PRESENTED TO
THE LIBRARY
BY
PROFESSOR MILTON A. BUCHANAN
OF THE
DEPARTMENT OF ITALIAN AND SPANISH
1906-1946
THEATRE CHOISI
RACINE
A LA MÊME LIBRAIRIE
Racine (.1.), Androtnaqiic, — Athalie, — Britannicus, — Esther
— Iphigénie, — les Plaideurs, — Mithridate, texte conforme
à celui de l'édition des Grands Écrivains de la France, public
avec des notices, une .inalyse et des notes, par M. Lanson
Sept volumes petit in-i6, cart. Chaque volume. ... 1 IV
Théâtre classique, contenant : le Cid, Horace, Cinna, Po-
lyeucle, de Corneille ; Britannicus, Esther, Athalie, de Racine ;
Mérope, de Voltaire, et le Misanthrope, de Molière; avec les
préfaces des auteurs, les examens de Corneille, les variantes,
les principales imitations et un choix de notes. Nouvelle édi-
tion, revue sur les meilleurs textes par M. A. Rkgmkr. Un volume
petit in-16, cartonné • 5 fr.
Racine (Jean) : Œuvres, édition des Grands Écrivains de la
France, publiée sous la direction de M. Ad. Régnier, membre
de l'Institut, sur les manuscrits, les copies les plus authentiques
et les plus anciennes impressions, avec variantes, notes,
notices, lexique et album contenant des portraits, des
fac-similés, etc., par M. P. Mesnard. Huit vol. in-8 brochés
et un album. 67 fr. 50
Chaque volume et r album se vendent séparément 7 fr. 50
Tome I" : Avertissement. — Notice biographique. — Mémoires
contenant quelques particularités sur la vie et les ouvrages do
Jean Racine. — La Thébaïde ou les Frères ennemis. — Alexandre
le Grand.
Tome II : iVndromaque. — Les Plaideurs. — Britannicus. — Bérénice. —
Bajazet.
Tome III : Mithridate. — Iphigénie. — Phèdre. — Esther. — Athalie
Tomes IV et V : Poésies diverses. — Œuvres diverses en )uose
d'histoire, etc.
Tome VI : Lettres.
Tome VII : Lettres. — Tables.
Tome VIII : Lexique par Marty-Laveaux.
ot"r2ît. — Imprimerie Lahure, 9, rue de Fleurus, à Paris. — 11-05
•te?*^ . THÉÂTRE CHOISI
DE
RACINE
PUBLIE CONFORMEMENT AU TF.XTE DE L EDITION
DES
GRANDS ÉCRIVAINS DE LA FRANCE
' AVEC UNE ANALYSE, DES NOTICES
DES NOTESj DES REMARQUES GRAMMATICALES ET UN LEXIQUE
G. LANSON
Maître de conférences à la Faculté des Lettres
de l'Université de Paris
QUATRIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET G-
79. BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 70
1904 eî^y
>
AVERTISSEMENT
Cette édition du Théâtre choisi de Racine contient neuf tragé-
die, et une comédie : les dix pièces qui forment la série des
chefs-d'œuvre. Pour les donner en un seul volume, j'ai dû ré-
duire au plus strict nécessaire les notices et les notes. J'ai moins
visé à offrir aux jeunes gens des études sur Racine, que des
indications et des éléments qui leur permissent de faire eux-
mêmes ces études. J'ai joint aux notices, lorsqu'il y avait lieu,
divers morceaux utiles à l'intelligence de l'œuvre do Racine : ex-
traits d'ouvrages, analyses de pièces, lettres et fragments de
lettres. Parmi ce que l'on pouvait offrir, j'ai choisi ce que les
jeunes gens ont chance de ne pas avoir sous la main : ainsi j'ai
estimé superflu de donner des fragments de Pertharite pour les
comparer avec Andromaque; ni une analyse de Tite et Bérénice.
Inf édition de Corneille se trouve aisément : mais on n'a pas
toujours le moyen de lire Subligny ou Pradon; c'est pourquoi j'ai
doi lé une partie de la Préface et quelques extraits de la Folle
querelle, et une analyse de la Phèdre et Hippolyte de Pradon
avec des fragments de sa Préface.
Je me suis attaché, dans les notes, à marquer autant que pos-
sible tous les endroits des anciens dont Racine s'est inspiré : on
ne pourrait, autrement, connaître ni le caractère de son invention
ni l'originalité de son style. J'ai traduit toutes ces citations,
même celles des auteurs latins, pour la commodité des élèves
(le l'enseignement moderne et des jeunes filles.
Ne pouvant enfler le voliime d'un commentaire sur la langue
fleUacme, qui eûtexigé des notes multiplesct développées, j'ai du
moins appelé l'attention sur les mots et locutions remarquables.
k
II AVERTISSEMENT.
qu'il faut étudier; j'ai ramassé dans des Notes grammalicales
la substance des observations qu'il faudrait faire sur la gram-
maire et la syntaxe de Racine; j'ai dressé un lexique sommante
de la langue des tragédies, qui permettra de réunir des exemples
et de faire des comparaisons.
Il m'a paru bon d'offrir aux jeunes gens une courte bibliogra-
phie, qui leur fera connaître ce qui s'est écrit de plus important
sur les tragédies et sur la personne de Racine.
Enfin, il m'a semblé conforme au dessein de cette édition,
d'indiquer les principales questions auxquelles l'œuvre de Racine
et chaque tragédie en particulier pouvaient* donner lieu, les di-
vers aspects à considérer, les problèmes littéraires à discuter,
les sujets d'étude en un mot qu'il faut aborder quand on veut
convertir l'impression irraisonnée de la première lecture en
connaissance réfléchie et en exact jugement.
J'ai de grandes obligations, pour toutes les parties de ce tra-
vail, mais surtout pour l'indication des passages imités des anciens,
à l'excellente édition de M. Paul Mesnard, qui annule toutes les
éditions antérieures des œuvres complètes de Racine, et sera
sans doute encore longtemps sans rivale. J'ai reproduit le texte
de M. Paul Mesnard, qui est celui de l'édition de 4697, en rajeu-
nissant comme lui, et un peu plus que lui, l'orthographe.
Je n'ai gardé de l'orthographe du xvn« siècle que oi pour ai,
dans les imparfaits, et dans certains mots tels que paroitre,
connoitre, etc.
NOTICE
SUR LA VIE DE JEAN RACINE
Jean Racine naquit à la Ferté-Milon et fut baptisé le
22 décembre 1639. Il était le premier enfant de Jean Racine,
contrôleur au grenier à sel ou procureur au bailliage, et de
Jeanne Sconin. Celle-ci mourut le 28 janvier 1G41 en donnant le
jour à une fille, et son mari le 6 février 1645, trois mois après
s'être remarié. Le petit Racine et sa sœur Marie, restés orphe-
lins, furent recueillis chez leurs grands-parents : la grand'niêrc
paternelle, Marie Desmoulins, prit le garçon, et la fille alla chez
le grand-père maternel, Pierre Sconin.
Racine a gardé toujours un reconnaissant souvenir de l'excel-
lente aïeule qui l'éleva. « Il faudroit, écrivait-il à sa sœur en
1665, que je fusse le plus ingrat du monde, si je n'aimois une
mère qui m"a été si bonne et qui a eu plus de soin de moi que
de ses propres enfants. »
Le grand-père, Jean Racine, mourut en 1649, et bientôt sa
veuve, Marie Desmoulins, se retira à Port-Royal. Elle était depuis
longtemps attachée aux solitaires. Une sœur qu'elle avait, avait
fait profession à Port-Royal en 1625 et y mourut en 1647.
Lorsque la persécution éclata contre le jansénisme en 1658,
quand Saint-Cyran fut emprisonné à Vincennes, et que les soli-
taires furent chassés de Port-Royal des Champs, Lancelot avait
trouvé un asile chez une autre sœur de Marie Desmoulins,
Mme Vitart, dont il élevait le fils. Il y fut rejoint par les deux
frères Antoine Le Maistre et de Séricourt, et ils passèrent un an
lins la maison des Yitart, jusqu'au mois d'août 1639, édifiant la
i^etite ville par leur pieuse et douce gravité.
Lorsqu'ils retournèrent à Port-Royal, Mme Vitart, avec ses
nACINK. i
2 NOTICE SUR LA VIE DE JEAN RACINE.
trois filles et ses deux fils, alla vivre dans un petit logis qu'on lui
donna à la porte du monastère des Champs, et son mari, aban-
donnant la charge qu'il remplissait à la Ferté-Milon, occupa ses
dernières années à prendre soin des affaires du monastère.
Elle y conduisit sans doute aussi une toute jeune fille de
Marie Desmoulins, Agnès Racine, dont la présence des solitaires
avait éveillé la vocation : ce fut la mère Agnès de Saintè-Thècle,
tante du poète, qui fut dix ans abbesse, de 1690 à l'année 1700,
où elle mourut.
En 1652, l'aïeule de Racine avait rejoint sa sœur et sa fille.
En se retirant à Port-Royal, elle avait placé son petit-fils au
collège de la ville de Reauvais, pieuse maison où les solitaires
comptaient des amis. Ils en tenaient, à coup sûr l'enseignement
en sérieuse estime, puisqu'ils admirent Racine dans leurs écoles,
lorsqu'il en sortit, à un âge où ils n'avaient pas coutume de
recevoir des élèves. Il alla donc continuer ses études, en 1655, à
l'école des Granges, que dirigeaient l'helléniste Lancelot et
Nicole, moraliste judicieux et bon latiniste. En outre, M. Ilamon
et Antoine Le Maistre prirent un soin particulier dnpetit Racine,
qu'ils voulaient pousser vers le barreau.
Pendant qu'il étudiait sous leur direction, un nouvel orage
fondit sur Port-Royal : maîtres et élèves furent dispersés au mois
de mars 1656. Racine demeura aux Champs, où il avait sa
famille. Il chanta les malheurs des justes opprimés dans une
élégie latine ad Christum. Il composa vers le même temps sepf
odes sur Port-Royal, où l'inexpérience d'un talent qui se cherche
n'a point étoulfé dans la diffusion et dans la banalité le juste
sentiment de la nature et l'enthousiasme de la foi. Il ébaucha
aussi ces belles Hymnes du Rréviaire romain, qu'il refit plus tard
dans la pleine possession de son génie.
Cependant, de sa sévère retraite où tout ne lui parlait que de
Dieu et des anciens, l'écolier s'émancipait déjà à jeter quelques
regards curieux sur ce monde qu'avaient fui ses maîtres et les
saintes femmes parmi lesquelles il avait grandi. Il écrivait à son
cousin Antoine Vitart, qui faisait sa philosophie au collège d'Har-
court, de lestes épîtres où il prenait assez gaiement les souf-
frances du jansénisme; il était fort éveillé sur les nouvelles du
temps, et rimait sans scrupule des petits vers et des madrigaux.
C'était le temps où, s'il lisait avec ravissement les tragiques grecs,
jusqu'à les savoir par cœur, il ne se lassait point aussi des
Amours de Théagène et de Chariclée.
Les pensées profanes germaient dans ce jeune cœur. Comment
en eùt-il été autrement? Par une heureuse inconséquence, les
solitaires avaient le culte de ces lettres païennes, où ils voyaient
une dangereuse séduction et dont l'amour était à leurs yeux une
coupable concupiscence. Détachés de tout le reste, ils ne l'étaient
point du beau, et le plus pieux avait dans son cœur une idole,
quelque chef-d'œuvre de l'antiquité grecque ou latine. On nour-
rissait les élèves de Virgile et de Térence, d'Homère et de
Sophocle ; le goût, la science, l'enthousiasme de Lancelot et de
Le Maistre tournaient contre leur foi, et, pour s'être trop remplis
de leurs leçons, leurs disciples étaient prêts à quitter les austères
voies où ils voulaient les guider. Ils allaient leui* faire honneur
dans le monde, plus d'honneur parfois et un autre honneur qu'ils
n'eussent souhaité ; ce fut le cas de Racine.
Au sortir de Port-Royal, il fit sa philosophie au collège d'IIar-
court (1658); puis il alla loger à l'hôtel de Luynes, chez son
cousin Mcolas Yitart, intendant du duc. Cet excellent homme, peu
dévot et sagement janséniste, laissa son jeune parent vivre tout à
son gré. Racine en profita pour voir le monde, les beaux esprits et
It^s poètes; il se haavec l'abbé Le Vasseur, abbé galant et mon-
dain, d'un libre et joyeux esprit, et avec La Fontaine, qui, plus
âgé de dix-huit ans, débutait encore dans la carrière poétique.
Il faisait beaucoup de petits vers, sonnets, madrigaux; et l'on
commençait à dire dans le cercle de ses amis que Racine avait
bien de l'esprit. Le mariage du roi lui donna l'occasion d'étendre
sa réputation. Il le célébra dans une ode, la lymphe de la Seine,
qui passa pour le meilleur morceau que la circonstance eût
inspiré (1660). M. Perrault et M. Chapelain, qui étaient alors de
fo:t grands personnages et dont la confiance de Colbert faisait
les premiers commis du département des belles-lettres, — M. Per-
rault et M. Chapelain daignèrent approuver l'œuvre du jeune
poète, y trouvèrent d'heureuses promesses, et indiquèrent quel-
ques corrections, qui furent faites avec empressement. Même
l'excellent Cliapelain voulut qu'on lui amenât l'auteur; et il lui
fit donner par le roi une gratification de cent louis.
Ce brillant début et ces encouragements flatteurs n'emprison-
nèrent point le talent de Racine dans la poésie lyrique. Il continua
/* iNUTICE SLll LA VIE DE JEAN RACI>E.
de s'essayer, de reconnaître ses forces, en poussant de tous les
côtés, en tàtant tous les genres. Le théâtre l'attira. Il lit en 1660
une pièce (VAînasie, que les comédiens du Marais acceptèrent,
puis réinsèrent. L'année suivante, il dressa le plan d'une tragédie
des Amours d'Ovide, pour l'Hôtel de Bourgogne.
Cependant Port-Royal gémissait. La mère Agnès de Sainte-
Thècle s'indignait qu'un disciple chéri des solitaires, et son neveu,
entretînt un commerce abominable avec des comédiens, vils selon
le monde, criminels selon Dieu. « Lettres sur lettres, ou, pour
mieux dire, excommunications sur excommunications, » plaintes
douloureuses, ou reproches irrités, venaient inquiéter, aigrir,
révolter le jeune homme, que son génie impérieux et son amour-
propre blessé poussaient dans la voie qu'on voulait lui fermer.
Il ne comprenait point ce qu'il y avait de tendresse dans les
alarmes de ces pieuses femmes ignorantes du monde ; il s'égayait
sur ces bonnes et simples personnes; il raillait durement les petits
travers de leurs hautes vertus ; il plaisantait cruellement sur les
épreuves de Port-Royal et la dispersion du troupeau janséniste.
On résolut d'arracher Racine à la vie, à la société où il se
perdait. Il sentait lui-même, étant sans fortune et faisant des
dettes, qu'il fallait prendre un parti sérieux, et s'assurer quel-
ques solides rentes. Aussi obéit-il à l'appel de son oncle, Antoine
Sconin, vicaire général à Uzès, prieur des chanoines réformés de
la cathédrale, et fort bien auprès de son évoque. L'Église semblait
offrir à Racine ses bénéfices : il se résigna à étudier la théologie.
L'oncle Sconin se montra très paternel et très bienveillant pour
son neveu; mais la théologie l'ennuya, et les bénéfices ne vinrent
pas. Cependant il ne se livra pas tout entier aux espérances
trompeuses d'une fortune ecclésiastique. Saint Thomas et les
Pères ne lui firent pas abandonner Virgile, ni Homère et Pindare,
dont il chargeait des exemplaires de notes. Il écoutait les graves
instructions de l'oncle Sconin, mais il écrivait des lettres
piquantes et mêlées de vers à Vitart, à La Fontaine, à Le Vasseur ;
il en recevait d'eux, toutes pleines des nouvelles profanes du
inonde et des lettres. Il faisait des vers tendres et galants.
Uzès avait vu arriver avec curiosité et avec plaisir un poète
approuvé de M. Chapelain. Tout le monde, le chapitre, le doyen,
l'évêque, voulut avoir la Nymphe de la Seine : l'oncle Sconin
était fier de son neveu. Tous les poètes du lieu, tous les amoureux
NOTICE SUR LA YIE DE JEAN RACINE. 5
lui venaient lire leurs vers. Les dames lui faisaient bon accueil.
Mais il n'obtenait point de bénéfice. Il revint à Paris en 1663,
aussi pauvre, aussi nu des biens de ce monde qu'il était parti.
Son oncle lui conserva ses bontés, le vit avec bienveillance s'en-
foncer dans la poésie, et ne désespéra pas de contribuer à sa
fortune. Ce fut par lui, sans doute, que Racine obtint le prieuré
de Sainte-Madeleine de l'Épinay, qu'il possédait en 1666, 1667 et
1668; il fut aussi prieur de Saint-Jacques de la Ferté (1671-1672,
1674) et de Saint-Nicolas de Chesy (1673).
En arrivant à Paris, Racine trouva sagrand'mère, la bonne Marie
Desmoulins, dans un état très alarmant : elle mourut à Port-Royal
de Paris, le 12 août 1663. Il la perdit avec un vif chagrin.
Le roi ayant eu la rougeole au mois de juin, Racine fit imprimer
une ode Su7^ la convalescence du roi, qui lui valut une gratifica-
tion de six cents livres. Sa reconnaissance pour cette libéralité lui
inspira une autre pièce, la Renommée aux Muses, que le duc de
Saint-Aignan, grand seigneur et bel esprit, goûta fort. Il voulut
connaître l'auteur, et l'introduisit à la cour, où il devait plus tar'^l
si bien réussir. Roileau, ayant lu l'ode de la Renommée, f"!; sur
elle des remarques qui inspirèrent à Racine l'envie d3 le con-
naître. Le Vasseur les présenta l'un à l'autre, et leMi- commerce
devint bientôt une vive et intime amitié, où la raison calme de
l'un servit plus d'une fois avec bonheur et guida l'imagination
ardente de l'autre-
A la fin de 1665, Racine acheva une tragédie de la Thébaïde,
que Molière joua sur son théâtre l'année suivante.
La Fontaine nous a -conservé dans le début de sa Psyché le
souvenir de ce charmant commerce qui pendant un temps réunit
quelques-uns des plus grands esprits du siècle. « Quatre amis,
dit-il, dont la connoissance avoit commencé par le Parnasse,
lièrent une espèce de société que j'appellerois académie, si leur
nombre eût été plus grand, et qu'ils eussent autant regardé les
Muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de
bannir d'entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent
sa conférence académique. Quand ils se trouvoient ensemble, e!
qu'ils avoient bien parlé de leurs divertissements, si le hasard
les faisoit tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres,
ils profitoient de l'occasion : c'étoit toutefois sans s'arrêter trop
longtemps à une même matière, voltigeant de propos en autre,
G NOTICE SUR LA VIE DE JEAN RACINE.
comme des abeilles qui rencoiitreroient en leur chemin diverses
sortes de fleurs. L'envie, la malignité ni la cabale n'avoient de
voix parmi eux. Ils adoroient les ouvrages des anciens, ne refu-
soicnt point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues,
parloient des leurs avec modestie, et se donnoient des avis sin-
cères lorsque quelqu'un d'entre eux tomboit dans la maladie du
siècle et faisoit un livre, ce qui arrivoit rarement. »
Ces quatre amis étaient La Fontaine, Boileau, Molière (ou plutôt
Chapelle) et Racine. Des courtisans, le duc de Vivonne, le che-
valier de Nantouillet, se joignaient souvent à eux, et l'on se
réunissait chez Boileau, rue du Yieux-Colombier, ou dans quelque
cabaret fameux, au Mouton blanc, à la Pomme du Pin, à la
C4roix de Lorraine. On y buvait sec, on riait, on raillait : on fai-
sait la parodie du Cid sur Chapelain décoiffé. Les Plaideurs
naquirent, dit-on, au Mouton blanc.
Racine confia encore à Molière sa seconde pièce, Alexandre le
Grand, dont le succès fut très grand. Corneille déclara, dit-on, à
l'auteur, qu'il avait du talent pour la poésie, mais que le théâtre
n'était pas son fait. Mais Saint-Évremond, un adorateur fidèle de
Corneille, écrivit que la vieillesse de Corneille lui donnait moins
d'alarmes depuis qu'il avait lu Y Alexandre : l'imitation qu'il y
trouvait partout de la tragédie cornélienne lui faisait espérer
dans le jeune auteur un digne élève, et un rival de son idole.
La troupe de Molière, excellente dans le comique, était médiocre
dans le tragique. Racine ne fut point satisfait des interprètes de
sa pièce, et la porta à l'Hôtel de Bourgogne. Ce procédé cavalier le
brouilla avec Molière, et ils restèrent toujours en froid dans la suite.
Le même amour-propre qui ne lui laissa point souffrir que sa
tragédie fût faiblement jouée, lui rendit insupportables les cri-
tiques qui s'attaquèrent à son succès. Amis de Corneille, enne-
mis de Boileau, rivaux médiocres, satiriques envieux de toute
gloire, commencèrent à le harceler, et l'impatience qu'il en té-
moigna, mettant au jour sa sensibilité, leur fit voir qu'ils ne
perdaient pas leur peine et les encouragea à continuer. Depuis
Alexandre, toutes ses pièces furent accompagnées de préfaces
amères et hautaines, où il ripostait à ses ennemis en homme
profondément touché.
Sa vive susceptibilité et son humeur satirique l'engagèrent môme
alors dans une fâcheuse affaire. Nicole soutenait depuis longtemps
m NOTICE SUR LA VIE DE JEAN RACINE. 1
Kne ardente polémique contre Desmarets de Saint-Sorlin, etl
ipoiir discréditer la personne de l'adversaire de Port-Royal, il lel
dénonça au public comme un auteur de romans et de comédiesJ
« Un faiseur de romans et un poète de théâtre, ajoutait-il, est uiJ
empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèlesJ
qui se doit reg'arder comme coupable d'une infinité d'homicides
spirituels*. » Racine, se souvenant du chagrin que sa vocationl
avait donné à Port-Royal, se crut visé par cette phrase de NicoleJ
Il répondit par une lettre piquante, où, sans toucher à la ques«|
tion générale de la moralité du théâtre, il raillait cruellement
M. Le Maistre et la mère Angélique, qui étaient morts (janv. 1666)1
Rarbier d'Aucour et Du Dois répliquèrent pour Nicole : ce qui ûû
composer à Racine une lettre plus méchante que la premièreJ
Roileau l'empêcha de publier une pièce aussi spirituelle, qui, enl
prouvant son esprit, pouvait faire douter de son cœur. Il se rej
penlit amèrement plus tard de la vivacité qu'il montra alors, eû
il déclara en pleine Académie que c'était un endroit de sa vicl
qu'il eût voulu effacer, et qu'il n'y pouvait songer sans remordsJ
Androinaque (nov. 1667] eut un succès qui rappela celui du Cid\
L'originalité du poète éclata dans ce chef-d'œuvre. A la tragédiel
héroïque, romanesque et politique de Corneille, succédait une tra-l
gédie moins grande, sinon plus vraie, du moins plus voisine de lai
léalité, peinture exacte et profonde des tourments et des crimes!
de l'amour, et de la faiblesse humaine. En dix ans se succédèrent les
Plaideurs, la seule comédie que Racine ait écrite, œuvre gaie et
mordante (1668), Bvitannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet
(1672), Milhridate (1673), Iphigénie (1674), Phèdre enfin (1677).
En dépit des envieux et des cabales, le génie du poète était
reconnu. Les amis de Corneille ne pouvaient nier (\\x Androinaque
« eût tout à fait de l'air des belles choses » ; ils en étaient réduits
;i dire que l'amour faisait en lui l'effet du génie. Ceux qu'avait
-'■'duits la tendresse de Quinault n'avaient pas tardé à préférer
I ses fadeurs l'élégance éner{,'-ique de Racine : toute la jeune
cour était pour lui, Henriette d'Orléans, Condé, Mme de Montes-
pan, le roi; l'Académie l'avait reçu le 12 janvier 1673.
Cependant, après Phèdre, à trente-sept ans, dans la pleine
maturité de son latent, au comble de sa gloire, il se retira du
1. !•
visionnaire.
8 NOTICE SUR LA VIE DE JEAN RACINE.
tlicàtre. Quelles raisons l'y déterminèrent? Sans doute le dé-
p,oût que lui causa la cabale dirigée par la duchesse deRouillon,
le duc de Nevers et Mme Deshouliéres, qui réussirent pendant
quelques jours à maintenir la Phèdre et Flippolyte de Pradon
contre la pièce de Racine : ce chagrin, s'il rend compte de la
résolution du poète, n'explique point qu'il y ait persisté. Mais
Racine se réconcilia avec Port-Royal. La foi de sa jeunesse se
réveillait dans son cœur. Boileau avait porté Phèdre à Arnauld,
qui l'avait trouvée parfaitement belle, et toute chrétienne d'in-
spiration. Le poète s'était jeté aux genoux de son ancien maître.
La mère Agnès de Sainte-Thècle avait achevé sa conversion, et
Port-Royal avait ressaisi son disciple longtemps égaré. Il prit en
horreur sa vie passée, déserta le monde, et voulut se faire char-
treux. Son confesseur lui conseilla de se marier. Il épousa, le
1" juin 1677, Catherine de Romanet, femme pieuse et d'esprit
médiocre, avec laquelle il essaya d'oublier la poésie dans les
soins de la famille et dans la pratique des vertus domestiques. Il
en eut cinq filles, dont deux se firent religieuses, et deux fils, dont
l'ainé, Jean-Baptiste, fut quelque temps dans les ambassades,
et vécut la plupart du temps retiré dans la piété et dans l'étude;
le second fut Louis Racine, le pieux et doux janséniste, dont les
vers sont un pâle et froid reflet de la poésie paternelle. L'éduca-
tion de ces sept enfants fut un des grands soucis de Racine, et
ses lettres montrent quelle tendresse toujours active, quelle atten-
tion toujours inquiète, quelle scrupuleuse piété il y apporta.
En même temps le roi donna à Racine un empioi qui l'aida à
persévérer dans la voie nouvelle qu'il avait adoptée. Je ne parle
pas de ses fonctions de trésorier de France à la généralité de
Moulins, qui ne lui donnèrent jamais grand mal. Mais dès le mois
de mai 1677 le roi avait demandé à Racine et à Boileau d'écrire
son histoire : il leur commanda de tout quitter pour se consa-
crer à sa gloire. « Mon père, dit Louis Racine, toujours attentif
à son salut, regarda le choix de Sa Majesté comme une grâce de
Dieu, qui lui procuroit cetjte importante occupation pour le déta-
cher entièrement de la poésie. »
Laissant donc inachevées une Iphigénie en Tauride, dont il
avait dressé le plan, et une Alceste, qui était en partie écrite,
Racine ne fut plus occupé que de ses devoirs d'historiographe.
Ce qu'aurait été le règne de Louis le Grand écrit par Racine et
NOTICE SUR LA VIE DE JEAN RACINE. 9
par Boileau, nous l'ignorons. Leur œuvre inachevée périt en 1726
dans un incendie. Sans doute c'aurait été une pièce d'éloquence
remarquable, mais une histoire médiocre. Outre qu'il était diffi-
cile de voir et d'écrire la vérité sur Louis XIV de son vivant, on
n'avait pas en France au xvn^ siècle une idée fort juste des qua-
lités et des devoirs de l'historien : quelques bénédictins savaient
seuls ce qu'il fallait de science, de critique et de détachement
pour en bien faire le métier.
Pour raconter la vie du roi, il fallait suivre le roi. L'historio-
graphe se fit courtisan : ce rôle allait bien à Racine. Sa physio-
nomie noble, sa parole élégante, son esprit délicat, sa finesse de
tact le firent réussir : il plut au roi, à Mme de Montespan, à
Mme de Maintenon. « Rien du poète dans son commerce, dit
Saint-Simon, et tout de l'honnête homme et de l'homme modeste. »
Ces succès firent des jaloux, et l'on ne manqua aucune occasion
de s'égayer sur le poète historien et courtisan, et sur son colla-
borateur. Ils suivirent Louis XIV aux sièges de Gand et d'Ypres
en 1678 : et leur ignorance des choses militaires, leur gaucherie
à cheval, leur peu d'inclination à se faire tuer héroïquement,
donnèrent lieu à toute sorte d'épigrammes et d'anecdotes vraies
ou fausses, dont Mme de Sévigné a recueilli une partie dans ses
lettres, tout indignée qu'on eût refusé à son cousin, à un Rabutin,
la tâche dont on avait chargé deux poètes.
Racine suivit encore Louis XIV au voyage d'Alsace, avec Boileau,
en 1683. Il alla seul à Luxembourg, en 1687, et aux dernières
campagnes du roi, en 1691, 1692 et 1693. Ils avaient pris tous les
deux leur rôle au sérieux, et en 1686 ils lisaient leur travail au
roi, qui en paraissait fort content. Les libéralités du roi semblent
avoir été réglées sur l'activité des deux historiens, et leur accrois-
sement porte témoignage du progrès de l'œuvre, comme leur
inégalité en 1692 montre que, par la mauvaise santé de Boileau,
presque toute la tâche pesait alors sur Racine.
Au milieu de la cour et dans la faveur du roi. Racine resta
publiquement attaché à Port-Royal et lui donna de nombreuses
marques d'un entier dévouement. Il visitait souvent Nicole dans
l;i petite maison qui recevait aussi Boileau et Santeul. Il accourut
l'assister dans sa dernière maladie. Il resta en correspondance
yvec Arnauld exilé; il lui envoyait ses écrits. Quand Arnauld fut
mort, il fut le seul des amis du dehors qui assista au service
10 NOTICE SUR LA VIE DE JEAN RACINE.
qu'on célébra en son honneur à Port-Royal. Il rendait ouverte-
ment chaque jour des services à la communauté. 11 prêtait sa
plume aux religieuses; il se chargeait de toutes les démarches
pour leurs intérêts. Il négociait pour elles avec les archevêques
de Paris, M. de llarlay, et son successeur, M. de Noailles.
Pendant longtemps ce dévouement à une secte persécutée ne
nuisit point à Racine. Il avait l'amitié toute-puissante de Mme de
Maintenon. Elle le chargea avec Boileau de revoir le style des
Constitutions de Saint-Cyr. Les récréations dramatiques avaient
été mises à la mode dans l'établissement, mais les pièces de la
directrice étaient trop mauvaises, et VAndroitiaque avait été dan-
gereusement bien jouée par les demoiselles. Mme de Maintenon
demanda à Racine d'écrire quelques scènes sur un sujet religieux.
11 fit Esther, qui fut représentée à Saint-Cyr le 26 janvier 1689,
on sait avec quel fracas et avec quel succès. Ce fut le moment
de la plus haute faveur de Racine.
Mais quand il présenta Athalie, en 1691, Mme de Maintenon,
inquiète de l'éclat des représentations d'Esther, avait réformé
Saint-Cyr et fait succéder le silence de l'austérité au bruit et à la
joie. Athalie fut représentée sans costumes dans une classe de
Saint-Cyr, puis dans une chambre de Versailles. Le roi, quelques
princes et quelques grands virent seuls la pièce. On crut ou l'on
feignit de croire que si la pièce n'avait pas été présentée à toute
la cour, comme Esther, c'était qu'elle ne le méritait pas. L'im-
pression laissa les lecteurs froids. Malgré Boileau, Racine fut
persuadé de s'être trompé.
Esther et Athalie avaient montré que Racine n'avait rien
perdu dans la retraite de son génie dramatique : ces deux pièces
avaient aussi révélé en lui un admirable poète lyri([ue. En 1694,
il composa quatre cantiques spirituels, qui sont, avec les chœurs
de ses tragédies sacrées, les plus beaux monuments de la poésie
lyrique du xvn* siècle.
Hors cej^ poésies pieuses où la foi de Racine autorisait son
génie, il ne manqua guère à la promesse qu'il s'était faite de
renoncer à la poésie. Un prologue d'opéra, une Idylle à la paix,
quelques épigrammes mordantes contre de mauvais auteurs et de
méchantes tragédies, voilà toutes les rechutes de son talent poé-
tique pendant plus de vingt années.
Une légende s'est faite sur les derniers temps de la vie de
NOTICE SUR LA VIE DE JEAN RACINE. 11
Racine. On parle d'un mémoire sur la misère du peuple que le
poète, dit-on, remit à Mme de Maintenon ; celle-ci le laissa voir
au roi et en nomma l'auteur; Racine, disgracié, en conçut un cha-
grin qui abrégea ses jours.
En réalité, le mémoire que Racine fit remettre à Louis XIV,
pour se faire décharger d'une taxe extraordinaire imposée aux
secrétaires du roi (il en avait acheté le titre en 1696), et où il
n'était pas question de la misère du peuple, ne fut pour rien
dans le mécontentement du roi, ou n'en fut que l'occasion. Tout
le crime du poète fut d'être janséniste. Voilà ce qui déplut à
Louis XIV. Voilà ce que sentit Racine : voilà ce dont il se justifia
dans une longue lettre à Mme de Maintenon.
Sa disgrâce ne fut jamais éclatante. Jusqu'à la fin de sa vie, il
fut des voyages de Marly et de Fontainebleau. Mais il sentit que
le roi s'était refroidi à son égard. Louis XIV auparavant aimait à
entendre Racine lire ou causer : un jour, en 1696, il l'avait fait
venir dans sa chambre pendant une maladie, et Racine lui avait
lu les Vies de Plutarque en rajeunissant le français d'Amyot.
Souvent, quand il était chez Mme de Maintenon, il le faisait appe-
ler pour l'entretenir et prenait plaisir à sa conversation. Sans
doute le roi cessa de donner à Racine ces marques de confiance
intimes et particulières. Sans que la chose arrivât au public, le
poète se sentit exclu de la faveur du roi.
Il ne mourut pas de cette disgrâce secrète : il vécut encore
plus d'un an. Mais il en souffrit cruellement, malgré toute sa
t religion.
Il mourut le 21 avril 1699, d'une maladie hépatique, après de
cruelles douleurs, avec beaucoup de piété et de courage. Sa
femme et ses deux fils étaient auprès de lui, avec Valincour et
avec Boileau, à qui Racine adressa ces paroles : « C'est un bon-
heur pour moi de mourir avant vous ».
Il avait demandé à être inhumé à Port-Royal des Champs, au pied
de la fosse de M. Ilamon, son ancien maître. « Cela ne fit pas sa
cour, dit Saint-Simon, mais un mort ne s'en soucie guère*. »
:
1. Après la destruction de Port-Royal en 1709, les restes du poète
furent transportés à Saint-Étienne du Mont, avec ceux de MJL Le Maistre
et de Saci.
NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE
I. — ÉDITIONS
1. — TRAGÉDIES SÉPARÉES
Anclromaque, 1668, in-12.
Les Plaideurs, 1669, in-12.
Britannicus, 1670, in-12.
Bérénice, 1671, in-12.
Bajazet, 1672, in-12.
Mithridale, 1673, in-12.
Iphigénie, 1675, in-12.
Phèdre et Hippolyte, 1677, in-i2.
Esther, 1689, in-4'' et in-12.
Athalie, 1691, in-4''.
2. — RECUEILS
Œuvres de Racine, 1676, 2 vol. in-12, Claude Barbin (pour cer-
tains exemplaires, Jean Ribou).
OEuvres de Racine, 1687, 2 vol. in-12. Cl. Barbin (ou D. Thierry,
ou P. Trabouillet).
OEuvres de Racine, 1697, 2 vol. in-12. Cl. Barbin (ou D. Thierry,
ou P. Trabouillet) [dernière édition revue par Racine).
Œuvres de J. Racine (collection des Grands Écrivains de la
France), éd. P- Mesnard, Hachette et Cie, 8 vol. in-8° et deux
albums, 1865-1870.
îsOTICE BIBLIOGRAPHIQUE. 13
T/u'Urc de Jean Racine, éd. N. M. Bernardin, Delagrave, 4 vol.
in-lS.
II — OUVRAGES RELATIFS A RACINE
ET A SES TRAGÉDIES
1. — BIOGRAPHIE
Mémoires sur la vie de Jean Racine (par Louis Racine), Lau-
sanne et Genève, 1747, 2 vol. in-12.
Sainte-Beuve, Port-Royal, t. VI, liv. YI, ch. x et xi, et Appendice.
P. Mesnard, Notice au t. I de son édition.
2. — ÉTUDES DE l'œuvre
L'abbé Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et la pein-
ture, t. I, 1"^^ part., sect. 16 et 29.
L. Raqine, Remarques sur les tragédies de Jean Racine, Paris,
1752, 3 vol. in-12.
Frères Parfaict, Histoire du théâtre français, Paris, 1734-49,
15 vol. in-12 (dans les t. IX-XII).
L'abbé d'Olivet, Remarques de grammaire sur Racine, 1738, in-12.
Deltour, Les Ennemis de Racine,, Paris, 1859, in-8°.
Taine, Nouveaux Essais de critique et d'histoire, 1865, in-16.
P. Janet. Les Passions et les caractères dans la littérature du
xvn' siècle, Calmann-Lévy, 1888.
, Stapfer, J^es Artistes juges et parties (Critiques de V. Hugo
sur le style de Racine).
. Brunetière, Histoire et littérature, U II {La tragédie de
Racine).
— Études critiques sur la littérature française,
t. I [Les ennemis de Racine).
— Les Époques du théâtre Français, 5® et 7^ confé-
rences.
Lemaitre, Impressions de théâtre, t. I, II et IV.
14 NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.
P. Robert, La Poétique de Racine, in-8°, 1890.
P. Monceaux, Racine (coll. des classiques populaires), in-S",
1892.
L'abbé Delfosse, La Rihle dans Racine, in-8°, 1893.
M. Souriau, L'Évolution du vers français au xvii« siècle [un
chapitre consacré à la versification de Racine).
3. — JUGEMENTS ET PAMPHLETS CONTEMPORAINS
(Subligny), La Muse de la Cour, année 1665.
Robinet, Gazette rimée, 1665, 1667, 1673, 1674.
(Saint-Évremond), Dissertations sur le Grand Alexandre, au
t. I des Œuvres ?neslées de S.-E., Cl. Barbin, 1670, in-12.
(Subligny), La Folle querelle ou la Critique d'Andromaque, T. Jol-
ly, 1668 (réimp. par V. Fournel, Les Contemporains de Mo-
lière, t. III).
Boursault, Artémise et Poliante, Nouvelle, R. Guignard, 1670,
in-12 (l""* représentation de Britannicus).
(L'abbé de Villars), La Critique de Bérénice, Paris, 1671, in-12.
Tite et Titus, ou Critique sur les Bérénices, comédie, Utrecht,
1673, in-12.
(P. de Villiers), Entretiens sur les tragédies de ce temps, E. Mi-
challet, 1675, in-12 (à propos d'Iphigénie).
Remarques sur les Iphigénies de M. Racine et de M. Coras,
in-12,- 1675.
(Barbier d'Aucour), Apollon vendeur de Mithridate, 1675.
(Attr. à Subligny), Dissertations sur les tragédies de Phèdre et
Hippolyte, Ch. de Sercy (1677, in-12).
Boileau, Épitre VII, à Monsieur Racine, sur l'utilité des enne-
mis (impr. en 1683).
L'abbé Granet, Recueil de dissertations sur plusieurs tragédies
de Corneille et de Racine, 1740, 2 vol. in-12 (Plusieurs pam-
phlets ci-dessus nommés s'y trouvent réimprimés).
QUESTIONS SUR LE THEATRE DE RACINE
I. Racine doit-il quelque chose à Corneille? que lui doit-il?
Il- Racine a-t-il eu des précurseurs? (Cf. N. M. Bernardin, Utt
p)'écu7'seur de Racine, Tristan IHermite : 1895, in-8").
III. Racine et les régies des Unités.
IV. Le système dramatique de Racine.
V. Que veut-on dire, lorsqu'on déclare que dans Racine les
caractères déterminent les situations? Discuter cette
opinion.
VI. Le choix des sujets, dans Racine.
"VU. L'action dans les tragédies de Racine.
VIII. Comment Racine a-t-il été amené à faire de l'amour le
ressort principal de la tragédie?
IX. L'amour dans les romans au xvn* siècle, et l'amour dans
la tragédie de Racine.
X. Les passions autres que l'amour dans les tragédies pro-
fanes de Racine : quelle place tiennent-elles? et com-
ment sont-elles représentées?
XI. Le jansénisme est-il poilr quelque chose dans la manière
dont Racine a représenté les passions?
XII. Pourquoi Racine s'est-il retiré du théâtre?
XIII. La moralité du théâtre de Racine.
XIV. L'histoire dans la tragédie de Racine.
XV. Racine peintre de l'antiquité : sa peinture est-elle fidèle?
XVI. La poésie de Racine : où faut-il la chercher?
XVII. Discuter les idées de Taine sur la tragédie de Racine.
10 QUESTIONS SUR LE THEATRE DE RACINE.
XYIII. Racine n'a-t-il peint que les mœurs de cour du xvn* siècle?
XIX. Montrer comment Racine sous des noms héroïques, et dans
des sujets mythologiques, peint l'humanité moyenne
de tous les temps.
XX. Étudier les monologues de Racine.
XXI. Le dialogue dans Racine.
XXII. Les récits dans la tragédie de Racine.
XXIII. Le style de Racine : son appropriation aux caractères et
aux sujets.
XXI Y. Le vers de Racine, comparé au vers romantique. -
XXV. Comparer la tragédie de Racine à l'idéal proposé par
Boileau au m« chant de son Art poétique.
XX YI. Quelle a été l'influence de Racine sur le développement
postérieur de la tragédie?
XXVII. Racine et Voltaire.
XXYIII. Comparer la tragédie de Racine à la comédie de Molière
au point de vue de la conduite de l'action et de l'expres-
sion des caractères. Montrer comment les idées de
Molière dans la Critique de lÉcole des Femmes sont
les mêmes qui soutiennent la tragédie de Racine. Ca-
ractères et conséquences de cet accord.
ANDROMÂQUE
I
NOTICE SUR ANDROMAQUE
Andromaque fut jouée le 17 novembre 1667 par les comédiens
de l'Hôtel de Bourgogne, dans l'appartement de la reine, devant
le roi et la cour.
Il n'est pas sûr qu'elle eût été donnée huit jours avant au pu-
blic, ni la veille, et la cour eut peut-être la première représen-
tation.
Le succès fut vif. On n'attendait encore de Racine que des
Alexandre : il n'y eut pas de cabale montée, et le public ne
s'égara pas. Les amis et admirateurs de Corneille prirent de l'in-
quiétude, qui se traduit clairement dans les lettres de Saint-
Evremond au comte de Lionne.
c( Il me paraît qu' Andromaque a bien de l'air des belles choses ;
il s'en faut presque rien qu'il n'y ait du grand. Ceux qui n'entre-
ront pas assez dans les choses l'admireront, ceux qui veulent des
beautés pleines y chercheront je ne sais quoi qui les empêchera
d'être tout à fait contents. Vous avez raison de dire que cette
pièce est déchue par la mort de Montfleury : car elle a besoin
de grands comédiens, qui remplissent par l'action ce qui lui
manque. Mais à tout prendre, c'est une belle pièce et qui est fort
au-dessus du médiocre, quoiqu'un peu au-dessous du grand. »
U revenait un peu plus tard sur le même sujet, et disait :
« Ceux qui m'ont envoyé Andromaque m'en ont demandé mon
sentiment. Comme je vous l'ai dit, elle m'a semblé très belle :
mais je crois qu'on peut aller plus loin dans les passions, et qu'il
y a encore quelque chose de plus profond dans le sentiment, que
ce qui s'y trouve : ce qui doit être tendre n'est que doux, et ce
qui doit exciter de la pitié ne donne que de la tendresse. Cepen-
10 NOTICE, SUR ANDROMAQUE.
dant, h tout prendre, Racine doit avoir plus de réputation qu'au-
cun autre, après Corneille ^ »
Api-ès Corneille : c'est tout ce que voulait Saint-Evremond,
et ses restrictions entortillées n'étaient que pour amener ce der-
nier mot. Mais on n'a pas assez remarqué que Saint-Evremond
immolait délibérément Quinault, maître de la scène depuis dix
ans, et peintre de l'amour à la mode : faisons honneur au goût
de Saint-Evremond d'avoir élevé Racine au-dessus de Quinault
plutôt que de nous étonner qu'il ait voulu le maintenir au-dessous
de Corneille, ce sera justice.
Andromaque eut des critiques plus sévères que Saint-Evre-
mond. Une épi gramme virulente de Racine nous montre que des
courtisans, le duc de Créqui, le comte d'Olonne, cherchaient chi-
cane à la tragédie. On a prétendu que le prince de Condé esti-
mait Pyrrhus trop violent, trop peu soumis à sa maîtresse : un
amant bien élevé devait mieux complaire à Andromaque. C'est
l'objection à laquelle Racine répond dans sa préface. D'autres
peut-être, parmi lesquels Boileau^, trouvaient que Pyrrhus était
un peu trop un « héros à la Scudéry » : l'objection cependant
ne dut point être fort répandue, car Racine ne jugea pas à propos
de l'examiner.
Nous pouvons nous faire une idée de ce que l'on trouva à dire
contre Racine par la Folle querelle, comédie de Subligny, à la-
quelle Molière prêta son théâtre. On en trouvera plus loin l'ana-
lyse.
Racine a indiqué lui-même les sources de son sujet. Il a dit
pourquoi il a laissé V Andromaque d'Euripide, dont l'action était
trop attachée aux mœurs d'un âge primitif et barbare pour être
comprise au xvn« siècle. Virgile lui a donné le dessin de son
action et les quatre personnages principaux. Homère l'a aidé à
préciser la physionomie d' Andromaque. Ce sont là ses guides :
il a pu en outre devoir quelques idées de détail à d'autres, à
Euripide, à Sénèque ; il ne leur a rien pris d'important.
Je ne crois pas qu'il ait eu besoin de penser au Pertharite de
Corneille pour inventer et disposer son sujet, pas plus qu'à la
Diane de Montemayor, dont on trouvera plus loin un extrait.
1 . Saint-Évremond, Œuvres mêlées, t. T, p. 286 et 520.
2. D'après le Bolseana de Monchesnay.
NOTICE SUR ANDROMAQUE. 21
Mais il n est point inutile de faire le rapprochement des œuvres
qui présentent des situations semblables : en regardant les scènes
identiques de Periharile^ et cV Andî^omaque , on voit s'accuser
l'opposition des talents originaux de deux auteurs. En compa-
rant Andromaque à la Diane, on voit ce que Racine ajoute aux
romans, la profondeur des sentiments, la vérité de la vie, la
Tie enfin.
Nos romantiques ont repris le sujet d'Andî^omaque, dont la
violence était bien faite pour les tenter. Mais ils l'ont dépaysé.
Musset l'a transporté dans une Italie de fantaisie : il en a fait ses
Marrons du feu, où il semble se moquer lui-même des moyens
romantiques qu'il accumule. Alexandre Dumas a porté l'action
dans notre xv« siècle : il a mêlé la politique et l'histoire au drame
intime, et il a écrit Charles VU chez ses grands vassaux. Il est
à remarquer que ces deux romantiques n'ont regardé que la
situation d'Hermione et le dénouement. Ils ont laissé à Racine
la partie si délicate de l'action qui se passe entre Andromaque
et Pyrrhus.
1 . Étudier tout le second acte de Pertharite et la première scène du
troisième acte.
¥
EXTRAITS
ET
DOCUMENTS RELATIFS A ANDROMAQUE
1. — LA « DIANE » DE MONTEMAYOR
Si Pertharite nous offre les principales situations dramatiques
d'Andromaque, le mécanisme psychologique de la tragédie de
Racine se retrouve dans la Diane de Montemayor. M. P. Janet,
dans un article de la Revue des Deux Mondes, a décrit ce méca-
nisme original : l'amour se distribue de telle sorte qu'il ne trouve
pas de correspondance où il se porte ; il se fait un enchaînement
de sentiments qui lie Pyrrhus à Andromaque dont il n'est pas
aimé, Hermione à Pyrrhus qui aime Andromaque, et Oreste à
Hermione qui aime Pyrrhus. En sorte qu' Andromaque tire après
elle Pyrrhus, Pyrrhus Hermione, Hermione Oreste : si Andro-
maque accueille Pyrrhus, Pyrrhus s'écarte d'Hermione, qui se
rejette vers Oreste; si Andromaque repousse Pyrrhus, Pyrrhus
se rejette vers Hermione, qui s'écarte d'Oreste. Cet enchaînement
se reproduit dans Montemayor : mais par un artifice romanesque,
qui retire toute vérité à la situation, Montemayor relie les deux
extrêmes par un lien d'amour, comme si Oreste tenait au-
près d'Andromaque la place d'Hector; ainsi se forme un cercle
parfait d'amants tour à tour poursuivant et dédaignant. Il y a
encore cette différence que l'enchaînement se fait en sens inverse :
tandis qu'Andromaque est aimée de Pyrrhus, Pyrrhus d'Hermione,
Hermione d'Oreste, Selvagie aime Alanio, Alanio Ismenie, Isme-
nie Montan; et — voici l'ingénieux, et l'irréel : — Montan aime
Selvagie. Ismenie cependant aimait d'abord Alanio comme Her-
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ANDROMAQUE. 25
mione Pyrrhus, et, comme Hermione vers Oreste, elle s'est re-
tournée vers Montai! pour ramener Alanio.
Voici un passage du premier livre de la Diane^ qui explique la
situation établie par Montemayor.
5Ioy donc estant éperdue pour Alanie, Alanie pour Ismenie, Ismenie
pour 3Iontan, il advint que quelques affaires survindrent à mon père
sur les bornes des pasturages avec Philene, père du berger Monlan, c'est
pourquoy ils vindrent tous deux beaucoup de fois en mon village, et au
temps que Montan estoit déjà un peu refroidy en ses amours, ou à cause
du reste de ses faveurs qu'Ismenie luy faisoit (ce qui cause fasclierie en
quelques hommes de bas entendement) ou bien aussi parce qu'il avoit
jalousie des diligences d'Alanie. Finalement qu'il me vit mener mes
brebis à la bergerie, et me voyant il commença à m'aimer, de sorte que
suivant ce qu'il alloit demonstrant chaque jour, il n'estoit possible de se
porter plus grande affection, ny moy à Alanie, ni Alanie à Ismenie, ny
Ismenie à luy. Voyez quelle estrange brouillerie d'amour : si d'aventure
Ismenie alloit aux champs, Alanie estoit derrière elle : si Montan alloit
au troupeau, Ismenie estoit derrière lui, si j'allois à la montagne
avec mes brebis, Montan estoit derrière moi, si je sçavois qu'Alanie fust
en un bois où il souloit faire paistre, ie m'y en allois après lui. C'estoit
la chose la plus nouvelle du monde, d'ouïr comme Alanie disoit souspi-
rant : Hélas Ismenie ! et comme Ismenie disoit : Hélas Montan ! et comme
Montan disoit : Hélas Selvagie ! et comme la triste Selvagie disoit : Hélas
Alanio!
II. — LA « FOLLE QUERELLE »
Perdou de Subligny, qui semble avoir appartenu au cercle pré-
cieux de la comtesse de la Suze, fit jouer la Folle querelle ou
la Critique d'Andromaque le 18 mai 1668 : le succès fut très
grand, îx en juger par le nombre des représentations. L'intérêt
que le public prend à cette critique, n'en prouve pas tant le mé-
rite, qu'il atteste la vogue d' Androtnaque et la curiosité qu'elle
excitait.
Subligny n'était pas un ennemi de Racine; c'était un critique
qui usait de son droit, comme plus tard il en usera pour Béré-
nice, et pour mettre Phèdre au-dessuà de l'œuvre rivale de
Pradon.
1. Trad. Pavillon, 1615.
U EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ANDROMAOlE.
Subligny avait fait de nombreuses remarques sur le style
d' Andromaque ; Racine prolita de la critique, et corrigea un
certain nombre de passages qui avaient été repris. Cela l'instrui-
sit à serrer son style et à ne se rien pardonner.
La Folle querelle est précédée d'une longue Préface où Subli-
gny dément un bruit qui courait, qu'il n'avait fait que prêter
son nom à Molière. Il revendiqua la paternité de son œuvre,
déclarant au reste avoir imité de son mieux la manière de Mo-
lière : il avait raison; car la Critique de V École des femmes et
VImpromptu de Versailles sont les modèles du genre auquel
appartient Ia Folle querelle. Puis Subligny continue en ces termes :
Je fus charmé à la première représentation à' Andromaque; ses
beaulez firent sur mon esprit ce qu'elles firent sur l'esprit de tous les
autres, et si je l'ose dire, j'adoray le beau génie de son auteur, sans
connoistre son visage. Le tour de ^on esprit, la vigueur de ses pensées
et la noblesse de ses sentimens m'enlevèrent en beaucoup d'endroits,
et tant de belles choses firent que je lui pardonnay volontiers les actions
peu vraisemblables ou peu régulières que j'y a vois remarquées. Mais
lorsque j'appris, par la suite du temps, qu'on vouloit borner sa gloire
à avoir fait V Andromaque, et qu'on disoit qu'il l'avoit écrite avec tant
de régularité et de justesse qu'il falloit qu'il travaillast toujours de
mesme pour estre le premier homme du monde, il est vray que je ne
fus pas de ce sentiment. Je dis qu'on luy faisoit tort, et qu'il seroit
capable d'en faire de meilleures. Je ne m'en dédis point; et quelque
chagrin que puissent avoir contre moy les partisans de cette belle pièce,
de ce que je leur veux persuader qu'elle les a trompés quand ils l'ont
crue si achevée, je soutiens qu'il faut que leur auteur attrape encore le
secret de ne les pas tromper pour mériter la louange qu'ils luy ont
donnée d'écrire plus parfaitement que les autres. Je ne prétens pas faire
croire qu'ils soient moins spirituels pour avoir été éblouis ; au contraire
je le prens pour une marque de leur vivacité et d'une délicatesse
d'esprit peu commune, qui, sur la moindre idée qu'elle reçoit d'une
belle chose, la conçoit d'abord dans sa pureté et dans toute sa force,
sans songer si les termes qui l'expriment signifient bien ce que l'auteur
a voulu dire. Il faut bien que cela soit, puisque, si l'on se veut donner
la peine de lire V Andromaque avec quelque soin, on trouvera que les
plus beaux endroits où l'on s'est écrié et qui ont remply l'imagination
de plus belles pensées, sont toutes expressions fausses ou sens tronqués
qui signifient tout le contraire ou la moitié de ce que l'auteur a conçu
lui-mesme, et que, parce qu'un mot ou deux suffisent à faire souvent
deviner ce qu'il ve'ut dire, et que ce qu'il veut dire est beau, l'on y
applaudit, sans y penser, tout autant que s'il étoit purement écrit et
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ANDROMAQUE. 25
entièrement exprimé. La France a intérêt de ne point arrester au milieu
de sa carrière un homme qui promet visiblement de luy faire beaucoup
d'honneur. Elle devroit le laisser arriver à ce point de pureté de langue
et (le conduite de théâtre qu'il sçait luy-mesme qu'il n'a pas encore
ntt.'int, car, autrement, il se trouveroit qu'au lieu d'avoir déjà surpassé
\r \ ieux Corneille, il demeureroit toute sa vie au-dessous.
Là, comme il lui reste des remarques de style dont il n'a pas
pu surcharger son troisième acte, il les expose : on trouvera,
dans les notes sur Andromaque, l'indication de ces critiques et
le succès qu'elles ont eu auprès de Racine. La Préface s'achevait
auisi :
Mais je ne prêtons pas faire voir icy toutes les fautes que j'ay remar-
qiu'es dans ce chef-d'œuvre du Théâtre : son auteur, qui a plus d'esprit
(jiie moy, les découvrira bien luy-mesme s'il les veut reconnoistre, et il
^ Va servira ensuite comme il luy plaira. Il suffit que j'en ay compté
ji!>(iu'à près de trois cens, et que l'on voit bien que je n'ay pas eu des-
Sf in de les exagérer, puisque je n'ay pas seulement gardé l'ordre des
scènes, ny marqué les endroits où sont celles que je viens de dire. Je me
suis contenté d'en rapporter confusément quelques-unes, à mesure
qu'elles me sont revenues dans la mémoire, pour prouver un peu ce
que j'avois avancé. A cela près, l'auteur à'Andromaque n'en est pas
nidins en passe d'aller un jour plus loin que tous ceux qui l'ont précédé,
cl s'il avoit observé dans la conduite de son sujet de certaines bienséan-
ces qui n'y sont pas; s'il n'avoit pas fait toutes les fautes qui y sont
contre le bon sens, je l'aurois déjà égalé sans marchander à notre grand
Corneille. Mais il faut avouer que si monsieur Corneille avoit eu à traiter
un sujet qui étoit de luy-mesme si heureux, il n'auroit pas fait venir
Oreste en Epire comme un simple ambassadeur; mais comme un roy
qui eust soutenu sa dignité. Il auroit fait traiter Pylade en roy à la cour
de Pyrrhus, comme Pollux est traité à la cour de Créon, dans la Médée ;
f>n s'il eust manqué de le traiter en roy, il n'eust pas cherché à s'en
user, en disant qu'il ne l'est que dans un Dictionnaire historique, et
il ne l'est pas dans Euripide mesme. Il auroit introduit Oreste le
tant d'égal, sans nous vouloir faire accroire qu'autrefois le plus
Mid prince tutoyait le plus petit, parce que cela n'a pu estre entre
gons qui portoient la qualité de rois, et que quand cela auroit été, ce
n'est pas les cérémonies des anciens qu'il faut retenir dans la Tragédie,
mais leur génie et leurs sentimens, dans lesquels monsieur Corneille a
si bien entré qu'il en a mérité une louange immortelle; et qu'au con-
traire ce sont ces cérémonies-là qu'il faut accommoder à notre temps
Iiour ne pas tomber dans le ridicule. Monsieur Corneille, dis-je, auroit
2G EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ANDROMAQUE.
rendu Andromaque moins étourdie, et pour faire un bel endroit de ce
qui est une faute de jugement, dans la résolution qu'elle prend de se
tuer, avant que le mariage soit consommé, il auroit tiré Astianax des
mains de Pyrrhus, afin qu'elle ne fust pas en danger de perdre le fruit de
sa mort, et qu'on ne l'accusast point d'estre trop crédule. 11 auroit con-
servé le caractère violent et farouche de Pyrrhus, sans qu'il cessast
d'estre honneste homme, parce qu'on peut estre honneste homme dans
toutes sortes de tempéramens, et donnant moins d'horreur qu'il ne
donne' des foiblesses de ce prince qui sont de pures laschetés, il auroit
empesché le spectateur de désirer qu'IIermione en fust vengée, au lieu
de le craindre pour luy. Il auroit ménagé autrement la passion dller-
mione, il auroit meslé un point d'honneur à son amour, afin que ce fust
luy qui demandast vengeance plutost qu'une passion brutale; et pour
donner lieu à cette princesse de reprocher à Oreste la mort de Pyrrhus
avec quelque vraisemblance, après l'avoir obligé à le tuer, il auroit fait
que Pyrrhus luy auroit témoigné du regret d'estre infidèle, au lieu de
luy insulter ; qu'Oreste l'auroit prise au mot pour se défaire de son
rival, au lieu que c'est elle qui le presse à toute heure de l'assassiner;
€t pour prétexter la conspiration d'Oreste, il n'auroit pas manqué de se
servir utilement de ce qui fut autrefois la cause de la mort de Pyrrhus,
en joignant l'intérest des dieux à celuy de sa jalousie. Enfin il auroit
modéré l'emportement d'Hermione, ou du moins il l'auroit rendue sen-
sible pour quelque temps au plaisir d'estre vengée. Car il n'est pas pos-
sible qu'après avoir été outragée jusqu'au bout, qu'après n'avoir pu
obtenir seulement que Pyrrhus dissimulast à ses yeux le mépris qu'il
faisoit d'elle; qu'après qu'il l'a congédiée, sans pitié, sans douleur du
moins étudiée, et qu'elle a perdu toute espérance de le voir revenir à
■elle, puisqu'il a épousé sa rivale; il n'est, dis-je, pas possible qu'en cet
■état elle ne gouste un peu sa vengeance. Pour conclusion, monsieur
■Corneille auroit tellement préparé toutes choses pour l'action où Pyrrhus
se défait de sa garde, qu'elle eust été une marque d'intrépidité, au lieu
qu'il n'y a personne qui ne la prenne pour une bévue insupportable.
"Voilà ce que je crois que monsieur Corneille auroit fait, et peut-estre
qu'il auroit encore fait mieux. Le temps amène toutes choses, et comme
l'auteur d' Andromaque est jeune aussi bien que moy, j'espère qu'un
jour je n'admireray pas moins la conduite de ses ouvrages que j'admire
uijourd'huy la noble impétuosité de son génie.
Après cette dernière page de la Préface où Subligny ramasse
toutes les critiques qu'il a disséminées dans sa pièce ; je n'ai
pas à en développer l'analyse. L'intrigue contient une espèce de
parodie : Eraste est entre Ilortense et la vicomtesse à peu près
comme Pyrrhus est entre Ilermione et Andromaque ; Hortense
accueille Lysandre comme Hermione Oreste, et lui offre de l'en-
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ANDROMAQUE. 27
lever; mais au dénouement Hortense épouse Lysandre. Eraste
est puni comme trop semblable à Pyrrhus, et comme défenseur
d'Anclromaque. II tient en effet pour Racine, avec la vicomtesse,
une lille romanesque : Hortense et tous les autres personnages
sont contre la tragédie.
Parmi beaucoup de critiques puériles et parfois grossières.
Comme de linconvenance qu'il y a à faire arriver un roi à la
recherche d'un ambassadeur, au lieu de le mander en son cabi-
net (quand Pyrrhus dit à Oreste : Je vous cherchais, seicjneur)y
ou de l'inutilité de déranger un ambassadeur pour réclamer un
petit enfant, quatre sujets d'accusation se détachent.
D'abord, la brutalité de Pyrriius. Il fait des sommations irres-
pectueuses à Andromaque (I, 4 et III, 7) : « Ceux qui louent le
reste de la pièce ont tous condamné sa brutalité, et je m'ima-
gine voir un de nos braves du Marais dans une maison d'honneur,
où il menace de jeter les meubles par les fenêtres, si on ne le
satisfait promptement » [Folle querelle, I, 5). Il n'est pas « hon-
nête homme » avec Ilermione, puisqu'il lui manque de parole,
« après avoir promis de l'épouser une heure auparavant » [ibid,
III, 11). Cette critique est d'un homme qui aime Quinault.
En second lieu, l'altération de l'histoire. Dans l'inégalité éta-
blie entre Oreste qui tutoie Pylade, et Pylade qui ne tutoie pas
Qreste : cependant Pylade était roi. Mais surtout dans la survi-
vance d'Astyanax.
En troisième lieu, « l'amour est l'âme de toutes ses actions
(de Pyrrhus) aussi bien que de la pièce en dépit de ceux qui
tiennent cela indigne des grands caractères » (11,10). Subligny
tient pour le type cornélien de la tragédie. C'est pour ces deux
raisons, mépris de l'histoire et substitution de l'amour à l'héroïsme,
nullement pour ce qui reste de fadeur dans Pyrrhus, que Subligny
rapproche la tragédie des romans, et notamment de cette Clélie
à laquelle il devait bientôt s'attaquer comme Sorel à VAstrée.
Enfin, la critique du style de Racine remplit le troisième acte :
les observations de Subligny seront indiquées dans les notes de
la tragédie.
On trouvera le texte de la Folle querelle dans le troisième
volume de la publication de V. Fournel, les Contemporains de
Molière (F. Didot, 3 vol. in-8°).
QUESTIONS SUR ANDROMAQUE
I. Comparer YAndromaque d'Euripide et ÏAndroniaque de
Racine.
II. Les \raies sources à'Andromaque.
III. Comment Racine a-t-il été amené à faire de l'amour le res-
sort principal de la tra gédie ?
IV. Racine et Quinault, peintres de l'amour.
Y. L'antiquité grecque et le caractère français dans Andro-
maque.
VI. L'intrigue d'Andromaque :
I. La double action.
II. Si l'on peut fonder l'intérêt d'une action tragique sur
un personnage que le public ne voit point.
VII. Étudier les critiques adressées à la tragédie à.' Andromaque,
VIII. Le caractère d'Andromaque. Y a-t-il de la coquetterie dans
ce rôle?
IX. La psychologie et le jeu des sentiments dans la tragédie
d'Andromaque.
X. Est-il vrai que Racine soit descendu au ton de la comédie
dans certaines parties d! Andromaquel est-ce une faute?
XI. Les Jeunes Filles de Racine : Hermione — Junie — Iphigé-
nie — Atalide — Monime.
XII. Oreste. La représentation de la folie dans la tragédie clas-
sique.
A MADAME'
Madame,
Ce n'est pas sans sujet que je mets votre illustre nom
à la tête de cet ouvrage. Et de quel autre nom pourrois-je
éblouir les yeux de mes lecteurs, que de celui dont mes
spectateurs ont été si heureusement éblouis? On savoit
que Votre Altesse Royale avoit daigné prendre soin de la
conduite de ma tragédie. On savoit que vous m'aviez prêté
quelques-unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux
ornements. On savoit enfin que vous l'aviez honorée de
quelques larmes dés la première lecture que je vous en fis.
Pardonnez-moi, Madame, si j'ose me vanter de cet heureux
commencement de sa destinée. Il me console bien glorieu-
sement de la dureté de ceux qui ne voudroient pas s'en
" laisser toucher. Je leur permets de condamner VAndro-
;.; maqiie tant qu'ils voudront, pourvu qu'il me soit permis
'"■ d'appeler de toutes les subtihtés de leur esprit au cœur de
Votre Altesse Royale.
Mais, Madame, ce n'est pas seulement du cœur que vous
jiiixez de la bonté d'un ouvrage, c'est avec une intelligence
qu'aucune fausse lueur ne sauroit tromper. Pouvons-nous
1. Madame, la première duchesse d'Orléans, HenrieUe-Anne d'An-
gleterre, fille de Charles I" et d'Henriette de France (1614-1670). Racine
011 parle comme bientôt en parlera Bossuet dans son Oraison funèbre.
50 A MADAME.
mettre sur la scène une histoire que vous ne possédiez
aussi bien que nous? Pouvons-nous faire jouer une intrigue
dont vous ne pénétriez tous les ressorts? Et pouvons-nous
concevoir des sentiments si nobles et si délicats qui ne
soient infiniment au-dessous de la noblesse et de la déli-
catesse de vos pensées?
On sait, Madame, et Votre Altesse Royale a beau s'en
cacher, que dans ce haut degré de gloire où la nature et la
fortune ont pris plaisir de vous élever, vous ne dédaignez
pas cette gloire obscure que les gens de lettres s'étoient
réservée. Et il semble que vous ayez voulu avoir autant
d'avantage sur notre sexe par les connoissances et par la
solidité de votre esprit, que vous excellez dans le vôtre
par toutes les grâces qui vous environnent. La cour vous
regarde comme l'arbitre de tout ce qui se fait d'agréable.
Et nous, qui travaillons pour plaire au public, nous n'avons
plus que faire de demander aux savants si nous travaillons
selon les règles. La règle souveraine est de plaire à Votre
Altesse Royale.
Voilà sans doute la moindre de vos excellentes qualités.
Mais, Madame, c'est la seule dont j'ai pu parler avec quelque
connoissance : les autres sont trop élevées au-dessus de
moi. Je n'en puis parler sans les rabaisser par la foiblesse
de mes pensées, et sans sortir de la profonde vénération
avec laquelle je suis,
MADAME,
De Votre Altesse Royale
Le très-humble, très-obéissant
et très-fidèle serviteur,
Racine.
PREMIÈRE PRÉFACE*
VIRGILE
AU TROISIÈME LIVRB
DE VÉNÉIDE^
C'est Énée qui parle.
i
Littoraque Epeiri legimus, portuque subimus
Chaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem...
Solemnes tum forte dapes et tristia dona....
Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat
Ilectoreuin ad tumulum, viridi quem cespite inanem,
Et gemmas, causam lacrymis, sacraverat aras....
Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :
« 0 felix una ante alias Priameïa virgo,
Hostilem ad tumulmn, Trojee sub mœnibus altis,
Jussa mori! quse sortitus non pertuht ullos,
Nec victoris heri tetigit captiva cubile.
Nos, patria incensa, diversa per ?equora vectse,
Stirpis Achillese fastus, juvenemque superbum,
Servitio enixse, tulimus, qui deinde secutus
Ledœam Hermionem, Lacedaemoniosque hymeiiœos....
Ast illum, ereptse magno inflammatus amore
Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes
Excipit incautum, patriasque obtrmicat ad aras. »
1. 1668 et 1673.
2. V. 292-352. « Nous longeons la côte de l'Épire, nous entrons dans
un port de la Chaonio, et nous montons à la haute cité de Buthrote....
Il se trouva que ce jour-là, Andromaque portait aux cendres d'Hector
32 PREMIERE PREFACE
Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie.
Voilà le lieu de la scène, l'action qui s'y passe, les quatre
principaux acteurs, et même leurs caractères. Excepté
celui d'Hermione, dont la jalousie et les emportements
sont assez marqués dans VAndromaque d'Euripide.
Mais véritablement mes personnages sont si fameux
dans l'antiquité, que pour peu qu'on la connoisse, on verra
fort bien que je les ai rendus tels que les anciens poètes
nous les ont donnés. Aussi n'ai-je pas pensé qu'il me fût
permis de rien changer à leurs mœurs. Toute la liberté que
j'ai prise, c'a été d'adoucir un peu la férocité de Pyrrhus,
que Sénèque, dans sa Troade, et Virgile, dans le second*
de V Enéide, ont poussée beaucoup plus loin que je n'ai cru
le devoir faire.
Encore s'est-il trouvé des gens qui se sont plaints qu'il
s'emportât contre Andromaque, et qu'il voulût épouser
cette captive à quelque prix que ce fût. J'avoue qu'il n'est
pas assez résigné à la volonté de sa maîtresse et que Céla-
don- a mieux connu que lui le parfait amour. Mais que
les libations solennelles et les tristes offrandes ; elle appelait les mânes
au tombeau vide, sur le tertre verdoyant qu'elle avait consacré, avec
deux autels, occasions de larmes.... Elle baissa le visage et dit à voix
basse : « Heureuse entre toutes la vierge fille de Priam, désignée pour
mourir sur la tombe d'un ennemi, sous les hautes murailles de Troie!
elle n'a point subi l'injure du partage par le sort, elle n'est point
entrée, captive, dans le lit d'un vainqueur, son maître ! Moi, laissant
ma patrie en flammes, traînée sur des mers lointaines, j'ai enfanté
dans la servitude, j'ai souflTert l'orgueil du fils d'Achille, de ce jeune
chef hautain, qui ensuite, s'attachant à Hermione, s'allia au sang
Spartiate, à la race deLéda.... Mais voici que, dans son ardente passion
pour la femme qu'on lui enlève, poursuivi par les Furies du crime,
Oreste le surprend, et le tue près des autels paternels. » Racine a lar-
gement coupé le passage de Virgile pour ne conserver que les pages
essentielles, qui l'ont inspiré.
1. « Livre » : omission fréquente aux xvi' et xvu* siècles, en ces
temps de constante pratique et fréquente citation des auteurs anciens.
2. Le héros de VAstrée. Ce nom devint très vite un nom commun,
représentatif du « parfait amant », avec une nuance d'ironie.
PREMIERE PREFACE. 53
faire? Pyrrhus n'avoit pas lu nos romans. Il étoit violent
de son naturel. Et tous les héros ne sont pas faits pour
être des Céladons.
Quoi qu'il en soit, le public m'a été trop favorable pour
m'embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois
personnes qui voudroient qu'on réformât tous les héros de
l'antiquité pour en faire des héros parfaits. Je trouve leur
intention fort bonne de vouloir 'qu'on ne mette sur la
scène que des hommes impeccables. Mais je les prie de se
souvenir que ce n'est pas à moi de changer les régies du
théâtre. Horace* nous recommande de dépeindre Achille
farouche, inexorable, violent, tel qu'il étoit, et tel qu'on
dépeint son fils. Et Aristote, bien éloigné de nous demander
des héros parfaits, veut au contraire que les personnages
tragiques, c'est-à-dire ceux dont le malheur fait la cata-
strophe de la tragédie, ne soient ni tout à fait bons, ni tout
à fait méchants-. 11 ne veut pas qu'ils soient extrêmement
bons, parce que la punition d'un homme de bien exciteroit
plutôt l'indignation que la pitié du spectateur; ni qu'ils
soient méchants avec excès, parce qu'on n'a point pitié
d'un scélérat. Il faut donc qu'ils aient une bonté médiocre,
c'est-à-dire une vertu capable de foiblesse, et qu'ils tom-
bent dans le malheur par quelque faute qui les fasse
plaindre sans les faire détester.
1. Art poétique, 121.
Impiger, iracimdus, inexorabilis, acer.
Voir là-dessus Corneille, 1" discours, p. 36 (éd. Marty-Laveaux, t. I).
2. Poétique, XIII. Voyez la discussion de Corneille, 1" discours, p. 56
et suivantes.
SECONDE PRÉFACE'
VIRGILE
AU TROISIÈME LIVRE
DE VÉNÉIDE
C'est Énée qiii parle.
Littoraque Epeiri legimus, portuque subimus
Cliaonio, et celsam Buthroti ascendimus urbem....
Solemnes tum forte dapes et tristia doua....
Libabat cineri Andromache, Manesque vocabat
Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem,
Et geminas, causam lacrymis, sacraverat aras....
Dejecit vultum, et demissa voce locuta est :
(( 0 felix una ante alias Priameïa virgo,
Hostilem ad tumulum, Trojre sub mœnibus altis,
Jussa mori! quœ sortitus non pertulit ullos,
Nec victoris beri tetigit captiva cubile.
Nos, patria incensa, diversa per iequora vectie,
Stirpis Achilleœ fastus, juvenemque superbum,
Servitio enixse, tulimus, qui deinde secutus
Ledteam Hermionem, Lacedaemoniosque hymenœos....
Ast illum, ereptœ magno inflammatus amore
Conjugis, et scelerum Furiis agitatus, Orestes
Excipit incautum, patriasque obtruncat ad aras. »
1. 1676 et éditions suivantes.
SECONDE PRÉFACE. 35
Voilà, en peu de vers, tout le sujet de cette tragédie.
Voilà le lieu de la scène, l'action qui s'y passe, les quatre
principaux acteurs, et même leurs caractères. Excepté
celui d'Hermione, dont la jalousie et les emportements sont
assez marqués dans V Andromaque d'Euripide.
C'est presque la seule chose que j'emprunte ici de cet
auteur. Car, quoique ma tragédie porte le même nom que
la sienne, le sujet en est pourtant très-difterent. Andro-
maque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui
est un fils qu'elle a eu de Pyrrhus et qu'Hermione veut
faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s'agit point de
Molossus. Andromaque ne connoît point d'autre mari
qu'Hector, ni d'autre fils qu'Astyanax. J'ai cru en cela me
conformer à fidée que nous avons maintenant de cette
princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d'An-
dromaque, ne la connoissent guère que pour la veuve
d'Hector et pour la mère d'Astyanax. On ne croit point qu'elle
doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils. Et je doute
que les larmes d'Andromaque eussent fait sur l'esprit de
mes spectateurs l'impression qu'elles y ont faite, si elles
avoient coulé pour un autre fils que celui qu'elle avoit
d'Hector.
Il est vrai que j'ai été obligé de faire vivre Astyanax un
peu plus qu'il n'a vécu ; mais j'écris dans un pays où cette
liberté ne pouvoit pas être mal reçue. Car, sans parler de
Ronsard, qui a choisi ce même Astyanax pour le héros de
sa Franciade^, qui ne sait que l'on fait descendre nos
anciens rois de ce fils d'Hector, et que nos vieilles chro-
niques- sauvent la vie à ce jeune prince, après la déso-
1. Ronsard en publia les quatre premiers chants en 1572 : ce sont
les seuls qu'il ait faits. Il me parait probable que c'est Subligny qui a
fourni à Racine l'idée de s'abriter derrière Ronsard {Folle querelle,
II, 10). Il est vrai qu'il n'admettait pas l'excuse, que Racine, réflexion
faite, aura trouvée bonne.
2. Ainsi les Chroniques de France, ou Chroniques de Sninl-Denls
depuis les Troyens jusqu'à la mort de Charles VU (1476). Ou bien les
30 SECONDE PRÉFACE.
lation de son pays, pour en faire le fondateur de notre
monarchie?
Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa tragédie
d'Hélènel 11 y choque ouvertement la créance commune
de toute la Grèce. Il suppose qu'Hélène n'a jamais mis le
pied dans Troie ; et qu'après l'embrasement de cette ville,
Ménélas trouve sa femme en Egypte, dont elle n'étoit point
partie. Tout cela fondé sur une opinion qui n'étoit reçue
que parmi les Égyptiens, comme on le peut voir dans
Hérodote*.
Je ne crois pas que j'eusse besoin de cet exemple d'Eu-
ripide pour justifier le peu de liberté que j'ai prise. Car il
y a bien de la différence entre détruire le principal fonde-
ment d'une fable, et en altérer quelques incidents, qui
changent presque de face dans toutes les mains qui les
traitent*. Ainsi Achille, selon la plupart des poètes, ne peut
être blessé qu'au talon, quoique Homère le fasse blesser au
bras 5 et ne le croie invulnérable en aucune partie de son
corps. Ainsi Sophocle fait mourir Jocaste aussitôt après la
reconnoissance d'Œdipe*, tout au contraire d'Euripide,
qui la fait vivre jusqu'au combat et à la mort de ses deux
fils-^ Et c'est à propos de quelque contrariété de cette
^ nature qu'un ancien commentateur de Sophocle remarque
.fort bien 6, « qu'il ne faut point s'amuser à chicaner les
j
Chroniques et Annales de France^ depuis la destruction de Troie
^jusqu'au roi Louis unMesme, par Nicole Gilles (1492) : il s'en fit encore
une édition en 1617. — Denys d'Haï icarnasse {Antiq. Rom., I, 47) et
Strabon (Xlll) donnent certaines traditions qui font survivre Astya-
nax.
1. L. II, ch. cxiii-cxv.
2. Sur les changements qu'on peut faire à l'histoire, voyez l'opinion '
de Corneille, 2* discours.
3. Iliade, XXI, 167.
4. Œdipe roi, 1224 et suiv.
5. Phéniciennes, 1456 et suiv.
G. Sophoclis Electra (Note de Racine). — D'après M. Paul Mesnard,
Racine vise ici un passage du commentaire de Garaerarius (1603), sur
SECONDE PREFACE. 37
poètes pour quelques changements qu'ils ont pu faire dans
la fable; mais qu'il faut s'attacher à considérer l'excellent
usage qu'ils ont fait de ces changements, et la manière
ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable à leur
sujet ».
les vers 540-542 de l'Electre : mais sa traduction fait dire à Gamerarius
bien plus qu'il n'a voulu dire.
ACTEURS
ANDROMAQUE, veuve d'Hector, captive de
Pyrrhus Mlle du Parc*.
PYRRHUS, fils d'AchiUe, roi d'Épire Flobidor^.
ORESTE, fils d'Agamemnon Montfleury^.
HERMIONE, fille d'Hélène, accordée avec
Pyrrhus . Mlle des Œillets*.
PYLADE, ami d'Oreste.
CLÉ ONE, confidente d'ilermione.
CÉPHISE, confidente d'Andromaque.
PHŒNIX, gouverneur d'Achille, et ensuite
de Pyrrhus.
Suite d'Oreste.
La scène est à Buthrot, ville d'Épire, dans une salle du palais
de Pvrihus.
1. Mlle du Parc, à qui Corneille avait adressé ses jolies stances à /a
Marquise, venait de quitter la troupe de Molière où elle avait joué
Axiane dans Alexandre : elle mourut en 1668.
2. Floridor est un des fameux comédiens du xvii* siècle. C'était un
gentilhomme originaire de la Brie ; il se nommait Josias de Soûlas, et
avait servi dans les gardes-françaises. Il était à l'Hôtel de Bourgogne
depuis 1643.
3. Montfleury devait faire un singulier Oreste : il était très vieux et
mourut à la fin de cette année 1668. C'est à lui que fait allusion Molière,
quand il demande par raillerie qu'un roi de tragédie soit « gros et gras,
entripaillé comme il faut, et d'une vaste circonférence ». Il avait un
jeu forcené, et était en grande réputation.
4. Mlle des Œillets avait quarante-six ans : c'était une Hermione un
peu marquée : petite, maigre, et très adroite comédienne. Elle mourut
en 1670.'
ANDROMAQUE
TRAGÉDIE
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
ORESTE, PYLADE.
Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle ;
Et déjà son courroux semble s'être adouci*,
Depuis qu'elle a pris soin de nous rejoindre ici 2.
Qui l'eût dit, qu'un rivage à mes vœux si funeste 5
Présenteroit d'abord Pylade aux yeux d'Oreste?
Qu'après plus de six mois que je t'avois perdu,
A. la cour de Pyrrhus tu me serois rendu?
1. Subligny a critiqué le courrotix de ma fortune. « La fortune en
f général peut avoir du courroux, mais quand fortune signifie la condi-
tion, la misérable fortune de quelqu'un, peut-on dire ma misérable
fortune a du courroux contre moi, ou bien a adouci son courroux? »
(III, 8). Pure chicane,
2. Rejoindre, réunir : sens commun au xvn° siècle.
40 ANDROMAQUE.
PYLADE.
J'en rends grâces au ciel, qui m'arrêtant sans cesse
Sembloit m'avoir fermé le chemin de la Grèce, lo
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
Presque aux yeux de l'Épire écarta* nos vaisseaux.
Combien dans cet exil ai-je souffert d'alarmes !
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger i5
Que ma triste amitié ne pouvoit partager!
Surtout je redoutois cette mélancohe
Où j'ai vu si longtemps votre âme ensevelie.
Je craignois que le ciel, par un cruel secours.
Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours. 20
Mais je vous vois, Seigneur ; et si j'ose le dire.
Un destin plus heureux vous conduit en Épire :
Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
N'est point d'un malheureux qui cherche le trépas.
ORESTE.
Ilélas! qui peut savoir le destin qui m'amène? aS
L'amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu'il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort?
PYLADE.
•Quoi? votre âme à l'amour en esclave asservie
Se repose sur lui du soin de votre vie? 3o
Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers?
Pensez-vous qu'Hermione, à Sparte inexorable.
Vous prépare en Épire un sort plus favorable?
Honteux d'avoir poussé* tant de vœux superflus, 35
1. Écarta, sépara : sens rare hors de Racine. — Aux yeux de, en
vue de.
2. Poussé. Furetière admet iwusser des vœux, comme pousser des
ACTE I, SCENE I. 41
Vous l'abhorriez; enfin vous ne m'en parliez plus.
Vous me trompiez, Seigneur.
OR ESTE.
Je me trompois moi-même.
Ami, n'accable point un malheureux qui t'aime.
T'ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs?
Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs. 40
Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille*
En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,
Tu vis mon désespoir; et tu m'as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis 2.
Je te vis à regret, en cet état funeste, 4^
Prêt à suivre partout le déplorable^ Oreste,
Toujours de ma fureur interrompre le cours,
Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.
Mais quand je me souvins que parmi tant d'alarmes
Hermione à Pyrrhus prodiguoit tous ses charmes, 5o
Tu sais de quel courroux mon cœur alors épris
Voulut en l'oubliant punir* tous ses mépris.
Je fis croire et je crus ma victoire certaine ;
Je pris tous mes transports pour des transports de haine;
Détestant ses rigueurs, rabaissant ses attraits^, 55
Je défiois ses yeux de me troubler jamais.
cris, des soupirs^ des gémissements. Nous ne le disons plus que des
sons inarticulés.
1. Dans Euripide, Andromaque (9i8 et suiv.), Oreste accuse Ménélas
plus formellement de lui avoir manqué de parole après lui avoir
promis Hermione. Racine laisse Hermione plus libre.
2. Ennuis, peines morales violentes; mot très commun chez Racine.
3. Déplorable, appliqué aux personnes, n'était pas du langage
commun,
4. I*unir : Racine avait écrit venger. Subligny s'en moqua comme
d'un contresens. C'était un latinisme prétentieux. Racine le sentit et
corrigea.
5. Vers critiqué faussement par Subligny : on rabaisse l'orgueil et
non des attraits, (Préface.)
42 ANDROMAQUE.
Voilà comme je crus étouffer ma tendresse.
En ce calme trompeur j'arrivai dans la Grèce;
Et je trouvai d'abord ses princes rassemblés,
Qu'un péril assez grand sembloit avoir troublés. fio
J'y courus. Je pensai que la guerre et la gloire
De soins plus importants rempliroieut ma mémoire';
Que mes sens reprenant leur première vigueur'^,
L'amour achèveroit de sortir de mon cœur.
Mais admire avec moi le sort dont la poursuite 60
Me fait courir alors ^ au piège que j'évite.
J'entends de tous côtés qu'on menace Pyrrhus;
Toute la Grèce éclate en murmures confus;
On se plaint qu'oubliant son sang et sa promesse
Il élève en sa cour l'ennemi de la Grèce, 70
Astyanax, d'Hector jeune et malheureux fils,
Reste de tant de rois sous Troie ensevelis.
J'apprends que pour ravir son enfance au supplice
Andromaque trompa l'ingénieux Ulysse,
Tandis qu'un autre enfant, arraché de ses bras, 76
Sous le nom de son fils fut conduit au trépas.
On dit que peu sensible aux charmes d'IIermione,
Mon rival porte ailleurs son cœur et sa couronne;
Ménélas, sans le croire, en paroît affligé,
Et se plaint d'im hymen si longtemps néghgé. 80
Parmi les déplaisirs où son âme se noie,
Il s'élève en la mienne une secrète joie :
Je triomphe ; et pourtant je me flatte d'abord
Que la seule vengeance excite ce transport.
Mais l'ingrate en mon cœur reprit bientôt sa place : 85
1. Mémoire, selon Subligny (III, 8), est impropre, au lieu d'es-
prit.
2. Mal écrit, dit Subligny, qui affecte de prendre le mot sens dans une
acception purement physique.
3. Alors a été'substitué par Racine à moi-même, déclaré cheville par
Subligny.
ACTE I, SCÈ^E I. 43
De mes feux mal éteints je reconnus la trace*;
Je sentis que ma haine alloit finir son cours,
Ou plutôt je sentis que je l'aimois toujours.
Ainsi de tous les Grecs je brigue le suffrage.
On m'envoie à Pyrrhus : j'entreprends ce voyage. 90
Je viens voir si l'on peut arracher de ses bras
Cet enfant dont la vie alarme tant d'États :
Heureux si je pouvois, dans l'ardeur qui me presse,
Au lieu d'Astyanax lui ravir ma princesse !
Car enfin n'attends pas que mes feux redoublés 96
Des périls les plus grands puissent être troublés.
Puisqu'aprés tant d'efforts ma résistance est vaine,
Je me livre en aveugle au destin qui m'entraîne.
J'aime : je viens chercher Ilermione en ces lieux,
La fléchir, l'enlever, ou mourir à ses yeux. 100
Toi qui connois Pyrrhus, que penses-tu qu'il fasse?
Dans sa colir, dans son cœur, dis-moi ce qui se passe.
Mon Ilermione encor le tient-elle asservi ?
Me rendra-t-il, Pylade, un bien qu'il m'a ravi?
PYLADE.
Je vous abuserois si j'osois vous promettre io5
Qu'entre vos mains. Seigneur, il voulût la remettre ;
Non que de sa conquête il paroisse flatté.
Pour la veuve d'Hector ses feux ont éclaté :
11 l'aime. Mais enfin cette veuve inhumaine
N'a payé jusqu'ici son amour que de haine; 110
Et chaque jour encore on lui voit tout tenter
Pour fléchir sa captive, ou pour l'épouvanter.
De son fils, qu'il lui cache, il menace la tête,
Et fait couler des pleurs, qu'aussitôt il arrête.
Ilermione elle-même a vu plus de cent fois 1 1 5
Cet amant irrité revenir sous ses lois,
1. ... A{)7iosco veleris veslùjia fîammx {Enéide, IV; 23).
« Je reconnais les traces d'une ancienne flamme. »
U ANDROMAQUE.
Et de ses vœux troublés lui rapportant l'hommage,
Soupirer à ses pieds moins d'amour que de rage.
Ainsi n'attendez pas que l'on puisse aujourd'hui
Vous répondre d'un cœur si peu maître de lui: 120
Il peut, Seigneur, il peut, dans ce désordre extrême,
Épouser ce qu'il hait, et punir ce qu'il aime*.
ORESTE.
Mais dis-moi de quel œil Hermione peut voir
Son hymen différé, ses charmes sans pouvoir'?
PYLADE.
Hermione, Seigneur, au moins en apparence, laS
Semble de son amant dédaigner l'inconstance,
Et croit que trop heureux de fléchir sa rigueur',
Il la viendra presser de reprendre son cœur.
Mais je l'ai vue enfin me confier ses larmes.
Elle pleure en secret le mépris de ses charmes. i3o
Toujours prête à partir et demeurant toujours,
Quelquefois elle appelle Oreste à son secours.
ORESTE.
Ah ! si je le croyois, j'irois bientôt, Pylade,
Me jeter....
PYLADE.
Achevez, Seigneur, votre ambassade.
Vous attendez le Roi. Parlez, et lui montrez i35
Contre le fils d'Hector tous les Grecs conjurés.
Loin de leur accorder ce fils de sa maîtresse,
Leur haine ne fera qu'irriter sa tendresse.
1. Racine avait écrit perdre, qu'il aura jugé équivoque et faible.
2. On lisait d'abord : et ses yeux sans pouvoir. Subligny railla ce ga-
limatias : de quel œil elle voit ses yeux (III, 8).
3. Fléchir : il y avait d'abord apaiser, que Subligny {Préface) cri-
tiqua comme impropre.
ACTE I, SCENE II. 45
Plus on les veut brouiller, plus on va les unir.
Pressez, demandez tout, pour ne rien obtenir. i4o
Il vient.
ORESTE.
»
Hé bien ! va donc disposer la cruelle
A revoir un amant qui ne vient que pour elle.
SCENE II*
PYRRHUS, ORESTE, PHŒNIX.
ORESTE.
Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix^,
Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix ',
Et qu'à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joie i45
De voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie.
Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups :
Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous;
Et vous avez montré, par une heureuse audace,
Que le fils seul d'Achille a pu remplir sa place*. i5o
Mais ce qu'il n'eût point fait, la Grèce avec douleur
Vous voit du sang troyen relever le malheur,
Et vous laissant toucher d'une pitié funeste,
1. On pourrait comparer à cette scène la scène i de l'acte IV du
Pnusanias de Quinault, où Aristide au nom des Grecs réclame à
Pausanias la fille d'un ennemi commun de la Grèce. Mais Pausanias
est sans doute de l'année 1668. S'il y a une imitation, elle est de
Quinault, non de Racine.
2. Graiornm omnium, Procerumqtie vox est, dit Ulysse dans Sé-
nèque (Troas, 324-5), lorsqu'il réclame Astyanax à Andromaque.
3. Var. Souffrez que je me flatte en secret de leur choix (1668-73).
En secret « est un bon galimatias », dit Subligny dans sa Préface.
4. Tout le passage a été critiqué par Subligny. Il trouve un manque
de netteté dans les possessifs : ses exploits, sa place. Il voudrait Troie
tomba, Hector expira.
40 ANDROMAQUE.
D'une guerre si longue entretenir le reste.
Ne vous souvient-il plus, Seigneur, quel fut Hector ^7 i55
Nos peuples affoiblis s'en souviennent encor.
Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ;
El dans toute la Grèce il n'est point de familles
Qui ne demandent compte à ce malhem^eux fils
D'un père ou d'un époux qu'Hector leur a ravis. 160
Et qui sait ce qu'un jour ce fils peut entreprendre?
Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,
fel qu'on a vu son père embraser nos vaisseaux,
Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.
Oserai-je, Seigneur, dire ce que je pense? i65
Yous-même de vos soins craignez la récompense,
Et que dans votre sein ce serpent élevé
Ne vous punisse un jour de l'avoir conservé.
Enfin de tous les Grecs satisfaites l'envie.
Assurez leur vengeance, assurez votre vie; 170
Perdez un ennemi d'autant plus dangereux
Qu'il s'essaîra sur vous à combattre contre eux.
La Grèce en ma faveur est trop inquiétée",
De soins plus importants je l'ai crue agitée.
Seigneur; et sur le nom de son ambassadeur, 175
J'avois dans ses projets conçu plus de grandeur.
Qui croiroit en effet qu'une telle entreprise
Du fils d'Agamemnon méritât l'entremise;
Qu'un peuple tout entier, tant de fois triomphant.
N'eût daigné conspirer que la mort d'un enfant^? 180
1. Comparez Sénèque, Troas, 524-555. L'imitation, s'il y en a, est
très peu serrée. Sénèque insiste sur la crainte des Grecs, Racine sur-
tout sur leur désir de vengeance.
2. Est inquiétée, s'inquiète. C'est le contraire qui se rencontre sur-
tout au xvii° siècle, le verbe pronominal au lieu du passif.
3. Andromaque, dans Sénèque, accuse Ulysse d'être seulement /b?'/is
in ptieri necem (v. 753), « brave pour le meurtre d'un enfant ».
ACTE I, SCÈ^E II. 47
Mais à qui prétend-on que je le sacrifie?
La Grèce a-t-elle encor quelque droit sur sa vie?
Et seul de tous les Grecs ne m'est-il pas permis
D'ordonner d'un captif que lé sort m'a soumis i?
Oui, Seigneur, lorsqu'au pied des murs fumants doTioie^ i85
Les vainqueurs tout sanglants partagèrent leur proie.
Le sort, dont les arrêts furent alors suivis,
Fit tomber en mes mains Andromaque et son fils.
Ilëcube près d'Ulysse acheva sa misère^;
Cassandre dans Argos a suivi votre père : 190
Sur eux, sur leurs captifs ai-je étendu mes droits?
Ai-je enfin disposé du fruit de leurs exploits?
On craint qu'avec Hector Troie un jour ne renaisse*;
Son fils peut me ravir le jour que je lui laisse.
Seigneur, tant de prudence entraîne trop de soin : igS
Je ne sais point prévoir les malheurs de si loin.
Je songe quelle étoit autrefois cette ville.
Si superbe en remparts, en héros si fertile,
Maîtresse de l'Asie ; et je regarde enfin
1 . Ce sentiment de barbare a pu être inspiré à Racine par la dis-
pute d'Achille et d'Agamemnon au 1" livre de liliade (cf. v. 111 et 161-
162).
2. Allusion aux Troyennes d'Euripide (vers 239 et suiv.), où le par-
tage est raconté.
5. Misère, malheur : emploi courant alors. Mais acheva sa misère est
un tour concis pour acheva sa vie misérable.
■i. 11 se fait ici un mélange de Sénèque et d'Euripide :
... Maqna res Danaos movet,
Fnlurus Hector : libéra nos hoc rnetu {Troas, 519- boO).
« L'ne grande cause émeut les Grecs, Hector peut revivre : affrancliis-
nous de celte crainte. »
Tî TÔvo', 'Ayaiol, Taiôx SsijavTsç, cpôvov
xaivôv oietpyàjajOô; \xr^ Tpoe'av Tioxè
TôTOÙTav ôpOwîeiev... {Troyennes^ 1156-8).
Quelle raison avez-vovis, Grecs, de craindre cet enfant et d'exécuter
ce meurtre? Craignez-vous qu'il ne relève Troie aujourd'hui ren-
versée? »
48 ANDROMAQUE.
Quel fut le sort de Troie, et quel est son destin. 200
Je ne vois que des tours que la cendre a couvertes,
Un fleuve teint de sang, des campagnes désertes,
Un enfant dans les fers ; et je ne puis songer
Que Troie en cet état aspire à se venger*.
Ah! si du fils d'Hector la perte étoit jurée, 2o5
Pourquoi d'un an entier l'avons-nous difl'érée?
Dans le sein de Priam n'a-t-on pu l'immoler?
Sous tant de morts, sous Troie il falloit l'accabler.
Tout étoit juste alors : la vieillesse et l'enfance
En vain sur leur foiblesse appuyoient leur défense*; 210
La victoire et la nuit, plus cruelles que nous,
Nous excitoient au meurtre, et confondoient nos coups.
Mon courroux aux vaincus ne fut que trop sévère '.
Mais que ma cruauté survive à ma colère?
Que malgré la pitié dont je me sens saisir, 2i5
Dans le sang d'un enfant je me baigne à loisir*? [proie;
Non, Seigneur. Que les Grecs cherchent quelque autre
1. Sénèque : An has minas urbis in cinerem datas
Hic excitabif? Hse manus Trojam érigent?
Nnllas habet spes Troja, si taies habet.
Non sicjacemus Troes, ut cuiquam metus
Possimus esse. (758-741.)
« Est-ce lui qui relèvera la ville aujourd'hui ruinée, incendiée? Sont-
ce là les mains qui rebâtiront Troie? Troie peut désespérer si elle n'a
plus d'autre espoir. Notre chute est telle, que nous ne devons plus faire
peur à personne. »
2. Appuyaient leur défense : se défendaient par, fondaient leur dé-
fense sur. Cet emploi du verbe appuyer est ordinaire ch^z Racine, et de
la langue courante du temps.
3. Sévère : impitoyable.
4. Agamemnon dit dans Sénèque à Pyrrhus réclamant la mort de
Polyxène :
... Régi frenis nequit
Et ira., et ardens hostis, et Victoria
Commissa nocti... (277-79).
« Il est impossible de régler la colère, l'ennemi furieux, la victoire
nocturne. »
ACTE I, SCÈNE II. 49
Qu'ils poursuivent ailleurs ce qui reste de Troie* :
De mes inimitiés le cours est achevé ;
L'Épire sauvera ce que Troie a sauvé. 220
ORESTE.
Seigneur, vous savez trop avec quel artifice
Un faux Astyanax fut offert au supplice
Où le seul tils d'Hector devoit être conduit.
Ce n'est pas les Troyens, c'est Hector qu'on poursuit.
Oui, les Grecs sur le fils persécutent le père; 225
n a par trop de sang acheté leur colère 2.
Ce n'est que dans le sien qu'elle peut expirer;
Et jusque dans l'Épire il les peut attirer.
Prévenez-les.
PYRRHUS.
Non, non. J'y consens avec joie :
Qu'ils cherchent dans l'Épire une seconde Troie; 23o
Qu'ils confondent leur haine, et ne distinguent plus
Le sang qui les fit vaincre et celui des vaincus.
Aussi bien ce n'est pas la première injustice
Dont la Grèce d'Achille a payé le service.
Hector en profita, Seigneur; et quelque jour^ 235
Son fils en pourroit bien profiter à son tour.
ORESTE.
Ainsi la Grèce en vous trouve un enfant rebelle?
PYRRHUS.
Va je n'ai donc vaincu que pour dépendre d'elle?
1. Sénèque : ... Quidquid eversx potest
Superesse Trojae, maneat. Exactum sntis
Pœnarum et ultra est. (284-85.)
« Que le reste, quel qu'il soit, de Troie détruite, subsiste donc. Nous
avons assez et trop excité de vengeances. »
2. Subligny (Préface) trouvait acheté impropre, et préférait attiré .
3. Allusion à la colère d'Achille qui retarda la mort d'Hector.
50 ANDROMAQUE.
Ilermione, Seigneur, arrêtera vos coups :
Ses yeux s'opposeront* entre son père et vous. 240
Ilermione, Seigneur, peut m'être toujours chère;
Je puis l'aimer, sans être esclave de son père;
Et je saurai peut-être accorder quelque jour
Les soins de ma grandeur et ceux de mon amour.
Yous pouvez cependant voir la fille d'Hélène : 245
Du sang qui vous unit je sais l'étroite chaîne.
Après cela. Seigneur, je ne vous retiens plus.
Et vous pourrez aux Grecs annoncer mon refus.
SCÈNE m
PYRRHUS, PHŒMX.
PHŒNIX.
Ainsi vous l'envoyez aux pieds de sa maîtresse !
PYRRHUS.
On dit qu'il a longtemps brûlé pour la princesse. 260
PHŒNIX.
Mais si ce feu. Seigneur, vient à se rallumer?
S'il lui rendoit son cœur, s'il s'en faisoit aimer?
PYRRHUS.
Ah! qu'ils s auTiPiit, Phœnix : j'y consens. Qu'eHe parte.
Que charmés l'un de l'autre, ils retournent à Sparte :
1. S'opposeront : s'opposeront à vos coups en se plaçant entre....
ACTE I, SCÈ?y^E IV. 51
Tous nos ports sont ouverts et pour elle et pour lui. 255
Qu'elle m'épargneroit de contrainte et d'ennui!
ph(e:»ix.
Seigneur....
Une autre fois je t'ouvrirai mon âme :
Andromaque paroît.
SCÈNE IV
PYRRHUS, ANDROMAQUE, CÉPHISE.
PYRRHUS.
Me cherchiez-vous. Madame?
Un espoir si charmant me seroit-il permis*?
ANDROMAQUE.
Je passois jusqu'aux lieux où l'on garde mon fils^ 260
Puisqu'une fois le jour vous souffrez que je voie
Le seul bien qui me reste et d'Hector et de Troie,
J'allois, Seigneur, pleurer un moment avec lui :
Je ue l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui.
PYRRHUS.
Ah! Madame, les Grecs, si j'en crois leurs alarmes, 265
Vous donneront bientôt d'autres sujets de larmes.
1. GoiU précieux : aussi espoir charmant se retrouve -t- il dans
Alexandre {v. 1168).
2. Premier vers du rôle d'Andromaque : attaque aussi nette, et"
caractéristique en son genre que la fameuse entrée de Tartufe : Lau-
rent, serrez ma haire....
52 ANDROMAQUE.
ANDROMAQUE.
Et quelle est cette peur dont leur cœur est frappé,
Seigneur? Quelque Troyen vous est-il échappé?
PYRRHUS.
Leur haine pour Hector n'est pas encore éteinte.
Ils redoutent son fils.
ANDROMAQUE.
Digne objet deteur crainte! 270
Un enfant malheureux, qui ne sait pas encor
Que Pyrrhus est son maître, et qu'il est fils d'Hector.
Tel qu'il est, tous les Grecs demandent qu'il périsse.
Le fils d'Agamemnon vient hâter son supphce.
ANDROMAQUE.
Et vous prononcerez un arrêt si cruel? 276
Est-ce mon intérêt* qui le rend criminel?
Hélas! on ne craint point qu'il venge un jour son père;
On craint qu'il n'essuyât les larmes de sa mère.
H m'auroit tenu lieu d'un père* et d'un époux;
Mais il me faut tout perdre, et toujours par vos coups. 280
PYRRHUS.
Madame, mes refus ont prévenu vos larmes.
Tous les Grecs m'ont déjà menacé de leurs armes;
Mais dussent-ils encore, en repassant les eaux,
Demander votre fils avec mille vaisseaux;
1. Mon intérêt : l'intérêt de quelqu'un, c'est la part qu'il prend dans^
une affaire, le rapport (d'affection, ou autre) qui l'unit à une personne.
Le mot est d'un usage très fréquent au xvn* siècle. Cf. Cid, v. 822.
2. Eétion, tué par Achille, comme Hector. — Ce vers est un lointain
ressouvenir des vers 429-30 du chant VI de l'Iliade : « Hector, tu es pour
moi père, mère, frère, tout : tu es mon robuste époux ».
ACTE I, SCE>E IV. 53
Coùtàt-il tout le sang qu'Hélène a fait répandre; 285
Dussé-je après dix ans voir mon palais en cendre,
Je ne balance point, je vole à son secours :
Je défendrai sa vie aux dépens de mes jours.
Mais parmi ces périls où je cours pour vous plaire,
Me refuserez-vous un regard moins sévère? 290
Haï de tous les Grecs, pressé de tous côtés,
Me faudra-t-il combattre encor vos cruautés*?
Je vous offre mon bras. Puis-je espérer encore
Que vous accepterez un cœur qui vous adore?
En combattant pour vous, me sera-t-il permis agS
De ne vous point compter parmi mes ennemis?
ANDROMAQUE.
Seigneur, que faites-vous, et que dira la Grèce?
Faut-il qu'un si grand cœur montre tant de foiblesse?
Voulez-vous qu'un dessein si beau, si généreux
Passe pour le transport d'un esprit amoureux^? 3oo
Captive, toujours triste, importune à moi-même,
Pouvez-vous souhaiter qu'Andromaque vous aime?
Quels charmes ont pour vous des yeux infortunés
Qu'à des pleurs éternels vous avez condamnés'?
Non, non, d'un ennemi respecter la misère, 3o5
Sauver des malheureux, rendre un fils à sa mère,
De cent peuples pour lui combattre la rigueur.
Sans me faire payer son salut de mon cœur,
1. Vers précieux; sentiment de roman.
2. C'est ce que disait Rodelinde à Grimoald (acte II, se. v, v. 667-
674). II est curieux que pas un admirateur de Corneille ne se soit
aperçu de la ressemblance, pas môme Subligny,, qui veut à certains
endroits trouver dans Andromaque des imitations de Cinna : tant
la tragédie de Pertharite était oubliée même des dévots de Corneille.
3. Yar. Que feriez-vous, hélas ! d'un cœur infortuné
Qu'à des pleurs éternels vous avez condamné! (1668-75.)
« Le cœur ne pleure pas », dit Subligny dans sa Préface : et il indique
à Racine que « les pleurs sont l'office des yeux ».
54 Aîs'DROMAQUE.
Malgré moi, s'il le faut, lui donner un asile :
Seigneur, voilà des soins dignes du fils d'Achille. 3io
PYRRHUS.
Hé quoi? votre courroux n'a-t-il pas eu son cours?
Peut-on haïr sans cesse? et punit-on toujours?
J'ai fait des malheureux, sans doute ; et la Phrygie
Cent fois de votre sang a vu ma main rougie.
Mais que vos yeux sur moi se sont bien exercés! 3i5
Qu'ils m'ont vendu bien cher les pleurs qu'ils ont versés !
De combien de remords m'ont-ils rendu la proie !
Je souffre tous les maux que j'ai faits devant Troie.
Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé.
Brûlé de plus de feux que je n'en allumai*, 32o
Tant de soins, tant de pleurs, tant d'ardeurs inquiètes....
Hélas! fus-je jamais si cruel que vous l'êtes?
Mais enfin, tour à tour, c'est assez nous punir :
Nos ennemis communs devroient nous réunir.
Madame, dites-moi seulement que j'espère, SaS
Je vous rends votre fils, et je lui sers de père;
Je l'instruirai moi-même à venger les Troycns ;
J'irai punir les Grecs de vos maux et des miens.
Animé d'un regard, je puis tout entreprendre :
Votre Hion encor peut sortir de sa cendre; 33o
Je puis, en moins de temps que les Grecs ne l'ont pris.
Dans ses murs relevés couronner votre fils.
ANDROMAQL'E.
Seigneur, tant de grandeurs ne nous touchent plus guère:
Je les lui promettois tant qu'a vécu son père.
1. Les éditions faites du vivant de Racine portent allumé, pour rimer
aux yeux. — Cette pointe a pu être fournie à Racine par une plira.se
des Èthiopiqties d'Héliodore, où un personnag:e conduit sa fille à un
bûcher allumé, pour l'immoler : ■rcT^eiovi 6è aùxôç T:upl tc5 naôei tt,v
y-apSiav a[xuj(d[JLevoç, « mais U passion lui brûlait le cœur d'un feu
plus ardent. »^
ACTE I, SCÈNE IV. 55
Non, vous n'espérez plus de nous revoir encor, 335
Sacrés murs, que n'a pu conserver mon Hector.
A de moindres faveurs des malheureux prétendent.
Seigneur : c'est un exil que mes pleurs vous demandent.
Souffrez que loin des Grecs, et même loin de vous,
J'aille cacher mon fds, et pleurer mon époux*. 34o
Votre amour contre nous allume trop de haine :
Retournez, retournez à la fille d'Hélène.
PYRRHUS.
Et le puis-je. Madame? Ah! que vous me gênez *!
Comment lui rendre un cœur que vous me retenez?
Je sais que de mes vœux on lui promit l'empire; 345
Je sais que pour régner elle vint dans l'Epire;
1. Andromaque, dans Sénèque :
Eritne tempns illud ac felix dies
Quo, Troici defennor et vindex soli,
Récidiva iwnas Pergama?... (468-70.)
« Viendra-t-il jamais le temps, l'heureux temps, où, vainqueur et
défenseur de la patrie, tu relèveras, rétabliras Pergame? »
... Sed mei fati memor,
Tarn magna timeo vota : quod captis sat est,
Vivamus. Heu me, quis locus fidus meo
Erit tiviori? Quave te sede occulam? (472-75.)
« Mais je songe à ma destinée, et ces souhaits ai\ihitleux me font
peur ; vivons, c'est assez pour des vaincus. Hélas! quel lieu sera assez
sûr pour mes craintes? Où se cacher? »
Levers 336 est un écho du vei's virgilien, quand Hector apparait-à
Énée :
... Si Perç/ama dextra
Bcfendi jyossent, etiam hac defensa fuissent. {En. 11, 2i)l-2.)
Si un bras humain eût pu défendre Pergame, mon bras l'eût dé-
iciidue. »
2. Gênez : torturez; le sens du mot est encore très fort à cette date.
Au propre, la gêne, c'est la question.
50 ANDROMAQUE.
Le sort vous y voulut l'une et l'autre amener :
Vous, pour porter des fers; elle, pour en donner.
Cependant ai-je pris quelque soin de lui plaire?
Et ne diroit-on pas, en voyant au contraire 35o
Vos charmes tout-puissants, et les siens dédaignés,
Qu'elle est ici captive, et que vous y régnez?
Ah! qu'un seul des soupirs que mon cœur vous envoie,
S'il s'échappoit vers elle, y porteroit de joie!
ANDROMAQUE.
Et pourquoi vos soupirs seroient-ils repoussés? 355
Auroit-elle ouhlié vos services passés?
Troie, Hector, contre vous révoltent-ils son âme?
Aux cendres d'un époux doit-elle enfin sa flamme?
Et quel époux encore ! Ah ! souvenir cruel !
Sa mort seule a rendu votre père immortel. 36o
Il doit au sang d'Hector tout l'éclat de ses armes,
Et vous n'êtes tous deux connus que par mes larmes.
PYRRHUS.
Hé bien. Madame, hé bien, il faut vous obéir :
H faut vous oublier, ou plutôt vous haïr.
Oui, mes vœux ont trop loin poussé leur violence 365
Pour ne plus s'arrêter que dans l'indifférence*.
Songez-y bien : il faut désormais que mon cœur,
S'il n'aime avec transport, haïsse avec fureur.
Je n'épargnerai rien dans ma juste colère :
Le fils me répondra des mépris de la mère; 370
1. Vers critiqués par Subligny {Préface), comme n'offrant pas un
sens net. Le premier vers est bon; c'est un tour racinien (cf. Notes
grammat. 8) équivalent à : fai pouasé la violence de mes vœux. Le
second vers veut dire : pour s'arrêter désormais seulement dans Vin-
diffférence; mais ne — plus — que manque de netteté; et le vers pour-
rait aussi bien signifier : pour ne pas s'arrêter désormais, sinon dans
V indifférence, pour s'arrêter ailleurs que dans l'indifférence, ce qui et^t
le contraire du sens.
ACTE I, SCENE IV. 57
La Grèce le demande, et je ne prétends pas
Mettre toujours ma gloire à sauver des ingrats *.
A]NDROMAQUE.
Hélas ! il mourra donc. Il n'a pour sa défense
Que les pleurs de sa mère, et que son innocence.
Et peut-être après tout, en l'état où je suis, 875
Sa mort avancera la un dénies ennuis.
Je prolongeois pour lui ma vie et ma misère ;
Mais enfin sur ses pas j'irai revoir son père *.
Ainsi tous trois, Seigneur, par vos soins réunis,
Nous vous....
PYRRHUS.
Allez, Madame, allez voir votre fils. 38o
Peut-être, en le voyant, votre amour plus timide
Ne prendra pas toujours sa colère pour guide.
Pour savoir nos destins, j'irai vous retrouver.
Madame, en l'embrassant, songez à le sauver.
1. Rapprochez encore les menaces de Grimoald {Pertharite, 11,5, 727,
et la fin de la scène).
2. L'Andromaque de Sénèque :
Jnm erepta Dnnais conjugem sequerer meum,
Nisi hic teneret. Hic vieos animos domat, ^
Moriqiie prohibet. Cogit hic aliquid Deos
Adhiic rognre; tempns serumnae addidit. (416-119.)
« Je me serais déjà arrachée aux Grecs et j'aurais suivi mon époux :
mais cet enfant me retient. C'est lui qui maîtrise mon cœur et m'inter-
dit de mourir. C'est lui qui me force d'adresser encore une prière aux
dieux; il a prolongé ma misère. »
FDi DU PREMIER ACTE
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
HERMIONE, CLÉONE.
HERMIONE.
Je fais ce que tu veux. Je consens qu'il me voie
Je lui veux bien encore accorder cette joie.
Pylade va bientôt conduire ici ses pas ;
Mais si je m'en croyois, je ne le verrois pas.
CLEONE.
Et qu'est-ce que sa vue a pour vous de funeste ?
Madame, n'est-ce pas toujours le même Oreste
Dont vous avez cent fois souhaité le retour,
Et dont vous regrettiez la constance et l'amour?
HERMIONE.
C'est cet amour payé de trop d'ingratitude
Qui me rend en ces lieux sa présence si rude.
Quelle honte pour moi, quel triomphe pour lui
De voir mon infortune égaler son ennui !
Est-ce là, dira-t-il, cette fiére Hermione?
Elle me dédaignoit; un autre l'abandonne.
L'ingrate, qui mettoit son cœur à si haut prix,
ACTE II, SCÈ^'E I. 50
Apprend donc à son tour à souffrir des mépris? 4oo
Ah Dieux !
Ah! dissipez ces indignes* alarmes :
Il a trop bien senti le pouvoir de vos charmes.
Vous croyez qu'un amant vienne vous insulter?
Il vous rapporte un cœur qu'il n'a pu vous ôter.
Mais vous ne dites point ce que vous mande un père. 4o5
IIERMIONE.
Dans ses retardements, si Pyrrhus persévère,
A la mort du Troyen s'il ne veut consentir,
Mon père avec les Grecs m'ordonne de partir.
Hé bien, Madame, hé bien ! écoutez donc Oreste.
Pyrrhus a commencé, faites au moins le reste. 4io
Pour bien faire, il faudroit que vous le prévinssiez.
Ne m'avez-vous pas dit que vous le haïssiez?
HERMI0]SE.
Si je le hais, Cléone ! Il y va de ma gloire,
Après tant de bontés dont il perd la mémoire.
Lui qui me fut si cher, et qui m'a pu trahir! 4i5
Ah ! je l'ai trop aimé pour ne le point haïr.
CLÉONE.
Fuyez-le donc. Madame; et puisqu'on vous adore....
HERMIONE.
Ah ! laisse à ma fureur le temps de croître encore ;
Contre mon ennemi laisse-moi m'assurer^ :
1. IndUjnes : simplement, injustes, mal fondées.
2. M'assurer : me fortilier, et par conséquent prendre mes sûretés.
GO ANDROMAQUE.
Cléone, avec horreur je m'en veux séparer. 420
Il n'y travaillera que trop bien, l'infidèle!
CLÉONE.
Quoi? vous en attendez quelque injure nouvelle?
Aimer une captive, et l'aimer à vos yeux.
Tout cela n'a donc pu vous le rendre odieux?
AprèB ce qu'il a fait, que sauroit-il* donc faire? 425
Il vous auroit déplu, s'il pouvoit vous déplaire.
HERMIONE.
Pourquoi veux-tu, cruelle, irriter* mes ennuis?
Je crains de me connoître en l'état où je suis.
De tout ce que tu vois tâche de ne rien croire;
Crois que je n'aime plus, vante-moi ma victoire; 43o
Crois que dans son dépit mon cœur est endurci;
Hélas! et s'il se peut, fais-le-moi croire aussi.
Tu veux que je le fuie. Hé bien ! rien ne m'arrête :
Allons, N'envions plus son indigne conquête;
Que sur lui sa captive étende son pouvoir. 435
Fuyons.... Mais si l'ingrat rentroit dans son devoir!
Si la foi dans son cœur retrouvoit quelque place !
S'il venoit à mes pieds me demander sa grâce!
Si sous mes lois. Amour, tu pouvois l'engager!
S'il vouloit!... Mais l'ingrat ne veut que m'outrager. 44o
Demeurons toutefois pour troubler leur fortune;
Prenons quelque plaisir à leur être importune;
Ou le forçant de rompre un nœud si solennel.
Aux yeux de tous les Grecs rendons-le criminel.
J'ai déjà sur le fds attiré leur colère ; 445
Je veux qu'on vienne encor lui demander la mère.
Rendons-lui les tourments qu'elle me fait souffrir :
Qu'elle le perde, ou bien qu'il la fasse périr.
1. Saurait : pourrait. Sens très ordinaire et courant.
2. Irriter : exciter. Sens très usité.
ACTE II, SCÈNE I. 61
CLEONE.
Vous pensez que des yeux toujours ouverts aux larmes*
Se plaisent à troubler le pouvoir de vos charmes, 45o
Et qu'un cœur accablé de tant de déplaisirs
De son persécuteur ait brigué les soupirs?
Voyez si sa douleur en paroît soulagée.
Pourquoi donc les chagrins où son âme est plongée?
Contre un amant qui plaît pourquoi tant de fierté? 455
HERMIONE.
Hélas! pour mon malheur, je l'ai trop écouté.
Je n'ai point du silence affecté le mystère :
Je croyois sans péril pouvoir être sincère;
Et sans armer mes yeux d'un moment de rigueur.
Je n'ai pour lui parler consulté que mon cœur. 460
Et qui ne se seroit comme moi déclarée
Sur la foi d'une amour ^ si saintement jurée?
Me voyoit-il de l'œil qu'il me voit aujourd'hui?
Tu t'en souviens encor, tout conspiroit pour lui :
Ma famille vengée, et les Grecs dans la joie, 4^5
Nos vaisseaux tout chargés des dépouilles de Troie,
Les exploits de son père effacés par les siens,
Les feux que je croyois plus ardents que les miens.
Mon cœur, toi-même enfin de sa gloire éblouie.
Avant qu'il me trahit, vous m'avez tous trahie. 470
Mais c'en est trop, Cléone, et quel que soit Pyrrhus,
Hermione est sensible, Oreste a des vertus.
Il sait aimer du moins, et même sans qu'on l'aime;
1. OuverlH niLT larmes : ouverts pour les larmes, pour pleurer. .
2. Amour, féminin. Très fréquent encore dans la deuxième moitié
du xvn' siècle. Vaugelas, vingt an; plus tôt, n'admettait que le genre
féminin : il réservait le masculin au dieu Amour, ou au sens de
l'amour de Dieu: encore les écrivains, en général, n'appliquent-ils pas
cette dernière règle.
62 A^'DROMAQUE.
Et peut-être il saura se l'aire aimer lui-même.
Allons : qu'il vienne enfin.
CLEONE.
Madame, le voici. 475
IlERMIONE.
Uil je ne croyois pas qu'il fût si près d'ici.
SCÈNE II
IIERMIO.NE, ORESTE, CLÉONE.
Le croirai-je, Seigneur, qu'un reste de tendresse
Vous fasse ici chercher une triste princesse?
Ou ne dois-je imputer qu'à votre seul devoir*
L'heureux empressement qui vous porte à me voir? 480
Tel est de mon amour l'aveuglement funeste.
Vous le savez, Madame; et le destin d'Oreste
Est de venir sans cesse adorer vos attraits,
Et de jurer toujours qu'il n'y viendra jamais.
Je sais que vos regards vont rouvrir mes hlessures, -\S5
Que tous mes pas vers vous sont autant de parjures :
Je le sais, j'en rougis. Mais j'atteste les Dieux,
Témoins de la fureur de mes derniers adieux,
Que j'ai couru partout où ma perte certaine
Dégageoit mes serments et fmissoit ma peine. î jc
J'ai mendié la mort chez des peuples cruels
1. Devoir : devoir de civilité.
ACTE II, SCENE IL 63
Qui n'apaisoient leurs dieux que du sang des mortels ;
Ils m'ont fermé leur temple; et ces peuples barbares
De mon sang prodigué sont devenus avares*.
Enfin je viens à vous, et je me vois réduit 49$
A chercher dans vos yeux une mort qui me fuit.
Mon désespoir n'attend que leur indifférence :
Ils n'ont qu'à m'interdire un reste d'espérance,
Ils n'ont, pour avancer cette mort où je cours,
Qu'à me dire une fois ce qu'ils m'ont dit toujours. 5oo
Voilà, depuis un an, le seul soin qui m'anime.
Madame, c'est à vous de prendre une victime
Que les Scythes auroient dérobée à vos coups.
Si j'en avois trouvé d'aussi cruels que vous*
Quittez, Seigneur, quittez ce funeste langage. 5o5
A des soins plus pressants la Grèce vous engage.
Que parlez-vous du Scythe et de mes cruautés ?
Songez à tous ces rois que vous représentez 5.
1. Vers critiqués par Subligny qui troiwalt avai^es inexact, et aurait
voulu offert au lieu de prodigué. — Geoffroy, le critique des Débais,
blâmait Racine d'avoir prêté un mensonge à Ovide : il a été jeté par la
tempête chez les Scythes, et il s'est sauvé, loin d'offrir son sang, emme-
nant la statue de la déesse et sa prêtresse. Il suffit à Racine qu'OresIe
ait fui !-on pays, pour supposer que, troublé, las de la vie, il cherchait
la mort dans ses courses lointaines.
2. Voilà une jolie pointe, qui vaut brûlé j)lus de feux, etc.
3. Var. Non, non, ne pensez pas qu'Hermione dispose
D'un sang sur qui la Grèce aujourd'hui se repose.
Mais vous-même, est-ce ainsi que vous exécutez
Les vœux de tant d'États que vous représentez.
[Éd. 1668 et 1673.)
Siibligny railla se reposer sur un sang et demanda si les Grecs dont
'•^le exécutait les vœux avaient voué un pèlerinage en Epire {Préface).
l'i.'icine sentit qu'il y avait quelque manque de justesse dans ces vers,
et les changea.
Ci ANDROMAQUE.
Faut-il que d'un transport leur vengeance dépende?
Est-ce le sang d'Oreste enfin qu'on vous demande? 5io
Dégagez-vous 1 des soins dont vous êtes chargé.
ORESTE.
Les refus de Pyrrhus m'ont assez dégagé,
Madame : il me renvoie; et quelque autre puissance
Lui fait du fils d'Hector embrasser la défense.
HERMIONE.
L'infidèle ! '
ORESTE.
Ainsi donc, tout prêt à le quitter, 5i5
Sur mon propre destin je viens vous consulter.
Déjà même je crois entendre la réponse
Qu'en secret contre moi votre haine prononce.
HERMIONE.
Hé quoi ^ toujours injuste en vos tristes discours,
De mon inimitié vous plaindrez-vous toujours^? 620
Quelle est cette rigueur tant de fois alléguée ?
1. Dégagez-vous. Racine étend un peu l'emploi du mot : On se dégage
en s'acquittant de l'engagement qu'on a pris.
2. Var. ... Ainsi donc il ne me reste rien
Qu'à venir prendre ici la place du Troyen :
Nous sommes ennemis, lui des Grecs, moi le vôtre;
Pyrrhus protège l'un et je vous livre l'autre.
HERMIONE.
Hé quoi ! dans vos chagrins sans raison affermi,
Vous croirez-vous toujours, Seigneur, mon ennemi ?
{Éd. 1668-75.)
Subligny (III, 6) se moque des quatre premiers vers. Lysandre les lit,
et demande si l'on entend ce que cela veut dire. » La vicomtesse. Si l'on
ne l'entend pas bien, du moins on devine quasi la beauté qu'il a voulu
faire en cet endroit. — Alcipe. D'accord, madame, on devine quasi, lors-
• ACTE II, SCÈNE II. 65
J'ai passé dans l'Epire, où j'étois reléguée :
Mon père l'ordonnoit. Mais qui sait si depuis
Je n'ai point en secret partagé vos ennuis ?
Pensez-vous avoir seul éprouvé des alarmes? 525
Que l'Épire jamais n'ait vu couler mes larmes?
Enfin qui vous a dit que malgré mon devoir
Je n'ai pas quelquefois souhaité de vous voir?
ORESTE.
Souhaité de me voir! Ah! divine princesse....
Mais, de grâce, est-ce à moi que ce discours s'adresse? 53o
Ouvrez vos yeux* : songez qu'Oreste est devant vous,
Oreste, si longtemps l'objet de leur courroux.
IIERMIONE.
Oui, c'est vous dont l'amour, naissant avec leurs charmes,
Leur apprit le premier le pouvoir de leurs armes ;
Vous que mille vertus me forçoient d'estimer; 535
Vous que j'ai plaint, enfin que je voudrois aimer.
Je vous entends. Tel est pion partage funeste :
Le cœur est pour Pyrrhus, et les vœux pour Oreste.
HERMIONE.
Ah! ne souhaitez pas le destin de Pyrrhus :
Je vous haïrois trop.
ORESTE.
Vous m'en aimeriez plus. 54o
qu'on a .lutant d'esprit que vous en avez, mais cela n'empêche pas que
cène soitim galimatias. » Et dans la Préface, il notait l'impropriété
du vers o"20. « Je ne trouve point que vous croirez-vous mon ennemi ?
pour dire me croirez-vous votre ennemi? soit une chose bien écrite. »
^' Var. Ouvrez les yeux.... {Éd. 1668-1676.)
RACINE. 3
66 ANDR03IAQUE.
Ah ! que vous me verriez d'un regard bien contraire !
Vous me voulez aimer, et je ne puis vous plaire;
Et l'amour seul alors se faisant obéir,
Vous m'aimeriez, Madame, en me voulant haïr.
0 Dieux ! tant de respects, une amitié si tendre.... 545
Que de raisons pour moi, si vous pouviez m'entendre !
Vous seule pour Pyrrhus disputez aujourd'hui,
Peut-être malgré vous, sans doute malgré lui.
Car enfin il vous hait; son âme ailleurs éprise
N'a plus....
HERMIONE.
Qui vous l'a dit. Seigneur, qu'il me méprise? 55o
Ses regards, ses discours vous l'ont-ils donc appris?
Jugez-vous que ma vue inspire des mépris,
Qu'elle allume en un cœur des feux si peu durables ?
Peut-être d'autres yeux me sont plus favorables.
Poursuivez : il est beau de m'insulter ainsi. 555
Cruelle, c'est donc moi qui vous méprise ici?
Vos yeux n'ont pas assez éprouvé, ma constance ?
Je suis donc un témoin de leur peu de puissance?
Je les ai méprisés ? Ah ! qu'ils voudroient bien voir
Mon rival, comme moi, mépriser leur pouvoir ! 56;;
Que m'importe, Seigneur, sa haine ou sa tendresse ?
Allez contre un rebelle armer toute la Grèce;
Rapportez-lui le prix de sa rébellion;
Qu'on fasse de l'Epire un second Ilion.
Allez. Après cela direz- vous que je l'aime? 565
ORESTE.
Madame, faites plus, et venez-y vous-même.
ACTE II, SCÈNE II. 07
Voulez-vous demeurer pour otage en ces lieux?
Venez dans tous les cœurs faire parler vos yeux*.
Faisons de notre haine une commune attaque.
HERMIONE.
Mais, Seigneur, cependant s'il épouse Andromaque? 670
ORESTE.
Hé ! Madame.
HERMIONE.
Songez quelle honte pour nous
Si d'une Phrygienne il devenoit l'époux !
Et vous le haïssez? Avouez-le, Madame,
L'amour n'est pas un feu qu'on renferme en une âme :
Tout nous trahit, la voix, le silence, les yeux; -575
Et les feux mal couverts n'en éclatent que mieux.
Seigneur, je le vois bien, votre âme prévenue
Répand sur mes discours le venin qui la tue,
Toujours dans mes raisons cherche quelque défour,
Et croit qu'en moi la haine est un effort d'amour. 58o
Il faut donc m'expliquer : vous agirez ensuite.
Vous savez qu'en ces lieux mon devoir m'a conduite ;
Mon devoir m'y retient, et je n'en puis partir
Que mon père ou Pyrrhus ne m'en fasse sortir.
De la part de mon père allez lui faire entendre 58b
Que l'ennemi des Grecs ne peut être son gendre :
Du Troyen ou de moi'^ faites-le décider;
1. Voilà un vers que Sublif^ny aurait pu critiquer. Mais il était d'un
tour trop précieux pour être repris.
'2. Du Troyen ou de moi : entre le Troyen et moi. Mais la phras-i
xplique par une f( i-te ellipse, ou encore par une anacoluthe. La con-
08 ANDROMAQUE.
Qu'il songe qui des deux il veut rendre ou garder;
Enfin qu'il me renvoie, ou bien qu'il vous le livre.
Adieu. S'il y consent, je suis prête à vous suivre. 690
SCÈNE m
ORESTE, seul.
Oui, oui, vous me suivrez, n'en doutez nullement :
Je vous réponds déjà de son consentement.
Je ne crains pas enfin que Pyrrhus la retienne :
11 n'a devant les yeux que sa chère Troyenne;
Tout autre objet le blesse; et peut-être aujourd'hui Sç)S
Il n'attend qu'un prétexte à l'éloigner de lui.
Nous n'avons qu'à parler : c'en est fait. Quelle joie
D'enlever à l'Épire une si belle proie !
Sauve tout ce qui reste et de Troie et d'Hector,
Garde son fils, sa veuve, et mille autres encor, 600
Épire : c'est assez qu'Hermione rendue
Perde à jamais tes bords et ton prince de vue.
Mais un heureux destin le conduit en ces lieux.
Parlons. A tant d'attraits. Amour, ferme ses yeux !
SCÈNE IV
PYRRHUS, ORESTE, PHŒNIX.
PYRRHUS.
Je vous cherchois*. Seigneur. Un peu de violence 6o5
M'a fait de vos raisons combattre la puissance,
struclion entamée par les mots du Troyen et de moi est abandonné^,
puis reprise au vers suivant, qui des deux.
1. Je vous cherchais. Voilà l'action si fort reprochée à Pyrrhus par
tSubligny comme un manquement à l'étiquette, \
ACTE II, SCÈNE V. 09
l'avoue; et depuis que je vous ai quitté,
^en ai senti la force et connu l'équité,
•"ai songé, comme vous, qu'à la Grèce, à mon père,
moi-même, en un mot, je devenois contraire; 6i o
le je relevois Troie, et rendois imparfait
fout ce qu'a fait Achille et tout ce que j'ai fait.
ne condamne plus un courroux légitime,
5t l'on vous va, Seigneur, livrer votre victime.
ORESTE.
Seigneur, par ce conseil prudent et rigoureux, 6i5
C'est acheter la paix du sang d'un malheureux.
PYRRHUS.
Oui. Mais je veux. Seigneur, l'assurer davantage :
D'une éternelle paix Hermione est le gage ;
Je l'épouse. Il sembloit qu'un spectacle si doux
N'attendît en ces lieux qu'un témoin tel que vous. 620
Vous y représentez tous les Grecs et son père,
Puisqu'on vous Ménélas voit revivre son frère.
Voyez-la donc. Allez. Dites-lui que demain
J'attends, avec la paix, son cœur de votre main.
ORESTE.
Ah Dieux! 62$
SCÈNE V
PYRRHUS, PIIŒNIX.
PYRRHUS.
lié bien, Phœnix, l'amour est-il le maître?
yeux refusent-ils encor de me connaître*?
Connaître : reconnaître. Sens très commun alors. Conformément
sens. mt'.Cnnnrnfrp C^>i\ no nne vor-nrt'nnU'Xn
70 ANDROMAQUE.
PHŒNIX.
Ah ! je vous reconnois ; et ce juste courroux,
Ainsi qu'à tous les Grecs, Seigneur, vous rend à vous*.
Ce n'est plus le jouet d'une flamme servile :
C'est Pyrrhus, c'est le fils et le rival d'Achille, 63()
Que la gloire à la fin ramène sous ses lois,
Qui triomphe de Troie une seconde fois.
PYRRHUS.
Dis plutôt qu'aujourd'hui commence ma victoire.
D'aujourd'hui seulement je jouis de ma gloire;
Et mon cœur, aussi fier que tu l'as vu soumis, 635
Croit avoir en l'amour vaincu mille ennemis.
Considère, Phœnix, les troubles que j'évite.
Quelle foule de maux l'amour traîne à sa suite,
Que d'amis, de devoirs j'allois sacrifier,
Quels périls.... Un regard m'eût tout fait oublier. 640
Tous les Grecs conjurés fondoient sur un rebelle.
Je trouvois du plaisir à me perdre pour elle.
Oui, je bénis. Seigneur, l'heureuse cruauté
Qui vous rend....
PYRRHUS.
Tu l'as vu, comme elle m'a traité.
Je pensois, en voyant sa tendresse alarmée, (> i'j
i. Entre ce vers et le suivant, les éditions de 1668 et 73 donnent|
quatre vers supprimés ensuite par l'auteur :
Et qui l'aurait pensé qu'une si noble audace
D'un long abaissement prendrait sitôt la place?
Que l'on pût sitôt vaincre un poison si charmant?
Mais Pyrrhus, (juand il veut, sait vejincreen un moment.
ACTE II, SCENE V. /l
Oiie son fils me la dût renvoyer désarmée.
J'allois voir le succès* de ses embrassements :
Je n'ai trouvé que pleurs mêlés d'emportements.
Sa misère l'aigrit; et toujours plus farouche,
Cent fois le nom d'Hector est sorti de sa bouche. 65o
Vainement à son fils j'assurois mon secours :
« C'est Hector, disoit-elle en l'embrassant toujours ;
Voilà ses yeux, sa bouche, et déjà son audace 2;
C'est lui-même, c'est toi, cher époux, que j'embrasse. »
Et quelle est sa pensée? Attend-elle ^ en ce jour 655
Que je lui laisse un fils pour nourrir son amour?
PHŒNIX.
Sans doute. C'est le prix que vous gardoit l'ingrate.
Mais laissez-la. Seigneur.
PYRRHUS.
Je vois ce qui la flatte*.
Sa beauté la rassure ; et malgré mon courroux,
L'orgueilleuse m'attend encore à ses genoux. 6(Jo
Je la verrois aux miens, Phœnix, d'un œil tranquille.
Elle est veuve d'Hector, et je suis fils d'Achille ;
Trop de haine sépare Andromaque et Pyrrhus. ,
PHŒNIX.
Commencez donc, Seigneur, à ne m'en parler plus».
1. Succès : résultat, bon ou mauvais. Sens commun du mot.
2. Sic oculos, sic ille manus, sic ora ferebat. (Virg. En., III, 490.)
« Voilà ses yeux, voilà ses mains, voilà sa bouche. »
Ce vers avait été délayé en quatre vers par Sénèque (462-466).
3. Attend-elle : espère-t-elle, s'attend-elle....
4. Flatte : ce qui lui donne des illusions, la fait espérer.
5. Et malim taceas, qimm te desisse loquaris.
Qui nimium multis : « ^on amo », dicit, amat.
(Ovide, fiem.Am., 647-8.)
« ru ferais mieux de te taire que de dire que tu n'aimes plus. Celui
fUi sans cesse répète : « Je n'aime plus », aime encore. »
7'2 ANDROMAQIIE.
Allez voir Ilermione; et content de lui plaire, GG3
Oubliez à ses pieds jusqu'à votre colère.
Vous-même à cet hymen venez la disposer.
Est-ce sur un rival qu'il s'en faut reposer?
Il ne l'aime que trop.
PYRRHUS.
Crois-tu, si je l'épouse,
Qu'Andromaque en son cœur n'en sera pas jalouse*? 670
PHŒNIX.
Quoi? toujours Andromaque occupe votre esprit?
Que vous importe, ô Dieux! sa joie ou son dépit?
Quel charme, malgré vous, vers elle vous attire?
PYRRHUS.
Non, je n'ai pas bien dit tout ce qu'il lui faut dire :
Ma colère à ses yeux n'a paru qu'à demi; 676
Elle ignore à quel point je suis son ennemi.
Retournons-y. Je veux la braver à sa vue,
Et donner à ma haine une libre étendue 2.
Viens voir tous ses attraits, Phœnix, humiliés.
Allons.
1. Toute la scène, et ce vers surtout ont été blâmés par des juge»]
trop attachés à l'absolue séparation des genres. Boileau, selon lef
BoLvnna et selon Brossette, voyait là une scène de comédie. L'abbé Dubo»j
[Réflexions critiques sur la poésie et la peinture^ I, 18) pense
même. Ce fut le malheur de la tragédie qu'on en exclut rigoureuse-J
ment les mouvements modérés et naturels : on l'enferma dans le pa-
thétique violent, qui ne peut être continu qu'à force d'artifices et dej
conventions. Il y a ici une charmante comédie, si l'on veut, mais comé-J
die du sentiment vrai, profond, ingénu par sa sincérité même.
2. Amalfrède, dans Quinault, dit d'Amalasonte qui a mandé Théodat ;
Elle doit le haïr, mais elle doit le voir ;
Et je ne sais que trop par mon expérience
Que le voir et l'aimer ont peu de différence. (111, 3.)
Expression sèche, abstraite et alfadie du sentiment.
ACTE II, SCÈNE V. 73
PHŒÎIIX.
Allez, Seigneur, vous jeter à ses pieds. 680
Allez, en lui jurant que votre âme l'adore,
A de nouveaux mépris l'encourager encore.
Je le vois bien, tu crois que prêt à l'excuser
Mon cœur court après elle, et cherche à s'apaiser,
PHŒNIX.
Vous aimez : c'est assez.
PYRRHUS.
Moi l'aimer? une ingrate 685
Qui me hait d'autant plus que mon amour la flatte?
Sans parents, sans amis, sans espoir que sur moi,
Je puis perdre son fils; peut-être je le doi.
Étrangère... que dis-je? esclave dans l'Épire,
Je lui donne son fils, mon âme, mon empire; 690
Et je ne puis gagner dans son perfide cœur
D'autre rang quecelinde son persécuteur?
>on, non, je l'ai juré, ma vengeance est certaine :
11 faut bien une fois justifier sa haine.
J'abandonne son fils. Que de pleurs vont couler! 695
De quel nom sa douleur me va-t-elle appeler! '
'juel spectacle pour elle aujourd'hui se dispose!
Elle en mourra, Phœnix, et j'en serai la cause.
C'est lui mettre moi-même un poignard dans le sein.
- PHŒNIX.
Et pourquoi donc en faire éclater le dessein? 700
Que ne consultiez-vous tantôt votre foiblesse?
PYRRHUS.
Je t'entends. Mais excuse un reste de tendresse.
Crains-tu pour ma colère un si foible combat?
74
A^DROMAQUE.
D'un amour qui s'éteint c'est le dernier éclat.
Allons. A tes conseils, Phœnix, je m'abandonne.
Faut-il livrer son fils? faut-il voir Hermiorie?
Oui, voyez-la. Seigneur, et par des vœux soumis
Protestez-lui....
PYRRHUS.
Faisons tout ce que j'ai promis.
FIN DU SECOND ACTE
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
ORESTE, PYLADE.
PYLADE.
Modérez donc, Seigneur, cette fureur extrême.
Je ne vous connois plus : vous n'êtes plus vous-même. 710
Souffrez....
ORESTE.
Non, tes conseils ne sont plus de saison,
Pylade, je suis las d'écouter la raison.
C'est traîner trop longtemps ma vie et mon supplice :
Il faut que je l'enlève, ou bien que je périss'e.
Le dessein en est pris, je le veux achever. 7i5
Oui, je le veux.
PYLADE.
lié bien, il la faut enlever :
J'y consens. Mais songez cependant où vous êtes.
Que croira-t-on de vous, à voir ce que vous faites?
Dissimulez : calmez ce transport inquiet*;
Commandez à vos yeux de garder le secret. 720
Ces gardes, cette cour, l'air qui vous environne,
1. Var. Faites taire, Seigneur, ce transport inquiet. (1668-76.)
7<i A^DUOMAOLE.
Tout dépend de Pyrrhus, et surtout Hermione.
A ses regards surtout cachez votre courroux.
0 Dieux! en cet état pourquoi la cherchiez-vous?
ORESTE.
Que sais-je? De moi-même étois-je alors le maître?
La fureur m'emportoit, et je venois peut-être
Menacer à la fois l'ingrate et son amant.
PYLADE,
Et quel étoit le fruit de cet emportement?
Et quelle âme, dis-moi, ne sêroit éperdue
Du coup dont ma raison vient d'être confondue? ySo
11 épouse, dit-il, Hermione demain;
Il veut, pour m'honorer, la tenir de ma main.
Ah! plutôt cette main dans le sang du barbare....
PYLADE.
Vous l'accusez. Seigneur, de ce destin bizarre*.
Cependant, tourmenté de ses propres desseins, 735
11 est peut-être à plaindre autant que je vous plains.
ORESTE.
Non, non; je le connois, mon désespoir le flatte;
Sans moi, sans mon amour, il dédaignoit l'ingrate ;
Ses charmes jusque-là n'avoient pu le toucher :
Le cruel ne la prend que pour me l'arracher. 740
Ah Dieux ! c'en étoit fait : Hermione gagnée
Pour jamais de sa vue alloit être éloignée.
Son cœur, entre l'amour et le dépit confus 2,
Pour se donner à moi n'attendoit qu'un refus;
1. Bizarre paraîtrait faible aujourd'hui. Le mot était encore récent
dans la langue : il était venu de l'espagnol au siècle précédent.
2. Confus : embarrassé, qui ne démêle pas clairement ses sentiments.
ACTE m, SCÈNE I. 77
S^s yeux s'ouvroient, Pyladc ; elle écoiitoit Oreste, 745
Lui paiioit, le plaignoit. Un mot eût fait le reste.
PYLADE.
Vous le croyez.
ORESTE.
É lié quoi? ce courroux enflammé
/Contre un ingrat....
PYLADE.
Jamais il ne fut plus aimé.
Pensez-vous, quand Pyrrhus vous l'auroit accordée,
Qu'un prétexte tout prêt ne l'eût pas retardée? 7Ô0
M'en croirez-vous? Lassé de ses trompeurs attraits.
Au lieu de l'enlever, fuyez-la pour jamais*.
Quoi? votre amour se veut charger d'une furie
Qui vous détestera, qui toute votre vie
Regrettant un hymen tout prêt à s'achever, 755
Voudra....
ORESTE.
C'est pour cela que je veux l'enlever.
Tout lui riroit, Pylade; et moi, pour mon partage,
Je n'emporterois donc qu'une inutile rage?
J'irois loin d'elle encor tâcher de l'oubher?
Non, non, à mes tourments je veux l'associer. 760
(/est trop gémir tout seul. Je suis las qu'on me plaigne :
Jt' prétends qu'à mon tour l'inhumaine me craigne,
Et que ses yeux cruels, à pleurer condamnés.
Me rendent tous les noms que je leur ai donnés.
PYLADE.
Voilà donc le succès qu'aura votre ambassade : 765
Oreste ravisseur!
ORESTE.
Et qu'importe, Pylade?
1. Var. Au lieu de l'enlever, Seigneur, je la fuirais. (1668-73.)
78 ANDROMAQUE.
Quand nos Étals vengés jouiront de mes soins,
L'ingrate de mes pleurs jouira-t-elle moins?
Et que me servira que la Grèce m'admire,
Tandis que je serai la fable de l'Épire? 770
Que veux-tu? Mais, s'il faut ne te rien déguiser,
Mon innocence enfin commence à me peser.
Je ne sais de tout temps quelle injuste puissance
Laisse le crime en paix et poursuit l'innocence.
De quelque part sur moi que je tourne les yeux, 775
Je ne vois que malheurs qui condamnent les Dieux*.
Méritons leur courroux, justifions leur haine,
Et que le fruit du crime en précède la peine.
Mais toi, par quelle erreur veux-tu toujours sur toi
Détourner un courroux qui ne cherche que moi? 780
Assez et trop longtemps mon amitié t'accable :
Évite un malheureux, abandonne un coupable.
Cher Pylade, crois-moi, ta pitié te séduit.
Laisse-moi des périls dont j'attends tout le fruit.
Porte aux Grecs cet enfant que Pyrrhus m'abandonne 2. 785
Va-t'en.
PYLADE.
Allons, Seigneur, enlevons Ilermione.
Au travers des périls un grand cœur se fait jour.
Que ne peut l'amitié conduite par l'amour?
1. Il y a ici comme un ressouvenir des vers fameux de Claudien par
lesquels s'ouvre l'invective contre Rufin. Le vers 774 traduit :
... lœtosque diu florere nocentes
Vexarique jnos....
« Los coupables dans l'éclat d'une prospérité prolongée, les bons per-
sécutés. »
Le ver^ 776, condamnent les Dieux, est un renversement de l'expres-
sion : Alsolvitqne deos (absout les dieux).
2. Souvenir d'Euripide, Oreste, 1068-1078. Oreste engage Pylade à le
quitter, à ne pas mourir avec lui.
ACTE III, SCÈNE II. 79
Allons de tous vos Grecs encourager le zèle.
J^os vaisseaux sont tout prêts, et le vent nous appelle. 790
J.^ sais de ce palais tous les détours obscurs ;
Fous voyez que la mer en vient battre les murs;
Et cette nuit, sans peine, une secrète voie
Jusqu'en votre vaisseau conduira votre proie.
ORESTE.
J'abuse, cher ami, de ton trop d'amitié. 795
Mais pardonne à des maux dont toi seul as pitié;
Excuse un malheureux qui perd tout ce qu'il aime,
Que tout le monde hait, et qui se hait lui-même.
Que ne puis-je à mon tour dans un sort plus heureux....
PYLADE.
Dissimulez, Seigneur : c'est tout ce que je veux. 800
Gardez 1 qu'avant le coup votre dessein n'éclate :
Oubliez jusque-là qu'llermione est ingrate;
Oubliez votre amour. Elle vient, je la voi.
ORESTE.
Va-t'en. Réponds-moi d'elle, et je réponds de moi.
I SCÈNE II
HERMIONE, ORESTE, CLÉONE.
ORESTE.
Hé bien! mes soins vous ont rendu votre conquête. 8o5
J'ai vu Pyrrhus, Madame, et votre hymen s'apprête.
1. Gardez : prenez garde.
80 ANDROMAQUE.
HERMIONE.
On le dit; et déplus on vient de m'assurer
Que vous ne me cherchiez que pour m'y préparer.
ORESTE.
Et votre âme à ses vœux ne sera pas rebelle?
HERMIONE.
Qui l'eût cru, que Pyrrhus ne fût pas infidèle? 8.v.
Que sa flamme attendroit si tard pour éclater,
Qu'il reviendroit à moi quand je l'allois quitter?
Je veux croire avec vous qu'il redoute la Grèce,
Qu'il suit son intérêt plutôt que sa tendresse,
Que mes yeux sur votre âme étoient plus absolus. 8i5
Non, Madame : il vous aime, et je n'en doute plus.
Vos yeux ne font-ils pas tout ce qu'ils veulent faire ?
Et vous ne vouliez pas sans doute lui déplaire.
Mais que puis-je, Seigneur? On a promis ma foi.
Lui ravirai-je un bien qu'il ne tient pas de moi? 820
L'amour ne règle pas le sort d'une princesse :
La gloire d'obéir est tout ce qu'on nous laisse*.
Cependant je partois ; et vous avez pu voir
Combien je relâchois pour vous de mon devoir.
Ah! que vous saviez bien, cruelle.... Mais, Madame, 823
Chacun peut à son choix disposer de son âme.
1. Sentiment ordinaire des princesses de Corneille. Ce lieu commun
est ici louché discrètement, mais surtout ce n'est pour Hermione qu'un
prétexte.
ACTE III, SCENE III. 81
La vôtre étoit à vous. J'espérois; mais enfin
Vous l'avez pu donner sans me faire un larcin.
Je vous accuse aussi bien moins que la fortune.
Et pourquoi vous lasser d'une plainte importune? 83o
Tel est votre devoir, je l'avoue ; et le mien
Est de vous épargner un si triste entretien.
SCÈNE ni
HERMIONE, CLËOISJE.
HERMIONE.
Attendois-tu, Cléone, un courroux si modeste ?
CLÉONE.
La douleur qui se tait n'en est que plus funeste.
Je le plains : d'autant plus .qu'auteur de son ennui, 835
Le coup qui l'a perdu n'est parti que de lui.
Comptez depuis quel temps votre hymen se prépare :
Il a parlé. Madame, et Pyrrhus se déclare.
Tu crois que Pyrrhus craint ? Et que craint-il encor?
Des peuples qui dix ans ont fui devant Hector, 840
Qui cent fois effrayés de l'absence d'Achille,
Dans leurs vaisseaux brûlants ont cherché leur asile,
Et qu'on verroit encor, sans l'appui de son fils.
Redemander Hélène aux Troyens impunis ?
Non, Cléone, il n'est point ennemi de lui-même ; 846
\\ veut tout ce qu'il fait; et s'il m'épouse, il m'aime.
Mais (pi'Oreste à son gré m'impute ses douleurs :
N'avons-nous d'entretien que celui de ses pleurs ?
rrhus revient à nous. Hé bien ! chère Cléone,
w
St: ANDROMAQUE.
Conçois-tu les transports de l'heureuse Hermione ? 85o
Sais-tu quel est Pyrrhus ? T'es-tu fait raconter
Le nombre des exploits.... Mais qui les peut compter?
Intrépide, et partout suivi de la victoire,
Charmant, fidèle enfin, rien ne manque à sa gloire.
Songe*....
CLÉONE.
Dissimulez. Votre rivale en pleurs 855
Vient à vos pieds, sans doute, apporter ses douleurs.
Dieux ! ne puis-je à ma joie abandonner mon âme?
Sortons : que lui dirois-je ?
SCÈNE IV
ANDROMAQUE, HERMIONE, CLÉONE, CÉPHISE.
ANDROMAQUE.
Où fuyez-vous. Madame?
N'est-ce point à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d'Hector pleurante à vos genoux ? 860
Je ne viens point ici, par de jalouses larmes.
Vous envier un cœur qui se rend à vos charmes.
Par une main cruelle, hélas ! j'ai vu percer ^
Le seul 3 où mes regards prétendoient s'adresser.
Ma flamme par Hector fut jadis allumée ; 865
1. Voici le pendant de la scène v de l'acte II. La naïveté égoïste de la
passion s'étale dans ce couplet.
2. Var. Par les mains de son père, hélas ! j'ai vu percer. (1668-76.)
3. Le seul. II y a une pointe analogue à celle du vers 320. Le cœur
est pris (862) au figuré, et ici (864) au propre dans la proposition prin-
cipale, au figuré dans la relative.
I
ACTE III, SCENE IV. 85
Avec lui dans la tombe elle s'est enfermée*.
Mais il me reste un fils. Vous saurez quelque jour,
Madame, pour un fils jusqu'où va notre amour;
Mais vous ne saurez pas, du moins je le souhaite,
En quel trouble mortel son intérêt nous jette, 870
Lorsque de tant de biens qui pouvoient nous flatter,
C'est le seul qui nous reste, et qu'on veut nous l'ôtcr.
Hélas ! lorsque lassés de dix ans de misère.
Les Troyens en courroux menacoient votre mère.
J'ai su de mon Hector lui procurer l'appui 2. 876
Vous pouvez sur Pyrrhus ce que j'ai pu sur lui.
Que craint-on d'un enfant qui survit à sa perte ?
Laissez-moi le cacher en quelque île déserte.
Sur les soins de sa mère on peut s'en assurer.
Et mon fils avec moi n'apprendra qu'à pleurer 5. 880
HERMIONE.
Je conçois vos douleurs. Mais un devoir austère,
Quand mon père a parlé, m'ordonne de me taire.
C'est lui qui de Pyrrhus fait agir le courroux.
S'il faut fléchir Pyrrhus, qui le peut mieux que vous?
Vos yeux assez longtemps ont régné sur son àme. 885'
Faites-le prononcer : j'y souscrirai, Madame.
1. Ille meos, primus qui me sibi jîinxit, aniores
Abslulit; ille habeat secum servelque sepulcro.
(Didon, dans Virg., En. IV, 29.)
« Mon premier époux a emporté mon amour : qu'il le retienne avec
lui et le f^arde dans son tombeau. »
2. Hélène, pleurant Hector, dit qu'elle en a toujours été bien traitée
et qu'il la consolait des paroles amères qu'on lui adressait parfois
illiade, XXIV, 768-72).
3. Servire liceat : aliquis hoc régi negat ?
dit Andromaqne à Ulysse, lorqu'elle prie pour la vie d'Astyanax (Sénèq.,
Tr.. 7i7.) « Qu'il ait le droit d'être esclave: peut-on refuser cela à un
prince? »
84 ANDROMAQUE.
SCÈNE V
ANDROMAQUE, CÉPHISE.
ANDROMAQUE.
Quel mépris la cruelle attache à ses refus !
CÉPIUSE.
Je croirois ses conseils, et je verrois Pyrrhus.
Un regard confondroit Hermione et la Grèce....
Mais lui-même il vous cherche.
SCÈNE VI
PYRRHUS, ANDROMAQUE, PIIŒNIX, CÉPHISE.
PYRRHUS, à Phénix,
Où donc est la princesse ? 890
Ne m'avois-tu pas dit qu'elle étoit en ces lieux ?
PIIŒNIX.
Je le croyois.
ANDROMAQUE, à Céphise.
Tu vois le pouvoir de mes yeux.
PYRRHUS.
Que dit-elle, Phœnix?
ANDROMAQUE.
Hélas! tout m'abandonne.
PHŒNIX.
Allons. Seigneur, marchons sur les pas d'Hermione.
ACTE III, SCÈNE YI. 85
CÉPHISE.
Qu'attendez-vous, rompez ce silence obstiné. 896
ANDROMAQUE
Il a promis mon fils.
CÉPHISE.
Il ne l'a pas donné.
ANDROMAQUE.
Non, non, j'ai beau pleurer, sa mort est résolue.
PYRRHUS.
Daigne-t-elle sur nous tourner au moins la vue ?
Quel orgueil '
ANDROMAQUE.
Je ne fais que l'irriter encor.
Sortons.
PYRRHUS.
Allons aux Grecs livrer le fils d'Hector. 900
ANDROMAQUE.
Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ?
Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère.
Vos serments m'ont tantôt juré tant d'amitié ! ^
Dieux! ne pourrai-je au moins toucher votre pitié?
Sans espoir de pardon m'avez-vous condamnée? 906
PYRRHUS.
Phœnix vous le dira, ma parole est donnée.
ANDROMAQUE.
Vous qui braviez pour moi tant de périls divers l
80 ' ANDROMAQUE.
J'étois aveugle alors : mes yeux se sont ouverts.
Sa grâce à vos désirs pouvoit être accordée;
Mais vous ne l'avez pas seulement demandée. 910
C'en est fait.
ANDROMAQUE.
Ah ! Seigneur, vous entendiez assez
Des soupirs qui craignoient de se voir repoussés.
Pardonnez à l'éclat d'une illustre fortune
Ce reste de fîerlë qui craint d'être iniportune.
Vous ne l'ignorez pas : Andromaque sans vous 91 5
N'auroit jamais d'un maître embrassé les genoux*.
PYRRHUS.
Non, vous me haïssez; et dans le fond de l'âme
Vous craignez de devoir quelque chose à ma flamme.
Ce fils même, ce fils, l'objet de tant de soins.
Si je l'avois sauvé, vous l'en aimeriez moins. 920
La haine, le mépris, contre moi tout s'assemble;
Vous me haïssez plus que tous les Grecs ensemble.
Jouissez à loisir d'un si noble courroux.
Allons, Phœnix.
ANDROMAQUE.
Allons rejoindre mon époux.
CÉPHISE.
Madame.
1. Ad (jenua accido
Sîippîex, Ulysse, qiiamqne nullius pedes
Novere dextram, pedibus admoveo tuis.
« Je tombe suppliante à tes genoux, Ulysse : cette main qui n'a jamais
touché un homme, je l'approche de ton pied. »
(Sénèq., Jr., 689-91.)
ACTE III, SCÈNE VI. 87
ANDROMAQUE.
Et que veux-tu que je lui dise encore? 925
Auteur de tous mes maux, crois-tu qu'il les ignore?
Seigneur, voyez l'état où vous me réduisez.
J'ai vu mon père mort, et nos murs embrasés ;
J'ai vu trancher les jours de ma famille entière,
Et mon époux sanglant traîné sur la poussière, , 930
Son fils, seul avec moi, réservé pour les fers*.
Mais que ne peut un fils? Je respire, je sers.
J'ai fait plus : je me suis quelquefois consolée
Qu'ici, plutôt qu'ailleurs, le sort m'eût exilée;
Qu'heureux dans son malheur, le fils de tant de rois, 935
Puisqu'il devoit servir, fût tombé sous vos lois.
J'ai cru que sa prison deviendroit son asile.
Jadis Priam soumis fut respecté d'Achille* :
J'attendois de son fils encor plus de bonté.
Pardonne, cher Hector, à ma crédulité. 940
Je n'ai pu soupçonner ton ennemi d'un crime ;
Malgré lui-même enfin je l'ai cru magnanime.
Ah! s'il l'étoit assez pour nous laisser du moins
Au tombeau qu'à ta cendre ont' élevé mes soins,
Et que finissant là sa haine et nos misères, 945
Il ne séparât point des dépouilles si chères!
PYRRHUS.
Va m'attendrc, Phœnix.
1. ... Scsayàç [xèv "Exxopoç Tpo)^Ti>^âTOuç
•/taxciôov, olxxpwç t' "Dviov Tupoufxsvov,
auTT) Se oouXtj vaûç è% 'Apyeiwv eêriv.
« J'ai vu Hector tué, et traîné par le char d'Achille, j'ai vu la déplo-
rable llion brûler, et je suis montée esclave sur les vaisseaux des
Grecs. »
(Eurip., Andr., iOO-403.)
2. Iliade, XXIV, 4G8-520.
88 ANDROMAQUE.
SCÈNE YIl
PYRRHUS, AÎ^DROMAQUE, CÉPHISE.
PYRRHUS continue.
Madame, demeurez.
On peut vous rendre encor ce fils que vous pleurez.
Oui, je sens à regret qu'en excitant vos larmes
Je ne fais contre moi que vous donner des armes. gSo
Je croyois apporter plus de haine en ces lieux.
Mais, Madame, du moins tournez vers moi les yeux :
Voyez si mes regards sont d'un juge sévère,
S'ils sont d'un ennemi qui cherche à vous déplaire.
Pourquoi me forcez-vous vous-même à vous trahir? 955
Au nom de votre fils, cessons de nous haïr.
A le sauver enfin c'est moi qui vous convie.
Faut-il que mes soupirs vous demandent sa vie?
Faut-il qu'en sa faveur j'embrasse vos genoux?
Pour la dernière fois, sauvez-le, sauvez-vous. 960
Je sais de quels serments je romps pour vous les chaînes,
Combien je vais sur moi faire éclater de haines.
Je renvoie Ilermione, et je mets sur son front.
Au lieu de ma couronne, un éternel affront.
Je vous conduis au temple où son hymen s'apprête; 963
Je vous ceins du bandeau préparé pour sa tête.
Mais ce n'est plus. Madame, une offre à dédaigner ;
Je vous le dis, il faut ou périr ou régner*.
Mon cœur, désespéré d'un an d'ingratitude.
Ne peut plus de son sort souffrir l'incertitude. 970
C'est craindre, menacer et gémir trop longtemps.
1. Voyez Pertharite, vers 739-762 ; l'alternative est posée dans les
mêmes termes.
I
ACTE III, SCENE VIII. 89
Je meurs si je vous perds, mais je meurs si j'attends.
Songez-y : je vous laisse; et je viendrai vous prendre
Pour vous mener au temple, où ce fils doit m'attendra;
Et là vous me verrez, soumis ou furieux, 976
Vous couronner, Madame, ou le perdre à vos yeux.
SCÈNE VIII
ANDROMAQUE, CÉPHISE.
CÉPHISE.
Je vous l'avois prédit, qu'en dépit de la Grèce,
De votre sort encor vous seriez la maîtresse.
ANDROMAQUE.
Hélas! de quel effet* tes discours sont suivis!
Il ne me restoit plus qu'à condamner mon fils. 980
CÉPHISE.
Madame, à votre époux c'est être assez fidèle :
Trop de vertu pourroit vous rendre criminelle.
Lui-même il porteroit votre âme à la douceur.
ANDROMAQUE.
Quoi? je lui donnerois Pyrrhus pour successeur?
CÉPHISE.
Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent. 985
Pensez-vous qu'après tout ses mânes en rougissent;
Qu'il méprisât, Madame, un roi victorieux
Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,
1 . Effet s'opposait au désir, à la parole : c'était le fait, l'acte où se
réalisait le désir ou la parole.
90 ANDROMAQUE. |
Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,
Qui ne se souvient plus qu'Achille étoit son père, 990
Qui dément ses exploits et les rend superflus?
ANDROMAQUE.
Dois-je les oublier, s'il ne s'en souvient plus?
Dois-je ouWier Hector privé de funérailles,
Et traîné sans honneur autour de nos murailles?
Dois-je oublier son père à mes pieds renversé, 995
Ensanglantant l'autel qu'il tenoit embrassé*?
Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle
Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle.
Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants.
Entrant à la lueur de nos palais brûlants, 1000
Sur tous mes frères morts se faisant un passage,
Et de sang tout couvert échauffant le carnage*. [rants,
Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mou-
Dans la flamme étoufl'és, sous le fer expirants 5.
Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue : ioo5
Voilà comme Pyrrhus vint s'ofl'rir à ma vue ;
Voilà par quels exploits il sut se couronner ;
Enfin voilà l'époux que tu me veux donner.
Non, je ne serai point complice de ses crimes;
Qu'il nous prenne, s'il veut, pour dernières victimes. loio
Tous mes ressentiments lui seroient asservis.
1. ...Priamiimqiic per nrns
Sanguine fœdantem quos ipse sncraverat ignés.
« Priani sur l'autel ensanglantant le foyer qu'il avait consacré. »
(Virg., En., II, 501-2.)
Cf. V. 550 et 551. — A mes pieds s'explique par Virgile, jÉm.,II, 515-
518: « Alors Ilécube et ses filles, autour des autels.... ».
Hic Hecuba et natse nequicquam altaria circum, etc.
2. Voir les traits dont Virgile peint Pyrrhus, £«.,11, 469-482; 491 ; 499;
525-552.
3. Ce tableau est un énergique résumé du livre II de ï Enéide.
I
ACTE ITI, SCÈNE VIII. 91
Hé bien ! allons donc voir expirer votre fils :
On n'attend plus que vous. Vous frémissez, Madame!
ANDROMAQUE.
Ah ! de quel souvenir viens-tu frapper mon âme !
Quoi? Céphise, j'irai voir expirer encor ioi5
Ce fils, ma seule joie, et l'image d'Hector :
Ce fils, que de sa flamme il me laissa pour gage!
Hélas! je m'en souviens, le jour que son courage
Lui fit chercher Achille, ou plutôt le trépas.
Il demanda son fils, et le prit dans ses bras* : 1020
(( Chère épouse, dit-il en essuyant mes larmes,
J'ignore quel succès le sort garde. à mes armes;
Je te laisse mon fils pour gage de ma foi :
S'il me perd, je prétends qu'il me retrouve en toi.
Si d'un heureux hym^n la mémoire t'est chère, 102$
Montre au fils à quel point tu chérissois le père. »
Et je puis voir répandre un sang si précieux?
Et je laisse avec lui périr tous ses aïeux?
Roi barbare, faut-il que mon crime l'entraîne?
Si je te hais, est-il coupable de ma haine? io3o
T'a-t-il de tous les siens reproché le trépas?
S'est-il plaint à tes yeux des maux qu'il ne sent pas?
Mais cependant, mon fils, iu meurs, si je n'arrête
Le fer que le cruel tient levé sur ta tête.
Je l'en puis détourner, et je t'y vais offrir? io35
Non, tu ne mourras point : je ne le puis souffrir.
Allons trouver Pyrrhus. Mais non, chère Céphise,
Va le trouver pour moi.
CÉPHISE.
Que faut-il que je dise?
1 Rappel discret du 1. VI de V Iliade, sans imitation directe.
92 ANDROMAQUE.
ANDR.OMAQUE .
Dis-lui que de mon fils l'amour est assez fort....
Crois-tu que dans son cœur il ait juré sa mort? 1040
L'amour peut-il si loin pousser sa barbarie?
CÉPIIISE.
Madame, il va bientôt revenir en furie.
ANDROMAQUE.
Hé bien! va l'assurer....
CÉPHISE.
De quoi? de votre foi?
ANDROMAQUE.
Ilélas! pour la promettre est-elle encore à moi?
0 cendres d'un époux! ô Troyens! ô mon père! 1045
0 mon fils, que tes jours coûtent cher à ta mère*!
Allons.
CÉPHISE.
Où donc. Madame? et que résolvez-vous?
ANDROMAQUE.
Allons sur son tombeau consulter mon époux.
1. Mouvement analogue dans Euripide {Andr., 414-6) :
0) xéxvov, T, Têxoûaa a', wç au \i^, Oivriç,
czB'.yoi irpô; "A8t,v t,v 8' uT£x8pà[x-i;)ç [xôpov,
[xéjxvYiJO [iT^xpoç, oTa taîu' àzwXdixTiv.
« 0 mon fils, pour que tu ne meures pas, ta mère s'en va chez Hadès •
toi, si tu échappes à la mort, souviens-toi de ta mère, de ce que j'ai
souffert, et comment je suis morte. »
FIN DU TROISIEME ACTE
!
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
ANDROMAQUE, CÉPIIISE.
CÉPHISE,
Ah! je n'en doute point : c'est votre époux, Madame,
C'est Hector qui produit ce miracle en votre âme. io5o
Il veut que Troie encor se puisse relever
Avec cet heureux fils qu'il vous fait conserver.
Pyr^^hus vous l'a promis. Vous venez de l'entendre,
Madame : il n'attendoit qu'un mot pour vous le rendre.
Croyez-en ses transports : père, sceptre, alhés, io55
Content de votre cœur, il met tout à vos pieds.
Sur lui, sur tout son peuple il vous rend souveraine.
Est-ce là ce vainqueur digne de tant de haine?
Déjà contre les Grecs plein d'un noble courroux,
Le soin de votre fils le touche autant que vous * loGo
Il prévient leur fureur, il lui laisse sa garde;
Pour ne pas l'exposer, lui-même il se hasarde*.
Mais tout s'apprête au temple, et vous avez promis.
ANDROMAQUE.
Oui, je m'y trouverai. Mais allons voir mon fils.
1. Cette imprudence de Pyrrhus a vivement choqué les contempo-
rains : cf. la Folle querelle. Cependant elle est le seul moyen pour
Racine de rester dans l'hypothèse du sujet : Excipit incautunu
94 ANDROMAQUE.
CEPHISE.
Madame, qui vous presse? Il suffit que sa vue loC))
Désormais à vos yeux ne soit plus défendue.
Vous lui pourrez bientôt prodiguer vos bontés,
Et vos embrassements ne seront plus comptés.
Quel plaisir d'élever un enfant qu'on voit craître*.
Non plus comme un esclave élevé pour son maître, 1070
Mais pour voir avec lui renaître tant de rois^!
ANDROMAQUE.
Céphise, allons le voir pour la dernière fois.
CÉPHISE.
Que dites-vous? ô Dieux!
ANDR05IAQUE
0 ma chère Céphise,
Ce n'est point avec toi que mon cœur se déguise.
Ta foi, dans mon malheur, s'est montrée à mes yeux; 1075
1. Craitre, au lieu de croître, pour rimer aux yeux. Avec l'une ou
l'autre façon d'écrire, la prononciation était la même, et c'était 6Trt///r,
comme paraître.
2. Souvenir du langage que tient flécube à Andromaque dans les
Troijennes d'Euripide (707-713) :
Tt[xa 8è TÔv xapdvTa Ssardxir^v aéôsv,....
xàv 8paç xàSe,.... ^^
... Ttaiôa TÔv5e xatSôç i-A^oe^tia^ av |-
Tpoia {isytaTOV wcpeVrjfx', iV oï iroxe " |
SX aou ysvdjxsvot Tcaïosç "Dvtov izakiv
xaxoixîasiav xal itô'ki^ ysvoix' êxt.
c Respecte ton maître ; et si tu le fais..., tu pourras élever cet enfant,
le fils de mon fils, pour être l'appui, le sauveur de Troie : et un jour la
postérité issue de lui peut-être rétablira Uion, et notre ville renaîtra. »
ACTE IV, SCÈNE I. 05
Mais j'ai cru qu'à mou tour tu me counoissois mieux.
Oiioi doue? as-tu pensé qu'Audromaque infidèle
Pût trahir un époux qui croit revivre en elle ;
Et que de tant de morts réveillant la douleur,
Le soin de mon repos me fit troubler le leur? 1080
Est-ce là cette ardeur tant promise à sa cendre *Z
Mais son fils périssoit : il l'a fallu défendre,
Pyrrhus en m'épousant s'en déclare l'appui ;
Il suffit : je veux bien m'en reposer sur lui.
Je sais quel est Pyrrhus. Violent, mais sincère, io85
Céphise, il fera phis qu'il n'a promis de faire.
Sur le courroux des Grecs je m'en repose encor. :
Leur haine va donner un père au fils d'Hector.
Je vais donc, puisqu'il faut que je me sacrifie,
Assurer à Pyrrhus le reste de ma vie; 109c
Je vais, en recevant sa foi sur les autels.
L'engager à mon fils par des nœuds immortels,
Mais aussitôt ma main, à moi seule funeste,
D'une infidèle vie abrégera le reste.
Et sauvant ma vertu, rendra ce que je doi , lo, 5
A Pyrrhus, à mon fils, à mon époux, à moi.
Voilà de mon amour l'innocent stratagème;
Voilà ce qu'un époux m'a commandé lui-même.
J'irai seule rejoindre Hector et mes aïeux.
Céphise, c'est à toi de me fermer les yeux. i kjo
CÉPIUSE.
Ah! ne prétendez pas que je puisse survivre....
ANDROMAQUE.
Non, non, je te défends, Céphise, de me suivre.
i. Non servata fides cineri promissa Sichxo. (Virg. En. IV, 552.)
« La foi promise à la cendre de Sichée n'a pas été gardée. »
or» ANDROMAQUE.
Je confie à tes soins mon unique trésor :
Si tu vivois pour moi, vis pour le fils d'Hector.
De l'espoir des Troyens seule dépositaire, iio5
Songe à combien de rois tu deviens nécessaire.
Veille auprès de Pyrrhus ; fais-lui garder sa foi :
S'il le faut, je consens qu'on lui parle de moi.
Fais-lui valoir l'hymen où je me suis rangée;
Dis-lui qu'avant ma mort je lui fus engagée, iiio
Que ses ressentiments doivent être effacés,
Qu'en lui laissant mon fils, c'est l'estimer assez.
Fais connoître à mon fils les héros de sa race ;
Autant que tu pourras, conduis-le sur leur trace.
Dis-lui par quels exploits leurs noms ont éclaté, iii5
Plutôt ce qu'ils ont fait que ce qu'ils ont été;
Parle-lui tous les jours des vertus de son père;
Et quelquefois aussi parle-lui de sa mère.
Mais qu'il ne songe plus, Céphise, à nous venger :
Nous lui laissons un maître, il le doit ménager. 1120
Qu'il ait de ses aïeux un souvenir modeste * :
Il est (JjLi sang d'Hector, mais il en est le reste ;
Et pour ce reste enfin j'ai moi-même en un jour
Sacrifié mon sang, ma haine et mon amour.
CÉPHISE.
Hélas!
ANDROMAQUE.
Ne me suis point, si ton cœur en alarmes 11 25
Prévoit qu'il ne pourra commander à tes larmes.
On vient. Cache tes pleurs, Céphise ; et souviens-toi
1. Sénèque, Troas, 7i2 :
... Spiritus genitor facit?
Sed nempe trachis ipse post Trojam pater
Posidsset animos, magna qnos frangunt mala.
« Est-ce son père qui lui donnerait de l'orgueil? Mais Hector même
traîné autour de Troie eût déposé sa fierté : l'adversité abat la fierté. »
ACTE ÏV, SCEAE ÏI. l>/
Que le sort d Andromaque est commis* à la foi.
C'est Hermione. Allons, fuyons sa violence.
SCÈNE II
HERMIONE, CLÉONE.
CLÉONE.
•îon, je ne puis assez admirer ce silence. i i3o
Ions vous taisez, Madame ; et ce cruel mépris
Ta pas du moindre trouble agité vos esprits?
fous soutenez en paix une si rude attaque,
^ous qu'on voyoit frémir au seul nom d'Andromaque?
^ous qui sans désespoir ne pouviez endurer ii35
)ue Pyrrhus d'un regard la voulût honorer?
I l'épouse : il lui donne, avec son diadème,
a foi que vous venez de recevoir vous-même,
It votre bouche encor muette à tant d'ennui
Ta pas daigné s'ouvrir pour se plaindre de lui! 1140
hl que je crains, Madame, un calme si funeste!
It qu'il vaudroit bien mieux....
HERMIONE.
Fais-tu venir Oreste?
CLÉONE.
vient, Madame, il vient; et vous pouvez juger
|hie bientôt à vos pieds il alloit se ranger.
Têt à servir toujours sans espoir de salaire, 11 45
os yeux ne sont que trop assurés de lui plaire.
ilais il entre.
1. Commis : confié. Sens étymologique, alors fréquent.
HACINE. 4
AKDROMAQUE.
SCÈNE III *
ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.
Ah! Madame, est-il vrai qu'une fois
Oreste en vous cherchant obéisse à vos lois?
Ne m'a-t-on point flatté d'une fausse espérance?
Avez- vous en efl'et souhaité ma présence? i i5o
Croirai-je que vos yeux, à la fin désarmés,
Veulent....
HERMIONE.
Je veux savoir, Seigneur, si vous m'aimez.
ORESTE.
Si je vous aime ? 0 Dieux ! mes serments, mes parjures,
Ma fuite, mon retour, mes respects, mes injures,
Mon désespoir, mes yeux de pleurs toujours noyés, ii55
Quels témoins croirez-vous, si vous ne les croyez ?
HERMIONE.
Vengez-moi, je crois tout.
Hé bien ! allons. Madame :
Mettons encore un coup toute la Grèce en flamme;
Prenons, en signalant mon bras et votre nom,
Vous, la place d'Hélène, et moi, d'Agamemnon. 1160
De Troie en ce pays réveillons les misères ;
Et qu'on parle de nous, ainsi que de nos pères.
Partons, je suis tout prêt.
ACTE IV, SCE>E III.
HERMÎONE.
Non, Seigneur, demeurons :
Je ne veux pas si loin porter de tels affronts.
Quoi? de mes ennemis couronnant l'insolence, ii65
J'irois attendre ailleurs une lente vengeance ?
Et je m'en remettrois au destin des combats,
Qui peut-être à la fin ne me vengeroit pas ?
Je veux qu'à mon départ toute l'Épire pleure.
Mais si vous me vengez, vengez-moi dans une heure. 1170
Tous vos retardements sont pour moi des refus.
Courez au temple. Il faut immoler....
i
Pyrrhus, Madame?
ORESTE.
HERMIONE.
ORESTE.
HERMIONE.
Qui?
Pyrrhus*.
Hé quoi ? votre haine chancelle ?
Ah ! courez, et craignez que je ne vous rappelle.
N'alléguez point des droits que je veux oublier; 1175
Et ce n'est pas à vous à le justifier.
ORESTE.
Moi, je l'excuserois? Ah ! vos bontés. Madame,
Ont gravé trop avant ses crimes dans mon âme.
Vengeons-nous, j'y consens, mais par d'autres chemins.
1. Il y a des idées analogues dan^ Quinault, Mort de Cyrus (III, 9,
et IV, i et 5) et Amalasonte (III, 5). Mais Quinault esquive les situations
violentes qu'il indique. Or une situation ne vaut^ue selon la façon dont
on la traite.
100 A^^DROMAQUE.
Soyons ses ennemis, et non. ses assassins : 1180
Faisons de sa ruine une juste conquête.
Quoi ? pour réponse, aux Grecs porterai-je sa tête ?
Et n'ai-je pris sur moi le soin de tout l'État
Que pour m'en acquitter par un assassinat?
Souffrez, au nom des Dieux, que la Grèce s'explique, ii85
Et qu'il meure chargé de la haine publique.
Souvenez-vous qu'il règne, et qu'un front couronné....
HERMIONE.
Ne vous suffit-il pas que je l'ai condamné ?
Ne vous suffit-il pas que ma gloire offensée
Demande une victime à moi seule adressée ; iigoj
Qu'Hermione est le prix d'un tyran opprimé*,
Que je le hais ; enfin. Seigneur, que je l'aimai?
Je ne m'en cache point : l'ingrat m'avoit su plaire.
Soit qu'ainsi t'ordonnât mon amour ou mon père,
N'importe; mais enfin réglez-vous là-dessus. iiqS
Malgré mes vœux. Seigneur, honteusement déçus,
Malgré la juste horreur que son crime me donne.
Tant qu'il vivra craignez que je ne lui pardonne.
Doutez jusqu'à sa mort d'un courroux incertain :
S'il ne meurt aujourd'hui, je puis l'aimer demain. 1200
ORESTE.
Hé bien ! il faut le perdre *, et prévenir sa grâce ;
Il faut... Mais cependant que faut-il que je fasse?
Comment puis-je sitôt servir votre courroux?
Quel chemin jusqu'à lui peut conduire mes coups?
A peine suis-je encore arrivé dans l'Épire, i2o5
Vous voule^par mes mains renverser un empire;
1. Opprimé : tué par surprise. Latinisme original.
2. Perdre : détruire, tuer. Latinisme, qui n'est pas particulier à
Racine.
ACTE IV, SCÈNE III. 101
Vous voulez qu'un roi meure, et pour son châtiment
Vous ne donnez qu'un jour, qu'une heure, qu'un moment.
Aux yeux de tout son peuple il faut que je l'opprime !
Laissez-moi vers l'autel conduire ma victime, 1210
Je ne m'en défends plus ; et je ne veux qu'aller
Reconnoître la place où je dois l'immoler.
Cette nuit je vous sers, cette nuit je l'attaque.
HERMIONE.
Mais cependant ce jour il épouse Andromaque.
Dans le temple déjà le trône est élevé; 121-
Ma honte est confirmée, et son crime achevé.
Enfin qu'attendez-vous ? Il vous offre sa tète :
Sans gardes, sans défense, il marche à cette fête ;
Autour du fils d'Hector il les fait tous ranger;
Il s'abandonne au bras qui me voudra venger. 1220
Voulez-vous, malgré lui, prendre soin de sa vie ?
Armez, avec vos Grecs, tous ceux qui m'ont suivie ;
Soulevez vos amis : tous les miens sont à vous.
Il me trahit, vous trompe, et nous méprise tous.
Mais quoi? déjà leur haine est égale à la mienne : 1226
Elle épargne à regret l'époux d'une Troyenne.
Parlez : mon ennemi ne vous peut échapper,
Ou plutôt il ne faut que les laisser frapper
Conduisez ou suivez une fureur si belle ;
Revenez tout couvert du sang de l'infidèle ; 1280
Allez : en cet état soyez sûr de mon cœur.
ORESTE.
Mais, Madame, songez....
HERMIONE.
Ah ! c'en est trop. Seigneur.
Tant de raisonnements offensent ma colère.
J'ai voulu vous donner les moyens de me plaire,
Rendre Oreste content; mais enfin je vois bien i235
102 ANDROMAQUE.
Qu'il veut toujours se plaindre, et ne mériter rien.
Partez : allez ailleurs vanter votre constance,
Et me laissez ici le soin de ma vengeance.
De mes lâches bontés mon courage * est confus,
Et c'est trop en un jour essuyer de refus. 1240
Je m'en vais seule au temple, où leur hymen s'apprête,
Où vous n'osez aller mériter ma conquête'*.
Là, de mon ennemi je saurai m'approcher :
Je percerai le cœur que je n'ai pu toucher';
Et mes sanglantes mains, sur moi-même tournées, 1245
Aussitôt, malgré lui, joindront nos destinées;
Et tout ingrat qu'il est, il me sera plus doux
De mourir avec lui que de vivre avec vous.
Non, je vous priverai de ce plaisir funeste.
Madame : il ne mourra que de la main d'Oreste. isSo
Vos ennemis par moi vont vous être immolés.
Et vous reconnoîtrez mes soins, si vous voulez*.
Allez. De votre sort laissez-moi la conduite 5,
Et que tous vos vaisseaux soient prêts pour notre fuite.
1. Courage : cœur. Sens commun alors en prose et en vers, et dans
le langage de tous les jours.
2. C'est ici qu'on accusait Racine d'avoir volé Corneille. Voir dans
Cinna (III, 4) l'effort de Cinna pour faire révoquer par Emilie l'arrêt du
meurtre d'Auguste.
5. Pointe déjà vue.
. 4. Après ce vers, Racine a supprimé les quatre suivants :
Mais, que dis-je ? ah ! plutôt permettez que j'espère.
Excusez un amant que trouble sa misère,
Qui tout prêt d'être heureux, envie encor le sort
D'un ingrat, condamné par vous-même à la mort. (Érf. lôôS-Tô."!
C'était bien fade.
.*». La conduite : sens actif, fréquent au xvii* siècle.
ACTE IV, SCÈNE IV. 103
SCÈNE IV
IIERMIO^E, CLÉONE.
CLÉONE.
Vous VOUS perdez, Madame; et vous devez songer.... laSS
HERMIONE.
Que je me perde ou non, je songe à me venger.
Je ne sais même encor,quoi qu'il m'ait pu promettre,
Sur d'autres que sur moi si je dois m'en remettre.
Pyrrhus n'est pas coupable à ses yeux comme aux miens,
Et je tiendrois mes coups bien plus sûrs que les siens. 1260
Quel plaisir de venger moi-même mon injure*.
De retirer mon bras teint du sang du parjure.
Et pour rendre sa peine et mes plaisirs plus grands,
De cacher ma rivale à ses regards mourants !
Ah ! si du moins Oreste, en punissant son crime, 1265
Lui laissoit le regret de mourir ma victime !
Va le trouver : dis-lui qu'il apprenne à l'ingrat
Qu'on l'immole à ma haine, et non pas à l'État.
Chère Cléone, cours. Ma vengeance est perdue
S'il ignore en mourant que c'est moi qui le tue*. 1270
CLEONE.
Je vous obéirai. Mais qu'est-ce que je voi?
0 Dieux ! Qui l'auroit cru. Madame ? C'est le Roi !
HERMIONE. •
Ah ! cours après Oreste ; et dis-lui, ma Cléone,
Qu'il n'entreprenne rien sans revoir Hermione.
■ 1. Injure : sens latin, très ordinaire alors.
2. Sentiment analogue à celui d'Emilie (Cinna, I, 2, v. 101-104).
104 ANDROMAQUE.
SCÈNE V
PYRRHUS, HERMIONE, PIIŒMX.
PYRRHUS.
Vous ne m'attendiez pas, Madame; et je vois bien 1275
Que mon abord ici trouble votre entretien.
Je ne viens point, armé d'un indigne artifice.
D'un voile d'équité couvrir mon injustice :
Il suffit que mon cœur me condamne tout bas;
Et je soutiendrois mal ce que je ne crois pas. 1280
J'épouse uneTroyenne. Oui, Madame, et j'avoue
Que je vous ai promis la foi que je lui voue.
Un autre vous diroit que dans les champs troyens
Nos deux pères sans nous formèrent ces liens,
Et que sans consulter ni mon choix ni le vôtre, 1 286
Nous fûmes sans amour engagés l'un à l'autre;
Mais c'est assez pour moi que je me sois soumis.
Par mes ambassadeurs mon cœur vous fut promis ;
Loin de les* révoquer, je voulus y souscrire.
Je vous vis avec eux arriver en Épire ; 1 290
Et quoique d'un autre œil l'éclat victorieux
Eut déjà prévenu le pouvoir de vos yeux,
Je ne m'arrêtai point à cette ardeur nouvelle ;
Je voulus m'obstiner à vous être fidèle.
Je vous reçus en reine; ctjusques à ce jour 1296
1. Il serait intéressant de comparer à cette scène la scène correspon-
dante du Pausanias de Quinault (III, 4). Démarale se voit abandonnée
par Pausanias, épris de Cléonice; elle a indiqué (fin du 1" acte) les
maximes qui régleront sa conduite.
2. Les se rapporte aux ambassadeurs. Révoquer veut dire démentir:
ca ser l'engagement pris par eux. Y se rapporte à cette idée d'engage-
ment.
ACTE IV, SCÈINE V i05
J'ai cru que mes serments me tiendroient lieu d'amour.
Mais cet amour l'emporte, et par un coup funeste
Andromaque m'arrache un cœur qu'elle déteste.
L'un par l'autre entraînés, nous courons à l'autel
Nous jurer, malgré nous, un amour immortel. i3oo
Après cela. Madame, éclatez contre un traître,
Qui l'est avec douleur, et qui pourtant veut l'être.
Pour moi, loin de contraindre un si juste courroux,
Il me soulagera peut-être autant que vous.
Donnez-moi tous les noms destinés aux parjures : i3o5
Je crains votre silence, et non pas vos injures ;
Et mon cœur, soulevant mille secrets témoins,
M'en dira d'autant plus que vous m'en direz moins.
Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice,
J'aime à voir que du moins vous vous rendiez justice, 1 3io
Et que voulant bien rompre un nœud si solennel.
Vous vous abandonniez au crime en criminel.
Est-il juste, après tout, qu'un conquérant s'abaisse
Sous la servile loi de garder sa promesse ?
Non, non, la perfidie a de quoi vous tenter ; i3i5
Et vous ne me cherchez que pour vous en vanter.
Quoi? sans que ni serment ni devoir vous retienne.
Rechercher une Grecque, amant d'une Troyenne ?
Me quitter, me reprendre, et retourner encor
De la fille d'Hélène à la veuve d'Hector ? i32o
Couronner tour à tour l'esclave et la princesse ;
Immoler Troie aux Grecs, au fils d'Hector la Grèce ?
Tout cela part d'un cœur toujours maître de soi.
D'un héros qui n'est point esclave de sa foi.
Pour plaire à votre épouse, il vous faudroit peut-être i325
(rodiguer les doux noms de parjure et de traître.
DUS veniez de mon front observer la pâleur,
our aller dans ses bras rire de ma douleur.
106 ANDROMAQUE .
Pleurante après son char vous voulez qu'on me voie* ;
Mais, Seigneur, en un jour ce seroit trop de joie; i33o
Et sans chercher ailleurs des titres empruntés,
Ne vous suffit-il pas de ceux que vous portez?
Du vieux père d'Hector la valeur abattue
Aux pieds de sa famille expirante à sa vue,
Tandis que dans son sein votre bras enfoncé i335
Cherche un reste de sang que l'âge avoit glacé *;
Dans des ruisseaux de sang Troie ardente plongée ;
De votre propre main Polyxène égorgée
Aux yeux de tous les Grecs indignés contre vous :
Que peut-on refuser à ces généreux coups? i34o
PYRRHUS.
Madame, je sais trop à quels excès de rage
La vengeance d'Hélène emporta mon courage :
Je puis me plaindre à vous du sang que j'ai versé;
Mais enfin je consens d'oublier le passé.
Je rends grâces au ciel que votre indifférence i345
De mes heureux sOupirs m'apprenne l'innocence.
Mon cœur, je le vois bien, trop prompt à se gêner,
Devoit mieux vous connoître et mieux s'examiner.
Mes remords vous faisoient une injure mortelle ;
H faut se croire aimé pour se croire infidèle. i35o
1, Var. Votre grand cœur sans doute attend après mes pleurs,
Pour aller dans ses bras jouir de mes douleurs.
Chargé de tant d'honneur, il veut qu'on le renvoie.
{Éd. 1668-76.)
2. Cf. plus haut V. 995-6, et les renvois â Virgile. Dans Sénèque
{Tr., 108-111), Agamemnon reproche aus i ce meurtre à Pyrrhus :
... Haiid equidem nego
Hoc esse Pyrrhi maximum in bello deciis,
Ssevo peremptus ense quod Priamus jacet,
Supplex paternus....
« Je t'accorde, le grand exploit de guerre de Pyrrhus, c'est d'avoi;',
d'une impitoyable épce, abattu Priam, le suppléant de son père. »
I
ACTE IV, SCENE V. 107
Vous ne prétendiez point m'arrêter dans vos fers :
J'ai craint de vous trahir, peut-être je vous sers.
Nos cœurs n'étoient point faits dépendants l'un de l'autre;
Je suivois mon devoir, et vous cédiez au vôtre.
Rien ne vous engageoit à m'aimer en effet. i355
HERMIONE.
Je ne t'ai point aimé, cruel? Qu'ai-je donc fait?
J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos pnnces;
Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J'y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés. i36o
Je leur ai commandé de cacher mon injure;
J'attendois en secret le retour d'un parjure ;
J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterois un cœur qui m'étoit dû.
Je t'aimois inconstant, qu'aurois-je fait fidèle? i365
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t'aime pas.
Mais, Seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire, 1870
Achevez votre hymen, j'y consens. Mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être :
Ditférez-le d'un jour ; demain vous serez maître.
Vous ne répondez point? Perfide, je le voi, 1375
Tu comptes les moments que tu perds avec moi !
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu'à regret qu'un autre* t'entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux. -
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux : i38o
1. Un autre : non pas une autre, mais un masculin indéterminé,
selon l'usage du temps, quand le sens est tme autre personne quel-
conque, et non précisément une autre femme.
408 ANDROMAQUE.
Va lui jurer la foi que tu m'avois jurée,
Va profaner des Dieux la majesté sacrée.
Ces Dieux, ces justes Dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié.
Porte aux pieds des autels ce cœur qui m'abandonne; i385
Va, cours. Mais crains encor d'y trouver Ilermione*.
I
SGÈiNE YI
PYRRHUS, PHŒNIX.
PHŒMX.
Seigneur, vous entendez. Gardez de négliger
Une amante en fureur qui cherche à se venger.
Elle n'est en ces lieux que trop bien appuyée :
La querelle des Grecs à la sienne est liée; iSqo
Oreste l'aime encore; et peut-être à ce prix.,..
PYRRHUS.
Andromaque m'attend. Phœnix, garde son fils.
1. Le mouvement est indiqué dans la Médée d'Euripide (621-24); ■
Médée dit â Jason : "
XtOpS'. • ItOÔW vàp xf,Ç V£08!J.T,T0'J xôpf^ç
aîpct, ypovit,iù'j ôio[iàTwv è'^wTrio;.
NujjLcpsu' : ïjw; yàp, ^ùv ôcw 8' elpi^asTat,
yajxcïç TOioOxov, wtts <j' àpveîaôai, yàuiov.
« Va : car tu t'ennuies loin de ta nouvelle épouse, tu regrettes de
t'attarder hors de sa maison. Épouse-la : peut-être — un dieu ratifiera
ma parole — tu feras un mariage que tu aurais voulu ne pas faire. »
FIN DU QUATRIEME ACTE
1
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
HERMIONE, seule.
Où suis-je? Qu'ai-je fait? Que dois-je faire encore?
Quel transport me saisit? Quel chagrin me dévore?
Errante, et sans dessein, je cours dans ce palais. khjS
Ah! ne puis-je savoir si j'aime, ou si je hais?
Le cruel! de quel œil il m'a congédiée!
Sans pitié, sans douleur, au moins étudiée.
L'ai-je vu se troubler et me plaindre un moment^?
En ai-je pu tirer un seul gémissement? 1 400
Muet à mes soupirs, tranquille à mes alarmes,
Sembloit-il seulement qu'il eût part à mes larmes?
Et je le plains encore? Et pour comble d'ennui,
Mon cœur, mon lâche cœur s'intéresse pour lui?
Je tremble au seul pensei' du coup qui le menace? i4o5
Et prête à me venger, je lui fais déjà grâce?
Non, ne révoquons point l'arrêt de mon courroux :
1. Yar. Ai-je vu ses regards se troubler un moment? (1668-7G.)
L'ai-je vu s'attendrir, se troubler un moment? (1687.)
Los vers 1399-li02 sont inspirés de Virgile. Didon (É«., IV, 569-70] dit :
Num flelu ingemuil nostro? nnm lianina flexit?
Nnm lacrymas victus dédit? aut miseratua amanievi esl?
« A-t-il gômi de mes larmes? A-t-il détourné les yeux? A-t-il versé
des larmes? A-l il eu pitié, vaincu par mon amour? »
110 A^DROMAQUE.
Qu'il périsse ! Aussi bien il ne vit plus pour nous.
Le perfide triomphe, et se rit de ma rage :
H pense voir en pleurs dissiper cet orage; i4io
Il croit que toujours foible et d'un cœur incertain,
Je parerai d'un bras les coups de l'autre main.
Il juge encor de moi par mes bontés passées.
Mais plutôt le perfide a bien d'autres pensées.
Triomphant dans le temple, il ne s'informe pas 141 5
Si l'on souhaite ailleurs sa vie ou son trépas.
Il me laisse, l'ingrat! cet embarras funeste.
Non, non, encore un coup : laissons agir Oreste.
Qu'il meure, puisqu'enfin il a dû le prévoir.
Et puisqu'il m'a forcée enfin à le vouloir. 1420
A le vouloir? Hé quoi? c'est donc moi qui l'ordonne?
Sa mort sera l'effet de l'amour d'Hermione?
Ce prince, dont mon cœur se faisoit autrefois
Avec tant de plaisir redire les exploits,
A qui même en secret je m'étois destinée 14^5
Avant qu'on eût conclu ce fatal hyménée,
Je n'ai donc traversé tant de mers, tant d'États,
Que pour venir si loin préparer son trépas?
L'assassiner, le perdre? Ah! devant qu'il expire....
SCÈNE II
IIERMIONE, CLÉONE.
HERMIONE.
Ah! qu'ai-je fait, Cléone? et que viens-tu me dire? 14^0
Que fait Pyrrhus?
CLÉONE.
Il est au comble de ses vœux,
Le plus fier des mortels, et le plus amoureux.
ACTE V, SCÈNE II. 111
Je l'ai vu vers le temple, où son hymen s'apprête,
Mener en conquérant sa nouvelle conquête;
Et d'un œil où hrilloient sa joie et son espoir * i435
S'enivrer en marchant du pl»aisir de la voir.
Andromaque, au travers de mille cris de joie,
Porte jusqu'aux autels le souvenir de Troie :
Incapable toujours d'aimer et de haïr,
Sans joie et sans murmure elle semble obéir. 1 440
Et l'ingrat? jusqu'au bout il a poussé l'outrage?
Mais as-tu bien, Cléone, observé son visage?
Goùte-t-il des plaisirs tranquilles et parfaits?
N'a-t-il point détourné ses yeux vers le palais?
Dis-moi, ne t'es-tu point présentée à sa vue? ^ 1445
L'ingrat a-t-il rougi lorsqu'il t'a reconnue?
Son trouble avouoit-il son infidélité?
A-t-il jusqu'à la fin soutenu sa fierté *?
CLÉONE.
Madame, il ne voit rien. Son salut et sa gloire
Semblent être avec vous sortis de sa mémoire. i45o
Sans songer qui le suit, ennemis ou sujets.
Il poursuit seulement ses amoureux projets.
1. Var. Et (l'un œil qui déjà dévorait son espoir. (1668-76.)
Subligny (III, 8) se moqua de cet œil qui dévore un espoir.
2. Quinauit, dans Bellérophon (11,1), a exprimé le même mouvement.
Stf'nobée dit :
Mais avec soin, Mégare, as-tu bien remarqué
L'air ou libre ou contraint dont il s'est expliqué?
A-t-il rêvé longtemps avant que de répondre ?
N'a-t-il point témoigné se troubler, se confondre ?
Mais Sténobée se défie d'une heureuse nouvelle. Surtout il faut noter
que, si Bellérophon est, comme il semble, de 1670, c'est Quinauit qui
a pu imiter Racine.
1 12 AîiDROMAQUE.
Autour du fils d'Hector il a rangé sa garde,
Et croit que c'est lui seul que le péril regarde.
Phœnix même en répond, qui l'a conduit exprès i455
Dans un fort éloigné du temple et du palais.
Voilà, dans ses transports, le seul soin qui lui reste.
HERMIONE.
Le perfide! Il mourra. Mais que t'a ditOreste?
CLÉONE.
Oreste avec ses Grecs dan^ le temple est entré.
IIERMIO.NE.
Hé bien ! à me venger n'est-il pas préparé? 1460
CLÉONE.
Je ne sais.
Tu ne sais? Quoi donc? Oreste encore,
Oreste me trahit?
Oreste vous adore.
Mais de mille remords son esprit combattu
Croit tantôt son amour et tantôt sa vertu.
Il respecte en Pyrrhus l'honneur du diadème; i\^->
Il respecte en Pyrrhus Achille, et Pyrrhus même;
Il craint la Grèce, il craint l'univers en courroux;
Mais il se craint, dit-il, soi-même plus que tous.
Il voudroit en vainqueur vous apporter sa tête :
Le seul nom d'assassin l'épouvante et l'arrête. 1470
Enfin il est entré sans savoir dans son cœur
S'il en devoit sortir coupable ou spectateur.
ACTE V, SCEÎNE III. 113
HERMIONE.
Non, non, il les verra triompher sans obstacle :
Il se gardera bien de troubler ce spectacle.
Je sais de quels remords son courage est atteint : 1475
Le lâche craint la mort, et c'est tout ce qu'il craint.
Quoi? sans qu'elle employât une seule prière,
Ma mère en sa faveur arma la Grèce entière?
Ses yeux pour leur querelle, en dix ans de combats,
Virent périr vingt rois qu'ils ne connoissoient pas? 1480
Et moi, je ne prétends* que la mort d'un parjure.
Et je charge un amant du soin de mon injure;
Il peut me conquérir à ce prix sans danger;
Je me livre moi-même, et ne puis me venger?
Allons : c'est à moi seule à me rendre justice. i485
Que de cris de douleur le temple retentisse;
De leur hymen fatal troublons l'événement,
Et qu'ils ne soient unis, s'il se peut, qu'un moment.
Je ne choisirai point dans ce désordre extrême :
Tout me sera Pyrrhus, fût-ce Oreste lui-même. i 190
Je mourrai; mais au moins ma mort me vengera.
Je ne mourrai pas seule, et quelqu'un me suivra.
SCÈNE m
at ORESTE, HERMIONE, CLÉONE.
^^K ORESTE.
^^Hadame, c'en est fait, et vous êtes servie * :
^^^yrrhus rend à l'autel son infidèle vie.
1
1. Prélendre, activement, très commun au xvii' siècle dans le sens
avoir une prétention à, réclamer comme dû au mérite.
2. A la place de ces deux vers, l'éd. de 1668 donnait un long mor-
au :
H4 A>'DROMAQrE.
HERMIONE.
Il est mort?
Il expire; et nos Grecs irrités i495
Ont lavé dans son sang ses infidélités.
Je vous l'avois promis ; et quoique mon courage
Se fît de ce complot une funeste image,
J'ai couru vers le temple, où nos Grecs dispersés
Se sont jusqu'à l'autel dans la foule glissés. i5oo
Pyrrhus m'a reconnu. Mais sans changer de face,
II sembloit que ma vue excitât son audace,
Que tous les Grecs, bravés en leur ambassadeur,
Dussent de son hymen relever la splendeur.
Enfin avec transport prenant son diadème, i5o5
Sur le front d'Andromaque il l'a posé lui-même.
(( Je vous donne, a-t-il dit, ma couronne et ma foi :
Andromaque, régnez sur l'Épire et sur moi.
Var. Madame, c'en est fait. Partons en diligence.
Venez dans mes vaisseaux goûter votre vengeance.
Voyez cette captive : elle peut mieux que moi
Vous apprendre qu'Oreste a dégagé sa foi.
HERMIOE.
0 Dieux ! c'est Andromaque ?
ANDROMAQUE.
Oui, c'est cette princesse
Deux fois veuve, et deux fois l'esclave de la Grèce,
Mais qui jusque dans Sparte ira vous braver tous,
Puisqu'elle voit son fils à couvert de vos coups.
Du crime de Pyrrhus complice manifeste,
J'attends son châtiment. Car je vois bien qu'Oreste,
Engagé par votre ordre à cet assassinat,
Vient de ce triste exploit vous céder tout l'éclat.
Je ne m'attendois pas que le ciel en colère
Put, sans perdre mon lils, accroître ma misère.
ACTE V, SCEIN'E III. 115
Je voue à votre fils une amitié de père ;
J'en atteste les Dieux, je le jure à sa mère. i5io
Pour tous mes ennemis je déclare les siens,
Et je le reconnois pour le roi des Troyens. »
A ces mots, qui du peuple attiroient le suffrage.
Nos Grecs n'ont répondu que par un cri de rage ;
L'infidèle s'est vu partout envelopper, i5i5
Et je n'ai pu trouver de place pour frapper.
Chacun se disputoit la gloire de l'abattre.
Je l'ai vu dans leurs mains quelque temps se débattre.
Tout sanglant à leurs coups vouloir se dérober;
Mais enfin à l'autel il est allé tomber*. i52o
Du peuple épouvanté j'ai traversé la presse
Pour venir de ces lieux enlever ma princesse,
Et gardât à mes yeux quelque spectacle encor
Qui fit couler mes pleurs pour un autre qu'Hector.
Vous avez trouvé seule une sanglante voie
De suspendre en mon cœur le souvenir de Troie.
Plus barbare aujourd'hui qu'Achille et que son fils,
Vous me faites pleurer mes plus grands ennemis
Et ce que n'avoient pu promesse ni menace,
Pyrrhus de mon Hector semble avoir pris la place.
Je n'ai que trop, Madame, éprouvé son courroux :
J'aurois plus de sujet de m'en plaindre que vous.
Pour dernière rigueur ton amitié cruelle,
Pyrrhus, à mon époux me rendoit infidèle.
Je t'en allois punir. Mais le ciel m'est témoin
Que je ne poussois pas ma vengeance si loin ;
Et sans verser ton sang, ni causer tant d'alarmes,
Il ne t'en eût coûté peut-être que des larmes.
IIEBMIOE.
Quoi ? Pyrrhus est donc mort ?
ORESTE.
Oui, nos Grecs irrités
[Ont lavé dans son sang ses infidélités.] (1668.)
1. Racine, dans ces vers, s'est souvenu de quelques endroits d'Eu-
/ipide, qui raconte très prolixement la mort de Pyrrhus dans son An-
dromaqne.
IIG A^DROMAQUE.
Et regagner le port, où bientôt nos amis
Viendront couverts du sang que je vous ai promis*.
Qu'ont-ils fait?
ORESTE.
Pardonnez à leur impatience : iSaS
lis ont, je le vois bien, trahi votre vengeance.
Vous vouliez que ma main portât les premiers coups.
Qu'il sentit en mourant qu'il expiroit pour vous ;
Mais c'est moi dont l'ardeur leur a servi d'exemple :
Je les ai pour vous seule entraînés dans le temple, 1 53o
Madame; et vous pouvez justement vous flatter
D'une mort quêteurs bras n'ont fait qu'exécuter.
Vous seule avez poussé les coups....
Tais-toi, perfide,
Et n'impute qu'à toi ton lâche parricide.
Ya faire chez tes Grecs admirer ta fureur : i535
Va, je la désavoue, et tu me fais horreur.
Barbare, qu'as-tu fait? Avec quelle furie
As-tu tranché le cours d'une si belle vie?
Avez-vous pu, cruels, l'immoler aujourd'hui,
Sans que tout votre sang se soulevât pour lui? i54o
Mais parle : de son sort qui t'a rendu l'arbitre?
Pourquoi l'assassiner? Qu'a-t-il fait? Aquel titre?
Qui te l'a dit?
1. Vnr. Le Troyen est sauvé. Mais partons, le temps presse;
L'Épire tôt ou tard satisfera la Grèce.
Cependant j'ai voulu qu'Andromaque aujourd'hui
Honorât mon ti'iomphe et répondit de lui.
Du peuple épouvanté la foule fugitive
M'a laissé sans obstacle enlever ma captive,
Et regagner ces lieux, où bientôt nos amis
[Viendront couverts du sang que je vous ai promis.] (1668)
ACTE V, SCE>'E III. 117
0 Dieux? Quoi? ne m'avez-vous pas
Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas?
HERMIONE.
Ail! falloit-il en croire une amante insensée? i545
Ne devois-tu pas lire au fond de ma pensée?
Et ne voyois-tu pas, dans mes emportements.
Que mon cœur démentoit ma bouche à tous moments?
Quand je l'aurois voulu, falloit-il y souscrire?
N'as-tu pas dû cent fois te le faire redire? i55o
Moi-même avant le coup me venir consulter,
Y revenir encore, ou plutôt m'éviter?
Que ne me laissois-tu le soin de ma vengeance?
Qui t'amène en des lieux où l'on fuit ta présence?
Voilà de ton amour le détestable fruit : i555
Tu m'apportois, cruel, le malheur qui te suit.
C'est toi dont l'ambassade, à tous les deux fatale,
L'a fait pour son malheur pencher vers ma rivale.
Nous le verrions encor nous partager ses soins ;
Il m'aimeroit peut-être, il le feindroit du moins. i56o
Adieu. Tu peux partir. Je demeure en Épire :
Je renonce à la Grèce, à Sparte, à son empire,
A toute ma famille ; et c'est assez pour moi.
Traître, qu'elle ait produit un monstre comme loi*.
1. Ici, dans 1 éd. de 1668, Hermione disait à Andromaque, conformé-
ment à la variante du début de la scène :
Allons, Madame, allons. C'est moi qui vous délivre.
Pyrrhus ainsi l'ordonne, et vous pouvez me suivre.
De nos derniers devoirs allons nous dégager.
Montrons qui de nous deux saura mieux le venger.
118 ANDROMAQUE.
SCÈNE IV
ORESTE, seul.
Que vois-je ? est-ce Hermione? Et que vieil s-je d'entendre ?
Pour qui coule le sang que je viens de répandre?
Je suis, si je l'en crois, un traître, un assassin.
Est-ce Pyrrhus qui meurt? et suis-je Oreste enfin?
Quoi? j'étouffe en mon cœur la raison qui m'éclaire ;
J'assassine à regret un roi que je révère; 1670
Je viole en un jour les droits des souverains,
Ceux des ambassadeurs, et tous ceux des humains.
Ceux même des autels où ma fureur l'assiège :
Je deviens parricide, assassin, sacrilège.
Pour qui? Pour une ingrate, à qui je le promets, iSyS
Qui même, s'il ne meurt, ne me verra jamais,
Dont j'épouse la rage. Et quand je l'ai servie,
Elle me redemande et son sang et sa vie !
Elle l'aime ! et je suis un monstre furieux !
Je la vois pour jamais s'éloigner de mes yeux ! i58o
Et l'ingrate, en fuyant, me laisse pour salaire
Tous les noms odieux que j'ai pris pour lui plaire !
SCÈNE V
ORESTE, PYLADE, Soldats d'Oreste.
Il faut partir. Seigneur. Sortons de ce palais,
Ou bien résolvons-nous de n'en sortir jamais.
Nos Grecs pour un moment en défendent la porte. i585
ACTE V, SCENE V. H9
Tout le peuple assemblé nous poursuit à main forte.
Aux ordres d'Andromaque ici tout est soumis ;
Ils la traitent en reine, et nous comme ennemis.
Andromaque elle-même, à Pyrrhus si rebelle.
Lui rend tous les devoirs d'une veuve fidèle, iSgo
Commande qu'on le venge, et peut-être sur nous
Veut venger Troie encore et son premier époux*.
Allons. N'attendons pas que l'on nous environne :
Nos Grecs nous rejoindront ; et tandis qu'Hermione
Tient encore le peuple autour d'elle arrêté, iSgS
Voilà votre chemin, sortons en sûreté.
Non, non, c'est Hermione, amis, que je veux suivre.
A son dernier arrêt je ne puis plus survivre.
Partez : j'ai fait le crime, et je vais l'expier.
PYLADE.
Hermione, Seigneur? Il la faut oublier. 1600
Quoi? toujours l'instrument et l'objet de sa rage,
Cherchez-vous chez les morts quelque nouvel outrage?
Et parce qu'elle meurt, faut-il que vous mouriez ?
ORESTE.
Elle meurt ? Dieux ! qu'entends-je?
PYLADE.
lié quoi? vous l'ignoriez?
En rentrant dans ces lieux, nous l'avons rencontrée i6o5
<}ui couroit vers le temple, inquiète, égarée.
Elle a trouvé Pyrrhus porté sur des soldats
1. Commande qu'on le venge ; et peut-être qu'encor
Elle poursuit sur nous la vengeance d'Hector.
(Éd. 1668-87.)
l'iO ANDROMAQUE
Que son sang excitoit à venger son trépas.
Sans doute à cet objet sa rage s'est émue.
Mais du haut de la porte entîn nous l'avons vue, 1610
Un poignard à la naain, sur Pyrrhus se courber,
Lever les yeux au ciel, se frapper et tomber.
ORESTE.
Grâce aux Dieux ! Mon malheur passe mon espérance.
Oui, je te loue, ô ciel, de ta persévérance.
Appliqué sans relâche au soin de me punir, i6i5
Au comble des douleurs tu m'as fait parvenir.
Ta haine a pris plaisir à former ma misère ;
J'étois né pour servir d'exemple à ta colère,
Pour être du malheur un modèle accompli.
lié bien ! je meurs content, et mon sort est rempli. 1620
Où sont ces deux amants? Pour couronner ma joie,
Dans leur sang, dans le mien il faut que je me noie ;
L'un et l'autre en mourant je les veux regarder.
Réunissons trois cœurs qui n'ont pu s'accorder.
Mais quelle épaisse nuit tout à coup m'environne ? 162$
De quel côté sortir? D'où vient que je frissonne?
Quelle horreur me saisit? Grâce au ciel, j'entrevoi.
Dieux! quels ruisseaux de sang coulent autour de moi .'
PYLADE.
Ah ! Seigneur.
ORESTE.
Quoi? Pyrrhus, je te rencontre encore?
Trouverai-je partout un rival que j'abhorre? i63o
Percé de tant de coups, comment t'es-tu sauvé ?
Tiens, tiens, voilà le coup que je t'ai réservé.
Mais que vois-je? A mes yeux Hermione l'embrasse?
Elle vient l'arracher au coup qui le menace ?
Dieux! quels aflreux regards elle jette sur moi ! i635
j ACTE V, SCÈNE Y 121
Quels démons, quels serpents traîne-t-elle après soi ?
Hé bien ! filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes ?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?
A qui destinez-vous l'appareil qui vous suit ?
Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit? 1640
Venez, à vos fureurs Oreste s'abandonne*.
Mais non, retirez-vous, laissez faire Hermione :
L'ingrate mieux que vous saura me déchirer;
Et je lui porte enfin mon cœur à dévorer.
PYLADE.
Il perd le sentiment. Amis, le temps nous presse : 1645
Ménageons les moments que ce transport nous laisse.
Sauvons-le. Nos efforts deviendroient impuissants
S'il reprenoit ici sa rage avec ses sens.
1. Inspiré d'Euripide, Oreste, 245 et suivants. Mais Euripide a poussé
Iitaucoup plus fortement la scène : Racine est timide à côté de lui.
Voyez aussi la fin des Choéphores d'Eschyle.
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE
I
LES PLAIDEURS
NOTICE SUR LES PLAIDEURS
L'histoire de la comédie des Plaideurs est fort obscure et
embrouillée.
On suppose qu'elle fut jouée au mois de novembre 16G8 : le
privilège du roi pour l'impression étant du 5 décembre, il est
probable que les représentations avaient commencé au moins le
mois précédent. La pièce fut jouée à l'Hôtel de Bourgogne : on
ne sait rien sur la distribution des rôles.
La Préface de Racine donne quelques détails sur les circon-
stances dans lesquelles sa comédie fut écrite : mais elle laisse
subsister bien des difficultés.
Quel est le procès auquel Racine fait allusion, et qui lui aurait à
la fois appris les termes de la chicane et donné cœur à la satire
de la justice ? La tradition est que ce procès se rapportait au
prieuré de Sainte-Madeleine de l'Epinay, au diocèse d'Angers :
c'était un bénéfice que Racine devait à son oncle le vicaire géné-
ral d'Uzès. Le P. Sconin avait plaidé pour ce prieuré : Racine
plaida-t-il ? On l'ignore. Il posséda le bénéfice, c'est certain. Il le
possédait encore le 12 mai 1668. Est-ce entre cette date et la
représentation des Plaideurs qu'on l'en dépouilla par arrêt de
justice? Le temps serait court pour avoir un procès et pour écrire
une comédie. Je croirais volontiers que l'expérience dont parle
Racine remontait à plusieurs années, à cette année 1662 où nous
le voyons fort engagé * dans les intérêts du P. Sconin qui plaida
pour le bénéfice d'Anjou : l'affaire de l'oncle était bien celle du
neveu, puisque l'intention de l'oncle était de donner le bénéfice
au neveu. Ainsi il peut parler du procès comme sien. En tout
1. Letlic du 6 juin 1662.
126 NOTICE SUR LES PLAIDEURS.
cas, rien dans la Préface n'oblif^e à croire que le procès fut perdu
par Racine.
Le poète avait songé d'abord à donner sa comédie aux Italiens :
mais, nous dit-il, le départ de Scaramouche lui fit abandonner
son travail. Scaramouche était ce fameux Tiberio Fiurilli*,
qu'admirait Molière et qu'on l'accusait de copier : les frères Par-
fait dans leur Histoire du théâtre italien le font retourner en
Italie de 1667 à 1670, Mais M. Paul Mesnard produit un témoignage
qui oblige à reculer le départ de Scaramouche jusqu'au début
de juin 1668. Ce serait donc de juin à novembre que la comédie
aurait été esquissée, écrite, répétée : encore ici le temps est un
peu court, quoiqu'il n'y ait rien d'impossible à la chose.
Racine reconnaît avoir été aidé par quelques amis. Ce ne peut
être dans la rédaction du dialogue : le style est homogène. Il
leur doit sans doute des idées scéniques. Yoici tout ce qu'on dit
de probable sur ce point. Furetière qui connaissait bien le monde
du Palais, put fournir des traits à Racine : nous aurons à signa-
ler dans le Roman bourgeois la* source de quelques passages des
Plaideurs. Boileau aussi avait une provision d'anecdotes satiriques,
sur les avocats, les plaideurs et les juges : c'était le milieu où il
était né, où il avait grandi. Selon Ménage et Brossette, il avait
vu chez son frère aîné Jérôme, le greffier, la dispute de la com-
tesse et de Chicanneau ; il avait pu aussi conter à Racine des traits
de madame ïardieu, la lieutenante criminelle qu'il devait
introduire dans sa satire X : c'était elle qu'on accusait de voler
les serviettes du buvetier.
De l'aveu même du poète, la pièce eut à Paris un médiocre
succès. Elle ne dut pas cependant tomber à plat : si Robinet, mal
disposé pour Racine, ne dit pas un mot de la comédie, c'est
qu'il n'y eut ni triomphe éclatant ni chute bruyante ; autrement,
dans le premier cas, il n'eût pu se dispenser, et dans le second,
il eût été trop heureux d'en faire mention. Mais il est certain, par
la déclaration de Racine, que la pièce fut remise en faveur par
la cour; et l'on peut accepter le témoignage de M. de Valincour
qui attribue au goût même du roi le grand succès de rire que la
comédie obtint à Versailles.
1. 1608-1691. Il était ^Japolitain.
i
QUESTIONS SUR LES PLAIDEURS
I. Ce que Racine doit à Aristophane.
II. La satire de la justice dans la littérature française avant
Racine (Rabelais, Furetière) ; et ce que Racine doit à ses
devanciers.
III. La justice et les procès au xvn« siècle : portée des attaques de
Racine.
IV. L'éloquence judiciaire au xvn= siècle, et les plaidoyers de Petit
Jean et l'Intimé.
.V. La langue des Plaideurs.
VI. Le vers alexandrin dans les Plaideurs. (Rimes; coupes
enjambements.)
AU LECTEUR
Quand je lus les Guêpes d'Aristophane, je ne songeois
guères que j'en dusse faire les Plaideurs. J'avoue qu'elles
me divertirent beaucoup, et que j'y trouvai quantité de
plaisanteries qui me tentèrent d'en faire part au public;
mais c'étoit en les mettant dans la bouche des Italiens*, à
qui je les avois destinées, comme une chose qui leur
appartenoit de plein droit. Le juge qui saute par les
lenêtres, le chien criminel, et les larmes de sa famille,
me sembloient autant d'incidents dignes de la gravité de
Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon
dessein, et fit naître l'envie à quelques-uns de mes amis^
de voir sur notre théâtre un échantillon d'Aristophane.
Je ne me rendis pas à la première proposition qu'ils m'en
firent. Je leur dis que quelque esprit que je trouvasse dans
cet auteur, mon inclination ne me porteroit pas à le
prendre pour modèle, si j'avois à faire une comédie; et
que j'aimerois beaucoup mieux imiter la régularité de
1. Depuis le xvi* siècle, des troupes italiennes se succédaient en
France presque sans interruption. Scaramouche était venu en France
en 1615. C'est précisément en 1668, quand Racine songe à leur donner
les Plaideurs, que les Italiens commencent à mêler des scènes fran-
çaises dans leurs farces.
2. Sans doute les amis du cabaret : Boileau, La Fontaine, Furetière,
Chapelle.
AU LECTEUR. 129
Ménandre et de Térence, que la liberté de Plaute et d'Aris-
tophane*. On me répondit que ce n'étoit pas une comédie
qu'on me demandoit, et qu'on vouloit seulement voir si
les bons mots d'Aristophane auroient quelque grâce dans
notre langue. Ainsi, moitié en m'encourageant, moitié
en mettant eux-mêmes la main à l'œuvre, mes amis me
firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être
achevée.
Cependant la plupart du monde ne se soucie point de
l'intention ni de la dihgence^ des auteurs. On examina
d'abord mon amusement comme on auroit fait une tra-
gédie. Ceux mêmes qui s'y étoient le plus divertis eurent
peur de n'avoir pas ri dans les règles, et trouvèrent mau+
vais que je n'eusse pas songé plus sérieusement à les faire
rire. Quelques autres s'imaginèrent qu'il étoit bienséant
à eux de s'y ennuyer, et que les matières de Palais ne
pouvoient pas être un sujet de divertissement pour des
gens de cour. La pièce fut bientôt après jouée à Ver'
sailles. On n'y fit point de scrupule de s'y réjouir; et
ceux qui avoient cru se déshonorer de rire à Paris, furent
peut-être obligés de rire à Versailles pour se faire hon-
neur.
Ils auroient tort, à la vérité, s'ils me reprochoient d'avoir
fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C'est une langue
qui m'est plus étrangère qu'à personne, et je n'en ai em+^
ployé que quelques mots barbares que je puis avoir appris
dans le cours d'un procès que ni mes juges ni moi n'avons
jamais bien entendu.
i. Sentiment commun au x\n* siècle. Voir Fénelon, Lettre à l'Aca-
démie. (Projet d'un traité sur la comédie, et surtout article 10 de la
lettre.)
2. C'est tantôt promptitude à faire une chose, et tantôt exactitude
apportée dans le travail. Ce dernier sens me parait préférable : l'excuse
du temps, je pense, eût paru peu recevable à Racine; il veut dire:
« ... ne se soucie point de savoir quelle a été l'intention de l'auteur, et
à quoi il s'est appliqué ».
RACȣ. 5
130 AU LECTEUR.
Si j'appréhende quelque chose, c'est que des personnes
un peu sérieuses ne traitent de badineries ■ le procès du
chien et les extravagances du juge. Mais enfin je traduis
Aristophane, et l'on doit se souvenir qu'il avoit affaire à
des spectateurs assez difficiles. Les Athéniens savoient
apparemment ce que c'étoit que le sel attique; et ils
éfoicnt bien sûrs, quand ils avoient ri d'une chose, qu'ils
n'avoient pas ri d'une sottise.
Pour moi, je trouve qu'Aristophane a eu raison de pousser
les choses au delà du vraisemblable. Les juges de l'Aréopage
n'auroient pas peut-être trouvé bon qu'il eût marqué au
naturel leur avidité de gagner, les bons tours de leurs
secrétaires, et les forfanteries de leurs avocats*. Il étoit à
propos d'outrer un peu les personnages pour les empêcher
de se reconnoître. Le pubUc ne laissoit pas de discerner le
vrai au travers du ridicule ; et je m'assure qu'il vaut mieux
avoir occupé l'impertinente éloquence de deux orateurs
autour d'un chien accusé, que si l'on avoit mis sur la sel-
lette un véritable criminel, et qu'on eût intéressé les spec-
tateurs à la vie d'un homme.
Quoi qu'il en soit, je puis dire que notre siècle n'a pas
été de plus mauvaise humeur que le sien, et que si le but
de ma comédie étoit de faire rire, jamais comédie n'a
mieux attrapé son but. Ce n'est pas que j'attends un grand
honneur d'avoir assez longtemps réjoui le monde. Mais je
me sais quelque gré de l'avoir fait sans qu'il m'en ait
coûté une seule de ces sales équivoques* et de ces
malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu
1. Anachronismes voulus, qui font penser aux choses contemporaines.
2. Var. « Un seul de ces sales équivoques » (1669-1687). Le genre du
mot était douteux. D'où Boileau commence ainsi sa satire XII :
De quel genre te faire, équivoque maudite,
Ou maudit?
Vo-yez le discours préliminaire de cette satire.
AU LECTEUR. 131
à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le
théâtre dans la turpitude d'où quelques auteurs plus mo-
destes* l'avoient tiré.
1. Molière est-il de ces auteurs plus modestes? On peut le croire. Le
bhime de Racine tombe assurément sur les comédies de Montfleury et
autres pareilles.
ACTEURS
DANDIN, Juge»
LÉ ANDRE, fils de Dandin
CHICANNEAU, bourgeois.
ISABELLE, fille de Chicanneau.
LA COMTESSE.
PETIT JEAN, portier.
L'INTIMÉ, secrétaire*.
LE SOUFFLEUR.
La scène est dans une ville de basse Normandie.
1, l'errin Dandin est le nom, dans Rabelais, d'un « appointeur de
procès » (III, 41).
2. Nom propre pris à la langue du Palais. « L'appelant et Yintimé
sont les deux parties principales en cours d'appel » (Furetière). Cott'
fermement à son nom, l'intimé sera le défenseur du chien au 3* acte.
LES PLAIDEURS
COMÉDIE
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
PETIT JEAN, traînant un gros sac de procès.
t
Ma foi, sur l'avenir bien fou qui se fîra ;
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l'an passé, me prit à son service;
Il m'avoit fait venir d'Amiens pour être Suisse.
Tous ces Normands vouloient se divertir de nous : 5
jOn apprend à hurler, dit l'autre*, avec les loups.
fTout Picard que j'étois, j'étois un bon apôtre,
[Et je faisois claquer mon fouet tout comme un autre.
[Tous les plus gros monsieurs me parloient chapeau bas :
m Monsieur de Petit Jean, » ah! gros comme le bras! lo
[ais sans argent l'honneur n'est qu'une maladie.
la foi, j'étois un franc portier de comédie'^ :
1. Dit Vautre : façon populaire de fonder les proverbes sur une auto-
rité traditionnelle et très vague.
2. Le portier de la comédie percevait l'argent des places. Nombre de
134 LES PLAIDEURS.
On avoit beau heurter et m'ôter son chapeau,
On n'entroit point chez nous sans graisser le marteau.
Point d'argent, point de Suisse, et ma porte étoit close. i5
Il est vrai qu'à Monsieur j'en rendois quelque chose :
Nous comptions quelquefois. On me donnoit le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin ;
Mais je n'y perdois rien. Enfin, vaille que vaille,
J'aurois sur le marché fort bien fourni la paille. 20
C'est dommage : il avoit le cœur trop au métier;
Tous les jours le premier aux plaids*, et le dernier.
Et bien souvent tout seul; si l'on l'eût voulu croire.
Il yseroit couché sans manger et sans boire 2.
Je lui disois parfois : « Monsieur Perrin Dandin, sS
Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin :
Qui veut voyager loin ménage sa monture.
Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »
Il n'en a tenu compte. Il a si bien veillé
Et si bien fait, qu'on dit que son timbre est brouillé. 3o
Il nous veut tous juger les uns après les autres.
Il marmotte toujours certaines patenôtres
Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, mal gré.
Ne se coucher qu'en robe et qu'en bonnet carré.
gens affichaient la prétention d'entrer sans payer : seigneurs, officiers
et leurs gens. Le portier était un gars solide, capable de jouer de l'épée.
1. Aux plaids : à l'audience. « Se dit des temps et des lieux où l'on
plaide » (Furetière).
2. Libre souvenir d'Aristophane :
•î^v \x.\ 'xl xou Tipwxou xa6t!^TiTai \ukQ'.j'
UTîvou ô' ôpa Tf,ç vuxt6; oôSè irajTàTv-riv.
{Guêpes, 89-92.)
« Il aime le tribunal, comme personne : il a la passion de juger; il
gémit s'il n'est pas assis au premier banc : il ne dort pas un instant de
la nuit. »
«
ACTE I, SCENE II. 135
Il fit couper la tête à son coq, de colère, 35
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire ;
Il disoit qu'un plaideur dont l'afi'aire alloit mal
Avoit -graissé la patte à ce pauvre animal*.
Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
Son fils ne souffre plus qu'on lui parle d'affaire. 4o
Il nous le fait garder jour et nuit, et de prés* :
Autrement serviteur, et mon homme est aux plaids.
Pour s'échapper de nous, Dieu sait s'il est allaigrc^.
Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre,
C'est pitié. Je m'étends, et ne fais que bâiller. • 45
Mais veille qui voudra, voici mon oreiller.
Ma foi, pour cette nuit il faut que je m'en donne;
Pour dormir dans la rue on n'offense personne.
Dormons.
SCÈNE II
L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
l'intimé.
Ay, Petit Jean ! Petit Jean !
1. Tôv àXexTpuôva 6', ôç t,ô' ècp' éaTTEpaç, ecpT),
(Lç 3v|/' iysipetv aÙTÔv àvaTreireiapLevov,
irapà TtÔv •jxsuôûvojv è'yovxa ypfjfjLaxa.
(G., 100-102.)
« Son coq chantait le soir : il dit que ce coq s'était laissé corrompre
pour l'éveiller trop tard, et avait reçu de l'argent de quelque accusé
qui avait des comptes à rendre. »
II* 2. O'jTOç (le fils) ouXàxTeiv tôv itaTÉp' èizéxa^s. vwv,
[ £v5ov ^taOetp^aç, ïva 6'joaîjE \}.^ '^ir\.
\ ' {G., 69-70.)
■ « Il nous a enjoint de garder son père; il l'a enfermé et ne veut pas
qu'il sorte. »
150 LES PLAIDEURS.
PETIT JEAN,
L'Intimé!
Il a déjà bien peur de me voir enrhmné. To
l'intimé.
Que diable! si matin que fais-tu dans la rue?
petit JEAN.
Est-ce qu'il faut toujours faire le pied de grue*,
Garder toujours un homme, et l'entendre crier?
Quelle gueule ! Pour moi, je crois qu'il est sorcier.
l'intimé.
Bon!
petit JEAN.
Je lui disois donc, en me grattant la tête, 55
Que je voulois dormir. « Présente ta requête*
Comme' tu veux dormir, » m'a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la chose seulement.
Bonsoir.
Comment bonsoir? Que le diable m'emporte
Si.... Mais j'entends du bruit au-dessus de la porte. 60
1. Faire sus l'un des pieds en la salle la grue,
disait Régnier dans sa Sat. m.
2. Louis Racine attribue le mot à un président du temps. « Quand son
fils lui représentait qu'il avait besoin d'un habit neuf, il lui répondait
gravement : Présente ta requête...; et quand le fils avait présenté sa
requête, il répondait par un : Soit communiqué à sa mère. » {Rem. sur
les Tragédies de Raciiie, I, 217, 218.)
3. Comme : cet emploi est du langage de Palais.
ACTE I, SCÈNE IIÏ. loT
SCÈNE III
DANDIN, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
DANDiN, à la fenêtre.
Petit Jean! L'Intimé M
l'intimé, à Petit Jean.
Paix!
DANDIN.
Je suis seul ici.
Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.
Si je leur donne temps, ils pourront comparêtrc.
Çà, pour nous élargir*, sautons par la fenêtre.
Hors de cour.
l'intimé.
Comme il saute!
PETIT JEAN.
Ho! Monsieur, je vous tien. G5
DANDIN.
Au voleur! Au voleur!
PETIT JEAN.
Ho! nous vous tenons bien.
1. Comparer Guêpes, 143-197. Je veru aller juger est le ^ix«tovt<x [xs du
vers 157.
2. Élargir, élargissement se disent encore de la mise en liberté d'un
prisonnier.
158 LES PLAIDEURS.
l'intimé.
Vous avez beau crier.
DANDIN.
Main forte ! l'on me tue !
SCÈNE IV
LÉANDRE, DANDIN, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
LÉ ANDRE.
Vite un flambeau! j'entends mon père dans la rue.
Mon père, si matin qui vous fait déloger?
Où courez-vous la nuit?
DANDIN.
Je veux aller juger. 70
LÉANDRE.
Et qui juger? Tout dort.
PETIT JEAN.
Ma foi, je ne dors guéres.
LÉANDRE.
Que de sacs M il en a jusques aux jarretières.
DANDIN.
Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j'ai fait provision.
1. Les pièces des procès s'enfermaient dans des sacs de toile.
ACTE I, SCÈNE IV. 130
LÉANDRE.
Et qui vous nourrira?
DASDIN.
Le buvetier, je pense. 75
LÉANDRE.
Mais où dormirez-vous, mon père?
A l'audience.
LEANDRE.
Non, mon père : il vaut mieux que vous ne sortiez pas.
Dormez chez vous. Chez vous faites tous vos repas.
Souffrez que la raison enfin vous persuade ;
Va pour votre santé....
DANDIN.
Je veux être malade. 80
LÉANDRE.
Vous ne l'êtes que trop. Donnez-vous du repos :
Vous n'avez tantôt plus que la peau sur les os.
DANDIN.
Du repos? Ah! sur toi tu veux régler ton père.
Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère,
Qu'à battre le pavé comme un tas de galants, 85
Courir le bal la nuit, et le jour les brelans?
L'argent ne nous vient pas si vite que l'on pense.
Chacun de tes rubans* me coûte une sentence.
i
1. Tes rubans. Harpagon, au même temps [V Avare est de 1668),
dit énergiquement à son fils en s'indignant de la mode du temps : « Je
voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces
rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu'à la tête? »
140 LES PLAIDEURS.
Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! Ah, fi !
Tu fais le gentilhomme. Hé! Dandin, mon ami, 90
Regarde dans ma chambre et dans ma garderobe
Les portraits des Dandins : tous ont porté la robe;
Et c'est le bon partie Compare prix pour prix
Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis :
Attends que nous soyons à la fin de décembre. qS
Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus hupés,
A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez, ou la main dans la poche ;
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche! 100
Voilà comme on les traite. Hé ! mon pauvre garçon.
De ta défunte mère est-ce là la leçon?
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j'y pense,
Elle ne manquoit pas une seule audience.
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta, io5
Et Dieu sait bien souvent ce qu'elle en rapporta :
Elle eût du buvetier emporté les serviettes.
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
Tu ne seras qu'un sot.
LÉ ANDRE.
Vous vous morfondez là, no
Mon père. Petit Jean, remenez votre maître;
Couchez-le dans son lit; fermez porte, fenêtre;
Qu'on barricade tout, afin qu'il ait plus chaud.
1. Tî yàp euôaijxdv yr^ [xaxaptaTÔv \i.5Xkov vûv èaTi otxaaxo'j,
"H Tpucpspwxepov, 'r\ ostvÔTepov ^wov, xal xauxa yépovzo;;
■< Est-il un être plus heureux, plus fortuné, plus voluptueux, plus
terri ');e qu'un juge, et un vieux juge? »
C'est ainsi qu'Aristophane fait parler son Philocléon {G., 5S0 et suiv.) ;
et le vieux juge conte prolixement toutes les sollicitations et flatteries
dont il est l'objet de la part des hommes grands et puissants de la cité.
ACTE I, SCÈNE V. 141
PETIT JEAN.
Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
DANDLN.
Quoi? l'on me mènera coucher sans autre forme? ii5
Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.
LÉANDRE.
Hé! par provision*, mon père, couchez-vous.
DANDIN.
J'irai; mais je m'en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.
LÉANDRE.
Hé bien, à la bonne heure !
Qu'on ne le quitte pas. Toi, l'Intimé, demeure, 120
SCÈNE V
LÉANDRE, L'INTIMÉ.
LÉANDRE.
le veux l'entretenir un moment sans témoin.
l'intlmé.
luoi? vous faut-il garder?
1. Provision : terme de procédure, opposé, dit Furetière, à définitif.
Test le jugement provisoire qui met ou maintient une des parties en
)ssession de la chose en litige, en attendant l'arrêt délinitif.
142 LES PLAIDEURS.
LÉANDHE.
J'en aurois bon besoin.
J'ai ma folie, hélas! aussi bien que mon père.
1
L INTIME.
Ho! vous voulez juger?
Tu connois ce logis.
LEANDRE.
Laissons là le mystère.
Je vous entends enfin : i25
Diantre! l'amour vous tient au cœur de bon matin.
Vous me voulez parler sans doute d'Isabelle.
Je vous l'ai dit cent fois, elle est sage, elle est belle;
Mais vous devez songer que monsieur Chicanneau
De son bien en procès consume le plus beau. i3o
Oui ne plaide-t-il point? Je crois qu'à l'audience
Il fera, s'il ne meurt, venir toute la France.
Tout auprès de son juge il s'est venu loger :
L'un veut plaider toujours, l'autre toujours juger.
Et c'est un grand hasard s'il conclut votre affaire 1 35
Sans plaider le curé, le gendre et le notaire.
LÉ ANDRE.
Je le sais comme toi. Mais, malgré tout cela,
Je meurs pour Isabelle.
l'intimé.
lié bien ! épousez-la.
Vous n'avez qu'à parler : c'est une affaire prête.
Hé! cela ne va pas si vite que ta tête. i4o
Son père est un sauvage à qui je ferois peur.
ACTE I, SCÈNE V. 143
A moins que d'être huissier, sergent ou procureur,
On ne voit point sa fille ; et la pauvre Isabelle,
Invisible et dolente, est en prison chez elle.
Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets, i45
Mon amour en fumée, et son bien en procès.
Il la ruinera si l'on le laisse faire.
Ne connoîtrois-tu point quelque honnête faussaire
Qui servît ses amis, en le payant, s'entend,
Quelque sergent zélé?
l'intimé.
Bon! l'on en trouve tant! i5o
LÉ ANDRE.
Mais encore?
l'intimé.
Ah ! Monsieur, si feu mon pauvre père
Étoit encor vivant, c'éloit bien votre affaire.
Il gagnoit en un jour plus qu'un autre en six mois :
Ses rides sur son front gravoient tous ses exploits*.
Il vous eût arrêté le carrosse d'un prince; i55
H vous l'eût pris lui-même ; et si dans la province
Il se donnoit en tout vingt coups de nerfs de bœuf,
Mon père, pour sa part, en emboursoit dix-neuf*.
Mais de quoi s'agit-il? Suis-je pas fils de maître'?
Je vous servirai.
1. Parodie du vers 35 du Cid
Ses rides sur son front ont gravé ses exploits.
Le Menacjiana nous apprend que Corneille fut blessé de cette pa-
rodie. De là peut-être son attitude à l'égard de Bi'itannicm.
2. ("est du Rabelais (IV, 16) : « Si en tout le territoire n'étaient que
trente coups de bâton à gagner, il (un chicquanous ou huissier) en em-
boui-sait toujours vingt-huit et demi. »
5. Le proverbe est tiré de l'ancienne organisation des corporations :
le fils de maitre avait certains droits. Ici il s'agit d'une présomption de
capacité héréditaire.
U4 LES PLAIDEURS.
LÉANDKE.
Toi?
l'intimé.
Mieux qu'un sergent peut-être. i6o
LÉA.NDRE.
Tu porterois au père un faux exploit?
L'INTIMÉ.
Hon! hon!
LÉ ANDRE.
Tu rendrois à la fille un billet?
Je suis des deux métiers.
L INTIME.
Pourquoi non?
LÉANDRE.
Viens, je l'entends qui crie.
Allons à ce dessein rêver ailleurs.
SCÈNE VI
CHICANNEAU, allant et revenant.
La Brie,
Qu'on garde la maison, je reviendrai bientôt. i65
Qu'on ne laisse monter aucune âme là-haut.
Fais porter cette lettre à la poste du Maine».
1. Sans doute Chicanneau a besoin de témoins complaisants. Cf. les
vers 722-3.
ACTE I, SCÈ?sE VI. 145
Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,
El chez mon procureur porte-les ce matin.
Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin. 170
Ah! donne-lui ce sac qui pend à ma fenêtre.
Est-ce tout? Il viendra me demander peut-être
Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin.
Et qui jure pour moi lorsque j'en ai besoin :
Qu'il m'attende. Je crains que mon juge ne sorte. 175
Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte.
PETIT JEAN, entr'ouvrant la porte.
Qui va là?
CHICANNEAU.
Peut-on voir Monsieur?
PETIT JEAN, refermant la porte.
Non.
CHICANNEAU.
Pourroit-on
Dire un mot à Monsieur son secrétaire?
PETIT JEAN.
Non.
CHICANNEAU.
Et Monsieur son portier?
PETIT JEAN.
C'est moi-même.
Buvez ^ ma santé, Monsieur,
CHICANNEAU.
De grâce.
140 LES PLAIDEURS.
PETIT JEAN.
Grand bien vous fasse! i8o
Mais revenez demain.
CHICANNEAU.
Hé! rendez donc l'argent.
Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant.
J'ai vu que les procès ne donnoient point de peine :
Six écus en gagnoient une demi-douzaine.
Mais aujourd'hui, je crois que tout mon bien entier i85
Ne me suffiroit pas pour gagner un portier.
Mais j'aperçois venir Madame la comtesse
De Pimbesche*. Elle vient pour affaire qui presse.
SCÈNE \II
CHICANNEAU, LA COMTESSE.
CHICANNEAU.
Madame, on n'entre plus.
LA COMTESSE.
Hé bien! l'ai-je pas dit?
Sans mentir, mes valets me font perdre l'esprit. 190
Pour les faire lever c'est en vain que je gronde :
Il faut que tous les jours j'éveille tout mon monde.
CHICANNEAU.
Il faut absolument qu'il se fasse celer.
1. Ce nom n'a pas été inventé par Racine. Il s'employait déjà comme
nom commun, pour désigner une femme rouée, une impudente
coquine. (Cotgrave, Dict. angl.-fr., 1611.)
ACTE I, SCÈINE YII. 147
LA COMTESSE.
Pour moi, depuis deux jours je ne lui puis parler.
CHICANNEAU.
Ma partie est puissante, et j'ai lieu de tout craindre. iqS
LA COMTESSE.
Après ce qu'on m'a fait, il ne faut plus se plaindre.
CHICANNEAU.
Si pourtant* j'ai bon droit.
LA COMTESSE.
Ah ! Monsieur, quel arrêt !
CHICANNEAU.
Jt^ m'en rapporte à vous. Écoutez, s'il vous plaît 2.
LA COMTESSE.
Il faut que vous sachiez, Monsieur, la perfidie.
CHICANNEAU.
Ce n'est rien dans le fond.
LA COMTESSE.
Monsieur, que je vous die.... 200
1. Si ponrtant, archaïsme. C'est un provincial qui parle, un bourgeois,
et un habitué du Palais, où les vieilles phrases se conservent. Molière
met le même mot, par la locution et si, dans la bouche de Mme Jour-
dain, une bourgeoise au verbe populaire (B. gent.,U\,b); il emploie
aussi la locution si faut-il.
2. La scène à faire était indiquée ici par Furetière , Roman bour-
geois : « II n'y a rien de plus naturel à des plaideurs que de se conter
leurs procès les uns aux autres. Ils font facilement connaissance en-
semble et ne manquent point de matière pour fournir à la conversa-
tion. »
148 LES PLAIDEURS.
CHICANNEAU.
Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,
Au travers d'un mien pré certain ânon passa,
S'y vautra, non sans faire un notable dommage,
Dont je formai ma plainte au juge du village.
Je fais saisir l'ànon. Un expert est nommé, 20")
A deux bottes de foin le dégât estimé.
Enfin, au bout d'un an, sentence par laquelle
Nous sommes renvoyés hors de cour. J'en appelle.
Pendant qu'à l'audience on poursuit un arrêt.
Remarquez bien ceci, Madame, s'il vous plaît, 210
Notre ami DrolichonS qui n'est pas une bête,
Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête-,
Et je gagne ma cause. A cela que fait-on?
Mon chicaneur s'oppose à l'exécution.
Autre incident : tandis qu'au procès on travaille, 21 5
Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
Ordonné qu'il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour :
Le tout joint au procès enfin, et toute chose
Demeurant en état, on appointe ^ la cause 220
Le cinquième ou sixième avril cinquante-six.
J'écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis
1. Évidemment le procureur de Chicanneau.
2. Chicanneau a plaidé d'abord à la prévôté (v. 204). Il appelle du ju-
gement au bailliage (v. 208). Pendant les formalités de l'appel (v. 209),
son procureur Drolichon obtient un arrêt sur requête, c'est-à-dire que
sans mentionner la sentence du tribunal inférieur, ni l'appel, il fait
juger l'affaire comme en première instance par le tribunal supérieur,
qui donne gain de cause à ses clients.
5. h'œppointement n'est pas un jugement : c'est un règlement fait
par le tribunal pour établir « la contestation des parties », ditFuretière,
les demandes et conclusions « sur lesquelles seulement les parties doi-
vent écrire et produire, et les juges prononcer ». Ainsi Vappomtement
est un moyen de faire traîner les procès.
ACTE I, SCÈNE VIL Ui)
De dits*, de contredits, enquêtes, compulsoires,
Rapports d'experts, transports, trois interlocutoires,
Sriefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux. 225
l'obtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux.
iQuatorze appointements, trente exploits, six instances,
Six-vingts productions, vingt arrêts de défenses,
jArrèt enfin. Je perds ma cause avec dépens,
Estimée^ environ cinq à six mille francs. 23o
'Est-ce là faire droit? Est-ce là comme on juge?
Après quinze ou vingt ans ! Il me reste un refuge :
La requête civile^ est ouverte pour moi,
1. Les dits sont les pièces où une partie produit ses allégations; les
contredits, celles où elle détruit les allégations de la partie adverse. —
Enquête « est une preuve admise en justice, qui se fait par audition de
témoins dont la déposition est rédigée par écrit » (Furetière). — Com-
piihoirew lettre de chancellerie que le roi accorde à des parties pour con-
traindre un greffier, un notaire, ou des personnes publiques, à leur dé-
livrer les actes dont ils ont besoin » (Id.). — Tiansport : c'est la" des-
cente de justice sur les lieux où le délit ou dommage a été causé. —
liitrrlociitoire : sentence ou arrêt « ordonnant qu'il sera fait quelque
'■ avant que de faire droit au fond » (Furetière). — Lettres royaux:
nurs de droit émanés de la faveur du prince » (Id). Ainsi les com/)î<^
- /'.s de toutà l'heure. Royaux est le féminin en vieux français. — S'm-
^(■rire en faux : déclarer qu'on veut faire la preuve qu'une pièce de l'ad-
MT^aire est fausse. — Exploits : ce sont les actes et significations que
font les sergents ou huissiers. — Instance : c'est toute cause pendante
en justice. — Productions : c'est la présentation des titres et pièces par
lesquels on fait valoir son droit. — Arrêts de défense : ce sont des
arrêts qui lient les mains à un magistrat ou à un officier pour empê-
cher l'un de continuer à instruire une affaire, l'autre d'exécuter un
jugement, ou aux parties, pour leur interdire de procéder à des actes
intéressant le fond de l'affaire qui n'est pas encore jugée.
2. Est-ce estimée ou estimés qu'il faut lire?
3. La requête civile est une lettre de chancellerie {lettres royaux du
vers 226), qu'on obtient sur l'arrêt d'une cour souveraine, pour le faire
casser comme surpris ou contenant erreur; elle est jugée par la même
cour, dans une autre Chambre. L'arrêt de cassation ne juge pas le prin-
cipal de l'affaire et remet les parties au même état que devant. — Louis
Racine dit que tous ces termes de Palais furent enseignés à son père par
M. de Brilhac, conseiller au Parlement de Paris. M. P. Jlesnard lait
150 LES PLAIDEURS.
Je ne suis pas rendu*. Mais vous, comme je voi,
Vous plaidez.
LA COMTESSE.
Plût à Dieu!
CHICANNEAU.
J'y brûlerai mes livres. 235
LA COMTESSE.
Je...
CHICANNEAU.
Deux bottes de foin cinq à six mille livres!
LA COMTESSE.
Monsieur, tous mes procès alloient être finis;
Il ne m'en restoit plus que quatre ou cinq petits :
L'un contre mon mari, l'autre contre mon père.
Et contre mes enfants. Ah! Monsieur, la misère! 240
Je ne sais quel biais ils ont imaginé,
Ni tout ce qu'ils ont fait; mais on leur a donné
Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie,
On me défend. Monsieur, de plaider de ma vie.
CHICANNEAU.
De plaider?
LA COMTESSE.
De plaider.
remarquer que Racine pouvait aussi bien les trouver dans Rabelais
{III, 39) : mais pour les employer à propos, les explications d'un homme
du métier ne durent pas être inutiles au poète.
1. Je ne suis pas rendu : je ne suis pas à bout de forces, et je ne me
rends pas. Les deux sens s'impliquent.
ACTE I. SCÈÎSE \II. 151
CHICAiNNEAU.
Certes, le trait est noir. 245
J'en suis surpris.
LA COMTESSE.
Monsieur, j'en suis au désespoir.
CHIC ANNEAU.
I Comment, lier les mains aux gens de votre sorte !
Mais cette pension, Madame, est-elle forte?
LA COMTESSE.
Je n'en vivrois, Monsieur, que trop honnêtement.
Mais vivre sans plaider, est-ce contentement? sSo
CHIC ANNE AU.
Des chicaneurs viendront nous manger jusqu'à l'àme.
Et nous ne dirons mot! Mais, s'il vous plaît. Madame,
Depuis quand plaidez-vous?
LA COMTESSE.
Il ne m'en souvient pas ;
Depuis trente ans, au plus.
CHICANNEAU.
tCe n'est pas trop.
LA COMTESSE.
Hélas !
I CHICANNEAU.
t quel âge avez-vous? Vous avez bon visage. 25-
LA COMTESSE.
lié! quelque soixante ans.
152 LES PLAIDEURS.
CHICANNEAU.
Comment ! c'est le bel âge
Pour plaider.
LA COMTESSE.
Laissez faire, ils ne sont pas au bout :
J'y vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout.
CHICANNEAU.
Madame, écoutez-moi. Voici ce qu'il faut faire.
LA COMTESSE.
Oui, Monsieur, je vous crois comme mon propre père. 260
CHICANNEAU.
J'irois trouver mon ju^e.
LA COMTESSE.
Oh ! oui, Monsieur, j'irai.
CHICANNEAU.
Me jeter à ses pieds.
LA COMTESSE.
Oui, je m'y jetterai :
Je l'ai bien résolu.
CHICANNEAU.
Mais daignez donc m'entendre.
LA COMTESSE.
Oui, vous prenez la chose ainsi qu'il la faut prendre.
CHICANNEAU.
kvez-vous dit, Madame?
ACTE I, SCÈNE VIL 155
LA COMTESSE
Oui.
CHICANNEAU.
J'irois sans façon 2 G 5
Prouver mon juge.
LA COMTESSE.
Hélas ! que ce Monsieur est bon !
CHICANxNEAU
Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.
LA COMTESSE.
Ah ! que vous m'obligez ! Je ne me sens pas d'aise.
CHICANNEAU.
J'irois trouver mon juge, et lui dirois....
LA COMTESSE.
Oui.
CHICANNEAU.
Voi.
El lui dirois : Monsieur....
LA COMTESSE.
Oui, Monsieur.
CHICANNEAU.
Liez-moi.... 270
LA COMTESSE.
Monsieur, je ne veux point être liée*.
1. « BrosseUe.dans une note sur le vers 105 de la satire III de Boileau,
dit que Racine dut l'idée de cette scène à un récit que lui fit Boileau :
154 LES PLAIDEURS.
CHICANNEAU.
A l'autre I
LA COMTESSE.
Je ne la serai point.
CHICANNEAU.
Quelle humeur est la vôtre?
LA COMTESSE.
Non.
CHICANNEAU.
Vous ne savez pas, Madame, où je viendrai.
LA COMTESSE.
Je plaiderai. Monsieur, ou bien je ne pourrai.
« B. D. L., dit-il, cousin issu de germain de notre auteur {de Boileau),
étoit neveu de M. de L..., grand audiencier de France, qui lui avoit
acheté une charge de président à la cour des Monnoies. Il alloit souvent
chez M. Boileau le greffier, frère aîné de M. Despréaux. Ce fut là que se
passa entre ce même M. D. L. et la comtesse de Crissé cette scène plai-
sante et vive qui a été décrite par M. Racine sous les noms de CAicnn-
nean et [de] la comtesse de Pimbesche. La comtesse de Crissé étoit une
plaideuse de profession, qui a passé toute sa vie dans les procès, et qui
a dissipé de grands biens dans cette occupation ruineuse. Le Parlement,
fatigué de son obstination à plaider, lui défendit d'intenter aucun
procès sans l'avis par écrit de deux avocats que la cour lui nomma.
Cette interdiction de plaider la mit dans une fureur inconcevable. Après
avoir fatigué de son désespoir les juges, les avocats et son procureur,
elle alla encore porter ses plaintes à M. Boileau le greffier, chez qui se
trouva par hasard M. de L... dont il s'agit. Cet homme, qui vouloit se
rendre nécessaire partout, s'avisa de donner des conseils à cette plai-
deuse. Elle les écouta d'abord avec avidité; mais par un malentendu
qui survint entre eux, elle crut qu'il vouloit l'insulter, et l'accabla d'in-
jures. M. Pespréaux, qui étoit présent à cette scène, en fit le récit à
M. Racine, qui l'accommoda au théâtre et l'inséra dans la comédie des
Plaideurs. 11 n'a presque fait que la rimer. La première fois que l'on
joua cette comédie, on donna à l'actrice qui représentoit la comtesse de
I
ACTE I, SCENE VII. 155
CHICANNEAU.
I;iis....
LA COMTESSE.
Mais je ne veux point. Monsieur, que l'on me lie 275
CHICANNEAU.
Enfin, quand une femme en tête a sa folie....
LA COMTESSE.
Fou vous-même.
CHICAiNNEAU.
Madame!
LA COMTESSE.
Et pourquoi me lier?
Pimbesche un habit de couleur de rose sèche et un masque sur l'oreille
qui étoit l'ajustement ordinaire de la comtesse de Crissé. » Le parent
de Boileau que Brossette désigne par les initiales B. D. L. était Raltha-
zard de Lyonne. 11 n'étoit point cousin issu de germain de Boileau, mais
son cousin au septième degré, comme l'établit M. Berriat-Saint-Prix,
Œuvres de Boileau, tome 111, p. 478 {Erreurs de Brossette). Les autres
inexactitudes que M. Berriat-Saint-Prix relève dans la note de Brossette,
en ce qui concerne Balthazard de Lyonne, lui rendent suspecte l'histo-
riette du commentateur. Toutefois le Menagiana, recueil plus ancien
que le commentaire de Brossette, et imprimé du vivant de Racine,
raconte la même anecdote, avec un peu moins de détails, et sans pou-
voir nomiTier la Comtesse : « La scène des Plaideurs de M. Racine où
Chicanneau se brouille avec la Comtesse... est arrivée, de la même
manière qu'on la rapporte, chez M. Boileau le greffier. Chicanneau étoit
M. le président de L**' {Balthazard de Lyonne, président à la cour des
monnaies). Je ne sais point qui étoit la Comtesse, mais j'ai su autrefois
son nom; et il me souvient seulement que lorsqu'on la joua pour la
première fois, on avoit conservé à celle qui la représentoit sur le
théâtre un habit de couleur de rose sèche et un masque sur l'oreille,
qui étoit l'ajustement ordinaire de cette Comtesse. » {Menagiana,
lome m, p. 2i et 2b.) [Note de M. P. Mesnard.j
150 LES PLAIDEURS
CHICANNEAU.
Madame....
LA COMTESSE.
Voyez-vous? il se rend familier.
CHICANNEAU.
Mais, Madame....
LA COMTESSE..
Un crasseux, qui n'a que sa chicane,
Veut donner des avis !
CHICANNEAU.
Madame!
LA COMTESSE
Avec son âne! 280
Vous me poussez.
CHICANNEAU.
LA COMTESSE.
Bonhomme, allez garder vos foins.
CHICANNEAU.
Vous m'excédez.
LA COMTESSE.
Le sot!
CHICANNEAU.
Que n'ai-je des témoins?
ACTE I, SCÈNE YIII. 157
SCÈNE VIII
PETIT JEAN, LA COMTESSE, CHICANiNEAU.
PETIT JEAN
Voyez le beau sabbat qu'ils font à notre porte.
Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.
CHICANNEAU.
Monsieur, soyez témoin....
LA COMTESSE.
que Monsieur est un sot. 285
CHICANNEAU.
Monsieur, vous l'entendez : retenez bien ce mot.
PETIT JEAN.
Ah ! vous ne deviez pas lâcher cette parole.
LA COMTESSE.
Vraiment, c'est bien à lui de me traiter de folk!
PETIT JEAN.
Folle! Vous avez tort. Pourquoi l'injurier?
CHICANNEAU.
On la conseille.
PETIT JEAN.
Oh!
158 LES PLAIDEURS.
1
290»
LA COMTESSE.
Oui, de me faire lier. 290
PETIT JEAN.
Oh! Monsieur.
CHICANNEAU.
Jusqu'au bout que ne m'écoute-l-elle?
PETIT JEAN.
Oh! Madame.
LA COMTESSE.
Qui? moi? souffrir qu'on me querelle?
CHIC ANNE AU.
Une crieuse!
PETIT JEAN.
Hé, paix!
LA COMTESSE.
Un chicaneur!
PETIT JEAN.
Holà!
CHIC ANNEAU.
Qui n'ose plus plaider!
LA COMTESSE.
Que t'importe cela?
Qu'est-ce qui t'en revient, faussaire abominable, 296
Brouillon, voleur?
I
ACTE I, SCÈNE VIII. 159
CHICANNEAU.
Et bon, et bon, de par le diable!
(în sergent! un sergent!
LA COMTESSE.
Un huissier! un huissier*!
PETIT JEAN.
Ma foi, juge et plaideurs, il faudroit tout lier.
1. Sergent et huissier, c'est tout un ; pour faire le constat et porter
l'assignation.
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
LÉANDRE, L'INTIMÉ.
Monsieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire :
Puisque je fais l'huissier, faites le commissaire. 3oo
En robe sur mes pas il ne faut que venir :
Vous aurez tout moyen de vous entretenir.
Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde?
Hé ! lorsqu'à votre père ils vont faire leur cour, 3o5
A peine seulement savez-vous s'il est jour.
Mais n'admirez-vous pas cette bonne comtesse
Qu'avec tant de bonheur la fortune m'adresse;
Qui dès qu'elle me voit, donnant dans le panneau,
Me charge d'un exploit pour Monsieur Chicanneau, 3io
Et le fait assigner pour certaine parole,
Disant qu'il la voudroit faire passer pour folle ;
J • dis folle à lier ; et pour d'autres excès
Kl blasphèmes, toujours l'ornement des procès?
Mais vous ne dites rien de tout mon équipage*? 3i5
Ai-je bien d'un sergent le port et le visage?
1 . Équipage : façon dont un homme est équipé, costume, armement,
tout l'extérieur qui indique la qualité, rang ou profession.
ACTE II, SCÈNE II. iOl
LÉ ANDRE.
Ah ! fort bien.
l'intimé.
Je ne sais, mais je me sens enfin
L'âme et le dos six fois plus durs que ce matin.
Quoi qu'il en soit, voici l'exploit et votre lettre.
Isabelle l'aura, j'ose vous le promettre. 3-20
Mais pour faire signer le contrat que voici,
Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.
Vous feindrez d'informer sur toute cette affaire.
Et vous ferez l'amour en présence du père.
LÉ ANDRE.
Mais ne va pas donner l'exploit pour le billet. 325
l'intimé.
Le père aura l'exploit, la fille le poulet*.
Rentrez.
* SCÈNE II
L'INTIMÉ, ISABELLE.
ISABELLE.
Qui frappe?
l'intimé.
Ami. C'est la voix d'Isabelle.
ISABELLE.
Demandez-vous quelqu'un, Monsieur?
1. Poulet : billet galant, « ainsi nommé parce qu'en le pliant, on y
faisait deux ailes qui représentaient les ailes du poulet ».
RACINE. 0
102 LES PLAIDEURS.
l'lntlmé.
Mademoiselle,
C'est un petit exploit que j'ose vous prier
De m'accorder l'honneur de vous signifier. 33o
ISABELLE.
Monsieur, excusez-moi, je n'y puis rien comprendre.
Mon père va venir, qui pourra vous entendre.
l'intimé.
Il n'est donc pas ici. Mademoiselle?
ISABELLE.
Non.
^ l'lntlmé.
L'exploit, Mademoiselle, est mis sous votre nom.
ISABELLE.
Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute :
Sans avoir de procès, je sais ce qu'il en coûte;
Et si l'on n'aimoit pas à plaider plus que moi.
Vos pareils pourroient bien chercher un autre emploi.
Adieu.
l'intimé.
Mais permettez....
ISABELLE.
Je ne veux rien permettre.
l'intdié.
Ce n'est pas un exploit.
ISABELLE.
Chanson !
ACTE II, SCÈÎNE II. 1G3
340
L INTIME.
C'est
une lettre.
Encor moins.
ISABELLE.
l'intimé.
Mais lisez.
ISABELLE.
Vous ne m'y
tenez pas.
C'est de Monsieur. .
l'intimé.
isabelle.
Adieu.
l'intimé.
Léandre.
C'est de Monsieur..
isabelle,
l'intimé.
Parlez bas.
Que diable ! on a bien de la peine
A se faire écouter : je suis tout hors d'haleine.
ISABELLE.
Ah! l'Intimé, pardonne à mes sens étonnés; 345
Donne.
l'intimé.
Vous me deviez fermer la porte au nez.
164 LES PLAIDEURS.
ISABELLE,
Et qui t'aiiroit connu déguisé de la sorte?
Mais donne.
l'intimé.
Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte?
ISABELLE.
Hé ! donne donc.
l'intimé.
La peste....
ISABELLE.
Oh ! ne donnez donc pas.
Avec votre billet retournez sur vos pas. 35o]
l'intimé.
Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte.
SCÈNE III
CHICAMEAU, ISABELLE, L'INTIMÉ.
CHICANNEAU.
Oui? je suis donc un sot, un voleur, à son compte?
Un sergent s'est chargé de la remercier,
Et je lui vais servir un plat de mon métier.
Je serois bien fâché que ce fût à refaire, 355
Ni qu'elle m'envoyât assigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille. Comment?
Elle lit un billet? Ah! c'est de quelque amant!
Approchons.
ACTE II, SCÈNE III. ^65
ISABELLE.
Tout de bon, ton maître est-il sincère?
i-ip?
Le croirai-je
Il ne dort non plus que votre père. 36o
(Apercevant Chicanneau.)
11 se tourmente; il vous.... fera voir aujourd'hui
Que l'on ne gagne rien à plaider contre lui.
ISABELLE.
C'est mon père ! Vraiment, vous leur pouvez apprendre
Que si l'on nous poursuit, nous saurons nous défendre.
Tenez, voilà le cas qu'on fait de votre exploit. 365
CHICANNEAU.
Comment? c'est un exploit que ma fille lisoit?
Ah ! tu seras un jour l'honneur de ta famille :
jTu défendras ton bien. Viens, mon sang, viens, ma fille*.
[Va, je t'achèterai le Praticien frmiçois^.
lais, diantre! il ne faut pas déchirer les exploits. 3-o
ISABELLE.
Lu moins, dites-leur bien que je ne les crains guère;
Ils me feront plaisir : je les mets^ à pis faire.
1. Autre parodie du Cid (v. 266) :
Viens, mon fils, viens, mon sang, viens réparer ma honte.
2. Le Vrai Praticien fr-ançois, de Lepain, avocat au Parlement.
5. Je les provoque à faire le pis qu'ils pourront. Mettre a ici un sens
jalin. ilitto, ']c les laisse aller, je les excite à aller, je les pousse. Et le
comparatif pis est pris ici au sens absolu.
160 LES PLAIDEURS.
CHIC ANNEAU.
Hé ! ne te fâche point.
ISABELLE.
Adieu, Monsieur.
SCÈNE IV
CHICANNEAU, L'INTDIÉ.
l'intimé.
Or çà,
CHICANNEAU.
Verbalisons.
Monsieur, de grâce, excusez-la :
Elle n'est pas instruite; et puis, si bon vous semble, SyS
En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.
Non.
Je le lirai bien.
J'en ai sur moi copie.
l'intimé.
CHICANNEAU.
L INTIME.
Je ne suis pas méchant :
CHICANNEAU.
Ah ! le trait est touchant.
Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage.
Et moins je me remets, Monsieur, votre visage. 38o
Je connois force huissiers.
ACTE II, SCÈNE IV. 167
l'intimé.
Informez-vous de moi :
Je m'acquitte assez bien de mon petit emploi.
CHIGÂNMËAU.
Soit. Pour qui venez-vous?
l'intimé.
Pour une brave dame,
Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme
Voudroit que vous vinssiez à ma sommation 385
Lui faire un petit mot de réparation.
CHICANNEAU.
De réparation? Je n'ai blessé personne.
l'intimé.
Je le crois : vous avez. Monsieur, l'âme trop bonne.
CHIC ANNE AU.
Que demandez-vous donc?
l'intimé.
Elle voudroit, Monsieur,
Que devant des témoins vous lui fissiez l'honneur Sqo
De l'avouer pour sage, et point extravagante.
CHICANNEAU.
Parbleu, c'est ma comtesse.
l'intimé.
Elle est votre servante.
168 LES PLAIDEURS.
Je suis son serviteur.
Monsieur.
CHIC ANNE AU.
t^INTIMÉ.
Vous êtes obligeant,
CHICANNEAU.
Oui, vous pouvez l'assurer qu'un sergent
Lui doit porter pour moi tout ce qu'elle demande. 895
Hé quoi donc? les battus, ma foi, paîront l'amende!
Voyons ce qu'elle chante. Hon.... Sixième janvier y
Pour avoir faussement dit qu'il fallait lier,
Étant à ce porté par esprit de chicane.
Haute et puissante dame Yolande Cudasne, 4oo
Comtesse de Pimbesche, Orhesche, et caetera,
// soit dit que sur Vheure il se transportera
Au logis de la dame; et là, d'une voix claire,
Devant quatre témoins assistés d'un notaire,
Zeste, ledit Hiérome avoûra hautement 4o5
Qu'il la tient pour sensée et de bon jugement.
Le Bon. C'est donc le nom de votre seigneurie?
l'intimé.
Pour vous servir. Il faut payer d'effronterie.
CHICANNEAU.
Le Bon? Jamais exploit ne fut signé le Bon.
Monsieur le Bon * !
1. Le Bon. Il faut avoir la fureur de voir partout des allusions, pour
sentir ici un trait de malice dirigé contre Arnauld et Nicole, qui ont
signé, parait-il, du pseudonyme de Le Bon la Logique de Port-Royal :
le rapport m'échappe. Mais ce nom de Le Bon se justifie comme opposé
à la profession : et c'est justement le double sens du vers : jamais
exploit ne fut signé le Bon. Comparez le nom de Loyal dans Tartufe,
et le jeu de mot plus explicite de Dorine.
ACTE TI, SCENE IV. 1G9
l'intimé.
Monsieur.
CHIC ANNE AU.
Vous êtes un fripon. 4io
l'intimé.
Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme.
CHIC ANNE AU.
Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.
l'intimé.
Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer :
Vous aurez la bonté de me le bien payer.
CHIC ANNE AU.
Moi, payer? En soufflets.
l'intimé.
Vous êtes trop honnête : 4i5
Vous me le paîrez bien.
chic ANNE AU.
Oh! tu me romps la tête.
Tiens, voilà ton paîment.
l'intimé.
Un soufflet! Écrivons :
Lequel Hiérome, après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi sergent, à la joîie,
Et fait tomber d'un coup mon chapeau dans la boue. 420
chicanneau.
Ajoute cela.
170 LES PLAIDEURS.
l'intimé.
Bon : c'est de l'argent comptant;
J'en a vois bien besoin. Et de ce non content^
Aiiroit avec le pied réitéré. Courage !
Outre plus, le susdit serait venu, de rage.
Pour lacérer ledit présent procès-verbal. 425
Allons, mon cher Monsieur, cela ne va pas mal.
Ne vous relâchez point.
CHIC ANNE AU.
Coquin !
l'intimé.
Ne vous déplaise,
Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise*.
CHICANNEAU.
Oui-da : je verrai bien s'il est sergent.
l'intimé, en posture d'écrire.
Tôt donc,
Frappez : j'ai quatre enfants à nourrir.
CHICANNEAU.
Ah! pardon! 43o
Monsieur, pour un sergent je ne pouvois vous prendre;
Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
Oui, vous êtes sergent. Monsieur, et très-sergent.
Touchez là. Vos pareils sont gens que je révère; 435
1. L'idée de la scène est fournie par Rabelais : «Les chicquanous,
gagnent leur vie à être battus... (si un gentilhomme bat l'huissier qui
lui porte un exploit), voilà chicquanous riche pour quatre mois »
(IV, 12; cf. IV, 17).
ACTE II, SCÈ>E V. 171
Et j'ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents.
l'intimé.
Non, à si bon marché l'on ne bat point les gens.
CHICANNEAU.
Monsieur, point de procès !
l'intimé.
Serviteur. Contumace,
Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah!
CHICANNEAU.
De grâce, 44o
Rendez-les-moi plutôt.
l'intimé.
Suffit qu'ils soient reçus :
Je ne les voudrois pas donner pour mille écus.
SCÈNE V
LÉANDRE, CHICANNEAU, L'INTIMÉ.
l'intimé.
Voici fort à propos Monsieur le commissaire.
Monsieur, votre présence est ici nécessaire.
Tel que vous me voyez, Monsieur ici présent
M'a d'un fort grand soufflet fait un petit présent.
LÉANDRE.
A vous, Monsieur?
172 LES PLAIDEURS.
l'intimé.
A moi, parlant à ma personne.
Itemy un coup de pied; plus, les noms qu'il me donne.
LÉANDRE.
Avez-vous des témoins?
l'intimé.
Monsieur, tâtez plutôt :
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud. 45o
LÉANDRE.
Pris en flagrant délit. Afi'aire criminelle.
CHICANNEAU.
Foin de moi !
l'intimé.
Plus, sa fille, au moins soi-disant telle,
A mis un mien papier en morceaux, protestant
Qu'on lui feroit plaisir, et que d'un œil content
Elle nous défioit.
LÉANDRE.
Faites venir la fille. 455
L'esprit de contumace est dans cette famille.
CHICANNEAU.
Il faut absolument qu'on m'ait ensorcelé :
Si j'en connois pas un, je veux être étranglé.
LÉANDRE.
Comment? xiattre un huissier! Mais voici la rebelle.
ACTE II, SCÈNE VI. 173
SCÈNE VI
LÉANDRE, ISABELLE, CHICANNEAU, L'INTIMÉ.
l'intimé, à Isabelle.
Vous le reconnoissez.
LÉ ANDRE.
Hé bien, Mademoiselle, 460
C'est donc vous qui tantôt braviez notre officier,
Et qui si hautement osez nous défier?
Votre nom?
ISABELLE.
Isabelle.
LÉANDRE, à l'Intimé.
Écrivez. Et votre âge?
ISABELLE.
Dix-huit ans.
CHICANNEAU.
Elle en a quelque peu davantage,
Mais n'importe.
LÉANDRE.
Ètes-vous en pouvoir de mari? 465
ISABELLE.
Non, Monsieur.
LÉANDRE.
Vous riez? Écrivez qu'elle a ri.
174 LES PLAIDEURS.
CHICANNEAU.
Monsieur, ne parlons point de maris à des filles :
Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles.
LÉ ANDRE.
Mettez qu'il interrompt.
CHICANNEAU.
Hé! je n'y pensois pas.
Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras. 470
Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.
On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.
N'avez-vous pas reçu de l'huissier que voilà
Certain papier tantôt?
ISABELLE.
Oui, Monsieur.
CHICANNEAU.
Bon cela.
LÉ ANDRE.
Avez-vous déchiré ce papier sans le Hre? 475
ISABELLE.
Monsieur, je l'ai lu.
CHICANNEAU.
Bon.
LÉ ANDRE.
Continuez d'écrire.
Et pourquoi l'avez-vous déchiré?
ACTE II, SCENE VI. 175
ISABELLE.
J'avois peur
Que mon père ne prît l'affaire trop à cœur,
El qu'il ne s'échauffât le sang à sa lecture.
CHICANNEAU.
Et tu fuis les procès? C'est méchanceté pure. 480
LÉ ANDRE.
Vous ne l'avez donc pas déchiré par dépit,
Ou par mépris de ceux qui vous l'avoient écrit?
ISABELLE. •
Monsieur, je n'ai pour eux ni mépris ni colère.
LÉANDRE.
Écrivez.
CHICANNEAU.
Je vous dis qu'elle tient de son père :
Elle répond fort bien.
LÉANDRE.
Vous montrez cependant 485
Pour tous les gens de robe un mépris évident.
ISABELLE.
Vne robe toujours m'avoit choqué la vue;
Mais cette aversion à présent diminue.
CHICANNEAU.
La pauvre enfant! Va, va, je te marîrai bien,
Dès que je le pourrai, s'il ne m'en coûte rien*. 490
1. C'est le trait de l'Avare : mns dot : mais perdu, sans relief et sans
portée.
176 LES PLAIDEURS.
LÉ ANDRE.
A la justice donc vous voulez satisfaire*?
ISABELLE.
Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire.
l'intlmé.
Monsieur, faites signer.
LÉANDRE.
Dans les occasions
Soutiendrez-vous au moins vos dépositions?
ISABELLE.
Monsieur, assurez-vous qu'Isabelle est constante. 49^'>
LÉANDRE.
Signez. Cela va bien . la justice est contente.
Çà, ne signez-vous pas, Monsieur?
CHICANNEAU.
Oui-da, gaîment,
A tout ce qu'elle a dit, je signe aveuglément.
LÉANDRE, à Isabelle.
Tout va bien. A mes vœux le succès est conforme :
Il signe un bon contrat écrit en bonne forme, 5oo
Et sera condamné tantôt sur son écrit.
CHICANNEAU.
Que lui dit-il? Il est charmé de son esprit.
1. Satisfaire à, c'est donner satisfaction; c'est le sens étymologique.
Satisfaire (activement), c'est contenter, assouvir.
ACTE II, SCÈNE VII. 177
I.ÉANDRE.
Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle .
Tout ira bien. Huissier, ramenez-la chez elle.
Et vous, Monsieur, marchez.
CHICANNEAU.
Où, Monsieur?
LÉANDRE.
Suivez-moi. 5o5
CHICANNEAU.
Où donc?
LÉANDRE.
Vous le saurez. Marchez de par le Roi.
CHICANNEAU .
Comment?
SCÈNE VII
PETIT JEAIN, LÉANDRE, CHICANNEAU.
PETIT JEAN.
Holà! quelqu'un n'a-t-il point vu mon maître?
Quel chemin a-i-iipris? la porte ou la fenêtre?
LÉANDRE.
A l'autre !
PETIT JEAN.
Je ne sais qu'est devenu son fils;
Et pour le père, il est où le diable l'a mis. 5ïo
nx LES PLAIDEURS.
Il me redemandoit sans cesse ses épices*;
Et j'ai tout bonnement couru dans les offices
Chercher la boîte au poivre ; et lui, pendant cela,
Est disparu.
SCÈNE VIII
DANDIN, LÉANDRE, CHICANNEAU, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
DANDIN.
Paix! paix! que l'on se taise là*.
LÉANDRE.
Hé ! grand Dieu !
PETIT JEAN.
Le voilà, ma foi, dans les gouttières^'. 5i5
DANDIN.
Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires?
Qui sont ces gens en robe? Êtes-vous avocats?
Çà, parlez.
PETIT JEAN.
Vous verrez qu'il va juger les chats.
1. Épices, « s'est dit particulièrement autrefois du sucre, des dragée?
et des confitures qu'on donnait en présent aux juges, quand ils avaient
fait gagner un procès, et cela par pure gratification. Depuis, ce présent
a été converti en taxe pécuniaire. — Espices. aujourd'hui, se dit, au
Palais, des salaires que les juges se taxent en argent au bas des juge-
ments pour leur peine d'avoir travaillé au rapport et à la Visitation des
procès par écrit. » (Furetière.)
2. Dandin apparaît à une lucarne du toit.
3. Comme le Philocléon d'Aristophane (G., 126-127). I
ACTE II, SGENE IX. 179
DANDIN.
Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire?
Allez lui demander si je sais votre affaire. 620
LÉANDRE.
Il faut bien que je l'aille arracher de ces lieux.
Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux.
PETIT JEAN.
Ho ! ho ! Monsieur.
LÉANDRE.
Tais-toi, sur les yeux de ta tête,
Et suis-moi.
SCÈNE IX
DANDIN, CHICANNEAU, LA COMTESSE, L'INTIMÉ.
DANDIN,
^ Dépêchez*, donnez votre requête.
CHICANNEAU.
Monsieur, sans votre aveu, l'on me fait prisonnier. 52 5
LA COMTESSE.
Hé, mon Dieu! j'aperçois Monsieur dans son grenier.
Que fait-il là?
l'intimé.
Madame, il y donne audience.
Le champ vous est ouvert.
1. Dépêchez, absolument, pour hâtez-vous. C'est du style du temps,
180 LES PLAIDEURS.
CUICANNEAU.
On me fait violence,
Monsieur; on m'injurie; et je venois ici
Me plaindre à vous.
LA COMTESSE.
Monsieur, je viens me plaindre aussi.
CHICANNEAU ET LA COMTESSE.
Vous voyez devant vous mon adverse partie.
l'intimé.
Parbleu! je me veux mettre aussi de la partie.
CHICANNEAU, LA COMTESSE ET l'lNTIMÉ.
Monsieur, je viens ici pour un petit exploit.
CHICANNEAU.
Hé! Messieurs, tour à tour exposons notre droit.
LA COMTESSE.
Son droit? tout ce qu'il dit sont autant d'impostures. 535
DANDIN.
Qu'est-ce qu'on vous a fait?
CHICANNEAU, l'iNTIMÉ ET LA COMTESSE.
On m'a dit des injures.
l'intimé, continuant.
Outre un soufflet, Monsieur, que j'ai reçu plus qu'eux.
CHICANNEAU.
Monsieur, je suis cousin de l'un de vos neveux.
ACTE IL SCÈISE IX. 181
LA COMTESSE.
^lonsieur, père Cordon vous dira mon affaire.
l'intimé.
^Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire*. 54o
DANDIN.
Vos qualités
?
LA COMTESSE.
Je suis comtesse.
l'intimé.
Huissier
Messieurs....
CHICANNEAU.
DANDIN.
Bourgeois.
Parlez
toujours : je vous
CHICANNEAU.
entends tous
trois.
Monsieur. . . .
l'intimé.
Bon ! le voilà qui fausse compagnie.
LA COMTESSE.
Hélas l
CHICANNEAU.
Hé quoi? déjà l'audience est finie?
Je n'ai pas eu le temps de lui dire deux mots. 545
1. Furetière, dans son Roman bourgeois, indiquait à Racine ce pro-
cédé des plaideurs qui cherclient accès et l'ecommandation auprès de
leur juge.
182 LES PLAIDEURS.
SCÈNE X
CHICAMEAU, LÉANDRE, sans robe, etc.
LÉ ANDRE.
Messieurs, voulez-vous bien nous laisser en repos?
CHICANNEAU.
Monsieur, peut-on entrer?
LÉANDRE.
Non, Monsieur, ou je meure!
CHICANNEAU.
Hé, pourquoi ? J'aurai fait en une petite heure,
En deux heures au plus.
LÉANDRE.
On n'entre point, Monsieur,
LA COMTESSE.
C'est bien fait de fermer la porte à ce crieur. 55o
Mais moi....
LÉANDRE.
L'on n'entre point. Madame, je vous jure.
LA COMTESSE.
Uo ! Monsieur, j'entrerai.
LÉANDRE.
Peut-être.
I
ACTE II, SCENE XL 485
LA COMTESSE.
J'en suis sûre.
LÉANDRE.
Par la fenêtre donc.
LA COMTESSE.
Par la porte.
LÉANDRE.
Il faut voir.
CHICANNEAU.
Quand je devrois ici demeurer jusqu'au soir.
SCÈNE XI
PETIT JEAN, LÉANDRE, CHICANNEAU, etc.
PETIT JEAN, à Léandre.
On ne l'entendra pas, quelque chose qu'il fasse, 555
Parbleu ! je l'ai fourré dans notre salle basse.
Tout auprès de la cave.
LÉANDRE.
En un mot comme en cent,
On ne voit point mon père.
CHICANNEAU.
Hé bien donc. Si pourtant
oiir toute cette affaire il faut que je le voie.
(Dandin paroît par le soupirail.)^
Mais que vois-je? Ah! c'est lui que le ciel nous renvoie. 56o
184 LES PLAIDEURS.
LÉANDRE.
Quoi? par le soupirail?
PETIT JEAN.
Il a le diable au corps.
CHICANNEAU.
Monsieur....
DANDIN,
L'impertinent! Sans lui j'étois dehors.
CHICANNEAU.
Monsieur....
DANDIN.
Retirez-vous, vous êtes une bête.
CHICANNEAU.
Monsieur, voulez-vous bien....
DANDIN.
Vous me rompez la tête.
CHICANNEAU.
Monsieur, j'ai commandé....
DANDIN.
Taisez-vous, vous dit-on. 565^
CHICANNEAU.
Que l'on portât chez vous...
DANDIN.
Qu'on le mène en prison.
ACTE II, SCÈNE XI. 185
CHICANNEAU.
Certain cartaut de vin.
DANDIN .
Hé ! je n'en ai que faire.
CHICAiN.NEAU.
C'est de très-bon muscat.
DANDIN.
Redites votre affaire*.
LÉAiNDRE, à l'Intimé.
Il faut les entourer ici de tous cotés.
LA COMTESSE.
Monsieur, il vous va dire autant de faussetés. 670
CHICANNEAU.
Monsieur, je vous dis vrai.
DANDIN.
Mon Dieu, laissez-la dire.
LA COMTESSE.
Monsieur, écoutez-moi.
1. Plaisanterie dont Furetière encore a pu donner l'idée. Dans son
Déjeuner d'un procureur, il fait dire par le client que le procureur
rudoie et renvoie :
.... Mais souffrez qu'à présent
D'un levraut que j'ai ^-ris je vous fasse présent.
Cela adoucit le procureV' .
A ces mots il ^0 lève et m'ôte son bonnet.
180 LES PLAIDEURS.
DANDLN .
Souffrez que je respire.
CHICAN.NEAU.
Monsieur....
DANDIX .
Vous m'étranglez.
LA COMTESSE.
Tournez les yeux vers moi.
DANDIN.
Elle m'étrangle.... Ay! ay!
CHICANNEAU .
Vous m'entraînez, ma foi!
Prenez garde, je tombe.
PETIT JEAN. '
Ils sont, sur ma parole, 575
L'un et l'autre encavés^
LE ANDRE.
Vite, que l'on y vole :
Courez à leur secours. Mais au moins je prétends
Que Monsieur Chicanneau, puisqu'il est là dedans,
N'en sorte d'aujourd'hui. L'Intimé, prends-y garde.
l'intimé.
Gardez le soupirail.
LÉ ANDRE.
Va vite : je le garde. 58o
1. Emploi comique. Le mot se dit au propre du vin.
ACTE II, SCÈNE XII. 187
SCÈNE XII
LA COMTESSE, LÉANDRE.
LA COMTESSE.
Misérable ! il s'en va lui prévenir l'esprit.
(Par le soupirail.)
Monsieur, ne croyez rien de tout ce qu'il vous dit;
Il n'a point de témoins : c'est un menteur.
LÉANDRE.
Madame,
Que leur contez-vous là? Peut-être ils rendent l'âme.
LA COMTESSE.
Il lui fera, Monsieur, croire ce qu'il voudra. 585
Souffrez que j'entre.
LÉANDRE.
Oh non! personne n'entrera.
LA COMTESSE.
Je le vois bien, Monsieur, le vin muscat opère
Aussi bien sur le fils que sur l'esprit du père.
Patience ! je vais protester comme il faut
Contre Monsieur le juge et contre le cartaut. 590
LÉANDRE,
Allez donc, et cessez de nous rompre la tète.
Que de fous ! Je ne fus jamais à telle fête.
188 LES PLAIDEURS.
SCÈNE XUI
DANDIN, L'LNTBIÉ, LÉANDRE.
l'intimé.
Monsieur, où courez-vous? C'est vous mettre en danger,
Et vous boitez tout bas.
DANDIN.
Je veux aller juger.
LÉ ANDRE.
Comment, mon père? Allons, permettez cju'on vous panse.
Vite, un chirurgien.
DANDIN.
Qu'il vienne à l'audience.
LÉANDRE.
Hé! mon père, arrêtez.. .
DANDIN
Ho ! je vois ce que c'est :
Tu prétends faire ici de moi ce qui te plaît;
Tu ne gardes pour moi respect ni complaisance :
Je ne puis prononcer une seule sentence. 600
Achève, prends ce sac, prends vite.
LÉANDRE.
Hé! doucement.
Mon père II faut trouver quelque accommodement.
ACTE II, SCÈNE XIII. 189
Si pour vous, sans juger, la vie est un supplice,
Si vous êtes pressé de rendre la justice,
Il ne faut point sortir pour cela de chez vous : Go5
Exercez le talent et jugez parmi nous*.
DANDIN.
Ne raillons point ici de la magistrature :
Vois-tu'^ je ne veux point être un juge en peinture.
Vous serez, au contraire, un juge sans appel,
Et juge du civil comme du criminel. 6io
Vous pourrez tous les jours tenir deux audiences :
Tout vous sera chez vous matière de sentences.
Un valet manque-t-il de rendre un verre net.
Condamnez-le à l'amende; ou s'il le casse, au fouet.
DANDIN.
C'est quelque chose. Encor passe quand on raisonne. 6i5
Et mes vacations, qui les paîra? Personne 2?
1. Nous rejoignons ici Aristophane, délaissé pendant ton* le second
acte et la fin du premier.
Si 5' ouv, é-jreiS-^] touto xsydpTixaç irotwv,
exerce [lèv [XTjXGTi [3à8'.^', àlX sv6à5s
auTOu [xévwv, oixa^e xoiaiv oîxÉTaiç. (G., 76i-6.)
« S'il te plait tant de juger, pourquoi aller là-bas? Reste ici, et juge
tes serviteurs. »
2. Dans tout le passage, Racine modernise son modèle. Ainsi ces vers
répondent aux vers grecs que voici :
dvà xoi |ji£ TTstOctî. 'A)vV èxsTv' ouirw Xsystç,
Tôv [xi^re^v 01:0637 >vf,'|/Oîxai... (G., 783-4.)
« Tu me persuades. Mais tu ne me dis pas qui me paiera mon sa-
laire. »
190 LES PLAIDEURS.
LÉ ANDRE.
Leurs gages vous tiendront lieu de nantissement*.
DANDIN.
11 parle, ce me semble, assez pertinemment.
LÉ ANDRE.
Contre un de vos voisins....
SCÈNE XIV
DANDIV, LÉANDRE, L'INTIMÉ, PETIT JEAN.
PETIT JEAN.
Arrête' arrête! attrape!
LÉANDRE.
Ah! c'est mon prisonnier, sans doute, qui s'échappe! 620
l'intimé.
Non, non, ne craignez rien.
petit JEAN.
Tout est perdu.... Citron....
Votre chien.... vient là-bas de manger un chapon.
Rien n'est sûr devant lui : ce qu'il trouve il l'emporte.
1. Nantissement^ sûreté; gage que donne le débiteur à son créancier
en meubles ou autres effets pour le paiement de son dû. (Furetière.)
ACTE II, SCÈNE XIV. 191
LÉ ANDRE.
Bon! voilà pour mon père une cause. Mani-forteM
Qu'on se mette après lui. Courez tous.
DANDIN.
Point de bruit, 625
Tout doux. Un amené ^ sans scandale suffit.
LÉANDRE.
Çà, mon père, il faut faire un exemple authentique :
Jugez sévèrement ce voleur domestique.
1. Imité d'Aristophane (G., 835-840) :
XANTIllAS.
pàXX' èç xôpaxaç* xoiouxovi xpécpstv xuva.
BDELYCLEON.
Ti 6' éaxlv Itsôv;
où yàp ô Adêfiç àpxîwç
ô xûtov, Tcapa^aç sç xàv Itz^^ov, àpitàaa;
TOUT apa TipwTOv TaoïXTjjxa tw Tiaxpt
el^axTsov [jloi....
« Aux corbeaux ! aux corbeaux ! Nourrir un pareil chien ! — Que se
passe-t-il donc? — Eh! n'est-ce pas Labès? Ce maudit chien ne s'est-ii
pas glissé dans la cuisine? Il a pris et mangé un fromage de Sicile. —
Voilà un premier délit, qu'il faut renvoyer devant mon père. »
"2. amener se dit en justice des gens que la force publique conduit
devant la justice. Amener sans scandale, c'est amener sans bruit, sans
alfront, sans la honte de l'arrestation publique. « On a défendu, dit Fure-
tière, les amenés sans scandale. >•
192 LES PLAIDEURS.
DANDIN.
Mais je veux faire au moins la chose avec éclat.
Il faut de part et d'autre avoir un avocat ; 63o
Nous n'en avons pas un.
LÉANDRE.
Hé bien ! il en faut faire.
Voilà votre portier et votre secrétaire :
Vous en ferez, je crois, d'excellents avocats;
lis sont fort ignorants.
l'intimé.
Non pas, Monsieur, non pas.
J'endormirai Monsieur tout aussi bien qu'un autre. 635
PETIT JEAN.
Pour moi, je ne sais rien; n'attendez rien du nôtre.
LÉ ANDRE.
C'est ta première cause, et l'on te la fera.
PETIT JEAN.
Mais je ne sais pas lire.
LÉ ANDRE.
Hé! l'on te soufflera*,
l. Entre les vers 638 et 639, l'édition de 1669 intercalait ceux-ci :
PETIT JEAN.
Je vous entends, oui ; mais d une première cause,
Monsieur, à l'avocat revient-il quelque chose?
LEANDRE.
Ah, fi ! Garde-toi bien d'en vouloir rien toucher :
C'est la cause d'honneur, on l'achète bien cher.
On sème des billets par toute la famille;
Et le petit garçon et la petite hlle,
Oncle, tante, cousins, tout vient, jusques au chat,
Dormir au plaidoyer de Monsieur l'avocat.
ACTE II, SCÈNE XIV. 193
Allons nous préparer. Çà, Messieurs, point d'intrigue!
Fermons l'œil aux présents, et l'oreille à la brigue. 640
Vous, maître Petit Jean, serez le demandeur*;
Vous, maître l'Intimé, soyez le défendeur
1. Bdelycléou dit, dans Aristophane, à Xanthias (v. 858) :
.... (7'j oè xaxTiydpet. irapwv.
« Toi, tu seras là, et tu accuseras. » '
FIN DU SECOND ACTE
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
CHICANNEAU, LÉANDRE, LE SOUFFLEUR.
CHICANNEAU.
Oui, Monsieur, c'est ainsi qu'ils ont conduit l'afTaire.
L'huissier m'est inconnu, comme le commissaire.
Je ne mens pas d'un mot.
LÉANDRE.
Oui, je crois tout cela; 645
Mais si vous m'en croyez, vous les laisserez là.
En vain vous prétendez les pousser l'un et l'autre.
Vous troublerez bien moins leur repos que le vôtre.
Les trois quarts de vos biens sont déjà dépensés
A faire entier des sacs l'un sur l'autre entassés; 65o
Et dans une poursuite à vous-même contraire....
CHICANNEAU.
Vraiment, vous me donnez un conseil salutaire*,
1. A la place de ce vers 651, 1 éd. de 1669 donnait le long passage qui
suit :
Var. Et dans une poursuite à vous-mesme funeste,
Vous en voulez encore absorber tout le reste.
Ne vaudroit-il pas mieux, sans soucis, sans chagrins,
"Et de vos revenus régalant vos voisins,
ACTE III, SCÈNE II. 195
Et devant qu'il soit peu je veux en profiter;
Mais je vous prie au moins de bien solliciter.
Puisque Monsieur Dandin va donner audience, 655
Je vais faire venir ma fdle en diligence.
On peut l'interroger, elle est de bonne foi ;
Et même elle saura mieux répondre que moi.
LÉANDRE.
Allez et revenez : l'on vous fera justice.
LE SOUFFLEDR.
( juel homme !
SCÈNE II
LÉANDRE, LE SOUFFLEUR.
LÉANDRE.
Je me sers d'un étrange artifice ; 660
Mais mon père est un homme à se désespérer,
Vivre en père jaloux du bien de sa famille,
Pour en laisser un jour le fonds à votre fille,
Que de nourrir un tas d'officiers afi"amés
Qui moissonnent les champs que vous avez semés;
Dont la main toujours pleine, et toujours indigente.
S'engraisse impunément de vos chapons de rente?
Le beau plaisir d'aller, tout mourant de sommeil,
A la porte d'un juge attendre son réveil,
Et d'essuyer le vent qui vous souffle aux oreilles,
Tandis que Monsieur dort, et cuve vos bouteilles!
Ou bien, si vous entrez, de passer tout un jour
A compter, en grondant, les carreaux de sa cour!
Hé! Monsieur, croyez-moi, quittez cette misère.
— Vos chapons de rente sont les chapons dont vous lui faites nnc renie.
comme le fermier souvent devait, par son bail, fournir à son ma, Ire
une redevance annuelle de poulets, œufs et beurre.
iOG LES PLAIDEURS.
Et d'une cause en l'air il le faut bien leurrer.
D'ailleurs j'ai mon dessein, et je veux qu'il condamne
Ce iou qui réduit tout au pied de la chicane.
Mais voici tous nos gens qui marchent sur nos pas. 665
SCElNE m
DANDIN, LÉANDRE, L'INTIMÉ, PETIT JEAN,
LE SOUFFLEUR.
DANDIN.
Çà, qu'étes-vous ici?
LÉANDRE.
Ce sont les avocats,
DANDIN.
Vous?
LE SOUFFLEUR.
Je viens secourir leur mémoire troublée.
DANDIN.
Je vous entends. Et vous?
LÉANDRE.
Moi? Je suis l'assemblée.
DANDIN.
Commencez donc.
LE SOUFFLEUR.
Messieurs ..
ACTE III, SCEÎSE III. 197
PETIT JEAN.
Oh! prenez-le plus bas :
Si vous soufflez si haut, l'on ne m'entendra pas. 670
Messieurs....
DANDIN.
Couvrez-vous.
PETIT JEAN.
Oh! Mes....
DANDIN.
Couvrez-vous, vous dis-je.
PETIT JEAN.
Oh ! Monsieur, je sais bien à quoi l'honneur m'oblige.
DANDIN.
Ne te couvre donc pas.
PETIT JEAN, se couvrant.
Messieurs.... Vous, doucement*;
Ce que je sais le mieux, c'est mon commencement.
Messieurs, quand je regarde avec exactitude ^ O75
i. Ce Vous, doucement est adressé au souffleur.
2. On a signalé une ressemblance entre l'exordè de Petit Jean et celui
du \i' Plaidoyer de ce Gaultier qu'on avait surnommé Gaultier la gueule
(Plaidoyer contre la Requête civile touchant le Prieuré de la Charité,
1646) : « Messieurs, quand je vois dans cette cause..., quand je considère,
etc.... » Patru, en 1649, dans son H' Plaidoyer (pour Herard d'Almets,
prêtre, doyen de Cayrac), s'était aussi rapproché de Petit Jean : « Quand
je considère..., quand je considère que... et que...; mais quand je pense,
d'un autre côté,... quand je pense.... » Le tour n'est à personne, c'est un
des procédés les plus communs, faciles et applicables, de la parole
publique.
198 LES PLAIDEURS.
L'inconstance du monde et sa vicissitude ;
Lorsque je vois, parmi tant d'hommes différents,
Pas une étoile fixe, et tant d'astres errants;
Quand je vois les Césars, quand je vois leur fortune ;
Quand je vois le soleil, et quand je vois la lune; 680
Quand je vois les États des abiboniens*
Transférés des Serpans aux Macédoniens;
Quand je vois les Lorrains, de Tétat dépotique^,
Passer au démocrite, et puis au monarchique ;
Quand je vois le Japon....
l'lntlmé.
Quand aura-t-il tout vu? 685
PETIT JEAN.
Oh! pourquoi celui-là m'a-t-il interrompu?
Je ne dirai plus rien.
DANDIN.
Avocat incommode,
Que ne lui laissez-vous finir sa période?
Je suois sang et eau, pour voir si du Japon
11 viendroit à bon port au fait de son chapon, 690
Et vous l'interrompez par un discours frivole.
Parlez donc, avocat.
PETIT JEAN.
J'ai perdu la parole.
1. Ces grands souvenirs historiques se retrouvent jusque chez le sage
Patru. Plaidant pour un licencié en droit canon à qui l'on disputait une
médiocre prébende (4° Plaidoyer), il parlait de la seconde guerre Puni-
que, née du même sophisme juridique qu'il remarquait dans la cause de
la partie adverse.
2. Racine rétablit lui-même entre les lignes les vrais noms : Babylo-
niens — Persans — Macédoniens — Romains — Desjwtique — Démocra-
tique.
ACTE III, SCENE III. 199
LÉANDRE.
Achève, Petit Jean : c'est fort bien débuté.
Mais que font là tes bras pendants à ton côté?
Te voilà sur tes pieds droit comme une statue. 695
Dégourdis-toi. Courage ! allons, qu'on s'évertue.
PETIT JEAX, remuant les bras,
Quand... je vois.... Quand.... je vois...
LÉANDRE.
Dis donc ce que tu vois.
PETIT JEAN.
Oh dame ! on ne court pas deux lièvres à la fois.
LE SOUFFLEUR.
On Ht....
PETIT JEAN.
On lit....
LE SOUFFLEUR.
Dans la....
PETIT JEAN.
Dans la....
LE SOUFFLEUR.
Métamorphose....
Comment?
PETIT JEAN.
LE SOUFFLEUR.
Que la métem....
200 LES PLAIDEURS.
PETIT JEAN.
Que la métem.
LE SOUFFLEUR.
psycose... 700
Psycose...,
PETIT JEAN.
LE SOUFFLEUR»
Hé! le cheval!
PETIT JEAN.
Et le cheval....
LE SOUFFLEUR.
Encor!
Encor....
Le chien !
PETIT JEAN.
LE SOUFFLEUR.
PETIT JEAN.
Le chien....
LE SOUFFLEUR.
Le butor!
PETIT JEAN.
Le butor....
LE SOUFFLEUR.
Peste de l'avocat !
ACTE III, SCE^'E III. 201
PETIT JEAN.
Ah ! peste de toi-même !
Voyez cet autre avec sa face de carême !
Va-t'en au diable !
DANDIN.
Et vous, venez au fait. Un mot 705
Du fait.
PETIT JEAN.
Hé! faut-il tant tourner autour du pot?
Ils me font dire aussi des mots longs d'une toise,
De grands mots qui tiendroient d'ici jusqu'à Pontoise,
Pour moi, je ne sais point tant faire de façon
Pour dire qu'un matin vient de prendre un chapon. 710
Tant y a qu'il n'est rien que votre chien ne prenne;
Qu'il a mangé là-bas* un bon chapon du Maine;
Que la première fois que je l'y trouverai.
Son procès est tout fait, et je l'assommerai.
lf'a?^dre.
Belle conclusion, et digne de l'exorde! 71 5
PETIT JEAN.
On entend bien toujours. Qui voudra mordre y morde.
DANDIN.
Appelez les témoins.
LÉANDRE.
C'est bien dit, s'il le peut :
Les témoins sont fort chers, et n'en a pas qui veut.
1. Là-ban : en bas, à la cuisine.
202 LES PLAIDEURS.
PETIT JEAN.
>oiis en avons pourtant, et qui sont sans reproche ^
DANDIN.
Faites-les donc venir.
PETIT JEAN.
Je les ai dans ma poche 2. 720
Tenez : voilà la tête et les pieds du chapon.
Voyez-les, et jugez.
l'intimé.
Je les récuse.
DANDIN.
Bon !
Pourquoi les récuser?
l'intimé.
Monsieur, ils sont du Maine.
DANDIN.
Il est vrai que du Mans il en vient par douzaine.
l'intimé.
Messieurs....
DANDIN.
Serez-vous long, avocat? dites-moi. 726
l'intimé.
Je ne réponds de rien.
1. Reproche est un terme de procédure. Ce sont les « objections qu'on
fait aux témoins pour détruire leur déposil on, et montrer qu'elle ne
doit pas être reçue » (Furetière). Il y avait des écritures qu'on appelait
reproche de témoins.
2. Pareillement dans Aristophane, comme il s'agit d'un fromage, les
témoins sont le plat, le pilon, le couteau à fromage, etc.
ACTE III, SCENE III. 203
DANDIN.
Il est de bonne foi.
l'intimé, d'un ton finissant en fausset.
Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable *,
Tout ce que les mortels ont de plus redoutable,
Semble s'être assemblé contre nous par hasar :
Je veux dire la brigue et l'éloquence. Car 780
D'un côté le crédit du défunt m'épouvante;
Et de l'autre côté l'éloquence éclatante
De maître Petit Jean m'éblouit.
Avocat,
De votre ton vous-même adoucissez l'éclat.
1 . C'est le début du Pro Quinctio de Cicéron : Qtix res civitati dux
plurimum prosunt, hse contra nos ambx fnciunt in hoc tempore,summa
gratin et eloqnentia. « Les deux choses qui sont les plus utiles à l'État,
sont ensemble contre nous dans cette cause, le crédit et l'éloquence. »
On prétend que Patru s'en était servi dans la cause d'un pâtissier contre
un boulanger. Je l'ignore. Mais ce qu'on n'a pas remarqué, c'est que
l'exorde du 11° Plaidoyer qui, pour la forme, me rappelait tout à l'heure
je début de Petit Jean, est pour le fond identique au plaidoyer de lln-
tinié. Mais il n'y a rien de ridicule ni d'outré dans l'expression que
Patru a donnée à l'idée. « Certainement, quand je considère que M. de
la Marque a vieilli avec honneur dans les grands emplois et dans les
plus hautes dignités; quand je considère que M. son lils peut s'asseoir
parmi nos juges, et que la justice toute seule n'est pas toujours la plus
forte : je ne vois rien que ma partie apparemment ne doive craindre.
Mais quand je pense, d'un autre côté, que c'est, Messieurs, en ce lieu et
devant vous que nous plaidons; quand je pense que pour détruire des
actes et des preuves légitimes, on n'apporte en cette audience que de
vaines et froides présomptions : je croirais, à vrai dire, opiner bien indi-
gnement de l'intégrité, de la sagesse de cette auguste compagnie, si je
n'espérais de trouver ici toute la protection qu'une bonne cause peut
justement se permettre. » L'exorde du Pro Quinctio devait être un lieu
commun des avocats du temps. Tallemant des Réaux (Historiettes,\ll,
273j le montre plaisamment réfuté par un avocat adi-oit nommé Deslitan.
204 LES PLAIDEURS.
L INTIME, du beau ton.
Oui-da, j'en ai plusieurs.... Mais quelque défiance 735
Que nous doive donner la susdite éloquence,
Et le susdit crédit, ce néanmoins*, Messieurs,
L'ancre de vos bontés nous rassure : d'ailleurs*,
Devant le grand Dandin l'innocence est hardie ;
Oui, devant ce Caton de basse Normandie, 740
Ce soleil d'équité qui n'est jamais terni :
Victrix causa dus placuit, sed vicia Catoni^.
Vraiment, il plaide bien.
Sans craindre aucune chose,
Je prends donc la parole, et je viens à ma cause.
Aristote, primo, péri Politicon, 745
Dit fort bien....
DANDIN.
Avocat, il s'agit d'un chapon,
Et non point d'Aristote et de sdi Politique^.
1. Susdit — Ce néanmoins : termes de Palais.
2. Et pour le sens et pour le rythme, les éditions originales, en met-
tant le point à la fin du vers, ponctuent mal : Nous rassure d'ailleurs.
Le texte que je suis est une excellente correction.
3. « La cause victorieuse a eu les dieux pour elle, mais la cause
vaincue a eu Caton. » Ce vers do Lucain est justement cité par Gaultier
dans son 14' Plaidoyer, mais simplement pour engager la partie adverse
M accepter le jugement de première instance.
i. Ce trait est pris de Martial. Epigr.,\l, 19 :
Non de vi neque csede nec veneno,
Sed lis est mihi de tribus capetlia.
ACTE m, SGKME III. 205
L INTIME.
Oui ; mais l'aiitorité du Péripatétique
Prouveroit que le bien et le mal....
DVNDIN.
Je prétends
Qu'Aristote n'a point d'autorité céans, 7 5©
Au fait.
l'intimé.
Pausanias, en ses Corinthiaques...
DANDIN.
Au fait.
l'intimé.
Rebuffe*....
DANDIN.
Au fait, vous dis-je.
Vicini queror hns nhesse furto.
Hocjiidex sibi postulat probari .
T?< Cannas Mithridaticiimqne beUnm
Et perjiiria Pimici furoris
Et Sullas Mariosque Muciosque
Maqnn voce sonas maniupœ tota.
Jatn die, Postume, de tribus capellis.
« II ne s'af^it pas de violence, ni de meurtre, ni de prison : j'ai pro-
cès pour trois chèvres. Je me plains qu'elles me manquent par le lar-
cin d'un voisin. Le juge en demande la preuve : toi, tu parles de
(lannes, de Mithridate, des parjures puniques; tu parles des Sylla, des
Marius, des Mucius ; tu t'emplis la bouche do ces grands noms, et ta
main s'agite furieusement. Voyons, Postumus, parle un peu de mes
trois chèvres. »
1. Rebuffe, jurisconsulte français ^1481-1557). — Le grand Jacques :
probablement Jacques Cujas, Toulousain (1520-1590).
206 LES PLAIDEURS.
l'intimé.
Le grand Jacques...
DANDIN.
Au fait, au fait, au fait'.
l'lntimé.
Armeno Pul, in Prompt^....
DANDIN.
Ilo ! je te vais juger.
1. Le cri au fait était bien connu au Palais : c'était le cri des juges
que l'éloquence surabondante des avocats ennuyait. Tallemant (VII, 275)
cite le cas d'un jeune avocat toulousain qui débutait par : Le roi Pi/r-
rhus. Le président l'interrompit en criant : Au fait! au fait! Cette éru-
dition était la plaie de l'éloquence judiciaire. Antoine Lemaitre appelait
Platon et Sidoine à décider de l'âge d'un principal de collège. Dans la
fameuse cause de Tancrède de Rohan, Martinet plaidant pour la duchesse
de Chabot-Rohan alléguait Médée et Virginie, l'Évangile ot Pierre Chry-
sologue : mais surtout Gaultier, représentant le duc de Chabot-Roban,
faisait paraître Arcbytas, les Platoniciens, Porphyre et les six ordres de
démons, Orphée, Apollon, Platon, Socrate, Racbel, l'empereur Henry
fils de Barberousse, une princesse grecque, l'anthologie grecque, le feu
de Prométhée. Et Patru lui-même, tout éloigné qu'il était de ces excès,
ne craignait pas de rappeler la querelle des Athéniens et des Méga-
riens et la sagesse de Selon, à propos d'un fermier qui n'avait pas été
enterré à sa paroisse. Ces excès étaient blâmés par quelques-uns : la
plupart des avocats et même des juges s'y complaisaient. Alexandre
l*aul de Filère, Toulousain, fit imprimer en 1610 un Discours contre les
citations du grec et du latin es j)laidoiries de nostre temps. Et Pas-
quier, dans ses Lettres (VII, 12) condamne ce pédantisme, qu'il dit avoir
été introduit par les avocats parisiens pour faire leur cour au premier
président de Thou, fort lettré et amateur de curieuse érudition. La cause
est plus générale, et doit se chercher dans un goût universel du siècle.
2. Armerio Pul in Promjjt.... Constantin Harmenopoulos, Grec du
XIV* siècle, auteur du Upôyzipo-'J vô[J.tov, traduit en latin sous le titre de
Promptuarium juris civilis. Dandin a coupé la parole à l'Intimé sur la
première syllabe du mot Promptuarium.
ACTE III, SCÈ^'E III. 207
l'intimé.
IIo ! vous êtes si prompt !
(Vite.)
Voici le fait. Un chien vient dans une cuisine; 755
Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine.
Or celui pour lequel je parle est affamé ;
Celui contre lequel je parle autem plumé;
Et celui pour lequel je suis prend en cachette
Olui contre lequel je parle. L'on décrète : 760
On le prend. Avocat pour et contre appelé;
Jour pris. Je dois parler, je parle, j'ai parlé.
DANDIN.
Ta, ta, ta, ta. Voilà bien instruire une affaire!
Il dit fort posément ce dont on n'a que faire,
¥a court le grand galop quand il est à son fait. 765
l'intimé.
Mais le premier. Monsieur, c'est le beau.
DANDIN.
C'est le laid.
A-t-on jamais plaidé d'une telle méthode?
Mais qu'en dit l'assemblée?
Il est fort à la mode.
l'intlmÉ, d'un ton véhément.
Qu'arrive-t-il, Messieurs? On vient. Comment vient-on?
On poursuit ma partie. On force une maison. 770
Quelle maison ? maison de notre propre juge !
On brise le cellier qui nous sert de refuge !
I)e vol, de brigandage on nous déclare auteurs!
208 LES PLAIDEURS.
On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,
A maître Petit Jean, Messieurs. Je vous atteste : 773
Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste,
De Vi, paragrapho, Messieurs, Caponibus,
Est manifestement contraire à cet abus?
Et quand il seroit vrai que Citron, ma partie,
Auroit mangé, Messieurs, le tout, ou bien partie 780
Dudit chapon : qu'on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée?
Par qui votre maison a-t-elle été gardée?
Quand avons-nous manqué d'aboyer au larron*? 786
Témoin trois procureurs, dont icelui Citron
A déchiré la robe. On en verra les pièces.
Pour nous justifier, voulez-vous d'autres pièces?
PETIT JEAN.
Maître Adam....
l'intimé.
Laissez-nous.
PETIT JE.\N.
L'Intimé....
l'intimé.
Laissez-nous.
1. Le chien Labès, dans Aristophane, est défendu par le même argu-
ment :
àyaOb; yàp ejt', xal oiwxsi toù; AÛxo'jç... (fi., 952)
.... àpi7TÔ; èCTl TWV VJVi X'JVWV,
olo; 7£ tzqX>,oi^ irpoSaxîo'.; IcpsaTOtvai... (954-5)
.... jou Tzpoiiiyz'ZOL'. xal ouki'zxzi tt,v 6'jpav. (;>36)
« C'est un bon serviteur; il écarte les loups; c'est le meilleur des
chiens d'aujourd'hui ; il peut garder un nombreux bétail ; il le défcr-ii
et veille à ta porte. »
ACTE III, SCENE III. 209
PETIT JEAN.
S'enroue.
l'intimé.
Hé! laissez-nous. Euh! euh!
DANDIN.
rt concluez.
Reposez-vous, 790
l'intimé, d'un ton pesant.
Puis donc, qu'on nous, permet, de prendre,
Haleine, et que l'on nous, défend, de nous, étendre,
Je vais, sans rien obmettre, et sans prévariquer,
€ompendieusement énoncer, expliquer.
Exposer, à vos yeux, l'idée universeUe ^q5
De ma cause, et des faits, renfermés, en icelle.
DANDIN.
H auroit plus tôt fait de dire tout vingt fois,
Que de l'abréger une. Homme, ou qui que tu sois.
Diable, conclus ; ou bien que le ciel te confonde !
l'intimé.
.le finis.
DANDIN.
l'intimé.
Avant la naissance du monde.... 8co
DANDIN, baillant.
Avocat, ah! passons au déluge
21U LES PLAIDEURS.
l'intimé.
Avant donc
La naissance du monde, et sa création,
Le monde, 1 univers, tout, la nature entière
Eloit ensevelie au fond de la matière.
Les éléments, le feu, l'air, et la terre, et l'eau, 8o5
Enfoncés, entassés, ne faisoient qu'un monceau.
Une confusion, une masse sans forme,
Un désordre, un chaos, une cohue énorme :
Umis erat toto naturse vultus in orbe,
Quem Grœci dixere chaos, rudis indigestaque moles^. 810
LÉANDRE.
Quelle chute ! Mon père !
PETIT JEAN.
Ay! Monsieur. Comme il dort^!
LÉ ANDRE.
Mon père, éveillez-vous.
PETIT JEAN.
Monsieur, êtes-vous mort
LÉ ANDRE.
Mon père!
DANDIN.
Hé bien? hé bien? Quoi? Qu'est-ce? Ah! ah!
[quel homme '
Certes, je n'ai jamais dormi d'un si bon somme.
'i. Ovide, Métamorphoses, I, 6-7. L'Intimé fait un hexamètre de sept
pieds, par l'intercalation du mot Grseci au second vers. « La nature par
tout l'univers offrait un aspgct uniforme : c'était ce que les Grecs ont
appelé chaos, une masse brute et inorganisée. »
2. Dandin s'est endormi et tombe à la fin du couplet de l'Intimé.
ACTE III, SCENE III. 211
LÉ ANDRE.
Mon père, il faut juger.
Aux galères!
DANDIN.
Aux galères.
LÉ ANDRE.
DANDIN.
Un chien
Ma foi ! je n'y conçois plus rien :
De monde, de chaos, j'ai la tête troublée.
Hé! concluez.
l'intimé, lui présentant de petits chiens.
Venez, famille désolée;
Venez, pauvres enfants qu'on veut rendre orphelins :
Venez faire parler vos esprits enfantins*. 820
Oui, Messieurs, vous voyez ici notre misère :
Nous sommes orphelins; rendez-nous notre père,
Notre père, par qui nous fûmes engendrés,
Notre père, qui nous....
DANDIN.
Tirez, tirez, tirez 2.
l'intimé.
Notre père. Messieurs,...
1. Aristophane :
xou xà TratSta;
àvaêatvôT', o) T:ôvT,pa, xal xvuÇofxeva
al':£?TS, xivTtSoXerTS, xal Saxpûstc. (976-8)
« Où sont les enfants? Venez, pauvres petits, par vos jappements
priez, suppliez, pleurez. »
2. Tirez. « On dit en parlant aux chiens qu'on veut faire sortir do
quelque lieu : tirez, tirez. » (Furetière.)
212 LES PLAIDELUS.
Ils ont pissé partout.
DANDIX.
Tirez donc. Quels vacarmes!
l'intimé.
Jlonsieur, voyez nos larmes.
Ouf! Je me sens déjà pris de compassion ^
Ce que c'est qu'à propos toucher la passion !
Je suis bien empêché. La vérité me presse;
Le crime est avéré : lui-même il le confesse. 83c
Mais s'il est condamné, l'embarras est égal :
Voilà bien des enfants réduits à l'hôpital.
Mais je suis occupé, je ne veux voir personne.
SCÈNE IV
CHICANNEAU, ISABELLE, etc.
CHICANNEAU.
Monsieur.. ,
DANDIN.
Oui, pour vous seuls l'audience se donne.
Adieu. Mais, s'il vous plaît, quel est cet enfant-là? 835
i. AlSoï, "zi vtaxôv t:ot' ecrô' oto) \iak6i.'Z'ZQ\xixi,
xaxov Tt irepiêatvs'. jxs, xavaTrs{6o[Jiai.... (G. 973-3)
« Hélas! quel mal le prend? Je m'attendris? Un mal étrange me sai-
sit : je me laisse persuader. »
Mais c'est avant la présentation des enfants : après, le juge pleure et
confesse son embarras (983-83).
ACTE III, SCÈrsE IV. 213
CHICANNEAU.
C'est ma fille, Monsieur.
DANDIN.
Hé! tôt, rappelez-la.
ISABELLE.
Vous êtes occupé.
DANDIN.
Moi! Je n'ai point d'afTairo.
Que ne me disiez-vous que vous étiez son père?
CHICANXEAU.
Monsieur....
DANMX.
Elle sait mieux votre affaire que vous.
Dites. Qu'elle est jolie, et qu'elle a les yeux doux ! 840
Ce n'est pas tout, ma fille, il faut de la sagesse.
Je suis tout réjoui de voir cette jeunesse.
Savcz-vous que j'étois un compère autrefois?
On a parlé de nous.
ISABELLE.
Ah ! Monsieur, je vous crois.
DANDIN.
Dis-nous : à qui veux-tu faire perdre la cause? 845
ISABELLE.
A personne.
Parle donc.
DANDIN.
Pour loi je ferai toute chose.
214 LES PLAIDEURS.
ISABELLE.
Je VOUS ai trop d'obligation.
DANDIN.
N'avez-vous jamais vu donner la question*?
ISABELLE.
Non ; et ne le verrai, que je crois, de ma vie.
DANDIN.
Venez, je vous en veux faire passer l'envie. 85o
ISABELLE.
Hé! Monsieur, peut-on voir souCfrir des malheureux?
DANDIN.
Bon ! Cela fait toujours passer une heure ou deux.
CHIC ANNE AU.
Monsieur, je viens ici pour vous dire.... i
LÉ ANDRE. I
Mon père,
Je vous vais en deux mots dire toute l'affaire :
C'est pour un mariage. Et vous saurez d'abord 855
Qu'il ne tient plus qu'à vous, et que tout est d'accord.
La fdle le veut bien ; son amant le respire ;
Ce que là fille veut, le père le désire.
C^est à vous de juger.
DANDIN, se rasseyant. Ij
Mariez au plus tôt : ^
Dès demain, si l'on veut; aujourd'hui, s'il le faut. 860
1. Dans le Roman boun/eois de Furetière, le juge Belastre, pour faire
sa cour à Collantine, « lui faisait bailler place commode dans les lieux
publics pour voir les pendus et les roués qu'il faisait exécuter ».
ACTE III, SCÈNE IV. 2ir>
LÉ ANDRE.
Mademoiselle, allons, voilà votre beau-père :
Saluez-le.
CHICANNEAU.
Comment?
DANDIN.
Quel est donc ce mystère?
LÉ ANDRE.
Ce que vous avez dit se fait de point en point.
DANDIN.
Puisque je l'ai jugé, je n'en reviendrai point.
CHICANNEAU.
Mais on ne donne pas une fille sans elle. 865
LÉ ANDRE.
Sans doute, et j'en croirai la charmante Isabelle.
CHICANNEAU.
Es-tu muette? Allons, c'est à toi de parler.
Parle.
ISABELLE.
Je n'ose pas, mon père, en appeler.
CHICANNEAU.
Mais j'en appelle, moi.
LÉANDRE.
Voyez cette écriture
Vous n'appellerez pas de votre signature? 870
CHICANNEAU.
Plaît-il?
216 LES PLAIDEURS.
DANDIN.
C'est un contrat en fort bonne façon.
CHICANNEAU.
Je vois qu'on m'a surpris ; mais j'en aurai raison :
De plus de vingt procès ceci sera la source.
On a la fille, soit : on n'aura pas la bourse.
Hé! Monsieur, qui vous dit qu'on vous demande rien? 873
Laissez-nous votre fille, et gardez votre bien.
CHICANNEAU.
Ah!
Mon père, êtes-vous content de l'audience?
Oui-da. Que les procès viennent en abondance,
Et je passe avec vous le reste de mes jours.
Mais que les avocats soient désormais plus courts.
Et notre criminel?
LÉANDRE.
Ne parlons que de joie :
Grâce ! grâce ! mon père.
DANDIN.
Hé bien, qu'on le renvoie
C'est en votre faveur, ma bru, ce que j'en fais.
Allons nous délasser à voir d'autres procès.
FIN DU TROISIEME ET DERNIER ACTE
BRITANNICUS
i
NOTICE SUR BRITANNICUS
La première représentation de Britamncus eut lieu le vendredi
13 décembre 1669 à l'hôtel de Bourgogne. On trouvera plus loin
le compte rendu qu'un ennemi de Racine, Boursault, nous en a
laissé.
La pièce, sans avoir un insuccès, fut très discutée. On n'en épar-
gna guère que le style. Boursault reconnaît le mérite des vers de
Racine, et le gazetier Robinet, qui assista à la seconde représen-
tation, déclarait le style magnifique et bien au-dessus de celui
à'Andromaque. La première Préface de Racine nous donne une
idée des objections qu'on lui fit, et de l'irritation qu'il en ressentit.
Corneille parut se déclarer contre Britannicus. Outre que tous
les envieux de Racine s'abritaient der. ière son grand nom, outre
qu'il devait certainement voir avec chagrin délaisser ses pièces
pour celles de son jeune rival, il avait été blessé de deux ou trois
traits des Plaideurs qui parodiaient impertinemment, à son avis,
des vers fameux du Cid.
Saint-Évremond, qui s'était défendu de trouver Andromaque
parfaite, fit des réserves sur le sujet, trop fort pour les esprits
mondains qui ne peuvent rien souffrir qui aille au delà de l'agré-
meut. On verra plus loin son jugement.
PIÈCES RELATIVES A BRITANNICUS
1. — PREMIÈRE REPRÉSENTATION
DE LA TRAGÉDIE
«Il était sept heures sonnées par tout Paris, dit Boursault dan?
sa nouvelle d'Artémise et Poliante, quand je sortis de l'Hôtel df
Bourgog:ne, où l'on venait de représenter pour la première fois
le Britannicus de M. Racine, qui ne menaçait pas moins que de
mort violente tous ceux qui se mêlent d'écrire pour le théâtre.
Pour moi, qui m'en suis autrefois mêlé, mais si peu que par
bonheur il n'y a personne qui s'en souvienne, je ne laissais pas
d'appréhender comme les autres; et dans le dessein de mourir
d'une plus honnête mort que ceux qui seraient obligés de s'aller
pendre, je m'étais mis dans le parterre pour avoir l'honneur de
me faire étouffer par la foule. Mais le marquis de Courboyer, qui
ce jour-là justifia publiquement qu'il était noble*, ayant attiré à
son spectacle tout ce que la rue Saint-Denis a de marchands qui
se rendent rég-idièrement à l'Hôtel de Bourgogne pour avoir la
première vue de tous les ouvrages qu'on y représente, je me
trouvai si à mon aise que j'étais résolu de prier M. de Corneille,
que j'aperçus tout seul dans une loge, d'avoir la bonté de se pré-
cipiter sur moi, au moment que l'envie de se désespère.- le vou-
drait prendre : lorsqu'Agrippine, ci-devant impératrice de Rome,
1. C'était un gentilhomme huguenot qui fut décapité en place de
Grève le 13 décembre 1669. Il justifia sa noblesse par le supplice qu'il
subit : les roturiers étaient pendus.
PIÈCES RELATIVES A BRITANNICUS. 221
qui, de peur de ne pas trouver Néron, à qui elle désirait parler,
l'attendait à sa porte dès quatre heures du matin, imposa silence
à tous ceux qui étaient là pour écouter.... Monsieur de ***'*,
admirateur de tous les nobles vers de M. Racine, fit tout ce qu'un
véritable ami d'auteur peut faire pour contribuer au succès de
son ouvrage, et n'eut pas la patience d'attendre qu'on le com-
mençât pour avoir la joie de l'applaudir. Son visage, qui à un
besoin passerait pour un répertoire du caractère des passions,
épousait toutes celles de la pièce l'une après l'autre, et se transfor-
mait comme un caméléon à mesure que les acteurs débitaient
leurs rôles : surtout le jeune Britannicus, qui avait quitté la
bavette depuis peu et qui lui semblait élevé dans la crainte de
Jupiter Capitolin, le touchait si fort que le bonheur dont appa-
remment il devait bientôt jouir l'ayant fait rire, le récit qu'on
vint faire de sa mort le fit pleurer; et je ne sais rien de plus
obligeant que d'avoir à point nommé un fond de joie et un fond
de tristesse au très humble service de M. Racine.
« Cependant les auteurs qui ont la malice de s'attrouper pour
décider souverainement des pièces de théâtre, et qui s'arrangent
d'ordinaire sur un banc de l'Hôtel de Bourgogne, qu'on appelle
le banc formidable, à cause des injustices qu'on y rend, s'étaient
dispersés de peur de se faire reconnaître ; et tant que durèrent
les deux premiers actes, l'appréhension de la mort leur faisait
désavouer une si glorieuse qualité; mais le troisième acte les
ayant un peu rassurés, le quatrième qui lui succéda semblait ne
leur vouloir point faire de miséricorde, quand le cinquième, qu'on
estime le plus méchant de tous, eut pourtant la bonté de leur
rendre tout à fait la vie. Des connaisseurs, auprès de qui j'étais
incognito, et de qui j'écoutais les sentiments, en trouvèrent les
vers fort épurés; mais Agrippine leur parut fière sans sujet,
Burrhus vertueux sans dessein, Britannicus amoureux sans juge-
ment, Narcisse lâche sans prétexte, Junie constante sans fermeté,
et Néron cruel sans malice. D'autres, qui pour les trente sous
qu'ils avaient donnés à la porte crurent avoir la permission de
dire ce qu'Hs en pensaient, trouvèrent la nouveauté de la cata-
strophe si étonnante, et furent si touchés de voir Junie, après
1. Les frères Parfait, sans aucune preuve, reconnaissent là lioileau
M. de "" ne parait guère indiquer pourtant M. Despréaux,
222 PIECES RELATIVES A BRITANNICUS.
reinpoisonnement de Britannicus, s'aller rendre religieuse de
l'ordre de Vesla, qu'ils auraient nommé cet ouvrage une tragédie
chrétienne, si l'on ne les eût assurés que Yesta ne l'était pas....
Quoique rien ne m'engage à vouloir du bien à M. Racine, et qu'il
m'ait désobligé sans lui en avoir donné aucun sujet, je vais
rendre justice à son ouvrage, sans examiner qui en est l'auteur.
Il est constant que dans le Britannicus il y a d'aussi beaux vers
quon en puisse faire, et cela ne me surprend pas, car il est
impossible que M. Racine en fasse de méchants. Ce n'est pas
qu'il n'ait répété en bien des endroits : que fats-je? que dis-je?
et quoi quil en soit, qui n'entrent guère dans la belle poésie ;
mais je regarde cela comme sans doute il l'a regardé lui-même,
c'est-à-dire connne une façon de parler naturelle qui peut
échapper au génie le plus austère, et paraître dans un style qui
d'ailleurs sera fort châtié. Le premier acte promet quelque chose
de fort beau, et le second même ne le dément pas; mais au
troisième il semble que l'auteuK se soit lassé de travailler; et le
quatrième, qui contient une partie de l'histoire romaine, et qui
par conséquent n'apprend rien qu'on ne puisse voir dans Florus
et dans Coêlfeteau, ne laisserait pas de faire oublier qu'on s'est
ennuyé au précédent, si dans le cinquième la façon dont Britan-
nicus est empoisonné, et celle dont Junie se rend vestale, ne
faisaient pitié. Au reste, si la pièce n'a pas eu tout le succès
qu'on s'en était promis, ce n'est pas faute que chaque acteur n'ait
triomphé dans son personnage. La des Œillets, qui ouvre la
scène en qualité de mère de Néron, et qui a coutume de charmer
tous ceux devant qui elle paraît, fait mieux qu'elle n'a jamais
fait jusqu'à présent; et quand Lafleur, qui vient ensuite sous le
titre de Burrhus, en serait aussi bien l'original qu'il n'en est
que la copie, à peine le représenterait-il plus naturellement.
Brécourt, de qui l'on admire l'intelligence, fait mieux Britannicus
que s'il était le fils de Claude ; et Hauteroche joue si finement
ce qu'il y représente qu'il attraperait un plus habile homme que
Britannicus. La d'Ennebaut, qui dés la première fois qu'elle
parut sur le théâtre attira les applaudissements de tous ceux
qui la virent, s'acquitte si agréablement du personnage de Junie,
qvi'il n'y a point d'auditeurs qu'elle n'intéresse en sa douleur;
et pour ce qui est de Floridor, qui n'a pas besoin que je fasse son
éloge, et qui est si accoutumé à bien faire que dans sa bouche
PIÈCES RELATIVES A BRITANMCUS. 223
une méchante chose ne le parait plus, on peut dire que si >'éron,
qui avait tant de plaisir à réciter des vers, n'était pas mort il y
quinze cents je ne sais combien d'années, il prendrait un soin
particulier de sa fortune, ou le ferait mourir par jalousie.... »
(Boursault, Arlémise et Poliante, Nouvelle, Paris, 1690, in-12.)
II. — JUGEMENT DE SAINT-EVREMOND
(( J'ai lu Britanmcus avec assez d'attention pour y remarquer
de belles choses. Il passe, à mon sens, Y Alexandre et VAndro-
7uaqiie; les vers en sont plus magnifiques; et je ne serois pas
étonné qu'on y trouvât du sublime. Cependant je déplore le
malheur de cet auteur d'avoir si dignement travaillé sm^ un
sujet qui ne peut souffrir une représentation agréable. En effet,
l'idée de >'arcisse, d'Agrippine et de Néron, l'idée, dis-je, si
noire et si horrible qu'on se fait de leurs crimes, ne sauroit
s'effacer de la mémoire du spectateur, et quelques efforts qu'il
fasse pour se défaire de la pensée de leurs cruautés, l'horreur
qu'il s'en forme détruit en quelque manière la pièce. »
{Œuvres de Saùit-Évremond, tome II, p. 525 et 326.)
QUESTIONS SUR BRITANNICUS
I. Étudier les critiques adressées à la tragédie de Bntannicus
par les contemporains.
II. Les caractères : Néron. — Agrippine. — Narcisse. — Burrhus
(pourquoi Burrhus plutôt que Sénèque).
III. L'action dans Britannicus.
lY, L'histoire romaine dans Britannicus. Comparer Corneille et
Racine, et plus particulièrement Othon et Britannicus.
V. Comparer les physionomies diverses de Néron dans Suétono,
Tacite, Racine et Renan [Antéchrist).
VI. Le caractère de Néron au théâtre avant Racine [YOctavjc
attribuée à Sénèque; la Mort de .Sénèque, de Tristan,
1645; Arie et Petus ou les Amours de Néron, de Gilbcrl,
1660).
VII. Racine traducteur et imitateur de Tacite. Étude sur la cou-
leur du style dans Britannicus.
VIII. Étudier les scènes retranchées par Racine dans Britan-
nicus : et notamment la scène du '5" acte. Discuter les
raisons du retranchement,
iX. Le dénouement de Britannicus.
A MONSEIGNEUR
LE DUC DE CHEVREUSE'
Monseigneur,
Vous serez peut-être étonné de voir votre nom à la lète
de cet ouvrage ; et si je vous avois demandé la permission
de vous l'offrir, je doute si je l'aurois obtenue. Mais ce
seroit être en quelque sorte ingrat que de cacher plus
longtemps au monde les bontés dont vous m'avez toujours
honoré. Quelle apparence qu'un homme qui ne travaillé
que pour la gloire se puisse taire d'une protection aussi
glorieuse que la vôtre? Non, Monseigneur, il m'est trop
avantageux que l'on sache que mes amis mêmes ne vous
sont pas indifférents, que vous prenez part à tous mes
ouvrages*, et que vous m'avez procuré l'honneur de lire
1. Charles-Honoré d'Albert, duc de Luynes, de Chevreuse et de
Chaulnes, né le 7 octobre 16i6, mort le 5 novembre 1712 : élève de Lan-
celot et intimement lié avec les jansénistes; beau-frère du duc de Beau-
villers, et, comme lui, très attaché au duc de Bourgogne et tout dévoué
à Fénelon. Un cousin de Racine, intendant du duc de Luynes, Nicolas
Vitart, chez qui il logea quelque temps au sortir du collège, l'avait mis
en relation avec la famille du duc de Chevreuse, qu'il avait peut-être
connu lui-même, tout jeune encore, dès cette époque.
2. Il n'y a pas à se demander si le duc de Chevreuse aidait Racine à
composer ses ouvrages. Prendre jtart signifie jjvendre intérêt, comme
dans ce vers d'Andromaque :
Semblait-il seulement qu'il eût part à mes larmes?
— Au reste, je ne sais pas ce que peut signifier ici la mention des amis
de Racine.
22G A MONSEIGNEUR LE DUC DE CIIEYREUSE.
celui-ci devant un homme dont toutes les heures sont
précieuses'. Vous fûtes témoin avec quelle pénétration
d'esprit il jugea de l'économie ^ de la pièce, et combien
l'idée qu'il s'est formée d'une excellente tragédie est au
delà de tout ce que j'en ai pu concevoir. Ne craignez pas,
Monseigneur, que je m'engage plus avant, et que n'osant le
louer en face, je m'adresse à vous pour le louer avec plus
de liberté. Je sais qu'il seroit dangereux de le fatiguer de
ses louanges ; et j'ose dire que cette même modestie, qui
vous est commune avec lui, n'est pas un des moindres
liens qui vous attachent l'un à l'autre. La modération n'est
qu'une vertu ordinaire quand elle ne se rencontre qu'avec
des qualités ordinaires. Mais qu'avec toutes les qualités et
du cœur et de l'esprit, qu'avec un jugement qui, ce semble,
ne devroit être le fruit que de l'expérience de plusieurs
années, qu'avec mille belles connoissances que vous ne
sauriez cacher à vos amis particuliers, voiis ayez encore
cette sage retenue que tout le monde admire en vous, c'est
sans doute une vertu rare en un siècle où l'on fait vanité
des moindres choses. Mais je me laisse emporter insensi-
blement à la tentation de parler de vous. Il faut qu'elle
soit bien violente, puisque je n'ai pu résister dans une
lettre où je n'avois autre dessein que de vous témoigner
avec combien de respect je suis,
MONSEIGNEUR,
Votre très humble et très obéissant serviteur.
Racine.
1. Culbert, dont le duc de Chevrense avait épousé la fille aînée ei
1GG7. et à qui Racine dédia plus tard sa Bérénice.
2. L'arrangement, la dispo ition du sujet.
PREMIÈRE PRÉFACE'
De tous les ouvrages que j'ai donnés au public, il n'y en
a point qui m'ait attiré plus d'applaudissements ni plus de
censeurs que celui-ci. Quelque soin que j'aie pris pour
travailler cette tragédie, il semble qu'autant que je me
iuis efforcé de la rendre bonne, autant de certaines gens
se sont efforcés de la décrier. Il n'y a point de cabale qu'ils
n'aient faite, point de critique dont ils ne se soient avisés.
Il y en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi.
ils ont dit que je le faisois trop cruel. Pour moi, je croyois
que le nom seul de Néron faisoit entendre quelque chose
de plus que cruel. Mais peut-être qu'ils raffinent sur son
histoire, et veulent dire qu'il étoit honnête homme- dans
1. CeUe Préface est celle qui parut avec la première édition de la
pièce, en 1670.
i. llacine donne ici à l'expression un rens moral. Le plus souvent,
sans exclure la probité et l'honnêteté du cœur, elle s'appliquait surtout à
la politesse des manières et à la culture de l'esprit. « L'n honnête homme
est celui qui connaît les bienséances et qui les sait pratiquer. » (Ghev.
de Jléré.) « Le vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien. »
(La Rochefoucauld.) Une femme dit d'un cavalier dans une camédie :
Qu'il a l'air noble et doux! qu'il danse en honnête homme.'
(Boisrobert, la Belle Invisible.)
« Soas ces arbres étaient dressées des tentes pour le peuple; car on y
voyait peu d'honnêtes gens. » (Perrot d'Ablancourt, trad. de Lucien.)
228 PREMIÈRE PRÉFACE.
ses premières années. Il ne faut qu'avoir lu Tacite pour
savoir que s'il a été quelque temps un bon empereur, il a
toujours été un très méchant homme. 11 ne s'agit point
dans ma tragédie des affaires du dehors. Néron est ici
dans son particulier et dans sa famille. Et ils me dispen-
seront de leur rapporter tous les passages qui pourroient
bien aisément leur prouver que je n'ai point de réparation
à lui faire.
D'autres ont dit, au contraire, que je l'avois fait trop
bon. J'avoue que je ne m'étois pas formé l'idée d'un bon
homme en la personne de Néron. Je l'ai toujours regardé
comme un monstre. Mais c'est ici un monstre naissant. Il
n'a pas encore mis le feu à Rome. Il n'a pas tué sa mère,
sa femme, ses gouverneurs. A cela près, il me semble qu'il
lui échappe assez de cruautés pour empêcher que personne
ne le méconnoisse^
Quelques-uns ont pris l'intérêt de Narcisse, et se sont
plaints que j'en eusse fait un très méchant homme et le
confident de Néron. Il suffit d'un passage pour leur
répondre. « Néron, dit Tacite, porta impatiemment la mort
de Narcisse, parce que cet affranchi avoit une conformité
merveilleuse avec les vices du prince encore cachés :
Cujus abditis adliuc vitiis mire congruebat^. »
Les autres se sont scandaHsés que j'eusse choisi un
homme aussi jeune que Rritannicus pour le héros d'unej
tragédie. Je leur ai déclaré, dans la préface d'inf/rom«^we,
les sentiments d'Aristote sur le héros de la tragédie; et
que bien loin d'être parfait, il faut toujours qu'il ait quel-
que imperfection. Mais je leur dirai encore ici^ qu'un jeune j
1. Méconnaitre signifie ici, comme dans maint passage de Racine et de
ses contemporains, ne ims reconnaitre. Méconnaissance avait un sensj
analogue.
2. Annales, XIIF, i.
3. Racine aurait pu alléguer, comme exemple d'un tout jeune héros ■
de tragédie, l'Ion d'Euripide.
PREMIÈRE PRÉFACE. 229
prince de dix-sept ans, qui a beaucoup de cœur, beaucoup
d'amour, beaucoup de franchise et beaucoup de crédulité,
qualités ordinaires d'un jeune homme, m'a semblé très
capable d'exciter la compassion. Je n'en veux pas davan-
tage.
Mais, disent-ils, ce prince n'entroit que dans sa quin-
zième année lorsqu'il mourut. On le fait vivre, lui et Nar-
cisse, deux ans plus qu'ils n'ont vécu. Je n'aurois point
parlé de cette objection, si elle n'avoit été faite avec cha-
leur par un homme qui s'est donné la liberté de faire
régner vingt ans un empereur qui n'en a régné que huit*,
quoique ce changement soit bien plus considérable dans
la chronologie, où l'on suppute les temps par les années
des empereurs.
Junie ne manque pas non plus de censeurs. Ils disent
que d'une vieille coquette, nommée Junia Silana^, j'en ai
fait une jeune fille très sage. Qu'auroient-ils à me répon-
dre si je leur disois que cette Junie est un personnage
inventé, comme l'Emilie de Cinna, comme la Sabine
d'Horacel Mais j'ai à leur dire qu^ s'ils avoient bien lu
l'histoire, ils auroient trouvé une Junia Calvina, de la
famille d'Auguste, sœur de Silanus, à qui Claudius avoit
promis Octavie. Cette Junie étoit jeune, belle, et, comme
dit Sénèque, festivissima omnium puellarum^. Elle aimoit
1. Allusion à VHéracliiis de Corneille. Dans YExnmen de sa tragédie,
Corneille reconnaît qu'il a prolongé de douze ans la durée de l'empire de
Phocas ; et dans l'Avis au lecteur, tout en alléguant les exemples des
anciens, il avoue que le succès surtout l'a justifié, et que cette falsifi-
cation de l'histoire ne doit pas passer en exemple.
2. Junie ne ressemblerait guère ea effet à cette Junia Silana, femme
de C. Silius, que Messaline avait fait renvoyer par son mari, amie intime,
puis ennemie mortelle d'Agrippine, qui intrigue contre elle, se fait exiler,
rentre quand son crédit décroit, et meurt presque au moment où Néron
fait assassiner sa mère. (Tacite, Annales, XII, xix, xxn, XIV, xn.)
5. Sénèque, Apocolokyniosis, viu. — II n'y a guère plus de rapport,
quoi qu'en dise Racine, entre Junie et Junia Calvina, qu'entre Junie et
230 PREMIERE PREFACE.
tendrement son frère; « et leurs ennemis, dit Tacite, les
accusèrent tous deux d'inceste, quoiqu'ils ne fussent cou-
pables que d'un peu d'indiscrétion* ». Si je la représente
plus retenue qu'elle n'étoit, je n'ai pas ouï dire qu'il nous
fût défendu de rectifier les mœurs d'un personnage, sur-
tout lorsqu'il n'est pas connu.
L'on trouve étrange qu'elle paroisse sur le théâtre après
la mort de Britannicus. Certainement la délicatesse ^ est
grande de ne pas vouloir qu'elle dise en quatre vers assez
touchants qu'elle passe chez Octavie^. Mais, disent-ils, cela
ne valoit pas la peine de la faire revenir. Un autre l'auroit
pu raconter pour elle. Ils ne savent pas qu'une des règles
du théâtre est de ne mettre en récit que les choses qui ne
se peuvent passer en action*; et que tous les anciens font
venir souvent sur la scène des acteurs qui n'ont autre
chose à dire, sinon qu'ils viennent d'un endroit, et qu'ils
s'en retournent en un autre.
Tout cela est inutile, disent mes censeurs. La pièce est
finie au récit de la mort de Britannicus, et l'on ne devroit
point écouter le reste. On l'écoute pourtant, et même
avec autant d'attention qu'aucune fin de tragédie. Pour
moi, j'ai toujours compris que la tragédie étant l'imita-
Junia Silana, hormis l'âge. Si Silana était une vieille coquette, il semble
bien que la jeune Galvina fût plus ou pis qu'une jeune coquette.
1. Tacite, Annales, XII, iv : frntrum non incestum, sed inciistoditum
amorem. On voit au chapitre vin du même livre qu'après la mort de
son frère, Silana fut exilée et ne revint à Rome qu'en 59.
2. Délicatesse se prenait souvent dans un sens favorable, scrupule
excessif, susceptibilité exagérée, raffinement outré.
3. Ces vers, à la représentation et dans la première édition, faisaient
partie de la courte scène vi du V" acte. Racine donna plus tard raison
à ses ennemis en supprimant la scène.
i. Horace, Art poétique, 180-182 :
Segnius irritant animes demissa per aurem,
Quam quse sunt oculis subjecta fideiibus, et quse
Ipse sibi tradit spectator.
PREMIÈRE PRÉFACE. 251 j
'1
tion d'une action complète, où plusieurs personnes con- j
courent S cette action n'est point finie que l'on ne sache .
en quelle situation elle laisse ces mêmes personnes. C'est ' j
ainsi que dans VAntigone il emploie autant de vers à repré- J
senter la fureur d'Hémon et la punition de Créon après la " \
mort de cette princesse, que j'en ai employé aux impré- ^
cations d'Agrippine, à la retraite de Junie, à la punition i
de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la mort de ■
Britannicus. ;
Que faudroit-il faire pour contenter des juges si dif- ^ J
ficiles? La chose seroit aisée, pour peu qu'on voulût '^'^\
trahir le bon sens. Il ne faudroit que s'écarter du naturel M^i
pour se jeter dans l'extraordinaire. Au lieu d'une action '• b
simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une /-"Sj
action qui se passe en un seul jour, et qui s'avançant par '> (
degrés vers sa fin, n'est soutenue que par les intérêts, — J
les sentiments et les passions des personnages^, il faudroit
remplir cette mèmQ action de quantité d'incidents qui ne ^
se pourroient passer qu'en un mois, d'un grand nombre/^ ^
de jeux de théâtre, d'autant plus surprenants qu'ils seroient^ j
moins vraisemblables, d'une infinité de déclamations où ;
l'on feroit dire aux acteurs tout le contraire de ce qu'ils {
devroient dire. Il faudroit, par exemple, représenter quel- ";
que héros ivre, qui se voudroit faire haïr de sa maî- :'.
tresse de gaieté de cœur', un Lacédémonien grand par I
1. Allusion à la fameuse définition d'Aristote, qui commence ainsi: ^
"E^Ttv ouv xpaytoSta [xtjXTfjati; Tipà^ew; aTtouôaîaç xal xeXetaç.... J
2. Voilà la définition de la tragédie telle que la conçoit Racine, et ^
telle aussi que Boileau la représente dans son A7^t poétique. La suite est
une vive attaque contre les intrigues et les caractères de Corneille. *
3. C'est bien d'Attila que Racine veut parler. « Tous les autres (histo-
riens), dit Corneille dans son Avis au lecteur, rapportent qu'il avait 'l
accoutumé de saigner du nez, et que les vapeurs du vin et des viandes '■
dont il se chargea fermèrent le passage à ce sang, qui, après l'avoir
étouffé, sortit avec violence par tous les conduits. » Yiiw somnoque J^
252 PREMIÈRE PRÉFACE.
l(Hir*, un conquérant qui ne débiteroit que des maximes
d'amour^, une femme qui donneroit des leçons de fierté à
des conquérants 3. Voilà sans doute de quoi faire récrier tous
ces Messieurs. Mais que diroit cependant le petit nombre
de gens sages auxquels je m'efforce de plaire? De quel
front oserois-je me montrer, pour ^ainsi dire, aux yeux
de ces grands hommes de l'antiquité que j'ai choisis
pour modèles? Car, pour me servir de la pensée d'un
ancien*, voilà les véritables spectateurs que nous devons
{/ravatits, dit Jornandès. Mais Corneille a supprimé l'ivresse au dénoue-
ment de sa pièce. « J'ai cru plus à propos, dit-il de la mort d'Attila, d'en
attribuer la cause à un excès de colère qu'à un excès d'intempérance. »
Racine a donc tort d'appeler Attila lai héros ivre. Il n'est pas très vrai
non plus qu'Attila veuille de gaieté de cœur se faire ha'ir de sa maitresse.
Racine fait allusion à la u' scène du III* acte, où Attila, à qui l'intérêt
politique commande d'épouser la Romaine Ilonorie, et dont la fierté
s'indigne de se sentir asservie à l'amour d'Ildione, dépeint à celle-ci ce
qu'il y a en lui d'orgueil, de brutalité, de cruauté, et de peu fait enlin
pour inspirer l'amour : se sentant faible pour préférer Honorie à
Ildione, il voudrait que celle-ci par un refus l'y contraignit, et que la
disgrâce de son amour le rendit tout à l'ambition.
1. Cf. la scène i de l'acte III d'Agésilas, où le héros lacédémonien,
grand parleur en effet, débite des tirades de 60 et 80 vers. — Racine
reproche la chose à Corneille comme un manque de convenance ou de
vraisemblance historique, les Lacédémoniens étant fameux pour leur
laconisme et la brièveté de leur langage.
2. César, dans Pompée. Cf. acte IV, scène m.
3. Cornélie, dans Pompée. Cf. acte III, scène iv, et acte IV, scène iv.
-i. C'est de Longin qu'il s'agit. Voici le passage de cet auteur, tel que
Boileau l'a traduit au chapitre xu du Traité du Sublime : « Ces grands
hommes... nous élèvent l'âme presque aussi haut que l'idée que nous
avons conçue de leur génie, surtout si nous nous imprimons bien ceci en
nous-mêmes : « Que penseraient Homère ou Dérnosthène de ce que je
« dis, s'ils m'écoutaient? et quel jugement feraient-ils de moi? » En
effet, nous ne croirons pas avoir vm médiocre prix à disputer si nous
pouvons nous figurer que nous allons, mais sérieusement, rendre compte
de nos écrits devant un si célèbre tribunal, et sur un théâtre où nous
avons de tels héros pour juges et pour témoins. » (Note de M. Paul
Mesnard.) — Sainte-Beuve, dessinant une sorte de Parnasse idéal, où il
logeait les vrais classiques de tous les temps et do tous les pays, termi-
nait ainsi : « Tout en parlant notre langue, en subissant les conditions
PREMIERE PREFACE. 233
nous proposer; et nous devons sans cesse nous demander:
(( Que diroient Homère et Virgile, s'ils lisoient ces vers?
que diroit Sophocle, s'il voyoit représenter cette scène? »
Quoi quil en soit, je n'ai point prétendu empêcher qu'on
ne parlât contre mes ouvrages. Je l'aurois prétendu inuti-
lement. Quid de te alii loquantur, ipsi videant, dit Cicé-
ron* ; sed loquentur tamen.
Je prie seulement le lecteur de me pardonner cette
petite préface, que j'ai faite pour lui rendre raison ^ de
ma tragédie. Il n'y a rien de plus naturel que de se dé-
fendre quand on se croit injustement attaqué. Je vois que
Térence même semble n'avoir fait des prologues que pour
se justifier contre les critiques d'un vieux poëte maUnten-
tionné, malevoli veteris poetse, et qui venoit briguer des
voix contre lui jusqu'aux heures où l'on représentoit ses
comédies.
....Occepta est agi,
Exclamât. . . ^.
On me pouvoit faire une difficulté qu'on ne m'a point
faite. Mais ce qui est échappé aux spectateurs pourra
être remarqué par les lecteurs. C'est que je fais entrer
Junie dans les Vestales, où, selon Aulu-Gelle*, on ne
des âges où nous sommes jetés, et où nous puisons notre force comme
nos défauts, demandons-nous de temps en temps, le front levé vers les
collines et les yeux attachés au groupe des mortels révérés : Que
diraient-ils de nous? »
1. Cicéron, République, VI, xvi. « Ce que les autres disent de toi, c'est
leur affaire; mais ils diront toujours. »
2. Rendre raison ne signifiait alors que justifier, expliquer, rendre
compte. L'Académie même en 1718 ne donne pas d'autre sens.
3. Térence, Eunuque, prologue, v. 22 et 23. « On commençait la
représentation; il s'écrie. »
i. Qui de Vestali virqine capienda scrijjseruut, quorum diligentis'
sime scripsit Labeo Antistius, minorem quain annos sex, majorem
quam annos decem natam, negaverunt capi fas esse. {Nuits alliques,
25 i PREMIERE PREFACE.
recevoit personne au-dessous de six ans, ni au-dessus
de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa protec-
tion, et j'ai cru qu'en considération de sa naissance, de
sa vertu et de son malheur, il pouvoit la dispenser de
l'âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l'âge
pour le consulat tant de grands hommes qui avoient mé-
rité ce privilège.
Enfin je suis très persuadé qu'on me peut faire bien
d'autres critiques, sur lesquelles je n'aurois d'autre parti
à prendre que celui d'en profiter à l'avenir. Mais je plains
fort le malheur d'un homme qui travaille pour le public.
Ceux qui voient le mieux nos défauts sont ceux qui les
dissimulent le plus volontiers. Us nous pardonnent les
endroits qui leur ont déplu, en faveur de ceux qui leur
ont donné du plaisir. Il n'y a rien, au contraire, de plus
injuste qu'un ignorant. Il croit toujours que l'admiration
est le partage des gens qui ne savent rien*. Il condamne
toute une pièce pour une scène qu'il n'approuve pas. Il
s'attaque même aux endroits les plus éclatants, pour faire
croire qu'il a de l'esprit; et pour peu que nous résis-
tions à ses sentiments, il nous traite de présomptueux
qui ne veulent croire personne, et ne songe pas qu'il
I, XII.) « Ceux qui ont écrit sur le recrutement des Vestales (et le plus
exact est Antistius Labeo), ont dit qu'on ne pouvait la prendre âgée de
moins de six ans et de plus de dix. »
1. Molière développe cette idée dans le Misanthrope (II, iv), par la
touche de Célimène, qui fait le portrait de Damis :
Depuis que dans la tête il s'est mis d'être habile,
Rien ne touche son goût, tant il est difficile;
Il veut voir des défauts à tout ce qu'on écrit,
Et pense que louer n'est pas d'un bel esprit,
Que c'est être savant que trouver à redire,
Qu'il n'appartient qu'aux sots d'approuver et de rire,
Et qu'en n'approuvant rien des ouvrages du temps,
Il se met au-dessus de tous les autres gens.
PREMIERE PREFACE. 235
tire quelquefois plus de vanité d'une critique fort mau-
vaise, que nous n'en tirons d'une assez bonne pièce de
théâtre.
Homine imperito nimquam quidquam mjustius^.
i. Térence, Adelphes, v. 99. — « Il n'y a rien de plus injuste qu'un
ignorant. »
SECONDE PRÉFACE'
Voici cellfi de mes tragédies que je puis dire que j'ai le
plus travaillée*. Cependant j'avoue que le succès ne ré-
pondit pas d'abord à mes espérances. A peine elle parut
sur le théâtre, qu'il s'éleva quantité de critiques qui sem-
bloient la devoir détruire. Je crus moi-même que sa des-
tinée seroit à l'avenir moins heureuse que celle de mes
autres tragédies. Mais enfin il est arrivé de cette pièce ce
qui arrivera toujours des ouvrages qui auront quelque
bonté. Les critiques se sont évanouies; la pièce est de-
meurée. C'est maintenant celle des miennes que la cour et
le public revoient le plus volontiers; et si j'ai fait quelque
chose de soUde et qui mérite quelque louange, la plupart
des connoisseurs demeurent d'accord que c'est ce même
Britannicus.
A la vérité j'avois travaillé sur des modèles qui m'avoient
extrêmement soutenu dans la peinture que je voulois faire
de la cour d'Agrippine et de Néron. J'avois copié mes per-
sonnages d'après le plus grand peintre de l'antiquité, je
veux dire d'après Tacite. Et j'étois alors si rempli de la
lecture de cet excellent historien, qu'il n'y a presque pas
un trait éclatant dans ma traerédie dont il ne m'ait donné
1. Racine eut le bon esprit, à partir de 1676, de substituer cette pré-
face à celle qui précède.
SECONDE PRÉFACE. 23'"i
ridée. J'avois voulu mettre dans ce recueil un extrait des
plus beaux endroits que j'ai tâché d'imiter; mais j'ai
trouvé que cet extrait tiendroit presque autant de place
que la tragédie. Ainsi le lecteur trouvera bon que je le
renvoie à cet auteur, qui aussi bien est entre les mains de
tout le monde; et je me contenterai de rapporter ici
quelques-uns de ses passages sur chacun des personnages
que j'introduis sur la scène.
Pour commencer par Néron, il faut se souvenir qu'il est
ici dans les premières années de son règne, qui ont été
heureuses, comme l'on sait. Ainsi il ne m'a pas été permis
de le représenter aussi méchant qu'il a été depuis. Je ne
le représente pas non plus comme un homme vertueux,
car il ne l'a jamais été. Il n'a pas encore tué sa mère, sa
femme, ses gouverneurs; mais il a en lui les semences de
tous ces crimes. Il commence à vouloir secouer le joug. II
les hait les uns et les autres, et il leur cache sa haine
sous de fausses caresses : Faclus natiira velare odium fal-
lacibus blanditiisK En un mot, c'est ici un monstre nais-
sant, mais qui n'ose encore se déclarer, et qui cherche des
couleurs à ses méchantes * actions : Hadenus New fla-
(j'itus et sceleribus velamenta quœsivit^. Une pouvoit souffrir
Octavie, princesse d'une bonté et d'une vertu exemplaire :
Fcdo quodam, an quia prsevalent ilUcita; metuebaturque ne
in stupra feminarum illustrium prorumperei^ .
Je lui donne Narcisse pour confident. J'ai suivi en cela
Tacite, qui dit que Néron porta impatiemment la mort de
Narcisse, parce que cet affranchi avoit une conformité
merveilleuse avec les vices du prince encore cachés :
Cujus abdiiis adhuc vitiis mire congniebat^. Ce passage
i. Tacite, An7mles,\l\.L\i .
2. Méchant : très fréquent alors au sens de mauvak>
3. Tacite, Annales, XIII, xlvu.
4. Id., ibid., illl, xii.
5. Id., ibid., KIII, I.
258 SECONDE PRÉFACE.
prouve deux choses : il prouve et que Néron étoit déjà
vicieux, mais qu'il dissimuloit ses vices, et que Narcisse
l'entretenoit dans ses mauvaises inclinations.
J'ai choisi Burrhus pour opposer un honnête homme
à cette peste de cour; et je l'ai choisi plutôt que Sénèque.
En voici la raison : ils étaient tous deux gouverneurs de
la jeunesse de Néron, l'un pour les armes, l'autre pour les
lettres; et ils étoient fameux, Burrhus pour son expérience
dans les armes et pour la sévérité de ses mœurs, milita'
ribiis curis et severitate morum; Sénèque pour son élo-
quence et le tour agréable de son esprit, Seneca prœceptis
eloquentiœ et comitate honesta^. Burrhus, après sa mort,
fut extrêmement regretté à cause de sa vertu : Civitati
grande desiderium ejus mansit per memoriam virtutis^.
Toute leur peine étoit de résister à l'orgueil et à la
férocité d'Agrippine, quœ, cunctis malœ dominationis cupi-
dinihus flagrans, habebat in partibus Pallantem^. Je ne dis
que ce mot d'Agrippine, car il y auroit trop de choses à en
dire. C'est elle que je me suis surtout efforcé de bien
exprimer, et ma tragédie n'est pas moins la disgrâce
d'Agrippine que la mort de Britannicus. Cette mort fut un
coup de foudre pour elle, et il parut, dit Tacite, par sa
frayeur et par sa consternation, qu'elle étoit aussi inno-
cente de cette mort qu'Octavie. Agrippine perdoit en lui
sa dernière espérance, et ce crime lui en faisoit craindre
un plus grand : Sibi supremum auxilium ereptum, et parri-
cidii exemplum intelligebat*.
L'âge de Britannicus étoit si connu, qu'il ne m'a pas été
permis de le représenter autrement que comme un jeune
prince qui avoit beaucoup de cœur, beaucoup d'amour et
beaucoup de franchise, qualités ordinaires d'un jeune
1. Tacile, Annales, XIII, ii.
2. Id., ibicl, XIV, Li.
3. kl., ihul., XIII, II.
4. Id., ibid.,\m,xv:.
SECONDE PREFACE. 239
homme. Il avoit quinze ans, et on dit qu'il avoit beau-
coup d'esprit, soit qu'on dise vrai, ou que ses malheurs
aient fait croire cela de lui, sans qu'il ait pu en donner
des marques : Neque segnem ei fuisse indolem ferunt; sivc
venun, seii periculis commendatus retinuit famam sine expe-
rimento^.
Il ne faut pas s'étonner s'il n'a auprès de lui qu'un aussi
méchant homme que Narcisse; car il y avoit longtemps
qu'on avoit donné ordre qu'il n'y eût auprès de Britanni-
cus que des gens qui n'eussent ni foi ni honneur : Nam ut
proximus quisque Britannico neque fas neque fidem pensi
haberet, olim provisum eraV^.
H me reste à parler de Junie. Il ne la faut pas confondre
avec une vieille coquette qui s'appeloit Junia Silana. C'est
ici une autre Junie, que Tacite appelle Junia Calvina, de
la famille d'Auguste, sœur de Silanus à qui Claudius âvoit
promis Octavie. Cette Junie étoit jeune, belle, et, comme
dit Sénèque, festivissima omnium puellarum. Son frère et
elle s'aimoient tendrement; « et leurs ennemis, dit Tacite,
les accusèrent tous deux d'inceste, quoiqu'ils ne fussent
coupables que d'un peu d'indiscrétion ». Elle vécut jus-
qu'au règne de Vespasien.
Je la fais entrer dans les Vestales, quoique, selon Auhi-
Gelle, on n'y reçût jamais personne au-dessous de six ans,
ni au-dessu^ de dix. Mais le peuple prend ici Junie sous sa
protection. Et j'ai cru qu'en considération de sa naissance,
de sa vertu et de son malheur il pouvoit la dispenser de
l'âge prescrit par les lois, comme il a dispensé de l'âge
pour le consulat tant de grands hommes qui avoient mé-.
rite ce privilège.
1. Tacite, Annales^ XII, xxvi.
2. Id., ibid., XIII, XV.
ACTEURS
NÉRON, empereur, fils d'Agrippine. . . . Floridor*.
BRITANNICUS, fils de l'empereur Claudius. Brécourt^.
AGRIPPINE, veuve de Domitius Enobarbus ^,
père de Néron, et, en secondes noces,
veuve de l'empereur Claudius.. .... Mlle des Œillets'*.
JUNIE, amante de Britannicus Mlle d'Exnebaut^.
BURRHUS, gouverneur de Néron Lafleur'^.
NARCISSE, gouverneur de Britannicus.. . Hauteroche^.
ALBINE, confidente d'Agrippine.
Gardes.
La scène est à Rome, dans une chambre du palais de Néron*.
1. Floridor : cf. p. 58, n. 2.
2. Brécourt (Guillaume Marcoureau, sieur de) fit partie de la troupe
de Molière, et figura dans Ylmpi'omptu de Versailles. Il entra à l'Hôtel
de Bourgogne en 1664 et mourut en 1685. Il écrivit quelques comédies,
dont VOmhrede Molière (1674).
3. Racine francise le commencement du nom d'Ahenobnrbus ou Ae7io-
barbus. — De race ancienne et illustre, petit-neveu d'Auguste par sa mère
Antonia major, fille d'Antoine et d'Octavie, ce Domitius fut d'ailleurs le
digne père de IS'éron. « Attaché en Orient à Caius César, il tua de sa main
un affranchi qui n'avait pas voulu boire autant qu'il l'ordonnait. Il
écrasa exprès, au galop de ses chevaux, un enfant sur la voie Appienne.
Il arracha un œil à un chevalier romain qui n'était pas de son avis. Sa
mauvaise foi égalait sa cruauté. Sur la fin du règne de Tibère, il fut
accusé pour crime de lèse-majesté, d'adultère et d'inceste avec sa sœur
Lépida. Il mourut d'hydropisie à Pyrges. » {^ote de M. Person, au cha-
pitre Lxxv du livre IV des Annales de Tacite.)
4. Mlle (les Œillets : cf. p. 38, n. 4.
o. Mlle (l'Ennebaut, cf. p. 448, n. 1.
6. Lafieur prit, à la mort de Montfleury (1661), les rois et les paysans,
avec les Gascons et les capitans.
7. Ilauteroche, cf. p. 448, n. 1.
8. L'unité de lieu est donc aussi rigoureuse que possible.
BRITANNICUS
tragédie'
ACTE 1
SCÈNE PREMIÈRE
AGRIPPINE, ALBINE.
ALBINE,
Quoi? tandis que Néron s'abandonne au sommeil,
Faut-il que vous veniez attendre son réveil*?
Qu'errant dans le palais sans suite et sans escorte,
La mère de César veille seule à sa porte?
Madame, retournez dans votre appartement.
1. Comparez ce que dit Juvénal d'Annibal chez Pruskis :
.... Uagmis
Mirandiisque cliens sedet ad prsetoria régis,
Donec Bithyno libeat viligare tyranno.
(Saf.,X,v. 159-161.)
« Ce terrible client, qu'on s'étonne de voir là, vient s'asseoir à la porte
du palais, jusqu'à ce qu'il plaise au despote bithynien de s'éveiller. »
2i2 BRITA?<'NICUS.
Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
Je veux l'attendre ici. Les chagrins qu'il me cause
M'occuperont assez tout le temps qu'il repose*.
Tout ce que j'ai prédit n'est que trop assuré ^ :
Contre Britannicus Néron s'est déclaré; lo
L'impatient^ iNéron cesse de se contraindre;
Las de se faire aimer, il veut se faire craindre.
Britannicus le gène, Albine ; et chaque jour
Je sens que je deviens importune à mon tour.
ALBINE.
*Quoi? vous à qui Néron doit le jour qu'il respire*, i5
Qui l'avez appelé de si loin à l'Empire?
1. Reposer, neutralement, au sens de dormir.
2. Assuré, certain, où il n'y a pas, ou bien qui n'a pas de doute ou
d'inquiétude. Sens fréquents alors.
3. Impatient a tout le sens du latin imi)atiens. Imj)aiiens est ordinai-
rement suivi d'un régime : cependant on trouve dans Macrobe {Sat.,
VII, i) : Nihil impatientius imperitia. En français, impatient a souvent
un régime. On dit impatient de.
•4. Voilà une de ces expressions impropres et incohérentes qu'on ren-
contre à chaque instant dans les vers de Racine, selon V. Hugo (Stapfer,
les Artistes juges et parties). V. Hugo aurait-il été si rigoureux s'il avait
su qu'en maltraitant Racine il touchait à Corneille, qui a dit :
Albe où j'ai commencé de respirer le jour.
{Horace.)
... Ceux qui de leur sang m'ont acheté rempire,
Et qui m'ont conservé le jour que je respire.
{Cinna.)
Il a bien su de lui que ce fils conservé
Respire encore le jour dans un rang élevé.
(Œdipe.)
M. Paul Mesnard fait remarquer que ces mots traduisent la locution
latine haurlre lucem.
ACTE I, SCÈNE I. 243
Vous qui déshéritant le lils de Claudius,
Avez nommé César l'heureux Domitius*?
Tout lui parle, Madame, en faveur d'Agrippine :
Il vous doit son amour.
AGRIPPINE.
Il me le doit, Albine : 20
Tout, s'il est généreux*, lui prescrit cette loi;
Mais tout, s'il est ingrat, lui parle contre moi.
ALBINE,
S'il est ingrat, Madame ! Ah ! toute sa conduite
Marque dans son devoir une Ame trop instruite.
Depuis trois ans entiers, qu'a-t-il dit, qu'a-t-il fait aS
Qui ne promette à Rome un empereur parfait?
Kome, depuis deux ans, par ses soins gouvernée^,
Au temps de ses consuls croit être retournée :
11 la gouverne en père. Enfin Néron naissant
A toutes les vertus d'Auguste vieillissant*. 3o
1. I.. Domilius, fils de Cn. Domitius et d'Agrippine, adopté par l'empe-
rour Claude {Ti. Claudius, Drusi /"., Csesnr Auqustus Germnnicus), prit,
selon l'usage romain, les noms de son père adoptif, mais, contre l'usage,
ne garda point un coçjnomen tiré du nom de son père. Étant empereur,
il a pour noms officiels Nero Claudius Divi Clandii f. Csesar Augustus
Germanicus. Nero était un ancien cognomen de la geîis Claudia. Mais ce
nom servit de pronomen au fils adoptif de Claude.
2. Généreux., au sens général de noble, magnanime.
7). Il n'y avait pas un an que Néron était empereur quand Britannicus
fut empoisonné, en 55. Racine, qui avait dit d'abord : Rome depuis trois
ans, a substitué, en 1687 : depuis deux atis, pour diminuer l'erreur bis-
torique qu'il commettait. Mais il a oublié de faire le même cbangement
au vers 25.
i. Racine se souvient peut-être ici de Sénèque : Comparare nemo
mansuetudini tuas audebit divum Auguslum, eiiam si in certamen juve-
nitium annorum deduxerit senecttitem plus quam maiuram.. [De Cle-
TRPM/iVï, 1, 11.) «On ne saurait comparera ta clémence celle du dieu
Auguste, quand même on mettrait sa vieillesse plus que mûre en
pirallèle avec tes jeunes années. »
244 BRITA^'iMCUS.
AGRIPPINE.
Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste :
Il commence, il est vrai, par où fmit Auguste;
Mais crains que l'avenir détruisant le passé.
Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé.
Il se déguise en vain : je lis sur son visage 3^
Des fiers ^ Domitius l'humeur triste* et sauvage.
Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang
La fierté des Nérons qu'il puisa dans mon flanc'.
Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices :
De Rome, pour un temps, Caïus* fut les délices; 4o
Mais sa feinte bonté se tournant^ en fureur.
Les délices de Rome en devinrent l'horreur.
Que m'importe, après tout, que Néron, plus fidèle^.
D'une longue vertu laisse un jour le modèle?
Ai-je mis dans sa main le limon de l'État 45
1 . Fier est ici plus que ferox, c'est férus. « Fier, dit Furetière, signifie
aussi cruel, imjylacable. » C'est l'ancien sens du mot.
2. J'ai parlé déjà du père de Néron : cf. p. 58, n. 3. — Suétone, au
commencement de la vie de Néron, représente le grand-père comme
orgueilleux, prodigue et cruel ; le bisaïeul, qui fut le meilleur de la
famille, comme inconstant et traître envers tous les partis, qu'il servit
et quitta tour à tour ; le trisaïeul, qui fut tué à Pharsale, comme un
homme d'humeur farouche et brutale; le quatrième ancêtre enfin,
comme insensible et imprudent.
3. Agrippine, par son père Germanicus et son grand-père Drusus,
descend de Ti, Claudius Nero, premier mari de Livie. Racine se souvient
ici de Tacite : Vetere atque insita Claudise familiae superbia. {Anri.^
I, iv).« L'héréditaire orgueil de la famille Claudia. »
4. Caligula est ordinairement désigné par les écrivains romains sous
le nom de Gains Caesar (C. Csesar Augustus Germanicns). C'était le frère
d'Agrippine.
5. Tourner, changer, comme le latin vertere; se tourner, se changer,
verii. C'étaient des expressions de la langue commune.
6. Fidèle, qui ne se dément pas, qui persévère. Dans ce sens on donne
ordinairement à cet adjectif un régime, comme a fait Racine lui-même
ailleurs : « Fidèle à sa douleur, à sa haine ».
ACTE I, SCENE I. 245
Pour le conduire au gré du peuple et du sénat?
Ah! que de la patrie il soit, s'il veut, le père*;
Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mère.
De quel nom cependant pouvons-nous appeler
L'attentat que le jour vient de nous révéler? 5o
Il sait, car leur amour ^ ne peut être ignorée,
Que de Britannicus Junie est adorée ;
Et ce même Néron, que la vertu conduit,
Fait enlever Junie au milieu de la nuit.
Que veut-il? Est-ce haine, est-ce amour qui l'inspire? 55
Cherche-t-il seulement le plaisir de leur nuire?
Ou plutôt n'est-ce point que sa malignité'
Punit sur eux l'appui que je leur ai prêté?
Vous leur appui, Madame?
Arrête, chère Albine.
Je sais que j'ai moi seule avancé leur ruine ; 60
Que du trône, où le sang l'a dû faire monter,
Britannicus par moi s'est vu précipiter.
1. Racine prend l'expression de père de la patrie dans le sens que
nous lui donnons aujourd'hui. Il ne s'agit nullement du titre de pater
jxilriœ, qu'on n'avait pas décerné officiellement à A'éron.
2. Amour, au féminin. Vaugelas a fait là-dessus une remarque : « Il
est masculin et féminin, mais non pas toujours indifféremment.... Quand
on parle de l'amour de Dieu, il est toujours masculin. (Hormis cette
exception), il est indifférent de le faire masculin et féminin.... Il est vrai
pourtant qu'ayant le choix libre j'userais plutôt du féminin que du mas-
culin.... Certes, du temps du cardinal du Perron et de M. Coëffeteau
c'eut été une faute de le faire masculin. » Ménage, dans ses Observations
sur la langue française, écrit : « Aujourd'hui dans la prose il n'est plus
qiie masculin ».
3. Malignité, méchanceté, disposition à nuire.
246 BRITANNICUS.
Par moi seule, éloigné de l'hymen d'Octavie*,
Le frère de Jimie abandonna la vie,
Silanus*, sur qui Claude avoit jeté les yeux, 65
Et qui comptoit Auguste au rang de ses aïeux ^.
Néron jouit de tout; et moi, pour récompense,
Il faut qu'entre eux et lui je tienne la balance,
Afin que quelque jour, par une même loi,
Britannicus la tienne entre mon fils et moi.
70
Quel dessein !
AGRIPPINE,
Je m'assure, un port dans la tempête
Néron m'échappera, si ce frein ne l'arrête.
ALBIXE.
Mais prendre contre un fils tant de soins superflus?
AGRIPPI.NE.
Je le craindrois bientôt, s'il ne me craignoit plus.
':
Une injuste frayeur vous alarme peut-être. 76
Mais si Néron pour vous n'est plus ce qu'il doit être, '^
Du moins son changement ne vient pas jusqu'à nous,
Et ce sont des secrets entre César et vous.
1. L. Silanus s'étant vu enlever Oclavie, qu'on voulait donner à Domi-
tius, se tua le jour même du mariage d'Agrippine et de Claude.
2. Claude avait plus que jeté les yeux sur Silanus : il lui avait fiancé
officiellement sa fille ; aussi Tacite dit-il que le mariage d'Octavie et de
Néron ne pouvait se faire sans crime : quod sine scelere perpetrari non
poterat ; Octavie n'était plus libre.
3. L. Junius Silanus était fils de M. Junius Silanus et d'^Emilia Lepida,
fille de L. ^Einilius Paulus et de Julia. La mère de cette Julia, qui por-
tait le même nom, était iiile d'Auguste et fut mariée à Agrippa.
ACTE I, SCÈNE I. 247
Quelques titres nouveaux que Rome lui défère,
^é^on n'en reçoit point qu'il ne donne à sa mère. 80
Sa prodigue amitié ne se réserve rien.
Votre nom est dans Rome aussi saint que le sien.
A peine parle-t-on de la triste Octavie*.
Auguste votre aïeul honora moins Livie.
Néron devant sa mère a permis le premier 85
Qu'on portât les faisceaux couronnés de laurier.
Quels effets voulez-vous de sa reconnoissance^?
AGRIPPINE.
Un peu moins de respect, et plus de confiance.
Tous ces présents, Albine, irritent mon dépit' :
1. Uxore ab Ocinvia, nobili quidem et probitatis spectatse, fato qiio-
dam, on quia prœvalent ilUcita, (Nero) abhorrebat. (Tacite, Ann.^
XIIl, XII.) Hiiic primnm viqjfiarum dies loco funeris fuit, dediictse in
domum in qiia nihil nisi Incluosnm haberet, erepto per venenum pâtre,
et statim fratre. ilbid., XIV, lxui.) « Néron avait une invincible aver-
sion pour sa femme Octavie, noble pourtant et parfaitement vertueuse;
était-ce par un arrêt du destin? était-ce par la séduction plus forte des
amours illicites? — Pour cette femme, le jour même de son mariage
fut déjà un jour funèbre : elle entrait dans une maison qui ne lui
offrait que des pensées de mort; elle venait de perdre par le poison
son père, elle allait perdre de même son frère. »
2. Tacite parle en effet de la reconnaissance que Néron affecta envers
sa mère : Propalam... omnes in eam honores cumulabantur. siqnumque
more viilidx petenti tribnno dédit <■< Optimse matrisy. Decreli et a
seiinlu duo lictores, flaminium Claudiale. {Anit., XIII, 11.) « Publique-
ment on la comblait d'honneurs : le tribun qui , selon l'usage de
l'armée, demandait à l'empereur le mot d'ordre, reçut un jour
celui-ci : La meilleure des mères. Le sénat lui vota deux licteurs, et le
titre de prêtresse de Claude. » Ces deux licteurs sont vraisemblable-
ment l'origine du parallèle que fait Racine entre Livie et Agrippine :
il a lu dans Tacite (I, xiv) (ju'il avait été question de donner un licteur
à Livie, mais que Tibère l'avait empêché.
3. Tacite raconte que Néron, ayant fait un choix des plus riches
étoffes et des plus beaux bijoux du trésor, qui avaient servi aux précé-
dentes impératrices, en fit présent à Agrippine, qui reçut fort mal la
chose : Agrippina non his instrui cultus suos, sed ceteris arceri procla-
248 BRITANNICUS.
Je vois mes honneurs croître, et tomber mon crédit. 90
Non, non, le temps n'est plus que Néron, jeune encore.
Me renvoyoit les vœux d'une cour qui l'adore,
Lorsqu'il se reposoit sur moi de tout l'État,
Que mon ordre au palais assembloit le sénat.
Et que derrière un voile, invisible et présente, 96
J'étois de ce grand corps l'âme toute-puissante*.
Des volontés de Rome alors mal assuré,
Néron de sa grandeur n'étoit point enivré.
Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire.
Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire, 100
Quand les ambassadeurs de tant de rois divers
Vinrent le reconnoître au nom de l'univers.
Sur son trône avec lui j'allois prendre ma place.
J'ignore quel conseil prépara ma disgrâce :
Quoi qu'il en soit, Néron, d'aussi loin qu'il me vit, io5
Laissa sur son visage éclater son dépit.
Mon cœur même en conçut un malheureux augure.
L'ingrat, d'un faux respect colorant son injure,
Se leva par avance, et courant m'embrasser.
Il m'écarta du trône où je m'allois placer^. iio
mat, et dividere filium, quse cuncta ex ipsa haberet. {Ann., XIII, xiii.)
« Agrippine crie que si on lui fait ces cadeaux, ce n'est pas pour enri-
chir sa garde-robe, mais pour lui interdire le reste : Néron lui faisait sa
part dans les biens qu'il tenait tous d'elle. »
1. Patres, qui in Palatium ob id vocabantur, ut adstaret abditis a
terçjo foribus vélo discreta, qiiod visum arceret, auditus non adimeret.
(Tacite, Ann., Xlll, v.) « On convoquait le sénat à la maison impériale,
pour q.u'Agrippine assistât aux séances, par une porte secrète, séparée
par un voile, qui empêchait de la voir sans l'empêcher d'entendre. »
2. La circonstance est moins solennelle dans Tacite. Quin et legatis
Armeniorum causant gentis apnd Neronem orantibus, escendere sug-
çjestuni imperatoris et prsesidere simul parabat, nisi, ceteri^ pavore
defixis,Seneca admonuisset, venienti matri occurreret. Ita specie pieta-
tis obviant ituni dedecori. (Tacite, Ann., Xlll, v.) « Un jour que des en-
voyés d'Arménie plaidaient la cause de leur nation devant l'empereur,
elle allait monter sur l'estrade impériale et présider à côté de l'empe-
I
ACTE I, SCÈNE I. 249
Depuis ce coup fatal, le pouvoir d'Agrippine
Vers sa chute, à grands pas, chaque jour s'achemine.
L'ombre seule m'en reste, et l'on n'implore plus
^ue le nom de Sénèque et l'appui de Burrhus.
Ah! si de ce soupçon votre âme est prévenues "5
Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous tue?
Daignez avec César vous éclaircir* du moins.
AGRIPPINE.
César ne me voit plus, Albine, sans témoins.
En pubhc, à mon heure, on me donne audience.
Sa réponse est dictée, et même son silence. 120
Je vois deux surveillants, ses maîtres et les miens.
Présider l'un ou l'autre à tous nos entretiens.
Mais je le poursuivrai d'autant plus qu'il m'évite.
De son désordre^, Albine, il faut que je profite.
J'entends du bruit; on ouvre. Allons subitement i25
Lui demander raison de cet enlèvement.
Surprenons, s'il se peut, les secrets de son âme*.
Mais quoi? déjà Burrhus sort de chez lui?
reiir, lorsque, dans la stupeur générale, Sénèque fit songer à JNéron qu'il
devait aller au-devant de sa mère. Ainsi, sous l'apparence d'une préve-
nance affectueuse, on prévint un scandale. »
i. « Prévenir, dit Furetière, signifie aussi préoccuper Vesprit, lui
donner les premières impressions. » 11 est fréquent en ce sens.
2. Vous éclaircir, vous expliquer. Très usité en ce sens au xvn" siècle.
3. Désordre, trouble moral. « Elle s'efforça de parler pour cacher son
désordre. » (Bussy-Rabutin.)
-i. Les secrets de son âme, c'est au sens latin sécréta animi, et non au
sens où nous dirions aujourd'hui : surprendre des secrets.
250 BRITANNICUS.
SCÈNE II
AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
BURRHUS.
Madame,
Au nom de l'Empereur j'allois vous informer
D'un ordre qui d'abord a pu vous alarmer, i3o
Mais qui n'est que l'effet d'une sage conduite.
Dont César a voulu que vous soyez instruite.
AGRIPPINE.
Puisqu'il le veut, entrons : il m'en instruira mieux.
BURRHUS.
César pour quelque temps s'est soustrait à nos yeux.
Déjà par une porte au public moins connue, i35
L'un et l'autre consul vous avoient prévenue,
Madame. Mais souffrez que je retourne exprès....
AGRIPPINE.
Non, je ne trouble point ses augustes secrets*.
Cependant voulez-vous qu'avec moins de contrainte
L'un et l'autre une fois nous nous parlions sans feinte?
BURRHUS.
Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d'horreur.
1. Secret, entrelien particulier, tête-à-tête. C'est un sens fréquent du
latin secretiim. Secretiim petenli, non nisi adhibito filio Druso dédit.
(Suétone, Tib.) Petito secreto futum aperit. (Tacite, Ann.)
ACTE I, SCÈNE IL 251
Prétendez-vous longtemps me cacher l'Empereur?
Ne le verrai-je plus qu'à titre d'importune?
Ai-je donc élevé si haut votre fortune
Pour mettre une barrière entre mon fils et moi? i45
Ne l'osez-vous laisser un moment sur sa foi'?
Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire
A qui m'eflacera plutôt de sa mémoire?
Vous i'ai-je confié pour en faire un ingrat?
Pour être, sous son nom, les maîtres de l'État'-? i5o
Certes plus je médite, et moins je me figure
Que vous m'osiez compter pour votre créature,
Vous dont j'ai pu laisser vieillir l'ambition
Dans les honneurs obscurs de quelque légion'.
Et moi, qui sur le trône ai suivi mes ancêtres, i55
Moi, fille, femme, sœur, et mère de vos maîtres*!
i. « On dit laisser un homme sur sa foi, pour dire Vahandonner à sa
conduite. On le dit aussi d'un cheval qu'on laisse en liberté d'aller paitre
où il voudra. » (Furetière.)
2. Ui (Burrhus et Seneca) rectores imperaiorise pivenlx, el, rarinn in
socielate poienlix, concordes, diversa arte ex sequo pollebant....jiivanles
invicem... Cerfamen ulrique unum erat contra ferociam A(jrippinx, qux
cunctis vialx dominalionis cupidinibus flagrans.... Quanioque fœdiora
exprobrabat (Agrippina), acrius accendere (Neronem), donec... exueret
obsequium in malrem seque Senecae permitteret. (Tacite, Ann., XIII, ii
etxin.) « Les deux gouverneurs du jeune empereur s'accordaient, fait
rare, dans le partage du pouvoir; jouissant par des talents divers d'un
égal crédit, ils se soutenaient mutuellement.... Tous les deux luttaient
contre la fierté d'Agrippine que dévoraient tous les feux d'une ambition
égoïste.... IMus elle faisait de reproches injurieux à l'empereur, plus elle
l'irritait; enfin il perdit toute complaisance filiale, et se livra à Sé-
nèque. »
3. C'est là qu'elle avait été le chercher pour lui donner la charge con-
sidérable de préfet des cohortes prétoriennes, réunissant en ses seules
mains ce qui était précédemment divisé entre deux collègues. (Tacite,
.A»H.,XII, xui.)
i. Quant imperatore qenitam, sororem ejus qui rerum polilus sit et
conjuqem et mutrem fuisse, unicum ad hune diem exemjjlum est. (Tacite,
252 BRITANNICUS.
Que prétendez-vous donc? Pensez-vous que ma voix
Ait fait un empereur pour m'en imposer trois?
Néron n'est plus enfant : n'est-il pas temps qu'il règne?
Jusqu'à quand voulez-vous que l'Empereur vous craigne?
Ne sauroit-il rien voir qu'il n'emprunte vos yeux?
Pour se conduire, enfin, n'a-t-il pas ses aïeux*?
Qu'il choisisse, s'il veut, d'Auguste ou de Tibère;
Qu'il imite, s'il peut, Germanicus, mon père.
Parmi tant de héros je n'ose me placer; i65
Mais il est des vertus que je lui puis tracer.
Je puis l'instruire au moins combien sa confidence
Entre un sujet et lui doit laisser de distance.
Je ne m'étois chargé dans cette occasion
Que d'excuser César d'une seule action. 170
Mais puisque sans vouloir que je le justifie
Vous me rendez garant * du reste de sa vie,
Je répondrai, Madame, avec la Hberté
D'un soldat qui sait mal farder la vérité.
Ann., XII, xLii.) Agrippine est sœur de Caligula, femme de Claude, mère
de iNéron, tous les trois empereurs. Elle est fille de Germanicus, qui est
seulement imjjerator, titre d'honneur décerné jadis par l'armée, main-
tenant par le prince aux généraux triomphants. Mais Germanicus était
de la famille impériale, et cela suffit à justifier l'expression de Racine :
vos mnitres.
1. Racine met dans la bouche d'Agrippine ce qu'on disait plus tard
contre Sénèque. Qiiem ad finem nihil in republica clarum fore qiiod non
nb illo reperiri credatnr? Certe finitam Neronis pueritiam et robur
juventse adesse; exueret magistrum, satis amplis doctoribus instructus,
major ibiis suis. (Tacite, Ann., XIV, lu.) « Jusqu'à quand ne se ferait-il
rien d'éclatant, qui ne fût donné pour une invention de son esprit? A
coup sûr Néron n'est plus un enfant : il a toute la force de la virilité : il
était temps qu'il se déchargeât de son précepteur; il avait pour l'in-
struire d'assez glorieux maîtres, ses aïeux. »
2. Garant, responsable. « Un avocat qui plaide une cause n'est pas
garant de l'événement, n'est pas obligé de la faire gagner. » (Furetière.)
ACTE I, SCENE II. . 253
Vous m'avez de César confié la jeunesse, 175
Je l'avoue, et je dois m'en souvenir sans cesse.
Mais vous avois-je fait serment de le trahir,
D'en faire un empereur qui ne sût qu'obéir?
Non. Ce n'est plus à vous qu'il faut que j'en réponde.
Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du monde. 180
J'en dois compte, Madame, à l'empire romain,
Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main.
Ah! si dans l'ignorance il le falloit instruire,
N'avoit-on que Sénèqueet moi pour le séduire*?
Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs? i85
Falloit-il dans l'exil chercher des corrupteurs 2?
La cour de Claudius, en esclaves fertile.
Pour deux que l'on cherchoit, en eût présenté mille,
Qui tous auraient brigué l'honneur de l'avilir :
Dans une longue enfance ils l'auroient fait vieillir. 190
De quoi vous plaignez-vous ', Madame? On vous révère.
Ainsi que par César, on jure par sa mère*.
L'Empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour
Mettre à vos pieds l'Empire, et grossir votre cour.
Mais le doit-il, Madame? et sa reconnoissance igS
1. Séduire, égarer, tirer hors du droit chemin. Ce sens vient naturel-
lement du sens propre du latin seclucere, mener à l'écart, détourner.
2. Sénèque seul avait été tiré de l'exil. — Des corrupteurs, qui cor-
rumperenf, des gens pour le corrompre.
3. Après un vers d'une admirable poésie, qui termine un couplet d'une
grande allure et d'un style très soutenu, on arrive brusquement à ces
mots familièrement prosaïques : « De quoi vous plaignez-vous, Madame ? »
Le procédé est familier à Racine.
4. Ce détail a été suggéré à Racine par une accusation portée contre
Agrippine dans la lettre que Néron, après le meurtre de sa mère, écrivit
au sénat : Adjiciebnt crimina longius repetita, quod consortium imperii
juraturasque in feminx verba prseiorias cohortes, idemque dedecus
senatus et j)opuli spernvisset. (Tacite, Ann., XIV, xt.) « Il ajoutait des
accusations tirées de plus loin : Elle avait prétendu être associée à l'em-
pire, recevoir — elle, une femme ! — le serment des cohortes préto-
riennes, infliger la même honte au sénat et au peuple ! »
254 BRITANMCUS.
Ne peut-elle éclater que daus sa dépendance?
Toujours humble, toujours le timide Néron,
JN'ose-t-il être Auguste et César que de nom?
Vous le dirai-je enfin? Rome le justifie.
Rome, à trois affranchis si longtemps asservie*,
A peine respirant du joug qu'elle a porté,
Du régne de Néron compte sa liberté.
Que dis-je? la vertu semble même renaître.
Tout l'Empire n'est plus la dépouille ^ d'un maître.
Le peuple au champ de Mars nomme ses magistrats'
César nomme les chefs sur la foi des soldats;
Thraséas'^ au sénat, Corbulon' dans l'armée,
Sont encore innocents, malgré leur renommée ;
Les déserts^, autrefois peuplés de sénateurs.
i. Calliste, Narcisse et Pallas, que Tacite nous montre tenant conseil
sur la nécessité de défaire Claude de Messaline (XI, xxi\). Il dit d'eux
{ibi(I.,\\\ni) : Qiios 2)enes j^otentia. Puis (XII, i) on les retrouve intri-
guant et divisés pour remplacer Messaline.
2. La dépouille, Va proie. — Tacite, après le meurtre de Britannicus
et divers scandales, dit : Manebnt nihilominus quxdnm imago reipn-
blicx. (A7in., XIII, xxviii.) « II restait pourtant encore une certaine
apparence de République. »
3. Racine se trompe. Tibère avait donné au sénat l'élection qui se
faisait auparavant par le peuple. Depuis ce moment, le prince donnait
une liste des candidats qu'il agréait; le sénat désignait sur cette liste,
cl l'on proclamait les choix au champ de Mars. Il n'y avait plus ombre
d'élection populaire. (Tacite, Ann., I, xv.)
i. Psetus Thrasea, stoïcien, fit la plus ferme opposition et la plus
mesurée aux actes scandaleux de Néron et aux bassesses accoutumées
de ses collègues du sénat. II dut enfin s'ouvrir les veines.
5. Cn. Domitius Corbulo, illustre par ses campagnes de Syrie et
d'Arménie, excellent homme de guerre, habile et hardi, intraitable sur
la discipline : Coiyore ingens, verbis viagnificis et super exjperientiam
sapicntiamque etiam specie inanmm validus. (Tacite, Ann., XIII, vin.
Cf. XI, xvHi-xx, et XIII, XXXV.) « Sa haute taille, sa parole pompeuse, et.
par-dessus son expérience et son talent, tous les avantages extérieurs, le
rendaient populaire. » II fut pjus tard obligé de se tuer.
6. Le mot déserts n'est pas très exact. Ce sont les îles et les ilôts de la
Méditerranée, Corse, Sardaigne, Gyaros, Seriphos, etc., qui servaient de
ACTE I, SCENE IL 255
Ne sont plus habités que par leurs délateurs.
Qu'importe que César continue à nous croire,
Pourvu que nos conseils ne tendent qu'à sa gloire ;
Pourvu que dans le cours d'un règne florissant
Rome soit toujours libre, et César tout-puissant*?
Mais, Madame, Néron suffit pour se conduire. 2i5
J'obéis, sans prétendre à l'honneur de l'instruire.
lieux de relégation sous l'empire. — Racine imite ici Pline le Jeune.
Quantum diversitas temjwrum posset, tuni maxime cognitum est, cum
iisdem quibus antea cautibus innocentissivius quisque, tune 7iocentissi-
mus affigeretur, cnmque insulas omnes, quas modo senatorum, jam
delatorum turba comiileret. (Panég. de Trajan.) «Jamais on ne vit mieux
les etTets que peut produire la différence des temps : car les mêmes
rochers où l'on clouait jadis les plus vertueux, reçurent alors les plus
scélérats, et les îles, naguère hai)itées par des sénateurs, furent alors
peuplées de délateurs. »
1. Racine se souvient ici du mot de Tacite dans la Vie d'Agricola (3) :
Quanquam... Nerva Caesar res olim dissociabiles miscjierit, principatum
ac libertaiem. « Nerva unit deux choses longtemps inconciliables, le
principal et la liberté. » Corneille, paraphrasant un passage de Tacite
{Hist., I, VI), fait dire à Galba :
Non que si jusque-là Rome pouvait renaître,
Qu'elle fut en état de se passer de maître.
Je ne me crusse digne, en cet heureux moment,
De commencer par moi son rétablissement;
Mais cet empire immense est trop vaste pour elle :
A moins que d'une tête un si grand corps chancelle;
Et pour le nom des rois son invincible liorreur
S'est d'ailleurs si bien faite aux lois d'un empereur,
Qu'elle ne peut souffrir, après cette habitude.
Ni pleine liberté, ni pleine servitude.
Elle veut donc un maître, et Néron condamné
Fait voir ce qu'elle veut en un front couronné....
Jusques à ce grand coup, un honteux esclavage
D'une seule maison nous faisait l'héritage.
Rome n'en a repris, au lieu de liberté.
Qu'un droit de mettre ailleurs sa souveraineté;
Et laisser après moi dans le trône un grand homme.
C'est tout ce qu'aujourd'hui je puis faire pour Rome.
{Othon, 111, 3.)
25G BRITANNICUS.
Sur ses aïeux sans doute il n'a qu'à se régler;
Pour bien faire, Néron n'a qu'à se ressembler :
Heureux si ses vertus, l'une à l'autre enchaînées,
Ramènent tous les ans ses premières années! 220
AGRIPPINE,
Ainsi, sur l'avenir n'osant vous assurer.
Vous croyez que sans vous Néron va s'égarer.
Mais vous qui jusqu'ici content de votre ouvrage
Venez de ses vertus nous rendre témoignage,
Expliquez-nous pourquoi, devenu ravisseur, 225
Néron de Silanus fait enlever la sœur.
Ne tient-il qu'à marquer de cette ignominie
Le sang de mes aïeux qui brille dans Junie?
De quoi l'accuse-t-il? et par quel attentat
Devient-elle en un jour criminelle d'État : 23o
Elle qui sans orgueil jusqu'alors élevée,
N'auroit point vu Néron, s'il ne l'eût enlevée.
Et qui môme auroit mis au rang de ses bienfaits
L'heureuse liberté de ne le voir jamais?
BURRHUS.
Je sais que d'aucun crime elle n'est soupçonnée; 235
Mais jusqu'ici César ne l'a point condamnée.
Madame. Aucun objet ne blesse ici ses yeux :
Elle est dans un palais tout plein de ses aïeux.
Vous savez que les droits qu'elle porte avec elle*
Peuvent de son époux faire un prince rebelle; 240
Que le sang de César ne se doit allier
Qu'à ceux à qui César le veut bien confier ;
Et vous-même avoûrez qu'il ne seroit pas juste
Qu'on disposât sans lui de la nièce ^ d'Auguste.
1. Junie ne porte aucun droit avec elle. Racine prête à Burrhus des
idées toutes modernes sur l'hérédité monarchique.
2. Nièce, petite-fille, tiejHis. Racine élargit le mot et lui donne le sens
général de descendante.
ACTE I, SCENE II. 257
AGnipriNE.
Je vous entends : Néron m'apprend par votre voix 245
Qu'en vain Britannicus s'assure sur mon choix.
En vain, pour détourner ses yeux de sa misère,
J'ai llalté son amour d'un hymen qu'il espère :
A ma confusion, Néron veut faire voir
Qu'Agrippine promet par delà son pouvoir. 260
Rome de ma faveur est trop préoccupée * :
Il veut par cet affront qu'elle soit détrompée,
Et que tout l'univers apprenne avec terreur
A ne confondre plus mon fils et l'Empereur.
Il le peut. Toutefois j'ose encore lui dire 255
Qu'il doit avant ce coup affermir son empire.
Et qu'en me réduisant à la nécessité
D'éprouver contre lui ma foible autorité,
Il expose la sienne, et que dans la balance
Mon nom peut-être aura plus de poids qu'il ne pense. 260
BURRHUS.
Quoi? Madame, toujours soupçonner son respect?
Ne peut-il faire un pas qui ne vous soit suspect?
L'Empereur vous croit-il du parti de Junie?
Avec Britannicus vous croit-il réunie-?
Quoi? de vos ennemis devenez-vous l'appui 266
Pour trouver un prétexte à vous plaindre de lui?
Siir le moindre discours qu'on pourra vous redire,
rez-vous toujours prête à partager^ l'Empire?
oiis craindrez-vous sans cesse, et vos embrassements
\t' se passeront-ils qu'en éclaircissements? 270
Ah! quittez d'un censeur la triste diligence;
1. Préoccupée, persuadée avant la preuve, par une prévention irréflé-
chie.
2. Bénnie, réconciliée.
3. Parinffer, diviser en partis contraires.
258 BRITANNICUS.
D'une mère facile affectez l'indulgence *;
Souffrez quelques froideurs sans les faire éclater,
Et n'avertissez point la cour de vous quitter*.
Et qui s'honoreroit de l'appui d'Agrippine 276
Lorsque Néron lui-même annonce ma ruine ^?
Lorsque de sa présence il semble me bannir*?
Quand Burrhus à sa porte ose me retenir?
Madame, je vois bien qu'il est temps de me taire,
Et que ma liberté commence à vous déplaire. 280
1. Burrhus conseille à Agrippine la politique que, selon Tacite, elle
suivit en elFet lorsqu'elle vit Néron lui échapper. Tum Agripjnna, vernis
artibus, per blandimeuta juvenem aggredi, snum potius ciibiculum ac
sinuni ojferre contegendis quae prima setas et swnma fortiina expete-
rent : quin et fatebatur intempestivam severitatem..., ut nimia nuper
coercendo filio, ita rursum intemperanier demissa. (Tacite, Anti,^
XIII, XIII.) « Alors Agrippine, changeant de tactique, attaqua l'empereur
par la douceur : elle offrait son appartement, son sein maternel, pour
abriter les plaisirs où la fougue de l'âge et le pouvoir absolu engageaient
Néron; elle avouait que sa témérité avait été inopportune; enfin, si elle
retenait naguère son fils avec une rigueur excessive, elle était mainte-
nant immodérée dan^ ses complaisances. »
2. Ces vers sont sans doute inspirés par Tacite {Ann., XIII, xix) : Nihil
rerum mortalium tam instabile ac (luxum est, qiiam fama potentias
non sua vi nixœ. Statim relictum Agrippinse limen. « De toutes les
choses humaines, la plus instable, la plus fragile, est la puissance d'opi-
nion, qui ne repose pas sur une force réelle. La maison d'Agrippine fut
aussitôt désertée. »
3. Réminiscence de Virgile (Enéide, i, i8) :
... Et quisquam numen Junonis adoret
Prxterea ?
« Et qui donc, après cela, voudrait adorer la puissance de Junon? »
— Var. ... sa ruine. (Éd. 1670.)
4. Igitiir Nero vitare sécrétas ejus congressns. (Tacite, Ann., XIV, m.)
« Donc Néron commença d'éviter tout entretien particulier avec sa
mère. »
ACTE I, SCENE III. 259
La douleur est injuste, et toutes les raisons
Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons.
Voici Britannicus : je lui cède ma place.
Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce*,
Et peut-être, Madame, en accuser les soins 285
De ceux que l'Empereur a consultés le moins.
SCÈNE III
AGRIPPINE, BRITANNICUS, NARCISSE, ALBINE.
AGRIPPINE.
Ah! Prince, où courez-vous? Quelle ardeur inquiète
Parmi vos ennemis en aveugle vous jette?
Que venez-vous chercher?
BRlTAiNNlCUS.
Ce que je cherche? Ah Dieux!
Tout ce que j'ai perdu. Madame, est en ces lieux. 290
De mille afTreux soldats Junie environnée
S'est vue en ce palais indignement traînée.
Hélas! de quelle horreur ses timides esprits ^
A ce nouveau spectacle auront été surpris!
1. Disgrâce, malheur.
2. « Esprit, en terme de médecine, se dit des parties les plus volatiles
du corps qui servent à faire toutes ses opérations. On distingue deux
sortes d'esprits, de vitaux et (ïanimanx. Les esprits vitaux ne sont autre
chose que la partie la plus subtile et la plus agitée du sang, de laquelle
dépendent son mouvement et sa chaleur. Les esprits animaux sont ces
corps très subtils et très mobiles, contenus dans le cerveau et dans les
nerfs : ... ils sont les auteurs du sentiment et du mouvement animal. »
(Furetière.) C'est par le moyen de ces esprits que, selon l'hypothèse
cartésienne, se faisait la communication de l'àme et du corps, et ces
esprits, agents du sentiment, sont sans cesse pris dans la littérature du
siècle pour le sentiment lui-même.
200 BRITANNICUS.
Enfin on me l'enlève. Une loi trop sévère 295
Va séparer deux cœurs qu'assembloit leur nnisère.
Sans doute on ne veut pas que mêlant nos douleurs
Nous nous aidions l'un l'autre à porter nos malheurs.
AGUIPPLNE.
Il suffit. Comme vous je ressens vos injures :
Mes plaintes ont déjà précédé vos murmures ; 3oo
Mais je ne prétends pas qu'un impuissant courroux
Dégage ma parole et m'acquitte envers vous.
Je ne m'explique point. Si vous voulez m'entendre,
Suivez-moi chez Pallas*, où je vais vous attendre.
SCÈNE IV
BRITAMICUS, NARCISSE.
BRITANNICUS.
La croirai-je, Narcisse? et dois-je sur sa foi 3o5
La prendre pour arbitre entre son fils et moi?
Qu'en dis-tu? N'est-ce pas cette môme Agrippine
Que mon père épousa jadis pour ma ruine,
Et qui, si je t'en crois, a de ses derniers jours,
Trop lents pour ses desseins, précipité le cours? 3 10
NARCISSE.
N'importe 2. Elle se sent comme vous outragée;
A vous donner Junie elle s'est engagée :
1. Pallas, affranchi de Claude, administrateur général de la fortune
impériale {a rationibus), riche de trois cents millions de sesterces,
orgueilleux, insolent, prétendant remonter aux anciens rois d'Arcadie
et au Pallas de Virgile, était intimement uni à Agrippine, dont il avait
fait le mariage et dont il avait été l'amant.
2. N'importe : locution familière qu'on retrouve dans Androinaque
(v. 1195) et dans Bérénice (v. 945).
ACTE I, SCENE IV. 261
Unissez vos chagrins; liez vos intérêts.
Ce palais retentit en vain de vos regrets ;
Tandis qu'on* vous verra d'une voix suppliante 3i5
Semer ici la plainte et non pas l'épouvante,
Que vos ressentiments se perdront en discours,
Il n'en faut point douter, vous vous plaindrez toujours.
BUÎTANNICUS.
Ah ! Narcisse, tu sais si de la servitude
Je prétends faire encore une longue habitude; 820
Tu sais si pour jamais, de ma chute étonné 2,
Je renonce à l'Empire où j'étois destiné.
Mais je suis seul encor. Les amis de mon père
Sont autant d'inconnus que glace ma misère;
Et ma jeunesse même écarte loin de moi SaS
Tous ceux qui dans le cœur me réservent leur foi.
Pour moi, depuis un an qu'un peu d'expérience
M'a donné de mon sort la triste connoissance.
Que vois-je autour de moi^, que'* des amis vendus
Qui sont de tous mes pas les témoins assidus, 33o
Qui choisis par Néron pour ce commerce infâme,
Trafiquent avec lui des .secrets de mon âme?
1. Tandis que, tant que. « Tandis que Dieu sera Dieu, j'espérai en
lui. » (Racine.)
Var. Tant (jue l'on vous verra.... (Éd. 1670-87.)
2. Les sentiments que Racine prête ici à Dritannicus sont conformes
à ce que raconte Tacite. Dans un souper, Néron, par dérision, ordonne
à Dritannicus de chanter. lUe constanler exorsus est carmen, quo evo-
luliim eum sede jmlria rebusqiie summis sUjnificabalur.... Nei'o, intel-
lecla invidia, oiiiim intendit. (Tacite, Ann., Xlll, xv.) « Dritannicus,
sans so troubler, commença un chant qui le représentait dépouillé de
riiéritage paternel et de la souveraine puissance.... iNéron, sentant
son impopularité, redoubla de haine. »
3. Nam. ut proximus quisque Britannica neque fas neque fidem pensi
haberet, olim provisnm erat. (Tacite, Ann., XIII, xv.) « On avait pris
soin depuis longtemps de n'admettre autour de Dritannicus que des gens
sans honneur et sans scrupules. »
4. Que, sinon : très fréquent dans la langue du temps.
202 BRITANNICUS.
Quoi qu'il en soit, Narcisse, on me vend tous les jours :
Il prévoit mes desseins, il entend mes discours;
Comme toi, dans mon cœur il sait ce qui se passe. 335
Que t'en semble, Narcisse?
NARCISSE.
Ah! quelle Ame assez basse....
C'est à vous de choisir des confidents discrets.
Seigneur, et de ne pas prodiguer vos secrets.
BRITANMCUS.
Narcisse, tu dis vrai. Mais cette défiance
Est toujours d'un grand cœur la dernière science : 340
On le trompe longtemps. Mais enfin je te croi,
Ou plutôt je fais vœu de ne croire que toi.
Mon père, il m'en souvient, m'assura de ton zèle.
Seul de ses affranchis tu m'es toujours fidèle;
Tes yeux, sur ma conduite incessamment ouverts, 345
M'ont sauvé jusqu'ici de mille écueils couverts*.
Va donc voir si le bruit de ce nouvel orage
Aura de nos amis excité^ le courage.
Examine leurs yeux, observe leurs discours ;
Vois si j'en puis attendre un fidèle secours. 35o
Surtout dans ce palais remarque avec adresse
Avec quel soin Néron fait garder la princesse.
Sache si du péril ses beaux yeux sont remis,
Et si son entretien m'est encore permis.
Cependant de Néron je vais trouver la mère 355
Chez Pallas, comme toi l'affranchi de mon père.
Je vais la voir, l'aigrir, la suivre et, s'il se peut,
M'engager sous son nom plus loin qu'elle ne veut.
1. Couverts, cachés. « Un religieux qu'on dit être un janséniste cou-
vert. » (Racine.) Cf. v. 1507.
2. Excité, au sens latin, réveillé, excitavit.
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
NÉRON, BURRHUS, NARCISSE, Gardes.
NÉRON.
N'en douiez point, Burrhiis : malgré ses injustices,
C'est ma mère, et je veux ignorer ses caprices*. 36o
Mais je ne prétends plus ignorer ni souffrir
Le ministre insolent qui les ose nourrir *.
Pallas de ses conseils empoisonne ma mère;
Il séduit chaque jour Britannicus mon frère.
Ils l'écoutent tout seul; et qui suivroit leurs pas, 365
Les trouveroit peut-être assemblés chez Pallas.
C'en est trop. De tous deux il faut que je l'écarté.
Pour la dernière fois, qu'il s'éloigne, qu'il parte :
Je le veux, je l'ordonne; et que la fin du jour
Ne le retrouve pas dans Rome ou dans ma cour^. 370
1. Ferendas parentium iracundias et plncandum animum dictitans.
(Tacite, Ann., XIV, iv.) « Il répétait qu'il fallait supporter la colère d'une
more et tâcher de l'apaiser ».
2. Et Pallas, tristi arrogantia modum liberti egressus, txdiiim siii
moveral. (Id., itnd., XIII, ii.) « Pallas, par son humeur hautaine et
sombre, avait dépassé tout ce que pouvait se permettre un affranchi, et
s'était rendu insupportable. »
5. Et Nero, infensus us quitus snperbia muliebris innitebatur, demovet
20 i BRITAÎ^NICUS.
Allez : cet ordre importe au salut de l'Empire.
Vous, Narcisse, approchez. Et vous, qu'on se retire
SCÈNE II
NÉRON, NARCISSE.
NARCISSE.
Grâces aux Dieux, Seigneur, Junie entre vos mains
Vous assure aujourd'hui du reste des Romains*.
Vos ennemis, déchus ^ d'une vaine espérance, SyS
Sont allés chez Pallas pleurer leur impuissance.
Mais que vois-je? Vous-même, inquiet, étonné^,
Plus que Britannicus paroissez consterné.
Que présage à mes yeux cette tristesse ohscure*
Et ces sombres regards errants à l'aventure? 38o
Tout vous rit : la fortune obéit à vos vœux.
Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux.
Pnllaniem cura rernm qnis a Claudio inipositus velut arbilrium regni
acjebal. (Tacite, An«., XIII, xiv.) « Néron, irrité contre ceux chez qui
l'orgueil de sa mère trouvaitun appui, révoqua Pallas de la charge que
Claude lui avait confiée, et qui faisait de lui le maître de l'empire ». A
celte destitution Racine a substitué, selon les mœurs du xvn" siècle,
l'exil, qui envoyait le ministre ou le courtisan disgracié dans ses terres,
et n'était que la défense de paraitre à Paris et à la cour.
1. Narcisse est empressé, bas, flatteur. Il connaît son maître : Neane
Neroiii infra servos incjeniuin. (Tacite, Ann. XIII, ii.) « Néron n'était pas
d'un caractère à se laisser dominer par des esclaves. »
2. Le verbe déchoir avait un emploi plus étendu qu'aujourd'hui.
Hamilton a dit aussi : déchu de ses espérances.
3. Étonné, violemment ému, d'une émotion où il entre de la crainte,
et qui glace les sens, attonitus. Le mot est très usité au xvn* siècle en
ce sens.
4. Obscure, qui obscurcit le visage.
ACTE II, SCENE II. 20^
NARCISSE.
Vous?
NliUON.
Depuis un moment, mais pour toute ma vie.
J'aime, que dis-je aimer? j'idolâtre Junie.
Vous l'aimez?
NARCISSE.
NERON.
Excité d'un désir curieux, 385
Cette nuit je l'ai vue arriver en ces lieux,
Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes*.
Qui brilloient au travers des flambeaux et des armes :
Belle, sans ornements, dans le simple appareil-
D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil. 3(jo
Que veux-tu? Je ne sais si cette négligence'.
Les ombres, les flambeaux, les cris et le silence.
Et le farouche aspect de ses fiers ravisseurs
Relevoient de ses yeux les timides douceurs.
Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue, 3t)5
J'ai voulu lui parler, et ma voix s'est perdue :
Immobile, saisi d'un long étonnement.
Je l'ai laissé passer dans son appartement.
1. Virgile (Enéide, I, 228) dit de Vénus :
Tristior et lacrimis oculos siiffusa nitentes
« Triste, les yeux brillants et mouillés do larmes. »
2. Appareil ne contient pas par lui-mtMiie l'idée de pompe ou de
magnificence : il signifie apprêt, préparatifs disposition, d'où arraurje-
ment. Cependant la phrase de Racine a une sorte d'élégance un peu
compassée, qui contraste avec l'idée, et c'est justement ce qui l'a fait
passer en proverbe.
S. Néfilifience, négligé. « Je suis toute réjouie... que vous conserviez
sous votre négligence une beauté si merveilleuse. » (Mme de Sévigné.)
200 BRITANNICUS.
J'ai passé dans le mien. C'est là que solitaire,
De son image en vain j'ai voulu me distraire* : 4oo
Trop présente à mes yeux, je croyois lui parler;
J'aimois jusqu'à ses pleurs que je faisois couler.
Quelquefois, mais trop tard, je lui demandois grâce;
J'employois les soupirs, et même la menace.
Voilà comme, occupé de mon nouvel amour, 4o5
Mes yeux, sans se fermer, ont attendu le jour.
Mais je m'en fais peut-être une trop belle image;
Elle m'est apparue avec trop d'avantage :
^'arcisse, qu'en dis-tu?
NARCISSE.
Quoi, Seigneur? croira-t-on
Qu'elle ait pu si longtemps se cacher à Néron? 410
NÉRON.
Tu le sais bien, Narcisse; et soit que sa colère
M'imputât le malheur qui lui ravit son frère ;
Soit que son cœur, jaloux * d'une austère fierté,
Enviât 3 à nos yeux sa naissante beauté;
Fidèle à sa douleur, et dans l'ombre enfermée, 4i5
Elle se déroboit même à sa renommée.
Et c'est cette vertu, si nouvelle à la cour,
Dont la persévérance irrite mon amour.
Quoi, Narcisse? tandis qu'il n'est point de Romaine
Que mon amour n'honore et ne rende plus vaine, 420
Qui dès qu'à ses regards elle ose se fier,
Sur le cœur de César ne les vienne essayer :
Seule dans son palais la modeste Junie
Regarde leurs honneurs comme une ignominie.
Fuit, et ne daigne pas peut-être s'informer 4*^5
1. Distraire, sens étymologique, détourner, éloigner mon esprit.
2. Jaloux, qui tient à, qui veut conserver, attaché à, passionné pour.
3. Enviât, refusât, invideret.
ACTE II. SCÈNE II. 267
Si César est aimable, ou bien s'il sait aimer j
Dis-moi : Britaunicus l'aime-t-il?
Seigneur?
NARCISSE.
Quoi? s'il l'aime,
.Qxieur?
NÉRON.
Si jeune encor, se connoît-il lui-même?
D'un regard enchanteur* connoît-il le poison?
NARCISSE.
Seigneur, l'amour toujours n'attend pas la raison. 4^0
N'en doutez point, il l'aime. Instruits par tant de charmes,
Ses yeux sont déjà faits à l'usage des larmes.
A ses moindres désirs il sait s'accommoder;
Et peut-être déjà sait-il persuader.
NÉRON.
Que dis-tu? Sur son cœur il auroit quelque empire? 435
NARCISSE.
Je ne sais; mais. Seigneur, ce que je puis vous dire,
Je l'ai vu quelquefois s'arracher de ces lieux,
Le cœur plein d'un courroux qu'il cachoit à vos yeux.
D'une cour qui le fuit pleurant l'ingratitude,
Las de votre grandeur et de sa servitude, 44o
Entre l'impatience et la crainte flottant :
Il alloit voir Junie, et revenoit content.
NÉRON.
D'autant plus malheureux qu'il aura su lui plaire,
Narcisse, il doit plutôt souhaiter sa colère.
Néron impunément * ne sera pas jaloux. 44^
1. Enchanteur a toute sa force, un regard qui jette un charme, un
enchantement, qui ensorcelle.
2. Impunrment, au sens actif, non pas sans être puni, mais sans punir ^
fans se venqer.
ii()8 BRITAISMCUS.
Vous? Et de quoi, Seigneur, vous inquiétez-vous?
Juiiic a pu le plaindre et partager ses peines :
Elle n'a vu couler de larmes que les siennes.
Mais, aujourd'hui, Seigneur, que vos yeux dessillés*.
Regardant de plus près l'éclat dont vous brillez, 45o
Verront autour de vous les rois sans diadème,
Inconnus dans la foule, et son amant lui-même.
Attachés sur vos yeux s'honorer d'un regard
Que vous aurez sur eux fait tomber au hasard;
Quand elle vous verra, de ce degré de gloire, 455
Venir en soupirant avouer sa victoire :
Maître, n'en doutez point, d'un cœur déjà charmé,
Commandez qu'on vous aime, et vous serez aimé.
NÉHON.
A combien de chagrins il faut que je m'apprête !
Que d'importunités!
NARCISSE.
Quoi donc? qui vous arrête, 460
Seigneur?
NÉRON.
Tout : Octavie, Agrippine, Burrhus,
Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus.
Non que pour Octavie ^ un reste de tendresse
M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse.
1. Dessillés, terme de fauconnerie, que la langue commune avait
adopté. On cillait le faucon, on lui cousait les paupières, les cils, pour
le dompter; quand il était dressé, on coupait le fil, et l'on décillmt
l'oiseau. Leurre, déluré, hagard, niais, attraper, être aux abois, etc.,
sont aussi des termes de fauconnerie et de vénerie.
2. Octavie, cf. v. 85 Poussé par Poppée, il l'accuse d'adultère : ses
esclaves, mis à la torture, la vengent avec éclat de cette calomnie.
Elle n'en est pa moins exilée en Campanie. Le peuple, mécontent, force
ACTE II, SCÈNE IL 2G9
Mes yeux, depuis longtemps fatigués de ses soins, 465
Rarement de ses pleurs daignent être témoins :
Trop heureux si bientôt la faveur d'un divorce
Me soulageoit d'un joug qu'on m'imposa par force!
Le ciel même en secret semble la condamner :
Ses vœux, depuis quatre ans, ont beau l'importuner. 470
Les Dieux ne montrent point que sa vertu les louche :
D'aucun gage, xNarcisse, ils n'honorent sa couche*;
L'Empire vainement demande un héritier.
NARCISSE.
Que tardez-vous, Seigneur, à la répudier?
L'Empire, votre cœur, tout condamne Octavie. 475
Auguste, votre aïeul, soupiroit pour Livie :
Par un double divorce ils s'unirent tous deux^;
Et vous devez l'Empire à ce divorce heureux 5.
Tibère, que l'hymen plaça dans sa famille,
Osa bien à ses yeux répudier sa fille*. 480
Vous seul, jusques ici contraire à vos désirs^,
N'osez par un divorce assurer vos plaisirs.
Néron à la rappeler. Poppée, inquiète de l'émotion populaire, revient à
la charge : on décide Anicetus, le même qui avait préparé le meurtre
d'Agrippine, à s'avouer l'amant de l'impératrice, Alors Octavie est relé-
guée dans l'ile Pandataria,et bientôt mise à mort. Racine fait pressentir
toute cette atroce tragédie.
1. Extnrbat Oclaviam, sterilem dictitans. (Tacite, Ann., XIV, lx.) « Il
chassa Octavie, répétant qu'elle était stérile. »
2. Auguste était marié à Scribonia; Livie, à Ti. Claudius Nero, dont
elle avait un fils (Tibère), et elle était enceinte de Drusus. Ce double
divorce n'alla point sans scandale, même alors,
3. En eiret, avec Tibère, Caligula, Claude, Agrippine, c'est la postérité
de Livie, et non d'Auguste, c'est la gens Claudia, et non la gens Julia,
qui règne. Les Césars sont des Claudes.'
4. Sa fille, Julia, fille d'Auguste et de Scribonie.
5. l'rohibeOor unus facere quod cunclis licel? dit Néron dans la tra-
gédie latine d'Octavie. « Serai-je seul à ne pouvoir ce qu'on permet à
tous? »
270 BRITANNICUS.
Et ne connois-tu pas l'implacable Agrippine?
Mon amour inquiet déjà se l'imagine
Qui m'amène Octavie, et d'un œil enflammé 485
Atteste les saints droits d'un nœud qu'elle a formé,
Et portant à mon cœur des atteintes* plus rudes,
Me fait un long récit de mes ingratitudes.
De quel front soutenir ce fâcheux entretien?
NARCISSE,
N'ôtes-vous pas, Seigneur, votre maître et le sien? 490
Vous verrons-nous toujours trembler sous sa tutelle 2?
Vivez, régnez pour vous : c'est trop régner pour elle.
Craignez-vous? Mais, Seigneur, vous ne la craignez pas :
Vous venez de bannir le superbe Pallas,
Pallas dont vous savez qu'elle soutient l'audace. 49^
NÉRON.
Éloigné de ses yeux, j'ordonne, je menace,
J'écoute vos conseils, j'ose les approuver;
Je m'excite contre elle, et tâche à la braver.
Mais (je t'expose ici mon âme toute nue)
Sitôt que mon malheur me ramène à sa Mie, 5oo
Soit que je n'ose encor démentir^ le pouvoir
De ces yeux où j'ai lu si longtemps mon devoir;
1. Atteintes, coups.
2. Poppée, dans Tacite (Ann., XIV, i), fait à Néron le même reproche :
(jih-e..., crcbris criminalionibus, nliqnnndo per faceiins incusaret prin-
cipevt et pujjiilnm vocaret, (jui,jiissis alienis obnoxiiis, non modo im-
perii, sed libertatis eiinm indujeret. « Elle multipliait les récrimina-
lions; parfois elle faisait des reprociies au prince en plaisantant, en
rappelant mineur : puisque, soumis aux ordres d'autrui, il n'était pas
seulement privé de l'empire, mais aussi de la liberté. »
5. Démentir, nier. iMais démentir ajoute, à l'idée de nier le pouvoir
actuel, l'aveu du pouvoir passé.
ACTE II, SCÈNE II. 271
Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidèle
Lui soumette en secret tout ce que je tiens d'elle,
Mais enlin mes efforts ne me servent de rien : 5o5
3Ion Génie étonné tremble devant le sien*.
Et c'est pour m'affranchir de cette dépendance,
Que je la fuis partout, que même je l'offense,
Et que de temps en temps j'irrite ses ennuis.
Afin qu'elle m'évite autant que je la fuis. 5io
Mais je t'arrête * trop. Retire-toi, Narcisse :
Britannicus pourroit t'accuser d'artifice.
Non, non : Britannicus s'abandonne à ma foi 5.
Par son ordre, Seigneur, il croit que je vous voi,
Que je m'informe ici de tout ce qui le touche, 5i5
Et veut de vos secrets être instruit par ma bouche.
Impatient surtout de revoir ses amours,
Il attend de mes soins ce fidèle secours*.
KÉRON.
J'y consens, porte-lui cette douce nouvelle :
Il la verra.
NARCISSE.
Seigneur, bannissez-le loin d'elle. 5 20
1. Un devin d'Egypte dit à Antoine, dépité de perdre toujours au jeu
avec Octave : « Ton Génie redoute le sien : fier et hardi quand il est
seul, il perd devant celui de César toute sa grandeur et devient faible
et timide. » (Plutarque, Vie d'Antoine.)
2. Je t'arrête, je te retiens.
3. A ma foi, à ma fidélité, à ma loyauté.
4. Remarquez l'emploi et la place de l'adjectif : il attend ce secours
de mes soins fidèles, ou de mes soins et de ma fidélité. C'est un des pro-
cédés ordinaires du style de lîacine, que l'étude de la phrase latine lui
a sui,'géré.
272 BRITAÎSNICUS.
J'ai mes raisons, Narcisse; et lu peux concevoir
Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir.
Cependant vante-lui ton heureux stratagème :
Dis-lui qu'en sa faveur on me trompe moi-même,
Qu'il la voit sans mon ordre. On ouvre : la voici. S-iS
Va retrouver ton maître, et l'amener ici.
SCÈNE III
NÉRON, JUNIE.
NERON.
Vous VOUS troublez. Madame, et changez de visage.
Lisez-vous dans mes yeux quelque triste présage?
JUNIE.
Seigneur, je ne vous puis déguiser mon erreur :
J'allois voir Octavie, et non pas l'Empereur. 63o
Je le sais bien. Madame, et n'ai pu sans envie
Apprendre vos bontés pour l'heureuse Octavie.
JLNIE.
Vous, Seigneur?
NÉRON.
Pensez-vous, Madame, qu'en ces lieux
Seule pour vous connoître Octavie ait des yeux?
JUNIE.
£t quel autre, Seigneur, voulez-vous que j'implore? 535
A qui demanderai-je un crime que j'ignore?
ACTE II, SCÈNE III. 275
Vous qui le punissez, vous ne l'ignorez pas.
De grâce, apprenez-moi. Seigneur, mes attentats.
NÉUON.
Quoi? Madame, est-ce donc une légère ofîense
De m'avoir si longtemps caché votre présence*? 54o
Ces trésors dont le ciel voulut vous embellir,
Les avez-vous reçus pour les ensevelir?
L'heureux Britannicus verra-t-il sans alarmes
Croître, loin de nos yeux, son amour et vos charmes?
Pourquoi, de cette gloire exclus ^ jusqu'à ce jour, 545
M'avez-vous, sans pitié, relégué dans ma cour?
On dit plus : vous souffrez sans en être offensée,
Qu'il vous ose. Madame, expliquer^ sa pensée.
Car je ne croirai point que sans me consulter
La sévère Junie ait voulu le flatter, 55o
Ni qu'elle ait consenti d'aimer et d'être aimée.
Sans que j'en sois instruit que par la renommée.
JUNIE.
Je ne vous nîrai point. Seigneur, que ses soupirs
M'ont daigné quelquefois expliquer ses désirs.
Il n'a point détourné ses regards d'une fille 555
Seul reste du débris* d'une illustre famille.
Peut-être il se souvient qu'en un temps plus heureux
Son père me nomma pour l'objet de ses vœux.
il m'aime; il obéit à l'Empereur son père,
Et j'ose dire encore à vous, à votre mère. 56o
Vos désirs sont toujours si conformes aux siens....
1. Présence est pris dans le sens de visage, aspect, vue.
2. Voir la note 2 de la paf,'e 290.
3. Expliquer, au sens latin, e.rplicare, développer, déclarer.
4. Débris, au sinjjulier, est V action de briser, ou le fait d'être brisé,
par conséquent destruction, ou ruine, dégât ou naufrage : comparez le
sens et l'emploi du mot simple, bris.
in BRITANNICUS.
Ma mère a ses desseins, Madame, et j'ai les miens.
Ne parlons plus ici de Claude et d'Agrippine :
Ce n'est point par leur choix que je me détermine
C'est à moi seul. Madame, à répondre de vous; 5G5
Et je veux de ma main vous choisir un époux.
Ah ! Seigneur, songez-vous que toute autre alliance
Fera honte aux Césars, auteurs de ma naissance?
NÉKON.
Non, Madame, l'époux dont je vous entretiens
Peut sans honte assembler vos aïeux et les siens : 670
Vous pouvez, sans rougir, consentir à sa flamme.
Et quel est donc. Seigneur, cet époux?
NÉRON.
Moi, Madame.
JUNIE.
Vous?
NÉRON.
Je vous nommerois, Madame, un autre nom.
Si j'en savois quelque autre au-dessus de Néron.
Oui, pour vous faire un choix où vous puissiez souscrire,
J'ai parcouru des yeux la cour, Rome et l'Empire.
Plus j'ai cherché, Madame, et plus je cherche encor
En quelles mains je dois confier ce trésor,
Plus je vois que César, digne seul de vous plaire.
En doit être hri seul l'heureux dépositaire, 58o
II
ACTE II, SCÈÎSE III. 275
Et ne peut dignement vous confier qu'aux mains
A qui Rome a commis l'empire des humains.
Vous-même, consultez vos premières années.
Claudius à son fils les avoit destinées ;
Mais c'étoit en un temps où de l'Empire entier 585
Il croyoit quelque jour le nommer l'héritier.
Les Dieux ont prononcé. Loin de leur contredire,
C'est à vous de passer du côté de l'Empire. ,
En vain de ce présent ils m'auroient honoré,
Si votre cœur devoit en être séparé; 5go
Si tant de soins ne sont adoucis par vos charmes;
Si tandis que je donne aux veilles, aux alarmes
Dos jours toujours à plaindre et toujours enviés.
Je ne vais quelquefois respirer à vos pieds.
Qu'Octavie à vos yeux ne fasse point d'ombrage : SgS
Rome, aussi bien que moi, vous donne son suffrage.
Répudie Octavie, et me fait dénouer
Un hymen que le ciel ne veut point avouer*.
Songez-y donc, Madame, et pesez en vous-même
Ce choix digne des soins d'un prince qui vous aime, 600
Digne de vos beaux yeux trop longtemps captivés,
Digne de l'univers à qui vous vous devez.
Seigneur, avec raison je' demeure étonnée.
Je me vois, dans le cours d'une même journée,
Homme une criminelle amenée en ces Heux; 6o5
Et lorsque avec frayeur je parois à vos yeux,
Que sur mon innocence à peine je me fie.
Vous in'olïiez tout d'un coup la place d'Octavie.
J'ose dire pourtant que je n'ai mérité
-Ni cet excès d'honneur, ni cette indignité. Oio
1. Avouer
prouver.
, reconnaitre pour légitime ou valable, autoriser, ap-
1
'276 BRITANNICUS.
Et pouvez-voiis, Seigneur, souhaiter qu'une fille
Qui vit presque en naissant éteindre sa famille,
Qui dans l'obscurité nourrissant sa douleur.
S'est fait une vertu conforme à son malheur,
Passe subitement de celte nuit profonde 6i5
Dans un rang qui l'expose aux yeux de tout le monde,
Dont je n'ai pu de loin soutenir la clarté.
Et dont une autre enfin remplit la majesté?
NÉRON.
Je vous ai déjà dit que je la répudie.
Ayez moins de frayeur, ou moins de modestie. 620
N'accusez point ici mon choix d'aveuglement;
Je vous réponds de vous : consentez seulement.
Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire;
Et ne préférez point à la solide gloire
Des honneurs dont César prétend vous revêtir, 626 j
La gloire d'un refus, sujet au repentir. j
JUNIE.
Le ciel connoît. Seigneur, le fond de ma pensée.
Je ne me flatte point d'une gloire insensée : j f
Je sais de vos présents mesurer la grandeur; f à
Mais plus ce rang sur moi répandroit de splendeur, 63o |
Plus il me feroit honte, et mcttroit en lumière*
Le crime d'en avoir dépouillé l'héFitiére.
NÉRON.
C'est de ses intérêts prendre beaucoup de soin.
Madame; et l'amitié ne peut aller plus loin.
1. Comme on l'a remarqué souvent, l'idée et l'image sont tirées des
vers célèbres de Juvénal :
Incipit ipsorum contra te stare parentum
Nobilitas, claramque fncem prxferre imdendis.
« l>a gloire de tes aïeux se tourne contre toi, et verse un jour écla-
tant sur les hontes de ta vie. »
ACTE II, SCÈNE III. 277
Mais ne nous flattons point, et laissons le mystère. 635
La sœur vous touche ici beaucoup moins que le frère ;
Et pour Britannicus....
II a su me toucher,
Seigneur ; et je n'ai point prétendu m'en cacher.
Cette sincérité sans doute est peu discrète;
Mais toujours de mon cœur ma bouche est l'interprète.
Al)sente de la cour, je n'ai pas dû penser,
Seigneur, qu'en l'art de feindre il fallût m'excrcer.
J'aime Britannicus. Je lui fus destinée
Quand l'Empire devoit suivre son hyménée.
Mais ces mêmes malheurs qui l'en ont écarté, 645
Ses honneurs abolis*, son palais déserté,
La fuite d'une cour que sa chute a bannie.
Sont autant de Hens qui retiennent Junie.
Tout ce que vous voyez conspire à vos désirs ;
Vos jours toujours sereins coulent dans les plaisirs. 65o
L'Empire en est pour vous l'inépuisable source ;
Ou si quelque chagrin en interrompt la course,
Tout l'univers, soigneux de les entretenir.
S'empresse à l'effacer de votre souvenir.
Britannicus est seul. Quelque ennui qui le presse*, 655
Il ne voit dans son sort que moi^ qui s'intéresse,
1. Aboli, an sens latin, abolitus. Suétone a dit abolitiis honor dans la
Vie de Claude.
2. Presser, comme le latin premere, peser sur.
Sous ce pressant remords il a trop succombé.
(Corneille, Cinna.)
Tout ce dont la fortune afflige cette vie
Pôle-mêle assemblé me presse tellement....
(Malherbe.)
">. Malf(ré l'apparente bizarrerie de ce tour, rien n'est plus régulier.
Uni ne se rapporte pas à niui. « Il ne voit qui (personne qui) s'intéresse
î
278 BRITAÎN'NICUS.
Et n'a pour tous plaisirs, Seigneur, que quelques pleurs
Qui lui font quelquefois oublier ses malheurs.
Et ce sont ces plaisirs et ces pleurs que j'envie,
Que tout autre que lui me paîroit de sa vie. 660 ^
Mais je garde à ce prince un traitement plus doux.
Madame, il va bientôt paroître devant vous. J
JUNIE.
Ah ! Seigneur, vos vertus m'ont toujours rassurée.
NÉRON.
Je pouvois de ces lieux lui défendre l'entrée ;
Mais, Madame, je veux prévenir le danger 665
Où son ressentiment le pourroit engager.
Je ne veux point le perdre. 11 vaut mieux que lui-même
Entende son arrêt de la bouche qu'il aime. ,|
Si ses jours vous sont chers, éloignez-le de vous,' *
Sans qu'il ait aucun lieu de me croire jaloux. 670
De son bannissement prenez sur vous l'offense ;
Et soit par vos discours, soit par votre silence,
Du moins par vos froideurs, faites-lui concevoir
Qu'il doit porter ailleurs ses vœux et son espoir. 4
JUNIE.
Moi ! que je lui prononce un arrêt si sévère ! 676
Ma bouche mille fois lui jura le contraire.
Quand même jusque-là je pourrois me trahir.
Mes yeux lui défendront, Seigneur, de m'obéir.
Caché près de ces lieux, je vous verrai, Madame.
Renfermez votre amour dans le fond de votre âme. 680
dans son sort, que (si ce n'est) moi. » L'antécédent véritable est sous-
entendu. Cette construction n'est pas rare alors.
ACTE II, SCÈNE V. 279
Vous n'aurez point pour moi de langages secrets :
J'entendrai des regards que vous croirez muets ;
Et sa perte sera l'infailliijle salaire
D'un geste ou d'un soupir échappé pour lui plaire.
Hélas ! si j'ose encor former quelques souhaits, 685
Seigneur, permettez-moi de ne le voir jamais !
SCÈNE IV
NÉRON, JUNIE, NARCISSE.
NARCISSE.
Britannicus, Seigneur, demande la princesse :
11 approche.
NÉRON.
Qu'il vienne.
Jl'NIE.
Ah! Seigneur.
NÉRON.
Je vous laisse.
Sa fortune dépend de vous plus que de moi.
Madame, en le voyant, songez que je vous voi. 690
SCÈNE V
JUNIE, NARCISSE.
JUNIE.
Ah! cher Narcisse, cours au-devant de ton maître;
Dis-lui.... Je suis perdue, et je le vois paraître.
280 BRITANNICUS.
SCÈNE VI l
JUNIE, BRITANNICUS, NARCISSE.
BRITANNICUS. j
Madame, quel bonheur me rapproche de vous? j
Quoi? je puis donc jouir d'un entretien si doux? I
Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore! CgS I
Hélas! puis-je espérer de vous revoir encore? ;
Faut-il que je dérobe, avec mille détours*,
Un bonheur que vos yeux m'accordoient tous les jours? i
Quelle nuit! Quel réveil! Vos pleurs, votre présence ;
N'ont point de ces cruels désarmé l'insolence? 700 I
Que faisoit votre amant? Quel démon ^ envieux i
M'a refusé l'honneur de mourir à vos yeux? !
Hélas! dans la frayeur dont vous étiez atteinte,
M'avez-vous en secret adressé quelque plainte? !
Ma princesse, avez-vous daigné me souhaiter? 705 j
Songiez-vous aux douleurs que vous m'alliez coûter? ]
Vous ne me dites rien? Quel accueil! Quelle glace! ^
Est-ce ainsi que vos yeux consolent ma disgrâce? ,;
Parlez. Nous sommes seuls : notre ennemi trompé, |
Tandis que je vous parle, est ailleurs occupé. 710
Ménageons' les moments de cette heureuse absence. |
JUNIE. \
Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance. ;;
1. Détours, ruses, façons détournées, dissimulées d'agir ou de parler.
Le roi toujours fertile en dangereux détours.
(MithrUaie.)
2. Démon, divinité, SaLjJiwv.
3. Ménageons, non pas épargnons, mais employo?is bien.
ACTE II, SCENE VI. 281
Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux;
Et jamais l'Empereur n'est absent de ces lieux.
BRITANNICUS.
Et depuis quand, Madame, êtes- vous si craintive? yiS
Ouoi? déjà votre amour «)uffre qu'on le captive?
Qu'est devenu ce cœur qui me juroit toujours
De faire à Néron même envier nas amours?
Mais bannissez. Madame, une inutile crainte.
La foi dans tous les cœurs n'est pas encore éteinte; 720
Chacun semble des yeux approuver mon courroux;
La mère de Néron se déclare pour nous.
Rome, de sa conduite elle-même offensée....
Ah ! Seigneur, vous parlez contre votre pensée.
Vous-même, vous m'avez avoué mille fois 725
Que Rome le louoit d'une commune voix;
Toujours à sa vertu vous rendiez quelque hommage.
Sans doute la douleur vous dicte ce langage.
BRITANNICUS.
Ce discours me surprend, il le faut avouer.
Je ne vous cherchois pas pour l'entendre louer. 730
Quoi? pour vous confier la douleur qui m'accable,
A peine je dérobe un moment favorable,
Et ce moment si cher, Madame, est consumé
A louer l'ennemi dont je suis opprimé?
Qui vous rend à vous-même, en un jour, si contraire? 735
Quoi? même vos regards ont appris à se taire?
Que vois-je? Vous craignez de rencontrer mes yeux?
Néron vous plairoit-il? Vous serois-je odieux?
Ah! si je le croyois,.,. Au nom des Dieux, Madame,
Éclaircissez le trouble où vous jetez mon âme. 74^
Parlez. Ne suis-je plus dans votre souvenir?
282 BRITANNICUS.
JUNIE.
Retirez-vous, Seigneur, l'Empereur va venir.
BRITANNICUS.
Après ce coup, Narcisse, à qui dois-je m'attendre*?
SCÈNE Vil
NÉRON, JUNIE, NARCISSE.
NÉRON.
Madame....
Non, Seigneur, je ne puis rien entendre.
Vous êtes obéi. Laissez couler du moins 745
Des larmes dont ses yeux ne seront pas témoins.
SCÈNE VIH
NÉRON, NARCISSE.
NÉRON.
Hé bien ! de leur amour tu vois la violence,
Narcisse : elle a paru jusque dans son silence.
Elle aime mon rival, je ne puis l'ignorer;
Mais je mettrai ma joie à le désespérer. 75o
Je me fais de sa peine une image charmante.
Et je l'ai vu douter du cœur de son amante.
1. M'atlendre, me fier, compter sur....
ACTE IL SCENE VIII. 283
Je la suis. Mon rival t'attend pour éclater.
Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter;
Et tandis qu'à mes yeux on le pleure, on l'adore, ySS
Fais-lui payer bien cher un bonheur qu'il ignore.
NARCISSE, seul.
La fortune t'appelle une seconde fois,
Narcisse : voudrois-tu résister à sa voix?
Suivons jusques au bout ses ordres favorables;
Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables. 760
FIN DU DEUXIEME ACTE
ACTE m*
SCÈNE PREMIÈRE
NÉRON, BURRHUS.
BURRHUS.
Pallas obéira, Seigneur.
NERON.
Et de quel œil
Ma mère a-t-elle vu confondre son orgueil? \ >
BURRHUS. ' I
Ne doutez point. Seigneur, que ce coup ne la frappe, '*
Qu'en reproches bientôt sa douleur ne s'échappe*. ]
Ses transports dès longtemps commencent d'éclater : 765
A d'inutiles cris puissent-ils s'arrêter? I j
NÉRON. li
Quoi? de quelque dessein la croyez-vous capable? * ?
i
1. Ce troisième acte commençait par une scène où Burrhus proposait \
à Narcisse de s'allier avec lui. Voir Appendice I.
2. S'échapper : « s'oublier, s emporter, s'égarer. » (Furetière.) Emploi
commun alors.
ACTE III, SCÈNE I. 285
Agrippine, Seigneur, est toujours redoutable. •
Rome et tous vos soldats révèrent ses aïeux;
Germajiicus son père est présent à leurs yeux.
Elle saK son pouvoir; vous savez son courage;
Et ce qui me la fait redouter davantage,
C'est que vous appuyez vous-même son courroux.
Et que vous lui donnez des armes contre vous.
Moi, Burrhus?
BURRHUS.
Cet amour, Seigneur, qui vous possède.... 775
Je vous entends, Burrhus : le mal est sans remède.
Mon cœur s'en est plus dit que vous ne m'en direz.
Il faut que j'aime enfin.
BURRHUS.
Vous vous le figurez.
Seigneur; et satisfait de quelque résistance.
Vous redoutez un mal foible dans sa naissance. 780
Mais si dans son devoir votre cœur affermi
Vouloit ne point s'entendre avec son ennemi;
Si de vos premiers ans vous consultiez la gloire;
Si vous daigniez. Seigneur, rappeler la mémoire
Des vertus d'Octavie, indignes de ce prix, 786
Et de son chaste amour vainqueur de vos mépris;
Surtout si de Junie évitant la présence,
Vous condamniez vos yeux à quelques jours d'absence :
Croyez-moi, quelque amour qui semble vous charmer.
28G BRITANNICUS.
On n'aime point, Seigneur, si l'on ne veut aimer'. 790
NÉRON.
Je vous croirai, Burrhus, lorsque dans les alarmes
Il faudra soutenir la gloire de nos armes,
Ou lorsque plus tranquille, assis dans le sénat,
11 faudra décider du destin de l'État :
Je m'en reposerai sur votre expérience. 795
Mais, croyez-moi, l'amour est une autre science,
Burrhus ; et je ferois quelque difficulté
D'abaisser jusque-là votre sévérité.
Adieu. Je souffre trop, éloigné de Junie.
SCÈNE II
BURRHUS, seul.
Enfin, Burrhus, Néron découvre son génie*. 800
Cette férocité^ que tu croyois fléchir
1. M. Paul Mesnard rapproche de ce passage quelques vers de VOc-
iavie latine, où Sénèque essaye de détourner Néron de l'amour de
Poppée :
Yis magna mentis, hlandus atque animi calor
Amor est
Qiiem si fovere atque alere désistas, cadit,
Brevique vires perdit exstinctus suas.
« L'amour est un élan violent de l'âme, une douce chaleur de l'es-
prit : qu'on cesse de l'exciter, de le nourrir, il tombe, et s'éteint : en
an moment il a perdu sa force. »
2. Génie, naturel, ingenium. «Abandonna ton âme à son lâche
génie.'» (Corneille, Cinna.) Dans l'expression critiquée par Pascal : Vin-
quiétude de son génie, génie veut dire humeur, disposition naturelle :
Vinquiétude naturelle de son esprit.
3. Férocité n'est pas fierté, comme ordinairement en latin ferocitas :
c'est cruauté^ nature sauvage et violente.
ACTE III, SCÈ^'E III 287
De tes foibles liens est prête à s'affranchir.
En quels excès peut-être elle va se répandre !
0 Dieux! en ce malheur quel conseil dois-je prendre?
Sénéque, dont les soins me devroient soulager, 8o5
Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
Mais quoi? si d'Agrippine pxcitant la tendresse,
Je pouvois.... La voici : mon bonheur me l'adresse.
SCÈNE m
AGRIPPINE, BURRHUS, ALBINE.
AGRIPPINE.
Hé bien! je me trompois, Burrhus, dans mes soupçons?
Et vous vous signalez par d'illustres leçons! 8io
On exile Pallas, dont le crime peut-être
Est d'avoir à l'Empire élevé votre maître.
Vous le savez trop bien. Jamais sans ses avis
Claude, qu'il gouvernoit, n'eût adopté mon fils.
Que dis-je? A son épouse on donne une rivale; 8i5
On affranchit Néron de la foi conjugale.
Digne emploi d'un ministre, ennemi des flatteurs,
Choisi pour mettre un frein à ses jeunes ardeurs,
De les flatter lui-même, et nourrir dans son âme
Le mépris de sa mère et l'oubh de sa femme ! 820
Madame, jusqu'ici c'est trop tôt m'accuser.
L'Empereur n'a rien fait qu'on ne puisse excuser.
N'imputez qu'à Pallas un exil nécessaire :
Son orgueil dès longtemps exigeoit ce salaire ;
Kt l'Empereur ne fait qu'accomplir à regret 826
Ce que toute la cour demandoit en secret.
288 BRITANNICUS.
Le reste est un malheur qui n'est point sans ressource :
Des larmes d'Octavie on peut tarir la source,
Mais calmez vos transports. Par un chemin plus doux,
Vous lui pourrez plutôt ramener son époux : 83o
Les menaces, les cris le rendront plus farouche*.
AGRIPPINE.
Ah ! l'on s'efforce en vain de me fermer la bouche.
Je vois que mon silence irrite vos dédains;
Et c'est trop respecter l'ouvrage de mes mains.
Pallas n'emporte pas tout l'appui 2 d'Agrippine : 835
Le ciel m'en laisse assez pour venger ma ruine.
Le fils de Claudius commence à ressentir^
Des crimes dont je n'ai que le seul repentir.
J'irai, n'en doutez point, le montrer à l'armée.
Plaindre aux yeux des soldats son enfance opprimée, 840
Leur faire, à mon exemple, expier leur erreur.
On verra d'un côté le fils d'un empereur
Redemandant la foi jurée à sa famille,
Et de Germanicus on entendra la fille;
De l'autre l'on verra le fils d'Énobarbus, 845
Appuyé de Sénèque et du tribun Burrhus,
Qui tous deux de l'exil rappelés par moi-même,
Partagent à mes yeux l'autorité suprême.
1. Burrhus a déjà donné ce conseil à Agrippine, dont l'humeur n'est
point faite pour le suivre. Cf. v. 222. Sed Ayrippina libertam (Acte)
nnrntlam,nurum ancillam, aliaque eumdcm in mod um muliebriter f ré-
méré.... quantoqne fœdiora e.rprobrabat, acrius accendere.... (Tacite,
Ann., XllI, XIII.) « Mais Agrippine criait qu'on lui donnait une affranchie
pour rivale, une servante pour bru; elle jetait, dans son dépit de
femme, toute sorte de clameurs pareilles : plus ses reproches étaient
injurieux, plus elle enflammait la passion de l'empereur. »
2. Tout rap2)ui, ioul ce qui appuie, soutient Agrippine : donc toute
la force, toute la puissance.
5. Ressentir, avoir du ressentiment des crimes.... On dit ordinaire-
ment ressentir une injure (ou, au xvii* siècle, un bienfait).
ACTE III, SCÈNE III. 289
De nos crimes communs je veux qu'on soit instruit :
On saura les chemins par où je l'ai conduit. 85o
Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses,
J'avoûrai les rumeurs les plus injurieuses :
Je confesserai tout, exils, assassinats.
Poison même*....
BURRHUS.
Madame, ils ne vous croiront pas.
Ils sauront récuser l'injuste stratagème 855
D'un témoin irrité qui s'accuse lui-même.
Pour moi, qui le premier secondai vos desseins,
Qui fis même jurer l'armée entre ses mains.
Je ne me repens point de ce zèle sincère.
Madame, c'est un fils qui succède à son père. 860
En adoptant Néron, Claudius par son choix
De son fils et du vôtre a confondu ^ les droits.
1. Racine a tiré tout ce couplet de Tacite, en effaçant certaines tri-
vialités énergiques. Prseceps posthac Agrippina ruere ad terrorem et
minas, neqiie principis aiiribus abstinere quominus tesiaretur adidtum
jam esse Britannictim, veram dignamqzie stirpem suscipiendo j)nti-is
imperio, qiiod insilus et adoptivus per injurias matris exerceret. Non
abnuere se qtiin ctincla infelicis domus mala patefierent, suse in ])rimis
nuptise, suum veneficium. Id solum dis et sibi jyrovisum quod vivevet
pi'ivicjnns. Itnram cum illo in castra; audiretur hinc Germanici filia,
inde vilis rursns Burrus et exul Seneca, triinca scilicet manu et profes-
soria limjua qeneris hnmani regimen expostulantes. (Tacite, Ann.,
Xin, XIV.) « Agrippine, après cela, perdant tout sang-froid, essaie d'ef-
frayer l'empereur, menace avec fureur : jusqu'aux oreilles même de
Néron, elle crie que Britannicus est un liomme maintenant, vrai et légi-
time héritier de l'empire, qu'un lils adoptif, un intrus, possédait, par
son crime, à elle. Elle consentait qu'on découvrît toutes les hontes de
cette fatale maison, son mariage d'abord, l'empoisonnement dont elle
était l'auteur. Les dieux et elle-même n'avaient attesté leur prévoyance
qu'en faisant vivre Britannicus. Elle le mènerait au camp : on enten-
drait d'un côté la fille de Germanicus, de l'autre Burrhus, un homme
de rien, Sénèque, un exilé, faisant valoir l'un sa main estropiée, l'autre
sa faconde de rhéteur comme des titres au gouvernement du genre
humain. »
2. Confondu, rendu égaux, pareils, impossibles à distinguer. Cf. v. 254.
RACINE. 10
200 BRITANNICUS.
Uoine l'a pu choisir. Ainsi, sans être injuste,
Elle choisit Tibère adopté par Auguste;
Et le jeune Agrippa*, de son sang descendu, 865
Se vit exclus* du rang vainement prétendu.
Sur tant de fondements sa puissance établie
Par vous-même aujourd'hui ne peut être affoiblie ;
Et s'il m'écoute encor. Madame, sa bonté
Vous en fera bientôt perdre la volonté. 870
J'ai commencé, je vais poursuivre mon ouvrage.
SCÈNE IV
AGRIPPINE, ALBINE.
ALBINE.
Dans quel emportement la douleur^ vous engage,
Madame ! L'Empereur puisse-t-il l'ignorer !
AGRIPPINE.
Aiil lui-même à mes yeux puisse-t-il se montrer!
Madame, au nom des Dieux, cachez votre colère. 876
Quoi? pour les intérêts de la sœur ou du frère,
1. Agrippa : M. Julius Agrippa Postumus, fils d'Agrippa et de Julie
l.ile d'Auguste. Ignorant, brutal, sottement fier de sa force athlétique,
il i'ut relégué par son aïeul dans l'île de Planasie, grâce aux intrigues
de Livie. Sa mort fut le premier acte du règne de Tibère.
2. Exclus. On disait alors : exclus., excluse. L'Académie, en 1694 et
même en 1718, ne donne pas d'autre forme.
3. Douleur garde ici le sens du latin dg^or, qui veut dire en général
souffrance morale, et désigne aussi b ien le ressentiment d'une injure
que le sentiment de l'affliction.
ACTE III, SCENE IV. 291
Faut-il sacrifier le repos de vos jours?
Contraindrez-vous César jusque dans ses amours?
AGRIPPINE.
Quoi? tu ne vois donc pas jusqu'où l'on me ravale*,
Albine? C'est à moi qu'on donne une rivale*. 880
Bientôt, si je ne romps ce funeste lien,
Ma place est occupée, et je ne suis plus rien.
Jusqu'ici d'un vain titre Octavie honorée,
Inutile à la cour, en étoit ignorée.
Les grâces, les honneurs par moi seule versés 885
M'attiroient des mortels les vœux intéressés.
Une autre de César a surpris la tendresse :
Elle aura le pouvoir d'épouse et de maîtresse.
Le fruit de tant de soins, la pompe des Césars,
Tout deviendra le prix d'un seul de ses regards. 890
Que dis-je? l'on m'évite, et déjà délaissée....
Ahl je ne puis, Albine, en souffrir la pensée.
(Juand je devrois du ciel hâter l'arrêt fatal',
Néron, l'ingrat >'éron.... Mais voici son rival.
1. Ravaler, rabaisser. L'Académie donne comme exemple du parti-
cipe : des bas ravalés (tombant sur les pieds).
2. Trait suggéré par Tacite : Agrippine vit dans Acte une rivale.
Cf. la note du vers 831.
3. L'arrêt fatal : allusion aux prédictions des Chaldéens, qui avaient
annoncé à Agrippine que son fils la tuerait. Hune sut fiiicm multos ante
annos crediderat Agrippina contempseratque. Nam consulenti super
Vérone 7'esponderant Chaldiei fore ut imperaret, matremque occideret;
atque illa : « Occidat, inquit, dum imperet. » (Tacite, Ann., XIV, ix.)
« Depuis longtemps Agrippine s'attendait à finir ainsi, et ne s'en
inquiétait pas. Elle avait consulté les Chaldéens au sujet de Néron; et
ils lui avaient répondu qu'il régnerait, et tuerait sa mère. « Qu'il me
« tue, avait-elle dit, pourvu qu'il règne. »
1
292 BRITANNICUS.
SCÈNE V
BRITANNKUS, AGRIPPINE, NARCISSE, ALBINE.
BRITANNICUS.
Nos ennemis communs ne sont pas invincibles, 895
Madame : nos malheurs trouvent des cœurs sensibles.
Vos amis et les miens, jusqu'alors si secrets.
Tandis que nous perdions le temps en vains regrets,
Animés du courroux qu'allume l'injustice.
Viennent de confier leur douleur à Narcisse. 900
Néron n'est pas encor tranquille possesseur
De l'ingrate qu'il aime au mépris de ma sœur.
Si vous êtes toujours sensible à son injure.
On peut dans son devoir ramener le parjure.
La moitié du sénat s'intéresse pour nous : 9o5
Sylla*, Pison, Plautus....
AGRIPPINE.
Prince, que dites-vous?
Sylla, Pison, Plautus! les chefs de la noblesse?
BRITANNICUS.
Madame, je vois bien que ce discours vous blesse,
Et que votre courroux, tremblant, irrésolu.
Craint déjà d'obtenir tout ce qu'il a voulu. 910
1. Cornélius Sulla, d'une des plus anciennes familles patriciennes,
gendre de Claude. On accusa Burrhus et Pallas d'avoir voulu l'élever à
l'empire. Néron finit par le faire tuer. (Tac, Aim., XIII, xxni; XIV,
Lvii.) — C. Caljmrniiis Piso fut le chef d'une grande conspiration
tramée contre Néron vers la fin de son règne. {Ibkl., XIV, lxv; XV,
xLvui-Lix.) — RubMius Plautus descendait d'Auguste par les femmes,
au même degré que Néron; Agrippine songea, dit-on, à l'épouser et à le
faire empereur après la mort de Britannicus. Il fut tué en même temps
que Sylla. {Ibid., XIV, xxii, 57, 59.)
I
ACTE III, SCÈNE VI. 293
Non, vous avez trop bien établi ma disgrâce :
D'aucun ami pour moi ne redoutez l'audace.
Il ne m'en reste plus; et vos soins trop prudents
Les ont tous écartés ou séduits dès longtemps.
AGRIPPINE.
Seigneur, à vos soupçons donnez moins de créance* : 91 5
Notre salut dépend de notre intelligence 2.
J'ai promis, il suffit. Malgré vos ennemis,
Je ne révoque rien de ce que j'ai promis.
Le coupable Néron fuit en vain ma colère ;
Tôt au tard il faudra qu'il entende sa mère. 920
J'essairai tour à tour la force et la douceur;
Ou moi-même, avec moi conduisant votre sœur,
J'irai semer partout ma crainte et ses alarmes.
Et ranger tous les cœurs du parti de ses larmes.
Adieu ! J'assiégerai Néron de toutes parts. 926
Vous, si vous m'en croyez, évitez ses regards.
SCÈNE VI
BRITANNICUS, NARCISSE.
BRITAxNNICUS.
Ne m'as-tu point flatté d'une fausse espérance?
Puis-je sur ton récit fonder quelque assurance,
Narcisse ?
1. Créance. Vaugelas dit dans ses Remarques : « Croyance et créance
se prononcent tous deux à la cour d'une même façon ». Il admet que
l'on distingue les deux mots par l'orthographe, quoique « en l'un et
l'autre sens il faille toujours prononcer créance pour prononcer délica-
tement et à la mode de la cour. Je crois néanmoins qu'à la fin on
n'écrira plus que créance, c'est déjà l'opinion de plusieurs, à laquelle je
souscris. »
2. Intelligence , accord.
294 BRITANNICUS.
NARCISSE. •
Oui. Mais, Seigneur, ce n'est pas en ces lieux
Qu'il faut développer * ce mystère à vos yeux. gSo
Sortons. Qu'attendez-vous?
BRITANNICUS.
Ce que j'attends, Narcisse?
Hélas!
NARCISSE.
Expliquez-vous.
BRITANNICUS.
Je pouvois revoir....
Si par ton artifice
NARCISSE.
Qui?
BRITANNICUS.
J'en rougis. Mais enfin j
D'un cœur moins agité j'attendrois mon destin. _
I
NARCISSE.
Après tous mes discours, vous la croyez. fidèle? 935
BRITANNICUS. I
Non : je la crois, Narcisse, ingrate, criminelle,
Digne de mon courroux; mais je sens, malgré moi.
Que je ne le crois pas autant que je le doi.
Dans ses égarements mon cœur opiniâtre
Lui prête des raisons, l'excuse, l'idolâtre. 940
Je voudrois vaincre enfin mon incrédulité :
Je la voudrois haïr avec tranquillité.
1. Développer, débrouiller, exiyUcare.
1'
ACTE III, SCÈNE VIL 295
Et qui croira qu'un cœur si grand en apparence,
D'une infidèle* cour ennemi dès l'enfance,
Renonce à tant de gloire, et dès le premier jour 945
Trame une perfidie inouïe à la cour?
NARCISSE.
Et qui sait si l'ingrate, en sa longue retraite,
N'a point' de l'Empereur médité la défaite?
Trop sûre que ses yeux ne pouvoient se cacher.
Peut-être elle fuyoit pour se faire chercher, 95o
Pour exciter Néron par la gloire pénible
De vaincre une fierté jusqu'alors invincible.
BRITANNICUS.
Je ne la puis donc voir?
NARCISSE.
Seigneur, en ce moment
Elle reçoit les vœux de son nouvel amant.
BRITANNICUS.
Hé bien! Narcisse, allons. Mais que vois-je? C'est elle. 955
NARCISSE.
Ah, Dieux! A l'Empereur portons cette nouvelle.
SCÈNE VU
BRITANNICUS, JUNIE.
JUNIE.
Retirez-vous, Seigneur, et fuyez un courroux
Que ma persévérance allume contre vous.
1. Infidèle, qui ne ^^arde pas sa foi, perfide, trompeur.
296 BRITANNICUS.
Néron est irrité. Je me suis échappée,
Tandis qu'à l'arrêter sa mère est occupée. 960
Adieu : réservez-vous, sans blesser mon amour,
Au plaisir de me voir justifier un jour.
Votre image sans cesse est présente à mon âme :
Rien ne l'en peut bannir.
BRITANNICUS.
Je vous entends, Madame :
Vous voulez que ma fuite assure* vos désirs, 966
Que je laisse un champ libre à vos nouveaux soupirs.
Sans doute, en me voyant, une pudeur secrète
Ne vous laisse goûter qu'une joie inquiète,
Hé bien ! il faut partir .
JUNIE.
Seigneur, sans m'imputer....
BRITANNICUS.
Ah! vous deviez du moins plus longtemps disputer. 970
Je ne murmure point qu'une amitié commune
Se range du parti que flatte la fortune,
Que l'éclat d'un empire ait pu vous éblouir.
Qu'aux dépens de ma sœur vous en vouliez jouir;
Mais que de ces grandeurs comme une autre occupée.
Vous m'en ayez paru si longtemps détrompée- :
Non, je l'avoue encor, mon cœur désespéré
Contre ce seul malheur n'étoit point préparé.
J'ai vu sur ma ruine élever l'injustice;
De mes persécuteurs j'ai vu le ciel complice. 980
1. Assure, rende sûrs (d'atteindre leur objet), laisse à vos désirs la
liberté de se satisfaire.
2, Détrompée, ne suppose pas ici l'expérience, qui procure la désillu-
sion : c'est simplement îion trompée, non abusée, qui ne s'en laisse
2Joint imposer.
ACTE Iir, SCENE VII. 297
Tant d'horreurs n'avoient point épuisé son courroux,
Madame : il me restoit d'être oublié de vous.
JUNIE.
Dans un temps plus heureux ma juste impatience
Vous feroit repentir de votre défiance.
Mais Néron vous menace : en ce pressant danger, 985
Seigneur, j'ai d'autres soins que de vous affliger.
Allez, rassurez-vous, et cessez de vous plaindre :
Néron nous écoutoit, et m'ordonnoit de feindre.
BRITANNICUS.
Quoi? le cruel....
JUNIE.
Témoin de tout notre entretien,
D'un visage sévère examinoit le mien. 990
Prêt à faire sur vous éclater la vengeance
D'un geste confident de notre intelligence.
BRITANNICUS.
Néron nous écoutoit. Madame! Mais, hélas!
Vos yeux auroient pu feindre, et ne m'abuser pas.
Ils pouvoient me nommer l'auteur de cet outrage. 996
L'amour est-il muet, ou n'a-t-il qu'un langage?
De quel trouble un regard pouvoit me préserver !
Ilfalloit....
11 falloit me taire et vous sauver.
Combien de fois, hélas ! puisqu'il faut vous le dire.
Mon cœur de son désordre alloit-il vous instruire! 1000
De combien* de soupirs interrompant le cours
Ai-je évité vos yeux que je cherchois toujours !
1. Le mot interrogatif dépend ici du participe, comme cela arrive
souvent enHatin, et non du verbe principal à un mode personnel.
298 BRITANNICUS.
Quel tourment de se taire en voyant ce qu'on aime!
De l'entendre gémir, de l'affliger soi-même.
Lorsque par un regard on peut le consoler! ioo5
Mais quels pleurs ce regard auroit-il fait couler!
Ah ! dans ce souvenir, inquiète, troublée,
Je ne me sentois pas assez dissimulée.
De mon front effrayé je craignois la pâleur;
Je trouvois mes regards trop pleins de ma douleur. loio
Sans cesse il me sembloit que Néron en colère
Me venoit reprocher trop de soin de vous plaire;
Je craignois mon amour vainement renfermé;
Enfin j'aurois voulu n'avoir jamais aimé.
Hélas! pour son bonheur. Seigneur, et pour le nôtre, ici 5
Il n'est que trop instruit de mon cœur et du vôtre.
Allez, encore un coup, cachez-vous à ses yeux :
Mon cœur plus à loisir vous éclaircira mieux.
De mille autres secrets j'aurois compte à vous rendre.
BRITANxNICUS.
Ah! n'en voilà que trop : c'est trop me faire entendre, 1020
Madame, mon bonheur, mon crime, vos bontés.
Et savez- vous pour moi tout ce que vous quittez?
Quand pourrai-je à vos pieds expier ce reproche*?
JUME.
Que faites-vous? Hélas! votre rival s'approche.
1. On ne doit pas entendre : ce reproche que je vous ai fait. Mais
c'est l'action digne de reproche que j'ai faite en vous soupçonnant, ma
faute.
ACTE III, SCÈNE VIII. 299
SCÈNE VIII
NÉRON, BRITANNICUS, JUNIE.
Prince, continuez des transports si charmants. 102 5
Je conçois vos bontés par ses remercîments,
Madame : à vos genoux je viens de le surprendre.
Mais il auroit aussi quelque grâce à me rendre :
Ce lieu le favorise, et je vous y retiens
Pour lui faciliter de si doux entretiens. io3o
BRITANNICUS.
Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie
Partout où sa bonté consent que je la voie ;
Et l'aspect de ces lieux où vous la retenez
N'a rien dont mes regards doivent être étonnés.
NÉKON.
lit que vous montrent-ils qui ne vous avertisse io35
)u'il faut qu'on me respecte et que l'on m'obéisse?
BRITANNICUS.
Ils ne nous ont pas vu l'un et l'autre élever.
Moi pour vous obéir, et vous pour me braver;
Et ne s'attendoient pas, lorsqu'ils nous virent naître,
Qu'un jour Domitius me dût parler en maître*. io4o
1. Racine recueille ici un fait arrivé avant la mort de Claude. Obvii
inter se Nero Brifannicum nomine, ille Domitium salutavere. (Tacite,
Ann., Xll, xLi.) Suétone rapporte aussi le lait.
300 BRITANNICUS.
NÉRON.
Ainsi par le destin nos vœux sont traversés :
J'obéissois alors, et vous obéissez.
Si vous n'avez appris à vous laisser conduire,
Vous êtes jeune encore, et l'on peut vous instruire.
BRITANNICUS.
Et qui m'en instruira?
NÉRON.
Tout l'Empire à la fois, io4ô
Rome.
BRITANNICUS.
Rome met-elle au nombre de vos droits
Tout ce qu'a de cruel l'injustice et la force,
Les emprisonnements, le rapt et le divorce?
NÉRON.
Rome ne porte point ses regards curieux
Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux. io.5o
Imitez son respect.
BRITANNICUS.
On sait ce qu'elle en pense.
NÉRON.
Elle se tait du moins : imitez son silence.
BRITANNICUS.
Ainsi Néron commence à ne se plus forcer.
NÉRON.
Néron de vos discours commence à se lasser.
ACTE III, SCÈNE VIII. 301
BRITANNICUS.
Chacun devoit bénir le bonheur de son règne. io55
NÉRON.
Heureux ou malheureux, il suffit qu'on me craigne*.
BRITANNICUS.
Je connois mal Junie, ou de tels sentiments
Ne mériteront pas ses applaudissements.
NÉRON.
Du moins, si je ne sais le secret de lui plaire,
Je sais l'art de punir un rival téméraire. loCo
BRITANNICUS.
Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler,
Sa seule inimitié peut me faire trembler.
NÉRON.
Souhaitez-la : c'est tout ce que je vous puis dire*.
BBITANXICUS.
Le bonheur de lui plaire est le seul où j'aspire.
1. Ce vers contient une forte ellipse : (Que mon règne soit) heureux
ou malheureux, etc. — On a relevé dans VOctavie latine une pensée
analogue : Nero. Decet timeri Csesarem. — Seneca. At j)lus diligi. —
Nero. Metuant necesse est. — Jussisque nostris pareant. « Il faut que
l'empereur se fasse craindre — et plus encore aimer. — Il faut qu'ils
craignent et m'obéissent. » Racine s'est plutôt souvenu de la fameuse
réplique d'Atrée, dans Attius : Oderint dum metuant. « Qu'ils me haïs-
sent, soit : mais qu'ils me craignent. »
2. Dans le Pompée de Corneille, César dit à Ptolémée :
Vous craigniez ma clémence ! ah ! n'ayez plus ce soin ;
Souhaitez-la plutôt, vous en avez besoin.
302 BRITAMSICUS.
NÉRON.
Elle vous l'a promis, vous lui plairez toujours. io65
BRITANNICUS.
Je ne sais pas du moins épier ses discours.
Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche,
Et ne me cache point pour lui fermer la bouche.
NÉRON.
Je vous entends. Hé bien, gardes!
JUNIE.
Que faites- vous?
C'est votre frère. Hélas! c'est un amant jaloux. 1070
Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie.
Ahl son bonheur peut-il exciter votre envie?
Souffrez que de vos cœurs rapprochant les liens,
Je me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens.
Ma fuite arrêtera vos discordes fatales; 1075
Seigneur, j'irai rempHr* le nombre des Vestales.
Ne lui disputez plus mes vœux infortunés :
Souffrez que les Dieux seuls en soient importunés.
L'entreprise^, Madame, est étrange et soudaine.
Dans son appartement, gardes, qu'on la remène. 1080
Gardez Britannicus dans celui de sa sœur.
BRITANNICUS
(l'est ainsi que Néron sait disputer un cœur.
1. Remplir, compléter. Virgile fait dire à Déiphobe :" ... Explehn
numerum, reddarqne tenehris. {Enéide, VI, 545.)
2. Entreprise, dessein.
ACTE III, SCÈ.NE IX. 303
fi:
!
JUNIE.
^. Prince, sans Tirriter, cédons à cet orage.
NÉRON.
; Gardes, obéissez sans tarder davantage.
SCENE IX
NÉRON, BURRHUS.
BURRHUS.
Que vois-je? 0 ciel!
NÉRON, sans voir Burrhus.
Ainsi leurs feux sont redoublés. io85
Je reconnois la main qui les a rassemblés.
Agrippine ne s'est présentée à ma vue,
Ne s'est dans ses discours si longtemps étendue,
Que pour faire jouer ce ressort odieux
(Ju'on sache si ma mère est encore en ces lieux. 1090
Hurrhus, dans ce palais je veux qu'on la retienne,
Kt qu'au lieu de sa garde on lui donne la mienne.
BURRHUS.
()Lioi, Seigneur? sans l'ouïr*? Une mère?
NÉRON.
Arrêtez :
J'ignore quel projet, Burrhus, vous méditez;
1. Sans rouir. Ainsi parle Burrhus dans Tacite, quand riiisliivMi
Paris accuse Agrippine de conspirer. Cuicunque, nedum jKin'nli, (/(',rii-
si'onem tribiœndam. (Tacite, Ann., XIII, xx.) « Il faut permettre à tout
•iccusé de se défendre : et surtout à une mère. »
:>0i BRITANNICUS.
Mais depuis quelques jours, tout ce que je désire 1095 /
Trouve en vous un censeur prêt à me contredire*.
Répondez-m'en, vous dis-je; ou sur votre refus
D'autres- me répondront et d'elle et de Burrhus.
1. Dans Octavie, Néron dit à Sénèque, qui lui fait des remontrances :
Désiste tandem, jam gravis nimium mihi,
Instare : liceat facere qziod Seneca improbnt.
« N'insiste plus : tu commences à te rendre importun ; laisse-moi le
droit d'agir contre le gré de iénèque. »
2. D'autres. Néron songea un moment à renvoyer Burrhus, après la
mort de Britannicus, an moment où Paris fit ses prétendues révélations
sur les menées d'Agrippine. Ita (Paris) audientem (Neronem) exterret,
lit.... Biirrhum etiam demovere prsefectiira destinaret, tanquam Agrij?-
]>i)i:e (jratia provectum et vicem reddeniem. (Tacite, Ann., XIII, xx.)
« Néron fut si effrayé de ces révélations, qu'il eut même l'idée de
retirer à Burrhus la préfecture du prétoire, parce qu'il devait son élé-
vation à Agrippine et qu'on pouvait le supposer reconnaissant. »
FIN DU TROISIEME ACTE
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
AGRIPPINE, BURRHUS
BURRHUS.
Oui, Madame, à loisir vous pourrez vous défendre :
César lui-même ici consent de vous entendre. iioo
Si son ordre au palais vous a fait retenir,
C'est peut-être à dessein de vous entretenir.
Quoi qu'il en soit, si j'ose expliquer ma pensée,
Ne vous souvenez plus qu'il vous ait offensée :
Préparez-vous plutôt à lui tendre les bras; iio5
Défendez-vous, Madame, et ne l'accusez pas.
Vous voyez, c'est lui seul que la cour envisage.
Quoiqu'il soit votre fils et môme votre ouvrage,
Il est votre empereur. Vous êtes, comme nous.
Sujette' à ce pouvoir qu'il a reçu de vous. iiio
Selon qu'il vous menace, ou bien qu'il vous caresse,
La cour autour de vous ou s'écarte, ou s'empresse^.
1. Sujette à, et non sujette de. Racine traduit ainsi le latin obnoxius
(avec le datif) : c'est soumise à, dépendante de.
2. Néron fit sentir brutalement la chose à Agrippine. Excubiasque
mililares, qux ut conjuqi imperatoris olim, tum ut matri servabantur,
et Germanos, nuper eumdem in honorem custodes addilos, degredi
300 BRITANNICUS.
C'est son appui qu'on cherche, en cherchant votre appui.
Mais voici l'Empereur.
AGRIPPINE.
Qu'on me laisse avec lui.
SCÈNE IJ
AGRIPPINE, NÉRON.
X AGRIPPINE, s'asseyant.
Approchez-vous, Néron, et prenez votre place*. m 5
On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse.
jiibet. Ac, ne cœlu salntantium freqnentaretur, séparât domum, ma-
Iremque transfert in eam quse Antonïse fuerat, quoties ipse illuc venti-
taret, sxptus tiirba ccnturionum et post brève osculum digrecUens. —
Nihil rerum mortalium tant instabile ne fluxiim est qnam fama po-
tentise non sua vl nixœ. Statim reliction Afjrippinse limen. Nemo solnri.
nemo adiré. (Tacite, Annales. XIII, xviii, xix.). « Il fait retirer la garde
qu'on lui a donnée jadis en sa qualité de femme de l'empereur, et con-
servée depuis en sa qualité d'impératrice mère ; et en même temps les
Germains, qu'on avait récemment ajoutés à la garde ordinaire, pour lui
rendre honneur au même titre. Pour empêcher la foule des visiteurs
d'affluer chez elle, il sépare la maison de sa mère de la sienne, et assi-
gne à Agrippine l'ancienne résidence d'Antonia : il ne s'y présentait
qu'au milieu d'une forte escorte de centurions, et prenait congé après
une courte visite. — De toutes les choses humaines, la plus instable, la
plus fragile, est la puissance d'opinion, qui ne se fonde pas sur une
force réelle. Aussitôt la maison d'Agrippine fut désertée : pas un con-
solateur, pas un visiteur ne se présentait. »
1. Vauvenargues fait ici une remarque très juste, qu'il croit peut-être
plus fine qu'elle n'est : « Il y a toujours si peu d'affectation dans les dis-
cours de Racine qu'on ne s'aperçoit pas de la hauteur qui s'y rencontre.
Ainsi lorsqu'Agrippine, arrêtée par l'ordre de Néron et obligée de se
justifier, commence par ces mots si simples : Approchez-vous, Néron...,
je ne crois pas que beaucoup de personnes fassent attention qu'elle
commande, en quelque manière, à l'empereur de s'approcher et de
s'asseoir, elle qui était réduite à rendre compte de sa vie, non à son fils,
mais à son maître. » Racine traduit ici sous forme dramatique les pa-
ACTE IV, SCÈNE II. 307
J'ignore de quel crime on a pu me noircir
De tous ceux que j'ai faits je vais vous éclaircir.
Vous régnez. Vous savez combien votre naissance
Entre l'Empire et vous avoit mis de distance. 1120
Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés,
Étoient même, sans moi, d'inutiles degrés.
Quand de Brilannicus la mère condamnée
Laissa de Claudius disputer l'hyménée,
Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix*, iiaS
Qui de ses afîranchis* mendièrent les voix,
Je souhaitai son lit, dans la seule pensée
rôles de Tacite : Agrijypina ferocix niemor.... Commotis qui aderant
ultroque sjnritus ejus mitigantibus^ colloquium filii exposcit : ubi nihil
pro innocentia. quasi diffideret, nec de beneficiis, quasi exprobraret,
dissernit, sed ultionem in delatores et praemia amicis obtinuit. {Ann.,
XIII, XXI.) « Agrippine garda toute sa fierté : tous les assistants trem-
blaient et s'efforçaient d'adoucir sa hauteur; elle demanda un entre-
tien à son fils; et là, sans rien dire pour établir son innocence — elle
eut paru n'en être pas sûre, — sans rien dire pour rappeler ses bien-
faits — elle eût paru les reprocher, — elle demanda la punition de ses
accusateurs et des récompenses pour ses amis. » Il faut noter : 1* que ce
chapitre de Tacite fournit à Racine et la petite scène d'Agrippine et de
Burrhus et le grand entretien de Néron et de sa mère ; 2* qu'il resserre
l'une et étend l'autre pour des raisons scéniques faciles à saisir; 3° qu'il
s'est écarté de Tacite [nihil pro innocentia, nec de beneficiis), pour des
raisons du même ordre, dans l'intérêt de l'effet dramatique.
,1. Csede Messalinae convulsa principis domus, orto apud libertos cer-
lamine, quis deliqeret uxorem Claudio, cselibis vitx intoleranti, et con-
jugum imperiis obnoxio. Nec minore ambitu feminse exarserant : suam
quxque nobililatem, formant, opes contendere ac digna tanto matrimo-
nio ostentare. (Tacite, Ann., Xll, i.) « La mort de Messaline mit le
désordre dans la maison impériale. Une rivalité s'éleva entre les affran-
chis, à qui choisirait une femme pour Claude : car l'empereur ne pou-
vait supporter le célibat et devait toujours être l'esclave de sa femme.
Aussi ardente fut la brigue parmi les femmes : chacune faisait valoir
sa noblesse, ou sa beauté, ou sa fortune, et tâchait de montrer qu'elle
possédait des avantages proportionnés à un tel mariage. » Racine, qui,
selon le précepte d'Horace : semper ad eventum festinat..., résume
iii la phrase de Tacite en un vers. Dans Esther (1, 1) il a repris les détails
•piil n'avait pas recueillis dans Britannicus.
^ 2. J'ai déjà cité ces affranchis : Narcisse, Calliste et Pallas.
308 BRITAÎ^NICUS.
De vous laisser au trône où je serois placée.
Je fléchis mon orgueil, j'allai prier Pallas.
Son maître, chaque jour caressé dans mes bras*, ii3o
Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce
L'amour où je voulois amener sa tendresse.
Mais ce lien du sang^ qui nous joignoit tous deux
Écartoit Claudius d'un lit incestueux.
Il n'osoit épouser la fille de son frère. ii35
Le sénat fut séduit' : une loi moins sévère
Mit Claude dans mon lit, et Rome à mes genoux*.
1. Prxvaluere hsec, adjuta Agrippinse illecebris, qux ad eum per spe-
ciem necessitudinis crehro ventitando, pellicit patruiim iit^prselata céle-
ris, et nondum 7ixor,potentia uxoria jam uteretur. (Tacite, Ah«,, XII, m.)
« Les arguments de Pallas l'emportèren , soutenus des attraits d'Agrip-
pine, qui, prétextant de sa parenté pour faire à son oncle de fréquentes
visites, le séduisit si bien, qu'elle se fit (référer à toutes les autres, et
que sans être même déclarée femme de l'empereur, elle exerçait déjà
tout le pouvoir d'une femme. »
2. Pactum inter Claudium et Agrippinam matrimonium jam fama,
jam amore ilUcito firmabatur ; necdum celebrare soUemnia nuptiarum
audebant, nuUo exemplo deductx in domum patriii fratris fîlix : quin
et incestttm, ac, si sperneretiir, ne in malum publicum erumjyeret, me-
tuebant. (Tac, Ann., XII, v.) « Le projet de mariage entre Claude et
Agrippine était déjà scellé par la publicité, et par des relations secrètes :
mais on n'osait procéder aux formalités du niariage, parce qu'il n'y
avait point de précédent d'un oncle épousant la fille de son frère : on
craignait que ce ne fût une union incestueuse, et que, si l'on passait
outre, il n'en résultât une calamité publique. »
3. Le sénat. Vitellius parla en faveur du mariage : le sénat et le
peuple rivalisèrent d'enthousiasme. Claude alors se montra. iVec Clau-
dius ultra exspectato obvius apud forum prxbet se gratantibus, sena-
tumque ingressus decretum piostidat, quo justse inter patritos fratrum-
que filias nuplix etiam in posterum statuerentur. (Tac, Ann., XII, vu.)
« Claude, sans attendre davantage, se montra au forum, reçut les félici-
tations; il vint au Sénat, et réclama une loi qui légitimât pour l'avenir
les mariages entre l'oncle et la fille du frère. » L'innovation eut peu de
succès pourtant : un seul homme, selon Tacite, deux, selon Suétone, sui-
virent l'exemple de Claude. Il est à noter que les filles des sœurs ne
participèrent pas au privilège établi en faveur des filles des frères.
Gains le dit expressément : Sororis vero filiam uxorem ducere non licet.
■4. Versa ex eo civitas, et cuncta feminse obediebant, non 2)cr lasci-
ACTE IV, SCÈNE II. 309
C'étoit beaucoup pour moi, ce n'étoit rien pour vous.
Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille :
Je vous nommai son gendre, et vous donnai sa fille*. ii4o
Silanus, qui l'aimoit, s'en vit abandonné,
Et marqua de son sang ce jour infortuné'*.
Ce n'étoit rien encore. Eussiez-vous pu prétendre
Qu'un jour Claude à son fils dût préférer son gendre?
De ce même Pallas j'implorai le secours : ii45
Claude vous adopta^, vaincu par ses discours,
viam, ut Messalina, rébus Romanis illudenti. (Tac, Ann., XII, vu.) « Le
désordre, dès lors, fut dans l'État : tous obéissaient à une femme qui,
sans être une débauchée comme Messaline, soumettait tous les inté-
rêts publics à ses caprices. »
i.Nani nbi sut matrimonii certa fuit, struere majora, nuptiasque
Domitii, quem ex Cn. Ahcnobarbo genuerat, et Octavix, Cxsaris filix,
moliri; quod sine scelere perpetrari non poterat, quia L. Silano de-
sponderat Octaviam Caesar juvenemque et alia clarum insigni trium-
phalium et (jladiatorii muneris maqnificentia protulerat ad studia
vulgi. (Tac, Ann., XII, m.) « Dès que son mariage fut résolu, elle
forma de plus grands desseins : elle prépara le mariage de Domitius,
qu'elle avait eu d'Enobarbus, avec Octavie, fille de Claude. Cette union
ne pouvait se conclure sans crime, parce que Claude avait fiancé Octa-
vie à L. Silanus, et avait désigné à la faveur du peuple ce jeune homme,
illustre à plus d'un titre, en lui donnant les insignes du triomphe et
en lui faisant célébrer des jeux magnifiques. » Silanus fut chassé du
sénat et obligé d'abdiquer la préture, n'ayant plus que vingt-quatre
heures à rester en charge.
2. Die nuptiarum Silanus mortem sibi conscivit, sive eo usque spem
vitse produxerat, seu delecto die augendam ad invidiam. (Tac, Ann.,
XII, vni.) « Le jour du mariage, Silanus se tua, soit qu'il eût prolongé
Jus(iue-là l'espoir de vivre, soit qu'il eût choisi ce jour pour accroître
l'odieux de cette union. » Remarquez que la seule hypothèse que ne
daigne pas faire Tacite est précisément l'explication adoptée par Ra-
cine : ce seul détail peint la dilférence des esprits et des temps. Notez
aussi que Silanus se tue, selon Tacite, non pas le jour du mariage d'Oc-
tavie, mais le jour du mariage d'Agrippine. Le mariage d'Octavie ne se
fit que lorsque Néron atteignit l'âge de seize ans, l'année même de la
mort (le Claude.
ô. C.Antistio,M.Suillio consulibus, adoptio in Domitium, auctoritate
Vallantis, festinatnr, qui obstrictus Agrippinx, ut conciliator nuptia-
rum, et mox slupro ejus illigntus, stimulabat Claudium consulercl rei-
310 BRITANNICUS.
Vous appela Néron*, et du pouvoir suprême
Voulut, avant le temps, vous faire part lui-même.
C'est alors que chacun, rappelant le passé.
Découvrit mon dessein, déjà trop avancé; ii5o
Que de Britannicus la disgrâce future ^
Des amis de son père excita le murmure.
Mes promesses aux uns éblouirent les yeux;
L'exil me délivra des plus séditieux;
Claude même, lassé de ma plainte éternelle, ii55
Éloigna de son fils tous ceux de qui le zèle,
Engagé dès longtemps à suivre son destin,
Pouvoit du trône encor lui rouvrir le chemin.
Je fis plus : je choisis moi-même dans ma suite
Ceux à qui je voulois qu'on livrât sa conduite'; 1160
ptihlicœ, Britannici jmeriliam robore circumdaret. Sic apiid divum
Aiigustiwi, quamqiiam nejmtibus suhnixum, viguisse privùjnos; a Tibe-
rio , super propriam stirpem, Germanicum nssumptnm. Se qiioque
accingeret juvene, jmrtem curarum capessituro. Uls evictus, bienniu
vinjorem nain Domiliiim filio anteponit, habita apiid senatnm ora-
tione in eiiindeni qiiem a liberto acceperat modum. (Tacite, Ann., XII,
XXV.) « Sous le consulat de C. Antistius et de M. Suillius, Pallas pressa
l'adoption de Domitius : dévoué à Agrippine, dont il avait fait le mariage,
et ensuite était devenu l'amant, il excitait Claude à assurer le bien de
l'État, à mettre quelqu'un de fort à côté de Britannicus qui n'était qu'un
enfant. Ainsi Auguste, bien qu'il eût des petits-fils sur qui s'appuyer,
avait fait part du pouvoir aux fils de sa femme; ainsi Tibère, ayant un
fils, avait pourtant adopté Germanicus. Lui aussi devait s'adjoindre un
homme jeune, qui le déchargerait d'une partie des affaires. Vaincu par
ces raisons, Claude fit passer avant son fils Domitius qui n'avait que deux
ans de plus; il prononça à ce sujet au sénat un discours dont le fond
reproduisait l'argumentation de son afi^ranchi. »
i. Hoqalaque Jex qua in familiam Clandiam et nomen Neronis tran-
siret. (Tacite, Ann., XII, xxvi.) « On fit une loi pour le transporter dans
la gens Claudia et lui attribuer le nom de Néron. »
2. Quibus patratis, nemo adeo expers misericordise fuit, quem non
Britannici fortuna mverore afficeret. (Id., ibid.) « Après cela, il n'y eut
personne d'assez insensible à la pitié pour n'être point affligé de la for-
tune de Britannicus. »
3. Desolatus jMulatim etiam servilibus ministeriis,puer intempestiva
novercœ officia in ludibrium vertebat, 'utelligens falsi. (Tac, A/m.,
ACTE IV, SCÈNE II. 511
J'eus soin de vous nommer, par un contraire choix,
Des gouverneurs que Rome honoroit de sa voix.
Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée.
J'appelai de l'exil, je tirai de l'armée,
Et ce même Sénèque*, et ce même Burrhus, ii65
Qui depuis.... Rome alors estimoit leurs vertus.
De Claude en même temps épuisant les richesses,
Ma main, sous votre nom, répandoit ses largesses.
XII, xwi.) Simul, qui centuriontim trihunorumqne sortent Britnnnici
misembantiir, remoti fictis caiisis et alii per speciem honoris : etiani
Ubertonim si quis tncorriipta fide, depellitur taii occasione. Obvii inter
se Nero Britannicum nomine, ille Domitium salutavere. Quod, ut dis-
cordise initium, Aqrippina multo questii ad maritum defert : sperni
quippe ado]}tionem, quaeque censuerint jyatres, jusserit jwpulus, intra
pénates abrogari; ac, nisi pravitas tant infensa docentium arceatur,
erupturn in publicam j^erniciem. Commotus his quasi criminibus, oj)ti-
mum quemque educatorem filii exilio aut morte afficit datosque a no-
verca custodise ejus imponit. (Id., ibid., XII, xli.) « Privé pou à peu
même du service de ses esclaves, Britannicus tournait en dérision les
empressements déplacés de sa marâtre, dont il comprenait la fausseté.
— En même temps ceux des centurions et des tribuns que la condition
de Britannicus apitoyait, furent écartés sous de faux prétextes, quel-
ques-uns sou prétexte d'avancement. Même ceux des affranchis qui
restaient loyalement attachés à leur maître furent chassés. Voici l'occa-
sion qu'on prit. Néron et Britannicus s'étant rencontrés se saluèrent,
l'un du nom de Britannicus, l'autre du nom de Domitius. Agrippine fei-
gnit de voir là un commencement de mésintelligence, et rapporta l'af-
faire à son mari en l'envenimant de ses plaintes : ainsi on ne tenait
pas compte de l'adoption ; les décrets du sénat, les lois du peuple étaient
cassés dans la maison impériale; si l'on ne l'empêchait, cette direction
mauvaise et hostile donnée à l'éducation de Britannicus deviendrait
une calamité publique. Troublé de ces semblants d'accusation, Claude
punit les meilleurs gouverneurs de son lils de la mort ou de l'exil et
commet à sa conduite des gens désignés par Agrippine. »
1. Agrippina... veniam exilii pro Annseo Seneca, simul prsetnram
iinpetrat, laetum in publicum rata ob claritudinem studiorum ejus,
nique Domilii piieritia tali magistro adolesceret, et consiliis ejusdem
ad spem dominationis uterentur. (Tacite, Ann., XII, vin.) « Agrippine fait
rappeler Sénèque de l'exil, puis obtient pour lui la préture, persuadée
que celte mesure serait d'un heureux effet sur le public, à cause de
l'illustration littéraire du personnage; elle voulait aussi lui confier l'édu-
cation de Domitius, et avoir ses conseils pour lui assurer l'empire. >»
312 BRITANNICUS.
Les spectacles, les dons, invincibles appas,
Vous attiroient les cœurs du peuple et des soldats*, 1170
Qui d'ailleurs, réveillant leur tendresse première,
Favorisoient en vous Germanicus mon père*.
Cependant Claudius penchoit vers son déclin'.
Ses yeux, longtemps fermés, s'ouvrirent à la lin :
Il connut son erreur*. Occupé de sa crainte, 11 75
1. Racine fait allusion ici à ce qui se passa quand Néron prit à qua-
torze ans la toge virile. Additum nomine ejiis donativum militi, congia-
riiim plebeL Et ludicro circensium, quod acquirendis vtihji studiis ede-
batur, Britannicus in pnetexia, Nero triumphalium veste travecti sunt ■
spectaret popidus hune décore imperatorio, illum puerili habitu, ac pe-
rinde fortunam ntriusque prsesiimeret. (Tacite, Ann., XII, xli.) « On dis-
tribua, au nom de Néron, le donativum aux soldats, le congiarium au
peuple. Et dans les jeux du cirque, qui se donnaient pour lui gagner l'af-
fection du peuple, tandis que Britannicus paraissait vêtu de la robe pré-
texte, Néron se montra en costume de triomphateur : afin que le peuple,
voyant l'un avec le vêtement de l'enfance, l'autre dans la splendeur du
costume impérial, présumât la différence de leurs futures destinées. »
2. Cette faveur s'était déclarée du vivant de Messaline aux jeux sécu-
laires de l'année 800. Sedente Claudio circensibus ludis, quum pueri
nobiles equis ludicrum Trojx inirent interque eos Britannicus, impera-
tore (jenitus, et L. Domitius, adoptione mox in imperium. et cognomen-
tum Neronis adscitus, favor plebis acrior in Domitium loco prsesagii
acceptus est..., Verum inclinatio populi supererat ex memoria Germa-
nici, cujus illa reliqua soboles virilis. (Tac, Ann., XI, xi-xn.) « Un jour
que Claude assistait aux jeux du cirque, pendant le jeu de Troie que
les jeunes nobles célébraient à cheval, comme le fils de l'empereur y
prenait part, ainsi que Domitius, qui plus tard devait être appelé à
l'empire et nommé du nom de Néron, le peuple marqua une faveur
plus enthousiaste à Domitius; ce qui fut reçu comme un présage....
Cette inclination du peuple venait de Germanicus, dont Domitius était
l'unique descendant mâle. »
3. Déclin. Furetière définit le mot : « décadence, fin, déchet de force
et de vigueur, ou abaissement, diminution ». A était très usité.
i. In prascipuo pavore Agrippina , vocem Claudii, quant temulentus
jecerat, fatale sibi ut conjngum flagitia ferret, dein puniret, metuens,
agere et celerare statuit. (Tac, Ann., XII, lxiv.) « Ce qui effrayait sur-
tout Agrippine, c'était une parole échappée à Claude dans l'ivresse :
« Sa destinée, avait-il dit, était de supporter les scandales de ses femmes,
«jusqu'à ce qu'il les punit ». Prise de crainte, Agrippine résolut d'agir
sans perdre un instant. »
I
ACTE lY, SCENE II. 315
Il laissa pour son fils échapper quelque plainte*,
Et voulut, mais trop tard, assembler ses amis.
Ses gardes, son palais, son lit m'étoient soumis.
Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse;
De ses derniers soupirs je me rendis maîtresse^. 1180
Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs.
De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
Il mourut. Mille bruits en courent à ma honte 5.
J'arrêtai de sa mort la nouvelle trop prompte;
Et tandis que Burrhus alloit secrètement 11 85
De l'armée en vos mains exiger le serment,
i. Tacite dit seulement qu'Agrippine craignit, en choisissant un poison
lent, ne admotus siipremis Clatidùts, et dolo intellecto, ad amorem filii
redirel (Tac, An/i., XII, lxvi), « que Claude, à ses derniers instants,
ne se reprit à aimer son fils Britannicus ». Suétone affirme, avec des
détails très précis, que Claude avait repris toute sa tendresse pour
Britannicus et voulait lui laisser l'empire. Racine se souvient aussi
peut-être ici du récit de la mort d'Auguste, qui est au I" livre des
Annales, comme il s'en est souvenu un peu plus loin. Gravescere vale^
tudo Angusii, et quidam scelus uxoris suspectabant : qnipj)e rumor
incesserat, paucos ante menses Augusttim... Planasiam vectum ad vi-
sendiim Agrippam; niultas illic ulrhnque lacrimas et signa caritatis.
(Tac, Ann., 1, v.) « L'état d'Auguste s'aggravait; certains soupçonnaient
un crime de sa femme. Car le bruit s'était répandu que, quelques mois
auparavant, Auguste était allé à Planasia pour voir Agrippa; dans cette
entrevue, il y avait eu des deux côtés force larmes versées et échange
de témoignages d'affection. »
2. Jam primiim Agrippina, velut dolore vicia et solatia conquirens.
tenere amplexii Britannicnm, veram paterni oris effigiem appellare, ac
variLs artibus demorari, ne cubiculo egrederetur. Antoniam quoque et
Octaviam, sorores ejtis, attinuit; et cunctos aditiis custodiis clauserat.
(Id., ibid., XII, Lxviii.) « Dans le premier moment, Agrippine, comme
vaincue par la douleur, et cherchant des consolations, s'attacha à Bri-
tannicus et l'embrassa, l'appelant le vrai portrait de son père : elle
employa tous ses artifices à le retenir, et à l'empêcher de sortir de la
chambre. Elle retint également ses sœurs Antonia et Octavia : au reste,
elle avait mis des gardes pour fermer toutes les issues. »
3. Tacite nous a laissé tout le détail de l'empoisonnement de Claude,
et il ajoute que le public fut informé de la vérité de l'événement :
Adeoque cuncta mox pernotuere, ut... [Ann., XII, lxvii.) « Et bientôt
tout fut si connu du public que.... »
31 i BRITANNICUS.
Que vous marchiez au camp', conduit sous mes auspices,
Dans Rome les autels fumoient de sacrifices;
Par mes ordres trompeurs tout le peuple excité
Du prince déjà mort demandoit la santé^. 1190 :
Enfin des légions ^ l'entière obéissance
Ayant de votre empire affermi la puissance,
1. Au camp. Les neuf cohortes prétoriennes étaient depuis Tibère
réunies dans un camp attenant au mur de la ville.
2. Vocabatvr intérim senatus, votaque pro incoliimitale principis
consides et sacerdotes nuncupabnnt, qmim jam e.ranimis vestibus et
fomeniis obleçjeretur , dum res finnnndo Neronis imperio comjwnun-
tiir.... Crebroque vuUjabat {Agrippina) ire in meliiis valet udinem prin-
cipis, qno miles bona in spe arjeret, tempusque prospcrum ex monitis
Chaldssorum adventaret. (Tacite, Ann., XII, lxvhi.) « Cependant on con-
voquait le sénat; consuls et prêtres faisaient des vœux pour la santé du
prince : il était déjà mort qu'on le couvrait de vêtements et de remèdes;
on attendit ainsi que toutes les mesures fussent prises pour assurer
l'empire à Néron.... De temps à autre, Agrippine faisait annoncer que
l'état du prince s'améliorait, pour entretenir les soldats en bonne espé-
rance et attendre le moment propice qu'avaient marqué les devins
chaldéens. »
3. Des légions : Racine aurait dû dire des prétoriens, car il n'y avait
pas de légions en Italie. Elles étaient dans les provinces impériales :
Tiinc média diei, tertium ante Idns Octobris, foribus Palatii repente
didnctis, comitante Biirrho , Nero egreditur ad cohortem qiise more
militise exc7ibiis adest. Ibi, monente prsefecto, faustis vocibus exceptas,
inditur lecticœ. Diibitavisse quosdam fervnt, respectantes rogitan-
tesque ubi Brilannicus esset; mox, nnllo in diversum anctore, quse offe-
rebantur secuti sunt. lllatusqne castris Nero et congrnentia temj)ori
prxfatus, promisso donativo ad exemplum pnternse largitionis, impe-
rator consalutatur. Sententiam militum secnta pntrum constata, nec
dubitntum est apud provincias. (Id., ibid., XII. lxix.) « Alm^s, au milieu
du Jour, le troisième jour avant les Ides d'octobre, les portes du palais
s'ouvrirent soudain : Néron, accompagné de Burrhus, se présenta à la
cohorte de garde. Là, sur l'ordre du préfet, des cris favorables l'accueil-
lent, on le fait monter en litière. Quelques prétoriens, dit-on, eurent
un moment d'hésitation, regardant et demandant où était Britannicus :
puis, comme personne ne prenait une initiative contraire, ils suivirent
le parti qui s'offrait à eux. Néron, parti au camp, fit un discours de
circonstance; il promit le donativum aussi large que l'avait donné son
père : on le salua empereur. Un séna tus-consul te suivit le suffrage des
soldats : les provinces n'hésitèrent pas. »
ACTE lY, SCI^>E II. 515
On vit Claude; et le peuple, étonné de son sort,
Apprit en même temps \otre règne et sa mort*.
C'est le sincère aveu que je voulois vous faire : 1196
Voilà tous mes forfaits. En voici le salaire.
Du fruit de tant de soins à peine jouissant
En avez-vous six mois paru reconnoissant,
Que lassé d'un respect qui vous gènoit peut-être,
Vous avez affecté de ne plus me connoître. 1200
J'ai vu Burrhus, Sénéque, aigrissant vos soupçons,
De l'infidélité * vous tracer des leçons,
Ravis d'être vaincus dans leur propre science.
J'ai vu favoriser de votre confiance
Othon, Sénécion'% jeunes voluptueux, i2o5
Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux;
1. Acribus namque ciistodiis clomum et vias saepsernt Livia : Ixtique
interdum niintii vidgabantur, donec, provisis qnse temjnis monebat^
simul excessisse AugusUim et remm piotiri Neronem favia eadem tidlt.
(1(1., ibid., I, V.) « Livie avait mis de fortes gardes autour de la maison,
et dans toutes les rues. De temps à autre, on répandait de bonnes nou-
velles, jusqu'à ce que, toutes les mesures nécessaires étant prises, le
peuple apprit en même temps la mort d'Auguste et l'avènement de
Tibère. »
2. Infidélité, manque de foi, et par conséquent, ici, ingratitude. —
Ccrtamen niriqnc (Burrlio et Senecœ ) nmnn ernt contra ferocinm
Aqrippinx, qrne, cunctis malae dominationis cupidinibus flagrans, ha-
bebat in jjartibiis Pallantem. (Tac, Ann., XIII, u.) « Ils avaient tous les
deux à lutter contre l'orgueil d'Agrippine, qui, consumée de tous les
fenx d'une ambition égoïste, était soutenue par Pallas. »
5. Infrncla pnulatim potentia matris, delnpso Nerone in amorem
libertXj ciii vocabidum Acte fuit, simid assianptis in conscieniiam
M. Ollione et Claudio Senecione, adolescentulis decoris, quorum Otho
familia consulari, Scnecio, liberto Csesaris pâtre genitus. (Tac, Ann.,
■XllI, xu.) « Peu à peu le crédit d'Agrippine fut miné, lorsque Néron
s'abandonna à l'amour d'une affranchie nommée Acte, et lorsqu'il prit
comme confidents deux beaux jeunes gens, M. Othon et Claudius Séné-
cion, dont l'un était de famille consulaire, et l'autre fils d'un affranchi
de Claude. » Sénécion est sans doute le même qui entra dans la conspi-
ration de Pison et mourut après avoir dénoncé ses amis. Othon, mari
de Poppée, exilé sous Néron dans le gouvernement de la Lusitanie, fut
empereur après Galba et avant Vitellius.
310 BRITANNICUS.
El lorsque vos mépris excitant mes murmures,
Je vous ai demandé raison de tant d'injures
(Seul recours d'un ingrat qui se voit confondu),
Par de nouveaux affronts vous m'avez répondu, 1210
Aujourd'hui je promets Junie à votre frère ;
Ils se flattent tous deux du choix de votre mère :
Que faites-vous? Junie, enlevée à la cour*,
Devient en une nuit l'objet de votre amour;
Je vois de votre cœur Octavie effacée, i2i5
Prête à sortir du lit où je l'avois placée ;
Je vois Pallas banni, votre frère arrêté;
Vous attentez enfin jusqu'à ma liberté :
Burrhus ose sur moi porter ses mains hardies.
Et lorsque convaincu de tant de perfidies, 1220
Vous deviez ne me voir que pour les expier,
C'est vous qui m'ordonnez de me justifier.
NÉRON.
Je me souviens toujours que je vous dois l'Empire;
Et sans vous fatiguer du soin de le redire.
Votre bonté. Madame, avec tranquillité 1225
Pouvoit se reposer sur ma fidélité*.
Aussi bien ces soupçons, ces plaintes assidues'
Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues
Que jadis, j'ose ici vous le dire entre nous.
Vous n'aviez, sous mon nom, travaillé que pour vous. i23o
(( Tant d'honneurs, disoient-ils, et tant de déférences,
Sont-ce de ses bienfaits de foibles récompenses?
Quel crime a donc commis ce fils tant condamné?
Est-ce pour obéir qu'elle l'a couronné?
1. Enlevée à la cour, enlevée et.transportée à la cour. ]
2. Fidélité, foi, parole tenue, et ici reconnaissance : le mot s'oppose !
à infidélité du vers 1202. i
3. Assidu, continuel, sens du latin assiduus. i
)
ACTE IV, SCENE II. 317
N'est-il de son pouvoir que le dépositaire? » i235
Non que si jusque-là j'avois pu vous complaire,
Je n'eusse pris plaisir, Madame, à vous céder
Ce pouvoir que vos cris sembloient redemander.
Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse.
Vous entendiez les bruits qu'excitoit ma foiblesse : 1240
Le sénat chaque jour et le peuple, irrités
De s'ouïr par ma voix dicter vos volontés,
Publioient qu'en mourant Claude avec sa puissance
M'avoit encor laissé sa simple obéissance*.
Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux* 1245
Porter en murmurant leurs aigles devant vous,
Honteux de rabaisser par cet indigne usage
Les héros dont encore elles portent l'image.
Toute autre se seroit rendue à leurs discours ;
Mais si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours 5. i25o
1. Claude était, selon Tacite, conjugum imjyeriis ohnoxius [Ann.^
XII, i), « toujours esclave de sa femme, quelle qu'elle fût ».
2. Néron accusa sa mère, dans la lettre qu'il écrivit au sénat après
son parricide : Qitod consortium imperii juraturasque in feminx verba
prxtorias cohortes, idemque dedecus senatus et populi speravisset.
(Tac, Ann., XIV, xi.) « Elle avait prétendu partager l'empire, recevoir
— elle, une femme ! — le serment des cohortes prétoriennes, soumettre
au même déshonneur le sénat et le peuple. » Mais Racine s'est souvenu
surtout d'un fait qui arriva du vivant de Claude, lorsqu'on lui pré-
senta Caractacus et les autres chefs bretons prisonniers. L'empereur
leur fait grâce et Tacite ajoute ; Atque illi, vinclis exsohiti, Agrip-
pinam quoque, haiid proctd alio suggestu conspicuam, isdem qnibns
principem laudibus gratibusqiie venerati sunt : novum snne et moribus
vetenim insolitum, feminam signis Romanis prxsidere. (Tac, Ann., XII,
xxxvri.) « Lorsqu'on leur eut ôté leurs liens, ils s'approchèrent aussi
d'Agrippinc , qui était bien en vue sur une estrade, voisine de celle de
l'empereur, et lui donnèrent les mêmes respects, louanges et remercie
rnents qu'à l'empereur : c'était sans doute une nouveauté, tout à fait
opposée aux traditions des ancêtres, qu'une femme parût en souveraine
devant les aigles romaines. »
5. C'est ce que disait Tibère à la première Agrippine, veuve de Ger-
maniois : « Grxco versn admonnit non idco laedi, quia non regnarct ».
« 11 \\\\ dit un vers grec qui signifiait qu'on ne lui faisait pas de tort,
518 BRITANNICUS.
Avec Britannicus contre moi réunie,
Vous le fortifiez du parti de Junie;
Et la main de Pallas trame tous ces complots;
Et lorsque, malgré moi, j'assure mon repos,
On vous voit de colère et de haine animée. 1^55
Vous voulez présenter mon rival à l'armée* :
Déjà jusques au camp le bruit en a couru.
AGPJPPINE.
Moi, le faire empereur, ingrat? L'avez-vous cru?
Quel seroit mon dessein? qu'aurois-je pu prétendre?
Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrois-je atten-
Ah! si sous votre empire on ne m'épargne pas, [dre*?
Si mes accusateurs observent tous mes pas.
Si de leur empereur ils poursuivent la mère.
Que ferois-je au milieu d'une cour étrangère?
Ils me reprocheroient, non des cris impuissants, 1265
Des desseins étouffés aussitôt que naissants.
Mais des crimes pour vous commis à votre vue,
Et dont je ne serois que trop tôt convaincue.
Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours :
\ous êtes un ingrat, vous le fûtes toujours. i-^jo
de ne point lui céder l'empire ». (Tac, Ann., IV, lu.) Le vers de Racine
se rapproche plus du récit de Suétone : Si non dominaris, inquiet,
filioln, injuriam te accipere existimas. {Tib., lui.) « Si tu ne règnes pas,
ma fille, tu crois qu'on te persécute. »
1. Cf. acte 111, se. m. — Agrippine, dans Tacite, disait à JNéron même :
Ituram (se) ciim illo (Britannico) in castra. {Ann., XllI, xiv.) « Elle irait
au camp avec lui. » — Larinée. c'est toujours des prétoriens qu'il s'agit,
2. Vivere ego, Britannico potiente rernm, poteram? Ac si Plautus
aiit qiiis alius rempnblicam judicatiirns oblimierit, desunt scilicet mihi
uccusatores, qui non verba, impatientia caritatis aliqiiando incautn,
sed ea crimina objiciant, qiiibus, nisi a filio , absolvi non possim?
{Tacite, Ann., XIll, xxt.) « Aurais-je pu vivre, si Britannicus avait régné?
Et si Plante ou un autre, qui fut un juge pour moi, avait pris le pou-
voir, sans doute je n'ai pas d'ennemis qui peuvent me reprocher,
non pas des paroles imprudentes, comme il en échappe à l'afTection
mécontente, mais dos crimes dont un fils seul peut m'absoudre. »
ACTE IV, SCÈÎSE II. 519
Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes tendresses
N'ont arraché de vous que de feintes caresses.
Rien ne vous a pu vaincre; et votre dureté
Auroit dû dans son cours arrêter ma bonté.
Que je suis malheureuse! Et par quelle infortune 1275
Faut-il que tous mes soins me rendent importune?
Je n'ai qu'un fils. 0 ciel, qui m'entends aujourd'hui,
T'ai-je fait quelques vœux qui ne fussent pour lui?
Remords, crainte, périls, rien ne m'a retenue;
J'ai vaincu ses mépris; j'ai détourné ma vue 1280
Des malheurs qui dès lors me furent annoncés*;
J'ai fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez.
Avec ma liberté, que vous m'avez ravie,
Si vous le souhaitez, prenez encor ma vie,
Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité * 1285
Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté.
NÉaON.
Hé bien donc! prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse?
AGRIPPINE.
De mes accusateurs qu'on punisse l'audace*.
Que de Britannicus on calme le courroux,
Que Junie à son choix puisse prendre un époux, 1290
1. Racine indique discrètement la croyance qu'Agrippine avait dans
l'astrologie. On a vu (v. 1190, note) qu'elle avait caché la mort de
(>laude jusqu'à l'heure propice indiquée par les Chaldéens. Les mêmes
astrologues lui avaient prédit sa mort. Hune sui finem multos ante
annos crediderat Agrippina contempseratqiie. Nam consulenti super
Nerone responderant Chaldsei fore ut imperarel, matremque occideret;
Clique illa : Occidat, inquit, dum imperet. » (Tac, Ann.^ XIV, ix.) « Il \
avait bien des années qu'Agrippine était persuadée qu'elle finirait ainsi :
elle ne s'en était pas inquiétée. Comme elle les consultait sur Néron,
les Chaldéens lui avaient répondu qu'il régnerait et qu'il tuerait sa
mère : « Qu'il me tue, avait-elle dit, mais qu'il règne. »
2. Ultionem in delatores et prxmia amicis obtinnit. (ïac, Ann..^
XIII, xxi.) « Elle obtint la punition de ses délateurs, et des récomponses
pour ses amis. »
520 BRITANNICUS.
Qu'ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure,
Que vous me permettiez de vous voir à toute heure,
Que ce même Burrhus, qui nous vient écouter,
A votre porte enfin n'ose plus m'arrêter.
Oui, Madame, je veux que ma reconnoissance* 1296
Désormais dans les cœurs grave votre puissance;
Et je bénis déjà cette heureuse froideur.
Qui de notre amitié va rallumer l'ardeur.
Quoi que Pallas ait fait, il suffit, je l'oubUe ;
Avec Britannicus je me réconcilie ; i3oo
Et quant à cet amour qui nous a séparés.
Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez.
Allez donc, et portez cette joie à mon frère.
Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère.
SCÈNE III
NÉRON, BURRHUS.
BURRHUS.
Que cette paix. Seigneur, et ces embrassements i3o5
Vont offrir à mes yeux des spectacles charmants !
1. Racine songe-l-il aux feintes caresses par lesquelles Néron déguisa
les préparatifs du parricide ? Ibi hlandimentum sublevavit metum,
comiter excepta superque ijjsum collocata. Nam pluribus sermonibus,
modo familiaritate juvenili Nero et ritrsus adductus, uasi séria con-
sociaret, tracta in longum convictii, prosequitur abeuntem, arctiiis
octilis et pectori hserens. (Tacite, Ann.^ XIV, iv.) « Les caresses de son
fils dissipèrent sa crainte : il la reçut bien et la fit placer au-dessus de
lui. Néron causa beaucoup, tantôt avec un abandon juvénile, et tantôt
plus sérieux comme s'il l'associait aux graves affaires; il fit ainsi durer
le repas, et la reconduisit au départ, l'embrassant sur les yeux et ne
pouvant se détacher de ses bras. »
ACTE IV, SCENE III. 321
Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire,
Si de son amitié j'ai voulu vous distraire,
Et si j'ai mérité cet injuste courroux.
NÉRON.
Je ne vous flatte point, je me plaignois de vous, i3io
Burrhus : je vous ai crus tous deux d'intelligence;
Mais son inimitié vous rend ma confiance.
Elle se hâte trop, Burrhus, de triompher.
J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étoufTer.
BURRHUS.
Quoi, Seigneur?
NÉRON.
C'en est trop : il faut que sa ruine* i3i5
Me délivre à jamais des fureurs d'Agrippine.
Tant qu'il respirera, je ne vis qn'à demi.
Elle m'a fatigué de ce nom ennemi ;
Et je ne prétends pas que sa coupable audace
Vne seconde fois lui promette ma place. i3*2o
BURRHUS.
Elle va donc bientôt pleurer Britannicus.
NÉRON.
Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.
BURRHUS.
Et qui 2 de ce dessein vous inspire l'envie?
NÉRON.
Ma gloire, mon amour, ma sûreté, ma vie.
1. Dans Tacite aussi, c'est la peur d'Agrippine qui pousse Néron à se
délairo de Britannicus : unjmlihus A<irippinse minis iAnn., XIII, xv).
2. Qui? quelle chose? quoi? Cet emploi n'est pas rare dans Racine.
RACINE. \ \
522 BRITANNICUS. ?
BURRHUS.
Non, quoi que vous disiez, cet horrible dessein iSaS
Ne fut jamais, Seigneur, conçu dans votre sein.
iSÉRON.
Burrhus!
BURRHUS.
De votre bouche, ô ciel! puis-je l'apprendre?
Vous-même sans frémir avez-vous pu l'entendre?
Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner?
Néron dans tous les cœurs est-il las de régner? j33o
Que dira-t-on de vous? Quelle est votre pensée?
NÉRON.
Quoi? toujours enchaîné de ma gloire passée,
J'aurai devant les yeux je ne sais quel amour
Que le hasard nous donne et nous ôte en un jour?
Soumis à tous leurs vœux, à mes désirs contraire, i335
Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire?
Et ne suffit-il pas. Seigneur, à vos souhaits
Que le bonheur public soit un de vos bienfaits?
C'est à vous à choisir, vous êtes encor maître.
Vertueux jusqu'ici, vous pouvez toujours l'être : i34o
Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus;
Vous n'avez qu'à marcher de vertus en vertus.
Mais si de vos flatteurs vous suivez la maxime,
Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime,
Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés, i345
Et laver dans le sang vos bras ensanglantés*.
i. Ce discours de Burrhus est lire presque tout entier du de Cle-
mentia de Sénèque. Hoc enitn inter cœtern vel pessimtim habet cnide-
litas, qiiod pcrseverandum est, nec ad meliora patet regressus; scelcra
I
ACTE IV, SCENE III. 323
Britanniciis mourant excitera le zèle
De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle.
Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs,
Qui, même après leur mort, auront des successeurs* : i35o
Vous allumez un feu qui ne pourra s'éteindre.
Craint de tout l'univers, il vous faudra tout craindre ^^
Toujours punir, toujours trembler dans vos pr'ojets,
Et pour vos ennemis compter tous vos sujets.
Ah! de vos premiers ans l'heureuse expérience i355
Vous fait-elle. Seigneur, haïr votre innocence 3?
enim scelenbus tuenda simt. (Sén., de Clem., I, xiii.) « Entre tous ses
inconvénients, la cruauté a cet abominable effet, qu'il y faut persé-
vérer, et que le retour au bien est impossible : car le crime doit cher-
cher sa sûreté dans le crime. »
1. Regia crudelitas aiigel inimicorum numerum tollendo. Parentes
enim Uberique eoriim qui interfecii simt, et propinqin, et amici, in
locnm singulorum succedunt. (Sén., de Clem., I, viu.) « La cruauté d'un
roi augmente le nombre de ses ennemis par leur supplice. Les parents,
enfants, proches, amis des morts, toute une foule prend la place de
chaque individu. » Cette phrase avait déjà inspiré à Corneille, dans
Cinna, les vers suivants, que prononce Auguste :
Ma cruauté se lasse, et ne peut s'arrêter;
Je veux me faire craindre, et ne fais qu'irriter.
Rome a pour ma ruine une hydre trop fertile :
Une tète coupée en fait renaître mille.
Et le sang répandu de mille conjurés
Rend mes jours plus maudits, et non plus assurés.
«
2. D. Laberius avait dit :
Necesse est multos timeat quem midti timent.
« Nécessairement celui que le peuple craint, doit craindre le peuple. »
3. Innocence, au sens du latin innocentia; ainsi dans cette phrase de
Pline le Jeune : Ecqnid ergo discimus experimento fidelissimam esse
custodiam principis, ijjsius innocentiam? {Panég. de Trajan.) « Ne
savons-nous pas par expérience que la plus sûre garde d'un prince,
c'est sa bonté? » Au reste, Sénèque employait le mot en s'adressantà
Néron : Rarissimam laudem, et nuîli adhuc principum coticessam,
concitpisti. innocentiam. i De Clem., 1, i.) « Tu as souhaité la plus rar«
qualité, qu'aucun de nos princes encore n'a possédée, la bonté. »
324 BRITANNICUS.
Songez-vous au bonheur qui les a signalés?
Dans quel repos, ô ciel ! les avez-vous coulés !
Quel plaisir de penser et de dire en vous-même ' :
(( Partout, en ce moment, on me bénit, on m'aime 2; ij6o
On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer;
Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer;
Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage;
Je vois voler partout les cœurs à mon passage ^î »
Tels étoient vos plaisirs. .Quel changement, ô Dieux! i3G5
Le sang le plus abject vous étoit précieux*.
Un jour, il m'en souvient, le sénat équitable
Vous pressoit de souscrire à la mort d'un coupable;
Vous résistiez. Seigneur, à leur sévérité :
Votre cœur s'accusoit de trop de cruauté; iSjo
Et plaignant les malheurs attachés à l'Empire,
« Je voudrois, disiez-vous, ne savoir pas écrire » ».
1. Juvat inspicere et circuire bonnm conscientiam, tum immitteve
sculos in hanc immensam multitudinem..., et ita loqni secum. (Sén.,
deClem., I, i.) « Quel plaisir d'examiner sa conscience, de la trouver
pure, et de regarder cette immense multitude, et de se dire.... » tes
réflexions qu'ils prête à Néron n'ont qu'un lointain rapport avec les
vers de Racine.
2. Nemo iinits homo uni homini tam carus fuit, qiiam tu populo Ro-
mano. (Sén., de Clem., I, i.) « Jamais un homme n'a été aussi cher à un
homme, que tu l'es au peuple romain. »
5. Illins demum magnitudo stabilis fundataque est,... quo procedente,
non, tanquam mnlum aliquid mit noxium animal e cubili prosilierif,
diffufjiunt, sed tanquam. ad clarum ac beneficum sidus certatim advo-
' tant. (Id., ibid., 1, ni.) « La puissance est stable et bien établie, quand,
sur le passage de l'homme, on ne fait pas comme si une bête nuisible et
féroce était sortie de sa tanière, mais on accourt à l'envi comme pour
voir un astre lumineux et bienfaisant. »
i. Summa parcimonia etiam vilissimi sanguinis. (Id., ibid., I, i.)
« Extrêmement ménager, même du sang le plus abject. »
, 5. Animadvcrsurus in latrones duos Burrhus i^rsefectus tuus , vir
eqregius, et tiln principi notus, exigebat a te, scriberes, in quos et ex
qua causa animadverti velles : hoc ssepe dilatum, ut aliquando fieref,
instabat. Invitus invito cum chartam protulisset, traderetque, excta-
masti: « Vellem nescire litteras! » (Sén., de Clem., II, i.) « Burrhus,
i
ACTE IV, SCENE III. 325
Non, ou vous me croirez, ou bien de ce malheur
Ma mort m'épargnera la vue et la douleur.
On ne me verra point survivre à votre gloire. 1376
Si vous allez commettre une action si noire,
(Il se jette à genoux.)
Me voilà prêt. Seigneur : avant que de partir,
Faites percer ce cœur qui n'y peut consentir;
Appelez les cruels qui vous l'ont inspirée;
Qu'ils viennent essayer leur main mal assurée. i38o
Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur;
Je vois que sa vertu frémit de leur fureur.
Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides
Qui vous osent donner ces conseils parricides.
Appelez votre frère, oubliez dans ses bras.... i385
NÉRON.
.Ah! que demandez-vous?
BURRHUS.
Non, il ne vous hait pas,
Seigneur; on le trahit : je sais son innocence;
Je vous réponds pour lui de son obéissance.
J'y cours. Je vais presser un entretien si doux.
NÉRON. >
Dans mon appartement qu'il m'attende avec vous. iScjo
ton préfet, homme éminent et dont tu connais le cœur, avait à punir
deux brigands; il te demandait d'écrire les noms des condamnés et les
motifs de la condamnation : tu remettais toujours, et il insistait pour
qu'enfin tu le fisses. Enfin, comme, se contraignant pour te contraindre,
il te présentait la feuille, tu t'écrias : « Je voudrais ne pas savoir
écrire! » — Cum de supplicia cujusdam capile damnait, ut ex more
snbscriberet , admoneretur : « Quam vellem, inquit, nescire litteras! »
« On lui demandait d'apposer sa signature, selon l'usage, sur un arrêt
de condamnation à mort : « Que je voudrais, dit-il, ne pas savoir
écrire. » (Suét., Néron, X.) Le subscriberet de Suétone explique le
souscrire de Racine, c'est signer l'arrèl, ou l'ordre d'exécution.
7;oo BRITANNICUS.
SCÈNE IV
NÉRON, NARCISSE.
NARCISSE.
Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si juste.
Le poison est tout prêt. La fameuse Locuste*
A redoublé pour moi ses soins officieux :
Elle a fait expirer un esclave à mes yeux 2;
Et le fer est moins prompt, pour trancher une vie, iSqS
Que le nouveau poison que sa main me confie '.
NÉRON.
Narcisse, c'est assez ; je reconnois ce soin,
Et ne souhaite pas que vous alliez plus loin.
Quoi? pour Britannicus votre haine afîoiblie
Me défend....
1. Locuste, empoisonneuse de grand talent {tngenium, dit Tacite),
illustre dans la profession (venenariorum incluta, dans Suétone), fut
longtemps un personnage politique de premier ordre, un des princi-
paux rouages du gouvernement {diu inter instrumenta regni habita,
dit Tacite). Elle fut mise à mort sous Galba avec divers favoris et
ministres du règne précédent. (Cf. Tacite, Ann., XII, lxvi; XIII, xv; —
Suétone, iVémi, XXXIll.)
2. Selon Suétone, on fit l'essai du poison sur un bouc, puis sur un
porc.
3. Promittentibus dein tam prxcipitem necem qiiam si ferro urgere'
tnr, cubiculnm Csesaris jiixta decoqiiitiir virus cognitis antea venenis
rajndum. (Tac, Ann., XIII, xv.) « Comme ils promettaient ime mort
aussi rapide que par le fer, on prépara le poison auprès de la chambre
de l'empereur, et on le composa de substances dont on avait fait
r«'|)reuve. »
ACTE IV, SCE.NE IV. 527
Oui, Narcisse, on nous réconcilie. i4oo
NARCISSE.
Je me garderai bien de vous en détourner,
Seigneur; mais il s'est vu tantôt emprisonner :
Cette ofTense en son cœur sera longtemps nouvelle.
Il n'est point de secrets que le temps ne révèle :
Il saura que ma main lui devoit présenter i4o5
Un poison que votre ordre avoit fait apprêter.
Les Dieux de ce dessein puissent-ils le distraire !
Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire.
NÉRON.
On répond de son cœur; et je vaincrai le mien.
NARCISSE.
Et l'hymen de Junie en est-il le lien? i4io
Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice?
C'est prendre trop de soin. Quoi qu'il en soit, Narcisse,
Je ne le compte plus parmi mes ennemis.
NARCISSE.
Agrippine, Seigneur, se l'étoit bien promis :
Elle a repris sur vous son souverain empire. i4i5
NÉRON.
Uuoi donc? Qu'a-t-elle dit? Et que voulez-vous dire?
NARCISSE.
Elle s'en est vantée assez publiquement.
•)28
BRITA>>ICUS.
De quoi'
NERON.
NARCISSE.
Qu'elle n'avoit qu'à vous voir un moment :
Qu'à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste
On verroit succéder un silence modeste; 1420
Que vous-même à la paix souscririez le premier,
Heureux que sa bonté daignât tout oublier.
Mais, Narcisse, dis-moi, que veux-tu que je fasse?
Je n'ai que trop de pente à punir son audace;
Et si je m'en croyois, ce triomphe indiscret i425
Seroit bientôt suivi d'un éternel regret.
Mais de tout l'univers quel sera le langage?
Sur les pas des tyrans veux-tu que je m'engage.
Et que Rome, effaçant tant de titres d'honneur.
Me laisse pour tous noms celui d'empoisonneur? i43o
Ils mettront ma vengeance au rang des parricides*.
Et prenez-vous. Seigneur, leurs caprices pour guides?
Avez-vous prétendu qu'ils se tairoient toujours?
Est-ce à vous de prêter l'oreille à leurs discours?
De vos propres désirs perdrez-vous la mémoii:e?
Et serez-vous le seul que vous n'oserez croire?
Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont pas connus.
Non, non, dans leurs discours ils sont plus retenus.
i43c
1. Au rang des jmrricides. Parricide est pris ici au sens du latin
pnrricidiiim, qui s'appliquait non seulement au meurtre du père, mai^
au meurtre d'un proche parent, ou de l'empereur. Fratricida est assez
rare, et fratriciditim est de la basse latinité. Coeffeteau et Corneille ont
appelé parricide le meurtre de Camille. Vaugelas condamnait fratri-
cide et déclarait que le mot n'était pas français.
ACTE IV, SCÈ^'E IV. 529
Tant de précaution affoiblit votre règne :
Ils croiront en effet mériter qu'on les craigne. 1440
Au joug depuis longtemps ils se sont façonnés :
Ils adorent la main qui les tient enchaînés.
Vous les verrez toujours ardents à vous complaire.
Leur prompte servitude a fatigué Tibère*.
Moi-même, revêtu d'un pouvoir emprunté, i445
Que je reçus de Claude avec la liberté,
J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée,
Tenté leur patience, et ne l'ai point lassée.
D'un empoisonnement vous craignez la noirceur?
Faites périr le frère, abandonnez la sœur : i45o
Rome, sur ses autels prodiguant les victimes,
Fussent-ils innocents, leur trouvera des crimes 2;
Vous verrez mettre au rang des jours infortunés
Ceux où jadis la sœur et le frère sont nés.
1. Allusion à un mot de Tibère : Mémorise prodittir Tiberiiim, quoties
ciiria egrederetur, Grsecis verbis in hune modiim eloqui solitum : « 0
homines ad servitiitem paratos! ^^ Scilicet etiam illum qui libertatem
piiblicam nollet tara projectse servientinm j)ntientix t.-edebnt. (Tacite,
Ann.. III, i,xv.) « On rapporte que Tibère, toutes les l'ois qu'il sortait du
sénat, disait en grec : « 0 hommes faits pour la servitude ! » Ainsi celui
même qui ne voulait pas laisser rétablir la liberté, était dégoûté de
l'abjecte résignation et servilité des hommes. » Cf. aussi ces mots de
Tacite : At Romse rtiere in servitinm consules, patres, eqiies, quanta
guis illusirior, tanto magis falsi ac festinantes . {Ann., I, vu.) « Cepen-
dant à Rome tous se ruaient à la servitude, consuls, sénateurs, cheva-
liers : plus on était illustre, plus on redoublait d'hypocrisie et d'em-
pressement. »
2. Racine résume ici l'impression que fait la lecture de Tacite. Ainsi,
après la mort d'Agrippine : Miro tamen certamine procerum decer-
nuntur supplicationes apud omnia pulvinaria , utque Quinquatrus,
quibus apertse essent insidiae, ludis annuis celebrarentiir ; aureum Mi-
nervx simidacrum in curia etjuxta principis imago statuerentur ; dies
natalis Agrippinae inter nefnstos esset. {Ann., XIV, xii.) « Les sénateurs,
rivalisant étrangement de zèle, votent des prières à toutes les statues.
de dieux, l'institution de jeux annuels aux Quinquatries, date de la
découverte du complot; l'érection d'une statue d'or de Minerve dans la
curie, et d'une image du prince à côté; l'inscription parmi les jours
530 BRITANNICUS.
NÉRON.
Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre. i455
J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre.
Je ne veux point encore, en lui manquant de foi.
Donner à sa vertu des armes contre moi.
J'oppose à ses raisons un courage inutile :
Je ne l'écoute point avec un cœur tranquille. i46o
NARCISSE.
Burrhus ne pense pas, Seigneur, tout ce qu'il dit :
Son adroite vertu ménage son crédit ;
Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée :
Ils verroient par ce coup leur puissance abaissée;
Vous seriez libre alors. Seigneur; et devant vous i465
Ces maîtres orgueilleux fïéchiroient comme nous.
Quoi donc? ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire?
(( Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'Empire;
Il ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit :
Burrhus conduit son cœur, Sénèqueson esprit. 1470
Pour toute ambition, pour vertu singuHère*,
Il excelle à conduire un char dans la carrière *,
néfastes du jour de naissance d'Agrippine. » Après la mort d'Octavie :
Dona ob hsec templis décréta. Quod euin ad finem memoravimus, 2it,
qtiicumque casus temporum illorum nobis vel aliis auctoribus noscent,
prœsumptum habeant, quoties fiigns et csedes jiissit j)rinceps, tolies
(jratcs deis actns.... {Ann., XIV, i,\iv.) « A ce propos, on vote des offrandes
dans les temples. Je ne le rappelle que pour ceux qui liront chez moi
ou ailleurs l'histoire de ce temps, sachant d'avance que le prince n'a
point ordonné d'exil ni de mort, sans qu'on en ait rendu grâces aux
dieux. »
1. Nero, puerilibus statim annis, vividnm animum in alm detorsit :
cœlare, pingcre, cantiis aut regimen equorum exercere; et aliquando
carminibus pangendis inesse sibi elementa docirinse ostendebat. (Tac,
Ann., XIII, III.) « Néron, dès son enfance, tourna vers d'autres arts la
vivacité de son intelligence : gravure, peinture, chant, conduite des
chevaux ; et à l'occasion il faisait des vers qui montraient qu'il possédait
les principes de l'art. »
2. Vêtus illi ciipido erat airriculo quadrigarum insistere, nec minus-
ACTE IV, SCENE IV. 331
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
A venir prodiguer sa vie sur un théâtre, 147 5
A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre*,
Tandis que des soldats, de moments en moments.
Vont arracher pour lui les applaudissements 2. »
Ah ! ne voulez-vous pas les forcer à se taire ?
NÉRON.
Viens, >'arcisse. Allons voir ce que nous devons faire. 1480
fœdiim studium cithara ludicrum in inodum canere.... Nec jam sLsfi
j)oterat, qtium Senecx ac Burrho visnm,ne utraqtie ixivvinceret^ alte-
rum concedere : clausumque valle Vaticana spatiuni , in qiio eqnos
j'eqeret, haiid jJi'omisciio spectacido; mox idtro vocarl populus Boma-
nus.... (Id., ibid.. XIV, xiv.) « Il avait de longue date la passion de mener
les quadriges, et le goût également infâme de chanter en s'accompa-
gnant de la cithare comme au théâtre On ne pouvait plus le rete-
nir : alors Sénèque et Burrhus, craignant qu'il n'empoitàt de vive force
les deux plaisirs qu'il sollicitait, décidèrent de lui en concéder un : on fit
enclore dans la vallée du Vatican une piste où l'empereur menait dos
chevaux. Le spectacle d'abord n'était pas permis à tout le monde : puis
on en vint à inviter le peuple romain. »
1. Postremus ipse scenam incedit,midta cura tentans citharam et
prxmeditans, assisieniibiis phonascis. (Tacite, ibid., XIV, xv.) « Enfin
Néron parut sur la scène, essayant très soigneusement sa cithare et pré-
ludant, entouré dé maîtres de chant. »
2. Acccsserat cohors militum, centuriones tribunique, et mœrens Bur-
rhus ac laurlans. Tuncque primum conscripti siint équités Bomani, coq-
nomento Auqustianorum, xtate ac robore conspicui.... li dies ac noctes
plausibus personare, formant principis vocemque deum vocabulis ap-
pellantes.... (Id., ibid.)nOn avait fait venir une cohorte de soldats, des
centurions et des tribuns : Burrhus était là, qui louait avec tristesse. Ce
fut alors la première fois qu'on enrôla des chevaliers romains, de
beaux et volages jeunes gens, qu'on appela les Augustiens ; ils applau-
dissaient avec fracas, jour et nuit, et louaient la beauté et la voix du
prince, en lui appliquant les noms des dieux. »
FIN DU QUATRIliME ACTE
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
BRITANiNICUS, JUNIE.
BRITANNICUS.
Oui, Madame, Néron, qui l'auroit pu penser?
Dans son appartement m'attend pour m'embrasser.
Il y fait de sa cour inviter la jeunesse ;
Il veut que d'un festin la pompe et l'allégresse
Confirment à leurs yeux la foi de nos serments, i485 j^ j
Et réchaufYent l'ardeur de nos embrassements ;
Il éteint cet amour, source de tant de haine;
Il vous fait de mon sort arbitre souveraine.
Pour moi, quoique banni du rang de mes aïeux,
Quoique de leur dépouille il se pare à mes yeux, 1490
Depuis qu'à mon amour cessant d'être contraire
Il semble me céder la gloire de vous plaire.
Mon cœur, je l'avoûrai, lui pardonne en secret,
Et lui laisse le reste avec moins de regret.
Quoi? je ne serai plus séparé de vos charmes? i495
Quoi? même en ce moment je puis voir sans alarmes
Ces yeux que n'ont émus ni soupirs ni terreur.
Qui m'ont sacrifié* l'Empire et l'Empereur?
1. « Sacrifier et sacrifice sont à la mode. Sacrifier ses amis, il m'a
sacrifié; sacrifier une personne à une autre. J'ai vu toutes vos lettres;
ACTE Y, SCÈNE I. 333
Ah! Madame. Mais quoi? Quelle nouvelle crainte
Tient parmi mes transports votre joie en contrainte? i5oo
D'où vient qu'en m'écoutant, vos yeux, vos tristes yeux
Avec de longs regards se tournent vers les cieux?
Qu'est-ce que vous craignez?
JUNIE.
Je l'ignore moi-même;
Mais je crains.
BRITANNICUS.
Vous m'aimez?
JUiNIE.
Hélas! si je vous aime?
BRITANNICUS.
>'éron ne trouble plus notre félicité i5o5
JUNIE.
Mais me répondez-vous de sa sincérité?
BRITANNICUS.
Quoi? vous le soupçonnez d'une haine couverte?
JUNIE.
Néron m'aimoit tantôt, il juroit votre perte;
Il me fuit, il vous cherche : un si grand changement
Peut-il être, Seigneur, l'ouvrage d'un moment? i5io
BRITANNICUS.
Cet ouvrage. Madame, est un coup d'Agrippine :
Elle a cru que ma perte entraînoit sa ruine.
il m'en a fait un sacrifice: jo lui ai fait un grand sacrifice, pour dire :
j'ai renoncé en sa considération à quelque cliose de fort agréable ou de
fort utile. » (Bouhours, Entretien d'Ariste et d'Eugène, 1673, p. 116.)
L'emploi de ces mots au sens figuré était nouveau quand Raciae écri-
vait Britannicus.
334 BRITANNICUS.
Grâce aux préventions de son esprit jaloux,
Nos plus grands ennemis ont combattu pour nous.
Je m'en fie aux transports qu'elle m'a fait paraître; i5i5
Je m'en fie à Burrhus ; j'en crois même son maître :
Je crois qu'à mon exemple impuissant à trahir,
Il hait à cœur ouvert, ou cesse de haïr.
JUNIE.
Seigneur, ne jugez pas de son cœur par le vôtre :
Sur des pas différents vous marchez l'un et l'autre. iSao
Je ne connois Néron et la cour que d'un jour;
Mais, si je l'ose dire, hélas ! dans cette cour
Combien tout ce qu'on dit est loin de ce qu'on pense !
Que la bouche et le cœur sont peu d'intelligence !
Avec combien de joie on y trahit sa foi! i525
Quel séjour étranger et pour vous et pour moi !
BRITANNICUS.
Mais que son amitié soit véritable ou feinte.
Si vous craignez Néron, lui-même est-il sans crainte?
Non, non, il n'ira point, par un lâche attentat,
Soulever contre lui le peuple et le sénat. i53o
Que dis-je? Il reconnoît sa dernière injustice.
Ses remords ont paru, môme aux yeux de Narcisse.
Ah! s'il vous avoit dit, ma princesse, à quel point....
JUNIE.
Mais Narcisse, Seigneur, ne vous trahit-il point?
BRITANNICUS.
Et pourquoi voulez-vous que mon cœur s'en défie*? i535
1. Var. Lui, me trahir? Hé quoi ! vous voulez donc, Madame,
Qu'à d'éternels soupç(uis j'abandonne mon âme?
Seul de tous mes amij^'arcisse m'est resté.
L'a-t-on vu de mon père oublier la bonté?
ACTE V, SCÈNE I. 335
JUNIE.
Et que sais-je? Il y va, Seigneur, de votre vie.
Tout m'est suspect : je crains que tout ne soit séduit ;
Je crains Néron ; je crains le malheur qui me suit.
D'un noir pressentiment malgré moi prévenue,
Je vous laisse à regret éloigner de ma vue. i54o
Hélas ! si cette paix dont vous vous repaissez
Couvroit contre vos jours quelques pièges dressés ;
Si Néron, irrité de notre intelligence,
Avoit choisi la nuit pour cacher sa vengeance !
S'il préparoit ses coups, tandis que je vous vois! i545
Et si je vous parlois pour la dernière fois !
Ah! Prince.
BRITANNICUS.
Vous pleurez ! Ah ! ma chère princesse !
Et pour moi jusque-là votre cœur s'intéresse?
Quoi? Madame, en un jour où plein de sa grandeur
Néron croit éblouir vos yeux de sa splendeur, i55o
Dans des lieux où chacun me fuit et le révère,
Aux pompes de sa cour préférer ma misère !
Quoi? dans ce même jour et dans ces mêmes heux,
Refuser un empire, et pleurer à mes yeux !
Mais, Madame, arrêtez ces précieuses larmes : i555
Mon retour va bientôt dissiper vos alarmes.
Je me rendrois suspect par un plus long séjour* :
Adieu. Je vais, le cœur tout plein de mon amour,
S'esl-il rendu, Madame, indigne de la mienne?
Néron de temps en temps souffre qu'il l'entretienne,
Je le sais. Mais il peut, sans violer sa foi,
Tenir lieu d'interprète entre Néron et moi.
Ces vers précèdent le vers 1535 dans l'édit. de 1670.
1. Séjour, retard, mora. Ce sens du mot appartient à la vieille
langue.
530 BRITANNICUS.
Au milieu des transports d'une aveugle jeunesse,
Ne voir, n'entretenir que ma belle princesse. i56o
Adieu.
Prince....
BRITANNICUS.
On m'attend, Madame, il faut partir.
JUNIE.
Mais du moins attendez qu'on vous vienne avertir.
SCÈNE II
AGRIPPINE, BRITANNICUS, JUNIE.
AGRIPPINE.
Prince, que tardez-vous? Partez en diligence :
Néron impatient se plaint de votre absence.
La joie et le plaisir de tous les conviés i565
Attend pour éclater que vous vous embrassiez.
Ne faites point languir une si juste envie :
Allez. Et nous. Madame, allons chez Octavie.
BRITANNICUS.
Allez, belle Junie, et d'un esprit content
lîàtez-vous d'embrasser ma sœur qui vous attend. 1670
I)("'s que je le pourrai, je reviens sur vos traces,
Madame; et de vos soins j'irai vous rendre grâces.
ACTE Y, SCÈ^E III. 337
SCÈNE m
AGRIPPINE, JUNIE.
AGRIPPINE.
Madame, ou je me trompe, ou durant vos adieux
Quelques pleurs répandus ont obscurci vos yeux.
Puis-je savoir quel trouble a formé ce nuage? 1576
Doutez-vous d'une paix dont je fais mon ouvrage?
JUNIE.
Après tous les ennuis que ce jour m'a coûtés,
Ai-je pu rassurer mes esprits agités?
Hélas! à peine encor je conçois ce miracle. i58o
Quand même à vos bontés je craindrois quelque obstacle,
Le changement, Madame, est commun à la cour;
Et toujours quelque crainte accompagne l'amour.
AGRIPPINE.
Il suffit, j'ai parlé, tout a changé de face :
Mes soins à vos soupçons ne laissent point de place.
Je réponds d'une paix jurée entre mes mains ; i585
Néron m'en a donné des gages trop certains.
Ah! si vous aviez vu par combien de caresses
Jl m'a renouvelé la foi de ses promesses !
Par quels embrassements il vient de m'arrêter! 1690
Ses bras, dans nos adieux, ne pouvoient me quitter;
Sa facile bonté, sur son front répandue,
Jusqu'aux moindres secrets est d'abord descendue.
Il s'épanchoit en fils, qui vient en liberté
Dans le sein de sa mère oubher sa fierté.
Mais bientôt, reprenant un visage sévère, 1595
Tel que d'un empereur qui consulte sa mère,
538 BRITANNICUS.
Sa confidence auguste a mis entre mes mains
Des secrets d'où dépend le destin des humains
Non, il le faut ici confesser à sa gloire*,
Son cœur n'enferme point une malice noire; 1600
Et nos seuls ennemis, altérant sa bonté,
Abusoient contre nous de sa facilité.
M^is enfin, à son tour, leur puissance décline; •
Rome encore une fois va connoître Agrippine :
Déjà de ma faveur on adore le bruit. i6o5
Cependant en ces lieux n'attendons pas la nuit.
Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste
D'un jour autant heureux que je l'ai cru funeste.
Mais qu'est-ce que j'entends? '^uel tumulte confus?
Que peut-on faire?
0 ciel, sauvez Briiannicus! 1610
1. Ce morceau a été suggéré à Racine par le passage où Tacite
raconte la dernière entrevue de Néron et de sa mère, avant le meurtre
de celle-ci. llluc (Baias) mntrem elicit, ferendas parentium iracundias
et placandum animiim dictitaiis, qiio rumorem réconciliât ionis efficeret
acciperetque Agrippina, facili feminarum credulitate ad gaudia.... Ibi
blandimentiim sublevavit metum, comiter excepta superque ipsiim col-
locata. Nam j^lfi^'ibiis sermonibtts, modo familiaritate jnvenili Nero et
rursiis adductus, quasi séria consociaret, tracto in longum convictu,
prosequitur abeuntem, arctius oculis et pectori hserens, sive explenda
simulatione, seu peritiirx matris supremtis adspectus qnamvis ferum
animum rettnebat. (Tacite, Ann.^ XIV, rr.) « U y fait vettir sa mère (à
Baies), disant qu'il fallait savoir supporter la colère d'une mère et
l'apaiser ; il voulait faire naître le bruit d'une réconciliation, sachant
que sa mère l'accueillerait avec cette facilité qu'ont les femmes à croire
au bonheur Là, à force de caresses, il dissipa ses craintes, l'accueil-
lant avec cordialité, et la plaçant au-dessus de lui. Il causa beaucoup,
tantôt avec un abandon juvénile, puis soudain sérieux comme s'il l'as-
sociait aux graves affaires; il prolongea ainsi le repas, et la reconduisit
au départ, l'embrassant sur les yeux, ne pouvant s'arracher de ses bras,
soit pour rendre la feinte complète, soit que vraiment, malgré sa
cruauté, il eiU peine à laisser p3rtir une mère qu'il voyait pour la der-
nière fois et qu'il envoyait à la mort. »
ACTE V, SCÈNE V. ■ 339
SCÈNE IV
AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS.
AGRIPPINE.
Burrhus, où courez-vous? Arrêtez. Que veut dire....
BURRHUS.
Madame, c'en est fait, Britannicus expire.
JUNIE.
Ah, mon prince!
m AGRIPPINE.
Il expire?
BURRHUS.
POu plutôt il est mort,
Madame.
JUNIE.
Pardonnez, Madame, à ce transport.
Je vais le secourir, si je puis, ou le suivre. i6i5
SCÈNE V
AGRIPPINE, BURRHUS.
AGRIPPINE.
Quel attentat, Burrhus !
BURRHUS.
Je n'y pourrai survivre,
Madame : il faut quitter la cour et l'Empereur.
540 • BRITANNICUS.
A6RIPPINE.
Quoi? du sang de son frère il n'a point eu d'horreur?
BURRHUS.
Ce dessein s'est conduit avec plus de mystère.
A peine l'Empereur a vu venir son frère, 1620
Il se lève, il l'embrasse, on se tait, et soudain
César prend le premier une coupe à la main :
« Pour achever ce jour sous de meilleurs auspices,
Ma main de cette coupe épanche les prémices.
Dit-il; Dieux, que j'appelle à cette effusion, 1625
Venez favoriser notre réunion. »
Par les mêmes serments Britannicus se He;
La coupe dans ses mains par Narcisse est remplie ;
Mais ses lèvres à peine en ont touché les bords,
Le fer ne produit point de si puissants efforts, i63o
Madame : la lumière à ses yeux est ravie ;
Il tombe sur son lit sans chaleur et sans vie*.
1. Racine, ne voulant pas amuser son lecteur à d'inutiles curiosités, a
laissé de côté le détail précis et pittoresque que fournit Tacite, et qui
ne put du reste être connu qu'après l'événement : Mos hahebatur
in'incipum liberos cum ceteris idem setatis nobilibus sedenies vcsci, in
adspecta projnnqnorum, j)^^opria et parciorc mensa. Illic epidante Bri-
lannico, quia cibos 2)otusque ejus delectus ex ministris gustu explorabat,
ne omitteretiir instittdnm aut idritisque morte proderetur scelns, talis
dolus reperttis est. Innoxia adhnc ac prsecalida et libata gustu potio
tvaditur Britannica; dein, jwstquam fervore aspernabatur, frigida ijt
aqna affunditur venetium, quod ita cunctos ejus artus pervasit, ut vox
pariter et spiritus raperentur. (Tacite, Ann., XIII, xvi.) « L'usage était
de faire manger les fils des empereurs, assis, avec d'autres jeunes gens
de leur âge, sous les yeux de leur famille, à une table particulière et
plus frugalement servie. Comme donc Britannicus dînait ainsi, un ser-
viteur de confiance goûtait tous les mets et boissons du prince : on ne
voulut pas négliger cette pratique, ni rendre le crime évident par une
double mort; et voici l'expédient qu'on trouva. On offrit à Britannicus
une boisson inoffensive, mais bouillante, que l'esclave goûta; puis,
comme le prince n'en voulait pas, la trouvant trop cbaude, on y versa
de l'eau froide, et en même temps le poison , qui fit un si rapide elfet,
que la voix et le souffle lui manquèrent aussitôt. »
^
ACTE V, SCÈ^'E V. 341
Jugez combien ce coup frappe tous les esprits :
La moitié s'épouvante et sort avec des cris;
Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage i635
Sur les yeux de César composent leur visage».
Cependant sur son lit il demeure penché;
D'aucun étonnement il ne paroît touché :
« Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence,
A souvent sans péril attaqué son enfance 2. » 1640
Narcisse veut en vain affecter quelque ennui,
Et sa perfide joie éclate malgré lui.
Pour moi, dût l'Empereur punir ma hardiesse,
D'une odieuse cour j'ai traversera presse 5;
Et j'allois, accablé de cet assassinat, 1645
Pleurer Britannicus, César et tout l'État.
AGRIPPINE.
e voici. Vous verrez si c'est moi qui l'inspire*.
1. Trepidntur a circumsedentihiis : diffucjiunt imj)rudentes ; ai qiiibus
riltior intellectus, resisUint defixi et Neroneni intiœntes. (Tacite, Ann.,
Mil, xvi) «Ses voisins s'agitent; ceux qui ne savaient rien s'enfuient;
ct'ux qui avaient l'esprit plus pénétrant, restent assis, les yeux fixes,
regardant .Xéron. »
2. ///<?, ut erat reclinis et nescio similis, soliium lia ait per comitialem
morbiim, quo prima ab infantia afflictaretur Britannicus, et redi-
tnros j)aulatim visus sensnsqne. (Id., ibid.) « L'empereur, lui, sans se
lever de son lit, ayant l'air de tout ignorer, disait que c'était une de
ces attaques d'épi lepsie auxquelles était sujet Britannicus depuis sa
première enfance; et que peu à peu la vue et le sentiment lui revien-
draient. »
5. Burrhus témoigne ses sentiments de la même façon que Thraséas
api'ès le meurtre d'Agrippine : Thrasea Pxius, silentio vel brevi assensu
priores adnlntiones transmittere solitus, exiit tum senatu. (Tacite,
Ann., XIV, xri.) « Pîetus Thrasea, qui laissait passer jusque-là les adula-
tions sans rien dire ou avec un mot très bref d'assentiment, sortit ce
j'jur-là du sénat. »
4. At Aqrippinse is pavor, e.a consternatio mentis, quamvis vultn
premeretur, emicuit, ut perinde iqnaram fuisse atque Ociaviam, soro-
rom Brilannici, constitcrit.CïncMa, Annales, W\\, xvi.)« Agrippine laissa
voir un tel effroi, un tel abattement, malgré ses etforts pour maîtriser
342 BRITANNICUS.
SCÈNE VI
AGRIPPINE, NÉRON, BURRIIUS, NARCISSE.
NÉRON, voyant Agrippine.
Dieux !
AGRIPPINE.
Arrêtez, Néron : j'ai deux mots à vous dire.
Britannicus est mort, je reconnois les coups;
Je connois l'assassin.
NÉRON.
Et qui, Madame?
AGRIPPINE.
Vous. i65o
NÉRON.
Moi! Voilà les soupçons dont vous êtes capable.
Il n'est point de malheurs dont je ne sois coupable;
Et si l'on veut, Madame, écouter vos discours,
Ma main de Claude même aura tranché les jours.
Son fils vous étoit cher : sa mort peut vous confondre; i655
Mais des coups du destin je ne puis pas répondre.
AGRIPPINE.
Non, non, Britannicus est mort empoisonné :
Narcisse a fait le coup, vous l'avez ordonné.
l'expression de sa physionomie, qu'il fut bien évident que son ignorance
était entière, comme celle d'Octavie, sœur de Britannicus. » — Ici se
trouvait dans la première édition une courte scène entre Junie et
Néron, que Racine a supprimée plus tard. Cf. Appendice^ II.
ACTE V, SCÈNE VI. 343 i
\
NÉRON. l
Madame, mais qui peut vous tenir ce langage? .2
NARCISSE. i.
Hé! Seigneur, ce soupçon vous fait-il tant d'outrage? 1660
Britannicus, Madame, eut des desseins secrets >
Qui vous auroient coûté de plus justes regrets. >
Il aspiroit plus loin qu'à l'hymen de Junie : A
De vos propres bontés il vous auroit punie.
Il vous trompoit vous-même; et son cœur offensé i665 \
Prétendoit tôt ou tard rappeler le passé. v
Soit donc que malgré vous le sort vous ait servie, %
Soit qu'instruit des complots qui menaçoient sa vie, î
Sur ma fidélité César s'en soit remis,
Laissez les pleurs, Madame, à vos seuls ennemis. 1670 \
Qu'ils mettent ce malheur au rang des plus sinistres, \
Mais vous.... -
AGRIPPINE. *
Poursuis, Néron, avec de tels ministres. ^'
Par des faits glorieux tu te vas signaler. ':
Poursuis. Tu n'as pas fait ce pas pour reculer. '
Ta main a commencé par le sang de ton frère; iGyS ^
Je prévois que tes coups viendront jusqu'à ta mère*. \
Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais ; i
Tu voudras t'affranchir du joug de mes bienfaits. \
Mais je veux que ma mort te soit même inutile. ■
Ne crois pas qu'en mourant je te laisse tranquille. 1680 \
Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi, i^
Partout, à tout moment, m'offriront devant toi*. t
1. Qiiippe sibi supremiim aiixiliiim ereptum et parricidii exemphim }.
inteUigebat. (Tac, Ann., XIII, xvi.) « Elle comprenait qu'elle perdait . '^
son dernier appui, et que c'était là un précédent pour le parricide. » '
2. El Clan fviqida mors anima seduxerit arfus, 'i
Omnibus timbra lacis adero : dabis, improbe, pœnas. ■'■
(Virg., En., IV, 385.) 'l
i
544 BRITANNICUS.
Tes remords te suivront comme autant de furies;
Tu croiras les calmer par d'autres barbaries;
Ta fureur, s'irritant soi-même dans son cours, i685
D'un sang toujours nouveau marquera tous tes jours.
Mais j'espère qu'enfin le ciel, las de tes crimes,
Ajoutera ta perte à tant d'autres victimes;
Qu'après t'être couvert de leur sang et du mien,
Tu te verras forcé de répandre le tien; 1690
Et ton nom paroîtra, dans la race future,
Aux plus cruels tyrans une cruelle injure.
Yoilà ce que mon cœur se présage de toi.
Adieu : tu peux sortir.
NÉRON.
Narcisse, suivez-moi.
SCÈNE VII
AGRIPPINE, BURRHUS.
AGRIPPLNE.
Ah ciel! de mes soupçons quelle étoit l'injustice! iGgS
Je condamnois Burrhus, pour écouter Narcisse.
Burrhus, avez-vous vu quels regards furieux
Néron en me quittant m'a laissés pour adieux?
« Et lorsque la froide mort aura séparé mon âme de mon corps, mon
ombre te sera présente partout : alors, scélérat, tu seras puni. »
Obversabaturque [Neroni) maris illiiis et littonim (jravis adspectus;
et erant qui credereiit sonitiim tubse coUibiis circnm editis planctnsque
twnnlo matris audiri. (Tacite, Ann., XIV, x.) « Devant les yeux de Néron
s'étendaient ceUe mer, ce rivage, vue importune : certains croyaient
entendre des sons de trompette, sur les collines environnantes, des
gémissements sortant du tombeau d'Agrippine. »
ACTE V. SCÈNE YIII. 545
C'en est fait : le cruel n'a plus rien qui l'arrête;
Le coup qu'on m'a prédit va tomber sur ma tète. 1700
U vous accablera vous-même à votre tour.
BLRRIIUS.
Ah! Madame, pour moi j'ai vécu trop d'un jour!
Plut au ciel que sa main, heureusement cruelle,
Eût fait sur moi l'essai de sa fureur nouvelle !
Qu'il ne m'eût pas donné, par ce triste attentat, 1706
Un gage trop certain des malheurs de l'État !
Son crime seul n'est pas ce qui me désespère*;
Sa jalousie a pu l'armer contre son frère;
Mais s'il vous faut. Madame, expliquer ma douleur,
>('ron l'a vu mourir sans changer de couleur. 17 10
Ses yeux indifférents ont déjà la constance
D'un tyran dans le crime endurci dès l'enfance.
Qu'il achève, Madame, et qu'il fasse périr
Un ministre importun, qui ne le peut souffrir.
Hélas! loin de vouloir éviter sa colère, 171 5
La plus soudaine mort me sera la plus chère 2.
SCENE VIII
AGRIPPESE, BURRHUS, ALBINE.
ALBINE.
! Madame; ah! Seigneur, courez vers l'Empereur :
1. Facimis, cui pleriqnc etiam hominum i(jiioscehant, antlquas fro-
triim discordias et insociahile regnum sestimnntes. (Tac, Ann., XIII,
XVII.) « Beaucoup excusaient ce crime, rappelant toutes les légendes de
haines fraternelles, et l'impossibilité de partager le souverain pou-
voir, »
•2. Concessitquc vila Dnrrhits, incertum vnletudine an veneno. (Tac,
-1/m., XIV, Li.) « Burrhus mourut, on ne sait si ce fut de maladie ou par
poison. »
546 BRITANNICUS.
Venez sauver César de sa propre fureur ^
Il se voit pour jamais séparé de Junie.
AGRIPPINE.
Quoi? Junie elle-même a terminé sa vie? 1720
ALBINE.
Pour accabler César d'un éternel ennui,
Madame, sans mourir, elle est morte pour lui.
Vous savez de ces lieux comme elle s'est ravie :
Elle a feint de passer chez la triste Octavie ;
Mais bientôt elle a pris des chemins écartés, . ijaS
Où mes yeux ont suivi ses pas précipités.
Des portes du palais elle sort éperdue.
D'abord elle a d'Auguste aperçu la statue;
Et mouillant de ses pleurs le marbre de ses pieds,
Que de ses bras pressants elle tenoit Hés : 1730
(( Prince, par ces genoux, dit-elle, que j'embrasse,
Protège en ce moment le reste de ta race.
Rome dans ton palais vient de voir immoler
Le seul de tes neveux qui te pût ressembler.
On veut après sa mort que je lui sois parjure; 1735
Mais pour lui conserver une foi toujours pure,
Prince, je me dévoue à ces dieux immortels
Dont ta vertu t'a fait partager les autels. »
Le peuple cependant, que ce spectacle étonne,
Vole de toutes parts, se presse, l'environne, 1740
S'attendrit à ses pleurs; et plaignant son ennui,
D'une commune voix la prend sous son appui.
Ils la mènent au temple, où depuis tant d'années
Au culte des autels nos vierges destinées
Gardent fidèlement le dépôt précieux i745
Du feu toujours ardent qui brûle pour nos dieux.
César les voit partir sans oser les distraire.
1. Fureur, égarement, démence : c'est le \ai'm furor.
ACTE V, SCÈ?sE YIII. 347
Narcisse, plus hardi, s'empresse pour lui plaire.
Il vole vers Junie; et sans s'épouvanter,
D'une profane main commence à l'arrêter. 1760
De mille coups mortels son audace est punie;
Son infidèle sang rejaillit sur Junie.
César, de tant d'objets * en même temps frappé,
Le laisse entre les mains qui l'ont enveloppé.
Il rentre. Chacun fuit son silence farouche; 1765
Le seul nom de Junie échappe de sa bouche.
Il marche sans dessein ; ses yeux mal assurés
iX'osent lever au ciel leurs regards égarés;
Et l'on craint, si la nuit jointe à la solitude
Vient de son désespoir aigrir l'inquiétude^, 1760
Si vous l'abandonnez plus longtemps sans secours,
Que sa douleur bientôt n'attente sur ses jours.
Le temps presse : courez. Il ne faut qu'un caprice,
Il se perdroit, Madame.
»
AGRIPPINE.
Il se feroit justice.
Mais, Burrhus, allons voir jusqu'où vont ses transports
Voyons quel changement produiront ses remords,
S'il voudra désormais suivre d'autres maximes.
BURRHUS.
Plût aux Dieux que ce fût le dernier de ses crimes !
1 . Objet : c'est ce qu'on a sous les yeux. Le mot était très usité au
XVII' siècle avec cette étendue de sens.
2. Racine s'est souvenu ici de l'état où Tacite nous dit que fut Néron
après le parricide : Reliqno noctis, modo per sileniium defîxiis, sœpius
pnvorc exsurgens et mentis inops, lucem opperiebatiir, tanqnam exi-
tiiim allnturam. (Tac, Ann., XIV, x.) « Le reste de la nuit, tantôt muet,
l'œil fixe, souvent se dressant d'effroi, l'esprit égaré, il attendait le jour
comme si ce devait être sa perte. » Mais Racine ne prête pas de remords
à l'empereur : .son trouble ne vient pas de son crime; ce n'est que la
convulsion d'un amour déçu. — Inquiétude, agitation : proprement
incapacité de rester en repos.
APPENDICE
I
Voici le passage de louis Racine* relatif à la scène du
troisième acte de Britannicus qui fut supprimée par Racine
sur le conseil de Boileau.
« Ceux qui ajoutent foi en tout au Bolœana croient que
Boileau, qui trouvoit les vers de Dajazet trop négligés,
trouvoit aussi le dénouement de Britannicus puéril, et
reprochoit à l'auteur d'avoir fait Britannicus trop petit
devant Néron. Il y a grande apparence que M. de Monchenay,
mal servi par sa mémoire lorsqu'il composa ce recueil,
s'est trompé en cet endroit comme dans plusieurs autres.
Je n'ai jamais entendu dire que Boileau eût fait de pareilles
critiques; je sais seulement qu'il engagea mon père à sup-
primer une scène entière de cette pièce avant que de la
donner aux comédiens; et par cette raison cette scène
n'est encore connue de personne*. Ces deux amis avoient
un égal empressement à se communiquer leurs ouvrages
avant que de les montrer au public, égale sévérité de cri-
tique l'un pour l'autre, et égale docilité. Voici cette scène,
que Boileau avoit conservée, et qu'il nous a remise : elle
étoit la première du troisième acte.
1. Mémoires contenant quelques particularités sur la vie et les
ouvra (/es de Jean Racine.
2. Elle était connue de quelques personnes. J.-B. Rousseau et Bros-
sette en parlent dans leur Correspondance. « M. Despréaux, écrit Bros-
sette en 1719, conseilla à M. Racine de la supprimer, parce qu'il la trou-
voit faible en comparaison du reste de la pièce, et qu'elle en arrêtoit
l'action. Il n'approuvoit pas que Burrhus se commit ainsi avec Nar-
cisse, et il disoit que cette scène ne pouvoit linir que par des coups de
bâton. »
APPENDICE. 349
BURRHUS, NARCISSE.
BCRRHUS
Quoi ? Narcisse, an palais obsédant l'Empereur,
Laisse Britannicus eu proie à sa fureur,
Narcisse, qui devroit d'une amitié sincère
Sacrifier au fils tout ce qu'il tient du père;
Qui devroit en plaignant avec lui son malheur.
Loin des yeux de César détourner sa douleur ?
Voulez-vous qu'accablé d'horreur, d'inquiétude.
Pressé du désespoir qui suit la solitude,
Il avance sa perte en voulant l'éloigner.
Et force l'Empereur à ne plus l'épargner?
Lorsque de Claudius l'impuissante vieillesse
Laissa de tout l'empire Agrippine maîtresse,
Qu'instruit du successeur que lui gardoient les Dieux,
Il vit déjà son nom écrit dans tous les yeux.
Ce prince, à ses bienfaits mesurant votre zèle.
Crut laisser à son fils un gouverneur fidèle.
Et qui sans s'ébranler verroit passer un jour
Du côté de Néron la fortune et la cour.
Cependant aujourd'hui, sur la moindre menace
Qui de Britannicus présage la disgrâce,
Narcisse, qui devoit le quitter le dernier.
Semble dans le malheur le plonger le premier.
César vous voit partout attendre son passage.
NARCISSE.
Avec tout l'univers, je viens lui rendre hommage,
Seigneur : c'est le dessein qui m'amène en ces lieux.
BURRHUS
Près de Britannicus vous le servirez mieux.
Craignez-vous que César n'accuse votre absence?
Sa grandeiu^ lui répond de votre obéissance.
C'est à Britannicus qu'il faut justifier
Un soin dont ses malheurs se doivent défier
Vous pouvez sans péril respecter sa misère :
Néron n'a point juré la perte de son frère.
350 BRITANNICUS.
Quelque froideur qui semble altérer leurs esprits,
Votre maître n'est point au nombre des proscrits.
Néron même en son cœur touché de votre zèle '
Vous en tiendroit peut-être un compte plus fidèle
Que de tous ces respects vainement assidus,
Oubliés dans la foule aussitôt que rendus.
Ce langage, Seigneur, est facile à comprendre;
Avec quelque bonté César daigne m'entendre :
Mes soins trop bien reçus pourroient vous irriter....
A l'avenir, Seigneur, je saurai l'éviter.
BURRHUS.
Narcisse, vous réglez mes desseins sur les vôtres :
Ce que vous avez fait, vous l'imputez aux autres.
Ainsi lorsqu'inutile au reste des humains,
Claude laissoit gémir l'empire entre vos mains,
Le reproche éternel de votre conscience
Condamnoit devant lui Rome entière au silence.
Vous lui laissiez à peine écouter vos flatteurs.
Le reste vous sembloit autant d'accusateurs
Qui, prêts à s'élever contre votre conduite,
Alloient de nos malheurs développer la suite,
Et lui portant les cris du peuple et du sénat,
Lui demander justice au nom de tout l'État.
Toutefois pour César je crains votre présence :
Je crains, puisqu'il vous faut parler sans complaisance,
Tous ceux qui, comme vous, flattant tous ses désirs.
Sont toujours dans son cœur du parti des plaisirs.
Jadis à nos conseils l'empereur plus docile
Affectait pour son frère une bonté facile,
Et de son rang pour lui modérant la splendeur,
De sa chute à ses yeux cachoit la profondeur.
Quel soupçon aujourd'hui, quel désir de vengeance
Rompt du sang des Césars l'heureuse intelligence ?
Junie est enlevée, Agrippine frémit ;
Jaloux et sans espoir. Britannicus gémit :
Du cœur de l'Empereur son épouse bannie,
D'un divorce à toute heure attend l'ignominie.
APPENDICE. 551
Elle pleure, et voilà ce que leur a coûté
L'entretien d'un flatteur qui veut être écouté.
Seigneur, c'est un peu loin pousser la violence;
Vous pouvez tout; j'écoute, et garde le silence.
Mes actions un jour pourront vous repartir :
Jusque-là...
BCRRHUS.
Puissiez-vous bientôt me démentir !
Plût aux Dieux qu'en effet ce reproche vous touche !
Je vous aiderai même à me fermer la bouche.
Sénèque, dont les soins devroient me soulager,
Occupé loin de Rome, ignore ce danger.
Réparons, vous et moi, cette absence funeste :
Du sang de nos Césars réunissons le reste.
Rapprochons-les, Narcisse, au plus tôt, dès ce jour,
Tandis qu'ils ne sont point séparés sans retour.
« On ne trouve rien dans cette scène qui ne réponde
au reste de la pièce pour la versification ; mais son ami
craignit qu'elle ne produisît un mauvais effet sur les spec-
tateurs : (( Vous les indisposerez, lui dit-il, en leur mon-
(( trant ces deux hommes ensemble. Pleins d'admiration
(( pour l'un, et d'horreur pour l'autre, ils souffriront pen-
« dant leur entretien. Convient-il au gouverneur de l'Em-
(( pereur, à cet homme si respectable par son rang et sa
(( probité, de s'abaisser à parler à un misérable affranchi,
fi le plus scélérat de tous les hommes? Il le doit trop
« mépriser pour avoir avec lui quelque éclaircissement.
« Et d'ailleurs quel fruit espère-t-il de ses remontrances?
« Est-il assez simple pour croire qu'elles feront naître
« quelques remords dans le cœur de Narcisse? Lorsqu'il
({ lui fait connoître l'intérêt qu'il prend à Britannicus, il
« découvre un secret à un traître, et au lieu de servir Bri-
« tannicus, il en précipite la perte. » Ces réflexions
parurent justes et la scène fut supprimée. »
Vo'i BRITANNICUS.
II
Racine a supprimé au cinquième acte une scène qui
était la sixième à la représentation et dans la première
édition de la pièce (1670). Voici cette scène, avec la fin
de la scène précédente et le commencement de la scène
suivante :
AGiu;=;'ixE.
Le voici. Vous verrez si je suis sa complice.
Demeurez.
SCÈNE VI
NÉRON, AGRIPPINE, JUNIE, BURRHUS.
NÉROX, à Junie.
De vos pleurs j'approuve la justice.
Mais, Madame, évitez ce spectacle odieux;
Moi-même en frémissant j'en détourne les yeux.
Il est mort. Tôt ou tard il faut qu'on vous l'avoue.
Ainsi de nos desseins la fortune se joue.
Quand nous nous rapprochons, le ciel nous désunit.
JCXIE.
J'aimais Britannicus, Seigneur : je vous l'ai dit.
Si de quelque pitié ma misère est suivie,
Qu'on me laisse chercher dans le sein d'Octavie
Un entretien conforme à l'état où je suis.
NÉRON.
Belle Junie, allez ; moi-même je vous suis.
Je vais, par tous les soins que la tendresse inspire,
Vous....
SCÈNE VII
AGRIPPINE, NÉRON, BURRHUS, NARCISSE
AGRIPPINE.
Arrêtez, Néron : j'ai deux mots à vous dire.
BÉRÉNICE
U
NOTICE SUR BÉRÉNICE
Le sujet de Bérénice fut donné, dit-on, à la fois à Corneille et
à Racine par la duchesse d'Orléans, Henriette d'Angleterre, qui
mourut avant la représentation des deux tragédies.
Bérénice avait fourni un roman à Segrais (2 parties en 4 vo-
lumes, 1648-50) : on y trouvait le roi de Comagène Antiochus, qui
servira à Racine, et le couple de Domitien et Domitie, dont
Corneille fera usage. Mais Segrais ne conduisit pas son ouvrage
jusqu'à la séparation de Titus et de Bérénice : ainsi le vrai sujet
restait intact.
La tragédie de Racine fut jouée à l'Hôtel de Bourgogne le ven-
dredi 21 novembre 1670, et celle de Corneille huit jours plus
tard, le 28, par la troupe de Molière. Le succès fut de toute façon
pour l'Hôtel de Bourgogne, succès des acteurs et succès du
poète.
L'abbé Montfaucon de Villars publia la Critique de Bérénice *
(1671), écrit que Mme de Sévigné trouva « fort plaisant et fort
spirituel » ; huit jours après, il fit paraître une seconde lettre
sur Tite et Bérénice, où il mettait l'œuvre de Corneille bien au-
dessous de celle de Racine.
1. L'abbé de Villars indique le premier une objection sur laquelle les
îritiques attachés à la distinction des genres reviendront toujours, et
qui pourtant, même à ce point de vue, n'est pas très juste : « L'auteur a
trouvé à propos, pour s'éloigner du genre d'écrire de Corneille, de faire
une pièce de théâtre qui, depuis le commencement jusqu'à la fin, n'est
qu'un tissu galant de madrigaux et d'élégies, et cela pour la commodité
des dames, de la jeunoKse de la cour, et des faiseurs de recueils de pièces
galanlw ».
35() NOTICE SUR BEREMCE.
Une réponse fut faite à l'abbé de Villars, en faveur de Racine :
elle a été attribuée à Subligny; M. Ménard la donne à un abbé
de Saint-Ussans, qui, dans certains vers qu'on a, affirme avoir
composé une réponse à la Critique de Bét^énice.
En 1673, on imprima à Utreclit une comédie anonyme en trois
actes, en prose, Tite et Titus, ou Critique sur les Bérénices.
L'auteur estime que, chez Racine, Titus ne se conduit pas en hon-
nête homme, et que Bérénice « foule aux pieds la gloire «. Au
reste, il croit Bérénice supérieure à Tite et Bérénice, et conclut
que le sujet devait rester « au pays d'histoire », où il était mieux
placé que dans l'empire de poésie.
En 1683, Fatouville fit jouer par les comédiens italiens une
farce à.' Arlequin Protée qui contient une parodie de Bérénice.
Saint-Evremond * reprocha à Racine d'avoir manqué à l'histoire
en mettant « du désespoir où il ne faudrait qu'à peine de la
douleur », dans le rôle de Titus : c'est une des objections le plus
fréquemment reprises contre la pièce.
La correspondance de Bussy nous fournit un témoignage inté-
ressant de l'effet produit par la tendresse de la tragédie de
Racine sur les gens du monde, et particulièrement sur les
femmes : lorsque Bérénice fut imprimée, elle donna lieu à un
échange de lettres entre Bussy et Mme Bossuet, la belle-sœur de
l'orateur. Cette femme fort spirituelle et galante se déclara ravie
du rôle de Bérénice : Bussy, difficile à son ordinaire, ne trouvait
point encore Bérénice assez tendre ni Titus assez passionné -.
1. T. III, p. 517-8.
2. Correspondance de Bussy, éd. L. Lalanne, t. I, p. 4i0-44i, t. II, p. 6
etl8. J'ai donné la principale lettre de Madame Bossuet, datée du ?8 juil-
let 1671s dans mon Choix de Lettres du xvu' siècle (Librairie Hachette,
in-16).
-iJ
QUESTIONS SUR BÉRÉNICE
I. Comparez Bérénice et Tite et Bérénice.
II. Titus et Bérénice dans Racine et dans l'Histoire*.
III. Les allusions et l'actualité dans la Bérénice de Racine.
IV. Discutez si Bérénice est une œuvre tragique.
V. L'action dans Bérénice.
VI. Les idées de Racine sur l'invention, dans la Préface de
Bérénice.
VII. Les idées de Racine sur les règles et le plaisir, dans sa
Préface de Bérénice.
VIII. Le rôle d'Ântiochus.
IX. Le caractère de Bérénice.
X. Le caractère de Titus.
1. Consulter Wahl, De regina Bérénice, Paris, 18;". ia 8.
A MONSEIGNEUR COLBERT
SECRÉTAIRE d'ÉTAT, CONTROLEUR GÉNÉRAL DES FINANCES,
surintendant des batiments, grand trésorier des ordres du roi,
marquis de seignelay, etc.
Monseigneur,
Quelque juste défiance que j'aie de moi-même et de mes
ouvrages, j'ose espérer que vous ne condamnerez pas la
liberté que je prends de vous dédier cette tragédie. Vous
ne l'avez pas jugée tout à fait indigne de votre approba-
tion. Mais ce qui fait son plus grand mérite auprès de
vous, c'est, Monseigneur, que vous avez été témoin du
bonheur qu'elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté.
L'on sait que les moindres choses vous deviennent con-
sidérables, pour peu qu'elles puissent servir ou à sa gloire
ou à son plaisir. Et c'est ce qui fait qu'au milieu de tant
d'importantes occupations, où le zèle de votre prince et le
bien public vous tiennent continuellement attaché, vous ne
dédaignez pas quelquefois de descendre jusqu'à nous, pour
nous demander compte de notre loisir.
J'aurois ici une belle occasion de m'étendre sur vos
louanges, si vous me permettiez de vous louer. Et que ne
dirois-je point de tant de rares quahtés qui vous ont attiré
l'admiration de toute la France, de cette pénétration à
laquelle rien n'échappe, de cet esprit vaste qui embrasse,
qui exécute tout à la fois tant de grandes choses, de cette
âme que rien n'étonne, que rien ne fatigue?
Mais, Monseigneur, il faut être plus retenu à vous parler
de Vous-même ; et je craindrois de m'exposer par un éloge
importun à vous faire repentir de l'attention favorable
dont vous m'avez honoré. Il vaut mieux que je songe à la
mériter par quelque nouvel ouvrage. Aussi bien c'est le
plus agréable remercîment qu'on vous puisse faire. Je suis
avec un profond respect,
MO^'SEï^T^^EUR,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Racine.
PRÉFACE i
*. ..-1
Titus reginam Berenicen, cui etiam miplias pollicUus fevc-
batur, stativi ah urbe dimisit invitus invitam^.
C'est-à-dire que « Titus, qui aimoit passionnément Béré-
nice, et qui même, à ce qu'on croyoit, lui avoit promis de
l'épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle,
dès les premiers jours de son empire ». Cette action est
très-fameuse dans l'histoire; et je l'ai trouvée très-propre
pour le théâtre, par la violence des passions qu'elle y pou-
voit exciter. En effet, nous n'avons rien de plus touchant
dans tous les poètes, que la séparation d'Énée et de Didon,
dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de
matière pour tout un chant d'un poëme héroïque, où l'ac-
tion dure plusieurs jours, ne puisse suffire pour le sujet
d'une tragédie, dont la durée ne doit être que de quelques
heures? Il est vrai que je n'ai point poussé Bérénice jus-
qu'à se tuer comme Didon, parce que Bérénice n'ayant pas
ici avec Titus les derniers engageniients que Didon avoit
avec Énée, elle n'est pas obligée comme elle de renoncer
i. Suétone, Titus^ chap. vu. « Titus qui même, disait-on, avait promis
le mariage à Bérénice, la renvoya aussitôt de Rome, malgré elle, et
malgré lui. » La citation est laite de deux phrases rapprochéoii par
Kaeine.
5G0 PREFACE.
à la vie. A cela près, le dernier adieu qu'elle dit à Titus,
et l'effort qu'elle se fait pour s'en séparer, n'est pas le
moins tragique de la pièce; et j'ose dire qu'il renouvelle
assez bien dans le cœur des spectateurs l'émotion que le
reste y avoit pu exciter. Ce n'est point une nécessité qu'il
y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que
l'action en soit grande, que les acteurs en soient héroï-
ques, que les passions y soient excitées, et que tout s'y
ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le
plaisir de la tragédie.
Je crus que je pourrois rencontrer toutes ces parties
dans mon sujet. Mais ce qui m'en plut davantage, c'est
que je le trouvai extrêmement simple. Il y avoit longtemps
que je voulois essayer si je pourrois faire une tragédie
avec cette simplicité d'action qui a été si fort du goût des
anciens. Car c'est un des premiers préceptes qu'ils nous
ont laissés. « Que ce que vous ferez, dit Horace, soit tou-
jours simple et ne soit qu'un*. » Ils ont admiré YAjax de
Sophocle, qui n'est autre chose qu'Ajax qui se tue de regret,
à cause de la fureur où il étoit tombé après le refus qu'on
lui avoit fait des armes d'Achille. Ils ont admiré le Philoc-
tèle, dont tout le sujet est Ulysse qui vient pour surprendre
les flèches d'Hercule. L'Œdipe même, quoique tout plein
de reconnoissances, est moins chargé de matière que la
plus simple tragédie de nos jours. Nous voyons enfin que
les partisans de Térence, qui l'élèvent avec raison au-
dessus de tous les poètes comiques, pour l'élégance de sa
diction et pour la vraisemblance de ses mœurs, ne laissent
pas de confesser que Plante a un grand avantage sur lui
par la simplicité qui est dans la plupart des sujets de
Plante. Et c'est sans doute cette simplicité merveilleuse qui
a attiré à ce dernier toutes les louanges que les anciens
lui ont doiwées. Combien Ménandre étoit-il encore plus
1. Deniqne sit quodvis simplex duntaxat et unum {Art Poét., 25).
PREFACE. 561 .
simple, puisque Térence est obligé de prendre deux corné- l
dies de ce poëte pour en faire une des siennes M i
Et il ne faut point croire que cette règle ne soit fondée |
que sur la fantaisie de ceux qui l'ont faite. Il n'y a que le j
vraisemblable qui touche dans la tragédie. Et quelle vrai- ]
semblance y a-t-il qu'il arrive en un jour une multitude :'
de choses qui pourroient à peine arriver en plusieurs i
semaines? Il y pn a qui pensent que cette simplicité est ^
une marque de peu d'invention. Ils ne songent pas qu'au ^
contraire toute l'invention consiste à faire quelque chose '^
de rien, et que tout ce grand nombre d'incidents a tou- /
jours été le refuge des poètes qui ne sentoient dans leur
génie ni assez d'abondance ni assez de force pour attacher j
durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, l
soutenue de la violence des passions, de la beauté des :
sentiments et de l'élégance de l'expression *. Je suis bien ■
éloigné de croire que toutes ces choses se rencontrent
dans mon ouvrage; mais aussi je ne puis croire que le =
public me sache mauvais gré de lui avoir, donné une tra- ^
gédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont la tren- ;
tiéme représentation a été aussi suivie que la première. "J
Ce n'est pas que quelques personnes ne m'aient repro- 'l
ché cette même simplicité que j'avois recherchée avec tant -i
de soin. Ils ont cru qu'une tragédie qui étoit si peu char- /
gée d'intrigues ne pouvoit être selon les règles du théâtre. .,
Je m'informai s'ils se plaignoient qu'elle les eût ennuyés. |
On me dit qu'ils avouoient tous qu'elle n'ennuyoit point, |
qu'elle les touchoit même en plusieurs endroits, et qu'ils i
la verroient encore avec plaisir. Que veulent-ils davantage? :
Je les conjure d'avoir assez bonne opinion d'eux-mêmes '-^
pour ne pas croire qu'une pièce qui les touche et qui leur ^
1. Cf. le Proloffue de TAndrienne.
2. Ceci semble bien être contre Corneille, et la façon dont il avait
/'totré le sujet dans Tite et Bérénice.
502 PRÉFACE.
donne du plaisir puisse être absolument contre les règles.
La principale règle est de plaire et de toucher. Toutes les
autres ne sont faites que pour parvenir à cette première.
Mais toutes ces règles sont d'un long détail, dont je ne
leur conseille pas de s'embarrasser. Ils ont des occupations
plus importantes. Qu'ils se reposent sur nous de la fatigue
d'éclaircir les difficultés de la Poétique d'Aristote; qu'ils se
réservent le plaisir de pleurer et d'être attendris ; et qu'ils
me permettent de leur dire ce qu'un musicien disoit à
Philippe, roi de Macédoine, qui prétendoit qu'une chanson
n'étoit pas selon les règles : « A Dieu ne plaise. Seigneur,
que vous soyez jamais si malheureux que de savoir ces
choses-là mieux que moi' ! »
Voilà tout ce que j'ai à dire à ces personnes, à qui je
ferai toujours gloire de plaire. Car pour le libelle que l'on
a fait contre moi 2, je crois que les lecteurs me dispense-
ront volontiers d'y répondre. Et que répondrois-je à un
homme qui ne pense rien et qui ne sait pas même con-
struire ce qu'il pense! Il parle de protase^ comme s'il
entendoit ce mot, et veut que cette première des quatre
parties de la tragédie soit toujours la plus proche* de la
dernière, qui est la catastrophe. 11 se plaint que la trop
grande connoissance des règles l'empêche de se divertir à
la comédie. Certainement, si l'on en juge par sa disserta-
tion, il n'y eut jamais de plainte plus mal fondée. 11 paroît
bien qu'il n'a jamais lu Sophocle, qu'il loue très injus-
1 . Plntarque, au traité Comment on pourra discerner le flatteur d'avec
Vnmi.
2. La lettre de l'abbé de Villars.
3. La protase est la partie qui contient l'exposition du sujet.
4. Racine est-il de bonne foi? L'abW de Villars ne prenait pas la pro-
tase pour la partie de la tragédie qui est voisine de la catastrophe : mais
il reprochait à Racine de ne pas avoir dans sa protase présenté l'action
plus proche du dénouement, c'est-à-dire d'avoir montré Titus prêt à
épouser Bérénice et non pas prêt à la quitter. C'était une chicane fausse
et puérile : ce n'était pas une basse ignorance.
PRÉFACE. 505
tement d'une grande multiplicité d'incidents^: et qu'il n'a
même jamais rien lu de la Poétique, que dans quelques pré-
faces de tragédies. Mais je lui pardonne de ne pas savoir
les règles du théâtre, puisque heureusement pour le public
il ne s'applique pas à ce genre d'écrire. Ce que je ne lui
pardonne pas, c'est de savoir si peu les règles de la bonne
plaisanterie, lui qui ne veut pas dire un mot sans plai-
santer. Croit-il réjouir beaucoup les honnêtes gens par ces
hélas de poche, ces mesdemoiselles mes règles-, et quantité
d'autres basses affectations, qu'il trouvera condamnées
dans tous les bons auteurs, s'il se mêle jamais de les lire?
Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq
petits auteurs infortunés, qui n'ont jamais pu par eux-
mêmes exciter la curiosité du public; Ils attendent tou-
jours l'occasion de quelque ouvrage qui réussisse, pour
l'attaquer. Non point par jalousie. Car sur quel fondement
seroient-ils jaloux? Mais dans l'espérance qu'on se donnera
la peine^de leur répondre, et qu'on les tirera de l'obscu-
rité où leurs propres ouvrages les auroient laissés toute
leur vie.
1. L'abbé de Villars louait Sophocle d'avoir su « conserver l'action
dans la multiplicité des incidents ». C'est un peu différent,
2. « Le prince deComagène, disait de Villars,... qui a toujours un ^oît^e-
foiii et un lœlns de poche pour amuser le théâtre.... » Et ailleurs : « J'ai
laissé mesdemoiselles les règles à la porte » (de l'Hôtel de Bourgogne).
ACTEURS
TITUS, empereur de Rome. . . .
BÉRÉNICE, reine de Palestine . .
ANTIOGHUS, roi de Comagène^. .
PAULIN, confident de Titus.
ARSACE, confident d'Antiochus.
PHÉNICE, confidente de Bérénice.
RUTILE, Romain.
Suite de Titus.
Floridor.
Mlle de Ciiampmeslé*.
Champmeslé.
La scène est à Rome, dans un cabinet qui est entre l'appartement
de Titus et celui de Bérénice.
i. Voilà le premier rôle confié par Racine à cette fameuse actrice,
qu'on retrouvera dans les tragédies suivantes. Elle était née à Rouen
en 1641. Elle débuta avec son mari au théâtre du Marais en 1669, et
passa en 1670 à l'Hôtel de Bourgogne, où elle reprit d'abord le rôle
d'IIermione. Outre les rôles de Racine, elle créa TAriane de Thomas
Corneille en 1672, la 3Iédée de Longepierre en 1694, et la Judith de
l'abbé Boyer en 169o. Elle mourut en 1698. — Le comédien Champ-
meslé était son mari. Il jouait les rois et des rôles comiques. Il mourut
on 1701. 11 a écrit quelques comédies, et il a eu part à certaines pièces
de La Fontaine.
2. En réalité Anliochus, roi de Comagène, avait été dépouillé de ses
États sous Vespasien. Il avait un fils, Epiphane, d'abord réfugié chez les
Parthes, qui vécut plus tard à Rome dans la condition privée. Racine a
sans doute pris son personnage dans le roman de Segrais, plutôt que
dans l'histoire. La Comagène était située près de l'Esphrate, au nord-est
de la Syfie.
BERENICE
TRAGÉDIE
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
ANTIOCHUS, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Arrêtons un momiînt. La ponripe de ces lieux,
Je le vois bien, Arsace, est nouvelle à tes yeux.
Souvent ce cabinet superbe et solitaire
Des secrets de Titus est le dépositaire.
C'est ici quelquefois qu'il se cache à sa cour, 5
Lorsqu'il vient à la Reine* expliquer son amour.
1. Qui est ccUe Bérénice? Il résulte de l'étude de M. Wahl qu'elle
naquit en l'an 28, treize ans avant Titus. Elle était fille d'Agrippa I, roi
de Judée, protégé de Caligula et de <]laude. L'une de ses sœurs, Dru-
silla, épousa le procurateur Félix, frère de l'affranchi Pallas. Bérénice
fut mariée trois fois : avec un jeune juif nommé Marc ; avec son oncle
Mérode, roi de Chalcis; et enfin avec l»olémon,roi de Pont ou de Cilicie.
Klle essaya d'empêcher les Juifs de se révolter; puisse réfugia au camp
romain. Le renvoi qui fait le sujet de la tragédie eut lieu sans doute en
réalité vers l'an 72, quand Titus n'était pas empereur. A la mort de
Vespasien, en 79, elle revint en hâte à Rome, mais elle ne put recon-
quérir Titus. Depuis, on perd sa trace.
366 BÉRÉNICE.
De son appartement cette porte est prochaine,
Et cette autre conduit dans celui de la Reine.
Va chez elle : dis-lui qu'importun à regret
J'ose lui demander un entretien secret. lo
ARSACE.
Vous, Seigneur, importun? vous, cet ami fidèle
Qu'un soin si généreux intéresse pour elle? I
Vous, cet Antiochus son amant autrefois? |'
Vous, que l'Orient compte entre ses plus grands rois? |'
Quoi? déjà de Titus épouse en espérance*, i5
Ce rang entre elle et vous met-il tant de distance?
ANTIOCHUS.
Va, dis-je; et sans vouloir te charger d'autres soins,
Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins. ;
SCÈNE II
ANTIOCHUS, seul.
Hé bien! Antiochus, es-tu toujours le même?
Pourrai-je, sans trembler, lui dire : « Je vous aime »? 20
Mais quoi? déjà je tremble, et mon cœur agité
Craint autant ce moment que je l'ai souhaité,
Bérénice autrefois m'ôta toute espérance;
Elle m'imposa même un éternel silence.
Je me suis tu cinq ans, et jusques à ce jour nS
D'un voile d'amitié j'ai couvert mon amour.
Dois-je croire qu'au rang où Titus la destine
Elle m'écoute mieux que dans la Palestine?
H l'épouse. Ai-je donc attendu ce moment
Pour me venir encor déclarer son amant? 3o
1. Var. Quoi? Déjà de Titus l'épouse en espé»ance. (Éd. 1691-1687.)
ACTE I, SCÈNE III 367
Quel fruit me reviendra d'un aveu téméraire * ?
Ah! puisqu'il faut partir, partons sans lui déplaire.
Retirons-nous, sortons; et sans nous découvrir,
Allons loin de ses yeux l'oublier, ou mourir.
Hé quoi? souffrir toujours un tourment qu'elle ignore? 35
Toujours verser des pleurs qu'il faut que je dévore?
Quoi? même en la perdant redouter son courroux?
Belle reine, et pourquoi vous offenseriez-vous?
Yiens-je vous demander que vous quittiez l'Empire?
Que vous m'aimiez? Hélas! je ne viens que vous dire 4o
Qu'après m'être longtemps flatté que mon rival
Trouveroit à ses vœux quelque obstacle fatal.
Aujourd'hui qu'il peut tout, que votre hymen s'avance*,
Exemple infortuné d'une longue constance,
Après cinq ans d'amour et d'espoir superflus, 45
Je pars, fidèle encor quand je n'espère plus.
Au lieu de s'offenser, elle pourra me plaindre.
Quoi qu'il en soit, parlons : c'est assez nous contraindre.
Et que peut craindre, hélas! un amant sans espoir
Qui peut bien se résoudre à ne la jamais voir? 5o
SCÈNE m
A>'TIOCHUS, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Arsaoe, entrerons-nous'
1. Ce vers manque de 1671 à 1687; et pour fournir la rime, le vers 51
>t suivi de celui-ci :
Je me suis tu longtemps, je puis encor me taire.
2. S'avancer 9,ign'\iia\l s'approcher. « La victoire s'avançait à {grands
pas, I) (Vaugelas, dans Fureliêre.)
368 BERENICE.
ARSACE.
Seigneur, j'ai vu la Reine ;
Mais pour me faire voir, je n'ai percé qu'à peine
Les flots toujours nouveaux d'un peuple adorateur
Qu'attire sur ses pas sa prochaine grandeur.
Titus, après huit jours d'une retraite austère, 55
Cesse enfin de pleurer Vespasien son père.
Cet amant se redonne aux soins de son amour;
Et si j'en crois. Seigneur, l'entretien de la cour,
Peut-être avant la nuit l'heureuse Bérénice
Change le nom de reine au nom d'impératrice. 60
ANTIOCHUS.
Hélas!
ARSACE.
Quoi? ce discours pourroit-il vous troubler?
ANTIOCHUS.
Ainsi donc sans témoins je ne lui puis parler?
Vous la verrez. Seigneur : Bérénice est instruite
Que vous voulez ici la voir seule et sans suite.
La Reine d'un regard a daigné m'avertir 65
Qu'à votre empressement elle alloit consentir;
Et sans doute elle attend le moment favorable
Pour disparoître aux yeux d'une cour qui l'accable.
n suffit. Cependant n'âs-tu rien négligé
Dhs ordres importants dont je t'avois chargé? 70
ARSACE.
Seigneur, vous connoissez ma prompte obéissance.
Des vaisseaux dans Ostie armés en diligence.
ACTE I, SCENE III. 5G9
Prêts à quitter le port de moments en moments,
N'attendent pour partir que vos commandements.
Mais qui renvoyez-vous dans votre Comagène? 75
ANTIOCHUS.
Arsace, il faut partir quand j'aurai vu la Reine.
ARSACE.
Qui doit partir?
ANTIOCHUS.
Moi.
ARSACE.
Vous?
ANTIOCHUS.
En sortant du palais,
Je sors de Rome, Arsace, et j'en sors pour jamais.
Je suis surpris sans doute, et c'est avec justice.
Quoi? depuis si longtemps la reine Bérénice 80
Vous arrache, Seigneur, du sein de vos États;
Depuis trois ans dans Rome elle arrête vos pas ;
Et lorsque cette reine, assurant sa conquête.
Vous attend pour témoin de cette illustre fête,
Quand l'amoureux Titus, devenant son époux, 85
Lui prépare un éclat qui rejaillit sur vous....
AXTIOCHUS.
Arsace, laisse-la jouir de sa fortune.
Et quitte un entretien dont le cours m'importune.
Je vous entends, Seigneur : ces mêmes dignités
Ont rendu Bérénice ingrate à vos bontés; 90
L'inimitié s'Xîcède à l'amitié trahie.
570 BERENICE.
ANTIOCHUS.
Xon, Arsace, jamais je ne l'ai moins haïe.
Quoi donc? de sa grandeur déjà trop prévenu,
Le nouvel empereur vous a-t-il méconnu?
Quelque pressentiment de son indifîérence 9^
Vous fait-il loin de Rome éviter sa présence?
ANTI»CHUS.
Titus n'a point pour moi paru se démentir :
J'aurois tort de me plaindre.
ARSACE.
Et pourquoi donc partir?
Quel caprice vous rend ennemi de vous-même?
Le ciel met sur le trône un prince qui vous aime, loo
Un prince qui jadis témoin de vos combats
Vous vit chercher la gloire et la mort sur ses pas,
Et de qui la valeur, par vos soins secondée,
Mit enfin sous le joug la rebelle Judée.
Il se souvient du jour illustre et douloureux io5
Qui décida du sort d'un long siège douteux ;
Sur leur triple rempart les ennemis tranquilles
Gontemploient sans péril nos assauts inutiles;
Le bélier impuissant les menaçoit en vain.
Vous seul, Seigneur, vous seul, une échelle à la main',
Vous portâtes la mort jusque sur leurs murailles.
Ce jour presque éclaira vos propres funérailles :
Titus vous embrassa mourant entre mes bras.
Et tout le camp vainqueur pleura votre trépas.
1. Antiochus Epiphane combaUit en effet au siège de Jérusalem, et
donna un assaut malheureux, contre le gré de Titus. (Josèphe, Gnerri' de
Judée, V, 29.)
ACTE I, SCÈNE III. 371
Voici le temps, Seigneur, où vous devez attendre ii5
Le fruit de tant de sang qu'ils vous ont vu répandre.
Si pressé du désir de revoir vos États,
Vous vous lassez de vivre où vous ne régnez pas,
Faut-il que sans honneur l'Euphrate vous revoie?
Attendez pour partir que César vous renvoie 120
Triomphant et chargé des titres souverains
Qu'ajoute encore aux rois l'amitié des Romains.
Rien ne peut-il, Seigneur, changer votre entreprise?
Vous ne répondez point.
ANTIOCHUS.
Que veux-tu que je dise?
J'attends de Bérénice un moment d'entretien. 126
ARSACE.
Hé bien, Seigneur?
ANTIOCHUS.
Son sort décidera du mien.
Comment?
AR8ACE.
ANTIOCHUS.
Sur son hymen j'attends qu'elle s'exphquc.
Si sa bouche s'accorde avec la voix publique.
S'il est vrai qu'on l'élève au trône des Césars,
Si Titus a parlé, s'il l'épouse, je pars. i3o
ARSACE.
Mais (jui rend à vos yeux cet hymen si funeste?
ANTIOCHUS.
Quand nous serons partis, je te dirai le reste.
572 BERENICE.
ARSACE.
Dans quel trouble, Seigneur, jetez-vous mon esprit?
ANTIOCHUS.
La Reine vient. Adieu : fais tout ce que j'ai dit.
SCÈNE IV
BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, PHÉNICE.
'
Enfin je me dérobe à la joie importune i35
De tant d'amis nouveaux que me fait la fortune;
Je fuis de leurs respects l'inutile longueur,
Pour chercher un ami qui me parle du cœur.
Il ne faut point mentir : ma juste impatience
Vous accusoit déjà de quelque négligence. i4o
Quoi? cet Antiochus, disois-je, dont les soins
Ont eu tout l'Orient et Rome pour témoins ; i -
Lui que j'ai vu toujours constant dans mes traverses j ■
Suivre d'un pas égal mes fortunes diverses; , jl
Aujourd'hui que le ciel semble me présager i45 ;]
Un honneur qu'avec vous je prétends partager*, i
Ce même Antiochus, se cachant à ma vue, j
Me laisse à la merci d'une foule inconnue? «
ANTIOCHUS. '
11 est donc vrai, Madame? et, selon ce discours,
L'hymen va succéder à vos longues amours? i5o i
!
1. Fr/r. Aujourd'hui que les dieux semblent me présager 'j
Un honneur qu'avec lui je prétends partager. (Éd. 1671.)
Racine s'est avisé que Bérénice, juive, ne devait pas parler des dieux.
ACTE I, SCÊ>'E IV. 373
BÉRÉNICE.
Seigneur, je vous veux bien confier mes alarmes.
Ces jours ont vu mes yeux baignés de quelques larmes :
Ce long deuil que Titus imposoit à sa cour
Avoit même en secret suspendu son amour.
Il n'avoit plus pour moi cette ardeur assidue* i55
Lorsqu'il passoit les jours attaché sur ma vue.
Muet, chargé de soins 2, et les larmes aux yeux,
Il ne me laissoit plus que de tristes adieux.
Jugez de ma douleur, moi dont l'ardeur extrême.
Je vous l'ai dit cent fois, n'aime en lui que lui-même; 160
Moi qui loin des grandeurs dont il est revêtu,
Aurois choisi son cœur, et cherché ^ sa vertu.
ANTIOCHUS.
Il a repris pour vous sa tendresse première?
Vous fûtes spectateur de cette nuit dernière,
Lorsque, pour seconder ses soins religieux, i65
Le sénat a placé son père entre les Dieux.
De ce juste devoir sa piété contente
A fait place. Seigneur, au soin de son amante;
Et même en ce moment, sans qu'il m'en ait parlé,
11 est dans le sénat, par son ordre assemblé. 170
Là de la Palestine il étend la frontière ;
Il y joint l'Arabie et la Syrie entière ;
Et si de ses amis j'en dois croire la voix,
Si j'en crois ses serments redoublés mille fois.
Il va sur tant d'États couronner Bérénice, 17^
1. (k'tte nrdeur assidue qu'il avait tonquc... Construction fortement
elliptique.
2, Soins, soucis. Sens très commun.
5. Chercher, au sens d'aller chercher.
374 BERENICE.
Pour joindre à plus de noms le nom d'impératrice.
Il m'en viendra lui-même assurer en ce lieu.
ANTIOCHUS.
Et je viens donc vous dire un éternel adieu.
Que dites-vous? Ah ciel! quel adieu! quel langage!
Prince, vous vous troublez et changez de visage? i8o
ANTIOCHUS.
Madame, il faut partir.
BÉRÉNICE.
Quoi? ne puis-je savoir
Quel sujet....
ANTIOCHUS.
Il falloit partir sans la revoir.
Que craignez-vous? Parlez : c'est trop longtemps se taire*.
Seigneur, de ce départ quel est donc le mystère?
ANTIOCHUS.
Au moins souvenez-vous que je cède à vos lois, i85
Et que vous m'écoutez pour la dernière fois.
Si, dans ce haut degré de gloire et de puissance,
Il vous souvient des lieux où vous prîtes naissance,
Madame, il vous souvient que mon cœur en ces lieux
Reçut le premier trait qui partit de vos yeux. 190
J'aimai; j'obtins l'aveu d'Agrippa votre frère.
Il vous parla pour moi. Peut-être sans colère
1. \ar. Au nom d«s dieux, parlez : c'est trop longtemps se taire. (Éd.
167i.)
ACTE I, SCENE IV. 375
Alliez-vous de mon cœur recevoir le tribut :
Titus, pour mon malheur, vint, vous vit, et vous plut.
Il parut devant vous, dans tout l'éclat d'un homme iqS
Qui porte entre ses mains la vengeance de Rome.
La Judée en pâht. Le triste Antiochus
Se compta le premier au nombre des vaincus.
Bientôt de mon malheur interprète sévère,
Votre bouche à la mienne ordonna de se taire. 200
Je disputai longtemps, je fis parler mes yeux;
Mes pleurs et mes soupirs vous sui voient en tous lieux.
Enfin votre rigueur emporta la balance :
Vous sûtes m'imposer l'exil ou le silence.
Il fallut le promettre, et même le jurer. 2o5
Mais puisqu'en ce moment j'ose me déclarer.
Lorsque vous m'arrachiez cette injuste promesse,
Mon cœur faisoit serment de vous aimer sans cesse.
BÉRÉNICE.
Ah! que me dites- vous?
ANTIOCHUS.
Je me suis tu cinq ans,
Madame, et vais encor me taire plus longtemps. 210
De mon heureux rival j'accompagnai les armes;
J'espérai de verser mon sang après mes larmes,
Ou qu'au moins, jusqu'à vous porté par mille exploits,
Mon nom pourroit parler, au défaut de ma voix.
Le ciel sembla promettre une fin à ma peine : 21 5
Vous pleurâtes ma mort, hélas ! trop peu certaine.
Inutiles périls! Quelle étoit mon erreur!
La valeur de Titus surpassoit ma fureur.
Il faut qu'à sa vertu mon estime réponde :
Quoique attendu. Madame, à l'empire du monde, 220
Chéri de l'univers, enfin aimé de vous.
Il semblûit à lui seul appeler tous les coups.
376 BÉRÉNICE.
Tandis que sans espoir, haï, lassé de vivre,
Son malheureux rival ne sembloit que le suivre.
Je vois que votre cœur m'applaudit en secret; aaS
Je vois que l'on m'écoute avec moins de regret,
Et que trop attentive à ce récit funeste,
En faveur de Titus vous pardonnez le reste.
Enfin, après un siège aussi cruel que lent,
Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant 23o
Des flammes, de la faim, des fureurs intestines,
Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines.
Rome vous vit, Madame, arriver avec lui.
Dans l'Orient désert quel devint mon ennui!
Je demeurai longtemps errant dans Césarée*, 235
Lieux charmants où mon cœur vous avoit adorée.
Je vous redemandois à vos tristes États ;
Je cherchois en pleurant les traces de vos pas.
Mais enfin succombant à ma mélancolie.
Mon désespoir tourna mes pas vers l'Italie. 240
Le sort m'y réservoit le dernier de ses coups.
Titus en m'embrassant m'amena devant vous.
Un voile d'amitié vous trompa l'un et l'autre.
Et mon amour devint le confident du vôtre.
Mais toujours quelque espoir flattoit mes déplaisirs : 245
Rome, Vespasien traversoient vos soupirs;
Après tant de combats Titus cédoit peut-être.
Vespasien est mort, et Titus est le maître.
Que ne fuyois-je alors? J'ai voulu quelques jours
De son nouvel empire examiner le cours. 25o
Mon sort est accompli. Votre gloire s'apprête.
Assez d'autres sans moi, témoins de cette fête,
A vos heureux transports viendront joindre les leurs ;
Pour moi, qui ne pourrois y mêler que des pleurs.
1. Ville de Palestine, capitale des États attribués par Racine à Béré-
nice.
ACTE I, SCEIS'E IV. 377
D'un inutile amour trop constante victime, aâS
Heureux dans mes malheurs d'en avoir pu sans crime
Conter toute l'histoire aux yeux qui les ont faits,
Je pars, plus amoureux que je ne fus jamais.
Seigneur, je n'ai pas cru que dans une journée
Qui doit avec César unir ma destinée, 260
Il fût quelque mortel qui pût impunément
Se venir à mes yeux déclarer mon amant.
Mais de mon amitié mon silence est un gage :
J'oublie en sa faveur un discours qui m'outrage.
Je n'en ai point troublé le cours injurieux. 266
Je fais plus : à regret je reçois vos adieux.
Le ciel sait qu'au milieu des honneurs qu'il m'envoie.
Je n'attendois que vous pour témoin de ma joie;
Avec tout l'univers j'honorois vos vertus;
Titus vous chérissoit, vous admiriez Titus. 270
Cent fois je me suis fait une douceur extrême
D'entretenir Titus dans un autre lui-même.
ANTIOCHUS.
Et c'est ce que je fuis. J'évite, mais trop tard.
Ces cruels entretiens où je n'ai point de part.
Je fuis Titus; je fuis ce nom qui m'inquiète, 276
Ce nom qu'à tous moments votre bouche répète.
Que vous dirai-je enfin? Je fuis des yeux distraits,
Qui me voyant toujours, ne me voyoient jamais.
Adieu : je vais, le cœur trop plein de votre image.
Attendre, en vous aimant, la mort pour mon partage. 280
Surtout ne craignez point qu'une aveugle douleur
Remplisse l'univers du bruit de mon malheur.
Madame, le seul bruit d'une mort que j'implore
Vous fera souvenir que je vivois encore.
Adieu.
378 BÉRErsICE.
SCÈNE V
BÉRÉNICE, PHÉNICE. j
PHÉNICE. *
Que je le plains ! Tant de fidélité, 285
Madame, méritoit plus de prospérité.
Ne le plaignez-vous pas?
BÉRÉNICE.
Cette prompte retraite
Me laisse, je l'aToue, une douleur secrète.
PHÉNICE.
Je Taurois retenu.
BÉRÉNICE.
Qui? moi? le retenir?
J'en dois perdre plutôt jusques au souvenir. 290
Tu veux donc que je flatte une ardeur insensée?
PHÉNICE.
Titus n'a point encore expliqué sa pensée.
Rome vous voit. Madame, avec des yeux jaloux;
La rigueur de ses lois m'épouvante pour vous.
L'hymen chez les Romains n'admet qu'une Romaine; 295
Rome hait tous les rois, et Bérénice est reine.
BÉRÉNICE.
Le temps n'est plus, Phénice, où je pouvois trembler.
Titus m'aime ; il peut tout : il n'a plus qu'à parler.
l\ verra le sénat m'apporter ses hommages,
Et le peuple de fleurs couronner ses images. 3oo
\CTE I. SCÈNE V. 379
De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur*?
Tes yeux ne sont-ils pas tous pleins de sa grandeur?
(les flambeaux, ce bûcher, cette nuit enflammée,
Ces aigles, ces faisceaux, ce peuple, cette armée,
Cette foule de rois, ces consuls, ce sénat, 3o5
Qui tous de mon amant empruntoient leur éclat ;
Cette pourpre, cet or, que rehaussoit sa gloire.
Et ces lauriers encor témoins de sa victoire ;
Tous ces yeux qu'on voyoit venir de toutes parts
Confondre sur lui seul leurs avides regards; 3io
Ce port majestueux, cette douce présence.
Ciel ! avec quel respect et quelle complaisance
Tous les cœurs en secret l'assuroient de leur foi !
Parle : peut-on le voir sans penser comme moi
Qu'en quelque obscurité que le sort l'eût fait naître, 3i5
Le monde, en le voyant, eût reconnu son maître-?
Mais, Phénice, où m'emporte un souvenir charmant?
Cependant Rome entière, en ce même moment,
Fait des vœux pour Titus, et par des sacrifices
De son règne naissant célèbre les prémices. Sac
Que tardons-nous? Allons, pour son empire heureux,
Au ciel, qui le protège, offrir aussi nos vœux.
Aussitôt, sans l'attendre et sans être attendue.
Je reviens le chercher, et dans cette entrevue
Dire tout ce qu'aux cœurs l'un de l'autre contents 325
Inspirent des transports retenus si longtemps.
1. Selon Louis Racine, le poète a ramassé tous ces détails dans Héro-
dien, qui a décrit la cérémonie de l'apothéose célébrée huit jours après
la mort de l'empereur à qui elle était décernée.
2. Les contemporains, et le poète peut-être le premier, appliquaient
ces vers à Louis XIV.
FIN nu PREMIER ACTE
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
TITUS, PAULIN, SUITE.
A-t-on vu de ma part le roi de Comagène ?
Sait-il que je l'attends?
PAULIN.
J'ai couru chez la Reine.
Dans son appartement ce prince avoit paru;
Il en étoit sorti lorsque j'y suis couru. 33o
De vos ordres, Seigneur, j'ai dit qu'on l'avertisse.
Il suffit. Et que fait la reine Bérénice?
La Reine, en ce moment, sensible à vos bontés,
Charge le ciel de vœux pour vos prospérités.
Elle sortoit, Seigneur.
Hélas!
ACTE II, SCÈNE II. 581
TITUS,
Trop aimable princesse! 335
i
En sa faveur d'où naît celte tristesse?
L'Orient presque entier va fléchir sous sa loi :
Vous la plaignez?
TITUS.
Paulin, qu'on vous laisse avec moi.
SCENE II
TITUS, PAULIN.
TITUS.
Hé bien ! de mes desseins Rome encore incertaine
Attend que deviendra le destin de la Reine, 34o
Paulin ; et les secrets de son cœur et du mien
Sont de tout l'univers devenus l'entretien.
Voici le temps enfin qu'il faut que je m'explique.
De la Reine et de moi que dit la voix publique?
Parlez : qu'entendez-vous?
PAULIN.
J'entends de tous côtés 345
Publier vos vertus, Seigneur, et ses beautés.
Que dit-on des soupirs que je pousse pour elle?
Quel succès attend-on d'un amour si fidèle * ?
1. Vnr. Quel succès attend-on d'une amour si fidèle. (Éd. 1G71.)
582 BEREMCE.
PAULIN.
Vous pouvez tout : aimez, cessez d'être amoureux,
La cour sera toujours du parti de vos vœux. 35o
Et je l'ai vue aussi cette cour peu sincère,
A ses maîtres toujours trop soigneuse de plaire,
Des crimes de Néron approuver les horreurs ;
Je l'ai vue à genoux consacrer ses fureurs.
Je ne prends point pour juge une cour idolâtre, 355
Paulin : je me propose un plus noble théâtre*;
Et sans prêter l'oreille à la voix des flatteurs,
Je veux par votre bouche entendre tous les cœurs.
Vous me l'avez promis. Le respect et la crainte
Ferment autour de moi le passage à la plainte ; 36o
Pour mieux voir, cher Pauhn, et pour entendre mieux.
Je vous ai demandé des oreilles, des yeux ;
J'ai mis même à ce prix mon amitié secrète :
J'ai voulu que des cœurs vous fussiez l'interprète;
Qu'au travers des flatteurs votre sincérité 365
Fit toujours jusqu'à moi passer la vérité.
Parlez donc. Que faut-il que Bérénice espère?
Rome lui sera-t-elle indulgente ou sévère?
Dois-je croire qu'assise au trône des Césars,
Une si belle reine offensât ses regards? 370
N'en doutez point, Seigneur : soit raison, soit caprice,
Rome ne l'attend point pour son impératrice.
On sait qu'elle est charmante ; et de si belles mains
Semblent vous demander l'empire des humains.
Elle a même, dit-on, le cœur d'une Romaine; 375
1. Théâtre désigne ici l'assemblée, le public devant lequel on repré-
sente.
ACTE II, SCÈNE II. 385
Elle a mille vertus. Mais, Seigneur, elle est reine.
Rome, par une loi qui ne se peut changer,
X'adniet avec son sang aucun sang étranger,
Et ne reconnoît point les fruits illégitimes
Qui naissent d'un hymen contraire à ses maximes. 38o,
D'ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,
Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois,
Attacha pour jamais une haine puissante;
Et quoiqu'à ses Césars fidèle, obéissante,
Cett« haine. Seigneur, reste de sa fierté, 385
Survit dans tous les cœurs après la liberté.
Jules, qui le premier la soumit à ses armes.
Qui fit taire les lois dans le bruit des alarmes,
Brûla pour Cléopatre, et, sans se déclarer.
Seule dans l'Orient la laissa soupirer. 890
Antoine, qui l'aima jusqu'à l'idolâtrie.
Oublia dans son sein sa gloire et sa patrie.
Sans oser toutefois se nommer son époux.
Rome l'alla chercher jusques à ses genoux.
Et ne désarma point sa fureur vengeresse, 895
Qu'elle n'eût accablé l'amant et la maîtresse
Depuis ce temps. Seigneur, Caligula, Néron,
Monstres dont à regret je cite ici le nom.
Et qui ne conservant que la figure d'homme.
Foulèrent à leurs pieds toutes les lois de Rome, 4oo
Ont craint cette loi seule, et n'ont point à nos yeux
Allumé le flambeau d'un hymen odieux.
Vous m'avez commandé surtout d'être sincère.
De l'affranchi Pallas nous avons vu le frère,
Des fers de Claudius Félix encor flétri, 4o5
De deux reines. Seigneur, devenir le mari*;
Et -«'il faut jusqu'au bout que je vous obéisse,
1. Et même de trois reines: frium reqinarum mnritus (Suét., Claude,
28). De ces trois reines, l'une était petite-lille de Cléopatre, l'autre sœur
d'Af,'rippa II et de Bérénice.
384 BÉRÉNICE
Ces deux reines étoient du sang de Bérénice.
Et vous croiriez pouvoir, sans blesser nos regards,
Faire entrer une reine au lit de nos Césars, 410
Tandis que l'Orient dans le lit de ses reines
Voit passer un esclave au sortir de nos chaînes?
C'est ce que les Romains pensent de votre amour;
Et je ne réponds pas, avant la fin du jour,
Que le sénat, chargé des vœux de tout l'Empire, 4i5
Ne vous redise ici ce que je viens de dire ;
Et que Rome avec lui tombant à vos genoux,
Ne vous demande un choix digne d'elle et de vous.
Vous pouvez préparer. Seigneur, votre réponse.
TITUS.
Hélas ! à quel amour on veut que je renonce ! 420
PAULIN.
Cet amour est ardent, il le faut confesser.
TITUS.
Plus ardent mille fois que tu ne peux penser,
Paulin. Je me suis fait un plaisir nécessaire
De la voir chaque jour, de l'aimer, de lui plaire.
J'ai fait plus (je n'ai rien de secret à tes yeux) : 4^5
J'ai pour elle cent fois rendu grâces aux Dieux
D'avoir choisi mon père au fond de l'Idumée,
D'avoir rangé sous lui l'Orient et l'armée.
Et soulevant encor le reste des humains,
Remis Rome sanglante en ses paisibles mains. 43o
J'ai même souhaité la place de mon père.
Moi, Paulin, qui cent fois, si le sort moins sévère
Eût voulu de sa vie étendre les liens,
Aurois donné mes jours pour prolonger les siens :
Tout cela (qu'un amant sait mal ce qu'il désire!) • 4^5
Dans l'espoir d'élever Bérénice à l'Empire,
ACTE II, SCÈNE II. 585
De reconnoître un jour son amour et sa foi,
Et de voir à ses pieds tout le monde avec mpi.
Malgré tout mon amour, Paulin, et tous ses charmes,
Après mille serments appuyés de mes larmes, 44o
Maintenant que je puis couronner tant d'attraits,
Maintenant que je l'aime encor plus que jamais.
Lorsqu'un heureux hymen, joignant nos destinées,
Peut payer en un jour les vœux de cinq années.
Je vais, Paulin.... 0 ciel! puis-je le déclarer? 445
PAULIN.
Quoi, Seigneur?
Pour jamais je vais m'en séparer.
Mon cœur en ce moment ne vient pas de se rendre.
Si je t'ai fait parler, si j'ai voulu t'entendre,
Je voulois que ton zèle achevât en secret
De confondre un amour qui se tait à regret. 45o
Bérénice a longtemps balancé la victoire;
Et si je penche enfin du côté de ma gloire.
Crois qu'il m'en a coûté, pour vaincre tant d'amour,
Des combats dont mon cœur saignera plus d'un jour.
J'aimois, je soupirois dans une paix profonde : 455
Un autre étoit chargé de l'empire du monde;
Maître de mon destin, libre dans mes soupirs,
Je ne rendois qu'à moi compte de mes désirs.
Mais à peine le ciel eut rappelé mon père,
Dès que ma triste main eut fermé sa paupière, 46o
De mon aimable erreur je fus désabusé :
Je sentis le fardeau qui m'étoit imposé;
Je connus que bientôt, loin d'être à ce que j'aime.
Il falloit, cher Paulin, renoncer à moi-môme;
Et que le choix des Dieux, contraire à mes amours, 465
Livroit à l'univers le reste de mes jours.
rtknw lO
386 BERENICE.
Rome observe aujourd'hui ma conduite nouvelle.
Quelle honte pour moi, quel présage pour elle,
Si dès le premier pas, renversant tous ses droits.
Je fondois mon bonheur sur le débris des lois ! 470
Résolu d'accomplir ce cruel sacrifice.
J'y voulus préparer la triste Bérénice ;
Mais par où commencer? Vingt fois depuis huit jours
J'ai voulu devant elle en ouvrir le discours ;
Et dès le premier mot ma langue embarrassée 475
Dans ma bouche vingt fois a demeuré glacée.
J'espérois que du moins mon trouble et ma douleur
Lui feroit pressentir notre commun malheur;
Mais sans me soupçonner, sensible à mes alarmes,
Elle m'offre sa main pour essuyer mes larmes, 480
Et ne prévoit rien moins dans cette obscurité
Que la fin d'un amour qu'elle a trop mérité.
Enfin j'ai ce matin rappelé ma constance :
Il faut la voir, Paulin, et rompre le silence.
J'attends Antiochus pour lui recommander 485
Ce dépôt précieux que je ne puis garder.
Jusque dans l'Orient je veux qu'il la remène.
Demain Rome avec lui verra partir la Reine.
Elle en sera bientôt instruite par ma voix,
Et je vais lui parler pour la dernière fois. 490
, . PAULIN.
Je n'attendois pas moins de cet amour de gloire
Qui partout après vous attacha la victoire.
La Judée asservie, et ses remparts fumants.
De cette noble ardeur éternels monuments,
Me répondoient assez que votre grand courage 495
Ne voudroit pas. Seigneur, détruire son ouvrage;
Et qu'un héros vainqueur de tant de nations
ACTE II, SCEiNE II.
38T
Sauroit bien, tôt ou tard, vaincre ses passions*.
TITUS.
Ah ! que sous de beaux noms cette gloire est cruelle !
Combien mes tristes yeux la trouveroient plus belle, 5oo
S'il ne falloit encor qu'affronter le trépas!
Que dis-je? Cette ardeur que j'ai pour ses appas,
Bérénice en mon sein Ta jadis allumée.
Tu ne l'ignores pas : toujours la Renommée
Avec le même éclat n'a pas semé mon nom. , 5o5
31a jeunesse, nourrie à la cour de Néron 2,
S'égaroit, cher Paulin, par l'exemple abusée,
Et suivoit du plaisir la pente trop aisée.
Bérénice me plut. Que ne fait point un cœur
Pour plaire à ce qu'il aime, et gagner son vainqueur? S 10
Je prodiguai mon sang; tout fit place à mes armes.
Je revins triomphant. Mais le sang et les larmes
Ne me suffisoient pas pour mériter ses vœux :
J'entrepris le bonheur de mille malheureux.
On vit de toutes parts mes bontés se répandre : 5i5
Heureux! et plus heureux que tu ne peux comprendre,
Quand je pouvois paroitre à ses yeux satisfaits
Chargé de mille cœurs conquis par mes bienfaits !
Je lui dois tout, Paulin. Récompense cruelle!
Tout ce que je lui dois va retomber sur elle. 620
Pour prix de tant de gloire et de tant de vertus,
Je lui dirai : (( Partez, et ne me voyez plus ».
Hé quoi? Seigneur, hé quoi? cette magnificence
1. Voici l'original de la pointe si souvent reprochée au pauvre
Laraolte, qui fait dire d'Achille par l'armée des Grecs :
Qui ne vaincra-t-il point? il s'est vaincu lui-même.
2. Educalus in ailla cum Bnlannico stmid. (Suét., Titus, 2.) « Élevé
à la cour avec Britannicus. »
."^88 BÉRÉNICE.
Qui va jusqu'à l'Euphrate étendre sa puissance,
Tant d'honneurs, dont l'excès a surpris le sénat, ÔaS
Vous laissent-ils encor craindre le nom d'ingrat?
Sur cent peuples nouveaux Bérénice commande.
tITUS.
Foibles amusements d'une douleur si grande*!
Je connois Bérénice, et ne sais que trop bien
Que son cœur n'a jamais demandé que le mien. 53o
Je l'aimai, je lui plus. Depuis cette journée
(Dois-je dire funeste, hélas! ou fortunée?),
Sans avoir en aimant d'objet que son amour.
Étrangère dans Rome, inconnue à la cour.
Elle passe ses jours, Paulin, sans rien prétendre 535
Que quelque heure à me voir, et le reste à m'attendre.
Encor si quelquefois un peu moins assidu
Je passe le moment où je suis attendu,
Je la revois bientôt de pleurs toute trempée.
Ma main à les sécher est longtemps occupée. 54o
Enfin tout ce qu'Amour a de nœuds plus puissants,
Doux reproches, transports sans cesse renaissants.
Soin de plaire sans art, crainte toujours noutelle,
Beauté, gloire, vertu, je trouve tout en elle.
Depuis cinq ans entiers chaque jour je la vois, 545
Et crois toujours la voir pour la première fois.
?s"y songeons plus. Allons, cher Paulin : plus j'y pense,
Plus je sens chanceler ma cruelle constance.
Quelle nouvelle, ô ciel! je lui vais annoncer!
Encore un coup, allons, il n'y faut plus penser. 55o
Je connois mon devoir, c'est à moi de le suivre :
Je n'examine point si j'y pourrai survivre.
I
Solatia liictiis Exigiia ingentis. (Virg., En., XI, 62-63.)
I
,
ACTE II, SCÈNE lY- 5€a i
i
SCÈNE III \
TITUS, PAULIN, RUTILE. 1
RUTILE. ];
Bérénice, Seigneur, demande à vous parler. '
TITUS. ^
Ah! Paulin. |
, PAULIN. ^
Quoi? déjà vous semblez reculer? ]
De vos nobles projets, Seigneur, qu'il vous souvienne : 555 J
Voici le temps. J
TITUS. )
Hé bien, voyons-la. Qu'elle vienne. "^
l
i
SCÈNE IV 1
BÉRÉNICE, TITUS, PAULIN, PHÉNICE. ;:
Ne vous offensez pas si mon zèle indiscret
De votre solitude interrompt le secret.
Tandis qu'autour de moi votre cour assemblée
Retentit des bienfaits dont vous m'avez comblée, 56o
Est-il juste. Seigneur, que seule en ce moment
Je demeure sans voix et sans ressentiment*?
1. Ressentiment, reconnaissance. Sens très ordinaire alors.
5.90 BERENICE.
Mais, Seigneur (car je sais que cet ami sincère
Du secret de nos cœurs connoît tout le mystère),
Votre deuil est llni, rien n'arrête vos pas, 565
Vous êtes seul enfin, et ne me cherchez pas.
J'entends que vous m'offrez un nouveau diadème.
Et ne puis cependant vous entendre vous-même.
Hélas! plus de repos, Seigneur, et moins d'éclat.
Votre amour ne peut-il paroître qu'au sénat? 670
Ah ! Titus ! car enfin l'amour fuit la contrainte
De tous ces noms que suit le respect et la crainte.
De quel soin votre amour va-t-il s'importuner?
N'a-t-il que des États qu'il me puisse donner?
Depuis quand croyez-vous que ma grandeur me touche? 575
Un soupir, un regard, un mot de votre bouche,
Voilà l'ambition d'un cœur comme le mien.
Voyez-moi plus souvent, et ne me donnez rien.
Tous vos moments sont-ils dévoués à l'Empire?
Ce cœur, après huit jours, n'a-t-il rien à me dire? 58o
Qu'un mot va rassurer mes timides esprits !
Mais parliez-vous de moi quand je vous ai surpris? -11
Dans vos secrets discours étois-je intéressée, f
Seigneur? Étois-je au moins présente à la pensée? |
TITUS.
N'en doutez point. Madame; et j'atteste les Dieux 685
Que toujours Bérénice est présente à mes yeux. J
L'absence ni le temps, je vous le jure encore, î
Ne vous peuvent ravir ce cœur qui vous adore.
BÉRÉNICE.
lié quoi? vous me jurez une éternelle ardeur.
Et vous me la jurez avec cette froideur? 690
Pourquoi même du ciel attester la puissance * ?
Faut-il par des serments vaincre ma défiance?
1. Var. Pourquoi des immortels attester la puissance? (1671-87.)
ACTE II, SCÈNE IV. 39t
Mon cœur ne prétend point, Seigneur, vous démentir,
Et je vous en croirai sur un simple soupir.
TITUS.
Madame....
BÉRÉNICE.
Hé bien, Seigneur? Mais quoi? sans me répandre SgS
Vous détournez les yeux, et semblez vous confondre.
Ne m'ofîrirez-vous plus qu'un visage interdit?
Toujours la mort d'un père occupe votre esprit?
Rien ne peut-il charmer l'ennui qui vous dévore?
TITUS.
Plût au ciel que mon père, hélas! vécût encore! ' 6od
Que je vivois heureux ! .
Seigneur, tous ces regrets
De votre piété sont de jus^s efîets. . . ' "
Mais vos pleurs ont assez honoré sa mémoire :
Vous devez d'autres soins à Rome, à votre gloire.
De mon propre intérêt je n'ose vous parler. 6Ô5
Bérénice autrefois pouvoit vous consoler;
Avec plus de plaisir vous m'avez écoutée.
De comhien de malheurs pour vous persécutée,
Vous ai-je pour un mot sacrifié mes pleurs!
Vous regrettez un père : hélas! foibles douleurs! 6io
Et moi (ce souvenir me fait frémir encore),
On vouloit m'arracher de tout ce que j'adore ;
Moi, dont vous connoissez le trouble et le tourment
Quand vous ne me quittez que pour quelque moment ;
Moi, qui mourrois le jour qu'on voudroit m'interdire 6i5
De vous....
392 BÉRÉNICE.
Madame, hélas! que me venez-vous dire?
Quel temps choisissez-vous? Ah! de grâce, arrêtez.
C'est trop pour un ingrat prodiguer vos bontés.
BÉRÉNICE.
Pour un ingrat. Seigneur! Et le pouvez-vous être?
Ainsi donc mes bontés vous fatiguent peut-être? 6ao
Non, Madame. Jamais, puisqu'il faut vous parler.
Mon cœur de plus de feux ne se sentit brûler.
Mais....
BÉRÉNICE.
Achevez.
TITUS.
Hélas!
BÉRÉNICE.
Parlez.
TITUS.
Rome... l'Empire..,
BÉRÉNICE.
Hé bien?
TITUS.
Sortons, PauHn : je ne lui puis rien dire.
ACTE II, SCÈNE V. 393 ^
SCÈNE V j
BÉRÉNICE, PIIÉNICE. j
BÉRÉNICE. i
j
Quoi? me quitter sitôt, et ne me dire rien? 625 i
thère Phénice, hélas ! quel funeste entretien ! :^
Qu'ai-je fait? Que veut-il? Et que dit ce silence?
PHÉNICE. Cj
Comme vous je me perds d'autant plus que j'y pense. ■
Mais ne s'ofTre-t-il rien à votre souvenir l
Qui contre vous, Madame, ait pu le prévenir? 63o i
Voyez, examinez.
BÉRÉNICE.
Hélas ! tu peux m'en croire : "^
Plus je veux du passé rappeler la mémoire, -i
Du jour que je le vis jusqu'à ce triste jour, j
Plus je vois qu'on me peut reprocher trop d'amour. -
Mais tu nous entendois. Il ne faut rien me taire. 635 [
Parle. N'ai-je rien dit qui lui puisse déplaire? j
Que sais-je? J'ai peut-être avec trop de chaleur 1
Rabaissé ses présents, ou blâmé sa douleur. ^
N'est-ce point que de Rome il redoute la haine? l
n craint peut-être, il craint d'épouser une reine. 640 ;^
Hélas! s'il étoit vrai.... Mais non, il a cent fois i
Rassuré mon amour contre leurs dures lois ; j
Cent fois.... Ah! qu'il m'explique un silence si rude : ^
Je ne respire pas dans cette incertitude. î
Moi, je vivrois, Phénice, et je pourrois penser 645 ^
Qu'il me néglige, ou bien que j'ai pu l'olfenser? "^
394 BERENICE.
Retournons sur ses pas. Mais quand je m'examine,
Jo crois de ce désordre entrevoir l'origine,
riîénice : il aura su tout ce qui s'est passé;
Lamour d'Antiochus l'a peut-être ofîensé. 65o
Ilattend, m'a-t-on dit, le roi de Comagène.
iNe cherchons point ailleurs le sujet de ma peine.
Sans doute ce chagrin qui vient de m'alarmer
iS'est qu'un léger soupçon facile à désarmer.
Je ne te vante point cette foible victoire, 655
Titus. Ah ! plût au ciel que sans blesser ta gloire
Un rival plus puissant voulût tenter ma foi,
Et pût mettre à mes pieds plus d'empires que toi.
Que de sceptres sans nombre il pût payer ma flamme.
Que ton amour n'eût rien à donner que ton âmeM 660
C'est alors, cher Titus, qu'aimé, victorieux,
Tu verrois de quel prix ton cœur est à mes yeux.
Allons, Phénice, un mot pourra le satisfaire.
Rassurons-nous, mon cœur, je puis encor lui plaire :
Je me comptois trop tôt au rang des malheureux. 665
Si Titus est jaloux, Titus est amoureux.
1. C'est le souhait d'Alceste à Célimène {Misanthr., IV, v. 14-25-52).
FIN DU SECOND ACTE
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
Quoi? Prince, vous partiez? Quelle raison subite ;
Presse votre départ, ou plutôt votre fuite? ^
Vouliez-vous me cacher jusques à vos adieux? \
Est-ce comme ennemi que vous quittez ces lieux? 670 ^
Que diront avec moi la cour, Rome, l'Empire? i
Mais, comme votre ami, que ne puis-je point dire? i
De quoi m'accusez-vous? Vous avois-je sans choix 1
Confondu jusqu'ici dans la foule des rois? J
Mon cœur vous fut ouvert tant qu'a vécu mon père ; 67$ j
C'étoit le seul présent que je pouvois vous faire. ^
Et lorsque avec mon cœur ma main peut s'épancher, :
Vous fuyez mes bienfaits tout prêts à vous chercher? ;
Pensez-vous qu'oubliant ma fortune passée, j
Sur ma seule grandeur j'arrête ma pensée, 680 ;:
Et que tous mes amis s'y présentent de loin
Comme autant d'inconnus dont je n'ai plus besoint
396 BÉRÉNICE.
Vous-même, à mes regards qui vouliez vous soustraire,
Prince, plus que jamais vous m'êtes nécessaire.
ANTIOCHUS.
Moi, Seigneur?
TITUS.
Vous.
ANTIOCHUS.
Hélas ! d'un prince malheureux 685
Que pouvez-vous, Seigneur, attendre que des vœux?
Je n'ai pas oublié. Prince, que ma victoire
Devoit à vos exploits la moitié de sa gloire.
Que Rome vit passer au nombre des vaincus
Plus d'un captif chargé des fers d'Antiochus; 690
Que dans le Capitole elle voit attachées
Les dépouilles des Juifs, par vos mains arrachées.
Je n'attends pas de vous de ces sanglants exploits,
Et je veux seulement emprunter votre voix.
Je sais que Bérénice, à vos soins redevable, ôgS
Croit posséder en vous un ami véritable.
Elle ne voit dans Rome et n'écoute que vous ;
Vous ne faites qu'un cœur et qu'une âme avec nous.
Au nom d'une amitié si constante et si belle.
Employez le pouvoir que vous avez sur elle. 700
Voyez-la de ma part.
Moi? paroître à ses yeux?
La Reine pour jamais a reçu mes adieux.
TITUS.
Prince, il faut que pour moi vous lui parliez encore.
J
ACTE III, SCÈNE I. 397
ANTIOCHUS.
Ah ! parlez-lui, Seigneur : la Reine vous adore.
Pourquoi vous dérober vous-même en ce moment 7o5
Le plaisir de lui faire un aveu si charmant?
Elle l'attend, Seigneur, avec impatience.
Je réponds, en partant, de son obéissance;
Et même elle m'a dit que prêt à l'épouser.
Vous ne la verrez plus que pour l'y disposer.
Ah ! qu'un aveu si doux auroit lieu de me plaire !
Que je serois heureux, si j'avois à le faire !
Mes transports aujourd'hui s'attendoient d'éclater;
Cependant aujourd'hui, Prince, il faut la quitter.
ANTIOCHUS.
La quitter! Vous, Seigneur?
TITUS.
Telle est ma destinée. 715
Pour elle et pour Titus il n'est plus d'hyménée.
D'un espoir si charmant je me flaltois en vain :
Prince, il faut avec vous qu'elle parte demain.
ANTIOCHUS.
Qu'entends-je? 0 ciel!
TITUS.
Plaignez ma grandeur importune.
Maître de l'univers, je règle sa fortune; 720
Je puis faire les rois, je puis les déposer :
Cependant de mon cœur je ne puis disposer.
Rome, contre les rois de tout temps soulevée,
Dédaigne une beauté dans la pourpre élevée.
L'éclat du diadème et cent rois pour aïeux 7*5
398 BÉRÉNICE.
Déshonorent ma flamme et blessent tous les yeux.
Mon cœur, libre d'ailleurs, sans craindre les murmures,
Peut brûler à son choix dans des flammes obscures; t.
Et Rome avec plaisir recevroit de ma main II
La moins digne beauté qu'elle cache en son sein. 730 ^
Jules céda lui-même au torrent qui m'entraîne.
Si le peuple demain ne voit partir la Reine,
Demain elle entendra ce peuple furieux
Me venir demander son départ à ses yeux.
Sauvons de cet afl'ront mon nom et sa mémoire ; 735
Et puisqu'il faut céder, cédons à notre gloire.
Ma bouche et mes regards, muets depuis huit jours,
L'auront pu préparer à ce triste discours.
Et même en ce moment, inquiète, empressée,
Elle veut qu'à ses yeux j'explique ma pensée. 740
D'un amant interdit soulagez le tourment :
Épargnez à mon cœur cet éclaircissement.
Allez, expliquez-lui mon trouble et mon silence.
Surtout qu'elle me laisse éviter sa présence.
Soyez le seul témoin de ses pleurs et des miens; 745
Portez-lui mes adieux, et recevez les siens.
Fuyons tous deux, fuyons un spectacle funeste,
Qui de notre constance accableroit le reste.
Si l'espoir de régner et de vivre en mon cœur
Peut de son infortune adoucir la rigueur, 75o
A.h! Prince, jurez-lui que toujours trop fidèle,
Gémissant dans ma cour, et plus exilé qu'elle.
Portant jusqu'au tombeau le nom de son amant,
Mon règne ne sera qu'un long bannissement,
■Si le ciel, non content de me l'avoir ravie, 76$
Veut encor m'affliger par une longue vie.
Vous que l'amitié seule attache sur ses pas.
Prince, dans son malheur ne l'abandonnez pas.
Que l'Orient vous voie arriver à sa suite ;
Que ce soit un triomphe, et non pas une fuite; 760
ACTE III, SeENE II. 399
Qu'une amitié si belle ait d'éternels liens;
Que mon nom soit toujours dans tous vos entretiens.
Pour rendre vos États plus voisins l'un de l'autre,
L'Euphrate bornera son empire et le vôtre.
Je sais que le sénat, tout plein de votre nom, 765
D'une commune voix confirmera ce don.
Je joins la Cilicie à votre Comagène.
Adieu : ne quittez point ma princesse, ma reine,
Tout ce qui de mon cœur fut l'unique désir.
Tout ce que j'aimerai jusqu'au dernier soupir. 770
SCÈNE II
ANTIOCIIUS, ARSACE.
ARSACE.
Ainsi le ciel s'apprête à vous rendre justice.
Vous partirez, Seigneur, mais avec Bérénice.
Loin de vous la ravir, on va vous la livrer.
ANTIOCHUS.
Arsace, laisse-moi le temps de respirer.
Ce changement est grand, ma surprise est extrême. 77;
Titus entre mes mains remet tout ce qu'il aime?
Dois-je croire, grands Dieux ! ce que je viens d'ouïr?
Et quand je le croirai, dois-je m'en réjouir?
ARSACE.
Mais, moi-même, Seigneur, que faut-il que je croie?
Quel obstacle nouveau s'oppose à votre joie? 781
Me trompiez-vous tantôt au sortir de ces lieux,
Lorsque encor tout ému de vos derniers adieux,
Tremblant d'avoir osé s'expliquer devant elle,
iOO BERENICE.
Votre cœur me contoit son audace nouvelle?
Vous fuyiez un hymen qui vous faisoit trembler. ^85
(;iet hymen est rompu : quel soin peut vous troubler?
Suivez les doux transports où l'amour vous invite.
ANTIOCHUS.
Vrsace, je me vois chargé de sa conduite;
.'(î jouirai longtemps de ses chers entretiens,
Ses yeux même pourront s'accoutumer aux miens; 790
Et peut-être son cœur fera la différence
Des froideurs de Titus à ma persévérance.
Titus m'accable ici du poids de sa grandeur :
Tout disparoît dans Rome auprès de sa splendeur;
Mais quoique l'Orient soit plein de sa mémoire, 796
Bérénice y verra des traces de ma gloire.
ARSACE.
N'en doutez point, Seigneur, tout succède* à vos vœux.
ANTIOCHUS.
Ah ! que nous nous plaisons à nous tromper tous deux !
ARSACE.
Et pourquoi nous tromper?
ANTIOCHUS.
Quoi? je lui pourrois plaire?
Bérénice à mes vœux ne seroit plus contraire? 800
Bérénice d'un mot flatteroit mes douleurs?
l*enses-tu seulement que parmi ses malheurs.
1, Succéder, réussir. Sens fréquent du mot, déjà un peu archaïque
pourtant..
ACTE III, SCENE II. 401
Quand l'univers entier négligeroit ses charmes,
L'ingrate me permît de lui donner des larmes,
Ou qu'elle s'abaissât jusques à recevoir 8o5
Des soins qu'à mon amour elle croiroit devoir?
ARSACE.
Et qui peut mieux que vous consoler sa disgrâce?
Sa fortune, Seigneur, va prendre une autre face.
Titus la quitte.
ANTIOCHUS.
Hélas! de ce grand changement
II ne me reviendra que le nouveau tourment 8io
D'apprendre par ses pleurs à quel point elle l'aime.
Je la verrai gémir; je la plaindrai moi-même.
Pour fruit de tant, d'amour, j'aurai le triste emploi
De recueiUir des pleurs qui ne sont pas pour moi.
ARSACE.
Quoi? ne vous plairez- vous qu'à vous gêner sans cesse?
Jamais dans un grand cœur vit-on plus de foiblesse?
Ouvrez les yeux. Seigneur, et songeons entre nous
Par combien de raisons Bérénice est à vous.
Puisque aujourd'hui Titus ne prétend plus lui plaire,
Songez que votre hymen lui devient nécessaire. 820
ANTIOCHUS.
Nécessaire !
ARSACE.
A ses pleurs accordez quelques jours ;
De ses premiers sanglots laissez passer le cours :
Tout parlera pour vous, le dépit, la vengeance,
L'absence de Titus, le temps, votre présence.
Trois sceptres que son bras ne peut seul soutenir, 8^5
402 BERErs'ICE.
Vos deux États voisins, qui cherchent à s'unir.
L'intérêt, la raison, l'amitié, tout vous he.
Oui, je respire, Arsace, et tu me rends la vie :
J'accepte avec plaisir un présage si doux.
Que tardons-nous? Faisons ce qu'on attend de nous. 83o
Entrons chez Bérénice; et, puisqu'on nous l'ordonne,
Allons lui déclarer que Titus l'abandonne.
Mais plutôt demeurons. Que faisois-je? Est-ce à moi,
Arsace, à me charger de ce cruel emploi?
Soit vertu, soit amour, mon cœur s'en effarouche. 835
L'aimable Bérénice entendroit de ma bouche
Qu'on l'abandonne! Ah! Reine, et qui l'auroit pensé,
Que ce mot dût jamais vous être prononcé!
La haine sur Titus tombera toute entière : J
Seigneur, si vous parlez, ce n'est qu'à sa prière. 840 t
ANTIOCHUS.
Non, ne la voyons point. Respectons sa douleur :
Assez d'autres viendront lui conter son malheur.
Et ne la crois-tu pas assez infortunée
D'apprendre à quel mépris Titus l'a condamnée.
Sans lui donner encor le déplaisir fatal 84^
D'apprendre ce mépris par son propre rival?
Encore un coup, fuyons : et par cette nouvelle
N'allons point nous charger d'une haine immortelle.
Ah ! la voici, Seigneur : prenez votre parti.
ANTIOCHUS.
Ociel!
ACTE III, SCE^E III. 403
SCÈNE IIP
BÉRÉNICE, ANTIOCHUS, ARSACE, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.
Hé quoi? Seigneur! vous n'êtes point parti? SSo
ANTIOCHUS.
Madame, je vois bien que vous êtes déçue,
Et que c'étoit César que cherchoit votre vue.
Mais n'accusez que lui, si malgré mes adieux
De ma présence encor j'importune vos yeux.
Peut-être en ce moment je serois dans Ostie*, 855
S'il ne m'eût de sa cour défendu la sortie.
BÉRÉNICE.
Il vous cherche vous seul. Il nous évite tous.
ANTIOCHUS.
Il ne m'a retenu que pour parler de vous.
BÉRÉNICE.
De moi, Prince !
1. On se préoccupait beaucoup dans l'ancienne critique auxxvn'et
xnn' siècles, de la liaison des scènes, et de savoir si à aucun moment le
théâtre restait vide. On a cru qu'ici Racine s'exposait à ce reproche.
Il y a entre les scènes n et m ce que Corneille appelle liaison de bruit
(v. 980, Phéride entend venir Titus) et liaison de vue (v. 983, Titus
aperçoit Bérénice qui se retire). Cf. Corneille, Discours des trois unités,
et Examen de la Suivante. ■
2. C'était le port de Rome : et Antiochus allait s'y embarquer. Voyez
Boissier, Promenades archéologiques, t. I.
404 BERENICE.
ANTIOCHUS.
Oui, Madame.
BÉRÉNICE.
Et qu'a-t-il pu vous dire?
ANTIOCHUS. 3
Mille autres mieux que moi pourront vous en instruire. 860
BÉRÉNICE.
Quoi? Seigneur...,
ANTIOCHUS.
Suspendez votre ressentiment.
D'autres, loin de se taire en ce même moment,
Triompheroient peut-être, et pleins de confiance
Céderoient avec joie à votre impatience.
Mais moi, toujours tremblant, moi, vous le savez bien, 865
A qui votre repos est plus cher que le mien.
Pour ne le point troubler, j'aime mieux vous déplaire, ^
Et crains votre douleur plus que votre colère.
Avant la fin du jour vous me justifirez.
Adieu, Madame.
BÉRÉNICE.
0 ciel! quel discours! Demeurez. 870
Prince, c'est trop cacher mon trouble à votre vue.
Vous voyez devant vous une reine éperdue.
Qui, la mort dans le sein, vous demande deux mots.
Vous craignez, dites-vous, de troubler mon repos;
Et vos refus cruels, loin d'épargner ma peine, 876
Excitent ma douleur, ma colère, ma haine.
Seigneur, si mon repos vous est si précieux.
Si moi-môme jamais je fus chère à vos yeux,
Éclaircissez le trouble où vous voyez mon âme.
Que vous a dit Titus?
I
ACTE III, SCÈISE III. 405
ANTIOCHUS.
Au nom des Dieux, Madame.... 880
BÉRÉNICE.
Quoi? vous craignez si peu de me désobéir?
ANTIOCHUS.
Je n'ai qu'à vous parler pour me faire haïr,
BÉRÉiSICE.
Je veux que vous parliez.
ANTIOCHUS.
Dieux ! quelle violence î
Madame, encore un coup, vous loûrez mon silence.
BÉRÉNICE.
Prince, dès ce moment contentez mes souhaits, 885
Ou soyez de ma haine assuré pour jamais.
ANTIOCHUS.
Madame, après cela, je ne puis plus me taire.
Hé bien, vous le voulez, il faut vous satisfaire.
Mais ne vous flattez point : je vais vous annoncer
Peut-être des malheurs où vous n'osez penser. 890
Je connois votre cœur : vous devez vous attendre
Que je le vais frapper par l'endroit le plus tendre,
Titus m'a commandé....
BÉRÉNICE.
Quoi?
ANTIOCHUS.
De vous déclarer
Qu'à jamais l'un de l'autre il faut vous séparer.
406 BÉRÉNICE.
BÉRÉNICE.
Nous séparer? Qui? Moi? Titus de Bérénice! 895
Il faut que devant vous je lui rende justice.
Tout ce que dans un cœur sensible et généreux
L'amour au désespoir peut rassembler d'affreux,
Je l'ai vu dans le sien. Il pleure, il vous adore.
Mais enfin que lui sert de vous aimer encore? 900
Une reine est suspecte à l'empire romain.
Il faut vous séparer, et vous partez demain.
Nous séparer! Hélas, Pbénice!
lié bien, Madame,
Il faut ici montrer la grandeur de votre âme.
Ce coup sans doute est rude : il doit vous étonner, 906
BÉRÉNICE.
Après tant de serments, Titus m'abandonner!
Titus qui me juroit.... Non, je ne le puis croire ;
Il ne me quitte point, il y va de sa gloire.
Contre son innocence on veut me prévenir.
Ce piège n'est tendu que pour nous désunir. 910
Titus m'aime. Titus ne veut point que je meure.
Allons le voir : je veux lui parler tout à l'heure.
Allons.
ANTIOCHUS.
Quoi? vous pourriez ici me regarder....
BÉRÉNICE.
Vous le souhaitez trop pour me persuader.
ACTE III, SGÈ^E lY. 407
Non, je ne vous crois point. Mais, quoi qu'il en puisse être,
Pour jamais à mes yeux gardez-vous de paraître.
(A Phénice.)
Ne m'abandonne pas dans l'état où je suis.
Hélas ! pour me tromper je fais ce que je puis.
SCÈNE IV
ANTIOCHUS, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Ne me trompé-je point? L'ai-je bien entendue?
Que je me garde, moi, de paroître à sa vue ! 920
Je m'en garderai bien. Et ne partois-je pas,
Si Titus malgré moi n'eût arrêté mes pas?
Sans doute, il faut partir. Continuons, Arsace.
'Elle croit m'affliger : sa haine me fait grâce.
Tu me voyois tantôt inquiet, égaré : 9^^
Je partois amoureux, jaloux, désespéré;
Et maintenant, Arsace, après cette défense,
Je partirai peut-être avec indifférence.
ARSACE.
Moins que jamais. Seigneur, il faut vous éloigner.
Moi, je demeurerai pour me voir dédaigner? 93o
Des froideurs de Titus je serai. responsable?
Je me verrai puni parce qu'il est coupable?
Avec quelle injustice et quelle indignité
Elle doute à mes yeux de ma sincérité !
Titus l'aime, dit-elle, et moi je l'ai trahie. 9^^
L'ingrate! m'accuser de cette perfidie!
408 BERENICE.
Et dans quel temps encor? Dans le moment fatal
Que j'étale à ses yeux les pleurs de mon rival ;
Que, pour la consoler, je le faisois paraître
Amoureux et constant, plus qu'il ne l'est peut-être. 940
ARSACE.
Et de quel soin. Seigneur, vous allez-vous troubler?
Laissez à ce torrent le temps de s'écouler. [passe.
Dans huit jours, dans un mois, n'importe, il faut qu'il
Demeurez seulement.
ANTIOCHUS.
Non, je la quitte, Arsace.
Je sens qu'à sa douleur je pourrois compatir : 94^
Ma gloire, mon repos, tout m'excite à partir.
Allons; et de si loin évitons la cruelle.
Que de longtemps, Arsace, on ne nous parle d'elle.
Toutefois il nous reste encore assez de jour :
Je vais dans mon palais attendre ton retour. 960
Va voir si la douleur ne l'a point trop saisie.
Cours ; et partons du moins assurés de sa vie.
FIN DU TROISIEME ACTE
i
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE J
BÉRÉNICE, seule. ]
j
Phénice ne vient point? Moments trop rigoureux, j
Que vous paroissez lents à mes rapides vœux !
Je m'agite, je cours, languissante, abattue; 955 î
La force m'abandonne, et le repos me tue. j
Phénice ne vient point? Ah! que cette longueur ^
D'un présage funeste épouvante mon cœur! P
Phénice n'aura point de réponse à me rendre.
Titus, l'ingrat Titus n'a point voulu l'entendre : 960 i
Il fuit, il se dérobe à ma juste fureur. ;
SCÈNE II
BÉRÉNICE, PHÉNICE.
BÉRÉNICE.
Chère Phénice, hé bien ! as-tu vu l'Empereur?
Qu'a-t-il dit? Viendra-t-il?
10 BÉRÉMCE.
Oui, je l'ai vu, Madame,
El j'ai peint à ses yeux le trouble de votre âme.
J'ai vu couler des pleurs qu'il vouloit retenir. 965
Vient-il?
EHÉNICE.
N'en doutez point. Madame, il va venir.
Mais voulez-vous paroître en ce désordre extrême?
Remettez-vous, Madame, et rentrez en vous-même.
Laissez-moi relever ces voiles détachés.
Et ces cheveux épars dont vos yeux sont cachés. 970
Souffrez que de vos pleurs je répare l'outrage.
Laisse, laisse, Phénice, il verra son ouvrage.
Et que m'importe, hélas! de ces vains ornements?
Si ma foi, si mes pleurs, si mes gémissements,
Mais que dis-je, mes pleurs? si ma perte certaine, 976
Si ma mort toute prête enfin ne le ramène.
Dis-moi, que produiront tes secours superflus,
Et tout ce foible éclat qui ne le touche plus?
PHÉNICE.
Pourquoi lui faites-vous cet injuste reproche?
J'entends du bruit. Madame, et l'Empereur s'approche.
Venez, fuyez la foule, et rentrons prornptement.
Vous l'entretiendrez seul dans votre appartement.
ACTE IV, SCÈNE IV. 411 :
SCÈNE III 1
TITUS, PAULIN, SUITE. ^
TITUS. ^
De la Reine, Paulin, flattez l'inquiétude. 1
Je vais la voir. Je veux un peu de solitude.
Que l'on me laisse.
PAULIN. '
0 ciel ! que je crains ce combat ! 98$ i
Grands Dieux, sauvez sa gloire et l'honneur de l'État. ^'
Voyons la Reine. ')
SCÈNE IV
TITUS, seul.
Hé bien! Titus, que viens-tu faire?
Bérénice t'attend. Où viens-tu, téméraire?
Tes adieux sont-ils prêts? T'es-tu bien consulté?
Ton cœur te promet-il assez de cruauté? 990
Car enfin au combat qui pour toi se prépare
C'est peu d'être constant, il faut être barbare.
Soutiendrai-je ces yeux dont la douce langueur
Sait si bien découvrir les chemins de mon cœur?
Quand je verrai ces yeux armés de tous leurs charmes,
Attachés sur les miens, m'accabler de leurs larmes.
Me souviendrai-je alors de mon triste devoir?
Pourrai-je dire enfin : « Je ne veux plus vous voir » ?
Je viens percer un cœur que j'adore, qui m'aime.
Et pourquoi le percer? Qui l'ordonne? Moi-même. 1000
412 BERENICE.
Car enfin Rome a-t-elle expliqué ses souhaits?
L'entendons-nous crier autour de ce palais?
Vois-je l'État penchant au hord du précipice?
iNe le puis-je sauver que par ce sacrifice?
Tout se tait; et moi seul, trop prompt à me troubler,
J'avance des malheurs que je puis reculer.
Et qui sait si, sensible aux vertus de la Reine,
Rome ne voudra point l'avouer pour Romaine?
Rome peut par son choix justifier le mien.
Non, non, encore un coup, ne précipitons rien. loio
Que Rome avec ses lois mette dans la balance
Tant de pleurs, tant d'amour, tant de persévérance :
Rome sera pour nous.... Titus, ouvre les yeux!
Quel air respires-tu? N'es-tu pas dans ces lieux
Où la haine des rois, avec le lait sucée, ici 5
Par crainte ou par amour ne peut être effacée?
Rome jugea ta reine en condamnant ses rois.
N'as-tu pas en naissant entendu cette voix?
Et n'as-tu pas encore ouï la renommée
T'annoncer ton devoir jusque dans ton armée? 1020
Et lorsque Bérénice arriva sur tes pas,
Ce que Rome en jugeoit, ne l'entendis-tu pas?
Faut-il donc tant de fois te le faire redire?
Ah! lâche, fais l'amour, et renonce à l'Empire :
Au bout de l'univers va, cours te confiner, loaÔ
Et fais place à des cœurs plus dignes de régner.
Sont-ce là ces projets de grajideur et de gloire
Qui dévoient dans les cœurs consacrer ma mémoire?
Depuis huit jours je règne; et jusques à ce jour',
Qu'ai-je fait pour l'honneur? J'ai tout fait pour l'amour.
D'un temps si précieux quel compte puis-je rendre?
1. Le héros de Racine, en s'interrogeant ainsi, rappelle le mot histo-
rique de Titus, disant avoir perdu sa journée quand il n'avait pas fait
de bien. « Amici, diem perdidi. » (Suét., Titus, 8 ) « Mes amis, j'ai perdu
ma journée. »
ACTE IV, SCENE V. 413
Où sont ces heureux jours que je faisois attendre?
Quels pleurs ai-je séchés? Dans quels yeux satisfaits
Ai-je déjà goûté le fruit de mes bienfaits?
L'univers a-t-il vu changer ses destinées? io35
Sais-je combien le ciel m'a compté de journées?
Et de ce peu de jours, si longtemps attendus,
Ah ! malheureux, combien j'en ai déjà perdus !
Ne tardons plus : faisons ce que l'honneur exige ;
Rompons le seul lien....
SCÈNE V
BÉRÉNICE, TITUS.
BÉRÉNICE, en sortant.
Non, laissez-moi, vous dis-je.
En vain tous vos conseils me retiennent ici :
Il faut que je le voie. Ah, Seigneur! vous voici.
lié bien, il est donc vrai que Titus m'abandonne?
Il faut nous séparer; et c'est lui qui l'ordonne.
TITUS.
N'accablez point, ^Fadame, un prince malheureux. io45
Il ne faut point ici nous attendrir tous deux.
Un trouble assez cruel m'agite et me dévore,
Sans que des pleurs si chers me déchirent encore.
Rappelez bien plutôt ce cœur, qui tant de fois
M'a fait de mon devoir reconnoître la voix. io5o
11 en est temps. Forcez votre amour à se taire;
Et d'un œil que la gloire et la raison éclaire
Contemplez mon devoir dans toute sa rigueur.
Vous-même contre vous fortifiez mon cœur :
Aidez-moi, s'il se peut, à vaincre sa foiblesse, io55
A retenir des pleurs qui m'échappent sans cesse;
414 BERENICE.
Ou si nous no pouvons commander à nos pleurs,
Que la gloire du moins soutienne nos douleurs,
Et que tout l'univers reconnoisse sans peine
Les pleurs d'un empereur et les pleurs d'une reine. 1060
Car enfin, ma princesse, il faut nous séparer.
BÉRÉNICE.
Ah ! cruel, est-il temps de me le déclarer?
Qu'avez-vous fait? Hélas! je me suis crue aimée.
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous. Ignoriez-vous vos lois, io65
Quand je vous l'avouai pour la première fois?
A quel excès d'amour m'avez-vous amenée !
Que ne me disiez-vous : a Princesse infortunée,
Où vas-tu l'engager, et quel est ton espoir?
Ne donne point un cœur qu'on ne peut recevoir. » 1070
Ne l'avez-vous reçu, cruel, que pour le rendre.
Quand de vos seules mains ce cœur voudroit dépendre?
Tout l'Empire a vingt fois conspiré contre nous.
Il étoit temps encor : que ne me quittiez-vous?
Mille raisons alors conso4oient ma misère : 1075
Je pouvois de ma mort accuser votre père.
Le peuple, le sénat, tout l'empire romain.
Tout l'univers, plutôt qu'une si chère main.
Leur haine, dès longtemps contre moi dé.clarée,
M'avoit à mon malheur dès longtemps préparée. 1080
Je n'aurois pas, Seigneur, reçu ce coup cruel
Dans le temps que j'espère un bonheur immortel ;
Quand votre heureux amour peut tout ce qu'il désire,
Lorsque Rorpie se tait, quand votre père expire,
Lorsque tout l'univers fléchit à vos genoux, io85
Enfin quand je n'ai plus à redouter que vous.
TITUS.
Et c'est moi seul aussi qui pouvois me détruire.
Je i)ouvois vivre alors et me laisser séduire.
ACTE IV, SCÈNE V. 415
Mon cœur se gardoit bien d'aller dans l'avenir
Chercher ce qui pouvoit un jour nous désunir, 1090
Je voulois qu'à mes vœux rien ne fût invincible;
Je n'examinois rien, j'espérois l'impossible.
Que sais-je? j'espérois de mourir à vos yeux,
Avant que d'en venir à ces cruels adieux.
Les obstacles sembloient renouveler ma flamme. 1095
Tout l'Empire parloit ; mais la gloire. Madame,
>'e s'étoit point encor fait entendre à mon cœur
Du ton dont elle parle au cœur d'un empereur.
Je sais tous les tourments où ce dessein me livre ;
Je sens bien que sans vous je ne saurois plus \ivre, iioo
Que mon cœur de moi-même est prêt à s'éloigner;
Mais il ne s'agit plus de vivre, il faut régner.
BÉRÉNICE.
Hé bien! régnez, cruel; contentez votre gloire :
Je ne dieipute plus. J'attendois, pour vous croire,
Que cette même bouche, après mille serments iio5
D'un amour qui devoit unir tous nos moments,
Cette bouche, à mes yeux s'avouant infidèle,
M'ordonnât elle-même une absence éternelle.
Moi-même j'ai voulu vous entendre en ce lieu.
Je n'écoute plus rien; et pour jamais, adieu. 11 10
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime?
Dans un mois, dans un an, comment soufl'rirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?
Que le jour recommence, et que le jour finisse, iii5
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice,
Sans que de tout le jour je puisse voir Titus?
Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus!
L'ingrat, de mon départ consolé par avance,
Daignera-t-il compter les jours de mon absence? 11 20
Ces jours si longs pour moi lui sembleront trop courts.
416 BÉRÉNICE.
Je n'aurai pas, Madame, à compter tant de jours.
J'espère que bientôt la triste renommée
Vous fera confesser que vous étiez aimée.
Vous verrez que Titus n'a pu sans expirer.... iiaS
BÉRÉNICE.
Ah! Seigneur, s'il est vrai, pourquoi nous séparer?
Je ne vous parle point d'un heureux hyménée :
Rome à ne vous plus voir m'a-t-elle condamnée?
Pourquoi m'enviez-vous* l'air que vous respirez?
TITUS.
Hélas! vous pouvez tout, Madame. Demeurez : ii3o
Je n'y résiste point; mais je sens ma foiblesse :
Il faudra vous combattre et vous craindre sans cesse,
Et sans cesse veiller à retenir mes pas
Que vers vous à toute heure entraînent vos appas.
Que dis-je? En ce moment mon cœur, hors de lui-même,
S'oublie, et se souvient seulement qu'il vous aime.
BÉRÉNICE.
Hé bien. Seigneur, hé bien! qu'en peut-il arriver?
Voyez-vous les Romains prêts à se soulever?
TITUS.
Et qui sait de quel œil ils prendront cette injure?
S'ils parlent, si les cris succèdent au murmure, ii4o
Faudra-t-il par le sang justifier mon choix?
S'ils se taisent, Madame, et me vendent leurs lois,
A quoi m'exposez-vous? Par quelle complaisance
Faudra-t-il quelque jour payer leur patience?
Que n'oseront-ils point alors me demander? ii45
Maintiendrai-je des lois que je ne puis garder?
1. Envier : au sens latin de invidere, refuser.
ACTE IV, SCÉ>'E Y. 417
BÉRÉNICE.
Vous ne comptez pour rien les pleurs de Bérénice.
TITUS.
Je les compte pour rien ? Ah ciel ! quelle injustice !
BÉRÉNICE.
Quoi? pour d'injustes lois que vous pouvez changer,
En d'éternels chagrins vous-même vous plonger? ii5o
Rome a ses droits, Seigneur : n'avez-vous pas les vôtres?
Ses intérêts sont-ils plus sacrés que les nôtres?
Dites, parlez.
TITUS.
Ilélas ! que vous me déchirez !
BÉRÉxMCE.
Vous êtes empereur. Seigneur, et vous pleurez * !
TITUS.
Oui, Madame, il est vrai, je pleure, je soupire, tt55
Je frémis. Mais enfin, quand j'acceptai l'Empire,
Rome me fit jurer de maintenir ses droits ^ :
n les faut maintenir. Déjà plus d'une fois
Rome a de mes pareils exercé là constance.
Ah! si vous remontiez jusques à sa naissance, 1160
Vous les verriez toujours à ses ordres soumis 5.
1. C'est le mot de Marie Mancini à Louis XIV : « Vous m'aimez, vous
êtes le roi, et je pars ».
2. Droits : c'est le ]atin jura.
3. Les cinq vors suivants manquent dans l'édition de 1671 ; et le vers
1161 est remplacé par ces deux vers qui amènent les vers 1167-68 :
Vous les verriez toujours, jaloux de leur devoir,
De tous les autres nœuds, oublier le pouvoir.
RACINE. 14
418 BÉRÉNICE.
L'un, jaloux de sa foi*, va chez les ennemis
Chercher, avec la mort, la peine toute prête;
D'un fils victorieux l'autre proscrit la tête^;
L'autre, avec des yeux secs et presque indifférents, ii65
Voit mourir ses deux fils, par son ordre expirants^.
Malheureux ! mais toujours là patrie et la gloire
Ont parmi les Romains remporté la victoire*.
Je sais qu'en vous quittant le malheureux Titus
Passe l'austérité de toutes leurs vertus; 1170
Qu'elle n'approche point de cet effort insigne.
Mais, Madame, après tout, me croyez-vous indigne
De laisser un exemple à la postérité.
Qui sans de grands efforts ne puisse être imité?
BÉRÉNICE.
Non, je crois tout facile à votre barbarie. 1175
Je vous crois digne, ingrat, de m'arracher la vie.
De tous vos sentiments mon cœur est éclairci.
Je ne vous parle plus de me laisser ici.
Qui? moi? j'aurois voulu, honteuse et méprisée,
D'un peuple qui me hait soutenir la risée? 1180
J'ai voulu vous pousser jusques à ce refus.
C'en est fait, et bientôt vous ne me craindrez plus.
N'attendez pas ici que j'éclate en injures.
Que j'atteste le ciel, ennemi des parjures.
Non, si le ciel encore est touché de mes pleurs, ii85
1. Régulus. Mais il obéit à sa conscience, et non à une loi de son pays.
2. Manlius Torquatus, qui fait mettre à mort son fils pour avoir com-
battu contre ses ordres.
3. Brutus, après l'expulsion des Tarquins.
4. Virgile {En., VI, 822-5) rappelle l'action de Brutus, et il ajoute les
deux vers suivants, que Racine ici traduit en généralisant la pensée :
InfcUx! tttcumque feront ea facta minores,
Vincet amor jmtrise laudumque immensa cupido.
« Malheureux ! Quel que soit le jugement de la postérité sur ton action,
l'amour de la patrie et la passion de la gloire auront vaincu chez toi. »
ACTE IV, SCÈNE M. - 419
Je le prie en mourant d'oublier mes douleurs.
Si je forme des vœux contre votre injustice,
Si devant que mourir la triste Bérénice
Vous veut de son trépas laisser quelque vengeur,
Je ne le cherche, ingrat, qu'au fond de votre cœur. 1190
Je sais que tant d'amour n'en peut être effacée;
(Jue ma douleur présente, et ma bonté passée,
Mon sang, qu'en ce palais je veux même verser,
Sont autant d'ennemis que je vais vous laisser;
Et sans me repentir de ma persévérance, iiqS
Je me remets sur eux de toute ma vengeance.
Adieu.
SCÈNE VI
TITUS, PAULIN.
PAULIN.
Dans quel dessein vient-elle de sortir
Seigneur? Est-elle enfin disposée à partir?
Paulin, je suis perdu, je n'y pourrai survivre.
La Reine veut mourir. Allons, il faut la suivre. 1200
Courons à son secours.
lié quoi? n'avez-vous pas
Ordonné dès tantôt qu'on observe ses pas?
Ses femmes, à toute heure autour d'elle empressées,
Sauront la détourner de ces tristes pensées.
Non, non, ne craignez rien. Voilà les plus grands coups,
Seigneur : continuez, la victoire est à vous.
Je sais que sans pitié vous n'avez pu l'entendre;
Moi-même en la voyant je n'ai pu m'en défendre.
420 BERENICE.
Mais regardez plus loin : songez, en ce malheur,
Quelle gloire va suivre un moment de douleur, 1210
Quels applaudissements l'univers vous prépare,
Quel rang dans l'avenir.
TITUS.
Non, je suis un barbare.
Moi-même je me hais. Néron, tant détesté.
N'a point à cet excès poussé sa cruauté.
Je ne souffrirai point que Bérénice expire. 121 5
Allons, Rome en dira ce qu'elle en voudra dire.
PAULIN.
Quoi, Seigneur?
TITUS.
Je ne sais, Paulin, ce que je dis :
L'excès de la douleur accable mes esprits.
PAULIN.
Ne troublez point le cours de votre renommée :
Déjà de vos adieux la nouvelle est semée. 1220
Rome, qui gémissoit, triomphe avec raison ;
Tous les temples ouverts fument en votre nom;
Et le peuple élevant vos vertus jusqu'aux nues,
Ya partout de lauriers couronner vos statues.
TITUS,
Ah, Rome! Ah, Bérénice! Ah, prince malheureux! 1225
Pourquoi suis-je empereur? Pourquoi suis-je amoureux?
SCÈNE VII
TITUS, ANTIOCHUS, PAULIN, ARSACE.
ANTIOCHUS,
Qu'avez -vous fait. Seigneur? L'aimable Bérénice
ACTE lY, SCÈ^■E YIII. 421
Va peut-être expirer dans les bras de Phénice.
Elle n'entend ni pleurs, ni conseil, ni raison;
Elle implore à grands cris le fer et le poison. isSo
Vous seul vous lui pouvez arracher cette envie.
On vous nomme, et ce nom la rappelle à la vie.
Ses yeux, toujours tournés vers votre appartement,
Semblent vous demander de moment en moment.
Je n'y puis résister : ce spectacle me tue. i235
Que tardez-vous? allez vous montrer à sa vue.
Sauvez tant de vertus, de grâces, de beauté,
Ou renoncez, Seigneur, à toute humanité.
Dites un mot.
TITUS.
Hélas! quel mot puis-je lui dire?
Moi-même en ce moment sais-je si je respire? 1240
SCÈNE YIII
TITUS, ANTIOCHLS, PAULIN, ARSACE, RUTILE.
RUTILE.
Seigneur, tous les tribuns, les consuls, le sénat
Viennent vous demander au nom de tout l'État.
Un grand peuple les suit, qui, plein d'impatience.
Dans votre appartement attend votre présence.
TITUS.
Je vous entends, grands Dieux. Vous voulez rassurer 124:
Ce cœur que vous voyez tout prêt à s'égarer.
PAULIN.
Venez, Seigneur, passons dans la chambre prochaine :
Allons voir le sénat.
ANTIOCHUS.
Ah ! courez chez la Reine.
422 BEREiNICE.
PAULIN.
•Quoi? vous pourriez, Seigneur, par cette indignité
De l'Empire à vos pieds fouler la majesté? laSo
Rome....
TITUS.
Il suffit, Paulin, nous allons les entendre.
Prince, de ce devoir je ne puis me défendre.
Voyez la Reine. Allez. J'espère à mon retour
^Qu'elle ne pourra plus douter de mon amour*.
1. Racine a supprimé ici une scène qui terminait l'acte dans l'édition
originale de 1671 :
SCENE IX
ANTIOCHUS, ARSACE.
ANTIOCHDS.
Arsace, que dis-tu de toute ma conduite?
Rien ne pouvoit tantôt s'opposer à ma fuite.
Rérénice et Titus ofTensoient mes regards :
Je partois pour jamais. Voilà comme je pars.
Je rentre, et dans les pleurs je retrouve la Reine.
J'oublie en même temps ma vengeance et sa haine;
Je m'attendris aux pleurs qu'un rival fait couler;
Moi-même à son secours je le viens appeler;
Et si sa diligence eût secondé mon zèle,
J'allois, victorieux, le conduire auprès d'elle.
Malheureux que je suis! avec quelle chaleur
J'ai travaillé sans cesse à mon propre malheur!
C'en est trop. De Titus porte-lui les promesses,
Arsace. Je rougis de toutes mes foiblesses.
Désespéré, confus, à moi-même odieux.
Laisse-moi : je me veux cacher même à tes yeux.
FIN DU QUATRIEME ACTE
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
ARSACE, seul.
Où pourrai-je trouver ce prince trop fidèle? i255
Ciel, conduisez mes pas, et secondez mon zèle.
Faites qu'en ce moment je lui puisse annoncer
Un bonheur où peut-être il n'ose plus penser.
SCÈNE II
ANTIOCHUS, ARSACE.
ARSACE.
Ah ! quel heureux destin en ces lieux vous renvoie,
Seigneur?
ANTIOCHUS.
Si mon retour t'apporte quelque joie, 1260
Arsace, rends-en grâce à mon seul désespoir.
ARSACE.
La Reine part. Seigneur.
ANTIOCHUS.
Elle part?
424 BEREMGE.
Dès ce soir.
Ses ordres sont donnés. Elle s'est offensée
Que Titus à ses pleurs l'ait si longtemps laissée.
Un généreux dépit succède à sa fureur : 1265
Bérénice renonce à Rome, à l'Empereur,
Et même veut partir avant que Rome instruite
Puisse voir son désordre et jouir de sa fuite.
Elle écrit à César.
AiNTIOCHUS.
0 ciel! qui l'auroit cru?
Et Titus?
ARSACE.
A ses yeux Titus n'a point paru. 1270
Le peuple avec transport l'arrête et l'environne.
Applaudissant aux noms que le sénat lui donne ;
Et ces noms, ces respects, ces applaudissements
Deviennent pour Titus autant d'engagements.
Qui le liant. Seigneur, d'une honorable chaîne, 1276
Malgré tous ses soupirs et les pleurs de la Reine,
Fixent dans son devoir ses vœux irrésolus.
C'en est fait; et peut-être il ne la verra plus.
ANTIOCHUS.
Que de sujets d'espoir, Arsace, je i' avoue!
Mais d'un soin si cruel la fortune me joue, 1280
J'ai vu tous mes projets tant de fois démentis,
Que j'écoute en tremblant tout ce que tu me dis ;
Et mon cœur, prévenu d'une crainte importune,
Croit même, en espérant, irriter la fortune.
Mais que vois-je? Titus porte vers nous ses pas. 1285
Que veut-il?
ACTE V, SCÈNE IV. 425
SCÈNE III
TITUS, ANTIOCHUS, ARSACE.
TITUS, en entrant.
Demeurez : qu'on ne me suive pas.
Enfin, Prince, je viens dégager ma promesse,
Bérénice m'occupe et m'afflige sans cesse.
Je viens, le cœur percé de vos pleurs et des siens.
Calmer des déplaisirs moins cruels que les miens. 1290
Venez, Prince, venez. Je veux bien que vous-même
Pour la dernière fois vous voyez si je l'aime.
SCÈNE IV
ANTIOCHUS, ARSACE.
ANTIOCHUS.
Hé bien ! voilà l'espoir que tu m'avois rendu ;
Et tu vois le triomphe où j'étois attendu.
.Bérénice partoit justement irritée! 1295
Pour ne la plus revoir, Titus l'avoit quittée !
Qu'ai-je donc fait, grands Dieux? Quel cours infortuné
A ma funeste vie aviez-vous destiné?
Tous mes moments ne sont qu'un éternel passage
De la crainte à l'espoir, de l'espoir à la rage. i3oo
Et je respire, encor? Bérénice ! Titus* !
Dieux cruels ! de mes pleurs vous ne vous rirez plus.
1. Voilà la simple liaison de vue avec la scène v ; cf. page 403, note 1.
426
BERENICE.
SCÈNE V
TITUS, BÉRÉNICE, PHÉNICE.
Non, je n'écoute rien. Me voilà résolue :
Je veux partir. Pourquoi vous montrer à ma vue?
Pourquoi venir encore aigrir mon désespoir?
N'ètes-vous pas content? Je ne veux plus vous voir.
[3o5
Mais, de grâce, écoutez.
Un mot.
Non.
BERENICE.
Il n'est plus temps.
TITUS.
BÉRÉNtDE.
Madame,
Dans quel trouble elle jette mon âme!
Ma princesse, d'où vient ce changement soudain?
BÉRÉNICE.
C'en est fait. Vous voulez que je parte demain ;
Et moi, j'ai résolu de partir tout à l'heure;
Et je pars.
TITUS.
Demeurez.
BÉRÉNICE.
Ingrat, que je demeure !
Et pourquoi? Pour entendre un peuple injurieux
Qui fait de mon malheur retentir tous ces heux?
Ne l'entendez-vous pas, cette cruelle joie,
i3]
ACTE V, SCENE V. 427
Tandis que dans les pleurs moi seule je me noie?
Quel crime, quelle offense a pu les animer?
Hélas! et qu'ai-je fait que de vous trop aimer?
TITUS.
Écoutez-vous, Madame, une foule insensée?
BÉRÉNICE.
Je ne vois rien ici dont je ne sois blessée. i320
Tout cet appartement préparé par vos soins,
Ces lieux, de mon amour si longtemps les témoins,
Qui sembloient pour jamais me répondre du vôtre,
Ces festons, où nos noms enlacés l'un dans l'autre*
A mes tristes regards viennent partout s'offrir, i325
Sont autant d'imposteurs que je ne puis souffrir.
Allons, Phénice.
TITUS.
0 ciel ! Que vous êtes injuste !
Retournez, retournez vers ce sénat auguste
Qui vient vous applaudir de votre cruauté.
Hé bien! avec plaisir l'avez-vous écouté? i33(>
Étes-vous pleinement content de votre gloire?
Avez-vous bien promis d'oublier ma mémoire?
Mais ce n'est pas assez expier vos amours :
Avez-vous bien promis de me haïr toujours?
Non, je n'ai rien promis. Moi, que je vous haïsse! i335>
Que je puisse jamais oublier Bérénice ! .
Ah Dieux! dans quel moment son injuste rigueur
De ce cruel soupçon vient affliger mon cœur !
1. Détail bien moderne. La leçon de 1671 était plus précise encore i
Ces chiffres, où nos noms enlacés l'un dans l'auti'e.
428 BÉRÉNICE.
Connoissez-moi, Madame, et depuis cinq années
Comptez tous les moments et toutes les journées i34o
Où par plus de transports et par plus de soupirs
Je vous ai de mon cœur exprimé les désirs :
Ce jour surpasse tout. Jamais, je le confesse,
Vous ne fûtes aimée avec tant de tendresse;
Et jamais....
BÉRÉNICE.
Vous m'aimez, vous me le soutenez; i345
Et cependant je pars, et vous me l'ordonnez M
Quoi? dans mon désespoir trouvez-vous tant de charmes?
Craignez-vous que mes yeux versent trop peu de larmes?
Que me sert de ce cœur l'inutile retour?
Ah, cruel! par pitié, montrez-moi moins d'amour, i35o
Ne me rappelez point une trop chère idée,
Et laissez-moi du moins partir persuadée
Que déjà de votre âme exilée en secret.
J'abandonne un ingrat qui me perd sans regret.
(Il lit une lettre.)
Vous m'avez arraché ce que je viens d'écrire-. i355
Voilà de votre amour tout ce que je désire.
Lisez, ingrat, lisez, et me laissez sortir.
TITUS.
Vous ne sortirez point : je n'y puis consentir.
Quoi? ce départ n'est donc qu'un cruel stratagème?
1. Reprise de l'idée marquée au versll54,et complément del'allusion.
2. « Elle sort en tenant une lettre dans sa main, et Titus la lui arra-
che. Il la lut tout haut dans la première représentation; mais cette
lettre ayant été appelée par un mauvais plaisant le testament de Béré-
nice, Titus se contenta depuis de la lire tout bas. » {Louis Racine^ dans
ses Remarques sur Bérénice.) — Le billet de Bérénice avait déjà été
supprimé quand Racine fit imprimer la première édition. Il ne pourrait
donc se retrouver que dans les premières copies faites pour le théâtre.
Mais on n'a plus ces copies. Ce que l'abbé de Villars dit de ce billet,
qu'il appelle « le testament de Bérénice », ou encore « un madrigal
ACTE V, SCÈNE YI. 429
Vous cherchez à mourir? et de tout ce que j'aime i36o
Il ne restera plus qu'un triste souvenir!
Qu'on cherche Antiochus : qu'on le fasse venir.
(Bérénice se laisse tomber sur un siège.)
SCÈNE VI
TITUS, BÉRÉNICE.
TITUS.
Madame, il faut vous faire un aveu véritable.
Lorsque j'envisageai le moment redoutable
Où, pressé par les lois d'un austère devoir, i365
Il falloit pour jamais renoncer à vous voir;
Quand de ce triste adieu je prévis les approches.
Mes craintes, mes combats, vos larmes, vos reproches.
Je préparai mon âme à toutes les douleurs
Que peut faire sentir le plus grand des malheurs; 1370
Mais quoi que je craignisse, il faut que je le die,
Je n'en avois prévu que la moindre partie.
Je croyois ma vertu moins prête à succomber.
Et j'ai honte du trouble où je la vois tomber.
testamentaire », nous en fait connaître le sens. Bérénice y annonçait à
Titus qu'elle allait mourir, et exprimait le vœu que ses cendres repo-
sassent un jour près de celles de son amant : « Elle se résout à mourir
désespérée, et l'annonce à son ingrat par un poulet funèbre.... Elle fait
à Titus un legs pieux de ses cendres : pourvu qu'elles soient avec les
cendres de son amant, elle est consolée.... » (Page 18.) — « Bien en
prend à Titus que Bérénice ait rescindé son testament, et ne lui ait pas
envoyé ses cendres; car il se seroit assurément tué. » (Page 22.) Vi-llars
constate aussi la suppression de la lettre après la représentation : « Les
comédiens ont été d'avis de supprimer ce billet funèbre à la seconde
représentation; je crois qu'ils ont eu tort. Du moins le spectateur
voyait-il par là quel étoit le texte de la froide et longue harang.Me que
Titus fait à Bérénice. » (Pages 26 et 27.) » (Note de l'éd. Mesnard.)
430 BERENICE.
J'ai vu devant mes yeux Rome entière assemblée; 1375
Le sénat m'a parlé; mais mon âme accablée
Écoutoit sans entendre, et ne leur a laissé
Pour prix de leurs transports qu'un silence glacé.
Rome de votre sort est encore incertaine.
Moi-même à tous moments je me souviens à peine i38o
Si je suis empereur ou si je suis Romain.
Je suis venu vers vous sans savoir mon dessein :
Mon amour m'entrainoit ; et je venois peut-être
Pour me chercher moi-même, et pour me reconnaître.
Qu'ai-je trouvé? Je vois la mort peinte en vos yeux; i385
Je vois, pour la chercher, que vous quittez ces Heux.
C'en est trop. Ma douleur, à cette triste vue,
A son dernier excès est enfin parvenue.
Je ressens tous les maux que je puis ressentir;
Mais je vois le chemin par où j'en puis sortir. 1390
Ne vous attendez point que las de tant d'alarmes.
Par un heureux hymen je tarisse vos larmes.
En quelque extrémité que vous m'ayez réduit,
Ma gloire inexorable à toute heure me suit :
Sans cesse elle présente à mon âme étonnée 1395
L'Empire incompatible avec votre hyménée,
Me dit qu'après l'éclat et les pas que j'ai faits,
Je dois vous épouser encor moins que jamais.
Oui, Madame; et je dois moins encore vous dire*
Que je suis prêt pour vous d'abandonner l'Empire, i4oo
De vous suivre, et d'aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l'univers.
1. Ce que Titus refuse de dire, c'est ce que dit Tite dans Corneille
(III, 5.) II n'y a rien qui puisse autoriser la supposition d'une critique
volontairement et sciemment adressée par Racine à l'œuvre de son
rival. Mais l'idée d'abandonner l'empire est une idée d'amour si naturelle
qu'elle devait se présenter d'une façon ou de l'autre aux deux auteurs.
Corneille la prend : c'est banal. Racine ne l'offre que pour l'exclure :
c'est plus fin. et moins romanesque.
ACTE V, SCÈINE VII. 431
Vous même rougiriez de ma lâche conduite :
Vous verriez à regret marcher à votre suite
Un indigne empereur, sans empire, sans cour, i4o5
Vil spectacle aux humains des foiblesses d'amour.
Pour sortir des tourments dont mon âme est la proie,
Il est, vous le savez, une plus noble voie.
Je me suis vu, Madame, enseigner ce chemin
Et par plus d'un héros et par plus d'un Romain ; i4io
Lorsque trop de malheurs ont lassé leur constance.
Ils ont tous expliqué cette persévérance
Dont le sort s'attachoit à les persécuter,
Comme un ordre secret de n'y plus résister.
Si vos pleurs plus longtemps viennent frapper ma vue,
Si toujours à mourir je vous vois résolue.
S'il faut qu'à tous moments je tremble pour vos jours,
Si vous ne me jurez d'en respecter le cours.
Madame, à d'autres pleurs vous devez vous attendre :
En l'état où je suis, je puis tout entreprendre, 14^0
Et je ne réponds pas que ma main à vos yeux
N'ensanglante à la fin nos funestes adieux.
BÉRÉNICE.
Hélas!
TITUS.
Non, il n'est rien dont je ne sois capable.
Vous voilà de mes jours maintenant responsable.
Songez-y bien, Madame; et si je vous suis cher.... 142$
SCÈNE VII
TITUS, BÉRÉNICE, ANTIOCHUS.
TITUS.
Venez, Prince, venez, je vous ai fait chercher,
Soyez ici témoin de toute ma foiblesse;
452 BÉRÉNICE.
Voyez si c'est aimer avec peu de tendresse :
Jugez-nous.
ANTIOCHUS.
Je crois tout : je vous connois tous deux.
Mais connoissez vous-même un prince malheureux. i43o
Vous m'avez honoré, Seigneur, de votre estime;
Et moi, je puis ici vous le jurer sans crime,
A vos plus chers amis j'ai disputé ce rang :
Je l'ai disputé même aux dépens de mon sang.
Vous m'avez, malgré moi, confié l'un et l'autre, i435
La Reine son amour, et vous. Seigneur, le vôtre.
La Reine, qui m'entend, peut me désavouer :
Elle m'a vu toujours ardent à vous louer,
Répondre par mes soins à votre confidence.
Vous croyez m'en devoir quelque reconnoissance; i44o
Mais le pourriez-vous croire en ce moment fatal,
Qu'un ami si fidèle étoit votre rival?
TITUS.
Mon rival !
ANTIOCHUS.
Il est temps que je vous éclaircisse.
Oui, Seigneur, j'ai toujours adoré Bérénice.
Pour ne la plus aimer j'ai cent fois combattu : i44^
Je n'ai pu l'oubher; au moins je me suis tu.
De votre changement la flatteuse apparence
M'avoit rendu tantôt quelque foible espérance :
Les larmes de la Reine ont éteint cet espoir.
Ses yeux, baignés de pleurs, demandoient à vous voir. i45o
Je suis venu, Seigneur, vous appeler moi-même ;
Vous êtes revenu. Vous aimez, on vous aime;
Vous vous êtes rendu : je n'en ai point douté.
Pour la dernière fois je me suis consulté ;
J"ai fait de mon courage une épreuve dernière;. i455
Je viens de rappeler ma raison toute entière :
ACTE V, SCÈNE VII. 435
Jamais je ne me suis senti plus amoureux.
Il faut d'autres efîorts pour rompre tant de nœuds :
Ce n'est qu'en expirant que je puis les détruire ;
J'y cours. Voilà de quoi j'ai voulu vous instruire. i46o
Oui, Madame, vers vous j'ai rappelé ses pas.
Mes soins ont réussi, je ne m'en repens pas.
Puisse le ciel verser sur toutes vos années
Mille prospérités l'une à l'autre enchaînées !
Ou s'il vous garde encore un reste de courroux, i465
Je conjure les Dieux d'épuiser tous les coups,
Qui pourroient menacer une si belle vie.
Sur ces jours malheureux que je vous sacrifie.
BÉRÉNICE, se levant.
Arrêtez, arrêtez. Princes trop généreux.
En quelle extrémité me jetez-vous tous deux! 1470
Soit que je vous regarde, ou que je l'envisage,
Partout du désespoir je rencontre l'image.
Je ne vois que des pleurs, et je n'entends parler
Que de trouble, d'horreurs, de sang prêt à couler.
(A Titus.)
Mon cœur vous est connu. Seigneur, et je puis dire
Qu'on ne l'a jamais vu soupirer pour l'Empire.
La grandeur des Romains, la pourpre des Césars
N'a point, vous le savez, attiré mes regards.
J'aimois, Seigneur, j'aimois : je voulois être aimée.
Ce jour, je l'avoûrai, je me suis alarmée : 1480
J'ai cru que votre amour alloit finir son cours.
Je connois mon erreur, et vous m'aimez toujours.
Votre cœur s'est troublé, j'ai vu couler vos larmes.
Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d'alarmes,
M que par votre amour l'univers malheureux, i48S
Dans le temps que Titus attire tous ses vœux
Et que de vos vertus il goûte les prémices,
434 BÉRÉNICE.
Se voie en un moment enlever ses délices*.
Je crois, depuis cinq ans jusqu'à ce dernier jour,
Vous avoir assuré d'un véritable amour. 1490
Ce n'est pas tout : je veux, en ce moment funeste,
Par un dernier effort couronner tout le reste. f~
Je vivrai, je suivrai vos ordres absolus.
Adieu, Seigneur, régnez : je ne vous verrai plus.
(A Antiochus.)
Prince, après cet adieu, vous jugez bien vous-même
Que je ne consens pas de quitter ce que j'aime,
Pour aller loin de Rome écouter d'autres vœux.
Vivez, et faites-vous un effort généreux.
Sur Titus et sur moi réglez votre conduite.
Je l'aime, je le fuis : Titus m'aime, il me quitte*. i5oo
Portez loin de mes yeux vos soupirs et vos fers.
Adieu : servons tous trois d'exemple à l'univers
De l'amour la plus tendre et la plus malheureuse
Dont il puisse garder l'histoire douloureuse.
Tout est prêt. On m'attend. Ne suivez point mes pas.
(A Titus.)
Pour la dernière fois, adieu. Seigneur.
ANTIOCHUS.
Hélas 5!
1. Titus amor ne delicix generis humani. (Suét., Titus, 1.)
2. Paraphrase précise du fameux invitas invitant.
5. Il paraît — c'est Voltaire qui nous l'apprend — que c'est une grande
audace à Racine d'avoir fini sa pièce par un hélas! « Il fallait être sûr
de s'être rendu maître du cœur des spectateurs pour oser finir ainsi. »
(Voltaire.)
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE
BAJAZET
NOTICE SUR BAJAZET
La tragédie de Bajazet fut jouée à l'Hôtel de Bourgogne
en 1672, au commencement de janvier : M. P. Mesnard suppose
que ce dut être le mardi 5.
La pièce réussit. La principale résistance vint du parti de
Corneille, qui ne trouva point les mœurs des personnages assez
turques. Selon le Segraisiana, le vieux Corneille indique lui-
même cette critique. « Étant une fois près de Corneille sur le
théâtre, fait-on dire à Segrais, à une représentation du Bajazet,
il me dit : « Je me garderois bien de le dire à d'autres que
« vous, parce qu'on diroit que j'en parlerois par jalousie; mais
< prenez-y garde, il n'y a pas un seul personnage dans le Bajazet
« qui ait les sentiments qu'il doit avoir et que l'on a à Constan-
< tinople ; ils ont tous, sous un habit turc, le sentiment qu'on a
« au milieu de la France. » Il avoit raison, et l'on ne voit pas
cela dans Corneille; le Romain y parle comme un Romain, le
Grec comme un Grec, l'Indien comme un Indien, et l'Espagnol
comme un Espagnol. »
Madame de Sévigné s'était d'abord laissé surprendre au charme
de Bajazet, elle n'avait pas eu le courage d'aller contre le torrent
de l'admiration publique. Elle convenait avec tout le monde que
cela valait mieux que Bérénice; elle se refusait seulement à
admettre que cela surpassât Andromaque. Bientôt, elle se reprit,
et, désireuse toujours de maintenir la supériorité de Corneille,
elle chercha des raisons de moins admirer la tragédie : c'est
sur la vérité historique qu'elle élève alors des chicanes. On
verra plus loin ses lettres.
On jugera de l'exactitude de la couleur en lisant la tragédie.
Sur les faits, il n'était pas aisé de contester avec Racine, comme
l'essaya de Visé dans le Mercure galant du 9 janvier 1672. Les
historiens n'étaient pas d'accord sur les noms des frères du
sultan Amurat, et sur les circonstances ou la date de leur mort.
Racine, déclarant avoir tiré son sujet d'une tradition orale, échap-
pait à toute critique pédante.
438 NOTICE SUR BAJAZET.
On peut se demander pourtant si l'une des sources de sa tra-
gédie n'était pas un roman. Segrais avait tiré des mêmes récits
de M. de Césy auxquels Racine se rapportait, une nouvelle,
Floridon ou V Amour imprudent^, où il développait toutes les
intrigues de sérail terminées par la mort de Bajazet. Là se ren-
contrait un Acomat, qui a bien pu fournir à Racine le nom de
son grand vizir : car, dans l'histoire, le grand vizir s'appelait
Mohammed. Il serait singulier que Racine eût ignoré l'œuvre de
Segrais : cependant, s'il s'en était servi, ne l'eût-il pas déclaré?
A moins que, ne donnant aucune autorité à un roman, il n'ait
pas cru avoir à indiquer l'aide qu'il y avait trouvée pour les fictions
complémentaires de l'histoire. Cependant, la nouvelle de Segrafs
était tellement oubliée que nul ennemi de Racine ne songea à
s'en servir pour l'accuser de plagiat, ni même à la nommer.
On verra Racine se justifier dans sa seconde préface d'avoir
mis sur la scène un événement presque contemporain. Les écri-
vains de la première partie du siècle n'avaient point ces scru-
pules ; plusieurs fois l'on avait représenté des événements mo-
dernes, et même récents. Pour ne parler que des sujets turcs, on
avait :
Le Soliman, de Dalibray, imprimé en 1637 ;
Le Grand et dernier Solyman ou la tyiort de Mustapha, de
Mairet, imprimé en 1639. Ces deux pièces sont tirées d'une tragédie
italienne, imprimée en 1619, il Solimano, du comte Bonarelli
délia Rovere. Le sujet avait dès le xvi« siècle, et du vivant même
de Soliman, inspiré G. Bounyn, auteur de la Sultane, imprimée
en 1561.
Hoxelane, de Desmares, tragédie imprimée en 1643 : sujet qui
se rapporte encore à Soliman, donc au xvi« siècle.
Le Gratid Taynerlan et Bajazet, de Magnon, imprimé en 1647 ;
sujet tiré du xv^ siècle.
Solyman ou l'Esclave généreuse, de Jacquelin, que les frères Par-
faict rapportent à l'année 1652 : le sujet est encore du xvi« siècle.
Osman, de Tristan, imprimé en 1656 : cet Osman, étranglé en
1622, était le frère de l'Amurat et du Bajazet de Racine ; ainsi
l'événement choisi par Tristan était tout à fait récent.
1. C'est la sixième des Nouvelles françaises ou Divertissements de la
princesse Aurélie (2 vol., 1656-1657).
EXTRAITS
ET
DOCUME.NTS RELATIFS A BAJAZET
I. — JUGEMENTS DE MADAME DE SÉVIGNÉ
1° Lettre à Madame de Grignan du 13 janvier 1672.
« Racine a fait une comédie qui s'appelle Bajazet, et qui en-
lève la paille ; vraiment elle ne va pas en empirando comme les
autres. M. de Tallard dit qu'elle est autant au-dessus de celles
de Corneille que celles de Corneille sont au-dessus de celles de
Boyer : voilà ce qui s'appelle bien louer; il ne faut point tenir
les vérités cachées. Nous en jugerons par nos yeux et nos oreilles.
Du bruit de Bajazet mon âme importunée
fait que je veux aller à la comédie. »
2° Lettre du \o janvier.
« Bajazet est beau; j'y trouve quelque embarras sur la fin;
il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de
Bérénice; je trouve cependant, à mon petit sens, qu'elle ne sur-
passe pas Andromaque; et pour ce qui est des belles comédies de
Corneille, elles sont autant au-dessus, que votre idée était au-
dessus de Appliquez et ressouvenez-vous de cette folie, et
croyez que jamais rien n'approchera (je ne dis pas surpassera)
des divins endroits de Corneille. »
3" Lettre du 16 mars.
a Vous en avez jugé très juste et très bien. Je voulois vous
envoyer la Champmeslé pour vous réchauffer la pièce. Le per-
440 EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A BAJAZET.
sonnage de Bajazet est glacé; les mœurs des Turcs y sont mal
observées; ils ne font point tant de façons pour se marier. Le
dénouement n'est point bien préparé ; on n'entre point dans les
raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses
agréables, et rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point
de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-
nous bien de lui comparer Racine, sentons-en la différence. Il
y a des endroits froids et foibles, et jamais il n'ira plus loin
qa Alexandre et (\\x Andromaque. Bajazet est au-dessous, au
sentiment de bien des gens, et au mien, si j'ose me citer. Racine
fait des comédies pour la Champmeslé : ce n'est pas pour les
siècles à venir. Si jamais il n'est plus jeune, et qu'il cesse d'être
amoureux, ce ne sera plus la môme chose. Yive donc notre vieil
ami Corneille! »
n. — RECITS DES HISTORIENS SUR LA MORT
DE BAJAZET
1. Mezerai, Histoire des Turcs (2 vol. in-fol., 1650).
« Diverses maladies avaient ôté à Amurat tous ses enfants, et sa
cruauté lui avait fait massacrer Orcan et Bajazet, n'ayant pardonné
qu'à Ibrahim, parce qu'il lui paraissait imbécile d'esprit. »
2. Du Yerdier, Abrégé de V Histoire des Turcs (3 vol. in-12, 1665).
« Amurat avait deux frères, Bajazet et Orcan, princes assez bien faits
pour lui donner de l'ombrage. II envoya des ordres exprès au Caïmakan
de les faire mourir. Bajazet fut étranglé sans aucune difficulté. Orcan
défendit sa vie jusqu'à tuer trois hommes avant de se laisser prendre. »
5. J. de Ham.mer, Histoire de V empire ottoman, trad. Hellert
(12 vol. in-8°, 1855 et suiv.), t. IX, p. 271.
« Le vendredi qui suivit la conquête d'Erivan, le grand chambellan
Salihaga et le favori Beschiraga partirent pour Constantinople avec
l'ordre de faire illuminer la ville pendant sept jours en honneur de la
victoire des armes impériales. (25 sàfer 1043, 10 août 1635.) — Outre leur
mission officielle, les deux messagers étaient porteurs d'instructions
secrètes qui prescrivaient au Kaïmakam Beïram-Pascha ef au bos-
tandji-baschi Doudjé de profiter de la solennité pour mettre à mort les
princes Bayezid et Souleiman. Le tyran n'avait pas oublié le jour où ses
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A BAJAZET. 441
frères avaient été demandés par les troupes en insurrection, et où le
moufti et le grand-vizir s'étaient portés garans de leur sûreté : seule-
ment il avait dilFéré sa vengeance jusqu'à l'heure où la victoire ren-
drait l'accomplissement de ses désirs plus sûr et moins dangereux,
pensant que les gémissemens des victimes se perdraient dans les cris
joyeux du triomphe. Mais il s'était trompé : l'allégresse publique, étouf-
fée par la nouvelle du supplice des princes, fit place à une consterna-
tion générale. Le funeste sort de ces deux jeunes gens pleins d'espé-
rance arracha des larmes même à leurs bourreaux, et l'illumination de
la ville pâlit devant les torches funéraires de leur convoi. »
On ne voit point là de frère du sultan qui se nomme Orcan.
M. de Hammer n'en connaît point de ce nom. Ailleurs il cite les
quatre frères de Mourad qui vivaient en 1652 : les janissaires
révoltés exigent qu'on leur montre « les sultans Bayesid, Sou-
leiman, Kasim, et Ibrahim » (même vol., p. 177). Kasim aura le
sort des deux premiers. Avant de partir pour le siège de Bagdad,
selon M. de Ilammer, Mourad « fit périr encore un de ses frères,
le sultan Kasim, dont il redoutait les heureuses dispositions
(Sqhewal 1047, 17 février 1658) » (même vol., p. 509). Outre
ces quatre princes, Mourad avait eu deux autres frères, Osman,
son prédécesseur, et Mohammed, mis à mort avant son avènement.
A l'occasion des meurtres de Bayesid et de Souleiman, M. de
Hammer fait le procès à Racine comme auraient pu le faire de
Visé ouïes amis de Corneille. Voici sa note (même vol., p. 405) :
« C'est là la raison historique du meurtre des deux princes, travestie en
fable par le Rapport de Césy et par Racine dans sa préface de Bnjazet.
L'illustre poète, dans son ignorance des évènemens et des personnes,
n'a fait qu'un poème magnifique, mais sans valeur historique. 11 n'y
avait pas alors de grand-vizir du nom d'Acomat (Ahmed). Le grand-vizir
ilohammed (au long talon) était au camp, et son Kaïmakam à Constan-
tinople s'appelait Beïram. Ce vers placé dans la bouche du grand-vizir :
Viens, suis-moi, la sultane en ce lieu doit se rendre,
est contraire à tous les usages du harem et du serai. De plus l'exécu-
tion des deux princes eut lien après la première campagne de Perse,
c'est-à-dire après la conquête d'Erivan et non paf5 après la seconde expé-
dition qui se termina par la conquête de Bagdad. La lettre dans laquelle
Mourad dit : Je laisse sous mes lois Babijlone asservie, est donc fort sin-
gulière. »
QUESTIONS SUR BAJAZET
I. Discuter l'idée de Racine, que dans la tragédie « l'éloigne-
ment des pays répare en quelque sorte la trop grande'
proximité des temps ». (1) L'éloignement est-il nécessaire
à l'émotion tragique? (2) L'éloignement du lieu produit-il
le même effet que l'antiquité du temps?
II. L'histoire et les mœurs turques dans Bajazet.
III. Le caractère de Bajazet : garde-t-il « la férocité de sa
nation »?
lY. Comparer Roxane, Hermione et Phèdre.
V. Le caractère d'Acomat. Le comparer aux politiques de Cor-
neille.
VI. Le style de Bajazet : par où se distingue-t-il de celui des
autres tragédies?
PREMIÈRE PRÉFACE
Quoique le sujet de cette tragédie ne soit encore dans
aucune histoire imprimée, il est pourtant très-véritable*.
C'est une aventure arrivée dans le Serrail, il n'y a pas
plus de trente ans-. Monsieur le comte de Césy étoit alors
ambassadeur à Constantinople^. Il fut instruit de toutes les
particularités de la mort de Bajazet; et il y a quantité de
personnes à la cour qui se souviennent de les lui avoir
entendu conter, lorsqu'il fut de retour en France. Mon-
sieur le chevalier de Nantouillet* est du nombre de ces
personnes. Et c'est à lui que je suis redevable de cette
histoire, et même du dessein que j'ai pris d'en faire une
tragédie. J'ai été obligé pour cela de changer quelques
circonstances. Mais comme ce changement n'est pas fort
considérable, je ne pense pas aussi qu'il soit nécessaire de
le marquer au lecteur. La principale chose à quoi je me
suis attaché, c'a été de ne rien changer ni aux mœurs ni
aux coutumes de la nation. Et j'ai pris soin de ne rien
avancer qui ne fût conforme à l'histoire des Turcs et à la
nouvelle Relation de l'empire ottoman, que l'on a traduite
de l'anglois ^. Surtout je dois beaucoup aux avis de Mon-
sieur de la Haye 6, qui a eu la bonté de m'éclaircir sur
toutes les difficultés que je lui ai proposées.
1. On a \-u que des histoires relataient la mort de Bajazet. Donc, ce
qu'il entend donner pour inédit et véritable, c'est l'intrigue qui causa
cette mort.
2. Il y a un peu plus, le siège de Bagdad étant de 1638.
3. Philippe de Harlay, comte de Cézy, ambassadeur à Constantinople
de 1618 à 1611, sauf une courte interruption en 1631.
4. François de Prat, qui fut premier maître d'hôtel du duc d'Orléans
en 1685 : c'était un ami de Boileau et de Racine. Boileau l'a placé dans
son passage du Rhin :
Vivonne, Nantouillet, et Çoislin et Salart.
5. Histoire de l'état présent de l'Empire ottoman,... trad. de l'anglais
de M. Ricaut, par M. Briot, in-i", Mabre-Cramoisy, 1670.
6. Jean de la Haye remplaça M. de Cézy de 1641 à 1671.
SECONDE PRÉFACE'
Sultan Amurat, ou Sultan Morat-, empereur des Turcs,
celui qui prit Babylone en 1658, a eu quatre frères. Le!
premier, c'est à savoir Osman, fut empereur avant lui, et
régna environ trois ans 5, au bout desquels les janissaires
lui ôtèrent l'Empire et la vie. Le second se nommoit
Orcan. Amurat, dès les premiers jours de son règne, le fit
étrangler*. Le troisième étoit Bajazet, prince de grande
espérance ; et c'est lui qui est le héros de ma tragédie.
Amurat, ou par politique, ou par amitié, l'avoit épargné
jusqu'au siège de Babylone^. Après la prise de cette ville,
le Sultan victorieux envoya un ordre à Constantinople
1. C'est la Préface de l'éd. de 1676 et des éditions suivantes.
2. Mourad IV régna de 1623 à 1640 : il avait douze ans lorsqu'il fut
élevé à l'empire.
5. Selon M. de Hammer, Mourad avait six frères : les deux qui régnè-
rent avant et après lui, Osman 11 et Ibrahim 1", et quatre qui furent
tués par leurs frères régnants, Mohammed, Soleiman, Husein, Bajesid.
Nous avons vu M. de Hammer y ajouter lui-même un certain Kasim, à
moins que ce Kasim ne doive se confondj^e avec Husein.
4. Ce fratricide au début du règne n'est signalé par aucvm historien,
ni sous Orcan, ni sous aucun autre prince. Au contraire, on fait tou-
jours mourir avec Bajazet ou Bajesid un de ses frères.
o. Entendez toujours dans Racine Bagdad.
SECONDE PREFACE. 445
pour le faire mourir. Ce qui fut conduit et exécuté à peu
prés de la manière que je le représente. Amurat avoit
encore un frère, qui fut depuis le Sultan Ibrahim, et que
ce même Amurat négligea comme un prince stupide, qui
ne lui donnoit point d'ombrage. Sultan Mahomet*, qui
règne aujourd'hui, est fils de cet Ibrahim, et par consé-
quent neveu de Bajazet.
Les particularités de la mort de Bajazet ne sont encore
dans aucune histoire imprimée. M. le comte de Cézy
étoit ambassadeur à Constantinople lorsque cette aven-
ture tragique arriva dans le Serrail. Il fut instruit des
amours de Bajazel et des jalousies de la Sultane. Il vit
même plusieurs fois Bajazet, à qui on permettoit de se
promener quelquefois à la pointe du Serrail, sur le canal
de la mer Noire. M. le comte de Cézy disoit que c'étoit un
prince de bonne mine. Il a écrit depuis les circonstances
de sa mort. Et il y a encore plusieurs personnes de qua-
lité 2 qui se souviennent de lui en avoir entendu faire le
récit lorsqu'il fut de retour en France.
Quelques lecteurs pourront s'étonner qu'on ait osé
mettre sur la scène une histoire si récente. Mais je n'ai
rien vu dans les règles du poëme dramatique qui dût me
détourner de mon entreprise. A la vérité, je ne conseille-
rois pas à un auteur de prendre pour sujet d'une tragé-
die une action aussi moderne que celle-ci, si elle s'étoit
passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragé-
die, ni de mettre des héros sur le théâtre, qui auroient
été connus de la plupart des spectateurs. Les person-
nages tragiques doivent être regardés d'un autre œil que
nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous
1. Mahomet IV (1648-1687).
2. Var. Après les mots de qualité, les éd. de 1676 et 1687 ajoutent :
«et entre autres M. le chevalier de Nantouillet ». Le chevalier étant
mort en 1695, ces mots furent supprimés.
446 SECONDE PREFACE.
avons vus* de si près. On peut dire que le respect que
l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent
de nous : major e longinquo reverentia ^.Véloignement des
pays répare en quelque sorte la trop grande proximité
des temps'. Car le peuple ne met guère de différence
entre ce qui est, si j'ose ainsi parler, à mille ans de lui,
et ce qui en est à mille lieues. C'est ce qui fait, par exem-
ple, que les personnages turcs, quelque modernes qu'ils
soient, ont de la dignité sur notre théâtre. On les regarde
de bonne heure comme anciens. Ce sont des mœurs et
des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de
commerce avec les princes et les autres personnes qui
vivent dans le Serrail, que nous les considérons, pour
ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siè-
cle que le nôtre.
C'étoit à peu près de cette manière que les Persans
étoient anciennement considérés des Athéniens. Aussi le
poëte Eschyle ne fit point de difficulté d'introduire dans
une tragédie * la mère de Xerxès, qui étoit peut-être
encore vivante, et de faire représenter sur le théâtre
d'Athènes la désolation de la cour de Perse après la dé-
route de ce prince. Cependant ce même Eschyle s'étoit
trouvé en personne à la bataille de Salamine, où Xerxès
avoit été vaincu. Et il s'étoit trouvé encore à la défaite des
lieutenants de Darius, père de Xerxès, dans la plaine de
Marathon. Car Eschyle étoit homme de guerre, et il étoit
frère de ce fameux Cynégire dont il est tant parlé dans
1. Va7\ vu (sans accord), éd. 1676-87.
2. Tacite, Annales, I, 47.
3. Segrais avait exprimé cette idée au début de ses Nouvelles Fran-
çaises : preuve encore que Racine n'avait pas ignoré son devancier. « Il
me semble, fait dire Segrais à une dame nommée Uralie, que comme
l'éloignement des lieux, l'antiquité du temps rend aussi les choses plus
vénérables. » (T. I, p. 20, éd. de la Haye, 1741.)
4. Les Perses, où parait la reine Atossa.
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SECONDE PRÉFACE. 447
l'antiquité, et qui mourut si courageusement en attaquant
un des vaisseaux du roi de Perse *.
1. Dans les éditions de 1676-87, la préface se termine ainsi : « Je me
suis attaché à bien exprimer dans ma tragédie ce que nous savons des
mœurs et des maximes des Turcs. Quelques gens ont dit que mes
héroïnes étoient trop savantes en amour et trop délicates pour des
femmes nées parmi des peuples qui passent ici pour barbares. Mais
sans parler de tout ce qu'on lit dans les relations des voyageurs, il me
semble qu'il suffit de dire que la scène est dans le Serrail. En effet, y
a-t-il une cour au monde où la jalousie et l'amour doivent être si bien
connues, que dans un lieu où tant de rivales sont enfermées ensemble,
et où toutes ces femmes n'ont point d'autre étude, dans une éternelle
oisiveté, que d'apprendre à plaire et à se faire aimer? Les hommes
vraisemblablement n'y aiment pas avec la même délicatesse. Aussi
ai-je pris soin de mettre une grande différence entre la passion de
Bajazet et les tendresses de ses amantes. Il garde au milieu de son
amour la férocité de la nation. Et si l'on trouve étrange qu'il consente
plutôt de mourir que d'abandonner ce qu'il aime et d'épouser ce qu'il
n'aime pas, il ne faut que lire l'histoire des Turcs. On verra partout le
mépris qu'ils font de la vie. On verra en plusieurs endroits à quel
excès ils portent les passions, et ce que la simple amitié est capable
de leur faire faire. Témoin un des fils de Soliman, qui se tua lui-même
sur le corps de son frère aîné, qu'il aimoit tendrement, et que l'on
avoit fait mourir pour lui assurer l'Empire. »
Dans ces dernières lignes, il s'agit de Mustapha et de son frère Géanger
ou Géangir : selon M. de Hammer, Géangir mourut seulement de
chagrin de la mort de 3Iustapha. Racine suit la version des historiens de
Thou et du Verdier. La mort de Mustapha avait fourni, nous l'avons vu,
plusieurs tragédies : Chamfort reprendra plus tard cet illustre exemple
d'amitié fraternelle {Mustapha et Zéangir, 1776).
ACTEURS
BAJAZET, frère du Sultan Amu-
rat Champmeslé.
ROXANE, Sultane, favorite du
Sultan Amurat Mlle D'E.nxebaut.
ATALIDE, iille du sang ottoman . Mlle Champmeslé.
ACOMAT, grand visir La Fleur.
OSMIN, confident du grand visir. Hauteroche.
ZATIME, esclave de la Sultane. , „ ^
} Mlles Brécourt et Poisson
ZAÏRE, esclave d Atahde. . .
La scène est à Constantinople, autrement dite Bysance,
dans le Serrait du Grand Seigneur *.
1. Sur Champmeslé et sa femme, cf. p. 364. — Mlle d'Ennebaut était la
fille de Monlfleury le comédien, sœur de l'auteur dramatique, qui fit
pour elle les rôles à travestissements de la Fille Capitaine et la Femme
jtige et partie. C'est elle que Mme Deshoulières désignait dans le sonnet
qu'elle composa contre Phèdre :
Une grosse Aricie au teint rouge, aux crins blonds.
Elle quitta le théâtre en 1685. — Lafleiir jouait les rois et les paysans,
les gascons et les capitans. — Hauteroche, fils d'un huissier de Paris, fut
d'abord au Marais, puis joua à l'Hôtel de Bourgogne où il resta jusqu'en
1682. Il écrivit une dizaine de comédies : le Deuil 1672, Crispin mtisi-
cien 1673, le Cocher supposé 1674, YEsprit follet 1684, etc. — Mlle Bré-
court était la femme du comédien Brécourt qui avait été de la troupe de
Molière. — Mlle Poisson, femme de Raymond Poisson, comédien et
auteur.
2. Bajazet fut joué en costumes turcs, plus ou moins exactement
copiés. Il serait possible que les estampes de la traduction de Ricaut
en aient fourni les modèles.
wmm
BAJAZET
TRAGÉDIE
ACTE I i
SCÈNE PREMIÈRE ]
ACOMAT, OSMIN. 1
ACOMAT. 3
Viens, suis-moi. La Sultane en ce lieu se doit rendre. 4
Je pourrai cependant te parler et t'entendre. *
OSMIN. -j
Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux, ■
Dont l'accès étoit même interdit à nos yeux? i
Jadis une mort prompte eût suivi cette audace. 5 ■
fiuand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
Vlon entrée en ces lieux ne te surprendra, plus.
ttais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
}ue ton retour tardoit à mon impatience !
îlt que d'un œil content je te vois dans Bysance* ! ic
1. Byzance, pour Constantinople, comme Babijlone pour Bagdad
conmes antiques augmentent le recul de l'action.
I RACi>E. 15
450 BAJAZET.
Instruis-moi des secrets que peut t'avoir appris
Un voyage si long pour moi seul entrepris.
De ce qu'ont vu tes yeux parle en témoin sincère
Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire
Dépendent les destins de l'empire ottoman.
Ou' as-tu vu dans l'armée, et que fait le Sultan? *
Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,
Voyoit sans s'étonner notre armée autour d'elle ;
Les Persans rassemblés marchoient à son secours,
Et du camp d'Amurat s'approchoient tous les jours. 20
Lui-même, fatigué d'un long siège inutile,
Sembloit vouloir laisser Babylone tranquille.
Et sans renouveler ses assauts impuissants.
Résolu de combattre, attendoit les Persans.
Mais comme vous savez, malgré ma diligence.
Un long chemin sépare et le camp et Bysance ;
Mille obstacles divers m'ont même traversé,
Et je puis ignorer tout ce qui s'est passé.
AGOMAT.
Que faisoient cependant nos braves janissaires?
Rendent-ils au Sultan des hommages sincères? 3o
Dans le secret des cœurs, Osmin, n'as-tu rien lu?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu ?
OSMIN. :
Amurat est content, si nous le voulons croire.
Et sembloit se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir : 35
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C'est en vain que forçant ses soupçons ordinaires,
Il se rend accessible à tous les janissaires :
Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié, 40
ACTE I. SCENE I. 451
Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle,
Il vouloit, disoit-il, sortir de leur tutelle*.
Moi-même j'ai souvent entendu leurs discours;
Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours.
Ses caresses n'ont point efï'acé cette injure. 45
Votre absence est pour eux un sujet de murmure.
Ils regrettent le temps, à leur grand cœur si doux,
Lorsque assurés de vaincre ils combattoient sous vous.
\COMAT.
Quoi? tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée ? 5o
Crois-tu qu'ils me suivroient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnoîtroient la voix de leur visir?
OSMIN.
Le succès du combat réglera leur conduite :
Il faut voir du Sultan la victoire ou la fuite.
Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois, 55
Us ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
Us ne trahiront point l'honneur de tant d'années.
Mais enfin le succès dépend des destinées.
Si l'heureux Amurat, secondant leur grand cœur,
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur, 6o
Vous les verrez soumis rapporter dans Bysance
L'exemple d'une aveugle et basse obéissance.
Mais si dans le combat le destin plus puissant
Marque de quelque affront son empire naissant,
S'il fuit, ne doutez point que fiers ^ de sa disgrâce, 65
A la haine bientôt ils ne joignent l'audace,
1. M. de Hammer (t. IX, p. 176-190) raconte comment Mourad, à force
d'éner{,'ie, parvint à rétablir son autorité sur les sipahis et les janis-
saires, qui pendant plus de deux mois avaient été en révolte et avaient
commis tous les désordr.es dans Constantinople (mars-mai 1632). C'est à
partir de ce moment que l'empereur fut bien le maître de fait.
2. Fiera, rendus fiers, intraitables; sens du latin ferox.
452
BAJAZET.
Et n'expliquent, Seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
Cependant, s'il en faut croire la renommée,
Il a depuis trois mois fait partir de l'armée
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit trembloit pour Bajazet* :
On craignoit qu' Amurat par un ordre sévère
N'envoyât demander la tête de son frère.
Tel étoit son dessein. Cet esclave est venu :
Il a montré son ordre, et n'a rien obtenu.
75
Quoi, Seigneur? le Sultan re verra son visage.
Sans que de vos respects il lui porte ce gage?
ACOMAT.
Cet esclave n'est plus. Un ordre, cher Osmin,
L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.
80
OSMIN.
Mais le Sultan, surpris d'une trop longue absence,
En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
Que lui répondrez-vous ?
ACOMAT.
Peut-être avant ce temps
Je saurai l'occuper de soins plus importants.
Je sais bien qu' Amurat a juré ma ruine ;
Je sais à son retour l'accueil qu'il me destine.
85
1. Dans la scène citée plus haut, M. de Hammer montre les sipahis
et les janissaires se faisant montrer, en mars 1672, les quatre frèn
du sultan, Bayesid, Soleiman, Kasim et IbrShim, et demandant de
garanties pour leur sûreté.
ACTE I, SCENE I. 453
Tu vois, pour m'arracher du cœur de ses soldats,
Qu'il va chercher sans moi les sièges, les combats :
Il commande l'armée; et moi, dans une ville,
Il me laisse exercer un pouvoir inutile. 90
Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un visir!
Mais j'ai plus dignement employé ce loisir :
J'ai su lui préparer des craintes et des veilles,
Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.
OSMIÎf.
Quoi donc? qu'avez-vous fait?
ACOMAT.
J'espère qu'aujourd'hui 95
OSMIN.
Bajazet se déclare, et Roxane avec lui. i
Quoi? Roxane, Seigneur, qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont l'Europe et l'Asie
Dépeuplent leurs États et remplissent sa cour?
Car on dit qu'elle seule a fixé son amour. 100
Et même il a voulu que l'heureuse Roxane,
Avant qu'elle eût un fils, prît le nom de sultane.
ACOMAT.
Il a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu
Qu'elle eût dans son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires : io5
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De l'honneur dangereux d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop près approchés de son rang.
L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance.
Traîne, exempt diî péril, une éternelle enfance. 110
Indigne également de vivre et de mourir,
454 BAJAZET.
On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
L'autre, trop redoutable, et trop digne d'envie,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps ii5
La molle oisiveté des enfants des sultans.
11 vint chercher la guerre au sortir de l'enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même tu l'as vu courir dans les combats,
Emportant après lui tous les cœurs des soldats, 120
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes cœurs la première victoire.
Mais malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
Avant qu'un fils naissant eût rassuré l'État,
N'osoit sacrifier ce frère à sa vengeance, 126
Ni du sang ottoman proscrire l'espérance.
Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
Laissa dans le Serrail Bajazet enfermé.
Il partit, et voulut que fidèle à sa haine.
Et des jours de son frère arbitre souveraine, i3o
Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons,
Le fit sacrifier à ses moindres soupçons.
Pour moi, demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes vœux du côté de son frère.
J'entretins la Sultane, et cachant mon dessein, i35
Lui montrai d'Amurat le retour incertain,
Les murmures du camp, la fortune des armes.
Je plaignis Bajazet; je lui vantai ses charmes.
Qui par un soin jaloux dans l'ombre retenus.
Si voisins de ses yeux, leur étoient inconnus. i4o
Que te dirai-je enfin? la Sultane éperdue
N'eut plus d'autres désirs que celui de sa vue.
Mais pouvoient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d'invincibles remparts?
ACTE I, SCÈNE I. 455
Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle i45
De la mort d'Amurat fit courir la nouvelle.
La Sultane, à ce bruit feignant de s'effrayer,
Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent;
De l'heureux Bajazet les gardes se troublèrent; i5o
Et les dons achevant d'ébranler leur devoir,
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir.
Roxane vit le prince. Elle ne put lui taire
L'ordre dont elle seule étoit dépositaire.
Bajazet est aimable. Il vit que son salut i55
Dépendoit de lui plaire, et bientôt il lui plut.
Tout conspiroit pour lui. Ses soins, sa complaisance,
Ce secret découvert, et cette inteUigence,
Soupirs d'autant plus doux qu'il les falloit celer,
L'embarras irritant de ne s'oser parler, i6o
Même témérité, périls, craintes communes.
Lièrent pour jamais leurs cœurs et leurs fortunes.
Ceux mêmes dont les yeux les dévoient éclairer*,
Sortis de leur devoir, n'osèrent y rentrer.
OSMIN.
Quoi? Roxane d'abord leur découvrant son âme, i65
Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme?
Ils l'ignorent encore; et jusques à ce jour,
Atalide a prêté son nom à cet amour.
Du père d'Amurat Atalide est la nièce ;
Et même avec ses fils partageant sa tendresse, 170
Elle a vu son enfance élevée avec eux.
1. Éclairer : surveiller, « Les princes sont trop dclairés pour goûter
de véritables plaisirs. » (Montaigne, cité par Furetière.)
456 BAJAZET.
Du prince en apparence elle reçoit les vœux;
Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
Et veut bien sous son nom qu'il aime la Sultane.
Cependant, cher Osmin, pour s'appuyer de moi, 175
L'un et l'autre ont promis Atalide à ma foi.
OSMIN.
Quoi? vous l'aimez, Seigneur?
Voudrois-tu qu'à mon âge
Je fisse de l'amour le vil apprentissage?
Qu'un cœur qu'ont endurci la fatigue et les ans
Suivît d'un vain plaisir les conseils imprudents? 180
C'est par d'autres attraits qu'elle plaît à ma vue :
J'aime en elle le sang dont elle est descendue.
Par elle Bajazet, en m'approchant de lui.
Me va contre lîii-même assurer un appui.
Un visir aux sultans fait toujours quelque ombrage. i85
A peine ils l'ont choisi, qu'ils craignent leur ouvrage.
Sa dépouille est un bien qu'ils veulent, recueillir,
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir*.
Bajazet aujourd'hui m'honore et me caresse ;
Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse. 190
Ce même Bajazet, sur le trône affermi,
Méconnoîtra peut-être un inutile ami.
Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l'arrête,
S'il ose quelque jour me demander ma tête....
Je ne m'explique point, Osmin; mais je prétends 195
Que du moins il faudra la demander longtemps.
i. Le récit que M. de Hammerfait du règne de Mourad IV justifie ces
vers de Racine. Mais le moyen médité par Acomat était d'une efficacité
douteuse. M. de Hammer (t. IX, p. 127) rapporte en même temps et la
disgrâce du capitan-pacha Husein, et le supplice de Kara Mustapha,
tous les deux beaulx-frères du sultan.
ACTE I, SCÈNE II. 457
Je sais rendre aux sultans de fidèles services;
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils l'ont prononcé*. 200
Voilà donc de ces lieux ce qui m'ouvre l'entrée,
Et comme enfin Roxane à mes yeux s'est montrée.
Invisible d'abord elle entendoit ma voix.
Et craignoit du Serrail les rigoureuses lois.
Mais enfin bannissant cette importune crainte, 2o5
Qui dans nos entretiens jetoit trop de contrainte.
Elle-même a choisi cet endroit écarté.
Où nos cœurs à nos yeux parlent en liberté.
Par un chemin obscur une esclave me guide.
Et.... Mais on vient. C'est elle et sa chère Atalide. 210
Demeure; et s'il le faut, sois prêt à confirmer
Le récit important dont je vais l'informer.
SCÈiNE II
ROXANE, ATALIDE, ZATIME, ZAÏRE, ACOMAT, OSMIN.
ACOMIT.
La vérité s'accorde avec la renommée,
Madame. Osmin a vu le Sultan et l'armée.
Le superbe Amurat est toujours inquiet; 2
Et toujours tous les cœurs penchent vers Bajazet :
1. L'ancien grand vizir Khosrew-pacha, lisant le firman qui le con-
damne à mort, dit : « ^'ous venons de Dieu et nous retournons à Dieu :
le pouvoir appartient au Padischah ». Il fait ses ablutions et sa prière,
et livre sa tète au fatal cordon. (De Ilammer, IX, 175.) Racine a pris
celte idée dans Ricaut, 1. I, au cliap. 3, dont le titre est : Les Turcs
enseignent l'obéissance que l'on doit à l'empereur, plutôt comme %m
principe de religion que d'État,
( »
458 BAJAZET. h
D'une commune voix ils l'appellent au trône.
Cependant les Persans marchoient vers Babylone,
Et bientôt les deux camps aux pieds de son rempart
Dévoient de la bataille éprouver le hasard. 220
Ce combat doit, dit-on, lixer nos destinées;
Et même, si d'Osmin je compte les journées*,
Le ciel en a déjà réglé l'événement,
Et le Sultan triomphe ou fuit en ce moment.
Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence. 226
Fermons-lui dès ce jour les portes de Bysance ;
Et sans nous informer s'il triomphe ou s'il fuit,
Croyez-moi, hâtons-nous d'en prévenir le bruit.
S'il fuit, que craignez-vous? S'il triomphe, au contraire.
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire. 280
Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
Pour moi, j'ai su déjà par mes brigues secrètes
Gagner de notre loi les sacrés interprètes * :
Je sais combien crédule en sa dévotion 235
Le peuple suit le frein de la religion.
Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière :
Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière.
Déployez en son nom cet étendard fatal.
Des extrêmes périls l'ordinaire signal^. 240
Les peuples, prévenus de ce nom favorable,
Savent que sa vertu le rend seule coupable.
D'ailleurs un bruit confus, par mes soins confirmé,
Fait croire heureusement à ce peuple alarmé
Qu'Amurat le dédaigne, et veut loin de Bysance 245
Transporter désormais son trône et sa présence.
1. Journées « est un espace de chemin qu'on peut faire facilement en
un jour » (Furetière).
2. Le mufti et les ulémas; cf. Ricaut, 2' livre.
5. L'étendard de Mahomet, sur lequel était inscrite la devise ; « L'aide
est de Dieu ».
ACTE I, SCENE III. 459 •
Déclarons le péril dont son frère est pressé ; ^
Montrons l'ordre cruel qui vous fut adressé. "j
Surtout qu'il se déclare et se montre lui-même, 1
Et fasse voir ce front digne du diadème. 25o \
ROXANE. ]
11 suffit. Je tiendrai tout ce que j'ai promis. '
Allez, brave Acomat, assembler tos amis. :
De tous leurs sentiments venez me rendre compte ; ^
Je vous rendrai moi-même une réponse prompte. :^
Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien, 255 ]
Sans savoir si son cœur s'accorde avec le mien. '■.
Allez, et revenez. ]
SCÈNE m
ROXANE, ATALIDE, ZATIME, ZAÏRE.
Enfin, belle Atalide,
Il faut de nos destins que Bajazet décide.
Pour la dernière fois je le vais consulter.
Je vais savoir s'il m'aime.
ATALIDE,
Est-il temps d'en douter, 260
Madame ? Hàtez-vous d'achever votre ouvrage.
Vous avez du Visir entendu le langage.
Bajazet vous est cher, Savez-vous si demain
Sa liberté, ses jours seront en votre maivi ?
Peut-être en ce moment Amurat en furie 265
S'approche pour trancher une si belle vie.
Et pourquoi de son cœur doutez-vous aujourd'hui?
460 BAJAZET.
ROXANE.
Mais m'en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?
Quoi, Madame? les soins qu'il a pris pour vous plaire,
Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire, 270
Ses périls, ses, respects, et surtout vos appas.
Tout cela de son cœur ne vous répond-il pas?
Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.
ROXANE.
Hélas ! pour mon repos que ne le puis-je croire?
Pourquoi faut-il au moins que pour me consoler 270
L'ingrat ne parle pas comme on le fait parler?
Yingt fois, sur vos discours pleine de confiance,
Du trouble de son cœur jouissant par avance,
Moi-même j'ai voulu m' assurer de sa foi S
Et l'ai fait en secret amener devant moi. • 280
Peut-être trop d'amour me rend trop difficile;
Mais sans vous fatiguer d'un récit inutile.
Je ne retrouvois point ce trouble, cette ardeur^
Que m'avoit tant promis un discours trop flatteur.
Enfin si je lui donne et la vie et l'Empire, 285
Ces gages incertains ne me peuvent suffire.
ATALIDE.
Quoi donc? à son amour qu'allez-vous proposer?
ROXANE.
S'il m'aime, dès ce jour il me doit épouser.
1. Var. Pour l'entendre à mes yeux m'assurer de sa^foi,
Je l'ai fait en secret amener devant moi. (Ed. 1672.)
2. Var, Mes yeux ne trouvoient point ce trouble, cette ardeur
Que leur avoit promise un discours trop flatteur. (Ed. 1672.)
ACTE I, SCENE III. 4G1
AT AUDE.
Vous épouser ! 0 ciel ! que prétendez-vous faire ?
Je sais que des sultans l'usage m'est contraire : 290
Je sais qu'ils se sont fait une superbe ' loi
De ne point à l'hymen assujettir leur foi.
Parmi tant de beautés qiii briguent leur tendresse,
Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse ;
Mais toujours inquiète avec tous ses appas, 29$
Esclave elle reçoit son maître dans ses bras;
Et sans sortir du joug où leur loi la condamne,
Il faut qu'un fils naissant la déclare sultane.
Amurat plus ardent, et seul jusqu'à ce jour,
A voulu que l'on dût ce titre à son amour. 3oo
J'en reçus la puissance aussi bien que le titre,
Et des jours do son frère il me laissa l'arbitre.
Mais ce même Amurat ne me promit jamais
Que l'hymen dût un jour couronner ses bienfaits;
El moi, qui n'aspirois qu'à cette seule gloire, 3o5
De ses autres bienfaits j'ai perdu la mémoire.
Toutefois que sert-il de me justifier?
Bajazet, il est vrai, m'a tout fait oublier.
Malgré tous ses malheurs plus heureux que son frère,
11 m'a plu, sans peut-être aspirera me plaire. 3 10
Femmes, gardes, visir, pour lui j'ai tout séduit;
En un mot, vous voyez jusqu'où je l'ai conduit.
Grâces à mon amour, je me suis bien servie
Du pouvoir qu'Amurat me donna sur sa vie.
Dajazet touche presque au trône des sultans : 3i5
Il ne faut plus qu'un pas. Mais c'est où je'l'attends.
Malgré tout mon amour, si dans cette journée
1. Superbe : sens étymologique, de sîiperbus.
402 BAJAZET.
Il ne m'altaclie à lui par un juste* hyménée,
S'il ose m'alléguer une odieuse loi;
Quand je fais tout pour lui, s'il ne fait tout pour moi ; Sao
Dès le même moment, sans songer si je l'aime,
Sans consulter enfin si je me perds moi-même,
J'abandonne l'ingrat, et le laisse rentrer
Dans l'état malheureux d'où je l'ai su tirer.
Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce. SaS
Sa perte ou son salut dépend de sa réponse.
Je ne vous presse point de vouloir aujourd'hui
Me prêter votre voix pour m'expliquer à lui :
Je veux que devant moi sa bouche et son visage
Me découvrent son cœur, sans me laisser d'ombrage; 33o
Que lui-même, en secret amené dans ces lieux,
Sans être préparé se présente à mes yeux.
Adieu : vous saurez tout après cette entrevue.
SCÈNE IV
ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.
Zaïre, c'en est fait, Atalide est perdue.
ZAÏRE.
Vous !
ATALIDE.
Je prévois déjà tout ce qu'il faut prévoir. 335
Mon unique espérance est dans mon désespoir 2.
1. Juste : sens latîn, « légitime, dans les formes » -.juslie nuptix.
2. Una sains victis, tmllam sperare salutem {Virg., En., Il, 334).
Ma plus douce espérance est de perdre l'espoir.
(Corn., 6'trf, I, 2, v. 155.)
ACTE I, SCÈiNE IV. 463
ZAÏRE.
Mais, Madame, pourquoi?
AT AUDE.
Si tu venois d'entendre
Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,
Quelles conditions elle veut imposer!
Bajazet doit périr, dit-elle, ou l'épouser. 340
S'il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême?
Et s'il ne se rend pas, que devient-il lui-même?
Je conçois ce malheur; mais à ne point mentir,
Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.
Ah! Zaïre, l'amour a-t-il tant de prudence? 345
Tout sembloit avec nous être d'intelhgence :
Roxane, se livrant toute entière à ma foi,
Du cœur de Bajazet se reposoit sur moi,
M'abandonnoit le soin de tout ce qui le touche,
Le voyoit par mes yeux, lui parloit par ma bouche ; 35o
Et je croyois toucher au bienheureux moment
Où j'allois par ses mains couronner mon amant.
Le ciel s'est déclaré contre mon artifice.
Et que falloit-il donc, Zaïre, que je fisse ?
A l'erreur de Roxane ai-je dû in'opposer, 355
Et perdre mon amant pour la désabuser?
Avant que dans son cœur cette amour fût formée,
J'aimois, et je pouvois m'assurer d'être aimée.
Dès nos plus jeunes ans, tu t'en souviens assez.
L'amour serra les nœuds par le sang commencés. 36o
Élevée avec lui dans le sein de sa mère.
J'appris à distinguer Bajazet de son frère;
464 BAJAZET.
Elle-même avec joie unit nos volontés.
Et quoique après sa mort l'un de l'autre écartés,
Conservant, sans nous voir, le désir de nous plaire, 365
Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
Roxane, qui depuis, loin de s'en défier,
A ses desseins secrets voulut m'associer.
Ne put voir sans amour ce héros trop aimable :
Elle courut lui tendre une main favorable. 370
Bajazet étonné rendit grâce à ses soins.
Lui rendit des respects : pouvoit-il faire moins ?
Mais qu'aisément l'amour croit tout ce qu'il souhaite !
De ses moindres respects Roxane satisfaite
Nous engagea tous deux par sa facilité 376
A la laisser jouir de sa crédulité.
Zaïre, il faut pourtant avouer ma foiblesse :
D'un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits,
Opposoit un empire à mes foibles attraits; 38o
Mille soins la rendoient présente à sa mémoire;
Elle l'entretenoit de sa prochaine gloire.
Et moi, je ne puis rien. Mon cœur, pour tous discours,
N'avoit que des soupirs, qu'il répétoit toujours.
Le ciel seul sait combien j'en ai versé de larmes. 385
Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes.
Je condamnai mes pleurs, et jusques aujourd'hui
Je l'ai pressé de feindre, et j'ai parlé pour lui.
Hélas! tout est fini. Roxane méprisée
Bientôt de son erreur sera désabusée. 390
Car enfin Bajazet ne sait point se cacher :
Je connois sa vertu prompte à s'effaroucher.
Il faut qu'à tous moments, tremblante et secourable.
Je donne à ses discours un sens plus favorable.
Bajazet va se perdre. Ah ! si, comme autrefois, 3c)5
Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix !•
Au moins si j'avois pu préparer son visage !
ACTE I, SCÈNE IV. 465
Mais, Zaïre, je puis l'altendre à son passage :
D'un mot ou d'un regard je puis le secourir.
Qu'il l'épouse, en un mot, plutôt que de périr. 4oo
Si Roxane le veut, sans doute il faut qu'il meure.
Il se perdra, te dis-je. Atalide, demeure :
Laisse, sans t'alarmer, ton amant sur sa foi.
Penses-tu mériter qu'on se perde pour toi ?
Peut-être Bajazet, secondant ton envie, 4(^5
Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.
Ah! dans quels soins. Madame, allez-vous vous plonger?
Toujours avant le temps faut-il vous affliger?
Vous n'en pouvez douter, Bajazet vous adore.
Suspendez ou cachez l'ennui qui vous dévore. 4io
-N'allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
La main qui l'a sauvé le sauvera toujours,
Pourvu qu'entretenue en son erreur fatale,
P.oxane jusqu'au bout ignore sa rivale.
Venez en d'autres lieux enfermer vos regrets, 4i5
Et de leur entrevue attendre le succès.
Hé bien! Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
De deux jeunes amants veut punir l'artifice,
0 ciel, si notre amour est condamné de toi.
Je suis la plus coupable : épuise tout sur moi. 420
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
BAJAZET, ROXANE.
ROXANE.
Prince; l'heure fatale est enfin arrivée
Qu'à votre liberté le ciel a réservée.
Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour
Accomplir le dessein qu'a formé mon amour.
Non que vous assurant d'un triomphe facile, 4^5
Je mette entre vos mains un empire tranquille ;
Je fais ce que je puis, je vous l'avois promis :
J'arme votre valeur contre vos ennemis;
J'écarte de vos jours un péril manifeste ;
Votre vertu. Seigneur, achèvera le reste. 43o
Osmin a vu l'armée ; elle penche pour vous ;
Les chefs de notre loi conspirent avec nous;
Le visir Acomat vous répond de Bysance ;
Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de chefs, d'esclaves, de muets*, 435
i. Ricaut, dans son État présent de VEmpire ottoman, avait nommé
les muets (I. I, ch. vm : des Muets et des Nains; ch, ix : des Etmuqnes).
Mais il nommait aussi les pages, souvent mentionnés aussi par M. de
Hammer : or Racine a soigneusement exclu les pages, sans doute
parce que leur nom eût paru au public manquer de couleur locale.
ACTE II, SCÈNE I. 407
Peuple que dans ses murs renferme ce palais,
Et dont à ma faveur les âmes asservies
M'ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
Commencez maintenant. C'est à vous de courir
Dans le champ glorieux que j'ai su vous ouvrir. 44o
Vous n'entreprenez* point une injuste carrière;
Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière :
L'exemple en est commun ; et parmi les sultans,
Ce chemin à l'Empire a conduit de tout temps *.
Mais pour mieux commencer, hàtons-nous l'un et l'autre
D'assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
Montrez à l'univers, en m'attachant à vous,
Que quand je vous servois, je servois mon époux;
Et par le nœud sacré d'un heureux hyménée
Justifiez la foi que je vous ai donnée. 45o
BAJAZET.
Ah! que proposez-vous. Madame?
ROXANE.
Hé quoi, Seigneur?
Quel obstacle secret trouble notre bonheur?
BAJAZET.
Madame, ignorez- vous que l'orgueil de l'Empire....
Que ne m'épargnez-vous la douleur de le dire?
ROXANE.
Oui, je sais que depuis qu'un de vos empereurs, 455
bajazet, d'un barbare éprouvant les fureurs.
Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
1. Entreprendre : on dit entreprendre un voyage, une course, d'où
une carrière.
2. Exemple : le frère et prédécesseur de Mourad, Osman, le héros de
1-T tragédie de Tristan, fut étranglé par les janissaires en 1622. Cf. plus
loin, vers 488.
408 BAJAZET.
Et par toute l'Asie à sa suite traînée,
Dé l'honneur ottoman ses successeurs jaloux
Ont daigné rarement prendre le nom d'époux*. 46o
Mais l'amour ne suit point ces lois imaginaires;
Et sans vous rapporter des exemples vulgaires, |
Solyman^ (vous savez qu'enire tous vos aïeux,
Dont l'univers a craint le bras victorieux,
Nul n'éleva si haut la grandeur ottomane), 465
Ce Solyman jeta les yeux sur Roxelane.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier
A son trône, à son lit daigna l'associer,
Sans qu'elle eût d'autres droits au rang d'impératrice
Qu'un peu d'attraits peut-être, et beaucoup d'arlitice. 470
BAJAZET.
.^*
Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis, l
Ce qu'étoit Solyman, et le peu que je suis.
Solyman jouissoit d'une pleine puissance :
L'Egypte ramenée à son obéissance,
Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil, 47^
De tous ses défenseurs devenu le cercueil',
Du Danube asservi les rives désolées*.
De l'empire persan les bornes reculées ^,
1. « La coutume des OUomans était de n'avoir que des concubines
et de ne point épouser des femmes, pour éviter l'ignominie f|ue
Tamerlan lit souiFrir à la femme de Bajazet. » (Du Verdier, Abrégé fie
l'histoire des Turcs). — Ricaut (p. 279) expliquait aussi la coutume des
sultans; il rapportait l'anecdote, mais il doutait que ce fût la vraie
raison politique de la covxtume.
2. Soliman le Magnifique (1520-1566). Du fait rappelé ici par Racine,
Favart a tiré sa jolie comédie des Trois Sultanes.
3. En 1522.
4. Siège de Vienne, 1529; guerres et conquêtes en Hongrie, 1521,
1526-58, 1540, 1552-62.
5. Conquêtes en Géorgie, 1536, prise de Bagdad, 1538. La conquête
de la Géorgie s'achève en 15i9-50. — Remarquez le sons relatif du
vers. Ordinairement reculés se prend relativement au peuple dont les
ACTE II, SCENE I. 460
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
Faisoient taire les lois devant ses volontés. 480
Que suis-je? J'attends tout du peuple et de l'armée.
Mes malheurs font encor toute ma renommée.
Infortuné, proscrit, incertain de régner,
Dois-je irriter les cœurs au lieu de les gagner?
Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ? 485
Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ?
Songez, sans me flatter du sort de Solyrnan,
Au meurtre tout récent du malheureux -Osman.
Dans leur rébellion, les chefs des janissaires,
Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires, 490
Se crurent à sa perte assez autorisés
Par le fatal hymen que vous me proposez *.
Que vous dirai-je enfm ? Maître de leur suffrage,
Peut-être avec le temps j'oserai davantage.
Ne précipitons rien, et daignez commencer 495
A me mettre en état de vous récompenser.
ROXA?iE.
Je vous entends, Seigneur : je vois mon imprudence ;
Je vois que rien n'échappe à votre prévoyance.
Vous avez pressenti jusqu'au moindre danger
Où mon amour trop prompt vous alloit engager. . 5oo
Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez les suites.
Et je le crois. Seigneur, puisque vous me le dites.
Mais avez-vous prévu, si vous ne m'épousez.
Les périls plus certains où vous vous exposez?
Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire?
Que c'est à moi surtout qu'il importe de plaire ?
frontièros sont désignées : reculer les bornes de l'empire c'est l'agrandir.
Mais ici Racine se met au point de vue de l'ennemi : reonder les bornes
de la Perse, quand un Turc parle, c'est diminuer la Perse.
1. Osman II épousa quatre femmes, une esclave russe d'abord, puis
trois filles de naissance libre. L'exemple d'Osman était allégué par
Ricaut qui attribuait aussii sa mort à son maria^^e (p. 279).
470 BAJAZET.
Songez-vous que je tiens les portes du Palais,
Que je puis vous l'ouvrir ou fermer pour jamais,
Que j'ai sur voire vie un empire suprême,
Que vous ne respirez qu'autant que je vous aime? 5io
Et sans ce même amour, qu'offensent vos refus,
Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?
BAJAZET.
Oui, je tiens tout de vous; et j'avois lieu de croire
Que c'étoit pour vous-même une assez grande gloire,
En voyant devant moi tout l'Empire à genoux, 5i5
De m'entendre avouer que je tiens tout de vous.
Je ne m'en défends point, ma bouche le confesse *,
Et mon respect saura le confirmer sans cesse.
Je vous dois tout mon sang : ma vie est votre bien ;
Mais enfin voulez-vous....
Non, je ne veux plus rien. 620
Ne m'importune plus de tes raisons forcées.
Je vois combien tes vœux sont loin de mes pensées.
Je ne te presse plus, ingrat, d'y consentir.
Rentre dans le néant dont je t'ai fait sortir.
Car enfin qui m'arrête? et quelle autre assurance SaS
Demanderois-je encor de son indifférence ^ ?
1; Enée à Didon, dans Virgile (En., IV, 535-55) :
... Ego te, qux plurima fando
Eniimerare vales, nnnqunm, Regina, negnbo
Promeritam...
« Je ne nierai point, Reine, que vous m'avez rendu tous les "services
que vous pouvez énumérer. »
2. Didon à Enée {ibicL, 368) :
Nam quid dissimulo? aut quae me ad majora réserva?
Num fletu vig"muit nostro?...
« l*nis-je me le cacher? Quelles plus certaines preuves puis-je atten-
dre? A-t-il gémi de mes larmes? »
ACTE II, SCENE I. 471
L'ingrat est-il touché de mes empressements ?
L'amour même entre-t-il dans ses raisonnements?
Ah! je Yois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,
Que mes propres périls t'assurent de ta grâce, 53o
Qu'engagée avec toi par de si forts liens.
Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
Mais je m'assure encore aux bontés de ton frère :
Il m'aime, tu le sais; et malgré sa colère,
Dans ton perfide sang je puis tout expier, 535
Et ta mort suffira pour me justifier.
N'en doute point, j'y cours, et dès ce moment même.
Bajazet, écoutez : je sens que je vous aime.
Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir.
Le chemin est encore ouvert au repentir. 54o
Ne désespérez point une amante en furie.
S'il in'échappoit un mot, c'est fait de votre vie.
RAJAZET.
Vous pouvez me l'ôter : elle est entre vos mains.
Peut-être que ma mort, utile à vos desseins,
De l'heureux Amurat obtenant votre grâce, 545
Vous rendra dans son cœur votre première place.
ROXANE.
Dans son cœur ? Ah ! crois-tu, quand il le voudroit bien.
Que si je perds l'espoir de régner dans le tien.
D'une si douce erreur si longtemps possédée,
Je puisse désormais souffrir une autre idée, 55o
Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?
Je te donne, cruel, des armes contre moi,
Sans doute, et je devois retenir ma foiblesse :
Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
J'affectois à tes yeux une fausse fierté. 555
De toi dépend ma joie et ma félicité.
De ma sanglante mort ta mort sera suivie.
472 BAJAZET.
Quel fruit de tant de soins que j'ai pris pour ta vie !
Tu soupires enfin, et semblés te troubler.
Achève, parle.
BAJAZET.
0 ciel ! que ne puis-je parler? 56o
ROXANE.
Quoi donc? Que dites-vous? et que viens-je d'entendre?
Vous avez des secrets que je ne puis apprendre !
Quoi? de vos sentiments je ne puis m'éclaircir?
Madame, encore un coup, c'est à vous de choisir.
Daignez m'ouvrir au trône un chemin légitime, 565
Ou bien, me voilà prêt : prenez votre victime.
Ah! c'en est trop enfin : tu seras satisfait.
Holà! gardes, qu'on vienne.
SGÈNE II
ROXANE, ACOMAT, BAJAZET.
ROXANE.
Acomat, c'en est fait.
Yous pouvez retourner, je n'ai rien à vous dire.
Du sultan Amurat je reconnois l'empire. 570
Sortez. Que le Serrail soit désormais fermé,
Et que tout rentre ici dans l'ordre accoutumé»
ACTE II, SCÈNE III. 473 i
i
J
SCÈNE III 1
BAJAZET, ACOMAT. l
ACOMAT. \
Seigneur, qu'ai-je entendu ? Quelle surprise extrême ! ,
Qu'allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ? j
D'où naît ce changement? Qui dois-je en accuser? 675 - '^
Ociel! i
BAJAZET. ■
Il ne faut point ici vous abuser. -^
Roxane est offensée et court à la vengeance. I
Un obstacle éternel rompt notre intelligence. ^
Visir, songez à vous, je vous en averti ; ^
Et sans compter sur moi, prenez votre parti. 58o '
ACOMAT. ]
Quoi? I
BAJAZET. . "'.
Vous et vos amis, cherchez quelque retraite. :
Je sais dans quels périls mon amitié vous jette; }
Et j'espérois un jour vous mieux récompenser. "^
Mais c'en est fait, vous dis-je, il n'y faut plus penser. . ^
ACOMAT. 'l
Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible? 585 j
Tantôt dans le Serrail j'ai laissé tout paisible. ']
Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ? ^;
BAJAZET. '\
Elle veut, Acomat, que je l'épouse.
474 BAJAZET.
ACOMAT.
Hé bien ?
L'usage des sultans à ses vœux est contraire;
Mais cet usage enfin, est-ce une loi sévère, 690
Qu'aux dépens de vos jours vous deviez observer ?
La plus sainte des lois, ah ! c'est de vous sauver,
Et d'arracher, Seigneur, d'une mort manifeste
Le sang des Ottomans dont vous faites le reste !
Ce reste malheureux seroit trop acheté, ogS
S'il faut le conserver par une lâcheté.
Et pourquoi vous en faire une image si noire?
L'hymen de Solyman ternit-il sa mémoire ?
Cependant Solyman n'étoit point menacé
Des périls évidents dont vous êtes pressé. Ooo
BAJAZET. .
Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie
Qui d'un servile hymen feroient l'ignominie.
Solyman n'avoit point ce prétexte odieux.
Son esclave trouva grâce devant ses yeux;
Et sans subir le joug d'un hymen nécessaire, 6o5
Il lui fit de son cœur un présent volontaire.
ACOMAT.
Mais vous aimez Roxane.
BAJAZET.
Acomat, c'est assez :
Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
La mort n'est point pour moi le comble des disgrâces;
J'osai tout jeune encor la chercher sur vos traces; 610
ACTE II, SCÉ^•E III. 475
Et l'indigne prison où je suis renfermé
A la voir de plus près m'a même accoutumé.
Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée.
Elle finit le cours d'une vie agitée.
Hélas! si je la quitte avec quelque regret.... 6i5
Pardonnez, Acomat, je plains avec sujet
Des cœurs dont les bontés trop mal récompensées
M'avoient pris pour objet de toutes leurs pensées.
ACOMAT.
Ah ! si nous périssons, n'en accusez que vous,
Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous. 620
Tout ce qui reste ici de braves janissaires,
De la religion les saints dépositaires.
Du peuple bysantin ceux qui plus respectés
Par leur exemple seul règlent ses volontés,
Sont prêts de vous conduire à la Porte sacrée * 626
D'où les nouveaux sultans font leur première entrée.
Hé l)ien ! brave Acomat, si je leur suis si cher.
Que des mains de Roxane ils viennent m'arracher.
Du Serrail, s'il le faut, venez forcer la porte :
Entrez, accompagné de leur vaillante escorte. 63o
J'aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,
Que chargé, malgré moi, du nom de son époux.
Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,
Parmi beau désespoir me secourir moi-même*,
1. Ainsi Mourad IV, le lendemain de son avènement, se rendit au tom-
beau d'Eyoub le porte-étendard du prophète, pour y ceindre le sal;re
•suivant le cérémonial usité. II rentra au sérail par la porte d'Andri-
nople, accompagné de tous les janissaires, sipahis, pages et grands.
(De Ilammer.)
2- ... Qu'il mourût,
Ou qu'un beau désespoir alors le secourût.
(Corneille, Horace, 111, 6, v. 1022.)
476 BAJAZET
Attendre, en combattant, l'efïet de votre foi, 635
Et vous donner le temps de venir jusqu'à moi.
Hé ! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence,
Que Roxane d'un coup n'assure sa vengeance?
Alors qu'aura servi ce zèle impétueux,
Qu'à charger vos amis d'un crime infructueux ? 640
Promettez : affranchi du péril qui vous presse,
Vous verrez de quel poids sera votre promesse.
BAJAZET.
Moi!
ACOMAT.
Ne rougissez point. Le sang des Ottomans *
Ne doit point en esclave obéir aux serments.
Consultez ces héros que le droit de la guerre 645
Mena victorieux jusqu'au bout de la terre :
Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,
1. Ce couplet peut avoir son origine dans deux phrases de Ricaut,
citées par M. P. Mesnard. « Il y a de ces gens-là {des ulémas) qui sou-
tiennent que le Grand Seigneur peut se dispenser des promesses qu'il
a faites avec serment, quand pour les accomplir il faut donner des
bornes à son autorité. » (Ricaut, Histoire de Vétat présent de l'Em-
pire ottoman, p. 9.) On lit aussi dans la même histoire, p. 177 : « Il ne
s'était jamais vu que l'infidélité et la trahison fussent autorisées par un
acte authentique, et que le parjure fût un acte de religion, jusqu'à ce
que les docteurs de la loi de Mahomet, à l'imitation de leur prophète,
eussent enseigné cette doctrine à leurs disciples, et la leur eussent
recommandée. »
Mais le mot d'Acoraat me parait rappeler surtout cette autre phrase
de Ricaut (p. 174) : « L'on pourrait avec raison mettre en question, si
leur valeur et leur pouvoir leur a plus servi en temps de guerre que
le peu de soin qu'ils ont eu en temps de paix, de garder la foi promise
et d'observer religieusement leurs traités. » (L. I, ch. xxu : Quel égard
les Turcs ont aux traités et aux ligues qu'ils font avec les princes
étrangers.)
ACTE II, SCÈNE IV. 477
L'intérêt de l'État fut leur unique loi;
Et d'un trône si saint la moitié n'est fondée
LKie sur la foi promise et rarement gardée. 65o
Je m'emporte, Seigneur....
BAJAZET.
Oui, je sais, Acomat,
Jusqu'où les a portés l'intérêt de l'État ;
Mais ces mêmes héros, prodigues de leur vie,
Ne la rachetoient point par une perfidie.
0 courage inflexible! 0 trop constante foi, . 655
Que même en périssant j'admire malgré moi !
Faut-il qu'en un moment un scrupule timide
Perde... ? Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?
SCÈNE IV
BAJAZET, ATALIDE, ACOMAT.
ACOMAT.
Ah ! Madame, venez avec moi vous unir.
Il se perd.
ATALIDE.
C'est de quoi je viens l'entretenir. 6Go
Mais laissez-nous. Roxane, à sa perte animée,
Veut que de ce palais la porte soit fermée.
Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas :
Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.
478 BAJAZET.
SCÈNE V
BAJAZET, ATALIDE.
BAJAZET.
Hé bien! c'est maintenant qu'il faut que je vous laisse. 065
Le- ciel punit ma feinte, et confond votre adresse.
Rien ne m'a pu parer* contre ses derniers coups :
Il falloit ou mourir, ou n'être plus à vous.
De quoi nous a servi cette indigne contrainte?
Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte. 670
Je vous l'avois prédit; mais vous l'avez voulu.
J'ai reculé vos pleurs autant que je l'ai pu.
Belle Atalide, au nom de cette complaisance,
Daignez de la Sultane éviter la présence.
Vos pleurs vous trahiroient : cachez-les à ses yeux, 675
Et ne prolongez point de dangereux adieux.
Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop pour vouloir m'épargner.
Il faut vous rendre : il faut me quitter, et régner. 680
BAJAZET.
Vous quitter?
ATALIDE.
Je le veux. Je me suis consultée.
De mille soins jaloux jusqu'alors agitée,
1. Me parer : me garantir, me préserver. « Les anciens portaient il<
boucliers pour se parer des coups de flèclies et de pierres. » (Fuie
tière.) Cet emploi est hors d'usage. Même en escrime, on emploie pnrcr
ou absolument ou activement avec le mot coup ou un synonyme comme
régime : jamais avec la construction pronominale.
'
I
ACTE II, SCÈNE V. 47a
Il est vrai, je n'ai pu concevoir sans effroi
Que Bajazet pût vivre et n'être plus à moi;
Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse 685
Je me représentois l'image douloureuse,
Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
^e me paraissoit pas le plus grand des tourments.
Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
Dans toute son horreur ne s'étoit pas montrée; 690
Je ne vous voyois pas, ainsi que je vous vois,
Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence ;
Je sais que votre cœur se fait quelques plaisirs GyS
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs.
Mais, hélas! épargnez une âme plus timide :
Mesurez vos malheurs aux forces d'Atalide;
Et ne m'exposez point aux plus vives douleurs
Qui jamais d'une amante épuisèrent les pleurs. 700
BAJAZET.
Et que deviendrez-vous, si dès cette journée
Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée?
AT AUDE.
Ne vous informez point ce que je deviendrai.
Peut-être à mon destin, Seigneur, j'obéirai.
Que sais-je? A ma douleur je chercherai des charmes*. 706
Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,
Qu'à vous perdre pour moi vous étiez résolu,
Que vous vivez, qu'enfin c'est moi qui l'ai voulu.
BAJAZET.
Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.
Plus vous me commandez de vous être infidèle, 710
1. Charm,-.-, au sens étymologique, ce qui peut charmer comme
magiquement, d'où guérir, endormir, apaiser la douleur.
480 BAJAZET.
Madame, plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
Quoi? cet amour si tendre, et né dans notre enfance,
Dont les feux avec nous ont crû dans le silence,
Vos larmes que ma main pouvoit seule arrêter, 716
Mes serments redoublés de ne vous point quitter,
Tout cela finiroit par une perfidie?
J'épouserois, et qui (s'il faut que je le die)?
Une esclave attachée à ses seuls intérêts,
Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts, 720
Qui m'offre ou son hymen, ou la mort infaillible;
Tandis qu'à mes périls Atalide sensible,
Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
Veut me sacrifier jusques à son amour.
Ah! qu'au jaloux Sultan ma tête soit portée, 726
Puisqu'il faut à ce prix qu'elle soit rachetée !
ATALIDE.
Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.
BAJAZET.
Parlez. Si je le puis, je suis prêt d'obéir.
ATALIDE.
La Sultane vous aime ; et malgré sa colère,
Si vous preniez, Seigneur, plus de soin de lui plaire, 73o
Si vos soupirs daignoient lui faire pressentir
Qu'un jour....
BAJAZET.
Je vous entends : je n'y puis consentir.
Ne vous figurez point que dans cette journée,
D'un lâche désespoir ma vertu consternée*
Craigne les soins d'un trône où je pourrois monter, 735
Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
1. Consternée : latinisme, abattue; sens de sternere et de ses com-
posés.
ACTE II, SCÈNE V. 481
J'écoute trop peut-être une imprudente audace;
Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,
J'espérois que fuyant un indigne repos,
Je prendrois quelque place entre tant de héros. 740
Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
Je ne puis plus tromper une amante crédule.
En vain, pour me sauver, je vous l'aurois promis :
Et ma bouche et mes yeux, du mensonge ennemis.
Peut-être dans le temps que je voudrois lui plaire, 745
Feroient par leur désordre un effet tout contraire ;
Et de mes froids soupirs ses regards ofïénsés
Verroient trop que mon cœur ne les a point poussés.
0 ciel! combien de fois je l'aurois éclaircie.
Si je n'eusse à sa haine exposé que ma vie, 760
Si je n'avois pas craint que ses soupçons jaloux
N'eussent trop aisément remonté jusqu'à vous!
Et j'irois l'abuser d'une fausse promesse?
Je me parjurerois? Et par cette bassesse....
Ah! loin de m'ordonner cet indigne détour, 755
Si votre cœur étoit moins plein de son amour.
Je vous verrois sans doute en rougir la première.
Mais pour vous épargner une injuste prière.
Adieu : je vais trouver Koxane de ce pas,
Et je vous quitte.
Et moi, je ne vous quitte pas. 760
Vf'iiez, cruel, venez, je vais vous y conduire;
Et de tous nos secrets c'est moi qui veux l'instruire.
Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
Se fait tant de plaisir d'expirer à mes yeux,
lioxane, malgré vous, nous joindra l'un et l'autre. 7G5
Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre;
Et je pourrai donner à vos yeux eifrayés
Le spectacle sanglant que vous me prépariez.
^ RACINE. 1<)
482 BAJAZET.
BAJAZET.
0 ciel! que faites-vous?
ATALIDE.
Cruel! pouvez-vous croire
Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire? 770
Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler,
Ma rougeur ne fût pas prête à me déceler?
3Iais on me présentoit votre perte prochaine.
Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,
Que vous n'osiez pour moi ce que j'osois pour vous? 775
Peut-être il suffira d'un mot un peu plus doux;
Roxane dans son cœur peut-être vous pardonne.
Yous-même, vous voyez le temps qu'elle vous donne.
A-t-elle, en vous quittant, fait sortir le Visir?
Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir? 780
Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse.
Ses pleurs ne m'ont-ils pas découvert sa tendresse?
Peut-être elle n'attend qu'un espoir incertain
Qui lui fasse tomber les armes de la main.
Allez, Seigneur: sauvez votre vie et la mienne*. 785 1
BAJAZET.
Hé bien! Mais quels discours faut-il que je lui tienne?
ATALIDE.
Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter.
L'occasion, le ciel pourra vous les dicter.
Allez : entre elle et vous je ne dois point paroître :
Votre trouble ou le mien nous feroient reconnoître^. 790
Allez, encore un coup, je n'ose m'y trouver.
Dites... tout ce qu'il faut. Seigneur, pour vous sauver.
1. Var. Allez, Seig^neur : tentez cette dernière voie.
B. — Hé bien '.Mais quels discours voulez-vous que j'emploie. (Éd. 1G72.)
2. Reconnaih'e : deviner.
FIN DU SECOiND ACTE
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.
Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée
Je vous l'ai dit, Madame : une esclave empressée,
Qui couroit de Roxane accomplir le désir, 795
Aux portes du Serrail a reçu le Yisir.
Ils ne m'ont point parlé ; mais mieux qu'aucun langage.
Le transport du Visir marquoit sur son visage
Qu'un heureux changement le rappelle au Palais,
Et qu'il y vient signer une éternelle paix. 800
Roxane a pris sans doute une plus douce voie.
Ainsi de toutes parts les plaisirs et la joie
M'abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.
J'ai fait ce que j'ai dû : je ne m'en repens pas.
ZAÏRE.
Quoi, Madame? Quelle est cette nouvelle alarme? 8o5
484 BAJAZET.
Et ne t'a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,
Ou, pour mieux dire enfin, par quel engagemeni
Bajazet a pu faire un si prompt changement?
Roxane en sa fureur paroissoit inflexible.
A-t-elle de son cœur quelque gage infaillible?
Parle. L'épouse-t-il?
Je n'en ai rien appris.
Mais enfin, s'il n'a pu se sauver qu'à ce prix.
S'il fait ce que vous-même avez su lui prescrire,
S'il l'épouse, en un mot....
ATALIDE.
S'il l'épouse, Zaïre!
Quoi? vous repentez- vous des généreux discours 8i5
Oue vous dictoit le soin de conserver ses jours?
ATALIDE.
Non, non : il ne fera que ce qu'il a dû faire.
Sentiments trop jaloux, c'est a vous de vous taire.
Si Bajazet l'épouse, il suit mes volontés;
Respectez ma vertu qui vous a surmontés; 820
A ses nobles conseils ne mêlez point le vôtre;
Et loin de me le peindre entre les bras d'une autre,
Laissez-moi sans regret me le représenter
Au trône, où mon amour l'a forcé de monter.
Oui, je me reconnois, je suis toujours la même.
Je voulois qu'il m'aimât, chère Zaïre, il m'aime;
Et du moins cet espoir me console aujourd'hui,
Que je vais mourir digne et contente de lui.
i
ACTE III, SCENE II. 485
ZAÏRE.
Mourir! Quoi? vous auriez un dessein si funeste?
ATALIDE.
J'ai cédé mon amant : tu t'étonnes du reste ! 83o
Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs
Une mort qui prévient et finit tant de pleurs?
Qu'il vive, c'est assez. Je l'ai voulu sans doute,
Et je le veux toujours, quelque prix qu'il m'en coûte.
Je n'examine point ma joie ou mon ennui : 835
J'aime assez mon amant pour renoncer à lui.
Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice
Que si j'ai pu lui faire un si grand sacrifice,
Ce cœur, qui de ses jours prend ce funeste soin,
L'aime trop pour vouloir en être le témoin. 84o
Allons, je veux savoir....
ZAÏRE.
Modérez-vous, de grâce.
On vient vous informer de tout ce qui se passe :
C'est le Visir.
SCÈNE II
ATALIDE, ACOMAT, ZAÏHE.
ACOMAT.
Enfin nos amants sont d'accord,
Madame : un calme heureux nous remet dans le port.
La Sultane a laissé désarmer sa colère; 845
Elle m'a d<''claré sa volonté dernière;
Et tandis qu'elle montre au peuple épouvanté
48G BAJAZET.
Du prophète divin l'étendard redouté,
Qu'à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,
Je vais de ce signal faire entendre la cause, 85o
Remplir tous les esprits d'une juste terreur,
Et proclamer enfin le nouvel empereur.
Cependant permettez que je vous renouvelle
Le souvenir du prix qu'on promit à mon zèle.
iN'attendez point de moi ces doux emportements, 855
Tels que j'en vois paroître au cœur de ces amants.
Mais si par d'autres soins plus dignes de mon âge.
Par de profonds respects, par un long esclavage.
Tel que nous le devons au sang de nos sultans.
Je puis....
ATALIDE.
Vous m'en pourrez instruire avec le temps. 860
Avec le temps aussi vous pourrez me connoître.
Mais quels sont ces transports qu'ils vous ont fait paroître?
Madame, doutez-vous des soupirs enflammés
De deux jeunes amants l'un de l'autre charmés?
ATALIDE.
Non; mais, à dire vrai, ce miracle m'étonne. 865
Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne?
L'épouse-t-il enfin?
ACOMAT.
Madame, je le croi.
Voici tout ce qui vient d'arriver devant moi.
Surpris, je l'avoûrai, de leur fureur commune.
Querellant* les amants, l'amour et la fortune, 870
1. Querellant : me plaignant de; emploi lire du sens étymologique
de qiierela.
ACTE m, SCENE II. 487
J 'et ois de ce palais sorti désespéré.
Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé
Chargeant de mon débris les reliques* plus chères,
Je niéditois ma fuite aux terres étrangères.
Dans ce triste dessein au Palais rappelé, 876
Plein de joie et d'espoir, j'ai couru, j'ai volé.
La porte du Serrait à ma voix s'est ouverte ;
Et d'abord une esclave à mes yeux s'est offerte,
Qui m'a conduit sans bruit dans un appartement
Où Roxane attentive écoutoit son amant. 880
Tout gardoit devant eux un auguste silence.
Moi-même résistant à mon impatience,
Et respectant de loin leur secret entretien.
J'ai longtemps immobile observé leur maintien.
Enfin avec des yeux qui découvroient son âme, 885
Lune a tendu la main pour gage de sa flamme;
L'autre, avec des regards éloquents, pleins d'amour,
L'a de ses feux. Madame, assurée à son tour.
Hélas!
ACOMAT.
Ils m'ont alors aperçu l'un et l'autre.
(( Voilà, m'a-t-elle dit, votre prince et le nôtre. 890
Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
Allez lui préparer les honneurs souverains.
Qu'un peuple obéissant l'attende dans le temple ^ :
Le Serrail va bientôt vous en donner l'exemple. »
Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé, 896
1. Reliques : restes, reliquiœ. L'emploi de ce mot était assez fréquent
dans le style courant de la première moitié du siècle. Balzac, qui le con-
damnait, en offre des exemples.
2. Temple : le terme le plus {général, convenable à toute religion,
juive, païenne, chrétienne, musulmane.
488 BAJAZET.
Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé :
Trop heureux d'avoir pu, par un récit fidèle,
De leur paix en passant vous conter la nouvelle.
Et m'acquitter vers vous de mes respects profonds.
Je vais le couronner, Madame, et j'en réponds. 900
SCÈNE III
ATALIDE, ZAÏRE.
ATALIDE.
Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.
Ah! Madame, croyez....
Que veux-tu que je croie?
Quoi donc? à ce spectacle irai-je m'exposer?
Tu vois que c'en est fait : ils se vont épouser.
La Sultane est contente; il l'assure qu'il l'aime. goS
Mais je ne m'en plains pas, je l'ai voulu moi-même.
Cependant croyois-tu, quand jaloux de sa foi
Il s'alloit plein d'amour sacrifier pour moi ;
Lorsque son cœur tantôt m'exprimant sa tendresse,
Refusoit à Roxane une simple promesse; 910
Quand mes larmes en vain tàchoient de l'émouvoir ;
Quand je m'applaudissois de leur peu de pouvoir :
Croyois-tu que son cœur, contre toute apparence,
Pour la persuader trouvât tant d'éloquence?
Ah! peut-être, après tout, que sans trop se forcer, 91$
Tout ce qu'il a pu dire, il a pu le penser.
Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle,
ACTE III, SCI<;NE III. 4C9
Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.
Elle aura devant lui l'ait parler ses douleurs ;
Elle l'aime; lui empire autorise ses pleurs. 920
Tant d'amour touche enfin une àme généreuse.
Ilélas! que de raisons contre une malheureuse!
Mais ce succès, Madame, est encore incertain. i
Attendez. ;
h
ATALIDE. iè
\
Non, vois-tu, je le nîrois en vain. •
Je ne prends point plaisir à croître ma misère. 925
Je sais pour se sauver tout ce qu'il a diî faire. :
Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,
Je n"ai point prétendu qu'il ne m'obéit pas. l
Mais après les adieux que je venois d'entendre, ,;]
Après tous les transports d'une douleur si tendre, gSo \
Je sais qu'il n'a point dû lui faire remarquer
La joie et les transports qu'on vient de m'expliquer. 1
Toi-même juge-nous, et vois si je m'abuse. ]
Pourquoi de ce conseil moi seule suis-jc excluse?
Au sort de Bajazet ai-je si peu de part? 935 ^
A me chercher lui-même attendroit-il si tard, 1
N'étoit que de son cœur le trop juste reproche \
Lui fait peut-être, hélas! éviter cette approche? \
Mais non, je lui veux bien épargner ce souci : '1
\ ne me verra plus. v
ZAÏRE. - ^
Madame, le voici. 940 \
490 BâJâZET.
SCENE IV
BAJAZET, ATALIDE, ZAÏRE.
BAJAZET.
C'en est fait : j'ai parlé, vous êtes obéie.
Vous n'avez plus. Madame, à craindre pour ma vie ;
Et je serois heureux, si la foi, si l'honneur
Ne me reprochoit point mon injuste bonheur' ;
Si mon cœur, dont le trouble en secret me condamne, 945
Pouvoit me pardonner aussi bien que Roxane.
Mais enfui je me vois les armes à la main ;
Je suis libre; et je puis contre un frère inhumain,
Non plus, par un silence aidé de votre adresse,
Disputer en ces lieux le cœur de sa maîtresse, gSo
Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
Moi-même le cherchant aux climats étrangers.
Lui disputer les cœurs du peuple et de l'armée,
Et pour juge entre nous prendre la renommée.
Que vois-je? Qu'avez-vous ? Vous pleurez!
Non, Seigneur,
Je ne murmure pomt contre votre bonheur :
Le ciel, le juste ciel vous devoit ce miracle.
Vous savez si jamais j'y formai quelque obstacle.
Tant que j'ai respiré, vos yeux me sont témoins
Que votre seul péril occupoit tous mes soins ; 960
Et puisqu'il ne pouvoit finir qu'avec ma vie.
1. Var. Et je serois heureux, si je pouvois goûlei
Quel lue borJbeur, au prix qu'il vient de m'en coi
coûter. (Éd. 1672.
ACTE III, SCENE IV. 491
C'est sans regret aussi que je la sacrifie.
,1 est vrai, si le ciel eût écouté mes vœux,
(Ju'il pou voit m'accorder un trépas plus heureux.
Vous n'en auriez pas moins épousé ma rivale : 965
Vous pouviez l'assurer de la foi conjugale ;
Mais vous n'auriez pas joint à ce titre d'époux
Tous ces gages d'amour qu'elle a reçus de vous.
lloxane s'estimoit assez récompensée,
Et j'aurois en mourant cette douce pensée 970
Que vous ayant moi-même imposé cette loi,
Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi ;
Qu'emportant cliez les morts toute votre tendresse,
Ce n'est point un amant en vous que je lui laisse.
Que parlez-vous. Madame, et d'époux et d'amant? 976
0 ciel ! de ce discours quel est le fondement ?
Qui peut vous avoir fait ce récit inlidèle?
Moi, j'aimerois Roxane, ou je vivrois pour elle.
Madame! Ah! croyez-vous que, loin de le penser,
Ma bouche seulement eût pu le prononcer? 980
Mais l'un ni l'autre enfin n'étoit point nécessaire :
La Sultane a suivi son penchant ordinaire ;
Et soit qu'elle ait d'abord expliqué mon retour
Comme un gage certain qui marquoit mon amour,
Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre, ,986
A peine ai-je parlé, que, sans presque m'entendre,
Ses pleurs précipités ont coupé mes discours.
Elle met dans ma main sa fortune, ses jours ;
Et se fiant enfin à ma reconnoissance.
D'un hymen infaillible a formé l'espérance. 99<^
Moi-même, rougissant de sa crédulité
Et d'un amour si tendre et si peu mérité,
Dans ma confusion, que Roxane, Madame,
Attribuoit encore à l'excès de ma flamme,
n
492 BAJAZET
Je me Irouvois barbare, injuste, criminel. 995
Croyez qu'il m'a fallu, dans ce moment cruel,
Pour garder jusqu'au bout mi silence perfide,
Rappeler tout l'amour que j'ai pour Atalide.
Cependant, quand je viens après de tels efforts
Chercher quelque secours contre tous mes remords, 1000
Vous-même contre moi je vous vois irritée
Reprocher votre mort à mon âme agitée.
Je vois enfin, je vois qu'en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche foiblement.
Madame, Unissons et mon trouble et le vôtre : ioo5
Ne nous affligeons point vainement l'un et l'autre.
Roxane n'est pas loin ; laissez agir ma foi.
J'irai, bien plus content et de vous et de moi.
Détromper son amour d'une feinte forcée.
Que je n'allois tantôt déguiser ma pensée. loio
La voici.
ATALIDE.
Juste ciel ! où va-t-il s'exposer?
Si vous m'aimez, gardez de la désabuser.
SCÈNE V
BAJAZET, ROXANE, ATALIDE.
ROXANE.
Venez, Seigneur, venez : il est temps de paraître.
Et que tout le Serrait reconnoisse son maître.
Tout ce peuple nombreux dont il est habité, ici 5
Assemblé par mon ordre, attend ma volonté.
Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,
Senties premiers sujets que mon amour vous livre.
ACTE III, SCÈ^'E VI. 493
L'aiirioz-vous cru, Madame, et qu'un si prompt retour
Fit à tant de fureur succéder tant d'amour? 1020
Tantôt à me venger fixe * et déterminée,
Je jurois qu'il voyoit sa dernière journée.
\ peine cependant Bajazet m'a parlé,
L'amour lit le serment, l'amour l'a violé.
J'ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse : loaS
J'ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.
BAJAZET.
Oui, je vous ai promis et j'ai donné ma foi^
De n'oublier jamais tout ce que je vous doi ;
J'ai juré que mes soins, ma juste complaisance
Vous répondront toujours de ma reconnoissance. io3o
Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits,
Je vais de vos bontés attendre les effets.
SCÈNE VI
ROXANE, ATALIDE.
De quel étonnement, .0 ciel ! suis-je frappée !
Est-ce un songe ? et mes yeux ne rn'ont-ils point trompée?
Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé i(>3>
Oui semble révoquer tout ce qui s'est passé ?
Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue,
Et qu'il ait regagné mon amitié nerdue?
1. Fixe, an sens moral, et appliqué à une personne, est rare. « Un
esprit fixe, est celui qui ne change pas. » (Furetière.)
2. Var. Oui, je vous ai promis, et je m'en souviendrai,
Que fidèle à vos soins autant que je vivrai,
""•n respect éternel, ma juste complaisance.... (Éd. 1672-87.)
494 BAJAZET.
J'ai cru qu'il me juroil que jusques à la mort
Son amour me laissoit maîtresse de son sort. io4o
Se repent-il déjà de m'avoir apaisée ?
Mais moi-môme tantôt me serois-je abusée?
Ah!.... Mais il vous parloit : quels étoient ses discours,
Madame?
ATALIDE.
Moi, Madame ! Il vous aime toujours.
Il y va de sa vie au moins que je le croie. io45
Mais de grâce, parmi tant de sujets de joie,
Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer
Ce chagrin qu'en sortant il m'a fait remarquer ?
Madame, ce chagrin n'a point frappé ma vue.
Il m'a de vos bontés longtemps entretenue. io5o
Il en étoit tout plein quand je l'ai rencontré.
J'ai cru le voir sortir tel qu'il étoit entré.
Mais, Madame, après tout, faut-il être surprise
Que tout prêt d'achever cette grande entreprise,
Bajazet s'inquiète et qu'il laisse échapper io55
Quelque marque des soins qui doivent l'occuper?
Je vois qu'à l'excuser votre adresse est extrême.
Vous parlez mieux pour lui qu'il ne parle lui-même.
ATALIDE.
Et quel autre intérêt....
ROXANE.
Madame, c'est assez.
Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez. 1060
I
ACTE III, SCÈNE VIL 495
Laissez-moi. J'ai besoin d'un peu de solitude.
Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.
J'ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,
Et je veux un moment y penser sans témoins.
SCÈNE \1I
ROXANE, seule.
De tout ce que je vois que faut-il que je pense? io65
Tous deux à me tromper sont-ils d'intelligence?
Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?
>''ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?
Bajazet interdit! Atalide étonnée !
0 ciel! à cet affront m'auriez-vous condamnée? 1079
De mon aveugle amour seroient-ce là les fruits ?
Tant de jours douloureux, tant d'inquiètes nuits.
Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,
N'aurois-je tout tenté que pour une rivale ?
Mais peut-être qu'aussi, trop prompte à m'affliger, 1076
J'observe de trop près un chagrin passager.
J'impute à son amour l'effet de son caprice.
N'eùt-il pas jusqu'au bout conduit son artifice ?
Prêt à voir le succès de son déguisement,
Quoi ? ne pouvoit-il pas" feindre encore un moment?
Non, non, rassurons-nous : trop d'amour m'intimide.
El pourquoi dans son cœur redouter Atalide ?
Quel seroit son dessein? Qu'a-t-elle fait pour lui?
Oui de nous deux enfin le couronne aujourd'hui ?
Mais, hélas! de l'amour ignorons-nous l'empire? io85
Si par quelque autre charme Atalide l'attire,
Qu'importe qu'il nous doive et le sceptre et le jour?
Les bienfaits dans un cœur balancent-ils l'amour?
496 . BAJAZET.
Et sans chercher plus loin, quand l'ingrat me sut plaire,
Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère? 1090
Ah ! si d'une autre chaîne il n'étoit point lié,
L'offre de mon hymen l'eût-il * tant effrayé?
N'eût-il pas sans regret secondé mon envie ?
L'eût-il refusé même aux dépens de sa vie ?
Que de justes raisons.... Mais qui vient me parler? 1095
Que veut-on?
SCÈNE VIIl
ROXANE, ZATIME. -
ZATIME.
Pardonnez si j'ose vous troubler.
Mais, Madame, un esclave arrive de l'armée;
Et quoique sur la mer la porte fût fermée,
Les gardes sans tarder l'ont ouverte à genoux
Aux ordres du Sultan qui s'adressent à vous. itoo
Mais ce qui me surprend, c'est Orcan qu'il envoie.
ROXANE.
Orcan !
Oui, de tous ceux que le Sultan emploie,
Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins,
Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.
Madame, il vous demande avec impatience.
1. Le mot offre était déjà féminin. Furetière ne mentionne même
point l'autre genre.
ACTE III, SCENE VIII. 497
Mais j'ai cru vous devoir avertir par avance ;
Et souhaitant surtout qu'il ne vous surprît pas,
Dans votre appartement j'ai retenu ses pas.
ROXANE.
Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?
Quel peut être cet ordre ? et que puis-je répondre ? iiio
Il n'en faut point douter, le Sultan inquiet
Une seconde fois condamne Bajazet.
On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre :
Tout m'obéit ici. Mais dois-je le défendre ?
Quel est mon empereur? Bajazet? Amurat ? , iii5
J'ai trahi l'un ; mais l'autre est peut-être un ingrat.
Le temps presse. Que faire en ce doute funeste?
Allons : employons bien le moment qui nous reste.
Ils ont beau se cacher. L'amour le plus discret
Laisse par quelque marque échapper son secret. 1120
Observons Bajazet ; étonnons Atalide ;
Et couronnons l'amant, ou perdons le perfide.
FIN DU TROISIÈME ACTE
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
ATALIDE, ZAÏRE.
Ah ! sais-tu mes frayeurs? Sais-tu que dans ces lieux
J'ai vu du fier Orcan le visage odieux ?
En ce moment fatal, que je crains sa venue! ii25
Que je crains.... Mais dis-moi, Bajazet t'a-t-il vue?
Qu'a-t-il dit? Se rend-il, Zaïre, à mes raisons?
Ira-t-il voir Roxane, et calmer ses soupçons?
ZAÏRE.
11 ne peut plus la voir sans qu'elle le commande.
Roxane ainsi l'ordonne : elle veut qu'il l'attende. ii3c
Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.
J'ai feint en le voyant de ne le point chercher.
J'ai rendu votre lettre, et j'ai pris sa réponse.
Madame, vous verrez ce qu'elle vous annonce.
ATALIDE lit :
(( Après tant d'injustes détours,
Faut-il qu'à feindre encor votre amour me convie 't
ACTE IV, SCE>'E I. 499
Mais je veux bien prendre soin d'une vie
Dont vous jurez que dépendent vos jours.
Je verrai la Sultane; et par ma complaisance,
Par de nouveaux serments de ma reconnoissance, ii4o
J'apaiserai, si je puis, son courroux.
N'exigez rien de plus. Ni la mort, ni vous-même
Ne me ferez jamais prononcer que je l'aime,
Puisque jamais je n'aimerai que vous. »
Hélas ! que me dit-il ? Croit-il que je l'ignore? ii45
Ne sais-je pas assez qu'il m'aime, qu'il m'adore ?
Est-ce ainsi qu'à mes vœux il sait s'accommoder?
C'est Roxane, et non moi, qu'il faut persuader.
De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie?
Funeste aveuglement ! Pertlde jalousie ! i i5o
Récit menteur! Soupçons que je n'ai pu celer!
Falloit-il vous entendre, ou falloit-il parler?
C'étoit fait, mon bonheur surpassoit mon attente.
J'étois aimée, heureuse, et Roxane contente.
Zaïre, s'il se peut, retourne sur tes pas. ii55
Qu'il l'apaise. Ces mots ne me suffisent pas.
Que sa bouche, ses yeux, tout l'assure qu'il l'aime.
Qu'elle le croie enfin. Que ne puis-je moi-même,
Échauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,
Mettre dans ses discours tout l'amour que je sens? 1160
Mais à d'autres périls je crains de le commettre.
ZAÏRE. X
Roxane vient à vous.
ATALIDE.
Ah! cachons cette lettre.
500 BAJAZET.
SCÈNE II
ROXANE, ATALIDE, ZATIME, ZAÏRE.
ROXANE, à Zatime.
Viens. J'ai reçu cet ordre. Il faut l'intimider.
ATALIDE, à Zaïre.
Va, cours; et tâche enfin de le persuader.
SCÈNE m
ROXANE, ATALIDE, ZATIME,
Madame, j'ai reçu des lettres de l'armée. ii65
De tout ce qui s'y passe êtes-vous informée ?
ATALIDE.
On m'a dit que du camp un esclave est venu.
Le reste est un secret qui ne m'est pas connu.
ROXANE.
Amurat est heureux : la fortune est changée,
Madame, et sous ses lois Babylone est rangée. 1170
ATALIDE.
Hé quoi, Madame? Osmin....
ACTE IV, SCENE III. 501
ROXANE.
Étoit mal averti,
Et depuis son départ cet esclave est parti.
C'en est fait.
ATALIDE.
Quel revers !
ROXANE.
Pour comble de disgrâces,
Le Sultan, qui l'envoie, est parti sur ses traces.
ATALIDE.
Quoi ? les Persans armés ne l'arrêtent donc pas? 1 175
ROXANE.
Non, Madame. Vers nous il revient à grands pas.
ATALIDE.
Que je vous plains, Madame ! et qu'il est nécessaire
D'achever promptement ce que vous vouliez faire !
ROXANE.
Il est tard ' de vouloir s'opposer au vainqueur.
ATALIDE.
0 ciel !
ROXANE.
Le temps n'a point adouci sa rigueur. 1180
Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.
ATALIDE.
Et que vous mande-t-il ?
1. Tard : au sens de trop tard : sérum est.
502 BAJAZET.
ROXANE.
Voyez : lisez vous-même.
Vous connoissez, Madame, et la lettre* et le sein.
AT AUDE.
Du cruel Amurat je reconnois la main.
(Elle lit.)
(( Avant que Babylone éprouvai ma puissance, ii85
Je vous ai l'ait porter mes ordres absolus.
Je ne veux point douter de votre obéissance,
Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
Je laisse sous mes lois Babylone asservie.
Et confirme en partant mon ordre souverain. 1190
Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
iSe vous montrez à moi que sa tête à la main. »
lié bien ?
ATALIDE.
Cache tes pleurs, malheureuse Atalide.
Que vous semble'
Il poursuit son dessein parricide ;
Mais il pense proscrire un prince sans appui : 119J
Il ne sait pas l'amour qui vous parle pour lui,
(Jue vous et Bajazet vous ne faites qu'une àme,
1. Lettre : se dit du caractère particulier dont chacun écrit (Fure-
lière). — Sein, et non seing, afin de rimer aux yeux.
ACTE lY, SCÈNE III. 503
Que plutôt, s'il le faut, vous mourrez....
ROXANE.
Moi, Madame?
Je voudrois le sauver, je ne le puis haïr ;
Mais....
ATALIDE.
Quoi donc? qu'avez- vous résolu?
ROXANE.
D'obéir. 1200
ATALIDE.
D'obéir !
ROXANE.
Et que faire en ce péril extrême ?
Il le faut.
ATALIDE.
Quoi? ce prince aimable... qui vous aime.
Verra finir ses jours qu'il vous a destinés !
ROXANE.
le faut. Et déjà mes ordres sont donnés.
ATALIDE.
me meurs.
ZATIME.
Elle tombe, et ne vit plus qu'à peine. laoS
ROXANE.
^llez, conduisez-la dans la chambre prochaine.
50 i BAJAZET.
Mais au moins observez ses regards, ses discours,
Tout ce qui convaincra 1 leurs perfides amours.
SCÈNE IV
ROXANE, seule.
Ma rivale à mes yeux s'est enfin déclarée :
Voilà sur quelle foi je m'étois assurée. 1210
Depuis six mois entiers j'ai cru que nuit et jour
Ardente elle veilloit au soin de mon amour;
Kt c'est moi qui du sien ministre trop fidèle,
Semble depuis six mois ne veiller que pour elle,
Oui me suis appliquée à chercher les moyens 121 5
De lui faciliter tant d'heureux entretiens,
Et qui même souvent, prévenant son envie,
Ai hàlé les moments les plus doux de sa vie.
Ce n'est pas tout : il faut maintenant m'éclaircir
Si dans sa perfidie elle a su réussir; 1220
Il faut.... Mais que pourrois-je apprendre davantage?
Mon malheur n'est-il pas écrit sur son visage?
Vois-je pas, au travers de son saisissement,
Un cœur dans ses douleurs content de son amant?
Exempte des soupçons dont je suis tourmentée, 1226
Ce n'est que pour ses jours qu'elle est épouvantée.
iN'importe : poursuivons. Elle peut comme moi
Sur des gages trompeurs s'assurer de sa foi.
Pour le faire expliquer, tendons-lui quelque piège.
Mais quel indigne emploi moi-même m'imposé-je ! i23o
1. Convaincra : Racine applique au mot convaincre la double con-
struction du latin arguere. Arquerc aliquem — arguere culpnm. Mais
plutôt c'est un cas de l'emploi du substantif de qualité suf)stitué au
nom de la personne à qui la qualité appartient. Cf. ^otes grammaticales.
ACTE IV, SCÈNE V. 505
Quoi donc? à me gêner appliquant mes esprits,
•lirai faire à mes yeux éclater ses mépris?
Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse.
Bailleurs l'ordre, l'esclave, et le Visir me presse.
Il faut prendre parti : l'on m'attend. Faisons mieux : i235
Sur tout ce que j'ai vu fermons plutôt les yeux;
Laissons de leur amour la recherche importune;
Poussons à bout l'ingrat, et tentons la fortune.
Voyons si, par mes soins sur le trône élevé,
Il osera trahir l'amour qui l'a sauvé, 1240
Et si de mes bienfaits lâchement libérale,
Sa main en osera couronner ma rivale.
Je saurai bien toujours retrouver le moment
De punir, s'il le faut, la rivale et l'amant.
Dans ma juste fureur observant le perfide, 1245
Je saurai le surprendre avec son Atalide;
Et d'un même poignard les unissant tous deux,
Les percer l'un et l'autre, et moi-même après eux.
Voilà, n'en doutons point, le parti qu'il faut prendre *.
Je veux tout ignorer.
SCÈNE V
ROXANE, ZATIME.
ROXANE.
Ah ! que viens-tu m'apprcndre,
Zalime? Bajazet en est-il amoureux?
Vois-tu dans ses discours qu'ils s'entendent tous deux?
ZATIME.
Elle n'a point parlé : toujours évanouie.
Madame, elle ne marque aucun reste de vie
Que par de longs soupirs et des gémissements, i255
1. Var. Sans doute j'ai trouvé le parti qu'il faut prendre. (Éd. 1672.)
50() BAJAZET.
Qu'il semble que son cœur va suivre à tous moments.
Vos femmes, dont le soin à l'envi la soulage,
Ont découvert son sein pour leur donner passage.
Moi-même avec ardeur secondant ce dessein,
J'ai trouvé ce billet enfermé dans son sein. 1260
Du prince votre amant j'ai reconnu la lettre.
Et j'ai cru qu'en vos mains je devois le remettre.
ROXANE.
Donne. Pourquoi frémir? et quel trouble soudain
Me glace à cet objet, et fait trembler ma main?
Il peut l'avoir écrit sans m'avoir offensée. i265
Il peut même.... Lisons, et voyons sa pensée :
« Ni la mort, ni vous-même
Ne me ferez jamais prononcer que je l'aime.
Puisque jamais je n'aimerai que vous. »
Ah! de la trahison me voilà donc instruite!
Je reconnois l'appas dont ils m'avoient séduite. 1270
Ainsi donc mon amour étoit récompensé.
Lâche, indigne du jour que je t'avois laissé ?
Ah! je respire enfin; et ma joie est extrême
Que le traître une fois se soit trahi lui-même.
Libre des soins cruels où j'allois m'engager, 1275
Ma tranquille fureur n'a plus qu'à se venger.
Qu'il meure. Vengeons-nous. Courez. Qu'on le saisisse;
Que la main des muets s'arme pour son supplice.
Qu'ils viennent préparer ces nœuds infortunés
Par qui de ses pareils les jours sont terminés*. 1280
Cours, Zatime : sois prompte à servir ma colère.
ZATIME.
Ah ! Madame.
ROXANE.
Quoi donc?
1. Le fameux et fatal cordon : cf. p, 457, n. 1.
ACTE IV, SCENE V. 507
ZATIME.
Si sans trop vous déplaire,
Dans les justes transports, Madame, où je vous vois,
J'osois vous faire entendre une timide voix ;
Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre, 1285
Aux mains de ces cruels mérite qu'on le livre.
Mais tout ingrat qu'il est, croyez-vous aujourd'hui
Qu'Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ?
Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle
?se l'a point averti de votre amour nouvelle? 1290
Des cœurs comme le sien, vous le savez assez %
Ne se regagnent plus quand ils sont offensés ;
Et la plus prompte mort, dans ce moment sévère.
Devient de leur amour la marque la plus chère.
ROXANE.
Avec quelle insolence et quelle cruauté 1295
Ils sejouoient tous deux de ma crédulité! -
Quel penchant, quel plaisir je sentois à lès croire!
Tu ne remportois pas une grande victoire^,
Perfide, en abusant ce cœur préoccupé,
Qui lui-même craignoit de se voir détrompé ^. i3oo
Moi! qui de ce haut rang qui me rendoit si fière.
Dans le sein du malheur t'ai cherché la première.
Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,
1. Tout le volume de M. de Ilammer, consacré à Mourad IV, le
montre ombrageux, violent, sanguinaire, impitoyable.
2. Fallere credentem non est opcrosa puellam — Gloria.... (Ovide,
lleroides, II, 63.) « Tromper une jeune fille confiante, c'est une gloire
facile à remporter. »
3. Entre ce vers et le suivant, les éd. de 1671-87 donnaient les quatre
suivants : ^
Tu n'as pas eu besoin do tout ton artifice,
Kt (je veux bien te faire encor cette justice),
Toi-même, je m'assure, as rougi plus d'un jour
Du peu qu'il t'en coûtoit pour tromper tant d'amour.
508 BAJAZET.
Aux périls dont tes jours éloient environnés,
Après tant de bonté, de soin, d'ardeurs extrêmes, i3o5
Tu ne saurois jamais prononcer que tu m'aimes !
Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?
Tu pleures, malheureuse? Ah! tu devois pleurer*
Lorsque d'un vain désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le voir la première pensée. i3io
Tu pleures? et l'ingrat, tout prêt à te trahir,
Prépare les discours dont il veut t'éblouir.
Pour plaire à ta rivale, il prend soin de sa vie.
Ah! traître, tu mourras. Quoi? tu n'es point partie?
Va. Mais nous-même, allons, précipitons nos pas. i3i5
Qu'il me voie, attentive au soin de son trépas,
Lui montrer à la fois, et l'ordre de son frère,
Et de sa trahison ce gage trop sincère.
Toi, Zatime, reliens ma rivale en ces lieux.
Qu'il n'ait en expirant que ses cris pour adieux. i3-20
Qu'elle soit cependant fidèlement servie.
Prends soin d'elle : ma haine a besoin de sa vie.
Ah! si pour son amant facile à s'attendrir-,
La peur de son trépas la fit presque mourir.
Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle i325
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,
De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !
Va, retiens-la. Surtout garde bien le silence.
Moi.... Mais qui vient ici différer ma vengeance? i33o
1. Didon dans Virgile (En., IV, 596-7) .
Infelix Dido ! mine te faeta impia tamjimt ?
Tutn decuit, cum spectra dabas!...
« Malheureuse Didon ! c'est maintenant que tu ressens le crime de sa
conduite? Mais c'était alors qu'il fallait t'émouvoir, quand tu lui don
nais ton royaume. »
2. Facile à s'attendrir : le verbe pronominal, équivalent au passif,
fait une construction toute latine (sur le type facile dicta).
ACTE IV, SCÈNE YI. î»09
SCÈNE YI
ROXANE, ACOMAT, OSMIN.
Que faites-vous, Madame ? En quels retardements
D'un jour si précieux perdez-vous les moments?
Bysance par mes soins presque entière assemblée
Interroge ses chefs, de leur crainte troublée;
Et tous, pour s'expliquer, ainsi que mes amis, i335
Attendent le signal que vous m'aviez promis.
D'où vient que sans répondre à leur impatience,
Le Serrait cependant garde un triste silence?
Déclarez-vous, Madame; et sans plus diftërer....
ROXANE.
Oui, vous serez content : je vais me déclarer. i34o
ACOMAT.
Madame, quel regard, et quelle voix sévère.
Malgré votre discours, m'assure du contraire?
Quoi? déjà votre amour, des obstacles vaincu....
ROXANE.
bajazet est un traître, et n'a que trop vécu.
ACOMAT.
Lui!
ROXANH.
Pour moi, pour vous-même, également perfide,
Il nous trompoit tous deux.
ACOMAT.
Comment ?
510 BAJAZET.
ROXANE.
Cette Atalide,
Qui même n'ëtoit pas un assez digne prix,
De tout ce que pour lui vous avez entrepris....
ACOMAT.
[lé bien?
Lisez. Jugez après cette, insolence
Si nous devons d'un traître embrasser la défense. i35o
Obéissons plutôt à la juste rigueur
D'Amurat qui s'approche et retourne * vainqueur ;
Et livrant sans regret un indigne complice,
Apaisons le Sultan par un prompt sacrifice.
ACOMAT, lui rendant le billet.
Oui, puisque jusque-là l'ingrat m'ose outrager, r355
Moi-même, s'il le faut, je m'ofVre à vous venger, ,'
Madame. Laissez-moi nous laver l'un et l'autre |
Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre. i
Montrez-moi le chemin, i'v cours. i
ROXANE. î
Non, Acomat. f
Laissez-moi le plaisir de confondre l'ingrat. i36o
.ïe veux voir son désordre, et jouir de sa honte. i
Je perdrois ma vengeance en la rendant si prompte. |
Je vais tout préparer. Vous cependant, allez
Disperser promptement vos amis assemblés.
1. Retourne : revient, sens fréquent.
,1;
ACTE IV, SCÈÎsE VII. 511
SCÈNE VIÏ
ACOMAT, OSM[N.
ACOMAT.
Demeure. Il n'est pas temps, cher Osmin, que je sorte.
OSMIN.
Ouoi? jusque-là, Seigneur, votre amour vous transporte?
>avez-vous pas poussé la vengeance assez loin?
Voulez-vous de sa mort être encor le témoin?
ACOMAT.
Que veux-tu dire? Es-tu toi-même si crédule
Que de me soupçonner dun courroux ridicule? iSyo
Moi, jaloux? Plût au ciel qu'en me manquant de foi,
L'imprudent Bajazet n'eût offensé que moi !
OSMIN.
,Et pourquoi donc. Seigneur, au lieu de le défendre....
P ACOMAT.
Et la Sultane est-elle en état de m'entendre?
Ne voyois-tu pas bien, quand je l'allois trouver, 1376
Que j'allois avec lui me perdre, ou me sauver?
Ah ! de tant de conseils événement sinistre* î
l'iince aveugle ! ou plutôt trop aveugle ministre !
il te sied bien d'avoir en de si jeunes mains,
(Chargé d'ans et d'honneurs, confié tes desseins, i38o
Et laissé d'un visir la fortune flottante
Suivre de ces amants la conduite imprudente.
1. Vers tout latin : « issue sinistre de tant de desseins médités et
mûris ». Conseil au sens de consilium : événements au sens de éventas.
512 BAJAZET.
OSMIN.
lié! laissez-les entre eux exercer leur courroux.
Bajazet veut périr; Seigneur, songez à vous.
Qui peut de vos desseins révéler le mystère, i385
Sinon quelques amis engagés à se taire?
Vous verrez par sa mort le Sultan adouci.
Roxane en sa fureur peut raisonner ainsi.
Mais moi, qui vois plus loin, qui, par un long usage,
Des maximes du trône ai fait l'apprentissage, 1390
Qui d'emplois en emplois vieilli sous trois sultans,
Ai vu de mes pareils les malheurs éclatants'.
Je sais, sans me flatter, que de sa seule audace
Un homme tel que moi doit attendre sa grâce,
Et qu'une mort sanglante est l'unique traité iSgS
Qui reste entre l'esclave et le maître irrité.
OSMIN.
Fuyez donc.
J'approuvois tantôt cette pensée.
Mon entreprise alors étoit moins avancée.
Mais il m'est désormais trop dur de reculer.
Par une belle chute il faut me signaler, i4oo
Et laisser un débris du moins après ma fuite,
Qui de mes ennemis retarde la poursuite.
Bajazet vit encor : pourquoi nous étonner?
Acomat de plus loin a su le ramener.
Sauvons-le, malgré lui, de ce péril extrême, i4o5
1, Si Acomat lient la place de Mohammed qui fut tué au siège de
IJagdad, il a pu voir passer neuf grands vizirs avant lui sous Mourad IV :
deux sont morts ; trois ont été destitués ; quatre ont été exécut-.'s ou
assassinés.
ACTE lY, SCE^■E VII. , 513
Pour nous, pour nos amis, pour Roxane elle-même.
Tu vois combien son cœur, prêt à le protéger,
A retenu mon bras trop prompt à la venger.
Je connois peu l'amour; mais j'ose te répondre
Qu'il n'est pas condamné, puisqu'on le veut confondre ;
Que nous avons du temps. Malgré son désespoir,
Roxane l'aime encore, Osmin, et le va voir.
OSMIIÏ.
Enfin que vous inspire une si noble audace ?
Si Roxane l'ordonne, il faut quitter la place.
Ce palais est tout plein....
ACOMAT.
Oui, d'esclaves obscurs, i4i5
Nourris loin de la guerre, à l'ombre de ses murs*
Mais toi dont la valeur, d'Amurat oubliée,
Par de communs chagrins à mon sort s'est liée,
Voudras-tu jusqu'au bout seconder mes fureurs ?
OSMIN.
Seigneur, vous m'offensez. Si vous mourez, je meurs. 1420
ACOMAT.
D'amis et de soldats une troupe hardie
Aux portes du Palais attend notre sortie.
La Sultane d'ailleurs se fie à mes discours.
Nourri dans le Serrail, j'en connois les détours ;
Je sais de Bajazet l'ordinaire demeure. 1425
Ne tardons plus, marchons. Et s'il faut que je meure,
Mourons : moi, cher Osmin, comme un visir; et toi.
Comme le favori d'un homme tel que moi.
FIN DU QUATRIÈME ACTE
17
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
ATALIDE. seule.
Hélas ! je cherche en vain : rien ne s'offre à ma vue'.
Malheureuse! Comment puis-je l'avoir perdue? i43o
Ciel, aurois-tu permis que mon funeste amour
Exposât mon amant tant de fois en un jour?
Que pour dernier malheur, cette lettre fatale
Fût encor parvenue aux yeux de ma rivale ?
J'étois en ce lieu même ; et ma timide main, i435
Quand Roxane a paru, l'a cachée en mon sein.
Sa présence a surpris mon âme désolée ;
Ses menaces, sa voix, un ordre m'a troublée.
J'ai senti défailhr ma force et mes esprits :
Ses femmes m'entouroient quand je les ai repris; i44o
A mes yeux étonnés leur troupe est disparue.
Ah! trop cruelles mains, qui m'avez secourue,
Vous m'avez vendu cher vos secours inhumains ;
Et par vous cette lettre a passé dans ses mains.
1. Que l'on cherche partout mes tablettes perdues,
Et que sans les ouvrir elles me soient rendues.
disait la Thomyris de Quinault. Et Boiloau se moquait de Quinault (Dial.
des héros de roman).
ACTE Y, SCENE III. 515
Quels desseins maintenant occupent sa pensée ? i445
Sur qui sera d'abord sa vengeance exercée?
Quel sang pourra suffire à son ressentiment?
Ah! Bajazet est mort, ou meurt en ce moment.
Cependant on m'arrête, on me tient enfermée.
On ouvre. De son sort je vais être informée. i45o
SCÈNE lï
ROXAXE, ATALIDE, ZATIME.
ROXANE.
Retirez-vous.
ATALIDE.
Madame.... Excusez l'embarras...
ROXANE.
Retirez-vous, vous dis-je, et ne répliquez pas.
Gardes, qu'on la retienne.
SCÈNE m
ROXANE, ZATIME.
ROXANE.
Oui, tout est prêt, Zatime :
Orcan et les muets attendent leur victime.
Je suis pourtant toujours maîtresse de son sort. i455
Je puis le retenir. Mais s'il sort, il est mort.
Vient-il?
516 BAJAZET.
ZATDIE.
Oui, sur mes pas un esclave l'amène;
Et loin de soupçonner sa disgrâce prochaine,
Il m'a paru, Madame, avec empressement
Sortir, pour vous chercher, de son appartement. i46o
ROXANE,
Ame lâche, et trop digne enfin d'être déçue,
Peux-tu souffrir encor qu'il paroisse à ta vue ?
Crois-tu par tes discours le vaincre ou l'étonner ?
Quand même il se rendroit, peux-tu lui pardonner? .
Quoi? ne devrois-tu pas être déjà vengée? i465 n
Ne crois-tu pas encore être assez outragée ? f
Sans perdre tant d'efforts sur ce cœur endurci, i
Que ne le laissons-nous nérir?... Mais le voici.
SCÈNE IV
BAJAZET, ROXANE.
ROXANE.
Je ne vous ferai point des reproches frivoles :
Les moments sont trop chers pour les perdre en paroles.
Mes soins vous sont connus. En un mot, vous vivez,
Et je ne vous dirois que ce que vous savez.
Malgré tout mon amour, si je n'ai pu vous plaire.
Je n'en murmure point, quoiqu'à ne vous rien taire,
Ce même amour peut-être et ces mêmes bienfaits i475
Auroient dû suppléer à mes foibles attraits.
Mais je m'étonne enfin que pour reconnoissance,
Pour prix de tant d'amour, de tant de confiance,
Yous ayez si longtemps par des détours si bas
Feint un amour pour moi que vous ne sentiez pas. 1480 ■
ACTE V, SCENE IV. 517
BAJAZET,
Qui? moi, Madame
ROXANE.
Oui, toi. Voudrois*tu point encore
Me nier un mépris que tu crois que j'ignore?
^e prëtendrois-tu point, par tes fausses couleurs,
Déguiser vni amour qui te retient ailleurs,
Et me jurer enfin d'une bouche perfide i485
Tout ce que tu ne sens que pour ton Atalide ?
BAJAZET.
Atalide, Madame! 0 ciel! qui vous a dit....
ROXANE.
Tiens, perfide, regarde, et démens cet écrit.
BAJAZET.
Je ne vous dis plus rien. Cette lettre sincère
D'un malheureux amour contient tout le mystère; 1490
Vous savez un secret que, tout prêt à s'ouvrir,
Mon cœur a mille fois voulu vous découvrir.
J'aime, je le confesse; et devant que votre âme.
Prévenant mon espoir, m'eût déclaré sa flamme.
Déjà plein d'un amour dès l'enfance formé, 149S
A tout autre désir mon cœur étoit fermé.
Vous me vîntes offrir et la vie et l'Empire ;
Et même votre amour, si j'ose vous le dire,
Consultant vos bienfaits, les crut, et sur leur foi
De tous mes sentiments vous répondit pour moi. i5oo
Je connus votre erreur; mais que pouvois-je faire?
Je vis en même temps qu'elle vous étoit chère.
Combien le trône tente un cœur ambitieux!
Un si noble présent me lit ouvrir les yeux.
Je chéris, j'acceptai, sans tarder davantage, i5o5
518 . BAJAZET.
L'heureuse occasiou de sortir d'esclavage,
D'autant plus qu'il falloit l'accepter ou périr;
D'autant plus que vous-même, ardente à me l'offrir,
Vous ne craigniez rien tant que d'être refusée;
Que même mes refus vous auroient exposée; i5io
Qu'après avoir osé me voir et me parler,
Il étoit dangereux pour vous de reculer.
Cependant je n'en veux pour témoins que vos plaintes :
Ai-je pu vous tromper par des promesses feintes?
Songez combien de fois. vous m'avez reproché i5i5
Hn silence témoin de mon trouble caché.
Plus l'e'ffet de vos soins et ma gloire étoient proches,
Plus mon cœur interdit se faisoit de reproches.
Le ciel qui m'entendoit sait bien qu'en même temps
Je ne m'arrétois pas à des vœux impuissants; i520
Et si l'effet enfin, suivant mon espérance.
Eût ouvert un champ libre à ma reconnoissance,
J'aurois par tant d'honneurs, par tant de dignités
Contenté votre orgueil, et payé vos bontés.
Que vous-même peut-être....
Et que pourrois-tu faire?
Sans l'offre de ton cœur, par où peux-tu me plaire?
Quels seroient de tes vœux les inutiles fruits?
Ne te souvient-il plus de tout ce que je suis?
Maîtresse du Serrait, arbitre de ta vie,
Et même de l'État, qu'Amurat me confie, i53o
Sultane, et ce qu'en vain j'ai cru trouver en toi.
Souveraine d'un cœur qui n'eût aimé que moi :
Dans ce comble de gloire où je suis arrivée,
A quel indigne honneur m'avois-tu réservée?
Traînerois-je en ces lieux un sort infortuné, i535
Vil rebut d'un ingrat que j'aurois couronné.
De mon rang descendue, à mille autres égale,
ACTE Y, SCÈNE IV. 519 \
Ou la première esclave enfin de ma rivale? 4
Laissons ces vains discours; et sans m'importuner, 1
Pour la dernière fois, veux-tu vivre et régner? i54o ;
J'ai l'ordre d'Amurat, et je puis t'y soustraire. l
Mais tu n'as qu'un moment : parle. 'j
BAJAZET. j
Que faut-il faire? ;
ROXANE. J
Ma rivale est ici : suis-moi sans différer ; ;
Dans les mains des muets viens la voir expirer, ^j
Et libre d'un amour à ta gloire funeste, i545 ^
Viens m'engager ta foi : le temps fera le reste. J
Ta grâce est à ce prix, si tu veux l'obtenir. ';
BAJAZET.
ie ne l'accepterois que pour vous en punir, |
Que pour faire éclater aux yeux de tout l'Empire '^
L'horreur et le mépris que cette offre m'inspire. i55o l
Mais à quelle fureur me laissant emporter, ;:
Contre ses tristes jours vais-je vous irriter! -':
De mes emportements elle n'est point complice, j
Ni de mon amour même ni de mon injustice. ;
Loin de me retenir par des conseils jaloux, i555 ^
Elle me conjuroit de me donner à vous *. j
En un mot, séparez ses vertus de mon crime. ;J
Poursuivez, s'il le faut, un courroux légitime; ^
Aux ordres d'Amurat hâtez-vous d'obéir; «
Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr. i56o ■',
1. Entre ce vers et le suivant, les éd. de HiTI-Sl portent ces quatre i
autres : • )
'i
Confessant vos bienfaits, reconnoissant vos charmes, !
Elle a pour me fléciiir employé jusqu'aux larmes. ''.
Toute prête vingt fois à se sacrifier, ;
Par sa mort elle-même a voulu nous lier. ■■:<
52) BAJAZET.
Amurat avec moi ne l'a point condamnée :
Épargnez une vie assez infortmiée.
Ajoutez cette grâce à tant d'autres bontés,
Madame; et si jamais je vous fus cher....
Sortez.
SCÈNE V
ROXANE, ZATIME.
ROXANE,
Pour la dernière fois, perfide, tu m'as vue, i565
Et tu vas rencontrer la peine qui t'es due.
ZATIME.
Atalide à vos pieds demande à se jeter,
Et vous prie un moment de vouloir l'écouter,
Madame : elle vous veut faire l'aveu fidèle
D'un secret important qui vous touche plus qu'elle. 1570
ROXANE.
Oui, qu'elle vienne; et toi, suis Bajazet qui sort;
Et quand il sera temps, viens m'apprendre son sort.
SCÈNE VI
ROXANE, ATALIDE.
ATALIDE.
Je ne viens plus, Madame, à feindre disposée,
Tromper votre bonté si longtemps abusée :
ACTE V, SCE^'E VI. 521
Confuse, et digne objet de vos inimitiés, iSyS
Je viens mettre mon cœur et mon crime à vos pieds.
Oui, Madame, il est vrai que je vous ai trompée :
Du soin de mon amour seulement occupée,
Quand j'ai vu Bajazet, loin de vous obéir,
Je n'ai dans mes discours songé qu'à vous trahir. i58o
Je l'aimai dès l'enfance; et dès ce temps, Madame,
J'avois par mille soins su prévenir son âme.
La Sultane sa mère, ignorant l'avenir,
Hélas! pour son malheur, se plut à nous unir.
Vous l'aimâtes depuis : plus heureux l'un et l'autre, i585
Si connoissant mon cœur, ou me cachant le vôtre,
Votre amour de la mienne eût su se défier!
Je ne me noircis point pour le justifier.
Je jure par le ciel, qui me voit confondue,
Par ces grands Ottomans dont je suis descendue, 1690
Et qui tous avec moi vous parlent à genoux
Pour le plus pur du sang qu'ils ont transmis en nous :
Bajazet à vos soins tôt ou tard plus sensible,
Madame, à tant d'attraits n'étoit pas invincible.
Jalouse, et toujours prêtie à lui représenter 1695
Tout ce que je croyois digne de l'arrêter.
Je n'ai rien négligé, plaintes, larmes, colère.
Quelquefois attestant les mânes de sa mère.
(!e jour même, des jours le plus infortuné.
Lui reprochant l'espoir qu'il vous avoit donné, lOoo
Et de ma mort enfin le prenant à partie'.
Mon importune ardeur ne s'est point ralentie.
Qu'arrachant, malgré lui, des gages de 5a foi.
Je ne sois parvenue à le perdre avec moi.
Mais pourquoi vos bontés seroient-elles lassées? i6o5
Ne vous arrêtez point à ses froideurs passées.
1. Prendre à partie ; c'est accuser. Mais la locution s'emploie d'ordi-
naire absolument.
:m BAJAZET.
r/est moi qui l'y forçai. Les nœuds que j'ai rompus
Se rejoindront bientôt, quand je ne serai plus.
Quelque peine pourtant qui soit due à mon crime,
N'ordonnez pas vous-même une mort légitime, 1610
Et ne vous montrez point à son cœur éperdu
Couverte de mon sang par vos mains répandu.
D'un cœur trop tendre encore épargnez la foiblesse.
Vous pouvez de mon sort me laisser la maîtresse,
Madame: mon trépas n'en sera pas moins prompt. 161 5
Jouissez d'un bonheur dont ma mort vous répond;
Couronnez un héros dont vous serez chérie.
J'aurai soin de ma mort, prenez soin de sa vie.
Allez, Madame, allez. Avant votre retour.
J'aurai d'une rivale affranchi votre amour. 1620
Je ne mérite pas un si grand sacrifice :
Je me connois, Madame, et je me fais justice.
Loin de vous séparer, je prétends aujourd'hui
Par des nœuds éternels vous unir avec lui.
Vous jouirez bientôt de son ainxable vue. 1625
Levez-vous. Mais que veut Zatime toute émue?
SCÈNE VU
ROXANE, ATALIDE, ZATIME.
Ah! venez vous montrer. Madame, ou désormais
Le rebelle Acomat est maître du Palais.
Profanant des sultans la demeure sacrée,
Ses criminels amis en ont forcé l'entrée. i63o
Vos esclaves tremblants, dont la moitié s'enfuit,
ACTE Y, SCEiNE Mil.
Doutent si le Visir vous sert ou vous trahit.
ROXANE.
Ah, les traîtres! Allons, et courons le confondre.
Toi, garde ma captive, et songe à m'en répondre.
SCÈNE VIII
ATALIDE, ZATIME.
ATALIDE.
Hélas! pour qui mon cœur doit-il faire des vœux? i635
J'ignore quel dessein les anime tous deux.
Si de tant de malheurs quelque pitié te touche.
Je ne demande point, Zatime, que ta bouche
Trahisse en ma faveur Roxane et son secret.
Mais, de grâce, dis-moi ce que fait Bajazet. 1640
L'as-tu vu? Pour ses jours n'ai-je encor rien à craindre?
zAtime.
Madame, en vos malheurs je ne puis que vous plaindre.
ATALIDE.
Quoi? Roxane déjà l'a-t-elle condamné?
ZATIME.
Madame, le secret m'est surtout ordonné.
ATALIDE.
Malheureuse, dis-moi seulement s'il respire. i645
ZATIME.
11 y va de ma vie, et je ne puis rien dire.
524 BAJAZET.
Ah! c'en est trop, cruelle. Achève, et que ta main
Lui donne de ton zèle un gage plus certain.
Perce toi-même un cœur que ton silence accable,
D'une esclave barbare esclave impitoyable. i65o
Précipite des jours qu'elle me veut ravir;
Montre-toi, s'il se peut, digne de la servir.
Tu me retiens en vain; et dès celte même heure,
Il faut que je le voie, ou du moins que je meure.
SCÈNE IX
ATALIDE, ACOMAT, ZATIME.
Ah! que fait Bajazet? Où le puis-je trouver, i655
Madame? Aurai-je encor le temps de le sauver?
Je cours tout le Serrait; et même dès l'entrée
De mes braves amis la moitié séparée
A marché sur les pas du courageux Osmin ;
Le reste m'a suivi par un autre chemin. 1660
Je cours, et je ne vois que des troupes craintives
D'esclaves etîrayés, de femmes fugitives
Ah! je suis de son sort moins instruite que vous.
Cette esclave le sait.
Malheureuse, réponds.
ACOMAT.
Crains mon juste courroux.
ACTE V, SCÉÎsE X. 525
SCÈNE X
ATALIDE, ACOMAT, ZATIME, ZAÏRE.
ZAÏRE.
Madame !
ATALIDE.
Hé bien, Zaïre? iG65
Qu'est-ce?
ZAÏRE.
Ne craignez plus : voire ennemie expire.
ATALIDE.
Roxane ?
f Et ce qui va bien plus vous étonner,
'l Orcan lui-même, Orcan vient de l'assassiner.
ATALIDE.
Quoi? lui?
ZAÏRE.
Désespéré d'avoir manqué son crime,
Sans doute il a voulu prendre cette victime. 1670
ATALIDE.
Juste ciel, l'innocence a trouvé ton appui.
Bajazet vit encor, Visir, courez à lui.
ZAÏRE.
Par la bouche d'Osmin vous serez mieux instruile.
11 a tout vu.
bW BAJAZET.
SCENE XI
ATALIDE, ACOMAT, ZAÏRE, OSMIN.
ACOMAT.
Ses yeux ne l'ont-ils point séduite'
Roxane est-elle morte?
/"■
Oui, j'ai vu l'assassin 1675
Retirer son poignard tout fumant de son sein.
Orcan, qui méditoit ce cruel stratagème,
La servoit, à dessein de la perdre elle-même;
Et le Sultan l'avoit chargé secrètement
De lui sacrifier l'amante après l'amant. 1680
Lui-même, d'aussi loin qu'il nous a vus* paraître :
« Adorez, a-t-il dit, l'ordre de votre maître 2;
De son auguste seing reconnoissez les traits,
Pertides, et sortez de ce sacré palais. »
A ce discours, laissant la Sultane expirante, i685
Il a marché vers nous; et d'une main sanglante
Il nous a déployé l'ordre dont Amurat
Autorise ce monstre à ce double attentat.
Mais, Seigneur, sans vouloir l'écouter davantage,
Transportés à la fois de douleur et de rage, 1690
1. Var. vus (1672); vu (1676-97).
2. Var. « Connoissez, a-l-il dit, l'ordre de votre martre,
Perfides; et voyant le sang que j'ai versé,
Voyez ce que m'enjoint son amour offensé. » (Éd. 1672.)
— Adorez est plus juste et mieux dans la couleur du sujet que co7i-
nahsez. Cf. de Ilammer, IX, 167-8, sur le respect que méritent le lirman
impérial et celui qui le porte.
ACTE V, hCÈ.NE \I. ^'-i'
j Nos bras impatients ont puni son lorfail,
Et vengé dans son sang la mort de Bajazet.
ATALIDE.
Bajazel !
ACOMAT.
Que dis-tu?
OSMIN.
Bajazet est sans vie.
î L'ignoriez- vous?
^ ATALIDE.
Ociel!
OS.MIN.
Son amante en furie*,
Près de ces lieux, Seigneur, craignant votre secours, 1695
A voit au nœud fatal abandonné ses jours 2.
Moi-même des objets j'ai vu le plus funeste,
Kt de sa vie en vain j'ai cherché quelque reste :
Bajazet étoit mort. Nous l'avons rencontré
De morts et de mourants noblement entouré, 1700
Que vengeant sa défaite, et cédant sous le nombre.
Ce héros a forcés d'accompagner son ombre.
Mais puisque c'en est fait, Seigneur, songeons à nous.
ACOMAT.
Ah! destins ennemis, où me réduisez-vous?
Je sais en Bajazet la perte que vous faites, 1705
Madame; je sais trop qu'en l'état où vous êtes
1. Var. No lo savicz-vous pas? — 0 ciel ! — Cette furie. (Éd. 167-2.)
2. Var. Avoit à ce perfide abandonné ses jours. (Éd. 1672.)
a2S BAJAZET.
Il ne m'appartient point de vous offrir l'appui
De quelques mallieureux qui n'espéroient qu'en lui.
Saisi, désespéré d'une mort qui m'accable.
Je vais, non point sauver cette tête coupable, 17
Mais redevable aux soins de mes tristes amis,
Défendre jusqu'au bout leurs jours qu'ils m'ont commis
Pour vous, si vous voulez qu'en quelque autre contrée
Nous allions confier votre tête sacrée.
Madame, consultez * : maîtres de ce palais, 171Î?
Mes fidèles amis attendront vos souhaits;
Et moi, pour ne point perdre un temps si salutaire,
Je cours où ma présence est encor nécessaire;
Et jusqu'au pied des murs que la mer vient laver.
Sur mes vaisseaux tout prêts je viens vous retrouver. 1720
SCÈNE XII
ATALIDE, ZAÏRE.
AT AUDE.
En (in, c'en est donc fait; et par mes artifices,
Mes injustes soupçons, mes funestes caprices.
Je suis donc arrivée au douloureux moment
Où je vois par mon crime expirer mon amant.
IN'étoit-ce pas assez, cruelle destinée, 172.5
Qu'à lui survivre, hélas! je fusse condamnée?
Et falloit-il encor que pour comble d'horreurs.
Je ne pusse imputer sa mort (ju'à mes fureurs?
Oui, c'est moi, cher amant, qui t'arrache la vie :
Koxane, ou le Sultan, ne te l'ont point ravie. 1730
1. Consultez : réfléchissez, délibérez. Cet emploi se rencontre ailleurs
on ce siècle. Nous disons : se consulter. >
.1
ACTE V, SCENE XII. 529
Moi seule, j'ai tissu le lien malheureux
Dont tu viens d'éprouver les détestables nœuds.
Et je puis, sans mourir, en souffrir la pensée?
Moi qui n'ai pu tantôt, de ta mort menacée,
Retenir mes esprits, prompts à m'abandonner! 1785
Ah! n'ai-je eu de l'amour que pour t'assassiner?
Mais c'en est trop. Il faut par un prompt sacrifice
Que ma fidèle main te venge et me punisse.
Vous, de qui j'ai troublé la gloire et le repos,
Héros, qui deviez tous revivre en ce héros, 1740
Toi, mère malheureuse, et qui dès notre enfance
Me confia son eœur dans une autre espérance,
Infortuné Visir, amis désespérés,
Roxane, venez tous, contre moi conjurés,
Tourmenter à la fois une amante éperdue; 1745
(Elle se tue.)
Et prenez la vengeance enfin qui vous est due.
ZAÏRE.
Ah! Madame!... Elle expire. 0 ciel! En ce malheur,
Que ne puis-je avec elle expirer de douleur?
FIN DU CINQUItME ET DEUNIER ACTE
MITHRIDATE
NOTICE SUR MITHRIDATE
f Mithridate fut joué au mois de janvier 1675. Le jour est incer-
tain : M. Paul Mesnard incline à placer cette première représen-
tation le vendredi 13, le lendemain du jour où Racine fut reçu
à lAcadémie française.
En dépit de l'insinuation du Mercure, la pièce ne réussit point
par cabale : les amis de l'auteur furent alors tout le public.
L'applaudissement fut général. « Mithridate est une pièce char-
mante, écrivait Mme de Coulanges à Mme de Sévigné, le 24 fé-
vrier 1675 ; on y pleure ; on y est dans une continuelle admiration ;
on la voit trente fois, on la trouve plus belle la trentième que
la première. » La cour fut du même avis que la ville ; aussi bien
dans les années suivantes que dans sa nouveauté, Mithridate fut
joué fréquemment chez le roi, à Versailles, à Fontainebleau, à
Saint-Germain, à Chambord, et chez Monsieur, à Saint-Cloud.
Louis XIY avait un goût singulier pour Mithridate : « C'est, dit
Dangeau, la comédie qui lui plaît le plus ».
Racine ne doit rien à personne pour Mithridate : seuls les
historiens l'ont inspiré. Il y avait une tragédie de la Mort de
Mithridate, que La Calprenède avait fait imprimer en 1657.
Racine ne s'est jamais inspiré de La Calprenède, et l'on ne
peut même pas affirmer qu'il ait connu l'œuvre de son devancier.
S'il s'est rencontré deux ou trois fois avec lui, c'est par la
nécessité du sujet et par les communs souvenirs de l'histoire.
,Les ennemis de Racine ne manquèrent pas de lui reprocher
d'avoir mal respecté l'histoire. « J'aurais longtemps à vous entre-
tenir, écrivait de Visé dans le Mercure, s'il fallait que je vous
rendisse un compte exact des jugements qu'on a faits du Mithri-
hôi NOTICE SlTv MITHRIDATE.
date de M. Racine. Il a plu, comme font tous les ouvrages de cet
auteur; et quoiqu'il ne se soit quasi servi que des noms de
Mithridate, de ceux des princes ses fils, et de celui de Monime,
il ne lui est pas moins permis de changer la vérité des histoires
anciennes pour faire un ouvrage agréable, qu'il lui a été d'habiller
à la turque nos amants et nos amantes. Il a adouci la grande
férocité de Mithridate, qui avait fait égorger sa femme, dont les
anciens nous vantent et la grande beauté et la grande vertu ; et
quoique ce prince fût barbare, il l'a rendu en mourant un des
meilleurs princes du monde ; il se dépouille en faveur d'un de
ses enfants de l'amour et de la vengeance, qui sont les deux
plus violentes passions où les hommes soient sujets; et ce grand
roi meurt avec tant de respect pour les Dieux, qu'on pourrait le
donner pour exemple à nos princes les plus chrétiens. Ainsi
M. Racine a atteint le but que doivent se proposer tous ceux qui
font de ces sortes d'ouvrages ; et les principales règles étant de
plaire, d'instruire et de toucher, on ne saurait donner trop de
louanges à cet illustre auteur, puisque sa tragédie a plu, qu'elle
est de bon exemple, et qu'elle a touché les cœurs. »
■■-.1
QUESTIONS SUR MITIIRIDATE
I. Mitlii'idate dans l'histoire et dans la tragédie de Racine.
• lonsulter Th. Reinach, Mithridatc Eiipaio)\P avis, in-8°.)
II. Est-il vrai que Mithridate soit une tragédie cornclicinie'?
III. Monime.
IV. L'intrigue de Mithridate. 1" Rapports du sujet historique et
du drame de passion. 2» Mithridate et V Avare.
V. Le vieillard amoureux, dans la tragédie classique.
I Étudier Sertorius et Pulchérie, de Corneille.)
VI. La poésie de Mithridate.
VII. Les jeunes premiers dans le théâtre de Racine: Xipliarês.
VIII. Le dénouemert de Mithridate.
PREFACE
Il n'y a guère de nom plus connu que celui de Mithri-
date^ Sa vie et sa mort font une partie considérable de
l'histoire romaine. Et sans compter les victoires qu'il a
remportées on peut dire que ses seules défaites ont fait
presque toute la gloire de trois des plus grands capitaines
de la république : c'est à savoir, de Sylla^, de Lucullus^,et
de Pompée*. Ainsi je ne pense pas qu'il soit besoin de citer
1. Mithridale VI Eupator, roi de Pont, mort en 63 av. J.-G.
2. Sylla, après avoir pris Athènes et battu en Grèce les lieutenants de
Mitliridate, alla attaquer le roi lui-même en Asie, et l'obligea à recevoir
la paix (87-84).
3. Mithridate ayant envahi la Bithynie, Lucullus alla l'y chercher,
renferma entre son camp et la ville inexpugnable de Cyzique, et le
réduisit à fuir par mer, abandonnant son armée. Puis il envahit '
Pont, et, par une poursuite acharnée, obligea le roi à se réfugier en
Arménie auprès de Tigrane. Mithridate n'échappa qu'en semant sas
trésors sur la route, et ordonna de mettre à mort ses sœurs et s^
femmes : c'est alors que mourut Monime (74-72).
4. Pompée, ayant succédé à Lucullus, chassa Mithridate d'Arménie, et
le poursuivit dans le Caucase sans lui donner de repos, mais sans pou-
voir l'atteindre. Puis, pendant que Pompée descendait en Syrie et sou-
mettait la Judée, Mithridate reparut sur le Bosphore, refit son armée,
et forma le projet d'envahir l'Italie : ses soldats s'étant révoltés, il
essaya de s'empoisonner, puis de se percer de son épée : un Gaulois lui
rendit le service de l'achever (66-65).
PRÉFACE. ^57
ici mes auteurs. Car, excepté quelque événement que j'ai
un peu rapproché par le droit que donne la poésie, tout
le monde reconnoîtra aisément que j'ai suivi l'histoire
avec beaucoup de fidélité. En elTet, il n'y a guère d'actions
éclatantes dans la vie de Mithridate qui n'aient trouvé
place dans ma tragédie. J'y ai inséré tout ce qui pouvoit
mettre en jour* les mœurs- et les sentiments de ce prince,
je veux dire sa haine violente contre les Romains, son grand
courage, sa finesse, sa dissimulation, et enfin cette jalousie
qui lui étoit si naturelle, et qui a tant de fois coûté la vie
à ses maîtresses. La seule chose qui pourroit n'être pas
aussi connue que le reste, c'est le dessein que je lui fais
prendre de passer en Italie. Comme ce dessein m'a fourni
une des séances qui ont le plus réussi dans ma tragédie,
je crois que le plaisir du lecteur pourra redoubler, quand
il verra que presque tous les historiens ont dit ce que je
fais dire à Mithridate.
Florus, Plutarque et Dion Cassius nomment les pays par
où il devoit passer 3. Appien d'Alexandrie entre plus dans
1. On (jit aujourd'hui mettre en liirnière et non mettre en jour. Même
au xvin' siècle on disait : mettre en (ou dans) son jour.
2. Mœurs, au sens du latin mores : le caractère.
3. Voyez Florus, livre III, chapitre v; Plutarque, Vie de Pompée,
chapitre \u ; Dion Cassius, livre XXXVII, chapitre xi. — Suivant Florus,
Mithridate voulait passer du Bosphore en Thrace, de là, et en traver-
sant la Macédoine et la Grèce, se jeter inopinément sur l'Italie. Suivant
Plutarque, il avait formé le projet de traverser le pays des Scythes et
celui des Péoniens, pour envahir l'Italie. Dion Cassius dit à peu près de
. même que, voulant prohter du séjour de Pompée en Syrie, il songeait
à se rendre vers le Danuhe à travers le pays des Scythes, pour faire do
là une invasion en Italie. — Appien, comme le dit Racine, entre un peu
plus dans le détail. Il rapporte d'abord, au chapitre en de son Livre
sur la (juerre de Mithridate, que le roi de Pont, étant entré dans les
pays méotiques, conçut le projet nouveau et hardi de traverser la
Thrace, puis la Macédoine, enfin la Pannonie, de franchir les Alpes, et
d'entrer ainsi en Italie. Il dit aussi, au cluipitre cix du même livre?,
qu'il se proposait de diriger sa route vers le pays des Gaulois, avec les-
quels il avait déjà, dans cette vue, formé des liaisons; et qu'il avait le
558 PREFACE.
le détail. Et après avoir marqué les facilités et les secours
que Mithridate espéroit trouver dans sa marche, il ajoute
que ce projet fut le prétexte dont Pharnace se servit pour
Faire révolter toute l'armée*, et que les soldats, effrayés de
l'entreprise de son père, le regardèrent comme le désespoir
d'un prince qui ne cherchoit qu'à périr avec éclat.
Ainsi elle fut en partie cause de sa mort, qui est l'action
de ma tragédie. J'ai encore lié ce dessein de plus près îi
mon sujet. Je m'en suis servi pour faire connoître à Mithri-
date les secrets sentiments de ses deux fils. On ne peut
prendre trop de précaution pour ne rien mettre sur le
théâtre qui ne soit très nécessaire. Et les plus belles
scènes sont en danger d'ennuyer, du moment qu'on les
peut séparer de l'action, et qu'elles l'interrompent au lieu
de la conduire vers sa fin.
Voici la réflexion que fait Dion Cassius sur ce dessein de
Mithridate : « Cet homme étoit véritablement né pour
entreprendre de grandes choses. Comme il avoit souvent
éprouvé la bonne et la mauvaise fortune, il ne croyoit
rien au-dessus de ses espérances et de son audace, et
mesuroit ses desseins bien plus à la grandeur de son cou-
rage qu'au mauvais état de ses affaires; bien résolu, si
son entreprise ne réussissoit point, de faire une fin digne
d'un roi, et de s'ensevelir lui-même sous les ruines de son
empire, plutôt que de vivre dans l'obscurité et dans la
bassesse 2. »
dessein d'envahir avec eux l'Italie à travers les Alpes, espérant que Ir.
haine de Rome lui procurerait l'alliance de beaucoup de peuples ita-
liens. (Note de M. Paul Mesnard.)
1. Var. Pour révolter toute l'armée. (Id. 175.)
2. O'jas'. xe yàp ;j.£ya)^o-irpàY[i(iJv wv, xal iroTkXwv [xèv TTTaufxâ-
Tiov, TzoXkû)'/ 5è xal sÙTU/Tifxàxwv TrsTreipajjLévoç, ouSèv oûxs
àT6>.[x-r)xov ouxs àvsXTriaxôv oî sTvai êvdjxiÇev. El ôè ô-^, xal
acpaXsÎTi, cuva-;ro)^£!76ai xf, jâajtXsîa [xsxà àxspatou xoû (ppo'/ri-
jxaxoç [AaXXov f, axepTf^ôel; aùxf.ç è'v xô xazsivôx'rixi xal èv àSo^ta
PRÉFACE. 530
J'ai choisi Monime entre les femmes que Mithridate a
aimées. Il paroît que c'est celle de toutes qui a été la plus
vertueuse, et qu'il a aimée le plus tendrement. Plutarque
semble avoir pris plaisir à décrire le malheur et les senti-
ments de cette princesse. C'est lui qui m'a donné l'idée de
Monime; et c'est en partie* sur la peinture qu'il en a faite
que j'ai fondé un caractère que je puis dire qui n'a point
d 'plu. Le lecteur trouvera bon que je rapporte ses paroles
telles qu'Amiot les a traduites «. Car elles ont une grâce
dans le vieux style de ce traducteur, que je ne crois point
pouvoir égaler dans notre langue moderne :
« Cette-ci estoit fort renommée entre les Grecs, pource
([ue quelques sollicitations que luy sceust faire le Roy en
estant amoureux, jamais ne voulut entendre à toutes ses
poursuites jusqu'à ce qu'il y eust accord de mariage passé
outre eux, et qu'il luy eust envoyé le diadème ou bandeau
royal, et appellée royne. La pauvre dame, depuis que ce
roy l'eust espousée, avoit vécu en grande déplaisance, ue
faisant continuellement autre chose que de plorer la
malheureuse beauté de son corps, laquelle, au lieu d'un
Çf,v T,0£A£v, (Dion, 1. XXXVII, cli. vi.) M. Paul MesnarcI fait remarquer
que la phrase de la traduction de Racine « et meruroit ses desseins
bien plus à la f,'randeur de son courage qu'au mauvais état de ses
affaires » ne se trouve pas dans le texte de Dion Cassius, mais qu'elle
vient d'im passage précédent, où l'on trouve ces mots : Tr, '^O'j'kr^iz:
tXéov t, TTi ouvdtasi vs[j.wv, etc.
1. « Ce n'est en effet qu'eii partie », fait remarquer M. Paul Mesnard.
Dans la Vie de Pompée, Plutarque, parlant des papiers secrets de Mithri-
date qui tombèrent aux mains de Pompée dans la forteresse de Cénon,
dit qu'il y avait des lettres de Monime au Roi et du Roi à Monime, où la
passion s'exprimait avec peu de retenue : 'Eiz'.ixo'koi: ts Moviu-ti? irpà;
T.j'zry/ ixÔAx7T0'., xal iràXiv £xe''vO'J Tzpàç aÙTTjV. (Vie de Pompée,
chap. xxxvu.) ')
2. Racine a modifié le texte d'Amyot pour ne parler que de Mo-
nime; il a supprimé aussi la mention de « quinze mille escus contans »
que Mithridate envoya d'un coup à Monime, pour la convaincre de son
amour.
540 PRÉFACE.
mary, lui avoit donné un maistre, et au lieu de compagnie
conjugale, et que doit avoir une dame d'honneur*, luy
avoit baillé une garde et garnison d'hommes barbares,
qui la tenoient comme prisonnière loin du doux pais de la /ni
Grèce, en lieu où elle n'avoit qu'un songe et une ombre '
de biens; et au contraire avoit réellement perdu les véri-
tables, dont elle jouissoit au pais de sa naissance. Et quand
l'eunuque fut arrivé devers elle, et luy eut fait comman-
dement de par le Roy qu'elle eust à mourir, adonc elle
s'arracha d'alentour de la teste son bandeau royal ; et se
le nouant autour du col, s'en pendit. Mais le bandeau ne
fut pas assez fort, et se rompit incontinent. Et lors elle se
prit à dire : « 0 maudit et malheureux tissu, ne me ser-
(( viras-tu point au moins à ce triste service? » En disant
ces paroles, elle le jetta contre terre, crachant dessus, et
tendit la gorge à l'eunuque-. »
Xipharés étoit fils de Mithridate et d'une de ses femmes
qui se nommoit Stratonice. Elle livra aux Romains une
place de grande importance, où étoient les trésors de
Mithridate, pour mettre son fils Xipharés dans les bonnes
grâces de Pompée 3. Il y a des historiens* qui prétendent
que Mithridate fit mourir ce jeune prince, pour se venger
de la perfidie de sa mère.
Je ne dis rien de Pharnace^. Car qui ne sait pas que ce
fut lui qui souleva contre Mithridate ce qui lui restoit de
troupes, et qui força ce prince à se vouloir empoisonner,
et à se passer son épée au travers du corps pour ne pas
tomber entre les mains de ses ennemis? C'est ce même
1. Une dame d'honneur. Génitif de qualité, équivalant à un adjectif.
On dit encore ?m homme d'honneur.
2. Cette mort arrive en 72, neuf ans avant celle du roi.
3. Plutarque, Vie de Pompée, xxxvi; Appien, Guerre de Mithridate,
ch. cvu.
4. Appien, l. l.
5. U était lils de Mithridate et d'une de ses sœurs, Laodice.
PRÉFACE. 541
Pharnace qui fut vaincu depuis par Jules César, et qui fui
tué ensuite dans une autre bataille*.
1. Appien, Guerre de Mithridate, ch. cxx: Plutarque, Vie de César,
ch. l; et la Guerre d'Alexandrie, ch. lxxii-i.xxvii. César, à la lète de
trois légions, battit l'armée de Pharnace à Zéla, ville du Pont. Phar-
nace fut tué en il dans une autre bataille qu'il livra à un gouverneur
du Bosphore révolté contre lui.
I
I
PERSONNAGES
Champmesléet Brécourt.
MITHRIDATE, roi de Pont et de quantité
dautres royaumes , La Fleur.
MONIME, accordée* avec 3Iithridate, et
déjà déclarée reine Mlle Champmeslé.
PHARNACE } fils de Mithridate, mais
XIPHARÈS ) de différentes mères.
ARBATE, confident de Mithridate, et
gouverneur de la place de Nymphée. Hauteroche.
PH^DIME, confidente de Monime.
ARCAS, domestique de Mithridate.
Gardes.
n
La scène est à Nymphée, port de mer sur le Bosphore
Cimmérien, dans la Taurique Chersonèse*.
1. Accordée, fiancée; archaïsme.
2. On dit aujourd'hui la Chersonèse Taurique. C'est la Crimée.
Nymphée était située entre Panticapée et Théodosia. Dion Cassius fait
mourir Mithridate à Panticapée, et Appien compte Nymphée parmi les
places qui firent défection quand Mithridate se réfugia dans la Cherso-
nèse.
-J
MITHRIDATE
TRAGÉDIE
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
XIPHARÈS, ARBATE
XIPHARÈS.
On nous faisoit, Arbate, un fidèle rapport :
Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.
Les Romains, vers l'Euphrate, ont attaqué mon père,
Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.
Après un long combat, tout son camp dispersé 5
Dans la foule des morts, en fuyant l'a laissé;
Et j'ai su qu'un soldat dans les mains de Pompée
Avec son diadème a remis son épée.
Ainsi ce roi, qui seul a durant quarante ans*
Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants *, lo
Et qui dans l'Orient balançant la fortune,
1. Florus dit aussi quarante ans; Justin, quarante-six ans : trente ans
serait plus près de la vérité. Mais on ne peut chicaner Racine sur ce
détail, et Florus le couvre suffisamment.
2. Oppius, Cassius, Valerius Flaccus, Fimbria, Sylla, Lucullus, Pom-
pée, d'autres encore.
544 MITIIRIDATE.
Vengeoit de tous les rois la querelle commune,
Meurt, et laisse après lui, pour venger son trépas,
Deux fils infortunés qui ne s'accordent pas.
Vous, Seigneur! Quoi? l'ardeur de régner en sa place i5
Rend déjà Xipharès ennemi de Pharnace?
XIPHARÈS.
Non, je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix
D'un malheureux empire acheter le débris.
Je sais en lui des ans respecter l'avantage ;
Et content des États marqués pour mon partage, 20
Je verrai sans regret tomber entre ses mains
Tout ce que lui promet l'amitié des Romains.
ARBATE.
L'amitié des Romains ! Le fils de Mithridate,
Seigneur! Est-il bien vrai?
XIPHARÈS.
N'en doute point, Arbate.
Pharnace, dès longtemps tout Romain dans le cœur, aS
Attend tout maintenant de Rome et du vainqueur.
Et moi, plus que jamais à mon père fidèle.
Je conserve aux Romains une haine immortelle.
Cependant et ma haine et ses prétentions
Sont les moindres sujets de nos divisions. 3o
ARBATE.
Et quel autre intérêt contre lui vous anime ?
XIPHARÈS.
Je m'en vais* t'étonner. Cette belle Monime,
1. Je m'en vais. On employait communément s'en aller pour marquer
simplement le futur, où nous disons aller.
ACTE I, SCE^■E U 545
(jui du Roi notre père attira tous les vœux,
Dont Pharnace, après lui, se déclare amoureux....
ARBATE.
Hé bien. Seigneur?
Je l'aime, et ne veux plus m'en taire,
Puisqu'enfm pour rival je n'ai plus que mon frère.
Tu ne t'attendois pas sans doute à ce discours ;
Mais ce n'est point, Arbate, un secret de deux jours.
Cet amour s'est longtemps accru dans le silence.
Que n'en puis-je à tes yeux marquer la violence, 4o
Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis?
Mais en l'état funeste où nous sommes réduits.
Ce n'est guère le temps d'occuper ma mémoire
A rappeler le cours d'une amoureuse histoire.
Qu'il te suffise donc, pour me justifier, 45
Que je vis, que j'aimai la Reine le premier;
Que mon père ignoroit jusqu'au nom de Monime,
Quand je conçus pour elle un amom légitime.
Il la vit. Mais au lieu d'offrir à ses beautés
Un hymen, et des vœux dignes d'être écoutés, 5o
Il crut que sans prétendre une plus haute gloire,
Elle lui céderoit une indigne victoire.
Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu.
Et que lassé d'avoir vainement combattu.
Absent, mais toujours plein de son amour extrême, 55
Il lui fit par tes mains porter son diadème.
Juge de mes douleurs, quand des bruits trop certains
M'annoncèrent du Roi l'amour et les desseins;
Quand je sus qu'à son lit Monime réservée,
Avoit pris, avec toi, le chemin de Nymphée! fto
Hélas! ce fut encordans ce temps odieux
Qu'aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux;
RACINE. 1 ■<
546 ÎIITIIRIDATE.
Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée*,
Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée,
Elle trahit mon père, et rendit aux Romains 65
La place et les trésors confiés en ses mains.
Quel devins-je au récit du crime de ma mère !
Je ne regardai plus mon rival dans mon père ;
J'oubliai mon amour par le sien traversé :
Je n'eus devant les yeux que mon père offensé. 70
J'attaquai les Romains; et ma mère éperdue
Me vit, en reprenant cette place rendue,
A mille coups mortels contre eux me dévouer,
Et chercher, en mourant, à la désavouer.
L'Euxin, depuis ce temps, fut libre, et l'est encore; 76
Et des rives de Pont aux rives du Bosphore,
Tout reconnut mon père, et ses heureux vaisseaux
N'eurent plus d'ennemis que les vents et les eaux.
Je voulois faire plus. Je prétendois, Arbate,
Moi-même à son secours m'avancer vers l'Euphrate. 80
Je fus soudain frappé du bruit de son trépas.
Au milieu de mes pleurs, je ne le cèle pas,
Monime, qu'en tes marins mon père avoit laissée,
Avec tous ses attraits revint en ma pensée,
Que dis-je? en ce malheur je tremblai pour ses jours; 85
Je redoutai du Roi les cruelles amours.
Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses
Ont pris soin d'assurer la mort de ses maîtresses.
Je volai vers Nymphée ; et mes tristes regards
Rencontrèrent Pharnace au pied de ses remparts. 90
J'en conçus, je l'avoue, un présage funeste.
Tu nous reçus tous deux, et tu sais tout le reste.
Pharnace, en ses desseins toujours impétuçux,
1. Il ne faut pas faire attention à l'anachronisme des sentiments prê-
tés à la mère de Xipharès. Elle devait être d'autant moins jalouse de
Monime qu'elle n'était pas elle-mêm« la première femme de Mithri-
date, puisque Xipharès est lé cadet de Pharnace.
ACTE I, SCÈNE I.
547
Ne dissimula point ses vœux présomptueux.
De mon père à la Reine il conta la disgrâce, gS
L'assura de sa mort, et s'offrit en sa place.
Comme il le dit, Arbate, il veut l'exécuter.
Mais enfui, à mon tour, je prétends éclater.
Autant que mon amour respecta la puissance
D'un père, à qui je fus dévoué dès l'enfance, loo
Autant ce même amour, maintenant révolté,
De ce nouveau rival brave l'autorité.
Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire,
Condamnera l'aveu que je prétends lui faire ;
Ou bien, quelques malheurs qu'il en puisse avenir, io5
Ce n'est que par ma mort qu'on la peut obtenir.
Yoilà tous les secrets que je voulois t'apprendre.
C'est à toi de choisir quel parti tu dois prendre,
Qui des deux te paroît plus digne de ta foi,
L'esclave des Romains, ou le fils de ton roi. iio
Fier de leur amitié, Pharnace croit peut-être
(^onnnander dans Nymphée, et me parler en maître.
Mais ici mon pouvoir ne connoît point le sien :
Le Pont est son partage, et Colchos* est le mien;
Et l'on sait que toujours la Colcijide et ses princes ii5
Ont compté ce Bosphore ^ au rang de leurs provinces.
C.ommandez-moi, Seigneur. Si j'ai quelque pouvoir,
Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir.
1. Colchos. « Le mot Co/c/io.s, lorsqu'on le rencontre dans les écrivains
latins, est l'accusatif pluriel de Colchi, les peuples de la Golchide.
L. Racine fait remarquer dans l'Examen de Mithridate que Bossuet,
Uollin, et l'abbé Gédoyn, dans son Pausanias, ont nommé la ville de
Colchos, qui cependant n'a jamais existé. Corneille a souvent fait de
même. » (Note de M. Paul Mesnard.)
2. Ce Bosphore. Le Bosphore Cimmérien était le détroit qui relie le
l'ont-Euxin et le Palus Mœolis. Racine étend le nom du détroit au pays
qui le borde. D'Anville a fait de même dans sa Géographie ancienne.
548 MITHRIDATE. î
j
Avec le même zèle, avec la même audace !
Que je servois le père et gardois cette place 120
Et contre votre frère et même contre vous,
Après la mort du Roi, je vous sers contre tous.
Sans vous, ne sais-je pas que ma mort assurée.
De Pharnace en ces lieux alloit suivre l'entrée?
Sais-je pas que mon sang, par ses mains répandu, isS
Eût souillé ce rempart contre lui défendu?
Assurez-vous du cœur et du choix de la Reine.
Du reste, ou mon crédit n'est plus qu'une ombre vaine,
Ou Pharnace, laissant le Bosphore en vos mains,
Ira jouir ailleurs des bontés des Romains. i3o
XIPHARÈS.
Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême !
Mais on vient. Cours, ami : c'est Monime elle-même.
SCÈNE lî
MONIME, XIPIÏARÈS.
MONIME.
Seigneur, je viens à vous. Car enfin aujourd'hui,
Si vous m'abandonnez, quel sera mon appui?
Sans parents, sans amis, désolée* et craintive, i35
Reine longtemps de nom, mais en effet captive.
Et veuve maintenant sans avoir eu d'époux,
Seigneur, de- mes malheurs ce sont là les plus doux.
Je tremble à vous nommer ^ l'ennemi qui m'opprime.
1. Désolée retient ici beaucoup de son sens étymologique : desolatus.
Le mot exprime la tristesse qui nait de l'isolement.
2. Je ;remble à vous nommer. Ce n'est pas tout à fait la même chose
que : Je tremble de vous nommer, A vous nommer veut dire en vous
ACTE I, SCENE II. 549
J'espère toutefois qu'un cœur si magnanime i4o
Ne sacrifira point les pleurs des malheureux
Aux intérêts du sang qui vous unit tous deux.
Vous devez à ces mots reconnoître Pharnace.
C'est lui, Seigneur, c'est lui dont la coupable audace
Veut, la force à la main, m'attacher à son sort i45
Par un hymen pour moi plus cruel que la mort.
Sous quel astre ennemi laut-il que je sois née ?
Au joug d'un autre hym^n sans amour destinée,
A peine je suis libre et goûte quelque paix,
Qu'il faut que je me livre à tout ce que je hais. i5o
Peut-être je devrois, plus humble en ma misère,
Me souvenir du moins- que je parle à son frère.
Mais, soit raison, destin, soit que ma haine en lui
Confonde les Romains dont il cherche l'appui.
Jamais hymen formé sous le plus noir auspice 1 55
De l'hymen que je crains n'égala le supplice.
Et siMonime en pleurs ne vous peut émouvoir.
Si je n'ai plus pour moi que mon seul désespoir,
Au pied du même autel où je suis attendue.
Seigneur, vous me verrez, à moi-même rendue, i6o
Percer ce triste cœur qu'on veut tyranniser.
Et dont jamais encor je n'ai pu disposer.
XIPHARES.
Madame, assurez-vous de mon obéissance;
Vous avez dans ces lieux une entière puissance.
Pharnace ira, s'il veut, se faire craindre ailleurs. i65
Mais vous ne savez pas encor tous vos malheurs.
• MOMME.
lié ! quel nouveau malheur peut affliger Monime,
Seigneur ?
nommant. L'autre veut dire : je crains de vous nommer, donc je ne
550 MITimiDATE.
XII'HAP.ÈS.
Si vous aimer c'est faire un si grand crime,
Pharnace n'en est pas seul coupable aujourd'hui;
Et je suis mille fois plus criminel que lui. 170
MONIME.
Vous!
Mettez ce malheur au rang des plus funestes ;
Attestez, s'il le faut, les puissances célestes
Contre un sang malheureux, né pour vous tourmenter*,
Père, enfants 2, animés à vous persécuter.
Mais avec quelque ennui que vous puissiez apprendre 176
Cet amour criminel qui vient de vous surprendre.
Jamais tous vos malheurs ne sauroient approcher
Des maux que j'ai- soufferts en le voulant cacher.
Ne croyez point pourtant que semblable à Pharnace,
Je vous serve aujourd'hui pour me mettre en sa place. 180
Vous voulez être à vous, j'en ai donné ma foi,
Et vous rie dépendrez ni de lui ni de moi.
Mais quand je vous aurai pleinement satisfaite,
En quels lieux avez-vous choisi votre retraite ?
Sera-ce loin, Madame, ou près de mes États? i85
Me sera-t-il permis d'y conduire vos pas?
Verrez-vous d'un même œil le crime et l'innocence ?
En fuyant mon rival, fuirez-vous ma présence ?
1. Tourmenter est pris dans toute l'énergie de son sens : rfonner /a
torture. Racine a employé souvent ce mot avec la môme énergie. Puis
le sens s'est affaibli, comme il est arrivé pour gêner, et torturer est
seul resté à la place des deux autres.
2. Père, enfants, apposition à samj, dont ces deux mots développent
le sens. — La langue classique se distinguait de la nôtre par un emploi
beaucoup plus étendu d« la jnétonymie : sang veut dire tantôt fils,
tantôt race, iAniàX. parenté, et ainsi de bien d'autres mots.
ACTE I, SCÈNE II. 551 \
190 j
Pour prix d'avoir si bien secondé vos souhaits,
Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais
MONIME.
Ah 1 que m'apprenez-vous ?
Hé quoi? belle Monime,
Si le temps peut donner quelque droit légitime,
Faut-il vous dire ici que le premier de tous
Je vous vis, je formai le dessein d'être à vous,
Quand vos charmes naissants, inconnus à mon père, igS
N'avoient encor paru qu'aux yeux de votre mère ?
Ah! si par mon devoir forcé de vous quitter,
Tout mon amour alors ne put pas éclater,
Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste.
Combien je me plaignis de ce devoir funeste? 200
Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux.
Quelle vive douleur attendrit mes adieux?
Je m'en souviens tout seul. Avouez-le, Madame,
Je vous rappelle un songe effacé de votre àme.
Tandis que loin de vous, sans espoir de retour, 2o5
Je nourrissois encore un malheureux amour.
Contente, et résolue à l'hymen de mon père.
Tous les malheurs du fils ne vous affligeoient guère*.
MONIME.
Ilélas!
XIPHAUiîS.
Avez- vous plaint un moment mes ennuis?
MONlME.
Prince..., n'abusez point de l'état où je suis. 210
1. Yar. Tous les malheurs du lils ne vous occupaient guère. (Id. 1673.)
552 MITHRIDATE.
XIPHARKS.
En abuser, ô ciel! quand je cours vous défendre,
Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre;
Que vous diiai-je enfin ! lorsciue je vous promets
De vous mettre en état de ne me voir jamais !
MONIME.
C'est me promettre plus que vous ne sauriez faire. 21 5
XIPHAP.ÈS.
Quoi? malgré mes serments, vous croyez le contraire?
Vous croyez qu'abusant de mon autorité,
Je prétends attenter à votre liberté ?
On vient. Madame, on vient. Expliquez-vous, de grâce.
Un mot.
MONIME.
Défendez-moi des fureurs de Pliarnace. 220
Pour me faire, Seigneur, consentir à vous voir.
Vous n'aurez pas besoin d'un injuste pouvoir.
XIPHARÈS.
Ah! Madame....
MONIME.
Seigneur, vous voyez votre frère.
SCÈNE m
MONIME, PHARNACE, XIPHARÈS.
PHARNACE.
Jusques à quand. Madame, attendrez-vous mon père'
Des témoins de sa mort viennent à tous moments
ACTE I, SCÈNE III. 553
Condamner votre doute et vos retardements.
Venez, fuyez l'aspect de ce climat sauvage,
Qui ne parle à vos yeux que d'un triste esclavage.
Un peuple obéissant vous attend à genoux,
Sous un ciel plus heureux et plus^igne de vous. 23o
Le Pont vous reconnoit dès longtemps pour sa reine :
Vous en portez encor la marque souveraine ;
Et ce bandeau royal fut mis sur votre front
Comme un gage assuré de l'empire de Pont.
Maître de cet État que mon père me laisse, 235
Madame, c'est à moi d'accomplir sa promesse.
Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus lard,
Ainsi que notre hymen presser notre départ.
Nos intérêts communs et mon cœur le demandent.
Prêts à vous recevoir, mes vaisseaux vous attendent, 240
Et du pied de l'autel vous y pouvez monter.
Souveraine des mers qui vous doivent porter.
Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondre.
Mais puisque le temps presse, et qu'il faut vous répondre,
Puis-je, laissant la feinte et les déguisements, 245
Vous découvrir ici mes secrets sentiments*?
PHARNACE.
Vous pouvez tout.
Je crois que je vous suis connue.
Éphèse 2 est mon pays ; mais je suis descendue
1. Yar. Puis-je, en vous proposant mes plus chers intérêts,
Vous découvrir jci mes sentiments secrets. (Éd. 1673-87.)
2. Éphèse. Plutarque {Lucullus, XVIII) fait de Monime une Milé-
sienne. Appien la dit fille d'un certain Philopœmen, à qui Milhridate
donna le gouvernement d'Éphèse.
554
MITHRIDATE.
D'aïeux, ou rois, Seigneur, ou héros, qu'autrefois
Leur vertu', chez les Grecs, mit au-dessus des rois. aSo
Mithridate me vit. Éphèse, et l'Ionie,
A son heureux empire étoit alors unie.
Il daigna m'envoyer ce gage de sa foi.
Ce fut pour ma famille une suprême loi :
Il fallut obéir. Esclave couronnée, 255
Je partis pour l'hymen où j'étois destinée.
Le Roi, qui m'attendoit au sein de ses États,
Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas,
Et tandis que la guerre occupoit son courage.
M'envoya dans ces lieux éloignés de l'orage. 260
J'y vins : j'y suis encor. Mais cependant, Seigneur,
Mon père paya cher ce dangereux honneur.
Et les Romains vainqueurs, pour première victime.
Prirent Philopœmen, le père de Monime.
Sous ce titre funeste il se vit immoler; 265
Et c'est de quoi. Seigneur, j'ai voulu vous parler.
Quelque juste fureur dont je sois animée.
Je ne puis point à Rome opposer une armée;
Inutile témoin de tous ses attentats,
Je n'ai pour me venger ni sceptre ni soldats ; 270
Enfin, je n'ai qu'un cœur. Tout ce que je puis faire.
C'est de garder la foi que je dois à mon père.
De ne point dans son sang aller tremper mes mains
En épousant en vous l'allié des Romains.
PHARNACE.
Hue parlez-vous de Rome et de son alliance?
Pourquoi tout ce discours et cette défiance?
Qui vous dit qu'avec eux je prétends m'allier?
275
1. Racine semble faire entendre que Philopœmen, père de Monime,
iil)partenail à la famille du héros qui fut chef de la ligue Achéenne. —
Vertu, au sens du grec dtpsTTi, ou du latin virtus : ce sont les qualités
du cœur et de l'esprit et non la bonté morale.
ACTE I, SCE?sE III.
Mais vous-même, Seigneur, pouvez-vous le nier? \
Comment m'offririez-vous l'entrée et la couronne
D'un pays que partout leur armée environne, 280 ;
Si le traité secret qui vous lie aux Romains '
Ne vous en assuroit l'empire et les chemins ? |
PHARNACE. i
De mes intentions je pourrois vous instruire, '
Et je sais les raisons que j'aurois à vous dire, {
Si laissant en effet les vains déguisements, 285 '
Vous m'aviez expliqué vos secrets sentiments. j
Mais enfin je commence, après tant de traverses*, .":;
Madame, à rassembler vos excuses diverses; ';
Je crois voir l'intérêt que vous voulez celer, -;
Et qu'un autre qu'un père ici vous fait parler. 290I
XIPHARÈS. :■
Quel que soit l'intérêt qui fait parler la Reine, ]
La réponse, Seigneur, doit-elle être incertaine? -
Et contre les Romains votre ressentiment q
Doit-il pour éclater balancer un moment ? <
Quoi? nous aurons d'un père entendu la disgrâce', 295 <
Et lents à le venger, prompts à remplir sa place, !]
Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli? l
Il est mort : savons-nous s'il est enseveli? }^
Qui sait si dans le temps que votre âme empressée i
Forme d'un doux hymen l'agréable pensée, 3oo1
Ce roi, que l'Orient tout plein de ses exploits \
Peut nommer justement le dernier de ses rois^, ■
.t.
1. Traverses, détours. Sens très rare. -j
2. Racine se souvenait peut-être que Velleius Paterculus (1, II,.«
ch. XI,) appelle Mithridate le dernier des rois indépendants, si l'on'*
excepte les rois parthes : UUimtis omnium juris sui regtim, j^raeter Par-i
thicos. (Note de M. Paul Mesnard.) :
556 MITIiniDATE.
Dans ses propres États privé de sépulture,
Ou couché sans honneur dans une foule obscure,
N'accuse point le ciel qui le laisse outrager, 3o5
Et des indignes fils qui n'osent le venger ?
Ah! ne languissons plus dans un coin du Bosphore.
Si dans tout l'univers quelque roi libre encore,
Parthe, Scythe ou Sarmate, aime sa liberté,
Voilà nos alliés : marchons de ce côté. 3io
Vivons, ou périssons dignes de Mithridate ;
Et songeons bien plutôt, quelque amour qui nous flatte,
A défendre du joug et nous et nos États,
Qu'à contraindre des cœurs qui ne se donnent pas.
l'UAU.NACE.
Il sait vos sentiments. Me trompois-je. Madame? 3i5
Voilà cet intérêt si puissant sur votre âme.
Ce père, ces Romains que vous me reprochez.
XIPHAUÈS.
J'ignore de son cœur les sentiments cachés;
Mais je m'y soumettrois sans vouloir rien prétendre,
Si, comme vous, Seigneur, je croyois les entendre. 320
PHARNACE.
Vous feriez bien; et moi, je fais ce que je doi :
Votre exemple n'est pas une règle pour moi.
XIPHARÈS.
Toutefois en ces lieux je ne connoi.. personne
Oui ne doive imiter l'exemple que je donne.
PHARNACE.
Vous pourriez à Colchos vous expliquer ainsi. 325
XIPHARÈS.
Je le puis à Colchos, et je le puis ici.
ACTE I, SCÈNE IV. 557
PHARNACE.
[ci? Vous y pourriez rencontrer votre perte....
SCÈNE IV
MOMMH, PHARNACE, XIPHARÈS, PILIIDIME.
Princes, toute la mer est de vaisseaux couverte;
Et bientôt, démentant le faux bruit de sa mort,
Mithridate lui-même arrive dans le port. 33o
MONIME.
Mithridate !
XIPHARÈS.
Mon père !
PHARNACE.
Ah ! que viens-je d'entendre?
PHiEDlME.
Quelques vaisseaux légers sont venus nous l'apprendre :
C'est lui-même ; et déjà, pressé de son devoir,
Arbate loin du bord l'est allé recevoir.
XIPHARÈS.
Qu'avons-nous fait ?
MONIME, à Xipharès.
Adieu, prince. Quelle nouvelle! 335
558 MITHRIDATE.
SCÈNE V
PHARiNACE, XIPHARÈS.
l'HARNACE.
Mithridate revient? Ah! fortune cruelle!
Ma vie et mon amour tous deux courent hasard.
Les Romains que j'attends arriveront trop tard.
(A Xipharès.)
Comment faire? J'entends que votre cœur soupire,
Et j'ai conçu* l'adieu qu'elle vient de vous dire, 34o
Prince ; mais ce discours demande un autre temps :
Nous avons aujourd'hui des soins plus importants.
Mithridate revient, peut-être inexorable :
Plus il est malheureux, plus il est redoutable.
Le péril est pressant plus que vous ne pensez. 345
Nous sommes criminels et vous le connoissez.
Rarement l'amitié désarme sa colère ;
Ses propres fils n'ont point de juge plus sévère;
Et nous l'avons vu même à ses cruels soupçons
Sacrifier deux lils pour de moindres raisons 2. 35o
1. J'ai conçu, j'ai compris : sens fréquent.
2. « Il fit périr, après le combat nocturne où Pompée fut vainqueur,
un de ses fils, Macharès ; mais il ne le sacrifia pas /joî<r de moindres rai-
sons : Macharès avait embrassé le parti des Romains (voyez Dion Cassius,
1. XXXVl, ch. xxxui). D'après Appien (Guerre de Mithridate, eh. eu),
Macharès se tua lui-même. Le même Appien (ibid., ch. lxiv) dit que
Mithridate mit à mort im autre fils du même nom que lui-même, qu'il
soupçonna d'ambition pour avoir été choisi pour roi par les peuples de
la Colchide. Enfin on lit dans Plutarque {Vie de Pompée, ch. xxxvn) que
Mithridate fut convaincu par ses mémoires secrets, trouvés dans le fort
de Cénon, d'avoir fait mourir par le poison son fils Ariarathe. » (Note de
M. Paul Mesnard.)
ACTE I, SCÈNE V. 559
Craignons pour vous, pour moi, pour la Reine elle-même :
Je la plains d'autant plus que Mithridate l'aime.
Amant avec transport, mais jaloux sans retour,
Sa haine va toujours plus loin que son amour.
Ne vous assurez point sur l'amour qu'il vous porte : 355
Sa jalouse fureur n'en, sera que plus forte.
Songez-y. Vous avez la faveur des soldats,
Et j'aurai des secours que je n'explique pas.
M'en croirez-vous? Courons assurer notre grâce :
Rendons-nous, vous et moi, maîtres de cette place; 36o
Et faisons qu'à ses fils il ne puisse dicter
Que les conditions qu'ils voudront accepter.
Je sais quel est mon crime, €t je connois mon père;
Et j'ai par-dessus * vous le crime de ma mère ;
Mais quelque amour encor qui me pût éblouir, 365 l
Quand mon père paroit, je ne sais qu'obéir. ]
PHARNACE. ':
Soyons-nous donc au moins fidèles l'un à l'autre : ::
Vous savez mon secret, j'ai pénétré le vôtre. - ^
Le Roi, toujours fertile en dangereux détours, 'j
S'armera contre nous de nos moindres discours. 370 ;
Vous savez sa coutume, et sous quelles tendresses j
Sa haine sait cacher ses trompeuses adresses. i
Allons. Puisqu'il le faut, je marche sur vos pas. :{
Mais en obéissant ne nous trahissons pas. ';
1. Par-dessus vous, plus que vous, outre ce que vous avez. C'est une j
expression de langage courant, fréquente chez Mme de Sévigné. ,;,
FIN DU PREMIER ACTE '•
i
■i
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
MONIME, PH/EDIME.
PH.EDIME.
Quoi ? VOUS êtes ici quand Mithridate arrive, 3;5
Quand, pour le recevoir, chacun court sur la rive?
Que faites-vous, Madame ? et quel ressouvenir
Tout à coup vous arrête, et vous fait revenir?
IN'offenserez-vous point un roi qui vous adore.
Qui presque votre époux....
MONIME.
Il ne l'est pas encore, 38o
Phaedime ; et jusque-là je crois que mon devoir
Est de l'attendre ici, sans l'aller recevoir.
PH^DIME.
Mais ce n'est point, Madame, un amant ordinaire.
Songez qu'à ce grand roi promise par un père.
Vous avez de ses feux un gage solennel, 385
Qu'il peut, quand il voudra, confirmer à l'autel.
Croyez-moi, montrez-vous, venez à sa rencontre.
ACTE II, SCENE I. 561
MONIME.
Regarde en quel état tu veux que je me montre.
Vois ce visage en pleurs; et loin de le chercher,
Dis-moi plutôt, dis-moi que je m'aille cacher. Sqg
PHiEDIME.
Que dites-vous ? 0 Dieux !
MONIME.
Ah ! retour qui me tue !
Malheureuse! comment paroîtrai-je à sa vue,
Son diadème au front, et dans le fond du cœur,
Phaedime.... Tu m'entends, et tu vois ma rougeur.
PH^blME.
Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes SgS
Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes?
Et toujours Xipharès revient vous traverser ?
Mon malheur est plus grand que tu ne peux penser.
Xipharès ne s'otTroit alors à ma mémoire
Que tout plein de vertus, que tout brillant de gloires 4oo
Et je ne savois pas que pour moi plein de feux,
Xipharès des mortels fût Je plus amoureux.
PHiEDIME.
Il vous aime. Madame? Et ce héros aimable....
MONIME.
Est aussi malheureux que je suis misérable.
Il m'adore, Phîcdime; et les mêmes douleurs 4o5
Qui in'affligeoient ici le tourmentoient ailleurs.
562 MITHRIDATE.
PH^DIME.
Sait-il en sa faveur jusqu'où va votre estime?
Sait-il que vous l'aimez?
Il l'ignore, Phœdime.
Les Dieux m'ont secourue; et mon cœur affermi
N'a rien dit, ou du moins n'a parlé qu'à demi. 4io
Hélas! si tu savois, pour garder le silence.
Combien ce triste cœur s'est fait de violence !
Quels assauts, quels combats j'ai tantôt soutenus !
Phsedime, si je puis, je ne le verrai plus.
Malgré tous les efforts que je pourrois me faire, 4i'>
Je verrois ses douleurs, je ne pourrois me taire.
Il viendra, malgré moi, m'arracher cet aveu.
Mais n'importe, s'il m'aime, il en jouira peu;
Je lui vendrai si cher ce bonheur qu'il ignore,
Ou'il vaudroit mieux pour lui qu'il l'ignorât encore. 420
PH.EDIME.
On vient. Que faites-vous. Madame?
MONIME.
Je ne puig.
Je ne paroîtrai point dans le trouble où je suis.
SCÈNE II
MITHRIDATE, PHARNACE, XIPHARÈS, ARBATE, Gardes.
MITHRIDATE.
Princes, quelques raisons que vous me puissiez dire.
Votre devoir ici n'a point dû vous conduire,
à
ACTE II, SCENE III. 563
Ni vous faire quitter, en de si grands besoins, 425
Vous le Pont, vous Colchos, confiés à vos soins.
Mais vous avez pour juge un père qui vous aime.
Vous avez cru des bruits que j'ai semés moi-même;
Je vous crois innocents, puisque vous le voulez.
Et je rends grâce au ciel qui nous a rassemblés. 43o
Tout vaincu que je suis, et voisin du naufrage,
Je médite un dessein digne de mon courage.
Vous en serez tantôt instruits plus amplement.
Allez, et laissez-moi reposer un moment.
SCÈNE III
MITIIRIDATE, ARBATE.
MITHRIDATE.
Enfin, après un an, tu me revois, Arbate, 435
Non plus, comme autrefois, cet heureux Mithridate *
Qui de Rome toujours balançant le destin,
Tenois entre elle et moi l'univers incertain.
Je suis vaincu. Pompée a saisi l'avantage
D'une nuit qui laissoit peu de place au courage. 44»
Mes soldats presque nus, dans l'ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant les alarmés.
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes,
Les cris que les rochers renvoyoient plus affreux, 445
1. Ce vers rappelle le passage fameux de Virgile :
... Quantum mulntus ab illo
Hectare, qui redit exuvias indutus Achilli.
« Combien différent est Hector, qui revenait chargé des armes
d'Achille. »
(Virgile, Enéide, 11, 274.)
564 MITHRIDATE.
Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux
Que pouvoit la valeur dans ce trouble funeste?
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste,
Et je ne dors la vie, en ce commun effroi,
Ou'au bruit de mon trépas que je laisse après moi. 45o
Quelque temps inconnu, j'ai traversé le Phase*;
Et de là, pénétrant jusqu'au pied du Caucase,
Bientôt dans des vaisseaux sur l'Euxin préparés,
J'ai rejoint de mon camp les restes séparés.
Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore, 455
J'y trouve des malheurs qui m'attendoient encore.
Toujours du même amour tu me vois enflammé :
Ce cœur nourri de sang, et de guerre affamé,
Malgré le faix'^ des ans et du sort qui m'opprime,
Traîne partout l'amour qui l'attache à Monime, 460
Et n'a point d'ennemis qui lui soient odieux
Plus que deux fils ingrats que je trouve en ces lieux.
Deux fils, Seigneur?
MITHRIDATE.
Écoute. A travers ma colère,
Je veux bien distinguer Xipharès de son frère.
Je sais que de tout temps à mes ordres soumis, 465
Il hait autant que moi nos communs ennemis;
Et j'ai vu sa valeur, à me plaire attachée.
Justifier pour lui ma tendresse cachée.
1. Le Phase, fleuve de la Colchide, qui se jeUe dans le Pont-Euxin.
« La Colchide, dit d'Anville, borde le fond du l'ont-Euxin; elle est bor-
née à l'Orient par l'Ibérie, et couverte du Caucase vers le nord. » Racine,
pour décrire la fuite de Mithridate, suit les indications de Plutarque et
de Dion Cassius.
2. Faix a vieilli. Au xvii' siècle il s'employait encore, au propre
comme au figuré. Cf. La Fontaine, la Mort et le Bûcheron.
ACTE II, SCÈNE III. 565
10 sais même, je sais avec quel désespoir
A tout autre intérêt préférant son devoir, 470
11 courut démentir une mère infidèle,
Et tira de son crime une gloire nouvelle;
Et je ne puis encor ni n'oserois penser
<jiie ce fils si fidèle ait voulu m'offenser. 475
^lais tous deux en ces lieux que pouvoient-ils attendre?
Lun et l'autre à la Reine ont-ils osé prétendre?
Avec qui semble-t-elle en secret s'accorder ?
Moi-même de quel œil dois-je ici l'aborder?
Parle. Quelque désir qui m'entraîne auprès d'elle,
Il me faut de leurs cœurs rendre un compte fidèle. 480
Ou'est-ce qui s'est passé? Qu'as-tu vu? Que sais-tu?
Depuis quel temps, pourquoi, comment t'es-tu rendu?
ARBATE.
Seigneur, depuis huit jours l'impatient Pharnace
Aborda le premier au pied de cette place.
Et de votre trépas autorisant* le bruit, 485
Dans ces murs aussitôt voulut être introduit.
Je ne m'arrêtai point à ce bruit téméraire^;
Et je n'écoutois rien, si le prince son frère,
Bien moins par ses discours, Seigneur, que par sespieurs,
Ne m'eût en arrivant confirmé vos malheurs. 490
MITHRIDATE.
Enfin que firent-ils?
Pharnace entroit à peine
Qu'il courut de ses feux entretenir la Reine,
1. Autorisant, donnant de l'autorité, accréditant. Le mot était très
usité au XVII* siècle en ce sens et pour signifier donner tin droit on un
prétexte.
2. Téméraire, hasardé, incertain, douteux.
566 MITimiDATE.
Et s'offrir d'assurer par un hymen prochain
Le bandeau qu'elle avoit reçu de votre main.
MITHRIDATE.
(Traître ! sans lui donner le loisir de répandre 495
Les pleurs que son amour auroit dus à ma cendre !
Et son frère?
ARBATE.
Son frère, au moins jusqu'à ce jour,
Seigneur, dans ses desseins n'a point marqué d'amour;
Et toujours avec vous son cœur d'intelligence
N'a semblé respirer que guerre et que vengeance. 5oo
MITHRIDATE. ;
Mais encor quel dessein le conduisoit ici?
ARBATE. I
Seigneur, vous en serez tôt ou tard éclairci.
MITHRIDATE.
Parle, je te l'ordonne, et je veux tout apprendre.
ARBATE.
Seigneur, jusqu'à ce jour, ce que j'ai pu comprendre*,
Ce prince a cru pouvoir, après votre trépas, 5o5
Compter cette province au rang de ses États;
Et sans connoître ici de lois que son courage,
Il venoit par la force appuyer son partage 2.
MITHRIDATE.
Ah! c'est le moindre prix qu'il se doit proposer,
i. Le que f ai pu comprendre: construction latine : quod ou quantum
inlelligere potui.
2. Appuyer est soutenir, fonder une prétention, ou justifier des actes, i
ACTE II, SCENE IV. 567
Si le ciel de mon sort me laisse disposer. 5io
Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême.
|Je tremblois, je l'avoue, et pour un fils que j'aime,
Et pour moi qui craignois de perdre un tel appui,
lEt d'avoir à combattre un rival tel que lui.
[Que Pharnacc m'offense, il offre à ma colère 5i5
Un rival dès longtemps soigneux de me déplaire,
iQui toujours des Romains admirateur secret.
Ne s'est jamais contre eux déclaré qu'à regret.
Çt s'il faut que pour lui Monime prévenue
Ait pu porter ailleurs une amour qui m'est due, 620
[Malheur au criminel qui vient me la ravir.
Et qui m'ose offenser et n'ose me servir!
L'aime-t-elle?
ARBATE.
Seigneur, je vois venir la Reine.
MITHRIDATE.
Dieux, qui voyez ici mon amour et ma haine,
Épargnez mes malheurs, et daignez empêcher SaS
Que je ne trouve encor ceux que je vais chercher.
Arbate, c'est assez : qu'on me laisse avec elle.
SCENE IV
MITHRIDATE, MONIME.
MITHRIDATE.
Madame, enfin le ciel près de vous me rappelle.
Et secondant du moins mes plus tendres souhaits,
Vous rend à mon amour plus belle que jamais. 63o
Je ne m'attendois pas que de notre hyménée
568 MITimiDATE.
Je dusse voir si tard arriver la journée,
Ni qu'en vous retrouvant, mon funeste retour
Fît voir mon infortune, et non pas mon amour.
C'est pourtant cet amour, qui de tant de retraites 535
Ne me laisse choisir que les lieux où vous êtes;
Et les plus grands malheurs pourront me sembler doux,
Si ma présence ici n'en est point un pour vous.
C'est vous en dire assez, si vous voulez m'entendre.
Vous devez à ce jour dès longtemps vous attendre ; 54o
Et vous portez, Madame, un gage de ma foi
Qui vous dit tous les jours que vous êtes à moi.
Allons donc assurer cette foi mutuelle.
Ma gloire loin d'ici vous et moi nous appelle ;
Et sans perdre un moment pour ce noble dessein, 545
Aujourd'hui votre époux, il faut partir demain.
Seigneur, vous pouvez tout. Ceux par qui je respire
Vous ont cédé sur moi leur souverain empire ;
Et quand vous userez de ce droit tout-puissant,
Je ne vous répondrai qu'en vous obéissant. 55o
MITHRIDATE.
Ainsi, prête à subir un joug qui vous opprime,
Vous n'allez à l'autel que comme une victime ;
Et moi, tyran d'un cœur qui se refuse au mien.
Même en vous possédant je ne vous devrai rien.
Ah! Madame, est-ce là de quoi me satisfaire? 555
Faut-il que désormais, renonçant à vous plaire,
Je ne prétende plus qu'à vous tyranniser?
Mes malheurs, en un mot, me font-ils mépriser?
Ah! pour tenter encor de nouvelles conquêtes,
Quand je ne verrois pas des routes toutes prêtes, 56o
Quand le sort ennemi m'auroit jeté plus bas,
Vaincu, persécuté, sans secours, sans États, \
ACTE II, SCÈNE IV. 569
Errant de mers en mers, et moins roi que pirate,
Conservant pour tous biens le nom de Mithridate,
Apprenez que suivi d'un nom si glorieux, 565
Partout de l'univers j'attacherois les yeux;
Et qu'il n'est point de rois, s'ils sont dignes de l'être,
Qui, sur le trône assis, n'enviassent peut-être
Au-dessus de leur gloire un naufrage élevé.
Que Rome et quarante ans ont à peine achevé. 570
Vous-même, d'un autre œil me verriez-vous, Madame,
Si ces Grecs vos aïeux revivoient dans votre àme?
Et puisqu'il faut enfin que je sois votre époux,
N'étoit-il pas plus noble, et plus digne de vous.
De joindre à ce devoir votre propre suffrage, 575
D'opposer votre estime au destin qui m'outrage,
Et de me rassurer, en flattant ma douleur.
Contre la défiance attachée au malheur?
Hé quoi? n'avez-vous rien. Madame, à me répondre?
Tout mon empressement ne sert qu'à vous confondre. 58o
Vous demeurez muette ; et loin de me parler,
Je vois, malgré vos soins, vos pleurs prêts à couler.
Moi, Seigneur? Je n'ai point de larmes à répandre.
J'obéis. N'est-ce pas assez me faire entendre?
Et ne suffit-il pas....
MITHRIDATE.
Non, ce n'est pas assez. 585
Je vous entends ici mieux que vous ne pensez.
Je vois qu'on m'a dit vrai. Ma juste jalousie
Par vos propres discours est trop bien éclaircie.
Je vois qu'un fils perfide, épris de vos beautés,
Vous a parlé d'amour, et que vous l'écoutez. 590
Je vous jette pour lui dans des craintes nouvelles.
Mais il jouira peu de vos pleurs infidèles,
570 MITIIRIDATE.
Madame ; et désormais tout est sourd à^ mes lois,
Ou bien vous l'avez vu pour la dernière fois.
Appelez Xipharès.
Xipharès....
iMONIME.
Ah! que voulez-vous l'aire? 695
MITHRIDATE.
Xipharès, n'a point trahi son père.
Vous vous pressez en vain de le désavouer,
Et ma tendre amitié ne peut que s'en louer.
Ma honte en seroit moindre, ainsi que votre crime.
Si ce fils en effet digne de votre estime Ooo
A quelque amour encore avoit pu vous forcer.
Mais qu'un traître, qui n'est hardi qu'à m'offenser.
De qui nulle vertu n'accompagne l'audace.
Que Pharnace, en un mot, ait pu prendre ma place?
Qu'il soit aimé, Madame, et que je sois haï? 6o5
SCÈNE Y
MITHRIDATE, MONIME, XIPHARÈS.
MITHRIDATE.
Venez, mon fils, venez, votre père est trahi.
Un fils audacieux insulte à ma ruine,
Traverse mes desseins, m'outrage, m'assassine,
Aime la Reine enfin, lui plaît, et me ravit
Un cœur que son devoir à moi seul asservit. 610
Heureux pourtant, heureux que dans cette disgrâce
Je ne puisse accuser que la main de Pharnace;
Qu'une mère infidèle, qu'un frère audacieux
ACTE II, SCENE VI. 571
A^ous présentent en vain leur exemple odieux!
|Oui, mon fils, c'est vous seul sur qui je me repose, 6i5
Vous seul qu'aux grands desseins que mon cœur se propose
J'ai choisi dès longtemps pour digne compagnon,
L'héritier de mon sceptre, et surtout de mon nom.
Pharnace, en ce moment, et ma flamme ofiensée -
iNe peuvent pas tout seuls occuper ma pensée. 620
D'un voyage important les soins et les apprêts.
Mes vaisseaux qu'à partir il faut tenir tout prêts,
Mes soldats dont je veux tenter la complaisance,
Dans ce même moment demandent ma présence.
Vous cependant ici veillez pour mon repos; 626
D'un rival insolent arrêtez les complots.
Ne quittez point la Reine; et s'il se peut, vous-même
Rendez-la moins contraire aux vœux d'un roi qui l'aime.
Détournez-la, mon fils, d'un choix injurieux*.
Juge sans intérêt, vous la convaincrez mieux. 63o
En un mot, c'est assez éprouver ma foiblesse :
Qu'elle ne pousse point cette même tendresse.
Que sais-je? à des fureurs dont mon cœur outragé
Ne se repentiroit qu'après s'être vengé ^.
SCÈNE YI
MONIME, XIPHARÈS
XIPHAUÈS.
Que dirai-je, Madame? et comment dois-je entendre 635
1, Injurieux, qui me fait injure, ou peut-être qui lui ferait injure à
elle-même, qui lui ferait tort et honte. Le mot, qui a vieilli, était très
usité au xvu* siècle.
2. Racine semble paraphraser le vers d'Ovide, faisant dire à Médée:
Quo feret ira, sequar; facii fartasse pigebit.
« .Virai où me portera ma colère : je me repentirai peut-être, mais
quand ce sera fait. »
572 MITIIRIDATE.
Cet ordre, ce discours que je ne puis comprendre?
Seroit-il vrai, grands Dieux! que trop aimé de vous,
Pharnace eût en effet mérité ce courroux?
Pharnace auroit-il part à ce désordre extrême?
Pharnace? 0 ciel! Pharnace? Ah! qu'entends-je moi-même?
Ce n'est donc pas assez que ce funeste jour
A tout ce que j'aimois m'arrache sans retour.
Et que, de mon devoir esclave infortunée,
A d'éternels ennuis je me voie enchaînée?
Il faut qu'on joigne encor l'outrage à mes douleurs! 645|
A l'amour de Pharnace on impute mes pleurs !
Malgré toute ma haine, on veut qu'il m'ait su plaire!
Je le pardonne au Roi, qu'aveugle sa colère.
Et qui de mes secrets ne peut être éclairci.
Mais vous, Seigneur, mais vous, me traitez-vous ainsi? 65o
XIPHARÈS,
Ah! Madame, excusez un amant qui s'égare.
Qui lui-même, lié par un devoir barbare,
Se voit prêt de tout perdre, et n'ose se venger.
Mais des fureurs du Roi que puis-je enfin juger?
Il se plaint qu'à ses vœux un autre amour s'oppose. 655
Quel heureux criminel en peut être la cause?
Qui? Parlez.
MONIME.
Vous cherchez, Prince, à vous tourmenter.
Plaignez votre malheur, sans vouloir l'augmenter.
Je sais trop quel tourment je m'apprête moi-même.
C'est peu de voir un père épouser ce que j'aime : 66o ï
Voir encore un rival honoré de vos pleurs, ]
ACTE II, SCÈNE VI. 573
Sans doute c'est pour moi le comble des malheurs ;
Mais dans mon désespoir je cherche à les accroître.
J/adame, par pitié, faites-le-moi connoître.
Quel est-il, cet amant? Qui dois-je soupçonner? G65
MONLME.
Avez-vous tant de peine à vous l'imaginer?
Tantôt, quand je fuyois une injuste contrainte,
A qui contre Pharnace ai-je adressé ma plainte?
Sous quel appui tantôt mon cœur s'est-il jeté?
Quel amour ai-je enfin sans colère écouté? 670
0 ciel ! Quoi ? je serois ce bienheureux coupable
Que vous avez pu voir d'un regard favorable?
Vos pleurs pour Xipharès auroient daigné couler?
Oui, Prince, il n'est plus temps de le dissimuler :
Ma douleur pour se taire a trop de violence. 676
Un rigoureux devoir me condamne au silence ;
Mais il faut bien enfin, malgré ses dures lois,
Parler pour la première et la dernière fois.
Vous m'aimez dès longtemps. Une égale tendresse
Pour vous, depuis longtemps, m'afflige et m'intéresse. 680
Songez depuis quel jour ces funestes appas
Firent naître un amour qu'ils ne méritoient pas ;
Rappelez un espoir qui ne vous dura guère.
Le trouble où vous jeta l'amour de votre père,
Le tourment de me perdre et de le voir heureux, 685
Les rigueurs d'un devoir contraire à tous nos vœux :
Vous n'en sauriez. Seigneur, retracer la mémoire.
Ni conter vos malheurs sans conter mon histoire;
Et lorsque ce matin j'en écoutois le cours.
Mon cœur vous répondoit to is vos mêmes discours. 690
574 MITHRIDATE.
Inutile, ou plutôt funeste sympathie!
Trop parfaite union par le sort démentie !
Ah! par quel soin cruel le ciel avoit-il joint
Deux cœurs que l'un pour l'autre il ne destinoit point?
Car quel que soit vers vous le penchant qui m'attire, 695
Je vous le dis, Seigneur, pour ne plus vous le dire.
Ma gloire me rappelle et m'entraîne à l'autel.
Où je vais vous jurer un silence éternel.
j'entends, vous gémissez; mais telle est ma misère.
Je ne suis point à vous, je suis à votre père. 700
Dans ce dessein, vous-même, il faut me soutenir.
Et de mon foible cœur m'aider à vous bannir.
J'attends du moins, j'attends de votre complaisance
Que désormais partout vous fuirez ma présence.
J'en viens de dire assez pour vous persuader 7o5
Que j'ai trop de raisons de vous le commander.
Mais après ce moment, si ce cœur magnanime
D'un véritable amour a brûlé pour Monime,
Je ne reconnois plus la foi de vos discours
Qu'au soin que vous prendrez de m'éviter toujours. 710
XIPHARÈS.
Quelle marque, grands Dieux! d'un amour déplorable!
Combien en un moment heureux et misérable !
De quel comble de gloire et de félicités.
Dans quel abîme affreux vous me précipitez !
Quoi? j'aurai pu toucher un cœur comme le vôtre? 71 5
Vous aurez pu m'aimer? et cependant un autre
Possédera ce cœur dont j'attirois les vœux?
Père injuste, cruel, mais d'ailleurs malheureux!...
Vous voulez que je fuie et que je vous évite?
Et cependant le Roi m'attache à votre suite. 720
Que dira-t-il • ?
1. Cet entretien de Xipharès et de Monime rappelle l'entrevue de
Sévère et de Pauline (Pol., II, n). Si Monime est aussi touchante que Pau-
ACTE II, SCÈNE VI. 575
MONIME.
N'importe, il me faut obéir.
Inventez des raisons qui puissent l'éblouir.
D'un héros tel que vous c'est là l'efïort suprême :
(Cherchez, Prince, cherchez, pour vous trahir vous-même,
Tout ce que, pour jouir de leurs contentements', 726
L'amour l'ait inventer aux vulgaires amants.
Enfin je me connois, il y va de ma vie.
De mes foibles efforts ma, vertu se défie.
Je sais qu'en vous voyant, un tendre souvenir
Peut m'arracher du cœur quelque indigne soupir ^i ySo
Que je verrai mon âme en secret déchirée.
Revoler v-ers le bien dont elle est séparée.
Mais je sais bien aussi que s'il dépend de vous
De me faire chérir un souvenir si doux.
Vous n'empêcherez pas que ma gloire offensée 735
N'en punisse aussitôt la coupable pensée ;
Que ma main dans mon cœur ne vous aille chercher,
Pour y laver ma honte et vous en arracher.
Que dis-je? En ce moment, le dernier qui nous reste.
Je me sens arrêter par un plaisir funeste'. 740
line, et plus tendrement vertueuse, Xipharès est bien banal, bien froid,
bien gauche à côté de Sévère.
1. Letirs contentements, ce qui les contente, leurs plaisirs. Le mot
était très usité en ce sens, et au pluriel.
2. M. Paul Mesnard note ici avec raison des réminiscences du rôle de
Pauline dans le Polyeucte de Corneille. Pauline dit à Félix (I, iv) :
Mon père, je suis femme, et je sens ma foiblesse ;
Je sens déjà mon cœur qui pour lui s'intéresse,
Et poussera sans doute, en dépit de ma foi.
Quelque soupir indigne et de vous et de moi. .
Voyez aussi divers endroits de la scène que j'ai rappelée plus haut.
3. Pauline dit à Sévère (11, u) :
Un je ne sais quel charme encor vers vous m'emporte.
57G MITimiDATE.
Plus je vous parle, et plus, trop foible que je suis,
Je cherche à prolonger le péril que je fuis.
Il faut pourtant, il faut se faire violence;
Et sans perdre en adieux un reste de constance,
Je fuis. Souvenez-vous, Prince, de m'éviter, 745
Et méritez les pleurs que vous m'allez coûter.
Ah! Madame.... Elle fuit, et ne veut plus m'entendre. '
Malheureux Xipharès, quel parti dois-tu prendre? j
On t'aime, on te bannit : toi-même tu vois bien j
Que ton propre devoir s'accorde avec le i^ien. 760 ►
Cours par un prompt trépas abréger ton supplice. ■[
Toutefois attendons que son sort s'éclaircisse ; |
Et s'il faut qu'un rival la ravisse à ma foi,
Du moins, en expirant, ne la cédons qu'au Roi*.
Et plus loin :
Hélas! ceUe vertu, quoique enfin invincible,
Ne laisse que trop voir une âme trop sensible.
Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs
Qu'arrachent de nos feux les cruels souvenirs :
Trop rigoureux effets d'une aimable présence,
Contre qui mon devoir a trop peu de défense !
1. « On peut comparer cette scène avec la scène v de l'acte I du Don
Carlos de Schiller. La situation a des traits frappants de ressemblance;
mais il n'y en a aucune dans la manière dont l'ont traitée les deux
poètes, si différents par le génie, par le goût et par le système drama-.
tique qu'ils avaient adopté. » (Note de M. Paul Mesnard.)
FIN DU SECO.ND ACTE
ACTE Ilï
SCÈNE PREMIÈRE
MITHRIDATE, PHARNACE, XIPHARÈS.
MITHRIDATE.
Approchez, mes enfants. Enfin l'heure est venue* 755
Qu'il faut que mon secret éclate à votre vue.
A mes nobles projets je vois tout conspirer ;
11 ne me reste plus qu'à vous les déclarer.
Je fuis : ainsi le veut la fortune ennemie.
Mais vous savez trop bien l'histoire de ma vie 760
Pour croire que longtemps soigneux de me cacher,
1. Var. Venez, Princes, venez. Enfin l'heure est venue. (Ed. 1675.)
Comment a-t-on pu dire que cette admirable scène est un hors-
d'œuvre? Si Racine devait tout réduire rigoureusement au développe-
mont de la petite histoire d'amour qu'il a imaginée, ce n'était pas la
|)eine de prendre Mithridate pour héros : n'importe quel bourgeois qui
vfMit se remarier, et père d'un grand fils, eût suffi. Mais le caractère de
Mithridate déborde ce cadre, comme celui d'Harpagon déborde le cadre
analogue choisi par Molière. Si l'on étudie avec soin les tragédies et les
i<;omédies du xvn* siècle, on verra que l'intrigue d'amour ne sert qu'à
amener et à relier les scènes où se développent les caractères, que ce
dernier intérêt est de beaucoup supérieur à l'autre, et le véritable que
les poètes aient poursuivi. Ici jamais on ne saurait être plus au cœur
«lu sujet que dans une scène qui fait voir Mithridate, le vrai Mithridate,
l'implacable ennemi de Rome.
578 MITIIRIDATE.
J'attende en ces déserts qu'on me vienne chercher.
La guerre a ses laveurs, ainsi que ses disgrâces.
Déjà pUis d'une fois, retournant sur mes traces,
Tandis que l'ennemi', par ma fuite trompé, 76$
Tenoit après son char un vain peuple occupé,
Et gravant en airain ses frêles avantages.
De mes États conquis cnchaînoit les images-,
Le Bosphore m'a vu, par de nouveaux apprêts.
Ramener la terreur du fond de ses marais, 770
Et chassant les Romains de l'Asie étonnée.
Renverser en un jour l'ouvrage d'une année ^.
D'autres temps, d'autres soins. L'Orient accablé
Ne peut plus soutenir leur effort redoublé.
Il voit plus que jamais ses campagnes couvertes 77$
De Romains que la guerre enrichit de nos pertes.
Des biens des nations ravisseurs altérés,
Le bruit de nos trésors les a tous attirés* :
1. LV/iwernî, c'est le général ennemi ; lec/iar, c'estle char de triomphe.
2. On portait souvent dans les pompes triomphales les images des
nations vaincues, et des tableaux où étaient inscrits les noms des rois,
des chefs, des provinces et des peuples.
3. On a cité comme ayant pu inspirer ce vers à Racine les mots
d'Ovide :
Longique jjerit labor irritas anni.
« Le travail d'une année se perd, inutile. »
4. Salluste faisait écrire par Mithridate au roi des Parthes, Arsace;
Romanis cum nationibus, populis, regibus cunctis, una et ea vêtus causa
bellancU est, cnpido profunda imperii et divitiarum.... Romani arma in
omnes habent, acerrima in eos quibus victis spolia maxuma sunt. « Les
Romains font la guerre à toutes les nations, à tous les peuples, à tous
les rois : la cause, de tout temps, fut la même, la passion immense de
la domination et des richesses. — Les Romains tournent leurs armes
contre tous, plus acharnés contre ceux dont la défaite promet les plus
riches dépouilles. » Il les appelle ensuite latrones gentium, « les bri-
gands qui dépouillent les peuples » ; Galgacus, dans Tacite (Vie d'Agri-
cola), dira raptores orbis, « pillards de l'univers ». Enfin Justin, dans
un discours que Mithridate adresse à ses soldats, lui fait dire : Sic omnem
illum populmn luporum animas, inexplebiles sanguinis atque imperii^
ACTE III, SCÈNE I. 579
Ils y courent en foule; et jaloux l'un de l'autre,
Désertent leur pays pour inonder le nôtre. 780
Moi seul je leur résiste*. Ou lassés, ou soumis,
Ma funeste amitié pèse à tous mes amis :
Chacun à ce fardeau veut dérober sa tête.
Le grand nom de Pompée assure sa conquête :
C'est l'effroi de l'Asie; et loin de l'y chercher, 785
C'est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.
Ce dessein vous surprend; et vous croyez peut-être
Que le seul désespoir aujourd'hui le fait naître.
J'excuse votre erreur; et pour être approuvés.
De semblables projets veulent être achevés 2. 790
Ne vous figurez point que de cette contrée
Par d'éternels remparts Rome soit séparée.
Je sais tous les chemins par où je dois passer;
Et si la mort bientôt ne me vient traverser,
Sans reculer plus loin l'effet de ma parole, 795
Je vous rends dans trois mois au pied du Capilole.
Doutez-vous 5 que l'Euxin ne me porte en deux jours
divitinriimqiie avidos ne jejunos haberc. « Ainsi tout ce peuple a des
appétits de loup, insatiable qu'il est de sang et de domination, avide et
altéré de richesses. »
1. lYo.s siispecti stimua xmuli, et in tempore vindices adfuttiri. (Sal-
luste, Lettre de Mithridate.) « Je leur suis suspect, comme rival pour
le présent, et pour l'avenir, vengeur. »
2. Tacite dit: Ntdliis ninetationi loeiis est in eo consilio, qiiod non
potest Inndari, nisi pernctum. « 11 n'y a pas lieu d'hésiter dans un
projet, qui pour être loué, a besoin d'être exécuté. »
5. L'abbé du Bos, dans ses Réflexions snr In poésie et la peinture,
écrit : « Il en pouvait bien douter, dit un prince (le prince Eugène do
Savoie) qui à commandé des armées sur le bord du Danube, et qui,
comme Mithrid.ite, a conservé sa réptitation de grand capitaine dans
l'une et l'autre fortune, puisque la chose est réellement impossible....
Le vers qu'il fait dire à Mithridate :
Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole (Racine),
révolte ceux qui ont quelque connaissance delà distance des lieux.... »
Il convient de remarquer, avec Louis Racine, que Mithridate se laisse
580 MITIIRIDATE.
Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?
Que du Scythe avec moi l'alliance jurée
De l'Europe en ces lieux ne me livre l'entrée? 8cc
Recueilli dans leurs ports, accru de leurs soldats,
Nous verrons notre camp grossir à chaque pas.
Daces, Pannoniens, la fière Germanie,
Tous n'attendent qu'un chef contre la tyrannie.
Vous avez vu l'Espagne % et surtout les Gaulois, 8o5
Gontre ces mêmes murs qu'ils ont pris autrefois
Exciter ma vengeance, et jusque dans la Grèce,
Par des ambassadeurs accuser ma paresse.
Ils savent que sur eux prêt à se déborder.
Ce torrent, s'il m'entraîne, ira tout inonder; 8io
Et vous les verrez tous, prévenant son ravage,
Guider dans l'Italie et suivre mon passage.
séduire par sa passion et voit plus de facilité dans son entreprise qu'il
n'y en a réellement. Ces erreurs même qu'il fait sur les distances et
les marches sont des traits de caractère, et sont bien do l'homme qui,
vaincu, traqué, contraint de se faire passer pour mort, estime toutes
les circonstances favorables au plus gigantesque projet qu'on puisse
concevoir :
A mes nobles projets je vois tout conspirer.
1. « Ce fut Mithridate qui, suivant Cicéron, envoya des ambassa-
deurs aux Espagnols. Usque in Hispaniam legnios Ecbatanis misit ad
cos duces qtiibtiscum tnm belliim (jerebnrmis. {Pro lege Manilia, IV.)
« D'Ecbatane il envoya une mission jusqu'en Esj^agne, auprès des
chefs qui alors nous faisaient la guerre. » — Cicéron dit aussi (Prq
Mursena, XV) que Mithridate songeait à joindre ses troupes à celles de
Sertorius; et Florus, en parlant de ce même Sertorius (1. 111, ch. xxn),
s'exprime ainsi : Ad Mithridatem quoque Ponticosque respexit, regemque
classe juvit. « (Sertorius) eut égard aussi à Mithridate et au royaume
du Pont, et il aida le roi de sa flotte. » Au temps où se passe l'action
de la tragédie, la guerre de Sertorius était terminée depuis plusieurs
années; mais Mithridate pouvait avoir encore l'espérance de rallumer
la guerre en Espagne. Appien, Guerre de Mithridate, ch. cix) atteste
que Mithridate songeait à aller se joindre aux Gaulois, avec qui il avait
déjà à cet effet contracté des alliances, pour franchir les Alpes et en-
vahir l'Italie avec eux. » (JNote de M. Paul Mesnard.)
ACTE III, SCE>'E I. 581
C'est là qu'en arrivant, plus qu'en tout le chemin,
Vous trouverez partout l'horreur du nom romain,
Et la triste Italie encor toute fumante 8i5
Des feux qu'a rallumés sa liberté mourante*.
Non, Princes, ce n'est point au bout de l'univers
Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers;
Et de près inspirant les haines les plus fortes,
Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes. 820
Ah! s'ils ont pu choisir pour leur libérateur
Spartacus, un esclave, un vil gladiateur^,
S'ils suivent au combat des brigands qui les vengent,
De quelle noble ardeur pensez-vous qu'ils se rangent
Sous les drapeaux d'un roi longtemps victorieux, 825
Qui voit jusqu'à Cyrus remonter ses aïeux 3?
1. La guerre Sociale était terminée depuis vingt-cinq ans. Diodore
rapporte que les alliés avaient demandé le secours de Mithridate. Justin
fait dire au roi, dans le discours que j'ai déjà cité : Ja77i ipsam Itnlinm
audire se niinquam, ut Romn condita sit, saiis illi pacatam, sed assidue
per omnes annos pro Ubertaie alios, qnosdam etiam i)ro jure imperii
bellis continuis persévérasse.... Ac ne veieiHbtis immoremur exemplis,
hoc ipso tcmpore universamltaUam bello Marsicoco7isurrexisse,nonjam
libertatem, sed consortium imperii civitatisque poscentem. (XXXVIII, iv.)
« Je sais que l'Italie même, depuis la fondation de Rome, n'a jamais
été tout à fait pacifiée et soumise; mais constamment, chaque année,
la guerre s'est renouvelée, les uns défendant leur liberté, d'autres
même défendant l'empire..,. Pour ne point m'arrêter aux exemples
anciens, en autre temps même, toute l'Italie s'est levée pour la guerre
des Marses, et ce n'est plus la liberté qu'elle voulait, c'était le partage
de l'empire et l'entrée dans la cité. »
2. « Appien {Guerre de Mithridate., ch. cxix) a suggéré à Racine plu-
sieurs des idées de ce discours. Mithridate savait, dit-il, que presque
tous les Italiens, associés dans leur haine, s'étaient naguère révoltés
contre Rome, lui avaient fait une longue guerre et avaient même sou-
tenu contre eux Spartacus, un gladiateur méprisé : SirapTâxo) te
{lovoij-â/o) au jxaaav £7:' a'jxoùç, dvopl è-r' ouSsacaç dHitoaswç ôvxi. »
(Note de M. Paul Mesnard.) La guerre de Spartacus dura de 73 à 71.
3. Mithridate rappelle aussi, dans son discours à ses soldats (Justin,
1. XXXVIII, ch. vi), qu'il descend do Cyrus : Se clariorem illa. colluvie
convenarum esse, qui paternos majores suas a Cyro Darioque, condito-
582 MITIIRIDATE.
Que dis-je? En quel état croyez-vous l-a surprendre?
Vide de légions qui la puissent défendre
Tandis que tout s'occupe à me persécuter,
Leurs femmes, leurs enfants pourront-ils m'arrêter? 83o
Marchons; et dans son sein rejetons cette guerre
Que sa fureur envoie aux'deux bouts de la terre.
Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers ;
Qu'ils tremblent, à leur tour, pour leurs propres foyers.
Annibal l'a prédit, croyons-en ce grand homme, 835
Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome'.
Noyons-la dans son sang justement répandu.
Rrùlons ce Capitole où j'étois attendu.
Détruisons ses honneurs, et faisons disparaître
La honte de cent rois, et la mienne peut-être; 840
Et la flamme à la main efl'açons tous ces noms
Que Rome y consacroit à d'éternels affronts.
Voilà l'ambition dont mon âme est saisie.
Ne croyez point pourtant qu'éloigné de l'Asie
J'en laisse les Romains tranquilles possesseurs. 845
Je sais où je lui dois trouver des défenseurs.
Je veux que d'ennemis partout enveloppée,
Rome rappelle en vain le secours de Pompée.
ribtis Persici reçjni, maternos a maçjno Ale.rnndro ne Nlcatore Seleuco,
conditoribus imperii Macedonici, référât. « Ne suis-je pas plus noble que
ce ramas de vagabonds, moi qui fais remonter mes aïeux paternels à
Cyrus et Darius, les fondateurs de l'empire Perse, mes aïeux maternels
au grand Alexandre et à Seleucus Nicator, les fondateurs de l'empire
macédonien. » Appien {Guerre de Mithridate, ch. cxn) dit que Mithridate
ét?it le seizième descendant de Darius, fils d'Hystaspe. fiarius avait
épousé une fille de Cyrus. SuivantFlorus (1. III, ch. v), Artabaze, ancien
roi de Pont, descendait des sept conjurés perses: Artabazes à Septem
Persis oriimdus. On dit que cet Artabaze ou Artabazane, un des ancêtres
de Mithridate, était fils de Darius, et reçut le royaume de Pont comme
consolation de la préférence qui avait été donnée pour celui de Perse
à son frère Xerxès. » (Note de M. Paul Mesnard.)
1. « Il avait entendu, dit Appien {Guerre de Mithridate, ch. cix),que
cette résolution {de porter la (/uerre en Italie) avait réussi à Annibal,
et que par là il s'était rendu la terreur du peuple romain. »
ACTE III, SCÈiNE I. 583
Le Parthe, des Romains comme moi la terreur,
Consent de succéder h ma juste fureur; 85o
Prêt d'unir avec moi sa haine et sa famille,
Il me demande un iils pour époux à sa fille.
Cet honneur vous regarde, et j'ai fait choix de vous,
Pharnace : allez, soyez ce bienheureux époux.
Demain, sans différer, je prétends que l'Aurore 855
Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore.
Vous que rien n'y retient, partez dés ce moment,
Et méritez mon choix par votre empressement.
Achevez cet hymen ; et repassant TEuphrate,
Faites voir à l'Asie un autre Mithridate. 860
Que nos tyrans communs en pâlissent d'effroi,
Et que le bruit à Rome en vienne jusqu'à moi.
PHARNACE.
Seigneur, je ne vous puis déguiser ma surprise.
J'écoute avec transport cette grande entreprise;
Je l'admire; et jamais un plus hardi dessein 865
Ne mit à des vaincus les armes à la main.
Surtout j'admire en vous ce cœur infatigable
Qui semble s'affermir sous le faix qui l'accable*.
Mais si j'ose parler avec sincérité.
En êtes- vous réduit à cette extrémité? 870
Pourquoi tenter si loin des courses inutiles,
Quand vos États encor vous offrent tant d'asiles,
Et vouloir affronter des travaux ^ infinis.
Dignes plutôt d'un chef de malheureux bannis
Que d'un roi qui naguère, avec quelque apparence, 875
De l'aurore au couchant portoit son espérance,
1. Attritxjnm otnnes validissimi regni vires erant; sed animus malis
aïKjebatur. (Florus, 1. III, ch. v.) « Toutes les forces d'un puissant
royaume étaient épuisées : mais le courage du roi croissait avec l'ad-
versité. »
2. Travaux^ latigucs, dangers: c'est le sens du latin labores.
584 MITIIRIDATE.
Fontloit sur trente États son trône florissant,
Dont le débris est même un empire puissant?
Vous seul, Seigneur, vous seul, après quarante années,
Pouvez encor lutter contre les destinées. 880
Implacable ennemi de Rome et du repos,
(Comptez-vous vos soldats pour autant de héros?
Pensez-vous que ces cœurs, tremblants de leur défaite.
Fatigués d'une longue et pénible retraite,
Cherchent avidement sous un ciel étranger 885
La mort, et le travail pire que le danger?
Vaincus plus d'une fois aux yeux de la patrie,
Soutiendront-ils ailleurs un vainqueur en furie?
Sora-t-il moins terrible, et le vaincront-ils mieux
Dans le sein de sa ville, à l'aspect de ses dieux? 890
Le Parthe vous recherche et vous demande un gendre.
Mais ce Parthe, Seigneur, ardent à nous défendre
Lorsque tout l'univers sembloit nous protéger.
D'un gendre sans appui voudra-t-il se charger?
M'en irai-je moi seul, rebut de la fortune, 896
Essuyer l'inconstance au Parthe si commune ;
Et peut-être, pour fruit d'un téméraire amour.
Exposer votre nom au mépris de sa cour?
Du moins, s'il faut céder, si, contre notre usage.
Il faut d'un suppliant emprunter le visage, 900
Sans m'envoyer du Parthe embrasser les genoux,
Sans vous-même implorer des rois moindres que vous.
Ne pourrions-nous pas prendre une plus sûre voie?
letons-nous dans les bras qu'on nous tend avec joie.
Rome en votre faveur facile à s'apaiser.... 9o5
XIPHARÈS.
Rome, mon frère! 0 ciel! qu'osez- vous proposer?
Vous voulez que le Roi s'abaisse et s'humilie?
Qu'il démonte en un jour tout le cours de sa vie?
Qu'il se fie aux Romains, et subisse des lois
ACTE III, SCÈNE I. 585
Dont il a quarante ans défendu tous les rois? 910
Continuez, Seigneur : tout vaincu que vous êtes,
La guerre, les périls sont vos seules retraites.
Rome poursuit en vous un ennemi fatal •,
Plus conjuré contre elle et plus craint qu'Annibal.
Tout couvert de son sang, quoi que vous puissiez faire, 913 •
yen attendez jamais qu'une paix sanguinaire.
Telle qu'en un seul jour un ordre de vos mains
La donna dans l'Asie à cent mille Romains *.
Toutefois épargnez votre tête sacrée.
Vous-même n'allez point, de contrée en contrée, 920
Montrer aux nations Mithridate détruit^.
Et de votre grand nom diminuer le bruit*.
Votre vengeance est juste, il la faut entreprendre :
Brûlez le Capitole, et mettez Rome en cendre.
Mais c'est assez pour vous d'en ouvrir les chemins : 925
Faites porter ce feu par de plus jeunes mains;
Et tandis que l'Asie occupera Pharnace,
De cette autre entreprise honorez mon audace.
Commandez : laissez-nous, de votre nom suivis,
Justifier 3 partout que nous sommes vos fils. 980
1. Un ennemi fatal: vin ennemi que le destin lui impose, un ennemi
qui ne peut être qu'ennemi. C'est le sens du latin fatalis.
2. Sur ce massacre, cf. Appien, Gîierrede Mithridate, eh. xxii etxxiii.
h qui uno die, tota Asia, toi in civitatibus, uno ntintio atque una iitte-
rarnm significatione cives Romanos necandos trucidandosqne denotavit.
{Cicéron, Pro lege Manilia, III.) « Celui qui, un même jour, par toute
l'Asie, dans toutes ses cités, par un seul ordre, par une seule lettre
d'avis, désigna tous les citoyens romains à la mort, au massacre. »
3. Mithridate détruit : « La Harpe et d'autres, dit M. Paul Mesnard,
paraissent regarder Racine comme ayant le premier l'ait cet emploi
de détruit : il est ancien dans notre langue. »
Tant que l'aie destruit, jamès _pe finerai.
{Doon de Maience.)
4. Bruit était très commun dans le sens d'éclat, retentissement, gloire,
renommée.
5. Justifier, prouver par les pièces justificatives. « Pour justifier à
586 MITimiDATE.
Embrasez par nos mains le couchant et l'aurore;
Remplissez l'univers, sans sortir du Bosphore;
Que les Romains, pressés de l'un à l'autre bout,
Doutent où vous serez, et vous trouvent partout.
Dès ce même moment ordonnez que je parte. qSS
Ici tout vous retient; et moi, tout m'en écarte.
Et si ce grand dessein surpasse ma valeur,
Du moins ce désespoir convient à mon malheur.
Trop heureux d'avancer la lin de ma misère.
J'irai..., j'effacerai le crime de ma mère, 940
Seigneur. Vous m'en voyez rougir à vos genoux;
J'ai honte de me voir si peu digne de vous;
Tout mon sang doit laver une tache si noire.
Mais je cherche un trépas utile à votre gloire ;
Et Rome, unique objet d'un désespoir si beau, 945
Du fds de Mithridate est le digne tombeau.
MITHRIDATE, se lovant.
Mon fils, ne parlons plus d'une mère infidèle.
Votre père est content, il connoit votre zèle,
Et ne vous verra point affronter de danger
Qu'avec vous son amour ne veuille partager. 95o
Vous me suivrez : je veux que rien ne nous sépare ;
Et vous, à m'obéir, Prince, qu'on se prépare.
Les vaisseaux sont tout prêts. J'ai moi-même ordonné
La suite et l'appareil qui vous est destiné.
Arbate, à cet hymen chargé de vous conduire, 955
De votre obéissance aura soin de m'instruire.
Allez, et soutenant l'honneur de vos aïeux.
Dans cet embrassement recevez mes adieux.
PHARNACE.
Seigneur....
lo t le monde l'innocence de ma conduite. » (Molière, Tartufe, 1" Pla-
ce t.)
ACTE III, SCÈNE I. 587
MITHRIDATE.
Ma volonté, Prince, vous doit suffire.
Obéissez. C'est trop vous le faire redire. 960
PHARNACE.
Seigneur, si pour vous plaire il ne faut que périr,
Plus ardent qu'aucun autre on m'y verra courir.
Combattant à vos yeux, permettez que je meure.
MITHRIDATE.
Je vous ai commandé de partir tout à l'heure ;
Mais après ce moment.... Prince, vous m'entendez, 966
Et vous êtes perdu si vous me répondez.
PHARNACE.
Dussiez-vous présenter mille morts à ma vue.
Je ne saurois chercher une fille inconnue.
Ma vie est en vos mains.
MITHRIDATE.
Ah ! c'est où je t'attends.
Tu ne saurois partir, perfide, et je t'entends. 970
Je sais pourquoi tu fuis l'hymen où je t'envoie :
Il te fâche en ces lieux d'abandonner ta proie;
Monime te retient. Ton amour criminel
Prétendoit l'arracher à l'hymen paternel.
Ni l'ardeur dont tu sais que je l'ai recherchée, 976
Ni déjà sur son front ma couronne attachée,
Ni cet asile même où je la fais garder,
Ni mon juste courroux n'ont pu t'intimider.
Traître, pour les Romains tes lâches complaisances
N'étoient pas à mes yeux d'assez noires offenses : 980
Il te inanquoit encor ces perfides amours
Pour être le supplice et l'horreur de mes jours.
588 MITHRIDATE.
Loin de t'en repentir, je vois sur ton visage
Que ta confusion ne part que de ta rage :
II te tarde déjà qu'échappé de mes mains 985
Tu ne coures me perdre, et me vendre aux Romains.
Mais avant que partir S je me ferai justice :
Je te l'ai dit.
SCÈNE II
MITHRIDATE, PHARNAGE, XIPHARÈS, Gardes.
MITHRIDATE.
Holà! gardes. Qu'on le saisisse.
Oui, lui-même, Pharnace. Allez, et de ce pas
Qu'enfermé dans la tour on ne le quitte pas. 990
THARNACE.
lié bien ! sans me parer d'une innocence vaine.
Il est vrai, mon amour mérite votre haine.
J'aime : l'on vous a fait un fidèle récit.
Mais Xipharès, Seigneur, ne vous a pas tout dit.
C'est le moindre secret qu'il pouvoit vous apprendre ; 996
Et ce fils si fidèle a dû vous faire entendre
Que des mêmes ardeurs dès longtemps enflammé,
Il aime aussi la Reine, et même en est aimé.
1. Yangelas condamnait avant que mourir et avant mourir : il vou-
lait qu'on mît avant que de. Le P. Bouhours était du même avis, et
blâmait chez un janséniste l'emploi de avant de, qui est repris, comme
néologisme, par Desfontaines en 1726.
ACTE III, SCÈNE IV. 589
SCENE m
^HTHRIDATE, XIPHARÈS.
XIPHARÈS,
Seigneur, le croirez-vous qu'un dessein si coupable....
MITIIRIDATE.
Mon fils, je sais de quoi votre frère est capable. looo
Me préserve le ciel de soupçonner jamais
Que d'un prix si cruel vous payiez mes bienfaits,
Qu'un fils qui fut toujours le bonheur de ma vie
Ait pu percer ce cœur qu'un père lui confie !
Je ne le croirai point. Allez : loin d'y songer, ioo5
Je ne vais désormais penser qu'à nous venger.
SCÈNE lY
MITHRIDATE.
Je ne le croirai point? Vain espoir qui me flatte!
Tu ne le crois que trop, malheureux MiHiridate.
Xipharès mon rival? et d'accord avec lui
La reine auroit osé me tromper aujourd'hui?
Quoi? de quelque côté que je tourne la vue,
La foi de tous les cœurs est pour moi disparue?
Tout m'abandonne ailleurs? tout me trahit ici?
Pharnace, amis, maîtresse; et toi, mon fils, aussi
Toi de qui la vertu consolant ma disgrikc....
Mais ne connois-je pas le perfide Pharnace?
Quelle foiblesse à moi d'en croire un furieux
Qu'arme contre son frère un courroux cnvifux,
590 MITHRIDATE.
Ou dont le désespoir me troublant par des fables,
Grossit, pour se sauver, le nombre des coupables! 1020
Non, ne l'en croyons point; et sans trop nous presser,
Voyons, examinons. Mais par où commencer?
Qui m'en éclaircira? quels témoins? quel indice?...
Le ciel en ce moment m'inspire un artifice.
Qu'on appelle la Reine. Oui, sans aller plus loin, 102$
Je veux l'ouïr. Mon choix s'arrête à ce témoin.
L'amour avidement croit tout ce qui le flatte.
Qui peut de son vainqueur mieux parler que l'ingrate?
Voyons qui son amour accusera des deux.
S'il n'est digne de moi, le piège est digne d'eux*. io3o
Trompons qui nous trahit; et pour connoître un traître,
Il n'est point de moyens.... Mais je la vois paraître :
Feignons; et de son cœur, d'un vain espoir flatté.
Par un mensonge adroit tirons la vérité.
SCÈNE V
MITHRIDATE, MOMME.
MITHRIDATE.
Enfin j'ouvre les yeux, et je me fais justice 2. io35
C'est faire à vos beautés un triste sacrifice ^,
}ue de vous présenter. Madame, avec ma foi,
fout l'âge et le malheur que je traîne avec moi.
Jusqu'ici la fortune et la victoire mêmes *
1. Mithridate sauve sa dignité par cette réflexion. Il y a longtemps
que Voltaire a fait remarquer qu'Harpagon use du même artifice dans
V Avare. De la même situation Jlolière tire le comique, et Racine le
tragique.
2. Je me fais justice. Cette locution a pris un autre sens aujourd'hui;
mais elle était très usitée au temps de I\acine.
3. Sacrifice, offrande.
4. Mêmes. Les poètes du xvii» siècle étaient ou mettaient Vs à même^
ACTE III, SCÈNE V. 591
Cachoient mes cheveux blancs sous trente diadèmes. io4o
Mais ce temps-là n'est plus. Je régnois, et je fuis.
Mes ans se sont accrus; mes honneurs sont détruits;
Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage,
Du temps, qui l'a flétri, laisse voir tout l'outrage.
D'ailleurs mille desseins partagent mes esprits : io45
D'un camp prêt à partir vous entendez les cris;
Sortant de mes vaisseaux, il faut que j'y remonte.
Quel temps pour un hymen qu'une fuite si prompte,
Madame! Et de quel front vous unir à mon sort,
Quand je ne cherche plus que la guerre et la mort? io5o
Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace.
Quand je me fais justice, il faut qu'on se la fasse *.
Je ne souffrirai point que ce fils odieux.
Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux.
Possédant une amour qui me fut déniée, io55
Vous fasse des Romains devenir l'alliée.
Mon trône vous est dû. Loin de m'en repentir.
Je vous y place même, avant que de partir.
Pourvu que vous vouliez qu'une main qui m'est chère.
Un fils, le digne objet de l'amour de son père, 1060
Xipharès, en un mot, devenant votre époux.
Me venge de Pharnace, et m'acquitte envers vous.
selon la commodité du vers; même chez les prosateurs, l'adverbe même
prend souvent Vs. Vaugelas disait à ce sujet dans ses Remarques :
« Métne et mêmes. Tous deux sont bons et avec et sans s, mais voici
comme je voudrais user tantôt de l'un et tantôt de l'autre. Quand il
est proche d'un substantif singulier, je voudrais mettre mêmes avec s,
et quand il est proche d'un substantif pluriel, je voudrais mettre même
sans s, et l'un et l'autre pour éviter l'équivoque et pour empêcher que
même, adverbe, ne soit pris pour même., pronom. » Corneille a suivi
cette remarque de Vaugelas, ainsi que d'autres écrivains. Racine ne
s'y est pas rigoureusement astreint.
1. Les grammairiens déclarent ce vers incorrect, parce que la se
rapporte à un nom sans article et indéterminé. Malherbe, Corneille,
Pascal, Bossuet, Mme de Sévigné n'ont pas eu plus de scrupule là-des-
sus que Racine.
592 MITimiDATE.
MONIME.
Xipharés! lui, Seigneur?
MITHRIDATE.
Oui, lui-môme, Madame.
D'où peut naître à ce nom le trouble de votre âme?
Contre un si juste choix qui peut vous révolter? ib65
Est-ce quelque mépris qu'on ne puisse dompter?
Je le répète encor : c'est un autre moi-même,
Un fils victorieux, qui me chérit, que j'aime,
f/ennemi des Romains, l'héritier et l'appui
D'un empire et d'un nom qui* va renaître en lui; 1070
Et quoi que votre amour ait osé se promettre.
Ce n'est qu'entre ses mains que je puis vous remettre.
MONIME.
Oue dites-vous? 0 ciel! Pourriez-vous approuver....
Pourquoi, Seigneur, pourquoi voulez-vous m'éprouver?
Cessez de tourmenter une âme infortunée. 1076
Je sais que c'est à vous que je fus destinée ;
Je sais qu'en ce moment, pour ce nœud solennel,
La victime, Seigneur, nous attend à l'autel.
Venez.
MITHRIDATE.
Je le vois bien : quelque effort que je fasse,
Madame, vous voulez vous garder à Pharnace. 1080
Jo reconnois toujours vos injustes mépris;
Ils ont même passé sur mon malheureux fils.
MONIME.
Je le méprise î
MITHRIDATE.
Hé bien! n'en parlons plus, Madame.
1. Le relatif qui représente les deux substantifs; cependant Racine
ne le rapporte qu'au dernier et laisse le verbe au singulier.
ACTE HT, SCENE V. 503 i
Continuez : brûlez d'une honteuse flamme. ■
Tandis qu'avec mon fils je vais, loin de vos yeux, io85
Chercher au bout du monde un trépas glorieux, i
Vous cependant ici servez* avec son frère, }
Et vendez aux Romains le sang de votre père. 3
Vouez. Je ne saurois mieux punir vos dédains, i
Qu'en vous mettant moi-même en ses serviles mains; i
Et sans plus me charger du soin de votre gloire,
Je veux laisser de vous jusqu'à votre mémoire.
Allons, Madame, allons. Je m'en vais vous unir. l
MONIME. "I
Plutôt de mille morts dussiez-vous me punir! J
MITURIDATE. "^
Vous résistez en vain, et j'entends votre fuite*. logS -^
MONIME.
En quelle extrémité, Seigneur, suis-je réduite? '■
Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser
Qu'à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer. J
Les Dieux me sont témoins qu'à vous plaire bornée l
Mon Ame à tout son sort s'étoit abandonnée. iioo 1.
Mais si quelque foiblesse avoit pu m'alarmer, j
Si de tous ses efforts mon cœur a dû s'armer, ]
-Ne croyez point, Seigneur, qu'auteur de mes alarmes, ;
Pharnace m'ait jamais coûté les moindres larmes. !
Ce fils victorieux que vous favorisez, iio5
Cette vivante image en qui vous vous plaisez, 'i
Cet ennemi de Rome, et cet autre vous-même, ?
Enfin ce Xipharès que vous voulez que j'aime.... .'
MITHRIDATE. ^
Vous l'aimez? f:^
1. Servez, soyez esclave : sens du latin servire. '
2. Votre fuite : votre détour, par lequel vous essayez de vous dérober. -,
Fuite s'employait bien alors dans le sens de détour, feinte, faux-fuyant.
594 MITHRIDATE.
MONIME.
Si le sort ne m'eût donnée à vous,
Mon bonheur dépendoit de' l'avoir pour époux. iiio
Avant que votre amour m'eût envoyé ce gage,
Nous nous aimions.... Seigneur, vous changez de visage.
MITHRIDATE.
Non, Madame. Il suffît. Je vais vous l'envoyer.
Allez. Le temps est cher. 11 le faut employer.
Je vois qu'à m'obéir vous êtes disposée. m 5
Je suis content.
MONIME, en s'en allant.
0 ciel! me serois-je abusée?
SCÈNE VI
MITHRIDATE.
Ils s'aiment. C'est ainsi qu'on se jouoit de nous.
Ah ! fils ingrat. Tu vas me répondre pour tous.
Tu périras. Je sais combien ta renommée
Et tes fausses vertus ont séduit mon armée.
Perfide, je te veux porter des coups certains :
Il faut, pour te mieux perdre, écarter les mutins,
Et faisant à mes yeux partir les plus rebelles.
Ne garder près de moi que des troupes fidèles.
Allons. Mais, sans montrer un visage offensé,
Dissimulons encor, comme j'ai commencé.
1. Corneille a aussi construit dépendre de avec un infinitil.
II20
FIN DU TROISIEME ACTE
11
ACTE IV
SCENE PREMIÈRE :i
I
MONIME, PHJ]DIME. ]
MONIME. ^
Phtedime, au nom des Dieux, fais ce que je désire : :■
Va voir ce qui se passe, et reviens me le dire. j
Je ne sais; mais mon cœur ne se peut rassurer. ]
Mille soupçons affreux viennent me déchirer. ii3o .i
Que larde Xipharès? et d'où vient qu'il diffère i
A seconder des vœux qu'autorise son père ? ■ i
Son père, en me quittant, me l'alloit envoyer. ;
Mais il feignoit peut-être : il falloit tout nier. û
Le Roi feignoit? Et moi, découvrant ma pensée.... ii35 ■
0 Dieux, en ce péril m'auriez-vous délaissée ? ^
Et se pourroit-il bien qu'à son ressentiment
Mon amour indiscret eût livré mon amant ? ^
Quoi, Prince? quand, tout plein de ton amour extrême, ]
Pour savoir mon secret tu me pressois toi-même, ii4o j
Mes refus trop cruels vingt fois te l'ont caché ; i
Je t'ai même puni de l'avoir arraché ; J|
Et quand de toi peut-être un père se défie, ■
Que dis-je ? quand peut-être il y va de ta vie, ■
^
596 MITIIRIDATE.
Je parle ; et trop facile à me laisser tromper, ii45
Je lui marque le cœur où sa main doit frapper.
phj:dime.
Ah ! traitez-le, Madame, avec plus de justice :
Un grand roi descend-il jusqu'à cet artifice?
A prendre ce détour qui l'auroit pu forcer?
Sans murmure, à l'autel vous l'alliez devancer. ii5o
Youloit-il perdre un fils qu'il aime avec tendresse?
Jusqu'ici les effets secondent * sa promesse :
Madame, il vous disoit qu'un important dessein,
Malgré lui, le forçoit à vous quitter demain ;
Ce seul dessein l'occupe; et hâtant son voyage, ii55
Lui-même ordonne tout, présent sur le rivage.
Ses vaisseaux en tous lieux se chargent de soldats,
Et partout Xipharès accompagne ses pas.
D'un rival en fureur est-ce là la conduite?
Et voit-on ses discours démentis par la suite? 1160
Pharnace cependant, par son ordre arrêté,
Trouve en lui d'un rival toute la dureté.
Phoedime, à Xipharès fera-t-il plus de grâce?
PHiEDIME.
C'est l'ami des Romains qu'il punit en Pharnace.
L'amour a peu de part à ses justes soupçons. ii65
MOXIME.
Autant que je le puis, je cède à tes raisons :
Elles calment un peu l'ennui qui me dévore.
Mais pourtant Xipharès ne paroit point encore.
PII^DIME.
Vaine erreur des amants, qui pleins de leurs désirs,
1. Secondent, accompagnent, suivent, sont d'accord avec.
ACTE IV, SCÈNE IL 597
Voiidroient que tout cédât au soin de leurs plaisirs! 117c
■ Qui prêts à s'irriter contre le moindre obstacle....
f MONIME.
Ma Phsedime, et qui peut concevoir ce miracle ?
: Après deux ans d'ennuis, dont tu sais tout le poids,
■ Quoi? je puis respirer pour la première fois?
Quoi ? cher Prince, avec toi je me verrois unie? 11 75
Et loin que ma tendresse eût exposé ta vie,
Tu verrois ton devoir, je verrois ma vertu
Approuver un amour si longtemps combattu ?
Je pourrois tous les jours t'assurer que je t'aime ?
Que ne viens-tu....
SCÈNE II
MONIME, XIPHARÈS, PH.EDIME.
Seigneur, je parlois de vous-même.
Mon âme souhaitoit de vous voir en ce lieu.
Pour vous....
XIPHARÈS.
C'est maintenant qu'il faut vous dire adieu.
MONIME
idieu ! vous ?
XIPHARÈS.
Oui, Madame, et pour toute ma vie.
MONIME.
i}u'cntends-je ? On me disoit.... Hélas ! ils m'ont trahie.
598 MITUKIDATE.
XIPHARES.
Madame, je ne sais quel ennemi couvert, ii85
Révélant nos secrets, vous trahit, et me perd.
Mais le Roi, qui tantôt n'en croyoit point Pliarnace,
Maintenant dans nos cœurs sait tout ce qui se passe.
Il feint, il me caresse, et cache son dessein ;
Mais moi, qui dès l'enfance élevé dans son sein, 1190
De tous ses mouvements ai trop d'intelligence.
J'ai lu dans ses regards sa prochaine vengeance.
Il presse, il fait partir tous ceux dont mon malheur
Pourroit à la révolte exciter la douleur.
De ses fausses bontés j'ai connu la contrainte. 1196
Un mot môme d'Arbate a confirmé ma crainte.
Il a su m'aborder; et les larmes aux yeux :
(( On sait tout, m'a-t-il dit : sauvez-vous de ces lieux. »
Ce mot m'a fait frémir du péril de ma reine,
Et ce cher intérêt est le seul qui m'amène. 1200
Je vous crains pour vous-même ; et je viens à genoux
Vous prier, ma Princesse, et vous fléchir pour vous.
Vous dépendez ici d'une main violente.
Que le sang le plus cher rarement épouvante ;
Et je n'ose vous dire à quelle cruauté i2o5
Mithridate jaloux s'est souvent emporté.
Peut-être c'est moi seul que sa fureur menace ;
Peut-être, en me perdant, il veut vous faire grâce.
Daignez, au nom des Dieux, daignez en profiter ;
Par de nouveaux refus n'allez point l'irriter. 1210
Moins vous l'aimez, et plus tâchez de lui complaire;
Feignez, efforcez-vous : songez qu'il est mon père.
Vivez; et permettez que dans tous mes malheurs
Je puisse à votre amour ne coûter que des pleurs.
MONIME.
Ah ! je vous ai perdu !
A
ACTE IV, SCÈNE II. 599
XIPHARÈS.
Généreuse Monime, 121 5
Ne vous imputez point le malheur qui m'opprime.
Votre seule bonté n'est point ce qui me nuit :
Je suis un malheureux que le destin poursuit ;
C'est lui qui m'a ravi l'amitié de mon père,
Qui le fit mon rival, qui révolta ma mère, 1220
Et vient de susciter, dans ce moment affreux,
\Jn secret ennemi pour nous trahir tous deux.
MONIME.
Hé quoi? cet ennemi, vous l'ignorez encore?
XIPHARÈS.
Pour surcroît de douleur. Madame, je l'ignore.
Heureux si je pouvois, avant que m'immoler, 122$
Percer le traître cœur qui m'a pu déceler!
MONIME.
Hé bien ! Seigneur, il faut vous le faire connaître.
Ne cherchez point ailleurs cet ennemi, ce traître ;
Frappez : aucun respect' ne vous doit retenir.
J'ai tout fait; et c'est moi que vous devez punir. i23o
XIPHARtS.
Vous !
MONIME.
Ah ! si vous saviez, Prince, avec quelle adresse
Le cruel est venu surprendre ma tendresse !
Ouelle amitié sincère il affectoit pour vous !
Content^, s'il vous voyoit devenir mon époux!
1. Aucun respect: aucun égard, aucune considération. C'est le sens
du hlin respeclua.
•1. Content.... Cela équivaut au discours indirect, qu'on emploie en
GOO MITimiDATE.
Qui n'auroit cru...? Mais non, mon amour plus timide i235
Devoit moins vous livrer à sa bonté perfide.
Les Dieux qui m'inspiroient, et que j'ai mal suivis,
M'ont fait taire trois fois par de secrets avis.
J'ai dû continuer; j'ai dû dans tout le reste....
Que sais-je enfin? j'ai dû vous être moins funeste ; 1240
J'ai dû craindre du Roi les dons empoisonnés,
Et je m'en punirai, si vous me pardonnez.
XIPHARÈS.
Quoi ? Madame, c'est vous, c'est l'amour qui m'expose ?
Mon malheur est parti d'une si belle cause?
Trop d'amour a trahi nos secrets amoureux? 1245
Et vous vous excusez de m'avoir fait heureux?
Que voudrois-je de plus? glorieux et fidèle.
Je meurs. Un autre sort au trône vous appelle.
Consentez-y, Madame ; et sans plus résister.
Achevez un hymen qui vous y fait monter. i25o
Quoi ? vous me demandez que j'épouse un barbare
Dont l'odieux amour pour jamais nous sépare ?
XIPHARÈS.
Songez que ce matin, soumise à ses souhaits,
Vous deviez l'épouser, et ne me voir jamais.
MONIME.
Et connoissois-je alors toute sa barbarie? laSS
Ne voudriez-vous point qu'approuvant sa furie.
Après vous avoir vu tout percé de ses coups.
Je suivisse à l'autel un tyrannique époux,
lalin pour rapporter les paroles d'autrui, en sous-entendant l'idée de
dire : « Lœtum se fore, si... »
I
ACTE IV, SCÈÎsE IV. 001
El que dans une main de votre sang fumante
J'allasse mettre, hélas! la main de votre amante? 1260
Allez : de ses fureurs songez à vous garder,
Sans perdre ici le temps à me persuader :
Le ciel m'inspirera quel parti je dois prendre.
Que seroit-ce, grands Dieux! s'il venoit vous surprendre?
Que dis-je? on vient. Allez. Courez. Vivez enfm ; 1265
Et du moins attendez quel sera mon destin.
r
SCÈNE III
MOMME, PILËDIME.
PH.EDIJIE.
Madame, à quels périls il exposoit sa vie !
C'est le Roi.
MOMME.
Cours l'aider à cacher sa sortie.
Va, ne le quitte point ; et qu'il se garde hien
D'ordonner de son sort, sans être instruit du mien. 1270
SCENE IV
MITHRIDATE, MONIME.
MITIIRIDATE.
Allons, Madame, allons. Une raison secrète
M'" lait quitter ces lieux et hâter ma retraite.
Tandis que mes soldats, prêts à suivre leur roi,
iJcntrent dans mes vaisseaux pour partir avec moi,
602 WITimiDATE.
Venez, et qu'à l'autel ma promesse accomplie 1275
Par des nœuds éternels l'un à l'autre nous lie.
Nous, Seigneui
MONIME.
MITHRIDATE.
Quoi? Madame, osez-vous balancer?
MONIME.
Et ne m'avez-vous pas défendu d'y penser?
MITHRIDATE.
J'eus mes raisons alors : oublions-les, Madame.
Ne songez maintenant qu'à répondre à ma flamme. 1280
Songez que votre cœur est un bien qui m'est dû.
MO.NIME.
Hé! pourquoi donc. Seigneur, me l'avez-vous rendu?
MITHRIDATE.
Quoi ? pour un fils ingrat toujours préoccupée,
Vous croiriez....
Quoi ? Seigneur, vous m'auriez donc trompée ?
MITHRIDATE.
Perfide! il vous sied bien de tenir ce discours, 128$
Vous qui gardant au cœur d'infidèles amours,
Quand je vous élevois au comble de la gloire,
M'avez des trahisons préparé la plus noire.
i\e vous souvient-il plus, cœur ingrat et sans foi *,
Plus que tous les Romains conjuré contre moi, 1290
De quel rang glorieux j'ai bien voulu descendre,
1. Toute cette scène est à comparer avec la grande scène du cin-
quième acte de l'Ecole des femmes.
ACTE IV, SCÈNE lY. 603
Pour vous porter au trône où vous n'osiez prétendre ?
Ne me regardez point vaincu, persécuté :
Revoyez-moi vainqueur, et partout redouté.
Songez de quelle ardeur dans Éphèse adorée, 1296
Aux filles de cent rois je vous ai préférée ;
Et négligeant pour vous tant d'heureux alliés,
Quelle foule d'États je mettois à vos pieds.
Ah! si d'un autre amour le penchant invincible
Dès lors à mes bontés vous rendoit insensible, i3oo
Pourquoi chercher si loin un odieux époux?
Avant que de partir, pourquoi vous taisiez-vous ?
Attendiez-vous, pour faire un aveu si funeste,
Que le sort ennemi m'eût ravi tout le reste.
Et que de toutes parts me voyant accabler, i3o5
J'eusse en vous le seul bien qui me pût consoler?
Cependant, quand je veux oublier cet outrage,
Et cacher à mon cœur cette funeste image.
Vous osez à mes yeux rappeler le passé.
Vous m'accusez encor, quand je suis offensé. i3io
Je vois que pour un traître un fol espoir vous flatte.
A quelle épreuve, ô ciel, réduis-tu Mithridate?
Par quel charme secret laissé-je retenir
Ce courroux si sévère et si prompt à punir?
Profitez du moment que mon amour vous donne : i3i5
Pour la dernière fois, venez, je vous l'ordonne.
N'attirez point sur vous des périls superflus.
Pour un fils insolent, que vous ne verrez plus.
Sans vous parer pour lui d'une foi qui m'est due,
['erdez-en la mémoire, aussi bien que la vue; i32o
Et désormais sensible à ma seule bonté,
Méritez le pardon qui vous est présenté.
Je n'ai point oublié quelle reconnoissance.
Seigneur, m'a dû ranger sous votre obéissance.
604 MITimiDATE.
Quelque rang où jadis soient montés mes aïeux, i325"
Leur gloire de si loin n'éblouit point mes yeux.
Je songe avec respect de combien je suis née
Au-dessous des grandeurs d'un si noble hyménée ;
Et malgré mon penchant et mes premiers desseins
Pour un fils, après vous le plus grand des humains, i33o
Du jour que sur mon front on mit ce diadème,
Je renonçai, Seigneur, à ce prince, à moi-même.
Tous deux d'intelligence à nous sacrifier,
Loin de moi, par mon ordre, il couroit m'oublier.
Dans l'ombre du secret ce feu s'alloit éteindre; i335
Et même de mon sort je ne pouvois me plaindre,
Puisqu'enfin, aux dépens de mes vœux les plus doux.
Je faisois le bonheur d'un héros tel que vous.
Vous seul. Seigneur, vous seul, vous m'avez arrachée
A cette obéissance où j'étois attachée; i34o
Et ce fatal amour dont j'avois triomphé.
Ce feu que dans l'oubli je croyois étouffé,
Dont la cause à jamais s'éloignoit de ma vue.
Vos détours l'ont surpris, et m'en ont convaincue.
Je vous l'ai confessé, je le dois soutenir. i345
En vain vous en pourriez perdre le souvenir;
Et cet aveu honteux, où vous m'avez forcée,
Demeurera toujours présent à ma pensée.
Toujours je vous croirois incertain de ma foi ;
Et le tombeau, Seigneur, est moins triste pour moi i35o
Que le lit d'un époux qui m'a fait cet outrage,
Qui s'est acquis sur moi ce cruel avantage,
Et qui me préparant un éternel ennui,
M'a fait rougir d'un feu qui n'étoit pas pour lui.
MITHRIDATE.
C'est donc votre réponse? et sans plus me complaire,
Vous refusez l'honneur que je voulois vous faire?
Pensez-y bien. J'attends, pour me déterminer.
ACTE IV, SCENE V. 605
MOMME,
Non, Seigneur, vainement vous croyez m'étonner.
Je vous connois : je sais tout ce que je m'apprête,
Et je vois quels malheurs j'assemble sur ma tête; i36o
Mais le dessoin est pris : rien ne peut m'ébranler.
Jugez-en, puisqu'ainsi je vous ose parler.
Et m'emporte au delà de cette modestie
Dont jusqu'à ce moment je n'ëtois point sortie.
Vous vous êtes servi de ma funeste main i365
Pour mettre à votre llls un poignard dans le sein.
De ses feux innocenis j'ai trahi le mystère;
Et quand il n'en perdroit que l'amour de son père,
Il en mourra, Seigneur. Ma foi ni mon amour
Ne seront point le prix d'un si cruel détour. iSjo
Après cela, jugez. Perdez une rebelle;
Armez-vous du pouvoir qu'on vous donna sur elle :
J'attendrai mon arrêt; vous pouvez commander.
Tout ce qu'en vous quittant j'ose vous demander,
Croyez (à la vertu je dois cette justice) 137$
Que je vous trahis seule, et n'ai point de complice;
Et que d'un plein succès vos vœux seroient suivis
Si j'en croyois, Seigneur, les vœux de votre fils.
SCÈNE V
MITHRIDATE.
Elle me quitte! Et moi, dans un lâche silence.
Je semble de sa fuite approuver l'insolence? i38o
Peu s'en faut que mon cœur, penchant de son côté,
606 MITIIRIDATE.
Ne me condamne encor de* trop de cruauté?
Qui suis-je? Est-ce Monime? Et suis-je Mithridate?
Non, non, plus de pardon, plus d'amour pour l'ingrate.
Ma colère revient, et je me reconnois. i385
Immolons, en partant, trois ingrats à la fois.
Je vais à Rome, et c'est par de tels sacrifices
Qu'il faut à ma fureur rendre les Dieux propices.
Je le dois, je le puis; ils n'ont plus de support*:
Les plus séditieux sont déjà loin du bord. iSgo
Sans distinguer entre eux qui je hais ou qui j'aime.
Allons, et commençons par Xipharès lui-même.
Mais quelle est ma fureur? et qu'est-ce que je dis^?
Tu vas sacrifier.... qui? malheureux! Ton lils?
Un fils que Rome craint? qui peut venger son père? iBgS
Pourquoi répandre un sang qui m'est si nécessaire?
Ah! dans l'état funeste où ma chute m'a mis,
Est-ce que mon malheur m'a laissé trop d'amis?
Songeons plutôt, songeons à gagner sa tendresse :
J'ai besoin d'un vengeur, et non d'une maîtresse. i4oo
Quoi? ne vaut-il pas mieux, puisqu'il faut m'en priver,
La céder à ce fds que je veux conserver?
Cédons-la. Vains efforts, qui ne font que m'instruire
Des foiblesses d'un cœur qui cherche à se séduire !
1. Condamner de était très usité au xvii' siècle, à l'imitation du latin
damnare, qui se construit avec le génitif.
2. Support, appui, soutien. Emploi ordinaire du mot.
5. Geoirroy et d'autres ont fait remarquer que, dans ce monologue,
Racine semble avoir pris pour modèle celui d'Auguste dans Cinna. Il
est vrai qu'on y remarque les mêmes mouvements. Cependant je ne
crois pas qu'il y ait ici de véritable imitation. On met en monologue ce
qu'on ne peut mettre en dialogue, c'est-à-dire les pensées intimes et
secrètes qu'on ne peut confier à autrui. Si donc le personnage est com-
battu de sentiments contraires, si des passions ou des devoirs ou des
intérêts opposés le sollicitent en sens divers, le monologue aura de ces
retours, et ce ne sera qu'en passant d'une résolution à l'autre, en s'in-
terrompant, en se démentant sans cesse, que le personnage s'achemi-
nera à une résolution définitive.
ACTE IV, SCÈNE V. 007
Je brûle, je l'adore; et loin de la bannir.... i4o5
Ah! c'est un crime encor dont je la veux punir*.
Quelle pitié retient mes sentiments timides?
IN'en ai-je pas déjà puni de moins perfides?
0 Monime! ô mon lils! Inutile courroux!
Et vous, heureux Romains, quel triomphe pour vous 2,
Si vous saviez ma honte, et qu'un avis fidèle
De mes lâches combats vous portât la nouvelle!
Ôuoi? des plus chères mains craignant les trahisons,
J'ai pris soin de m'ariner contre tous les poisons;
J'ai su, par une longue et pénible industrie, i4i5
Des plus mortels venins prévenir la furie.
Ah! qu'il eût mieux valu, plus sage et plus heureux,
Et repoussant les traits d'un amour dangereux,
Ne pas laisser remplir d'ardeurs empoisonnées '
Un cœur déjà glacé par le froid des années! 1420
De ce trouble fatal par où dois-je sortir?
1. Racine a supprimé ici quatre vers, qui étaient, en effet, inutiles:
Mon amour trop longtemps tient ma gloire captive.
Qu'elle périsse seule, et que mon fils me suive.
Un peu de fermeté, punissant ses relus.
Me va mettre en état de ne la craindre plus.
2. Il me semble qu'il y ait ici une réminiscence d'Homère {Iliade,
I, V. 255 *et 256) :
''H xsv yTfiT^'70i•. npîajxo;, IIpiàtjLoid ts TatSs;,
« Sans doute, Priam se réjouirait, et les enfants de Priam, et tous les
Troyens auraient au cœur une grande joie. »
3. Il y a une légère alfectation dans cette antithèse du poison de
l'amour et des poisons contre lesquels Mithridate s'est prémuni. Appien
(Guerre de Mithridate, cxi) prêtait au roi une antithèse de même genre :
Mithridate se plaignait de ne pas s'être aussi bien prémuni contre la
trahison des siens, le pire poison qui menace les rois, que contre tous
les autres poisons.
008 MITIIRIDATE.
SCÈNE YI
MITHRIDATE, ARBATE.
ARBATE.
Seigneur, tous vos soldats refusent de partir.
Pharnace les retient, Pharnace leur révèle
Que vous cherchez à Rome une guerre nouvelle.
iMITIIRIDATE.
Pharnace ?
Il a séduit ses gardes les premiers; 1423
Et le seul nom de Rome étonne les plus fiers.
De mille affreux périls ils se forment l'image.
Les uns avec transport embrassent le rivage ;
Les autres, qui partoient, s'élancent dans les flots,
Ou présentent leurs dards aux yeux des matelots. i43o
Le désordre est partout; et loin de nous entendre,
Ils demandent la paix, et parlent de se rendre.
Pharnace est à leur tète ; et, flattant leurs souhaits,
De la part des Romains il leur promet la paix.
MITHRIDATE.
Ah! le traître! Courez. Qu'on appelle son frère; i435
Qu'il me suive, qu'il vienne au secaurs de son père.
ARBATE.
J'ignore son dessein ; mais un soudain transport
L'a déjà fait descendre et courir vers le port ;
Et l'on dit que suivi d'un gros ^ d'amis fidèles,
1. Un (jros : une troupe. Mot assez commun alors.
ACTE IV, SCENE VIL 609
On l'a vu se mêler au milieu des rebelles. i44o
C'est tout ce que j'en sais.
MlTIi: ID .TE.
Ah! qu est-ce que j'entends?
Perfides, ma vengeance a tardé trop longtemps.
Mais je ne vous crains point. Malgré leur insolence,
Les mutins n'oseroient soutenir ma présence.
Je ne veux que les voir; je ne veux qu'à leurs yeux i445
Immoler de ma main deux fils audacieux.
SCÈNE YII
MITHRIDATE, ARBATE, ARCAS.
AUCAS.
Seigneur, tout est perdu. Les rebelles, Pharnace,
Les Romains sont en foule autour de cette place.
MITimiDATE.
Les Romains!
ARCAS.
De Romains le rivage est chargé,
El bientôt dans ces murs vous êtes assiégé. i45û
MITHRIDATE.
(A Arcas.)
TJel! Courons. Écoutez.... Du malheur qui me presse
jTu ne jouiras pas, infidèle princesse.
FIN DU QUATRIÈME ACTK
'20
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
MONIME, PILEDIME.
Madame, où courez-vous? Quels aveugles transports
Vous font tenter sur vous de criminels efforts?
Hé quoi? vous avez pu, trop cruelle à vous-même, i455
Faire un affreux lien d'un sacré diadème?
Ah! ne voyez-vous pas que les Dieux plus humains
Ont eux-mêmes rompu ce bandeau dans vos mains?
MONlME.
Hé! par quelle fureur obstinée à me suivre,
Toi-même, malgré moi, veux-tu me faire vivre? i4
Xipharès ne vit plus. Le Roi désespéré
Lui-même n'attend plus qu'un trépas assuré.
Quel fruit te promets-tu de ta coupable audace? f
Perfide, prétends-tu me livrer à Pharnace?
PH^DIME.
Ah! du moins attendez qu'un fidèle rapport i465
De son malheureux frère ait confirmé la mort.
Dans la confusion * que nous venons d'entendre,
1. Dans la confusion des événements dont nous venons d'enlendre le
récit.
ACTE V, SCENE I. 611
Les yeux peuvent-ils pas aisément se méprendre?
D'abord, vous le savez, un bruit injurieux
Le rangeoit du parti d'un camp séditieux; 1470
Maintenant on vous dit que ces mêmes rebelles
Ont tourné contre lui leurs armes criminelles.
Jugez de. l'un par l'autre, et daignez écouter....
Xipharès ne vit plus, il n'en faut point douter.
L'événement n'a point démenti mon attente. 147^
Quand je n'en aurois pas la nouvelle sanglante.
Il est mort; et j'en ai pour garants trop certains
Son courage et son nom trop suspects aux Romains.
Ah! que d'un si beau sang dès longtemps altérée
Rome tient maintenant sa victoire assurée! 1480
Quel ennemi son bras leur alloit opposer!
Mais sur qui, malheureuse, oses-tu t'excuser?
Quoi? tu ne veux pas voir que c'est toi qui l'opprimes*,
Et dans tous ses malheurs reconnoître tes crimes?
De combien d'assassins l'avois-je enveloppé! i485
Comment à tant de coups seroit-il échappé?
'vitoit en vain les Romains et son frère :
Ne le livrois-je pas aux fureurs de son père?
C'est moi qui, les rendant l'un de l'autre jaloux,
Vins allumer le feu qui les embrase tous, 1490
Tison de la discorde et fatale furie 2,
Que le démon de Rome' a formée et nourrie.
Et je vis? Et j'attends que de leur sang baigné,
Pharnace des Romains revienne accompagné?
1. Cest toi qui l'opprimes : qui le perds, le fais périr; opjjrimere a ce
^ns en latin.
Ce vers est tout antique de pensée et d'expression : « Juvencm
[nquain furiam facemque hiijus belli. » (Tile-Live.) « Ce jeune homme,
Il est comme la furie, le flambeau de cette guerre. »
5. Le démon de Rome : le génie de Rome. Corneille et Racine ont usé
ssez souvent de ce mot.
612 MITimiDATE.
Qu'il étale à mes yeux sa parricide joie? 1496
La mort au désespoir ouvre plus d'une voie :
Oui, cruelles, en vaui vos injustes secours
Me ferment du tombeau les chemins les plus courts,
Je trouverai la mort jusque dans vos bras même.
Et toi, fatal tissu, malheureux diadème*, t5oo
Instrument et témoin de toutes mes douleurs.
Bandeau, que mille fois j'ai trempé de mes pleurs,
Au moins, en terminant ma vie et mon supplice,
Ne pouvois-tu me rendre un funesle service?
A mes tristes regards, va, cesse de l'offrir : i5o5
D'autres armes sans toi sauront me secourir;
Et périsse le jour et la main meurtrière
Qui jadis sur mon front t'attacha la première!
PH^DIME.
On vient. Madame, on vient; et j'espère qu'Arcas
Pour bannir vos frayeurs porte vers vous ses pas. i5io
SCÈNE II
MONIME, PH^DIME, ARCAS.
MONIME.
En est-ce fait, Arcas? et le cruel Pharnace....
ARCAS.
Ne me demandez rien de tout ce qui se passe.
Madame : on m'a chargé d'un plus funeste emploi;
Et ce poison vous dit la volonté du Roi.
PH^DIME.
Malheureuse princesse !
1. C'est le mot de Plutarque. que Racine citait dans sa Préface.
ACTE V, SCENE II. 013
MONIME.
Ah! quel comble de joie M i5i5
Donnez. Dites, Arcas, au Roi qui me l'envoie
Que de tous les présents que m'a faits sa bonté,
Je reçois le plus cher et le plus souhaité.
A la lin je respire ; et le ciel me délivre
Des secours importuns qui me forçoient de vivre. 1620
Maîtresse de moi-même, il veut bien qu'une fois
Je puisse de mon sort disposer à mon choix.
Hélas!
Retiens tes cris ; et par d'indignes larmes
De cet heureux moment ne trouble point les charmes.
Si tu m'aimois, Phœdime, il falloit me pleurer i525
Quand d'un titre funeste on me vint honorer,
Et lorsque m'arrachant du doux sein de la Grèce,
Dans ce climat barbare on traîna ta maîtresse.
Retourne maintenant chez ces peuples heureux;
Et si mon nom encor s'est conservé chez eux, i53o
Dis-leur ce que tu vois; et de toute ma gloire,
Phœdime, conte-leur la malheureuse histoire.
Et toi, qui de ce cœur, dont tu fus adoré,
Par un jaloux destin fus toujours séparé,
Héros, avec qui, même en terminant ma vie, i535
Je n'ose en un tombeau demander d'être unie,
1. Plutarqne a pu suggérer ce trait à Racine. Dans sa Vie de Liiciilhis
il raconte que Slatira, recevant du poison de la part de Mithridate, le
remercia de ne l'avoir pas oubliée et d'avoir eu soin de la faire mourir
avant qu'elle tombât aux mains de l'ennemi. On connaît aussi l'excla-
mation do Sophonisbe, quand Masinissa lui envoie le poison : Accipio
nnplinle munus, nec iîKjratum, si nihil majus vir uxori prxstare potuit.
(Tite-Live.) « J'accepte ce présent nuptial, je l'accepte avec joie; un
mari ne pouvait en faire un plus précieux à sa femme. »
G14 MITIIUIDATE.
Reçois ce sacrifice ; et puisse en ce moment
Ce poison expier le sang de mon amant!
SCENE lïï
MONIME, ARBATE, PILEDDIE, ARCAS. ï
ARBATE. I
Arrêtez! arrêtez! f.
ARCAS. •
Que faites-vous, Arbate?
ARBATE.
Arrêtez ! j'accomplis Tordre de Mithridate. i54o I
i
WON I ME.
Ah! laissez-moi....
ARBATE, jetant le poison.
Cessez, vous dis-je, et laissez-moi.
Madame, exécuter les volontés du Roi.
Vivez. Et vous, Arcas, du succès de mon zèle
Courez à Mithridate apprendre la nouvelle.
SCÈNE IV
MONIME, ARBATE, PILEDIME.
MONIME.
Ah! trop cruel Arbate, à quoi m'exposez-vous? i545
Est-ce qu'on croit encor mon supplice trop doux?
Et le Roi, m'enviant une mort si soudaine,
Yeut-il plus d'un trépas pour contenter sa haine?
ARBATE.
Vous l'allez voir paroître; et j'ose m'assurer
Que vous-même avec moi vous allez le pleurer. i55o
ACTE V, SCÈ^E lY. 615
3iONLME.
Quoi? le Roi....
I
ARBATE.
Le Roi touche à son heure dernière,
Madame, et ne voit pkis qu'un reste de kuuière.
Je l'ai laissé sanglant, porté par des soldats;
Et Xipharès en pleurs accompagne leurs pas.
MONIME.
Xipharès? Ah! grands Dieux! Je doute si je veille, i555
Et n'ose qu'en tremblant en croire mon oreille
Xipharès vit encor? Xipharès, que mes pleurs....
ARBATE.
Il vit chargé de gloire, accablé de douleurs.
De sa mort en ces lieux la nouvelle semée
Ne vous a pas vous seule et sans cause alarmée. ï56o
Les Romains, qui partout l'appuyoient par des cris,
Ont par ce bruit fatal glacé tous les esprits.
Le Roi, trompé lui-même, en a versé des larmes;
Et désormais certain du malheur de ses armes,
Par un rebelle fds de toutes parts pressé, i565
Sans espoir de secours tout prêt d'être forcé,
Et voyant pour surcroît de douleur et de haine^,
Parmi ses étendards porter l'aigle romaine.
Il n'a plus aspiré qu'à s'ouvrir des chemins
Pour éviter l'affront de tomber dans leurs mains. lS;o
D'abord il a tenté les atteintes mortelles
Des poisons que lui-même a crus les plus fidèles;
H les a trouvés tous sans force et sans vertu*.
« Vain secours, a-t-il dit, que j'ai trop combattu!
Contre tous les poisons soigneux de me défendre, iSyS
1. Ver lu: c'est le sens du latin virliis, force, énergie, propriété.
Appien, Dion Cassins et Jnstin racontent que Mithridate ne pouvait s'em-
poisonner, parce qu'il s'était habitué dès sa jeunesse aux poisons.
616 MITIIRIDATE.
J'ai perdu tout le fruit que j'en pouvois attendre.
Essayons maintenant des secours plus certains,
Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains. »
Il parle; et défiant leurs nombreuses cohortes,
Du palais, à ces mots, il fait ouvrir les portes. i58o
A l'aspect de ce front dont la noble fureur
Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,
Vous les eussiez vus tous, retournant en arrière,
Laisser entre eux et nous une large carrière;
Et déjà quelques-uns couroient épouvantés i585
Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.
Mais, le dirai-je? ô ciel! rassurés par Pharnace,
Et la honte en leurs cœurs réveillant leur audace.
Ils reprennent courage, ils attaquent le Roi,
Qu'un reste de soldats défendoit avec moi. iSqo
Qui pourroit exprimer par quels faits incroyables,
Quels coups, accompagnés de regards effroyables,
Son bras, se signalant pour la dernière fois,
A de ce grand héros terminé les exploits?
Enfin las, et couvert de sang et de poussière, 1695
Il s'étoit fait de morts une noble barrière.
Un autre bataillon s'est avancé vers nous;
Les Romains, pour le joindre, ont suspendu leurs coups.
Ils vouloient tous ensemble accabler Mithridate.
Mais lui : a C'en est assez, m'a-t-il dit, cher Arbate; 1600
Le sang et la fureur m'emportent trop avant.
Ne livrons pas surtout Mithridate vivant. »
Aussitôt dans son sein il plonge son épée.
Mais la mort fuit encor sa grande âme trompée.
Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant, i6o5
Foible, et qui s'irritoit contre un trépas si lent;
Et se plaignant à moi de ce reste de vie.
Il soulevoit encor sa main appesantie ;
Et marquant à mon bras la place de son cœur,
Sembloit d'un coup plus sûr implorer la faveur. i6io
ACTE V, SCÈNE IV. 617
Tandis que possédé de ma douleur extrême,
Je songe bien plutôt à me percer moi-même,
De grands cris ont soudain attiré mes regards.
J'ai vu, qui l'auroit cru? j'ai vu de toutes parts
Vaincus et renversés les Romains et Pliarnace, i6i5
Fuyant vers leurs vaisseaux, abandonner la place;
Et le vainqueur vers nous s'avancant de plus près,
A mes yeux éperdus a montré Xipharès.
MONIME.
Juste ciel!
AUBATE.
Xipharès, toujours resté fidèle,
Et qu'au fort du combat une troupe rebelle, 1620
Par ordre de son frère, avoit enveloppé,
Mais qui d'entre leurs bras à. la fin échappé.
Forçant les plus mutins, et regagnant le reste,
Heureux et plein de joie en ce moment funeste,
A travers mille morts, ardent, victorieux, 1625
S'étoit fait vers son père un chemin glorieux.
Jugez de quelle horreur cette joie est suivie.
Son bras aux pieds du Roi l'alloit jeter sans vie;
Mais on court, on s'oppose à son emportement.
Le Roi m'a regardé dans ce triste moment, i63o
Et m'a dit d'une voix qu'il poussoit avec peine :
« S'il en est temps encor, cours, et sauve la Reine. »
Ces mots m'ont fait trembler pour vous, pour Xipharès :
J'ai craint, j'ai soupçonné quelques ordres secrets.
Tout lassé que j'étois, ma frayeur et mon zèle i635
M'ont donné pour courir une force nouvelle ;
Et malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux
D'avoir paré le coup qui vous perdoit tous deux.
MONIME.
Ah! que de tant d'horreurs justement étonnée,
Je plains de ce grand roi la triste destinée! 1640
Cl 8 MITIIRIDATE.
Hélas! et plût aux Dieux qu'à son sort inhumain
Moi-même j'eusse pu ne point prêter la main,
Et que simple témoin du malheur qui Taccable,
Je le pusse pleurer sans en être coupable !
11 vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits 1645
Le sang du père, ô ciel! et les larmes du fils!
SCÈNE V
MITIIRIDATE, MONIME, XIPHARÈS, ARBATE, ARCAS,
Gardes, qui soutiennent Mithridate.
MONIME.
Ah! que vois-je, Seigneur, et quel sort est le vôtre!
MITHRIDATE.
Cessez et retenez vos larmes l'un et l'autre.
(En montrant Xipharès.)
Mon sort de sa tendresse et de votre amitié
Veut d'autres sentiments que ceux de la pitié; i65o
Et ma gloire, plutôt digne d'être admirée,
Ne doit point par des pleurs être déshonorée.
J'ai vengé l'univers autant que je l'ai pu :
La mort dans ce projet m'a seule interrompu.
Ennemi des Romains et de la tyrannie, i655
Je n'ai point de leur joug subi l'ignominie ;
Et j'ose me flatter qu'entre les noms fameux
Qu'une pareille haine a signalés contre eux,
Nul ne leur a plus fait acheter la victoire,
Ni do jours malheureux plus rempli leur histoire ^ 1660
Le ciel n'a pas voulu qu'achevant mon dessein
1. De .ionrs néfastes, où les affaires cessent et les tribunaux vaquent;
on inscrivait souvent parmi ces jours néfastes ceux où les armes ro-
maines avaient éprouvé un désastre.
ACTE V, SCÈNE V. GIO
Rome en cendre me vît expirer dans son sein.
Mais au moins quelque joie en mourant me console :
J'expire environné d'ennemis que j'immole;
Dans leur sang odieux j'ai pu tremper mes mains, i665
Et mes derniers regards ont vu fuir les Romains.
A mon fils Xipharès je dois cette fortune :
Il épargne à ma mort leur présence importune.
Que ne puis-je payer ce service important
De tout ce que mon trône eut de plus éclatant! 1G70
Mais vous me tenez lieu d'empire, de couronne;
Vous seule me restez : souffi-ez que je vous donne,
Madame ; et tous ces vœux que j'exigeois de vous.
Mon cœur pour Xipharès vous les demande tous.
MON DIE.
Vivez, Seigneur, vivez, pour le bonheur du monde, 1675
Et pour sa liberté, qui sur vous seul se fonde;
Vivez pour triompher d'un ennemi vaincu,
Pour venger,...
MiTHRIDATE.
C'en est fait, Madame, et j'ai vécu.
Mon fds, songez à vous. Gardez-vous de prétendre
Que de tant d'ennemis vous puissiez vous défendre. 1680
Bientôt tous les Romains, de leur honte irrités,
Viendront ici sur vous fondre de tous côtés.
Ne perdez point le temps que vous laisse leur fuite
A rendre à mon tombeau des soins dont je vous quitte*.
Tant de Romains sans vie, en cent lieux dispersés, i685
Suflisent à ma cendre et l'honorent assez.
(Sachez-leur pour un temps vos noms et votre vie.
Allez, réservez-vous....
XIPHARIÎS.
Moi, Seigneur, que je fuie?
1. k vous quitte, je vous dispense, je vous tiens quitte.
020 MITIIRIDATE.
Que Pharnace impiuii, les Romains triomphants
N'éprouvent pas bientôt....
MITimiDATE.
Non, je vous le défends. 1690
Tôt ou tard il faudra que Pharnace périsse.
Fiez-vous aux Romains du soin de son supplice*.
Mais je sens affoiblir ma force et mes esprits*.
Je sens que je me meurs. Approchez-vous, mon fils. -
Dans cet embrassement dont la douceur me flatte, 1695 1
Venez, et recevez l'âme ^ de Mithridate. \
MONIME.
Il expire.
XIPHARÈS.
Ah! Madame, unissons nos douleurs.
Et par tout l'univers cherchons-lui des vengeurs.
1 . Pharnace fut défait par César, qui écrivit à cette occasion le fameux
billet : Voii, vidi, vici; et il fut tué, comme je l'ai dit déjà, dans une
bataille livrée à un gouverneur du Bosphore qui s'était révolté.
2. Avant ce vers, venait un couplet que Racine a supprimé •, il pro-
longeait, en effet, sans grande nécessité, l'agonie déjà verbeuse de
Mithridate.
Le Parthe, qu'ils gardaient pour triomphe dernier,
Seul encor sous le joug refuse de plier.
Allez le joindre. Allez chez ce peuple indomptable
Porter de mon débris le reste redoutable.
J'espère, et je m'en forme un présage certain,
Que leurs champs bienheureux boiront le sang romain.
Et, si quelque vengeance à ma mort est promise,
Que c'est à leur valeur que le ciel l'a remise. (Éd. 1673.)
Et puis cette seconde prophétie gâtait la première.
3. L'âme, au sens du latin anima. Louis Racine rappelle le vers de
Virgile {Enéide, IV, 652) :
Accipite hanc animam....
FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE
IPHIGÉNIE
NOTICE SUR IPHIGÉNIE
La tragédie àUphigénie fut représentée pour la première fois
à Versailles le samedi 18 août 1674, le cinquième jour des diver-
tisse?Jtents donnés par le roy à toute sa cour, au retour de la
conquête de la Franche-Comté^. Elle fut jouée à Paris l'hiver
suivant, sans doute dans les premiers jours de janvier 1675,
sur le théâtre de l'Hôtel de Bourgogne.
Le succès de la tragédie fut immense : ce fut un succès d'at-
tendrissement et de larmes. Louis Racine, Boileau, le P. Bouliom^s,
1. C'e.-t le litre de la relation qu'en composa Féiibicn. Il décrit ainsi
le théâtre dressé nu boni de l'allée qui va dans rOrançicrie, et où l'on
donna la pièce de Racine : « La décoration... représentoit une longue
ailée de verdure, où, de part et d'autre, il y avoit des bassins de fon-
taines, et, d'espace en espace, des grottes d'un ouvrage rustique, mais
travaillé très délicatement. Sur leur entablement régnoit une balus-
trade où étoicnt arrangés des vases de porcelaine pleins de fleurs; les
bassins des fontaines étoient de marbre blanc, soutenus par des Tritons
dorés, et dans ces bassins on en voyoit d'autres plus élevés qui portoient
de grandes statues d'or. Cette allée se terminoit dans le fond du théâtre
prir des tentes qui avoicnt rapport à celles qui couvroient l'orchestre;
it au delà paroissoit une longue allée, qui étoit l'allée même de
l'Orangerie, bordée des deux c.;tés de grands orangers et de grenadiers,
entremêlés de plusieurs vases de porcelaine remplis de diverses fleurs.
Entre chaque arbre il y avoit de grands candélabres et des guéridons
d'or et d'azur qui portoient des girandoles de cristal, allumées de plu-
r-i'urs bougies. Cette allée flnissoit par un portique de marbre; les
|)ilastres qui en soutcnoient la corniche étoient de lapis, et Ja porte
paroissoit toute d'orfèvrerie ». (Cité par M. P. Mesnard.)
C24 NOTICE SUR IPIIIGÉNIE.
le janséniste Barbier d'Aucour, le gazetier Robinet, tous, amis,
ennemis, indifférents, sont d'accord là-dessus.
On vit paraître, selon l'usage, divers jugements sur la tragédie
nouvelle. Le jésuite Pierre de Yilliers, dans un Entretien sur les
tragédies de ce temps, prit occasion du succès d'Iphige'nie, qui
se soutenait depuis trois mois, pour demander une réforme
morale du théâtre et montrer qu'on pourrait faire une belle
tragédie sans amour. De Yilliers, très favorable en somme à
Racine, nous fait coimaitre diverses critiques qu'on adressa à la
pièce. Il y eut quelques spectateurs, ou plutôt des spectatrices,
deux ou trois coquettes de profession, qui préférèrent Bajazel
ou Bérénice au nouvel ouvrage de Racine, parce que l'amour y
régnait davantage. Cette passion ne joue qu'un rôle secondaire
dans Iphigénie, ce qui, selon de Yilliers, « a désabusé le public
de l'erreur où il étoit, qu'une tragédie ne pouvoit se soutenir
sans un violent amour ». De Yilliers, malgré le dessein moral
de son écrit, n'ose pas braver les préjugés du monde et les
conventions dramatiques, au point de blâmer l'amour d'Achille.
Il se borne à dire qu'on aurait pu arranger l'intrigue d'autre
façon, sans ce ressort : « Si, au lieu de donner de l'amour à
Achille, on se fût contenté de lui donner de la jalousie pour
Agamemnon, ce sentiment pouvoit produire le même effet que
l'amour; et il auroit été plus conforme au naturel dont les
maîtres de la tragédie veulent qu'on représente ce héros. »
Il y avoit aussi « des gens qui n'approuvoient pas qu'une fille
de l'âge d'Iphigénie courût après les caresses de son père ».
De Yilliers, qui nous l'apprend, justifie Racine et pense que
« l'empressement d'une amante n'a jamais rien produit de si
beau ».
/ La cabale des beaux esprits jaloux des succès de Racine essaya,
à propos à'Iphigé7iie, la manœuvre qui devait réussir pour
Phèdre : elle consistait à écraser l'œuvre de Racine sous le
triomphe d'une pièce rivale, composée sur le même sujet. On
fit grand bruit longtemps à l'avance du mérite de Ylphigénie de
MM. Le Clerc et Coras ; et, deux jours après la représentation de
ce chef-d'œuvre, un auteur anonyme publia des Ilemai^ques sur
riphigénie de M. Coras, pour en détailler les perfections, et des
Remarques sur i'Iphigénie de M. Racine, pour en souligner les
défauts.
NOTICE SUR IPIIIGENIE. 6io
Vlphigénie qui devait éclipser la tragédie de Racine fut jouée
cinq fois à l'Hôtel de Guénégaud, à partir du 24 mai 1075.
Le Clerc avait écrit sa pièce à peu de frais, en suivant sim-
plement Vlphigénie de Rotrou. Il lui prit son plan, son dé-
nouement, ses idées, la conduite des scènes; mais, à quelques
vers près, il lui laissa son style. Il inventa, en le prenant chez
Dictys de Crète, l'expédient qui amène Iplugénie au camp d'Aulis :
il lui fit écrire par Ulysse une fausse lettre signée du nom
d'Agamemnon. Il jugea aussi qu'il était indigne d'une auguste
déesse de s'irriter pour un cerf, comme dit Euripide, ou sans
motif, comme le laisse supposer Racine : il feignit que Clytem-
nestre avait voué jadis sa lille à Diane, comme on voue chez nous
les enfants à la sainte Vierge.
Content de ces beautés, Le Clerc revendiquait hautement la
ragédie pour sienne, rendant à Coras, qu'on lui donnait pour
collaborateur, une centaine de vers épars çà et là.
Dès le xvi<= siècle, la tragédie d'Euripide avait inspiré diverses
imitations. En France, Thomas Sibilet, auteur d'un Art poétique,
n'avait fait qu'une traduction, où les inexactitudes n'étaient point
voulues (1549). En Italie, Lodovico Dolce avait aussi suivi de très
prés son modèle (1551). En 1640, Rotrou lit jouer son Iphigénie,
plus originale, et la seule pièce du reste que Racine ait pu con-
naître et mettre à profit. Rien qu'il ait moins profondément
modifié la marche de la tragédie, Rotrou a cependant fait preuve
d'invention. Sans doute, il ne réussit pas toujours dans ce qu'il
imagine, soit qu'Achille, en héros de roman, s'éprenne soudain
à nos yeux d'Iphigénie qu'il ne connaissait pas, soit qu'en raffiné
de ce temps-là il fasse un appel à Ulysse et le provoque en duel,
soit qu'il mette en action au dénouement le récit d'Euripide.
Mais il a développé parfois la puissance dramatique de certaines
pensées ou de certaines situations, poussé certains effets, dégagé
ou souligné des traits saisissants ; il a introduit Ulysse dans la
pièce, sans en exclure, il est vrai, Ménélas.
En somme, ce que Racine doit à Rotrou est bien peu de cliose.
C'est aux anciens i\nct son imitation s'adressait.
Rotrou avait mis le dénouement en action. Racine se contenta
de faire un récit, comme Euripide. Au xviii® siècle, au moment
où Voltaire, sous l'influence du théâtre anglais, essayait de
mettre plus de mouvement dans notre tragédie, la pièce de
C26 NOTICE SUR IPHIGÉME.
Racine parut un peu froide, et l'on regretta de n'y pas trouver
plus d'animation. On essaya de lui donner une mise en scène
plus pittoresque. « On voit mai:ilenant, dit un écrivain en 17G5,
la nuit régner sur tout le camp des Grecs. La seule tente d'Aga-
memnon est éclairée dans l'intérieur. Qn y voit ce prince occupé
à fermer une lettre et marquer par ses mouvements une partie
du trouble qui l'agite.... Il sort de sa tente et vient à tâtons
chercher Arcas, qui dort à l'entrée de la sienne.... Le jour
paraît insensiblement, et l'on voit les soldats s'éveiller d'eux-
mêmes, reprendre leurs postes, etc. Tout cela est dans l'exacte
vérité, et contribue à l'illusion théâtrale'. »
On ne s'arrêta pas en si beau chemin. La Lixmérie et Luneau
de Boisjermain eurent l'idée de mettre en action le dénouement
(ïlphigénie. Saint-Foix arrangea donc la pièce, qui fut donnée
en son nouvel état le 31 juillet 1769. Mais le public préféra l'an-
cienne Iphigénie et siffla l'innovation si bruyamment annoncée.
Voltaire avait prévu l'insuccès de cette tentative. « Il serait bien
difficile, avait-il dit, que sur le théâtre cette action qui doit durer
quelques moments ne devînt froide et ridicule. Il m'a toujours
paru évident que le violent Achille, l'épée nue et ne se battant
point, vingt héros dans la même attitude, comme des person-
nages de tapisserie, Agamemnon, roi des rois, n'imposant à
personne, immobile dans le tumulte, formeraient un spectacle
assez semblable au Cercle de la reine en cire colorée par Benoit-. »
Après l'avortement de la tentative, il ajouta : « Il faut savoir
qu'un récit écrit par Racine est supérieur à toutes les actions
théâtrales^ ».
Après Iphigénie, Racine donne une édition des neuf pièces qu'il
avait composées, depuis la Thébaïde (1676) : ce fut l'occasion pour
le janséniste Barbier d'Aucour de faire imprimer une méchante
satire en vers, Apollon vendeur de mithridate, ou Apollon char-
latan, où, sur chaque pièce de Racine, il recueillait ou considérait
ce qui s'était dit de plus malveillant. Cette allégorie fort injuste
et peu spirituelle, qui n'épargnait pas les personnes, eut un
certain succès, qu'elle ne méritait guère.
1. La Dixmérie, Lettre sur l'état présent de nos spectacles.
2. hict. philos., Art dramatique.
5. Ibid.
EXTRAITS
ET
DOCUMENTS RELATIFS A IPHIGÉNIE
ANALYSE DE L' « IPHIGÉNIE » D'EURIPIDE
La scène est à Auiis, devant la tente d'Agamemnon.
Prologue. — Agamcmnon sort de sa tente avec un vieil
esclave, qui lui demande la cause de la violente agitation où il
le voit. Le roi raconte le sujet de son inquiétude : le mariage
d'Hélène, le serment fait par les prétendants, l'enlèvement
d'Hélène par le Troyen Paris, le rassemblement de l'armée à
Aulis, l'élection qu'on a faite de lui pour commander l'expédi-
tion, le calme plat qui retient la flotte au port, et l'oracle de
Calclias annonçant qu'il faudra sacrifier Ipliigénie pour obtenir
les vents. Sur les instances de Ménélas il a promis d'innnoler sa
fille; il l'a fait venir à Aulis sous prétexte de la mariera Achille,
qui ignore tout. Mais l'amour paternel se réveille en lui, et il
envoie le vieil esclave avec une lettre, pour faire rebrousser
chemin à sa fille.
Chœur (ripoooç). — Les jeunes femmes de Chalcis, qui com-
posent le chœur, sont venues par curiosité voir le camp des
Grecs : elles nomment les chefs qu'elles ont distingués, AcIiiHe
entre autres, et font le dénombrement des peuples qui ont fcurni
des soldats et des vaisseaux.
Episode L — Ménélas a arraché au vieillard la lettre qu'il por-
028 EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A IPIIIGÉNIE.
tait. Celui-ci appelle Agamemnon à son secours. Les deux frères
sinjurient. Ménélas reproche à Agamemnon son humilité et sa
souplesse passées, lorsqu'il aspirait au commandement, toutes
ces manières qui font un tel contraste avec sa hauteur présente.
Un messager annonce l'arrivée de Clytemnestre et d'Iphigénie.
La douleur d'Agamemnon éclate si pitoyablement que Ménélas
est touché et désire sauver sa nièce : Agamemnon désespère ;
il est trop tard.
Chœur (axâjtixov a'). — Le chœur parle de l'amour et de la
vertu, et s'étend sur les amours de Paris et d'Hélène, cause de
la guerre.
Épisode H. — Clytemnestre et Iphigénie arrivent, avec le petit
Oreste, et descendent de leur chariot, que l'on décharge. Aga-
memnon parait : la joie naïve et les questions innocentes de sa
tille lui déchirent le cœur : il la fait entrer dans la tente.
Clytemnestre s'informe de la famille d'Achille, des cérémonies
du mariage, et refuse de retourner àMycènes avant la solennité.
Agamemnon déplore le mauvais succès de ses artifices.
Cliœur (<7Taa:[jL0v P'). — Les Grecs arriveront devant Troie.
Hélène sera cause de la ruine de la ville et de l'esclavage de son
peuple.
Épisode IH. — AchiHe vient à la, tente d'Agamemnon, pour se
plaindre de la longue inaction de l'armée. Clytemnestre, le
regardant déjà comme son gendre, le salue : Achille s'étonne
qu'une femme manque ainsi aux bienséances, en parlant à un
étranger qu'elle ne connaît point.
Le vieillard vient leur révéler le péril d'Iphigénie. Clytem-
nestre se jette aux genoux d'Achille et lui demande sa protection
pour sa fille. Celui-ci s'indigne qu'on ait employé son nom sans
lui en demander la permission. Il refuse qu'on lui présente la
jeune fille : il la défendra; son propre honneur l'y oblige. Mais
que Clytemnestre essaye d'abord de fléchir son mari : si elle
éciioue, c'est alors qu'il interviendra.
Chœur (aTocaifxov y'). — Le chœur Chante les noces de Thétis
et de Pelée, où tous les dieux assistèrent, et où fut prédite la
naissance d'un fds illustre. Il déplore le sort d'Iphigénie et
l'iniquité qui règne dans le monde.
Dé.nouemem (e'Hoooç). — Agamemnon vient chercher sa fille
pour le sacrifice qui doit précéder le mariage : elle parait,
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A IPHIGÉNIE. C29
tenant le petit Oreste dans ses bras, l'n dialogue rapide avec
Clytemnestre montre au roi que tout est découvert : il i-enonce
à feindre. Clytemnestre l'accable de reprocbes, lui rappelle d'an-
ciens torts, et lui montre l'iniquité et les suites funestes du
sacrifice qu'il prépare. Ipliigénie fait appel à la tendresse de son
père, et demande grâce pour sa vie qui commence à peine.
Agamemnon déclare qu'il ne peut rien, que l'intérêt de la Grèce
exige qu'elle meure, et sort.
Ipbigénie se lamente en vers lyriques, et déplore que Paris,
jadis exposé sur l'Ida, ait été sauvé, pour causer aujourd'hui sa
mort dans Aulis.
Achille arrive : la jeune fille veut se retirer; sa mère la
retient. Achille promet de la défendre contre toute l'armée. Mais
Iphigénie s'est résignée : elle accepte une mort qui donnera la
victoire aux Grecs sur les Barbares. Achille approuve ces nobles
sentiments : mais, au cas où elle changerait de pensée, il sera
à côté d'elle, prêt à la défendre, si elle le veut.
Iphigénie dit adieu à sa mère, et marche à la mort.
Un messager vient bientôt raconter le sacrifice, l'enlèvement
d'Iphigénie, et la substitution d'une biche : la jeune fille, sans
■doute, vit désormais avec les dieux. Clytemnestre pense d'abord
qu'on veut la consoler par un mensonge, mais Agamemnon
l'assure que le miracle est réel, et fait ses adieux à sa femme.
1.0 chœur fait des vœux pour son succès et pour son heureux
"ctour.
QUESTIONS SUR IPIIIGÉNIE
I. La défense de ranliquilé dans la Préface d'Ipliigénie.
II. La légende dlphigéiiie dans l'antiquité.
III. Étudier Vlphigéuie à Aidis d'Euripide.
IV. Qu'est-ce que Racine doit à Euripide?
V. Le sujet dlphigénie dans le théâtre moderne.
YI. Vlphigém'e de Ilotrou.
VIL hlphigénie de Le Clerc et Coras.
VIII. Les critiques de Vlphigéuie de Racine.
IX. Le christianisme d'Iphigénie. (Discuter ce qu'en dit Chateau-
briand dans le Génie du christianisme.)
X. Le caractère d'Agamemnon.
XI. L'amour maternel dans Racine.
XII. Ulysse dans Homère, dans Sophocle, et dans Racine.
XIII. Acliille.
XIV. Le dénouement à'Iphigénie.
XV. Le caractère et le rôle d'Eriphyle.
XVI. Racine peintre de l'antiquité grecque.
XVII. La représentation de la vie réelle et de la réelle humanité,
dans le merveilleux mythologique d'Iphigmie.
PRÉFACE DE RACINE
Il n'y a rien de plus célèbre dans les poètes que le sacri-
fice d'Iphigënie *. Mais ils ne s'accordent pas tous ensemble
sur les plus importantes particularités de ce sacrifice. Les
uns, comme Eschyle dans Agamemnon^, Sophocle dans
Electre'^, et après eux Lucrèce*, Horace 5, et beaucoup
d'autres, veulent ^ qu'on ait en effet répandu le sang
d'Iphigénie, fdle d'Agamemnon, et qu'elle soit morte en
Aulide'. Il ne faut que lire Lucrèce, au commencement de
son premier livre :
A ulide quo pacto Triviaï virginis aram
Iphinnassaï turpariint sanguine fœde
Duc tores Danaum, etc.
i. Racine a donné à sa tra^^ëdie le simple titre d'Iphigénie. Celui
(Vlphirjéiiie en Aulide, sous lequel on la désigne ordinairement, date
du XVIII' siècle.
2. V. 18i-2i7.
3. V. 530-552, 563-577 (éd. Tournier).
4. L.I,v. 85-101.
5. Horace, Salives, II, m, 109-201.
0. Vouloir, dans le sens de prétendre, affirmer, soutenir, comme
vfHle en lai in.
7, C'est la traduction des mots grecs èv AjXÎÇi. Mais Racine ne prend
pas garde, d'abord, que le nominatif est AùXl^ et doit donner en fran-
çais Aulis; ensuite, que le mot désigne une ville, un port de Béotie en
652 PRÉFACE DE RACINE.
Et Clytemnestre dit, dans Eschyle*, qii'Agamemnon, son
mari, qui vient d'expirer, rencontrera dans les enfers
Iphigénie, sa lille, qu'il a autrefois immolée.
D'autres ont ^ feint que Diane, ayant eu pitié de cette
jeune princesse, l'avoit enlevée et portée dans la Tau-
ride^, au moment qu'on l'alloit sacrifier, et que la déesse
avoit fait trouver en sa place ou une biche, ou une autre
victime de cette nature. Euripide a suivi cette fable, et
Ovide l'a mise au nombre des Métamorphoses*.
Il y a une troisième opinion, qui n'est pas moins an-
cienne que les deux autres, sur Iphigénie. Plusieurs
auteurs, et entre autres Stesichorus ^, l'un des plus fameux
et des plus anciens^ poètes lyriques, ont écrit qu'il éloit
bien vrai qu'une princesse de ce nom avoit été sacrifiée,
face de Vile d'Eubée, et non une contrée. L'erreur au reste ne vient pas
de lui : on avait pris avant lui l'habitude de désigner la tragédie d'Euri-
pide sous le titre â'Iphigénie en Atdicle. Ainsi d'Aubignac, Pratique du
théâtre, 1. III, ch. i; et Rotrou dans sa tragédie.
1. Agamemnon, v. Ioo5-lo60.
2. Feindre s'emploie très souvent au xvn" siècle pour désigner l'inven-
tion poétique : c'est le verbe qui correspond au substantif fiction.
3. Les Tauriens étaient des Scythes ; la Chersonèse Taurique est
aujourd'hui la Crimée. Le mot de Tauride parait avoir été créé par
analogie avec celui d'Aulide.
4. Métamorijhoses, XII, 23-38. — « Les autres victimes dont parlent
quelques traditions sont, dit M. P. Mesnard, une ourse, un taureau ou
une vieille femme. » Sur la légende de la biche substituée à la fille
d'Agamemnon, qui remonte aux Chants Cypriaques, voyez Wcil, Sept
traf/édies d'Euripide, Iphigénie à Aulis, notice, p. 303 et 306.
5. Tisias, dit Stésichore (ordonnateur de chœurs), né à Himère en
643 ou 632, mort en 560 ou 556, compléta le chant choral par l'addition
de l'épode à la strophe et à l'antistrophe. Il transporta dans l'ode les
sujets de l'épopée; il en emprunta au cycle d'Héraclès, d'autres au
cycle troyen (la Destruction d'Ilion, les Retours, l'Orestic).
6. Vaugelas (Rem.) donne la règle suivante : « Quand deux adjectifs
contraires ou dillérents sont accompagnés de la particule ^;///a-, il faut
toujours répéter l'article et la particule plus... mais, quand ils sont
synonymes ou approchans, il n'est pas nécessaire de répéter l'article
ni la particule plus. »
PREFACE DE RACINE. C33
mais que cette Iphigéiiie étoit une fille qu'Hélène avoit
eue (le Thésée. Hélène, disent ces auteurs, ne l'avoit osé
avouer pour sa fille, parce qu'eUe n'osoit déclarer à Mé-
nélas qu'elle eût été mariée en secret avec Thésée. Pau-
sanias* rapporte et le témoignage et les noms des poêles
qui ont été de ce sentiment. Et il ajoute que c'étoit la
créance commune de tout le pays d'Argos.
Homère enfin, le père des poètes, a si peu prétendu
qu'Iphigénie, fille d'Agamemnon, eût été ou sacrifiée en
Aulide, ou transportée dans la Scythie, que, dans le
neuvième livre de V Iliade-, c'est-à-dire près de dix ans
depuis l'arrivée des Grecs devant Troie, Agamemnon fait
offrir en mariage à Achille sa fille Iphigénie, qu'il a, dit-il,
laissée à Mvcéne^, dans sa maison.
1. Corinth., p. 12o (note de Racine). « Racine, dit M. P. Mesnard, ren-
voie à l'édition in-folio de 1613, imprimée à Ilanau. » Voici le passage :
« Les Dioscnres prirent Aphidne, et ramenèrent Hélène à Lacédémone.
Elle était enceinte, à ce que disent les Argiens; et, ayant fait ses couches
à Argos,... elle confia la fille qu'elle avait mise au jour à Clytemnestre,
qui était déjà mariée à Agamemnon, et elle épousa dans la suite
Ménélas. Les poètes Kaphorion de Chalcis et Alexandre de Fleuron,
d'accord en ce point avec les Argiens, disent, comme Stésichore
d'Himère l'avait écrit avant eux, qu'Iphigénie était fille de Thésée. »
(Ch. XXII, trad. Clavier, cité par M. P. iMesnard.) Ce passage n'autorise
[)as Racine à admettre deux Iphigénie; il signifie que la seule Iphigénie
que l'on connaisse était fille, selon certaines traditions, non de
Clytemnestre et d'Agamemnon, mais d'Hélène et de Thésée.
2. Iliade, ch. ix, v. 1-44-147. Agamemnon dit qu'il a, outre son fils
Oreste, trois filles, Chrysothémis. Laodice et Iphianasse. « Chrysothémis,
dit M. Pierron (note au vers 145), reparait chez les tragiques sous le
même nom. Laodice, suivant les Alexandrins, est l'Electre des tragiques.
Iphianasse est certainement leur Iphigénie.... Homère ignore ce qui
s'est passé à Aulis. » Cependant Sophocle distingue Iphianasse d'Iphi-
génie. Il parle d'une fille d'Agamemnon sacrifiée par son père, et d'autre
part il fait survivre Iphianasse à Agamemnon. Lucrèce confond Iphia-
nasse et Iphigénie.
3. Ménage {Observ.) : « Nous disons ordinairement Athènes, Thèbes,
Mycènes; et c'est comme il faut toujoui-s parler en prose. Mais en vers
on peut fort bien dire Athène, Thèbe, Mycène. »
034 PRÉFACE DE RACINE.
J'ai rapporté tous ces avis si difTérents, et surtout le
passage de Pausanias, parce que c'est à cet auteur que je
dois l'heureux personnage d'Eriphile, sans lequel je n'au-
rois jamais osé entreprendre cette tragédie. Quelle appa-
rence que j'eusse souillé la scène par le meurtre horrible
d'une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu'il fal-
loit représenler Iphigénie? Et quelle apparence encore de
dénouer ma tragédie par le secours d'une déesse et dune
machine, et par vme métamorphose, qui pouvoit bien
trouver quelque créance du temps d'Euripide, mais qui
seroit trop absurde et trop incroyable parmi nous * ?
Je puis dire donc que j'ai .été très heureux de trouver
dans les anciens cette autre Iphigénie, que j'ai pu repré-
senter telle qu'il m'a plu, et qui, tombant dans le malheur
où cette amante jalouse vouloit précipiter sa rivale, mérite
en quelque façon d'être punie, sans être pourtant tout à
l'ait indigne de compassion 2. Ainsi le dénouement de la
pièce est tiré du fond même de la pièce. Et il ne faut que
l'avoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j'ai
fait au spectateur, et en sauvant à la fin une princesse ver-
tueuse pour qui il s'est si fort intéressé dans le cours de
la tragédie, et en la sauvant par une autre voie que par
un miracle, qu'il n'auroit pu souffrir, parce qu'il ne le
sauroit jamais croire 5.
Le voyage d'Achille à Lesbos, dont ce héros se rend
maître, et d'où il enlève Ériphile avant que de venir en
1. Rotrou, dans son Iphigénie (16i0), n'a pas eu le même scrupule et
n'a rien changé au dénouement légendaire.
2. Souvenir de la Poétique d'Aristote (ch. xiii). Aristote ne veut pas
qu'on fasse passer les honnêtes gens du bonheur au malheur, ni les
méchants du malheur au bonheur. « Il reste à prendre le milieu, c'est-
à-dire que le personnage choisi parmi les heureux et les illustres ne
soit ni trop vertueux ni trop juste, et qu'il devienne malheureux, non
à causa d'un crime et d'une méchanceté noire, mais à cause de qutiquj
faute. » (Trad. Egger.)
3. C'est le mot d'Horace : incredulus odi [Art j^oétiqiie, v. 188).
PREFACE DE RACINE. 655
Aiilide, n'est pas non plus sans fondement. Enphorion de
Chaicide*, poète très connu parmi les anciens et dont Vir-
gile-et Quintilien ^ font une mention honorable, parloit
(le ce voyage de Lesbos. Tl disoit dans un de ses poèmes,
au rapport de Parlhénius*, qu'Achille avoitfait la conquête
de cette île avant que de joindre l'armée des Grecs, et qu'il
y avoit même trouvé une princesse qui s'étoit éprise
d'amour pour lui.
Voilà les principales choses en quoi ^ je me suis un peu
éloigné de l'économie et de la fable d'Euripide. Pour ce
qui regarde les passions, je, me suis attaché à le suivre
plus exactement. J'avoue que je lui dois un bon nombre
(les endroits qui ont été les plus approuvés dans ma tra-
gédie. Et je l'avoue d'autant plus volontiers, que ces appro-
1. Chnlcide, mot mal formé pour Chalcis, comme Aulide pour Aulis.
2. Êglogues, X (note de Racine) : v, 50, 51.
3. Iiisf., lil). X (note de Racine) : I, § 56. Euphorion ds Chalcis (né en
273, mort vers 200), bibliothécaire d'Antiochus le Grand, a écrit des
élégies, des poèmes mythologiques et satiriques.
4. Parthénius de Nicée (1" siècle av. J.-C.) fut l'ami de Cornélius
Gallus et le maître de Virgile, ((ui l'a imité dans quelques vers. Il avait
écrit des poèmes, qui sont perdus, et un recueil en prose d'histoires
d'amour, TIspl Ipoixixwv TraÔTf^iJ.aTwv, compilation qu'il avait faite pour
fournir des matières de poésies à son ami Gallus, et qui nous a été con-
servée. Voici le passage dont parle Racine (ch. xxi) : « Achille, dans son
vpédition contre Lesbos, assiégeoit la ville de Méthymne, qui lui oppo-
it une grande résistance. Pisidice, fille du roi, s'éprit d'amour pour le
jiéros, qu'elle avoit vu du haut des murailles. Elle envoya quelqu'un
vers lui pour lui promettre de livrer la ville, s'il s'engageoit à la prendre
pour épouse. Achille accepta la proposition ; mais, une fois maître de
Ifi ville, il ordonna à ses soldats de lapider celle qui avoit trahi son
pays. » M. P. Mesnard, qui cite ce passage, fait remarquer que Racine
pouvait citer pour le voyage à Lesbos l'autorité plus considérable
d'Homère (Iliade, ch. IX, v. 271), mais qu'il a préféré Euphorion et
l'arthénins, où il trouvait la princesse éprise d'amour pour Achille.
5. Vaugelas : « Ce mot a un usage fort élégant et fort commode,
pour suppléer au pronom leqiwl en tout genre et en tout nombre...;
.... ainsi ce mot est indéclinable. Il n'est pas nécessaire d'ajouter qu'on
ne se sert jamais de ce mot en parlant des personnes. » Mais on dit
l)icn, selon lui : C'est le cheval avec quoy fay couru la bague.
ck.g préface de RACmE.
bâtions m'ont confirmé dans l'estime et dans la vénéra-
tion que j'ai toujom^s eu pour les ouvrages qui nous
restent de l'antiquité. J'ai reconnu avec plaisir, par l'effet
qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai imité ou
d'Homère ou d'Euripide, que le bon sens et la raison
étoient les mômes dans tous les siècles. Le goût de Paris
s'est trouvé conforme à celui d'Athènes. 31es spectateurs
ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en
larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fail
dire qu'entre les poètes Euripide étoit extrêmement tra-
gique, TpaytxwTaxo;*, c'est-à-dire qu'il savoit merveilleu-
sement exciter la compassion et la terreur, qui sont les
véritables effets de la tragédie-.
Je m'étonne, après cela, que des modernes aient
témoigné depuis peu tant de dégoût pour ce grand poète,
dans le jugement qu'ils ont fait de son Alceste^. Il ne
1. Allusion au ch. xiii de la Poétique d'Aristote, où Euripide est loué
pour les dénouements de ses tragédies.
2. Racine rappelle ici la fameuse définition qu'Aristote a donnée de
la tragédie {Poétique, ch, vi), et dont il a écrit la traduction à la marge
d'un exemplaire de la Poétique : « La tragédie est donc l'imitation d'une
action grave et complète, et qui a sa juste grandeur. Cette imitation se
fait par un discours, un style composé pour le plaisir, de telle sorte que
chacune des parties qui la composent subsiste et agisse séparément et
distinctement. Elle ne se fait point par un récit, mais par une représen-
tation vive qui, excitant la pitié et la terreur, purge et tempère ces
sortes de passions, c'est-à-dire qu'en émouvant ces passions elle leur ôte
ce qu'elles ont d'excessif et de vicieux, et les ramène à un état modéré
et conforme à la raison. » On sait à combien d'interprétations ont donné
lieu les mots auxquels Racine fait allusion dans sa Préface, l'èXéoç
(pitié) et le cpdêoç (crainte plutôt que terreur), et la xdôapaiç (purga-
tion) dont ces sentiments sont l'objet.
3. Il s'agit d'un dialogue où Pierre Perrault comparait cette tragédie
d'Euripide à l'opéra de Quinault {Critique de l'opéra, ou Examen de la
tragédie intitulée Alceste, ou le Triomphe d'Alceste). Cette petite que-
relle qjie Racine fait à P. Perrault est le prélude de la grande guerre
des Anciens et des Modernes, qui éclata en 1687 par la lecture que
Charles Perrault fit à l'Académie de son poème sur le Siècle de Louis
le Grand.
PREFACE DE RACINE. 637
s'agit point ici de VAlceste. Mais en vérité j'ai trop d'obli-
gation à Euripide pour ne pas prendre quelque soin de sa
mémoire, et pour laisser échapper l'occasion de le récon-
cilier avec ces Messieurs. Je m'assure qu'il n'est si mal
dans leur esprit que parce qu'ils n'ont pas bien lu l'ou-
vrage sur lequel ils l'ont condamnée J'ai choisi la plus
importante de leurs objections, pour leur montrer que
j'ai raison de parler ainsi. Je dis la plus importante de
leurs objections. Car ils la répètent à chaque page, et ils
ne soupçonnent pas seulement que l'on y puisse répli-
quer.
Il y a dans VAlceste d'Euripide une scène merveilleuse,
où Alceste, cjui se meurt et qui ne peut plus se soutenir,
dit à son mari les derniers adieux. Admète, tout en
larmes, la prie de reprendre ses forces, et de ne se point
abandonner elle-même. Alceste, qui a l'image de la mort
devant les yeux, lui narle ainsi :
Je vois déjà la rame et la barque fatale.
J'entends le vieux nocher sur la rive infernale.
Impatient, il crie : « On t'attend ici-bas;
Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas^. »
J'aurois souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les
1. II faut se souvenir que cette admiration de Racine pour VAlceste
J'JMiripide l'amena à commencer une tragédie sur ce sujet, que sa con-
version après Phèdre l'empêcha d'achever, et dont il ne nous est rien
parvenu.
2. 'Opôi, oîxwTtov ôpw axiçoç [sv Xîfxva].
£/0)V ysp' STll XOVTW XàpWV [X'
rfit] yLoiXtl' xi [jlA)v£k;
'E— styo'j* au y.ax£(pyet.;' "zioi xoî [i.£
(JTCEp/ÔjXEVO; Xa'/ÙVEt.
(V. 252-256. Éd. Klotz.)
C58 PREFACE DE RACINE.
grâces qu'ils ont dans l'originaP. Mais au moins en voilà
le sens. Voici comme ces Messieurs les ont entendus. H
leur est tombé entre les mains une malheureuse édition
d'Euripide, où l'imprimeur a oublié de mettre dans le
latin 2 à côté de ces vers un AL, qui signifie que c'est
Alceste qui parle; et à côté des vers suivants un Ad., qui
signifie que c'est Admète qui répond. Là-dessus, il leur est
venu dans l'esprit la plus étrange pensée du monde. Ils
ont mis dans la bouche d'Admète les paroles qu'Alceste
dit à Admète et celles qu'elle se fait dire par Charon.
Ainsi ils supposent qu'Admète, quoiqu'il soit en parfaite
santé, poise voir déjà Charon qui le vient prendre. Et au
lieu que, dans ce passage d'Euripide, Charon impatient
presse Alceste de le venir trouver, selon ces Messieurs
c'est Admète effrayé qui est l'impatient, et qui presse
Alceste d'expirer, de peur que Charon ne le prenne. //
Vcxhorle, ce sont leurs termes, à avoir courage, à ne pas
faire une lâcheté, et à mourir de bonne grâce; il interrompt
les adieux dWlceste pour lui dire de se dépêcher de mourir^.
Peu s'en faut, à les entendre, qu'il ne la fasse mourir lui-
même. Ce sentiment leur a paru fort vilain^. Et ils ont
raison. Il n'y a personne qui n'en fût très scandalisé. Mais
comment l'ont-ils pu attribuer à Euripide? Eh vérité,
quand toutes les autres éditions où cet Al. n'a point été
oublié ne donneroient pas un démenti au malheureux
1. La phrase de Racine manque de netteté : les mots ces vers dési-
gnent la traduction qu'il vient de donner ; et le pronom ils, qui gram-
maticalement se rapporte à ces vers, désigne les vers grecs que ceux
de Racine traduisent.
2. Boileau ne se fera pas faute non plus, dans ses Réflexions sur
Longin, d'accuser Charles Perrault, l'auteur des Parallèles, de vouloir
censurer Homère et Pindare sans eritendre le grec.
5. Racine ne cite pas textuellement; il rassemble quelques expres-
sions saillantes de Perrault.
•i. Cette épithète de vilain ne se rapporte dans le texte qu'au consen
tement qu'Admète donne au sacrifice de sa femme.
PRÉFACE DE RACINE. 039
imprimeur qui les a trompés, la suite de ces quatre vers,
et tous les discours qu'Admèle tient dans la même scène,
étoient plus que suffisants pour les empêcher de tomber
dans une erreur si déraisonnable. Car Admète, bien éloi-
gné de presser Alcesfe de mourir, s'écrie : « Que toutes
les morts ensemble lui seroient moins cruelles que de la
voir en l'état où il la voit. Il la conjure.de l'entraîner
avec elle. Il ne peut plus vivre si elle meurt. II vit en elle.
Il ne respire que pour elle *. »
Ils ne sont pas plus heureux dans les autres objec-
tions 2. Ils disent, par exemple, qu'Euripide a fait deux
époux surannés^ d' Admète et d'Alceste; que l'un est un
vieux mari, et l'autre une princesse déjà sur Vâge^. Euri-
pide a pris soin de leur répondre en un seul vers, où il
fait dire par le chœur « qu'Alceste, tout jeune, et dans la
1. Oï [xor ToS' è'-oç TvUTipov àxoûw,
xal Ttavxôç èp.ol OavdtTOU [xeX^ov. (V. 272, 273.)
So'j yàp 96!,[j.£VT,ç oùx. ex' àv eI'tjV
£v Gol 0 èaixèv xal ÎJf.v xal \if\.
2v yàp oiV.xv aeSoixsaOa. (V. 277-279.)
"Ayo'j [xs aùv aoi, Tcpôi; 6eôjv, àyou xâxw. (V. 282.)
'AttwXo [jLTjV ap', el' |j.£ or, Xst^^eiç, yuvai. (V. 586.)
2. Perrault avait raison en un sens quand il disait do la tragédie
d'Euripide que « cela n'était point du tout au goût de son siècle ». Il
pouvait louer Quinault d'avoir accommodé le sujet au goût du jour.
3. Alceste seule est traitée à'épouse surannée. Et l'épithète tombe
plus peut-être sur le mariage que sur la femme, le siècle « étant
accoutumé à ne voir sur le théâtre que des amants jeunes, galants et
qui ne sont point mariés » ; l'amour conjugal n'était plus qu'un senti-
ment gothique et ridicule.
i. Perrault ajoute « qui pleure sur son lit le souvenir de sa virginité ».
Racine n'a pas relevé ces mots qui jettent un ridicule sur un passage
touchant (v. 177), mais qu'il n'eût lui-même pas osé peut-être taire
passer en français.
640 PREFACE DE RACINE.
première fleur de son âge, expire pour son jeune
époux* )).
Ils reprochent encore à Alceste qu'elle a deux grands
enfants à marier. Comment n'ont-ils point lu le contraire
en cent endroits, et surtout dans ce beau récit où
l'on dépeint « Alceste mourante au milieu de ses deux
petits enfants, qui la tirent, en pleurant, par la robe, et
qu'elle prend sur ses bras l'un après l'autre pour les bai-
ser 2 )) ?
Tout le reste de leurs critiques est à peu près de la
force de celles-ci. Mais je crois qu'en voilà assez pour la
défense de mon auteur. Je conseille à ces Messieurs de ne
plus décider si légèrement sur les ouvrages des anciens.
Un homme tel qu'Eurii)ide méritoit au moins qu'ils l'exa-
minassent, puisqu'ils avoient envie de le condamner. Us
dévoient se souvenir de ces sages paroles de Quintilien :
« Il faut être extrêmement' circonspect et très retenu
à prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes, de
peur qu'il ne nous arrive, comme à plusieurs, de condam-
ner ce que nous n'entendons pas. Et s'il faut tomber dans
quelque excès, encore vaut-il mieux pécher en admirant
tout dans leurs écrits, qu'en y blâmant beaucoup de
choses. )) Modeste tamen et circurnspedo judicio de tantis
viris pronuntiandum est, ne {quod plerisque accidit) dam-
1. 2ù 5' £v f,6a vécf.
TtpoôavoOaa cpwxo; ol'yet. (V. 471,472.)
Des manuscrits ajoutent ici véou après véa.
2. Ilatos; ôà, Tzéizkoiv \lr^TÇi6<i è^TfipTTJixévot,
è'xXaov T, 5è )va|jL6dtvou!T' i^ àyxdTva?
rjUiràî^sT' aXkoi:' àXXov, w; 6avou{X£V7i. (V. 189-191.)
L'errevu' de Perrault vient d'avoir mal lu les vers 313-319, où Alceste
parle à sa petite fille de son mariage, où elle ne sera pas.
3. Bouhours {Doutes, etc., p. 159) : « 11 me semble qu'extrêmement ^
tient lieu de très, et marque le superlatif en nostre langue ».
I
PRÉFACE DE RACINE. 641
nent quœ non intelligunt. Ac si necesseest in alteram errare
partem, omnia eorum legentibus placere qiiam mulla clispli-
cere maluerim*.
1. Instit. Orat., liv. X, ch. i, % 20. » Dans sa Critique des deux Iphi-
(jt'nies, dit M, P. Mesnard, P. Perrault suppose que Philarque oppose
" au torrent des remarques » de Cléobule ce passage de Quintilien ; et
la traduction dont il se sert est celle que donne ici Racine. C'est donc
bien à Racine que Cléobule, c'est-à-dire P. Perrault lui-même, répond
très peu solidement sans doute, mais assez plaisamment: « Puisque
Quintilien recommande la circonspection et la retenue dans le jugc-
« ment qu'on veut faire des ouvrages de ces grands hommes (il les
« appelle ainsi), de peur d'y condamner ce qu'on n'entend pas, je
« remarque deux choses : l'une, qii'il y avoit de son temps des gens
« qui les condamnoient, et ainsi je ne suis ni le premier ni le seul qui y
« trouvei'a à redire; l'autre, qu'il y avoit donc des choses qu'on n'en-
« Icndoit pas, et c'étoit la faute de ces auteui's, qui écrivoient si obscu-
« rément. »
ACTEURS
AGAMEMNON.
ACHILLE.
ULYSSE.
CLYTEMNESTRE, femme d'Agamemnon.
IPHIGÉNIE, fille d'Agamcmnon* Mlle de Champmeslé.
ÉRIPIIILE, fille d'Hélène et de Thésée 2.
^.r^Jr!.,^^ i domestiques' d'Agamemnon.
EURYBATE, ) * ^
iEGINE, femme de la suite de Clytemnestre.
DORIS, confidente d'Ériphile.
Tkoupe de Gardes.
La scène est en Aulide, dans la tonte d'Agamemnon*.
1. Boilcau {Épitres, VII) a conservé le souvenir de l'efTet produit par
ce rôle et par le talent de la comédienne qui le récitait :
Jamais Iphigénie, en Aulide immolée,
N'a coûté tant de pleurs à la Grèce assemblée,
Que, dans l'heureux spectacle à nos yeux étalé,
En a fait sous son nom verser la Champmeslé.
On ne sait rien sur la distribution des autres rôles.
2. Racine aurait dû écrire plutôt Ériphyle ('EpicçuT^fi), comme a fait
Voltaire dans la tragédie qui porte ce nom (175'2). La Fontaine rem-
place, comme Racine, y par i, dans Poliphile, Psiché. On écrivait com-
munément alors stile, etc.
5. On désignait au xvii* siècle sous le nom de domestiques les gentils-
hommes, pages, officiers, faisant partie de la maison d'un prince ou
d'un grand seigneur et attachés à sa personne. « Diodotus, domes-
tique des rois précédents, s'empara du trône de Syrie » (Corneille,
Avertissement de Rodogune).
4. Dans Euripide, la scène est en plein air, devant et non dans la
tente d'Agamemnon.
IPHIGENIE
TRAGÉDIE
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE»
AGAMEMON, ARCAS
AGAMEMNON.
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi^ qui t'éveille.
Viens, reconnois la voix qui frappe ton oreille.
1. Cette scène correspond au prologue de la tragédie grecque
(vers 1-163).
2. V. 1-12. Euripide :
'Ay. '■Q Trpéaêu, 5o'|J.wv twvSs TràpoiSev
axei/e. — II. I.'ztiyjù. Tî 6è xaivoupyeTç,
'Ayà[ji£[xvov àva^; — 'Ay. STieûasn;; — II. StcsûSw... (1-3.)
'Ay. Ouxouv çpôdyyoi; y' out' opvtôwv,
oÙTS 0a)vàaa7iç' aiyal 8' àvs[jLWv
xôvos xax' E'jpiTTOv è')^ouatv.
II. Tt ôè (TÙ (jxTivfjÇ sxTÔ; aiaaen;
'Ayà|xe[Avov o(va^;
044 IPIIIGENIE.
C'est vous-même, Seigneur! Quel important besoin
Vous a fait devancer l'aurore de si loin?
A peine un foible jour vous éclaire et me guide. 5
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l'Aulide.
Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit?
Les vents nous auroient-ils exaucés cette nuit?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et ISeptune».
è'xi 8' Tiau/^t'a TfjSe xax' AuXiv,
xal àxîvTiTO!, ©uXaxai TSt^rétov.
Sxsiywtxsv ëaw. — 'Ay. Zt^Xw aè, yépov,
Z,y]KC> ô' àvopwv ôç àx.tvo'jvov
ptov èçETiépaa' dyvw;, àxTvSTj;-
Toùî Ô' £v xifxaTç T.dtjov 5Jt)Xw. (9-19.)
« Vieillard, sors de ta tente, viens. — Je viens, mais quel nouveau
soin t'occupe, roi Agamemnon? — Te hâteras-tu? — Je me hâte...
« — Point d'oiseau qui chante; point de bruit de la mer : le silence
des vents règne sur l'Euripe. — Pourquoi sortir si vivement de ta tente,
roi Agamemnon? Tout repose encore de ce côté, à Aulis; et les gardes
des murs ne bougent point. Rentrons. — Je t'envie, ô vieillard; j'envie
tout homme qui passe sa vie inconnu, sans gloire, loin des dangers.
Ceux qui sont dans les honneurs ne sont pas à envier.
1. Ce beau vers a paru quelquefois solennel et déplacé dans la
bouche d'Arcas. Voltaire, dans l'analyse qu'il a donnée de la tragédie
{Dict. phil., Art dramatiquï;. De la bonne irag. fr.), écrit à ce sujet : « Je
ne puis m'empêcher de m'interrompre un moment pour apprendre
aux nations qu'un juge d'Ecosse (Henry Home), qui a bien voulu donner
des règles de poésie et de goût à son pays, déclare dans son chapitre
vingt et un. Des narrations et des descriptions, qu'il n'aime point ce
vers :
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.
« S'il avait su que ce vers était imité d'Euripide, il lui aurait peut-
être fait grâce : mais il aime mieux la réponse du soldat dans la pre-
mière scène de llamlet : Je n'ai jjas entendu une souris trotter. « Voilà
« qui est naturel, dit-il, c'est ainsi qu'un soldat doit répondre. » Oui,
monsieur le juge, dans un corps de garde, mais non pas dans une tra-
gédie. » Il faut remarquer qu'Euripide a mis les vers descriptifs dans
la bouohe d'Agamemnon, et qu'il fait dire seulement au vieillard qu'on
ACTE I, SCENE I. 045
AGAMEMNON.
Heureux qui satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l'état obscur où les Dieux l'ont caché !
Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret outrage
Les Dieux, à vos désirs toujours si complaisants,' i5
Vous font-ils méconnoitre et haïr leurs présents?
Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
Vous possédez des Grecs * la plus riche contrée.
Du sang de Jupiter issu de tous côtés 2,
L'hymen vous lie encore aux Dieux dont vous sortez ^. 20
Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles*,
Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire. Seigneur, quels triomphes égalent aS
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille vaisseaux, qui chargés de vingt rois,
N'attendent que les vents pour partir sous vos lois?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes;
n'entend aucun bruit du côté d'Aulis et que les gardes sont encore
immobiles à leur poste sur les murs.
1. Des Grecs est mis ici pouvde la Grèce.
2. Agamemnon est fils d'Atrée, qui a pour père Pélops; celui-ci est
lils de Tantale, dont le père est Jupiter. Hippodamie, femme de Pélops,
a pour père Œnomaus, lils de Mars,
3. « On dit... la race ou la maison dont il est sorty, mieux que d'oii
il est sorty, qui toutefois est bon. » (Vaugelas, Hem.)
i. Voir dans Catulle {Épithalame de Pelée et de Thétis) la prédiction
des Parques :
Nascetur vobis expers terroris Achilles....
« De vous naîtra un fils qu'on connaîtra par la crainte, Achille. »
G46 IPIIIGÉNIE.
Ces vents, depuis trois mois enchaînés sur nos têtes, 3o
D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.
Mais parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin * :
Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
Bientôt.... Mais quels malheurs dans ce billet tracés ^ 35
Vous arrachent. Seigneur, les pleurs que vous versez?
Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie?
Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie?
Qu'est-ce qu'on vous écrit'? Daignez m'en avertir.
AGAMEMNOiN.
Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir. 4o
ARCAS.
Seigneur....
1. Euripide :
n. Oùv. àyatiat xaur' àvSpôç àptaTsox;'
oùv. ettI Tiaatv a' ècpûxeua' àyaôotç,
'AyàiJ-sjxvov, 'Axpeu?.
As? 8s as y^atpsiv xal 'XuzsTaOai*
6vtit6; yàp iov^' xàv [jltj au 8sXy]<;,
là 6swv ouTTo j3o'j>vôixsv' saxai. (28-55.)
« Je n'aime pas ce langage dans la bouche d'un homme puissant.
Atrée ne t'a pas mis au monde, Agamemnon, pour ne connaître que le
bonheur. Tu dois avoir des joies et des peines, car tu es homme; et tu
aurais beau ne pas le vouloir, telle est la volonté des dieux. »
2. « Dans une langue aussi faite, aussi fixée déjà que l'était la nôtre
au temps de Racine..., l'invention en fait de langage ne peut plus
guère consister que dans les alliances de mots et dans les tours.... On
s'aperçut, dit Louis Racine..., que le poète, en inventant, non des mots,
mais des alliances de mots et des tours de phrase, faisoit pour ainsi
dire une langue nouvelle. » [Lexique de Racine, p. xiv.) « Quels mal-
heurs dans ce billet tracés », est une de ces alliances de mots hardies
et heureuses qui disparaissent dans l'harmonie générale du style.
5. Sainte-Beuve trouvait que « le style de Racine rase volontiers la
prose ». On peut voir un exemple de cette parfaite simplicité de lan-
gage dans ce demi-vers et dans le vers qui précède.
ACTE I, SCÈNE I. 647
AGAJIEMNON.
Tu vois mon trouble; apprends ce qui le cause,
Et juge s'il est temps, ami, que je repose.
Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés
>os vaisseaux par les vents sembloient être appelés.
>'ous partions; et déjà par mille cris de joie 45
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport :
Le vent qui nous flattoit nous laissa dans le port *.
Il fallut s'arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une liier immobile*. 5o
1 . Euripide :
'HOpoiT'JLsvou 8c xal ^uveaTwxoç axpaxou,
Ti!JL£a9' ditXoîa j^pwjxsvoi xax' Au>itoa. (87-88.)
« L'armée est rassemblée : tout le monde est là, et nous restons à
Aulis sans pouvoir prendre la mer. »
2. « M. Victor Hugo, dit M. P. Mesnard, trouve dans les vers 49 et
50 d'Iphigénie un exemple des images fausses dont, à l'en croire, les
vers de Racine sont pleins.... « C'est justement, lui fait-on dire, quand
(' la mer est immobile que la rame est utile. Et puis, quoi de plus faux,
« quoi de plus mesquin que l'image de cette mer fatiguée'! » (P. Stapfer,
les Artistes juges et parties, p. i9).... L'expression fatiguer ta mer par les
rames est de Virgile, et n'avait jamais encore été trouvée mesquine....
On peut se demander, il est vrai, si, par un calme plat, la rame
n'aurait pu faire sortir les navires de l'Euripe.... Et quand on eût pu
sortir du détroit à la rame, aurait-on pu entreprendre, par ce calme
obstiné, de naviguer ainsi jusqu'à Troie?... Au reste. Racine parle d'un
prodige étonnant, d'tm miracle inouï : ce qui doit faire penser que les
lois de la nature étaient suspendues, et que, même sur cette mer
endormie, la rame, par quelque volonté des Dieux, était sans effet.
Autrement un calme plat n'a rien en lui-même de prodigieux. »
{Lexique de Racine, p. xlu.) — Virgile n'a pas dit fatiguer la mer, mais :
oui remigio noctemque diemqtie fatigant.
{Enéide, iiv. VllI, v. 9i.)
11 a écrit ailleurs :
.... in lento luctantur marmore tonsx.
{Enéide, Iiv. Vil, V. 28.)
Racine a combiné les deux expressions du poète latin.
648 IPHIGENIE.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
Vers la divinité qu'on adore en ces lieux.
Suivi de Ménélas, de Nestor, et d'Ulysse,
J'offris sur ses autels un secret sacrifice.
Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas, 55
Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas!
(( Vous armez contre Troie une puissance vaine ^ ,
Si dans un sacrifice auguste et solennel
Une fille du sang d'Hélène ^
De Diane en ces lieux n'ensanglante l'autel. Go
Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,
Sacrifiez Iphigénie. »
1. Ce vers peut se traduire platement en prose par : Voîis faites en
vain un puissant armement. — La Bruyère a dit : « Le Grand Seigneur
arme puissamment ». — Mme de Sévigné a employé le mot de puis-
sance pour désigner une flotte : « Je ne puis que vous dire de notre
flotte : depuis le secours que vous nous avez envoyé, et que cette j)^iis-
sance est en mer, nous n'en savons rien ici ».
2. « Dans les Remarques sur /'Iphigénie de M. Racine, ce vers de
l'oracle est critiqué. Il s'agit de savoir si dans la pureté de notre langue
on peut également entendre par les termes : taie fille du sang d'Hé-
lène..., Ériphile, lille d'Hélène, et Iphigénie, sa nièce.... Cette manière
de parler : une fille du sang d'Hélène, ne marque point la fille d'Hélène,
de même que ces paroles, fille d'Hélène, ne désigneraient point Iphi-
génie sa nièce, laquelle cependant est de son sang. » (Note de M. P. Mes-
nard.) — L'oracle de Racine a une ambiguïté qui ne se rencontre
naturellement pas dans Euripide. Racine a suivi ici Iphigénie en Tau-
ride :
('AyafJLe'ixvwv)
Elç ejjLTTup' r^k^E, xal 'ké-^zi Kakya^ TdtSs"
^Q TTjO'o' àvâaawv 'E)v);à6o; axpaxTiytaç,
'Ayà[jLc[jLvov, où [jlt) vau; àcpop[x{aT,ç yOovoç,
Tcplv àv xopï^v aTjV 'Icptyévsiav "ApTe[xi(;
He-r^ acpaysrjav. (V. 16-20.)
« Agamemnon recourt à un sacrifice, et Calchas dit : « 0 chef de l'ar-
« mée des Grecs, Agamemnon, tu ne feras point prendre la mer à tes
« vaisseaux, avant qu'Artémis ait reçu ta fille Iphigénie : il faut l'im-
« moler. »
ACTE I, SCÈNE I. C49
ARCAS.
Votre fille!
AGAMEMNON.
Surpris, comme tu peux penser,
Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer K
Je demeurai sans voix, et n'en repris l'usage G5
Que par mille sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les Dieux, et sans plus rien ouïr^,
Fis vœu sur leurs autels de leur désobéir.
Que n'en croyois-je alors ma tendresse alarmée?
Je voulois sur-le-champ congédier l'armée ^, 70
1. Virgile {Enéide, liv. III, v. 29) :
Mihi frigidiis horror
Membra quatit, gelidusque coit formidine sanguis.
« L'n frisson froid me secoue le corps, et mon sang s'arrôte, glacé
d'effroi. »
2. On trouve dans Racine : ouïr, ouï. Ces deux formes se retrouvent
dans La Rochefoucauld, etc.; Corneille, outre l'infinitif, emploie le
pi'éscnt de l'indicatif et le futur, j'oy, j'orrai; l'impératif, oyons, et
surtout oyez. Malherbe emploie l'infinitif, o?///-; les participes, oynut,
ouï;\e présent de l'indicatif, foi, fois, il oit, nous oyons, vous oyez',
l'imparf-'it. j'oi'ois, no7/<i o"'V."o. //«j nt'oi^vl : !'> p"cc^ 'lôfini. il oint\ le
futur, f orrai, il orra (ou oirra), vous oirrez; le conditionnel, il orroit;
l'impératif, oyez; le présent du subjonctif, qu'il oye. — Les grammai-
riens admettent encore aujourd'hui l'usage de l'infinitif et des temps
composés. Il est curieux que l'Académie admette en 1765 l'imparfait
du subjonctif, que fouisse, dont elle ne parlait pas en 1718.
5. Euripide :
KXuoiv 8' èycb Taux', ôp6to) XTipuyjJLaTt
TaA6'J6cov eIttov 'ndtvx' à'^iévai aTpaxôv,
wç O'JTcox' àv xAà; 6'jyaxÉpa xxavsîv i\x-f\v.
O'j Z'f\ jx' àZzX'^f}^, Ttivxoi Tpoacpépwv "koyov,
ezctas xXfjVat oeiva. (94-98.)
«Quand j'eus entendu cet oracle, j'ordonnai à Taltiiybius de pro-
clamer à haute voix le licenciement de l'arniéc, né me sentant pas la
C50 IPIIIGÉNIE.
Ulysse, en apparence approuvant mes discours,
De ce premier torrent laissa passer le cours.
Mais bientôt rappelant sa cruelle industrie S
11 me représenta l'honneur et la patrie.
Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis, 76
Et l'empire d'Asie à la Grèce promis :
De quel front immolant tout l'État à ma fdle.
Roi sans gloire, j'irois vieillir dans ma famille !
Moi-même (je l'avoue avec quelque pudeur),
Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur, 80
Ces noms de roi des rois et de chef de la Grèce,
Chatouilloient 2 de mon cœur l'orgueilleuse foiblesse.
Pour comble de malheur, les Dieux toutes les nuits.
Dès qu'un léger sommeil suspendoit mes ennuis,
Vengeant de leurs autels le sanglant privilège 5, 85
Me venoient reprocher ma pitié sacrilège.
Et présentant la foudre à mon esprit confus*,
force de jamais tuer ma lille. Alors mon frère [Ménélas], mettant en
avant toutes les raisons qu'il put, me persuada d'avoir cet horrible
courage. » Racine substitue ici, comme dans toute la pièce, Ulysse à
Ménélas.
1. Industrie : adresse, savoir-faire. Sens très commun.
2. Chatouiller^ chatouillement, chatouilleux, ont été fort employés
au sens figuré dans le commencement du xvu° siècle. Malherbe et Cor-
neille usent fréquemment de ces mots. Ménage condamnait chatouiller
dans Mallierbe, bien que Balzac eût dit en prose chatouiller l'esprit.
Racine n'a fait que renouveler une expression qui vieillissait.
3. Privilège a ici le sens de droit : « Les lois ont donné des privilèges
aux pères et aux mères contre l'ingratitude de leurs enfants » (Mal-
herbe). Les hommes doivent aux dieux la victime qu'ils réclament par
leurs oracles : leur droit est méconnu si on la leur refuse. Venger,
c'est punir un attentat commis ou médité; venger un privilège implique
donc que le privilège a été méconnu.
4-. Présentant la foudre. — Racine traduit ainsi le latin proponere :
« Cui cum omnis metus, publicatio bonorum, exsilium, mors propo-
neretur » (Cicéron, Pro Plancio, 41). « Comme on lui présentait tous
les moyens d'intimidation, confiscation, exil, mort. » — Confus signifie
ici : qui est dans la confusion, qu'on a confondu, troublé, effrayé, ré-
duit à r impuissance. '^
ACTE I, SCENE I. 651
Le bras déjà levé, menaçoient mes refus.
Je me rendis, Arcas; et vaincu par Ulysse,
De ma fille, en pleurant, j'ordonnai le supplice. 90
Mais des bras d'une mère il falloit l'arracher*.
Quel funeste artifice il me fallut chercher !
D'Achille, qui l'aimoit, j'empruntai le langage.
J'écrivis en Argos, pour hâter ce voyage *,
One ce guerrier, pressé de partir avec nous, gS
Vouloit revoir ma fille, et partir son époux.
Et ne craignez-vous point l'impatient^ Achille?
1. Ce vers a été souvent mal compris, et opposé à tort aux vers 129
et U9. En réalité, l'artifice imaginé par Agamemnon n'est que pour
faire venir Iphigénie a^ camp avec sa mère. Il les attend toutes
deux. Et alors seulement il pourra séparer la fille de la mère : à
Mycènes, jamais Clytemnestre ne se fût laissé arracher Iphigénie.
M. B. Duryer Wordworda fort bien expliqué le sens.
2. Euripide :
.... Kàv ôéXxou TiTU^^atç
Tzé [iTiz'.^/'XyCk'kzX Ouyarsp' wç ya[j.oua£VTiv,
TÔ t' dçîwaa xàvopo; £-/.ya'jpoû[X£vo<;,
o"j [xzXsrv t' 'A/aioiç O'jvsx.' ou ÔsXot, Xeytov,
si [XTi Trap' f,iiwv sla'.v el; <ï>9tav 'Kéyo^-
TZB'.^û) yàp eI)(ov tt^voe irpô; SdtjxapT' £[Jlt,v,
4'euS'îî (iuvàt|/a<; à[jLçpl xapOsvou yà[j.ov. (98-105.)
« J'écrivis une lettre, mandant à ma femme d'envoyer sa fille ici
pour épouser Achille : je faisais sonner bien haut quel parti c'était, et
je disais qu'il ne voulait pas s'embarquer avec les Grecs s'il n'avait,
pour aller vivre à Ptliie, une femme de notre famille : ce fut ainsi que
je persuadai ma femme, en supposant un faux mariage pour ma
fille. »
3. Impntient, dans le sens du latin impatiens. Impatiens est ordi-
nairement suivi d'un régime, cependant on le trouve employé
G52 IPHIGENIE.
Avez-vous prétendu que, muet et tranquille,
Ce héros, qu'armera l'amour et la raison,
Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom? loo
Verra-t-il* à ses yeux son amante immolée?
AGAMEMNON.
Achille étoit absent; et son père Pelée,
D'un voisin ennemi redoutant les efforts-,
L'avoit, tu t'en souviens, rappelé de ces bords;
Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence, io5
Auroit dû plus longtemps prolonger son absence.
Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent?
Achille va combattre, et triomphe en courant;
absolument. Macrobe {Sat., VII, i) : Nihil impatienlius imperilin. —
Euripide :
Kal ■7CW? 'Ayt)v£Ù; 'Xéxxpwv dtTtTvaxwv
où [xsya cp'jtjwv 6u[j.ov ÈTtaper
aol (x^ t' à>vdy Ci) ;
TÔSô xai Seivov.... (124-127.)
As '.va y£ xo)v[xa;, 'Ayà|j.î;xvov à'va^,
ôç Tw TT,? ôca;; ar.v iraîo' aXoyov
«paTÎaac r.yeî acpâyiov Aavaot<;. (133-135.)
« Et comment Achille, trompé dans l'espoir de ce mariage, ne sera-
t-il pas enflammé d'une violente colère contre toi et ta femme? Cela
est à craindre encore....
« Ton dessein est bien audacieux, roi Agamemnon, de vouloir, sous
prétexte de la marier au lils de la déesse, amener ta fille ici pour ser-
vir de victime aux Grecs. «
1. Le sens est : Yerra-t-il tranquillement, sans rien dire? Sitppor-
tera-t-il de voir ?
2. « Ce passage parait être un souvenir du discours de Priam à Achille
[Iliade, ch. XXIV, v. 488 sq.) :
Kal [xév xou xstvov TtEpivaiÉTai àacplç èovTeç
TclpOUj'... »
(Note de M. P. Jlosnard.)
« Et peut-être des voisins le vexent. »
I
ACTE I, SCÈNE I. 653
Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée,
H)er avec la nuit arriva dans l'armée. no
Mais des nœuds* plus puissants me retiennent le bras.
% fille, qui s'approche, et court à son trépas;
Qiù loin de soupçonner un arrêt si sévère,
Peut-être s'applaudit des bontés de son père.
Ma fille.... Ce nom seul, dont les droits sont si saints, ii5
Sa jeunesse, mon sang, n'est pas ce que je plains.
Je plains mille vertus, une amour mutuelle.
Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle.
Un respect qu'en son cœur rien ne peut balancer.
Et que j'avois promis de mieux récompenser. 120
Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice
Approuve la fureur de ce noir^ sacrifice.
Tes oracles sans doute ont voulu m'éprouver';
Et tu me punirois si j'osois l'achever.
Arcas, je t'ai choisi pour cette confidence : 12$
Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.
La Heine, qui dans Sparte avoit connu ta foi,
T'a placé dans le rang que tu tiens près de moi *.
1. Nœud s'emploie fréquemment au sens figuré dans la poésie clas-
sique et dans la tragédie. Mais il faut remarquer qu'ici Racine s'atta-
che, non pas, comme il arrive ordinairement, à l'idée de l'union que
serre le lien, mais à celle de l'entrave qu'il apporte.
2. Noir et noirceur étaient alors très usités au figuré, dans le sens de
trisle ou de criminel. — Fureur a le sens de cruauté^ mais avec l'idée
de folie, de démence, qui est dans le latin furor.
Expier la fureur d'un vœu que je déteste.
{Vhédre, v. 1650.)
5. N'est-ce pas un souvenir du sacrifice d'Abraliam qui a inspiré cette
pensée à Hacine?
4. Dans Euripide, c'est le vieillard qui dit :
IIpô? S' àvop' àya66v t'.îxov ts cppàasK;*
<T-r, yàp [x' àXô/w tots Tuvodcpco;
TtstjLirs'- (ozp^-fi'j
auwujxcpoxojjLOv xz Sîxaiov* (-45-48.)
654 IPHIGÉNIE.
Prends cette lettre, cours au-devant de la Reine,
Et suis, sans t'arrêter, le chemin de Mycéne. i3o
Dès que tu la verras, défends-lui d'avancer,
Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.
Mais ne t'écarte point* : prends un fidèle guide.
Si ma fille une fois met le pied dans l'Aulide,
Elle est morte. Calchas, qui l'attend en ces lieux, i35
Fera taire nos pleurs, fera parler les Dieux;
Et la religion, contre nous irritée, "
Par les timides Grecs sera seule écoutée.
Ceux même dont ma gloire aigrit l'ambition
Réveilleront leur brigue et leur prétention 2, i4t>
« Tu parleras à un bon, à un fidèle serviteur; car jadis Tyndare, me
sachant fidèle, m'a donné à ta femme lors de son mariage, et m'a fait
suivre la nouvelle épouse dans ta demeure. »
1. Ne t'écarte point : ne t'égare point. Euripide •.
Mi^ vuv (xtît' àXawoEi;; "î^ou
xpfjvaç, [XTiO' uitvw OeX/èfiÇ... (lil-142.)
ndvTT^ ôè TTopov ayj.ixo'/ à[J.£Îêw7
Xeucrae, cpuXào'awv iiri tiç as XàO-r)
Ttatoa xo[J.îv^oua' èvGotS' à-jrifîvTi
Aavawv irpôç vaûç... (144-148.)
... KXriOpwv S' è^ôpixoi''
ï^v ouv xoixTraîç àvr-rjoTri;,
TiàXiv s; ôp[xa<; aôis yjxK'.vob^,
s-jtI Kux'Xwtcwv islç dvixéloïc;. (149-152.)
« Ne t'arrête pas à l'ombre des bois, près des fontaines, ne te laisse
pas gagner par le sommeil.... Partout où se croisent deux chemins,
regarde, et fais attention, tu pourrais ne pas voir le char rapide qui
amène ma fille au camp des Grecs.
« Si tu la rencontres, sortie déjà de l'appartement des jeunes filles,
fais-la retourner en arrière, en pressant les chevaux, jusqu'aux murs
sacrés des Cyclopes. »
2. Racine a dit dans Britannicus (v. 171) : « réveillant leur tendresse
première ». Et Mme de Sévigné, par une métaphore analogue : « On
crie, on fait du bruit... on réveille le dernier arrêt ».
ACTE J, SCÈNE I. 055
M'arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse....
Vj, dis-je, sauve-la de ma propre foiblesse.
Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,
Découvrir à ses yeux mon funeste secret.
Que, s'il se peut, ma fille, à jamais abusée, i45
I^'nore à quel péril je l'avois exposée.
Dune mère en fureur épargne-moi les cris;
Et que ta voix s'accorde avec ce que j'écris*.
Tour renvoyer la fille, et la mère offensée,
Je leur écris qu'Achille a changé de pensée, i5o
Et qu'il veut désormais jusques à son retour
Différer cet hymen que pressoit son amour.
Ajoute, tu le peux, que des froideurs d'Achille
On accuse en secret cette jeune Eriphile
Que lui-même captive amena de Lesbos i55
Et qu'auprès de ma fille on garde dans Argos^.
C'est leur en dire assez : le reste, il le faut taire"'.
Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire ;
Déjà même l'on entre, et j'entends quelque briiit.
C'est Achille. Va, pars. Dieux! Ulysse le suit. i6o
1. Le vieillard dit, dans Euripide :
Aéys xal aTj|jLaiv', "va xal yXioainr^
auvTOva toî? aoîç ypàu.\i.a'yi'j auôw. (115-116.)
« Parle, explique-toi, pour que je mette mon langage d'accord avec
ta lettre. »
2. Racine semble employer indiiréi'emment les noms d'Argos et de
Mycènes. Il a dit : « Suis le chemin de Myccnes ». Les deux villes
étaient très voisines, et toutes les deux sous la puissance d'Agamemnon.
Cf. le début de VÉlectre de Sophocle.
3. Euripide :
.... "16 f Xsuxatvet
Toos ow; T,8-r] Xdjxicoua' i\ù)ii
xup T£ Tsôptirirwv xwv 'Az'kiou' (156-158.)
« Va : voici déjà la blanche lumière que répandent la brillante aurore
et le char enflammé du soleil. »
t>''0 IPIIIGÉÎsIE.
SCÈNE II
AGAMEMNON, ACHILLE, ULYSSE.
AGAMEMNON.
(Kioi? Seigneur, se peut-il que d'un cours si rapide
La victoire vous ait ramené dans l'Aulide?
D'un courage naissant sont-ce là les essais?
Quels triomphes suivront de si nobles succès!
La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée, i65
Lesbos même conquise en attendant l'armée,
De toute autre valeur éternels monuments.
Ne sont d'Achille oisif que les amusements*.
ACHILLE.
Seigneur, honorez moins une foible conquête ;
Et que puisse bientôt le ciel qui nous arrête 170
Ouvrir un champ plus noble à ce cœur excité
Par le prix glorieux dont vous l'avez flatté !
Mais cependant. Seigneur, que faut-il que je croie
D'un bruit qui me surprend et me comble de Joie ?
Daignez-vous avancer le succès de mes vœux? 176
1. Bossuetdit, après le récit de la bataille de Rocroi : « C'en seroit
assez pour illustrer une autre vie que la sienne; mais pour lui c'est le
premier pas de sa course ». — Racine a imité Sénèque {Troyennes,
V. 250-235) :
Hsec tanta clades gentium ac tantus pavor,
Sparsse tôt urbes, turbinis vasti modo,
Alterius esset gloria ac summum decus,
Iter est Achillis....
« Cet immense désastre, cette terreur des peuples, ces villes jetées
à bas, comme par un prodigieux tourbillon, ce serait la gloire, l'hon-
neur suprême d'une autre vie : ce n'est que le passage d'Achille. »
J
ACTE I, SCENE II. 657
Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ?
On dit qu'Iphigënie, en ces lieux amenée,
Doit bientôt à îon sort unir ma destinée.
AGAMEJINON.
Ma fille? Qui vous dit qu'on la doit amener?
ACHILLE.
Seigneur, qu'a donc ce bruit qui vous doive étonner? 180
AGAMEMNON, à Ulysse.
Juste ciel ! sauroit-il mon funeste artifice ?
ULYSSE.
Seigneur, Agamemnon s'étonne avec justice.
Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ?
0 ciel ! pour un hymen quel temps choisissez-vous ?
Tandis qu'à nos vaisseaux la mer toujours fermée i85
Trouble toute la Grèce et consume l'armée ;
Tandis que pour fléchir l'inclémence * des Dieux,
11 faut du sang peut-être, et du plus précieux,
Achille seul, Achille à son amour s'applique?
Voudroit-il insulter- à la crainte publique, 190
Et que le chef des Grecs, irritant les destins,
1. Virgile [Enéide, liv. II, v. 602) :
Inclementia divum
Has evertit opes sternilque a culmine Trojam.
« L'inclémence des dieux a renversé cette puissance, et précipité
Troie de sa grandeur. » Le P. Bouhours approuve cette expression
(le Racine; il dit que le mot n'est pas très hien établi encore, et il
espère que, même au sens figuré, « avec le temps, inclémence pourra
passer de la poésie à la prose».
2. Insulter «, d'après le latin insulinre, qui gouverne le datif. Cette
expression est familière à Racine.
658 IPIIIGENIE
Préparât d'un hymen la pompe et les festins?
Ah ! Seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie
Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie?
Dans les champs phrygiens les effets feront foi 195
Qui la chérit le plus, ou d'Ulysse ou de moi.
Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle :
Vous pouvez à loisir faire des vœux pour elle.
Remplissez les autels d'offrandes et de sang ;
Des victimes vous-même interrogez le flanc ; 200
Du silence des vents demandez-leur la cause ;
Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,
Souffrez, Seigneur, souffrez que je coure hâter
Un hymen dont les Dieux ne sauroient s'irriter.
Transporté d'une ardeur qui ne peut être oisive, 2o5
Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive.
J'aurois trop de regret si quelque autre guerrier
Au* rivage troyen descendoit le premier.
AGAMEMNON.
0 ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète envie ^
Ferme à de tels héros le chemin de l'Asie? 210
N'aurai-je vu briller cette noble chaleur
Que pour m'en retourner avec plus de douleur?
ULYSSE.
Dieux ! qu'est-ce que j'entends ?
Seigneur, qu'osez-vous dire ?
1. A dans le sens de sur.
2. La tragédie grecque et l'histoire d'Hérodote nous ont rendu fami-
lière l'idée de la jaloaisie des Dieux, qui ne permettent pas à l'homme
de dépasser un certain degré de prospérité, de force et même de vertu.
ACTE I, SCÈNE II. 659
AGAMEMNON.
Qu'il faut, princes, qu'il faut* que chacun se retire;
Que d'un crédule espoir trop longtemps abusés, 2i5
Nous attendons les vents qui nous sont refusés.
Le ciel protège Troie ; et par trop de présages
Son courroux nous défend d'en chercher les passages *.
ACHILLE.
Quels présages affreux nous marquent son courroux?
AGAMEMNON.
Vous-même consultez ce qu'il prédit de vous. 220
Que sert de se flatter ? On sait qu'à votre tête^
Les Dieux ont d'Ilion attaché la conquête ;
Mais on sait que pour prix d'un triomphe si beau,
Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau ;
Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée, 226
Devant Troie en sa Heur doit être moissonnée.
ACHILLE.
Ainsi, pour vous venger tant de rois assemblés
1. Racine use fréquemment de la répétition d'un mot, à l'ordinaire
pour appuyer sur l'idée qu'il exprime, quelquefois seulement pour
marquer la vivacité du sentiment de celui qui parle. Dans ces répéti-
tions, le mot est presque toujours suivi d'abord d'un adjectif ou d'un
vocatif, qui le soutient pour ainsi dire, et repris ensuite : « Achille seul,
Achille... (v, 189). — Souffrez, seigneur, souffrez... (v. 203). — Qu'il
faut, princes, qu'il faut... » (v. 21 i).
■ 2. M. P. Mcsnard rapproche ce passage du discours d'Agamemnon
dans VIliade (ch. II, v. liO-lil) :
où vàp STi TpoiTjV aip-fiao [xsv e'jpuâyutav.
« Fuyons sur nos vaisseaux vers notre patrie : car nous ne prendrons
jamais Troie aux larges rues. »
Tête, dans le sens de personne^ et non de vie.
C6) IPHIGÉNIE.
D'un opprobre éternel retourneront comblés;
Et Paris, couronnant * son insolente flamme,
Retiendra sans péril la sœur de votre femme! 23o
AGAMEMNON.
lié quoi? votre valeur, qui nous a devancés,
N'a-t-elle pas pris soin de nous venger assez?
Les malheurs de Lesbos, par vos mains ravagée,
Épouvantent encor toute la mer Egée.
Troie en a vu- la flamme; et jusque dans ses ports, 235
Les flots en ont poussé le débris ^ et les morts.
Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre Hélène
Que vous avez captive envoyée à Mycène.
Car, je n'en doute point, cette jeune beauté
Garde en vain un secret que trahit sa fierté ; 240
Et son silence même, accusant* sa noblesse.
Nous dit qu'elle nous cache une illustre princesse.
ACHILLE.
Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux.
Vous lisez de trop loin dans les secrets des Dieux.
Moi, je m'aVrèterois à de vaines menaces? 245
Et je fuirois l'honneur qui m'attend sur vos traces ?
1. Emploi hardi du mot couronner: 1" en mauvaise part (Corneille a
dit : couronner son crime) ; 2° dans le sens, non pas de mettre le comble
à, mais de récompenser par le succès, rendre triomphant.
2. L'expression est ici ligurée et hyperbolique. Lesbos est située bien
au sud de Troie. — A moins que Racine ne prenne ici le mot Troie pour
le nom de toute la contrée, de la Troade : c'était le sens exact de ïpoîa
en grec. (Cf. Sophocle, Electre, 1, éd. Tournier.)
3. Le débris. L'Académie, dans son dictionnaire, ne donne guère que
des exemples du singulier. Furetière en cite un grand nombre aussi.
Corneille, Racine et leurs contemporains s'en servent sans cesse.
i. Accusant, indiquant, déclarant, témoignant.
ACTE I, SCENE II. C61
Les Parques à ma mère, il est vrai, l'ont prédit*,
Lorsqu'un époux mortel fut reçu dans son lit :
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire,
On peu de jours suivis d'une longue mémoire 2. aSo
-Mais puisqu'il faut enfin que j'arrive au tombeau,
Voudrois-je, de la terre inutile fardeau 5,
Trop avare d'un sang reçu d'une déesse.
Attendre chez mon père une obscure vieillesse;
Et toujours de la gloire évitant le sentier, 255
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier*?
1. Racine se souvient ici da ix' clian, le l'Iliade, où Achille parle de
cette prédiction (410-416) :
MtiTtip yàp TÉ [xé çtt^îi Gsà, Béxiç àpyopoTteÇa,
Gt/OaStaç Kr^pcnç çpEps[Jiev Savàxoio xeKoaEs.
Et [xév x' au8i [xévtov Tpwwv i:ô)v!,v à[JLcpt[JLâ)^0[xa',
wXsxo }X£V \xo'. vôcTTO?, àxàp v.'kéoi; àcpéiTOv è'jxai'
el Si x£v ol'xao' Yxwjxi çîTvT^v è? TraxpfSa yaïav,
j o!)>vSx6 (xoi x>v£0(; £a6)v6v, êtcI ôr^pàv 5é {jloi alcbv
I eaaexai, oùoé xé [x' wxa xsXoç Oavdxoto xij^sCiri.
' « Ma mère la déesse, Thétis aux pieds d'argent, m'a dit que les Par-
ques m'offraient deux termes de mort. Si je reste ici, assiégeant la
ville des Troyens, je n'ai point de.retovu^ à attendre ; mais j'aurai une
renommée immortelle. Si je m'en vais chez moi, dans ma patrie, je
n'ai point de belle renommée à espérer ; mais une longue vie m'at-
tend, et le terme de la mort se recule pour moi. »
2. Racine a employé ailleurs encore le mot mémoire, absolument,
pour désigner la mémoire des hommes, le souvenir de la postérité, la
gloire, et môme l'histoire. Le latin memoria s'employait souvent dans
le même sens.
3. Imitation d'Homère, qui fait dire à Achille :
I'AXV r^i-J-OLi xapà VT,ualv, èxtujiov à/Goç àpoùpt]^.
{Iliade, ch. XVllI, v. lOi.)
« Je reste oisif près des vaisseaux, inutile fardeau de la terre. »
7' ~
Sont-ils morts tous entiers avec leurs grands desseins?
{Cinna, v. 2J7.)
662 IPHIGÉNIE.
Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;
L'honneur parle, il suffit : ce sont là nos oracles*.
Les Dieux sont de nos jours les maîtres souverains ; [260
Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres mains 2.
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?
1. L'honneur, c'est ici l'honneur à acquérir, la gloire.— Ce sont là
nos oracles. Cf. au vers 1084. Acliille dit dans Rotrou {Iphigénie, IV, v) :
Sur tout autre respect, l'honneur m'est précieux;
C'est mon chef, c'est mon roi, mon oracle et mes Dieux.
Et Hector dans VIliade (liv. XII, v. 2i5) :
Eiç olwvôç dcp'.axo;, àii-uveirôai ttcOi Ttà'zpr^^.
(Note de M. Mesnard.)
« Un seul oracle est bon, de combattre pour notre patrie. »
2. Cf. Virgile :
Stat sua cuique dies, brève et irrejoarabile temjnis
Omnibus est vltse ; sed famam extendere factis,
Hoc virlutis opus...
{Enéide, liv. X, v. 4C7.)
.... ast de me Divûm pater atque hominum rex
Vider it...
{Ibid., V. 743.)
« Chaque homme a son terme fixé ; la vie pour tous est courte et
irréparable : mais l'œuvre de la valeur, c'est d'éterniser sa renommée
par des actions. — Mais que le père des dieux, roi des hommes, fasse
de moi ce qu'il voudra. »
— Ces vers de Racine et les précédents contiennent surtout un sou-
venir de Quinte-Curce, comme on l'a fait remarquer déjà : « Ego me
metior non setatis spatio, sed glorise. Licuit paternis ojnbus contenta
intra Mncedonix terminas per otium corporis exspectare obscuram et
ùjnobilem senectutem. Quamquam ne pigri quideni sibi fata disjwnunt,
sed iinicum bonum diuturnam vitam sestimantes ssepe acerba mors occu-
2)nt. .. (IX, VI.)
« Je ne mesure point ma vie par le temps, mais par la gloire. J'au-
rais pu, sans sortir de la Macédoine, content de la puissance paternelle,
attendre sans rien faire une vieillesse obscure et sans honneur. Et
pourtant les fainéants même ne disposent pas de leurs destinées : ils
font de la longue durée de la vie l'unique bien, et souvent une mort
prématurée les emporte. »
ACTE I, SCÈNE II. 663
Ne songeons qu'à nous rendre immortels comme eux-
El laissant faire au sort, courons où la valeur [mêmes ;
Nous promet un destin aussi grand que le leur.
C'est à Troie, et j'y cours ; et quoi qu'on me prédise, 265
Je ne demande aux Dieux qu'un vent qui m'y conduise ;
Et quand moi seul enfin il faudroit l'assiéger,
Patrocle et moi. Seigneur, nous irons vous vengera
Mais non, c'est en vos mains que le destin la livre ;
Je n'aspire en effet qu'à l'honneur de vous suivre. 270
Je ne vous presse plus d'approuver les transports
D'un amour qui m'alloit éloigner de ces bords :
Ce même amour, soigneux de votre renommée,
Veut qu'ici mon exemple encourage l'armée,
Et me défend surtout de vous abandonner 276
Aux timides conseils qu'on ose vous donner. ^
1. M. Paul Mesnard fait sur ces deux vers la remarque suivante : « Il
y a dans Vlliach (liv. XVI, v, 99, 100) un passage où Achille exprime le
désir de voir non seulement détruire toute l'armée troyenne, mais aussi
l'armée grecque, pour qu'à eux seuls, Patrocle et lui, ils renversent
les murs sacrés de Troie :
.... Nwï 8' èxôuasv ô>v£Opov,
ôcsp' oTo'. Tpotr,ç îspà xpïjOS[j.va >vûw[j.ev.
0 Et nous, puissions-nous échapper à la mort, pour renverser à nous
seuls les murs sacrés de Troie. »
« On peut trouver le rapport plus frappant encore avec l'endroit du
même poème (liv. IX, v. 46-48) où Diomède parle ainsi :
.... El 6è xal aùxol
oeuydvTwv auv VT^ual cpOvTiv è? TraxpîSa yaïav
vÔJÏ 3', èyà) 268vs)»d(; tô, ]i.(xyi\<s6\i.t^\ el<30-Az xé%[x<jip
'Ial'ou £upo){xev. »
l\ « Qu'ils fuient donc sur leurs vaisseaux vers leur patrie : nous deux,
Sthénélos et moi, nous combattrons jusqu'à ce que nous parvenions à
détruire Troie. »
664 IPIIIGENIE.
SCÈNE iir
AGAMEMNON, ULYSSE.
ULYSSE.
Seigneur, vous entendez : quelque prix qu'il en coûte,
Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.
Nous craignions son amour ; et lui-même aujourd'hui
Par une heureuse erreur nous arme contre lui. 280
AGAMEMNON.
Hélas !
ULYSSE. .
De ce soupir que faut-il que j'augure?
Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ?
Croirai-je qu'une nuit a^ pu vous ébranler?
Est-ce donc votre cœur qui vient de nous parler?
Songez-y. Vous devez votre fille à la Grèce. 285
Vous nous l'avez promise; et sur cette promesse,
Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour,
Leur a prédit des vents l'infaillible retour.
A ses prédictions si l'effet est contraire.
Pensez-vous que Calchas continue à se taire ^ ; 290
1. Les scènes m, iv et v du premier acte de Racine tiennent la place
de la scène d'Agamemnon et de Ménélas (épisode 1). Racine a supprimé
le rôle de Ménélas et l'a remplacé par Ulysse.
2. Ulysse, voulant marquer fortement le soupçon qu'il a conçu, et
affirmer sa croyance, emploie l'indicatif.
3. Euripide :
Me. Iloiç; Ttç S' àvayxaaei, <Jt tt^v ye <j^v TCTaveiv;
'Ay. — "Atzol^ 'Ayatwv (jvXkoyoq arpaxsûfxaTOç.... (ol5-5U.)
Kakya^ èpsî jia.'TcûjiaT' 'Apystwv cxpaxw,... (518.)
ACTE I, SCÈNE III. 665
Que ses plaintes, qu'en vain vous voudrez apaiser,
Laissent mentir les Dieux sans vous en accuser?
Et qui sait ce qu'aux Grecs, frustrés de leur victime,
Peut permettre un courroux qu'ils croiront légitime?
Gardez-vous de réduire un peuple furieux, 995
Seigneur, à prononcer entre vous et les Dieux.
-N'est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante
Nous a tous appelés aux campagnes du Xante * ;
Et qui de ville en ville attestiez les serments
Que d'Hélène autrefois firent tous les amants, 3oo
Ouand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère,
La demandoient en foule à Tyndare son père ?
De quelque heureux époux que l'on dût faire choix,
iVous jurâmes dès lors de défendre ses droits ;
Et si quelque insolent lui voloit sa conquête, 3o5
IN'os mains du ravisseur lui promirent la tête ^.
O'JXoGv Çdxsi vw axcxvx' èv 'Apysioiç [xéiroiç
Xéçs'.v S. KàA/a; ôéa^ax' è^T^vTiaaxo,
xâix' ù)^ 6t;£JTt,v 6ûtjLa xaxa ^BÙOQ[iaL'.,
'AoTstAiô'. Oûaeiv oç Huvapxâjaç cjTpaxôv,
Gè xàtx' aTTOXxstvavxaç 'Apysiouç xôpT|V
a'f iça-, xeXeùaei. (528-553.)
« Comment? Qui te forcera à tuer ton propre enfant?
« — Toute l'armée des Grecs en masse
« Calclias dira les oracles à l'armée des Grecs
« Je crois l'entendre (Ulysse), debout au milieu des Argiens, dire les
oracles annoncés par Calchas, comment j'ai promis de sacrifier ma
fille à Artémis, et comment je manque à ma foi. Il entraînera l'armée,
il poussera les Argiens à nous tuer, toi et moi, pour immoler ensuite
la jeune fille. »
i. Le Xantlie, que l'on appelle aussi Scamandre, était le principal
fleuve de la campagne troyenne avec le Simoïs.
2. Tous ces faits sont rappelés, chez Euripide, par Agamemnon lui-
même, dans le Prologue. C'était Ménélas qui, dans Euripide, allait
attester de ville en ville les serments faits à Tyndare.
.... Kaî v'.v elaf.AOsv xdôe,
opxou; auvà'|ai Sê^iâ<; xe cjujxêaXetv
C66 IPHIGÉNIE.
Mais sans vous, ce serment que l'amour a dicté,
Libres de cet amour, l'aurions-nous respecté?
Vous seul, nous arrachant à de nouvelles flammes.
Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes. 3io
Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux.
L'honneur de vous venger brille seul à nos yeux ;
Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage,
Vous reconnoît l'auteur de ce fameux ouvrage;
Que ses rois, qui pouvoient vous disputer ce rang, 3i5
Sont prêts, pour vous servir, de verser tout leur sang.
Le seul Agamemnon, refusant la victoire.
N'ose d'un peu de sang acheter tant de gloire?
Et dès le premier pas se laissant effrayer.
Ne commande* les Grecs que pour les renvoyer? 32o
AGAMEMNON.
Ah ! Seigneur, qu'éloigné du malheur qui m'opprime,
|xvï]7xf,pa<; àXkr{KoiiJi v.olI 3i' è[XTrupwv
(TTTOvSà; xaOstva!, ■nàirapào'aiTGai xdoe,
OTOu yuvT| ysvoiTO TuvSapl? xôp'f),
TO'Jxco (7uva[j.'jvsrv, e'i xiç èx 8ô[xo)v )va6à)V
ol'/otxo xdv x' iyov'z' àirwOô'/fj 'ké/ov^,
xàirtaxpaxsuasiv xal xaxaaxàtj/stv ttoXiv
"EXkry ôjioîoK pàpSapôv 6' or:'K(^i'/ p.£xa. (57-65.)
(MsvAaov) -ô 6è xa6' 'E>."Xà6' otaxp-^aaç Spôiato
opxouç TiaXaipùç Tuvoâpsw [jLapxûpsxai,
wç yp}] pOTjôsiv xoTaiv T,o'.x7][xévoi<; (77-79.)
« Tyndare eut l'idée d'obliger les prétendants à se lier par un ser-
ment mutuel, en se donnant la main, en versant des libations sur le
feu des sacrifices, à jurer avec de terribles imprécations qu'ils défen-
draient celui à qui la jeime fille serait donnée, si jamais im ravisseur
l'emmenait à sa demeure et l'enlevait à son mari, qu'ils lui feraient la
guérie, et ruineraient sa ville, grecque ou barbare, par la force des
armes.
« Ménélas, fou de regret, s'en alla par la Grèce attester les anciens
serments faits à Tyndare, qui obligeaient de servir le mari outragé. >>
1. Commander ^ dit Furetière, « régit l'accusatif quand il s'agit de
guerre ».
ACTE I, SCENE IV. 667
Votre cœur aisément se montre magnanime !
Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel
Votre fils Télémaque approcher de l'autel,
>«ous vous verrions, troublé de cette affreuse image*, SaS
Changer bientôt en pleurs ce superbe langage.
Éprouver la douleur que j'éprouve aujourd'hui,
Kt courir vous jeter entre Calchas et lui^!
Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma parole ;
Et si ma fille vient, je consens qu'on l'immole. 33o
Mais malgré tous mes soins 5, si son heureux destin
La retient dans Argos, ou l'arrête en chemin,
SoufTrez que sans presser ce barbare spectacle.
En faveur de mon sang j'explique cet obstacle.
Que j'ose pour ma fille accepter le secours 335
De quelque Dieu plus doux qui veille sur ses jours.
Vos conseils sur mon cœur n'ont eu que trop d'empire ;
Et je rougis....
SCÈNE IV
AGAMEMON, ULYSSE, EURYBATE.
EURYBATE.
Seigneur....
1. Le mot image désigne ici un spectacle présent sous les yeux.
2. Racine a imité Rotrou dans ce passage, dit M. Paul Mesnard. Il
s'en est inspiré tout au plus, mais il s'est souvenu plutôt de la légende
selon laquelle, Ulysse ayant contrefait l'insensé pour éviter de partir
avec les Grecs, Palamède plaça devant lui, tandis qu'il labourait, son
jeune fils Télémaque : Ulysse en l'apercevant arrêta la charrue, et sa
feinte fut découverte.
3. Un commentateur du xviu» siècle a jugé que ce détour d'Aga-
memnon, qui a pris des mesures pour empêcher sa fille de venir, est
«ne pe<i7e.ss<?. Cela est possible; mais les grands hommes même usent
souvent de petits moyens. Agamemnon est père, mais il est ambitieux,
et il voudrait sauver sa fille sans se compromettre.
G08 IPIllGENIE.
AGAMEMNON.
Ah! que vient-on me dire?
La Reine, dont ma course a devancé les pas,
Va remettre bientôt sa fille entre vos bras. 34o
Elle approche. Elle s'est quelque temps égarée
Dans ces bois qui du camp semblent cacher l'entrée.
A peine nous avons, dans leur obscurité.
Retrouvé le chemin que nous avions quitté.
AGAMEMNON.
Ciel !
ELRYBATE.
Elle amène aussi cette jeune Ériphile 345
Que Lesbos a livrée entre les mains d'Achille,
Et qui de son destin, qu'elle ne connoît pas.
Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.
Déjà de leur abord la nouvelle est semée * ;
Et déjà de soldats une foule charmée, 35o
Surtout d'Iphigénie admirant la beauté,
1. Euripide :
.... néTTuaTai 8è arpaTÔç, xay^sta yàp
SiTi^s (priixT], Tiatoa <tt,v dcpiyjjLsvTjV.
115; 5' zU ôéotv ojJLiXo; ïpy^zxixi Soôjjlw,
a-T^v -jrato' ottwç lowuiv oî 6' eùoacjjLOVcÇ
£v Tcaai x'Xsivol xal TTspîêXs'HTOt PpoTOÎ^.... (425-429.)
cpu)? yàp XÔ8' TiXîi {xaxdp'.ov zr^ xapôÉvto. (439.)
« Toute l'armée a su, le bruit s'en est vite répandu, que ta fille arri-
vait. On a couru voir en foule : tous voulaient apercevoir ta fille. Les
heureux de ce monde sont le but de tous les regards, et un grand
éclat les entoure Ce jour qui s'est levé, est un heureux jour pour
ta fille. »
ACTE I, SCÈNE V. 669
Pousse au ciel mille vœux pour sa félicité.
Les uns avec respect environnoient la Reine ;
D'autres me demandoient le sujet qui l'amène.
Mais tous ils confessoient que si jamais les Dieux 355
Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux,
Également comblé de leurs faveurs secrètes *,
Jamais père ne fut plus heureux que vous l'êtes.
AGAMEMNON.
Eurybate, il suffit. Vous pouvez nous laisser.
Le reste me regarde, et je vais y penser 2. 36o
SCENE Y
AGAMEMNON, ULYSSE.
AGAMEMNON.
Juste ciel, c'est ainsi qu'assurant ta vengeance.
Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !
Encor si je pouvois, libre dans mon malheur,
Par des larmes au moins soulager ma douleur !
Triste destin des rois! Esclaves que nous sommes^ 365
1. Secret a ici un sens conforme à son étymologie : il signifie ce qui
est éloigné de la foule, ce qui est intime, particulier.
2. Euripide :
'Ex/.vsj, àXkà iTTcT'/c 5w[JidTa)v è'jw
Ta ô' àXX' lo'jcjTjÇ XTiÇ xuyifiç è'aTat xaTvox;, (440441.)
« C'est assez, rentre dans la tente. Que la fortune suive son cours, et
le reste ira bien. »
3. Euripide :
Oîixo'., Tt cpw SuTTTjVOç; ap^ojxat Tiôôev;
El; oV àvàyxTiç Çeuy(xaT' eix-ireTiTwxafxev.
670 IPHIGÉNIE.
Et des rigueurs du sort et des discours des hommes,
Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins ;
Et les plus malheureux osent pleurer le moins* !
ULYSSE.
Je suis père, Seigneur. Et foible comme un autre*,
TiTTiXOe oatawv, toate twv aocptajxâxwv
TZoXktj^ yevsaOai xwv ètxwv ao'ftûxepoç.
'H Suffyévsta 5' wç è'ysi xi ypT,at[JLOv.
Kal yàp Saxpuaai paotwç aÙToT<; ej^et,
ôÎTcavxà x' eiTterv xîo Ôè yevvato) cputnv
cxvo)v6a xaûxa- icpofTxàxTiv ys xou pîou
x6v ôyxov £)^0[a.£v xw x' ôy)vo) 6ou)v£Ûo[jl£v.
'Eyw yàp £vt6a)v£rv [xèv al8oû[JLat oàxpu,
tô \i.i\ SaxpOaat S' auO'.ç al5ou[xai xàXaç,
eU "càç [X£ytaxaç (TU[j.9opàç dcptyiiÉvo;. (442-453.)
« Héla»! infortuné, quedirai-je? Par où commencer? Sous quel joug
de la nécessité suis-je tombé? Un dieu m'a pris au piège, plus habile
que toutes mes habiletés. Quel avantage n'a pas ici la basse naissance?
Du mdlns on peut pleurer et tout dire. Mais un grand, sa dignité ne le
lui permet pas : la grandeur est l'arbitre de notre vie, et nous sommes
les esclaves de la foule. Je rougis de pleurer, mais je rougis aussi de
ne pas jpleurer, dans l'excès de malheur où je suis tombé. »
1. Ennius disait dans sa traduction de VlphUjénie d'Euripide :
Plèbes in hoc rer/i antistat loco : licet
Lacrumare plebci. régi honeste non licet.
« Le peuple a un avantage sur le roi : il peut pleurer; mais le roi.
l'honneur le lui défend. »
— Rotrou (II, 3) :
C'est un doux privilège à la bonne fortune
Que de pouvoir pleurer, quand le sort importune ;
Et c'est un triste effet de ma condition,
Qu'interdire la plainte à mon affliction.
2. Foible se rapporte à Ulysse, dont l'idée est contenue dans l'adjectif
mon.
ACTE I, SCÈNE V. 671
Mon cœur se met sans peine en la place du vôtre; 870
Et frémissant du coup qui vous fait soupirer,
Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de pleurer *.
Mais votre amour n'a plus d'excuse légitime :
Les Dieux ont à Calchas amené leur victime.
11 le sait, il l'attend; et s'il la voit tarder, 3^5
Lui-même à haute voix viendra la demander.
Nous sommes seuls encor : hàtez-vous de répandre
Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre.
Pleurez ce sang, pleurez ; ou plutôt, sans pâlir,
Considérez l'honneur qui. doit en rejaillir. 38o
Voyez tout l'Hellespont blanchissant sous nos rames,
Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,
Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,
Hélène par vos mains rendue à son époux.
Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées 385
Dans cette même Aulide avec vous retournées,
Et ce triomphe heureux qui s'en va^ devenir
L'éternel entretien des siècles à venir.
AGAMEMNON.
Seigneur, de mes efl*orts je connois l'impuissance.
Je cède, et laisse aux Dieux opprimer l'innocence^. 390
1. Corneille, dans Horace (v. 951) :
Loin de blâmer les pleurs que je vous vois répandre,
Je crois faire beaucoup de m'en pouvoir défendre.
2. On trouve dans Corneille et dans les autres écrivains du xvn" siècle,
ainsi que dans Racine, s'en aller, pour aller, marquant simplement le
futur.
3. Euripide :
'AaV T,xo[jLev yàp sic dvayxaLaç Tuyaç,
Ôuyaxpàç al|xaTTjp6v èx-irpa^a'. cpovov. (511-512.)
« Mais j'en suis venu à la nécessité fatale d'accomplir le sanglant
sacrifice de ma fille. »
672 IPHIGÉNIE.
La victime bientôt marchera sur vos pas.
Allez. Mais cependant faites taire Calchas ;
Et m'aidant à cacher ce funeste mystère S
Laissez-moi de l'autel écarter une mère.
1. Euripide :
Eu [xoi çuXa^ov, MevéXewç, àvà axpaTÔv
èX6à)v, ôirwî àv \i)] K);UTai[xv7)a^Tpa xàSs
[xâÔT), irplv "AiûTi TraîS' è[JiTiv TcpoaOo) Xaêwv,
(i)ç sic' éXaj^iaTOtç 8axpuotç Tzpàaaw xaxwç. (538-541.)
« Je te remets un soin, Ménélas : parcours le camp, empêche que
Clylemnestre n'apprenne la vérité avant que j'aie livré ma fille à Hadès •.
que mon malheur me coûte le moins de larmes possible. »
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
ÉRIPHILE, DORIS,
ERIPHILE.
Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous; SgS
Laissons-les dans les bras d'un père et d'un époux;
Kt tandis qu'à l'envi leur amour se déploie,
Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.
DORIS.
Quoi, Madame? toujours irritant vos douleurs,
Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs? 4oo
Je sais que tout déplaît aux yeux d'une captive,
Qu'il n'est point dans les fers de plaisir qui la suive.
Mais dans le temps fatal que repassant les flots,
Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos;
Lorsque, dans son vaisseau, prisonnière timide, 4^5
Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide,
Le dirai-je ? vos yeux, de larmes moins trempés,
A pleurer vos malheurs étoient moins occupés.
Maintenant tout vous rit : l'aimable Iphigénie
'une amitié sincère avec vous est unie; 4io
674 IPIIIGÉNIE.
Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de sœur ;
Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.
Vous vouliez voir l'Aulide où son père l'appelle,
Et l'Aulide vous voit arriver avec elle.
Cependant, par un sort que je ne conçois pas, 4i5
Votre douleur redouble et croît à chaque pas.
Hé quoi ? te semble-t-il que la triste Ériphile
Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?
Crois-tu que mes chagrins doivent s'évanouir
A l'aspect d'un bonheur dont je ne puis jouir ? 420
Je vois Iphigénie entre les bras d'un père ;
Elle fait tout l'orgueil d'une superbe mère ;
Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers.
Remise dès l'enfance en des bras étrangers.
Je reçus et je vois le jour que je respire*, 4^5
Sans que mère ni père ait daigné me sourire 2.
J'ignore qui je suis ; et pour comble d'horreur.
Un oracle effrayant m'attache à mon erreur,
1, V. Hugo a critiqué ce vers: « Vous rencontrez à chaque instant
dans Racine des expressions impropres et incohérentes, comme celle-ci :
le jour que je respire.... » (P. Stapfer, les Artistes juges et parties,
p. 49 et 50.) — « Blâmez aussi, répond M. P. Mesnard, Corneille, qui
a dit:
Albe où j'ai commencé de respirer le jour. {Horace, v. 29.)
... (Ceux) qui m'ont conservé le jour que je respire.
{Cinna, v. 1458.)
Et sans doute en même temps Virgile, chez qui l'on trouve haurire
lucem. » {Lex. de Racine, p, xlii.)
2. Ce vers est une réminiscence de Virgile {Èglogues, liv. IV. v. 62) :
... Cui non risere parentes,
Nec deiis hune mensa, dea nec dignata cubili est.
« Celui à qui ses parents n'ont pas souri, ni le souverain dieu ne l'a
admis à sa table, ni la déesse ne l'a reçu dans son lit. »
ACTE II, SCÈNE I. 675
Et quand je veux chercher le sang qui m'a fait naître,
Me dit que sans périr je ne me puis connaître. 43o
DORIS.
Non, non, jusques au bout vous devez le chercher.
Un oracle toujours se plaît à se cacher :
Toujours avec un sens il en présente un autre.
En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.
C'est là tout le danger que vous pouvez courir, 435
Et c'est peut-être ainsi que vous devez périr.
Songez que votre nom fut changé dès l'enfance.
ÉRIPHILE.
Je n'ai de tout mon sort que cette connoissance ;
Et ton père, du reste infortuné témoin,
Ne me permit jamais de pénétrer plus loin. 44o
Hélas ! dans cette Troie où j'étois attendue,
Ma gloire, disoit-il, m'alloit être rendue ;
J'allois, en reprenant et mon nom et mon rang.
Des plus grands rois en moi reconnoître le sang.
Déjà je découvrois cette fameuse ville. 445
Le ciel mène à Lesbos l'impitoyable Achille :
Tout cède, tout ressent ses funestes efforts ;
Ton père, enseveli dans la foule des morts,
Me laisse dans les fers à moi-même inconnue ;
Et de tant de grandeurs dont j'étois prévenue, 45o
Vile esclave des Grecs, je n'ai pu conserver
Que la fierté d'un sang que je ne puis prouver.
DORIS.
Ah ! que perdant. Madame, un témoin si fidèle,
La main qui vous l'ôta vous doit sembler cruelle !
Mais Calchas est ici, Calchas si renommé, 455
Qui des secrets des Dieux fut toujours informé.
Le ciel souvent lui parle . instruit par un tel maître.
676 IPIIIGÉIN'IE.
Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être '.
Pourroit-il de vos jours ignorer les auteurs ? 460
Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.
Bientôt Iphigénie, en épousant Achille,
Vous va sous son appui présenter un asile.
Elle vous l'a promis et juré devant moi,
Ce gage est le premier qu'elle attend de sa foi.
ÉRIPDILE.
Que dirois-tu, Doris, si passant tout le reste, 465
Cet hymen de mes maux étoit le plus funeste ?
DORIS.
Quoi, Madame?
Tu vois avec étonnement
Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.
Écoute, et tu te vas étonner que je vive.
C'est peu d'être étrangère, inconnue et captive : 470
Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille, l'auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m'enleva prisonnière,
Qui m'arracha d'un coup ma naissance et ton père.
De qui, jusques au nom, tout doit m'être odieux, 47^
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux..
DORIS.
Ah ! que me dites-vous ?
1. Homère {Iliade, ch. I, v. 69-70) :
KiXj(ai;.B£3ToptÔ7]ç, olwvoTrôXtov oyj àpicxTOç,
8ç fiS-rj Ta t' èôvxa, xd x' èa(yô[xeva, Ttpô x' èdvxa.
« Calchas, fils de Thestor, le meilleur des devins, qui sait le présent,
l'avenir, et le passé. »
ACTE II, SCÈNE I. 677
ÉRIPHILE.
Je me flattois sans cesse
Qu'un silence éternel cacheroit ma foiblesse.
Mais mon cœur trop pressé m'arrache ce discours,
Et te parle une fois, pour se taire toujours. 48o
Ne me demande point sur quel espoir fondée
De ce fatal amour je me vis possédée.
Je n'en accuse point quelques feintes douleurs
Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs.
Le ciel s'est fait, sans doute, une joie inhumaine 485
A rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
Rappellerai-je encor le souvenir affreux
Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie. 490
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté * ;
Et me voyant presser d'un bras ensanglanté,
Je frémissois, Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignois de rencontrer l'etTroyable visage.
J'entrai dans son vaisseau, détestant* sa fureur, 49^
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis : son aspect n'avoit rien de farouche ;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche ;
Je sentis contre moi mon cœur se déclarer;
J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer. 5oo
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
Je l'aimois à Lesbos, et je l'aime en Aulide.
Iphigénie en vain s'offre à me protéger,
1. Virgile (Enéide, liv. IV, v. 692) :
Qnsesivit caelo lucem, ingemnitque rej)erta.
« Elle chercha au ciel la lumière, et gémit de la trouver. »
2. Racine a fait un grand emploi de détester et de détestable, dans un
sens conforme à l'étymologie (detestari, maudire).
G78 IPHIGENIE,
Et me tend une main prompte à me soulager :
Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée! 5o5
Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée
Que pour m'armer contre elle, et sans me découvrir,
Traverser son bonheur que je ne puis souffrir.
DORIS.
Et que pourroit contre elle une impuissante haine?
Ne valoit-il pas mieux, renfermée à Mycène, 5io
Éviter les tourments que vous venez chercher.
Et combattre des feux contraints de se cacher?
ERIPHILE.
Je le voulois, Doris. Mais quelque triste image
Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,
Au sort qui me traînoit il fallut consentir : 5i5
Une secrète voix m'ordonna de partir.
Me dit qu'offrant ici ma présence importune.
Peut-être j'y pourrois porter mon infortune;
Que peut-être approchant ces amants trop heureux,
Quelqu'un de mes malheurs se répandroit sur eux. 620
Voilà ce qui m'amène, et non l'impatience
D'apprendre à qui je dois une triste naissance.
Ou plutôt leur hymen me servira de loi.
S'il s'achève, il suffît : tout est fini pour moi.
Je périrai, Doris; et, par une mort prompte, S^S
Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte,
Sans chercher des parents si longtemps ignorés.
Et que ma folle amour a trop déshonorés.
DOR[S.
Que je vous plains, Madame! et que la tyrannie...!
ERIPHILE.
Tu vois Agamemnon avec Iphigénie. 53q
ACTE II, SCÈNE II. 679
SCÈNE \V
AGAMEMNON, IPHIGÉME, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉNIE.
Seigneur, où courez-vous? et quels empressements
Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
A qui dois-je imputer cette fuite soudaine?
Mon respect a fait place aux transports de la Reine.
Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter? 535
Et ma joie à vos yeux n'ose-t-elle éclater?
Ne puis-je...?
AGAMEMNON.
Hé bien! ma lille, embrassez votre père,
Il vous aime toujours.
IPHIGÉNIE.
Que cette amour m'est chère !
Quel plaisir de vous voir et de vous contempler ^
Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller! 54o
Quels honneurs! quel pouvoir! Déjà la renommée
Par d'étonnants récits m'en avoit informée ;
Mais que voyant de près ce spectacle charmant,
Je sens croître ma joie et mon élonneinent!
Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère ! 545
Quel bonheur de me voir la tille d'un tel père !
i. Cette scène correspond aux vers 640-685 d'Euripide.
2. Euripide :
^ii itâtep, èacioûv a' àjfxévrj toaXcÔ Xpôvio. (640.)
0 0 mon père, je te vois avec joie après un si long temps. »
680 IPHIGÉNIE.
AGAMEMNON.
Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.
IPHIGÉNIE.
Quelle félicité peut manquer à vos vœux ?
A de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?
J'ai cru n'avoir au ciel que des grâces à rendre. 55o
AGAMEMNON.
Grands Dieux! à son malheur dois-je la préparer?
IPHIGÉNIE.
Vous vous cachez. Seigneur, et semblez soupirer;
Tous vos regards sur moi ne tombent qu'avec peine *.
Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène?
AGAMEMNON.
iMa fille, je vous vois toujours des mêmes yeux. 555
Mais les temps sont changés, aussi bien que les Heux.
D'un soin cruel ma joie est ici combattue.
IPHIGÉNIE.
Hé ! mon père, oubliez votre rang à ma vue.
Je prévois la rigueur d'un long éloignement.
N'osez-vous sans rougir être père un moment? 56o
Vous n'avez devant vous qu'une jeune princesse
A qui j'avois pour moi vanté votre tendresse.
Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,
J'ai fait gloire à ses yeux de ma félicité.
Que va-t-elle penser de votre indifférence? 565
1. Euripide :
'Qî où ,3Xéitei; £Ù>t7i>^ov, à<T[X£vo<; \i ISwv. (644.)
« Que tu as l'air sévère, malgré ta joie de me revoir 1 »
ACTE II, SCÈNE II. 681
Ai-je flatté ses vœux d'une fausse espérance?
N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis*?
AGAMEMNON.
AM ma mie!
IPHIGENIE.
Seigneur, poursuivez.
AGAMEMNON.
Je ne puis.
IPHIGÉNIE.
Périsse le Troyen auteur de nos alarmes!
AGAMEMNON.
Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes*. 570
IPHIGÉNIE.
Les Dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !
AGAMEMNON.
Les Dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.
1 . Les vers 5oo, 537 et 558, 566 viennent d'Euripide :
'Ay. U6W àvôpl '^x^Ckzl xat <Jxç>ai.xT^\i'ZT^ {xéXei,
'l'f . riap' èaol vevoû vijv, [ir^ 'itl cppovTtSaç TpÉTCOu.
'Ay. AaX' elixl Trapà 101 vûv âîzaç xoùx aXXoôt.
'l'f. Mébsç vuv ôcppùv oixfxa t' è'xtsivov ©t)vOv. (6i5-648.)
« Un roi, un clief d'armée a bien des soins. — Sois tout à moi, et
laisse là tes soucis. — Mais je suis tout entier près de toi, et ne suis
point ailleurs. — Ne fronce point le sourcil, et déride ton front. »
2. Euripide :
'Icp. "OXo'.VTO Xdyyat xal xà Mev£)vSW xaxa.
'Ay. "AXXouç oXeÏ -irpôaO' àjjLè otoXeaavT, ïyv.. (658-659.)
« Périssent les combats, et les maux dont Ménélas est l'auteur. —
D'autres périront avant, et c'est ce qui me tue. »
C82 IPHIGÉNIE.
IPHIGÉNIE.
Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice.
AGAMEMNON.
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
IPHIGÉNIE.
L'ofl'rira-t-on bientôt?
AGAMEMNON.
Plus tôt que je nç veux.
Me sera-t-il permis de me joindre à vos vœux?
Verra-t-on à l'autel votre heureuse famille ?
AGAMEMNON.
Hélas !
IPHIGÉNIE.
Vous VOUS taisez?
AGAMEMNON.
Vous y serez, ma fille*.
Adieu.
1. Euripide :
'Ay. B'Jiati \iz 6ua(av itpwTa SsT xtv' èv6àSe.
'Ay. El'asi ju* yepviêwv yàp éaTT^^ei réXa;. (673-675.)
« 11 faut que je fas^e d'abord un sacrifice ici. — Mais nous y serons
avec toi, et nous verrons ce qu'on peut voir. — Tu le verras : tu seias
près de l'autel. »
ACTE II, SCÈNE III. 683
SCÈNE m
IPUIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉNIE.
De cet accueil que dois-je soupçonner?
D'une secrète horreur je me sens frissonner. 58o
Je crains, malgré moi-même, un malheur que j'ignore.
Justes Dieux, vous savez pour qui je vous implore.
ERIPHILE.
Quoi? parmi tous les soins qui doivent l'accahler.
Quelque froideur suffit pour vous faire trembler?
Hélas! à quels soupirs suis-je donc condamnée, 585
Moi, qui de mes parents toujours abandonnée,
Étrangère partout, n'ai pas même en naissant
Peut-être reçu d'eux un regard caressant!
Du moins, si vos respects sont rejetés d'un père.
Vous en pouvez gémir dans le sein d'une mère ; 590
Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,
Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés?
IPHIGÉNIE.
Je ne m'en défends point : mes pleurs, belle Ériphile,
Ne tiendroient pas longtemps contre les soins d'Achille;
Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir, ôgS
Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.
Mais de lui-même ici que faut-il que je pense?
Cet amant, pour me voir brûlant d'impatience,
Que les Grecs de ces bords ne pouvoient arracher.
Qu'un père de si loin m'ordonne de chercher, 600
S'empresse-t-il assez pour jouir d'une vue
684 IPHIGÉNIE.
Qu'avec tant de transports je croyois attendue?
Pour moi, depuis deux jours qu'approchant de ces lieux,
Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,
Je l'attendois partout; et d'un regard timide 6o5
Sans cesse parcourant les chemins de l'Aulide,
Mon cœur pour le chercher voloit loin devant moi,
Et je demande Achille à tout ce que je voi.
Je viens, j'arrive enfin sans qu'il m'ait prévenue.
Je n'ai percé qu'à peine une foule inconnue; 6io
Lui seul ne paroit point. Le triste Agamemnon
Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.
Que fait-il? Qui pourra m'expliquer ce mystère?
Trouverai-je l'amant glacé comme le père?
Et les soins de la guerre auroient-ils en un jour 6i5
Éteint dans tous les cœurs la tendresse et l'amour ?
Mais non ; c'est l'offenser par d'injustes alarmes.
C'est à. moi que l'on doit le secours de ses armes.
Il n'étoit point à Sparte entre tous ces amants
Dont le père d'Hélène a reçu les serments : 620
Lui seul de tous les Grecs, maitre de sa parole,
S'il part contre lUon, c'est pour moi qu'il y vole;
Et satisfait d'un prix qui lui semble si doux.
Il veut même y porter lé nom de mon époux.
SCÈNE IV
CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
CLYTEMNESTRE.
Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne, GaS
Et sauver, en fuyant, votre gloire et la mienne.
Je ne m'étonne plus qu'interdit et distrait
Votre père ait paru nous revoir à regret.
ACTE II, SCENE IV. 685
Aux affronts d'un refus craignant de vous commettre,
Il m'avoit par Arcas envoyé cette lettre. 63o
Arcas s'est vu trompé par notre égarement,
Et vient de me la rendre en ce même moment.
Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée.
Pour votre hymen Achille a changé de pensée.
Et refusant l'honneur qu'on lui veut accorder, 635
Jusques à son retour il veut le retarder.
ERIPHILE.
Qu'entends-je?
CLYTEMNESÏRE.
Je vous vois rougir de cet outrage.
11 faut d'un noble orgueil armer votre courage.
Moi-même, de l'ingrat approuvant le dessein,
Je vous l'ai dans Argos présenté de ma main; 640
Et mon choix, que flattoit le bruit de sa noblesse,
Vous dônnoit avec joie au fds d'une déesse.
Mais puisque désormais son lâche repentir
Dément le sang des Dieux, dont on le fait sortir.
Ma fille, c'est à nous de montrer qui nous sommes, 645
Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,
Que vos vœux de son cœur attendent le retour?
Rompons avec plaisir un hymen qu'il diffère.
J'ai fait de mon dessein avertir votçe père; 65o
Je ne l'attends ici que pour m'en séparer;
Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.
(A Ériphile.)
Je ne vous presse point. Madame, de nous suivre;
En de plus chères mains ma retraite vous livre.
De vos desseins secrets on est trop éclairci; C55
Et ce n'est pas Calchas que vous cherchez ici.
686 IPHIGÉNIE.
SCÈNE V
IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
IPHIGÉNIE.
En quel funeste état ces mots m'ont-ils laissée!
Pour mon hymen Achille a changé de pensée?
11 me faut sans honneur retourner sur mes pas,
Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas? 660
ÉRIPHILE.
Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.
IPHIGÉNIE.
Vous m'entendez assez, si vous voulez m'enteiidre.
Le sort injurieux me ravit un époux ;
Madame, à mon malheur m'abandonnerez-vous?
Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène ; 665
Me verra-t-on sans vous partir avec la Reine?
ÉRIPHILE.
Je voulois voir Calchas avant que de partir.
IPHIGÉNIE.
Que tardez- vous, Madame, à le faire avertir?
ÉRIPHILE.
D'Argos, dans un moment, vous reprenez la route.
IPHIGÉNIE.
Un moment quelquefois éclaircit plus d'un doute. 670
Mais, Madame, je vois que c'est trop vous presser;
ACTE II, SCÈNE V. 687
Je vois ce que jamais je n'ai voulu penser :
Achille.... Vous brûlez que je ne sois partie.
ÉRIPHILE.
Moi? vous me soupçonnez de cette perfidie?
Moi, j'aimerois, Madame, un vainqueur furieux, 676
Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux,
Qui la flamme à la main, et de meurtres avide,
Mit en cendres Lesbos....
IPHIGÉNIE.
Oui, vous l'aimez, perfide*.
Et ces mêmes fureurs ^ que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés, 680
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme ;
Et loin d'en détester le cruel souvenir.
Vous vous plaisez encore à m'en entretenir.
Déjà plus d'une fois dans vos plaintes forcées 685
J'ai dû voir et j'ai vu le fond de vos pensées.
Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté
A remis le bandeau que j'avois écarté.
Vous l'aimez. Que faisois-je ? et quelle erreur fatale
M'a fait entre mes bras recevoir ma rivale? 690
Crédule, je l'aimois. Mon cœur même aujourd'hui
De son parjure amant lui promettoit l'appui.
Voilà donc le triomphe où j'étois amenée.
1. « La jalousie d'Iphigénie, causée par le faux rapport d'Arcas, et
qui occupe la moitié du second acte, parait trop étrangère au sujet et
trop peu tragique. » (Voltaire, Dict. phiL, Art dram,, éd. de Kelil, note
des éditeurs Condorcet et Decroix.) Il faut remarquer que cette jalou-
sie lie plus étroitement Ériphile à l'action; Racine ne néglige rien de
ce qui peut l'y mêler continuellement, tant il a peur do laisser aperce-
voir qu'elle n'a été inventée que pour le dénouement.
2. (jes mêmes fureurs, ces /tireurs elles-mêmes. « La même année du
siège de Dôle. » (Racine, t. V, p. 96.)
688 IPHIGÉNIE.
Moi-même à votre char je me suis enchaînée.
Je vous pardonne, hélas ! des vœux intéressés, 69$
Et la perte d'un cœur que vous me ravissez.
Mais que sans m'avertir du piège qu'on me dresse,
Vous me laissiez chercher jusqu'au fond de la Grèce
L'ingrat qui ne m'attend que pour m'abandonner^
Perfide, cet affront se peut-il pardonner? 700
ÉREPHILE.
Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,
Madame : on ne m'a pas instruite à les entendre ;
Et les Dieux, contre moi dés longtemps indignés,
A mon oreille encor les avoient épargnés.
Mais il faut des amants excuser l'injustice. 7o5
Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse?
Avez-vous pu penser qu'au sang d'Agamemnon
Achille préférât une fille sans nom,
Qui de tout son destin ce qu'elle a pu comprendre,
C'est qu'elle sort tl'un sang qu'il brûle de répandre? 710
Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.
Je n'avois. pas encor senti tout mon malheur;
Et vous ne comparez votre exil et ma gloire
Que pour mieux relever votre injuste victoire.
Toutefois vos transports sont trop précipités. 716
Ce même Agamemnon à qui vous insultez.
Il commande à la Grèce, il est mon père, il m'aime,
11 ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.
Mes larmes par avance avoient su le toucher;
J'ai surpris ses soupirs qu'il me vouloit cacher. 720
Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse,
J'osois me plaindre à lui de son peu de tendresse!
1!
ACTE II, SCÈNE Vil 689
SCÈNE \I
ACHILLE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE, DORIS.
ACHILLE.
n est donc vrai, Madame, et c'est vous que je vois.
Je soupçonnois d'erreur tout le camp à la fois.
Vous en Aulide? vous? Hé! qu'y venez-vous faire? 726
D'où vient qu'Agamemnon m'assuroit le contraire ?
Seigneur, rassurez-vous. Vos vœux seront contents.
Iphigénie encor n'y sera pas longtemps.
SCÈNE VII
ACHILLE, ÉRIPHILE, DORIS.
ACHILLE.
Elle me fuit! Veillé-je? ou n'est-ce point un songe?
Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge! 73o
Madame, je ne sais si, sans vous irriter,
Achille devant vous pourra se présenter;
Mais si d'un ennemi vous souffrez la prière.
Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière.
Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas; 735
Vous savez....
690 IPIIIGEME.
ERIPHILE.
Quoi ? Seigneur, ne le savez-vous pas,
Vous qui depuis un mois, brûlant sur ce rivage,
Avez conclu* vous-même et hâté leur voyage?
De ce même rivage absent depuis un mois,
Je le revis hier pour la première fois. 740
ERIPHILE.
Quoi? lorsqu'Agamemnon écrivoit à Mycène,
Votre amour, votre main n'a pas conduit la sienne?
Quoi? vous qui de sa fille adoriez les attraits....
ACHILLE.
Vous m'en voyez encore épris plus que jamais,
Madame; et si l'effet eût suivi ma pensée, 745
Moi-même dans Argos je l'aurois devancée.
Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis?
Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.
Que dis-je? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,
De leur vaine éloquence employant l'artifice, 75o
Combattoient mon amour, et sembloient m'annoncer
Que si j'en crois ma gloire, il y faut renoncer.
Quelle entreprise ici pourroit être formée?
Suis-je, sans le savoir, la fable de l'armée?
Entrons. C'est un secret qu'il leur faut arracher. 755
1. Conclure, au sens de décider, s'arrêter, déterminer. Conclure se
dit là où il y a convention et accord. « Ce mariage a été conclu, mais il
ne sera exécuté que dans un an » (Furetière).
ACTE II, SCÈNE VIll. 691
SCÈNE VIII
ÊRIPHILE, DORIS.
Dieux, qui voyez ma honte, où me dois-je cacher? ' i
Orgueilleuse rivale, on t'aime, et tu murmures? ..;
Soufîrirai-je à la fois ta gloire et tes injures?
Ah! plutôt.... Mais, Doris, ou j'aime à me flatter, v^
Ou sur eux quelque orage est tout prêt d'éclater. 760 |
J'ai des yeux. Leur bonheur n'est pas encor tranquille. 5
On trompe Iphigénie; on se cache d'Achille; .
Agamemnon gémit. Ne désespérons point; *^
Et si le sort contre elle à ma haine se joint, j
Je saurai profiter de cette intelligence 765 \
Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance. •
FIN DU SECOND ACTE
ACTE III
■ i
SCÈNE PREMIÈRE*
AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE.
CLYTEMNESTRE.
Oui, Seigneur, nous partions; et mon juste courroux
Laissoit bientôt Achille et le camp loin de nous.
Ma fille dans Argos couroit pleurer sa honte.
Mais lui-même, étonné d'une fuite si prompte, 770
Par combien de serments, dont je n'ai pu douter,
Vient-il de me convaincre et de nous arrêter!
Il presse cet hymen qu'on prétend qu'il diffère.
Et vous cherche, brûlant d'amour et de colère :
Prêt d'imposer silence à ce bruit imposteur, 775
Achille en veut connoître et confondre l'auteur.
Bannissez ces soupçons qui troubloient notre joie. 1
AGAMEMNON.
Madame, c'est assez. Je consens qu'on le croie.
Je reconnois l'erreur qui nous avoit séduits,
Et ressens votre joie autant que je le puis, 780
Vous voulez que Calchas l'unisse à ma famille :
1. Scène correspondant aux vers 723-740 d'Euripide.
i
ACTE lit, SCÈNE I. 693 ;
Vous pouvez à l'autel envoyer votre fille ; ]
Je l'attends. Mais avant que de passer plus loin,
J'ai voulu vous parler un moment sans témoin. /
Vous voyez en quels lieux vous l'avez amenée : 785 ]
Tout y ressent la guerre, et non point l'hyménée. l
Le tumulte d'un camp, soldats et matelots, J
Vjh autel hérissé de dards, de javelots, ,;
Tout ce spectacle enfin, pompe digne d'Achille, :
Pour attirer vos yeux n'est point assez tranquille ; 790 l
Et les Grecs y verroient l'épouse de leur roi ■!
Dans un état indigne et de vous et de moi. '•
M'en croirez-vous? Laissez, de vos femmes suivie, ^
A cet hymen, sans vous, marcher Iphigénie. i
CLYTEMNESTRE. !
Qui? moi? que remettant ma fille en d'autres bras, 796 ']
Ce que j'ai commencé, je ne l'achève pas? ;
Qu'après l'avoir d'Argos amenée en Aulide, ;
Je refuse à l'autel de lui servir de guide? }
Dois-je donc de Calchas être moins près que vous? ]
Et qui présentera ma fille à son époux? 800 ]
Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée? ^
AGAMEMNON. fl
î
Vous n'êtes point ici dans le palais d'Atrée. 1
Vous êtes dans un camp.... ^
CLYTEMNESTRE. 1
OÙ tout vous est soumis; j
Où le sort de l'Asie en vos mains est remis; )
Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière ; 8o5 j
Où le fils de Thétis va m'appeler sa mère. ;;
Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur j
Puis-je jamais paroître avec plus de splendeur? ,;
694 IPHIGENIE.
AGÂMEMNON.
Madame, au nom des dieux auteurs de notre race,
Daignez à mon amour accorder cette grâce. 8io
J'ai mes raisons.
CLYTEMNESTRE.
Seigneur, au nom des mêmes dieux,
D'un spectacle si doux ne privez point mes yeux.
Daignez ne point ici rougir de ma présence.
AGAMEMNON.
.l'avois plus espéré de votre complaisance.
Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir, 8i5
Puisqu'enfm ma prière a si peu de pouvoir,
Vous avez entendu ce que je vous demande.
Madame : je le veux, et je vous le commande.
Obéissez*.
1. Au vers 793 correspond le vers d'Euripide :
OlaS' ouv 5 Spaaov, w yûvai ; irtOou 5s [xo'..
« Femme, sals-tu ce que tu devrais faire? écoute-moi. »
Au vers 805, le vers :
Où xaXôv èv 6y\if a' è^0!J.'A£r<T6at aTpaTOÛ. (735.)
« Il n'est pas convenable que tu restes au milieu de cetf^' foule de
soldats. »
Au vers 818, le vers •.
IltôoG. — Ma T-ï^v àvaaaav 'Apyeiav 6eàv. (739.)
« Obéis. — Non, par la déesse Argien-ne. »
ACTE III, SCÈNE III. 605
SCÈNE II
CLYTEMNESTRE, seule.
D'où vient que d'un soin si cruel
L'injuste Agamemnon m'écarte de l'autel? 820
Fier de son nouveau rang m'ose-t-il méconnoître?
Me croit-il à sa suite indigne de paroître?
Ou de l'empire encor timide possesseur,
N'oseroit-il d'Hélène ici montrer la sœur?
Et pourquoi me cacher? et par quelle injustice 826
Faut-il que sur mon front sa honte rejaillisse?
Mais n'importe : il le veut, et mon cœur s'y résout.
Ma fille, ton bonheur me console de tout.
Le ciel te donne Achille ; et ma joie est extrême
De t'entendre nommer.... Mais le voici lui-même. 83o
SCÈNE m
ACHILLE, CLYTEMNESTRE.
ACHILLE.
Tout succède. Madame, à mon empressement.
Le Roi n'a point voulu d'autre éclaircissement;
H en croit mes transports; et sans presque m'entendre.
Il vient, en m'embrassant, de m'accepter pour gendre.
H ne m'a dit qu'un mot. Mais vous a-t-il conté 835
Quel bonheur dans le camp vous avez apporté?
Les Dieux vont s'apaiser. Du moins Calchas publie
Qu'avec eux, dans une houro, il nous réconcilie;
696 IPIIIGENIE.
Que Neptune et les vents, prêts à nous exaucer,
N'attendent que le sang que sa main va verser. 840
Déjà dans les vaisseaux la voile se déploie,
Déjà sur sa parole ils se tournent vers Troie.
Pour moi, quoique le ciel, au gré de mon amour.
Dût 5 encore des vents retarder le retour,
Que je quitte à regret la rive fortunée 845
Où je vais allumer les flambeaux d'hyménée;
Puis-je ne point chérir l'heureuse occasion
D'aller du sang troyen sceller notre union,
Et de laisser bientôt, sous Troie ensevelie.
Le déshonneur d'un nom à qui le mien s'allie? 85o
SCÈNE IV
ACHILLE, CLYTEMESTRE, IPHIGÉNIE, ÉRIPHILE,
DORIS. ^GINE.
Princesse, mon bonheur ne dépend que de vous.
Votre père à l'autel vous destine un époux :
Venez y recevoir un cœur qui vous adore.
IPHIGÉNIE.
Seigneur, il n'est pas temps que nous partions encore.
La Reine permettra que j'ose demander 855
Un gage à votre amour, qu'il me doit accorder.
Je viens vous présenter une jeune princesse.
Le ciel a sur son front imprimé sa noblesse.
De larmes tous les jours ses yeux sont arrosés ;
Vous savez ses malheurs, vous les avez causés. 860
Moi-même (où m'emportoit une aveugle colère?)
ACTE III, SCÈNE IV. 697
J'ai tantôt, sans respect ^ affligé sa misère.
Que ne puis-je aussi bien par d'utiles secours
Réparer promptement mes injustes discours?
Je lui prête ma voix, je ne puis davantage. 865
Vous seul pouvez, Seigneur, détruire votre ouvrage.
Elle est votre captive ; et ses fers que je plains.
Quand vous l'ordonnerez, tomberont de ses mains,
Commencez donc par là cette heureuse journée.
Qu'elle puisse à nous voir n'être plus condamnée. 870
Montrez que je vais suivre aux pieds de nos autels
Un roi qui non content d'effrayer les mortels,
A des embrasements ne borne point sa gloire.
Laisse aux pleurs d'une épouse attendrir sa victoire,
Et par les malheureux quelquefois désarmé, 875
Sait imiter en tout les dieux qui l'ont formé 2.
ÉRIPHILE.
Oui, Seigneur, des douleurs soulagez la plus vive.
La guerre dans Lesbos me fit votre captive.
Mais c'est pousser trop loin ses droits injurieux,
Qu'y joindre le tourment que je soufTre en ces lieux. 880
ACHILLE.
Vous, Madame?
ÉRIPHILE.
Oui, Seigneur; et sans compter le reste,
Pouvez-vous m'imposer une loi plus funeste
Que de rendre mes yeux les tristes spectateurs
1. Sam respect: sans égard pour cette misère.
2. La pensée que Racine a mise dans la bouche d'Iphigénie avait été
exprimée quelques années auparavant par Pellisson, dans sa défense de
Fouquet. Il prie Louis XIV de faire que la postérité dise de lui : « Il eut
autant de bonté et de douceur que de fermeté et de courage, et no crut
pas bien représenter en terre le pouvoir de Dieu, s'il n'en imitoit la
clémence. » (1" Discours au roi.)
098 IPIIIGEiNIE.
De la félicité de mes persécuteurs?
J'entends de toutes parts menacer ma patrie; 885
Je vois marcher contre elle une armée en furie;
Je vois déjà l'hymen, pour mieux me déchirer,
Mettre entre vos mains le feu qui la doit dévorer.
Souffrez que loin du camp et loin de votre vue,
Toujours infortunée et toujours inconnue, 890
J'aille cacher un sort si digne de pitié.
Et dont mes pleurs encor vous taisent la moitié.
ACHILLE.
C'est trop, belle princesse. Il ne faut que nous suivre.
Venez, qu'aux yeux des Grecs Achille vous déhvre;
Et que le doux moment de ma félicité 895
Soit le moment heureux de votre liberté.
SCÈNE V*
CLYTEMNESTRE, ACHILLE, IPHIGÉNIE, ÊRIPIIILE,
ARCAS, ^GINE, DORIS.
ARCAS.
Madame, tout est prêt pour la cérémonie.
Le Roi près de l'autel attend Iphigénie ;
Je viens la demander. Ou plutôt contre lui.
Seigneur, je viens pour elle implorer votre appui. 900
Arcas, que dites-vous? , j
CLYTEMNESTRE.
Dieux! que vient-il m'apprendre?
i
1. Scène correspondant au troisième épisode de la tragédie grecque. l
J
ACTE III, SCÈNE V. 699
ARCAS, à Achille.
Je ne vois plus que vous qui la puisse défendre.
ACHILLE.
Contre qui?
ARCAS.
Je le nomme et l'accuse à regret.
Autant que je l'ai pu, j'ai gardé son secret.
Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête. goS
Dût tout cet appareil retomber sur ma tête,
Il faut parler.
CLYTEMNESTRE.
Je tremble. Expliquez- vous, Arcas.
ACHILLE.
Qui que ce soit, parlez, et ne le craignez pas^
ARCAS.
Vous êtes son amant, et vous êtes sa mère :
Gardez-vous d'envoyer la princesse à son père. 910
CLYTEMNESTRE.
Pourquoi le craindrons-nous?
ACHILLE.
Pourquoi m'en défier?
ARCAS.
Il l'attend à l'autel pour la sacrifier^
i. « C'est ainsi qu'Achille, dans l'Iliade, livre I, vers 85-9i, exhorte
Calchas à parler hardiment, sans craindre Agamemnon lui-même. »
(Note de M. l\ Mesnard.)
2. Euripide :
TT. riaîoa crh,v iraTTjp 6 cpûaaç aùxô/stp [j-éXXet xTavetv.
K. IIox;; àiré-reTua', u) ^epatè, [xG6ov où yàp eu cppovetç.
700 IPHIGENIE.
ACHILLE.
Luil
CLYTEMNESTRE.
Sa fille !
IPHIGENIE.
Mon père!
ERIPHILE.
0 eiel ! quelle nouvelle !
ACHILLE.
Quelle aveugle fureur pourroit l'armer contre elle?
Ce discours sans horreur se peut-il écouter? 9i5
ARCAS.
Ah ! Seigneur, plût au ciel que je pusse en douter !
Par la voix de Calchas l'oracle la demande ;
De toute autre victime il refuse l'offrande ;
Et les Dieux, jusque-là protecteurs de Paris,
Ne nous promettent Troie et les vents qu'à ce prix. 920
CLYTEMNESTRE.
Les Dieux ordonneroient un meurtre abominable?
IPHIGÉNIE.
Ciel! pour tant de rigueur, de quoi suis-je coupable*?
n. <I>aaydv(i> )i£'jxT|V cpoveûwv tTjÇ TaXaiirtôpou SépT^v... (872-875.)
nâvx' è'j(£i;* 'ApT£[JLiSi Oûaeiv itarSa a-^jV [xé>k)v£i iraT-^p. (883.)
« Le père va tuer sa fille de sa main. — Comment? Je repousse cette
parole, vieillard : tu n'es pas dans ton bon sens. — 11 doit enfoncer le
fer dans le cou blanc de l'infortunée.... Tu sais tout : ta fille doit être
sacrifiée à Diane par son père. »
1. t On pourrait observer, disent Condorcet et Decroix dans leur édi-
tion de Voltaire {Dict. phil., Art dram.), que dans une tragédie où un
ACTE III, SCÈ>'E V. 701
CLYTEMNESTRE.
Je ne m'étonne plus de cet ordre cruel
Qui m'avoit interdit l'approche de l'autel.
iPHlGÉiNlE, à Achille.
Et voilà donc l'hymen où j'étois destinée! 925
Le Roi, pour vous tromper, feignoit cet hyménée.
Tout le camp même encore est trompé comme vous*.
CLYTEMNESTRE.
Seigneur, c'est donc à moi d'embrasser vos genoux.
père veut immoler sa fille pour faire changer le vent, à peine aucun
des personnages ose s'élever contre cette atroce absurdité. Clytemnestre
seule prononce ces deux vers :
Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré,
Du sang de l'innocence est-il donc altéré? {IV, iv.)
« ... Mais Racine, en condamnant les sacrifices humains, eût craint de
manquer de respect à Abraham et Jephté. » Non, mais Racine, étant
poète de théâtre, s'est gardé d'appuyer sur l'atrocité, invraisemblable
plus encore que révoltante pour son public, d'un événement sur lequel
repose toute la pièce.
1. Euripide, pour le vers 917 :
K. 'Ex xfvoç Xoyou; xCç aùtôv ouitàywv dXajTopwv;
n. Oéacpaô', ûç yé or\<j'. KdX/a;, "va Ttopeû'riTa; a-rpaTÔç. (878-879.)
« Pour quelle raison? quelle divinité vengeresse le pousse? — Un
oracle, à ce que dit Calchas, afin que l'armée parte. »
Pour le vers 926'
K. '0 ôè yàjxoç tiv' el^e -jtpoaaatv, r\ [i èx6[xta£v èx Sdjxwv;
n. "Iv 'ày^ïO'? yjxipou^' 'A/tXXeï iratSa vu(xçpeuc;ou(Ta a-i^v. (884-885.)
« Et quel motif avait ce mariage, qui m'a fait venir d'Argos? —
C'était pour que tu menasses volontiers ta fille, croyant la marier à
Achille. »
702 IPHIGENIE
ACHILLE, la relevant.
Ah! Madame.
CLYTEMNESTRE.
Oubliez une gloire importune ;
(^e triste abaissement convient à ma fortune. gSo
Heureuse si mes pleurs vous peuvent attendrir,
Une mère à vos pieds peut tomber sans rougir*.
C'est votre épouse, hélas! qui vous est enlevée;
Dans cet heureux espoir je l'avois élevée.
C'est vous que nous cherchions sur ce funeste bord; gSS
Et votre nom, Seigneur, l'a conduite k la mort.
1. Euripide :
Où% èiraLSeoÔTfidôixeaôa irpocncsasiv x6 <tôv yovu,
6v7)TÔ; SX 6s5ç veywTa* tC yàp èyà> ae[JLvûvo(xai;
fj xtvoi; aTrouSaaxÉov [xot, [xàXXov f, téxvou irépt;
"AXX' à[XUVov, o) ôeaç Trat, tï\ t' è\i.r^ Sujirpa^Ca
Tfi T£ XejrôsÎTi;) SàjJLapTt arj, [xAtt^v [xâv, akV ôfxwç.
Sot xaxaaTé'^aa' èycl) viv Tiyov wç yaixcuitévriv,
vijv 5' è-Ki CTcpayàç xojxtÇw aol 5' ôveiSoç "^exai,
ouTi; oùx f.ijLUvaç- el yàp \iy\ yàjjLOta'.v s^ûyT);,
àW èyCkri^f]^ yoûv TaXatvTiç itapôévou 9)^.0; Trôatç.
npôç ysveiàSo; ae, -npôç af,ç Ôe^iaç, iipôç [jLT,T£poç*
ôvo[xa yàp tô aôv jx' àirtô^kecx', w a' (X[xuvà6£iv ypewv.
O'jvc eyw |3w[jl6v xaxa'-puyetv à>;Xov t, tô aôv yôvu. (900-912.)
« Je ne rougiraipas de tomber à tes genoux, simple mortelle, devant
le fils d'une déesse. Car à quoi me servirait l'orgueil? Où puis-je
prendre plus d'intérêt qu'à mon enfant? Viens en aide, ô fils d'une
déesse, à mon infortune, à la jeune fille qu'on a nommée ta femme,
faussement, il est vrai, mais enfin on l'a nommée ta femme. C'est
pour toi que je l'avais couronnée, pour toi que je l'amenais, pour
t'épouser : mais c'est à la mort que je la conduis. La honte sera pour
toi, si tu lui refuses ton secours, car, si tu ne l'as pas épousée, la mal-
heureuse enfant, on t'a pourtant appelé son mari. Par ton menton,
par ta main, par ta mère, je t'implore : c'est ton nom qui nous perd,
tu dois en défendre l'honneur. Je n'ai d'autre autel où me réfugier
que tes genoux. »
ACTE III, SCENE YI. 705
Ira-t-elle, des Dieux implorant la justice,
Embrasser leurs autels parés pour son supplice?
Elle n'a que vous seul. Vous êtes en ces lieux
Son père, son époux, son asile, ses Dieux ^ 940
Je lis dans vos regards la douleur qui vous presse.
Auprès de votre époux, ma fille, je vous laisse.
Seigneur, daignez m'attendre, et ne la point quitter.
A mon perfide époux je cours me présenter.
Il ne soutiendra point la fureur qui m'anime. 945
Il faudra que Calchas cherche une autre victime.
Ou si je ne vous puis dérober à leurs coups.
Ma fille, ils pourront bien m'immoler avant vous.
SCÈNE VI i
ACHILLE, IPHIGÉNIE. i
ACHILLE. •:
Madame, je me tais, et demeure immobile. J
Est-ce à moi que l'on parle, et connoît-on Achille ? gSo }
Une mère pour vous croit devoir me prier ? ;
Une reine à mes pieds se vient humilier? ;;
Et me déshonorant par d'injustes alarmes, i
Pour attendrir mon cœur on a recours aux larmes ? 1
(jui doit prendre à vos jours plus d'intérêt que moi ? 955 ;
Ah ! sans doute on s'en peut reposer sur ma foi.
1. M. Paul Mesnard rapproche ces vers de « la touchante apostrophe
d'Andrornaque à Hector » (Iliade, ch. VI, v. 429, 430) : ^
■ J
... 'Axàp fT'j [xoi èaal itaxT|p xal irôxvta [x-^TT,p, '|
'H6è xaTtyvTiXOî, <sb os [xoi ôaAepèç Tiapaxo^xTiç. ;
i
« Tu es mon père, mon auguste mère, mon frère ; et tu es mon
robuste époux. » }
70 i IPHIGÉNIE.
L'outrage me regarde ; et quoi qu'on entreprenne,
Je réponds d'une vie où j'attache la mienne.
Mais ma juste douleur * va plus loin m'engager.
C'est peu de vous défendre, et je cours vous venger, 960
Et punir à la fois le' cruel stratagème
Qui s'ose de mon nom armer contre vous-même *.
IPHIGÉNIE.
Ah ! demeurez, Seigneur, et daignez m'écouter.
ACHILLE.
Quoi? Madame, un barbare osera m'insulter?
Il voit que de sa sœur je cours venger l'outrage ; 965
1. Ma juste douleur. L'expression est déjà dans Malherbe. Douleur
a le sens de ressentiment, comme dolor en latin. Virgile {Enéide, liv. 1,
V. 25) :
Necdum etiam causas irarum sxvique dolores
Exciderant anima.
« Les causes de ressentiments, les poignantes douleurs ne s'étaient
point encore effacées de son esprit. »
2. Euripide :
KouTiOTs xopT) ari irpôç iraTpôç acpay^asTai,
é[Xï) cpaTiaôsia'- où yàp èp-TiTvéxeiv irXoxài;
èyeb irapé^w aw TTÔaei toùfxôv ôsfxaç.
Toûvo|xa yàp, el xai [x-î^ atSfipov fjpaTO,
Toùjxôv çpoveuaei Traioa <tt\v. Tô 6' aÏTiov
TTÔatç adç' àyvôv ô' o'jxst' èaxt awjx' èfiôv,
el 5t' e[x' ô);stxa', Stà xe xoùç è[jLOÙç yà[j.ou?
•fi Ssivà x'Xàaa xoùx àvsxxà Tiapôévoç,
6au[j.aaxà 8' wç Àvâ^t' TixifxauixévTi. (935-9-44.)
« Jamais ta fille ne sera immolée par son père, ayant été appebée ma
femme. Je ne laisserai pas ton mari se servir de moi pour ses intrigues.
Ce serait mon nom, même sans lever le fer sur elle, qui tuerait ta
fille. Le coupable serait ton mari : mais moi, resterais-je sans souillure,
si pour moi, pour mon hymen, mourait cette vierge infortunée, vic-
time d'une horrible calamité, et du plus injuste traitement? »
4
ACTE III, SCÈNE VI. 705
Il sait que le premier lui donnant mon suffrage,
Je le fis nommer chef de vingt rois ses rivaux ;
Et pour fruit de mes soins, pour fruit de mes travaux,
Pour tout le prix enfin d'une illustre victoire.
Qui le doit enrichir, venger, combler de gloire, 970
Content et glorieux du nom de votre époux,
Je ne lui demandois que l'honneur d'être à vous.
Cependant aujourd'hui, sanguinaire, parjure,
C'est peu de violer l'amitié, la nature.
C'est peu que de vouloir sous un couteau mortel 975
Me montrer votre cœur fumant sur un autel :
D'un appareil d'hymen couvrant ce sacrifice,
11 veut que ce soit moi qui vous mène au supplice ?
(jue ma crédule main conduise le couteau ?
Qu'au lieu de votre époux je sois votre bourreau *? 980
Et quel étoit pour vous ce sanglant hyménée.
Si je fusse arrivé plus tard d'une journée?
Quoi donc ? à leur fureur livrée en ce moment
Vous iriez à l'autel me chercher vainement;
Et d'un fer imprévu vous tomberiez frappée, 985
En accusant mon nom qui vous auroit trompée?
Il faut de ce péril, de cette trahison.
Aux yeux de tous les Grecs lui demander raison.
A l'honneur d'un époux vous-même intéressée,
Madame, vous devez approuver ma pensée. 990
Il faut que le cruel qui m'a pu mépriser
Apprenne de quel nom il osoit abuser.
IPHIGÉNIE.
Hélas ! si vous m'aimez, si pour grâce dernière
1. Achille dit énergiquement dans Rotrou (III, v) :
Le crime qu'il propose est mien, si je l'endure •
Snns tenir le couteau je ferois la blessure;
Et pour être appelé l'auteur de son trépas,
N'importe qui la tue, ou mon nom ou mon bras.
706 IPHIGÉNIE.
Vous daignez d'une amante écouter la prière,
C'est maintenant, Seigneur, qu'il faut me le prouver. 995
Car enfin ce cruel, que vous allez braver,
Cet ennemi barbare, injuste, sanguinaire.
Songez, quoi qu'il ait fait, songez qu'il est mon père.
Lui, votre père ? Après son horrible dessein,
Je ne le connois plus que pour votre assassin. 1000
C'est mon père. Seigneur, je vous le dis encore,
Mais un père que j'aime, un père que j'adore.
Qui me chérit lui-même, et dont jusqu'à ce jour
Je n'ai jamais reçu que des marques d'amour.
Mon cœur, dans ce respect élevé dès l'enfance, ioo5
Ne peut que s'affliger de tout ce qui l'offense.
Et loin d'oser ici, par un prompt changement.
Approuver la fureur de votre emportement.
Loin que par mes discours je l'attise moi-même,
Croyez qu'il faut aimer autant que je vous aime, loio
Pour avoir pu souffrir tous les noms odieux
Dont votre amour le vient d'outrager à mes yeux.
Et pourquoi voulez-vous qu'inhumain et barbare
11 ne gémisse pas du coup qu'on me prépare ?
Quel père de son sang se plait à se priver? 10 1 5
Pourquoi me perdroit-il s'il pouvoit me sauver?
J'ai vu, n'en doutez point, ses larmes se répandre.
Faut-il le condamner avant que de l'entendre ?
Hélas ! de tant d'horreurs son cœur déjà troublé
Doit-il de votre haine être encore accablé ? 1020
Quoi? Madame, parmi tant de sujets de crainte.
Ce sont là les frayeurs dont vous êtes atteinte?
ACTE III, SCÈNE VI. 707
Un cruel (comment puis-je autrement l'appeler?)
Par la main de Calchas s'en va vous immoler ;
Et lorsqu'à sa fureur j'oppose ma tendresse, 102 5
Le soin de son repos est le seul qui vous presse?
On me ferme la bouche ? on l'excuse? on le plaint?
C'est pour lui que l'on tremble, et c'est moi que l'on craint ■
Triste effet de mes soins 1 Est-ce donc là, Madame,
Tout le progrès qu'Achille avoit fait dans votre âme? io3<)
IPUICÉNIE.
Ah, cruel ! cet amour, dont vous voulez douter,
Ai-je attendu si tard pour le faire éclater?
Vous voyez de quel œil et comme indilférente
J'ai reçu de ma mort la nouvelle sanglante.
Je n'en ai point pâli. Que n'avez-vous pu voir io35
A quel excès tantôt alloit mon désespoir,
Quand presque en arrivant un récit peu fidèle
M'a de votre inconstance annoncé la nouvelle !
Quel trouble ! Quel torrent de mots injurieux'
Accusoit à la fois les hommes et les Dieux! io4o
Ah! que vous auriez vu, sans que je vous le die.
De combien votre amour m'est plus cher que ma vie !
Qui sait même, qui sait si le ciel irrité
A pu soutfrir l'excès de ma félicité?
Hélas! il me sembloit qu'une flamme si belle io45
M'élevoit au-dessus du sort d'une mortelle.
Ah! si je vous suis cher, ma princesse, vivez-.
1. Ces quatre vers (1039-101-2) sont stippriinés dans l'édition de 1(397
la dei-nière qu'ait vue tiacine. l'eut-étre en a-t-il trouvé les sentiments
trop vifs. Mais ne serait-ce pas une faute de l'imprimeur? L'absence de
ces vers rompt la suite des idées.
2. L'Andromède et la Dircé de Corneille, vouées à la mort ép^alement
pour l'intérêt public, ont à lutter comme Ipbiyénie contre l'amour
708 IPIIIGÉNIE.
SCÈNE VII
CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE, ACHILLE, ^.GINE.
CLYTEMNESTRE.
Tout est perdu, Seigneur, si vous ne nous sauvez.
Agamemnon m'évite, et craignant mon visage *,
Il me fait de l'autel refuser le passage. io5o
Des gardes, que lui-même a pris soin de placer,
Nous ont de toutes parts défendu de passer.
Il me fuit. Ma douleur étonne son audace.
ACHILLE.
Hé bien! c'est donc à moi de prendre votre place.
Il me verra. Madame ; et je vais lui parler. io55
IPHIGÉNIE.
Ah! Madame.... Ah! Seigneur, où voulez-vous aller?
ACHILLE.
Et que prétend de moi votre injuste prière ?
Vous faudra-t-il toujours combattre la première ?
qu'elles inspirent. Phinée veut empêcher, comme Achille, Andromède
de mourir {Andromède, II, m), et Thésée veut mourir avec Dircé
[Œdipe, U, iv). Les deux jeunes filles vont à la mort en héroïnes de
Corneille, non plus bravement qu'Iphigénie, mais plus fièrement, prêtes
du premier coup au sacrifice, et glorieuses de se dévouer.
1. Mon visaçie, c'est le vnllus du latin, la physionomie, et tous les
sentiments qu'elle exprime. — Ou c'est tout simplement la vue, es
regards.
i
ACTE m, SCÈNE VIL 709
CLYTEMNESTRE.
Quel est votre dessein, ma fille ?
IPHIGÉNIE.
Au nom des Dieux,
Madame, retenez un amant furieux. 1060
De ce triste entretien détournons les approches*.
Seigneur, trop d'amertume aigriroit vos reproches.
Je sais jusqu'où s'emporte un amant irrité ;
Et mon père est jaloux de son autorité.
On ne connoit que trop la fierté des Atrides. io65
Laissez parler, Seigneur, des bouches plus timides.
Surpris, n'en doutez point, de mon retardement.
Lui-même il me viendra chercher dans un moment :
Il entendra gémir une mère oppressée ;
Et que ne pourra point m'inspirer la pensée 1070
De prévenir les pleurs que vous verseriez tous,
D'arrêter vos transports, et de vivre pour vous ?
ACHILLE.
Enfin vous le voulez. Il faut donc vous complaire*.
1. Détournons les approches, c'est-à-dire reculons, empêchons. Le mo*-
approche était bien plus usité qu'aujourd'hui, et son pluriel éga-
lement.
2. Dans Euripide, c'est Achille qui donne lui-même le conseil de ne
recourir à lui qu'après avoir tenté de fléchir Agamemnon.
ricîOwixcv a-jO'.î xaTÉpa jEéXt'.ov tppovsf/. (1011.)
'ly.é-zz'j èxstvov r.Cjdxx [X'VxTetvsiv xéxva*
T,v 0' àvTi6a{'/T}, rpôi; è\x.é coi Tiapeuxsov.
Et yàp t6 /pfiÇov èTciOex', O'J to'jjxov /pswv
•/wpsîv e/£i -yàp to'jto xf,v aojTT,p(av. (1015-1019.)
« Tâchons de ramener le père à de meilleurs sentiments.... Sup-
plio-Ie d'abord de ne point immoler sa fille. S'il résiste, alors il faudra
recourir;! moi. Mais, si vous le persuadez, je n'ai plus rien à faire :
car c'est le salut de ta fille. »
710 IPI!!GENIE. i
Donnez-lui l'une et l'autre un conseil salutaire. |
Rappelez sa raison, persuadez-le bien, 1075 *
Pour vous, pour mon repos, et surtout pour le sien. ;
Je perds trop de moments en des discours frivoles : j
il faut des actions, et non pas des paroles.
(A Ciytcmnestre.) i:
Madame, à vous servir je vais tout disposer. i
Dans votre appartement allez vous reposer. 1080 l
Votre fille vivra, je puis vous le prédire. -j
Croyez du moins, croyez que tant que je respire, i.
Les Dieux auront en vain ordonné son trépas. 3
Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.
FIN DU TROISIEME ACTE
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
ÉRIPHILE, DORIS.
Ah! que me dites-vous ? Quelle étrange manie io85
Vous peut faire envier le sort d'Iphigénie ?
Dans une heure elle expire. Et jamais, dites- vous,
Vos yeux de son bonheur ne lurent plus jaloux.
Qui le croira, Madame? Et quel cœur si farouche....
ÉRIPHILE.
Jamais rien de plus vrai n'est sorti de ma bouche. 1090
Jamais de tant de soins mon esprit agité
Ne porta plus d'envie à sa félicité.
Favorables périls ! Espérance inutile !
N'as-tu pas vu sa gloire, et le trouble d'Achille ?
J'en ai vu, j'en ai fui les signes trop certains. 1095
Ce héros, si terrible au reste des humains,
Oui ne connoît de pleurs que ceux qu'il fait répandre,
Qui s'endurcit contre eux dès l'âge le plus tendre,
Et qui, si l'on nous fait un tidèle discours.
712 IPIIIGËNIE.
Suça * même le sang des lions et des ours, iioo
Pour elle de la crainte a fait l'apprentissage :
lille l'a vu pleurer, et changer de visage -.
Fit tu la plains, Doris ? Par combien de malheurs
Ne lui voudrois-je point disputer de tels pleurs? iio5
Quand je devrois comme elle expirer dans une heure....
Mais que dis-je, expirer? Ne crois pas qu'elle meure.
Dans un lâche sommeil crois-tu qu'enseveli
Achille aura pour elle impunément ' pâli?
Achille à son malheur saura bien mettre obstacle.
Tu verras que les Dieux n'ont dicté cet oracle 1 1 lo
Que pour croître'* à la fois sa gloire et mon tourment,
Et la rendre plus belle aux yeux de son amant.
Hé quoi? ne vois-tu pas tout ce qu'on fait pour elle?
1. Suça. Dicor, dit Acliille dans Stace [Achill., liv. H, v. 383, 586) :
... spissa leonum
Viscera, semianimesque libens trn.risse medullas.
« On dit que j'ai sucé avidement les chairs sauvages, et le sang encore
chaud des lions. »
2. Changer de visage, pâlir, comme l'explique le vers 1108: de même,
Corneille, dans Médée, vers 1441.
Il arrive, et surpris il change de visage ;
Je lis dans sa pâleur une secrète rage.
5. Impunément, sans effet, mais sans un effet qui se produira aux
dépens de ceux qui menacent Iphigénie.
De même impnne en latin {Étiéide, liv, IX, v. 655) :
S/7 sniis, JEnide, telis impnne l^umanum
Oppeiiisse (uis.
« Contente-toi, fils d'Énée, d'avoir impunément fait tomber iS'uma-
nus sous tes coups. »
4. Croître, Vaugelas {Rem.) : « Ce verbe est neutre, et non pas actif,
et jamais M. Coëffeteau ny aucun de nos auteurs en prose ne l'a fait
que neutre; mais nos poètes pour la commodité des vers s'émancipent
et ne feignent point de le faire actif quand ils en ont besoin. » En dépit
de cette décision de Vaugelas et des hésitations de Ménage. l'Académie
a toujours reconnu croître comme actif, sans le restreindre dans ce
sens à la poésie.
ACTE IV, SCÈNE I. 713
On supprime des Dieux la sentence mortelle ;
Et quoique le bûcher soit déjà préparé, iii5
Le nom de la victime est encore ignoré :
Tout le camp n'en sait rien. Doris, à ce silence,
Ne reconnois-lu pas un père qui balance ?
Et que fera-t-il donc? Quel courage endurci
Souliendroit les assauts qu'on lui prépare ici : 1120
Une mère en fureur, les larmes d'une fille.
Les cris, le désespoir de toute une famille.
Le sang à ces objets facile à s'ébranler,
Achille menaçant, tout prêt à l'accabler?
Non, te dis-je, les Dieux l'ont en vain condamnée : 11 25
Je suis et je serai la seule infortunée.
Ah! si je m'en croyois....
DORlS.
Quoi? Que méditez-vous?
ÉRlPniLE.
Je ne sais qui m'arrête et relient mon courroux.
Que par un prompt avis de tout ce qui se passe,
Je ne coure des Dieux divulguer la menace, ii3o
Et publier partout les complots criminels
Qu'on fait ici contre eux et contre leurs autels.
DGRIS.
Ah ! quel dessein, Madame !
Ah! Doris, quelle joie!
Que d'encens brûleroit dans les temples de Troie,
Si troublant tous les Grecs, et vengeant ma prison, 11 35
Je |)ouvois contre Achille armer Agamemnon;
Si leur liaine, de Troie oubliant la querelle,
Tournoit contre eux le fer qu'ils aiguisent contre elle,
714 IPHIGÉNIE.
Et si de tout le camp mes avis dangereux
Faisoient à ma patrie un sacrifice* heureux! ii4o
J'entends du bruit. On vient : Clytemnestre s'avance.
Remettez-vous, Madame, ou fuyez sa présence.
Rentrons. Et pour troubler un hymen odieux,
Consultons des fureurs qu'autorisent les Dieux*.
SCÈNE II
CLYTEMNESTRE, .EGINE.
CLYTEMNESTRE.
iEginé, tu le vois, il faut que je la fuie. ii45
Loin que ma fille pleure et tremble pour sa vie,
Elle excuse son père, et veut que ma douleur
Respecte encor la main qui lui perce le cœur.
0 constance ! ô respect ! Pour prix de sa tendresse,
Le barbare à l'autel se plaint de sa paresse. ii5o
Je l'attends. Il viendra m'en demander raison.
Et croit pouvoir encor cacher sa trahison.
Il vient. Sans éclater contre son injustice.
Voyons s'il soutiendra son indigne artifice.
1. « Sacrifice et sacrifier sont à la mode », faisait remarquer le
P. Bouhours dans les Entretiens d'Ariste et d'Eiigène (4* éd., 1673,
p. 119).
2. Le théâtre reste vide; mais les scènes sont liées, car Doris a vu
Clytemnestre, et c'est l'arrivée de celle-ci qui fait retirer Ériphile. C'est
une liaison de vue, comme dit Corneille.
ACTE IV, SCÈNE III. 1\b \
SCÈNE iir 1
1
AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, ^GINE. i
AGAMEMNON, '
Que faites-vous, Madame? et d'où vient que ces lieux ii55 j
N'offrent point avec vous votre fille à mes yeux? S
Mes ordres par Arcas vous l'avoient demandée. >
Qu'attend-elle? Est-ce vous qui l'avez retardée? ;
A mes justes désirs ne vous rendez-vous pas? \
Ne peut-elle à l'autel marcher que sur vos pas? 1160 j
Parlez. :
CLYTEMNESTRE. ^
S'il faut partir, ma fille est toute prête.
Mais vous, n'avez-vous rien, Seigneur, qui vous arrête?
AGAMEMNON. j
Moi, Madame?
CLYTEMNESTRE. ^
Vos soins ont-ils tout préparé ? j
AGAMEMNON. ^
Calchas est prêt, Madame, et l'autel est paré 2. ^
J'ai fait ce que m'ordonne un devoir légitime. 11 65
1. Les scènes m et iv correspondent au commencement de l's^oooç •'
de la pièce grecque (v. 1078-1275). ^j
2. Euripide : ']
"Exretj.-c -rzoLÎCiX 5a)|j.àTwv zaToè; \xéxx' \
(l»î /Épviêeç 7:àp£'.a''.v T,'jTp£T:'.a|j.cva'., '\
Ttpo/ûxai te jjdXXetv iiûp xaOdpJiov yepoîv, \
716 IPIIIGENIE.
CLYTEMNESTRE.
'i
Vous ne me parlez point, Seigneur, de la victime.
AGAMEMXON.
Que me voulez-vous dire? et de quel soin jaloux....
SCÈNE ÏV
IPHIGÉNIE, AGAMEMNON, CLYTEMNESTRE, iEGINE.
CLYTEMNESTRE.
Venez, venez, ma fille, on n^attend plus que vous;
Venez remercier un père qui vous aime.
Et qui veut à l'autel vous conduire lui-même. 1170
AGAMEMXON.
Que vois-je? Quel dis:ours? Ma fille, vous pleurez.
Et baissez devant moi vos yeux mal assurés.
Quel trouble?... Mais tout pleure, et la fille et la mère.
Ah! malheureux Arcas, tu m'as trahi*.
{xôa/oc xt, Ttpô yâ[j.wv aç Osa Tecôrv ypewv
'Apx£[xioi, [xsTvavoç atjxaTO; 9Ujf,[JLaxa. (1110-1115.)
« Fais sortir ta fille, envoie-la à son père. Tout est prêt, l'eau lus-
trale, les grains d'orge qu'on jette dans le feu expiatoire, les génisses,
qu'il faut avant le mariage immoler à Artémis, et dont le sang noir
s'échappera à gros bouillons. »
1. Euripide :
'Ay. Ts'xvov, zi xAaLsiç, où5' è'6' f.Sétoç ôpa;,
■zU yTjV 5' èpsîaaa' ô|jLjj.a irpôaô' s/e'-î tJtz'Ko'j^;
K. <I)£ij...
'Ay. Tt S' eoTTiv; wç \x.oi TâvTSç ek sv t'iXîTc,
ACTE IV, SCÈNE IV, 717
IPHIGÉNIE.
Mon père,
Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi. 1175
Quand vous commanderez, vous serez obéi.
Ma vie est votre bien. Vous voulez le reprendre :
Vos ordres sans détour pouvoient se faire entendre.
D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis
Que j'acceptois l'époux que vous m'aviez promis, 1180
Je saurai, s'il le faut, victime obéissante.
Tendre au fer de Calchas une tète innocente,
Et respectant le coup par vous-même ordonné.
Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné •.
Si pourtant ce respect, si cette obéissance 11 85
Paroit digne à vos yeux d'une autre récompense.
Si d'une mère en pleurs vous plaignez les ennuis,
J'ose vous dire ici qu'en l'état où je suis
Peut-être assez d'honneurs environnoient ma vie
Pour ne pas souhaiter qu'elle me fût ravie, 1190
Ni qu'en me l'arrachant un sévère destin
Si prés de ma naissance en eût marqué la fin.
Fille d'Agamemnon, c'est moi qui la première '^,
(jûvyua'.v £/ovT£ç xal Tapayjjiôv 6[J.[jLâTwv.... (1122-1129.)
'ATOj).ô;xcCrQa' -Troooéooxai xà xp-j-ixTâ [j.O'j. (1140.)
0 Mon enfant, pourquoi pleures-tu? Pourquoi ne me regardes-tu
plus avec joie? Pourquoi baisses-tu les yeux, et les couvres-tu de la
robe? — Hélas! — Qu'y a-t-il donc, que vous semblez tous d'accord
pour me montrer le même trouble, la même consternation sur vos
. isages? »
1. Dans Euripide, Clytemnestre parle (1146); puis le chœur dit deux
ers. Iphigénie prend la parole (1211) ; enfin, après deux autres vers du
liœur, Agamemnon répond (1255). Racine a fait parler Clytemnestre la
lernièrc, après qu'Agamemnon a refusé d'accueillir la prière de sa
fille.
2. llotrou disait (IV, m) :
S'il vous souvient pourtant que je suis la première
Qui vous ait appelé de ce doux nom de père,
718 IPIIIGENIE.
Seigneur, vous appelai de ce doux nom de père;
(^'est moi qui si longtemps le plaisir de vos yeux, ii(p
Vous ai fait de ce nom remercier les Dieux,
Et pour qui tant de fois prodiguant vos caresses.
Vous n'avez point du sang dédaigné les foiblesses.
liélas! avec plaisir je me faisois conter
Tous les noms des pays que vous allez dompter; lao;
Et déjà, d'Ilion présageant la conquête,
D'un triomphe si beau je préparois la fête.
Je ne m'attendois pas que pour le commencer,
Mon sang fût le premier que vous dussiez verser.
Non que la peur du coup dont je suis menacée i2o5
Me fasse rappeler votre bonté passée.
Ne craignez rien : mon cœur, de votre honneur jaloux.
Ne fera point rougir un père tel que vous ;
Et si je n'avois eu que ma vie à défendre,
j'aurois su renfermer un souvenir si tendre. 1210
Qui vous ait fait caresse, et qui, sur vos genoux,
Vous ait servi longtemps d'un passe-temps si doux.
L'idée est d'Euripide :
TipiÔTT) 8è yôvaat aoiçi cwfjia Soûa' è\i.by,
cptXa; /àpixaî è'Swxa xàvTsSs^àtJLTjv. (1220-1223.)
« C'est moi qui la première t'ai donné le nom de père, et la pre-
mière tu m'as appelée ton enfant. La première, assise sur tes genoux,
je t'ai donné et j'ai reçu de toi de tendres caresses. »
Dans la tragédie de Jephté, Buchanan s'était inspiré d'Euripide ; Ipliis
dit à Jeplilé :
Per si cjuid unqiiam mérita sum de te bene;
Si qnando parvis comprimens te brachiis
Omis pependi dulce de collo tiio ;
Per siquid ex me tibi voluptatis fuit
o Par tout ce que tu me dois d'amour, si jamais je t'ai serré dans
mes petits bras, et si je me suis pendue, doux fardeau, à ton cou, par
tout ce que je t'ai donné de joies »
ACTE IV, SCÈNE IV. 719
Mais à mon triste sort, vous le savez, Seigneur,
Une mère, un amant attachoient leur bonheur.
Un roi digne de vous a cru voir la journée
Qui devoit éclairer notre illustre hyménée.
Déjà sûr de mon cœur à sa flamme promis, 121 5
Il s'estimoit heureux : vous me l'aviez permis.
Il sait votre dessein; jugez de ses alarmes.
Ma mère est devant vous, et vous voyez ses larmes.
Pardonnez aux e (Torts que je viens de tenter
Pour prévenir les pleurs que je leur vais coûter, 1220
AGAMEMNON.
Ma fdle, il est trop vrai. J'ignore pour quel crime
La colère des Dieux demande une victime;
Mais ils vous ont nommée. Un oracle cruel
Veut qu'ici votre sang coule sur un autel.
Pour défendre vos jours de leurs lois meurtrières 1-225
Mon amour n'avoit pas attendu vos prières.
Je ne vous dirai point combien j'ai résisté :
Croyez-en cet amour par vous-même attesté.
Celte nuit même encore, on a pu vous le dire,
J'avois révoqué l'ordre où l'on me fit souscrire. i23o
Sur l'intérêt des Grecs vous l'aviez emporté.
Je vous sacrifiois mon rang, ma sûreté.
Arcas alloit du camp vous défendre l'entrée :
Les Dieux n'ont pas voulu qu'il vous ait rencontrée.
Ils ont trompé les soins d'un père infortuné, i235
Qui protégeoit en vain ce qu'ils ont condamné.
Ne vous assurez point sur ma foible puissance.
Quel frein pourroit d'un peuple arrêter la licence.
Quand les Dieux, nous livrant à son zèle indiscret,
L'affranchissent d'un joug qu'il portoit à regret? 1240
Ma fille, il faut céder. Votre heure est arrivée.
Songez bien dans quel rang vous êtes élevée.
Je vous donne un conseil qu'à peine je recoi.
720 IPHIGÉNIE.
Du coup qui vous attend vous mourrez moins que moi '.
Montrez, en expirant, de qui vous êtes née : 1245
Faites rougir ces dieux qui vous ont condamnée.
Allez; et que les Grecs, qui vont vous immoler,
Hcconnoissent mon sang en le voyant couler 2.
GLYTEMNESTRE.
Vous ne démentez point une race funeste.
Oui, vous êtes le sang d'Alrée et de ïhyeste. 1260
Bourreau de votre tille, il ne vous resl.e enlin
Que d'en faire à sa mère un horrible festin '.
1. Rotrou fait dire à Agamemnon (V, 11) :
Va, .l'attends plus que toi le coup de son trépas,
Et ce coup sera pire à qui n'en mourra pas.
Mais cela rappelle encore plus les beaux vers de Venceslas lorsqu'il
envoie son fils à l'ccliafaud :
Plus condamne que vous, mon cœur vous y suivra.
Je mourrai plus que vous du coup qui vous tùra.
{Venceslas, V, iv.)
2. Dans Rotrou, c'est Iphigénie qui dit (IV, m) :
Le sang qui sortira de Ce sein innocent
Prouvera, malgré vous, sa source en se versant.
Tout cela ne vaut pas encore les vers que Rotrou met dans la bouche
de Venceslas (IV, iv) :
Adieu, sur l'échafaud portez le cœur d'un prince,
Et faites-y douter à toute la province,
Si, né pour commander et destiné si haut,
Vous mourez sur un trône ou sur un échafaud.
3. Allusion au festin d'Alrée, qui fit manger à son frère Thyeste les
restes de son fils. Rotrou a sans doute suggéré à Racine ce détail, qui
n'est pas dans Euripide (IV, iv) :
Va, père indigne d'elle, et digne fils d'Atrée,
Par qui la loi du sang fut si peu révérée.
Et qui crut comme toi faire un exploit fameux
Au repas qu'il dressa des corps de ses neveux.
ACTE IV, SCÈNE IV. 721
Barbare! c'est donc là cet heureux sacrifice
(Jue vos soins préparoient avec tant d'artilice.
Quoi? l'horreur de souscrire à cet ordre inhumain laSS
N'a pas, en le traçant, arrêté votre main ?
Pourquoi feindre à nos yeux une fa-usse tristesse?
Pensez-vous par des pleurs prouver voire tendresse?
Où sont-ils, ces combats que vous avez rendus ?
Quels flots de sang pour elle avez-vous répandus? 1260
Quel débris parle ici de votre résistance ?
Quel champ couvert de morts me condamne au silence ?
Voilà par quels témoins il falloit me prouver,
Cruel, que votre amour a voulu la sauver.
Un oracle fatal ordonne qu'elle expire. 1266
Un oracle dit-il tout ce qu'il semble dire?
Le ciel, le juste ciel, par le meurtre honoré *,
Du sang de l'innocence est-il donc altéré?
Si du crime d'Hélène on punit sa famille,
Faites chercher à Sparte Hermione sa fille : 1270
Laissez à Ménélas racheter d'un tel prix
Sa coupable moitié, dont il est trop épris.
Mais vous, quelles fureurs vous rendent sa victime ?
Pourquoi vous imposer la peine de son crime?
Pourquoi moi-même enfin me déchirant le flanc, 1275
Payer sa folle amour du plus pur de mon sang?
Que dis-je ? Cet objet de tant de jalousie,
1. Euripide
'H [y or;/) MevAsuv ttoô |XT,Tpàc 'Ep[xidvr,v xTaveTv,
ouzep TÔ TTpayp,' t,v. Nûv ô' èyù) [j.èv f, t6 ctôv
awîjouaa 'kéx'zpo'/ tzx'M^ èTTep7ifT0[i.a'.,
T, 5' è^.auapTOÛa', UTiôpocpov veàvioa
S-râoTT, y.O'^i^o'J7\ sCtu/t,? yevTiaETat, (1201-1206.)
« Ou bien Ménélas devait sacrifier Hermione pour sa mère, c'est lui
que l'affaire regarde. Mais-lîon, c'est moi, la femme fidèle, à qui l'on
enlèvera son enfant, tandis que la femme coupable conservera son
enfant dans sa maison, à Sparte, et vivra heureuse. »
722 IPIIIGENIE
Cette Hélène, qui trouble et l'Europe et l'Asie,
Vous senible-t-elle un prix digne de vos exploits?
Combien nos fronts pour elle ont-ils rougi de fois! 12C0
Avant qu'un nœud fatal l'unit à votre frère,
Tliésée avoit osé l'enlever à son père.
Vous savez, et Calchas mille fois vous l'a dit.
Qu'un hymen clandestin mit ce prince en son lit.
Et qu'il en eut pour gage une jeune princesse, 1285
Que sa mère a cachée au reste de la Grèce*.
Mais non : l'amour d'un frère et son honneur blessé
Sont les moindres des soins dont vous êtes pressé.
Cette soif de régner, que rien ne peut éteindre.
L'orgueil de voir vingt rois vous servir et vous craindre.
Tous les droits de l'empire en vos mains confiés,
Cruel, c'est à ces dieux que vous sacritiez;
Et loin de repousser le coup qu'on vous prépare,
Vous voulez vous en faire un mérite barbare.
Trop jaloux d'un pouvoir qu'on peut vous envier, 1295
De votre propre sang vous courez le payer,
Et voulez par ce prix épouvanter l'audace
De quiconque vous peut disputer votre place.
Est-ce donc être père? Ah! toute ma raison
Cède à la cruauté de cette trahison. i3oo
Un prêtre ', environné d'une foule cruelle,
Portera sur ma fille une main criminelle.
Déchirera son sein et d'un œil curieux
Dans son cœur palpitant consultera les Dieux'!
Et moi, qui l'amenai triomphante, adorée, i3o5
1. Racine amène très adroitement la mention de ce fait, et nous pré-
pare ainsi une fois de plus au dénouement.
2. Il n'y a pas de prêtres dans l'Iliade. Les rois accomplissent eux-
mêmes les sacrifices. Mais il ne faut pas demander d'exactitude arcliéo-
lo{,nque à Racine, non plus au reste qu'à Euripide, qui fait tenir à un
prêtre le couteau mortel.
3. L'imagination de Glytemnestre lui dramatise les choses : il n'est
pas question de lire l'avenir dans le cœur d'Iphigénie. On sait l'avenir;
ACTE IV, SCÈNE V. 723
Je m'en retournerai seule et désespérée !
Je verrai les chemins encor tout parfumés
Des fleurs dont sous ses pas on les avoit semés !
Non, je ne l'aurai point amenée au supplice,
Ou vous ferez aux Grecs un double sacrifice. i3io
Ni crainte ni respect ne m'en peut détacher.
De mes bras tout sanglants il faudra l'arracher.
Aussi barbare époux qu'impitoyable père,
Venez, si vous l'osez, la ravir à sa mère.
Et vous, rentrez, ma fille, et du moins à mes lois i3i5
Obéissez encor pour la dernière fois.
SCÈNE V
AGAMEMNON, seul.
A de moindres fureurs je n'ai pas dû m'attendre.
Voilà, voiià les cris que je craignois d'entendre :
Heureux si dans le trouble où flottent mes esprits,
Je n'avois toutefois à craindre que ses cris! i32o
llélas ! en m'imposant une loi si sévère,
Grands Dieux, me deviez-vous laisser un cœur de père?
il suffit qu'elle meure. — Ce vers et le suivant sont inspirés de Virgile
(Enéide, liv. IV, p. 63) :
.... pecudumqiie reclusis
Pectoribus inhians, spirantia consulit exta.
« Penché sur les poitrines ouvertes des victimes, il consulte les
entrailles palpitantes. »
724 IPHIGENIE.
SCÈNE VI
ACHILLE, AGAMEMNON.
Un bruit assez étrange est venu jusqu'à moi,
Seigneur; je l'ai jugé trop peu digne de foi.
On dit, et sans horreur je ne puis le redire, i325
Qu'aujourd'hui par votre ordre Iphigénie expire,
Que vous-même, étouirant tout sentiment humain,
Vous l'allez à Calchas livrer de votre main.
On dit que sous mon nom à l'autel appelée.
Je ne l'y conduisois que pour être immolée; i33o
Et que d'un faux hymen nous abusant tous deux.
Vous vouliez me charger d'un emploi si honteux.
Qu'en dites-vous. Seigneur? Que faut-il que j'en pense ?
Ne ferez-vous pas taire un bruit qui vous offense?
AGAMEMNON.
Seigneur, je ne rends point compte de mes desseins. i335
Ma fille ignore encor mes ordres souverains;
Et quand il sera temps qu'elle en soit informée.
Vous apprendrez son sort, j'en instruirai l'armée.
ACHILLE,
Ah ! je sais trop le sort que vous lui réservez.
AGAMEMNON. j,.
Pourquoi le demander, puisque vous le savez? i34a i
ACHILLE.
Pourquoi je le demande? 0 ciel! Le puis-je croire,
Qu'on ose des fureurs avouer la plus noire?
ACTE IV, SCÈNE VI. 725
Vous pensez qu'approuvant vos desseins odieux,
Je vous laisse immoler votre fille à mes yeux ?
Que ma foi, mon amour, mon honneur y consente ? i345
AGAMEMNON.
Mais vous, qui me parlez d'une voix menaçante.
Oubliez-vous ici qui vous interrogez?
ACHILLE.
Oubliez-vous qui j'aime et qui vous outragez ?
AGAMEMNON.
Et qui vous a chargé du soin de ma famille*?
Ne pourrai-je sans vous disposer de ma fille? i35o
Ne suis-je plus son père? Êtes-vous son époux?
Et ne peut-elle....
ACHILLE.
Non, elle n'est plus à vous.
On ne m'abuse point par des promesses vaines.
Tant qu'un reste de sang coulera dans mes veines,
Vous deviez à mon sort unir tous ses moments, i355
Je défendrai mes droits fondés sur vos serments.
Et n'est-ce pas pour moi que vous l'avez mandée ?
AGAMEMNON.
Plaignez-vous donc aux Dieux qui me l'ont demandée :
Accusez et Calchas et le camp tout entier,
Ulysse, Ménélas, et vous tout le premier. i36o
ACHILLE.
Moi!
1. Le vieil Horace disait à Valère (Horace, v. 1667) :
Qui le fait se charger du soin de ma famille?
Qui le fait, malyré moi, vouloir venger ma fille?
726 IPHIGÉNIE.
AGAMEMNON.
Vous, qui de l'Asie embrassant la conquête,
Querellez tous les jours le ciel qui vous arrête;
Vous, qui vous ollensant de mes justes terreurs,
Avez dans tout le camp répandu vos fureurs.
Mon cœur pour la sauver vous ouvroit une voie; i36j
Mais vous ne demandez, vous ne cherchez que Troie.
Je vous fermois le champ où vous voulez courir.
Vous le voulez, partez : sa mort va vous l'ouvrir.
ACHILLE.
Juste ciel! Puis-je entendre et souffrir ce langage?
Est-ce ainsi qu'au parjure on ajoute l'outrage? 1370
Moi, je voulois partir aux dépens de ses jours ?
Et que m'a fait à moi cette Troie où je cours ?
Au pied de ses remparts quel intérêt m'appelle?
Pour qui, sourd à la voix d'une mère immortelle.
Et d'un père éperdu négligeant les avis, iSyS
Vais-je y chercher la mort tant prédite à leur lils?
Jamais vaisseaux partis des rives du Scamandre
Aux champs thessaliens osèrent-ils descendre?
Et jamais dans Larisse un lâche ravisseur
Me vint-il enlever ou ma femme ou ma sœur? i38o
Ou'ai-je à me plaindre? Où sont les pertes que j'ai faites?
Je n'y vais que pour vous *, barbare que vous êtes,
1. Que pour vous. Cette scène est imitée d'Homère {Iliade, cli. I .
Achille dit (v. 152-158) :
0"j yàp èyd) Tpwwv evex' t^TvUÔov aly [j.T,Tâojv
Ssûpo [xa/^-ri^ôpLSvo?- èirsl outî, [Jlo'. al'T'.oî elcriv
O'J yàp -irwTOx' èixà; [âoû^ r.Xaaav, oùSè [j-èv ÏTiro'j;,
O'jSé t:ox' èv *P^>.t^ ÈpiêwAay.'. ^oiTiavecpTi
vcapirôv èSfiXTfiaavTO....
'AXkà <7ol, w [xéy' dvatSè;, a\i éa-:rô[i£6', o'fpa au /aîpr,;.
« Ce n'est pas à cause des belliqueux Troycns que je suis venu ici,
pour les combattre : car ils ne m'ont rien fait. Jamais ils n'ont pris
ACTE IV, SCENE VI. 727
Pour vous, à qui des Grecs moi seul je ne dois rien,
Vous, que j'ai fait nommer et leur chef et le mien, i385
Vous, que mon bras vengeoit dans Lesbos enflammée,
Avant que vous eussiez assemblé votre armée.
Et quel fut le dessein qui nous assembla tous ?
Ne courons-nous pas rendre Hélène à son époux ?
Depuis quand pense-t-on qu'inutile à moi-même
Je me laisse ravir une épouse que j'aime? iSqo
Seul d'un honteux afl'ront votre frère blessé
A-t-il droit de venger son amour offensé* ?
Votre fdle me plut, je prétendis lui plaire;
mes bœufs ni mes chevaux, et jamais dans la fertile IHhie ils n'ont
pillé mes moissons..,. Mais c'est toi, impudent, que nous suivions,
pour te faire plaisir. »
Racine a substitué Larisse à Pthie. Larisse, au nord de Pthie, appar-
tenait aussi à Achille, qui est appelé plus d'une fois Larissœus AchUles,
1. Homère fait dire à Achille {Iliade, ch. IX, v. 337-345) :
....-T{ Oc Ssï -roTvtixiJ^éjxevai Tpweaaiv
'Apysto'j;; il 6è Xaov àvi^vayev èv6à5' àysîpaç
'ATpcîoTi;; T, où'/ 'EXsvT,!; é'vevt' t,'jx6[xoio;
■'H {xouvoi '^•.'kéoud' dAÔ/ou; jjLepôiiwv àvÔptôûwv
'AxpeïSaL; èttsI, ouTt; àvT.p àyctbbç xal èj^ecppwv,
XT,v auToû 'z>:\év. xal xf,ôeTat, wç xat èyùi tTiV
è/C 6'j|jLoû cpiXsov
<< Pourquoi faut-il que les Argiens fassent la guerre aux Troyens?
Pourquoi l'Atride a-l-il rassemblé l'armée, l'a-t-il amenée ici? N'est-ce
pas à cause d'Hélène aux beaux cheveux? N'y a-t-il parmi les hommes
(jue les Atrides qui aiment leurs femmes? Tout homme bon et sensé
aime et choie sa femme : et moi j'aimais celle-ci de tout mon
cœur.... »
Virgile fait dire à Turnus, à propos de Lavinie, qui lui avait été pro-
mise (Enéide, liv. IX, v. 158, 159) :
... Nec solos tangit Atridas
hte dolor, solisqite licet cnpere arma Mycenis.
« Les Atrides ne sont pas seuls à sentir une telle injure, et Mycène
n'a pas seule le droit de prendre les armes. »
728 IPIIIGÉNIE.
Elle est de mes serments seule dépositaire.
Content de son hymen, vaisseaux, armes, soldats, iSqS
Ma foi lui promit tout, et rien à Ménélas.
Qu'il poursuive, s'il veut, son épouse enlevée :
Qu'il cherche une victoire à mon sang réservée ;
Je ne connois Priam, Hélène, ni Paris' ;
Je voulois votre lille, et ne pars qu'à ce prix. i4oo
AGAMEM.NON.
Fuyez donc. Retournez dans votre Thessalie.
Moi-même je vous rends le serment qui vous lie.
Assez d'autres viendront, à mes ordres soumis,
Se couvrir des lauriers qui vous furent promis *,
Et par d'heureux exploits forçant la destinée, i4o5
Trouveront d'ilion la fatale journée '.
J'entrevois vos mépris, et juge à vos discours
Combien j'achèterois vos superbes secours.
De la Grèce déjà vous vous rendez l'arbitre :
Ses rois, à vous ouïr, m'ont paré d'un vain titre. i4io
Fier de votre valeur, tout, si je vous en crois,
Doit marcher, doit fléchir, doit trembler sous vos lois.
1. Dans Euripide, c'est Iphigénie qui dit à Agamemnon :
Tt [xoi liSTeaTi Tôiv 'ATkE^dvopou yàjaojv
'E)v£VTi; Ts; (1236-1237.)
« Qu'ai-je de commun avec le mariage d'Hélène? »
2. Homère {Iliade, cli. I, v, 173) fait dire à Agamemnon :
Oeuve [xâV, el! 701 Ôujjlôç èizé^auTon, oiSi c' è'ywys
01 %£ [X£ ■Z'.\i.-f\10Uf7l.
« Fuis donc, si tu en as envie ; je ne te prie pas de rester pour moi ;
d'aulres resteront avec moi. qui me respecteront. »
3. La fatale jourîiée, c'estle [lôpaijjiov ou aïai[xov r^\ic/.p de l'Iliade.
ACTE IV, SCÈNE VU. 729
Un bienfait reproché tint tonjours lieu d'ofTense*.
Je veux moins de valeur, et plus d'obéissance.
Fuyez. Je ne crains point votre impuissant courroux, i4i5
Et je romps tous les nœuds qui m'attachent à vous.
Rendez grâce au seul nœud qui retient ma colère.
D'Iphigénie encor je respecte le père.
Peut-être, sans ce nom, le chef de tant de rois
M'auroit osé braver pour la dernière fois. 1420
Je ne dis plus qu'un mot ; c'est à vous de m'entendre ;
J'ai votre tille ensemble et ma gloire à défendre.
Pour aller jusqu'au cœur que vous voulez percer,
Voilà par quel chemin vos coups doivent passer.
SCÈNE VII
AGAMEMNON, seul.
Et voilà ce qui rend sa perte inévitable. i425
Ma fille toute seule étoit plus redoutable.
Ton insolent amour, qui croit m'épouvanter,
Vient de hâter le coup que tu veux arrêter.
>'e délibérons plus. Bravons sa violence.
Ma gloire intéressée emporte la balance. i43o
Achille menaçant détermine mon cœur :
Ma pitié sembleroit un effet de ma peur.
Holà! Gardes, à moi!
1. Ce vers vient de Tércncc {l'Andrienne, v. 43, U) :
... Islaec commemorotio
Quasi exprohratio est ùnmemoris beneficii.
« Rappeler ainsi un bienfait, c'est reprocher qu'on l'oublie.
730 IPHIGÉNIE.
. SCENE YIII
AGAMEMiNON, EURYBATE, Gardes.
EURYBATE.
Seigneur.
ACAMEMNON.
Que vais-je faire?
Puis-je leur prononcer cet ordre sanguinaire ?
Cruel! à quel combat faut-il te préparer? i435
Quel est cet ennemi que tu leur vas livrer?
Une mère m'attend, une mère intrépide,
Qui défendra son sang contre un père homicide.
Je verrai mes soldats, moins barbares que moi,
Respecter dans ses bras la fille de leur roi. i44o
Achille nous menace, Achille nous méprise;
Mais ma fille en est-elle à mes lois moins soumise?
Ma fille, de l'autel cherchant à s'échapper.
Gémit-elle du coup dont je la veux frapper?
Que dis-je? que prétend mon sacrilège zèle? i445
Quels vœux, en l'immolant, formerai-je sur elle *■ ?
Quelques prix glorieux qui me soient proposés,
1, Agamemnon se dit ici ce qu'Euripide lui fait demander pai Cly-
temnestre.
0'J7e'.; 5è x-^jv TraîS'* ev6a T^vaç eùj^àç èpeïç;
TÎ <70i xaxeû^ei Tayaôôv, atpàÇwv xexvov; (1183-1186.)
« Tu vas tuer ta fille : et quelles prières feras-tu alors? comment
formeras-tu pour toi des souhaits de bonheur, en égorgeant ta lille? »
ACTE IV, SCENE IX. 731
Quels lauriers me plairont de son sang arrosés ?
Je veux fléchir des Dieux la puissance suprême?
Ah ! quels dieux me seroient plus cruels que moi-même ?
Non, je ne puis. Cédons au sang, à l'amitié,
Et ne rougissons plus d'une juste pitié.
Qu'elle vive. Mais quoi? peu jaloux de ma gloire,
Dois-je au superbe Achille accorder la victoire?
Son téméraire orgueil, que je vais redoubler, i455
Croira que je lui cède, et qu'il m'a fait trembler....
De quel frivole soin mon esprit s'embarrasse !
Ne puis-je pas d'Achille humilier l'audace ?
Que ma fille à ses yeux soit un sujet d'ennui.
11 l'aime : elle vivra pour un autre que lui. i46o
Eurybate, appelez la princesse, la Reine.
Qu'elles ne craignent point.
SCÈNE IX
AGAMEMNON, Gardes.
AGAMEMNON.
Grands Dieux, si votre haiue
Persévère à vouloir l'arracher de mes mains,
Que peuvent devant vous tous les foibles humains?
Loin de la secourir, mon amitié l'opprime, i465
le le sais; mais, grands Dieux, une telle victime
^aut bien que confirmant vos rigoureuses lois,
Vous me la demandiez une seconde fois.
ï
732 IPHIGENIE.
SCÈNE X
AGAMEiMNOiN, CLYTEMNESTRE, IPHIGENIE, ÉRIPHILE,
EURYBATE, DORIS, Gardes.
AGAMEMNON.
Allez, Madame, allez; prenez soin de sa vie.
Je vous rends votre fille, et je vous la confie. 1470
Loin de ces lieux cruels précipitez ses pas ;
Mes gardes vous suivront, commandés par Arcas :
Je veux bien excuser son heureuse imprudence.
Tout dépend du secret et de la diligence.
Ulysse ni Galchas n'ont point encor parlé; 147$
Gardez que ce départ ne leur soit révélé.
Cachez bien votre fille; et que tout le camp croie
Que je la retiens seule, et que je vous renvoie.
Fuyez. Puissent les Dieux, de mes larmes contents,
A mes tristes regards ne l'offrir de longtemps! , 1480
Gardes, suivez la Reine.
CLYTEMNESTRE.
Ah! Seigneur.
IPHIGENIE.
Ah ! mon père.
AGAMEMNON.
Prévenez de Galchas l'empressement sévère.
Fuyez, vous dis-je. Et moi, pour vous favoriser.
Par de feintes raisons je m'en vais l'abuser;
Je vais faire suspendre une pompe funeste, i485
Et de ce jour au moins lui demander le reste.
ACTE lY, SCÈNE XI, 733
SCÈNE XI
ÉRIPUILE, DORIS.
ÉRIPHILE.
Suis-moi. Ce n'est pas là, Doris, notre chemin.
DORIS.
Vous ne les suivez pas?
ÉRIPHILE.
Ah! je succombe enfin.
Je reconnois l'effet des tendresses d'Achille.
Je n'emporterai point une rage inutile. 1490
Plus de raisons. Il faut ou la perdre ou périr.
Viens, te dis-je. A Calchas je vais tout découvrir.
FIN DU QUATRIEME ACTE
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
IPHIGÉNIE, ^GINE.
IPHIGÉNIE.
Cesse dô m'arrêter. Va, retourne à ma mère,
iEgine : il faut des Dieux apaiser la colère.
Pour ce sang malheureux qu'on veut leur dérober 149^
Regarde quel orage est tout prêt à tomber.
Considère l'état où la Reine est réduite ;
Vois comme, tout le camp s'oppose à notre fuite ;
Avec quelle insolence ils ont de toutes parts
Fait briller à nos yeux la pointe de leurs dards. i5oo
No3 gardes repoussés, la Reine évanouie....
Ah ! c'est trop l'exposer : souffre que je la fuie ;
Et sans attendre ici ses secours impuissants,
Laisse-moi profiter du trouble de ses sens.
Mon père même, hélas! puisqu'il faut te le dire, . i5o5
Mon père, en me sauvant, ordonne que j'expire.
^GTNE.
Lui, Madame? Quoi donc? qu'est-ce qui s'est passé?
Achille trop ardent l'a peut-être offensé ;
Mais le Roi, qui le hait, veut que je le haïsse :
ACTE V, SCÈNE IL 735
11 ordonne à mon cœur cet affreux sacrifice. i5io
11 m'a fait par Archas expliquer ses souhaits :
;Egine, il me défend de lui parler jamais.
iEGINE.
Ah ! Madame.
IPHIGÉNIE.
Ah, sentence! ah, rigueur inouïe!
Dieux plus doux, vous n'avez demandé que ma vie.
Mourons, obéissons. Mais qu'est-ce que je voi? i5i5
Dieux ! Achille ?
SCÈNE II»
ACHILLE, IPHIGÉNIE.
ACHILLE.
Venez, Madame, suivez-moi.
Ne craignez ni les cris ni la foule impuissante
D'un peuple qui se presse autour de cette tente.
Paroissez; et bientôt sans attendre mes coups,
Ces flots tumultueux s'ouvriront devant vous. i52o
Patrocle, et quelques chefs qui marchent à ma suite,
De mes Thessaliens vous amènent l'élite.
Tout le reste, assemblé près de mon étendard,
Vous ofl're de ses rangs l'invincible rempart.
A vos persécuteurs opposons cet asile. iSaS
Qu'ils viennent vous chercher sous les tentes d'Achille.
Quoi ? Madame, est-ce ainsi que vous me secondez ?
1. Se. H et m. Ces deux scènes correspondent aux vers 1315-1474 de la
.pièce grecque, où Achille et Clytemnestre sont en même temps en
736 IPHIGENIE.
Ce n'est que par des pleurs que vous me répondez.
Vous fiez-vous encore à de si foibles armes?
Ilàtons-nous : votre père a déjà vu vos larmes. i53o
IPHIGÉXIE.
Je le sais bien, Seigneur : aussi tout mon espoir
iN'est plus qu'au coup mortel que je vais recevoir.
Vous, mourir? Ah! cessez de tenir ce langage.
Songez-vous quel serment vous et moi nous engage?
Songez-vous, pour trancher^ d'inutiles discours, i535
Que le bonheur d'Achille est fondé sur vos jours?
IPHIGENIE.
Le ciel n'a point aux jours de cette infortunée
Attaché le bonheur de votre destinée.
Notre amour nous trompoit ; et les arrêts du sort
Veulent que ce bonheur soit un fruit de ma mort. i54o
Songez, Seigneur, songez à ces moissons de gloire
Qu'à vos vaillantes mains présente la victoire.
Ce champ si glorieux où vous aspirez tous.
Si mon sang ne l'arrose, est stérile pour vous'.
Telle est la loi des Dieux à mon père dictée. i545
1. Euripide:
KaxOavêrv [xsv [xoi SsSoxTai* touto 6' aôxô [àoûXo{JLai
e'j-/,>v£w; izpi^ai Trapsïaà y' èxzoowv xb ôuaysvsç.
Asupo ûTi Qv.é'^oLi [xeô' t.jjlwv, |J.f,T£p, w; xa>swç T^s'yo) •
£'.; ï\i' 'EXkà^ 'i\ [xsytaxTi iziioi. vOv àr.oë'ké'nt'.,
xàv i\j.ol Trop6|x()ç ts vawv xal Opuywv xaTaaxacpaL.
.... xaî [xou x'Xso;,
'EXXâ5' bit; T^Xsuôépwaa, [Aaxàpiov ysvTÎiTeTai...
'A)i).à jxuptoi [xèv àvSpsç àjuco-tv xs'^payjxsvot,
wjoio'- 6' èpsTfx' eyovTîç, iraxpcôoç T,6'.x'riijL£vr|Ç,
5p5v X'. To)i[JLTÎJOuc7tv £/6poùi; xùirèp T)kXà5o^ ôavsïv
ACTE V, SCÈNE II. 737
En vain, sourd à Calchas, il l'avoit rejetée :
Par la bouche des Grecs contre moi conjurés
Leurs ordres éternels se sont trop déclarés.
Partez : à vos honneurs j'apporte trop d'obstacles.
Vous-même dégagez la foi de vos oracles ; i55o
Signalez ce héros à la Grèce promis ;
Tournez votre douleur contre ses ennemis.
Déjà Priam pâlit; déjà Troie en alarmes
Redoute mon bûcher, et frémit de vos larmes.
Allez ; et dans ses murs vides de citoyens, i555
Faites pleurer ma mort aux veuves des Troyens'.
■f, 5' suLTj •j'U/'T, [xC ouca Ttàvxa xwXûaei TotSe;...
.... 5{ôw[i.t ao)[xa to'jjxov 'E)\)vâ5i.
0'j£x', r/CTropOeÎTE Tpotav. Tauxa yàp [jLVTj[jLetâ [xou
6tà [jLaxpoû, xal icatSeç ouxoi xal yâ\i.oi xal ôô^' èjjlt,.
(1575-liOO.)
« Je suis condamnée à mourir et je veux le faire noblement, (Moi-
gnant toute lâche pensée. Songe ici avec nous, ma mère, combien j'ai
raison : toute la Grèce, la noble Grèce, a les yeux sur moi : de moi
dépend le départ de la flotte et la ruine de Troie.... Une gloire divine
sera mon partage, ayant délivré la Grèce.... Hé quoi ! des milliers de
soldats en armes, des milliers de rameurs, oseront, pour venger la
patrie, attaquer les ennemis et mourir pour la Grèce; et ma vie, la vie
d'une seule femme, y ferait obstacle!... Je donne ma vie à la Grèce.
Immolez-moi, et détruisez Troie : ce sera le monument éternel de ma
mémoire, ce seront là mes enfants, mon hymen et ma gloire. »
1. 11 y a dans ces vers comme un souvenir de Catulle (65) :
Non un quisqiinm bello se conferst héros,
Cum Phnjgii Teucro manabunt sanguine rivi;
Troicaque obsidens lonqinqiio mœnia bello
Perjuri Pelopis vastabit terlius haeres....
Illius eqregias virlutes clarnqiie facln
Siepe fatebuntur gnalorum m funere maires....
<< Nul héros ne se comparera à lui (Achille) dans la guerre, lorsque
le sang troyen coulera dans les ruisseaux de Phrygie ,et que le troi-
sième descendant du parjure Pélops, dans un long siège, ruinera les
murs de Troie. Ses belles vertus, ses éclatants exploits, les mères les
diront aux funérailles de leurs fils. »
RACINE. 'U
738 IPIIIGÉNIE.
Je meurs dans cet espoir, satisfaite et tranquille.
Si je n'ai pas vécu la compagne d'Achille,
J'espère que du moins un heureux avenir
A vos faits immortels joindra mon souvenir; i56o
Et qu'un jour mon trépas, source de votre gloire,
Ouvrira le récit d'une si belle histoire.
Adieu, Prince ; vivez, digne race des Dieux.
Non, je ne reçois point vos funestes adieux.
En vain par ce discours votre cruelle adresse i565
Veut servir votre père, et tromper ma tendresse.
En vain vous prétendez, obstinée à mourir.
Intéresser ma gloire à vous laisser périr :
Ces moissons de lauriers, ces honneurs, ces conquêtes.
Ma main, en vous servant, les trouve toutes prêtes. 1570
Et qui de ma faveur se voudroit honorer*
Si mon hymen prochain ne peut vous assurer ?
Ma gloire, mon amour vous ordonnent de vivre.
Venez, Madame ; il faut les en croire, et me suivrlè.
Qui? moi? que contre un père osant me révolter, 1675
Je mérite la mort que j'irois éviter?
Où seroit le respect? Et ce devoir suprême....
Vous suivrez un époux avoué par lui-même.
C'est un titre qu'en vain il prétend me voler.
Ne fait-il des serments que pour les violer? i58o
1. Virgile {Enéide, Uv. I, v. 48, 49) :
... Et quisqriam mimen Junonis adoret
Prxterea?...
« Qui donc ensuite adorerait le pouvoir de Junon? »
ACTE V, SCÈNE II. 739
Vous-même, que retient un devoir si sévère,
Quand il vous donne à moi, n'est-il point votre père ?
Suivez-vous seulement ses ordres absolus
Quand il cesse de l'être et ne vous connoît plus?
Knfm, c'est trop tarder, ma princesse; et ma crainte....
IPHIGÉNIE.
Quoi? Seigneur, vous iriez jusques à la contrainte?
D'un coupable transport écoutant la chaleur,
Vous pourriez ajouter ce comble à mon malheur?
Ma gloire vous seroit moins chère que ma vie ?
Ah ! Seigneur, épargnez la triste Iphigénie. iSgo
Asservie à des lois que j'ai dû respecter.
C'est déjà trop pour moi que de vous écouter.
Ne portez pas plus loin votre injuste victoire ;
Ou par mes propres mains immolée à ma gloire,
Je saurai rn'affranchir, dans ces extrémités, iSgS
Du secours dangereux que vous me présentez.
ACHILLLE.
Hé bien ! n'en parlons plus. Obéissez, cruelle.
Et cherchez une mort qui vous semble si belle.
Portez à votre père un cœur où j'entrevoi
Moins de respect pour lui que de haine pour moi. 1600
Une juste fureur s'empare de mon âme.
Vous allez à l'autel, et moi, j'y cours. Madame.
Si de sang et de morts le ciel est affamé,
Jamais de plus de sang ses autels n'ont fumé.
A mon aveugle amour tout sera légitime. i6o5
Le prêtre deviendra la première victime ;
Le bûcher, par mes mains détruit et renversé *,
1. Racine imite ici Rolrou (IV, vi) :
Je suivrois sans respect la fureur qui m'anime.
J'iramolerois le prêtre aux yeux de la victime.
740 IPHIGÉNIE. {
Dans le sang des bourreaux nagera dispersé*; |
Et si dans les horreurs de ce désordre extrême ^■
\otre père frappé tombe et périt lui-même, 1610 |
Alors, de vos respects voyant les tristes fruits, |:
Ueconnoissez les coups que vous aurez conduits.
IPHIGÉNIE.
Ah! Seigneur. Ah! cruel.... Mais il fuit, il m'échappe.
0 toi, qui veux ma mort, me voilà seule, frappe ; -^
Termine, juste ciel, ma vie et mon effroi, r6i5 î]
Et lance ici des traits qui n'accablent que moi. |;
SCÈNE m
CLYTEMNESTRE, IPHIGÉNIE. .EGINE, EURYBATE, Gardes.
CLYTEMNESTRE.
Oui, je la défendrai contre toute l'armée.
Lâches, vous trahissez votre reine opprimée?
1. Phinée, dans Andromède, parle comme Achille :
Andromède est à moi, vous me l'avez donnée ;
Le ciel pour notre hymen a pris cette journée.
Le sort auprès des Dieux se doit-il écouter?
Ah ! si j'en vois ici les infâmes ministres
S'apprêter aux effets de ses ordres sinistres....
(V. 706, 707, 709-711.)
Il n'est plus de respect qui puisse rien sur moi.... (V. 732.)
Tombe, tombe sur moi leur foudre, s'il m'est dû!
Mais s'il est quelque main assez lâche et traîtresse
Pour suivre leur caprice et saisir ma princesse.
Seigneur, encore un coup, je jure ses beaux yeux.
Et mes uniqnes rois, et mes uniques Dieux....
(V. 745-749.)
f
ACTE V, SCÈNE III. 741
EURÏBATE.
Non, Madame, il suffit que vous me commandiez :
Vous nous verrez combattre et mourir à vos pieds. 1620
Mais de nos foibles mains que pouvez-vous attendre ?
Contre tant d'ennemis qui vous pourra défendre ?
^e n'est plus un vain peuple en désordre assemblé ;
C'est d'un zèle fatal tout le camp aveuglé.
Plus de pitié. Calchas seul règne, seul commande : 1623
La piété sévère exige son offrande.
Le Roi de son pouvoir se voit déposséder,
Et lui-même au torrent nous contraint de céder.
Achille, à qui tout cède, Achille à cet orage
Voudroit lui-même en vain opposer son courage. i63o
Que fera-t-il, Madame? et qui peut dissiper
Tous les flots d'ennemis prêts à l'envelopper ?
CLYTEMNKSTKfc;.
Qu'ils viennent donc sur moi prouver le zèle impie,
Et m'arrachent ce peu qui me reste de vie.
La mort seule, la mort pourra rompre les nœuds i635
l'ont mes bras nous vont joindre et lier toutes deux.
Mon corps sera plutôt séparé de mon âme,
Que je souffre jamais*.... Ah ! ma fille.
1. Dans rWé?cM&e d'Euripide, Hécube s'écrie lorsqu'on veut emmener
Polyxène pour la sacrifier :
Taetf; os tx' àXkk B'jyaTpl aup.cpovsûo'aTe....
'Oroîa xiTTÔ; Spuàç, oitw<; rf.ao' e^Ofj.at....
.... T-r,jo' £/.0'jaa xaiSôç o-j {AeÔTJaojxa'..
« Tuez-moi avec ma fille. Comme le lierre au chêne, je m'attache à
elle. Je ne lâcherai point mon enfant. »
Et Polyxène répond comme Iphigénie:
Mf.TSp, TTlOo'J [xo:
... 'Q TdXa'.va, xoTç xpaTOujt [Jlt, [xd/ou.
Bo'JAîi TztstXy Tzpàç ouoa<;, é)»xâ>aat te ctôv
742 IPHIGENIE.
IPHIGÉNIE.
Ah ! Madame.
Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
Le malheureux objet d'une si tendre amour? 1640
Mais que pouvez-vous faire en l'état où nous sommes ?
Yous avez à combattre et les Dieux et les hommes.
Contre un peuple en fureur vous exposerez-vous?
'Nallez point, dans un camp rebelle à votre époux,
Seule à me retenir vainement obstinée, 1645
Par des soldats peut-être indignement traînée.
Présenter, pour tout fruit d'un déplorable effort,
Un spectacle à mes yeux plus cruel que la mort.
Allez : laissez aux Grecs achever leur ouvrage,
Et quittez pour jamais un malheureux rivage. i65o
Du bûcher qui m'attend, trop voisin de ces lieux,
La flamme de trop près viendroit frapper vos yeux.
Surtout, si vous m'aimez, par cet amour de mère*,
yépovxa ypwxa, -^pôç [âîav o)6ou{j.évri,
àar)rTj[xovfi(Ta{ x' èx véou [âpa/iôvoç
aTaaésta' ; & irei'aei. M^ au y'- où yàp d^tov.
'AaV, tï) 'fOvTi ijLot jJLfiTsp, fiSîaTTjV yéocL
Soç, y.ai -jrapstàv Tipoo'êa'XEiv TiapT.ÎSt....
TéXo; oéyji Stj xôiv éfiôiv TpoucpOeyiJLâTwv.
(V. 591 sqq,, passim.)
« Chère, écoute-moi.... Malheureuse, ne lutte pas contre plus fort que
toi. Veux-tu être jetée sur le sol, être blessée, vieille comme tu l'es,
subir les mauvais traitements, être ignominieusement traînée par un
bras jeune et robuste? Et tout cela, tu le subiras. Mais non. 11 ne le
faut pas. Allons, ma mère chérie, donne-moi ta main bien-aimée, mets
ta joue contre ma joue. Reçois mes derniers adieux. »
1. Euripide :
IlaTÉpa ys tôv è;j.ôv \i.T\ crûysi, -îrôaiv te <tÔv.
« Ne hais pas mon père, qui est ton mari. »
ACTE V, SCÈNE Ilï. 743
Ne reprochez jamais mou trépas à mon père'.
CLYTEMNESTRE.
Lui! par qui votre cœur à Calchas présenté.... i655
IPHIGÉNIE.
Pour me rendre à vos pleurs que n'a-t-il point tenté?
CLYTEMNESTRE.
Par quelle trahison le cruel m'a déçue!
IPHIGÉNIE.
Il me cédoit aux Dieux, dont il m'avoit reçue.
Ma mort n'emporte pas tout le fruit de vos feux :
De l'amour qui vous joint vous avez d'autres nœuds; 1660
Vos yeux me re verront dans Oreste mon frère *.
Puisse-t-il être, hélas! moins funeste à sa mère'!
1. Clytemnestre, dans Eschyle, justifie l'assassinat d'Agamemnon par
la mort d'Iphigénie, qu'elle rappelle après avoir accompli son crime :
''Oi; o'j TTQOTifxôîv, wairepcl potoO \i.6po'f,
[XTi'Xwv cpXsdvTwv e'JTÔxo'.i; voîJ.e'j[j.a!riv,
e6'j!T£v olùxo'j Traïoa, (^Ckxà^zT^■'/ èjxoi
djOiv', STWOÔV 6pT,xÎ0iV àTj(XaT(i)V,
{Afinmetnnon, v. 1415-1418.)
« Sans s'en inquiéter, comme on tue un mouton, quand les troupeaux
aux belles toisons surabondent dans les pâturages, il a tué sa fille, ma
chère fille, pour charmer les vents de Thrace. »
— Par ce vers, comme par le vers 1662, Racine élargit le drame, et
porte la vue du spectateur au delà du dénouement, sur tout le long
enchaînement des crimes qui ensanglantèrent la maison des Atrides :
mort d'Agamemnon, mort de Clytemnestre.
2. Euripide :
.... 'OpéffTTjv t' exxps'^' avopa tôvSs [xou
« Et ce petit Oresle, élève-le, qu'il grandisse par tes soins. »
3. 11 semblerait naturel, chez Racj ne, Oreste n'étant pas là comme
dans Euripide, qu'Iphigénie nommât de préférence ses sœurs Electre te
744 IPHIGÉNIE.
D'un peuple impatient vous entendez la voix.
Daignez m'ouvrir vos bras pour la dernière l'ois,
Madame; et rappelant votre vertu sublime.... i665
Eurybate, à l'autel conduisez la victime.
SCÈNE ÏV
CLYTEMNESTRE, ^EGINE, Gardes.
CLYTEMNESTRE.
Ah! vous n'irez pas seule; et je ne prétends pas....
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perlides, contentez votre soif sanguinaire.
iEGINE.
Où courez-vous, Madame? et que voulez-vous faire? 1670
CLYTEMNESTRE.
Hélas! je me consume en impuissants efforts.
Et rentre au trouble affreux dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois, sans sortir de la vie?
Ah! savez-vous le crime, et qui vous a trahie.
Madame? Savez-vous quel serpent inhumain . 1676
Iphigénie avoit retiré* dans son sein?
Ériphile, en ces lieux par vous-même conduite,
A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.
Chrysothémis. Mais le nom d'Oreste, et le crime qu'il découvie dans
l'avenir, sont bien plus dramatiques.
1. Retirer, accueillir, donner asile.
ACTE Y, SCENE IV. 745
CLYTEMNESTRE.
0 monstre, que Mégère* en ses flancs a porté!
Monstre, que dans nos bras les enfers ont jeté! 1680
Uuoi? tu ne mourras point?Ouoi? pour punir son crime....
Mais où va ma douleur chercher une victime?
Quoi? pour noyer les Grecs et leurs mille vaisseaux,
Mer, tu n'ouvriras pas des abîmes nouveaux?
Quoi? lorsque les chassant du port qui les recèle, i685
L'Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les vents, les mêmes vents, si longtemps accusés,
Ne te couvriront pas de ses vaisseaux brisés?
Et toi, soleil-, et toi, qui, dans cette contrée,
Heconnois l'héritier et le vrai lils d'Atrée, 1690
Toi, qui n'osas du père éclairer le fesUn,
Recule, ils t'ont appris ce funeste chemin.
Mais, cependant, ô ciel! ô mère infortunée!
De festons odieux ma fille couronnée
Tend la gorge aux couteaux par son père apprêtés. iGcjS
1. Mégère. Alecto, Tisiplione et Mégère étaient les trois Furies.
Dicunlur (jeminx pestes cognomine Dirx,
Quas et Tnrtaream Nox intempesta Megxram
Uno eodemque tulit partit....
(Virgile, Enéide, liv. XII, v. 8io.)
« Deux fléaux nommés les Furies, que la Nuit obscure a portés d'un
seul enfantement avec l'infernale Mégère. »
2. Il y a ici un souvenir de la stroplie fameuse de Malherbe :
0 soleil ! ô grand luminaire !
Si jadis l'horreur d'un festin
Fit que de ta route ordinaire
Tu reculas vers le matin.
Et d'un émerveillable change
Te couchas aux rives du Gange;
D'où vient que ta sévérité,
Moindre qu'en la faute d'Atrée,
Ne punit point cette contrée
D'une éternelle obscurité?
746 IPHIGÉNIE.
Calchas va dans son sang.... Barbares, arrêtez.
C'est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre....
J'entends gronder la foudre, et sens trembler la terre.
Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ces coups.
SCÈNE V
CLYTEMNESTRE, iEGLNE, ARCAS, Gardes.
ARCAS.
N'en doutez point. Madame, un Dieu combat pour vous.
Achille en ce moment exauce vos prières ;
Il a brisé des Grecs les trop foibles barrières*.
Achille est à l'autel. Calchas est éperdu.
Le fatal sacrifice est encor suspendu.
On se menace, on court, l'air gémit, le fer brille. 1706
Achille fait ranger autour de votre lille
Tous ses amis, pour lui prêts à se dévouer.
Le triste Agamemnon, qui n'ose l'avouer.
Pour détourner ses yeux des meurtres qu'il présage.
Ou pour cacher ses pleurs, s'est voilé le visage 2. 17 10
1. Euripide:
...'Qç 5' èasïSsv 'AyajxsiJLVwv àva^
stI «repaya; aTsî/^ouaav sîç à)vao; xôpriv,
àvetTTSva^s, xà[xzaAiv <7'zpé']>oi<; xâpa
Sâxpua TipofjX.ev, ô[X[xàTa)V ttsttaov 'Koo^ziq.
« Quand Agamemnon vit venir la jeune fille vers le bois sacré pour
être immolée, il gémit, et, détournant la tête, se cachant le visage
dans sa robe, il dérobait ses larmes. » ■
2. Les vers d'Euripide avaient été le sujet d'un tableau fameux du
peintre Timanthe, que Cicéron, Pline l'Ancien, Quintilien, Valère Maxime
ont souvent loué. Ce voile jeté sur la figure d'Agamemnon a paru une
inspiration de génie : il semblait que la douleur d'un père ne pût se
rendre. Timanthe n'avait fait que se conformer à la tradition; c'était
Euripide, et non le peintre, qu'il fallait louer. Voltaire et le sculpteur
Falconet ont reprciché au contraire à Timanthe d'avoir voilé Agamem-
i
ACTE V, SCÈNE YI. 747
Venez, puisqu'il se tait, venez par vos discours
De votre défenseur appuyer le secours.
Lui-même de sa main, de sang toute fumante,
Il veut entre vos bras remettre son amante ;
Lui-même il m'a chargé de conduire vos pas. 17 15
Ne craignez rien.
CLYTEMNESTRE.
Moi, craindre? Ah! courons, cher Arcas.
Le plus affreux péril n'a rien dont je pâlisse.
J'irai partout. Mais, Dieux! ne vois-je pas Ulysse?
C'est lui. Ma fille est morte, Arcas, il n'est plus temps.
SCÈNE YI
ULYSSE, CLYTEMNESTRE, ARCAS, ^GINE, Gardes.
ULYSSE*.
Non, votre fille vit, et les Dieux sont contents. 1720
Rassurez-vous. Le ciel a voulu vous la rendre.
CLYTEMNESTRE.
Elle vit ! Et c'est vous qui venez me l'apprendre !
ULYSSE.
Oui, c'est moi, qui longtemps contre elle et contre vous
Ai cru devoir. Madame, affermir votre époux;
Moi, qui jaloux tantôt de l'honneur de nos armes, 172$
Par d'austères conseils ai fait couler vos larmes,
Et qui viens, puisqu'enfin le ciel est apaisé.
Réparer tout l'ennui que je vous ai causé.
CLYTEMNESTRE.
Ma fille! Ah! Prince. 0 ciel! Je demeure éperdue.
non : pour un peintre, selon eux, c'est un subterfuge, par lequel il
esquive la difficulté de son sujet.
1. Kacine substitue Ulysse au messager qui fait le récit de la pièce
grecque.
748 IPHIGÉNIE.
Quel miracle, Seigneur, quel Dieu me l'a rendue? 1730
ULYSSE.
Vous m'en voyez moi-même en cet heureux moment
Saisi d'horreur*, de joie et de ravissement.
Jamais jour n'a paru si mortel à la Grèce.
Déjà de tout le camp la discorde maîtresse
Avoit sur tous les yeux mis son bandeau fatal, 173Î
Et donné du combat le funeste signal.
De ce spectacle affreux votre fille alarmée
Voyoit pour elle Achille, et contre elle l'armée;
Mais, quoique seul pour elle, Achille furieux
Épouvanloit l'armée, et partageoit les Dieux ^. 1740
Déjà de traits en l'air s'élevpit un nuage;
Déjà couloit le sang, prémices du carnage.
Entre les deux partis Calchas s'est avancé,
L'œil farouche, l'air sombre, et le poil^ hérissé.
Terrible, et plein du Dieu* qui l'agitoit sans doute : 1745
« Vous, Achille, a-t-il dit, et vous. Grecs, qu'on m'écoute.
1. Horreur désigne cet étonnement mêlé de crainte, qui fait frisson-
ner l'homme devant les choses surnaturelles. Cf. le latin horror.
His tibi me rébus quœdam divina voluptas
Percipit atque horror....
(Lucrèce, Le nat. rer., liv. III, v. 28.)
« A ces objets, une volupté divine, un frisson me saisit. »
— Horror désigne aussi la cause de cette crainte religieuse. Arbori-
bus stius horror inest (Lucain, liv. III, v. i\\). De même, horreur : « Tous
ces anciens corbeaux établis depuis deux cents ans dans l'horreur de
ces bois. » (Mme de Sévigné.)
2. Partageait les Dietix. L'expression est de Corneille (Sertorius,
v. 42ij :
Balance les destins et partage les Dieux.
5. Le poil, les cheveux. Expression commune chez les écrivains anté-
rieurs à Racine.
4. Plein du Dieu. Lucain (liv. IX, v. 564) :
nie deo pleîius, tacita quem mente gerebat.
« Plein du Dieu qu'il portait dans la profondeur de son âme. »
— Racine a dit ailleurs : « Des hommes pleins de Bacchus. »
ACTE V, SCÈNE YI. 749
Le Dieu qui maintenant vous parle par ma voix
M'explique son oracle, et m'instruit de son choix.
Un autre sang d'Hélène, une autre Iphigénie
Sur ce bord immolée y doit laisser sa vie. 1760
ïhésée avec Hélène uni secrètement
Fit succéder l'hymen à son enlèvement.
Une fille en sortit, que sa mère a celée ;
Du nom d'Iphigénie elle fut appelée.
Je vis moi-même alors ce fruit de leurs amours. 1765
D'un sinistre avenir je menaçai ses jours.
Sous un nom emprunté sa noire destinée
Et ses propres fureurs ici l'ont amenée.
Elle me voit, m'entend, elle est devant vos yeux; 17G0
Et c'est elle, en un mot, que demandent les Dieux. »
Ainsi parle Calchas. Tout le camp immobile
L'écoute avec frayeur, et regarde Eriphile.
Elle étoit à l'autel, et peut-être en son cœur
Du fatal sacrifice accusoit la lenteur.
Elle-même tantôt, d'une course subite, 1765
Étoit venue aux Grecs annoncer votre fuite.
On admire en secret sa naissance et son sort.
Mais puisque Troie enfin est le prix de sa mort,
L'armée à haute voix se déclare contre elle,
Et prononce à Calchas sa sentence mortelle. 1770
Déjà pour la saisir Calchas lève le bras :
« Arrête, a-t-elle dit, et ne m'approche pas.
Le sang de ces héros dont tu me fais descendré
Sans tes profanes mains saura bien se répandre*. »
Furieuse, ehe vole, et sur l'autel prochain 1775
1, imitation lointaine des paroles de Polyxène dans Hécnbe (543 518).
Euripide fait dire à Iphigénie (v. 1559 et 1560) :
Hpôi; raûta [jlt, 'i^'xùrr^ Ttç 'Apyeîtov è[JLOu*
atylr^ Tapé^w Y*P^ÉpT,v eùxapSîwç.
« Puis, qu'aucun Argien ne me touche, je tendrai le cou, en silence,
et bravement. »
750 IPHIGÉNIE.
Prend le sacré couteau, le plonge dans son sein.
A peine son sang coule et fait rougir la terre,
Les Dieux font sur l'autel entendre le tonnerre ;
Les vents agitent l'air d'heureux frémissements*,
Et la mer leur répond par ses mugissements; 1780
La rive au loin gémit, blanchissante d'écume;
La flamme du bûcher d'elle-même s'allume ;
Le ciel brille d'éclairs, s'entr'ouvre, et parmi nous
Jette une sainte horreur qui nous rassure tous.
Le soldat étonné dit que dans une nue 1785
Jusque sur le bûcher Diane est descendue.
Et croit que s'élevant au travers de ses feux,
Elle portoit au ciel notre encens et nos vœux.
Tout s'empresse, tout part. La seule Iphigénie
Dans ce commun bonheur pleure son ennemie. 1790
Des mains d'Agamemnon venez la recevoir.
Venez. Achille et lui, brûlants de vous revoir.
Madame, et désormais tous deux d'intelligence,
Sont prêts à confirmer leur auguste alliance.
CLYTE^tfNESTRE.
Par quel prix, quel encens, ô ciel! puis-je jamais 1796
Récompenser Achille, et payer tes bienfaits?
1. Ovide [Métamorphoses,, XII, 33-38) :
Ergo ubi, qua decuit, lenita est cxde Diana,
Et pariter Phœbes, pariter maris ira recessit,
Accipiimt ventos a tergo mille carinx ;
Multacpie perpessœ, Phrygia potiuntur arena.
« Donc, aussitôt que Diane fut apaisée par le meurtre qu'il fallait, avec
la colère de la déesse tomba la colère des Ilots. Le vent prend en poupe
les mille vaisseaux; et la flotte, après une longue souffrance, tient le
rivage de Troie. »
FIN d'iPHIGÉNIE
PHÈDRE
NOTICE SUR PHEDRE
La tragédie de Phèdre et Hippolyte^ de Racine fut jouée le
vendredi 1" janvier 1677, par les comédiens de l'Hôtel de
Bourgogne, sur leur théâtre très probablement, et non pas à la
cour.
La tragédie de Phèthe et Hippolyie de Pradon fut jouée le
dimanche 5, par les comédiens de l'Hôtel Guénégaud. Cette
concurrence était un coup monté par une cabale de grands
seigneurs et de beaux esprits, la duchesse de Bouillon et son
frère le duc de Nevers, neveux de Mazarin, Madame Deshou-
liéres, etc. Pradon, sur le bruit que Racine travaillait au sujet
de Phèdre, et peut-être même sur quelque connaissance qui lui
parvint du plan de l'ouvrage, brocha en trois mois une tragédie
destinée à répéter la manœuvre qui n'avait pas réussi à Leclerc
et Coras. Pour la faire réussir, la duchesse de Bouillon, à qui il
en coûta quinze mille livres, loua les deux salles de théâtre pour
les dix premières représentations, en sorte que l'une des deux
Phèdre — celle de Pradon — alla d'abord aux nues, et l'autre —
celle de Racine — fut mal reçue. Justice se fit quand le vrai public
eut accès au théâtre : cependant la curiosité maintint assez long-
temps celle de Pradon sur la scène pour qu'il en fit le fier dans
ses écrits.
Sur cette affaire se greffa celle des sonnets, qu'il ne vaut vrai-
ment pas la peine de conter en détail. Madame Deshouliéres,
avec quelques personnes de la cabale, rime un sonnet injurieux
contre la pièce de Racine. Les amis de Racine et Despréaux,
l'attribuant au duc de Nevers, lui répliquent sur les mêmes
rimes par des vérités fort indécentes. Le duc renvoie encore les
mêmes rimes, contenant une menace de coups de bâton pour les
1. C'est le titre de la première édition. Le simple litre de P/tè(/re
date de 1687.
754 NOTICE SUR PHEDRE.
deux poètes à qui il impute le sonnet précédent. Là-dessus inter-
vient Monsieur le Prince qui offre à Racine et à Boileau un asile
à l'Hôtel de Condé. Mais un quatrième sonnet part, toujours sur
les mêmes rimes, affirmant que Boileau « fut hier bien frotté ».
Sur quoi Condé fait dire au duc de Nevers « qu'il vengerait comme
faites à lui-même les insultes qu'on s'aviserait de faire à deux
hommes qu'il aimait ».
Pendant ce temps se poursuivait une polémique de formes plus
littéraires. Pradon lisait, sans doute chez la duchesse de Bouillon,
une comédie en un acte intitulée Le jugement d'Apollon sur la
Phèdre des anciens, qui ne nous est pas panenue : c'était une
critique de l'œuvre de Racine, comme nous l'apprend Pradon
lui-même dans ses Nouvelles re?narques sur les œuvres du
sieur D***.
En 1677 s'imprima une Dissertation sur les tragédies de
Phèdre et Hippolyte, qui est attribuée à Subligny. Selon la cri-
tique, le sujet de Phèdre est indécent, et fait rougir les dames.
Thésée est « trop crédule et trop imprudent », Phèdre a « trop
d'amour, trop de fureur, et trop d'effronterie » ; elle est « fas-
cinée ». Il n'y a qu'Aricie qui soit un caractère « heureusement
trouvé ». Le récit de Théramène est « trop long et trop affecté ».
Pradon n'avait pas le beau style de Racine : mais sa pièce était
« mieux intriguée », quoique la conduite en manquât de juge-
ment, et quoique l'auteur eût détruit le sujet en ne mariant pas
Phèdre à Thésée.
En général, dans le public, on convint de l'horreur du sujet ;
on reconnut l'infinie supériorité du style de Racine, mais on
approuva la régularité de l'intrigue de Pradon.
Le récit de Théramène donna lieu à beaucoup de discussions :
La Motte en blâma l'enflure poétique dans son Discours sur la
Poésie en général et sur l'ode en particulier (1701). Boileau
justifia Racine dans sa Onzième réflexion sur Longin (1710, im-
primée en 1713). Fénelon, dans sa Lettre à V Académie, se rangea
du côté de La Motte. Louis Racine, dans une Comparaison de
lllippolyte d'Euripide avec la tragédie de Racine sur le même
sujet, lue à l'Académie des inscriptions et belles-lettres en 1728,
essaya de défendre les vers de son père.
Un autre sujet de discussion fut le personnage d'ilippolyte,
que Racine fait amoureux. Subligny y trouvait une violation de
NOTICE SUR PHEDRE. 755
l'histoire. Arnauld, sans doute pour une raison morale, blâmait
l'invention de cet amour. Fénelon enlin n'aimait pas Hippolyte
soupirant : il sentait assez la beauté de l'IIippolyte grec pour ne
point faire grâce à ce qui paraissait être une concession au bel
esprit français.
Racine avait tiré son sujet d'Euripide : il dut beaucoup aussi
à Sénèque. Il n'a pas pris grand'cliose à diverses tragédies fran-
çaises, où l'amour incestueux de Phèdre était traité :
Garnier, Hippolyte, imprimé en 1573.
De la Pinelière, Hippolyte, imprimé en 1G35.
(i. Gilbert, Hippolyte ou le Garçon insensible, impr. en 1647.
Bidar, Hippolyte, joué et imprimé à Lille, 1675.
Nous avons dit dans la Notice sur la vie de Racine que le
dégoût qu'il ressentit de l'acharnement de la cabale put contri-
buer à le retirer du théâtre. Mais lorsqu'il écrivit Phèdre, déjà
des sentiments jansénistes s'étaient réveillés et avaient marqué
la conception du caractère principal. Tout le monde le sentit.
« Je sais de science certaine, dit Voltaire*, qu'on accusa
Phèdre d'être janséniste. Comment! disaient les ennemis de
l'auteur ; sera-t-il permis de débiter à une nation chrétienne ces
maximes diaboliques?
Vous aimez; on ne peut vaincre sa destinée;
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
N'est-ce pas là évidemment un juste à qui la grâce a manqué?
J'ai entendu tenir ces propos dans mon enfance, non pas une
fois, mais trente. »
Boileau avait bien la même impression, puisqu'il porta a
pièce à Arnauld : et celui-ci, quelques jours après, en faisant la
résene que j'ai dite, sur Hippolyte, se déclara fort satisfait du
personnage de Phèdre. « Il n'y a rien à reprendre, dit-il, au
caractère de Phèdre, puisque par ce caractère il nous donne cette
grande leçon que, lorsqu'en punition de fautes précédentes.
Dieu nous abandonne à nous-mêmes et à la perversité de notre
cœur, il n'est point d'excès où nous ne puissions nous porter,
même en les détestant-. »
1. Lettre au marquis Aibergati Capacelli, citée par M. Paul Mesnard.
2. Mémoires de Louis Racine.
EXTRAITS
ET
DOCUMENTS RELATIFS A PHÈDRE
I. — ANALYSE DE L' « HIPPOLYTE » D'EURIPIDE»
L'action se passe à Trézène, devant le palais, à l'entrée duquel
on voit deux images, l'une d'Aphrodite et l'autre d'Artémis.
Prologos (v. 1-120). Prologue proprement dit. Aphrodite expose
le sujet de la tragédie, l'amour de Phèdre, dont elle se fait un
moyen de punir Hippolyte, contempteur de sa divinité.
Hippolyte fait chanter à ses compagnons de chasse un hymne
en l'honneur d'Artémis. Il couronne la statue de la déesse et,
malgré les avertissements d'un des siens, il refuse d'adorer
Aphrodite.
Parodos (v. 121-170). Le chœur des femmes de Trézène raconte
ce qu'il a appris de l'état de Phèdre, et se demande quelle peut
être la cause d'un mal si étrange.
Épisode 1 (171-524). Langueur et délire de Phèdre, autour de
laquelle s'empresse la nourrice. Le chœur converse avec la
nourrice et la conseille, de sorte qu'elle force Phèdre de révéler
son mal, et lui arrache le secret de son amour. Phèdre a résolu
de mourir, elle ne veut pas se déshonorer et déshonorer ses
enfants. La nourrice lui donne d'indignes conseils, lui représente
la fatalité de l'amour, l'engage à céder aux dieux : la reine
résiste et la nourrice promet de la sauver par des remèdes
innocents.
1. Je suis librement l'analyse de M. Weil, dans son excellente édition
de sept tragédies d'Euripide.
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A PHÈDRE. 757
Stasiinon 1 (525-564). Le chœur chante la puissance terrible
de l'Amour.
Épisode 2 (565-732). Phèdre et le chœur entendent Hippolyte
s'emporter contre la nourrice. Il sort du palais, suivi de celle-ci,
dont il repousse les prières avec indignation : elle lui demande
au moins le secret. Il s'emporte dans une longue tirade contre
les femmes. Il se résout à se taire et à s absenter jusqu'au retour
de Thésée. Phèdre chasse la nourrice qui essaye en vain de se
défendre. Elle annonce au chœur qu'elle va mourir.
Stasimon 2 (732-775). Le chœur voudrait fuir loin de ce monde
misérable. Le vaisseau qui amena Phèdre en Attique partit,
arriva sous de sinistres auspices : de là cet amour criminel et
cette triste fin.
£/j2sorfe 3 (776-1101). Une esclave, de l'intérieur du palais,
annonce la mort de Phèdre. Elïroi du chœur. Thésée arrive à ce
moment et demande la cause du tumulte. Le palais s'ouvre, et
l'on voit Phèdre étendue sans vie. Thésée exprime sa douleur.
Il voit des tablettes dans les mains de la morte ; il lit : il voit
l'accusation portée contre Hippolyte. Sa colère éclate, et il
demande à Neptune de punir son fils.
Hippolyte entre, et le père et le fils ont une violente explication
devant le cadavre de Phèdre. Longs discours de Thésée qui accuse
et d'Hippolyte qui se défend. Thésée bannit son fils et le chasse.
Adieu.x d'Hippolyte à Artémis, à sa ville, à ses compagnons.
Stasimon 3 (1102-1150). Le chœur ne sait pas comment con-
cilier ce qui se passe avec la providence des Dieux et déplore le
malheur d'Hippolyte.
Exodos (1151-1466). Un messager apporte à Thésée la nouvelle
de la catastrophe où son fils a succombé. Long récit. Thésée
consent à voir son fils mourant. Le chœur chante la puissance de
l'Amour. Diane paraît dans les airs. Elle fait connaître la vérité
à Thésée accablé ; puis elle excuse son erreur.
Plainte d'Hippolyte mourant. Artémis lui parle et le console.
Il échange ensuite de tendres paroles avec Thésée. La déesse
part, les laissant réconciliés, et après avoir annoncé comment
elle vengera Hippolyte, quels honneurs lui seront rendus après
sa mort.
Hippolyte assure son père de son pardon et meurt entre
ses bras.
758 EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A PHÈDRE.
II. — ANALYSE DE L' « HIPPOLYTE » DE SENEQUE
Acte I, se. i. — Hippolyte donne ses instructions à ses com-
pagnons de chasse et invoque Diane. (1-83.)
Se. u. — Phèdre déclare son amour à la nourrice, qui essaie
en vain de l'en détourner. (84-272.)
Chœur. Puissance de l'Amour, souverain des hommes, des
dieux et des bêtes. (273-317.) .
Acte II, se. i. — La nourrice se lamente de la violence de
l'amour de Phèdre. La reine parait, en costume d'amazone ou do
chasseresse, pour plaire à Hippolyte. (358-429.)
Se. n. — La nourrice essaie de rendre Hippolyte moins austère :
die lui vante le mariage et les plaisirs de la ville. Hippolyte
répond par l'éloge de la chasteté et de la vie rustique. (430-586.)
Se. ni. — Phèdre se déclare à Hippolyte, qui tire l'épée, puis
ia jette et s'enfuit. (587-732.)
Chœur. Le chœur souhaite que la beauté, funeste à tant d'autres,
ne fasse pas le malheur d'Hippolyte. (733-831.)
Acte III, se. i. — Thésée, revenu des enfers, demande à la
nourrice la raison du désordre et du deuil de sa maison. Elle
répond seulement que Phèdre veut mourir. (832-860.)
Se. n. — Phèdre feint de vouloir mourir sans parler : Thésée
Insiste, menace la nourrice de la torture. Alors Phèdre parle,
accuse Hippolyte de lui avoir fait violence; elle montre l'épée
d'Hippolyte comme preuve de l'accusation. (861-899.)
Se. m. — Thésée, irrité, demande à Neptune la mort de son
fils. (900-955.)
Chœur. Désordre des choses humaines, contradiction à l'ordre
du monde: bonheur des méchants; malheur des justes. (956-985.)
Acte IV, se. i. — Le messager raconte à Thésée la mort d'Hip-
polyte. (986-1118.)
Chœur. Instabilité des grandeurs; sécurité des humbles.
Plainte de la mort d'Hippolyte. (1119-1150.)
Acte Y, se. i. — Phèdre déclare l'innocence d'Hippolyte, et
se tue. Lamentation de Thésée, qui rassemble les débris du corps
de son lils et lui promet les derniers honneurs, tandis qu'il les
refuse à Phèdre.
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A PHÈDRE. 759
m. — PHÈDRE ET HIPPOLYTE (Tragédie de Pradon)
1. Dédicace à la duchesse de Bouillon.
... Si les anciens nous l'ont dépeint (Ilippolyte) comme il a été dans
Trézène, du moins il paraîtra comme il a dû être à Paris, et, n'en dé-
plaise à toute l'antiquité, ce jeune héros aurait eu mauvaise grâce de
venir tout hérissé des épines du grec dans une cour aussi galante que
la nôtre....
2. Préface.
Voici une troisième pièce de ma composition ; elle a causé bien de la
rumeur au Parnasse; mais je n'ai pas à me plaindre de son succès. 11 a
passé de si loin mon attente que je me sens obligé d'en remercier le
public, et mes ennemis même de ce qu'ils ont fait contre moi. A l'arri-
vée d'un second Ilippolyte à Paris, toute la république des lettres fut
émue; quelques poètes traitèrent cette entreprise de témérité inouïe
et de crime de lése-majesté poétique ; surtout
La cabale en pâlit et vit en frémissant
Un second Hippolyte à sa barbe naissant.
Mais les honnêtes gens applaudirent fort à ce dessein. Ils dirent haute-
ment qu'Euripide, qui est l'original de cet ouvrage, n'avait jamais fait
le procès à Sénôque pour avoir traité son sujet, ni Sénèque à Garnier,
ni Garnier à Gilbert. J'avoue franchement que ce n'a point été un eftet
du hasard qui m'a fait rencontrer avec M. Racine, mais un pur effet de
mon choix. J'ai trouvé le sujet de Phèdre beau dans les anciens ; j'ai tiré
mon épisode d'Aricie des Tableaux de Philostralc ; et je n'ai point vu
d'arrêt de la cour qui me défendit d'en faire une pièce de théâtre. On
n'a jamais trouvé mauvais, dans la peinture, que deux peintres tirassent
diverses copies du même original ; et je me suis imaginé que la poésie,
et surtout le poème dramatique, qui est une peinture parlante, n'était
pas de pire condition. Il serait même à souhaiter, pour le divertisse-
ment du public, que plusieurs auteurs se rencontrassent quelquefois
dans les mêmes sujets, pour faire naître cette émulation qui est la
cause des plus beaux ouvrages. Mais quelques auteurs intéressés n ont
pas été de ce sentiment. Ils se sont érigés en régents du Parnasse, ou
plutôt en tyrans; et ils ont établi entre eux (en étouffant les ouvrages
des autres, ou plutôt en les empêchant de paraître) cette maxime des
Femmes savantes de Molière :
Nul n'aura de l'esprit hors nous et nos amis.
760 EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A PHÈDRE.
En vérité, n'en déplaise à ces grands hommes, ils me permettront de
leur dire en passant que leur procédé et leurs manières sont fort éloi-
gnés du sublime qu'ils lâchent d'attraper dans leurs ouvrages. Pour
moi, j'ai toujours cru qu'on devait avoir ce caractère dans ses mœurs
avant que de le faire paraître dans ses écrits, et que l'on devait être
bien moins avide de la qualité de bon auteur que de celle d'honnête
homme que l'on me verra toujours préférer à tout le sublime de Lon-
gin. Ces anciens Grecs, dont le style est si sublime, et qui nous doivent
servir de modèles, n'auraient point empêché dans Athènes les meilleures
actrices d'une troupe déjouer un premier rôle, comme nos modernes
l'ont fait à Paris, au théâtre de Guénégaud. C'est ce que le public a vu
avec indignation et avec mépris. Mais il m'aura assez vengé et je lui ai
trop d'obligation pour diiférer plus longtemps à l'avertir de ce qui se
trame contre lui. On le menace d'une satire où l'on l'accuse de méchant
goût, peut-être parce qu'il a osé applaudir à mon ouvrage, et l'on me
menace aussi de la partager avec lui, pour avoir été assez heureux pour
lui plaire. La satire est une bête qui ne me fait point de peur, et que
l'on range quelquefois à la raison. Si le succès de Phèdre m'attire
quelques traits du sieur D..., je ne m'en vengerai qu'en faisant mon
possible de lui fournir tous les ans de nouvelle matière par une bonne
pièce de théâtre à ma façon, afin de mériter une satire de la sienne, à
l'impression de laquelle je ne m'opposerai jamais, quoiqu'on ait voulu
empêcher mon libraire d'imprimer ma pièce. C'est une trop plaisante
nouvelle pour n'en pas réjouir mon lecteur. Il ne pourra pas apprendre
sans rire que ces messieurs veulent ôter la liberté aux auteurs de faire
des pièces de théâtre, aux comédiens de les jouer, aux libraires de les
imprimer, et même au public d'en juger.
3. Analyse de la Phèdre et Ilippolyte de Pradon.
Acteurs : Thésée. Phèdre. Hippolyte. Aricic. Idas ({jouvorneui^
d'ilippolyte). Arcès (confident de Thésée). Cléone (confidente
d'Aricie). Mégiste (femme de la suite de Phèdre). Gardes. — La
scène est à Trézène.
Acte I, se. i. — Hippolyte veut quitter Trézène, fuyant des
présages funestes et les trop tendres égards de Phèdre, la fiancée
de son père. Il veut aller chercher Thésée qui a disparu; mais
un amour qu'Idas ne devine point, le fait partir avec regret.
Se. u. — Déclaration d'ilippolyte à Aricie, qui n'est pas insen-
sible; mais elle reproche à son amant de ne pas répondre à
l'amitié de Phèdre, dont il devrait être reconnaissant.
Se. ni. — Phèdre déclare à Aricie qu'elle n'aime plus Thésée
et qu'elle aime Hippolyte ; elle lui confie qu'eUe va faire semer
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A PHEDRE. 761
le bruit de la mort de Tiiésée, et obliger Ilippolyte à l'épouser,
s'il veut régner.
Se. IV. — Plainte d'Aricie, qui se décide à faire partir Ilip-
polyte.
Acte II, se. i. — Aricie dit à Ilippolyte de craindre Phèdre,
et lexhorte à s'éloigner.
Se. ir. — Phèdre essaie de retenir Ilippolyte à Trézène. Il
répond en homme épris de gloire, comparant sa vie à celle de
son père, honteux de n'avoir encore rien fait. Phèdre l'engage à
aimer, et se confie à sa protection. Ilippolyte promet de retarder
son départ, et avoue qu'il aime.
Se. nr. — Aricie, qui assistait à cet entretien, essaie d'em-
pêcher Phèdre d'interpréter à son avantage les dernières paroles
échappées à Ilippolyte : mais celle-ci se laisse emporter à une
flatteuse espérance.
Se. IV. — Cléone annonce le retour de Thésée.
Se. V. — Désordre de Plièdre, qui s'enfuit pour ne pas voir
Thésée.
Se. VI. — Entrée de Thésée, qui fait son compliment à Aricie
et l'envoie près de Phèdre.
Se. VII. — Thésée rend compte à Ilippolyte de ses actions,
pour lui donner une leçon de politique. Il lui demande si Phèdre
regrettait son absence : à quoi Ilippolyte ne sait trop que
répoiïdre.
AcTK III, se. I. — Phèdre regrette d'avoir été rappelée à la
vie par Aricie, qui s'intéresse de telle sorte dans son amour,
qu'elle lui inspire des soupçons.
Se. II. — Thésée entre. Pour expliquer son trouble, Phèdre
feint de craindre l'arrivée d'une armée conduite par son père :
Thésée répond à cette inquiétude par des hâbleries. Mais il est
inquiet aussi : l'oracle de Délos lui a dit qu'il aurait son fils
pour rival; et pour parer au danger, il veut faire épouser Aricie
à Ilippolyte. Il charge Phèdre de le décourager doucement et
de le tourner vers Aricie.
Se. III. — Fureur de Phèdre : monologue.
Se. IV, — Phèdre olfre a Ilippolyte la jeune Hélène. Elle lui
annonce qu'elle veut marier Aricie à son frère. Sur quoi Ilippo-
lyte se déclare épris d'Aricie : et Phèdre répond par l'aveu de
;on amour, ilippolyte essaie de lui rappeler ce qu'elle doit à
762 EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A PHÈDRE.
Thésée : elle s'emporte et menace Aricie, Thésée, Ilippolyte
elle-même.
Se. V. — Ilippolyte plaint Phèdre, craint pour Aricie et ne
sait que faire.
Acte IV, se. i. — Jalousie de Thésée. Ilippolyte a refusé Aricie;
il veut attendre ; il se trouve, et il la trouve trop jeune. Phèdre
excuse Ilippolyte. Thésée ne doute point de l'amour de son fils:
il veut le bannir.
Se. u. — Phèdre intercède en faveur d'IIippolyte : elle parle
en termes équivoques d'un amour par lequel il l'outraj^e.
Se. ni. — Monologue de Phèdre : douleur et remords. Elle
veut aller justifier Ilippolyte.
Se. IV. — Ilippolyte cherche Aricie, dont Phèdre s'est assurée.
Il s'excuse à Phèdre de ce qu'il ne peut l'aimer; il lui olfre sa ^
vie. Elle est attendrie. Il la prie à genoux d'aimer Thésée.
Se. V. — Thésée le surprend dans cette posture. Ilippolyte
sort sans s'expliquer.
Se. VI, — Malgré Phèdre, Thésée demande vengeance à Neptune.
Acte V, se. i. — Phèdre demande pardon à Aricie et déclare
devoir la vie et la gloire à Ilippolyte.
Se. II. — Inquiétudes d'Aricie.
56'. m. — Thésée vient se plaindre de son fils à Aricie, qui
dénonce Phèdre. Regret et colère de Thésée.
Se. IV. — Mégiste annonce que Phèdre est partie à la suitf
d'Hippolyte.
Se. V. — Idas vient raconter la mort d'Hippolyte (à peu près
comme dans Racine) : Phèdre s'est tuée sur le cadavre de son
amant.
IV. — UN RÉGIT DE QUINAULT
Quinault a fait aussi son récit de Théramène. Dans son Bel-
Icrophon dont il sera parlé dans les notes de la tragédie, il
raconte le combat du héros contre la Chimère : il est impossible
qu'il ne se soit pas souvenu d'Euripide et de Sénèque, les deuï
modèles de Racine. De là sans doute les surprenantes rencontres
de Racine avec Quinault.
Nous marchions à grands pas dans un profond silence,
Quand à côté de nous, au ibnd du bois prochain,
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A PHÈDRE. 763 ;
D'horribles hurlements ont retenti soudain. ]
A ce bruit qui pénètre et transit jusqu'à l'àme, r;
A travers des bouillons de fumée et de flamme, i
Paroit ce Slonstre affreux que le Ciel en courroux o'
A tiré des enfers pour s'armer contre nous. •■
Il se fait reconnoitre à la confuse forme j
D'un corps prodigieux d'une grandeur énorme. '
Lion, Chèvre, Dragon, composé de tous trois,
C'est en un Monstre seul trois monstres à la fois. !■
11 n'est sur son passage endroit qu'il ne désole,
11 rugit, crie et siffle, il court, bondit et vole; j
Des yeux il nous dévore, il ouvre avec fureur J
De sa gueule béante un gouffre plein d'horreur, î
Et pour fondre sur nous s'excitant au carnage, ^
Sur des rochers qu'il brise il aiguise sa rage.
A l'entendre, à le voir, tout tremble, tout frémit : ;
Le jour même est troublé de noirs feux qu'il vomit. '\
A ce terrible objet de mortelles alarmes ;
Font fuir tous nos soldats, leur font jeter les armes. ;
Le seul Bellérophon, ferme dans ce danger, ^
D'un regard intrépide ose l'envisager. «
Je fais tourner son char pour regagner la Ville, î
3Iais il rend malgré moi tout mon soin inutile ; :*
11 s'élance, et saisit, en se jetant à bas, • ■!.
Des armes que la peur fait jeter aux soldats, j
Non par un vain espoir de faire résistance ■]
Contre un monstre au-dessus de l'humaine puissance, :i
Mais pour chercher encor dans un trépas certain ..^
L'honneur d'être immolé les armes à la main. (V, 5.) ' ^
Mais Bellérophon ne doit pas succomber : il tue le monstre. )
Il lui crève un œil, il lui perce le flanc. ]
Le coup en est mortel : le Monstre qui se roule ?
S'efforce d'avaler tout son sang qui s'écoule, 'i
Épuise à se débattre un reste de vigueur 'S
Et tombe enfin sans vie aux pieds de son vainqueur. (V, i.) i
Le peuple admire le cadavre du monstre, et crée la légende. \
11 assure avoir vu des Uieux le secourir,
Et venir assister ses forces inégales, e
L'un d'un cheval volant, l'autre d'armes fatales, 1
Tant en des cœurs surpris d'un grand événement -''.
La superstition s'insinue aisément. {Ibid.) i
QUESTIONS SUR PHÈDRE
I. Discuter ce que Racine, dans sa Préface, dit du caractère
de Phèdre : que c'est peut-être ce qu'il a mis « de plus
raisonnable sur le théâtre ».
II. La moralité de la tragédie de Phèdre.
III. Étudier et discuter la théorie d'Aristote, que Racine prend
à son compte dans sa Préface, selon laquelle le héros
tragique ne doit être ni tout à fait bon ni tout à fait
méchant ; essayer de déterminer jusqu'où l'on peut re-
culer la limite dans les deux sens.
IV. Les deux Hippolyte d'Euripide.
V. VHippolyte de Sénèque.
VI. Le sujet de Phèdre dans la tragédie française avant Racine.
VII. La Phèdre et Hippolyte de Pradon.
VIII. Comparer la Phèdre de Racine aux tragédies d'Euripide et
de Sénèque : rechercher ce qu'il leur doit, ce qu'il a
changé ou innové dans le sujet, et quelle est l'importance
de ces modifications.
IX. La conduite de l'action dans la tragédie de Phèdre : montrer
comment elle correspond à la conception du sujet.
X. Étudier le rapport de l'intrigue et des caractères dans
Phèdre.
XI. Le rôle de Phèdre : comment Racine a-t-il sauvé l'odieux
du personnage ?
XII. Aricie; valeur et effets de l'invention du personnage.
XIII. Le récit de Théramène : examiner et discuter les critiques
qu'on en a faites.
XVI. Étudier l'emploi de la mythologie dans la tragédie de
Phèdre.
PREFACE
Voici encore une tragédie dont le sujet est pris d'Euri-
pide. Quoique j'aie suivi une route un peu différente de
celle de cet auteur pour la conduite de l'action, je n'ai
pas laissé d'enrichir ma pièce de tout ce qui m'a paru
plus éclatant' dans la sienne. Quand je ne lui devrois que
la seule idée du caractère de Phèdre, je pourrois dire que
je lui dois ce que j'ai peut-être mis de plus raisonnable
sur le théâtre. Je ne suis point étonné que ce caractère
ait eu un succès si heureux du temps d'Euripide, et qu'il
ait encore si bien réussi dans notre siècle, puisqu'il a
toutes les qualités qu'Aristote demande dans le héros de
la tragédie*, et qui sont propres à exciter la compassion
et la terreur. En effet, Phèdre n'est ni tout à fait coupable,
ni tout à fait innocente. Elle est engagée par sa destinée,
1. Yar. : de plus éclatant. (Éd. antérieures à 1697.)
2. Arislote, Poétique, ch. xiii. Cf. Corneille, Second Discours :
« ... 11 reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrêmes, par le
766 PRÉFACE.
et par la colère des Dieux, dans une passion illégitime,
dont elle a horreur toute la première. Elle fait tous ses
efforts pour la surmonter. Elle aime mieux se laisser
mourir que de la déclarer à personne. Et lorsqu'elle est
forcée de la découvrir, elle en parle avec une confusion
qui fait bien voir que son crime est plutôt une punition
des Dieux qu'un mouvement de sa volonté.
J'ai même pris soin de la rendre un peu moins odieuse
qu'elle n'est dans les tragédies des anciens, où elle se
résout d'elle-même à accuser llippolyte. J'ai cru que la
calomnie avoit quelque chose de trop bas et de trop noir
pour la mettre dans la bouche d'une princesse qui a d'ail-
leurs des sentiments si nobles et si vertueux. Cette bas-
sesse m'a paru plus convenable à une nourrice, qui pou-
voit avoir des intentions plus serviles, et qui néanmoins
n'entreprend cette fausse accusation que pour sauver la
vie et l'honneur de sa maîtresse. Phèdre n'y donne les
mains que parce qu'elle est dans une agitation d'esprit
qui la met hors d'elle-même, et elle vient un moment
après dans le dessein de justifier l'innocence et de décla-
rer la vérité.
Hippolyte est accusé, dans Euripide et dans Sénèque,
d'avoir en effet violé sa belle-mère : Vim corpus tulit^. Mais
il n'est accusé ici que d'en avoir eu le dessein. J'ai voulu
épargner à Thésée une confusion qui l'auroit pu rendre
moins agréable aux spectateurs.
Pour ce qui est du personnage d'Hippolyte, j'avois
remarqué dans les anciens qu'on reprochoit à Euripide de
l'avoir représenté comme un philosophe exempt de toute
imperfection : ce qui faisoit que la mort de ce jeune
choix d'un homme qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant,
et qui, par une faute, ou faiblesse humaine, tombe dans un malheur
qu'il ne mérite pas. Aristote en donne pour exemple Œdipe et Thyeste. »
Voyez aussi l'Examen de Polyeucte.
1 Sénèque, Hippolyte^ III, 2, vers 889.
PRÉFACE. 767
prince causoit beaucoup plus d'indignation que de pitiés
J'ai cru lui devoir donner quelque foiblesse qui le rendroit
un peu coupable envers son père, sans pourtant lui rien
ôter de cette grandeur d'ànie avec laquelle il épargne
l'honneur de Phèdre, et se laisse opprimer sans l'accuser,
l'appelle foiblesse la passion qu'il ressent malgré lui pour
Âricie, qui est la liUe et la sœur des ennemis mortels de
son père.
Cette Aricie n'est point un personnage de mon inven-
tion. Virgile dit qu'Ilippolyte l'épousa, et en eut un fils,
après qu'Esculape l'eut ressuscité*. Et j'ai lu encore dans
quelques auteurs ' qu'Hippolyte avoit épousé et emmené
en Italie une jeune Athénienne de grande naissance, qui
s'appeloit Aricie, et qui avoit donné son nom à une petite
ville d'Italie.
Je rapporte ces autorités, parce que je me suis très-
scrupuleusement attaché à suivre la fable. J'ai même
suivi l'histoire de Thésée, telle qu'elle est dans Plu-
la rque.
C'est dans cet historien que j'ai trouvé que ce qui avoit
donné occasion de croire que Thésée fût descendu dans
les enfers pour enlever Proserpine, étoit un voyage que
ce prince avoit fait en Épire vers la source de l'Achéron,
chez un roi dont Pirithoûs vouloit enlever la femme, et
qui arrêta Thésée prisonnier, après avoir fait mourir
Pirithoûs*. Ainsi j'ai tâché de conservé la vraisemblance de
1. Ce n'est pas tout à fait exact. L'HippoIyte grec ofTense Aphro-
dite par son orgueilleux mépris de l'amour; il y a là une sorte
de faute, d'excès (oêpiç), et Schlegel, dans sa comparaison entre
la Phèdre d'Hippolyte et celle de Racine, a raison d'en faire la
renianiue.
2. Enéide, VII, 761-769.
3. Peut-être dans les Tableaux de Philostrate (traduits par Biaise de
Vigenère en 1615), où Pradon, dans sa Préface, dit avoir pris l'idée du
rôle de son Aricie.
4. Plutanjue, Vie de Thésée, 31.
768 PREFACE.
l'histoire', sans rien perdre des ornements de la fable, qui
fournit extrêmement à la poésie. Et le bruit de la mort
de Thésée, fondé sur ce voyage fabuleux, donne lieu à
Phèdre de faire une déclaration d'amour qui devient une
des principales causes de son malheur, et qu'elle n'auroit
jamais osé faire tant qu'elle auroit cru que son mari éloit
vivant.
Au reste, je n'ose encore assurer que cette pièce soit
en effet la meilleure de mes tragédies. Je laisse et aux
lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce
que je puis assurer, c'est que je n'en ai point fait où la
vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci. Les
moindres fautes y sont sévèrement punies. La seule
pensée du crime y est regardée avec autant d'horreur que
le crime même. Les foiblesses de l'amour y passent pour
de vraies foiblesses^; les passions n'y sont présentées aux
yeux que pour montrer tout le désordre dont elles sont
cause; et le vice y est peint partout avec des couleurs qui
en font connoître et haïr la difformité. C'est là proprement
le but que tout homme qui travaille pour le public doit se
proposer; et c'est ce que les premiers poètes tragiques
avoient en vue sur toute chose. Leur théâtre étoit une
école où la vertu n'étoit pas moins bien enseignée que
dans les écoles des philosophes. Aussi Aristote a bien voulu
donner des règles du poëme dramatique; et Socrate, le
plus sage des philosophes, ne dédaignoit pas de mettre la
main aux tragédies d'Euripide^. Il seroit à souhaiter que
nos ouvrages fussent aussi sohdes et aussi pleins d'utiles
instructions que ceux de ces poètes. Ce seroit peut-être
un moyen de réconciher la tragédie avec quantité de
1. Comprenez cela au sens aristotélicien et cornélien, c'est-à-dire que
l'histoire est cause de la vraisemblance; car ce qui est arrivé était
possible, puisque c'est arrivé.
2. C'est ce que Boileau a relevé dans son Art Poétique, chant III.
3. Diogène de Laerte, 1. V, eh. n.
PRÉFACE. 769
personnes, célèbres par leur piété et par leur doctrine*,
qui l'ont condamnée dans ces derniers temps, et qui en
jugeroient sans doute plus favorablement, si les auteurs
songeoient autant à instruire leurs spectateurs qu'à les
divertir, et s'ils suivoient en cela la véritable intention de
la tragédie.
1. Les jansénistes. Nicole avait pul)lié en 1659 son Traité de la
Conu'dic; le prince de Conti donna le sien en 1G66. II parut en 1672 une
Défense du traité de M. le Prince de Conti, dont l'auteur était
31. Voisin, prêtre, docteur en théologie. Enfin Nicole venait do réim-
primer son Traité au troisième volume de ses Essais de Morale (1675).
RACINE.
25
ACTEURS
THÉSÉE, fils d'Egée, roi d'Ahènes.
PHÈDRE, femme de Thésée, fille de Minos
et de Pasiphaé Mlle Champmeslé.
HIPPOLYTE, fils de Thésée, et d'Antiope,
reine des Amazones.
ARICIE, princesse du sang royal d'Athènes. Mlle d'Ennebaut.
ŒNO^sE, nourrice et confidente de Phèdre.
TlIÉRAMÈNE, gouverneur d'ilippolyte.
ISMÈNE, confidente d'Aricie.
PANOPE, femme de la suite de Phèdre.
Gardes.
La scène est à Trézène, ville du Péloponnèse*.
1 Comme dans Euripide. Sénèque transporte sa tragédie à Atliènes.
PHEDRE
TRAGÉDIE
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.
IIIPPOLYTE.
Le dessein en est pris : je pars, cher Théramène,
Et quitte le séjour de l'aimable Trézène.
Dans le doute mortel dont je suis agité,
Je commence à rougir de mon oisiveté.
Depuis plus de six mois éloigné de mon père, 5
J'ignore le destin d'une tête si chère;
J'ignore jusqu'aux lieux qui le peuvent cacher.
THÉRAMÈNE.
Et dans quels lieux, Seigneur, l'allez-vous donc chercher?
Déjà, pour satisfaire à votre juste crainte.
J'ai couru les deux mers que sépare Corinthe; lo
J'ai demandé Thésée aux peuples de ces bords
772 PHÈDRE.
Où l'on voit l'Achéron se perdre chez les morts;
J'ai visité l'Élide, et laissant le Ténare,
Passé jusqu'à la mer qui vit tomber Icare.
Sur quel espoir nouveau, dans quels heureux climats i5
Croyez-vous découvrir la trace de ses pas?
Qui sait même, qui sait si le Roi votre père
Veut que de son absence on sache le mystère?
Et si, lorsqu'avec vous nous tremblons pour ses jours,
Tranquille, et nous cachant de nouvelles amours, 20
Ce héros n'attend point qu'une amante abusée....
HIPPOLYTE.
Cher Théraméne, arrête, et respecte Thésée.
De ses jeunes erreurs désormais revenu,
Par un indigne obstacle il n'est point retenu;
Et fixant de ses vœux l'inconstance fatale, aS
Phèdre depuis longtemps ne craint plus de rivale.
Enfin en le cherchant je suivrai mon devoir,
Et je fuirai ces heux que je n'ose plus voir.
THERAMENE.
Hé! depuis quand, Seigneur, craignez-vous la présence
De ces paisibles lieux, si chers à votre enfance, 3o
Et dont je vous ai vu préférer le séjour
Au tumulte pompeux d'Athène et de la cour?
Quel péril, ou plutôt quel chagrin vous en chasse?
niPPOLYTE.
Cet heureux temps n'est plus. Tout a changé de face,
Depuis que sur ces bords les Dieux ont envoyé 35
La fille de Minos et de Pasiphaé.
THÉPiAMÈNE.
J'entends : de vos douleurs la cause m'est connue,
Phèdre ici vous chagrine, et blesse votre vue.
I
ACTE I, SCÈNE I. 773
Dangereuse marâtre, à peine elle vous vit,
Que votre exil d'abord signala son crédit. " 4o
Mais sa haine sur vous autrefois attachée,
Ou s'est évanouie, ou s'est bien relâchée.
Et d'ailleurs quels périls vous peut faire courir
Une femme mourante et qui cherche à mourir?
Phèdre, atteinte d'un mal qu'elle s'obstine à taire, 45
Lasse enfin d'elle-même et du jour qui l'éclairé,
Peut-elle contre vous former quelques desseins?
UIPPOLYTE.
Sa vaine inimitié n'est pas ce que je crains.
Hippolyte en partant fuit une autre ennemie :
Je fuis, je l'avoùrai, cette jeune Aricie, 5o
Reste d'un sang fatal conjuré contre nous.
THÉRAMÈNE.
Quoi? vous-même, Seigneur, la persécutez- vous?
Jamais l'aimable sœur des cruels Pallantides*
Trempa-t-elle aux complots de ses frères perfides?
Et devez-vous haïr ses innocents appas? 55
HIPPOLYTE.
Si je la haissois, je ne la fuirois pas.
THÉRAMÈNE.
Seigneur, m'est-il permis d'expliquer votre fuite?
Pourriez-vous n'être plus ce superbe Hippolyte,
Implacable ennemi des amoureuses lois
Et d'un joug que Thésée a subi tant de fois? 6o
^ 1. Plutarque, Vie de Thésée, XIII; et Pausanias, 1. I, cli. xxi. Ces fils
de Pallas (ou Pallante, au vers 330), petits-fils de Pandion, et neveux
d'Éj^ée, avaient disputé à Thésée la royauté d'Athènes. Ils lui avaient
tendu une embuscade. Mais il eut le dessus; et s'en étant défait, il
vint à Trézène pour se purifier.
774 PHÈDRE.
Vénus, par votre orgueil si longtemps méprisée,
Voudroit-elle à la fin justifier Thésée?
Et \x)us mettant au rang du reste des mortels,
Vous a-t-elle forcé d'encenser ses autels*?
Àimeriez-vous, Seigneur?
HIPPOLYTE.
Ami, qu'oses-tu dire? 65
Toi, qui connois mon cœur depuis que je respire,
Des sentiments d'un cœur si fier, si dédaigneux,
Peux-tu me demander le désaveu honteux?
C'est peu qu'avec son lait une mère amazone ^
M'ait fait sucer encor cet orgueil qui t'étonne; 70
Dans un âge plus mûr moi-même parvenu,
Je me suis applaudi quand je me suis connu.
Attaché près de moi par un zèle sincère.
Tu me contois alors l'histoire de mon père.
Tu sais combien mon âme, attentive à ta voix, 75
S'échautfoit au récit de ses nobles exploits.
Quand lu me dépeignois ce héros intrépide
Consolant les mortels de l'absence d'Alcide,
Les monstres étouffés et les brigands punis,
Procruste, Cercyon, et Scirron, et Sinnis, 80
Et les os dispersés du géant d'Épidaure,
Et la Crète fumant du sang du Minotaure' :
1. Ces vers tiennent en quelque façon lieu du prologue de la pièce
grecque.
2. Antiope, ou Ilippolyte, reine des Amazones.
3. Ovide, Métamorphoses, Vil, 433-43 :
... Te, maxime Theseu,
Mirata est Marathon Creisei sanguine taiiri;
Quodque siiam secnrus arat Cromijona colonns ■
Munus opusque timm est. Tellus Epidauria j)er le
Clavigeram vidit Yitlcani occnmbere jjrolem,
Yidit et immitcm Ccphisias ora Procrnsten.
Cercyonis letum vidit Cerealis Eleusin.
ACTE I, SCEINE I. 775
Mais quand tu récitois des faits moins glorieux,
Sa foi partout offerte et reçue en cent lieux;
Hélène à ses parents dans Sparte dérobée; 85
Salamine témoin des pleurs de Péribée;
Tant d'autres, dont les noms lui sont même échappés,
Trop crédules esprits que sa flamme a trompés :
Ariane aux rochers contant ses injustices*,
Phèdre enlevée enfin sous de meilleurs auspices ; 90
Tu sais comme à regret écoulant ce discours,
Je te pressois souvent d'en abréger le cours,
Heureux si j'avois pu ravir à la mémoire
Cette indigne moitié d'une si belle histoire.
Et moi-même, à mon tour, je me verrois lié? 96
Et les Dieux jusque-là m'auroient humilié ?
Dans mes lâches soupirs d'autant plus méprisable,
Qu'un long amas d'honneurs rend Thésée excusable,
Qu'aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourd'hui
Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui. 100
Quand même ma fierté pourroit s'être adoucie,
Aurois-je pour vainqueur dû choisir Aricie?
Occidit ille Si7iis, magnis maie viribus usus,
Qui paierai curvare trahes, el ar/ebal ab alto
Ad lerram laie sparsiiras corpora plniis.
Tiilus ad Alcalhoen, Lelerjela mœnia, limes,
Compo&ilo Scirone., palet....
« 0 grand Thésée, Marathon t'a admiré couvert du sang du Minotaure :
si le colon de Cromyon laboure sa terre en sûreté, c'est ton œuvre et
ton bienfait. Sous tes coups Epidaure a vu tomber le lils de Vulcain à
la terrible massue. La rive du Céphise a vu périr le cruel Procruste:
Eleusis, ville de Cérès, a vu la fin de Cercyon, Mort aussi, ce Sinis qui
usait si mal de sa force prodigieuse, capable de courber des arbres, et
ployant jusqu'à terre des pins qui, en se redressant, éparpillaient dans
les airs le corps de ses victimes. Sciron détruit laisse le chemin de Mé
gare ouvert et sûr, »
i. Aux rochers : quand Thésée l'eut abandonné à Naxos. Le terme
donné par Racine à l'idée vient du souvenir du beau morceau de
Catulle (les plaintes d'Ariane dans VEjnlhalame de Tliélis et de Pelée).
776
PHEDRE.
Ne soiiviendroii-il plus à mes sens égarés
De l'obstacle éternel qui nous a séparés ?
Mon père la réprouve ; et par des lois sévères
Il défend de donner des neveux à ses frères :
D'une lige coupable il craint un rejeton ;
Il veut avec leur sœur ensevelir leur nom,
Et que jusqu'au tombeau soumise à sa tutelle,
Jamais les feux d'hymen ne s'allument pour elle.
Dois-je épouser ses droits contre un père irrité ?
Donnerai-je l'exemple à la témérité ?
Et dans un fol amour ma jeunesse embarquée....
io5
IIO
THERAMENE.
Ah ! Seigneur, si votre heure est une fois marquée,
Le ciel de nos raisons ne sait point s'informer. ii5
Thésée ouvre vos yeux en voulant les fermer;
Et sa haine, irritant une flamme rebelle.
Prête à son ennemie une grâce nouvelle.
Enfin d'un chaste amour pourquoi vous effrayer?
S'il a quelque douceur, n'osez- vous l'essayer? 120
En croirez-vous toujours un farouche scrupule ?
Craint-on de s'égarer sur les traces d'Hercule ?
Quels courages Vénus n'a-t-elle pas domptés?
Vous-même, où seriez-vous, vous qui la combattez,
Si toujours Antiope à ses lois opposée, 126
D'une pudique ardeur n'eût brûlé pour Thésée*?
Mais que sert d'affecter un superbe discours ?
Avouez-le, tout change; et depuis quelques jours
1. Cette idée avait été exprimée par Molière dans le style comique^.
{Femmes savantes, 1, 1, v. 77-80). Racine a dû la prendre dans Gilbert.'
qui écrivait :
Dites-moi, seriez-vous du nombre des vivants,
Auriez-vous de lauriers la tête couronnée,
Si la belle Antiope eût fui l'hyménée?
Pouvez-vous l'honorer et ne l'Imiter pas? (II, 3.)
ACTE I, SCÈNE II. 777
On vous voit moins souvent, orgueilleux et sauvage,
Tantôt faire voler un char sur le rivage, . i3o
Tantôt, savant dans l'art par Neptune inventé,
Rendre docile au frein un coursier indompté.
Les forêts de nos cris moins souvent retentissent ;
Chargés d'un feu secret, vos yeux s'appesantissent.
Il n'en faut point douter : vous aimez, vous brûlez: i35
Vous périssez d'un mal que vous dissimulez.
La charmante Aricie a-t-elle su vous plaire?
HIPPOLYTE.
Théramène, je pars, et vais chercher mon père,
THÉRAMÈNE.
Ne verrez-vous point Phèdre avant que de partir,
Seigneur?
HIPPOLYTE.
C'est mon dessein : tu peux l'en avertir. 140
Voyons-la, puisqu'ainsi mon devoir me l'ordonne.
Mais quel nouveau malheur trouble sa chère Œnoné ?
SCÈNE II
HIPPOLYTE, ŒNONE, THÉRAMÈNE.
ŒNONE.
Hélas ! Seigneur, quel trouble au mien peut être égal ?
La Reine touche presque à son terme fatal*.
i. hti nourrice dit à Thésée dans Sénèque :
... Mxsta secretum occidit
Staliiilque secnm ferre, qiio moriiur, malum.
« Triste, elle cache son secret, résolue à emporter avec elle le mal
dont elle meurt, >?
778 PHÈDRE.
En vain à l'observer jour et nuit je m'attache : i45
Elle meurt dans mes bras d'un mal qu'elle me cache.
Un désordre éternel régne dans son esprit.
Son chagrin inquiet l'arrache de son lit.
Elle veut voir le jour ; et sa douleur profonde
M'ordonne toutefois d'écarter tout le monde.... i5o
Elle vient.
HU'POLYTE.
■ Il suffit : je la laisse en ces lieux,
Et ne lui montre point un visage odieux.
SCENE m
PHÈDRE, Œ?{ONE.
PHÈDRE.
N'allons point plus avant. Demeurons, chère Œnone.
Je ne me soutiens plus : ma force m'abandonne.
Mes yeux sont éblouis du jour que je revoi, i55
Et mes genoux tremblants se dérobent sous moi.
Hélas !
(Elle s'assit.)
ŒNONE.
Dieux tout-puissants, que nos pleurs vous apaisent.
PHKDUE.
Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent!
Quelle importune main, en formant tous ces nœuds,
A pris soin sur mon front d'assembler mes cheveux *?i6o
Tout m'afflige et me nuit, et conspire à me nuire.
1. Euripide :
AcpsTs [JLO'J 8c'[iaç, 6(i6oÙTS y.âpa*
)v£)kU[JLat jxeXswv ^ûvSeajxa cptXcov.
ACTE I, SCÈNE III. 770
ŒNONE.
('omme on voit tous ses vœux l'un l'autre se détruire !
Vous-même, condamnant vos injustes desseins,
Tantôt à vous parer vous excitiez nos mains;
Vous-même, rappelant votre force première, i65
Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière.
Vous la voyez. Madame; et prête à vous cacher,
Vous haïssez le jour que vous veniez chercher * ?
Noble et brillant auteur d'une triste famille,
Toi, dont ma mère osoit se vanter d'être fille, 170
Qui peut-être rougis du trouble où tu me vois,
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois.
ŒNONE.
Quoi? vous ne perdrez point cette cruelle envie?
Aàêex' sùirnyeiç /eî^p^cç, rpôroXoi.
Bapû [JLOt xecpa'Xf.ç èirtxpavov è'yeiv
àcpeX' àiJLTÉTaaov pôaxpuyov (ï)|Jioiç. (198-202.)
« Soutenez mon corps; relevez-moi la tête; mes membres sont bri-
sés. Esclaves, pressez mes mains. Ce voile est pesant sur ma tête : ôtez-
Ic, détachez mes cheveux, répandez-les sur mes épaules. »
1, Euripide :
Asûpo yàp èX6eîv Trav etto? t,v aor
xâ/a 8' tU 6aXà{xou<; (stzzù^zk; t6 xàXiv.
Ta/;j yàp ccpàXXs', xouSevl yjxipz'.ç,
O'joé a' àpé<r/.ti t6 Tiapov, xô 6' aTtôv
çOvxepov r.ysr. (181-185.)
« Tu ne parlais que de venir ici; et sans doute tu vas vite retourner
dans ton appartement. Tu changes d'avis tout de suite; rien ne te
réjouit. Ce que tu as te déplaît; tu préfères ce que tu n'as pas. »
Sénèque a exprimé la même idée. Mais je ne citerai Sénèque que là
où £uripidd n'aura pas pu servir de modèle à Racine.
780 PHÈDRE. J
Vous verrai-je toujours, renonçant à la vie, 'i
Faire de votre mort les funestes apprêts ? 175 ■
PHÈDRE.
Dieux ! que ne suis-je assise à l'ombre des forêts ! i
Quand pourrai-je, au travers d'une noble poussière," |
Suivre de l'œil un char fuyant dans la carrière*?
ŒNONE.
Quoi, Madame?
PHÈDRE.
Insensée, où suis-je ? et qu'ai-je dit?
Où laissé-je égarer mes vœux et mon esprit? i8o
Je l'ai perdu : les Dieux m'en ont ravi l'usage.
Œnone, la rougeur me couvre le visage :
Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs;
Et mes yeux, malgré moi, se rempHssent de pleurs*.
1. Euripide :
Atat-
-ttÔl»? àv Spoaspaç dcitô xpTjvTSoi;
xaOapwv oSdxwv ttwix' àpuaa£[XTiV,
ÛTTO t' alyziooK; è'v ts '/.oii-fixi^
>.£t[j.â>vi x>ki6era' dvaTtauaaijxTiv.... (208-211.)
Asiaç Sso-jTOLv "Apxsîxi At[xva<;
xal yufjLvaacwv twv 'nriroxpôrtov,
sl'ôe y£vot[jLav èv aoTç SaTiéSotç,
TiwAoui; 'Evsxaç 6a[xa)ii^0[JL£va. (228-31.)
^■' 1
« Ah! si je pouvais me désaltérer dans les eaux pures d'une source ç!
fraîche ! Si je pouvais me reposer, m'étendre dans une prairie ombreuse - \
au pied des peupliers ! Artemis, souveraine de Limna et des hippo- ^
dromes sonores, que ne suis-je dans tes plaines, dompteuse de chevaux
vénètes. »
2. Euripide :
Aûaxavoç èyùi, xl ttot' eipyaaàfjLTjv ;
TTOc T:ap£Tr);ày)^67^v ywù>\n\^ àya6%;
ifxavTjv, licsaov ôaéjxovoç àxi^.
ACTE i, SCÈNE III. 781
Ah! s'il vous faut rougir, rougissez d'un silence i85
Qui de vos maux encore aigrit la violence.
Rebelle à tous nos soins, sourde à tous nos discours,
Voulez-vous sans pitié laisser finir vos jours ?
Quelle fureur les borne au milieu de leur course ?
Quel charme ou quel poison en a tari la source? 190
Les ombres par trois fois ont obscurci les cieux
Depuis que le sommeil n'est entré dans vos yeux,
Et le jour a trois fois chassé la nuit obscure
Depuis que votre corps languit sans nourriture*.
A quel affreux dessein vous laissez-vous tenter? ' igS
De quel droit sur vous-même osez-vous attenter?
Vous offensez les Dieux auteurs de votre vie ;
Vous trahissez l'époux à qui la foi vous lie;
Vous trahissez enfin vos enfants malheureux,
Que vous précipitez sous un joug rigoureux. 200
Songez qu'un même jour leur ravira leur mère,
Et rendra l'espérance au fils de l'étrangère,
A ce fier ennemi de vous, de votre sang,
qjso, oeo, TÂT^jjLuv.
Mata, tA\v^ (xou Y.pv'^iO'^/ Tcs»aXi/^v
aîoo-j;xcôa y%p xx XeXsyjxeva [xoi.
Kp-jT.xz' xat' ôjffwv oâxpua ^ab/si,
xa', è-n' aî<y/tjVTjv ôjxjxa TéxpaiTTat. (239-2i6.)
« Malheureuse! qu'ai-je fait? où me suis-je égarée, loin de là raisonf
3'ai été folle, j'ai failli par la colère d'une divinité. Ah! ah! malheu-
reuse ! Nourrice, ramène mon voile sur ma tête. Je rougis de ce que
j'ai dit. Couvre ma face. Les larmes tombent de mes yeux, et la honte
est dans mon regard, »
1. Euripide : .-. Toitaïav y' ouar' <3tori,to<î f,[j.£pav (273), dit la nour-
rice. « Voici trois jours qu'elle est sans nourriture. » Et le chœur :
ToiTâxav ôé v'.v xVjw — xâvSs xax' àjxêpoaîou — cyT6[j.axoç à(j.£-
pav — Aâtxaxpo; àxxà; 5£(j.aç àyvôv 1<t/zvj. (135-138.)
« Voici trois' jours, m'a-t-on dit, que les dons de Cérès n'ont pas tou-
ché sa bouche, et que son corps est sans nourriture. »
782 PHÈDRE.
Ce fils qu'une Amazone a porté dans son flanc,
Cet Hippolyte....
PHÈDRE.
Ah, Dieux !
ŒNONE.
Ce reproche vous touche
PHÈDRE.
Malheureuse, quel nom est sorti de ta bouche ?
ŒNONE.
Hé bien ! votre colère éclate avec raison * :
J'aime à vous voir frémir à ce funeste nom.
1. Euripide :
Too(p6^. 'AXk' l'oôt [xévTOt (irpôç xâS' aùGaosaTepol
rîyvou ôaXdaai]?), et Gave:, Trpooouo-a aoù?
IlarSaç,-, Ttaxpwwv \}.^ {xeôé^ovTa? 86}xwv,
Ma TTjv dfvaaaav i-Titav 'Afxa^ôva,
"H C70ÏÇ Tsxvoiai ôsaTioTTiv éyetvaxo
NÔ60V, cppovouvxa yvT^at', oTa6à viv xaTvôiç,
'IinrôXuxov.
<ï)a':Spa. Ol'p.0'.!
Tpocpdç. Biyyàvst aéOsv xôSe;
<I>aîSpa. 'ATTwXsadi; (xe, [xaia, xat as, Tipôç ôswv,
xouS' àvSpôç auOiç >k(aao|xai uiyav irépt.
- Tpo^ôç. 'Opaç; {ppoverç jxèv eu, ©povoCaa ô', où ôAsk;
TcaîSdcç x' ôvf,(Tai xat aàv èxffwuat ^t'ov. (304-31 -i.)
« Reste, si tu veux, plus sourd à ma voix que les Ilots de la mer;
mais sache bien, que si tu meurs, tu trahis tes enfants, qui n'hériteront
point de leur père; j'en jure par l'Amazone, par la reine guerrière qui
a enfanté un maître pour tes enfants, ce bâtard orgueilleux comme un |
fils légitime, tu le connais bien, Hippolyte.— Hélas! — Ce nom t'est ' ii
sensible? — Tu m'as tuée, nourrice : par les dieux, je t'en prie, ne
parle plus de cet homme. — Tu vois? Tu as des sentiments sages, et
avec ces sentiments, tu ne veux pas protéger tes enfants en conservant
ta vie. »
ACTE I, SCÈNE lïl. "Î^S
Vivez donc. Que l'amour, le devoir vous excite.
Vivez, ne souffrez pas que le fils d'une Scythe, 210
Accablant vos enfants d'un empire odieux.
Commande au plus beau sang de la Grèce et des Dieux.
Mais ne différez point : chaque moment vous tue.
Réparez promptement votre force abattue,
Tandis que de vos jours, prêts à se consumer, 2i5
Le flambeau dure encore, et peut se rallumer.
PHÈDRE.
J'en ai trop prolongé la coupable durée.
ŒNOxNE.
Quoi? de quelques remords êtes- vous déchirée?
Quel crime a pu produire un trouble si pressant ?
Vos mains n'ont point trempé dans le sang innocent ?
phî:dre.
Grâces au ciel, mes mains ne sont point criminelles*.
Plût aux Dieux que mon cœur fût innocent comme elles !
ŒNONE.
Et quel affreux projet avez- vous enfanté
Dont votre cœur encor doive être épouvanté ?
PHÈDRE.
Je t'en ai dit assez. Épargne-moi le reste. 22$
Je meurs, pour ne point faire un aveu si funeste.
ŒNONE.
Mourez donc, et gardez un silence inhumain;
1. Euripide ;
Tpoaô;. 'Ay^àç [xèv, w iraT, /etpaç aïtiaTOç çpsps'.;;
^ctiopoL. Xeîpeç |xèv àyval, <ppT,v 6' è'/et [iia<j\).à t'. (316-317.)
0 0 ma fille, tes mains sont-elles pures de sangf — Mes mains sont
pures, mais mon âme est souillée. ''
784 PHÈDRE.
Mais pour fermer vos yeux cherchez une autre main.
Quoiqu'il vous reste à peine une t'oible lumière,
Mon âme chez les morts descendra la première. aSo
Mille chemins ouverts y conduisent toujours,
Et ma juste douleur choisira les plus courts.
Cruelle, quand ma foi vous a-t-elle déçue?
Songez-vous qu'en naissant mes bras vous ont reçue ?
Mon pays, mes enfants, pour vous j'ai tout quitté. 235
Réserviez-vous ce prix à ma fidélité ?
PHÈDRE.
Quel fruit espères-tu de tant de violence?
Tu frémiras d'horreur si je romps le silence.
ŒNONE.
Et que me direz-vous qui ne cède, grands Dieux !
A l'horreur de vous voir expirer à mes yeux* ? 240
PHÈDRE.
Quand tu sauras mon crime, et le sort qui m'accable,
Je n'en mourrai pas moins, j'en mourrai plus coupable.
Madame, au nom des pleurs que pour vous j'ai versés,
Par vos foibles genoux que je tiens embrassés.
Délivrez mon esprit de ce funeste doute. 245
1. Euripide : '
<l>a(5pa. Tiôpi^; j3iàî;si /sipôç è|TipTTf][J-eVn.
Tpocpôç. Kal Gwv ys yovàTwv ou (xeôfjO'oii.a^ ttots.
Oaiopa. Kdtx', w Tâ);a'.va, aol, xâS* sî r.cùizi, xaxâ.
Tpocpdç. Msi^ov yàp, -î^ aou jx-^i xu/stv, xi jxot xaxov; (325-328.)
« Que fais-tu? Quelle violence! tu t'attaches à ma main. — Et à tes
genoux : je ne te lâcherai pas. — Malheureuse! si je te le dis, ce sora
cruel pour toi, bien cruel? — Y a-t-il pour moi un mal plus cruel que
de te perdre? » ■ .
ACTE I, SCENE III.
PUtORE.
Tille veux. Lève-toi.
ŒNONE.
Parlez, je vous écoute.
PHtDRE.
Ciel ! que lui vais-je dire, et par où commencer ?
ŒNONE.
Par de vaines frayeurs cessez de m'offenser.
PHÈDRE.
0 haine de Vénus ! 0 fatale colère ! **
Dans quels égarements l'amour jeta ma mère 1 sSo
ŒNONE.
Oublions-les, Madame ; et qu'à tout l'avenir
Un silence éternel cache ce souvenir.
Ariane, ma sœur, de quel amour blessée.
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée !
ŒNOxNE.
Que faites-vous. Madame? et quel mortel ennui
Contre tout votre sang vous anime aujourd'hui?
PHÈDRE.
Puisque Vénus le veut, de ce sang déplorable
Je péris la dernière et la plus misérable *.
1. Euripide :
<l>a'opa, 'Q xX-r,|j.ov, otov, [J-f.xsp, "fjpàaBTiC epov;
Tposôç. "Ov eoye Taûpoy, xsy.vov; ■r\ xi cp?,ç xdSe;
786 PHÈDRE.
ŒNONE.
Aimez-vous ?
PHÈDRE.
De l'amour j'ai toutes les fureurs.
ŒNONE.
Pour qui ?
PHÈDRE.
Tu vas ouïr le comble des horreurs. 260
J'aime.... A ce nom fatal, je tremble, je frissonne.
J'aime....
ŒNOXE.
Qui?
PHÈDRE.
Tu connois ce fils de l'Amazone,
Ce prince si longtemps par moi-même opprimé ?
ŒNONE.
Hippolyte ? Grands Dieux !
<ï>aî8pa. Su x', o> xàXaiv' o|JLai[xe, A'.ovôcou Sàjjiap.
Tpocpôç. Téxvov, xi Trions'.!;; aoy^ovou; xaxoppo6£r<;.
*I>aî8pa. TptTTj 8' èyà) SûaTT^vo?, tb; à'!z6Xkv\}.0Li ! (337-341.)
« 0 ma mère, ô malheureuse, de quel amour as-tu été possédée! —
L'amour qu'elle eut pour le taureau? Que veux-tu dire parla? — Et
toi, ma sœur infortunée, épouse de Dionysos.... — Mon enfant, qu'as-tu?
tu déshonores les tiens. — Et moi la troisième, ô malheureuse, de
quelle mort je péris. »
Le vers 258 de Racine vient du vers 891 de VAntigone de Sophocle :
''Qv >kOia6{a 'yù> xal xàxiaxa St; [xaxpw
xàT£'.[J.'.
« De cette famille, je u>ourrai la dernière et la plus misérable. »
ACTE I, SCÈNE III. 787
PHÈDRE.
C'est loi qui l'as nommé *.
ŒNONE.
Juste ciel ! tout mon sang dans mes veines se glace. 265
0 désespoir ! ô crime ! ô déplorable race !
Voyage infortuné ! Rivage malheureux,
Falloil-il approcher de tes bords dangereux?
PHÈDRE,
Mon mal vient de plus loin. A peine au fds d'Egée
Sous les lois de l'hymen je m'étois engagée, 270
Mon repos, mon bonheur sembloit être affermi;
Athènes me montra mon superbe ennemi*.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s'éleva dans mon âme éperdue;
Mes yeux ne voyoient plus, je ne pouvois parler; 276
1. Euripide :
Tpo'fô^. T'I cpTii;; èpaç, w xéxvov, dvQpwTrwv tivôç;
<î>aî5pa. "OaTi; iroô' ojtôç èaô' ô xf,? 'Aixa^ôvoç....
Tpo'fô;. 'IrzôX'JTOv a-ÙSaç:
Oaîopa. Sou Taô', oùx èrj-o-j v.'Kùzii;. (550-352.)
« Que dis-tu? Tu aimes un homme, mon enfant? — Ce fils de l'Ama-
zone.... — Hippolyte, dis-tu? — C'est toi qui l'as dit, et non pas moi. »
2. C'est Vénus qui raconte cela dans le prologue d'Euripide :
'E7.GdvTa yàp v.v nixOê'wç t:ot' £X ô6|xo)v,
CSjJLVWV èç Ô^J^'-V Xal tO^Tj IJLUCXTlptWV,
navÔ{ovo; yf,v, Taxpô; sOyevT,? Sâfxap
tSouja <I>aî5pa xapSîav xaxéayexo
epojx: Sc'.vtÔ, xoTç è;jLor<; |3ouXeu[xaaiv. (24-28.)
« Hippolyte vint de la maison de Pitthée à la terre de Pandion, pour
voir et célébrer les augustes mystères : c'est là que la noble femme de
Tliésée, Phèdre, le vit, et elle fut vaincue d'un amour puissant, par
ma voloaté. s
788 PHI^DRË.
Je sentis tout mon corps et transir et brûler*;
Je reconnus Venus et ses feux redoutables,
D'un sang qu'elle poursuit tourments inévitables.
Par des vœux assidus je crus les détourner :
Je lui bâtis un temple, et pris soin de l'orner^; 280
De victimes moi-même à toute heure entourée,
1. Louis Racine dit avec raison que ce passage « est imité de l'ode
fameuse de Sapho ». Il semble même que Racine se soit particulière-
ment inspiré de deux des stances de la traduction qu'en a donnée
Boileau dans le chapitre vu du Traité du Sublime de Longin, et qui fut,
on le sait, publiée trois ans avant Phèdre :
Je sens de veine en veine une subtile flamme
Courir par tout mon corps sitôt que je te vois;
Et dans les doux transports où s'égare mon âme,
Je ne saurois trouver de langue ni de voix.
Un nuage confus se répand sur ma vue;
Je n'entends plus; je tombe en de douces langueurs;
Et pâle, sans haleine, interdite, éperdue.
Un frisson me saisit, je tremble, je me meurs.
(Note de M. P. Mesnard.)
Racine a pu aussi se souvenir de Théocrite : /wç l'Sov, wç saàvriv,
w; {jLOt T^epl 6u[xôç IdcpOï), « je vis, j'eus l'âme égarée, mon cœur fut
blessé » (Idyl. II), et de Virgile ; Ut vidl, ut perii, ut me malus ahstulit
error. « je vis, ce fut ma perte : une funeste erreur m'emporta »
(Egl. VIII).
Fatale miserx matris agnosco malum. {Sénèque^ 112.)
Stirpem perosa Solis invisi Venus
Per nos catenas vindiçat Martis sut
Suasque. Probris omne Phœboum genus
Onerat nefandis. (Ibid. 123-2i.)
« Je reconnais la souffrance fatale de ma déplorable mère.... Vénu«.
haïssant la race du Soleil son ennemi, venge sur nous le filet où eUe
fut prise avec son Mars. Elle accable toute la race de Phébus des pires
hontes. »
Pasiphaé était fille du Soleil, qui avait découvert à Vulcain les
amours de l^Iars et de Vénus.
2. Vénus en parle dans le prologue d'Euripide (vers 29-53) :
Kal irplv (xèv AOsTv x-^vSs yfjv TpoiîjT^vîav,
ACTE I, SCÈNE m. '/89
Je cherchois dans leurs flancs ma raison égarée.
D'un incurable amour remèdes impuissants * !
Kn vain sur les autels ma main brùloit l'encens :
(juand ma bouche imploroit le nom de la Déesse, 285
i'adorois Hippolyte; et le voyant sans cesse,
Même au pied des autels que je faisois fumer,
J'ofl'rois tout à ce dieu que je n'osois nommer.
Je l'évitois partout. 0 comble de misère !
Mes yeux le retrouvoient dans les traits de son père. 290
Contre moi-même enfin j'osai me révolter ;
J'excitai mon courage à le persécuter.
Pour bannir l'ennemi dont j'étois idolâtre,
J'afl'ectai les chagrins d'une injuste marâtre;
Je pressai son exil, et mes cris éternels 295
L'arrachèrent du sein et des bras paternels.
Je respirois, Œnone; et depuis son absence,
Mes jours moins agités couloient dans l'innocence.
Soumise à mon époux, et cachant mes ennuis,
De son fatal hymen je cultivois les fruits. - 3oo
rf,ç Tf,70£ vaov Kuirp'.ôoç èyxaOsicraTO,
'Epws' epwT' è'-iCOT|[xov 'I-intoTvÛTw 8' etti
T6 XoTirov wvôiJLa^ev lopù^ôa'. Gedv.
« Avant de venir dans ce pays de Trézène, sur le rocher même de
Pallas, Phèdre fonda un temple de Cypris en un lieu d'où l'on a vue sur
cotte terre : témoignage de son amour pour un absent. Et le nom
d'Hippolyte fut celui qu'elle donna au sanctuaire de la déesse. »
1. Louis Racine rapproche de ces vers ceux de Virgile (livre IV, vers
63 et suivants), qui semblent en effet les avoir inspirés :
... Pecudumqtie reclusis
Pectoribus inhians, spirnntia consul/t e.vtn.
Heu vatum ignaras mérites! Quid vota furentem,
Qiiid delubra juvant ?....
(Note de M. P. Mesnard.)
0 Ouvrant les poitrines dos victimes, ainsi, elle consulte les entrailles
palpitantes. Hélas! ignorance du destin! Que servent les prières, que
^servent les temples, dans ce délire ! »
790 PHÈDRE.
Vaines précautions! Cruelle destinée!
Par mon époux lui-même à Trézène amenée,
J'ai revu l'ennemi que j'avois éloigné :
Ma blessure trop vive aussitôt a saigné.
Ce n'est plus une ardeur dans mes veines cachée : 3o5
C'est Vénus toute entière à sa proie attachée*.
J'ai conçu pour mon crime une juste terreur;
J'ai pris la vie en haine, et ma llamme en horreur.
Je voulois en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire : 3io
Je n'ai pu soutenir tes larmes, tes combats;
Je t'ai tout avoué ; je ne m'en repens pas,
Pourvu que de ma mort respectant les approches,
ïu ne m'affliges plus par d'injustes reproches.
Et que tes vains secours cessent de rappeler 3i5
Un reste de chaleur tout prêt à s'exhaler.
SCÈNE IV
PHÈDRE, ŒNONE, PANOPE.
PANOPE.
Je voudrois vous cacher une triste nouvelle.
Madame ; mais il faut que je vous la révèle.
1. In me tota mens Venus, « Vénus fond tout entière sur moi » (Ho-
race, Odes, 1, 19, 9). Les vers 304-5 rappeltent les vers de Virgile sur
Didon :
... Est molles flamma meduUaa
Interea, et tacitttm vivit suh iiectore vulniis. (En., IV, 66-7.)
« Un feu brûle ses os, et dans son cœur la plaie secrète est toujours
vive. »
Euripide :
KuTipt; yàp ou oopf\xbv, r^v r.oXkri pur,. (443.)
« Qui peut résister à Cypris, là où elle fond de toute sa force? »
ACTE I, SCÈÎhE y. 791
La mort vous a ravi votre invincible époux;
Et ce malheur n'est plus ignoré que de vous. 32o
ŒNONE.
Panope, que dis-tu?
PANOPE.
Que la Reine abusée
En vain demande au ciel le retour de Thésée;
Et que par des vaisseaux arrivés dans le port
llippolyte son fils vient d'apprendre sa mort,
PHÈDRE.
Ciel!
PANOPE.
Pour le choix d'un maître Athènes se partage. 325
Au Prince votre fils l'un donne son suffrage,
Madame; et de l'État l'autre oubliant les lois,
Au fils de l'étrangère ose donner sa voix.
On dit même qu'au trône une brigue insolente
Veut placer Aricie et le sang de Pallante. 33o
J'ai cru de ce péril vous devoir avertir.
Déjà même Hippolyte est tout prêt à partir;
Et l'on craint, s'il paroît dans ce nouvel orage,
Qu'il n'entraîne après lui tout un peuple volage.
Panope, c'est assez. La Reine, qui t'entend, 33:
Ne négligera point cet avis important.
SCÈNE V
PHÈDRE, ŒNONE.
ŒNONE.
Madame, je cessois de vous presser de vivre;
Déjà même au tombeau je songeois à vous suivre ;
792 PHEDRE.
Pour vous en détourner je n'avois plus de voix;
Mais ce nouveau malheur vous prescrit d'autres lois. 34o
Votre fortune change et prend une autre face :
Le Roi n'est plus, Madame ; il faut prendre sa place.
Sa mort vous laisse un fils à qui vous vous devez,
Esclave s'il vous perd, et roi si vous vivez.
Sur qui, dans son malheur, voulez-vous qu'il s'appuie?
Ses larmes n'auront plus de main qui les essuie :
Et ses cris innocents, portés jusques aux Dieux,
Iront contre sa mère irriter ses aïeux.
Vivez, vous n'avez plus de reproche à vous faire :
Votre flamme devient une flamme ordinaire. 35o
Thésée en expirant vient de rompre les nœuds
Qui faisoient tout le crime et l'horreur de vos feux.
Ilippolyte pour vous devient moins redoutable;
Et vous pouvez le voir sans vous rendre coupable.
Peut-être convaincu de votre aversion, 355
Il va donner un chef à la sédition.
Détrompez son erreur, fléchissez son courage.
Roi de ces bords heureux, Trézéne est son partage ;
Mais il sait que les lois donnent à votre fils
Les superbes remparts que Minerve a bâtis. 36o
Vous avez l'un et l'autre une juste ennemie :
Unissez-vous tous deux pour combattre Aricie.
PHÈDRE.
lié bien ! à tes conseils je me laisse entraîner.
Vivons, si vers la vie on peut me ramener,
Et si l'amour d'un fils en ce moment funeste 365
De mes foibles esprits peut ranimer le reste.
FIN DU PREMIER ACTÇ
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
ARICIE, ISMÈNE.
ARICIE.
llippolyte demande à me voir en ce lieu?
Ilippolyte me cherche, et veut me dire adieu?
Ismène, dis-tu vrai? N'es-tu point abusée?
IS.MÈ.NE.
C'est le premier effet de la mort de Thésée. 870
PréjKirez-vous, Madame, à voir de tous côtés
Voler vers vous les cœurs par Thésée écartés.
Aricic à la fin de son sort est maîtresse.
Et bientôt à ses pieds verra toute la Grèce.
ARICIE.
Ce n'est donc point, Ismène, un bruit mal affermi? SyS
Je cesse d'être esclave, et n'ai plus d'ennemi?
Non, Madame, les Dieux ne vous sont plus contraires;
Et Thésée a rejoint les mânes de vos frères.
794 PHÈDRE.
ARICIE.
Dit-on quelle aventure a terminé ses jours?
ISMÈNE.
On sème de sa mort d'incroyables discours. 38o
On dit que, ravisseur d'une amante nouvelle,
Les flots ont englouti cet époux infidèle,
On dit même, et ce bruit est partout répandu,
Qu'avec Pirithoûs aux enfers descendu,
Il a vu le Cocyte et les rivages sombres.
Et s'est montré vivant aux infernales ombres; 385
Mais qu'il n'a pu sortir de ce triste séjour.
Et repasser les bords qu'on passe sans retour*.
ARICIE.
Croirai-je qu'un mortel, avant sa dernière heure.
Peut pénétrer des morts la profonde demeure? Sgo
Quel charme l'attiroit sur ces bords redoutés?
ISMÈNE,
Thésée est mort, Madame, et vous seule en doutez :
Athènes en gémit, Trézène en est instruite.
Et déjà pour son roi reconnoît Hippolyte.
Phèdre, dans ce palais, tremblante pour son fils, SgS
De ses amis troublés demande les avis.
ARICIE.
Et lu crois que pour moi plus humain que son père,
Hippolyte rendra ma chaîne plus légère?
Qu'il plaindra mes malheurs?
1, ... Ripam irremeahilis nndse. (Virgile, En., VI, 425.)
« La rive du fleuve qu'on ne repasse pas. »
ÎUnr vnde ncgnnt redire quemqnam. (Catulle.)
« Là d'où l'on dit que nul ne revient. »
ACTE II, SCÈNE I. 795
ISMÈNE.
Madame, je le croi.
ARICIE.
L'insensible llippolyle est-il connu de toi? 4oo
Sur quel frivole espoir penses-tu qu'il me plaigne,
El respecte en moi seule un sexe qu'il dédaigne?
Tu vois depuis quel temps il évite nos pas,
Et cherche tous les lieux où nous ne sommes pas.
Je sais de ses froideurs tout ce que l'on récite; 4o5
Mais j'ai vu près de vous ce superbe Hippolyte;
Et même, en le voyant, le bruit de sa lierté
A redoublé pour lui ma curiosité.
Sa présence à ce bruit n'a point paru répondre :
Dès vos premiers regards je l'ai vu se confondre. 4io
Ses yeux, qui vainement vouloient vous éviter.
Déjà pleins de langueur, ne pouvoient vous quitter.
Le nom d'amant peut-être otfense son courage;
Mais il en a les yeux, s'il n'en a le langage.
ARICIE.
Que mon cœur, chère Ismène, écoute avidement 4i5
Un discours qui peut-être a peu de fondement !
0 toi qui me connois, te sembloit-il croyable
Que le triste jouet d'un sort impitoyable.
Un cœur toujours nourri d'amertume et de pleurs.
Dût connoitre l'amour et ses folles douleurs? 420
Reste du sang d'un roi noble fils de la terre',
Je suis seule échappée aux fureurs de la guerre.
J'ai perdu, dans la fleur de leur jeune saison,
1. Eicchthée, fils de la Teire, ancêtre de Thésée comme des Pallan-
tides.
796 PHÈDRE.
Six frères, quel espoir d'une illustre maison*!
Le fer moissonna tout; et la terre humectée 425
But à regret le sang des neveux d'ÉreclUhée.
Tu sais, depuis leur mort, quelle sévère loi
Défend à tous les Grecs de soupirer pour moi :
On craint que de la sœur les flammes téméraires
Ne raniment un jour la cendre de ses frères. 43o
Mais tu sais bien aussi de quel œil dédaigneux
Je regardois ce soin d'un vainqueur soupçonneux.
Tu sais que de tout temps à l'amour opposée,
Je rendois souvent grâce à l'injuste Thésée,
Dont l'heureuse rigueur secondoit mes mépris. 435
Mes yeux alors, mes yeux n'avoient pas vu son fils.
Non que par les yeux seuls lâchement enchantée,
J'aime en lui sa beauté, sa grâce tant vantée.
Présents dont la nature a voulu l'honorer.
Qu'il méprise lui-même, et qu'il semble ignorer. 4o
J'aime, je prise en lui de plus nobles richesses,
Les vertus de son père, et non point les foiblesses.
J'aime, je l'avoûrai, cet orgueil généreux
Qui jamais n'a fléchi sous le joug amoureux.
Phèdre en vain s'honoroit des soupirs de Thésée : 445
Pour moi, je suis plus fière, et fuis la gloire aisée
D'arracher un hommage à mille autres ofl'ert,
Et d'entrer dans un cœur de toutes parts ouvert.
Mais de faire fléchir un courage inflexible,
De porter la douleur dans une âme insensible, 45o
D'enchaîner un captif de ses fers étonné.
Contre un joug qui lui plaît vainement mutiné :
C'est là ce que je veux, c'est là ce qui m'irrite^.
Hercule à désarmer coùtoit moins qu'IIippolyte ;
1. Plutarque {Thésée, III) disait cinquante. Racine réduit la légende
à la vaisemblance commune. Il sera moins timide et moins rationaliste
dans Athalie, heureusement.
2. Irrite : excite.
ACTE II, SCÈNE II. ^07
Et vaincu plus souvent, et plus tôt surmonté, 455
Préparoit moins de gloire aux yeux qui l'ont dompté.
Mais, chère Ismène, hélas ! quelle est mon imprudence !
On ne m'opposera que trop de résistance.
Tu m'entendras peut-être, humble dans mon ennui,
Gémir du même orgueil que j'admire aujourd'hui. 460
Hippolyte aimeroit? Par quel bonheur extrême
Aurois-je pu fléchir....
ISMENE.
Vous l'entendrez lui-même :
II vient à vous.
SCÈNE II
HIPPOLYTE, ARICIE, ISMÈNE.
HIPPOLYTE.
Madame, avant que de partir,
J'ai cru de votre sort vous devoir avertir.
Mon père ne vit plus. Ma juste défiance 465
Présageoit les raisons de sa trop longue absence :
La mort seule, bornant ses travaux éclatants,
Pouvoit à l'univers le cacher si longtemps.
Les Dieux livrent enfin à la parque homicide
L'ami, le compagnon, le successeur d'AIcide. 470
Je crois que votre haine, épargnant ses vertus,
Ecoute sans regret ces noms, qui lui sont dus.
Un espoir adoucit ma tristesse mortelle :
Je puis vous aflranchir d'une austère tutelle.
Je révoque des lois dont j'ai plaint la rigueur. 475
Vous pouvez disposer de vous, de votre cœur;
Et dans cette Trézène, aujourd'hui mon partage,
798 PHEDRE.
De mon aïeul Pitthée autrefois l'héritage *,
Oui m'a, sans balancer, reconnu pour son roi,
Je vous laisse aussi libre, et plus libre que moi. 480
ARICIE.
Modérez des bontés dont l'excès m'embarrasse.
D'un soin si généreux honorer ma disgrâce.
Seigneur, c'est me ranger, plus que vous ne pensez,
Sous ces austères lois dont vous me dispensez.
HIPPOLITE.
Du choix d'un successeur Athènes incertaine, 485
Parle de vous, me nomme, et le fils de la Reine.
ARICIE.
De moi, Seigneur?
HIPPOLYTE.
Je sais, sans vouloir me flatter,
Qu'une superbe loi semble me rejeter.
La Grèce me reproche une mère étrangère.
Mais si pour concurrent je n'avois que mon frère, 4go
Madame, j'ai sur lui de vérital)les droits
Que je saurois sauver du caprice des lois.
Un frein plus légitime arrête mon audace :
Je vous cède, ou plutôt je vous rends une place,
Un sceptre que jadis vos aïeux ont reçu 495
De ce fameux mortel que la terre a conçu*.
L'adoption le mit entre les mains d'Egée 5.
Athènes, par mon père accrue et protégée,
Reconnut avec joie un roi si généreux,
1. Pitthée, roi de Trézène, était père d'vEthra, mère de Thésée.
2. Toujours Erechthéc.
3. Selon Plutarque (Thésée, XIII), les Pallantides faisaient passer É^^éc
pour un fils supposé de Pandion.
ACTES II, SCENE II. 790
Et laissa dans l'oubli vos frères malheureux. 5oo
Athènes dans ses murs maintenant vous rappelle.
Assez elle a gémi d'une longue querelle ;
Assez dans ses sillons votre sang englouti
A fait fumer le champ dont il étoit sorti.
Trézène m'obéit. Les campagnes de Crète 5<)5
Offrent au fils de Phèdre une riche retraite.
1/Attique est votre bien. Je pars, et vais pour vous
Réunir tous les vœux parta^^és entre nous.
ARICIE.
De tout ce que j'entends étonnée et confuse,
Je crains presque, je crains qu'un songe ne m'abuse. 5io
Veillé-je ? Puis-je croire un semblable dessein ?
Quel Dieu, Seigneur, quel Dieu l'a mis dans votre sein ?
Qu'à bon droit votre gloire en tous lieux est semée !
Et que la vérité passe la renommée !
Vous-même, en ma faveur, vous voulez vous trahir? 5i5
N'étoit-cc pas assez de ne me point haïr,
Et d'avoir si longtemps pu défendre votre âme
De cette inimitié....
HIPPOLYTE.
Moi, vous haïr. Madame?
Avec quelques couleurs qu'on ait peint ma fierté,
Croit-on que dans ses flancs un monstre m'ait porté ? 620
Quelles sauvages mœurs, quelle haine endurcie
Pourroit, en vous voyant, n'être point adoucie?
Ai-je pu résister au charme décevant....
ARICIE.
Quoi ? Seigneur.
HIPPOLYTE.
Je me suis engagé trop avant.
Je vois que la raison cède à la violence. 5a5
800 PHEDRE.
Puisque j'ai commencé de rompre le silence,
Madame, il faut poursuivre : il faut vous informer
D'un secret que mon cœur ne peut plus renfermer.
Vous voyez devant vous un prince déplorable,
D'un téméraire orgueil exemple mémorable. 53o
Moi qui contre l'amour fièrement révolté.
Aux fers de ses captifs ai longtemps insulté ;
Qui des foibles mortels déplorant les naufrages,
Pensois toujours du bord contempler les orages* ;
Asservi maintenant sous la commune loi, 535
Par quel trouble me vois-je emporté loin de moi ?
Un moment a vaincu mon audace imprudente :
Cette âme si superbe est enfin dépendante.
Depuis près de six mois, honteux, désespéré,
Portant partout le trait dont je suis déchiré 2, 540
Contre vous, contre moi, vainement je m'éprouve :
Présente, je vous fuis ; absente, je vous trouve;
Dans le fond des forêts votre image me suit 3;
La lumière du jour, les ombres de la nuit,
Tout retrace à mes yeux les charmes que j'évite ; 545
Tout vous livre à Penvi le rebelle Ilippolyte.
Moi-même, pour tout fruit de mes soins superflus,
1. L'expression est certainement déterminée par les vers de Lucrèce :
Suave mari magno, tnrhantibus sequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.
{De nat. rer., II, 1-2.)
« Il est doux, quand sur la mer immense les vents soulèvent les
flots tumultueusement, d'être à terre, et de regarder de là le péril
d'autrui. »
2. ... Haeret lateri letalis arunclo. (Virg., E«., IV, 73.)
« Le Irait mortel est enfoncé dans son flanc. »
5. ... Illum'absens (Dido) abseniem auditqne videtque.
(Ibid., 83.)
« Loin de lui, elle le voit et entend. »
ACTE II, SCÈNE III. «01
Maintenant je me cherche, et ne me trouve plus»
Mon arc, mes javelots, mon char, tout m'importune ;
Je ne me souviens plus des leçons de Neptune ; 55o
Mes seuls gémissements font retentir les bois,
Et mes coursiers oisifs ont oubhé ma voix *.
Peut-être le récit d'un amour si sauvage
Vous fait, en m'écoutant, rougir de votre ouvrage.
D'un cœur qui s'offre à vous quel farouche entretien ! 555
Quel étrange captif pour un si beau lien !
Mais l'offrande à vos yeux en doit être plus chère.
Songez que je vous parle une langue étrangère ;
Et ne rejetez pas des vœux mal exprimés,
Qu'Hippolyte sans vous n'auroit jamais formés. 56o
SCÈNE III
HIPPOLYTE, ARICIE, TIIÉRAMÈNE, ISMÈNE
THÉRAMÈNE.
Seigneur, la Reine vient, et je l'ai devancée.
Elle vous cherche.
HIPPOLYTE.
Moi?
TnÉU AMÈNE.
J'ignore sa pensée,
•lais on vous est venu demander de sa part.
Phèdre veut vous parler avant votre départ.
1. (•areillemcnt Didon se désintéresse de son peuple et de la conr-
stniction de Carthage. Pendent opéra interr7tpta, « les travaux restent
suspendus » (Ibid., 8<3-89). Racine a transposé dans la couleur de son
sujet l'expression que Virgile avait donnée de la préoccupation de
l'amour.
lOî PHEDRE.
HIPPOLYTE.
Phèdre ? Que lui dirai-je ? Et que peut-elle attendre....
Seigneur, vous ne pouvez refuser de l'entendre.
Quoique trop convaincu de son inimitié,
Vous devez à ses pleurs quelque ombre de pitié.
HIPPOLYTE.
Cependant vous sortez. Et je pars. Et j'ignore
Si je n'offense point les charmes que j'adore! 670
J'ignore si ce cœur que je laisse en vos main*....
Partez, Prince, et suivez vos généreux desseins.
Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.
J'accepte tous les dons que vous me voulez faire.
Mais cet empire enfin si grand, si glorieux, ôyS
N'est pas de vos présents le plus cher à mes yeux.
SCENE IV
fflPPOLYTE, THÉRAMÈNE.
HIPPOLYTE.
Vmi, tout est-il prêt? Mais la Reine s'avance.
7a, que pour le départ tout s'arme en diligence.
J'ais donner le signal, cours, ordonne, et revien
Me déhvrer bientôt d'un fâcheux entretien. 58o
ACTE II, SCÈNE V. 803
SCÈNE V*
PHÈDRE, HIPPOLYTE, ŒNONE.
PHÈDRE, à Œnone.
Le voici. Vers mon cœur tout mon sang se retire.
J'oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire.
ŒNONE.
Souvenez-vous d'un fils qui n'espère qu'en vous.
PHÈDRE.
On dit qu'un prompt départ vous éloigne de nous.
Seigneur. A vos douleurs je viens joindre mes larmes. 585
Je vous viens pour un fils expliquer mes alarmes.
Mon fils n'a plus de père ; et le jour n'est pas loin
Qui de ma mort encor doit le rendre témoin.
Déjà mille ennemis attaquent son enfance.
Vous seul pouvez contre eux embrasser sa défense. 690
Mais un secret remords agite mes esprits.
Je crains d'avoir fermé votre oreille à ses cris.
Je tremble que sur lui votre juste colère
Ne poursuive bientôt une odieuse mère.
HIPPOLYTE.
Madame, je n'ai point des sentiments si bas. 695
PHÈDRE.
Quand vous me haïriez, je ne me plaindrois pas.
Seigneur. Vous m'avez vue attachée à vous nuire ;
1. Sf. V. Cette scène vient non d'Euripide, mais de Sénèque (II, 3).
804 PHEDRE.
Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire.
A votre inimitié j'ai pris soin de m'offrir.
Aux bords que j'habitois je n'ai pu vous souffrir. 600
En public, en secret, contre vous déclarée,
J'ai voulu par des mers en être séparée ;
J'ai même défendu, par une expresse loi,
Qu'on osât prononcer votre nom devant moi.
Si pourtant à l'offense on mesure la peine, 6o5
Si la haine peut seule attirer votre haine,
Jamais femme ne fut plus digne de pitié,
Et moins digne, Seigneur, de votre inimitié.
HIPPOLYTE.
Des droits de ses enfants une mère jalouse
Pardonne rarement au fiis d'une autre épouse*. Cio
Madame, je le sais. Les soupçons importuns
Sont d'un second hymen les fruits les plus communs.
Toute autre auroit pour moi pris les mêmes ombrages.
Et j'en aurois peut-être essuyé plus d'outrages.
PHÈDRE.
Ah! Seigneur, que le ciel, j'ose ici l'attester, 6i5
De cette loi commune a voulu m'excepter !
Qu'un soin bien différent me trouble et nje dévore !
Madame, il n'est pas temps de vous troubler encore.
Peut-être votre époux voit encore le jour ;
Le ciel peut à nos pleurs accorder son retour. 620
Neptune le protège, et ce dieu tutélaire
Ne sera pas en vain imploré par mon père.
1. 'Ez.^p<^ y^P "n' 'TCioûaa }XT|Tpuià xéxw.q
xqXç Tipôcés. (Eurip., Alceste, 322-3.)
« Une marâtre liait toujours les enfants du premier lit. »
ACTE II, SCENE V. 805
PHÈDRE.
On ne voit point deux fois le rivage des morts,
Seigneur. Puisque Thésée a vu les sombres bords,
En vain vous espérez qu'un Dieu vous le renvoie ; 625
l-lt l'avare Achéron ne lâche point sa proie *.
Que dis-je ? Il n'est point mort, puisqu'il respire en vous.
Toujours devant mes yeux je crois voir mon époux.
Je le vois, je lui parle ; et mon cœar.,... Je m'égare,
Seigneur, ma folle ardeur malgré moi se déclare. 63o
HIPPOLYTE.
Je vois de votre amour l'effet prodigieux.
Tout mort qu'il est, Thésée est présent à vos yeux ;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers, 635
1. Ces vers sont inspirés par deux passages de Sénèque : le premier,
dit par Phèdre à la nourrice, le second tiré de la scène même de la
déclaration.
Redittisque nullos metuo. No7i unqiiam amplius
Convexn tetigit siipcra, qui mcrsus semel
Adiit silentem nocte perpétua domum. (218-9.)
« Je ne crains pas qu'il revienne. Jamais homme n'a revu la voûté
des cienx, après s'être une fois enfoncé dans la nuit éternelle des
royaumes silencieux. »
pii.fîD. Miserere vidux. iiipp. Summus hoc omen Deus
Averlat : aderit sospes actutum parens.
PH.ci), Reqni ienacis dominus et tacitx Stygis
Nullam relictos fncit ad superos viam. (G20-25.)
« Aie pitié de mon veuvage. — Le souverain Dieu détourne ce présage:
mon père reviendra ici hientôt, et bien vivant. — Le maître avare du
Styx muet ne laisse pas de chemin ouvert pour retourner vers les
vivants, quand on les a quittés. »
800 PHÈDRE.
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi.
Tel qu'on dépeint nos dieux, ou tel que je vous voi. 64o
Il avoit votre port, vos yeux, votre langage.
Cette noble pudeur coloroit son visage
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des vœux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi, sans Hippolyte, 645
Des héros de la Grèce assembla-t-il l'élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous auroit péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite. 65o
Pour en développer l'embarras incertain.
Ma sœur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l'aurois devancée ;
L'amour m'en eût d'abord inspiré la pensée.
C'est moi. Prince, c'est moi dont l'utile secours 655
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m'eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n'eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu'il vous falloit chercher.
Moi-même devant vous j'aurois voulu marcher; 66o
Et Phèdre au Labyrinthe avec vous descendue
Se seroit avec vous retrouvée, ou perdue ^
1. Racine imite Sénèque dans tout ce passage : mais Sénèquo ne
doit-il pas la première idée de ce détour de la passion à Virgile?
Aut gremio Ascanium genitoris imagine capta,
Detinet, infandum si fallere possit amorem. (En., IV, 84-5.)
« Ou bien elle retient dans ses bras Ascagne, vivante image de son
père, et elle s'efforce de tromper par cette illusion son coupable
amour. »
ACTE II, SCÈNE V. SM
HIPPOLYTE.
Dieux! qu'est-ce que j'entends? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père, et qu'il est votre époux?
PHÈDRE.
Et sur quoi jugez-vous que j'en perds la mémoire, 665
Prince? Aurois-je perdu tout le soin de ma gloire?
Voici le morceau de Sénèque :
Hipp. Amore ncmpe Thesei casto furis.
rn.ED. Hippolyte, sic est : Thesei vultus amo
Illos priores, cpios tulit quondam puer,
Quum j)rima j^uras barba signaret gênas,
Monslrique cxcam Gnossii viclit domum,
Et longa ciirva fila collegit via.
Quis tum ille fulsit! Presserant vittx comam,
Et ora flavus tenera tingebat riibor.
Inernnt laceriis mollibiis fortes tort,
Tuœve Phœbes vultus, aut Phœbi mei,
Tuusve potius : talis, en talis fuit, ,
Quum placuit, sic tulit celsum caput.
In te magis refulget incomptus décor.
Est genitor in te totus ; et torvx tamen
Pars aliqua matris miscet ex xquo decus.
In are Graio Scylhicus apparet rigor.
Si cum parente Creticum intrasses fretum,
Tibi fila votivs nontra nevisset soror. (642-69.)
a Un chaste amour de Thésée t'égare. — Oui, Hippolyte, oui : j'aime
le jeune visage de Thésée, le visage qu'il avait dans ses premières an-
nées, quand sa harbe naissante ombrait ses fraîches joues, quand il vit
l'inextricable retraite du monstre crétois, et guida d'un long fil sa route
tortueuse. Qu'il avait alors d'éclat! Une bandelette serrait sa blonde
chevelure; et son délicat visage rougissait. 11 avait les bras blancs et
musculeux, les traits de ta Diane ou de mon Apollon, les tiens plutôt.
Le voilà, oui, le voilà, tel qu'il se fit aimer. C'est comme cela qu'il
portait sa tète fière. En toi reluit sa grâce naturelle, et plus viveuient
même. Tout ton père se retrouve en toi : et quelque chose de ta
farouche mère met en toi une autre, et une égale beauté. Sur un
visage grec tu fais voir la férocité scytliiquc. Si tu étais venu on Crète
avec ton père, c'est pour toi que ma sœur aurait dévidé son fil. »
808 PHEDRE.
Madame, pardonnez. J'avoue, en rougissant.
Que j'accusois à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
Et je vais....
PHÈDRE.
Ah ! cruel, tu m'as trop entendue. 670
Je t'en ai dit assez pour te tirer d'erreur.
Hé bien ! connois donc Phèdre et toute sa fureur.
J'aime. Ne pense pas qu'au moment que je t'aime,
Innocente k mes yeux, je m'approuve moi-même ;
Ni que du fol amour qui trouble ma raison 6^5
Ma lâche complaisance ait nourri le poison'.
Objet infortuné des vengeances célestes.
Je m'abhorre encor plus que tu ne me détestes,
les Dieux m'en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
^nt allumé le feu fatal à tout mon sang ^ ; 680
1. Phèdre, dans Euripide, expose longuement ce qu'elle a fait pour
ne pas succomber à son amour :
STisî jx' è'pw? è'xpwaev, èîjxôrouv Sttwî
v.àW'.<Jx' èvîyxa'.ij.' a-jTÔv. 'Hp^djJLTiv [xèv ouv
SX TOuOc Œ'.yav ttivoe xal vcpûiiTeiv voaov. (390-2.)
« Lorsque l'amour m'eut blessée, je cherchai à porter mon mal le plue
honorablement possible. Je commençai donc alors à le taire et le
cacher. »
Et toute la tirade (372-430). Sénèque :
Fugienda petimus. Sed mei non aum potens. (696.)
« le devrais fuir ce que je cherche, mais je ne suis pas maitressc
de moi. »
2. Sénèque :
Et ipsa nostrx fata cognosco domus. (695.)
« Je reconnais moi-même le destin de ma maison. »
ACTE II, SCÈNE V. 809
Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d'une foible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C'est peu de t'avoir lui, cruel, je t'ai chassé ;
J'ai voulu te paroître odieuse, inhumaine; 685
Pour mieux te résister, j'ai recherché ta haine.
De quoi m'ont profité mes inutiles soins?
Tu me haïssois plus, je ne t'aimois pas moins.
Tes malheurs te prêtoient encor de nouveaux charmes.
J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes. 690
Il suffit de tes yeux pour t'en persuader,
Si tes yeux un moment pouvoient me regarder.
Que dis-je? Cet aveu que je te viens de faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire?
Tremblante pour un fils que je n'osois trahir, GgS
Je te venois prier de ne le point haïr.
Foibles projets d'un cœur trop plein de ce qu'il aime !
Hélas! je ne t'ai pu parler que de toi-même.
Venge-toi, punis-moi d'un odieux amour.
Digne fils du héros qui t'a donné le jour, 700
Délivre l'univers d'un monstre qui t'irrite.
La veuve de Thésée ose aimer IHppolyte!
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t'échapper.
Voilà mon cœur. C'est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d'expier son offense, 7o5
Au-devant de ton bras je le sens qui s'avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m'envie un supplice si doux,
Ou si d'un sang trop vil ta main seroit trempée.
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.' 710
Donne'.
1. La chose se passe différemment dans Sénèquo : mais l'Hippolyte
français ne pouvait avoir un instant la pensée de tuer une femme.
H, Siringatur ensis; mérita supplicia exifjaL... (703.)
810 PHÈDRE.
Que faites-vous, Madame? Justes Dieux!
Mais on vient. Évitez des témoins odieux;
Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.
SCÈNE VI
HIPPOLYTE, THÉRAMÊNE.
THERAMENE.
Est-ce Phèdre qui fuit, ou phitôt qu'on entraîne?
Pourquoi, Seigneur, pourquoi ces marques de douleur?
Je vous vois sans épée, interdit, sans couleur?
HIPPOLYTE.
Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême.
Je ne puis sans horreur me regarder moi-même.
Phèdre.... Mais non, grands Dieux! qu'en un profond oubli
Cet horrible secret demeure enseveli. 720
THÉRAMÈNE,
Si vous voulez partir, la voile est préparée.
Mais Athènes, Seigneur, s'est déjà déclarée.
Ses chefs ont pris les voix de toutes ses tribus.
Votre frère l'emporte, et Phèdre a le dessus.
PH. Hippolyte, nunc me compotem voii facis,
Sanas furentem.... (707-8.)
H. Abscede, vive, ne qiiid exores ; et hic
Contactus ensis deserat castum latus (710-11.)
« Tirons l'épée. Qu'elle subisse le supplice mérité. — Hippolyte, c'est
maintenant que tu m'exauces. Tu guéris mon délire. — Hors d'ici ! vis.
Je céderais peut-être à ton désir [de mourir]. Et que cette épée «ouillée
de ton contact ne touche plus mon chaste flanc. »
■^
ACTE II, SCÈNE YI 811
. HIPPOLYTE.
Phèdre?
THÉRAMÈNE.
Un héraut chargé des volontés d'Athènes 726
De l'État en ses mains vient remettre les rênes.
Son fils est roi, Seigneur.
HIPPOLYTE.
Dieux, qui la connoissez,
Est-ce donc sa vertu que vous récompensez?
THÉRAMÈNE.
Cependant un bruit sourd veut que le Roi respire.
On prétend que Thésée a paru dans l'Épire. 730
Mais moi qui l'y cherchai. Seigneur, je sais trop bien....
HIPPOLYTE.
N'importe, écoutons tout, et ne négligeons rien.
Examinons ce bruit, remontons à sa source.
S'il ne mérite pas d'interrompre ma course,
Partons; et quelque prix qu'il en puisse coûter, 735
Mettons le sceptre aux mains dignes de le porter.
¥IS DU SECOND ACTE
ACTE III
SCENE PREMIERE
PHÈDRE, ŒNONE.
Ah! que l'on porte ailleurs les honneurs qu'on m'envoie.
Importune, peux-tu souhaiter qu'on me voie?
De quoi viens-tu flatter mon esprit désolé?
Cache-moi hien plutôt : je n'ai que trop parlé. 74o
Mes fureurs au dehors ont osé se répandre.
J'ai dit ce que jamais on ne devoit entendre.
Ciel ! comme il m'écoutoit ! Par combien de détours
L'insensible a longtemps éludé mes discours !
Comme il ne respiroit qu'une retraite prompte ! 745
El combien sa rougeur a redoublé ma honte !
Pourquoi détournois-tu mon funeste dessein?
Hélas ! quand son épée alloit chercher mon sein,
A-t-il pâli pour moi? me l'a-t-il arrachée?
Il suffit que ma main l'ait une fois touchée, 75o
Je l'ai rendue horrible à ses yeux inhumains;
Et ce fer malheureux profaneroit ses mains*.
1. Racine prend ici l'idée de Sénèque (cf. la note 1 de la page 810).
ACTE III, SCÈNE I. 813
fP.NONE.
Ainsi, dans vos malheurs ne songeant qu'à vous pMindre,
Vous nourrissez un feu qu'il vous faudroit éteindre,
^e vaudroit-il pas mieux, digne sang de Minos, 755
Dans de plus nobles soins chercher votre repos?
Contre un ingrat qui plaît recourir à la fuite,
Régner, et de l'État embrasser la conduite?
PHÈDRE.
Moi régner! Moi ranger un État sous ma loi,
Quand ma foible raison ne règne plus sur moi ! 760
Lorsque j'ai de mes sens abandonné l'empire!
Quand sous un joug honteux à peine je respire !
Quand je me meurs!
ŒNONE.
Fuyez.
PHÈDUE.
Je ne le puis quitter.
ŒNONE.
Vous l'osâtes bannir, vous n'osez l'éviter.
Il n'est plus temps. II sait mes ardeurs insensées, -jBS
De l'austère pudeur les bornes sont passées.
J'ai déclaré ma honte aux yeux de mon vainqueur.
Et l'espoir, malgré rnoi, s'est glissé dans mon cœùr^
Toi-même rappelant ma force défaillante,
Et mon âme déjà sur mes lèvres errante, 770
Par tes conseils flatteurs tu m'as su ranimer.
Tu m'as fait entrevoir que je pouvois l'aimer.
814 PHEDRE.
ŒNONE.
llélas! de vos malheurs innocente ou coupable,
De quoi pour vous sauver n'étois-je point capable ?
Mais si jamais l'ofTense irrita vos esprits, 775
Pouvez-vous d'un superbe oublier les mépris?
Avec quels yeux cruels sa rigueur obstinée
Vous laissoit à ses pieds peu s'en faut prosternée!
Que son farouche orgueil le rendoit odieux!
Que Phèdre en ce moment n'avoit-elle mes yeux? 780
PHÈDRE.
Œnone, il peut quitter cet orgueil qui te blesse.
Nourri dans les forêts, il en a la rudesse.
Hippolyte, endurci par de sauvages lois.
Entend parler d'amour pour la première fois.
Peut-être sa surprise a causé son silence ; 78$
Et nos plaintes peut-être ont trop de violence.
ŒNONE.
Songez qu'une barbare en son sein l'a formé.
PHÈDRE.
Quoique Scythe et barbare, elle a pourtant aimé.
ŒNONE.
Il a pour tout le sexe une haine fatale.
PHÈDRE.
Je ne me verrai point préférer de rivale*. 790
1. NUTRix. Qiiis hujus anitnum flectet intractabilem?
Ecosus omne feminse nomen fugit.
ImmitU annos cœlibi vitss dicat;
Cunnubia vitat; genus Amazonium scias...
ACTE III, SCÈNE I. 815
Enfin tous tes conseils ne sont plus de saison.
Sers ma fureur, Œnone, et non point ma raison.
Il oppose à l'amour un cœur inaccessible :
Cherchons pour l'attaquer quelque endroit plus sensible.
Les charmes d'un empire ont paru le toucher; 795
Athènes l'attiroit, il n'a pu s'en cacher;
Déjà de ses vaisseaux la pointe étoit tournée,
Et la voile flottoit aux vents abandonnée.
Va trouver de ma part ce jeune ambitieux,
Œnone ; fais briller la couronne à ses yeux. 800
Qu'il mette sur son front le sacré diadème;
Je ne veux que l'honneur de l'attacher moi-même.
Cédons-lui ce pouvoir que je ne puis garder.
Il instruira mon fils dans l'art de commander;
Peut-être il voudra bien lui tenir lieu de père. 8o5
Je mets sous son pouvoir et le fils et la mère'.
Pour le fléchir enfin tente tous les moyens :
Tes discours trouveront plus d'accès que les miens.
Presse, pleure, gémis; plains-lui Phèdre mourante;
PU, ... Precibris haud vinci potcst?
K. Férus est. — i>ii. Amore didicimns vinci feros....
N. Genus omne j)rofugit. — pu. Pellicis careo metii.
(Senèque, v. 328-31,230-59, 242.)
« .... Nourrice. Qui jamais fléchira cette âme intraitable! Il hait le
nom de la femme, il fuit tout le sexe : il consacre sa jeunesse à un
farouche célibat; il fuit le mariage. C'est un vrai fils d'Amazone. —
Phèdre. N'y a-t-il point de prières qui puissent le vaincre? — 11 est sau-
vage. — L'amour dompte les plus sauvages, je l'ai bien appris. — Il fuit
toutes les femmes. — Je n'aurai point à craindre de rivale. »
1. Sénèque :
Mandata recipe aceptra : me famulam accipe.
Te imperia re(j(^e, me decei jussa exseqni :
Muliebre non est régna tntari jmtris (614-lG).
« Reçeis le sceptre que je te remets : accepte-moi pour ta servante.
C'est k toi de commander, à moi d'obéir. Ce n'est pas une femme qui
peut défendre le royaume de ton père. »
81« PHEDRE.
Ne rougis point de prendre une voix suppliante. 810
Je l'avoûrai de tout; je n'espère qu'en toi.
Va : j'attends ton retour pour disposer de rnoi.
SCÈNE II
PHÈDRE, seule.
0 toi, oui vois la honte où je suis descendue,
Implacable Vénus, suis-je assez confondue?
Tu ne saurois plus loin pousser ta cruauté. 81 5
Ton triomphe est parfait; tous tes traits ont porté.
Cruelle, si tu veux une gloire nouvelle.
Attaque un ennemi qui te soit plus rebelle.
Hippolyte te fuit; et bravant ton courroux,
Jamais à tes autels n'a fléchi les genoux. 820
Ton nom semble offenser ses superbes oreilles.
Déesse, venge-toi : nos causes sont pareilles.
Qu'il aime.... Mais déjà tu reviens sur tes pas,
Œnone? On me déteste, on ne t'écoute pas.
SCENE III
PHÈDRE, ŒNONE.
ŒNONE.
il faut d'un vain amour étouffer la pensée, 825
Madame. Rappelez votre vertu passée :
Le Roi, qu'on a cru mort, va paroître à vos yeux;
Thésée est arrivé, Thésée est en ces lieux.
Le peuple, pour le voir, court et se précipite.
Je sortois par votre ordre, et cherchois Hippolyte, 83o
Lorsque jusques au ciel mille cris élancés....
ACTE III, SCÈNE III. 81?
PHÈDRE.
Mon époux est vivant, Œnone, c'est assez.
J'ai fait l'indigne aveu d'un amour qui l'outrage;
Il vit : je ne veux pas en savoir davantage.
ŒNONE.
Quoi?
PHÈDRE.
Je te l'ai prédit; mais tu n'as pas voulu. 835
Sur mes justes remords tes pleurs ont prévalu.
Je mourois ce matin digne d'être pleurée;
J'ai suivi tes conseils, je meurs déshonorée*.
Vous mourez?
PHÈDRE.
Juste ciel! qu'ai-je fait aujourd'hui?
Mon époux va paroître, et son fils avec lui. 84o
Je verrai le témoin de ma flamme adultère *
1. Phèdre à la Nourrice, dans Euripide ;
O'jx elTTOv [où fff,ç TrpoùvofiaàfXTiv cppsvoç ;)
(j'.yav, è'f' ol<3: vuv lyùi xaxûvo[j.at;
où ô* o'jx àvé j/O'j • xo'.yàçi oux ex' eùx^setç
eavoûjxsOa.... ' (685-8.)
« N'avais-je pas deviné ta pensée? Ne t'avais-je pas dit de te taire sur
ce qui fait maintenant mon malheur? Tu ne t'y es pas résignée : et
voilà pourquoi je mourrai déshonorée. »
2. Dans Euripide, c'est Hippolyte qui menace la Nourrice :
Bsi^oixa'. ôè tùv iraTpôç |j.o>v(bv ttoSI,
TMç v'.v TooTOf^st, Tcal cù xal Séaitoiva itt|'
Tf,(; (7f,ç oè TÔX[xi^ç zlioiicci y£yeu[JL£voç. (661-3.)
a Je viendrai avec mon père, et je vous re^'arderai, loi et ta maî-
tresse, comment vous l'aborderez : je ferai l'épreuve de ton impu-
dence. »
818 PHEDRE.
Observer de quel front j'ose aborder son père,
Le cœur gros de soupirs, qu'il n'a point écoutés,
L'œil humide de pleurs, par l'ingrat rebutés.
Penses-tu que sensible à l'honneur de Thésée, 845
Il lui cache l'ardeur dont je suis embrasée?
Laissera-t-il trahir et son père et son roi?
Pourra-t-il contenir l'horreur qu'il a pour moi?
Il se tairoit en vain. Je sais mes perfidies,
Œnone, et ne suis point de ces femmes hardies 85o
Qui goûtant dans le crime une tranquille paix,
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
Je connois mes fureurs, je les rappelle toutes.
Il me semble déjà que ces murs, que ces voûtes
Vont prendre la parole, et prêts à m'accuser, 855
Attendent mon époux pour le désabuser.
Mourons. De tant d'horreurs qu'un trépas me délivre.
Est-ce un malheur si grand que de cesser de vivre*?
La mort aux malheureux ne cause point d'effroi.
Je ne crains que le nom que je laisse après moi. 86o
Pour mes tristes enfants^ quel affreux héritage!
Le sang de Jupiter doit enfler leur courage ;
Mais quelque juste orgueil qu'inspire un sang si beau.
Le crime d'une mère est un pesant fardeau.
Je tremble qu'un discours, hélas! trop véritable, 865
Un jour ne leur reproche une mère coupable.
Je tremble qu'opprimés de ce poids odieux
L'un ni l'autre jamais n'ose lever les yeux 5.
1. Usque adeone mori misernm est ? (Yirg., En., XII, 466.)
« Est-il si malheureux de mourir? »
2. Acaraas et Démophon.
3. Euripide :
Mtaôi 5è xal xàç awcppovaç [xèv cv Xôyotç,
XdOpa 5è T6)v[xaî où xaXàç xsxTTiîxévaç.
ou irôiç t:ot', u) Séaiioiva itovT(a Kuirpt,
ACTE III, SCÈNE III. 819
ŒNONE.
Il n'en faut point douter, je les plains l'un et l'autre ;
Jamais crainte ne fut plus juste que la vôtre. 870
Mais à de tels affronts pourquoi les exposer?
Pourquoi contre vous-même allez-vous déposer?
C'en est fait : on dira que Phèdre, trop coupable.
De son époux trahi fuit l'aspect redoutable.
Hippolyte est heureux qu'aux dépens de vos jours 875
Vous-même en expirant appuyiez ses discours.
A votre accusateur que pourrai-je répondre?
Je serai devant lui trop facile à confondre.
De son triomphe afTreux je le verrai jouir,
Et conter votre honte à qui voudra l'ouïr. 880
Ah ! que plutôt du ciel la flamme me dévore !
Mais ne me trompez point, vous est-il cher encore?
De quel œil voyez-vous ce prince audacieux?
O'jSè axôxov optacouai xôv EuvepyàT-r^v
Tcps|j.vi x' ot'xwv, [x.i] iroTs 96oyyT,v àpr^;
'Hfxa; yàp aùzo tout' dt-TioxTetvei, cptXat, '
Ôj; jxtj -ttot' àvSpa tôv è|x6v aloyuvaa' àXto,
[XT, xaT5aî, ouç Itixtov àXK' èXeuGspoi,
iraèpTiaîa 6âXXovT£î, olY.oXzy tôXiv
•/c>veivô>v 'A6t,v(Ûv, [XT,Tp6; ouvsx' eùvcXeetç.
AouAoî yàp âvÔpa, xàv ôpaaûo-irXayyvôç Ttç rj,
OTav ^uvciôr, ixTjToôî f, xaTpôç xaxâ. (413425.)
« Je hais ces femmes modestes en apparence, qui ont en cachette des
audaces honteuses : qui parfois, ô souveraine Cypris, ô fille de la mer,
regardent en face leur époux, et ne craignent pas que l'ombre, leur
complice, et les murs de leur maison portent témoignage contre elles.
Moi, mes amis, c'est de cela que je meurs, de la crainte d'être con-
vaincue et de déshonorer mon mari,- mes enfants, les enfants que j'ai
portés. Mais non, libres, n'ayant rien à cacher, je veux qu'ils habitent
l'illustre Athènes, sans reproche du côté de leur mère. Rien ne dégrade
un homme, si hardi soit-il, autant que la conscience intime d'une honte
paternelle ou maternelle. »
820 PHÈDRE.
PHÈDRE.
Je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux.
ŒNONE.
Pourquoi donc lui céder une victoire entière? 885
Vous le craignez. Osez l'accuser la première
Du crime dont il peut vous charger aujourd'hui.
Qui vous démentira? Tout parle contre lui :
Son épée en vos mains heureusement laissée,
Votre trouble présent, votre douleur passée, 890
Son père par vos cris dès longtemps prévenu.
Et déjà son exil par vous-même obtenu*.
PHÈDRE.
Moi, que j'ose opprimer et noircir l'innocence?^
ŒNONE.
Mon zèle n'a besoin que de votre silence.
Tremblante comme vous, j'en sens quelque remords. 895
Vous me verriez plus prompte affronter mille morts.
Mais puisque je vous perds sans ce triste remède.
Votre vie est pour moi d'un prix à qui tout cède*.
1. Sénèque :
Rcgeramus ipsse crimen, atqiie ultro impiam
Venerem arguamiis; scelere velandum est scelus.... (717-8).
Ausse priores simus an passœ nef as,
Sécréta mm sit ciilpa, qiiis testis sciet? (720-1).
Ensemque trépida reliquit attonitus fuga;
Pignus ienemus sceJeris.... (726-7).
« Retournons contre lui l'accusation : prenons les devants pour lui'
imputer un amour impie. Il faut un crime pour cacher notre crime.
Avons-nous été coupables ou victimes? Qui pourra en témoigner, puisque
la faute fut sans témoins? Dans son trouble, dans sa fuite précipitée, il a
laissé son épée : nous tenons une preuve du crime. »
2. Euripide :
El [xèv yàp \^ aoi ]rt\ 'ttI aufxcpopaTç pio<;
ACTE ni. SCENE IV. 821
Je parlerai. Thésée, aigri par mes avis,
Bornera sa vengeance à l'exil de son fils. 900
In père en punissant, Madame, est toujours père :
Un supplice léger suffit à sa colère.
Mais le sang innocent dùt-il être versé,
(jue ne demande point votre honneur menacé?
(/est un trésor trop cher pour oser le commettre. 906
Quelque loi qu'il vous dicte, il faut vous y soumettre,
Madame; et pour sauver notre honneur combattu,
Il faut immoler tout, et même la vertu.
On vient; je vois Thésée.
PHÈDRE.
Ah! je vois Hippolyte;
Dans ses yeux insolents je vois ma perte écrite. 910
Fais ce que tu voudras, je m'abandonne à toi.
Dans le trouble où je suis, je ne puis rien pour moi.
SCÈNE IV
THÉSÉE, HIPPOLYTE, PHÈDRE, ŒNONE, THÉRAMÈISE.
THÉSÉE.
La fortune à mes vœux cesse d'être opposée,
Madame; et dans vos bras met....
xo'.od'joc, TW'jpwv 0 ouj èTÙY/av£ç yuv^,
oÙY. àv -jTOx' e-jvf.î O'jve/' t.Sovt.ç xs aî^iî
itoTjf.yov d(v (7c Seupo • vûv 6' àywv [xiyaç
awffai fiîov <j6v, xoùx èitîcpôovov xôoe. (493-8.)
« Si ta vie n'était point accablée de pareilles douleurs, si tu étais -i
restée maîtresse de toi, jamais pour servir ton amour, pour te procurer ;^
ton plaisir, je ne t'aurais poussée à de tels actes. Mais il s'agit aujour- '\
d liui de sauver ta vie : ce que je fais ne peut être reproché. » . , \
822 PHÈDRE.
PHÈDRE.
Arrêtez, Thésée,
Et ne profanez point des transports si charmants. 91 5
Je ne mérite plus ces doux empressements.
Vous êtes offensé. La fortune jalouse
N'a pas en votre absence épargné votre épouse.
Indigne de vous plaire et de vous approcher,
Je ne dois désormais songer qu'à me cacher. 920
SCÈNE V
THÉSÉE, HIPPOLYTE, THÉRAMÈNE.
THÉSÉE.
Quel est l'étrange accueil qu'on fait à votre père*,
Mon fils?
HIPPOLYTE.
Phèdre peut seule expliquer ce mystère.
Mais si mes vœux ardents vous peuvent émouvoir.
Permettez-moi, Seigneur, de ne la plus revoir;
Souffrez que pour jamais le tremblant ïlippolyte 92$
Disparoisse des lieux que votre épouse habite.
THÉSÉE.
Vous, mon fils, me quitter?
1. Euripide :
Où yap Ti [jl' wç Bswpàv à^ioî ôÔ[jloç
irûXa; àvof^ai; eùcppôvwç TrpoaevvÉTCSiv. (792-3.)
« Cette maison, après m'avoir ouvert ses portes, ne daigne point me
faire l'accueil bienveillant qu'on doit au raaitre revenant d'un pieux
voyage. »
ACTE III, SCÈNE V. 823
HIPPOLYTE.
Je ne la cherchois pas :
C'est vous qui sur ces bords conduisîtes ses pas.
Vous daignâtes, Seigneur, aux rives de Trézène
Confier en partant Aricie et la Reine. 93o
Je fus même chargé du soin de les garder.
Mais quels soins désormais peuvent me retarder?
Assez dans les forêts mon oisive jeunesse
Sur de vils ennemis a montré son adresse.
Ne pourrai-je, en fuyant un indigne repos, 935
D'un sang plus glorieux teindre mes javelots?
Vous n'aviez pas encore atteint l'âge où je touche,
Déjà plus d'un tyran, plus d'un monstre farouche
Avoit de votre bras senti la pesanteur;
Déjà, de l'insolence heureux persécuteur, 940
Vous aviez des deux mers assuré les rivages.
Le libre voyageur ne craignoit plus d'outrages ;
Hercule, respirant sur le bruit de vos coups,
Déjà de son travail se reposoit sur vous.
Et moi, fils inconnu d'un si glorieux père, 945
Je suis même encor loin des traces de ma mère.
Souffrez que mon courage ose enfin s'occuper.
Soufi'rez, si quelque monstre a pu vous échapper.
Que j'apporte à vos pieds sa dépouille honorable,
Ou que d'un beau trépas la mémoire durable, 950
Éternisant des jours si noblement finis.
Prouve à tout l'univers que i'étois votre fils.
TUÉSÉE.
Que vois-je? Quelle horreur dans ces lieux répandue
Fait fuir devant mes yeux ma famille éperdue?
Si je reviens si craint et si peu désiré, 955
0 ciel, do ma prison pourquoi m'as-tu tiré?
Je n'avois qu'un ami. Son imprudente flamme
824 PHÈDRE.
Du tyran de TÉpire alloit ravir la femme ;
Je servois à regret ses desseins amoureux;
Mais le sort irrité nous aveugloit tous deux. 960
Le tyran m'a surpris sans défense et sans armes.
J'ai vu Pirithoûs, triste objet de mes larmes,
Livré par ce barb.are à des monstres cruels
Qu'il nourrissoit du sang des malheureux mortels*.
Moi-même, il m'enferma dans des cavernes sombres, 965
Lieux profonds, et voisins de l'empire des ombres.
Les Dieux, après six mois, m'ont enfin regardé :
J'ai su tromper les yeux de qui j'étois gardé.
D'un perfide ennemi j'ai purgé la nature;
A ses monstres lui-même a servi de pâture; 970
Et lorsque avec transport je pense m'approcher
De tout ce que les Dieux m'ont laissé de plus cher;
Que dis-je? Quand mon âme, à soi-même rendue,
Vient se rassasier d'une si chère vue.
Je n'ai pour tout accueil que des frémissements : 975
Tout fuit, tout se refuse à mes embrassements.
Et moi-même, éprouvant la terreur que j'inspire,
Je voudrois être encor dans les prisons d'Épire.
Parlez. Phèdre se plaint. que je suis outragé.
Qui m'a trahi? Pourquoi ne suis pas vengé? 980
La Grèce, à qui mon bras fut tant de fois utile,
A-t-elle au criminel accordé quelque asile?
Vous ne répondez point. Mon fils, mon propre fils
Est-il d'intelligence avec mes ennemis?
Entrons. C'est trop garder un doute qui m'accable. 986
Connoissons à la fois le crime et le coupable.
Que Phèdre explique enfin le trouble où je la voi.
1. A ses chiens. Selon Plutarque {Thésée, 31), Pirithoûs fut dévoré
par le chien du roi des Molosses, Cerbère.
ACTE III, SCÈNE VI. 825
SCÈNE YI
HIPPOLYTE, THÊRÀMÈNE.
HIPPOLYTE.
Où tendoit ce discours qui m'a glacé d'effroi?
Phèdre, toujours en proie à sa fureur extrême,
Veut-elle s'accuser et se perdre elle-même? 990
Dieu! que dira le Roi? Quel funeste poison
L'amour a répandu sur toute sa maison !
Moi-même, plein d'un feu que sa haine réprouve,
Quel il m'a vu jadis, et quel il me retrouve !
De noirs pressentiments viennent m'épouvanter. 995
Mais l'innocence enfin n'a rien à redouter.
Allons, cherchons ailleurs par quelle heureuse adresse
Je pourrai de mon père émouvoir la tendresse,
Et lui dire un amour qu'il peut vouloir troubler,
Mais que tout son pouvoir ne sauroit ébranler.
PLN DU TROISIÈME ACTE
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
THÉSÉE, ŒNONE.
THÉSÉE.
Ah! qu'est-ce que j'entends? Un traître, un téméraire i'
Préparoit cet outrage à l'honneur de son père? !
Avec quelle rigueur, destin, tu me poursuis I ^
Je ne sais où je vais, je ne sais où je suis*.
0 tendresse! ô bonté trop mal récompensée! ioo5
Projet audacieux ! détestable pensée !
Pour parvenir au but de ses noires amours,
L'insolent de la force empruntoit le secours.
J'ai reconnu le fer, instrument de sa rage.
Ce fer dont je l'armai pour un plus noble usage*. loio
1. Euripide :
— lia cpûyu
pâpoç xaxwv; àizb yàp ôXôjxevoç oîyofxai....
'IinrôTvUTOç eùvfiç ttjÇ £[xf,ç ex^r, ôiyeïv
plot, TÔ a£|xvàv Ztivôç Ô[j.[jl' aTtfxâtjaç. (877-886.)
« Où fuir le poids du malheur? Je meurs. Hippolyle a osé faire vio-
lence à ma femme : il n'a pas redouté l'œil auguste de Zeus. »
2. Virgile, en parlant de l'épée dont Didon se tue :
... non hos quaesitum munus in usus. [En., IV, 647.)
« Présent qui ne fut pas fait pour cet usage. »
ACTE IV, SCÈNE I. 827
Tous les liens du sang n'ont pu le retenir?
Et Phèdre didéroit à le faire punir?
Le silence de Phèdre épargnoit le coupable?
Phèdre épargnoit plutôt un père déplorable*.
Honteuse du dessein d'un amant furieux ioi5
Et du feu criminel qu'il a pris dans ses yeux,
Phèdre mouroit, Seigneur, et sa main meurtrière
Éteignoit de ses yeux l'innocente lumière.
J'ai vu lever le bras, j'ai couru la sauver.
Moi seule à votre amour j'ai su la conserver; 1020
Et plaignant à la fois son trouble et vos alarmes.
J'ai servi, malgré moi, d'interprète à ses larmes.
Le perfide ! Il n'a pu s'empêcher de pâlir.
De crainte, en m'abordant, je l'ai vu tressaillir.
Je me suis étonné de son peu d'allégresse; 1026
Ses froids embrassements ont glacé ma tendresse.
Mais ce coupable amour dont il est dévoré
Dans Athènes déjà s'étoit-il déclaré?
1. Dans le BelUrophon (1670) de Quinaiilt, Sténobée qui aime Belléro-
phon, et qui va épouser Prœtus, laisse accuser Bellérophon d'un amour
coupable auprès de Prœtus par sa confidente Mégare. Mais Bellérophon
n'est qu'un ami très cher de Prœtus, auprès de qui il a trouvé asile, et le
mariage de Sténobée et de Prœtus n'est pas encore conclu. Ces circon-
stances adoucissent la situation : du reste, le sujet de Quinault pré-
sente de grandes analogies avec celui de Racine. Sténobée a d'abord
persécuté Bellérophon, essayé de le faire bannir (I, 3). Puis elle
tâche d'amener Bellérophon à quelque déclaration de ses sentiments
pour elle (III, 3). Et lorsqu'elle apprend qu'il aime Philonoé sa sœur,
c'est alors qu'elle le fait calomnier par Mégare, après avoir inquiété
Prœtus par son trouble et son silence (IV, 2). La comparaison des deux
pièces est intéressante pour qui veut se rendre clairement compte de
l'originalité de Racine.
PHEDRE.
Seigneur, souvenez-vous des plaintes de la Reine.
Un amour criminel causa toute sa haine. io3o
THÉSÉE,
Et ce feu dans Trézène a donc recommencé?
ŒNONE.
Je vous ai dit, Seigneur, tout ce qui s'est passé.
C'est trop laisser la Reine à sa douleur mortelle ;
Souffrez que je vous quitte et me range auprès d'elle.
SCÈNE W
THÉSÉE, HIPPOLYTE.
THÉSÉE.
Ah! le voici. Grands Dieux! à ce noble maintien* io35
Quel œil ne seroit pas trompé comme le mien?
1. « Subligny, dans sa Dissertation sur les tragédies de Phèdre et Hip-
polyte, parle de cette scène comme de la troisième. Il y avait évidem-
ment, avant l'impression de la pièce, une autre scène ii de l'acte IV,
que Racine a supprimée, et qui est ainsi critiquée dans la Dissertation
(p. 589) : « Thésée.... aussi persuadé de ce crime supposé, que s'il s'étoit
commis à ses yeux, s'amuse à faire des exclamations sur son énormité,
au lieu d'aller chercher auprès de Phèdre ou d'Œnone des preuves plus
solides de cette affreuse accusation. » La scène retranchée était donc
un monologue de Thésée. C'est ce qui n'avait été jusqu'ici, nous le
croyons, signalé par aucun éditeur de Racine, » (Note de M. Paul Mes-
nard.)
2. « La même Dissertation de Subligny (p. 590) nous apprend que
Racine avait d'abord écrit -.
« Mais le voici, grands Dieux ! à ce chaste maintien.... »
(Note de M, Paul Mesnard.)
ACTE lY, SCÈ>E II. 829
Faut-il que sur le front d'un profane adultère
Brille de la vertu le sacré caractère?
Et ne devroit-on pas à des signes certains
Reconnoître le cœur des perfides humains'? io4o
HIPPOLYTE.
Puis-je vous demander quel funeste nuage,
Seigneur, a pu troubler votre auguste visage?
N'osez-vous confier ce secret à ma foi?
THÉSÉE.
Perfide, oses-tu bien te montrer devant moi?
Monstre, qu'a trop longtemps épargné le tonnerre, io45
Reste impur des brigands dont j'ai purgé la terre.
1. Euripide :
<I>£u ! xp^î^v ppoxoTat t<15v cp{Xwv TsxfjL-^ptov
aacpéç TtxsïaOat xal Stâyvwatv cppsvwv,
OTTi; t' à\rfir\^ è^x'-v, o^ te p.T, cpî);Oç-
ûiîcràç TS 90)vàç TcivTaç à'^^pw-rrout; e^^tv,
XT.v [xèv ô'.xaîav, tTjV 5' ovm: éxuy/avev,
w; T; cppovoÛG-a xàSix' eçT,Xéy"/£XO
xpôî xf,ç Sixata;, xoùx àv fj-naxwfieôa. (925-31.)
« Hélas! il faudrait bien que les hommes eussent un signe et crité-
rium sûr des pensées, pour distinguer le véritable ami de celui qui ne
l'est pas. Il faudrait que chaque homme eut deux langages, l'un sin-
cère, l'autre de circonstance, afin qu'on pût convaincre la voix des
mauvais sentiments par la voix de la justice : ainsi l'on ne serait pas
trompé. »
Mais Racine a peut-être mêlé avec ces vers aans son souvenir l'expres-
sion que la même pensée avait reçue dans Médée :
^ù Zeû, xt o->i yo'j^o'j [xèv, oç yt.i6ùr\kO(; t^,
X£X|j.T,p'.' (iv6pa)X0'.(Jtv wTraTaî aa'^-ri,
àvopoiv o' oxo> -/p->i xôv xaxôv oietSévat,
o-yjzli yoLOXATr^p ètJ.'îrs'^uxô awjxaxi; (ol6-Siy.)
« 0 Zcus! Pourquoi as-tu donné aux hommes des moyens sûrs de con-
naître l'or de mauvais aloi, si, pour faire connaître le méchant, tu n'as
imprimé aucun signe sur le corps des hommes? »
830 PHEDRE.
Après que le transport d'un amour plein d'horreur
Jusqu'au lit de ton père a porté sa fureur
Tu m'oses présenter une tête ennemies
Tu parois dans des lieux pleins de ton infamie, io5o
Et ne vas pas chercher, sous un ciel inconnu,
Des pays où mon nom ne soit point parvenu.
Fuis, traître. Ne viens point braver ici ma haine.
Et tenter un courroux que je retiens à peine.
C'est bien assez pour moi de l'opprobre éternel io55
D'avoir pu mettre au jour un fils si criminel.
Sans que ta mort encor, honteuse à ma mémoire.
De mes nobles travaux vienne souiller la gloire.
Fuis ; et si tu ne veux qu'un châtiment soudain
T'ajoute aux scélérats qu'a punis cette main, 1060
Prends garde que jamais l'astre qui nous éclaire
Ne te voie en ces heux mettre un pied téméraire.
Fuis, dis-je ; et sans retour précipitant tes pas,
De ton horrible aspect purge tous mes États 2.
Et toi, Neptune, et toi, si jadis mon courage' io65
D'infâmes assassins nettoya ton rivage,
1. Euripide:
Asï^ov 5', sireiS-;^ y' Iç [itaafx' èXTi>vu6aç,
t6 j6v -rpôawirov Ssûp' èvavcîov TtaxpL (946-7.)
« Viens donc, après l'être souillé de ton crime, viens ici regarder
ton père en face ! »
2. Euripide :
è';spp£ ya(a? T-r^tfS' oaov tàyo(; «puyàç,
xal ixr\x' 'AÔT^vatç xàç 8eo8[jLT^TO'jç [i-oXiriç,
[jl-^t' el<; ôpouç yf,ç r^ç èfiov xpaxeï ôôpu. (973-5.)
« Sors de ce pays au plus vite, va en exil, et ne reviens jamais à
Athènes la divine, ne franchis pas les frontières de la terre soumise à
ma lance. »
5. Euripide :
'AXk', u) 'Tzàxt^ IlojeiSov, â; è[i.oi Tioxe
ACTE IV. SCÈNE II. ^il
Souviens-toi que pour prix de mes efforts heureux,
ïu promis d'exaucer le premier de mes vœux.
Dans les longues rigueurs d'une prison cruelle
Je n'ai point imploré la puissance immortelle. 1070
Avare du secours que j'attends de tes soins,
Mes vœux t'ont réservé pour de plus grands besoins :
Je t'implore aujourd'hui. Venge un malheureux père.
J'abandonne ce traître à toute ta colère;
ÉtoulTe dans son sang ses désirs effrontés : 1075
Thésée à tes fureurs connoîtra tes bontés.
HIPPOLYTE.
D'un amour criminel Phèdre accuse Hippolyte !
Un tel excès d'horreur rend mon âme interdite;
Tant de coups imprévus m'accablent à la fois,--^
àpà; Cnréa/ou xpsvç, [xia xatepyajat,
TOUTWv ^[xàv iraïo', f,[xÉpav Ôè [xr, cpuyoi
TTiVO', SÏTCSp TilxTv UiTKXfJOLq CTacçsiç Qtpâç. (887-90.)
« 0 Poséidon , mon père, tu m'as promis d'exaucer trois de mes
prières : écoute celle-ci, fais périr mon fils, qu'il ne survive pas à ce
jour, si tu m'as accordé de faire des vœux efficaces. »
Et Sénèquc :
Genitor xquorais dédit
Ut vola prono trina concipiam deo.... (939-40.)
En, pernge donum triste, regnator freti.
Non cernât ultra lucidum Uippolytus diem.... (942-3.)
Fer nbom'innndnm mine opem nato, pnrens.
Nunquam supremnm numinis mtinus tui
Consumer ermis, mfujna ni prcmerent mnla.
Intcr profundn Tnrtara et Ditem horridnm....
Voto peperci : redde nunc pactam fidem. (945-50.)
« Le souverain des mers m'a accordé de faire trois vœux, qu'il exau-
cerait.... Allons, remplis ton funeste engagement, roi des mers : qu'Hip-
polyle cesse de voir le jour. 0 mon père, donne un détestalde secours à
Ion fils. Jamais je n'aurais usé de ta suprême libéralité, sans les maux
terribles qui m'accablent. Dans le profond Tartare, chez l'horrible
IMuton,... j'ai ménagé mes vœux : accomplis maintenant ta promesse.
832 PHÈDRE.
Qu'ils m'ôtent la parole et m'étouffent la voix*. 1080
Traître, tu prétendois qu'en un lâche silence
Phèdre enseveliroit ta brutale insolence.
Il falloit, en fuyant, ne pas abandonner
Le fer qui dans ses mains aide à te condamner;
Ou plutôt il falloit, comblant ta perfidie, 108S
Lui ravir tout d'un coup la parole et la vie.
HIPPOLYTE.
D'un mensonge si noir justement irrité,
Je devrois faire ici parler la vérité.
Seigneur; mais je supprime un secret qui vous touche.
Approuvez le respect qui me ferme la bouche ^; 1090
Et sans vouloir vous-même augmenter vos ennuis,
Examinez ma vie, et songez qui je suis.
Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes.
Quiconque a pu franchir les bornes légitimes
Peut violer enfin les droits les plus sacrés; 109S
Ainsi que la vertu, le crime a ses degrés;
Et jamais on n'a vu la timide innocence
Passer subitement à l'extrême licence.
Un jour seul ne fait point d'un mortel vertueux
Un perfide assassin, un lâche incestueux. iioo
Élevé dans le sein d'une chaste héroïne.
Je n'ai point de son sang démenti l'origine.
Pitthée, estimé sage entre tous les humains.
Daigna m'instruire encore au sortir de ses mains.
1. Euripide:
"Ex TOI iréir^vrjyjxai • aol yàp è%'!zki]<S'700'ji \i.t
lôyoï... (934-5.)
« Je suis confondu. Tes paroles me frappent de stupeur! »
2. L'idée de cette réticence est chez Euripide; mais l'idée seulement
(v. 1058-7).
ACTE IV, SCÈNE II. 833
fe ne veux point me peindre avec trop d'avantagé,, iio5
Mais si quelque vertu m'est tombée en partage,
Seigneur, je crois surlout avoir fait éclater
La haine des forfaits qu'on ose m'imputer*.
C'est par là qu'Hippolyte est connu dans la Grèce.
J'ai poussé la vertu jusques à la rudesse. iiio
On sait de mes chagrins l'inflexible rigueur.
Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.
Lt l'on veut qu'Hippolyte, épris d'un feu profane....
Oui, c'est ce même orgueil, lâche ! qui te condamne.
Je vois de tes froideurs le principe odieux : iii5
Phèdre seule charmoit tes impudiques yeux;
Et pour tout autre objet ton âme indifl'érente
Dédaignoit de brûler d'une flamme innocente.
HIPPOLYTE.
Non, mon père, ce cœur, c'est trop vous le celer,
K'a point d'un chaste amour dédaigné de brûler. 1120
Je confesse à vos pieds ma véritable offense ;
J'aime; j'aime, il est vrai, malgré votre défense.
Aricie à ses lois tient mes vœux asservis;
La iille de Pallante a vaincu votre fils.
Je l'adore, et mon âme, à vos ordres rebelle, 11 25
Ne peut ni soupirer ni brûler que pour elle.
THÉSÉE.
Tu l'aimes? ciel! Mais non, l'artifice est grossier.
Tu te feins criminel pour te justifier.
1. Euripide :
'Eve; 5' dtôtXTOi;, w |xe vuv éXetv SoxsT;*
Àéyo'jç yàp éç tô6' r.jxépaç àyvôv Qé\i.(x^. (1002-3.)
« Il y a une faute dont je suis pur; c'est celle dont tu prétends mo
convaincre. J'ai gardé mon corps chaste jusqu'à ce jour. »
nAnvp ^»
834 PHÈDRE.
HIPPOLYTE.
Seigneur, depuis six mois je l'évite, et je l'aime,
Je venois en tremblant vous le dire à vous-même. ii3o
Hé quoi? de votre erreur rien ne vous peut tirer?
Par quel atïreux serment faut-il vous rassurer?
Que la terre, le ciel, que toute la nature*....
THÉSÉE.
Toujours les scélérats ont recours au parjure.
Cesse, cesse, et m'épargne un importun discours, ii35
Si ta fausse vertu n'a point d'autre secours.
HIPPOLYTE.
Elle vous paroît fausse et pleine d'artifice.
Phèdre au fond de son cœur me rend plus de justice.
THÉSÉE.
Ah ! que ton impudence excite mon courroux !
HIPPOLYTE.
Quel temps à mon exil, quel lieu prescrivez-vous? ii4o
THÉSÉE.
Fusses-tu par delà les colonnes d'Alcide,
Je me croirois encor trop voisin d'un perfide*.
1. Euripide :
Nûv 8' "Opxiôv (SOI Zf,va xal reSov yOovôç
ô[xvu[it, Twv <jwv \ir\TzoW av};xa6ai yà[xa)v. (1025-6.)
« J'en jure par Zeus, gardien des serments, par le sol de cette terre :
jamais je n'ai approché de ta femme. »
2. Euripide :
'I-iTz. 01' (xoi! t( Spâasiç; oùSè {jlt.vuxV ypdvov
ôé^si xa6' f,[xâ)v, àXKà (x' è^eXaç /ôovdç;
J
ACTE IV, SCÈNE II. 835
HIPPOLYTE.
Chargé du crime affreux dont vous me soupçonnez,
Quels amis me plaindront, quand vous m'abandonnez?
THESEE.
Va chercher des amis dont l'estime funeste ii45
Honore l'adultère, applaudisse à l'inceste,
Des traîtres, des ingrats, sans honneur et sans loi,
Dignes de protéger un méchant tel que toi*.
HIPPOLYTE.
Vous me parlez toujours d'inceste et d'adultère?
Je me tais. Cependant Phèdre sort d'une mère, ii5o
Phèdre est d'un sang. Seigneur, vous le savez trop bien,
De toutes ces horreurs plus rempli que le mien.
Quoi? ta rage à mes yeux perd toute retenue?
Pour la dernière fois, ôte-toi de ma vue :
6tj7. népav ys Iïôvto'j xep[j.6vwv x' 'AT)vavTixa)V,
el' Tw; o'jvaC{JLT|V, w; gôv èy^^aipoi xàpa. (1031-1054.)
a Hipp. Hélas! Que veux-tu faire? Tu n'aUends pas que le temps
témoigne contre moi? Tu me chasses de cette terre?
— Tu. Oui, et si je pouvais, je t'enverrais au delà du Pont ou des
bornes Atlantiques, tant je hais Ion visage.... »
1. Euripide :
'Itz-;:. Iloî 3f,8' ô TX-Ziiiov xpé-i/ojjLai; x{voç ^évwv
ù6\i.0'Ji è'o'c!,[xi, x'fio' ÈTi' alxia cpuycov;
Qt\7. "Ocxiç Y'jvatxwv Àu[jL£wva(; f,5exat,
^svouç xo{xtî;tav xal ^uvotxoupouç xaxôiv. (1066-9.)
« Où me réfugier, malheureux? Vers quels hôtes irai-je, sous le coup
d'une telle accusation? — Vers ceux qui aiment à protéger les adul-
tères, les complices des crimes. »
836 PHÈDRE.
Sors, traître. N'attends pas qu'un père furieux* ii55
Te fasse avec opprobre arracher de ces lieux.
SCÈNE III
THÉSÉE, seul.
Misérable, tu cours à ta perte infaillible.
Neptune, par le fleuve aux Dieux mêmes terrible,
M'a donné sa parole, et va l'exécuter.
Un dieu vengeur te suit, tu ne peux l'éviter. 1160
Je t'aimois; et je sens que malgré ton ofl*ense
Mes entrailles pour toi se troublent par avance 2.
Mais à te condamner tu m'as trop engagé.
Jamais père en efl'et fut-il plus outragé?
Justes Dieux, qui voyez la douleur qui m'accable, ii65
Ai-je pu mettre au jour un enfant si coupable?
1. Euripide :
6t,7. Ou/ sA^sr aùxôv, Sfxwsç; oux àxcuets
TiâXai ^evo'JcOai xdvSe irpoùvvs'novTâ [xs;...
Ikt:. K)vaîoiv xiç a'jTôiv àp' £[jloû ye ôî^sxar
o"j 8' aÙTÔç, el' aot 6u[jlô<;, è^wôs'. /6ovdç.
efjT. Apàaw xào', si \i.^ xoTç è\ioX<; TOÎae-. 'K6yoi<;. (1084-9.)
« Ne l'arracherez-vous pas d'ici, esclaves? N'entendez-vous pas que
ma voix le bannit depuis longtemps? — Malheur à qui me touchera :
toi-même, si tu veux, jette-moi hors de ce pays. — Je le ferai, si tu ne
m'obéis pas. »
2. Sénèque indique le mouvement, mais lorsque Thésée apprend la
mort d'Hippolyte :
... 0 nimhim potens,
iluanto parentes sanquinis vinclo tenes,
Nahira ! quam te colimus inviti qiioque! (1111-2.)
« 0 nature, trop puissante nature! par quel lien du sang tiens-tu les
pères? Comme, même malgré soi, on te respecte! »
I
ACTE IV, SCÈNE IV. 837 i
■(■
'ï
SCÈNE IV 1
PHÈDRE, THÉSÉE. J
PHÈDRE.
Seigneur, je viens à vous, pleine d'un juste effroi.
Votre voix redoutable a passé jusqu'à moi. -|
Je crains qu'un prompt effet n'ait suivi la menace. ^
S'il en est temps encore, épargnez votre race, 1170 1
Respectez votre sang, j'ose vous en prier. -j
Sauvez-moi de l'horreur de l'entendre crier*; 7'
Ne me préparez point la douleur éternelle ?
De l'avoir fait répandre à la main paternelle. ]
THÉSÉE. i
Non, Madame, en mon sang ma main n'a point trempé; ■
Mais l'ingrat toutefois ne m'est point échappé. ]
Une immortelle main de sa perte est chargée. }
Neptune me la doit, et vous serez vengée.
PHÈDRE. ':i
Neptune vous la doit! Quoi? vos vœux irrités.... H
THÉSÉE. j
Quoi? craignez-vous déjà qu'ils ne soient écoutés? 1180 î
Joignez-vous bien plutôt à mes vœux légitimes. j
Dans toute leur noirceur retracez-moi ses crimes ; 'i
Échauffez mes transports trop lents, trop retenus, i
Tous ses crimes encor ne vous sont pas connus ; 1
1. Modification peu heureuse do la vieille imago biblique qui repa-
raîtra dans A t halte : « Le sang de vos rois crie » (v. 89).
838 PHEDRE.
Sa fureur contre vous se répand en injures : ii85
Votre bouche, dit-il, est pleine d'impostures;
il soutient qu'Aricie a son cœur, a sa foi,
Qu'il l'aime.
PHÈDRE.
Quoi, Seigneur?
THÉSÉE.
Il l'a dit devant moi.
Mais je sais rejeter un frivole artifice.
Espérons de Neptune une prompte justice. 1190
Je vais moi-même encore au pied de ses autels
Le presser d'accomplir ses serments immortels.
SCÈNE V
PHÈDRE, seule.
Il sort. Quelle nouvelle a frappé mon oreille?
Quel feu mal étouffé dans mon cœur se réveille?
Quel coup de foudre, ô ciel! et quel funeste avis! iigS
Je volois toute entière au secours de son fils;
Et m'arrachant des bras d'Œnone épouvantée,
Je cédois au remords dont j'étois tourmentée.
Qui sait même où m'alloit porter ce repentir?
Peut-être à m'accuser j'aurois pu consentir; 1200
Peut-être, si la voix* ne m'eût été coupée,
L'aifreuse vérité me seroit échappée.
Hippolyte est sensible, et ne sent rien pour moi!
Aricie a son cœur ! Aricie a sa foi !
Ah, Dieux! Lorsqu'à mes vœux l'ingrat inexorable i2o5
1. Voix, ponr parole.
ACTE IV, SCÈNE VI. . 839
S'armoit d'un œil si fier, d'un front si redoutable,
Je pensois qu'à l'amour son cœur toujours fermé
Fût contre tout mon sexe également armé.
Une autre cependant a fléchi son audace;
Devant ses yeux cruels une autre a trouvé grâce. 1210
Peut-être a-t-il un cœur facile à s'attendrir.
Je suis le seul objet qu'il ne sauroit souflrir;
Et je me chargerois du soin de le défendre?
SCÈNE VI
PHÈDRE, ŒNONE.
PHÈDRE.
Chère Œnone, sais-tu ce que je viens d'apprendre?
ŒNONE.
Non; mais je viens tremblante, à ne vous point mentir.
J'ai pâli du dessein qui vous a fait sortir;
J'ai craint une fureur à vous-même fatale.
PHÈDRE.
Œnone, qui l'eût cru? j'avois une rivale.
ŒNONE.
Comment?
Hippolyte aime, et je n'en puis douter.
Ce farouche ennemi qu'on ne pouvoit dompter,
Qu'offensoit le respect, qu'importunoit la plainte,
Ce tigre, que jamais je n'abordai sans crainte,
Soumis, apprivoisé, reconnoît un vainqueur ;
Aricie a trouvé le chemin de son cœur.
840 PHEDRE.
ŒNONE.
Aricie?
PHÈDRE.
Ah! douleur non encore éprouvée! laaS
A quel nouveau tourment je me suis réservée !
Tout ce que j'ai souffert, mes craintes, mes transports,
La fureur de mes feux, l'horreur de mes remords.
Et d'un refus cruel l'insupportable injure
N'étoit qu'un foible essai du tourment que j'endure. i23o
Ils s'aiment ! Par quel charme ont-ils trompé mes yeux?
Comment se sont-ils vus? Depuis quand? Dans quels lieux?
Tu le savois. Pourquoi me laissois-tu séduire?
De leur furtive ardeur ne pouvois-tu m'instruire ?
Les a-t-on vus souvent se parler, se chercher? i235
Dans le fond des forêts alloient-ils se cacher ?
Hélas ! ils se voyoient avec pleine licence.
Le ciel de leurs soupirs approuvoit l'innocence ;
Ils suivoient sans remords leur penchant amoureux,
Tous les jours se levoient clairs et sereins pour eux. 1240
Et moi, triste rebut de la nature entière,
Je me cachois au Jour, je fuyois la lumière ;
La mort est le seul dieu que j'osois implorer.
J'attendois le moment où j'allois expirer;
Me nourrissant de fiel, de larmes abreuvée, 1245
Encor dans mon malheur de trop près observée,
Je n'osois dans mes pleurs me noyer à loisir;
Je goûtois en tremblant ce funeste plaisir;
Et sous un front serein déguisant mes alarmes,
Il falloit bien souvent me priver de mes larmes. i25o
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours?
Ils ne se verront plus.
ACTE IV, SCÈNE YI. 841
PHKDRE.
Ils s'aimeront toujours.
Au moment que je parle, ah! mortelle pensée!
Ils bravent la fureur d'une amante insensée.
Malgré ce même exil qui va les écarter, i255
Ils font mille serments de ne se point quitter.
Non, je ne puis souffrir un bonheur qui m'outrage,
Œnone. Prends pitié de ma jalouse rage,
II faut perdre Aricie. II faut de mon époux
(>ontre un sang odieux réveiller le courroux. 1260
Ou'il ne se borne pas à des peines légères :
Le crime de la sœur passe celui des frères.
Dans mes jaloux transports je le veux implorer.
Que fais-je? Où ma raison se va-t-elle égarer?
Moi jalouse ! et Thésée est celui que j'implore ! 1265
Mon époux est vivant, et moi je brûle encore I
Pour qui ? Quel est le cœur où prétendent mes vœux?
Chaque mot sur mon front fait dresser mes cheveux.
Mes crimes désormais ont comblé la mesure.
Je respire * à la fois l'inceste et l'imposture. 1270
Mes homicides mains, promptes à me venger,
Dans le sang innocent brûlent de se. plonger.
Misérable ! et je vis ? et je soutiens la vue
De ce sacré soleil dont je suis descendue ?
J'ai pour aïeul le père et le maître des Dieux; 127$
Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeux.
Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale.
Mais que dis-je? mon père y tient l'urne fatale;
Le sort, dit-on, l'a mise en ses sévères mains ;
Minos juge aux enfers tous les pâles humains. 1280
Ah ! combien frémira son ombre épouvantée.
Lorsqu'il verra sa fille à ses yeux présentée,
1. Respirer ne marque pas ici le désir, mais le caractère : comme le
parfum de l'àme. Pareillement spirare en latin.
C42 PHEDRE.
Contrainte d'avouer tant de forfaits divers,
Et des crimes peut-être inconnus aux enfers !
Que diras-tu, mon père, à ce spectacle horrible*? laSS
Je crois voir de ta main tomber l'urne terrible;
Je crois te voir, cherchant un supplice nouveau,
Toi-même de ton sang devenir le bourreau.
Pardonne. Un Dieu cruel a perdu ta famille;
Reconnois sa vengeance aux fureurs de ta fille. 1290
Ilélas ! du crime affreux dont la honte me suit
Jamais mon triste cœur n'a recueilli le fruit.
Jusqu'au dernier soupir de malheurs poursuivie,
Je rends dans les tourments une pénible vie.
Hé ! repoussez, Madame, une injuste terreur. 1295
1. « Racine, fait remarquer ici M. Paul Mesnard, s'est approprié, mais
en les transformant avec im art admirable, quelques idées dont le
germe se trouve dans Sénéque. C'est la Nourrice, dans la tragédie
latine, qui rappelle à Phèdre combien son crime trouve de juges parmi
les Dieux ses ancêtres, Minos, le Soleil, Jupiter lui-même » :
Si, quod maritus supera non cernit loca,
Tutnm esse facinus credis, et vacuum metu,
Erras.... (144-6.)
Qiiid ille, lato maria qui regno premit,
Populisque reddit jura centenis pater?
Latere tantiim facinus occultum sinet?... (148-150.)
Quid ille rébus luynen infundens suum
Matris parens ? quid ille, qui miindum quatit...,
Sator Deorum ? Credis hoc posse effici,
Inter vidantes omnia ut lateas avos? (153-4, 156-7.)
« Si parce que ton mari ne voit plus le jour des vivants, tu crois ton
crime en sûreté, et perds la crainte, tu te trompes.... Mais ton père, le
puissant souverain de tant de mers, le juge de tant de peuples? crois-tu
qu'il laissera un tel crime caché?... Et celui qui verse sa lumière sur
l'univers, le père de ta mère? Et celui qui ébranle le ciel, le maître
des Dieux? Que crois-tu pouvoir cacher à tant d'aïeux qui voient tout'
ACTE IV, SCÈISE M. 843
Regardez d'un autre œil une excusable erreur.
Vous aimez. On ne peut vaincre sa destinée.
Par un charme fatal vous fûtes entraînée.
Est-ce donc un prodige inouï parmi nous ?
L'amour n'a-t-il encor triomphé que de vous ? i3oo
La foiblesse aux humains n'est que trop naturelle.
Mortelle, subissez le sort d'une mortelle.
Vous vous plaignez d'un joug imposé dès longtemps :
Les Dieux mêmes, les Dieux, de l'Olympe habitants *,
Qui d'un bruit si terrible épouvantent les crimes, i3o5
Ont brûlé quelquefois de feux illégitimes 2.
1. Expression homérique : 'CXuiAina 8tô[JLax' e/ovxeç.
2. La iNourrice avait dit tout cela à Phèdre, dans Euripide, au moment
où elle venait d'en recevoir l'aveu de son amour :
O'J yàp TTspiaaôv où5èv, où5' è'Iw 'kôyou
Tiszovôa;' ôpyal 0' èç a' àTCaxTi4'av 6eaç.
'Eoaç* TÎ toGto 8aû[xa; aùv Tco'X'Xoït; [âpoTwv.
Kàreix' è'pwTO? ouvexa ^uyr^v ôT^eiç;... (437-440.)
Kû-piç yàp o'j <popT,xôv, f,v TzoXkr^ ^uT]... (445.)
"Ijac". [lèv Zeùç w; ttox' •r^pàaQ'(\ yà[j.(ov
Ssii-îAT,;, ïaaai 6' wç àvfipTiaaév iroxe
f, xa/Accpeyyr,? Kécpa>vov £<; ôsoùç "Ecoç
è'owxoç 0 jvex' • àXX' 0{xw<; èv oùpavw
va(ouat (453-57.)
(TÙ 5' 0'j% àv£^£L ; XpfjV a' èirl (StixoTç àpa
Traxspa ouxeusiv f, 'itl SeaTtdxatç 6£or(;
à/v'XoiJ'.v, £'. [jLTi xoÛTOô ys axsp^etç vd[JLOU!;. (459-61.)
a II ne t'arrive rien d'extraordinaire, d'inouï. La colère d'une déesse
t'a frappée. Tu aimes : est-ce une si grande merveille? Cela est arrivé à
tant d'autres. Et tu mourrais à cause de cet amour?... On ne peut
résister à Cypris, quand elle attaque de toute sa force.... On sait bien
que Zeus jadis fut épris de Sémélé : on sait que jadis l'étincelante
Aurore ravit Céphale aux cieux, parce qu'elle l'aimait; et malgré cela
ils habitent l'Olympe.... Et toi, tu ne te soumettrais pas? il t'eût fallu
jonner en naissant une loi spéciale, ou d'autres dieux, si tu ne te rési-
gnes point aux lois communes. »
844 PHÈDRE.
Qu'entends-je ? Quels conseils ose-t-on me donner?
Ainsi donc jusqu'au bout lu veux m'empoisonner,
Malheureuse? Voilà comme lu m'as perdue.
Au jour que je fuyois c'est toi qui m'as rendue. i3io
Tes prières m'ont fait oublier mon devoir.
J'évitois Hippolyte, et tu me l'as fait voir.
De quoi te chargeois-tu ? Pourquoi ta bouche impie
A-t-elle, en l'accusant, osé noircir sa vie ?
Il en mourra peut-être, et d'un père insensé i3i5
Le sacrilège vœu peut-être est exaucé.
Je ne t'écoute plus. Va-t'en, monstre exécrable :
Va, laisse-moi le soin de mon sort déplorable.
Puisse le juste ciel dignement te payer !
Et puisse ton supplice à jamais effrayer i32o
Tous ceux qui comme toi, par de lâches adresses,
Des princes malheureux nourrissent les foiblesses,
Les poussent au penchant où leur cœur est enclin,
Et leur osent du crime aplanir le chemin.
Détestables flatteurs, présent le plus funeste i325
Que puisse faire aux rois la colère céleste * !
1. Euripide, après les discours de la Nourrice qu'on vient de citer,
laisait dire à Phèdre :
At^^ov S' ûêpiî^ou^'' où yàp àXko it^v uêptç
TaS' èaxl, xpsîtraio Saiixôvtov elvai 6éXetv. (47-4-5.)
« Renonce à cet excès d'orgueil, car n'est-ce pas de l'orgueil, de
vouloir être plus fort que les dieux. »
Et plus tard, avant de se tuer, Phèdre la chasse :
Tout' è'aô', o ôvtitwv eu toXeiç oîxoii[xévai;
ôop.ouç x' àTzô'kXvtj' , oî -Kcikol X{av Xâvoi, (486-7.)
'^Q Tzayv.OLV.iij'zr], xal otacpôopeu çOvwv,
oI' elpyàaw \ie\ Itv^ a', ô y£vvr,xwp è[xôç,
TtpôjS^ii^ov èxTp^^'etev, O'jxàaaç irupu... (682-4.)
I
ACTE IV, SCÈNE YI. 845
ŒNONE, seule.
Ah, Dieux! pour la servir j'ai tout fait, tout quitté;
Et j'en reçois ce prix? Je l'ai bien mérité.
"OTvoio xal au ywjTt? àxovxa; çp(>vOU<;
xpdôujxôç sax'. [ii] xa>vwç e'jepyETsTv.... (693-4.)
'AXX' èyt.Tzoôùiv dize^Sz, xal aauxf,? xspt
cppovTiÇ'* èyù) yàp Tà|JLà ô-rjuoiJLa'. îtaXwç. (708-9.)
« Et voilà ce qui perd les villes florissantes et les maisons des hommes ;
ce sont les discours trop spécieux.,.. Scélérat! peste de tes amis!
Qu'as-tu fait de moi? Que Zeus, auteur de ma race, te renverse, t'éciase
de sa foudre ! Et périsse avec toi quiconque met son zèle à rendre à ses
amis, malgré eux, de honteux services.... Hors d'ici! ne songe plus
qu'à toi. Je réglerai moi-même comme il faut ma destinée. »
FIN DU QUATRIEME ACTE
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
HIPPOLYTE, ARICIE.
Quoi ? vous pouvez vous taire en ce péril extrême ?
Vous laissez dans l'erreur un père qui vous aime? i33o
Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir,
Vous consentez sans peine à ne me plus revoir,
Partez, séparez-vous de la triste Aricie;
Mais du moins en partant assurez votre vie;
Défendez votre honneur d'un reproche honteux, i335
Et forcez votre père à révoquer ses vœux.
Il en est temps encor. Pourquoi, par quel caprice,
Laissez-vous le champ libre à votre accusatrice ?
Éclaircissez Thésée.
HIPPOLYTE.
Hé ! que n'ai-je point dit ?
Ai-je dû mettre au jour l'opprobre de son lit? i34o
Devois-je, en lui faisant un récit trop sincère.
D'une indigne rougeur couvrir le front d'un père ?
Vous seule avez percé ce mystère odieux.
Mon cœur pour s'épancher n'a que vous et les Dieux.
Je n'ai pu vous cacher, jugez si je vous aime, i345
ACTE V. SCÈNE I. 847
Tout ce que je voulois me cacher à moi-même.
Mais songez sous quel sceau je vous l'ai révélé.
Oubliez, s'il se peut, que je vous ai parlé,
3ladame ; et que jamais une bouche si pure
Ne s'ouvre pour conter cette horrible aventure. i35o
Sur l'équité des Dieux osons nous confier :
Ils ont trop d'intérêt à me justifier;
Et Phèdre, tôt ou tard de son crime punie,
N'en sauroit éviter la juste ignominie.
C'est l'unique respect que j'exige de vous. i355
Je permets tout le reste à mon hbre courroux.
Sortez de l'esclavage où vous êtes réduite ;
Osez me suivre, osez accompagner ma fuite ;
Arrachez-vous d'un lieu funeste et profané,
Où la vertu respire un air empoisonné ; i36o
Profilez, pour cacher votre prompte retraite,
De la confusion que ma disgrâce y jette.
Je vous puis de la fuite assurer les moyens.
Vous n'avez jusqu'ici de gardes que les miens ;
De puissants défenseurs prendront notre querelle ; i365
Argos nous tend les bras, et Sparte nous appelle :
A nos amis communs portons nos justes cris ;
Ne souffrons pas que Phèdre, assemblant nos débris.
Du trône paternel nous chasse l'un et l'autre,
Et promette à son fils ma dépouille et la vôtre. 1370
L'occasion est belle, il la faut embrasser.
Quelle peur vous retient? Vous semblez balancer?
Votre seul intérêt m'inspire cette audace.
Quand je suis tout de feu^ d'où vous vient cette glace ?
Sur les pas d'un banni craignez-vous de marcher? 137$
ARICIE.
Hélas I qu'un tel exil, Seigneur, me seroit cher!
Dans quels ravissements, à votre sort liée,
Du reste des mortels je vivrois oubliée !
848 PHEDRE.
Mais n'étant point unis par un lien si doux,
Me puis-je avec honneur dérober avec vous ? i38o
Je sais que sans blesser l'honneur le plus sévère,
Je me puis affranchir des mains de votre père :
Ce n'est point m'arracher du sein de mes parents;
Et la fuite est permise à qui fuit ses tyrans.
Mais vous m'aimez, Seigneur; et ma gloire alarmée....
J
Non, non, j'ai trop de soin de votre renommée.
Un plus noble dessein m'amène devant vous :
Fuyez mes ennemis, et suivez votre époux.
Libres dans nos malheurs, puisque le ciel l'ordonne.
Le don de notre foi ne dépend de personne. iSgo
L'hymen n'est point toujours entouré de flambeaux.
Aux portes de Trézène, et parmi ces tombeaux,
Des princes de ma race antiques sépultures,
Est un temple sacré formidable aux parjures.
C'est là que les mortels n'osent jurer en vain : iSgS
Le perfide y reçoit un châtiment soudain ;
Et craignant d'y trouver la mort inévitable,
Le mensonge n'a point de frein plus redoutable. t
Là, si vous m'en croyez, d'un amour éternel
Nous irons confirmer le serment solennel; i4oo
Nous prendrons à témoin le dieu qu'on y révère;
Nous le prirons tous deux de nous servir de père.
Des dieux les plus sacrés j'attesterai le nom.
Et la chaste Diane, et l'auguste Junon,
Et tous les Dieux enfin, témoins de mes tendresses, i4o5
Garantiront la foi de mes saintes promesses.
ARICIE.
Le Roi vient. Fuyez, Prince, et partez promptement.
Pour cacher mon départ, je demeure un moment
ACTE V, SCENE III. 849
Alhz; et laissez-moi quelque fidèle guide,
ui conduise vers vous ma démarche timide. 14 lo
SCÈNE II
THÉSÉE, ARICIE, ISMÈNE. |
THÉSÉE.
Dieux, éclairez mon trouble, et daignez à mes yeux :
Montrer la vérité, que je cherche en ces lieux. i
ARICIE. ;
Songe à tout, chère Ismène, et sois prête à la fuite. |
SCÈNE m
THÉSÉE, ARICIE.
THÉSÉE.
Vous changez de couleur, et semblez interdite.
Madame! Que faisoit Hippolyte en ce Heu? i^iS
ARICIE.
Seigneur, il me disoit un éternel adieu.
THÉSÉE.
Vos yeux ont su dompter ce rebelle courage ;
Et ses premiers soupirs sont votre heureux ouvrage.
ARICIE.
Seigneur, je ne vous puis nier la vérité :
850 PHEDRE.
De votre injuste haine il n'a pas hérité; 1420
Il ne metraitoit point comme une criminelle.
THÉSÉE.
J'entends : il vous juroit une amour éternelle.
Ne vous assurez point sur ce cœur inconstant;
Car à d'autres que vous il en juroit autant.
ARICIE.
Lui, Seigneur?
THÉSÉE.
Vous deviez le rendre moins volage : i425
Comment souffriez- vous cet horrible partage ?
ARICIE.
Et comment souffrez-vous que d'horribles discours
D'une si belle vie osent noircir le cours?
Avez-vous de son cœur si peu de connoissance ?
Discernez-vous si mal le crime et l'innocence? i43o
Faut-il qu'à vos yeux seuls un nuage odieux
Dérobe sa vertu qui brille à tous les yeux?
Ah! c'est trop le livrer à des langues perfides.
Cessez : repentez-vous de vos vœux homicides;
Craignez, Seigneur, craignez que le ciel rigoureux i435
Ne vous haïsse assez pour exaucer vos vœux.
Souvent dans sa colère il reçoit nos victimes ;
Ses présents sont souvent la peine de nos crimes.
THÉSÉE.
Non, vous voulez en vain couvrir son attentat :
Votre amour vous aveugle en faveur de l'ingrat. i44o
Mais j'en crois des témoins certains, irréprochables :
J'ai vu, j'ai vu couler des larmes véritables.
ACTE V, SCÈNE Y. 851
Prenez garde, Seigneur. Vos invincibles mains
Ont de monstres sans nombre affranchi les humains ;
Mais tout n'est pas détruit, et vous en laissez vivre i445
Un.... Votre fils. Seigneur, me défend de poursuivre.
Instruite du respect qu'il veut vous conserver,
Je l'affligerois trop si j'osois achever.
J'imite sa pudeur, et fuis votre présence
Pour n'être pas forcée à rompre le silence. i45o
SCÈNE IV
THÉSÉE, seul.
Quelle est donc sa pensée? et que cache un discours
Commencé tant de fois, interrompu toujours?
Veulent-ils m'éblouir par une feinte vaine?
Sont-ils d'accord tous deux pour me mettre à la gêne?
Mais moi-même, malgré ma sévère rigueur, i455
Quelle plaintive voix crie au fond de mon cœur?
Une pitié secrète et m'afflige et m'étonne.
Une seconde fois interrogeons Œnone.
Je veux de tout le crime être mieux éclairci.
Gardes, qu'Œnone sorte, et vienne seule ici. 1460
SCÈNE V
THÉSÉE, PANOPE.
PANOPE.
J'ignore le projet que h Reine médite.
Seigneur, mais je craini) tout du transport qui l'agite.
852 PHÈDRE.
Un mortel désespoir sur son visage est peint;
La pâleur de la mort est déjà sur son teint.
Déjà, de sa présence avec honte chassée, i465
Dans la profonde mer Œnone s'est lancée*.
On ne sait point d'où part ce dessein furieux;
Et les flots pour jamais l'ont ravie à nos yeux,
THÉSÉE.
Qu'entends-je?r>' «
^ PANOPE.
Son trépas n'a point calmé la Reine :
Le trouble semble croître en son âme incertaine. 1470
Quelquefois, pour flatter ses secrètes douleurs,
Elle prend ses enfants et les baigne de pleurs;
Et soudain, renonçant à l'amour maternelle,
Sa main avec horreur les repousse loin d'elle*.
Elle porte au hasard ses pas irrésolus; 14^5
Son œil tout égaré ne nous reconnoît plus.
Elle a trois fois écrit; et changeant de pensée.
Trois fois elle a rompu sa lettre commencée^.
Daignez la voir, Seigneur; daignez la secourir.
0 ciel! Œnone est morte, et Phèdre veut mourir? 1480
Qu'on rappelle mon fils, qu'il vienne se défendre!
Qu'il vienne me parler, je suis prêt de l'entendre.
Ne précipite point tes funestes bienfaits,
Neptune; j'aime mieux n'être exaucé jamais.
J'ai peut-être trop cru des témoins peu fidèles, i485
Et j'ai trop tôt vers toi levé mes mains cruelles.
Ah! de quel désespoir mes vœux seroient suivis!
1. L'idée du suicide de la complice de Phèdre est dans Gilbert (V, 5).
2. Réminiscence de la Médée d'Euripide, qui tour à tour caresse et
repousse ses enfants, avant de les tuer (1069-78).
o. Iléminiscence de VIphigénie d'Euripide (v. 55-40).
ACTE V, SCÈNE YI. 853
SCÈNE VI
THÉSÉE, THÉRAMÈNE.
THÉSÉE.
Théramène, est-ce toi? Qu'as-tii fait de mon fils?
Je te l'ai confié dés l'âge le plus tendre.
Mais d'où naissent les pleursique je te vois répandre? 1490
Que fait mon fils?
THÉRAMÈNE.
0 soins tardifs et superflus '
Inutile tendresse! Hippolyte n'est plus*.
THÉSÉE.
Dieux '.
THÉRAMÈNE.
J'ai vu des mortels périr le plus aimable,
Et j'ose dire encor, Seigneur, le moins coupable.
Mon fils n'est plus? Hé quoi? quand je lui tends les bras,
Les Dieux impatients ont hâté son trépas?
Quel coup me l'a ravi? quelle foudre soudaine?
THÉRAMÈNE.
A peine nous sortions des portes de Trézène^,
Il étoit sur son char; ses gardes affligés
1. Euripide : 'I7:t:(5Xuto; O'jXet' èaxiv (1162).
2. Dans Quinault, Bellérophon, calomnié par Sténobée, détesté de
Prœtus, rencontre de même un monstre; et l'on vient raconter sa
mort, comme ici. (Cf. p. 762.)
854 PHEDRE.
Imitoient son silence, autour de lui rangés*; i5oo
Il suivoit tout pensif le chemin de Mycènes ;
Sa main sur ses chevaux laissoit flotter les rênes.
Ses superbes coursiers, qu'on voyoit autrefois
Pleins d'une ardeur si noble obéir à sa voix,
L'œil morne maintenant et la tête baissée, i5o5
Sembloient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable cri, sorti du fond des flots.
Des airs en ce moment a troublé le repos;
Et du sein de la terre une voix formidable
Répond en gémissant à ce cri redoutable. i5io
Jusqu'au fond de nos cœurs notre sang s'est glacé;
Des coursiers attentifs le crin s'est hérissé *.
Cependant sur le dos de la plaine liquide
S'élève à gros bouillons une montagne humide^;
1. Euripide :
... TtpoaTroXoi 8' (69' éîpaaTOç?)
rAa; ya>vt,va>v eiir6[X£<j6a ôe^iroTTi
TTiV eôèù? "Apyouç TtàiriSaupia? ôoôv. (H95-7.)
« Nous, les serviteurs, près du char, à côté des rênes, nous escortions
le maître : on suivait la route d'Argos et d'Épidaure. »
Mais Ilippolyte parle dans Euripide et dans Sénèquo.
2. Euripide :
"Ev8sv Tiç Ti/to, y^o-'AO^ <î)<; ^povT-^ Aiôç,
papùv ^pôiio"^ (J.e6f,xe cppixwo'r] x)vuetv.
'Op6ôv 6è xpax' eorxTiaav ouç t' èç oôpavôv
ÏTiTTOf Tcap' T^jxrv S' T[V cpoêoç vsavixôç,
Trdôsv TTOx' eÏTi cpOoyyo;.... (1201-5.)
« Un bruit pareil à un tonnerre souterrain de Zeus, un affreux
mugissement, qu'on ne pouvait entendre sans frissonner, éclata sou-
dain. Les chevaux dressent la tête, pointent des oreilles; une terreur
immense nous saisit, nous demandant d'où venait ce bruit. »
3. Dans Ovide {Métam., XV, 506 et suiv.), Ilippolyte ressuscité raconte
sa mort. Racine y a pris quelques traits :
... atmnlusqne immnnis aquarum
In montis speciem ciirvari et crescere visus.
« Une vague énorme s'enfle et se courbe, pareille à une montagne. »
ACTE V, SCENE YI. 855
L'onde approche, se brise, et vomit à nos yeux, i5i5
Parmi des flots d'écmne, un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes ;
Tout son corps est couvert d'écaillés jaunissantes ;
Indomptable taureau, dragon impétueux,
Sa croupe se recourbe en replis tortueux. iSaô
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
La terre s'en émeut, l'air en est infecté;
Le flot, qui l'apporta, recule épouvanté*.
Tout fuit; et sans s'armer d'un courage inutile, i525
Dans le temple voisin chacun cherche un asile *.
1, ... liefluilque exterritus amnis. (Virg., £/*., VIII, 240.)
2. Euripide :
.... sic ô' àTvi^pôOouç
àxTàç à';:o6)vé<|iavT£!; îepôv eïoo{j.ev
xû;jl' O'jpavo) CTTT,pi!^ov. ... (1205-7.)
KaTSiT' àvo'.5f,aàv rs xal tào\^ dtcppàv
t:o)v'jv •AT.y'ki^o.f irovTiu) çpuafjfxaxt,
/(opst TTpô? dxTàç, ou TÉOpiTtTrOÇ T,V ô/oç.
A'jto) 6è C7ÙV xXû5u)vi xal Tpix'j[jLia
xO[x' £^£6t,xs xaOpov, ctyptov Tspaç,
O'j rAax tj.èv /Owv 'jOeyfxaTOç 'i:>^-r^pou[i£V'ri
cppixwo£; àvT£'.56£YY£T', £laopa>o''. 6e
xçizlij'30'^ 62a|xa 8epYp.!XTa)v ècpaivexo. (1210-1217.)
« Jetant les yeux vers le rivage battu des flots, nous vîmes une vague
prodigieuse, qui touchait le ciel; elle s'enfle, s'enveloppe d'une écume
abondante, et roule en bouillonnant vers le rivage, à l'endroit où était
le quadrige. Avec le flot bouillonnant, la mer vomit un monstre sau-
vage, un taureau, dont l'épouvantable mugissement fait retentir toute
la terre alentour; nous regardons, mais aucun regard ne peut soutenir
ce prodige. »
Sénèque (dont la description est largement emphatique et prolixe) :
Cum subito vastum tumuit ex ulto mare
Crevitque in nuira... (lOOi-5.)
Consurgit ingens parlas in vastum aggerem,
856 PHÈDRE.
Ilippolyte lui seul, digne fils d'un héros,
Arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
Pousse au monstre, et d'un dard lancé d'une main sûre,
Il lui fait dans le flanc une large blessure. i53o
De rage et de douleur le monstre bondissant
Vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
Se roule, et leur présente une gueule enflammée,
Qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
Tumidumque moyistro pela (jus in terram mit. (10134.)
... Eli tolinn mare
Immugit; omîtes undique scopuli adstrepunt. (1025-24.)
Inhorruit concursus undarum glol/us,
Solvitque sese, et litori invexit malum
Ma jus timoré. Ponlus in terras mit
Suumque monstrum sequitur. Os quassat tremor.
TIIESEUS.
Quis habitus ille corporis vasti fuit?
NUNTIUS.
Cxrulea taurus colla sublimis qerens
Erexit altam fronte viridanti jubam.
Stant hisjndx atires. Cornibns varius color,
Et quem feri dominator habuisset grcgis,
Et quem sub undis natus : hinc flammam vomit,
Oculi hinc i-elucent.... (1026-1058.)
... ingens bellua immensam trahit
Squammosa partem. (1044-5.)
« Soudain la vaste mer s'enfle au large, et monte jusqu'aux astres.
Un immense enfantement se prépare sous l'effrayante hauteur des
eaux, et la vague grosse d'un prodige roule vers la terre... La mer
entière mugit : tous les rochers d'alentour répondent. La masse énorme
des eaux se dresse, se brise, et jette à la côte une calamité plus ter-
rible qu'aucun effroi ne saurait l'imaginer. La mer se précipite sur la
terre, et suit le monstre qu'elle a créé. Un tremblement nous secoue.
— Quel était l'aspect de cette bête énorme? — Ce fier taureau a le cou
bleuâtre, le front hérissé d'une crinière verte, des oreilles velues qui
se dressent. Les cornes ont des couleurs variées, celle d'abord qu'aurait
le fier maître du troupeau, et celles aussi d'un animal marin. Il vomit
de la flamme, et ses yeux reluisent.... Cette bête monstrueuse est cou-
verte d'écaillés, et traîne une longue queue. »
ACTE V, SCENE YI. 857
La frayeur les emporte; et sourds à cette fois, i535
Ils ne connoissent plus ni le frein ni la voix.
En efforts impuissants leur maître se consume*,
Ils rougissent le mors d'une sanglante écume 2.
On dit qu'on a vu môme, en ce désordre affreux.
In Dieu qui d'aiguillons pressoit leur flanc poudreux. i54o
A travers des rochers la peur les précipite 3;
1. Euripide (1220-1223) et Sénèquc (1068-1074) développent beaucoup
plus l'idée et le vers.
2. Euripide :
EùOùç 6è TwXo'.ç Sstvô; Ifx-irfTvst ^6So<;' (1218.)
ai 6' èvoaxo'jîai aTÔ[xta TT'jpiyevfj yvaQ^-OÎ?
pîa cpepo'jaiv, ours vaux^vi^pou y^epàç,
0'j6' '.7:To5£ar[j.a)v o-jtô >coX)vif)Twv ô/wv
jj.£Ta7Tp£ï)ouaai. (1225-1226.)
« Aussitôt un étrange effroi saisit les juments, et, mordant le frein
étincelant, elles emportent le char, sans plus obéir à la main, ni aux
rênes, sans souci du char qu'elles traînent. »
Sénèque :
... Solus immunis metu
Hippolytus arrtis continet frenis equos,
Pavidosque notie vocis horlatu ciet.... (1051-3.)
Et torva (bellua) currus anlc trépidantes stetit.
Contra feroci gnatus insunjens minax
Viiltn nec ora mutât et maqnnm intonat.... (1060-62.)
Inobsequentes protinus frenis equi
Bapuere currnm : jamqne deerrantes via,
Quacumque j)avidos rapidus evexit furor,
Mac ire perg tint, seque per scopulos agiint. (1063-68.)
« Seul Hippolyte est sans crainte : il ramasse les rênes et retient ses
chevaux : sa voix connue leur parle et calme leur épouvante. Mais le
monstre farouche s'arrête devant l'attelage effrayé.... Alors ton fils,
menaçant, fier, se dresse; il ne change pas de visage; il pousse un
grand cri.... Les chevaux n'obéissent plus au mors, ils empo tent le
char : ils quittent la route, et, partout où les pousse leur effroi violent,
ils se précipitent, et se jettent dans les rochers. »
3. Euripide (1226-31) et Sénèque (1074-78) décrivent la poursuite du
monstre ; Racine y substitue un Dieu : est-ce Quinault qui lui a donné
858 PHEDRE.
L'essieu crie et se rompt. L'intrépide Ilippolyte
Voit voler en éclats tout son char fracassé ;
Dans les rênes lui-môme il tombe embarrassé.
Excusez ma douleur. Cette image cruelle i545
Sera pour moi de pleurs une source éternelle.
J'ai vu, Seigneur, j'ai vu votre malheureux fils
Traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les efîraie*;
Ils courent. Tout son corps n'est bientôt qu'une plaie ^.
l'idée de faire jouer l'imagination du peuple éprise de merveilleux?
(Cf. p. 763).
1. Euripide (1240) donne les. cris d'Hippolyte arrêtant ses chevaux:
2xf,T', tï) cpâTvaici Taîç £[j.aT? Te6pa[X{jLsvai. « Arrêtez, vous que j'ai
nourries dans mes écuries. » Cette dernière expression a été utilisée par
Racine au vers 15-48.
2. Euripide :
SûfjL'-pupxa 6' T,v ocTtavïa* (TÛp'.yyéç x' àvw
xpoyCi^ è-n-fiôwv d^ôvwv t' èvri>^aTa.
AÙTÔÇ 6' Ô tXt^ULWV T^Vt'aïaiV £[JL7c)vaK£lç
6ca[JLÔv 8uae^T|V'jjT0v ëV/texat SsOelç,
ffiroSou [levoç jj.èv irpoç Tiéxpaiç cpi>;ov xâpa,
6pauwv ôè adpxa;.... (1234-39.)
« Tout est en confusion. Les rayons des roues, les chevilles de l'essieu
se rompent. Lui, le malheureux, embarrassé dans ses rênes, est traîné
sans pouvoir se défaire de ces liens. Sa tête heurte sur les rochers. Ses
chairs se déchirent. »
Ovide {Métam., XV) :
Excutior curru, lorisque tenentUms artus
Yiscera viva trahi, nervos in stirpe teneri,
Membra rapi partim, partim reprensa relinqni,
Ossa gravent dare fracta sonum, fessamque videres
Exhalari animam, mdlasque in corpore partes
Noscere quns passes : iinumque erat omnia vulnus. (520 suiv.)
« Je toi^ibe du char ; mon corps s'embarrasse dans les rênes, mes
chairs à vif se déchirent. Mes nerfs sont retenus par des racines. 3Ies
membres sont traînés, ou restent accrochés aux rochers. Mes os rom-
pus éclatent avec bruit, et mon âme douloureuse s'exhale. Il n'y a pas
ACTE V, SCÈiNE VI. 859
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
Ils s'arrêtent, non loin de ces tombeaux antiques
Où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J"y cours en soupirant, et sa garde me suit. i555
De son généreux sang la trace nous conduit :
Les rochers en sont teints; les ronces dégouttantes
Portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes*.
une partie de mon corps qu'on puisse reconnaître : tout n'est plus
qu'une plaie. »
Sénèque :
Prxceps in ora gnatua, hnplicu'it cadens
Laqueo tenaci corpus... (1082-3.)
Sensere peciides facinus, et ciirru levi,
Dominante nullo, qua timor jnssit ruunt. (1085-6.)
Late cruentat arva, et illisum caput
Scopulis resnltat, auferunt diimi corpus,
Et ora diirus pulchra populattir lajns
Peritque mulio vidnere infelix décor. (1090-3.)
« Ton fils tombe en avant, et s'embarrasse dans les liens inextricables
des rênes.... Les chevaux sentent l'accident, ils emportent le char plus
léger, et, n'étant plus gouvernés, ils vont où l'effroi les pousse.... Hippo-
lyte arrose la terre de son sang : sa tête se heurte et se fracasse contre
les rochers; son corps reste par lambeaux aux ronces; les dures
pierres meurtrissent son gracieux visage. Sa funeste beauté périt par
mille plaies. »
1. Euripide :
IïoaXoI oè po'j)a,6£VTeç ûjxspto ':to8l
êAcnrô|jL£76a. XwiJ-èv èx 0£cr|xà)v XuGslç
T[J.T,XtOV llJLaVTWV O'J XaTOlS' OTO) XpÔTTO)
TîiTTTst, Ppa/ùv St^ i^tOTOv è[j.zV£wv ett.... (1242-1246.)
« Nous tous, nous voulions le secourir : mais nous restions en arrière.
Enfin, je ne sais comment, il se défait de ses liens : les courroies se
rompent, et il tombe à terre, respirant à peine. »
Les vers 1557-8 viennent des vers 1091-3 de Sénèque, cités plus haut.
Le vers 1554 vient de Sénèque aussi :
Longum cruenia tramitem ùcptat nota. (1104.)
a 11 marque son chemin d'une longue trace de sang. »
860 PHÈDRE.
J'arrive, je l'appelle; et me tendant la main,
Il ouvre un œil mourant, qu'il referme soudain. i56o
(( Le ciel, dit-il, m'arrache une innocente vie.
Prends soin après ma mort de la triste Aricie.
Cher ami, si mon père un jour désabusé
Plaint le malheur d'un fils faussement accusé,
Pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive, i565
Dis-lui qu'avec douceur il traite sa captive ;
Qu'il lui rende.... » A ce mot ce héros expiré
N'a laissé dans mes bras qu'un corps défiguré*.
Triste objet, où des Dieux triomphe la colère,
Et que méconnoîtroit l'œil même de son père. 1570
THÉSÉE.
0 mon fils ! cher espoir que je me suis ravi !
Inexorables Dieux, qui m'avez trop servi^!
A quels mortels regrets ma vie est réservée !
THÉRAMÈNE.
La timide Aricie est alors arrivée.
Elle venoit. Seigneur, fuyant votre courroux, i575
A la face des Dieux l'accepter pour époux.
Elle approche : elle voit l'herbe rouge et fumante;
Elle voit (quel objet pour les yeux d'une amante!)
Ilippolyte étendu, sans forme et sans couleur.
Elle veut quelque temps douter de son malheur; i58o
Et ne connoissant plus ce héros qu'elle adore,
Elle voit Hippolyte et le demande encore.
1. Sénèque : Hoccine est formae decus? {\i01 .)
« Est-ce là cette forme si belle? »
2. Sénèque :
Tuque semper, genitor, irx facilis assensor mex. (1202.)
0 0 mon père, tu as trop facilement exaucé ma colère. »
ACTE V, SCÈNE YII. 861
Mais trop sûre à la fin qu'il est devant ses yeux,
Par un triste regard elle accuse les Dieux ;
Et froide, gémissante, et presque inanimée, i585
Aux pieds de son amant elle tombe pâmée.
Ismène est auprès d'elle ; Ismène, toute en pleurs,
La rappelle à la vie, ou plutôt aux douleurs.
Et moi, je suis venu, détestant la lumière.
Vous dire d'un héros la volonté dernière, 1690
Et m'acquitter, Seigneur, du malheureux emploi
Dont son cœur expirant s'est reposé sur moi.
Mais j'aperçois venir sa mortelle ennemie.
SCÈNE VII
THÉSÉE, PHÈDRE, THÉRAMÈNE, PANOPE, Gardes.
Hé bien ! vous triomphez, et mon fils est sans vie. -.
Ah! que j'ai lieu de craindre! et qu'un cruel soupçon.
L'excusant dans mon cœur, m'alarme avec raison! i
Mais, Madame, il est mort, prenez votre victime : j
Jouissez de sa perte, injuste ou légitime. j
Je consens que mes yeux soient toujours abusés. j
Je le crois criminel, puisque vous l'accusez. 1600 ]
Son trépas à mes pleurs ofTre assez de matières, j
Sans que j'aille chercher d'odieuses lumières, )
Qui ne pouvant le rendre à ma juste douleur, ]
Peut-être ne feroient qu'accroître mon malheur. l
Laissez-moi, loin de vous et loin de ce rivage, i6o5 J
De mon fils déchiré fuir la sanglante image. ^
Confus, persécuté d'un mortel souvenir, ]
De l'univers entier je voudrois me bannir. J
Tout semble s'élever contre mon injustice. ;^
L'éclat de mon nom même augmente mon supphce. 16 10 ■
802 PHÈDRE.
Moins connu des mortels, je me cacherois mieux.
Je hais jusques au soin dont m'honorent les Dieux;
Et je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières.
Sans plus les fatiguer d'inutiles prières.
Quoi qu'ils lissent pour moi, leur funeste bonté i6i5
Ne me sauroit payer de ce qu'ils m'ont ôté.
PHÈDRE.
Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence :
Il faut à votre fils rendre son innocence*.
Il n'étoit point coupable.
THÉSÉE.
Ah! père infortuné!
Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné! 1620
Cruelle, pensez-vous être assez excusée....
PHÈDRE.
Les moments me sont chers, écoutez-moi, Thésée*.
C'est moi qui sur ce fds chaste et respectueux
Osai jeter un œil profane, incestueux.
Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste; 1625
La détestable Œnone a conduit tout le reste.
Elle a craint qu'Hippolyte, instruit de ma fureur,
1. Dans la tragédie de Quinault, dont j'ai parlé, Sténobée déclare
l'innocence de Bellérophon, au moment où l'on suppose qu'il est mort
déchiré par la Chimère.
2. Sénèque :
... Falsa memoravt, et nefas
Qfiod ipsa démens pectore insano hmiseram,
Mentita finxi : vana punisti, paler;
Jiivenisque castus crimine incestse jacet. (UST-HQO.)
« J'ai porté une fausse accusation : le crime que moi-même dans
mon cœur insensé, dans mon délire, j'avais conçu, je l'ai jeté sur lui
par un mensonge. Le crime que tu as puni, toi, son père, est imagi-
naire : chaste, le jeune héros a péri, et moi, qui l'accusais, c'est moi
qui suis incestueuse
ACTE V, SCENE Yll. 863
Ne découvrît un feu qui lui faisoit horreur.
La perfide, abusant de ma foiblesse extrême,
S'est hâtée à vos yeux de l'accuser hii-même. i63o
Elle s'en est punie, et fuyant mon courroux,
A cherché dans les flots un supplice trop doux.
Le fer auroit déjà tranché ma destinée;
Mais je laissois gémir la vertu soupçonnée.
J'ai voulu, devant vous exposant mes remords, i635
Par un chemin plus lent descendre chez les morts.
J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines
Un poison que Médée apporta dans Athènes.
Déjà jusqu'à mon cœur le venin parvenu
Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu; 1640
Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage
Et le ciel et l'époux que ma présence outrage ;
Et la mort, à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour, qu'ils souilloient, toute sa pureté.
PANOPE.
Elle expire, Seigneur!
THÉSÉE.
D'une action si noire 1645
Oue ne peut avec elle expirer la mémoire !
Allons, de mon erreur, hélas! trop éclaircis.
Mêler nos pfeurs au sang de mon malheureux fils.
Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,
Expier la fureur d'un vœu que je déteste. i65o
Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités;
Et pour mieux apaiser ses mânes irrités,
Que, malgré les complots d'une injuste famille,
Son amante aujourd'hui me tienne heu de fille.
FIN DU CINQUIÈME ET DEBNIER ACTE
ESTHER
28
NOTICE SUR ESTHER
Mme de Maintenoii avait fondé la maison de Saint-Cyr.
Elle n'en voulait pas faire un couvent. Elle voulait que ses
demoiselles fussent élevées pour le monde, pour y être des chré-
tiennes, des mères de famille, mais aussi pour y être des femmes
d'esprit. Pour distraire et cultiver ces jeunes filles, on leur lit
jouer la comédie. Les pièces innocentes de la directrice, Mme de
Brinon, étaient trop plates; les tragédies profanes de Racine
étaient trop troublantes. Mme de Maintenon demanda, en 1688,
à Racine de composer sur une matière de morale ou de piété
quelques scènes mêlées de chant propres à être récitées par de
jeunes enfants.
Racine choisit dans l'Écriture le sujet d'Esther, qui enchanta
Mme de Maintenon, et même Boileau, d'abord opposé à une entre-
prise où il lui semblait que son ami ne pouvait que compro-
mettre sa gloire. Le Prologue de la Piété fut ajouté, une fois la
pièce terminée, pour donner un rôle à Mme de Caylus, nièce de
Mme de Maintenon. Moreau, organiste de Saint-Cyr, composa la
musique des chœurs.
La première représentation eut lieu à Saint-Cyr, le 26 jan-
vier 1689 : outre les demoiselles, le roi, Mme de Maintenon, le
dauphin, Louvois, Bossuet, et quelques évêques et courtisans,
composaient le public. Il y eut cinq autres représentations, le
29 janvier, les 3, 5, 15 et 19 février. Il y eut encore quelques
représentations en janvier et février 1690.
Les représentations de 1689 surtout eurent beaucoup d'''xlat.
Les courtisans briguèrent avec ardeur le privilège d'y ' ^r.
Les jeunes filles de Saint-Cyr, données en spectacle, luueos.
8G8 NOTICE SUR ESTIIER.
applaudies, adulées, furent étourdies de leur succès : la tête en
tourna à plus d'une. Le bel esprit, la vanité, l'ambition envahirent
Saint-Cyr. Plusieurs des dames de Saint-Louis, le curé de Ver-
sailles, Hébert, le nouveau directeur de la maison. Godet des Marais,
qu'on venait de faire évèque de Chartres, représentèrent à
Mme de Maintenon le mal que de tels spectacles faisaient à la
dévotion et à -la simplicité des demoiselles. Mme de Maintenon le
sentait elle-même. Elle arrêta les représentations et réforma
Saint-Cyr.
Esther ne disparut pas, mais ne fut plus jouée qu'à huis clos,
comme Athalie. On en donna notamment quelques représentations
après l'arrivée de la duchesse de Bourgogne (1697), qui aimait
à y faire un rôle : mais cela se passa sans bruit, dans une
classe de Saint-Cyr ou dans la chambre de Mme de Maintenon à
Versailles.
Les courtisans firent des applications de la pièce : on recon-
naissait Mme de Maintenon dans Esther; elle-même prenait
plaisir à la ressemblance, que Racine avait assurément indiquée.
Les jeunes Israélites élevées dans un coin du palais, près des-
quelles Esther va oublier sa grandeur, c'était la maison de Saint-
Cyr. Assuérus était Louis XIV. Mais alors l'altière Vasthi était
Mme de Montespan. Dans Aman, on prétendait reconnaître
Louvois, dont la faveur déclinait. On allait plus loin, et l'on trou-
vait dans l'édit de proscription des Juifs la révocation de l'édit
de Nantes : ce qui est absolument invraisemblable. Si Racine
avait songé à quelques persécutés de son temps, ce ne pouvait
être qu'aux jansénistes.
Esther passa à la Comédie-Française en 1721.
On trouvera plus loin l'analyse du livre biblique dont Racine a
tiré son sujet. Les érudits sont d'accord pour attribuer une valeur
historique au livre à' Esther : mais à quel roi de Perse rapporter
ces événements? M. de Saci, au xvn* siècle, voyait Darius dans
Assuérus, et Atossa dans Esther. Il paraît démontré aujourd'hui"
que Xerxès est l'Assuérus de la Bible, et que les événements
doivent se placer au retour de la malheureuse campagne du roi
contre les Grecs. Estiier entre au palais en 479 ou 478, la sixième
1. Cf. Oppert, Commentaire historique et j)hilolo(iique du livre
fFEsther, d'après la lecture des inscriptions perses, dans les Annales de
philosophie chrétienne, ian\ïcr 1664.
NOTICE SUR ESTHER. 869
année du régne. Elle est favorite un an après. L'ordre d'égorger
les Juifs est donné en avril, révoqué en juin 474. Les Juifs mas-
sacrent leurs ennemis en mars 473. Aman doit être un Médo-
Perse. On ne connaît à Xerxès qu'une femme, qui est de race
perse, Amestris, fille d'Otanès. Mais les rois de Perse, outre leur
femme légitime, pouvaient avoir plusieurs concubines. La Juive
Edissa ou Hadassa (myrte, en hébreu), devenue au harem Esther
(étoile, en persan), devait être une de ces femmes qui pouvaient
recevoir le titre de reines, mais dont les fils n'étaient pas aptes
à hériter.
Le sujet d'Esther a souvent tenté les poètes ; on connaît six
tragédies antérieures à celle de Racine :
Atnan, par André de Rivaudeau, impr. 1566.
Esther, par Pierre Mathieu, 1578.
Aman, par Antoine de Montchrestien, impr. 1601.
La jyerfidie d'Aman, mignon et favori du roi Assucrus (trag.
politique d'actualité sur la mort du maréchal d'Ancre), anonyme,
impr. 1617.
La belle Rester, par le sieur JapienMarfrière (pseudon. de Yille-
Toustain), impr. en 1620.
Esther, par Du Ryer, 1643.
Esther a fourni aussi un poème du genre épique au sieur de
Boisval ( pseud. de Desmarets de Saint-Sorlin) : on ne saurait rien
inHaginer de plus mauvais.
EXTRAITS
ET
DOCUMENTS RELATIFS^ A ESTHER
I. — UNE REPRESENTATION D' « ESTHER »
(( Nous y allâmes samedi* (à Saint-Cyr), Mme de Coulanges,
Mme de Bagnols, l'abbé Têtu et moi. Nous trouvâmes nos places
gardées. Un oflicier dit à Mme de Coulanges que Mme de Main-
tenon lui faisoit garder un siège auprès d'elle, vous voyez quel
honneur. « Pour vous, madame, me dit-il, vous pouvez choisir.»
Je me mis avec Mme de Bagnols au second banc derrière les
duchesses. Le maréchal de Bellefonds vint se mettre, par choix,
à mon côté droit, et devant c'étoient Mmes d'Auvergne, de Coislin,
de Sully. Nous écoutâmes, le maréchal et moi, cette tragédie
avec mie attention qui fut remarquée, et de certaines louanges
sourdes et bien placées, qui n'étoient peut-être pas sous les fon-
tanges de toutes les dames. Je ne puis vous dire l'excès de
l'agrément de cette pièce : c'est une chose qui n'est pas aisée à
représenter, et qui ne sera jamais imitée ; c'est un rapport de
la musique, des vers, des chants, des personnes, si parfait et si
complet, qu'on n'y souliaite rien; les filles qui font des rois et
des personnages sont faites exprès : on est attentif, et on n'a
point d'autre peine que celle de voir finir une si aimable pièce ;
tout y est simple, tout y est innocent, tout y est sublime et
touchant : cette fidélité de l'histoire sainte donne du respect;
tous les chants convenables aux paroles, qui sont tirées des
1. C'est la sixième et dernière représentation.
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ESTHER. 871
Paaumes et de la Sagesse, et mis dans le sujet, sont d'une
beauté qu'on ne soutient pas sans larmes : la mesure de l'ap-
probation qu'on donne à cette pièce, c'est celle du goiH et de
l'attention. J'en fus charmée, et le maréchal aussi, qui sortit de
sa place pour aller dire au roi combien il étoit content, et qu'il
étoit auprès d'une dame qui étoit bien digne d'avoir vu Esther.
Le roi vint vers nos places, et, après avoir tourné, il s'adressa
à moi et me dit : « Madame, je suis assuré que vous avez été
« contente. » Moi, sans m'étonner, je répondis : « Sire, je suis
« charmée; ce que je sens est au-dessus des paroles. » Le roi me
dit : « Racine a bien de l'esprit. » Je lui dis : « Sire, il en a
« beaucoup ; mais en vérité ces jeunes personnes en ont beau-
« coup aussi : elles entrent dans le sujet comme si elles n'avoient
« jamais fait autre chose. » Il me dit : « Ah ! pour cela, il est
« vrai. » Et puis Sa Majesté s'en alla, et me laissa l'objet de l'en-
vie : comme il n'y avoit quasi que moi de nouvelle venue, il
eut quelque plaisir de voir mes sincères admirations sans bruit
et sans éclat. M. le prince, Mme la princesse me vinrent dire un
mot; Mme de Maintenon, un éclair : elle s'en alloit avec le roi;
je répondis à tout, car j'étois en fortune*.... »
II. — LE LIVRE D' « ESTHER »
Le Livre d'Esther est, selon la décision du concile de Trente,
un des livres canoniques de l'Ancien Testament. Il se compose
de deux parties bien différentes : l'une, qui appartient à la Bible
hébraïque, œuvre toute juive de sentiment et de style, sobre,
brusque, énergique, expressive, où l'on a remarqué l'absence
complète du nom de Dieu, ce qui a fourni matière à bien des
discussions pour les savants; l'autre, qui n'existe que dans la
version des Septante, œuvre d'un Juif hellénisé, plus prolixe,
plus littéraire, toute pleine du nom du Seigneur, riche encore
en beautés, puisque c'est de là que Racine a traduit l'admirable
prière d'Esther. Saint Jérôme, dans sa traduction, a nettement
distingué les deux parties : le récit hébraïque comprend les
9 premiers chapitres et les 3 premiers versets du dixième ; le
1. Mme de Sévigné, lettre du 21 février 1G80,
872 EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ESTHER.
reste (x, 4-xvi) forme les Additions an Livre d'Esther, et se
compose de ces interpolations, explications et développements
dont le texte primitif a été augmenté dans la version des
Septante.
Voici ce que raconte la Bible hébraïque :
I. La troisième année de son règne, dans la ville de Suse, le
roi Assuérus fait à ses courtisans, officiers et principaux servi-
teurs, aux gouverneurs de province, aux grands seigneurs mèdes
et perses, un festin magnifique qui dure cent quatre-vingts jours.
Vers la fin de ces fêtes on donne pendant sept jours un banquet
dans le vestibule de son jardin. I^e septième jour, ayant bien
bu, et se trouvant extraordinairement gai, il commande à ses
sept eunuques d'aller chercher la reine Yasthi, qui traitait de
son côté les femmes, pour en faire admirer la beauté à ses
convives. Elle refuse de venir. Le roi se fâche et réunit son
conseil, qui est d'avis de chasser la reine pour avoir désobéi à
son mari et donné à toutes les femmes de l'empire l'exemple
de l'insoumission. Ce qui fut fait, et mi édit du roi envoyé dans
toutes les provinces ordonna que toutes les femmes respectassent
l'autorité de leurs maris.
II. Plus tard, le roi -regretta Yasthi. Pour la lui faire oublier,
on chercha dans tout l'empire les plus belles filles, parmi les-
quelles se trouva la Juive Esther, nièce de Mardochée. On les
amenait au palais, on les gardait pendant douze mois; puis on
les présentait au roi, parfumées et parées, et celles qui lui
plaisaient devenaient ses concubines et étaient mises dans le
harem. Quand le tour d'Esther fut venu, elle plut si fort au roi,
qu'il la fit reine à la place de Yasthi ; et il fit un grand festin
et de grands dons en son honneur : c'était la 7° année de son
règne. Il ignorait cependant qui elle était : Mardochée lui avait
recommandé de cacher sa naissance et sa race. Il se tenait aux
portes du palais depuis qu'on l'y avait amenée, pour veiller sur
elle et la diriger. Pendant qu'il se tenait là, il découvrit une
conspiration que les eunuques Bagathan et Tharès tramaient
contre le roi. Il avertit Esther, qui prévint le roi. Les coupables
furent pendus, et l'alfaire écrite dans les Annales de l'empire.
III. Puis le roi prit pour ministre Aman, de la race d'Agag.
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ESTHER. 873
Tout le monde l'adorait, par ordre du roi. Mardocliée seul ne
courbait pas la tête. Aman résolut pour se venger de perdre
tous les Juifs. Il tira au sort, la 12* année du règne d'Assuérus.,
quel jour il devait les exterminer : le sort marqua le douzième
mois, appelé Adar. Aman alla trouver le roi, lui peignit les Juifs
comme un peuple séditieux, ayant des mœurs et des lois à part:
il lui promit dix mille talents, s'il lui abandonnait les Juifs. Le"
roi refusa l'argent, lui donna les Juifs pour en faire ce qu'il
voudrait, et lui remit son anneau pour sceller ses décrets du
sceau royal. Aman lit écrire des lettres par les secrétaires du
roi dans toutes les provinces, en autant de langues qu'on en
parlait dans l'empire, pour commander à tous les gouverneurs
et à tous les peuples d'exterminer les Juifs le 15« jour du mois
a" Adar.
IV. Mardocliée, voyant l'édit affiché dans Suse, déchira ses
vêtements, se revêtit d'un sac, se couvrit la tête de cendres, et
vint gémir sur la place devant le palais. Mais il était défendu
d'y entrer en habits de deuil. Les tilles d'Esther et les eunuques
lui apprirent que Mardocliée était là, sur la place, à crier et à
gémir. Elle lui envoya une robe, et commanda de l'amener;
mais il ne voulut point la revêtir. Elle lui dépêcha alors l'eunuque
Athach, pour savoir la cause de sa douleur. Mardocliée remit à
l'eunuque l'édit d'Aman, et lit dire à Esther d'aller trouver le
roi. a Comment le puis-je, répondit-elle, si on ne peut, sous peine
de mort, entrer chez le roi sans être mandé? » Mardochée lui
envoya dire qu'elle périrait forcément avec son peuple, mais que
peut-être elle avait été élevée pour le sauver. Esther fit alors
dire à Mardochée de jeûner avec tous les Juifs pendant trois
jours : elle en ferait autant avec ses servantes et irait trouver
le roi.
V. Le 3" jour, Esther avec deux suivantes alla chez le roi.
Klle s'arrêta dans la première salle. Il était dans sa chambre,
sur son trône, en face de la porte, de sorte qu'il aperçut Esther
dans l'antichambre. Il étendit vers elle son sceptre, qu'elle baisa.
Il lui dit : « Que voulez-vous? » et il lui olfrit la moitié de ses
Ktals. Elle l'invita à un festin avec Auian. A table, ayant bien
bu. le roi dit à Esther: « Que voulez-vous?» et il lui offrit la
moitié de ses États. Elle répondit qu'elle voulait l'avoir à dîner
874 EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ESTHER.
le lendemain avec Aman. Celui-ci sortit tout fier, et comme
Mardochée à la porte ne se leva pas pour lui faire honneur, il
s'indigna, rassembla ses amis et sa femme Zarés, et, sur leur
conseil, lit préparer une potence de cinquante coudées pour
Mardochée.
YI. Cette nuit-là, le roi ne dormit pas; il se fit lire les Annales
de son réj^iie, et, voyant le service que Mardochée lui avait
rendu, ayant appris qu'il était demeuré sans récompense, il fit
venir Aman, et lui demanda comment il pouvait honorer un
fidèle serviteur. Aman, croyant qu'il s'agissait de lui-même,
conseilla de le revêtir d'une robe royale, et, le diadème au
front, de le faire promener par la ville sur un cheval des écuries
du roi, pendant qu'un grand tiendrait les brides et proclamerait
qu'ainsi étaient honorés ceux que le roi honorait. « Va donc, dit
le roi, prends Mardochée, et conduis-le ainsi que tu as dit. »
Aman dut obéir et rentra chez lui la rage au cœur.
VII. Le même jour, le roi vint chez Esther avec Aman. Ayant
bien bu, il lui dit : « Que voulez-vous? » et il lui offrit la moitié
de ses États. Esther dénonça alors Aman et fit connaître sa
cruauté. Le roi sortit en colère, et alla dans le jardin. Cepen-
dant Aman suppliait Esther : il se jeta sur son lit. A ce moment
le roi entrait, il crut qu'Aman voulait faire violence à la reine,
et s'emporta. On couvrit alors la tête d'Aman, et l'eunuque
Ilarbona conseilla de le pendre au gibet préparé pour Mardochée :
ce qui fut fait sur l'heure, et le roi s'apaisa.
VIII. Esther reçut les biens d'Aman et présenta au roi Mar-
dochée, dont elle s'était avouée la nièce : le roi le fit intendant
de sa maison. Tous les deux demandèrent la grâce des Juifs.
Il leur doima son cachet, pour écrire les ordres qu'ils voudraient.
Ils envoyèrent donc l'ordre à tous les gouverneurs d'épargner et
d'honorer les Juifs, et le roi y ajouta la permission pour ceux-ci
d'égorger leurs ennemis. Les Juifs étaient en fête.
IX.. Ainsi, le 13" jour du mois d'Adar, les Juifs égorgèrent
leurs ennemis. Iks tuèrent dans Suse cinq cents hommes et les
dix fils d'Aman. Le roi dit à Esther : « Que voulez-vous encore?
— Que l'on attache au gibet les cadavres des fils d'Aman, et
que les Juifs continuent le massacre demain. » Les Juifs tuèrent
EXTRAITS ET DOCUMENTS RELATIFS A ESTIIER. 875
donc encore le 14« jour : il y eut 75 000 victimes. Ils ne s'ar-
rêtèrent dans Suse que le 15^ jour. Ils respectèrent les biens de
leurs ennemis. Une fête, qu'on appela la fête des Sorts {Phurim),
fut instituée par Mardochée en mémoire de ces événements, les
14'' et 15» jours du mois d'Adar*. Mardochée resta le ministre du
roi Assuérus et fit beaucoup de bien à ses frères.
A ce récit le texte grec des Septante ajoute un songe de
Mardochée, avec l'explication qu'il reçoit des événements, les
deux lettres du roi. qui est appelé Artaxerxès, pour condamner,
puis absoudre les Juifs, une prière de Mardochée, celle d'Esther,
et son évanouissement devant le roi.
1. Les Juifs ont fixé pour celte fête le 28 février comme corres-
pondant à la date des livres saints. Selon M. Oppert, les li' et 15* jours
du mois d'Adar où les Juifs devaient être massacrés tombaient en
mars 473.
QUESTIONS SUR ESTHER
I. Étudier VAman de Montchrestien.
II. Étudier YEsther de Du Ryer.
III. Étudier quel usage Racine a fait de la Bible dans Esthtr.
IV. Comparer Racine, Montchrestien et Du Ryer dans l'usage
qu'ils font de la Bible : 1" pour l'action de la pièce et les
caractères; 2° pour le style.
Y. Le christianisme d'Esther. ,
VI. Les chœurs d'Esther.
i" Les idées de Racine sur l'emploi des chœurs dans la
tragédie. Raison de l'absence des chœurs dans les tra-
gédies profanes, de sa présence dans les tragédies sa-
crées de Racine. — 1° Le lyrisme de Racine.
VII. La poésie d'Esther.
VIII. L'action d'Esther.
ÎX. Les caractèvGs.
PRÉFACE
La célèbre maison de Saint-Cyr ayant été principa-
lement établie pour élever dans la piété un fort grand
nombre* de jeunes demoiselles rassemblées de tous les
endroits du royaume, on n'y a rien oublié de tout ce
qui pouvoit contribuer à les rendre capables de servir
Dieu dans les différents états où il lui plaira de les appeler^.
Mais en leur montrant les choses essentielles et néces-
saires, on ne néglige pas de leur apprendre celles qui
peuvent servir à leur polir l'esprit et à leur former le
jugement. On a imaginé pour cela plusieurs moyens, qui
sans les détourner de leur travail et de leurs exercices
ordinaires, les instruisent en les divertissant. On leur
met, pour ainsi dire, à profit leurs heures de récréation.
On leur fait faire entre elles, sur leurs principaux devoirs,
des conversations ingénieuses', qu'on leur a composées
exprés, ou qu'elles-mêmes composent sur-le-champ. On les
fait parler sur les histoires qu'on leur a lues, ou sur les
importantes vérités qu'on leur a enseignées. On leur fait
réciter par cœur et déclamer les plus beaux endroits des
meilleurs poètes. Et cela leur sert surtout à les défaire de
1. Elles étaient 250.
2. Racine est trop profondément chrétien pour ne pas considérer,
selon la doctrine de l'Eglise, tous les états de la vie humaine comme
autant de vocations de Dieu.
3. Mme de Maintenon avait demandé à Mlle de Scudéry des modèles
de conversations, que les jeunes filles apprenaient et récitaient. Cf.
Gréard, Ertrails des lettres et des entretiens de Mme de Maintenon sur
l'éducation.
878 PREFACE
quantité de mauvaises prononciations qu'elles pourroient
avoir apportées de leurs provinces. On a soin aussi de
faire apprendre à chantera celles qui ont de la voix, et on
ne leur laisse pas perdre un talent qui les peut amuser
innocemment, et qu'elles peuvent employer un jour à
chanter les louanges de Dieu.
Mais la plupart des plus excellents vers de notre langue
ayant été composés sur des matières fort profanes*, et
nos plus beaux airs étant sur des paroles extrêmement
molles et efféminées 2, capables de faire des impressions
dangereuses sur de jeunes esprits, les personnes illustres
qui ont bien voulu prendre la principale direction de cette
maison ont souhaité qu'il y eût quelque ouvrage qui, sans
avoir tous ces défauts, pût produire une partie de ces
bons effets. Elles me firent l'honneur de me communiquer
leur dessein, et même de me demander si je ne pourrois
pas faire, sur quelque sujet de piété, de morale, une
espèce de poème où le chant fût mêlé avec le récit, le tout
lié par une action qui rendît la chose plus vive et moins
capable d'ennuyer.
Je leur proposai le sujet d'Esther, qui les frappa d'abord,
cette histoire leur paroissant pleine de grandes leçons
d'amour de Dieu, et de détachement du monde au milieu
du monde même. Et je crus de mon côté que je trouverois
assez de facihté à traiter ce sujet; d'autant plus qu'il me
sembla que, sans altérer aucune des circonstances tant
soit peu considérables de l'Écriture sainte, ce qui seroit,
1. Fort profanes, comme les tragédies que Racine lui-même
avait composées. On fit jouer Andromaque aux demoiselles de
Saint-Cyr; elles la jouèrent si bien, écrivait Mme de Maintenon,
qu'elles ne la joueront plus. Elles entrèrent trop bien dans les pas-
sions que l'auteur avait peintes et les rendirent avec trop d'énergie
et de vérité.
2. On ne mettait guère en musique et on ne chantait que des vers
tendres et galants. Quant à la musique dramatique, à l'opéra, l'amour
y régnait plus absolument encore que dans la tragédie.
â
PRÉFACE. 879
à mon avis, une espèce de sacrilège*, je pourrois remplir
toute mon action avec les seules scènes que Dieu lui-
même, pour ainsi dire, a préparées.
J'entrepris donc la chose, et je m'aperçus qu'en travail-
lant sur le plan qu'on m'avoit donné, j'exécutois en
quelque sorte un dessein qui m'avoit souvent passé dans
l'esprit, qui étoit de lier, comme dans les anciennes tra-
gédies grecques, le chœur et le chant avec l'action, et
d'employer à chanter les louanges du vrai Dieu cette partie
du chœur que les païens employoient à chanter les
louanges de leurs fausses divinités. ^
A dire vrai, je ne pensois guère que la chose dût être
aussi publique qu'elle l'a été. Mais les grandes vérités de
l'Écriture, et la manière subhme dont elles y sont énon-
cées, pour peu qu'on les présente, même imparfaitement,
aux yeux des hommes, sont si propres à les frapper; et
d'ailleurs ces jeunes demoiselles ont déclamé et chanté cet
ouvrage avec tant de grâce, tant de modestie et tant de
piété, qu'il n'a pas été possible qu'il demeurât renfermé
dans le secret de leur maison. De sorte qu'un divertisse-
ment d'enfants est devenu le sujet de l'empressement de
toute la cour; le Roi lui-même, qui en avoit été touché,
n'ayant pu refuser à tout ce qu'il y a de plus grands sei-
gneurs de les y mener, et ayant eu la satisfaction de voir, par
le plaisir qu'ils y ont pris, qu'on se peut aussi bien diver-
tir aux choses de piété qu'à tous les spectacles profanes.
Au reste, quoique j'aie évité soigneusement de mêler le\
profane avec le sacré, j'ai cru néanmoins que je pouvois
emj)runler deux ou trois traits d'Hérodote, pour mieux
peindre Assuérus. Car j'ai suivi le sentiment de plusieurs;
savants interprètes de l'Écriture, qui tiennent que ce roi;
est le même que le fameux Darius, lils d'IIystaspe, dont
1. Corneille s'explique à pou près avec la même rigueur dans son
examen do Polyeucle sur le reopect de l'Écriture sainte.
880 PRÉFACE.
parle cet historien. En effet, ils en rapportent quantité de
preuves, dont quelques-unes me paroissent des démons-
trations*. Mais je n'ai pas jugé à propos de croire ce
même Hérodote sur sa parole, lorsqu'il dit que les Perses
n'élevoient ni temples, ni autels, ni statues à leurs dieux 2,
et qu'ils ne se servoient point de libations dans leurs
sacrifices. Son témoignage est expressément détruit par
l'Ecriture, aussi bien que par Xénophon, beaucoup mieux
instruit que lui des mœurs et des affaires de la Perse, et
enfin par Quinte-Curce''.
On peut dire que l'unité de lieu est observée dans cette
pièce, en ce que toute l'action se passe dans le palais d'As-
suérus. Cependant, comme on vouloit rendre ce divertis-
sement plus agréable à des enfants, en jetant quelque
variété dans les décorations, cela a été cause que je
1. M. P. Mesnard pense que Racine a particulièrement en vue M. de
Saci (Isaac Le Maistre), traducteur de la Bible. Le volume qui contient
le Livre d'Esther parut en 1688. Dans l'avertissement qui précède le
Livre d'Esther, M. de Saci s'est efforcé de démontrer qu'Assuérus
était en effet Darius, fils d'Hystaspe.
2. Voir Hérodote, liv. 1, ch. cxxxi.
5. « Xénophon, dans la Cyropédie, livre Vlll, chapitre m, parle des
temples, ou du moins des enceintes réservées aux dieux chez les Perses,
Ta T£[X£Vï) Toii; ôsotî è|ifipir)[X£va. Quinte-Curce, livre 111, chapitre m,
fait mention de simulacres d'or et d'argent des dieux de la Perse,
deorum simulacra ex auro araentoque expressa, et d'autels A' argent
sur lesquels brûlait le feu sacré. Quant aux libations pratiquées par
les Perses, on peut voir aussi la Cyropédie, livre VII, chapitre i, et
Quirite-Curce, livre V, chapitre ii. Mais l'autorité de la Cyropédie et
celle de Quinte-Curce, en ce qui concerne la religion des anciens Perses,
ont peu de poids. » (Note de M. P. Mesnard.) Au contraire, les érudits
modernes ont remis en honneur l'autorité d'Hérodote. M. Maspero {llist.
anc. des peuples de l'Orient, p. i68-470) dit que selon le mazdéisme, qui
se conserva longtemps intact chez les Perses, « Aouramazdâ {Ormouzd,
le ptHncijie de vie) n'avait ni statues, ni sanctuaires mystérieux, ni
autels; mais sur les hauteurs s'élevaient despyrées, ou temples du feu,
où la llamme sacrée était entretenue d'âge en âge par des prêtres dont
le devoir était de ne pas la laisser s'éteindre. La principale victime
était le cheval; mais on offrait aussi le bœuf, la chèvre et la brebis ».
PRÉFACE. 88J
n'ai pas gardé cette unité avec la même rigueur que
j'ai fait autrefois dans mes tragédies. — Je crois qu'il est
bon d'avertir ici que bien qu'il y ait dans Esther des per-
sonnages d'hommes, ces personnages n'ont pas laissé
d'être représentés par des Irlles avec toute la bienséance
de leur sexe. La chose leur a été d'autant plus aisée,
qu'anciennement les habits des Persans et des Juifs étoient
de longues robes qui tomboient jusqu'à terVe.
Je ne puis me résoudre à fmir cette préface sans rendre
à celui qui a fait la musique la justice qui lui est due, et
sans confesser franchement que ses chants ont fait un des
plus grands agréments de la pièce*. Tous les connoisseurs
demeurent d'accord que depuis longtemps on n'a point
entendu d'airs plus touchants ni plus convenables aux
paroles. Quelques personnes ont trouvé la nuisique du
dernier chœur un peu longue, quoique très belle. Mais
qu'auroit-on dit de ces jeunes Israélites qui avoient tant
fait de vœux à Dieu pour être déhvrées de l'horrible péril
où elles étoient, si, ce péril étant passé, elles lui en avoient
rendu de médiocres actions de grâce? Elles auroient direc-
tement péché contre la louable coutume de leur nation,
où l'on ne recevoit de Dieu aucun bienfait signalé, qu'on
ne l'en remerciât sur-le-champ par de fort longs can-
tiques : témoin ceux de Marie, sœur de Moyse^, de Débora^
et de Judith*, et tant d'autres dont l'Écriture est pleine.
On dit même que les Juifs, encore aujourd'hui, célèbrent
par de grandes actions de grâces le jour où leurs ancêtres
furent délivrés par Esther de la cruauté d'Aman s.
1 . La musique d'Eslher fut composée par J.-B. Moreau, maître de mu-
sique delà Chambre du roi, et musicien de la maison de Sainl-Cyr.
11 fit, plus tard, celle des cliœurs d'Alhalie et des Cantiques spirituels.
2. Moyse. Ej-ode, XX, 20 et 21.
7». Df'-bora. Juqes, V, 1 sqq.
4. Judith. JudUh,\\l,i-'2i.
5. 11 s'agit de la fête de Phtirim, ou fête des Sorts, qui avait été fixée
au 1 i* et au lo* jour du mois d'Adar.
NOMS DES PERSONNAGES
ASSUÉRUS, roi de Perse.
ESTIIER, reine de Perse.
MARDOGUÉE, oncle d'Esther.
AMAN, favori d'Assuérus.
ZARÈS, femme d'Aman.
IIYDASPE, officier du palais intériem' d'Assuérus.
ASAPII, autre officier d'Assuérus.
ÉLISE, confidente d'Esther.
THAMAR, Israélite de la suite d'Esther*.
Gardes m uoi Assui';rus.
Chœur de jeunes filles Israélites.
La scène est à Suse, dans le palais d'Assuérus.
LA PIÉTÉ fait le prologue.
1. « Les cinq premiers personnages de cette liste sont tirés du Livre
d'Esther. Les quatre suivants sont de l'invention de Racine; mais il a
pris dans l'Écriture trois de leurs noms, ceux û'Asaph, d'Élise et de
Thnmar; seulement Élise (Élisa) désigne dans la Bible un homme,
et non une femme. » (.Note de M. Paul Mesnard.)
ESTHER
TRAGÉDIE
PROLOGUE
LA PIETE.
Du séjour bienheureux de la Divinité
Je descends dans ce lieu, par la Grâce habité*.
L'Innocence s'y plait, ma compagne éternelle,
Et n'a point sous les cieux d'asile plus fidèle.
Ici, loin du tumulte, aux devoirs les plus saints 5
Tout un peuple naissant est formé par mes mains.
Je nourris dans son cœur la semence féconde
Des vertus dont il doit sanctifier le monde.
\]n roi qui me protège 2, un roi victorieux
A commis à mes soins ce dépôt précieux. 10
C'est lui^ qui rassembla ces colombes timides,
1. La maison de Saint-Cyr. (Note de Racine.)
2. Est-ce une allusion à la révocation encore récente de l'édit de
Nantes?
3. La création de Saint-Cyr appartient tout entière à Mme de Mainte-
non. Mais elle-même aimait à en reporter l'honneur sur le roi; elle
entretenait sans cesse les jeunes filles des bienfaits du roi] elle s'ou-
bliait et s'effaçait. Cela était prudent et politique.
884 ESTHER.
Éparses en cent lieux, sans secours et sans guides.
Pour elles, à sa porte élevant ce palais,
Il leur y fit trouver l'abondance et la paix.
Grand Dieu, que cet ouvrage ait place en ta mémoire.
Que tous les soins qu'il prend pour soutenir ta gloire
Soient gravés de ta main au livre où sont écrits
Les noms prédestinés des rois que tu chéris.
Tu m'écoutes. Ma voix ne t'est point étrangère :
Je suis la Piété, cette fille si chère.
Qui t'offre de ce roi les plus tendres soupirs. 20
Du feu de ton amour j'allume ses désirs.
Du zèle qui pour toi l'enflamme et le dévore
La chaleur se répand du couchant à l'aurore'.
Tu le vois tous les jours, devant toi prosterné, 25
Humilier ce front de splendeur couronné.
Et confondant l'orgueil par d'augustes exemples.
Baiser avec respect le pavé de tes temples.
De ta gloire animé, lui seul de tant de rois
S'arme pour ta querelle, et combat pour tes droiLs. 3o
Le perfide intérêt, l'aveugle jalousie
S'unissent contre toi pour l'affreuse hérésie-;
La discorde en fureur frémit de toutes parts ;
Tout semble abandonner tes sacrés étendards ;
Et l'enfer, couvrant tout de ses vapeurs funèbres, 35
Sur les yeux les plus saints^ a jeté ses ténèbres.
Lui seul, invariable et fondé sur la foi,
M cherche, ne regarde et n'écoute que toi;
1. Allusion aux missions du Levant et du Nouveau Monde, que
Louis XIV encourageait et entretenait de son argent.
2. Allusion à la ligue d'Augsbourg (1G87), dont l'âme est le prince
d'Orange, le protestant Guillaume, qui vient de détrôner en 1688 le
catholique Jacques 11.
3. On reconnut ici une allusion au pape Innocent XI. Louis XIV
(Hait brouillé avec la cour de Rome, et celle-ci favorisait plus ou
moins secrètement la coalition formée contre le rei de France.
»
PROLOGUE. 885
Et bravant du démon l'impuissant artifice,
De la religion soutient tout l'édifice. 4"
Grand Dieu, juge ta cause, et déploie aujourd'hui
Ce bras, ce même bras qui combattoit pour lui.
Lorsque des nations à sa perte animées
Le Rhin vit tant de fois disperser les armées*.
Des mêmes ennemis ^ je reconnois l'orgueil; 45
Ils viennent se briser contre le même écueil.
Déjà, rompant partout leurs plus fermes barrières,
Du débris de leurs forts il couvre ses frontières'.
Tu lui donnes un fils* prompt à le seconder, 5o
Qui sait combattre, plaire, obéir, commander;
Un fils qui, comme lui, suivi de la victoire.
Semble à gagner son cœur borner toute sa gloire;
Un fils à tous ses vœux avec amour soumis,
L'éternel désespoir de tous ses ennemis.
Pareil à ces esprits que ta Justice envoie,, 55
Quand son roi lui dit : « Pars », il s'élance avec joie.
Du tonnerre vengeur s'en va tout embraser,
Et tranquille à ses pieds revient le déposer s.
1. Allusion à la guerre de Hollande, qui se termine à la paix de
Kimègue (1678).
2. Guillaume d'Orange, stathouder de Hollande, rc^cemmont devenu
roi d'Angleterre, l'électeur de Brandebourg, et divers princes alle-
mands, la maison d'Autriche (l'Empereur, et l'Espagne, maîtresse des
Pays-Bas).
3. Divers éditeurs depuis le xvin' siècle ont écrit :
Du débris de leurs forts ils couvrent ses frontières.
C'est fausser le sens. // se rapporte au roi, comparé plus haut h un
écueil (au vers 46), et nommé un pou plus haut (aux vers 4-2 et 45).
Racine fait allusion aux places conquises par le Dauphin dans la cam-
pagne de 1688.
4. Le grand dauphin, triste élève de Bossuet.
5. Le dauphin arriva le 6 octobre 1688, prit cette ville, puis Mann-
hoim et Frankonthal, et était de retour à Versailles le 28 novembre 1G88.
Yauban avait dirigé les opérations.
886 ESTHER.
Mais tandis qu'un grand roi venge ainsi mes injures,
Vous qui goûtez ici des délices si pures, 60
S'il permet à son cœur un moment de repos,
A vos jeux innocents appelez ce héros.
Retracez-lui d'Esther l'histoire glorieuse,
Et sur l'impiété la foi victorieuse.
Et vous, qui vous plaisez aux folles passions 65
Qu'allument dans vos cœurs les vaines fictions,
Profanes amateurs de spectacles frivoles,
Dont l'oreille s'ennuie au son de mes paroles,
Fuyez de mes plaisirs la sainte austérité.
Tout respire ici Dieu, la paix, la vérité. 70
ACTE I
(Le théâtre représente l'appartement d'Esther.)
i
SCÈNE PREMIERE
ESTHER, ÉLISE.
Est-ce loi, chère Élise? 0 jour trois fois heureux!
Que béni soit le ciel qui te rend à mes vœux,
Toi qui de Benjamin comme moi descendue*,
Fus de mes premiers ans la compagne assidue.
Et qui d'un mrme joug souffrant l'oppression,
M'aidois à soupirer les malheurs de Sion.
Combien ce temps encore est cher à ma mémoire !
Mais toi, de ton Eslher ignorois-tu la gloire?
Depuis plus de six mois que je te fais chercher,
Quel climat, quel désert a donc pu te cacher?
Au bruit de votre mort justement éplorée,
Du reste des humains je vivois séparée.
1. «Dans les Additions au Livre d' Eslher (ch. xi, verset 2) et dans
Josèphc (XI, VI) il est dit que Mardochée était de la tribu de Benjamin.
Esther, fille de son frère, était nécessairement de la même tribu. »
(Note de M. P. Mesnard.)
888 ESTHER.
Et de mes tristes jours n'attendois que la fin,
Quand tout à coup, Madame, un prophète divin* :
« C'est pleurer trop longtemps une mort qui t'abuse, i5
Lève-toi, m'a-t-il dit, prends ton chemin vers Suse.
Là tu verras d'Esther la pompe et les honneurs,
Et sur le trône assis le sujet de tes pleurs.
Rassure, ajouta-t-il, tes tribus alarmées,
Sion : le jour approche où le Dieu des armées ^ 20
Va de son bras puissant faire éclater l'appui ;
Et le cri de son peuple est monté jusqu'à lui^. »
Il dit. Et moi, de joie et d'horreur pénétrée,
Je cours. De ce palais j'ai su trouver l'entrée.
0 spectacle! 0 triomphe admirable à mes yeux, 25
Digne en effet du bras qui sauva nos aïeux!
Le fier Assuérus couronne sa captive.
Et le Persan superbe est aux pieds d'une Juive.
Par quels secrets ressorts, par quel enchaînement
Le ciel a-t-il conduit ce grand événement? 3o
ESTHER.
Peut-être on t'a conté la fameuse disgrâce
1. Racine sous-entend le verbe, et le reprend ensuite dans le cours
du discours avec un pronom comme sujet. « Lève-toi, m'a-t-il dit. »
C'est une imitation de la construction latine :
... hreviter cum talia Nisus : ...
Absistamus, ait, nam lux inimica propinquat.
(Virgile, Enéide, IX, 353, 355.)
« ... Quand Nisus brièvement : Arrêtons-nous, dit-il ; le jour est
proche. »
2. Expression biblique : Dominus exercituum, Dominus Deus exer-
cituiim.
3. <i buiciniscentes filii Israël, propter opéra vociferati snnt; ascen-
ditquè clamor eorum ad Denm ab operibtis. » {Exode, II, 23.) « Les fils
d'Israël gémissant ont crié à cause des travaux qu'on leur imposait,
et leur cri est monté de leurs travtiux jusqu'à Dieu. »
ACTE I, SCÈNE I. 889
De l'altière Vasthi*, dont j'occupe la place,
Lorsque le Roi, contre elle enflammé de dépit,
La chassa de son trône, ainsi que de son lit.
Mais il ne put sitôt en bannir^ la pensée. 35
Vasthi régna longtemps dans son âme offensée.
Dans ses nombreux États ' il fallut donc chercher
Quelque nouvel ojbet qui l'en pût détacher.
De l'Inde à l'Hellespont ses esclaves coururent*.
Les filles de l'Egypte à Suse comparurent. 4<>
Celles même du Parthe et du Scythe indompté
Y briguèrent le sceptre offert à la beauté.
1. Voici ce que dit la Bible de cette disgrâce : Itaque die sej)timo,
cnm Rex esset hilarior^ et pont nimiam potationem incalnisset niero,
praecepit... septem eunuchis qui in conspectu ejus ministrabant, — ut
introducerent reqinam Vasthi coram Rege, jiosito super caput ejus
diademate,ut ostenderet cunclis populis et principilms pulchritudinem
illiiis; ernt enim pulchra vnlde. — Quse renuit, et ad Régis imjyerium,
quod per eunuchos mandavei'at, venire contempsit. {Esther, 1, 10-12.)
« Le septième jour, comme le roi était gai, et échauffé par le vin qu'il
avait bu avec excès, il ordonna à sept eunuques qui servaient en sa
présence, d'aller chercher la reine Vasthi et de l'amener devant lui, le
diadème sur la tête, pour montrer à tous, peuples et princes, sa grande
beauté : car elle était belle extrêmement. Vasthi refusa, et ne daigna
pas se rendre à l'ordre du roi, que les eunuques lui avaient porté. »
2. « Ilis ita gestis, postquam RegUi Assueri indignatio deferhiierat,
recordatus est Vasthi, et qrne fecisset, vel qux passa esset. » {Esther,
II, !.)« Quand la colère d'Assuérus se fut refroidie, il se souvint d»;
Vasthi, de ce qu'elle avait fait, et de la façon dont on l'avait traitée. »
3. Regnnvit ab India usqite ad JEihiopiam, super cenlum viginti sep-
tem provincias. (Esther, I, 1.) « Il régna de l'Inde à l'Ethiopie sur
cent vingt-sept provinces. »
4. Dixeruntque pneri Régis ac ministri ejus : Quaerantur Régi puellx
virgines ac spi'ciosx, — et mittantur qui considèrent per universas
provincias puellas speciosas et virgines, et adducant eas ad civitatem
Susan, et tradant ea.<t in domum feminarum sub manu Egei eunuchi,
qui est prsepositus et custos mulierum regiarum : et accipiant mundum
muliebrem, et cetera ad usus necessaria ; — et quœcumque inter omnes
oculis Régis placuerit, ipsa regnet pro Vasthi. Placuit sermo régi, et
Ha, nt snggesscrnnt, jnssit fieri. [Esther, II, 2-i.) « Les serviteurs et
ministres du Roi dirent : « Qu'on cherche pour le Roi de belles vierges;
890 ESTHER.
On m'élevoit alors*, solitaire et cachée,
Sons les yeux vigilants du sage Mardochée.
Tu sais combien je dois à ses heureux secours. 45
La mort m'avoit ravi les auteurs de mes jours.
Mais lui, voyant en moi la fille de son frère,
Me tint lieu, chère Élise, et de père et de mère.
Du triste état^ des Juifs jour et nuit agité,
Il me tira du sein de mon obscurité; 5o
Et sur mes foibles mains fondant leur délivrance,
Il me fit d'un empire accepter l'espérance.
A ses desseins secrets tremblante j'obéis.
Je vins 5. Mais je cachai ma race et mon pays.
« qu'on envoie des gens chargés de découvrir dans toutes les provinces
« les plus belles vierges; qu'ils les amènent à Suse, et qu'ils les met-
« tent dans l'habitation des femmes aux mains de l'eunuque Egée, gar-
« dicn et surveillant des femmes du roi. Qu'elles reçoivent des parures
« et tout ce qui est nécessaire. Et que celle qui entre toutes plaira aux
« yeux du Roi règne pour Vasthi. » Le roi approuva ce discours : et
il commanda de faire comme ils avaient conseillé. »
1. Erat vir Judœîis, in Susan civitate, vocabulo Mnrdochxus.... — Qui
fuit nutritius filise fratris sui Edissx, quae altero nomine vocabaiur
Esther : et utrumque parentem amiserat; pulchra nimis et décora facie.
Mortiiisque pntre ejiis ac matre, Mardochœus sibi eam adoptavit in
filiam. {Esther, II, 5, 7.) « Il y avait dans Suse un Juif nommé Mar-
dochée. Il avait élevé la fille de son frère Edissa, qui s'appelait aussi
Esther, et qui était orpheline. Elle était tout à fait belle et noble de
figure. Comme elle n'avait ni père ni mère, Mardochée l'adopta pour
sa fille. »
2. On a reproché ici à Racine une erreur historique : depuis Cyrus
les Juifs n'étaient plus captifs. Mais longtemps ceux qui revinrent alors
en Palestine furent troublés dans la reconstruction du temple, et l'on
peut supposer que ceux qui demeurèrent dans l'empire perse furent
souvent maltraités et vexés, isolés qu'ils étaient parmi des populations
étrangères et infidèles.
3. Selon la Bible, les esclaves prennent les plus belles filles dans toul
l'empire et les amènent au palais. Esther est choisie sans que Mardochée
soit consulté; il se borne à tirer parti des événements qu'il ne peut
empêcher. Esther qnoqne inter ceteras puellas ei {Egeo eumtcho) trn-
ditn est. nt servaretur in numéro feminarum.... Qui (Mnrdochseiis)
deambulabat quolidie ante vestibulum domus, curam agens salulis
ACTE I, SCÈNE I. 891
Oui pourroit cependant l'exprimer les cabales 55
Que formoit en ces lieux ce peuple de rivales,
Qui toutes disputant un si grand intérêt,
Des yeux d'Assuérus attendoient leur arrêt?
Chacune avoit sa brigue et de puissants suffrages* :
L'une d'un sang fameux vantoit les avantages; 60
L'autre, pour se parer de superbes atours.
Des plus adroites mains empruntoit le secours.
Et moi*, pour toute brigue et pour tout artifice,
De mes larmes au ciel j'offrois le sacrifice.
Enfin on m'annonça l'ordre d'Assuérus. 65
Devant ce fier monarque. Élise, je parus.
Dieu tient le cœur des rois' entre ses mains puissantes;
Il fait que tout prospère aux âmes innocentes.
Tandis qu'en ses projets l'orgueilleux est trompé.
De mes foibles attraits* le Roi parut frappé. 70
Esfher, et scire volens quid ei acciderct. [Esther^ II, 8, 11.) — Qux
noluit indicare ei populum et patriam sumn : Mardocliœns eiihn prxce-
pernt ei, ut de hnc re omnino reticeret. {Enther, II, 10.) « Esther fut
remise à l'eunuque avec les autres filles, pour être gardée au nombre
des femmes.,,. Mardocliée se promenait chaque jour devant le vesti-
bule du palais, inquiet du sort d'Esther, et voulant savoir ce qui lui
arrivait. — Elle ne voulut pas indiquer sa nation ni sa pairie : Mardo-
chée lui avait prescrit un silence absolu sur ce point. »
1. Souvenir de Tacite, lorsqu'il peint les brigues des femmes qui
veulent succéder à Messaline auprès de Claude : A'ec minore amhitu
feminx erarserant : suam quxque nobitiiatem, formam, opes con-
iendere, ac digna tanto matrimonio ostentare. « Les femmes ne
s'étaient pas livrées à une brigue moins ardente : chacune faisait valoir
sa noblesse, sa beauté, sa fortune, tous les avantages qui la montraient
digne d'un tel mariage. » [Annales, XII, 1.) Racine avait résumé ce
passage en un seul vers dans Britannicus (1125).
2. Qux non quxsivit mnliebrem cultum. « Elle ne se para point. » (Es-
ther. II, i'6.) Au vers suivant, les larmes d'Esther appartiennent à Racine.
3. Siciit divisiones aquarum, ita cor régis in marne Domini : qnocum-
que voluerit inclinabit illud. {Proverbes. XXI, 1.) « Le cœur des Rois
est dans la main du Seigneur, comme l'eau qui coule : il l'incline sur
la pente qu'il veut. »Cf. plus loin, vers 729-5i.
4. Erat enim formosa valde, et incredibili pulthriludine, omnium
892 ESTHER.
Il m'observa longtemps dans un sombre silence ;
Et le ciel, qui pour moi fit pencher la balance,
Dans ce temps-là sans doute agissoit sur son cœur.
Enfin avec des yeux où régnoit la douceur :
(( Soyez reine », dit-il; et dès ce moment même 7 5
De sa main sur mon front posa son diadème*.
Pour mieux faire éclater sa joie et son amour,
Il combla de présents tous les grands de sa cour;
Et même ses bienfaits, dans toutes ses provinces,
Invitèrent le peuple aux noces de leurs princes-. 80
Hélas ! durant ces jours de joie et de festins,
Quelle étoit en secret ma honte et mes chagrins !
« Esther, disois-je, Esther dans la pourpre est assise,
La moitié de la terre à son sceptre est soumise.
Et de Jérusalem l'herbe cache les murs ! 85
Sion, repaire afi'reux de reptiles impurs^,
Voit de son temple saint les pierres dispersées*,
Et du Dieu d'Israël les fêtes sont cessées ! »
oculis grntiosa et amabilis videbatur.... Et adamavit enm rex plus
qiiam omnes mulieres. « Elle était belle extrêmement, elle était incroya-
blement belle, plaisante et aimable à tous les yeux.... Et le roi l'aima
plus que toutes les femmes. » {Esther, II, 15, 17.)
1 . Et posuit dindemn regni in caiyite ejus, fecifque eam regnare in
loco Yasthi. « Il posa le diadème royal sur son front, et il la fit régner
à la place de Vasthi. » {Esther, II, 17.)
2. Et jtissit conviviiim prseparari iJermngnificum cunctis principibiis
et servis suis, pro conjunctione et nuptiis Esther. Et dédit requiem uni-
versis provinciis, ac dona largitus est juxta magni/icentiam principa-
lem. {Esther, II, 18.) « Il fit préparer un festin magnifique pour tous les
princes et pour tous ses serviteurs, en l'honneur de son union avec
Esther. Il donna repos à toutes les provinces, et fit des dons avec une
munificence royale. »
3. Et dabo Jérusalem in acervos arenx et cubilia dracomim. {Jérémie,
IX, 11.) « Je ferai de Jérusalem un monceau de sable et un repaire de
serpents. » — Vt ponat civitates Juda solitudinem et habitaculum dra-
conum.... (Ibid., X, 22.) « Pour faire des villes de Juda une solitude et
un repaire de serpents. »
i. Les pierres dispersées. Le culte fut rétabli dans le nouveau
temple, selon Esdras, la sixième année du règne de Darius.
ACTE I, SCÈNE I. 893
ELISE.
N'avez-vous point au Roi confié vos ennuis?
Le Boi, jusqu'à ce jour, ignore qui je suis. 90
Celui par qui le ciel règle ma destinée
Sur ce secret encor tient ma langue enchaînée*.
ÉLISE.
Mardochée? lié! peut-il approcher de ces lieux *?
ESÏHER.
Son amitié pour moi le rend ingénieux.
Absent, je le consulte ; et ses réponses sages 95
Pour venir jusqu'à moi trouvent mille passages.
Un père a moins de soin du salut de son fils.
Déjà même, déjà par ses secrets avis
J'ai découvert au Roi les sanglantes pratiques
Que formoient contre lui deux ingrats domestiques. 100
Cependant mon amour pour notre nation
A rempli ce palais de filles de Sion,
Jeunes et tendres fleurs, par le sort agitées,
Sous un ciel étranger comme moi transplantées.
1. Necdum prodiderat Esther pntriam et populum suum,juxta man-
datum ejiis. Quidquid enim ille prxcipiebat, observabat Esther; et ita
cuncta faciebuf, ut eu tempore solita erat, quo eam parvulam nutrie-
hal. (Esther, H, 20.; « Esther n'avait point encore révélé sa patrie et
sa nation, selon l'ordre de Mardochée. Elle faisait tout ce qu'il lui
commandait; et elle continuait de lui ohéir en tout, comme elle faisait
au temps de son enfance, lorsqu'il la nourrissait. »
2. Approcher de ces lieux. Ce vers, avec la réponse qu'il amène, est
une précaution que prend Racine contre les spectateurs et surtout
oontre les critiques de métier, toujours prompts en France à chicaiiev
les auteurs sur la vraisemblance.
894 ESTHER.
Dans un lieu séparé de profanes témoins, io5
Je mets à les former mon étude et mes soins*;
Et c'est là que fuyant l'orgueil du diadème 2,
Lasse de vains honneurs, et me cherchant moi-même.
Aux pieds de l'Éternel je viens m'humilier.
Et goûter le plaisir de me faire oublier. 110
Mais à tous les Persans je cache leurs familles.
11 faut les appeler. Venez, venez, mes filles,
Compagnes autrefois de ma captivité.
De l'antique Jacob jeune postérité 3.
1. Mon étude et mes soins. « Lorsque Racine transforme un coin du
palais d'Assuérus en une sorte de Saint-Cyr, où la reine se plait à
former elle-même des jeunes filles, il n'est pas besoin d'avertir le
lecteur qu'il n'y a rien de semblable à chercher dans l'Écriture. On
n'oserait pas toutefois se plaindre d'une fiction poétique si gracieuse et
si d(''licate, d'une si aimable flatterie, que suffirait à excuser l'à-propos,
dans une pièce représentée par les jeunes filles de Mme de Maintenon. »
(Note de M; P. Mesnard.) — Esther avait sept jeunes filles attachées à son
service, scptem pucllns speciosissimas de domo lief/is {Esther, II, 9) :
mais étaient-elles Juives? Cela est fort invraisemblable. —Mais celles-ci
ne se cachaient-elles pas aussi? Tant de déguisements seraient bien
difficiles à admettre. —Mais Esther dit, lorsque Mardochée lui ordonne
d'aller trouver le Roi, qu'elle s'y préparera en jeûnant avec ses
femmes. Ego cum ancilUs mels... jejunabo [Esther, IV, 16). Ne faut-il
point qu'elles soient Juives? Oui, s'il s'agit d'un jeûne ordinaire et
rituel. Mais ici le jeûne de la reine est une préparation à une grande
démarche, et ses femmes jeûneront pour elle, et non pour leur
compte, comme esclaves, et non comme Juives.
2. L'orgueil du diadème. Ainsi Mme de Maintenon venait oublier à
Saint-Cyr l'ennui et les tracas de Versailles.
5. Jeune postérité. Heureuse traduction du premier vers de l'Œdipc-
lioi de Sophocle :
''Q Tsxva, Kà8ji.ou xou Tzakcti vsa xpo^Vj.
« 0 mes enfants, jeunes rejetons de l'antique Cadmus. »
ACTE I, SCÈNE IL 895
SCÈNE II
ESTHER, ÉLISE, le Chœur.
UNE DES ISRAÉLITES chante derrière le lliéàtre.
Ma sœur, quelle voix nous appelle? ii5
UNE AUTRE.
J'en reconnois les agréables sons.
C'est la Reine.
TOUTES DEUX.
Courons, mes sœurs, obéissons.
La Reine nous appelle : 120
Allons, rangeons-nous auprès d'elle.
TOUT LE CHŒUR, entrant sur la scène par plusieurs endroits
différents.
La Reine nous appelle :
Allons, rangeons-nous auprès d'elle.
ÉLISE.
Ciel ! quel nombreux essaim d'innocentes beautés
S'ofTrc à mes yeux en loule et sort de tous côtés!
Quelle aimable pudeur sur leur visage est peinte !
Prospérez, cher espoir d'une nation sainte. i25
Puissent jusques au ciel vos soupirs innocents
Monter comme l'odeur d'un agréable encens*!
Que Dieu jette sur vous des regards pacifiques.
ESTHER.
Mes filles, chantez-nous quelqu'un de ces cantiques
1. f)'un agréable encens. Louis Racine a rapproché de ces vers le
verset 2 du psaume CXL : Dirùfaiur oratio mea sicut incensum in con-
spectu tuo. « Qu'une prière s'élève devant toi comme l'encens. »
896 ESTHER.
Où vos voix si souvent se mêlant à mes pleurs i3o
De la triste Sion célèbrent les malheurs.
UNE ISRAÉLITE seule chante.
Déplorable Sion, qu'as-tu fait de ta gloire?
Tout l'univers adniiroit ta splendeur :
Tu n'es plus que poussière ; et de cette grandeur
Il ne nous reste plus que la triste mémoire. i35
Sion, jusques au ciel élevée autrefois,
Jusqu'aux enfers maintenant abaissée,
Puissé-je demeurer sans voix,
Si dans mes chants ta douleur retracée
Jusqu'au dernier soupir n'occupe ma pensée*! i4o
TOUT LE CHŒUR.
0 rives du Jourdain! ô champs aimés des cieux*!
Sacrés monts, fertiles vallées,
Par cent miracles signalées!
Du doux pays 3 de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées? i45
1. Adhœreat lingua mea faucibus meis, si non meminero tni, si non
proposuero Jérusalem in principio laetilise mese. [Psmimes, CXXXVII, 6.)
« Que ma langue se colle à mon palais, si je ne me souviens de toi, si
"je ne fais de Jérusalem le principal sujet de ma joie. »
2. 0 champs aimés des cietix! « ^[. A. Coquerel, dans son Commen-
taire biblique sur Esther, blâme ô champs aimés des deux! Il voit dans
cette phrase utie association d'idées contraire à tout l'ensemble des
principes de la foi juive et dont la Bible n'offre pas un exemple. »
(M. P. Mesnard.) Il se peut que les Juifs n'aient jamais dit le ciel ou les
deux pour Dieu : mais les chrétiens le disent; et Racine lit la Bible
en chrétien. Il ne sépare pas l'Ancien Testament du Nouveau, et il a
appris dès l'enfance à répéter la prière enseignée par le Christ : Pater
noster qui es in cselis.
3. C'est le mot qui convient naturellement à la bouche des exilés :
Et dulces moriens reminiscitnr Argos.
(Virgile, Enéide.)
« En mourant, il revit sa douce Argos. »
ACTE I, SCÈNE III. 897
UNE 1SRAÉ[,ITE seule.
Quand verrai-je, ô Sionî relever tes remparts,
Et de tes tours les magnifiques faîtes?
Quand verrai-je de toutes parts
Tes peuples en chantant accourir à tes fêtes?
TOUT LE CHŒUR.
0 rives du Jourdain! ô champs aimés des cieux! i5o
Sacrés monts, fertiles vallées.
Par cent miracles signalées!
Du doux pays de nos aïeux
Serons-nous toujours exilées?
SCÈNE III
ESTHER, MARDOCIIÉE, ÉLISE, le Chœur.
Quel profane en ce lieu s'ose avancer vers nous? i55
Que vois-je? Mardochëe*? 0 mon père, est-ce vous?
Un ange du Seigneur, sous son aile sacrée,
A donc conduit vos pas et caché votre entrée?
Mais d'où vient cet air sombre, et ce cilice affreux,
Et cette cendre enfin « qui couvre vos cheveux? iGd
Que nous annoncez-vous?
1. L'étonncment d'Esthcr dispense le spectateur de s'étonner, e
sauve adroitement l'invraisemblance en la signalant.
2. Qux cnm atulisset Mardochxus, scidit vesllmenta sua, et indutus
est sacco. sparfjensK cinerem capili. [Esther, IV, 1.) « Ayant entendu
cela, Mardochée déchira ses vêtements, et se revêtit d'un sac, répandant
de la cendre sur sa tête. » Mais, dans la Bible, Mardochée ne pénètre
pas jusqu'à Esther : Non enim erat liciliim indutum sacco aulam Régis
intrare... Et vestem misit {Esther), ut nblalo sacco induerent euni, quant
accipere noluit... {Ibid., IV, 2, i.) « On ne pouvait entrer dans le palais
RACINE. 29
898 ESTIIER.
MARDOtUÉE.
0 Reine infortunée!
0 d'un peuple innocent barbare destinée !
Lisez, lisez l'arrêt détestable, cruel.
Nous sommes tous perdus, et c'est fait d'Israël.
ESTHER.
Juste ciel! tout mon sang dans mes veines se glace*! i65
MARDOCHÉE.
On doit de tous les Juifs exterminer la race.
Au sanguinaire Aman nous sommes tous livrés.
Les glaives, les couteaux sont déjà préparés.
Toute la nation à la fois est proscrite.
Aman, l'impie Aman, race d'Amalécite-, 170
A pour ce coup funeste armé tout son crédit;
Et le Roi, trop crédule, a signé cet édit.
Prévenu contre nous par cette bouche impure,
Il nous croit en horreur à toute la nature '.
vêtu d'un sac... Esther lui envoya une robe pour qu'il ôtàt le sac et
s'en revêtit : il ne voulut pas la revêtir. » Esther et Mardochée com-
muniquent par l'eunuq^ue Athach. — Racine a reculé devant le sac, et l'a
remplacé par le cilice, qu'on lui a reproché comme un anachronisme.
1. Ce vers se trouve déjà dans Phèdre, acte 1, se. ni, vers 270.
2. Race d'Amalécite, fils, enfant, qui est du sang de, comme le latin
proies. Corneille et Malherbe ont employé le mot comme Racine. —
Aman était-il Amalécite, comme le dit Josèphe? ou Macédonien,
comme traduisent les Septante? ou Médo-Perse, comme le pense M. Op-
pert? Cela importe peu pour la tragédie. Le Livre d'Esther dit : filiiim
Amadathi, qui erat de stirjie Açjag, « fils d'Amadath, de la race
d'Agag » (Esther, 111, 1). Or Agag était le nom du roi des Amalécites
qui tomba vivant aux mains de Saiil et que celui-ci épargna contre
l'ordre de Dieu. Cela suffit, avec Josèphe, pour justifier Racine.
3. A toute la nature. La lettre du roi envoyée par Aman aux gouver-
neurs des provinces porte : Videntes unam (jentem rebellent adversus
omne hominum genus perversis uti legibus. (Esther, XllI, 5.) « Voyant
une seule nation rebelle s'opposer à tout le genre humain et suivre
des lois criminelles. »
ACTE I, SCÈNE III. 899
Ses ordres sont donnés; et dans tous ses Étals, 176
Le jour fatal* est pris pour tant d'assassinats.
Gieux, éclairerez-vous cet horrible carnage?
Le fer ne connoîtra ni le sexe ni l'âge ;
Tout doit servir de proie aux tigres, aux vautours:
Et ce jour effroyable arrive dans dix jours. 180
ESTHER.
0 Dieu, qui vois fermer des desseins si funestes,
As-tu donc de Jacob abandonné les restes?
UNE DES PLUS JEUNES ISRAELITES.
Ciel! qui nous défendra, si tu ne nous défends?
MARDOCHÉE.
Laissez les pleurs, Esther, à ces jeunes enfants.
En vous est tout l'espoir de vos malheureux frères. i85
Il faut les secourir. Mais les heures sont chères :
Le temps vole, et bientôt amènera le jour
Où le nom des Hébreux doit périr- sans retour.
1. Scriptnm est, ut jusserat Aman, ad omnes satrapas Hegis, etju-
dices provincianim diversarumqiic ffentium, ut quxque gens légère
poterat et audire pro varietate linguarum, ex nomme régis Assueri : et
liltcrx signatae ipsius annula; — missas stint per cursores Régis ad
universas provincias, ut occiderent atque delerent omnes Judœos, a
puero usqiie ad senem, parvulos et mulieres, uno die, hoc est, tertio
decimo mensis duodecimi, qui vocatur Adar, et bona eorum diriperent.
— Statimque in Susan pependit ediclum. [Esther, III, 12, 15, 15.)
a On écrivit, selon la volonté d'Aman, à tous les satrapes du Roi, aux
juges des provinces et des nations, dans la langue de chaque peuple :
la lettre fut au nom du roi Assuérus, et scellée de son anneau. Elle fut
portée par des courriers du Roi dans toutes les provinces. Ordre était
donné de tuer, d'exterminer tous les Juifs, même les enfants et les
vieillards, et les femmes, le même jour, c'est-à-dire le treizième du
douzième mois, du mois Adar; permission de piller leurs biens.
Aussitôt l'édit fut suspendu dans Suse. »
2. L'expression vient des livres saints. Disperdes nomina eorum suh
cœlo. (Deutéronome, VU, ti.) « Tu feras disparaître leurs noms sous le
900 ESTIIER.
Toute pleine du feu de tant de saints prophètes,
Allez, osez au Roi' déclarer qui vous êtes. 190
Ilélas ! ignorez-vous quelles sévères lois
Aux timides mortels cachent ici les rois? l
Au fond de leur palais leur majesté terrible j
Affecte à leurs sujets de se rendre invisible; 1
Et la mort est le prix de tout audacieux iqS |
Qui sans être appelé se présente à leurs yeux.
Si le Roi dans l'instant, pour sauver le coupable,
Ne lui donne à baiser son sceptre redoutable.
Rien ne met à l'abri de cet ordre fatal.
Ni le rang, ni le sexe, et le crime est égal. 200
Moi-même, sur son trône, à ses côtés assise,
Je suis à cette loi comme une autre soumise;
Et sans le prévenir, il faut, pour lui parler.
Qu'il me cherche, ou du moins qu'il me fasse appeler 2.
MARDOCHÉE.
Quoi? lorsque vous voyez périr votre patrie, aoS
ciel. » — Quando morietnr, et perihit nomen ejus ? {Psaumes, XI, 6.)
« Quand mourra-t-il? Quand périra son nom? »
1. Moneret enm ut intrnret nd Rcfjem et deprecaretur eum pro pojmlo
nno. {Eslher, IV, 8.) « Qu'il avertit Èsther d'aller trouver le Roi et de le
prier pour son peuple. »
2. Omnes servi Régis, et cunctx qnx stib ditione ejus siint, norunt
provincisc, quod sive vir, sive tnulier, non vocntus interius atrium
tiegis intraverit. absque ulla cunctatione statim inlerficiatur, nisi
forte Rex auream virgam ad eum tetenderit pro signo démentis;,
atquc ita possit vivere. Ego igitur quomodo ad Regem intrare poiero,
quae triginta jam diebus non stim vocata ad eum? {Esther. IV, 10.)
« Tous ses serviteurs et toutes les provinces de son empire savent que
ni homme ni femme n'a le droit d'entrer sans être appelé dans l'appar-
tement intérieur du Roi : quiconque le fait est tué sur l'heure, si le
Roi n'étend vers lui son sceptre d'or, en signe de clémence, pour lui
sauver la vie. Moi donc, qui depuis trente jours n'ai point été appelée
devant lui, comment pourrai-je me présenter à ses yeux? »
ACTE I, SCÈNE III. 901
Pour quelque chose, Esther, vous comptez votre vie!
Dieu parle, et d'un mortel vous craignez le courroux!
Que dis-je? Votre vie, Esther, est-elle à vous?
K'est-elle pas au sang dont vous êtes issue?
N'est-elle pas à Dieu dont vous l'avez reçue? 210
Et qui sait, lorsqu'au trône il conduisit vos pas,
Si pour sauver son peuple il ne vous gardoit pas*?
Songez-y bien : ce Dieu ne vous a pas choisie
Pour être un vain spectacle aux peuples de l'Asie,
Ni pour charmer les yeux des profanes humains. 2i5
Pour un plus noble usage il réserve ses saints.
S'immoler pour son nom et pour son héritage-,
D'un enfant d'Israël voilà le vrai partage :
Trop heureuse pour lui de hasarder vos jours !
Et quel besoin son bras a-t-il de nos secours? 220
Que peuvent contre lui tous les rois de la terre?
En vain ils s'uniroient pour lui faire la guerre :
Pour dissiper leur ligue il n'a qu'à se montrer;
Il parle, et dans la poudre il les fait tous rentrer ^ :
Au seul son de sa voix* la mer fuit, le ciel tremble; 226
11 voit comme un néant tout l'univers ensemble;
1. El quis novil nlrnm idcirco nd rcgnum veneris, ut in tait tem-
pore pnrareris? {Esther, IV, 14.) « Qui sait si tu n'as pas été élevée au
trône, pour être là au jour du besoin? »
2. Son héritafie. Le sens de ce mot n'est pas très net. Littré entend
par là le royaume des cieux. Ce serait une idée toute chrétienne, ce qui
du reste n'a rien d'impossible. Je crois plutôt cependant que le mot
signifie ici tout simplement le peuple juif, qui est comme l'apanage de
Dieu, tandis que les autres peuples appartiennent aux faux dieux. On
trouve le mot en ce sens dans la Bible : « Et recordatus est Dominus
popnli sut, ac misertns est hercditatis stiae. » [Esther, X, 12.) « Et le
Sei<,metir s'est .sotivenu de son peuple, et il a eu pitié de son héritage. »
ce. plus bas la note au vers 2i7.
5. ïn pnlverem siium revertentur. {Psaumes, CIII, 29.) « Ils rentreront
dans leur poussière. »
4. D/'dit vocem snam, motn est terra. {Psaumes, XLV, 7.) — Mare
vidil et fu(jil. [Psaumes, CXllI, 3.) « Il a fait entendre sa voix : la terre
a été ébranlée. — La mer l'a vu et a fui. »
90^ ESTIIER.
Et les foibles mortels, vains jouets du trépas,
Sont tous devant ses yeux comme s'ils n'étoient pas*.
S'il a permis d'Aman l'audace criminelle,
Sans doute qu'il vouloit éprouver votre zèle. 23o
C'est lui qui m'excitant à vous oser chercher,
Devant moi, chère Esther, a bien voulu marcher;
Et s'il faut que sa voix frappe en vain vos oreilles.
Nous n'en verrons pas moins éclater ses merveilles.
Il peut confondre Aman, il peut briser nos fers 235
Par la plus foible main qui soit dans l'univers.
Et vous, qui n'aurez point accepté cette grâce,
Vous périrez peut-être-, et toute votre race.
ESTHER.
Allez. Que tous les Juifs dans Suse répandus,
A prier avec vous jour et nuit assidus, 240
Me prêtent de leurs vœux le secours salutaire,
Et pendant ces trois jours gardent un jeûne austère.
Déjà la sombre nuit a commencé son tour :
Demain, quand le soleil rallumera le jour.
Contente de périr, s'il faut que je périsse, 245
J'irai pour mon pays m'offrir en sacrifice'.
Qu'on s'éloigne un moment.
(Le Chœur se retire vers le fond du théâtre.)
1 . Omnes gentes quasi non sint, sic sunt coram eo, et quasi nihihim
et inane reputatx sunt ei. « [haie, XL, 17.) « Toutes les nations sont
devant lui comme si elles n'étaient pas : et elles ne sont pour lui que
néant et vanité. »
2. Ne putes quod animam tuam tantum libères, quia in clomo Régis es
j)rse cunctis Judseis. Si enim nunc silueris,per aliam occasionem libera-
bnntur Judœi; et tu et clomns patris tui peribitis. {Esther, IV, 15, 14.)
« Ne crois pas que tu te sauves toute seule, parce que seule d'entre les
Juil'stu es dans la maison du Roi. Si tu te tais aujourd'hui, une autre
circonstance sauvera les Juifs : et toi et la maison de ton père, vous
périrez. »
7). Hnrsumque Esfher hœc Mnrdochseo verba mandnvit. Yode et
coîujreya omnes judjeos quos in Susan rejjercris, et orale pro me. Non
ACTE I, SCÉ>E IV. 903
SCÈNE IV
ESTHER, ÉLISE, le Chœur.
0 mon souverain Roi * !
Me voici donc tremblante et seule devant toi.
comedntis et non hibaiis tribus diebm et tribus noctibus : et ego cum
nncilli.smeissimiliterjejnnabo,et tnncimjrediar ad Rcgem^contrnleqem
faciens, non vocnta,tradensquemcmortiet})ericulo, (Esther, IV,1S-16.)
« Et Esllier manda encore ces mots à Mardocliée : Va, et réunis tous
les Juifs que tu trouveras dans Suse, et priez pour moi. Ne mangez pas
et ne buvez pas pendant trois jours et trois nuits : et moi, avec mes
servantes, je jeûnerai pareillement, et alors j'irai trouver le Roi, sans
être appelée, violant la loi, m'offrent au péril et à la mort. »
1. Cette prière est tirée du Livre d'Esther, XIV (Additions) : (3)... Do-
mine mi. qui rex noster es solus, adjura me solitariatn, et cujus prxier
te nullus est auxiliator alitis. — (4) Vericuhim meum in manibns meis
est. — (o) Audivi a pâtre meo, quod tu, Domine, tulisses Israël de
cunctis qentibus et patres nostros ex omnibus rétro majoribns suis, ut
possidei'es hereditatem sempiternam, fecislique eis sicut locutus es. —
(!) Peccavimus in conspectu tuo, et idcirco tradidisti nos in manus
inimicorwn nostrorum : — (7) coluimus enim Deos eorum. Justus es,
Ifomine : — (8) et mine non eis sufficit, quod durissima nos opprimnnt
servi fuie, scd robur manuum suarum idolorum potentise députantes,
— (9) volunt tua mutare promissa, et delere hereditatem tuam, et
(iaudere ora laudantium te, atque exstinqnere gloriam templiet altaris
lui, — (10) /// aperiant ora qentium, et laudent idolorum fortitudinem,
(t prxdicent carnalem reqem in sempiternum. — (11) iVe tradas ,
Domine, sceptrum tuum his qui non sunt, ne rideant ad ruinam
nostram : sed couverte consilium eorum super eos, et enm qui in nos
rxpil sœvire, disperde. — (12) Mémento, Domine, et ostende te nobis
in tempore tribulationis nostrx, et du mihi fidiiciam, Domine, rex
Deornm, et nniversx potestatis : — (13) tribue sermonem compositum
in ore meo in conspectu leonis, et transfer cor illius in odium hostis
904 ESTHER.
Mon père mille fois m'a dit dans mon enfance
Qu'avec nous tu juras une sainte alliance, aSo
Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.
Même tu leur promis de ta bouche sacrée
Une postérité d'éternelle durée.
Hélas! ce peuple ingrat a méprisé ta loi; 255
La nation chérie a violé sa foi;
noslri, ut et ipse pereat, et céleri qui ei consentiuni. — (14) A'os autem
libéra manu tua, et adjuva me., nullum aliud auxilium habentem, nisi
te, Domine, qui habes omimim scientiam : — (15) et nosti quia oderim
gloriam iniquorum, et détester cubile incircumcisorum, et omnis alie-
nigenx. — (16) Tu scis necessitatem meam quod abominer signtim su-
perbix et (jlorix mex, quod est super caput meum in diebus ostenta-
iionis mese, et détester iliud quasi pannum menstruatx, et non porlem
in diebus silentii mei, — (17) et quod non comederim in mensa Aman,
nec mihi jjlacuerit convivium Régis, et non biberim vimim libaminum ;
— (18) et minquam Ixtata sit ancilla tua, ex quo hue translata
sum risque in jn'xsentem diem, nisi in te, Domine, Deus Abraham. —
(49) Deiis fortis super omnes, exandi vocem eortim qui mdlam aliam
spem habent, et libéra nos de manu iniquorum, et erue me a timoré meo.
« Seigneur, ô mon seul roi, aide-moi : je suis seule et n'ai point d'autre
défenseur que toi. Le péril est devant moi. J'ai entendu dire à mon
père que toi. Seigneur, tu avais clioisi Israël entre toutes les nations,
que tu avais élu nos pères depuis leurs aïeux les plus reculés, pour
posséder un héritage perpétuel : et tu as fait d'eux comme tu disais.
Nous avons péché devant toi ; c'est pourquoi tu nous as livrés aux mains
de nos ennemis; car nous avions adoré leurs dieux. Tu es jjiste, Sei-
gneur. Et maintenant il ne leur suffit pas de nous opprimer d'une dure
servituile; mais, attribuant à la puissance de leurs idoles la force de
leurs bras, ils veulent changer tes promesses, détruire ton héritage,
fermer les bouches qui te louent, abolir la gloire de ton temple et de
ton autel, pour ouvrir les yeux des nations et exalter la force des
idoles, et faire adorer éternellement un roi de chair. Ne livre point.
Seigneur, ton sceptre à des créatures qui n'ont pas d'être réel; qu'ils
ne rient pas de notre ruine. Fais retomber leur dessein sur eux, et
perds celui qui a commencé de ncKis persécuter. Souviens-toi de nous.
Seigneur, et montre-toi à nous au temps de notre tribulation; et donne-
moi la force. Seigneur, souverain Dieu, tout-puissant. Mets un discours
habile sur mes lèvres en face du lion, et dispose son cœur à la haine
de notre ennemi, pour qu'il périsse avec tous ses complices. Délivre-
ACTE I, SCENE IV. 905
Elle a répudié son époux et son père,
Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère'.
Maintenant elle sert sous un maître étranger.
Mais c'est peu d'être esclave, on la veut égorger. 2G0
Nos superbes vainqueurs, insultant à nos larmes.
Imputent à leurs dieux le bonheur de leurs armes.
Et veulent aujourd'hui qu'un même coup mortel
Abolisse ton nom, ton peuple et ton autel.
Ainsi donc un perfide, après tant de miracles, 266
Pourroit anéantir la foi de tes oracles,
Raviroit aux mortels le plus cher de tes dons,
Le saint que tu promets et que nous attendons 2?
Non, non, ne souffre pas que ces peuples farouches,
Ivres de notre sang, ferment les seules bouches 270
Qui dans tout l'univers célèbrent tes bienfaits;
Et confonds tous ces dieux qui ne furent jamais.
Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles.
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,
nous par ta main et aide-moi ; Seigneur, je n'ai pas d'autre défense que
toi. Tu sais tout. Tu sais que je hais la gloire des méchants, que je
déteste le lit des incirconcis et de tous les étrangers. Tu sais ma néces-
sité, et que je tiens en abomination le signe de ma gloire et de ma
grandeur, qui est sur ma tête aux jours de pompe; tu sais que je le
déteste comme un haillon souillé, et que je ne le porte point dans les
jours de ma retraite. Tu sais que je n'ai pas mangé à la table d'Aman
et que le festin du Roi ne m'a point plu, et que je n'ai pas bu le vin
des libations ; et que jamais ta servante n'a eu de joie, depuis qu'elle a
été amenée ici, sinon en toi, Seigneur, Dieu d'Abraham. Dieu fort,
entends la voix de ceux qui n'ont plus d'autre espérance, et délivre-
nous des mains des méchants : et ôte-moi de ma crainte. »
1. Un honneur adultère. Cette image est préparée par le vers précé-
dent : son époux. Au reste, comme le fait remarquer M. P. Mesnard, les
livres saints appliquent souvent aux égarements des Juifs séduits par
l'idolâtrie les mots qui désignent l'adultère. « Mœchala est c'uin lapide
et lù/no », dit Jérémie (III, 9) de Juda. Littéralement : « Elle a été
adultère avec la pierre et le bois. »
2. Le Messie. Le pieux poète ajoute à son texte une prédiction de la
venue de Jésus-Christ.
906 ESTHER.
Et que je mets au rang des profanations 276
Leur table, leurs festins et leurs libations ;
Que môme cette pompe où je suis condamnée,
Ce bandeau, dont il faut que je paroisse ornée
Dans ces jours solennels à l'orgueil dédiés.
Seule et dans le secret je le foule à mes pieds ; 280
Qu'à ces vains ornements je préfère la cendre*.
Et n'ai de goût qu'aux pleurs que tu me vois répandre.
J'attendois le moment marqué dans ton arrêt,
Pour oser de ton peuple embrasser l'intérêt.
Ce moment est venu : ma prompte obéissance 285
Va d'un roi redoutable affronter la présence. .
C'est pour toi que je marche. Accompagne mes pas
Devant ce lier lion qui ne te connoît pas.
Commande en me voyant que son courroux s'apaise,
Et prête à mes discours un charme qui lui plaise. 290
Les orages, les vents, les cieux te sont soumis :
Tourne enfin sa fureur contre nos ennemis.
SCÈNE V
(Toute cette scène est chantée.)
LE CHŒUR.
UNE ISRAÉLITE seule.
Pleurons et gémissons, mes fidèles compagnes.
A nos sanglots donnons un libre cours.
Levons les yeux vers les saintes montagnes 295
1. La Bible montre Esther, avant la prière que j'ai citée, quittant
les habits royaux et se couvrant la tète de cendre et d'ordures, pro
unijuenih variis, cinere et stercore imp'.evit capiit {Esthei'y XIV, 2).
ACTE I, SCÈNE V. 907
D'où l'innocence attend tout son secours *.
0 mortelles alarmes !
Tout Israël périt. Pleurez, mes tristes yeux.
Il ne fut jamais sous les cieux
Un si juste sujet de larmes. 3oo
TOUT LE CHŒUR.
0 mortelles alarmes !
UNE AUTRE ISRAELITE.
N'étoit-ce pas assez qu'un vainqueur odieux
De l'auguste Sion eût détruit tous les charmes,
Et traîné ses enfants captifs en mille lieux 2?
TOUT LE CH(EUR.
0 mortelles alarmes ! 3o5
LA MÊME ISRAÉLITE.
Foibles agneaux livrés à des loups furieux 5,
Nos soupirs sont nos seules armes.
TOUT LE CHŒUR.
0 mortelles alarmes !
UNE DES ISRAÉLITES.
Arrachons, déchirons tous ces vains ornements 3io
Qui parent notre tête.
1 . Levavi ocnlos meos in montes, tinde veniet auxilium mihi. {Psaumes,
CXX, 1.) « J'ai levé les yeux vers les montagnes, d'où me viendra mon
serours. »
2. En mille lieux, souvenir de la fuite de Jérusalem, de la captivité
de Babylone, et de la disparition des Juifs dans l'empire chaldéen.
7). A (les loups furieux. Ima^e biblique. M. P. Mesnard la retrouve
dans Jérémie (V, G) et dans Ezéchiel (XXII, 27). Cf. AthaUe (v. G4ii).
908 ESTHER.
UNE AUTRE.
Revêtons-nous d'habillements
Conformes à l'horrible fête
Que l'impie Aman nous apprête*.
TOUT LE CHŒUR.
Arrachons, déchirons tous ces vains ornements
Qui parent notre tète. 3i5
UNE ISRAÉLITE seule.
Quel carnage de toutes parts !
On égorge à la fois les enfants, les vieillards,
Et la sœur et le frère,
Et la fille et la mère.
Le fils dans les bras de son père. Sao
Que de corps entassés ! que de membres épars,
Privés de sépulture !
Grand Dieu! tes saints sont la pâture
Des tigres et des léopards.
UNE DES PLUS JEUNES ISRAÉLITES.
Hélas ! si jeune encore, SaS
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur ?
Ma vie à peine a commencé d'éclore.
Je tomberai comme une fleur*
Qui n'a vu qu'une aurore.
1. Ciimqne deposnisset vestes regias, Jletibus et luctni npta indumenin
snscepit. [Esther, XIV, 2.) « Ayant ôté les vêtements royaux, elle revêtit
des habits conformes à ses pleurs et à son deuil. »
2. Tanqtiam flos agri sic efflorebit {Psaumes, Clll, 15.) « Il fleurira
comme la fleur des champs. » C'est le même passage que Bossuet a
rappelé d'une manière si touchante dans l'Oraison funèbre de la
duchesse d'Orléans : « Madame cependant a passé du matin au soir,
ginsi que l'herbe des champs. Le matin, elle fleurissait; avec quelles
aràces, vous le savez : le soir, nous la vîmes séchée. »
ACTE I, SCE^'E V. 909
Hélas ! si jeune encore, 33o
Par quel crime ai-je pu mériter mon malheur?
UNE AUTRE.
Des offenses d'autrui malheureuses victimes,
Que nous servent, hélas! ces regrets superflus?
Nos pères ont péché, nos pères ne sont plus.
Et nous portons la peine de leurs crimes. 335
TOUT LE CHŒUR.
Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats :
Non, non, il ne souffrira pas
Qu'on égorge ainsi l'innocence.
UNE ISRAÉLITE seule.
Hé quoi ? diroit l'impiété,
Où donc est-il, ce Dieu si redouté 340
Dont Israël nous vantoit la puissance?
UNE AUTRE.
Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux,
Frémissez, peuples de la terre.
Ce Dieu jaloux, ce Dieu victorieux
Est le seul qui commande aux cieux. 345
Ni les éclairs ni le tonnerre
N'obéissent point à vos dieux.
UNE AUTRE.
H renverse l'audacieux.
UNE AUTRE.
H prend l'humble sous sa défense.
TOUT, LE CHŒUR.
Le Dieu que nous servons est le Dieu des combats : 35o
910 ESTflER.
Non, non, il ne souffrira pas
Qu'on égorge ainsi l'innocence.
DEUX ISRAÉLITES.
0 Dieu, que la gloire couronne,
Dieu, que la lumière environne.
Qui voles sur l'aile des vents, 355 ;
Et dont le trône est porté par les anges M ■
DEUX AUTRES DES PLUS JEUNES
Dieu, qui veux bien que de sinnples enfants
Avec eux chantent tes louanges*. j
TOUT LE CHŒUR. "!
Tu vois nos pressants dangers :
Donne à ton nom la victoire ; 36o
Ne souffre point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers. ;
UNE ISRAÉLITE seulc. r\
;.|
Arme-toi, viens nous défendre : }\
Descends, tel qu'autrefois la mer le vit descendre^. i
Que les méchants apprennent aujourd'hui 365
A craindre ta colère.
1. Amictus lumine, siciit vestimento... Qui nmbidns super pennas
ventorum. Qui facis angelos tuos spiritus. (Psaumes, CIV, 2, 3, 4.)
« Enveloppé de lumière, comme d'un vêtement.... Toi qui marches sur
les ailes des vents. Toi qui fais des vents tes messagers. » — Et ascendit
super cherubim, et volnvit : volavit super pennas ventorum. (Psaumes,
XVII, 11.) « Il est monté sur un chérubin, et il volait : il volait sur les
ailes des vents. »
2. E.V ore infantium et lactentium perfecisii laudem. {Psaumes ,'\'\\\,'î>.)
« Dans la bouche des enfants, des petits à la mamelle, tu as mis la
louange. »
. 3. Descendi ut liberem eum de manihus ^gyptiorum. {Exode, III, 8.)
<r1e suis descendu pour le délivrer des r-gyptiens. »
ACTE I, SCÈNE V. 911
Qu'ils soient comme la poudre et la paille légère
Que le vent chasse devant lui*.
TOUT LE CHŒUR.
Tu vois nos pressants dangers :
Donne à ton nom la victoire ; 370
Ne soufi're point que ta gloire
Passe à des dieux étrangers.
1. Et disseminabo eos quasi stijndam, qnx vento raplalur in deserto.
(Jérémie, XIII, 21.) Et commiminm eos, ut pnlverem ante faciem venti.
{Psauînes, XVII, 43.) « Je les disperserai comme la paille que le vent
enlève dans le désert. — Je les briserai comme la poussière devant la
face du vent. »
FIN DU PREMIER ACTE
ACTE II
(Le théâtre représente la chambre où est le trône d'Assuérus.)
SCENE PREMIERE
AMAN, HYDASPE.
AMAN.
Hé quoi? lorsque le jour ne commence qu'à luire,
Dans ce lieu redoutable oses-tu m'introduire?
HYDASPE,
Vous savez qu'on s'en peut reposer sur ma foi, 375
Que ces portes. Seigneur, n'obéissent qu'à rnoi'.
Venez. Partout ailleurs on pourroit nous entendre.
AMAN.
Quel est donc le secret que tu me veux apprendre?
HYDASPE.
Seigneur, de vos bienfaits mille fois honoré,
1. Hydaspe csl janitor, comme Bagathan et Tharès, les deux eunuques
dont Mardochée a découvert la conspiration, ce que les Septante inter-
prètent par capitaines des gardes : mais ceux-ci gardaient la porte exté-
rieure (in primo palatii limine prussidebanl)^ Hydaspe commande à
l'intérieur du palais.
ACTE II, SCÈNE I. 913
Je me souviens toujours que je vous ai juré 38o
D'exposer à vos yeux par des avis sincères
Tout ce que ce palais renferme de mystères.
Le Roi d'un noir chagrin paroît enveloppé.
Quelque songe eflrayant cette nuit l'a frappé.
Pendant que tout gardoit un silence paisible, 385
Sa voix s'est fait entendre avec un cri terrible.
J'ai couru. Le désordre étoit dans ses discours.
Il s'est plaint d'un péril qui nienaçoit ses jours :
Il parloit d'ennemi, de ravisseur farouche;
-Même le nom d'Esther est sorti de sa bouche. 390
II a dans ces horreurs* passé toute la nuit.
Entîn, las d'appeler un sommeil qui le fuit,
Pour écarter de lui ces images funèbres,
Il s'est fait apporter ces annales célèbres ^
Où les faits de son règne, avec soin amassés, SqS
Par de fidèles mains chaque jour sont tracés.
On y conserve écrits le service et l'offense,
Monuments éternels d'amour et de vengeance.
Le Roi, que j'ai laissé plus calme dans son lit,
D'une oreille attentive écoute ce récit. 4oo
De quel temps de sa vie a-t-il choisi l'histoire?
UYDASPE.
II revoit tous ces temps si remplis de sa gloire,
1. Dans ces horreurs, dans ces tressaillements, dans ces terreurs
dont il frissonnait. C'est le sens étymo]of,nque.
2. Noctem illam duxil Rcx iiisotnnem, jiissilqne sibi aff'erri historias
et annales priorum iemporurn. {Eslher, VI, 1.) « Le Roi passa cette nuit
sans dormir et se lit apporter l'histoire et les annales de son règne. »
Ces annales étaient continuées jusqu'au temps i)résent, et s'augmen-
taient chaque jour : la conspiration découverte par Mardochée y fut
inscrite immédiatement. » Mandatumque est hisloriis et annalibus tra-
ditum coram Hege. (Esllier, H, 23.) « On l'inscrivit dans l'histoire, on
le consigna dans ies annales sous les yeux du Roi. »
914 ESTHER.
Depuis le fameux jour qu'au trône de Cyrus
Le choix du sort plaça l'heureux Assuérus*.
AMAN.
Ce songe, Ilydaspe, est donc sorti de son idée? 4o5
Entre tous les devins ^ fameux dans la Chaldée,
Il a fait assembler ceux qui savent le mieux
Lire en un songe obscur les volontés des cieux.
Mais quel trouble vous-même aujourd'hui vous ;igi(c?
Votre âme, en m'écoutant, paroît toute interdite. 4io
L'heureux Aman a-t-il quelques secrets ennuis?
Peux-tu le demander dans la place où je suis,
Uaï, craint, envié, souvent plus misérable
Que tous les malheureux que mon pouvoir accable?
Hé! qui jamais du ciel eut des regards plus doux? 4i5
Vous voyez l'univers prosterné devant vous.
L'univers? Tous les jours un homme,... un vil esclave,
D'un front audacieux me dédaigne et me brave.
1, L'heureux Assuérus. Racine a adopté l'opinion de M. de Saci qui
voit dans Assuérus Darius, fils d'IIystaspe. Ce souvenir de son élection
au trône est un des traits que dans sa préface il dit avoir empruntés à
Hérodote (III, 85-88).
2. Entre tous les devins. Les Chaldéens (au sens restreint du mot)
étaient surtout des astronomes et des astrologues; mais ils pratiquaient
aussi toutes les sortes de divination et de magie. Dans le Livre de
Daniel, Nabuchodonosor et Balthazar font appeler les devins, mages,
enchanteurs et Chaldéens, pour expliquer leurs songes. Dans Hérodote
(VII, 19), les mages expliquent un songe de Xerxès.
ACTE II, SCBWE I. 915
HYDASPE.
Quel est cet ennemi de l'État et du Roi?
AMAN.
Le nom de Mardochée est-il connu de toi? 420
HYDASPE.
Qui? ce chef d'une race abominable, impie?
AMAN.
Oui, lui-même.
HYDASPE.
Hé, Seigneur! d'une si belle vie
Un si foible ennemi peut-il troubler la paix?
AMAN.
L'insolent devant moi ne se courba jamais*.
En vain de la faveur du plus grand des monarques 426
Tout révère à genoux les glorieuses marques.
1. Qui? ce chef. Josèphe (Ant. Jucl., XI, vi, 2) dit que Mardochée était
un des premiers parmi les Juifs. Il y a loin de là à en faire le chef de
son peuple. Mais llydaspe n'y regarde pas de si près.
2. Cuiictique servi Régis, qui in foribus palatii versabantur, flecte-
bnnt genua et adornhnnl Aman; sic enim prxceperat eis imperator;
solus Mardochxus non flectebat genu, neqne adorabat eum. {Esther,
III, 2.) « Tous les serviteurs du Roi qui étaient aux portes du palais
Iléchi.ssaient le genou et adoraient Aman, Ainsi l'avait commandé le
Roi. Seul Mardochée ne fléchissait pas le genou et ne l'adorait pas. » —
Egressus est ilaque illo die Aman Ixtns et alacer. Cumque vidisset
Mardochxum sedentem nnte fores palatii, et non solum non assurrexisse
sibi, sed ne motum qnidcm de loco sessionis sux, indignatus est valde.
(Esther, V, 9.) « Donc Aman sortit ce jour-là joyeux et allègre. Et ayant
vu que Mardochée, assis à la porte du palais, non seulement ne se
levait pas pour lui, mais môme ne hougeait pas de sa place, il s'indigna
violemment. » Cette adoration exigée par Aman est la TtpoaxûvriaK;,
en usage à la cour de l'erse et qui révoltait tant la fierté grecque.
916 ESTIIER.
Lorsque d'un saint respect tous les Persans touch(îi,
IN'osent lever leurs fronts à la terre attachés,
Lui, fièrement assis, et la tète immobile,
Traite tous ces honneurs d'impiété servile, 43o
Présente à mes regards un front séditieux,
Et ne daigneroit pas au moins baisser les yeux.
Du palais cependant il assiège la porte' :
A quelque heure que j'entre, Ilydaspe, ou que je sorte,
Son visage odieux m'afflige et me poursuit; 435
Et mon esprit troublé le voit encor la nuit.
1. Il assiège la porte. Racine, comme le fait observer M. P. MesnardI,
semble avoir compris, ici et aux vers 5G0-5G2, « que Mardochée venait
s'asseoir devant cette porte comme eût pu le faire tout passant ». M. P.
Mesnard, après M. A.-C. Coqucrel, pense que Mardochée avait un office
à la cour de Suse et que c'est là le sens de l'expression manere ad
jnnnam Régis, comme on le voit dans le Livre de Daniel. 11 rappelle
que les Septante la traduisent au Livre d'Esther (II, 19) par ces mots
è6£pà-:r£'J£v sv tt[ aù)vri; (\vl en\\n las Additions au Livre d'Esther {W, "h)
donnent à entendre que Mardochée était, même avant qu'Esther fût
reine, magniis et inler primos aulx regiae. Saci voit aussi dans Mardo-
chée un officier de la maison du roi. Le Dictionnaire de la Bible de
Smith (art. Moruecai) déclare qu'on ne sait pas si Mardochée était
entré au service du roi avant la fortune d'Esther. Les Additions au
Livre d'Esther ne peu vent guère faire autorité; la traduction èôcpàTifcUsv
résulte de l'opinion que ces Additions donnent de Mardochée. Si l'on ne
prend que le récit de la Bible hébraïque, il semble que Mardochée ne
fût rien au palais : il en assiège la porte pour savoir ce que va devenir
Esther (II, 11). Il ne la quitte point, tant qu'on cherche des femmes
dans l'empire pour remplacer Vasthi (II, 19), ce qui semble indiquer
qu'il ne s'y tenait point avant. Enfin c'est au temps où Mardochée était à
la porte du roi, que Bagathan et Tharès conspirèrent (II, 21) : d'où
l'on peut inférer qu'il n'y avait pas toujours été. Il est vrai qu'au cha-
pitre m (2, 3) Mardochée semble être rangé parmi les serviteurs du
roi, qui tous, lui seul excepté, adorent Aman, selon l'ordre donné par
l'empereur à ses domestiques. Cependant, si Mardochée avait été officier
du palais, n'aurait-il pas eu à s'acquitter de la -nipocxûvTiaiî avant
l'avènement d'Aman? eût-il conservé cette rigidité, qui l'empêche de
quitter le sac dont il s'est revêtu dans sa douleur, et de prendre une
robe pour pénétrer dans le palais? — Il n'y a rien d'étonnant que,
sans appartenir à la maison du roi, il se tienne à la porte du palais,
dont il ne semble point qu'il ait l'entrée. « En Orient la porte de la
ACTE II, SCÈNE I. 917
Ce matin j'ai voulu devancer la lumière :
Je l'ai trouvé couvert d'une affreuse poussière",
Revêtu de lambeaux, tout pâle. Mais son œil
Conservoit sous la cendre encor le même orgueil. 440
D'où lui vient, cher ami, cette impudente audace?
Toi, qui dans ce palais vois tout ce qui se passe,
Crois-tu que quelque voix ose parler pour lui?
Sur quel roseau fragile a-t-il mis son appui ?
Seigneur, vous le savez, son avis salutaire 445
Découvrit de Tharès le complot sanguinaire.
Le Roi promit alors de le récompenser.
Le Roi, depuis ce temps, paroît n'y plus penser*
ville a été de tout temps, elle est encore à peu près ce que l'agora
était pour les cités de la Grèce, et le /bn/m pour celles de l'Italie (un lieu
de réunion et de conversation).... De même plus tard, quand par suite
du progrès de la vie policée les rois habitèrent de grands édifices
séparés, les portes du palais devinrent, pour tous ceux qui tenaient à
la cour, ce qu'étaient pour tout le peuple les portes de la cité, A
Khorsabad les portes du palais sont construites toutes sur le même
plan que celles de la ville; elles sont encore plus richement décorées,
elles renferment des appartements aussi spacieux; c'était là que se
réunissaient, sans parler des gardes de service, les officiers, les sollici-
teurs, les ambassadeurs étrangers, tous ceux qui attendaient leur tour
d'audience ou qui voulaient se trouver sur le passage du prince. »
(Perrot, Histoire de l'Art, t. II, p. 484-486.) Tous ces solliciteurs ou ces
curieux ne devaient pas marchander au vizir les marques de respect
qu'il recevait des gens du palais : Mardochée seul s'abstenait, et si
Aman ne pouvait ni le courber ni le chasser, s'il ne pouvait que le faire
pendre, n'est-ce pas que Mardochée n'avait aucun office, et se trouvait
là comme le premier venu des habitants pouvait le faire?
1. Qu3S cum audisset Mardochxus, scidit vestimenta sua, et indutus
est succo, spargens cinerem capiii : et in platea médise civitatis voce
magna clamabat, ostendens amaritudinem animi sui — et hoc ejidatu
usque ad fores palatii grndiens. (Esther, IV, 1, 2.) « 3Iardochée, ayant
entendu cela, déchira ses vêtements, et se revêtit d'un sac, répandant
de la cendre sur sa tête. Et dans la rue, au milieu de la ville, il criait
de toute sa voix, montrant l'affliction de son àme, et il alla ainsi en
hurlant jusqu'à la porte du palais. »
918 ESTHER.
Non, il faut à tes yeux dépouiller l'artifice.
J'ai su de mon destin corriger l'injustice. 45o
Dans les mains des Persans jeune enfant apport-^,
Je gouverne l'empire où je fus acheté*.
Mes richesses des rois égalent l'opulence.
environné d'enfants, soutiens de ma puissance,
11 ne manque à mon front que le bandeau royal. 455
Cependant, des mortels aveuglement fatal !
De cet amas d'honneurs la douceur passagère
Fait sur mon cœur à peine une atteinte légère;
Mais Mardochée, assis aux portes du palais,
Dans ce cœur malheureux enfonce mille traits; 460
Et toute ma grandeur me devient insipide,
Tandis que le soleil éclaire ce perfide*.
HYDASPE.
Vous serez de sa vue affranchi dans dix jours :
La nation entière est promise aux vautours.
AMAN.
Ah! que ce temps est long à mon impatience! 465
1. L'Écriture ne dit rien de ce fait. Mais de tout temps en Orient,
dans ces pays de despotisme, depuis l'ancienne Assyrie jusqu'à la Turquie
moderne, des vizirs et des ministres ont commencé par l'esclavage et
la domesticité : les plus éclatantes fortunes ont eu pour fondement
les plus familiers emplois du sérail et du harem.
2. Convocavit ad se nmicos snos et Zares uxorem suam, et expo-
siiit mis magnitiulinem diviliarum stmrum, filiorumque turbatn, et
quanta etim gloria siq^er omîtes principes et servos snos rex elevasset,
— El post hsec ait.... — Et cum hsec omnia habeam nihil me habere puto,
qnandiii videro Mardochseum Judaeum sedentem ante fores regias.
{Esther, V, 10-13.) « Il convoqua ses amis et sa femme Zarès : il leur
représenta la grandeur de ses richesses, le nombre de ses fils, et toute
la gloire où le roi l'avait élevé au-dessus de tous les grands et de tous ses
serviteurs. Et il dit ensuite : Et dans cette opulence, je croirai n'avoir
rien, tant que je verrai le juif Mardochée assis à la porte du Roi. »
ACTE II, SCÈNE I. 919
C'est lui, je te veux bien confier ma vengeance,
C'est lui qui, devant moi refusant de ployer',
Les a livrés au bras qui les va foudroyer.
C'étoit trop peu pour moi d'une telle victime* :
La vengeance trop foible attire un second crime. 470
Un homme tel qu'Aman, lorsqu'on l'ose irriter,
Dans sa juste fureur ne peut trop éclater.
11 faut des châtiments dont l'univers frémisse;
Qu'on tremble en comparant l'offense et le supplice;
Que les peuples entiers dans le sang soient noyés. 47^
Je veux qu'on dise un jour aux siècles effrayés :
« Il fut des Juifs, il fut une insoiente race ;
Répandus sur la terre, ils en couvroient la face;
Un seul osa d'Aman attirer le courroux,
Aussitôt de la terre ils disparurent tous. » 480
HYDASPE.
Ce n'est donc pas. Seigneur, le sang amalécite
Dont la voix à les perdre en secret vous excite?
AMAN.
Je sais que descendu de ce sang malheureux,
1. Ployer. Racine semble dire indifféremment ployer et plier. Mal-
herbe a dit ;;/o?/er les genoux, et Corneille, ployer bagage. «Aujour-
d'hui, dit Vaugelas, l'on confond bien souvent les deux, qui néanmoins
ont deux significations fort différentes : car tout le monde sait que
plier veut dire faire des plis ou mettre par plis, comme plier du i)a-
pier, plier du linge, cl j)loyer signifie céder, obéir, et en quelque façon
succomber, comme ployer sous le faix, une planche qui ploie à force
d'être chargée. Et certainement (jui appclleroit cela jAier, et qui diroit
plier sous le faix, parleroit et écriroit fort mal. » Ménage se déclare
contre Vaugelas, et veut (ju'on dise toujours plier. Les meilleurs écri-
vains ont dit l'un et l'autre. Plier est demeuré plus en usage.
2. Et pro nihilo duxit in unum Mardoclixnin niillere manus suas :
audierat enim quod essel gentis Judxx , magisque volait omnem.
Judxorum, qui erant in regno Assueri, perdere nationem. {Esther, 111,6.)
« Il dédaigna d'appesantir sa main sur le seul Mardochée. 11 avait
appris qu'il était Juif, et il aima mieux perdre toute la race des Juifs
qui habitaientle royaume d'Assuérus. »
920 ESTHER.
Une éternelle haine a dû m'armer contre eux;
Qu'ils firent d'Amalec un indigne carnage; 485
Que jusqu'aux vils troupeaux*, tout éprouva leur rage;
Qu'un déplorable reste à peine fut sauvé-.
Mais, crois-moi, dans le rang où je suis élevé,
Mon âme, à ma grandeur toute entière attachée,
Des intérêts du sang est foiblement touchée. 490
Mardochée est coupable ; et que faut-il de plus?
Je prévins donc contre eux l'esprit d'Assuérus :
J'inventai des couleurs ; j'armai la calomnie ;
J'intéressai sa gloire ; il trembla pour sa vie.
Je les peignis puissants, riches, séditieux ; 495
Leur dieu même ennemi de tous les autres dieux.
(( Jusqu'à quand soufTre-t-on que ce peuple respire,
Et d'un culte profane infecte votre empire?
Étrangers dans la Perse, à nos lois opposés.
Du reste des humains ils semblent divisés', 5oo
N'aspirent qu'à troubler le repos où nous sommes,
Et détestés partout, détestent tous les hommes *.
1. Interfice a viro usqiie ad tmiUerem, et parvnlum ntqne lactentem,
boveni et ovem, camelum et asinum. [Rois, I, xv, 3.) « Tue tout, hommes,
femmes, enfants à la mamelle, bœufs et brebis, ânes et chameaux. »
2. Cf. Rois, I, 15, 8-9, 32-33. Saùl tua tout le peuple, mais épargna le
roi Agag, et réserva ce qu'il y avait de meilleur dans les troupeaux
et les biens des vaincus. Samuel lui reprocha sa désobéissance aux
ordres de Dieu et se fit livrer Agag. « Et il le coupa en morceaux
devant le Seigneur à Galgala. »
3. Souvenir de Virgile, qui avait dit au sens propre :
.... Toto tUvisos orbe Bvitannos.
{Egl.,l.)
« Les BreLons divisés du reste du monde. »
i. Dixitqiœ Aman re(ji Assuero : Est populus per omnes provincias
rc(jni tui dispersns et a se mutuo separatiis (Saci fait remarquer en note
que le sens de l'hébreu est que les Juifs sont séparés des autres peuples
par la dilférence de leurs coutumes, de leurs lois et de leurs cérémo-
nies), novis ulens legibns et ceremoniis, insuper et Régis y.cila contem-
nens. Et oplime nosti qnod non expédiât régna tuo ut insolescat jjer
ACTE II, SCÈNE I. 921
Prévenez, punissez leurs insolents efforts;
De leur dépouille enfin grossissez vos trésors. »
Je dis, et l'on me crut. Le Roi, dès l'heure même, 5o5
Mit dans ma main le sceau de son pouvoir suprême * :
(( Assure, me dit-il, le repos de ton roi;
Va, perds ces malheureux : leur dépouille est à toi. »
Toute la nation fut ainsi condamnée.
Du carnage avec lui je réglai la journée. 5io
Mais de ce traître enfin le trépas difleré
Fait trop souffrir mon cœur de son sang altéré.
Un je ne sais quel trouble empoisonne ma joie.
Pourquoi dix jours encor faut-il que je le voie ?
HYDASPE.
Et ne pouvez-vous pas d'un mot l'exterminer? 5i5
Dites au Roi, Seigneur, de vous l'abandonner.
AMAN.
Je viens pour épier le moment favorable.
licenliam. — Si tibi placet, décerne ut pereat, et decem millia talento-
ritm appendam arcariis (jazae tiise. (Esther, III, 8, 9.) « Et Aman dit au roi
Assiu'nis : Il y a un peuple dispersé par toutes les provinces de ton
empire, et séparé des autres peuples, usant de lois et de cérémonies
particulières, et de plus méprisant les ordres du Roi. Tu sais qu'il est
mauvais pour ton royaume de le laisser libre dans son insolence. Si tu
veux, fais-le périr : et je paierai dix mille talents à tes trésoriers. » —
Cf. Ibid., XIII, 3-7. — Il se mêle ici quelque souvenir des paroles de
Tacite sur les Juifs : Adversns omnes allas hostile odium, « ils haïssent
tous les peuples comme des ennemis » {Hist., V, 5), et sur les chré-
tiens : lldud perinde in crimine inccndii quant odio generis humani con-
victi sunt {A7in., XV, xliv), « Ils furent moins convaincus d'avoir allumé
l'incendie que de haïr tout le genre humain. »
1. Tulit er(jo liex annulum quo îdebatur, de manu sua, et dédit eiim
Aman, filio Amadathi de progenie Agag, hosti Jiidœorum, — dixilque
ad eum : Argentnm quod tu polliceris, tîium sit ; de jjopulo âge qnod
tibi placet. (Esther, 111, 10, 11.) « Le roi retira son anneau de son doigt,
et le donna à Aman, lils d'Amadath, de la race d'Agag, ennemi des
Juifs, et il lui dit : Garde l'argent que tu m'ollres; et fais du peuple
ce que tu veux, p
922 ESTHER.
Tu connois comme moi ce prince inexorable.
Tu sais combien terrible en ses soudains transports,
De nos desseins souvent il rompt tous les ressorts. 620
Mais à me tourmenter ma crainte est trop subtile :
Mardochée à ses yeux est une âme trop vile.
HYDASPE.
Que tardez-vous? Allez, et faites promptement
Élever de sa mort le honteux instrument*.
AMAN.
J'entends du bruit; je sors. Toi, si le Roi m'appelle.,.. 525
HYDASPE.
11 suffit.
SCÈNE II
ASSUÉRUS, HYDASPE, ASAPII, suite d'Assuérus.
Ainsi donc, sans cet avis fidèle.
Doux traîtres dans son lit assassinoient leur roi?
Qu'on me laisse, et qu'Asaph seul demeure avec moi.
1. Responderiintque et Zores uxor ejus et cseteri amlci : Jubé parari
excelsam Irabem hnbentem altiUidinis quinquaginin cubitos, et die
mane Régi nt apjicndatiir snjier enm Mnrdochsens. {Esther, V, ii.) « Sa
femme Zarès et ses amies lui répondirent : Fais dresser un gibet de
cinquante coudées, et demande ce matin au roi qu'on y pende Mar-
dochée. »
ACTE II, SCÈNE III. 023
SCÈNE m
ASSUÉRUS, ASAPH.
ASSUÉRUS, assis sur son trône.
Je veux bien l'avouer : de ce couple perfide
J'avois presque oublié l'attentat parricide ' ; 53o
Et j'ai pâli deux fois au terrible récit
Qui vient d'en retracer l'image à mon esprit.
Je vois de quel succès leur fureur fut suivie,
Et que dans les tourments ils laissèrent la vie.
Mais ce sujet zélé qui, d'un œil si subtil, 535
Sut de leur noir complot développer le fil,
Qui me montra sur moi leur main déjà levée,
Enfin par qui la Perse avec moi fut sauvée.
Quel honneur pour sa foi, quel prix a-t-il reçu?
ASAPH.
On lui promit beaucoup ^ : c'est tout ce que j'ai su. 54o
ASSUÉRUS.
0 d'un si grand service oubli trop condamnable !
Des embarras du trône effet inévitable !
De soins tumultueux un prince environné
Vers de nouveaux objets est sans cesse entraîné ;
1. L'attentat parricide. Parricide se disait communément pour dési-
gner les attentats commis sur la personne des rois par les sujets. Mal-
herbe l'emploie en ce sens à propos des tentatives d'assassinat faites sur
Henri IV. Bossuet l'applique aux sujets de Charles 1".
2. Qiiod cum audisset Rex, ait: Quid j)ro hac fide honoris ac i)rsemii
MardochœuH consecutua est? (Esther, VI, 5.) « Le Roi, ayant entendu
cela, dit : « Pour cette fidélité, qu'a-t-il reçu de récompenses et d'iioii-
924 ESTHER.
L'avenir l'inquiète, et le présent le frappe ; 545
Mais plus prompt que l'éclair, le passé nous échappe;
Et de tant de mortels, h toute heure empressés
A nous faire valoir leurs soins intéressés,
Il ne s'en trouve point qui, touchés d'un vrai zèle,
Prennent à notre gloire un intérêt fidèle, 55o
Du mérite oublié nous fassent souvenir,
Trop prompts à nous parler de ce qu'il faut punir !
Ah ! que plutôt l'injure échappe à ma vengeance
Qu'un si rare bienfait à ma reconnoissance.
Et qui voudroit jamais s'exposer pour son roi? 555
Ce mortel qui montra tant de zèle pour moi
Yit-il encore?
ASAPH.
Il voit l'astre qui vous éclaire.
Et que n'a-t-il plus l-ôt demandé son salaire?
Quel pays reculé le cache à mes bienfaits?
ASAPH.
Assis le plus' souvent aux portes du palais, 56o
Sans se plaindre de vous, ni de sa destinée,
11 y traîne. Seigneur, sa vie infortunée.
ASSUÉRUS.
Et je dois d'autant moins oublier la vertu.
Qu'elle-même s'oublie. Il se nomme, dis-tu?
ASAPH.
Mardochée est le nom que je viens de vous lire. 565
ASSUÉRUS.
Et son pays ?
ACTE II, SCÈNE IV. 025
ASAPH.
Seigneur, puisqu'il faut vous le dire,
C'est un de ces captifs à périr destinés,
Des rives du Jourdain sur l'Euphrate amenés *.
ASSUERUS.
11 est donc Juif ? 0 ciel ! Sur le point que la vie
Par mes propres sujets m'alloit être ravie,
Un Juif rend par ses soins leurs efforts impuissants ?
Un Juif m'a préservé du glaive des Persans?
Mais puisqu'il m'a sauvé, quel qu'il soit, il n'importe,
Holà ! quelqu'un.
SCÈNE IV
ASSUERUS, IIYDASPE, ASAPH.
HYDASPE.
Seigneur.
ASSUERUS.
Regarde à cette porte.
Vois s'il s'offre à tes yeux quelque grand de ma cour. 676
1. Qui translalus fuerat de Jérusalem eo tempore quo Jechoniam re-
gem Juda Nabuchodoîiosor, rex Babylonis, transtulerat. {Esther, II, 6.)
« Qui avait été amené de Jérusalem au temps où Nabuchodonosor, roi
de Babylonc, y avait transporté le roi de Juda Jechoniam. » Il y a là
une difficulté chronologique, dont Racine, qui ne fait pas l'historien,
ne s'embarrasse pas. Au reste, si, comme Saci et Racine, on voit Darius
dans Assuérus, il n'est pas impossible absolument que 3Iardochéo, qu'on
peut supposer tout enfant au temps de la destruction du royaume de
Juda, vive encore sous Darius : il ne faut que lui accorder une très
longue vie. — Ceux qui font d'Assuérus Xerxès et non Darius font
rapporter avec vraisemblance le relatif ^wi à Gis, bisaïeul de Mardochée,
nommé au verset précédent.
926 ESTHER.
HYDASPE.
Aman à votre porte a devancé le jour.
ASSUÉRUS.
Qu'il entre*. Ses avis m'éclaireront peut-être.
SCÈNE V
ASSUÉRUS, AMAN, HYDASPE, ASAPH.
ASSUÉRUS.
Approche, heureux appui du trône de ton maître,
Ame de mes conseils, et qui seul tant de fois
Du sceptre dans ma main as soulagé le poids. 58o
Un reproche secret embarrasse mon àme.
Je sais combien est pur le zèle qui t'enflamme :
Le mensonge jamais n'entra dans tes discours,
Et mon intérêt seul est le but où tu cours.
Dis-moi donc : que doit faire un prince magnanime 585
Qui veut combler d'honneurs un sujet qu'il estime ^ ?
Par quel gage éclatant et digne d'un grand roi
Puis-je récompenser le mérite et la foi ?
1. Statimque Rex: Quis est, inquit, in atrio? Aman quippe interiufi
atrium domus reqiae intrnverat, ut suggereret Reqi et juberet Mardo-
chaeum affiqi patibulo, quod et fucrat prseparattim. — Responderunt
pueri : Aman stat in atrio. Dixitque Rex : Ingrediatur. {Esther, VI, 4, 5.)
« Le Roi dit : Qui est dans le vestibule? Car Aman était entré dans le
vestibule intérieur du Roi, pour suggérer au Roi de faire pendre Mar-
docliée au gibet qui avait été préparé. Les esclaves répondirent : Aman
est dans le vestibule. Et le Roi dit : Qu'il entre. »
2. Cumque esset inqressus , ait illi : Quid débet fieri viro quem Rex
honorare desiderat? (Esther, VI, 6.) « Et lorsqu'il fut entré, il lui dit:
Que doit-on faire à un homme que le Roi veut honorer? »
ACTE II, SCÈNE V. 927
Ne donne point de borne à ma reconnoissance :
Mesure tes conseils sur ma vaste puissance. 690
AMAN, tout bas.
C'est pour toi-même, Aman*, que tu vas prononcer;
Et quel autre que toi peut-on récompenser?
ASSUÉUUS.
Que penses-tu?
AMAN.
Seigneur, je cherche, j'envisage
Des monarques persans la conduite et l'usage.
Mais à mes yeux en vain je les rappelle tous : ôqS
Pour vous régler sur eux que sont-ils près de vous ?
Votre règne aux neveux doit servir de modèle.
Vous voulez d'un sujet reconnoître le zèle,
L'honneur seul peut flatter un esprit généreux :
Je voudrois donc, Seigneur, que ce mortel heureux, 600
De la pourpre aujourd'hui paré comme vous-même,
Et portant sur le front le sacré diadème.
Sur un de vos coursiers pompeusement orné,
Aux yeux de vos sujets dans Suse fût mené ;
Que pour comble de gloire et de magnificence, 6o5
Un seigneur éminent en richesse, en puissance.
Enfui de votre empire après vous le premier.
Par la bride guidât son superbe coursier ;
Et lui-même, marchant en habits magnifiques,
Criât à haute voix dans les places publiques : G 10
« Mortels, prosternez-vous : c'est ainsi que le Roi
Honore le mérite et couronne la foi« ».
1 . Coditans autem in corde suo Aman, et repuians quod nullum alium
Rex, iiisi se, vellet honorare. {Esther,\[, 6.) « Aman, songeant en son
cœur et se disant que le Roi ne voulait honorer personne autre que
lui. ..
2. Respondit : Homo, quem rex honorare cupit,— débet indui vestibus
928 ESTHER.
ASSUÉRUS.
Je vois que la sagesse elle-même t'inspire.
Avec mes volontés ton sentiment conspire.
Va, ne perds point de temps. Ce que tu m'as dicté, 6i5
Je veux de point en point qu'il soit exécuté.
La vertu dans l'oubli ne sera plus cachée.
Aux portes du palais prends le Juif Mardochée :
C'est lui que je prétends honorer aujourd'hui.
Ordonne son triomphe, et marche devant lui. 620
Que Suse par ta voix de son nom retentisse,
Et fais à son aspect que tout genou fléchisse*.
Sortez tous.
AMAN.
Dieux !
SCENE YI
ASSUÉRUS, seul.
L. prix est sans doute inouï :
Jamais d'un tel honneur un sujet n'a joui.
regns, et imponi suider eqmim qui de sella Régis est, et accipere reginm
diadema super cajmt suum, — et j)rimus de regiis principibus ac tyran-
nis teneat eguum ejus,et per ijlateam civitatis incedens clamet et dicat.
Sic honorabitur, quemcumque voluerit Rex honornre. (Esther, VI, 7-9.)
« Il répondit : L'homme que le roi veut honorer, doit être revêtu d'ha-
bits royaux, et placé sur un cheval de l'écurie du Roi, et avoir le dia-
dème royal sur la tête : et le premier des grands et des ministres
royaux tiendra son cheval et le promènera par les rues de la ville, en
disant à haute voix : Ainsi sera honoré celui que le Roi aura voulu
distinguer. »
1. Dlritque ei Rex: Festina, et sumpta stola et equo, fac nt locutus
es Mardochxo Judseo, qui sedet ante fores palatii. Cave ne quidquam
de his quse locîitus es prsetermittas. {Esther, VI, 10.) « Et le Roi lui dit :
Va vite. Prends une robe et un cheval, et fais tout ce que tu as dit au
Juif Mardochée qui est assis à la porte du palais. Prends garde de ne
rien omettre de tout ce que tu as dit. »
m
ACTE II, SCÈNE VII. 920
Mais plus la récompense est grande et glorieuse, ôsS
Plus même de ce Juif la race est odieuse,
Plus j'assure ma vie, et montre avec éclat
Combien Assuérus redoute d'être ingrat.
On verra l'innocent discerné du coupable.
Je n'en perdrai pas moins ce peuple abominable. 63o
Leurs crimes....
SCÈNE VII
ASSUÉRUS, ESTHER, ÉLISE, THAMAR,
PARTIE DU CHŒUR.
(Esther entre, s'appuyant sur Élise ; quatre Israélites soutiennent
sa robe*.)
ASSUÉRUS.
Sans mon ordre on porte ici ses pas?
Quel mortel insolent vient chercher le trépas ?
Gardes.... C'est vous, Esther? Quoi? sans être attendue?
ESTHER.
Mes filles, soutenez votre Reine éperdue.
Je me meurs-.
(Elle tombe évanouie.)
1 . Cumque regio fuUjerel habitv et invocasset omnium rectorem et
salvatorem Deum, assumpsit duas famidas, — et super unam quidem
innitebatur, quasi prss deliciis et nimia teneriludine corptis suum ferre
non sustiîiens, — altéra autem famularuiri sequebatur domina?n, de-
fliientia in humum indumenta susientans. {Esther. XV, 5, 7.) « Étince-
l.inte sous les habits royaux, ayant invoqué Dieu, souverain maître et
sauveur, elle prit deux servantes avec elle : et elle s'appuyait sur l'une,
si délicate et si faible qu'elle ne pouvait se soutenir, et l'autre la
sitivait portant la queue de sa robe qui traînait à terre.»
2. Cumque elevasset faciem et ardentibus oculis furorem pectoris
RACINE. '^^
050 ESTHER.
ASSUÉRUS.
Dieux puissants ! quelle étrange pâleur
De son teint tout à coup efface la couleur ?
Esther, que craignez-vous? Suis-je pas votre frère?
Est-ce pour vous qu'est fait un ordre si sévère?
Vivez, le sceptre d'or que vous tend cette main,
Pour vous de ma clémence est un gage certain*. 640
ESTHER.
Quelle voix salutaire ordonne que je vive,
Et rappelle en mon sein mon âme fugitive ?
ASSUÉRUS.
Ne connoissez-vous pas la voix de votre époux?
Encore un coup, vivez, et revenez à vous.
ESTHER.
Seigneur, je n'ai jamais contemplé qu'avec crainte 645
L'auguste majesté sur votre front empreinte :
Jugez combien ce front irrité contre moi
Dans mon âme troublée a dû jeter d'effroi 2.
indicasset, Regina corruit, et in pallorem colore mutato, lassum super
ancillulam recUnavit caput. (Esther, XV, 10.)
« Le Roi, ayant levé le visage, et manifesté par l'éclat de ses yeux la
colère de son cœur, la Reine tomba ; la pâleur envahit son teint, et elle
pencha sa tête défaillante sur l'épaule de son esclave. »
1 Convertitque Deus spiritum Régis in mansuetudinem, et festinus
ac metuens exsiluit de solio, et sustentans eam ulnis suis, donec rediret
ad se, his verbis blandiebatur.— Quid habes, Esther? Ego sum f rater
tuus, noli metuere. — Non morieris : non enim pro te, sed pro omnibus
haec lex constituta est. — Accède igitur et tange sceptrum. (Esther,
XV, 11-14.) « Dieu changea le courroux du Roi en douceur. Effrayé, il
s'élança rapidement de son trône, et la soutint dans ses bras, jusqu'à
ce qu'elle revint à soi : et il lui adressait de douces paroles : Esther,
qu'as-tu? Ne crains rien : je suis ton frère. Tu ne mourras pas. Cette
loi a été établie pour tous, mais non pas pour toi. Approche-toi donc,
et touche mon sceptre. »
2. Quic respondit : Yidi te, Domine, quasi angelum Dei, et conturba-
, .M
ACTE II, SCENE VII. 931
Sur ce trône sacré, qu'environne la foudre,
J'ai cru vous voir tout prêt à me réduire en poudre. 65o
Hélas ! sans frissonner, quel cœur audacieux
Soutiendroit les éclairs qui partoient de vos yeux?
Ainsi du Dieu vivant la colère étincelle*....
0 soleil î ô flambeaux de lumière immortelle !
Je me trouble moi-même-, et sans frémissement 655
Je ne puis voir sa peine et son saisissement.
Calmez, Reine, calmez la frayeur qui vous presse.
Du cœur d'Assuérus souveraine maîtresse.
Éprouvez seulement son ardente amitié.
Faut-il de mes États vous donner la moitié ' ? 66o
Hé ! se peut-il qu'un roi craint de la terre entière,
Devant qui tout fléchit et baise la poussière.
Jette sur son esclave un regard si serein,
Et m'off're sur son cœur un pouvoir souverain?
ASSUÉRUS.
Croyez-moi, chère Esther, ce sceptre, cet empire, 665
Et ces profonds respects que la terreur inspire,
tum est cor meum prse timoré glorise tuse. {Esther, XV, 16.) « Elle répon-
dit : Je t'aime, Seigneur, comme un ange de Dieu, et mon cœur s'est
troublé dans l'effroi de ta gloire. »
1. Usque quo exardescet sicut ignis ira tua? {Psaumes, LXXXIX, 47.)
« Jusqu'à quand ta colère s'enflammera-t-elle comme un feu. » — M. P.
Mesnard rappelle encore ce vers de Virgile : /gfnescMnf iras {Enéide,
IX, V. 66). « La 'colère s'enflamme. »
2. Rex autem turbabatur. {Esther, XV, 19.) « Le roi de son côté était
troublé. »
3. Dixitque ad eam liez : Quid vis, Esther regina? Qux est petitio
tua? Etiam si dimidiam partem regni petieris, dabitur tibi. (Esther,
V, 3.) « Et le Roi lui dit : Que veux-tu, reine Esther? Que demandes-tu?
Tu peux demander la moitié de mes États : je te la donnerai. » La même
oll're est répétée au chapitre vu, verset 2.
932 ESTIIER.
A leur pompeux éclat mêlent peu de douceur,
Et fatiguent souvent leur triste possesseur.
Je ne trouve qu'en vous je ne sais quelle grâce
Qui me charme toujours et jamais ne me lasse*. G70
De l'aimable vertu doux et puissants attraits !
Tout respire en Esther l'innocence et la paix.
Du chagrin le plus noir elle écarte les ombres,
Et fait des jours sereins de mes jours les plus sombres.
Que dis-je ? sur ce trône assis auprès de vous, 676
Des astres ennemis j'en crains moins le courroux,
Et crois que votre front prête à mon diadème
Un éclat qui le rend respectable ^ aux Dieux même.
Osez donc me répondre, et ne me cachez pas
Quel sujet important conduit ici vos pas. 680
Quel intérêt, quels soins vous agitent, vous pressent ?
Je vois qu'en m'écoutant vos yeux au ciel s'adressent.
Parlez : de vos désirs le succès est certain.
Si ce succès dépend d'une mortelle main.
ESTHER.
0 bonté qui m'assure autant qu'elle m'honore ! 685
Un intérêt pressant veut que je vous implore.
J'attends ou mon malheur ou ma félicité ;
Et tout dépend. Seigneur, de votre volonté.
Un mot de votre bouche, en terminant mes peines,
Peut rendre Esther heureuse entre toutes les reines. 690
ASSUÉRUS.
Ah ! que vous enflammez mon désir curieux !
1. Et jamais ne me lasse. Celte déclaration d'Assuérus va à Mme de
Maintenon, dont la grande affaire fut de désennuyer Louis XIV.
2. Respectable. «Bouhours,dans la Suite des Notivelles Remarques sur
la lanffue française, imprimée en 1692, cite ce vers comme digne de
remarque, à cause de l'emploi du mot respectable. « Ce mot, dit-il, est
« nouveau.... Il est né à la cour.... Nous le voyons aujourd'hui dans les
« livres. » (Note de M. P. Mesnard.)
ACTE II, SCÈNE VII. 933
ESTHER.
Seigneur, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux,
Si jamais à mes vœux vous fûtes favorable,
Permettez, avant tout, qu'Esther puisse à sa table
Recevoir aujourd'hui son souverain seigneur, 6(j5
Et qu'Aman soit admis à cet excès d'honneur.
J'oserai devant lui rompre ce grand silence.
Et j'ai, pour m'expliquer, besoin de sa présence*.
ASSUÉRUS.
Dans quelle inquiétude, Esther, vous me jetez!
Toutefois qu'il soit fait comme vous souhaitez. 700
(A ceux do sa suite.)
Vous, que l'on cherche Aman; et qu'on lui fasse entendre
Qu'invité chez la Reine, il ait soin de s'y rendre.
HYDASPE.
Les savants Chaldéens, par votre ordre appelés,
Dans cet appartement, Seigneur, sont assemblés.
Princesse, un songe étrange occupe ma pensée. 705
Vous-même en leur réponse êtes intéressée.
Venez, derrière un voile écoutant leurs discours,
De vos propres clartés me prêter le secours.
Jo crains pour vous, pour moi, quelque ennemi perfide.
1. Cui respondil Esther: Petitio men et preces snnt istx : Si inveni
in conspectn Rcfiis {iralinm, et si Reffi placet ut det mihi quod posiulo,
et menm implent petitionem, venint Rex et Aman ad conviviiim quod
paravi eis,et cras aperiam Régi voluntatem meam. (Esther, V, 7,8.)
« Esther lui répondit : Voici ma demande et ma prière. Si j'ai trouvé
f(râce aux yeux du Roi, et s'il plait au Roi de m'accorder ce que je
demande, et d'exaucer mon vœu, que le Roi vienne avec Aman au
festin que j'ai préparé : et demain je découvrirai au Roi mon désir. »
934 ESTHER.
ESTHER.
Suis-moi, Thamar. Et vous, troupe jeune et timide,
Sans craindre ici les yeux d'une profane cour,
A l'abri de ce trône attendez mon retour.
SCÈNE VIII
(Cette scène est partie déclamée sans chant, et partie chantée.)
ÉLISE, PARTIE DU Chœur.
ÉLISE.
Que vous semble, mes sœurs, de l'état où nous sommes?
D'Esther, d'Aman, qui le doit emporter?
Est-ce Dieu, sont-ce les hommes 716
Dont les œuvres vont éclater?
Vous avez vu quelle ardente colère
Allumoit de ce roi le visage sévère.
UNE DES ISRAÉLITES.
Des éclairs de ses yeux l'œil étoit ébloui.
UNE AUTRE.
Et sa voix m'a paru comme un tonnerre horrible. 720
ÉLISE.
Comment ce courroux si terrible
En un moment s'est-il évanoui?
UNE DES ISRAÉLITES chante.
Un moment a changé ce courage inflexible.
Le lion rugissant est un agneau paisible.
ACTE II, SCÈNE VIII. 935
Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son cœur 725
Cet esprit de douceur*.
LE CHŒUR chante. '
Dieu, notre Dieu sans doute a versé dans son cœur
Cet esprit de douceur.
LA MÊME ISRAÉLITE chante.
Tel qu'un ruisseau docile
Obéit à la main qui détourne son cours, 73a
Et laissant de ses eaux partager le secours.
Va rendre tout un champ fertile,
Dieu, de nos volontés arbitre souverain.
Le cœur des rois est ainsi dans ta main 2.
ÉLISE.
Ah! que je crains, mes sœurs, les funestes nuages 735
Qui de ce prince obscurcissent les yeux !
Comme il est aveuglé du culte de ses Dieux!
UNE DES ISRAÉLITES.
11 n'atteste jamais que leurs noms odieux.
1. Convertitqne Deiis spiritnm Régis in mansuetudinem. {Esther, XV,
11.) Cf. le vers 640 et la note.
2. Cette stance est la paraphrase d'un passage des Proverbes (XXI, i),
cité plus haut au vers 67. Il y a de plus dans la comparaison un
souvenir de Virgile:
Deinde satis fluvium inducit rivosqiie sequentes,
Et, cum exustus aqer morientibus sesiuat herbis,
Ecce supercilio clivosi tramitis nndnm
Elicit : illa cadens rnucum per levin vmrmur
Saxa ciet, scatebrisque arentia tempérât nrvn.
(Géorgiques, I, 106-110.)
« Puis il dérive dans son champ les eaux dociles de la rivière, et quand
l3s herbes meurent sur la terre embrasée, voici que du haut d'un
canal incliné il fait jaillir l'eau : elle tombe sur les cailloux polis, avec
un bruit sonore, et ses cascades rafraîchissent le champ desséché. »
936 ESTHER.
UNE AUTRE.
Aux feux inanimés dont se parent les cieux
11 rend de profanes hommages. 740
UNE AUTKfc;.
Tout son palais est plein de leurs images.
LE CHŒUR chante.
Malheureux! vous quittez le maître des humains
Pour adorer l'ouvrage de vos mains*!
UNE ISRAÉLITE chante.
Dieu d'Israël, dissipe enfin cette ombre.
Des larmes de tes saints quand seras-tu touché? 745
Quand sera le voile arraché*
Qui sur tout l'univers jette une nuit si sombre?
Dieu d'Israël dissipe enfin cette ombre :
Jusqu'à quand seras-tu caché?
UNE DES PLUS JEUNES ISRAELITES.
Parlons plus bas, mes sœurs. Ciel ! si quelque infidèle, 760
Écoutant nos discours, nous alloit déceler!
ÉLISE.
Quoi? fille d'Abraham, une crainte mortelle
Semble déjà vous faire chanceler?
1 . El miscrunt deos corum in ignem : non enim erant dii, sed opéra
VI inimm hominum. {IV Rois,Wk, 18.) — Ojms manuum suarum ado-
ra ver mit, quod fecer tint digiti eornm. (/sa?>, 11, 8.) « Ils jetèrent leurs
dieux au feu : ce n'étaient pas des dieux, mais les ouvrages de la main
dos hommes. — Ils adorèrent l'ouvrage de leurs mains, que leurs
doigts avaient fabriqué. »
2. Cum antem conversiis fuerit ad Dominum, auferetur velamen.
(Saint-Paul, Ep. II ad Cor., III, 16.) « Lorsqu'il se sera tourn«^ vers le
SeiL^neur, le voile sera arraché. »
ACTE II, SCENE YIIl. 937
Héî si l'impie Aman, dans sa main homicide
Faisant luire à vos yeux un glaive menaçant, 755
A blasphémer le nom du Tout-Puissant
Vouloit forcer votre bouche timide?
UNE AUTRE ISRAELITE.
Peut-être Assuérus, frémissant de courroux,
Si nous ne courbons les genoux
Devant une muette idole, 760
Commandera qu'on nous immole.
Chère sœur, que choisirez-vous?
LA JEUNE ISRAÉLITE.
Moi! je pourrois trahir le Dieu que j'aime?
J'adorerois un dieu sans force et sans vertu,
Reste d'un tronc par les vents abattu, 765
Qui ne peut se sauver lui-même?
LE CHŒUR chante.
Dieux impuissants, dieux sourds', tous ceux qui vous im-
Ne seront jamais entendus. [plorent
Que les démons, et ceux qui les adorent,
Soient à jamais détruits et confondus. 770
UNE ISRAÉLITE chante.
Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis,
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.
Dans les craintes, dans les ennuis.
En ses bontés mon âme se confie.
Veut-il par mon trépas que je le glorifie? 775
Que ma bouche et mon cœur, et tout ce que je suis.
Rendent honneur au Dieu qui m'a donné la vie.
1. Aures habent, et 7wn niidlent. (Psaumes, CXVIII, 6). « Ils ont des
oreilles et n'entendront pas. » Ci". Corneille, Polyeucte, v. 1216-18.
938 ESTHER.
ÉLISE.
Je n'admirai jamais la gloire de l'impie.
UNE AUTRE ISRAELITE.
Au bonheur du méchant qu'une autre porte envie.
ÉLISE.
Tous ses jours paroissent charmants; 780
L'or éclate en ses vêtements;
Son orgueil est sans borne ainsi que sa richesse ;
Jamais l'air n'est troublé de ses gémissements;
Il s'endort, il s'éveille au son des instruments;
Son cœur nage dans la mollesse. 785
UNE AUTRE ISRAÉLITE.
Pour comble de prospérité,
11 espère revivre en sa postérité;
Et d'enfants à sa table une riante troupe
Semble boire avec lui la joie* à pleine coupe.
(Tout ce reste est chanté.)
LE CHŒUR.
Heureux, dit-on, le peuple florissant 790
Sur qui ces biens coulent en abondance !
Plus heureux le peuple innocent
Qui dans le Dieu du ciel a mis sa confiance ^î
UNE ISRAÉLITE seule.
Pour contenter ses frivoles désirs,
1. Virgile: ... lonqnmqne bibebat amorem. {Enéide, I, 749.) « Elle
buvait l'amour à longs traits. »
2. Beatnm dixerunt populum cni sunt hsec : beatus populus ciijus
Dominus Deus ejm. [Psaumes, CXLlll, 15.) « Ils ont dit : Heureux le
peuple qui a ces biens. Non, heureux le peuple qui a le Seigneur son
Dieu. »
ACTE II, SCÈNE VIII. 939
L'homme insensé vainement se consume : 795
Il trouve l'amertume
Au milieu des plaisirs*.
UNE AUTRE seule.
Le bonheur de l'impie est toujours agité ;
Il erre à la merci de sa propre inconstance **.
Ne cherchons la félicité 800
Que dans la paix de l'innocence.
LA MÊME avec une autre.
0 douce paix!
0 lumière éternelle !
Beauté toujours nouvelle!
Heureux le cœur épris de tes attraits! 8o5
0 douce paix!
0 lumière éternelle !
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!
LE CHŒUR.
0 douce paix!
0 lumière éternelle! 810
Beauté toujours nouvelle!
0 douce paix !
Heureux le cœur qui ne te perd jamais !
1. Ces vers rappellent le triste et fameux mot de Lucrèce:
.... medio de fonte leporum
Su l'ait amari aliquid, quod in ipsis floribus angat.
« Du milieu des d«51ices surgit une amertume, qui est mortelle au
cœur, pendant que le front est couronné de fleurs. »
2. Impii autem quasi mare fervens, quod quiescere non potest. {haie,
LVIl, 20.) « L'impie est comme une mer bouillonnante, qui ne peut
s'arrêter. »
940 ESTHER.
LA MKME seule.
Nulle paix* pour l'impie. Il la cherche, elle fuit,
Et le calme en son cœur ne trouve point de place. 8i5
Le glaive au dehors le poursuit;
Le remords au dedans le glace*.
UNE AUTRE.
La gloire des méchants en un moment s'éteint.
L'affreux tombeau pour jamais les dévore.
II n'en est pas ainsi de celui qui te craint : 820
11 renaîtra, mon Dieu, plus brillant que l'aurore.
LE CHŒUR.
0 douce paix!
Heureux le cœur qui ne te perd jamais!
ÉLISE, sans chanter.
Mes sœurs, j'entends du bruit dans la chambre prochaine.
On nous appelle : allons rejoindre notre Reine. 826
1. Non est pax impiis, dicit Dominus Deiis. (haie, LVII, 21, et XLVIII,
22.) « Point de paix pour l'impie, dit le Seigneur Dieu. »
2. Foris vnslabit eos gladitis, et intus pavor. {Deutéronovie, XXXII,
2o.) « Le glaive au dehors les tourmentera, au dedans l'effroi. »
FIN DU SECOND ACTE
ACTE III
Le théâtre représente les jardins d'Esther, et un des côtés du salon
où se fait le festin.
SCÈNE PREMIÈRE
AMAN, ZARÈS.
C'est donc ici d'Esther le superbe jardin ;
Et ce salon pompeux est le lieu du festin.
Mais tandis que la porte en est encor fermée,
Écoutez les conseils d'une épouse alarmée.
Au nom du sacré nœud qui me lie avec vous, 83o
Dissimulez, Seigneur, cet aveugle courroux;
Éclaircissez ce front où la tristesse est peinte :
Les rois craignent surtout le reproche et la plainte.
Seul entre tous les grands par la Reine invité,
Hessentez donc aussi cette félicité. 83-5
Si le mal vous aigrit, que le bienfait vous touche.
Je l'ai cent fois appris de votre propre bouche :
Quiconque ne sait pas dévorer un affront,
M de fausses couleurs se déguiser le front.
Loin d(; l'aspect des rois qu'il s'écarte, qu'il fuie. 84o
Il est des contretemps qu'il faut qu'un sage essuie.
Souvent avec prudence un outrage enduré
Aux honneurs les plus hauts a servi de degré.
942 ESTHER.
AMAN.
0 douleur ! ô supplice affreux à la pensée !
0 honte, qui jamais ne peut être effacée ! 845
Un exécrable Juif, l'opprobre des humains.
S'est donc vu de la pourpre habillé par mes mains?
C'est peu qu'il ait sur moi remporté la victoire ;
Malheureux, j'ai servi de héraut à sa gloire.
Le traître ! 11 insultoit à ma confusion ; 85o
Et tout le peuple même avec dérision.
Observant la rougeur qui couvroit mon visage,
De ma chute certaine en tiroit le présage.
Roi cruel ! ce sont là les jeux où tu te plais.
Tu ne m'as prodigué tes perfides bienfaits 855
Que pour me faire mieux sentir ta tyrannie,
Et m'accàbler enfin de plus d'ignominie.
Pourquoi juger si mal de son intention?
Il croit récompenser une bonne action.
Ne faut-il pas, Seigneur, s'étonner au contraire 86o
Qu'il en ait si longtemps différé le salaire?
Du reste, il n'a rien fait que par votre conseil.
Vous-même avez dicté tout ce triste appareil.
Vous êtes après lui le premier de l'Empire.
Sait-il toute l'horreur que ce Juif vous inspire? 865
AMAN.
Il sait qu'il me doit tout*, et que pour sa grandeur
J'ai foulé sous les pieds remords, crainte, pudeur;
Qu'avec un cœur d'airain exerçant sa puissance,
1. On vit ici une allusion à Louvois. « On assure qu'un ministre,
qui étoit encore en place alors, mais qui n'étoit plus en faveur, avoit
donné lieu à ce vers, parce que, dans un mouvement de colère, il avoit
dit quelque chose de semblable. » (L Racine, Remarques sur Esther.)
ACTE III, SCENE I. - 943
J'ai fait taire les lois et gémir l'innocence;
Que pour lui, des Persans bravant l'aversion, 870
J'ai chéri, j'ai cherché la malédiction ;
Et pour prix de ma vie à leur haine exposée,
Le barbare aujourd'hui m'expose à leur risée !
Seigneur, nous sommes seuls. Que sert de se flatter?
Ce zèle que pour lui vous fîtes éclater, 876
Ce soin d'immoler tout à son pouvoir suprême.
Entre nous, avoient-ils d'autre objet que vous-même?
Et sans chercher plus loin, tous ces Juifs désolés,
N'est-ce pas à vous seul que vous les immolez?
Et ne craignez-vous point que quelque avis funeste.... 880
Enfin la cour nous hait, le peuple nous déteste.
Ce Juif même, il le faut confesser malgré moi,
Ce Juif, comblé d'honneurs, me cause quelque effroi.
Les malheurs sont souvent enchaînés l'un à l'autre,
Et sa race toujours fut fatale à la vôtre*. 885
De ce léger affront songez à profiter.
Peut-être la fortune est prête à vous quitter;
Aux plus affreux excès son inconstance passe.
Prévenez son caprice avant qu'elle se lasse.
Où tendez-vous plus haut? Je frémis quand je voi 890
Les abîmes profonds qui s'offrent devant moi :
La chute désormais ne peut être qu'horrible.
Osez chercher ailleurs un destin plus paisible.
Regagnez l'Hellespont, et ces bords écartés
1. Il faut se rappeler qu'Aman est Amalécite. — Cui responderunt
sapientes quos habebat in consilio et uxor ejus. Si de semine Judxurum
est Mnrdochseus, ante quem cadere cxpisti, non poteris ei resistere,
sed cades in conspectu ejus. (Esther, VI, 13.) « Les sages à qui il deman-
dait conseil, et sa femme lui répondirent : Si Mardochée devant qui déjà
tu as commencé de choir est de la race des Juifs, tu ne pourras l'ii
résister : tu tomberas devant lui. »
944 ESTHER.
Où vos aïeux errants jadis furent jetés*, SgS
Lorsque des Juifs contre eux la vengeance allumée
Chassa tout Amalec ^ de la triste Iduinée.
Aux malices du sort enfin déroi3ez-vous.
Nos plus riches trésors marcheront devant nous.
Vous pouvez du départ me laisser la conduite ; 900
Surtout de vos enfants j'assurerai la fuite.
N'ayez som cependant que de dissimuler.
Contente, sur vos pas vous me verrez voler :
La mer la plus terrible et la plus orageuse
Est plus sûre pour nous que cette cour trompeuse. qoS
Mais à grands pas vers vous je vois quelqu'un marcher.
C'est Hydaspe.
SCÈNE II
AMAN, ZARÈS, HYDASPE.
Seigneur, je courois vous chercher s.
Votre absence en ces lieux suspend toute la joie ;
Et pour vous y conduire Assuérus m'envoie.
1 . Furent jetés. A propos du verset I du chapitre m du Livre eVEsther,
Saci, rappelant que dans les Additions (XVI, 10 et li) Aman est appelé
Macédonien, dit qu'on peut conjecturer qu'après la défaite des Amalé-
cites, au temps de Saùl, les ancêtres d'Aman se sont réfugiés en Macé-
doine. Cette note de Saci a suggéré sans doute à Racine l'idée d'établir
les aïeux d'Aman sur les bords de l'Hellespont.
2. Amalec. L'Écriture appelle les Amalécites Amalec, comme les
Israélites sont désignés par le nom d'Israël. — L'Idumée était située
entre la Judée et l'Arabie. Les Amalécites, très voisins de cette contrée,
pouvaient être considérés comme l'habitant.
5. Adhuc mis loquentibus, venerunt eunuchi Régis, et cito eiim ad
convivium quod Hegina paraverat, pergere computer unt. {Esther,\l,
14.) « Comme ils parlaient encore, arrivèrent les eunuques du Roi, et
ils l'obligèrent en hâte à se rendre au festin préparé par la Reine. »
ACTE IIÎ, SCÈNE II. 045
AMAN.
Et Mardochée est-il aussi de ce festin? 910
HYDASPE.
A la table d'Esther portez-vous ce chagrin?
Quoi? toujours de ce Juif l'image vous désole?
Laissez-le s'applaudir d'un triomphe frivole.
Croit-il d'Assuérus éviter la rigueur?
Ne possédez-vous pas son oreille et son cœur? 91 5
On a payé le zèle, on punira le crime;
Et l'on vous a, Seigneur, orné votre victime.
Je me trompe, ou vos vœux par Esther secondés
Obtiendront plus encor que vous ne demandez.
AMAN.
Croirai-je le bonheur que ta bouche m'annonce? 920
HYDASPE.
J'ai des savants devins entendu la réponse :
Ils disent que la main d'un perfide étranger
Dans le sang de la Reine est prête à se plonger;
Et le Roi, qui ne sait où trouver le coupable,
N'impute qu'aux seuls Juifs ce projet détestable. 923
Oui, ce sont, cher ami, des monstres furieux;
Il faut craindre surtout leur chef audacieux.
La terre avec horreur dés longtemps les endure ;
Et l'on n'en peut trop tôt déHvrer la nature.
Ah ! je respire enfin. Chère Zarès, adieu. 9^^
Les compagnes d'Esther s'avancent vers ce lieu.
Sans doute leur concert va commencer la fête.
Entrez, et recevez l'honneur qu'on vous apprête.
946 ESTHER.
SCÈNE III
ÉLISE, LE Chœur.
(Ceci se récite sans chant.)
UNE DES ISRAÉLITES.
C'est Aman.
UNE AUTRE.
C'est lui-même, et j'en frémis, ma sœur.
LA PREMIÈRE.
Mon cœur de crainte et d'horreur se resserre. 935
l'autre.
C'est d'Israël le superbe oppresseur.
LA première.
C'est celui qui trouble la terre.
ÉLISE.
Peut-on, en le voyant, ne le connoître pas?
L'orgueil et le dédain sont peints sur son visage.
une ISRAÉLITE.
On lit dans ses regards sa fureur et sa rage. 940
une AUTRE.
Je croyois voir marcher la Mort devant ses pas.
UNE DES PLUS JEUNES.
Je ne sais si ce tigre a reconnu sa proie ;
Mais en nous regardant, mes sœurs, il m'a semblé
ACTE lii, SUKINK III. 947
Qu'il avoit dans les yeux une barbare joie,
Dont tout mon sang est encore troublé. 945
ÉLISE.
Que ce nouvel honneur va croître son audace !
Je le vois, mes sœurs, je le voi :
A la table d'Esther l'insolent près du Roi
A déjà pris sa place.
UNE DES ISRAÉLITES.
Ministres du festin, de grâce dites-nous, 960
Quels mets à ce cruel, quel vin préparez-vous?
UNE AUTRE,
Le sang de l'orphelin,
iJNE TROISIÈME,
les pleurs des misérables,
LA SECONDE.
Sont ses mets les plus agréables*,
LA TROISIÈME.
C'est son breuvage le plus doux,
ÉLISE.
Chères sœurs, suspendez la douleur qui vous presse. gSS
Chantons, on nous l'ordonne ; et que puissent nos chants
Du cœur d'Assuérus adoucir la rudesse,
Comme autrefois David par ses accords touchants
Calmoit d'un roi jaloux la sauvage tristesse *!
(Tout le reste de cette scène est chanté.)
1. Ses mets les plus a{fréables. M. P. Mesnard rapproche de ce pas-
sage un verset de l'Écriture : Fuerunt mihi lacrymse mex panes die ac
nucte. (Psaumes, XLI, 4.) « Mes larmes ont été mon pain nuit et jour. »
2. Igitur quandocumque spiriUis Domint malus arripiebat Saul, Da-
i)48 ESTHER.
UNE ISRAÉLITE.
Que le peuple est heureux, 960
Lorsqu'un roi généreux,
Craint dans tout l'univers, veut encore qu'on l'aime!
Heureux le peuple ! heureux le roi lui-même !
TOUT LE CHŒUR.
0 repos! ô tranquillité!
0 d'un parfait bonheur assurance éternelle, 965
Quand la suprême autorité
Dans ses conseils a toujours auprès d'elle
La justice et la vérité !
(Ces quatre stances sont chantées alternativement par une voix seule
et par tout le Chœur.)
UNE ISRAÉLITE.
Rois, chassez la calomnie*.
Ses criminels attentats 970
Des plus paisibles États
Troublent l'heureuse harmonie.
Sa fureur, de sang avide.
Poursuit partout l'innocent.
Rois, prenez soin de l'absent 97$
Contre sa langue homicide.
De ce monstre si farouche
Craignez la feinte douceur.
vid tollebnt citharam, et perciiiiebat manu sua, et refocillabatur Saul,
et levius habebnt; recedebat enim ab eo spiritus malus, (l Rois, XVI, 23.)
« Donc toutes les fois que l'esprit funeste du Seigneur saisissait Saûl,
David prenait sa harpe, et la touchait : et Saûl se remettait, et se trou-
vait mieux : le mauvais esprit se retirait de lui. »
1. La calomnie. « L'auteur se félicitoit de ces quatre stances, qui
contiennent des vérités si utiles aux rois. » (L. Racine, Remarques sur
Esther.)
ACTE III, SCÈNE III. 949
La vengeance est dans son cœur,
Et la pitié dans sa bouche. 980
La fraude adroite et subtile
Sème de fleurs son chemin;
3Iais sur ses pas vient eniîn
Le repentir inutile.
UNE ISRAÉLITE seule.
D'un souffle l'aquilon écarte les nuages, 985
Et chasse au loin la foudre et les orages.
Un roi sage, ennemi du langage menteur,
Écarte d'un regard le perfide imposteur.
UNE AUTRE.
J'admire un roi victorieux,
Que sa valeur conduit triomphant en tous Heux; 990
Mais un roi sage et qui hait l'injustice,
Qui sous la loi du riche impérieux
Ne souffre point que le pauvre gémisse*,
Est le plus beau présent des cieux.
UNE AUTRE.
La veuve en sa défense espère. , 995
UNE AUTRE.
De l'orphelin il est le père;
TOUTES ENSEMBLE.
Et les larmes du juste implorant son appui
Sont précieuses devant lui.
1. RejT, qui judicat in verilate pauperes, thronus ejus in aelernum
firmabitiir. [Proverbes, XXIX, 14.) « Le roi qui juge en équité les pau-
vres, son trône sera éternellement ferme. »
950 ESTHER.
UNE ISRAÉLITE seule.
Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles
De tout conseil barbare et mensonger, looo
Il est temps que tu t'éveilles :
Dans le sang innocent ta main va se plonger,
Pendant que tu sommeilles.
Détourne, Roi puissant, détourne tes oreilles
De tout conseil barbare et mensonger. ioo5
UNE AUTRE.
Ainsi puisse sous toi trembler la terre entière!
Ainsi puisse à jamais contre tes ennemis
Le bruit de ta valeur te servir de barrière !
S'ils t'attaquent, qu'ils soient en un moment soumis.
Que de ton bras la force les renverse; loio
Que de ton nom la terreur les disperse ;
Que tout leur camp nombreux soit devant tes soldats
Comme d'enfants une troupe inutile ;
Et si par un chemin il entre en tes États,
Qu'il en sorte par plus de mille. ioi5
SCÈNE ÏV
ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, le Chœur.
ASSUÉRUS, à Esther.
Oui, vos moindres discours ont des grâces secrètes :
Une noble pudeur à tout ce que vous faites
Donne un prix que n'ont point ni la pourpre ni l'or.
Quel climat renfermoit un si rare trésor ?
Dans quel sein vertueux avez-vous pris naissance?
Et quelle main si sage éleva votre enfance ?
ACTE III, SCÈNE IV. 951
Mais dites promptement ce que vous demandez :
Tous vos désirs, Esther, vous seront accordés,
Dussiez-vous, je l'ai dit, et veux bien le redire,
Demander la moitié de ce puissant empire*. loaS
ESTHER.
Je ne m'égare point dans ces vastes désirs.
Mais puisqu'il faut enfin expliquer mes soupirs,
Puisque mon Roi lui-même à parler me convie,
(Elle se jette aux pieds du Roi.)
J'ose vous implorer, et pour ma propre vie,
Et pour les tristes jours d'un peuple infortuné, io3o
Qu'à périr avec moi vous avez condamné 2.
ASSUÉRUS, la relevant.
A périr? Vous? Quel peuple? Et quel est ce mystère?
AMAN, tout bas.
Je tremble.
ESTHER.
Esther, Seigneur, eut un Juif pour son père ^.
De vos ordres sanglants vous savez la rigueur.
1 Cf. au vers 660. Assuérus dans le Livre d' Esther répèle trois fois
la naêmc promesse (V, 3 et 6; Vil, 2).
2. Ad quem illa respondit : Si inverti gratiam in octdis tuis, 0 Bex,
et si tibi jAacet, dona mihi animam meam, pro qua rogo, et populnm
meiim, pro qtio obsecro. — Traditi enim sumus ego et populus meus, ut
conferamur, jugulemur, et pereamus. {Esther, Vil, 3, 4.) « Elle lui
n'pondit : Si j'ai trouvé grâce devant toi, ô Roi, et s'il te plaît, accorde-
moi ma vie, que je te demande, et mon peuple, pour qui je t'implore.
('ar nous sommes livrés, mon peuple et moi, condamnés à périr, écra-
sas et massacrés. »
5. On ne voit pas dans la Bible qu'Esthcr fasse au roi l'aveu de son
origine. Mais au chap. vin, v. 1, il est dit qu'elle s'est avouée nièce de
Mardochée, et Juive par conséquent : à quel moment s'est-elle dé-
clarée? Ceux qui reprochent à Racine une invraisemblance pour avoir
952 ESTHER.
AMAN.
Ah, Dieux!
ASSUÉRUS. io35
Ah ! de quel coup me percez-vous le cœur ?
Vous la fille d'un Juif? lié quoi ? tout ce que j'aime,
Cette Esther, rinnoceuce et la sagesse même,
Que je croyois du ciel les plus chères amours,
Dans cette source impure auroit puisé ses jours ?
Malheureux !
Vous pourrez rejeter ma prière. io4o
Mais je demande au moins que pour grâce dernière
Jusqu'à la fm, Seigneur, vous m'entendiez parler,
Et que surtout Aman n'ose point me troubler.
ASSUÉRUS.
Parlez.
0 Dieu, confonds l'audace et l'imposture.
Ces Juifs, dont vous voulez délivrer la nature, io45
reculé jusqu'ici ce moment supposent qu'Assuérus, dans la Bible, sait
déjà ce qu'est Esther, lorsqu'il accepte le diner qu'elle lui oITrc, mais
alors que signifie l'étonnement d'Assuérus? S'il sait qu'Esther est Juive,
ne doit-il pas comprendre aussitôt de quel peuple elle parle, et quoi on
est l'oppresseur? Peut-il dire : Quis est iste, et cujns potentiae 7it hxc
atident facere? {\U, 5.) « Qui est celui-là? et quelle est sa puissance
pour oser faire cela? » Il ne sait donc rien encore. La réponse d'Esther :
Hostts et inimicus noster pessimvs iste est Aman. « Notre ennemi et
persécuteur est cet exécrable Aman » (VII, 6), contient et implique
l'aveu de son origine juive. Racine a donc en somme bien interprété
la Bible. Montchrestien et Du Ryer avaient ainsi compris les choses avant
lui. Ils avaient lu la Bible, comme Racine, en hommes de théâtre. Un
peu de sens dramatique suffit en effet à avertir que c'est ici, et non
plus tôt, qu'Esther doit se faire connaître.
ACTE III, SCÈNE IV. 053
Que vous croyez, Seigneur, le rebut des humains,
D'une riche contrée autrefois souverains,
Pendant qu'ils n'adoroient que le Dieu de leurs pères
Ont vu bénir le cours de leurs destins prospères.
Ce Dieu, maître absolu de la terre et des cieux, io5o
N'est point tel que l'erreur le figure à vos yeux.
L'Éternel est son nom. Le monde est son ouvrage ;
11 entend les soupirs de l'humble qu'on outrage,
Juge tous les mortels avec d'égales lois.
Et du haut de son trône interroge les rois. io55
Des plus fermes États la chute épouvantable.
Quand il veut, n'est qu'un jeu de sa main redoutable.
Les Juifs à d'autres dieux osèrent s'adresser :
Rois, peuples, en un jour* tout se vit disperser.
Sous les Assyriens- leur triste servitude 1060
Devint le juste prix de leur ingratitude.
Mais pour punir enfm nos maîtres à leur tour,
Dieu fit choix de Cyrus', avant qu'il vit le jour,
L'appela par son nom, le promit à la terre,
1. En un jour. Le royaume de Jnda ne fut pas ruiné d'un coup. Il
fallut de long^ucs années, et Ncbochadnczzar (Nabuchodonosor) prit
trois fois Jérusalem (GOo-588).
2. Les Assyriens. Babylone était la capitale de la Chaldée. Nabopo-
lassar, père de Nebochadnezzar, avait détruit l'empire d'Assyrie et pris
iVinive. kn temps de Racine, on avait si peu de données sur cette his-
toire, que l'on pouvait confondre Assyriens et Chaldéens.
5. Ce passage est imité d'Isaïe (XLV, 1-4.) : Haec dicit Dominus chrisio
meo Cyro, cujus apprehendi dexteram, ut subjiciam ante faciem ejus
(lentes.... Ego ante te ibo; et gloriosos terrx humiliabo; j^ortas sercas
conteram, et vectes ferreos confringam. Et vocavi te nomme tuo.
« Voici ce que dit le Seigneur à son oint Cyrus : il l'a pris parla main
pour prosterner les nations devant sa face.,.. J'irai devant toi; j'humi-
lierai les superbes de la terre; je briserai les portes d'airain; et je
mettrai en pièces les poutres de fer. Et je t'ai nommé de ton nom. » —
» Tu n'es pas encore, lui disait-il, mais je te vois, et je t'ai nommé
|iar ton nom : tu t'appelleras Cyrus. Je marcherai devant toi dans les
combats; à ton ap|)rocheje mettrai les rois en fuite; je briserai les
portes d'airain. » (Bossuet, Oraison funèbre du prince de Condé.)
954 ESTHER.
Le lit naître, et soudain l'arma de son tonnerre, io65
Brisa les fiers remparts et les portes d'airain,
Mit des superbes rois la dépouille en sa main.
De son temple détruit vengea sur eux l'injure*.
Babylone paya nos pleurs avec usure.
Cyrus, par lui vainqueur, publia ses bienfaits *, 1070
Regarda notre peuple avec des yeux de paix,
Nous rendit et nos lois et nos fêtes divines;
Et le temple déjà sortoit de ses ruines.
Mais de ce roi si sage héritier insensé ',
Son fils interrompit l'ouvrage commencé*, 1076
Fut sourd à nos douleurs. Dieu rejeta sa race,
Le retrancha lui-même, et vous mit en sa place.
Que n'espérions-nous point d'un roi si généreux ?
(( Dieu regarde en pitié son peuple malheureux,
Disions-nous : un roi régne, ami de l'innocence. » 1080
Partout du nouveau prince on vantoit la clémence :
1. L'injure qu'on lui avait faite en détruisant son temple, ou V injure
de la destruction du temple. C'est une construction latine :
... Spretxque injuria formx. (Virgile, Enéide, I.)
« L'injure de sa beauté méprisée. »
2. Voici l'édit de Cyrus, publié dans tout le royaume, que donne
l'Écriture. Hxc dicit Cyrus rex Persarum : Omnia régna terrx dédit
mihi Dominns Deus cxli, et ipse prxcepit mihi nt xdificarem ei domunt
in Jérusalem qux est in Judxa. — Quis est in vobis de universo j)opulo
ejus ? Sit Deus illius cum ipso. Ascendat in Jérusalem, qux est in Ju-
dxa, et xdificet dumum Domifii Dei Israël.... (/ Esdras, i, 2, 3.) « Voici
ce que dit Cyrus, roi des Perses : Le Seigneur Dieu du ciel m'a donné
tous les royaumes de la terre, et il m'a ordonné de lui construire une
demeure en Judée, à Jérusalem. Qui parmi vous est de son peuple? Que
son Dieu soit avec lui. Qu'il monte vers Jérusalem en Judée, et quil
bâtisse la maison du Seigneur Dieu d'Israël. »
3. Voir dans Hérodote ce qui regarde la folie de Cambyse (111, 30).
4. Tune intermissum est opus domus Domini in Jérusalem, et non
fiebat usque ad annum secundum regni Darii régis Persarum. (/ Es-
dras, IV, 24.) « Alors fut interrompue l'œuvre de la maison du Sei-
gneur, et elle ne fut point reprise jusqu'à la seconde année du règne de
Darius, roi des Perses. «
ACTE III, SCÈNE IV. 955
Les Juifs partout de joie eu poussèreut des cris.
Ciel I verra-t-on toujours par de cruels esprits
Des princes les plus doux l'oreille environnée,
Et du bonheur public la source empoisonnée? io85
Dans le fond de la Thrace un barbare enfanté
Est venu dans ces lieux soufller la cruauté.
Un ministre ennemi de votre propre gloire....
AMAN.
De votre gloire? Moi? Ciel! Le pourriez-vous croire?
Moi, qui n'ai d'autre objet ni d'autre Dieu....
ASSUÉRUS.
Tais-toi. 1090
Oses-tu donc parler sans l'ordre de ton Roi ?
ESTHER.
Notre ennemi cruel devant vous se déclare :
C'est lui*. C'est ce ministre infidèle et barbare,
Qui d'un zèle trompeur à vos yeux revêtu,
Contre notre innocence arma votre vertu. logS
Et quel autre, grand Dieu ! qu'un Scythe impitoyable
Auroit de tant d'horreurs dicté l'ordre effroyable ?
Partout l'affreux signal en même temps donné
De meurtres remplira l'univers étonné.
On verra, sous le nom du plus juste des princes, iioo
Un perfide étranger désoler vos provinces.
Et dans ce palais même, en proie à son courroux,
Le sang de vos sujets regorger jusqu'à vous.
Et que reproche aux Juifs sa haine envenimée ?
Quelle guerre intestine avons-nous allumée^? iio5
Les a-t-on vus marcher parmi vos ennemis ?
1. Ilostis et inimicus nosfer pessimus iste est Amaii. {Esthei\\\l, Q.)
« Notre ennemi et persécuteur est cet exécrable Aman. »
2. Il y a ici un souvenir de l'Écriture : mais Esther, qui défend les
Juifs, prend le contre-pied de ce que les Samaritains écrivaient au roi
956 ESTHER.
Fut-il jamais au joug esclaves plus soumis ?
Adorant dans leurs fers le Dieu qui les châtie,
Pendant que votre main sur eux appesantie
A leurs persécuteurs les livroit sans secours, iiio
Ils conjuroient ce Dieu de veiller sur vos jours,
De rompre des méchants les trames criminelles,
De mettre votre trône à l'ombre de ses ailes '.
ÎN'en doutez point, Seigneur, il fut votre soutien.
Lui seul mit à vos pieds le Parthe et l'Indien*, iii5
Dissipa devant vous les innombrables Scythes,
Et renferma les mers dans vos vastes limites.
Lui seul aux yeux d'un Juif découvrit le dessein
De deux traîtres tout prêts à vous percer le sein.
Hélas 1 ce Juif jadis m'adopta pour sa fille. 1120
ASSUÉRUS.
Mardochée ?
ESTHER.
Il restoit seul de notre famille.
Mon père étoit son frère. Il descend comme moi
Du sang infortuné de notre premier roi ^.
Artaxerxès (Cambysc), pour empêcher la reconstruction du temple :
Inventes scrijilitm in commentariis et scies, quoninni urbs illa, urbs
rcbellis est, et nocens Regibus et provinciis ; et bella concitnntnr in ea
ex cUebns nntiqnis ; qnamobrem et civiins ipsa destrucln est. {I Esdras,
IV, 15.) « Tu verras écrit dans les histoires et tu connaîtras que cette
cité est une cité rebelle, nuisible au roi et à ses provinces; les guerres
s'y allument depuis les temps anciens; c'est pourquoi la ville même
a été détruite. »
1. Snb nmbrn alarum tunrum protège me. {Psaumes, Wl. S.) « Couvre-
moi de l'ombre de tes ailes. » Cf. Psaumes, LVI, 2, et LXII, 8.
2. Il ne faut pas oublier qu'Assuérus pour Racine représente Darius.
Les Parthes n'étaient point connus en ce temps-là. Pour les Indiens,
cf. Hérodote, IV, 4i, et pour les Scythes, IV, 82 sqq.
3. Saiil, de la tribu de Benjamin, fils de Cis. Comme Mardochée
était de la tribu de Benjamin et avait un certain Cis parmi ses aïeux,
quelques-uns, dont Saci, ont cru que Mardochée pouvait être de la race
de Saûl.
ACTE HT, SCÈNE IV. 957
Plein d'une juste horreur pour un Amalécite,
Race que notre Dieu de sa bouche a maudite, ii25
11 n'a devant Aman pu fléchir les genoux,
Ni lui rendre un honneur qu'il ne croit dû qu'à vous*.
De là contre les Juifs et contre Mardochée
Cette haine. Seigneur, sous d'autres noms cachée.
En vain de vos bienfaits Mardochée est paré. iiSo
A la porte d'Aman est déjà préparé
D'un infâme trépas l'instrument exécrable.
Dans une heure au plus tard ce vieillard vénérable,
Des portes du palais par son ordre arraché.
Couvert de votre pourpre, y doit être attaché. ii35
ASSUÉRUS.
Quel jour mêlé d'horreur vient effrayer mon âme ?
Tout mon sang de colère et de honte s'enflamme.
J'étois donc le jouet.... Ciel, daigne m'éclairer.
Un moment sans témoins cherchons à respirer 2.
Appelez Mardochée : il faut aussi l'entendre. ii4o
(Le Roi s'éloigne.)
UNE ISRAÉLITE.
Vérité, que j'implore, achève de descendre.
1. Dans la Bible, c'est Mardochée qui dit lui-même dans une prière
qu'il adresse au Seigneur : Cuncin nosti, et scis quia non pro snj)erbia
et contumelia et aliqua glorix cupidilate fecerim hoc, ut non adorarem
Aman superbissimum.... Sed timui ne honorent Dei mei transferrem
ad hominem, et ne quemquam adorarem, excepta Deo meo. {Esther, XIII,
12 et 14.) « Tu sais tout, et tu sais que si je n'ai pas adoré l'orgueilleux
Aman, je ne l'ai point fait par orgueil, ni insolence, ni par aucune pen-
sée de gloire.... Mais j'ai craint de transporter à un homme l'honneur
qui appartient à mon Dieu; je n'ai point voulu adorer quelqu'un, hor-
mis mon Dieu. »
2. On a critiqué cette sortie d'Assuérus, si faiblement motivée. Ra-
cine n'a fait que suivre le récit biblique : Rex autem iratus surrexit,
et de loco convivii intravit in hortum arhoribus consilum. {Esther, VII,
7.) « Le roi, irrité, se leva, et de la salle du festin passa dans un jardin
planté d'arbres. »
958 ESTHER.
SCÈNE V
ESTHER, AMAN, le Chœur.
AMAN, à Esther.
D'un juste étonnement je demeure frappé.
Les ennemis des Juifs m'ont trahi, m'ont trompé.
J'en atteste du ciel la puissance suprême,
En les perdant j'ai cru vous assurer vous-même. ii45
Princesse, en leur faveur employez mon crédit :
Le Roi, vous le voyez, fiotte encore interdit.
Je sais par quels ressorts on le pousse, on l'arrête;
Et fais, comme il me plaît, le calme et la tempête.
Les intérêts des Juifs déjà me sont sacrés. ii5o
Parlez : vos ennemis aussitôt massacrés,
Victimes de la foi que ma bouche vous jure,
De ma fatale erreur répareront l'injure.
Quel sang demandez-vous ?
ESTHER.
Va, traître, laisse-moi.
Les Juifs n'attendent rien d'un méchant tel que toi. ii55
Misérable, le Dieu vengeur de l'innocence.
Tout prêt à te juger, tient déjà sa balance.
Bientôt son juste arrêt te sera prononcé.
Tremble. Son jour approche, et ton règne est passé.
AMAN.
Oui, ce Dieu, je l'avoue, est un Dieu redoutable. 1160
Mais veut-il que l'on garde une haine implacable ?
C'en est fait : mon orgueil est forcé de pher.
L'inexorable Aman est réduit à prier.
(Il se jette à ses pieds.)
ACTE III, SCÈNE VI. 959
Par le salut des Juifs, par ces pieds que j'embrasse,
Par ce sage vieillard, l'honneur de votre race, ii65
Daignez d'un roi terrible apaiser le courroux.
Sauvez Aman, qui tremble à vos sacrés genoux.
SCÈNE VI
ASSUÉRUS, ESTHER, AMAN, ÉLISE, gardes, le Chœur.
ASSUÉRUS.
Quoi ? le traître sur vous porte ses mains hardies * ?
Ah ! dans ses yeux confus je lis ses perfidies ;
Et son trouble, appuyant la foi de vos discours, 1170
De tous ses attentats me rappelle le cours.
Qu'à ce monstre à l'instant l'àme soit arrachée;
Et que devant sa porte, au lieu de Mardochée,
Apaisant par sa mort et la terre et les cieux,
De mes peuples vengés il repaisse les yeux*. u^S
(Aman est emmené par les Gardes.)
1. Aman quoque surrexit ut rogaret Esther rcginam pro anima
sua : inlellexit enim a Rege sibi paratum malum. — Qui cum reversus
esset de horto nemoribus consito, et intrasset convivii locum, reperit
Aman super leclulum corruisse, tn quo jacebat Esther, et ait : Etiam
Reginam vult opprimere, me prxsente, in domo mea. {Esther, VII, 7, 8.)
« Aman aussi se leva, voulant implorer Esther pour sa vie : car il com-
prit que le roi le destinait au supplice. Assuérus, rentrant du jardin
planté d'arbres et revenant dans la salle du festin, trouva Aman qui
s'était jeté sur le lit où Esther était couchée, et dit : Ainsi, il veut encore
l'aire violence à la Reine, sous mes yeux, dans ma maison. »
2. Dixitque Harbona, unus de eunuchis qui stabant in ministerio
régis : En lignum quod paraverat Mardochaeo qui locutus est pro Rege,
stat in domo Aman, habens altitudinis quinquaginta cubitos. Cui
dixil Rex : Appendite eum in eo. (Esther, VII, 9.) « Et Harbona, un des
eunuques qui servaient le Roi, dit : Voilà le gibet qu'il avait fait dresser
pour Mardochée, celui qui parla pour sauver le Roi. Il est devant la
maison d'Aman, et il a cinquante coudées de haut. Le Roi dit : Qu'on
l'y pende. »
I
960 ESTHER.
SCËNE VII
ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ÉLISE, le Chœur.
ASSUÉRUS continue en s'adressant à Mardochée
Mortel chéri du ciel, mon salut et ma joie,
Aux conseils des méchants ton roi n'est plus en proie.
Mes yeux sont dessillés, le crime est confondu.
Viens briller près de moi dans le rang qui t'est dû.
Je te donne d'Aman les biens et la puissance * : 1180
Possède justement son injuste opulence.
Je romps le joug funeste où les Juifs sont soumis;
Je leur livre le sang de tous leurs ennemis 2;
A l'égal des Persans je veux qu'on les honore.
Et que tout tremble au nom du Dieu qu'Esther adore. 11 85
Rebâtissez son temple ^ et peuplez vos cités.
1. Die illo dédit Rex Asstierus Esther reginae domum Aman adver-
srnuijudxornm, et Mardochœiis ingressus est ante faciem Régis.. . Tu-
litque rex annulum, quem ab Aman reeipi jtissernt, et tradidit Mar-
dochseo. Esther autem constituit Mardochseum super domum suam.
{Esther, VIII, 1, 2.) « Ce jour-là, le roi Assuérus donna à la reine Esther
la maison d'Aman, ennemi des Juifs, et Mardochée fut admis devant la
face du Roi.... Le Roi prit l'anneau qu'il avait fait retirer des mains
d'Aman, et le remit à Mardochée. Esther donna sa maison à gouverner à
i'.ardochée. »
2. Qiiibus imperavit Rex ut convenirent Judseos jyer singulas civi-
tates, et in unum prœciperent congregari, ut starent pro animabus
suis, et omnes inimicos suos, cum conjugibus ac liberis, et universis
domibus interficerent atque delerent, et spolia eorum diriperent. [Esther,
VIII, 11.) « Le Roi leur commanda d'aller trouver les Juifs de toutes les
cités, et de leur enjoindre de se réunir pour défendre leurs vies, et de
tuer et détruire tous leurs ennemis, avec les femmes et les enfants, et
de piller leurs biens. »
3. Darius, qui est l'Assuérus de Racine, permit aux Juifs de rebâtir le
temple la deuxième année de son règne (/ Esdras, IV, 24) ; il fut achevé
la sixième {ib., vi, 15).
ACTE in, SCÈNE YIII. 001
Que vos heureux enfants dans leurs solennités
Consacrent de ce jour le triomphe et la gloire *,
Et qu'à jamais mon nom vive dans leur mémoire.
SCÈNE VlII
ASSUÉRUS, ESTHER, MARDOCHÉE, ASAPH,
ÉLISE, LE Chœur.
ASSUÉRUS.
Que veut Asaph ?
ASAPH.
Seigneur, le traître est expiré, 1190
Par le peuple en fureur à moitié déchiré.
On traîne 2, on va donner en spectacle funeste
De son corps tout sanglant le misérable reste.
MARDOCHÉE.
Roi, qu'à jamais le ciel prenne soin de vos jours.
Le péril des Juifs presse, et veut un prompt secours s.
1. Scripsit itaque Mardochxus omnia hxc, et litteris comprehensa
mviit ad Judxos,... ut quarlamdecimam et quintamdecimam diem
mensis Adar pro festis susciperent^et revertente semper anno solemni
celebrarent honore... Atque ex illo tempore dies isti appellati sunt
Phurim, id est sortium. (Esther, IX, 2(), 21, 2ii.) « Mardochée écrivit
tout cela, et envoya une lettre aux Juifs, leur disant d'établir une fête
le 11* et le 15*jour du mois Adar, pour la célébrer solennellement chaque
année.... Depuis ce temps ces deux jours ont été appelés Phurim, c'est-
à-dire les jours des .wrts. »
2. On traine. Ce vers semble être une imitation du mot fameux de
Juvénal :
Sejanus ducitur unco
Spectandus. (Sat.\.)
" Le croc traîne Séjan, donné en spectacle. »
3. Esther dit à Assuérus dans la Bible : Obsecro ut novis epistolis vetC'
9Ô2 ESTHER.
Oui, je t'entends. Allons, par des ordres contraires,
Révoquer d'un méchant les ordres sanguinaires *.
0 Dieu, par quelle route inconnue aux mortel-s
'Va sagesse conduit ses desseins éternels !
SCÈNE IX
LE CHŒUR. i
TOUT LE CHŒUR.
Dieu fait triompher l'innocence : 1200
Chantons, célébrons sa puissance. j
UNE ISRAÉLITE. 1
Il a vu contre nous les méchants s'assembler, '■
Et notre sang prêt à couler.
Comme l'eau sur la terre ils alloient le répandre' :
Du haut du ciel sa voix s'est fait entendre; i2o5
rc's Aman litterx,insidiatons et hostis Juclxorum, quitus eosin cunctii
Heyis provinciis perire prxceperat, corrigantur. {Esther, VIII, 5.) « Je
te prie de faire une nouvelle lettre qui annule la première lettr '
d'Aman, ce traître ennemi des Juifs, qui avait prescrit de les tuer dan
toutes les provinces de l'empire. »
1. Responditque rex Assuerus Esther régime et Mardochseo Judseo :..
Scribite ergo Judxis, sicut vobis placet, Régis nomine. {Esther, VIII,
et 8.) « Et ie roi Assuc'rus répondit à la reine Esther et au Juif Mardo-
chée : Écrivez donc aux Juifs, comme vous voulez, au nom du Roi. »
2. Effuderunt snnguinem eorum tanquom aqunm in circuitu Jérusa-
lem. (Psaumes, LXxVllI, 3.) « Ils répandirent leur sang comme l'eau
tout autour de Jérusalem. »
ACTE III, SCÈNE IX. 963
L'homme superbe est renversé.
Ses propres flèches l'ont percé*.
UNE AUTRE.
J'ai vu l'impie adoré sur la terre.
Vareil au cèdre, il cachoit dans les cieux
Son front audacieux. 1210
H sembloit à son gré gouverner le tonnerre,
Fouloit aux pieds ses ennemis vaincus.
Je n'ai fait que passer, il n'étoit déjà plus*.
UNE AUTRE.
On peut des plus grands rois surprendre la justice.
Incapables de tromper, laiS
Ils ont peine à s'échapper
Des pièges de l'artifice.
Un cœur noble ne peut soupçonner en autrui
La bassesse et la malice
Qu'il ne sent point en lui. 1220
UNE AUTRE.
Comment s'est calmé l'orage ?
UNE AUTRE.
Quelle main salutaire a chassé le nuage ?
1. Glndium evnginaverunt peccatores ; intenderuni ara/m suum, ut
dejiciant panperemet inopem, ut trucident rectos corde. Gladius eorum
intret in corda ipsorum, et arcuseorum confringatur. {Psaumes, XXXVI,
14, 15.) « Les pécheurs ont tiré l'épée; il ont tendu l'arc, pour abattre
le pauvre et le misérable, pour égorger les bons. Que leur épée leur
entre dans le cœur, et que leur arc soit brisé. »
2. Vidi impium superexaltatum, et elevatum sicut cedros Libani.
Et transivi, et ecce non erat; et quxsivi cum, et non inventus est locus
ejus. (Psaumes, XXXVI, 35 et 36.) « J'ai vu l'impie exalté, haut comme
le cèdre du Liban. Et j'ai passé : et il n'était plus. Je l'ai cherché, et
je n'ai pas trouvé la place où il était. »
964 ESTHER.
TOUT LE CHŒUR,
L'aimable Esther a fait ce grand ouvrage.
UNE ISRAÉLITE seule.
De l'amour de son Dieu son cœur s'est embrasé ;
Au péril d'une mort funeste 1225
Son zèle ardent s'est exposé.
Elle a parlé. Le ciel a fait le reste.
DEUX ISRAÉLITES.
Esther a triomphé des filles des Persans.
La nature et le ciel à l'envi l'ont ornée.
l'une des deux.
Tout ressent de ses yeux les charmes innocents. i2 3o
Jamais tant de beauté fut-elle couronnée ?
l'autre.
Les charmes de son cœur sont encor plus puissants.
Jamais tant de vertu fut-elle couronnée ?
toutes deux ensemble.
Esther a triomphé des filles des Persans.
La nature et le ciel à l'envi l'ont ornée. i235
une ISRAÉLITE seule.
Ton Dieu n'est plus irrité.
Réjouis-toi, Sion, et sors de la poussière.
Quitte les vêtements de ta captivité,
Et reprends ta splendeur première *.
1. Consurge,co7isurge, induere fortitudine tua, Sion, induere vesti-
tnentis glorix tux, Jérusalem.... Excutere de pulvere, consurge; sede,
Jérusalem : salve vincula colli lui, captiva fîliaSion. {haïe, LU, 1 et 2.)
« Lève-loi, lève-toi! Revêts-toi de ta force, Sion ; enveloppe-toi du vête-
me ntde ta gloire, Jérusalem.... Secoue ta poussière : lève-toi. Assieds-
toi, Jérusalem, détache les chaînes de ton cou, fille captive de Sion. *
ACTE III, SCENE IX.
#
I
Les chemins de Sion à la fin sont ouverts.
Rompez vos fers,
Tribus captives.
Troupes fugitives,
Repassez les monts et les mers.
Rassemblez- vous des bouts de l'univers. 1245
TOUT LE CHŒUR.
Rompez vos ters.
Tribus captives.
Troupes fugitives,
Repassez les monts et les mers.
Rassemblez- vous des bouts de l'univers. i25o
UNE ISRAÉLITE seule.
Je reverrai ces campagnes si chères.
UNE AUTRE.
J'irai pleurer au tombeau de mes pères.
TOUT LE CHŒUR.
Repassez les monts et les mers.
Rassemblez-vous des bouts de l'univers.
UNE ISRAÉLITE seule.
Relevez, relevez les superbes portiques i255
Du temple où notre Dieu se plaît d'être adoré.
Que de l'or le plus pur son autel soit paré,
Et que du sein des monts le marbre soit tiré.
Liban, dépouille-toi de tes cèdres antiques.
Prêtres sacrés, préparez vos cantiques. 12G0
UNE AUTRE.
Dieu descend et revient habiter parmi nous.
ESTHER.
Terre, frémis d'allégresse et de crainte
Et vous, sous sa majesté sainte,
Cieux, abaissez-vous * !
UNE AUTRE.
Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable ' !
Heureux qui dès l'enfance en connoît la douceur !
Jeune peuple, courez à ce maître adorable.
Les biens les plus charmants n'ont rien de comparable
Aux torrents de plaisirs qu'il répand dans un cœur.
Que le Seigneur est bon ! que son joug est aimable ! 1270
Heureux qui dès l'enfance en connoit la douceur !
UNE AUTRE.
H s'apaise, il pardonne.
Du cœur ingrat qui l'abandonne
H attend le retour.
H excuse notre foiblesse. 1276
A nous chercher même il s'empresse.
Pour l'enfant qu'eUe a mis au jour
Une mère a moins de tendresse.
Ah ! qui peut avec lui partager notre amour?
TROIS ISRAÉLITES.
Il nous fait remporter une illustre victoire. 1280
l'une des trois.
H nous a révélé sa gloire.
1. Domimis regnavit ; exsultet terra. {Psaumes, XCVII, 1.) « Le Sei-
gneur règne : que la terre bondisse d'allégresse. »
2. IncUnavit cxlos et descendit; et caligo sub pedibus ejus. {II Rois,
XXII, 10.) « Il inclina les cieux et descendit ; et les ténèbres étaient sous
ses pieds. »
5. linjiim enim meum suave est, et omis meiim levé. (Saint Mathieu,
XI, 30.) « Mon joug est dou.v et mon fardeau léger. »
ACTE III, SCENE IX.
TOUTES TROIS ensemble.
Ah 1 qui peut avec lui partager notre amour?
TOUT LE CHŒUR.
Que son nom soit béni; que son nom soit chanté.
Que l'on célèbre ses ouvrages
Au delà des temps et des âges, 1285
Au delà de l'éternité * !
1. Cnntemiis Domino.... Dominus regnnbit in seternum et ultra.
« Chantons le Seigneur..., Le Seigneur régnera dans l'éternité, et au
delà. » {E.Tode, XV, 1 et 18.) — Et ultra est, parait-il, un contresens do
la Vuhjate, elle texte hébreu porte ; éterîiellement, à jamais.
FLN DU TROISIEME ET DERNIER ACTE
ATHALIË
NOTICE SUR ATHALIE
Athalie fut composée, comme Esther, pour la maison deSaint-
Cyr. Mais le succès des représentations d'Eslher avait inquiété
des personnes pieuses ; le directeur de la maison, Godet Desmarais,
nommé évéque de Chartres en 4690, représenta à Mme de Main-
tenon tous les inconvénients qu'il y avait à mêler ses jeunes
filles à la cour, à les donner en spectacle ; et Mme de Maintenon
s'aperçut bien que l'esprit de la maison était changé, et changé
en mai. C'est alors qu'elle décida une réforme. Elle commença
par renoncer à donner de l'éclat aux représentations à' Athalie.
Lorsque Racine eut fini la pièce, les demoiselles la jouèrent
dans la classe bleue, sans décoration, costumes ni théâtre. Il y
eut trois répétitions, c'est le mot dont use Dangeau dans son
Journal : la première, le vendredi 5 janvier 1691, devant le roi
et Monseigneur; la seconde, le jeudi 8, où Mme de Maintenon
'1 convia fort peu de Dames »; la dernière, le samedi 22, devant
le roi et la reine d'Angleterre, et plusieurs autres personnes,
parmi lesquelles Fénelon. De plus, en 1691, 1692 et 1693, les
demoiselles de Saint-Cyr vinrent quelquefois représenter Athalie
à Versailles dans la chambre de Mme de Maintenon, devant le
roi et des princes du sang : cela fit si peu de bruit que Dangeau
même n'en a pas pris note.
Cette discrétion que l'intérêt moral de Saint-Cyr avait imposée
fit tort à la pièce. On ci-ut qu'elle n'avait pas eu d'éclat à la cour
parce qu'elle était manquée. On la lut avec prévention, et tous
les anciens ennemis de Racine confirmèrent cette maligne dis-
position. Boileau soutint la pièce et s'efforça de rendre courage
à son ami qui s'effrayait, comme à l'ordinaire, de la .critique.
Cependant Athalie n'avait pas disparu tout à fait : on la jouait
,)72 NOTICE SUR ATIIALIE.
H Saint-C\ T de temps à autre ; on la joua à Versailles pour la
jeune duchesse de Bourgogne, en 1699. Un peu plus tard la
duchesse voulut y faire un rôle ; elle prit Josabet ; des princes,
courtisans et dames firent les autres personnages : le futur
régent parut dans Abner. Joad fut réservé à un comédien de
profession, le vieux Baron, qui dirigea l'étude de la pièce. C'est
ainsi qu'Athalie eut encore la chance d'être représentée trois fois
à la cour en 1702, dans la chambre de Mme de Maintenon.
Puis ce fut tout jusqu'au 3 mars 1716, où Alhalie parut pour
la première fois devant le public de la Comédie-Française. Les
chœurs avaient été supprimés. La tragédie réussit et fut donnée
14 fois du 3 au 28 mars. Une reprise eut lieu en 1721, le 10 juin :
Athalie prit alors tout à fait son rang.
Les critiques dont elle fut l'objet, au xvm" siècle, visent le
sujet plutôt que l'œuvre, et la Bible plutôt que Racine. Voltaire,
grand admirateur de la poésie à' Athalie, y voyait au fond la
lutte de la société laïque contre l'Église, d'où sa sympathie pour
la vieille reine et sa haine contre Joad. On trouvera la mani-
festation de sa mauvaise humeur philosophique dans la Préface
des Guèbres. Dalembert applaudit à ce morceau, et écrivit à Vol-
taire une lettre curieuse, que j'ai donnée ailleurs*. J'y renvoie,
parce que rarement l'inintelligence d'une belle œuvre s'est ren-
contrée aussi entière et absolue : chacune des critiques est la
négation grossière de quelque mérite ou charme de la tragédie ;
et ainsi la lettre peut servir de guide dans l'étude d' Athalie, en
indiquant les principaux points sur lesquels doit porter la
réflexion : chaque assertion de Dalembert est à détruire et à
remplacer par un jugement opposé.
1. Choix de lettres du xviu" siècle.
QUESTIOxNS SUR ATHALIE
I. Étudier comment Racine a usé de la Bible dans la disposi-
tion du sujet &\\thalic.
II. Le christianisme àWthalie. Où faut-il le chercher?
III. Le caractère de Joad.
IV. La prophétie de Joad : est-il vrai, comme leditDalembert,
qu'elle ne serve qu'à faire languir l'action? est-ce un
hors-d'œuvre?
V. Le rôle de Joas. Joas cesse-t-il d'être sympathique parce que
Racine nous fait prévoir ses crimes? Y a-t-il là une
faute du poète ?
VI. Les enfants au théâtre et dans la poésie du xvn* siècle.
VII. Le Joas de Racine et l'Ion d'Euripide.
VIII. Abner.
IX . Mathan.
X. Étudier l'action d'Athalie, ses ressorts et son mouvement.
XI. La tragédie politique dans A t halte.
XII. Le style d'Athalie : les imitations de la Bible.
XIII. Les chœurs à'Athalie.
XIV. La poésie (ïAthalie : la a vision » des mœurs et des pas-
sions bibliques.
PRÉFACE
Tout le monde sait que le royaume de Juda étoit composé
des deux tribus de Juda et de Benjamin, et que les dix
autres tribus qui se révoltèrent contre Roboam compo-
soient le royaume d'Israël. Comme les rois de Juda étoient
de la maison de David, et qu'ils avoient dans leur partage
la ville et le temple de Jérusalem, tout ce qu'il y avoit de
prêtres et de lévites se retirèrent auprès d'eux, et leur
demeurèrent toujours attachés. Car depuis que le temple
de Salomon fut bâti, il n'étoit plus permis de sacrifier
ailleurs; et tous ces autres autels qu'on élevoit à Dieu sur
des montagnes, appelés par cette raison dans l'Écriture
les hauts lieux, ne lui étoient point agréables. Ainsi le
culte légitime ne subsistoit plus que dans Juda. Les dix
tribus, excepté un très-petit nombre de personnes, étoient
ou idolâtres ou schismatiques.
Au reste, ces prêtres et ces lévites faisoient eux-mêmes
une tribu fort nombreuse. Ils furent partagés en diverses
classes pour servir tour à tour dans le temple, d'un jour
de sabbath à l'autre. Les prêtres étoient de la famille
d'Aaron ; et il n'y avoit que ceux de cette famille, lesquels
pussent exercer la sacrificature. Les lévites leur étoient
subordonnés, et avoient soin, entre autres choses, du
chant, de la préparation des victimes, et de la garde du
PREFACE. 975
temple. Ce nom de lévite ne laisse pas d'être donné quel-
quefois indifféremment à tous ceux de la tribu. Ceux qui
étoient en semaine avoient, ainsi que le grand prêtre,
leur logement dans les portiques ou galeries dont le
temple étoit environné, et qui faisoient partie du temple
même. Tout l'édifice s'appeloit en général le lieu saint.
Mais on appeloit plus particulièrement de ce nom cette
partie du temple intérieur où étoit le chandelier d'or,
l'autel des parfums, et les tables des pains de proposition.
Et cette partie étoit encore distinguée du Saint des Saints
où étoit l'arche, et où le grand prêtre seul avoit droit
d'entrer une fois l'année. C'étoit une tradition assez
constante, que la montagne sur laquelle le temple fut
bâti étoit la même montagne où Abraham avoit autrefois
offert en sacrifice son fils Isaac*.
J'ai cru devoir expHquer ici ces particularités, afin que
ceux à qui l'histoire de l'Ancien Testament ne sera pas
assez présente n'en soient point arrêtés en lisant cette
tragédie. Elle a pour sujet Joas reconnu et mis sur le
trône; et j'aurois dû dans les règles l'intituler Joa*. Mais
la plupart du monde n'en ayant entendu parler que sous le
nom â'Athalie, je n'ai pas jugé à propos de la leur pré-
senter sous un autre titre, puisque d'ailleurs Athalie y
joue un personnage si considérable, et que c'est sa mort
qui termine la pièce. Voici une partie des principaux évé-
nements qui devancèrent cette grande action 2.
1. C'était l'opinion d'un théologien anglican, Lightfoot, dont Racine
avait consulté l'ouvrage.
2. Les événements dont Racine donne ici le résumé sont donnés dans
le IV' livre des Hois (11* dans les Bibles protestantes), et dans les Pnra-
lipomènes (I" livre des Chroniqties dans les Bibles protestantes). Les faits
qui servent de fondement à l'action de la tragédie (éducation secrète
• t couronnement de Joas, meurtre d'Athalie) forment le xi* chapitre
(lu IV* (ou II') livre des Rois, et le xxin' chapitre des PnraUpomènea (ou
I" livre des Chroviffups) : il est inutile de citer ici les textes bibliques
que l'on trouvera presque tout entiers dans les notes de la tragédie.
976 PREFACE.
Joram, roi de Juda, fils de Josaphat, et le septième roi
de la race de David, épousa Athalie, fdle d'Achab et de
Jézabel, qui régnoient en Israël, fameux l'un et l'autre,
mais principalement Jézabel, par leurs sanglantes persé-
cutions contre les prophètes. Athalie, non moins impie
que sa mère, entraîna bientôt le Roi son mari dans l'ido-
lâtrie, et fit même construire dans Jérusalem un temple à
Baal, qui étoit le dieu du pays de Tyr et de Sidon, où
Jézabel avoit pris naissance. Joram, après avoir vu périr
par les mains des Arabes et des Phihstins tous les princes
ses enfants, à la réserve d'Okosias, mourut lui-même
misérablement d'une longue maladie qui lui consuma les
entrailles. Sa mort funeste n'empêcha pas Okosias d'imiter
son impiété et celle d'Athalie sa mère. Mais ce prince,
après avoir régné seulement un an, étant allé rendre
visite au roi d'Israël, frère d'Athalie, fut enveloppé dans
la ruine de la maison d'Achab, et tué par l'ordre de Jéhu,
que Dieu avoit fait sacrer par ses prophètes pour régner
sur Israël, et pour être le ministre de ses vengeances.
Jéhu extermina toute la postérité d'Achab, et fit jeter par
les fenêtres Jézabel, qui, selon la prédiction d'Éhe, fut
mangée des chiens dans la vigne de ce même Naboth
qu'elle avoit fait mourir autrefois pour s'emparer de son
héritage. Athalie, ayant appris à Jérusalem tous ces mas-
sacres, entreprit de son côté d'éteindre entièrement la
race royale de David, en faisant mourir tous les enfants
d'Okosias, ses petits-fils. Mais heureusement Josabet,
sœur d'Okosias, et fille de Joram, mais d'une autre mère
qu'Athalie, étant arrivée lorsqu'on égorgeoit les princes
ses neveux, elle trouva moyen de dérober du milieu des
niorls le petit Joas encore à la mamelle, et le confia
avec sa nourrice au grand prêtre, son mari, qui les
cacha tous deux dans le temple, où l'enfant fut élevé
secrètement jusqu'au jour qu'il fut proclamé roi de
Juda. L'Histoire des Rois dit que ce fut la septième année
PREFACE. 977
d'après. Mais le texte grec des Paralipomènes, que Sévère
Sulpice* a suivi, dit que ce fut la huitième^. C'est ce qui
m'a autorisé à donner à ce prince neuf à dix ans, pour
le mettre déjà en état de répondre aux questions qu'on
lui fait.
Je crois ne lui avoir rien fait dire qui soit au-dessus de
la portée d'un enfant de cet âge qui a de l'esprit et de la
mémoire. Mais quand j'aurois été un peu au delà, il faut
considérer que c'est ici un enfant tout extraordinaire,
élevé dans le temple par un grand prêtre, qui, le regar-
dant comme l'unique espérance de sa nation, l'avoit
instruit de bonne heure dans tous les devoirs de la religion
et de la royauté. Il n'en étoit pas de même des enfants des
Juifs que de la plupart des nôtres. On leur apprenoit les
saintes lettres, non-seulement dès qu'ils avoient atteint
l'usage de la raison, mais, pour me servir de l'expression
de saint Paul, dés la mamelle 5. Chaque Juif étoit obligé
d'écrire une fois en sa vie, de sa propre main, le volume
de la loi tout entier. Les rois étoient même obligés de
l'écrire deux fois* et il leur étoit enjoint de l'avoir conti-
nuellement devant les yeux. Je puis dire ici que la France
1. On dit ordinairement Sulpice Sévère. Mais il paraît que Sulpice
est le surnom : Severus cognomine Sulpicius. {S. Gennadii Massi-
liensis presbyteri libellus, Helmœstadii, 1612, in-i", '^p. 9. — Cité par
M. P. Mesnard.)
2. Pont octofere annos (Sulp. Sév.).
3. Kal oz: àr.à ^ûc'^o'j; xà lepà ypà{X[xaxa oTSaç (2* Ep. à Timo-
thée, III, 15). « Et parce que tu as su dès la mamelle les saintes
lettres. »
4. L'Académie, dans ses observations sur Athalie, accuse ici Racine
d'inexactitude. Que la chose en elle-même soit vraie ou fausse, Racine
l'avance sur de sérieuses autorités. Le Deutéronome (XVII, 18, 19)
indique l'obligation du roi de copier le texte de la loi. Et sur ce
passage, un ouvrage que Racine lisait, la Synopsis criticorum, donnait
ce commentaire : Totum enim Pentaieuchum descrihere tenebalur (rex),
primtim ut hraelita qîitvis, deinde iterum ut Re.r. « Le roi était obligé
de copier deux fois tout le Pentateuque, d'abord comme Israélite, puis
comme roi. »
973 PRÉFACE
voit en la personne d'un prince de huit ans et demi *, qui
lait aujourd'hui ses plus chères délices, un exemple illustre
(le ce que peut dans un enfant un heureux naturel aidé
d'une excellente éducation; et que si j'avois donné au
petit Joas la même vivacité et le même discernement qui
brillent dans les reparties de ce jeune prince, on m'auroit
accusé avec raison d'avoir péché contre les règles de la
vraisemblance.
L'âge de Zacharie, fds du grand prêtre, n'étant point
marqué, on peut lui supposer, si l'on veut, deux ou trois
ans de plus qu'à Joas.
J'ai suivi l'explication de plusieurs commentateurs fort
habiles*, qui prouvent, par le texte même de l'Écriture,
(jue tous ces soldats à qui Joïada, ou Joad, comme il est
appelé dans Josèphe, fit prendre les armes consacrées à
Dieu par David, étoient autant de prêtres et de lévites,
aussi bien que les cinq centeniers qui les commandoient.
Kn effet, disent ces interprètes, tout devoit être saint dans
une si sainte action, et aucun profane n'y devoit être
employé. Il s'y agissoit non-seulement de conserver le
sceptre de la maison de David, mais encore de conserver
à ce grand roi cette suite de descendants dont devoit naître
le Messie, a Car ce Messie, tant de fois promis comme fils
d'Abraham, devoit aussi être le fils de David et de tous les
rois de Juda. » De là vient que l'illustre et savant prélat ^
de qui j'ai emprunté ces paroles, appelle Joas le précieux
reste de la maison de David. Josèphe en parle dans les
mêmes termes. Et l'Écriture dit expressément que Dieu
1. Leduc de Bourfïogne né le 6 août 1682. Le duc de Beauvillier,
Fénelon, les abbés de Beaumont et Fleury dirigeaient son éducation.
2. Racine, dans des notes manuscrites, cite Lightfoot. On a dit que
les cinq chefs nommés dans les Paralipomènes n'étaient pas des
lévites, mais des commandants militaires.
3. M. de Meaux. (Note de Racine.) Dans le />'"-«'^. sur VHist. Univ.,
2' part., sect. IV.
PREFACE. 979
n'extermina pas toute la famille de Joram, voulant conser-
server à David la lampe qu'il lui avoit promise*. Or cette
lampe, qu'étoit-ce autre chose que la lumière qui devoil
être un jour révélée aux nations?
L'histoire ne spécifie point le jour où Joas fut proclamé.
Quelques interprètes veulent que ce fût un jour de fête.
J'ai choisi celle de la Pentecôte, qui étoit l'une des trois
grandes fêtes des Juifs 2. On y célébroit la mémoire de la
publication de la loi sur le mont de Sinaï, et on y offroit
aussi à Dieu les premiers pains de la nouvelle moisson, ce
qui faisoit qu'on la nommoit encore la fête des prémices.
J'ai songé que ces circonstances me fourniroient quelque
variété pour les chants du chœur.
Ce chœur est composé de jeunes filles de la tribu des
Lévi, et je mets à leur tête une fille que je donne pour
sœur à Zacharie. C'est elle qui introduit le chœur chez sa
mère. Elle chante avec lui, porte la parole pour lui, et
fait enfin les fonctions de ce personnage des anciens
chœurs qu'on appelait le coryphée. J'ai aussi essayé
d'imiter des anciens cette continuité d'action qui fait que
leur théâtre ne demeure jamais vide, les intervalles des
actes n'étant marqués que par des hymnes et par des
moralités du chœur, qui ont rapport à ce qui se passe.
On me trouvera peut-être un peu hardi d'avoir osé
mettre sur la scène un prophète inspiré de Dieu, et qui
prédit l'avenir. Mais j'ai eu la précaution de ne mettre
dans sa bouche que des expressions tirées des prophètes
mêmes. Quoique l'Écriture ne dise pas en termes exprès
que Joïada ait eu l'esprit de prophétie, comme elle le dit
1. Noliiit nnlem uomtmis ataperaerc Jmfam, propier David serviim
%uum,sicut promiserat ei, ut dnret illi lucernam elfiliis ejt/s cunctis
diebm. (IV Rois, VIII, 19.) « Il ne voulut pas perdre Juda, à cause de
David son serviteur, à qui il avait promis de donner pour lui et pour
SCS fils à tout jamais une lumière. »
2. Le Dentéronome (16) nomme les fêtes des kzymos [la Pâqitc), des
Semaines {la Pentecôte) et des Tabernacles.
VISU PREKACE.
de son fils', elle le représente comme un homme tout
plein de l'esprit de Dieu. Et d'ailleurs ne paroît-il pas
par l'Évangile qu'il a pu prophétiser en qualité de souve-
rain pontife 2? Je suppose donc qu'il voit en esprit le
funeste changement de Joas, qui, après trente années
d'un règne fort pieux, s'abandonna aux mauvais conseil'^
des flatteurs, et se souilla du meurtre de Zacharie, fils et
successeur de ce grand prêtre. Ce mem^tre, commis dans
le temple, fut une des principales causes de la colère de
Dieu contre les Juifs, et de tous les malheurs qui leur
arrivèrent dans la suite. On prétend même que depuis ce
jour-là les réponses de Dieu cessèrent entièrement dans-
le sanctuaire. C'est ce qui m'a donné lieu de faire prédire
tout de suite à Joad et la destruction du temple et la ruine
de Jérusalem. Mais comme les prophètes joignent d'ordi-
naire les consolations aux menaces, et que d'ailleurs il
s'agit de mettre sur le trône un des ancêtres du Messie,
j'ai pris occasion de faire entrevoir la venue de ce conso-
lateur, après lequel tous les anciens justes soupiroient.
Cette scène, qui est une espèce d'épisode, amène très-
naturellement la musique, par la coutume qu'avoient plu-
sieurs phrophétes d'entrer dans leurs saints transports au
son des instruments. Témoin cette troupe de prophètes
qui vinrent au-devant de Saûl avec des harpes et des lyres
qu'on portoit devant eux^, et témoin Elisée lui-même, qui,
1. Spiritus itaque Deiinduit Zachariam, filiiim Joiadse, sacerdotem.
(Paralipotnèties, II, 24, 20.) « L'esprit de Dieu entra dans Zacharie, fils
de Joad, prêtre. »
2. Ev. de St Jean, XI, 11. Cum esset pontifex anni ttlim,propheiavif.
« Comme il était le pontife de l'année, il prophétisa. »
3. Samuel parle : Obvium habebts gregem prophetarum descenden-
tium de excelso et ante eos psalterium et tympanum et tibiam et cithn-
ram, ipsosqiie prophetantes. (/ Rois, 10, 5.) « Tu verras venir au-devant
de toi une troupe de prophètes descendant des hauts lieux, et devant
eux la harpe, le tambourin, la flûte et la lyre, et eux-mêmes prophé-
tisant. »
PREFACE.
981
étant consulté sur l'avenir par le roi de Juda et par le roi
d'Israël, dit, comme fait ici Joad : Addiicite mihi psaltemK
Ajoutez à cela que cette prophétie sert beaucoup à augmen-
ter le trouble dans la pièce, par la consternation et par
les différents mouvements où elle jette le chœur et les
principaux acteurs.
1. IV Rois, 5, lo. « Amenez-moi un joueur de harpe. »
i
LES NOMS DES PERSONNAGES
ACTEURS EN 1716
JOAS, roi de Juda, lils d'Okosias. . Le petit Laurent».
ATHALIE, veuve de Joram, aïeule
de Joas ^ïi-le Desmares*.
JOAD, autrement Joïada, grand
prêtre Beaubourg 3 (Baron en 1721;.
JOSABET, tante dé Joas, femme du ^
grand prêtre Mlle Dcclos*.
ZACHARIE, fils de Joad et de Josabet. Mlle Mimi Dancourt».
SALOMITII, sœur de Zacharie.
ABNER, l'un des principaux officiers
des rois de Juda Poisson le fils «.
AZARIAS, ISMAÊL, et les trots autres
CHEFS DES prêtres ET DES LÉVITES.
MATHAN, prêtre apostat, sacrifica-
teur de Baal Dancourt'.
NABAL, confident de Mathan.
AGAR, femme de la suite d'Athalie.
Troupe de prêtres et de lévites. — Suite d'Athalie. — La nour-
rice DE Joas. — Chœur de jeunes filles de la tribu de Lèvi.
1. Fils (lu concier^^e de la i.omeaie.
2. Nièce de la Champmeslé, née en 1682. elle fut à la Comédie-Fran-
çaise de 1699 à 1721.
* 5. Beaubourg prit l'emploi de Baron en 1692, lorsque celui-ci 'se fut
retiré. C'est lui que désignait Lesage,dans Gil Bios sous le nom de
l'acteur « qui faisait le personnage d'Énée ». Il se retira en 1710. —
Michel Boyron, dit Baron, fut formé par Molière, débuta en 1670 au
théâtre du' Palais-Royal, passa en 1673 à l'Hôtel de Bourgogne, puis fut
le plus brillant sujet de la Comédie-Française formée en 1680 de la
réunion des trois troupes de Paris. S'étant retiré en 1691, il rentra en
1720 : il mourut en 1729. Lesage l'a raillé dans le Diable Boiteux
(l'histrion qui rêve) et dans Gil Blas sous le nom du seigneur Alonzo
Carlos de la Ventoleria.
4. Mlle Duclos débuta en 1693, et cessa de jouer en 1753 : depuis
dix ans, Mlle Lecouvreur l'éclipsait. Lesage l'a peinte dans Gil Blas
(l'actrice qui joue le rôle de Didon). Ses grands triomphes furent les
rôles d'Ariane et d'Inès de Castro. En 1721 elle prit le rôle d'Athalie.
5. Fille cadette de Dancourt, elle fut au théâtre de 1699 à 1728, et
mourut plus que nonagénaire vers 1780. Elle jouait les soubrettes.
6. Philippe Poisson débuta en 1700, se retira en 1711 et rentra de
1715 à 1722. Il a composé plusieurs comédies, dont la plus connue est le
Procureur arbitre (1728).
7. C'est l'auteur comique (1661-1725). 11 fut à la Comédie-Française
de 1685 à 1718.
ATHALIE
TRAGÉDIE
ACTE I
SCÈNE PREMIÈRE
JOAD, ABNER.
ABNER.
Oui, je viens dans son temple adorer rÉternel.
Je viens, selon l'usage antique et solennel,
Célébrer avec vous la fameuse journée
Où sur le mont Sina* la loi nous fut donnée.
Que les temps sont changés ! Sitôt que de ce jour 5
La trompette sacrée* annonçoit le retour,
Du temple, orné partout de festons magnifiques,
Le peuple saint en foule inondoit les portiques ;
1. Sina. Racine dit indifféremment Smaï ou Sina.Sma est une forme
grecque contractée.
2. Filii atitem Aaron sacerdotes clangent tuhis. « Les prêtres, fils
d'Aaron, sonneront de la trompette. » {Nombres, X, 8), et ailleurs dans
la Bible.
984 ATIIALIE.
Et tous devant l'autel avec ordre introduits, [fruits,
De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux
Au Dieu de l'univers consacroient ces prémices.
Les prêtres ne pouvoient suffire aux sacrifices.
L'audace d'une femme, arrêtant ce concours*,
En des jours ténébreux a changé ces beaux jours.
D'adorateurs zélés à peine un petit nombre i5
Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre.
Le reste pour son Dieu montre uh oubli fatal.
Ou même, s'empressant aux autels de Baal,
Se fait initier à ses honteux mystères.
Et blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères. 20
Je tremble qu'Athalie, à ne vous rien cacher.
Vous-même de l'autel vous faisant arracher,
N'achève enfin sur vous ses vengeances funestes,
Et d'un respect forcé ne dépouille les restes.
D'où vous vient aujourd'hui ce noir pressentiment? 23
ABNER.
Pensez-vous être saint et juste impunément? |
Dès longtemps elle hait cette fermeté rare . |
Qui rehausse en Joad l'éclat de la tiare. |
Dès longtemps votre amour pour la religion
Est traité de révolte et de sédition.
Du mérite éclatant cette reine jalouse
Hait surtout Josabet, votre fidèle épouse.
Si du grand prêtre Aaron Joad est successeur,
De notre dernier roi Josabet est la sœur.
Mathan d'ailleurs, Mathan, ce prêtre sacrilège.
Plus méchant qu'Athalie, à toute heure l'assiège,
Mathan, de nos autels infâme déserteur,
1. Au sens étymologique, concursus. On ne l'emploie guère absolu-
ment.
ACTE I, SCÈNE I. 985
Et de toute vertu zélé persécuteur.
C'est peu que le front ceint d'une mitre étrangère,
Ce lévite à Baal prête son ministère* : 40
Ce temple l'importune, et son impiété
Voudroit anéantir le Dieu qu'il a quitté.
Pour vous perdre il n'est point de ressorts qu'il n'invente;
Quelquefois il vous plaint, souvent même il vous vante ^ ;
Il affecte pour vous une fausse douceur, 45
Et par là de son fiel colorant la noirceur.
Tantôt à cette reine il vous peint redoutable,
Tantôt, voyant pour l'or sa soif insatiable,
Il lui feint qu'en un lieu que vous seul connoissez,
Vous cachez des trésors par David amassés. 5o
Enfin depuis deux jours la superbe Athalie
Dans un sombre chagrin paroît ensevelie.
Je l'observois hier, et je voyois ses yeux
Lancer sur le lieu saint des regards furieux,
Comme si dans le fond de ce vaste édifice 55
Dieu cachoit un vengeur armé pour son supplice.
Croyez-moi, plus j'y pense, et moins je puis douter
Que sur vous son courroux ne soit prêt d'éclater,
Et que de Jézabel la fille sanguinaire
.Ne vienne attaquer Dieu jusqu'en son sanctuaire. 60
Celui qui met un frein à la fureur des flots
Sait aussi des méchants arrêter les complots.
Soumis avec respect à sa volonté sainte.
Je crains Dieu, cher Abner, et n'ai point d'autre crainte.
Cependant je rends grâce au zèle officieux G5
1, L'Écriture nomme Mathan prêtre de Baal. Le caractère d'apostat
est ime fiction de Racine : il a, dans ses ^otes manuscrites sur Athalie^
recueilli divers passages des livres saints qui l'autorisaient à supposer
l'apostasie d'un prêtre.
2. Var. Joue et loue au lieu d'inventé et vante (Ed. 1691).
98G ATHALIË.
Qui sur tous mes périls vous fait ouvrir les yeux.
Je vois que l'injustice en secret vous irrite,
Que vous avez encor le cœur israélite.
Le ciel en soit béni. Mais ce secret courroux,
Cette oisive vertu, vous en contentez-vous? 70
La foi qui n'agit point, est-ce une foi sincère?
Huit ans déjà passés, une impie étrangère
Du sceptre de David usurpe tous les droits.
Se baigne impunément dans le sang de nos rois.
Des enfants de son fils détestable homicide, 76
Et même contre Dieu lève son bras perfide.
Et vous, l'un des soutiens de ce tremblant Étal,
Vous, nourri dans les camps du saint roi Josaphat,
Qui sous son fils Joram commandiez nos armées,
Qui rassurâtes seul nos villes alarmées, 80
Lorsque d'Okosias le trépas imprévu
Dispersa tout son camp à l'aspect de Jéhu^
(( Je crains Dieu, dites-vous, sa vérité me touche. »
Voici comme ce Dieu vous répond par ma bouche :
({ Du zèle de ma loi que sert de vous parer? 85
Par de stériles vœux pensez-vous m'honorer?
Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices?
Ai-je besoin du sang des boucs et des génisses*?
Le sang de vos rois crie', et n'est point écouté.
Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété. 90
1. Voir pour ces faits la Pré/Vïce de Racine. •
2. Ntimquid mnnditcabo carnes tatirormn aut sanguinem hircorum
poiabo? {Ps., A9, iô). Quo mihi multitudinem victimariim vcstrarum?
dicit Dominns. Plenus sitm. Holocausta ariettim, et adlpem pingiiium
et sanguinem vitulorum et agnorum et hircorum nolui.... Discite bcne- -
facere.... Et venite.... (haïe, I, 11, 14, 17, 18.) « Mangera i-je les chairs
des taureaux, ou boirai-je le sang des boucs? — A quoi me sert la foule
de vos victimes? dit le Seigneur. Je suis rassasié. Vos holocaustes, les
graisses de vos béliers, le sang des veaux, des agneaux et des boucs, je
n'en veux pas. Apprenez à bien faire. Et alors, venez. »
3. Xox sanguinis fratris tui clamât ad me de terra. [Genèse., IV, 10.)
« La voix du sang de ton frère crie vers moi de la terre. »
ACTE I, SCÈîs'E I. 987
Du milieu de mon peuple exterminez les crimes,
Et vous viendrez alors m'immoler vos victimes. »
ABNER.
lié! que puis-je au milieu de ce peuple abattu?
Benjamin est sans force, et Juda sans vertu*.
Le jour qui de leurs rois vit éteindre la race gS
Éteignit tout le feu de leur antique audace.
« Dieu même, disent-ils, s'est retiré de nous* :
De l'honneur des Hébreux autrefois si jaloux.
Il voit sans intérêt leur grandeur terrassée;
Et sa miséricorde à la fin s'est lassée. loo
On ne voit plus pour nous ses redoutables mains
De merveilles sans nombre effrayer les humains ;
L'arche sainte est muette, et ne rend plus d'oracles'. »
Et quel temps fut jamais si fertile en miracles?
Quand Dieu par plus d'effets montra-t-il son pouvoir? io5
Auras-tu donc toujours des yeux pour ne point voir,
Peuple ingrat? Quoi? toujours les plus grandes merveilles
Sans ébranler ton cœur frapperont tes oreilles*?
Faut-il, Abner, faut-il vous rappeler le cours
1. Les deux tribus qui avaient lormé le royaume de Juda.
2. Expression biblique. Nesciens quod recessisset ab eo Dominus.
{Juges, XVI, 20.) « Ne sachant pas que le Seigneur s'était retiré de lui. »
3. Clinique ingrederetur Moijses tabernacuium fœderis ut consuleret
oraculiim, audiebnt vocem loquentis ad se de propitintorio, quod erat
super nrcam lestimonii inter duos Cherubim. {Nombres, VII, 89.) « Lors-
que Moïse entrait dans le tabernacle d'alliance pour consulter l'oracle,
il entendait la voix lui parler du propitiatoire qui était au-dessus de
l'arche entre les deux chérubins. »
i. Audilu audietis et non intelligetis ; et videntes videhitis et non
videbitis. {St Math., XIII, 14.) « Vous entendrez, et vous ne comprendrez
pas. Vous verrez, et vous ne verrez pas. » Mais surtout Isaïe : Qui aper-
tus habes aures, nonne audies ? (XLII, 20.) « Tu as des oreilles, n'enten-
dras-tu pas? »
988 ATHALIE.
Des prodiges fameux accomplis en nos jours?
Des tyrans d'Israël les célèbres disgrâces,
Et Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces*;
L'impie Achab détruit, et de son sang trempé
Le champ que par le meurtre il avoit usurpé^;
Près de ce champ fatal Jézabel immolée,
Sous les pieds des chevaux cette reine foulée,
Dans son sang inhumain les chiens désaltérés.
Et de son corps hideux les membres déchirés;
Des prophètes menteurs la troupe confondue,
Et la flamme du ciel sur l'autel descendue';
Élie aux éléments parlant en souverain,
Les cieux par lui fermés et devenus d'airain*.
Et la terre trois ans sans pluie et sans rosée %
1. Le champ de Naboth, à Jezraël. C'est là que mourut Achab, pour
accomplir la prophétie d'Israël : il avait été blessé en combattant le
roi de Syrie, à Ramoth Galaad.
2. Equoriim ungulx conculcaverunt eam. « Les sabots des chevaux
l'écrasèrent. » {IV Rois, 9, 33). In agro comedent canes carnes Jeznbel
« Les chiens mangeront dans un champ les chairs de Jézabel. » {Ibid, 36.)
3. Élie ayant fait rassembler sur le mont Carmel huit cent cinquante
faux prophètes en présence du peuple, les invite à préparer un sacri-
fice, sans mettre de feu sous la victime, et à invoquer leur dieu Baal
pour qu'il envoie la flamme qui doit la consumer. Leurs invocations
sont vaines. A son tour, il élève un autel, y place la victime, sans
mettre de feu sous le bois, puis adresse une prière à Dieu, qui fait
descendre la flamme, et l'holocauste est brûlé. Le peuple met alors à
mort les faux prophètes. / Rois, 18, 19-iO. (Note de M. P. Mesnard.)
L In diebus Elix in Israël, quando clausum est caelum annis tribus et
mensibtis sex. {St Luc, IV, 25.) « Aux jours d'EIie en Israël, quand le ciel
fut fermé trois ans et six mois. »
5. Et dixit Elias.... : Vivlt dominus Deus Israël, in cujus conspectu
sto, si erit annis his ros et pluvia, nisi juxta oris met verba. « Et Elie
dit : Le Seigneur Dieu d'Israël est vivant : je suis son serviteur. II n'y
aura point ces années-ci de pluie ni de rosée, si ce n'est à ma voix. »
(I Rois, 17, 1.) — Ce miracle d'Élie est rappelé dans YÉpitre de saint
Jacques, V, 17 et 18 : Elias.... oratione oravit nt non plueret super ter-
rant, et non pluit annos très et mensessex. Et rursum oravit; et cselum
dedil pluviam, et terra dédit fructum suum. « É|ie pria pour qu'il ne
ACTE I, SCÈNE I. 989
Les morts se ranimants à la voix d'Elisée* :
Keconnoissez, Abner, à ces traits éclatants, laS
Un Dieu tel aujourd'hui qu'il fut dans tous les temps :
11 sait, quand il lui plaît, faire éclater sa gloire :
Et son peuple est toujours présent à sa mémoire.
Mais où sont ces honneurs à David tant promis*,
Et prédits même encore à Salomon son fils? i3o
Hélas! nous espérions que de leur race heureuse
Devoit sortir de rois une suite nombreuse';
Que sur toute tribu, sur toute nation,
L'un d'eux établiroit sa domination,
Feroit cesser partout la discorde et la guerre, i35
Et verroit à ses pieds tous les rois de la terre*.
JOAD.
Aux promesses du ciel pourquoi renoncez-vous?
ABNER.
Ce roi fils de David, où le chercherons-nous?
tombât point de pluie sur la terre, et il ne plut pas pendant trois ans
et six mois. Et de nouveau il pria : et le ciel donna de la pluie, et la
terre porta des fruits. » (Note de M. P. Mesnard.)
1. Le fils de la Sunamite ressuscité. {IV Rois, A, 20-36.)
2. Vbisunt misericordix tnx antiqux, Domine, sictit jurasti David in
veritatc tua? {Ps., 88, 50.) « Où sont tes miséricordes anciennes, ô Sei-
gneur, celles que tu juras à David dans ta vérité? »
3. Racine, dans ses Notes manuscrites, indique qu'il a pris cette idée
dans Lightfoot : Neminem Israelitarum refjem fulnrum qui non e domo
Davidis et Salomonis prosapia fuerit. Talmudi in Sanhédrin, cap. x.
Ideoque reqem Messiam ex ea prosapia exspectabant. « Personne ne
devait régner sur Israël qui ne fût de la race de David et de Salomon....
Ainsi ils attendaient le Messie, leur roi, comme de cette race. »
4. Et adorabunt eum'omnes reqes terrse; omnes gentes servient et.
(/'s., 71, 11.) « Tous les rois de la terre l'adoreront; toutes les nations le
serviront. »
990 ATHALIE.
Le ciel même peut-il réparer les ruines
De cet arbre séché jusque dans ses racines? i4o
Athalie étouffa l'enfant même au berceau.
Les morts, après huit ans, sortent-ils du tombeau?
Ah! si dans sa fureur elle s'étoit trompée;
Si du sang de nos rois quelque goutte échappée...
JOAD.
Ué bien ! que feriez- vous?
ABNER.
0 jour heureux pour moi ! i45
De quelle ardeur j'irois reconnoître mon roi !
Doutez- vous qu'à ses pieds nos tribus empressées...
Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées?
Déplorable héritier de ces rois triomphants,
Okosias restoit seul avec ses enfants. i5o
Par les traits de Jéhu je vis percer le père;
Vous avez vu les fils massacrés par la mère.
Je ne m'explique point. Mais quand l'astre du jour
Aura sur l'horizon fait le tiers de son tour*,
Lorsque la troisième heure aux prières rappelle, i55
Retrouvez-vous au temple avec ce même zèle.
Dieu pourra vous montrer par d'importants bienfaits
Que sa parole est stable et ne trompe jamais.
Allez : pour ce grand jour il faut que je m'apprête,
Et du temple déjà l'aube blanchit le faîte*. 160
1. L'Académie, dans ses Observations, relève le tiers, et de la troi-
sième heure (au vers suivant) conclut qu'il fallait dire le quart. Louis
Racine dans ses Remarques sur Athalie, justifie longuement son père.
2. Euripide, Iphigénie en Aulide (155-6) :
Asuxaîvei
ToSs cpwç t.Sti >^â[nroucr' t,(Ô<;.
« Déjà voici la blanche lumière de l'aube brillante. »
ACTE I, SCENE II. 991
Quel sera ce bienfait que je ne comprends pas?
l'illustre Josabet porte vers vous ses pas.
Je sors, et vais me joindre à la troupe fidèle
Qu'attire de ce jour la pompe solennelle.
SCÈNE II
JOAD, JOSABET.
JOAD.
Les temps sont accomplis, Princesse : il faut parler, i65
Et votre heureux larcin ne se peut plus celer.
Des ennemis de Dieu la coupable insolence,
Abusant contre lui de ce profond silence.
Accuse trop longtemps ses promesses d'erreur.
Que dis-je? Le succès animant leur fureur, 170
Jusque sur notre autel votre injuste marâtre*
Veut offrir à Baal un encens idolâtre.
Montrons ce jeune roi que vos mains ont sauvé,
Sous l'aile du Seigneur dans le temple élevé.
De nos princes hébreux il aura le courage, 176
Et déjà son esprit a devancé son âge.
Avant que son destin s'explique par ma voix.
Je vais l'offrir au Dieu par qui régnent les rois 2.
Aussitôt assemblant nos lévites, nos prêtres,
Je leur déclarerai l'héritier de leurs maîtres. 180
1. Jézabel est sœur d'Ochosias, filia ref/is Joram, non ab Athalin scd
ab alin uxore {Synopsis criticorum). « Fiile de Joram, non par Atlialie,
mais par une autre femme. »
2. Pcr me reges régnant. {Proverbes VIII, 15.) 0 Les rois régnent
par moi. »
902 ATHALIE.
JOSABET.
Sait-il déjà son nom et son noble destin?
U ne répond encor qu'au nom d'Êliacin*,
Et se croit quelque enfant rejeté par sa mère,
A qui j'ai par pitié daigné servir de père.
Hélas! de quel péril je l'avois su tirer! i85
Dans quel péril encore est-il prêt de rentrer!
JOAD.
Quoi? déjà votre foi s'affoiblit et s'étonne?
A vos sages conseils, Seigneur, je m'abandonne.
Du jour que j'arrachai cet enfant à la mort.
Je remis en vos mains tout le soin de son sort. 190 ^
Même, de mon amour craignant la violence, ♦
Autant que je le puis, j'évite sa présence.
De peur qu'en le voyant, quelque trouble indiscret
Ne fasse avec mes pleurs échapper mon secret.
Surtout j'ai cru devoir aux larmes, aux prières igS
Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières '^.
Cependant aujourd'hui puis-je vous demander
Quels amis vous avez prêts à vous seconder?
Abner, le brave Abner viendra-t-il nous défendre?
A-t-il près de son roi fait serment de se rendre? 200
1. Eliacin, nom biblique, n'est pas appliqué dans la Bible à Joas.
2. Cette retraite, selon M. Coquerel, est plus janséniste que juive.
Cependant, comme le fait remarquer M. P. Mesnard, Racine n'a eu ici
qu'à se souvenir du livre d'Esther (IV, 16).
:i^.
ACTE I, SCÈNE II. 993
JOAD.
Abner, quoiqu'on se pût assurer sur sa foi,
Ne sait pas même encor si nous avons un roi.
Mais à qui de Joas confiez-vous la garde?
Est-ce Obed, est-ce Amnon* que cet honneur regarde?
De mon père sur eux les bienfaits répandus.... 2o5
A l'injuste Athalie ils se sont tous vendus. j
JOSABET. ■]
Qui donc opposez- vous contre ses satellites? |
JOAD.
Ne vous l'ai-je pas dit? Nos prêtres, nos lévites. -
Je sais que près de vous en secret assemblé,
Par vos soins prévoyants leur nombre est redoublé; 210
Que pleins d'amour pour vous, d'horreur pour Athalie,
Un serment solennel par avance les lie^
A ce fils de David qu'on leur doit révéler.
Mais quelque noble ardeur dont ils puissent brûler,
Peuvent-ils de leur roi venger seuls la querelle? 2i5
Pour un si grand ouvrage est-ce assez de leur zèle?
Doutez-vous qu'Athalie, au premier bruit semé
Qu'un fils d'Okosias est ici renfermé,
De ses fiers étrangers assemblant les cohortes^,
N'environne le temple, et n'en brise les portes? 220
1. Noms bibliques; et le premier, nom d'un lévite.
2. Trait pris de Josèphe [Antiq. Jud., IX, 7).
3. Cohortes : mot de couleur un peu trop romaine.
99 i ATIIALIE.
Suffira-t-il contre eux de vos ministres saints,
Qui levant au Seigneur leurs innocentes mains,
Ne savent que gémir et prier pour nos crimes*,
Et n'ont jamais versé que le sang des victimes?
Peut-être dans leurs bras Joas percé de coups... 226
JOAD.
Et comptez-vous pour rien Dieu qui combat pour nous,
Dieu, qui de l'orphelin protège l'innocence*, 1
Et fait dans la foiblesse éclater sa puissance';
Dieu, qui hait les tyrans, et qui dans Jezraël
Jura d'exterminer Achab et Jézabel; 23o
Dieu, qui frappant Joram, le mari de leur fille,
A jusque sur son fils poursuivi leur famille;
Dieu, dont le bras vengeur, pour un temps suspendu,
Sur cette race impie est toujours étendu?
JOSABET.
Et c'est sur tous ces rois sa justice sévère 235
Que je crains pour le fils de mon malheureux frère.
Qui sait si cet enfant, par leur crime entraîné,
Avec eux en naissant ne fut pas condamné?
Si Dieu, le séparant d'une odieuse race,
En faveur de David voudra lui faire grâce? 24c
Ilélas ! l'état horrible où le ciel me l'offrit
Revient à tout moment effrayer mon esprit.
De princes égorgés la chambre étoit remplie.
Un poignard à la main, l'implacable Athalie
Au carnage animoit ses barbares soldats, 245
1. C'est l'idée d'un clirétien sur le clergé chrétien.
2. Patris orphanorum et jiidicls viduarum. (Ps. 67, 6.) « Père des
orphelins et défenseur des veuves. »
3. L'opposition des mots, non pas l'idée, est une sensible réminis-
cence de saint Paul : Cum iufirmor, tune potens sum. « Alors que jo
^uis faible, alors je suis puissant. »
I
ACTE I, SCKNE II. 995
Et poursiiivoit le cours de ses assassinats.
Joas, laissé pour mort, frappa soudain ma vue.
Je me figure encor sa nourrice éperdue,
Qui devant les bourreaux s'étoit jetée en vain,
Et foible le tenoit renversé sur son sein. 25o
Je le pris tout sanglant. En baignant son visage.
Mes pleurs du sentiment lui rendirent l'usage;
Et soit frayeur encore, ou pour me caresser,
De ses bras innocents je me sentis presser.
Grand Dieu, que mon amour ne lui soit point funeste.
Du fidèle David c'est le précieux reste' :
iN'ourri- dans ta maison, en l'amour de la loi.
Il ne connoît encor d'autre père que toi.
Sur le point d'attaquer une reine homicide,
A l'aspect du péril si ma foi s'intimide, 2G0
Si la chair et le sang, se troublant aujourd'hui,
Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui.
Conserve l'héritier de tes saintes promesses,
Et ne punis que moi de toutes mes foiblesses.
JOAD.
Vos larmes, Josabet, n'ont rien de criminel; 266
Mais Dieu veut qu'on espère en son soin paternel.
Il ne recherche point, aveugle en sa colère,
Sur le fils qui le craint l'impiété du père 3.
Tout ce qui reste encor de fidèles Hébreux
• 1. C'est le mot de Bossuet. Cf. p. 978.
2. Nourri : élevé. Sens commun au xvu* siècle.
3. Et dicitis : Quare non portavil filius iniquUatem patris? Videlicet,
quia filius judicium et justitiam opcrntus est, omnia prxcepta mea
ùtstodivil, et fecit ilta, vivet vita. Anima qux peccaverit ipsa morietur :
filius non portabit iniquitatem patris. (Ezéchiel, 18, 19, 20.) « Et vous
dites : Pourquoi le fils n'a-t-il pas été chargé de l'iniquité du père? Sans
doute parce que le (ils a suivi la raison et pratiqué la justice, et gardé
tous mes préceptes, parce qu'il a fait cela, il vivra. L'âme pécheresse
elle-même mourra : le fils ne portera point l'iniquité du pore. »
99G ATIIALIE.
Lui viendront aujourd'lmi renouveler leurs vœux. 2;o
Autant que de David la race est respectée,
Autant de Jézabel la fille est détestée.
Joas les touchera par sa noble pudeur,
Où semble de son sang reluire la splendeur;
Et Dieu, par sa voix môme appuyant notre exemple, 275
De plus près à leur cœur parlera dans son temple.
Deux intidéles rois tour à tour l'ont bravé :
Il faut que sur le trône uw roi soit élevé.
Qui se souvienne un jour qu'au rang de ses ancêtres
Dieu l'a fait remonter par la main de ses prêtres, 280
L'a tiré par leur main de l'oubli du tombeau,
Et de David éteint rallumé le flambeau.
Grand Dieu, si tu prévois qu'indigne de sa race.
Il doive de David abandonner la trace,
Qu'il soit comme le fruit en naissant arraché, 285
Ou qu'un souflïe ennemi dans sa fleur a séché.
Mais si ce même enfant, à tes ordres docile,
Doit être à tes desseins un instrument utile*.
Fais qu'au juste ^ héritier le sceptre soit remis;
Livre en mes foibles mains ses puissants ennemis; 290
Confonds dans ses conseils une reine cruelle.
Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle
Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur.
L'heure me presse : adieu. Des plus saintes familles 295
Votre fils et sa sœur vous amènent les filles.
1. C'est la iucernn de la Préface (cf. p. 979).
2. Juste : légitime.
ACTE I, SCÈNE IV. 997
SCÈNE III
JOSABET, ZACHARIE, SALOMITH, le Chœur.
JOSABET.
Cher Zacharie, allez, ne vous arrêtez pas;
De votre auguste père accompagnez les pas.
.0 filles de Lévi, troupe jeune et fidèle,
Que déjà le Seigneur embrase de son zèle, 3oo
Qui venez si souvent partager mes soupirs,
Enfants, ma seule joie en mes longs déplaisirs,
Ces festons dans vos mains et ces fleurs sur vos têtes
Autrefois convenoient à nos pompeuses fêles.
Mais, hélas! en ce temps d'opprobre et de douleurs, 3o5
Quelle offrande sied mieux que celle de nos pleurs?
J'entends déjà, j'entends la trompette sacrée.
Et du temple bientôt on permettra l'entrée.
Tandis que je me vais préparer à marcher.
Chantez, louez le Dieu que vous venez chercher. 3io
SCÈNE IV
LE CHŒUR.
TOUT LE CHŒUR chante.
Tout l'univers est plein de sa magnificence.
Qu'on l'adore ce Dieu, qu'on l'invoque à jamais.
Son empire a des temps précédé la naissance.
Chantons, publions ses bienfaits.
UNE VOIX seule.
En vain l'injuste violence 3i5
Au peuple qui le loue imposerait silence :
908 ATHALIE.
Son nom ne périra jamais.
Le jour annonce au jour sa gloire et sa puissance ^
Tout l'univers est plein de sa magnificence.
Chantons, publions ses bienfaits. 32o
TOUT LE CHŒUR répète.
Tout l'univers est plein de sa magnificence :
Chantons, publions ses bienfaits.
UNE VOIX seule.
Il donne aux fleurs leur aimable peinture*.
Il fait naître et mûrir les fruits.
Il leur dispense avec mesure 325
Et la chaleur des jours et la fraîcheur des nuits ;
Le champ qui les reçut les ^ rend avec usure.
UNE AUTRE.
Il commande au soleil d'animer la nature.
Et la lumière est un don de ses mains;
Mais sa loi sainte, sa loi pure 33o
Est le plus riche don qu'il ait fait aux humains.
UNE AUTRE.
0 mont de Sinai, conserve la mémoire
De ce jour à jamais auguste et renommé,
Quand, sur ton sommet enflammé.
Dans un nuage épais le Seigneur enfermé 335
Fit luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire.
Dis-nous pourquoi ces feux et ces éclairs,
1. Cœli enarrnnt Dei glorinm... Dies diei eniclat verbum {Ps., 18, 1 el
2).« Les cieux racontent la gloire de Dieu.... Le jour la crie au jour. »
2. « Sachez qui donne aux fleurs cette aimable peinture. » (Régnier,
Snt., IX.)
3. Imitari agros fertiles qui multo pbis efferunt quam acccperunt.
(Cic. De offîc, 1, 15, 48.) « Imiter les champs fertiles qui rendent plus
qu'on n'y a semé. »
ACTE I, SCÈNE IV. C99
Ces torrents de fumée, et ce bruit dans les airs,
Ces trompettes et ce tonnerre :
Venoit-il renverser l'ordre des éléments ? 34o
Sur ses antiques Ibndenients
Venoit-il ébranler la terre?
UNE AUTRE.
Il venoit révéler aux enfants des Hébreux
De ses préceptes saints la lumière immortelle.
Il venoit à ce peuple heureux 345
Ordonner de l'aimer d'une amour éternelle.
TOUT LE CHŒUR.
0 divine, ô charmante loi !
0 justice ! () bonté suprême !
Que de raisons, quelle douceur extrême
D'engager à ce Dieu son amour et sa foi ! 35o
UNE VOIX seule.
D'un joug cruel il sauva nos aïeux,
Les nourrit au désert d'un pain délicieux.
Il nous donne ses lois, il se donne lui-même*.
Pour tant de biens, il commande au'on l'aime.
LE CHŒUR.
0 justice ! ô bonté suprême ! 355
LA MÊME voix.
Des mers pour eux il entr'ouvrit les eaux,
D'un aride rocher fit sortir des ruisseaux.
1. L'Académie avait bien raison de voir 15 une pensée toute chré-
tienne. Mais, comme dans l'ancienne loi tout est figure, de même la
.jeune Israélite, en annonçant l'Eucharistie, comprend seulement que
Dieu s'est donné au peuple élu, en lui donnant sa loi.
1000 ATHALIE. |
Il nous donne ses lois, il se donne lui-même. '
Pour tant de biens, il commande qu'on l'aime *.
LE CHŒUR.
0 divine, ô charmante loi ! 36o ]
Que de raisons, quelle douceur extrême j
D'engager à ce Dieu son amour et sa foi ! jj
UNE AUTRE VOIX seule.
Vous qui ne connoissez qu'une crainte servile,
Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer?
Est-il donc à vos cœurs, est-il si difficile 365
Et si pénible de l'aimer ?
L'esclave craint le tyran qui l'outrage ;
Mais des enfants l'amour est le partage.
Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits,
Et ne l'aimer jamais ^ ? 870
TOUT LE CHŒUR.
0 divine, ô charmante loi !
0 justice ! ô bonté suprême !
Que de raisons, quelle douceur extrême
D'engager à ce Dieu son amour et sa foi !
1. Diliges Dominnm titum ex toto corde tuo et ex tota anima tua et
ex tota fortitudine tua. {Deutér., VI, 5.) « Tu aimeras le Seigneur ton
Dieu de tout ton esprit, de toute ton âme et de toute ta force. »
2. Ces deux vers, qui rompent l'alternance des rimes féminines et
masculines, manquent dans les éditions de 1691 et 1692 : ils ne parais-
sent qu'en 1697. On a vu là une apostrophe aux Jésuites : voyez l'Épitre
de Boileau sur l'Amour de Dieu, composée au même temps.
FL\ DU PREMIER .\CTE
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
JOSABET, SALOMITH, le Chœur,
Mes filles, c'est assez ; suspendez vos cantiques. 3jS
Il est temps de nous joindre aux prières publiques.
Voici notre heure. Allons célébrer ce grand jour,
Et devant le Seigneur paroitre à notre tour.
SCÈNE II
ZACILARIE, JOSABET, SALOMITH, le Chœur.
JOSABET.
Mais que vois-je ? Mon fils, quel sujet vous ramène ?
Où courez-vous ainsi tout pâle et hors d'haleine ? 38o
ZACUARIE.
(J ma mère !
JOSAlîET.
lié bien, quoi?
1002 ATIIALIE.
Le temple est profané.
JOSABET.
Comment?
ZACHARIE.
Et du SeigKeur i'autei auandonné.
JOSABET.
Je tremble. Hàtez-vous d'éclaircir votre mère. .
ZACHARIE.
Déjà, selon la loi, le grand prêtre mon père,
Après avoir au Dieu qui nourrit les humains 385
De la moisson nouvelle offert les premiers pains,
Lui présentoit encore entre ses mains sanglantes
Des victimes de paix les entrailles fumantes.
Debout à ses côtés le jeune Éliacin
Comme moi le servoit en long habit de lin * ; 390
Et cependant du sang de la chair immolée
Les prêtres arrosoient l'autel et l'assemblée *.
Un bruit confus s'élève, et du peuple surpris
Détourne tout à coup les yeux et les esprits.
1. 11 est dit de Samuel : Mlnisf rabat ante faciem Domini, puer, ac-
cincfiis ephod Uneo. {Sam., I, 2, 18.) « 11 servait devant le Seigneur vêtu
de l'éphod de lin. » Joas a été caché sous la robe de lin du lévite.
2. « Racine s'est trompé ici sur les rites. On n'arrosait point l'as-
semblée du sang de la victime. Le prêtre trempait simplement un
doigt dans le sang, et en faisait sept aspersions devant le voile du sanc-
tuaire; il en frottait les cornes de l'autel, et répandait le reste au pied
du mémo autel. L'auteur a confondu avec le rite judaïque ce qu'il
avait lu dans le xxiV chapitre de l'Exode, où il est dit que Moïse fit l'as-
persion du sang de la victime sur le peuple assemblé; mais il n'y avait
point encore de rite ni de cérémonies légales. » {Senliments de l'Aca-
démie.)
ACTE II, SCÈNE II. 1003
Une femme.... Peut-on la nommer sans blasphème? 395
Une femme.... C'étoit Athalie elle-même.
JOSABET.
Ciel !
Dans un des parvis aux hommes réservé
Cette femme superbe entre, le front levé,
Et se préparoit même à passer les limites
De l'enceinte sacrée ouverte aux seuls lévites. 4oo
Le peuple s'épouvante et fuit de toutes parts.
Mon père.... Ah! quel courroux animoit ses regards!
Moïse à Pharaon parut moins formidable :
(( Reine, sors, a-t-il dit, de ce lieu redoutable,
D'où te bannit ton sexe et ton impiété. 4o5
Viens-tu du Dieu vivant braver la majesté ? »
La Reine alors, sur lui jetant un œil farouche,
Pour blasphémer sans doute ouvroit déjà la bouche.
J'ignore si de Dieu l'ange se dévoilant
Est venu lui montrer un glaive étincelant *; 4io
Mais sa langue en sa bouche à l'instant s'est glacée,
Et toute son audace a paru terrassée.
Ses yeux, comme effrayés, n'osoient se détourner;
Surtout Éliacin paroissoit l'étonner.
JOSABET.
Ouoi donc? Éliacin a paru devant elle? 4i5
ZACHARIE.
Nous regardions tous deux cette reine cruelle,
1. Image biblique. (Baloam) vidU aiujelum, slantem in via evaqinalo
(jlndio. (Nombres, 22, 31). « Balaam vit un ange debout sur le «hemin,
i'f'pf'e nue. » [David) vidit angelum Domini stantem inler cxlum et ter-
rain et evaginatum gladium in manu ejus. (I Paralip., 21, 16.) « David
vit un envoyé de Dieu arrêté entre le ciei et la terre, et dans sa main
un glaive nu. »
1004 ATHALIE
Et d'une égale liorreur nos cœurs étoient frappés.
Mais les prêtres bientôt nous ont enveloppés.
On nous a fait sortir. J'ignore tout le reste,
Et venois vous conter ce désordre funeste. 420
JOSABET.
Ah î de nos bras sans doute elle vient l'arracher;
Et c'est lui qu'à l'autel sa fureur vient chercher.
Peut-être en ce moment l'objet de tant de larmes....
Souviens-toi de David*, Dieu, qui vois mes alarmes.
SALOMITH.
Quel est-il cet objet des pleurs que vous versez? 4^5
ZACHARIE.
Les jours d'Éhacin seroient-ils menacés?
SxVLOMITH.
Auroit-il de la Reine attiré la colère?
ZACHARIE.
Que craint-on d'un enfant sans support et sans père?
JOSABET.
Ah ! la voici. Sortons. Il la faut éviter.
SCENE III
ATHALIE, AGAR, ABNER, suite d'Athalie.
AGAR.
Madame, dans ces heux pourquoi vous arrêter? 43o
1. Mémento, Domine, David. {Ps., 81, 1.) « Seigneur, souviens-toi de ^
David. »
ACTE II, SCÈNE lY. • 1005
Ici tous les objets * vous blessent, vous irritent.
Abandonnez ce temple aux prêtres qui l'habitent;
Fuyez tout ce tumulte, et dans votre palais
A vos sens agités venez rendre la paix.
ATHALIE.
iNon, je ne puis : tu vois mon trouble et ma foiblesse. 435
Va, fais dire à Mathan qu'il vienne, qu'il se presse,
Heureuse si je puis trouver par son secours
Cette paix que je cherche et qui me fuit toujours.
(Elle s'assied.)
SCÈiNE IV
ATHALIE, ABNER, etc.
Madame, pardonnez si j'ose le défendre.
Le zAe de Joad n'a point dû vous surprendre. 44o
Du Dieu que nous servons tel est l'ordre éternel.
Lui-même il nous traça son temple et son autel,
Aux seuls enfants d'Aaron commit ses sacrifices.
Aux lévites marqua leur place et leurs offices,
Et surtout défendit à leur postérité 445
Avec tout autre dieu toute société.
Iir* quoi? vous de nos rois et la femme et la mère,
Ktes-vous à ce point parmi nous étrangère?
l;,qiorez-vous nos lois? Et faut-il qu'aujourd'hui....
Voici votre Mathan, je vous laisse avec lui ^, 45o
1. Objets : ce qui est sous les yeux, tout ce que vous voyez.
2. « Votre n'est pas assez respectueux dans la bouche d'un sujet par-
lant à sa reine; il n'est pas d'ailleurs convenable au caractère donné à
Abner. » (Sentiments de l'Académie.) Ces deux raisons sont fausses.
1006 ATHALIE.
Votre présence, Abner, est ici nécessaire.
Laissons là de Joad l'audace téméraire,
Et tout ce vain amas de superstitions
Oui ferment votre temple aux autres nations.
Un sujet plus pressant excite mes alarmes. 4^5
Je sais que dés l'enfance élevé dans les armes,
Abner a le cœur noble, et qu'il rend à la fois
Ce qu'il doit à son Dieu, ce qu'il doit à ses rois.
Demeurez.
SCÈNE V
MATIIAN, ATHALIE, ABNER, etc.
NATHAN.
Grande Reine, est-ce ici votre place?
Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace? 460
Parmi vos ennemis que venez-vous chercher?
De ce temple profane osez-vous approcher?
Avez-vous dépouillé cette haine si vive....
ATHALIE.
Prêtez-moi l'un et l'autre une oreille attentive.
Je ne veux point ici rappeler le passé, 4^5
Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé.
Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire.
Je ne prends point pour juge un peuple téméraire.
Quoi que son insolence ait osé pubHer,
Le ciel même a pris soin de me justifier. 470
Sur d'éclatants succès ma puissance établie
A fait jusqu'aux deux mers » respecter Athalie.
1. Méditerranée et mer Rouge.
ACTE II, SCÈNE Y. 1007
Par moi Jérusalem goûte un calme profond.
Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond,
Ki l'altier Philistin, par d'éternels ravages, 47^
Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages ;
Le Syrien me traite et de reine et de sœur.
Enfin de ma maison le perfide oppresseur.
Qui devoit jusqu'à moi pousser sa barbarie,
Jéhu, le fier Jéhu, tremble dans Samarie. 480
De toutes parts pressé par un puissant voisin*,
Que j'ai su soulever contre cet assassin,
11 me laisse en ces lieux souveraine maîtresse.
Je jouissois en paix du fruit de ma sagesse;
Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours, 485
De mes prospérités interrompre le cours.
Un songe (me devrois-je inquiéter d'un songe?)
Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge.
Je l'évite partout, partout il me poursuit.
C'étoit pendant l'horreur d'une profonde nuit. 490
Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée.
Comme au jour de sa mort pompeusement parée.
Ses malheurs n'avoient point abattu sa fierté ;
Même elle avoit encor cet éclat emprunté
Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage*, 49^
Pour réparer des ans l'irréparable outrage.
(( Tremble, m'a-t-elle dit, fille digne de moi.
Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi.
Je te plains de tomber dans ses mains redoutables,
Ma fille. )) En achevant ces mots épouvantables, 5oo
1. Ilazaêl, roi do Syrie.
autre coii-
jus audito,
" fenes-
.,-»«.,zr 1,.,..,, ^, .^7., " .^..vx ,.... u «....c,... V.. „w-. , .., appris son
arrivfV. peignit ses yeux avec du lard, et paru sa tôte, et regarda par
la fenêtre. »
1. Ilazaêl, roi do Syrie.
2. Bien élégante périphrase. Le verset biblique est d'une !
leur : Yenitque Jchu in Jezraël. Porro Jezabd, introitii eju^ ^.
dc.pinxit oculos suos stibio, et ornnvit caput suum, et respexit per ,
tram. (IV Rois, 9, 30.) « Jeliu vint à Jezraêl. Or Jézabel, ayant appr
1008 ATHALIE.
Son ombre vers mon lit a paru se baisser ;
Et moi, je lui tendois les mains pour l'embrasser.
Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange*
D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux 5o5
Que des chiens dévorants se disputoient entre eux.
Grand Dieu !
Dans ce désordre à mes yeux se présente
Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante,
Tels 2 qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus.
Sa vue a ranimé mes esprits abattus. 5io
Mais lorsque revenant de mon trouble funeste,
J'admirois sa douceur, son air noble et modeste,
J'ai senti tout à coup un homicide acier,
Que le traître en mon sein a plongé tout entier.
De tant d'objets divers le bizarre assemblage 5i5
Peut-être du hasard vous paroît un ouvrage.
Moi-même quelque temps, honteuse de ma peur,
Je l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur.
Mais de ce souvenir mon âme possédée
A deux fois en dormant revu la même idée ^ : 620
Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer
Ce même enfant toujours tout prêt à me percer.
Lasse enfin des horreurs dont j'étois poursuivie,
J'allois prier Baal de veiller sur ma vie.
Et chercher du repos au pied de ses autels. 626
Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortels ?
1. Cf. vers 116-118.
2. L'Académie voudrait tel que : ou tels on voit. Elle a raison ici.
3. Idée, au sens étymologique, image. « Je ne vous vois qu'en idée »,
âdit Racine dans une lettre. Corneille a fait un emploi pareil du mot.
ACTE II, SCÈ>'E Y. 1009
Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée,
Et d'apaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée :
./'ai cru que des présents calmeroient son courroux,
Oue ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendroit plus doux.
Pontife de Baal, excusez ma ibiblesse.
J'entre : le peuple fuit, le sacrifice cesse.
Le grand prêtre vers moi s'avance avec fureur.
Pendant qu'il me parloit, ô surprise ! ô terreur !
J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée, 535
Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée*.
Je l'ai vu : son même air, son même habit de lin,
Sa démarche, ses yeux, et tous ses traits enfin.
C'est lui-même. Il marchoit à côté du grand prêtre;
Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparoître. 54o
Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arrêter.
Et sur quoi j'ai voulu tous deux vous consulter.
Que présage, Mathan, ce prodige incroyable?
MATH AN.
Ce songe et ce rapport, tout me semble effroyable.
ATHALIE.
Mais cet enfant fatal, Abner, vous l'avez vu : 545
Quel est-il ? De quel sang ? Et de quelle tribu ?
Deux enfants à l'autel prêloient leur ministère.
L'un est fils de Joad, Josabet est sa mère.
L'autre m'est inconnu.
1. Louis Racine indique une origine vraisemblable de. cette fiction.
Alexandre, dans Josèplie, voyant venir au-devant de lui le grand prêtre
des Juifs en habits pontificaux, reconnut l'homme qu'un songe lui
avait fait voir.
iOlO ATHALIE.
MATHAN.
Pourquoi délibérer?
De tous les deux, Madame, il se faut assurer. 55o
Vous savez pour Joad mes égards, mes mesures*;
Que je ne cherche point à venger mes injures.
Que la seule équité règne en tous mes avis;
Mais lui-même après tout, fût-ce son propre fils,
Voudroit-il un moment laisser vivre un coupable ? 555
ABNER.
De quel crime un enfant peut-il être capable?
MATHAN.
Le ciel nous le fait voir un poignard à la main :
Le ciel est juste et sage, et ne fait rien en vain.
Que cherchez-vous de plus ?
Mais, sur la foi d'un songe,
Dans le sang d'un enfant voulez-vous qu'on se plonge ?
Vous ne savez encor de quel père il est né,
Quel il est.
MATHAN.
On le craint, tout est examiné.
A d'illustres parents s'il doit son origine,
La splendeur de son sort doit hâter sa ruine.
Dans le vulgaire obscur si le sort l'a placé, 565
Qu'importe qu'au hasard un sang vil soit versé ?
Est-ce aux rois à garder cette lente justice ?
Leur sûreté souvent dépend d'un prompt suppHce.
1. Mes mesures, la modération de mes sentiments et de mes actes.
On ne dit pas mes mesures pour... : mais on dit mes égards pour... ; et
cela suffit à justifier l'expression. Il y a ici un zeugma.
ACTE II, SCENE V. 1011
N'allons point les gêner d'un soin embarrassant.
Dès qu'on leur est suspect, on n'est plus innocent. 670
Hé quoi, Mathan? D'un prêtre est-ce là le langage?
Moi, nourri dans la guerre aux horreurs du carnage,
Des vengeances des rois ministre rigoureux,
C'est moi qui prête ici ma voix au malheureux;
Et vous, qui lui devez des entrailles de père, 676
Vous, ministre de paix dans les temps de colère,
Couvrant d'un zèle faux votre ressentiment,
Le sang à votre gré coule trop lentement?
Vous m'avez commandé de vous parler sans feinte.
Madame : quel est donc ce grand sujet de crainte ? 58o
Un songe, un foible enfant que votre œil prévenu
Peut-être sans raison croit avoir reconnu.
ATHALIE.
Je le veux croire, Abner; je puis m'être trompée.
Peut-être un songe vain m'a trop préoccupée.
Hé bien ! il faut revoir cet enfant de plus près; 585
H en faut à loisir examiner les traits.
Qu'on les fasse tous deux paroître en ma présence.
ABNER.
Je crains....
ATHALIE.
Manqueroit-on pour moi de complaisance?
De ce refus bizarre où seroient les raisons ?
H pourroit me jeter en d'étranges soupçons. 590
Que Josabet, vous dis-je, ou Joad les amène.
Je puis, quand je voudrai, parler .en souveraine.
Vos prêtres, je veux bien, Abner, vous l'avouer,
Des bontés d'Athalie ont lieu de se louer.
Je sais sur ma conduite et contre ma puissance 595
)12 ATHALIE.
.lusqu'où de leurs discours ils portent la licence.
Ils vivent cependant, et leur temple est debout.
Mais je sens que bientôt ma douceur est à bout.
Que Joad mette un frein à son zèle sauvage,
Et ne m'irrite point i3ar un second outrage.
Allez.
SCÈNE YI
ATHALIE, MATHAN, etc.
Enfin je puis parler en liberté :
Je puis dans tout son jour mettre la vérité.
Quelque monstre naissant dans ce temple s'élève,
Reine : n'attendez pas que le nuage crève.
Abner chez le grand prêtre a devancé le jour. 6o5
Pour le sang de ses rois vous savez son amour.
Et qui sait si Joad ne veut point en leur place
Substituer l'enfant dont le ciel vous menace,
Soit son fils, soit quelque autre....
Oui, vous m'ouvrez les yeux.
Je commence à voir clair dans cet avis des cieux. 6i
Mais je veux de mon doute être débarrassée.
Un enfant est peu propre à trahir sa pensée.
Souvent d'un grand dessein un mot nous fait juger.
Laissez-moi, cher Mathan, le voir, l'interroger.
Vous cependant, allez ; et sans jeter d'alarmes, 6i >
A tous mes Tyriens faites "prendre les armes.
ACTE II, SCËNE YII. 1013
SCENE VU
JOAS, JOSABET, ATHALIE, ZACHARIE, ABNER,
SALOMTH, DEUX lévites, le Chœur, etc.
JOSABET, aux deux lévites.
0 VOUS, sur ces enfants si chers, si précieux,
Ministres du Seigneur, ayez toujours les yeux.
ABNER, à Josabet.
Princesse, assurez-vous, je les prends sous ma garde.
ATHALIE.
0 ciel ! plus j'examine, et plus je le regarde, 620
C'est lui. D'horreur encor tous mes sens sont saisis.
Épouse de Joad, est-là votre fils?
JOSABET.
Qui? Lui, Madame?
ATHALIE.
Lui.
JOSABET.
Je ne suis point sa mère.
Voilà mon fils.
ATHALIE.
Et vous, quel est donc votre père ?
•leune enfant, répondez.
JOSABET.
Le ciel jusqu'aujourd'hui.... 6^5
1014 ATHALIE.
ATHALIE.
Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui?
C'est à lui de parler.
Dans un âge si tendre
Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre ?
Cet âge est innocent. Son ingénuité
N'altère point encor la simple vérité. 03o
Laissez-le s'expliquer sur tout ce qui le touche.
JOSABET, tout bas.
Daigne mettre, grand Dieu, ta sagesse en sa bouche.
ATHALIE.
Comment vous nommez-vous?
JOAS.
J'ai nom ÉUacin.
Votre père?
JOAS.
Je suis, dit-on, un orpheUn
Entre les bras de Dieu jeté dès ma naissance, 635
Et qui de mes parents n'eus jamais connoissance K
If Pour dessiner le petit Joas, Racine s'est certainement souvenu du
jeune Ion.
'0 Traiç "ce xoùç xsxdvxaç oux èizicxcnai. (451.)
« L'enfant ne connaît pas ses parents. »
ACTE II, SCÈNE VIL 1015
ATHALIE.
Vous êtes sans parents ?
JOAS.
Ils m'ont abandonné.
ATHALIE.
Comment ? et depuis quand ?
JOAS.
Depuis que je suis né.
ATHALIE.
Ne sait-on pas au moins quel pays est le vôtre?
JOAS.
Ce temple est mon pays; je n'en connois point d'autre ^
ATHALIE.
O.'i dit-on que le sort vous a fait rencontrer?
JOAS.
Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.
1. Creuse interroge Ion.
Ko. 2ù 3' si Ttç;...
'I. To'j Ôsoû xaXoû[xat 5oO)vO<; el[i.i x', Si yûvai....
Ojv. oloa TtVf.v ëv Ao^îou %zxli\[ie^a.
Kp. NaoÏTi 3' o'.xeîç toi; os ye;...
'1. "A-rrav OôO'j [loi 3w;xa —
« Qui es-tu? — Je suis, et on me nomme serviteur de Dieu, ô femme.
Je ne sais rien que cela. On dit que j'appartiens à Loxias (Apollon). —
Tu habites dans ce temple? — Toute la maison du dieu est ma
maison. »
101 G A TUA! lE.
ATHALIE.
Qui VOUS mit dans ce temple?
JO.VS.
Une femme inconnue,
Qui ne dit point son nom, et qu'on n'a point revue.
ATHALIE.
Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris, soin? 645
Dieu laissa-t-il jamais ses enfants au besoin?
Aux petits des oiseaux il donne leur pâture',
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.
Tous les jours je l'invoque ; et d'un soin paternel
Il me nourrit des dons offerts sur son autel 2. 65o
ATHALIE.
Quel prodige nouveau me trouble et m'embarrasse?
La douceur de sa voix, son enfance, sa grâce,
Font insensiblement à mon inimitié
Succéder.... Je serois sensible à la pitié 5?
1. Qui dat jumentis escam illomm et jmllis corvorum invocantibns
eiim. (Ps., 116, 9.) « Celui qui donne la nourriture aux chevaux, et aux
petits des corbeaux qui l'invoquent par leurs cris. »
2. "Iwv. — Bwjxo!, ij.' e'^spSov....
« Ion. — Les autels m'ont nourri. »
3. On peut s'étonner de cette honte qu'éprouve Athalie à la pensée
d'être sensible à la pitié. L'explication est dans ces lignes de La Roche-
foucauld : « Je suis peu sensible à la pitié et je voudrais ne l'y être
point du tout.... C'est une passion qui n'est bonne à rien au dedans
d'une âme bien faite, qui ne sert qu'à affaiblir le cœur, et qu'on doit
laisser au peuple, qui, n'exécutant jamais rien par raison, a besoin de
passions pour le porter à faire les choses. »
ACTE II, SCÈNE VII. 1017
ABNER.
Madame, voilà donc cet ennemi terrible. 655
Ue vos songes menteurs l'imposture est visible,
A moins que la pitié qui semble vous troubler
>e soit ce coup fatal qui vous faisoit trembler.
ATHALIE, à Joas et à Josabet.
Vous sortez?
JOSABET.
Vous avez entendu sa fortune.
Sa présence à la fin pourroit être importune.
ATHALIE.
Non : revenez. Quel est tous les jours votre emploi?
660
J'adore le Seigneur. On m'explique sa loi.
Dans son livre divin on m'apprend à la lire.
Et déjà de ma main je commence à l'écrire *.
ATHALIE.
Que vous dit cette loi ?
JOAS.
Que Dieu veut être aimé, 665
Qu'il venge tôt ou tard son saint nom blasphémé.
Qu'il est le défenseur de l'orphelin timide,
Qu'il résiste au superbe et punit l'homicide.
ATHALIE.
J'entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu,
A quoi s'occupe-t-il ?
1. Cf. Préface, p. 977.
lOiS ATIIAUE.
JOAS.
Il loue, il bénit Dieu. G70
ATH.VLIE.
Dieu veut-il qu'à toute heure on prie, on le contemple?
JOAS.
Tout profane exercice est banni de son temple.
ATHALIE.
Quels sont donc vos plaisirs ?
JOAS.
Quelquefois à l'autel
Je présente au grand prêtre ou l'encens ou le sel.
J'entends chanter de Dieu les grandeurs infinies; 676
Je vois l'ordre pompeux de ses cérémonies.
ATHALIE.
lié quoi ? vous n'avez point de passe-temps plus doux ?
Je plains le triste sort d'un enfant tel que vous..
Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire.
JOAS.
Moi, des bienfaits de Dieu je perdrois la mémoire? 680
ATHALIE.
Non, je ne vous veux pas contraindre à l'oublier.
JOAS.
Vous ne le priez point.
ATHALIE.
Vous pourrez le prier.
ACTE II, SCÈNE VII. 1019
JOAS.
Je verrois cependant en invoquer un autre ?
ATHALIE.
J'ai mon Dieu que je sers; vous servirez le vôtre.
Ce sont deux puissants Dieux.
JOAS.
Il faut craindre le mien : 685
Lui seul est Dieu, Madame, et le vôtre n'est rien.
ATHALIE.
Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule.
JOAS.
Le bonheur des méchants comme un torrent s'écoule *.
k ATHALIE.
Ces méchants, qui sont-ils?
JOSABET.
Hé, Madame ! excusez
Un enfant...
ATHALIE, à Josabet.
J'aime à voir comme vous l'instruisez. 690
Enfin, Éliacin, vous avez su me plaire;
Vous n'êtes point sans doute un enfant ordinaire.
Vous voyez, je suis reine, et n'ai point d'héritier.
Laissez là cet habit, quittez ce vil métier.
Je veux vous faire part de toutes mes richesses; 6(j5
Essayez dès ce jour l'effet de mes promesses.
1. (Peccatores) ad nihilum rlevenùml tnnquam nqun decurrens. (Ps.,
57, 8.) « Ils (les pécheurs) s'évanouiront comme une eau qui
s'écoule. »
1020
ATHALIE.
A ma table, partout, à mes côtés assis,
Je prétends vous traiter comme mon propre fils *.
Comme votre fils ?
Oui..
Je qmtterois ! Et pour.
JOAS.
ATHALIE.
. Vous vous taisez ?
JOAS.
Quel père
ATHALIE.
lié bien ?
JOAS.
Pour quelle mère ! 700
ATHALIE, à Josabet.
Sa mémoire est fidèle ; et dans tout ce qu'il dit
De vous et de Joad je reconnois l'esprit.
Voilà comme infectant cette simple jeunesse,
Vous employez tous deux le calme où je vous laisse.
Vous cultivez déjà leur haine et leur fureur.
Vous ne leur prononcez mon nom qu'avec horreur.
•o5
1. Xulhus dit à Ion :
''AXK', èxXi-rrwv 6e ou Sd-sS' d'XTiTeîav xs ir^v,
I; xàç 'Aôfjvaç aTstys...,
O'J a' ô)v6iOv [xèv oxfjTrxpov dvafxsvsi Trazoô^,
Tzokb^ 6è TiXouTOç.... (579-82.)
Kal vuv [xèv wç B^ ^évov àywv a' scpéaTiov
SelTTVotcn TÉp^j^o).... (656-7.)
« Mais laisse la maison de Dieu et ton existence de vagabond, et viei >
à Athènes.... Là, la grandeur et la royauté paternelle l'attendent, et
d'abondantes richesses.... Et maintenant je vais t'emmener comme un
hôte à mon foyer, et je te réjouirai d'un festin. »
ACIE II, SCÈ^E VII. 1021
JOSABET.
Peut-on de nos malheurs leur dérober l'histoire ?
Tout l'univers les sait; vous-même en faites gloire.
ATHALIE.
Oui, ma juste fureur, et j'en fais vanité,
A vengé mes parents sur ma postérité. 710
J'aurois vu massacrer et mon père et mon frère *,
Du haut de son palais précipiter ma mère.
Et dans un même jour égorger à la fois,
Quel spectacle d'horreur! quatre-vingts fils de rois^.
Et pourquoi? pour venger je ne sais quels prophètes^, yiS
Dont elle avoit puni les fureurs indiscrètes;
Et moi, reine sans cœur, fille sans amitié.
Esclave d'une lâche et frivole pitié.
Je n'aurois pas du moins à cette aveugle rage
Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage, 720
Et de votre David traité tous les neveux
(lomme on traitoit d'Achab les restes malheureux?
Où serois-je aujourd'hui, si domptant ma foiblesse,
Je n'eusse d'une mère étouffé la tendresse.
Si de mon propre sang ma main versant des flots 726
N'eût par ce coup hardi réprimé vos complots ?
Enfin de votre Dieu l'implacable vengeance
Entre nos deux maisons rompit toute alUance.
David m'est en horreur; et les fils de ce roi,
Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi. 780
1. Achab et Joram. Atlialie <^tait femme de Joram, roi do Juda, et
s/^ur de Joram, roi d'Israël, qui fut tué par Jéhu.
2. La Bible disait 70 (IV Hois, 10, 1, 6, 7). Racine qui réduisait à dix
les cinquante l'allantides de la légende grecque, porte à 80 le nombre
dos fils d'Achab.
5. Prophctas tuas occiderunt (jladio. « Ils ont tué tes prophètes par
le glaive, » disait Élie au Seigneur. Et le Seigneur annonçait la ven-
geance : Quicumque fur/erit (jlndium Hazaël, occidet eum Jéhu. Qui-
conque fuira le glaive d'Hazaéi, Jéhu le tuera. » (/ Rois, 19, 14 et 17.)
1022 ATHALIE.
JOSABET.
Tout VOUS a réussi? Que Dieu voie, et nous juge.
ATHALIE.
Ce Dieu, depuis longtemps votre unique refuge,
Que deviendra l'effet de ses prédictions?
Qu'il vous donne ce roi promis aux nations,
Cet enfant de David, votre espoir, votre attente.... 73:
Mais nous nous reverrons. Adieu. Je sors contente ;
J'ai voulu voir; j'ai vu.
ABNER, à Josabet.
Je vous l'avois promis :
Je vous rends le dépôt que vous m'avez commis.
SCÈNE VIII
JOAD, JOSABET, JOAS, ZACHARIE, ABNER,
SALOMITH, lévites, le Chœur.
JOSABET, à Joad.
Avez-vous entendu cette superbe reine,
Seigneur ?
J'entendois tout et plaignois votre peine. 740
Ces lévites et moi, prêts à vous secourir.
Nous étions avec vous résolus de périr.
(A Joas, en l'embrassant.)
Que Dieu veille sur vous, enfant dont le courage
Vient de rendre à son nom ce noble témoignage.
Je reconnois, Abner, ce service important. 74^
ACTE II, SCENE IX. i023
Souvenez-vous de l'heure où Joad vous attend *.
Et nous, dont cette femme impie et meurtrière
A souillé les regards et troublé la prière,
Rentrons; et qu'un sang pur, par mes mains épanché,
Lave jusques au marbre où ses pas ont touché. 760
SCENE IX
LE CHŒUR.
UNE DES FILLES DU CHŒUR.
Quel astre à nos yeux vient de luire ?
Quel sera quelque jour cet enfant merveilleux*?
Il brave le faste orgueilleux,
Et ne se laisse point séduire
A tous ses attraits périlleux. 755
UNE AUTRE.
k Pendant que du dieu d'Athalie
Chacun court encenser l'aulel,
Un enfant courageux publie
Que Dieu lui seul est éternel.
Et parle comme un autre Élie 760
Devant cette autre Jézabel.
ir UNE AUTRE,
^ui nous révélera ta naissance secrète ',
Cher enfant? Es-tu fils de quelque saint prophète?
1. Cf. versioo. Mais la troisième heure, a-t-on fait observer, n'est-
cilc [tas passée, puisque l'on voit au commencement de cet acte les
prières commencées et troublées par Athalie? Racine ne s'en est pas
avisé, ou bien il indique ici un nouveau rendez-vous.
2. Quis, pulas, puer isle eritf {St Luc, I, 66.) « Quel sera, selon vous,
cet enfant? .>
5. C.cncrationem ejus guis enarrabil? {haïe, 51,8.) « Qui racontera
sa naissance? »
1024 ATIIALIE.
UNE AUTRE.
Ainsi l'on vit l'aimable Samuel
Croître à l'ombre du tabernacle. 765
Il devint des Hébreux l'espérance et l'oracle.
Puisses-tu, comme lui, consoler Israël !
UNE AUTRE chante.
0 bienheureux mille fois
L'enfant que le Seigneur aime,
Qui de bonne heure entend sa voix, 770
Et que ce Dieu daigne instruire lui-même !
Loin du monde élevé, de tous les dons des cieux
Il est orné dès sa naissance*;
Et du méchant l'abord contagieux
N'altère point son innocence. 775
TOUT LE CHŒUR.
Heureuse, heureuse l'enfance
Que le Seigneur instruit et prend sous sa défense !
LA MÊME VOIX, seule.
Tel en un secret vallon.
Sur le bord d'une onde pure,
Croît à l'abri de l'aquilon, 780
Un jeune lis, l'amour de la nature *.
1. Beatus homo quem tu eriidieris^ Domine, et de lege tua docueris
enni. {Ps., 93, 12.) « Heureux l'homme que tu as instruit, Seigneur, et
nourri de ta loi. »
2. Catulle (62, V. 39-41):
Ut flos in septls secretus nascitur hortis,
If/notus pecori, nullo contustts aratro,
Quem mulcent mirœ, firmat sol, educat imber.
« Comme une fleur qui pousse à l'écart dans un jardin clos, inconnue
du bétail, à l'abri de la charrue; les brises la caressent, le soleil la
fortifie, la pluie la nourrit. »
ACTE II, SCÈNE IX. 1025
Loin (lu monde élevé, de tous les dons des cieux *
Il est orné dés sa naissance;
Et du méchant l'abord contagieux
N'altère point son innocence. ^85
TOUT LE CUŒUR.
Heureux, heureux mille fois
L'enfant que le Seigneur rend docile à ses lois !
UNE VOIX seule.
Mon Dieu, qu'une vertu naissante
Parmi tant de périls marche à pas incertains !
Qu'une âme qui te cherche et veut être innocente 790
Trouve d'obstacle à ses desseins !
Que d'ennemis lui font la guerre !
Où se peuvent cacher tes saints?
Les pécheurs couvrent la terre.
UNE AUTRE.
0 palais de David, et sa chère cité 2, ^q5
Mont fameux, que Dieu même a longtemps habité =5,
Comment as-tu du ciel attiré la colère ?
Sien, chère Sion, que dis-tu quand tu vois
VnG impie étrangère
Assise, hélas ! au trône de tes rois ? 800
TOUT LE CHŒUR.
^ion, chère Sion, que dis-tu quand tu vois
1. Los vers 782-79i manquent dans l'éd. de 1G91.
2. Habitavit autem David in nrce (Sion) et vocavit eam Civitnteni
David, ni Rois, 5, 9.) « David habita sur la colline de Sion, et l'appela la
Cité de David. »
?}. Mons in quo hmo placitnm est D,"o hahilare in eo. (Ps., 07, 17.
« Le mont où il plut à Dieu dhabiler. »
RACINE. 33
1026 ATllALIE.
Une impie étrangère
Assise, hélas ! au trône de les rois ?
LA MÊME VOIX continue.
Au lieu des cantiques charmants
Où Da\id t'exprimoit ses saints ravissements, 8o5
Et hénissoit son Dieu, son Seigneur et son père,
Sion, chère Sion, que dis-tu quand tu vois
Louer le dieu de l'impie étrangère,
Et blasphémer le nom qu'ont adoré tes rois * ?
UNE VOIX seule.
Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore 8io
Verrons-nous contre toi les méchants s'élever * ?
Jusque dans ton saint temple ils viennent te braver.
Ils traitent d'insensé le peuple qui t'adore.
Combien de temps, Seigneur, combien de temps encore
Verrons-nous contre toi les méchants s'élever? 8i5
UNE AUTRE.
Que vous sert, disent-ils, cette vertu sauvage ?
De tant de plaisirs si doux
Pourquoi fuyez-vous l'usage ?
Votre Dieu ne fait rien pour vous '.
UNE AUTRE.
Rions, chantons, dit cette troupe impie; 820
1. Les vers 804-809 se trouvent d'abord dans l'éd. de 1697.
2. Usquequo peccatores, Domine, usqucquo peccatores gloriabunhir :
effabuntur, et loquentur iniquitatem : loquentur omnes qui operantur
injustitiamf Popiilum iuum, Domine, humiliaverunt ; et hereditatem
tiinm vexaverunt. {Ps., 93, 3-5.) « Jusqu'à quand, Seigneur, jusqu'à
quand les pécheurs se glorifieront -ils? et parleront- ils haut? et
diront-ils leur iniquité? Jusqu'à quand ceux qvii pratiquent l'injustice
élèveront-ils la voix? Us ont humilié ton peuple, ô Dieu; ils ont opprimé
ton héritage. »
3. Cf. £s//ier,v. 339-41.
ACTE II, SCENE IX. 1027
De fleurs en fleurs, de plaisirs en plaisirs,
Promenons nos désirs.
Sur l'avenir insensé qui se fie.
De nos ans passagers le nombre est incertain,
llàtons-nous aujourd'hui de jouir de la vie; SaS
Qui sait si nous serons demain * ?
TOUT LE CHŒUR.
Qu'ils pleurent, ô mon Dieu, qu'ils frémissent de crainte,
Ces malheureux, qui de ta cité sainte
Ne verront point l'éternelle splendeur.
C'est à nous de chanter, nous à qui tu révèles 83o
Tes clartés immortelles;
C'est à nous de chanter tes dons et ta grandeur.
UNE VOIX seule.
De tous ces vains plaisirs où leur âme se plonge,
Que leur restera-t-il ? Ce qui reste d'un songe
Dont on a reconnu l'erreur. 835
A leur réveil, ô réveil plein d'horreur ^ !
Pendant que le pauvre à ta table
Goûtera de ta paix la douceur ineflable.
Ils boiront dans la coupe afl'reuse, inépuisable,
1. Comedamus et bibamus; cras enim moriemur. « Mangeons et
J)uvons : demain nous mourrons. » {[snïc, 22, 13.) Venite enjo, et fruamur
bonis qux sunt ; et idamur crentura tnnquam in juveniuie celeriier
Vino prctioso et unquentis nos implenmus; et non praetereat nos fias
tcmporis.CoroHf'mus nos rosis, nnlequnm marcescant : nullum pratiim
sil quod non pcrtranseat luxuria nostrn. {Sagesse, II, 6-8.) « Venez
donc, et jouissons des biens présents; et jouissons de notre jeunesse
rapidement. Emplissons-nous de vin et couvrons-nous de parfums ; et
ne laissons pas échapper la fleur de la vie. Couronnons-nous de roses,
avant qu'elles ne se fanent; ne laissons point de pré où ne se promène
notre volupté. »
2. Velut somnium snrgentium. Domine, in civitate tua imfiqincm ipso-
rum ad nihdum rédiges. {Ps., 72, 20.) « 0 Seigneur, anéantis leur image
dans ta cité, comme disparait un songe au réveil. »
1028
ATHALIE.
Que tu présenteras au jour de ta fureur
A toute la race coupable*.
TOUT LE CHŒUR.
0 réveil plein d'horreur !
0 songe peu durable!
0 dangereuse erreur !
1 Fxx ejus {calicis) non est cxinanita : bibent omnes peccatorcs
terrx. « La lie du calice n'est pas épuisée : tous les pécheurs de la terre
la boiront. » (Ps., 74, 9.) Bibisti de manu Domini calicem irse ejus.
{Isnïc, 51, 17.) « Tu as bu de la main du Seigneur le calice de sa
colère. »
FIλ PU SECOND ACTE
ACTE III
SCÈNE PREMIÈRE
MATHAN, NABAL, le Chœui .
MATHAN.
Jeunes filles, allez : qu'on dise à Josabet 84S
Que Mathan veut ici lui parler en secret.
UNE DES FILLES DU CHŒUR.
Mathan ! 0 Dieu du ciel, puisses-tu le confondre !
NABAL.
Hé quoi? tout se disperse, et fuit sans vous répondre?
MATHAN.
Approchons.
SCÈNE II
ZACIIARIE, MATHAN, NABAL.
ZACHAIUE.
Téméraire, où voulez-vous passer?
Au delà de ce heu gardez-vous d'avancer. 85o
1050
ATIIALIE.
C'est des ministres saints la demeure sacrée;
Les lois à tout profane en défendent l'entrée.
Qui cherchez-vous ? Mon père, en ce jour solennel,
De l'idolâtre impur fuit l'aspect criminel ;
Et devant le Seigneur maintenant prosternée.
Ma mère en ce devoir craint d'être détournée.
855
M.VTHAN.
Mon fils, nous attendrons : cessez de vous troubler.
C'est votre illustre mère à qui je veux parler.
Je viens ici chargé d'un ordre de la Rei^ne.
SCENE III
MATÏÎAN, NABAL.
NABAL.
Leurs enfants ont déjà leur audace hautaine.
Mais que veut Athalie en cette occasion ?
D'où naît dans ses conseils cette confusion?
Par l'insolent Joad ce matin ofTensée,
Et d'un enfant fatal en songe menacée.
Elle alloit immoler Joad à son courroux.
Et dans ce temple enfin placer Baal et vous.
Vous m'en aviez déjà confié votre joie.
Et j'espérois ma part d'une si riche proie.
Qui fait changer ainsi ses vœux irrésolus ?
MATHAN.
Ami, depuis deux jours je ne la connois plus.
Ce n'est plus cette reine éclairée, intrépide.
Élevée au-dessus de son sexe timide,
Qui d'abord accabloit ses ennemis surpris,
Et d'un instant perdu connoissoit tout le prix.
860
865
870
ACTE III, SCÈNE III. 1031
La peur d'un vain remords trouble cette grande âme :
Elle flotte, elle hésite; en un mot, elle est femme.
J'avois tantôt rempli d'amertume et de fiel
Son cœur déjà saisi des menaces du ciel.
Elle-même, à mes soins confiant sa vengeance,
M'avoit dit d'assembler sa garde en diligence; 880
Mais soit que cet enfant devant elle amené,
De ses parents, dit-on, rebut infortuné.
Eût d'un songe effrayant diminué l'alarme,
Soit qu'elle eût même en lui vu je ne sais quel charme.
J'ai trouvé son courroux chancelant, incertain, 885
Et déjà remettant sa vengeance à demain.
Tous ses projets sembloient l'un l'autre se détruire.
« Du sort de cet enfant je me suis fait instruire,
Ai-je dit. On commence à vanter ses aïeux ;
Joad de temps en temps le montre aux factieux, 890
Le fait attendre aux Juifs, comme un autre Moïse,
Et d'oracles menteurs s'appuie et s'autorise, w
Ces mots ont fait monter la rougeur sur son front.
Jamais mensonge heureux n'eut un effet si prompt.
« Est-ce à moi de languir dans cette incertitude? 896
Sortons, a-t-elle dit, sortons d'inquiétude.
Vous-même à Josabet prononcez cet arrêt :
Les feux vont s'allumer, et le fer est tout prêt;
Rien ne peut de leur temple empêcher le ravage,
Si je n'ai de leur foi cet enfant pour otage. » 900
Hé bien ? pour un enfant qu'ils ne connoissent pas,
Que le hasard peut-être a jeté dans leurs bras.
Voudront-ils que leur temple enseveli sous l'herbe..
EAh ! de tous les mortels connois le plus superbe.
Plutôt que dans mes mains par Joad soit livré 906
1032
ATIIALIE.
Un enfant qu'à son Dieu Joad a consacré,
Tu lui verras subir la mort la plus terrible.
D'ailleurs pour cet enfant leur attache est visible.
Si j'ai bien de la Reine entendu le récit,
Joad sur sa naissance en sait plus qu'il ne dit.
Quel qu'il soit, je prévois qu'il leur sera funeste.
Ils le refuseront. Je prends sur moi le reste ;
Et j'espère qu'enfin de ce temple odieux
Et la flamme et le fer vont délivrer mes yeux.
910
Qui peut vous inspirer une haine si forte?
Est-ce que de Baal le zèle vous transporte ?
Pour moi, vous le savez, descendu d'Ismaël,
Je ne sers ni Baal, ni le Dieu d'Israël *.
i5
MATHAN.
Ami, peux-tu penser que d'un zèle frivole
Je me laisse aveugler pour une vaine idole, 920
Pour un fragile bois, que malgré mon secours
Les vers sur son autel consument tous les jours 2?
Né ministre du Dieu qu'en ce temple on adore.
Peut-être que Mathan le serviroit encore,
Si l'amour des grandeurs, la soif de commander naS
Avec son joug étroit pouvoient s'accommoder.
Qu'est-il besoin, Nabal, qu'à tes yeux je rappelle
De Joad et de moi la fameuse querelle.
Quand j'osai contre lui disputer l'encensoir.
Mes brigues, mes combats, mes pleurs, mon désespoir?
Vaincu par lui, j'entrai dans une autre carrière,
Et mon âme à la cour s'attacha toute entière.
1. « Les Israélites étaient idolâtres et fort attachés à leurs faux
dieux. » {Racine, Notes mamiscriies.)
2. Ante truncum liqni procidam? {Isaïe, U, 19.) « Me prosternerai-je
devant un tronc d'arbre? »
ACTE III, SCÈINE III. 1033
J'approchai par degrés de l'oreille des rois,
Et bientôt en oracle on érigea ma voix.
J'étudiai leur cœur, je flattai leurs caprices, 935
Je leur semai de fleurs le bord des précipices.
Près de leurs passions rien ne me fut sacré;
De mesure et de poids je changeois à leur gré.
Autant que de Joad l'inflexible rudesse
De leur superbe oreille oflensoit la mollesse, 940
Autant je les charmois par ma dextérité,
Dérobant à leurs yeux la triste vérité,
Prêtant à leurs fureurs des couleurs favorables,
Et prodigue surtout du sang des misérables*.
Enfin au Dieu nouveau, qu'elle avoit introduit, 945
Par les mains d'Atlialie un temple fut construit-.
Jérusalem pleura de se voir profanée;
Des enfants de Lévi la troupe consternée
En poussa vers le ciel des hurlements aff'reux.
Moi seul, donnant l'exemple aux timides Hébreux, 900
Déserteur de leur loi, j'approuvai l'entreprise.
Et par là de Baal méritai la prêtrise.
Par là je me rendis terrible à mon rival.
Je ceignis la tiare, et marchai^ son égal.
1. « On a trouve, disait l'Académie, que Mathanse déclare ici très mal
à propos le plus scélérat de tous les hommes; et il le fait sans aucune
nécessité et sans utilité. » C'est une question si les plus rusés, les plus
hypocrites n'ont pas besoin d'un confident de leur jeu, à qui ils disent
leur secret, pour être admirés dans toute leur habileté, et surtout pour
se purger des soupçons de respecter naïvement les vaines idoles d'hon-
neur ou de morale devant lesquelles se prosterne la foule. Voyez
don Juan se révélant pareillement à Sganarelle.
2. La Bible ne fournit pas ce fait.
3. Ce marchai est un souvenir de Virgile :
Ast ego, quse divnm incedo reqina, Jovisque
Et soror et conjux.... {En., I, 46-7.)
« Mais moi, qui marche reine des Dieux, sœur et femme de Jupiter. »
1034 ATIIALIE.
Toutefois, je l'avoue, en ce comble de gloire, gSS
Du Dieu que j'ai quitté l'importune mémoire
Jette encore en mon âme un reste de terreur;
Et c'est ce qui redouble et nourrit ma fureur.
Heureux si sur son temple achevant ma vengeance,
Je puis convaincre enfin sa haine d'impuissance, 960
Et parmi le débris, le ravage et les morts,
A force d'attentats perdre tous mes remords*'
Mais voici Josabet.
SCÈNE IV
JOSABET, MATHAN, NABAL.
MATHAN.
Envoyé par la Reine,
Pour rétablir le calme et dissiper la haine,
Princesse, en qui le ciel mit un esprit si doux, 966
Ne vous étonnez pas si je m'adresse à vous.
Un bruit, que j'ai pourtant soupçonné de mensonge,
Appuyant les avis qu'elle a reçus en songe,
Sur Joad, accusé de dangereux complots,
Alloit de sa colère attirer tous les flots. 970
Je ne veux point ici vous vanter mes services.
De Joad contre moi je sais les injustices ;
Mais il faut à l'offense opposer les bienfaits.
Enfin je viens chargé de paroles de paix.
Vivez, solennisez vos fêtes sans ombrage. 976
De votre obéissance elle ne veut qu'un gage :
C'est, pour l'en détourner j'ai fait ce que j'ai pu,
Cet enfant sans parents, qu'elle dit qu'elle a vu.
1. C'est ici surtout qu'il est difficile de ne pas accepter la critique de j
l'Académie. " "
ACTE III, SCÈ>E IV. 1035
Êiiacin!
-MATHAN.
J'en ai pour elle quelque honte.
D'un vain songe peut-être elle fait trop de compte. 980
Mais vous vous déclarez ses mortels ennemis,
Si cet enfant sur l'heure en mes mains n'est remis.
La Reine impatiente attend votre réponse.
JOSABET.
Et voilà de sa part la paix qu'on nous annonce !
MATHAN.
Pourriez-vous un moment douter de l'accepter? 986
D'un peu de complaisance est-ce trop l'acheter?
JOSABËT.
J'admirois si Matlian, dépouillant l'artifice,
Avoit pu de son cœur surmonter l'injustice.
Et si de tant de maux le funeste inventeur
De quelque ombre de bien pouvoit être l'auteur. 990
De quoi vous plaignez-vous? Vient-on avec furie
Arracher de vos bras votre fils Zacharie?
Quel est cet autre enfant si cher à votre amour?
Ce grand attachement me surprend à mon tour.
Est-ce un trésor pour vous si précieux, si rare? 996
Est-ce un libérateur que le ciel vous prépare?
Songez-y : vos refus pourroient me confirmer
Un bruit sourd que déjà l'on commence à semer.
JOSABËT.
Quel bruit?
1036 ATHALIE.
Que cet enfant vient d'illustre origine ;
Qu'à quelque grand projet votre époux le destine. looo
JOSABET.
Et Mathan par ce bruit qui flatte sa fureur....
MATH AN.
Princesse, c'est à vous à me tirer d'erreur.
Je sais que du mensonge implacable ennemie,
Josabet livreroit même sa propre vie.
S'il falloit que sa vie à sa sincérité ioo5
Coûtât le moindre mot contre la vérité.
Du sort de cet enfant on n'a donc nulle trace?
Une profonde nuit enveloppe sa race?
Et vous-même ignorez de quels parents issu,
De quelles mains Joad en ses bras l'a reçu? loio
Parlez; je vous écoute, et suis prêt de vous croire.
Au Dieu que vous servez. Princesse, rendez gloire.
Méchant, c'est bien à vous d'oser ainsi nommer
Un Dieu que votre bouche enseigne à blasphémer.
Sa vérité par vous peut-elle être attestée, loi
Vous, malheureux, assis dans la chaire empestée^
Où le mensonge règne et répand son poison ;
Vous, nourri dans la fourbe et dans la trahison?
1. In cathedra pestikntix. (Ps.,1, 1.) « Dans la chaire de pestilence.
ACTE III, SCE^'E V. 1037
SCÈNE V
JOAD, JOSABET, MATEAN, NABAL.
JOVD.
Où suis-je? De Baal ne vois-je pas le prêtre?
Quoi? lilie de David, vous parlez à ce traître? 1020
Vous souffrez qu'il vous parle? Et vous ne craignez pas
Que du fond de l'abîme entr'ouvert sous ses pas
Il ne sorte à l'instant des feux qui vous embrasent,
Ou qu'en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent?
Que veut-il? De quel front cet ennemi de Dieu loaS
Vient-il infecter l'air qu'on respire en ce lieu?
matha:<.
On reconnoit Joad à cette violence.
Toutefois il devroit montrer plus de prudence,
Respecter une reine, et ne pas outrager
Celui que de son ordre elle a daigné charger. io3o
JOAD.
Hé bien, que nous fait-elle annoncer de sinistre?
Quel sera l'ordre aftreux qu'apporte un tel ministre?
MATHAN.
J'ai fait à Josabet savoir sa volonté.
JOAD.
Sors donc de devant moi, monstre d'impiété.
De toutes tes horreurs, va, comble la mesure. io35
Dieu s'apprête à te joindre à la race parjure,
1058 ATIIALIE.
Abiron et Dathan, Doëg, AchitoplieH.
Les cliiens, à qui son bras a livré Jézabel,
Attendant que sur toi sa fureur se déploie,
Déjà sont à ta porte, et demandent leur proie. io4o
MATHAN. (Il se trouble.)
Avant la fin du jour.... on verra qui de nous....
Doit.... Mais sortons, iS'abal.
De vos sens étonnés quel désordre s'empare?
Voilà votre chemin.
SCÈNE VI
JOAD, JOSABET.
JOSABET.
L'orage se déclare.
Athalie en fureur demande Éliacin. io45
Déjà de sa naissance et de votre dessein
On commence. Seigneur, à percer le mystère :
Peu s'en faut que Mathan ne m'ait nommé son père.
JOAD.
Au perfide Mathan qui l'auroit révélé?
Votre trouble à Mathan n'a-t-il point trop parlé? io5o
1. Dathan. Abiron et Coré, révoltés contre Moïse, furent engloutis par
!a terre ouverte sous leurs pieds. {Nombres, 16, 1-33). Doëg, Iduméen, qui
dénonça le prêtre Achimélech à Saûl pour avoir secouru David, est
maudit par Daviti. (Ps., 51, 2.) Achitophel, conseiller et corrupteur
d'Absalon. (///iws, 15-17.)
à
ACTE III, SCÉî^E YI. 1039 \
JOSABET. j
J'ai fait ce que j'ai pu pour m'en rendre maîtresse. {
Cependant, croyez-moi, Seigneur, le péril presse.
Réservons cet enfant pour un temps plus heureux. .■
Tandis que les méchants délibèrent entre eux, i
Avant qu'on l'environne, avant qu'on nous l'arrache, io55 ]
Une seconde fois souffrez que je le cache. !
Les portes, les chemins lui sont encore ouverts. j
Faut-il le transporter aux plus affreux déserts? .|
Je suis prête. Je sais une secrète issue
Par où, sans qu'on le voie, et sans être aperçue, 1060 j
De Cédron avec lui traversant le torrent*, ;
J'irai dans le désert, où jadis en pleurant, ^;
Et cherchant comme nous son salut dans la fuite, |
David d'un fds rebelle évita la poursuite. ^
Je craindrai moins pour lui les lions et les ours.... io65 ^
Mais pourquoi de Jéhu refuser le secours? 1
Je vous ouvre peut-être un avis salutaire.
Faisons de ce trésor Jéhu dépositaire. ■
On peut dans ses États le conduire aujourd'hui, i
Et le chemin est court qui mène jusqu'à lui. 1070 j
Jéhu n'a point un cœur farouche, inexorable; l
De David à ses yeux le nom est favorable*. -■
Hélas ! est-il un roi si dur et si cruel, j
A moins qu'il n'eût pour mère une autre Jézabel, >
Qui d'un tel suppliant ne plaignît l'infortune? 1076 ^
Sa cause à tous les rois n'est-elle pas commune? i
JOAD. j
Quels timifles conseils m'osez-vous suggérer? ;
Lin l'appui de Jéhu pourriez- vous espérer? :;
1. Le torrent de Cédron, coulant dans une profonde vallée à l'est de
Jf-rusaiem, se jetait dans la mer Morte. David l'aTait traversé, fuyant .;
devant Absalon, pour se réfugier au désert d'Engaddi. j!
2. Favorable ; latinisme, qui procure la faveur., qui concilie... ]
■ i
1040 ATHALIE.
JOSABET.
Dieu défend-il tout soin et toute prévoyance? j
^'e l'ofTense-t-on point par trop de confiance? 1080
A ses desseins sacrés employant les humains,
IN'a-l-il pas de Jéliu lui-même armé les mains?
Jéhu, qu'avoit choisi sa sagesse profonde,
Jéhu, sur qui je vois que votre espoir se fonde,
D'un oubli trop ingrat a payé ses bienfaits. io85
Jéhu laisse d'Achab l'affreuse fille en paix,
Suit des rois d'Israël les profanes exemples,
Du vil Dieu de l'Egypte a conservé les temples ^
Jéhu, sur les hauts lieux enfin osant offrir
Un téméraire encens que Dieu ne peut souffrir^, 1090
N'a pour servir sa cause et venger ses injures
Ni le cœur assez droit ni les mains assez pures.
Non, non : c'est à Dieu seul qu'il nous faut attacher.
Montrons ÉUacin; et loin de le cacher.
Que du bandeau royal sa tête soit ornée. logS
Je veux même avancer l'heure déterminée,
Avant que de Malhan le complot soit formé.
SCÈNE VII \
JOÂD, JOSABET, AZARIAS, suivi du Chœur et de plusieurs lévites. ^
JOAD.
Hé bien, Azarias, le temple est-il fermé?
1. Nec dereliquil vihilos aureos qui erant in Bclhel et in Dan. {IV j
Rois, 10, 29.) « 11 ne délaisse pas les veaux d'or qui étaient à Béthel et à
Dan. » ■
2. Depuis la construction du temple, il était interdit d'offrir ailleurs '.
des sacrifices.
ACTE III, SCÈISE Vil. 1041
AZAUIAS.
J'en ai fait devant moi fermer toutes les portes.
JUAD.
N'y reste-t-il que vous et vos saintes cohortes? noo
AZARIAS.
De ses parvis sacrés j'ai deux fois fait le tour.
Tout a fui, tous se sont séparés sans retour,
Misérable troupeau qu'a dispersé la crainte ;
Et Dieu n'est plus servi que dans la tribu sainte.
Depuis qu'à Pharaon ce peuple est échappé, iio5
Une égale terreur ne l'avoit point frappé.
Peuple lâche, en effet, et né pour l'esclavage,
Hardi contre Dieu seul! Poursuivons notre ouvrage.
Mais qui retient encor ces enfants parmi nous?
UNE DES FILLES DU CHŒUR.
pourrions-nous, Seigneur, nous séparer de vous? iiio
Dans le temple de Dieu sommes-nous étrangères?
Vous avez près de vous nos pères et nos frères.
UNE AUTRE.
H(''las! si pour venger l'opprobre d'Israël,
Nos mains ne peuvent pas, comme autrefois Jahel*,
Des ennemis de Dieu percer la tète impie, iii5
Nous lui pouvons du moins immoler notre vie.
1. « Jugea, chap. iv. » (Yo/e de Racine dans les éd. de 1692 et 1697.)
Sisara. chef de l'armée cliananéenne, vaincu et fuyant, entra dans la
tente de Jahel. Pendant qu'il donnait, elle prit une des chevilles de fer
de la tente, et la lui enfonça à coups de marteau dans la tempe.
1042 ATHALIE.
Quand vos bras combattront pour son temple attaqué,
Par nos larmes du moins il peut être invoqué.
JOAD.
Voilà donc quels vengeurs s'arment pour ta querelle,
Des prêtres, des enfants, ô Sagesse éternelle! 1120
Mais si tu les soutiens, qui peut les ébranler?
Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler.
Tu frappes et guéris; tu perds et ressuscites*.
Ils ne s'assurent point en leurs propres mérites,
Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois, 11 25
En tes serments jurés au plus saint de leurs rois.
En ce temple où tu fais ta demeure sacrée,
Et qui doit du soleil égaler la durée.
Mais d'où vient que mon cœur frémit d'un saint effroi?
Est-ce l'Esprit divin qui s'empare de moi? ii3o
C'est lui-même. Il m'échauffe. Il parle. Mes yeux s'ouvrent.
Et les siècles obscurs devant moi se découvrent.
Lévites, de vos sons prêtez-moi les accords,
Et de ses mouvements secondez les transports.
LE CHŒUR chante au son de toute la symphonie des instruments.,
Que du Seigneur la voix se fasse entendre, 11 35
Et qu'à nos cœurs son oracle divin
Soit ce qu'à l'herbe tendre
Est, au printemps, la fraîcheur du matin 2.
JOAD.
Cieux, écoutez ma voix; terre, prête l'oreille'.
1. Antithèses bibliques. Ego occidnm et ego vivere fncinm. « Je tuerai
et je ferai vivre. » (Deutér., 52, 59.) Dominus mortificat et vivificat.
(/ Rois, 2, 6.) « Dieu mortifie et vivifie. »
2. Fluat ut ros eloquium meiim, quasi imber super herbam, et quasi
siillx super gramina. « Que ma parole coule comme la rosée, comme
la pluie sur l'herbe, comme les gouttes d'eau sur le gazon, » (Deutéro-
nome, xxxii, 2.) Voyez aussi Osée, vi, 4.
3. Audile, cxli, qux loquor, audiat terra verba aria met. « Cieux,
ACTE III, SCEiNE VII. 1043
Ne dis plus, ô Jacob, que ton Seigneur sommeille. ii4o
Pécheurs, disparoissez : le Seigneur se réveille ^
(Ici recommence la symphonie, et Joad aussitôt reprend la parole.)
Comment en un plomb vil l'or pur s'est-il changé ■*?
Quel est dans le lieu saint ce pontife égorgé^?
Pleure. Jérusalem, pleure, cité perfide,
Des prophètes divins malheureuse homicide*. ii45
De son amour pour loi ton Dieu s'est dépouillé.
Ton encens à ses yeux est un encens souillé s.
écoutez ma parole; que la terre entende la voix de ma bouche. » {Dcii-
térouome, xxxw, i.) — Audile cstli, et aur'ibus j)crcipe, lerra. « deux.
écoutez; terre, prête l'oreille. » {haïe, 1, 2.)
1 . Ik'ficiant jK'ccatores a terra, et iniqui ita ut non sirit. {Psaumes, eut,
35) — Exsùrgat Deus, et dissipe atiir inimici ejus.... Pereant peccatores
a facie Dei. {Psaumes, lxvii, 2 et 3.) Et excitatus est tanquam donniens
Dotninus. {Psaumes, lxxvii, 65.) « Que les pécheurs disparaissent de la
terre : que les méchants soient comme s'ils n'étaient pas.... Que Dieu
se lève, et que ses ennemis soient dissipés.... Que les pécheurs dispa-
raissent de devant la face du Seigneur.... Le Seigneur qui semblait
dormir s'est réveillé. »
2. « Joas. » {Note de Racine.) — Quomodo obscuratum est aiirum, mu-
tatus est color optimus? (Lamentations de Jérémie, iv, i.) « Comment
l'or s'est-il terni? Comment a-t-il altéré sa belle couleur? »
3. « Zacharie. » {Note de Racine.) — « La plupart ont dit que l'auteur
détruit ici l'intérêt pour Joas, en prévenant sans nécessité les auditeurs
que Joas doit un jour faire égorger le fils de son bienfaiteur. Plusieurs
ont voulu excliser cet endroit comme langage prophétique, qui ne fait
j)as naitre une idée distincte. Les critiques ont répondu que, si le dis-
cours du grand prêtre ne porte aucune idée, il est inutile; s'il présente
quelque chose de réel, comme on n'en peut douter par les notes de
l'auteur, il détruit l'intérêt. » {Sentiments de l'Académie.) — M. de
la Rochefoucauld-Liancourt dit que l'Académie s'est arrêtée là ; et que
c'est Dalembert qui a écrit à la marge : « Les autres ont répliqué que
l'intérêt principal de la pièce ne porte point siir Joas, mais sur l'accom-
plissement des promesses de Dieu en faveur de la race de David. »
(iNote de M. P. Mespard.)
l. Jérusalem, Jérusalem, qux occidis prophetas.... {Saint Malth.,
XXIII, 37.) « Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes. »
5. Ne offeratis idtra sacrificium frustra; incensum abominatio est
viihi. ilsaie, i, 13.) « N'offrez plus de sacrifice inutile : votre encens
m'est en abomination. »
1044 ATIIALIE.
Où menez-vous ces enfants et ces femmes*?
Le Seigneur a détruit la reine des cités.
Ses prêtres sont captifs, ses rois sont rejetés 2. ii5o
Dieu ne veut plus qu'on vienne à ses solennités'.
Temple, renverse-toi. Cèdres, jetez des flammes.
Jérusalem, objet de ma douleur,
Quelle main en un jour t'a ravi tous tes charmes?
Qui changera mes yeux en deux sources de larmes 11 55
Pour pleurer ton malheur*?
AZARIAS.
0 saint temple !
JOSABET.
0 David !
LE CHŒUR.
Dieu de Sion, rappelle,
Rappelle en sa faveur tes antiques bontés.
(La symphonie recommence encore, et Joad, un moment après,
l'interrompt.)
JOAD.
Quelle Jérusalem nouvelle ^
Sort du fond du désert brillante de clartés, 1160
1. « Captivité de Babylone. » [f^ote de Racine.)
2. Facta est quasi vidua domina (jentium; jirinceps provinciarum
facta est sub tribulo. {Lamentations de Jérémie, i, 1.) La maîtresse des
nations est comme veuve; la reine des provinces a été réduite en escla-
vage. »
3. Solemnitates vestras odivit anima mea. {haie, 1, li.) « Mon âme
hait vos solennités. »
4. Quis dabit capiti meo aquam, et ocnlis meis fontem lacri/marum ? Et
plorabo die ac nocte....{Jérémie,i\A.) « Qui remplira d'eau ma tête? Qui
mettra dans mes yeux une source de larmes? Je pleurerai jour et nuit. »
5. « L'Église. » {Note de Racine.) — Vidi sanctam civitatem Jérusa-
lem novam, descendentem de cxlo a Deo. {Apocalypse, xxi, 2.) « J'ai
vu une nouvelle cité sainte, une nouvelle Jérusalem descendre du ciel,
d'auprès de Dieu. » Racine a songé aussi au Cantique des Cantiques
<iii, 0). : Quœ est ista quœ ascendit per desertum, sicut virgula fumi ex
ACTE III, SCÈNE VII. 1045
Et porte sur le front une marque immortelle?
Peuples de la terre, chantez.
Jérusalem renaît plus charmante et plus belle.
D'où lui viennent de tous côtés
Ces enfants qu'en son sein elle n'a point portés*? iiG5
Lève, Jérusalem, lève ta tête altière*.
Regarde tous ces rois de ta gloire étonnés.
Les rois des nations, devant toi prosternés,
De tes pieds baisent la poussière';
les peuples à l'envi marchent à ta lumière*. 1170
Heureux qui pour Sion d'une sainte ferveur
Sentira son âme embrasée!
Cieux, répandez votre rosée,
Et que la terre enfante son Sauveur^.
JOSABET.
Hélas! d'où nous viendra cette insigne faveur, 1176
Si les rois de qui doit descendre ce Sauveur....
nromatibus myrrhx et ihuris...? « Quelle est celle qui monte au milieu
du désert, comme une colonne de fumée de myrrhe et d'encens? »
1. « Les Gentils. » (Note de Racine.)— Leva in circuitu oculos iiios, et
vide, omnes isti congreçjati stuit, venerunt tibi.... Qnis genuit mihi
istos? Ego sterilis, et non j)ariens.... (/,soî<?, xlix, 18 et 21.) « Lève tes
yeux, et regarde autour de toi : tous ceux-là sont assemblés, et sont
venus à toi.... Qui me les a enfantés? Je suis stérile et n'enfante point. »
2. Siirge, illuminare, Jérusalem, quia venit lumen tuum, et gloria
Domini super te orta est. {haïe, lx, 1.) « Lève-toi, Jérusalem, et res-
plendis, car ta lumière est venue, et la gloire de Dieu s'est levée sur
toi. »
5. Et erunt reges nutricii tui.... Vultu in terram demisso adorabunt
te, et pulverem pedum tuorum Ungent. {haïe, xxix, 23.) « Les rois
seront tes nourriciers.... Le visage prosterné contre terre, ils t'adore-
ront, et lécheront la j)0ussière de tes pieds. »
i. Et ambulabunt gentes in lumine tua. {haïe, lx, 3.) « Les nations
marcheront à ta lumière. »
D. Rorate, cadi, desuper, et nubes pluant justum; nperiatur terra, et
gcrminet Salvatorem. {haïe, xf,v, 8.) « Cieux, versez d'en haut votre
rosée; que les nuages pleuvent le juste : que la terre s'ouvre et pro-
duise le Sauveur. »
1046 ATHALIE.
JOAD.
Préparez, Josabet, le riche diadème
Une sur son front sacré David porta lui-même.
(Aux lévites.)
Et vous, pour vous armer, suivez-moi dans ces lieux
Où se garde caché, loin des profanes yeux, 1180
Ce formidable amas de lances et d'épées*
Qui du sang phiUstin jadis furent trempées,
Et que David vainqueur, d'ans et d'honneurs chargé,
Fit consacrer au Dieu qui l'avoit protégé.
Peut-on les employer pour un plus noble usage? ii85
Venez, je veux moi-même en faire le partage.
SCÈNE VIII
SALOMITH, LE Chœur.
SALCJUTH.
Que de craintes, mes sœurs, que de troubles mortels !
Dieu tout-puissant, sont-ce là les prémices,
Les parfums et les sacrifices ■
Qu'on devoit en ce jour offrir sur tes autels? 1190
UNE FILLE DU CHŒUR. ;
Quel spectacle à nos yeux timides! \
Qui l'eût cru, qu'on dût voir jamais |
Les glaives meurtriers, les lances homicides '
Briller dans la maison de paix?
1. Dediique Joïada sacerdos centurionibus lanceas, cltjpeosque et '■.
pcltas régis David, qiias consecraverat in domo Domini. {Paralip., ^
23, 9.) « Le prêtre Joïada donna aux centurions des lances et des bou- 4
cliers du roi David, qui les avait consacrés dans la maison du Seigneur .» |
ACTE III, SCÈISE YIII. 1047
UNE AUTRE.
D'où vient que, pour son Dieu, pleine d'indifférence, ngS
Jérusalem se tait en ce pressant danger?
D'où vient, mes sœurs, que pour nous protéger
Le brave Abner au moins ne rompt pas le silence?
SALOMITH.
Hélas! dans une cour où l'on n'a d'autres lois
Que la force et la violence, 1200
Où les honneurs et les emplois
Sont le prix d'une aveugle et basse obéissance,
Ma sœur, pour la triste innocence
Qui voudroit élever sa voix*?
UNE AUTRE.
Dans ce péril, dans ce désordre extrême, laoS
Pour qui prépare-t-on le sacré diadème?
Le Seigneur a daigné parler.
Mais ce qu'à son prophète il vient de révéler,
Qui pourra nous le faire entendre?
S'arme-t-il pour nous défendre? 12 10
S'arme-t-il pour nous accabler?
TOUT LE CHŒUR chante.
0 promesse! ô menace! ô ténébreux mystère!
Que de maux, que de biens sont prédits tour à tour!
Comment pout-on avec tant de colère
Accorder tant d'amour? i2i5
UNE VOIX seule.
Sion ne sera plus. Une flamme cruelle
Détruira tous ses ornements.
1. Ces vers manquent dans l'éd. de 1691.
1048 ATHAUE.
UNE AUTRE VOIX.
Dieu protège Sion. Elle a pour fondements
Sa parole éternelle.
LA PREMIÈRE.
Je vois tout son éclat disparoitre à mes yeux. 122c
LA SECONDE.
Je vois de toutes parts sa clarté répandue.
LA PREMIÈRE.
Dans un gouffre profond Sion est descendue.
LA SECONDE.
Sion a son front dans les cieux.
LA PREMIÈRE.
Quel triste abaissement !
LA SECONDE.
Quelle immortelle gloire !
LA PREMIÈRE.
Que de cris de douleur!
LA SECONDE.
Que de chants de victoire! 1225
UNE TROISIÈME.
Cessons de nous troubler. Notre Dieu quelque jour
Dévoilera ce grand mystère.
TOUTES TROIS.
Révérons sa colère;
Espérons en son amour.
ACTE m, SCÈNE YIII. 1049
UNE AUTRE.
D'un cœur qui t'aime, 1280
Mon Dieu, qui peut troubler la paix?
Il cherche en tout ta volonté suprême.
Et ne se cherche jamais.
Sur la terre, 'lans le ciel même,
Est-il d'autre bonheur que la tranquille paix i235
D'un cœur qui t'aime?
FIN DU TROISIEME ACTE
ACTE IV
SCÈNE PREMIÈRE
JOAS, JOSABET, ZACUARIE, SALOMITH,
UN LÉVITE, LE ChŒUR.
D'un pas majestueux, à côté de ma mère,
Le jeune Éliacin s'avance avec mon frère.
Dans ces voiles, mes sœurs, que portent-ils tous deux?
Quel est ce glaive enfin qui marche devant eux? 124a
JOSABET, à Zacharie. ;
Mon fils, avec respect posez sur cette table |
De notre sainte loi le livre redoutable. %
Et vous aussi, posez, aimable Éliacin, '•
Cet auguste bandeau près du livre divin. '
Lévite, il faut placer, Joad ainsi l'ordonne, 124^.
Le glaive de David auprès de sa couronne. i
I
JOAS.
Princesse, quel est donc ce spectacle nouveau?
Pourquoi ce livre saint, ce glaive, ce bandeau? ;
Depuis que le Seigneur m'a reçu dans son temple.
D'un semblable appareil je n'ai point vu d'exemple.
I25€f|
ACTE lY, SCÈ>"E II. 1051
JOSABET.
Tous VOS doutes, mon fils, bientôt s'éclairciront.
JOAS.
Vous voulez essayer ce bandeau sur mon front?
Ah ! Princesse, gardez d'en profaner la gloire.
Du roi qui l'a porté respectez la mémoire.
Un malheureux enfant aux ours abandonné.... i255
JOSABET, lui essayant le diadème.
Laissez, mon fils : je fais ce qui m'est ordonné.
JOAS.
Mais j'entends les sanglots sortir de votre bouche!
Princesse, vous pleurez! Quelle pitié vous touche?
Est-ce qu'en holocauste aujourd'hui présenté,
Je dois, comme autrefois la lîlle de Jephté*, 12C0
Du Seigneur par ma mort apaiser la colère?
Ilélas ! un fils n'a rien qui ne soit à son père.
JOSABET.
Voici qui vous dira les volontés des cieux.
Ne craignez rien. Et nous, sortons tous de ces heux.
SCÈNE II
JOAD, JOAS.
JOAS, courant dans les bras du grand prêtre.
Mon père!
JOAD.
Hé bien, mon (ils?
1. Juges, 11, Ô^W.
1052 ATIIALIE.
JOAS.
Qu'est-ce donc qu'on prépare?
JOAD.
Il est juste, mon fils, que je vous le déclare.
Il faut que vous soyez instruit, même avant tous,
Des grands desseins de Dieu sur son peuple et sur vous.
Armez-vous d'un courage et d'une foi nouvelle.
[l est temps de montrer cette ardeur et ce zèle 1270
Qu'au fond de votre cœur mes soins ont cultivés,
Et de payer à Dieu ce que vous lui devez.
Sentez-vous cette noble et généreuse envie?
JOAS.
Je me sens prêt, s'il veut, de lui donner ma vie.
JOAD.
On vous a lu souvent l'histoire de nos rois. 127 5
Vous souvient-il, mon fils, quelles étroites lois
Doit s'imposer un roi digne du diadème?
JOAS.
Un roi sage, ainsi Dieu l'a prononcé lui-même,
Sur la richesse et l'or ne met point son appui.
Craint le Seigneur son Dieu, sans cesse a devant lui 1280
Ses préceptes, ses lois, ses jugements sévères.
Et d'injustes fardeaux n'accable point ses frères*.
1. « Dc'iitéronome, chap. 17. » (yote de Racine). — ^on hahebit ar-
gent} et auri immensa pondéra.... Et habebit secnm (Deuteronomiiim
legis) legetque illud omnibus diebus vitœ snse, nt disrat timere Dominum
Deum sîtum, et aistodire verbaet ceremonias eJHs,qusnin lege praecepta
snnt. Nec elevetur cor ejus in superbiam srqjer fratres suos. « Tu
n'auras point de quantités immenses d'or et d'argent.... Et il aura le
Deutéronome, et il le lira tous les jours de sa vie, pour apprendre à
craindre le Seigneur ton Dieu, à garder ses préceptes et ses rites, qui
sont prescrits dans la loi. Et son cœur ne s'élèvera point orgueilleuse-
ment par-dessus ses frères. »
ACTE IV, SCÈNE II. 1053
JOAD.
Mais sur l'un de ces rois s'il falloit vous régler,
A qui choisiriez-vous, mon fils, de ressembler?
JOAS.
David, pour le Seigneur plein d'un amour fidèle, laSS
Me paroît des grands rois le plus parfait modèle.
JOAD.
Ainsi dans leurs excès vous n'imiteriez pas
L'infidèle Joram, l'impie Okosias?
JOAS.
0 mon père!
JOAD.
Achevez, dites, que vous en semble
JOAS.
Puisse périr comme eux quiconque leur ressemble! 1190
Mon père, en quel état vous vois-je devant moi?
JOAD, se prosternant à ses pieds.
Je VOUS rends le respect que je dois à mon roi.
De votre aïeul David, Joas, rendez-vous digne.
JOAS.
Joas? Moi?
Vous saurez par quelle grâce insigne,
D'une mère en fureur Dieu trompant le dessein, 129$
Quand déjà son poignard étoit dans votre sein,
Vous choisit, vous sauva du milieu du carnage.
Vous n'êtes pas encore échappé de sa rage.
Avec la même ardeur qu'elle voulut jadis
lOr.i ATIIALIE.
Perdre en vous le dernier des enfants de son fils, i3oo
A vous faire périr sa cruauté s'attache,
Et vous poursuit encor sous le nom qui vous cache.
Mais sous vos étendards j'ai déjà su ranger
Un peuple obéissant et prompt à vous venger.
Entrez, généreux chefs des familles sacrées, i3o5
Du ministère saint tour à tour honorées*.
SCÈNE m
JOAS, JOAD, AZARIAS, ISMAËL, et les trois
AUTRES CHEFS DES LEVITES.
JOAD continue.
Roi, voilà vos vengeurs contre vos ennemis.
Prêtres, voilà le roi que je vous ai promis.
AZARIAS.
Quoi? c'est Éhacin?
ISMAËL.
Quoi? cet enfant aimable....
JOAD.
Est des rois de Juda l'héritier véritable, i3]
Dernier né des enfants du triste Okosias,
Nourri, vous le savez, sous le nom de Joas.
De cette fleur si tendre et sitôt moissonnée
1. Les lévites servaient par semaine. — Joiada.... assumens centu-
riones et milites, introduxit ad se in templum Domini... et adju-
rons eos in domo Domini, ostendit eis filinm l'etjis. {IV Rois, II, i.)
« Joïada, appelant les centurions et les soldats, les lit entrer dans le
temple du Seigneur... et les adjurant, il leur montra le fils de leur
roi. »
ACTE IV, SCÈiSE III. 1055
Tout Jiida, comme vous, plaignant la destinée,
Avec ses frères morts le crut enveloppé. i3i5
Du perfide couteau comme eux il fut frappé.
Mais Dieu du coup mortel sut détourner l'atteinte,
Conserva dans son cœur la chaleur presque éteinte,
Permit que des bourreaux trompant l'œil vigilant,
Josabet dans son sein l'emportât tout sanglant, i32o
Et n'ayant de son vol que moi seul pour complice.
Dans le temple cachât l'enfant et la nourrice.
Hélas! de tant d*amour et de tant de bienfaits,
Mon père, quel moyen de m'acquitter jamais?
Gardez pour d'autres temps cette reconnoissance. i325
Voilà donc votre roi, votre unique espérance.
J'ai pris soin jusqu'ici de vous le conserver :
Ministres du Seigneur, c'est à vous d'achever.
Bientôt de Jézabel la fille meurtrière.
Instruite que Joî^s voit encor la lumière, i33o
Dans fhorreur du tombeau viendra le replonger.
Déjà, sans le connoître, elle veut l'égorger.
Prêtres saints, c'est à vous de prévenir sa rage.
Il faut finir des Juifs le honteux esclavage.
Venger vos princes morts, relever votre loi, i335
Et faire aux deux tribus reconnoître leur roi.
L'entreprise, sans doute, est grande et périlleuse.
J'attaque sur son trône une reine orgueilleuse.
Qui voit sous ses drapeaux marcher un camp nombreux
De hardis étrangers, d'infidèles Ilé'breux. i34g
Mais ma force est au Dieu dont l'intérêt me guide.
Songez qu'en cet enfant tout Israël réside.
Déjà ce Dieu vengeur commence à la troubler,
Déjà trompant ses soins, j'ai su vous rassembler.
1056 ATIIALIE.
Elle nous croit ici sans armes, sans délense. i345
Couronnons, proclamons Joas en diligence.
De là, du nouveau prince intrépides soldats,
Uarchons, en invoquant l'arbitre des combats;
Et réveillant la foi dans les cœurs endormis,
Jusque dans son palais cherclions notre ennemie. i35o
Et quels cœurs si plongés dans un lâche sommeil,
Nous voyant avancer dans ce saint appareil
Ne s'empresseront pas à suivre notre exemple?
Un roi que Dieu lui-même a nourri dans son temple.
Le successeur d'Aaron de ses prêtres suivi, i355
Conduisant au combat les enfants de Le^'i,
Et dans ces mêmes mains des peuples révérées,
Les armes au Seigneur par David consacrées?
Dieu sur ses ennemis répandra sa terreur.
Dans l'infidèle sang baignez-vous sans horreur; i36o
Frappez et Tyriens, et même Israélites.
Ne descendez-vous pas de ces fameux lévites
Qui lorsqu'au Dieu du Nil le volage Israël
Rendit dans le désert un culte criminel,
De leurs plus chers parents saintement homicides, i365
Consacrèrent leurs mains dans le sang des perfides,
Et par ce noble exploit vous acquirent l'honneur
D'être seuls employés aux autels du Seigneur*?
Mais je vois que déjà vous brûlez de me suivre.
Jurez donc, avant tout, sur cet auguste livre 2, 1370
A ce roi que le ciel vous redonne aujourd'hui.
De vivre, de combattre, et de mourir pour lui.
AZARIAS.
Oui, nous jurons ici pour nous, pour tous nos frères,
De rétablir Joas au trône de ses pères,
1. Exode, chap. xxxii.
2. Jurer sur l'Écriture, Évangile ou Bible, est une forme de serment
du monde chrétien.
i
ACTE IV, SCÈNE III. 1057
De ne poser le fer entre nos mains remis, iSyS
Qu'après l'avoir vengé de tous ses ennemis.
Si quelque Iransgresseur enfreint cette promesse,
Qu'il éprouve, grand Dieu, ta fureur vengeresse :
Qu'avec lui ses enfants, de ton partage exclus.
Soient au rang de ces morts que tu ne connois plus'.
JOAD.
Et vous, à cette loi, votre règle éternelle.
Roi, ne jurez-vous pas d'être toujours fidèle?
JOAS.
Pourrois-je à cette loi ne me pas conformer?
JOAD.
0 mon fils, de ce nom j'ose encor vous nommer.
Souffrez celte tendresse, et pardonnez aux larmes i385
Que m'arrachent pour vous de trop justes alarmes.
Loin du trône nourri, de ce fatal honneur
Hélas! vous ignorez le charme empoisonneur.
De l'absolu pouvoir vous ignorez l'ivresse,
Et des lâches flatteurs la voix enchanteresse. 1390
Bientôt ils vous diront que les plus saintes lois 2,
Maîtresses du vil peuple, obéissent aux rois;
Qu'un roi n'a d'autre frein que sa volonté même;
Qu'il doit immoler tout à sa grandeur suprême;
Qu'aux larmes, au travail, le peuple est condamné, iSqS
Et d'un sceptre de fer veut être gouverné 3;
Que s'il n'est opprimé, tôt ou tard il opprime.
1. Siait vulnerati dormientes in scpulchris quorum non es memor
amplius. (Ps.,87, 6.) « Comme ceux qui sont tués, couchés dans les tom-
beaux, et dont tu n'as plus souvenir. »
2. Ces vers méritent réflexion, si l'on veut se rendre compte des idées
politiques de Racine et de ses contemporains.
3. Hefjes cas in virga ferrea. (Ps., 2, 9.) « Tu les gouverneras d'un
sceptre de fer. »
1058 ATIIALIE.
Ainsi de piège en piège, et d'abîme en abîme,
Corrompant de vos mœurs* l'aimable pureté,
Ils vous feront enfin haïr la vérité, i4oo
Vous peindront la vertu sous une affreuse image.
Hélas! ils ont des rois égaré le plus sage 2.
Promettez sur ce livre, et devant ces témoins.
Que Dieu fera toujours le premier de vos soins ;
Que sévère aux méchants, et des bons le refuge, i4o5
Entre le pauvre et vous, vous prendrez Dieu pour juge',
Vous souvenant, mon fils, que caché sous ce Hn,
Comme eux vous fûtes pauvre, et comme eux orphelin.
Je promets d'observer ce que la loi m'ordonne.
Mon Dieu, punissez-moi si je vous abandonne. i4i
JOAU.
Venez : de l'huile sainte il faut vous consacrer.
Paroissez, Josabet : vous pouvez vous montrer.
SCÈNE IV
JOAS, JOAD, JOSABET, ZACHARIE, AZARIAS, etc.,
SALOMITH, LE Chœur.
JOSABET, embrassant Joas.
0 Roi, fils de David ! |
1. Mœurs, au sens latin, le caractère, le moral. ■'
2. Salomon.
3. Judicate egeno et pupillo ; humilem et pauperem justificate. {Ps., }
82, 3.) « Faites justice à l'indigent et à l'orphelin; faites justice à j
l'humble et au pauvre. »
ACTE IV, SCÈÎNE IV. 1059
JOAS.
0 mon unique mère!
Venez, cher Zacharie, embrasser votre frère.
JOSABET, à Zacharie.
Aux pieds de votre Roi prosternez-vous, mon fils. i4i5
JOAD, pendant qu'ils s'embrassent.
Enfants, ainsi toujours puissiez-vous être unis!
JOSABET, à Joas.
Vous savez donc quel sang vous a donné la vie?
JOAS.
Et je sais quelle main sans vous me l'eût ravie.
JOSABET.
De votre nom, Joas, je puis donc vous nommer.
JOAS.
Joas ne cessera jamais de vous aimer. 1420
LE CHŒUR.
Quoi? c'est là....
JOSABET.
C'est Joas.
JOAD.
Écoutons ce lévite.
1060 ATHALIE. . j
-
SCÈNE V I
I
JOAS, JOSABET, JOAD, etc., un lévite. {
UN LÉVITE.
J'ignore contre Dieu quel projet on médite.
Mais l'airain menaçant frémit de toutes parts;
On voit luire des feux parmi des étendards;
Et sans doute Athalie assemble son armée. i425
Déjà même au secours toute voie est fermée;
Déjà le sacré mont, où le temple est bâti,
D'insolents Tyriens est partout investi. |
L'un d'eux, en blasphémant, vient de nous faire entendre
Qu'Abner est dans les fers, et ne peut nous défendre. i43o j
JOSABET, à Joas. j
Cher enfant, que le ciel en vain m'avoit rendu, j
Hélas! pour vous sauver, j'ai fait ce que j'ai pu. j
Dieu ne se souvient plus de David votre père.
JOAD, à Josabet. !
Quoi? vous ne craignez pas d'attirer sa colère
Sur vous et sur ce roi si cher à votre amour? i435
Et quand Dieu, de vos bras l'arrachant sans retour,
Voudroit que de David la maison fût éteinte, J
N'êtes-vous pas ici sur la montagne sainte j
Où le père des Juifs sur son fils innocent i
Leva sans murmurer un bras obéissant*, i44o i;
Et mit sur un bûcher ce fruit de sa vieillesse.
Laissant à Dieu le soin d'accomphr sa promesse,
1. « Abraham. » {Note de Racine.)
ACTE IV, SCÈNE V. 1061
Et lui sacrifiant, avec ce fils aimé,
Tout l'espoir de sa race, en lui seul renfermé?
Amis, partageons-nous. Qu'lsmaël en sa garde i445
Prenne tout le côté que l'orient regarde ;
Vous, le côté de l'ourse; et vous, de l'occident;
Vous, le midi*. Qu'aucun, par un zèle imprudent,
Découvrant mes desseins, soit prêtre, soit lévite,
iSe sorte avant le temps, et ne se précipite; i45o
Et que chacun enfin, d'un même esprit poussé,
Garde en mourant le poste où je l'aurai placé.
L'e«nemi nous regarde, en son aveugle rage,
Comme de vils troupeaux réservés au carnage.
Et croit ne rencontrer que désordre et qu'effroi. i455
Qu'Azarias partout accompagne le Roi.
(A Joas.)
Venez, cher rejeton d'une vaillante race,
RempHr vos défenseurs d'une nouvelle audace;
Venez du diadème à leurs yeux vous couvrir 2,
Et périssez du moins en roi, s'il faut périr. 1460
(A un lévite.)
Suivez-le, Josabet. Vous, donnez-moi ces armes.
Enfants, offrez à Dieu vos innocentes larmes.
1. Tertin pars vestrum qui veniunt ad sabbatum, sacerdotum et levi-
tarum, et janitorum, erit injwrtis; tevtia vero pars ad chmum régis;
et iertia ad portant quae api)eUatur Fundamenti; omne vero reliquum
vuh/iis sit in atriis dormis Domini. (II Paralip., 25, 5, et IV Rois, 11,
6.) « Le tiers d'entre vous qui prend le service le jour du sabbat,
prêtres, lévites, portiers, gardera les portes; un tiers sera de garde
à la maison du roi ; un tiers à la porte dite du Fondement : tout le
reste de la foule se tiendra dans les parvis de la maison du Seigneur. »
2. « Le diadème ceint et ne couvre point », disait l'Académie. Jlais le
diadème est assimilé ici à une coiiruic.
1062 ATIIALIE.
SCÈNE VI
SALOMITH, LE CuŒUR.
TOUT LE CHŒUR chante.
Partez, enfants d'Aaron, partez.
Jamais plus illustre querelle
De vos aïeux n'arma le zèle. i465
Partez, enfants d'Aaron, partez.
C'est votre roi, c'est Dieu pour qui vous combattez.
UNE VOIX seule.
Où sont les traits que tu lances,
Grand Dieu, dans ton juste courroux?
N'es-tu plus le Dieu jaloux*? 1470
N'es-tu plus le Dieu des vengeances?
UNE AUTRE.
Où sont. Dieu de Jacob, tes antiques bontés?
Dans l'horreur qui nous environne,
N'entends-tu que la voix de nos iniquités?
N'es-tu plus le Dieu qui pardonne *? i^'jS
TOUT LE CHŒUR.
OÙ sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés?
1. Ego sum Dominus Deus tuus. fortis, zeloies. {Exode, 20, 5.) Detis,
xmnlator et ulciscens Dominus. {Nahum, I, 2.) Detts ultionum Domi-
nus.... (Ps., 95, 1.) « Je suis le Seigneur ton Dieu, fort et jaloux. — Le
Seigneur Dieu, le Dieu jaloux et vengeur. — Le Seigneur Dieu des ven-
geances. »
2. Le dieu qui 2>ardonne n'est pas biblique.
ACTE IV, SCÈ^'E YI. 1063
UNE VOIX seule.
C'est à toi que dans cette guerre
Les flèches des méchants prétendent s'adresser.
« Faisons, disent-ils, cesser
Les fêtes de Dieu sur la terre*. 1480
De son joug importun délivrons les mortels.
Massacrons tous ses saints. Renversons ses autels.
Que de son nom, que de sa gloire
Il ne reste plus de mémoire;
Que ni lui ni son Christ* ne régnent plus sur nous. » 1485
TOUT LE CUŒUR.
Où sont les traits que tu lances,
Grand Dieu, dans ton juste courroux?
N'es-tu plus le Dieu jaloux?
N'es-tu plus le Dieu des vengeances?
UNE voix seule.
Triste reste de nos rois, 1490
Chère et dernière fleur d'une tige si belle,
Hélas ! sous le couteau d'une mère cruelle
Te verrons-nous tomber une seconde fois?
Prince aimable, dis-nous si quelque ange au berceau
Contre tes assassins prit soin de te défendre; 1496
Ou si dans la nuit du tombeau
La voix du Dieu vivant a ranimé ta cendre.
UNE AUTRE.
D'un père et d'un aïeul contre toi révoltés.
1. Dixerunt in corde suo... quiescere faciamus omnes dies f estas Dei a
terra. {Ps., 73, 8.) « Us dirent en leur cœur : faisons cesser les fêtes de
Dieu sur la terre.»
2. Christ : Ce mot annonce Joas qui va être oint (xpfrdç) aussi bien
que Jésus.
106i ATHALIE.
Grand Dieu, les attentats lui sont-ils imputés'?
Est-ce que sans retour ta pitié l'abandonne? i5oo
LE CHŒUR.
Où sont, Dieu de Jacob, tes antiques bontés?
N'es-tu plus le Dieu qui pardonne?
UNE DES FILLES DU CHŒUR, sans chanter.
Chères sœurs, n'entendez-vous pas
Des cruels Tyriens la trompette qui sonne?
SALOMITH.
J'entends même les cris des barbares soldats, i5o5
Et d'horreur j'en frissonne.
Gourons, fuyons; retirons-nous
A l'ombre salutaire
Du redoutable sanctuaire.
1. Imputés : terme théologique. (Cf., par ex., le commencement de
4* Provinciale.)
/
FIN DU QUATRIEME ACTE
ACTE V
SCENE PREMIÈRE
ZACHARIE, SALOMITH, le Chœur.
SALOMITH.
Cher Zacharie, hé bien? que nous apprenez-vous*? i5io
ZACHARIE.
Redoublez au Seigneur votre ardente prière.
Peut-être nous touchons à notre heure dernière.
Pour l'horrible combat, ma sœur, l'ordre est donné.
SALOMITH.
Que fait Joas?
ZACHARIE.
Joas vient d'être couronné.
Le grand prêtre a sur lui répandu l'huile sainte 2. i5i5
0 ciel! dans tous les yeux quelle joie étoit peinte
A l'aspect de ce roi racheté du tombeau'
Ma sœur, on voit encor la marque du couteau.
1. Ce vers a sa rime à la fin du 4* acte : ainsi est marquée la conti-
nuité de l'action dont parle Racine dans sa Préface.
2, Vnxit qnoque illiim. Joiada ponlifex et filii ejus. (Il Parnlip., 23,
11.) « Le grand prêtre Joïada et ses fils lui donnèrent l'onction. »
1066 ATHALIE.
On voit paroître aussi sa fidèle nourrice,
Qui cachée en un coin de ce vaste édifice, 1620
GardoH ce cher dépôt, et n'avoit de ses soins
Que les yeux de ma mère et que Dieu pour témoins.
Nos lévites pleuroient de joie et de tendresse.
Et mêloient leurs sanglots à leurs cris d'allégresse.
Lui, parmi ces transports, affable* et sans orgueil, iSaS
A l'un tendoit la main, flattoit l'autre de l'œil,
Juroit de se régler par leurs avis sincères,
Et les appeloit tous ses pères ou ses frères.
SALOMITU.
Ce secret au dehors est-il aussi semé?
ZACHARIE.
Ce secret dans le temple est encor renfermé. i53o
Des enfants de Lévi la troupe partagée
Dans un profond silence aux portes s'est rangée.
Tous doivent à la fois précipiter leurs pas,
Et crier pour signal : « Vive le roi Joas^! » /
Mais mon père défend que le Roi se hasarde, i535
Et veut qu'Azarias demeure pour sa garde.
Cependant Athalie, un poignard à la main.
Rit des foibles remparts de nos portes d'airain.
Pour les rompre, elle attend les fatales machines.
Et ne respire enfin que sang et que ruines. i54o
Quelques prêtres, ma sœur, ont d'abord proposé
Qu'en un lieu souterrain, par nos pères creusé,
On renfermât du moins notre arche précieuse.
(( 0 crainte, a dit mon père, indigne, injurieuse!
1. Affable: ce mot, ancien dans la langue, était considéré comme
vieux, et rejeté par Patru. Bouhours l'approuvait,- au contraire, dans
ses Remarques nouvelles (1682).
2. Dixcrunt : Vivat Rex. {H Paralip., 23, 11.) « Us dirent : Vive le Roi ! »
ACTE V, SCÈNE II. 1067
L'arche, qui fit tomber tant de superbes tours*, i545
Et força le Jourdain de rebrousser son cours*,
Des dieux des nations tant de fois triomphante,
Fuiroit donc à l'aspect d'une femme insolente? »
Ma mère, auprès du Roi, dans un trouble mortel.
L'œil tantôt sur ce prince et tantôt vers l'autel, i55o
Muette, et succombant sous le poids des alarmes.
Aux yeux les plus cruels arracheroit des larmes.
Le Roi de temps en temps la presse entre ses bras,
La flatte.... Chères sœurs, suivez toutes mes pas;
Et s'il faut aujourd'hui que notre roi périsse, i555
Allons, qu'un même sort avec lui nous unisse.
SALOMITH.
Quelle insolente main frappe à coups redoublés?
Qui fait courir ainsi ces lévites troublés?
Quelle précaution leur fait cacher leurs armes?
Le temple est-il forcé?
ZACHARIE.
Dissipez vos alarmes : i56o
Dieu nous envoie Abner.
SCENE II
ABNER, JOAD, JOSABET, ZACIURIE, SALOMITH,
ISMAËL, DEUX LÉVITES, ETC.
JOAD.
En croirai-je mes yeux,
Oier Abner? Quel chemin a pu jusqu'en ces lieux
1. A Jéricho. (Josué, 6.)
2. Josué fit porter l'arche devant le peuple, et les eaux du Jourdain
se séparèrent. {Josué, 3.)
1068 ATIIALIE.
Vous conduire au travers d'un camp qui nous assiège?
On disoit que d'Achab la fille sacrilège
Avoit, pour assurer ses projets inhumains, i565
Chargé d'indignes fers vos généreuses mains.
Oui, Seigneur, elle a craint mon zèle et mon courage.
Mais c'est le moindre prix que me gardoit sa rage.
Dans l'horreur d'un cachot par son ordre enfermé,
J'attendois que, le temple en cendres consumé, 1670
De tant de flots de sang non encore assouvie,
Elle vînt m'affranchir d'une importune vie,
Et retrancher des jours qu'auroit dû mille fois
Terminer la douleur de survivre à mes rois.
JOAD.
Par quel miracle a-t-on obtenu votre grâce? 1675
ABNER.
Dieu dans ce cœur cruel sait seul ce qui se passe.
Elle m'a fait venir, et d'un air égaré :
(( Tu vois de mes soldats tout ce temple entouré.
Dit-elle. Un feu vengeur va le réduire en cendre,
Et ton Dieu contre moi ne le sauroit défendre. i58o
Ses prêtres toutefois, mais il faut se hâter,
A deux conditions peuvent se racheter :
Qu'avec Éliacin on mette en ma puissance
Un trésor dont je sais qu'ils ont la connoissance,
Par votre roi David autrefois amassé, i585
Sous le sceau du secret au grand prêtre laissé.
Va, dis-leur qu'à ce prix je leur permets de vivre. »
JOAD.
Quel conseil, cher Abner, croyez-vous qu'on doit suivre?
ACTE V, SCÈNE II.
Kt tout l'or de David, s'il est vrai qu'en effet
Vous gardiez de David quelque trésor secret, iSqo
Et tout ce que des mains de cette reine avare
Vous avez pu sauver et de riche et de rare,
Donnez-le. Voulez-vous que d'impurs assassins
Viennent briser l'autel, brûler les chérubins*,
Et portant sur notre arche une main téméraire, iSqS
De votre propre sang souiller le sanctuaire?
Mais siéroit-il, Abner, à des cœurs généreux
De livrer au supplice un enfant malheureux,
Un enfant que Dieu même à ma garde confie,
Et de nous racheter aux dépens de sa vie? lOoo
ABNER.
Ilélas 1 Dieu voit mon cœur. Plût à ce Dieu puissant
Qu'Athalie oubliât un enfant innocent,
Et que du sang d'Abner sa cruauté contente
Crût calmer par ma mort le ciel qui la tourmente !
Mais que peuvent pour lui vos inutiles soins? i6o5
Quand vous périrez tous, en périra-t-il moins?
Dieu vous ordonne-t-il de tenter l'impossible?
Pour obéir aux lois d'un tyran inflexible,
Moïse, par sa mère au Nil abandonné,
Se vit presque en naissant à périr condamné; 1610
Mais Dieu le conservant contre toute espérance,
Fit par le tyran même élever son enfance.
Oui sait ce qu'il réserve à votre Éliacin,
1. L'autel est soit l'autel de l'holocauste, placé dans le vestibule, soit
plutôt l'autel de l'encens : alinre aureum in quo adoletiir incensurn,
roram arca testimonii. « L'autel d'or où brûle l'encens, devant l'arche
(lu tôinoif^nage. » {Exode, 40, 5.) — Les deux Chérubins d'olivier, hauts
do dix coudées, couvraient l'arche de leurs ailes.
i070 ATHALIE
Et si lui préparant un semblable destin,
Il n'a point de pitié déjà rendu capable i6i5
De nos malheureux rois l'homicide implacable?
Du moins, et Josabet, comme moi, l'a pu voir,
Tantôt à son aspect je l'ai vu* s'émouvoir;
J'ai vu de son courroux tomber la violence.
Princesse, en ce péril vous gardez le silence? 1G20
lié quoi? pour un enfant qui vous est étranger
SouH'rez-vous que sans fruit Joad laisse égorger
Vous, son fils, tout ce peuple, et que le feu dévore
Le seul lieu sur la terre où Dieu veut qu'on l'adore?
Que feriez-vous de plus, si des rois vos aïeux 1625
Ce jeune enfant étoit un reste précieux?
JOSABET, tout bas à Joad.
Pour le sang de ses rois vous voyez sa tendresse :
Que ne lui parlez-vous?
JOAD.
Il n'est pas temps, Princesse.
Le temps est cher. Seigneur, plus que vous ne pensez.
Tandis qu'à me répondre ici vous balancez, iG3o
Mathan près d'Athalie étincelant de rage,
Demande le signal et presse le carnage.
Faut-il que je me jette à vos sacrés genoux?
Au nom du lieu si saint qui n'est ouvert qu'à vous 2,
Lieu terrible où de Dieu la majesté repose, i635
Quelque dure que soit la loi qu'on vous impose,
1. « Il faut je Vai vue en parlant d'Athalie; on a condamné tout d'une
voix je Vai vu. » {Sentiments de V Académie.) C'est que les académiciens
de ce temps connaissaient mal l'histoire de la langue. (Cf. ^otes grain
mnticales.)
2. Le saint des saints où le grand prêtre entrait seul une fois l'un,
le jour de la Propitialion.
ACTE V, SCÈNE II. 1071
De ce coup imprévu songeons à nous parer.
Donnez-moi seulement le temps de respirer.
Demain, dès cette nuit, je prendrai des mesures
Pour assurer le temple et venger ses injures. 1640
Mais je vois que mes pleurs et que mes vains discours
Pour vous persuader sont un foible secours :
Votre austère vertu n'en peut être frappée.
Hé bieni trouvez-moi donc quelque arme, quelque épée;
Et qu'aux portes du temple où l'ennemi m'attend, i645
Abner puisse du moins mourir en combattant.
JOAD.
Je me rends. Vous m'ouvrez un avis que j'embrasse.
De tant de maux, Abner, détournons la menace.
11 est vrai, de David un trésor est resté*.
La garde en fut commise à ma fidélité. i65o
C'étoit des tristes Juifs l'espérance dernière,
Que mes soins vigilants cachoient à la lumière.
Mais puisqu'à votre reine il faut le découvrir.
Je vais la contenter, nos portes vont s'ouvrir.
De ses plus braves chefs qu'elle entre accompagnée; i655
Mais de nos saints autels qu'elle tienne éloignée
D'un ramas d'étrangers l'indiscrète fureur.
Du pillage du temple épargnez-moi l'horreur.
Des prêtres, des enfants lui feroient-ils quelque ombre 2?
De sa suite avec vous qu'elle règle le nombre. 1660
Et quant à cet enfant si craint, si redouté.
De votre cœur, Abner, je connois l'équité.
1. Racine s'est préoccupé dans ses Notes manuscrites de répondre à
ceux qui lui reprocheraient cette fourberie d'un grand prêtre. II cite
Dieu trompant Pharaon; Jésus, saint Laurent usant de paroles é(iuivoques.
La meilleure réponse est que la ruse de Joad est dans la couleur du
caractère et du sujet.
2. Faire ombre au sens de faire ombrage, est relaté dans les Obser-
vations de l'Académie.
1072 ATIIALIE.
Je vous veux devant elle expliquer sa naissance :
Vous verrez s'il le faut remettre en sa puissance,
Et je vous ferai juge entre Athalie et lui. i665
Ah! je le prends déjà, Seigneur, sous mon appui*.
Ne craignez rien. Je cours vers celle qui m'envoie.
SCÈNE m
JOAD, JOSABET, ISMAËL. ZACHARIE, etc.
Grand Dieu, voici ton heure, on t'amène ta proie.
Ismaël, écoutez.
(Il lui parle à l'oreille.)
JOSADET.
Puissant maître des cieux,
Remets-lui le bandeau dont tu couvris ses yeux, 1670
Lorsque lui dérobant tout le fruit de son crime.
Tu cachas dans mon sein cette tendre victime.
JOAD.
Allez, sage Ismaël, ne perdez point de temps :
Suivez de point en point ces ordres importants.
Surtout qu'à son entrée et que sur son passage 1675
Tout d'un calme profond lui présente l'image.
Vous, enfants, préparez un trône pour Joas.
Qu'il s'avance suivi de nos sacrés soldais.
1. « On ne dit point prendre soiis son appui, quoique appui s\gn\i\e
protection : ces deux termes doivent s'employer avec des verbes dillé-
rents. » {Sentiments de l'Académie.)
ACTE V, SCÈNE IV. 10/3
Faites venir aussi sa fidèle nourrice,
Princesse, et de vos pleurs que la source tarisse. 1680
(A un lévite.)
Vous, dès que cette reine, ivre d'un fol orgueil,
De la porte du temple aura passé le seuil,
Qu'elle ne pourra plus retourner en arrière.
Prenez soin qu'à l'instant la trompette guerrière
Dans le camp ennemi jette un subit elïroi. i685
Appelez tout le peuple au secours de son roi,
Et faites retentir jusques à son oreille
De Joas conservé l'étonnante merveille.
Il vient.
SCÈNE IV
JOAS, JOAD, JOSABET, troupes de prêtres
ET DE LÉVITES, ETC.
JOAD continue.
Lévites saints, prêtres de notr^ Dieu,
Partout, sans vous montrer, environnez ce lieu*; 1690
Et laissant à mes soins gouverner votre zèle.
Pour paroître attendez que ma voix vous appelle.
(Us se cachent tous.)
Roi, je crois qu'à vos vœux cet espoir est permis,
Venez voir à vos pieds tomber vos ennemis.
Celle dont la fureur poursuivit votre enfance 1695
Vers ces lieux à grands pas pour vous perdre s'avance.
Mais ne la craignez pont. Songez qu'autour de vous
L'ange exterminateur est debout avec nous.
Montez sur votre trône, et.... Mais la porte s'ouvre :
1. Levilx aulem circinndant Regptn, hahentes siufjuli arma sua.
(Paralip., 23, 7.) « Les lévites entourent le roi, ayant chacun leurs
armes, »
11^74 ATIIALIE.
Permettez un moment que ce voile vous couvre. 1700
(Il lire un rideau.)
Vous changez de couleur, Princesse?
JOSABET.
Ah ! sans pâlir,
Puis-je voir d'assassins le temple se remplir?
Quoi? ne voyez-vous pas quelle nombreuse escorte....
Je vois que du saint temple on referme la porte.
Tout est en sûreté.
SCÈNE V
ATMLIE, JOAS, caché derrière le rideau; JOAD,
JOSABET, ABNER, suite d'Athalie.
ATHALIE, à Joad.
Te voilà, séducteur, i7o5
De hgues, de complots, pernicieux auteur.
Qui dans le trouble seul as mis tes espérances,
Éternel ennemi des suprêmes puissances.
En l'appui de ton Dieu tu t'étois reposé.
De ton espoir frivole es-tu désabusé? 17 10
Il laisse en mon pouvoir et son temple et ta vie.
Je devrois sur l'autel, où ta main sacrifie,
Te.... Mais du prix qu'on m'offre il faut me contenter.
Ce que tu m'as promis, songe à l'exécuter.
Cet enfant, ce trésor, qu'il faut qu'on me remette, 171 5
Où sont-ils?
JOAD.
Sur-le-champ tu seras satisfaite :
Je te les vais montrer l'un el l'autre à la fois.
(Le rideau se tire.)
ACTE V, SCÈNE V. 1075
Paroissez, cher enfant, digne sang de nos rois,
(voniiois-lu l'héritier du plus saint des monarques,
Heine? De Ion poignard connois du moins ces marques. 1720
Voilà ton roi, ton fils, le fils d'Okosias.
Peuples, et vous, Abner, recoimoissez Joas.
ABNF.R.
Ciel!
ATHALIE, à Joad.
Perlide !
JOAD.
Vois-tu cette Juive fidèle,
Dont tu sais bien qu'alors il suçoit la mamelle?
Il fut par Josabet à ta rage enlevé. 1726
- Ce temple le reçut, et Dieu l'a conservé.
- Des trésors de David voilà ce qui me reste.
^ ATHALIE.
f Ta fourbe à cet enfant, traître, sera funeste.
i D'un fantôme odieux, soldats, délivrez-moi.
JOAD.
Soldats du Dieu vivant, défendez votre roi. 1780
(Ici le fond du théâtre s'ouvre. On voit le dedans du temple;
et les lévites armés sortent de tous côtés sur la scène.)
ATHALIE.
Où suis-je? 0 trahison! ô reine infortunée*!
D'armes et d'ennemis je suis environnée.
1. Audivil aulem Alhalia vocem popitU currentis; et ingressa ad
tiirbas, in templum Domini, vidil Regcm stantem super tribunal juxtn
morem, et cnnlores et tubas jiixta eum, omnemque populum terrse Ixtan-
iem et canentem tubis, et scidit veslimenta sua, clamavitque : Conju-
ratio, conjurai iu! {IV Rois, xi, 13-1 i.) « Athalio entendit le bruit du
107G ATIIALIE.
Tes yeux cherchent en vain, tu ne peux écliapper,
Et Dieu de toutes parts a su t'envelopper.
Ce Dieu que tu bravois, en nos mains t'a hvrée. 1735
Rends-lui compte du sang dont tu t'es enivrée*.
Quoi? la peur a glacé mes indignes soldats?
Lâche Abner, dans quel piège as-tu conduit mes pas !
Reine, Dieu m'est témoin....
ATHALIE.
Laisse là ton Dieu, traître,
Et venge-moi.
ABNER, se jetant aux pieds de Joas.
Sur qui? Sur Joas! sur mon maître! 1740
Lui Joas? lui ton roi? Songez, méchants, songez
Que mes armes encor vous tiennent assiégés.
J'entends à haute voix tout mon camp qui m'appelle.
On vient à mon secours. Tremblez, troupe rebelle.
peuple qui accourait; et elle entra avec la foule dans le temple du
Seigneur. Elle vit le Roi debout sur l'estrade, selon l'usage, et près de
lui les chanteurs et les trompettes; et tout ce peuple dans la joie, et
sonnant de la trompette. Elle déchira ses vêtements, et cria : Trahison!
trahison! »
1. Et vieil mulierem ebriani de sanguine sanctoriim. {Apocahjpse,
17, 6.) « Et j'ai vu une femme ivre du sang des saints. »
ACTE V, SCÈNE \'I. 1077
SCÈNE VI
ISMAËL, JOAS, JOAD, ATHALIE, etc.
ISMAËL, à Joad.
Seigneur, le temple est libre et n'a plus d'ennemis. 1745
L'étranger est en fuite, et le Juif est soumis.
Comme le vent dans l'air dissipe la fumée,
La voix du Tout-Puissant a chassé cette armée*.
Nos lévites, du haut de nos sacrés parvis 2,
D'Okosias au peuple ont annoncé le fils, 1760
Ont conté son enfance au glaive dérobée,
El la lille d'Achab dans le piège tombée.
Partout en même temps la trompette a sonné.
Et ses sons et leurs cris dans son camp étonné
Ont répandu le trouble et la terreur subite -, 1755
Dont Gédéon frappa le fier Madianite^.
Les Tyriens, jetant armes et bouchers.
Ont, par divers chemins, disparu les premiers.
Quelques Juifs éperdus ont aussi pris la fuite ;
Mais de Dieu sur Joas admirant la conduite, 1760
Le reste à haute voix s'est pour lui déclaré.
Enfin d'un même esprit tout le peuple inspiré.
Femmes, vieillards, enfants, s'embrassant avec joie*.
1. Sicut déficit fumus, deficiant. (Ps.,(îl, 3.) « Qu'ils disparaissent
comme se dissipe la fumée. »
2. Racine, dans ses Notes manuscrites, rappelle qu' « on fit monter
saint Jacques, frère du Seigneur, au haut du temple, pour y déclarer à
tout le peuple ses sentiments sur Jésus-Christ ». C'est de là qu'il a pris
l'idée de la proclamation faite ici par les lévites.
3. Juges, 7, 16-22.
i. Ls0tatiisque est omnis popnlns terrx, et civitas conqiiievit. (fV
hois, 11, 20.) « Et tout le peuple de la terre se réjouit, et la cité fut en
paix. »
1078 ATIIALIE.
Bénissent le Seigneur et celui qu'il envoie.
Tous chantent de David le fils ressuscité. i;65
Baal est en horreur dans la sainte cité.
De son temple profane on a brisé les portes.
Mathan est égorgé'.
ATHALIE.
Dieu des Juifs, tu l'emportes!
Oui, c'est Joas, je cherche en vain à me tromper.
Je reconnois l'endroit où je le fis frapper; 1770
Je vois d'Okosias et le port et le geste :
Tout me retrace enfin le sang que je déteste.
David, David triomphe; Achab seul est détruit *.
Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit.
C'est toi qui me flattant d'une vengeance aisée, 1775
M'as vingt fois en un jour à moi-même opposée,
Tantôt pour un enfant excitant mes remords,
Tantôt m'éblouissant de tes riches trésors.
Que j'ai craint de livrer aux flammes, au pillage.
Qu'il règne donc ce fils, ton soin et ton ouvrage; 1780
Et que pour signaler son empire nouveau.
On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau.
Voici ce qu'en mourant lui souhaite sa mère :
Que dis-je, souhaiter? je me flatte, j'espère
Qu'indocile à ton joug, fatigué de ta loi, 1785
Fidèle au sang d'Achab, qu'il a reçu de moi,
Conforme à son aïeul, à son père semblable.
On verra de David l'héritier détestable
1. In(/ressusque est omnis populus ierrse templum Baal, et destrii-
xeriint aras ejiis, et imagines contriverunt valide; Mathan quoque
sacerdotem Baal occiderunt corain altari. {Rois, IV, 11, 18.) « Et tout
le peuple de la terre, entra dans le temple de Baal, détruisit les
autels et brisa les images. Il tua aussi Mathan, le prêtre de Baal, devant
l'autel. »
2. David, Achab: la maison de David, d'Achab. Comme il a dit plus
Iiaut David éteint, pour la race de David éteinte.
ACTE V, SCÈNE VII. 1079
Abolir tes honneurs, profaner ton autel,
Et venger Athalie, Achab et Jézabel. 1790
JOAD.
Qu'à l'instant hors du temple elle soit emmenée*
Et que la sainteté n'en soit point profanée.
Allez, sacrés vengeurs de vos princes meurtris*,
De leur sang par sa mort faire cesser les cris.
Si quelque audacieux embrasse sa querelle, 1795
Qu'à la fureur du glaive on le livre avec elle.
SCÈNE VII
JOAS, JOAD, JOSABET, ABNER, etc.
Dieu, qui voyez mon trouble et mon affliction,
Détournez loin de moi sa malédiction.
Et ne souffrez jamais qu'elle soit accomplie.
Faites que Joas meure avant qu'il vous oublie.
JOAD, aux lévites.
Appelez tout le peuple, et montrons-lui son roi.
Qu'il lui vienne en ses mains renouveler sa foi.
1. Prxcepit autem Joiada centurionibiis qui ernnt super exercilum,
et ait eis : Educite enm extra septa templi; et quicumque eam sectitus
fuerit, feriatur (jladio. Dixerat enim sacerdos : Non occidatur in tem-
plo Domini. (IV lioisy 11, 15.) « Joïada donna cet ordre aux centurions
qui commandaient l'armée : « Emmenez-la, dit-il, hors de l'enceinte
« du temple, et que ceux qui l'ont suivie soient frappés de l'épée. »
Car le prêtre avait dit : « Ne la tuez pas dans le temple du Seigneur. »
2. Meurtrir, archaïque déjà, pour tuer. 11 était courant en ce sens
au XVI' siècle.
1080 ATIIAUE.
Roi, prêtres, peuple, allons, pleins de rcconnoissance,
De Jacob avec Dieu conlinner l'alliance'.
Et saintement confus de nos égarements, i8o5
Nous rengager à lui par de nouveaux serments.
Abner, auprès du Roi reprenez votre place.
Hé bien? de cette impie a-t-on puni l'audace?
SCÈNE Vin
Un lévite, JOAS, JOAD, etc.
un lévite.
Le fer a de sa vie expié* les horreurs.
Jérusalem, longtemps en proie à ses fureurs, 1810
De son joug odieux à la fin soulagée,
Avec joie en son sang la regarde plongée.
JOAD.
Par cette fin terrible et due à ses forfaits.
Apprenez, roi des Juifs, et n'oubliez jamais
Que les rois dans le ciel ont un juge sévère, 181 5
L'innocence un vengeur, et l'orphelin un père.
1. IV Rois, a, n.
2. Expié est employé hardiment pour punir, ou bien lui a fait
expier....
FIN DU CINQUIEME ET DERNIER ACTE
NOTES GRAMMATICALES
ARTICLE
1. Emploi de l'article où nous l'omettons aujourd'hui : Mithr., 773;
Iph., 969.
2. Omission de l'article: Brit., dédicace (fin), 55; Bér., -491;
/p/i.,1392; P/fliV/.,63.
3. Racine a dit une fois : des indignes fils pour d'indignes fils :
3/ i7/ir., 306.
SUBSTANTIF
4. Racine suit l'usage de son temps pour les noms propres. On
commence à ne les plus franciser. On garde ceux auxquels l'usage a
donné une forme française; on conserve aux autres leur terminaison
latine. Racine dit également Claude et Claudius dans les vers de Britan-
nicns : il dit toujours Claudius dans sa Préface. 11 dit Titus, tandis que
Corneille écrit Tite. Vaugelas avait donné dans ses Bemarqnes une
longue note où il essayait de marquer les règles de l'usage : la sub-
stance en est que les noms les plus courts sont les plus réfractaircs à
la forme française, et que les plus illustres sont ceux qui la prennent
de préférence.
5. Le genre de certains substantifs a varié ou était encore incertain.
Racine fait offre tantôt masculin : Baj., 1092, et tantôt féminin :
Baj., 15.50; il hésite sur le genre d'équivoque {Plaid., Préface, et
variante). 11 fait amour très fréquemment féminin: Bér., 1503;
Baj., 337; Brit., 51 ; Phèd., 1473; mais très souvent aussi masculin :
Mithr., 711. Vaugelas préférait le féminin; mais, au temps de Racine,
Ménage notait le masculin comme ordinairement usité en prose.
6. Racine emploie quelques substantifs en ement qui ne sont pas
restés, comme retardement : Andr., i06; Baj., 1331; Iph., 1067. Ces
1082 NOTES GRAMMATICALES.
substantifs sont pourtant moins nombreux chez lui que chez Corneille
et chez les écrivains du commencement du siècle, moins nombreux
aussi que chez Mme de Sévigné.
7. Racine emploie au pluriel un certain nombre de substantifs
abstraits: Brit., 591; Iph., 873. En général, il exprime ainsi les effets ou
manifestations de la qualité qui serait marquée par le singulier.
8. Le substantif abstrait, chez Racine, se substitue très souvent, par
un emploi fort original, au nom de la personne ou de la chose à qui
appartient la qualité, attribut ou partie qu'indique ce substantif,
lorsque surtout c'est cette qualité, attribut ou partie qui produit ou
subit l'action marquée par le verbe. 11 tient lieu alors d'im adjectif
accompagnant le sujet ou régime : Andr., 3G5; 382-3; 4i9-51 ; Bvit., 81 ;
153; 1399; Bnj., 1208; Mithr., 525; Iph., 82; 291.
9. Le substantif garde parfois la force du verbe dont il déiive, pour
se construire avec le même complément : ainsi abord et fuite :
Andr., 1276; Baj., 87i.
10. Substantifs employés comme adjectifs : les substantifs en eur sur-
tout, adorateur: Bér., 53; imposteur: Iph., 757; empoisonneur:
Ath., 1388; quelques autres encore, comme pai'ricide : Esih.,b'50.
11. Adjectifs au neutre pris substantivement: Plaid., 706; Brit.,
i" Préface (Néron est ici dans son particulier) ; Esth., Préface (le secret
de leur maison).
12. Il y a chez Racine quelques vestiges de l'ancien usage qui donnait
au comparatif le sens du superlatif : Baj., 623; 875.
13. Adjectif au sens de l'adverbe : Iph., 819, etc.
H. Adjectif transposé d'un substantif à l'autre : Brit., 518.
15. Adjectif tenant lieu d'une proposition relative : Iph., 295.
16. Adjectif placé avant le substantif, contre l'usage actuel : Iph.,
1445; 1457; Brit., 1161 ; Andr., 336 ; Esth., 1167.
VERBE
17.' Racine emploie très souvent le verbe réfléchi pour le passif :
Ath., 177; Brit., 1619; Iph., 1125.
18. Verbe neutre employé activement : Plaid., 131.
19. Indicatif pour le subjonctif: Andr., 1188. L'indicatif affirme plus
nettement la réalité du fait.
20. Temps passés de l'indicatif pour le conditionnel : Brit., 61 ; 153;
1221 ; Baj., OU; 555; 555; 951 ; Iph., 981 ; Mithr., 488; Andr., 728.
21. Subjonctif pour le futur, ou le conditionnel, pour marquer la
possibilité : Andr., 278; 402; 987; //>/i., 1545; Bér., 570.
NOTES GRAMMATICALES. 1083
2-2. Présent de l'indicatif pour le futur : Z/n/., 8; Iplu, 176; 1082;
j087;Bér., 60.
25. Présent pour l'imparfait, dans une proposition relative équivalant
au participe présent : Phèd., 657.
24. Kniploi des auxiliaires. Être ])0\\v avoir : Plaid., 24; Ber., 550;
Baj., 1441 ; Mithr., 1486; Phèd., 1176; 1567 (et ici le participe étant est
sous-entendu); Eslli., 88. Avoir pourt'//-6' : Esth., Vréi. {avait passé). En
général, mais non toujours, avoir marque l'acte; être, l'état consé-
cutif à l'acte.
25. Emploi de l'infinitif ou du participe, formant une proposition
dont le sujet non exprimé n'est pas, contrairement à l'usage actuel, le
sujet de la proposition principale -.Plaid., 149; Brit., 145; 1082; 1254;
Baj., 1470; Mithr., 581; /;;/i., 166; Esth., 203; 410. Ainsi, dans Brif.,
1254, pour obéir signifie pour qu'il obéisse.
26. Le participe passé joint à un nom forme souvent une locution
équivalente à l'emploi d'un substantif abstrait dont ce nom serait le
complément. C'est l'idée du participe qui est le vrai sujet du. régime
du verbe. Cette construction est toute latine. Andr.,SO; i\9l;Brit.,
1124; Baj., 689; Iph., 165-6; 1415; 1451 ; Eslh., 510; 1068; Alh., 1688;
Préface {Joas reconnu, pour dire la reconnaissance de Joas).
27. Racine ne distingue pas le participe présent de l'adjectif verbal,
et fait accorder le participe en genre et en nombre avec le substantif :
Andr., 860; 1529; 155i; Brit., 580; Bér., 1166; P/itV/., 395; A//i.,124. Au
contraire, sans accord : Esth., 107-8; Mithr., 1616.
28. Racine laisse parfois le participe passé sans accord, conformément
à l'avis de Patru et de Douhours, lorsque d'autres mots suivent le parti-
cipe dans la proposition : Iph., Préface {l'estime et la vénération que j'ai
toujours eu pour...); mais surtout lorsque le participe est suivi d'un
infinitif : Brit., 398; Phèd., 1235; Esth., 1105; Ath., 1618.
29. Emploi du pronom il au neutre : Iph., 1221 ; Plaid., 768.
30. Emploi du pronom la pour le, pour tenir lieu de l'attribut,
lorsque c'est une femme qu'on désigne : Plaid., 272.
31. Emploi du pronom comme régime indirect, sans préposition, pour
marquer l'intérêt qu'on donne à quelqu'un dans l'action exprimée par
le verbe : Esth. Préface {on leur met à profit) ; Brit., 575.
32. Pronom régime indirect sans préposition, où nous employons
plutôt une préposition, avec les adjectifs notamment: Andr.,iid()',
Phèdr.,\m.'i; Iph.,^n.
35. Transposition du pronom, régime d'un infinitif, et qu'on place
devant le verbe dont dépend cet infinitif : il la viendra presser {Andr.,
128). Vaugelas déconseillait cette transposition, et Corneille se mon-
lOXi NOTES GRAMMATICALES.
Ira disposé à suivre Vaugelas en corrigeant nombre de vers où il
avait d'abord suivi l'usage. Racine, au contraire, a préféré transposer
le pronom, bien qu'il offre aussi des exemples de l'usage moderne.
Transposition: Aiulr., 139; 544; Br/7.,1298; Bnj., iGO; 908; Mithr.,
390; Ath., 183. Tour moderne : Ipfi., 701 ; Ath., 1713; Phèd., 1529.
3i. Suppression du pronom réfléchi devant l'infinitif précédé de cer-
tains verbes: faire, voir, laisser, sentir, entendre, etc. Ellexo'û dissiper
sa jeunesse, pour se dissiper {Plaid., 143). Tour caractéristique de la
langue classique, qui a duré jusqu'à ce siècle : Andr., 1410; Plaid., 191 ;
Brit., 1" Préface {faire rémer); 612; 1067; Mithr., 1693; Ath., 93; 194.
33. Emploi des pronoms en, ?/, le pour rappeler non un nom exprimé
précédemment, mais une idée présentée: Andr., 1289; Bér., 1460;
Mithr., 1017; Brit., 1410; 1433.
36. Emploi de l'adjectif possessif, au lieu de l'article, et même où
nous employons le substantif sans article : Ath., 1204; Esth., 1033.
37. Démonstratif au sens latin {hic= meus) : Phèd., 558.
38. Pronom possessif ou démonstratif remplaçant un nom sans
article : Ai/i., Préface {Un jour de fête : ccWe delà Pentecôte); Bér.,
1208-9; *fîï/ir., 1032.
39. Même au sens de lui-même, devant le nom : Iph., 679; Bér., 89.
40. Qui, neutre, pour quoi: Br/Ï.,1323; Iph., 553; 1128; Mithr., 1063.
41. Quoi, pour lequel, rapporté à un nom féminin : //>/i., Préface {les
choses en quoi...).
42. Dont, pour d'où. : Esth., 209 : emploi approuvé par Vaugelas. Mais
Vaugelas eût blâmé Baj., 324.
43. Dont, pour par qui, régime du verbe passif. Cf. plus loin, 58; Ath ,
533; Brit., 734.
4i. Lequel, pour qtii : Ath., Préface (Il n'y avait que ceux de cette
famille, lesquels...).
43. Relatif éloigné de son antécédent : Anrfr., 1455; Plaid., 552; Baj.,
1701 ; Iph., 856.
46. Double relatif (gî<'on dit qui aime), au relatif suivi d'un qtie con-
jonction {qu'on dit qu'elle a vu) : Brit., 2' Préface, ligne 1 ; Mithr., Pré-
face (que je puis dire qui n'a point déplu); Iph., 775; Ath., 978.
47. Racine, comme tous ses contemporains, évite le relatif précédé
d'une préposition, qu'il remplace par où, et souvent où par la simple
conjonction que. Où : Brit., 322; Bér., 890; 1238; 1294: Baj., 1704; Que :
Mithr., 120; Iph., Préface, 1180; Ath., 1299; Andr., 465: Brit., 91 : Phèd.,
1235; 1510; £s^/i., 405.
ADVERBE
48. Formation de locutions adverbiales avec sans : Iph., 78 ; Andr. ,991.
49. Emploi de ainsi dans un souhait, comme sic en latin : Esth., 1006.
50. Comme pour comment : Plaid., 57 ; Brit., 1725.
NOTES GRAMMATICALES. 1085
51. Comme, au sens de en qualité de : Bér., 672.
52. Négation omise après avant que : Eslh., 889. Explétive : Iph., 673.
53. Négation ne supprimée dans l'interrogation : Mithr., 125;
Esth., 643.
54. Négation faisant pléonasme : 2)as avec rien : Plaid., 472; point
avant ou après ni : Esih., 347.
35. Omission de ni devant un ou deux termes d'une énumération :
Z?m, 587; /ja/i., 1399; 1474.
PRÉPOSITIONS
56. A = dans : Ath., 1541 ; Iph., 1532; Baj., 952. — A = en face de :
Andr., 1401.— A = pour : Bér., 60; Esth., 214; Baj., 1066; Andr.,
5%. — A = s?/r : Ijth., 208. — A = </c, après certains verbes, différer,
tâcher: Phèd., 1012; Brit., 498. — A = m et un participe présent, ou
quand avec l'indicatif : Iph., Préface, fin [retenu à prononcer).
57. Prêt à, disposé à : Bér., 618; sens de près de : Andr., 46; 755;
1375; /M-, 1496. — Pref de, disposé à : Af/i., 1274; Phèd., 1482; sens
de près de : Mithr., 655; Iph., 760.
58. De, avec un substantif, remplaçant un adjectif : J)/i7/ir., 654 (de
lumière = lumineux). — Sens objectif : Iph., 1157; Andr., 1039. —Dt^
= par, après le verbe passif : Brit., 385. — De = à, après un verbe,
forcer, consentir, commencer, s'offrir, se plaire : Mithr., 1520; 5nï.,
551 ; 765; Mithr., 493. — De omis après avant que : Mithr., 987.
59. Dès = rfe^^MW : Brit., 765.
60. i)a?is = en, avec un nom propre : Andr.,bS; Mithr., Vréiaco
[dans l'Italie).
61. En = dans : Andr., 70; Brit., 51. — En = à, devant un nom de
ville : Iph., 94; devant un nom commun : Iph., Préface {en sa place). —
En = quant à, pour ce qui est de : Andr., 198.
62. Parmi, avec un nom singulier : Brit., 695.
63. Pour = au sujet de : Phèd., 613; Iph., 558. — Par ce que-
Plaid., 48.
64. Sur, avec l'idée de justice ou de punition : Ath., 235.
65. Vers = envers : Baj., 899.
CONJONCTIONS
66. Devant que = avant que : Andr., 1429; Baj., 1493; Bér., 1188;
P/aîV/.,653.
67. Que = sinon : Brit., 329; Bér., 1318.
68. Que = de ce que : Brit., 971.
69. Que, devant le subjonctif, au sens optatif: que puisse..., Iph.,
nO; Esth., 2.
I08G NOTES GRAMMATICALES.
ACCORD
70. Adjectif se rapportant à deux substantifs, et s'accordant avec un
seul -.Ath., 1269; Brit., 2* Préf. (rf'w/ie honlé et d'une vertu exemplaire).
71. Verbe au pluriel avec un sujet au singulier, et un attribut au
pluriel : Plaid., 425.
72. Verbe au singulier avec deux ou trois sujets : /îr/7.. 1B6G; Bér.j
478; 1478; Baj., 788; 933-4; 1254; 1438; /i^/i., 99; 903; /!//(., Préface,
403. — Relatif avec deux antécédents, et verbe au singulier :
Mithr., 1070.
CONSTRUCTION
73. Racine construit souvent après un verbe des régimes de nature
différente : Andr., 166-8; Bér., 1484-8; Baj., 1019-20; Ath., 369-70;
551-53.
74. Construction correcte, singulière en apparence : Je ne vois plus que
vous qui la puisse défendre : Iph., 902. De même Brit., 656. L'antécé-
dent joerso7i?ie ou un mot analogue est sous-entendu: Je ne vois plus
personne qui puisse, sinon vous.
75. Racine, par une constructionoriginale.jette en avant des adjectifs
et participes, ou diverses appositions se rapportant à un substantif ou
pronom régime, qui sera ensuite exprimé, ou même au pronom ren-
fermé dans un adjectif possessif qui vient dans la suite de la phrase :
Aîidr., 183; 291 ; 690; 835; 1059-60; 1079-80; 1145-6; BriL, 401 ; 405-6;
Baj., 135; 1529; 1690-1 ; Phèd., 358; 1043-4; 1520-1 ; Iph., 79; 369; 606;
Ath., 250; 575-8; Esth., 306. Racine essaie par là de donner à la langue
française les avantages de la construction synthétique du latin.
76. Accumulation d'appositions rapportées à un substantif qui en
résume l'idée : Mithr., 440-7.
77. Racine use de quelques constructions latines. Ainsi douter si... :
Brit., dédicace (début).
78. Latinisme aussi, l'emploi de l'interrogation indirecte : Brit., dédi-
cace (i^oî« fûtes témoin avec quelle...); 146-7; Ber., 340; 3/î7/ir., 934;
Iph., 196.
79. Latinisme, l'interrogation dépendant d'un adjectif ou participe
qualifiant le sujet: Esth., 519; Brit., 1001; Iph., i%i; Phèd., 253. —
Double interrogation, l'une dépendant d'un participe se rapportant au
sujet du verbe dont l'autre dépend : Ath., 1009-10.
80. Latinisme : ce que pour autant que : Mithr., 504.
81. Latinisme : tour équivalent à l'adjectif suivi du supin passif :
JWi7/ir., 905; P/iérf., 1211.
82. Latinisme : contredire à : Brit., 587.
NOTES GRAMMATICALES. 1087
83. Svllepse : B(=/'., Préface {ils ont cru : ils rapporté à ;9<?7'S07i7ies);
Br/7., 1369; 1485; Estlu, 80; Aih., 1408.
84. Ellipse : Brit., 1036; 1596; Bér., 155-6; 164; Iph., 225; Phèd., 344;
Andr., 1365; .Vi7/i?-., 546.
85. Pléonasme : antécédent exprimé d'une proposition : Miihr., 999.
86. Inversion : Z?fl>., 1446; Ath., 113; Iph., 155; finï., 1019; yi?irfr.,
1017; /l//i., 1511 : 945-6; Andr., 301.
87. Anacoluthe : Iph., 709-10; Brit., 499-505.
ARCHAÏSMES
88. Vocabulaire : si pourtant : Plaid., 197. — En ça. Plaid., 201.
89. Orthographe : suppression des s dans les présents de l'indicatif
(1" personne du sing.) et de l'impératif (2* personne du sing.). Ces
formes sans s ne se trouvent plus qu'à la rime, où elles sont maintenues
par l'usage de rimer pour les yeux : le rajeunissement de l'ortho-
graphe dans les éditions les a fait disparaître de l'intérieur des vers :
Andr., 688; 803; 1095; 1625; P/aiV/., 65; 234; Brit., 346; Baj., 579; 867;
Mithr., 321; Iph., 608; Phèd., 399; 579; 640; 987; £s//i., 890. L'ar-
chaïsme ici n'appartient pas au poète, mais à l'éditeur.
VERSIFICATION
90. Rime de oi avec ai (selon la prononciation actuelle) :Mi7/ir., 664-5;
Plaid., 7£o-6; Andr., 1069-70.
91. Rime de ier (monosyll.) avec i-er dissyll. : Plaid., 277-8; 461-2.
92. Rime dite normande, approcher-cher : Plaid., 971-2 ; Mithr., 853-4;
Baj., 467-8.
93. Crieiir rimant avec Monsieur : Plaid., 549-50. De même d'autres
mots terminés par une consonne muette riment avec des mots où la
consonne se prononce : Bér., 197-8; Ath., 621-2; 1064-5.
94. A bref rimant avec a long: Brit., 706-7; Baj., 65-6; 1173-4;
Mithr., 295.
95. Rime pour les yeux par modification d'orthographe : Plaid., 729;
Baj., 1183; par emploi inexact du pluriel ou du singulier : Plaid. ^
4^8 ; 709.
96. Rime pauvre : Baj., 600-601.
97. Mot rimant avec lui-même : Plaid., 787-8; 779-80.
98. Contraction de Ve muet dans certaines formes du verbe {fira,
paira, etc.) : Plaid., 1 ; 396; 489; Brit., 553; Baj., 924; 869; Bér., 869;
884; 1480; Phèd., 50; 443; 811 ; ou dans certains adverbes (gaiment) :
Plaid., 497.
99. Elision du pronom le placé après le verbe : Plaid., 202; 614.
1088 NOTES GRAMMATICALES.
100. Hiatus: PZfl/rf., 689; 711.
101. Enjambement (plus ou moins marqué): Plaid., 110; 187; 403;
514; 731-2; Brit., 174; Baj., 824; 1655; Mithr., 248; Andr., 1034; 1532;
Plièd., iU5-6; Ath., 1593; Bér., 837 ; 889.
102. Déplacement de césure : coupe ternaire du vers : Andr.. 1548;
Bn7., 184; Baj., 22i; 465; 604; 828; 943-4 (Var.); 1427; 1728; Phèd..
607; Af/i., 12; 26; 880; 1677.
103. Dislocation et coupes remarquables de l'alexandrin -..Plaid.,
108-9; 730 Esth.,^To.
LEXIQUE ABRÉGÉ
DE LA LANGUE DU THEATRE DE RACINE*
Abolir: Brit., 646; Ath., 1789.
Abord, arrixée : Iph., 3i9.
Abuser, tromper: Esther, 15;
Phèd., 5-21 ; 1599.
Accordé, fiancé : Andr., acteurs;
Mithr., acteurs.
Accuser, révéler : Iph., 241.
Affable : Ath., 1525.
Aigrir, au fig. : Brit., 1760; Iph.,
139; 1062.
Airain: Mithr., 767; Ath., 1423.
Aller (s'en), avec un infinitif,
sens du futur. Iph., 387; 1024:
Mithr., Z2.
Ame: Mithr., 1696; Esth.^ 1172.
' — Personne : Plaid., 166.
Amitié, affection paternelle ou
filiale: Iph., 1452; Ath.. 717.
Amour, féminin : Brit., 51 ; Bér.,
1503; Phèd., 1473; Mithr., 86;
£s?/i., 1038. — Masc. : Mithr., 711.
Amusement: Iph., 168; Bér., 528.
Appareil: Bn/., 389; Iph., 906;
Mî7/ir., 934.
Appointer : Plaid., 220.
Approche: /;?/i., 1061; P/ièrf.,
313.
Appui: Mithr., 669; £s//i., 21;
A</i., 1666.
Appuyer, au fig. : Andr., 210;
.tfî7/ir., 508; Bér., 440.
Armer : Iph., 57 ; £s//i., 171, 493.
Arrêter, retenir, retarder : Brit.,
511 ; Bér., 82.
Assidu à : Esth., 240.
Assurer, rendre sûr, affermir:
Brit.,%o; Mithr., 493, 784. — Mettre
en sûreté: Esth., i6iO. —Rassurer,
1. Je me suis beaucoup aidé pour ce travail, en y ajoutant parfois,
de l'excellent lexique do M. Marty-Laveaux (dans l'éd. P. Mesnard). J'ai
cru utile d'offrir un choix des mots et des emplois les plus remar-
quables que la langue de Racine présente, comparée à la nôtre : on
sera ainsi fourni d'une abondance d'exemples qui feront mieux con-
naître la langue des tragédies de Racine, et môme aussi l'art de son
style. l'uis, par les comparaisons qu'on peut faire avec les autres écri-
vains du temps, ces exemples aideront à prendre une idée exadle de
la langue du xvii' siècii;.
KACINE. 35
1000
LEXIQUE ABRÉGÉ
Alli., G85. — S'assurer sur : Drit.,
222; 246; en : Ath., 1124; à : Baj.,
533. — Assuré, certain : A7idr.,
1146; Bnt.,9.
Atteindre :. Anrfr., 1475; Iph.,
1022; Brit., 703.
Atteinte : Brit., 487 ; Jlfi//ir.,1571 ;
Eslh., io8.
Attendre, s'attendre à, espérer:
Anclr., 833; 635; 119; Bér., 86.
Attendre à (S'), compter sur, se
fiera : Brit., 743.
Autoriser : Mithr., 485.
Avancer, . approcher : Bér., 43;
1006.
Avouer, reconnaître : Bér., 1008;
Plaid., 591. — Sens opposé à dés-
avotier quelqii'tin • Phèd., 811.
Balancer, tenir en suspens, ou en
équilibre: Bér., 451 ; jl////ir., 457;
Bnj., 1088.
Bizarre: Andr., 734; Alh.,M^.
Bruit, renommée : Mithr., 922;
Baj., 56.
Captiver: Brit., 716; 601.
Chagrin: Phèd., 1111; Andr.,
1" ['réf.
Chagriner: P/it'rf., 38.
Champ, carrière ou lice: Iph.,
1367; Phèd., 1358; Plaid., 528.
Charme, sens étymologique :
Baj., 705; Phèd., 1231; Anrfr.,
673.
Chatouiller: Iph., 82.
Chercher : Bér., 162.
Clarté : Esth., 708
Climat : Esi/i., 10; Baj., 479.
Colorer. A^/i., 46; Brit., 108.
Commander : Iph., 320.
Commettre: Andr., 1128; J5a;.,
1161;B/77., 582;//j/i.,629.
Compendieusement : Plaid., 794.
Concert : £s//i., 932.
Concevoir, comprendre : Milhr..
340; Andr., 176; fin7., 675; 1579.
Conclure : Iph., 738.
Concours : A th., 13.
Condamner le : Mithr., 1382.
Conduite, action de conduire:
A7idr., 1253; 2?r/Y., 185; i//i.,1760.
Confus: Andr., 7i5; Iph.. 87.
Confondre : ylndr., 212, 251; Brit.,
862; Mi7/ir.,15i.
Connaître, reconnaître : Andr.,
626; Êsf/i., 643; P/jà/.,1581 ; Plaid.,
547.
Conseil, sens latin de consilium :
Baj.,nn; Ath.,%2.
Conspirer avec : Esth., 614.
Consterner : Baj., 734.
Convaincre, rendre manifeste :
Baj., 1208.
Couleur : Brit., 59; Esth., 493.
Courage, cœur : Aîirfr., 1239; /pA.,
638; /'/lérf., 123, 415; B*it., 1439.
Couronner : //>/i., 229; Andr.,
1165; 1621.
Couvrir, cacher : B ri/., 346, 1542;
mthr., 1183.
Créance :/în7.,915;Anrfr.,2«Préf.
Croître, actif: Esth., 946; /;j/i.,
1111. — Craiire : Andr., 1069.
Déborder (se) , Mith., 809.
Débris : Brit., 536; /^j/î., 1261.
Déclin: Bril.,i\lZ.
Dégager : Andr..^ 511.
DéUcatesse : Brit., 1" Préf.
Démentir: Brit.,mi; Iph., i2i0. \
Démon : Brit., 701 ; Mithr., 14<J2. j
Dénier : Iph., 61 ; JI//7/ir., 1055. |
Dépêcher, intransitif : Plaid.. j
524. i
Dépendre de : Mithr., 1110.
Déplorable: Andr., 47; Phèd.,
529, 266. !
DépouUle : Brit., 204.
Désoler : Mith., 155; Es//i., 1101 ;
Baj.. Ail. j
Désordre : Brit., 124 ; 1000. '
DessiUer ; Brit., 449 ; Esth., 1178.
DE LA LA^•Gl•E DU THÉÂTRE DE lUClîsE.
'109'î
Dessus (par-) : Mit h., 364.
DéLester. maudire : /'/u'(/., 1589;
Détour, au fig. : Brit., 697 ; Mithr.,
5(î0.
Détromper : Brit.. 976.
Détruire : Mith., 921 ; Ath., 415.
Développer, au sens du latin e.r-
2^Ucnre: Brit., 950.
Diligence : Plaid., Au lect. ; Iph..
liTi; Brit., 211.
Disgrâce : Brit., 284; Mithr., 294.
Distraire: B/7Ï,, 400, 1407.
Domestique: Esth., 100; /p/i.., ac-
teurs; Mithr., acteurs.
Écarter, séparer: Aiidr., 12:
Brit.. 567; Iph., 135; P/i«/., 1235.
Éclalrcir, informer; Bnj., 1219;
3////ir., 588; B/7Ï.,1018. — S'éclair-
cir, s'expliquer : Brit., 117.
Éclairer, épier : Baj., 165.
Économie : Brit., épitre.
Effet, réalité, acte, accomplisse-
ment : Ararfr., 979 ; Brit., 87 ; Mithr.,
1152.
Égarement, au propre : Iph., 631.
Élargir, mettre en liberté : Plaid..
Gi.
Embrasser : Iph., 1361; Phéd.,
590;£i7/i.,28i.
Empressement : Iph., 551, 1482.
Endroit. Esih., Pi-éf.
Enlever à. amener par enlève-
monta : /În7., 1213 ; ... dans : A ndr..
1640.
Ennui ; Ajulr., 45; 376; Brit.,
655 ; 1721 ; //?/i., 1728.
Ensevelir : Iph., 8i9; Andr., 72;
Phèdr., 108; Brit., '6i2.
Entendre, apj)rendre, audire :
Milhr.,2'.y.i ; Ath., 6.59. — Compren-
dre : Brit.. 682 ;>////»•., 1095.
Entreprendre : fi«y., 441.
Entreprise : Brit., 1079.
Envier, 1 ,i l i n ? n videre : Bér. ,1129;
rit., 414.
Équipage : Piaid., 315.
Équivoque : Plaid., kn lecteur.
Esprit, au pluriel : Brit.. 293;
Baj., 1231; Bér., 581; Mithr., 1695;
P/uV/., 591.
Étonner, effraver : Brit.,Zll; Baj.,
18; 1121 ; Plaid"., 727; Iph., 1055.
Événement, issue: j^^^j., 1577;
\>idr.. 1487.
Exciter; B/vV., 95; 585.
Exclus; BflJ., 394; Bn7., 545.
Expier: Ath., 1809.
Expliquer: Brit., 548,
FacUe : Baj., 1325; Phèd., 1211.
Faix: 3/z7/ir., 459; 838.
Fatal, sens latin; Mithr., 915;
Uaj., i2l; Phèd., 652.
Favorable, sens latin: Ath. ,1012.
Feindre : Iph., Préf.
Ferme: A ^/i., 1055.
Férocité, sens latin: J5ay.,2°Préf.
r«r.
Fidèle: Brit., 45; Atfi., 112.
Fidélité ; BnY., 1226.
Fier: Brit., 10.
Fixe: Br7j., 1021.
Flambeau: Ath., 282.
Flatter: A/jrf?-., 658; Brit.,2iS;
Phèd., 759.
Foi: Brit., 146; 1588: Anr/r.,
1128. — Faire foi : iph., 195.
Fonder: Esth., Prol., 57.
Forcer : Mithr., 1566; A /^., 1560;
Andr., 895, Far. — Forcé, point
spontané, artificieux, mensonger;
Ba;., 921.
Fourbe, subst. fém. : Ath., 1728;
1088.
Fuite, échappatoire : Mithr. ,i09o.
Fureur, folie, délire : Brit., 1718;
U;Phèd., 792; 1217; 1650.
Garant, caution : Brit., 172.
Garder, prendre garde, éviter:
.lnrfr.,801; A//i., 1253.
101)2
LEXIQUE ABRE'GÉ
Gêner, torturer ; Andr., 343;
1347 ; Baj., 1231 ; Bér., 815.
Génie, ingenium : Bnï.. 506; 800.
Gros, subst. : Mith., 1439.
Héritage, Esth., 217.
Honnête homme : Brit., 1" Préf.;
2» Prôf.
Honneur : Iph., 258. — sans hon-
neur : Anrfr.,994; ip/i.,659; MiY/ir.,
304.
Horreur : Esth., 391 ; P/ièrf., 953;
Iph., 1784. — Objet dhorreur :
Mithr., 982; Brit., 42.
Idée, image : 4f/i., 520; P;atrf.,795.
Image : Iph., 325.
Imbécile : B^y., 109.
Impatient : Brit., 68; Iph., 97.
Impunément, .seras ac/?/, sans pu-
nir : Bnï., 445; Iph., 1108. —Seras
passif: Ath., 26.
Inclémence : //^/i., 187.
Indigne : Andr., 400.
Industrie, sens latin: Ij)h., 73;
Ifîï/ir., 1415.
Infidèle : Brit., 944.
Infidélité, ingratitude : Brit.,
1202.
Injure, sens latin ; Andr., 1261 ;
1482; Esth., i06S.
Injurieux : Mithr., 629; Iph., 879;
Bér., 265.
Inquiet, sens latin: Phèd., 148;
^rarfr., 719.
Inquiétude, sens latin : Brit.,
1760. — Sens actuel : Esth., 699.
Insolence: Mithr., 1443; P/jèr/.,
940.
Insulter à : Iph., 100 ; P/ièrf., 532 ;
£;.s//(..261.
Intelligence, accord: Brit., 9i6;
1311 ; Mithr., 499.
Intéresser: Andr., 1404; Mithr.,
680; /p/i., 1430; 1568; Bn/., 656.
Intérêt: Ararfr., 276; 670; Ath.,
99.
Irriter, aviver, exciter : Andr.,
427; Br«7., 833; Phèd., 453.
Jaloux de : Brit., 413.
Joindre : //)/i,, Préf.
Jour, lumière: Mithr., Préf. —
Vie://)ft., 424; Bn7.,15.
Journée : Baj., 222.
Justice, faire justice : Mithr.,
1052; 1035.
Justifier, prouver : Mithr., 930.
Laisser :M«7/ir., 1092.
Lettre, écriture: Baj., 1185;
1261.
Loin, sens du temps : Iph., 4 ;
Andr., 196.
Lumière, vie : Phèd., 229; 1018.
Marquer, donner un signe de :
Baj., 1253.
Méconnaître : Brit., i" Préf. ;
Phèd., 1570.
Mémoire, sens latin .Iph., 250;
Bér., 795;P/ièc/., 93.
Ménager: Brit., 711; 1462.
Merveille : Esth., 254; Ath., 1688.
Mesure, conduite mesurée : Ath.,
551.
Mettre : Plaid., 372.
Meurtrir, tuer -Ath., 1793.
Misère, malheur: Andr., 189;
873; Iph., 862; Bé/\, 1075.
Mœurs, mores : Andr., 1" Préf. ;
Ath., 1399.
Négligence, négligé du costume :
Brit.,'091.
Neveu, nepos : Brit., 1734; Esth.,
mi;Ath.,n\.
Noir: Ijyh., 122; Pftèrf.. 1007;
Brit., 1600.
Nourrir, élever: Af/i., 257; 1354;''
Phèd., 782; Baj., 1424; Plaid., ^&^
— Entretenir, alimenter (au fig.)C
Andr., 656; 5n7., 362; Ath., 958.'
Objet, spectacle : Brit., 1753j
/î(7j., 1697. — Forme visible de l^j
personne : Esth., 38; Phèd., 636. '
DE LA LANGUE DU THÉÂTRE DE RACINE.
109:
Obscur: Brit., 119.
Offre, fém. et masc. : Baj., 1092;
1550; -4Mrfr., 967.
Ombre, ombrage : Ath., 1659.
Opprimer, sens latin: Mitkr..
USÔ ; Andr., 1209; 1191 ; Iph., 1465.
Oser, Iph., 1691.
Ouir, Iphig.,61 ; Brit., 1093; B-r..
1019.
Parer, protéger : Baj., 667; Ath.,
1637.
Parricide, subst. : Brit., 1431 ;
Andr., 1574. — Adj. : Esth., 950;
Mit hr., 1191.
Passer, intransitif: Esth., 888.—
Transitif: Andr., 1613 ; Phèd., 1262.
Perdre, sens latin de perdere :
A7idr., 856; 1201 ; Ath., 1123. —Au
passif, être inutile, ou fait inu-
tilement : Andr., 1269.
Peste: BnY., 2" Préf.
Plaid : Plaid., 42.
Plaider, actif: Plaid., 131 ; 136.
Ployer : Esth., 467.
Poil, cheveux: Iph., 1744.
Porter, supporter : Brit., 1" Préf.,
298.
Poudre, poussière : Esth., 224;
367 ; 650.
Poulet, billet galant : Plaid., 326.
Pousser : Andr., 35; Iph., 352.
Pratiques, menées : Esth., 99.
Préoccupé : iUî7/ir., 1283; Brit.,
251.
Présence, aspect : Bér., 311;
if/77..5l0; Phèd.,^.
Présenter : Iph., 87.
Presser, peser sur : Brit., 655;
Jr,/i.,9il.
^retendre, actif: Bnï., 1" Préf.,
S ;.
i'révenir. préoccuper : Bn7.,115;
£fl/.,2i1; Bér., 93; 630.
Privilège : Iph. 85.
?rovision:P/«erf., 117.
Puissance : Iph., 57.
Querelle : Iph. , 1137 ; A?idr., 1479 ;
Phèd., 1565; i^/i., 1119; 1795.
Quereller: Iph., 1362; fîaj., 870.
Quitter, déposer, renoncer à :
Andr., 505. — Dispenser: Mithr.,
1684.
Race, descendant, proies : Esth.,
170.
Ravaler : Brit., 879.
Rebut -.Ath., 882; M«7/ir., 895.
Rechercher, au sens judiciaire -.
Ath.. 267.
Réconcilier une chose avec quel,
qu'un : Phèd., Préf.
Reconnaître, deviner les senti-
ments: Baj., 790. — Sens de la
langue militaire : Andr., 1212.
Regarder, concerner, appartenir
à: Mith., 853; Iph., 957; Andr.,
1454.
Regorger : Esth., 1103.
Rejoindre, réunir : Andr., 4.
Reliques, restes : Baj., 873.
RempUr un nombre : Brit., 1076 ;
un rang, Brit., 618; tin sort,
1620.
Rendre: //)ft.,1259; Mithr., 1%.
— Se rendre, devenir : Plaid., 78.
Reposer, dormir : Brit., 8.
Reposer (se) : Brit., 93; 1226;
Ath., 1709.
Reproche : P/a«d., 719; Brif.,
1023; E.s7/t., 581.
Respect, sens latin: Iph., 862;
>////ir., 1229;^//i.,24.
Respectable -.Esth., 678.
Respirer, aspirer à : Phèd., lil»
Plaid., 857; Mithr., bOO.— Port- i
au dehors tel ou tel caractère :
Phèd., 1270; Esth., 672.
Ressentiment, sentiment: Bér..
562.
Retirer, donner retraite: Iph.,
1676.
1094
LEXIQUE ABRÉGÉ.
Retourner, revenir: Baj., 1352;
Brit., 28.
Retrancher: Esth.,i011.
Réunir, réconcilier : Brit., 26i.
Réveiller : Bnt.,iil\ ; Baj., 170;
Iph.,iiO; .4«f/r.,1161.
Révoquer quelqu'un, le désa-
vouer : Andr., 1289.
Sacrifier: Bn7.,1498; Iph., 1140;
Bér., G09.
Sang, race: Mithr., 175; Iph.,
17i9. — Alfeclion naturelle : Iph.,
1123.
Satisfaire à : Brit., 1116.
Seconder : Mithr., 1152; B«y., 59.
• Secret, sens latin de secretum :
B/77.,158; Bér.,mS;iU.
Séduire : Brit., 184; Ajidr., 78i.
Séjour, sensdu latin mora : Brit.,
1557.
Séparer : Brit., 1495; Es/Zi., 105.
Servir, être esclave : Mtthr. ,\081.
Sévère, rigoureux, cruel : Andr.,
2l':j,Bnj.,i2U;Iph., 1482.
Soin : Bér., 12; 157 ; Phèd., 617 ;
Andr., 195; 510; 767 ; fia;., 1065.
Succéder, réussir : Bér.. 797;
Il)h., 8ùl.
Succès, issue : Andr., 647; Baj.,
416; fie/-., 346.
Sujet, adj. : Brit., 626; 1110.
Superbe, sens latin : Baj., 291;
A th., 739,398; Iph., 422.
Support : Mithr., 1389; A//..
428.
Surprendre : Brit., 294; 887.
Suspendre : Esth., 908; Bér., 15i.
Théâtre : fié/-., 356.
Toucher : Esth., 427 ; Brit., 636-7;
1G58.
Tourmenter: Mit h., 173.
Tourner, cliang-er: fir/ï., 41.
Travail, sens du latin labor :
.»////i/-.,873;P/w/., 467.
Traverses : Mithr., 287.
Vertu, sens latin : Esth., 764;
Mithr., 1573.
Visage . Brit., 1363; Z/?/i., 1049.
Voir: Phèd., 1201; fi/-/7., 1307:
1162.
Vouloir : //;/t., PréL; Mithr., 790"
A//i., 1396.
TABLE DES MATIÈRES
Notice sur la vie de Jean Racine 2
Notice bibliographique 13
Questions sur le théâtre de Racine 16
Notice sur Andromaque 19
Extraits et documents relatifs à Andromaque 21
Questions sur Andromaque 27
A Madame 28
Première Préface 30
Seconde Préface 34
Acteurs 38
AsDROMAQiE, tragédie 39
Notice sur les Plnideurs 125
Hue^lions, sur les Plaideurs 127
, Au lecteur 128
i Acteurs 132
|"îiBS Plaideurs, comédie 153
Y^olice sur Britanniats 219
} Extraits et doctiments relatifs à Britannicus 220
f -Questions sur BrUannicus 224
^Jk Mgr le duc de Chevreuse 225
^Première Préface 226
Seconde Préface 235
Acteurs 240
BBiTASNrcLS, tragf'die 241
Appendice à Britannicus 348
Notice sur Bérénice 554
Questions sur Bérénice 357
"A MgrColbert 358
Préface 359
, Acteurs ' 304
BiaÉNiCE, tragédie 365
HoWce suxBajazct 436
Extraits et documents relatifs à Z/o/a^e^ 439
1096 TABLE DES MATIÈRES. j
Oneslions sur Bajazet 44.,-
Première Préface 443
Seconde Préface 444
Acteurs 448
Bajazet. tragédie 449
Notice sur Mithridate 533
Questions sur Mithridate 535
Préface 556
Personnages 542
Mithridate, tragédie 5i3
Notice sur Iphigénie 623 S
Extraits et documents relatifs à Iphigénie 627
Questions sur Iphigénie " . . . 65()
Préface 631
Acteurs 642
Iphigénie, tragédie 645
Notice sur Phèdre 753
Extraits et documents relatifs à Phèdre 756
Questions sur Phèdre 764
Préface 765
Acteurs 770
Phèdre, tragédie 771
Notice sur Esther . . n. . . . 867
Extraits et documents relatifs à Esther 870
Questions sur Esther 876
Préface '. 877
Personnages 882
Esther, tragédie 885
Notice sur Athalie 971
Questions sur Athnlie *>75
Préface 074
Personnages 982
Athalie, tragédie 983
Notes grammaticales 1^*81
Lexique abrégé '^^89
7
4.
51529. — Imprimerie Lahube, 9,rue de Fleurus, à Paris.
t ^t- *• fj
i
fi 1887 Théâtre choisi
' . L3
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY l
1