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THEATRE COMPLET
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IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE :
cinquante exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de I à 50
et cent cinquante exemplaires sur papier du Marais
numérotés de 51 à 200
OUVRAGES DE HENRY BATAILLE
Chez le même Editeur :
LA TENDRESSB. — l'qOMMB A LA ROSE.
VBUS PRÉFÉRÉS.
THÉÂTRE COMPLET
Tome I : la lépreusu. — i. holocacstb.
Tome II : le M\SQUR. — LEACnANTKMKNT.
Pour paraître prochainement ,
TBÉATRE COMPLET, tome IV.
l'bnfancb étbrnbllf, roman autobiographique.
Si^.e.Ci""^
HENRY BATAILLE
THÉATllE
COMPLET
III
RÉS URR ETTION
MAMAN COLIBRI
PAlilS
EILNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, KUE RACINE, 26
Droits de tradaction, d'adaptation et de reproiiaction réservés poar tons les paye,
y compris la Suède et la >onège.
1922
t3
RÉSURRECTION
ÉPISODE DRAMATIQUE
EN CINQ ACTES ET UN PROLOGUE
Tiré du romtiii de L. TOLSTOÏ
Représenté pour ta première fois sur la seine du Théâtre national
de lOdéon. le 14 novembre 1902
Reprise au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 25 Janvier 1905
Reprise au Théâtre national de l'Odéon le 24 Février 1923
PEliSOiNNAGES
ODKO.N
PORTE-SAINT-MARTIN
OHEON
1902
1903
19i3
MM.
MM.
MM.
Nk.kixdoff . . .
DUMÉNY.
Calmbttes.
Debucourt.
Wassiueff . . .
GASTHO.^S.
TlKO^
Darras.
Cambet.
Marcel Cuabribr
a- HUISSIER . . .
SlM05.
i^r HUISSIER. . .
ViETlLLE.
ler JURÉ . , . ,
L. Dbrtigbt.
2° JURÉ. . . .
Darras
3® JURÉ. . . ,
Marius Girard.
Le professeur.
Dupahc.
Charly.
DeRMOI L118.
Le vieillard . .
Maray.
(>l ERVILLl.
ir Adet,
Le marchabd . .
BOUTHORS.
POGGI
Ji:An l'i-tun.
liE capitaine. .
Taldy
Ue^krty .
MAilCEI. GnArHIFR
Le prés* du jurt
A. Lambert.
Peiiivikr.
Le Tkmplb.
Ur juré
Pasquali.
Le commis. . .
. G.AZAL1S,.
DRittARST.
RoBhRT (ÎI'ILEM.
Le colosel . .
AnORIK CARNÈCif .
Nikhine. . . .
. VAUr.AS.
Lkrrun .
Dautillibh.
KOLOUSSOW . .
L. Marie.
p. Laurent.
Marcri Soariz.
ISlKlPnOVlTCH .
SiELOT.
Fekrier,
il COSTE.
Decœuh.
I,i:M*HCnAND.
Pirriie Aiderf; j
OUSTINOW. . .
Coi-TE
Liabi-x.
(ÎEORGK» CubIN
Le médecin-chef
Daumeiue.
Mahti> .
Peudolx .
L'iNTEUNE. . .
Synes.
Oastiery.
Max i>k Hii£i 1.
Un déporté. .
STKPHk'ilF. AuDrL.
Un déporté, .
Frescuard.
L'officier. . .
. VlULET .
Delvil.
Gabrio.
Nowodonof . .
, Albert.
Legris.
GiL Rollan.
Krilitzof. . .
. Dauvu.liers.
Volnet .
Robert Arnoux.
SiMONSON . . .
. Janvikr.
Maxence.
Balpétp.é.
Un paysan. . .
Léo Peltibr.
Un paysan. . .
Rayon.
i lIlBERT.
1 Lafertk.
> Champrose,
\ Etc.
Jurés, Paysans,
Déportés, ltc.
\ Gaignettb»,
' SlOAUD, ETC.
PERSONNAGES
MATROnL4. . . .
U-IE SEHVAITE. .
Matro:«a ....
Ta:«te aoma. . .
Taate laura. . .
La MAtLOWA . . .
MiSST
pss* kortcbacuikb
Natacka ....
La giiamib noL'ssB
u.^k garde-malade
La caroe-darrière
La BEAITÉ . . .
a* FEMME. . . .
La BosstB. .
Un BHPAST. .
Ubb vieille . .
3'^ FEMME. . .
La ILOnARLEVA.
FgDOSIA. . . .
La DÉTE.fLE. .
La oabdiekxb .
Fille m diacre
u:<e cospammbb.
Ure pri$o:«mèrb
Use déporté» .
U.\E jblkb fillb
Ukb patsasse. .
ir-' MAHCHAKHE.
Ukb déportée .
3^ marciia:<de
Mabia pawlotra
ODÉON
FORTE UlXT-MilTU
IBTJt
lyoB
M»es
Mœc.
0. Mo.NT
0 Mo>T.
Dl-rbma.
BKRAtKiànB.
COURTT .
Bai VILLB.
[)eho5.
ViLLâC.
Db Hallt.
DoRLtA.
BBBTnE BaDT.
Rbbtiib Bai>t.
Maille .
ReDECCA l'LLIl
EvEjr ,
Malvau.
Dortsal.
G. Najccb^t:
AinRT.
Brbjikb^ills.
Vellisi.
MAtA.
Fkoma.>t .
Rapp.
^F^<..s.
De m Ali rot.
Sciiuin.
Stloïe.
L. Brille.
1 apule
Flore Micsot.
NlLIi
PRiso>»ii.REs, Déportées, Gar-
niENRES, etc. Patsarser, etc.
Depei>ter.
l LilNÉ.
ÎDemathia.
Maïa.
F05TE«iET,BTC.
ODKO.X
1!J23
M«ne8
A^di.èe Heit y ,
BéATHIX VaBEN!IB.
AiJcB Vermeil.
Marcel Dlval.
JâCQCCLI!«l. CltAl uomt.
Vbra Sbrci-^] .
Talolr.
Si'Za!I!IR TuERAT.
Claire M\i;st-s.
Suzakre Deuellt.
Jabtillb.
Mabcbllc Rl'EFP.
RkRÉE PlC!«Of.
Dsraivr .
Bla>ciie Martal.
Rerle Simo%ot.
CiuniuÈRE
GeRM4I>E I) M II
He.IRIETTE .m 'liliL.
Si'ZAa>K Coulomb.
LiSB d'AjaC.
E>A MaILCRAM).
Blatrix VaRK-SSE.
Mise i/Albrat.
Cladde Cbrdat.
Jacql'eli<<e Bolti.
SuZtRXE Ga\EAL'.
Pbtbbxs.
VlLLEJIO.1T.
Cazalx.
Sl'ZA!«!IE Po'ïUaCD.
Rbhéb Piei.
!Marbot,
DamÈZE. E"!C.
BERTHE BADY
qui a été les yeux, le visage et toute l'âme de
La Maslowa.
H B.
RESURRECTION
PHOLOGUE
LA NUIT DE PAQUES
Une chambre à coucher de campagne. A droite, le lit
dans TalcÔTe. A gaucha» la porte d'entrée. Vaste fenêtre
doimaut sur les jardins et les plaines i. .La
nuit est claire. Au fond de Fa chambre, qii récit
en couloir, la porte des appartements de l'étage.
SCÈNE PUEMIÈUE
MATROBLA et UNE JEUNE SERVANTE
MATRJBLA
Pose l€ saniovar sur la table... Défais la couver-
ture... Attends, je Tais t'aider à la plier.
La. servante
Ne vous fatiguez pas.
MATROBLA
Oh '.mes mains ne sont pas encore trop \4'illes ..
Ce sont les jambes, vois-tu... Ah! si j'avais pu
encore cette année les suivre à la messe de nuitl...
12 RÉSURRECTION
C'est la première fois de ma vie que j'aurai man-
qué la masse de Pâques, fifiUe... Les cloches n'ont
pas encore sonné, n'est-ce pas?
LA SERVANTE
Non, je ne crois pas.
MATROBLA
Quelle heure est-il à la pendule? Minuit moins
dix... Dans dix minutes. Christ sera ressuscité, ma
fille... Quel temps auront-ils eu?... Hé, la nuit est
splendide... On dirait une nuit d'été. Ça sent le
sureau ! Mesdemoisalles ont pris la voiture fermée ?
LA SERVANTE
Je crois.
MATROBLA
C'est prudent... A leur âge, le moindre courant
d'air...
LA SERVANTE
Tu causes, tu causes, Matrobla... Tu ferais
mieux d'aller te coucher. Moi et Tikon, nous
aurions bien suffi à recevoir les maîtres.
MATROBLA
Non. Je veux être là pour l'embrassade. Il y a
d3 l'eau dans la carafe? Les serviettes?... (4 ce
m)ment les cloches se me'tent à Sinner.) Ah!
LA SERVANTE
Christ est ressuscité !
PROLOGUE 13
MATROBLA
En venté, Christ est ressuscité.
(Elles s'embassent pus reprennent Uu^ oui'rage.)
LA SERVANTE
C'est la fin de la messe... Les couvertures de ces
demoiselles sont faites...
MA ROBLA
Regarde sa malle... Est-elle belle! Et deux
valises!... Dire que je l'ai vu grand comme ça, le
petit Dimitril... Et maintenant voilà qu'il a des
moustaches! Quand je l'ai vu arriver ce soir —
j'étais dans la cour de la ferme ;■. donner à manger
aux dindes — je me suis dit : « Quel est cet offi-
cier que mesdemoiselles nous rapportent? » Il a
fallu qu'il me dise : « Bonjour, vieille peau de
bique I » comme il m'appelait toujours, pour que
je le reconnaisse... Deux valises!... avec ses ini-
tiales en rouge. Regarde : D. N.
LA SERVANTE
Est-il vrai, la mère, qu'il reparte déjà demain?
MATROBLA
. Oui, oui, il est venu un jour, en passant, em-
brasser tante Sonia et tante Laure, avant < 'aller
là-bas, avec son régiment, se battre contre les
Turcs.
LA SEilVANTE
Contre les Turcs !... Jésus Saint !... nous sommes
14 RÉSURRECTION
en guerre? Quand reviendra-t-il?... Sait-on! Pays
d'étrangers, pays de loups.
(On entend une voix qui appelle : Katucha l Katu-
chal)
MATROBLA
Allons, bon ! La gouvernante.
LA SERVANTE
La voilà qui crio a:^r s Katucha.
MATROBLA
Elle ne cesse de crier que lorsqu'elle est au lit.
LA SERVANTE
Parce qu'elle ronfle ! Sans quoi...
MATRENA, au dehors.
Katucha !
MATROBLA, à la servante.
Que veux-tu, c'a toujours- éf)é ainsi surlaf ten'c...
Le maître commande à son chien et le chien
commande à sa queue.
SCÈNE II
Les Mêmes, MATRENA
MATRENA, entrant, les cheveux en papillotes.
Où est Katucha ?
PROLOGUE 15
MATROBLA
A la messe de nuit, Matrena... Ces demoiselles
l'ont emmenée sur le siège de la voiture.
MATRENA
Sur le siège de la voiture 1
LA SERVANTE
En robe blanche.
MATRENA, oougonnant.
Une fille de vachère ! Sur le siège de la voiture,
maintenant 1
MATROBLA, bas à la servante,
Entonds-1 ! marmonner.
LA SERVANTE
Oui, Matrena.
MATHENA
Mêlez vous de ce qui vous regarde, vous! Ce
n'est pas à vous que je m'adresse... Au torchon 1
Que faites-vou , à cette heure, à fouiller dans les
affaires de Dimitri Ivanowitch?
LA SERVANTE, interrompt brusquement et vient se placer
devant elle avec un sowire malin au coin des livres.
Christ est ressuscité.
MATRENA, l'embrassant.
En vérité, Christ est ressuscité 1 {Dans les dents,)
16 RÉSURRECTION
La gale!... {A la servante.) Allez!... au torchon, ai
torchon!. . Sur le siège de la voiture, en" vérité!
LA SE .y ANTE, ramassant- sur le pas delà porte- qudqtK
chose, et le présentant à Matrena avec un salut.
Vous avez laissé tomber ce bigoudis, Matrena-
MATRENA
Voulez-vous bien !
SCÈNE III
MATRENA et MATROBLA
MATROBLA
Qu'est-ce que ça peut bien te faire, Matrena,
que Katucha soit sur le siège de la voiture?
MATRENA
Cette petite finira par commander ici. Ces
demoiselles lui rendent le plus mauvais service.
Il était convenu qu'on l'élévevait comme une
femme de chambre, et voici, q^u'elle n'est ipïuaf
femme de chambre et qu'elle sera bientôt demoi-
selle. C'est ridicule! On. ne l'appelle plus Katia^
on l'appelle Katucha... Et tu verras que d'ici peu
il faudra l'appeler Katinka, ma parole, comme
une grande dame ! ^
MATROBLA
Eh bien, Matrena, ne te fâohe pas rouge coraraie
pnoi.orxUE \7
\m dindon. Quand tu naïuas plus de voix pour
commander et que nous serons toutes les deux
là-bas, à labourer la terre avec le dos, il faudra
bien quelqu'un po^uf te remplacer au château.
MATRENA
Une fdle de porchère, de porchère, qui sans moi
sérail morte, dès son premier jour, dans la paille
et le fumier!
IfATROBLA
Eh bien, maintenant, elle est sur le siège de la
voiture. Matrena... Il faut en prendt« ton parti.
Tiens. «'Monît' les clochr-a.
MAUttN A
Est-ce que Dimitri Ivanowi oh est aussi avec
ux?
MATROBLA
Non, il a fait Sfllcr 1 cheval, son vieux
cheval de promenade li ...c. lois, et il est allé
tout seid... (.1 la fenêtre.) Vions vofr, viens voirl
Regarde les lanternes, là-bas. Ils sortent de l'é-
glise... Regarde comme c'est joli!... Les uns
rentrent ici, les autres là... Oh! ces deux lanternes
qui vont si vite, ce doit être déjà celles de la voi-
ture... Oui... oui... Écoute les chants... comme c'est
beau! {On entend (es chants qui se rapprochent. )TieTiSf
la lune commence à se lever.
MATRENA, mau^réj.nt.
A cette, heure-ci !
iS RÉSURRECTION
MATROBLA
Que veux-tu, ce n'est pas de sa faute 1 Excuse-la ,
Matrena... Tu n'as pas la prétention de com-
mander à la lune... même si elle s'est mise en
retard ?
MATRENA
Au lieu de faire des réflexions saugrenues, tu
devrais bien descendre recevoir les maîtres. Voilà
la voiture qui est devant le perron.
MATROBLA
Tu as raison
MATRENA
Va vite... J'allumerai le samovar de Diinitri
Ivanowich. Il doit être si fatigué du voyage qu'il
sera bien aise de se coucher rapidement, après
avoir pris un verre de thé bien chaud.
(Matrena reste seu'e, elle alluma le samovar, va à
la fenêtre, é:oule les chants, puis i>a se mettre à
genoux devant Vicône et ré:ite une prière. Un
grand temps.)
UNE VOIX, dans l'escalier.
Passe, mon chéri.
AUTRE VOIX, dans Vescalier.
Prends garde à la marche, mon chéri.
NEKLUDOFf, au dehors.
Oui, oui, je me souviens.
(Entrent Neklui'oJ et ses dcut tantes.)
PIIOLOGUK
SGKNE IV
NEKLUDOFF, TANTE SONIA. TANTE LAURA
MATRENA
TANTE SONIA
La voilà, la chambr'V fn <'hambre d'enfant 1...
Toute pareille,
NEKLUDOFF
Toute pareille, tante Sonia!
TANTE LAURA
Ton lit, ta table, l'icône...
MATRENA, s'avançant vers Nekludoff, gravement.
Christ est ressuscité.
NEKLUDOFF, riant.
Oui, oui, je sais, Matrena.
SONIA
Pourquoi ris-tu, mon enfant ?... Aurais-tu perdu
tes idées religieuses au régiment, grand Dieu!
NEKLUDOFF
Non, non, tante. Seulement, ce sont les habi-
tudes qu'on perd .. Depuis une heure, tout le
monde m'annonce que Christ est ressuscité...
alors...
20 RÉSÏIîRUKCTlON
SONIA
Mais c'est la coutume de saborder et de s em-
brasser ainsi le jour de Pâques. On est fidèle ici
aux coutumes.
WEKLUDOFF
Oui, oui, je sais... A la ville, on oublie. Mai*»
n'attachez pas d'importance à ce sourire, tante
Sonia ! {il marche dans la chambre.) Trois ans !... Rien
n'est changé depuis trois ans... Vos deux chères
têtes ne comptent pas un clieveu blanc de plus.
LAURA
Mais c'est toi qui a^ changé!... Et ,e voir sous
C9 bel uniforme! Je ne m'habitue pas à cela...
N'est-ce pas, Matrent., qu'il est changé ? Il a des
moustaches.
NEKLUDOPF
« Il a des moustaches 1 » c'est la phrase
que j'entends le plus, depuis mon arrivée, avec
« Ch ist est ressuscité! » Pour un lieutenant de
la garde, vous savez, c^'est réglementaire; la mous-
tache, c'^st l'ordonnance.
SONIA, qui inspecte le lit.
Tu n'auras pas froid, mon chéri, avec deux
♦couvertures ?
LAURA
Veux-tu une bassinoire, mon chéri?
l'ilOLOGUi: 81
NBKLUDOFF
Non, non, je vous en prie, tantes. Ce que je
voudrais, c'est que vous alliez vite vous reposer...
Vous êtes allées deux fois à l'église aujourd'hui...
'et TOUS vous êtes coriîessées. Vous devez être Irès
tatiguées. {On /ra />/><•.) Qu'est-ce que c'est?
4
SONIA
Ce sont les paysans de la ferme qui viennent
L'embrasser et te souhaiter bonnes Pâques. Tu
sais, c'est l'usage. Tu ferais bien de ne pas tes
contrario.'-.
KSmuUDOBJP, allant au devant d'^ux.
Entrez! entrez!... Je crois bien!
(Un groupe de paysans entre dans la chambre^ cha-
peau bas. Ils saluent tout d'abord Vicône, puis
SCENE V
Les Mêmes, Les Paysans
WASSILIrF, s" avançant.
Heureuse arrivée à -vous, Dimitri Ivanowitch.
NEKLUDOFF
Bonjour, Nabia... Bonjour, mon vieux Tho-
mas. Il y a toujours une place dans mon cœur pour
vous... Et toi, Paule, qui me faisais, tout petit.
22 RÉSURRECTION
monter à l'âne. Et toi, Vera, toujours ton fichu
blanc et ta veste grise?...
WASSILIEF
Dimitri Ivanowitch, nous t'apportons l'œuf de
Pâques, l'œuf peint au safran. Nous te l'appor-
tons avec toute la joie du Seigneur.
NEKLUDOFF
Merci, Wassilief... Le bel œuf couleur de ca l-
nelle!...'Embrasse-moi le premier, Wassilieff.
WASSILIEF, s'essuyant la bouche avec sa manche.
Attendez, maître, que je m'essuie la bouche.
(Il l'embrasse.)
NEKLUDOFF
Et toi, Paulowna.
(Ils V embrassent tous, à tour de rôle, en s'essuyant
poliment la bouche et en disant F un après Vau-
tre : Joie du Seigneur.)
SONIA
Là ! Maintenant il faut laisser le barine se cou-
cher.
NEKLUDOFF
A demain, à demain, mes amis, et merci pour
l'œuf.
PROLOGUE 23
SCÈNE VI
Les Mêmes, moins Les Paysans
NEKLUDOFF
C'est bon et frais, tout cela! Le vieux ma
embrassé trois fois en pleine bouche. Je sens en-
core sa petite barbe frisée qui me gratte le visage...
(// arpente la pièce.) Dire que c'est sur cette table,
tantes, que j'ai écrit ma thèse... à l'encre viol» île !..
Comme c'est loin 1
LÂ.URA
C'est affreux, Dimitri, de penser que tu t'en
vas te battre là-bas 1 Nous avons bien du chagrin.
NEKLUDOFF
Chut! Ne pensons pas à cela... Dans six mois,
au plus, je demanderai un congé et je viendrai
vous embrasser, comme aujourd'hui. Et alors,
je resterai... et alors on reprendra sa vie régulière
d'autrefois, des vacances. Le soir, je vous referai
la lecture au salon... Allons, allons, en fera encore
des réussites, tous les trois, je vois ça— vos réus-
sites!...
SOKIA
Tu l'entends, soeurette?
LAURA
A-t-il tout ce qui lui faut, au moins? Et les
Mutions? (Appelant à la porte.) Katucha ! Katucha!
[RÉSURRECTION
LA VOIX DE KA.T\JCnA, au dehors.
Voilà!... Voilà!
LAURA, dans V escalier.
Dis à Tikon d'apporter l'eau chaude et viens
vite chercher mes clefs.
KATUCHA, ou dehors.
Tout de suite.
NEKLUDOFF, à Sonia,
J'ai tout revu... la petite rivière... mon canot
de pêche... tout.
( Katucha entre en belle robe de fête.)
SCÈNE VII
Les Mêmes, KATUCHA
SONIA
Regarde-la!... A-t-elle grandi?
NEKLUDOFF
Non... C'est toujours la même Kalu'ha. Quel
beau costume j'es}ère !..
KATUCHA timide.
Oh! c'est farce que c'est Pâques...
PROLOGUE 25
SONIA, bas à Katucha.
Tiens, prends ces clefs et va chercher un savon
dans l'armoire de ma chambre.
KATUCHA
Bien, marraine.
(Elle sortf à petits pas vifs.)
NEKLUDOFF, '^urpris.
Marraine ?
LAURA •
Oui, nous trouvons mieux qu'elle nous appelle
ainsi, tu comprends?... C'est elle qui nous fait la
lecture, quelquefois, maintenant... Sœurette ne
veut plus qu'elle soit servante.
SONIA
Oh! elle fait encore la couture fine, elle sert le
café, elle prépare les petites lessives... Nous
sommes très contentes d'elle.
(Tikon apporte V aiguièi e . )
SCENE VIIÏ
Les Mêmes, moins KATUCHA, plus TIKON,
portant Vaiguère.
NEKLUDOFF
Ne te dérange pas, Tikon, je me servirai moi-
même.
26 RESURRECTION
TIKON
Oh! mon maître, je connais mes devoirs.
(Il verse Veau sw les doigts de Nekiuîoff.)
NEKLUDOFF
Allons, cette fois, bonne nuit... Et allez vite
vous coucher II va être une heure .. Dépêchez-
vous.
^ SONIA
Qu'est-ce que tu prends, le matin? du thé,
toujours ?
LAURA
Je crois que tu prends du café au lait mainte-
nant.
NEKLUDOFF
Va pour le café au lait... (// embrasse ses tantes
su- la main.) Bonne nuit, tante Sonie; bonne nuit,
tante Laure. Tikon va m'aidor à ranger mes
aiîaires.
SONIA
Dors bien, mon chéri... Je vais mieux reposer
à l'idée que tu es de retour dans la maison. Bonne
nuit. (4 sa sœu.) Tu viens, sœurette?
(Elles sortent par le fond, l'uie tenant uie petite
lampe à la main.)
PROLOGUE 27
SCÈNE IX
NEKLUDOFF, TIKON, puis KATUCHA
NEKLUDOFF
Ahl comme je suis heureux, avant de partir
là-bas, d'avoir revu tout notre petit monde 1
TIKON
Nous sommes aussi bien honorés, Dimitri Iva-
nowitch, bien honorés.
NEKLUDOFF
Alors, vous êtes tous en vie? Tous les tiens
vont bien?
TIKON, sortant des affaires de la malle.
Grâce à Dieu.
NEKLUDOFF
Tes petits-enfants vont bien?
TIKON
Oui, oui, je vous remercie. Tout le monde va
bien, à 1 exception de Polkan... vous savez, le
vieux cheval?
NEKLUDOFF
Ah! oui..
TIKON
Il est mort. Tannée dernière, de la dysenterie,
Il a fallu 1 abattre.
28 RESURRECTION
NEKLUDOFF
Pauvre Polkan! Tiens, prends mon sabre .
Pauvre Pol 'an !
TIKON
Oh! à part cela, il n'y a rien de changé... Il y a
le chien de garde aussi pourtant qui vieillit bien...
Il nous donne des inquiétudes. Est-ce qu'il fau*
laisser le reste dans la malle ?
NEKLUDOFF
Oui. Sors-moi seulement le linge et le néces-
saire.
TIKON sort une hotte.
Ça?
NEKLUDOFF
Ah! ça... tu ne sais pas ce que c'est, Tikon?
TIKON
C est un portefeuille.
NEKLUDOFF
Il n'y a là-dedans rien que des lettres de femraei.
TIKON
Oh! vrai... c'est d'un lourd!
NEKLUDOFF
Tu ne peux pas comprendre ça, mon vieux
Tikon... Si tu savais !
PIIOLOGUE 29
TIKON
Ah! c'est que vous êtes devenu un ride gaillard,
l).irin !
IfEKLUOOPF
Bah! je fais comme tout le monde... Il y a là
d38 choses, mon cher !...(// ou.fre le portefeuille.) Ça,
c'est la correspondance de la femme d'nn atta-
ché d'ambassade français... {Jn frappe à la porte.) Je
connais ce petit pas là. Atte.ids. (// remet avec soin sa
uiirqu:.)hèL, maintenant...
TIKON
Entrez I
KATUCHA, entrant.
Je vous demande pardon... Ce sont vos tantes
qui vous envoient votre savon préféré, à la rose.
NEKLUDOPF
Merci, Katucha... Je te... je vous remercie,
Katucha.
TIKO.N, à Katu^ka.
La barine a apporté ce qu'il faut. Regarde,
djs flacons., des brosses, des poudres... tout
ivoire et argent!
Un silence. KatuJta reste gau-:ke et les yeut baissée.)
NEKLUDOFF
Katucha... dites bien à mes tantes que je les
remercie.
30 RÉSURRECTION
KATUCHA, après avoir décacheté le savon, embarrassée.
Où faut-il poser le savon?
NEKLUDOFF
Donnez... [Il le prend et le respire.) Il sent bon la
rose, en effet. {Silence.) Je suis très heureux de
vous avoir revue... Et vous, vous ne dites nen,
Catherine ?
KATUCHA, près de la porte, avec un peùi salut^ en souriant.
Heureuse arrivée à vous, Dimitri Ivanowilch.
(Elle sort, preste.)
TIKON, riant.
Elle a rougi, la petite, elle a rougi.
NEKLUDOFF
Oui, oui, tout ce'a est propre, frais, intact et
charmant... Comme tout est pareil!... Son tablier
blanc!... {Il pose le savon sur la table.) Ce n'es. rien,
un parfum, et rien que de l'avoir respiré tout est
redevenu en moi doux et clair comme autre-
fois. {A Tikon.) Ah\ Tikon!... Qu'est-ce que je
disais donc quand elle est entrée? Je crois que
je disais des choses intéressantes.
TIKON
Vous parliez de la femme d'un attaché d'am-
bassade français.
PROLOGUE 31
NEKLUDOFF
Ah! oui. Oh! J'ai eu des aventures, Til on, tu
n'imagines pas! Des duels, môme... Tire-moi
mes éperons...
tif;on
Des duels?
NEKLUDOFF
Parfaitement, deux... (Tapant surU portefeuiUe.)l\
y a là-dedans des souvenirs extraordinaires. Di'^s
que j'ai obtenu mon premier grade, j'ai eu des
relations dans toute l'aristocratie usse et étran
gè e... Et des histoires!,.. Vous êtes à mille lieues,
à la campagne, de vous douter de cela... Tiens,
ce paquet-là, avec cette faveur, c'est d'une act ice
mon cher... une act ioe charmante... de l'Alham
bra.
TIKON
Qu'est-ce que c'est que ça, l'Alhainbra?
NEKLUDOFF
Ce qu'il y a de mieux. Dans toutes les villes
qui se respectent, il y a toujours un Alhambra...
Qu'est-ce que tu veux, c'est la vie !
(Et il fait un geste en claquznt des doigts.)
TIKON
C'est la vie, Dimitri Ivanowi ch. Chacun la
ienne. Vous commencez la vôtre... Dieu vous
,arde !
32 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
Allons, allons, va te coucher, je n'ai plus besoin
de toi.
TIKON
Bon sommeil.
(]l salue et soiK)
SCÈNE X
NEKLUDOFFseul.
NEKLUDOFF,stu/, /«'; cf/îi«, éccute,].uis UsUeàse coucher^
il respire encore une jois le savon.
Quelqu'un marche dans l'escaher... Non, c'est
un pas d'homme... Il s'en va... Ce n'est rien. On
ferme en bas. Quelqu'un tire le veiTou.. {Il se penche
à la fenêtre ) Non... personne. Ah! si. {Il appelle tout
bas dans lanuit.) Katucha ! {Silence.) Katucha !... Ah !
c'est toi... {Il parle par la fenêtre.) Viens, je te prie,
j'ai quelque close à te demander... {Il va ensuite à
son lit et tapote son oreiller, Katucha entre au bout de
quelques instants.) Katucha, vGux-tu m'aider, s'il te
plaît? Je ne peux pas refermer la taie de roreiller.
Là, tiens, regarde...
PROLOGrE 33
SCENE XI
NEKLUDOFF, KATUCHA
( Katucha s'apprcche ('u lit et s^ occupe à faire entrer
Voreiller dans la taie. Nek'udoff s'approche d'elle
par derrière et l'embrasse brutalement dans la
nuque.)
KATUCHA, se retcurnant, blanche comme un linge.
Quo faites-vous?... A quoi pensez-vous?... Est-ce
possible ?(£■//« se dégage et le fice dans les yexur.) Ce
n'est pas bien, Dimitri Ivanowitch... ce n'est pas
bien... {Il la saisit ci goure use ment par la taille.) Par
grâce, laissez-moi.
NEKLUDOFF
Écoute... tu es seule, n'est-oe pas, là-hauc, dans
ta chambre?
KATUCHA.
Qu'avez- vous?... Pourquoi?... Non, non. fu^ n'est
pas bien, ce n'est pas bien...
(Elle pleure.)
NEKLUDOFF, *e rccu'ant.
Ne pleure pas, Katucha... Je te demande pardon,
j'ai eu toil... Je ne t*^ veux pas de mal... Tu ne
m'aimes donc plus, Katucha?... Ne me regarde
pas de ces yeux plaintifs... Dis, tu ne m'aime»
plus?... Moi qui n'ai eu que cette seule pensée: te
revoir! Si je me suis arrêté ici avant de partir,
je te jure c'était pour revoir le pays où j'ai et si
34 RESURRECTION
heureux avec toi... pour te revoir seulement...
En entrant dans la cour, au roulement de la voi-
ture, ce soir, ma première pensée a été : « Pourvu
qu'elle y soit encore ! » Si je pouvais la voir appa-
raître sur le seuil pour me recevoir!... Et je ne t'ai
pas vue!... Je n'osais demander à personne si tu
étais là... Et tout d'un coup j'ai entendu ta voix
dans l'escalier... alors mon cœur s'est mis à battre,
la maison s'est tout à coup ensoleillée... tu étais
à... et je t'ai entendu? marcher en bas, sur les
carreaux... floc! floc! je reconnaissais ton petit
pas... Quand tu es entrée ensuite, Katucha, c'était
toi, comme autrefois, toi, plus jolie, plus char-
mante, avec tes grands yeux noirs... Et toi, tu ne
pensais plus à moi?
KATUc HA
Si, Dimitri. Moi aussi, quand j'ai senti que vous
étiez là, mon cœur s'est mis à battre très fort...
mais je n'osais pas monter parce que j'avais peur
de rougir devant vos tantes, en vous revoyant...
(Elle baisse la tête.)
NEKLUDOFF
Tu vois bien!... Nos deux cœurs battaient en-
semble dans la maison!... Pendant ces trois ans,
j'ai vécu, je suis devenu un homme, mais je ne
t'ai jamais tout à fait oubhée, tu sais?... Quand
j'étais triste, quand le travail ne marchait pas
bien, je songeais à Katucha et à son petit tablier
blanc, et toute ma peine aussitôt s'enfuyait.
PROLOGUE 35
KATUCHA
Moi, jfi no vous aï i.irtîa's oublié. Dimitri Iva-
nowi ch.
NEKLUDOFF
Moi non plus. Mais quand je tai revue, là, ainsi. .
toute mon enfance m'est remontée d'un coup au
cœur... Depuis tantôt mon sang bouillonne ; depuis
tantôt je ne pensais qu'à te parler, quelque part...
à te presser sur mon cœur... Je ne me lassais (as
de te revoir, d'entendre ton rire, ta voix, ton bruit...
de te sentir rougir... et tu as rougi deux ou trois
fois si délicieusement, Katucha, ma petite chérie !..
Tu vois que tu n'as pas à avoir peur... Assieds-toi,
Katucha... ^e te jure que je me tiendrai sage.
(Il met les mains derrière le dos.)
KATUCHA
Je n'ai pas peur.
NEKLUDOFP
KATUCHA
Assieds-toi.
Je ne sais si...
NEKLUDOPP
Puisque je tVn supplie.
KATUCHA, s asseyant, lentement ^et en hochant la tête.
Est-ce bien, cela?...
NEKLUDOFF
Mais oui. bien-aimé3... tout est bien, tout est
3 6 RÉSURRECTION
beau et je t'aime... Est- ce que tu as été contente
quand tante Sonia t'a dit de monter sur le siège
au lieu d'aller à pied?
KATUCHA
Oui, Dimitri.
NEKLUDOFF
C'est moi qui l'ai demandé... J'ai eu une bonne
idée... Donne ta main. Tu ne m'as pas regardé
pendant la messe. Pourquoi?
Je n'osais pas.
KATUCHA
NEKLUDOFF
Si tu savais comme tu étais jolie pourtant,
pendant que le diacre bénissait les pains, près de
la porte, le vase d'encens dans les mains!... Tu
avais l'air d'une petite sainte en cire... Je redeve-
nais tout petit, vrai, Katucha, tout petit, au
milieu de ces chants joyeux, des chasubles d'ar-
gent qui luisaient... les fichus de soie, et tout le
monde qui répétait d'instant en instant : « Christ
est ressuscité! Christ est ressuscité! »... Tout cela
était beau, mais plus belle que tout cela était
Katucha, avec sa robe blanche et son nœud rouge
dans ses cheveux noirs!... Et quand le sacristain
t'a repoussé) en passant, j'ai été stupéfait de voir
qu'il y avait des gens qui ne savaient pas que tout
ce qui se faisait dans l'église et tout ce qui se pa^»-
sait dani le monde n'était que pour Katucha...
que c'est pour elle que brûlaient toutes le;:, bougies
du candélabre et que tout ce qu'il y avait de bon
PROLOGUE 37
et de beau sur la terre, que tout cela était pour la
petite Katucha.
KATUCHA
La petite Katucha est heureuse de vous plaire,
mais elle n'est pas aussi jolie que vous voulez bien
le dire.
NEKLUDOFF
Oh! que si!... Te souviens-tu, Katucha, de la
fête du village?
KATUCHA
Oui.
NEKLUDOFF
Nous devions courir ensemble. Je te pris par
la main, comme ra... une, deux, trois!... et je
m'élançai sur la gauche... J'entendais près de
moi le frou-frou de ton jupon empesé...
KATUCHA
Oui, mais vous alliez si vite, si vite, que vous
m'avez bientôt dépassée.
NEKLUDOFF
Et alors? Dis, puisque tu sais mieux que moi.
KATUCHA
Et alors... je courus me réfugier derrière un bou-
quet de sureaux où il était convenu qu'on ne
devait pas courir...
3H RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
Et OÙ je m'élançai pour te rejoindre... Hélas I
voilà, voilà!... J'avaii^ tout à fait oublié un grand
fossé rempli d'orties, et qui est-ce qui est tombé
dans le fossé?
KATUCHA, rianL
Vous, Dimitri Ivanowitch!... Oh! m^is vous
vous êtes bien vite relevé.
NEKLUDOFF
Bien rfûr, puisque tu me tendais la main..
comme ça, tiens, donne... {Il lui prend la maJn.)Et
tu te rappelles ce que tu m'as dit?
KATUCHA
Non.
NEKLUDOFF
« Vous avez buté », tu as dit... Et alors?...
KATUCHA
Et alors... je m'approchai de vous, et alors,
sans que je sache comment, pendant que je rajus-
tais ma natte qui s'était défaite dans la chute...
NEKLUDOFF
Alors?
KATUCHA
Alors, vous vous êtes penché et je crois bien que
vous m'avez embrassée...
NEKLUDOFF
Sur tes lèvres, Katucha, sur tes lèvres.
PROLOGUE 3«
KATUCHA
C'était mal, cela, Dimitri Ivanowi;ch, mais je
ne vous en ai pas gardé rancune.
NEKLUpOFF, Cenlaçant.
Amour... {Se relevant brusquement.) Tu n'as rien
ontendu?... Un bruit. {Ka'ucha rit.) Pourquoi ris-tu?
KATUCHA
Je ris, parce que vous n'êtes pas habitué; mais
moi, je sais... vous voulez savoir ce que c'est?...
; C'est la gouvernante qui ronfle au-dessus.
NEKLUDOFF, riant.
.\h! bon! Ronfle, bonne vieille... Je ne suis plus
habitué aux bruits de la maison... Et ceci, ce sont
les cloches, là-bas... (// tn à la fenêtre et rouvre
toute grande.) Oh! la belle nuit humide et chaude...
Viens près de moi. Personne ne peut nous voir...
Ecoute encore ce bruit étrange... C'est le prin-
temps. C'est la glace de la rivière qui craque sous
la lune...
KATUCH V
C'est le printemps, Dimitri.
(Ils regardent au dehors.)
NEKLUDOFF
^ coûte, im coq chante déjà... D'autres lui
répondent, là-bas... Comme c'est doux!... Rien. ■
rien que la ri\4ère qui continue son fracas, là-bas
40 RÉSURRECTION
derrière les arbres... Tiens! il y a donc encore des
gens à la ferme ?
(Il se penche.)
KATUCHA
Oui, les paysans du village voisin qui sont
venus raccompagner ceux d'ici... Ils sont venus
pour le feu de Pâques, Dimitri.
NEKLUDOFF
Ah! oui! la grande flambée devant laquelle on
chante des chansons; et, au refrain, tout le monde
frappe des mains, en faisant tous bas un vœu.
KATUCHA
Et ce vœu-là est exaucé dans l'année, Dimitri.
NBKLUDOPF
Dis, dis-moi à l'oreille une de ces chansons... et
tu feras im vœu au refrain.
KATUCHA
Je ne peux pas ..cela réveillerait vos tantes,
Dimitri !
NEKLUDOFF
Non, tout bas, à l'oreille... Dis-moi tout bas la
chanson qui porte ton nom, Catherine.
(Alors Katucha, les mains jointes, se met à chanter.)
PROLOGUE 41
KATUCllA, à mi-iui.i.
Catherine, Calhorinette légère.
Tu n'es pas partie, tu n'es pas partie...
Celui qui fait vœu le verra
Avant que neis:e soit "fondue,
Zi zi, zizipitit. i.
NEKLUDOFF
Tout bas, tout bas... à l'oreille... '
(Elle reprend le refrain et Uns les deux mw mu-
rent à mi-voix en frappant des mains.)
NEKLUDOFF, KATUCHA
Catherine, Catherine légère...
Zi zi, zizipititzi.
NEKLUDOFF
Tu as fait un vœu, ma petite?
K.VT'ICHA
Oui, Dimitri, j'ai fait un vœu.
(Elle garde les mains jointes \ sa poitrine se sculève.)
NEkLUDOFF
Mcis, Calhenne, il y a un autre usage de Pâ-
< ues .. Le connais-tu? On doit s'embrasser sur les
lèvres. Car nous sommes tous égaux, ce jour-là!
42 RÉSURRECTION
KATUCHA
Non, Dimitri. Je connais l'usage... Le père
embrasse sur les lèvres et l'éLranger sur le front.
NEKLUDOFF
Que Catherine donne donc le front à l'étranger.
KATUCHA
Le voici.
(Elle tend doucement le front. NehludofJ va Vein-
brasser.)
NEKLUDOFF
Mais Tatherine est si petite qu'il n'y a pas de
place pour un baiser sur son front, et en croyant
embrasser le front ce sont les lèvres qu'on em-
brasse.
KATUCHA
Dimitri, c'est que j'ai relevé le front... {Elle rejette
sa tête en arrière. Ils s'embrassent longuement sur la
bouche. On entend les chants des paysans qui s'en vont
au loin en chantant des mélopé'f^.)\h. ! que faisonS-nOUS,
mon Dieu! J'ai peur, Dimitri Ivanowi ch!... Par
grâce, mon chéri, laissez-moi!
NEKLUDOFF
Oh ! que je t'aime, Katucha ! que je t'aime 1
KATUCHA, pleurant.
Et demain vous serez parti, et je ne vous rêver-
PROLOGUE 43
rai jamais... Ah! c'est mal... Laissez-moi m'en
aller, Dimitri.
NEKLUDOFF
Eh bien, pars si tu veux.
(Il oure les deuc bras tout grands. Katucha, la
tête dans sa poitrine, soupire.)
KATUCHA
Je veux m'en aller... Je veux m'en aller...
(Et en disant cela, elle se serre tau' contre lui.)
Dehors, les chants se mêlent dans la nuit blcUi :
Christ est ressuscité!
RIDEAU
ACTE PiiEMÏKR
LE JURY
La sa^le d3 d3lib3rition du jury, à la cour d'assises
à^'Moscou. Grande table au milieu, avec douze chaise,
rangées autour. Porte au fond; trois marchos. Portes
latérales.
SCÈNE PUEMliiUE
DEUX HUISSIERS
PREMIER h; ISSIER, hzUlant les c>u</"n.i.
Tous les crayons étaient épointés.
DEUXIÈME HUISSIER
As-tu regarda s'il restait assez d'encre?
PREMIER HUISSIER
Oui.
DEUXIÈME HUISSIER
Dépêo'ie-toi, ça va être fini.
PREMIER HUISSIER
Quelle affaire juge-t-on?
RESURRECTION 45
DEUXIÈME HUISSIER
L'no affaire d'empoisonnement. Tu sais bien .
la Maslowa.
PREMIER HUISSIER
Non.
DEUXltMh litlbMER
Mais S'... On n'a parlé que d^ cela dans les jour-
naux... Une fille qui a empoisonné un vieux mar-
chand dans une maison.
PRE.MIER HUISSIER
Ah! oui, je sais!
DEUXIÈME HVÎSSIER
Ça doit approcher. Où en est-on?
(Il entr ouvre la porte du fond. On entend la voix
du prindent.)
LA VOIX DU PRÉSIDENT
Laissez-moi, en terminant, vous rappeler que
la société a remis entre vos mains l'exercic? de ses
droits les plus redoutables mais les plus au^stes.
Vous êtes sa conscience même; vous vous con-
vaincrez du danger que constituent poiur la société
les éléments dégénérés des phénomènes pa holo-
giques, et liés par votre serment vous saurez...
(L'huissier referme la porte.)
46 RÉSURRECTION
DEUXIÈME HUISSIER
Ça y est .. le jury va sortir. Tout est prêt?
PREMIER HUISSIER
Oui... Tu n'as pas connu le président Sibelief»
toi?... C'est lui qui était malin.
(On entend un brouhaha.)
DEUXIÈME HUISSIER
Attention I
(La porte s'ouvre. On voit deux gendarmes^ Vépée
au clair'j douze jurés descendent un à un. On
entrevoit la salle de la cour d'assises. Quand ils
sont tous descendus, les gendarmes referment la
porte.)
SCÈNE II
LES JURÉS
D'abord une gêne générale. Les uns dégourdissent
leurs jambes. Les autres respirent avec bruit.
PREMIER JURÉ
Cigarette ?
DEUXIÈME JURÉ
Cigarette !
PREMIER JURÉ
Une cigarette, oui... Ça fouette les idées.
ACTE PREMIER 47
LE PROFESSEUR
Lo présidonl a fait un fort beau résumé
LE MAJICUA.ND
II aurait bien dû ouvrir les fenêtres.
LE PROFESSEUR
Lo fait est qu'il faisait étouffant.
LE march.\:nd
Eii'^'^^^ ^' <>'» nmivitif i'ii1»\-i' Cl vrste...
l > J l K E
Du feu?
LE CAPTTAns'E, se^uant ses jambes.
Sacristi, hein, colonel, c'est plus dur que de
»rainand3r une batterie?... J'en ai des fourmia
dans les jambes...
LE président
Nous sommes tous là?... Messieurs les juréf»,
I je vous invite à prendre place.
UN JURÉ
Je vous demanderai de ne pas m'asseoir pen-
dant une seconde...
LE MARCHAND, à ui ju é.
Je suis le marchand Baklachov, et à votre ser-
vioa.
48 RÉSLiRRECTION
UN JURÉ
Ah! oui... fort bien.
DEUXIÈME JURÉ
Quelle heure?
LE COMMIS
Trois heures et demie.
UN JURÉ, à un autre jwé.
Ce marchand est insupportable... et il sent l'ail
d'une façon odieuse.
DEUXIÈME JLRÉ
Mais il a l'air d'un brave homme.
LE PROFESSEUR, à Nekluioff.
Pardon... vous êtes bien le prince Dimitri
Nekludoff?
NEKLUDOFF
Parfaitement.
LE PROFESSEUR
Je ne sais si vous me remettez bien. Pierre Gras-
simovitch, professeur au Gymnase. J'ai eu l'hon-
neur de vous connaître, il y a deux ans, quand vous
étiez officier de h Garde.
NEKLUDOFF
Ah! fort bien.
LE PROFESSEUR
Alors, le sort vous a désigné aussi? Vous ne
vous êtes pas fait dispenser, prince?
ACTE PREMIER 49
NEKLUDOFF
L'idée no m'en est pas même venue.
LE PRO; ESSEU i
Eh bien, voilà un beau trait de courage civique...
Souffrir la faim et la soif, hâ, hé!... Encore si on
pouvait piquer un petit somme 1
TROISIÈME JURÉ
Moi je crois bien que j'ai dormi quelques mi-
nutes.
LE PRÉSIDENT
La délibération est ouverte, messieuri.
(Un silence. Ils se rapprochent ttus instinctivement
de la table).
LE MARCHAND, t è- haut, te ut de suite,
La petite n'est pas coupable; il faut 1 acquitter
LE PRÉSIDENT
Pardon, pardon... vous allez un peu vite en
besogne... Nous n'avons pas à l'acquitter ou à la
condamner... La peine ne nous regarde pas. Nous
avons à dire si une fille, la Maslowa, de compUcité
avec la vieille Euphémie Botschew, aujourd'hui
décédée a empoisonné un marchand, Smielkow,
dans la maison publique dont cette fille faisait
partie... Oui? Non? C'est tout... Comprenez- vous,
mon ami?
LE MARCHAND
Je ne sais pas ce que j'ai à dire ou non... Je sais
3
50 RÉSUURECTION
que c'est la vieille qui a fait le coup... Elle s'e-t
tuée quand on l'a arr tée Elle a bien fait. Quant
à la petite, elle est innocente... ça se lil dans ses
petites mirettes noires.
(Protestations.)
LE PR"ÉSIDENT
Permettez... voyons... du tact, mon ami...
UN JURÉ
Nous examinerons...
DEUXIÈME JURÉ
Attendez.
TROISIÈME JURÉ
J'avoue que je ne distingue pas le moJaile.
LE PROJFES&EUB, d'une voix aiguë.
Pour moi, toute la question est dan l'autopsie.
LE COMMIS
Le mobile, c'est le vol... Elle a volé : Elle stest
©ont redite.
LE MARCHAND
Et qui Tie se 'contredirait paB?... Je voudrais voyib
y voir til peu. vous !
( Exda mations gér.éra les . )
LE RRÉSIDENT, frappant la lable avec un ccupe- papier.
Je VOUS en prie, messieurs, a seyons-noTis an-
tour de la table et délibérons avec calme.
(Ils s'asseoient toiii autour de la table^J
ACTF rRTMIKR 51
LE COMMIS, rompant le silence.
Quelles rosses que ces filles! Moi, je suis commis
dans un magasin de ganterie, eh bien...
DES NOIX
Chut, chut...
LE PRÉSIDENT
Messieurs, arrivons aux questions.
LE CAPITAINE, 5<? levant.
Permettez... Il m'est arrivé une histoire ana-
logue qui peut édifier messieurs les jurés... C'est
irrivé à un de mes amis, en retraite comme moi.
je peux dire son nom, le capitaine Noblaski... Ton !
U prend une femme de ménage qui lui montre de
f ;ux certificats... Elle sortait comme la .Maslowa
d'une maison innomrablo. J'ai vu la femme de
ménage plus de vingt fois chez lui!... Bon!... Un
jour, deux salières, ime pince à sucre et...
LE PRÉSIDENT
Capitaine, capitain'^, vous raconte ez cela après...
LE PROFESSEUR
Aux questions!
LE CAPITAINE
Interrompez-moi... c'est votre droit, monsieur
le prés dent... mais je nadmets pas que mon-
sieur... là... le profes eur, m'interrompe de cette
façon ag essive et iionique qui m agace.
^2 «ÉSUKRECTJON
LE PROFESSEUR
Vous dites?
LE CAPIIAINE
Si VOUS n'avez pas le respect de l'armée...
LE PROFESSEUR, sarcastiqu^.
Pa.don... l'armée na lien à voir dans la ques-
tion qui nous occupe.
LE CAPITAINFm cçec énergie.
Pa don : il s'agit d'une fille de maison publique.
0', mes hommes sont .ex^posés plus que les aut .es
àeàïi cette question !... Il y a là un cas grave... Un
a;.Bassinat dans ces sortes d institutions doit ête
rép.-imé avec éne. gie.... Car il ne s'agit là que duo
ma (ihand... mais i la vie d un ofiioiec supé ieu: ...
aJE MARCHAND, s' agitant.
Comment, que d'un maTChandl... que d un
marchand .. Mais je suio marchand, moi, monsieur!
(Il se lève et va sur le capitaine.)
LE CAPITAINE
Je ne veux pas dire...
(Léger tumulte. On force le marchand à se rasseoir.)
LE PRÉSIDENT,, jrappantîa table d'un couteau à papier.
Messieurs, de 'grâce, arrivons à la question...
Nous sommes tous un peu presisés... nous, avons
tous pris -pour accomplir notre < devoir de citoyen
ACTV. V]\T.\\]Kl\ 53
sur notre travail et nos allaïuis... 11 ne faut pas en
abuser. D'autant que nous avons d'autres affaires
à juger. Je vais iaire la lecture de la question
(// Ut.) a Catherine Maslowa, vingt-sept ans, est
elle coupable d avoir, de complicité avec la çieille
Eiiphémie Botschew, qui s'est tuée le jour même de
son arrestation, ôté la vie au marchand Smielkow
en lui donnant du pois'm dans du cognac, avec Vin
tention de lui dérober son portefeuile et une bague
n brillants ?... »
LE COMMIS
Quelles rossosL..
NEKLUDOFF, vivement.
Le présidetft permettra que je résume clarre-
mont à messieurs les jurés, tant sa réponse a «té
nette, la justification qu'a donnée la Masowa.
La vieille Euphémie, prop:iétaire de l 'établi sse-
"lent, s'est tuée en avouant son Ciime. Il n'y a pas
lo doute sui- cela. Elle s'est fait justice. Or, l'accu-
ation de complicité portée sur la Maslowa est
absurde. Elle a remis au marchand... qui était en
état d'ébriété, d'ailleurs... 'a tasse de cognac, sans
savoir qu'il y avait du poison dedans. Pourquoi
l'aurait-elle tuée? Une pauvre fille en maison n'a
pas tant 'besoin -d'argent.
LE MARCHAND
Bien sûr... Qu'en aurait-elle fait?
54 RESURRECTION
DEUXIÈME JURÉ
Moi aussi je la crois innocente, comme le prince
Nekludoff. Néanmoins, elle avoue que la vieille
lui avait dit :« J'ai mis un peu d'opium dans le
cognac! »
LE CAPITAINE
Et puis l'opium est aussi un poison. J'ai une
belle-sœur qui a failli en mourir. Elle n'avait pris
que quarante gouttes cependant.
LE PROFESSEUR
Pardon... Les constatations médicales ont une
conclusion dubitative. Je signale cette matière
bien que cela n'ait pas un rapport direct avec l'af-
faire, puisque la victime est morte, mais dans l'in-
térêt de la vérité, les rapports médicaux fournissent
un champ de discussion considérable et scienti-
fique...
LE CAPITAINE, aigrement.
Nous ne sommes pas des savants
LE PROFESSEUR, vaé.
J ai quelques connaissances toxicologiques qu' ..
LE PRÉSIDENT
Ce n'est pas la question, puisque quel que soit le
poison, ia victime est morte.
UN JURÉ
Très bien.
ACTE PREMIER 55
LE MARCHAND, se levant.
Pardon, monsieur le président, je demand;> la
permission de marcher un peu, si ça n'est pas con-
traire à la loi... je parlerai tout de même... C'est
mon docteur qui me le conseille... Moi, je ne suis
nas fait pour rester assis toute une journée.
LE PRÉSIDENT
A votre aise, BaAlachov.
LE COMMIS
Ce qui est sûr, c'est que la ba-iue de la victime
était en possossion de la Maslowa... Ça. c'est un
fait.
LE MARCHAND, tout en déjmbu'ant de long en large.
Mais elle nous l'a bien expliqué. Le marchand
lui avait donné la bague. Smielkow prend cette
femme. Il la trouve gentille {R <ir,t.)ei^ entre nous
«railleurs, il aurait pu j)lus mal tomber!... pas
He, le gaillard! Il avait, ma foi, choisi un beau
brin de fille.
LE COMMIS, pincé.
Vous n'êtes pas difficile.
LE CAPITAINE, froidement.
N'insistez pas.
LE COMMIS
Permettez.
56 RÉSURRi:CT10N
LE MLA.RCHJUrD.r s animant,
P&rmettez VQU& aussi... Il s'amnsait solidement,
à la « sibérienne ». Je connais ça. Il avait bn un
coup... 1 ôte sa bague... et ri dit : « Va, prends,
tiens ! » Une poussée de sang, quoi ! Songez quel
gaillard c'était, bougre !... moi, j'ai essayé la bague
à l'audience : j'y entre les deux pouces... Ce n'était
pas un doigt, c'était un concombre.
LE PROF£SSEUR
On ne donne pas ainsi une bague d'un grand
prix à la première fille venue.
NEKLUDOFF
Puisque Smielkow était ivre.
LE CAPITAINE, tirant un papier.
Ah! pendant que j"'y pense... J'attire votre^
attention sur une, déposition fort singulière. La
veille de l'empoisonnement, Maslowa avait dit à
l'une de se« compagnes... j'ai noté textuellement
la phrase... elle avait dit en parlant du. malheu-
reux {Il lit.) : Ce gros-là, il a de Vor plein ses botes
Elle avait ajouté : Il me donnera ce que je voudrai.
LE MARCHAND
Bon Dieu! Tout le monde parle... Qu'aurait-elle
fait de tant d'argent?
LE PRÉSIDKJîT
C'est un argument qu'on a déjà présenté.
AGTE PREMIER 57
UN. JURS
De ce train-là, ça va durer deux heure-.
DEUXIÈME JUBl":
C'est probable.
(Il se lè^'e pow boire un verre d'eau, au jond.)
LE MARCHAND
Oh! je ne sais plus ce qu'on a dit et ce qvi'on^
n'a pas dit!
LE PRÉSIDENT, a Ui uicUlard^ a su droite^ qui nu nvn
dit depuis» le commencement.
Et VOUS? VOUS ne dites rien. Quel' est votre avis?*
UN JURÉ
Il est sourd.
LE VIEILLARD, hochant la téte^ comme »'i7 sortait de" sa
rêverie.
Naus ne sommes pas des saints... nous ne somme
pLS des saints...
LE PRÉSIDENT, se penchant à son oreille.
Mais il ne s'agit pas de cela... La question est...
LE VIElLLARiy, se sou'.è;>e de sa chaise et dit.
Noois ne sommes paa des saints... Il vaut mieux
toujours pardonne:'.
(Et il se rassied en hochant toujours la tête.)
5S RÉSURRECTION
UN JURÉ
11 n'est pas sourd... Il est idiot.
NEKLUDOFF
Pas tant que vous croyez.
DEUXIÈME JURÉ
Moi, je suis de l'avis du prince. Elle est inno-
cente.
LE COMMIS
Il y a là un véritable cas de psychologie. Ceux
qui sont à même cjmme moi de connaître les
femmes, ca' grâce à la clientèle mondaine de
notre maison...
LE MARCHAND, pouffant.
Ahl là, là... Si nous parlons de ça!...
LE COMMIS, vexé.
Vous ne pouvez pas connaître les femmes,
Baklachov; votre vie modeste...
LE MARCHAND, V interrompant en se levant.
Oui, certainement, et je n'en rougis pas... Je
le dis avec orgueil : je suis un modeste 1...
LE PRÉSIDENT
Je vous exhorte au calme, Ba'dachov. Messieurs,
messieurs, il est déjà plus de quatre heures. ■
ACTE PREMIER 59
UN JURÉ
Quatre heures? Sapristi f moi qui ai rendez-voos
à quatre heures et demie !
DEUXIÈME JURÉ
Personn llement, mon opinion est faite depuis
deux heures. Je n'en changerai pas... et j'ai un mal
de tête fou !
NEKLUDOFF
Il s'agit cependant d'une vie humaine !... A- ons
un peu de courage ! . La présomptiow ne tient pas
debout. Il n'y a pas de preuves et l'on ne peut pas
condamner sans preuves. Songez que octte fille
n'est pas une simple brute d'instinct. Elle vous
la dit tout à l'heure... elle a reçu de l'éducation.
Ello a descendu les échelons de la misère irrespon-
sable.
LE CAPITAINE
Raison de plus, elle est d'autant plus coupable.
Elle a goûté les bienfaits d'une vie paisible, hon-
nête... Elle nous a dit qu'elle avait été élevée dans
un château, par de vieilles dames de la plus haute
aristocratie. Ses mauvais instincts seuls en ont
donc fait une prostituée. Elle est un élément actif
de corruption so«iaIe.
NEKLUDOFF, s'animant.
Qu'en savez-vous? Cette déchéance n'est-elle
pas peut-être la faute des autres? Vous ne con-
naissez pas la source, oui peut-être pure de cette
60 RÉSURRECTION
mort prématurée. C'est le mystère... en vérité, le
grand mystère qu'on ne peut pas pénétrer. Elle
vous a parlé d'années de misère, de lutte... n'est-ce
pas? Il y a la trace de cela sur son visage, à bien
voir.
UN JURÉ, à mi-voix à ui aWre.
On a beau être prince, hé ! hé !
(Il ricane.)
NEKLUDOFF, s' arrêtant net.
Vous dites?
LE JURÉ
Moi? Rien... Je tousse!... J'ai fait hum hum!
voilà tout.
NEKLUDOFF, troublé.
Enfin... je... je... je dis cela parce que, n'est-ce
pas, c'est mon devoir...
TOUT LE MONDE
Parfaitement! Parfaitement!... Je vois bien!
(Nekluioff se rassied mollement.)
LE PRÉSIDENT, à Nekluioff.
Prince, je vois que votre opinion à tous paraît
être faite.
DES VOIX
Oui ! Oui !
LE PRÉSIDENT
Il est tard... Et la justice elle-même nous saura
ACTE PREMIER 61
gré do ne pas prolonger inutilement notre déli-
bération.
Très bien
Bravo !
UN JURE
LE COMMIS
LE PRESIDENT
Messieurs les jurés, vous avez à répondre sur
deux questions uniquement : 1° La femme Cathe-
rine Maslowa est-elle coupable d'assassinat?
2° Avec ou sans circonstances atténuantes? Nous
allons procéder au vote. Veuillez écrire chacun
votre vote et me le remettre.
(Ils écrivent. Les uis se lèvent après avoir é:rit et
pendant qm les au'res continuant sw le devant de
la sci.ie, ils parlent à voix basse.)
UN JURÉ
Ouf! Ces accablant!... J'ai un mal à la tïHe!...
DEUXIÈME JURÉ
Voulez-vous mon crayon migraine?
UN JURÉ
Volontiers !
LE CAPITAINE, au jué, en tirant sa montre.
Diable! Diable!... Est-ce qu'après, la délibéra-
tion sera longue?...
62 RÉSURRECTION
UN JURE
Non. Cinq minutes. Juste le temps de rédiger
l'arrêt.
(Le commis tire une petite glace de sa poeke^ Il y a
un très long moment où l'on n entend que le susu ~
rement des voix dans le silence.)
LE VIEILLARD, dans le fond, remettant son cote.
Nous ne sommes pas des saints...
fSHence.)
LE PRÉSIDENT, après avoir parlé à. Vkvùssier,
trie les papiers, etc...
Messieurs, la délibération est close. Voicr fe
résultat. {Fout te mondv se rap'f roche de la table.) Le
jary, à îa majorité de deux voix, a dé«laré l'accu-
sée coupable avec circonstances atténamûtes.
LE MARCIFAJîD '
La pauvrette !
NEKLUDOFF
Mais c'est abominable!... Vous condamnez une
innocente.
LE PRÉSED'EJIT, Varrêtant.
Pardon, prince. La délibération erafc elose. Je
vous invite à respecter l'autorité de la chose jugée.
(Il sonne les huissiers. Tout le monde se ïèv>e. Le
président d^ un air solennel et gauche tient la feuille
en main. L'huissier va ouvrir lu f<orte. On. voit les
ACTE PREMIER 63
gendarmes à nouveau tirer t ipii sw V estrade. Le
ju'ii^en fi'e, rentrent /'ui aprèi Vau're, après
avoir jeté leu's cigarettes.)
NEKLUDOFF, resté le dernier, n entre pas.
Imbéciles!... Ça ne peut pas se passer ainsi..
La malheureuse!... Je ne veux pas voir cela.,
c'est horrible !... (.1 un huissier.) Huissier, il faut que
j'écrive un mot au président des assises, tout de
suite. Avertissez le chef du jury que je suis souf-
frant... que je n'entre pas... qu'on me dispense...
Une indisposition. Allez. Dites donc, l'autre, vous
allez porter ceci au président, avant que la cour se
retire... {Il griffonne un mot et le lui remet.) Je n'entre
pas... Avez-vous un code?
LE DEUXIÈME HUISSIER
Oui, monsieur.
NEKLUDOFF !
Merci...
(Les deuc huissiers sont sortis. Nekluioff feuillette
avidement le code. A ce moment, la porte de droite
s'ouvre, parait un magistrat.)
SCENE III
NEKLUDOFF. NIKHINE
NIKHINE
Ah! prince... Je venais savoir ce que vous étiez
devenu. En ne vous voyant pas rentrer avec le
64 HÉSURRFXTION
jury, j'ai pensé que peut^tre vous étiez indis-
posé ou que von» aviez oublié que ie deTais vous
ramener en ville dans ma voiture, à la sortie de
l'audience.
NEKLUDX5FP
Non, non, du tout,..
NTKHmE'
Vous n'êtes pa& souffrant?
NEKLUDOFF
Souffrant non, ce n'est pas le mot; agité, oui,.
terriblement.
NIKHIÎC'E
Qu'avez-vous? Pourquoi cela?
(Un huissier rentre parler à voix basse à Nekludoff.
Il le congédie.)
NEKLUDOFF
Il y a... il y a que noua venons de condamner une
innocente.
NIKHtNE
Ah! ce n'est pas la première fois que pareille
chose se sera vue... Ah! ils l'ont condamnée... à U
majorité 1
NEKLUDOFF
Oui, avec circonstances atténuantes.
ACTE PRKMIER 65.
NJKHIHE
Alors, c'est une vingtaine d'années de tra's'anx
forcés.
NEKLUDOFF
C'est affreux... c'est affreux.... cela ne sera pas...
N'oyons, voyons, Nikliine, vous qui êtes magistrat,
vous allez m'aider... II n'est pas possible que parce
quune poignée d'imbéciles, pressés de manger,
de rentrer chez eux! (oh! si vous les aviez vus
autour de cette table 1...) il n'est pas possible que
parce que ces gens falots ont dit oui, en envoie
cette fille en Sibérie !
m KHI NE
Attendons le jugement.
NEKLUDOFF
Je ne veux pas voir cela !
IflKHIITE
Dans cinq minutes, nous allons être fixés. ,
mais la loi est formelle, il n'y a pas l'ombre d'es-
poir à conserv^er.
NEKLUDOFF
Eh bien, il faut casser le jugement. Vous allez
m'aider, Nikhine. Il faut faire transporter l'affaire
devant une juridiction supérieure.
NIKHINE
Devant le Sénat... oui. Dès demain je vais
demander le dossier. Je réfléchirai. Mai», pour
66 RÉSURRECTION
l'amour de Dieu, ne vous tourmentez pas ainsi...
Quoi ! vous avez fait votre devoir. Votre conscience
n'a rien à vous reprocher.
NEKLUDOFF
Ma conscience, dites-vous ?... Ah!... au fait, je
peux le dire, à vous... mais ceci entre nous, n'est-
ce pas?... Je vous demanderai que personne ne
sache la part que je prends dans l'affaire.
NIKHINE
Certainement, cela va de soi.
NEKLUDOFF
Et puis, j'ai besoin de parler. Devant ces brutes,
que dire? Eh bien, vous allez comprendre, vous,
l'agitation de mon âme... Il y a, mon ami, que
dans cette pauvre fille publique, cette épave,
dans cette fille au visage blême, sous le fichu et
le sarrau gris des prisonnières, j'ai reconnu une
petite servante une espèce de pupille — femme de
chambre, qui habitait autrefois chez deux de mes
tantes, il y a dix ans, et que j'ai séduite là-bas, un
soir, avant de partir pour me battre, quand j'étais
lieutenant à la garde.
NIKHINE
Ah! bien... Vous ne l'aviez pas revue depuis?
NEKLUDOFF
Non... La vie... la vie... Nikhine!... Je partis
après lui avoir glissé un billet de cent roubles...
ACTE PREMIER 6.
L'epuis, j'avais bien appris, par une lettre de mes
tantes, qu'elles avaient été contraintes de se sépa-
r d'elle, comme elles disaient... Et je ne m'en
étais pas autrement occupé .. Quelquefois l'idée
m'a traversé rcspiit... Je me disais : qu'c.-t-elle pu
devenir ? mais, au fond, j'évitais d'y songer ;
c- maintenant, tout à l'heure, la ressemblance
était tellement grand • et la c ïaciden o te.le-
lent étrange que je me disais : non... non., ce
n'est pas possible... elle s'appelle la Maslowa,
d'abord, ce n'est pas le même nom... je suis bête 1...
Mais lorsque le président lui a dit : la .Maslowa, c'est
votre surnom public, je vous demande votre nom
do baptême, elle a répondu tout bas, avec une petite
voix qui m'a bouleversé : autrefois, on m'appelait
Catherine... Catherine!... c'était elle! Je distin-
1:1 ais clairement, à présent, sur son vi-- âge encore
doux et joli, cette particularité mystérieuse qu'il y
dans chaque visage et qui le rend différent de
tous les autres, en fait une chose unique, spéciale
sans équivalent Cette prostituée, mon ami, je l'ai
pressée autrefois délicieusement sur mon cœur.
NIÂHINE
Je comprends .. Mais que voulez-vous?... tout
le monde a dans sa vie...
NEKLUDOFF
Oui, tout le monde fait ainsi... C'est comme cela
que je parlais autrefois, pour étouffer toute cons-
cience...Mais il y a une autre chose. ..il y a une autre
68 RÉSURRECTiON
chose-, et j'ose à peine vous le dire, Nikhine, telle-
ment cela m'aTSig-oifise... Autre -ohose que je viens de
-comprendre.là, entre deux phrases entrecoupées...
{Il s'arrête.)
JîIKHINE
Quoi?
NEKLUDOFF, baissant la voix.
Il y a'eu un enfant... Il y a €fu im enfant î.... Com-
prenez-vous maintenant!... comprenez-vous toute
l'horreur?... Un enfant 1... je n'ai plus entendu que
ce mot... j'ai compris tout : la lettre ambiguë de
mes tantes... «-Se séparer d'elle », lee'a voulait dire
qu'ensmte on l'avait chassée, jetée dekors ! C'est
donc i oi, moi seul qui ai fait cela«. Et à travers
les sanglots, les phrases entrecoupées, j'ai entrevu
toute une vie affreuse, la chute d'année en année,
la chute triste, triste... Et je ne sais quoi montait
en moi... Je me disais : ce n'est rien, ce n'est rien...
et pourtant j'avais l'impression qu'une main puis-
sante me ramenait de force en présence de ma
faute, et que cette main exigeait quelque chose de
moi... Je me refusais à croire que je fusse pour
quelque chose là-dedans, mais voyez-vous, c'est
là, à la nuque, comme une main qui tient, qui
serre et qui ne lâchera plus. Et je n'avais qu'ime
seule idée... tuer cette image, mais que cela finisse,
ah! que cela se hâte de finir!...
NIKHINE
Il vaut mieux que vous n'attendiez pas l'arrêt,
en eFFet, qui vous émotionmera inutilement... Venez,
ACTE PREMIER ^
sortons ensemble. (// lui tend son chapeau.) Et
puis, en vérité, prince, je comprends vos scrupules,
mais vous êtes dans un état d'agitation dispro-
portionné. O^oitt les hasards de la vie...
NEKLUDOFF
Oh ! «'est que toub ne yovFKi: pas me com-
prendre... Pour comprendre, il faudiait que vous
sacJiiez ce qu'a été pour moi cette petite servante
aux doux yeux... Il iaudrait que vous sachiez ce
qu'a été Katucha dans le iond mystérieux de mon
enrance.KatucJia, qui, une nuit de Pâques, m'avait
si -nnocemment regardé de ses yeux amoureux
tout iwillants de bonheur et de rôve. Tableau char-
mant, morceau de vie délicieuse découpé dans mon
souvenir., là-l)as, Katuclia!... Je n'ai jamais pu
penser à ce visage évanoui sans que toute ma tris-
tesse se soit enfuie... Et -pendant que je réfléchis-
sais, accablé, tout d'un coup... ohl pensez à celaJ...
ses deux yeux avec leur étrange regard se sont
fixés sur moi; ses deux yeux noirs me regardaient.
C'était affreux. Je me disais : elle m'a reconnue,
et machinalement j'allais me lever, parler, je ne
sais pas... mais non... les yeux se portèrent ailleurs,
-paesèrent : elle ne m'avait pas reconnu. Il y ar^'ait
«quelque «chose de si extraordinaire dan^ l'expnM-
sion, de si navrant d ne ce regard!... et à côté i4e
oeftte tête d« prisonnière, -malgré moi, je juxtctpe-
sais la petite tête d'autrefois aTec la coiffe Bt île
nœud rouge dans les cheveux, si jolie que le «oleil
Bft'^n paraissait plus beac. et pe»danit qn'elle
'm''a regardé ainsi, j 'avais (©iivie de me lever et 'de
70 RÉSURRECTION
crier : Catherine! Catherine! c'est moi!... me
reconnais-tu?
NIKHINE, cherchant à Ventrainer,
Allons, venez!
NEKLUDOFF, résistant, agité au possible.
Et cette accusation stupide, finalement!... Sont-
ils bêtes! Non!... Empoisonner ce passaht ano-
nyme! Pourquoi?... Mais n'y eut -il que l'effroi de
son regard pour prouver son innocence... son regard
dj pauvre bête traquée!... Ah! c'est affreux!...
Que peut-elle penser à cette heure? Peut-être a-
t-elle évoqué mon image dans son désespoir!...
Et ne rien pouvoir!... Elle va entendre cette con-
damnation, la malheureuse, et elle ne pourra pas
même crier... elle va se débattre contre ces murs
affreux, seule, seule... Oh! que cela finisse, pour
Dieu!
NIKHINE
N'y pensez pas... Votre visage est tout boule-
versé.
NEKLUDOFF, mordant sa moustache.
J'ai éprouvé déjà une sensation analogue à celle
que j'éprouve, Nikhine, je me souviens... à la
chasse, des fois... lorsqu'il fallait achevv r un oiseau
blessé... une impression faite de pitié et de cha-
grin... L'oiseau est là; il se débat dans la carnas-
sière, on entend l'atroce battement de ses ailes.
Alors on plonge la main bu hasard; on le plaint, on
hésite, en même temps, on voudrait l'achever
ACTK PREMIER 71
vite, vite... on marche pour étouffer le glissement
désespéré contre le cuir, et... {Il s'interrompt en regar-
dant Nikhine qui parait inattentif depuis un instant et
terwne la tête <wr« la psrte du fond..) Qij'est-Oe qu'il y
a? Pourquoi n'écoutez vous plus? Ahiest-^cc que?...
(On entend vaguement des bruits dans la salle d'au-
dience.)
NIKHINE, nerveux.
Où en sont-ils?... voyons... où en sont-ils?
(Il va enLr'ouvri.' la porte du fond. On perçoit les
derniers mots de Carrât qxi- fif !>' prl-iuleut, ]>uis
aussitôt un grand cri.)
LA \OIv DE LA MASLOWA
Je ne suis pas coupable, pas coupable !... Je le
jure... je n'ai pas voulu tuer, mon Dieu!... Je dis
la vérité, la vérité!... Mon Dieu, ce n'est pas moi,
ce n'est pas moi!...
NEKLUDOFF, criant à tue-tête.
Fermez cette porte, fermez cette porte! Pour
Dieu, fermez!... C'est trop horrible!
(Nikhine referme précipitamment la porte et redes-
cend vers Aekludoff.)
Un temps.
(Les deux hommes écoutent encore^ malgré eut. On
entend un bruit de crosses de fusils qui retom-
bent. Nikhine va parler. Nekluioff V arrête d'un
geste.)
72 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
Attendez...
(Ils restent ainsi Voreille aux aguets. On n'entend
plus rien.)
NIKHINE
C'est fini.
(Nekludoff relève la tête et regarde Nikhine.)
NEKLUDOFF
L'oiseau ne bat plus dans la carnassière.
RIDEAU
ACTH DEUXIEME
r.HEZ LES KORTCHAGUINE
Un salon attenant à de vastes appartements de ré-
ception, du plus mauvais goût français. Luxe officiel
Louis XVL Profusion (!'• nalmi.rs »l de bibelots Quan-
tité de lampes.
SGI:NE PREMIERE
MISSY. KOLOSSOW, LA PRINCESSE SOPHIA
KORTCHAGUINE. NATACHA.sœur de Nekludoff
ot son mari, IGNATY-NIKIPHOROVITCH
(Missy et Kolossow jouent au ping-pong sur une table
au fond)
MISSY
KOLOSSOW
MISSY
P.ay.
Yes!
Feefteen !
KOLOSSOW
Je crois qu'il ne me reste qu'à mourir.
LA PRINCESSE SOPHIA, montrant les jou-u-s.
Les vifs mouvements! La chose gracieuse,
n'est-ce pas?
74 RÉSURRECTION
MISSY
Vous savez, Natacha, votre frère est aussi mon
élève.
NATACHA
Un bon élève?
MISSY
Oh! le prince ne fait aucun progrès... comme
Kolossow, du reste. {A Kolosso».) Ha ! comme vous
tenez mal votre raquette.
KATACHA
Je m'étonne qu'il n'arrive pas... {A Ignaty.) Qu'en
dis-tu? A quelle heure les jurés sont-ils libres?
IGNATY
Mais quand l'audience est terminée, mon amie
NISSY
Je parie qu'il s'habille... Il ne viendra qu'en
habit.
LA PRINCESSE
11 est si délicat, notre cher Mitia... C'est l'homme
du monde le plus accompli que je sache... Est-ce
qu'il a terminé son tableau ?
NATACHA
Il y travaille. Il fait en ce moment des essais de
pyrogravure tout à fait curieux:. Etes-vous allée
à 'a Dame aux Camélias... Cette femme est vrai-
ment d'une jeunesse extraordinaire.
ACTE DEUXIÈME 75
LA PRINCESSE
Oh! la vie des actrices conserve!... Nous autres
dames sans camélias, nous en sommes réduites
à des morts prématurées.
MISS Y, jetant sa raquette.
Non, décid ment, il n'y a pas moyen de conti-
nuer.
NATACHA
Quelle petite joueuse, Missy!
LA PRINCESSE
Missy, mon enfant, veux-tu m'apporter quelque
chose? Je me sens si faible après mes repas.
KOLOSSOW
Nekludoiï fait donc de la peinture?
l ON AT Y
Je crois bien, il a le feu sacré. Vous ne sa\nez
pas? Depuis qu'il a donné sa démission de l'ar-
mée. Ça lui a pris vers la trentaine.
LA PRINCESSE
Pour les hommes du monde, mon cher, c'est
l'âge de la vocation. Vous qui êtes un artiste,
Kolossow, allez regarder cette nature morte sur
le chevalet.
KOLOSSOW
Une de ses toiles?
76 RÉSURRECTION
MISSY
Et nous avon» dû nous mettre à genoux pour
■qu'il nous la donnât.
KOLOSSOW
C'est exquis d'arrangement ce potiron, ce verre
de Venise et ces œillets... Tout à fait original...
Cette finesse dans les œillets, cette fougue dans
le potiron... une nature morte mystique et réaliste
en quelque sorte.
IGNATY
Dimitri est très bien doué... Il a fait de la pein-
ture et de la musique dans les ateliers de Paris
avec cette petite Marie Bashkirteheff, qui, depuis,
a tant fait parler d'elle.
NATACHA, à Jgnaty.
S'il travaillait !... Tu te souviens à notre mariage
comme il a chanté ce lied de Schumann?... Schu-
mann et Grieg, ce sont ses passions. Ah l Misey,
Il faudra que vous lui donniez le goût de Brahms
qu'il dénigre comme un simple philistin!...
(Entre Nekludoff en habit.)
SCÈNE U
Les Mêmes, NEKLUDOFF
LA PRINCESSE
Le voilà, notre juré.
ACTE DEUXIÈME 77
NEKLUDOFP
Pas mal... merci!
(Il lui baise la main.)
LA PRINCESSE
Nous désespérions.
NEKLUDOFF
Excusez-moi, j'ai été retenu plus longtemps
que je ne prévoyais.
MISSY
Nous étions occupés à vous admirer... {Elle dé-
,'ne le tabUau.) Allons, faites le modeste.
NEKLUDOFF
Comment, vous l'exposez ici, cette horreur?
NATACHA, souriant.
Ahl Dimitri!
LA PRINCESSE
Qu'il est amusant!... Mais l'artiste se retrempa
dans son propre doute, comme disait Tourgue-
neff.
NEKLUDOFF, Se plante devant le tableau et le regarde
avec gravité.
Jamais je ne m'étais aperçu que ce fût si laid.
LA PRINCESSE, riant.
Asseyez-vous... reposez- vous... Les audiences
sont fatigantes et pénibles, quand on a du cœur.
78 RÉSURRECTION
n'est-ce pas, mon cher ami?... Moi, qui suis si
sensible, je ne pourrais pas...
( Missy a préparé le thé avec Natacha et en offre à
Nekludoff.)
MISSY
Un verre de thé?
NEKLUDOFF, sèchement à Missy.
Non, merci!
KOLOSSOW prend le verre de thé.
Je connais un peintre qui raffole de la cour
d'assises... Il m'a emmené un jour et le fait est
que nous aperçûmes un vieux scélérat extraordi-
naire... un air à la fois sournois et révolté... On
aurait dit le dieu du crime... A ce point de vue,
comme peintre, vous n'avez rien trouvé de cu-
rieux?
NEKLUDOFF
Je ne suis pas peintre.
NATACHA.
Qu'as-tu, ce soir, Dimitri? Quelle humeur!
KOLOSSOW
Il me semble que les fonctions de juré vous
affectent.
MISSY
Ah! n'en parlons plus !...(/! Nekludoff.) Je vous
offre un match!... Votre fatigue va s'envoler avec
les balles... Non? Pas de ping-pong, ce soir!
ACTE DEUXIEME 79
NEKLUDOFF
Je ne suis pas en train, c'est vrai.
LA PRINCESSE, se levant.
Je crois, mon ami, que vous manquez de con-
fiance en vous, comme tous les délicats... Vous
viendrez demain, n'est-ce pas?... Vous savez que
ma faiblesse m'interdit de veiller... Venez, Kolos-
sow... Je vous conduis à mon mari... puisqu'il
désire vous parler... Vous êtes capables de l'ou-
blier, tous les deux.
(Elle sort en s'appuyant sur Kolossow.)
SCKNE 111
Les Mêmes, moins LA PRINCESSE
et KOLOSSOW
NEKLUDOFF
Et puis, Missy, perdez donc l'habitude de vous
habiller comme vous vous habillez... Cette robe
est prétentieuse et laide.
MISSY
Vous la trouviez jolie, l'autre jour.
NEKLUDOFF
Vraiment?... c'est que l'autre jour, j'étais stu-
pide.
80 RESURRECTION
MISSY
Qu'avez-vouB, Dimitri?
NEKLUDOFF
Rien... mais en efïet, je ne sais... une impression
en entrant ici... j'ai senti tout à coup une atmos-
phère de ridicule extraordinaire... Ce Kolossow
est idiot... Votre mère ne s'est jamais décolletée
de façon aussi saugrenue pour son âge.
MISST
Vous l'avez toujours vue ainsi.
NEKLUDOFF
C'est possible... L'accomplissement de certains
gestes, de certaines habitudes de vie, se révèlent
parfois soudain à nous dans toute leur stupide
inutihté. Alors, on a la bonté de soi-même... et
le dégoût des autres... Excusez-moi.
MISSY
Vous êtes dur. Vous voulez me faire de la peine...
J'aime mieux ne pas vous donner cette triste satis-
faction.
(Elle se retourne les yeux rouges.)
NATACHA, qui joue. au ping-pong pendant que son mari
la regarde faire,
Missy, apprends donc un jour à mon mari les
règles du ping-pong.
MISSY
Oh ! Ignaty est un homme trop grave 1 Je ne le
ACTE DEUXIEME 8i
vois pas une raquette à la main... Faites voir^
Ignaty, par pure curiosité, la figure que vous
auriez, monsieur de la magistrature.
IGNATY
Tenez... je vais satisfaire à l'instant votre cu-
riosité... Voyons cela.
(Ils se mettent à jouer, en riant très fort.)
SCENE IV
Les Mêmes, KOLOSSOW
Revient Kolossow
NEKLUDOFF, V apercevant^ vivement.
Ah! Kolossow... un service, s'il vous plaît...
Vous connaissez intimement le directeur de la
prison?
KOLOSSOW
Je ne m'en flatte pas... Mais puisque vous con-
naissez mes plus ignobles relations... {Il lui prend
Le bras, en poussant un gros soupir.) Ah ! Dimitri, je
rêvais tout à l'heure en vous attendant!... Notre
vie de garçon se clôture... Vous rappelez-vous la
petite Irma... Les bonnes soirées!...
NEKLUDOFF, sans Vécouter.
J'ai besoin que vous le préveniez, avec recom-
mandation, de ma visite pour demain
KOLOSSOW
Qui?
82 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
Le directeur de la prison.
KOLOSSOW
Ah! bien.
NEKLUDOFF
11 faut absolument que je voie un prisonnier
et que je m'occupe d'un pourvoi en cassation.
KOLOSSOW
Voilà qui est entendu... mais pour le pourvoi,
il me semble que votre beau-frère... un magis-
trat...
NEKLUDOFF
Non, je ne veux rien demander à cet homme-là!
MISSY, au ping-pong, à Ignaty.
Parfait !
NATACHA
Bravo ! bravo 1
MISSY
Vou3 ne vous en tirez pas trop mal.
NATACHA
Le lorgnon est diablement secoué... (.4 Nekludoff.)
Et notre juré?... Décidément, non... pas ce soir?...
IGNATY
Quelle sorte de prévenus avez-vous eu à juger
aujouid'iiui?
NEKLUDOFF
Oh!... peu de chose .. un innocent.
ACTE DEUXIEME 83
MISSY
Est-il drôle!
NEKLUDOFF
Parole, un vrai.
IGNATY
Dites alors : quelqu'un que vous présumez
innocent, Dimitri... oe sera probablement plus
juste.
NEKLUDOFF
Vous avez le mot pour rire.
IGNATY
Nous connaissons votre goût pour le paradoxe,
beau-frère! Vous n'avez jamais aimé la justice!
NEKLUDOFF, lui frappant doucement sur le bras.
Oh! je vous en prie... entre nous, beau-frère..'
dites l'organisation judiciaire ou telle autre expres-
sion qui vous plaira, mais pas la justice, je vous
en prie... Vous me feriez hausser les épaules, ce
soir.
IGNATY
Oui... je connais vos idées et vos lectures favo'
rites... Darwin... Spencer...
NEKLUDOFF
De grâce, ne vous mêlez pas du choix de mes
lectures.
NATACHA inquiète du ton de la conversation, s'approche.
Qu est-ce qu'il va?
84 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
Rien... rien. {A Ignaty.) Ces idées-là, je les ai
depuis que je pense.
IGNATY, ironique.
Vraiment!... Et depuis combien de temps pen-
se:-vous?
NEKLUDOFF
Depuis trois heures.
IGNATY, riant.
C'est peu.
NEKLUDOFF
C'est asiez... La justice!... Ah! non, vraiment,
comme si votre organisation avait un rapport
quelconque avec la justice !
IGNATY
Pour qui croyez-vous donc qu'on l'ait instituée?
NEKLUDOFF
Mais pour nous... uniquement pour nous, pour
la haute classe sociale, qui a l'honneur de me
compter parmi ses membres.
NATACHA
Je t'en prie, Dimitri... il est si irritable!
NEKLUDOFF
Laisse, laisse !
IGNATY
Votre théorie est nouvelle pour moi.
ACTE DEUXIÈME S5
NEKLUDOFF
Mais la pratique ne l'est pour personne. Vos
tribunaux à vous sont fait* pour maintenir la
société dans son état présent, et de là vient qu'ils
persécutent et punissent terriblement ceux qui
sont au-dessous du niveau commun... et ceux
d'ailleurs qui, étant au-dessus de ce niveau,
essayent d'élever la société jusqu'à eux.
IGNATY, tremblant.
Je ne puis moi, magistrat, vous laisser dire que
des magistrats condamnent dos hommes supé-
rieurs au niveau commun. . Nous condcmnons,
au contraire, les gens qui sont le rebut de la so-
ciété.
NEKLUDOFF
Et moi, je connais des forçats qui sont incom-
parablement supérieurs à leurs juges.
IGNATY, pâlissant.
Les tribunaux doivent prévenir le vice... et le
corriger.
NEKLUDOFF
Quelle justice y a-t-il à s'emparer d'un homme
déjà dépravé par la paresse et les mauvais exemples
pour l'enfermer dans une prison où la paresse lui
devient une obligation et où les mauvais exemple^
l'entourent de toutes parts?
IGNATY
Si les hommes ne redoutaient pas la prison
86 RÉSURRECTION
nous ne serions pas tranquillement assis chez
nous aujourd'hui.
NEKLCDOFF
Protection illusoire!... Ces mêmes hommes que
vous enfermez sortent tôt ou tard plus dépravés,
plus dangereux que jamais.
IGNATY, ricanant.
A votre avis, il faudrait donc tuer tout lemonde ?
NEKLUDOFF
Ce serait cruel... mais cela aurait au moins un
sens... Ce que l'on fait aujourd'hui est cruel et
n'a aucun sens...
IGNATY, se levant.
Mais je fais partie, moi, de ces tribunaux dont
vous parlez si inconsidérément.
NEKLUDOFF
Votre conscience vous jugera peut-être un
jour... moi je me borne à signaler ce que je ne
comprends pas.
IGNATY
Il y a bien des choses que vous ne comprenez
pas,
NEKLUDOFF
En effet. Mais mon intelligence s'éveille. Et je
me dis que lorsque le peuple s'éveillera à son tour
et nous secouera comme les puces de sa peau, ce
ACTE DEUXIEME 87
jour-là sera terrible. Voilà ce que je suis en train
de penser.
IGNATY
C'est de Tanarchie en smoking, mon cher. Pre-
nez garde qu'elle ne retombe sur les gens de votre
acabit, et que nous ne soyons impuissants avec
nos lois à vous défendre contre les malfaiteurs
que vous aurez ameutés par dilettantisme.
NEKLUDOFF
Les malfaiteurs!... J'ai vu à la cour d'assises un
magistrat s'évertuer à faire condamner une mal-
heureuse fille dont la situation n'aurait provoqué
que de la pitié chez un honnête homme... j'ai vu...
IGNATY, ému, des larmes de rage derrière le binocle.
Je ne ferais pas le métier que je fais si je n'étais
pas convaincu de sa légitimité.
(Il va à la fenêtre et s'essuie les yeux.)
NATACHA, à Jgnaty.
Calme-toi... A quoi cela sert -il, mon Dieu!...
{A Nekludoff.) Dimitri.tu as été cruel pour mon
mari.
(Elle prend Nekludoff par le bras et passe à droite,
Ignaty rentre au salon.)
NEKLUDOFF
J'ai dit la vérité.
NATACHA
Et tu m'as fait beaucoup de peine.
88 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
C'est vrai... je n'aurais pas dû parler ainsi...
Quel est donc ce changement qui s'opère en
moi, pour que je m'irrite si fort, que j'humilie
à ce point mon beau-frère et cpje je lasse pleurer
ma pauvre Natacha. (// l'embrasse tendrement,)
Voilà Missy... j'ai à lui parier.
(On voit Missy dans le salon, à côté. Nekludoff
Vappelle.)
NEKLUDOFF, à Natacha.
Laiese-nous seuls, veux-tu?
(Natacha va rejoindre son mari, après avoir souri à
Missy.)
NEKLUDOFF, à Missy.
Asseyez-vous là, j'ai à vous parler... gravement,
Missy.
MISSY
Je vous écoute.
SCÈNE V
NEKLUDOFF, MISSY
NEKLUDOFF
Ce que j'ai à vous dire, en vérité, est de toute
gravité... Vous sentez-vous en état de bien me
comprendre ?
MISSY
Je suis dans d'excellentes dispositions.
ACTE DEUXIÈME 89
NEKLUDOFF
Que diriez-vous si, avant de nous donner l'un à
l'autre pour toujours, je vous disais ceci, que je ne
suis pas un honnête homme?
MISSY, souriant.
Je ne vous croirais pas. Je dirais : le voilà encore
dans ses idées noires!
NEKLUDOFF
Même si, en vous regardant bien dans les yeux,
je répétais : « Missy, j'ai une faute grave à réparer
et je ne suis pas un honnête homme. »
MISSY, après V avoir bien regardé dans les yeux.
Dans ce cas, je vous répondrais : Dimitri, si
vous prétendez avoir une faute grave à réparer,
c'est donc que vous avez la possibiUté de le faire...
Eh bien, déchargez-voui de ce soin, rien n'est plus
simple.
NEKLUDOFF
Merci... Oui, mon enfant... Vous venez, tout
doucement et sans le savoir, de dire la plus belle
parole du monde, et de résumer exactement tout
ce que je sens en moi d'indéfinissable... Je suis en.
proie à une très grande émotion. Depuis trois
heures s'agitent en moi des remords, des angoisses,
des enthousiasmes, de l'orgueil, beaucoup d'or-
gueil aussi... Je me trouve en présence de ma faute,
de la grande faute de ma vie, et je sen- très bien
que je n'aurai pas de paix que je ne Taie réparée...
90 RÉSURRECTION
pas de bonheur possible que je n'aie effacé cette
chose sur la terre.
?/ ISSY
Quelle est donc cette faute si grave, Dimitri?
NEKLUDOFF
Je ne puis pas vous la révéler; vous êtes trop
jeune pour cette confidence, trop enfant pour cet
aveu... Et cependant, vous aussi, vous faites partie
lie mon trouble... oui,., car depuis tout à l'heure
depuis que tout m'apparait vil et lâche dans ma
vie, et que j'avais envie de m'accuser devant tout
le monde, vous n'étiez pas exempte de ma pensée;
je me disais : quoiqu'il m'en puisse coûter, j'a-
vouerai tout... Je dirai la vérité à Missy... je lui
dirai que je suis un débauché... que je ne puis pas
me marier avec elle... et que je lui demande pardon
del'avoir troublée... Je demanderai pardon comme
font les enfants.
MISSY, tiès pâle.
Il suffit. N'ajoutez pas un mot! Je ne comprends
pas la faute à laquelle vous faites allusion... mais
je crois deviner de quoi il s'agit... oui, peut-être...
Cela vous regarde... cela est à vous... c'est votre
secret et non le mien... Faites. Quelque peine que
cela puisse me causer, faites tout ce qu'il faudra
faire, Dimitri, et ne vous occupez pas de moi...
Venant de vous, cela ne peut être que très bien,
n'est-ce pas?... Allez là où vous devez aller.
ACTE DEUXIEME 91
NEKLUDOFF
C'est une affaire de temps, seulement... d'un
peu de temps.
MISSY
Je ne sais, peut-être est ce pour toujours que je
vous perds...
NEKLUDOFF
Missy !
MISSY
Je ne sais, j'ai le pressentiment que je vous
perds peut-être en cette minute pour toujouri...
Mais cela ne fait rien- . J'ai l'àme très russe, vous
me connaissez... Si nous devons nous revoir un
jour, je vous aur.ù patiemment attendu, et avec
joie, ayant la conscience que vous accomplissez
quelque chose de nécessaire. Si non, je ne vous en
voudrai jamais... et puisque c'est ma parole que
vous me redemandez...
NEKLUDOFP, vivement.
Pour un temps seulement.
MISSY, reprenant avec au'orité.
Puisque c'est ma parole que vous me redeman-
dez, tenez, voici ma bague de fiançailles... elle
n'est plus à moi.
(Elle retire une bague de sa main.)
NEKLUDOFF
Ma petite Missy!...
92 RÉSURRECTION
MISS Y, avec un sourire contracté.
Vous me la rendrez un jour si vous le voulez...
ou jamais.
NEKLUDOFF
Ecoutez-moi... si vous saviez...
MISSY
Pas un mot de plus, Dimitri ..Vous avez de moi
ce que vous vouliez : nous n'ayons plus rien à nous
dire maintenant... {Appelant désespérément Natacha
dans le salon.) Natacha ! Natacha !
SCENE VI
Les Mêmes, NATACHA, qui accourt
NATACHA
On dirait que vous avez pleuré. Vous ne vous
êtes pas disputés?
miss Y, nerveuse et éperdue.
Vous êtes folle!... Oh! c'est joli, vos fleurs sur
votre corsage... Je voulais vous dire... oui, au fait,
vous savez mon dessin?... voulez-vous venir le
voir dans ma chambre... Oh! j'ai fait un progrès
énorme... mon professeur est très content...
(Elle l'entraîne en courant, et Von entend leur babil
se perdre derrière les palmiers.)
ACTE DEUXIÈME 93
SCÈNE VII
Les Mêmes, KOLOSSOW
KOLOSSOW, du salon.
Vous VOUS en allez parce que j'arrive? C'est
charmant !
(Il entre.)
NEKLUDOFF, allant à lui.
Alors, Kolossow, entendu... Je compte sur votre
lettre au directeur de la prison?
KOLOSSOW
Je la ferai porter demain matin chez lui de très
bonne heure.
NEKLUDOFF
Merci et adieu.
KOLOSSOW
Vous partez à l'anglaise... il est minuit seule-
ment.
NEKLUDOFF
Oui, je ne veux point passer par le grand salon
KOLOSSOW
La fatigue juridique?
NEKLUDOfF
Peut-être.
KOLOSSOW, clignant de Vœil.
Ahl ah! parfait!... C'est eelal Toujours la
petite actrice viennoise?
94 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
Vous êtes indiscret.
KOLOSSOW
Non? Alors, nouvelle?
(Il le retient par la manche.)
NEKLUDOFF
Nouvelle, en effet.
KOLOSSOW
Ce Nekludoff... quel viveur! .. Jolie?
NEKLUDOFF
Belle... très belle 1
KOLOSSOW
Et vous vous en allez vers le petit réduit par-
fumé... vers le nid.
NEKLUDOFF
Oui... elle habite une maison merveilleuse en
ce moment!... un nid comme vous dites!
KOLOSSOW
Qui cela peut-il être? La Stachowitch? Cette
chère amie raffole de vous. Cela finira par le
cyanure de potassium... Mais ce n'est pas elle...
Belle et élégante.
NEKLUDOFF
Elégante, exquise... Ah! cela!... Je vous pré-
senterai.
ACTE DEUXIEME 95
KOLOSSOW
C'est vrai ?
NEKLUDOPP, se dégageant.
Comptez-y, mon cher, comptez-y! Bonsoir l
KOLOSSOW
Bonne nuit, hein?...
(Nekiudoff sort,)
(Il entr'ouvre la porte par où vient de sortir Neklu-
doff et il chantonne un refrain démodé d'Offen-
boch, en envoyant des myriades de baisers avec ses
doigts bagués.)
RIDEAU
ACTE TROISIEME
LA PRISON DES FEMMES
La prison des détenues à Moscou. Une grande salle
carrée, nue. Le plafond en voûte. Une énorme grille
au fond à droite sépare cette salle du dortoir qu'on
aperçoit en enfilade avec ses couchettes. — Une fenêtre
grillée à gauche, une grande porte arquée à gauche,
une petite en fer à droite. Des groupes de détenues
debout et sur des bancs. Au lever du rideau, quatre
femmes entourent la Maslowa. Près de la fenêtre, une
détenue crie au dehors, par les barreaux. La plupart
sont étendues par terre sur une couverture, ou assises
sur des petites caisses en bois, qui contiennent leurs
gobelets et leurs nippes.
SCENE PREMIERE
LA MASLOWA. LA VIEILLE DÉTENUE, Plu-
sieurs FEMMES, LA BEAUTÉ, L\ GRANDE
ROUSSE. LA GARDE-BARRIÈRE. LA BOS-
SUE. UN ENFANT, LA KORABLEWA,
FÉDOSIA. Un gardien.
LA GRANDE ROUSSE, criant à travers les barreaux.
As-tu fini, vieux dégoûtant?
LA VIEILLE, s'adressant à la grande rousse.
Tais-toi, idiote !
ACTE TKOISIEME 97
UNE FEMME
Ah! bien alors, si elle s'en mêle celle-là, on ne
va plus s'entendre!...
LA BEAUTÉ
C'est déjà suffisant avec la phtisique qui tousse
tout le temps et la vieille qui marmonne ses prières.
UNE VIEILLE, agenouillée devant ricane.
Notrc?-Dame-du-Salut, veillez sur nous, Notre-
Dame-du-Salut, veillez sur nous...
UNE FEMME, à Un enfant.
Kss! kss! mou o.héri ! n'atlrapora. Trnftrapera
pas... n'attrapera!...
UNE AUTRE FEMME
Bougre de gosse, je vais te relever ta chemise !...
lA GRANDE ROUSSE, criant par la fenêtre au fond.
Oui, mon vieux... c'est de la garce... de la belle
garce de Moscou... et de la bêle et de la fraîche
encore... A ta disposition.
(Des femmes rient.)
UNE VIEILLE
A qui parle-t-elie ainsi à la fenêtre?
LA BEAUTÉ
Aux forçats qui font leur promenade dans la
cour.
LA GRANDE ROUSSE
Hé! le pelé, là! ie chien rasé... Avez-vous vu
ce qu'il a fait ? Sale tondu !
5
98 RÉSURRFXÏION
LA VIEILLE
Assez, assez! tais-toi la Rousse! Tu nous em-
bêtes.
LA GRANDE ROUSSE
Tiens, voilà pour toi !
(Elle fait un geste obscène.)
UNE FEMME, près d'elle.
Ah ! Ah ! Ah ! ce qu'elle est drôle î
LA VIEILLE, sur le devant de la scène.
En voilà une peau de tambour! II y a bien (Je
quoi rire!
LA BEAUTÉ
La paix !... faites-îa taire !
/
LE GARDIEN, survenant.
Allons, allons, vous allez voir ça, un peu... Veux-
tu te taire, toi, la Rousse?
LA ROUSSE
De quoi, de quoi? je ne fais de mal à personne.
LE GARDIEN
Allez, foutez-moi le camp de cette fenêtre !
LA ROUSSE
Ah! bien... ahl bien vrai! C'est toujours moi
qu'on engueule.
UNE DÉTENUE
Oh l ce qu'elle est assommante celle-là ! On
n'entend qu'elle.
ACTE TROISIÈME 99
LE GARDIEN
Suffit I et un peu de silence.
(Un grand silence s'établit.)
LA GARDE-BARRIÈRE, à la Maslowa qui pleure la tfit';
dans ses mains.
Est-ce que tu t'habitues un peu, petite tante?
LA MASLOWA
Oh! non... Celle qui me fatigue le plus, c'est
celle-là qui marche tout !e temps, en grognant
comme un ours.
LA GARDE-BARRIÈRE
La fille du diacre?
LA BEAUTÉ
Ah! oui... C'est la fille d'un diacre, qui a noyé
son enfant... il n'y a pas moyen de la faire changer.
Elle va comme ça, d'un mur à l'autre, ne parlant
à personne, jamais... A chaque fois qu'elle arrive
au mur, elle grogne et puis se retourne... Hé, l'ours !
va-t'en un peu du côté du dortoir, faire ta pro-
menade.
(La femme interpellée s'arrête, regarde, pousse un
grognement et s'en ça.)
U^E FEMME, à la Masloiva.
Dire qu'ils tont condamnée! Moi qui croyais
qu'on allait t'acquitter.
100 RESURRECTION
LA GARDB-BARRIÈRE
Jamais je n'aurais cru cola... Nous croyions
qu'on allait te mettre en liberté tout de suite... Ça
arrive, à ce qu'il paraît... On vous donne même de
l'argent, des fois...
LA BEAUTÉ
Je te l'avais toujours dit : choisis un avocat
habile. '
UNE FEMAfB
Et alors, quoi? La Sibérie? Et pour combien de
temps...
UNE AUTRE FEMME
Vingt ans.
(Elles se sont toutes rapprochées.)
LA BOSSUE
Mon Dieu ! mon Dieu I
L'ENFANT, s' approchant de ta Maslouta»
T'as du pain, la dame, t'as du pain?
LA BOSSUE
Mon Dieu, mon Dieu, tout de même !
(La Masloiva éclate en sanglots,)
LA VIEILLE
Allons, allons, la petite, ne te fais pas de bile, va I
Quoi ? on n'en meurt pas...
LA MASLOWA, murmurant comme une enfant.
Les travaux forcés!...
ACTE TROISIÈME 101
LA BOSSUE
Aussi vrai que je le dis, ce sont des brigands...
Et nous qui avons eru qu'on allait te mettre en
liberté. La petite tante disait : « On va a mettre
en liberté. » Et mci je répondais : « .Mais ma
petite tante, croyez-moi, ils l'attraperont... » Et
voilà que j'avais raison. J'ai toujours raison, moi!
LA BEAUTÉ
Moi je connais un avocat, aussi vrai que je le
dis, il voua retirerait de l'eau sans vous mouiller...
C'était celui-là qu'il fallait prendre.
LA VIEILLE
C'est la destinée!... Croyez-vous que ce ne soit
pas terrible de séparer un vieillard de sa femme
et de ses fils... et de le laisser sans personne pour
le nettoyer? Ils m'ont mise ici et mon pauvre vieux
est là-bas, et n'a plus personne pour lui nettoyer
ses poux.
LA BOSSUE
C'est toujours comme ça que ça se passe, avec
.3 maudits juges... « Pourquoi as-tu fait com-
merce d'eau-de-vie? » Et avec quoi que j'aurai
nourri mon gosse?
LA MASLOWA
Et moi qui n'ai rien fait 111 faut que je sois perdue
sans avoir rien fait!...
LA VIEILLE
Te tourmente pas, ma fille... En Sibérie aussi,
on vit... Ta n'y périra» pos.
102 RESURRECTION
LA MASLOWA
Je sais bien... mais c'est la honte qu'il y a... Ce
n est pas à cette destinée-là que je m'étais atten-
due. Et moi qui étais habituée à vivre dans le
luxe !
LA VIEILLE
Contre Dieu, personne ne peut aller! Contre
Dieu personne ne peut aller!
LA MASLOWA
Je le sais, petite tante, mais tout de même c'est
dur.
UNE FEMME, à Venfant.
Tiens, va t'amuser avec ça-
LA BOSSUE
Allez, allez! mets ça devant le poêle.
UNE FEMME, au tonneau dii kssive.
Eh! vous autres... par ici, un petit peu.
LA BEAUTÉ, dans le fond.
Qu'est-ce qu'a un peu d'huile pour mes che-
veux?
LA GRANDE ROUSSE
Moi; j'ai de l'huile de brasl... Ah! ah! ah
UNE FEMME
Oh! là! là! C que t'es bête!
UN GARDIEN, entrant.
La Maslowa, où est-elle?
ACTE TROISIEME 103
QUELQUES FEMMES, se soulevant à peine.
La voilà!
LE GARDIEN
Tiens, prends ça, c'est une dame qui te l'en-
voie.
LA MASLOWA, se levant.
Quelle dame?
LE GARDIEN, Usant.
Madame Kalaïew.
LA MASLOWA
Oh! qu'elle est gentille ! (lu r /emmes.) Madame
Kataîew, c'est mon ancienne patronne.. Elle était
! bonn3 pour toutes ces demoiselles! ..
LE GARDIEN
Voilà, il y a deux roubles cinquante kopecks et
une boîte de cigarettes.
LA MASLOWA, empoignant le paquet.
Ah! enfin, je vais pouvoir boire et fumer!
LE GARDIEN
Allons, tu vas t'en payer, hein?
(Il sort.)
LA BEAUTÉ
Tu vas nous en offrir, j'espère?
LA MASLOWA
Je crois bien !
(Elles se rapprochent de la Maslowa.)
101 RÉSURRECTION
LA BOSSUE, regardant la gravure du paquet de cigarettes.
C'est un joli paquet... il y a une dame rose avec
un haut chignon et des jarretières noires.
LA FEMME, à Venfant.
Donne-moi l'image pour le petit... Tiens, mon
chou.
LA MASLOWA
Qui est-ce qui a du feu?
LA BEAUTÉ, à la bossue.
Allume la mèche à l'icône.
LA VIEILLE
Moi j'iime mieux la chiquer.
LA MASLOWA, aspirant une bouffée avec volupté.
Ah! Dieu que c'est bon!... ça me manquait.
{S' animant.) Elle était gentille madame Kataïew!
Elle nous fournissait des chemises de soie, des
roses, des bleues, comme il n'y en avait pas ailleurs.
LA VIEILLE
Eh bien et les cinquante kopeks? Tu vas les
étrenner, j'espère. Tu vas payer à boire. On va te
présenter à la Korablewa... C'est la vieille qui
coud là-bas à la fenêtre... tu voisPcelle qui n'a plus
que quatre poils roux sur la tête et dix-huit mi le
sur chaque verrue. C'est la doyenne de la prison,
c'est elle qui a le droit de vendre de l'eau-de-vie.
LA MASLOWA, fumant.
Qu'«st-ce qu'elle a fait, elle?
ACTE TROISIÈME 105
LA BEAUTE
Ohl rien, elle a tué son maii. parce qu'il cou-
chait avec sa fille... Hé! Koral Kora! Donne de
l'eau-de-vie à la nouvelle.
LA VIEILLE
Apportes-en une bouteille entière.
LA KORABLEWA^ se levant au fond et avançant le mufle
vers la Masltxva.
Voilai... voilàî tu veux de l'eau-de-vie?...
Donne ton argent, ma belle.
LA MASLOWA
Combien?
LA KOBABLEWA
Ça fait vingt-cinq kopeks... voilà la bouteille...
vous allez me siroter ça. (/-a Masloiva compte l'argent.)
Dis donc la Beauté, toi qui sait tout, est-ce qu'ils
sont bons les kopeks.
LA BEAUTÉ
Oui, c'est du bon...
(Les femmes ont tiré leurs gobelets des boites. La
Maslotva offre la tournée.)
LA MASLOWA, offrant de Veau-de-vie à la Korablewa
Et vous?
LA KOBABLEWA
Moi aussi, pour sûr!
(Mouvement avide des femmes.)
(Une petite figure pâle gui se tenait coite et absente
depuis le commencement s'avance. (Test Fidosia.)
106 RESURRECTION
FÉDOSIA, s' ap prochant timidement derrière Maslowa.
Je t'avais préparé du thé, mais à présent, il est
tout froid... Tu ferais mieux de boire du thé que
de l'eau-de-vie, ma chérie.
LA MASLOWA, la repoussant.
Tout à l'heure ! Ça me ragaillardit ! Ah !• ça fait
du bien tout de suite .. C'est que j'en ai vu depuis
deux jours .. J'en ai les oreilles qui bourdonnent!
Je ne sais plus où j'en suis. {Elle s'installe^ animée.
Et les femmes se groupent autour d'elle.) Vrai ! je ne
croyais pas qu'ils me condamneraient Tout le
temps ils m'ont dévisagée en souriant. Tous les
hommes, pendant la journée, me couraient aprts...
Au tribunal si vous saviez ce qu'on me lorgnait !
A part le procureur, ils me faisaient tous de l'œil.
Il y avait le vieux président à tête de singe sur-
tout... Non vrai, je n'aurais pas cru.
LA BEAUTÉ
C'est que c'est comme ça. Les hommes c'est
tous comme des mouches autour du sucre.
LA VIEILLE, riant.
Hein, elle en sait quelque chose, la petite tante ?..
Ah ! bien sûr que tu ne mèneras plus une vie aussi
agréable... Tu étais heureuse là où tu étais?
LA MASLOWA
Ben... on avait de la musique, des danses, des
gâteaux, du tabac et de tout. Et puis on pouvait
flâner des journées. . on avait tout ce qu'il fallait...
Ce n'est pas ennuyeux de se maquiller... On man-
ACTE TROISIEME 107
geait beaucoup de choses sucrées... Moi, je buvais
mes deux siphons d'eau de seltz par jour, avec
du café. Et puis on voyait un peu de tout. . Deô
marchands, des commis, des Arméniens, des Juifs,
des Tartares, des riches, des pauvres, quoi ! Bien
sûr j'étais habituée au luxe.-, et maintenant...
LA BEAUTÉ
Allons., elle se ranime un peu, la petite.
LA GRANDE ROUSSE, au fond.
Dites donc, vous autres, si vous croyez que je
vais mettre à sécher le Unge toute seule. Et le
poêle qui B'éteint !
LA BOSSUE
On y va!
LA FEMME
Ce qu'il y en a de linge à laver cette semaine !
UNE AUTRE FEMME
Toi, sale moutard, îi tu continues, je vais te
flanquer dans le cuveau.
( Fédosia et la Maslowa restent seules près du poêle.)
UNE FEMME, à Venjant.
Viens, viens, mon chéri !
FÉDOSIA, doucement.
Et maintenant qu'elles sont parties, tu veux
bien prendre ton thé?... Tu vois, j'avais roulé
autour une paire de bas pour qu'il ne se refroidisse
pas. Mais maintemant il a pris un peu le goût du
for-blanc.
108 RESURRECTION
LA MASLOWA
Donne tout de même, je vais y tremper mon
pain... Mais tu es beaucoup trop bonne pour moi,
Fédosia.
FÉDOSIV
Oh! tout de suite je t'ai beaucoup aimée. Tu
n'es pas comme les autres, tu es si jolie, si gentille 1
LA MASLOWA
Moi aussi! Il n'y a que toi avec qui je puisse
causer. Mais comment se f fit-il que toi qui es si
jeune, si douce, comme un petit enfant et qui ris
tout le temps, Fetitchka, tu sois ici? Tu ne m'as
jamais dit pourquoi tu es ici.
FÉDOSIA
Oh! va... j'ai eu bien du malheur! Le soir de
mes noces, j'avais quinze ans, j'ai essayé dVmpoi-
sonner mon mari.
LA MASLOWA
Toi, tu as fait ça, si petite? Tu ne l'aimais donc
pas?
FÉDOSIA
Non; on m'avait forcé) à l'épouser. Je pleurais,
je me suis imaginée que jamais, jamais je ne pourrais
vivre avec lui. ïl s'appelait Tarass .. un cocher.
Je ne sais pas ce qui s'est passé en moi... c'est le
démon qui m'a tentée, bien sûr! J'ai fait ça tran-
quillement : j'ai versé, on m'a surprise... Mais
regarde comme c'est curieux... Les huit mois qu'il
y a eu avant ma condamnation, non seulement je
ACTK TROISIÈME 109
me suis réconciliée avec mon -mari, mais je suis
devenue tellement amoureuse de mon Tarass que
je me crois atteinte d'une autre folie!... Il est si
bon. si gentil et si beau, si tu savais! Et lui aussi,
il m'aime bien, maintenant... Ah! bien oui, on m'a
condamnée tout de même, malgré lui qui pleurait,
et ses parents... Et maintenant, comment allons-
nous faire pour vivre cinq ans séparés l'un de
l'autre? J'en mourrai, bien sûr ! Mon pauvre
Tarass!... Ne bois pas comme ça, Maslowa, tu vas
te faire du mal... Et toi, tu n'as pas aimé quelqu'un,
jamais?
LA MASLOWA, lentement, Vœil au loin^ cherchant
dans sa mémoire.
Non... Il y a bien un garde forestier qui était
gentil pour moi, du temps que j'étais servante...
un commis de boutique aussi... un petit brun qui
habitait la même cour que moi...
FÉDOSIA
Alors, jamais, jamais?... Je croyais que tu
m'avais dit qu'autrefois, quand tu étais petite...
LA MASLOWA, avec une voix rauque, subitement.
Ne parle pas de ça. Ne parle jamais de ça, tu
entends? Il ne faut pas, il ne faut pas... ou bien
je me fâcherai avec toi. Je ne sais pas de quoi tu
veux parler, d'ailleurs! Il n'y a jamais rien eu...
je n'ai jamais été petite... ce qui est mort est mort.
{Un temps.) Oui, il y a bien eu autrefois un type qui
m'aimait... mais il ne faut pas penser à ça!... ça
ferait trop de mal. Je n'y pense jamais, jamais...
no RÉSURRECTION
c'est là-bas, quelque part... dans la terre... Donne
le gobelet, hop!
(Elle boit avidement.)
FÉDOSIA, peureusement.
Je te demande pardon... c'est bien, Maslowa,
c'est bien, mais tu t'animes, tu l'animes!... Il ne
faut pas boire ainsi de l'eau-de-vie.tout le temps.
LA MASLOWA, se frappant la poitrine^ les yeux étroJiges.
Une cigarette et un bon verre, lu sais, il n'y a
que ça de vrai, ma petite!... On m'a dit que j'irais
dans l'île de Sakaline, c'est vrai?
{Elle a les pupilles dilatées^ la voix sifflante.)
FÉDOSIA
Je ne sais pa«.
LA MASLOWA
C'est la grande Rousse qui m'a dit ça... J'es-
saierai de me marier avec un inspecteur ou im
grelTier... même avec un gardien... Tu sais, tous ces
gens-là sont faciles à séduire. Pourvu seulement que
je ne maigrisse pas trop... car alors je serais perdue.
LA KORABLEWA, revenant et désignant la bouteille.
Je puis en reprendre encore un peu? Tu es gen-
tille... Je t'indiquerai un moyen qui te sauvera.
Ton avocat ne t'a pas encore fait sipirr ton pour-
voi?
LA GRANDE ROUSSE, se rapprochant et désignant
la bouteille.
Je vais te dire ce qu'il faut faire, moi, Cathe-
rine.
ACTE TROISIEME 111
LA KORABLEWA
Qu'est-ce que tu viens nous raconter là?... Elle
a flairé l'eau-de-vie et la voilà qui vient nous
apprendre des choses qu'elle ne sait pas elle-même.
On sait mieux que toi ce qu'il y a à faire. Ouste I
déguerpis. On n'a pas besoin de toi!
LA GRANDE ROUSSE
On ne t o parle pas à toi ! De quoi te mêles-tu ?
Ah ! ben vrai 1
LA KORABLEWA
C'est l'eau-de-vie que tu as reniflée, hein?...
mais elle n'est pas pour ta sale bouche.
LA MASLOWA
Allons, verse-lui un verre 1
LA KORABLEWA
Attends un peu, tu vas voir ce que je vais lui
flanquer, en fait d'eau-de-vie, si elle ne veut pas
nous laisser tranquilles.
LA GRANDE ROUSSE
De quoi? de quoi? Je n'ai pas peur de toi!
LA KORABLEWA
Voyez-vous ça. Tripe molle !
LA GRANDE ROUSSE
Tripe molle?... Attends un peu!... elle en a de
l'aplomb! Sale gibier de bagne! Perdreau pourri!
LA KORABLEWA
Allons, allons, fous le camp ! Allez, oust !
112 RÉSURRECTION
LA GRANDE ROUSSE
Attends un peu, j'en ai assez d'être engueulée I
Ti^ns, attrape ça... et ça 1
(Elle la cogne.)
LA KORABLEWA
Ah I la garce !
LA GRANDE ROUSSE, elle lui arrache les cheveux.
Ta sale perruque !
(Elles s'empoignent à bras le corps.)
LES FEMMES, qui Se sont rapprochées.
Arrêtez-les !
(Mêlée, bruit, un enfant crie et pleure.)
LA KORABLEWA
J'aurai ta peaul
LA GRANDE HOUSSE
Et tiens!... et tiens!...
DES FEMMES
Tirez-les donc!
L'ENFANT
Maman l... maman 1
LE GARDIEN, entrant au bruit.
Qu'est-ce qu'il y a? Ah les bougresses!... Hein?
bougez un peu! Vous avez donc juré de lairej'dti
cachot ?
LA KORABLEWA
Elle m'a arraché ma natte.
ACTE TROISIÈME H3
LA GRANDE ROUSSE
Tiens, la voilà î
(Elle la lui lance en pleine figure.)
(Au gardien.)
C'est pas moi, c'est cette vieille gueuse...
LA KORABLEWA
Elle ment!
LA BOSSUE
C'est la Rousse qui a commencé.
LE GARDIEN, rudoyant la Rousse.
Allons, allons, que je n'entende plus ta voixf
LA GRANDE ROUSSE, moitié riant^ moitié pleurant^
au coup que le gardien vient de lui allonger.
Ah ! ben vrai, le vieux a le poing solide.
(Sur le devant les femmes discuU-nt la scène.)
LA BEAUTÉ
Comment ça a-t-il commencé?
LA VIEILLE
Comme toujours parbleu... elles étaient là...
LA GRANDE ROUSSE, criant encore.
Ht'ini croyez- vous?... ce gibier de bagne qui
voudrait nous faire la leçon !
LA KORABLEWA
Tu verras ce soir, toi.
LE GARDIEN
A. votre place tons et silence î...(t/ ne cloche «inte. )Et
114 RESURRECTION
puis voilà l'heure qui sonne ! Allez... à l'appel pour
la prière du soir. La cloche de la chapelle a sonné.
Allons vite en rang... sacredieu... Vous allez être
en retard... L'appel.
(Le gardien fait V appel '.)
Marpha, Fedosia, Sacha, etc..
(Elles se mettent^ Vune après Vautre, en f-ang et deux
par deux. Les pensionnaires sortent toutes en rang
et en silence par la grande porte de gauche.
Et silence!...
(La scène est vide un grand moment, puis la petite
porte de fer à droite grince et un gardien entre,
accompagnant Nekludoff et Nikhine.)
SCÈNE II
NEKLUDOFF, NIKHINE, LE GARDIEN
LE GARDIEN
Les prisonnières sont à la chap3lle. On est allé
chercher la Maslowa. Vous avez un quart d'heure
juste pour lui parler.
NIKHINE
Le diracteur de la prison m'a bien recommandé
q':e nous soyons ressortis avant la rentrée des
femmes. Cl st une faveur toute spéiale pour vous,
prince.
NEKLUDOFF
Merci, je n'aurais pas pu lui parler à travers la
grille d'un parloir... Ainsi donc c'est ici que meurt
l'espérance... J'ai une vague peur. Je voudrais lui
ACTE TROISIEME 115
parler clairement... Peut-être se précipitera-t-elle
à mes genoux et alors je sens que je succomberai
au poids de mon émotion et nous ne ferions que
pleurer... Laissez-moi seul; à tout à l'heure.
( Nikhine et le gardien sortent.)
( ^>vrxiu.i'jij resté seul arpente la prison. Fuis le gar-
dien de tcut à Vheure rouvre la porte de gauche^
par où les femmes étaient sorties; il fait passer
la Maslowa qui s^avance à petits pas^ étonnée.
Elle enlève son fichu, donne un coup de main à
ses cheveux et vient se poster à quelques pas de
Nektudoff avec un sourire professionnel.)
sci<:nk m
NEKLUDOFF, LA MASLOWA
LA MASLO.VA
Bonjour monsieur.(5t7ence.) Vous êtes venu pour
moi, monsieur?
(Elle sourit et fait une œillade.)
NEKLUDOFF, la gorge sèche.
Oui, j'ai voulu...
LA MASLOWA
Hein?... Quoi?... Je nentends pas bien ce que
vous dites... Ils font tellement de bruit dans la cour.
Attendez, je vais fermer la fenêtre.
(Elle' revient et lui sourit longuement à nouveau, les
mains aux hanches.)
NEKLUDOFF
Tu ne me reconnais pas?
116 RÉSURRECTION
LA MASLOWA
Non, mon petit loup...
NEKLUDOFF, se découvrant et se mettant en pleine
lumière.
Du tout?
LA TS^AShOW A., rougissant tout à ccup avec un tremblement.
11 me semble... je ne suis pas bien sûre de vous
reconnaître...
NEKLUDOFF
Je suis venu te demander pardon, Catherine.
LA MASLOWA, cri étouffé.
Ah! (Un tem/?s.)Pourquoi?... Qu'est-ce que vous
voulez?
(EUe a dit cela, la tête dans les épaules^ rauque et
farouche tout à coup.)
N'ayez pas peur, je suis venu parce que... je me
sens lourdement coupable envers vous. Je... je
sais qu'il vous est difTicile de me pardonner, n'est-ce
pas? mais s'il n'est plus possible de réparer le passé,
je suis résolu à faire maintenant tout ce que je
pourrai, et...
LA MASLOWA, V interrompant sans l'écouter.
Dites-moi, comment avez-vous fait pour me
trouver?
NEKLUDOFF
Ah! oui... c'est avant-hier, à la Cour d'assises,
quand on vous a jugée. J'étais juré, vous ne m'avez
pas reconnu?
ACTE TROISIÈME ti7
LA MASLOWA
Non... du tout. Gomment aurais-je pu penser
que vous étiez là? D'ailleurs. je n'ai regardé per-
sonne. Si, j'ai bien regardé un moment là-haut,
mais... rien du tout... D'abord c'était trop loin.
NEKLUDOFF, gêné.
Oui, c'est vrai, c'était un peu loin {in pénibie
siUmce^ pms à voix basse.) Alors il y a eu UB enfant?
LA MASLOWA, la voix encore changée, farouche.
Il est mort tout de suite, Dieu merci !... Et puis
ne parlez pas de ça, d'abord... pourquoi parler?
{Aimable.) Qui est-ce qui vous a fait entrer ici,
dites ?
NEKLUDOFF, poursuivant.
Et de quoi est-il mort l'enfant?
LA MASLOWA, tordant s>n fichu dans ses mains,
et parlant dans Us dents.
J'étais malade moi-même. J'ai failli mourir.
NEKLUDOFF
Et mes tantes, elles vous ont renvoyée?
LA MASLOWA, avec une ealère de fille.
Naturellement!... dès qu'elles se sont aperçues
que j'étais enceinte, elles m'ont congédiée!...
[Changeant de ton, les sourcils froncés.) Mais je VOUS
dis, pourquoi parier de tout ça?... Je ne me sou-
vitns plus de rien, je n'y pense jamais... je
n'aime pas... j'ai oublié... Tout ça, c'ist fini...
fini... {Geste.) et puis voilai
118 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
Non ce n'est pas fini, je ne puis l'admettre. Je
veux à présent réparer ma faute.
LA MASLOWA, passant ses mains sur son front
comme pour repousser Vidée qui la gêne.
Mais non, mais non, il n'y a rien à réparer, je
vous dis... ce qui est fait est fait... Dites? Croyez-
vous?... {Elle se rapproche de lui humble et fille.) Est-
ce que vous pourrez m'aider un peu?
(Elle lui sourit encore.)
NEKLUDOFF
Je crois bien.
LA MASLOWA, se rapprochant.
Oui?... Ça, c'est gentil!... Croyez-vous, hein,
qu'ils m'ont condamnée aux travaux forcés!
NEKLUDOFF
Je savais, j'étais certain que vous n'étiez pas
coupable.
LA MASLOWA
Bien sûr, je n'étais pas coupable. Est-ce que
je suis une voleuse ou une empoisonneuse ! On
peut dire tout ce qu'on voudra mais pas ça...
{Elle le regarde à la dérobée, puis se rapproche, traînant
la savate.) Ici, ils prétendent qu'il faut signer un
pourvoi, mais ça coûte très cher?... pas 1... les fraia
d'avocat?
NEKLUDOFF
Oui... j'ai déjà vu l'avocat.
ACTE TROISIEME 119
LA MASLOWA, insistant avec des minauderies.
Mais il faut en prendre un bon, un cher.
NEKLUDOFF
Je ferai tout ce qui sera possible.
LA MASLOWA, lui touchant la veste avec la main.
Ça c'est gentil d'avoir pensé à moi... Mon ancienne
patronne aussi, tenez, Elle vient de m'envoyer des
cigarettes. Si je pouvais acheter de quoi boire
maintenant, ce serait déjà mieux... {Elle s' arrête ^atten-
dant la réponse.) Je VOUS demanderais bien, mais j'ai
peur d'abuser... un peu d'argent.ohi pas beaucoup...
dix roubles, mais seulement si ça ne vous gêne
pas... parce que sans ça... Dix roubles... je n'ai pas
besoin de plus.
NEKLUDOFF
Mais comment donc... sans doute... sans doute.
LA MASLOWA
Attendez que le gardien ait le dos tourné, sans
quoi on me prendrait l'argent. {Elle se retourne pour
swi'eiller le gardien au fond et prend V argent au moment
où il a le des tourné.) Là... non .. paix!... Il va nous
pincer. {Quand le gardien a disparu derrière la grille
du dortoir.) Psst ! Merci.
(Elle prend Vargent que lui tend Nehludoff.)
NEKLUDOFF, en se reculant d'un pas pendant
quelle met l'argent dans son bas.
Mais c'est là une créature morte ! Mon Dieu !
mon Dieu! venez à mon secours... Ah! pouah!...
120 RÉSURRECTION
en finir, lui donner ce portefeuille, et partir... {Pus
avec énergie.) Eh bien, eh bien, à quoi est-ce que
je m'attendais donc? Allons jusqu'au bout... j'irai
jusqu'au bout ! {Rsolument.) Katucha, je suis venu
vers toi pour te demander pardon, et tu ne m'as
pas dit si tu me pardonnais !
LA MASLOWA, œillade.
Quoi? Quoi? C'est si étrange ce que vous me
demandez !
NEKLUDOFF, avec désespoir.
Katucha, Katucha! pourquoi me parles-tu
ainsi? Voyons, rappelle-toi, tu sais bien que nous
nous sommes aimés jadis... Je me souviens de la
petite Catherine, autrefois, à Panopha...
LA MASLOWA, dure.
Cb qui est vieux s'efface. Vous savez, elles vont
revenir... je ne sais pas si on va pouvoir vous lais-
ser ici.
NEKLUDOFF, irrité au dernier degré. '
Je sais, on doit m'avertir... Mais ce gardien-là
dans le fond est insupportable... C'est assommant ,
on ne peut pas causer.
LA MASLOWA
Il le fait exprès bien sûr... Donnez-lui deux
roubles et il s'en ira.
ACTE TROISIEME 121
NEKLUDOFF
Gardien !
(Il remonte au fond et parlemente tout bas avec le
gardien auquel il remet de V argent. Pendant ce
temps, la Maslowa prend près du poêle la bou-
teille d'eau-de-vie; elle boit furieusement au goulot.)
NEKLUDOFF
C'est fait... Qu'est-ce que c'est?
LA MASLOWA, rebouchant machinalement la bouteille.
Une bouteille... de l'eau et du café. Je n'ai pas
bu hier de toute la journée... alors je meurs de soif
tout le temps... ça me brûle, là!
(Elle se frappe la poitrine.)
NEKLUDOFF
Ecoutez, demain je vous apporter, i votre pour-
voi en cassation pour que vous le signiez. Si le
pourvoi ne réussit pas, nous adresserons un recours
en grâce.
LA MASLOWA, s' essuyant la bouche
et animée étrangement.
C'est vrai?... Quel malheur que vous ne m'ayez
pas retrouvée plus tôt ! Vous m auriez procuré un
bon avocat. Ah ! si on avait su le jour du jugement
que vous me connaissiez, la chose aurait tourné
autrement pour moi... Un prince!... tandis qu'ils
se sont dit : c'est une voleuse... C'est ce que m'a
barguigné la vieille bossue... car, il faut vous dire,
il y a dans notre salle une petite vieille extraordi-
naire, comme vous n'en verrez pas dix... vrai, vous
6
122 RÉSURRECTION
savez, c'est drôle ici!... Il y a la grande Rousse
aussi, qui se gratte toujours la tête comme ça...
non, tu sais, mon chéri, tu n'as pas idée!...
(Elle rit.)
NEKLUDOFF
Comme elle est étrange... de plus en plus. [Haut.)
Voyons, ne nous égarons pas. J'ai cinq minutes
encore... il faut que je vous dise tout ce que je me
suis juré de vous dire... je vous prie de m'écouter
absolument. Vous vous rappelez ce que je viens
de vous dire à l'instant?
LA MASLOWA, i>ague.
Vous m'avez dit tant de choses! Qu'est-ce que
vous m'avez dit?
NEKLUDOFF
Je vous prie de bien me comprendre, car c'est
très sérieux. Je veux réparer ma faute, faute grave,
et dont je suis responsable devant ma conscience,
non par des paroles mais par des actes. Je suis
résolu à tout pour vous sauver. Je vous sortirai
d'où vous êtes, si bas que vous soyez tombée. Je
quitterai, comprenez-moi bien, ma famille, ma vie
s'il le faut. A partir d'aujourd'hui nous nous
appartenons l'un à l'autre. S'il le faut même, je
me marierai avec vous.
LA MASLOWA, jui a écouté, fiée, bouche bée.
Vous dites?
ACTE TROISIÈME 123
NEKLUDOFF, répétant sur un ton solennel, résolu
et méthodique.
S'il le faut, je me marierai avec vous.
LA MASLOWA le regarde, les lèvres tremblantes.
Elle dit à voix étouffée.
Il ne manquait plus que cela!
NEKLUDOFF
J'ai le sentiment que, devant Dieu, y uuis le
faire.
LA MASLOWA, hurlant tout à coup.
Et le voilà encore qui parle de Dieu ! par-dessus
le marché! Dieu! Quel Dieu? Il n'y en a pas!
Vous auriez mieux fait de penser à Dieu le jour
où... où...
(Elle approche sa fisure de Nekludoff; il lui prend
la tête t sent alors la forte odeur d'eau-de-vie
qui s'exhale de sa bouche.)
NEKLUDOFF
La malheureuse!... mais elle est ivre! Calme-
toi, voyons.
LA MASLOWA, s' arrachant de S-S mains.
Je n'ai pas besoin de me calmer! Tu crois que
je suis ivrePEh bien oui, ui je suis ivre. ..mais je sais
ce que je dis tout de m me ! {Toute sa colère lui est
remontée d'un coup à la gorge. Elle trépigne sur place et
continue de hurler.). Je suis une fille publique, une
condamnée au bagne, et vous, vous êtes un sei-
gneur, un prince. Vous n'avez rien à faire avec
124 RESURRECTION
moi. Qu'est-ce que vous venez faire ici? Va-t'en,
je te dis, va-t'en rejoindre tes princesses... Et
je te défends de m'insulter... Je suis une fille
publique, oui, tu entends?... Eh bien quoi?
(Elle est là, le poing sur la hanche, campée et ter-
rible.)
NEKLUDOFF
Si atrocement que tu me parles, tu ne peux pas
te figurer à quel point j'ai honte de moi-même.
LA MASLOWA
Honte de toi-même? Tu n'avais pas honte, hein,
quand tu m'as ghssé cent roubles... Tu te souviens
de tes cent roubles, hein?
NEKLUDOFF
Tais-toi! tais-toi!
LA MASLOWA
J'étais une pauvre fille et tu m'as jeté ton argent
sur la table... et maintenant tu voudrais enoure
aller avec moi!
NEKLUDOFF
Tais-toi! tais-toi!... Ce que j'ai dit, je le ferai.
LA MASLOWA, hagarde, dépoitraillée.
Et moi, je te dis que tu ne le feras pas.
NEKLUDOFF
Katucha !
LA MASLOWA
Voilà ce que je te dis, moi.
ACTE TROISIEME 125
NEKLUDOFF
Catherine !
LA MASLOWA
Ne me touche pasl... Je suis une condamnée au
bagne. Toi tu es un prince. Tu n'as rien à faire
ici... Va-ten! va-t'en, ne me touche pas, je te
déteste. J'aimerais mieux me ï>endre que d'aller
avec toi... Tout de toi me dégoûte, toute ta figure,
tiens, tes vêtements, tes mains, tes yeux, ta sale
figure pleine de graisse, tout... va-t'en... va-t'en,
je te dis!... Ah! pourquoi ne suis-je pas morte
dans ce temps-là! Pourquoi, mon Dieu!. .
(Elle tombe par terre tout de son long et elle pousse
de longs, de grands gémissements d'enfant plaintif
à la fois et de femme ivre.)
LE GARDIEN, ouvrant la porte au bruit
et rentrant avec yikhine.
Qu'est-ce qu'il y a? Pourquoi ces cris?... Ah!
tu fais du scandale ! Je t'apprendrai à t'oublier
ainsi!...
(Il lève le knout.)
SCENE IV
Les Mêmes, NIKHINE, LE GARDIEN
NEKLUDOFF
Laissez-la, je vous prie... cela me regarde...
Eloignez-vous une minute encore, je vous prie.
NIKHI-NE
Que s'est -il passé?
126 RÉSURRECTION
NEKLVDOFF, pendant qu'on entend toujours la Masîowa.
Ah! mon ami, c'est une créature morte à ja-
mais !... Ah ! comme la vie nous de mine ! Je m'ima-
ginais naïvement qu'elle allait en me retrouvant
tomber à genoux... Elle n'a vu en moi qu'un
client... elle m'a accueilli d'un sourire at d'une
œillade écœurants, puis un flot de haine lui est
monté à la gorge, elle m'a craché son soufïle de
femme ivre avec des mots hideux... Ah! quelle
nausée !
NIKHINE
Comment pouvait-il en être autrement? C'était
folie de supposer autre chose. Vous vous engagiez
dans une voie fausse contre tout bon sens. Ce
serait absurde {Montrant la Maslowa) ; voilà la
vérité, tenez... Reculez. Il en est temps encore.
(La Maslowa se traîne jusqu'à sa boite où elle s'as-
sied, écroulée et pleurante.)
NEKLUDOFF
Que dites-vous?... Mais pour la première fois,
au contraire, se dresse devant moi toute l'immen-
sité de ma responsabilité devant Dieu. Je sens
que c'est à cette minute que doit se faire le choix
décisif de ma route... et toute ma vie va dépendre
de mon acte... Elle a peut-être tué le souvenir à
coups de pierres, la malheure use... 'peut-être dort-
il en elle, au fond, prêt à ressusciter... Laissez,
laissez... je suis ici pour elle... et pour l'idée!... {Se
rapprochant de Maslowa affalée sur s s genoux et pros-
trée avec encore des sanglots de fin d'ivresse dans'la gorge.
ACTE TROISIEME 127
// parle très doucement.). Catherine! Catherine! pau-
vre Ame à qui l'on a fait mal, qui ne savez plus le
temps où se levait sur les champs et les prés votre
chère petite tête claire, je vous sauverai malgré
tout, et contre vous-même... Je ne comprends
que trop votre révolte sauvage, mais ce que j'ai
dit, je le maintiens... Et si tu t'y refuses, mon en-
fant, aussi longtemps que tu t'y refuseras, je res-
terai près de toi, je te suivrai... j'irai avec toi où
l'on te conduira... sois tranquille.
LE GARDIEN, à voix basse.
Il faut partir.
NEKLUDOFF, à Maslowa.
Allons, allons, vous êtes aujourd'hui tout agitée.
Demain, si c'est possible, je reviendrai, et vous,
en attendant, vous réfléchirez... {sUence, Il tire
gauchement, après une hésitation, quelque chose de sa
poche.) Catherine, je vous avais apporté aussi
ceci... que j'ai retrouvé dans des tiroirs... C'est une
vieille photographie faite dans le jardin... autre-
fois... quand nous étions comme cela... Prenez...
(// la met dans la main de la Maslowa.). Allons... à
demain, Catherine... Je vous laisse... à demain.
(Nekludoff et Nikhine sortent. La Maslowa reste seule,
avec^ en ses mains, la photographie qu'elle regarde^
hébétée, stupide et silencieuse... Rentrée des pri-
sonnières qui sj bousculent en grand tumulte.)
128 RÉSURRECTION
SCÈNE V
LA MASLOWA, Les Prisonnières
UNE FEMME
Qu'est-ce que c'était?
UNE AUTRE FEMME
Eh bien, pourquoi était-on venu te chercher?...
UNE DÉTENUE
Qui était-ce?... On a dit à la chapelle que c'était
quelqu'un qui voulait te parler.
TOUTES
Qui?
(On entoure la Maalowa.)
MASLOWA, toujours fixe et hagarde.
Quelqu'un... Un type que j'ai aimé autrefois.
LA BEAUTÉ
Eh ben ! tu en as de la chance ! Quelqu'un d'im-
portant alors, puisqu'on l'a laissé entrer ici.
MASLOWA
Un prince.
LA VIEILLE
Oh! bien, ma petite, tu vas être tirée d'affaire,
maintenant.
LA BOSSUE
Il saura bien te faire sortir d'ici... Aux gens
riches tout est possible...
ACTE TROISIÈME 129
LA BEAUTÉ
Ça, c'est bien vrai.
LA BOSSUE
Il n*a qu'à désirer une chose... Tout arrive
comme il veut...
LA VIEILLE
Tu lui parleras de moi?
LA BEAUTÉ
Et de moi aussi... Ecoute.je crois que s'il voulait..-
(Elles se bousculent toutes près de la Maalowa.)
LA GARDIENNE
Allons! au dortoir!... à vos lits... J'espère que
vous n'allez pas traîner encore des heures... Allons,
que tout le monde soit couché dans un quart
d 'heure !
(Elle les disperse... Les fenvnes commencent à ss
préparer pour la nuit, à leurs lits, dans le fond.)
LA BOSSUE
Et qu'est-ce qu'il t'a donné là que tu regardes
comme si tu avais reçu un i oup dans la tête... (Elle
lui prend la photographie.) Tiens !... oelle-là, OU di-
rait uu peu que ça te ressemble... c'est toi?...
LA MASLOWA
Oui...
LA BEAUTÉ, s'exdamant.
Oh ! que tu as changé I Tu n'as plus du tout U
même figure !
130 RÉSURRECTION
LA VIEILLE
Oh! ce que tu étais jolie dans ce temps-là...
Vrai, on voit qu'il y a des années!...
LA MASLOWA, tenant la photographie en mains et dans
son hébétement, montrant avec h doigt.
C'est moi, ça? Qu'est-ce que je fais là?...
LA VIEILLE
Tu couds... sous un arbre...
LA MASLOWA
Ah! oui...
LA BOSSUE
Tu as l'air de rire... ah! que c'est drôle! Tu
portais des petits nœuds dans les cheveux.
LA BEAUTÉ
Et ça, qu'est-ce que c'est?
LA MASLOWA
C'est la maison... Ça, là, c'est un pommier qu'il
y avait dans le fond du jardin... qui faisait de
l'ombre... une petite ombre... Voyez-vous?... Et
puis il y avait de l'eau, là-bas... qui passait... là
où il y a un chien.
LA VIEILLE, pour voir.
Donne.
LA MASLOWA, cachant farouchement la photographie
sur sa poitrine.
C'est à moi, ça... Il ne faut pas me la prendre,
c'est à moi...
ACTE TROISIEME 131
LA VIEILLE, riant.
On te la laisse, va, bonsoir...
UNE VIEILLE, devant Vicône.
Notre-Dame du Salut!...
LA FILLE DU DIACRE, dans le fond.
Quelqu'un pout-il me prêter une couverture de
laine?
PRE.MIÈRE FEMME
Allons, couche-toi l'ourse... et laisse-nous dormir.
(La phtisique tousse.)
DEUXIÈME FEMME
Oh! ce qu'elle tousse, ce soir!...
LA VIEILLE, devant Vicône.
Notre-Dame du Salut!...
(Le lampiste allunt' les falots )
LA GRANDE ROUSSE, en se couchant.
Hé! le lampiste... Bonsoir à ta femme de ma
part.
UNE VOIX, dans le dortoir.
Tu ne vas pas recommencer, hein, la grande
bringue ! La paiv !
LA GARDIENNE
Allons... couchez-vous en silence, s'il vous
plaît.
{Feu à peu, toutes les détenues se couchent dans le
dortoir, dans le fond à droite. Fédosia et Maslowa
restent seules sur le devant de la scène près du
poêle.)
132 RÉSURRECTION
FÉDOSIA, s'approchant doucement de Masloiva.
Alors, c'est lui?... C'est celui à qui tu ne pensais
jamais.
LA MASLOWA
Oui...
FÉDOSIA
Tu vois bien I
UNE VOIX DE FEMME, au fond.
Bonsoir, lampiste.
UNE AUTRE VOIX
Amen!... Amen!
(On entend sonner Vheure.)
FÉDOSIA, très douce.
Tu as trop bu d'eau-de-vie, Masiowa. Le recon-
nais-tu? Tu vois, tu es toute chose... Masiowa, il
ne faudra plus boire... Veux-tu que je cache la
bouteille, dis?...
LA MASLOWA
Oui... oui...
(Fédosia jette la bouteille.)
FÉDOSIA
Tu ne veux pas te coucher?...
LA MASLOWA, s'asseyant machinale, comme une enfant.
Non...
FÉDOSIA
Alors, assieds-toi là encore un peu... Comme tu
es souffrante, la surveillante ne dira trop rien que
nous fassions un peula veillée... (Fe'rf&sta, marcmeZ/e,
ACTE TRUISIÈME 433
s'installe près (Telle et se met à tricoter.) Et tu ne l'avais
revu depuis, Catherine?...
LA MASLOWA, les yeux fixes, au loin, comme hagarde.
Non... si... une fois... si... je me rappelle... Je
vois ça là-bas... oui... il pleut... c'est la nuit... un
train passe... J'ai couru à travers les champs pour
voir... Le train est arrêté, là, dans la gare... Il y a
une portière ouverte... Il est là, éclairé... sur la
banquette, dans un coin... Il lit un journal... Je
veux monter, crier... le train part... je cours, je
cours, il s'en va, il s'en va... la lanterne, là-bas...
la fumée... la pluie... le vent... voilà, c'est tout.
(Comme épuisée ou effrayée de cet effort de pensée,
elle laisse retomber sa tête lourde sur V épaule de
Fédosia.)
FÉDOSIA
Pauvre petite ! Tu vois bien que tu te rap-
pelles!... Tu n'as pas trop froid?... Mets-toi là,
contre moi... Tu permets, je vais continuer à tri-
coter mon bas pendant que tu te reposeras un peu
sous mon chàle, comme une petite enfant... là...
tu es bien ?
LA MASLOWA, roulant sa tête sur le châle de Fédosia.
Oui, très bien... Il fait bon, là...
(Elles sont assises toutes les deux, sous la lampe.
Maslowa, comme une enfant, se laisse faire.)
134 RÉSURRECTION
TÉDOSIA
Regarde ton image... Regarde comme tu étais
jolie, Catherine.
(Elle lui remet la photographie, droite, dans la
main.)
LA MASLOWA, répétant comme une enfant.
Oui, j'étais jolie...
FÉDOSIA
Tout le monde dort, ma parole.
(La nuit est faite. Silence. Tout d'un coup on en-
tend un bruit singulier dans le fond du dortoir.}
LA MASLOWA, 8e redressant.
Écoute !
FÉDOSIA
Quoi?...
LA MASLOWA
Ce bruit.
(On dirait que quelqu'un sanglote dans le d>rtoir.)
FÉDOSIA
Ah ! c'est encore cette ordure de grande rousse!..
LA MASLOWA, un doigt sur la bouche, mystérieuse.
Chut! il ne faut pas dire ça... Elle aussi... elle
aussi...
FÉDOSIA, ne comprenant pas ce qu'elle veut dire.
Quoi, elle aussi?...
ACTE TROISIÈME 135
LA MASLOWA
Écoute, je sais, moi... Elle pleure, parce qu'elle
m'a dit qu'on la rudoie toujours... depuis qu'elle
est au monde... on lui refuse tout, on se moque
d'elle... A'ors, elle m'a dit que pour se consoler
en se mettant au lit tous les soirs, elle pense à son
premier amour... à son serrurier qu'elle a aimé
autrefois... Alors, tu vois en ce moment, elle pense...
et c'est ça qu'elle pleure toute seule... Chut! elle
croit qu'on ne l'entend pas... Elle pense... alors...
elle souffre... Chut! chut!...
(Elles écoutent toutes les deuXj le grand sanglot qui
monte dans le silence et dans la nuit. Le rideau
descend lentement.)
RIDEAU
ACTE QUATRIÈME
LMNFiRMERIE
A l'infirmerie de la prison. — Murs blancs
flacons, étagères
SCÈNE PREMIÈRE
L'INnRMIÈRE. LA MASLOWA,
FÉDOSIA, et une Garde-Malade
Elles font sécher du tilleul sur des tamis et des planches
l'infirmière
Dépêchez-vous de trier le tilleul On attend
après... Dépêchez-vous. Vous n'avez pas encore
porté sa potion au 6.
LA GARDE
Non, je vais y aller.
l'infirmière
«
Et le valérianate au 5... Maslowa, quand tu
auras fini, tu iras demander à l'infirmier de sortir
du thé pectoral... C'est lui qui a les clefs de la
pharmacie... Qu'est-ce que vous avez à rire tout
le temps comme ça?
FÉDOSIA, riant.
Je ne sais pas.
ACTE QUATRIEME 137
L'INFIRMIÈRE
Je ne sais pas ! C'est le bonheur d'être ici évidem-
ment... On se trouve mieux qu'à la prison, hein?
Regardez-les ces petites!... Sont-elles jolies, toutes
les deux?
LA MASLOWA
Ah! oui, qu'on est heureuse, n'est-ce pas, Fédo-
sia? Je me plais ici avec mon tablier blanc et mon
petit bonnet... Et puis ça sent bon l'acide phé-
nique . j'aime ça... fa sent propre...
l'infirmière
Vous avez eu de la chance, on peut le dire...
C'est très rare que les détenues soient transférées
à l'infirmerie, surtout que nous n'avons pas besoin
d'infirmières en ce moment. Il falUit les plus grandes
protections.
LA garde
Quel âge a-t-il, votre prince?... C'est un vieux,
c'est un jeune?
FÉDOSIA
On ne peut pas dire qu'il soit vieux. . on ne peut
pas dire qu'il soit jeune... en tout cas, il est rude-
ment gentil!... Il a promis à Maslowa de s'occuper
aussi démon mari... de Tarass... de lui faire trouver
un emploi, dans la prison, n'est-ce pas, Catherine?
LA maslowa, bas à Fédosia.
Ne parle pas tout le temps comme ça, voyons!
{Hau'.) A quelle heure faudra-t-il faire les lits?
Avant la soupe?
138 RÉSURRECTION
l'infirmière
Oui. Vera, appelle l'infirmier. Dis-lui de venir
ouvrir la pharmacie.
(La garde sort.)
FÉDOSIA
Dieu! que ça sent bon le tilleul!.., chez nous
il y en avait un devant la porte...
L'INFIRMIÈRE
Et ton pourvoi ?
MASLOWA
Je ne sais pas encore. Le piince m'a dit qu'i
m'avertirait aussitôL.
L'INFIRMIÈRE
Fédosia, prends les assiettes et les potions, nous
allons faire la tournée. (A Mashwa.) Quand tu
auras le thé, tu le feras infuser... et surveille le
filtre... sur la table.
LA GARDE, rentrant.
L'infirmier arrive.
l'infirmière
Bon... viens nous aider... porte ça.
(Elles sortent. Maslova reste seule et arrange le filtre.)
SCÈNE II
MASLOWA, OUSTINOW
OUSTINOW, entrant.
On me fait demander ici? Qu'est-ce que tu
veux?
ACTE QUATRIÈME 139
LA MASLOWA
Du thé pectoral... L'infirmière vous fait dire
d'ouvrir la petite pharmacie dont vous avez la
clé.
OUSTINOW
Du thé pectoral?... Je ne sais pas s'il y en a
encore... je vais regarder... attends.
LA MASLOWA
C'est pour le poitrinaire du six.
OUSTINOW, ouvrant la pharmacie.
Quel est ton nom au juste?
LA MASLOWA
Maslowa.
OUSTINOW
Hé! hé!... dis donc, tes clients ne devaient pas
s'embêter ... Où étais-tu en maison?... à Moscou?
LA MASLOWA
Oui.
OUSTINOW
On dit qu'il y a un de tes anciens chents qui
t'a. dans la peau, et qui essaie de te faire sortir de
prison... C'est vrai?
LA MASLOWA
L'infirmière attend.
OUSTINOW, ss rapprochant à voix basse.
Tu sais, malgré la surveillance, on peut s'amu-
ser tout de même... Puisqu'on t'a placée à l'in-
140 RÉSURRECTION
firmerie, profites-en!... Le soir, c'est facile... je
t'enseignerai le moyen... Tiens, voilà le paquet...
Veux-tu que je prépare la chose ?... {Il arrange la
théière.) Ah! pardine, qu'on ne doit pas s'embêter
avec toi... hein ?... Ecoute, je t'avais remarquée
dé^à depuis plusieurs jours... Si tu veux, ce soir,
je pourrai te donner la clé du petit corridor à ma
chambre... je t'attendrai.
LA MASLOWA
Laissez-moi.
(Elle le repousse.)
OUSTINOW
En voilà des manières 1
LA MASLOWA
J'ai fini... allez-vous-en.
OUSTINOW
Voyez-moi ça!... On dirait peut-Ttre que ça n'a
pas l'habitude... tu ne faisais pas tant de façons là-
bas !... Je t'aurais eue pour 40 kopecks, ma fille !...
Allons, pas de façons... Je t'ai dit que tu me plai-
sais...
LA MASLOWA, se contenant.
L'infirmière va s'impatienter.
OUSTINOW
Un gaillard comme moi, ça ne se refuse pas
dans ton métier. {Il s'approche et lui p-end la taille.)
Ce soir à huit heures tu viendras... je veux, je
te dis... On s'amusera ensemble, tu verras.
(Il la saisit brutalement.)
ACTE QUATRIÈME 141
LA MASLOWA
Laissez-moi... ou je cogne 1
OUSTINOW
Nous verrons bien !
LA MASLOWA
Chien!... Chien I
(Il y a lutte, un corps à corps, et tous les deux
viennent heurter la table où sont les flacons qui se
renversent avec fracas.)
SCÈNE III
Les Mêmes, LE MÉDEQN
LE MÉDECIN, entrant.
Eh bien, la petite mère... si tu te mets à causer
du tapage ici, j'aurai vite fait de te renvoyer...
Vous, prenez garde, Oustinow...
OUSTINOW, mielleux.
Le docteur devine bien ce que c'est... J'ai un
peu honte à lui dire ça... cette fille, vous savez,
n'est pas une fille ordinaire, bien sûr... Le docteur
sait peut-être d'où elle sort... alors, j'étais là,
tran^juillement, à ranger mes fioles, vous voyez, je
filtrais... elle est arrivée et elle m'a sauté au cou
en m'embrassant.
LA MASLOWA
Ce n'est pas vrai 1 Ce n'est pas vrai l il ment I
142 RESURRECTION
OUSTINOW
Je mens!... Ah! bien... elle est après nous toute
la journée... les internes en témoigneront.
LA MASLOWA
Lâche ! lâche ! Oh ! mais je ne veux pas qu'on
croie ça!...
LE MÉDECIN, V interrompant .
Chut!... Allons, ne criez pas... arrangez plutôt
votre coiffure et ramassez les débris.
OUSTINOW, continuant.
C'est elle qui a commencé, chef... j'étais comme
ça... je filtrais...
LE MÉDECIN
Safïit... Allez, Oustinow, retournez à votre
salle... et ne traînez plus dans les corridors. Toi,
la petite mère, je te ferai partir d'ici.
(Il la regarde durement derrière ses grosses lunettes.)
MASLOWA, ramassant les débris tout en grommelant.
Ce n est pas vrai... ce n'est pas vrai...
SCÈNE IV
LE MÉDECIN. MASLOWA, l'Infirmière,
FÉDOSIA
LE MÉDECIN, à Vinfirmière qui revient avec Fédosia.
J'ai trouvé cette fille faisant du scandale ici.
ACTE QUATRIÈME 143
avec rinfîrmier Oustinow... Elle réintégrera dès
ce soir la section des femmes... Cette fréquenta-
tion des détenues est, du reste, déplorable pour
le service, et pour le personnel masculin de l'in-
firmerie... ce sont des faveurs qu'il faut réprimer...
Veillez d'abord, personnellement, avec plus de
soin, je vous prie... et à six heures ce soir, pour la
visite .. Je vais donner des ordres relatifs à cette
femme... A ce soir.
(Il sort.)
LINHRMIÈRE
Vrai, tu n'es pas habile, ma fille... et tu me
fais attraper, encore!... Tu avais la chance d'être
protégée de cette façon... tu n'avais qu'à te tenir
tranquille... Enfin, ça te regarde, n'est-ce pas,
c'est ton affaire; tant pis pour toi... Le thé pecto-
ral est-il préparé, avec tout ça?
MASLOWA
Il est là.
FÉDOSIA, se rapprochant de Maslowa^ bas.
Oh 1 Catherine I
MASLOWA
Ce n'est pas vrai, tu sais... C'est ce chien d'in-
firmier qui me poursuivait depuis plusieurs jours...
Il m'a empoignée, je l'ai repoussé... je 1 aurais
tué... Dis que tu me crois, toi, au moins, Fetits-
ohika, je veux.
FÉDOSIA
Bien su.-, puisque tu le dis.
144 RESURRECTION
MASLOWA, avec colère, balayant.
Ils croient tous qu ils n'ont qu'à me prendre,
qu'il faut que j'aille avec eux parce que j'ai é'é
comme ça autrefois... moi qui juste ment ne pourrais
plus me sentir touchée par un homme... C'est vrai...
je ne sais pas pourquoi, rien que cette idée me
met en col re... Alors, justement, il faut qu'on
m'accuse...
FÉDOSIA
Pourvu qu'on ne me sépare pas de toi I
l'infirmière, à Maslowa.
Allons, toi, apporte le thé et la potion au 6...
Tant que tu es ici, tu dois être considérée comme
nfirmière; moi, ce sont des choses qui ne me
regardent pas... Passe.
(Elles sortent.)
SCENE V
FÉDOSIA seule, puis Un interne, puis NIKHINE
FÉDOSIA, resléi S3ule, s'approche de l'icône
et s'agenouille.
Notre-Dame de Kazan, faites qu'on ne me
sépare pas de Catherine... Si vous ne nous séparez
pas, je veillerai bien sur elle... je l'empêcherai de
fumer... je l'empêcherai de boire et de penser aux
hommes... Notre-Dame de Kazan, faites que...
(Un interne entre avec Nikhine.)
ACTE QUATRIÈME 145
L'INTERNE
La Maslowa est-elle là?
FÉDOSIA, se relevant.
Non, elle est dans la salle des blessés.
l'interne
Va la chercher... Autorisation du gouverneur.
[Fédosia sort.) On est allé prévenir le prince Neklu-
doff qui vous attendait dans le cabinet du . ous-
directeur.
NIKHINE
Pensez-vous que l'autorisation qu'on vient de
me délivrer pour le prince soit définitive?
l'interne
Absolument.
NIKHINE
Bien. Je tiens à faciliter à mon ami toutes ces
démarches interminables. Le prince est un phi-
lanthrope, il s'intéresse aux condamnées et cette
fille entre autres lui a été recommandée.
l'interne, souriant.
Ah!... il ferait mieux de passer à une autre,
malgré sa recommandation.
NIKHINE
Pourquoi ?
(Entre Nekiudoff.)
i46 RÉSURRECTION
SCÈNE YI
NEKLUDOFF, L'INTERNE, NIKHINE
NEKLUDOFF
Salut, Nikhine. Eh bien, c'est fait?
l'interne
Excellence, vous arrivez à propos... C'est le
dernier jour qu'elle passe ici, votre protégée...
Je viens de recevoir justement à la minute, l'ordre
du médecin chef de la faire réintégrer la section
des femmes.
NEKLUDOFF
Et pourquoi l'y ramène-t-on?
L'INTERNE, riant.
Bahl vous savez, Excellence, c'est ime espèce
comme ca. On vient de la trouver en train de
faire des siennes avec un. infirmier... Oui .. ces
femmes-là, on a beau s'occuper d'elles... à part ça,
elle ne travaillait pas trop mal, surtout si on songe
à l'endroit d'où elle sort... Ahl la \ie va devenir
plus dure maintenant... Mais il leur faut toujours
faire des farces, à ces femmes-là... C'est plus fort
qu'elles.
NEKLUDOFF
C'est bien... laissez-nous... je vous remercie.
(V interne sort.)
ACTE QUATRIÈME 147
SCÈNE VII
NEKLUDOFF. NIKHINE
NEKLUDOFF, à iMkhine.
Eh bien, qu'en dites-vous, Nikhine? L'histoire
vous plaît-elle? Moi, un homme du monde, avec
qui la jeune fille la plus aristocratique eût été
heureuse de se marier, je quitte Missy, mon rang,
ma vie... je m'offre à suivre, que dis-je, à vivre
avec cette créature... et elle, pendant ce temps,
ne pouvant attendre, o'amuse à faire des siennes
avec un infirmier!... Et il faut supporter le rica-
nement gouailleur de ces gens!... et pendant que
cet homme me lançait la nouvelle à bout portant,
je me suis senti rougir de honte comme un misé-
rable à la porte du vice qu'il ne peut quitter...
Hein? a-t-elle été assez ridicule ma joie, à la pen-
sée d'un soi-disant changement dans l'âme de
cette fille?... Ainsi donc, même ses larmes, même
ses reproches de tous les jours qui me sembhient
avoir au moins quelque farouche beauté, comédie !..
comédie de fille perverse, qui flaire l'homme et son
profit. Et maintenant que dois je faire? Sa con-
duite ne me délivre-t-elle pas de tout lien?
NIKHINE
Je crois qu'en abandonnant la Maslowa, ce
n'est pas elle que vous punirez, mais vous ,. et
c'est plus grave.
NEKLUDOFF
Ah! c'est vous qui m'exhortez maintenant!...
148 RÉSURRECTION
Au fait, vous avez raison... Orgueil, Nikhine,
misérable orgueil! Cette femme en agissant ainsi
s'est conformée au caractère que lui a donné la
vie; qu'elle ait fait des siennes avec im infirmier,
c'est aiîaire à elle, cela ne me regarde pas... Mon
affaire est d'exécuter ce qu'exige ma conscience.
On ne refait pas les âmes des autres, décidément,
mais j'ai la mienne à refaire... que cette abjection
serve au moins à cela! La voi^i... A demain,
Nikhine. Et c'est la dernière fois que j aurais à
vous imposer cette ridicule besogne d Horatio du
bagne. Je passerai demain chez vous. Je veux
vous serrer la main avant de partir pour Pawlowna,
où je tiens à régler immédiatement cette aiîaire
de la donation aux paysans des biens que me
laissent la mort de mes tantes... Cette aventure
m'a ouvert l'esprit à bien des choses! Encore
mille mercis pour tout ce que vous avez fait...
(Nikhine sort.)
SCENE VIII
NEKLUDOFF, MASLOWA
MASLOWA, entre^ elle ae précipite gaiement vers
Nekludoff.
Ah! c'est vous.
NEKLUDOFF, durement.
Oui.
(Elle tend la main à Nekludoff ^ il la rejuse.)
ACTE QUATRIÈME 149
NEKLUDOFF, d'un ton froid et indifférent.
Je VOUS apporte une mauvaise nouvelle : votre
pourvoi est rejeté.
MASLOWA
Je le savais a avance,
(Elle laisse tomber sa tête dors S(8 mains.)
NEKLUDOFF
C'est inutile de vous désespérer, on peut encore
compter sur un recours en grâte et...
MASLOWA, avec un geste.
Oh! ce n'est pas ceka qui...
NEKLUDOFF
E)t qu'est-ce donc?
MASLOWA
Je vois bien à votre regard... vous avez rencon-
tré quelqu'un d'ici, et on vous a dit...
NEKLUDOFF, sèchement.
Bah! cela n'a aucune espèce d'importance,
vous faites ce qu il vous plaît et je n'ai pas à m'en
occuper... cela vous regarde... Parlons d'autre
chose, je vous prie... et rapidement. Allons, tenez,
voilà le recours; il faut que vous signiez ici.
MASLOWA, Us yeux pleins de larmes.
Où signer?
150 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF
Là... non, pas là... vous ne voyez donc pas... ici.
(La Maslowa essuie ses larmes du bout de son fichu
et écrit en reniflant ses sanglots et en s'appli-
quant.)
LA MASLOWA, après avoir achevé d'écrire, essuie s:s
doigts à sa jupe^ lève la tête et dit tout à coup avec
un mouvement.
Je voudrais...
NEKLUDOFF
Quoi?
MASLOWA hésite, puis laisse retomber la tête.
Rien.
(Silence.)
NEKLUDOFF, remettant le papier dans sa poche.
Ecoutez... je tiens à ce que vous ne vous mé-
preniez pas... Ce que m'a dit l'infirmier n'a pas
d'importance... quoi qu'il arrive et quoi que vous
fassiez, rien ne changera ma résolution. Je suis
ici pour accomplir mon devoir... Il ne faut pas
que vous pensiez qu'il s'agisse d'un autre senti-
ment quelconque...
MASLOWA, se levant, rougissante.
Oh! je n'en doutais pas...
NEKLUDOFF
Seulement, ce que j'ai dit, je le ferai... Où qu'on
vous envoie, j'irai avec vous.
ACTE QUATRIÈME 151
MASLOWA, fièrement.
Inutile. Vous perdez votre temps à me parler
ainsi.
NEKLUDOFF
Espérons qu'à Pétersbourg votre affaire sera
examinée.
MASLOWA
Oh! que cela soit ou ne soit pas, à présent, ça
m'est égal.
NEKLUDOFF
Pourquoi dites-vous, à présent ?
MASLOWA avec un ges'.e vague.
Pour rien.
NEKLUDOFF
En tout cas, voici où en sont les choses. Vous
allez être probablement désignée pour le premier
convoi qui va partir le dix de ce mois. Je vous
suivrai en Sibérie. Je vous retrouverai aux haltes
successives que vous ferez. J'espère me rendre
utile à vos compagnons. Vous ne me reverrez pas
d'ici Nijni-Novgorod, probablement, où je rejoin-
drai votre convoi, car je compte retourner à
Pawlowna. à notre petite ville... Mes deux tantes
viennent de mourir à quinze jours de distance.
MASLOWA
Ah!... elles sont mortes?
NEKLUDOFF
Oui. J'irai demain donc àPawlowna.(-îtVcncc.pu's
152 RÉSURRECTION
ba^.) Est-ce là qu'a été... mis... l'enfant... Vous le
rappelez- vous ?
(Silence.)
MASLOWA
Au cimetière... à gauche... dans la grande allée.
(Silence. La Maslowa retient ses larmes.)
NEKLUDOFF
Pensez à tout ce dont vous aurez besoin pour
la route.
MASLOWA
Je n'ai besoin de rien, merci.
NEKLUDOFF
Eh bien... alors... adieu?...
MASLOWA
C'est cela, adieu...
NEKLUDOFF
Vous n'avez plus rien à me dire avant votre
départ ?
MASLOWA
Non... Si... Il y a la petite Fédosia qui voudrait
bien vous remercier de l'avoir fait mettre ici...
Vous ne l'avez pas vue, en entrant?... Elle est là...
NEKLUDOFF
Faites-la venir.
MASLOWA ca à la porte et appelle.
Fédosia... Fédosia...
ACTE QUATRIÈME 153
SCÈNE IX
Les Mêmes, FÉDOSIA
Fédosia accourt et fait le geste de s'agenouiller
aux pieds de Nekludoff
NEKLUDOFF, l'arrêtant.
C'est bon... c'est bon...
FÉDOSIA, timidement.
Si Catherine s'en va en Sib-rie, est-ce que je
pourrai partir avec son convoi ?... j'aime tant
Cathfrini^.
NEKLUDOFF
Je verrai... je réfléchirai... Adieu... Si vous avez
besoin de quelque chose, écrivez-moi à PawlowTia
(Il sort. Elles 5' tiennent toutes deux par la main,
et regardant un grand instant la porte par où
Nekiuioff vient de sortir. Pu's Maslowa laisse
tomber si têie sw V épaule de Fédosia.)
SCHNE X
MASLOWA, FÉDOSIA
FÉDOSIA
Bah! ne pleure pas... on ne sait jamais.
MASLOWA
Ohl ce n'est pas cela... ça m'est bien égal!. .
non, mais on lui a dit l'infirmier, et alors qu'i)
croie cela, lui... c'est trop!
154 RÉSURRECTION
FÉDOSIA
Pourquoi ne lui as-tu pas dit la vérité?
MASLOWA
Je n'ai pas osé... je voulais... mais dès que j'ai
voulu, je n'ai pas pu... j'ai senti qu'il ne me croi-
rait pas parce que je rougissais... alors, ça m'a
étouffé là, dans la gorge... je n'ai pas pu...
FÉDOSIA
Mais puisqu'il dit qu'il fera tout pour toi, qu'il
t'épousera-
MASLOWA
Il dit cela... mais il ne faut pas accepter...
Jamais, tu entends, jamais... J'aimerais mieux
que Katucha ne soit plus... Lui, un prince, m'é-
pouser?... Ah bien! sa vie serait perdue, alors, à
cause de moi... J'ai d'abord dit non parce que je
le haïssais, qu'il me faisait horreur... mais main-
tenant encore, je trouverai le moyen de l'empêcher
de me suivre... et quand Katucha a dit non, c'est
non... Accepter cela de lui qui me déteste!...
FÉDOSIA
Tu crois qu'il te déteste?
MASLOWA
Sûr... Il se croit obligé à faire ça, mais il me
déteste au fond. Va, une fille, comme moi, c'est
bien naturel... mais qu'importe... Seulement, ce
que je ne voudrais pas, c'est qu'il croie l'infirmier...
ça vois-tu, ça me fait plus de peine que de partir.
ACTE QUATRIÈME 155
là-bas, pour la Sibérie... S il pouvait savoir!...
Mais il ne croirait pas.
FÉDOSIA
Pourquoi ne croirait-il pas ?
LA MASLOWA
Il sait bien que quand on a été ce que j'ai été
on no change jamais... non, non, on ne peut chan-
ger... je le sais bien, va... Oui, une fois, dans ma
maison, j'ai voulu partir de chez M™® Kataïew :
je n'ai pas pu... Une nuit de carnaval, je me sentis
tout à coup triste, triste à mourir. Je l'ai dit à la
pianiste, une nommée Claire, et elle m'a dit qu'elle
aussi était triste et fatiguée de cette vie... alors,
nous avons décidé de nous en aller toutes les deux;
nous nous sommes arrangées et nous allions le
faire quand, tout à coup, des hommes sont montés
en chantant. Le violoniste s'est mis à la ritour-
nelle, im grand homme saoul, en habit, m'a
iiipoignée, un gros barbu a empoigné Glaire, et
on a tourné, tourné toute la nuit, chanté... et bu...
et crié... et une année a passé, comme cela et puis,
une autre... et les jours, les jours, Non vois-tu.
on ne change pas, la petite tante, on ne change
pas.
LA VOIX DE L'INFIRMIÈRE, appelant au dehors.
Fédosial... la charpie.
FÉDOSIA
Ahl oui, c'est vrai, il faut que j'aille faire la
charpie... (Criant.) Voilà. {A la Ma»lo(va.) Tu n'en
156 RÉSURRECTION
fais pas?... Ce n'est pas ennuyeux, je me mets près
de la fenêtre, là, à côté, et je chante les chansons
de ton pays que tu m'as apprises... Tu ne viens
pas?...
LA MASLOWA, confidentiellement.
Non... C'est mon heure...
FÉDOSIA
Ton heure?...
LA MASLOWA
C'est l'heure oa je suis toute seule. L'infirmière
est en bas. C'est l'heure où je pense et où je m'a-
muse avec ma petite boîte.
FÉDOSIA
Quelle boîte?... Tu ne m'en as jamais parlé.
LA MASLOWA
Ohl c'est peu de chose... J'ai mes petites affaires
à moi dans cette boîte, des riens... {Elle monte sur
un escabeau et prend sur un rayon, une petite boite.)
C'est tout ce que j'emporterai là-bas... Il y a la
photographie, tu sais... et puis un bout de glace
cassée... et puis un ruban rouge... des choses, quoi...
Va-t'en maintenant, laisse-moi seule... puisque
c'est mon dernier jour .. {Fédosia sort. La Maslowa
ouvre avec précaution la boîte.) Ah! VOyonS... la pho-
tographie, là.. .la glace... {Elle essuie avec sa manche
le bout de glace cassée qu*elle a retiré ; puw, pose la pho-
tographie sur la table. Elle regarde la photographie et la
glace alternativement ^ et met un nœud rouge dan» $et che»
veux, un nœud rouge fait avec un morceau de ruban fané.)
ACTE QUATRIÈME lô7
Voyons... le nœud était comme ça... non, plus
bas, je crois... je portais un col plissé, plissé et
ouvert comme ça... {Elle s'arrange et ss coiffe comme
au premier tableau. Elle ferme les yeuc pour s" imaginer
dans le passé; elle regarde après dans la glace.) Et puis,
il venait derrière moi... Oh! la petite Katucha
n'est pas aussi jolie que vous voulez le dire...
{Elle laisse retomber la glace avec décourageme ni. )^Oïi, Ce
n'est pas ça... ce n'est pas comme ça que c'était...
ce n'est plus du tout pareil.
(A ce moment on entend la voix de Fédcsia dans lu
cou'isse, qui chante^ en cousant, la chanson du
prologue.)
FÉDOSIA, dans la coulisse.
Catherine, Catherinette légère,
Tu n'es pas partie, tu n'es pas partie...
LA MASLOWA
Ahl c'est Fédosia qui chante en cousant.
(Et elle reprend doucement elle aussi.)
Catherine, Catherinette légère...
(On voit reniwjr s:s li.'res, qui ne chantent plus
maintenant. Sa poitrine se soulève avec force. Puis
la voix de Fédosia s'éteint. Alors elle se prend la
tête et murmure.)
C'est drôle, pourtant !... Qu'est-ce qui manque?...
mais qu'est-ce qui manque?...
RIDEAU
ACTE CINQUIEME
UNE HALTE EN SIBÉRIE
La halte dans un village, en Sibérie, où s'arrêtent les
déportés politiques, mêlés, dans ce convoi, aux criminels
de droit commun. La plaine de neige au fond; on voit
le village sur les flancs de la vallée. A droite, une sorte
de hangar où les forçats font un peu de cuisine; à gau-
che, une cahute, ouverte, de paysan, sorte de tente dé-
foncée, accotée aux rochers. Sous cette cahute, un déporté
étendu sur des sacs. Krilitzof : auprès de lui Nowodo-
roff, Maria Pawlowna. Au premier plan, un vieux se
déchausse; un autre se lave la face; une femme allume
du feu. Et, au fond, sur la route, les autres condam-
nés s'empressant autour de paysans et de marchandes,
qui leur vendent des comestibles. Sous la neige, au fond,
à droite, on devine le bâtiment de la halte. Des pieux
avec des fds de fer indiquent le parcage. Les condamnés
politiques ont leurs costumes d'étudiants; les forçats ont
le manteau réglementaire, et la tête rasée d'un côté.
SCÈNE PREMIÈRE
KRILITZOF, NOWODOROFF. MARIA
PAWLOWNA et autres Condamnés
PREMIÈRE MARCHANDE
Du poisson... du bon poisson... A cinq kopecks.
DES CONDAMNÉS
Six et deux huit, que je te dois... et quatre...
ACTE CINQUIÈME 159
DEUXIÈME MARCHANDE
Des œufs... du bon kaoha... du laitage...
UN PRISONNIER, dans le fond à une marchande.
Gnq ko^jecks. ce poisson pourri?
PREMIÈRE MARCHANDE
Pourri ce poisson?.. Ça nagerait encore dans
la casserole.
LE PRISONNIER, tendant son pot.
Pour voir.
(Vociférations.)
UN OFFICIER
Dépêchez-vous, les marchandes.
UN VIEILLARD, se déchaussant sw le devant de la scène.
Je n'en puis plus... Vingt heures depuis Tomsk.
UNE VIEILLE FEMME, allumant du feu.
L'étape va durer trois heures. On va pouvoir
se reposer... Dors, pauvre vieux.
NOWODOROFF
Oui, nous en avons bien pour deux ou trois
heures, nous n'arriverons à la grande halte que
vers la nuit.
UNE JEUNE FEMME, parlant du hangar.
Hé! la mère aux poux... tu devrais en profiter
pour te nettoyer... Ça nous soulagerait...
MARIA PAWLOWNA, s approchant d'un homme, jeûne
encore, étendu dans les couvertures.
Tu as froid, Krilitzof?
160 RÉSURRECTION
KRILITZOF, soulevant sa tête en toussant.
Non, non.
MARIA
Reste bien enveloppé... U faut que nous passions
ce jour de Pâques tous ensemble.
NOWODOROFF, un prisonnier^ très grand ^ à l'air rude
et sarcastique^ une pipe dans les dents.
C'est un jour comme les autres, je crois... Christ
est ressuscité... oui, pour les popes, il ressuscite
toujours... Pour nous, il meurt un petit peu tous
les jours.
MARIA, à un prisonnier^ en montrant Krilitzof.
J'ai peur qu'il ne passe pas la nuit.
PREMIER PRISONNIER
Pauvre enfant!... La neige de Sibérie n'aura
pas voulu l'épargner.
MARIA, arrangeant une marmite.
Aidez-moi à allumer le feu là-dessous, si vous
pouvez... Le bois est si humide.
UN PRISONNIER, dans le fond.
Hél Regardez-là, sur ce poteau! {On se rapproche
on va voir Varbre.) Tiens, lis, toi, qui sait lire.
DEUXIÈME PRISONNIER
C'est vrai, une inscription au couteau.
PREMIER PRISONNIER, lisant à haute voix péniblement.
« Je suis passé par ici le VI août 1880 avec un
ACTE CINQUIÈME 161
convoi de condamnés politiques. Ils m'ont arraché
une main. Courage pour la cause. »
DEUXIÈME PRISONNIER
C'est signé?
PREMIER PRISONNIER
Pelkine.
LE VIEILLARD
Oui, jVn ai entendu parler autrefois... II a
écrit cela pour nous.
KRILITZOF, ctencUy a Maria.
Regarde, Maria, nous n'avons pas le droit de
nous plaindre... D'autres nous ont montré la
route.
MARIA, S' uriijrti.
Est-ce que je me plains... non. Il y a des gens
à soigner, des camarades à réconforter...
KBIUTZOF
Ah! Maria, tu aurais été une belle révolution-
naire.
NOWODOROFF, qui passait la pipe aux dents.
Elle? elle n'a aucun mérite... Elle s'est consacrée
au sport de la bienfaisance... C'est par hygiène.
MARIA
Il y a du vrai dans ce que dit Nowodoroff avec
l'air de rire.
NOWODOROFF, lui mettant la main sur Vépaule.
Ne te vante pas... Tu es une belle âme, ma fille. .
(Il s'en va avec un geste.)
162 RÉSURRECTION
MARIA, à KriUtzof.
Oui, mais lui m'agace... il est prétentieux.
SCÈNE II
Les Mêmes, LA MASLOWA
LA MASLOWA, entre avec un enfant sur les bras.
Là... là, ne pleure pas.
l'enfant
Oh! je voudrais aller voir les marchandes.
MARIA, V apercevant.
Quel est cet enfant?
LA MASLOWA
C'est la fille d'un cond.mné criminel, un vieil
homme qui l'a portée dans ses bras dix jours,
depuis Perm jusqu'en Sibérie... Le nouvel officier
a refusé de lui maintenir la permission... Je n'ai
pas vu ce qui s'est passé... Le père avait la figure
en sang... La fillette sanglotait. J'ai ait les yeux
doux à l'officier et lui ai demandé la permission
d'emmener l'enfant dans notre convoi avec nous.
Alors je l'ai prise, la pauvre, entourée de son grand
châle, comme un petit animal qui pleurerait...
Elle m'a mouillé une joue et s'est endormie.
KRILITZOF
Quelle pitié 1
ACTE CINQUIEME 163
MARIA, prenant la Maslowa à part dans un coin.
Bien, toi... Ecoute, j'ai des excuses à te faire.
Pas tout haut... Ta main...(jt,V/e lui serre la main.) A
la vérité, j'éprouvais un peu de dégoût pour toi au
commencement... Et puis, nous autres nihilistes,
ça nous est égal d'aller à la mort ensemble, mais
je n'aimais pas qu'on t'ait placée, même malgré
toi, dans notre section de condamnés... je suis
franche; j'aime les pauvres; mon père était géné-
ral, j'ai distribué tout son argent, mais j'ai tou-
jours eu une répugnance invincible pour les
femmes qui vendent leur corps. N'importe ! Tu
es une brave fille. Embrasse-moi.
LA MASLOWA, l'embrassant.
Vous êtes si bonne. Maria... Je voudrais être
comme vous... Vous êtes des gens si excellents..
KRILITZ0F,7Ui a entendu les derniers mots., ss soulevant
péniblement sur les coudes.
Détrompez-vous, Maslowa; je ne suis pas excel-
lent... Savez-vous ce que je voudrais faire, moi,
chétif, moi mourant?... Monter dans un ballon et
saupoudrer de mes bombes toutes les villes,
comme des punaises, comme de petites punaises...
(Il dit cela fiévreusement, les yeux brûlants.)
MARIA
Ne vous fatiguez pas.
164 RESURRECTION
KRIUTZOF
Tuer! tuer! Oui, voilà ce qu'on devrait, parce
(Il s'arrête dans un hoquet J
MARIA
Il crache le sang... Va chercher un peu de neige...
LA MASLOWA, lui tendant une potion quelle tire
de son sac.
Buvez.
KRILITZOF
Ah! qu'est-ce que c'est?
LA MASLOWA
De la valériane,
KRILITZOF
Je crois que je vais vous faire un triste jour de
Pâques, pauvres amis.
TROISIÈME PRISONNIER, apportant un peu de neige.
Tenez, rafraîchissez-vous la bouche.
l'enfant, qui était sorti, rentre en criant.
Regarde... des œufs... des craquelines.
la MASLOWA
Qui t'a donné tout ça?
l'enfant, désignant quelqu'un qui arrive sur le chemin.
C'est lui.
MARIA
Simonson !
ACTE CINQUIÈME 165
SCÈNE III
Les Mêmes, SIMONSON, puis Un Offiueb
SIMONSON, s' approchant.
Bonjour, Maslowa.
LA MASLOWA
Bonjour.
(Elle lui tend la main.)
SIMONSON, s' approchant de Krilitsoj.
Eh bien, bonjour loi... Comment vas-tu, mon
vieux Krilitzof? {Montrant Venfant.) Pauvre enfant,
je lui ai donné dos craquelines pour la distraire...
On vient de me raconter...
PREMIER PRISONNIER
Tiens, voilà justement le petit officier qui a fait
la chose.
SIMONSON
Laissez-le passer... ne dites rien... {Silence quand
l'officier passe à portée de la voix. )\on8 avez mal agi,
monsieiP" l'-^fTicier. {Silence^ un temps.)
L'OFFICIER
Qui a dit ça?
SIMONSON, s'avançant.
Moi, Simonson.
L'OFFICIER
Ah! c'est vous... ça ne m'élonne pas... Je vous
apprendrai, moi, à vous mêler de vos affaires.
166 RÉSURRECTION
SIMONSON
Mon affaire est de vous dire ce qui est et je vous
répète que vous avez mal agi.
l'officier, frappant le sol avec son stik.
Imbécile et poseur! je vous apprendrai à rai-
sonner... Vous essayez toujours de fomenter la
révolte ici... on vous prône, on vous pousse,
hein?... Ce beau parleur!... Vous faites votre petit
tsar parmi ces brutes... Poseur.
MARIA, s'avançant à son tour.
Nous l'admirons tous ici, monsieur l'officier,
simplement parce qu'il le mérite.
l'officier
Ah! vous vous révoltez!... Essayez... Je vous
montrerai, moi, comment on se révolte... je vous
tuerai comme des chiens, et les chefs me remer-
cieront d'avoir réglé votre compte... comme des
chiens... Brutes!... (/Z les toise.) Des imbéciles, vrai-
ment.
(Il s'en va en maugréant et en haussant les épaules.)
PREMIER PRISONNIER
Tu as bien fait, Simonson.
NOWODOROFF
Non, tu as eu tort... Il te le fera payer dure-
ment.
SIMONSON
Peuh, qu'importe!
ACTE CINQUIÈME 167
KRILITZOF
Il écumait !
MARIA, Rapprochant de la Maslowa qui s'était un peu
retirée.
Quel homme admirable ce Simonson! On l'a
condamné parce qu'il disait le bien au peuple...
Il a conquis ici l'estime de tous.
LA MASLOWA, avec admiration.
Oui, c'est un homme extraordinaire.
MARIA, SoufHant.
Ton amoureux.
LA MASLOWA, réprimant un nwu.cment
Que dites-vous là, Maria?
MARIA
Oui, oui, nous ne l'appelons plus qu'ainsi...
Crois-tu que ce n'est pas visible qu'il est devenu
amoureux fou de toi...
LA MASLOWA, vivement.
Il ne me l'a jamais dit.
MARIA
Il est trop fier... mais cela ne change pas la chose...
Il rougit quand il te parle comme un enfant...
oui, va, il t'aime, visiblement... depuis que tu es
arrivée ici, peu à peu, côte à côte. Ce n'est pas
mal : ce sont les tristes fleurs de l'exil... Ne di»
point que tu ne t'en es pas aperçue.
168 RÉSURRECTION
LA MASLOWA
Je ne sais; j'ai été frappé • un jour de l'insistance
des bons yeux bleus de ce prisonnier en veste de
caoutchouc. J'ai bien compris aussi qu'il disait
des choses pour moi tout haut... mais je n'ai pas
beaucoup de temps pour écouter... le travail,
n'est-ce pas? et puis... {Elle hésite.) les visites...
MARIA
Ah ! oui, les visites du prince amateur en voyage...
Tiens, il n'est pas encore venu le cher homme... Il
a dû arriver à la halte avant nous cependant..-
Ses chevaux marchent plus vite que nos jambes.-
Oui,l s visites du Nekludoff ! Mais ce n'est pas la
même chose, ma fille; Nekludoff veut t 'épouser
par grandeur d'âme et pour réparer... utopie!...
Tandis que Simonson, vois-tu, t'aime telle que tu
es maintenant, depuis ta faute. Il t'aime simple-
ment parce qu'il t'aime... et parce que c'est toi...
(On entend un brouhaha derrière la palissade et des
cris.)
TROISIÈME PRISONNIER
Allons bon! Qu'est-ce que c'est!
SIMONSON
Qui est->e?
QUATRIÈME PRISONNIER
Regardez derrière la palissade.
CINQUIÈME PRISONNIER
On ne peut pas voir.
ACTE CINQUIÈME 169
PREMIER PRISONNIER, se hissant sur la balustrade.
La ohiounne a empoigné un homme. C'est la
bastonnade. C'est l'officier qui se venge,
KRIUTZOF
Sur qui ?
PREMIER PRISONNIER
Pas un condamné politique, bien sûr: un pauvre
bougre.
NOWODOROFF, à Simonson,
La réponse ne s'est pas fait attendre.
QUATRIÈME PRISONNIER
C'est un vieux que les marc! andes accusent
d'avoir volé du poisson.
(La Maêlowa s" est arrêtée de balayer,)
SIMONSON, s'approchant d'elle.
Eh bien, Maslowa, vous ne travaillez plus?
LA MASLOWA
Je n'ai pas le cœur. Ces cris me font mal.
SIMONSON
Moi, ils me font du bien... Ils sont là pour empê-
cher l'âme de s'endormir, au contraire. Crie, crie,
pauvre vieux, que je m'en souvienne bien... Ah!
vois-tu, Maslowa, dans quatre ans, je serai libre,
et alors...
LA MASLOWA
.AJors?
170 RÉSURRECTION
SIMONSON
Alors, je ferai des ehoses merveilleuses... Oui;
oui, je les vengerai tous... tous ceux qui ont souf-
fert, nous, eux, les pauvres bêtes de somme de la
terre, qui ne savent pas. Vous aussi, Maslowa, ils
vous ont bien fait souffrir... dès que vous êtes
arrivée dans nos rangs, inconnue, je l'ai vu à votre
doux visage... {On entend des cris affreux derrière la
palissade. Ceux qui étaient perchés sur la palissade des-
cendent.) Mais dans quatre ans, je serai libre...
pense à cela. .Est-ce que toi aussi, cela ne te plai-
rait pas, quand tu auras obtenu ta grâce, d'al-
ler là-bas consoler un peu le vieux monde, utiliser
ce que nous savons, nous, de la douleur?... Ce
serait une belle vie... on irait...
LA MASLOWA, V interrompant.
Écoutez... c'est fini.
(En effet^ un silence mot ne a succédé aux plaintes.)
SIMONSON
Oui, il a dû rouler dans un coin tout sanglant.
LA MASLOWA, reprenant.
Alors, vous disiez?
SIMONSON, rousissant tout à coupy désarçonné.
Moi? rien... rien, Maslowa... J'avais les cris de
cet homme pour m'aider, mais maintenant, je
ne sais plus... en vérité, je n'avais rien à dire...
Voilà... je m'en vais eouper du bois pour chauffer
Krilitzof. Et vous?...
ACTE CINQUIEME 171
LA MASLOWA, simplement.
Je vais faire sécher le plaid pour Krilitzof.
(Ils se séparent. Dans le fond, les prisonniers com-
mentent la sine qui vient de se passer.)
QUATRIÈME PRISONNIER
C'est horrible!
UNE CONDAMNÉE, agitée.
J'adresserai une réclamation au prince Neklu-
doff.
UN PRISONNIER
Naïve !
MARIA
Il ne s'arrête pas à cette étape 1
PREMIER PRISONNIER
Si... Le voilà là-bas qui cause avec deux offi-
ciers... en fumant des cigarettes.
MARIA
Ce grand seigneur est charmant !... Il se paie
un voyage des plus intéressants. Il doit prendre
des notes, j'espère.
NOWODOROFF
Un de ces jours, il va nous sortir un kodak de
sa pelisse... Il photographiera des agonies des plus
curieuses.
UNE JEUNE FEMME, aigrement.
Et tout ça pour une de nous. Nous pouvons
être fières... Tiens, le voilà, Maslowa, le voilà, ton
172 RÉSURRECTION
homme du monde... Il est plus élégant que ja-
mais... Quelle pelisse!...
MARIA, s' adressant à voix basse à la femme qui vient
de parler.
Chut! Pauvre fille 1... Vous la gênez liorrible-
ment. Cette plaisanterie perpétuelle la fait souf-
frir... 11 était convenu qu'on ne lui en parlerait
plus.
NOWODOROFF
C'est égal!... Cette histoire est du plus haut
comique... Un historien pour récrire!
(A ce moment paraît^ venant du village ^ NeMudoff
avec un officier. Il est très couvert.)
SCENE IV
Les Mêmes, NEKLUDOFF. Un officier
MARIA
Eh bien, prince, vous voyagez toujours agréa-
blement ?
NEKLUDOFF S5 retourne^ regarde^ puis dit.
Oui, je vois des choses bien intéressantes.
MARIA, ironique.
Nous vous croyions reparti pour la Russie.
NEKLUDOFF
Non; j'ai eu du retard au relai de Tomsk.
ACTE CINQUIÈME 173
NOWODOROFF, affectant une mondanité charmante.
Il faudra que vous mangiez un morceau avec
nous un de ces jours.
NEKLUDOFF, gimpUment.
Si cela peut vous être agréable en quoi qne ce
soit, je le ferai et j'en serai très honoré, Nowodo-
roff.
(Il se détache du groupe.)
l'officier, se dandinant^ à Aekludoff.
Belle journée... Froid sec. Avez-vous du feu?
{Xekludoff lui tend une cigarette.) Merci... Hé ! hé l
votre petite bnmo... elle est gentille, ma foi, tout
de même.
(Il montre la Maslowa qui est accroupie dans le
hangar à travailler.)
KEKLUDOFF, à Krilits^f^ brusquement.
Et la santé?
KRILITZOF
Merci, je vais assez bien.. Mais je suis mouillé
et pas moyen de me réchauffer... Et vous?... pour-
quoi ne vous a-t-on pas vu depuis si longtemps?
NEKLUDOFF
On ne m'a pas laissé entrer. Aujourd'hui seule-
ment le nouvel officier s'est montré plus traitable.
KRIUTZOF
Vous cherchez Katia? La voilà.
(Il la désigne du doigt.)
174 RESURRECTION
NEKLUDOFF
Oui, oui, je sais.
KRILITZOF
Elle est toujours à travailler... Elle a fini déjà
de nettoyer nos effets... Elle brosse maintenant
les manteaux.
LA MASLOWA, appelant très haut^ sans se retourner,
Simonson, le plaid est sec?
SIMONSON
Presque sec.
KRILITZOF, continuant à Nekludoff.
Il n'y a que les puces dont elle n'arrivera jamais
à nous débarrasser... les sales bêtes nous mangent.
(Pendant ce dialogue^ la Maslowa est restée dans
le hangar^ sans paraître se soucier de la présence
de Nekludoff. Celui-ci^ finalement^ va à elle,)
NEKLUDOFF
Bonjour, Catherine.
LA MASLOWA, S2 retournant froidement.
Bonjour.
NEKLUDOFF
Vous faites le ménage?
LA MASLOWA
Oui, j'ai repris mon ancien métier, vous voyez
{Vivement.) Krilitzof, il faut rentrer dans le bâti-
ment de la halte.
ACTK CINQUIÈME 175
KRILITZOF
Mais non.
LA MASLOWA
Venez, on vous enveloppera bien.
NEKLUDOFF
Oui, oui, allez Krililzof.
KRILITZOF, se levant avec Vaide de la Masloiva
et de Maria.
Ah! la triste Pâque! la triste Pâquel
(Ils rentrent tous Ua deux dans, le hangar et dispa-
raissent. On entend au hin hs clochiS du village
sibérien et des chants en plein air.)
L'OFFI 1ER
Vous entendez. Excellence? Nos condamnés...
Ça ne manque pas d'une certaine poésie...
NEKLUDOFF, rêveur.
Oui, le chant natal ■.
l'officier, débouchant une gourde de cuir à son
ceinturon.
Vous ne voulez pas un peu de cognac? On pour-
rait apporter un verre... Non? A votre aise!...
Quand on est dans cette maudite Sibérie, c'est
un vrai plaisir de rencontrer un homme du monde...
Et le plus merveilleux, c'est que pour la plupart
des gens, un officier de police est un personnage
grossier, mal élevé... On ne se doute pas qu'il y a
parmi nous des hommes d une tout autre espèce...
176 RESURRECTION
Alors, vraiment, pas de cognac! {Il boit.) Créature
pas banale, cette femme que vous suivez, Excel-
lence...
NEKLUDOFF
C'est une malheureuse... on l'a condamn'c in-
justement.
l'officier
Oui, il y en a de très gentilles... A Kasan, lais-
sez-moi vous raconter ça, j'en ai connu une, une
nommée Emma, elle était hongroise d'origine,
mais elle avait des yeux de persane et du chic,
comme une vraie comtesse...
(Pendant ce tempe, la scène s'étant vidée^ il ne reste
plus que Simonson qui tape avec un marteau sur
un vieux poêle. Tout d'un coup, il s'est rapproché
de Nekludoff^ et lui dit sins souoi d'interrompre
Vofficier.)
SIMONSON
Je désirerais vous parler... Pouvez-vous mainte-
nant m'accorder un instant d'entretien?
NEKLUDOFF
Mais sans doute!
SIMONSON
Seul?
NEKLUDOFF
Seul. {Il se retourne vers l'officier.) VouS permettez...
J'ai un mot à dire en particulier à cet homme.
l'officier
Mais comment donel Je vais finir ma cigarette
ACTE CINQUIEME 177
derrière ce hangar, en vous attendant. J'ai d'ail-
leurs des ordres à donner pour le campement.
(Il sort.)
SCÈNE V
SIMONSON, NEKLUDOFF
NEKLUrOFF, à Simorson.
Impossible de se débarrasser de ces imbéciles.
Il faut leur faire la causette, c'est le tarif... Dites
maintenant.
(Un sUence.)
SIMONSON
Voici en quoi consiste TafTaire dont je veux
vous parler.. Connaissant vos rapports avec
Catherine Maslowa, je me crois tenu de vous mettre
au courant de mes propres rapports avec elle
NEKLUDOFF, SUr$auUint.
Qu'est-ce à dire?
(Un temps.)
SIMONSON, regarde sa casquette de prisonnier^ pw» dit
bourrument.
J'aime Catherine Maslowa, et je voudrais me
marier avec elle
NEKLUDOFF
Ah bah!
SIMONSON, cherchant ses mots^ la tête dans îfs épaules.
Oui, voilà .. j'ai décidé cette chosc et j'ai résolu
de lui demander si elle consentirait à devenir ma
178 RÉSURRECTION
femme. On se marierait ici... et puis dans quatre
ans, on serait libre... Voilà... j'ai envie de lui
demander si elle voudrait.
NEKLUDOFF, sèchement.
Mais que puis-je y faire? Je ne comprends pas
pourquoi vous vous adressez à moi... Cela dépend
d'elle.
SIMONSON
Oui, bien entendu. Seulement je sais qu'elle
ne me répondra pas sans votre permission.
NEKLUDOFF
Et pourquoi cela?
SIMONSON
D'abord parce qu'elle n'oserait pas sans votre
permission. Elle a pour vous comme une espèce
de fétichisme... Elle ne répondra pas sans cela...
et puis il y a autre chose de plus important encore.
Tant que la question de vos relations avec elle
ne sera pas tranchée, elle ne pourra prendre aucun
parti.
NEKLUDOFF
Mais c'est bien simple. Cette question n'a pas
été nettement tranchée, à cause même de Mas-
lowa et de son refus de répondre.... En ce qui
me concerne, j'ai voulu faire ce que je croyais mon
devoir... et puis j'ai essayé d'adoucir autant que
possible sa situation, mais je ne puis pas pourtant
l'impossible. Je ne saurais m'imposer à elle malgré
ACTE CINQUIÈME 179
elle... Moi, je ne me considère plus comme libre,
mais elie, elle a toujours ^a liberté.
(Il jette sa cigarette.)
SIMOHiSOK
Catherine m'a dit qu'elle ne voulait pas de vous...
Je sais que sa résolution sur ce point est inébran-
lable.
NEKLUDOFP, sèchement.
Mais alors à quoi rime cette conversation, mon
cher, elle est absolument inutile. Gessons-là.
(H fait un mcuvement peur s'en aller.)
SIMONSOIï, la voix dmre et nMe et en le regardant.
Non, parce qu 1 faut, vous entendez bien, il
faut que vous reconnaissiez aussi que vous renon-
cez à vous occuper d'elle, jamais.
NEKLUDOPF, mf>€C un iutu'^le-corps.
Vous dites? {fus U se reprend et après un silence^
très calnie.) Mais ©omment pourrais- je reconnaître que
je ne dois pas faire oe que j'estime mon devoir?...
La seule chose qne je puisse lui dire, c'est ce que
je viens de vous dire à vous-même : c'est que je ne
suis pa« libre et <ju'ell€ l'est entièrement, pleine-
ment, vis-à-vis de moi... Allez la chercher, je le
lui répéterai sur le champ.
SIMONSON
Bien... Je vous demande pardon de m'exprimer
ainsi, mais nous ne sommes pas de même espèce...
Et puis, j'ai toujours été un peu loup de neige.
180 RESURRECTION
moi... seulement, quoique de race ennemie l'un
et l'autre, je tiens à vous dire encore ceci : je ne
vous hais pas.||
NEKLUDOFP, souriant avec hauteur.
Je VOUS remercie... vous êtes bien aimable.
SIMONSON, simplement.
Non, je ne vous hais pas... Au fond, malgré
moi, j estime ce que vous faites... C'est peut-être
tout ce que les gens comme vous peuvent faire
sur la terre!... Quant à Catherine {Mouvement de
Nekîudoff.) si, si... il faut que vous sachiez... ne
croyez pas que je sois amoureux d'elle... Je l'aime,
voyez-vous, comme j'aimerais ime sœur, une amie
qui aurait beaucoup souffert, et que je voudrais
consoler; je ne désire rien d'elle, rien que pouvoir
lui venir en aide, adoucir sa vie... Si elle consent,
et si elle n'obtenait pas sa grâce, je demanderais
à être envoyé dans la ville où elle finirait sa peine...
oh 1 ceser.i vite passi l...je vivrai près d'elle et peut-
être parviendrai -je à lui rendre la vie moins dure,
à lui donner un peu de repos... j'essaierai... {il
s'essuie les yeut.) Je VOUS demande pardon... il y
a vingt ans que je n'ai pas pleuré.
(Un silence.)
NEKLUDOFP, après avoir réfléchi.
Que puis-je vous dire?... Je suis heureux qu'elle
ait trouvé un défenseur tel que vous.
ACTE CINQUIÈME 181
SIMONSON, avec élan.
Ah! n'est-ce pas?... merci de ce que vous venez
de dire... J'avais un peu peur secrètement de ne
pouvoir guère la rendre heureuse, mais n'est-ce
pas, pourquoi pas? Merci... En bien, je vais aller
lui dire tout cela... oui, je vais lui dire tout celai
(Il $ éloigne.)
NEKLUDOFF
Voulez-vous lui dire aussi que je l'attends ici...
Je vais lui poser moi-même la question et j'agirai
suivant sa réponse.
(Simonson disparaît sur la route.)
SCÈNE VI
NEKLUDOFF, L'off.ceer rentrant av.»c
un paysan
L'OFFICIER
Ah! Excellence, vous avez fini avec cet homme?
Voici un paysan que votre cocher vous envoie.
Il a quelque chose à vous remettre.
LE PAYSAN
Oui, Excellence. C'est votre courrier. Le cocher
m'a dit de vous faire remarquer qu'il vous l'en-
voyait au campement, comme vous le lui avez
recommandé, s'il arrivait xme lettre avec ce timbre.
(Il montre une lettre.)
182 RÉSURRECTION
NEKLUDOFF, la prenant.
Ah! cela tombe bien... à merveille... Atten-dee,
monsieur, ne vous retirez pas. Ceci nous intéresse
peut-être tous les deux. {Il Ut.) Chancdhrie de
sa Grandeur Impériale. Bureau des Grâces. Sur
Vordre de sa Grandeur Impériale, la nommée CaUJke-
rine Maslowa est informée que Sa Grandeur Impé
riale ayant pris connaissance de sa requête a daigné
changer la condamnation de vingt ans de travaux
forcés encourue par elle, en cdle d'an an de dépor-
tation dans un gouvernement quelconque des fron-
tières de la Sibérie... C'est la gmee.
L'OFFICIÏR
Heureuse nouvelle pour vous, Excellence. Nous
allons recevoir probablement la môme communi-
cation aujourd'hui.
NEKLUDOFF
Oui, voilà le but atteint!... En même temps
que je reçois cette nouvelle j'apprends le mariage
■de la déportée avec son compagnon de bagne
Simonson... Elle va venir ici. Je vais lui notifier
moi-même sa grâce... Auriez-vous l'obligeance de
vérifier si vous en avez reçu communication?
l'officier
Je vais aller chez l'intendant.
MEKLUDOFF
Je vous y rejoins tout à l'heure.
(L'officier se retire.)
ACTE CINQUIÈME 183
SCÈNE VII
NEKLUDOFF seul, puis LA MASLOWA
NEKLUDOFF, seul.
Insensé! Est-ce le châtiment d'aimer et de vou-
loir? Voici la récompense de mes efforts! Je n'ai
pourchassé qu'un rêve enfantin et puéril, qui me
laisse tout seul, tout piteux d'avoir suivi si loin
les fausses voix de la conscience, celles qui mentent
et qu'il ne faut pas écouter... Allons, missionnaire
de salon, ton algarade est terminée, ton aventure
échoue piteusement devant la vérité forte et
logique. Meure ce frisson de pitié qui m'avait
conduit jusqu'ici et qui m'avait ouvert, semblait-
il, les portes merveilleuses d'un univers nouveau l
Je n'en emporterai que le regret et le souvenir
châtié.
L.\ MASLOWA, arrivant à pas lents.
Vous désirez?
NEKLUDOFF
Je viens de recevoir à l'instant cette lettre.
C'est votre grâce... Votre peine est commuée en
quelques mois de déportation; nous sommes enfin
parvenus à ce que nous voulons, vous allez être
libre... En même temps Simonson vient de me dire
qu'il vous aimait et qu'il voulait faire de vous sa
femme si vous y consentiez. Deux voies s'offrent
donc pour vous, celle que je vous ai toujours pro-
posée et qui peut se réaliser maintenant et. ..l'autre.
184 RÉSURRECTION
Je réitère en cette minute l'offre sincère de ma vie.
C'est à vous de choisir. Répondez.
LA MASLOWA
J'épouserai Simonson.
NEKLUDOFF
Pourquoi ?
LA MASLOWA
Parce que je l'aime.
(Un silence,)
NEKLUDOFF
C'est bien. ..Dans ce cas, mon rôle est terminé...
Je partirai ce soir pour T( msk. Je vous souhaite
d'être heureuse.
LA MASLOWA, tremblante.
Merci, vous avez été si bon, si ..
NEKLUDOFF,. V interrompant ,
Adieu. {La Maslowa baisse la tête y pu s comme elle
va se retirer^ il la rappelle.) Catherine, venez ici...
regardez-moi. Et moi, vous ne m'aimez pas?
LA MASLOWA, le regardant fixvnent,
Non.
NEKLUDOFF, Vobservant,
En es-tu sûre?
LA MASLOWA Se laisse tomber sur un banc.
Oh! mon Dieu... {Eclatant tout à coup.) Eh bien,
oui, je vous aime, oui, je vous aime, oui, je mens...
ACTE CINQUIÈME 185
je n'aime pas Simonson, ce n'est pas vrai, et voms
je vous aime, je vous adore, Dimitri... Ah! je n'en
pouvais plus... Ça me faisait trop de mal, aussi!
NEKLUDOFF
Catherine !..
LA MASLOWA
Je vous iiime plus que tout, sachez-le... et je
donnerais ma vie pour vous... et je ne connaîtra s
pas de plus grande joie que de dormir toute la vie
comme un petit ohien, là, contre votre épaule...
Oh! il y a longtemps, allez!... Quand vous êtes
venu là-bas dans la prison, je vous haïssais, je ne
pensais plus jamais à rien, quand je vous ai revu
je vous aurais tué do haine... mais petit à petit je
me suis remise à penser à vous... Je croyais voue
haïr encore, et je vous aimais tant que je vous
obéissais en tout... Je n'ai plus fumé, je n'ai plue
bu, parce qu'il m'a semblé que vous le vouliez
ainsi... Et puis l'infirmier, ce n'était pas vrai, non,
ce n'était pas vrai!.. J'ai bien souffert, allez...
Je ne voulais pas vous le dire, bien-aimé, mais c'est
si dur de porter un^ si grande chose dand son cœur...
et vou- alliez partir sans savoir, sans vous douter...
Ah! non, Dimitri, il ne fallait pas, n'est-ce pas?
NEKLUDOFF
Katuchal... dans ton regard, dans ton regard
j'ai vu la vérité. . Quelle joie!... C'est vrai, c'est
vrai!...
186 RESURRECTION
LA MASLOWA
Et maintenant que vous savez tout, Dimitri...
il faut vous en aller.
NEKLUDOFF
Comment, m'en aller?... Que veux-tu dire?
LA MASLOWA
Regardez-moi bien, Dimitri Ivanowitch, dans
les yeux. — Si j'ai parlé, c'est pour vous dire
cela... Je n'accepterai jamais ni que vous m'épou-
siez ni même que vous me revoyiez... Il n'y a rien
qui puisse changer ma résolution... Je mourrais
plutôt s'il le fallait... mais toutes mes précautions
sont prises, allez. En me mariant avec vous, je
ferais une vilaine chose, pire que tout mon passé,
et si j'acceptais, c'est que votre sacrifice n'aurait
servi à rien. Sur Dieu, je jure que jamais je n'ac-
cepterai!...
NEKLUDOFF
Ahl malgré la peine que tu me causes, tu ne
peux pas savoir la joie que j'éprouve. La grandeur
de ton sacrifice est la preuve même que le but est
atteint... Ressuscitée, tues ressuscitée... Quoi qu'il
arrive, quoi que tu fasses désormais, tu ne peux
plus retourner au mal. Oui, oui, c'est justement
parce que tu me refuses que je dois me réjouir,
car tu es sauvée pour cela. Et désormais, voilà une
vie qui est finie et une autre qui commence... mais
pour nous deux ensemble, je t'assure.
ACTE CINQUIÈME 187
I-A MASLOWA, C interrompant,
Non, Dimitri... Vous avez besoin de vivre...
Maintenant ce n'est plus un rêve, je suis libre et
il faudrait passer à la réalité. Que feriez-vous dans
une vie pareille, grand Dieu! Jamais je ne vous
laisserai accomplir une folie dont vous vous repen-
tiriez toute votre existence. Vous vous êtes attaché
à moi, vous avez été excellent, je vous dois tout,
tout. Dimitri, c'est bien assez; mais là s'arrête votre
devoir... Le reste... c'est... autre chose {Avec un
-iste iourire.), tout autre chose...
NEKLUDOFF
Mais si tu me chasses de ta vie, si je te laisse à
cet homme que tu n'aimes pas, qu'est-ce que tu
deviendras ?
LA MASLOWA, avec un effort de tout le corps.
Ne vous inquiétez pas... C'est un brave gar-
çon. . Que puis-jo souhaiter de mieux ? Nous tra-
vaillerons dans les villes... je rachèterai... Peut-
être arriverai-je à me rendre utile... Allez, allez,
vous pouvez partir sans peur maintenant.
NEKLUDOFF
Catherine 1 Catherine I
(Il va la sjisir, A ce moment en entend les cloches
et les chants qui viennent du village.)
LA MASLOWA, tressaillant.
Oh! écoutez... les cloches... les chants... comme
autrefois... C'est Pâques!...
188 RESURRECTION
NEKLUDOFF
Pâques... comme autrefois... Je sens ton cœur
qui bat et qui m'aime... Comm^e c'est loin!...
LA MASLOWA
Comme c'est près}
NEKLUDOFF
Comme le soir où je t'ai embrassée, au sortir
de l'église... tout pareil, Katucha...
LA MASLOWA
Ah ! le grand vœu que je faisais alors, Dimitri I
NEKLUDOFF
Ah! la vie!... Qu'avons-nous fait!...
LA MASLOWA, la poitrine pjlpitante»
Et le pommier qui fleurissait déjà, Dimitri,
et la glace qui craquait sous la lune. Et voilà qu'ils
chantsnt, Dimitri Ivanowitch mon chéri, et que
les pommiers fleurissent là-bas».. . Christ est ressus-
cité!...
NEKLUDOFF se penche pour l'embrasser comme au pre-
mier acte sur les lèi>res. Mais Maslowa tend son front.
Alors il lui prend la tête et la baise longuement, en
disant :
Christ est ressuscité.
(Les cloches sonnent.)
ACTE ClNQUIÈxME 189
LA MASLOWA, 8t déiaeharU avec violence.
Ah! maintenant, je suis heureuse, heureuse,
heureuse... j'ai de quoi pour toute une vie... Adieu^
mon cœur, allez vous-en 1
NEKLUDOFF, ému.
Mais c'est affreux!... pas maintenant, pas en-
core... Écoute...
LA MASLOWA
Si, maintenant, maintenant... Vous ne revien-
drez jamais au convoi... il ne faut pas... Vous allea
repartir de suite... en Russie. Et si vous reveniez,
je refuserais de vous voir... Et puis, et puis, voyez-
vous, mieux vaut tout de suite... je n'aurais peut-
être plus la force demain... C'est un grand jour
pour se quitter. Adieu Dimitri, et merci pour
tout.
NEKLUDOFF
Non, pas merci ! Ah ! Katucha, je ne sais lequel
de nous deux doit le plus à l'autre!... C'est en me
penchant sur l'aiTreuse blessure que je t'ai faite
que j'ai compris la vie et maintenant je voudrais
embrasser les mille douleurs qui t'accompagnent
sur la route... oui, j'ai compris que ce n'était pas
par la volonté de Dieu qu'ils périssent, tes compa-
gnons de route, et que c'est une petite chose bien
simple que d'aimer, et c'est cela pourtant, rien
que cela, et les hommes ne le savent pas... Ahl
c'est moi qui dois te remercier, Katucha, car désor-
mais j'emporte cette science, et c'est toi qui me
l'as apprise ! C'est moi qui te dois tout.
190 RÉSURRECTION
LA MASLOWA
Dieu réglera nos comptes.
(A ce moment on entend pxr-dessus le carillon de
cloches les chants qui se rapprochent. Des con-
damnés se précipitent sur la scène en criant.)
DES CONDAMNÉS
La croix! La croix!
D'AUTRES CONDAMNÉS
Par ici !
NEKLUDOFF
Qu'est-ce que c'est?
LA MASLOWA
C'est le pope avec la procession qui sort 9e
l'église et qui vient promener la croix parmi les
déportés. Ceux qui ont la foi se prosternent. Elle
va passer par ici... Mais ni Maria ni les autres ne
8'agenouilleront.
DES CONDAMNÉS
Par ici, vous autres!...
NEKLUDOFF
Oui, oui tu as raison. Séparons-nous sur cette
lumière... La douleur de cette séparation est le
ferment d'une nouvelle vie. Ne pleurons pas..
Chante avec tous ces pauvres qui crient vers Dieu
Courage ! Mêle ta voix à la leur... tu es sauvée I
ACTE CINQUIÈME 191
LES CONDAMNÉS, entrent de tous côtés. Ils se prosternent
et chantent. Certains restent debout.
La croix 1 Le pope! A genoux!... Christ est
ressuscité !
(On voit des condamnés qui tendent les bras en chan-
tant.)
NEKLUDOFF
Reste-là... mêle-toi à eux... Chante, et pendant
que je m'en vais ne retourne pas la tête... ne
retourne même pas la tête, pour me voir partir...
Adieu, ma petite Katucha... adieu.
(La Maslowa à genoux^ sur le devant de la scine^
ouvre les bras tout grands en chantant, sans ss
retowner.)
LA MASLOWA, sans ss retourner^
Adieu!... adieu!
( Pendant que NekluiofJ disparaît^ la Maslowa chante
avec le peuple et de grandes larmes lui coulent
des yeux.)
LA MASLOWA ET LE PEUPLE
Christ est ressuscité! Christ est ressuscité!...
^ RIDEAU
MAMAN COLIBRI
COMEDIE EN QUATRE ACTES
Représentée pour la première fois sur la scène da théâtre du Vaudeville
le S novembre 1904
Reprise à l'Athénée le 24 mars 1911 et à la Comédie- Française
le 29 décembre J920
PERSONNAGES
/
REPRISe A LA
VAUDEVILLE
ATHÉNÉE
COM DIE-PllANCXIS
1904
lUIl
192U
MM. MM.
Baron de Rtsber-
GUE LiRASD. Jean Kbhm.
Richard de Rys-
BEKGUE Louis Gauthier. Mokteaux.
Vicomte Georges
DE Chamby.... André Brûlé. Putlaoarde,
Louis Soubrian . . Bakon Fits. LARaANDiE.
LiCSiÈRES RoGEa MoNTEAtrX . DaLTOUR.
Soubrian père... Joffrb. Cazalis.
Paulot de Rys-
bergue Grésy . Rocher .
François Lalrarùde. Moreau.
Un I>a»rB9TiQUB . . Suarèï. Borderib.
MM
R, DUFLOS.
Monteaux .
R. Gaillard.
Frbsnay.
EsCANDE .
Ddrival.
René Rocher,
Chaize.
Farrt .
M mes
BaRON>E iBÈriB DE
Rysbebgue .... Bërthe Bady.
Madame Ledoux . Cécile Gabon.
Colette de Vil-
LEDIEU PaULE ÂnDRAL.
Miss Deacon .... Harlat.
Madeleine Ciia-
DEAUX de Bray .
Madame Ciia-
DBAUx Nbtza.
Marquise de
SaINT-PuT .... HENRItTTB AkDRAL
LOUISA DE MoRNAND.
Jbnny Welsonn.
La Nourrice.... Beckbr.
Premièhf. petits
Fille aradb. . . Angèle Hbnrt.
Deuxième petite
Fille arabe... Suzasne Gruau .
Mmes
Mmes
BuRTHE Bady.
Berthe Cbrny
Fournieh.
Dbvoyod.
DURREUIL.
Fasbr .
Alice Nory.
H. DuFLOS.
GoLDSTEIN.
Valpreux.
LOURT.
J. EVAIN.
Andral.
Fontenat.
LiNDSEY .
Roseraie.
RUSSY .
Roussel.
Bretty.
LUBINEAU.
Decrèq.
ACTE PREMIER
Dans un hôtel particulier de l'avenue Friedland.
Un salon fumoir, vaste, attenant parle fond au grand
salon. C'est une pièce d'assez grand luxe raffiné. Tout est
tendu d'étoffes rares de l'Inde, très flottantes, même le
plafond; mais sans verser dans le mauvais goût. — Le
piano à queue recouvert d'une admirable vieille chose
asiatique qui traîne à terre. — La porte qui sépare le
grand salon, et qui est fermée au lever du rideau, est
toute en vitraux Tiiïany, opalins, ni trop clairs ni trop
foncés. — Au milieu de tout cela pourtant, la tache
brutale qui marque des gens d'affaires; le téléphone dans
un coin, près du piano, — une table encombrée de pa-
piers, des journaux qui traînent, etc., etc. Quatre jeunes
gens et un mon.sieur d'une cinquantaine d'années, tous
en habit, causent en fumant.
SCÈNE PHEMIKRE
RICHARD DE RYSBERGUE, PAULOT DE
RYSBERGUE, LOUIS SOUBRIAN. LIGNIÈ-
RES, SOUBRIAN.
RICHARD
Elle est encore très bien.
LOUIS SOUBRIA.N
Conservée... mais rudement touchée... Tout ce
que tu voudras, elle est trop vieille pour toi.
RICHARD
Avoue en tout cas qu'elle a été épatante. J'ai
été avec elle à Monte-Carlo et à Ai x en 1902.
196 MAMAN COLIBRI
LOUIS SOUBRIAN
Oui, je t'ai vu avec... La crevaison à chaque
pa>!
LIGNIÈRES
Enfin, monsieur Soubrian, nous vous faisons
juge... Votre fils est d'une mauvaise foi!
SOUBRIAN
Oh! moi, jeunes gens, je ne m'en mêle pas...
Ces questions ne sont plus de mon âge... Mainte-
nant que j'ai fini votre cigaie, je rentre au salon
rejoindre ces dames... {A son fiis.) Tu restes avec
tes camarades?
LOUIS
Encore un peu.
RICHARD
Enfin, dites, dites, monsieur Soubrian, qu'elle
est épatante.
SOUBRIAN
Epatante, oui... Ahl jeunesse I...
(Il ouvre la porte du salon^ très éclairé^ on voit des
dames en robes décolletées^ un instant. Il referme
la porte derrière lui.)
SCÈNE II
Les Mêmes, moins SOUBRIAN
RICHARD
Tout ça, parce que tu es jaloux.
ACTE PREMIER 197
LOUIS
Pourquoi?... Quand je voudrai j'aurai mieux.
RICHARD
Bien sur,., je ne dis pas le contraire, mais je
maintiens que, pour son temps, elle a été remai-
luable.Elie fait encore du cent à l'heure ,mon bon,
omme du pain.
LOUIS
Avec un moteur qui cale à la cloche... oui.
UGNIÈRES
Tu sais que les Knapp en font une avec un dé-
marrage à mourir de joie.
LOUIS
Non?
LIGMÈRES
Comme je te dis.
RICHARD, versint des liqum'S.
Chartreuse?... curaçao, bière?
LOUIS
Verse-moi un peu de sherry.
RICHARD
Y en a pas...
LOUIS
Quelle boîte chez toi!... Pas de sherry... Tu ne
pourrais pas dire à ta mère de s'occuper un peu
plus de sa cave?
RICHARD
Ohl si tu crois que maman a le temps de s'oc-
i9S MAMAN COLIBRI
cuper de la maison ! Elle ne s'occupe même pas
des dîners.
LOUIS
Alors, qui s'en occupe?... Ce n'est pas ton père,
je suppose, qui téléphone du bureau de faire un
poulet Marengo à déjeuner.
RICHARD
Et le cuisinier donc !... Il est là pour ça. Et puis
moi; moi, j'ai l'œil sur la maison, parfaitement,
entre deux affaires de Bourse... et il faut que ça
marche sec!... C'est moi qui flanque les domesti-
ques dehors.
LOUIS
Alors, quand tu vas être marié, que deviendra-
t-on chez toi?
RICHARD
D'abord, rien n'est encore fait, 'et puis il y aura
Paulot qu'on dressera à avoir l'œil, pas Paulot?
(Il désigne son frère, qui ne dit rien^ dans le fond...
Dix-huit ans^ doux, blond, et le regard tris bleu.)
LIGNIÊRES
Pour l'instant, il a l'œil sur les bonnes, Pau-
lot... Je l'ai aperçu hier qui pelotait Louisa dans
l'antichambre.
PAULOT
Oh 1 ce n'est pas vrai 1
LIGNIÊRES
Ce n'est pas vrai?... Répète-le pour voir, mor-
veux?
ACTE PREMIER i99
RICHARD
Il a mieux, Paulot. Il a une correspondance avec
une femme mariée.
LOUIS
Ça, c'est tordant... A son âgel... seize ans... Il
va bien.
RICHARD
Pas, Paulot?... C'est la femme de qui, déjà?...
du bouquiniste de la rue Margueritte.
LOUIS
Mais il est duja très gentil ton frère... avec ses
grands cols anglais... (// lui prend la main.) Et il se
fait les ongles, ma parole... du vernis!
RICHARD
Voilà; c'est l'amour.
LOUIS, regardant en riant Paulot.
Il rougit gentiment Paulot. Une femme mariée à
seize ans!... Tiens, mais au fait, Lignières a com-
mencé ainsi en rhéto...
LIGNIÈRES
Et ça dure encore.
LOUIS
Non?... Toujours la...
UGNIÈRES
La papetière d'en face le lycée.
200 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Mais, c'est un collage 1
LIGNIÈRES
Deux ans! Oui, ça a commencé en rhéto. Je
l'ai lâchée en philo et puis je l'ai reprise quand je
suis entré à l'Acétylène. Dame, ça ne nous rajeu-
nit pas !... Oui, c'est du temps de la classe du pèfe
Delâître que j'ai fait cocu le papetier... C'est une
î mme charmante, du reste... Elle a des idées sur
la vie... C'est une mélancolique..
LOUIS
Elle doit sentir la gomme et le papier calque.
RICHARD
Je me rappelle, en sortant de classe, à Janson,
je lui achetais "des cahiers de deux sous... elle me
les comptait trois. Ce n'est pas pour te vexer oe
que j'en dis, mais lu me dois des tas de sous.
LIGNIÈRES
Blaguez toujours... au moins, c'est une femme
mariée. Evidemment, je ne dis pas que oe soit
gai, gai... Le soir quand elle allume le bec Auer
dans la boutique, je me sens le cœur fade... mais
enfin ça vaut toujours autant que de courir vos
grues.
LOUIS
Non, moi, je ne comprends que les grues... c'est
propre, net et chic; on sait sur quoi on marche...
Toutes les autres femmes me font l'effet de femmes
<ie chambre.
ACTE PREMIER 201
UGNIÈRES
Paulot dirait que ce n'est déjà pas si mal !
RICHARD, à Lcws Scuhrian.
Et Maroienne? Ça biche?...
LOUIS
Ep£..tamment... merci... Tu 1'- v,;e la gof^so dans
la revue de la Cigale?
RICHARD
Oui... je la trouve charmante...
LOUIS
Meroi... n'est-ce pas?
RICHARD
Paulot, sais-tu si Georget doit venir?
PAULOT
Il me l'a dit, du moins.
LIGNièRES
Qui, Georget ? Ah! oui, votre inséparable, le
petit de Chambry.
RICHARD
N'en dites pas de mal... c'est mon meilleur ami.
LOUIS, prenant Richard par le brcs.
Pssttl... Richard. On peut te parler à cœur ou-
vert?
RICHARD
Vas-y.
202 MAMAN COLIBRI
LOUIS
Papa m'a assuré que ta étais fiancé à M^^^ Cha-
deaux.
RICHARD
Après ?
LOUIS
Après? je vous ai observés tous deux pendant
le dîner...
RICHARD
Eh bien?
LOUIS
Eh bien ! si vous êtes fiancés, vous cachez bien
votre jeu!... Et encore, me disais-je, après dîner,
il va restei au salon, auprès d'elle... Du tout!
voilà une demi-heure que nous sommes ici à nous
croire obligés d'al'er jusqu'au bout de nos cigares
et tu ne manifestes pas la moindre intention de
décariller...
RICHARD
C'est exprès.
LOUIS
RICHARD
Je tiens à bien manifester ce soir, — parce que
sa mère est là, — que rien n'est moins décidé, que
rien ne justifie encore cette position de fiancé que
tout le monde m'octroie, sans l'ombre de raison...
J'ai vingt-deux ans, je suis l'associé de mon père
et j'entends rester libre entièrement de mes acte-i
et de mes goûts... J'exige que personne, pas même
M*^e Chadeaux mère, ne me force la main.
(Un domestique entre par la gauche.)
ACTE PREMIER 203
LE DOMESTIQUE
Monsieur Richard... on vient de laisser ce pa-
quet pour monsieur. On m'a dit de le remettre de
suite.
RICHARD, prenant le paquet,
Pon... Y a-t-il la facture?
LE DOMESTIQUE
Non, Monsieur.
(Le dûtniMtique sort.)
RICHARD
Regardez, mes enfants.
(Il ouvre un écrin.)
UGMÈRES
C t'M auinirablo !
LOUIS
Qu'est-ce que c'est?
RICHARD
Un pendentif... Emerandes et perles.
LOUIS
Ah, ah! Tu vois bien... le cadeau de fiançailles?
RICHARD
Non, c'est un cadeau de rupture.
LIGNIÈRES
Déjà?
RICHARD
Avec Mchette.
LOUIS
Ah! c'est Nichette?
204 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Oui... j'essaie de rompre honorablement. Elle
fait un pétard du diable. J'ai eu une scène ter-
rible hier... Elle m'a menacé de vitriol.
LIGNIÈRES
Alors toi, prudent...
RICHARD, montrant le bijou.
Tu vois... là... j'ai fait mettre deux dates : celle
de notre première nuit et celle de notre dernière.
UGNIÈRES
Mais on a écrit mai pour la dernière, et nous
ne sommes qu'en avril.
RICHARD
C'est pour lui donner le temps de s'habituer. *
LOUIS
La nuit de mai 1... C'est un coupon pour le mois
prochain, quoi?...
RICHARD
Oh! un tout petit coupon... une avance... Mon
père m'a dit qu'il faudrait lui donner une gratifi-
cation de cinquante mille francs. Il me les a pro-
mis.
LIGMÈRES
Ah ! veinard, d'avoir une famille qui peut donner
cinquante mille balles aux maîtresses de ses fils !...
Quel fonds de papeterie on achèterait avec cin-
quante mille francs!
ACTi: PREMIER 2o5
LOUIS
Au fait, Richard, explique-moi, une bonne fois,
pourquoi tu dis toujours mon pèie, en parlant
de monsieur de Rysbergue, et, maman, en parlant
de madame de Rysbergue... Faudrait s'entendre.
Les poupées qui disent « maman » disent aussi
« papa »...
RICHARD, V interrompant^ en riant.
Papa serait impossible et mère serait si drôle, si
grave pour maman 1... Cela lui irait si mal avec sa
frimousse... « Mère!... mère chérie!... » J'aurai,
presque envie de rire... « Maman », même, sonne
trop vieux pour elle... Nous avions ajouté un sur-
nom, Paulot et moi, ces vacances à Trou ville, pas,
Paulot? tant cela nous semblait ridicule d'appeler
sur la plage cette grande jeune femme maman
tout court... c'était honteux... on se retournait.
LOUIS
Comment l'appeliez-vous?
RICHARD
Colibri. Maman Colibri.
UGMÈRES
C'est gentil, mais c'est un peu long.
LOUIS
Je n'aime pas les surnoms, ça fait toujours fac-
tice et bébête.
RICHARD
Paulot qui avait trouvé ça en jouant au ten-
•aOÔ MAMAN COLIBRI
nis... Il disait que derrière le filet du tennis elle
avait l'air d'un colibri à travers les barreaux d'une
cage... Oh! mais o'est qu'il est très poète, Pau-
loti... une nature en dessous... on ne sait jamais
ce qu'il pense... et puis on est étonné...
LOUIS
La voilà bien la poésie pour les imbéciles!... Co-
libri! Comme si un surnom d'oiseau, c'était plus
poétique et plus flatteur qu'autre chose... Les
oiseaux, c'est des petites bêtes malpropres qui
mangent des asticots...
PAULOT
Le colibri, il boulotte des fleurs.
LOUIS
Et ta sœur?
PAULOT
Je l'ai lu l'autre jour en potassant mon Michelet.
LOUIS
Et ta sœur?
PAULOT
Qu'est-ce que tu veux parier?
LOUIS
Cent sous si je gagne et quarante sous si je perds.
PAULOT
Tenu.
(Il sort.)
LOUIS
Ouvre la fenêtre, ça pue la fumée ici... c'est une
infemie.
ACTE PREMIER 20
LIGNIÈRES, avec un sourire indéfinissable.
Je ne déteste pas... Cela fait un agréable mé-
lange avec l'odeur de la maison.
RICHARD
Comment l'odeur de la maison?... Elle a dono
une odeur particulière ma maison?
LIGMÈRES
Jeté crois! On la renifle de la rue quelquefois,
quand les fenêtres sont ouvertes... un parfum trop
fort, qui sent jusque dans l'escalier... C'est péné-
trant... ça envaliit tout... Tu y es habitué, tu ne
le sens plus, toi... mais pour ceux qui arrivent,
c'est exquis.
RICHARD
Le parfum de maman... Du Chypre, de l'œillet
blanc et du foin coupé, je crois.
UGNIÈRES, reniflant.
On dirait qu'il y a autre chose aussi... je ne sais
pas quoi... c'est un parfum porté, volatilisé, depuis
des années, dans les chambres... Tiens, sens ce
coussin.
(Il prend un ccussin et le met scus le nez de Ri-
chard.)
RICHARD
C'est embêtant, pour des gens d'affaires.
UGNIÈRES
Il en est de ta maison comme des femmes, dans
la rue, trop parfumées.
208 MAMAN COLIBRI
RICHARD
On les fuit?
LIGNIÈRES, doucement.
Mais on y songe.
PAULOT, rentrant un livre à la main»
Tiens voilà.
LOUIS
Lis toi-même, j'ai confiance... mais ne triche pas.
PAULOT, lisant.
a Ces oiseaux vivent des fleurs de là-bas, de
leurs sucs brûlants et acres, en réalité de poisons
qui semblent leur donner leur âpre cri et l'éter-
nelle agitation de leurs mouvements colériques,
et aussi ces reflets étranges... or, acier, pierres
précieuses. La vie chez cette flamme ailée, est si
brûlante, si intense, qu'elle brave tous les poi-
sons... Tête basse, il plonge du poignard de son
bec au fond d'une fleur, puis d'une autre, en tirant
les sucs... parfois emporté de furie, contre qui ?
contre une fleur déjà dévastée à qui il ne pardonne
pas de ne pas l'avoir attendu... »
LOUIS
Bigre! Il en a une santé cet oiseau-là!... Enfin»
tiens, voilà vingt sous, mais il faut que je véri-
fie... je sens que tu as triché.
(A ce moment^ la sonnerie du téléphone.)
RICHARD, décrochant V appareil.
Allô... allô... Vous demandez! Ah? pour un ren-
seignement... alors téléphonez à notre siège ©en-
ACTE PREMIER 209
tral, demain, rue Taitbout... Quoi? Ah! c'est vous,
monsieur Grouzet... Oui, je suis au courant... {Aux
outres.) Taisez-vous donc, je vous en prie, mes
enfants, une seconde; je n'entends rien; c'est sé-
rieux... (Reprenant Vappareil.) Mon père eSt là-haut
dans son bureau. N'est-ce pas, Paulot?
PAULOT
Oui.
RICHARD, continuant.
Oui, il est là-haut... Il est très occupé ce soir, il
part demain pour Bruxelles... Oui, toujours en
voyage... grosse affaire... nous allons avoir la con-
cession de tous les tramways électriques... oui,
notre modèle de Saint-Quentin. Ah 1 c'est pour
l'Assemblée générale que vous téléphonez... Eh
bien, la souscription de dix mille actions est déjà
prise ferme, par un groupe important... mais vous
savez sur les nouveaux titres créés on en a réservé
pour une souscription en espèces qui servira à
doter la... {S' interrompant.) mais taisez-vous donc,
nom de Dieu!... [Il reprend.) à doter la Belge-
Américaine... Maintenant si vous voulez des ren-
seignements plus amples... Mon père, lui-même?...
Diable 1 c'est que je vous dis, avant son départ...
Attendez une seconde... {A Paulot.) Paulot, veux-
tu lui téléphoner là-haut, s'il peut recevoir de-
main matin, monsieur Grouzet... (.4 fapparei/.) Une
seconde, monsieur... Oui, nous avons quelques
personnes à diner... Vous entendez ça d'ici?... Je
voua remercie... elle va bien... Oh! ma mère ne
-compte pas aller à Cannes cette année... il est si
tard!
210 MAMAN COLIBRI
PAULOT, téléphonant à un petit appareil d'intérieur
contre le mur.
Richard demande si tu peux recevoir demain
matin monsieur Crouzet... A dix heures ?... (5e
retournant^ à Richard.) Oui, à dix heures.
RICHARD
Mon père vous attendra à dix heures... c'est cela...
c'est entendu... Oui, oui... ici... parfaitement... bon-
soir. (// raccroche les récepteurs.) Je VOUS demande
pardon... vous pouvez regueuler, maintenant, tant
que vous voudrez.
LOUIS
Merci.
{Durant cette conversation^ Lignières s'est approché
du pianOj où il a commencé en sourdine à tapoter
un air de café-concert,
PAULOT, à Richard.
Père a dit qu'il allait descendre dans une seconde.
LOUIS, s' interrompant de parcourir un journal,
à Richard.
Hé?... Qu'est-ce que je vois là?... Cet article,
souligné au crayon bleu dans le Journal... tu as
vu?
RICHARD
C'est de ce sale petit journaliste que nous avons
évincé... La prochaine fois, je le calotte publi-
quement. Et d'ailleurs, je vais lui faire demander
des excuses, demain.
ACTE PREMIER 211
LOUIS
Est-ce la peine de déranger deux messieurs pour
rapporter des choses aussi plates
RICHARD
Ahl non, tu sais... je ne plaisante pas sur ce
ehapitre-là... Le respect du nom avant tout. Il
y a une chose sur laquelle je n'admets pas qu'on
transige : l'honneur de la famille.
LOUIS
Ce n'est pas moi qui te contredirai... avec quinz*'
ans de salle d'armes que tu as dans les jambes.
Mais tu t'emballes pour un rienl Nini le disait
l'autre jour à la gosse : « Il s'emballe 1 II s'emballe I »
RICHARD
Pas le moins du monde... seulement j'ai un
autre principe, très net...
LOUIS
Prends garde. Quand on a trop de principes,
c'est comme si on n'en avait pas du tout.
RICHARD
Celui-ci : que l'humanité ne vaut pas la corde
pour la pendre... et qu'il fait traiter les gens à coups
de pied dans le derrière. Une bonne gifle dans la
vie est une réponse à tout.
LOUIS
Pan, pan!... Il fait bon se sentir de vos amis.
Justement, sais-tu où est mon père, pendant que
nous causons ?
212 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Au salon.
LOUIS
Du tout, là-haut, avec ton père à toi, en train
de lui proposer une affaire... la commandite du
Grand Radical... qui soutiendrait vos intérêts.
RICHARD
Comment? Quoi?... Votre sale canard?
LOUIS
Il tire à 30.000, notre sale canard I
RICHARD
D'abord, nous ne nageons pas dans ses eaux...
Nous sommes orléanistes et je croyais que ton
père avait des idées pas trop éloignées de celles
qu'il défend, tous les jours, dans son journal.
LOUIS
Oh! papa, papa!... Quand il est à jeun, il est
républicain; quand il est pompette, il devient
royaliste, et quand il est saoul, il est anarchiste.
(La porte du salon s'ouvre et Irène de Rysbergue
entre avec vivacité^ en refermant la porte.)
SCÈNE III
Les Mêmes, IRÈNE
IRÈNE
Arrivez donc!... Vous n'avez pas encore fini?
Ce qu'on se rase par là, mes petits, ouf 1
ACTK PREMIER 213
RICHARD
Mon cigare n'a plus qu'un centimètre et demi,
regarde.
IRÈNE
Dis donc, hein? Crois-tu I
RICHARD
Quoi? la Brécourt?
IRÈNE
Cette vieille calamité qui ne peut pas supporter
la fumée de tabac, à son âge! Elle a pourtant eu
un siècle pour s'y habituer. Je la retiens!
RICHARD
Non, lâche-la.
IRÈNE
Ce n'est pas l'envie qui m'en manque. Si tu
crois cette petite corvée folichonne I... La Brécourt,
la marquise, et sa fjture belle m -re ... le vagon
des dames seules !
RICHARD
Reste dans celui des fumeurs.
UGMÈRES
Oh oui 1 madame, faites ça l
IRÈNE
II ne faudrait pas m'en défier! De quoi parlez-
vous dans votre compartiment? Nous, on parle
mariage... c'est à mourir... J'ai beau essayer
d'amener la conversation de ta fiancée sur le
divorce, ça a l'air de lui paraître trop prématuré.
214 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Dis donc, maman, ne donne pas de mauvais
conseils à ma femme, je te prie.
IRÈNE
A la condition que vous allez rentrer immédia-
tement... Oh! vous avez de la bière, veinards!
LOUIS, se précipitant.
Vous en désirez, madame?
IRÈNE, riant
Je vous crois! (// lui en verse dans le verre
qu'elle tend.) Allez, n'ayez pas peur. Un demi, mon
garçon, un demi !
RICHARD, à Lignières.
Est-elle jeune, maman !
IRÈNE
On nous prend pour frère et sœur quelquefois...
moi et Richard?... Oh! dites donc, monsieur Sou-
brian, figurez-vous que l'autre jour à Armenonville,
en descendant d'auto, bras dessus bras dessous,
mais pas plus que cela {Elle prend le bras de Ri-
chard) pour m'appuyer un peu, parce que j'avais
les jambes engourdies, le garçon a cru que nous
étions en bonne fortune... Il nous a offert un cabi-
net particulier... ma parole!... Moi j'étais ravie...
Richard fulminait!...
RICHARD
Cette blague !
ACTE PREMIER
IRÈNE
AlloDS donc ! Ça te met en rage d'avoir une mère
qui a l'air aussi jeune que toi... {in temps.) Seu-
lement, au fond tu en es iier. Ça compense. {Elle
lui donne une iape^ de VéçerUaUy sur la joue.) Georget
n'est pas arrivé?
PAU LOT
Il ne doit pas tarder.
IRÈNE
Lequel de vous jouait cette sale musique de
dancing, tout à l'heure?
LOUIS, désignant Lignières
Lui.
IRÈNE
Je ne vous félicite pas.
ucmÈREs
Oh I mais je joue très bien de la musique sérieuse;
seulement avec un seul doigt, alors ça fait moin"
d'effet.
IRÈNE, pris du piano
Voulez-vous que je leur exprime mon état d'âme
à travers la porte?
RICHARD
Maman, maman je ne suis jamais tranquille^
avec toi!
{Elle s'assied au piano^ rapide^ légère^ toutes jupts
papillotantes et attaque le dies irae.
LiGNIÈilES, bas à Louis Sovbrian,
Je préférerais la mère à la future belle-fîlie.
216 MAMAN COLIBRI
LOUIS, de même.
Tu n'es pas dégoûté 1... Mais ce n'est qu'une
supposition ; rien à faire. Maman Colibri, oui.. .
mais la Vertu par un grand V. Pas la plus petite
histoire... Nickelée!... Ghaulin a essayé... Il s'est
fait rembarrer dans les grands prix.
LIGNIÈRES
Dommage! dommage!... Quels yeuxl
LOUIS
Et le décolleté donc !... {Ils la détaillent tous
deux du regard.) Le corps doit être charmant.
RICHARD, s^approchant d'eux.
Elle a un aplomb, maman!
LIGNIÈRES, avec un sourire.
C'était 03 que nous étions en train de dire.
RICHARD, de loin^ à sa mère.
Tu sais que Madeleine va parfaitement recon-
naître que c'est toi qui joues.
IRÈNE, se leçjnt.
Ça lui donnera un avant-goût de la famille...
{Reprenant son éventail.) Qui est-ce qui vient à
l'Hippique, demain? Oh! vous verrez ma robe,
un amour!
RICHARD
Tant mieux, parce que celle que tu portes, ce
soir...
ACTE PREMIER 217
IRÈ.NE
Elle ne te plait pas? Je vais aller en changer, si
tu veux?... Voyez-moi ça ? vrai, mon garçon, je
plains ta femme !
LIGMÈRES
Je ne sais ce qu'il a contre cette robe; elle est
adorable !
IRÈNE
Moi, je sais ! 11 la voudrait couleur aubergine
avec des pensées en application... et des choux...
violets... avoue, hein? que tu voudrais des choux...
tu en meurs d'envie !...
RICHARD
Ce n'est pas ce que je veux dire.
IRÈNE
Tais-toi, tiens!... Je t'excuse en pensant que si
j'avais une fdle, il y a déjà cinq ans qu'elle ne me
pardonnerait ni la robe, ni le visage... Et mainte-
nant en wagon!... Oh! une idée... Je vais faire
enrager la Brécourt... Paulot, une cigarette, vite,
vite... des miennes... Je vais rentrer comme si
j'avais oublié la consigne... vous allez voir... Et
avec mon plus gracieux sourire encore.
[Et la cigarette aux lèores^elle ouvre la porte^du
salon^ d'un air distrait et naturel ; elle referme
la porte derrière elle.)
LIGNIÈRES
C'est vrai qu'on dirait d'une grande sœur qui
ne vous ressemblerait pas... D'ailleurs, la phrase
10
2i8 MAMAN COLIBRI
est courante : « Madame de Rysbergue?... On
dirait la sœur de ses enfants. » '
RICHARD
Mais, mon Dieu, c'est un peu ça... Maman s'est
mariée, elle n'avait pas dix-sept ans... j'en ai
vingt-deux... comptez.
LOUIS
Trente-neuf... Elle en paraît trente.
IRÈNE, apparaissant par la porte entrebâillée^
à çoix basse^ et avec un clin (Vœil.
Ça y est, mes enfants... Tableau!... Tiens, Pau-
lot, le cendrier... {^Elle lui tend sa cigarette^ qu'il
prend.) Et puis arrivez, hop!
(La porte se refernw.)
RICHARD, eux autres.
Allons, vous venez ? {Ils jettent leurs cigarettes^
A Paulot^ en lui tapant sur Vépaul-^.) Passe 1
{Paulot entre le premier au salon.)
LIGNIÈRES,
les mains dans les poches^ se balançant^ à Louis,
C'est dommage... c'est dommage...
LOUIS
Tu y penses encore?
LIGNIÈRES
Elle est rudement désirable... je voudrais le lui
dire.
ACTE PREMIER 219
LOUIS
Je ne te le conseille pas... Penses-y toujours,
mais n'en parle jamais.
{Lignière8 entre au salon. Au moment où Liuis et
Richard sont sur le seuil^ M. de Ryghergue et
Soubrian entrent par la porte de gauche^ le par~
dessus sur le bras et le chapeau à la main.)
SCENE IV
MONSIEUR DE RYSBERGUE, SOUBRIAN,
RICHARD, LOUIS
MONSIEUR DE RYSBERGUE, appelant.
Richard !... {Richard se retourne et redescend avec
Louis lui a aperçu aussi son pire.) Je vais au Cercle,
un instant, avec Soubrian. Le train de Bruxelles
est à midi 10 demain. Je déjeunerai dans Paris...
Le coupé portera mes valises à la gare... J'ai
donné mes ordres... Toi, sois au bureau demain
matin à huit heures. Je t'indiquerai les dernières
instructions...
RICHARD
Bien.
LOIIS, à son père.
Bonsoir, papa!
{Soubrian et son fils échangent un clin d'oeil en se
séparant.)
RICHARD
Tu seras de retour quand?
220 MAMAN COLIBRI
RYSBERGUE
Dans huit jours... Je ne partirai de Bruxelles
qu'avec le traité signé et la prime dans ma poche.
RICHARD
Parbleu!... C'est tout pour ce soir?... Tu sors
avec ce pardessus d'été? Tu aui'as froid, je t'aver-
tis.
RYSBERGUE
Fais-moi descendre l'autre, si ça peut te faire
plaisir.
(Richard a parlé à son père^du ton docile et respec-
tueux que Von a avec un supérieur dont on ne
discute pas les ordres.)
SCENE V
RYSBERGUE, SOUBRIAN, seuls.
RYSBERGUE
Un cigare en sortant, Soubrian?
(// lui tend la boite.)
SOUBRIAN
Volontiers.
RYSBERGUE
Ceux-ci?
SOUBRIAN, coupant son cigare et allumant.
Quelle existence que la vôtre !... Toujonrs par
monts et par vaux!... On peut dire que vous ne
volez pas votre argent, vous !... Vou» êtes un glo-
ACTE PREMIER 221
rieux brasseur d'affaires, mais nom d'un chien,
votre vie n'est pas une sinécure. Vous n'avez pas
même le temps de profiter de votre luxe.
RYSBERGUE
Mon luxe, mais c'est pour ma famille, ma
femme, mes enfants... Moi, je vivrais avec un lit,
une table et une chaise.
SOUBRIAN
Comme Napoléon.
RYSBERGUE
Si vous voulez ! Le luxe, pour les amuser, eux...
le travail, pour m'amuser, moi... histoire do passer
mon activité...
SOUBRIAN
Gomme Napoléon.
RYSBERGUE
Formidable, oui. Cela vous étonne?... Bahl
c'est une revanche d'activité qne nous prenons,
nous autres aristocrates, sur la vie immobile et
contemplative de nos aïeux.
SOUBRIAN
Les fils ont des fourmis dans les jambes... Alors,
mes pères devaient être rudement plébéiens, car
j'ai bien envia de m'asseoir.
RYSBERGUE
Moi, de marcher, vivre, aspirer! Ce train de
maison dont vous parlez, je n'en jouis même pas !
C'est vrai... j'aime le sentir prospérer, certes, mais
222 MAMAN COLIBRI
au fond il m'ennuie... Tant de bruit ne laisse pas
de m'agaoer, toutes ces femmes, ces jeunes gens,
ces soirées de musique me porteraient pour un
peu horriblement sur les nerfs... Non, mais revenir
comme je vais le faire, dans huit jours, avec un
petit demi-million à jeter aux enfants et à ma
femme, voilà moa plaisir... Faire fructifier ma for-
tune, établir ime famille honorée, enviée, digne
de ma branche passée, de mon nom, — quitte à
le faire reluire d'un éclat nouveau sur tous les
essieux des tramways électriques, — voilà ma
joie... Sans quoi, que me faut-il? pas même une
bonne table... un cheval de selle... des chiens de
chasse., d'excellents cigares... (// en prend un dans
la boite.) comme celui-ci...
SOUBRIAN, clignant de Vœil.
Des femmes...
RYSBERGUE, après avoir regardé dans le vague^
un instant^
Peuhl... je n'ai p£s le temps de me payer une
conscience compliquée 1 {Changeant de ton.) Vous
voyez que je réponds avec franchise à votre inter-
view, hein?... Je vous vois venir, vous, depuis une
heure... Vous voulez me tirer les vers du nez... On
ne me fait dire que ce qu'il me plaît.
SOUBRIAN
Oh! mes intentions sont pures... Evidemment
un article sur votre industrie m'intéresserait...
ACTE PREMIER 223
RYSBERGUE, trouvant le journal souligné au crayon
bleu sur un canapé.
Comme celui-ci?... {Geste de protestation de Sou-
brian.) Attendez donc que je plie ça... Absolument
inutile de laisser traîner ces petites choses sur les
fauteuils
(Il va au tiroir.)
SOUBRIAN
Voyons, Rysbergue... une fois, deux fois, avant
de franchir ce seuil, acceptez-vous la comman-
dite du Grand Radical?
RYSBERGUE, fiicc une moue.
Hum! Le titre...
SOUBRIAN
Ça se change.
RYSBERGUE, souriant avec mépris.
Mais « radical » c'est difficile à faire disparaître
d'une manchette.
SOUBRIAN
Il y a des benzines très puissantes... Si on le
changeait ?
RYSBERGUE, brusquement.
Je serai très net... Non.
SOUBRIAN
Et pourquoi?
RYSBERGUE
Parce que, mon cher... Vous permettez que je
sois franc?
224 MAMAN COLIBRI
SOUBRIAN
Faites donc.
RYSBERGUE, refermant le tiroir où il a glisse le journal.
Eh bien, si je portais un grand nom français, ce
me serait égal de le compromettre un peu. Il est
des gloires nationales qui supportent vaillamment,
et même peuvent tirer une légère coquetterie de
certaines compromissions. Ce n'est pas la même
chose pour nous, les étrangers... {Un domestique
entre avec un pardessus et aide M. de Rysbergue à le
passsr.) Bien que ma femme soit très française
et de vieille souche incontestée, je n'en reste pas
moins étranger... et il s'attache toujours un peu
de discrédit, vous le savez, à un nom de là-bas...
On a beau faire, nous avons toujours vaguement
l*air rastas.
SOUBRIAN
La Belgique est une petite France.
RYSBERGUE, souriant.
Vous êtes bien aimable, mais un grand Belg
n'est jamiis qu'un petit Fran';ai8. {Au domestiqi
qui a fiai.) Merci, mon ami. (/^ domestique sort.) .i
dois être susceptible en proportion de cette ini-
riorité. Qui plus est de mon nom presque royl,
— là-bas I — j'ai fait un ? raison commerciale 1 Sn-
gez donc comme il faut que je le préserve t 'ne
laisse point retomber sur moi ou sur ma fami a
plus petite des suspicions, de quelque nature qu ^
soit!... J'ai placé cet orgueil plus haut que .S\^
ACTE PREMIER 225
dans ma vie, prêt a châtier qui en douterait; mes
enfants sont élevés dans ces idées... elles sont déjà
le but de leur vie, j'en suis sûr. Le marché que
vous me proposez n'a rien de déshonorant en soi»
il est de commerce courant; je ne puis l'accepter,
voilà tout. Je vous prie de m'excuser.
(Ceci a été dit avec une certaine morgue et grande
fermeté.)
SOU BRIAN
Mais comment donc! Ce point de vue est trop
respectable... Seulement il était inutile de me faire
toute cette vaste profession de foi pour un refus
aussi naturel... Je vous ai transmis ime proposition
de nos actionnaires... moi, pour ma part person-
nelle, vous savez, je m'en fous!
RYSBERGUK
Je ne vous ai pas dit autre chose.
SOUBRIAN
Nous sommes d'accord.
RYSBERGUE
Vous le voyez.
SOUBRIAN
.Allons au Cercle.
SCENE VI
Les Mêmes. IRÈNE
IRÈNE, ouvrant la porte du salon.
2-16 MAMAN COLIBRI
C'est toi?
RYSBERGUE
Tu fermes donc la porte des deux salons, main-
tenant ?
IRÈNE
Mme Brécourt ne peut pas supporter la fumée,
mais elle vient de s'en aller, justement, je rou-
vrais quand j'ai entendu ta voix... {Elle ouvre grande
la porte. On voit Vautre salon.) Te reverrai-je avant
ton départ?
RYSBERGUE
Je ne sais pas... J'irai de bonne heure au bureau
et le train est à midi.
IRÈNE
Alors adieu... Seras-tu de retour pour le dîner
du 14.
RYSBERGUE
Ohl je ne pense pas... Il me faudra bien dix
jours...
IRÈNE
C'est la série des Duchâtel et C*®, le 14.
RYSBERGUE
Tant mieux, tant mieux... L'important est que
je sois là pour le dîner du prince Paul... Ahl fais
attention au cheval gris, en mon absence.
IRÈNE
Il est malade?
RYSBERGUE
Le vétérinaire viendra après-demain... Je te serai
ACTE PREMIER 227
reconnaissant de le voir toi-même. Je crois qu'il
faudrait quelques pointes de feu... En tout cas
ne le surmène pas.
IRÈNE
Entendu..
RYSBERGUE
Adieu...
IRÈNE
Bon voyage, si je ne te revois pas.
(Elle serre la main à M. Soubrian.)
SCÈNE VII
IRÈNE, puis peu à peu COLETTE DE VILLE-
DIEU. LOUIS SOUBRIAN. MADELEINE
CHADEAUX. RICHARD, MADAME CHA-
DEAUX, LA MARQUISE DE SAINT-PUY,
LIGNIÈRES.
IRÈNE, appelant.
Colette ! Madame de Saint-Puy !... Enfin, cir-
cidons un peu, maintenant... Venez voir ma vieille
peinture indienne... J'adore mon petit coin... On
est si bien, là...
LOUIS
J'admirais tout à l'heure ce panneau.
IRÈNE
N'est-ce pas? Et enfumez-nous, surtout, jeunes
gens... Colette, tu ne veux pas boire?
228 MAMAN COLIBRI
COLETTE
Si, mon petit chou... du frais, du très frais. {Pen-
dant qu'Irène prépare une bo'sson.) Quel numéro enCOre
que ta marquise de Saint-Puy 1
IRÈNE
Elle est du meilleur faubourg. Fais-la causer,
c'est adorable. Vous ne connaissiez pas mon amie
Colette, monsieur Soubrian?... On a été au Sacré-
Cœur ensemble, dans la classe de Sœur Marie-
Jacques... Dites-lui des choses énormes; elle adore
ça.
COLETTE
Oh ! Irène 1
IRÈNE
Et M. Soubrian, ma chère, sait des histoires
d'un roide!... Racontez-lui celle de l'anglaise et
des quarante voleurs...
LOUIS
Celle-là, je ne la raconte qu'aux jeunes filles.
IRÈNE
Colette est veuve... C'est presque pareil.
LOUIS
Alors... venez là... et pâlissez.
(On voit dans le silon du fond la marquise de Saint-
Puy causant avec M™^ Chadeaux et Lignièrei.)
ACTE PREMIER 229
RICHARD, à mi^oixj passint à droite avec Madeleine
Chadeauz qui oa s'appuyer au piano^ en tripotaillant
des fleurs.
Vous habituez-vous un peu à la maison, Made-
leine ?
MADELEINE
Votre milieu m'effraye énormément.
RICHARD
Pourquoi?
MADELEINE
Je ne sais... je suis mal à l'aise... J'ai été élevée
bourgeoisement .. Tenez, cette femme qui rit si
fort... [Elle montre Colette dans un coin avec Louis Sou-
brian.) son rire m'inquiète, me trouble, vous n'avez
pas idée 1
RICHARD
La petite de Villedieu?,.. Elle n'est pas terrible.
MADELEINE
J'ai besoin d'être rassurée.
RICHARD
N'ayez pas peur; je suis là... Alors si popotte? ..
Tant mieux. Je voudrais une femme très popotte.
MADELEINE
Ohl bien! moi...
RICHARD
Vous ferez des confitures à votre mari?
230 MAMAN COLIBRI
MADELEINE
S'il me les demande.
RICHARD
Il vous les demandert... entendu Nous avons
des goût trèo pcreils, c'est attendrissant.
MADELEINE
C'est ennuyeux.
RICHARD
Pourquoi?
MADELEINE
Parce que si nous nous apercevons que nous
sommes faits l'un pour l'autre et si nous en res-
tons là, ce sera pour éprouver des regrets consi-
dérables.
RICHARD
Allons doncl je connais une personne qui était
tout à fait persuadée que j'étais indispensable à
son bonheur à venir... Eh bien, maintenant, elle
est très heureuse avec un monsieur très différent.
MADELEINE
Il est peut-être mieux que vous...
RICHARD
Il est très bien. C'est un juge suppléant au par-
quet de Limoux; ainsi, vous voyez 1
MADELEINE
Merci, au moins vous êtes encourageant.
MADAME CHADEAUX, qui est descendue,
Madeleine ?
ACTE PREMIER 231
MADELEINE
Maman ?
(Richard remonte au fond et va parler à la vieille
marquise de Saint-Puy et Lignièreê.)
MADAME CHADEAUX, bat.
Quand tu voudras partir...
MADELEINE
Non, j'ai encore à causer.
MADAME CHADEAUX
Il te plaît?
MADELEINE
Je ne sais pas.
MADAME CHADEAUX
Il n'est pas inconvenant avec toi, au moins?...
MADELEINE
Ohl maman...
MADAME CHADEAUX
Sait-on I Ils sont tellement hurluberlus dans cette
famille... Cette mère...
MADELEINE, bas.
La voilà.
IRÈNE
Comme elle est jolie, votre Madeleine... Et l'air
si bon, si droit...
LOUIS
Et si gai 1
MADAME CHADEAUX
C'est une enfant.
232 MAMAN COLIBRI
LOUIS
Ohl quelle mauvaise raison? Ainsi, moi, depuis
l'âge de dix-sept ans, je suis mélancolique, sombre,
taciturne...
IRÈKE, riant.
Ne désespérez pas, jeune homme, la jeunesse
vient avec l'âge !... {Gaminement à la marquise de
Saijit-Puy qui s'approche.) N'e«t-ce pas, marquise?
LA MARQUISE
Je n'ai pas entendu... Je suis un peu distraite,
vous le savez.
LIGNIÈRES
Je crois bien ! elle est sourde comme un pot.
IRÈNE
Je demandais à quelle œuvre nouvelle vous
vous intéressez en ce moment? Car madame de
Saint-Puy est celle qui a ouvert les portes de son
hôtel seigneurial, à 50 centimes, au bénéfice des
blessés des Balkans. Elle est la charité intrépide.
{Elevant la voix.) Dites-nous à quelle œuvre vous
apportez vos soins.
LA MARQUISE
J'ouvre une souscription mondaine pour le
buste de Camoëns.
LOUIS
Ah I excellente idée !
LIGNIÈRES
Le besoin s'en faisait sentir depuis quelques an-
nées.
ACTE PREMIER 233
LOUIS
Je me demandais : qu'e-t-ce qui me manque
donc?... C était le buste de Camoëns.
IRÈNE, bas.
Ne vous moquez paii trop d'elle. D'abord, elle
pourrait vous entendre...
LOUIS
On ne sait jamais !
IRÈNE, même jeu.
Et puis elle est si brave personne I
(Un domestique e$t entré, il s'approche (flri/icj
LE DOMESTIQUE
Une femme de chambre vient d'apporter cette
lettre, en pr ant de la remettre immédiatement
à madame; c'est très pressé.
IRÈNE
Y a-t-il une réponse?
LE DOMESTIQUE
La femme de chambre est repartie de su.te
IRÈNE
Bien. {Aux autres ) VouS permettez?... {Le domes-
tique sort, Irène s'éloigne un peu pour lire la lettre. Elle
pousse une exclamation,) Oh! {En se retournant vers
Richard, qui a repris au jond son aparté avec la jeune
Madeleine.) Richard I
534 MAMAN COLIBRI
RICHARD, descendant.
Quoi?
IRÈNE, à Vécart^ avec Richard.
C'est trop fortl Une lettre de chantage, adres-
sée à moi, menaçant, si tu te maries, d<3 faire
rompre ton mariage. Et dans quels termes! J'en
suis malade. Quel toupet I Et portée à domicile
encore 1
RICHARD
Mais de qui, sapristi 1
IRÈNE
De ta Nichette, parbleu!
RICHARD
Impossible.
IRÈNE
C'est signé.
RICHARD
En effet! {Il Ut.) Une anonyme : Nichette de
Nanteuil... La grue !
IRÈNE
Je te l'ai toujours dit que c'était une femme dan-
gereuse, qu'elle te ferait avoir des ennuis... Qui
a toujours raison?
RICHARD
Ah ! la grue des grues 1
IRÈNE
Et elle est capable d'envoyer des lettres de ce
genre à M™^ Chadeaux. Cela promet ! Si tu tiens
un tant soit peu à entrer dans cette famille 1
ACTE PREMIER 235
RICHARD
Quand je venais juste de lui acheter un bijou
de cent louis. Je l'ai dans ma poche.
IRÈNE
C'est ce qui s'appelle du flair...
RICHARD, sortant^ penaud^ Vécrin de sa poche.
Le voilà! Que vais-je en faire maintenant?
IRÈNE, riant.
Tu le mettras dans la corbeille de mariage de
ta fiancée; ce sera ton premier cadeau.
RICHARD
C'est une idée... mais je ne peux pas. J'ai fait
inscrire des dates... oui, des dates qui... enfin...
IRÈNE
Des dates? Fais voir... {Elle inspecte le bijou.)
l^juin 1903-15 mai 1904... On dirait un règne....
15 mai? Ah! bon! je comprends... L'abdication!...
Mon pauvre ami ! tu t'étais trop avancé.
RICHARD
Te fiche pas de moi! Ahl la grue!
IRÈNE
Voilà déjà trois fois que tu le constates ; tu
aurais pu le faire plus tôt.
RICHARD
Elle ignore à quoi elle s'expose. La réponse ne
va pas se faire attendre... Dès ce soir...
236 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Fais attention; on t'épie.
RICHARD
Je vais prendre conseil de Soubrian et de Li-
gnières. Ils vont ra'aider 1
IRÈNE
Et n'agis pas à la légère. Pour l'instant, je te
prie de faire attention. Qu'on ne t'entende pas!
Rien n'est grave là-dedans, seulement Chadeaux
mère semble un peu... bégueule... au point même
de me taper sur les nerfs et je te conseille d'étouf-
fer le son de votre voix.
RICHARD
Nous allons délibérer à côté.
IRÈNE
Ferme la porte surtout.
RICHARD, appelant ses amis.
Lignières... Soubrian...
(Richard leur dit un mot à voix basse et les en-
traîne dans le grand salon,)
COLETTE
Quoi? quoi?... Ils nous plaquent encore?... Déli-
cieux jeunes gens I
(La porte se referme.)
ACTE PREMIER 237
SCÈNE VIII
IRÈNE, COLETTE, MADAME CHADEAUX,
MADELEINE, LA MARQLISE
IRÈNE, vivement.
Une minute. Un petit secret à se dire...
COLETTE
Que nous ne pouvons pas savoir et que toi tu
sais.
IRÈNE
Parbleu l
MADAME CHADEAUX
Alors, vous êtes, madame, la confidente de vos
enfants ?
IRÈNE
Je suis leur meilleur camarade.
COLETTE
Leur grand copain.
IRÈNE
Voilà. Elle l'a dit.
MADAME CHADEAUX
Le souvenir que vous êtes aussi leur mère doit
bien vous gêner quelquefois.
IRÈNE
Mon Dieu, madame, je crois que j'ai été une
excellente mère. On n'en aurait pas trouvé de
meilleure, pas Colette?.,.
238 MAMAN COLIBRI
COLETTE
Ça, tu as été exemplaire. Tu as passé tes plus
belles années à leur enlever l'encre des doigts et
à corriger leur arithmétique.
IRÈNE
Maintenant que mes bambins sont devenus de
beaux grands garçons, du moins l'un, j'estime que
c'est bien un peu à leur tour de m'amuser; il s'est
trouvé que leur mère n'était pas d'âge trop affli-
geant; ils en ont fait leur camarade et leur amie.
COLETTE
Et vous vous entendez bien, vous trois!...
IRÈNE
Le souvenir de maman ne s'efface pas, j'espère,
pour eux... ils ont eu l'obligeance d'y ajouter Co-
libri.
MADAME CHADEAUX, pincée.
Vous rattrapez le temps perdu.
IRÈNE
La vie est belle.
MADAME CHADEAUX
Ainsi vous recevez leurs confidences de jeunes
hommes ?
IRÈNE
J'y mets le plus de tact possible.
MADAME CHADEAUX
Et ils vous disent tout?
ACTE PREMIER 239
IRÈNE
Je ne suis pas leur confesseur ; je ne suis que
leur amie.
MADAME CHADEAUX
Madeleine, veux-tu jouer du piano, mon enfant?
(Madeleine s'éloigne, sur cet ordre, et va s'asseoir
au piano.)
IRÈNE, bas à Colette,
Ohl mais... elle abuse!...
MADAME CH.VDEAUX, intentionnellement.
Cette camaraderie avec ses risques et périls s'ex-
plique parce que c'est ici une maison sans fille...
et ça se sent 1 S'il y en avait une, ah, comme tout
serait changé! Vous auriez eu à protéger sa pu-
deur, sa délicatesse, vous auriez été obligée à plus
de retenue.
IRÈNE
Avec des garçons la vie est plus franche I ,\lors
je bénis le ciel de ne m'avoir pas donné de fille,
rien qu'à la pensée, en effet, de l'éducation qu'il
eût fallu lui inculquer, à la pauvre petite ! toute
cette ennuyeuse mise en scène dont se compose
la jeunesse de nos filles, jusqu'à leur délivrance...
COLETTE
Seigneur !... Qu'entends-tu par la délivrance
•d'une jeune fille? ..
IRÈNE
Mais cette cérémonie de Zoulous qu'on appelle
la journée du mariage.
240 MAMAN COLIBRI
MADAME CHADEAUX
Madeleine, joue plus fort, mon enfant 1
IRÈNE
Oh! ne craignez rien; moi, je parle bas.
COLETTE, à Madeleine, en regardant Irène.
La prière d'une vierge, mademoiselle,
MADAME CHADEAUX, reprenant avec insistance.
Permettez-moi de m'étonner que vous traitiez
de cérémonie de Zoulous l'institution la plus no-
ble, et la plus sacrée. Et peut-on savoir, du moins,
à quoi vous dpvez un aussi sauvage souvenir?...
IRÈNE
Vous y tenez?... Oh! le jour, ça allait encore!
Le tohu-bohu, les poignées de main, les félicita-
tions, passe!... mais le soir, — je n'avais pas dix-
sept ans, on m'a mariée orpheline, vous le savez,
— lorsque me fut révélé ce soir-là ce que tous mes
amis étaient officiellement invités à penser de moi,
j'ai été remplie d'une confusion indicible!... En
une seconde, j'ai revu, fixés sur moi, les yeux de
mes tantes, de mes cousins, du petit Frédéric sur-
tout, si farceur!... Je les devinais en train de se
représenter la scène intime à laquelle la société les
conviait, et j'éprouvais dans mon âme quelque
chose qui ressemblait à de la rage ou de la honte,
je ne sais plus, mais que les regards bêtes ou iro-
niques du lendemain ne furent pas pour atténuer !...
Et j'ai compris et excusé, ce jour-là, le tact et la
pudeur qui poussent, — évidemment, — certaines
ACTE PREMIER 241
jeunes filles à choisir un amant non garanti par le
gouvernement 1
LA MARQUISE
Bravo !
COLETTE
Tiens, elle a entendu.
MADAME CHADEAUX
Savez-vous ce que prouve votre petite liistoire,
madame? tout simplement que vous n'aimiez pas
votre mari.
IRÈNE
Sapristi! c'est que je ne me souviens plus très
bien... 11 y a longtemps!... Mais je veux ajouter,
au cas où vous seriez en peine pour mes senti-
ments, madame, que mon mari, quoique très
occupé, se trouvait être un excellent homme, qui
m'a rendue heureuse, et ces vingt ans de fidélité
m'ont paru un jour. ..Et délivrons je vous en prie,
cette pauvre Madeleine... c'est absolument ridi-
cule! Madeleine, venez ici... Voulez-vous servir le
thé avec Colette ?
COLETTE, bas à Irène.
Il était temps. La prière d'une vierge devenait
plus ardente.
IRÈNE, aimable, à Madeleine.
C'est très joli ce que vous jouiez. {Au domestique
qui est entré avec le thé.) Frauçois, qui a sonné, il y
a un instant?
11
242 MAMAN COLIBRI
LE DOMESTIQUE
M. de Chambry, madame.
COLETTE, à Irène, en passant le thé.
Tu es peut-être allée un peu loin avec M™« Cha-
deaux. Ces allusions au mariage et ces coups droits
à sa fille!...
IRÈNE
Tant pis, elle m'agaçait avec ses pointes. Il faut
qu'elle sache quelle belle-mère je serai. Nous ne
coudrons pas ensemble des bretelles pour l'œuvre
des petits Bretons!
COLETTE
Je pense qu'elle a renoncé à cet espoir.
IRÈNE
D'abord elle est trop vieille pour une belle-mère,
c'est dégoûtant. {Pirouettant sur ses ïa/o^s.) Personne
ne veut de mon thé, alors?
LA MARQUISE, dans un silence^ continuant à concerter
avec M^^ Chadeaux.
Oh ! les enfants, voilà la joie de notre crépus-
cule!...
(Depuis quelques instants, tout en parlant^ Irène se
retourne souvent vers la porte du sxlon; à travers
les vitraux opaques et lumineux on voit l'ombre de
quelqu'un qui s^y est appuyé.)
COLETTE, à Irène.
Qu'est-ce que tu as? Tu es ennuyée?
ACTE PREMIER 243
IRÈNE
Moi? pas du tout.
COLETTE, iuiçant ses yeux.
Que regardes-tu derrière, tout le temps? {Elle se
retourne à son tour.) Oh! en effet, voyez!...
LA MARQUISE
Quoi ?... Oh! oui, cette ombre chinoise!... On
ferait ça en peinture, on ne le croirait pas.
(L'ombre se dessine, en effet, nettement, en un profil
qui bouge de temps en temps, s'efface eu se pré-
cise.)
IRÈNE
C'est le grand lustre. Comme il éclaire beau-
coup, cela fait, quand on passe devant, une vraie
projection sur les vitraux Tiffany. comme sur une
vitre dépolie.
COLETTE
Surtout que celui qui s'appuie est tout contre...
Il fume son cigare...
MADELEINE
Qui est-ce? Ce n'est pas M. Richard, ni M. Sou-
brian; il a le nez plus long, M. Soubrian.
IRÈNE
Je crois que c'est Georges de Chambry, l'ami
intime de mes enfants; il devait venir rejoindre
ses camarades et sera entré directement au salon.
MADAME CHADEAUX
Ah! le petit Georget...
244 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Vous l'avez déjà vu ici, je crois...
MADAME CHADEAUX
Oui... oui... un gentil garçon... Et d'excellente
famille, n'est-ce pas?
IRÈNE
Oui... trè8~cliic. Sa mère est une Dangreville.
COLETTE
On prendrait un crayon, on le dessinerait de
profil admirablement...
IRÈNE
Attendez, je vais cogner à la vitre.
[Irène s'approche des çitrauc et toqus aV2c le doigt, )
MADELEINE
Ah ! il s'est retourné !
(La porte s'entr'ouvre, un jeune homme passe la tête.
C'est Gsorges de Chambry.)
GEORGET
Quoi? Qu'est-ce que t'Qt>i'i... {Apercevant Irène.)
Bonjour, madame. {Puis les autres.) Oh 1 mesdames I
LA MARQUISE
Entrez donc, vicomte!
ACTE PREMIER a45
SCÈNE IX
Les Mêmes, GEORGET, puis RICHARD
et LIGNIÈRES
Georget s'avance en laissant la porte ouverte, et vient
serrer les mains à l'avant-scène
LA MARQUISE
Nous regardions l'ombre que vous faisiez sur la
vitre. C'était extraordinaire...
GEORGET, se retournant^ sans bien comprendre.
Ah! oui... là... Je devais avoir l'air idiot!
(Richard et Ligniires entrent en causant»)
COLETTE
Eh bien, c'est fini votre petit complot ?
RICHARD
Fini, fini.
IRÈNE
Qu'est devenu Soubrian? Vous l'avez invalidé?
Et Paulot?
RICHARD
Soubrian avait un rendez-vous, et Paulot est
allé finir son devoir d'histoire dans sa chambre.
MADAME CHADEAUX, s'élevant.
Nous vous attendions pour prendre congé.
IRÈNE
Déjà!
246 MAMAN COLIBRI
MADAME CHADEAUX
Madeleine a un cours demain matin de bonne
heure.
MADELEINE, à Richard^ en passant.
Vous n'avez pas été gentil pour moi, ce soir.
RICHARD
Je vous demande pardon. Des affaires pressées.
Mais, si vous le permettez, je vais vous mettre à
votre porte.
IRÈNE, de loin, à Richard,
Richard? Tu accompagnes M""' Chadeaux.
MADAME CHADEAUX
Oh ! ce n'est pas la peine.
MADELEINE
Maman, nous allons aller à pied; c'est si près.
IRÈNE, à la marquise.
M^^ Chadeaux habite rue Margueritte, à deux
pas. {Prenant à part Richard^ pendant que les Chadeaux
se préparent.) Eh bien?
RICHARD
Eh bien, je viens d'arranger quelque chose avec
Soubrian. Il va d'abord aller la trouver aux Va-
riétés où elle devait passer la soirée avec des
amis. Moi, j'irai chez elle directement, et je serai
net.
IRÈNE
Modère-toi, surtout. Pas de bêtises. {A Georget qui
83 rapproche.)Yous êtes au courant, Georget?
ACTE J'REMIER 247
GEORGET
Oui, oui.
IRÈNE
Hein? Qu'est-ce que j'avais toujours dit? Cette
femme!...
GEORGET, à Richard.
Et du calme, mon vieux. Souviens-toi qu'on ne
doit pas battre une femme, même avec ?a canne.
IRÈNE, à Georget.
Vous, restez. Vous n'allez pas me laisser seule
avec la Saint-Puy.
GEORGET
Bon... J'ai tous les dévouements.
RICHARD, aux Chadeaux.
Vous êtes prêtes?...
MADELEINE
Mon éventail?
(Sa mère le lui passe.)
MADAME CHADEAUX
Ah! mon enfant, si ce mariage se fait, c'est
bien pour toi.
MADELEINE
Dame! ce n'est pas pour toi, maman.
RICHARD
Lignières, tu descends avec moi?
LIGNIÈRES
Naturellement.
248 MAiMAN COLIBRI
IRÈNE, les accompagnant tous à gauche.
Au revoir, mon petit Madelon.
(Sortent M^^ Chadeaux, Madeleine, Richard, Li-
gniires.)
SCÈNE X
IRÈNE, GEORGET, et COLETTE,
LA MARQUISE
IRÈNE, brusquement à Georget.
Causez littérature avec la marquise.
, GEORGET
De qui, de Balzac?
IRÈNE
De qui vous voudrez...
(Elle va à Colette pendant que Georget se dirige vert
la marquise.)
IRÈNE
Et toi, mon petit coco, il faut t'en aller...
COLETTE, interloquée.
Ah ! bon, bon.
IRÈNE
Je te dirai pourquoi demain.
COLETTE
Oh I qu'à cela ne tienne !...
ACTE PREMIER 249
IRÈNB
Mais attends une minute, que les autres soient
partis.
COLETTE
Compris. J'ai tous les dévouements.
IRÈNE, se retournant^ à George!^
Tenez, montrez donc à la marquise ces reliures
qui sont sur le piano. (.4 la marqu'sr.) Vous qui
êtes amateur, elles vous intéresseront.
COLETTE, à Irène^
Pauvre marquise ! Il faut la ménager. C'est un
utile chaperon.
IRÈNE
Dis donc 1 Pas pour moi.
COLETTE
Je sais... mais il ne faut jurer de rien, n'est-ce
pas? Pauvre marquise! quand elle s'en ira de ce
monde, en sera-t-il passé sur si tête, dans l'ombre
d'une baignoire ou d'un thé élégant, des baisers,
des soupirs qu'elle n'aura pas entendus, en sera-t-il
né, sans qu'elle en ait rien su, de ces amours sé-
rieux ou passagers qu'elle aura si doucement obli-
gés de ses bons yeux endormis et délicats... Bonne
vieille, que la mort lui soit légère !
IRÈNE
Tu es gaie, ce soir. Ecoute, demain je t'explique-
rai...
250 MAMAN COLIBRI
COLETTE
A quoi bon?.,.
IRÈNE
Cinq heures, demain?
COLETTE, disparaissant à V anglaise.
Si tu veux.
SCÈNE XI
IRÈNE, LA MARQUISE. GEORGET
IRÈNE, redescendant.
De quoi parliez-vous?
GEORGET
De Balzac.
IRÈNE
Ahl Balzac!
LA MARQUISE
N'est-ce pas? il ne vieillit jamais.
IRÈNE
C'est-à-dire que je ne sais pas comment il fait I
(Georget^ dans le dos de la marquise^ esquisse. pour
Irène une vive pantomime d^ impatience.)
GEORGET, gamin^ à voix basse.
Ohl la barbe 1
IRÈNE, avec un geste sec de Véventail,
Chut!... {A la marquise.) Il y a aussi Bourget...
n'est-ce pas marquise ?
ACTE PREMIER 251
LA MARQUISE, d'une 9oix profonde.
Ah! nous autres femmes, il nous vilipende,
mais nous Tadorons.
(Georget et Irène ont un même mcuvirmin a auniira-
tion pour cette exclamation.)
IRÈNE, bas en riant.
Oh ! il nous vilipende !
GBORGET, même ftu.
Ma chère!...
IRÈNE, fumt.
Vous regardiez cette édition italienne... C'est
en galuchat; c'est très rare.
GEORGET, précipitamment.
Examinez cette gravure-là.
(// lui pose le livre sur Us gencux.)
LA MARQUISE
Je l'ai déjà vue.
GFORGET
Pas assez, pas assez... tenez... {Il se met derrière
la chaise de la marquise et se penche en aoant. D'une main,
il montre la gravure. De Tautre^ sans que la marquise
juisss le voir^ il a atteint Irène^ toute proche^ et lui
iresse longuement^ autoritairement^ la nuque et les épaules,
sans que celle-ci esquisse le moindre geste de protestation,
comme si elle était habituée dès longtemps à cette caresse et
s'y soumettait naturellement.) Admirez Cette fineSSe...
252 MAMAN COLIBRI
C'est d'un burin... ah! quel burin!... c'est doux...
c'est doux...
{La main de Georget si promène sur les épaules et
les bras d'Irène.)
LA MARQUISE, penchée sur h livre.
Une caresse!
GEORGET
Je vous crois!
{Georget^ gamin, essiye, tout d'un coup^ d'enlever le
peigne des cheveux d'Irène.)
IRÈNE, se dégageant, à voix étouffée.
Non, non 1 que c'est bête !...
GEORGET, vivement, à la marqu'.ss qui allait lever le nex.
Et puis vous voyez, là, le galuchat.
LA MARQUISE
Qu'est-ce que le galuchat, en somme?
GEORGET
En somme, oui... en somme?
IRÈNE
C'est un petit poisson.
GEORGET
Qui va dans l'eau... vert et bleu.
LA MARQUISE
Mais non, je crois que c'est un requin.
ACTE PREMIER 253
GEORGET
C'est un petit poisson qui est un requin... voilai
{Irène est tout à coup prise d'un fou rire^ stupide et
irrés'S'.ible^ elle est obligée de s'éloigner^ en pouf"
fant dans son mouchoir.)
LA MARQUISE, à Irène.
Qu'avez-vous, chère amie?
IRÈNE, de dos, au fond^ la voix étranglée.
Rien... ce n'est rien... un peu de hoquet...
GEORGET, S? mordant les lèpres, et pour détourner
V attention de la marquise.
Madame de Rysbergue adore les éditions cu-
rieuses.
LA MARQUISE
Mon hôtel en est plein. Et vous?
GEORGET
Oh! moi aussi... seulement je n'y connais rien.
IRÈNE, redescendant^ calmée; à Georget, sévèrement.
Assez... assez... asseyez-vous I {Haut à Georget qui
ne veut pas.) Je VOUS prie de vous asseoir, monsieur
de Chambry.
{Maintenant, ils sont asss, très siges, tous les trois
en rond.)
GEORGET, après un long silence.
Avez-vous remarqué comme le printemps est
long à venir cet hiver?
254 MAMAN COLIBRI
LA MARQUISE
Ah ! les saisons sont tellement troublées, depuis
quelque temps.
GEORGET, parlant très vite tout à coup et sur un ton
très naturellement mondain.
C'est-à-dire qu'on ne sait plus quel est le prin-
temps, quel est l'hiver. Je t'aime.
IRÈNE, même jeu.
N'est-ce pas? positivement? Moi aussi.
GEORGET, de plus en plus vite.
C'est à ne plus vous faire croire qu'il y a un
Dieul... Disons plus rien.
IRÈNE, même jeu.
Et le printemps est si divin 1... Ça la fera...
GEORGET, même jeu.
Absolument... partir.
LA MARQUISE, le sourire pâmé.
Mais le printemps n'est vraiment agréable qu'en
Italie 1... {Personne ne lui répond plus. S:>n bon œil si
doux s'en étonne d'abord^puis les ayant regardés^ elle dit:)
Je bavarde, je bavarde... et vous retiens jusqu'à
des heures indues...
IRÈNE, sans conviction.
Pas le moins du monde.
LA MARQUISE
Quelle heure peut-il bien être?
^ ACTE PREMIER 255
IRÈNE
Quelle heure, Georget?
GEORGET, regardant ta montre.
Onze heures et demie I
IRÈNE, à la marquite.
Il n'est que minuit trente -cinq.
LA MARQUISE, S» levant précipitamment.
Minuit trente-cinq ! c'est effrayant... J'avais com-
mandé la voiture pour onze heures. Au revoir, mon-
sieur. Quand vous passerez de mon côté...
GEORGET
Infiniment aimable l
LA MARQUISE, à Irène qui la conduit.
Ne me raccompagnez pas, chère amie, je vous
en prie.
IRÈNE
Comment donc!
LA MARQUISE
Il est charmant» ce garçon. Et bien élevé!
{Elles sortent toutes deux. Une seconde Georget reste
seul.)
256 MAMAN COLIBRI ^
SCÈNE XII
GEORGET, puis IRÈNE
Irène rentre. Elle arrête Georget d'un geste.
IRÈNE
Non ! non ! je suis furieuse. Va-t'en. Tu es
d'une imprudence folle.
GEORGET
Ce n'est pas vrai. Je suis très habile.
IRÈNE
Va -t'en ! va -t'en ! je frémis à chaque instant, à
cause des enfants !... Fais attention, je t'en sup-
plie... S'ils s 'apercevaieMt de quelque chose 1
GEORGET
Allons donc ! je manœuvre très habilement ;
c'est toi qui grondes et c'est toi la plus impru-
dente. (// tire de sa poche un petit portefeuille.) Tu avaJS
oublié ça chez nous, à cinq heures... avec tes
cartes dedans. Le concierge pourrait très bien fouil-
ler et voir ton nom.
IRÈNE
Vrai ?... oh I crois-tu? {Elle prend le portefeuille.)
Mais toi, de ton côté, je t'en conjures, fais bien
attention à Richard, à Paulot...
GEORGET
Pas de danger. Mon petit manège est parfait;
ACTE PRhMlER 257
avoue. Je m'admire moi-même. Je marche dan;^
les combinaisons du jeune Paulot, je me charge
des courses de Richard, et je leur fais croire à tous
deux que j'ai une première de magasin... qui va
lâcher ses parents pour moi... D'abord tes fils ne
me croiraient pas capable d'avoir ime aventure
aussi importante.
IRÈNE
C'est vrai tout de même que c'est une chose
considérable pour un garçon sans conséquence
comme toi! Qu'est-ce que tu as pensé quand tu
t'es aperçu que je t'aimais?
GEORGET
Ce que j'ai pensé?
IRÈNE
Oui.
GEORGET
Je me suis dit : Je ne l'aurai jamais. C'est trop
beau!... Je m'imaginais que, si je m'y mettais, il
faudrait des années pour te conquérir.
IRÈNE
Tu as é*-é heureux, hein?
GEORGET
Jai été surtout stupéfait.
IRÈNE
Sale bête !
GEORGET
Mais c'est une impression qui^a passé vite. Je
m'y suis fait.
258 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Quand t'es-tu aperçu pour la première fois que
je t'aimais? Tu ne me l'as jamais raconté.
GEORGET
Un jour, au tennis, chez les Dubreuil-.. Tu me
regardais tout le temps... tu ratais toutes les
balles...
IRÈNE
Tu étais si joli ce jour-là 1
GEORGET
Ne dis pas çal... J'avais un rhume de cerveau
terrible, un bouton de fièvre gros comme un gnon.
J'étais furieux que tu m'aimes juste à ce moment-
là.
IRÈNE
C'est ce que les poètes appellent le premier émoi.
GEORGET
Je suis sincère.
IRÈNE
Je le vois bien. {Silence. Elle le regarde longuement
dans Si'S yeux bleus. Puis tout à coup^ elle pousse un
soupir.) Tout de même 1
GEORGET
Quoi, tout de même?
IRÈNE
Rien! Tout de même... voilà toutl... Il y a des
minutes où je me demande si je ne rêve pas. Toi,
Georget, le Georget de mes enfants, devenu, tout
ACTE PREMIER 259
à coup, ainsi sans raison, mon amant... Mon amant !
songe, c'est-à-dire celui qui surpasse tout dans
mon cœur... quelle effrayante chose!
GEORGET
Ne me regarde pas ainsi. Ça m'intimide. Il me
semble que j'ai fait un malheur.
IRÈNE
C'en est un ! que tu as commis, délibéré-
ment... C'en est un que de s'être donné, corps et
Ime, à un enfant comme toi, qui tient désormais
toute ma^'ie dans ses mains, tout : passé, avenir...
C'est à ce g&min que devaient aboutir mes années
graves de mère de famille, d'épouse, mes devoirs,
mes deuils, mes scrupules, mes illusions de moi-
même... Si tu n'appelles pas cela un malheur, que
te faut-il?
GEORGET
Mais c'est agaçant, à la fin, cette conception que
tu te fais de moi... Je suis un homme 1 un homme
à qui l'on peut se confier sans peur... Tu verras si
je ne conduis pas bien notre barque. Ahl ah!
IRÈNE
C'est peut-être vrai. Mais que veux-tu? Il m'est
difficile d'oublier que je t'ai vu collégien. Ça te
nuit dans mon esprit.
GEORGET
Ça me déshonore.
IRÈNE
Tu te souviens, la première fois que je t'ai
260 MAMAN COLIBRI
vu? Richard m'avait demandé de te faire sortir.un
dimanche, du lycée.
GEORGET
Ne parle pas de ça, ne parle pas de ça, je t'en
supplie 1
IRÈNE
Je te vois encore, gauche, un peu ridicule —
parfaitement, — et bougon... Tu te rappelles
quand je vous ai emmenés au bois de Vincen-
nes, gamin que tout ennuie, maussade, regardant
tomber les gouttes de pluie de ta visière en toile
cirée... Tu faisais une si drôle de figure, dans ce
dimanche forain de soldats, de guinguettes, et de
pelures d'orange!
GEORGET
Si tu ne m'avais pas connu petit, je n'aurais pas
été le camarade de tes enfants, et si je n'avais
pas été le ca...
IRÈNE, lui fourrant un bonbon dans la bouche.
Oui, La Palisse! Tiens, mange un bonbon.
GEORGET, bafouillant.
Zut! zut! zut!
(Elle Vemhrasse doucement sur le front).
IRÈNE
Et puis, mon chéri, qu'importe! Que je t'aime
pour telle ou telle raison, c'est que cela devait arri-
ver ainsi... L'essentiel est que je t'aime... et infini-
ment encore !... Je trouve cette sensation si déli-
ACTE PREMIER 261
cieuse de ne penser qu'à toi tout le jour, de haïr
tout ce qui me dérange de ta préoooupation...
C'est violent, silencieux et bien agréable !
GEORGET, avec conviction,
N'est-oe pas?
IRÈNE
Tais-toi I tais-toi 1
GEORGET
Qu'est-ce que j'ai dit?
IRÈNE
Ne me fais pas souvenir de tes... aventures,.,
gredin I
GEORGET
Ce n'est pas à elles que je faisais allusion.
IRA RE
C'est écœurant, tiens 1 Songer que tu as déjà
un passé!...
GEORGET
Tu ne veux pas me croire quand je dis que c'est
toi la gosse 1
IRÈNE, vivement.
Ne blague pas ! Je t'apporterais peut-être à
cette heure, comme les autres, un amour sans illu-
sion, sans mystère et sans curiosité... Dans quel-
ques années seulement, tu apprécieras. ..trop tard...
et alors ce sera avec regret et tristesse.
GEORGET
Mais comment se peut-il que tu n'aies jamais
aimé?.. Au fait, c'est bête ce que je demande là.
262 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Non, oe n'est pas bête. Je me le suis demandé
moi-même si souvent ! Mariée tout enfant à un
mari qui ne m'épousa que pour fonder une famille
et unir sa race belge à du joli sang français, j'ai
poussé... Et les hommes ne me troublaient pas. Je
me suis habituée jeune à leur danger... Leur
gaieté me plaisait, leur compagnie m'amusait...
mais je les ai vus toujours sans mystère et leur pré-
sence ne m'a jamais fait rougir. On n'explique
pas ces choses-là.
GEORGET
Ça ne te tardait pas?
IRÈNE
Que si! Seulement à la fm j'y avais renoncé et
je n'y pensais plus... Dame! C'est comme quand
je croyais que je n'aurais jamais ma voiture à
moi : je n'en avais pas envie.
GEORGET
Heureusement que je devais venir... Bibi était
là.
IRÈNE
Dieu que tu es stupide, mon pauvre amil... Et
puis, non, tiens, j'adore quand tu es radieuse-
ment bête comme ça 1... que toute ta jeunesse
éclate d'un bon gros rire qui ne peut pas tenir en
place..»
GEORGET
Chez moi on me trouve triste comme un bon-
net de nuit.
ACTE PREMIER 863
IRÈNE
Eh bien, tu es méconnu chez toi, voilà tout...
Ah I non, que je ne te reproche pas tes vingt et
un ans!... Sois jeune... sois jeune, aussi longtemps
que tu pourras.
GEORGET
Ça ne se commande pas.
mtuE
Tu crois?
GEORGET
Dame !
IRÈNE
C'est lugubre ce que tu dis là.
GEORGET, haussant les épaules.
Oh! pourquoi ? Toi qui es toujoure si jolie, si
jeune!...
IRÈNE
Il y a de quoi mourir de tristesse d'entendre
un amant qui vous dit : « Tu es si jeune !... » Ah!
la jeunesse, vois-tu, quand passe dans la conver-
sation ce mot-là, je frémis de tout moi... C'est le
plus beau mot de la vie.
GEORGET
Pour les unS: c'est l'amour ; pour les autres,
c'est patrie, et ainsi de suite... Le plus beau mot
de la vie varie selon les gens.
IRÈNE
Pour les femmes, c'est toujours jeunesse. Ah !
gredin, qui as ce trésor-là dans les yeux et qui ne
le sais pas !
264 MAMAN COLIBRI
GEORGET
C'est un refrain chez toi, cette idée.
IRÈNE
Mais c'est aussi le refrain qui accompagne ta
beauté, petit malheureux !... Quand tu arrives dans
la maison, c'est comme du printemps, c'est comme
quelqu'un qui apporte des fleurs... Quand je te
regarde par le balcon, en bas, tu fais sur le trot-
toir comme une tache claire et lumineuse...
GEORGET
Je suis comme un peu de radium quoil
IRÈNE
Ce n'est pas si idiot que tu le crois ce que tu dis
là.
GEORGET
Colibri, va! On ne peut pas être plus exquise
que toi.
IRÈNE
Mais on peut être plus jolie... c'est embêtant.
GEORGET
Non, on ne peut pas.
IRÈNE
Si, on peut... Au moins, je voudrais savoir si je
suis seulement joUe.
GEORGET, avec autorités
Tu l'es.
IRÈNE
Ce n'est pas sûr.
ACTE PREMIER 265
GEORGET
Si, puisque je te le dis.
IRÈNE
Je n'ai pas confiance en toi... tu es partial.
GEORGET
Que t'importe alors, si moi je te trouve belle.
IRÈNE
Il n'y a que les femmes qui n'aiment pas beau-
coup qui se satisfont de cette illusion!... Est-ce
que tu m'imagines quand j'avais vingl ans?
J'étais rudement bien alors!... Quel dommage!...
Pense, imagine un peu, comme je devais être à
vingt ans !
GEORGET
Moins bien.
IRÈNE
Tiens, parbleu I... {Un temps.) Mais à part ça,
j'étais très bien... Dire que tu ne m'auras pas con-
nue à cette époque!... Quelle drôle de chose que
de s'accrocher ainsi à un certain moment de la
vie... et que tout le reste ce soit de l'ombre !... Ima-
gine-moi... J'avais, tiens, l'ovale bien plus régu-
lier... les tempes ont l'air de s'être allongées, vois-
tu? {Elle se reprend vite^ craintivement,) J'étais plus
jolie, mais j'avais moins de caractère.
GEORGET
Oui, je comprends.
26 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Comme ça change la figure !... Moi aussi, je vou-
drais savoir comment tu seras... plus tard... bien
plus tard... quand il y aura longtemps que tu ne
m'aimeras plus... lorsque nous ne nous connaî-
trons plus.
GEORGE r
Méchante I
IRÈNE
Chut! tais-toi... laisse-moi te voir une seconde,
en feimant les yeux... Chut.
[Elle met les mains devant les ycur.)
GEORGET, riant.
Quelle enfant 1
IRÈNE
Pense aussi de ton côté pour moi... {Viœment.)
Mais à rebours.
GEORGET
Naturellement.
{Par complaisance j il fait la même chose qu'elle ni
met sa figure dans ses mains, mais il y a dans les
deux poses la difjérence d'un qui n^y songe pas et
de Vautre qui y songe. — Un silence.)
GEORGET, interrompant subitement en riant.
Eh bien, tu es rudement mieux, maintenant, il
n'y a pas de comparaison!
IRÈNE, avec élan.
Tu me trouves un peu folle, pas?... 0 mon
chéri, mon grand amour, que je t'adore l
ACTE PREMIER 267
GEORGET
Pas plus que je ne t'aime.
IRÈNE
Bien plus !... bien plu^l... Mais qu'importe !...
Ah ! le bonheur seul de t'aimer me paye. Mon
petit, mon petit, comme je te défendrais si on
voulait te faire du chagrin dans la vie, si tu n'étais
pas heureux !... Que je t'aime I II y a un vieux
reste de maternité dans la passion que j'ai de
toi... Qu'ad\^endra-t-il de tout cela, mon Dieu»
mon Dieu? Et où allons-nous?
GEORGET
Tu réfléchis trop, tout le temps... Qu'est-ce que
ça fait!
IRÈNE
Tu as raison. Laissons-nous emporter... Ah! que
ça dure ce que ça durera !... Flamber... Puis baste !...
Petit, petit, mets ta tète là. Oh ! te respirer comme
les premières violettes !
{Elle V attire contre son cœur.)
GEORGET, dans un murmure.
Irène.
IRÈNE
Tout à l'heure, quand ton ombre est apparue
sur la vitre, positivement je l'ai sentie là... dans
le dos... elle m'attirait... je me retournais tout le
temps inquiète... je n'étais plus à ce qu'on disait...
je me suis presque trahie, par amour d'elle... Ce
n'était pas toi et c'était toi tout de même, cette
268 MAMAN COLIBRI
ombre, et quand j'ai été cogner dedans avec le
doigt, j'ai eu l'impression de la toucher comme
un oiseau... Et devant tout le monde, instinctive-
ment, par une irrésistible impulsion, je m'en suis
si fort approchée que j'ai senti le contact de la
vitre, là, sur mes lèvres... J'avais baisé ton ombre
sans le vouloir.
GEORGET, à voix basse.
Je te veux I je te veux !... Tes yeux 1... si tu
savais... tes yeux!...
{Une grande lueur ^ pàle^ dehors à la fenêtre.)
IRÈNE, surgaulant.
Oh I tu n'as pas vu ?... im éclair... J'ai eu peur.
GEORGET
C'est un éclair de printemps, à l'horizon. Il ne
pleut pas...
IRÈNE
Ferme la fen-'tre. 11 y a un souffle qui passe
sur l'avenue... Tu entends les platanes qui se cour-
bent?... Ferme. J'ai les épaules nues... et ce soir
elles sont trop prêtes à frissonner... (fieorget se penche
sur ces épauleS'là^ et y pose les lèvres... Irène ^ le repous-
sant^ les yeux troublés^ avec'une voix suppliante.) Non,
va-t'en... va -t'en... Ici je suis la mère, Georget, la
mère... Et puis Paulot, Paulot au fait?...
GEORGET
Il est dans sa chambre à travailler.
ACTE PREMIER 269
IRÈÎIE
\'a voir s'il y est encore.
OEORGET
Pourquoi ?
IRÈNE
Si, je veux... va t'assurer qu'il y est... je serai
plus tranqxiille... {Se levant.) Ah ! puis, nous sommes
fous... Désénervons-nous... pensons à autre chose...
Passe-moi un livre, tiens, n'importe lequel, celui-
là. Va, va vite... je t'en supplie. (Georget $ort rapi-
dement^ par le grand silon; on le voit disparaître ; Irène
Usant.) Tiens!... Colibri! {Elle ss penche curieusement
sur le livre.)
{Une instant s'écoule ainsi. Puis on ■ oit rentrer
Georget... Il considère^ de loin^ au fond^ Irène^
qui ne l'entend pas rentrer... Et alors, tout dou-
cement, sur la pointe des pieds, à pas de Icup, il
traverse la pièce et s'approche d'elle^ par derrière,
pour Vembrasser dans le cou. A la porte de gau-
che, Richard vient d'apparaître. Il s'est arrêté
sur le seuU, et regarde son ami traverser de cette
étrange façon le sjlon. Au moment oà il s'approche
d^ Irène, Georget qui a dâ entendre un bruit
tourne la tête du côté de Richard et l'aperçoit.
Interloqué, il reste la jambe pliée, dans une pos-
ture stupide et balancée.)
GEORGET, s efforçant d'être très naturel.
C'est toi ? {Souriant et montrant, bêtement, du doigt
le chemin parcouru.) J'allais faire peur à ta mère.
270 MAMAN COLIBRI
SCÈNE XIII
Les Mêmes, RICHARD
IRÈI^E, se retcurnant.
Qu'est-ce que c'est?
GEORGET, avec volubilité.
Vous l'avez échappé belle, vous savez 1 Figurez-
vous qu'il m'a surpris juste au moment où j'allais
vous faire une de ces peurs!... Il m'a coupé mon
effet.
IRÈNE, qui ne s'est pas rendue compte
de ce qui s'est passé.
Tant mieux. J'ai horreur de ce3 petites plaisan-
teries.
GEORGET
Figurez-vous que j'avançais à pas de loup...
j'étais déjà à deux pas et...
RICHARD, l'interrompant.
Paulot n'est pas là?
GEORGET
Il finit son devoir... Moi ça m'arrête la respi-
ration quand on me fait une frayeur. {Essayant
de mêler Richard à la conversation.) Et toi ? est-Ce,
que...
RICHARD
Je t'ai demandé si Paulot était là.
ACTE PREMIER 271
GEORGET
Je t'ai répondu.
RICHARD
Ahl
GEORGET, qui s'est repris, à Irène.
Oh! mais il est d'une humeur, ce soirl...
IRÈNE, à Richard.
Pourquoi es-tu revenu? Tu ne vas pas là-bas?
RICHARD
J'étais remonté, en attendant; il n'est pas mi-
nuit, je suis en avance. Mais je ressors à la minute.
IRÈNE
.\lor8, en définitive, que vas-tu lui dire?
RICH.\RD, sèchement.
Ce qu'il faudra. Ne te préoccupe pas de ça.
GEORGET
Il n'est pas à prendre avec des pincettes.
{Richard se dirige vers la porte de sortie.)
IRÈNE
Tu t'en vas?
RICHARD
Oui.
IRÈNE, vivement.
Mais Georget s'en va avec toi.
GEORGET
Oui, oui. Je t'accompagne.
272 MAiMAN COLIBRI
RICHARD
Viens si tu veux, mais je te prierai de ne pas
m'accompagner, au contraire. J'ai besoin d'être
seul.
GEORGET
Je te proposais cela pour te faire plaisir, mais
du moment que tu es dans ces dispositions... {A
Irène.) Vous avez, madame, un fils qui a bien le
plus fichu caractère que je connaisse...
RICHARD, avec un froncement de sourcils et un geste
d'impatience subit.
Oh ! mon vieux, dispense-toi, ce soir, de ces
plaisanteries dont tu es coutumier et que des per-
sonnes comme ma mère pouvaient passer à un
gamin, mais qui ne sont plus guère de ton âge,
je t'assure... C'est pour toi ce que j'en dis...
GEORGET, une imperceptible petite rcugcurau visage^ mais
s' efforçant de rire tovit de même en regardant Irène.
Tu es bien aimable Je ne sais sur quel ton, je
dois,..
RICHARD, plus doucement et sérieux.
Sur aucun ; je n'ai voulu te donner aucune
leçon; c'est mon affection pour toi qui a parlé...
Et devant ma mère nous n'avons pas à nous gêner,
n'est-ce pas ? (// lui donne une tape sur V épaule.)
Allons viens mettre ton pardessus, et filons...
A€TE PREMIER 273
SCÈNE XIV
Les Mêmes, PAULOT
PAU LOT, arriVawt du salon.
Où allez-vous tous les deux? Vous sortez?... Je
descends avec vous.
RICHARD
Nous n'allons pas du même côté.
PAULOT
Ça ne fait rien. Georget va m'emmener prendre
un bock chez Zimmer...Tu veux bien?... Chouette !..
{Richard et Georget #onr«o/-ïia.) Maman, je peux pren-
dre une de tes cigarettes?
IRÈNE
Tant que tu voudras.
{Paulot choisit une cigarette dan» un étui sur la
table.)
LA VOIX DE RICHARD
Dépêche-toi... Je vais vous déposer en voiture...
{Paulot les rejoint en courant^ et la porte de gauche
reste ouverte derrière lui. Irine-^ qui ne s'est pas
leçée de tout ce temps^ le livre sur les genoux^ et
à gui d'ailleurs cette petite seine a échappé com-
plètement^ reprend sa lecture... La lampe éclaire
sa nuque penchée et ses épaules blondes. Un temps
s'écoule. Richard rentre à gauche^ il avait laissé
son chapeau sur une chaise^ près de la porte. Il
vient le reprendre. A son tour^ il considère sa
274 MAMAN COLIBRI
mère de loin. On dirait qu'il hésite... Puis, il se
met à faire ce qu'il a pu faire à Georget tout à
Vheure; il marche de la même façon, sur la pointe
des pieds. De Voeil il se remémore le chemin par-
couru par Vautre. Il fait exactement, pas à pas,
tout ce qu'a fait Georget. On sent qu'il se recons-
titue à lui-même la scène qu'il a surprise. Irène
ne Centend pas. Quand il est près, tout près, à
portée de souffle, derrière sa mè^e, on le voit net-
tement hésiter, puis faire comme un grand effort
sur lui-même^ et, le cœur battant, il ose sur la
nuque de sa mère un baiser qui n'est pas de fils,
un baissr prolongé, qui la fait frissonner, toute,
d'une délicieuse erreur. Elle renverse la nuque en
arrière, sans une hésitation, sins un doute, livrant
sa chair aux lèi>res de Vamant et on l'entend mur-
murer d'une voix chaule et imperceptible comme
dans un soupir: « Chéri I » Une seconde... Les yeux
de la mère et du fils se rencontrent. C'est brusque et
I terrible. Ils sont pâles, tous deux, de ce qu'a d'ef-
frayant l'éclair de cette minute et de cette méprise.)
RICHARD, simplement.
Bonsoir, maman.
(7/ sort, en mettant son chapeau, pendant que le rideau
tombe.)
RIDEAU
ACTE DEUXIÈME
Une sorte de hall-salon dans une villa-locative donnant
^u^ un grand parc. Une villa moitié château, moitié
maison de plaisance d'assez grand air. Les portes-fenê-
tres au fond donnent directement sur le jardin, sans
perron. C'est une chaude journée d'orage. Les portes
-^ont ouvertes à tous les courants d'air.
SCENE PREMIERE
PAULOT. RICHARD
Paulot est assis à une table, sur la gauche, à côté
d'une pile de bouquins d'écolier.
RICHARD, entrant.
Je te dérange, tu travailles?...
PAULOT
Je finis un exemple de colle pour le bachot
d'octobre. Ce n'est pas pressé.
RICHARD
J'ai à te parler, Paulot... Non, non, reste assis.
PAULOT
Important ?
RICHARD
Grave... Passe-moi une allumette. (// allume une
cigarette.) A quelle heure Georget doit-il venir de
Deauville ?
276 MAMAN COLIBRI
PAULOT
Je oroiSjpar le train qui part à 2 heures de Deau-
ville.
RICHARD
Il faut un quart d'heure, au plus, de trajet,
n'est-ce pas, pour venir jusqu'à Touques?
PAULOT
Comment ! tu n'as pas encore pris le train.depuis
que nous avons loué? Je croyais que tu étais allé
à Deauville avant-hier.
RICHARD
A cheval.
PAULOT
Par le train, moi, je mets im quart d'heure,
juste, et dix minutes pour venir de la gare ici, à
pied.
RICHARD, regardant sj montre.
Bien. Nous avons le temps de causer. Il va se
passer peut-être aujourd'hui quelque chose de
grave. Il vaut mieux que tu sois averti... Ne
t'effraie pas.
PAULOT
Que veux-tu dire?... Je ne comprends rien. En
quoi Georget est-il mêlé à...
RICHARD, avec solennité.
Georget a forfait à l'honneur. {Mouvement de
Paulot.) Ne m'interroge pas. C'est un misérable. Je
suis décidé à ne pas te répondre sur ce chapitre.
ACTE DEUXIEME 277
Qu'il te suffise de savoir, quelle que soit sa faute,
qu'elle est grave, très grave. Il nous a trahis de la
plus odieuse façon.
PAU LOT
Mais dis quoi?... Un abus de confiance? un...
vol, peut-être?... des documents de la maison?...
Quoi?... des tripotages d'argent?... dis?...
RICHARD
N'importe!... la question n'est pas là.
PAU LOT
Mais nous y sommes mêlés?
RICHARD
De très près.
Papa sait?
PAU LOT
RICHARD
Non. Et il importe qu'il ne sache pas. Ta parole
que tout ce que nous disons restera secret pour
lui, pour maman et pour qui que ce soit d ailleurs.
PAU LOT
C'est juré.
RICHARD
Merci, vieux. Je sais qu'on peut déjà se confier
à toi comme à un homme. Du feu? {Paulot tend
une attire allumette à Richard.) Merci.
[Richard est assis auprès de la table. Il balance len-
tement sa jambe croisée et envoie de longu:s bouf-
fées au plafond.
278 MAMAN COLIBRI
PAU LOT
Père doit ignorer, dis-tu?
RICHARD
Il faut à tout prix lui éviter cette émotion, et
les conséquences en seraient trop graves. De plus,
la chose doit, tu entends? doit être réglée de lui
à moi. Si je me confie à toi, petit, cest que j'ai
besoin d'un confident. Ce me serait dur de gar-
der pour moi seul, sans un témoin, la responsabi-
lité de ce qui va se passer. On est des amis, pas
vrai?... et puis aussi, on est des frères. Ça ne
s'oublie pas dans les moments graves. Et on ne
sait jamais ce qui peut arriver.
PAU LOT, les yeux dans les yeux.
A ce point-là?
RICHARD , hochant la tête.
A ce point-là.
{Silence. On çoit que Paulot réfléchit; puis il baisse-
les yeux.)
PAULOT, sur ses cahiers^ simplement.
Bien.
RICHARD, se balançant toujours^ tout en agitant
nerçeusement sa cigarette.
Voilà.
PAULOT
Bien.
RICHARD, après un silence.
Je t'affirme, Paulot, que tu peux t'en rappor-
ACTE DEUXIEME 279
1er absolument à moi. J'ai dit le mot : un misé-
rable.
PAULOT
Tu 88 certain de ne pas te tromper?
RICHARD
Oh! j'ai attendu .. Il y a deux mois, je n'avais
que des doutes sur sa conduite. La première chose
inquiétante me fut révélée le jour même où j'ai
rompu avec Nichette... Il s'en est aperçu... Et
les semaines qui suivirent, je ne pus pas le pin-
cer... Il se méfiait... J'espérai alors m'être trompé,
et dès lors j'ai été occupé par mes formalités de
fiançailles avec Madeleine... Il m'a fallu aussi véri-
fier les affaires de M"^® Chadeaux qui n'étaient pas
en ordre, puis c'est moi qui suis venu choisir et
louer cette villa... tu te souviens? Ce fut long à
trouver, puisque maman ne voulait pas une villa
avec l'air direct de la mer; bref, je n'ai pas pu
surveiller les agissements de Georget. Ce n'est
qu'il y a trois semaines juste... (// réfléchit.) oui,
juste... deux ou trois jours à peine avant notre
départ de Paris et notre installation ici, que j'ai
acquis la certitude absolue que je redoutais...
Alors, comme il était convenu que Georget devait
aller passer l'été à Deauville, j'étais sûr que l'on
se verrait tous les deux jours au. moins : j'ai
attendu... J'ai calmé mon émotion, j'ai supporté
mon dégoût. Maintenant j'estime que cela a assez
duré... Tout le monde ici est tranquille, bien ins-
tallé; père tire les oiseaux de mer... il va tous les
jours à cheval prendre son bain... J'ai donc bien
280 MAMAN COLIBRI
^mes journées à moi, toutes à moi. Nosajîaires
très en ordre, peuvent dormir jusqu'en octobre;
Madeleine est en Auvergne avec sa mère et nous
ne nous verrons qu'en novembre, juste pour le
mariage... Tu vois que tout est pesé, que je n'agis
pas à la légère et que j'ai choisi mon moment
pour intervenir. (// se lève.) Mais, par exemple,
j'ai hâte maintenant, ahî oui, j'ai hâte d'effacer
sur sa figure ce vilain souvenir 1... Chasser le
bonhomme de chez nous, ce n'est pas suffisant; je
lui donnerais le moyen de profiter ailleurs de sa
faute, et plus à l'aise... Non, un bon coup d'épée,
voilà la seule signature qu'il faille au bas de cette
histoire et qui servira en même temps, pour la
galerie, de prétexte à ne plus jamais nous revoir.
PAULOT
Alors, explique-moi bien mon rôle, veux-tu, que
je ne commette pas de gaffe.
RICHARD
Je vais procéder ainsi : après l'explication que
nous allons avoir, nous prendrons un prétexte ba-
nal... Par la suite, quoi qu'il advienne, tu ne nous
démentiras jamais.
PAULOT
Compris.
RICHARD
Je te tiendrai au courant de ce que nous aurons
décidé, au fur et à mesure. Je te donnerai aussi
en dépôt, — pour quelques heures seulement, ras-
sure-toi, — deux ou trois lettres. On ne sait
ACTE DEUXIEME 281
jamais! Il peut arriver un malheur; il faut que
nous soyons d'accord.
PAU LOT, timidement.
Est-ce que?...
RICHARD
Est-ce que?
PAU LOT
Rien.
RICHARD
Si, parle. Tu voudrais dire quelque chose.
PAULOT
Non, rien.
RICHARD
Je vois tes grands yeux bleus qui essaient do
me percer... Rassure-toi. Si j'afTirme que nous
devons, moi agir, et toi te taire, tu peux vivre
tranquille et sans émotion.
PAULOT
Je n'en ai pas.
RICHARD
Bravo; voilà comme je t'aime... Quant aux
vraies raisonS: je ne te les donnerai pas, je t'aver-
tis. Il y a des choses dans la vie qui ne sont point
de ton âge, des responsabihtés peu drôles... ah! {Il
fait un geste emphatiqw .) Tu n'as vraiment aucun
soupçon de rien?
PAULOT
Non, je te jure...
RICHARD
Nous prendrons très probablement un prétexte
282 MAMAN COLIBRI
de femmes... une cocotte quelconque... la petite
Aline, peut-être...
PAULOT
Aline, c'est bien invraisemblable.
RICHARD
Ou Liane.
PAULOT, interrogeant.
Et vis-à-vis de Georget lui-même, que dois-je?...
RICHARD
Règle-toi sur moi... Adopte mon attitude {Nou-
veau silence. Regardant Paulot qui a la figure baissée et
contractée.) Paulot, tu n'es pas ému?
PAULOT
Non. J'ai un peu chaud, à cause de l'orage.
{On sent que le petit ne veut pas laisser percer la
moindre impression. Il est simple et raide.)
RICHARD, essayant un ton délibéré.
Le fait est que le temps est éreintant! (Paulot
s^est remis à travailler doucement^ comme si de rien
n'était. On devine que c'est pour cacher courageusement
les cillements de ses yeux. Richard se lève, va à lui et
lui soulè\>e de la main une boucle blonde sur le front.
Avec émotion:) Tu es un chic type.
(// V embrasse brusquement.)
ACTE DEUXIEME 283
SCÈNE II
Les Mêmes, GEORGET
GEORGET, paraissant à la porte du jardin^ sanglé
dans un costume d'étéj strict^ frais et joli.
Ouf! II yen a une petite trotte de la gare, mes
enfants! C'est gentil, hein, de venir par cette cha-
leur? Dites encore que je ne suis pas un aminohe !
B'jour, Paulot ! Tu travailles? Va, va, mon vieux,
que je ne t'interrompe pas.
PAULOT, après avoir regardé son frire.
Oh! j'ai fini.
GEORGET
D'ailleurs, comme tu seras collé en octobre de
toute façon... ne te foule pas.
RICHARD, souriant.
Il me semble que tu es bien beau.
GEORGET
N'est-ce pas ? J'ai sorti un petit complet! Je
n'ai pas encore osé le mettre à Deauville, sur la
plage... je l'essaie ici... C'est peut-être un peu
osé... qu'en penses-tu? Il y a la cravate qui est
d'une audace 1 Et qui me donne un peu l'air cali-
cot, hein?...
RICHARD
Tout à fait.
GEORGET
Ah! bien! compris... {S'adressant à son costume.)
Toi, tu vas retourner dans la malle. {A Richard et
234 MA.MAN COLIBRI
à Paulot.) Alors on ne vous verra pas un peu? Vous
allez vous terrer ici, tous deux? Venez donc un
peu rigoler à Deauville. Richard, le casino t'atten-
dra de huit à onze, entends-tu? de huit à onze,
toi et ta galette.
RICHARD
Mais c'est possible...
GEORGET, d'un air distrait et empressé.
Ta mère va bien ? J'oubliais de te le demander.
RICHARD
Merci, merci.
GEORGET
Et M. de Rysbergue... naturellement...
RICHARD
Il tire en ce moment.
GEORGET
A quoi? la chasse n'est pas ouverte.
RICHARD
Oh ! dans la propriété... quelques oiseaux de
mer qui volent jusqu'à Touques. Les gardes ne
peuvent rien dire.
GEORGET, sentant le froid et parlant avec abatage.
Vous ne savez pas qui est arrivé hier aux Ro-
ches?... la petite madame Stauf... et ses filles...
Charmantes, ses filles! je ne les connaissais pas.
Et, Stauf, lui, a installé Adrienne Véry à deux
pas, dans une villa... Il se cherche des alibis pour
ACTE DEUXIÈME 285
avoir l'air moins coou Les de Rieiix sint au Con-
tinental... tu 1*^ savais? C'est tout ce qu'il y a de
neuf, je orois... Oh! puis, Mélital... Figure-toi, la
grosse Mélita, en costume de bain tonkinois, avec
des dentelles couleur orange et un maillot lopho-
phore... elle a l'air d'im pavillon de yacht... Iné-
narrable, mon cherl... Tous les mineurs se détour-
nent quand ils la voient.
{A ce momenly on entend dans la maison la voir
d'Irène qui chante. La voix avance précipitam-
ment. Tous les trois VécouUnty comme si cette voix
était un personnage important.)
SCÈNE III
Les Mêmes, IRÈNE
La porte de droite s'ourre. Irène entre, la chanson sur
les lèvres, joyeuse, les yeux brillants. Elle a un petit
tablier blanc brodé par-dessus sa robe.
IRÈNE, de la porte^ en riant.
Je ne me trompais pas. J'avais entendu votre
voix... et votre pas sur le sable... Bonjour, Geo...
Vous ne savez pas ce que je fais?... Et d'abord,
ne suis- je pas gentille, hein, avec ce tablier de
poupée ?
GEORGET
Vous avez l'air Louis XV.
IRÈNE, avec une grimace.
Horreur! Vous ne savez pas ce que je fais?...
Des pralines... des pralines à la rose, une recette
286 MAMAN COLIBRI
à moi ; c'est délicieux. Si vous êtes sage, vous
en aurez {Elle en tire une de la poche de son tablier et
la croque.) Ne VOUS imaginez pas que c'est à la cui-
sine que j'opère. Je fais ça sur une lampe à esprit
de vin; et je tourne, je tourne... Je dois être toute
rouge.
GEORGET, montrant son chapeau.
Pas tant que ma cravate !...
IRÈNE, crojuant une seconde praline.
C'est vrai, vous avez un petit genre balnéaire,
mon cher... {Elle fait claquer sa langue.) Ça VOUS va
très bien d'ailleurs. Je ne vous fais pas souvent
de compliments, mais quand je m'y mets 1... A
part vos gants... ils vous aveuglent!... Des gants
blancs, à quatre heures, à la campagne? Georget
vous êtes foui
GEORGET
On a une manière de me dire mes vérités dans
cette maison I
IRÈNE
Dieu, que j'ai chaud 1
GEORGET
Sans doute cet affreux temps lourd.
IRÈNE
Pouvez-vous dire 1 II fait exquis... C'est un temps
d'abeille. J'adore. Nous allons sortir tout de suite,
vite... J'ai envie de faire des kilomètres aujour-
d'hui. On va se payer une longue promenade tous
les trois, pas?
ACTE DEUXIEME 287
RICHARD
Pour ma part, je suis fatigué.
IRÈNE, sans hésiter.
Bon. Georget m'accompagnera... {Elle le regarde
dans les yeux.) si ça ne l'ennuie pas trop, tout de
même, ce jeune homme!
GEORGET, minaudant.
Chère madame...
IRÈNE, jette une fleur de son corsage en Vair^ au pla-
fondj comme ça, sans raison; puis elle pirouette sur
ses talons et se dirige vers la porte.
Je vais mettre mon chapeau... Allons, bien !..
GEORGE!
Quoi?
IRÈNE, sur le pas de la porte^ la main tendue.
La pluie.
GEORGET
Un nuage qui passe. Voyez, il y en a pour cinq
minutes!...
IRÈNE
Cinq minutes, cinq minutes!... Oh 1 que c'est
rageant !... J'avais une envie folle de sortir, de
courir. Mes jambes se sont engourdies à travailler.
GEORGET
Ça va passer... Attendons.
IRÈNE, le regardant.
Je ne peux pas supporter les déceptions.
288 MAMAN COLIBRI
GEORGET, riant.
Eh bien, jouons à quelque chose... Un petit
jeu innocent...
IRÈNE
Vous faites bien d'enlever vos gants! Dieu qu'ils
sont laids!... Donnez-moi ça; vous ne les remet-
trez plus... je vais les jeter dans le puits.
GEORGET
Hé! hé là! pas de blague... rendez-les moi...
IRÈNE
Jamais de la vie! Ils ont besoin d'être salis un
petit peu. La pluie leur fera du bien.
GEORGET
Voulez-vous!... J'en ai besoin pour ce soir!...
IRÈNE
Venez les prendre... Je vous défie de les attra-
per... morveux!...
GEORGET
Ah! si vous êtes polie, alors... [Comme une enfant
en récréation^ elle le défie du geste et de la voit. Leurs
yeux amoureux brûlent à se fixer.) Je ne leS attrape-
rai pas? Je ne les attraperai pas?
[Avec de petits cris de joie, des rires, elle court et
ils se cherchent de meuble en meuble sans voir les
deux enfants, graves et accotés, qui les fixent sans
_ bouger. Un moment Iiène et Georget sortent en
courant, par la porte du jardin.)
ACTE DEUXIEME 289
PAU LOT
Oh! Richard!...
RICHARD
Quoi?
PAU LOT, pâle.
Rien, rien.
IRÈNE, rentre^ poursuivie par Georget,
Ahl est-il bête ! il a failli tomber... Pouce 1...
(Elle a les cheveux pretque défaits^ le teint animé ; sa
poitrine se soulève avec force.) Je n'en peuX pluS ! Je
suis essoufflée !... Tenez, les voilà vos gants !... {Elle
tombe sur un fauteuil^ près de Georget. A Georget^ à voix
basse.) Chez nous... pars le premier... Jeté rejoin-
drai...
GEORGET, même jeu.
Donne-moi un prétexte de partir, {il fait un
signe en montrant les gants.) Ils SOnt jolis mainte-
nant... pleins de terre mouillée. *
IRÈNE
Richard vous en prêtera. N'est-ce pas?...
RICHARD
Certainement.
[Richard a échangé quelques mots avec Paulot qui
s'en va.)
GEORGET, à la porte^ montrant le ciel éclairci.
Qu'est-ce que je disais?
IRÈNE
C'est vrai? Vite, vite !... Georget, allez détacher
le lévrier noir... nous le prendrons avec nous. Et
13
290 MAMAN COLIBRI
passez devant, par l'allée des noisetiers. Je vous
rejoindrai. Je vais mettre mon chapeau.
(George t sort.)
SCÈNE IV
IRÈNE, RICHARD, seuls.
IRÈNE
Vraiment, je ne te comprends pas... Je ne suis
pas fâchée d'avoir envoyé Georget en avants pour
avoir l'occasion de te dire que ton attitude vis-à-
vis de ton ami est tout à fait inconvenante. On
n'a pas idée d'être ours à ce point !... Enfin, voilà
un garçon qui vient nous voir exprès, et se dé-
place tous les jours de Deauville pour nous tenir
compagnie... en sommet c'est très gentil; et tu
le traites avec un sans-souci extraordinaire l II
entre, il sort, c'est pour toi comme s'il n'existait
pas... Il finira par se froisser.
RICHARD, les joues empourprées.
Tu crois?
IRÈNE
J'en suis sûre. Et l'on se froisserait à moins. Il
est possible que la présence de votre camarade
vous ennuie, soit; mais laissez-le moins paraître,
que diable !... Avez-vous eu des dissentiments
ensemble? Non, n'est-ce pas?
RICHARD
AUOUA.
ACTE DEUXIÈME 291
IRÈNE
Eh bien alors, par égard pour nous tous, je te
prie désormais de mieux recevoir tes amis.
RICHARD, se contenant.
C'est à moi que tu parles de la sorte ?
IRÈNE
A qui voudrais-tu que ce soit ? Simple remon-
trance domestique dont je te prie de tenir compte,
voilà tout.
RICHARD, avalant sa rage^ les yeux ardents^
et un petit rire nerveux aux lèvres.
Tu exagères, je crois...
IRÈNE
Du tout.
RICHARD
Si, si, tu es très nerveuse depuis quelque
temps; le premier air de la campagne te met trop
de joie en tête... C'est ton excuse. Et pour que
tu en arrives à me parler sur ce ton, c'est que tu
as perdu évidemment la notion des choses... tu te
grises... tu ne vois plus...
IRÈNE, sévèrement.
Richard, veux-tu parler plus poliment à ta
mère, s'il te plaît!...
RICHARD
Si, si, tu perds pied.
292 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Richard, assez I... Tu es encore à l'âge de l'ohéis-
sance, et je te le montrerai... PuisL.. {Elle hausse
les épaules.) je vais mettre mon chapeau... J'invi-
terai probablement à dîner notre ami, et j'espère
que tu tiendras compte de mon observation.
{Elle se dirige vers la porte de gauche.)
RICHARD
Maman!. .
IRÈNE
Quoi?...
(Richard la regarde fixement^ les lèi>res tremblantes^
puis soudain^ très calmCy très doucement ^ mais
avec une voix ferme.)
RICHARD
Je te prie, tu entends?... je te prie de ne pas
aller aux Granges.
IRÈNE* swsautant.
Aux Granges!... Que veux-tu dire ? Qu'est-ce
que c'est que ça, les Granges?
RICHARD
C'est une petite maison à droite, sur le che-
min de la Touque, où tu vas tous les jours, et
où Georget se dirige en ce moment. |
IRÈNE, balbutiant^ décontenancée.
Qu'est-ce que tu veux insinuer ? Peut-être, en
«ffet, oui, suis-je allée par hasard...
ACTE DEUXIEME 293
RICHARD, V interrompant.
Maman... comprends-moi... Tu n'iras pas... tu
n'iras plus jjmeis aux Granges...
IRÈNE
Je...
{Elle le regarde^ effarée; elle suffoque. Elle essaie de
parler; devant le regard de son fUs^ elle ne peut
pas. Elle tombe sur une chaise contre la table^ la
tête dans ses coudes.)
RICHARD, émotionnel cherchant ses mots.
Je n'ai pas à te juger... Un fils ne juge pts sa
mère. Rien de ta vie ne me regarde... J'ai voulu
seulement t'avertir... Je ne t'aurais, je crois, ja-
mais rien dit... mais vraiment, l'affront que tu
viens de me faire... ah l c'était trop! Il faudrait
être de marbre ! 11 y a près d'un mois que je garde
seul ce secret... Il ne sortira pas d'entre nous, je
te le jure... Tu peux être tranquille, mon père ne
s'en doutera jamais... Il faut qu'il ne sVt^ 'i^nte
jamais.
IRÈNE
Ah ! mon pauvre Richard ! mon pauvre enfant !
{Elle pleure maintenant^ la tête enfouie: on n'entend
que ses sanglots dans le silence.)
RICHARD
Je n'ai pas autre chose à te dire... voilà.
(// se dirige vers la porte.)
294 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Pourquoi t'en aller, Richard ? A quoi bon ?
Ah! maintenant!... Puisque c'est à toi et non à
ton père que le sort a réservé le terrible choc-
pourquoi hypocritement nous éviter, nous fuir,
sans une parole échangée ?... Ce serait trop affreux.
A mon fils je dois l'explication, si possible, de ma
conduite.
RICHARD, secouant la tête.
Non!
IRÈNE
Ah ! folle que j'étais, en effet!... folle qui ne
voyais pas les regards de son fils, folle qui no
croyais même que cette chose fût possible !... Ri-
chard! écoute... tu vas te marier bientôt... tu vas
nous quitter... voici que la vie commence pour
toi... Le passé que tu laisses derrière, qu'il ne scit
pas trop gâté dans ta mémoire... Garde-moi ton
souvenir pareil... Ne juge pas trop mal ta mère.
RICHARD
Je répète que je n'ai pas à te juger... J'adore
mon père infiniment... je le vénère... mais je sais
que, dans une certaine mesure, il n'a pas tou-
jours été bon... attentif... il t'a délaissée... Il a eu
des maîtresses... Et sans doute cela est-il suffi-
sant pour expliquer...
IRÈNE, l'interrompant.
Non, je n'ai pas besoin d'excuse. Une jeune fille
peut être abusée, une femme ne l'est pas... Seu-
ACTE DEUXIÈME 295
lement, je ne sais pas, moi... c'est allé si vite, ces
quinze dernières années!... La vie est si courte,
mon Dieu! cela va, cela va... Il me semble que
c'est d'hier que je t'ai eu... Je te vois encore petit,
comme ça... avec tes cheveux dans le dos. Mon
Dieu ! on n'a pas le temps de se retourner, de
comprendre ce qui se passe... Est-ce que je sais,
moi, seulement, ce qui me tombe là, au plein mi-
lieu de ma vie?... On m'a mariée à ton père, toute
jeune... et ensuite, les années ont filé, filé, c'est
effrayant!... Te voilà grand, maintenant; je vais
bientôt te conduire à l'église, et il me semble que
c'est moi qui on sors, que j'ai toute la vie devant
moi, que ça commence... Ah ! on devrait se cacher,
je le sais bien, de ses enfants, tant qu'on est
capable d'être encore une amante... les enfants ne
devraient pas savoir... Je te demande pardon,
alors, Richard, si je te scandahse; mais ce n'est
pas ma faute... J'ai un printemps en retard... tu
sais, ça arrive... regarde... nous en parlions hier, tu
te souviens? Il y a des oiseaux qui se mettent à
bâtir leur nid très tard... On se dit : « Sont-ils bêtes !
Voilà l'automne ! » Il faut nous excuser; c'est une
erreur de saison... Vois en ta mère une chose fra-
gile et désolante. Ferme les yeux, mon petit, si
je t'offusque... Moi, j'ai un médaillon où il y a des
cheveux de maman quand elle avait vingt ans...
des cheveux blonds, exquis... ça ma toujours
presque choquée: ils sentent les baisers, ces che-
veux... Il faut oublier ça, vois-tu, c'est des im-
pressions... et penser que, si rien de tout cela
n'est bien fameux, il faut être bon tout de même,
296 MAMAN COLIBRI
parce que tous les cœurs ont déjà beaucoup de
peine à être les cœurs qu'ils sont I
{Elle éclate en sanglots.)
RICHARD
Tu n'avais pas à t'excuser... Rien n'entache mon
respect pour toi. Tout cela doit me rester absolu-
ment étranger. Ma mère, c'est ma mère. Ce qu'elle
a fait, ce qui s'est passé, échappe complètement
à mon jugement et ne me regarde pas; c'est lettre
morte, un voile baissé {Avec véhémence.) Mais ce qui
me regarde, par exemple, c'est l'affront fait à
mon père !
IRÈNE
Que veux-tu dire par là?...
RICHARD
L'offense qu'il ignore et qui insulte venant d'où
elle part, toute'la famille et l'amitié trahies, voilà
ce qui me concerne! Mon père est forcé de sou-
rire tous les jours à qui lui a pris l'honneur de
son foyer... Je suis là, moi, pour le représenter.
IRÈNE
Ah ça, mais!... Richard, tu ne m'as pas com-
prise? J'excuse ta première impulsion, dans l'em-
portement bien naturel de la jeunesse... La seconde
sera toute de raison, de pitié, j'en suis sûre.
RICHARD, avec emportement.
Tu n'as pas imaginé, j'espère, maman, que je
toucherai seulement une minute de plus la main
ACTE DEUXIÈME 29r
d€ cet individu, que je tolérerai sa présence seu-
lement un jour!..
IRÈNE
Il ne s'agit pas de cela... Après la révélation
que tu viens de me faire, Richard, sois sûr que je
n'imposerai pas à ta délicatesse la moindre situa-
tion qui la puisse blesser. Tu ne reverras pas
Georget, que peut-être dans la menire des cir-
constances forcées pour ne point éveiller les soup-
çons de ton père... Mais tu peux t'en reposer sur
moi, sans nulle crainte. Cette conversation, ce
qu'elle ouvre tout à coup dans ma conscience de
nouveau, tout va m'en donner le courage et...
{Un soupir.) peut-être aussi la force! En tout cas,
tu peux t'en reposer sur moi pour que rien ne
t'atteigne; cela je te le jure.
RICHARD
Ah! non, non! Ta vie te concerne, entendu!...
arrange-t'en. Mais nous avons un compte à part
k régler, d'homme à homme. Il sera réglé, j'en
réponds. Comment, ce garçon que j'ai introduit
chez nous, auquel j'ai donné mon amitié et ma
confiance, qui m'a trahi lâchement, hypocrite-
ment, qui est venu introduire ici le déshonneur...
eh! oui, appelons les choses par leur nom!... le
déshonneur dans la maison intacte, ce gaillard-là
resterait impuni ?... Mais je voudrais me retenir
de lui souffleter la face que je ne le pourrais pas I
Tout mon sang ne ferait qu'un tour 1 Non, non,
c'est un compte particulier, en dehors de tout>
298 MAMAN COLIBRI
qui ne ressort que de moi ! Cela ne s'appelle pas
une réparation, mais de la vengeance!
IRÈNE, poussant un cri.
Ahl...
RICHARD
Quoi?
(Elle est droite, le doigt fixé vers le front de son
fils.)
IRÈNE
L'ennemi !... je l'ai vu, là, dans les yeux de
mon propre enfant!... l'ennemi!
RICHARD, s; redressant.
Le justicier, tu veux dire.
IRÈNE
Le justicier! Ah! le grand mot!... La jeunesse
s'en enivre, de ces mots-là! Tu en pèseras plus
tard la vanité. Ecoute, Richard... la situation est
assez pénible, ne nous payons pas de phrases
creuses, d'attitudes. Appelons du fond de nous,
au contraire, tout ce que nous pouvons de sa-
gesse, sans excès, mais sans faiblesse. Tâche de
bien comprendre ceci, posément et sagement : je
t'ai élevé, je t'ai consacré mes années, avec un
amour et un dévouement de tous les instants; te
voici grand; maintenant tu vas bientôt voler de
tes propres ailes, partir... au mois d'octobre tu
seras marié : tu vas aimer à ton tour, fonder une
famille nouvelle : j'ai accompli mon devoir vis-à-
vis de toi, ma fonction de mère est terminée. Va
vers ta vie. Ne retourne pas la tête. Ce que tu
ACTK DEUXIÈME 299
laùsses derrière ne t'appartient plus. Dis-toi cela
qui est la vérité... et va! Nous sommes quittes.
BICHARD
D'abord, je ne suis pas encore parti ! Et puis
j ai eu tort de dire le moindre mot là-dessus... Je
me suis tmballé; je rétracte.
IRÈNE
Tais-toi! tais-toi! Que comptes-tu faire?...
RICHARD
Ça me regarde.
IRÈNE
Moi uui^i^i... i\e}ionds, réponds... Mais, malheu-
reux, ce n'est pas possible ! Tu es d'une force
exceptionnelle aux armes... je l'ai voulu ainsi!...
Lui, ne pourrait pas se défendre, il ne se défen-
drait pas, je le connais... Ce serait un crime abo-
minable!... Richard! tu ne vas pas te battre?
RICHARD
Je n'ai pas dit cela... Je n'ai rien dit. D'ail-
leurs, rassure-toi ; en tout cas, ta personne sera
éeartée soigneusement...
IRÈNE
Je te défends de te battre!...
RICHARD
Ah! je t'en prie, maman, assez!... On a ça dans
le sang ou on ne l'a pas ! On ne discute pas ces sen-
timents-là, d'abord. Et mettons que je n'aie rien
300 MAMAN COLIBRI
dit... D'ailleurs oui... tu as raison... Je réfléchirai.
IRÈNE, avec désespoir.
Ecoute... je te promets, je te jure que tu ne le
verras plus. Je ne peux pas mieux dire, mon
Dieu!... Que je ne le verrai plus, même...
RICHARD
Eh bien .. oui... oui... je réfléchirai.
IRÈNE
Tu mens! je vois bien que tu mens, pour ne
pas m'efîrayer... Songe que c'est moi la coupable.
Tu parles de justice ! Songe, s'il y a une punition,
elle est pour moi! C'est un enfant, lui... un vrai
enfant... Tu commettrais un assassinat!
RICHARD
Ce n'est pas pour moi que tu as peur!...
IRÈNE
Ah! je sens que je ne fais que t'exaspérer!
Mais je suis au martyre!... Songe à moi... c'est
effrayant I Calme-moi, Richard... je ne devrais
pas te montrer cette anxiété... Mais que veux-tu,
on n'a pas le cœur tout d'une pièce... On en a des
morceaux qui appartiennent à tous ceux qu'on
aime... il faut avoir pitié...
RICHARD
Là, là... c'est entendu!... Calme-toi... Puisque
je te dis...
IRÈNE
Pour moi, Richard, pour moi, je t'en supplie...
ACTE DEUXIEME 301
{Elle est presque à genoux^ les yeux cramponnés, le geste
errant. Tout à coup, elle se relève d'un bond.) Ah I mal-
heureux! malheureux! je vois dans tes yeux la
résolution implacable... Tu verras, tu aimeras un
jour... que dis-je ? tu aimes !... Un jour, à ton
tour, tu subiras la force de ton cœur... tu souffri-
ras... Puisses-tu rappeler alors... et qu'il ne soit
pas trop tard!
RICHARD
Mère...
IRÈNE
Richard, écoute... Ne fais rien. (Elle halè:e.)
C'est le grand amour de ma vie.
RICHARD
Mais...
IRÈNE, avec passion.
Ne cherche pas à comprendre ce que tu ne peux
pas comprendre, comment une femme se sent assez
affolée, acculée à assez d'effroi pour laisser échap-
per un cri pareil devant son fils... comment il se
fait qu'un enfant — un insignifiant camarade pour
toi — soit pour moi la source vive de ma vie,
tout le tressaillement de ma poitrine; mais crois-
le 1... Bouche-toi les yeux, sans comprendre; sauve-
toi de cette flamme... et laisse-moi I
RICHARD
Voilà père.
(M. de Rysbergue entre par la porte du jardin.)
302 MAMAN COLIBRI
SCÈNE V
Les Mêmes, RYSBERGUE
Irène s'est vivement détournée et se compose un visage
RYSBERGUE
Qu'est-ce qu'il y a? (// considère leur trouble et les
yeux mouillés de sa femme.) Tu fais encore pleurer ta
mère, à ton âge, garnement?
IRÈNE, se levant vivement.
Ce n'est rien, ce n'est rien!
RYSBERGUE
Qu'y a-t-il? Des fâcheries entre vous?
IRÈNE
A peine... ne t'occupe pas.
{Elle sort par la gauche^ sans retourner le visage
vers son mari.)
SCÈNE VI
RICHARD, RYSBERGUE
RYSBERGUE, à son fils^ lui montrant Irène gui s'en oa.
Tu vois... Je ne puis admettre que, quelque
lubie qui te passe par la tête, ta mère nous en
ressorte les yeux rougis.
RICHARD
Mais il n'y a là rien d'important...
ACTE DEUXIEME 303
RYSBERGUE, V interrompant en posant sur une table
le fusil et la carnassière qu'il portait en bandoulière.
Deux mouettes... Ce passe-temps est idiot... Je
me suis amusé, en plus, à tirer sur une couleuvre
d'eau. C'est intelligent, hein? (// rù.)Ah! au fait...
je viens, au bout du parc, de rencontrer Georget.
RICHARD
Ah!
RYSBERGUE
Oui. Nous avons causé un peu. Il est décidément
très intelligent, ce garçon... Déjà une compréhen-
sion saine des affaires... Nous avons eu tort de le
négliger. Qu'en dis-tu?
RICHARD
Je dis que...
RYSBERGUE, V interrompant.
Grand tort!... On cherche des valeurs très loin,
parfois, alors qu'on les a sous la main. Et il est
utile d'intéresser de tout jeunes gens à notre
industrie, pour que, plus tard, ils connaissent les
rouages comme de vieux routiers. Aussi, je t'an-
nonce une résolution qui ne sera pas sans te faire
plaisir... A la rentrée, je compte mettre ton ami
Georget au bureau, à la place de Waldteufel qui
s'en va... Déjà, je viens de lui soumettre ce pro-
jet. Il a accepté avec empressement.
RICHARD
Tu dis?... VoyonS;père,tute moques de moil...
C'est un projet insensé., fou...
304 MAMAN COLIBRI
RYSBERGCE, l'interrompant.
Pourquoi?... Ah! ça, je croyais te faire plaisir.
RICHARD
Tu t'amuses... A quoi rime cette résolution sou-
daine et absurde? Georget! Ce serait risible!... II
est aussi fait pour les affaires que...
RYSRERGUE
Que bien d'autres. Tu verras. Nous nous ser-
vons trop d'ingénieurs; on se sert toujours trop
d'ingénieurs... Je ne me trompe pas sur la valeur
de ce garçon. La jugeotte est bonne.
RICHARD
D'abord, il est appelé par son service militaire...
RTSBERGUE
En novembre seulement... D'ici là il prendra le
pli. Et puis nous lui ferons avoir des congés.
RICHARD
Tu lui donnerais le poste de Waldteufel? C'est
trouvé.
RYSBERGUE
Et, plus tard, s'il réussit, je l'intéresserai de
façon plus particulière à nos affaires... Allons,
voilà qui est dit : le mois prochain il aura son
bureau non loin du tien; vous pourrez griller des
cigarettes ensemble, tout en causant d'exploita-
tion, hél hél...
ACTE DEUXIEME WS
RICHARD, haussant les épaules.
D'abord je suis bien bon de m'inquiéter... J'y
aurai inis ordre auparavant.
RYSBERGUE
Plait-il? Alors, désormais je dis : Je veux... Et
oela suffit !
RICHARD
J'aimerais mieux ne plus mettre les pieds au
bureau !
RYSBKRGlJE
Bah? mon garçon, il y a donc quelque chose
qui cloche entre vous?
RICHARD
Un compte à régler, peut-être.
RYSBERGUE
Eh bien, les bons comptes font les bons amis.
La raclée passée, tout ne s'en portera que mieux.
RICHARD
Cessons ce genre de plaisanteries.
RYSBERGUE, s'approchant de lui.
Non... non. Tu as quelque chose sur le oœur^
Richard : dis -le moi...
RICHARD, battant en retraite.
Des bagatelles... sans conséquence...
[Irène rentre chapeautée. Elle passe rapide et se
dirige vers le jardin.)
306 MAMAN COLIBRI
SCÈNE VII
RYSBERGUE
Tu sors?
IRÈNE
Un petit peu...
RYSBERGUE, (Vuji air détaché.
Tu tiens à sortir?
IRÈNE
Pas le moins du monde... même, si cela peut
te faire plais'r que je reste?... Je n'avais rien à
faire.
RYSBERGUE
C'est ça... Seulement c'est impoli ce que je te
fais faire là.
IRÈNE
Pourquoi donc?
RYSBERGUE
Je viens de rencontrer Georget qui m'a dit
qu'il te devançait dans l'allée des noisetiers... Il
va t 'attendre, ce pauvre garçon.
IRÈNE
Oh! bienl il se promènera tout seul; il a l'habi-
tude.
{Elle enlè.e son chapeau.) /
RYSBERGUE
C'est égal !... Tiens, pendant que vous allez
vous réconcilier, ton fils et toi, — car je ne vous
ACTE DEUXIÈME 307
conseille pas de rester sur des malentendus, — je
vais lui tenir compagnie, à Georget... J'ai des
choses à lui dire... et l'on bavardera avec ce bon
petit jeune homme.
IRÈNE, inquiète^ regarde son fils. D'un air
indifférent à son mari.
Mais je croyais que vous n'aviez jimais de con-
versation sérieuse ensemble.
RYSBERGUE
On change... Nous manquions de sujets... (// ça
à son fusil comme pour le remettre en bandoulière.)
Allons.
(Il se dirige vers la porte.)
IRÈNE» se levant en sursaut.
Je t'accompagne.
RYSBERGUE
Tu avais décidé de ne pas sortir.
IRÈNE
J'aime autant t 'accompagner. Nous n'avons, je
t'assure, Richard et moi, plus rien à nous dire.
RYSBERGUE
Tu vois, Richard, comme tu rends ta mère ner-
veuse... et craintive de tout.
IRÈNE
Craintive, pourquoi?
308 MAMAN COLIBRI
RYSBERGUE, pose son fusil. Il se met entre Irène
et Richard et le prend par les épaules.
Voyons... vous avez des querelles? Ce n*est pas
bien. Racontez-moi ça, hein ? On n'a rien de
caché pour moi, n'est-ce pas?
RICHARD, essayant de rire.
Des discussions de domestiques, qu'est-ce que
^a peut te faire?
IRÈNE, avec un sourire contracté.
Oui, n'est-ce pas, Richard?...
RYSBERGUE
Ce n'est pas bien de ne point me donner la part
de vos soucis... C'est donc si grave?... Un gros
secret qui vous pèse? Dites-le moi.
IRÈNE
Je te raconterai... Viens, sortons.
RYSBERGUE
Pourquoi trembles-tu?... mais oui, comme une
feuille... Oh! comme il doit être lourd et étouffant,
ce secret-là, et, pour me le cacher, comme il faut
avoir peur de moi...
IRÈNE
Tu es fou.
RYSBERGUE
Malheureuse ! Ce secret qui est entre vous, tu ne
vois donc pas que je le connais maintenant!...
{Montrant Richard.) Ton fils vient de me le révéler.
ACTE DEUXIEME 309
IRÈNE, dans un cri.
Que veux-tu dire?
RICHARD, en même temps qu'elle.
Père, je ne comprends paa...
RYSBERGUE, l'interrompant.
Oui, tu me l'as cné par ton silence, par tes
yeux, par tout ton brave petit cœur qu'on a
offensé et que je voyais trépigner de colère, tan-
dis qne j'inventais cette imbécile histoire pour
épier la llamme dans tes yeux!... Depuis huit
jours, cette folle hypothèse m'était apparue,
mais ma raison se refusait à l'admettre. Je me
disais : « Une preuve de la trahison, une preuve
logique, il n'y en a pas. a Quand je suis entré, là,
tout à l'heure, vous me l'avez donnée, subite,
effrayante! Oh! votre attitude!... Oh ! tes yeux
rouges et glacés de tout à 'l'heure, ce qu'ils révé-
laient!... Ainsi ton fils était ton confident! tu as
sali ton fils de cet aveu, tu le faisais vivre avec
ce secret ! Quelle horreur! {Tout à coup.) Et l'autre,
l'autre... ah! celui-là, par exemple!...
{IL se précipite vers la porte dic jardin. Irène le.
barre.)
RICHARD, retenani son père.
Père, père, voyons, du calme... Dans cet état
d'agitation, tu ne serais plus maître de toi !...
RYSBERGUE, essayant de se dégager.
Laisse-moi... Je saisoùilest! Je vais le rejoindre.
310 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Ne passe pasl Que veux-tu faire? Tu as la cou-
pable sous la main...
RICHARD
Père!
RYSBERGUE
Je suis maître de ma vie et de mon honneur 1
RICHARD, V entraînant .
Ton honneur? tu veux dire le nôtre! Père, ce
n'est pas de ton âge, ni de ton rang, de te colle-
ter avec cet individu. Ressaisis ta dignité : tu
seras vengé...
RYSBERGUE
Je n'en céderai la joie à personne... Ah ! la ca-
naille !... Attends un peu, que je le prenne à la
gorge, et...
{Il s'élance. Irène^ épouvantée^ contre la porte.)
IRÈNE
Pas lui... pas lui I... C'est moi qui t'ai trompé,
Jacques. C'est moi que tu dois accabler de ta
colère. Pourquoi ne le fais-tu pas? Pourquoi n'as-
tu pas même un cri, une insulte pour celle qui te
trahit ?
RYSBERGUE
Comment oses-tu, malheureuse!...
IRÈNE
Eh oui 1 je dis que, s'il te restait l'ombre d'amour
pour moi, tu m'aurais, depuis cinq minutes, jetée
ACTE DEUXIÈME 311
à terre! Mais tu ne m'aimes plus; alors, tes yeux
sont fixés au dehors, vers ce petit que vous avez
condamné. Non, non! c'est moi quil faut frapper,
Jacques, Jacques ! car o'est moi qui t'ai trahi et,
sache-le, c'est moi qui me suis donnée librement,
volontairement et avec joiel... Si après ce cri-là,
tu ne me tues pas, — tu n'es qu'un lâche !
RYSBERGUE
Je te devine : tu voudrais détourner ma colère
sur toi, pour que ton amant soit épargné. Non, il
ne le sera pas, il ne peut pas l'être, car il y a ici
en cause plus qu'une trahison d'amour, en effet...
{Montrant son fis.) la présence lamentable de ton
fils en est le témoignage ! Ce qui est offensé... et de
quelle façon!... pour que nous en soyons là, que
notre enfant nous écoute et nous juge, c'est une
chose plus haute que notre amour passé, fini...
IRÈNE, r interrompant.
Notre amour est mort, dis-tu ? Ah ! cela seul
suffit, Jacques, que parles-tu d'autre chose?
RYSBERGUE
Si, il y a mon nom, mon honneur, mon foyer!
Et ces droits-là, tu vas les connaître, car ils ne
font pas grâce.
IRÈNE
Depuis une heure, je n'entends parler que de
justice, de droits de la famille, de devoirs! On
dirait la discussion d'un traité!... Il n'y a qu'une
chose qui compte : nos cœurs ! Oui, je me suis mal
312 MAMAN COLIBRI
conduite, je t'ai trompé, oui, je suis cent fois cou-
pable de cela... Souffres-tu? Alors frappe-moi : je
1 ai mérité.
RYSBERGUE
Tu fais erreur! Il n'y a pas que ces souffrances
ni que ces vengeances ! Il y en a de plus hautes.
Ce sont celles qui naissent des droits acquis de la
famille...
IRÈNE *
La famille, allons donc ! Vous allez tuer cet
enfant au nom de la famille et de l'honneur 1 Des
justiciers, si c'est cela la famille, alors mensonge,
mensonge !... il faut une de ces épreuves où la vie
vous accule, comme vous m'acculez contre des
parois effroyables, pour le sentir aussi nettement
tout à coup !
RYSBERGUE, à son fils.
Retire -toi... laisse -no us, ta mère et moi.
[Richard fait un mouvement pour se retirer.)
IRÈNE
Pudeur tardive vraiment ! Ce fils qui n'allègue
plus que des droits d'homme, qu'il reste ! Il peut
entendre souffrir la femme, — la mère n'est
plusl...
RYSBERGUE
Pauvre égarée !... tu ne reconnais plus les tiens...
Si tu te voya's !... Tu es comme ces bêtes sous
l'empire d'un instinct de protection passager qui
se précipitent, folles, sur ceux qu'elles aimaient la
veille, comme sur des ennemis imaginaires...
ACTE DEUXIÈME 313
IRÈNE
Ce qu elles défendent, ces bêtes, c'est leur petit,
c'est leur chair. (-1 son fils.) J'ai été pour toi cette
bête folle, Richard, quand tu étais mon petit. Je
n'aurais eu que de la pitié et de l'amour pour toi
— dans n'importe quelle circonstance.!.. Et ma
passion, je t'en réponds, aurait parlé plus haut
que ne parle maintenant ta justice ! Je me serais
laissé tuer pour toi, sans discuter... Maintenant,
c'est vous qui faites renaître cet instinct-là dans
mes entrailles, pour un amour coupable, soit 1
mais que vous me forcez à défendre et que je
défendrai de toutes mes forces, je vous en aver-
tis... Essayez I...
[Elle s'agrippe à la porte ^ dressée^ presque terrible.)
RYSBERGUE
Eh bien, si tu veux être frappée seule,tu le seras !
IRÈNE
A la bonne heure !
RYSBERGUE
Mais pas comme tu l'entends! Je ne suis point
un mari qui tue sa femme. Depuis un quart
d'heure tu te méprends étrangement ; tes nerfs
t'affolent et t'abusent. Puisque tu nous reproches
comme un crime de vouloir châtier ce petit misé-
rable, j'abandonne toute expiation; sois heureuse 1
Seulement, puisque aussi tu répudies les liens les
plus saints de la femme et de la mère, puisque tu
14
314 MAMAN COLIBRI
nous bafoues et jettes un défi pareil aux tiens, à
ta famille... hors les lois, hors le monde I
IRÈNE
Ahl le monde 1... c'est lui qui m'est égal!...
RYSBERGUE, continuant^
Tu trouveras juste et bon qu'à cette famille tu
ne fasses plus jamais appel ! Elle ne te répondra
paslTu peux partir, si tu le veux. ..tu romps, mais
c'est pour toujours 1 Sache-le... Tu es avertie et
tu as encore le choix.
IRÈNE
C'est tout choisi.
RYSBERGIE
Alors, passe immédiatement ce seuil que tu ne
franchiras plus jamais... [Le poing dressé.) Va-t'en 1
va -t'en donc 1 (// la pousse et referme brutalement la
porte du jardin derrière elle. — Richard veut s'élancer
çers sa mère. — D''un geste impérieux, son père Ven em-
pêche.) Toi, reste là!... C'est fini!...
RIDEAU
ACTE TROISIÈME
Une maison d'habitation à El-Biar, sur les coteaux
d'Alger. C'est la salle à manger avec vaste ouverture sur
le jardin, bourré de roses et de géraniums. Des glycines
battent au vent sur la porte. Très loin, on aperçoit la
mer. — Le soleil se couche sur Alger. — La salle à man-
ger, à l'orientale, est tout à la chaux blanrhe, — avec,
seulement, de vieilles céramiques qui font le tour de la
pièce. On aperçoit dans tous les coins, au plafond, des
guirlandes de fleurs fraîches, un peu comme pour les pro-
cessions. — Des coussins Liberty mettent partout leur
note acidulée. — Irène mange sur une table d'ébène, sans
nappe.
SCÈxXE PREMIÈRE
IRÈNE, UN Domestique, puis LOUISA
IRÈNE, à un domestique.
La suite!... Monsieur ne rentrera probablement
plus dîner... Je ne comprends pas... 11 n'avait pas
averti ?
LE DOMESTIQUE
Non, madame.
IRÈNE
A quelle heure le chauffeur avait-il ordre d'aller
chercher monsieur?
LE DOMESTIQUE
Comme d'habitude; il devait être à la caserne à
cinq heures.
316 MAMAN COLIBRI
IRÈNE, à Louisa qui entre.
Ah! Louisa, est-ce que vous avez mis le man-
teau de monsieur dans l'auto ? Je vous l'avais
recommandé. Il fait un peu froid quelquefois au
tournant d'El-Biar, avec le vent de la mer qui
monte.
LOUISA
Non, madame, monsieur m'a attrapée la der-
nière fois, en me disant qu'un macfarlane ce n'était
pas d'ordonnance, et qu'il n'était pas un soldat en
sucre.
IRÈNE
Si, si... voilà où est son erreur. Enfin I Pourvu
qu'il n'attrape pas mal! {Tout en mangeant^ elle
regarde la pendule.) Huit heures... Il ne dînera pas.
C'est dommage...
LOUISA, s'approchant de la table.
Madame s'ennuie à dîner seule?
IRÈNE
Oh ! ce n'est pas pour ça. Je lui avais fait faire
4e8 sorbets à l'orange qu'il aime tant.
LOUISA
Madame se trompe ; il ne les aime pas à
l'orange. C'est à la violette qu'il les aime... Ma-
dame ne se souvient pas?
IRÈNE
C'est vrai. Suis-je bête!... Eh bien, alors tant
mieux, vous voyez, qu'il ait dîné à Alger! Il y a
ACTE TROISIÈME 317
une providence, é^^ de rament, (.lu domestique qui
passe un plat.) Qu'est-cc que c'est que ça?
LE DOMESTIQUE
Ce sont de petites pommes de terre de la pro-
priété.
IRÈNE
Du jardin? (-4 la femme de chambre.) Admirable 1
Croyez-vous, Louise, quelles amours 1 Est-ce qu'elles
sont aussi petites quand elles sont vivantes?... Ja-
mais je n'aurais cru que notre jardin produirait
comme il produit. Faudra envoyer ça au con-
cours agricole d'El-Biar. {Montrant les guirlandes
aux quatre coins de la pièce,) Pourvu qu'il rentre,
monsieur... Nous en serions pour nos frais.
LOUISA
Ah! oui, l'S lampes de fleurs ! Madame peut
être tranquille; monsieur rentrera. Il a sûrement
demandé la permission de minuit puisqu'on doit
voir, ce soir, à onze heures trente cinq, la fameuse
éclipse de lune, avec miss Deacon et sa mère.
Madame se souvient ?
IRÈNE
C'est vrai. Je n'y pensais déjà plus 1 Dieu, que
c'est ennuyeux! Voilà ma soirée gâtée. Il y a trop
d'Américaines à El-Biar. Il y a trop d'Améri-
caines partout dailleurs. Je vous demande un peu
pourquoi toutes les Américaines ne restent pas en
Amérique ! {On entend dehors, du côté du jardin^ de
jintains bruits de voix rieuses.) Tenez, éCOUtez-là!
318 MAMAN COLIBRI
« Play ». Comment , elles jouent encore au ten-
nis à huit heures du soir?... Enfin, je leur pardonne
les bruits qui viennent de leur jardin, à cause de
l'odeur de leurs vieux orangers. En ce moment,
c'est exquis... Vous sentez, Louisa?
LOUISA
Oh ! madame, moi, la fleur d'oranger, ça ne
m'emballe pas. Je trouve qu'on fait beaucoup de
chichi pour cette fleur-là. Je me disais toujours
que ça devrait être mieux sur les arbres que sur
les robes de mariage, mais depuis que j'en vois
tant, je trouve que ça fait encore bien mieux sur
les robes de mariage.
IRÈNE
C'est une opinion de couturière qui a sa poé-
sie. En attendant, tournez le bouton pour voir si
l'électricien a bien donné le courant.
{La femme de chambre tourne un bouton électrique.
Toutes les guirlandes s^embrasent. Les lampes sont
cachées dans les fleurs.)
LOUISA
Oh! ce sera superbe, madame, quand il fera
tout à fait nuit.
IRÈNE
N'est-ce pas? c'est assez réussi...
LOUISA
Le jardinier a eu beaucoup de mal à se procu-
rer les ibiscus et autant de bougainvilleas.
ACTE TROISIEME 319
IRÈNE
Oh 1 j'entends le voiture. Vite, voilà mon-
sieur, éteignez. {Louisa éteint les guirlandes, — Irène
se lè^e. Elle va sur le seuil et fait des gestes en Voir avec
sa serviette.) Eh bien, quoi, chéri?... tu as dîné?
LA VOIX DE GEORGET, dehors.
Ne m'en parle pas ! Cette brute de margi à qui
il a fallu que j'offre à dîner!... Je me sauve seu-
lement à la minute... Oui, oui, vous pouvez ren-
trer au garage. L'auto à minuit.
SCÈNE II
IRÈNE. GEORGET
Il est en uniforme de chasseur d'Afrique. A son entrée,
Irène se recule et part d'un grand éclat de rire. Georget
fronce les sourcils.
IRÈNE
Ecoute, je ne peux pas encore m'y habituer!...
Ne me gronde pas, je ne le fais pas exprès. Mais
ils ontl'air de t'avoirdéguisé, mon pauvre amour!...
GEORGET, vexé.
Tes plaisanteries tombent à pic!
IRÈNE, se jetant à son cou.
Pardon, pardon, petit trésor, je ne recommen-
erai plus. Je te jure que c'est la dernière fois... Je
serai bien sage!... puisque je te le jure! Il n'y a
pas de ma faute. Moi, je n'ai pas l'esprit militaire...
320 MAMAN COLIBRI
Tu comprends, dans mon cœur, je te vois avec des
grandes soies bleu pâle, comme un jeune seigneur
de Van Dick... alors!...
GEORGET
Justement... je finirai par avoir l'air d'un mili-
taire d'opéra-comique, en conciliant les goûts de
ma maîtresse et ceux de ma patrie... Il vient de
recevoir un savon de son colonel, ton Van Dick...
qui se porte bien !
IRÈNE
Non?... Pourquoi? Quel toupet!...
GEORGET
Il m'a dit que je dépassais la mesure, qu'il
n'avait jamais vu un soldat se faire amener au
quartier, en auto.
IRÈNE, avec indignation.
Il voudrait peut-être que tu ailles à pied d'El-
Biar! Vieille baderne!... Je connais justement la
cousine du gouverneur qui est très en cour et je...
GEORGET, V interrompant.
Oh ! non, non ! je t'en prie !... ne t'en mêle pas.
Avec ta compréhension des choses militaires!... Et
puis le colon m'a encore dit qu'il savait que je
jouais beaucoup dans les cercles et que ma mai-
tresse s'affichait trop avec moi.
IRÈNE
Il ne voudrait pourtant pas que je m'affiche
avec un autre pour lui faire plaisir.
ACTE TROISIEME 321
GEORGET
C'est ce que j'ai failli lui iépondre.Il m'a encore
dit que lorsqu'on portait un nom illustre comme
le mien dans les fastes de l'armée, etc., etc..
IRÈNE
Alors, qu'as-tu répondu?
GEORGET
J'ai répondu que, précisément, je me conduisais
comme un fils de famille doit se conduire au régi-
ment, et que si on voulait républicaniser rarmét\
j'étais décidé à m'y opposer, en ce qui me con-
cerne, dans la mesure de tous mes moyens.
IRÈNE
Alors, il t'a flanqué quinze jours de salle de
police ?
GEORGET
Non. Il a souri. La politique m'avait sauvé encore
une fois !... Du coup, j'ai offert prudemment à
dîner au margi... je me suis sauvé aux liqueurs et
me voilà... Et au lieu des effusions bien naturellea
que j'attendais, je reçois...
IRÈNE, se rejetant à son cou.
Si on peut dire ! D'abord, au fond, tu es char-
mant de la sorte. C'est autre chose. Tu as du chic.
GEORGET
C'est ce qu'on me dit tous les jours dans la rue.
322 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Et puis, il faut bien se blaguer un peu, hein ?
On ne peut pas toujours être sérieux.
GEORGET, avec timidité.
Enfin... je vais passer un veston, tout de
même... {AJouvement de rire d''lrène.) Mais simple-
ment parce que je suis couvert de poussière. La
route est un tourbillon, avec le vent du soir. Ré-
serve-moi un peu de dessert. {S^approchant de la
table.) C'est bon ça?
IRÈNE
Tu m'en diras des nouvelles. Va...
GEORGET, sort en appelant le domestique.
Charles 1
SCÈNE III
IRÈNE, LOUISA
IRÈNE, à Louisa qui est rentrée.
Monsieur n'a pas remarqué les fleurs... tant
mieux. {^Louisa a un grand carton sous le bras ; elle h
déballe.) Qu'est-ce que c'est? [Elle s'approche.) Ah 1
les écharpes égyptiennes... Enfin ! La bonne femme
vient de les apporter?
LOUISA
Elle a dit que madame choisisse celle qu'elle
voudra. Elle en a mis trois.
(Irène en essaie une, Elle a défait son peignoir léger.\
ACTE TROISIEME 323
IRÈNE
Tenez, aidez-moi. Voilà comment on l'accroche
sur sa poitrine... {Parlant à la porte oinerfg, par où
Georget est sorti.) Geo, on m'a apporté de vieux
voiles de mariée égyptiens.
VOIX DE GEORGET
Ah ! parfait !
IRÈNE
Tu verras comme ils sont exquis !... Celui que
j'essaie sent le benjoin et l'encens. Il a servi sûre-
ment... Il a couvert d'autres épaules... et s'en sou-
vient.
LOUISA
Ben, vrai, le drôle de voile de noces!
IRÈNE
On les porte ainsi... là-bas.
LOUISA
Il ne ressemble guère aux nôtres... quand je dis
aux nôtres... je veux dire, du moins, celui que...
par exemple... madame...
IRÈNE, vivement.
Oui... oui... C'est celui-là, voyez-vous, rose et
argent, avec toutes ses étoiles, que je garderai...
Vous rendrez les autres.
LOUISA
C'est le plus joli.
324 MAMAN COLIBRI
IRÈNE, serrant éCun joli mouvement sa gorge nae
sous le voile rose, et les yeux voluptueusement clos.
Je ne sais pas, mais c'est le mien. {Entendant les
pas de Georget.) Attention !... à la manœuvre 1...
Une, deux... trois...
(Les fleurs se rallument, partout.)
SCÈNE IV
Les Mêmes, GEORGET
IRÈNE, battant des mains.
Qu'en dis-tu?
GEORGET
Epatant! c'est féerique !... et d'une couleur ado-
rable...
IRÈNE
J'ai fait arranger ça, ce matin, par l'électricien
qui est venu poser les fils de la salle de bain...
Tu vois, c'est très simple, des ampoules dans des
fleurs.
GEORGET
Mais il fallait avoir le goût de l'assortiment.
IRÈNE
Voilà! Je n'ai rien à faire pendant que tu es
au quartier... il faut bien que je m'amuse... Et
maintenant, mange! Tout à l'heure tu n'aurais
plus faim. Qu'est-ce que tu guignais?
GEORGET, S* approchant de la table et montrant un fruit.
Ça. {Puis désignant du doigt la gorge d^ Irène entr^ow
verte sous le voile.) Et ça...
ACTE TROISIEME 325
IRÈNE, lui servant le fruit.
Prends. (Puis elle s'approche de lui le cou levé.) Et
prends.
{Il V embrasse sur un coin de chair rose.)
GEORGET, après s^étre assis à la table.
Ahîqu'il fait bon d'être chez soi.tout de mêmel
Je me sens une âme bourgeoise que mon pays,
hélas, ne sait pas apprécier.
IRÈNE
Oui... Qu'on est heureux, dis? Je ne rêvais pas
un tel bonheur. (rouf à coup effrayée de ce qu'elle a dit.)
Mon Dieu, touche du bois, vite !
GEORGET
Le pied de la table ?... C'est bon tout de
même?...
IRÈNE
Tiens, pourquoi pas!
/
GEORGET
Alors, tu ne te fiches plus de ton pauvre bleu?
IRÈNE
J'adore le bleu.
GEORGET
Terrible 1 Qu'est-ce qui te rend si bête?...
IRÈNE
L'amour! le pauvre, absurde et doux amour!...
Ah ! l'heure adorable, chéri ! Je les goûte en avare,
ces heures... Je les respire comme des pêches...
326 MAMAN COLIBRI
Voilà notre soir, notre beau soir qui monte, qui
entre par les fenêtres... Le coucher du soleil ar.ive
en même temps que toi, tous les jours; c'est un
phénomène natu.el dont il me semble que je ne
pourrai plus jamais me passer, quand tu auras
fini ton service et qu'il nous faudra quitter mon
paradis potager et ma colline et tout ce que je
lui laisserai!...
GEORGET
Rien ne nous obligera à nous en aller, d'ail-
leurs...
IRÈNE
Si. Vois-tu, il y a des forces supérieures à nous-
mêmes qui nous chassent toujours en avant...
En avant ! Il faudrait pouvoir arrêter les minutes
ineffables! On les prolonge, mais ce n'est plus la
même chose ! Jamais plus je ne retrouverai ce mo-
ment unique, bête et chaimant de ton existence,
qui est un signet si étonnamment précis parmi les
feuilles éparses des années... Arrête-toi donc, so-
leil!
GEORGET
Si tu y tiens absolument, après je pourrai m'en-
gager, tu sais?... Ma galanterie ne connaît pas de
bornes.
IRÈNE
Bah! après cela, ce sera autre chose... d'autres
formes de nous-mêmes... Mange, va, mon petit !
mange, ne m'écoute pas radoter. J'aime te voir
avoir faim, avoir bien faim... Tiens, encore un
fruit, tu veux?
ACTE TROISIEME 327
GEORGET
Il est de chez nous?
IRÈNE, extasiée.
De chez nous! comme tu as bien dit cela!... oui,
de chez nous, de notre boîte... Avoue qu'elle est
exquise notre maison, quand on la voit de la route
en montant... Elle dit bien ce qu'elle est, hein ?
Elle est positivement plus tendre que les autres
dans le feuillage... avec le bruit gai de sa fontaine
et de ses oiseaux...
GEORGET
Tu es lyrique, mais juste.
IRÈNE
Je suis lyrique parce que je réalise un rêve...
le grand, grand rêve! Je suis lyrique pour la mai-
son, parce que je n'en ai jamais eu qu'une: celle-ci.
GEORGET
Ingrate ! Et les nôtres d'avant ?.. Elles ont eu
leur bon.
IRÈNE
.^ Non, non, elles n'existaient pas : nous n'y étions
pas ensemble; nous les volions... Ces choses-là se
passaient avant moi, je ne m'en souviens pas... je
ne me souviens de rien... Maintenant seulement
j'existe... Mon corps est nouveau. Il me semble
que je vivais dans des gaines, à l'ombre... mainte-
nant tout mon être est libre. Je pousse... La cosse
est craquée.
328 MAMAN COLIBRI
GEORGET, montrant en souriant sa robe lâche^
où elle paraît effectivement très nue.
Et bien craquée encore !... Je ne m'en plains
pas... C'est vrai, tu es autre, tu n'es plus la même
maîtresse... Ce n'est pas l'hiver dernier, dans tes
salons de l'avenue Friedland, que tu aurais osé
une toilette pareille.
IRÈNE
Ajoute tout de suite que je m'encanaille!... Ah!
si tu savais la joie que j'éprouve! Je peux dire
à mes bras : vous êtes libres d'être nus, d'être
beaux, d'être roses, ne vous gênez pas... Ces petits
doigts-là daignaient les bagues trop chargées; ma
gorge, les parfums trop forts... Maintenant, je ne
Buis plus que de l'amour. J'ai les ongles trop faits,
les veines plus poudrées, les vêtements indécents,
communs et lâches. ..et je laisse aller tout le corps,
libre, heureux de ta maîtresse, comme un bou-
quet trop serré qui se dénoue tout à coup. Dieu
qu'il fait bon !
GEORGET
Ah! quelle griserie monte de toi et de tes pa-
roles I Oui, c'est autre chose... Tu vous laisses dans
une atmosphère extraordinaire qu'on emporte,
ensuite, avec soi, partout, et qui enivre les heures
les plus banales de la journée... à ce point que...
IRÈNE
Que d'autres en profiteraient?
GEORGET
Non... mais presque. {Le domestique entre.) Prends
garde !
ACTE TROISIEME 329
IRÈNE, sans détacher ses bras dû cou de Georget.
Par exemple!... c'est un souvenir d'esclavage !
Prendre garde, à quoi ? Laisse-moi savourer en
paix les pri\'ilèges de mon déshonneur.
{Elle reste enlacée devant le domestique.)
GEORGET
Qu'est-ce que c'est?
LE DOMESTIQUE
Un livre que M^ Deacon envoie à monsieur.
GEORGET
Ah! au fait!... {A Irène.) Oh! rien... un roman
dont elle me parlait hier et qu'elle avait promis de
me prêter. C'est sans aucune importance... Pour-
quoi t'en vas-tu?
IRÈNE
Moi? je ne m'en vais pas...
GEORGET
Si, pour une raison ou pour une autre, tu trouves
qu'on se voit trop...
IRÈNE
Mais tu es fou, chéri !
GEORGET
Non, non, tu as tiqué quand on a apporté le
livre.
IRÈNE
Je n'ai pas tiqué du tout. Tu te trompes mon
chou... Que veux-tu que ça me fasse? Je la trouve
330 MAMAN COLIBRI
charmante, notre voisine,., très distinguée... un
peu snob, mais charmante.
GEORGET
Oui, un peu snob... Il faut penser qu'elle est
cousine par alliance du président des Etats-Unis.
Elle croit que cela lui crée des titres au respect
des mufles.
IRÈNE
Je ne l'aurais pas reçue chez moi !... Il est vrai
qu'elle n'en sait rien !...La chose, précisément, que
je trouve étrange, c'est que des gens aussi bien
élevés qu'elle et sa mère, mettent tant d'insistance
à frayer avec nous. Enfin, elles ne peuvent pas
se faire d'illusion, franchement, sur notre situa-
tion irrégulière?... S'il est une union qui ne laisse
pas flotter de doutes, c'est la nôtre... Alors?
GEORGET
Oh Iles Américains, tu sais... En pays étranger,
ils ferment les yeux devant nos mœurs de sau-
vages...
IRÈNE
Les jeunes filles ne ferment jamais les yeux
dans aucun pays, mon cher; excepté quand elles
sont en quête d'un mari et d'un titre... Un parti
pour toi, tiens!
GEORGET
Méchante! je n'aime pas ce genre de plaisante-
ries de mauvais goût.
IRÈNE
Je m'amuse. Tu peux voir miss Deacon tant
ACTE TROISIEME 331
que tu voudras, ici, chez elle. Je ne suis pas ja-
louse; tu le sais bien, cher chéri. Je suis môme
très heureuse qu'elles viennent ce soir, nos voi-
sines, car elles vont venir, tu sais, pour... la ma-
chine, là...
(Elle montre le ciel.)
GEORGET
Je sais. On ne m'a accordé la permission de
minuit qu'en faveur de cet événement.
IRÈNE
C'est curieux, une éclipse ? Je n'en ai jamais
vue. Ça m'impressionne...
GEORGET
Il faut avoir vu ça. Puis, c'est une distraction.
LOUISA, entrant par le jardin.
Madame, voilà M™" Ledoux qui arrive à la giille.
GEORGET
Zut!
IRÈNE
Pourquoi ?
GEORGET
Cette vieille roulure m'insupporte...
IRÈNE
Georges 1
GEORGET
Vrai, je ne comprends pas cette relation... ni
ton intimité avec un laissé pour compte pareil 1...
332 MAMAN COLIBRI
IRToNE
Dame ! je ne peux plus recevoir de princesses
maintenant... que celles qui ont épousé leur
chauffeur. J'aime mieux M™^ Ledoux. Elle est très
bien; c'est une philanthrope ; elle a admirable-
ment monté — et avec son seul argent — cette
fabrique de tapis orientaux pour rapprendre aux
petits Arabes leur art et leur industrie... C'est
très louable, et très artiste.
GEORGET
Ce qu'elle a turbiné! On m'a raconté sa vie...
quelqu'un qui l'a connue... Elle en a fait des fras-
ques, dans son temps ! Elle a été la maîtresse du
prince Grimaldi, paraît-il, à qui elle doit sa for-
tune; elle a été célèbre dans la diplomatie à
Vienne, et c'est un peintre, avec lequel elle était
venue ici, qui lui a laissé le goût des arts... Le
nom bien calme et bien sage de Ledoux qu'elle
honore, ne l'a pas protégée contre les orages et
son tempérament. C'est un admirable échantil-
lon.
IRÈNE, assise et lançant ail loin une bouffée de cigarette.
Pas bien rare, va, ma Cette !... Dans tous les
faubourgs élégants des grandes villes cosmopo-
lites, sur toutes les hauteurs des beaux points de
vue, il y a de ces vieilles-là. On en rencontre tou-
jours. Ce sont des ruines errantes qui ont voulu
bâtir leur dernier refuge sur un beau site autre-
fois admiré en passant, dans les époques de joie...
Elles s'en souviennent et alors elles y viennent
ACTE TROISIEME 333
mourir. Il y en a comme cela en Suisse, en -\lgé-
rie, ailleurs... C'est toujours sur un coteau où il y
a des villas et un joli cimetière... M"*® Ledoux
m'est infiniment sympathique,
(Elle sourit rêveusement^ en regardant une volute de
fumée qui s^en va vers la fenêtre.)
SCENE V
Les Mêmes, MADAME LEDOUX
accompagnée de deux petites Arabes qu'elle pousse
devant elle
MADA^IE LEDOUX
Je vous avais promis de vous amener deux de
mes jeunes élèves... Vous voyez que j'ai tenu pa-
role.
IRÈNE
Ce sont des petites filles?
MADAME LEDOUX
Authentiques. {Aux petites.) Et montrez de suite
à madame vos échantillons. Voyez, nous vous
avons apporté des échantillons de notre travail.
IRÈNE
Comment ! elles font déjà des choses aussi com-
pliquées?
MADAME LEDOUX
D'après les vieux dessins arabes. Il faudra, vrai-
ment, que vous veniez un jour, à la fabrique, les
334 MAMAN COLIBRI
voir, attablées derrière leurs métiers. (Aux petites.)
Qu'est-ce qu'on dit, allons? Goul'es Salam ? (Elles
murmurent quelques mots arabes avec gravité :) « Msal-
1-rheir, ialalla. Ouach h'alek. »
IRÈNE
Elles sont mignonnes tout plein.
MADAME LEDOUX
Et faites le salut... Voilà...
IRÈNE
Elles ne disent pas un mot de français?
MADAME LEDOUX
Elles savent dire boujou. Et puis elles chan-
tent aussi quelques petites chansons...
IRÈNE
Oh I qu'elles nous en disent une !
MADAME LEDOUX
Chantez, à la dame, l'hirondelle de Mustapha.
LES PETITES, chantant.
Tu t'en vas la z'hirondelle,
Tu t'en vas la z'hirondelle,
Dis bouzou à Mustapha,
Dis bouzou, bouzou, bouzou...
(Irène rit.)
IRÈNE
Georges, veux-tu les mener à la cuisine ; tu leur
feras verser un verre de sirop et donner des gâ-
teaux. On peut...
ACTE TROISIEME 335
MADAME LEDOUX
Si VOUS voulez. Vous êtes bien aimable.
GEORGET, w^'ec un souverain mépris tout militaire.
Allez, oust, là, le gourbi ! Inaaldinoummek !...
Croyez-vous que je parle bien arbi !... {Se retour-
nant^ à J'ène.) Je vais passer chez les Deacon leur
demander à quelle heure elles com refont venir.
IRÈNE
Mais c rtainement, mon loup...
SCÈNE VI
IRÈNE, et MADAME LEDOUX. seules
IRÈNE
Eh bien, ça marche avec la petite Deacon, ça
marche même à pas de géants. Qu'est-ce que je
vous disais?...
MADAME LEDOUX
Saprelotte, ne vous mettez donc pas martel en
tête pour quelques peccadilles...
IRÈNE
Ils en sont déjà loin. Tenez, vous n'avez pas
remarqué que je jouais très incidemment avec ce
livre, mais sans le lâcher, pendant que nous cau-
sions... Il était très ennuyé; il aurait bien voulu
me le prendre... C'est un livre qu'elle vient de lui
envoyer, à lui... Je suis sûre que, si nous l'ouvrons,
nous trouverons quelque raison à cet envoi... {Elle
336 MAMAN COLIBRI
ouvre le livre.) Tenez... une page cornée... une
phrase soulignée : « Prenez garde, l'amour d'une
jeune fille ressemble à ces eaux qui ne sont trop
froides que parce qu'elles sont pures... » Hypo-
crite, va ! {Elle furète encore dans le livre.) Et là, tenez,
tenez... comme par hasard... sa photographie I...
oubliée là-dedans pour qu'il la prenne. (Elle a
un mouvement impulsif^ comme pour jeter le livre. Elle
se reprend et le pose, avec douceur^ sur la table.) Allons,
remettons tout en place... Il ne faut pas déranger
les nids qui se forment.
MADAME LEDOUX
Vous pleurez?
IRÈNE
C'est possible... J'ai regardé ma main depuis
hier... Ça m'inquiétait ce que vous m'aviez dit...
c'est vrai qu'elle est très coupée, la ligne de chance I
MADAME LEDOUX
Seulement, elle est longue.
IRÈNE
Oui, mais il y a des routes, toujours de petites
routes sèches et ravinées qui traversent... et ça
s'en va... ça s'en va... La première, c'est peut-
être celle de maintenant, dites ?... Elle est plus
creuse... plus impressionnante...
MADAME LEDOUX
Voyons, vous n'allez pas croire à ces calembre-
daines! Je m'amusais... Ne restez pas ainsi, votre
petite main tendue... Elle a l'air de demander
l'aumône.
ACTE TROISIEME 337
IRÈNE
Au destin, madame Ledoux, au destin... elle
demande sa pauvre aumône {Elle soupire : un temps.)
Dites? dites?... Est-ce dur, la vieillesse?...
MADAME LEDOUX, éclatant de rire.
Mais c'est très impoli ce que vous me deman-
dez» là!
IRÈNE
Vous ne m'avez pas comprise.
MADAME LEDOUX
Si, si, allez... je ne m'illusionne même point.
Vous avez été attirée par moi, moins à cause de
votre voisinage, qu'à cause de ma « légende »...
Ah! la mère Ledoux! Ce qu'elle représente pour
vous!... Vous interrogez ce vieux visage, autre-
fois caressé... C'est le pressentiment de vous-
même qui vous attire... Eh bien, ma petite, on
ne vous a pas trompée. J'ai aimé... j'ai étreint...
j'ai désiré... un peu de tout... pêle-mêle... Ça été
exquis et féroce. ..Et il y a encore des jours où ce
tas de souvenirs, ça plaque, là... comme une brû-
lure... Oui, c'est très dur, la \^eillesse. Rien ne
guérit et tout y sèche.
IRÈNE
Oublie-t-on ?
MADAME LEDOUX
Bien peu... bien peu!...
IRÈNE
Est-on hanté?
15
338 MAMAN COLIBRI
MADAME LEDOUX
Ce sont les beaux jours qui font le plus de
mal...
IRÈNE, fronçant les sourcils^ avec angoisse.
Taisez-vous, taisez-vous, c'est affreux 1... {Un
silence.) Cependant, la résignation?...
MADAME LEDOUX, secouant la tête.
Pas nous.
IRÈNE
Chutl... chut!..
(Elle se met les mains sur le visage.)
MADAME LEDOUX, troublée, essayant de vivifier
la conversation.
Laissez-moi rire ! Vous en êtes encore à la plus
belle période de la vie... La durée d'un collage
comme le vôtre, — passez-moi le mot, — avec
votre beauté, ces yeux-là et cette bouche, mais ça
doit vous mener dans un fauteuil, à la cinquan-
taine!... Dame, c'est déjà beau !... Alors, vous
pourrez commencer à vous inquiéter des petites
frimousses qui passeront... Mais jusque-là, laissez-
moi rire ! Qu'elle vienne celle qui s'y frottera 1...
IRÈNE
Elle approche, elle approche !... Oh! ce n'est
pas plus la petite Deacon que je désigne... elle ou
une autre, qu'importe !... Ce qu'il y a de sûr, c'est
qu'elle doit venir; c'est fatal, c'est mathémati-
que... Lui aussi, mon petit Georget, il faut qu'il
aille vers la vie !...
ACTE TROISIÈME 33»
MADAME LEDOUX
Que ne vous êtes-vous dit cela un peu plus
tôtl... Vous vous seriez peut-être é^^té bien des
tracas.
IRÈNE
Madame Ledoux, écoutez bien ceci : ma famille,
mes enfants, mon mari, une situation mondaine
unique... j'ai tout brisé, sans une hésitation, parce
qu'il était en danger, lui, le gosse... J'ai bondi
vers lui... Eh bien, c'est à peine croyable, cette
chose énorme qui a broyé à jamais, d'un coup,
plus de vingt ans de ma vie, et toute l'économie
de mon bonheur à venir, je l'ai accomplie —
écoutez bien cela — sans une lueur d'espoir, avec
la certitude absolue de sombrer tout de suite. Je
me suis dit clairement, nettement, comme on se
suicide : cela va être une seconde, une heure, je
vais attacher ma vie à la course de ce jeune fou
léger, qui me brisera de suite... Une seconde, mon
Dieu, une seconde !... Et d'avoir vécu cette se-
conde-là, voyez-vous, je renoncerais facilement au
paradis, tant elle a été divine!... Il peut me mar
tyriser, le cher ange, que je devrais lui dire encore :
merci pour ta grâce et ta beauté... merci d'avoir
fait sortir de moi ce dernier parfum dont je t'ai
marqué pour la vie, merci, merci !...
MADAME LEDOUX
Vous n'en êtes pas là, je vous répète, que dian-
tre!... Votre liaison a déjà pas loin de deux ans
d'existence... deux ans, ça compte... Des habitudes
prises... Si vous savez être habile, roublarde
340 MAMAN COLIBRI
même... entretenir vos charmes... Moi j'ai bien
mis quinze ans à crouler... Puis il y a les trucs 1...
Tenez si vous êtes sage, j'ai une recette pour la
peau...
IRÈNE
Ah ! Dieu !... lutter ? lui apporter, à côté du
jeune visage, contre lequel il faudrait combattre,
mon visage à moi d'année en année flétri, con-
tracté... lui exhiber chaque matin ma consomp-
tion, être la vieille maîtresse qui s'accroche et qui
dispute âprement ses rognures de bonheur... ja-
mais... jamais!... Il a vingt-deux ans, j'en ai qua-
rante. Que voulez-vous faire à cela ? C'est une
ruine mathématique, une lutte sans merci!... A
quoi bon la prolonger jusqu'à l'horreur?... Quoi,
ma belle image remplacée dans ses yeux par une
•carica ture?... Oh! la rancune sourde... la porte de
la maison qu'on ouvre avec humeur... le regard
mauvais qui guette la grimace de vos chairs...
Dieu! mon pauvre amour, mon grand amour de-
venu... ça? Jamais, vous dis-je, jamais! Non, non,
partir à temps, s'enfuir... Je saurai lui laisser le
souvenir d'une aventure exquise, d'une image ado-
rable à laquelle il pourra toujours penser d'une
façon reposante, sur laquelle ne planera pas le
souvenir même d'ime scène, d'une rancœur... Que
le cadavre de cet amour-là me survive !... alors,
voyez-vous, de loin, je m'imaginerai que je ne
suis ni vieille, ni morte pour lui... et je serai con-
solée.
MADAME LEDOUX
Ce qui veut dire?
ACTE TROISIEME 341
IRÈNE
Qu'un jour, je ferai mon paquet, simplement,
sans phrases. Il n'entendra plus parler de moi...
voilà tout. ..Il ne m'aura pas vue faire autre chose
que sourire et l'adorer.
MADAME LEDOUX
Oui, de l'ouvrage bien propre... pas de décl.et...
beau rêve !...0n n'en a pas la force ! On se retient,
on espère toujours être la plus forte. Le cœur vous
cloue.
IRÈNE
Eh 1 parbleu, je devine bien que lorsque l'heure
arrive, rien ne doit empêcher les grincements de
dents, les mains tordues : « Pitié, pitié pour ta
vieille chérie I... Brr! ..Aussi ai-je préparé d'avance
ma retraite. Ce qui doit vous perdre c'est d'at-
tendre. Voilà la gaffe. Il y a un instant où il faut
partir, net, en cinq minutes. Eh bien, vous me
croirez si vous voulez, je suis prête à quitter la
maison demain, s'il le fallait. Tout est préparé.
MADAME LEDOUX
Pour le coup vous m'estomaquez, ma petite!...
(/re/ie va à un secrétaire^ Vouvre avec une petite
dé et en tire une lettre.)
IRÈNE
Savez-vous ce que c'est, cela? Regardez la sus-
cription.
MADAME LEDOUX, lisant^
A Georges de Chambry...
342 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
C'est ma lettre d'adieu... Oui, je l'ai écrite,
cette lettre, d'avance, maintenant que je pouvais
encore l'écrire... Après, au moment voulu, je n'au-
rais pas pu, vous avez raison, je le sens... C'est
des cris, des injures, des supplications égarées que
j'aurais mises là-dedans. Tandis qu'il y trouvera
tout le cœur pur de celle qui l'aura tant aimé...
MADAME LEDOUX
Etonnant de sang-froid... mais imprudent. On
fait d'excellents replâtrages; si vous partiez, tout
étant encore réparable?
IRÈNE
Il y a des rides qui ne sont plus réparables...
MADAME LEDOUX
Vous vous supprimez peut-être dix ans de bon,
avec ce système-là!
IRÈNE
Enfant!... Faut-il vous dire q\ie je ne m'en irai
que sûre et certaine que le coup de cloche est
sonné?... quand je ne pourrai plus m'empêcher de
crier!... J'économiserai, jusque-là, ce que je pour-
rai de bon temps... Oh! le coup de cloche!... On
ne s'y trompe pas, allez ! Le sinistre coup de
cloche I Partir, laisser la place à d'autres 1...
comme dans la chanson, tenez, que chantait tout
à l'heure votre petite...
ACTE TROISIEME 343
MADAME LEDOUX
Ah! oui...
(Fredonnant.)
Tu t'en vas la z' hirondelle,
Dis bouzou à Mustapha.
IRÈNE, souriante.
Avec cette diiTérence que la vieille hirondelle
partira seule, infiniment seule. Et encore ceci : que
^ n'est point l'hiver qui la chassera...
MADAME LEDOUX
Et que sera-ce alors?
IRÈNE, montrant la porte où apparaît miss Deacon
à ce moment.
Mais le printemps !
SCÈNE VII
Les Mêmes, MISS DEACON, GEORGET
MISS DEACON, entrant^ suivie de Georget^ et écartant
d*un joli geste les glycines de l^entrée.
Bonjour, madame... je n'entre qu'une seconde...
IRÈNE
Mais comment donc!...
MISS DEACON
J'ai accompagné votre mari jusqu'au bout du
jardin, je me sauve!
344 MAMAN COLIBRI
IRÈNE, bas à M^^ Ledoux.
Mon mari... Gredine, va!...
MISS DEACON, une jolie fille de vingt ans^ pâle et fine
avec des sveltesses de lévrier.
Je venais seulement vous prier moi-même, de
la part de ma mère, de venir chez nous, tout à
l'heure, pour l'éclipsé. Nous la verrons bien mieux
de la terrasse de notre maison et ma mère a été
forcée d'inviter une dame que vous ne connaissez
pas, la présidente d'une œuvre très intéressante à
Londres, la Ligue des Repentirs momentanés.
GEORGET
J'ai pensé que cela ne t'ennuirait pas d'accepter
l'invitation de miss Deacon?...
IRÈNE
Du tout, du tout 1 Ici ou ailleurs... Seulement
voilà, vous serez privé du petit éclairage que
j'avais préparé pour faire la nique à la lune.
{Elle allume les guirlandes.)
MISS DEACON
Ah! délicieux! J'indiquerai votre idée à miss
Pink... Il faudra faire cela pour le dîner de l'am-
bassade. Cela complète génialement votre villa-
bijou que j'adore.
GEORGET
C'est un joli petit pied-à-terre (Galant.) mais
le vôtre le surpasse.
ACTE TROISIEME 345-
MISS OEÂCON
M. de Chambry a tant fait plaisir à ma mère
tout à l'heure en disant des choses si charmantes
sur notre maison... et qu'elle était plus tendre que
les autres dans le feuillage, avec le bruit gai de
sa fontaine et de ses petits oiseaux. Heureusement,
nous n'en avons pas cru un mot... Ces Parisiens
sont si blagueurs !
IRÈNE
Pas à .\lger. (.1 J/™® Ledour.) La canaille 1 il a
utilisé ime phrase que je venais de lui dire.
MISS DEÀCON
Ce que je préfère, ce sont les guirlandes mau-
ves.
GEORGET
Seulement, elles vont se faner tout de suite.
IRÈNE, entraînant oerg la droite A/™® Ledoux.
Remontrez-moi vos échantillons, voulez-vous ?
GEORGET, bas à miss Deacon qui tient une rose
entre ses dents.
Le petit lapin va me donner la rose qu'il mâ-
chonne.
MISS DEACON
Prenez-la.
GEORGET
Ce n'est pas commode.
MISS DEACON
Prenez-la comme il me plaît que vous la preniez.
{Elle va se place' derrière Irène qui déplie sur ses
genoux un des échantillons.)
346 MAMAN COLIBRI
Oh! elles sont jolies, ces petites choses bleues,
vertes, rougis...
IRÈNE
N'est-ce pas? C'est tout un petit rêve.
[Elle lais^r tomber la rose sur les genoux d'Irène,
Il y a un mouvement d'hésitation. Georget hésite
à la pr-ndre. La rose reste une seconde sur les
genou i: d'Irène.)
GEORGET
Oh! pardon...
(// rama -e finalement la rose et la fourre dans la
poche il'' son veston.)
MISS DEACON, vivement.
M. de Chambry ne s'intéresse pas aux choses
artistiques. Regardez comme ils sont curieux, ces
dessins.
GEORGET
Je les ai déjà vus.
IRÈNE, pâle y leur passant les étoffes.
Pas assez... pas assez... {Elle remonte brusque-
ment vers la fcmUre en entraînant M^^ Ledoux.) Tenez...
venez voir, madame Ledoux... Je vais vous expli-
quer, d'après ce que j'ai lu dans le journal, ce
qui va se passer... Ici, vous voyez, elle va décrire
un cercle, et juste à côté de cette petite étoile toute
petite, alors...
MADAME LEDOUX
Ah! cni... celle qu'on voit à peine?
(Elles sont toutes deux de dos à Georget et à miss
Deacon.)
ACTE TROISIEME 347
IRÈNE, bas à M^^ Ledoux, sans se retourner.
Admirez comme mon visage n'a pas sourcillé...
Et ce sera toujours pareil... toujours... je le jure
par ce beau ciel... Ainsi, à ce moment, savez-vous
ce qu'ils font? Voulez-vous que je vous le dise?
MADAME LEDOUX
Oui.
[Georget et Miss Deacon se font des signes.)
IRÈNE, toujours sans se retourner^ pointant son doigt
vers le ciel.
Mais paraissez vivement intéressée par la lune...
Ils se regardent longuement... sans rien dire... ils
se pressent les mains, avec la peur, la délicieuse
peur de moi... je le sens, j'en suis sûre... Ils font
comme nous faisions, Georges et moi autrefois.
C'est leur tour maintenant!... c'est de moi, main-
tenant, qu'on se cache... (Georges et Miss Deacon se
■••onf rapprochés V un de Vautre et se pressent la main.) Je
souffre !... Je sens mes jambes flageoler et quelque
chose de lourd qui m'étreint et qui fait si mal...
si mal... Eh bien, je vais me retourner lentement,
naturellement, en leur laissant tout le temps de se
détacher et il ne paraîtra rien sur mon visage,
rien que le sourire le plus parfait et l'indifférence
la plus heureuse... regardez... {Elle se retourne très
lentement^ en sorte que Georget et la petite se sont déta-
chés. IrénCj avec un sourire exquis à miss Deacon.) Et
ne changez surtout pas cette robe qui va si déli-
cieusement avec le ton de vos cheveux et la cou-
leur du soir. [Et avec le même sourire^ elle se retourne
348 MAMAN COLIBRI
encore vers il/™^ Ledoux et lui dit :) VouS voyez, ce
n'est pas plus difficile que ça.
MISS DEACON
Madame de Chambry me gâte toujours.
IRÈNE
Comme c'était délicat et impressionnant le son
de votre banjo, hier au soir, à travers les bos-
quets du jardin!
MISS DEACON
Oh ! vous pouvez supporter mon petit banjo?...
Cela ne vous horripile pas? Quand j'en joue,
c'est pour m'amuser... Vous ne prenez pas cela
au sérieux au moins? Le violon... c'est pathétique...
j'aime.
GEORGET
Nous aimons bien aussi l'autre. N'est-ce pas,
Irène ?
MISS DEACON
Oh! je ne joue avec que ces navrantes ro-
mances anglaises si bêtes, si vulgaires... Elles
n'ont pas de sincérité...
IRÈNE
Cela m'est complètement égal... J'aime, moi,
la musique italienne de M. Tosti.
MISS DEACON
Oh! l'horreur!... Ce que je chantais hier, peut-
être?...
« Era qua Tora che volge... »
Elle chantonne.
ACTE TROISIEME 349
IRÈNE
Oui, c'est cela.
MISS DEACON
Je n'aime pas cet air... Il n'a pas de sincérité.
IRÈNE, bas à M^^ Ledoux.
Que veut-elle dire par là? Ce doit être une allu-
sion que nous ne comprenons pas.
MISS DEACON
J'entends ma mère, qui m'appelle... Excusez-
moi... A tout à l'heure... {Elle prend congé. Serre-
ments de mains^ Georget V accompagne ju^quà la porte...
A voix basse, sur le seuil.) Georget... Dearest I...
Georget, même jeu.
Quoi?...
MISS DEACON
Tout à l'heure, écoutez... je vais chanter pour
vous, pendant que vous attendrez la lune, ici...
comme moi... Selon que je sentirai que je pense à
vous ou non... je jouerai du banjo ou du violon.
georget
Si c'est du banjo ?
MISS DEACON
Si c'est du banjo, je me moque... vous savez
bien.
georget
Si c'est du violon?
350 MAMAN COLIBRI
MISS DEACON
Alors, je vous aime, et je pense beaucoup à
vous.
{Elle sort.)
SCÈNE VIII
IRÈNE, MADAME LEDOUX, GEORGET
IRÈNE, à M^^ Ledoux.
Elle est charmante, n'est-ce pas? Si, si... elle
est charmante... Comme c'est calme l'amour
chez ces êtres-là! Heureux, heureux printemps!
GEORGET, redescendant.
Fourbu!... Je tombe de sommeil. J'ai eu des
corvées de fourrage aujourd'hui. Je ne sais pas,
d'ailleurs, si je la verrai, cette éclipse. Il faut que
je sois au quartier à minuit et demi, si je ne veux
pas encore me faire attraper.
IRÈNE
Etends-toi, là, mon chéri... repose-toi un peu.
MADAME LEDOUX, se levant
Moi, je n'ai que le temps de ramener mes
deux petites au dortoir!
GEORGET
Elles sont à jouer avec les bonnes...
{Il s'étend sur le divan pre's de la fenêtre ouverte.)
MADAME LEDOUX, à Irène
Ne vous dérangez pas... Je reviendrai demain...
ACTE TROISIEME 351
IRÈNE
Oui... demain 1 C'est un beau jour...
MADAME LEDOUX
Vous verrez... j'ai mille bonnes raisons à vous
donner.
IRÈNE
Donnez-les vite, alors... car le matin ne doit
pas être bien loin où vous recevrez ma carte avec
les trois petites lettres fatales P. P. C.
MADAME LEDOUX, lue serrant la main
avec effusion.
Ne dites donc pas de sottises ! Sentez-vous, au
moins, comme je vous aime, combien vous m'in-
téressez?...
IRÈNE
Ce sera plus tard, un bien très précieux pour
moi de me le rappeler... Lorsque j'aurai besoin
d'attendrissement, je penserai à vous.
MADAME LEDOUX
Tout cela est désolant 1
IRÈNE
Non pas. Ce sont les heures les plus cruelles,
mais les plus belles de la vie. Un souvenir réussi,
■c'est souvent, pour les femmes, avoir su faire un
chef-d'œuvre... A demain encore, madame Ledoux.
352 MAMAN COLIBRI
SCÈNE IX
GEORGET et IRÈNE, seuls.
IRÈNE, s^ approchant lentement du divan où Georget
s^est allongé.
Tu t'assoupissais, mon trésor? Tu es fatigué?...
Dors un peu...
GEORGET
C'est cette existence de caserne !... Ce capi-
taine qui nous fait lever à cinq heures, c'est into-
lérable ! Je me plaindrai au colon.
IRÈNE
Chut 1 Tu as une bonne heure de sieste devant
toi... Je lirai pendant ce temps... Veux-tu? tu vas
t'endormir avec mes lèvres sur ton front, dis?...
comme nous faisions autrefois, tu te souviens,
dans notre petit nid de la rue d'Auteuil...
GEORGET
C'est vrai pourtant...
IRÈNE, le berçant.
Là...
GEORGET
Comme il fait chaud le soirl Nous aurons un
mois d'août terrible dans ce pays...
IRÈNE, comptant mélancoliquement sur ses doigts.
Mai... juin... juillet...
ACTE TROISIEME 353
GKORGET
Aussi l'hiver prochain nous irons...
IRÈNE, l'interrompant.
Oui, oui, l'hiver prochain nous irons où tu vou-
dras... Dors, ma Gette, dors... Il y a une toute
petite brise et des étoiles... Encore une de nos
belles journées monotones qui est finie!... Dors.
Tu es bien là... un aboiement de chien... une
chanson, dans un café d'Alger, arrive jusqu'ici...
Sur la mer, là-bas, la lueur d'un paquebot qui
s'en retourne...
GEORGET, les yeux fermés^ la voix déjà lointaine.
J'ai déjà fait cette remarque. Tu dis toujours
de tous les bateaux : « Ils s'en retournent »... Pour-
quoi?... il y en a qui partent, aussi bien...
IRÈNE
C'est vrai, c'est absurde 1... Chut!... Laisse
mes lèvres sur ton front... ne parlons plus...
Laisse mes lèvres...
^Ils restent ainsi un grand moment^ lui^ étendu sur
le diçan^ elle à ses côtés ^ et la bouche collée à son
front. Peu à peu on entend sa respiration plus
forte. Il s^est endormi... Tout à coup, au loin, un
chant de çiolon.)
Tiens! le violon... C'est pour lui qu'elle joue
sûrement... et il ne l'entend pas... il s'est endor-
354 MAMAN COLIBRI
mi... Son bon sommeil de vingt ans a été plus
fort qae tout !...
{Elle h contemple, un sourire triste aux lèvres. Il
dort, calme, la bouche entr'ouverte. Et le violon
de miss Deacon joue toujours, au jond du jardin,
derrière les orangers, un nocturne de Chopin,
poncif et passionné... La lune monte... Des étoiles
bougent...)
{Alors Irène, lentement, sans bruit, se lève. Elle va
se placer sous la lumière d'une lampe... Du livre
où elle V avait cachée elle sort la lettre que tout à
Vheure elle avait montrée à M^^ Ledoux ; elle en
ôte Venveloppe. Elle pleure.)
IRÈNE, lisant.
Adieu, mon enfant... Que la vie te soit belle et
heureuse!... Je Vai écrit cela pendant que j'en avais
encore la force... Adieu, ma lumière, adieu, mon
grand amour. Oh! que le bonheur Vaccompagne,
chaque jour plus pur, comme j'aurais voulu Vac-
compagner moi-même... longtemps!... Vois-tu, il
vaut mieux que je sois partie... Seulement, mon
enfant, mon pauvre petiot... que je ne verrai plus
jamais... lorsque, plus tard... tu te rappelleras
Colibri... lorsque...
{Et elle continua, ainsi, de lire, durant qu'il dort,
et que le violon chante, chante, dans le silence,
là-bas, derrière les orangers, son air poncif et
passionne.)
^ RIDEAU
ACTE QUATRIÈME
Un salon cossu et bourgeois. Madeleine, Richard et
Louis Soubrian prennent le café, après déjeuner. Une
nourrice est là, avec un poupon dans les bras, un poupon
accablé (le ii»!n telles et de voiles.
SCENE PREMIERE
MADELEINE, RICHARD.
LOUIS SOUBRIAN, la Nourrice
LOUIS, soulevant le voile de Vcnfant.
Dieu, que c'est laid un enfant de deux moisi...
Il paraît que quand je suis venu au monde, moi,
j'étais charmant... J'ai perdu depuis... Est-ce qu'il
dit papa et maman?
MADELEINE
Vous êtes bête! A deux mois?
SOUBRIAN
Je ne suis pas au courant, je n'ai pas l'habi-
tude... Vous êtes sûre que c'est un petit gar-
çon?... C'est curieux, il a tout à fait l'air d'une
tille?... A votre place, je me méfierais. A moins
que ce ne soit un nain... Et maintenant, enlevez-
le, hein?... je veux prendre mon café en paix...
356 MAMAN COLIBRI
MADELEINE
Monsieur Soubrian, vous serez puni : vous
aurez beaucoup d'enfants.
SOUBRIAN
Si vous voulez.
RICHARD
Est-il spirituel cet imbécile-là!... Nounou, vous
ne sortirez pas avant trois heures. Vous accom-
pagnerez madame chez le médecin, avec le petit...
C'est pour le lait stérilisé.
SOUBRIAN
Tu vas faire stériliser la nourrice?
(La nourrice sort.')
RICHARD
Le médecin veut essayer une alternance de
biberon et de sein.
SOUBRIAN
Ça va la vexer, cette femme, la concurrence.
Elle ne débitera plus, vous verrez.
RICHARD
Dis donc... pour te ramener à des choses sé-
rieuses, je vais alors t'écrire cette lettre. Tu passes
aux Messageries, tu la remets en te nommant et
en disant que tu es le fils du directeur du Grand
Radical...
SOUBRIAN
Ça ne leur produira aucun effet... La presse ne
fait plus peur qu'aux journalistes.
RICHARD
Allons donc! Tu verras qu'ils rembourseront
ACTE QUATRIÈME 357
dare-dare. Et tu reviendras m'apporter la réponse
ici... Je ne sors pas avant trois heures.. J'attends
mon père.
MADELEINE
Ton père doit venir?
RICHARD
D'un moment à l'autre.
sou BRI AN
Vous allez au bureau ensemble?
RICHARD
Non... nous devons aller au Comptoir Intema-
Lional pour une affaire... sans grande importance,
d'ailleurs... une simple signature.
SOUBRIAN
Je le trouve un peu changé, ton père, depuis
quelque temps.
RICHARD
Il vieiUit, n'est-ce pas?
SOUBRIAN
Je ne veux pas dire ça. Il est moins à crin, voilà
tout. Ah ! il a mis de l'eau dans son vin... Ce n'est
pas comme mon paternel à moi...
RICHARD
Les événements intimes de ces dernières années
n'ont pas été sans influer sur lui. C'était un homme
qui avait mis tout son plaisir dans le train de la
maison, les réceptions, le décorum... Maintenant,
cette vie de garçon n'a plus grand charme pour
358 MAMAN COLIBRI
lui. L'hôtel de l'avenue Friedland est trop grand. .^
on n'ouvre plus le rez-de-chaussée... Et mon ma-
riage a coïncidé avec ces événements.
SOUBRIAN
Pourquoi ne divorce-t-il pas et ne se rema-
rie-t-il pas?
RICHARD
Oh! non... le divorce n'entre pas dans ses idées
ni dans ses principes. Il ne faudrait guère lui en
parler... Au fait, Madeleine, tout à l'heure, invite-le
à dîner pour dimanche. Même s'il refuse, l'inten-
tion lui fera plaisir.
MADELEINE
Entendu.
RICHARD
Je vais t'écrire la lettre tout de suite, veux-tu?
(// écrit sur un petit bureau à droite.)
MADELEINE, à Soubrian.
Vous avez eu tort de faire allusion au grand
scandale... Au fond, cela le désoblige toujou.s.
SOUBRIAN
Il doit être blasé pourtant.
MADELEINE
Il aime tant son père!
SOUBRIAN
Vous n'en parlez pas ensemble?
ACTE QUATRIÈME 359
MADELEINE
Le moins possible. Nous avons épuisé ce sujet
au moment de la rupture de nos fiançailles...
SOUBRIAN
Est-il possible que vous ayez sérieusement
voulu rompre?
MADELEINE
Il a fallu un mois pour nous décider, ma mère
et moi... Dame ! après le bruit suscité dans Paris...
Cette horrible femme, songez donc!... Si vous
croyez que c'est gai d'avoir cette célébrité dans
sa famille... Et encore, elle n'a pas fini de faire
parler d'elle, vous verrez... Heureusement, mes
dispositions sont prises. Quoi qu'il advienne, nous
n'aurons jama s aucun rapport, même lointain,
f vec elle, et nous nous arrangerons toujours pour
étouffer le bruit qu'elle pourra soulever. Les
idées de Richard sont, grâce au ciel, absolument
les miennes sur ce chapitre. C'est un garçon très
fier, vous savez, et il a gardé une rancune pro-
fonde à sa mère de toutes les horreurs qu'elle leur
a débitées, au moment où elle a claqué les portes.
Car il paraît que c'a été inouï le départ à la cam-
pagne... Que ne leur a-t-elle pas dit!... que les
Chinois avaient bien raison de détruire leurs
petits à la naissance et qu'elle regrettait bien de
n'en avoir pas fait autant!... Croyez- vous?... la
vilaine femme !
SOUBRIAN
Et elle est toujours en Algérie avec lui!... Elle
360 MAMAN COLIBRI
doit révolutionner la caserne, cette femme-là!
Et je lui aurais donné le bon Dieu sans confes-
sion!.. Vous avez des tuyaux sur eux?
MADELEINE
Oui, j'ai su des choses inconcevables. Ils man-
gent un argent fou. Ils ont des esclaves, il paraît.
Elle s'habille en reine éthiopienne... Elle a une
baignoire d'argent...
SOUBRIAN
Non?
MADELEINE
Comme je vous le dis. Elle est timbrée, cette
femme-là; elle finira dans un cabanon... J'ai vu
une Anglaise qui a passé quelques jours chez
des voisins à eux; on n'a pas idée!... Elle se
promène dans son jardin presque toute nue... Et
elle habille son Ghambry avec des costumes insen-
sés. L'Anglaise me disait: « Oh! madame, je l'ai
vu... il était beau! Il était sur un divan tout
habillé d'une écharpe de soie pâle bleue... oh !
cétait excitant! »
SOUBRIAN
Ben, elle en avait du vice votre Anglaise!
{Richard se lève.)
MADELEINE
Hum! Parlons d'autre chose {Haut.) Comment
va votre ami Lignières?
SOUBRIAN
Pas mal. Merci pour lui.
RICHARD
Voilà... Je la cacheté bien entendu.
ACTE QLATUiLME 361
SOUBRIAN
S'il te plaît.
RICHARD
Vous parliez de Lignières?... Au fait, com-
ment vont les anciens amis ? Je ne les vois plus
guère.
SOUBRIAN
Ça vieillit, ça vieillit, mon vieux... Eh oui!
Chaulin a une grande barbe no're et une situa-
tion dans les automobiles... Lignières? Tu te
rappelles un après -dîner, il y a déjà deux ans
passés, comme c'est loin déjà! chez toi, avenue
Friedland?... il nous parlait de sa papetière...
eh bien, fini, la papetière! Elle est partie avec un
répétiteurdu lycée Condorcet... Pauvre Lignières !...
(La Jemrne de chambre entre et passe une carte à
Richard. — Richard contemple la carte un ins-
tant sans rien dire.)
SCÈNE II
Les Mêmes, une Femme de Chambre
RICHARD, à la femme de chambre.
Cette personne est dans l'antichambre?
LA FEMME DE CHAMBRE
Oui, monsieur.
RICHARD
Attendez... Madeleine. {Madeleine s'approche. Il
lui montre la carte.) Regarde.
MADELEINE, glaciale.
Parfait. C'était fatal. {Un silence.) Que vas-tu
faire ?
16
362 MAMAN COLIBRI
RICHABD
Voyons, je ne puis décemment...
MADELEINE
Entendu, entendu; tu es libre. Seulement, rap-
pelle-toi une chose...
RICHARD
Prends garde à la femme de chambre. Parle
bas.
MADELEINE
Si tu agis autrement que tu t'y es engagé,
demain, demain, je serai chez ma mère.
RICHARD
Mais que vas-tu chercher!
MADELEINE
Ceci dit, je n'ajouterai pas un mot, pas un. Je
me retire dans ma chambre.
RICHARD
Voyons, Madeleine... nous sommes d'accord...
parlons un peu... discutons, que diable !...
MADELEINE
La femme de chambre attend la réponse.
LA FEMME DE CHAMBRE
Où faut-il faire entrer, monsieur?
RICHARD
Attendez.
SOUBRIAN
Ah! je me sauve, moi, mes enfants... J'en
profite pour aller porter ma lettre. A tout à
l'heure...
ACTE QUATRIÈME 363
RICHARD
Une minute... Je préfère que tu ne croises pas
cette personne dans l'antichambre... Faites entrer
dans mon cabinet, Françoise.
MADELEINE
Du tout. Faites entrer ici. Les portes doivent
être grandes ouvertes!
RICHARD
Mon petit...
MADELEINE
J'ai d'ailleurs un mot à dire avant son départ
à monsieur Soubrian. Vous voulez bien, monsieur
Soubrian?
SOUBRIAN
Mais comment donc.
(// serre la main à R chard.)
MADELEINE, à Soubrian à la porte.
Passez.
RICHARD
Ecoute.
MADELEINE
Je n'ai rien à écouter... rien à dire... C'est à
toi de te souvenir... Tu sais ce que tu as à faire,.,
et c'est toi seul que cela regarde, toi seul... Ma
dignité s'oppose à ce que j'en entende davantage.
{Elle entre à gauche avec Soubrian. Richard reste
seul.)
364 MAMAN COLIBRI
SCÈNE m
RICHARD. IRÈNE
La porte s'ouvre. La femme de chambre
introduit Irène.
RICHARD
Bonjour, maman... {Irène reste dans une posture
vague el figée.) Assieds-toi, maman... {Elle s'assied.)
Tu es de passage à Paris...
IRÈNE
Oui... de passage... alors... {Long silence,) Je te
remercie de ta lettre... où tu m'as annoncé la
naissance de... ton petit...
RICHARD
C'était bien naturel.
IRÈNE
Si, si. (Un silence.) Tu 68... {Se reprenant.) VOUS
êtes très bien installés ici... c'est gentil.
RICHARD
Ça a été fait très vite. Nous nous sommes
adressés à un décorateur.
IRÈNE, après une hésitation çisible.
Et... Paulot?
RICHARD
Eh bien... tu dois savoir... je te l'ai écrit... Il
a été reçu trentième à l'Ecole polytechnique...
c'est très beau..
IRÈNE
Ohl oui, c'est très beau... Et il est dans cette
école alors... Il y vit?...
ACrE QUATRIEME 365
RICHARD
Naturellement.
IRÈNE
Je pourrai peut-être aller le voir... si on me
laisse entrer... parce que, quand on passe, n'est-ce
pas?
RICHARD
.Mais rien n'est plus facile... Tous les jours à
six heures tu pourras le demander.
IRÈNE
S'il vaut mieux ne pas dire que je suis sa
mère...
RICHARD
Tu plaisantes.
IRÈNE
On ne sait jamais... Ça pourrait le gêner. {Un
long silence.) Et ta femme va bien?... Elle n'a pas
été trop éprouvée?
RICHARD
Non, non, je te remercie... Elle a été très bien
soignée. Nous sommes à Paris depuis peu en
somme... pour les derniers mois... Nous avons
séjourné très longtemps en Italie.
IRÈNE
Vous étiez partis tout de suite après le ma-
riage ?
RICHARD
Le jour même.
IRÈNE
A quelle église vous êtes-vous mariés?
RICHARD
A Saint-Louis d'Antin.
366 MAMAN COLIBRI
IRÈNE
Ah! pas à Saint-Augustin?
RICHARD
Non... {Gêné.) nous n'avons pas fait grande
invitation... Alors nous avons préféré une petite
paroisse...
IRÈNE
Oui, c'est juste. {Elle baisse la tête. Avec plus
d'effort encore cette fois.) Et le petit... Raoul.
RICHARD
Très gentil, très fort... deux mois... {Viçement.)
Il est à la promenade justement en ce moment...
avec sa nounou... au parc Monceau.
IRÈNE, désappointée.
Ah!
RICHARD
Toi, tu as très bonne mine.
IRÈNE, avec un amer sourire.
Tu trouves?...
SCÈNE IV
Les Mêmes, la Nourrice
La nourrice entre rapidement.
LA NOURRICE
Monsieur, je viens prendre le manteau de
bébé... que j'avais laissé tout à l'heure.
RICHARD
Prenez, prenez... Vous n'êtes donc pas par-
tis?... Je croyais...
ACTE QLAÏUIEME 367
LA NOURRICE
Mais c'est monsieur lui-même qui m'a dit d'at-
tendre madame, pour aller à quatre heures chez...
RICHARD, V interrompant sèchement.
C'est bon... Je ne me rappelais plus.
(La nourrice sort.)
SCÈNE V
RICHARD, IRÈNE
RICHARD
C'est curieux, je croyais.
IRÈNE, les larmes aux yeur^ en souriant.
Oh ! ça ne fait rien... ça ne fait rien... Vous avez
aussi une très jolie vue, là, dans la galerie.
{Elle détourne la tête.)
RICHARD
On voit le parc Monceau. {Elle pleure sous sa voi-
lette. Allant à elle^ ému.) Maman...
IRÈNE, Varrétant nettement du geste.
Laisse. J'ai du chac^rin... beaucoup de cha-
grin... Laisse, je t'en prie... ça va passer... L'émo-
tion du premier moment.
(// se rassied. Silence.)
RICHARD
Quand es-tu arrivée à Paris ?
IRÈNE
Hier soir.
368 MAMAN COLIBRI
RICHARD, avec intention.
Seule?
IRÈNE
Oui.
RICHARD
Et tu retourneras après directement à Alger?
IRÈNE
Non.
RICHARD
Cependant monsieur de...
IRÈNE
J'ai rompu avec M. de Chambry,
RICHARD
Ah!
IRÈNE
Oui. C'est fini !
{Elle pleur .)
RICHARD
Désires-tu revoir mon père?... Il est à Paris
en ce moment,
IRÈNE
Ne me parle pas de ton père. Tu ne m'as pas
comprise. Je suis venue te voir, toi, seulement...
et je désire ne voir que toi... D'ailleurs, ma visite
sera courte. Demain, j'irai voir Paulot à l'Ecole
polytechnique et puis je repartirai sans doute...
RICHARD
Où comptes-tu passer l'iiiver ?
IRÈNE, souriant tristement.
Ah ! oui, passer l'hiver... Dans la Riviera, peut-
être... Seulement, c'est bien coûteux par là... Si je
ACTE QUATRIÈME 369
trouve une pension de famille pas trop cher... dan?
un petit trou... au Cannet, par exemple.
RICHARD
Mais tu n'en es pas là?... Voyons!...
IRÈNE, simplement.
Je n'ai plus d'argent. J'avais cinq cent mille
francs de dot. Je les ai mangés... Il me reste cent
mille francs à peu près... En les mettant en via-
ger...
RICHARD
Mais, maman, et moi ne suis-je pas là?
IRÈNE, V interrompant açoc une simple fermeté.
Encore une fois, tu viens de ne pas me com
prendre. Si j'ai pu m'humilier jusqu'à te parler
de cela, ce n'était pas pour demander l'aumône...
Retire ton offre !
RICHARD
Oh! je te connais trop pour supposer que tu
daignerais t 'adresser àmoil Seulement il ne s'agit
pas d'orgueil... il s'agit de ^^e pratique... et...
(Elle fond en sanglots.) Ma pauvre maman!
IRÈNE
J'ai mal !.. j'ai mal ! Ah! je sais bien, tu dois te
dire en ce moment : « C'était prévu... la scène de
larmes! » J'aurais dû avoir plus de courage.
RICHARD
Que c'est bête, ce que tu racontes-là !
IRÈNE
Mais j'ai menti, tout à l'heure, j'ai menti...
C'est vrai que je ne suis plus avec Goortret. que
370 MAMAN COLIBRI
c'est fini pour jamais... c'est vrai aussi que je ne
veux plus entendre jamais parler de ton père;
mais, si je suis venue, ce n'était pas pour te voir
seulement... c'était pour rester, pour qu'on ne me
chasse pas!... Ah! n'est-ce pas? il ne faut guère
être fière pour venir réclamer du secours à ceux
qu'on a défiés ?... Je n'ignore pas aussi tous les
ennuis que je vais te créer... et que je vais trans-
former ton attendrissement en gêne et en em-
barras...
RICHARD, sans conçiction.
Mais non, mais non...
IRÈNE
Si. Je connais la vie... C'est maladroit, j'aurais
dû m'y prendre petit à petit... mais tant pis!
Oh ! je ne réclame pas grand 'chose ! Je ne serai pas
un bien grand embarras,., qu'on ne me case pas
trop loin de chez vous, voilà tout. Bien sûr, je
ne demande pas à vivre ici... complètement...
Pourvu que je puisse embrasser ton enfant... le
voir souvent... ce petit que tu n'as pas voulu me
montrer tout à l'heure...
RICHARD
Simple mouvement machinal, je t'assure...
IRÈNE
Bien naturel. Ta femme a mis comme condi-
tion à ton mariage qu'on n'entendrait plus parler
de moi... et je sais, en effet, qu'on n'en parle plus
nulle part. Je suis un nom de scandale, banni de
ACTE QT'ATRIFMK 371
la société, {.ivjc une vui.1- Lourde et sombre.) Il y a
des revenants qui ne doivent pas revenir... Votre
monde à vous, maintenant, vous fuirait... Et ta
femme le sait bien... Oh! mais je serai cachée, très
cathée... on ne me verra pas, je vous le promets...
vous n'aurez pas à souffrir... Seidement, moi, j'au-
rai ma petite place ici... On la mèaera me voir...
voilà tout ce que je demande.
RICHARD
Mais oui, c'est arrangeable! Ça ne peut pas se
faire en un jour, tout à coup,... mais...
^ IRÈNE, avec emportement.
Et puis, même si je vous gêne, même si tu ne
m'as pas pardonné dans le fond de ton cœur, tant
pis... je reste tout de mèmel... Que veux-tu que
je devienne, moi?... Où veux-tu que j'aille main-
tenant?... La vieillesse, la, misère, quoi ? Il faut
bien que je pose mon front et mes lèvres quelque
part. Tout n'est pas mort en moi pourtant !... Il y
a des tendresses qui me réclament encore... Je
sais bien que j'ai tout envoyé promener autre-
fois, famille, foyer! Mais qu'est-ce qu'on veut
que je devienne tout de même?... Me tuer?...
J'y ai pensé...
RICHARD, pousse un cri.
Oh!
IRÈNE
Oui, j'v ai pensé... Mais on ne meurt pas comme
va... Alors quoi?... où voulez-vous que j'aille? II
faut bien qu'on me déniche un coin... On ne peut
372 MAMAN COLIBRI
pourtant pas me mettre dans un asile!... Consul-
tez-vous, arrangez-vous et trouvez-moi une fin, le
petit coin où se consumer... Bonheur, beauté, jeu-
nesse, tout s'en va... mais la vie reste... c'est long
à en finir! Trouvez-moi ma petite place... et j uis
vous m'oublierez!... Je me charge de m'éteindre,
toute seule, proprement et... sans fumée...
RICHARD, au comble de V émotion courant à elle.
Maman !
IRÈNE, fondant en sanglots sur sjn épaule.
Richard ! Richard !... Et puis ne crois pas que ce
soit indifférent de sentir que ce sont tes bras qui
me soutiennent... C'est le dernier berceau que l'on
souhaite !...
{Ils restent un instant enlacés Vun à Vautre.)
RICHARD, brusquement.
Ecoute, il faut régler cette situation tout de
suite. Je vais appeler Madeleine.
IRÈNE, avec effroi.
Oh! je t'en prie... Pas devant moi!...
RICHARD
Non... Tu vas entrer cinq minutes dans mon
cabinet de travail... J'aime mieux expliquer
l'affaire à Madeleine, à l'écart de toute domesti-
cité indiscrète... Va... Pour ma part, je ne puis
t'assurer qu'une chose : c'est que, si longtemps
j'ai gardé un ressentiment violent, je l'avoue,
depuis, tout ressentiment est tombé... Mon rôle,
ACTE QUATRIÈME 373
aujourd'hui, est indépendant de celui de mon
père. Et je vais agir de mon mieux... {Tout à coup.)
Mais entre nous, avoue tout de même — j'ai
besoin de cette satisfaction — avoue, maman,
qu'elle a du bon, la famille?
IRÈNE, les yexiz baissés.
Oui.
RICHARD, triomphalement.
r Hein, les fils criminels, les ennemis?... Tu y
retournes tout de même!... Les luttes de l'amour
et de la famille. Quelles balivernes! Tu te rap-
pelles?
IRÈNE, sans quon puisse lire une impression
quelconque sur son çisage.
Tout... je me rappelle tout.
RICHARD, comme s'il voulait la faire parler.
Quels regrets tu as dû subir!...
IRÈNE, les yeux impénétrablement baissés.
Oui.
RICHARD, s'a/iimanf en parlant.
Je vois ta vie, là-bas!... Et le revirement quand
les écailles te sont, peu à peu, tombées des yeux!
IRÈNE
Oui, oui...
RICHARD, insistant comme avec rage.
Comme tu dois être punie, pauvre mère, par
le remords!... Et cet être! quelle nausée de lui
374 MAMAN COLIBRI
tu dois éprouver, maintenant que tu vois clair!...
Dis-le, hein?
IRÈNE, sons sourciller.
Oui.
RICHARD
Et comme, dans ta déchéance, elle a dû te
paraître pure et belle la famille, que tu avais
honnie!... C'est tout de même nous qui sommes
la vraie vérité de la vie... {Jl pousse un large sou-
vir de satisfaction.) Je te demande pardon de
t'avoir fait souffrir cette petite confession, mais
j'avais tout de même besoin de t 'entendre rétracter
tes paroles d'autrefois qui me sont toujours res-
tées sur le cœur... Ce n'est qu'une petite satis-
faction — mais ça soulage I.)?) Maintenant, entre-
là, veux-tu?... Je vais entreprendre Madeleine.
(// la fait entrer dans le cabinet de travail, à
droite . )
IRÈNE
Je t'attends.
SCENE VI
RICHARD, MADELEINE
RICHARD, reste seul ;
il 02 à la porte du fond et appelle.
Madeleine! {Madeleine entre. Richard tout de suite.)
Ecoute, ne proteste pas... Ne réponds même pas
à ce que je vais te demander... Accepte sans
mot dire, sans discuter... Je fais appel à ton cœur.
ACTE QUATRIÈME 375
MADELEINE
Allons, bon!... De quoi s'agit-il?
RICHARD
Maman a rompu toute relation avec Chambry,
ils se sont séparés.
MADELEINE
Et elle veut vivre avec nous... c'est cela?
Jamais.
RICHARD
Madeleine !
MADELEINE
Jamais! Nous avions prévu ce petit coup, ma
mère et moi... Tu te rappelles à quelles conditions
j'ai consenti à ne pas rompre notre mariage?
RICHARD
Eh bien, les conditions ne sont plus les mê-
mes, voilà tout... D'ailleurs, ce n'est pas à vivre
avec nous qu'elle demande... Un petit appar-
tt^ment dans le quartier.
MADELEINE
Dans la maison peut-être?
RICHARD
Etre reçue ici...
MADELEINE
Et invitée à nos réceptions, n'est-ce pas? C'est
déjà suffisant d'avoir une belle-mère qui a mal
tourné et s'est enfuie avec im gigolo... Elle
n'avait au moins qu'à rester avec lui!
376 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Je te défends de parler ainsi! Elle souffre... tu
dois avoir pitié. D'ailleurs nous ne pouvons lui
interdire d'embrasser le petit, de temps en temps.
MADELEINE
C'est bien pour cela que je m'insurge!... Nous
ne pouvons pas, bien sûr! nous sommes du même
avis... Seulement, je sais ce qui va arriver, parce
qu'on ne peut pas lui interdire d'embrasser Raoul ;
à mesure, elle s'installera ici... elle prendra ses
repas... voudra renouer ses relations, connaître
les nôtres... car c'est cela surtout qui la fait mou-
rir d'envie ! Elle est déclassée : elle voudrait
reprendre un rang... Eh bien, non, qu'elle ne se
fasse pas d'illusions. Elle est une femme à l'eau...
elle ne peut plus regrimper sur la rive et il ne
faut pas qu'elle en prenne prétexte pour nous
entraîner avec elle.
RICHARD
Si tu crois que c'est le mobile qui la fait agir!
MADELEINE
Parfaitement. Je connais les femmes, mon
cher!... Et notre maison sera tarée définitive-
ment... « Je vous présente ma belle-mère, retour
d'Alger. » C'est gai.
RICHARD
Mais puisqu'elle offre de ne venir qu'en
cachette... quand il n'y aura personne.
MADELEINE
Tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez.
ACTE QUATRIÈME 377
mon pauvre ami ! Et puis, qui te prouve qu'elle
ne va pas continuer de voir son monsieur? Ou
qu'elle ne partira pas un de ces quatre matins,
avec un nouvel ami à toi?
RICHARD
Madeleine !
MADELEINE
Elle nous a mis en droit de tout supposer, et
dire qu'elle vient vers Raoul avec ses lèvres
♦•mbrassées par des hommes, par... Sais-tu qu'elle
nous apporto. le sais-tu?... tout f^irn!»!* nimt le
déshonneur.
Tiens !
Quoi?
RICHAAD
MADELEINE
RICHARD
Rien. Je me rappelle seulement avoir prononcé
cette phrase là autrefois...
MADELEINE
Tu as bien changé depuis !
RICHARD
Non, c'est l'honneur qui a changé de côté...
Faut croire que ça se déplace...
MADELEINE
Ne fais pas d'esprit.
RICHARD
Je n en ai jamais moins fait... Ne te donne pas
378 MAMAN COLIBRI
pour plus méchante que tu n'es. Je connais ton bon
cœur, au fond, Madeleine. Ne discute donc pas
une chose que tu as d'avance acceptée et que tu
ne peux pas refuser. Tu ferais bien mieux de te
décider d'un coup... et dé ne pas diminuer le
mérite que tu auras à pardonner, tout à l'heure.
MADELEINE
Pourquoi ne s'adresse-t-elle pas à ton père? Il
n'est pas divorcé... Qu'ils se remettent ensemble,
c'est bien simple.
RICHARD, haussant les épaules.
En effet, c'est simple.
MADELEINE
On ne la recevra pas plus... mais enfin, dans
un salon, on pourra ne pas s'apercevoir qu'elle
est là. Ce sera déjà plus commode.
RICHARD
Tu criailles bien inutilement.
MADELEINE
Ma baigneuse me dit ça quand elle me donne
ma douche... Je t'assure qu'on ne reçoit pas des
douches de ce genre, impunément.
{Elle est à la cheminée^ accoudée. Elle rage.)
RICHARD
Eh bien! maintenant que tu as poussé ton cri...
ACTE QUATRIÈME 379
MADELEINE
Au moins, que ceci soit bien décidé... et qu'elle
le sache 1
RICHARD
Ah 1 tu vois que tu as cédé de toi-même !
MADELEINE
Qu'elle le sache ! Je ne la présenterai à per-
sonne... Elle ne viendra qu'aux heures où je vou-
drai... Et puis, qu'elle n'aille pas s'imaginer que je
sortirai avec elle... Pas même pour des courses.
RICHARD
Entendu... On ne vous rencontrera pas ensemble.
MADELEINE
Ce n'est pas seulement à cause des gens qui la
connaissent... mais je ne voudrais pas qu'on me
rencontre avec une personne qui marque aussi
mal... Elle est maquillée comme une cocotte, ta
mère... et fagotée!... A son âge!
RICHARD
Oh! si tu la voyais, tu ne la reconnaîtrais pas,
va... Elle a bien changé, la pauvre vieille!...
MADELEINE
Changée? Ce chapeau!...
RICHARD
Quel chapeau ?
MADELEINE
Ce chapeau de roses qu'elle porte.
380 MAMAN COLIBRI
RICHARD
Tu Tas donc aperçue ?
MADELEINE
Oui... Non... par la serrure... là, j'ai jeté un
ooup d'œil. Non, ce chapeau de jeune fille!... Elle
ne se voit pas 1
RICHARD
Allons Mad, ne réfléchis pas... l'n bon mouve-
ment. Je ne doute pas de ton cœur... Tu hé-
sites déjà... Encore une seconde et...
MADELEINE
Où l'as-tu mise?
RICHARD, montrant la porte.
Là.
MADELEINE, suhitement^ sans transition^ ça droit à la
porte du cabinet et Vouçre. Sur un ton d^ huissier.
Madame, si vous voulez vous donner la peine
d'entrer. {Irène s^avance.) Je vais vous conduire
auprès du petit.
{Elle dit cela d^un air digne et cérémonieux.)
RICHARD
Va, ma mère, va.
IRÈNE, avec un élan maladroit.
Ohl merci, merci! Mad...
MADELEINE, l'interrompant,
en lui montrant froidement la porte du fond.
C'est par ici . {Elle ça Vouçrir. Irène reste inter-
ACTE QUATRIÈME 381
loquée^ étnue^ interrogeant douloureusement son fils du
regard. — Madeleine attend à la porte ouverte^ comnie
pour faire passer Irène devint elle.) PaSseZ, madame.
{Irène se décide et le mouchoir aux lèvres^ la tête
basse^ les épaules serrées^ humble et pauQre^ elle
entre avec yiadeleine.)
SCÈxNE VII
RICHARD seul, puis la Femme de Chambre
RICHARD, seul.
Maintenant, le téléphone! (// p» au téléphone.)
Allô! Voulez-vous me donner le 225.53?... AUo...
LA FE.MME DE CHAMBRE, entrant.
M. de Rysbergue demande s'il ne dérange pas
monsieur... Sans quoi il repassera après le bureau.
RICHARD, vivement.
Faites entrer... faites entrer!
{La femme de chambre sort.)
RICHARD, parlant à V appareil.
Merci... Non... ça va... {Rysbergue entre.) Ahl
père, je te téléphonais justement. (.4 la femme de
chambre.) Vite... Voulez-vous aller dire à madame,
dans la chambre de bébé, qu'elle ne rentre ici au
salon, avec cette dame, qu'au cas où je l'appelle-
rais... Sinon qu'elles restent toutes deux jusqu'à
382 MAMAN COLIBRI
ce que je vienne les retrouver... N'est-ce pas,
c'est compris?
LA FEMME DE CHAMBRE
Bien, monsieur.
{Elle sort.)
SCÈNE VIII
RICHARD, RYSBERGUE
RYSBERGUE
Qu'y a-t-il donc ?
RICHARD
Père... Elle est ici.
RYSBERGUE
Qui ?
RICHARD
Maman.
RYSBERGUE
Ah!
RICHARD, parlant^ rapidement^ empressé.
Une grosse nouvelle... Je ne sais pas encore ce
qui s'est passé... Mais elle a rompu avec de
Chambry, définitivement. Elle retourne ici, à
Paris, repentante, et c'est à nous qu'elle vient
demander pardon... Et asile. Elle est là, dans la
chambre de bébé avec Madeleine, qui n'y a pas mis
tix)p de façons... Elles doivent être déjà en train
de se réconcilier. Alors écoute, puisque te voilà,
ne crois-tu pas, père, qu'il faudrait faire bon-
ACTE QUATRIÈME 383
henr complet. C'est le moment. Du temps a passé...
deux ans. Ré .échis! Ce serait si bien de ta part.
RYSBERGUE, allant à son fils.
Un mot... Mais réponds sincèrement, sans men-
tir... Tu le promets?
Oui.
RICHARD
RYSBERGLE
Dans la conversation que tu as eue avec ta
mère mon nom a-t-il été prononcé par elle?
RICHARD
Mais...
RYSBERGUE
A-t-elle témoigné du désir que nous nous récon-
cilions tous deux ? Sois, franc.
RICHARD
Mais cela n'implique pas nécessairement...
RYSBERGUE
-AJlons donrl N'insiste pas, Richard... J'ai
réfléchi, j'ai admis parfois cette hypothèse d'un
retour qui se réalise aujourd'hui... eh bien, je
suis toujours arrivé à cette même conclusion :
vaut mieux pas... vaut mieux pas. (// hoche len-
tement la tête.) Réconcilier! quel cffreux mot!...
Quelle paix factice d'intérêts cela suppose !... Ce
qu'on ne réconcilie pas, ce sont les cœurs que l'in-
différence a séparés, et que plus rien ne rappelle
l'un à l'autre. Non, je suis heureux pour nous, pour
384 MAMAN COLIBRI
toi, pour tout le monde, qu'elle soit revenue et
assagie, et que cette histoire finisse de la sorte; je
suis là pour subvenir, tacitement, à tous ses
besoins. J'aurai le savoir-vivre nécessaire... mais
ce sera tout. Crois-moi, je suis très... très content,
oui, de ce que tu m'apprends... Mais le reste...
vaut mieux pas... je sais ce que je dis.
RICHARD
Cependant, toi, lui pardonnerais-tu? Revien-
drais-tu sur ce que tu lui disais en la chassant?
RYSBERGUE
On ne tient jamais ses engagements.
RICHARD
Bien. C'est l'essentiel.
RYSBERGUE
Non. Vois-tu, ce jour où j'ai crié : « Va-t'en!»
le poing levé, te souviens-tu ? Ah! j'en ai eu
alors la sensation soudaine, ce n'est pas moi qui
la chassait, c'était elle qui se détachait... c'était
la vie qui l'emportait... Oui, j'avais beau crier, je
ne réussissais même pas à l'impressionner... Les
mots tournaient machinalement dans ma bouche...
Cette sensation m'est restée toujours très nette...
Que parles-tu de pardon, alors que, si je le lui
offrais, c'est elle qui ne l'accepterait pas!
RICHARD
Ah! c'est que tu te l'imagines comme autre-
fois... Elle a bien changé en deux ans... Il ne
ACTE QUATRIEME 385
s'agit pas de révolte, va! Si tu l'avais entendue,
ici, tout à l'heure, elle t'aurait touché, si simple,
si repentante, ii humble et lamentable, la pauvre
fsmme.
RYSBERGUE
Elle s'est accusée, n'est-ce pas?
RICHARD
Formellement.
RYSBERGUE
Elle a témoigné de sa honte ? Pour un peu- si
tu lui avais demandé de honnir son Georget
avec horreur, elle l'aurait fait.
RICHARD
Je le lui ai demandé.
RYSBERGUE
Il n'y a pas de renoncement qu'elle ne te con-
sente I... Toutes les lâchetés, toutes les humilités,
tu les auras, à une condition, ime seule: c'est que
tu lui donnes ce petit bout de gosse qui est là,
qu'elle attend... et qui est devenu la seule espé-
rance à laquelle elle puisse se raccrocher... Je
vais même, mon pauvre Richard, t'enlever une
illusion, et ce te sera pénible, mais que veux-
tu ?... Elle t'a probablement fait aussi des pro-
testations de tendresse et elle t'a donné à com-
prendre que c'était beaucoup ."pour ^toi qu'elle
revenait?
RICHARD
Sans doute.
17
386 MAMAN COLIBRI
RYSBERGUE,
lui donnant une tape ironique sur Vépaule.
Et tu en as conçu, avoue, un peu de fierté!
Naïfl Je suis fâché de t'enlever cette illusion
facile, mais si nous étions seuls, toi et moi, ni l'un
ni l'autre, nous ne la reverrions. Gelle-oi va
droit à sa continuation, son instinct la dirige
égoïstement toujours... vers ce qui est son nou-
veau destin. Le passé est un fleuve qu'on ne
remonte pas. Maintenant (montrant la porte de la
chambre du bébé.) c'est à lui le touT l... Mais nous,
mais noua... mon pauvre Richard!... Sans celui
qui vient de naître, que serais-tu pour elle! Va,
va, quoi qu'elle t'en ait dit, ce n'est pas vrai...
Elle a employé l'habile pitié des larmes pour
t 'attendrir... Que ne ferait-elle, probablement,
pour gagner cet enfant?... Elle revient avec la
dernière des platitudes se ranger sous les lois
qu'elle a reniées, il n'y a pas deux ans, et avec
quel orgueil... Contradiction, oui, mais contradic-
tion apparente... Et regarde la courbe de sa vie,
comme elle est dessinée, nette, précise!... Mon
pauvre Richard, va, tuas beaucoup à apprendre...
Et les femmes te rouleront encore.
{Ety paternellement^ il lui allonge une pichenstte sur
la joue. On dirait qu^il y a une jalousie sarcas-
tique et triste dans cette caresse.)
RICHARD, regarde son pére^ sans bien comprendre^
ses yeux francs et clairs un peu ahuris.
Alors, père, tu attribues à une basse comédie,
ACTE QUATRIÈME 387
Bon attendrissement de tout à l'heure, ses larmes?
(// est presque indigné.)
RYSBERGUE
Non pas, c'est inconscient!... Et qui sait
même, peut-être est-elle sincère... Sait-on? (//
s''assi€d ncrff^wiement sur le bord de la table.) Peut-être
ne se souvient-elle déjà plus... car c'est effrayant,
nous l'avons éprouvé nous-mêmes, ce don d'oubli
total \ C'est comme les bêtes, oui, — elle trouvait
la comparaison juste, dans son délire — qui don-
neraient leur vie, se haussent jusqu'au plus com-
plet sacrifice, pour défendre leurs petits; puis
qui, cet instinct apaisé, ne se souviennent plus
de rien, et subitement, en un jour, passent du
renoncem"nt le plus fou à l'indifférence la plus
morne; cost fini, la fonction est terminée. A une
autre I..; Vois-tu, j'ai réfléchi beaucoup pendant
deux ans de solitude. Des mots qu'elle disait me
revenaient à la mémoire, me tarabustaient sans
cesse. « INIa fonction envers vous est terminée...»
clamait-elle, et j'ai compris, j'ai compris la vérité.
Elle avait raison. La femme n'est pas un être
indépendant et libre comme nous, elle est asser-
vie à des lois de nature qu'aucune civilisation
n"a encoiv abolies et n'abolira jamais. Elle est
une succession de fonctions, et absolument con-
tradictoiros. Toutes ces fonctions, la société est
arrivée à peu près à les concilier, par des épo-
ques fixes et observées, de mariage, d'évolution...
Ça va tant bien que mal... ça va.. Mais qu'il sur-
vienne, dans cette évolution, une simple erreur
388 MAMAN COLIBRI
de date, de tour, comme il est arrivé à ta mère,
dont le cœur ne s'est éveillé qu'à l'été de sa vie,
patatras, l'édifice de paix s'écroule ! Et alors, c'est
l'amas des drames, les instincts lâchés, les deuils,
les irréparables véritésy Alors, petit, il arrive ce
qui nous est arrivé. Les volières heureuses où l'on
vivait ensemble se brisent, et les dissentiments
effrayants ne se taisent et ne se rejoignent une
seconde qu'autour du premier vagissement de
l'enfant qui vient de pousser le cri de la vie, et
du renouveau éternel.
(Il y Oy dans son ton^ la grande émotion contenue
d^un père qui éduque encore son enfant.)
RICHARD
Père, que ta sagesse est devenue amère l
RYSBERGUE, le regardant açec une infinie tendresse.
J'ai vieilli. Ça t'arrivera bientôt. Déjà tu t'es
bien modifié... Maintenant, si tu me demandes
pourquoi, |>ossédant cette sagesse, comment, étant
capable d'admettre et de pardonner, je n'ai pas
assez de supériorité ou trop d'égoïsme, comme tu
voudras, pour me résoudre à l'approcher, la revoir
sans rien lui demander d'elle-ra me, je te répon-
drai que je manque de courage... 0Pcut-être un
jour, des hommes viendront, assez^ forts, assez
libres, pour assister au phénomène dv la femme
avec une simple indulgence et une plus calme
équité. Pour nous, notre passé religieux, des
préjugés, de vieilles et adorables C/Outumes ne peu-
vent chasser de notre mémoire cette conception
ACTE QUATRIÈME 389
de l'épouse pure et chaste, de Tamour unique,
fidèle au foyer domestique . On ne porte pas en
vain le poids de tant de siècles catholiques. Sans
doute, c'est étroit, égoïste, mesquin... mais que
veux-tu? J'envie ceux qui sauront un jour se
libérer de cette conception et s'affranchir de ce
passé. Oui, je pressens une plus mâle et plus juste
sagesse qui diminuera à 'autant la somme des
doideurs courantes, mais nous, on a trop d'atta-
ches... On voudi*ait, on ne peut pas! Nous sommes
ceux qui auront côtoyé une espérance, sans avoir
eu la force dp la saisirA^oilà... maintenant que je
t'ai tout pYi.lirTiié, je le laisse à ta mère.
RICHARD
Alors?
RYSBERGUE
Alors, je désire qu'on m'en parie le moins pos-
sible. Rends-la heureuse, Richard. Sois bon pour
elle... Je ne puis pas dire autre chose... sois bon,
mais moi... vaut mieux pas... As-tu un cigare ?
RICHARD
Là, sur la table.
RYSBERGUE
Où as-tu acheté cette boîte? Ils ne sont pas
trop motis, j'ai déjà remarqué. Où les prends-tu?
RICHARD
Toujours au bureau de la rue Tronchet.
390 MAMAN COLIBRI
RYSBERGUE
J'y passerai {H aspire une bouffée.) Voilà... Alors
je vais aller tout seul au Comptoir"international.
RICHARD, vivement^ empressé.
Mais, père, je t'accompagne.
RYSBERGUE
Non, non, ce n'est pas la peine. Reste ici, tu
as à faire. Je t'avais donné rendez-vous parce que
je passais sous tes fenêtres; autrement!... Qu'est-
ce que tu fais ce soir?... Ahl c'est juste, tu ne
sortiras peut-être pas.
RICHARD
Mais si... Veux-tu que nous allions quelque part ?
RYSBERGUE
Non... mais nous aurions pu faire une partie
au cercle... ou im billard... Je n'ai plus la main
depuis quelque temps.
RICHARD
Entendu... avec plaisir.
RYSBERGUE
C'est ça... si tu n'as rien de mieux à faire, passe
me prendre. Bonsoir.
RICHARD, encore une fois timidement.
Tu ne veux même pas la voir?
RYSBERGUE
Non, non, ne parlons plus jamais de ces
ACTE QUATRIÈME 391
choses, veux-tu?... Voilà... .\lors, à après dîner...
Il fait un beau froid; je vais aller à pied... Bon-
soir...
(// sort^ le col relevé ^ la canne dans la poche de son
pardes:;us^ le pas traînant^ le dos çaûlé.)
SCENE IX
RICHARD, MADELEINE, IRÈNE
Richard attend une seconde, en réfléchissant ou en
rêvant, puis va à la porte par où est sortie Madeleine ;
on entend la voix de la nourrice.
LA VOIX DE LA NOURRICE
Ainsi font font font, les petites marionnettes.
Ainsi font font font,
Trois petits tours et puis s'en vont..
{Richard reste accoudé à la porte. On le poit sourire
aux femmes. Puis entrent Irène et Madeleine.
Irène çi quasiment s*affaisser sur un canapé^ le
mouchoir sur la bouche^ prise d'une faiblesse.
Qu'a-t-elle?
L'émotion.
RICHARD
MADELEINE
IRÈNE
Ahl mes enfants! Cela m'a fait bien plaisir.
Comme il est beau ton petit, Richard!
392 MAMAN GOLIBRl
RICHARD
Il te ressemble; on le dit.
IRÈNE
Ah! on le dit? {Virement.) Mais il a beaucoup de
sa mère aussi. Il aura sa jclie figure.
MADELEINE
Oh! vous êtes trop aimable, madame.
IRÈNE
Madame !.... Bah! ça viendra... Elle a été
bonne, Richard, j'ai été très touchée, je tiens à
vous le dire... si, si...
RICHARD
Je ne puis t'affîrmer qu'une chose, maman,
c'est que tu peux te considérer ici comme chez
toi... aujourd'hui, demain et toujours. Madeleine
elle-même va te le dire.
IRÈNE, se levant sans laisser à Madeleine le temps
de répondre.
Oh! non, qu'elle ne le dise pasl Qu'elle me
donne seulement son front à embrasser, cela
vaudra mieux que toutes les paroles 1
{Elle V embrasse,)
MADELEINE
Vous voyez, je pleure moi-même...
RICHARD
Je suis bien, bien content.
(On entend sonner à la porte d^ entrée,)
ACTE QUATRIÈME 393
MADELEINE
.Mlons, bon ! on sonne... Nous ne pouvons pas
être deux minutes tranquilles dans cette maison.
Je ne veux pas qu'on nous voie avec les yeux
rouges... Venez par là.
RICHARD
Ce ne peut être (jue Soubrian qui revient.
MADELEINE
N'importe. En tout cas, entrons dans la chambre
de bébé, voukz-vous ? {A Irène.) Vous préférez
sans doute cela?
IRÈNE
Je crois bien !
MADELEINE
Veux-tu rappeler la nounou, Richard, à qui
j'avais dit de sortir... Je vais chercher un mou-
choir dans ma chambre, et j'arrive. {En sortant
elle laisse la porte ouverte. )
RICHARD, la suiçant et à 9a mère.
Tu viens, maman ?
IRÈNE
Je prends mon chapeau... voilà.
394 MAMAN COLIBRI
SCÈNE X
IRÈNE, seule, puis une Femme de Chambre
IRÈNE, s?ule^ prend son chapeau sur la table. En le
prenant^ elle a une espèce de long sourire mélanco»
colique.
Ce chapeau, ce chapeau de jeune fille... avec
des roses!... Pauvre vieille, ils ont dit, la pauvre
vieille !...
[Elle se regarde dans la glace açldement ; on dirait
qu'elle fait en arrangeant ses chevaux le dernier
geste de la femme et quelle ensevelit tout un
passé ; on dirait que les cheveux blanchissent^
que le visage se tire^sous Veffet de la volonté fixe.)
UNE FEMME DE CU\UBI{E, entrant en coup de vent.
Madame, c'est monsieur Soubr...
IRÈNE
Faites entrer.
LA FEMME DE CHAMBRE,
hésitant en voyant cette personne inconnue.
Mais, madame, je ne sais si je dois...
IRÈNE
C'estjuste! Oh 1 vous pouvez. ..Je suis la grand'-
mère.
FIN
TABLE DES MATIERES
ȃ8CRRBCTI0^. 9
VAUAN COLIBRI ... 191
Imprimerie JOUVE & Cie, 13, rae Racine, Paris. — G081-i4
ig:
)i'^-
ï^'i
2603
^7iil9
1922
t.3
x
Bataille, Henry
Théâtre complet
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UNIVERSmr OF TORONTO UBRARY
K^-^'^^^^.%
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