelque  autre.... 


Oui,  vous  m'ouvrez  les  yeux. 
Je  commence  à  voir  clair  dans  cet  avis  des  cieux.        6i 
Mais  je  veux  de  mon  doute  être  débarrassée. 
Un  enfant  est  peu  propre  à  trahir  sa  pensée. 
Souvent  d'un  grand  dessein  un  mot  nous  fait  juger. 
Laissez-moi,  cher  Mathan,  le  voir,  l'interroger. 
Vous  cependant,  allez  ;  et  sans  jeter  d'alarmes,  6i  > 

A  tous  mes  Tyriens  faites  "prendre  les  armes. 


ACTE  II,  SCËNE  YII.  1013 


SCENE   VU 

JOAS,  JOSABET,  ATHALIE,  ZACHARIE,  ABNER, 
SALOMTH,  DEUX  lévites,  le  Chœur,  etc. 

JOSABET,  aux  deux  lévites. 

0  VOUS,  sur  ces  enfants  si  chers,  si  précieux, 
Ministres  du  Seigneur,  ayez  toujours  les  yeux. 

ABNER,  à  Josabet. 

Princesse,  assurez-vous,  je  les  prends  sous  ma  garde. 

ATHALIE. 

0  ciel  !  plus  j'examine,  et  plus  je  le  regarde,  620 

C'est  lui.  D'horreur  encor  tous  mes  sens  sont  saisis. 
Épouse  de  Joad,  est-là  votre  fils? 

JOSABET. 

Qui?  Lui,  Madame? 

ATHALIE. 

Lui. 

JOSABET. 

Je  ne  suis  point  sa  mère. 


Voilà  mon  fils. 


ATHALIE. 


Et  vous,  quel  est  donc  votre  père  ? 
•leune  enfant,  répondez. 

JOSABET. 

Le  ciel  jusqu'aujourd'hui....     6^5 


1014  ATHALIE. 


ATHALIE. 


Pourquoi  vous  pressez-vous  de  répondre  pour  lui? 
C'est  à  lui  de  parler. 


Dans  un  âge  si  tendre 
Quel  éclaircissement  en  pouvez-vous  attendre  ? 


Cet  âge  est  innocent.  Son  ingénuité 

N'altère  point  encor  la  simple  vérité.  03o 

Laissez-le  s'expliquer  sur  tout  ce  qui  le  touche. 

JOSABET,  tout  bas. 

Daigne  mettre,  grand  Dieu,  ta  sagesse  en  sa  bouche. 

ATHALIE. 

Comment  vous  nommez-vous? 

JOAS. 

J'ai  nom  ÉUacin. 


Votre  père? 

JOAS. 

Je  suis,  dit-on,  un  orpheUn 
Entre  les  bras  de  Dieu  jeté  dès  ma  naissance,  635 

Et  qui  de  mes  parents  n'eus  jamais  connoissance  K 

If  Pour  dessiner  le  petit  Joas,  Racine  s'est  certainement  souvenu  du 
jeune  Ion. 

'0  Traiç  "ce  xoùç  xsxdvxaç  oux  èizicxcnai.  (451.) 

«  L'enfant  ne  connaît  pas  ses  parents.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  VIL  1015 

ATHALIE. 

Vous  êtes  sans  parents  ? 

JOAS. 

Ils  m'ont  abandonné. 

ATHALIE. 

Comment  ?  et  depuis  quand  ? 

JOAS. 

Depuis  que  je  suis  né. 

ATHALIE. 

Ne  sait-on  pas  au  moins  quel  pays  est  le  vôtre? 

JOAS. 

Ce  temple  est  mon  pays;  je  n'en  connois  point  d'autre  ^ 

ATHALIE. 

O.'i  dit-on  que  le  sort  vous  a  fait  rencontrer? 

JOAS. 

Parmi  des  loups  cruels  prêts  à  me  dévorer. 

1.  Creuse  interroge  Ion. 

Ko.  2ù  3'  si  Ttç;... 

'I.  To'j  Ôsoû  xaXoû[xat  5oO)vO<;  el[i.i  x',  Si  yûvai.... 
Ojv.  oloa  TtVf.v  ëv  Ao^îou  %zxli\[ie^a. 
Kp.  NaoÏTi  3'  o'.xeîç  toi;  os  ye;... 

'1.  "A-rrav  OôO'j  [loi  3w;xa — 

«  Qui  es-tu? —  Je  suis,  et  on  me  nomme  serviteur  de  Dieu,  ô  femme. 
Je  ne  sais  rien  que  cela.  On  dit  que  j'appartiens  à  Loxias  (Apollon).  — 
Tu  habites  dans  ce  temple?  —  Toute  la  maison  du  dieu  est  ma 
maison.  » 


101 G  A  TUA!  lE. 

ATHALIE. 

Qui  VOUS  mit  dans  ce  temple? 

JO.VS. 

Une  femme  inconnue, 
Qui  ne  dit  point  son  nom,  et  qu'on  n'a  point  revue. 

ATHALIE. 

Mais  de  vos  premiers  ans  quelles  mains  ont  pris,  soin?  645 


Dieu  laissa-t-il  jamais  ses  enfants  au  besoin? 

Aux  petits  des  oiseaux  il  donne  leur  pâture', 

Et  sa  bonté  s'étend  sur  toute  la  nature. 

Tous  les  jours  je  l'invoque  ;  et  d'un  soin  paternel 

Il  me  nourrit  des  dons  offerts  sur  son  autel  2.  65o 

ATHALIE. 

Quel  prodige  nouveau  me  trouble  et  m'embarrasse? 
La  douceur  de  sa  voix,  son  enfance,  sa  grâce, 
Font  insensiblement  à  mon  inimitié 
Succéder....  Je  serois  sensible  à  la  pitié  5? 


1.  Qui  dat  jumentis  escam  illomm  et  jmllis  corvorum  invocantibns 
eiim.  (Ps.,  116,  9.)  «  Celui  qui  donne  la  nourriture  aux  chevaux,  et  aux 
petits  des  corbeaux  qui  l'invoquent  par  leurs  cris.  » 

2.  "Iwv. —  Bwjxo!,  ij.'  e'^spSov.... 

«  Ion.  —  Les  autels  m'ont  nourri.  » 

3.  On  peut  s'étonner  de  cette  honte  qu'éprouve  Athalie  à  la  pensée 
d'être  sensible  à  la  pitié.  L'explication  est  dans  ces  lignes  de  La  Roche- 
foucauld :  «  Je  suis  peu  sensible  à  la  pitié  et  je  voudrais  ne  l'y  être 
point  du  tout....  C'est  une  passion  qui  n'est  bonne  à  rien  au  dedans 
d'une  âme  bien  faite,  qui  ne  sert  qu'à  affaiblir  le  cœur,  et  qu'on  doit 
laisser  au  peuple,  qui,  n'exécutant  jamais  rien  par  raison,  a  besoin  de 
passions  pour  le  porter  à  faire  les  choses.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  VII.  1017 

ABNER. 

Madame,  voilà  donc  cet  ennemi  terrible.  655 

Ue  vos  songes  menteurs  l'imposture  est  visible, 
A  moins  que  la  pitié  qui  semble  vous  troubler 
>e  soit  ce  coup  fatal  qui  vous  faisoit  trembler. 

ATHALIE,  à  Joas  et  à  Josabet. 

Vous  sortez? 

JOSABET. 

Vous  avez  entendu  sa  fortune. 
Sa  présence  à  la  fin  pourroit  être  importune. 

ATHALIE. 

Non  :  revenez.  Quel  est  tous  les  jours  votre  emploi? 


660 


J'adore  le  Seigneur.  On  m'explique  sa  loi. 
Dans  son  livre  divin  on  m'apprend  à  la  lire. 
Et  déjà  de  ma  main  je  commence  à  l'écrire  *. 

ATHALIE. 

Que  vous  dit  cette  loi  ? 

JOAS. 

Que  Dieu  veut  être  aimé,  665 

Qu'il  venge  tôt  ou  tard  son  saint  nom  blasphémé. 
Qu'il  est  le  défenseur  de  l'orphelin  timide, 
Qu'il  résiste  au  superbe  et  punit  l'homicide. 

ATHALIE. 

J'entends.  Mais  tout  ce  peuple  enfermé  dans  ce  lieu, 
A  quoi  s'occupe-t-il  ? 

1.  Cf.  Préface,  p.  977. 


lOiS  ATIIAUE. 

JOAS. 

Il  loue,  il  bénit  Dieu.  G70 

ATH.VLIE. 

Dieu  veut-il  qu'à  toute  heure  on  prie,  on  le  contemple? 

JOAS. 

Tout  profane  exercice  est  banni  de  son  temple. 

ATHALIE. 

Quels  sont  donc  vos  plaisirs  ? 

JOAS. 

Quelquefois  à  l'autel 
Je  présente  au  grand  prêtre  ou  l'encens  ou  le  sel. 
J'entends  chanter  de  Dieu  les  grandeurs  infinies;  676 

Je  vois  l'ordre  pompeux  de  ses  cérémonies. 

ATHALIE. 

lié  quoi  ?  vous  n'avez  point  de  passe-temps  plus  doux  ? 
Je  plains  le  triste  sort  d'un  enfant  tel  que  vous.. 
Venez  dans  mon  palais,  vous  y  verrez  ma  gloire. 

JOAS. 

Moi,  des  bienfaits  de  Dieu  je  perdrois  la  mémoire?       680 

ATHALIE. 

Non,  je  ne  vous  veux  pas  contraindre  à  l'oublier. 

JOAS. 

Vous  ne  le  priez  point. 

ATHALIE. 

Vous  pourrez  le  prier. 


ACTE  II,  SCÈNE  VII.  1019 

JOAS. 

Je  verrois  cependant  en  invoquer  un  autre  ? 

ATHALIE. 

J'ai  mon  Dieu  que  je  sers;  vous  servirez  le  vôtre. 
Ce  sont  deux  puissants  Dieux. 

JOAS. 

Il  faut  craindre  le  mien  :  685 
Lui  seul  est  Dieu,  Madame,  et  le  vôtre  n'est  rien. 

ATHALIE. 

Les  plaisirs  près  de  moi  vous  chercheront  en  foule. 

JOAS. 

Le  bonheur  des  méchants  comme  un  torrent  s'écoule  *. 

k  ATHALIE. 

Ces  méchants,  qui  sont-ils? 
JOSABET. 
Hé,  Madame  !  excusez 
Un  enfant... 
ATHALIE,  à  Josabet. 

J'aime  à  voir  comme  vous  l'instruisez.     690 
Enfin,  Éliacin,  vous  avez  su  me  plaire; 
Vous  n'êtes  point  sans  doute  un  enfant  ordinaire. 
Vous  voyez,  je  suis  reine,  et  n'ai  point  d'héritier. 
Laissez  là  cet  habit,  quittez  ce  vil  métier. 
Je  veux  vous  faire  part  de  toutes  mes  richesses;  6(j5 

Essayez  dès  ce  jour  l'effet  de  mes  promesses. 

1.  (Peccatores)  ad  nihilum  rlevenùml  tnnquam  nqun  decurrens.  (Ps., 
57,  8.)  «  Ils  (les  pécheurs)  s'évanouiront  comme  une  eau  qui 
s'écoule.  » 


1020 


ATHALIE. 


A  ma  table,  partout,  à  mes  côtés  assis, 

Je  prétends  vous  traiter  comme  mon  propre  fils  *. 


Comme  votre  fils  ? 


Oui.. 


Je  qmtterois  !  Et  pour. 


JOAS. 
ATHALIE. 

.  Vous  vous  taisez  ? 

JOAS. 


Quel  père 


ATHALIE. 

lié  bien  ? 


JOAS. 


Pour  quelle  mère  !    700 


ATHALIE,  à  Josabet. 

Sa  mémoire  est  fidèle  ;  et  dans  tout  ce  qu'il  dit 

De  vous  et  de  Joad  je  reconnois  l'esprit. 

Voilà  comme  infectant  cette  simple  jeunesse, 

Vous  employez  tous  deux  le  calme  où  je  vous  laisse. 

Vous  cultivez  déjà  leur  haine  et  leur  fureur. 

Vous  ne  leur  prononcez  mon  nom  qu'avec  horreur. 


•o5 


1.  Xulhus  dit  à  Ion  : 

''AXK',  èxXi-rrwv  6e ou  Sd-sS'  d'XTiTeîav  xs  ir^v, 

I;  xàç  'Aôfjvaç  aTstys..., 

O'J  a'  ô)v6iOv  [xèv  oxfjTrxpov  dvafxsvsi  Trazoô^, 

Tzokb^  6è  TiXouTOç....  (579-82.) 

Kal  vuv  [xèv  wç  B^  ^évov  àywv  a'  scpéaTiov 

SelTTVotcn  TÉp^j^o)....  (656-7.) 

«  Mais  laisse  la  maison  de  Dieu  et  ton  existence  de  vagabond,  et  viei  > 
à  Athènes....  Là,  la  grandeur  et  la  royauté  paternelle  l'attendent,  et 
d'abondantes  richesses....  Et  maintenant  je  vais  t'emmener  comme  un 
hôte  à  mon  foyer,  et  je  te  réjouirai  d'un  festin.  » 


ACIE  II,  SCÈ^E  VII.  1021 

JOSABET. 

Peut-on  de  nos  malheurs  leur  dérober  l'histoire  ? 
Tout  l'univers  les  sait;  vous-même  en  faites  gloire. 

ATHALIE. 

Oui,  ma  juste  fureur,  et  j'en  fais  vanité, 

A  vengé  mes  parents  sur  ma  postérité.  710 

J'aurois  vu  massacrer  et  mon  père  et  mon  frère  *, 

Du  haut  de  son  palais  précipiter  ma  mère. 

Et  dans  un  même  jour  égorger  à  la  fois, 

Quel  spectacle  d'horreur!  quatre-vingts  fils  de  rois^. 

Et  pourquoi?  pour  venger  je  ne  sais  quels  prophètes^,  yiS 

Dont  elle  avoit  puni  les  fureurs  indiscrètes; 

Et  moi,  reine  sans  cœur,  fille  sans  amitié. 

Esclave  d'une  lâche  et  frivole  pitié. 

Je  n'aurois  pas  du  moins  à  cette  aveugle  rage 

Rendu  meurtre  pour  meurtre,  outrage  pour  outrage,   720 

Et  de  votre  David  traité  tous  les  neveux 

(lomme  on  traitoit  d'Achab  les  restes  malheureux? 

Où  serois-je  aujourd'hui,  si  domptant  ma  foiblesse, 

Je  n'eusse  d'une  mère  étouffé  la  tendresse. 

Si  de  mon  propre  sang  ma  main  versant  des  flots        726 

N'eût  par  ce  coup  hardi  réprimé  vos  complots  ? 

Enfin  de  votre  Dieu  l'implacable  vengeance 

Entre  nos  deux  maisons  rompit  toute  alUance. 

David  m'est  en  horreur;  et  les  fils  de  ce  roi, 

Quoique  nés  de  mon  sang,  sont  étrangers  pour  moi.    780 


1.  Achab  et  Joram.  Atlialie  <^tait  femme  de  Joram,  roi  do  Juda,  et 
s/^ur  de  Joram,  roi  d'Israël,  qui  fut  tué  par  Jéhu. 

2.  La  Bible  disait  70  (IV  Hois,  10, 1,  6,  7).  Racine  qui  réduisait  à  dix 
les  cinquante  l'allantides  de  la  légende  grecque,  porte  à  80  le  nombre 
dos  fils  d'Achab. 

5.  Prophctas  tuas  occiderunt  (jladio.  «  Ils  ont  tué  tes  prophètes  par 
le  glaive,  »  disait  Élie  au  Seigneur.  Et  le  Seigneur  annonçait  la  ven- 
geance :  Quicumque  fur/erit  (jlndium  Hazaël,  occidet  eum  Jéhu.  Qui- 
conque fuira  le  glaive  d'Hazaéi,  Jéhu  le  tuera.  »  (/  Rois,  19, 14  et  17.) 


1022  ATHALIE. 

JOSABET. 

Tout  VOUS  a  réussi?  Que  Dieu  voie,  et  nous  juge. 

ATHALIE. 

Ce  Dieu,  depuis  longtemps  votre  unique  refuge, 

Que  deviendra  l'effet  de  ses  prédictions? 

Qu'il  vous  donne  ce  roi  promis  aux  nations, 

Cet  enfant  de  David,  votre  espoir,  votre  attente....        73: 

Mais  nous  nous  reverrons.  Adieu.  Je  sors  contente  ; 

J'ai  voulu  voir;  j'ai  vu. 

ABNER,  à  Josabet. 

Je  vous  l'avois  promis  : 
Je  vous  rends  le  dépôt  que  vous  m'avez  commis. 


SCÈNE  VIII 

JOAD,  JOSABET,  JOAS,  ZACHARIE,  ABNER, 
SALOMITH,  lévites,  le  Chœur. 

JOSABET,  à  Joad. 

Avez-vous  entendu  cette  superbe  reine, 
Seigneur  ? 


J'entendois  tout  et  plaignois  votre  peine.      740 
Ces  lévites  et  moi,  prêts  à  vous  secourir. 
Nous  étions  avec  vous  résolus  de  périr. 
(A  Joas,  en  l'embrassant.) 

Que  Dieu  veille  sur  vous,  enfant  dont  le  courage 

Vient  de  rendre  à  son  nom  ce  noble  témoignage. 

Je  reconnois,  Abner,  ce  service  important.  74^ 


ACTE  II,  SCENE  IX.  i023 

Souvenez-vous  de  l'heure  où  Joad  vous  attend  *. 

Et  nous,  dont  cette  femme  impie  et  meurtrière 

A  souillé  les  regards  et  troublé  la  prière, 

Rentrons;  et  qu'un  sang  pur,  par  mes  mains  épanché, 

Lave  jusques  au  marbre  où  ses  pas  ont  touché.  760 


SCENE  IX 
LE  CHŒUR. 

UNE  DES  FILLES  DU  CHŒUR. 

Quel  astre  à  nos  yeux  vient  de  luire  ? 
Quel  sera  quelque  jour  cet  enfant  merveilleux*? 
Il  brave  le  faste  orgueilleux, 
Et  ne  se  laisse  point  séduire 
A  tous  ses  attraits  périlleux.  755 

UNE  AUTRE. 

k  Pendant  que  du  dieu  d'Athalie 

Chacun  court  encenser  l'aulel, 
Un  enfant  courageux  publie 
Que  Dieu  lui  seul  est  éternel. 
Et  parle  comme  un  autre  Élie  760 

Devant  cette  autre  Jézabel. 
ir  UNE  AUTRE, 

^ui  nous  révélera  ta  naissance  secrète ', 
Cher  enfant?  Es-tu  fils  de  quelque  saint  prophète? 

1.  Cf.  versioo.  Mais  la  troisième  heure,  a-t-on  fait  observer,  n'est- 
cilc  [tas  passée,  puisque  l'on  voit  au  commencement  de  cet  acte  les 
prières  commencées  et  troublées  par  Athalie?  Racine  ne  s'en  est  pas 
avisé,  ou  bien  il  indique  ici  un  nouveau  rendez-vous. 

2.  Quis,  pulas,  puer  isle  eritf  {St  Luc,  I,  66.)  «  Quel  sera,  selon  vous, 
cet  enfant?  .> 

5.  C.cncrationem  ejus  guis  enarrabil?  {haïe,  51,8.)  «  Qui  racontera 
sa  naissance?  » 


1024  ATIIALIE. 

UNE  AUTRE. 

Ainsi  l'on  vit  l'aimable  Samuel 

Croître  à  l'ombre  du  tabernacle.  765 

Il  devint  des  Hébreux  l'espérance  et  l'oracle. 
Puisses-tu,  comme  lui,  consoler  Israël  ! 

UNE  AUTRE  chante. 

0  bienheureux  mille  fois 
L'enfant  que  le  Seigneur  aime, 
Qui  de  bonne  heure  entend  sa  voix,  770 

Et  que  ce  Dieu  daigne  instruire  lui-même  ! 
Loin  du  monde  élevé,  de  tous  les  dons  des  cieux 
Il  est  orné  dès  sa  naissance*; 
Et  du  méchant  l'abord  contagieux 
N'altère  point  son  innocence.  775 

TOUT  LE  CHŒUR. 

Heureuse,  heureuse  l'enfance 
Que  le  Seigneur  instruit  et  prend  sous  sa  défense  ! 

LA  MÊME  VOIX,  seule. 

Tel  en  un  secret  vallon. 
Sur  le  bord  d'une  onde  pure, 
Croît  à  l'abri  de  l'aquilon,  780 

Un  jeune  lis,  l'amour  de  la  nature  *. 

1.  Beatus  homo  quem  tu  eriidieris^  Domine,  et  de  lege  tua  docueris 
enni.  {Ps.,  93, 12.)  «  Heureux  l'homme  que  tu  as  instruit,  Seigneur,  et 
nourri  de  ta  loi.  » 

2.  Catulle  (62,  V.  39-41): 

Ut  flos  in  septls  secretus  nascitur  hortis, 

If/notus  pecori,  nullo  contustts  aratro, 

Quem  mulcent  mirœ,  firmat  sol,  educat  imber. 

«  Comme  une  fleur  qui  pousse  à  l'écart  dans  un  jardin  clos,  inconnue 
du  bétail,  à  l'abri  de  la  charrue;  les  brises  la  caressent,  le  soleil  la 
fortifie,  la  pluie  la  nourrit.  » 


ACTE  II,  SCÈNE  IX.  1025 

Loin  (lu  monde  élevé,  de  tous  les  dons  des  cieux  * 
Il  est  orné  dés  sa  naissance; 
Et  du  méchant  l'abord  contagieux 
N'altère  point  son  innocence.  ^85 

TOUT  LE  CUŒUR. 

Heureux,  heureux  mille  fois 
L'enfant  que  le  Seigneur  rend  docile  à  ses  lois  ! 

UNE  VOIX  seule. 

Mon  Dieu,  qu'une  vertu  naissante 
Parmi  tant  de  périls  marche  à  pas  incertains  ! 
Qu'une  âme  qui  te  cherche  et  veut  être  innocente        790 

Trouve  d'obstacle  à  ses  desseins  ! 

Que  d'ennemis  lui  font  la  guerre  ! 

Où  se  peuvent  cacher  tes  saints? 
Les  pécheurs  couvrent  la  terre. 

UNE  AUTRE. 

0  palais  de  David,  et  sa  chère  cité  2,  ^q5 

Mont  fameux,  que  Dieu  même  a  longtemps  habité  =5, 
Comment  as-tu  du  ciel  attiré  la  colère  ? 
Sien,  chère  Sion,  que  dis-tu  quand  tu  vois 
VnG  impie  étrangère 
Assise,  hélas  !  au  trône  de  tes  rois  ?  800 

TOUT    LE    CHŒUR. 

^ion,  chère  Sion,  que  dis-tu  quand  tu  vois 

1.  Los  vers  782-79i  manquent  dans  l'éd.  de  1G91. 

2.  Habitavit  autem  David  in  nrce  (Sion)  et  vocavit  eam  Civitnteni 
David,  ni  Rois,  5,  9.)  «  David  habita  sur  la  colline  de  Sion,  et  l'appela  la 
Cité  de  David.  » 

?}.  Mons  in  quo  hmo  placitnm  est  D,"o  hahilare  in  eo.  (Ps.,  07,  17. 
«  Le  mont  où  il  plut  à  Dieu  dhabiler.  » 

RACINE.  33 


1026  ATllALIE. 

Une  impie  étrangère 
Assise,  hélas  !  au  trône  de  les  rois  ? 

LA  MÊME  VOIX  continue. 
Au  lieu  des  cantiques  charmants 
Où  Da\id  t'exprimoit  ses  saints  ravissements,  8o5 

Et  hénissoit  son  Dieu,  son  Seigneur  et  son  père, 
Sion,  chère  Sion,  que  dis-tu  quand  tu  vois 

Louer  le  dieu  de  l'impie  étrangère, 
Et  blasphémer  le  nom  qu'ont  adoré  tes  rois  *  ? 

UNE  VOIX  seule. 
Combien  de  temps,  Seigneur,  combien  de  temps  encore  8io 
Verrons-nous  contre  toi  les  méchants  s'élever  *  ? 
Jusque  dans  ton  saint  temple  ils  viennent  te  braver. 
Ils  traitent  d'insensé  le  peuple  qui  t'adore. 
Combien  de  temps,  Seigneur,  combien  de  temps  encore 
Verrons-nous  contre  toi  les  méchants  s'élever?  8i5 

UNE    AUTRE. 

Que  vous  sert,  disent-ils,  cette  vertu  sauvage  ? 
De  tant  de  plaisirs  si  doux 
Pourquoi  fuyez-vous  l'usage  ? 
Votre  Dieu  ne  fait  rien  pour  vous  '. 

UNE    AUTRE. 

Rions,  chantons,  dit  cette  troupe  impie;  820 

1.  Les  vers  804-809  se  trouvent  d'abord  dans  l'éd.  de  1697. 

2.  Usquequo  peccatores,  Domine,  usqucquo  peccatores  gloriabunhir  : 
effabuntur,  et  loquentur  iniquitatem  :  loquentur  omnes  qui  operantur 
injustitiamf  Popiilum  iuum,  Domine,  humiliaverunt ;  et  hereditatem 
tiinm  vexaverunt.  {Ps.,  93,  3-5.)  «  Jusqu'à  quand,  Seigneur,  jusqu'à 
quand  les  pécheurs  se  glorifieront -ils?  et  parleront- ils  haut?  et 
diront-ils  leur  iniquité?  Jusqu'à  quand  ceux  qvii  pratiquent  l'injustice 
élèveront-ils  la  voix?  Us  ont  humilié  ton  peuple,  ô  Dieu;  ils  ont  opprimé 
ton  héritage.  » 

3.  Cf.  £s//ier,v.  339-41. 


ACTE  II,  SCENE  IX.  1027 

De  fleurs  en  fleurs,  de  plaisirs  en  plaisirs, 

Promenons  nos  désirs. 
Sur  l'avenir  insensé  qui  se  fie. 
De  nos  ans  passagers  le  nombre  est  incertain, 
llàtons-nous  aujourd'hui  de  jouir  de  la  vie;  SaS 

Qui  sait  si  nous  serons  demain  *  ? 

TOUT    LE    CHŒUR. 

Qu'ils  pleurent,  ô  mon  Dieu,  qu'ils  frémissent  de  crainte, 

Ces  malheureux,  qui  de  ta  cité  sainte 

Ne  verront  point  l'éternelle  splendeur. 
C'est  à  nous  de  chanter,  nous  à  qui  tu  révèles  83o 

Tes  clartés  immortelles; 
C'est  à  nous  de  chanter  tes  dons  et  ta  grandeur. 

UNE  VOIX  seule. 

De  tous  ces  vains  plaisirs  où  leur  âme  se  plonge, 
Que  leur  restera-t-il  ?  Ce  qui  reste  d'un  songe 

Dont  on  a  reconnu  l'erreur.  835 

A  leur  réveil,  ô  réveil  plein  d'horreur ^  ! 

Pendant  que  le  pauvre  à  ta  table 
Goûtera  de  ta  paix  la  douceur  ineflable. 
Ils  boiront  dans  la  coupe  afl'reuse,  inépuisable, 

1.  Comedamus  et  bibamus;  cras  enim  moriemur.  «  Mangeons  et 
J)uvons  :  demain  nous  mourrons.  »  {[snïc,  22, 13.)  Venite  enjo,  et  fruamur 
bonis  qux  sunt  ;  et  idamur  crentura  tnnquam  in  juveniuie  celeriier 
Vino  prctioso  et  unquentis  nos  implenmus;  et  non  praetereat  nos  fias 
tcmporis.CoroHf'mus  nos  rosis,  nnlequnm  marcescant  :  nullum  pratiim 
sil  quod  non  pcrtranseat  luxuria  nostrn.  {Sagesse,  II,  6-8.)  «  Venez 
donc,  et  jouissons  des  biens  présents;  et  jouissons  de  notre  jeunesse 
rapidement.  Emplissons-nous  de  vin  et  couvrons-nous  de  parfums  ;  et 
ne  laissons  pas  échapper  la  fleur  de  la  vie.  Couronnons-nous  de  roses, 
avant  qu'elles  ne  se  fanent;  ne  laissons  point  de  pré  où  ne  se  promène 
notre  volupté.  » 

2.  Velut  somnium  snrgentium.  Domine,  in  civitate  tua  imfiqincm  ipso- 
rum  ad  nihdum  rédiges.  {Ps.,  72,  20.)  «  0  Seigneur,  anéantis  leur  image 
dans  ta  cité,  comme  disparait  un  songe  au  réveil.  » 


1028 


ATHALIE. 


Que  tu  présenteras  au  jour  de  ta  fureur 
A  toute  la  race  coupable*. 


TOUT    LE    CHŒUR. 


0  réveil  plein  d'horreur  ! 
0  songe  peu  durable! 
0  dangereuse  erreur  ! 


1  Fxx  ejus  {calicis)  non  est  cxinanita  :  bibent  omnes  peccatorcs 
terrx.  «  La  lie  du  calice  n'est  pas  épuisée  :  tous  les  pécheurs  de  la  terre 
la  boiront.  »  (Ps.,  74,  9.)  Bibisti  de  manu  Domini  calicem  irse  ejus. 
{Isnïc,  51,  17.)  «  Tu  as  bu  de  la  main  du  Seigneur  le  calice  de  sa 
colère.  » 


FIλ   PU    SECOND   ACTE 


ACTE    III 


SCÈNE  PREMIÈRE 

MATHAN,  NABAL,  le  Chœui  . 

MATHAN. 

Jeunes  filles,  allez  :  qu'on  dise  à  Josabet  84S 

Que  Mathan  veut  ici  lui  parler  en  secret. 

UNE    DES    FILLES    DU    CHŒUR. 

Mathan  !  0  Dieu  du  ciel,  puisses-tu  le  confondre  ! 

NABAL. 

Hé  quoi?  tout  se  disperse,  et  fuit  sans  vous  répondre? 

MATHAN. 

Approchons. 

SCÈNE  II 
ZACIIARIE,  MATHAN,  NABAL. 

ZACHAIUE. 

Téméraire,  où  voulez-vous  passer? 
Au  delà  de  ce  heu  gardez-vous  d'avancer.  85o 


1050 


ATIIALIE. 


C'est  des  ministres  saints  la  demeure  sacrée; 
Les  lois  à  tout  profane  en  défendent  l'entrée. 
Qui  cherchez-vous  ?  Mon  père,  en  ce  jour  solennel, 
De  l'idolâtre  impur  fuit  l'aspect  criminel  ; 
Et  devant  le  Seigneur  maintenant  prosternée. 
Ma  mère  en  ce  devoir  craint  d'être  détournée. 


855 


M.VTHAN. 

Mon  fils,  nous  attendrons  :  cessez  de  vous  troubler. 
C'est  votre  illustre  mère  à  qui  je  veux  parler. 
Je  viens  ici  chargé  d'un  ordre  de  la  Rei^ne. 


SCENE  III 


MATÏÎAN,  NABAL. 

NABAL. 

Leurs  enfants  ont  déjà  leur  audace  hautaine. 
Mais  que  veut  Athalie  en  cette  occasion  ? 
D'où  naît  dans  ses  conseils  cette  confusion? 
Par  l'insolent  Joad  ce  matin  ofTensée, 
Et  d'un  enfant  fatal  en  songe  menacée. 
Elle  alloit  immoler  Joad  à  son  courroux. 
Et  dans  ce  temple  enfin  placer  Baal  et  vous. 
Vous  m'en  aviez  déjà  confié  votre  joie. 
Et  j'espérois  ma  part  d'une  si  riche  proie. 
Qui  fait  changer  ainsi  ses  vœux  irrésolus  ? 

MATHAN. 

Ami,  depuis  deux  jours  je  ne  la  connois  plus. 
Ce  n'est  plus  cette  reine  éclairée,  intrépide. 
Élevée  au-dessus  de  son  sexe  timide, 
Qui  d'abord  accabloit  ses  ennemis  surpris, 
Et  d'un  instant  perdu  connoissoit  tout  le  prix. 


860 


865 


870 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  1031 

La  peur  d'un  vain  remords  trouble  cette  grande  âme  : 

Elle  flotte,  elle  hésite;  en  un  mot,  elle  est  femme. 

J'avois  tantôt  rempli  d'amertume  et  de  fiel 

Son  cœur  déjà  saisi  des  menaces  du  ciel. 

Elle-même,  à  mes  soins  confiant  sa  vengeance, 

M'avoit  dit  d'assembler  sa  garde  en  diligence;  880 

Mais  soit  que  cet  enfant  devant  elle  amené, 

De  ses  parents,  dit-on,  rebut  infortuné. 

Eût  d'un  songe  effrayant  diminué  l'alarme, 

Soit  qu'elle  eût  même  en  lui  vu  je  ne  sais  quel  charme. 

J'ai  trouvé  son  courroux  chancelant,  incertain,  885 

Et  déjà  remettant  sa  vengeance  à  demain. 

Tous  ses  projets  sembloient  l'un  l'autre  se  détruire. 

«  Du  sort  de  cet  enfant  je  me  suis  fait  instruire, 

Ai-je  dit.  On  commence  à  vanter  ses  aïeux  ; 

Joad  de  temps  en  temps  le  montre  aux  factieux,  890 

Le  fait  attendre  aux  Juifs,  comme  un  autre  Moïse, 

Et  d'oracles  menteurs  s'appuie  et  s'autorise,  w 

Ces  mots  ont  fait  monter  la  rougeur  sur  son  front. 

Jamais  mensonge  heureux  n'eut  un  effet  si  prompt. 

«  Est-ce  à  moi  de  languir  dans  cette  incertitude?      896 
Sortons,  a-t-elle  dit,  sortons  d'inquiétude. 
Vous-même  à  Josabet  prononcez  cet  arrêt  : 
Les  feux  vont  s'allumer,  et  le  fer  est  tout  prêt; 
Rien  ne  peut  de  leur  temple  empêcher  le  ravage, 
Si  je  n'ai  de  leur  foi  cet  enfant  pour  otage.  »  900 


Hé  bien  ?  pour  un  enfant  qu'ils  ne  connoissent  pas, 
Que  le  hasard  peut-être  a  jeté  dans  leurs  bras. 
Voudront-ils  que  leur  temple  enseveli  sous  l'herbe.. 


EAh  !  de  tous  les  mortels  connois  le  plus  superbe. 

Plutôt  que  dans  mes  mains  par  Joad  soit  livré  906 


1032 


ATIIALIE. 


Un  enfant  qu'à  son  Dieu  Joad  a  consacré, 

Tu  lui  verras  subir  la  mort  la  plus  terrible. 

D'ailleurs  pour  cet  enfant  leur  attache  est  visible. 

Si  j'ai  bien  de  la  Reine  entendu  le  récit, 

Joad  sur  sa  naissance  en  sait  plus  qu'il  ne  dit. 

Quel  qu'il  soit,  je  prévois  qu'il  leur  sera  funeste. 

Ils  le  refuseront.  Je  prends  sur  moi  le  reste  ; 

Et  j'espère  qu'enfin  de  ce  temple  odieux 

Et  la  flamme  et  le  fer  vont  délivrer  mes  yeux. 


910 


Qui  peut  vous  inspirer  une  haine  si  forte? 
Est-ce  que  de  Baal  le  zèle  vous  transporte  ? 
Pour  moi,  vous  le  savez,  descendu  d'Ismaël, 
Je  ne  sers  ni  Baal,  ni  le  Dieu  d'Israël  *. 


i5 


MATHAN. 

Ami,  peux-tu  penser  que  d'un  zèle  frivole 

Je  me  laisse  aveugler  pour  une  vaine  idole,  920 

Pour  un  fragile  bois,  que  malgré  mon  secours 

Les  vers  sur  son  autel  consument  tous  les  jours  2? 

Né  ministre  du  Dieu  qu'en  ce  temple  on  adore. 

Peut-être  que  Mathan  le  serviroit  encore, 

Si  l'amour  des  grandeurs,  la  soif  de  commander  naS 

Avec  son  joug  étroit  pouvoient  s'accommoder. 

Qu'est-il  besoin,  Nabal,  qu'à  tes  yeux  je  rappelle 
De  Joad  et  de  moi  la  fameuse  querelle. 
Quand  j'osai  contre  lui  disputer  l'encensoir. 
Mes  brigues,  mes  combats,  mes  pleurs,  mon  désespoir? 
Vaincu  par  lui,  j'entrai  dans  une  autre  carrière, 
Et  mon  âme  à  la  cour  s'attacha  toute  entière. 


1.  «  Les  Israélites  étaient  idolâtres  et  fort  attachés  à  leurs   faux 
dieux.  »  {Racine,  Notes  mamiscriies.) 

2.  Ante  truncum  liqni procidam?  {Isaïe,  U,  19.)  «  Me  prosternerai-je 
devant  un  tronc  d'arbre?  » 


ACTE  III,  SCÈINE  III.  1033 

J'approchai  par  degrés  de  l'oreille  des  rois, 

Et  bientôt  en  oracle  on  érigea  ma  voix. 

J'étudiai  leur  cœur,  je  flattai  leurs  caprices,  935 

Je  leur  semai  de  fleurs  le  bord  des  précipices. 

Près  de  leurs  passions  rien  ne  me  fut  sacré; 

De  mesure  et  de  poids  je  changeois  à  leur  gré. 

Autant  que  de  Joad  l'inflexible  rudesse 

De  leur  superbe  oreille  oflensoit  la  mollesse,  940 

Autant  je  les  charmois  par  ma  dextérité, 

Dérobant  à  leurs  yeux  la  triste  vérité, 

Prêtant  à  leurs  fureurs  des  couleurs  favorables, 

Et  prodigue  surtout  du  sang  des  misérables*. 

Enfin  au  Dieu  nouveau,  qu'elle  avoit  introduit,  945 

Par  les  mains  d'Atlialie  un  temple  fut  construit-. 
Jérusalem  pleura  de  se  voir  profanée; 
Des  enfants  de  Lévi  la  troupe  consternée 
En  poussa  vers  le  ciel  des  hurlements  aff'reux. 
Moi  seul,  donnant  l'exemple  aux  timides  Hébreux,         900 
Déserteur  de  leur  loi,  j'approuvai  l'entreprise. 
Et  par  là  de  Baal  méritai  la  prêtrise. 
Par  là  je  me  rendis  terrible  à  mon  rival. 
Je  ceignis  la  tiare,  et  marchai^  son  égal. 


1.  «  On  a  trouve,  disait  l'Académie,  que  Mathanse  déclare  ici  très  mal 
à  propos  le  plus  scélérat  de  tous  les  hommes;  et  il  le  fait  sans  aucune 
nécessité  et  sans  utilité.  »  C'est  une  question  si  les  plus  rusés,  les  plus 
hypocrites  n'ont  pas  besoin  d'un  confident  de  leur  jeu,  à  qui  ils  disent 
leur  secret,  pour  être  admirés  dans  toute  leur  habileté,  et  surtout  pour 
se  purger  des  soupçons  de  respecter  naïvement  les  vaines  idoles  d'hon- 
neur ou  de  morale  devant  lesquelles  se  prosterne  la  foule.  Voyez 
don  Juan  se  révélant  pareillement  à  Sganarelle. 

2.  La  Bible  ne  fournit  pas  ce  fait. 

3.  Ce  marchai  est  un  souvenir  de  Virgile  : 

Ast  ego,  quse  divnm  incedo  reqina,  Jovisque 
Et  soror  et  conjux....  {En.,  I,  46-7.) 

«  Mais  moi,  qui  marche  reine  des  Dieux,  sœur  et  femme  de  Jupiter.  » 


1034  ATIIALIE. 

Toutefois,  je  l'avoue,  en  ce  comble  de  gloire,  gSS 

Du  Dieu  que  j'ai  quitté  l'importune  mémoire 

Jette  encore  en  mon  âme  un  reste  de  terreur; 

Et  c'est  ce  qui  redouble  et  nourrit  ma  fureur. 

Heureux  si  sur  son  temple  achevant  ma  vengeance, 

Je  puis  convaincre  enfin  sa  haine  d'impuissance,  960 

Et  parmi  le  débris,  le  ravage  et  les  morts, 

A  force  d'attentats  perdre  tous  mes  remords*' 

Mais  voici  Josabet. 


SCÈNE  IV 
JOSABET,  MATHAN,  NABAL. 

MATHAN. 

Envoyé  par  la  Reine, 
Pour  rétablir  le  calme  et  dissiper  la  haine, 
Princesse,  en  qui  le  ciel  mit  un  esprit  si  doux,  966 

Ne  vous  étonnez  pas  si  je  m'adresse  à  vous. 
Un  bruit,  que  j'ai  pourtant  soupçonné  de  mensonge, 
Appuyant  les  avis  qu'elle  a  reçus  en  songe, 
Sur  Joad,  accusé  de  dangereux  complots, 
Alloit  de  sa  colère  attirer  tous  les  flots.  970 

Je  ne  veux  point  ici  vous  vanter  mes  services. 
De  Joad  contre  moi  je  sais  les  injustices  ; 
Mais  il  faut  à  l'offense  opposer  les  bienfaits. 
Enfin  je  viens  chargé  de  paroles  de  paix. 
Vivez,  solennisez  vos  fêtes  sans  ombrage.  976 

De  votre  obéissance  elle  ne  veut  qu'un  gage  : 
C'est,  pour  l'en  détourner  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu, 
Cet  enfant  sans  parents,  qu'elle  dit  qu'elle  a  vu. 

1.  C'est  ici  surtout  qu'il  est  difficile  de  ne  pas  accepter  la  critique  de  j 

l'Académie.  "  " 


ACTE  III,  SCÈ>E  IV.  1035 


Êiiacin! 

-MATHAN. 

J'en  ai  pour  elle  quelque  honte. 
D'un  vain  songe  peut-être  elle  fait  trop  de  compte.       980 
Mais  vous  vous  déclarez  ses  mortels  ennemis, 
Si  cet  enfant  sur  l'heure  en  mes  mains  n'est  remis. 
La  Reine  impatiente  attend  votre  réponse. 

JOSABET. 

Et  voilà  de  sa  part  la  paix  qu'on  nous  annonce  ! 

MATHAN. 

Pourriez-vous  un  moment  douter  de  l'accepter?  986 

D'un  peu  de  complaisance  est-ce  trop  l'acheter? 

JOSABËT. 

J'admirois  si  Matlian,  dépouillant  l'artifice, 

Avoit  pu  de  son  cœur  surmonter  l'injustice. 

Et  si  de  tant  de  maux  le  funeste  inventeur 

De  quelque  ombre  de  bien  pouvoit  être  l'auteur.  990 


De  quoi  vous  plaignez-vous?  Vient-on  avec  furie 

Arracher  de  vos  bras  votre  fils  Zacharie? 

Quel  est  cet  autre  enfant  si  cher  à  votre  amour? 

Ce  grand  attachement  me  surprend  à  mon  tour. 

Est-ce  un  trésor  pour  vous  si  précieux,  si  rare?  996 

Est-ce  un  libérateur  que  le  ciel  vous  prépare? 

Songez-y  :  vos  refus  pourroient  me  confirmer 

Un  bruit  sourd  que  déjà  l'on  commence  à  semer. 

JOSABËT. 

Quel  bruit? 


1036  ATHALIE. 


Que  cet  enfant  vient  d'illustre  origine  ; 
Qu'à  quelque  grand  projet  votre  époux  le  destine.        looo 

JOSABET. 

Et  Mathan  par  ce  bruit  qui  flatte  sa  fureur.... 

MATH AN. 

Princesse,  c'est  à  vous  à  me  tirer  d'erreur. 

Je  sais  que  du  mensonge  implacable  ennemie, 

Josabet  livreroit  même  sa  propre  vie. 

S'il  falloit  que  sa  vie  à  sa  sincérité  ioo5 

Coûtât  le  moindre  mot  contre  la  vérité. 

Du  sort  de  cet  enfant  on  n'a  donc  nulle  trace? 

Une  profonde  nuit  enveloppe  sa  race? 

Et  vous-même  ignorez  de  quels  parents  issu, 

De  quelles  mains  Joad  en  ses  bras  l'a  reçu?  loio 

Parlez;  je  vous  écoute,  et  suis  prêt  de  vous  croire. 

Au  Dieu  que  vous  servez.  Princesse,  rendez  gloire. 


Méchant,  c'est  bien  à  vous  d'oser  ainsi  nommer 

Un  Dieu  que  votre  bouche  enseigne  à  blasphémer. 

Sa  vérité  par  vous  peut-elle  être  attestée,  loi 

Vous,  malheureux,  assis  dans  la  chaire  empestée^ 

Où  le  mensonge  règne  et  répand  son  poison  ; 

Vous,  nourri  dans  la  fourbe  et  dans  la  trahison? 

1.  In  cathedra  pestikntix.  (Ps.,1, 1.)  «  Dans  la  chaire  de  pestilence. 


ACTE  III,  SCE^'E  V.  1037 

SCÈNE  V 
JOAD,  JOSABET,  MATEAN,  NABAL. 

JOVD. 

Où  suis-je?  De  Baal  ne  vois-je  pas  le  prêtre? 
Quoi?  lilie  de  David,  vous  parlez  à  ce  traître?  1020 

Vous  souffrez  qu'il  vous  parle?  Et  vous  ne  craignez  pas 
Que  du  fond  de  l'abîme  entr'ouvert  sous  ses  pas 
Il  ne  sorte  à  l'instant  des  feux  qui  vous  embrasent, 
Ou  qu'en  tombant  sur  lui  ces  murs  ne  vous  écrasent? 
Que  veut-il?  De  quel  front  cet  ennemi  de  Dieu  loaS 

Vient-il  infecter  l'air  qu'on  respire  en  ce  lieu? 

matha:<. 

On  reconnoit  Joad  à  cette  violence. 

Toutefois  il  devroit  montrer  plus  de  prudence, 

Respecter  une  reine,  et  ne  pas  outrager 

Celui  que  de  son  ordre  elle  a  daigné  charger.  io3o 

JOAD. 

Hé  bien,  que  nous  fait-elle  annoncer  de  sinistre? 
Quel  sera  l'ordre  aftreux  qu'apporte  un  tel  ministre? 

MATHAN. 

J'ai  fait  à  Josabet  savoir  sa  volonté. 

JOAD. 

Sors  donc  de  devant  moi,  monstre  d'impiété. 

De  toutes  tes  horreurs,  va,  comble  la  mesure.  io35 

Dieu  s'apprête  à  te  joindre  à  la  race  parjure, 


1058  ATIIALIE. 

Abiron  et  Dathan,  Doëg,  AchitoplieH. 

Les  cliiens,  à  qui  son  bras  a  livré  Jézabel, 

Attendant  que  sur  toi  sa  fureur  se  déploie, 

Déjà  sont  à  ta  porte,  et  demandent  leur  proie.  io4o 

MATHAN.  (Il  se  trouble.) 

Avant  la  fin  du  jour....  on  verra  qui  de  nous.... 
Doit....  Mais  sortons,  iS'abal. 


De  vos  sens  étonnés  quel  désordre  s'empare? 
Voilà  votre  chemin. 


SCÈNE  VI 

JOAD,  JOSABET. 

JOSABET. 

L'orage  se  déclare. 
Athalie  en  fureur  demande  Éliacin.  io45 

Déjà  de  sa  naissance  et  de  votre  dessein 
On  commence.  Seigneur,  à  percer  le  mystère  : 
Peu  s'en  faut  que  Mathan  ne  m'ait  nommé  son  père. 

JOAD. 

Au  perfide  Mathan  qui  l'auroit  révélé? 

Votre  trouble  à  Mathan  n'a-t-il  point  trop  parlé?  io5o 

1.  Dathan.  Abiron  et  Coré,  révoltés  contre  Moïse,  furent  engloutis  par 
!a  terre  ouverte  sous  leurs  pieds.  {Nombres,  16, 1-33).  Doëg,  Iduméen,  qui 
dénonça  le  prêtre  Achimélech  à  Saûl  pour  avoir  secouru  David,  est 
maudit  par  Daviti.  (Ps.,  51,  2.)  Achitophel,  conseiller  et  corrupteur 
d'Absalon.  (///iws,  15-17.) 


à 


ACTE  III,  SCÉî^E  YI.  1039            \ 

JOSABET.  j 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  pu  pour  m'en  rendre  maîtresse.  { 
Cependant,  croyez-moi,  Seigneur,  le  péril  presse. 

Réservons  cet  enfant  pour  un  temps  plus  heureux.  .■ 

Tandis  que  les  méchants  délibèrent  entre  eux,  i 

Avant  qu'on  l'environne,  avant  qu'on  nous  l'arrache,  io55           ] 

Une  seconde  fois  souffrez  que  je  le  cache.  ! 

Les  portes,  les  chemins  lui  sont  encore  ouverts.  j 

Faut-il  le  transporter  aux  plus  affreux  déserts?  .| 
Je  suis  prête.  Je  sais  une  secrète  issue 

Par  où,  sans  qu'on  le  voie,  et  sans  être  aperçue,  1060           j 

De  Cédron  avec  lui  traversant  le  torrent*,  ; 

J'irai  dans  le  désert,  où  jadis  en  pleurant,  ^; 

Et  cherchant  comme  nous  son  salut  dans  la  fuite,  | 

David  d'un  fds  rebelle  évita  la  poursuite.  ^ 

Je  craindrai  moins  pour  lui  les  lions  et  les  ours....  io65           ^ 

Mais  pourquoi  de  Jéhu  refuser  le  secours?  1 
Je  vous  ouvre  peut-être  un  avis  salutaire. 

Faisons  de  ce  trésor  Jéhu  dépositaire.  ■ 

On  peut  dans  ses  États  le  conduire  aujourd'hui,  i 

Et  le  chemin  est  court  qui  mène  jusqu'à  lui.  1070          j 

Jéhu  n'a  point  un  cœur  farouche,  inexorable;  l 

De  David  à  ses  yeux  le  nom  est  favorable*.  -■ 

Hélas  !  est-il  un  roi  si  dur  et  si  cruel,  j 

A  moins  qu'il  n'eût  pour  mère  une  autre  Jézabel,  > 

Qui  d'un  tel  suppliant  ne  plaignît  l'infortune?  1076          ^ 

Sa  cause  à  tous  les  rois  n'est-elle  pas  commune?  i 

JOAD.  j 

Quels  timifles  conseils  m'osez-vous  suggérer?  ; 

Lin  l'appui  de  Jéhu  pourriez- vous  espérer?  :; 

1.  Le  torrent  de  Cédron,  coulant  dans  une  profonde  vallée  à  l'est  de 
Jf-rusaiem,  se  jetait  dans  la  mer  Morte.  David  l'aTait  traversé,  fuyant             .; 
devant  Absalon,  pour  se  réfugier  au  désert  d'Engaddi.  j! 

2.  Favorable  ;  latinisme,  qui  procure  la  faveur.,  qui  concilie...  ] 

■   i 


1040  ATHALIE. 


JOSABET. 

Dieu  défend-il  tout  soin  et  toute  prévoyance?  j 

^'e  l'ofTense-t-on  point  par  trop  de  confiance?  1080 

A  ses  desseins  sacrés  employant  les  humains, 
IN'a-l-il  pas  de  Jéliu  lui-même  armé  les  mains? 


Jéhu,  qu'avoit  choisi  sa  sagesse  profonde, 

Jéhu,  sur  qui  je  vois  que  votre  espoir  se  fonde, 

D'un  oubli  trop  ingrat  a  payé  ses  bienfaits.  io85 

Jéhu  laisse  d'Achab  l'affreuse  fille  en  paix, 

Suit  des  rois  d'Israël  les  profanes  exemples, 

Du  vil  Dieu  de  l'Egypte  a  conservé  les  temples  ^ 

Jéhu,  sur  les  hauts  lieux  enfin  osant  offrir 

Un  téméraire  encens  que  Dieu  ne  peut  souffrir^,         1090 

N'a  pour  servir  sa  cause  et  venger  ses  injures 

Ni  le  cœur  assez  droit  ni  les  mains  assez  pures. 

Non,  non  :  c'est  à  Dieu  seul  qu'il  nous  faut  attacher. 

Montrons  ÉUacin;  et  loin  de  le  cacher. 

Que  du  bandeau  royal  sa  tête  soit  ornée.  logS 

Je  veux  même  avancer  l'heure  déterminée, 

Avant  que  de  Malhan  le  complot  soit  formé. 


SCÈNE  VII  \ 

JOÂD,  JOSABET,   AZARIAS,  suivi  du  Chœur  et  de  plusieurs  lévites.    ^ 
JOAD. 

Hé  bien,  Azarias,  le  temple  est-il  fermé? 

1.  Nec  dereliquil  vihilos  aureos  qui  erant  in  Bclhel  et  in  Dan.  {IV    j 
Rois,  10,  29.)  «  11  ne  délaisse  pas  les  veaux  d'or  qui  étaient  à  Béthel  et  à 
Dan.  »  ■ 

2.  Depuis  la  construction  du  temple,  il  était  interdit  d'offrir  ailleurs    '. 
des  sacrifices. 


ACTE  III,  SCÈISE  Vil.  1041 

AZAUIAS. 

J'en  ai  fait  devant  moi  fermer  toutes  les  portes. 

JUAD. 

N'y  reste-t-il  que  vous  et  vos  saintes  cohortes?  noo 

AZARIAS. 

De  ses  parvis  sacrés  j'ai  deux  fois  fait  le  tour. 

Tout  a  fui,  tous  se  sont  séparés  sans  retour, 

Misérable  troupeau  qu'a  dispersé  la  crainte  ; 

Et  Dieu  n'est  plus  servi  que  dans  la  tribu  sainte. 

Depuis  qu'à  Pharaon  ce  peuple  est  échappé,  iio5 

Une  égale  terreur  ne  l'avoit  point  frappé. 


Peuple  lâche,  en  effet,  et  né  pour  l'esclavage, 
Hardi  contre  Dieu  seul!  Poursuivons  notre  ouvrage. 
Mais  qui  retient  encor  ces  enfants  parmi  nous? 


UNE    DES   FILLES  DU    CHŒUR. 


pourrions-nous,  Seigneur,  nous  séparer  de  vous?  iiio 


Dans  le  temple  de  Dieu  sommes-nous  étrangères? 
Vous  avez  près  de  vous  nos  pères  et  nos  frères. 

UNE    AUTRE. 

H(''las!  si  pour  venger  l'opprobre  d'Israël, 

Nos  mains  ne  peuvent  pas,  comme  autrefois  Jahel*, 

Des  ennemis  de  Dieu  percer  la  tète  impie,  iii5 

Nous  lui  pouvons  du  moins  immoler  notre  vie. 

1.  «  Jugea,  chap.  iv.  »  (Yo/e  de  Racine  dans  les  éd.  de  1692  et  1697.) 
Sisara.  chef  de  l'armée  cliananéenne,  vaincu  et  fuyant,  entra  dans  la 
tente  de  Jahel.  Pendant  qu'il  donnait,  elle  prit  une  des  chevilles  de  fer 
de  la  tente,  et  la  lui  enfonça  à  coups  de  marteau  dans  la  tempe. 


1042  ATHALIE. 

Quand  vos  bras  combattront  pour  son  temple  attaqué, 
Par  nos  larmes  du  moins  il  peut  être  invoqué. 

JOAD. 

Voilà  donc  quels  vengeurs  s'arment  pour  ta  querelle, 

Des  prêtres,  des  enfants,  ô  Sagesse  éternelle!  1120 

Mais  si  tu  les  soutiens,  qui  peut  les  ébranler? 

Du  tombeau,  quand  tu  veux,  tu  sais  nous  rappeler. 

Tu  frappes  et  guéris;  tu  perds  et  ressuscites*. 

Ils  ne  s'assurent  point  en  leurs  propres  mérites, 

Mais  en  ton  nom  sur  eux  invoqué  tant  de  fois,  11 25 

En  tes  serments  jurés  au  plus  saint  de  leurs  rois. 

En  ce  temple  où  tu  fais  ta  demeure  sacrée, 

Et  qui  doit  du  soleil  égaler  la  durée. 

Mais  d'où  vient  que  mon  cœur  frémit  d'un  saint  effroi? 

Est-ce  l'Esprit  divin  qui  s'empare  de  moi?  ii3o 

C'est  lui-même.  Il  m'échauffe.  Il  parle.  Mes  yeux  s'ouvrent. 

Et  les  siècles  obscurs  devant  moi  se  découvrent. 

Lévites,  de  vos  sons  prêtez-moi  les  accords, 

Et  de  ses  mouvements  secondez  les  transports. 

LE  CHŒUR  chante  au  son  de  toute  la  symphonie  des  instruments., 
Que  du  Seigneur  la  voix  se  fasse  entendre,  11 35 

Et  qu'à  nos  cœurs  son  oracle  divin 

Soit  ce  qu'à  l'herbe  tendre 
Est,  au  printemps,  la  fraîcheur  du  matin  2. 

JOAD. 

Cieux,  écoutez  ma  voix;  terre,  prête  l'oreille'. 

1.  Antithèses  bibliques.  Ego  occidnm  et  ego  vivere  fncinm.  «  Je  tuerai 
et  je  ferai  vivre.  »  (Deutér.,  52,  59.)  Dominus  mortificat  et  vivificat. 
(/  Rois,  2,  6.)  «  Dieu  mortifie  et  vivifie.  » 

2.  Fluat  ut  ros  eloquium  meiim,  quasi  imber  super  herbam,  et  quasi 
siillx  super  gramina.  «  Que  ma  parole  coule  comme  la  rosée,  comme 
la  pluie  sur  l'herbe,  comme  les  gouttes  d'eau  sur  le  gazon,  »  (Deutéro- 
nome,  xxxii,  2.)  Voyez  aussi  Osée,  vi,  4. 

3.  Audile,  cxli,  qux  loquor,  audiat  terra  verba  aria  met.  «  Cieux, 


ACTE  III,  SCEiNE  VII.  1043 

Ne  dis  plus,  ô  Jacob,  que  ton  Seigneur  sommeille.  ii4o 
Pécheurs,  disparoissez  :  le  Seigneur  se  réveille  ^ 

(Ici  recommence  la  symphonie,  et  Joad  aussitôt  reprend  la  parole.) 
Comment  en  un  plomb  vil  l'or  pur  s'est-il  changé  ■*? 
Quel  est  dans  le  lieu  saint  ce  pontife  égorgé^? 
Pleure.  Jérusalem,  pleure,  cité  perfide, 
Des  prophètes  divins  malheureuse  homicide*.  ii45 

De  son  amour  pour  loi  ton  Dieu  s'est  dépouillé. 
Ton  encens  à  ses  yeux  est  un  encens  souillé  s. 

écoutez  ma  parole;  que  la  terre  entende  la  voix  de  ma  bouche.  »  {Dcii- 
térouome,  xxxw,  i.)  —  Audile  cstli,  et  aur'ibus  j)crcipe,  lerra.  «  deux. 
écoutez;  terre,  prête  l'oreille.  »  {haïe,  1,  2.) 

1 .  Ik'ficiant  jK'ccatores  a  terra,  et  iniqui  ita  ut  non  sirit.  {Psaumes,  eut, 
35)  —  Exsùrgat  Deus,  et  dissipe  atiir  inimici  ejus....  Pereant  peccatores 
a  facie  Dei.  {Psaumes,  lxvii,  2  et  3.)  Et  excitatus  est  tanquam  donniens 
Dotninus.  {Psaumes,  lxxvii,  65.)  «  Que  les  pécheurs  disparaissent  de  la 
terre  :  que  les  méchants  soient  comme  s'ils  n'étaient  pas....  Que  Dieu 
se  lève,  et  que  ses  ennemis  soient  dissipés....  Que  les  pécheurs  dispa- 
raissent de  devant  la  face  du  Seigneur....  Le  Seigneur  qui  semblait 
dormir  s'est  réveillé.  » 

2.  «  Joas.  »  {Note  de  Racine.)  —  Quomodo  obscuratum  est  aiirum,  mu- 
tatus  est  color  optimus?  (Lamentations  de  Jérémie,  iv,  i.)  «  Comment 
l'or  s'est-il  terni?  Comment  a-t-il  altéré  sa  belle  couleur?  » 

3.  «  Zacharie.  »  {Note  de  Racine.)  —  «  La  plupart  ont  dit  que  l'auteur 
détruit  ici  l'intérêt  pour  Joas,  en  prévenant  sans  nécessité  les  auditeurs 
que  Joas  doit  un  jour  faire  égorger  le  fils  de  son  bienfaiteur.  Plusieurs 
ont  voulu  excliser  cet  endroit  comme  langage  prophétique,  qui  ne  fait 
j)as  naitre  une  idée  distincte.  Les  critiques  ont  répondu  que,  si  le  dis- 
cours du  grand  prêtre  ne  porte  aucune  idée,  il  est  inutile;  s'il  présente 
quelque  chose  de  réel,  comme  on  n'en  peut  douter  par  les  notes  de 
l'auteur,  il  détruit  l'intérêt.  »  {Sentiments  de  l'Académie.)  —  M.  de 
la  Rochefoucauld-Liancourt  dit  que  l'Académie  s'est  arrêtée  là  ;  et  que 
c'est  Dalembert  qui  a  écrit  à  la  marge  :  «  Les  autres  ont  répliqué  que 
l'intérêt  principal  de  la  pièce  ne  porte  point  siir  Joas,  mais  sur  l'accom- 
plissement des  promesses  de  Dieu  en  faveur  de  la  race  de  David.  » 
(iNote  de  M.  P.  Mespard.) 

l.  Jérusalem,  Jérusalem,  qux  occidis  prophetas....  {Saint  Malth., 
XXIII,  37.)  «  Jérusalem,  Jérusalem,  qui  tues  les  prophètes.  » 

5.  Ne  offeratis  idtra  sacrificium  frustra;  incensum  abominatio  est 
viihi.  ilsaie,  i,  13.)  «  N'offrez  plus  de  sacrifice  inutile  :  votre  encens 
m'est  en  abomination.  » 


1044  ATIIALIE. 

Où  menez-vous  ces  enfants  et  ces  femmes*? 
Le  Seigneur  a  détruit  la  reine  des  cités. 
Ses  prêtres  sont  captifs,  ses  rois  sont  rejetés 2.  ii5o 

Dieu  ne  veut  plus  qu'on  vienne  à  ses  solennités'. 
Temple,  renverse-toi.  Cèdres,  jetez  des  flammes. 

Jérusalem,  objet  de  ma  douleur, 
Quelle  main  en  un  jour  t'a  ravi  tous  tes  charmes? 
Qui  changera  mes  yeux  en  deux  sources  de  larmes     11 55 
Pour  pleurer  ton  malheur*? 

AZARIAS. 

0  saint  temple  ! 

JOSABET. 

0  David  ! 

LE    CHŒUR. 

Dieu  de  Sion,  rappelle, 
Rappelle  en  sa  faveur  tes  antiques  bontés. 

(La  symphonie  recommence  encore,  et  Joad,  un  moment  après, 
l'interrompt.) 

JOAD. 

Quelle  Jérusalem  nouvelle  ^ 
Sort  du  fond  du  désert  brillante  de  clartés,  1160 

1.  «  Captivité  de  Babylone.  »  [f^ote  de  Racine.) 

2.  Facta  est  quasi  vidua  domina  (jentium;  jirinceps  provinciarum 
facta  est  sub  tribulo.  {Lamentations  de  Jérémie,  i,  1.)  La  maîtresse  des 
nations  est  comme  veuve;  la  reine  des  provinces  a  été  réduite  en  escla- 
vage. » 

3.  Solemnitates  vestras  odivit  anima  mea.  {haie,  1,  li.)  «  Mon  âme 
hait  vos  solennités.  » 

4.  Quis  dabit  capiti  meo  aquam,  et  ocnlis  meis  fontem  lacri/marum  ?  Et 
plorabo  die  ac  nocte....{Jérémie,i\A.)  «  Qui  remplira  d'eau  ma  tête?  Qui 
mettra  dans  mes  yeux  une  source  de  larmes?  Je  pleurerai  jour  et  nuit.  » 

5.  «  L'Église.  »  {Note  de  Racine.)  —  Vidi  sanctam  civitatem  Jérusa- 
lem novam,  descendentem  de  cxlo  a  Deo.  {Apocalypse,  xxi,  2.)  «  J'ai 
vu  une  nouvelle  cité  sainte,  une  nouvelle  Jérusalem  descendre  du  ciel, 
d'auprès  de  Dieu.  »  Racine  a  songé  aussi  au  Cantique  des  Cantiques 
<iii,  0).  :  Quœ  est  ista  quœ  ascendit  per  desertum,  sicut  virgula  fumi  ex 


ACTE  III,  SCÈNE  VII.  1045 

Et  porte  sur  le  front  une  marque  immortelle? 

Peuples  de  la  terre,  chantez. 
Jérusalem  renaît  plus  charmante  et  plus  belle. 

D'où  lui  viennent  de  tous  côtés 
Ces  enfants  qu'en  son  sein  elle  n'a  point  portés*?       iiG5 
Lève,  Jérusalem,  lève  ta  tête  altière*. 
Regarde  tous  ces  rois  de  ta  gloire  étonnés. 
Les  rois  des  nations,  devant  toi  prosternés, 
De  tes  pieds  baisent  la  poussière'; 
les  peuples  à  l'envi  marchent  à  ta  lumière*.  1170 

Heureux  qui  pour  Sion  d'une  sainte  ferveur 
Sentira  son  âme  embrasée! 
Cieux,  répandez  votre  rosée, 
Et  que  la  terre  enfante  son  Sauveur^. 

JOSABET. 

Hélas!  d'où  nous  viendra  cette  insigne  faveur,  1176 

Si  les  rois  de  qui  doit  descendre  ce  Sauveur.... 

nromatibus  myrrhx  et  ihuris...?  «  Quelle  est  celle  qui  monte  au  milieu 
du  désert,  comme  une  colonne  de  fumée  de  myrrhe  et  d'encens?  » 

1.  «  Les  Gentils.  »  (Note  de  Racine.)—  Leva  in  circuitu  oculos  iiios,  et 
vide,  omnes  isti  congreçjati  stuit,  venerunt  tibi....  Qnis  genuit  mihi 
istos?  Ego  sterilis,  et  non  j)ariens....  (/,soî<?,  xlix,  18  et  21.)  «  Lève  tes 
yeux,  et  regarde  autour  de  toi  :  tous  ceux-là  sont  assemblés,  et  sont 
venus  à  toi....  Qui  me  les  a  enfantés?  Je  suis  stérile  et  n'enfante  point.  » 

2.  Siirge,  illuminare,  Jérusalem,  quia  venit  lumen  tuum,  et  gloria 
Domini  super  te  orta  est.  {haïe,  lx,  1.)  «  Lève-toi,  Jérusalem,  et  res- 
plendis, car  ta  lumière  est  venue,  et  la  gloire  de  Dieu  s'est  levée  sur 
toi.  » 

5.  Et  erunt  reges  nutricii  tui....  Vultu  in  terram  demisso  adorabunt 
te,  et  pulverem  pedum  tuorum  Ungent.  {haïe,  xxix,  23.)  «  Les  rois 
seront  tes  nourriciers....  Le  visage  prosterné  contre  terre,  ils  t'adore- 
ront, et  lécheront  la  j)0ussière  de  tes  pieds.  » 

i.  Et  ambulabunt  gentes  in  lumine  tua.  {haïe,  lx,  3.)  «  Les  nations 
marcheront  à  ta  lumière.  » 

D.  Rorate,  cadi,  desuper,  et  nubes  pluant  justum;  nperiatur  terra,  et 
gcrminet  Salvatorem.  {haïe,  xf,v,  8.)  «  Cieux,  versez  d'en  haut  votre 
rosée;  que  les  nuages  pleuvent  le  juste  :  que  la  terre  s'ouvre  et  pro- 
duise le  Sauveur.  » 


1046  ATHALIE. 

JOAD. 

Préparez,  Josabet,  le  riche  diadème 

Une  sur  son  front  sacré  David  porta  lui-même. 

(Aux  lévites.) 

Et  vous,  pour  vous  armer,  suivez-moi  dans  ces  lieux 

Où  se  garde  caché,  loin  des  profanes  yeux,  1180 

Ce  formidable  amas  de  lances  et  d'épées* 

Qui  du  sang  phiUstin  jadis  furent  trempées, 

Et  que  David  vainqueur,  d'ans  et  d'honneurs  chargé, 

Fit  consacrer  au  Dieu  qui  l'avoit  protégé. 

Peut-on  les  employer  pour  un  plus  noble  usage?         ii85 

Venez,  je  veux  moi-même  en  faire  le  partage. 


SCÈNE  VIII 

SALOMITH,  LE  Chœur. 

SALCJUTH. 

Que  de  craintes,  mes  sœurs,  que  de  troubles  mortels  ! 
Dieu  tout-puissant,  sont-ce  là  les  prémices, 

Les  parfums  et  les  sacrifices  ■ 

Qu'on  devoit  en  ce  jour  offrir  sur  tes  autels?  1190 

UNE    FILLE    DU    CHŒUR.  ; 

Quel  spectacle  à  nos  yeux  timides!  \ 

Qui  l'eût  cru,  qu'on  dût  voir  jamais  | 

Les  glaives  meurtriers,  les  lances  homicides  ' 
Briller  dans  la  maison  de  paix? 

1.   Dediique  Joïada  sacerdos  centurionibus    lanceas,  cltjpeosque  et  '■. 

pcltas  régis  David,  qiias    consecraverat  in  domo  Domini.  {Paralip.,  ^ 

23,  9.)  «  Le  prêtre  Joïada  donna  aux  centurions  des  lances  et  des  bou-  4 

cliers  du  roi  David,  qui  les  avait  consacrés  dans  la  maison  du  Seigneur .»  | 


ACTE  III,  SCÈISE  YIII.  1047 


UNE    AUTRE. 

D'où  vient  que,  pour  son  Dieu,  pleine  d'indifférence,  ngS 
Jérusalem  se  tait  en  ce  pressant  danger? 

D'où  vient,  mes  sœurs,  que  pour  nous  protéger 
Le  brave  Abner  au  moins  ne  rompt  pas  le  silence? 

SALOMITH. 

Hélas!  dans  une  cour  où  l'on  n'a  d'autres  lois 

Que  la  force  et  la  violence,  1200 

Où  les  honneurs  et  les  emplois 
Sont  le  prix  d'une  aveugle  et  basse  obéissance, 

Ma  sœur,  pour  la  triste  innocence 

Qui  voudroit  élever  sa  voix*? 

UNE    AUTRE. 

Dans  ce  péril,  dans  ce  désordre  extrême,  laoS 

Pour  qui  prépare-t-on  le  sacré  diadème? 


Le  Seigneur  a  daigné  parler. 
Mais  ce  qu'à  son  prophète  il  vient  de  révéler, 
Qui  pourra  nous  le  faire  entendre? 

S'arme-t-il  pour  nous  défendre?  12 10 

S'arme-t-il  pour  nous  accabler? 

TOUT  LE  CHŒUR  chante. 

0  promesse!  ô  menace!  ô  ténébreux  mystère! 
Que  de  maux,  que  de  biens  sont  prédits  tour  à  tour! 
Comment  pout-on  avec  tant  de  colère 

Accorder  tant  d'amour?  i2i5 

UNE  VOIX  seule. 

Sion  ne  sera  plus.  Une  flamme  cruelle 
Détruira  tous  ses  ornements. 

1.  Ces  vers  manquent  dans  l'éd.  de  1691. 


1048  ATHAUE. 

UNE    AUTRE    VOIX. 

Dieu  protège  Sion.  Elle  a  pour  fondements 
Sa  parole  éternelle. 

LA    PREMIÈRE. 

Je  vois  tout  son  éclat  disparoitre  à  mes  yeux.  122c 

LA   SECONDE. 

Je  vois  de  toutes  parts  sa  clarté  répandue. 

LA    PREMIÈRE. 

Dans  un  gouffre  profond  Sion  est  descendue. 

LA    SECONDE. 

Sion  a  son  front  dans  les  cieux. 

LA   PREMIÈRE. 

Quel  triste  abaissement  ! 

LA    SECONDE. 

Quelle  immortelle  gloire  ! 

LA   PREMIÈRE. 

Que  de  cris  de  douleur! 

LA    SECONDE. 

Que  de  chants  de  victoire!    1225 

UNE   TROISIÈME. 

Cessons  de  nous  troubler.  Notre  Dieu  quelque  jour 
Dévoilera  ce  grand  mystère. 


TOUTES  TROIS. 

Révérons  sa  colère; 
Espérons  en  son  amour. 


ACTE  m,  SCÈNE  YIII.  1049 


UNE   AUTRE. 

D'un  cœur  qui  t'aime,  1280 

Mon  Dieu,  qui  peut  troubler  la  paix? 
Il  cherche  en  tout  ta  volonté  suprême. 
Et  ne  se  cherche  jamais. 
Sur  la  terre,  'lans  le  ciel  même, 
Est-il  d'autre  bonheur  que  la  tranquille  paix  i235 

D'un  cœur  qui  t'aime? 


FIN   DU   TROISIEME   ACTE 


ACTE  IV 


SCÈNE  PREMIÈRE 
JOAS,  JOSABET,  ZACUARIE,  SALOMITH, 

UN    LÉVITE,    LE    ChŒUR. 


D'un  pas  majestueux,  à  côté  de  ma  mère, 

Le  jeune  Éliacin  s'avance  avec  mon  frère. 

Dans  ces  voiles,  mes  sœurs,  que  portent-ils  tous  deux? 

Quel  est  ce  glaive  enfin  qui  marche  devant  eux?         124a 

JOSABET,    à  Zacharie.  ; 

Mon  fils,  avec  respect  posez  sur  cette  table  | 

De  notre  sainte  loi  le  livre  redoutable.  % 

Et  vous  aussi,  posez,  aimable  Éliacin,  '• 

Cet  auguste  bandeau  près  du  livre  divin.  ' 

Lévite,  il  faut  placer,  Joad  ainsi  l'ordonne,  124^. 

Le  glaive  de  David  auprès  de  sa  couronne.  i 

I 

JOAS. 

Princesse,  quel  est  donc  ce  spectacle  nouveau? 
Pourquoi  ce  livre  saint,  ce  glaive,  ce  bandeau?  ; 

Depuis  que  le  Seigneur  m'a  reçu  dans  son  temple. 
D'un  semblable  appareil  je  n'ai  point  vu  d'exemple. 


I25€f| 


ACTE  lY,  SCÈ>"E  II.  1051 

JOSABET. 

Tous  VOS  doutes,  mon  fils,  bientôt  s'éclairciront. 

JOAS. 

Vous  voulez  essayer  ce  bandeau  sur  mon  front? 

Ah  !  Princesse,  gardez  d'en  profaner  la  gloire. 

Du  roi  qui  l'a  porté  respectez  la  mémoire. 

Un  malheureux  enfant  aux  ours  abandonné....  i255 

JOSABET,   lui  essayant  le  diadème. 

Laissez,  mon  fils  :  je  fais  ce  qui  m'est  ordonné. 

JOAS. 

Mais  j'entends  les  sanglots  sortir  de  votre  bouche! 

Princesse,  vous  pleurez!  Quelle  pitié  vous  touche? 

Est-ce  qu'en  holocauste  aujourd'hui  présenté, 

Je  dois,  comme  autrefois  la  lîlle  de  Jephté*,  12C0 

Du  Seigneur  par  ma  mort  apaiser  la  colère? 

Ilélas  !  un  fils  n'a  rien  qui  ne  soit  à  son  père. 

JOSABET. 

Voici  qui  vous  dira  les  volontés  des  cieux. 

Ne  craignez  rien.  Et  nous,  sortons  tous  de  ces  heux. 


SCÈNE  II 
JOAD,  JOAS. 

JOAS,   courant  dans  les  bras  du  grand  prêtre. 
Mon  père! 

JOAD. 

Hé  bien,  mon  (ils? 
1.  Juges,  11,  Ô^W. 


1052  ATIIALIE. 

JOAS. 

Qu'est-ce  donc  qu'on  prépare? 

JOAD. 

Il  est  juste,  mon  fils,  que  je  vous  le  déclare. 

Il  faut  que  vous  soyez  instruit,  même  avant  tous, 

Des  grands  desseins  de  Dieu  sur  son  peuple  et  sur  vous. 

Armez-vous  d'un  courage  et  d'une  foi  nouvelle. 

[l  est  temps  de  montrer  cette  ardeur  et  ce  zèle  1270 

Qu'au  fond  de  votre  cœur  mes  soins  ont  cultivés, 

Et  de  payer  à  Dieu  ce  que  vous  lui  devez. 

Sentez-vous  cette  noble  et  généreuse  envie? 

JOAS. 

Je  me  sens  prêt,  s'il  veut,  de  lui  donner  ma  vie. 

JOAD. 

On  vous  a  lu  souvent  l'histoire  de  nos  rois.  127 5 

Vous  souvient-il,  mon  fils,  quelles  étroites  lois 
Doit  s'imposer  un  roi  digne  du  diadème? 

JOAS. 

Un  roi  sage,  ainsi  Dieu  l'a  prononcé  lui-même, 

Sur  la  richesse  et  l'or  ne  met  point  son  appui. 

Craint  le  Seigneur  son  Dieu,  sans  cesse  a  devant  lui    1280 

Ses  préceptes,  ses  lois,  ses  jugements  sévères. 

Et  d'injustes  fardeaux  n'accable  point  ses  frères*. 

1.  «  Dc'iitéronome,  chap.  17.  »  (yote  de  Racine).  —  ^on  hahebit  ar- 
gent} et  auri  immensa  pondéra....  Et  habebit  secnm  (Deuteronomiiim 
legis)  legetque  illud  omnibus  diebus  vitœ  snse,  nt  disrat  timere  Dominum 
Deum  sîtum,  et  aistodire  verbaet  ceremonias  eJHs,qusnin  lege praecepta 
snnt.  Nec  elevetur  cor  ejus  in  superbiam  srqjer  fratres  suos.  «  Tu 
n'auras  point  de  quantités  immenses  d'or  et  d'argent....  Et  il  aura  le 
Deutéronome,  et  il  le  lira  tous  les  jours  de  sa  vie,  pour  apprendre  à 
craindre  le  Seigneur  ton  Dieu,  à  garder  ses  préceptes  et  ses  rites,  qui 
sont  prescrits  dans  la  loi.  Et  son  cœur  ne  s'élèvera  point  orgueilleuse- 
ment par-dessus  ses  frères.  » 


ACTE  IV,  SCÈNE  II.  1053 

JOAD. 

Mais  sur  l'un  de  ces  rois  s'il  falloit  vous  régler, 
A  qui  choisiriez-vous,  mon  fils,  de  ressembler? 

JOAS. 

David,  pour  le  Seigneur  plein  d'un  amour  fidèle,         laSS 
Me  paroît  des  grands  rois  le  plus  parfait  modèle. 

JOAD. 

Ainsi  dans  leurs  excès  vous  n'imiteriez  pas 
L'infidèle  Joram,  l'impie  Okosias? 

JOAS. 

0  mon  père! 

JOAD. 


Achevez,  dites,  que  vous  en  semble 


JOAS. 

Puisse  périr  comme  eux  quiconque  leur  ressemble!     1190 
Mon  père,  en  quel  état  vous  vois-je  devant  moi? 

JOAD,  se  prosternant  à  ses  pieds. 

Je  VOUS  rends  le  respect  que  je  dois  à  mon  roi. 
De  votre  aïeul  David,  Joas,  rendez-vous  digne. 

JOAS. 

Joas?  Moi? 


Vous  saurez  par  quelle  grâce  insigne, 
D'une  mère  en  fureur  Dieu  trompant  le  dessein,  129$ 

Quand  déjà  son  poignard  étoit  dans  votre  sein, 
Vous  choisit,  vous  sauva  du  milieu  du  carnage. 
Vous  n'êtes  pas  encore  échappé  de  sa  rage. 
Avec  la  même  ardeur  qu'elle  voulut  jadis 


lOr.i  ATIIALIE. 

Perdre  en  vous  le  dernier  des  enfants  de  son  fils,       i3oo 

A  vous  faire  périr  sa  cruauté  s'attache, 

Et  vous  poursuit  encor  sous  le  nom  qui  vous  cache. 

Mais  sous  vos  étendards  j'ai  déjà  su  ranger 

Un  peuple  obéissant  et  prompt  à  vous  venger. 

Entrez,  généreux  chefs  des  familles  sacrées,  i3o5 

Du  ministère  saint  tour  à  tour  honorées*. 


SCÈNE  m 

JOAS,  JOAD,  AZARIAS,  ISMAËL,  et  les  trois 

AUTRES    CHEFS    DES    LEVITES. 
JOAD  continue. 

Roi,  voilà  vos  vengeurs  contre  vos  ennemis. 
Prêtres,  voilà  le  roi  que  je  vous  ai  promis. 

AZARIAS. 

Quoi?  c'est  Éhacin? 

ISMAËL. 

Quoi?  cet  enfant  aimable.... 

JOAD. 

Est  des  rois  de  Juda  l'héritier  véritable,  i3] 

Dernier  né  des  enfants  du  triste  Okosias, 
Nourri,  vous  le  savez,  sous  le  nom  de  Joas. 
De  cette  fleur  si  tendre  et  sitôt  moissonnée 


1.  Les  lévites  servaient  par  semaine.  —  Joiada....  assumens  centu- 
riones  et  milites,  introduxit  ad  se  in  templum  Domini...  et  adju- 
rons eos  in  domo  Domini,  ostendit  eis  filinm  l'etjis.  {IV  Rois,  II,  i.) 
«  Joïada,  appelant  les  centurions  et  les  soldats,  les  lit  entrer  dans  le 
temple  du  Seigneur...  et  les  adjurant,  il  leur  montra  le  fils  de  leur 
roi.  » 


ACTE  IV,  SCÈiSE  III.  1055 

Tout  Jiida,  comme  vous,  plaignant  la  destinée, 
Avec  ses  frères  morts  le  crut  enveloppé.  i3i5 

Du  perfide  couteau  comme  eux  il  fut  frappé. 
Mais  Dieu  du  coup  mortel  sut  détourner  l'atteinte, 
Conserva  dans  son  cœur  la  chaleur  presque  éteinte, 
Permit  que  des  bourreaux  trompant  l'œil  vigilant, 
Josabet  dans  son  sein  l'emportât  tout  sanglant,  i32o 

Et  n'ayant  de  son  vol  que  moi  seul  pour  complice. 
Dans  le  temple  cachât  l'enfant  et  la  nourrice. 


Hélas!  de  tant  d*amour  et  de  tant  de  bienfaits, 
Mon  père,  quel  moyen  de  m'acquitter  jamais? 


Gardez  pour  d'autres  temps  cette  reconnoissance.       i325 

Voilà  donc  votre  roi,  votre  unique  espérance. 
J'ai  pris  soin  jusqu'ici  de  vous  le  conserver  : 
Ministres  du  Seigneur,  c'est  à  vous  d'achever. 
Bientôt  de  Jézabel  la  fille  meurtrière. 
Instruite  que  Joî^s  voit  encor  la  lumière,  i33o 

Dans  fhorreur  du  tombeau  viendra  le  replonger. 
Déjà,  sans  le  connoître,  elle  veut  l'égorger. 
Prêtres  saints,  c'est  à  vous  de  prévenir  sa  rage. 
Il  faut  finir  des  Juifs  le  honteux  esclavage. 
Venger  vos  princes  morts,  relever  votre  loi,  i335 

Et  faire  aux  deux  tribus  reconnoître  leur  roi. 
L'entreprise,  sans  doute,  est  grande  et  périlleuse. 
J'attaque  sur  son  trône  une  reine  orgueilleuse. 
Qui  voit  sous  ses  drapeaux  marcher  un  camp  nombreux 
De  hardis  étrangers,  d'infidèles  Ilé'breux.  i34g 

Mais  ma  force  est  au  Dieu  dont  l'intérêt  me  guide. 
Songez  qu'en  cet  enfant  tout  Israël  réside. 
Déjà  ce  Dieu  vengeur  commence  à  la  troubler, 
Déjà  trompant  ses  soins,  j'ai  su  vous  rassembler. 


1056  ATIIALIE. 

Elle  nous  croit  ici  sans  armes,  sans  délense.  i345 

Couronnons,  proclamons  Joas  en  diligence. 

De  là,  du  nouveau  prince  intrépides  soldats, 

Uarchons,  en  invoquant  l'arbitre  des  combats; 

Et  réveillant  la  foi  dans  les  cœurs  endormis, 

Jusque  dans  son  palais  cherclions  notre  ennemie.       i35o 

Et  quels  cœurs  si  plongés  dans  un  lâche  sommeil, 
Nous  voyant  avancer  dans  ce  saint  appareil 
Ne  s'empresseront  pas  à  suivre  notre  exemple? 
Un  roi  que  Dieu  lui-même  a  nourri  dans  son  temple. 
Le  successeur  d'Aaron  de  ses  prêtres  suivi,  i355 

Conduisant  au  combat  les  enfants  de  Le^'i, 
Et  dans  ces  mêmes  mains  des  peuples  révérées, 
Les  armes  au  Seigneur  par  David  consacrées? 
Dieu  sur  ses  ennemis  répandra  sa  terreur. 
Dans  l'infidèle  sang  baignez-vous  sans  horreur;  i36o 

Frappez  et  Tyriens,  et  même  Israélites. 
Ne  descendez-vous  pas  de  ces  fameux  lévites 
Qui  lorsqu'au  Dieu  du  Nil  le  volage  Israël 
Rendit  dans  le  désert  un  culte  criminel, 
De  leurs  plus  chers  parents  saintement  homicides,      i365 
Consacrèrent  leurs  mains  dans  le  sang  des  perfides, 
Et  par  ce  noble  exploit  vous  acquirent  l'honneur 
D'être  seuls  employés  aux  autels  du  Seigneur*? 

Mais  je  vois  que  déjà  vous  brûlez  de  me  suivre. 
Jurez  donc,  avant  tout,  sur  cet  auguste  livre 2,  1370 

A  ce  roi  que  le  ciel  vous  redonne  aujourd'hui. 
De  vivre,  de  combattre,  et  de  mourir  pour  lui. 

AZARIAS. 

Oui,  nous  jurons  ici  pour  nous,  pour  tous  nos  frères, 
De  rétablir  Joas  au  trône  de  ses  pères, 

1.  Exode,  chap.  xxxii. 

2.  Jurer  sur  l'Écriture,  Évangile  ou  Bible,  est  une  forme  de  serment 
du  monde  chrétien. 


i 


ACTE  IV,  SCÈNE  III.  1057 

De  ne  poser  le  fer  entre  nos  mains  remis,  iSyS 

Qu'après  l'avoir  vengé  de  tous  ses  ennemis. 

Si  quelque  Iransgresseur  enfreint  cette  promesse, 

Qu'il  éprouve,  grand  Dieu,  ta  fureur  vengeresse  : 

Qu'avec  lui  ses  enfants,  de  ton  partage  exclus. 

Soient  au  rang  de  ces  morts  que  tu  ne  connois  plus'. 

JOAD. 

Et  vous,  à  cette  loi,  votre  règle  éternelle. 
Roi,  ne  jurez-vous  pas  d'être  toujours  fidèle? 

JOAS. 

Pourrois-je  à  cette  loi  ne  me  pas  conformer? 

JOAD. 

0  mon  fils,  de  ce  nom  j'ose  encor  vous  nommer. 

Souffrez  celte  tendresse,  et  pardonnez  aux  larmes       i385 

Que  m'arrachent  pour  vous  de  trop  justes  alarmes. 

Loin  du  trône  nourri,  de  ce  fatal  honneur 

Hélas!  vous  ignorez  le  charme  empoisonneur. 

De  l'absolu  pouvoir  vous  ignorez  l'ivresse, 

Et  des  lâches  flatteurs  la  voix  enchanteresse.  1390 

Bientôt  ils  vous  diront  que  les  plus  saintes  lois 2, 

Maîtresses  du  vil  peuple,  obéissent  aux  rois; 

Qu'un  roi  n'a  d'autre  frein  que  sa  volonté  même; 

Qu'il  doit  immoler  tout  à  sa  grandeur  suprême; 

Qu'aux  larmes,  au  travail,  le  peuple  est  condamné,     iSqS 

Et  d'un  sceptre  de  fer  veut  être  gouverné 3; 

Que  s'il  n'est  opprimé,  tôt  ou  tard  il  opprime. 

1.  Siait  vulnerati  dormientes  in  scpulchris  quorum  non  es  memor 
amplius.  (Ps.,87,  6.)  «  Comme  ceux  qui  sont  tués,  couchés  dans  les  tom- 
beaux, et  dont  tu  n'as  plus  souvenir.  » 

2.  Ces  vers  méritent  réflexion,  si  l'on  veut  se  rendre  compte  des  idées 
politiques  de  Racine  et  de  ses  contemporains. 

3.  Hefjes  cas  in  virga  ferrea.  (Ps.,  2,  9.)  «  Tu  les  gouverneras  d'un 
sceptre  de  fer.  » 


1058  ATIIALIE. 

Ainsi  de  piège  en  piège,  et  d'abîme  en  abîme, 
Corrompant  de  vos  mœurs*  l'aimable  pureté, 
Ils  vous  feront  enfin  haïr  la  vérité,  i4oo 

Vous  peindront  la  vertu  sous  une  affreuse  image. 
Hélas!  ils  ont  des  rois  égaré  le  plus  sage 2. 

Promettez  sur  ce  livre,  et  devant  ces  témoins. 
Que  Dieu  fera  toujours  le  premier  de  vos  soins  ; 
Que  sévère  aux  méchants,  et  des  bons  le  refuge,         i4o5 
Entre  le  pauvre  et  vous,  vous  prendrez  Dieu  pour  juge', 
Vous  souvenant,  mon  fils,  que  caché  sous  ce  Hn, 
Comme  eux  vous  fûtes  pauvre,  et  comme  eux  orphelin. 


Je  promets  d'observer  ce  que  la  loi  m'ordonne. 

Mon  Dieu,  punissez-moi  si  je  vous  abandonne.  i4i 

JOAU. 

Venez  :  de  l'huile  sainte  il  faut  vous  consacrer. 
Paroissez,  Josabet  :  vous  pouvez  vous  montrer. 


SCÈNE  IV 

JOAS,  JOAD,  JOSABET,  ZACHARIE,  AZARIAS,  etc., 
SALOMITH,  LE  Chœur. 

JOSABET,  embrassant  Joas. 
0  Roi,  fils  de  David  !  | 

1.  Mœurs,  au  sens  latin,  le  caractère,  le  moral.  ■' 

2.  Salomon. 

3.  Judicate  egeno  et  pupillo  ;  humilem  et  pauperem  justificate.  {Ps.,  } 
82,  3.)  «  Faites  justice  à  l'indigent  et  à  l'orphelin;  faites  justice  à  j 
l'humble  et  au  pauvre.  » 


ACTE  IV,  SCÈÎNE  IV.  1059 


JOAS. 


0  mon  unique  mère! 
Venez,  cher  Zacharie,  embrasser  votre  frère. 

JOSABET,  à  Zacharie. 
Aux  pieds  de  votre  Roi  prosternez-vous,  mon  fils.        i4i5 

JOAD,  pendant  qu'ils  s'embrassent. 

Enfants,  ainsi  toujours  puissiez-vous  être  unis! 

JOSABET,  à  Joas. 
Vous  savez  donc  quel  sang  vous  a  donné  la  vie? 

JOAS. 

Et  je  sais  quelle  main  sans  vous  me  l'eût  ravie. 

JOSABET. 

De  votre  nom,  Joas,  je  puis  donc  vous  nommer. 

JOAS. 

Joas  ne  cessera  jamais  de  vous  aimer.  1420 

LE   CHŒUR. 

Quoi?  c'est  là.... 

JOSABET. 

C'est  Joas. 

JOAD. 

Écoutons  ce  lévite. 


1060  ATHALIE.  .  j 

- 

SCÈNE  V  I 

I 
JOAS,  JOSABET,  JOAD,  etc.,  un  lévite.  { 

UN   LÉVITE. 

J'ignore  contre  Dieu  quel  projet  on  médite. 

Mais  l'airain  menaçant  frémit  de  toutes  parts; 

On  voit  luire  des  feux  parmi  des  étendards; 

Et  sans  doute  Athalie  assemble  son  armée.  i425 

Déjà  même  au  secours  toute  voie  est  fermée; 

Déjà  le  sacré  mont,  où  le  temple  est  bâti, 

D'insolents  Tyriens  est  partout  investi.  | 

L'un  d'eux,  en  blasphémant,  vient  de  nous  faire  entendre 

Qu'Abner  est  dans  les  fers,  et  ne  peut  nous  défendre.  i43o     j 

JOSABET,  à  Joas.  j 

Cher  enfant,  que  le  ciel  en  vain  m'avoit  rendu,  j 

Hélas!  pour  vous  sauver,  j'ai  fait  ce  que  j'ai  pu.  j 

Dieu  ne  se  souvient  plus  de  David  votre  père. 

JOAD,  à  Josabet.  ! 

Quoi?  vous  ne  craignez  pas  d'attirer  sa  colère 
Sur  vous  et  sur  ce  roi  si  cher  à  votre  amour?  i435 

Et  quand  Dieu,  de  vos  bras  l'arrachant  sans  retour, 
Voudroit  que  de  David  la  maison  fût  éteinte,  J 

N'êtes-vous  pas  ici  sur  la  montagne  sainte  j 

Où  le  père  des  Juifs  sur  son  fils  innocent  i 

Leva  sans  murmurer  un  bras  obéissant*,  i44o    i; 

Et  mit  sur  un  bûcher  ce  fruit  de  sa  vieillesse. 
Laissant  à  Dieu  le  soin  d'accomphr  sa  promesse, 

1.  «  Abraham.  »  {Note  de  Racine.) 


ACTE  IV,  SCÈNE  V.  1061 

Et  lui  sacrifiant,  avec  ce  fils  aimé, 

Tout  l'espoir  de  sa  race,  en  lui  seul  renfermé? 

Amis,  partageons-nous.  Qu'lsmaël  en  sa  garde  i445 

Prenne  tout  le  côté  que  l'orient  regarde  ; 
Vous,  le  côté  de  l'ourse;  et  vous,  de  l'occident; 
Vous,  le  midi*.  Qu'aucun,  par  un  zèle  imprudent, 
Découvrant  mes  desseins,  soit  prêtre,  soit  lévite, 
iSe  sorte  avant  le  temps,  et  ne  se  précipite;  i45o 

Et  que  chacun  enfin,  d'un  même  esprit  poussé, 
Garde  en  mourant  le  poste  où  je  l'aurai  placé. 
L'e«nemi  nous  regarde,  en  son  aveugle  rage, 
Comme  de  vils  troupeaux  réservés  au  carnage. 
Et  croit  ne  rencontrer  que  désordre  et  qu'effroi.  i455 

Qu'Azarias  partout  accompagne  le  Roi. 

(A  Joas.) 
Venez,  cher  rejeton  d'une  vaillante  race, 
RempHr  vos  défenseurs  d'une  nouvelle  audace; 
Venez  du  diadème  à  leurs  yeux  vous  couvrir 2, 
Et  périssez  du  moins  en  roi,  s'il  faut  périr.  1460 

(A  un  lévite.) 

Suivez-le,  Josabet.  Vous,  donnez-moi  ces  armes. 
Enfants,  offrez  à  Dieu  vos  innocentes  larmes. 


1.  Tertin  pars  vestrum  qui  veniunt  ad  sabbatum,  sacerdotum  et  levi- 
tarum,  et  janitorum,  erit  injwrtis;  tevtia  vero  pars  ad  chmum  régis; 
et  iertia  ad  portant  quae  api)eUatur  Fundamenti;  omne  vero  reliquum 
vuh/iis  sit  in  atriis  dormis  Domini.  (II  Paralip.,  25,  5,  et  IV  Rois,  11, 
6.)  «  Le  tiers  d'entre  vous  qui  prend  le  service  le  jour  du  sabbat, 
prêtres,  lévites,  portiers,  gardera  les  portes;  un  tiers  sera  de  garde 
à  la  maison  du  roi  ;  un  tiers  à  la  porte  dite  du  Fondement  :  tout  le 
reste  de  la  foule  se  tiendra  dans  les  parvis  de  la  maison  du  Seigneur.  » 

2.  «  Le  diadème  ceint  et  ne  couvre  point  »,  disait  l'Académie.  Jlais  le 
diadème  est  assimilé  ici  à  une  coiiruic. 


1062  ATIIALIE. 

SCÈNE  VI 

SALOMITH,  LE  CuŒUR. 
TOUT  LE  CHŒUR  chante. 

Partez,  enfants  d'Aaron,  partez. 
Jamais  plus  illustre  querelle 
De  vos  aïeux  n'arma  le  zèle.  i465 

Partez,  enfants  d'Aaron,  partez. 
C'est  votre  roi,  c'est  Dieu  pour  qui  vous  combattez. 

UNE  VOIX  seule. 

Où  sont  les  traits  que  tu  lances, 
Grand  Dieu,  dans  ton  juste  courroux? 

N'es-tu  plus  le  Dieu  jaloux*?  1470 

N'es-tu  plus  le  Dieu  des  vengeances? 

UNE   AUTRE. 

Où  sont.  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  bontés? 

Dans  l'horreur  qui  nous  environne, 
N'entends-tu  que  la  voix  de  nos  iniquités? 

N'es-tu  plus  le  Dieu  qui  pardonne *?  i^'jS 

TOUT    LE    CHŒUR. 

OÙ  sont,  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  bontés? 


1.  Ego  sum  Dominus  Deus  tuus.  fortis,  zeloies.  {Exode,  20,  5.)  Detis, 
xmnlator  et  ulciscens  Dominus.  {Nahum,  I,  2.)  Detts  ultionum  Domi- 
nus.... (Ps.,  95,  1.)  «  Je  suis  le  Seigneur  ton  Dieu,  fort  et  jaloux.  —  Le 
Seigneur  Dieu,  le  Dieu  jaloux  et  vengeur.  —  Le  Seigneur  Dieu  des  ven- 
geances. » 

2.  Le  dieu  qui  2>ardonne  n'est  pas  biblique. 


ACTE  IV,  SCÈ^'E  YI.  1063 


UNE  VOIX  seule. 

C'est  à  toi  que  dans  cette  guerre 
Les  flèches  des  méchants  prétendent  s'adresser. 
«  Faisons,  disent-ils,  cesser 

Les  fêtes  de  Dieu  sur  la  terre*.  1480 

De  son  joug  importun  délivrons  les  mortels. 
Massacrons  tous  ses  saints.  Renversons  ses  autels. 

Que  de  son  nom,  que  de  sa  gloire 

Il  ne  reste  plus  de  mémoire; 
Que  ni  lui  ni  son  Christ*  ne  régnent  plus  sur  nous.  »  1485 

TOUT    LE    CUŒUR. 

Où  sont  les  traits  que  tu  lances, 
Grand  Dieu,  dans  ton  juste  courroux? 

N'es-tu  plus  le  Dieu  jaloux? 
N'es-tu  plus  le  Dieu  des  vengeances? 

UNE  voix  seule. 

Triste  reste  de  nos  rois,  1490 

Chère  et  dernière  fleur  d'une  tige  si  belle, 
Hélas  !  sous  le  couteau  d'une  mère  cruelle 
Te  verrons-nous  tomber  une  seconde  fois? 
Prince  aimable,  dis-nous  si  quelque  ange  au  berceau 
Contre  tes  assassins  prit  soin  de  te  défendre;  1496 

Ou  si  dans  la  nuit  du  tombeau 
La  voix  du  Dieu  vivant  a  ranimé  ta  cendre. 

UNE    AUTRE. 

D'un  père  et  d'un  aïeul  contre  toi  révoltés. 


1.  Dixerunt  in  corde  suo...  quiescere  faciamus  omnes  dies  f estas  Dei  a 
terra.  {Ps.,  73,  8.)  «  Us  dirent  en  leur  cœur  :  faisons  cesser  les  fêtes  de 
Dieu  sur  la  terre.» 

2.  Christ  :  Ce  mot  annonce  Joas  qui  va  être  oint  (xpfrdç)  aussi  bien 
que  Jésus. 


106i  ATHALIE. 

Grand  Dieu,  les  attentats  lui  sont-ils  imputés'? 

Est-ce  que  sans  retour  ta  pitié  l'abandonne?  i5oo 

LE    CHŒUR. 

Où  sont,  Dieu  de  Jacob,  tes  antiques  bontés? 

N'es-tu  plus  le  Dieu  qui  pardonne? 
UNE  DES  FILLES  DU  CHŒUR,   sans  chanter. 

Chères  sœurs,  n'entendez-vous  pas 
Des  cruels  Tyriens  la  trompette  qui  sonne? 

SALOMITH. 

J'entends  même  les  cris  des  barbares  soldats,  i5o5 

Et  d'horreur  j'en  frissonne. 
Gourons,  fuyons;  retirons-nous 

A  l'ombre  salutaire 
Du  redoutable  sanctuaire. 


1.  Imputés  :  terme  théologique.  (Cf.,  par  ex.,  le  commencement  de 
4*  Provinciale.) 


/ 

FIN   DU   QUATRIEME   ACTE 


ACTE  V 


SCENE  PREMIÈRE 
ZACHARIE,  SALOMITH,  le  Chœur. 

SALOMITH. 

Cher  Zacharie,  hé  bien?  que  nous  apprenez-vous*?      i5io 

ZACHARIE. 

Redoublez  au  Seigneur  votre  ardente  prière. 
Peut-être  nous  touchons  à  notre  heure  dernière. 
Pour  l'horrible  combat,  ma  sœur,  l'ordre  est  donné. 

SALOMITH. 

Que  fait  Joas? 

ZACHARIE. 

Joas  vient  d'être  couronné. 
Le  grand  prêtre  a  sur  lui  répandu  l'huile  sainte 2.        i5i5 
0  ciel!  dans  tous  les  yeux  quelle  joie  étoit  peinte 
A  l'aspect  de  ce  roi  racheté  du  tombeau' 
Ma  sœur,  on  voit  encor  la  marque  du  couteau. 

1.  Ce  vers  a  sa  rime  à  la  fin  du  4*  acte  :  ainsi  est  marquée  la  conti- 
nuité de  l'action  dont  parle  Racine  dans  sa  Préface. 

2,  Vnxit  qnoque  illiim.  Joiada  ponlifex  et  filii  ejus.  (Il  Parnlip.,  23, 
11.)  «  Le  grand  prêtre  Joïada  et  ses  fils  lui  donnèrent  l'onction.  » 


1066  ATHALIE. 

On  voit  paroître  aussi  sa  fidèle  nourrice, 

Qui  cachée  en  un  coin  de  ce  vaste  édifice,  1620 

GardoH  ce  cher  dépôt,  et  n'avoit  de  ses  soins 

Que  les  yeux  de  ma  mère  et  que  Dieu  pour  témoins. 

Nos  lévites  pleuroient  de  joie  et  de  tendresse. 

Et  mêloient  leurs  sanglots  à  leurs  cris  d'allégresse. 

Lui,  parmi  ces  transports,  affable*  et  sans  orgueil,     iSaS 

A  l'un  tendoit  la  main,  flattoit  l'autre  de  l'œil, 

Juroit  de  se  régler  par  leurs  avis  sincères, 

Et  les  appeloit  tous  ses  pères  ou  ses  frères. 

SALOMITU. 

Ce  secret  au  dehors  est-il  aussi  semé? 

ZACHARIE. 

Ce  secret  dans  le  temple  est  encor  renfermé.  i53o 

Des  enfants  de  Lévi  la  troupe  partagée 

Dans  un  profond  silence  aux  portes  s'est  rangée. 

Tous  doivent  à  la  fois  précipiter  leurs  pas, 

Et  crier  pour  signal  :  «  Vive  le  roi  Joas^!  »  / 

Mais  mon  père  défend  que  le  Roi  se  hasarde,  i535 

Et  veut  qu'Azarias  demeure  pour  sa  garde. 

Cependant  Athalie,  un  poignard  à  la  main. 

Rit  des  foibles  remparts  de  nos  portes  d'airain. 

Pour  les  rompre,  elle  attend  les  fatales  machines. 

Et  ne  respire  enfin  que  sang  et  que  ruines.  i54o 

Quelques  prêtres,  ma  sœur,  ont  d'abord  proposé 

Qu'en  un  lieu  souterrain,  par  nos  pères  creusé, 

On  renfermât  du  moins  notre  arche  précieuse. 

((  0  crainte,  a  dit  mon  père,  indigne,  injurieuse! 


1.  Affable:  ce  mot,  ancien  dans  la  langue,  était  considéré  comme 
vieux,  et  rejeté  par  Patru.  Bouhours  l'approuvait,- au  contraire,  dans 
ses  Remarques  nouvelles  (1682). 

2.  Dixcrunt  :  Vivat  Rex.  {H  Paralip.,  23, 11.)  «  Us  dirent  :  Vive  le  Roi  !  » 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  1067 

L'arche,  qui  fit  tomber  tant  de  superbes  tours*,  i545 

Et  força  le  Jourdain  de  rebrousser  son  cours*, 

Des  dieux  des  nations  tant  de  fois  triomphante, 

Fuiroit  donc  à  l'aspect  d'une  femme  insolente?  » 

Ma  mère,  auprès  du  Roi,  dans  un  trouble  mortel. 

L'œil  tantôt  sur  ce  prince  et  tantôt  vers  l'autel,  i55o 

Muette,  et  succombant  sous  le  poids  des  alarmes. 

Aux  yeux  les  plus  cruels  arracheroit  des  larmes. 

Le  Roi  de  temps  en  temps  la  presse  entre  ses  bras, 

La  flatte....  Chères  sœurs,  suivez  toutes  mes  pas; 

Et  s'il  faut  aujourd'hui  que  notre  roi  périsse,  i555 

Allons,  qu'un  même  sort  avec  lui  nous  unisse. 

SALOMITH. 

Quelle  insolente  main  frappe  à  coups  redoublés? 
Qui  fait  courir  ainsi  ces  lévites  troublés? 
Quelle  précaution  leur  fait  cacher  leurs  armes? 
Le  temple  est-il  forcé? 

ZACHARIE. 

Dissipez  vos  alarmes  :  i56o 

Dieu  nous  envoie  Abner. 


SCENE  II 

ABNER,  JOAD,  JOSABET,  ZACIURIE,  SALOMITH, 

ISMAËL,    DEUX   LÉVITES,    ETC. 
JOAD. 

En  croirai-je  mes  yeux, 
Oier  Abner?  Quel  chemin  a  pu  jusqu'en  ces  lieux 

1.  A  Jéricho.  (Josué,  6.) 

2.  Josué  fit  porter  l'arche  devant  le  peuple,  et  les  eaux  du  Jourdain 
se  séparèrent.  {Josué,  3.) 


1068  ATIIALIE. 

Vous  conduire  au  travers  d'un  camp  qui  nous  assiège? 
On  disoit  que  d'Achab  la  fille  sacrilège 
Avoit,  pour  assurer  ses  projets  inhumains,  i565 

Chargé  d'indignes  fers  vos  généreuses  mains. 


Oui,  Seigneur,  elle  a  craint  mon  zèle  et  mon  courage. 
Mais  c'est  le  moindre  prix  que  me  gardoit  sa  rage. 
Dans  l'horreur  d'un  cachot  par  son  ordre  enfermé, 
J'attendois  que,  le  temple  en  cendres  consumé,  1670 

De  tant  de  flots  de  sang  non  encore  assouvie, 
Elle  vînt  m'affranchir  d'une  importune  vie, 
Et  retrancher  des  jours  qu'auroit  dû  mille  fois 
Terminer  la  douleur  de  survivre  à  mes  rois. 

JOAD. 

Par  quel  miracle  a-t-on  obtenu  votre  grâce?  1675 

ABNER. 

Dieu  dans  ce  cœur  cruel  sait  seul  ce  qui  se  passe. 

Elle  m'a  fait  venir,  et  d'un  air  égaré  : 

((  Tu  vois  de  mes  soldats  tout  ce  temple  entouré. 

Dit-elle.  Un  feu  vengeur  va  le  réduire  en  cendre, 

Et  ton  Dieu  contre  moi  ne  le  sauroit  défendre.  i58o 

Ses  prêtres  toutefois,  mais  il  faut  se  hâter, 

A  deux  conditions  peuvent  se  racheter  : 

Qu'avec  Éliacin  on  mette  en  ma  puissance 

Un  trésor  dont  je  sais  qu'ils  ont  la  connoissance, 

Par  votre  roi  David  autrefois  amassé,  i585 

Sous  le  sceau  du  secret  au  grand  prêtre  laissé. 

Va,  dis-leur  qu'à  ce  prix  je  leur  permets  de  vivre.  » 

JOAD. 

Quel  conseil,  cher  Abner,  croyez-vous  qu'on  doit  suivre? 


ACTE  V,  SCÈNE  II. 


Kt  tout  l'or  de  David,  s'il  est  vrai  qu'en  effet 

Vous  gardiez  de  David  quelque  trésor  secret,  iSqo 

Et  tout  ce  que  des  mains  de  cette  reine  avare 

Vous  avez  pu  sauver  et  de  riche  et  de  rare, 

Donnez-le.  Voulez-vous  que  d'impurs  assassins 

Viennent  briser  l'autel,  brûler  les  chérubins*, 

Et  portant  sur  notre  arche  une  main  téméraire,  iSqS 

De  votre  propre  sang  souiller  le  sanctuaire? 


Mais  siéroit-il,  Abner,  à  des  cœurs  généreux 

De  livrer  au  supplice  un  enfant  malheureux, 

Un  enfant  que  Dieu  même  à  ma  garde  confie, 

Et  de  nous  racheter  aux  dépens  de  sa  vie?  lOoo 

ABNER. 

Ilélas  1  Dieu  voit  mon  cœur.  Plût  à  ce  Dieu  puissant 

Qu'Athalie  oubliât  un  enfant  innocent, 

Et  que  du  sang  d'Abner  sa  cruauté  contente 

Crût  calmer  par  ma  mort  le  ciel  qui  la  tourmente  ! 

Mais  que  peuvent  pour  lui  vos  inutiles  soins?  i6o5 

Quand  vous  périrez  tous,  en  périra-t-il  moins? 

Dieu  vous  ordonne-t-il  de  tenter  l'impossible? 

Pour  obéir  aux  lois  d'un  tyran  inflexible, 

Moïse,  par  sa  mère  au  Nil  abandonné, 

Se  vit  presque  en  naissant  à  périr  condamné;  1610 

Mais  Dieu  le  conservant  contre  toute  espérance, 

Fit  par  le  tyran  même  élever  son  enfance. 

Oui  sait  ce  qu'il  réserve  à  votre  Éliacin, 

1.  L'autel  est  soit  l'autel  de  l'holocauste,  placé  dans  le  vestibule,  soit 
plutôt  l'autel  de  l'encens  :  alinre  aureum  in  quo  adoletiir  incensurn, 
roram  arca  testimonii.  «  L'autel  d'or  où  brûle  l'encens,  devant  l'arche 
(lu  tôinoif^nage.  »  {Exode,  40,  5.)  —  Les  deux  Chérubins  d'olivier,  hauts 
do  dix  coudées,  couvraient  l'arche  de  leurs  ailes. 


i070  ATHALIE 

Et  si  lui  préparant  un  semblable  destin, 

Il  n'a  point  de  pitié  déjà  rendu  capable  i6i5 

De  nos  malheureux  rois  l'homicide  implacable? 

Du  moins,  et  Josabet,  comme  moi,  l'a  pu  voir, 

Tantôt  à  son  aspect  je  l'ai  vu*  s'émouvoir; 

J'ai  vu  de  son  courroux  tomber  la  violence. 

Princesse,  en  ce  péril  vous  gardez  le  silence?  1G20 

lié  quoi?  pour  un  enfant  qui  vous  est  étranger 

SouH'rez-vous  que  sans  fruit  Joad  laisse  égorger 

Vous,  son  fils,  tout  ce  peuple,  et  que  le  feu  dévore 

Le  seul  lieu  sur  la  terre  où  Dieu  veut  qu'on  l'adore? 

Que  feriez-vous  de  plus,  si  des  rois  vos  aïeux  1625 

Ce  jeune  enfant  étoit  un  reste  précieux? 

JOSABET,  tout  bas  à  Joad. 

Pour  le  sang  de  ses  rois  vous  voyez  sa  tendresse  : 
Que  ne  lui  parlez-vous? 

JOAD. 

Il  n'est  pas  temps,  Princesse. 


Le  temps  est  cher.  Seigneur,  plus  que  vous  ne  pensez. 
Tandis  qu'à  me  répondre  ici  vous  balancez,  iG3o 

Mathan  près  d'Athalie  étincelant  de  rage, 
Demande  le  signal  et  presse  le  carnage. 
Faut-il  que  je  me  jette  à  vos  sacrés  genoux? 
Au  nom  du  lieu  si  saint  qui  n'est  ouvert  qu'à  vous  2, 
Lieu  terrible  où  de  Dieu  la  majesté  repose,  i635 

Quelque  dure  que  soit  la  loi  qu'on  vous  impose, 

1.  «  Il  faut  je  Vai  vue  en  parlant  d'Athalie;  on  a  condamné  tout  d'une 
voix  je  Vai  vu.  »  {Sentiments  de  V Académie.)  C'est  que  les  académiciens 
de  ce  temps  connaissaient  mal  l'histoire  de  la  langue.  (Cf.  ^otes  grain 
mnticales.) 

2.  Le  saint  des  saints  où  le  grand  prêtre  entrait  seul  une  fois  l'un, 
le  jour  de  la  Propitialion. 


ACTE  V,  SCÈNE  II.  1071 

De  ce  coup  imprévu  songeons  à  nous  parer. 

Donnez-moi  seulement  le  temps  de  respirer. 

Demain,  dès  cette  nuit,  je  prendrai  des  mesures 

Pour  assurer  le  temple  et  venger  ses  injures.  1640 

Mais  je  vois  que  mes  pleurs  et  que  mes  vains  discours 

Pour  vous  persuader  sont  un  foible  secours  : 

Votre  austère  vertu  n'en  peut  être  frappée. 

Hé  bieni  trouvez-moi  donc  quelque  arme,  quelque  épée; 

Et  qu'aux  portes  du  temple  où  l'ennemi  m'attend,       i645 

Abner  puisse  du  moins  mourir  en  combattant. 

JOAD. 

Je  me  rends.  Vous  m'ouvrez  un  avis  que  j'embrasse. 

De  tant  de  maux,  Abner,  détournons  la  menace. 

11  est  vrai,  de  David  un  trésor  est  resté*. 

La  garde  en  fut  commise  à  ma  fidélité.  i65o 

C'étoit  des  tristes  Juifs  l'espérance  dernière, 

Que  mes  soins  vigilants  cachoient  à  la  lumière. 

Mais  puisqu'à  votre  reine  il  faut  le  découvrir. 

Je  vais  la  contenter,  nos  portes  vont  s'ouvrir. 

De  ses  plus  braves  chefs  qu'elle  entre  accompagnée;  i655 

Mais  de  nos  saints  autels  qu'elle  tienne  éloignée 

D'un  ramas  d'étrangers  l'indiscrète  fureur. 

Du  pillage  du  temple  épargnez-moi  l'horreur. 

Des  prêtres,  des  enfants  lui  feroient-ils  quelque  ombre  2? 

De  sa  suite  avec  vous  qu'elle  règle  le  nombre.  1660 

Et  quant  à  cet  enfant  si  craint,  si  redouté. 

De  votre  cœur,  Abner,  je  connois  l'équité. 

1.  Racine  s'est  préoccupé  dans  ses  Notes  manuscrites  de  répondre  à 
ceux  qui  lui  reprocheraient  cette  fourberie  d'un  grand  prêtre.  II  cite 
Dieu  trompant  Pharaon;  Jésus,  saint  Laurent  usant  de  paroles  é(iuivoques. 
La  meilleure  réponse  est  que  la  ruse  de  Joad  est  dans  la  couleur  du 
caractère  et  du  sujet. 

2.  Faire  ombre  au  sens  de  faire  ombrage,  est  relaté  dans  les  Obser- 
vations de  l'Académie. 


1072  ATIIALIE. 

Je  vous  veux  devant  elle  expliquer  sa  naissance  : 
Vous  verrez  s'il  le  faut  remettre  en  sa  puissance, 
Et  je  vous  ferai  juge  entre  Athalie  et  lui.  i665 


Ah!  je  le  prends  déjà,  Seigneur,  sous  mon  appui*. 
Ne  craignez  rien.  Je  cours  vers  celle  qui  m'envoie. 


SCÈNE  m 

JOAD,  JOSABET,  ISMAËL.  ZACHARIE,  etc. 


Grand  Dieu,  voici  ton  heure,  on  t'amène  ta  proie. 
Ismaël,  écoutez. 

(Il  lui  parle  à  l'oreille.) 

JOSADET. 

Puissant  maître  des  cieux, 
Remets-lui  le  bandeau  dont  tu  couvris  ses  yeux,  1670 

Lorsque  lui  dérobant  tout  le  fruit  de  son  crime. 
Tu  cachas  dans  mon  sein  cette  tendre  victime. 

JOAD. 

Allez,  sage  Ismaël,  ne  perdez  point  de  temps  : 

Suivez  de  point  en  point  ces  ordres  importants. 

Surtout  qu'à  son  entrée  et  que  sur  son  passage  1675 

Tout  d'un  calme  profond  lui  présente  l'image. 

Vous,  enfants,  préparez  un  trône  pour  Joas. 

Qu'il  s'avance  suivi  de  nos  sacrés  soldais. 


1.  «  On  ne  dit  point  prendre  soiis  son  appui,  quoique  appui  s\gn\i\e 
protection  :  ces  deux  termes  doivent  s'employer  avec  des  verbes  dillé- 
rents.  »  {Sentiments  de  l'Académie.) 


ACTE  V,  SCÈNE  IV.  10/3 

Faites  venir  aussi  sa  fidèle  nourrice, 

Princesse,  et  de  vos  pleurs  que  la  source  tarisse.         1680 

(A  un  lévite.) 
Vous,  dès  que  cette  reine,  ivre  d'un  fol  orgueil, 
De  la  porte  du  temple  aura  passé  le  seuil, 
Qu'elle  ne  pourra  plus  retourner  en  arrière. 
Prenez  soin  qu'à  l'instant  la  trompette  guerrière 
Dans  le  camp  ennemi  jette  un  subit  elïroi.  i685 

Appelez  tout  le  peuple  au  secours  de  son  roi, 
Et  faites  retentir  jusques  à  son  oreille 
De  Joas  conservé  l'étonnante  merveille. 
Il  vient. 


SCÈNE  IV 

JOAS,  JOAD,  JOSABET,  troupes  de  prêtres 

ET   DE    LÉVITES,    ETC. 
JOAD  continue. 

Lévites  saints,  prêtres  de  notr^  Dieu, 
Partout,  sans  vous  montrer,  environnez  ce  lieu*;       1690 
Et  laissant  à  mes  soins  gouverner  votre  zèle. 
Pour  paroître  attendez  que  ma  voix  vous  appelle. 

(Us  se  cachent  tous.) 

Roi,  je  crois  qu'à  vos  vœux  cet  espoir  est  permis, 
Venez  voir  à  vos  pieds  tomber  vos  ennemis. 
Celle  dont  la  fureur  poursuivit  votre  enfance  1695 

Vers  ces  lieux  à  grands  pas  pour  vous  perdre  s'avance. 
Mais  ne  la  craignez  pont.  Songez  qu'autour  de  vous 
L'ange  exterminateur  est  debout  avec  nous. 
Montez  sur  votre  trône,  et....  Mais  la  porte  s'ouvre  : 

1.  Levilx  aulem  circinndant  Regptn,  hahentes  siufjuli  arma  sua. 
(Paralip.,  23,  7.)  «  Les  lévites  entourent  le  roi,  ayant  chacun  leurs 
armes,  » 


11^74  ATIIALIE. 

Permettez  un  moment  que  ce  voile  vous  couvre.         1700 

(Il  lire  un  rideau.) 

Vous  changez  de  couleur,  Princesse? 

JOSABET. 

Ah  !  sans  pâlir, 
Puis-je  voir  d'assassins  le  temple  se  remplir? 
Quoi?  ne  voyez-vous  pas  quelle  nombreuse  escorte.... 


Je  vois  que  du  saint  temple  on  referme  la  porte. 
Tout  est  en  sûreté. 


SCÈNE  V 

ATMLIE,  JOAS,   caché  derrière  le  rideau;  JOAD, 
JOSABET,  ABNER,  suite  d'Athalie. 

ATHALIE,  à  Joad. 

Te  voilà,  séducteur,  i7o5 

De  hgues,  de  complots,  pernicieux  auteur. 
Qui  dans  le  trouble  seul  as  mis  tes  espérances, 
Éternel  ennemi  des  suprêmes  puissances. 
En  l'appui  de  ton  Dieu  tu  t'étois  reposé. 
De  ton  espoir  frivole  es-tu  désabusé?  17 10 

Il  laisse  en  mon  pouvoir  et  son  temple  et  ta  vie. 
Je  devrois  sur  l'autel,  où  ta  main  sacrifie, 
Te....  Mais  du  prix  qu'on  m'offre  il  faut  me  contenter. 
Ce  que  tu  m'as  promis,  songe  à  l'exécuter. 
Cet  enfant,  ce  trésor,  qu'il  faut  qu'on  me  remette,      171 5 
Où  sont-ils? 

JOAD. 

Sur-le-champ  tu  seras  satisfaite  : 
Je  te  les  vais  montrer  l'un  el  l'autre  à  la  fois. 

(Le  rideau  se  tire.) 


ACTE  V,  SCÈNE  V.  1075 

Paroissez,  cher  enfant,  digne  sang  de  nos  rois, 
(voniiois-lu  l'héritier  du  plus  saint  des  monarques, 
Heine?  De  Ion  poignard  connois  du  moins  ces  marques.  1720 
Voilà  ton  roi,  ton  fils,  le  fils  d'Okosias. 
Peuples,  et  vous,  Abner,  recoimoissez  Joas. 

ABNF.R. 

Ciel! 

ATHALIE,  à  Joad. 

Perlide  ! 

JOAD. 

Vois-tu  cette  Juive  fidèle, 
Dont  tu  sais  bien  qu'alors  il  suçoit  la  mamelle? 
Il  fut  par  Josabet  à  ta  rage  enlevé.  1726 

-  Ce  temple  le  reçut,  et  Dieu  l'a  conservé. 

-  Des  trésors  de  David  voilà  ce  qui  me  reste. 

^  ATHALIE. 

f    Ta  fourbe  à  cet  enfant,  traître,  sera  funeste. 
i     D'un  fantôme  odieux,  soldats,  délivrez-moi. 


JOAD. 

Soldats  du  Dieu  vivant,  défendez  votre  roi.  1780 

(Ici  le  fond  du  théâtre  s'ouvre.  On  voit  le  dedans  du  temple; 
et  les  lévites  armés  sortent  de  tous  côtés  sur  la  scène.) 

ATHALIE. 

Où  suis-je?  0  trahison!  ô  reine  infortunée*! 
D'armes  et  d'ennemis  je  suis  environnée. 

1.  Audivil  aulem  Alhalia  vocem  popitU  currentis;  et  ingressa  ad 
tiirbas,  in  templum  Domini,  vidil  Regcm  stantem  super  tribunal  juxtn 
morem,  et  cnnlores  et  tubas  jiixta  eum,  omnemque populum  terrse  Ixtan- 
iem  et  canentem  tubis,  et  scidit  veslimenta  sua,  clamavitque  :  Conju- 
ratio,  conjurai iu!  {IV  Rois,  xi,  13-1  i.)  «  Athalio  entendit  le  bruit  du 


107G  ATIIALIE. 


Tes  yeux  cherchent  en  vain,  tu  ne  peux  écliapper, 

Et  Dieu  de  toutes  parts  a  su  t'envelopper. 

Ce  Dieu  que  tu  bravois,  en  nos  mains  t'a  hvrée.  1735 

Rends-lui  compte  du  sang  dont  tu  t'es  enivrée*. 


Quoi?  la  peur  a  glacé  mes  indignes  soldats? 

Lâche  Abner,  dans  quel  piège  as-tu  conduit  mes  pas  ! 


Reine,  Dieu  m'est  témoin.... 

ATHALIE. 

Laisse  là  ton  Dieu,  traître, 
Et  venge-moi. 

ABNER,  se  jetant  aux  pieds  de  Joas. 

Sur  qui?  Sur  Joas!  sur  mon  maître!     1740 


Lui  Joas?  lui  ton  roi?  Songez,  méchants,  songez 
Que  mes  armes  encor  vous  tiennent  assiégés. 
J'entends  à  haute  voix  tout  mon  camp  qui  m'appelle. 
On  vient  à  mon  secours.  Tremblez,  troupe  rebelle. 


peuple  qui  accourait;  et  elle  entra  avec  la  foule  dans  le  temple  du 
Seigneur.  Elle  vit  le  Roi  debout  sur  l'estrade,  selon  l'usage,  et  près  de 
lui  les  chanteurs  et  les  trompettes;  et  tout  ce  peuple  dans  la  joie,  et 
sonnant  de  la  trompette.  Elle  déchira  ses  vêtements,  et  cria  :  Trahison! 
trahison!  » 

1.  Et  vieil  mulierem  ebriani  de   sanguine  sanctoriim.  {Apocahjpse, 
17,  6.)  «  Et  j'ai  vu  une  femme  ivre  du  sang  des  saints.  » 


ACTE  V,  SCÈNE  \'I.  1077 

SCÈNE  VI 

ISMAËL,  JOAS,  JOAD,  ATHALIE,  etc. 

ISMAËL,  à  Joad. 

Seigneur,  le  temple  est  libre  et  n'a  plus  d'ennemis.    1745 

L'étranger  est  en  fuite,  et  le  Juif  est  soumis. 

Comme  le  vent  dans  l'air  dissipe  la  fumée, 

La  voix  du  Tout-Puissant  a  chassé  cette  armée*. 

Nos  lévites,  du  haut  de  nos  sacrés  parvis 2, 

D'Okosias  au  peuple  ont  annoncé  le  fils,  1760 

Ont  conté  son  enfance  au  glaive  dérobée, 

El  la  lille  d'Achab  dans  le  piège  tombée. 

Partout  en  même  temps  la  trompette  a  sonné. 

Et  ses  sons  et  leurs  cris  dans  son  camp  étonné 

Ont  répandu  le  trouble  et  la  terreur  subite      -,  1755 

Dont  Gédéon  frappa  le  fier  Madianite^. 

Les  Tyriens,  jetant  armes  et  bouchers. 

Ont,  par  divers  chemins,  disparu  les  premiers. 

Quelques  Juifs  éperdus  ont  aussi  pris  la  fuite  ; 

Mais  de  Dieu  sur  Joas  admirant  la  conduite,  1760 

Le  reste  à  haute  voix  s'est  pour  lui  déclaré. 

Enfin  d'un  même  esprit  tout  le  peuple  inspiré. 

Femmes,  vieillards,  enfants,  s'embrassant  avec  joie*. 


1.  Sicut  déficit  fumus,  deficiant.  (Ps.,(îl,  3.)  «  Qu'ils  disparaissent 
comme  se  dissipe  la  fumée.  » 

2.  Racine,  dans  ses  Notes  manuscrites,  rappelle  qu'  «  on  fit  monter 
saint  Jacques,  frère  du  Seigneur,  au  haut  du  temple,  pour  y  déclarer  à 
tout  le  peuple  ses  sentiments  sur  Jésus-Christ  ».  C'est  de  là  qu'il  a  pris 
l'idée  de  la  proclamation  faite  ici  par  les  lévites. 

3.  Juges,  7,  16-22. 

i.  Ls0tatiisque  est  omnis  popnlns  terrx,  et  civitas  conqiiievit.  (fV 
hois,  11,  20.)  «  Et  tout  le  peuple  de  la  terre  se  réjouit,  et  la  cité  fut  en 
paix.  » 


1078  ATIIALIE. 

Bénissent  le  Seigneur  et  celui  qu'il  envoie. 

Tous  chantent  de  David  le  fils  ressuscité.  i;65 

Baal  est  en  horreur  dans  la  sainte  cité. 

De  son  temple  profane  on  a  brisé  les  portes. 

Mathan  est  égorgé'. 

ATHALIE. 

Dieu  des  Juifs,  tu  l'emportes! 
Oui,  c'est  Joas,  je  cherche  en  vain  à  me  tromper. 
Je  reconnois  l'endroit  où  je  le  fis  frapper;  1770 

Je  vois  d'Okosias  et  le  port  et  le  geste  : 
Tout  me  retrace  enfin  le  sang  que  je  déteste. 
David,  David  triomphe;  Achab  seul  est  détruit *. 
Impitoyable  Dieu,  toi  seul  as  tout  conduit. 
C'est  toi  qui  me  flattant  d'une  vengeance  aisée,  1775 

M'as  vingt  fois  en  un  jour  à  moi-même  opposée, 
Tantôt  pour  un  enfant  excitant  mes  remords, 
Tantôt  m'éblouissant  de  tes  riches  trésors. 
Que  j'ai  craint  de  livrer  aux  flammes,  au  pillage. 
Qu'il  règne  donc  ce  fils,  ton  soin  et  ton  ouvrage;        1780 
Et  que  pour  signaler  son  empire  nouveau. 
On  lui  fasse  en  mon  sein  enfoncer  le  couteau. 
Voici  ce  qu'en  mourant  lui  souhaite  sa  mère  : 
Que  dis-je,  souhaiter?  je  me  flatte,  j'espère 
Qu'indocile  à  ton  joug,  fatigué  de  ta  loi,  1785 

Fidèle  au  sang  d'Achab,  qu'il  a  reçu  de  moi, 
Conforme  à  son  aïeul,  à  son  père  semblable. 
On  verra  de  David  l'héritier  détestable 


1.  In(/ressusque  est  omnis  populus  ierrse  templum  Baal,  et  destrii- 
xeriint  aras  ejiis,  et  imagines  contriverunt  valide;  Mathan  quoque 
sacerdotem  Baal  occiderunt  corain  altari.  {Rois,  IV,  11,  18.)  «  Et  tout 
le  peuple  de  la  terre,  entra  dans  le  temple  de  Baal,  détruisit  les 
autels  et  brisa  les  images.  Il  tua  aussi  Mathan,  le  prêtre  de  Baal,  devant 
l'autel.  » 

2.  David,  Achab:  la  maison  de  David,  d'Achab.  Comme  il  a  dit  plus 
Iiaut  David  éteint,  pour  la  race  de  David  éteinte. 


ACTE  V,  SCÈNE  VII.  1079 

Abolir  tes  honneurs,  profaner  ton  autel, 

Et  venger  Athalie,  Achab  et  Jézabel.  1790 

JOAD. 

Qu'à  l'instant  hors  du  temple  elle  soit  emmenée* 

Et  que  la  sainteté  n'en  soit  point  profanée. 

Allez,  sacrés  vengeurs  de  vos  princes  meurtris*, 

De  leur  sang  par  sa  mort  faire  cesser  les  cris. 

Si  quelque  audacieux  embrasse  sa  querelle,  1795 

Qu'à  la  fureur  du  glaive  on  le  livre  avec  elle. 


SCÈNE  VII 

JOAS,  JOAD,  JOSABET,  ABNER,  etc. 


Dieu,  qui  voyez  mon  trouble  et  mon  affliction, 
Détournez  loin  de  moi  sa  malédiction. 
Et  ne  souffrez  jamais  qu'elle  soit  accomplie. 
Faites  que  Joas  meure  avant  qu'il  vous  oublie. 

JOAD,   aux  lévites. 

Appelez  tout  le  peuple,  et  montrons-lui  son  roi. 
Qu'il  lui  vienne  en  ses  mains  renouveler  sa  foi. 


1.  Prxcepit  autem  Joiada  centurionibiis  qui  ernnt  super  exercilum, 
et  ait  eis  :  Educite  enm  extra  septa  templi;  et  quicumque  eam  sectitus 
fuerit,  feriatur  (jladio.  Dixerat  enim  sacerdos  :  Non  occidatur  in  tem- 
plo  Domini.  (IV  lioisy  11,  15.)  «  Joïada  donna  cet  ordre  aux  centurions 
qui  commandaient  l'armée  :  «  Emmenez-la,  dit-il,  hors  de  l'enceinte 
«  du  temple,  et  que  ceux  qui  l'ont  suivie  soient  frappés  de  l'épée.  » 
Car  le  prêtre  avait  dit  :  «  Ne  la  tuez  pas  dans  le  temple  du  Seigneur.  » 

2.  Meurtrir,  archaïque  déjà,  pour  tuer.  11  était  courant  en  ce  sens 
au  XVI'  siècle. 


1080  ATIIAUE. 

Roi,  prêtres,  peuple,  allons,  pleins  de  rcconnoissance, 

De  Jacob  avec  Dieu  conlinner  l'alliance'. 

Et  saintement  confus  de  nos  égarements,  i8o5 

Nous  rengager  à  lui  par  de  nouveaux  serments. 

Abner,  auprès  du  Roi  reprenez  votre  place. 

Hé  bien?  de  cette  impie  a-t-on  puni  l'audace? 


SCÈNE  Vin 

Un  lévite,  JOAS,  JOAD,  etc. 

un  lévite. 

Le  fer  a  de  sa  vie  expié*  les  horreurs. 

Jérusalem,  longtemps  en  proie  à  ses  fureurs,  1810 

De  son  joug  odieux  à  la  fin  soulagée, 

Avec  joie  en  son  sang  la  regarde  plongée. 

JOAD. 

Par  cette  fin  terrible  et  due  à  ses  forfaits. 

Apprenez,  roi  des  Juifs,  et  n'oubliez  jamais 

Que  les  rois  dans  le  ciel  ont  un  juge  sévère,  181 5 

L'innocence  un  vengeur,  et  l'orphelin  un  père. 

1.  IV  Rois,  a,  n. 

2.  Expié  est  employé  hardiment  pour  punir,  ou  bien  lui  a  fait 
expier.... 


FIN  DU  CINQUIEME  ET  DERNIER    ACTE 


NOTES   GRAMMATICALES 


ARTICLE 

1.  Emploi  de  l'article  où  nous  l'omettons  aujourd'hui  :  Mithr.,  773; 
Iph.,  969. 

2.  Omission  de  l'article:  Brit.,  dédicace  (fin),  55;  Bér.,  -491; 
/p/i.,1392;  P/fliV/.,63. 

3.  Racine  a  dit  une  fois  :  des  indignes  fils  pour  d'indignes  fils  : 
3/ i7/ir.,  306. 

SUBSTANTIF 

4.  Racine  suit  l'usage  de  son  temps  pour  les  noms  propres.  On 
commence  à  ne  les  plus  franciser.  On  garde  ceux  auxquels  l'usage  a 
donné  une  forme  française;  on  conserve  aux  autres  leur  terminaison 
latine.  Racine  dit  également  Claude  et  Claudius  dans  les  vers  de  Britan- 
nicns  :  il  dit  toujours  Claudius  dans  sa  Préface.  11  dit  Titus,  tandis  que 
Corneille  écrit  Tite.  Vaugelas  avait  donné  dans  ses  Bemarqnes  une 
longue  note  où  il  essayait  de  marquer  les  règles  de  l'usage  :  la  sub- 
stance en  est  que  les  noms  les  plus  courts  sont  les  plus  réfractaircs  à 
la  forme  française,  et  que  les  plus  illustres  sont  ceux  qui  la  prennent 
de  préférence. 

5.  Le  genre  de  certains  substantifs  a  varié  ou  était  encore  incertain. 
Racine  fait  offre  tantôt  masculin  :  Baj.,  1092,  et  tantôt  féminin  : 
Baj.,  15.50;  il  hésite  sur  le  genre  d'équivoque  {Plaid.,  Préface,  et 
variante).  11  fait  amour  très  fréquemment  féminin:  Bér.,  1503; 
Baj.,  337;  Brit.,  51  ;  Phèd.,  1473;  mais  très  souvent  aussi  masculin  : 
Mithr.,  711.  Vaugelas  préférait  le  féminin;  mais,  au  temps  de  Racine, 
Ménage  notait  le  masculin  comme  ordinairement  usité  en  prose. 

6.  Racine  emploie  quelques  substantifs  en  ement  qui  ne  sont  pas 
restés,  comme  retardement  :  Andr.,  i06;  Baj.,  1331;  Iph.,  1067.  Ces 


1082  NOTES  GRAMMATICALES. 

substantifs  sont  pourtant  moins  nombreux  chez  lui  que  chez  Corneille 
et  chez  les  écrivains  du  commencement  du  siècle,  moins  nombreux 
aussi  que  chez  Mme  de  Sévigné. 

7.  Racine  emploie  au  pluriel  un  certain  nombre  de  substantifs 
abstraits:  Brit.,  591;  Iph.,  873.  En  général,  il  exprime  ainsi  les  effets  ou 
manifestations  de  la  qualité  qui  serait  marquée  par  le  singulier. 

8.  Le  substantif  abstrait,  chez  Racine,  se  substitue  très  souvent,  par 
un  emploi  fort  original,  au  nom  de  la  personne  ou  de  la  chose  à  qui 
appartient  la  qualité,  attribut  ou  partie  qu'indique  ce  substantif, 
lorsque  surtout  c'est  cette  qualité,  attribut  ou  partie  qui  produit  ou 
subit  l'action  marquée  par  le  verbe.  11  tient  lieu  alors  d'im  adjectif 
accompagnant  le  sujet  ou  régime  :  Andr.,  3G5;  382-3;  4i9-51  ;  Bvit.,  81  ; 
153;  1399;  Bnj.,  1208;  Mithr.,  525;  Iph.,  82;  291. 

9.  Le  substantif  garde  parfois  la  force  du  verbe  dont  il  déiive,  pour 
se  construire  avec  le  même  complément  :  ainsi  abord  et  fuite  : 
Andr.,  1276;  Baj.,  87i. 

10.  Substantifs  employés  comme  adjectifs  :  les  substantifs  en  eur  sur- 
tout, adorateur:  Bér.,  53;  imposteur:  Iph.,  757;  empoisonneur: 
Ath.,  1388;  quelques  autres  encore,  comme  pai'ricide  :  Esih.,b'50. 


11.  Adjectifs  au  neutre  pris  substantivement:  Plaid.,  706;  Brit., 
i"  Préface  (Néron  est  ici  dans  son  particulier)  ;  Esth.,  Préface  (le  secret 
de  leur  maison). 

12.  Il  y  a  chez  Racine  quelques  vestiges  de  l'ancien  usage  qui  donnait 
au  comparatif  le  sens  du  superlatif  :  Baj.,  623;  875. 

13.  Adjectif  au  sens  de  l'adverbe  :  Iph.,  819,  etc. 

H.  Adjectif  transposé  d'un  substantif  à  l'autre  :  Brit.,  518. 

15.  Adjectif  tenant  lieu  d'une  proposition  relative  :  Iph.,  295. 

16.  Adjectif  placé  avant  le  substantif,  contre  l'usage  actuel  :  Iph., 
1445;  1457;  Brit.,  1161  ;  Andr.,  336  ;  Esth.,  1167. 

VERBE 

17.'  Racine  emploie  très  souvent  le  verbe  réfléchi  pour  le  passif  : 
Ath.,  177;  Brit.,  1619;  Iph.,  1125. 

18.  Verbe  neutre  employé  activement  :  Plaid.,  131. 

19.  Indicatif  pour  le  subjonctif:  Andr.,  1188.  L'indicatif  affirme  plus 
nettement  la  réalité  du  fait. 

20.  Temps  passés  de  l'indicatif  pour  le  conditionnel  :  Brit.,  61  ;  153; 
1221  ;  Baj.,  OU;  555;  555;  951  ;  Iph.,  981  ;  Mithr.,  488;  Andr.,  728. 

21.  Subjonctif  pour  le  futur,  ou  le  conditionnel,  pour  marquer  la 
possibilité  :  Andr.,  278;  402;  987;  //>/i.,  1545;  Bér.,  570. 


NOTES  GRAMMATICALES.  1083 

2-2.  Présent  de  l'indicatif  pour  le  futur  :  Z/n/.,  8;  Iplu,  176;  1082; 
j087;Bér.,  60. 

25.  Présent  pour  l'imparfait,  dans  une  proposition  relative  équivalant 
au  participe  présent  :  Phèd.,  657. 

24.  Kniploi  des  auxiliaires.  Être  ])0\\v  avoir  :  Plaid.,  24;  Ber.,  550; 
Baj.,  1441  ;  Mithr.,  1486;  Phèd.,  1176;  1567  (et  ici  le  participe  étant  est 
sous-entendu);  Eslli.,  88.  Avoir  pourt'//-6'  :  Esth.,  Vréi.  {avait  passé).  En 
général,  mais  non  toujours,  avoir  marque  l'acte;  être,  l'état  consé- 
cutif à  l'acte. 

25.  Emploi  de  l'infinitif  ou  du  participe,  formant  une  proposition 
dont  le  sujet  non  exprimé  n'est  pas,  contrairement  à  l'usage  actuel,  le 
sujet  de  la  proposition  principale  -.Plaid.,  149;  Brit.,  145;  1082;  1254; 
Baj.,  1470;  Mithr.,  581; /;;/i.,  166;  Esth.,  203;  410.  Ainsi,  dans  Brif., 
1254,  pour  obéir  signifie  pour  qu'il  obéisse. 

26.  Le  participe  passé  joint  à  un  nom  forme  souvent  une  locution 
équivalente  à  l'emploi  d'un  substantif  abstrait  dont  ce  nom  serait  le 
complément.  C'est  l'idée  du  participe  qui  est  le  vrai  sujet  du. régime 
du  verbe.  Cette  construction  est  toute  latine.  Andr.,SO;  i\9l;Brit., 
1124;  Baj.,  689;  Iph.,  165-6;  1415;  1451  ;  Eslh.,  510;  1068;  Alh.,  1688; 
Préface  {Joas  reconnu,  pour  dire  la  reconnaissance  de  Joas). 

27.  Racine  ne  distingue  pas  le  participe  présent  de  l'adjectif  verbal, 
et  fait  accorder  le  participe  en  genre  et  en  nombre  avec  le  substantif  : 
Andr.,  860;  1529;  155i;  Brit.,  580;  Bér.,  1166;  P/itV/.,  395;  A//i.,124.  Au 
contraire,  sans  accord  :  Esth.,  107-8;  Mithr.,  1616. 

28.  Racine  laisse  parfois  le  participe  passé  sans  accord,  conformément 
à  l'avis  de  Patru  et  de  Douhours,  lorsque  d'autres  mots  suivent  le  parti- 
cipe dans  la  proposition  :  Iph.,  Préface  {l'estime  et  la  vénération  que  j'ai 
toujours  eu  pour...);  mais  surtout  lorsque  le  participe  est  suivi  d'un 
infinitif  :  Brit.,  398;  Phèd.,  1235;  Esth.,  1105;  Ath.,  1618. 


29.  Emploi  du  pronom  il  au  neutre  :  Iph.,  1221  ;  Plaid.,  768. 

30.  Emploi  du  pronom  la  pour  le,  pour  tenir  lieu  de  l'attribut, 
lorsque  c'est  une  femme  qu'on  désigne  :  Plaid.,  272. 

31.  Emploi  du  pronom  comme  régime  indirect,  sans  préposition,  pour 
marquer  l'intérêt  qu'on  donne  à  quelqu'un  dans  l'action  exprimée  par 
le  verbe  :  Esth.  Préface  {on  leur  met  à  profit)  ;  Brit.,  575. 

32.  Pronom  régime  indirect  sans  préposition,  où  nous  employons 
plutôt  une  préposition,  avec  les  adjectifs  notamment:  Andr.,iid()', 
Phèdr.,\m.'i;  Iph.,^n. 

35.  Transposition  du  pronom,  régime  d'un  infinitif,  et  qu'on  place 
devant  le  verbe  dont  dépend  cet  infinitif  :  il  la  viendra  presser  {Andr., 
128).  Vaugelas  déconseillait  cette  transposition,  et  Corneille  se  mon- 


lOXi  NOTES  GRAMMATICALES. 

Ira  disposé  à  suivre  Vaugelas  en  corrigeant  nombre  de  vers  où  il 
avait  d'abord  suivi  l'usage.  Racine,  au  contraire,  a  préféré  transposer 
le  pronom,  bien  qu'il  offre  aussi  des  exemples  de  l'usage  moderne. 
Transposition:  Aiulr.,  139;  544;  Br/7.,1298;  Bnj.,  iGO;  908;  Mithr., 
390;  Ath.,  183.  Tour  moderne  :  Ipfi.,  701  ;  Ath.,  1713;  Phèd.,  1529. 

3i.  Suppression  du  pronom  réfléchi  devant  l'infinitif  précédé  de  cer- 
tains verbes:  faire,  voir,  laisser,  sentir,  entendre,  etc.  Ellexo'û  dissiper 
sa  jeunesse,  pour  se  dissiper  {Plaid.,  143).  Tour  caractéristique  de  la 
langue  classique,  qui  a  duré  jusqu'à  ce  siècle  :  Andr.,  1410;  Plaid.,  191  ; 
Brit.,  1"  Préface  {faire  rémer);  612;  1067;  Mithr.,  1693;  Ath.,  93;  194. 

33.  Emploi  des  pronoms  en,  ?/,  le  pour  rappeler  non  un  nom  exprimé 
précédemment,  mais  une  idée  présentée:  Andr.,  1289;  Bér.,  1460; 
Mithr.,  1017;  Brit.,  1410;  1433. 

36.  Emploi  de  l'adjectif  possessif,  au  lieu  de  l'article,  et  même  où 
nous  employons  le  substantif  sans  article  :  Ath.,  1204;  Esth.,  1033. 

37.  Démonstratif  au  sens  latin  {hic=  meus)  :  Phèd.,  558. 

38.  Pronom  possessif  ou  démonstratif  remplaçant  un  nom  sans 
article  :  Ai/i.,  Préface  {Un  jour  de  fête  :  ccWe  delà  Pentecôte);  Bér., 
1208-9;  *fîï/ir.,  1032. 

39.  Même  au  sens  de  lui-même,  devant  le  nom  :  Iph.,  679;  Bér.,  89. 

40.  Qui,  neutre,  pour  quoi:  Br/Ï.,1323;  Iph.,  553;  1128;  Mithr.,  1063. 

41.  Quoi,  pour  lequel,  rapporté  à  un  nom  féminin  :  //>/i.,  Préface  {les 
choses  en  quoi...). 

42.  Dont,  pour  d'où.  :  Esth.,  209  :  emploi  approuvé  par  Vaugelas.  Mais 
Vaugelas  eût  blâmé  Baj.,  324. 

43.  Dont,  pour  par  qui,  régime  du  verbe  passif.  Cf.  plus  loin,  58;  Ath  , 
533;  Brit.,  734. 

4i.  Lequel,  pour  qtii  :  Ath.,  Préface  (Il  n'y  avait  que  ceux  de  cette 
famille,  lesquels...). 

43.  Relatif  éloigné  de  son  antécédent  :  Anrfr., 1455;  Plaid.,  552;  Baj., 
1701  ;  Iph.,  856. 

46.  Double  relatif  (gî<'on  dit  qui  aime),  au  relatif  suivi  d'un  qtie  con- 
jonction {qu'on  dit  qu'elle  a  vu)  :  Brit.,  2'  Préface,  ligne  1  ;  Mithr.,  Pré- 
face (que  je  puis  dire  qui  n'a  point  déplu);  Iph.,  775;  Ath.,  978. 

47.  Racine,  comme  tous  ses  contemporains,  évite  le  relatif  précédé 
d'une  préposition,  qu'il  remplace  par  où,  et  souvent  où  par  la  simple 
conjonction  que.  Où  :  Brit.,  322;  Bér.,  890;  1238;  1294:  Baj.,  1704;  Que  : 
Mithr.,  120;  Iph.,  Préface,  1180;  Ath.,  1299;  Andr.,  465:  Brit.,  91  :  Phèd., 
1235;  1510;  £s^/i.,  405. 

ADVERBE 

48.  Formation  de  locutions  adverbiales  avec  sans  :  Iph.,  78  ;  Andr. ,991. 

49.  Emploi  de  ainsi  dans  un  souhait,  comme  sic  en  latin  :  Esth.,  1006. 

50.  Comme  pour  comment  :  Plaid.,  57  ;  Brit.,  1725. 


NOTES  GRAMMATICALES.  1085 

51.  Comme,  au  sens  de  en  qualité  de  :  Bér.,  672. 

52.  Négation  omise  après  avant  que  :  Eslh.,  889.  Explétive  :  Iph.,  673. 

53.  Négation  ne  supprimée  dans  l'interrogation  :  Mithr.,  125; 
Esth.,  643. 

54.  Négation  faisant  pléonasme  :  2)as  avec  rien  :  Plaid.,  472;  point 
avant  ou  après  ni  :  Esih.,  347. 

35.  Omission  de  ni  devant  un  ou  deux  termes  d'une  énumération  : 
Z?m,  587; /ja/i.,  1399;  1474. 

PRÉPOSITIONS 

56.  A  =  dans  :  Ath.,  1541  ;  Iph.,  1532;  Baj.,  952.  —  A  =  en  face  de  : 
Andr.,  1401.—  A  =  pour  :  Bér.,  60;  Esth.,  214;  Baj.,  1066;  Andr., 
5%.  —  A  =  s?/r  :  Ijth.,  208.  —  A  =  </c,  après  certains  verbes,  différer, 
tâcher:  Phèd.,  1012;  Brit.,  498.  —  A  =  m  et  un  participe  présent,  ou 
quand  avec  l'indicatif  :  Iph.,  Préface,  fin  [retenu  à  prononcer). 

57.  Prêt  à,  disposé  à  :  Bér.,  618;  sens  de  près  de  :  Andr.,  46;  755; 
1375; /M-,  1496. —  Pref  de,  disposé  à  :  Af/i.,  1274;  Phèd.,  1482;  sens 
de  près  de  :  Mithr.,  655;  Iph.,  760. 

58.  De,  avec  un  substantif,  remplaçant  un  adjectif  :  J)/i7/ir.,  654  (de 
lumière  =  lumineux).  —  Sens  objectif  :  Iph.,  1157;  Andr.,  1039.  —Dt^ 
=  par,  après  le  verbe  passif  :  Brit.,  385.  —  De  =  à,  après  un  verbe, 
forcer,  consentir,  commencer,  s'offrir,  se  plaire  :  Mithr.,  1520;  5nï., 
551  ;  765;  Mithr.,  493.  —  De  omis  après  avant  que  :  Mithr.,  987. 

59.  Dès  =  rfe^^MW  :  Brit.,  765. 

60.  i)a?is  =  en,  avec  un  nom  propre  :  Andr.,bS;  Mithr.,  Vréiaco 
[dans  l'Italie). 

61.  En  =  dans  :  Andr.,  70;  Brit.,  51.  —  En  =  à,  devant  un  nom  de 
ville  :  Iph.,  94;  devant  un  nom  commun  :  Iph.,  Préface  {en  sa  place).  — 
En  =  quant  à,  pour  ce  qui  est  de  :  Andr.,  198. 

62.  Parmi,  avec  un  nom  singulier  :  Brit.,  695. 

63.  Pour  =  au  sujet  de  :  Phèd.,  613;  Iph.,  558.  —  Par  ce  que- 
Plaid.,  48. 

64.  Sur,  avec  l'idée  de  justice  ou  de  punition  :  Ath.,  235. 

65.  Vers  =  envers  :  Baj.,  899. 


CONJONCTIONS 

66.  Devant  que  =  avant  que  :  Andr.,  1429;  Baj.,  1493;   Bér.,  1188; 
P/aîV/.,653. 

67.  Que  =  sinon  :  Brit.,  329;  Bér.,  1318. 

68.  Que  =  de  ce  que  :  Brit.,  971. 

69.  Que,  devant  le  subjonctif,  au  sens  optatif:  que  puisse...,  Iph., 
nO;  Esth.,  2. 


I08G  NOTES  GRAMMATICALES. 


ACCORD 


70.  Adjectif  se  rapportant  à  deux  substantifs,  et  s'accordant  avec  un 
seul  -.Ath.,  1269;  Brit.,  2*  Préf.  (rf'w/ie  honlé  et  d'une  vertu  exemplaire). 

71.  Verbe  au  pluriel  avec  un  sujet  au  singulier,  et  un  attribut  au 
pluriel  :  Plaid.,  425. 

72.  Verbe  au  singulier  avec  deux  ou  trois  sujets  : /îr/7..  1B6G;  Bér.j 
478;  1478;  Baj.,  788;  933-4;  1254;  1438;  /i^/i.,  99;  903; /!//(.,  Préface, 
403.  —  Relatif  avec  deux  antécédents,  et  verbe  au  singulier  : 
Mithr.,  1070. 


CONSTRUCTION 

73.  Racine  construit  souvent  après  un  verbe  des  régimes  de  nature 
différente  :  Andr.,  166-8;  Bér.,  1484-8;  Baj.,  1019-20;  Ath.,  369-70; 
551-53. 

74.  Construction  correcte,  singulière  en  apparence  :  Je  ne  vois  plus  que 
vous  qui  la  puisse  défendre  :  Iph.,  902.  De  même  Brit.,  656.  L'antécé- 
dent joerso7i?ie  ou  un  mot  analogue  est  sous-entendu:  Je  ne  vois  plus 
personne  qui  puisse,  sinon  vous. 

75.  Racine,  par  une  constructionoriginale.jette  en  avant  des  adjectifs 
et  participes,  ou  diverses  appositions  se  rapportant  à  un  substantif  ou 
pronom  régime,  qui  sera  ensuite  exprimé,  ou  même  au  pronom  ren- 
fermé dans  un  adjectif  possessif  qui  vient  dans  la  suite  de  la  phrase  : 
Aîidr.,  183;  291  ;  690;  835;  1059-60;  1079-80;  1145-6;  BriL,  401  ;  405-6; 
Baj.,  135;  1529;  1690-1  ;  Phèd.,  358;  1043-4;  1520-1  ;  Iph.,  79;  369;  606; 
Ath.,  250;  575-8;  Esth.,  306.  Racine  essaie  par  là  de  donner  à  la  langue 
française  les  avantages  de  la  construction  synthétique  du  latin. 

76.  Accumulation  d'appositions  rapportées  à  un  substantif  qui  en 
résume  l'idée  :  Mithr.,  440-7. 

77.  Racine  use  de  quelques  constructions  latines.  Ainsi  douter  si...  : 
Brit.,  dédicace  (début). 

78.  Latinisme  aussi,  l'emploi  de  l'interrogation  indirecte  :  Brit.,  dédi- 
cace (i^oî«  fûtes  témoin  avec  quelle...);  146-7;  Ber.,  340;  3/î7/ir.,  934; 
Iph.,  196. 

79.  Latinisme,  l'interrogation  dépendant  d'un  adjectif  ou  participe 
qualifiant  le  sujet:  Esth.,  519;  Brit.,  1001;  Iph.,  i%i;  Phèd.,  253.  — 
Double  interrogation,  l'une  dépendant  d'un  participe  se  rapportant  au 
sujet  du  verbe  dont  l'autre  dépend  :  Ath.,  1009-10. 

80.  Latinisme  :  ce  que  pour  autant  que  :  Mithr.,  504. 

81.  Latinisme  :  tour  équivalent  à  l'adjectif  suivi  du  supin  passif  : 
JWi7/ir.,  905;  P/iérf.,  1211. 

82.  Latinisme  :  contredire  à  :  Brit.,  587. 


NOTES  GRAMMATICALES.  1087 

83.  Svllepse  :  B(=/'.,  Préface  {ils  ont  cru  :  ils  rapporté  à  ;9<?7'S07i7ies); 
Br/7.,  1369;  1485;  Estlu,  80;  Aih.,  1408. 

84.  Ellipse  :  Brit.,  1036;  1596;  Bér.,  155-6;  164;  Iph.,  225;  Phèd.,  344; 
Andr.,  1365;  .Vi7/i?-.,  546. 

85.  Pléonasme  :  antécédent  exprimé  d'une  proposition  :  Miihr.,  999. 

86.  Inversion  :  Z?fl>.,  1446;  Ath.,  113;  Iph.,  155;  finï.,  1019;  yi?irfr., 
1017;  /l//i.,  1511  :  945-6;  Andr.,  301. 

87.  Anacoluthe  :  Iph.,  709-10;  Brit.,  499-505. 


ARCHAÏSMES 

88.  Vocabulaire  :  si  pourtant  :  Plaid.,  197.  —  En  ça.  Plaid.,  201. 

89.  Orthographe  :  suppression  des  s  dans  les  présents  de  l'indicatif 
(1"  personne  du  sing.)  et  de  l'impératif  (2*  personne  du  sing.).  Ces 
formes  sans  s  ne  se  trouvent  plus  qu'à  la  rime,  où  elles  sont  maintenues 
par  l'usage  de  rimer  pour  les  yeux  :  le  rajeunissement  de  l'ortho- 
graphe dans  les  éditions  les  a  fait  disparaître  de  l'intérieur  des  vers  : 
Andr.,  688;  803;  1095;  1625;  P/aiV/.,  65;  234;  Brit.,  346;  Baj.,  579;  867; 
Mithr.,  321;  Iph.,  608;  Phèd.,  399;  579;  640;  987;  £s//i.,  890.  L'ar- 
chaïsme ici  n'appartient  pas  au  poète,  mais  à  l'éditeur. 


VERSIFICATION 

90.  Rime  de  oi  avec  ai  (selon  la  prononciation  actuelle)  :Mi7/ir.,  664-5; 
Plaid.,  7£o-6;  Andr.,  1069-70. 

91.  Rime  de  ier  (monosyll.)  avec  i-er  dissyll.  :  Plaid.,  277-8;  461-2. 

92.  Rime  dite  normande,  approcher-cher  :  Plaid.,  971-2  ;  Mithr.,  853-4; 
Baj.,  467-8. 

93.  Crieiir  rimant  avec  Monsieur  :  Plaid.,  549-50.  De  même  d'autres 
mots  terminés  par  une  consonne  muette  riment  avec  des  mots  où  la 
consonne  se  prononce  :  Bér.,  197-8;  Ath.,  621-2;  1064-5. 

94.  A  bref  rimant  avec  a  long:  Brit.,  706-7;  Baj.,  65-6;  1173-4; 
Mithr.,  295. 

95.  Rime  pour  les  yeux  par  modification  d'orthographe  :  Plaid.,  729; 
Baj.,  1183;  par  emploi  inexact  du  pluriel  ou  du  singulier  :  Plaid. ^ 
4^8  ;  709. 

96.  Rime  pauvre  :  Baj.,  600-601. 

97.  Mot  rimant  avec  lui-même  :  Plaid.,  787-8;  779-80. 

98.  Contraction  de  Ve  muet  dans  certaines  formes  du  verbe  {fira, 
paira,  etc.)  :  Plaid.,  1  ;  396;  489;  Brit.,  553;  Baj.,  924;  869;  Bér.,  869; 
884;  1480;  Phèd.,  50;  443;  811  ;  ou  dans  certains  adverbes  (gaiment)  : 
Plaid.,  497. 

99.  Elision  du  pronom  le  placé  après  le  verbe  :  Plaid.,  202;  614. 


1088  NOTES  GRAMMATICALES. 

100.  Hiatus:  PZfl/rf.,  689;  711. 

101.  Enjambement  (plus  ou  moins  marqué):  Plaid.,  110;  187;  403; 
514;  731-2;  Brit.,  174;  Baj.,  824;  1655;  Mithr.,  248;  Andr.,  1034;  1532; 
Plièd.,  iU5-6;  Ath.,  1593;  Bér.,  837  ;  889. 

102.  Déplacement  de  césure  :  coupe  ternaire  du  vers  :  Andr..  1548; 
Bn7.,  184;  Baj.,  22i;  465;  604;  828;  943-4  (Var.);  1427;  1728;  Phèd.. 
607;  Af/i.,  12;  26;  880;  1677. 

103.  Dislocation  et  coupes  remarquables  de  l'alexandrin  -..Plaid., 
108-9;  730   Esth.,^To. 


LEXIQUE  ABRÉGÉ 

DE  LA  LANGUE  DU  THEATRE  DE  RACINE* 


Abolir:  Brit.,  646;  Ath.,  1789. 

Abord,  arrixée  :  Iph.,  3i9. 

Abuser,  tromper:  Esther,  15; 
Phèd.,  5-21  ;  1599. 

Accordé,  fiancé  :  Andr.,  acteurs; 
Mithr.,  acteurs. 

Accuser,  révéler  :  Iph.,  241. 

Affable  :  Ath.,  1525. 

Aigrir,  au  fig.  :  Brit.,  1760;  Iph., 
139;  1062. 

Airain:  Mithr.,  767;  Ath.,  1423. 

Aller  (s'en),  avec  un  infinitif, 
sens  du  futur.  Iph.,  387;  1024: 
Mithr.,  Z2. 

Ame:  Mithr.,  1696;  Esth.^  1172. 
'  —  Personne  :  Plaid.,  166. 

Amitié,  affection  paternelle  ou 
filiale:  Iph.,  1452;  Ath..  717. 

Amour,  féminin  :  Brit.,  51  ;  Bér., 


1503;  Phèd.,  1473;  Mithr.,  86; 
£s?/i.,  1038.  —  Masc.  :  Mithr.,  711. 

Amusement:  Iph.,  168;  Bér.,  528. 

Appareil:  Bn/.,  389;  Iph.,  906; 
Mî7/ir.,  934. 

Appointer  :  Plaid.,  220. 

Approche:  /;?/i.,  1061;  P/ièrf., 
313. 

Appui:  Mithr.,  669;  £s//i.,  21; 
A</i.,  1666. 

Appuyer,  au  fig.  :  Andr.,  210; 
.tfî7/ir.,  508;  Bér.,  440. 

Armer  :  Iph.,  57  ;  £s//i.,  171,  493. 

Arrêter,  retenir,  retarder  :  Brit., 
511  ;  Bér.,  82. 

Assidu  à  :  Esth.,  240. 

Assurer,  rendre  sûr,  affermir: 
Brit.,%o;  Mithr.,  493,  784.  —  Mettre 
en  sûreté:  Esth., i6iO.  —Rassurer, 


1.  Je  me  suis  beaucoup  aidé  pour  ce  travail,  en  y  ajoutant  parfois, 
de  l'excellent  lexique  do  M.  Marty-Laveaux  (dans  l'éd.  P.  Mesnard).  J'ai 
cru  utile  d'offrir  un  choix  des  mots  et  des  emplois  les  plus  remar- 
quables que  la  langue  de  Racine  présente,  comparée  à  la  nôtre  :  on 
sera  ainsi  fourni  d'une  abondance  d'exemples  qui  feront  mieux  con- 
naître la  langue  des  tragédies  de  Racine,  et  môme  aussi  l'art  de  son 
style.  l'uis,  par  les  comparaisons  qu'on  peut  faire  avec  les  autres  écri- 
vains du  temps,  ces  exemples  aideront  à  prendre  une  idée  exadle  de 
la  langue  du  xvii'  siècii;. 

KACINE.  35 


1000 


LEXIQUE  ABRÉGÉ 


Alli.,  G85.  —  S'assurer  sur  :  Drit., 
222;  246;  en  :  Ath.,  1124;  à  :  Baj., 
533.  —  Assuré,  certain  :  A7idr., 
1146;  Bnt.,9. 

Atteindre  :.  Anrfr.,  1475;  Iph., 
1022;  Brit.,  703. 

Atteinte  :  Brit.,  487  ;  Jlfi//ir.,1571  ; 
Eslh.,  io8. 

Attendre,  s'attendre  à,  espérer: 
Anclr.,  833;  635;  119;  Bér.,  86. 

Attendre  à  (S'),  compter  sur,  se 
fiera  :  Brit.,  743. 

Autoriser  :  Mithr.,  485. 

Avancer,  .  approcher  :  Bér.,  43; 
1006. 

Avouer,  reconnaître  :  Bér.,  1008; 
Plaid.,  591.  —  Sens  opposé  à  dés- 
avotier  quelqii'tin  •  Phèd.,  811. 

Balancer,  tenir  en  suspens,  ou  en 
équilibre:  Bér.,  451  ;  jl////ir.,  457; 
Bnj.,  1088. 

Bizarre:   Andr.,  734;  Alh.,M^. 

Bruit,  renommée  :  Mithr.,  922; 
Baj.,  56. 

Captiver:  Brit.,  716;  601. 

Chagrin:  Phèd.,  1111;  Andr., 
1"  ['réf. 

Chagriner:  P/it'rf.,  38. 

Champ,  carrière  ou  lice:  Iph., 
1367;  Phèd.,  1358;  Plaid.,  528. 

Charme,  sens  étymologique  : 
Baj.,  705;  Phèd.,  1231;  Anrfr., 
673. 

Chatouiller:  Iph.,  82. 

Chercher  :  Bér.,  162. 

Clarté  :  Esth.,  708 

Climat  :  Esi/i.,  10;  Baj.,  479. 

Colorer.    A^/i.,   46;   Brit.,   108. 

Commander  :  Iph.,  320. 

Commettre:  Andr.,  1128;  J5a;., 
1161;B/77.,  582;//j/i.,629. 

Compendieusement  :  Plaid.,  794. 

Concert  :  £s//i.,  932. 

Concevoir,  comprendre  :  Milhr.. 
340;  Andr.,  176;  fin7.,  675;  1579. 


Conclure  :  Iph.,  738. 

Concours  :  A  th.,  13. 

Condamner  le  :  Mithr.,  1382. 

Conduite,  action  de  conduire: 
A7idr.,  1253;  2?r/Y.,  185;  i//i.,1760. 

Confus:  Andr.,  7i5;  Iph..  87. 

Confondre  :  ylndr.,  212, 251;  Brit., 
862;  Mi7/ir.,15i. 

Connaître,  reconnaître  :  Andr., 
626;  Êsf/i., 643;  P/jà/.,1581  ;  Plaid., 
547. 

Conseil,  sens  latin  de  consilium  : 
Baj.,nn;  Ath.,%2. 

Conspirer  avec  :  Esth.,  614. 

Consterner  :  Baj.,  734. 

Convaincre,  rendre  manifeste  : 
Baj.,  1208. 

Couleur  :  Brit.,  59;  Esth.,  493. 

Courage, cœur  :  Aîirfr.,  1239;  /pA., 
638;  /'/lérf.,  123,  415;  B*it.,  1439. 

Couronner  :  //>/i.,  229;  Andr., 
1165;  1621. 

Couvrir,  cacher  :  B ri/.,  346, 1542; 
mthr.,  1183. 

Créance  :/în7.,915;Anrfr.,2«Préf. 

Croître,  actif:  Esth.,  946;  /;j/i., 
1111.  —  Craiire  :  Andr.,  1069. 

Déborder  (se) ,  Mith.,  809. 

Débris  :  Brit.,  536;  /^j/î.,  1261. 

Déclin:  Bril.,i\lZ. 

Dégager  :  Andr..^  511. 

DéUcatesse  :  Brit.,  1"  Préf. 

Démentir:  Brit.,mi;  Iph.,  i2i0.       \ 

Démon  :  Brit.,  701  ;  Mithr.,  14<J2.       j 

Dénier  :  Iph.,  61  ;  JI//7/ir.,  1055.  | 

Dépêcher,     intransitif  :     Plaid..       j 
524.  i 

Dépendre  de  :  Mithr.,  1110. 

Déplorable:  Andr.,  47;  Phèd., 
529, 266.  ! 

DépouUle  :  Brit.,  204. 

Désoler  :  Mith.,  155;  Es//i.,  1101  ; 
Baj..  Ail.  j 

Désordre  :  Brit.,  124  ;  1000.       ' 

DessiUer  ;  Brit.,  449  ;  Esth.,  1178. 


DE  LA  LA^•Gl•E  DU  THÉÂTRE  DE  lUClîsE. 


'109'î 


Dessus  (par-)  :  Mit  h.,  364. 
DéLester.  maudire  :  /'/u'(/.,  1589; 

Détour,  au  fig.  :  Brit., 697 ;  Mithr., 
5(î0. 

Détromper  :  Brit..  976. 

Détruire  :  Mith.,  921  ;  Ath.,  415. 

Développer,  au  sens  du  latin  e.r- 
2^Ucnre:  Brit.,  950. 

Diligence  :  Plaid.,  Au  lect.  ;  Iph.. 
liTi;  Brit.,  211. 

Disgrâce  :  Brit.,  284;  Mithr.,  294. 

Distraire:  B/7Ï,,  400, 1407. 

Domestique:  Esth.,  100;  /p/i..,  ac- 
teurs; Mithr.,  acteurs. 

Écarter,  séparer:  Aiidr.,  12: 
Brit..  567;  Iph.,  135;  P/i«/.,  1235. 

Éclalrcir,  informer;  Bnj.,  1219; 
3////ir.,  588;  B/7Ï.,1018.  —  S'éclair- 
cir,  s'expliquer  :  Brit.,  117. 

Éclairer,  épier  :  Baj.,  165. 

Économie  :  Brit.,  épitre. 

Effet,  réalité,  acte,  accomplisse- 
ment :  Ararfr.,  979  ;  Brit.,  87  ;  Mithr., 
1152. 

Égarement,  au  propre  :  Iph.,  631. 

Élargir,  mettre  en  liberté  :  Plaid.. 
Gi. 

Embrasser  :  Iph.,  1361;  Phéd., 
590;£i7/i.,28i. 

Empressement  :  Iph.,  551, 1482. 

Endroit.  Esih.,  Pi-éf. 

Enlever  à.  amener  par  enlève- 
monta  :  /În7.,  1213  ; ...  dans  :  A  ndr.. 
1640. 

Ennui  ;  Ajulr.,  45;  376;  Brit., 
655  ;  1721  ; //?/i.,  1728. 

Ensevelir  :  Iph.,  8i9;  Andr.,  72; 
Phèdr.,  108;  Brit., '6i2. 

Entendre,  apj)rendre,  audire  : 
Milhr.,2'.y.i ;  Ath.,  6.59.  —  Compren- 
dre :  Brit..  682  ;>////»•.,  1095. 

Entreprendre  :  fi«y.,  441. 

Entreprise  :  Brit.,  1079. 

Envier,  1  ,i  l  i  n  ?  n  videre  :  Bér.  ,1129; 


rit.,  414. 

Équipage  :  Piaid.,  315. 

Équivoque  :  Plaid.,  kn  lecteur. 

Esprit,  au  pluriel  :  Brit..  293; 
Baj.,  1231;  Bér.,  581;  Mithr.,  1695; 
P/uV/.,  591. 

Étonner,  effraver  :  Brit.,Zll;  Baj., 
18;  1121  ;  Plaid".,  727;  Iph.,  1055. 

Événement,  issue:  j^^^j.,  1577; 
\>idr..  1487. 

Exciter;  B/vV.,  95;  585. 

Exclus;  BflJ.,  394;  Bn7.,  545. 

Expier:  Ath.,  1809. 

Expliquer:  Brit.,  548, 

FacUe  :  Baj.,  1325;  Phèd.,  1211. 

Faix:  3/z7/ir.,  459;  838. 

Fatal,  sens  latin;  Mithr.,  915; 
Uaj.,  i2l;  Phèd.,  652. 

Favorable,  sens  latin:  Ath. ,1012. 

Feindre  :  Iph.,  Préf. 

Ferme:  A ^/i.,  1055. 

Férocité,  sens  latin:  J5ay.,2°Préf. 

r«r. 

Fidèle:  Brit.,  45;  Atfi.,  112. 

Fidélité  ;  BnY.,  1226. 

Fier:  Brit.,  10. 

Fixe:  Br7j.,  1021. 

Flambeau:  Ath.,  282. 

Flatter:  A/jrf?-.,  658;  Brit.,2iS; 
Phèd.,  759. 

Foi:  Brit.,  146;  1588:  Anr/r., 
1128.  —  Faire  foi  :  iph.,  195. 

Fonder:  Esth.,  Prol.,  57. 

Forcer  :  Mithr.,  1566;  A /^.,  1560; 
Andr.,  895,  Far.  —  Forcé,  point 
spontané,  artificieux,  mensonger; 
Ba;.,  921. 

Fourbe,  subst.  fém.  :  Ath.,  1728; 
1088. 

Fuite,  échappatoire  :  Mithr. ,i09o. 

Fureur,  folie,  délire  :  Brit.,  1718; 
U;Phèd.,  792;  1217;  1650. 

Garant,  caution  :  Brit.,  172. 

Garder,  prendre  garde,  éviter: 
.lnrfr.,801;  A//i.,  1253. 


101)2 


LEXIQUE  ABRE'GÉ 


Gêner,   torturer  ;   Andr.,    343; 
1347  ;  Baj.,  1231  ;  Bér.,  815. 
Génie,  ingenium  :  Bnï..  506;  800. 
Gros,  subst.  :  Mith.,  1439. 
Héritage,  Esth.,  217. 
Honnête  homme  :  Brit.,  1"  Préf.; 
2»  Prôf. 

Honneur  :  Iph.,  258.  —  sans  hon- 
neur :  Anrfr.,994;  ip/i.,659;  MiY/ir., 
304. 

Horreur  :  Esth.,  391  ;  P/ièrf.,  953; 
Iph.,    1784.   —  Objet   dhorreur  : 
Mithr.,  982;  Brit.,  42. 
Idée, image  :  4f/i.,  520;  P;atrf.,795. 
Image  :  Iph.,  325. 
Imbécile  :  B^y.,  109. 
Impatient  :  Brit.,  68;  Iph.,  97. 
Impunément,  .seras  ac/?/,  sans  pu- 
nir :  Bnï.,  445;  Iph.,  1108.  —Seras 
passif:  Ath.,  26. 
Inclémence  :  //^/i.,  187. 
Indigne  :  Andr.,  400. 
Industrie,  sens  latin:  Ij)h.,  73; 
Ifîï/ir.,  1415. 
Infidèle  :  Brit.,  944. 
Infidélité,     ingratitude  :    Brit., 
1202. 

Injure,  sens  latin  ;  Andr.,  1261  ; 
1482;  Esth.,  i06S. 

Injurieux  :  Mithr.,  629;  Iph.,  879; 
Bér.,  265. 

Inquiet,  sens  latin:  Phèd.,  148; 
^rarfr.,  719. 

Inquiétude,  sens  latin  :  Brit., 
1760.  —  Sens  actuel  :  Esth.,  699. 

Insolence:  Mithr.,  1443;  P/jèr/., 
940. 

Insulter  à  :  Iph.,  100 ;  P/ièrf., 532  ; 
£;.s//(..261. 

Intelligence,  accord:  Brit.,  9i6; 
1311  ;  Mithr.,  499. 

Intéresser:  Andr.,  1404;  Mithr., 
680;  /p/i.,  1430;  1568;  Bn/.,  656. 

Intérêt:  Ararfr.,  276;  670;  Ath., 
99. 


Irriter,  aviver,  exciter  :  Andr., 
427;  Br«7.,  833;  Phèd.,  453. 

Jaloux  de  :  Brit.,  413. 

Joindre  :  //)/i,,  Préf. 

Jour,  lumière:  Mithr.,  Préf.  — 
Vie://)ft.,  424;  Bn7.,15. 

Journée  :  Baj.,  222. 

Justice,  faire    justice  :   Mithr., 
1052;  1035. 

Justifier,  prouver  :  Mithr.,  930. 

Laisser  :M«7/ir.,  1092. 

Lettre,  écriture:  Baj.,  1185; 
1261. 

Loin,  sens  du  temps  :  Iph.,  4  ; 
Andr.,  196. 

Lumière,  vie  :  Phèd.,  229;  1018. 

Marquer,  donner  un  signe  de  : 
Baj.,  1253. 

Méconnaître  :  Brit.,  i"  Préf.  ; 
Phèd.,  1570. 

Mémoire,  sens  latin  .Iph.,  250; 
Bér.,  795;P/ièc/.,  93. 

Ménager:  Brit.,  711;  1462. 

Merveille  :  Esth.,  254;  Ath.,  1688. 

Mesure,  conduite  mesurée  :  Ath., 
551. 

Mettre  :  Plaid.,  372. 

Meurtrir,  tuer  -Ath.,  1793. 

Misère,  malheur:  Andr.,  189; 
873;  Iph.,  862;  Bé/\,  1075. 

Mœurs,  mores  :  Andr.,  1"  Préf.  ; 
Ath.,  1399. 

Négligence,  négligé  du  costume  : 
Brit.,'091. 

Neveu,  nepos  :  Brit.,  1734;  Esth., 
mi;Ath.,n\. 

Noir:  Ijyh.,  122;  Pftèrf..  1007; 
Brit.,  1600. 

Nourrir,  élever:  Af/i.,  257;  1354;'' 
Phèd.,  782;  Baj.,  1424;  Plaid.,  ^&^ 
—  Entretenir,  alimenter  (au  fig.)C 
Andr.,  656;  5n7.,  362;  Ath.,  958.' 

Objet,  spectacle  :  Brit.,  1753j 
/î(7j.,  1697.  —  Forme  visible  de  l^j 
personne  :  Esth.,  38;  Phèd.,  636.    ' 


DE  LA  LANGUE  DU  THÉÂTRE  DE  RACINE. 


109: 


Obscur:  Brit.,  119. 

Offre,  fém.  et  masc.  :  Baj.,  1092; 
1550; -4Mrfr.,  967. 

Ombre,  ombrage  :  Ath.,  1659. 

Opprimer,  sens  latin:  Mitkr.. 
USÔ  ;  Andr.,  1209;  1191  ;  Iph.,  1465. 

Oser,  Iph.,  1691. 

Ouir,  Iphig.,61  ;  Brit.,  1093;  B-r.. 
1019. 

Parer,  protéger  :  Baj.,  667;  Ath., 
1637. 

Parricide,  subst.  :  Brit.,  1431  ; 
Andr.,  1574.  —  Adj.  :  Esth.,  950; 
Mit  hr.,  1191. 

Passer,  intransitif:  Esth.,  888.— 
Transitif:  Andr.,  1613  ;  Phèd.,  1262. 

Perdre,  sens  latin  de  perdere  : 
A7idr.,  856;  1201  ;  Ath.,  1123.  —Au 
passif,  être  inutile,  ou  fait  inu- 
tilement :  Andr.,  1269. 

Peste:  BnY.,  2"  Préf. 

Plaid  :  Plaid.,  42. 

Plaider,  actif:  Plaid.,  131  ;  136. 

Ployer  :  Esth.,  467. 

Poil,  cheveux:  Iph.,  1744. 

Porter,  supporter  :  Brit.,  1"  Préf., 
298. 

Poudre,  poussière  :  Esth.,  224; 
367  ;  650. 

Poulet,  billet  galant  :  Plaid.,  326. 

Pousser  :  Andr.,  35;  Iph.,  352. 

Pratiques,  menées  :  Esth.,  99. 

Préoccupé  :  iUî7/ir.,  1283;  Brit., 
251. 

Présence,  aspect  :  Bér.,  311; 
if/77..5l0;  Phèd.,^. 

Présenter  :  Iph.,  87. 

Presser,  peser  sur  :  Brit.,  655; 

Jr,/i.,9il. 

^retendre,  actif:  Bnï.,  1"  Préf., 

S  ;. 

i'révenir.  préoccuper  :  Bn7.,115; 
£fl/.,2i1;  Bér.,  93;  630. 
Privilège  :  Iph.  85. 
?rovision:P/«erf.,  117. 


Puissance  :  Iph.,  57. 

Querelle  :  Iph. ,  1137  ;  A?idr.,  1479  ; 
Phèd.,  1565;  i^/i.,  1119;  1795. 

Quereller:  Iph.,  1362;  fîaj.,  870. 

Quitter,  déposer,  renoncer  à  : 
Andr.,  505.  —  Dispenser:  Mithr., 
1684. 

Race,  descendant,  proies  :  Esth., 
170. 

Ravaler  :  Brit.,  879. 

Rebut  -.Ath.,  882;  M«7/ir.,  895. 

Rechercher,  au  sens  judiciaire -. 
Ath..  267. 

Réconcilier  une  chose  avec  quel, 
qu'un  :  Phèd.,  Préf. 

Reconnaître,  deviner  les  senti- 
ments: Baj.,  790.  —  Sens  de  la 
langue  militaire  :  Andr.,  1212. 

Regarder,  concerner,  appartenir 
à:  Mith.,  853;  Iph.,  957;  Andr., 
1454. 

Regorger  :  Esth.,  1103. 

Rejoindre,  réunir  :  Andr.,  4. 

Reliques,  restes  :  Baj.,  873. 

RempUr  un  nombre  :  Brit.,  1076  ; 
un  rang,  Brit.,  618;  tin  sort, 
1620. 

Rendre:  //)ft.,1259;  Mithr.,  1%. 
—  Se  rendre,  devenir  :  Plaid.,  78. 

Reposer,  dormir  :  Brit.,  8. 

Reposer  (se)  :  Brit.,  93;  1226; 
Ath.,  1709. 

Reproche  :  P/a«d.,  719;  Brif., 
1023;  E.s7/t.,  581. 

Respect,  sens  latin:  Iph.,  862; 
>////ir.,  1229;^//i.,24. 

Respectable  -.Esth.,  678. 

Respirer,  aspirer  à  :  Phèd.,  lil» 
Plaid.,  857;  Mithr.,  bOO.—  Port- i 
au  dehors  tel  ou  tel  caractère  : 
Phèd.,  1270;  Esth.,  672. 

Ressentiment,  sentiment:  Bér.. 
562. 

Retirer,  donner  retraite:  Iph., 
1676. 


1094 


LEXIQUE  ABRÉGÉ. 


Retourner,  revenir:  Baj.,  1352; 
Brit.,  28. 

Retrancher:  Esth.,i011. 

Réunir,  réconcilier  :  Brit.,  26i. 

Réveiller  :  Bnt.,iil\  ;  Baj.,  170; 
Iph.,iiO;  .4«f/r.,1161. 

Révoquer  quelqu'un,  le  désa- 
vouer :  Andr.,  1289. 

Sacrifier:  Bn7.,1498;  Iph.,  1140; 
Bér.,  G09. 

Sang,  race:  Mithr.,  175;  Iph., 
17i9.  — Alfeclion  naturelle  :  Iph., 
1123. 

Satisfaire  à  :  Brit.,  1116. 

Seconder  :  Mithr.,  1152;  B«y.,  59. 
•  Secret,  sens  latin  de  secretum  : 
B/77.,158;  Bér.,mS;iU. 

Séduire  :  Brit.,  184;  Ajidr.,  78i. 

Séjour,  sensdu  latin  mora  :  Brit., 
1557. 

Séparer  :  Brit.,  1495;  Es/Zi.,  105. 

Servir,  être  esclave  :  Mtthr. ,\081. 

Sévère,  rigoureux,  cruel  :  Andr., 
2l':j,Bnj.,i2U;Iph.,  1482. 

Soin  :  Bér.,  12;  157  ;  Phèd.,  617  ; 
Andr.,  195;  510;  767  ;  fia;.,  1065. 


Succéder,  réussir  :  Bér..  797; 
Il)h.,  8ùl. 

Succès,  issue  :  Andr.,  647;  Baj., 
416;  fie/-.,  346. 

Sujet,  adj.  :  Brit.,  626;  1110. 

Superbe,  sens  latin  :  Baj.,  291; 
A  th.,  739,398;  Iph.,  422. 

Support  :  Mithr.,  1389;  A//.. 
428. 

Surprendre  :  Brit.,  294;  887. 

Suspendre  :  Esth.,  908;  Bér.,  15i. 

Théâtre  :  fié/-.,  356. 

Toucher  :  Esth.,  427  ;  Brit.,  636-7; 
1G58. 

Tourmenter:  Mit  h.,  173. 

Tourner,  cliang-er:  fir/ï.,  41. 

Travail,  sens  du  latin  labor  : 
.»////i/-.,873;P/w/.,  467. 

Traverses  :  Mithr.,  287. 

Vertu,  sens  latin  :  Esth.,  764; 
Mithr.,  1573. 

Visage  .  Brit.,  1363;  Z/?/i.,  1049. 

Voir:  Phèd.,  1201;  fi/-/7.,  1307: 
1162. 

Vouloir  :  //;/t.,  PréL;  Mithr.,  790" 
A//i.,  1396. 


TABLE   DES   MATIÈRES 


Notice  sur  la  vie  de  Jean  Racine 2 

Notice  bibliographique 13 

Questions  sur  le  théâtre  de  Racine 16 

Notice  sur  Andromaque 19 

Extraits  et  documents  relatifs  à  Andromaque 21 

Questions  sur  Andromaque 27 

A  Madame 28 

Première  Préface 30 

Seconde  Préface 34 

Acteurs 38 

AsDROMAQiE,  tragédie 39 

Notice  sur  les  Plnideurs 125 

Hue^lions,  sur  les  Plaideurs 127 

,  Au  lecteur 128 

i  Acteurs 132 

|"îiBS  Plaideurs,  comédie 153 

Y^olice  sur  Britanniats 219 

}  Extraits  et  doctiments  relatifs  à  Britannicus 220 

f -Questions  sur  BrUannicus 224 

^Jk  Mgr  le  duc  de  Chevreuse 225 

^Première  Préface 226 

Seconde  Préface 235 

Acteurs 240 

BBiTASNrcLS,  tragf'die 241 

Appendice  à  Britannicus 348 

Notice  sur  Bérénice 554 

Questions  sur  Bérénice 357 

"A  MgrColbert 358 

Préface 359 

,  Acteurs '  304 

BiaÉNiCE,  tragédie 365 

HoWce  suxBajazct 436 

Extraits  et  documents  relatifs  à  Z/o/a^e^ 439 


1096                           TABLE  DES  MATIÈRES.  j 

Oneslions  sur  Bajazet 44.,- 

Première  Préface 443 

Seconde  Préface 444 

Acteurs 448 

Bajazet.  tragédie 449 

Notice  sur  Mithridate 533 

Questions  sur  Mithridate 535 

Préface 556 

Personnages 542 

Mithridate,  tragédie 5i3 

Notice  sur  Iphigénie 623    S 

Extraits  et  documents  relatifs  à  Iphigénie 627 

Questions  sur  Iphigénie "  .    .    .  65() 

Préface 631 

Acteurs 642 

Iphigénie,  tragédie 645 

Notice  sur  Phèdre 753 

Extraits  et  documents  relatifs  à  Phèdre 756 

Questions  sur  Phèdre 764 

Préface 765 

Acteurs 770 

Phèdre,  tragédie 771 

Notice  sur  Esther .    .  n.    .    .    .  867 

Extraits  et  documents  relatifs  à  Esther 870 

Questions  sur  Esther 876 

Préface '. 877 

Personnages 882 

Esther,  tragédie 885 

Notice  sur  Athalie 971 

Questions  sur  Athnlie *>75 

Préface 074 

Personnages 982 

Athalie,  tragédie 983 

Notes  grammaticales 1^*81 

Lexique  abrégé '^^89 

7 

4. 


51529.  —  Imprimerie  Lahube,  9,rue  de  Fleurus,  à  Paris. 


t  ^t-  *•      fj 


i 


fi       1887  Théâtre  choisi 

'    .    L3 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY         l 

1