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Full text of "Théâtre complet"

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THEATRE  COMPLET 

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IL  A  ÉTÉ  TIRÉ  DE  CET  OUVRAGE  : 

cinquante   exemplaires  sur   papier    de  Hollande 

numérotés  de  I  à  50 

et  cent  cinquante  exemplaires  sur  papier  du  Marais 

numérotés  de  51  à  200 


OUVRAGES  DE  HENRY  BATAILLE 


Chez  le  même  Editeur  : 

LA    TENDRESSB.  —    l'qOMMB     A    LA    ROSE. 
VBUS    PRÉFÉRÉS. 

THÉÂTRE  COMPLET 
Tome  I  :  la  lépreusu.  —  i.  holocacstb. 

Tome  II  :    le   M\SQUR.    —    LEACnANTKMKNT. 

Pour  paraître  prochainement  , 

TBÉATRE   COMPLET,  tome  IV. 

l'bnfancb  étbrnbllf,  roman  autobiographique. 


Si^.e.Ci""^ 


HENRY  BATAILLE 


THÉATllE 


COMPLET 


III 


RÉS  URR  ETTION 
MAMAN       COLIBRI 


PAlilS 
EILNEST    FLAMMARION,     ÉDITEUR 

26,    KUE    RACINE,    26 


Droits  de  tradaction,  d'adaptation  et  de  reproiiaction  réservés   poar  tons  les  paye, 
y  compris  la  Suède  et  la  >onège. 


1922 
t3 


RÉSURRECTION 

ÉPISODE    DRAMATIQUE 

EN     CINQ     ACTES     ET     UN     PROLOGUE 

Tiré  du  romtiii  de  L.  TOLSTOÏ 

Représenté  pour  ta  première  fois  sur  la  seine  du  Théâtre  national 
de  lOdéon.  le  14  novembre  1902 

Reprise  au  Théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin,  le  25  Janvier  1905 

Reprise  au  Théâtre  national  de  l'Odéon  le  24  Février  1923 


PEliSOiNNAGES 


ODKO.N 

PORTE-SAINT-MARTIN 

OHEON 

1902 

1903 

19i3 

MM. 

MM. 

MM. 

Nk.kixdoff    .     .     . 

DUMÉNY. 

Calmbttes. 

Debucourt. 

Wassiueff    .    .    . 

GASTHO.^S. 

TlKO^ 

Darras. 

Cambet. 

Marcel    Cuabribr 

a-   HUISSIER     .      .      . 

SlM05. 

i^r  HUISSIER.    .    . 

ViETlLLE. 

ler  JURÉ    .    ,    .    , 

L.    Dbrtigbt. 

2°  JURÉ.      .      .      . 

Darras 

3®  JURÉ.      .      .      , 

Marius  Girard. 

Le  professeur. 

Dupahc. 

Charly. 

DeRMOI  L118. 

Le    vieillard    .    . 

Maray. 

(>l  ERVILLl. 

ir    Adet, 

Le  marchabd   .    . 

BOUTHORS. 

POGGI 

Ji:An   l'i-tun. 

liE  capitaine.     . 

Taldy 

Ue^krty  . 

MAilCEI.      GnArHIFR 

Le  prés*  du  jurt 

A.  Lambert. 

Peiiivikr. 

Le  Tkmplb. 

Ur   juré 

Pasquali. 

Le  commis.    .    . 

.      G.AZAL1S,. 

DRittARST. 

RoBhRT  (ÎI'ILEM. 

Le  colosel  .    . 

AnORIK  CARNÈCif  . 

Nikhine.    .    .    . 

.      VAUr.AS. 

Lkrrun . 

Dautillibh. 

KOLOUSSOW     .      . 

L.  Marie. 

p.   Laurent. 

Marcri   Soariz. 

ISlKlPnOVlTCH     . 

SiELOT. 

Fekrier, 

il       COSTE. 

Decœuh. 

I,i:M*HCnAND. 

Pirriie  Aiderf;  j 

OUSTINOW.      .      . 

Coi-TE 

Liabi-x. 

(ÎEORGK»  CubIN 

Le  médecin-chef 

Daumeiue. 

Mahti>  . 

Peudolx . 

L'iNTEUNE.      .      . 

Synes. 

Oastiery. 

Max  i>k  Hii£i  1. 

Un  déporté.    . 

STKPHk'ilF.  AuDrL. 

Un  déporté,    . 

Frescuard. 

L'officier.    .    . 

.       VlULET . 

Delvil. 

Gabrio. 

Nowodonof   .    . 

,     Albert. 

Legris. 

GiL  Rollan. 

Krilitzof.     .    . 

.     Dauvu.liers. 

Volnet  . 

Robert  Arnoux. 

SiMONSON    .      .      . 

.     Janvikr. 

Maxence. 

Balpétp.é. 

Un  paysan.    .    . 

Léo  Peltibr. 

Un  paysan.    .    . 

Rayon. 

i    lIlBERT. 

1  Lafertk. 
>  Champrose, 
\  Etc. 

Jurés,    Paysans, 

Déportés,   ltc. 

\  Gaignettb», 

'  SlOAUD,     ETC. 

PERSONNAGES 


MATROnL4.  .  .  . 
U-IE      SEHVAITE.      . 

Matro:«a  .... 
Ta:«te  aoma.  .  . 
Taate  laura.    .    . 

La  MAtLOWA  .  .  . 
MiSST 

pss*  kortcbacuikb 
Natacka  .... 
La  giiamib  noL'ssB 
u.^k  garde-malade 
La  caroe-darrière 

La  BEAITÉ  .  .  . 
a*     FEMME.      .      .      . 

La  BosstB.    . 

Un  BHPAST.     . 

Ubb  vieille  .    . 

3'^  FEMME.  .  . 
La  ILOnARLEVA. 
FgDOSIA.  .  .  . 
La    DÉTE.fLE.      . 

La  oabdiekxb   . 
Fille   m    diacre 
u:<e  cospammbb. 
Ure    pri$o:«mèrb 
Use    déporté» . 
U.\E   jblkb   fillb 
Ukb  patsasse.  . 

ir-'    MAHCHAKHE. 

Ukb   déportée . 
3^    marciia:<de 
Mabia  pawlotra 


ODÉON 

FORTE  UlXT-MilTU 

IBTJt 

lyoB 

M»es 

Mœc. 

0.   Mo.NT 

0     Mo>T. 

Dl-rbma. 

BKRAtKiànB. 

COURTT . 

Bai VILLB. 

[)eho5. 

ViLLâC. 

Db  Hallt. 

DoRLtA. 

BBBTnE   BaDT. 

Rbbtiib   Bai>t. 

Maille  . 

ReDECCA  l'LLIl 

EvEjr , 

Malvau. 

Dortsal. 

G.  Najccb^t: 

AinRT. 

Brbjikb^ills. 

Vellisi. 

MAtA. 

Fkoma.>t  . 

Rapp. 

^F^<..s. 

De  m  Ali  rot. 

Sciiuin. 
Stloïe. 


L.   Brille. 


1 apule 
Flore  Micsot. 

NlLIi 


PRiso>»ii.REs,     Déportées,     Gar- 
niENRES,    etc.    Patsarser,    etc. 


Depei>ter. 

l   LilNÉ. 

ÎDemathia. 
Maïa. 
F05TE«iET,BTC. 


ODKO.X 

1!J23 


M«ne8 
A^di.èe  Heit  y  , 

BéATHIX    VaBEN!IB. 

AiJcB  Vermeil. 
Marcel  Dlval. 

JâCQCCLI!«l.  CltAl  uomt. 

Vbra  Sbrci-^]  . 
Talolr. 

Si'Za!I!IR  TuERAT. 

Claire  M\i;st-s. 
Suzakre  Deuellt. 
Jabtillb. 
Mabcbllc    Rl'EFP. 

RkRÉE   PlC!«Of. 

Dsraivr  . 

Bla>ciie    Martal. 
Rerle  Simo%ot. 
CiuniuÈRE 

GeRM4I>E    I)     M  II 
He.IRIETTE    .m   'liliL. 

Si'ZAa>K  Coulomb. 

LiSB   d'AjaC. 
E>A     MaILCRAM). 
Blatrix   VaRK-SSE. 

Mise  i/Albrat. 
Cladde  Cbrdat. 
Jacql'eli<<e  Bolti. 

SuZtRXE   Ga\EAL'. 

Pbtbbxs. 

VlLLEJIO.1T. 

Cazalx. 

Sl'ZA!«!IE    Po'ïUaCD. 

Rbhéb  Piei. 

!Marbot, 
DamÈZE.     E"!C. 


BERTHE   BADY 

qui  a  été  les  yeux,  le  visage  et  toute  l'âme  de 
La  Maslowa. 

H    B. 


RESURRECTION 


PHOLOGUE 

LA      NUIT     DE     PAQUES 

Une  chambre  à  coucher  de  campagne.  A  droite,  le  lit 
dans  TalcÔTe.  A  gaucha»  la  porte  d'entrée.  Vaste  fenêtre 
doimaut  sur  les  jardins  et  les  plaines  i.  .La 
nuit  est  claire.  Au  fond  de  Fa  chambre,  qii  récit 

en  couloir,  la  porte  des  appartements  de  l'étage. 

SCÈNE  PUEMIÈUE 
MATROBLA  et  UNE  JEUNE  SERVANTE 

MATRJBLA 

Pose  l€  saniovar  sur  la  table...  Défais  la  couver- 
ture... Attends,  je  Tais  t'aider  à  la  plier. 

La.  servante 
Ne  vous  fatiguez  pas. 

MATROBLA 

Oh '.mes  mains  ne  sont  pas  encore  trop  \4'illes  .. 
Ce  sont  les  jambes,  vois-tu...  Ah!  si  j'avais  pu 
encore  cette  année  les  suivre  à  la  messe  de  nuitl... 


12  RÉSURRECTION 

C'est  la  première  fois  de  ma  vie  que  j'aurai  man- 
qué la  masse  de  Pâques,  fifiUe...  Les  cloches  n'ont 
pas  encore  sonné,  n'est-ce  pas? 

LA   SERVANTE 

Non,  je  ne  crois  pas. 

MATROBLA 

Quelle  heure  est-il  à  la  pendule?  Minuit  moins 
dix...  Dans  dix  minutes.  Christ  sera  ressuscité,  ma 
fille...  Quel  temps  auront-ils  eu?...  Hé,  la  nuit  est 
splendide...  On  dirait  une  nuit  d'été.  Ça  sent  le 
sureau  !  Mesdemoisalles  ont  pris  la  voiture  fermée  ? 

LA   SERVANTE 

Je  crois. 

MATROBLA 

C'est  prudent...  A  leur  âge,  le  moindre  courant 
d'air... 

LA   SERVANTE 

Tu  causes,  tu  causes,  Matrobla...  Tu  ferais 
mieux  d'aller  te  coucher.  Moi  et  Tikon,  nous 
aurions  bien  suffi  à  recevoir  les  maîtres. 

MATROBLA 

Non.  Je  veux  être  là  pour  l'embrassade.  Il  y  a 
d3  l'eau  dans  la  carafe?  Les  serviettes?...  (4  ce 
m)ment  les  cloches  se  me'tent  à  Sinner.)  Ah! 

LA  SERVANTE 

Christ  est  ressuscité  ! 


PROLOGUE  13 

MATROBLA 

En  venté,  Christ  est  ressuscité. 

(Elles  s'embassent  pus  reprennent  Uu^  oui'rage.) 

LA    SERVANTE 

C'est  la  fin  de  la  messe...  Les  couvertures  de  ces 
demoiselles  sont  faites... 

MA    ROBLA 

Regarde  sa  malle...  Est-elle  belle!  Et  deux 
valises!...  Dire  que  je  l'ai  vu  grand  comme  ça,  le 
petit  Dimitril...  Et  maintenant  voilà  qu'il  a  des 
moustaches!  Quand  je  l'ai  vu  arriver  ce  soir  — 
j'étais  dans  la  cour  de  la  ferme  ;■.  donner  à  manger 
aux  dindes  —  je  me  suis  dit  :  «  Quel  est  cet  offi- 
cier que  mesdemoiselles  nous  rapportent?  »  Il  a 
fallu  qu'il  me  dise  :  «  Bonjour,  vieille  peau  de 
bique  I  »  comme  il  m'appelait  toujours,  pour  que 
je  le  reconnaisse...  Deux  valises!...  avec  ses  ini- 
tiales en  rouge.  Regarde  :  D.  N. 

LA   SERVANTE 

Est-il  vrai,  la  mère,  qu'il  reparte  déjà  demain? 

MATROBLA 

.  Oui,  oui,  il  est  venu  un  jour,  en  passant,  em- 
brasser tante  Sonia  et  tante  Laure,  avant  <  'aller 
là-bas,  avec  son  régiment,  se  battre  contre  les 
Turcs. 

LA   SEilVANTE 

Contre  les  Turcs  !...  Jésus  Saint  !...  nous  sommes 


14  RÉSURRECTION 

en  guerre?  Quand  reviendra-t-il?...  Sait-on!  Pays 

d'étrangers,  pays  de  loups. 

(On  entend  une  voix  qui  appelle  :  Katucha  l   Katu- 

chal) 

MATROBLA 

Allons,  bon  !  La  gouvernante. 

LA   SERVANTE 

La  voilà  qui  crio  a:^r  s  Katucha. 

MATROBLA 

Elle  ne  cesse  de  crier  que  lorsqu'elle  est  au  lit. 

LA  SERVANTE 

Parce  qu'elle  ronfle  !  Sans  quoi... 

MATRENA,   au   dehors. 

Katucha  ! 

MATROBLA,  à  la  servante. 

Que  veux-tu,  c'a  toujours- éf)é  ainsi  surlaf  ten'c... 
Le  maître  commande  à  son  chien  et  le  chien 
commande  à  sa  queue. 

SCÈNE    II 
Les  Mêmes,  MATRENA 

MATRENA,  entrant,  les  cheveux  en  papillotes. 

Où  est  Katucha  ? 


PROLOGUE  15 

MATROBLA 

A  la  messe  de  nuit,  Matrena...  Ces  demoiselles 
l'ont  emmenée  sur  le  siège  de  la  voiture. 

MATRENA 

Sur  le  siège  de  la  voiture  1 

LA    SERVANTE 

En  robe  blanche. 

MATRENA,  oougonnant. 

Une  fille  de  vachère  !  Sur  le  siège  de  la  voiture, 
maintenant  1 

MATROBLA,  bas    à   la  servante, 

Entonds-1  !  marmonner. 

LA    SERVANTE 

Oui,  Matrena. 

MATHENA 

Mêlez  vous  de  ce  qui  vous  regarde,  vous!  Ce 
n'est  pas  à  vous  que  je  m'adresse...  Au  torchon  1 
Que  faites-vou  ,  à  cette  heure,  à  fouiller  dans  les 
affaires  de  Dimitri  Ivanowitch? 

LA  SERVANTE,  interrompt  brusquement  et  vient  se  placer 
devant  elle  avec  un  sowire  malin  au  coin  des  livres. 

Christ  est  ressuscité. 

MATRENA,  l'embrassant. 

En  vérité,  Christ  est  ressuscité  1  {Dans  les  dents,) 


16  RÉSURRECTION 

La  gale!...  {A  la  servante.)  Allez!...  au  torchon,  ai 
torchon!.  .  Sur  le  siège  de  la  voiture,  en" vérité! 

LA  SE  .y  ANTE,  ramassant-  sur  le  pas  delà  porte- qudqtK 
chose,  et  le  présentant  à  Matrena  avec  un  salut. 

Vous  avez  laissé  tomber  ce  bigoudis,  Matrena- 

MATRENA 

Voulez-vous  bien  ! 

SCÈNE  III 
MATRENA  et  MATROBLA 

MATROBLA 

Qu'est-ce  que  ça  peut  bien  te  faire,  Matrena, 
que  Katucha  soit  sur  le  siège  de  la  voiture? 

MATRENA 

Cette  petite  finira  par  commander  ici.  Ces 
demoiselles  lui  rendent  le  plus  mauvais  service. 
Il  était  convenu  qu'on  l'élévevait  comme  une 
femme  de  chambre,  et  voici,  q^u'elle  n'est  ipïuaf 
femme  de  chambre  et  qu'elle  sera  bientôt  demoi- 
selle. C'est  ridicule!  On.  ne  l'appelle  plus  Katia^ 
on  l'appelle  Katucha...  Et  tu  verras  que  d'ici  peu 
il  faudra  l'appeler  Katinka,  ma  parole,  comme 
une  grande  dame  !      ^ 

MATROBLA 

Eh  bien,  Matrena,  ne  te  fâohe  pas  rouge  coraraie 


pnoi.orxUE  \7 

\m  dindon.  Quand  tu  naïuas  plus  de  voix  pour 
commander  et  que  nous  serons  toutes  les  deux 
là-bas,  à  labourer  la  terre  avec  le  dos,  il  faudra 
bien  quelqu'un  po^uf  te  remplacer  au  château. 

MATRENA 

Une  fdle  de  porchère,  de  porchère,  qui  sans  moi 
sérail  morte,  dès  son  premier  jour,  dans  la  paille 
et  le  fumier! 

IfATROBLA 

Eh  bien,  maintenant,  elle  est  sur  le  siège  de  la 
voiture.  Matrena...  Il  faut  en  prendt«  ton  parti. 

Tiens.  «'Monît'  les  clochr-a. 

MAUttN  A 

Est-ce   que   Dimitri  Ivanowi  oh  est  aussi  avec 
ux? 

MATROBLA 

Non,  il  a  fait  Sfllcr  1  cheval,  son  vieux 

cheval  de  promenade  li  ...c.  lois,  et  il  est  allé 
tout  seid...  (.1  la  fenêtre.)  Vions  vofr,  viens  voirl 
Regarde  les  lanternes,  là-bas.  Ils  sortent  de  l'é- 
glise... Regarde  comme  c'est  joli!...  Les  uns 
rentrent  ici,  les  autres  là...  Oh!  ces  deux  lanternes 
qui  vont  si  vite,  ce  doit  être  déjà  celles  de  la  voi- 
ture... Oui...  oui...  Écoute  les  chants...  comme  c'est 

beau!  {On  entend  (es  chants  qui  se  rapprochent. )TieTiSf 

la  lune  commence  à  se  lever. 

MATRENA,  mau^réj.nt. 

A  cette,  heure-ci  ! 


iS  RÉSURRECTION 

MATROBLA 

Que  veux-tu,  ce  n'est  pas  de  sa  faute  1  Excuse-la , 
Matrena...  Tu  n'as  pas  la  prétention  de  com- 
mander à  la  lune...  même  si  elle  s'est  mise  en 
retard  ? 

MATRENA 

Au  lieu  de  faire  des  réflexions  saugrenues,  tu 
devrais  bien  descendre  recevoir  les  maîtres.  Voilà 
la  voiture  qui  est  devant  le  perron. 

MATROBLA 

Tu  as  raison 

MATRENA 

Va  vite...  J'allumerai  le  samovar  de  Diinitri 
Ivanowich.  Il  doit  être  si  fatigué  du  voyage  qu'il 
sera  bien  aise  de  se  coucher  rapidement,  après 
avoir  pris  un  verre  de  thé  bien  chaud. 

(Matrena  reste  seu'e,  elle  alluma  le  samovar,  va  à 
la  fenêtre,  é:oule  les  chants,  puis  i>a  se  mettre  à 
genoux  devant  Vicône  et  ré:ite  une  prière.  Un 
grand  temps.) 

UNE   VOIX,   dans  l'escalier. 

Passe,  mon  chéri. 

AUTRE    VOIX,   dans  Vescalier. 

Prends  garde  à  la  marche,  mon  chéri. 

NEKLUDOFf,   au  dehors. 

Oui,  oui,  je  me  souviens. 

(Entrent  Neklui'oJ  et  ses  dcut  tantes.) 


PIIOLOGUK 


SGKNE    IV 

NEKLUDOFF,  TANTE  SONIA.  TANTE  LAURA 
MATRENA 

TANTE    SONIA 

La  voilà,  la  chambr'V  fn  <'hambre  d'enfant  1... 
Toute  pareille, 

NEKLUDOFF 

Toute  pareille,  tante  Sonia! 

TANTE    LAURA 

Ton  lit,  ta  table,  l'icône... 

MATRENA,  s'avançant  vers  Nekludoff,  gravement. 
Christ  est  ressuscité. 

NEKLUDOFF,   riant. 

Oui,  oui,  je  sais,  Matrena. 

SONIA 

Pourquoi  ris-tu,  mon  enfant  ?...  Aurais-tu  perdu 
tes  idées  religieuses  au  régiment,  grand  Dieu! 

NEKLUDOFF 

Non,  non,  tante.  Seulement,  ce  sont  les  habi- 
tudes qu'on  perd  ..  Depuis  une  heure,  tout  le 
monde  m'annonce  que  Christ  est  ressuscité... 
alors... 


20  RÉSÏIîRUKCTlON 

SONIA 

Mais  c'est  la  coutume  de  saborder  et  de  s  em- 
brasser ainsi  le  jour  de  Pâques.  On  est  fidèle  ici 
aux  coutumes. 

WEKLUDOFF 

Oui,  oui,  je  sais...  A  la  ville,  on  oublie.  Mai*» 
n'attachez  pas  d'importance  à  ce  sourire,  tante 
Sonia  !  {il  marche  dans  la  chambre.)  Trois  ans  !...  Rien 
n'est  changé  depuis  trois  ans...  Vos  deux  chères 
têtes  ne  comptent  pas  un  clieveu  blanc  de  plus. 

LAURA 

Mais  c'est  toi  qui  a^  changé!...  Et  ,e  voir  sous 
C9  bel  uniforme!  Je  ne  m'habitue  pas  à  cela... 
N'est-ce  pas,  Matrent.,  qu'il  est  changé  ?  Il  a  des 
moustaches. 

NEKLUDOPF 

«   Il    a    des  moustaches  1    »  c'est    la    phrase 
que  j'entends  le  plus,  depuis   mon    arrivée,  avec 
«  Ch  ist  est  ressuscité!   »  Pour  un  lieutenant  de 
la  garde,  vous  savez,  c^'est  réglementaire;  la  mous- 
tache, c'^st  l'ordonnance. 

SONIA,   qui  inspecte  le  lit. 

Tu  n'auras  pas  froid,  mon  chéri,  avec  deux 
♦couvertures  ? 

LAURA 

Veux-tu  une  bassinoire,  mon  chéri? 


l'ilOLOGUi:  81 


NBKLUDOFF 


Non,  non,  je  vous  en  prie,  tantes.  Ce  que  je 

voudrais,  c'est  que  vous  alliez  vite  vous  reposer... 

Vous  êtes  allées  deux  fois  à  l'église  aujourd'hui... 

'et  TOUS  vous  êtes  coriîessées.  Vous  devez  être  Irès 

tatiguées.  {On  /ra />/><•.)  Qu'est-ce  que  c'est? 

4 

SONIA 

Ce  sont  les  paysans  de  la  ferme  qui  viennent 
L'embrasser  et  te  souhaiter  bonnes  Pâques.  Tu 
sais,  c'est  l'usage.  Tu  ferais  bien  de  ne  pas  tes 
contrario.'-. 

KSmuUDOBJP,  allant  au  devant  d'^ux. 
Entrez!  entrez!...  Je  crois  bien! 

(Un  groupe  de  paysans  entre  dans  la  chambre^  cha- 
peau bas.   Ils  saluent  tout    d'abord  Vicône,    puis 


SCENE    V 
Les  Mêmes,  Les  Paysans 

WASSILIrF,  s" avançant. 
Heureuse  arrivée  à -vous,  Dimitri  Ivanowitch. 

NEKLUDOFF 

Bonjour,  Nabia...  Bonjour,  mon  vieux  Tho- 
mas. Il  y  a  toujours  une  place  dans  mon  cœur  pour 
vous...  Et  toi,  Paule,  qui  me  faisais,  tout  petit. 


22  RÉSURRECTION 

monter  à  l'âne.  Et  toi,  Vera,  toujours  ton  fichu 
blanc  et  ta  veste  grise?... 

WASSILIEF 

Dimitri  Ivanowitch,  nous  t'apportons  l'œuf  de 
Pâques,  l'œuf  peint  au  safran.  Nous  te  l'appor- 
tons avec  toute  la  joie  du  Seigneur. 

NEKLUDOFF 

Merci,  Wassilief...  Le  bel  œuf  couleur  de  ca  l- 
nelle!...'Embrasse-moi  le  premier,  Wassilieff. 

WASSILIEF,  s'essuyant  la  bouche  avec  sa  manche. 
Attendez,  maître,  que  je  m'essuie  la  bouche. 

(Il  l'embrasse.) 

NEKLUDOFF 

Et  toi,  Paulowna. 

(Ils  V embrassent  tous,  à  tour  de  rôle,  en  s'essuyant 
poliment  la  bouche  et  en  disant  F  un  après  Vau- 
tre :  Joie  du  Seigneur.) 

SONIA 

Là  !  Maintenant  il  faut  laisser  le  barine  se  cou- 
cher. 

NEKLUDOFF 

A  demain,   à  demain,  mes  amis,  et  merci  pour 
l'œuf. 


PROLOGUE  23 

SCÈNE    VI 
Les  Mêmes,  moins  Les  Paysans 

NEKLUDOFF 

C'est  bon  et  frais,  tout  cela!  Le  vieux  ma 
embrassé  trois  fois  en  pleine  bouche.  Je  sens  en- 
core sa  petite  barbe  frisée  qui  me  gratte  le  visage... 
(//  arpente  la  pièce.)  Dire  que  c'est  sur  cette  table, 
tantes,  que  j'ai  écrit  ma  thèse...  à  l'encre  viol»  île  !.. 
Comme  c'est  loin  1 

LÂ.URA 

C'est  affreux,  Dimitri,  de  penser  que  tu  t'en 
vas  te  battre  là-bas  1  Nous  avons  bien  du  chagrin. 

NEKLUDOFF 

Chut!  Ne  pensons  pas  à  cela...  Dans  six  mois, 
au  plus,  je  demanderai  un  congé  et  je  viendrai 
vous  embrasser,  comme  aujourd'hui.  Et  alors, 
je  resterai...  et  alors  on  reprendra  sa  vie  régulière 
d'autrefois,  des  vacances.  Le  soir,  je  vous  referai 
la  lecture  au  salon...  Allons,  allons,  en  fera  encore 
des  réussites,  tous  les  trois,  je  vois  ça—  vos  réus- 
sites!... 

SOKIA 

Tu  l'entends,  soeurette? 

LAURA 

A-t-il  tout  ce  qui  lui  faut,  au  moins?  Et  les 
Mutions? (Appelant  à  la  porte.)  Katucha !  Katucha! 


[RÉSURRECTION 
LA   VOIX    DE    KA.T\JCnA,  au  dehors. 

Voilà!...  Voilà! 

LAURA,    dans  V escalier. 

Dis  à  Tikon  d'apporter  l'eau  chaude  et  viens 
vite  chercher  mes  clefs. 

KATUCHA,   ou  dehors. 

Tout  de  suite. 

NEKLUDOFF,  à  Sonia, 

J'ai  tout  revu...  la  petite  rivière...  mon  canot 
de  pêche...  tout. 

(  Katucha  entre  en  belle  robe  de  fête.) 

SCÈNE    VII 
Les  Mêmes,  KATUCHA 

SONIA 

Regarde-la!...  A-t-elle  grandi? 

NEKLUDOFF 

Non...  C'est  toujours  la  même  Kalu'ha.   Quel 
beau  costume  j'es}ère   !.. 

KATUCHA    timide. 

Oh!   c'est  farce  que  c'est   Pâques... 


PROLOGUE  25 

SONIA,  bas  à    Katucha. 

Tiens,  prends  ces  clefs  et  va  chercher  un  savon 
dans  l'armoire  de  ma  chambre. 

KATUCHA 

Bien,  marraine. 

(Elle  sortf  à  petits  pas  vifs.) 

NEKLUDOFF,  '^urpris. 

Marraine  ? 

LAURA  • 

Oui,  nous  trouvons  mieux  qu'elle  nous  appelle 
ainsi,  tu  comprends?...  C'est  elle  qui  nous  fait  la 
lecture,  quelquefois,  maintenant...  Sœurette  ne 
veut  plus  qu'elle  soit  servante. 

SONIA 

Oh!  elle  fait  encore  la  couture  fine, elle  sert  le 
café,  elle  prépare  les  petites  lessives...  Nous 
sommes  très  contentes  d'elle. 

(Tikon  apporte  V aiguièi e . ) 


SCENE    VIIÏ 

Les  Mêmes,  moins  KATUCHA,  plus  TIKON, 

portant  Vaiguère. 
NEKLUDOFF 

Ne  te  dérange  pas,  Tikon,  je  me  servirai  moi- 
même. 


26  RESURRECTION 

TIKON 

Oh!  mon  maître,  je  connais  mes  devoirs. 

(Il  verse  Veau  sw  les  doigts  de  Nekiuîoff.) 

NEKLUDOFF 

Allons,  cette  fois,  bonne  nuit...  Et  allez  vite 
vous  coucher  II  va  être  une  heure  ..  Dépêchez- 
vous. 

^  SONIA 

Qu'est-ce  que  tu  prends,  le  matin?  du  thé, 
toujours  ? 

LAURA 

Je  crois  que  tu  prends  du  café  au  lait  mainte- 
nant. 

NEKLUDOFF 
Va  pour  le  café  au  lait...   (//  embrasse    ses    tantes 

su-  la  main.)  Bonne  nuit,  tante  Sonie;  bonne  nuit, 
tante  Laure.  Tikon  va  m'aidor  à  ranger  mes 
aiîaires. 

SONIA 

Dors  bien,  mon  chéri...  Je  vais  mieux  reposer 
à  l'idée  que  tu  es  de  retour  dans  la  maison.  Bonne 
nuit.  (4  sa  sœu.)  Tu  viens,  sœurette? 

(Elles  sortent  par   le   fond,   l'uie  tenant    uie  petite 
lampe  à  la  main.) 


PROLOGUE  27 

SCÈNE      IX 
NEKLUDOFF,    TIKON,    puis    KATUCHA 

NEKLUDOFF 

Ahl  comme  je  suis  heureux,  avant  de  partir 
là-bas,  d'avoir  revu  tout  notre  petit  monde  1 

TIKON 

Nous  sommes  aussi  bien  honorés,  Dimitri  Iva- 
nowitch,  bien  honorés. 

NEKLUDOFF 

Alors,  vous  êtes  tous  en  vie?  Tous  les  tiens 
vont  bien? 

TIKON,  sortant  des  affaires  de  la  malle. 
Grâce  à  Dieu. 

NEKLUDOFF 

Tes  petits-enfants  vont  bien? 

TIKON 

Oui,  oui,  je  vous  remercie.  Tout  le  monde  va 
bien,  à  1  exception  de  Polkan...  vous  savez,  le 
vieux  cheval? 

NEKLUDOFF 

Ah!  oui.. 

TIKON 

Il  est  mort.  Tannée  dernière,  de  la  dysenterie, 
Il  a  fallu  1  abattre. 


28  RESURRECTION 

NEKLUDOFF 

Pauvre  Polkan!  Tiens,  prends  mon  sabre  . 
Pauvre  Pol  'an  ! 

TIKON 

Oh!  à  part  cela,  il  n'y  a  rien  de  changé...  Il  y  a 
le  chien  de  garde  aussi  pourtant  qui  vieillit  bien... 
Il  nous  donne  des  inquiétudes.  Est-ce  qu'il  fau* 
laisser  le  reste  dans  la  malle  ? 

NEKLUDOFF 

Oui.  Sors-moi  seulement  le  linge  et  le  néces- 
saire. 

TIKON  sort  une  hotte. 

Ça? 

NEKLUDOFF 

Ah!  ça...  tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est,  Tikon? 

TIKON 

C  est  un  portefeuille. 

NEKLUDOFF 

Il  n'y  a  là-dedans  rien  que  des  lettres  de  femraei. 

TIKON 

Oh!  vrai...  c'est  d'un  lourd! 

NEKLUDOFF 

Tu  ne   peux  pas  comprendre  ça,  mon   vieux 
Tikon...  Si  tu  savais  ! 


PIIOLOGUE  29 

TIKON 

Ah!  c'est  que  vous  êtes  devenu  un  ride  gaillard, 

l).irin    ! 

IfEKLUOOPF 

Bah!  je  fais  comme  tout  le  monde...  Il  y  a  là 

d38  choses,  mon  cher  !...(//  ou.fre  le  portefeuille.)  Ça, 
c'est  la  correspondance  de  la  femme  d'nn  atta- 
ché d'ambassade  français...  {Jn  frappe  à  la  porte.)  Je 
connais  ce  petit  pas  là.  Atte.ids.  (//  remet  avec  soin  sa 
uiirqu:.)hèL,  maintenant... 

TIKON 

Entrez  I 

KATUCHA,  entrant. 

Je  vous  demande  pardon...  Ce  sont  vos  tantes 
qui  vous  envoient  votre  savon  préféré,  à  la  rose. 

NEKLUDOPF 

Merci,  Katucha...  Je  te...  je  vous  remercie, 
Katucha. 

TIKO.N,  à  Katu^ka. 

La  barine  a  apporté  ce  qu'il  faut.  Regarde, 
djs  flacons.,  des  brosses,  des  poudres...  tout 
ivoire  et  argent! 

Un  silence.  KatuJta  reste  gau-:ke    et  les  yeut  baissée.) 
NEKLUDOFF 

Katucha...  dites  bien  à  mes  tantes  que  je  les 
remercie. 


30  RÉSURRECTION 

KATUCHA,  après  avoir  décacheté  le   savon,   embarrassée. 
Où  faut-il  poser  le  savon? 

NEKLUDOFF 

Donnez...  [Il  le  prend  et  le  respire.)  Il  sent  bon  la 
rose,  en  effet.  {Silence.)  Je  suis  très  heureux  de 
vous  avoir  revue...  Et  vous,  vous  ne  dites  nen, 
Catherine  ? 

KATUCHA,  près  de  la  porte,  avec  un  peùi  salut^  en  souriant. 
Heureuse  arrivée  à  vous,   Dimitri  Ivanowilch. 

(Elle  sort,  preste.) 

TIKON,  riant. 

Elle  a  rougi,  la  petite,  elle  a  rougi. 

NEKLUDOFF 

Oui,  oui,  tout  ce'a  est  propre,  frais,  intact  et 
charmant...  Comme  tout  est  pareil!...  Son  tablier 
blanc!...  {Il  pose  le  savon  sur  la  table.)  Ce  n'es.  rien, 
un  parfum,  et  rien  que  de  l'avoir  respiré  tout  est 
redevenu  en  moi  doux  et  clair  comme  autre- 
fois. {A  Tikon.)  Ah\  Tikon!...  Qu'est-ce  que  je 
disais  donc  quand  elle  est  entrée?  Je  crois  que 
je  disais  des  choses  intéressantes. 

TIKON 

Vous  parliez  de  la  femme  d'un  attaché  d'am- 
bassade français. 


PROLOGUE  31 

NEKLUDOFF 

Ah!  oui.  Oh!  J'ai  eu  des  aventures,  Til  on,  tu 
n'imagines  pas!  Des  duels,  môme...  Tire-moi 
mes  éperons... 

tif;on 

Des  duels? 

NEKLUDOFF 
Parfaitement,  deux...  (Tapant  surU  portefeuiUe.)l\ 

y  a  là-dedans  des  souvenirs  extraordinaires.  Di'^s 
que  j'ai  obtenu  mon  premier  grade,  j'ai  eu  des 
relations  dans  toute  l'aristocratie  usse  et  étran 
gè  e...  Et  des  histoires!,..  Vous  êtes  à  mille  lieues, 
à  la  campagne,  de  vous  douter  de  cela...  Tiens, 
ce  paquet-là,  avec  cette  faveur,  c'est  d'une  act  ice 
mon  cher...  une  act  ioe  charmante...  de  l'Alham 
bra. 

TIKON 

Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  l'Alhainbra? 

NEKLUDOFF 

Ce  qu'il  y  a  de  mieux.  Dans  toutes  les  villes 
qui  se  respectent,  il  y  a  toujours  un  Alhambra... 
Qu'est-ce  que  tu  veux,  c'est  la  vie  ! 

(Et  il  fait  un  geste  en  claquznt  des  doigts.) 
TIKON 

C'est   la   vie,    Dimitri   Ivanowi  ch.    Chacun    la 
ienne.   Vous   commencez  la  vôtre...    Dieu   vous 
,arde ! 


32  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

Allons,  allons,  va  te  coucher,  je  n'ai  plus  besoin 
de  toi. 

TIKON 

Bon  sommeil. 

(]l  salue  et  soiK) 


SCÈNE    X 
NEKLUDOFFseul. 

NEKLUDOFF,stu/,  /«';  cf/îi«,  éccute,].uis UsUeàse  coucher^ 
il  respire  encore  une  jois  le  savon. 

Quelqu'un  marche  dans  l'escaher...  Non,  c'est 
un  pas  d'homme...  Il  s'en  va...  Ce  n'est  rien.  On 
ferme  en  bas.  Quelqu'un  tire  le  veiTou..  {Il  se  penche 
à  la  fenêtre  )  Non...  personne.  Ah!  si.  {Il  appelle  tout 
bas  dans  lanuit.)  Katucha  !  {Silence.)  Katucha  !...  Ah  ! 

c'est  toi...  {Il  parle  par  la  fenêtre.)  Viens,  je  te  prie, 
j'ai  quelque  close  à  te  demander...  {Il  va  ensuite  à 

son  lit  et   tapote  son   oreiller,  Katucha  entre    au  bout  de 

quelques  instants.)  Katucha,  vGux-tu  m'aider,  s'il  te 
plaît?  Je  ne  peux  pas  refermer  la  taie  de  roreiller. 
Là,  tiens,  regarde... 


PROLOGrE  33 


SCENE    XI 


NEKLUDOFF,  KATUCHA 

(  Katucha  s'apprcche  ('u  lit  et  s^ occupe  à  faire  entrer 
Voreiller  dans  la  taie.  Nek'udoff  s'approche  d'elle 
par  derrière  et  l'embrasse  brutalement  dans  la 
nuque.) 

KATUCHA,  se  retcurnant,  blanche  comme  un  linge. 
Quo  faites-vous?...  A  quoi  pensez-vous?...  Est-ce 

possible  ?(£■//«   se  dégage  et  le  fice   dans   les    yexur.)  Ce 

n'est  pas  bien,  Dimitri  Ivanowitch...  ce  n'est  pas 

bien...  {Il  la   saisit  ci  goure  use  ment   par    la  taille.)  Par 
grâce,  laissez-moi. 

NEKLUDOFF 

Écoute...  tu  es  seule,  n'est-oe  pas,  là-hauc,  dans 
ta  chambre? 

KATUCHA. 

Qu'avez- vous?...  Pourquoi?...  Non,  non.  fu^  n'est 

pas  bien,  ce  n'est  pas  bien... 

(Elle  pleure.) 

NEKLUDOFF,  *e  rccu'ant. 

Ne  pleure  pas,  Katucha...  Je  te  demande  pardon, 
j'ai  eu  toil...  Je  ne  t*^  veux  pas  de  mal...  Tu  ne 
m'aimes  donc  plus,  Katucha?...  Ne  me  regarde 
pas  de  ces  yeux  plaintifs...  Dis,  tu  ne  m'aime» 
plus?...  Moi  qui  n'ai  eu  que  cette  seule  pensée:  te 
revoir!  Si  je  me  suis  arrêté  ici  avant  de  partir, 
je  te  jure  c'était  pour  revoir  le  pays  où  j'ai  et  si 


34  RESURRECTION 

heureux  avec  toi...   pour  te   revoir  seulement... 
En  entrant  dans  la  cour,  au  roulement  de  la  voi- 
ture, ce  soir,  ma  première  pensée  a  été  :  «  Pourvu 
qu'elle  y  soit  encore  !  »  Si  je  pouvais  la  voir  appa- 
raître sur  le  seuil  pour  me  recevoir!...  Et  je  ne  t'ai 
pas  vue!...  Je  n'osais  demander  à  personne  si  tu 
étais  là...  Et  tout  d'un  coup  j'ai  entendu  ta  voix 
dans  l'escalier...  alors  mon  cœur  s'est  mis  à  battre, 
la  maison  s'est  tout  à  coup  ensoleillée...  tu    étais 
à...  et  je  t'ai  entendu?  marcher  en  bas,  sur  les 
carreaux...  floc!   floc!  je  reconnaissais  ton  petit 
pas...  Quand  tu  es  entrée  ensuite,  Katucha,  c'était 
toi,  comme  autrefois,  toi,  plus  jolie,  plus  char- 
mante, avec  tes  grands  yeux  noirs...  Et  toi,  tu  ne 
pensais  plus  à  moi? 

KATUc  HA 

Si,  Dimitri.  Moi  aussi,  quand  j'ai  senti  que  vous 
étiez  là,  mon  cœur  s'est  mis  à  battre  très  fort... 
mais  je  n'osais  pas  monter  parce  que  j'avais  peur 
de  rougir  devant  vos  tantes,  en  vous  revoyant... 

(Elle  baisse  la  tête.) 
NEKLUDOFF 

Tu  vois  bien!...  Nos  deux  cœurs  battaient  en- 
semble dans  la  maison!...  Pendant  ces  trois  ans, 
j'ai  vécu,  je  suis  devenu  un  homme,  mais  je  ne 
t'ai  jamais  tout  à  fait  oubhée,  tu  sais?...  Quand 
j'étais  triste,  quand  le  travail  ne  marchait  pas 
bien,  je  songeais  à  Katucha  et  à  son  petit  tablier 
blanc,  et  toute  ma  peine  aussitôt  s'enfuyait. 


PROLOGUE  35 

KATUCHA 

Moi,  jfi  no  vous  aï  i.irtîa's  oublié.  Dimitri  Iva- 
nowi  ch. 

NEKLUDOFF 

Moi  non  plus.  Mais  quand  je  tai  revue,  là,  ainsi.  . 
toute  mon  enfance  m'est  remontée  d'un  coup  au 
cœur...  Depuis  tantôt  mon  sang  bouillonne  ;  depuis 
tantôt  je  ne  pensais  qu'à  te  parler,  quelque  part... 
à  te  presser  sur  mon  cœur...  Je  ne  me  lassais  (as 
de  te  revoir,  d'entendre  ton  rire,  ta  voix,  ton  bruit... 
de  te  sentir  rougir...  et  tu  as  rougi  deux  ou  trois 
fois  si  délicieusement,  Katucha,  ma  petite  chérie  !.. 
Tu  vois  que  tu  n'as  pas  à  avoir  peur...  Assieds-toi, 
Katucha...  ^e  te  jure  que  je  me  tiendrai  sage. 

(Il  met  les  mains  derrière  le  dos.) 
KATUCHA 

Je  n'ai  pas  peur. 

NEKLUDOFP 


KATUCHA 


Assieds-toi. 
Je  ne  sais  si... 

NEKLUDOPP 

Puisque  je  tVn  supplie. 
KATUCHA,  s  asseyant, lentement ^et  en  hochant   la  tête. 
Est-ce  bien,  cela?... 

NEKLUDOFF 

Mais  oui.  bien-aimé3...  tout  est  bien,  tout  est 


3  6  RÉSURRECTION 

beau  et  je  t'aime...  Est- ce  que  tu  as  été  contente 
quand  tante  Sonia  t'a  dit  de  monter  sur  le  siège 
au  lieu  d'aller  à  pied? 

KATUCHA 

Oui,  Dimitri. 

NEKLUDOFF 

C'est  moi  qui  l'ai  demandé...  J'ai  eu  une  bonne 
idée...  Donne  ta  main.  Tu  ne  m'as  pas  regardé 
pendant  la  messe.  Pourquoi? 


Je  n'osais  pas. 


KATUCHA 


NEKLUDOFF 


Si  tu  savais  comme  tu  étais  jolie  pourtant, 
pendant  que  le  diacre  bénissait  les  pains,  près  de 
la  porte,  le  vase  d'encens  dans  les  mains!...  Tu 
avais  l'air  d'une  petite  sainte  en  cire...  Je  redeve- 
nais tout  petit,  vrai,  Katucha,  tout  petit,  au 
milieu  de  ces  chants  joyeux,  des  chasubles  d'ar- 
gent qui  luisaient...  les  fichus  de  soie,  et  tout  le 
monde  qui  répétait  d'instant  en  instant  :  «  Christ 
est  ressuscité!  Christ  est  ressuscité!  »...  Tout  cela 
était  beau,  mais  plus  belle  que  tout  cela  était 
Katucha,  avec  sa  robe  blanche  et  son  nœud  rouge 
dans  ses  cheveux  noirs!...  Et  quand  le  sacristain 
t'a  repoussé)  en  passant,  j'ai  été  stupéfait  de  voir 
qu'il  y  avait  des  gens  qui  ne  savaient  pas  que  tout 
ce  qui  se  faisait  dans  l'église  et  tout  ce  qui  se  pa^»- 
sait  dani  le  monde  n'était  que  pour  Katucha... 
que  c'est  pour  elle  que  brûlaient  toutes  le;:,  bougies 
du  candélabre  et  que  tout  ce  qu'il  y  avait  de  bon 


PROLOGUE  37 

et  de  beau  sur  la  terre,  que  tout  cela  était  pour  la 
petite  Katucha. 

KATUCHA 

La  petite  Katucha  est  heureuse  de  vous  plaire, 
mais  elle  n'est  pas  aussi  jolie  que  vous  voulez  bien 
le  dire. 

NEKLUDOFF 

Oh!  que  si!...  Te  souviens-tu,  Katucha,  de  la 
fête  du  village? 

KATUCHA 

Oui. 

NEKLUDOFF 

Nous  devions  courir  ensemble.  Je  te  pris  par 
la  main,  comme  ra...  une,  deux,  trois!...  et  je 
m'élançai  sur  la  gauche...  J'entendais  près  de 
moi  le  frou-frou  de  ton  jupon  empesé... 

KATUCHA 

Oui,  mais  vous  alliez  si  vite,  si  vite,  que  vous 
m'avez  bientôt  dépassée. 

NEKLUDOFF 

Et  alors?  Dis,  puisque  tu  sais  mieux  que  moi. 

KATUCHA 

Et  alors...  je  courus  me  réfugier  derrière  un  bou- 
quet de  sureaux  où  il  était  convenu  qu'on  ne 
devait  pas  courir... 


3H  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

Et  OÙ  je  m'élançai  pour  te  rejoindre...  Hélas  I 
voilà,  voilà!...  J'avaii^  tout  à  fait  oublié  un  grand 
fossé  rempli  d'orties,  et  qui  est-ce  qui  est  tombé 
dans  le  fossé? 

KATUCHA,  rianL 

Vous,  Dimitri  Ivanowitch!...  Oh!  m^is  vous 
vous  êtes  bien  vite  relevé. 

NEKLUDOFF 

Bien   rfûr,   puisque   tu   me   tendais   la   main.. 
comme  ça,  tiens,  donne...  {Il  lui  prend  la  maJn.)Et 
tu  te  rappelles  ce  que  tu  m'as  dit? 

KATUCHA 

Non. 

NEKLUDOFF 

«  Vous  avez  buté  »,  tu  as  dit...  Et  alors?... 

KATUCHA 

Et  alors...  je  m'approchai  de  vous,  et  alors, 
sans  que  je  sache  comment,  pendant  que  je  rajus- 
tais ma  natte  qui  s'était  défaite  dans  la  chute... 

NEKLUDOFF 

Alors? 

KATUCHA 

Alors,  vous  vous  êtes  penché  et  je  crois  bien  que 
vous  m'avez  embrassée... 

NEKLUDOFF 

Sur  tes  lèvres,  Katucha,  sur  tes  lèvres. 


PROLOGUE  3« 

KATUCHA 

C'était  mal,  cela,  Dimitri  Ivanowi;ch,  mais  je 
ne  vous  en  ai  pas  gardé  rancune. 

NEKLUpOFF,  Cenlaçant. 

Amour...  {Se  relevant  brusquement.)  Tu  n'as  rien 
ontendu?...  Un  bruit.  {Ka'ucha  rit.)  Pourquoi  ris-tu? 

KATUCHA 

Je  ris,  parce  que  vous  n'êtes  pas  habitué;  mais 
moi,  je  sais...  vous  voulez  savoir  ce  que  c'est?... 
;    C'est  la  gouvernante  qui  ronfle  au-dessus. 

NEKLUDOFF,   riant. 

.\h!  bon!  Ronfle,  bonne  vieille...  Je  ne  suis  plus 
habitué  aux  bruits  de  la  maison...  Et  ceci,  ce  sont 

les    cloches,    là-bas...     (//   tn    à  la    fenêtre    et  rouvre 

toute  grande.)  Oh!  la  belle  nuit  humide  et  chaude... 
Viens  près  de  moi.  Personne  ne  peut  nous  voir... 
Ecoute  encore  ce  bruit  étrange...  C'est  le  prin- 
temps. C'est  la  glace  de  la  rivière  qui  craque  sous 
la  lune... 

KATUCH  V 

C'est  le  printemps,  Dimitri. 

(Ils  regardent  au  dehors.) 
NEKLUDOFF 

^ coûte,  im  coq  chante  déjà...  D'autres  lui 
répondent,  là-bas...  Comme  c'est  doux!...  Rien.  ■ 
rien  que  la  ri\4ère  qui  continue  son  fracas,  là-bas 


40  RÉSURRECTION 

derrière  les  arbres...  Tiens!  il  y  a  donc  encore  des 
gens  à  la  ferme  ? 

(Il  se  penche.) 

KATUCHA 

Oui,  les  paysans  du  village  voisin  qui  sont 
venus  raccompagner  ceux  d'ici...  Ils  sont  venus 
pour  le  feu  de  Pâques,  Dimitri. 

NEKLUDOFF 

Ah!  oui!  la  grande  flambée  devant  laquelle  on 
chante  des  chansons;  et,  au  refrain,  tout  le  monde 
frappe  des  mains,  en  faisant  tous  bas  un  vœu. 

KATUCHA 

Et  ce  vœu-là  est  exaucé  dans  l'année,  Dimitri. 

NBKLUDOPF 

Dis,  dis-moi  à  l'oreille  une  de  ces  chansons...  et 
tu  feras  im  vœu  au  refrain. 

KATUCHA 

Je  ne  peux  pas  ..cela  réveillerait  vos  tantes, 
Dimitri  ! 

NEKLUDOFF 

Non,  tout  bas,  à  l'oreille...  Dis-moi  tout  bas  la 
chanson  qui  porte  ton  nom,  Catherine. 

(Alors   Katucha,  les  mains  jointes,  se  met  à   chanter.) 


PROLOGUE  41 

KATUCllA,    à   mi-iui.i. 

Catherine,  Calhorinette  légère. 
Tu  n'es  pas  partie,  tu  n'es  pas  partie... 
Celui  qui  fait  vœu  le  verra 
Avant  que  neis:e  soit  "fondue, 
Zi  zi,  zizipitit. i. 

NEKLUDOFF 

Tout  bas,  tout  bas...  à  l'oreille...  ' 

(Elle  reprend  le  refrain  et  Uns    les  deux    mw mu- 
rent à  mi-voix  en  frappant  des  mains.) 

NEKLUDOFF,    KATUCHA 

Catherine,  Catherine  légère... 
Zi  zi,  zizipititzi. 

NEKLUDOFF 

Tu  as  fait  un  vœu,  ma  petite? 

K.VT'ICHA 

Oui,  Dimitri,  j'ai  fait  un  vœu. 

(Elle  garde  les  mains  jointes  \  sa  poitrine  se  sculève.) 

NEkLUDOFF 

Mcis,  Calhenne,  il  y  a  un  autre  usage  de  Pâ- 
<  ues  ..  Le  connais-tu?  On  doit  s'embrasser  sur  les 
lèvres.  Car  nous  sommes  tous  égaux,  ce  jour-là! 


42  RÉSURRECTION 

KATUCHA 

Non,  Dimitri.  Je  connais  l'usage...  Le  père 
embrasse  sur  les  lèvres  et  l'éLranger  sur  le  front. 

NEKLUDOFF 

Que  Catherine  donne  donc  le  front  à  l'étranger. 

KATUCHA 

Le  voici. 

(Elle  tend  doucement    le    front.  NehludofJ  va    Vein- 
brasser.) 

NEKLUDOFF 

Mais  Tatherine  est  si  petite  qu'il  n'y  a  pas  de 
place  pour  un  baiser  sur  son  front,  et  en  croyant 
embrasser  le  front  ce  sont  les  lèvres  qu'on  em- 
brasse. 

KATUCHA 

Dimitri,  c'est  que  j'ai  relevé  le  front...  {Elle  rejette 

sa  tête  en  arrière.  Ils  s'embrassent  longuement  sur  la 
bouche.  On  entend  les  chants  des  paysans  qui  s'en  vont 
au  loin  en  chantant  des  mélopé'f^.)\h.  !  que  faisonS-nOUS, 

mon  Dieu!  J'ai  peur,  Dimitri  Ivanowi  ch!...  Par 
grâce,  mon  chéri,  laissez-moi! 

NEKLUDOFF 

Oh  !  que  je  t'aime,  Katucha  !  que  je  t'aime  1 

KATUCHA,  pleurant. 

Et  demain  vous  serez  parti,  et  je  ne  vous  rêver- 


PROLOGUE  43 

rai   jamais...   Ah!   c'est   mal...   Laissez-moi   m'en 
aller,  Dimitri. 

NEKLUDOFF 

Eh  bien,  pars  si  tu  veux. 

(Il    oure   les  deuc  bras  tout  grands.    Katucha,  la 
tête  dans  sa   poitrine,  soupire.) 

KATUCHA 

Je  veux  m'en  aller...  Je  veux  m'en  aller... 

(Et  en  disant  cela,  elle  se  serre  tau'  contre  lui.) 
Dehors,  les  chants   se    mêlent   dans  la  nuit  blcUi  : 
Christ  est  ressuscité! 


RIDEAU 


ACTE    PiiEMÏKR 

LE    JURY 

La  sa^le  d3  d3lib3rition  du  jury,  à  la  cour  d'assises 
à^'Moscou.  Grande  table  au  milieu,  avec  douze  chaise, 
rangées  autour.  Porte  au  fond;  trois  marchos.  Portes 
latérales. 

SCÈNE   PUEMliiUE 
DEUX  HUISSIERS 

PREMIER    h;  ISSIER,  hzUlant  les  c>u</"n.i. 

Tous  les  crayons  étaient  épointés. 

DEUXIÈME    HUISSIER 

As-tu  regarda  s'il  restait  assez  d'encre? 

PREMIER    HUISSIER 

Oui. 

DEUXIÈME    HUISSIER 

Dépêo'ie-toi,  ça  va  être  fini. 

PREMIER    HUISSIER 

Quelle  affaire  juge-t-on? 


RESURRECTION  45 

DEUXIÈME    HUISSIER 

L'no  affaire  d'empoisonnement.  Tu  sais  bien  . 
la  Maslowa. 

PREMIER   HUISSIER 

Non. 

DEUXltMh    litlbMER 

Mais  S'...  On  n'a  parlé  que  d^  cela  dans  les  jour- 
naux... Une  fille  qui  a  empoisonné  un  vieux  mar- 
chand dans  une  maison. 

PRE.MIER    HUISSIER 

Ah!  oui,  je  sais! 

DEUXIÈME     HVÎSSIER 

Ça  doit  approcher.  Où  en  est-on? 

(Il  entr  ouvre  la   porte  du  fond.  On  entend  la  voix 
du  prindent.) 

LA    VOIX    DU    PRÉSIDENT 

Laissez-moi,  en  terminant,  vous  rappeler  que 
la  société  a  remis  entre  vos  mains  l'exercic?  de  ses 
droits  les  plus  redoutables  mais  les  plus  au^stes. 
Vous  êtes  sa  conscience  même;  vous  vous  con- 
vaincrez du  danger  que  constituent  poiur  la  société 
les  éléments  dégénérés  des  phénomènes  pa  holo- 
giques,  et  liés  par  votre  serment  vous  saurez... 

(L'huissier  referme  la  porte.) 


46  RÉSURRECTION 

DEUXIÈME    HUISSIER 

Ça  y  est ..  le  jury  va  sortir.  Tout  est  prêt? 

PREMIER    HUISSIER 

Oui...  Tu  n'as  pas  connu  le  président  Sibelief» 
toi?...  C'est  lui  qui  était  malin. 

(On  entend  un  brouhaha.) 
DEUXIÈME    HUISSIER 

Attention  I 

(La  porte  s'ouvre.  On  voit  deux  gendarmes^  Vépée 
au  clair'j  douze  jurés  descendent  un  à  un.  On 
entrevoit  la  salle  de  la  cour  d'assises.  Quand  ils 
sont  tous  descendus,  les  gendarmes  referment  la 
porte.) 


SCÈNE   II 
LES  JURÉS 

D'abord  une  gêne  générale.  Les  uns  dégourdissent 
leurs  jambes.  Les  autres  respirent  avec  bruit. 

PREMIER    JURÉ 

Cigarette  ? 

DEUXIÈME    JURÉ 

Cigarette  ! 

PREMIER    JURÉ 

Une  cigarette,  oui...  Ça  fouette  les  idées. 


ACTE  PREMIER  47 

LE    PROFESSEUR 

Lo  présidonl  a  fait  un  fort  beau  résumé 

LE    MAJICUA.ND 

II  aurait  bien  dû  ouvrir  les  fenêtres. 

LE    PROFESSEUR 

Lo  fait  est  qu'il  faisait  étouffant. 
LE  march.\:nd 

Eii'^'^^^  ^'  <>'»  nmivitif  i'ii1»\-i' Cl  vrste... 
l  >     J  l  K  E 

Du  feu? 

LE   CAPTTAns'E,  se^uant  ses  jambes. 

Sacristi,  hein,  colonel,  c'est  plus  dur   que    de 
»rainand3r  une  batterie?...   J'en  ai  des  fourmia 
dans  les  jambes... 

LE  président 

Nous  sommes  tous  là?...   Messieurs  les  juréf», 
I    je  vous  invite  à  prendre  place. 

UN    JURÉ 

Je  vous  demanderai  de  ne  pas   m'asseoir  pen- 
dant une  seconde... 

LE    MARCHAND,  à  ui  ju  é. 

Je  suis  le  marchand  Baklachov,  et  à  votre  ser- 
vioa. 


48  RÉSLiRRECTION 

UN    JURÉ 

Ah!  oui...  fort  bien. 

DEUXIÈME    JURÉ 

Quelle  heure? 

LE    COMMIS 

Trois  heures  et  demie. 

UN    JURÉ,  à  un  autre  jwé. 

Ce  marchand  est  insupportable...  et  il  sent  l'ail 
d'une  façon  odieuse. 

DEUXIÈME    JLRÉ 

Mais  il  a  l'air  d'un  brave  homme. 

LE   PROFESSEUR,  à  Nekluioff. 

Pardon...  vous  êtes  bien  le  prince  Dimitri 
Nekludoff? 

NEKLUDOFF 

Parfaitement. 

LE    PROFESSEUR 

Je  ne  sais  si  vous  me  remettez  bien.  Pierre  Gras- 
simovitch,  professeur  au  Gymnase.  J'ai  eu  l'hon- 
neur de  vous  connaître,  il  y  a  deux  ans,  quand  vous 
étiez  officier  de  h  Garde. 

NEKLUDOFF 

Ah!  fort  bien. 

LE    PROFESSEUR 

Alors,  le  sort  vous  a  désigné  aussi?  Vous  ne 
vous  êtes  pas  fait  dispenser,  prince? 


ACTE  PREMIER  49 

NEKLUDOFF 

L'idée  no  m'en  est  pas  même  venue. 

LE    PRO; ESSEU  i 

Eh  bien,  voilà  un  beau  trait  de  courage  civique... 
Souffrir  la  faim  et  la  soif,  hâ,  hé!...  Encore  si  on 
pouvait  piquer  un  petit  somme  1 

TROISIÈME    JURÉ 

Moi  je  crois  bien  que  j'ai  dormi  quelques  mi- 
nutes. 

LE    PRÉSIDENT 

La  délibération  est  ouverte,  messieuri. 

(Un  silence.  Ils  se  rapprochent  ttus  instinctivement 

de  la  table). 

LE    MARCHAND,  t  è-  haut,  te  ut  de  suite, 

La  petite  n'est  pas  coupable;  il  faut  1  acquitter 

LE    PRÉSIDENT 

Pardon,  pardon...  vous  allez  un  peu  vite  en 
besogne...  Nous  n'avons  pas  à  l'acquitter  ou  à  la 
condamner...  La  peine  ne  nous  regarde  pas.  Nous 
avons  à  dire  si  une  fille,  la  Maslowa,  de  compUcité 
avec  la  vieille  Euphémie  Botschew,  aujourd'hui 
décédée  a  empoisonné  un  marchand,  Smielkow, 
dans  la  maison  publique  dont  cette  fille  faisait 
partie...  Oui?  Non?  C'est  tout...  Comprenez- vous, 
mon  ami? 

LE    MARCHAND 

Je  ne  sais  pas  ce  que  j'ai  à  dire  ou  non...  Je  sais 

3 


50  RÉSUURECTION 

que  c'est  la  vieille  qui  a  fait  le  coup...  Elle  s'e-t 
tuée  quand  on  l'a  arr  tée  Elle  a  bien  fait.  Quant 
à  la  petite,  elle  est  innocente...  ça  se  lil  dans  ses 
petites  mirettes  noires. 

(Protestations.) 

LE    PR"ÉSIDENT 

Permettez...  voyons...  du  tact,  mon  ami... 

UN    JURÉ 

Nous  examinerons... 

DEUXIÈME    JURÉ 

Attendez. 

TROISIÈME    JURÉ 

J'avoue  que  je  ne  distingue  pas  le  moJaile. 

LE   PROJFES&EUB,  d'une  voix  aiguë. 

Pour  moi,  toute  la  question  est  dan   l'autopsie. 

LE    COMMIS 

Le  mobile,  c'est  le  vol...  Elle  a  volé  :  Elle  stest 
©ont  redite. 

LE    MARCHAND 

Et  qui  Tie  se 'contredirait  paB?...  Je  voudrais  voyib 
y  voir  til  peu.  vous  ! 

(  Exda  mations  gér.éra  les .  ) 

LE  RRÉSIDENT,  frappant  la  lable  avec  un  ccupe- papier. 

Je  VOUS  en  prie,  messieurs,  a  seyons-noTis  an- 
tour  de  la  table  et  délibérons  avec  calme. 

(Ils  s'asseoient  toiii  autour  de  la  table^J 


ACTF  rRTMIKR  51 

LE    COMMIS,  rompant  le  silence. 

Quelles  rosses  que  ces  filles!  Moi,  je  suis  commis 
dans  un  magasin  de  ganterie,  eh  bien... 

DES    NOIX 

Chut,  chut... 

LE    PRÉSIDENT 

Messieurs,  arrivons  aux  questions. 

LE    CAPITAINE,  5<?  levant. 

Permettez...  Il  m'est  arrivé  une  histoire  ana- 
logue qui  peut  édifier  messieurs  les  jurés...  C'est 
irrivé  à  un  de  mes  amis,  en  retraite  comme  moi. 
je  peux  dire  son  nom,  le  capitaine  Noblaski...  Ton  ! 
U  prend  une  femme  de  ménage  qui  lui  montre  de 
f  ;ux  certificats...  Elle  sortait  comme  la  .Maslowa 
d'une  maison  innomrablo.  J'ai  vu  la  femme  de 
ménage  plus  de  vingt  fois  chez  lui!...  Bon!...  Un 
jour,  deux  salières,  ime  pince  à  sucre  et... 

LE    PRÉSIDENT 

Capitaine,  capitain'^,  vous  raconte  ez  cela  après... 

LE    PROFESSEUR 

Aux  questions! 

LE    CAPITAINE 

Interrompez-moi...  c'est  votre  droit,  monsieur 
le  prés  dent...  mais  je  nadmets  pas  que  mon- 
sieur... là...  le  profes  eur,  m'interrompe  de  cette 
façon  ag  essive  et  iionique  qui  m  agace. 


^2  «ÉSUKRECTJON 

LE   PROFESSEUR 

Vous  dites? 

LE    CAPIIAINE 

Si  VOUS  n'avez  pas  le  respect  de  l'armée... 

LE   PROFESSEUR,  sarcastiqu^. 

Pa.don...  l'armée  na  lien  à  voir  dans  la  ques- 
tion qui  nous  occupe. 

LE   CAPITAINFm  cçec  énergie. 

Pa  don  :  il  s'agit  d'une  fille  de  maison  publique. 
0',  mes  hommes  sont  .ex^posés  plus  que  les  aut  .es 
àeàïi  cette  question  !...  Il  y  a  là  un  cas  grave...  Un 
a;.Bassinat  dans  ces  sortes  d  institutions  doit  ête 
rép.-imé  avec  éne.  gie....  Car  il  ne  s'agit  là  que  duo 
ma  (ihand...  mais   i  la  vie  d  un  ofiioiec  supé  ieu: ... 

aJE   MARCHAND,  s' agitant. 

Comment,    que    d'un    maTChandl...    que    d  un 
marchand  ..  Mais  je  suio  marchand,  moi,  monsieur! 
(Il  se  lève  et  va  sur  le  capitaine.) 

LE    CAPITAINE 

Je  ne  veux  pas  dire... 

(Léger  tumulte.  On  force  le  marchand  à  se  rasseoir.) 

LE  PRÉSIDENT,,  jrappantîa  table  d'un  couteau  à  papier. 

Messieurs,  de  'grâce,  arrivons  à  la  question... 
Nous  sommes  tous  un  peu  presisés...  nous,  avons 
tous  pris  -pour  accomplir  notre  < devoir  de  citoyen 


ACTV.  V]\T.\\]Kl\  53 

sur  notre  travail  et  nos  allaïuis...  11  ne  faut  pas  en 
abuser.  D'autant  que  nous  avons  d'autres  affaires 
à  juger.  Je  vais  iaire  la  lecture  de  la  question 
(//  Ut.)  a  Catherine  Maslowa,  vingt-sept  ans,  est 
elle  coupable  d  avoir,  de  complicité  avec  la  çieille 
Eiiphémie  Botschew,  qui  s'est  tuée  le  jour  même  de 
son  arrestation,  ôté  la  vie  au  marchand  Smielkow 
en  lui  donnant  du  pois'm  dans  du  cognac,  avec  Vin 
tention  de  lui  dérober  son  portefeuile  et  une  bague 
n  brillants  ?...  » 

LE    COMMIS 

Quelles  rossosL.. 

NEKLUDOFF,  vivement. 

Le  présidetft  permettra  que  je  résume  clarre- 
mont  à  messieurs  les  jurés,  tant  sa  réponse  a  «té 
nette,  la  justification  qu'a  donnée  la  Masowa. 
La  vieille  Euphémie,  prop:iétaire  de  l 'établi sse- 
"lent,  s'est  tuée  en  avouant  son  Ciime.  Il  n'y  a  pas 
lo  doute  sui-  cela.  Elle  s'est  fait  justice.  Or,  l'accu- 
ation  de  complicité  portée  sur  la  Maslowa  est 
absurde.  Elle  a  remis  au  marchand...  qui  était  en 
état  d'ébriété, d'ailleurs...  'a  tasse  de  cognac,  sans 
savoir  qu'il  y  avait  du  poison  dedans.  Pourquoi 
l'aurait-elle  tuée?  Une  pauvre  fille  en  maison  n'a 
pas  tant  'besoin  -d'argent. 

LE    MARCHAND 

Bien  sûr...  Qu'en  aurait-elle  fait? 


54  RESURRECTION 

DEUXIÈME    JURÉ 

Moi  aussi  je  la  crois  innocente,  comme  le  prince 
Nekludoff.  Néanmoins,  elle  avoue  que  la  vieille 
lui  avait  dit  :«  J'ai  mis  un  peu  d'opium  dans  le 
cognac!  » 

LE    CAPITAINE 

Et  puis  l'opium  est  aussi  un  poison.  J'ai  une 
belle-sœur  qui  a  failli  en  mourir.  Elle  n'avait  pris 
que  quarante  gouttes  cependant. 

LE    PROFESSEUR 

Pardon...  Les  constatations  médicales  ont  une 
conclusion  dubitative.  Je  signale  cette  matière 
bien  que  cela  n'ait  pas  un  rapport  direct  avec  l'af- 
faire, puisque  la  victime  est  morte,  mais  dans  l'in- 
térêt de  la  vérité,  les  rapports  médicaux  fournissent 
un  champ  de  discussion  considérable  et  scienti- 
fique... 

LE   CAPITAINE,  aigrement. 

Nous  ne  sommes  pas  des  savants 

LE   PROFESSEUR,  vaé. 

J  ai  quelques  connaissances  toxicologiques  qu'  .. 

LE    PRÉSIDENT 

Ce  n'est  pas  la  question,  puisque  quel  que  soit  le 
poison,  ia  victime  est  morte. 

UN    JURÉ 

Très  bien. 


ACTE  PREMIER  55 

LE    MARCHAND,  se  levant. 

Pardon,  monsieur  le  président,  je  demand;>  la 
permission  de  marcher  un  peu,  si  ça  n'est  pas  con- 
traire à  la  loi...  je  parlerai  tout  de  même...  C'est 
mon  docteur  qui  me  le  conseille...  Moi,  je  ne  suis 
nas  fait  pour  rester  assis  toute  une  journée. 

LE    PRÉSIDENT 

A  votre  aise,  BaAlachov. 

LE    COMMIS 

Ce  qui  est  sûr,  c'est  que  la  ba-iue  de  la  victime 
était  en  possossion  de  la  Maslowa...  Ça.  c'est  un 
fait. 

LE    MARCHAND,  tout  en  déjmbu'ant  de  long  en  large. 

Mais  elle  nous  l'a  bien  expliqué.  Le  marchand 
lui  avait  donné  la  bague.  Smielkow  prend  cette 
femme.  Il  la  trouve  gentille  {R  <ir,t.)ei^  entre  nous 
«railleurs,  il  aurait  pu  j)lus  mal  tomber!...  pas 
He,  le  gaillard!  Il  avait,  ma  foi,  choisi  un  beau 
brin  de  fille. 

LE    COMMIS,  pincé. 

Vous  n'êtes  pas  difficile. 

LE   CAPITAINE,  froidement. 
N'insistez  pas. 

LE    COMMIS 

Permettez. 


56  RÉSURRi:CT10N 

LE   MLA.RCHJUrD.r  s  animant, 

P&rmettez  VQU&  aussi... Il  s'amnsait  solidement, 
à  la  «  sibérienne  ».  Je  connais  ça.  Il  avait  bn  un 
coup...  1  ôte  sa  bague...  et  ri  dit  :  «  Va,  prends, 
tiens  !  »  Une  poussée  de  sang,  quoi  !  Songez  quel 
gaillard  c'était,  bougre  !...  moi,  j'ai  essayé  la  bague 
à  l'audience  :  j'y  entre  les  deux  pouces...  Ce  n'était 
pas  un  doigt,  c'était  un  concombre. 

LE    PROF£SSEUR 

On  ne  donne  pas  ainsi  une  bague  d'un  grand 
prix  à  la  première  fille  venue. 

NEKLUDOFF 

Puisque  Smielkow  était  ivre. 

LE    CAPITAINE,   tirant   un  papier. 

Ah!  pendant  que  j"'y  pense...  J'attire  votre^ 
attention  sur  une,  déposition  fort  singulière.  La 
veille  de  l'empoisonnement,  Maslowa  avait  dit  à 
l'une  de  se«  compagnes...  j'ai  noté  textuellement 
la  phrase...  elle  avait  dit  en  parlant  du.  malheu- 
reux {Il  lit.)  :  Ce  gros-là,  il  a  de  Vor  plein  ses  botes 
Elle  avait  ajouté  :  Il  me  donnera  ce  que  je  voudrai. 

LE    MARCHAND 

Bon  Dieu!  Tout  le  monde  parle...  Qu'aurait-elle 
fait  de  tant  d'argent? 

LE    PRÉSIDKJîT 

C'est  un  argument  qu'on  a  déjà  présenté. 


AGTE  PREMIER  57 

UN.  JURS 

De  ce  train-là,  ça  va  durer  deux  heure-. 

DEUXIÈME    JUBl": 

C'est  probable. 

(Il   se  lè^'e  pow  boire  un  verre   d'eau,  au   jond.) 
LE    MARCHAND 

Oh!  je  ne  sais  plus  ce  qu'on  a  dit  et  ce  qvi'on^ 
n'a  pas  dit! 

LE    PRÉSIDENT,  a   Ui   uicUlard^  a  su  droite^  qui  nu   nvn 
dit    depuis»  le    commencement. 

Et  VOUS?  VOUS  ne  dites  rien.  Quel' est  votre  avis?* 

UN    JURÉ 

Il  est  sourd. 

LE  VIEILLARD,  hochant  la  téte^  comme  »'i7   sortait  de"  sa 
rêverie. 

Naus  ne  sommes  pas  des  saints...  nous  ne  somme 
pLS  des  saints... 

LE   PRÉSIDENT,   se  penchant  à  son  oreille. 

Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela...  La  question  est... 

LE   VIElLLARiy,  se  sou'.è;>e  de  sa  chaise  et  dit. 

Noois  ne  sommes  paa  des  saints...  Il  vaut  mieux 
toujours  pardonne:'. 

(Et  il  se  rassied  en  hochant  toujours  la  tête.) 


5S  RÉSURRECTION 

UN    JURÉ 

11  n'est  pas  sourd...  Il  est  idiot. 

NEKLUDOFF 

Pas  tant  que  vous  croyez. 

DEUXIÈME    JURÉ 

Moi,  je  suis  de  l'avis  du  prince.  Elle  est  inno- 
cente. 

LE    COMMIS 

Il  y  a  là  un  véritable  cas  de  psychologie.  Ceux 
qui  sont  à  même  cjmme  moi  de  connaître  les 
femmes,  ca'  grâce  à  la  clientèle  mondaine  de 
notre  maison... 

LE  MARCHAND,  pouffant. 

Ahl  là,  là...  Si  nous  parlons  de  ça!... 

LE    COMMIS,    vexé. 

Vous  ne  pouvez  pas  connaître  les  femmes, 
Baklachov;  votre  vie  modeste... 

LE   MARCHAND,  V interrompant  en  se  levant. 

Oui,  certainement,  et  je  n'en  rougis  pas...  Je 
le  dis  avec  orgueil  :  je  suis  un  modeste  1... 

LE    PRÉSIDENT 

Je  vous  exhorte  au  calme,  Ba'dachov.  Messieurs, 
messieurs,  il  est  déjà  plus  de  quatre  heures.  ■ 


ACTE  PREMIER  59 

UN    JURÉ 

Quatre  heures?  Sapristi  f  moi  qui  ai  rendez-voos 
à  quatre  heures  et  demie  ! 

DEUXIÈME    JURÉ 

Personn  llement,  mon  opinion  est  faite  depuis 
deux  heures.  Je  n'en  changerai  pas...  et  j'ai  un  mal 
de  tête  fou  ! 

NEKLUDOFF 

Il  s'agit  cependant  d'une  vie  humaine  !...  A-  ons 
un  peu  de  courage  !  .  La  présomptiow  ne  tient  pas 
debout.  Il  n'y  a  pas  de  preuves  et  l'on  ne  peut  pas 
condamner  sans  preuves.  Songez  que  octte  fille 
n'est  pas  une  simple  brute  d'instinct.  Elle  vous 
la  dit  tout  à  l'heure...  elle  a  reçu  de  l'éducation. 
Ello  a  descendu  les  échelons  de  la  misère  irrespon- 
sable. 

LE    CAPITAINE 

Raison  de  plus,  elle  est  d'autant  plus  coupable. 
Elle  a  goûté  les  bienfaits  d'une  vie  paisible,  hon- 
nête... Elle  nous  a  dit  qu'elle  avait  été  élevée  dans 
un  château,  par  de  vieilles  dames  de  la  plus  haute 
aristocratie.  Ses  mauvais  instincts  seuls  en  ont 
donc  fait  une  prostituée.  Elle  est  un  élément  actif 
de  corruption  so«iaIe. 

NEKLUDOFF,  s'animant. 

Qu'en  savez-vous?  Cette  déchéance  n'est-elle 
pas  peut-être  la  faute  des  autres?  Vous  ne  con- 
naissez pas  la  source,  oui  peut-être  pure  de  cette 


60  RÉSURRECTION 

mort  prématurée.  C'est  le  mystère...  en  vérité,  le 
grand  mystère  qu'on  ne  peut  pas  pénétrer.  Elle 
vous  a  parlé  d'années  de  misère,  de  lutte...  n'est-ce 
pas?  Il  y  a  la  trace  de  cela  sur  son  visage,  à  bien 
voir. 

UN    JURÉ,  à  mi-voix  à  ui  aWre. 

On  a  beau  être  prince,  hé  !  hé  ! 

(Il  ricane.) 

NEKLUDOFF,  s' arrêtant  net. 

Vous  dites? 

LE    JURÉ 

Moi?  Rien...  Je  tousse!...  J'ai  fait  hum  hum! 
voilà  tout. 

NEKLUDOFF,    troublé. 

Enfin...  je...  je...  je  dis  cela  parce  que,  n'est-ce 
pas,  c'est  mon  devoir... 

TOUT    LE    MONDE 

Parfaitement!  Parfaitement!...  Je  vois  bien! 
(Nekluioff  se  rassied  mollement.) 

LE   PRÉSIDENT,   à  Nekluioff. 

Prince,  je  vois  que  votre  opinion  à  tous  paraît 
être  faite. 

DES    VOIX 

Oui  !  Oui  ! 

LE    PRÉSIDENT 

Il  est  tard...  Et  la  justice  elle-même  nous  saura 


ACTE  PREMIER  61 

gré  do  ne  pas  prolonger  inutilement  notre  déli- 
bération. 


Très  bien 
Bravo  ! 


UN    JURE 


LE    COMMIS 


LE    PRESIDENT 


Messieurs  les  jurés,  vous  avez  à  répondre  sur 
deux  questions  uniquement  :  1°  La  femme  Cathe- 
rine Maslowa  est-elle  coupable  d'assassinat? 
2°  Avec  ou  sans  circonstances  atténuantes?  Nous 
allons  procéder  au  vote.  Veuillez  écrire  chacun 
votre  vote  et  me  le  remettre. 

(Ils  écrivent.  Les  uis  se  lèvent  après  avoir  é:rit  et 
pendant  qm  les  au'res  continuant  sw  le  devant  de 
la  sci.ie,  ils  parlent  à  voix  basse.) 

UN    JURÉ 

Ouf!  Ces    accablant!...  J'ai  un  mal  à  la  tïHe!... 

DEUXIÈME    JURÉ 

Voulez-vous  mon  crayon  migraine? 

UN    JURÉ 

Volontiers  ! 

LE    CAPITAINE,  au  jué,  en  tirant  sa  montre. 

Diable!  Diable!...  Est-ce  qu'après,  la  délibéra- 
tion sera  longue?... 


62  RÉSURRECTION 


UN    JURE 


Non.  Cinq  minutes.  Juste  le  temps    de  rédiger 
l'arrêt. 

(Le  commis  tire  une  petite  glace  de  sa  poeke^  Il  y  a 
un  très  long  moment  où  l'on  n  entend  que  le  susu  ~ 
rement  des  voix  dans  le  silence.) 

LE  VIEILLARD,  dans  le  fond,  remettant  son  cote. 
Nous  ne  sommes  pas  des  saints... 

fSHence.) 

LE  PRÉSIDENT,  après  avoir  parlé  à.  Vkvùssier, 
trie  les  papiers,  etc... 

Messieurs,  la   délibération   est   close.   Voicr  fe 

résultat.    {Fout  te  mondv  se   rap'f  roche  de  la  table.)    Le 

jary,  à  îa  majorité  de  deux  voix,  a  dé«laré  l'accu- 
sée coupable  avec  circonstances  atténamûtes. 

LE    MARCIFAJîD     ' 

La  pauvrette  ! 

NEKLUDOFF 

Mais  c'est  abominable!...  Vous  condamnez  une 
innocente. 

LE   PRÉSED'EJIT,  Varrêtant. 

Pardon,  prince.  La  délibération  erafc  elose.   Je 
vous  invite  à  respecter  l'autorité  de  la  chose  jugée. 

(Il  sonne  les  huissiers.  Tout  le  monde  se  ïèv>e.  Le 
président  d^ un  air  solennel  et  gauche  tient  la  feuille 
en  main.  L'huissier  va  ouvrir  lu  f<orte.  On.  voit  les 


ACTE  PREMIER  63 

gendarmes  à  nouveau  tirer  t ipii  sw  V estrade.  Le 
ju'ii^en    fi'e,    rentrent   /'ui    aprèi    Vau're,  après 
avoir  jeté  leu's  cigarettes.) 

NEKLUDOFF,  resté  le  dernier,    n  entre  pas. 

Imbéciles!...  Ça  ne  peut  pas  se  passer  ainsi.. 
La  malheureuse!...  Je  ne  veux  pas  voir  cela., 
c'est  horrible  !...  (.1  un  huissier.)  Huissier,  il  faut  que 
j'écrive  un  mot  au  président  des  assises,  tout  de 
suite.  Avertissez  le  chef  du  jury  que  je  suis  souf- 
frant... que  je  n'entre  pas...  qu'on  me  dispense... 
Une  indisposition.  Allez.  Dites  donc,  l'autre,  vous 
allez  porter  ceci  au  président,  avant  que  la  cour  se 
retire...  {Il  griffonne  un  mot  et  le  lui  remet.)  Je  n'entre 

pas...  Avez-vous  un  code? 

LE    DEUXIÈME    HUISSIER 

Oui,  monsieur. 

NEKLUDOFF  ! 

Merci... 

(Les  deuc  huissiers  sont  sortis.  Nekluioff  feuillette 
avidement  le  code.  A  ce  moment,  la  porte  de  droite 
s'ouvre,  parait  un  magistrat.) 


SCENE    III 
NEKLUDOFF.    NIKHINE 

NIKHINE 

Ah!  prince...  Je  venais  savoir  ce  que  vous  étiez 
devenu.  En  ne  vous  voyant  pas  rentrer  avec  le 


64  HÉSURRFXTION 

jury,  j'ai  pensé  que  peut^tre  vous  étiez  indis- 
posé ou  que  von»  aviez  oublié  que  ie  deTais  vous 
ramener  en  ville  dans  ma  voiture,  à  la  sortie  de 
l'audience. 

NEKLUDX5FP 

Non,  non,  du  tout,.. 

NTKHmE' 

Vous  n'êtes  pa&  souffrant? 

NEKLUDOFF 

Souffrant  non,  ce  n'est  pas  le  mot;  agité,  oui,. 
terriblement. 

NIKHIÎC'E 

Qu'avez-vous?  Pourquoi  cela? 

(Un  huissier  rentre  parler  à  voix  basse  à  Nekludoff. 
Il  le  congédie.) 

NEKLUDOFF 

Il  y  a...  il  y  a  que  noua  venons  de  condamner  une 
innocente. 

NIKHtNE 

Ah!  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  pareille 
chose  se  sera  vue...  Ah!  ils  l'ont  condamnée...  à  U 
majorité  1 

NEKLUDOFF 

Oui,  avec  circonstances  atténuantes. 


ACTE  PRKMIER  65. 

NJKHIHE 

Alors,  c'est  une  vingtaine  d'années  de  tra's'anx 
forcés. 

NEKLUDOFF 

C'est  affreux...  c'est  affreux....  cela  ne  sera  pas... 
N'oyons,  voyons,  Nikliine,  vous  qui  êtes  magistrat, 
vous  allez  m'aider...  II  n'est  pas  possible  que  parce 
quune  poignée  d'imbéciles,  pressés  de  manger, 
de  rentrer  chez  eux!  (oh!  si  vous  les  aviez  vus 
autour  de  cette  table  1...)  il  n'est  pas  possible  que 
parce  que  ces  gens  falots  ont  dit  oui,  en  envoie 
cette  fille  en  Sibérie  ! 

m  KHI  NE 

Attendons  le  jugement. 

NEKLUDOFF 

Je  ne  veux  pas  voir  cela  ! 

IflKHIITE 

Dans  cinq  minutes,  nous  allons  être  fixés.  , 
mais  la  loi  est  formelle,  il  n'y  a  pas  l'ombre  d'es- 
poir à  conserv^er. 

NEKLUDOFF 

Eh  bien,  il  faut  casser  le  jugement.  Vous  allez 
m'aider,  Nikhine.  Il  faut  faire  transporter  l'affaire 
devant  une  juridiction  supérieure. 

NIKHINE 

Devant  le  Sénat...  oui.  Dès  demain  je  vais 
demander  le   dossier.    Je   réfléchirai.   Mai»,   pour 


66  RÉSURRECTION 

l'amour  de  Dieu,  ne  vous  tourmentez  pas  ainsi... 
Quoi  !  vous  avez  fait  votre  devoir.  Votre  conscience 
n'a  rien  à  vous  reprocher. 

NEKLUDOFF 

Ma  conscience,  dites-vous  ?...  Ah!...  au  fait,  je 
peux  le  dire,  à  vous...  mais  ceci  entre  nous,  n'est- 
ce  pas?...  Je  vous  demanderai  que  personne  ne 
sache  la  part  que  je  prends  dans  l'affaire. 

NIKHINE 

Certainement,  cela  va  de  soi. 

NEKLUDOFF 

Et  puis,  j'ai  besoin  de  parler.  Devant  ces  brutes, 
que  dire?  Eh  bien,  vous  allez  comprendre,  vous, 
l'agitation  de  mon  âme...  Il  y  a,  mon  ami,  que 
dans  cette  pauvre  fille  publique,  cette  épave, 
dans  cette  fille  au  visage  blême,  sous  le  fichu  et 
le  sarrau  gris  des  prisonnières,  j'ai  reconnu  une 
petite  servante  une  espèce  de  pupille  —  femme  de 
chambre,  qui  habitait  autrefois  chez  deux  de  mes 
tantes,  il  y  a  dix  ans,  et  que  j'ai  séduite  là-bas, un 
soir,  avant  de  partir  pour  me  battre,  quand  j'étais 
lieutenant  à  la  garde. 

NIKHINE 

Ah!  bien...  Vous  ne  l'aviez  pas  revue  depuis? 

NEKLUDOFF 

Non...  La  vie...  la  vie...  Nikhine!...  Je  partis 
après  lui  avoir  glissé  un  billet  de  cent  roubles... 


ACTE  PREMIER  6. 

L'epuis,  j'avais  bien  appris,  par  une  lettre  de  mes 
tantes,  qu'elles  avaient  été  contraintes  de  se  sépa- 

r  d'elle,  comme  elles  disaient...  Et  je  ne  m'en 
étais  pas  autrement  occupé  ..  Quelquefois  l'idée 
m'a  traversé  rcspiit...  Je  me  disais  :  qu'c.-t-elle  pu 
devenir  ?  mais,  au  fond,  j'évitais  d'y  songer  ; 
c-  maintenant,  tout  à  l'heure,  la  ressemblance 
était  tellement  grand  •  et  la  c  ïaciden  o  te.le- 
lent  étrange  que  je  me  disais  :  non...  non.,  ce 
n'est  pas  possible...  elle  s'appelle  la  Maslowa, 
d'abord,  ce  n'est  pas  le  même  nom...  je  suis  bête  1... 
Mais  lorsque  le  président  lui  a  dit  :  la  .Maslowa,  c'est 
votre  surnom  public,  je  vous  demande  votre  nom 
do  baptême,  elle  a  répondu  tout  bas,  avec  une  petite 
voix  qui  m'a  bouleversé  :  autrefois,  on  m'appelait 
Catherine...  Catherine!...  c'était  elle!  Je  distin- 
1:1  ais  clairement,  à  présent,  sur  son  vi-- âge  encore 
doux  et  joli,  cette  particularité  mystérieuse  qu'il  y 

dans  chaque  visage  et  qui  le  rend  différent  de 
tous  les  autres,  en  fait  une  chose  unique,  spéciale 
sans  équivalent  Cette  prostituée,  mon  ami,  je  l'ai 
pressée  autrefois  délicieusement  sur  mon  cœur. 

NIÂHINE 

Je  comprends  ..  Mais  que  voulez-vous?...  tout 
le  monde  a  dans  sa  vie... 

NEKLUDOFF 

Oui,  tout  le  monde  fait  ainsi...  C'est  comme  cela 
que  je  parlais  autrefois,  pour  étouffer  toute  cons- 
cience...Mais  il  y  a  une  autre  chose. ..il  y  a  une  autre 


68  RÉSURRECTiON 

chose-,  et  j'ose  à  peine  vous  le  dire,  Nikhine,  telle- 
ment cela  m'aTSig-oifise...  Autre  -ohose  que  je  viens  de 
-comprendre.là,  entre  deux  phrases  entrecoupées... 

{Il  s'arrête.) 
JîIKHINE 

Quoi? 

NEKLUDOFF,  baissant  la  voix. 

Il  y  a'eu  un  enfant...  Il  y  a  €fu  im  enfant  î....  Com- 
prenez-vous maintenant!...  comprenez-vous  toute 
l'horreur?...  Un  enfant  1...  je  n'ai  plus  entendu  que 
ce  mot...  j'ai  compris  tout  :  la  lettre  ambiguë  de 
mes  tantes... «-Se  séparer  d'elle  »,  lee'a  voulait  dire 
qu'ensmte  on  l'avait  chassée,  jetée  dekors  !  C'est 
donc  i  oi,  moi  seul  qui  ai  fait  cela«.  Et  à  travers 
les  sanglots,  les  phrases  entrecoupées,  j'ai  entrevu 
toute  une  vie  affreuse,  la  chute  d'année  en  année, 
la  chute  triste,  triste...  Et  je  ne  sais  quoi  montait 
en  moi...  Je  me  disais  :  ce  n'est  rien,  ce  n'est  rien... 
et  pourtant  j'avais  l'impression  qu'une  main  puis- 
sante me  ramenait  de  force  en  présence  de  ma 
faute,  et  que  cette  main  exigeait  quelque  chose  de 
moi...  Je  me  refusais  à  croire  que  je  fusse  pour 
quelque  chose  là-dedans,  mais  voyez-vous,  c'est 
là,  à  la  nuque,  comme  une  main  qui  tient,  qui 
serre  et  qui  ne  lâchera  plus.  Et  je  n'avais  qu'ime 
seule  idée...  tuer  cette  image,  mais  que  cela  finisse, 
ah!  que  cela  se  hâte  de  finir!... 

NIKHINE 

Il  vaut  mieux  que  vous  n'attendiez  pas  l'arrêt, 
en  eFFet,  qui  vous  émotionmera  inutilement...  Venez, 


ACTE  PREMIER  ^ 

sortons    ensemble.    (//    lui    tend    son     chapeau.)     Et 

puis,  en  vérité,  prince,  je  comprends  vos  scrupules, 
mais  vous  êtes  dans  un  état  d'agitation  dispro- 
portionné. O^oitt  les  hasards  de  la  vie... 

NEKLUDOFF 

Oh  !  «'est  que  toub  ne  yovFKi:  pas  me  com- 
prendre... Pour  comprendre,  il  faudiait  que  vous 
sacJiiez  ce  qu'a  été  pour  moi  cette  petite  servante 
aux  doux  yeux...  Il  iaudrait  que  vous  sachiez  ce 
qu'a  été  Katucha  dans  le  iond  mystérieux  de  mon 
enrance.KatucJia,  qui,  une  nuit  de  Pâques,  m'avait 
si  -nnocemment  regardé  de  ses  yeux  amoureux 
tout  iwillants  de  bonheur  et  de  rôve.  Tableau  char- 
mant, morceau  de  vie  délicieuse  découpé  dans  mon 
souvenir.,  là-l)as,  Katuclia!...  Je  n'ai  jamais  pu 
penser  à  ce  visage  évanoui  sans  que  toute  ma  tris- 
tesse se  soit  enfuie...  Et -pendant  que  je  réfléchis- 
sais, accablé,  tout  d'un  coup...  ohl  pensez  à  celaJ... 
ses  deux  yeux  avec  leur  étrange  regard  se  sont 
fixés  sur  moi;  ses  deux  yeux  noirs  me  regardaient. 
C'était  affreux.  Je  me  disais  :  elle  m'a  reconnue, 
et  machinalement  j'allais  me  lever,  parler,  je  ne 
sais  pas...  mais  non...  les  yeux  se  portèrent  ailleurs, 
-paesèrent  :  elle  ne  m'avait  pas  reconnu.  Il  y  ar^'ait 
«quelque  «chose  de  si  extraordinaire  dan^  l'expnM- 
sion,  de  si  navrant  d  ne  ce  regard!...  et  à  côté  i4e 
oeftte  tête  d«  prisonnière,  -malgré  moi,  je  juxtctpe- 
sais  la  petite  tête  d'autrefois  aTec  la  coiffe  Bt  île 
nœud  rouge  dans  les  cheveux,  si  jolie  que  le  «oleil 
Bft'^n  paraissait  plus  beac.  et  pe»danit  qn'elle 
'm''a  regardé  ainsi,  j 'avais  (©iivie  de  me  lever  et 'de 


70  RÉSURRECTION 

crier   :    Catherine!    Catherine!    c'est    moi!...    me 
reconnais-tu? 

NIKHINE,   cherchant  à  Ventrainer, 

Allons,  venez! 

NEKLUDOFF,   résistant,  agité  au  possible. 

Et  cette  accusation  stupide,  finalement!...  Sont- 
ils  bêtes!  Non!...  Empoisonner  ce  passaht  ano- 
nyme! Pourquoi?...  Mais  n'y  eut -il  que  l'effroi  de 
son  regard  pour  prouver  son  innocence...  son  regard 
dj  pauvre  bête  traquée!...  Ah!  c'est  affreux!... 
Que  peut-elle  penser  à  cette  heure?  Peut-être  a- 
t-elle  évoqué  mon  image  dans  son  désespoir!... 
Et  ne  rien  pouvoir!...  Elle  va  entendre  cette  con- 
damnation, la  malheureuse,  et  elle  ne  pourra  pas 
même  crier...  elle  va  se  débattre  contre  ces  murs 
affreux,  seule,  seule...  Oh!  que  cela  finisse,  pour 
Dieu! 

NIKHINE 

N'y  pensez  pas...  Votre  visage  est  tout  boule- 
versé. 

NEKLUDOFF,  mordant  sa  moustache. 

J'ai  éprouvé  déjà  une  sensation  analogue  à  celle 
que  j'éprouve,  Nikhine,  je  me  souviens...  à  la 
chasse,  des  fois...  lorsqu'il  fallait  achevv  r  un  oiseau 
blessé...  une  impression  faite  de  pitié  et  de  cha- 
grin... L'oiseau  est  là;  il  se  débat  dans  la  carnas- 
sière, on  entend  l'atroce  battement  de  ses  ailes. 
Alors  on  plonge  la  main  bu  hasard;  on  le  plaint,  on 
hésite,   en   même   temps,   on   voudrait   l'achever 


ACTK  PREMIER  71 

vite,  vite...  on  marche  pour  étouffer  le  glissement 

désespéré  contre  le  cuir,  et...  {Il  s'interrompt  en  regar- 
dant Nikhine  qui  parait  inattentif  depuis  un  instant  et 
terwne  la  tête  <wr«  la  psrte  du  fond..)  Qij'est-Oe    qu'il  y 

a?  Pourquoi  n'écoutez  vous  plus?  Ahiest-^cc  que?... 

(On  entend  vaguement  des  bruits  dans  la  salle  d'au- 
dience.) 

NIKHINE,  nerveux. 

Où  en  sont-ils?...  voyons...  où  en  sont-ils? 

(Il  va  enLr'ouvri.'  la  porte  du  fond.  On  perçoit  les 
derniers  mots  de  Carrât  qxi-  fif  !>'  prl-iuleut,  ]>uis 
aussitôt  un  grand  cri.) 

LA    \OIv    DE    LA    MASLOWA 

Je  ne  suis  pas  coupable,  pas  coupable  !...  Je  le 
jure...  je  n'ai  pas  voulu  tuer,  mon  Dieu!...  Je  dis 
la  vérité,  la  vérité!...  Mon  Dieu,  ce  n'est  pas  moi, 
ce  n'est  pas  moi!... 

NEKLUDOFF,  criant  à  tue-tête. 

Fermez  cette  porte,  fermez  cette  porte!  Pour 
Dieu,  fermez!...  C'est  trop  horrible! 

(Nikhine  referme  précipitamment  la  porte  et  redes- 
cend vers  Aekludoff.) 

Un  temps. 

(Les  deux  hommes  écoutent  encore^  malgré  eut.  On 
entend  un  bruit  de  crosses  de  fusils  qui  retom- 
bent. Nikhine  va  parler.  Nekluioff  V arrête  d'un 
geste.) 


72  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

Attendez... 

(Ils  restent  ainsi  Voreille   aux  aguets.  On    n'entend 
plus  rien.) 

NIKHINE 

C'est  fini. 

(Nekludoff  relève  la  tête  et  regarde  Nikhine.) 

NEKLUDOFF 

L'oiseau  ne  bat  plus  dans  la  carnassière. 

RIDEAU 


ACTH    DEUXIEME 


r.HEZ    LES    KORTCHAGUINE 

Un  salon  attenant  à  de  vastes  appartements  de  ré- 
ception, du  plus  mauvais  goût  français.  Luxe  officiel 
Louis  XVL  Profusion  (!'•  nalmi.rs  »l  de  bibelots  Quan- 
tité de  lampes. 


SGI:NE    PREMIERE 

MISSY.  KOLOSSOW,  LA  PRINCESSE  SOPHIA 

KORTCHAGUINE.  NATACHA.sœur  de  Nekludoff 

ot  son  mari,  IGNATY-NIKIPHOROVITCH 

(Missy  et  Kolossow  jouent  au  ping-pong  sur  une  table 
au  fond) 


MISSY 

KOLOSSOW 

MISSY 


P.ay. 
Yes! 

Feefteen  ! 

KOLOSSOW 

Je  crois  qu'il  ne  me  reste  qu'à  mourir. 

LA   PRINCESSE    SOPHIA,  montrant  les  jou-u-s. 

Les    vifs    mouvements!    La    chose    gracieuse, 
n'est-ce  pas? 


74  RÉSURRECTION 

MISSY 

Vous  savez,  Natacha,  votre  frère  est  aussi  mon 
élève. 

NATACHA 

Un  bon  élève? 

MISSY 

Oh!  le  prince  ne  fait  aucun  progrès...  comme 
Kolossow,  du  reste.  {A  Kolosso».)  Ha  !  comme  vous 
tenez  mal  votre  raquette. 

KATACHA 

Je  m'étonne  qu'il  n'arrive  pas...  {A  Ignaty.)  Qu'en 
dis-tu?  A  quelle  heure  les  jurés  sont-ils  libres? 

IGNATY 

Mais  quand  l'audience  est  terminée,  mon  amie 

NISSY 

Je  parie  qu'il  s'habille...  Il  ne  viendra  qu'en 
habit. 

LA   PRINCESSE 

11  est  si  délicat,  notre  cher  Mitia...  C'est  l'homme 
du  monde  le  plus  accompli  que  je  sache...  Est-ce 
qu'il  a  terminé  son  tableau  ? 

NATACHA 

Il  y  travaille.  Il  fait  en  ce  moment  des  essais  de 
pyrogravure  tout  à  fait  curieux:.  Etes-vous  allée 
à  'a  Dame  aux  Camélias...  Cette  femme  est  vrai- 
ment d'une  jeunesse  extraordinaire. 


ACTE  DEUXIÈME  75 

LA    PRINCESSE 

Oh!  la  vie  des  actrices  conserve!...  Nous  autres 
dames  sans  camélias,  nous  en  sommes  réduites 
à  des  morts  prématurées. 

MISS  Y,  jetant  sa  raquette. 

Non,  décid  ment,  il  n'y  a  pas  moyen  de  conti- 
nuer. 

NATACHA 


Quelle  petite  joueuse,  Missy! 

LA    PRINCESSE 

Missy,  mon  enfant,  veux-tu  m'apporter  quelque 
chose?  Je  me  sens  si  faible  après  mes  repas. 

KOLOSSOW 

Nekludoiï  fait  donc  de  la  peinture? 

l ON AT Y 

Je  crois  bien,  il  a  le  feu  sacré.  Vous  ne  sa\nez 
pas?  Depuis  qu'il  a  donné  sa  démission  de  l'ar- 
mée. Ça  lui  a  pris  vers  la  trentaine. 

LA    PRINCESSE 

Pour  les  hommes  du  monde,  mon  cher,  c'est 
l'âge  de  la  vocation.  Vous  qui  êtes  un  artiste, 
Kolossow,  allez  regarder  cette  nature  morte  sur 
le  chevalet. 

KOLOSSOW 

Une  de  ses  toiles? 


76  RÉSURRECTION 


MISSY 


Et  nous  avon»  dû  nous  mettre  à  genoux  pour 
■qu'il  nous  la  donnât. 

KOLOSSOW 

C'est  exquis  d'arrangement  ce  potiron,  ce  verre 
de  Venise  et  ces  œillets...  Tout  à  fait  original... 
Cette  finesse  dans  les  œillets,  cette  fougue  dans 
le  potiron...  une  nature  morte  mystique  et  réaliste 
en  quelque  sorte. 

IGNATY 

Dimitri  est  très  bien  doué...  Il  a  fait  de  la  pein- 
ture et  de  la  musique  dans  les  ateliers  de  Paris 
avec  cette  petite  Marie  Bashkirteheff,  qui,  depuis, 
a  tant  fait  parler  d'elle. 

NATACHA,  à  Jgnaty. 

S'il  travaillait  !...  Tu  te  souviens  à  notre  mariage 
comme  il  a  chanté  ce  lied  de  Schumann?...  Schu- 
mann  et  Grieg,  ce  sont  ses  passions.  Ah  l  Misey, 
Il  faudra  que  vous  lui  donniez  le  goût  de  Brahms 
qu'il  dénigre  comme  un  simple  philistin!... 

(Entre  Nekludoff  en  habit.) 

SCÈNE    U 
Les  Mêmes,  NEKLUDOFF 

LA   PRINCESSE 

Le  voilà,  notre  juré. 


ACTE  DEUXIÈME  77 

NEKLUDOFP 

Pas  mal...  merci! 

(Il  lui  baise  la  main.) 

LA    PRINCESSE 

Nous  désespérions. 

NEKLUDOFF 

Excusez-moi,  j'ai  été  retenu  plus  longtemps 
que  je  ne  prévoyais. 

MISSY 

Nous  étions  occupés  à  vous  admirer...  {Elle  dé- 
,'ne  le  tabUau.)  Allons,  faites  le  modeste. 

NEKLUDOFF 

Comment,  vous  l'exposez  ici,  cette  horreur? 

NATACHA,    souriant. 

Ahl  Dimitri! 

LA    PRINCESSE 

Qu'il  est  amusant!...  Mais  l'artiste  se  retrempa 
dans  son  propre  doute,  comme  disait  Tourgue- 
neff. 

NEKLUDOFF,  Se  plante  devant  le  tableau  et  le  regarde 
avec  gravité. 

Jamais  je  ne  m'étais  aperçu  que  ce  fût  si  laid. 

LA  PRINCESSE,  riant. 

Asseyez-vous...  reposez- vous...  Les  audiences 
sont  fatigantes  et  pénibles,  quand  on  a  du  cœur. 


78  RÉSURRECTION 

n'est-ce  pas,  mon  cher  ami?...   Moi,  qui  suis  si 
sensible,  je  ne  pourrais  pas... 

( Missy  a  préparé  le   thé  avec  Natacha  et  en   offre   à 
Nekludoff.) 

MISSY 

Un  verre  de  thé? 

NEKLUDOFF,   sèchement  à  Missy. 

Non,  merci! 

KOLOSSOW  prend  le  verre  de  thé. 

Je  connais  un  peintre  qui  raffole  de  la  cour 
d'assises...  Il  m'a  emmené  un  jour  et  le  fait  est 
que  nous  aperçûmes  un  vieux  scélérat  extraordi- 
naire... un  air  à  la  fois  sournois  et  révolté...  On 
aurait  dit  le  dieu  du  crime...  A  ce  point  de  vue, 
comme  peintre,  vous  n'avez  rien  trouvé  de  cu- 
rieux? 

NEKLUDOFF 

Je  ne  suis  pas  peintre. 

NATACHA. 

Qu'as-tu,  ce  soir,  Dimitri?  Quelle  humeur! 

KOLOSSOW 

Il  me  semble  que  les  fonctions  de  juré  vous 
affectent. 

MISSY 

Ah!  n'en  parlons  plus !...(/!  Nekludoff.)  Je  vous 
offre  un  match!...  Votre  fatigue  va  s'envoler  avec 
les  balles...  Non?  Pas  de  ping-pong,  ce  soir! 


ACTE  DEUXIEME  79 

NEKLUDOFF 

Je  ne  suis  pas  en  train,  c'est  vrai. 

LA   PRINCESSE,  se  levant. 

Je  crois,  mon  ami,  que  vous  manquez  de  con- 
fiance en  vous,  comme  tous  les  délicats...  Vous 
viendrez  demain,  n'est-ce  pas?...  Vous  savez  que 
ma  faiblesse  m'interdit  de  veiller...  Venez,  Kolos- 
sow...  Je  vous  conduis  à  mon  mari...  puisqu'il 
désire  vous  parler...  Vous  êtes  capables  de  l'ou- 
blier, tous  les  deux. 

(Elle  sort  en  s'appuyant  sur  Kolossow.) 


SCKNE    111 

Les  Mêmes,  moins  LA    PRINCESSE 
et    KOLOSSOW 

NEKLUDOFF 

Et  puis,  Missy,  perdez  donc  l'habitude  de  vous 
habiller  comme  vous  vous  habillez...  Cette  robe 
est  prétentieuse  et  laide. 

MISSY 

Vous  la  trouviez  jolie,  l'autre  jour. 

NEKLUDOFF 

Vraiment?...  c'est  que  l'autre  jour,  j'étais  stu- 
pide. 


80  RESURRECTION 

MISSY 

Qu'avez-vouB,  Dimitri? 

NEKLUDOFF 

Rien...  mais  en  efïet,  je  ne  sais...  une  impression 
en  entrant  ici...  j'ai  senti  tout  à  coup  une  atmos- 
phère de  ridicule  extraordinaire...  Ce  Kolossow 
est  idiot...  Votre  mère  ne  s'est  jamais  décolletée 
de  façon  aussi  saugrenue  pour  son  âge. 

MISST 

Vous  l'avez  toujours  vue  ainsi. 

NEKLUDOFF 

C'est  possible...  L'accomplissement  de  certains 
gestes,  de  certaines  habitudes  de  vie,  se  révèlent 
parfois  soudain  à  nous  dans  toute  leur  stupide 
inutihté.  Alors,  on  a  la  bonté  de  soi-même...  et 
le  dégoût  des  autres...  Excusez-moi. 

MISSY 

Vous  êtes  dur.  Vous  voulez  me  faire  de  la  peine... 
J'aime  mieux  ne  pas  vous  donner  cette  triste  satis- 
faction. 

(Elle  se  retourne  les  yeux  rouges.) 

NATACHA,  qui  joue. au  ping-pong  pendant   que  son  mari 
la  regarde  faire, 

Missy,  apprends  donc  un  jour  à  mon  mari  les 
règles  du  ping-pong. 

MISSY 

Oh  !  Ignaty  est  un  homme  trop  grave  1  Je  ne  le 


ACTE  DEUXIEME  8i 

vois  pas  une  raquette  à  la  main...  Faites  voir^ 
Ignaty,  par  pure  curiosité,  la  figure  que  vous 
auriez,  monsieur  de  la  magistrature. 

IGNATY 

Tenez...  je  vais  satisfaire  à  l'instant  votre  cu- 
riosité... Voyons  cela. 

(Ils  se  mettent  à  jouer,  en  riant  très  fort.) 


SCENE    IV 

Les  Mêmes,  KOLOSSOW 

Revient  Kolossow 

NEKLUDOFF,    V apercevant^  vivement. 

Ah!  Kolossow...  un  service,  s'il  vous  plaît... 
Vous  connaissez  intimement  le  directeur  de  la 
prison? 

KOLOSSOW 

Je  ne  m'en  flatte  pas...  Mais  puisque  vous  con- 
naissez mes  plus  ignobles  relations...  {Il  lui  prend 

Le  bras,  en  poussant  un  gros   soupir.)    Ah  !    Dimitri,    je 

rêvais  tout  à  l'heure  en  vous  attendant!...  Notre 
vie  de  garçon  se  clôture...  Vous  rappelez-vous  la 
petite  Irma...  Les  bonnes  soirées!... 

NEKLUDOFF,  sans  Vécouter. 

J'ai  besoin  que  vous  le  préveniez,  avec  recom- 
mandation, de  ma  visite  pour  demain 

KOLOSSOW 

Qui? 


82  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

Le  directeur  de  la  prison. 

KOLOSSOW 

Ah!  bien. 

NEKLUDOFF 

11  faut  absolument  que  je  voie  un  prisonnier 
et  que  je  m'occupe  d'un  pourvoi  en  cassation. 

KOLOSSOW 

Voilà  qui  est  entendu...  mais  pour  le  pourvoi, 
il  me  semble  que  votre  beau-frère...  un  magis- 
trat... 

NEKLUDOFF 

Non,  je  ne  veux  rien  demander  à  cet  homme-là! 
MISSY,  au  ping-pong,  à  Ignaty. 

Parfait  ! 

NATACHA 

Bravo  !  bravo  1 

MISSY 

Vou3  ne  vous  en  tirez  pas  trop  mal. 

NATACHA 

Le  lorgnon  est  diablement  secoué...  (.4  Nekludoff.) 
Et  notre  juré?...  Décidément,  non...  pas  ce  soir?... 

IGNATY 

Quelle  sorte  de  prévenus  avez-vous  eu  à  juger 
aujouid'iiui? 

NEKLUDOFF 

Oh!...  peu  de  chose  ..  un  innocent. 


ACTE  DEUXIEME  83 

MISSY 

Est-il  drôle! 

NEKLUDOFF 

Parole,  un  vrai. 

IGNATY 

Dites  alors  :  quelqu'un  que  vous  présumez 
innocent,  Dimitri...  oe  sera  probablement  plus 
juste. 

NEKLUDOFF 

Vous  avez  le  mot  pour  rire. 

IGNATY 

Nous  connaissons  votre  goût  pour  le  paradoxe, 
beau-frère!  Vous  n'avez  jamais  aimé  la  justice! 

NEKLUDOFF,  lui  frappant  doucement  sur  le  bras. 

Oh!  je  vous  en  prie...  entre  nous,  beau-frère..' 
dites  l'organisation  judiciaire  ou  telle  autre  expres- 
sion qui  vous  plaira,  mais  pas  la  justice,  je  vous 
en  prie...  Vous  me  feriez  hausser  les  épaules,  ce 
soir. 

IGNATY 

Oui...  je  connais  vos  idées  et  vos  lectures  favo' 
rites...  Darwin...  Spencer... 

NEKLUDOFF 

De  grâce,  ne  vous  mêlez  pas  du  choix  de  mes 
lectures. 

NATACHA    inquiète  du  ton  de  la  conversation,  s'approche. 
Qu  est-ce  qu'il  va? 


84  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

Rien...  rien.  {A  Ignaty.)  Ces  idées-là,  je  les  ai 
depuis  que  je  pense. 

IGNATY,    ironique. 

Vraiment!...  Et  depuis  combien  de  temps  pen- 
se:-vous? 

NEKLUDOFF 

Depuis  trois  heures. 

IGNATY,   riant. 

C'est  peu. 

NEKLUDOFF 

C'est  asiez...  La  justice!...  Ah!  non,  vraiment, 
comme  si  votre  organisation  avait  un  rapport 
quelconque  avec  la  justice  ! 

IGNATY 

Pour  qui  croyez-vous  donc  qu'on  l'ait  instituée? 

NEKLUDOFF 

Mais  pour  nous...  uniquement  pour  nous,  pour 
la  haute  classe  sociale,  qui  a  l'honneur  de  me 
compter  parmi  ses  membres. 

NATACHA 

Je  t'en  prie,  Dimitri...  il  est  si  irritable! 

NEKLUDOFF 

Laisse,  laisse  ! 

IGNATY 

Votre  théorie  est  nouvelle  pour  moi. 


ACTE     DEUXIÈME  S5 

NEKLUDOFF 

Mais  la  pratique  ne  l'est  pour  personne.  Vos 
tribunaux  à  vous  sont  fait*  pour  maintenir  la 
société  dans  son  état  présent,  et  de  là  vient  qu'ils 
persécutent  et  punissent  terriblement  ceux  qui 
sont  au-dessous  du  niveau  commun...  et  ceux 
d'ailleurs  qui,  étant  au-dessus  de  ce  niveau, 
essayent  d'élever  la  société  jusqu'à  eux. 

IGNATY,  tremblant. 

Je  ne  puis  moi,  magistrat,  vous  laisser  dire  que 
des  magistrats  condamnent  dos  hommes  supé- 
rieurs au  niveau  commun.  .  Nous  condcmnons, 
au  contraire,  les  gens  qui  sont  le  rebut  de  la  so- 
ciété. 

NEKLUDOFF 

Et  moi,  je  connais  des  forçats  qui  sont  incom- 
parablement supérieurs  à  leurs  juges. 

IGNATY,  pâlissant. 

Les  tribunaux  doivent  prévenir  le  vice...  et  le 
corriger. 

NEKLUDOFF 

Quelle  justice  y  a-t-il  à  s'emparer  d'un  homme 
déjà  dépravé  par  la  paresse  et  les  mauvais  exemples 
pour  l'enfermer  dans  une  prison  où  la  paresse  lui 
devient  une  obligation  et  où  les  mauvais  exemple^ 
l'entourent  de  toutes  parts? 

IGNATY 

Si  les  hommes  ne  redoutaient  pas  la   prison 


86  RÉSURRECTION 

nous    ne   serions   pas   tranquillement   assis   chez 
nous  aujourd'hui. 

NEKLCDOFF 

Protection  illusoire!...  Ces  mêmes  hommes  que 
vous  enfermez  sortent  tôt  ou  tard  plus  dépravés, 
plus  dangereux  que  jamais. 

IGNATY,  ricanant. 

A  votre  avis,  il  faudrait  donc  tuer  tout  lemonde  ? 

NEKLUDOFF 

Ce  serait  cruel...  mais  cela  aurait  au  moins  un 
sens...  Ce  que  l'on  fait  aujourd'hui  est  cruel  et 
n'a  aucun  sens... 

IGNATY,  se  levant. 

Mais  je  fais  partie,  moi,  de  ces  tribunaux  dont 
vous  parlez  si  inconsidérément. 

NEKLUDOFF 

Votre  conscience  vous  jugera  peut-être  un 
jour...  moi  je  me  borne  à  signaler  ce  que  je  ne 
comprends  pas. 

IGNATY 

Il  y  a  bien  des  choses  que  vous  ne  comprenez 
pas, 

NEKLUDOFF 

En  effet.  Mais  mon  intelligence  s'éveille.  Et  je 
me  dis  que  lorsque  le  peuple  s'éveillera  à  son  tour 
et  nous  secouera  comme  les  puces  de  sa  peau,  ce 


ACTE  DEUXIEME  87 

jour-là  sera  terrible.  Voilà  ce  que  je  suis  en  train 
de  penser. 

IGNATY 

C'est  de  Tanarchie  en  smoking,  mon  cher.  Pre- 
nez garde  qu'elle  ne  retombe  sur  les  gens  de  votre 
acabit,  et  que  nous  ne  soyons  impuissants  avec 
nos  lois  à  vous  défendre  contre  les  malfaiteurs 
que  vous  aurez  ameutés  par  dilettantisme. 

NEKLUDOFF 

Les  malfaiteurs!...  J'ai  vu  à  la  cour  d'assises  un 
magistrat  s'évertuer  à  faire  condamner  une  mal- 
heureuse fille  dont  la  situation  n'aurait  provoqué 
que  de  la  pitié  chez  un  honnête  homme...  j'ai  vu... 

IGNATY,  ému,  des  larmes  de  rage  derrière  le  binocle. 

Je  ne  ferais  pas  le  métier  que  je  fais  si  je  n'étais 
pas  convaincu  de  sa  légitimité. 

(Il  va  à  la  fenêtre  et  s'essuie  les  yeux.) 
NATACHA,  à  Jgnaty. 

Calme-toi...  A  quoi  cela  sert -il,  mon  Dieu!... 
{A  Nekludoff.)  Dimitri.tu  as  été  cruel  pour  mon 
mari. 

(Elle  prend  Nekludoff  par  le   bras  et   passe  à  droite, 
Ignaty  rentre  au  salon.) 

NEKLUDOFF 

J'ai  dit  la  vérité. 

NATACHA 

Et  tu  m'as  fait  beaucoup  de  peine. 


88  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

C'est  vrai...  je  n'aurais  pas  dû  parler  ainsi... 
Quel  est  donc  ce  changement  qui  s'opère  en 
moi,  pour  que  je  m'irrite  si  fort,  que  j'humilie 
à  ce  point  mon  beau-frère  et  cpje  je  lasse  pleurer 
ma  pauvre  Natacha.  (//  l'embrasse  tendrement,) 
Voilà  Missy...  j'ai  à  lui  parier. 

(On    voit    Missy    dans    le  salon,    à   côté.  Nekludoff 
Vappelle.) 

NEKLUDOFF,  à   Natacha. 

Laiese-nous  seuls,  veux-tu? 

(Natacha  va   rejoindre  son  mari,  après  avoir  souri  à 
Missy.) 

NEKLUDOFF,  à  Missy. 

Asseyez-vous  là,  j'ai  à  vous  parler...  gravement, 
Missy. 

MISSY 

Je  vous  écoute. 

SCÈNE    V 
NEKLUDOFF,  MISSY 

NEKLUDOFF 

Ce  que  j'ai  à  vous  dire,  en  vérité,  est  de  toute 
gravité...  Vous  sentez-vous  en  état  de  bien  me 
comprendre  ? 

MISSY 

Je  suis  dans  d'excellentes  dispositions. 


ACTE  DEUXIÈME  89 

NEKLUDOFF 

Que  diriez-vous  si,  avant  de  nous  donner  l'un  à 
l'autre  pour  toujours,  je  vous  disais  ceci,  que  je  ne 
suis  pas  un  honnête  homme? 

MISSY,  souriant. 

Je  ne  vous  croirais  pas.  Je  dirais  :  le  voilà  encore 
dans  ses  idées  noires! 

NEKLUDOFF 

Même  si,  en  vous  regardant  bien  dans  les  yeux, 
je  répétais  :  «  Missy,  j'ai  une  faute  grave  à  réparer 
et  je  ne  suis  pas  un  honnête  homme.  » 

MISSY,    après  V avoir  bien  regardé  dans  les  yeux. 

Dans  ce  cas,  je  vous  répondrais  :  Dimitri,  si 
vous  prétendez  avoir  une  faute  grave  à  réparer, 
c'est  donc  que  vous  avez  la  possibiUté  de  le  faire... 
Eh  bien,  déchargez-voui  de  ce  soin,  rien  n'est  plus 
simple. 

NEKLUDOFF 

Merci...  Oui,  mon  enfant...  Vous  venez,  tout 
doucement  et  sans  le  savoir,  de  dire  la  plus  belle 
parole  du  monde,  et  de  résumer  exactement  tout 
ce  que  je  sens  en  moi  d'indéfinissable...  Je  suis  en. 
proie  à  une  très  grande  émotion.  Depuis  trois 
heures  s'agitent  en  moi  des  remords,  des  angoisses, 
des  enthousiasmes,  de  l'orgueil,  beaucoup  d'or- 
gueil aussi...  Je  me  trouve  en  présence  de  ma  faute, 
de  la  grande  faute  de  ma  vie,  et  je  sen-  très  bien 
que  je  n'aurai  pas  de  paix  que  je  ne  Taie  réparée... 


90  RÉSURRECTION 

pas  de  bonheur  possible  que  je  n'aie  effacé  cette 
chose  sur  la  terre. 

?/  ISSY 

Quelle  est  donc  cette  faute  si  grave,  Dimitri? 

NEKLUDOFF 

Je  ne  puis  pas  vous  la  révéler;  vous  êtes  trop 
jeune  pour  cette  confidence,  trop  enfant  pour  cet 
aveu...  Et  cependant,  vous  aussi,  vous  faites  partie 
lie  mon  trouble...  oui,.,  car  depuis  tout  à  l'heure 
depuis  que  tout  m'apparait  vil  et  lâche  dans  ma 
vie,  et  que  j'avais  envie  de  m'accuser  devant  tout 
le  monde,  vous  n'étiez  pas  exempte  de  ma  pensée; 
je  me  disais  :  quoiqu'il  m'en  puisse  coûter,  j'a- 
vouerai tout...  Je  dirai  la  vérité  à  Missy...  je  lui 
dirai  que  je  suis  un  débauché...  que  je  ne  puis  pas 
me  marier  avec  elle...  et  que  je  lui  demande  pardon 
del'avoir  troublée...  Je  demanderai  pardon  comme 
font  les  enfants. 

MISSY,   tiès    pâle. 

Il  suffit.  N'ajoutez  pas  un  mot!  Je  ne  comprends 
pas  la  faute  à  laquelle  vous  faites  allusion...  mais 
je  crois  deviner  de  quoi  il  s'agit...  oui,  peut-être... 
Cela  vous  regarde...  cela  est  à  vous...  c'est  votre 
secret  et  non  le  mien...  Faites.  Quelque  peine  que 
cela  puisse  me  causer,  faites  tout  ce  qu'il  faudra 
faire,  Dimitri,  et  ne  vous  occupez  pas  de  moi... 
Venant  de  vous,  cela  ne  peut  être  que  très  bien, 
n'est-ce  pas?...  Allez  là  où  vous  devez  aller. 


ACTE  DEUXIEME  91 

NEKLUDOFF 

C'est  une  affaire  de  temps,  seulement...  d'un 
peu  de  temps. 

MISSY 

Je  ne  sais,  peut-être  est  ce  pour  toujours  que  je 
vous  perds... 

NEKLUDOFF 

Missy  ! 

MISSY 

Je  ne  sais,  j'ai  le  pressentiment  que  je  vous 
perds  peut-être  en  cette  minute  pour  toujouri... 
Mais  cela  ne  fait  rien-  .  J'ai  l'àme  très  russe,  vous 
me  connaissez...  Si  nous  devons  nous  revoir  un 
jour,  je  vous  aur.ù  patiemment  attendu,  et  avec 
joie,  ayant  la  conscience  que  vous  accomplissez 
quelque  chose  de  nécessaire.  Si  non,  je  ne  vous  en 
voudrai  jamais...  et  puisque  c'est  ma  parole  que 
vous  me  redemandez... 

NEKLUDOFP,  vivement. 

Pour  un  temps  seulement. 

MISSY,  reprenant  avec  au'orité. 

Puisque  c'est  ma  parole  que  vous  me  redeman- 
dez, tenez,  voici  ma  bague  de  fiançailles...  elle 
n'est  plus  à  moi. 

(Elle  retire  une  bague  de   sa  main.) 
NEKLUDOFF 

Ma  petite  Missy!... 


92  RÉSURRECTION 

MISS  Y,    avec  un  sourire  contracté. 

Vous  me  la  rendrez  un  jour  si  vous  le  voulez... 
ou  jamais. 

NEKLUDOFF 

Ecoutez-moi...  si  vous  saviez... 

MISSY 

Pas  un  mot  de  plus,  Dimitri  ..Vous  avez  de  moi 
ce  que  vous  vouliez  :  nous  n'ayons  plus  rien  à  nous 
dire   maintenant...    {Appelant    désespérément    Natacha 

dans  le  salon.)  Natacha  !  Natacha  ! 


SCENE   VI 
Les  Mêmes,    NATACHA,  qui  accourt 

NATACHA 

On  dirait  que  vous  avez  pleuré.  Vous  ne  vous 
êtes  pas  disputés? 

miss  Y,  nerveuse  et  éperdue. 

Vous  êtes  folle!...  Oh!  c'est  joli,  vos  fleurs  sur 
votre  corsage...  Je  voulais  vous  dire...  oui,  au  fait, 
vous  savez  mon  dessin?...  voulez-vous  venir  le 
voir  dans  ma  chambre...  Oh!  j'ai  fait  un  progrès 
énorme...  mon  professeur  est  très  content... 

(Elle  l'entraîne  en  courant,  et  Von  entend  leur  babil 
se  perdre  derrière  les  palmiers.) 


ACTE  DEUXIÈME  93 

SCÈNE     VII 
Les  Mêmes,  KOLOSSOW 

KOLOSSOW,  du  salon. 

Vous  VOUS  en  allez  parce  que  j'arrive?  C'est 

charmant  ! 

(Il  entre.) 

NEKLUDOFF,  allant  à  lui. 

Alors,  Kolossow,  entendu...  Je  compte  sur  votre 
lettre  au  directeur  de  la  prison? 

KOLOSSOW 

Je  la  ferai  porter  demain  matin  chez  lui  de  très 
bonne  heure. 

NEKLUDOFF 

Merci  et  adieu. 

KOLOSSOW 

Vous  partez  à  l'anglaise...  il  est  minuit  seule- 
ment. 

NEKLUDOFF 

Oui,  je  ne  veux  point  passer  par  le  grand  salon 

KOLOSSOW 

La  fatigue  juridique? 

NEKLUDOfF 

Peut-être. 

KOLOSSOW,  clignant  de  Vœil. 

Ahl    ah!    parfait!...    C'est    eelal   Toujours  la 
petite  actrice  viennoise? 


94  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

Vous  êtes  indiscret. 

KOLOSSOW 

Non?  Alors,  nouvelle? 

(Il  le  retient  par  la  manche.) 

NEKLUDOFF 

Nouvelle,  en  effet. 

KOLOSSOW 

Ce  Nekludoff...  quel  viveur!  ..   Jolie? 

NEKLUDOFF 

Belle...  très  belle  1 

KOLOSSOW 

Et  vous  vous  en  allez  vers  le  petit  réduit  par- 
fumé... vers  le  nid. 

NEKLUDOFF 

Oui...  elle  habite  une  maison  merveilleuse  en 
ce  moment!...  un  nid  comme  vous  dites! 

KOLOSSOW 

Qui  cela  peut-il  être?  La  Stachowitch?  Cette 
chère  amie  raffole  de  vous.  Cela  finira  par  le 
cyanure  de  potassium...  Mais  ce  n'est  pas  elle... 
Belle  et  élégante. 

NEKLUDOFF 

Elégante,  exquise...  Ah!  cela!...  Je  vous  pré- 
senterai. 


ACTE  DEUXIEME  95 

KOLOSSOW 


C'est  vrai  ? 


NEKLUDOPP,  se  dégageant. 
Comptez-y,  mon  cher,  comptez-y!   Bonsoir l 

KOLOSSOW 

Bonne  nuit,  hein?... 

(Nekiudoff  sort,) 

(Il  entr'ouvre  la  porte  par  où  vient  de  sortir  Neklu- 
doff  et  il  chantonne  un  refrain  démodé  d'Offen- 
boch,  en  envoyant  des  myriades  de  baisers  avec  ses 
doigts  bagués.) 


RIDEAU 


ACTE   TROISIEME 


LA    PRISON    DES    FEMMES 

La  prison  des  détenues  à  Moscou.  Une  grande  salle 
carrée,  nue.  Le  plafond  en  voûte.  Une  énorme  grille 
au  fond  à  droite  sépare  cette  salle  du  dortoir  qu'on 
aperçoit  en  enfilade  avec  ses  couchettes.  —  Une  fenêtre 
grillée  à  gauche,  une  grande  porte  arquée  à  gauche, 
une  petite  en  fer  à  droite.  Des  groupes  de  détenues 
debout  et  sur  des  bancs.  Au  lever  du  rideau,  quatre 
femmes  entourent  la  Maslowa.  Près  de  la  fenêtre,  une 
détenue  crie  au  dehors,  par  les  barreaux.  La  plupart 
sont  étendues  par  terre  sur  une  couverture,  ou  assises 
sur  des  petites  caisses  en  bois,  qui  contiennent  leurs 
gobelets  et  leurs  nippes. 


SCENE    PREMIERE 

LA  MASLOWA.  LA  VIEILLE  DÉTENUE,  Plu- 
sieurs FEMMES,  LA  BEAUTÉ,  L\  GRANDE 
ROUSSE.  LA  GARDE-BARRIÈRE.  LA  BOS- 
SUE. UN  ENFANT,  LA  KORABLEWA, 
FÉDOSIA.  Un  gardien. 

LA  GRANDE  ROUSSE,  criant   à  travers  les  barreaux. 

As-tu  fini,  vieux  dégoûtant? 

LA  VIEILLE,   s'adressant   à  la  grande  rousse. 
Tais-toi,  idiote  ! 


ACTE  TKOISIEME  97 

UNE    FEMME 

Ah!  bien  alors,  si  elle  s'en  mêle  celle-là,  on  ne 
va  plus  s'entendre!... 

LA    BEAUTÉ 

C'est  déjà  suffisant  avec  la  phtisique  qui  tousse 
tout  le  temps  et  la  vieille  qui  marmonne  ses  prières. 

UNE    VIEILLE,  agenouillée  devant  ricane. 

Notrc?-Dame-du-Salut,  veillez  sur  nous,  Notre- 
Dame-du-Salut,  veillez  sur  nous... 

UNE    FEMME,  à  Un  enfant. 

Kss!  kss!  mou  o.héri  !  n'atlrapora.  Trnftrapera 
pas...  n'attrapera!... 

UNE    AUTRE    FEMME 

Bougre  de  gosse,  je  vais  te  relever  ta  chemise  !... 

lA    GRANDE    ROUSSE,   criant   par  la  fenêtre   au  fond. 

Oui,  mon  vieux...  c'est  de  la  garce...  de  la  belle 
garce  de  Moscou...  et  de  la  bêle  et  de  la  fraîche 
encore...  A  ta  disposition. 

(Des  femmes  rient.) 

UNE    VIEILLE 

A  qui  parle-t-elie  ainsi  à  la  fenêtre? 

LA    BEAUTÉ 

Aux  forçats  qui  font  leur  promenade  dans  la 
cour. 

LA    GRANDE    ROUSSE 

Hé!  le  pelé,  là!  ie  chien  rasé...  Avez-vous  vu 
ce  qu'il  a  fait  ?  Sale  tondu  ! 

5 


98  RÉSURRFXÏION 

LA   VIEILLE 

Assez,  assez!  tais-toi  la  Rousse!  Tu  nous  em- 
bêtes. 

LA    GRANDE   ROUSSE 

Tiens,  voilà  pour  toi  ! 

(Elle  fait  un  geste  obscène.) 

UNE    FEMME,   près  d'elle. 

Ah  !  Ah  !  Ah  !  ce  qu'elle  est  drôle  î 

LA  VIEILLE,  sur  le  devant  de  la  scène. 

En  voilà  une  peau  de  tambour!  II  y  a  bien  (Je 
quoi  rire! 

LA   BEAUTÉ 

La  paix  !...  faites-îa  taire  ! 

/ 

LE   GARDIEN,    survenant. 

Allons,  allons,  vous  allez  voir  ça,  un  peu...  Veux- 
tu  te  taire,  toi,  la  Rousse? 

LA    ROUSSE 

De  quoi,  de  quoi?  je  ne  fais  de  mal  à  personne. 

LE    GARDIEN 

Allez,  foutez-moi  le  camp  de  cette  fenêtre  ! 

LA    ROUSSE 

Ah!  bien...  ahl  bien  vrai!  C'est  toujours  moi 
qu'on  engueule. 

UNE    DÉTENUE 

Oh  l   ce    qu'elle   est   assommante   celle-là  !    On 
n'entend  qu'elle. 


ACTE  TROISIÈME  99 

LE    GARDIEN 

Suffit  I  et  un  peu  de  silence. 

(Un  grand  silence  s'établit.) 

LA  GARDE-BARRIÈRE,  à  la  Maslowa  qui  pleure  la  tfit'; 
dans  ses  mains. 

Est-ce  que  tu  t'habitues  un  peu,  petite  tante? 

LA    MASLOWA 

Oh!  non...  Celle  qui  me  fatigue  le  plus,  c'est 
celle-là  qui  marche  tout  !e  temps,  en  grognant 
comme  un  ours. 

LA    GARDE-BARRIÈRE 

La  fille  du  diacre? 

LA    BEAUTÉ 

Ah!  oui...  C'est  la  fille  d'un  diacre,  qui  a  noyé 
son  enfant...  il  n'y  a  pas  moyen  de  la  faire  changer. 
Elle  va  comme  ça,  d'un  mur  à  l'autre,  ne  parlant 
à  personne,  jamais...  A  chaque  fois  qu'elle  arrive 
au  mur,  elle  grogne  et  puis  se  retourne...  Hé,  l'ours  ! 
va-t'en  un  peu  du  côté  du  dortoir,  faire  ta  pro- 
menade. 

(La  femme    interpellée  s'arrête,   regarde,    pousse  un 
grognement  et  s'en  ça.) 

U^E  FEMME,  à  la  Masloiva. 

Dire  qu'ils  tont  condamnée!  Moi  qui  croyais 
qu'on  allait  t'acquitter. 


100  RESURRECTION 

LA    GARDB-BARRIÈRE 

Jamais  je  n'aurais  cru  cola...  Nous  croyions 
qu'on  allait  te  mettre  en  liberté  tout  de  suite...  Ça 
arrive,  à  ce  qu'il  paraît...  On  vous  donne  même  de 
l'argent,  des  fois... 

LA   BEAUTÉ 

Je  te  l'avais  toujours  dit  :  choisis  un  avocat 
habile.  ' 

UNE    FEMAfB 

Et  alors,  quoi?  La  Sibérie?  Et  pour  combien  de 
temps... 

UNE    AUTRE    FEMME 

Vingt  ans. 

(Elles  se  sont  toutes  rapprochées.) 
LA   BOSSUE 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  I 

L'ENFANT,  s' approchant  de  ta  Maslouta» 

T'as  du  pain,  la  dame,  t'as  du  pain? 

LA    BOSSUE 

Mon  Dieu,  mon  Dieu,  tout  de  même  ! 

(La  Masloiva  éclate  en  sanglots,) 
LA   VIEILLE 

Allons,  allons,  la  petite, ne  te  fais  pas  de  bile,  va  I 
Quoi  ?  on  n'en  meurt  pas... 

LA  MASLOWA,  murmurant  comme  une  enfant. 
Les  travaux  forcés!... 


ACTE  TROISIÈME  101 

LA   BOSSUE 

Aussi  vrai  que  je  le  dis,  ce  sont  des  brigands... 
Et  nous  qui  avons  eru  qu'on  allait  te  mettre  en 
liberté.  La  petite  tante  disait  :  «  On  va  a  mettre 
en  liberté.  »  Et  mci  je  répondais  :  «  .Mais  ma 
petite  tante,  croyez-moi,  ils  l'attraperont...  »  Et 
voilà  que  j'avais  raison.  J'ai  toujours  raison,  moi! 

LA    BEAUTÉ 

Moi  je  connais  un  avocat,  aussi  vrai  que  je  le 
dis,  il  voua  retirerait  de  l'eau  sans  vous  mouiller... 
C'était  celui-là  qu'il  fallait  prendre. 

LA    VIEILLE 

C'est  la  destinée!...  Croyez-vous  que  ce  ne  soit 
pas  terrible  de  séparer  un  vieillard  de  sa  femme 
et  de  ses  fils...  et  de  le  laisser  sans  personne  pour 
le  nettoyer?  Ils  m'ont  mise  ici  et  mon  pauvre  vieux 
est  là-bas,  et  n'a  plus  personne  pour  lui  nettoyer 
ses  poux. 

LA    BOSSUE 

C'est  toujours  comme  ça  que  ça  se  passe,  avec 
.3  maudits  juges...    «  Pourquoi  as-tu  fait  com- 
merce d'eau-de-vie?   »  Et  avec  quoi  que  j'aurai 
nourri  mon  gosse? 

LA    MASLOWA 

Et  moi  qui  n'ai  rien  fait  111  faut  que  je  sois  perdue 
sans  avoir  rien  fait!... 

LA   VIEILLE 

Te  tourmente  pas,  ma  fille...  En  Sibérie  aussi, 
on  vit...  Ta  n'y  périra»  pos. 


102  RESURRECTION 

LA   MASLOWA 

Je  sais  bien...  mais  c'est  la  honte  qu'il  y  a...  Ce 
n  est  pas  à  cette  destinée-là  que  je  m'étais  atten- 
due. Et  moi  qui  étais  habituée  à  vivre  dans  le 
luxe  ! 

LA   VIEILLE 

Contre  Dieu,  personne  ne  peut  aller!  Contre 
Dieu  personne  ne  peut  aller! 

LA   MASLOWA 

Je  le  sais,  petite  tante,  mais  tout  de  même  c'est 
dur. 

UNE    FEMME,    à    Venfant. 

Tiens,  va  t'amuser  avec  ça- 

LA    BOSSUE 

Allez,  allez!  mets  ça  devant  le  poêle. 

UNE   FEMME,  au  tonneau  dii  kssive. 

Eh!  vous  autres...  par  ici,  un  petit  peu. 

LA  BEAUTÉ,  dans  le  fond. 

Qu'est-ce  qu'a  un  peu  d'huile  pour  mes  che- 
veux? 

LA   GRANDE    ROUSSE 

Moi;  j'ai  de  l'huile  de  brasl...  Ah!  ah!  ah 

UNE    FEMME 

Oh!  là!  là!  C  que  t'es  bête! 

UN   GARDIEN,    entrant. 

La  Maslowa,  où  est-elle? 


ACTE  TROISIEME  103 

QUELQUES    FEMMES,   se  soulevant  à  peine. 

La  voilà! 

LE    GARDIEN 

Tiens,  prends  ça,  c'est  une  dame  qui  te  l'en- 
voie. 

LA   MASLOWA,  se  levant. 

Quelle  dame? 

LE    GARDIEN,    Usant. 

Madame  Kalaïew. 

LA    MASLOWA 

Oh!  qu'elle  est   gentille  !  (lu  r /emmes.)  Madame 
Kataîew,  c'est  mon  ancienne  patronne..   Elle  était 
!  bonn3  pour  toutes  ces  demoiselles!  .. 

LE    GARDIEN 

Voilà,  il  y  a  deux  roubles  cinquante  kopecks  et 
une  boîte  de  cigarettes. 

LA    MASLOWA,  empoignant  le  paquet. 

Ah!  enfin,  je  vais  pouvoir  boire  et  fumer! 

LE    GARDIEN 

Allons,  tu  vas  t'en  payer,  hein? 

(Il  sort.) 
LA    BEAUTÉ 

Tu  vas  nous  en  offrir,  j'espère? 

LA    MASLOWA 

Je  crois  bien  ! 

(Elles  se  rapprochent  de  la  Maslowa.) 


101  RÉSURRECTION 

LA  BOSSUE,  regardant  la  gravure  du  paquet  de  cigarettes. 

C'est  un  joli  paquet...  il  y  a  une  dame  rose  avec 
un  haut  chignon  et  des  jarretières  noires. 

LA  FEMME,  à  Venfant. 

Donne-moi  l'image  pour  le  petit...  Tiens,  mon 
chou. 

LA   MASLOWA 

Qui  est-ce  qui  a  du  feu? 

LA   BEAUTÉ,   à   la  bossue. 

Allume  la  mèche  à  l'icône. 

LA   VIEILLE 

Moi  j'iime  mieux  la  chiquer. 

LA   MASLOWA,  aspirant  une  bouffée  avec  volupté. 

Ah!  Dieu  que  c'est  bon!...  ça  me  manquait. 
{S' animant.)  Elle  était  gentille  madame  Kataïew! 
Elle  nous  fournissait  des  chemises  de  soie,  des 
roses,  des  bleues,  comme  il  n'y  en  avait  pas  ailleurs. 

LA   VIEILLE 

Eh  bien  et  les  cinquante  kopeks?  Tu  vas  les 
étrenner,  j'espère.  Tu  vas  payer  à  boire.  On  va  te 
présenter  à  la  Korablewa...  C'est  la  vieille  qui 
coud  là-bas  à  la  fenêtre...  tu  voisPcelle  qui  n'a  plus 
que  quatre  poils  roux  sur  la  tête  et  dix-huit  mi  le 
sur  chaque  verrue.  C'est  la  doyenne  de  la  prison, 
c'est  elle  qui  a  le  droit  de  vendre  de  l'eau-de-vie. 

LA   MASLOWA,  fumant. 

Qu'«st-ce  qu'elle  a  fait,  elle? 


ACTE  TROISIÈME  105 

LA    BEAUTE 

Ohl  rien,  elle  a  tué  son  maii.  parce  qu'il  cou- 
chait avec  sa  fille...  Hé!  Koral  Kora!  Donne  de 
l'eau-de-vie  à  la  nouvelle. 

LA   VIEILLE 

Apportes-en  une  bouteille  entière. 

LA   KORABLEWA^  se  levant  au  fond  et  avançant  le  mufle 
vers  la  Masltxva. 

Voilai...  voilàî  tu  veux  de  l'eau-de-vie?... 
Donne  ton  argent,  ma  belle. 

LA    MASLOWA 

Combien? 

LA    KOBABLEWA 

Ça  fait  vingt-cinq  kopeks...  voilà  la  bouteille... 

vous  allez  me  siroter  ça.  (/-a  Masloiva  compte  l'argent.) 

Dis  donc  la  Beauté,  toi  qui  sait  tout,  est-ce  qu'ils 
sont  bons  les  kopeks. 

LA   BEAUTÉ 

Oui,  c'est  du  bon... 

(Les  femmes  ont  tiré  leurs   gobelets   des    boites.    La 
Maslotva  offre  la  tournée.) 

LA   MASLOWA,  offrant    de  Veau-de-vie  à  la     Korablewa 
Et  vous? 

LA   KOBABLEWA 

Moi  aussi,  pour  sûr! 

(Mouvement  avide  des  femmes.) 
(Une  petite  figure  pâle  gui  se  tenait  coite  et  absente 
depuis  le  commencement  s'avance.  (Test  Fidosia.) 


106  RESURRECTION 

FÉDOSIA,  s' ap prochant  timidement  derrière  Maslowa. 

Je  t'avais  préparé  du  thé,  mais  à  présent,  il  est 
tout  froid...  Tu  ferais  mieux  de  boire  du  thé  que 
de  l'eau-de-vie,  ma  chérie. 

LA   MASLOWA,   la    repoussant. 

Tout  à  l'heure  !  Ça  me  ragaillardit  !  Ah  !•  ça  fait 
du  bien  tout  de  suite  ..  C'est  que  j'en  ai  vu  depuis 
deux  jours  ..  J'en  ai  les  oreilles  qui  bourdonnent! 
Je  ne  sais  plus  où  j'en  suis.  {Elle  s'installe^  animée. 
Et  les  femmes  se   groupent  autour  d'elle.)   Vrai  !    je    ne 

croyais  pas  qu'ils  me  condamneraient  Tout  le 
temps  ils  m'ont  dévisagée  en  souriant.  Tous  les 
hommes, pendant  la  journée,  me  couraient  aprts... 
Au  tribunal  si  vous  saviez  ce  qu'on  me  lorgnait  ! 
A  part  le  procureur,  ils  me  faisaient  tous  de  l'œil. 
Il  y  avait  le  vieux  président  à  tête  de  singe  sur- 
tout... Non  vrai,  je  n'aurais  pas  cru. 

LA    BEAUTÉ 

C'est  que  c'est  comme  ça.  Les  hommes  c'est 
tous  comme  des  mouches  autour  du  sucre. 

LA  VIEILLE,   riant. 

Hein,  elle  en  sait  quelque  chose,  la  petite  tante  ?.. 
Ah  !  bien  sûr  que  tu  ne  mèneras  plus  une  vie  aussi 
agréable...  Tu  étais  heureuse  là  où  tu  étais? 

LA    MASLOWA 

Ben...  on  avait  de  la  musique,  des  danses,  des 
gâteaux,  du  tabac  et  de  tout.  Et  puis  on  pouvait 
flâner  des  journées.  .  on  avait  tout  ce  qu'il  fallait... 
Ce  n'est  pas  ennuyeux  de  se  maquiller...  On  man- 


ACTE  TROISIEME  107 

geait  beaucoup  de  choses  sucrées...  Moi,  je  buvais 
mes  deux  siphons  d'eau  de  seltz  par  jour,  avec 
du  café.  Et  puis  on  voyait  un  peu  de  tout.  .  Deô 
marchands,  des  commis,  des  Arméniens,  des  Juifs, 
des  Tartares,  des  riches,  des  pauvres,  quoi  !  Bien 
sûr  j'étais  habituée  au  luxe.-,  et  maintenant... 

LA    BEAUTÉ 

Allons.,  elle  se  ranime  un  peu,  la  petite. 

LA    GRANDE    ROUSSE,    au  fond. 

Dites  donc,  vous  autres,  si  vous  croyez  que  je 
vais  mettre  à  sécher  le  Unge  toute  seule.  Et  le 
poêle  qui  B'éteint  ! 

LA    BOSSUE 

On  y  va! 

LA    FEMME 

Ce  qu'il  y  en  a  de  linge  à  laver  cette  semaine  ! 

UNE    AUTRE    FEMME 

Toi,  sale  moutard,  îi  tu  continues,  je  vais  te 
flanquer  dans  le  cuveau. 

( Fédosia  et  la    Maslowa  restent  seules  près  du  poêle.) 

UNE    FEMME,    à  Venjant. 

Viens,  viens,  mon  chéri  ! 

FÉDOSIA,  doucement. 

Et  maintenant  qu'elles  sont  parties,  tu  veux 
bien  prendre  ton  thé?...  Tu  vois,  j'avais  roulé 
autour  une  paire  de  bas  pour  qu'il  ne  se  refroidisse 
pas.  Mais  maintemant  il  a  pris  un  peu  le  goût  du 
for-blanc. 


108  RESURRECTION 


LA    MASLOWA 


Donne  tout  de  même,  je  vais  y  tremper  mon 
pain...  Mais  tu  es  beaucoup  trop  bonne  pour  moi, 
Fédosia. 

FÉDOSIV 

Oh!  tout  de  suite  je  t'ai  beaucoup  aimée.  Tu 
n'es  pas  comme  les  autres,  tu  es  si  jolie,  si  gentille  1 

LA    MASLOWA 

Moi  aussi!  Il  n'y  a  que  toi  avec  qui  je  puisse 
causer.  Mais  comment  se  f fit-il  que  toi  qui  es  si 
jeune,  si  douce,  comme  un  petit  enfant  et  qui  ris 
tout  le  temps,  Fetitchka,  tu  sois  ici?  Tu  ne  m'as 
jamais  dit  pourquoi  tu  es  ici. 

FÉDOSIA 

Oh!  va...  j'ai  eu  bien  du  malheur!  Le  soir  de 
mes  noces,  j'avais  quinze  ans,  j'ai  essayé  dVmpoi- 
sonner  mon  mari. 

LA    MASLOWA 

Toi,  tu  as  fait  ça,  si  petite?  Tu  ne  l'aimais  donc 
pas? 

FÉDOSIA 

Non;  on  m'avait  forcé)  à  l'épouser.  Je  pleurais, 
je  me  suis  imaginée  que  jamais,  jamais  je  ne  pourrais 
vivre  avec  lui.  ïl  s'appelait  Tarass  ..  un  cocher. 
Je  ne  sais  pas  ce  qui  s'est  passé  en  moi...  c'est  le 
démon  qui  m'a  tentée,  bien  sûr!  J'ai  fait  ça  tran- 
quillement :  j'ai  versé,  on  m'a  surprise...  Mais 
regarde  comme  c'est  curieux...  Les  huit  mois  qu'il 
y  a  eu  avant  ma  condamnation,  non  seulement  je 


ACTK  TROISIÈME  109 

me  suis  réconciliée  avec  mon  -mari,  mais  je  suis 
devenue  tellement  amoureuse  de  mon  Tarass  que 
je  me  crois  atteinte  d'une  autre  folie!...  Il  est  si 
bon.  si  gentil  et  si  beau,  si  tu  savais!  Et  lui  aussi, 
il  m'aime  bien,  maintenant...  Ah!  bien  oui,  on  m'a 
condamnée  tout  de  même,  malgré  lui  qui  pleurait, 
et  ses  parents...  Et  maintenant,  comment  allons- 
nous  faire  pour  vivre  cinq  ans  séparés  l'un  de 
l'autre?  J'en  mourrai,  bien  sûr  !  Mon  pauvre 
Tarass!...  Ne  bois  pas  comme  ça,  Maslowa,  tu  vas 
te  faire  du  mal...  Et  toi,  tu  n'as  pas  aimé  quelqu'un, 
jamais? 

LA   MASLOWA,   lentement,  Vœil  au  loin^  cherchant 
dans  sa    mémoire. 

Non...  Il  y  a  bien  un  garde  forestier  qui  était 
gentil  pour  moi,  du  temps  que  j'étais  servante... 
un  commis  de  boutique  aussi...  un  petit  brun  qui 
habitait  la  même  cour  que  moi... 

FÉDOSIA 

Alors,  jamais,  jamais?...  Je  croyais  que  tu 
m'avais  dit  qu'autrefois,  quand  tu  étais  petite... 

LA   MASLOWA,  avec  une  voix    rauque,  subitement. 

Ne  parle  pas  de  ça.  Ne  parle  jamais  de  ça,  tu 
entends?  Il  ne  faut  pas,  il  ne  faut  pas...  ou  bien 
je  me  fâcherai  avec  toi.  Je  ne  sais  pas  de  quoi  tu 
veux  parler,  d'ailleurs!  Il  n'y  a  jamais  rien  eu... 
je  n'ai  jamais  été  petite...  ce  qui  est  mort  est  mort. 
{Un  temps.)  Oui,  il  y  a  bien  eu  autrefois  un  type  qui 
m'aimait...  mais  il  ne  faut  pas  penser  à  ça!...  ça 
ferait  trop  de  mal.  Je  n'y  pense  jamais,  jamais... 


no  RÉSURRECTION 

c'est  là-bas,  quelque  part...  dans  la  terre...  Donne 

le  gobelet,  hop! 

(Elle  boit  avidement.) 

FÉDOSIA,  peureusement. 

Je  te  demande  pardon...  c'est  bien,  Maslowa, 
c'est  bien,  mais  tu  t'animes,  tu  l'animes!...  Il  ne 
faut  pas  boire  ainsi  de  l'eau-de-vie.tout  le  temps. 

LA   MASLOWA,  se  frappant  la  poitrine^  les  yeux  étroJiges. 

Une  cigarette  et  un  bon  verre,  lu  sais,  il  n'y  a 
que  ça  de  vrai,  ma  petite!...  On  m'a  dit  que  j'irais 
dans  l'île  de  Sakaline,  c'est  vrai? 

{Elle  a  les  pupilles  dilatées^  la  voix  sifflante.) 
FÉDOSIA 

Je  ne  sais  pa«. 

LA    MASLOWA 

C'est  la  grande  Rousse  qui  m'a  dit  ça...  J'es- 
saierai de  me  marier  avec  un  inspecteur  ou  im 
grelTier...  même  avec  un  gardien...  Tu  sais,  tous  ces 
gens-là  sont  faciles  à  séduire.  Pourvu  seulement  que 
je  ne  maigrisse  pas  trop...  car  alors  je  serais  perdue. 

LA   KORABLEWA,  revenant  et  désignant  la  bouteille. 

Je  puis  en  reprendre  encore  un  peu?  Tu  es  gen- 
tille... Je  t'indiquerai  un  moyen  qui  te  sauvera. 
Ton  avocat  ne  t'a  pas  encore  fait  sipirr  ton  pour- 
voi? 

LA   GRANDE   ROUSSE,  se  rapprochant  et  désignant 
la  bouteille. 

Je  vais  te  dire  ce  qu'il  faut  faire,  moi,  Cathe- 
rine. 


ACTE  TROISIEME  111 


LA    KORABLEWA 


Qu'est-ce  que  tu  viens  nous  raconter  là?...  Elle 
a  flairé  l'eau-de-vie  et  la  voilà  qui  vient  nous 
apprendre  des  choses  qu'elle  ne  sait  pas  elle-même. 
On  sait  mieux  que  toi  ce  qu'il  y  a  à  faire.  Ouste  I 
déguerpis.  On  n'a  pas  besoin  de  toi! 

LA    GRANDE    ROUSSE 

On  ne  t  o  parle  pas  à  toi  !  De  quoi  te  mêles-tu  ? 
Ah  !  ben  vrai  1 

LA    KORABLEWA 

C'est  l'eau-de-vie  que  tu  as  reniflée,  hein?... 
mais  elle  n'est  pas  pour  ta  sale  bouche. 

LA    MASLOWA 

Allons,  verse-lui  un  verre  1 

LA    KORABLEWA 

Attends  un  peu,  tu  vas  voir  ce  que  je  vais  lui 
flanquer,  en  fait  d'eau-de-vie,  si  elle  ne  veut  pas 
nous  laisser  tranquilles. 

LA    GRANDE    ROUSSE 

De  quoi?  de  quoi?  Je  n'ai  pas  peur  de  toi! 

LA    KORABLEWA 

Voyez-vous  ça.  Tripe  molle  ! 

LA    GRANDE    ROUSSE 

Tripe  molle?...  Attends  un  peu!...  elle  en  a  de 
l'aplomb!  Sale  gibier  de  bagne!  Perdreau  pourri! 

LA    KORABLEWA 

Allons,  allons,  fous  le  camp  !  Allez,  oust  ! 


112  RÉSURRECTION 

LA  GRANDE   ROUSSE 

Attends  un  peu,  j'en  ai  assez  d'être  engueulée  I 
Ti^ns,  attrape  ça...  et  ça  1 

(Elle  la  cogne.) 

LA    KORABLEWA 

Ah  I  la  garce  ! 

LA  GRANDE  ROUSSE,  elle  lui  arrache  les  cheveux. 

Ta  sale  perruque  ! 

(Elles  s'empoignent  à  bras  le  corps.) 

LES  FEMMES,  qui  Se  sont  rapprochées. 
Arrêtez-les  ! 

(Mêlée,  bruit,  un  enfant  crie  et  pleure.) 

LA    KORABLEWA 

J'aurai  ta  peaul 

LA    GRANDE    HOUSSE 

Et  tiens!...  et  tiens!... 

DES   FEMMES 

Tirez-les  donc! 

L'ENFANT 

Maman  l...  maman  1 

LE   GARDIEN,  entrant  au  bruit. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a?  Ah  les  bougresses!...  Hein? 
bougez  un  peu!  Vous  avez  donc  juré  de  lairej'dti 
cachot  ? 

LA    KORABLEWA 

Elle  m'a  arraché  ma  natte. 


ACTE  TROISIÈME  H3 

LA    GRANDE    ROUSSE 

Tiens,  la  voilà  î 

(Elle  la  lui  lance  en  pleine  figure.) 
(Au  gardien.) 

C'est  pas  moi,  c'est  cette  vieille  gueuse... 

LA    KORABLEWA 

Elle  ment! 

LA    BOSSUE 

C'est  la  Rousse  qui  a  commencé. 

LE    GARDIEN,    rudoyant    la   Rousse. 

Allons,  allons,  que  je  n'entende  plus  ta  voixf 

LA  GRANDE  ROUSSE,  moitié  riant^  moitié  pleurant^ 
au  coup  que  le  gardien  vient  de  lui  allonger. 

Ah  !  ben  vrai,  le  vieux  a  le  poing  solide. 

(Sur  le  devant  les  femmes  discuU-nt  la  scène.) 
LA    BEAUTÉ 

Comment  ça  a-t-il  commencé? 

LA   VIEILLE 

Comme  toujours  parbleu...  elles  étaient  là... 

LA    GRANDE   ROUSSE,   criant  encore. 

Ht'ini  croyez- vous?...   ce   gibier  de  bagne   qui 
voudrait  nous  faire  la  leçon  ! 

LA    KORABLEWA 

Tu  verras  ce  soir,  toi. 

LE   GARDIEN 

A.  votre  place  tons  et  silence î...(t/ ne  cloche  «inte. )Et 


114  RESURRECTION 

puis  voilà  l'heure  qui  sonne  !  Allez...  à  l'appel  pour 
la  prière  du  soir.  La  cloche  de  la  chapelle  a  sonné. 
Allons  vite  en  rang...  sacredieu...  Vous  allez  être 
en  retard...  L'appel. 

(Le  gardien  fait  V appel  '.) 

Marpha,  Fedosia,  Sacha,  etc.. 

(Elles  se  mettent^  Vune  après  Vautre,  en  f-ang  et  deux 
par  deux.  Les  pensionnaires  sortent  toutes  en  rang 
et  en  silence  par  la  grande  porte  de  gauche. 

Et  silence!... 

(La  scène  est  vide  un  grand  moment,  puis  la  petite 
porte  de  fer  à  droite  grince  et  un  gardien  entre, 
accompagnant  Nekludoff  et  Nikhine.) 

SCÈNE    II 
NEKLUDOFF,  NIKHINE,  LE  GARDIEN 

LE    GARDIEN 

Les  prisonnières  sont  à  la  chap3lle.  On  est  allé 
chercher  la  Maslowa.  Vous  avez  un  quart  d'heure 
juste  pour  lui  parler. 

NIKHINE 

Le  diracteur  de  la  prison  m'a  bien  recommandé 
q':e  nous  soyons  ressortis  avant  la  rentrée  des 
femmes.  Cl  st  une  faveur  toute  spéiale  pour  vous, 

prince. 

NEKLUDOFF 

Merci,  je  n'aurais  pas  pu  lui  parler  à  travers  la 
grille  d'un  parloir...  Ainsi  donc  c'est  ici  que  meurt 
l'espérance...  J'ai  une  vague  peur.  Je  voudrais  lui 


ACTE  TROISIEME  115 

parler  clairement...  Peut-être  se  précipitera-t-elle 
à  mes  genoux  et  alors  je  sens  que  je  succomberai 
au  poids  de  mon  émotion  et  nous  ne  ferions  que 
pleurer...  Laissez-moi  seul;  à  tout  à  l'heure. 

( Nikhine  et  le  gardien  sortent.) 

( ^>vrxiu.i'jij  resté  seul  arpente  la  prison.  Fuis  le  gar- 
dien de  tcut  à  Vheure  rouvre  la  porte  de  gauche^ 
par  où  les  femmes  étaient  sorties;  il  fait  passer 
la  Maslowa  qui  s^avance  à  petits  pas^  étonnée. 
Elle  enlève  son  fichu,  donne  un  coup  de  main  à 
ses  cheveux  et  vient  se  poster  à  quelques  pas  de 
Nektudoff  avec  un    sourire  professionnel.) 

sci<:nk  m 

NEKLUDOFF,  LA  MASLOWA 

LA    MASLO.VA 

Bonjour  monsieur.(5t7ence.)  Vous  êtes  venu  pour 
moi,  monsieur? 

(Elle  sourit  et  fait  une  œillade.) 

NEKLUDOFF,  la  gorge  sèche. 

Oui,  j'ai  voulu... 

LA    MASLOWA 

Hein?...  Quoi?...  Je  nentends  pas  bien  ce  que 
vous  dites...  Ils  font  tellement  de  bruit  dans  la  cour. 
Attendez,  je  vais  fermer  la  fenêtre. 

(Elle' revient  et  lui  sourit  longuement  à  nouveau,  les 
mains  aux  hanches.) 

NEKLUDOFF 

Tu  ne  me  reconnais  pas? 


116  RÉSURRECTION 

LA   MASLOWA 

Non,  mon  petit  loup... 

NEKLUDOFF,  se  découvrant  et  se  mettant   en  pleine 

lumière. 
Du  tout? 

LA  TS^AShOW A.,  rougissant  tout  à  ccup  avec  un  tremblement. 

11  me  semble...  je  ne  suis  pas  bien  sûre  de  vous 
reconnaître... 

NEKLUDOFF 

Je  suis  venu  te  demander  pardon,  Catherine. 

LA   MASLOWA,  cri  étouffé. 

Ah!  (Un  tem/?s.)Pourquoi?...  Qu'est-ce  que  vous 
voulez? 

(EUe  a  dit  cela,  la   tête  dans  les   épaules^  rauque  et 
farouche  tout  à  coup.) 

N'ayez  pas  peur,  je  suis  venu  parce  que...  je  me 
sens  lourdement  coupable  envers  vous.  Je...  je 
sais  qu'il  vous  est  difTicile  de  me  pardonner, n'est-ce 
pas?  mais  s'il  n'est  plus  possible  de  réparer  le  passé, 
je  suis  résolu  à  faire  maintenant  tout  ce  que  je 
pourrai,  et... 

LA  MASLOWA,  V interrompant  sans  l'écouter. 

Dites-moi,  comment  avez-vous  fait  pour  me 
trouver? 

NEKLUDOFF 

Ah!  oui...  c'est  avant-hier,  à  la  Cour  d'assises, 
quand  on  vous  a  jugée.  J'étais  juré,  vous  ne  m'avez 
pas  reconnu? 


ACTE  TROISIÈME  ti7 

LA   MASLOWA 

Non...  du  tout.  Gomment  aurais-je  pu  penser 
que  vous  étiez  là?  D'ailleurs. je  n'ai  regardé  per- 
sonne. Si,  j'ai  bien  regardé  un  moment  là-haut, 
mais...  rien  du  tout...  D'abord  c'était  trop  loin. 

NEKLUDOFF,  gêné. 

Oui,  c'est  vrai,  c'était  un  peu  loin  {in  pénibie 
siUmce^  pms  à  voix  basse.)  Alors  il  y  a  eu  UB  enfant? 

LA   MASLOWA,  la  voix  encore  changée,  farouche. 

Il  est  mort  tout  de  suite,  Dieu  merci  !...  Et  puis 
ne  parlez  pas  de  ça,  d'abord...  pourquoi  parler? 
{Aimable.)  Qui  est-ce  qui  vous  a  fait  entrer  ici, 

dites  ? 

NEKLUDOFF,  poursuivant. 

Et  de  quoi  est-il  mort  l'enfant? 

LA   MASLOWA,  tordant  s>n  fichu  dans    ses  mains, 
et  parlant  dans    Us  dents. 

J'étais  malade  moi-même.  J'ai  failli  mourir. 

NEKLUDOFF 

Et  mes  tantes,  elles  vous  ont  renvoyée? 

LA  MASLOWA,  avec  une  ealère  de  fille. 

Naturellement!...  dès  qu'elles  se  sont  aperçues 
que    j'étais    enceinte,    elles    m'ont    congédiée!... 

[Changeant  de  ton,  les  sourcils  froncés.)  Mais    je  VOUS 

dis,  pourquoi  parier  de  tout  ça?...  Je  ne  me  sou- 
vitns  plus  de  rien,  je  n'y  pense  jamais...  je 
n'aime  pas...  j'ai  oublié...  Tout  ça,  c'ist  fini... 
fini...  {Geste.)  et  puis  voilai 


118  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

Non  ce  n'est  pas  fini,  je  ne  puis  l'admettre.  Je 
veux  à  présent  réparer  ma  faute. 

LA   MASLOWA,    passant  ses  mains  sur  son  front 
comme  pour  repousser  Vidée  qui  la   gêne. 

Mais  non,  mais  non,  il  n'y  a  rien  à  réparer,  je 
vous  dis...  ce  qui  est  fait  est  fait...  Dites?  Croyez- 
vous?...  {Elle  se  rapproche  de  lui  humble  et  fille.)  Est- 
ce  que  vous  pourrez  m'aider  un  peu? 

(Elle  lui  sourit  encore.) 

NEKLUDOFF 

Je  crois  bien. 

LA  MASLOWA,  se  rapprochant. 

Oui?...  Ça,  c'est  gentil!...  Croyez-vous,  hein, 
qu'ils  m'ont  condamnée  aux  travaux  forcés! 

NEKLUDOFF 

Je  savais,  j'étais  certain  que  vous  n'étiez  pas 
coupable. 

LA    MASLOWA 

Bien  sûr,  je  n'étais  pas  coupable.  Est-ce  que 
je  suis  une  voleuse  ou  une  empoisonneuse  !  On 
peut  dire   tout  ce  qu'on  voudra   mais  pas    ça... 

{Elle  le  regarde  à  la  dérobée,  puis  se  rapproche,  traînant 

la  savate.)  Ici,  ils  prétendent  qu'il  faut  signer  un 
pourvoi,  mais  ça  coûte  très  cher?...  pas  1...  les  fraia 
d'avocat? 

NEKLUDOFF 

Oui...  j'ai  déjà  vu  l'avocat. 


ACTE  TROISIEME  119 

LA  MASLOWA,  insistant  avec  des  minauderies. 
Mais  il  faut  en  prendre  un  bon,  un  cher. 

NEKLUDOFF 

Je  ferai  tout  ce  qui  sera  possible. 

LA  MASLOWA,  lui  touchant  la  veste  avec  la   main. 

Ça  c'est  gentil  d'avoir  pensé  à  moi...  Mon  ancienne 
patronne  aussi,  tenez,  Elle  vient  de  m'envoyer  des 
cigarettes.  Si  je  pouvais  acheter  de  quoi  boire 
maintenant,  ce  serait  déjà  mieux...  {Elle  s' arrête  ^atten- 
dant la  réponse.)  Je  VOUS  demanderais  bien,  mais  j'ai 
peur  d'abuser...  un  peu  d'argent.ohi  pas  beaucoup... 
dix  roubles,  mais  seulement  si  ça  ne  vous  gêne 
pas...  parce  que  sans  ça...  Dix  roubles...  je  n'ai  pas 
besoin  de  plus. 

NEKLUDOFF 

Mais  comment  donc...  sans  doute...  sans  doute. 

LA   MASLOWA 

Attendez  que  le  gardien  ait  le  dos  tourné,  sans 
quoi  on  me  prendrait  l'argent.  {Elle  se  retourne  pour 
swi'eiller  le  gardien  au  fond  et  prend  V argent  au  moment 
où  il  a  le  des  tourné.)  Là...  non  ..  paix!...  Il  va  nous 

pincer.   {Quand  le  gardien    a   disparu    derrière  la  grille 

du  dortoir.)  Psst  !  Merci. 

(Elle  prend  Vargent  que  lui  tend  Nehludoff.) 

NEKLUDOFF,  en  se  reculant  d'un  pas  pendant 
quelle  met  l'argent  dans  son  bas. 

Mais  c'est  là  une  créature  morte  !  Mon  Dieu  ! 
mon  Dieu!  venez  à  mon  secours...  Ah!  pouah!... 


120  RÉSURRECTION 

en  finir,  lui  donner  ce  portefeuille,  et  partir...  {Pus 
avec  énergie.)  Eh  bien,  eh  bien,  à  quoi  est-ce  que 
je  m'attendais  donc?  Allons  jusqu'au  bout...  j'irai 
jusqu'au  bout  !  {Rsolument.)  Katucha,  je  suis  venu 
vers  toi  pour  te  demander  pardon,  et  tu  ne  m'as 
pas  dit  si  tu  me  pardonnais  ! 

LA  MASLOWA,  œillade. 

Quoi?  Quoi?  C'est  si  étrange  ce  que  vous  me 
demandez  ! 

NEKLUDOFF,   avec   désespoir. 

Katucha,  Katucha!  pourquoi  me  parles-tu 
ainsi?  Voyons,  rappelle-toi,  tu  sais  bien  que  nous 
nous  sommes  aimés  jadis...  Je  me  souviens  de  la 
petite  Catherine,  autrefois,  à  Panopha... 

LA    MASLOWA,    dure. 

Cb  qui  est  vieux  s'efface.  Vous  savez,  elles  vont 
revenir...  je  ne  sais  pas  si  on  va  pouvoir  vous  lais- 
ser ici. 

NEKLUDOFF,   irrité  au  dernier  degré.   ' 

Je  sais,  on  doit  m'avertir...  Mais  ce  gardien-là 
dans  le  fond  est  insupportable...  C'est  assommant , 
on  ne  peut  pas  causer. 

LA    MASLOWA 

Il  le  fait  exprès  bien  sûr...  Donnez-lui  deux 
roubles  et  il  s'en  ira. 


ACTE  TROISIEME  121 

NEKLUDOFF 

Gardien  ! 

(Il  remonte  au  fond  et  parlemente  tout  bas  avec  le 
gardien  auquel  il  remet  de  V argent.  Pendant  ce 
temps,  la  Maslowa  prend  près  du  poêle  la  bou- 
teille d'eau-de-vie;  elle  boit  furieusement  au  goulot.) 

NEKLUDOFF 

C'est  fait...  Qu'est-ce  que  c'est? 
LA   MASLOWA,  rebouchant  machinalement  la  bouteille. 

Une  bouteille...  de  l'eau  et  du  café.  Je  n'ai  pas 
bu  hier  de  toute  la  journée...  alors  je  meurs  de  soif 
tout  le  temps...  ça  me  brûle,  là! 

(Elle  se  frappe  la  poitrine.) 
NEKLUDOFF 

Ecoutez,  demain  je  vous  apporter,  i  votre  pour- 
voi en  cassation  pour  que  vous  le  signiez.  Si  le 
pourvoi  ne  réussit  pas,  nous  adresserons  un  recours 
en  grâce. 

LA    MASLOWA,  s' essuyant  la  bouche 
et  animée  étrangement. 

C'est  vrai?...  Quel  malheur  que  vous  ne  m'ayez 
pas  retrouvée  plus  tôt  !  Vous  m  auriez  procuré  un 
bon  avocat.  Ah  !  si  on  avait  su  le  jour  du  jugement 
que  vous  me  connaissiez,  la  chose  aurait  tourné 
autrement  pour  moi...  Un  prince!...  tandis  qu'ils 
se  sont  dit  :  c'est  une  voleuse...  C'est  ce  que  m'a 
barguigné  la  vieille  bossue...  car,  il  faut  vous  dire, 
il  y  a  dans  notre  salle  une  petite  vieille  extraordi- 
naire, comme  vous  n'en  verrez  pas  dix...  vrai,  vous 

6 


122  RÉSURRECTION 

savez,  c'est  drôle  ici!...  Il  y  a  la  grande  Rousse 
aussi,  qui  se  gratte  toujours  la  tête  comme  ça... 
non,  tu  sais,  mon  chéri,  tu  n'as  pas  idée!... 

(Elle  rit.) 
NEKLUDOFF 

Comme  elle  est  étrange...  de  plus  en  plus.  [Haut.) 
Voyons,  ne  nous  égarons  pas.  J'ai  cinq  minutes 
encore...  il  faut  que  je  vous  dise  tout  ce  que  je  me 
suis  juré  de  vous  dire...  je  vous  prie  de  m'écouter 
absolument.  Vous  vous  rappelez  ce  que  je  viens 
de  vous  dire  à  l'instant? 

LA   MASLOWA,  i>ague. 

Vous  m'avez  dit  tant  de  choses!  Qu'est-ce  que 
vous  m'avez  dit? 

NEKLUDOFF 

Je  vous  prie  de  bien  me  comprendre,  car  c'est 
très  sérieux.  Je  veux  réparer  ma  faute,  faute  grave, 
et  dont  je  suis  responsable  devant  ma  conscience, 
non  par  des  paroles  mais  par  des  actes.  Je  suis 
résolu  à  tout  pour  vous  sauver.  Je  vous  sortirai 
d'où  vous  êtes,  si  bas  que  vous  soyez  tombée.  Je 
quitterai,  comprenez-moi  bien,  ma  famille,  ma  vie 
s'il  le  faut.  A  partir  d'aujourd'hui  nous  nous 
appartenons  l'un  à  l'autre.  S'il  le  faut  même,  je 
me  marierai  avec  vous. 

LA  MASLOWA,  jui  a  écouté,  fiée,  bouche  bée. 
Vous  dites? 


ACTE  TROISIÈME  123 

NEKLUDOFF,  répétant  sur  un  ton  solennel,  résolu 
et  méthodique. 

S'il  le  faut,  je  me  marierai  avec  vous. 

LA  MASLOWA    le  regarde,  les  lèvres    tremblantes. 
Elle  dit  à  voix  étouffée. 

Il  ne  manquait  plus  que  cela! 

NEKLUDOFF 

J'ai  le  sentiment  que,  devant  Dieu,  y  uuis  le 
faire. 

LA    MASLOWA,  hurlant  tout  à  coup. 

Et  le  voilà  encore  qui  parle  de  Dieu  !  par-dessus 
le  marché!  Dieu!  Quel  Dieu?  Il  n'y  en  a  pas! 
Vous  auriez  mieux  fait  de  penser  à  Dieu  le  jour 
où...  où... 

(Elle  approche  sa  fisure  de  Nekludoff;  il  lui  prend 
la  tête  t  sent  alors  la  forte  odeur  d'eau-de-vie 
qui  s'exhale  de  sa  bouche.) 

NEKLUDOFF 

La  malheureuse!...  mais  elle  est  ivre!  Calme- 
toi,  voyons. 

LA   MASLOWA,  s' arrachant  de  S-S  mains. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  me  calmer!  Tu  crois  que 
je  suis ivrePEh  bien  oui,  ui  je  suis  ivre. ..mais  je  sais 
ce  que  je  dis  tout  de  m  me  !  {Toute  sa  colère  lui  est 
remontée  d'un  coup  à  la  gorge.  Elle  trépigne  sur  place  et 
continue  de  hurler.).  Je  suis  une  fille  publique,  une 
condamnée  au  bagne,  et  vous,  vous  êtes  un  sei- 
gneur, un  prince.  Vous  n'avez  rien  à  faire    avec 


124  RESURRECTION 

moi.  Qu'est-ce  que  vous  venez  faire  ici?  Va-t'en, 
je  te  dis,  va-t'en  rejoindre  tes  princesses...  Et 
je  te  défends  de  m'insulter...  Je  suis  une  fille 
publique,  oui,  tu  entends?...  Eh  bien  quoi? 

(Elle  est  là,  le  poing  sur  la  hanche,  campée  et   ter- 
rible.) 

NEKLUDOFF 

Si  atrocement  que  tu  me  parles,  tu  ne  peux  pas 
te  figurer  à  quel  point  j'ai  honte  de  moi-même. 

LA    MASLOWA 

Honte  de  toi-même?  Tu  n'avais  pas  honte,  hein, 
quand  tu  m'as  ghssé  cent  roubles...  Tu  te  souviens 
de  tes  cent  roubles,  hein? 

NEKLUDOFF 

Tais-toi!  tais-toi! 

LA   MASLOWA 

J'étais  une  pauvre  fille  et  tu  m'as  jeté  ton  argent 
sur  la  table... et  maintenant  tu  voudrais  enoure 
aller  avec  moi! 

NEKLUDOFF 

Tais-toi!  tais-toi!...  Ce  que  j'ai  dit,  je  le  ferai. 

LA  MASLOWA,  hagarde,  dépoitraillée. 

Et  moi,  je  te  dis  que  tu  ne  le  feras  pas. 

NEKLUDOFF 

Katucha  ! 

LA   MASLOWA 

Voilà  ce  que  je  te  dis,  moi. 


ACTE  TROISIEME  125 

NEKLUDOFF 

Catherine  ! 

LA    MASLOWA 

Ne  me  touche  pasl...  Je  suis  une  condamnée  au 
bagne.  Toi  tu  es  un  prince.  Tu  n'as  rien  à  faire 
ici...  Va-ten!  va-t'en,  ne  me  touche  pas,  je  te 
déteste.  J'aimerais  mieux  me  ï>endre  que  d'aller 
avec  toi...  Tout  de  toi  me  dégoûte,  toute  ta  figure, 
tiens,  tes  vêtements,  tes  mains,  tes  yeux,  ta  sale 
figure  pleine  de  graisse,  tout...  va-t'en...  va-t'en, 
je  te  dis!...  Ah!  pourquoi  ne  suis-je  pas  morte 
dans  ce  temps-là!  Pourquoi,  mon  Dieu!.  . 

(Elle  tombe  par  terre  tout  de  son  long  et  elle  pousse 
de  longs, de  grands  gémissements  d'enfant  plaintif 
à  la  fois  et  de  femme  ivre.) 

LE   GARDIEN,  ouvrant   la  porte  au    bruit 

et    rentrant   avec  yikhine. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a?  Pourquoi  ces  cris?...  Ah! 
tu  fais  du  scandale  !  Je  t'apprendrai  à  t'oublier 
ainsi!... 

(Il  lève  le  knout.) 

SCENE    IV 
Les  Mêmes,    NIKHINE,    LE    GARDIEN 

NEKLUDOFF 

Laissez-la,  je  vous  prie...  cela  me  regarde... 
Eloignez-vous  une  minute  encore,  je  vous  prie. 

NIKHI-NE 

Que  s'est -il  passé? 


126  RÉSURRECTION 

NEKLVDOFF,  pendant  qu'on  entend  toujours  la  Masîowa. 

Ah!  mon  ami,  c'est  une  créature  morte  à  ja- 
mais !...  Ah  !  comme  la  vie  nous  de  mine  !  Je  m'ima- 
ginais naïvement  qu'elle  allait  en  me  retrouvant 
tomber  à  genoux...  Elle  n'a  vu  en  moi  qu'un 
client...  elle  m'a  accueilli  d'un  sourire  at  d'une 
œillade  écœurants,  puis  un  flot  de  haine  lui  est 
monté  à  la  gorge,  elle  m'a  craché  son  soufïle  de 
femme  ivre  avec  des  mots  hideux...  Ah!  quelle 
nausée  ! 

NIKHINE 

Comment  pouvait-il  en  être  autrement?  C'était 
folie  de  supposer  autre  chose.  Vous  vous  engagiez 
dans  une  voie  fausse  contre  tout  bon  sens.  Ce 
serait  absurde  {Montrant  la  Maslowa)  ;  voilà  la 
vérité,  tenez...  Reculez.  Il  en  est  temps  encore. 

(La  Maslowa  se  traîne  jusqu'à  sa  boite  où  elle  s'as- 
sied, écroulée  et  pleurante.) 

NEKLUDOFF 

Que  dites-vous?...  Mais  pour  la  première  fois, 
au  contraire,  se  dresse  devant  moi  toute  l'immen- 
sité de  ma  responsabilité  devant  Dieu.  Je  sens 
que  c'est  à  cette  minute  que  doit  se  faire  le  choix 
décisif  de  ma  route...  et  toute  ma  vie  va  dépendre 
de  mon  acte...  Elle  a  peut-être  tué  le  souvenir  à 
coups  de  pierres,  la  malheure  use... 'peut-être  dort- 
il  en  elle,  au  fond,  prêt  à  ressusciter...  Laissez, 
laissez...  je  suis  ici  pour  elle... et  pour  l'idée!...  {Se 

rapprochant  de  Maslowa  affalée  sur  s  s  genoux  et  pros- 
trée avec  encore  des  sanglots  de  fin  d'ivresse  dans'la  gorge. 


ACTE  TROISIEME  127 

//  parle  très  doucement.).  Catherine!  Catherine!  pau- 
vre Ame  à  qui  l'on  a  fait  mal,  qui  ne  savez  plus  le 
temps  où  se  levait  sur  les  champs  et  les  prés  votre 
chère  petite  tête  claire,  je  vous  sauverai  malgré 
tout,  et  contre  vous-même...  Je  ne  comprends 
que  trop  votre  révolte  sauvage,  mais  ce  que  j'ai 
dit,  je  le  maintiens...  Et  si  tu  t'y  refuses,  mon  en- 
fant, aussi  longtemps  que  tu  t'y  refuseras,  je  res- 
terai près  de  toi,  je  te  suivrai...  j'irai  avec  toi  où 
l'on  te  conduira...  sois  tranquille. 

LE   GARDIEN,   à  voix  basse. 

Il  faut  partir. 

NEKLUDOFF,    à    Maslowa. 

Allons,  allons,  vous  êtes  aujourd'hui  tout  agitée. 
Demain,  si  c'est  possible,  je  reviendrai,  et  vous, 
en  attendant,  vous  réfléchirez...  {sUence,  Il  tire 
gauchement,  après    une   hésitation,   quelque   chose   de    sa 

poche.)  Catherine,  je  vous  avais  apporté  aussi 
ceci...  que  j'ai  retrouvé  dans  des  tiroirs...  C'est  une 
vieille  photographie  faite  dans  le  jardin...  autre- 
fois... quand  nous  étions  comme  cela...  Prenez... 

(//  la  met  dans    la    main  de   la   Maslowa.).    Allons...   à 

demain,  Catherine...  Je  vous  laisse...  à  demain. 

(Nekludoff  et  Nikhine  sortent.  La  Maslowa  reste  seule, 
avec^  en  ses  mains,  la  photographie  qu'elle  regarde^ 
hébétée,  stupide  et  silencieuse...  Rentrée  des  pri- 
sonnières qui  sj  bousculent   en  grand  tumulte.) 


128  RÉSURRECTION 

SCÈNE    V 
LA  MASLOWA,  Les  Prisonnières 

UNE    FEMME 

Qu'est-ce  que  c'était? 

UNE    AUTRE    FEMME 

Eh  bien,  pourquoi  était-on  venu  te  chercher?... 

UNE    DÉTENUE 

Qui  était-ce?...  On  a  dit  à  la  chapelle  que  c'était 
quelqu'un  qui  voulait  te  parler. 

TOUTES 

Qui? 

(On  entoure  la  Maalowa.) 

MASLOWA,  toujours  fixe  et   hagarde. 

Quelqu'un...  Un  type  que  j'ai  aimé  autrefois. 

LA    BEAUTÉ 

Eh  ben  !  tu  en  as  de  la  chance  !  Quelqu'un  d'im- 
portant alors,  puisqu'on  l'a  laissé  entrer  ici. 

MASLOWA 

Un  prince. 

LA   VIEILLE 

Oh!  bien,  ma  petite,  tu  vas  être  tirée  d'affaire, 
maintenant. 

LA    BOSSUE 

Il  saura  bien  te  faire  sortir  d'ici...  Aux  gens 
riches  tout  est  possible... 


ACTE  TROISIÈME  129 

LA   BEAUTÉ 

Ça,  c'est  bien  vrai. 

LA    BOSSUE 

Il  n*a  qu'à  désirer  une  chose...  Tout  arrive 
comme  il  veut... 

LA    VIEILLE 

Tu  lui  parleras  de  moi? 

LA    BEAUTÉ 

Et  de  moi  aussi...  Ecoute.je  crois  que  s'il  voulait..- 
(Elles  se  bousculent  toutes  près  de  la  Maalowa.) 

LA    GARDIENNE 

Allons!  au  dortoir!...  à  vos  lits...  J'espère  que 
vous  n'allez  pas  traîner  encore  des  heures...  Allons, 
que  tout  le  monde  soit  couché  dans  un  quart 
d 'heure  ! 

(Elle    les    disperse...   Les  fenvnes    commencent  à  ss 
préparer  pour  la  nuit,  à  leurs  lits,  dans  le  fond.) 

LA    BOSSUE 

Et  qu'est-ce  qu'il  t'a  donné  là  que  tu  regardes 
comme  si  tu  avais  reçu  un  i  oup  dans  la  tête...  (Elle 
lui  prend  la  photographie.)  Tiens  !...  oelle-là,  OU  di- 
rait uu  peu  que  ça  te  ressemble...  c'est  toi?... 

LA    MASLOWA 

Oui... 

LA   BEAUTÉ,  s'exdamant. 

Oh  !  que  tu  as  changé  I  Tu  n'as  plus  du  tout  U 
même  figure  ! 


130  RÉSURRECTION 


LA   VIEILLE 


Oh!  ce  que  tu  étais  jolie  dans  ce  temps-là... 
Vrai,  on  voit  qu'il  y  a  des  années!... 

LA   MASLOWA,   tenant  la  photographie  en  mains  et  dans 
son  hébétement,   montrant   avec  h   doigt. 

C'est  moi,  ça?  Qu'est-ce  que  je  fais  là?... 

LA   VIEILLE 

Tu  couds...  sous  un  arbre... 

LA   MASLOWA 

Ah!  oui... 

LA    BOSSUE 

Tu  as  l'air  de  rire...  ah!  que  c'est  drôle!  Tu 
portais  des  petits  nœuds  dans  les  cheveux. 

LA    BEAUTÉ 

Et  ça,  qu'est-ce  que  c'est? 

LA    MASLOWA 

C'est  la  maison...  Ça,  là,  c'est  un  pommier  qu'il 
y  avait  dans  le  fond  du  jardin...  qui  faisait  de 
l'ombre...  une  petite  ombre...  Voyez-vous?...  Et 
puis  il  y  avait  de  l'eau,  là-bas...  qui  passait...  là 
où  il  y  a  un  chien. 

LA   VIEILLE,  pour  voir. 

Donne. 

LA  MASLOWA,  cachant  farouchement  la   photographie 
sur  sa  poitrine. 

C'est  à  moi,  ça...  Il  ne  faut  pas  me  la  prendre, 
c'est  à  moi... 


ACTE  TROISIEME  131 

LA   VIEILLE,  riant. 

On  te  la  laisse,  va,  bonsoir... 

UNE   VIEILLE,  devant    Vicône. 
Notre-Dame  du  Salut!... 

LA    FILLE    DU    DIACRE,    dans    le   fond. 

Quelqu'un  pout-il  me  prêter  une  couverture  de 
laine? 

PRE.MIÈRE    FEMME 

Allons, couche-toi  l'ourse... et  laisse-nous  dormir. 

(La  phtisique  tousse.) 

DEUXIÈME    FEMME 

Oh!  ce  qu'elle  tousse,  ce  soir!... 

LA  VIEILLE,  devant   Vicône. 
Notre-Dame  du  Salut!... 

(Le  lampiste  allunt'  les  falots  ) 

LA    GRANDE    ROUSSE,   en  se   couchant. 

Hé!  le  lampiste...  Bonsoir  à  ta  femme  de  ma 
part. 

UNE   VOIX,  dans  le  dortoir. 

Tu  ne  vas  pas  recommencer,  hein,  la  grande 
bringue  !  La  paiv  ! 

LA    GARDIENNE 

Allons...    couchez-vous    en    silence,    s'il    vous 
plaît. 

{Feu  à  peu,  toutes  les  détenues  se  couchent  dans  le 
dortoir,  dans  le  fond  à  droite.  Fédosia  et  Maslowa 
restent  seules  sur  le  devant  de  la  scène  près  du 
poêle.) 


132  RÉSURRECTION 

FÉDOSIA,  s'approchant  doucement  de    Masloiva. 

Alors,  c'est  lui?...  C'est  celui  à  qui  tu  ne  pensais 
jamais. 

LA   MASLOWA 

Oui... 

FÉDOSIA 

Tu  vois  bien  I 

UNE   VOIX    DE    FEMME,  au  fond. 

Bonsoir,  lampiste. 

UNE    AUTRE    VOIX 

Amen!...  Amen! 

(On  entend  sonner   Vheure.) 

FÉDOSIA,  très   douce. 

Tu  as  trop  bu  d'eau-de-vie,  Masiowa.  Le  recon- 
nais-tu? Tu  vois,  tu  es  toute  chose...  Masiowa,  il 
ne  faudra  plus  boire...  Veux-tu  que  je  cache  la 
bouteille,  dis?... 

LA   MASLOWA 

Oui...  oui... 

(Fédosia  jette  la  bouteille.) 

FÉDOSIA 

Tu  ne  veux  pas  te  coucher?... 

LA  MASLOWA,  s'asseyant  machinale,  comme  une  enfant. 

Non... 

FÉDOSIA 

Alors,  assieds-toi  là  encore  un  peu...  Comme  tu 
es  souffrante,  la  surveillante  ne  dira  trop  rien  que 
nous  fassions  un  peula  veillée...  (Fe'rf&sta,  marcmeZ/e, 


ACTE  TRUISIÈME  433 

s'installe  près  (Telle  et  se  met  à  tricoter.)  Et  tu  ne  l'avais 
revu  depuis,  Catherine?... 

LA   MASLOWA,    les  yeux  fixes,  au  loin,  comme  hagarde. 

Non...  si...  une  fois...  si...  je  me  rappelle...  Je 
vois  ça  là-bas...  oui...  il  pleut...  c'est  la  nuit...  un 
train  passe...  J'ai  couru  à  travers  les  champs  pour 
voir...  Le  train  est  arrêté,  là,  dans  la  gare...  Il  y  a 
une  portière  ouverte...  Il  est  là,  éclairé...  sur  la 
banquette,  dans  un  coin...  Il  lit  un  journal...  Je 
veux  monter,  crier...  le  train  part...  je  cours,  je 
cours,  il  s'en  va,  il  s'en  va...  la  lanterne,  là-bas... 
la  fumée...  la  pluie...  le  vent...  voilà,  c'est  tout. 

(Comme  épuisée  ou  effrayée  de  cet  effort  de  pensée, 
elle  laisse  retomber  sa  tête  lourde  sur  V épaule  de 
Fédosia.) 

FÉDOSIA 

Pauvre  petite  !  Tu  vois  bien  que  tu  te  rap- 
pelles!... Tu  n'as  pas  trop  froid?...  Mets-toi  là, 
contre  moi...  Tu  permets,  je  vais  continuer  à  tri- 
coter mon  bas  pendant  que  tu  te  reposeras  un  peu 
sous  mon  chàle,  comme  une  petite  enfant...  là... 
tu  es  bien  ? 

LA   MASLOWA,    roulant  sa  tête  sur    le  châle  de  Fédosia. 

Oui,  très  bien...  Il  fait  bon,  là... 

(Elles  sont  assises  toutes  les  deux,  sous  la  lampe. 
Maslowa,  comme  une  enfant,  se  laisse  faire.) 


134  RÉSURRECTION 

TÉDOSIA 

Regarde  ton  image...  Regarde  comme  tu  étais 
jolie,  Catherine. 

(Elle   lui    remet    la    photographie,    droite,    dans    la 
main.) 

LA   MASLOWA,  répétant  comme  une  enfant. 

Oui,  j'étais  jolie... 

FÉDOSIA 

Tout  le  monde  dort,  ma  parole. 

(La  nuit  est  faite.  Silence.   Tout  d'un  coup  on  en- 
tend un  bruit  singulier  dans  le  fond  du  dortoir.} 

LA   MASLOWA,  8e  redressant. 

Écoute  ! 

FÉDOSIA 

Quoi?... 

LA    MASLOWA 

Ce  bruit. 

(On  dirait  que  quelqu'un  sanglote  dans  le  d>rtoir.) 

FÉDOSIA 

Ah  !  c'est  encore  cette  ordure  de  grande  rousse!.. 

LA   MASLOWA,  un  doigt  sur  la  bouche,  mystérieuse. 

Chut!  il  ne  faut  pas  dire  ça...  Elle  aussi...  elle 
aussi... 

FÉDOSIA,  ne  comprenant  pas  ce  qu'elle  veut  dire. 
Quoi,  elle  aussi?... 


ACTE  TROISIÈME  135 

LA    MASLOWA 

Écoute,  je  sais,  moi...  Elle  pleure,  parce  qu'elle 
m'a  dit  qu'on  la  rudoie  toujours...  depuis  qu'elle 
est  au  monde...  on  lui  refuse  tout,  on  se  moque 
d'elle...  A'ors,  elle  m'a  dit  que  pour  se  consoler 
en  se  mettant  au  lit  tous  les  soirs,  elle  pense  à  son 
premier  amour...  à  son  serrurier  qu'elle  a  aimé 
autrefois...  Alors,  tu  vois  en  ce  moment,  elle  pense... 
et  c'est  ça  qu'elle  pleure  toute  seule...  Chut!  elle 
croit  qu'on  ne  l'entend  pas...  Elle  pense...  alors... 
elle  souffre...  Chut!  chut!... 

(Elles  écoutent  toutes  les  deuXj  le  grand  sanglot  qui 
monte  dans  le  silence  et  dans  la  nuit.  Le  rideau 
descend  lentement.) 

RIDEAU 


ACTE    QUATRIÈME 

LMNFiRMERIE 

A  l'infirmerie  de  la  prison.  —  Murs  blancs 
flacons,  étagères 

SCÈNE    PREMIÈRE 

L'INnRMIÈRE.  LA  MASLOWA, 
FÉDOSIA,  et  une     Garde-Malade 

Elles  font  sécher  du  tilleul  sur  des  tamis  et  des  planches 

l'infirmière 

Dépêchez-vous  de  trier  le  tilleul  On  attend 
après...  Dépêchez-vous.  Vous  n'avez  pas  encore 
porté  sa  potion  au  6. 

LA    GARDE 

Non,  je  vais  y  aller. 

l'infirmière 

« 

Et  le  valérianate  au  5...  Maslowa,  quand  tu 
auras  fini,  tu  iras  demander  à  l'infirmier  de  sortir 
du  thé  pectoral...  C'est  lui  qui  a  les  clefs  de  la 
pharmacie...  Qu'est-ce  que  vous  avez  à  rire  tout 
le  temps  comme  ça? 

FÉDOSIA,  riant. 

Je  ne  sais  pas. 


ACTE  QUATRIEME  137 

L'INFIRMIÈRE 

Je  ne  sais  pas  !  C'est  le  bonheur  d'être  ici  évidem- 
ment... On  se  trouve  mieux  qu'à  la  prison,  hein? 
Regardez-les  ces  petites!...  Sont-elles  jolies,  toutes 
les  deux? 

LA    MASLOWA 

Ah!  oui,  qu'on  est  heureuse,  n'est-ce  pas,  Fédo- 
sia?  Je  me  plais  ici  avec  mon  tablier  blanc  et  mon 
petit  bonnet...  Et  puis  ça  sent  bon  l'acide  phé- 
nique   .  j'aime  ça...  fa  sent  propre... 

l'infirmière 

Vous  avez  eu  de  la  chance,  on  peut  le  dire... 
C'est  très  rare  que  les  détenues  soient  transférées 
à  l'infirmerie,  surtout  que  nous  n'avons  pas  besoin 
d'infirmières  en  ce  moment.  Il  falUit  les  plus  grandes 
protections. 

LA  garde 

Quel  âge  a-t-il,  votre  prince?...  C'est  un  vieux, 
c'est  un  jeune? 

FÉDOSIA 

On  ne  peut  pas  dire  qu'il  soit  vieux.  .  on  ne  peut 
pas  dire  qu'il  soit  jeune...  en  tout  cas,  il  est  rude- 
ment  gentil!...  Il  a  promis  à  Maslowa  de  s'occuper 
aussi  démon  mari...  de  Tarass... de  lui  faire  trouver 
un  emploi,  dans  la  prison,  n'est-ce  pas,  Catherine? 

LA  maslowa,  bas  à  Fédosia. 

Ne  parle  pas  tout  le  temps  comme  ça,  voyons! 
{Hau'.)  A  quelle  heure  faudra-t-il  faire  les  lits? 
Avant  la  soupe? 


138  RÉSURRECTION 

l'infirmière 

Oui.  Vera,  appelle  l'infirmier.  Dis-lui  de  venir 
ouvrir  la  pharmacie. 

(La  garde  sort.) 
FÉDOSIA 

Dieu!  que  ça  sent  bon  le  tilleul!..,  chez  nous 
il  y  en  avait  un  devant  la  porte... 

L'INFIRMIÈRE 

Et  ton  pourvoi  ? 

MASLOWA 

Je  ne  sais  pas  encore.  Le  piince  m'a  dit  qu'i 
m'avertirait  aussitôL. 

L'INFIRMIÈRE 

Fédosia,  prends  les  assiettes  et  les  potions,  nous 
allons  faire  la  tournée.  (A  Mashwa.)  Quand  tu 
auras  le  thé,  tu  le  feras  infuser...  et  surveille  le 
filtre...  sur  la  table. 

LA   GARDE,  rentrant. 

L'infirmier  arrive. 

l'infirmière 
Bon...  viens  nous  aider...  porte  ça. 
(Elles  sortent.  Maslova  reste  seule  et  arrange  le  filtre.) 

SCÈNE    II 
MASLOWA,  OUSTINOW 

OUSTINOW,  entrant. 

On  me  fait  demander  ici?  Qu'est-ce  que  tu 
veux? 


ACTE  QUATRIÈME  139 

LA    MASLOWA 

Du  thé  pectoral...  L'infirmière  vous  fait  dire 
d'ouvrir  la  petite  pharmacie  dont  vous  avez  la 
clé. 

OUSTINOW 

Du  thé  pectoral?...  Je  ne  sais  pas  s'il  y  en  a 
encore...  je  vais  regarder...  attends. 

LA    MASLOWA 

C'est  pour  le  poitrinaire  du  six. 

OUSTINOW,  ouvrant  la  pharmacie. 

Quel  est  ton  nom  au  juste? 

LA    MASLOWA 

Maslowa. 

OUSTINOW 

Hé!  hé!...  dis  donc,  tes  clients  ne  devaient  pas 
s'embêter  ...  Où  étais-tu  en  maison?...  à  Moscou? 

LA    MASLOWA 

Oui. 

OUSTINOW 

On  dit  qu'il  y  a  un  de  tes  anciens  chents  qui 
t'a.  dans  la  peau,  et  qui  essaie  de  te  faire  sortir  de 
prison...  C'est  vrai? 

LA    MASLOWA 

L'infirmière  attend. 

OUSTINOW,  ss  rapprochant  à  voix  basse. 

Tu  sais,  malgré  la  surveillance,  on  peut  s'amu- 
ser tout  de  même...  Puisqu'on  t'a  placée  à  l'in- 


140  RÉSURRECTION 

firmerie,  profites-en!...  Le  soir,  c'est  facile...  je 
t'enseignerai  le  moyen...  Tiens,  voilà  le  paquet... 
Veux-tu  que  je  prépare  la  chose  ?...  {Il  arrange  la 
théière.)  Ah!  pardine,  qu'on  ne  doit  pas  s'embêter 
avec  toi...  hein  ?...  Ecoute,  je  t'avais  remarquée 
dé^à  depuis  plusieurs  jours...  Si  tu  veux,  ce  soir, 
je  pourrai  te  donner  la  clé  du  petit  corridor  à  ma 
chambre...  je  t'attendrai. 

LA    MASLOWA 

Laissez-moi. 

(Elle  le  repousse.) 

OUSTINOW 

En  voilà  des  manières  1 

LA    MASLOWA 

J'ai  fini...  allez-vous-en. 

OUSTINOW 

Voyez-moi  ça!...  On  dirait  peut-Ttre  que  ça  n'a 
pas  l'habitude...  tu  ne  faisais  pas  tant  de  façons  là- 
bas  !...  Je  t'aurais  eue  pour  40  kopecks,  ma  fille  !... 
Allons,  pas  de  façons...  Je  t'ai  dit  que  tu  me  plai- 
sais... 

LA   MASLOWA,  se  contenant. 

L'infirmière  va  s'impatienter. 

OUSTINOW 

Un  gaillard  comme  moi,  ça  ne  se  refuse  pas 

dans  ton  métier.  {Il  s'approche  et  lui  p-end  la  taille.) 
Ce  soir  à  huit  heures  tu  viendras...  je  veux,  je 
te  dis...  On  s'amusera  ensemble,  tu  verras. 

(Il  la  saisit  brutalement.) 


ACTE  QUATRIÈME  141 

LA    MASLOWA 

Laissez-moi...  ou  je  cogne  1 

OUSTINOW 

Nous  verrons  bien  ! 

LA    MASLOWA 

Chien!...  Chien I 

(Il  y  a  lutte,  un  corps  à  corps,  et  tous  les  deux 
viennent  heurter  la  table  où  sont  les  flacons  qui  se 
renversent  avec  fracas.) 

SCÈNE    III 
Les  Mêmes,  LE  MÉDEQN 

LE   MÉDECIN,  entrant. 

Eh  bien,  la  petite  mère...  si  tu  te  mets  à  causer 
du  tapage  ici,  j'aurai  vite  fait  de  te  renvoyer... 
Vous,  prenez  garde,  Oustinow... 

OUSTINOW,  mielleux. 

Le  docteur  devine  bien  ce  que  c'est...  J'ai  un 
peu  honte  à  lui  dire  ça...  cette  fille,  vous  savez, 
n'est  pas  une  fille  ordinaire,  bien  sûr...  Le  docteur 
sait  peut-être  d'où  elle  sort...  alors,  j'étais  là, 
tran^juillement,  à  ranger  mes  fioles,  vous  voyez,  je 
filtrais...  elle  est  arrivée  et  elle  m'a  sauté  au  cou 
en  m'embrassant. 

LA    MASLOWA 

Ce  n'est  pas  vrai  1  Ce  n'est  pas  vrai  l  il  ment  I 


142  RESURRECTION 

OUSTINOW 

Je  mens!...  Ah!  bien...  elle  est  après  nous  toute 
la  journée...  les  internes  en  témoigneront. 

LA   MASLOWA 

Lâche  !  lâche  !  Oh  !  mais  je  ne  veux  pas  qu'on 
croie  ça!... 

LE   MÉDECIN,  V interrompant . 

Chut!...  Allons,  ne  criez  pas...  arrangez  plutôt 
votre  coiffure  et  ramassez  les  débris. 

OUSTINOW,  continuant. 

C'est  elle  qui  a  commencé,  chef...  j'étais  comme 
ça...  je  filtrais... 

LE    MÉDECIN 

Safïit...  Allez,  Oustinow,  retournez  à  votre 
salle...  et  ne  traînez  plus  dans  les  corridors.  Toi, 
la  petite  mère,  je  te  ferai  partir  d'ici. 

(Il  la  regarde  durement  derrière  ses  grosses  lunettes.) 

MASLOWA,  ramassant  les  débris  tout  en   grommelant. 

Ce  n  est  pas  vrai...  ce  n'est  pas  vrai... 

SCÈNE    IV 

LE  MÉDECIN.  MASLOWA,  l'Infirmière, 
FÉDOSIA 

LE    MÉDECIN,    à  Vinfirmière  qui  revient  avec  Fédosia. 

J'ai  trouvé  cette  fille  faisant  du  scandale  ici. 


ACTE  QUATRIÈME  143 

avec  rinfîrmier  Oustinow...  Elle  réintégrera  dès 
ce  soir  la  section  des  femmes...  Cette  fréquenta- 
tion des  détenues  est,  du  reste,  déplorable  pour 
le  service,  et  pour  le  personnel  masculin  de  l'in- 
firmerie... ce  sont  des  faveurs  qu'il  faut  réprimer... 
Veillez  d'abord,  personnellement,  avec  plus  de 
soin,  je  vous  prie...  et  à  six  heures  ce  soir,  pour  la 
visite  ..  Je  vais  donner  des  ordres  relatifs  à  cette 

femme...  A  ce  soir. 

(Il  sort.) 

LINHRMIÈRE 

Vrai,  tu  n'es  pas  habile,  ma  fille...  et  tu  me 
fais  attraper,  encore!...  Tu  avais  la  chance  d'être 
protégée  de  cette  façon...  tu  n'avais  qu'à  te  tenir 
tranquille...  Enfin,  ça  te  regarde,  n'est-ce  pas, 
c'est  ton  affaire;  tant  pis  pour  toi...  Le  thé  pecto- 
ral est-il  préparé,  avec  tout  ça? 

MASLOWA 

Il  est  là. 

FÉDOSIA,  se  rapprochant  de  Maslowa^  bas. 

Oh  1  Catherine  I 

MASLOWA 

Ce  n'est  pas  vrai,  tu  sais...  C'est  ce  chien  d'in- 
firmier qui  me  poursuivait  depuis  plusieurs  jours... 
Il  m'a  empoignée,  je  l'ai  repoussé...  je  1  aurais 
tué...  Dis  que  tu  me  crois,  toi,  au  moins,  Fetits- 
ohika,  je  veux. 

FÉDOSIA 

Bien  su.-,  puisque  tu  le  dis. 


144  RESURRECTION 

MASLOWA,  avec  colère,  balayant. 

Ils  croient  tous  qu  ils  n'ont  qu'à  me  prendre, 
qu'il  faut  que  j'aille  avec  eux  parce  que  j'ai  é'é 
comme  ça  autrefois...  moi  qui  juste  ment  ne  pourrais 
plus  me  sentir  touchée  par  un  homme...  C'est  vrai... 
je  ne  sais  pas  pourquoi,  rien  que  cette  idée  me 
met  en  col  re...  Alors,  justement,  il  faut  qu'on 
m'accuse... 

FÉDOSIA 

Pourvu  qu'on  ne  me  sépare  pas  de  toi  I 

l'infirmière,  à  Maslowa. 

Allons,  toi,  apporte  le  thé  et  la  potion  au  6... 
Tant  que  tu  es  ici,  tu  dois  être  considérée  comme 
nfirmière;  moi,  ce  sont  des  choses  qui  ne  me 
regardent  pas...  Passe. 

(Elles  sortent.) 


SCENE    V 
FÉDOSIA  seule,  puis  Un  interne,  puis  NIKHINE 

FÉDOSIA,  resléi  S3ule,  s'approche  de  l'icône 
et  s'agenouille. 

Notre-Dame  de  Kazan,  faites  qu'on  ne  me 
sépare  pas  de  Catherine...  Si  vous  ne  nous  séparez 
pas,  je  veillerai  bien  sur  elle...  je  l'empêcherai  de 
fumer...  je  l'empêcherai  de  boire  et  de  penser  aux 
hommes...  Notre-Dame  de  Kazan,  faites  que... 

(Un  interne  entre  avec  Nikhine.) 


ACTE  QUATRIÈME  145 

L'INTERNE 

La  Maslowa  est-elle  là? 

FÉDOSIA,  se  relevant. 

Non,  elle  est  dans  la  salle  des  blessés. 

l'interne 

Va  la  chercher...  Autorisation  du  gouverneur. 
[Fédosia  sort.)  On  est  allé  prévenir  le  prince  Neklu- 
doff  qui  vous  attendait  dans  le  cabinet  du  .  ous- 
directeur. 

NIKHINE 

Pensez-vous  que  l'autorisation  qu'on  vient  de 
me  délivrer  pour  le  prince  soit  définitive? 

l'interne 
Absolument. 

NIKHINE 

Bien.  Je  tiens  à  faciliter  à  mon  ami  toutes  ces 
démarches  interminables.  Le  prince  est  un  phi- 
lanthrope, il  s'intéresse  aux  condamnées  et  cette 
fille  entre  autres  lui  a  été  recommandée. 

l'interne,  souriant. 

Ah!...  il  ferait  mieux  de  passer  à  une  autre, 
malgré  sa  recommandation. 

NIKHINE 

Pourquoi  ? 

(Entre  Nekiudoff.) 


i46  RÉSURRECTION 

SCÈNE    YI 
NEKLUDOFF,    L'INTERNE,    NIKHINE 

NEKLUDOFF 

Salut,  Nikhine.  Eh  bien,  c'est  fait? 

l'interne 

Excellence,  vous  arrivez  à  propos...  C'est  le 
dernier  jour  qu'elle  passe  ici,  votre  protégée... 
Je  viens  de  recevoir  justement  à  la  minute,  l'ordre 
du  médecin  chef  de  la  faire  réintégrer  la  section 
des  femmes. 

NEKLUDOFF 

Et  pourquoi  l'y  ramène-t-on? 

L'INTERNE,  riant. 

Bahl  vous  savez,  Excellence,  c'est  ime  espèce 
comme  ca.  On  vient  de  la  trouver  en  train  de 
faire  des  siennes  avec  un.  infirmier...  Oui ..  ces 
femmes-là,  on  a  beau  s'occuper  d'elles...  à  part  ça, 
elle  ne  travaillait  pas  trop  mal,  surtout  si  on  songe 
à  l'endroit  d'où  elle  sort...  Ahl  la  \ie  va  devenir 
plus  dure  maintenant...  Mais  il  leur  faut  toujours 
faire  des  farces,  à  ces  femmes-là...  C'est  plus  fort 
qu'elles. 

NEKLUDOFF 

C'est  bien...  laissez-nous...  je  vous  remercie. 

(V interne  sort.) 


ACTE  QUATRIÈME  147 

SCÈNE     VII 
NEKLUDOFF.  NIKHINE 

NEKLUDOFF,   à  iMkhine. 

Eh  bien,  qu'en  dites-vous,  Nikhine?  L'histoire 
vous  plaît-elle?  Moi,  un  homme  du  monde,  avec 
qui  la  jeune  fille  la  plus  aristocratique  eût  été 
heureuse  de  se  marier,  je  quitte  Missy,  mon  rang, 
ma  vie...  je  m'offre  à  suivre,  que  dis-je,  à  vivre 
avec  cette  créature...  et  elle,  pendant  ce  temps, 
ne  pouvant  attendre,  o'amuse  à  faire  des  siennes 
avec  un  infirmier!...  Et  il  faut  supporter  le  rica- 
nement gouailleur  de  ces  gens!...  et  pendant  que 
cet  homme  me  lançait  la  nouvelle  à  bout  portant, 
je  me  suis  senti  rougir  de  honte  comme  un  misé- 
rable à  la  porte  du  vice  qu'il  ne  peut  quitter... 
Hein?  a-t-elle  été  assez  ridicule  ma  joie,  à  la  pen- 
sée d'un  soi-disant  changement  dans  l'âme  de 
cette  fille?...  Ainsi  donc,  même  ses  larmes,  même 
ses  reproches  de  tous  les  jours  qui  me  sembhient 
avoir  au  moins  quelque  farouche  beauté,  comédie  !.. 
comédie  de  fille  perverse, qui  flaire  l'homme  et  son 
profit.  Et  maintenant  que  dois  je  faire?  Sa  con- 
duite ne  me  délivre-t-elle  pas  de  tout  lien? 

NIKHINE 

Je  crois  qu'en  abandonnant  la  Maslowa,  ce 
n'est  pas  elle  que  vous  punirez,  mais  vous  ,.  et 
c'est  plus  grave. 

NEKLUDOFF 

Ah!  c'est  vous  qui  m'exhortez  maintenant!... 


148  RÉSURRECTION 

Au  fait,  vous  avez  raison...  Orgueil,  Nikhine, 
misérable  orgueil!  Cette  femme  en  agissant  ainsi 
s'est  conformée  au  caractère  que  lui  a  donné  la 
vie;  qu'elle  ait  fait  des  siennes  avec  im  infirmier, 
c'est  aiîaire  à  elle,  cela  ne  me  regarde  pas...  Mon 
affaire  est  d'exécuter  ce  qu'exige  ma  conscience. 
On  ne  refait  pas  les  âmes  des  autres,  décidément, 
mais  j'ai  la  mienne  à  refaire...  que  cette  abjection 
serve  au  moins  à  cela!  La  voi^i...  A  demain, 
Nikhine.  Et  c'est  la  dernière  fois  que  j  aurais  à 
vous  imposer  cette  ridicule  besogne  d  Horatio  du 
bagne.  Je  passerai  demain  chez  vous.  Je  veux 
vous  serrer  la  main  avant  de  partir  pour  Pawlowna, 
où  je  tiens  à  régler  immédiatement  cette  aiîaire 
de  la  donation  aux  paysans  des  biens  que  me 
laissent  la  mort  de  mes  tantes...  Cette  aventure 
m'a  ouvert  l'esprit  à  bien  des  choses!  Encore 
mille  mercis  pour  tout  ce  que  vous  avez  fait... 

(Nikhine  sort.) 


SCENE    VIII 
NEKLUDOFF,  MASLOWA 

MASLOWA,  entre^  elle  ae  précipite    gaiement  vers 
Nekludoff. 
Ah!  c'est  vous. 

NEKLUDOFF,  durement. 

Oui. 

(Elle  tend  la  main  à  Nekludoff ^  il  la  rejuse.) 


ACTE  QUATRIÈME  149 

NEKLUDOFF,  d'un  ton  froid  et  indifférent. 

Je  VOUS  apporte  une  mauvaise  nouvelle  :  votre 

pourvoi  est  rejeté. 

MASLOWA 

Je  le  savais  a  avance, 

(Elle  laisse  tomber  sa  tête  dors  S(8  mains.) 
NEKLUDOFF 

C'est  inutile  de  vous  désespérer,  on  peut  encore 
compter  sur  un  recours  en  grâte  et... 

MASLOWA,  avec  un  geste. 

Oh!  ce  n'est  pas  ceka  qui... 

NEKLUDOFF 

E)t  qu'est-ce  donc? 

MASLOWA 

Je  vois  bien  à  votre  regard...  vous  avez  rencon- 
tré quelqu'un  d'ici,  et  on  vous  a  dit... 

NEKLUDOFF,  sèchement. 

Bah!  cela  n'a  aucune  espèce  d'importance, 
vous  faites  ce  qu  il  vous  plaît  et  je  n'ai  pas  à  m'en 
occuper...  cela  vous  regarde...  Parlons  d'autre 
chose,  je  vous  prie...  et  rapidement.  Allons,  tenez, 
voilà  le  recours;  il  faut  que  vous  signiez  ici. 

MASLOWA,   Us  yeux  pleins  de  larmes. 

Où  signer? 


150  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF 

Là...  non,  pas  là...  vous  ne  voyez  donc  pas...  ici. 

(La  Maslowa  essuie  ses  larmes  du  bout  de  son  fichu 
et  écrit  en  reniflant  ses  sanglots  et  en  s'appli- 
quant.) 

LA  MASLOWA,  après  avoir  achevé  d'écrire,  essuie  s:s 
doigts  à  sa  jupe^  lève  la  tête  et  dit  tout  à  coup  avec 
un  mouvement. 

Je  voudrais... 

NEKLUDOFF 

Quoi? 

MASLOWA  hésite,  puis  laisse  retomber  la  tête. 

Rien. 

(Silence.) 

NEKLUDOFF,   remettant  le  papier  dans  sa  poche. 

Ecoutez...  je  tiens  à  ce  que  vous  ne  vous  mé- 
preniez pas...  Ce  que  m'a  dit  l'infirmier  n'a  pas 
d'importance...  quoi  qu'il  arrive  et  quoi  que  vous 
fassiez,  rien  ne  changera  ma  résolution.  Je  suis 
ici  pour  accomplir  mon  devoir...  Il  ne  faut  pas 
que  vous  pensiez  qu'il  s'agisse  d'un  autre  senti- 
ment quelconque... 

MASLOWA,  se  levant,  rougissante. 

Oh!  je  n'en  doutais  pas... 

NEKLUDOFF 

Seulement,  ce  que  j'ai  dit,  je  le  ferai...  Où  qu'on 
vous  envoie,  j'irai  avec  vous. 


ACTE  QUATRIÈME  151 

MASLOWA,  fièrement. 

Inutile.  Vous  perdez  votre  temps  à  me  parler 
ainsi. 

NEKLUDOFF 

Espérons  qu'à  Pétersbourg  votre  affaire  sera 
examinée. 

MASLOWA 

Oh!  que  cela  soit  ou  ne  soit  pas,  à  présent,  ça 
m'est  égal. 

NEKLUDOFF 

Pourquoi  dites-vous,  à  présent  ? 

MASLOWA  avec  un   ges'.e   vague. 

Pour  rien. 

NEKLUDOFF 

En  tout  cas,  voici  où  en  sont  les  choses.  Vous 
allez  être  probablement  désignée  pour  le  premier 
convoi  qui  va  partir  le  dix  de  ce  mois.  Je  vous 
suivrai  en  Sibérie.  Je  vous  retrouverai  aux  haltes 
successives  que  vous  ferez.  J'espère  me  rendre 
utile  à  vos  compagnons.  Vous  ne  me  reverrez  pas 
d'ici  Nijni-Novgorod,  probablement,  où  je  rejoin- 
drai votre  convoi,  car  je  compte  retourner  à 
Pawlowna.  à  notre  petite  ville...  Mes  deux  tantes 
viennent  de  mourir  à  quinze  jours  de  distance. 

MASLOWA 

Ah!...  elles  sont  mortes? 

NEKLUDOFF 

Oui.  J'irai  demain  donc  àPawlowna.(-îtVcncc.pu's 


152  RÉSURRECTION 

ba^.)  Est-ce  là  qu'a  été...  mis...  l'enfant...  Vous  le 
rappelez- vous  ? 

(Silence.) 

MASLOWA 

Au  cimetière...  à  gauche...  dans  la  grande  allée. 
(Silence.  La  Maslowa  retient  ses  larmes.) 
NEKLUDOFF 

Pensez  à  tout  ce  dont  vous  aurez  besoin  pour 
la  route. 

MASLOWA 

Je  n'ai  besoin  de  rien,  merci. 

NEKLUDOFF 

Eh  bien...  alors...  adieu?... 

MASLOWA 

C'est  cela,  adieu... 

NEKLUDOFF 

Vous  n'avez  plus  rien  à  me  dire  avant  votre 
départ  ? 

MASLOWA 

Non...  Si...  Il  y  a  la  petite  Fédosia  qui  voudrait 
bien  vous  remercier  de  l'avoir  fait  mettre  ici... 
Vous  ne  l'avez  pas  vue,  en  entrant?...  Elle  est  là... 

NEKLUDOFF 

Faites-la  venir. 

MASLOWA  ca  à  la  porte  et  appelle. 
Fédosia...  Fédosia... 


ACTE  QUATRIÈME  153 

SCÈNE   IX 

Les  Mêmes,  FÉDOSIA 

Fédosia  accourt  et  fait  le   geste  de  s'agenouiller 
aux  pieds  de  Nekludoff 

NEKLUDOFF,   l'arrêtant. 

C'est  bon...  c'est  bon... 

FÉDOSIA,  timidement. 

Si  Catherine  s'en  va  en  Sib-rie,  est-ce  que  je 
pourrai   partir  avec  son   convoi  ?...   j'aime   tant 

Cathfrini^. 

NEKLUDOFF 

Je  verrai...  je  réfléchirai...  Adieu...  Si  vous  avez 
besoin  de  quelque  chose,  écrivez-moi  à  PawlowTia 

(Il  sort.  Elles  5'  tiennent  toutes  deux  par  la  main, 
et  regardant  un  grand  instant  la  porte  par  où 
Nekiuioff  vient  de  sortir.  Pu's  Maslowa  laisse 
tomber  si  têie  sw  V épaule  de  Fédosia.) 

SCHNE   X 
MASLOWA,  FÉDOSIA 

FÉDOSIA 

Bah!  ne  pleure  pas...  on  ne  sait  jamais. 

MASLOWA 

Ohl  ce  n'est  pas  cela...  ça  m'est  bien  égal!.  . 
non,  mais  on  lui  a  dit  l'infirmier,  et  alors  qu'i) 
croie  cela,  lui...  c'est  trop! 


154  RÉSURRECTION 

FÉDOSIA 

Pourquoi  ne  lui  as-tu  pas  dit  la  vérité? 

MASLOWA 

Je  n'ai  pas  osé...  je  voulais...  mais  dès  que  j'ai 
voulu,  je  n'ai  pas  pu...  j'ai  senti  qu'il  ne  me  croi- 
rait pas  parce  que  je  rougissais...  alors,  ça  m'a 
étouffé  là,  dans  la  gorge...  je  n'ai  pas  pu... 

FÉDOSIA 

Mais  puisqu'il  dit  qu'il  fera  tout  pour  toi,  qu'il 
t'épousera- 

MASLOWA 

Il  dit  cela...  mais  il  ne  faut  pas  accepter... 
Jamais,  tu  entends,  jamais...  J'aimerais  mieux 
que  Katucha  ne  soit  plus...  Lui,  un  prince,  m'é- 
pouser?...  Ah  bien!  sa  vie  serait  perdue,  alors,  à 
cause  de  moi...  J'ai  d'abord  dit  non  parce  que  je 
le  haïssais,  qu'il  me  faisait  horreur...  mais  main- 
tenant encore,  je  trouverai  le  moyen  de  l'empêcher 
de  me  suivre...  et  quand  Katucha  a  dit  non, c'est 
non...  Accepter  cela  de  lui  qui  me  déteste!... 

FÉDOSIA 

Tu  crois  qu'il  te  déteste? 

MASLOWA 

Sûr...  Il  se  croit  obligé  à  faire  ça,  mais  il  me 
déteste  au  fond.  Va,  une  fille,  comme  moi,  c'est 
bien  naturel...  mais  qu'importe...  Seulement,  ce 
que  je  ne  voudrais  pas,  c'est  qu'il  croie  l'infirmier... 
ça  vois-tu,  ça  me  fait  plus  de  peine  que  de  partir. 


ACTE  QUATRIÈME  155 

là-bas,   pour   la   Sibérie...   S  il   pouvait   savoir!... 
Mais  il  ne  croirait  pas. 

FÉDOSIA 

Pourquoi  ne  croirait-il  pas  ? 

LA    MASLOWA 

Il  sait  bien  que  quand  on  a  été  ce  que  j'ai  été 
on  no  change  jamais...  non,  non,  on  ne  peut  chan- 
ger... je  le  sais  bien,  va...  Oui,  une  fois,  dans  ma 
maison,  j'ai  voulu  partir  de  chez  M™®  Kataïew  : 
je  n'ai  pas  pu...  Une  nuit  de  carnaval,  je  me  sentis 
tout  à  coup  triste,  triste  à  mourir.  Je  l'ai  dit  à  la 
pianiste,  une  nommée  Claire,  et  elle  m'a  dit  qu'elle 
aussi  était  triste  et  fatiguée  de  cette  vie...  alors, 
nous  avons  décidé  de  nous  en  aller  toutes  les  deux; 
nous  nous  sommes  arrangées  et  nous  allions  le 
faire  quand,  tout  à  coup,  des  hommes  sont  montés 
en  chantant.  Le  violoniste  s'est  mis  à  la  ritour- 
nelle, im  grand  homme  saoul,  en  habit,  m'a 
iiipoignée,  un  gros  barbu  a  empoigné  Glaire,  et 
on  a  tourné,  tourné  toute  la  nuit,  chanté...  et  bu... 
et  crié...  et  une  année  a  passé,  comme  cela  et  puis, 
une  autre...  et  les  jours,  les  jours,  Non  vois-tu. 
on  ne  change  pas,  la  petite  tante,  on  ne  change 
pas. 

LA   VOIX    DE   L'INFIRMIÈRE,    appelant   au   dehors. 

Fédosial...  la  charpie. 

FÉDOSIA 

Ahl  oui,  c'est  vrai,  il  faut  que  j'aille  faire  la 
charpie...   (Criant.)  Voilà.  {A  la  Ma»lo(va.)  Tu  n'en 


156  RÉSURRECTION 

fais  pas?...  Ce  n'est  pas  ennuyeux,  je  me  mets  près 
de  la  fenêtre,  là,  à  côté,  et  je  chante  les  chansons 
de  ton  pays  que  tu  m'as  apprises...  Tu  ne  viens 
pas?... 

LA  MASLOWA,  confidentiellement. 
Non...  C'est  mon  heure... 

FÉDOSIA 

Ton  heure?... 

LA   MASLOWA 

C'est  l'heure  oa  je  suis  toute  seule.  L'infirmière 
est  en  bas.  C'est  l'heure  où  je  pense  et  où  je  m'a- 
muse avec  ma  petite  boîte. 

FÉDOSIA 

Quelle  boîte?...  Tu  ne  m'en  as  jamais  parlé. 

LA    MASLOWA 

Ohl  c'est  peu  de  chose...  J'ai  mes  petites  affaires 
à  moi  dans  cette  boîte,  des  riens...   {Elle  monte  sur 

un  escabeau    et  prend   sur    un    rayon,    une   petite    boite.) 

C'est  tout  ce  que  j'emporterai  là-bas...  Il  y  a  la 
photographie,  tu  sais...  et  puis  un  bout  de  glace 
cassée...  et  puis  un  ruban  rouge...  des  choses,  quoi... 
Va-t'en  maintenant,  laisse-moi  seule...  puisque 
c'est  mon  dernier  jour ..  {Fédosia  sort.  La  Maslowa 

ouvre  avec  précaution  la  boîte.)  Ah!  VOyonS...  la  pho- 
tographie, là.. .la  glace...  {Elle  essuie  avec  sa  manche 
le  bout  de  glace  cassée  qu*elle  a  retiré  ;  puw,  pose  la  pho- 
tographie sur  la  table.  Elle  regarde  la  photographie  et  la 
glace  alternativement ^  et  met  un  nœud  rouge  dan»  $et  che» 
veux,  un  nœud  rouge  fait  avec  un  morceau  de  ruban  fané.) 


ACTE  QUATRIÈME  lô7 

Voyons...  le  nœud  était  comme  ça...  non,  plus 
bas,  je  crois...  je  portais  un  col  plissé,  plissé  et 
ouvert  comme  ça...  {Elle  s'arrange  et  ss  coiffe  comme 
au  premier  tableau.  Elle  ferme  les  yeuc  pour  s" imaginer 
dans  le  passé;  elle  regarde  après  dans  la  glace.)  Et  puis, 

il  venait  derrière  moi...  Oh!  la  petite  Katucha 
n'est  pas  aussi  jolie    que    vous   voulez  le    dire... 

{Elle  laisse  retomber  la  glace  avec  décourageme ni. )^Oïi,  Ce 

n'est  pas  ça...  ce  n'est  pas  comme  ça  que  c'était... 
ce  n'est  plus  du  tout  pareil. 

(A  ce  moment  on  entend  la  voix  de  Fédcsia  dans  lu 
cou'isse,  qui  chante^  en  cousant,  la  chanson  du 
prologue.) 

FÉDOSIA,   dans  la    coulisse. 

Catherine,  Catherinette  légère, 

Tu  n'es  pas  partie,  tu  n'es  pas  partie... 

LA    MASLOWA 

Ahl  c'est  Fédosia  qui  chante  en  cousant. 
(Et  elle  reprend  doucement  elle  aussi.) 
Catherine,  Catherinette  légère... 

(On  voit  reniwjr  s:s  li.'res,  qui  ne  chantent  plus 
maintenant.  Sa  poitrine  se  soulève  avec  force.  Puis 
la  voix  de  Fédosia  s'éteint.  Alors  elle  se  prend  la 
tête  et   murmure.) 

C'est  drôle,  pourtant  !...  Qu'est-ce  qui  manque?... 
mais  qu'est-ce  qui  manque?... 

RIDEAU 


ACTE    CINQUIEME 

UNE    HALTE    EN    SIBÉRIE 

La  halte  dans  un  village,  en  Sibérie,  où  s'arrêtent  les 
déportés  politiques,  mêlés,  dans  ce  convoi,  aux  criminels 
de  droit  commun.  La  plaine  de  neige  au  fond;  on  voit 
le  village  sur  les  flancs  de  la  vallée.  A  droite,  une  sorte 
de  hangar  où  les  forçats  font  un  peu  de  cuisine;  à  gau- 
che, une  cahute,  ouverte,  de  paysan,  sorte  de  tente  dé- 
foncée, accotée  aux  rochers.  Sous  cette  cahute,  un  déporté 
étendu  sur  des  sacs.  Krilitzof  :  auprès  de  lui  Nowodo- 
roff,  Maria  Pawlowna.  Au  premier  plan,  un  vieux  se 
déchausse;  un  autre  se  lave  la  face;  une  femme  allume 
du  feu.  Et,  au  fond,  sur  la  route,  les  autres  condam- 
nés s'empressant  autour  de  paysans  et  de  marchandes, 
qui  leur  vendent  des  comestibles.  Sous  la  neige, au  fond, 
à  droite,  on  devine  le  bâtiment  de  la  halte.  Des  pieux 
avec  des  fds  de  fer  indiquent  le  parcage.  Les  condamnés 
politiques  ont  leurs  costumes  d'étudiants;  les  forçats  ont 
le  manteau  réglementaire,  et  la  tête  rasée  d'un  côté. 

SCÈNE    PREMIÈRE 

KRILITZOF,  NOWODOROFF.  MARIA 
PAWLOWNA  et  autres   Condamnés 

PREMIÈRE    MARCHANDE 

Du  poisson...  du  bon  poisson...  A  cinq  kopecks. 

DES    CONDAMNÉS 

Six  et  deux  huit,  que  je  te  dois...  et  quatre... 


ACTE  CINQUIÈME  159 

DEUXIÈME    MARCHANDE 

Des  œufs...  du  bon  kaoha...  du  laitage... 

UN    PRISONNIER,    dans  le  fond    à  une  marchande. 

Gnq  ko^jecks.  ce  poisson  pourri? 

PREMIÈRE    MARCHANDE 

Pourri  ce  poisson?..  Ça  nagerait    encore  dans 
la  casserole. 

LE   PRISONNIER,  tendant  son  pot. 

Pour  voir. 

(Vociférations.) 

UN    OFFICIER 

Dépêchez-vous,  les  marchandes. 

UN    VIEILLARD,  se  déchaussant  sw  le  devant  de  la  scène. 
Je  n'en  puis  plus...  Vingt  heures  depuis  Tomsk. 

UNE   VIEILLE    FEMME,  allumant  du  feu. 

L'étape  va  durer  trois  heures.  On  va  pouvoir 
se  reposer...   Dors,  pauvre  vieux. 

NOWODOROFF 

Oui,  nous  en  avons  bien  pour  deux  ou  trois 
heures,  nous  n'arriverons  à  la  grande  halte  que 
vers  la  nuit. 

UNE    JEUNE    FEMME,    parlant   du  hangar. 

Hé!  la  mère  aux  poux...  tu  devrais  en  profiter 
pour  te  nettoyer...  Ça  nous  soulagerait... 

MARIA  PAWLOWNA,  s  approchant  d'un  homme,  jeûne 
encore,  étendu  dans  les  couvertures. 

Tu  as  froid,  Krilitzof? 


160  RÉSURRECTION 

KRILITZOF,  soulevant  sa  tête  en  toussant. 

Non,  non. 

MARIA 

Reste  bien  enveloppé...  U  faut  que  nous  passions 
ce  jour  de  Pâques  tous  ensemble. 

NOWODOROFF,  un  prisonnier^  très  grand ^  à  l'air  rude 
et  sarcastique^  une  pipe  dans  les  dents. 

C'est  un  jour  comme  les  autres,  je  crois...  Christ 
est  ressuscité...  oui,  pour  les  popes,  il  ressuscite 
toujours...  Pour  nous,  il  meurt  un  petit  peu  tous 
les  jours. 

MARIA,  à  un  prisonnier^  en  montrant   Krilitzof. 

J'ai  peur  qu'il  ne  passe  pas  la  nuit. 

PREMIER   PRISONNIER 

Pauvre  enfant!...  La  neige  de  Sibérie  n'aura 
pas  voulu  l'épargner. 

MARIA,   arrangeant  une  marmite. 

Aidez-moi  à  allumer  le  feu  là-dessous,  si  vous 
pouvez...  Le  bois  est  si  humide. 

UN    PRISONNIER,    dans  le  fond. 

Hél  Regardez-là,  sur  ce  poteau!  {On  se  rapproche 
on  va  voir  Varbre.)  Tiens,  lis,  toi,  qui  sait  lire. 

DEUXIÈME    PRISONNIER 

C'est  vrai,  une  inscription  au  couteau. 
PREMIER   PRISONNIER,  lisant  à  haute  voix  péniblement. 
«  Je  suis  passé  par  ici  le  VI  août  1880  avec  un 


ACTE  CINQUIÈME  161 

convoi  de  condamnés  politiques.  Ils  m'ont  arraché 
une  main.  Courage  pour  la  cause.   » 

DEUXIÈME    PRISONNIER 

C'est  signé? 

PREMIER    PRISONNIER 

Pelkine. 

LE    VIEILLARD 

Oui,  jVn  ai  entendu  parler  autrefois...  II  a 
écrit  cela  pour  nous. 

KRILITZOF,   ctencUy  a    Maria. 

Regarde,  Maria,  nous  n'avons  pas  le  droit  de 
nous  plaindre...  D'autres  nous  ont  montré  la 
route. 

MARIA,    S'  uriijrti. 

Est-ce  que  je  me  plains...  non.  Il  y  a  des  gens 
à  soigner,  des  camarades  à  réconforter... 

KBIUTZOF 

Ah!  Maria,  tu  aurais  été  une  belle  révolution- 
naire. 

NOWODOROFF,  qui  passait  la  pipe  aux  dents. 

Elle?  elle  n'a  aucun  mérite...  Elle  s'est  consacrée 
au  sport  de  la  bienfaisance...  C'est  par  hygiène. 

MARIA 

Il  y  a  du  vrai  dans  ce  que  dit  Nowodoroff  avec 
l'air  de  rire. 

NOWODOROFF,  lui  mettant  la  main  sur  Vépaule. 

Ne  te  vante  pas...  Tu  es  une  belle  âme,  ma  fille.  . 

(Il  s'en  va  avec  un  geste.) 


162  RÉSURRECTION 

MARIA,   à   KriUtzof. 

Oui,  mais  lui  m'agace...  il  est  prétentieux. 

SCÈNE    II 
Les  Mêmes,  LA  MASLOWA 

LA   MASLOWA,   entre  avec  un    enfant   sur  les   bras. 

Là...  là,  ne  pleure  pas. 

l'enfant 
Oh!  je  voudrais  aller  voir  les  marchandes. 

MARIA,  V apercevant. 

Quel  est  cet  enfant? 

LA    MASLOWA 

C'est  la  fille  d'un  cond.mné  criminel,  un  vieil 
homme  qui  l'a  portée  dans  ses  bras  dix  jours, 
depuis  Perm  jusqu'en  Sibérie...  Le  nouvel  officier 
a  refusé  de  lui  maintenir  la  permission...  Je  n'ai 
pas  vu  ce  qui  s'est  passé...  Le  père  avait  la  figure 
en  sang...  La  fillette  sanglotait.  J'ai  ait  les  yeux 
doux  à  l'officier  et  lui  ai  demandé  la  permission 
d'emmener  l'enfant  dans  notre  convoi  avec  nous. 
Alors  je  l'ai  prise,  la  pauvre,  entourée  de  son  grand 
châle,  comme  un  petit  animal  qui  pleurerait... 
Elle  m'a  mouillé  une  joue  et  s'est  endormie. 

KRILITZOF 

Quelle  pitié  1 


ACTE  CINQUIEME  163 

MARIA,   prenant  la  Maslowa   à  part  dans  un  coin. 

Bien,  toi...  Ecoute,  j'ai  des  excuses  à  te  faire. 

Pas  tout  haut...  Ta  main...(jt,V/e  lui  serre  la  main.)  A 

la  vérité,  j'éprouvais  un  peu  de  dégoût  pour  toi  au 
commencement...  Et  puis,  nous  autres  nihilistes, 
ça  nous  est  égal  d'aller  à  la  mort  ensemble,  mais 
je  n'aimais  pas  qu'on  t'ait  placée,  même  malgré 
toi,  dans  notre  section  de  condamnés...  je  suis 
franche;  j'aime  les  pauvres;  mon  père  était  géné- 
ral, j'ai  distribué  tout  son  argent,  mais  j'ai  tou- 
jours eu  une  répugnance  invincible  pour  les 
femmes  qui  vendent  leur  corps.  N'importe  !  Tu 
es  une  brave  fille.  Embrasse-moi. 

LA   MASLOWA,    l'embrassant. 

Vous  êtes  si  bonne.  Maria...  Je  voudrais  être 
comme  vous...  Vous  êtes  des  gens  si  excellents.. 

KRILITZ0F,7Ui  a  entendu  les  derniers  mots.,  ss  soulevant 
péniblement  sur  les  coudes. 

Détrompez-vous,  Maslowa;  je  ne  suis  pas  excel- 
lent... Savez-vous  ce  que  je  voudrais  faire,  moi, 
chétif,  moi  mourant?...  Monter  dans  un  ballon  et 
saupoudrer  de  mes  bombes  toutes  les  villes, 
comme  des  punaises,  comme  de  petites  punaises... 

(Il  dit  cela  fiévreusement,  les  yeux  brûlants.) 
MARIA 

Ne  vous  fatiguez  pas. 


164  RESURRECTION 


KRIUTZOF 


Tuer!  tuer!  Oui,  voilà  ce  qu'on  devrait,  parce 

(Il  s'arrête  dans  un  hoquet J 
MARIA 

Il  crache  le  sang...  Va  chercher  un  peu  de  neige... 

LA   MASLOWA,  lui  tendant  une  potion  quelle  tire 

de  son  sac. 
Buvez. 

KRILITZOF 

Ah!  qu'est-ce  que  c'est? 

LA    MASLOWA 

De  la  valériane, 

KRILITZOF 

Je  crois  que  je  vais  vous  faire  un  triste  jour  de 
Pâques,  pauvres  amis. 

TROISIÈME  PRISONNIER,  apportant  un  peu  de  neige. 

Tenez,  rafraîchissez-vous  la  bouche. 

l'enfant,  qui  était  sorti,  rentre  en  criant. 

Regarde...  des  œufs...  des  craquelines. 

la   MASLOWA 

Qui  t'a  donné  tout  ça? 

l'enfant,  désignant  quelqu'un  qui  arrive  sur  le  chemin. 
C'est  lui. 

MARIA 

Simonson  ! 


ACTE  CINQUIÈME  165 

SCÈNE     III 
Les    Mêmes,    SIMONSON,    puis    Un     Offiueb 

SIMONSON,  s' approchant. 

Bonjour,  Maslowa. 

LA    MASLOWA 

Bonjour. 

(Elle  lui  tend  la  main.) 

SIMONSON,  s' approchant  de    Krilitsoj. 

Eh  bien,  bonjour  loi...  Comment  vas-tu,  mon 
vieux  Krilitzof?  {Montrant  Venfant.)  Pauvre  enfant, 
je  lui  ai  donné  dos  craquelines  pour  la  distraire... 
On  vient  de  me  raconter... 

PREMIER    PRISONNIER 

Tiens,  voilà  justement  le  petit  officier  qui  a  fait 
la  chose. 

SIMONSON 

Laissez-le  passer...  ne  dites  rien...  {Silence  quand 
l'officier  passe  à  portée  de  la  voix. )\on8  avez  mal  agi, 
monsieiP"    l'-^fTicier.    {Silence^  un  temps.) 

L'OFFICIER 

Qui  a  dit  ça? 

SIMONSON,  s'avançant. 

Moi,  Simonson. 

L'OFFICIER 

Ah!  c'est  vous...  ça  ne  m'élonne  pas...  Je  vous 
apprendrai,  moi,  à  vous  mêler  de  vos  affaires. 


166  RÉSURRECTION 

SIMONSON 

Mon  affaire  est  de  vous  dire  ce  qui  est  et  je  vous 
répète  que  vous  avez  mal  agi. 

l'officier,  frappant  le  sol  avec  son  stik. 

Imbécile  et  poseur!  je  vous  apprendrai  à  rai- 
sonner... Vous  essayez  toujours  de  fomenter  la 
révolte  ici...  on  vous  prône,  on  vous  pousse, 
hein?...  Ce  beau  parleur!... Vous  faites  votre  petit 
tsar  parmi  ces  brutes...  Poseur. 

MARIA,  s'avançant  à  son  tour. 

Nous  l'admirons  tous  ici,  monsieur  l'officier, 
simplement  parce  qu'il  le  mérite. 

l'officier 

Ah!  vous  vous  révoltez!...  Essayez...  Je  vous 
montrerai,  moi,  comment  on  se  révolte...  je  vous 
tuerai  comme  des  chiens,  et  les  chefs  me  remer- 
cieront d'avoir  réglé  votre  compte...  comme  des 
chiens...  Brutes!...  (/Z  les  toise.)  Des  imbéciles, vrai- 
ment. 

(Il  s'en  va  en  maugréant  et  en  haussant  les  épaules.) 

PREMIER   PRISONNIER 

Tu  as  bien  fait,  Simonson. 

NOWODOROFF 

Non,  tu  as  eu  tort...  Il  te  le  fera  payer  dure- 
ment. 

SIMONSON 

Peuh,  qu'importe! 


ACTE  CINQUIÈME  167 

KRILITZOF 


Il  écumait  ! 


MARIA,   Rapprochant  de  la  Maslowa  qui  s'était  un  peu 
retirée. 

Quel  homme  admirable  ce  Simonson!  On  l'a 
condamné  parce  qu'il  disait  le  bien  au  peuple... 
Il  a  conquis  ici  l'estime  de  tous. 

LA    MASLOWA,  avec  admiration. 

Oui,  c'est  un  homme  extraordinaire. 

MARIA,  SoufHant. 

Ton  amoureux. 

LA   MASLOWA,  réprimant  un   nwu.cment 

Que  dites-vous  là,  Maria? 

MARIA 

Oui,  oui,  nous  ne  l'appelons  plus  qu'ainsi... 
Crois-tu  que  ce  n'est  pas  visible  qu'il  est  devenu 
amoureux  fou  de  toi... 

LA    MASLOWA,  vivement. 

Il  ne  me  l'a  jamais  dit. 

MARIA 

Il  est  trop  fier... mais  cela  ne  change  pas  la  chose... 
Il  rougit  quand  il  te  parle  comme  un  enfant... 
oui,  va,  il  t'aime,  visiblement...  depuis  que  tu  es 
arrivée  ici,  peu  à  peu,  côte  à  côte.  Ce  n'est  pas 
mal  :  ce  sont  les  tristes  fleurs  de  l'exil...  Ne  di» 
point  que  tu  ne  t'en  es  pas  aperçue. 


168  RÉSURRECTION 

LA    MASLOWA 

Je  ne  sais;  j'ai  été  frappé  •  un  jour  de  l'insistance 
des  bons  yeux  bleus  de  ce  prisonnier  en  veste  de 
caoutchouc.  J'ai  bien  compris  aussi  qu'il  disait 
des  choses  pour  moi  tout  haut...  mais  je  n'ai  pas 
beaucoup  de  temps  pour  écouter...  le  travail, 
n'est-ce  pas?  et  puis...  {Elle  hésite.)  les  visites... 

MARIA 

Ah  !  oui,  les  visites  du  prince  amateur  en  voyage... 
Tiens,  il  n'est  pas  encore  venu  le  cher  homme...  Il 
a  dû  arriver  à  la  halte  avant  nous  cependant..- 
Ses  chevaux  marchent  plus  vite  que  nos  jambes.- 
Oui,l  s  visites  du  Nekludoff  !  Mais  ce  n'est  pas  la 
même  chose,  ma  fille;  Nekludoff  veut  t 'épouser 
par  grandeur  d'âme  et  pour  réparer...  utopie!... 
Tandis  que  Simonson,  vois-tu,  t'aime  telle  que  tu 
es  maintenant,  depuis  ta  faute.  Il  t'aime  simple- 
ment parce  qu'il  t'aime...  et  parce  que  c'est  toi... 

(On  entend  un  brouhaha  derrière  la  palissade  et  des 
cris.) 

TROISIÈME    PRISONNIER 

Allons  bon!  Qu'est-ce  que  c'est! 

SIMONSON 

Qui  est->e? 

QUATRIÈME    PRISONNIER 

Regardez  derrière  la  palissade. 

CINQUIÈME    PRISONNIER 

On  ne  peut  pas  voir. 


ACTE  CINQUIÈME  169 

PREMIER  PRISONNIER,  se  hissant  sur  la  balustrade. 

La  ohiounne  a  empoigné  un  homme.  C'est  la 
bastonnade.  C'est  l'officier  qui  se  venge, 

KRIUTZOF 

Sur  qui  ? 

PREMIER    PRISONNIER 

Pas  un  condamné  politique,  bien  sûr:  un  pauvre 
bougre. 

NOWODOROFF,  à  Simonson, 

La  réponse  ne  s'est  pas  fait  attendre. 

QUATRIÈME    PRISONNIER 

C'est  un  vieux  que  les  marc!  andes  accusent 
d'avoir  volé  du  poisson. 

(La  Maêlowa  s" est  arrêtée  de  balayer,) 
SIMONSON,  s'approchant  d'elle. 

Eh  bien,  Maslowa,  vous  ne  travaillez  plus? 

LA    MASLOWA 

Je  n'ai  pas  le  cœur.  Ces  cris  me  font  mal. 

SIMONSON 

Moi,  ils  me  font  du  bien...  Ils  sont  là  pour  empê- 
cher l'âme  de  s'endormir,  au  contraire.  Crie,  crie, 
pauvre  vieux,  que  je  m'en  souvienne  bien...  Ah! 
vois-tu,  Maslowa,  dans  quatre  ans,  je  serai  libre, 
et  alors... 

LA    MASLOWA 

.AJors? 


170  RÉSURRECTION 

SIMONSON 

Alors,  je  ferai  des  ehoses  merveilleuses...  Oui; 
oui,  je  les  vengerai  tous...  tous  ceux  qui  ont  souf- 
fert, nous,  eux,  les  pauvres  bêtes  de  somme  de  la 
terre,  qui  ne  savent  pas.  Vous  aussi,  Maslowa,  ils 
vous  ont  bien  fait  souffrir...  dès  que  vous  êtes 
arrivée  dans  nos  rangs,  inconnue,  je  l'ai  vu  à  votre 

doux  visage...  {On  entend  des  cris  affreux  derrière  la 
palissade.  Ceux  qui  étaient  perchés  sur  la  palissade  des- 
cendent.) Mais  dans  quatre  ans,  je  serai  libre... 
pense  à  cela.  .Est-ce  que  toi  aussi,  cela  ne  te  plai- 
rait pas,  quand  tu  auras  obtenu  ta  grâce,  d'al- 
ler là-bas  consoler  un  peu  le  vieux  monde,  utiliser 

ce   que  nous  savons,  nous,  de  la  douleur?...  Ce 

serait  une  belle  vie...  on  irait... 

LA   MASLOWA,  V interrompant. 

Écoutez...  c'est  fini. 

(En  effet^  un  silence  mot  ne  a  succédé  aux  plaintes.) 

SIMONSON 

Oui,  il  a  dû  rouler  dans  un  coin  tout  sanglant. 

LA   MASLOWA,   reprenant. 

Alors,  vous  disiez? 

SIMONSON,  rousissant   tout    à  coupy  désarçonné. 

Moi?  rien...  rien,  Maslowa...  J'avais  les  cris  de 
cet  homme  pour  m'aider,  mais  maintenant,  je 
ne  sais  plus...  en  vérité,  je  n'avais  rien  à  dire... 
Voilà...  je  m'en  vais  eouper  du  bois  pour  chauffer 
Krilitzof.  Et  vous?... 


ACTE  CINQUIEME  171 

LA    MASLOWA,  simplement. 

Je  vais  faire  sécher  le  plaid  pour  Krilitzof. 

(Ils  se  séparent.  Dans  le  fond,  les  prisonniers  com- 
mentent la  sine  qui  vient  de  se  passer.) 

QUATRIÈME   PRISONNIER 

C'est  horrible! 

UNE    CONDAMNÉE,  agitée. 

J'adresserai  une  réclamation  au  prince  Neklu- 
doff. 

UN    PRISONNIER 

Naïve  ! 

MARIA 

Il  ne  s'arrête  pas  à  cette  étape  1 

PREMIER    PRISONNIER 

Si...  Le  voilà  là-bas  qui  cause  avec  deux  offi- 
ciers... en  fumant  des  cigarettes. 

MARIA 

Ce  grand  seigneur  est  charmant  !...  Il  se  paie 
un  voyage  des  plus  intéressants.  Il  doit  prendre 
des  notes,  j'espère. 

NOWODOROFF 

Un  de  ces  jours,  il  va  nous  sortir  un  kodak  de 
sa  pelisse...  Il  photographiera  des  agonies  des  plus 
curieuses. 

UNE    JEUNE    FEMME,   aigrement. 

Et  tout  ça  pour  une  de  nous.  Nous  pouvons 
être  fières...  Tiens,  le  voilà,  Maslowa,  le  voilà,  ton 


172  RÉSURRECTION 

homme  du   monde...  Il  est  plus  élégant  que    ja- 
mais... Quelle  pelisse!... 

MARIA,  s' adressant  à  voix  basse  à  la  femme  qui  vient 
de  parler. 

Chut!  Pauvre  fille  1...  Vous  la  gênez  liorrible- 
ment.  Cette  plaisanterie  perpétuelle  la  fait  souf- 
frir... 11  était  convenu  qu'on  ne  lui  en  parlerait 
plus. 

NOWODOROFF 

C'est  égal!...  Cette  histoire  est  du  plus  haut 
comique...  Un  historien  pour  récrire! 

(A  ce  moment  paraît^  venant  du  village ^  NeMudoff 
avec  un  officier.  Il  est  très  couvert.) 


SCENE    IV 
Les  Mêmes,   NEKLUDOFF.   Un   officier 

MARIA 

Eh  bien,  prince,  vous  voyagez  toujours  agréa- 
blement ? 

NEKLUDOFF  S5  retourne^  regarde^  puis  dit. 

Oui,  je  vois  des  choses  bien  intéressantes. 
MARIA,  ironique. 

Nous  vous  croyions  reparti  pour  la  Russie. 

NEKLUDOFF 

Non;  j'ai  eu  du  retard  au  relai  de  Tomsk. 


ACTE  CINQUIÈME  173 

NOWODOROFF,  affectant  une  mondanité  charmante. 

Il  faudra  que  vous  mangiez  un  morceau  avec 
nous  un  de  ces  jours. 

NEKLUDOFF,  gimpUment. 

Si  cela  peut  vous  être  agréable  en  quoi  qne  ce 
soit,  je  le  ferai  et  j'en  serai  très  honoré,  Nowodo- 
roff. 

(Il  se  détache  du  groupe.) 
l'officier,  se  dandinant^  à  Aekludoff. 

Belle  journée...  Froid  sec.  Avez-vous  du  feu? 
{Xekludoff  lui  tend  une  cigarette.)  Merci...  Hé  !  hé  l 
votre  petite  bnmo...  elle  est  gentille,  ma  foi,  tout 
de  même. 

(Il    montre  la  Maslowa  qui    est    accroupie    dans  le 
hangar  à  travailler.) 

KEKLUDOFF,  à  Krilits^f^  brusquement. 

Et  la  santé? 

KRILITZOF 

Merci,  je  vais  assez  bien..  Mais  je  suis  mouillé 
et  pas  moyen  de  me  réchauffer...  Et  vous?...  pour- 
quoi ne  vous  a-t-on  pas  vu  depuis  si  longtemps? 

NEKLUDOFF 

On  ne  m'a  pas  laissé  entrer.  Aujourd'hui  seule- 
ment le  nouvel  officier  s'est  montré  plus  traitable. 

KRIUTZOF 

Vous  cherchez  Katia?  La  voilà. 

(Il  la  désigne  du  doigt.) 


174  RESURRECTION 

NEKLUDOFF 

Oui,  oui,  je  sais. 

KRILITZOF 

Elle  est  toujours  à  travailler...  Elle  a  fini  déjà 
de  nettoyer  nos  effets...  Elle  brosse  maintenant 
les  manteaux. 

LA  MASLOWA,  appelant  très  haut^  sans  se  retourner, 

Simonson,  le  plaid  est  sec? 

SIMONSON 

Presque  sec. 

KRILITZOF,  continuant  à  Nekludoff. 

Il  n'y  a  que  les  puces  dont  elle  n'arrivera  jamais 
à  nous  débarrasser...  les  sales  bêtes  nous  mangent. 

(Pendant  ce  dialogue^  la  Maslowa  est  restée  dans 
le  hangar^  sans  paraître  se  soucier  de  la  présence 
de  Nekludoff.  Celui-ci^  finalement^  va  à  elle,) 

NEKLUDOFF 

Bonjour,  Catherine. 

LA  MASLOWA,  S2  retournant  froidement. 
Bonjour. 

NEKLUDOFF 

Vous  faites  le  ménage? 

LA   MASLOWA 

Oui,  j'ai  repris  mon  ancien  métier,  vous  voyez 

{Vivement.)  Krilitzof,  il  faut  rentrer  dans  le  bâti- 
ment de  la  halte. 


ACTK  CINQUIÈME  175 

KRILITZOF 

Mais  non. 

LA    MASLOWA 

Venez,  on  vous  enveloppera  bien. 

NEKLUDOFF 

Oui,  oui,  allez  Krililzof. 

KRILITZOF,  se   levant  avec  Vaide   de  la  Masloiva 
et  de  Maria. 

Ah!  la  triste  Pâque!  la  triste  Pâquel 

(Ils  rentrent  tous  Ua  deux  dans, le  hangar  et  dispa- 
raissent. On  entend  au  hin  hs  clochiS  du  village 
sibérien  et  des  chants  en  plein  air.) 

L'OFFI   1ER 

Vous  entendez.  Excellence?  Nos  condamnés... 
Ça  ne  manque  pas  d'une  certaine  poésie... 

NEKLUDOFF,  rêveur. 

Oui,  le  chant  natal  ■. 

l'officier,   débouchant  une  gourde  de  cuir  à  son 
ceinturon. 

Vous  ne  voulez  pas  un  peu  de  cognac?  On  pour- 
rait apporter  un  verre...  Non?  A  votre  aise!... 
Quand  on  est  dans  cette  maudite  Sibérie,  c'est 
un  vrai  plaisir  de  rencontrer  un  homme  du  monde... 
Et  le  plus  merveilleux,  c'est  que  pour  la  plupart 
des  gens,  un  officier  de  police  est  un  personnage 
grossier,  mal  élevé...  On  ne  se  doute  pas  qu'il  y  a 
parmi  nous  des  hommes  d  une  tout  autre  espèce... 


176  RESURRECTION 

Alors,  vraiment, pas  de  cognac!  {Il  boit.)  Créature 
pas  banale,  cette  femme  que  vous  suivez,  Excel- 
lence... 

NEKLUDOFF 

C'est  une  malheureuse...  on  l'a  condamn'c  in- 
justement. 

l'officier 

Oui,  il  y  en  a  de  très  gentilles...  A  Kasan,  lais- 
sez-moi vous  raconter  ça,  j'en  ai  connu  une,  une 
nommée  Emma,  elle  était  hongroise  d'origine, 
mais  elle  avait  des  yeux  de  persane  et  du  chic, 
comme  une  vraie  comtesse... 

(Pendant  ce  tempe,  la  scène  s'étant  vidée^  il  ne  reste 
plus  que  Simonson  qui  tape  avec  un  marteau  sur 
un  vieux  poêle.  Tout  d'un  coup,  il  s'est  rapproché 
de  Nekludoff^  et  lui  dit  sins  souoi  d'interrompre 
Vofficier.) 

SIMONSON 

Je  désirerais  vous  parler...  Pouvez-vous  mainte- 
nant m'accorder  un  instant  d'entretien? 

NEKLUDOFF 

Mais  sans  doute! 

SIMONSON 

Seul? 

NEKLUDOFF 

Seul.  {Il  se  retourne  vers  l'officier.)  VouS  permettez... 

J'ai  un  mot  à  dire  en  particulier  à  cet  homme. 

l'officier 
Mais  comment  donel  Je  vais  finir  ma  cigarette 


ACTE  CINQUIEME  177 

derrière  ce  hangar,  en  vous  attendant.  J'ai  d'ail- 
leurs des  ordres  à  donner  pour  le  campement. 

(Il  sort.) 

SCÈNE    V 
SIMONSON,  NEKLUDOFF 

NEKLUrOFF,    à  Simorson. 

Impossible  de  se  débarrasser  de  ces  imbéciles. 
Il  faut  leur  faire  la  causette,  c'est  le  tarif...  Dites 
maintenant. 

(Un  sUence.) 
SIMONSON 

Voici  en  quoi  consiste  TafTaire  dont  je  veux 
vous  parler..  Connaissant  vos  rapports  avec 
Catherine  Maslowa,  je  me  crois  tenu  de  vous  mettre 
au  courant  de  mes  propres  rapports  avec  elle 

NEKLUDOFF,  SUr$auUint. 

Qu'est-ce  à  dire? 

(Un  temps.) 

SIMONSON,  regarde  sa  casquette  de   prisonnier^  pw»  dit 
bourrument. 

J'aime  Catherine  Maslowa,  et  je  voudrais  me 
marier  avec  elle 

NEKLUDOFF 

Ah  bah! 
SIMONSON,  cherchant   ses  mots^  la  tête  dans  îfs  épaules. 

Oui,  voilà  ..  j'ai  décidé  cette  chosc  et  j'ai  résolu 
de  lui  demander  si  elle  consentirait  à  devenir  ma 


178  RÉSURRECTION 

femme.  On  se  marierait  ici...  et  puis  dans  quatre 
ans,  on  serait  libre...  Voilà...  j'ai  envie  de  lui 
demander  si  elle  voudrait. 

NEKLUDOFF,  sèchement. 

Mais  que  puis-je  y  faire?  Je  ne  comprends  pas 
pourquoi  vous  vous  adressez  à  moi...  Cela  dépend 
d'elle. 

SIMONSON 

Oui,  bien  entendu.  Seulement  je  sais  qu'elle 
ne  me  répondra  pas  sans  votre  permission. 

NEKLUDOFF 

Et  pourquoi  cela? 

SIMONSON 

D'abord  parce  qu'elle  n'oserait  pas  sans  votre 
permission.  Elle  a  pour  vous  comme  une  espèce 
de  fétichisme...  Elle  ne  répondra  pas  sans  cela... 
et  puis  il  y  a  autre  chose  de  plus  important  encore. 
Tant  que  la  question  de  vos  relations  avec  elle 
ne  sera  pas  tranchée,  elle  ne  pourra  prendre  aucun 
parti. 

NEKLUDOFF 

Mais  c'est  bien  simple.  Cette  question  n'a  pas 
été  nettement  tranchée,  à  cause  même  de  Mas- 
lowa  et  de  son  refus  de  répondre....  En  ce  qui 
me  concerne,  j'ai  voulu  faire  ce  que  je  croyais  mon 
devoir...  et  puis  j'ai  essayé  d'adoucir  autant  que 
possible  sa  situation,  mais  je  ne  puis  pas  pourtant 
l'impossible.  Je  ne  saurais  m'imposer  à  elle  malgré 


ACTE  CINQUIÈME  179 

elle...  Moi,  je  ne  me  considère  plus  comme  libre, 
mais  elie,  elle  a  toujours  ^a  liberté. 

(Il  jette  sa  cigarette.) 

SIMOHiSOK 

Catherine  m'a  dit  qu'elle  ne  voulait  pas  de  vous... 
Je  sais  que  sa  résolution  sur  ce  point  est  inébran- 
lable. 

NEKLUDOFP,    sèchement. 

Mais  alors  à  quoi  rime  cette  conversation,  mon 
cher,  elle  est  absolument  inutile.  Gessons-là. 
(H  fait  un  mcuvement  peur  s'en  aller.) 

SIMONSOIï,  la  voix  dmre  et  nMe  et  en  le  regardant. 

Non,  parce  qu  1  faut,  vous  entendez  bien,  il 
faut  que  vous  reconnaissiez  aussi  que  vous  renon- 
cez à  vous  occuper  d'elle,  jamais. 

NEKLUDOPF,  mf>€C  un  iutu'^le-corps. 

Vous  dites?  {fus  U  se  reprend  et  après  un  silence^ 
très  calnie.)  Mais  ©omment  pourrais- je  reconnaître  que 
je  ne  dois  pas  faire  oe  que  j'estime  mon  devoir?... 
La  seule  chose  qne  je  puisse  lui  dire,  c'est  ce  que 
je  viens  de  vous  dire  à  vous-même  :  c'est  que  je  ne 
suis  pa«  libre  et  <ju'ell€  l'est  entièrement,  pleine- 
ment, vis-à-vis  de  moi...  Allez  la  chercher,  je  le 
lui  répéterai  sur  le  champ. 

SIMONSON 

Bien...  Je  vous  demande  pardon  de  m'exprimer 
ainsi,  mais  nous  ne  sommes  pas  de  même  espèce... 
Et  puis,  j'ai  toujours  été  un  peu  loup  de  neige. 


180  RESURRECTION 

moi...  seulement,  quoique  de  race  ennemie  l'un 
et  l'autre,  je  tiens  à  vous  dire  encore  ceci  :  je  ne 
vous  hais  pas.|| 

NEKLUDOFP,  souriant  avec  hauteur. 
Je  VOUS  remercie...  vous  êtes  bien  aimable. 

SIMONSON,  simplement. 

Non,  je  ne  vous  hais  pas...  Au  fond,  malgré 
moi,  j  estime  ce  que  vous  faites...  C'est  peut-être 
tout  ce  que  les  gens  comme  vous  peuvent  faire 
sur  la  terre!...  Quant  à  Catherine  {Mouvement  de 
Nekîudoff.)  si,  si...  il  faut  que  vous  sachiez...  ne 
croyez  pas  que  je  sois  amoureux  d'elle...  Je  l'aime, 
voyez-vous,  comme  j'aimerais  ime  sœur, une  amie 
qui  aurait  beaucoup  souffert,  et  que  je  voudrais 
consoler;  je  ne  désire  rien  d'elle,  rien  que  pouvoir 
lui  venir  en  aide,  adoucir  sa  vie...  Si  elle  consent, 
et  si  elle  n'obtenait  pas  sa  grâce,  je  demanderais 
à  être  envoyé  dans  la  ville  où  elle  finirait  sa  peine... 
oh  1  ceser.i  vite  passi  l...je  vivrai  près  d'elle  et  peut- 
être  parviendrai -je  à  lui  rendre  la  vie  moins  dure, 
à  lui  donner  un  peu  de  repos...  j'essaierai...  {il 
s'essuie  les  yeut.)  Je  VOUS  demande  pardon...  il  y 
a  vingt  ans  que  je  n'ai  pas  pleuré. 

(Un  silence.) 
NEKLUDOFP,  après  avoir  réfléchi. 

Que  puis-je  vous  dire?...  Je  suis  heureux  qu'elle 
ait  trouvé  un  défenseur  tel  que  vous. 


ACTE  CINQUIÈME  181 

SIMONSON,  avec  élan. 

Ah!  n'est-ce  pas?...  merci  de  ce  que  vous  venez 
de  dire...  J'avais  un  peu  peur  secrètement  de  ne 
pouvoir  guère  la  rendre  heureuse,  mais  n'est-ce 
pas,  pourquoi  pas?  Merci...  En  bien,  je  vais  aller 
lui  dire  tout  cela...  oui,  je  vais  lui  dire  tout  celai 

(Il  $  éloigne.) 
NEKLUDOFF 

Voulez-vous  lui  dire  aussi  que  je  l'attends  ici... 
Je  vais  lui  poser  moi-même  la  question  et  j'agirai 
suivant  sa  réponse. 

(Simonson  disparaît  sur  la  route.) 

SCÈNE    VI 

NEKLUDOFF,  L'off.ceer  rentrant  av.»c 
un  paysan 

L'OFFICIER 

Ah!  Excellence,  vous  avez  fini  avec  cet  homme? 
Voici  un  paysan  que  votre  cocher  vous  envoie. 
Il  a  quelque  chose  à  vous  remettre. 

LE    PAYSAN 

Oui,  Excellence.  C'est  votre  courrier.  Le  cocher 
m'a  dit  de  vous  faire  remarquer  qu'il  vous  l'en- 
voyait au  campement,  comme  vous  le  lui  avez 
recommandé,  s'il  arrivait  xme  lettre  avec  ce  timbre. 

(Il  montre   une  lettre.) 


182  RÉSURRECTION 

NEKLUDOFF,  la  prenant. 

Ah!  cela  tombe  bien...  à  merveille...  Atten-dee, 
monsieur,  ne  vous  retirez  pas.  Ceci  nous  intéresse 
peut-être  tous  les  deux.  {Il  Ut.)  Chancdhrie  de 
sa  Grandeur  Impériale.  Bureau  des  Grâces.  Sur 
Vordre  de  sa  Grandeur  Impériale,  la  nommée  CaUJke- 
rine  Maslowa  est  informée  que  Sa  Grandeur  Impé 
riale  ayant  pris  connaissance  de  sa  requête  a  daigné 
changer  la  condamnation  de  vingt  ans  de  travaux 
forcés  encourue  par  elle,  en  cdle  d'an  an  de  dépor- 
tation dans  un  gouvernement  quelconque  des  fron- 
tières de  la  Sibérie...  C'est  la  gmee. 

L'OFFICIÏR 

Heureuse  nouvelle  pour  vous,  Excellence.  Nous 
allons  recevoir  probablement  la  môme  communi- 
cation aujourd'hui. 

NEKLUDOFF 

Oui,  voilà  le  but  atteint!...  En  même  temps 
que  je  reçois  cette  nouvelle  j'apprends  le  mariage 
■de  la  déportée  avec  son  compagnon  de  bagne 
Simonson...  Elle  va  venir  ici.  Je  vais  lui  notifier 
moi-même  sa  grâce...  Auriez-vous  l'obligeance  de 
vérifier  si  vous  en  avez  reçu  communication? 

l'officier 
Je  vais  aller  chez  l'intendant. 

MEKLUDOFF 

Je  vous  y  rejoins  tout  à  l'heure. 

(L'officier  se  retire.) 


ACTE  CINQUIÈME  183 

SCÈNE     VII 
NEKLUDOFF    seul,    puis    LA  MASLOWA 

NEKLUDOFF,   seul. 

Insensé!  Est-ce  le  châtiment  d'aimer  et  de  vou- 
loir? Voici  la  récompense  de  mes  efforts!  Je  n'ai 
pourchassé  qu'un  rêve  enfantin  et  puéril,  qui  me 
laisse  tout  seul,  tout  piteux  d'avoir  suivi  si  loin 
les  fausses  voix  de  la  conscience,  celles  qui  mentent 
et  qu'il  ne  faut  pas  écouter...  Allons,  missionnaire 
de  salon,  ton  algarade  est  terminée,  ton  aventure 
échoue  piteusement  devant  la  vérité  forte  et 
logique.  Meure  ce  frisson  de  pitié  qui  m'avait 
conduit  jusqu'ici  et  qui  m'avait  ouvert,  semblait- 
il,  les  portes  merveilleuses  d'un  univers  nouveau  l 
Je  n'en  emporterai  que  le  regret  et  le  souvenir 
châtié. 

L.\   MASLOWA,  arrivant  à  pas  lents. 

Vous  désirez? 

NEKLUDOFF 

Je  viens  de  recevoir  à  l'instant  cette  lettre. 
C'est  votre  grâce...  Votre  peine  est  commuée  en 
quelques  mois  de  déportation;  nous  sommes  enfin 
parvenus  à  ce  que  nous  voulons,  vous  allez  être 
libre...  En  même  temps  Simonson  vient  de  me  dire 
qu'il  vous  aimait  et  qu'il  voulait  faire  de  vous  sa 
femme  si  vous  y  consentiez.  Deux  voies  s'offrent 
donc  pour  vous,  celle  que  je  vous  ai  toujours  pro- 
posée et  qui  peut  se  réaliser  maintenant  et. ..l'autre. 


184  RÉSURRECTION 

Je  réitère  en  cette  minute  l'offre  sincère  de  ma  vie. 
C'est  à  vous  de  choisir.  Répondez. 

LA   MASLOWA 

J'épouserai  Simonson. 

NEKLUDOFF 

Pourquoi  ? 

LA    MASLOWA 

Parce  que  je  l'aime. 

(Un  silence,) 
NEKLUDOFF 

C'est  bien. ..Dans  ce  cas,  mon  rôle  est  terminé... 
Je  partirai  ce  soir  pour  T(  msk.  Je  vous  souhaite 
d'être  heureuse. 

LA   MASLOWA,  tremblante. 

Merci,  vous  avez  été  si  bon,  si .. 

NEKLUDOFF,.  V interrompant , 

Adieu.  {La  Maslowa  baisse  la  tête  y  pu  s  comme  elle 
va  se    retirer^  il    la    rappelle.)   Catherine,   venez  ici... 

regardez-moi.  Et  moi,  vous  ne  m'aimez  pas? 

LA   MASLOWA,  le  regardant  fixvnent, 

Non. 

NEKLUDOFF,  Vobservant, 

En  es-tu  sûre? 

LA   MASLOWA  Se  laisse  tomber  sur  un  banc. 

Oh!  mon  Dieu...  {Eclatant  tout  à  coup.)  Eh  bien, 
oui,  je  vous  aime,  oui,  je  vous  aime,  oui,  je  mens... 


ACTE  CINQUIÈME  185 

je  n'aime  pas  Simonson,  ce  n'est  pas  vrai,  et  voms 
je  vous  aime,  je  vous  adore,  Dimitri...  Ah!  je  n'en 
pouvais  plus...  Ça  me  faisait  trop  de  mal,  aussi! 

NEKLUDOFF 

Catherine  !.. 

LA    MASLOWA 

Je  vous  iiime  plus  que  tout,  sachez-le...  et  je 
donnerais  ma  vie  pour  vous...  et  je  ne  connaîtra  s 
pas  de  plus  grande  joie  que  de  dormir  toute  la  vie 
comme  un  petit  ohien,  là,  contre  votre  épaule... 
Oh!  il  y  a  longtemps,  allez!...  Quand  vous  êtes 
venu  là-bas  dans  la  prison,  je  vous  haïssais,  je  ne 
pensais  plus  jamais  à  rien,  quand  je  vous  ai  revu 
je  vous  aurais  tué  do  haine...  mais  petit  à  petit  je 
me  suis  remise  à  penser  à  vous...  Je  croyais  voue 
haïr  encore,  et  je  vous  aimais  tant  que  je  vous 
obéissais  en  tout...  Je  n'ai  plus  fumé,  je  n'ai  plue 
bu,  parce  qu'il  m'a  semblé  que  vous  le  vouliez 
ainsi...  Et  puis  l'infirmier,  ce  n'était  pas  vrai,  non, 
ce  n'était  pas  vrai!..  J'ai  bien  souffert,  allez... 
Je  ne  voulais  pas  vous  le  dire,  bien-aimé,  mais  c'est 
si  dur  de  porter  un^  si  grande  chose  dand  son  cœur... 
et  vou-  alliez  partir  sans  savoir,  sans  vous  douter... 
Ah!  non,  Dimitri,  il  ne  fallait  pas,  n'est-ce  pas? 

NEKLUDOFF 

Katuchal...  dans  ton  regard,  dans  ton  regard 
j'ai  vu  la  vérité.  .  Quelle  joie!...  C'est  vrai,  c'est 
vrai!... 


186  RESURRECTION 

LA    MASLOWA 

Et  maintenant  que  vous  savez  tout,  Dimitri... 
il  faut  vous  en  aller. 

NEKLUDOFF 

Comment,  m'en  aller?...  Que  veux-tu  dire? 

LA    MASLOWA 

Regardez-moi  bien,  Dimitri  Ivanowitch,  dans 
les  yeux.  —  Si  j'ai  parlé,  c'est  pour  vous  dire 
cela...  Je  n'accepterai  jamais  ni  que  vous  m'épou- 
siez ni  même  que  vous  me  revoyiez...  Il  n'y  a  rien 
qui  puisse  changer  ma  résolution...  Je  mourrais 
plutôt  s'il  le  fallait...  mais  toutes  mes  précautions 
sont  prises,  allez.  En  me  mariant  avec  vous,  je 
ferais  une  vilaine  chose,  pire  que  tout  mon  passé, 
et  si  j'acceptais,  c'est  que  votre  sacrifice  n'aurait 
servi  à  rien.  Sur  Dieu,  je  jure  que  jamais  je  n'ac- 
cepterai!... 

NEKLUDOFF 

Ahl  malgré  la  peine  que  tu  me  causes,  tu  ne 
peux  pas  savoir  la  joie  que  j'éprouve.  La  grandeur 
de  ton  sacrifice  est  la  preuve  même  que  le  but  est 
atteint...  Ressuscitée,  tues  ressuscitée...  Quoi  qu'il 
arrive,  quoi  que  tu  fasses  désormais, tu  ne  peux 
plus  retourner  au  mal.  Oui,  oui,  c'est  justement 
parce  que  tu  me  refuses  que  je  dois  me  réjouir, 
car  tu  es  sauvée  pour  cela.  Et  désormais,  voilà  une 
vie  qui  est  finie  et  une  autre  qui  commence...  mais 
pour  nous  deux  ensemble,  je  t'assure. 


ACTE  CINQUIÈME  187 

I-A    MASLOWA,  C interrompant, 

Non,  Dimitri...  Vous  avez  besoin  de  vivre... 
Maintenant  ce  n'est  plus  un  rêve,  je  suis  libre  et 
il  faudrait  passer  à  la  réalité. Que  feriez-vous  dans 
une  vie  pareille,  grand  Dieu!  Jamais  je  ne  vous 
laisserai  accomplir  une  folie  dont  vous  vous  repen- 
tiriez toute  votre  existence.  Vous  vous  êtes  attaché 
à  moi,  vous  avez  été  excellent,  je  vous  dois  tout, 
tout. Dimitri, c'est  bien  assez; mais  là  s'arrête  votre 
devoir...  Le  reste...  c'est...  autre  chose  {Avec  un 
-iste  iourire.),  tout  autre  chose... 

NEKLUDOFF 

Mais  si  tu  me  chasses  de  ta  vie,  si  je  te  laisse  à 
cet  homme  que  tu  n'aimes  pas,  qu'est-ce  que  tu 
deviendras  ? 

LA   MASLOWA,  avec  un  effort  de  tout  le  corps. 

Ne  vous  inquiétez  pas...  C'est  un  brave  gar- 
çon. .  Que  puis-jo  souhaiter  de  mieux  ?  Nous  tra- 
vaillerons dans  les  villes...  je  rachèterai...  Peut- 
être  arriverai-je  à  me  rendre  utile...  Allez,  allez, 
vous  pouvez  partir  sans  peur  maintenant. 

NEKLUDOFF 

Catherine  1  Catherine  I 

(Il  va  la  sjisir,  A  ce  moment  en  entend  les  cloches 
et  les  chants  qui  viennent  du  village.) 

LA   MASLOWA,  tressaillant. 

Oh!  écoutez...  les  cloches...  les  chants...  comme 
autrefois...  C'est  Pâques!... 


188  RESURRECTION 

NEKLUDOFF 

Pâques...  comme  autrefois...  Je  sens  ton  cœur 
qui  bat  et  qui  m'aime...  Comm^e  c'est  loin!... 

LA    MASLOWA 

Comme  c'est  près} 

NEKLUDOFF 

Comme  le  soir  où  je  t'ai  embrassée,  au  sortir 
de  l'église...  tout  pareil,  Katucha... 

LA    MASLOWA 

Ah  !  le  grand  vœu  que  je  faisais  alors,  Dimitri  I 

NEKLUDOFF 

Ah!  la  vie!...  Qu'avons-nous  fait!... 

LA   MASLOWA,   la  poitrine   pjlpitante» 

Et  le  pommier  qui  fleurissait  déjà,  Dimitri, 
et  la  glace  qui  craquait  sous  la  lune.  Et  voilà  qu'ils 
chantsnt,  Dimitri  Ivanowitch  mon  chéri,  et  que 
les  pommiers  fleurissent  là-bas».. .  Christ  est  ressus- 
cité!... 

NEKLUDOFF  se  penche  pour  l'embrasser  comme  au  pre- 
mier acte  sur  les  lèi>res.  Mais  Maslowa  tend  son  front. 
Alors  il  lui  prend  la  tête  et  la  baise  longuement,  en 
disant  : 

Christ  est  ressuscité. 

(Les  cloches  sonnent.) 


ACTE  ClNQUIÈxME  189 

LA  MASLOWA,  8t  déiaeharU  avec  violence. 

Ah!  maintenant,  je  suis  heureuse,  heureuse, 
heureuse...  j'ai  de  quoi  pour  toute  une  vie...  Adieu^ 
mon  cœur,  allez  vous-en  1 

NEKLUDOFF,  ému. 

Mais  c'est  affreux!...  pas  maintenant,  pas  en- 
core... Écoute... 

LA    MASLOWA 

Si,  maintenant,  maintenant...  Vous  ne  revien- 
drez jamais  au  convoi...  il  ne  faut  pas...  Vous  allea 
repartir  de  suite...  en  Russie.  Et  si  vous  reveniez, 
je  refuserais  de  vous  voir...  Et  puis,  et  puis,  voyez- 
vous,  mieux  vaut  tout  de  suite...  je  n'aurais  peut- 
être  plus  la  force  demain...  C'est  un  grand  jour 
pour  se  quitter.  Adieu  Dimitri,  et  merci  pour 
tout. 

NEKLUDOFF 

Non,  pas  merci  !  Ah  !  Katucha,  je  ne  sais  lequel 
de  nous  deux  doit  le  plus  à  l'autre!...  C'est  en  me 
penchant  sur  l'aiTreuse  blessure  que  je  t'ai  faite 
que  j'ai  compris  la  vie  et  maintenant  je  voudrais 
embrasser  les  mille  douleurs  qui  t'accompagnent 
sur  la  route...  oui,  j'ai  compris  que  ce  n'était  pas 
par  la  volonté  de  Dieu  qu'ils  périssent,  tes  compa- 
gnons de  route,  et  que  c'est  une  petite  chose  bien 
simple  que  d'aimer,  et  c'est  cela  pourtant,  rien 
que  cela,  et  les  hommes  ne  le  savent  pas...  Ahl 
c'est  moi  qui  dois  te  remercier,  Katucha,  car  désor- 
mais j'emporte  cette  science,  et  c'est  toi  qui  me 
l'as  apprise  !  C'est  moi  qui  te  dois  tout. 


190  RÉSURRECTION 

LA    MASLOWA 

Dieu  réglera  nos  comptes. 

(A  ce  moment  on  entend  pxr-dessus  le  carillon  de 
cloches  les  chants  qui  se  rapprochent.  Des  con- 
damnés se  précipitent  sur  la  scène  en  criant.) 

DES    CONDAMNÉS 

La  croix!  La  croix! 

D'AUTRES    CONDAMNÉS 

Par  ici  ! 

NEKLUDOFF 

Qu'est-ce  que  c'est? 

LA    MASLOWA 

C'est  le  pope  avec  la  procession  qui  sort  9e 
l'église  et  qui  vient  promener  la  croix  parmi  les 
déportés.  Ceux  qui  ont  la  foi  se  prosternent.  Elle 
va  passer  par  ici...  Mais  ni  Maria  ni  les  autres  ne 
8'agenouilleront. 

DES    CONDAMNÉS 

Par  ici,  vous  autres!... 

NEKLUDOFF 

Oui,  oui  tu  as  raison.  Séparons-nous  sur  cette 
lumière...  La  douleur  de  cette  séparation  est  le 
ferment  d'une  nouvelle  vie.  Ne  pleurons  pas.. 
Chante  avec  tous  ces  pauvres  qui  crient  vers  Dieu 
Courage  !  Mêle  ta  voix  à  la  leur...  tu  es  sauvée  I 


ACTE  CINQUIÈME  191 

LES  CONDAMNÉS,  entrent  de  tous  côtés.  Ils  se  prosternent 
et  chantent.  Certains  restent  debout. 

La  croix  1  Le  pope!  A  genoux!...  Christ  est 
ressuscité  ! 

(On  voit  des  condamnés  qui  tendent  les  bras  en  chan- 
tant.) 

NEKLUDOFF 

Reste-là...  mêle-toi  à  eux...  Chante,  et  pendant 
que  je  m'en  vais  ne  retourne  pas  la  tête...  ne 
retourne  même  pas  la  tête,  pour  me  voir  partir... 
Adieu,  ma  petite  Katucha...  adieu. 

(La  Maslowa  à  genoux^  sur  le  devant  de  la  scine^ 
ouvre  les  bras  tout  grands  en  chantant,  sans  ss 
retowner.) 

LA   MASLOWA,  sans  ss  retourner^ 

Adieu!...  adieu! 

( Pendant  que  NekluiofJ  disparaît^  la  Maslowa  chante 
avec  le  peuple  et  de  grandes  larmes  lui  coulent 
des  yeux.) 

LA    MASLOWA    ET    LE    PEUPLE 

Christ  est  ressuscité!  Christ  est  ressuscité!... 


^      RIDEAU 


MAMAN    COLIBRI 


COMEDIE  EN  QUATRE  ACTES 

Représentée  pour  la  première  fois  sur  la  scène  da  théâtre  du  Vaudeville 
le  S  novembre  1904 

Reprise  à  l'Athénée  le  24  mars  1911  et  à  la  Comédie- Française 
le  29  décembre  J920 


PERSONNAGES 


/ 


REPRISe  A  LA 

VAUDEVILLE 

ATHÉNÉE 

COM  DIE-PllANCXIS 

1904 

lUIl 

192U 

MM.  MM. 

Baron  de  Rtsber- 

GUE LiRASD.  Jean  Kbhm. 

Richard    de    Rys- 

BEKGUE Louis  Gauthier.  Mokteaux. 

Vicomte    Georges 

DE  Chamby....  André  Brûlé.  Putlaoarde, 

Louis  Soubrian  .  .  Bakon  Fits.  LARaANDiE. 

LiCSiÈRES RoGEa  MoNTEAtrX .  DaLTOUR. 

Soubrian  père...  Joffrb.  Cazalis. 
Paulot     de    Rys- 

bergue Grésy  .  Rocher  . 

François Lalrarùde.  Moreau. 

Un  I>a»rB9TiQUB . .  Suarèï.  Borderib. 


MM 


R,    DUFLOS. 

Monteaux  . 

R.  Gaillard. 
Frbsnay. 

EsCANDE . 

Ddrival. 

René  Rocher, 
Chaize. 
Farrt . 


M  mes 

BaRON>E     iBÈriB   DE 

Rysbebgue ....  Bërthe  Bady. 

Madame  Ledoux  .  Cécile  Gabon. 
Colette  de   Vil- 

LEDIEU PaULE    ÂnDRAL. 

Miss  Deacon  ....  Harlat. 
Madeleine     Ciia- 

DEAUX de  Bray  . 

Madame     Ciia- 

DBAUx Nbtza. 

Marquise    de 

SaINT-PuT    ....  HENRItTTB  AkDRAL 

LOUISA DE   MoRNAND. 

Jbnny Welsonn. 

La  Nourrice....  Beckbr. 
Premièhf.  petits 

Fille  aradb.  .  .  Angèle  Hbnrt. 
Deuxième     petite 

Fille  arabe...  Suzasne  Gruau  . 


Mmes 


Mmes 


BuRTHE  Bady. 

Berthe  Cbrny 

Fournieh. 

Dbvoyod. 

DURREUIL. 

Fasbr . 

Alice  Nory. 

H.    DuFLOS. 

GoLDSTEIN. 

Valpreux. 

LOURT. 

J.     EVAIN. 

Andral. 

Fontenat. 

LiNDSEY . 

Roseraie. 

RUSSY  . 

Roussel. 

Bretty. 

LUBINEAU. 

Decrèq. 

ACTE    PREMIER 

Dans  un  hôtel  particulier  de  l'avenue  Friedland. 

Un  salon  fumoir,  vaste,  attenant  parle  fond  au  grand 
salon.  C'est  une  pièce  d'assez  grand  luxe  raffiné.  Tout  est 
tendu  d'étoffes  rares  de  l'Inde,  très  flottantes,  même  le 
plafond;  mais  sans  verser  dans  le  mauvais  goût.  —  Le 
piano  à  queue  recouvert  d'une  admirable  vieille  chose 
asiatique  qui  traîne  à  terre.  —  La  porte  qui  sépare  le 
grand  salon,  et  qui  est  fermée  au  lever  du  rideau,  est 
toute  en  vitraux  Tiiïany,  opalins,  ni  trop  clairs  ni  trop 
foncés.  —  Au  milieu  de  tout  cela  pourtant,  la  tache 
brutale  qui  marque  des  gens  d'affaires;  le  téléphone  dans 
un  coin,  près  du  piano,  —  une  table  encombrée  de  pa- 
piers, des  journaux  qui  traînent,  etc.,  etc.  Quatre  jeunes 
gens  et  un  mon.sieur  d'une  cinquantaine  d'années,  tous 
en  habit,  causent  en  fumant. 

SCÈNE    PHEMIKRE 

RICHARD  DE  RYSBERGUE,  PAULOT  DE 
RYSBERGUE,  LOUIS  SOUBRIAN.  LIGNIÈ- 
RES,    SOUBRIAN. 

RICHARD 

Elle  est  encore  très  bien. 

LOUIS  SOUBRIA.N 

Conservée...  mais  rudement  touchée...  Tout  ce 
que  tu  voudras,  elle  est  trop  vieille  pour  toi. 

RICHARD 

Avoue  en  tout  cas  qu'elle  a  été  épatante.  J'ai 
été  avec  elle  à  Monte-Carlo  et  à  Ai x  en  1902. 


196  MAMAN  COLIBRI 

LOUIS    SOUBRIAN 

Oui,  je  t'ai  vu  avec...  La  crevaison  à  chaque 
pa>! 

LIGNIÈRES 

Enfin,  monsieur  Soubrian,  nous  vous  faisons 
juge...  Votre  fils  est  d'une  mauvaise  foi! 

SOUBRIAN 

Oh!  moi,  jeunes  gens,  je  ne  m'en  mêle  pas... 
Ces  questions  ne  sont  plus  de  mon  âge...  Mainte- 
nant que  j'ai  fini  votre  cigaie,  je  rentre  au  salon 
rejoindre  ces  dames...  {A  son  fiis.)  Tu  restes  avec 
tes  camarades? 

LOUIS 

Encore  un  peu. 

RICHARD 

Enfin,  dites,  dites,  monsieur  Soubrian,  qu'elle 
est  épatante. 

SOUBRIAN 

Epatante,  oui...  Ahl  jeunesse  I... 

(Il  ouvre  la  porte  du  salon^  très  éclairé^  on  voit  des 
dames  en  robes  décolletées^  un  instant.  Il  referme 
la  porte  derrière  lui.) 

SCÈNE    II 
Les  Mêmes,  moins  SOUBRIAN 

RICHARD 

Tout  ça,  parce  que  tu  es  jaloux. 


ACTE  PREMIER  197 

LOUIS 
Pourquoi?...  Quand  je  voudrai  j'aurai  mieux. 

RICHARD 

Bien  sur,.,  je  ne   dis  pas  le  contraire,  mais  je 
maintiens  que,  pour  son  temps,  elle  a  été  remai- 
luable.Elie  fait  encore  du  cent  à  l'heure ,mon  bon, 
omme  du  pain. 

LOUIS 

Avec  un  moteur  qui  cale  à  la  cloche...  oui. 

UGNIÈRES 

Tu  sais  que  les  Knapp  en  font  une  avec  un  dé- 
marrage à  mourir  de  joie. 

LOUIS 

Non? 

LIGMÈRES 

Comme  je  te  dis. 

RICHARD,  versint  des  liqum'S. 

Chartreuse?...  curaçao,  bière? 

LOUIS 

Verse-moi  un  peu  de  sherry. 

RICHARD 

Y  en  a  pas... 

LOUIS 

Quelle  boîte  chez  toi!...  Pas  de  sherry...  Tu  ne 
pourrais  pas  dire  à  ta  mère  de  s'occuper  un  peu 
plus  de  sa  cave? 

RICHARD 

Ohl  si  tu  crois  que  maman  a  le  temps  de  s'oc- 


i9S  MAMAN  COLIBRI 

cuper  de  la  maison  !  Elle  ne  s'occupe  même  pas 
des  dîners. 

LOUIS 

Alors,  qui  s'en  occupe?...  Ce  n'est  pas  ton  père, 
je  suppose,  qui  téléphone  du  bureau  de  faire  un 
poulet  Marengo  à  déjeuner. 

RICHARD 

Et  le  cuisinier  donc  !...  Il  est  là  pour  ça.  Et  puis 
moi;  moi,  j'ai  l'œil  sur  la  maison,  parfaitement, 
entre  deux  affaires  de  Bourse...  et  il  faut  que  ça 
marche  sec!...  C'est  moi  qui  flanque  les  domesti- 
ques dehors. 

LOUIS 

Alors,  quand  tu  vas  être  marié,  que  deviendra- 
t-on  chez  toi? 

RICHARD 

D'abord,  rien  n'est  encore  fait, 'et  puis  il  y  aura 
Paulot  qu'on  dressera  à  avoir  l'œil,  pas  Paulot? 

(Il  désigne  son  frère,  qui  ne  dit  rien^  dans  le  fond... 
Dix-huit  ans^  doux,  blond,  et  le  regard  tris  bleu.) 

LIGNIÊRES 

Pour  l'instant,  il  a  l'œil  sur  les  bonnes,  Pau- 
lot... Je  l'ai  aperçu  hier  qui  pelotait  Louisa  dans 
l'antichambre. 

PAULOT 

Oh  1  ce  n'est  pas  vrai  1 

LIGNIÊRES 

Ce  n'est  pas  vrai?...  Répète-le  pour  voir,  mor- 
veux? 


ACTE  PREMIER  i99 

RICHARD 

Il  a  mieux,  Paulot.  Il  a  une  correspondance  avec 
une  femme  mariée. 

LOUIS 

Ça,  c'est  tordant...  A  son  âgel...  seize  ans...  Il 
va  bien. 

RICHARD 

Pas,  Paulot?...  C'est  la  femme  de  qui,  déjà?... 
du  bouquiniste  de  la  rue  Margueritte. 

LOUIS 

Mais  il  est  duja  très  gentil  ton  frère...  avec  ses 
grands  cols  anglais...  (//  lui  prend  la  main.)  Et  il  se 
fait  les  ongles,  ma  parole...  du  vernis! 

RICHARD 

Voilà;  c'est  l'amour. 

LOUIS,  regardant  en  riant  Paulot. 

Il  rougit  gentiment  Paulot.  Une  femme  mariée  à 
seize  ans!...  Tiens,  mais  au  fait,  Lignières  a  com- 
mencé ainsi  en  rhéto... 

LIGNIÈRES 

Et  ça  dure  encore. 

LOUIS 

Non?...  Toujours  la... 

UGNIÈRES 

La  papetière  d'en  face  le  lycée. 


200  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD 

Mais,  c'est  un  collage  1 

LIGNIÈRES 

Deux  ans!  Oui,  ça  a  commencé  en  rhéto.  Je 
l'ai  lâchée  en  philo  et  puis  je  l'ai  reprise  quand  je 
suis  entré  à  l'Acétylène.  Dame,  ça  ne  nous  rajeu- 
nit pas  !...  Oui,  c'est  du  temps  de  la  classe  du  pèfe 
Delâître  que  j'ai  fait  cocu  le  papetier...  C'est  une 
î  mme  charmante,  du  reste...  Elle  a  des  idées  sur 
la  vie...  C'est  une  mélancolique.. 

LOUIS 

Elle  doit  sentir  la  gomme  et  le  papier  calque. 

RICHARD 

Je  me  rappelle,  en  sortant  de  classe,  à  Janson, 
je  lui  achetais  "des  cahiers  de  deux  sous...  elle  me 
les  comptait  trois.  Ce  n'est  pas  pour  te  vexer  oe 
que  j'en  dis,  mais  lu  me  dois  des  tas  de  sous. 

LIGNIÈRES 

Blaguez  toujours...  au  moins,  c'est  une  femme 
mariée.  Evidemment,  je  ne  dis  pas  que  oe  soit 
gai,  gai...  Le  soir  quand  elle  allume  le  bec  Auer 
dans  la  boutique,  je  me  sens  le  cœur  fade...  mais 
enfin  ça  vaut  toujours  autant  que  de  courir  vos 
grues. 

LOUIS 

Non,  moi,  je  ne  comprends  que  les  grues...  c'est 
propre,  net  et  chic;  on  sait  sur  quoi  on  marche... 
Toutes  les  autres  femmes  me  font  l'effet  de  femmes 
<ie  chambre. 


ACTE  PREMIER  201 

UGNIÈRES 

Paulot  dirait  que  ce  n'est  déjà  pas  si  mal  ! 

RICHARD,    à  Lcws  Scuhrian. 

Et  Maroienne?  Ça  biche?... 

LOUIS 

Ep£..tamment...  merci... Tu  1'-  v,;e  la  gof^so  dans 
la  revue  de  la  Cigale? 

RICHARD 

Oui...  je  la  trouve  charmante... 

LOUIS 

Meroi...  n'est-ce  pas? 

RICHARD 

Paulot,  sais-tu  si  Georget  doit  venir? 

PAULOT 

Il  me  l'a  dit,  du  moins. 

LIGNièRES 

Qui,  Georget  ?    Ah!  oui,  votre   inséparable,  le 
petit  de  Chambry. 

RICHARD 

N'en  dites  pas  de  mal...  c'est  mon  meilleur  ami. 

LOUIS,  prenant  Richard  par  le  brcs. 

Pssttl...  Richard.  On  peut  te  parler  à  cœur  ou- 
vert? 

RICHARD 

Vas-y. 


202  MAMAN  COLIBRI 

LOUIS 

Papa  m'a  assuré  que  ta  étais  fiancé  à  M^^^  Cha- 
deaux. 

RICHARD 

Après  ? 

LOUIS 

Après?  je  vous  ai  observés  tous  deux  pendant 
le  dîner... 

RICHARD 

Eh  bien? 

LOUIS 

Eh  bien  !  si  vous  êtes  fiancés,  vous  cachez  bien 
votre  jeu!...  Et  encore,  me  disais-je,  après  dîner, 
il  va  restei  au  salon,  auprès  d'elle...  Du  tout! 
voilà  une  demi-heure  que  nous  sommes  ici  à  nous 
croire  obligés  d'al'er  jusqu'au  bout  de  nos  cigares 
et  tu  ne  manifestes  pas  la  moindre  intention  de 
décariller... 

RICHARD 


C'est  exprès. 


LOUIS 


RICHARD 

Je  tiens  à  bien  manifester  ce  soir,  — parce  que 
sa  mère  est  là,  —  que  rien  n'est  moins  décidé,  que 
rien  ne  justifie  encore  cette  position  de  fiancé  que 
tout  le  monde  m'octroie,  sans  l'ombre  de  raison... 
J'ai  vingt-deux  ans,  je  suis  l'associé  de  mon  père 
et  j'entends  rester  libre  entièrement  de  mes  acte-i 
et  de  mes  goûts...  J'exige  que  personne,  pas  même 
M*^e  Chadeaux  mère,  ne  me  force  la  main. 

(Un  domestique  entre  par  la  gauche.) 


ACTE  PREMIER  203 

LE    DOMESTIQUE 

Monsieur  Richard...  on  vient  de  laisser  ce  pa- 
quet pour  monsieur.  On  m'a  dit  de  le  remettre  de 
suite. 

RICHARD,  prenant  le  paquet, 

Pon...  Y  a-t-il  la  facture? 

LE    DOMESTIQUE 

Non,  Monsieur. 

(Le  dûtniMtique  sort.) 

RICHARD 

Regardez,  mes  enfants. 

(Il  ouvre  un  écrin.) 

UGMÈRES 

C  t'M  auinirablo  ! 

LOUIS 

Qu'est-ce  que  c'est? 

RICHARD 

Un  pendentif...  Emerandes  et  perles. 

LOUIS 

Ah,  ah!  Tu  vois  bien...  le  cadeau  de  fiançailles? 

RICHARD 

Non,  c'est  un  cadeau  de  rupture. 

LIGNIÈRES 

Déjà? 

RICHARD 

Avec  Mchette. 

LOUIS 

Ah!  c'est  Nichette? 


204  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD 

Oui...  j'essaie  de  rompre  honorablement.  Elle 
fait  un  pétard  du  diable.  J'ai  eu  une  scène  ter- 
rible hier...  Elle  m'a  menacé  de  vitriol. 

LIGNIÈRES 

Alors  toi,  prudent... 

RICHARD,  montrant  le  bijou. 

Tu  vois...  là...  j'ai  fait  mettre  deux  dates  :  celle 
de  notre  première  nuit  et  celle  de  notre  dernière. 

UGNIÈRES 

Mais  on  a  écrit  mai  pour  la  dernière,  et  nous 
ne  sommes  qu'en  avril. 

RICHARD 

C'est  pour  lui  donner  le  temps  de  s'habituer.     * 

LOUIS 

La  nuit  de  mai  1...  C'est  un  coupon  pour  le  mois 
prochain,  quoi?... 

RICHARD 

Oh!  un  tout  petit  coupon...  une  avance...  Mon 
père  m'a  dit  qu'il  faudrait  lui  donner  une  gratifi- 
cation de  cinquante  mille  francs.  Il  me  les  a  pro- 
mis. 

LIGMÈRES 

Ah  !  veinard,  d'avoir  une  famille  qui  peut  donner 
cinquante  mille  balles  aux  maîtresses  de  ses  fils  !... 
Quel  fonds  de  papeterie  on  achèterait  avec  cin- 
quante mille  francs! 


ACTi:  PREMIER  2o5 

LOUIS 

Au  fait,  Richard,  explique-moi,  une  bonne  fois, 
pourquoi  tu  dis  toujours  mon  pèie,  en  parlant 
de  monsieur  de  Rysbergue,  et,  maman,  en  parlant 
de  madame  de  Rysbergue...  Faudrait  s'entendre. 
Les  poupées  qui  disent  «  maman  »  disent  aussi 
«  papa  »... 

RICHARD,  V interrompant^  en  riant. 

Papa  serait  impossible  et  mère  serait  si  drôle,  si 
grave  pour  maman  1...  Cela  lui  irait  si  mal  avec  sa 
frimousse...  «  Mère!...  mère  chérie!...  »  J'aurai, 
presque  envie  de  rire...  «  Maman  »,  même,  sonne 
trop  vieux  pour  elle...  Nous  avions  ajouté  un  sur- 
nom, Paulot  et  moi,  ces  vacances  à  Trou  ville,  pas, 
Paulot?  tant  cela  nous  semblait  ridicule  d'appeler 
sur  la  plage  cette  grande  jeune  femme  maman 
tout  court...  c'était  honteux...  on  se  retournait. 

LOUIS 

Comment  l'appeliez-vous? 

RICHARD 

Colibri.  Maman  Colibri. 

UGMÈRES 

C'est  gentil,  mais  c'est  un  peu  long. 

LOUIS 

Je  n'aime  pas  les  surnoms,  ça  fait  toujours  fac- 
tice et  bébête. 

RICHARD 

Paulot  qui  avait  trouvé  ça  en  jouant  au  ten- 


•aOÔ  MAMAN  COLIBRI 

nis...  Il  disait  que  derrière  le  filet  du  tennis  elle 
avait  l'air  d'un  colibri  à  travers  les  barreaux  d'une 
cage...  Oh!  mais  o'est  qu'il  est  très  poète,  Pau- 
loti...  une  nature  en  dessous...  on  ne  sait  jamais 
ce  qu'il  pense...  et  puis  on  est  étonné... 

LOUIS 

La  voilà  bien  la  poésie  pour  les  imbéciles!...  Co- 
libri! Comme  si  un  surnom  d'oiseau,  c'était  plus 
poétique  et  plus  flatteur  qu'autre  chose...  Les 
oiseaux,  c'est  des  petites  bêtes  malpropres  qui 
mangent  des  asticots... 

PAULOT 

Le  colibri,  il  boulotte  des  fleurs. 

LOUIS 

Et  ta  sœur? 

PAULOT 

Je  l'ai  lu  l'autre  jour  en  potassant  mon  Michelet. 

LOUIS 

Et  ta  sœur? 

PAULOT 

Qu'est-ce  que  tu  veux  parier? 

LOUIS 

Cent  sous  si  je  gagne  et  quarante  sous  si  je  perds. 

PAULOT 

Tenu. 

(Il  sort.) 
LOUIS 

Ouvre  la  fenêtre,  ça  pue  la  fumée  ici...  c'est  une 
infemie. 


ACTE  PREMIER  20 

LIGNIÈRES,  avec  un  sourire  indéfinissable. 

Je  ne  déteste  pas...  Cela  fait  un  agréable  mé- 
lange avec  l'odeur  de  la  maison. 

RICHARD 

Comment  l'odeur  de  la  maison?...  Elle  a  dono 
une  odeur  particulière  ma  maison? 

LIGMÈRES 

Jeté  crois!  On  la  renifle  de  la  rue  quelquefois, 
quand  les  fenêtres  sont  ouvertes...  un  parfum  trop 
fort,  qui  sent  jusque  dans  l'escalier...  C'est  péné- 
trant... ça  envaliit  tout...  Tu  y  es  habitué,  tu  ne 
le  sens  plus,  toi...  mais  pour  ceux  qui  arrivent, 
c'est  exquis. 

RICHARD 

Le  parfum  de  maman...  Du  Chypre,  de  l'œillet 
blanc  et  du  foin  coupé,  je  crois. 

UGNIÈRES,   reniflant. 

On  dirait  qu'il  y  a  autre  chose  aussi...  je  ne  sais 
pas  quoi...  c'est  un  parfum  porté,  volatilisé,  depuis 
des  années,  dans  les  chambres...  Tiens,  sens  ce 
coussin. 

(Il  prend  un    ccussin  et  le  met  scus  le  nez   de  Ri- 
chard.) 

RICHARD 

C'est  embêtant,  pour  des  gens  d'affaires. 

UGNIÈRES 

Il  en  est  de  ta  maison  comme  des  femmes,  dans 
la  rue,  trop  parfumées. 


208  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD 

On  les  fuit? 

LIGNIÈRES,  doucement. 

Mais  on  y  songe. 

PAULOT,   rentrant  un  livre  à  la  main» 
Tiens  voilà. 

LOUIS 

Lis  toi-même,  j'ai  confiance...  mais  ne  triche  pas. 

PAULOT,  lisant. 

a  Ces  oiseaux  vivent  des  fleurs  de  là-bas,  de 
leurs  sucs  brûlants  et  acres,  en  réalité  de  poisons 
qui  semblent  leur  donner  leur  âpre  cri  et  l'éter- 
nelle agitation  de  leurs  mouvements  colériques, 
et  aussi  ces  reflets  étranges...  or,  acier,  pierres 
précieuses.  La  vie  chez  cette  flamme  ailée,  est  si 
brûlante,  si  intense,  qu'elle  brave  tous  les  poi- 
sons... Tête  basse,  il  plonge  du  poignard  de  son 
bec  au  fond  d'une  fleur,  puis  d'une  autre,  en  tirant 
les  sucs...  parfois  emporté  de  furie,  contre  qui  ? 
contre  une  fleur  déjà  dévastée  à  qui  il  ne  pardonne 
pas  de  ne  pas  l'avoir  attendu...  » 

LOUIS 

Bigre!  Il  en  a  une  santé  cet  oiseau-là!...  Enfin» 
tiens,  voilà  vingt  sous,  mais  il  faut  que  je  véri- 
fie... je  sens  que  tu  as  triché. 

(A  ce  moment^  la  sonnerie  du  téléphone.) 
RICHARD,   décrochant  V appareil. 

Allô...  allô...  Vous  demandez!  Ah?  pour  un  ren- 
seignement... alors  téléphonez  à  notre  siège  ©en- 


ACTE  PREMIER  209 

tral,  demain,  rue  Taitbout...  Quoi?  Ah!  c'est  vous, 
monsieur  Grouzet...  Oui,  je  suis  au  courant...  {Aux 
outres.)  Taisez-vous  donc,  je  vous  en  prie,  mes 
enfants,  une  seconde;  je  n'entends  rien;  c'est  sé- 
rieux...   (Reprenant  Vappareil.)  Mon  père  eSt  là-haut 

dans  son  bureau.  N'est-ce  pas,  Paulot? 

PAULOT 

Oui. 

RICHARD,  continuant. 

Oui,  il  est  là-haut...  Il  est  très  occupé  ce  soir,  il 
part  demain  pour  Bruxelles...  Oui,  toujours  en 
voyage...  grosse  affaire...  nous  allons  avoir  la  con- 
cession de  tous  les  tramways  électriques...  oui, 
notre  modèle  de  Saint-Quentin.  Ah  1  c'est  pour 
l'Assemblée  générale  que  vous  téléphonez...  Eh 
bien,  la  souscription  de  dix  mille  actions  est  déjà 
prise  ferme,  par  un  groupe  important...  mais  vous 
savez  sur  les  nouveaux  titres  créés  on  en  a  réservé 
pour  une  souscription  en  espèces  qui  servira  à 
doter  la...  {S' interrompant.)  mais  taisez-vous  donc, 
nom  de  Dieu!...  [Il  reprend.)  à  doter  la  Belge- 
Américaine...  Maintenant  si  vous  voulez  des  ren- 
seignements plus  amples...  Mon  père,  lui-même?... 
Diable  1  c'est  que  je  vous  dis,  avant  son  départ... 
Attendez  une  seconde...  {A  Paulot.)  Paulot,  veux- 
tu  lui  téléphoner  là-haut,  s'il  peut  recevoir  de- 
main matin,  monsieur  Grouzet...  (.4  fapparei/.)  Une 
seconde,  monsieur...  Oui,  nous  avons  quelques 
personnes  à  diner...  Vous  entendez  ça  d'ici?...  Je 
voua  remercie...  elle  va  bien...  Oh!  ma  mère  ne 
-compte  pas  aller  à  Cannes  cette  année...  il  est  si 
tard! 


210  MAMAN  COLIBRI 

PAULOT,  téléphonant  à  un  petit  appareil  d'intérieur 
contre  le  mur. 

Richard  demande  si  tu  peux  recevoir  demain 
matin  monsieur  Crouzet...  A  dix  heures  ?...  (5e 
retournant^  à  Richard.)  Oui,  à  dix  heures. 

RICHARD 

Mon  père  vous  attendra  à  dix  heures...  c'est  cela... 
c'est  entendu...  Oui,  oui...  ici...  parfaitement...  bon- 
soir.  (//  raccroche    les    récepteurs.)  Je   VOUS   demande 

pardon...  vous  pouvez  regueuler,  maintenant,  tant 
que  vous  voudrez. 

LOUIS 

Merci. 

{Durant  cette  conversation^  Lignières  s'est  approché 
du  pianOj  où  il  a  commencé  en  sourdine  à  tapoter 
un  air  de  café-concert, 

PAULOT,   à  Richard. 

Père  a  dit  qu'il  allait  descendre  dans  une  seconde. 

LOUIS,  s' interrompant  de  parcourir  un  journal, 
à  Richard. 

Hé?...  Qu'est-ce  que  je  vois  là?...  Cet  article, 
souligné  au  crayon  bleu  dans  le  Journal...  tu  as 
vu? 

RICHARD 

C'est  de  ce  sale  petit  journaliste  que  nous  avons 
évincé...  La  prochaine  fois,  je  le  calotte  publi- 
quement. Et  d'ailleurs,  je  vais  lui  faire  demander 
des  excuses,  demain. 


ACTE  PREMIER  211 

LOUIS 

Est-ce  la  peine  de  déranger  deux  messieurs  pour 
rapporter  des  choses  aussi  plates 

RICHARD 

Ahl  non,  tu  sais...  je  ne  plaisante  pas  sur  ce 
ehapitre-là...  Le  respect  du  nom  avant  tout.  Il 
y  a  une  chose  sur  laquelle  je  n'admets  pas  qu'on 
transige  :  l'honneur  de  la  famille. 

LOUIS 

Ce  n'est  pas  moi  qui  te  contredirai...  avec  quinz*' 
ans  de  salle  d'armes  que  tu  as  dans  les  jambes. 
Mais  tu  t'emballes  pour  un  rienl  Nini  le  disait 
l'autre  jour  à  la  gosse  :  «  Il  s'emballe  1  II  s'emballe  I  » 

RICHARD 

Pas  le  moins  du  monde...  seulement  j'ai  un 
autre  principe,  très  net... 

LOUIS 

Prends  garde.  Quand  on  a  trop  de  principes, 
c'est  comme  si  on  n'en  avait  pas  du  tout. 

RICHARD 

Celui-ci  :  que  l'humanité  ne  vaut  pas  la  corde 
pour  la  pendre...  et  qu'il  fait  traiter  les  gens  à  coups 
de  pied  dans  le  derrière.  Une  bonne  gifle  dans  la 
vie  est  une  réponse  à  tout. 

LOUIS 

Pan,  pan!...  Il  fait  bon  se  sentir  de  vos  amis. 
Justement,  sais-tu  où  est  mon  père,  pendant  que 
nous   causons  ? 


212  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD 

Au   salon. 

LOUIS 

Du  tout,  là-haut,  avec  ton  père  à  toi,  en  train 
de  lui  proposer  une  affaire...  la  commandite  du 
Grand  Radical...  qui  soutiendrait  vos  intérêts. 

RICHARD 

Comment?  Quoi?...  Votre  sale  canard? 

LOUIS 

Il  tire  à  30.000,  notre  sale  canard  I 

RICHARD 

D'abord,  nous  ne  nageons  pas  dans  ses  eaux... 
Nous  sommes  orléanistes  et  je  croyais  que  ton 
père  avait  des  idées  pas  trop  éloignées  de  celles 
qu'il  défend,  tous  les  jours,  dans  son  journal. 

LOUIS 

Oh!  papa,  papa!...  Quand  il  est  à  jeun,  il  est 
républicain;  quand  il  est  pompette,  il  devient 
royaliste,  et  quand  il  est  saoul,  il  est  anarchiste. 

(La  porte  du  salon   s'ouvre    et  Irène    de  Rysbergue 
entre  avec  vivacité^  en  refermant  la  porte.) 

SCÈNE    III 
Les  Mêmes,  IRÈNE 

IRÈNE 

Arrivez  donc!...  Vous  n'avez  pas  encore  fini? 
Ce  qu'on  se  rase  par  là,  mes  petits,  ouf  1 


ACTK  PREMIER  213 

RICHARD 

Mon  cigare  n'a  plus  qu'un  centimètre  et  demi, 
regarde. 

IRÈNE 

Dis  donc,  hein?  Crois-tu I 

RICHARD 

Quoi?  la   Brécourt? 

IRÈNE 

Cette  vieille  calamité  qui  ne  peut  pas  supporter 
la  fumée  de  tabac,  à  son  âge!  Elle  a  pourtant  eu 
un  siècle  pour  s'y  habituer.  Je  la  retiens! 

RICHARD 

Non,  lâche-la. 

IRÈNE 

Ce  n'est  pas  l'envie  qui  m'en  manque.  Si  tu 
crois  cette  petite  corvée  folichonne  I...  La  Brécourt, 
la  marquise,  et  sa  fjture  belle  m -re ...  le  vagon 
des  dames  seules  ! 

RICHARD 

Reste  dans  celui  des  fumeurs. 

UGMÈRES 

Oh  oui  1  madame,  faites  ça  l 

IRÈNE 

II  ne  faudrait  pas  m'en  défier!  De  quoi  parlez- 
vous  dans  votre  compartiment?  Nous,  on  parle 
mariage...  c'est  à  mourir...  J'ai  beau  essayer 
d'amener  la  conversation  de  ta  fiancée  sur  le 
divorce,  ça  a  l'air  de  lui  paraître  trop  prématuré. 


214  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD 

Dis  donc,  maman,  ne  donne  pas  de  mauvais 
conseils  à  ma  femme,  je  te  prie. 

IRÈNE 

A  la  condition  que  vous  allez  rentrer  immédia- 
tement... Oh!  vous  avez  de  la  bière,  veinards! 

LOUIS,  se  précipitant. 

Vous  en  désirez,  madame? 

IRÈNE,  riant 

Je  vous  crois!  (//  lui  en  verse  dans  le  verre 
qu'elle  tend.)  Allez,  n'ayez  pas  peur.  Un  demi,  mon 
garçon,  un  demi  ! 

RICHARD,    à  Lignières. 

Est-elle  jeune,  maman  ! 

IRÈNE 

On  nous  prend  pour  frère  et  sœur  quelquefois... 
moi  et  Richard?...  Oh!  dites  donc,  monsieur  Sou- 
brian,  figurez-vous  que  l'autre  jour  à  Armenonville, 
en  descendant  d'auto,  bras  dessus  bras  dessous, 
mais  pas  plus  que  cela  {Elle  prend  le  bras  de  Ri- 
chard) pour  m'appuyer  un  peu,  parce  que  j'avais 
les  jambes  engourdies,  le  garçon  a  cru  que  nous 
étions  en  bonne  fortune...  Il  nous  a  offert  un  cabi- 
net particulier...  ma  parole!...  Moi  j'étais  ravie... 
Richard  fulminait!... 

RICHARD 

Cette  blague  ! 


ACTE  PREMIER 
IRÈNE 

AlloDS  donc  !  Ça  te  met  en  rage  d'avoir  une  mère 
qui  a  l'air  aussi  jeune  que  toi...  {in  temps.)  Seu- 
lement, au  fond  tu  en  es  iier.  Ça  compense.  {Elle 

lui   donne    une  iape^  de  VéçerUaUy  sur  la  joue.)  Georget 

n'est  pas  arrivé? 

PAU LOT 

Il  ne  doit  pas  tarder. 

IRÈNE 

Lequel  de  vous  jouait  cette  sale  musique  de 
dancing,  tout  à  l'heure? 

LOUIS,  désignant  Lignières 
Lui. 

IRÈNE 

Je  ne  vous  félicite  pas. 

ucmÈREs 

Oh  I  mais  je  joue  très  bien  de  la  musique  sérieuse; 
seulement  avec  un  seul  doigt,  alors  ça  fait  moin" 
d'effet. 

IRÈNE,  pris  du  piano 

Voulez-vous  que  je  leur  exprime  mon  état  d'âme 
à  travers  la  porte? 

RICHARD 

Maman,  maman  je  ne  suis  jamais  tranquille^ 
avec  toi! 

{Elle  s'assied  au  piano^  rapide^  légère^  toutes   jupts 
papillotantes  et  attaque  le  dies  irae. 

LiGNIÈilES,  bas  à  Louis  Sovbrian, 

Je  préférerais  la  mère  à  la  future  belle-fîlie. 


216  MAMAN  COLIBRI 

LOUIS,  de  même. 

Tu  n'es  pas  dégoûté  1...  Mais  ce  n'est  qu'une 
supposition  ;  rien  à  faire.  Maman  Colibri,  oui..  . 
mais  la  Vertu  par  un  grand  V.  Pas  la  plus  petite 
histoire...  Nickelée!...  Ghaulin  a  essayé...  Il  s'est 
fait  rembarrer  dans  les  grands  prix. 

LIGNIÈRES 

Dommage!  dommage!...  Quels  yeuxl 

LOUIS 

Et  le  décolleté  donc  !...  {Ils  la  détaillent  tous 
deux  du  regard.)  Le  corps  doit  être  charmant. 

RICHARD,  s^approchant  d'eux. 

Elle  a  un  aplomb,  maman! 

LIGNIÈRES,  avec  un  sourire. 

C'était  03  que  nous  étions  en  train  de  dire. 

RICHARD,   de  loin^  à  sa  mère. 

Tu  sais  que  Madeleine  va  parfaitement  recon- 
naître que  c'est  toi  qui  joues. 

IRÈNE,  se    leçjnt. 

Ça  lui  donnera  un  avant-goût  de  la  famille... 
{Reprenant  son  éventail.)  Qui  est-ce  qui  vient  à 
l'Hippique,  demain?  Oh!  vous  verrez  ma  robe, 
un  amour! 

RICHARD 

Tant  mieux,  parce  que  celle  que  tu  portes,  ce 
soir... 


ACTE  PREMIER  217 

IRÈ.NE 

Elle  ne  te  plait  pas?  Je  vais  aller  en  changer,  si 
tu  veux?...  Voyez-moi  ça  ?  vrai,  mon  garçon,  je 
plains  ta  femme  ! 

LIGMÈRES 

Je  ne  sais  ce  qu'il  a  contre  cette  robe;  elle  est 
adorable  ! 

IRÈNE 

Moi,  je  sais  !  11  la  voudrait  couleur  aubergine 
avec  des  pensées  en  application...  et  des  choux... 
violets...  avoue,  hein?  que  tu  voudrais  des  choux... 
tu  en  meurs  d'envie  !... 

RICHARD 

Ce  n'est  pas  ce  que  je  veux  dire. 

IRÈNE 

Tais-toi,  tiens!...  Je  t'excuse  en  pensant  que  si 
j'avais  une  fdle,  il  y  a  déjà  cinq  ans  qu'elle  ne  me 
pardonnerait  ni  la  robe,  ni  le  visage...  Et  mainte- 
nant en  wagon!...  Oh!  une  idée...  Je  vais  faire 
enrager  la  Brécourt...  Paulot,  une  cigarette,  vite, 
vite...  des  miennes...  Je  vais  rentrer  comme  si 
j'avais  oublié  la  consigne...  vous  allez  voir...  Et 
avec  mon  plus  gracieux  sourire  encore. 

[Et  la  cigarette  aux  lèores^elle  ouvre  la  porte^du 
salon^  d'un  air  distrait  et  naturel  ;  elle  referme 
la  porte  derrière  elle.) 

LIGNIÈRES 

C'est  vrai  qu'on  dirait  d'une  grande  sœur  qui 
ne  vous  ressemblerait  pas...  D'ailleurs,  la  phrase 

10 


2i8  MAMAN  COLIBRI 

est  courante   :    «  Madame  de   Rysbergue?...   On 
dirait  la  sœur  de  ses  enfants.  »       ' 

RICHARD 

Mais,  mon  Dieu,  c'est  un  peu  ça...  Maman  s'est 
mariée,  elle  n'avait  pas  dix-sept  ans...  j'en  ai 
vingt-deux...  comptez. 

LOUIS 

Trente-neuf...  Elle  en  paraît  trente. 

IRÈNE,  apparaissant   par   la  porte  entrebâillée^ 
à  çoix  basse^  et  avec  un  clin  (Vœil. 

Ça  y  est,  mes  enfants...  Tableau!...  Tiens,  Pau- 
lot,  le  cendrier...  {^Elle  lui  tend  sa  cigarette^  qu'il 
prend.)  Et  puis  arrivez,  hop! 

(La  porte  se  refernw.) 
RICHARD,   eux  autres. 

Allons,  vous  venez  ?  {Ils  jettent  leurs  cigarettes^ 
A  Paulot^  en  lui  tapant  sur  Vépaul-^.)  Passe  1 

{Paulot  entre  le  premier  au  salon.) 

LIGNIÈRES, 
les  mains  dans    les  poches^  se  balançant^  à  Louis, 

C'est  dommage...  c'est  dommage... 

LOUIS 

Tu  y  penses  encore? 

LIGNIÈRES 

Elle  est  rudement  désirable...  je  voudrais  le  lui 
dire. 


ACTE  PREMIER  219 

LOUIS 

Je  ne    te  le  conseille  pas...  Penses-y  toujours, 
mais  n'en  parle  jamais. 

{Lignière8  entre  au  salon.  Au  moment  où  Liuis  et 
Richard  sont  sur  le  seuil^  M.  de  Ryghergue  et 
Soubrian  entrent  par  la  porte  de  gauche^  le  par~ 
dessus  sur  le  bras  et  le  chapeau  à  la  main.) 


SCENE    IV 

MONSIEUR  DE  RYSBERGUE,  SOUBRIAN, 
RICHARD,  LOUIS 

MONSIEUR  DE  RYSBERGUE,  appelant. 

Richard  !...  {Richard  se  retourne  et  redescend  avec 
Louis  lui  a  aperçu  aussi  son  pire.)  Je  vais  au  Cercle, 
un  instant,  avec  Soubrian.  Le  train  de  Bruxelles 
est  à  midi  10  demain.  Je  déjeunerai  dans  Paris... 
Le  coupé  portera  mes  valises  à  la  gare...  J'ai 
donné  mes  ordres...  Toi,  sois  au  bureau  demain 
matin  à  huit  heures.  Je  t'indiquerai  les  dernières 
instructions... 

RICHARD 

Bien. 

LOIIS,  à  son  père. 

Bonsoir,  papa! 

{Soubrian  et  son  fils  échangent  un   clin  d'oeil  en  se 
séparant.) 

RICHARD 

Tu  seras  de  retour  quand? 


220  MAMAN  COLIBRI 

RYSBERGUE 

Dans  huit  jours...  Je  ne  partirai  de  Bruxelles 
qu'avec  le  traité  signé  et  la  prime  dans  ma  poche. 

RICHARD 

Parbleu!...  C'est  tout  pour  ce  soir?...  Tu  sors 
avec  ce  pardessus  d'été?  Tu  aui'as  froid,  je  t'aver- 
tis. 

RYSBERGUE 

Fais-moi  descendre  l'autre,  si  ça  peut  te  faire 
plaisir. 

(Richard  a  parlé  à  son  père^du  ton  docile  et  respec- 
tueux que  Von  a  avec  un  supérieur  dont  on  ne 
discute  pas  les  ordres.) 


SCENE   V 

RYSBERGUE,  SOUBRIAN,  seuls. 

RYSBERGUE 

Un  cigare  en  sortant,  Soubrian? 

(//  lui  tend  la  boite.) 
SOUBRIAN 

Volontiers. 

RYSBERGUE 

Ceux-ci? 

SOUBRIAN,   coupant  son  cigare  et  allumant. 

Quelle  existence  que  la  vôtre  !...  Toujonrs  par 
monts  et  par  vaux!...  On  peut  dire  que  vous  ne 
volez  pas  votre  argent,  vous  !...  Vou»  êtes  un  glo- 


ACTE  PREMIER  221 

rieux  brasseur  d'affaires,  mais  nom  d'un  chien, 
votre  vie  n'est  pas  une  sinécure.  Vous  n'avez  pas 
même  le  temps  de  profiter  de  votre  luxe. 

RYSBERGUE 

Mon  luxe,  mais  c'est  pour  ma  famille,  ma 
femme,  mes  enfants...  Moi,  je  vivrais  avec  un  lit, 
une  table  et  une  chaise. 

SOUBRIAN 

Comme  Napoléon. 

RYSBERGUE 

Si  vous  voulez  !  Le  luxe,  pour  les  amuser,  eux... 
le  travail,  pour  m'amuser,  moi...  histoire  do  passer 
mon  activité... 

SOUBRIAN 

Gomme  Napoléon. 

RYSBERGUE 

Formidable,  oui.  Cela  vous  étonne?...  Bahl 
c'est  une  revanche  d'activité  qne  nous  prenons, 
nous  autres  aristocrates,  sur  la  vie  immobile  et 
contemplative  de  nos  aïeux. 

SOUBRIAN 

Les  fils  ont  des  fourmis  dans  les  jambes...  Alors, 
mes  pères  devaient  être  rudement  plébéiens,  car 
j'ai  bien  envia  de  m'asseoir. 

RYSBERGUE 

Moi,  de  marcher,  vivre,  aspirer!  Ce  train  de 
maison  dont  vous  parlez,  je  n'en  jouis  même  pas  ! 
C'est  vrai...  j'aime  le  sentir  prospérer,  certes,  mais 


222  MAMAN  COLIBRI 

au  fond  il  m'ennuie...  Tant  de  bruit  ne  laisse  pas 
de  m'agaoer,  toutes  ces  femmes,  ces  jeunes  gens, 
ces  soirées  de  musique  me  porteraient  pour  un 
peu  horriblement  sur  les  nerfs...  Non,  mais  revenir 
comme  je  vais  le  faire,  dans  huit  jours,  avec  un 
petit  demi-million  à  jeter  aux  enfants  et  à  ma 
femme,  voilà  moa  plaisir...  Faire  fructifier  ma  for- 
tune, établir  ime  famille  honorée,  enviée,  digne 
de  ma  branche  passée,  de  mon  nom,  —  quitte  à 
le  faire  reluire  d'un  éclat  nouveau  sur  tous  les 
essieux  des  tramways  électriques,  —  voilà  ma 
joie...  Sans  quoi,  que  me  faut-il?  pas  même  une 
bonne  table...  un  cheval  de  selle...  des  chiens  de 
chasse.,  d'excellents  cigares...  (//  en  prend  un  dans 
la  boite.)  comme   celui-ci... 

SOUBRIAN,  clignant  de  Vœil. 

Des  femmes... 

RYSBERGUE,  après  avoir  regardé  dans  le    vague^ 
un   instant^ 

Peuhl...  je  n'ai  p£s  le  temps  de  me  payer  une 
conscience  compliquée  1  {Changeant  de  ton.)  Vous 
voyez  que  je  réponds  avec  franchise  à  votre  inter- 
view, hein?...  Je  vous  vois  venir,  vous,  depuis  une 
heure...  Vous  voulez  me  tirer  les  vers  du  nez...  On 
ne  me  fait  dire  que  ce  qu'il  me  plaît. 

SOUBRIAN 

Oh!  mes  intentions  sont  pures...  Evidemment 
un  article  sur  votre  industrie  m'intéresserait... 


ACTE  PREMIER  223 

RYSBERGUE,  trouvant  le  journal  souligné  au  crayon 
bleu  sur  un   canapé. 

Comme   celui-ci?...    {Geste    de    protestation  de  Sou- 

brian.)  Attendez  donc  que  je  plie  ça...  Absolument 

inutile  de  laisser  traîner  ces  petites  choses  sur  les 

fauteuils 

(Il  va  au  tiroir.) 

SOUBRIAN 

Voyons,  Rysbergue...  une  fois,  deux  fois,  avant 
de  franchir  ce  seuil,  acceptez-vous  la  comman- 
dite du  Grand  Radical? 

RYSBERGUE,  fiicc  une  moue. 

Hum!  Le  titre... 

SOUBRIAN 

Ça  se  change. 

RYSBERGUE,  souriant  avec  mépris. 

Mais  «  radical  »  c'est  difficile  à  faire  disparaître 
d'une  manchette. 

SOUBRIAN 

Il  y  a  des  benzines  très  puissantes...  Si  on  le 
changeait  ? 

RYSBERGUE,  brusquement. 

Je  serai  très  net...  Non. 

SOUBRIAN 

Et  pourquoi? 

RYSBERGUE 

Parce  que,  mon  cher...  Vous  permettez  que  je 
sois  franc? 


224  MAMAN  COLIBRI 

SOUBRIAN 

Faites  donc. 

RYSBERGUE,  refermant  le  tiroir  où  il  a  glisse  le  journal. 

Eh  bien,  si  je  portais  un  grand  nom  français,  ce 
me  serait  égal  de  le  compromettre  un  peu.  Il  est 
des  gloires  nationales  qui  supportent  vaillamment, 
et  même  peuvent  tirer  une  légère  coquetterie  de 
certaines  compromissions.  Ce  n'est  pas  la  même 
chose  pour  nous,  les  étrangers...   {Un  domestique 

entre  avec  un  pardessus  et  aide  M.  de  Rysbergue  à  le 
passsr.)  Bien  que  ma  femme  soit  très  française 
et  de  vieille  souche  incontestée,  je  n'en  reste  pas 
moins  étranger...  et  il  s'attache  toujours  un  peu 
de  discrédit,  vous  le  savez,  à  un  nom  de  là-bas... 
On  a  beau  faire,  nous  avons  toujours  vaguement 
l*air  rastas. 

SOUBRIAN 

La  Belgique  est  une  petite  France. 

RYSBERGUE,  souriant. 

Vous  êtes  bien  aimable,  mais  un  grand  Belg 
n'est  jamiis  qu'un  petit  Fran';ai8.  {Au  domestiqi 

qui  a  fiai.)  Merci,  mon  ami.  (/^  domestique  sort.)  .i 

dois  être  susceptible  en  proportion  de  cette  ini- 
riorité.  Qui  plus  est  de  mon  nom  presque  royl, 
—  là-bas  I  —  j'ai  fait  un  ?  raison  commerciale  1  Sn- 
gez  donc  comme  il  faut  que  je  le  préserve  t 'ne 
laisse  point  retomber  sur  moi  ou  sur  ma  fami  a 
plus  petite  des  suspicions, de  quelque  nature  qu  ^ 
soit!...  J'ai  placé  cet  orgueil  plus  haut  que  .S\^ 


ACTE  PREMIER  225 

dans  ma  vie,  prêt  a  châtier  qui  en  douterait;  mes 
enfants  sont  élevés  dans  ces  idées...  elles  sont  déjà 
le  but  de  leur  vie,  j'en  suis  sûr.  Le  marché  que 
vous  me  proposez  n'a  rien  de  déshonorant  en  soi» 
il  est  de  commerce  courant;  je  ne  puis  l'accepter, 
voilà  tout.   Je  vous  prie  de  m'excuser. 

(Ceci  a  été  dit  avec  une    certaine  morgue  et  grande 
fermeté.) 

SOU  BRIAN 

Mais  comment  donc!  Ce  point  de  vue  est  trop 
respectable...  Seulement  il  était  inutile  de  me  faire 
toute  cette  vaste  profession  de  foi  pour  un  refus 
aussi  naturel...  Je  vous  ai  transmis  ime  proposition 
de  nos  actionnaires...  moi,  pour  ma  part  person- 
nelle, vous  savez,  je  m'en  fous! 

RYSBERGUK 

Je  ne  vous  ai  pas  dit  autre  chose. 

SOUBRIAN 

Nous  sommes  d'accord. 

RYSBERGUE 

Vous  le  voyez. 

SOUBRIAN 

.Allons  au  Cercle. 


SCENE    VI 
Les  Mêmes.  IRÈNE 

IRÈNE,  ouvrant  la  porte  du  salon. 


2-16  MAMAN  COLIBRI 

C'est  toi? 

RYSBERGUE 

Tu  fermes  donc  la  porte  des  deux  salons,  main- 
tenant ? 

IRÈNE 

Mme  Brécourt  ne  peut  pas  supporter  la  fumée, 
mais  elle  vient  de  s'en  aller,  justement,  je  rou- 
vrais quand  j'ai  entendu  ta  voix...  {Elle  ouvre  grande 
la  porte.  On  voit  Vautre  salon.)  Te  reverrai-je  avant 
ton  départ? 

RYSBERGUE 

Je  ne  sais  pas...  J'irai  de  bonne  heure  au  bureau 
et  le  train  est  à  midi. 

IRÈNE 

Alors  adieu...  Seras-tu  de  retour  pour  le  dîner 
du  14. 

RYSBERGUE 

Ohl  je  ne  pense  pas...  Il  me  faudra  bien  dix 
jours... 

IRÈNE 

C'est  la  série  des  Duchâtel  et  C*®,  le  14. 

RYSBERGUE 

Tant  mieux,  tant  mieux...  L'important  est  que 
je  sois  là  pour  le  dîner  du  prince  Paul...  Ahl  fais 
attention  au  cheval  gris,  en  mon  absence. 

IRÈNE 

Il  est  malade? 

RYSBERGUE 

Le  vétérinaire  viendra  après-demain...  Je  te  serai 


ACTE  PREMIER  227 

reconnaissant  de  le  voir  toi-même.  Je  crois  qu'il 
faudrait  quelques  pointes  de  feu...  En  tout  cas 
ne  le  surmène  pas. 

IRÈNE 

Entendu.. 

RYSBERGUE 

Adieu... 

IRÈNE 

Bon  voyage,  si  je  ne  te  revois  pas. 

(Elle  serre  la  main  à  M.  Soubrian.) 

SCÈNE    VII 

IRÈNE,  puis  peu  à  peu  COLETTE  DE  VILLE- 
DIEU.  LOUIS  SOUBRIAN.  MADELEINE 
CHADEAUX.  RICHARD,  MADAME  CHA- 
DEAUX,  LA  MARQUISE  DE  SAINT-PUY, 
LIGNIÈRES. 

IRÈNE,    appelant. 

Colette  !  Madame  de  Saint-Puy  !...  Enfin,  cir- 
cidons  un  peu,  maintenant...  Venez  voir  ma  vieille 
peinture  indienne...  J'adore  mon  petit  coin...  On 
est  si  bien,  là... 

LOUIS 

J'admirais  tout  à  l'heure  ce  panneau. 

IRÈNE 

N'est-ce  pas?  Et  enfumez-nous,  surtout,  jeunes 
gens...  Colette,  tu  ne  veux  pas  boire? 


228  MAMAN  COLIBRI 

COLETTE 

Si,  mon  petit  chou...  du  frais,  du  très  frais.  {Pen- 
dant qu'Irène  prépare  une  bo'sson.)  Quel  numéro  enCOre 
que  ta  marquise  de  Saint-Puy  1 

IRÈNE 

Elle  est  du  meilleur  faubourg.  Fais-la  causer, 
c'est  adorable.  Vous  ne  connaissiez  pas  mon  amie 
Colette,  monsieur  Soubrian?...  On  a  été  au  Sacré- 
Cœur  ensemble,  dans  la  classe  de  Sœur  Marie- 
Jacques...  Dites-lui  des  choses  énormes;  elle  adore 
ça. 

COLETTE 

Oh  !  Irène  1 

IRÈNE 

Et  M.  Soubrian,  ma  chère,  sait  des  histoires 
d'un  roide!...  Racontez-lui  celle  de  l'anglaise  et 
des  quarante  voleurs... 

LOUIS 

Celle-là,  je  ne  la  raconte  qu'aux  jeunes  filles. 

IRÈNE 

Colette  est  veuve...  C'est  presque  pareil. 

LOUIS 

Alors...  venez  là...  et  pâlissez. 

(On  voit  dans  le  silon  du  fond  la  marquise  de  Saint- 
Puy  causant  avec  M™^  Chadeaux  et  Lignièrei.) 


ACTE  PREMIER  229 

RICHARD,  à  mi^oixj  passint  à  droite  avec  Madeleine 
Chadeauz  qui  oa  s'appuyer  au  piano^  en  tripotaillant 
des  fleurs. 

Vous  habituez-vous  un  peu  à  la  maison,  Made- 
leine ? 

MADELEINE 

Votre  milieu  m'effraye  énormément. 

RICHARD 

Pourquoi? 

MADELEINE 

Je  ne  sais...  je  suis  mal  à  l'aise...  J'ai  été  élevée 
bourgeoisement  ..  Tenez,  cette  femme  qui  rit  si 

fort...  [Elle  montre  Colette  dans  un  coin  avec  Louis  Sou- 

brian.)  son  rire  m'inquiète,  me  trouble, vous  n'avez 
pas  idée  1 

RICHARD 

La  petite  de  Villedieu?,..  Elle  n'est  pas  terrible. 

MADELEINE 

J'ai  besoin  d'être  rassurée. 

RICHARD 

N'ayez  pas  peur;  je  suis  là...  Alors  si  popotte?  .. 
Tant  mieux.  Je  voudrais  une  femme  très  popotte. 

MADELEINE 

Ohl  bien!  moi... 

RICHARD 

Vous  ferez  des  confitures  à  votre  mari? 


230  MAMAN  COLIBRI 

MADELEINE 

S'il  me  les  demande. 

RICHARD 

Il  vous  les  demandert...  entendu  Nous  avons 
des  goût    trèo  pcreils,  c'est  attendrissant. 

MADELEINE 

C'est  ennuyeux. 

RICHARD 

Pourquoi? 

MADELEINE 

Parce  que  si  nous  nous  apercevons  que  nous 
sommes  faits  l'un  pour  l'autre  et  si  nous  en  res- 
tons là,  ce  sera  pour  éprouver  des  regrets  consi- 
dérables. 

RICHARD 

Allons  doncl  je  connais  une  personne  qui  était 
tout  à  fait  persuadée  que  j'étais  indispensable  à 
son  bonheur  à  venir...  Eh  bien,  maintenant,  elle 
est  très  heureuse  avec  un  monsieur  très  différent. 

MADELEINE 

Il  est  peut-être  mieux  que  vous... 

RICHARD 

Il  est  très  bien.  C'est  un  juge  suppléant  au  par- 
quet de  Limoux;  ainsi,  vous  voyez  1 

MADELEINE 

Merci,  au  moins  vous  êtes  encourageant. 

MADAME   CHADEAUX,   qui  est  descendue, 

Madeleine  ? 


ACTE  PREMIER  231 

MADELEINE 


Maman  ? 


(Richard  remonte  au  fond  et  va   parler  à    la  vieille 
marquise  de  Saint-Puy  et  Lignièreê.) 

MADAME   CHADEAUX,   bat. 

Quand  tu  voudras  partir... 

MADELEINE 

Non,  j'ai  encore  à  causer. 

MADAME    CHADEAUX 

Il  te  plaît? 

MADELEINE 

Je  ne  sais  pas. 

MADAME    CHADEAUX 

Il  n'est  pas  inconvenant  avec  toi,  au  moins?... 

MADELEINE 

Ohl  maman... 

MADAME   CHADEAUX 

Sait-on  I  Ils  sont  tellement  hurluberlus  dans  cette 
famille...  Cette  mère... 

MADELEINE,  bas. 

La  voilà. 

IRÈNE 

Comme  elle  est  jolie,  votre  Madeleine...  Et  l'air 
si  bon,  si  droit... 

LOUIS 

Et  si  gai  1 

MADAME     CHADEAUX 

C'est  une  enfant. 


232  MAMAN  COLIBRI 

LOUIS 

Ohl  quelle  mauvaise  raison?  Ainsi,  moi,  depuis 
l'âge  de  dix-sept  ans,  je  suis  mélancolique,  sombre, 
taciturne... 

IRÈKE,   riant. 

Ne  désespérez  pas,  jeune  homme,  la  jeunesse 

vient  avec  l'âge  !...    {Gaminement    à  la  marquise    de 

Saijit-Puy  qui  s'approche.)  N'e«t-ce  pas,  marquise? 

LA    MARQUISE 

Je  n'ai  pas  entendu...  Je  suis  un  peu  distraite, 
vous  le  savez. 

LIGNIÈRES 

Je  crois  bien  !  elle  est  sourde  comme  un  pot. 

IRÈNE 

Je  demandais  à  quelle  œuvre  nouvelle  vous 
vous  intéressez  en  ce  moment?  Car  madame  de 
Saint-Puy  est  celle  qui  a  ouvert  les  portes  de  son 
hôtel  seigneurial,  à  50  centimes,  au  bénéfice  des 
blessés  des  Balkans.  Elle  est  la  charité  intrépide. 
{Elevant  la  voix.)  Dites-nous  à  quelle  œuvre  vous 
apportez  vos  soins. 

LA    MARQUISE 

J'ouvre  une  souscription  mondaine  pour  le 
buste  de  Camoëns. 

LOUIS 

Ah  I  excellente  idée  ! 

LIGNIÈRES 

Le  besoin  s'en  faisait  sentir  depuis  quelques  an- 
nées. 


ACTE  PREMIER  233 

LOUIS 

Je  me  demandais  :  qu'e-t-ce  qui  me  manque 
donc?...  C  était  le  buste  de  Camoëns. 

IRÈNE,    bas. 

Ne  vous  moquez  paii  trop  d'elle.  D'abord,  elle 
pourrait  vous  entendre... 

LOUIS 

On  ne  sait  jamais  ! 

IRÈNE,  même  jeu. 

Et  puis  elle  est  si  brave  personne  I 

(Un  domestique  e$t  entré,  il  s'approche  (flri/icj 
LE    DOMESTIQUE 

Une  femme  de  chambre  vient  d'apporter  cette 
lettre,  en  pr  ant  de  la  remettre  immédiatement 
à  madame;  c'est  très  pressé. 

IRÈNE 

Y  a-t-il  une  réponse? 

LE    DOMESTIQUE 

La  femme  de  chambre  est  repartie  de  su.te 

IRÈNE 

Bien.  {Aux  autres  )  VouS  permettez?...  {Le  domes- 
tique sort,  Irène  s'éloigne  un  peu  pour  lire  la  lettre.  Elle 
pousse  une  exclamation,)  Oh!  {En  se  retournant  vers 
Richard,  qui  a  repris  au  jond  son  aparté  avec  la  jeune 
Madeleine.)    Richard  I 


534  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD,  descendant. 

Quoi? 

IRÈNE,  à  Vécart^  avec  Richard. 

C'est  trop  fortl  Une  lettre  de  chantage,  adres- 
sée à  moi,  menaçant,  si  tu  te  maries,  d<3  faire 
rompre  ton  mariage.  Et  dans  quels  termes!  J'en 
suis  malade.  Quel  toupet  I  Et  portée  à  domicile 
encore  1 

RICHARD 

Mais  de  qui,  sapristi  1 

IRÈNE 

De  ta  Nichette,  parbleu! 

RICHARD 

Impossible. 

IRÈNE 

C'est  signé. 

RICHARD 

En  effet!  {Il  Ut.)  Une  anonyme  :  Nichette  de 
Nanteuil...  La  grue  ! 

IRÈNE 

Je  te  l'ai  toujours  dit  que  c'était  une  femme  dan- 
gereuse, qu'elle  te  ferait  avoir  des  ennuis...  Qui 
a  toujours  raison? 

RICHARD 

Ah  !  la  grue  des  grues  1 

IRÈNE 

Et  elle  est  capable  d'envoyer  des  lettres  de  ce 
genre  à  M™^  Chadeaux.  Cela  promet  !  Si  tu  tiens 
un  tant  soit  peu  à  entrer  dans  cette  famille  1 


ACTE  PREMIER  235 

RICHARD 

Quand  je  venais  juste  de  lui  acheter  un  bijou 
de  cent  louis.  Je  l'ai  dans  ma  poche. 

IRÈNE 

C'est  ce  qui  s'appelle  du  flair... 

RICHARD,   sortant^  penaud^  Vécrin  de  sa  poche. 

Le  voilà!  Que  vais-je  en  faire  maintenant? 

IRÈNE,  riant. 

Tu  le  mettras  dans  la  corbeille  de  mariage  de 
ta  fiancée;  ce  sera  ton  premier  cadeau. 

RICHARD 

C'est  une  idée...  mais  je  ne  peux  pas.  J'ai  fait 
inscrire  des  dates...  oui,  des  dates  qui...  enfin... 

IRÈNE 
Des    dates?    Fais   voir...     {Elle    inspecte    le    bijou.) 

l^juin  1903-15  mai  1904...  On  dirait  un  règne.... 
15  mai?  Ah!  bon!  je  comprends...  L'abdication!... 
Mon  pauvre  ami  !  tu  t'étais  trop  avancé. 

RICHARD 

Te  fiche  pas  de  moi!  Ahl  la  grue! 

IRÈNE 

Voilà  déjà  trois  fois  que    tu  le  constates  ;  tu 
aurais  pu  le  faire  plus  tôt. 

RICHARD 

Elle  ignore  à  quoi  elle  s'expose.  La  réponse  ne 
va  pas  se  faire  attendre...  Dès  ce  soir... 


236  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Fais  attention;  on  t'épie. 

RICHARD 

Je  vais  prendre  conseil  de  Soubrian  et  de  Li- 
gnières.  Ils  vont  ra'aider  1 

IRÈNE 

Et  n'agis  pas  à  la  légère.  Pour  l'instant,  je  te 
prie  de  faire  attention.  Qu'on  ne  t'entende  pas! 
Rien  n'est  grave  là-dedans,  seulement  Chadeaux 
mère  semble  un  peu...  bégueule...  au  point  même 
de  me  taper  sur  les  nerfs  et  je  te  conseille  d'étouf- 
fer le  son  de  votre  voix. 

RICHARD 

Nous  allons  délibérer  à  côté. 

IRÈNE 

Ferme  la  porte  surtout. 

RICHARD,  appelant  ses  amis. 

Lignières...  Soubrian... 

(Richard  leur  dit    un    mot   à  voix   basse  et    les  en- 
traîne dans  le  grand  salon,) 

COLETTE 

Quoi?  quoi?...  Ils  nous  plaquent  encore?...  Déli- 
cieux jeunes  gens  I 

(La  porte  se  referme.) 


ACTE  PREMIER  237 

SCÈNE  VIII 

IRÈNE,    COLETTE,    MADAME    CHADEAUX, 
MADELEINE,  LA    MARQLISE 

IRÈNE,  vivement. 

Une  minute.  Un  petit  secret  à  se  dire... 

COLETTE 

Que  nous  ne  pouvons  pas  savoir  et  que  toi  tu 
sais. 

IRÈNE 

Parbleu  l 

MADAME    CHADEAUX 

Alors,  vous  êtes,  madame,  la  confidente  de  vos 
enfants  ? 

IRÈNE 

Je  suis  leur  meilleur  camarade. 

COLETTE 

Leur  grand  copain. 

IRÈNE 

Voilà.  Elle  l'a  dit. 

MADAME    CHADEAUX 

Le  souvenir  que  vous  êtes  aussi  leur  mère  doit 
bien  vous  gêner  quelquefois. 

IRÈNE 

Mon  Dieu,  madame,  je  crois  que  j'ai  été  une 
excellente  mère.  On  n'en  aurait  pas  trouvé  de 
meilleure,  pas  Colette?.,. 


238  MAMAN  COLIBRI 

COLETTE 

Ça,  tu  as  été  exemplaire.  Tu  as  passé  tes  plus 
belles  années  à  leur  enlever  l'encre  des  doigts  et 
à  corriger  leur  arithmétique. 

IRÈNE 

Maintenant  que  mes  bambins  sont  devenus  de 
beaux  grands  garçons,  du  moins  l'un,  j'estime  que 
c'est  bien  un  peu  à  leur  tour  de  m'amuser;  il  s'est 
trouvé  que  leur  mère  n'était  pas  d'âge  trop  affli- 
geant; ils  en  ont  fait  leur  camarade  et  leur  amie. 

COLETTE 

Et  vous  vous  entendez  bien,  vous  trois!... 

IRÈNE 

Le  souvenir  de  maman  ne  s'efface  pas,  j'espère, 
pour  eux...  ils  ont  eu  l'obligeance  d'y  ajouter  Co- 
libri. 

MADAME    CHADEAUX,  pincée. 

Vous  rattrapez  le  temps  perdu. 

IRÈNE 

La  vie  est  belle. 

MADAME    CHADEAUX 

Ainsi  vous  recevez  leurs  confidences  de  jeunes 
hommes  ? 

IRÈNE 

J'y  mets  le  plus  de  tact  possible. 

MADAME    CHADEAUX 

Et  ils  vous  disent  tout? 


ACTE  PREMIER  239 

IRÈNE 

Je  ne  suis  pas  leur  confesseur  ;  je  ne  suis  que 
leur  amie. 

MADAME    CHADEAUX 

Madeleine,  veux-tu  jouer  du  piano,  mon  enfant? 

(Madeleine   s'éloigne,  sur  cet   ordre,  et   va  s'asseoir 
au  piano.) 

IRÈNE,   bas  à  Colette, 

Ohl  mais...  elle  abuse!... 

MADAME    CH.VDEAUX,    intentionnellement. 

Cette  camaraderie  avec  ses  risques  et  périls  s'ex- 
plique parce  que  c'est  ici  une  maison  sans  fille... 
et  ça  se  sent  1  S'il  y  en  avait  une,  ah,  comme  tout 
serait  changé!  Vous  auriez  eu  à  protéger  sa  pu- 
deur, sa  délicatesse,  vous  auriez  été  obligée  à  plus 
de  retenue. 

IRÈNE 

Avec  des  garçons  la  vie  est  plus  franche  I  ,\lors 
je  bénis  le  ciel  de  ne  m'avoir  pas  donné  de  fille, 
rien  qu'à  la  pensée,  en  effet,  de  l'éducation  qu'il 
eût  fallu  lui  inculquer,  à  la  pauvre  petite  !  toute 
cette  ennuyeuse  mise  en  scène  dont  se  compose 
la  jeunesse  de  nos  filles,  jusqu'à  leur  délivrance... 

COLETTE 

Seigneur  !...  Qu'entends-tu  par  la  délivrance 
•d'une  jeune  fille? .. 

IRÈNE 

Mais  cette  cérémonie  de  Zoulous  qu'on  appelle 
la  journée  du  mariage. 


240  MAMAN  COLIBRI 

MADAME    CHADEAUX 

Madeleine,  joue  plus  fort,  mon  enfant  1 

IRÈNE 

Oh!  ne  craignez  rien;  moi,  je  parle  bas. 

COLETTE,  à  Madeleine,  en  regardant  Irène. 

La  prière  d'une  vierge,  mademoiselle, 

MADAME   CHADEAUX,  reprenant  avec  insistance. 

Permettez-moi  de  m'étonner  que  vous  traitiez 
de  cérémonie  de  Zoulous  l'institution  la  plus  no- 
ble, et  la  plus  sacrée.  Et  peut-on  savoir,  du  moins, 
à  quoi  vous  dpvez  un  aussi  sauvage  souvenir?... 

IRÈNE 

Vous  y  tenez?...  Oh!  le  jour,  ça  allait  encore! 
Le  tohu-bohu,  les  poignées  de  main,  les  félicita- 
tions, passe!...  mais  le  soir,  —  je  n'avais  pas  dix- 
sept  ans,  on  m'a  mariée  orpheline,  vous  le  savez, 
— lorsque  me  fut  révélé  ce  soir-là  ce  que  tous  mes 
amis  étaient  officiellement  invités  à  penser  de  moi, 
j'ai  été  remplie  d'une  confusion  indicible!...  En 
une  seconde,  j'ai  revu,  fixés  sur  moi,  les  yeux  de 
mes  tantes,  de  mes  cousins,  du  petit  Frédéric  sur- 
tout, si  farceur!...  Je  les  devinais  en  train  de  se 
représenter  la  scène  intime  à  laquelle  la  société  les 
conviait,  et  j'éprouvais  dans  mon  âme  quelque 
chose  qui  ressemblait  à  de  la  rage  ou  de  la  honte, 
je  ne  sais  plus,  mais  que  les  regards  bêtes  ou  iro- 
niques du  lendemain  ne  furent  pas  pour  atténuer  !... 
Et  j'ai  compris  et  excusé,  ce  jour-là,  le  tact  et  la 
pudeur  qui  poussent,  — évidemment,  — certaines 


ACTE  PREMIER  241 

jeunes  filles  à  choisir  un  amant  non  garanti  par  le 
gouvernement  1 

LA  MARQUISE 

Bravo  ! 

COLETTE 

Tiens,  elle  a  entendu. 

MADAME    CHADEAUX 

Savez-vous  ce  que  prouve  votre  petite  liistoire, 
madame?  tout  simplement  que  vous  n'aimiez  pas 
votre  mari. 

IRÈNE 

Sapristi!  c'est  que  je  ne  me  souviens  plus  très 
bien...  11  y  a  longtemps!...  Mais  je  veux  ajouter, 
au  cas  où  vous  seriez  en  peine  pour  mes  senti- 
ments, madame,  que  mon  mari,  quoique  très 
occupé,  se  trouvait  être  un  excellent  homme,  qui 
m'a  rendue  heureuse,  et  ces  vingt  ans  de  fidélité 
m'ont  paru  un  jour. ..Et  délivrons  je  vous  en  prie, 
cette  pauvre  Madeleine...  c'est  absolument  ridi- 
cule! Madeleine,  venez  ici...  Voulez-vous  servir  le 
thé  avec  Colette  ? 

COLETTE,  bas  à  Irène. 

Il  était  temps.  La  prière  d'une  vierge  devenait 
plus  ardente. 

IRÈNE,  aimable,  à  Madeleine. 

C'est  très  joli  ce  que  vous  jouiez.  {Au  domestique 
qui  est  entré  avec  le  thé.)  Frauçois,  qui  a  sonné,  il  y 
a  un  instant? 

11 


242  MAMAN  COLIBRI 

LE   DOMESTIQUE 

M.  de  Chambry,  madame. 

COLETTE,  à  Irène,  en  passant  le  thé. 

Tu  es  peut-être  allée  un  peu  loin  avec  M™«  Cha- 
deaux.  Ces  allusions  au  mariage  et  ces  coups  droits 
à  sa  fille!... 

IRÈNE 

Tant  pis,  elle  m'agaçait  avec  ses  pointes.  Il  faut 
qu'elle  sache  quelle  belle-mère  je  serai.  Nous  ne 
coudrons  pas  ensemble  des  bretelles  pour  l'œuvre 
des  petits  Bretons! 

COLETTE 

Je  pense  qu'elle  a  renoncé  à  cet  espoir. 

IRÈNE 

D'abord  elle  est  trop  vieille  pour  une  belle-mère, 
c'est  dégoûtant.  {Pirouettant  sur  ses  ïa/o^s.)  Personne 
ne  veut  de  mon  thé,  alors? 

LA  MARQUISE,  dans  un   silence^  continuant   à  concerter 
avec  M^^  Chadeaux. 

Oh  !  les  enfants,  voilà  la  joie  de  notre  crépus- 
cule!... 

(Depuis  quelques  instants,  tout  en  parlant^  Irène  se 
retourne  souvent  vers  la  porte  du  sxlon;  à  travers 
les  vitraux  opaques  et  lumineux  on  voit  l'ombre  de 
quelqu'un  qui  s^y  est  appuyé.) 

COLETTE,  à  Irène. 

Qu'est-ce  que  tu  as?  Tu  es  ennuyée? 


ACTE  PREMIER  243 

IRÈNE 

Moi?  pas  du  tout. 

COLETTE,  iuiçant  ses  yeux. 

Que  regardes-tu  derrière,  tout  le  temps?  {Elle  se 
retourne  à  son  tour.)  Oh!  en  effet,  voyez!... 

LA     MARQUISE 

Quoi  ?...  Oh!  oui,  cette  ombre  chinoise!...  On 
ferait  ça  en  peinture,  on  ne  le  croirait  pas. 

(L'ombre  se  dessine,  en  effet,  nettement,  en  un  profil 
qui  bouge  de  temps  en  temps,  s'efface  eu  se  pré- 
cise.) 

IRÈNE 

C'est  le  grand  lustre.  Comme  il  éclaire  beau- 
coup, cela  fait,  quand  on  passe  devant,  une  vraie 
projection  sur  les  vitraux  Tiffany.  comme  sur  une 
vitre  dépolie. 

COLETTE 

Surtout  que  celui  qui  s'appuie  est  tout  contre... 
Il  fume  son  cigare... 

MADELEINE 

Qui  est-ce?  Ce  n'est  pas  M.  Richard,  ni  M.  Sou- 
brian;  il  a  le  nez  plus  long,  M.  Soubrian. 

IRÈNE 

Je  crois  que  c'est  Georges  de  Chambry,  l'ami 
intime  de  mes  enfants;  il  devait  venir  rejoindre 
ses  camarades  et  sera  entré  directement  au  salon. 

MADAME    CHADEAUX 

Ah!  le  petit  Georget... 


244  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Vous  l'avez  déjà  vu  ici,  je  crois... 

MADAME    CHADEAUX 

Oui...  oui...  un  gentil  garçon...  Et  d'excellente 
famille,  n'est-ce  pas? 

IRÈNE 

Oui...  trè8~cliic.  Sa  mère  est  une  Dangreville. 

COLETTE 

On  prendrait  un  crayon,  on  le  dessinerait  de 
profil  admirablement... 

IRÈNE 

Attendez,  je  vais  cogner  à  la  vitre. 

[Irène  s'approche  des  çitrauc  et  toqus  aV2c  le  doigt,  ) 
MADELEINE 

Ah  !  il  s'est  retourné  ! 

(La  porte  s'entr'ouvre,  un  jeune  homme  passe  la  tête. 
C'est  Gsorges  de  Chambry.) 

GEORGET 
Quoi?   Qu'est-ce    que   t'Qt>i'i...  {Apercevant  Irène.) 

Bonjour,  madame.  {Puis  les  autres.)  Oh  1  mesdames  I 

LA    MARQUISE 

Entrez  donc,  vicomte! 


ACTE  PREMIER  a45 

SCÈNE     IX 

Les  Mêmes,  GEORGET,  puis  RICHARD 
et  LIGNIÈRES 

Georget  s'avance  en  laissant  la  porte  ouverte,  et  vient 
serrer  les  mains  à  l'avant-scène 

LA    MARQUISE 

Nous  regardions  l'ombre  que  vous  faisiez  sur  la 
vitre.  C'était  extraordinaire... 

GEORGET,  se  retournant^  sans  bien  comprendre. 

Ah!  oui...  là...  Je  devais  avoir  l'air  idiot! 

(Richard  et  Ligniires  entrent  en  causant») 
COLETTE 

Eh  bien,  c'est  fini  votre  petit  complot  ? 

RICHARD 

Fini,  fini. 

IRÈNE 

Qu'est  devenu  Soubrian?  Vous  l'avez  invalidé? 
Et  Paulot? 

RICHARD 

Soubrian  avait  un  rendez-vous,  et  Paulot  est 
allé  finir  son  devoir  d'histoire  dans  sa  chambre. 

MADAME    CHADEAUX,    s'élevant. 

Nous  vous  attendions  pour  prendre  congé. 

IRÈNE 

Déjà! 


246  MAMAN  COLIBRI 

MADAME    CHADEAUX 

Madeleine  a  un  cours  demain  matin  de  bonne 
heure. 

MADELEINE,  à  Richard^  en  passant. 

Vous  n'avez  pas  été  gentil  pour  moi,  ce  soir. 

RICHARD 

Je  vous  demande  pardon.  Des  affaires  pressées. 
Mais,  si  vous  le  permettez,  je  vais  vous  mettre  à 
votre  porte. 

IRÈNE,  de  loin,  à  Richard, 

Richard?  Tu  accompagnes  M""'  Chadeaux. 

MADAME    CHADEAUX 

Oh  !  ce  n'est  pas  la  peine. 

MADELEINE 

Maman,  nous  allons  aller  à  pied;  c'est  si  près. 

IRÈNE,  à  la  marquise. 

M^^  Chadeaux  habite  rue  Margueritte,  à  deux 

pas.  {Prenant  à  part  Richard^  pendant  que  les  Chadeaux 
se  préparent.)   Eh  bien? 

RICHARD 

Eh  bien,  je  viens  d'arranger  quelque  chose  avec 
Soubrian.  Il  va  d'abord  aller  la  trouver  aux  Va- 
riétés où  elle  devait  passer  la  soirée  avec  des 
amis.  Moi,  j'irai  chez  elle  directement,  et  je  serai 
net. 

IRÈNE 

Modère-toi,  surtout.  Pas  de  bêtises.  {A  Georget  qui 
83  rapproche.)Yous  êtes  au  courant,  Georget? 


ACTE  J'REMIER  247 

GEORGET 

Oui,  oui. 

IRÈNE 

Hein?  Qu'est-ce  que  j'avais  toujours  dit?  Cette 
femme!... 

GEORGET,  à  Richard. 

Et  du  calme,  mon  vieux.  Souviens-toi  qu'on  ne 
doit  pas  battre  une  femme,  même  avec  ?a  canne. 

IRÈNE,  à  Georget. 

Vous,  restez.  Vous  n'allez  pas  me  laisser  seule 
avec  la  Saint-Puy. 

GEORGET 

Bon...  J'ai  tous  les  dévouements. 
RICHARD,  aux  Chadeaux. 
Vous  êtes  prêtes?... 

MADELEINE 

Mon  éventail? 

(Sa  mère  le  lui  passe.) 

MADAME    CHADEAUX 

Ah!  mon  enfant,  si  ce  mariage   se   fait,  c'est 
bien  pour  toi. 

MADELEINE 

Dame!  ce  n'est  pas  pour  toi,  maman. 

RICHARD 

Lignières,  tu  descends  avec  moi? 

LIGNIÈRES 

Naturellement. 


248  MAiMAN  COLIBRI 

IRÈNE,  les  accompagnant  tous  à  gauche. 

Au  revoir,  mon  petit  Madelon. 

(Sortent  M^^  Chadeaux,    Madeleine,    Richard,  Li- 
gniires.) 

SCÈNE    X 

IRÈNE,  GEORGET,  et  COLETTE, 
LA  MARQUISE 

IRÈNE,  brusquement  à  Georget. 
Causez  littérature  avec  la  marquise. 

, GEORGET 

De  qui,  de  Balzac? 

IRÈNE 

De  qui  vous  voudrez... 

(Elle  va  à  Colette  pendant  que  Georget  se  dirige  vert 
la  marquise.) 

IRÈNE 

Et  toi,  mon  petit  coco,  il  faut  t'en  aller... 

COLETTE,  interloquée. 

Ah  !  bon,  bon. 

IRÈNE 

Je  te  dirai  pourquoi  demain. 

COLETTE 

Oh  I  qu'à  cela  ne  tienne  !... 


ACTE  PREMIER  249 

IRÈNB 

Mais  attends  une  minute,  que  les  autres  soient 
partis. 

COLETTE 

Compris.  J'ai  tous  les  dévouements. 

IRÈNE,  se  retournant^  à    George!^ 

Tenez,  montrez  donc  à  la  marquise  ces  reliures 
qui  sont  sur  le  piano.  (.4  la  marqu'sr.)  Vous  qui 
êtes  amateur,  elles  vous  intéresseront. 

COLETTE,  à  Irène^ 

Pauvre  marquise  !  Il  faut  la  ménager.  C'est  un 
utile  chaperon. 

IRÈNE 

Dis  donc  1  Pas  pour  moi. 

COLETTE 

Je  sais...  mais  il  ne  faut  jurer  de  rien,  n'est-ce 
pas?  Pauvre  marquise!  quand  elle  s'en  ira  de  ce 
monde,  en  sera-t-il  passé  sur  si  tête,  dans  l'ombre 
d'une  baignoire  ou  d'un  thé  élégant,  des  baisers, 
des  soupirs  qu'elle  n'aura  pas  entendus,  en  sera-t-il 
né,  sans  qu'elle  en  ait  rien  su,  de  ces  amours  sé- 
rieux ou  passagers  qu'elle  aura  si  doucement  obli- 
gés de  ses  bons  yeux  endormis  et  délicats...  Bonne 
vieille,  que  la  mort  lui  soit  légère  ! 

IRÈNE 

Tu  es  gaie,  ce  soir.  Ecoute,  demain  je  t'explique- 
rai... 


250  MAMAN  COLIBRI 

COLETTE 

A  quoi  bon?.,. 

IRÈNE 

Cinq  heures,  demain? 

COLETTE,  disparaissant  à  V anglaise. 
Si  tu  veux. 

SCÈNE  XI 
IRÈNE,  LA  MARQUISE.  GEORGET 

IRÈNE,  redescendant. 

De  quoi  parliez-vous? 

GEORGET 

De  Balzac. 

IRÈNE 

Ahl  Balzac! 

LA     MARQUISE 

N'est-ce  pas?  il  ne  vieillit  jamais. 

IRÈNE 

C'est-à-dire  que  je  ne  sais  pas  comment  il  fait  I 

(Georget^  dans  le   dos  de  la  marquise^  esquisse. pour 
Irène  une  vive  pantomime  d^ impatience.) 

GEORGET,  gamin^  à  voix  basse. 

Ohl  la  barbe  1 

IRÈNE,  avec  un  geste  sec  de  Véventail, 

Chut!...  {A  la  marquise.)  Il  y  a  aussi  Bourget... 
n'est-ce  pas  marquise  ? 


ACTE  PREMIER  251 

LA   MARQUISE,  d'une  9oix  profonde. 

Ah!  nous    autres    femmes,  il    nous   vilipende, 
mais  nous  Tadorons. 

(Georget  et  Irène  ont  un  même  mcuvirmin  a  auniira- 
tion  pour  cette  exclamation.) 

IRÈNE,   bas  en  riant. 

Oh  !  il  nous  vilipende  ! 

GBORGET,  même  ftu. 

Ma  chère!... 

IRÈNE,  fumt. 

Vous  regardiez  cette  édition  italienne...  C'est 
en  galuchat;  c'est  très  rare. 

GEORGET,  précipitamment. 

Examinez  cette  gravure-là. 

(//  lui  pose  le  livre  sur  Us  gencux.) 
LA    MARQUISE 

Je  l'ai  déjà  vue. 

GFORGET 

Pas  assez,  pas  assez...  tenez...  {Il  se  met  derrière 
la  chaise  de  la  marquise  et  se  penche  en  aoant.  D'une  main, 
il  montre  la  gravure.  De  Tautre^  sans  que  la  marquise 
juisss  le  voir^  il  a  atteint  Irène^  toute  proche^  et  lui 
iresse  longuement^  autoritairement^  la  nuque  et  les  épaules, 
sans  que  celle-ci  esquisse  le  moindre  geste  de  protestation, 
comme  si  elle  était  habituée  dès  longtemps  à  cette  caresse  et 
s'y  soumettait  naturellement.)  Admirez  Cette   fineSSe... 


252  MAMAN  COLIBRI 

C'est  d'un  burin...  ah!  quel  burin!...  c'est  doux... 
c'est  doux... 

{La  main  de  Georget  si  promène  sur  les   épaules  et 
les  bras  d'Irène.) 

LA  MARQUISE,  penchée  sur  h  livre. 
Une  caresse! 

GEORGET 

Je  vous  crois! 

{Georget^  gamin,  essiye,  tout  d'un  coup^  d'enlever  le 
peigne  des  cheveux  d'Irène.) 

IRÈNE,  se  dégageant,  à  voix  étouffée. 
Non,  non  1  que  c'est  bête  !... 

GEORGET,  vivement,  à  la  marqu'.ss  qui  allait  lever  le  nex. 

Et  puis  vous  voyez,  là,  le  galuchat. 

LA    MARQUISE 

Qu'est-ce  que  le  galuchat,  en  somme? 

GEORGET 

En  somme,  oui...  en  somme? 

IRÈNE 

C'est  un  petit  poisson. 

GEORGET 

Qui  va  dans  l'eau...  vert  et  bleu. 

LA    MARQUISE 

Mais  non,  je  crois  que  c'est  un  requin. 


ACTE  PREMIER  253 

GEORGET 

C'est  un  petit  poisson  qui  est  un  requin...  voilai 

{Irène  est  tout  à  coup  prise  d'un  fou  rire^  stupide  et 
irrés'S'.ible^  elle  est  obligée  de  s'éloigner^  en  pouf" 
fant  dans  son  mouchoir.) 

LA   MARQUISE,   à  Irène. 

Qu'avez-vous,  chère  amie? 

IRÈNE,  de  dos,  au  fond^  la  voix  étranglée. 

Rien...  ce  n'est  rien...  un  peu  de  hoquet... 

GEORGET,  S?  mordant  les  lèpres,  et  pour  détourner 
V attention  de  la  marquise. 

Madame  de  Rysbergue  adore  les  éditions  cu- 
rieuses. 

LA    MARQUISE 

Mon  hôtel  en  est  plein.  Et  vous? 

GEORGET 

Oh!  moi  aussi...  seulement  je  n'y  connais  rien. 

IRÈNE,  redescendant^  calmée;  à  Georget,  sévèrement. 

Assez...  assez...  asseyez-vous  I  {Haut  à  Georget  qui 
ne  veut  pas.)  Je  VOUS  prie  de  vous  asseoir,  monsieur 
de  Chambry. 

{Maintenant,  ils  sont  asss,  très  siges,  tous  les  trois 
en  rond.) 

GEORGET,   après  un  long  silence. 

Avez-vous  remarqué  comme  le  printemps  est 
long  à  venir  cet  hiver? 


254  MAMAN  COLIBRI 

LA   MARQUISE 

Ah  !  les  saisons  sont  tellement  troublées,  depuis 
quelque  temps. 

GEORGET,  parlant  très  vite  tout  à  coup  et  sur  un  ton 
très  naturellement  mondain. 

C'est-à-dire  qu'on  ne  sait  plus  quel  est  le  prin- 
temps, quel  est  l'hiver.  Je  t'aime. 

IRÈNE,  même  jeu. 

N'est-ce  pas?  positivement?  Moi  aussi. 
GEORGET,  de  plus  en  plus  vite. 

C'est  à  ne  plus  vous  faire  croire  qu'il  y  a  un 
Dieul...  Disons  plus  rien. 

IRÈNE,  même  jeu. 

Et  le  printemps  est  si  divin  1...  Ça  la  fera... 
GEORGET,  même  jeu. 

Absolument...  partir. 

LA   MARQUISE,  le  sourire  pâmé. 

Mais  le  printemps  n'est  vraiment  agréable  qu'en 
Italie  1...  {Personne  ne  lui  répond  plus.  S:>n  bon  œil  si 
doux  s'en  étonne  d'abord^puis  les  ayant  regardés^  elle  dit:) 
Je  bavarde,  je  bavarde...  et  vous  retiens  jusqu'à 
des  heures  indues... 

IRÈNE,  sans  conviction. 

Pas  le  moins  du  monde. 

LA   MARQUISE 

Quelle  heure  peut-il  bien  être? 


^  ACTE  PREMIER  255 

IRÈNE 

Quelle  heure,  Georget? 

GEORGET,  regardant  ta  montre. 
Onze  heures  et  demie  I 

IRÈNE,  à  la  marquite. 
Il  n'est  que  minuit  trente -cinq. 

LA   MARQUISE,  S»  levant  précipitamment. 

Minuit  trente-cinq  !  c'est  effrayant...  J'avais  com- 
mandé la  voiture  pour  onze  heures.  Au  revoir,  mon- 
sieur. Quand  vous  passerez  de  mon  côté... 

GEORGET 

Infiniment  aimable  l 

LA  MARQUISE,  à  Irène  qui  la  conduit. 

Ne  me  raccompagnez  pas,  chère  amie,  je  vous 
en  prie. 

IRÈNE 

Comment  donc! 

LA    MARQUISE 

Il  est  charmant»  ce  garçon.  Et  bien  élevé! 

{Elles  sortent  toutes  deux.  Une  seconde  Georget  reste 
seul.) 


256  MAMAN  COLIBRI  ^ 

SCÈNE    XII 

GEORGET,  puis  IRÈNE 

Irène  rentre.  Elle  arrête  Georget  d'un  geste. 

IRÈNE 

Non  !  non  !  je  suis  furieuse.  Va-t'en.  Tu  es 
d'une  imprudence  folle. 

GEORGET 

Ce  n'est  pas  vrai.  Je  suis  très  habile. 

IRÈNE 

Va -t'en  !  va -t'en  !  je  frémis  à  chaque  instant,  à 
cause  des  enfants  !...  Fais  attention,  je  t'en  sup- 
plie... S'ils  s 'apercevaieMt  de  quelque  chose  1 

GEORGET 

Allons  donc  !  je  manœuvre  très  habilement  ; 
c'est  toi  qui  grondes  et  c'est  toi  la  plus  impru- 
dente. (//  tire  de  sa  poche  un  petit  portefeuille.)  Tu  avaJS 
oublié  ça  chez  nous,  à  cinq  heures...  avec  tes 
cartes  dedans.  Le  concierge  pourrait  très  bien  fouil- 
ler et  voir  ton  nom. 

IRÈNE 
Vrai  ?...  oh  I  crois-tu?  {Elle  prend   le  portefeuille.) 
Mais  toi,  de  ton  côté,  je  t'en  conjures,  fais  bien 
attention  à  Richard,  à  Paulot... 

GEORGET 

Pas  de  danger.  Mon  petit  manège  est  parfait; 


ACTE  PRhMlER  257 

avoue.  Je  m'admire  moi-même.  Je  marche  dan;^ 
les  combinaisons  du  jeune  Paulot,  je  me  charge 
des  courses  de  Richard,  et  je  leur  fais  croire  à  tous 
deux  que  j'ai  une  première  de  magasin...  qui  va 
lâcher  ses  parents  pour  moi...  D'abord  tes  fils  ne 
me  croiraient  pas  capable  d'avoir  ime  aventure 
aussi  importante. 

IRÈNE 

C'est  vrai  tout  de  même  que  c'est  une  chose 
considérable  pour  un  garçon  sans  conséquence 
comme  toi!  Qu'est-ce  que  tu  as  pensé  quand  tu 
t'es  aperçu  que  je  t'aimais? 

GEORGET 

Ce  que  j'ai  pensé? 

IRÈNE 

Oui. 

GEORGET 

Je  me  suis  dit  :  Je  ne  l'aurai  jamais.  C'est  trop 
beau!...  Je  m'imaginais  que,  si  je  m'y  mettais,  il 
faudrait  des  années  pour  te  conquérir. 

IRÈNE 

Tu  as  é*-é  heureux,  hein? 

GEORGET 

Jai  été  surtout  stupéfait. 

IRÈNE 

Sale  bête  ! 

GEORGET 

Mais  c'est  une  impression  qui^a  passé  vite.  Je 
m'y  suis  fait. 


258  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Quand  t'es-tu  aperçu  pour  la  première  fois  que 
je  t'aimais?  Tu  ne  me  l'as  jamais  raconté. 

GEORGET 

Un  jour,  au  tennis,  chez  les  Dubreuil-..  Tu  me 
regardais  tout  le  temps...  tu  ratais  toutes  les 
balles... 

IRÈNE 

Tu  étais  si  joli  ce  jour-là  1 

GEORGET 

Ne  dis  pas  çal...  J'avais  un  rhume  de  cerveau 
terrible,  un  bouton  de  fièvre  gros  comme  un  gnon. 
J'étais  furieux  que  tu  m'aimes  juste  à  ce  moment- 
là. 

IRÈNE 

C'est  ce  que  les  poètes  appellent  le  premier  émoi. 

GEORGET 

Je  suis  sincère. 

IRÈNE 
Je  le  vois  bien.   {Silence.  Elle  le  regarde  longuement 
dans  Si'S   yeux  bleus.  Puis    tout    à  coup^  elle    pousse   un 

soupir.)  Tout  de  même  1 

GEORGET 

Quoi,  tout  de  même? 

IRÈNE 

Rien!  Tout  de  même...  voilà  toutl...  Il  y  a  des 
minutes  où  je  me  demande  si  je  ne  rêve  pas.  Toi, 
Georget,  le  Georget  de  mes  enfants,  devenu,  tout 


ACTE  PREMIER  259 

à  coup,  ainsi  sans  raison,  mon  amant...  Mon  amant  ! 
songe,  c'est-à-dire  celui  qui  surpasse  tout  dans 
mon  cœur...  quelle  effrayante  chose! 

GEORGET 

Ne  me  regarde  pas  ainsi.  Ça  m'intimide.  Il  me 
semble  que  j'ai  fait  un  malheur. 

IRÈNE 

C'en  est  un  !  que  tu  as  commis,  délibéré- 
ment... C'en  est  un  que  de  s'être  donné,  corps  et 
Ime,  à  un  enfant  comme  toi,  qui  tient  désormais 
toute  ma^'ie  dans  ses  mains,  tout  :  passé,  avenir... 
C'est  à  ce  g&min  que  devaient  aboutir  mes  années 
graves  de  mère  de  famille,  d'épouse,  mes  devoirs, 
mes  deuils,  mes  scrupules,  mes  illusions  de  moi- 
même...  Si  tu  n'appelles  pas  cela  un  malheur,  que 
te  faut-il? 

GEORGET 

Mais  c'est  agaçant,  à  la  fin,  cette  conception  que 
tu  te  fais  de  moi...  Je  suis  un  homme  1  un  homme 
à  qui  l'on  peut  se  confier  sans  peur...  Tu  verras  si 
je  ne  conduis  pas  bien  notre  barque.  Ahl  ah! 

IRÈNE 

C'est  peut-être  vrai.  Mais  que  veux-tu?  Il  m'est 
difficile  d'oublier  que  je  t'ai  vu  collégien.  Ça  te 
nuit  dans  mon  esprit. 

GEORGET 

Ça  me  déshonore. 

IRÈNE 

Tu  te  souviens,  la  première  fois  que    je    t'ai 


260  MAMAN  COLIBRI 

vu?  Richard  m'avait  demandé  de  te  faire  sortir.un 
dimanche,  du  lycée. 

GEORGET 

Ne  parle  pas  de  ça,  ne  parle  pas  de  ça,  je  t'en 
supplie  1 

IRÈNE 

Je  te  vois  encore,  gauche,  un  peu  ridicule  — 
parfaitement,  —  et  bougon...  Tu  te  rappelles 
quand  je  vous  ai  emmenés  au  bois  de  Vincen- 
nes,  gamin  que  tout  ennuie,  maussade,  regardant 
tomber  les  gouttes  de  pluie  de  ta  visière  en  toile 
cirée...  Tu  faisais  une  si  drôle  de  figure,  dans  ce 
dimanche  forain  de  soldats,  de  guinguettes,  et  de 
pelures  d'orange! 

GEORGET 

Si  tu  ne  m'avais  pas  connu  petit,  je  n'aurais  pas 
été  le  camarade  de  tes  enfants,  et  si  je  n'avais 
pas  été  le  ca... 

IRÈNE,  lui  fourrant  un  bonbon  dans  la  bouche. 

Oui,  La  Palisse!  Tiens,  mange  un  bonbon. 

GEORGET,  bafouillant. 

Zut!  zut!  zut! 

(Elle  Vemhrasse  doucement  sur  le  front). 

IRÈNE 

Et  puis,  mon  chéri,  qu'importe!  Que  je  t'aime 
pour  telle  ou  telle  raison,  c'est  que  cela  devait  arri- 
ver ainsi...  L'essentiel  est  que  je  t'aime... et  infini- 
ment encore  !...  Je  trouve  cette  sensation  si  déli- 


ACTE  PREMIER  261 

cieuse  de  ne  penser  qu'à  toi  tout  le  jour,  de  haïr 
tout  ce  qui  me  dérange  de  ta  préoooupation... 
C'est  violent,  silencieux   et  bien  agréable  ! 

GEORGET,  avec  conviction, 
N'est-oe  pas? 

IRÈNE 

Tais-toi  I  tais-toi  1 

GEORGET 

Qu'est-ce  que  j'ai  dit? 

IRÈNE 

Ne  me  fais  pas  souvenir  de  tes...  aventures,., 
gredin  I 

GEORGET 

Ce  n'est  pas  à  elles  que  je  faisais  allusion. 

IRA  RE 

C'est  écœurant,  tiens  1  Songer  que  tu  as  déjà 
un  passé!... 

GEORGET 

Tu  ne  veux  pas  me  croire  quand  je  dis  que  c'est 

toi  la  gosse  1 

IRÈNE,  vivement. 

Ne  blague  pas  !  Je  t'apporterais  peut-être  à 
cette  heure,  comme  les  autres,  un  amour  sans  illu- 
sion, sans  mystère  et  sans  curiosité...  Dans  quel- 
ques années  seulement,  tu  apprécieras. ..trop  tard... 
et  alors  ce  sera  avec  regret  et  tristesse. 

GEORGET 

Mais  comment  se  peut-il  que  tu  n'aies  jamais 
aimé?..    Au  fait,  c'est  bête  ce  que  je  demande  là. 


262  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Non,  oe  n'est  pas  bête.  Je  me  le  suis  demandé 
moi-même  si  souvent  !  Mariée  tout  enfant  à  un 
mari  qui  ne  m'épousa  que  pour  fonder  une  famille 
et  unir  sa  race  belge  à  du  joli  sang  français,  j'ai 
poussé...  Et  les  hommes  ne  me  troublaient  pas.  Je 
me  suis  habituée  jeune  à  leur  danger...  Leur 
gaieté  me  plaisait,  leur  compagnie  m'amusait... 
mais  je  les  ai  vus  toujours  sans  mystère  et  leur  pré- 
sence ne  m'a  jamais  fait  rougir.  On  n'explique 
pas  ces  choses-là. 

GEORGET 

Ça  ne  te  tardait  pas? 

IRÈNE 

Que  si!  Seulement  à  la  fm  j'y  avais  renoncé  et 
je  n'y  pensais  plus...  Dame!  C'est  comme  quand 
je  croyais  que  je  n'aurais  jamais  ma  voiture  à 
moi  :  je  n'en  avais  pas  envie. 

GEORGET 

Heureusement  que  je  devais  venir...  Bibi  était 
là. 

IRÈNE 

Dieu  que  tu  es  stupide,  mon  pauvre  amil...  Et 
puis,  non,  tiens,  j'adore  quand  tu  es  radieuse- 
ment  bête  comme  ça  1...  que  toute  ta  jeunesse 
éclate  d'un  bon  gros  rire  qui  ne  peut  pas  tenir  en 
place..» 

GEORGET 

Chez  moi  on  me  trouve  triste  comme  un  bon- 
net de  nuit. 


ACTE  PREMIER  863 

IRÈNE 

Eh  bien,  tu  es  méconnu  chez  toi,  voilà  tout... 
Ah  I  non,  que  je  ne  te  reproche  pas  tes  vingt  et 
un  ans!... Sois  jeune...  sois  jeune,  aussi  longtemps 
que  tu  pourras. 

GEORGET 

Ça  ne  se  commande  pas. 

mtuE 
Tu  crois? 

GEORGET 

Dame  ! 

IRÈNE 

C'est  lugubre  ce  que  tu  dis  là. 

GEORGET,   haussant  les  épaules. 

Oh!  pourquoi  ?  Toi  qui  es  toujoure  si  jolie,  si 
jeune!... 

IRÈNE 

Il  y  a  de  quoi  mourir  de  tristesse  d'entendre 
un  amant  qui  vous  dit  :  «  Tu  es  si  jeune !...  »  Ah! 
la  jeunesse,  vois-tu,  quand  passe  dans  la  conver- 
sation ce  mot-là,  je  frémis  de  tout  moi...  C'est  le 
plus  beau  mot  de  la  vie. 

GEORGET 

Pour  les  unS:  c'est  l'amour  ;  pour  les  autres, 
c'est  patrie,  et  ainsi  de  suite...  Le  plus  beau  mot 
de  la  vie  varie  selon  les  gens. 

IRÈNE 

Pour  les  femmes,  c'est  toujours  jeunesse.  Ah  ! 
gredin,  qui  as  ce  trésor-là  dans  les  yeux  et  qui  ne 
le  sais  pas  ! 


264  MAMAN  COLIBRI 

GEORGET 

C'est  un  refrain  chez  toi,  cette  idée. 

IRÈNE 

Mais  c'est  aussi  le  refrain  qui  accompagne  ta 
beauté,  petit  malheureux  !...  Quand  tu  arrives  dans 
la  maison,  c'est  comme  du  printemps,  c'est  comme 
quelqu'un  qui  apporte  des  fleurs...  Quand  je  te 
regarde  par  le  balcon,  en  bas,  tu  fais  sur  le  trot- 
toir comme  une  tache  claire  et  lumineuse... 

GEORGET 

Je  suis  comme  un  peu  de  radium  quoil 

IRÈNE 

Ce  n'est  pas  si  idiot  que  tu  le  crois  ce  que  tu  dis 
là. 

GEORGET 

Colibri,  va!  On  ne  peut  pas  être  plus  exquise 
que  toi. 

IRÈNE 

Mais  on  peut  être  plus  jolie...  c'est  embêtant. 

GEORGET 

Non,  on  ne  peut  pas. 

IRÈNE 

Si,  on  peut...  Au  moins,  je  voudrais  savoir  si  je 
suis  seulement  joUe. 

GEORGET,   avec    autorités 
Tu  l'es. 

IRÈNE 

Ce  n'est  pas  sûr. 


ACTE  PREMIER  265 

GEORGET 

Si,  puisque  je  te  le  dis. 

IRÈNE 

Je  n'ai  pas  confiance  en  toi...  tu  es  partial. 

GEORGET 

Que  t'importe  alors,  si  moi  je  te  trouve  belle. 

IRÈNE 

Il  n'y  a  que  les  femmes  qui  n'aiment  pas  beau- 
coup qui  se  satisfont  de  cette  illusion!...  Est-ce 
que  tu  m'imagines  quand  j'avais  vingl  ans? 
J'étais  rudement  bien  alors!...  Quel  dommage!... 
Pense,  imagine  un  peu,  comme  je  devais  être  à 
vingt  ans  ! 

GEORGET 


Moins  bien. 


IRÈNE 


Tiens,  parbleu  I...  {Un  temps.)  Mais  à  part  ça, 
j'étais  très  bien...  Dire  que  tu  ne  m'auras  pas  con- 
nue à  cette  époque!...  Quelle  drôle  de  chose  que 
de  s'accrocher  ainsi  à  un  certain  moment  de  la 
vie...  et  que  tout  le  reste  ce  soit  de  l'ombre  !...  Ima- 
gine-moi... J'avais,  tiens,  l'ovale  bien  plus  régu- 
lier... les  tempes  ont  l'air  de  s'être  allongées,  vois- 
tu?  {Elle  se   reprend   vite^  craintivement,)   J'étais  plus 

jolie,  mais  j'avais  moins  de  caractère. 

GEORGET 

Oui,  je  comprends. 


26  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Comme  ça  change  la  figure  !...  Moi  aussi,  je  vou- 
drais savoir  comment  tu  seras...  plus  tard...  bien 
plus  tard...  quand  il  y  aura  longtemps  que  tu  ne 
m'aimeras  plus...  lorsque  nous  ne  nous  connaî- 
trons plus. 

GEORGE r 

Méchante  I 

IRÈNE 

Chut!  tais-toi... laisse-moi  te  voir  une  seconde, 
en  feimant  les  yeux...  Chut. 

[Elle  met  les  mains  devant  les  ycur.) 
GEORGET,  riant. 

Quelle  enfant  1 

IRÈNE 

Pense  aussi  de  ton  côté  pour  moi...  {Viœment.) 
Mais  à  rebours. 

GEORGET 

Naturellement. 

{Par  complaisance j  il  fait  la  même  chose  qu'elle  ni 
met  sa  figure  dans  ses  mains,  mais  il  y  a  dans  les 
deux  poses  la  difjérence  d'un  qui  n^y  songe  pas  et 
de  Vautre  qui  y  songe.  —  Un  silence.) 

GEORGET,  interrompant  subitement  en  riant. 

Eh  bien,  tu  es  rudement  mieux,  maintenant,  il 
n'y  a  pas  de  comparaison! 

IRÈNE,  avec  élan. 

Tu  me  trouves  un  peu  folle,  pas?...  0  mon 
chéri,  mon  grand  amour,  que  je  t'adore  l 


ACTE  PREMIER  267 

GEORGET 

Pas  plus  que  je  ne  t'aime. 

IRÈNE 

Bien  plus  !...  bien  plu^l...  Mais  qu'importe  !... 
Ah  !  le  bonheur  seul  de  t'aimer  me  paye.  Mon 
petit,  mon  petit,  comme  je  te  défendrais  si  on 
voulait  te  faire  du  chagrin  dans  la  vie,  si  tu  n'étais 
pas  heureux  !...  Que  je  t'aime  I  II  y  a  un  vieux 
reste  de  maternité  dans  la  passion  que  j'ai  de 
toi...  Qu'ad\^endra-t-il  de  tout  cela,  mon  Dieu» 
mon  Dieu?  Et  où  allons-nous? 

GEORGET 

Tu  réfléchis  trop,  tout  le  temps...  Qu'est-ce  que 
ça  fait! 

IRÈNE 

Tu  as  raison.  Laissons-nous  emporter...  Ah!  que 
ça  dure  ce  que  ça  durera  !...  Flamber... Puis  baste  !... 
Petit,  petit,  mets  ta  tète  là.  Oh  !  te  respirer  comme 
les  premières  violettes  ! 

{Elle  V attire  contre  son  cœur.) 
GEORGET,  dans  un  murmure. 

Irène. 

IRÈNE 

Tout  à  l'heure,  quand  ton  ombre  est  apparue 
sur  la  vitre,  positivement  je  l'ai  sentie  là...  dans 
le  dos...  elle  m'attirait...  je  me  retournais  tout  le 
temps  inquiète...  je  n'étais  plus  à  ce  qu'on  disait... 
je  me  suis  presque  trahie,  par  amour  d'elle...  Ce 
n'était  pas  toi  et  c'était  toi  tout  de  même,  cette 


268  MAMAN  COLIBRI 

ombre,  et  quand  j'ai  été  cogner  dedans  avec  le 
doigt,  j'ai  eu  l'impression  de  la  toucher  comme 
un  oiseau...  Et  devant  tout  le  monde,  instinctive- 
ment, par  une  irrésistible  impulsion,  je  m'en  suis 
si  fort  approchée  que  j'ai  senti  le  contact  de  la 
vitre,  là,  sur  mes  lèvres...  J'avais  baisé  ton  ombre 
sans  le  vouloir. 

GEORGET,  à  voix  basse. 

Je  te  veux  I  je  te  veux  !...  Tes  yeux  1...  si  tu 
savais...  tes  yeux!... 

{Une  grande  lueur ^  pàle^  dehors  à  la  fenêtre.) 
IRÈNE,  surgaulant. 

Oh  I  tu  n'as  pas  vu  ?...  im  éclair...  J'ai  eu  peur. 

GEORGET 

C'est  un  éclair  de  printemps,  à  l'horizon.  Il  ne 
pleut  pas... 

IRÈNE 

Ferme  la  fen-'tre.  11  y  a  un  souffle  qui  passe 
sur  l'avenue...  Tu  entends  les  platanes  qui  se  cour- 
bent?... Ferme.  J'ai  les  épaules  nues...  et  ce  soir 
elles  sont  trop  prêtes  à  frissonner...  (fieorget  se  penche 
sur  ces  épauleS'là^  et  y  pose  les  lèvres...  Irène ^  le  repous- 
sant^ les  yeux  troublés^  avec'une  voix  suppliante.)   Non, 

va-t'en...  va -t'en...  Ici  je  suis  la  mère,  Georget,  la 
mère...  Et  puis  Paulot,  Paulot  au  fait?... 

GEORGET 

Il  est  dans  sa  chambre  à  travailler. 


ACTE  PREMIER  269 

IRÈÎIE 

\'a  voir  s'il  y  est  encore. 

OEORGET 

Pourquoi  ? 

IRÈNE 

Si,  je  veux...  va  t'assurer  qu'il  y  est...  je  serai 
plus  tranqxiille...  {Se  levant.)  Ah  !  puis,  nous  sommes 
fous...  Désénervons-nous...  pensons  à  autre  chose... 
Passe-moi  un  livre,  tiens,  n'importe  lequel,  celui- 
là.  Va,  va  vite...  je  t'en  supplie.  (Georget  $ort  rapi- 
dement^ par  le  grand  silon;  on  le  voit  disparaître  ;  Irène 
Usant.)  Tiens!...  Colibri!  {Elle  ss  penche  curieusement 
sur  le  livre.) 

{Une  instant  s'écoule  ainsi.  Puis  on  ■  oit  rentrer 
Georget...  Il  considère^  de  loin^  au  fond^  Irène^ 
qui  ne  l'entend  pas  rentrer...  Et  alors,  tout  dou- 
cement, sur  la  pointe  des  pieds,  à  pas  de  Icup,  il 
traverse  la  pièce  et  s'approche  d'elle^  par  derrière, 
pour  Vembrasser  dans  le  cou.  A  la  porte  de  gau- 
che, Richard  vient  d'apparaître.  Il  s'est  arrêté 
sur  le  seuU,  et  regarde  son  ami  traverser  de  cette 
étrange  façon  le  sjlon.  Au  moment  oà  il  s'approche 
d^ Irène,  Georget  qui  a  dâ  entendre  un  bruit 
tourne  la  tête  du  côté  de  Richard  et  l'aperçoit. 
Interloqué,  il  reste  la  jambe  pliée,  dans  une  pos- 
ture stupide   et  balancée.) 

GEORGET,  s  efforçant  d'être   très  naturel. 

C'est  toi  ?  {Souriant  et  montrant,  bêtement,  du  doigt 
le  chemin  parcouru.)  J'allais  faire  peur  à  ta  mère. 


270  MAMAN  COLIBRI 

SCÈNE    XIII 
Les  Mêmes,    RICHARD 

IRÈI^E,  se  retcurnant. 

Qu'est-ce  que  c'est? 

GEORGET,  avec  volubilité. 

Vous  l'avez  échappé  belle,  vous  savez  1  Figurez- 
vous  qu'il  m'a  surpris  juste  au  moment  où  j'allais 
vous  faire  une  de  ces  peurs!...  Il  m'a  coupé  mon 
effet. 

IRÈNE,  qui  ne  s'est  pas  rendue  compte 
de  ce  qui  s'est  passé. 

Tant  mieux.  J'ai  horreur  de  ce3  petites  plaisan- 
teries. 

GEORGET 

Figurez-vous  que  j'avançais  à  pas  de  loup... 
j'étais  déjà  à  deux  pas  et... 

RICHARD,  l'interrompant. 

Paulot  n'est  pas  là? 

GEORGET 

Il  finit  son  devoir...  Moi  ça  m'arrête  la  respi- 
ration quand  on  me  fait   une   frayeur.   {Essayant 

de  mêler  Richard  à  la   conversation.)    Et   toi  ?   est-Ce, 

que... 

RICHARD 

Je  t'ai  demandé  si  Paulot  était  là. 


ACTE  PREMIER  271 

GEORGET 

Je  t'ai  répondu. 

RICHARD 

Ahl 

GEORGET,   qui  s'est  repris,  à  Irène. 

Oh!  mais  il  est  d'une  humeur,  ce  soirl... 

IRÈNE,  à  Richard. 

Pourquoi  es-tu  revenu?  Tu  ne  vas  pas  là-bas? 

RICHARD 

J'étais  remonté,  en  attendant;  il  n'est  pas  mi- 
nuit, je  suis  en  avance.  Mais  je  ressors  à  la  minute. 

IRÈNE 

.\lor8,  en  définitive,  que  vas-tu  lui  dire? 

RICH.\RD,  sèchement. 

Ce  qu'il  faudra.  Ne  te  préoccupe  pas  de  ça. 

GEORGET 

Il  n'est  pas  à  prendre  avec  des  pincettes. 

{Richard  se  dirige  vers  la  porte  de  sortie.) 
IRÈNE 

Tu  t'en  vas? 

RICHARD 

Oui. 

IRÈNE,   vivement. 

Mais  Georget  s'en  va  avec  toi. 

GEORGET 

Oui,  oui.  Je  t'accompagne. 


272  MAiMAN  COLIBRI 


RICHARD 


Viens  si  tu  veux,  mais  je  te  prierai  de  ne  pas 
m'accompagner,  au  contraire.  J'ai  besoin  d'être 
seul. 

GEORGET 

Je  te  proposais  cela  pour  te  faire  plaisir,  mais 
du  moment  que  tu  es  dans  ces  dispositions...  {A 
Irène.)  Vous  avez,  madame,  un  fils  qui  a  bien  le 
plus  fichu  caractère  que  je  connaisse... 

RICHARD,  avec  un  froncement  de  sourcils  et  un  geste 
d'impatience  subit. 

Oh  !  mon  vieux,  dispense-toi,  ce  soir,  de  ces 
plaisanteries  dont  tu  es  coutumier  et  que  des  per- 
sonnes comme  ma  mère  pouvaient  passer  à  un 
gamin,  mais  qui  ne  sont  plus  guère  de  ton  âge, 
je  t'assure...  C'est  pour  toi  ce  que  j'en  dis... 

GEORGET,  une  imperceptible  petite  rcugcurau  visage^  mais 
s' efforçant  de  rire  tovit  de  même  en  regardant  Irène. 

Tu  es  bien  aimable  Je  ne  sais  sur  quel  ton,  je 
dois,.. 

RICHARD,  plus  doucement  et    sérieux. 

Sur  aucun  ;  je  n'ai  voulu  te  donner  aucune 
leçon;  c'est  mon  affection  pour  toi  qui  a  parlé... 
Et  devant  ma  mère  nous  n'avons  pas  à  nous  gêner, 

n'est-ce  pas  ?  (//  lui  donne  une    tape  sur    V épaule.) 

Allons  viens  mettre  ton  pardessus,  et  filons... 


A€TE  PREMIER  273 

SCÈNE    XIV 
Les  Mêmes,  PAULOT 

PAU  LOT,  arriVawt  du  salon. 

Où  allez-vous  tous  les  deux?  Vous  sortez?...  Je 
descends  avec  vous. 

RICHARD 

Nous  n'allons  pas  du  même  côté. 

PAULOT 

Ça  ne  fait  rien.  Georget  va  m'emmener  prendre 
un  bock  chez  Zimmer...Tu  veux  bien?... Chouette  !.. 
{Richard  et  Georget  #onr«o/-ïia.)  Maman,  je  peux  pren- 
dre  une  de  tes  cigarettes? 

IRÈNE 

Tant  que  tu  voudras. 

{Paulot  choisit  une  cigarette  dan»  un  étui  sur  la 
table.) 

LA  VOIX  DE  RICHARD 

Dépêche-toi...  Je  vais  vous  déposer  en  voiture... 

{Paulot  les  rejoint  en  courant^  et  la  porte  de  gauche 
reste  ouverte  derrière  lui.  Irine-^  qui  ne  s'est  pas 
leçée  de  tout  ce  temps^  le  livre  sur  les  genoux^  et 
à  gui  d'ailleurs  cette  petite  seine  a  échappé  com- 
plètement^ reprend  sa  lecture...  La  lampe  éclaire 
sa  nuque  penchée  et  ses  épaules  blondes.  Un  temps 
s'écoule.  Richard  rentre  à  gauche^  il  avait  laissé 
son  chapeau  sur  une  chaise^  près  de  la  porte.  Il 
vient    le   reprendre.  A    son   tour^  il    considère   sa 


274  MAMAN  COLIBRI 

mère  de  loin.  On  dirait  qu'il  hésite...  Puis,  il  se 
met  à  faire  ce  qu'il  a  pu  faire  à  Georget  tout  à 
Vheure;  il  marche  de  la  même  façon,  sur  la  pointe 
des  pieds.  De  Voeil  il  se  remémore  le  chemin  par- 
couru par  Vautre.  Il  fait  exactement,  pas  à  pas, 
tout  ce  qu'a  fait  Georget.  On  sent  qu'il  se  recons- 
titue à  lui-même  la  scène  qu'il  a  surprise.  Irène 
ne  Centend  pas.  Quand  il  est  près,  tout  près,  à 
portée  de  souffle,  derrière  sa  mè^e,  on  le  voit  net- 
tement hésiter,  puis  faire  comme  un  grand  effort 
sur  lui-même^  et,  le  cœur  battant,  il  ose  sur  la 
nuque  de  sa  mère  un  baiser  qui  n'est  pas  de  fils, 
un  baissr  prolongé,  qui  la  fait  frissonner,  toute, 
d'une  délicieuse  erreur.  Elle  renverse  la  nuque  en 
arrière,  sans  une  hésitation,  sins  un  doute,  livrant 
sa  chair  aux  lèi>res  de  Vamant  et  on  l'entend  mur- 
murer d'une  voix  chaule  et  imperceptible  comme 
dans  un  soupir:  «  Chéri  I  »  Une  seconde...  Les  yeux 
de  la  mère  et  du  fils  se  rencontrent.  C'est  brusque  et 
I  terrible.  Ils  sont  pâles,  tous  deux,  de  ce  qu'a  d'ef- 
frayant l'éclair  de  cette  minute  et  de  cette  méprise.) 

RICHARD,  simplement. 

Bonsoir,  maman. 

(7/  sort,  en  mettant  son  chapeau,  pendant  que  le  rideau 
tombe.) 


RIDEAU 


ACTE    DEUXIÈME 

Une  sorte  de  hall-salon  dans  une  villa-locative  donnant 
^u^  un  grand  parc.  Une  villa  moitié  château,  moitié 
maison  de  plaisance  d'assez  grand  air.  Les  portes-fenê- 
tres au  fond  donnent  directement  sur  le  jardin,  sans 
perron.  C'est  une  chaude  journée  d'orage.  Les  portes 
-^ont  ouvertes  à  tous  les  courants  d'air. 


SCENE    PREMIERE 

PAULOT.  RICHARD 

Paulot  est  assis  à  une  table,  sur  la  gauche,  à  côté 
d'une  pile  de  bouquins  d'écolier. 

RICHARD,    entrant. 

Je  te  dérange,  tu  travailles?... 

PAULOT 

Je  finis  un  exemple  de  colle  pour  le  bachot 
d'octobre.  Ce  n'est  pas  pressé. 

RICHARD 

J'ai  à  te  parler,  Paulot...  Non,  non,  reste  assis. 

PAULOT 

Important  ? 

RICHARD 

Grave...  Passe-moi  une  allumette.  (//  allume  une 
cigarette.)  A  quelle  heure  Georget  doit-il  venir  de 
Deauville  ? 


276  MAMAN  COLIBRI 

PAULOT 

Je  oroiSjpar  le  train  qui  part  à  2  heures  de  Deau- 
ville. 

RICHARD 

Il  faut  un  quart  d'heure,  au  plus,  de  trajet, 
n'est-ce  pas,  pour  venir  jusqu'à  Touques? 

PAULOT 

Comment  !  tu  n'as  pas  encore  pris  le  train.depuis 
que  nous  avons  loué?  Je  croyais  que  tu  étais  allé 
à  Deauville  avant-hier. 

RICHARD 

A  cheval. 

PAULOT 

Par  le  train,  moi,  je  mets  im  quart  d'heure, 
juste,  et  dix  minutes  pour  venir  de  la  gare  ici,  à 
pied. 

RICHARD,  regardant  sj  montre. 

Bien.  Nous  avons  le  temps  de  causer.  Il  va  se 
passer  peut-être  aujourd'hui  quelque  chose  de 
grave.  Il  vaut  mieux  que  tu  sois  averti...  Ne 
t'effraie  pas. 

PAULOT 

Que  veux-tu  dire?...  Je  ne  comprends  rien.  En 
quoi  Georget  est-il  mêlé  à... 

RICHARD,   avec  solennité. 

Georget  a  forfait  à  l'honneur.  {Mouvement  de 
Paulot.)  Ne  m'interroge  pas.  C'est  un  misérable.  Je 
suis  décidé  à  ne  pas  te  répondre  sur  ce  chapitre. 


ACTE  DEUXIEME  277 

Qu'il  te  suffise  de  savoir,  quelle  que  soit  sa  faute, 
qu'elle  est  grave,  très  grave. Il  nous  a  trahis  de  la 
plus  odieuse  façon. 

PAU LOT 

Mais  dis  quoi?...  Un  abus  de  confiance?  un... 
vol,  peut-être?...  des  documents  de  la  maison?... 
Quoi?...  des  tripotages  d'argent?...  dis?... 

RICHARD 

N'importe!...  la  question  n'est  pas  là. 

PAU LOT 

Mais  nous  y  sommes  mêlés? 

RICHARD 


De  très  près. 
Papa  sait? 


PAU LOT 


RICHARD 


Non.  Et  il  importe  qu'il  ne  sache  pas.  Ta  parole 
que  tout  ce  que  nous  disons  restera  secret  pour 
lui, pour  maman  et  pour  qui  que  ce  soit  d  ailleurs. 

PAU LOT 

C'est  juré. 

RICHARD 

Merci,  vieux.  Je  sais  qu'on  peut  déjà  se  confier 
à  toi  comme  à  un  homme.  Du  feu?  {Paulot  tend 
une  attire  allumette  à  Richard.)    Merci. 

[Richard  est  assis  auprès  de  la  table.  Il  balance  len- 
tement sa  jambe  croisée  et  envoie  de  longu:s  bouf- 
fées au  plafond. 


278  MAMAN  COLIBRI 

PAU LOT 

Père  doit  ignorer,  dis-tu? 

RICHARD 

Il  faut  à  tout  prix  lui  éviter  cette  émotion,  et 
les  conséquences  en  seraient  trop  graves. De  plus, 
la  chose  doit,  tu  entends?  doit  être  réglée  de  lui 
à  moi.  Si  je  me  confie  à  toi,  petit,  cest  que  j'ai 
besoin  d'un  confident.  Ce  me  serait  dur  de  gar- 
der pour  moi  seul,  sans  un  témoin,  la  responsabi- 
lité de  ce  qui  va  se  passer.  On  est  des  amis,  pas 
vrai?...  et  puis  aussi,  on  est  des  frères.  Ça  ne 
s'oublie  pas  dans  les  moments  graves.  Et  on  ne 
sait  jamais  ce  qui  peut  arriver. 

PAU  LOT,  les  yeux  dans  les  yeux. 

A  ce  point-là? 

RICHARD ,  hochant  la  tête. 

A  ce  point-là. 

{Silence.  On  çoit  que  Paulot  réfléchit;  puis  il  baisse- 
les  yeux.) 

PAULOT,  sur  ses  cahiers^  simplement. 
Bien. 

RICHARD,  se  balançant  toujours^  tout  en  agitant 
nerçeusement  sa  cigarette. 
Voilà. 

PAULOT 

Bien. 

RICHARD,  après  un  silence. 

Je  t'affirme,  Paulot,  que  tu  peux  t'en  rappor- 


ACTE  DEUXIEME  279 

1er  absolument  à  moi.  J'ai  dit  le  mot  :   un  misé- 
rable. 

PAULOT 

Tu  88  certain  de  ne  pas  te  tromper? 

RICHARD 

Oh!  j'ai  attendu  ..  Il  y  a  deux  mois,  je  n'avais 
que  des  doutes  sur  sa  conduite.  La  première  chose 
inquiétante  me  fut  révélée  le  jour  même  où  j'ai 
rompu  avec  Nichette...  Il  s'en  est  aperçu...  Et 
les  semaines  qui  suivirent,  je  ne  pus  pas  le  pin- 
cer... Il  se  méfiait...  J'espérai  alors  m'être  trompé, 
et  dès  lors  j'ai  été  occupé  par  mes  formalités  de 
fiançailles  avec  Madeleine...  Il  m'a  fallu  aussi  véri- 
fier les  affaires  de  M"^®  Chadeaux  qui  n'étaient  pas 
en  ordre,  puis  c'est  moi  qui  suis  venu  choisir  et 
louer  cette  villa...  tu  te  souviens?  Ce  fut  long  à 
trouver,  puisque  maman  ne  voulait  pas  une  villa 
avec  l'air  direct  de  la  mer;  bref,  je  n'ai  pas  pu 
surveiller  les  agissements  de  Georget.  Ce  n'est 
qu'il  y  a  trois  semaines  juste...  (//  réfléchit.)  oui, 
juste...  deux  ou  trois  jours  à  peine  avant  notre 
départ  de  Paris  et  notre  installation  ici,  que  j'ai 
acquis  la  certitude  absolue  que  je  redoutais... 
Alors,  comme  il  était  convenu  que  Georget  devait 
aller  passer  l'été  à  Deauville,  j'étais  sûr  que  l'on 
se  verrait  tous  les  deux  jours  au.  moins  :  j'ai 
attendu...  J'ai  calmé  mon  émotion,  j'ai  supporté 
mon  dégoût.  Maintenant  j'estime  que  cela  a  assez 
duré...  Tout  le  monde  ici  est  tranquille,  bien  ins- 
tallé; père  tire  les  oiseaux  de  mer...  il  va  tous  les 
jours  à  cheval  prendre  son  bain...  J'ai  donc  bien 


280  MAMAN  COLIBRI 

^mes  journées  à  moi,  toutes  à  moi.  Nosajîaires 
très  en  ordre,  peuvent  dormir  jusqu'en  octobre; 
Madeleine  est  en  Auvergne  avec  sa  mère  et  nous 
ne  nous  verrons  qu'en  novembre,  juste  pour  le 
mariage...  Tu  vois  que  tout  est  pesé,  que  je  n'agis 
pas  à  la  légère  et  que  j'ai  choisi  mon  moment 
pour  intervenir.  (//  se  lève.)  Mais,  par  exemple, 
j'ai  hâte  maintenant,  ahî  oui,  j'ai  hâte  d'effacer 
sur  sa  figure  ce  vilain  souvenir  1...  Chasser  le 
bonhomme  de  chez  nous,  ce  n'est  pas  suffisant;  je 
lui  donnerais  le  moyen  de  profiter  ailleurs  de  sa 
faute,  et  plus  à  l'aise...  Non,  un  bon  coup  d'épée, 
voilà  la  seule  signature  qu'il  faille  au  bas  de  cette 
histoire  et  qui  servira  en  même  temps,  pour  la 
galerie,  de  prétexte  à  ne  plus  jamais  nous  revoir. 

PAULOT 

Alors,  explique-moi  bien  mon  rôle,  veux-tu,  que 
je  ne  commette  pas  de  gaffe. 

RICHARD 

Je  vais  procéder  ainsi  :  après  l'explication  que 
nous  allons  avoir,  nous  prendrons  un  prétexte  ba- 
nal... Par  la  suite,  quoi  qu'il  advienne,  tu  ne  nous 
démentiras  jamais. 

PAULOT 

Compris. 

RICHARD 

Je  te  tiendrai  au  courant  de  ce  que  nous  aurons 
décidé,  au  fur  et  à  mesure.  Je  te  donnerai  aussi 
en  dépôt, — pour  quelques  heures  seulement,  ras- 
sure-toi, —  deux   ou   trois   lettres.  On   ne   sait 


ACTE  DEUXIEME  281 

jamais!  Il  peut  arriver  un  malheur;  il  faut   que 
nous  soyons  d'accord. 

PAU  LOT,  timidement. 

Est-ce  que?... 

RICHARD 

Est-ce  que? 

PAU LOT 

Rien. 

RICHARD 

Si,  parle.  Tu  voudrais  dire  quelque  chose. 

PAULOT 

Non,  rien. 

RICHARD 

Je  vois  tes  grands  yeux  bleus  qui  essaient  do 
me  percer...  Rassure-toi.  Si  j'afTirme  que  nous 
devons,  moi  agir,  et  toi  te  taire,  tu  peux  vivre 
tranquille  et  sans  émotion. 

PAULOT 

Je  n'en  ai  pas. 

RICHARD 

Bravo;  voilà  comme  je  t'aime...  Quant  aux 
vraies  raisonS:  je  ne  te  les  donnerai  pas,  je  t'aver- 
tis. Il  y  a  des  choses  dans  la  vie  qui  ne  sont  point 
de  ton  âge,  des  responsabihtés  peu  drôles... ah!  {Il 
fait  un  geste  emphatiqw .)  Tu  n'as  vraiment  aucun 
soupçon  de  rien? 

PAULOT 

Non,  je  te  jure... 

RICHARD 

Nous  prendrons  très  probablement  un  prétexte 


282  MAMAN  COLIBRI 

de   femmes...  une  cocotte  quelconque...  la  petite 
Aline,  peut-être... 

PAULOT 

Aline,  c'est  bien  invraisemblable. 

RICHARD 

Ou  Liane. 

PAULOT,  interrogeant. 

Et  vis-à-vis  de  Georget  lui-même,  que  dois-je?... 

RICHARD 

Règle-toi  sur  moi...  Adopte  mon  attitude  {Nou- 
veau silence.  Regardant  Paulot  qui  a  la  figure  baissée  et 

contractée.)  Paulot,  tu  n'es  pas  ému? 

PAULOT 

Non.  J'ai  un  peu  chaud,  à  cause  de  l'orage. 

{On  sent  que  le  petit  ne  veut  pas  laisser   percer  la 
moindre  impression.  Il  est  simple  et  raide.) 

RICHARD,  essayant  un  ton  délibéré. 

Le  fait  est  que  le  temps  est  éreintant!  (Paulot 
s^est  remis  à  travailler  doucement^  comme  si  de  rien 
n'était.  On  devine  que  c'est  pour  cacher  courageusement 
les  cillements  de  ses  yeux.  Richard  se  lève,  va  à  lui  et 
lui  soulè\>e  de   la  main    une    boucle    blonde  sur  le  front. 

Avec  émotion:)  Tu  es  un  chic  type. 

(//  V embrasse  brusquement.) 


ACTE  DEUXIEME  283 

SCÈNE     II 
Les  Mêmes,   GEORGET 

GEORGET,  paraissant  à  la  porte  du  jardin^  sanglé 
dans  un  costume  d'étéj  strict^  frais  et  joli. 

Ouf!  II  yen  a  une  petite  trotte  de  la  gare,  mes 
enfants!  C'est  gentil,  hein,  de  venir  par  cette  cha- 
leur? Dites  encore  que  je  ne  suis  pas  un  aminohe  ! 
B'jour,  Paulot  !  Tu  travailles?  Va,  va,  mon  vieux, 
que  je  ne  t'interrompe  pas. 

PAULOT,  après  avoir  regardé  son  frire. 

Oh!  j'ai  fini. 

GEORGET 

D'ailleurs,  comme  tu  seras  collé  en  octobre  de 
toute  façon...  ne  te  foule  pas. 

RICHARD,   souriant. 

Il  me  semble  que  tu  es  bien  beau. 

GEORGET 

N'est-ce  pas  ?  J'ai  sorti  un  petit  complet!  Je 
n'ai  pas  encore  osé  le  mettre  à  Deauville,  sur  la 
plage...  je  l'essaie  ici...  C'est  peut-être  un  peu 
osé...  qu'en  penses-tu?  Il  y  a  la  cravate  qui  est 
d'une  audace  1  Et  qui  me  donne  un  peu  l'air  cali- 
cot, hein?... 

RICHARD 

Tout  à  fait. 

GEORGET 
Ah!   bien!   compris...   {S'adressant   à  son  costume.) 

Toi,  tu  vas  retourner  dans  la  malle.  {A  Richard  et 


234  MA.MAN  COLIBRI 

à  Paulot.)  Alors  on  ne  vous  verra  pas  un  peu?  Vous 
allez  vous  terrer  ici,  tous  deux?  Venez  donc  un 
peu  rigoler  à  Deauville.  Richard,  le  casino  t'atten- 
dra de  huit  à  onze,  entends-tu?  de  huit  à  onze, 
toi  et  ta  galette. 

RICHARD 

Mais  c'est  possible... 

GEORGET,   d'un  air  distrait  et  empressé. 

Ta  mère  va  bien  ?  J'oubliais  de  te  le  demander. 

RICHARD 

Merci,  merci. 

GEORGET 

Et  M.  de  Rysbergue...  naturellement... 

RICHARD 

Il  tire  en  ce  moment. 

GEORGET 

A  quoi?  la  chasse  n'est  pas  ouverte. 

RICHARD 

Oh  !  dans  la  propriété...  quelques  oiseaux  de 
mer  qui  volent  jusqu'à  Touques.  Les  gardes  ne 
peuvent  rien  dire. 

GEORGET,  sentant  le  froid  et  parlant  avec  abatage. 

Vous  ne  savez  pas  qui  est  arrivé  hier  aux  Ro- 
ches?... la  petite  madame  Stauf...  et  ses  filles... 
Charmantes,  ses  filles!  je  ne  les  connaissais  pas. 
Et,  Stauf,  lui,  a  installé  Adrienne  Véry  à  deux 
pas,  dans  une  villa...  Il  se  cherche  des  alibis  pour 


ACTE  DEUXIÈME  285 

avoir  l'air  moins  coou  Les  de  Rieiix  sint  au  Con- 
tinental... tu  1*^  savais?  C'est  tout  ce  qu'il  y  a  de 
neuf,  je  orois...  Oh!  puis,  Mélital...  Figure-toi,  la 
grosse  Mélita,  en  costume  de  bain  tonkinois,  avec 
des  dentelles  couleur  orange  et  un  maillot  lopho- 
phore...  elle  a  l'air  d'im  pavillon  de  yacht...  Iné- 
narrable, mon  cherl...  Tous  les  mineurs  se  détour- 
nent quand  ils  la  voient. 

{A  ce  momenly  on  entend  dans  la  maison  la  voir 
d'Irène  qui  chante.  La  voix  avance  précipitam- 
ment. Tous  les  trois  VécouUnty  comme  si  cette  voix 
était  un  personnage  important.) 

SCÈNE    III 

Les  Mêmes,  IRÈNE 

La  porte  de  droite  s'ourre.  Irène  entre,  la  chanson  sur 
les  lèvres,  joyeuse,  les  yeux  brillants.  Elle  a  un  petit 
tablier  blanc  brodé  par-dessus  sa  robe. 

IRÈNE,  de  la  porte^  en  riant. 

Je  ne  me  trompais  pas.  J'avais  entendu  votre 
voix...  et  votre  pas  sur  le  sable...  Bonjour,  Geo... 
Vous  ne  savez  pas  ce  que  je  fais?...  Et  d'abord, 
ne  suis- je  pas  gentille,  hein,  avec  ce  tablier  de 
poupée  ? 

GEORGET 

Vous  avez  l'air  Louis  XV. 

IRÈNE,  avec  une  grimace. 

Horreur!  Vous  ne  savez  pas  ce  que  je  fais?... 
Des  pralines...  des  pralines  à  la  rose,  une  recette 


286  MAMAN  COLIBRI 

à  moi  ;  c'est  délicieux.  Si  vous  êtes  sage,  vous 

en  aurez  {Elle  en  tire  une  de  la  poche  de  son  tablier  et 

la  croque.)  Ne  VOUS  imaginez  pas  que  c'est  à  la  cui- 
sine que  j'opère.  Je  fais  ça  sur  une  lampe  à  esprit 
de  vin;  et  je  tourne,  je  tourne...  Je  dois  être  toute 
rouge. 

GEORGET,  montrant  son  chapeau. 

Pas  tant  que  ma  cravate  !... 

IRÈNE,   crojuant  une  seconde  praline. 

C'est  vrai,  vous  avez  un  petit  genre  balnéaire, 

mon  cher...  {Elle  fait  claquer  sa  langue.)  Ça  VOUS  va 

très  bien  d'ailleurs.  Je  ne  vous  fais  pas  souvent 
de  compliments,  mais  quand  je  m'y  mets  1...  A 
part  vos  gants...  ils  vous  aveuglent!...  Des  gants 
blancs,  à  quatre  heures,  à  la  campagne?  Georget 
vous  êtes  foui 

GEORGET 

On  a  une  manière  de  me  dire  mes  vérités  dans 
cette  maison  I 

IRÈNE 

Dieu,  que  j'ai  chaud  1 

GEORGET 

Sans  doute  cet  affreux  temps  lourd. 

IRÈNE 

Pouvez-vous  dire  1  II  fait  exquis...  C'est  un  temps 
d'abeille.  J'adore.  Nous  allons  sortir  tout  de  suite, 
vite...  J'ai  envie  de  faire  des  kilomètres  aujour- 
d'hui. On  va  se  payer  une  longue  promenade  tous 
les  trois,  pas? 


ACTE  DEUXIEME  287 

RICHARD 

Pour  ma  part,  je  suis  fatigué. 

IRÈNE,  sans  hésiter. 

Bon.  Georget  m'accompagnera...  {Elle  le  regarde 
dans  les  yeux.)  si  ça  ne  l'ennuie  pas  trop,  tout  de 
même,  ce  jeune  homme! 

GEORGET,   minaudant. 

Chère  madame... 

IRÈNE,  jette  une  fleur  de  son  corsage  en  Vair^  au  pla- 
fondj  comme  ça,  sans  raison;  puis  elle  pirouette  sur 
ses  talons  et  se  dirige  vers  la  porte. 

Je  vais  mettre  mon  chapeau...  Allons,  bien  !.. 

GEORGE! 

Quoi? 

IRÈNE,  sur  le  pas  de  la  porte^  la  main  tendue. 
La  pluie. 

GEORGET 

Un  nuage  qui  passe.  Voyez,  il  y  en  a  pour  cinq 
minutes!... 

IRÈNE 

Cinq  minutes,  cinq  minutes!...  Oh  1  que  c'est 
rageant  !...  J'avais  une  envie  folle  de  sortir,  de 
courir.  Mes  jambes  se  sont  engourdies  à  travailler. 

GEORGET 

Ça  va  passer...  Attendons. 

IRÈNE,   le  regardant. 

Je  ne  peux  pas  supporter  les  déceptions. 


288  MAMAN  COLIBRI 

GEORGET,  riant. 

Eh  bien,  jouons  à  quelque  chose...  Un  petit 
jeu  innocent... 

IRÈNE 

Vous  faites  bien  d'enlever  vos  gants!  Dieu  qu'ils 
sont  laids!...  Donnez-moi  ça;  vous  ne  les  remet- 
trez plus...  je  vais  les  jeter  dans  le  puits. 

GEORGET 

Hé!  hé  là!  pas  de  blague...  rendez-les  moi... 

IRÈNE 

Jamais  de  la  vie!  Ils  ont  besoin  d'être  salis  un 
petit  peu.  La  pluie  leur  fera  du  bien. 

GEORGET 

Voulez-vous!...  J'en  ai  besoin  pour  ce  soir!... 

IRÈNE 

Venez  les  prendre...  Je  vous  défie  de  les  attra- 
per... morveux!... 

GEORGET 

Ah!  si  vous  êtes  polie,  alors...  [Comme  une  enfant 
en  récréation^  elle  le  défie  du  geste  et  de  la  voit.  Leurs 
yeux  amoureux  brûlent  à  se  fixer.)  Je  ne  leS  attrape- 
rai pas?  Je  ne  les  attraperai  pas? 

[Avec  de  petits  cris  de  joie,  des  rires,  elle  court  et 
ils  se  cherchent  de  meuble  en  meuble  sans  voir  les 
deux  enfants,  graves  et  accotés,  qui  les  fixent  sans 

_  bouger.  Un  moment  Iiène  et  Georget  sortent  en 
courant,  par  la  porte  du  jardin.) 


ACTE  DEUXIEME  289 

PAU LOT 

Oh!  Richard!... 

RICHARD 

Quoi? 

PAU  LOT,    pâle. 

Rien,  rien. 

IRÈNE,  rentre^  poursuivie  par  Georget, 

Ahl  est-il  bête  !  il  a  failli  tomber...  Pouce  1... 

(Elle  a  les    cheveux  pretque  défaits^    le   teint    animé  ;  sa 
poitrine  se  soulève  avec  force.)   Je  n'en  peuX  pluS  !   Je 

suis  essoufflée  !...  Tenez,  les  voilà  vos  gants  !...  {Elle 

tombe  sur  un  fauteuil^  près  de  Georget.  A  Georget^  à  voix 

basse.)  Chez  nous...  pars  le  premier...  Jeté  rejoin- 
drai... 

GEORGET,  même  jeu. 

Donne-moi  un  prétexte  de  partir,  {il  fait  un 

signe  en    montrant    les    gants.)   Ils   SOnt   jolis   mainte- 
nant... pleins  de  terre  mouillée.    * 

IRÈNE 

Richard  vous  en  prêtera.  N'est-ce  pas?... 

RICHARD 

Certainement. 

[Richard  a    échangé  quelques  mots  avec  Paulot  qui 
s'en  va.) 

GEORGET,  à  la  porte^  montrant  le  ciel  éclairci. 
Qu'est-ce  que  je  disais? 

IRÈNE 

C'est  vrai?  Vite,  vite  !...  Georget,  allez  détacher 
le  lévrier  noir...  nous  le  prendrons  avec  nous.  Et 

13 


290  MAMAN  COLIBRI 

passez  devant,  par  l'allée  des  noisetiers.  Je  vous 
rejoindrai.  Je  vais  mettre  mon  chapeau. 

(George t  sort.) 

SCÈNE    IV 
IRÈNE,  RICHARD,  seuls. 

IRÈNE 

Vraiment,  je  ne  te  comprends  pas...  Je  ne  suis 
pas  fâchée  d'avoir  envoyé  Georget  en  avants  pour 
avoir  l'occasion  de  te  dire  que  ton  attitude  vis-à- 
vis  de  ton  ami  est  tout  à  fait  inconvenante.  On 
n'a  pas  idée  d'être  ours  à  ce  point  !...  Enfin,  voilà 
un  garçon  qui  vient  nous  voir  exprès,  et  se  dé- 
place tous  les  jours  de  Deauville  pour  nous  tenir 
compagnie...  en  sommet  c'est  très  gentil;  et  tu 
le  traites  avec  un  sans-souci  extraordinaire  l  II 
entre,  il  sort,  c'est  pour  toi  comme  s'il  n'existait 
pas...  Il  finira  par  se  froisser. 

RICHARD,  les  joues  empourprées. 

Tu  crois? 

IRÈNE 

J'en  suis  sûre.  Et  l'on  se  froisserait  à  moins.  Il 
est  possible  que  la  présence  de  votre  camarade 
vous  ennuie,  soit;  mais  laissez-le  moins  paraître, 
que  diable  !...  Avez-vous  eu  des  dissentiments 
ensemble?  Non,  n'est-ce  pas? 

RICHARD 
AUOUA. 


ACTE  DEUXIÈME  291 

IRÈNE 

Eh  bien  alors,  par  égard  pour  nous  tous,  je  te 
prie  désormais  de  mieux  recevoir  tes  amis. 

RICHARD,  se  contenant. 

C'est  à  moi  que  tu  parles  de  la  sorte  ? 

IRÈNE 

A  qui  voudrais-tu  que  ce  soit  ?  Simple  remon- 
trance domestique  dont  je  te  prie  de  tenir  compte, 
voilà  tout. 

RICHARD,  avalant  sa  rage^  les  yeux  ardents^ 
et  un  petit  rire  nerveux  aux  lèvres. 

Tu  exagères,  je  crois... 

IRÈNE 

Du  tout. 

RICHARD 

Si,  si,  tu  es  très  nerveuse  depuis  quelque 
temps;  le  premier  air  de  la  campagne  te  met  trop 
de  joie  en  tête...  C'est  ton  excuse.  Et  pour  que 
tu  en  arrives  à  me  parler  sur  ce  ton,  c'est  que  tu 
as  perdu  évidemment  la  notion  des  choses...  tu  te 
grises...  tu  ne  vois  plus... 

IRÈNE,  sévèrement. 

Richard,  veux-tu  parler  plus  poliment  à  ta 
mère,  s'il  te  plaît!... 

RICHARD 

Si,  si,  tu  perds  pied. 


292  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Richard,  assez  I...  Tu  es  encore  à  l'âge  de  l'ohéis- 
sance,  et  je  te  le  montrerai...  PuisL..  {Elle  hausse 
les  épaules.)  je  vais  mettre  mon  chapeau...  J'invi- 
terai probablement  à  dîner  notre  ami,  et  j'espère 
que  tu  tiendras  compte  de  mon  observation. 
{Elle  se  dirige  vers  la  porte  de  gauche.) 

RICHARD 

Maman!.  . 

IRÈNE 

Quoi?... 

(Richard  la  regarde  fixement^  les  lèi>res  tremblantes^ 
puis  soudain^  très  calmCy  très  doucement ^  mais 
avec  une  voix  ferme.) 

RICHARD 

Je  te  prie,  tu  entends?...  je  te  prie  de  ne  pas 
aller  aux  Granges. 

IRÈNE*  swsautant. 

Aux  Granges!...  Que  veux-tu  dire  ?  Qu'est-ce 
que  c'est  que  ça,  les  Granges? 

RICHARD 

C'est  une  petite  maison  à  droite,  sur  le  che- 
min de  la  Touque,  où  tu  vas  tous  les  jours,  et 
où  Georget  se  dirige  en  ce  moment. | 

IRÈNE,  balbutiant^  décontenancée. 

Qu'est-ce  que  tu  veux  insinuer  ?  Peut-être,  en 
«ffet,  oui,  suis-je  allée  par  hasard... 


ACTE  DEUXIEME  293 

RICHARD,  V interrompant. 

Maman...  comprends-moi...  Tu  n'iras  pas...  tu 
n'iras  plus  jjmeis  aux  Granges... 

IRÈNE 

Je... 

{Elle  le  regarde^  effarée;  elle  suffoque.  Elle  essaie  de 
parler;  devant  le  regard  de  son  fUs^  elle  ne  peut 
pas.  Elle  tombe  sur  une  chaise  contre  la  table^  la 
tête  dans  ses  coudes.) 

RICHARD,  émotionnel  cherchant  ses  mots. 

Je  n'ai  pas  à  te  juger...  Un  fils  ne  juge  pts  sa 
mère.  Rien  de  ta  vie  ne  me  regarde...  J'ai  voulu 
seulement  t'avertir...  Je  ne  t'aurais,  je  crois,  ja- 
mais rien  dit...  mais  vraiment,  l'affront  que  tu 
viens  de  me  faire...  ah  l  c'était  trop!  Il  faudrait 
être  de  marbre  !  11  y  a  près  d'un  mois  que  je  garde 
seul  ce  secret...  Il  ne  sortira  pas  d'entre  nous,  je 
te  le  jure...  Tu  peux  être  tranquille,  mon  père  ne 
s'en  doutera  jamais...  Il  faut  qu'il  ne  sVt^  'i^nte 
jamais. 

IRÈNE 

Ah  !  mon  pauvre  Richard  !  mon  pauvre  enfant  ! 

{Elle  pleure  maintenant^  la  tête  enfouie:  on  n'entend 
que  ses  sanglots  dans  le  silence.) 

RICHARD 

Je  n'ai  pas  autre  chose  à  te  dire...  voilà. 
(//  se  dirige  vers  la  porte.) 


294  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Pourquoi  t'en  aller,  Richard  ?  A  quoi  bon  ? 
Ah!  maintenant!...  Puisque  c'est  à  toi  et  non  à 
ton  père  que  le  sort  a  réservé  le  terrible  choc- 
pourquoi  hypocritement  nous  éviter,  nous  fuir, 
sans  une  parole  échangée  ?...  Ce  serait  trop  affreux. 
A  mon  fils  je  dois  l'explication,  si  possible,  de  ma 
conduite. 

RICHARD,  secouant  la  tête. 
Non! 

IRÈNE 

Ah  !  folle  que  j'étais,  en  effet!...  folle  qui  ne 
voyais  pas  les  regards  de  son  fils,  folle  qui  no 
croyais  même  que  cette  chose  fût  possible  !...  Ri- 
chard! écoute...  tu  vas  te  marier  bientôt...  tu  vas 
nous  quitter...  voici  que  la  vie  commence  pour 
toi...  Le  passé  que  tu  laisses  derrière,  qu'il  ne  scit 
pas  trop  gâté  dans  ta  mémoire...  Garde-moi  ton 
souvenir  pareil...  Ne  juge  pas  trop  mal  ta  mère. 

RICHARD 

Je  répète  que  je  n'ai  pas  à  te  juger...  J'adore 
mon  père  infiniment...  je  le  vénère...  mais  je  sais 
que,  dans  une  certaine  mesure,  il  n'a  pas  tou- 
jours été  bon...  attentif...  il  t'a  délaissée...  Il  a  eu 
des  maîtresses...  Et  sans  doute  cela  est-il  suffi- 
sant pour  expliquer... 

IRÈNE,  l'interrompant. 

Non,  je  n'ai  pas  besoin  d'excuse.  Une  jeune  fille 
peut  être  abusée,  une  femme  ne  l'est  pas...  Seu- 


ACTE  DEUXIÈME  295 

lement,  je  ne  sais  pas,  moi...  c'est  allé  si  vite,  ces 
quinze  dernières  années!...  La  vie  est  si  courte, 
mon  Dieu!  cela  va,  cela  va...  Il  me  semble  que 
c'est  d'hier  que  je  t'ai  eu...  Je  te  vois  encore  petit, 
comme  ça...  avec  tes  cheveux  dans  le  dos.  Mon 
Dieu  !  on  n'a  pas  le  temps  de  se  retourner,  de 
comprendre  ce  qui  se  passe...  Est-ce  que  je  sais, 
moi,  seulement,  ce  qui  me  tombe  là,  au  plein  mi- 
lieu de  ma  vie?...  On  m'a  mariée  à  ton  père,  toute 
jeune...  et  ensuite,  les  années  ont  filé,  filé,  c'est 
effrayant!...  Te  voilà  grand,  maintenant;  je  vais 
bientôt  te  conduire  à  l'église,  et  il  me  semble  que 
c'est  moi  qui  on  sors,  que  j'ai  toute  la  vie  devant 
moi,  que  ça  commence...  Ah  !  on  devrait  se  cacher, 
je  le  sais  bien,  de  ses  enfants,  tant  qu'on  est 
capable  d'être  encore  une  amante...  les  enfants  ne 
devraient  pas  savoir...  Je  te  demande  pardon, 
alors,  Richard,  si  je  te  scandahse;  mais  ce  n'est 
pas  ma  faute...  J'ai  un  printemps  en  retard...  tu 
sais,  ça  arrive...  regarde...  nous  en  parlions  hier,  tu 
te  souviens?  Il  y  a  des  oiseaux  qui  se  mettent  à 
bâtir  leur  nid  très  tard... On  se  dit  :  «  Sont-ils  bêtes  ! 
Voilà  l'automne  !  »  Il  faut  nous  excuser;  c'est  une 
erreur  de  saison...  Vois  en  ta  mère  une  chose  fra- 
gile et  désolante.  Ferme  les  yeux,  mon  petit,  si 
je  t'offusque...  Moi,  j'ai  un  médaillon  où  il  y  a  des 
cheveux  de  maman  quand  elle  avait  vingt  ans... 
des  cheveux  blonds,  exquis...  ça  ma  toujours 
presque  choquée:  ils  sentent  les  baisers,  ces  che- 
veux... Il  faut  oublier  ça,  vois-tu,  c'est  des  im- 
pressions... et  penser  que,  si  rien  de  tout  cela 
n'est  bien  fameux,  il  faut  être  bon  tout  de  même, 


296  MAMAN  COLIBRI 

parce  que  tous  les  cœurs  ont  déjà  beaucoup  de 
peine  à  être  les  cœurs  qu'ils  sont  I 

{Elle  éclate  en  sanglots.) 

RICHARD 

Tu  n'avais  pas  à  t'excuser...  Rien  n'entache  mon 
respect  pour  toi.  Tout  cela  doit  me  rester  absolu- 
ment étranger.  Ma  mère,  c'est  ma  mère.  Ce  qu'elle 
a  fait,  ce  qui  s'est  passé,  échappe  complètement 
à  mon  jugement  et  ne  me  regarde  pas;  c'est  lettre 
morte,  un  voile  baissé  {Avec  véhémence.)  Mais  ce  qui 
me  regarde,  par  exemple,  c'est  l'affront  fait  à 
mon  père  ! 

IRÈNE 

Que  veux-tu  dire  par  là?... 

RICHARD 

L'offense  qu'il  ignore  et  qui  insulte  venant  d'où 
elle  part,  toute'la  famille  et  l'amitié  trahies,  voilà 
ce  qui  me  concerne!  Mon  père  est  forcé  de  sou- 
rire tous  les  jours  à  qui  lui  a  pris  l'honneur  de 
son  foyer...  Je  suis  là,  moi,  pour  le  représenter. 

IRÈNE 

Ah  ça,  mais!...  Richard,  tu  ne  m'as  pas  com- 
prise? J'excuse  ta  première  impulsion,  dans  l'em- 
portement bien  naturel  de  la  jeunesse...  La  seconde 
sera  toute  de  raison,  de  pitié,  j'en  suis  sûre. 

RICHARD,  avec  emportement. 

Tu  n'as  pas  imaginé,  j'espère,  maman,  que  je 
toucherai  seulement  une  minute  de  plus  la  main 


ACTE  DEUXIÈME  29r 

d€  cet  individu,  que   je  tolérerai  sa  présence  seu- 
lement un  jour!.. 

IRÈNE 

Il  ne  s'agit  pas  de  cela...  Après  la  révélation 
que  tu  viens  de  me  faire,  Richard,  sois  sûr  que  je 
n'imposerai  pas  à  ta  délicatesse  la  moindre  situa- 
tion qui  la  puisse  blesser.  Tu  ne  reverras  pas 
Georget,  que  peut-être  dans  la  menire  des  cir- 
constances forcées  pour  ne  point  éveiller  les  soup- 
çons de  ton  père...  Mais  tu  peux  t'en  reposer  sur 
moi,  sans  nulle  crainte.  Cette  conversation,  ce 
qu'elle  ouvre  tout  à  coup  dans  ma  conscience  de 
nouveau,  tout  va  m'en  donner  le  courage  et... 
{Un  soupir.)  peut-être  aussi  la  force!  En  tout  cas, 
tu  peux  t'en  reposer  sur  moi  pour  que  rien  ne 
t'atteigne;  cela  je  te  le  jure. 

RICHARD 

Ah!  non,  non!  Ta  vie  te  concerne,  entendu!... 
arrange-t'en.  Mais  nous  avons  un  compte  à  part 
k  régler,  d'homme  à  homme.  Il  sera  réglé,  j'en 
réponds.  Comment,  ce  garçon  que  j'ai  introduit 
chez  nous,  auquel  j'ai  donné  mon  amitié  et  ma 
confiance,  qui  m'a  trahi  lâchement,  hypocrite- 
ment, qui  est  venu  introduire  ici  le  déshonneur... 
eh!  oui,  appelons  les  choses  par  leur  nom!...  le 
déshonneur  dans  la  maison  intacte,  ce  gaillard-là 
resterait  impuni  ?...  Mais  je  voudrais  me  retenir 
de  lui  souffleter  la  face  que  je  ne  le  pourrais  pas  I 
Tout  mon  sang  ne  ferait  qu'un  tour  1  Non,  non, 
c'est  un  compte  particulier,  en  dehors  de  tout> 


298  MAMAN  COLIBRI 

qui  ne  ressort  que  de  moi  !  Cela  ne  s'appelle  pas 
une  réparation,  mais  de  la  vengeance! 

IRÈNE,  poussant  un  cri. 

Ahl... 

RICHARD 

Quoi? 

(Elle   est   droite,  le  doigt   fixé  vers   le    front  de   son 
fils.) 

IRÈNE 

L'ennemi  !...  je  l'ai  vu,  là,  dans  les  yeux  de 
mon  propre  enfant!...  l'ennemi! 

RICHARD,  s;  redressant. 

Le  justicier,  tu  veux  dire. 

IRÈNE 

Le  justicier!  Ah!  le  grand  mot!...  La  jeunesse 
s'en  enivre,  de  ces  mots-là!  Tu  en  pèseras  plus 
tard  la  vanité.  Ecoute,  Richard...  la  situation  est 
assez  pénible,  ne  nous  payons  pas  de  phrases 
creuses,  d'attitudes.  Appelons  du  fond  de  nous, 
au  contraire,  tout  ce  que  nous  pouvons  de  sa- 
gesse, sans  excès,  mais  sans  faiblesse.  Tâche  de 
bien  comprendre  ceci,  posément  et  sagement  :  je 
t'ai  élevé,  je  t'ai  consacré  mes  années,  avec  un 
amour  et  un  dévouement  de  tous  les  instants;  te 
voici  grand;  maintenant  tu  vas  bientôt  voler  de 
tes  propres  ailes,  partir...  au  mois  d'octobre  tu 
seras  marié  :  tu  vas  aimer  à  ton  tour,  fonder  une 
famille  nouvelle  :  j'ai  accompli  mon  devoir  vis-à- 
vis  de  toi,  ma  fonction  de  mère  est  terminée.  Va 
vers  ta  vie.  Ne  retourne  pas  la  tête.  Ce  que  tu 


ACTK  DEUXIÈME  299 

laùsses  derrière  ne  t'appartient  plus.  Dis-toi  cela 
qui  est  la  vérité...  et  va!  Nous  sommes  quittes. 

BICHARD 

D'abord,  je  ne  suis  pas  encore  parti  !  Et  puis 
j  ai  eu  tort  de  dire  le  moindre  mot  là-dessus...  Je 
me  suis  tmballé;  je  rétracte. 

IRÈNE 

Tais-toi!  tais-toi!  Que  comptes-tu  faire?... 

RICHARD 

Ça  me  regarde. 

IRÈNE 

Moi  uui^i^i...  i\e}ionds,  réponds...  Mais,  malheu- 
reux, ce  n'est  pas  possible  !  Tu  es  d'une  force 
exceptionnelle  aux  armes...  je  l'ai  voulu  ainsi!... 
Lui,  ne  pourrait  pas  se  défendre,  il  ne  se  défen- 
drait pas,  je  le  connais...  Ce  serait  un  crime  abo- 
minable!... Richard!  tu  ne  vas  pas  te  battre? 

RICHARD 

Je  n'ai  pas  dit  cela...  Je  n'ai  rien  dit.  D'ail- 
leurs, rassure-toi  ;  en  tout  cas,  ta  personne  sera 
éeartée  soigneusement... 

IRÈNE 

Je  te  défends  de  te  battre!... 

RICHARD 

Ah!  je  t'en  prie,  maman, assez!...  On  a  ça  dans 
le  sang  ou  on  ne  l'a  pas  !  On  ne  discute  pas  ces  sen- 
timents-là, d'abord.  Et  mettons  que  je  n'aie  rien 


300  MAMAN  COLIBRI 

dit...  D'ailleurs  oui...  tu  as  raison...  Je  réfléchirai. 

IRÈNE,  avec  désespoir. 

Ecoute...  je  te  promets,  je  te  jure  que  tu  ne  le 
verras  plus.  Je  ne  peux  pas  mieux  dire,  mon 
Dieu!...  Que  je  ne  le  verrai  plus,  même... 

RICHARD 

Eh  bien  ..  oui...  oui...  je  réfléchirai. 

IRÈNE 

Tu  mens!  je  vois  bien  que  tu  mens,  pour  ne 
pas  m'efîrayer...  Songe  que  c'est  moi  la  coupable. 
Tu  parles  de  justice  !  Songe,  s'il  y  a  une  punition, 
elle  est  pour  moi!  C'est  un  enfant,  lui...  un  vrai 
enfant...  Tu  commettrais  un  assassinat! 

RICHARD 

Ce  n'est  pas  pour  moi  que  tu  as  peur!... 

IRÈNE 

Ah!  je  sens  que  je  ne  fais  que  t'exaspérer! 
Mais  je  suis  au  martyre!...  Songe  à  moi...  c'est 
effrayant  I  Calme-moi,  Richard...  je  ne  devrais 
pas  te  montrer  cette  anxiété...  Mais  que  veux-tu, 
on  n'a  pas  le  cœur  tout  d'une  pièce...  On  en  a  des 
morceaux  qui  appartiennent  à  tous  ceux  qu'on 
aime...  il  faut  avoir  pitié... 

RICHARD 

Là,  là...  c'est  entendu!...  Calme-toi...  Puisque 
je  te  dis... 

IRÈNE 

Pour  moi,  Richard,  pour  moi,  je  t'en  supplie... 


ACTE  DEUXIEME  301 

{Elle  est  presque  à  genoux^  les  yeux  cramponnés,  le  geste 
errant.  Tout  à  coup,  elle  se  relève  d'un  bond.)  Ah  I  mal- 
heureux! malheureux!  je  vois  dans  tes  yeux  la 
résolution  implacable...  Tu  verras,  tu  aimeras  un 
jour...  que  dis-je  ?  tu  aimes  !...  Un  jour,  à  ton 
tour,  tu  subiras  la  force  de  ton  cœur...  tu  souffri- 
ras... Puisses-tu  rappeler  alors...  et  qu'il  ne  soit 
pas  trop  tard! 

RICHARD 

Mère... 

IRÈNE 

Richard,  écoute...  Ne  fais  rien.  (Elle  halè:e.) 
C'est  le  grand  amour  de  ma  vie. 

RICHARD 

Mais... 

IRÈNE,  avec  passion. 

Ne  cherche  pas  à  comprendre  ce  que  tu  ne  peux 
pas  comprendre, comment  une  femme  se  sent  assez 
affolée,  acculée  à  assez  d'effroi  pour  laisser  échap- 
per un  cri  pareil  devant  son  fils...  comment  il  se 
fait  qu'un  enfant — un  insignifiant  camarade  pour 
toi  —  soit  pour  moi  la  source  vive  de  ma  vie, 
tout  le  tressaillement  de  ma  poitrine;  mais  crois- 
le  1...  Bouche-toi  les  yeux, sans  comprendre;  sauve- 
toi  de  cette   flamme...  et  laisse-moi  I 

RICHARD 

Voilà  père. 

(M.  de  Rysbergue  entre  par  la  porte  du  jardin.) 


302  MAMAN  COLIBRI 

SCÈNE     V 

Les  Mêmes,    RYSBERGUE 

Irène  s'est  vivement  détournée  et  se  compose  un  visage 

RYSBERGUE 
Qu'est-ce  qu'il  y  a?  (//  considère  leur  trouble  et  les 

yeux  mouillés  de  sa  femme.)  Tu  fais  encore  pleurer  ta 
mère,  à  ton  âge,  garnement? 

IRÈNE,  se  levant  vivement. 
Ce  n'est  rien,  ce  n'est  rien! 

RYSBERGUE 

Qu'y  a-t-il?  Des  fâcheries  entre  vous? 

IRÈNE 

A  peine...  ne  t'occupe  pas. 

{Elle  sort    par    la  gauche^  sans    retourner  le   visage 
vers  son  mari.) 

SCÈNE     VI 

RICHARD,  RYSBERGUE 

RYSBERGUE,  à  son  fils^  lui  montrant  Irène  gui  s'en  oa. 

Tu  vois...  Je  ne  puis  admettre  que,  quelque 
lubie  qui  te  passe  par  la  tête,  ta  mère  nous  en 
ressorte  les  yeux  rougis. 

RICHARD 

Mais  il  n'y  a  là  rien  d'important... 


ACTE  DEUXIEME  303 

RYSBERGUE,    V interrompant   en    posant    sur    une    table 
le  fusil  et  la  carnassière  qu'il  portait  en  bandoulière. 

Deux  mouettes...  Ce  passe-temps  est  idiot...  Je 
me  suis  amusé,  en  plus,  à  tirer  sur  une  couleuvre 
d'eau.  C'est  intelligent,  hein?  (//  rù.)Ah!  au  fait... 
je  viens,  au  bout  du  parc,  de  rencontrer  Georget. 

RICHARD 

Ah! 

RYSBERGUE 

Oui.  Nous  avons  causé  un  peu.  Il  est  décidément 
très  intelligent,  ce  garçon...  Déjà  une  compréhen- 
sion saine  des  affaires...  Nous  avons  eu  tort  de  le 
négliger.  Qu'en  dis-tu? 

RICHARD 

Je  dis  que... 

RYSBERGUE,  V interrompant. 

Grand  tort!...  On  cherche  des  valeurs  très  loin, 
parfois,  alors  qu'on  les  a  sous  la  main.  Et  il  est 
utile  d'intéresser  de  tout  jeunes  gens  à  notre 
industrie,  pour  que,  plus  tard,  ils  connaissent  les 
rouages  comme  de  vieux  routiers.  Aussi,  je  t'an- 
nonce une  résolution  qui  ne  sera  pas  sans  te  faire 
plaisir...  A  la  rentrée,  je  compte  mettre  ton  ami 
Georget  au  bureau,  à  la  place  de  Waldteufel  qui 
s'en  va...  Déjà,  je  viens  de  lui  soumettre  ce  pro- 
jet. Il  a  accepté  avec  empressement. 

RICHARD 

Tu  dis?...  VoyonS;père,tute  moques  de  moil... 
C'est  un  projet  insensé.,  fou... 


304  MAMAN  COLIBRI 


RYSBERGCE,  l'interrompant. 

Pourquoi?...  Ah!  ça,  je  croyais  te  faire  plaisir. 


RICHARD 


Tu  t'amuses...  A  quoi  rime  cette  résolution  sou- 
daine et  absurde?  Georget!  Ce  serait  risible!...  II 
est  aussi  fait  pour  les  affaires  que... 

RYSRERGUE 

Que  bien  d'autres.  Tu  verras.  Nous  nous  ser- 
vons trop  d'ingénieurs;  on  se  sert  toujours  trop 
d'ingénieurs...  Je  ne  me  trompe  pas  sur  la  valeur 
de  ce  garçon.  La  jugeotte  est  bonne. 

RICHARD 

D'abord, il  est  appelé  par  son  service  militaire... 

RTSBERGUE 

En  novembre  seulement...  D'ici  là  il  prendra  le 
pli.  Et  puis  nous  lui  ferons  avoir  des  congés. 

RICHARD 

Tu  lui  donnerais  le  poste  de  Waldteufel?  C'est 
trouvé. 

RYSBERGUE 

Et,  plus  tard,  s'il  réussit,  je  l'intéresserai  de 
façon  plus  particulière  à  nos  affaires...  Allons, 
voilà  qui  est  dit  :  le  mois  prochain  il  aura  son 
bureau  non  loin  du  tien;  vous  pourrez  griller  des 
cigarettes  ensemble,  tout  en  causant  d'exploita- 
tion, hél  hél... 


ACTE  DEUXIEME  WS 

RICHARD,  haussant  les  épaules. 

D'abord  je  suis  bien  bon  de  m'inquiéter...  J'y 
aurai  inis  ordre  auparavant. 

RYSBERGUE 

Plait-il?  Alors,  désormais  je  dis  :  Je  veux...  Et 

oela  suffit  ! 

RICHARD 

J'aimerais  mieux  ne  plus  mettre  les  pieds  au 
bureau  ! 

RYSBKRGlJE 

Bah?  mon  garçon,  il  y  a  donc  quelque  chose 
qui  cloche  entre  vous? 

RICHARD 

Un  compte  à  régler,  peut-être. 

RYSBERGUE 

Eh  bien,  les  bons  comptes  font  les  bons  amis. 
La  raclée  passée,  tout  ne  s'en  portera  que  mieux. 

RICHARD 

Cessons  ce  genre  de  plaisanteries. 

RYSBERGUE,  s'approchant  de  lui. 

Non...  non.  Tu  as  quelque  chose  sur  le  oœur^ 
Richard  :  dis -le  moi... 

RICHARD,  battant  en  retraite. 

Des  bagatelles...  sans  conséquence... 

[Irène   rentre    chapeautée.   Elle  passe    rapide   et   se 
dirige  vers  le  jardin.) 


306  MAMAN  COLIBRI 

SCÈNE      VII 
RYSBERGUE 

Tu  sors? 

IRÈNE 

Un  petit  peu... 

RYSBERGUE,  (Vuji  air  détaché. 
Tu  tiens  à  sortir? 

IRÈNE 

Pas  le  moins  du  monde...  même,  si  cela  peut 
te  faire  plais'r  que  je  reste?...  Je  n'avais  rien  à 
faire. 

RYSBERGUE 

C'est  ça...  Seulement  c'est  impoli  ce  que  je  te 
fais  faire  là. 

IRÈNE 

Pourquoi  donc? 

RYSBERGUE 

Je  viens  de  rencontrer  Georget  qui  m'a  dit 
qu'il  te  devançait  dans  l'allée  des  noisetiers...  Il 
va  t 'attendre,  ce  pauvre  garçon. 

IRÈNE 

Oh!  bienl  il  se  promènera  tout  seul;  il  a  l'habi- 
tude. 

{Elle  enlè.e  son  chapeau.)  / 

RYSBERGUE 

C'est  égal  !...  Tiens,  pendant  que  vous  allez 
vous  réconcilier,  ton  fils  et  toi,  —  car  je  ne  vous 


ACTE  DEUXIÈME  307 

conseille  pas  de  rester  sur  des  malentendus,  — je 
vais  lui  tenir  compagnie,  à  Georget...  J'ai  des 
choses  à  lui  dire...  et  l'on  bavardera  avec  ce  bon 
petit  jeune  homme. 

IRÈNE,  inquiète^  regarde  son  fils.  D'un  air 
indifférent  à  son  mari. 

Mais  je  croyais  que  vous  n'aviez  jimais  de  con- 
versation sérieuse  ensemble. 

RYSBERGUE 

On  change...  Nous  manquions  de  sujets...  (//  ça 

à    son    fusil  comme    pour    le    remettre    en   bandoulière.) 

Allons. 

(Il  se  dirige  vers  la  porte.) 

IRÈNE»  se  levant  en  sursaut. 
Je  t'accompagne. 

RYSBERGUE 

Tu  avais  décidé  de  ne  pas  sortir. 

IRÈNE 

J'aime  autant  t 'accompagner.  Nous  n'avons,  je 
t'assure,  Richard  et  moi,  plus  rien  à  nous  dire. 

RYSBERGUE 

Tu  vois,  Richard,  comme  tu  rends  ta  mère  ner- 
veuse... et  craintive  de  tout. 

IRÈNE 

Craintive,  pourquoi? 


308  MAMAN  COLIBRI 

RYSBERGUE,  pose  son  fusil.  Il  se  met  entre  Irène 
et  Richard  et  le  prend  par  les  épaules. 

Voyons...  vous  avez  des  querelles?  Ce  n*est  pas 
bien.  Racontez-moi  ça,  hein  ?  On  n'a  rien  de 
caché  pour  moi,  n'est-ce  pas? 

RICHARD,  essayant  de  rire. 

Des  discussions  de  domestiques,  qu'est-ce  que 
^a  peut  te  faire? 

IRÈNE,   avec  un  sourire  contracté. 

Oui,  n'est-ce  pas,  Richard?... 

RYSBERGUE 

Ce  n'est  pas  bien  de  ne  point  me  donner  la  part 
de  vos  soucis...  C'est  donc  si  grave?...  Un  gros 
secret  qui  vous  pèse?  Dites-le  moi. 

IRÈNE 

Je  te  raconterai...  Viens,  sortons. 

RYSBERGUE 

Pourquoi  trembles-tu?...  mais  oui,  comme  une 
feuille...  Oh!  comme  il  doit  être  lourd  et  étouffant, 
ce  secret-là,  et,  pour  me  le  cacher,  comme  il  faut 
avoir  peur  de  moi... 

IRÈNE 

Tu  es  fou. 

RYSBERGUE 

Malheureuse  !  Ce  secret  qui  est  entre  vous,  tu  ne 
vois  donc  pas  que  je  le  connais  maintenant!... 
{Montrant  Richard.)  Ton  fils  vient  de  me  le  révéler. 


ACTE  DEUXIEME  309 

IRÈNE,  dans  un  cri. 

Que  veux-tu  dire? 

RICHARD,  en  même  temps  qu'elle. 
Père,  je  ne  comprends  paa... 

RYSBERGUE,  l'interrompant. 

Oui,  tu  me  l'as  cné  par  ton  silence,  par  tes 
yeux,  par  tout  ton  brave  petit  cœur  qu'on  a 
offensé  et  que  je  voyais  trépigner  de  colère,  tan- 
dis qne  j'inventais  cette  imbécile  histoire  pour 
épier  la  llamme  dans  tes  yeux!...  Depuis  huit 
jours,  cette  folle  hypothèse  m'était  apparue, 
mais  ma  raison  se  refusait  à  l'admettre.  Je  me 
disais  :  «  Une  preuve  de  la  trahison,  une  preuve 
logique,  il  n'y  en  a  pas.  a  Quand  je  suis  entré,  là, 
tout  à  l'heure,  vous  me  l'avez  donnée,  subite, 
effrayante!  Oh!  votre  attitude!...  Oh  !  tes  yeux 
rouges  et  glacés  de  tout  à  'l'heure,  ce  qu'ils  révé- 
laient!... Ainsi  ton  fils  était  ton  confident!  tu  as 
sali  ton  fils  de  cet  aveu,  tu  le  faisais  vivre  avec 
ce  secret  !  Quelle  horreur!  {Tout  à  coup.)  Et  l'autre, 
l'autre...  ah!  celui-là,  par  exemple!... 

{IL    se    précipite   vers  la   porte  dic    jardin.  Irène  le. 
barre.) 

RICHARD,  retenani  son  père. 

Père,  père,  voyons,  du  calme...  Dans  cet  état 
d'agitation,  tu  ne  serais  plus  maître  de  toi  !... 

RYSBERGUE,  essayant  de  se  dégager. 

Laisse-moi...  Je  saisoùilest!  Je  vais  le  rejoindre. 


310  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Ne  passe  pasl  Que  veux-tu  faire?  Tu  as  la  cou- 
pable sous  la  main... 

RICHARD 

Père! 

RYSBERGUE 

Je  suis  maître  de  ma  vie  et  de  mon  honneur  1 

RICHARD,  V entraînant . 

Ton  honneur?  tu  veux  dire  le  nôtre!  Père,  ce 
n'est  pas  de  ton  âge,  ni  de  ton  rang,  de  te  colle- 
ter avec  cet  individu.  Ressaisis  ta  dignité  :  tu 
seras  vengé... 

RYSBERGUE 

Je  n'en  céderai  la  joie  à  personne...  Ah  !  la  ca- 
naille !...  Attends  un  peu,  que  je  le  prenne  à  la 
gorge,  et... 

{Il  s'élance.  Irène^  épouvantée^  contre  la  porte.) 

IRÈNE 

Pas  lui...  pas  lui  I...  C'est  moi  qui  t'ai  trompé, 
Jacques.  C'est  moi  que  tu  dois  accabler  de  ta 
colère.  Pourquoi  ne  le  fais-tu  pas?  Pourquoi  n'as- 
tu  pas  même  un  cri,  une  insulte  pour  celle  qui  te 
trahit  ? 

RYSBERGUE 

Comment  oses-tu,  malheureuse!... 

IRÈNE 

Eh  oui  1  je  dis  que,  s'il  te  restait  l'ombre  d'amour 
pour  moi,  tu  m'aurais,  depuis  cinq  minutes,  jetée 


ACTE  DEUXIÈME  311 

à  terre!  Mais  tu  ne  m'aimes  plus;  alors,  tes  yeux 
sont  fixés  au  dehors,  vers  ce  petit  que  vous  avez 
condamné.  Non,  non!  c'est  moi  quil  faut  frapper, 
Jacques,  Jacques  !  car  o'est  moi  qui  t'ai  trahi  et, 
sache-le,  c'est  moi  qui  me  suis  donnée  librement, 
volontairement  et  avec  joiel...  Si  après  ce  cri-là, 
tu  ne  me  tues  pas,  —  tu  n'es  qu'un  lâche  ! 

RYSBERGUE 

Je  te  devine  :  tu  voudrais  détourner  ma  colère 
sur  toi,  pour  que  ton  amant  soit  épargné.  Non, il 
ne  le  sera  pas,  il  ne  peut  pas  l'être,  car  il  y  a  ici 
en  cause  plus  qu'une  trahison  d'amour,  en  effet... 
{Montrant  son  fis.)  la  présence  lamentable  de  ton 
fils  en  est  le  témoignage  !  Ce  qui  est  offensé...  et  de 
quelle  façon!...  pour  que  nous  en  soyons  là,  que 
notre  enfant  nous  écoute  et  nous  juge,  c'est  une 
chose  plus  haute  que  notre  amour  passé,  fini... 

IRÈNE,  r interrompant. 

Notre  amour  est  mort,  dis-tu  ?  Ah  !  cela  seul 
suffit,  Jacques,  que  parles-tu  d'autre  chose? 

RYSBERGUE 

Si,  il  y  a  mon  nom,  mon  honneur,  mon  foyer! 
Et  ces  droits-là,  tu  vas  les  connaître,  car  ils  ne 
font  pas  grâce. 

IRÈNE 

Depuis  une  heure,  je  n'entends  parler  que  de 
justice,  de  droits  de  la  famille,  de  devoirs!  On 
dirait  la  discussion  d'un  traité!...  Il  n'y  a  qu'une 
chose  qui  compte  :  nos  cœurs  !  Oui,  je  me  suis  mal 


312  MAMAN  COLIBRI 

conduite,  je  t'ai  trompé,  oui,  je  suis  cent  fois  cou- 
pable de  cela...  Souffres-tu?  Alors  frappe-moi  :  je 
1  ai  mérité. 

RYSBERGUE 

Tu  fais  erreur!  Il  n'y  a  pas  que  ces  souffrances 
ni  que  ces  vengeances  !  Il  y  en  a  de  plus  hautes. 
Ce  sont  celles  qui  naissent  des  droits  acquis  de  la 
famille... 

IRÈNE  * 

La  famille,  allons  donc  !  Vous  allez  tuer  cet 
enfant  au  nom  de  la  famille  et  de  l'honneur  1  Des 
justiciers,  si  c'est  cela  la  famille,  alors  mensonge, 
mensonge  !...  il  faut  une  de  ces  épreuves  où  la  vie 
vous  accule,  comme  vous  m'acculez  contre  des 
parois  effroyables,  pour  le  sentir  aussi  nettement 
tout  à  coup  ! 

RYSBERGUE,  à  son  fils. 

Retire -toi...  laisse -no  us,  ta  mère  et  moi. 

[Richard  fait  un  mouvement  pour  se   retirer.) 
IRÈNE 

Pudeur  tardive  vraiment  !  Ce  fils  qui  n'allègue 
plus  que  des  droits  d'homme,  qu'il  reste  !  Il  peut 
entendre  souffrir  la  femme,  —  la  mère  n'est 
plusl... 

RYSBERGUE 

Pauvre  égarée  !...  tu  ne  reconnais  plus  les  tiens... 
Si  tu  te  voya's  !...  Tu  es  comme  ces  bêtes  sous 
l'empire  d'un  instinct  de  protection  passager  qui 
se  précipitent,  folles,  sur  ceux  qu'elles  aimaient  la 
veille,  comme  sur  des  ennemis  imaginaires... 


ACTE  DEUXIÈME  313 

IRÈNE 

Ce  qu  elles  défendent,  ces  bêtes,  c'est  leur  petit, 
c'est  leur  chair.  (-1  son  fils.)  J'ai  été  pour  toi  cette 
bête  folle,  Richard,  quand  tu  étais  mon  petit.  Je 
n'aurais  eu  que  de  la  pitié  et  de  l'amour  pour  toi 
—  dans  n'importe  quelle  circonstance.!..  Et  ma 
passion,  je  t'en  réponds,  aurait  parlé  plus  haut 
que  ne  parle  maintenant  ta  justice  !  Je  me  serais 
laissé  tuer  pour  toi,  sans  discuter...  Maintenant, 
c'est  vous  qui  faites  renaître  cet  instinct-là  dans 
mes  entrailles,  pour  un  amour  coupable,  soit  1 
mais  que  vous  me  forcez  à  défendre  et  que  je 
défendrai  de  toutes  mes  forces,  je  vous  en  aver- 
tis... Essayez  I... 

[Elle  s'agrippe  à  la  porte ^  dressée^  presque  terrible.) 
RYSBERGUE 

Eh  bien,  si  tu  veux  être  frappée  seule,tu  le  seras  ! 

IRÈNE 

A  la  bonne  heure  ! 

RYSBERGUE 

Mais  pas  comme  tu  l'entends!  Je  ne  suis  point 
un  mari  qui  tue  sa  femme.  Depuis  un  quart 
d'heure  tu  te  méprends  étrangement  ;  tes  nerfs 
t'affolent  et  t'abusent.  Puisque  tu  nous  reproches 
comme  un  crime  de  vouloir  châtier  ce  petit  misé- 
rable, j'abandonne  toute  expiation;  sois  heureuse  1 
Seulement,  puisque  aussi  tu  répudies  les  liens  les 
plus  saints  de  la  femme  et  de  la  mère,  puisque  tu 

14 


314  MAMAN  COLIBRI 

nous  bafoues  et  jettes  un  défi  pareil  aux  tiens,  à 
ta  famille...  hors  les  lois,  hors  le  monde  I 

IRÈNE 

Ahl  le  monde  1...  c'est  lui  qui  m'est  égal!... 

RYSBERGUE,   continuant^ 

Tu  trouveras  juste  et  bon  qu'à  cette  famille  tu 
ne  fasses  plus  jamais  appel  !  Elle  ne  te  répondra 
paslTu  peux  partir, si  tu  le  veux. ..tu  romps, mais 
c'est  pour  toujours  1  Sache-le...  Tu  es  avertie  et 
tu  as  encore  le  choix. 

IRÈNE 

C'est  tout  choisi. 

RYSBERGIE 

Alors,  passe  immédiatement  ce  seuil  que  tu  ne 
franchiras  plus  jamais...  [Le  poing  dressé.)  Va-t'en  1 
va -t'en  donc  1  (//  la  pousse  et  referme  brutalement  la 
porte  du  jardin  derrière  elle.  —  Richard  veut  s'élancer 
çers  sa  mère.  —  D''un  geste  impérieux,  son  père  Ven  em- 
pêche.) Toi,  reste  là!...  C'est  fini!... 


RIDEAU 


ACTE  TROISIÈME 

Une  maison  d'habitation  à  El-Biar,  sur  les  coteaux 
d'Alger.  C'est  la  salle  à  manger  avec  vaste  ouverture  sur 
le  jardin,  bourré  de  roses  et  de  géraniums.  Des  glycines 
battent  au  vent  sur  la  porte.  Très  loin,  on  aperçoit  la 
mer.  —  Le  soleil  se  couche  sur  Alger.  —  La  salle  à  man- 
ger, à  l'orientale,  est  tout  à  la  chaux  blanrhe,  —  avec, 
seulement,  de  vieilles  céramiques  qui  font  le  tour  de  la 
pièce.  On  aperçoit  dans  tous  les  coins,  au  plafond,  des 
guirlandes  de  fleurs  fraîches,  un  peu  comme  pour  les  pro- 
cessions. —  Des  coussins  Liberty  mettent  partout  leur 
note  acidulée.  —  Irène  mange  sur  une  table  d'ébène,  sans 
nappe. 


SCÈxXE    PREMIÈRE 
IRÈNE,  UN  Domestique,  puis  LOUISA 

IRÈNE,   à  un  domestique. 

La  suite!...  Monsieur  ne  rentrera  probablement 
plus  dîner...  Je  ne  comprends  pas...  11  n'avait  pas 
averti  ? 

LE    DOMESTIQUE 

Non,  madame. 

IRÈNE 

A  quelle  heure  le  chauffeur  avait-il  ordre  d'aller 
chercher  monsieur? 

LE    DOMESTIQUE 

Comme  d'habitude;  il  devait  être  à  la  caserne  à 
cinq  heures. 


316  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE,  à  Louisa  qui  entre. 

Ah!  Louisa,  est-ce  que  vous  avez  mis  le  man- 
teau de  monsieur  dans  l'auto  ?  Je  vous  l'avais 
recommandé.  Il  fait  un  peu  froid  quelquefois  au 
tournant  d'El-Biar,  avec  le  vent  de  la  mer  qui 
monte. 

LOUISA 

Non,  madame,  monsieur  m'a  attrapée  la  der- 
nière fois,  en  me  disant  qu'un  macfarlane  ce  n'était 
pas  d'ordonnance,  et  qu'il  n'était  pas  un  soldat  en 
sucre. 

IRÈNE 

Si,  si...  voilà  où  est  son  erreur.  Enfin  I  Pourvu 

qu'il    n'attrape    pas    mal!    {Tout    en    mangeant^  elle 

regarde  la  pendule.)  Huit  heures...  Il  ne  dînera  pas. 
C'est  dommage... 

LOUISA,  s'approchant  de  la  table. 
Madame  s'ennuie  à  dîner  seule? 

IRÈNE 

Oh  !  ce  n'est  pas  pour  ça.  Je  lui  avais  fait  faire 
4e8  sorbets  à  l'orange  qu'il  aime  tant. 

LOUISA 

Madame  se  trompe  ;  il  ne  les  aime  pas  à 
l'orange.  C'est  à  la  violette  qu'il  les  aime...  Ma- 
dame ne  se  souvient  pas? 

IRÈNE 

C'est  vrai.  Suis-je  bête!...  Eh  bien,  alors  tant 
mieux,  vous  voyez,  qu'il  ait  dîné  à  Alger!  Il  y  a 


ACTE  TROISIÈME  317 

une  providence,  é^^  de  rament,  (.lu  domestique  qui 
passe  un  plat.)  Qu'est-cc  que  c'est  que  ça? 

LE    DOMESTIQUE 

Ce  sont  de  petites  pommes  de  terre  de  la  pro- 
priété. 

IRÈNE 
Du   jardin?   (-4  la  femme  de  chambre.)   Admirable  1 

Croyez-vous,  Louise,  quelles  amours  1  Est-ce  qu'elles 
sont  aussi  petites  quand  elles  sont  vivantes?...  Ja- 
mais je  n'aurais  cru  que  notre  jardin  produirait 
comme  il  produit.  Faudra  envoyer  ça  au  con- 
cours agricole  d'El-Biar.  {Montrant  les  guirlandes 
aux  quatre   coins   de   la  pièce,)    Pourvu   qu'il   rentre, 

monsieur...  Nous  en  serions  pour  nos  frais. 

LOUISA 

Ah!  oui,  l'S  lampes  de  fleurs  !  Madame  peut 
être  tranquille;  monsieur  rentrera.  Il  a  sûrement 
demandé  la  permission  de  minuit  puisqu'on  doit 
voir, ce  soir,  à  onze  heures  trente  cinq, la  fameuse 
éclipse  de  lune,  avec  miss  Deacon  et  sa  mère. 
Madame  se  souvient  ? 

IRÈNE 

C'est  vrai.  Je  n'y  pensais  déjà  plus  1  Dieu,  que 
c'est  ennuyeux!  Voilà  ma  soirée  gâtée.  Il  y  a  trop 
d'Américaines  à  El-Biar.  Il  y  a  trop  d'Améri- 
caines partout  dailleurs.  Je  vous  demande  un  peu 
pourquoi  toutes  les  Américaines  ne  restent  pas  en 

Amérique  !    {On    entend   dehors,  du  côté    du    jardin^    de 
jintains    bruits   de    voix  rieuses.)    Tenez,   éCOUtez-là! 


318  MAMAN  COLIBRI 

«  Play  ».  Comment ,  elles  jouent  encore  au  ten- 
nis à  huit  heures  du  soir?...  Enfin,  je  leur  pardonne 
les  bruits  qui  viennent  de  leur  jardin,  à  cause  de 
l'odeur  de  leurs  vieux  orangers.  En  ce  moment, 
c'est  exquis...  Vous  sentez,  Louisa? 

LOUISA 

Oh  !  madame,  moi,  la  fleur  d'oranger,  ça  ne 
m'emballe  pas.  Je  trouve  qu'on  fait  beaucoup  de 
chichi  pour  cette  fleur-là.  Je  me  disais  toujours 
que  ça  devrait  être  mieux  sur  les  arbres  que  sur 
les  robes  de  mariage,  mais  depuis  que  j'en  vois 
tant,  je  trouve  que  ça  fait  encore  bien  mieux  sur 
les  robes  de  mariage. 

IRÈNE 

C'est  une  opinion  de  couturière  qui  a  sa  poé- 
sie. En  attendant,  tournez  le  bouton  pour  voir  si 
l'électricien  a  bien  donné  le  courant. 

{La  femme  de  chambre  tourne  un  bouton  électrique. 
Toutes  les  guirlandes  s^embrasent.  Les  lampes  sont 
cachées  dans  les  fleurs.) 

LOUISA 

Oh!  ce  sera  superbe,  madame,  quand  il  fera 
tout  à  fait  nuit. 

IRÈNE 

N'est-ce  pas?  c'est  assez  réussi... 

LOUISA 

Le  jardinier  a  eu  beaucoup  de  mal  à  se  procu- 
rer les  ibiscus  et  autant  de  bougainvilleas. 


ACTE  TROISIEME  319 

IRÈNE 

Oh  1  j'entends  le  voiture.  Vite,  voilà  mon- 
sieur, éteignez.  {Louisa  éteint  les  guirlandes,  —  Irène 
se  lè^e.  Elle  va  sur  le  seuil  et  fait  des  gestes  en  Voir  avec 

sa  serviette.)  Eh  bien,  quoi,  chéri?...  tu  as  dîné? 

LA   VOIX    DE    GEORGET,    dehors. 

Ne  m'en  parle  pas  !  Cette  brute  de  margi  à  qui 
il  a  fallu  que  j'offre  à  dîner!...  Je  me  sauve  seu- 
lement à  la  minute...  Oui,  oui,  vous  pouvez  ren- 
trer au  garage.  L'auto  à  minuit. 

SCÈNE  II 
IRÈNE.  GEORGET 

Il  est  en  uniforme  de  chasseur  d'Afrique.  A  son  entrée, 
Irène  se  recule  et  part  d'un  grand  éclat  de  rire.  Georget 
fronce  les  sourcils. 

IRÈNE 

Ecoute,  je  ne  peux  pas  encore  m'y  habituer!... 
Ne  me  gronde  pas,  je  ne  le  fais  pas  exprès.  Mais 
ils  ontl'air  de  t'avoirdéguisé, mon  pauvre  amour!... 

GEORGET,  vexé. 

Tes  plaisanteries  tombent  à  pic! 
IRÈNE,  se  jetant  à  son  cou. 

Pardon,  pardon,  petit  trésor,  je  ne  recommen- 

erai  plus.  Je  te  jure  que  c'est  la  dernière  fois...  Je 

serai  bien  sage!...  puisque  je  te  le  jure!  Il  n'y  a 

pas  de  ma  faute.  Moi,  je  n'ai  pas  l'esprit  militaire... 


320  MAMAN  COLIBRI 

Tu  comprends,  dans  mon  cœur,  je  te  vois  avec  des 
grandes  soies  bleu  pâle,  comme  un  jeune  seigneur 
de  Van  Dick...  alors!... 

GEORGET 

Justement...  je  finirai  par  avoir  l'air  d'un  mili- 
taire d'opéra-comique,  en  conciliant  les  goûts  de 
ma  maîtresse  et  ceux  de  ma  patrie...  Il  vient  de 
recevoir  un  savon  de  son  colonel,  ton  Van  Dick... 
qui  se  porte  bien  ! 

IRÈNE 

Non?...  Pourquoi?  Quel  toupet!... 

GEORGET 

Il  m'a  dit  que  je  dépassais  la  mesure,  qu'il 
n'avait  jamais  vu  un  soldat  se  faire  amener  au 
quartier,  en  auto. 

IRÈNE,  avec   indignation. 

Il  voudrait  peut-être  que  tu  ailles  à  pied  d'El- 
Biar!  Vieille  baderne!...  Je  connais  justement  la 
cousine  du  gouverneur  qui  est  très  en  cour  et  je... 

GEORGET,  V interrompant. 

Oh  !  non,  non  !  je  t'en  prie  !...  ne  t'en  mêle  pas. 
Avec  ta  compréhension  des  choses  militaires!...  Et 
puis  le  colon  m'a  encore  dit  qu'il  savait  que  je 
jouais  beaucoup  dans  les  cercles  et  que  ma  mai- 
tresse  s'affichait  trop  avec  moi. 

IRÈNE 

Il  ne  voudrait  pourtant  pas  que  je  m'affiche 
avec  un  autre  pour  lui  faire  plaisir. 


ACTE  TROISIEME  321 


GEORGET 


C'est  ce  que  j'ai  failli  lui  iépondre.Il  m'a  encore 
dit  que  lorsqu'on  portait  un  nom  illustre  comme 
le  mien  dans  les  fastes  de  l'armée,  etc.,  etc.. 

IRÈNE 

Alors,  qu'as-tu  répondu? 

GEORGET 

J'ai  répondu  que,  précisément,  je  me  conduisais 
comme  un  fils  de  famille  doit  se  conduire  au  régi- 
ment, et  que  si  on  voulait  républicaniser  rarmét\ 
j'étais  décidé  à  m'y  opposer,  en  ce  qui  me  con- 
cerne, dans  la  mesure  de  tous  mes  moyens. 

IRÈNE 

Alors,  il  t'a  flanqué  quinze  jours  de  salle  de 
police  ? 

GEORGET 

Non.  Il  a  souri.  La  politique  m'avait  sauvé  encore 
une  fois  !...  Du  coup,  j'ai  offert  prudemment  à 
dîner  au  margi...  je  me  suis  sauvé  aux  liqueurs  et 
me  voilà...  Et  au  lieu  des  effusions  bien  naturellea 
que  j'attendais,  je  reçois... 

IRÈNE,  se  rejetant  à  son  cou. 

Si  on  peut  dire  !  D'abord,  au  fond,  tu  es  char- 
mant de  la  sorte.  C'est  autre  chose.  Tu  as  du  chic. 

GEORGET 

C'est  ce  qu'on  me  dit  tous  les  jours  dans  la  rue. 


322  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Et  puis,  il  faut  bien  se  blaguer  un  peu,  hein  ? 
On  ne  peut  pas  toujours  être  sérieux. 

GEORGET,  avec  timidité. 

Enfin...  je  vais  passer  un  veston,  tout  de 
même...  {AJouvement  de  rire  d''lrène.)  Mais  simple- 
ment parce  que  je  suis  couvert  de  poussière.  La 
route  est  un  tourbillon,  avec  le  vent  du  soir.  Ré- 
serve-moi un  peu  de  dessert.  {S^approchant  de  la 
table.)  C'est  bon  ça? 

IRÈNE 

Tu  m'en  diras  des  nouvelles.  Va... 

GEORGET,  sort  en  appelant  le  domestique. 
Charles  1 

SCÈNE  III 
IRÈNE,  LOUISA 

IRÈNE,  à  Louisa  qui  est  rentrée. 
Monsieur    n'a   pas  remarqué  les    fleurs...  tant 

mieux.  {^Louisa  a  un  grand  carton  sous  le  bras  ;  elle  h 
déballe.)  Qu'est-ce  que  c'est?  [Elle  s'approche.)    Ah   1 

les  écharpes  égyptiennes...  Enfin  !  La  bonne  femme 
vient  de  les  apporter? 

LOUISA 

Elle  a  dit  que   madame  choisisse  celle  qu'elle 
voudra.  Elle  en  a  mis  trois. 

(Irène  en  essaie  une, Elle  a  défait  son  peignoir  léger.\ 


ACTE  TROISIEME  323 

IRÈNE 

Tenez,  aidez-moi.  Voilà  comment  on  l'accroche 

sur    sa    poitrine...    {Parlant  à    la  porte  oinerfg,  par  où 

Georget   est  sorti.)  Geo,  on  m'a  apporté  de  vieux 
voiles  de  mariée  égyptiens. 

VOIX    DE    GEORGET 

Ah  !  parfait  ! 

IRÈNE 

Tu  verras  comme  ils  sont  exquis  !...  Celui  que 
j'essaie  sent  le  benjoin  et  l'encens.  Il  a  servi  sûre- 
ment... Il  a  couvert  d'autres  épaules...  et  s'en  sou- 
vient. 

LOUISA 

Ben,  vrai,  le  drôle  de  voile  de  noces! 

IRÈNE 

On  les  porte  ainsi...  là-bas. 

LOUISA 

Il  ne  ressemble  guère  aux  nôtres...  quand  je  dis 
aux  nôtres...  je  veux  dire,  du  moins,  celui  que... 
par  exemple...  madame... 

IRÈNE,  vivement. 

Oui...  oui...  C'est  celui-là,  voyez-vous,  rose  et 
argent,  avec  toutes  ses  étoiles,  que  je  garderai... 
Vous  rendrez  les  autres. 

LOUISA 

C'est  le  plus  joli. 


324  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE,  serrant  éCun  joli  mouvement  sa  gorge   nae 
sous  le  voile  rose,  et  les  yeux  voluptueusement  clos. 

Je  ne  sais  pas,  mais  c'est  le  mien.  {Entendant  les 
pas  de  Georget.)  Attention  !...  à  la  manœuvre  1... 
Une,  deux...  trois... 

(Les  fleurs  se  rallument,  partout.) 

SCÈNE   IV 
Les  Mêmes,  GEORGET 
IRÈNE,  battant  des  mains. 

Qu'en  dis-tu? 

GEORGET 

Epatant!  c'est  féerique !...  et  d'une  couleur  ado- 
rable... 

IRÈNE 

J'ai  fait  arranger  ça,  ce  matin,  par  l'électricien 
qui  est  venu  poser  les  fils  de  la  salle  de  bain... 
Tu  vois,  c'est  très  simple,  des  ampoules  dans  des 
fleurs. 

GEORGET 

Mais  il  fallait  avoir  le  goût  de  l'assortiment. 

IRÈNE 

Voilà!  Je  n'ai  rien  à  faire  pendant  que  tu  es 
au  quartier...  il  faut  bien  que  je  m'amuse...  Et 
maintenant,  mange!  Tout  à  l'heure  tu  n'aurais 
plus  faim.  Qu'est-ce  que  tu  guignais? 

GEORGET,  S* approchant  de  la  table  et  montrant  un  fruit. 
Ça.  {Puis  désignant  du  doigt  la  gorge  d^ Irène  entr^ow 
verte  sous  le  voile.)  Et  ça... 


ACTE  TROISIEME  325 

IRÈNE,  lui  servant  le  fruit. 

Prends.  (Puis  elle  s'approche  de  lui  le  cou  levé.)  Et 
prends. 

{Il  V embrasse  sur  un  coin  de  chair  rose.) 

GEORGET,  après  s^étre  assis  à  la  table. 

Ahîqu'il  fait  bon  d'être  chez  soi.tout  de  mêmel 
Je  me  sens  une  âme  bourgeoise  que  mon  pays, 
hélas,  ne  sait  pas  apprécier. 

IRÈNE 

Oui...  Qu'on  est  heureux,  dis?  Je  ne  rêvais  pas 

un  tel  bonheur. (rouf  à  coup  effrayée  de  ce  qu'elle  a  dit.) 
Mon  Dieu,  touche  du  bois,  vite  ! 

GEORGET 

Le  pied  de  la  table  ?...  C'est  bon  tout  de 
même?... 

IRÈNE 

Tiens,  pourquoi  pas! 

/ 

GEORGET 

Alors,  tu  ne  te  fiches  plus  de  ton  pauvre  bleu? 

IRÈNE 

J'adore  le  bleu. 

GEORGET 

Terrible  1  Qu'est-ce  qui  te  rend  si  bête?... 

IRÈNE 

L'amour!  le  pauvre,  absurde  et  doux  amour!... 
Ah  !  l'heure  adorable,  chéri  !  Je  les  goûte  en  avare, 
ces  heures...    Je  les  respire  comme  des  pêches... 


326  MAMAN  COLIBRI 

Voilà  notre  soir,  notre  beau  soir  qui  monte,  qui 
entre  par  les  fenêtres...  Le  coucher  du  soleil  ar.ive 
en  même  temps  que  toi,  tous  les  jours;  c'est  un 
phénomène  natu.el  dont  il  me  semble  que  je  ne 
pourrai  plus  jamais  me  passer,  quand  tu  auras 
fini  ton  service  et  qu'il  nous  faudra  quitter  mon 
paradis  potager  et  ma  colline  et  tout  ce  que  je 
lui  laisserai!... 

GEORGET 

Rien  ne  nous  obligera  à  nous  en  aller,  d'ail- 
leurs... 

IRÈNE 

Si.  Vois-tu,  il  y  a  des  forces  supérieures  à  nous- 
mêmes  qui  nous  chassent  toujours  en  avant... 
En  avant  !  Il  faudrait  pouvoir  arrêter  les  minutes 
ineffables!  On  les  prolonge,  mais  ce  n'est  plus  la 
même  chose  !  Jamais  plus  je  ne  retrouverai  ce  mo- 
ment unique,  bête  et  chaimant  de  ton  existence, 
qui  est  un  signet  si  étonnamment  précis  parmi  les 
feuilles  éparses  des  années...  Arrête-toi  donc,  so- 
leil! 

GEORGET 

Si  tu  y  tiens  absolument,  après  je  pourrai  m'en- 
gager,  tu  sais?...  Ma  galanterie  ne  connaît  pas  de 
bornes. 

IRÈNE 

Bah!  après  cela,  ce  sera  autre  chose...  d'autres 
formes  de  nous-mêmes...  Mange,  va,  mon  petit  ! 
mange,  ne  m'écoute  pas  radoter.  J'aime  te  voir 
avoir  faim,  avoir  bien  faim...  Tiens,  encore  un 
fruit,  tu  veux? 


ACTE  TROISIEME  327 

GEORGET 

Il  est  de  chez  nous? 

IRÈNE,  extasiée. 

De  chez  nous!  comme  tu  as  bien  dit  cela!...  oui, 
de  chez  nous,  de  notre  boîte...  Avoue  qu'elle  est 
exquise  notre  maison,  quand  on  la  voit  de  la  route 
en  montant...  Elle  dit  bien  ce  qu'elle  est,  hein  ? 
Elle  est  positivement  plus  tendre  que  les  autres 
dans  le  feuillage...  avec  le  bruit  gai  de  sa  fontaine 
et  de  ses  oiseaux... 

GEORGET 

Tu  es  lyrique,  mais  juste. 

IRÈNE 

Je  suis  lyrique  parce  que  je  réalise  un  rêve... 
le  grand,  grand  rêve!  Je  suis  lyrique  pour  la  mai- 
son, parce  que  je  n'en  ai  jamais  eu  qu'une:  celle-ci. 

GEORGET 

Ingrate  !  Et  les  nôtres  d'avant  ?..  Elles  ont  eu 
leur  bon. 

IRÈNE 

.^  Non,  non, elles  n'existaient  pas  :  nous  n'y  étions 
pas  ensemble;  nous  les  volions...  Ces  choses-là  se 
passaient  avant  moi,  je  ne  m'en  souviens  pas...  je 
ne  me  souviens  de  rien...  Maintenant  seulement 
j'existe...  Mon  corps  est  nouveau.  Il  me  semble 
que  je  vivais  dans  des  gaines,  à  l'ombre...  mainte- 
nant tout  mon  être  est  libre.  Je  pousse...  La  cosse 
est  craquée. 


328  MAMAN  COLIBRI 

GEORGET,  montrant  en  souriant  sa  robe  lâche^ 
où  elle  paraît  effectivement  très  nue. 

Et  bien  craquée  encore  !...  Je  ne  m'en  plains 
pas...  C'est  vrai,  tu  es  autre,  tu  n'es  plus  la  même 
maîtresse...  Ce  n'est  pas  l'hiver  dernier,  dans  tes 
salons  de  l'avenue  Friedland,  que  tu  aurais  osé 
une  toilette  pareille. 

IRÈNE 

Ajoute  tout  de  suite  que  je  m'encanaille!...  Ah! 
si  tu  savais  la  joie  que  j'éprouve!  Je  peux  dire 
à  mes  bras  :  vous  êtes  libres  d'être  nus,  d'être 
beaux,  d'être  roses,  ne  vous  gênez  pas...  Ces  petits 
doigts-là  daignaient  les  bagues  trop  chargées;  ma 
gorge,  les  parfums  trop  forts...  Maintenant,  je  ne 
Buis  plus  que  de  l'amour.  J'ai  les  ongles  trop  faits, 
les  veines  plus  poudrées,  les  vêtements  indécents, 
communs  et  lâches. ..et  je  laisse  aller  tout  le  corps, 
libre,  heureux  de  ta  maîtresse,  comme  un  bou- 
quet trop  serré  qui  se  dénoue  tout  à  coup.  Dieu 
qu'il  fait  bon  ! 

GEORGET 

Ah!  quelle  griserie  monte  de  toi  et  de  tes  pa- 
roles I  Oui,  c'est  autre  chose...  Tu  vous  laisses  dans 
une  atmosphère  extraordinaire  qu'on  emporte, 
ensuite,  avec  soi,  partout,  et  qui  enivre  les  heures 
les  plus  banales  de  la  journée...  à  ce  point  que... 

IRÈNE 

Que  d'autres  en  profiteraient? 

GEORGET 

Non...  mais  presque.  {Le  domestique  entre.)  Prends 
garde  ! 


ACTE  TROISIEME  329 

IRÈNE,  sans  détacher  ses  bras  dû  cou  de  Georget. 

Par  exemple!...  c'est  un  souvenir  d'esclavage  ! 
Prendre  garde,  à  quoi  ?  Laisse-moi  savourer  en 
paix  les  pri\'ilèges  de  mon  déshonneur. 

{Elle  reste  enlacée  devant  le  domestique.) 
GEORGET 

Qu'est-ce  que  c'est? 

LE    DOMESTIQUE 

Un  livre  que  M^  Deacon  envoie  à  monsieur. 

GEORGET 

Ah!  au  fait!...  {A  Irène.)  Oh!  rien...  un  roman 
dont  elle  me  parlait  hier  et  qu'elle  avait  promis  de 
me  prêter.  C'est  sans  aucune  importance...  Pour- 
quoi t'en  vas-tu? 

IRÈNE 

Moi?  je  ne  m'en  vais  pas... 

GEORGET 

Si,  pour  une  raison  ou  pour  une  autre,  tu  trouves 
qu'on  se  voit  trop... 

IRÈNE 

Mais  tu  es  fou,  chéri  ! 

GEORGET 

Non,  non,  tu  as  tiqué  quand  on  a  apporté  le 
livre. 

IRÈNE 

Je  n'ai  pas  tiqué  du  tout.  Tu  te  trompes  mon 
chou...  Que  veux-tu  que  ça  me  fasse?  Je  la  trouve 


330  MAMAN  COLIBRI 

charmante,  notre    voisine,.,  très   distinguée...  un 
peu  snob,  mais  charmante. 

GEORGET 

Oui,  un  peu  snob...  Il  faut  penser  qu'elle  est 
cousine  par  alliance  du  président  des  Etats-Unis. 
Elle  croit  que  cela  lui  crée  des  titres  au  respect 
des  mufles. 

IRÈNE 

Je  ne  l'aurais  pas  reçue  chez  moi  !...  Il  est  vrai 
qu'elle  n'en  sait  rien  !...La  chose,  précisément,  que 
je  trouve  étrange,  c'est  que  des  gens  aussi  bien 
élevés  qu'elle  et  sa  mère,  mettent  tant  d'insistance 
à  frayer  avec  nous.  Enfin,  elles  ne  peuvent  pas 
se  faire  d'illusion,  franchement,  sur  notre  situa- 
tion irrégulière?...  S'il  est  une  union  qui  ne  laisse 
pas  flotter  de  doutes,  c'est  la  nôtre...  Alors? 

GEORGET 

Oh  Iles  Américains,  tu  sais...  En  pays  étranger, 
ils  ferment  les  yeux  devant  nos  mœurs  de  sau- 
vages... 

IRÈNE 

Les  jeunes  filles  ne  ferment  jamais  les  yeux 
dans  aucun  pays,  mon  cher;  excepté  quand  elles 
sont  en  quête  d'un  mari  et  d'un  titre...  Un  parti 
pour  toi,  tiens! 

GEORGET 

Méchante!  je  n'aime  pas  ce  genre  de  plaisante- 
ries de  mauvais  goût. 

IRÈNE 

Je  m'amuse.  Tu  peux  voir  miss  Deacon  tant 


ACTE  TROISIEME  331 

que  tu  voudras,  ici,  chez  elle.  Je  ne  suis  pas  ja- 
louse; tu  le  sais  bien,  cher  chéri.  Je  suis  môme 
très  heureuse  qu'elles  viennent  ce  soir,  nos  voi- 
sines, car  elles  vont  venir,  tu  sais,  pour...  la  ma- 
chine, là... 

(Elle  montre  le  ciel.) 

GEORGET 

Je  sais.  On  ne   m'a   accordé  la  permission  de 
minuit  qu'en  faveur  de  cet  événement. 

IRÈNE 

C'est  curieux,  une  éclipse  ?  Je   n'en  ai  jamais 
vue.  Ça  m'impressionne... 

GEORGET 

Il  faut  avoir  vu  ça.  Puis,  c'est  une  distraction. 

LOUISA,  entrant  par  le  jardin. 
Madame,  voilà  M™"  Ledoux  qui  arrive  à  la  giille. 

GEORGET 

Zut! 

IRÈNE 

Pourquoi  ? 

GEORGET 

Cette  vieille  roulure  m'insupporte... 

IRÈNE 

Georges  1 

GEORGET 

Vrai,  je  ne  comprends  pas    cette  relation...  ni 
ton  intimité  avec  un  laissé  pour  compte  pareil  1... 


332  MAMAN  COLIBRI 

IRToNE 

Dame  !  je  ne  peux  plus  recevoir  de  princesses 
maintenant...  que  celles  qui  ont  épousé  leur 
chauffeur.  J'aime  mieux  M™^  Ledoux.  Elle  est  très 
bien;  c'est  une  philanthrope  ;  elle  a  admirable- 
ment monté  —  et  avec  son  seul  argent  —  cette 
fabrique  de  tapis  orientaux  pour  rapprendre  aux 
petits  Arabes  leur  art  et  leur  industrie...  C'est 
très  louable,  et  très  artiste. 

GEORGET 

Ce  qu'elle  a  turbiné!  On  m'a  raconté  sa  vie... 
quelqu'un  qui  l'a  connue...  Elle  en  a  fait  des  fras- 
ques, dans  son  temps  !  Elle  a  été  la  maîtresse  du 
prince  Grimaldi,  paraît-il,  à  qui  elle  doit  sa  for- 
tune; elle  a  été  célèbre  dans  la  diplomatie  à 
Vienne,  et  c'est  un  peintre,  avec  lequel  elle  était 
venue  ici,  qui  lui  a  laissé  le  goût  des  arts...  Le 
nom  bien  calme  et  bien  sage  de  Ledoux  qu'elle 
honore,  ne  l'a  pas  protégée  contre  les  orages  et 
son  tempérament.  C'est  un  admirable  échantil- 
lon. 

IRÈNE,  assise  et  lançant  ail  loin  une  bouffée  de  cigarette. 

Pas  bien  rare,  va,  ma  Cette  !...  Dans  tous  les 
faubourgs  élégants  des  grandes  villes  cosmopo- 
lites, sur  toutes  les  hauteurs  des  beaux  points  de 
vue,  il  y  a  de  ces  vieilles-là.  On  en  rencontre  tou- 
jours. Ce  sont  des  ruines  errantes  qui  ont  voulu 
bâtir  leur  dernier  refuge  sur  un  beau  site  autre- 
fois admiré  en  passant,  dans  les  époques  de  joie... 
Elles  s'en  souviennent  et  alors  elles  y  viennent 


ACTE  TROISIEME  333 

mourir.  Il  y  en  a  comme  cela  en  Suisse,  en  -\lgé- 
rie,  ailleurs...  C'est  toujours  sur  un  coteau  où  il  y 
a  des  villas  et  un  joli  cimetière...  M"*®  Ledoux 
m'est  infiniment  sympathique, 

(Elle  sourit  rêveusement^  en  regardant  une  volute  de 
fumée  qui  s^en  va  vers  la  fenêtre.) 


SCENE    V 
Les  Mêmes,  MADAME  LEDOUX 

accompagnée  de  deux  petites  Arabes  qu'elle  pousse 
devant  elle 

MADA^IE    LEDOUX 

Je  vous  avais  promis  de  vous  amener  deux  de 
mes  jeunes  élèves...  Vous  voyez  que  j'ai  tenu  pa- 
role. 

IRÈNE 

Ce  sont  des  petites  filles? 

MADAME    LEDOUX 

Authentiques.  {Aux  petites.)  Et  montrez  de  suite 
à  madame  vos  échantillons.  Voyez,  nous  vous 
avons  apporté  des  échantillons  de  notre  travail. 

IRÈNE 

Comment  !  elles  font  déjà  des  choses  aussi  com- 
pliquées? 

MADAME     LEDOUX 

D'après  les  vieux  dessins  arabes.  Il  faudra,  vrai- 
ment, que  vous  veniez  un  jour,  à  la  fabrique,  les 


334  MAMAN  COLIBRI 

voir,  attablées  derrière  leurs  métiers.  (Aux  petites.) 
Qu'est-ce  qu'on  dit,  allons?  Goul'es  Salam  ?  (Elles 

murmurent  quelques  mots    arabes  avec  gravité  :)   «  Msal- 

1-rheir,  ialalla.  Ouach  h'alek.   » 

IRÈNE 

Elles  sont  mignonnes  tout  plein. 

MADAME    LEDOUX 

Et  faites  le  salut...  Voilà... 

IRÈNE 

Elles  ne  disent  pas  un  mot  de  français? 

MADAME    LEDOUX 

Elles  savent  dire  boujou.  Et  puis  elles  chan- 
tent aussi  quelques  petites  chansons... 

IRÈNE 

Oh  I  qu'elles  nous  en  disent  une  ! 

MADAME    LEDOUX 

Chantez,  à  la  dame,  l'hirondelle  de  Mustapha. 

LES  PETITES,  chantant. 

Tu  t'en  vas  la  z'hirondelle, 
Tu  t'en  vas  la  z'hirondelle, 
Dis  bouzou  à  Mustapha, 
Dis  bouzou,  bouzou,  bouzou... 

(Irène  rit.) 

IRÈNE 

Georges,  veux-tu  les  mener  à  la  cuisine  ;  tu  leur 
feras  verser  un  verre  de  sirop  et  donner  des  gâ- 
teaux. On  peut... 


ACTE  TROISIEME  335 

MADAME    LEDOUX 

Si  VOUS  voulez.  Vous  êtes  bien  aimable. 

GEORGET,  w^'ec  un  souverain  mépris  tout  militaire. 

Allez,  oust,  là,  le  gourbi  !  Inaaldinoummek  !... 
Croyez-vous  que  je  parle  bien  arbi  !...  {Se  retour- 
nant^ à  J'ène.)  Je  vais  passer  chez  les  Deacon  leur 
demander  à  quelle  heure  elles  com refont  venir. 

IRÈNE 

Mais  c  rtainement,  mon  loup... 

SCÈNE   VI 
IRÈNE,  et  MADAME  LEDOUX.  seules 

IRÈNE 

Eh  bien,  ça  marche  avec  la  petite  Deacon,  ça 
marche  même  à  pas  de  géants.  Qu'est-ce  que  je 
vous  disais?... 

MADAME    LEDOUX 

Saprelotte,  ne  vous  mettez  donc  pas  martel  en 
tête  pour  quelques  peccadilles... 

IRÈNE 

Ils  en  sont  déjà  loin.  Tenez,  vous  n'avez  pas 
remarqué  que  je  jouais  très  incidemment  avec  ce 
livre,  mais  sans  le  lâcher,  pendant  que  nous  cau- 
sions... Il  était  très  ennuyé;  il  aurait  bien  voulu 
me  le  prendre...  C'est  un  livre  qu'elle  vient  de  lui 
envoyer,  à  lui...  Je  suis  sûre  que,  si  nous  l'ouvrons, 
nous  trouverons  quelque  raison  à  cet  envoi...  {Elle 


336  MAMAN  COLIBRI 

ouvre  le  livre.)  Tenez...  une  page  cornée...  une 
phrase  soulignée  :  «  Prenez  garde,  l'amour  d'une 
jeune  fille  ressemble  à  ces  eaux  qui  ne  sont  trop 
froides  que  parce  qu'elles  sont  pures...  »  Hypo- 
crite, va  !  {Elle  furète  encore  dans  le  livre.)  Et  là,  tenez, 
tenez...  comme  par  hasard...  sa  photographie  I... 
oubliée  là-dedans  pour  qu'il  la  prenne.  (Elle  a 

un  mouvement  impulsif^  comme  pour  jeter  le  livre.  Elle 
se  reprend  et  le  pose,  avec  douceur^  sur  la  table.)  Allons, 

remettons  tout  en  place...  Il  ne  faut  pas  déranger 
les  nids  qui  se  forment. 

MADAME    LEDOUX 

Vous  pleurez? 

IRÈNE 

C'est  possible...  J'ai  regardé  ma  main  depuis 
hier...  Ça  m'inquiétait  ce  que  vous  m'aviez  dit... 
c'est  vrai  qu'elle  est  très  coupée, la  ligne  de  chance  I 

MADAME    LEDOUX 

Seulement,  elle  est  longue. 

IRÈNE 

Oui,  mais  il  y  a  des  routes,  toujours  de  petites 
routes  sèches  et  ravinées  qui  traversent...  et  ça 
s'en  va...  ça  s'en  va...  La  première,  c'est  peut- 
être  celle  de  maintenant,  dites  ?...  Elle  est  plus 
creuse...  plus  impressionnante... 

MADAME   LEDOUX 

Voyons,  vous  n'allez  pas  croire  à  ces  calembre- 
daines! Je  m'amusais...  Ne  restez  pas  ainsi,  votre 
petite  main  tendue...  Elle  a  l'air  de  demander 
l'aumône. 


ACTE  TROISIEME  337 

IRÈNE 

Au  destin,  madame  Ledoux,  au  destin...  elle 
demande  sa  pauvre  aumône  {Elle  soupire  :  un  temps.) 
Dites?  dites?...  Est-ce  dur,  la  vieillesse?... 

MADAME    LEDOUX,  éclatant  de  rire. 

Mais  c'est  très  impoli  ce  que  vous  me  deman- 
dez» là! 

IRÈNE 

Vous  ne  m'avez  pas  comprise. 

MADAME  LEDOUX 

Si,  si,  allez...  je  ne  m'illusionne  même  point. 
Vous  avez  été  attirée  par  moi,  moins  à  cause  de 
votre  voisinage,  qu'à  cause  de  ma  «  légende  »... 
Ah!  la  mère  Ledoux!  Ce  qu'elle  représente  pour 
vous!...  Vous  interrogez  ce  vieux  visage,  autre- 
fois caressé...  C'est  le  pressentiment  de  vous- 
même  qui  vous  attire...  Eh  bien,  ma  petite,  on 
ne  vous  a  pas  trompée.  J'ai  aimé...  j'ai  étreint... 
j'ai  désiré...  un  peu  de  tout...  pêle-mêle...  Ça  été 
exquis  et  féroce. ..Et  il  y  a  encore  des  jours  où  ce 
tas  de  souvenirs,  ça  plaque,  là...  comme  une  brû- 
lure... Oui,  c'est  très  dur,  la  \^eillesse.  Rien  ne 
guérit  et  tout  y  sèche. 

IRÈNE 

Oublie-t-on  ? 

MADAME    LEDOUX 

Bien  peu...  bien  peu!... 

IRÈNE 

Est-on  hanté? 

15 


338  MAMAN  COLIBRI 

MADAME   LEDOUX 

Ce  sont  les  beaux  jours  qui  font  le  plus  de 
mal... 

IRÈNE,  fronçant  les  sourcils^  avec  angoisse. 

Taisez-vous,  taisez-vous,  c'est  affreux  1...  {Un 
silence.)  Cependant,  la  résignation?... 

MADAME    LEDOUX,  secouant  la  tête. 

Pas  nous. 

IRÈNE 

Chutl...   chut!.. 

(Elle  se  met  les  mains  sur  le  visage.) 

MADAME   LEDOUX,  troublée,  essayant  de  vivifier 
la  conversation. 

Laissez-moi  rire  !  Vous  en  êtes  encore  à  la  plus 
belle  période  de  la  vie...  La  durée  d'un  collage 
comme  le  vôtre,  —  passez-moi  le  mot,  —  avec 
votre  beauté,  ces  yeux-là  et  cette  bouche,  mais  ça 
doit  vous  mener  dans  un  fauteuil,  à  la  cinquan- 
taine!... Dame,  c'est  déjà  beau  !...  Alors,  vous 
pourrez  commencer  à  vous  inquiéter  des  petites 
frimousses  qui  passeront...  Mais  jusque-là,  laissez- 
moi  rire  !  Qu'elle  vienne  celle  qui  s'y  frottera  1... 

IRÈNE 

Elle  approche,  elle  approche  !...  Oh!  ce  n'est 
pas  plus  la  petite  Deacon  que  je  désigne...  elle  ou 
une  autre,  qu'importe  !...  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est 
qu'elle  doit  venir;  c'est  fatal,  c'est  mathémati- 
que... Lui  aussi,  mon  petit  Georget,  il  faut  qu'il 
aille  vers  la  vie  !... 


ACTE  TROISIÈME  33» 

MADAME    LEDOUX 

Que  ne  vous  êtes-vous  dit  cela  un  peu  plus 
tôtl...  Vous  vous  seriez  peut-être  é^^té  bien  des 
tracas. 

IRÈNE 

Madame  Ledoux,  écoutez  bien  ceci  :  ma  famille, 
mes  enfants,  mon  mari,  une  situation  mondaine 
unique...  j'ai  tout  brisé,  sans  une  hésitation,  parce 
qu'il  était  en  danger,  lui,  le  gosse...  J'ai  bondi 
vers  lui...  Eh  bien,  c'est  à  peine  croyable,  cette 
chose  énorme  qui  a  broyé  à  jamais,  d'un  coup, 
plus  de  vingt  ans  de  ma  vie,  et  toute  l'économie 
de  mon  bonheur  à  venir,  je  l'ai  accomplie  — 
écoutez  bien  cela  —  sans  une  lueur  d'espoir,  avec 
la  certitude  absolue  de  sombrer  tout  de  suite.  Je 
me  suis  dit  clairement,  nettement,  comme  on  se 
suicide  :  cela  va  être  une  seconde,  une  heure,  je 
vais  attacher  ma  vie  à  la  course  de  ce  jeune  fou 
léger,  qui  me  brisera  de  suite...  Une  seconde,  mon 
Dieu,  une  seconde  !...  Et  d'avoir  vécu  cette  se- 
conde-là, voyez-vous,  je  renoncerais  facilement  au 
paradis,  tant  elle  a  été  divine!...  Il  peut  me  mar 
tyriser,  le  cher  ange,  que  je  devrais  lui  dire  encore  : 
merci  pour  ta  grâce  et  ta  beauté...  merci  d'avoir 
fait  sortir  de  moi  ce  dernier  parfum  dont  je  t'ai 
marqué  pour  la  vie,  merci,  merci  !... 

MADAME    LEDOUX 

Vous  n'en  êtes  pas  là,  je  vous  répète,  que  dian- 
tre!... Votre  liaison  a  déjà  pas  loin  de  deux  ans 
d'existence...  deux  ans, ça  compte...  Des  habitudes 
prises...    Si    vous    savez  être    habile,  roublarde 


340  MAMAN  COLIBRI 

même...  entretenir  vos  charmes...  Moi  j'ai  bien 
mis  quinze  ans  à  crouler...  Puis  il  y  a  les  trucs  1... 
Tenez  si  vous  êtes  sage,  j'ai  une  recette  pour  la 
peau... 

IRÈNE 

Ah  !  Dieu  !...  lutter  ?  lui  apporter,  à  côté  du 
jeune  visage,  contre  lequel  il  faudrait  combattre, 
mon  visage  à  moi  d'année  en  année  flétri,  con- 
tracté... lui  exhiber  chaque  matin  ma  consomp- 
tion, être  la  vieille  maîtresse  qui  s'accroche  et  qui 
dispute  âprement  ses  rognures  de  bonheur...  ja- 
mais... jamais!...  Il  a  vingt-deux  ans,  j'en  ai  qua- 
rante. Que  voulez-vous  faire  à  cela  ?  C'est  une 
ruine  mathématique,  une  lutte  sans  merci!...  A 
quoi  bon  la  prolonger  jusqu'à  l'horreur?...  Quoi, 
ma  belle  image  remplacée  dans  ses  yeux  par  une 
•carica  ture?...  Oh!  la  rancune  sourde... la  porte  de 
la  maison  qu'on  ouvre  avec  humeur...  le  regard 
mauvais  qui  guette  la  grimace  de  vos  chairs... 
Dieu!  mon  pauvre  amour,  mon  grand  amour  de- 
venu... ça?  Jamais,  vous  dis-je,  jamais!  Non, non, 
partir  à  temps,  s'enfuir...  Je  saurai  lui  laisser  le 
souvenir  d'une  aventure  exquise,  d'une  image  ado- 
rable à  laquelle  il  pourra  toujours  penser  d'une 
façon  reposante,  sur  laquelle  ne  planera  pas  le 
souvenir  même  d'ime  scène,  d'une  rancœur...  Que 
le  cadavre  de  cet  amour-là  me  survive  !...  alors, 
voyez-vous,  de  loin,  je  m'imaginerai  que  je  ne 
suis  ni  vieille,  ni  morte  pour  lui...  et  je  serai  con- 
solée. 

MADAME   LEDOUX 

Ce  qui  veut  dire? 


ACTE  TROISIEME  341 

IRÈNE 

Qu'un  jour,  je  ferai  mon  paquet,  simplement, 
sans  phrases.  Il  n'entendra  plus  parler  de  moi... 
voilà  tout. ..Il  ne  m'aura  pas  vue  faire  autre  chose 
que  sourire  et  l'adorer. 

MADAME    LEDOUX 

Oui, de  l'ouvrage  bien  propre...  pas  de  décl.et... 
beau  rêve  !...0n  n'en  a  pas  la  force  !  On  se  retient, 
on  espère  toujours  être  la  plus  forte.  Le  cœur  vous 
cloue. 

IRÈNE 

Eh  1  parbleu,  je  devine  bien  que  lorsque  l'heure 
arrive,  rien  ne  doit  empêcher  les  grincements  de 
dents,  les  mains  tordues  :  «  Pitié,  pitié  pour  ta 
vieille  chérie  I...  Brr!  ..Aussi  ai-je  préparé  d'avance 
ma  retraite.  Ce  qui  doit  vous  perdre  c'est  d'at- 
tendre. Voilà  la  gaffe.  Il  y  a  un  instant  où  il  faut 
partir,  net,  en  cinq  minutes.  Eh  bien,  vous  me 
croirez  si  vous  voulez,  je  suis  prête  à  quitter  la 
maison  demain,  s'il  le  fallait.  Tout  est  préparé. 

MADAME    LEDOUX 

Pour  le  coup  vous  m'estomaquez,  ma  petite!... 

(/re/ie    va  à  un  secrétaire^   Vouvre    avec    une  petite 
dé  et  en  tire  une  lettre.) 

IRÈNE 

Savez-vous  ce  que  c'est,  cela?  Regardez  la  sus- 
cription. 

MADAME    LEDOUX,  lisant^ 

A  Georges  de  Chambry... 


342  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

C'est  ma  lettre  d'adieu...  Oui,  je  l'ai  écrite, 
cette  lettre,  d'avance,  maintenant  que  je  pouvais 
encore  l'écrire...  Après,  au  moment  voulu,  je  n'au- 
rais pas  pu,  vous  avez  raison,  je  le  sens...  C'est 
des  cris,  des  injures,  des  supplications  égarées  que 
j'aurais  mises  là-dedans.  Tandis  qu'il  y  trouvera 
tout  le  cœur  pur  de  celle  qui  l'aura  tant  aimé... 

MADAME     LEDOUX 

Etonnant  de  sang-froid...  mais  imprudent.  On 
fait  d'excellents  replâtrages;  si  vous  partiez,  tout 
étant  encore  réparable? 

IRÈNE 

Il  y  a  des  rides  qui  ne  sont  plus  réparables... 

MADAME    LEDOUX 

Vous  vous  supprimez  peut-être  dix  ans  de  bon, 
avec  ce   système-là! 

IRÈNE 

Enfant!...  Faut-il  vous  dire  q\ie  je  ne  m'en  irai 
que  sûre  et  certaine  que  le  coup  de  cloche  est 
sonné?...  quand  je  ne  pourrai  plus  m'empêcher  de 
crier!...  J'économiserai,  jusque-là,  ce  que  je  pour- 
rai de  bon  temps...  Oh!  le  coup  de  cloche!...  On 
ne  s'y  trompe  pas,  allez  !  Le  sinistre  coup  de 
cloche  I  Partir,  laisser  la  place  à  d'autres  1... 
comme  dans  la  chanson,  tenez,  que  chantait  tout 
à  l'heure  votre  petite... 


ACTE  TROISIEME  343 

MADAME    LEDOUX 

Ah!  oui... 

(Fredonnant.) 

Tu  t'en  vas  la  z' hirondelle, 
Dis  bouzou  à  Mustapha. 

IRÈNE,  souriante. 

Avec  cette  diiTérence  que  la  vieille  hirondelle 
partira  seule,  infiniment  seule.  Et  encore  ceci  :  que 
^  n'est  point  l'hiver  qui  la  chassera... 

MADAME    LEDOUX 

Et  que  sera-ce  alors? 

IRÈNE,  montrant  la  porte  où  apparaît  miss  Deacon 
à  ce  moment. 

Mais  le  printemps  ! 

SCÈNE   VII 
Les  Mêmes,    MISS    DEACON,  GEORGET 

MISS  DEACON,    entrant^  suivie   de  Georget^  et  écartant 
d*un  joli  geste  les  glycines  de  l^entrée. 

Bonjour,  madame...  je  n'entre  qu'une  seconde... 

IRÈNE 

Mais  comment  donc!... 

MISS    DEACON 

J'ai  accompagné  votre  mari  jusqu'au  bout  du 
jardin,  je  me  sauve! 


344  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE,  bas  à  M^^  Ledoux. 
Mon  mari...  Gredine,  va!... 

MISS  DEACON,  une  jolie  fille  de  vingt  ans^  pâle  et  fine 
avec  des  sveltesses  de  lévrier. 

Je  venais  seulement  vous  prier  moi-même,  de 
la  part  de  ma  mère,  de  venir  chez  nous,  tout  à 
l'heure,  pour  l'éclipsé.  Nous  la  verrons  bien  mieux 
de  la  terrasse  de  notre  maison  et  ma  mère  a  été 
forcée  d'inviter  une  dame  que  vous  ne  connaissez 
pas,  la  présidente  d'une  œuvre  très  intéressante  à 
Londres,  la  Ligue  des  Repentirs  momentanés. 

GEORGET 

J'ai  pensé  que  cela  ne  t'ennuirait  pas  d'accepter 
l'invitation  de  miss  Deacon?... 

IRÈNE 

Du  tout,  du  tout  1  Ici  ou  ailleurs...  Seulement 
voilà,  vous  serez  privé  du  petit  éclairage  que 
j'avais  préparé  pour  faire  la  nique  à  la  lune. 

{Elle  allume  les  guirlandes.) 
MISS    DEACON 

Ah!  délicieux!  J'indiquerai  votre  idée  à  miss 
Pink...  Il  faudra  faire  cela  pour  le  dîner  de  l'am- 
bassade. Cela  complète  génialement  votre  villa- 
bijou  que  j'adore. 

GEORGET 

C'est  un  joli  petit  pied-à-terre  (Galant.)  mais 
le  vôtre  le  surpasse. 


ACTE  TROISIEME  345- 

MISS   OEÂCON 

M.  de  Chambry  a  tant  fait  plaisir  à  ma  mère 
tout  à  l'heure  en  disant  des  choses  si  charmantes 
sur  notre  maison...  et  qu'elle  était  plus  tendre  que 
les  autres  dans  le  feuillage,  avec  le  bruit  gai  de 
sa  fontaine  et  de  ses  petits  oiseaux.  Heureusement, 
nous  n'en  avons  pas  cru  un  mot...  Ces  Parisiens 
sont  si  blagueurs  ! 

IRÈNE 

Pas  à  .\lger.  (.1  J/™®  Ledour.)  La  canaille  1  il  a 
utilisé  ime  phrase  que  je  venais  de  lui  dire. 

MISS    DEÀCON 

Ce  que  je  préfère,  ce  sont  les  guirlandes  mau- 
ves. 

GEORGET 

Seulement,  elles  vont  se  faner  tout  de  suite. 

IRÈNE,  entraînant  oerg  la  droite  A/™®  Ledoux. 
Remontrez-moi  vos  échantillons,  voulez-vous  ? 

GEORGET,  bas  à  miss  Deacon  qui  tient  une  rose 
entre  ses  dents. 

Le  petit  lapin  va  me  donner  la  rose  qu'il  mâ- 
chonne. 

MISS    DEACON 

Prenez-la. 

GEORGET 

Ce  n'est  pas  commode. 

MISS    DEACON 

Prenez-la  comme  il  me  plaît  que  vous  la  preniez. 
{Elle  va  se  place'  derrière    Irène  qui  déplie  sur  ses 
genoux  un  des  échantillons.) 


346  MAMAN  COLIBRI 

Oh!  elles  sont  jolies,  ces  petites  choses  bleues, 
vertes,  rougis... 

IRÈNE 

N'est-ce  pas?  C'est  tout  un  petit  rêve. 

[Elle  lais^r  tomber  la  rose  sur  les  genoux  d'Irène, 
Il  y  a  un  mouvement  d'hésitation.  Georget  hésite 
à  la  pr-ndre.  La  rose  reste  une  seconde  sur  les 
genou i:  d'Irène.) 

GEORGET 

Oh!  pardon... 

(//  rama  -e  finalement  la  rose  et  la  fourre  dans  la 
poche  il''  son  veston.) 

MISS  DEACON,  vivement. 

M.  de  Chambry  ne  s'intéresse  pas  aux  choses 
artistiques.  Regardez  comme  ils  sont  curieux,  ces 
dessins. 

GEORGET 

Je  les  ai  déjà  vus. 

IRÈNE,  pâle  y  leur  passant  les  étoffes. 

Pas  assez...  pas  assez...  {Elle  remonte  brusque- 
ment vers  la  fcmUre  en  entraînant  M^^  Ledoux.)  Tenez... 

venez  voir,  madame  Ledoux...  Je  vais  vous  expli- 
quer, d'après  ce  que  j'ai  lu  dans  le  journal,  ce 
qui  va  se  passer...  Ici,  vous  voyez,  elle  va  décrire 
un  cercle,  et  juste  à  côté  de  cette  petite  étoile  toute 
petite,  alors... 

MADAME    LEDOUX 

Ah!  cni...  celle  qu'on  voit  à  peine? 

(Elles  sont  toutes  deux  de  dos  à  Georget  et  à  miss 
Deacon.) 


ACTE  TROISIEME  347 

IRÈNE,  bas  à  M^^  Ledoux,  sans  se  retourner. 

Admirez  comme  mon  visage  n'a  pas  sourcillé... 
Et  ce  sera  toujours  pareil...  toujours...  je  le  jure 
par  ce  beau  ciel...  Ainsi,  à  ce  moment,  savez-vous 
ce  qu'ils  font?  Voulez-vous  que  je  vous  le  dise? 

MADAME    LEDOUX 

Oui. 

[Georget  et  Miss  Deacon  se  font  des  signes.) 

IRÈNE,  toujours  sans  se  retourner^  pointant  son  doigt 
vers  le  ciel. 

Mais  paraissez  vivement  intéressée  par  la  lune... 
Ils  se  regardent  longuement...  sans  rien  dire...  ils 
se  pressent  les  mains,  avec  la  peur,  la  délicieuse 
peur  de  moi...  je  le  sens,  j'en  suis  sûre...  Ils  font 
comme  nous  faisions,  Georges  et  moi  autrefois. 
C'est  leur  tour  maintenant!...  c'est  de  moi,  main- 
tenant, qu'on  se  cache...  (Georges  et  Miss  Deacon  se 
■••onf  rapprochés  V un  de  Vautre  et  se  pressent  la  main.)  Je 

souffre  !...  Je  sens  mes  jambes  flageoler  et  quelque 
chose  de  lourd  qui  m'étreint  et  qui  fait  si  mal... 
si  mal...  Eh  bien,  je  vais  me  retourner  lentement, 
naturellement,  en  leur  laissant  tout  le  temps  de  se 
détacher  et  il  ne  paraîtra  rien  sur  mon  visage, 
rien  que  le  sourire  le  plus  parfait  et  l'indifférence 
la  plus  heureuse...  regardez...  {Elle  se  retourne  très 
lentement^  en  sorte  que  Georget  et  la  petite  se  sont  déta- 
chés. IrénCj  avec  un    sourire  exquis  à    miss  Deacon.)  Et 

ne  changez  surtout  pas  cette  robe  qui  va  si  déli- 
cieusement avec  le  ton  de  vos  cheveux  et  la  cou- 
leur du  soir.    [Et  avec  le  même  sourire^  elle   se  retourne 


348  MAMAN  COLIBRI 

encore   vers  il/™^  Ledoux  et  lui  dit  :)   VouS   voyez,  ce 

n'est  pas  plus  difficile  que  ça. 

MISS    DEACON 

Madame  de  Chambry  me  gâte  toujours. 

IRÈNE 

Comme  c'était  délicat  et  impressionnant  le  son 
de  votre  banjo,  hier  au  soir,  à  travers  les  bos- 
quets du  jardin! 

MISS   DEACON 

Oh  !  vous  pouvez  supporter  mon  petit  banjo?... 
Cela  ne  vous  horripile  pas?  Quand  j'en  joue, 
c'est  pour  m'amuser...  Vous  ne  prenez  pas  cela 
au  sérieux  au  moins?  Le  violon...  c'est  pathétique... 
j'aime. 

GEORGET 

Nous  aimons  bien  aussi  l'autre.  N'est-ce  pas, 
Irène  ? 

MISS    DEACON 

Oh!  je  ne  joue  avec  que  ces  navrantes  ro- 
mances anglaises  si  bêtes,  si  vulgaires...  Elles 
n'ont  pas  de  sincérité... 

IRÈNE 

Cela  m'est  complètement  égal...  J'aime,  moi, 
la  musique  italienne  de  M.  Tosti. 

MISS    DEACON 

Oh!  l'horreur!...  Ce  que  je  chantais  hier,  peut- 
être?... 

«  Era  qua  Tora  che  volge...  » 

Elle  chantonne. 


ACTE  TROISIEME  349 

IRÈNE 

Oui,  c'est  cela. 

MISS    DEACON 

Je  n'aime  pas  cet  air...  Il  n'a  pas  de  sincérité. 

IRÈNE,  bas  à   M^^  Ledoux. 

Que  veut-elle  dire  par  là?  Ce  doit  être  une  allu- 
sion que  nous  ne  comprenons  pas. 

MISS    DEACON 

J'entends  ma  mère,  qui  m'appelle...  Excusez- 
moi...  A  tout  à  l'heure...  {Elle  prend  congé.  Serre- 
ments de  mains^  Georget  V accompagne  ju^quà  la  porte... 
A  voix  basse,  sur  le  seuil.)  Georget...  Dearest  I... 

Georget,  même  jeu. 
Quoi?... 

MISS    DEACON 

Tout  à  l'heure,  écoutez...  je  vais  chanter  pour 
vous,  pendant  que  vous  attendrez  la  lune,  ici... 
comme  moi...  Selon  que  je  sentirai  que  je  pense  à 
vous  ou  non...  je  jouerai  du  banjo  ou  du  violon. 

georget 
Si  c'est  du  banjo  ? 

MISS    DEACON 

Si  c'est  du  banjo,  je  me  moque...  vous  savez 
bien. 

georget 

Si  c'est  du  violon? 


350  MAMAN  COLIBRI 

MISS    DEACON 

Alors,  je  vous  aime,  et  je  pense  beaucoup  à 
vous. 

{Elle  sort.) 

SCÈNE   VIII 
IRÈNE,  MADAME  LEDOUX,  GEORGET 

IRÈNE,  à  M^^  Ledoux. 

Elle  est  charmante,  n'est-ce  pas?  Si,  si...  elle 
est  charmante...  Comme  c'est  calme  l'amour 
chez   ces  êtres-là!  Heureux,  heureux  printemps! 

GEORGET,  redescendant. 

Fourbu!...  Je  tombe  de  sommeil.  J'ai  eu  des 
corvées  de  fourrage  aujourd'hui.  Je  ne  sais  pas, 
d'ailleurs,  si  je  la  verrai,  cette  éclipse.  Il  faut  que 
je  sois  au  quartier  à  minuit  et  demi,  si  je  ne  veux 
pas  encore  me  faire  attraper. 

IRÈNE 

Etends-toi,  là,  mon  chéri...  repose-toi  un  peu. 

MADAME    LEDOUX,    se   levant 

Moi,  je  n'ai  que  le  temps  de  ramener  mes 
deux  petites  au  dortoir! 

GEORGET 

Elles  sont  à  jouer  avec  les  bonnes... 

{Il  s'étend  sur  le  divan  pre's  de  la  fenêtre  ouverte.) 
MADAME   LEDOUX,  à  Irène 

Ne  vous  dérangez  pas...  Je  reviendrai  demain... 


ACTE  TROISIEME  351 

IRÈNE 

Oui...  demain  1  C'est  un  beau  jour... 

MADAME    LEDOUX 

Vous  verrez...  j'ai  mille  bonnes  raisons  à  vous 
donner. 

IRÈNE 

Donnez-les  vite,  alors...  car  le  matin  ne  doit 
pas  être  bien  loin  où  vous  recevrez  ma  carte  avec 
les  trois  petites  lettres  fatales  P.  P.  C. 

MADAME    LEDOUX,    lue   serrant  la  main 
avec  effusion. 

Ne  dites  donc  pas  de  sottises  !  Sentez-vous,  au 
moins,  comme  je  vous  aime,  combien  vous  m'in- 
téressez?... 

IRÈNE 

Ce  sera  plus  tard,  un  bien  très  précieux  pour 
moi  de  me  le  rappeler...  Lorsque  j'aurai  besoin 
d'attendrissement,  je  penserai  à  vous. 

MADAME     LEDOUX 

Tout  cela  est  désolant  1 

IRÈNE 

Non  pas.  Ce  sont  les  heures  les  plus  cruelles, 
mais  les  plus  belles  de  la  vie.  Un  souvenir  réussi, 
■c'est  souvent,  pour  les  femmes,  avoir  su  faire  un 
chef-d'œuvre...  A  demain  encore,  madame  Ledoux. 


352  MAMAN  COLIBRI 

SCÈNE      IX 
GEORGET  et  IRÈNE,  seuls. 

IRÈNE,  s^ approchant  lentement  du  divan  où  Georget 
s^est  allongé. 

Tu  t'assoupissais, mon  trésor?  Tu  es  fatigué?... 
Dors  un  peu... 

GEORGET 

C'est  cette  existence  de  caserne  !...  Ce  capi- 
taine qui  nous  fait  lever  à  cinq  heures,  c'est  into- 
lérable !  Je  me  plaindrai  au  colon. 

IRÈNE 

Chut  1  Tu  as  une  bonne  heure  de  sieste  devant 
toi...  Je  lirai  pendant  ce  temps...  Veux-tu?  tu  vas 
t'endormir  avec  mes  lèvres  sur  ton  front,  dis?... 
comme  nous  faisions  autrefois,  tu  te  souviens, 
dans  notre  petit  nid  de  la  rue  d'Auteuil... 

GEORGET 

C'est  vrai   pourtant... 

IRÈNE,  le  berçant. 

Là... 

GEORGET 

Comme  il  fait  chaud  le  soirl  Nous  aurons  un 
mois  d'août  terrible  dans  ce  pays... 

IRÈNE,  comptant  mélancoliquement   sur  ses   doigts. 

Mai...  juin...  juillet... 


ACTE  TROISIEME  353 

GKORGET 

Aussi  l'hiver  prochain  nous  irons... 

IRÈNE,    l'interrompant. 

Oui,  oui,  l'hiver  prochain  nous  irons  où  tu  vou- 
dras... Dors,  ma  Gette,  dors...  Il  y  a  une  toute 
petite  brise  et  des  étoiles...  Encore  une  de  nos 
belles  journées  monotones  qui  est  finie!...  Dors. 
Tu  es  bien  là...  un  aboiement  de  chien...  une 
chanson,  dans  un  café  d'Alger,  arrive  jusqu'ici... 
Sur  la  mer,  là-bas,  la  lueur  d'un  paquebot  qui 
s'en  retourne... 

GEORGET,  les   yeux  fermés^  la  voix  déjà  lointaine. 

J'ai  déjà  fait  cette  remarque.  Tu  dis  toujours 
de  tous  les  bateaux  :  «  Ils  s'en  retournent  »...  Pour- 
quoi?... il  y  en  a  qui  partent,  aussi  bien... 

IRÈNE 

C'est  vrai,  c'est  absurde  1...  Chut!...  Laisse 
mes  lèvres  sur  ton  front...  ne  parlons  plus... 
Laisse  mes  lèvres... 

^Ils  restent  ainsi  un  grand  moment^  lui^  étendu  sur 
le  diçan^  elle  à  ses  côtés ^  et  la  bouche  collée  à  son 
front.  Peu  à  peu  on  entend  sa  respiration  plus 
forte.  Il  s^est  endormi...  Tout  à  coup,  au  loin,  un 
chant  de  çiolon.) 

Tiens!  le  violon...  C'est  pour  lui  qu'elle  joue 
sûrement...  et  il  ne  l'entend  pas...  il  s'est  endor- 


354  MAMAN  COLIBRI 

mi...  Son  bon  sommeil  de   vingt  ans  a  été  plus 
fort  qae  tout  !... 

{Elle  h  contemple,  un  sourire  triste  aux  lèvres.  Il 
dort,  calme,  la  bouche  entr'ouverte.  Et  le  violon 
de  miss  Deacon  joue  toujours,  au  jond  du  jardin, 
derrière  les  orangers,  un  nocturne  de  Chopin, 
poncif  et  passionné...  La  lune  monte...  Des  étoiles 
bougent...) 

{Alors  Irène,  lentement,  sans  bruit,  se  lève.  Elle  va 
se  placer  sous  la  lumière  d'une  lampe...  Du  livre 
où  elle  V avait  cachée  elle  sort  la  lettre  que  tout  à 
Vheure  elle  avait  montrée  à  M^^  Ledoux  ;  elle  en 
ôte  Venveloppe.  Elle  pleure.) 

IRÈNE,  lisant. 

Adieu,  mon  enfant...  Que  la  vie  te  soit  belle  et 
heureuse!...  Je  Vai  écrit  cela  pendant  que  j'en  avais 
encore  la  force...  Adieu,  ma  lumière,  adieu,  mon 
grand  amour.  Oh!  que  le  bonheur  Vaccompagne, 
chaque  jour  plus  pur,  comme  j'aurais  voulu  Vac- 
compagner  moi-même...  longtemps!...  Vois-tu,  il 
vaut  mieux  que  je  sois  partie...  Seulement,  mon 
enfant,  mon  pauvre  petiot...  que  je  ne  verrai  plus 
jamais...  lorsque,  plus  tard...  tu  te  rappelleras 
Colibri...  lorsque... 

{Et  elle  continua,  ainsi,  de  lire,  durant  qu'il  dort, 
et  que  le  violon  chante,  chante,  dans  le  silence, 
là-bas,  derrière  les  orangers,  son  air  poncif  et 
passionne.) 

^  RIDEAU 


ACTE    QUATRIÈME 

Un  salon  cossu  et  bourgeois.  Madeleine,  Richard  et 
Louis  Soubrian  prennent  le  café,  après  déjeuner.  Une 
nourrice  est  là,  avec  un  poupon  dans  les  bras,  un  poupon 

accablé  (le  ii»!n telles  et  de  voiles. 


SCENE    PREMIERE 

MADELEINE,  RICHARD. 
LOUIS    SOUBRIAN,  la  Nourrice 

LOUIS,  soulevant  le  voile  de  Vcnfant. 

Dieu,  que  c'est  laid  un  enfant  de  deux  moisi... 
Il  paraît  que  quand  je  suis  venu  au  monde,  moi, 
j'étais  charmant...  J'ai  perdu  depuis...  Est-ce  qu'il 
dit  papa  et  maman? 

MADELEINE 

Vous  êtes  bête!  A  deux  mois? 

SOUBRIAN 

Je  ne  suis  pas  au  courant,  je  n'ai  pas  l'habi- 
tude... Vous  êtes  sûre  que  c'est  un  petit  gar- 
çon?... C'est  curieux,  il  a  tout  à  fait  l'air  d'une 
tille?...  A  votre  place,  je  me  méfierais.  A  moins 
que  ce  ne  soit  un  nain...  Et  maintenant,  enlevez- 
le,  hein?...  je  veux  prendre  mon  café  en  paix... 


356  MAMAN  COLIBRI 

MADELEINE 

Monsieur  Soubrian,  vous  serez  puni  :  vous 
aurez  beaucoup  d'enfants. 

SOUBRIAN 

Si  vous  voulez. 

RICHARD 

Est-il  spirituel  cet  imbécile-là!...  Nounou,  vous 
ne  sortirez  pas  avant  trois  heures.  Vous  accom- 
pagnerez madame  chez  le  médecin,  avec  le  petit... 
C'est  pour  le  lait   stérilisé. 

SOUBRIAN 

Tu  vas  faire  stériliser  la  nourrice? 

(La   nourrice    sort.') 
RICHARD 

Le  médecin  veut  essayer  une  alternance  de 
biberon  et  de  sein. 

SOUBRIAN 

Ça  va  la  vexer,  cette  femme,  la  concurrence. 
Elle  ne  débitera  plus,  vous  verrez. 

RICHARD 

Dis  donc...  pour  te  ramener  à  des  choses  sé- 
rieuses, je  vais  alors  t'écrire  cette  lettre.  Tu  passes 
aux  Messageries,  tu  la  remets  en  te  nommant  et 
en  disant  que  tu  es  le  fils  du  directeur  du  Grand 
Radical... 

SOUBRIAN 

Ça  ne  leur  produira  aucun  effet...  La  presse  ne 
fait  plus  peur  qu'aux  journalistes. 

RICHARD 

Allons  donc!   Tu   verras   qu'ils  rembourseront 


ACTE  QUATRIÈME  357 

dare-dare.  Et  tu  reviendras  m'apporter  la  réponse 
ici...  Je  ne  sors  pas  avant  trois  heures..  J'attends 
mon  père. 

MADELEINE 

Ton  père  doit  venir? 

RICHARD 

D'un  moment  à  l'autre. 

sou  BRI  AN 

Vous  allez  au  bureau  ensemble? 

RICHARD 

Non...  nous  devons  aller  au  Comptoir  Intema- 
Lional  pour  une  affaire...  sans  grande  importance, 
d'ailleurs...  une  simple  signature. 

SOUBRIAN 

Je  le  trouve  un  peu  changé,  ton  père,  depuis 
quelque  temps. 

RICHARD 

Il  vieiUit,  n'est-ce  pas? 

SOUBRIAN 

Je  ne  veux  pas  dire  ça.  Il  est  moins  à  crin,  voilà 
tout.  Ah  !  il  a  mis  de  l'eau  dans  son  vin...  Ce  n'est 
pas  comme  mon  paternel  à  moi... 

RICHARD 

Les  événements  intimes  de  ces  dernières  années 
n'ont  pas  été  sans  influer  sur  lui.  C'était  un  homme 
qui  avait  mis  tout  son  plaisir  dans  le  train  de  la 
maison,  les  réceptions,  le  décorum...  Maintenant, 
cette  vie  de  garçon  n'a  plus  grand  charme  pour 


358  MAMAN  COLIBRI 

lui.  L'hôtel  de  l'avenue  Friedland  est  trop  grand. .^ 
on  n'ouvre  plus  le  rez-de-chaussée...  Et  mon  ma- 
riage a  coïncidé  avec  ces  événements. 

SOUBRIAN 

Pourquoi  ne  divorce-t-il  pas  et  ne  se  rema- 
rie-t-il  pas? 

RICHARD 

Oh!  non... le  divorce  n'entre  pas  dans  ses  idées 
ni  dans  ses  principes.  Il  ne  faudrait  guère  lui  en 
parler...  Au  fait,  Madeleine,  tout  à  l'heure,  invite-le 
à  dîner  pour  dimanche.  Même  s'il  refuse,  l'inten- 
tion lui  fera  plaisir. 

MADELEINE 

Entendu. 

RICHARD 

Je  vais  t'écrire  la  lettre  tout  de  suite,  veux-tu? 
(//  écrit  sur  un  petit  bureau  à  droite.) 

MADELEINE,  à   Soubrian. 

Vous  avez  eu  tort  de  faire  allusion  au  grand 
scandale...  Au  fond,  cela  le  désoblige  toujou.s. 

SOUBRIAN 

Il  doit  être  blasé  pourtant. 

MADELEINE 

Il  aime  tant  son  père! 

SOUBRIAN 

Vous  n'en  parlez  pas  ensemble? 


ACTE  QUATRIÈME  359 

MADELEINE 

Le  moins  possible.  Nous  avons  épuisé  ce  sujet 
au  moment  de  la  rupture  de  nos  fiançailles... 

SOUBRIAN 

Est-il  possible  que  vous  ayez  sérieusement 
voulu  rompre? 

MADELEINE 

Il  a  fallu  un  mois  pour  nous  décider,  ma  mère 
et  moi...  Dame  !  après  le  bruit  suscité  dans  Paris... 
Cette  horrible  femme,  songez  donc!...  Si  vous 
croyez  que  c'est  gai  d'avoir  cette  célébrité  dans 
sa  famille...  Et  encore,  elle  n'a  pas  fini  de  faire 
parler  d'elle,  vous  verrez...  Heureusement,  mes 
dispositions  sont  prises.  Quoi  qu'il  advienne,  nous 
n'aurons  jama  s  aucun  rapport,  même  lointain, 
f  vec  elle,  et  nous  nous  arrangerons  toujours  pour 
étouffer  le  bruit  qu'elle  pourra  soulever.  Les 
idées  de  Richard  sont,  grâce  au  ciel,  absolument 
les  miennes  sur  ce  chapitre.  C'est  un  garçon  très 
fier,  vous  savez,  et  il  a  gardé  une  rancune  pro- 
fonde à  sa  mère  de  toutes  les  horreurs  qu'elle  leur 
a  débitées,  au  moment  où  elle  a  claqué  les  portes. 
Car  il  paraît  que  c'a  été  inouï  le  départ  à  la  cam- 
pagne... Que  ne  leur  a-t-elle  pas  dit!...  que  les 
Chinois  avaient  bien  raison  de  détruire  leurs 
petits  à  la  naissance  et  qu'elle  regrettait  bien  de 
n'en  avoir  pas  fait  autant!...  Croyez- vous?...  la 
vilaine  femme  ! 

SOUBRIAN 

Et  elle  est  toujours  en  Algérie  avec  lui!...  Elle 


360  MAMAN  COLIBRI 

doit  révolutionner  la  caserne,  cette  femme-là! 
Et  je  lui  aurais  donné  le  bon  Dieu  sans  confes- 
sion!.. Vous  avez  des  tuyaux  sur  eux? 

MADELEINE 

Oui,  j'ai  su  des  choses  inconcevables. Ils  man- 
gent un  argent  fou.  Ils  ont  des  esclaves,  il  paraît. 
Elle  s'habille  en  reine  éthiopienne...  Elle  a  une 
baignoire  d'argent... 

SOUBRIAN 

Non? 

MADELEINE 

Comme  je  vous  le  dis.  Elle  est  timbrée,  cette 
femme-là;  elle  finira  dans  un  cabanon...  J'ai  vu 
une  Anglaise  qui  a  passé  quelques  jours  chez 
des  voisins  à  eux;  on  n'a  pas  idée!...  Elle  se 
promène  dans  son  jardin  presque  toute  nue...  Et 
elle  habille  son  Ghambry  avec  des  costumes  insen- 
sés. L'Anglaise  me  disait:  «  Oh!  madame,  je  l'ai 
vu...  il  était  beau!  Il  était  sur  un  divan  tout 
habillé  d'une  écharpe  de  soie  pâle  bleue...  oh  ! 
cétait  excitant!   » 

SOUBRIAN 

Ben,  elle  en  avait  du  vice  votre  Anglaise! 

{Richard  se  lève.) 
MADELEINE 

Hum!  Parlons  d'autre  chose  {Haut.)  Comment 
va  votre  ami  Lignières? 

SOUBRIAN 

Pas  mal.  Merci  pour  lui. 

RICHARD 

Voilà...  Je  la  cacheté  bien  entendu. 


ACTE  QLATUiLME  361 

SOUBRIAN 

S'il  te  plaît. 

RICHARD 

Vous  parliez  de  Lignières?...  Au  fait,  com- 
ment vont  les  anciens  amis  ?  Je  ne  les  vois  plus 
guère. 

SOUBRIAN 

Ça  vieillit,  ça  vieillit,  mon  vieux...  Eh  oui! 
Chaulin  a  une  grande  barbe  no're  et  une  situa- 
tion dans  les  automobiles...  Lignières?  Tu  te 
rappelles  un  après -dîner,  il  y  a  déjà  deux  ans 
passés,  comme  c'est  loin  déjà!  chez  toi,  avenue 
Friedland?...  il  nous  parlait  de  sa  papetière... 
eh  bien, fini, la  papetière!  Elle  est  partie  avec  un 
répétiteurdu  lycée  Condorcet... Pauvre  Lignières  !... 

(La  Jemrne  de  chambre  entre  et  passe  une  carte  à 
Richard.  —  Richard  contemple  la  carte  un  ins- 
tant sans  rien  dire.) 

SCÈNE    II 
Les  Mêmes,   une  Femme  de  Chambre 

RICHARD,   à  la  femme  de  chambre. 

Cette  personne  est  dans  l'antichambre? 

LA    FEMME    DE    CHAMBRE 

Oui,  monsieur. 

RICHARD 
Attendez...   Madeleine.  {Madeleine    s'approche.    Il 
lui  montre  la  carte.)    Regarde. 

MADELEINE,   glaciale. 

Parfait.  C'était  fatal.  {Un  silence.)  Que  vas-tu 
faire  ? 

16 


362  MAMAN  COLIBRI 

RICHABD 

Voyons,  je  ne  puis  décemment... 

MADELEINE 

Entendu,  entendu;  tu  es  libre.  Seulement,  rap- 
pelle-toi une  chose... 

RICHARD 

Prends  garde  à  la  femme  de  chambre.  Parle 
bas. 

MADELEINE 

Si  tu  agis  autrement  que  tu  t'y  es  engagé, 
demain,  demain,  je  serai  chez  ma  mère. 

RICHARD 

Mais  que  vas-tu  chercher! 

MADELEINE 

Ceci  dit,  je  n'ajouterai  pas  un  mot,  pas  un.  Je 
me  retire  dans  ma  chambre. 

RICHARD 

Voyons,  Madeleine...  nous  sommes  d'accord... 
parlons  un  peu...  discutons,  que  diable  !... 

MADELEINE 

La  femme  de  chambre  attend  la  réponse. 

LA    FEMME    DE    CHAMBRE 

Où  faut-il  faire  entrer,  monsieur? 

RICHARD 

Attendez. 

SOUBRIAN 

Ah!  je  me  sauve,  moi,  mes  enfants...  J'en 
profite  pour  aller  porter  ma  lettre.  A  tout  à 
l'heure... 


ACTE  QUATRIÈME  363 

RICHARD 

Une  minute...  Je  préfère  que  tu  ne  croises  pas 
cette  personne  dans  l'antichambre...  Faites  entrer 
dans  mon  cabinet,  Françoise. 

MADELEINE 

Du  tout.  Faites  entrer  ici.  Les  portes  doivent 
être  grandes   ouvertes! 

RICHARD 

Mon   petit... 

MADELEINE 

J'ai  d'ailleurs  un  mot  à  dire  avant  son  départ 
à  monsieur  Soubrian.  Vous  voulez  bien,  monsieur 
Soubrian? 

SOUBRIAN 

Mais  comment  donc. 

(//  serre  la  main  à  R  chard.) 
MADELEINE,  à  Soubrian  à  la  porte. 

Passez. 

RICHARD 

Ecoute. 

MADELEINE 

Je  n'ai  rien  à  écouter...  rien  à  dire...  C'est  à 
toi  de  te  souvenir...  Tu  sais  ce  que  tu  as  à  faire,., 
et  c'est  toi  seul  que  cela  regarde,  toi  seul...  Ma 
dignité  s'oppose  à  ce  que  j'en  entende  davantage. 

{Elle  entre  à  gauche  avec  Soubrian.   Richard  reste 
seul.) 


364  MAMAN  COLIBRI 

SCÈNE    m 

RICHARD.  IRÈNE 

La  porte  s'ouvre.  La  femme  de  chambre 
introduit  Irène. 

RICHARD 
Bonjour,  maman...  {Irène   reste    dans   une    posture 
vague  el  figée.)    Assieds-toi,  maman...  {Elle  s'assied.) 

Tu  es  de  passage  à  Paris... 

IRÈNE 

Oui...  de  passage...  alors...  {Long  silence,)  Je  te 
remercie  de  ta  lettre...  où  tu  m'as  annoncé  la 
naissance  de...  ton  petit... 

RICHARD 

C'était  bien  naturel. 

IRÈNE 
Si,  si.  (Un    silence.)  Tu   68...  {Se   reprenant.)  VOUS 
êtes  très  bien  installés  ici...  c'est  gentil. 

RICHARD 

Ça  a  été  fait  très  vite.  Nous  nous  sommes 
adressés  à  un  décorateur. 

IRÈNE,  après  une  hésitation  çisible. 
Et...  Paulot? 

RICHARD 

Eh  bien...  tu  dois  savoir...  je  te  l'ai  écrit...  Il 
a  été  reçu  trentième  à  l'Ecole  polytechnique... 
c'est  très  beau.. 

IRÈNE 

Ohl  oui,  c'est  très  beau...  Et  il  est  dans  cette 
école  alors...  Il  y  vit?... 


ACrE  QUATRIEME  365 

RICHARD 

Naturellement. 

IRÈNE 

Je  pourrai  peut-être  aller  le  voir...  si  on  me 
laisse  entrer...  parce  que,  quand  on  passe,  n'est-ce 
pas? 

RICHARD 

.Mais  rien  n'est  plus  facile...  Tous  les  jours  à 
six  heures  tu  pourras  le  demander. 

IRÈNE 

S'il  vaut  mieux  ne  pas  dire  que  je  suis  sa 
mère... 

RICHARD 

Tu  plaisantes. 

IRÈNE 

On  ne  sait  jamais...  Ça  pourrait  le  gêner.  {Un 
long  silence.)  Et  ta  femme  va  bien?...  Elle  n'a  pas 
été  trop  éprouvée? 

RICHARD 

Non,  non,  je  te  remercie...  Elle  a  été  très  bien 
soignée.  Nous  sommes  à  Paris  depuis  peu  en 
somme...  pour  les  derniers  mois...  Nous  avons 
séjourné  très  longtemps  en  Italie. 

IRÈNE 

Vous  étiez  partis  tout  de  suite  après  le  ma- 
riage ? 

RICHARD 

Le  jour  même. 

IRÈNE 

A  quelle  église  vous  êtes-vous  mariés? 

RICHARD 

A  Saint-Louis  d'Antin. 


366  MAMAN  COLIBRI 

IRÈNE 

Ah!  pas  à  Saint-Augustin? 

RICHARD 

Non...  {Gêné.)  nous  n'avons  pas  fait  grande 
invitation...  Alors  nous  avons  préféré  une  petite 
paroisse... 

IRÈNE 
Oui,    c'est    juste.    {Elle    baisse    la    tête.   Avec    plus 
d'effort  encore  cette  fois.)  Et  le  petit...  Raoul. 

RICHARD 

Très  gentil,  très  fort...  deux  mois...  {Viçement.) 
Il  est  à  la  promenade  justement  en  ce  moment... 
avec  sa  nounou...  au  parc  Monceau. 

IRÈNE,    désappointée. 
Ah! 

RICHARD 

Toi,  tu  as  très  bonne  mine. 

IRÈNE,  avec   un  amer  sourire. 

Tu  trouves?... 

SCÈNE    IV 

Les  Mêmes,  la  Nourrice 
La  nourrice  entre  rapidement. 

LA    NOURRICE 

Monsieur,  je  viens  prendre  le  manteau  de 
bébé...  que  j'avais  laissé  tout  à  l'heure. 

RICHARD 

Prenez,  prenez...  Vous  n'êtes  donc  pas  par- 
tis?... Je  croyais... 


ACTE  QLAÏUIEME  367 

LA    NOURRICE 

Mais  c'est  monsieur  lui-même  qui  m'a  dit  d'at- 
tendre madame,  pour  aller  à  quatre  heures  chez... 

RICHARD,  V interrompant  sèchement. 

C'est  bon...  Je  ne  me  rappelais  plus. 

(La   nourrice  sort.) 

SCÈNE    V 
RICHARD,  IRÈNE 

RICHARD 

C'est  curieux,  je  croyais. 

IRÈNE,  les  larmes  aux  yeur^  en  souriant. 
Oh  !  ça  ne  fait  rien...  ça  ne  fait  rien...  Vous  avez 
aussi  une  très  jolie  vue,  là,  dans  la  galerie. 

{Elle  détourne  la  tête.) 
RICHARD 

On  voit  le  parc  Monceau.  {Elle  pleure  sous  sa  voi- 
lette. Allant  à  elle^  ému.)  Maman... 

IRÈNE,  Varrétant  nettement  du  geste. 

Laisse.  J'ai  du  chac^rin...  beaucoup  de  cha- 
grin... Laisse,  je  t'en  prie...  ça  va  passer...  L'émo- 
tion du  premier  moment. 

(//  se  rassied.  Silence.) 

RICHARD 

Quand  es-tu  arrivée  à  Paris  ? 

IRÈNE 

Hier  soir. 


368  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD,  avec   intention. 
Seule? 

IRÈNE 

Oui. 

RICHARD 

Et  tu  retourneras  après  directement  à  Alger? 

IRÈNE 

Non. 

RICHARD 

Cependant  monsieur  de... 

IRÈNE 

J'ai  rompu  avec  M.  de  Chambry, 

RICHARD 

Ah! 

IRÈNE 

Oui.  C'est  fini  ! 

{Elle  pleur  .) 
RICHARD 

Désires-tu  revoir  mon  père?...  Il  est  à  Paris 
en  ce  moment, 

IRÈNE 

Ne  me  parle  pas  de  ton  père.  Tu  ne  m'as  pas 
comprise.  Je  suis  venue  te  voir,  toi,  seulement... 
et  je  désire  ne  voir  que  toi...  D'ailleurs,  ma  visite 
sera  courte.  Demain,  j'irai  voir  Paulot  à  l'Ecole 
polytechnique  et   puis  je  repartirai  sans  doute... 

RICHARD 

Où  comptes-tu  passer  l'iiiver  ? 

IRÈNE,  souriant  tristement. 

Ah  !  oui,  passer  l'hiver...  Dans  la  Riviera,  peut- 
être...  Seulement,  c'est  bien  coûteux  par  là...  Si  je 


ACTE  QUATRIÈME  369 

trouve  une  pension  de  famille  pas  trop  cher...  dan? 
un  petit  trou...  au  Cannet,  par  exemple. 

RICHARD 

Mais  tu  n'en  es  pas  là?...  Voyons!... 
IRÈNE,  simplement. 

Je  n'ai  plus  d'argent.  J'avais  cinq  cent  mille 
francs  de  dot.  Je  les  ai  mangés...  Il  me  reste  cent 
mille  francs  à  peu  près...  En  les  mettant  en  via- 
ger... 

RICHARD 

Mais,  maman,  et  moi  ne  suis-je  pas  là? 

IRÈNE,  V interrompant  açoc  une  simple  fermeté. 

Encore  une  fois,  tu  viens  de  ne  pas  me  com 
prendre.  Si  j'ai  pu  m'humilier  jusqu'à  te  parler 
de  cela,  ce  n'était  pas  pour  demander  l'aumône... 
Retire  ton  offre  ! 

RICHARD 

Oh!  je  te  connais  trop  pour  supposer  que  tu 
daignerais  t 'adresser  àmoil  Seulement  il  ne  s'agit 
pas  d'orgueil...  il  s'agit  de  ^^e  pratique...  et... 
(Elle  fond  en  sanglots.)  Ma  pauvre  maman! 

IRÈNE 

J'ai  mal  !..  j'ai  mal  !  Ah!  je  sais  bien,  tu  dois  te 
dire  en  ce  moment  :  «  C'était  prévu...  la  scène  de 
larmes!  »  J'aurais  dû  avoir  plus  de  courage. 

RICHARD 

Que  c'est  bête,  ce  que  tu  racontes-là  ! 

IRÈNE 

Mais  j'ai  menti,  tout  à  l'heure,  j'ai  menti... 
C'est  vrai  que  je  ne  suis  plus  avec   Goortret.  que 


370  MAMAN  COLIBRI 

c'est  fini  pour  jamais...  c'est  vrai  aussi  que  je  ne 
veux  plus  entendre  jamais  parler  de  ton  père; 
mais,  si  je  suis  venue,  ce  n'était  pas  pour  te  voir 
seulement...  c'était  pour  rester,  pour  qu'on  ne  me 
chasse  pas!...  Ah!  n'est-ce  pas?  il  ne  faut  guère 
être  fière  pour  venir  réclamer  du  secours  à  ceux 
qu'on  a  défiés  ?...  Je  n'ignore  pas  aussi  tous  les 
ennuis  que  je  vais  te  créer...  et  que  je  vais  trans- 
former ton  attendrissement  en  gêne  et  en  em- 
barras... 

RICHARD,  sans    conçiction. 

Mais  non,  mais  non... 

IRÈNE 

Si.  Je  connais  la  vie...  C'est  maladroit,  j'aurais 
dû  m'y  prendre  petit  à  petit...  mais  tant  pis! 
Oh  !  je  ne  réclame  pas  grand 'chose  !  Je  ne  serai  pas 
un  bien  grand  embarras,.,  qu'on  ne  me  case  pas 
trop  loin  de  chez  vous,  voilà  tout.  Bien  sûr,  je 
ne  demande  pas  à  vivre  ici...  complètement... 
Pourvu  que  je  puisse  embrasser  ton  enfant...  le 
voir  souvent...  ce  petit  que  tu  n'as  pas  voulu  me 
montrer  tout  à  l'heure... 

RICHARD 

Simple  mouvement  machinal,  je  t'assure... 

IRÈNE 

Bien  naturel.  Ta  femme  a  mis  comme  condi- 
tion à  ton  mariage  qu'on  n'entendrait  plus  parler 
de  moi...  et  je  sais,  en  effet,  qu'on  n'en  parle  plus 
nulle  part.  Je  suis  un  nom  de  scandale,  banni  de 


ACTE  QT'ATRIFMK  371 

la   société,    {.ivjc    une    vui.1-   Lourde   et    sombre.)   Il    y    a 

des  revenants  qui  ne  doivent  pas  revenir...  Votre 
monde  à  vous,  maintenant,  vous  fuirait...  Et  ta 
femme  le  sait  bien...  Oh!  mais  je  serai  cachée, très 
cathée...  on  ne  me  verra  pas,  je  vous  le  promets... 
vous  n'aurez  pas  à  souffrir...  Seidement,  moi,  j'au- 
rai ma  petite  place  ici...  On  la  mèaera  me  voir... 
voilà  tout  ce  que  je  demande. 

RICHARD 

Mais  oui,  c'est  arrangeable!  Ça  ne  peut  pas  se 
faire  en  un  jour,  tout  à  coup,...  mais... 

^  IRÈNE,  avec  emportement. 

Et  puis,  même  si  je  vous  gêne,  même  si  tu  ne 
m'as  pas  pardonné  dans  le  fond  de  ton  cœur,  tant 
pis...  je  reste  tout  de  mèmel...  Que  veux-tu  que 
je  devienne,  moi?...  Où  veux-tu  que  j'aille  main- 
tenant?... La  vieillesse,  la,  misère,  quoi  ?  Il  faut 
bien  que  je  pose  mon  front  et  mes  lèvres  quelque 
part.  Tout  n'est  pas  mort  en  moi  pourtant  !...  Il  y 
a  des  tendresses  qui  me  réclament  encore...  Je 
sais  bien  que  j'ai  tout  envoyé  promener  autre- 
fois, famille,  foyer!  Mais  qu'est-ce  qu'on  veut 
que  je  devienne  tout  de  même?...  Me  tuer?... 
J'y  ai  pensé... 

RICHARD,  pousse   un  cri. 

Oh! 

IRÈNE 

Oui,  j'v  ai  pensé...  Mais  on  ne  meurt  pas  comme 
va...  Alors  quoi?...  où  voulez-vous  que  j'aille?  II 
faut  bien  qu'on  me  déniche  un  coin...  On  ne  peut 


372  MAMAN  COLIBRI 

pourtant  pas  me  mettre  dans  un  asile!...  Consul- 
tez-vous, arrangez-vous  et  trouvez-moi  une  fin,  le 
petit  coin  où  se  consumer...  Bonheur,  beauté,  jeu- 
nesse, tout  s'en  va...  mais  la  vie  reste...  c'est  long 
à  en  finir!  Trouvez-moi  ma  petite  place...  et  j  uis 
vous  m'oublierez!...  Je  me  charge  de  m'éteindre, 
toute  seule,  proprement  et...  sans  fumée... 

RICHARD,  au  comble  de  V émotion  courant  à  elle. 

Maman  ! 

IRÈNE,  fondant  en  sanglots  sur  sjn  épaule. 

Richard  !  Richard  !...  Et  puis  ne  crois  pas  que  ce 
soit  indifférent  de  sentir  que  ce  sont  tes  bras  qui 
me  soutiennent...  C'est  le  dernier  berceau  que  l'on 
souhaite  !... 

{Ils  restent  un  instant  enlacés  Vun  à  Vautre.) 

RICHARD,  brusquement. 

Ecoute,  il  faut  régler  cette  situation  tout  de 
suite.  Je  vais  appeler  Madeleine. 

IRÈNE,  avec  effroi. 
Oh!  je  t'en  prie...  Pas  devant  moi!... 

RICHARD 

Non...  Tu  vas  entrer  cinq  minutes  dans  mon 
cabinet  de  travail...  J'aime  mieux  expliquer 
l'affaire  à  Madeleine,  à  l'écart  de  toute  domesti- 
cité indiscrète...  Va...  Pour  ma  part,  je  ne  puis 
t'assurer  qu'une  chose  :  c'est  que,  si  longtemps 
j'ai  gardé  un  ressentiment  violent,  je  l'avoue, 
depuis,  tout  ressentiment   est  tombé...  Mon  rôle, 


ACTE  QUATRIÈME  373 

aujourd'hui,  est  indépendant  de  celui  de  mon 
père.  Et  je  vais  agir  de  mon  mieux...  {Tout  à  coup.) 
Mais  entre  nous,  avoue  tout  de  même  —  j'ai 
besoin  de  cette  satisfaction  —  avoue,  maman, 
qu'elle  a  du  bon,  la  famille? 

IRÈNE,  les   yexiz  baissés. 

Oui. 

RICHARD,  triomphalement. 

r  Hein,  les  fils  criminels,  les  ennemis?...  Tu  y 
retournes  tout  de  même!...  Les  luttes  de  l'amour 
et  de  la  famille.  Quelles  balivernes!  Tu  te  rap- 
pelles? 

IRÈNE,   sans  quon  puisse  lire   une  impression 
quelconque  sur  son  çisage. 

Tout...  je  me  rappelle  tout. 

RICHARD,  comme  s'il  voulait  la  faire  parler. 
Quels  regrets  tu  as  dû  subir!... 

IRÈNE,  les  yeux  impénétrablement  baissés. 
Oui. 

RICHARD,  s'a/iimanf  en  parlant. 

Je  vois  ta  vie, là-bas!...  Et  le  revirement  quand 
les  écailles  te  sont,  peu  à  peu,  tombées  des  yeux! 

IRÈNE 

Oui,   oui... 

RICHARD,  insistant  comme  avec  rage. 

Comme  tu  dois  être  punie,  pauvre  mère,  par 
le  remords!...  Et  cet   être!   quelle  nausée  de  lui 


374  MAMAN  COLIBRI 

tu  dois  éprouver,  maintenant  que  tu  vois  clair!... 
Dis-le,  hein? 

IRÈNE,  sons  sourciller. 
Oui. 

RICHARD 

Et  comme,  dans  ta  déchéance,  elle  a  dû  te 
paraître  pure  et  belle  la  famille,  que  tu  avais 
honnie!...  C'est  tout  de  même  nous  qui  sommes 
la  vraie  vérité  de  la  vie...  {Jl  pousse  un  large  sou- 
vir  de  satisfaction.)  Je  te  demande  pardon  de 
t'avoir  fait  souffrir  cette  petite  confession,  mais 
j'avais  tout  de  même  besoin  de  t 'entendre  rétracter 
tes  paroles  d'autrefois  qui  me  sont  toujours  res- 
tées sur  le  cœur...  Ce  n'est  qu'une  petite  satis- 
faction —  mais  ça  soulage  I.)?)  Maintenant,  entre- 
là,  veux-tu?...  Je   vais  entreprendre   Madeleine. 

(//    la    fait    entrer    dans    le    cabinet    de    travail,   à 
droite .  ) 

IRÈNE 

Je  t'attends. 


SCENE    VI 
RICHARD,    MADELEINE 

RICHARD,   reste  seul  ; 
il   02  à  la  porte  du  fond  et  appelle. 

Madeleine!  {Madeleine  entre.  Richard  tout  de  suite.) 
Ecoute,  ne  proteste  pas...  Ne  réponds  même  pas 
à  ce  que  je  vais  te  demander...  Accepte  sans 
mot  dire,  sans  discuter...  Je  fais  appel  à  ton  cœur. 


ACTE  QUATRIÈME  375 

MADELEINE 

Allons,  bon!...  De  quoi  s'agit-il? 

RICHARD 

Maman  a  rompu  toute  relation  avec  Chambry, 
ils  se  sont  séparés. 

MADELEINE 

Et  elle  veut  vivre  avec  nous...  c'est  cela? 
Jamais. 

RICHARD 

Madeleine  ! 

MADELEINE 

Jamais!  Nous  avions  prévu  ce  petit  coup,  ma 
mère  et  moi...  Tu  te  rappelles  à  quelles  conditions 
j'ai  consenti  à  ne  pas  rompre  notre  mariage? 

RICHARD 

Eh  bien,  les  conditions  ne  sont  plus  les  mê- 
mes, voilà  tout...  D'ailleurs,  ce  n'est  pas  à  vivre 
avec  nous  qu'elle  demande...  Un  petit  appar- 
tt^ment    dans   le  quartier. 

MADELEINE 

Dans  la  maison  peut-être? 

RICHARD 

Etre   reçue  ici... 

MADELEINE 

Et  invitée  à  nos  réceptions,  n'est-ce  pas?  C'est 
déjà  suffisant  d'avoir  une  belle-mère  qui  a  mal 
tourné  et  s'est  enfuie  avec  im  gigolo...  Elle 
n'avait  au  moins  qu'à  rester  avec  lui! 


376  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD 

Je  te  défends  de  parler  ainsi!  Elle  souffre...  tu 
dois  avoir  pitié.  D'ailleurs  nous  ne  pouvons  lui 
interdire  d'embrasser  le  petit,  de  temps  en  temps. 

MADELEINE 

C'est  bien  pour  cela  que  je  m'insurge!...  Nous 
ne  pouvons  pas,  bien  sûr!  nous  sommes  du  même 
avis...  Seulement,  je  sais  ce  qui  va  arriver,  parce 
qu'on  ne  peut  pas  lui  interdire  d'embrasser  Raoul  ; 
à  mesure,  elle  s'installera  ici...  elle  prendra  ses 
repas...  voudra  renouer  ses  relations,  connaître 
les  nôtres...  car  c'est  cela  surtout  qui  la  fait  mou- 
rir d'envie  !  Elle  est  déclassée  :  elle  voudrait 
reprendre  un  rang...  Eh  bien,  non,  qu'elle  ne  se 
fasse  pas  d'illusions.  Elle  est  une  femme  à  l'eau... 
elle  ne  peut  plus  regrimper  sur  la  rive  et  il  ne 
faut  pas  qu'elle  en  prenne  prétexte  pour  nous 
entraîner  avec  elle. 

RICHARD 

Si  tu  crois  que  c'est  le  mobile  qui  la  fait  agir! 

MADELEINE 

Parfaitement.  Je  connais  les  femmes,  mon 
cher!...  Et  notre  maison  sera  tarée  définitive- 
ment... «  Je  vous  présente  ma  belle-mère,  retour 
d'Alger.  »  C'est  gai. 

RICHARD 

Mais  puisqu'elle  offre  de  ne  venir  qu'en 
cachette...  quand  il  n'y  aura  personne. 

MADELEINE 

Tu  ne  vois  pas  plus  loin  que  le  bout  de  ton  nez. 


ACTE  QUATRIÈME  377 

mon  pauvre  ami  !  Et  puis,  qui  te  prouve  qu'elle 
ne  va  pas  continuer  de  voir  son  monsieur?  Ou 
qu'elle  ne  partira  pas  un  de  ces  quatre  matins, 
avec  un  nouvel  ami  à  toi? 

RICHARD 

Madeleine  ! 

MADELEINE 

Elle  nous  a  mis  en  droit  de  tout  supposer,  et 
dire  qu'elle  vient  vers  Raoul  avec  ses  lèvres 
♦•mbrassées  par  des  hommes,  par...  Sais-tu  qu'elle 
nous  apporto.  le  sais-tu?...  tout  f^irn!»!*  nimt  le 
déshonneur. 


Tiens  ! 
Quoi? 


RICHAAD 

MADELEINE 

RICHARD 


Rien.  Je  me  rappelle  seulement  avoir  prononcé 
cette  phrase  là  autrefois... 

MADELEINE 

Tu  as  bien  changé  depuis  ! 

RICHARD 

Non,   c'est  l'honneur   qui  a  changé  de  côté... 
Faut  croire  que  ça  se  déplace... 

MADELEINE 

Ne  fais  pas  d'esprit. 

RICHARD 

Je  n  en  ai  jamais  moins  fait...  Ne  te  donne  pas 


378  MAMAN  COLIBRI 

pour  plus  méchante  que  tu  n'es.  Je  connais  ton  bon 
cœur,  au  fond,  Madeleine.  Ne  discute  donc  pas 
une  chose  que  tu  as  d'avance  acceptée  et  que  tu 
ne  peux  pas  refuser.  Tu  ferais  bien  mieux  de  te 
décider  d'un  coup...  et  dé  ne  pas  diminuer  le 
mérite  que  tu  auras  à  pardonner,  tout  à  l'heure. 

MADELEINE 

Pourquoi  ne  s'adresse-t-elle  pas  à  ton  père?  Il 
n'est  pas  divorcé...  Qu'ils  se  remettent  ensemble, 
c'est  bien  simple. 

RICHARD,    haussant  les  épaules. 
En  effet,  c'est  simple. 

MADELEINE 

On  ne  la  recevra  pas  plus...  mais  enfin,  dans 
un  salon,  on  pourra  ne  pas  s'apercevoir  qu'elle 
est  là.  Ce  sera  déjà  plus  commode. 

RICHARD 

Tu  criailles  bien  inutilement. 

MADELEINE 

Ma  baigneuse  me  dit  ça  quand  elle  me  donne 
ma  douche...  Je  t'assure  qu'on  ne  reçoit  pas  des 
douches  de  ce  genre,  impunément. 

{Elle  est  à  la  cheminée^  accoudée.  Elle  rage.) 
RICHARD 

Eh  bien!  maintenant  que  tu  as  poussé  ton  cri... 


ACTE  QUATRIÈME  379 

MADELEINE 

Au  moins,  que  ceci  soit  bien  décidé...  et  qu'elle 
le  sache  1 

RICHARD 

Ah  1  tu  vois  que  tu  as  cédé  de  toi-même  ! 

MADELEINE 

Qu'elle  le  sache  !  Je  ne  la  présenterai  à  per- 
sonne... Elle  ne  viendra  qu'aux  heures  où  je  vou- 
drai... Et  puis,  qu'elle  n'aille  pas  s'imaginer  que  je 
sortirai  avec  elle...  Pas  même  pour  des  courses. 

RICHARD 

Entendu... On  ne  vous  rencontrera  pas  ensemble. 

MADELEINE 

Ce  n'est  pas  seulement  à  cause  des  gens  qui  la 
connaissent...  mais  je  ne  voudrais  pas  qu'on  me 
rencontre  avec  une  personne  qui  marque  aussi 
mal...  Elle  est  maquillée  comme  une  cocotte,  ta 
mère...  et  fagotée!...  A  son  âge! 

RICHARD 

Oh!  si  tu  la  voyais,  tu  ne  la  reconnaîtrais  pas, 
va...  Elle  a  bien  changé,  la  pauvre  vieille!... 

MADELEINE 

Changée?  Ce  chapeau!... 

RICHARD 

Quel  chapeau  ? 

MADELEINE 

Ce  chapeau  de  roses  qu'elle  porte. 


380  MAMAN  COLIBRI 

RICHARD 

Tu  Tas  donc  aperçue  ? 

MADELEINE 

Oui...  Non...  par  la  serrure...  là,  j'ai  jeté  un 
ooup  d'œil.  Non,  ce  chapeau  de  jeune  fille!...  Elle 
ne  se  voit  pas  1 

RICHARD 

Allons  Mad,  ne  réfléchis  pas...  l'n  bon  mouve- 
ment. Je  ne  doute  pas  de  ton  cœur...  Tu  hé- 
sites déjà...  Encore  une  seconde  et... 

MADELEINE 

Où  l'as-tu  mise? 

RICHARD,  montrant  la  porte. 

Là. 

MADELEINE,  suhitement^  sans  transition^  ça    droit  à    la 
porte   du  cabinet  et  Vouçre.  Sur  un  ton  d^ huissier. 

Madame,  si  vous  voulez  vous  donner  la  peine 
d'entrer.  {Irène  s^avance.)  Je  vais  vous  conduire 
auprès  du  petit. 

{Elle  dit  cela  d^un   air  digne  et  cérémonieux.) 
RICHARD 

Va,  ma  mère,  va. 

IRÈNE,  avec  un  élan   maladroit. 

Ohl  merci,  merci!  Mad... 

MADELEINE,  l'interrompant, 
en  lui  montrant   froidement  la  porte  du  fond. 

C'est  par  ici .  {Elle     ça    Vouçrir.  Irène   reste  inter- 


ACTE  QUATRIÈME  381 

loquée^  étnue^  interrogeant  douloureusement  son  fils  du 
regard.  —  Madeleine  attend  à  la  porte  ouverte^  comnie 
pour  faire  passer  Irène  devint  elle.)  PaSseZ,  madame. 

{Irène  se  décide  et  le  mouchoir  aux  lèvres^  la  tête 
basse^  les  épaules  serrées^  humble  et  pauQre^  elle 
entre  avec  yiadeleine.) 


SCÈxNE   VII 
RICHARD  seul,  puis  la  Femme  de  Chambre 

RICHARD,   seul. 

Maintenant,  le  téléphone!  (//  p»  au  téléphone.) 
Allô!  Voulez-vous  me  donner  le  225.53?...  AUo... 

LA     FE.MME    DE    CHAMBRE,    entrant. 

M.  de  Rysbergue  demande  s'il  ne  dérange  pas 
monsieur...  Sans  quoi  il  repassera  après  le  bureau. 

RICHARD,    vivement. 

Faites  entrer...  faites  entrer! 

{La  femme  de  chambre  sort.) 

RICHARD,  parlant  à  V appareil. 

Merci...  Non...  ça  va...  {Rysbergue  entre.)  Ahl 
père,  je  te  téléphonais  justement.  (.4  la  femme  de 
chambre.)  Vite...  Voulez-vous  aller  dire  à  madame, 
dans  la  chambre  de  bébé,  qu'elle  ne  rentre  ici  au 
salon,  avec  cette  dame,  qu'au  cas  où  je  l'appelle- 
rais... Sinon  qu'elles  restent  toutes  deux  jusqu'à 


382  MAMAN  COLIBRI 

ce    que    je   vienne   les   retrouver...  N'est-ce  pas, 
c'est  compris? 

LA    FEMME    DE    CHAMBRE 

Bien,  monsieur. 

{Elle  sort.) 

SCÈNE    VIII 
RICHARD,  RYSBERGUE 

RYSBERGUE 

Qu'y  a-t-il  donc  ? 

RICHARD 

Père...  Elle  est  ici. 

RYSBERGUE 

Qui  ? 

RICHARD 

Maman. 

RYSBERGUE 

Ah! 

RICHARD,  parlant^  rapidement^  empressé. 

Une  grosse  nouvelle...  Je  ne  sais  pas  encore  ce 
qui  s'est  passé...  Mais  elle  a  rompu  avec  de 
Chambry,  définitivement.  Elle  retourne  ici,  à 
Paris,  repentante,  et  c'est  à  nous  qu'elle  vient 
demander  pardon...  Et  asile.  Elle  est  là,  dans  la 
chambre  de  bébé  avec  Madeleine,  qui  n'y  a  pas  mis 
tix)p  de  façons...  Elles  doivent  être  déjà  en  train 
de  se  réconcilier.  Alors  écoute,  puisque  te  voilà, 
ne  crois-tu  pas,  père,  qu'il  faudrait  faire   bon- 


ACTE  QUATRIÈME  383 

henr  complet.  C'est  le  moment. Du  temps  a  passé... 
deux  ans.  Ré  .échis!  Ce  serait  si  bien  de  ta  part. 

RYSBERGUE,  allant   à  son  fils. 

Un  mot...  Mais  réponds  sincèrement,  sans  men- 
tir... Tu  le  promets? 


Oui. 


RICHARD 


RYSBERGLE 


Dans  la  conversation  que  tu  as  eue  avec  ta 
mère  mon  nom  a-t-il  été  prononcé  par  elle? 

RICHARD 

Mais... 

RYSBERGUE 

A-t-elle  témoigné  du  désir  que  nous  nous  récon- 
cilions tous  deux  ?  Sois,  franc. 

RICHARD 

Mais  cela  n'implique  pas  nécessairement... 

RYSBERGUE 

-AJlons  donrl  N'insiste  pas,  Richard...  J'ai 
réfléchi,  j'ai  admis  parfois  cette  hypothèse  d'un 
retour  qui  se  réalise  aujourd'hui...  eh  bien,  je 
suis  toujours  arrivé  à  cette  même  conclusion  : 
vaut  mieux  pas...  vaut  mieux  pas.  (//  hoche  len- 
tement la  tête.)  Réconcilier!  quel  cffreux  mot!... 
Quelle  paix  factice  d'intérêts  cela  suppose  !...  Ce 
qu'on  ne  réconcilie  pas,  ce  sont  les  cœurs  que  l'in- 
différence a  séparés,  et  que  plus  rien  ne  rappelle 
l'un  à  l'autre.  Non,  je  suis  heureux  pour  nous,  pour 


384  MAMAN  COLIBRI 

toi,  pour  tout  le  monde,  qu'elle  soit  revenue  et 
assagie,  et  que  cette  histoire  finisse  de  la  sorte;  je 
suis  là  pour  subvenir,  tacitement,  à  tous  ses 
besoins.  J'aurai  le  savoir-vivre  nécessaire...  mais 
ce  sera  tout.  Crois-moi,  je  suis  très...  très  content, 
oui,  de  ce  que  tu  m'apprends...  Mais  le  reste... 
vaut  mieux  pas...  je  sais  ce  que  je  dis. 

RICHARD 

Cependant,  toi,  lui  pardonnerais-tu?  Revien- 
drais-tu sur  ce  que  tu  lui  disais  en  la  chassant? 

RYSBERGUE 

On  ne  tient  jamais  ses  engagements. 

RICHARD 

Bien.  C'est  l'essentiel. 

RYSBERGUE 

Non.  Vois-tu,  ce  jour  où  j'ai  crié  :  «  Va-t'en!» 
le  poing  levé,  te  souviens-tu  ?  Ah!  j'en  ai  eu 
alors  la  sensation  soudaine,  ce  n'est  pas  moi  qui 
la  chassait,  c'était  elle  qui  se  détachait...  c'était 
la  vie  qui  l'emportait...  Oui,  j'avais  beau  crier,  je 
ne  réussissais  même  pas  à  l'impressionner...  Les 
mots  tournaient  machinalement  dans  ma  bouche... 
Cette  sensation  m'est  restée  toujours  très  nette... 
Que  parles-tu  de  pardon,  alors  que,  si  je  le  lui 
offrais,  c'est  elle  qui  ne  l'accepterait  pas! 

RICHARD 

Ah!  c'est  que  tu  te  l'imagines  comme  autre- 
fois... Elle  a    bien    changé  en    deux    ans...  Il  ne 


ACTE  QUATRIEME  385 

s'agit  pas  de  révolte,  va!  Si  tu  l'avais  entendue, 
ici,  tout  à  l'heure,  elle  t'aurait  touché,  si  simple, 
si  repentante,  ii  humble  et  lamentable,  la  pauvre 
fsmme. 

RYSBERGUE 

Elle  s'est  accusée,  n'est-ce  pas? 

RICHARD 

Formellement. 

RYSBERGUE 

Elle  a  témoigné  de  sa  honte  ?  Pour  un  peu-  si 
tu  lui  avais  demandé  de  honnir  son  Georget 
avec  horreur,  elle  l'aurait  fait. 

RICHARD 

Je  le  lui  ai  demandé. 

RYSBERGUE 

Il  n'y  a  pas  de  renoncement  qu'elle  ne  te  con- 
sente I...  Toutes  les  lâchetés,  toutes  les  humilités, 
tu  les  auras,  à  une  condition,  ime  seule:  c'est  que 
tu  lui  donnes  ce  petit  bout  de  gosse  qui  est  là, 
qu'elle  attend...  et  qui  est  devenu  la  seule  espé- 
rance à  laquelle  elle  puisse  se  raccrocher...  Je 
vais  même,  mon  pauvre  Richard,  t'enlever  une 
illusion,  et  ce  te  sera  pénible,  mais  que  veux- 
tu  ?...  Elle  t'a  probablement  fait  aussi  des  pro- 
testations de  tendresse  et  elle  t'a  donné  à  com- 
prendre que  c'était  beaucoup  ."pour  ^toi  qu'elle 
revenait? 

RICHARD 

Sans  doute. 

17 


386  MAMAN  COLIBRI 

RYSBERGUE, 
lui  donnant  une  tape  ironique  sur  Vépaule. 

Et  tu  en  as  conçu,  avoue,  un  peu  de  fierté! 
Naïfl  Je  suis  fâché  de  t'enlever  cette  illusion 
facile,  mais  si  nous  étions  seuls,  toi  et  moi,  ni  l'un 
ni  l'autre,  nous  ne  la  reverrions.  Gelle-oi  va 
droit  à  sa  continuation,  son  instinct  la  dirige 
égoïstement  toujours...  vers  ce  qui  est  son  nou- 
veau destin.  Le  passé  est  un  fleuve  qu'on  ne 
remonte   pas.   Maintenant   (montrant    la  porte  de   la 

chambre  du  bébé.)  c'est  à  lui  le  touT  l...  Mais  nous, 
mais  noua...  mon  pauvre  Richard!...  Sans  celui 
qui  vient  de  naître,  que  serais-tu  pour  elle!  Va, 
va,  quoi  qu'elle  t'en  ait  dit,  ce  n'est  pas  vrai... 
Elle  a  employé  l'habile  pitié  des  larmes  pour 
t 'attendrir...  Que  ne  ferait-elle,  probablement, 
pour  gagner  cet  enfant?...  Elle  revient  avec  la 
dernière  des  platitudes  se  ranger  sous  les  lois 
qu'elle  a  reniées,  il  n'y  a  pas  deux  ans,  et  avec 
quel  orgueil...  Contradiction,  oui,  mais  contradic- 
tion apparente...  Et  regarde  la  courbe  de  sa  vie, 
comme  elle  est  dessinée,  nette,  précise!...  Mon 
pauvre  Richard,  va,  tuas  beaucoup  à  apprendre... 
Et  les  femmes  te  rouleront  encore. 

{Ety  paternellement^  il  lui  allonge  une  pichenstte  sur 
la  joue.  On  dirait  qu^il  y  a  une  jalousie  sarcas- 
tique  et  triste  dans  cette  caresse.) 

RICHARD,  regarde  son  pére^  sans  bien  comprendre^ 
ses  yeux  francs  et  clairs  un  peu  ahuris. 

Alors,  père,  tu  attribues  à  une  basse  comédie, 


ACTE  QUATRIÈME  387 

Bon  attendrissement  de  tout  à  l'heure,  ses  larmes? 

(//  est  presque  indigné.) 
RYSBERGUE 

Non    pas,    c'est    inconscient!...  Et    qui    sait 
même,   peut-être   est-elle    sincère...    Sait-on?  (// 

s''assi€d  ncrff^wiement  sur  le  bord  de  la  table.)  Peut-être 

ne  se  souvient-elle  déjà  plus...  car  c'est  effrayant, 
nous  l'avons  éprouvé  nous-mêmes,  ce  don  d'oubli 
total  \  C'est  comme  les  bêtes,  oui,  —  elle  trouvait 
la  comparaison  juste,  dans  son  délire  —  qui  don- 
neraient leur  vie,  se  haussent  jusqu'au  plus  com- 
plet sacrifice,  pour  défendre  leurs  petits;  puis 
qui,  cet  instinct  apaisé,  ne  se  souviennent  plus 
de  rien,  et  subitement,  en  un  jour,  passent  du 
renoncem"nt  le  plus  fou  à  l'indifférence  la  plus 
morne;  cost  fini,  la  fonction  est  terminée.  A  une 
autre  I..;  Vois-tu,  j'ai  réfléchi  beaucoup  pendant 
deux  ans  de  solitude.  Des  mots  qu'elle  disait  me 
revenaient  à  la  mémoire,  me  tarabustaient  sans 
cesse.  «  INIa  fonction  envers  vous  est  terminée...» 
clamait-elle,  et  j'ai  compris,  j'ai  compris  la  vérité. 
Elle  avait  raison.  La  femme  n'est  pas  un  être 
indépendant  et  libre  comme  nous,  elle  est  asser- 
vie à  des  lois  de  nature  qu'aucune  civilisation 
n"a  encoiv  abolies  et  n'abolira  jamais.  Elle  est 
une  succession  de  fonctions,  et  absolument  con- 
tradictoiros.  Toutes  ces  fonctions,  la  société  est 
arrivée  à  peu  près  à  les  concilier,  par  des  épo- 
ques fixes  et  observées,  de  mariage,  d'évolution... 
Ça  va  tant  bien  que  mal...  ça  va..  Mais  qu'il  sur- 
vienne, dans  cette  évolution,   une  simple  erreur 


388  MAMAN  COLIBRI 

de  date,  de  tour,  comme  il  est  arrivé  à  ta  mère, 
dont  le  cœur  ne  s'est  éveillé  qu'à  l'été  de  sa  vie, 
patatras,  l'édifice  de  paix  s'écroule  !  Et  alors,  c'est 
l'amas  des  drames,  les  instincts  lâchés,  les  deuils, 
les  irréparables  véritésy  Alors,  petit,  il  arrive  ce 
qui  nous  est  arrivé.  Les  volières  heureuses  où  l'on 
vivait  ensemble  se  brisent,  et  les  dissentiments 
effrayants  ne  se  taisent  et  ne  se  rejoignent  une 
seconde  qu'autour  du  premier  vagissement  de 
l'enfant  qui  vient  de  pousser  le  cri  de  la  vie,  et 
du  renouveau  éternel. 

(Il  y  Oy  dans  son  ton^  la  grande  émotion   contenue 
d^un  père  qui  éduque  encore  son  enfant.) 

RICHARD 

Père,  que  ta  sagesse  est  devenue  amère  l 

RYSBERGUE,  le  regardant  açec  une  infinie  tendresse. 

J'ai  vieilli.  Ça  t'arrivera  bientôt.  Déjà  tu  t'es 
bien  modifié...  Maintenant,  si  tu  me  demandes 
pourquoi,  |>ossédant  cette  sagesse,  comment,  étant 
capable  d'admettre  et  de  pardonner,  je  n'ai  pas 
assez  de  supériorité  ou  trop  d'égoïsme,  comme  tu 
voudras,  pour  me  résoudre  à  l'approcher,  la  revoir 
sans  rien  lui  demander  d'elle-ra  me,  je  te  répon- 
drai que  je  manque  de  courage...  0Pcut-être  un 
jour,  des  hommes  viendront,  assez^  forts,  assez 
libres,  pour  assister  au  phénomène  dv  la  femme 
avec  une  simple  indulgence  et  une  plus  calme 
équité.  Pour  nous,  notre  passé  religieux,  des 
préjugés,  de  vieilles  et  adorables  C/Outumes  ne  peu- 
vent chasser  de    notre  mémoire  cette  conception 


ACTE  QUATRIÈME  389 

de  l'épouse  pure  et  chaste,  de  Tamour  unique, 
fidèle  au  foyer  domestique .  On  ne  porte  pas  en 
vain  le  poids  de  tant  de  siècles  catholiques.  Sans 
doute,  c'est  étroit,  égoïste,  mesquin...  mais  que 
veux-tu?  J'envie  ceux  qui  sauront  un  jour  se 
libérer  de  cette  conception  et  s'affranchir  de  ce 
passé.  Oui,  je  pressens  une  plus  mâle  et  plus  juste 
sagesse  qui  diminuera  à 'autant  la  somme  des 
doideurs  courantes,  mais  nous,  on  a  trop  d'atta- 
ches... On  voudi*ait,  on  ne  peut  pas!  Nous  sommes 
ceux  qui  auront  côtoyé  une  espérance,  sans  avoir 
eu  la  force  dp  la  saisirA^oilà...  maintenant  que  je 
t'ai  tout  pYi.lirTiié,  je  le  laisse  à  ta  mère. 

RICHARD 

Alors? 

RYSBERGUE 

Alors,  je  désire  qu'on  m'en  parie  le  moins  pos- 
sible. Rends-la  heureuse,  Richard.  Sois  bon  pour 
elle...  Je  ne  puis  pas  dire  autre  chose...  sois  bon, 
mais  moi...  vaut  mieux  pas...  As-tu  un  cigare  ? 

RICHARD 

Là,  sur  la  table. 

RYSBERGUE 

Où  as-tu  acheté  cette  boîte?  Ils  ne  sont  pas 
trop  motis,  j'ai  déjà  remarqué.  Où  les  prends-tu? 

RICHARD 

Toujours  au  bureau  de  la  rue  Tronchet. 


390  MAMAN  COLIBRI 

RYSBERGUE 

J'y  passerai  {H  aspire  une  bouffée.)  Voilà...  Alors 
je  vais  aller  tout  seul  au  Comptoir"international. 

RICHARD,  vivement^    empressé. 
Mais,  père,  je  t'accompagne. 

RYSBERGUE 

Non,  non,  ce  n'est  pas  la  peine.  Reste  ici,  tu 
as  à  faire.  Je  t'avais  donné  rendez-vous  parce  que 
je  passais  sous  tes  fenêtres;  autrement!...  Qu'est- 
ce  que  tu  fais  ce  soir?...  Ahl  c'est  juste,  tu  ne 
sortiras  peut-être  pas. 

RICHARD 

Mais  si...  Veux-tu  que  nous  allions  quelque  part  ? 

RYSBERGUE 

Non...  mais  nous  aurions  pu  faire  une  partie 
au  cercle...  ou  im  billard...  Je  n'ai  plus  la  main 
depuis  quelque  temps. 

RICHARD 

Entendu...  avec  plaisir. 

RYSBERGUE 

C'est  ça...  si  tu  n'as  rien  de  mieux  à  faire, passe 
me  prendre.  Bonsoir. 

RICHARD,  encore  une  fois  timidement. 

Tu  ne  veux  même  pas  la  voir? 

RYSBERGUE 

Non,    non,    ne    parlons  plus    jamais    de   ces 


ACTE  QUATRIÈME  391 

choses,  veux-tu?...  Voilà...  .\lors,  à  après  dîner... 
Il  fait  un  beau  froid;  je  vais  aller  à  pied...  Bon- 
soir... 

(//  sort^  le  col  relevé ^  la  canne  dans  la  poche  de  son 
pardes:;us^  le  pas  traînant^  le  dos  çaûlé.) 


SCENE    IX 

RICHARD,  MADELEINE,  IRÈNE 

Richard  attend  une  seconde,  en  réfléchissant  ou  en 
rêvant,  puis  va  à  la  porte  par  où  est  sortie  Madeleine  ; 
on  entend  la  voix  de  la  nourrice. 

LA    VOIX    DE    LA   NOURRICE 

Ainsi  font  font  font,  les  petites  marionnettes. 

Ainsi  font  font  font, 

Trois  petits  tours  et  puis  s'en  vont.. 

{Richard  reste  accoudé  à  la  porte.  On  le  poit  sourire 
aux  femmes.  Puis  entrent  Irène  et  Madeleine. 
Irène  çi  quasiment  s*affaisser  sur  un  canapé^  le 
mouchoir  sur  la  bouche^  prise  d'une  faiblesse. 


Qu'a-t-elle? 
L'émotion. 


RICHARD 


MADELEINE 


IRÈNE 

Ahl  mes  enfants!  Cela   m'a  fait  bien  plaisir. 
Comme  il  est  beau  ton  petit,  Richard! 


392  MAMAN  GOLIBRl 

RICHARD 

Il  te  ressemble;  on  le  dit. 

IRÈNE 

Ah!  on  le  dit?  {Virement.)  Mais  il  a  beaucoup  de 
sa  mère  aussi.  Il  aura  sa  jclie  figure. 

MADELEINE 

Oh!  vous  êtes  trop  aimable,  madame. 

IRÈNE 

Madame  !....  Bah!  ça  viendra...  Elle  a  été 
bonne,  Richard,  j'ai  été  très  touchée,  je  tiens  à 
vous  le  dire...  si,  si... 

RICHARD 

Je  ne  puis  t'affîrmer  qu'une  chose,  maman, 
c'est  que  tu  peux  te  considérer  ici  comme  chez 
toi...  aujourd'hui,  demain  et  toujours.  Madeleine 
elle-même  va  te  le  dire. 

IRÈNE,  se  levant  sans  laisser  à  Madeleine  le  temps 
de  répondre. 

Oh!  non,  qu'elle  ne  le  dise  pasl  Qu'elle  me 
donne  seulement  son  front  à  embrasser,  cela 
vaudra  mieux  que  toutes  les  paroles  1 

{Elle  V embrasse,) 
MADELEINE 

Vous  voyez,  je  pleure  moi-même... 

RICHARD 

Je  suis  bien,  bien  content. 

(On  entend  sonner  à  la  porte  d^ entrée,) 


ACTE  QUATRIÈME  393 

MADELEINE 

.Mlons,  bon  !  on  sonne...  Nous  ne  pouvons  pas 
être  deux  minutes  tranquilles  dans  cette  maison. 
Je  ne  veux  pas  qu'on  nous  voie  avec  les  yeux 
rouges...  Venez  par  là. 

RICHARD 

Ce  ne  peut  être  (jue  Soubrian  qui  revient. 

MADELEINE 

N'importe.  En  tout  cas, entrons  dans  la  chambre 
de  bébé,  voukz-vous  ?  {A  Irène.)  Vous  préférez 
sans  doute  cela? 

IRÈNE 

Je  crois  bien  ! 

MADELEINE 

Veux-tu  rappeler  la  nounou,  Richard,  à  qui 
j'avais  dit  de  sortir...  Je  vais  chercher  un  mou- 
choir dans  ma  chambre,  et  j'arrive.  {En  sortant 
elle  laisse  la  porte  ouverte. ) 

RICHARD,  la  suiçant  et  à  9a  mère. 
Tu  viens,  maman  ? 

IRÈNE 

Je  prends  mon  chapeau...  voilà. 


394  MAMAN  COLIBRI 

SCÈNE    X 
IRÈNE,  seule,  puis  une  Femme  de  Chambre 

IRÈNE,  s?ule^  prend  son  chapeau  sur  la  table.  En  le 
prenant^  elle  a  une  espèce  de  long  sourire  mélanco» 
colique. 

Ce  chapeau,  ce  chapeau  de  jeune  fille...  avec 
des  roses!...  Pauvre  vieille,  ils  ont  dit,  la  pauvre 
vieille  !... 

[Elle  se  regarde  dans  la  glace  açldement  ;  on  dirait 
qu'elle  fait  en  arrangeant  ses  chevaux  le  dernier 
geste  de  la  femme  et  quelle  ensevelit  tout  un 
passé  ;  on  dirait  que  les  cheveux  blanchissent^ 
que  le  visage  se  tire^sous  Veffet  de  la  volonté  fixe.) 

UNE  FEMME  DE  CU\UBI{E,  entrant  en  coup  de  vent. 

Madame,  c'est  monsieur  Soubr... 

IRÈNE 

Faites  entrer. 

LA    FEMME    DE    CHAMBRE, 
hésitant  en  voyant  cette  personne  inconnue. 

Mais,  madame,  je  ne  sais  si  je  dois... 

IRÈNE 

C'estjuste!  Oh  1  vous  pouvez. ..Je  suis  la  grand'- 

mère. 


FIN 


TABLE   DES    MATIERES 


ȃ8CRRBCTI0^.  9 

VAUAN    COLIBRI    ...  191 


Imprimerie  JOUVE   &  Cie,  13,  rae  Racine,  Paris.  —  G081-i4 


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2603 

^7iil9 

1922 

t.3 


x 


Bataille,  Henry 
Théâtre  complet 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SUPS  FROM  THIS  POCKET 


UNIVERSmr  OF  TORONTO  UBRARY 


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