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Presented to the
LIBRARYo/r/ie
UNIVERSITY OF TORONTO
by
ALEX PATHY
MELICERTE
MOLIÈRE
1622-1673
fo^ fufi fuf%
MÊLICERTE
COMÉDIE EN DEUX ACTES
EN VERS
1666
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cie
COLLECTION DES GRANDS FRANÇAIS
99, BOULEVARD RASPAIL, 99
M. CM. XXIII
c.'i
NOTICE
Du 2 décembre 1666 au i<) février de l'année suivante,
Louis XIV fit célébrer au château de Saint-Germain,
des jêtes dont les divertissements variés furent désignés
par le nom de Ballet des Muses. L'idée et le plan de
ces réjouissances sont dus sans doute à Benserade, qui
en écrivit les chansons. De petites comédies y furetit inter-
calées. L'une, qui avait pour titre les Poètes, est d'un
auteur demeuré inconnu. Trois autres étaient l'œuvre de
Molière. Ce sont Mélicerte, la Pastorale Comique et
le Sicilien. Elle ne prirent place dans le programme des
fêtes qu'à des époques différentes. Voici comme la Gazette
du 4 décembre 1666, décrit la première représentation
du Ballet des Muses :
« De Saint-Germain-en-Laye, le 4 décembre 1666. »
« Le 2 du courant, fut ici dansé pour la première fois,
en présence de la Reine, de Monsieur et de toute la cour,
h Ballet des Muses, composé de treize entrées : ce qui
s'exécuta avec la magnificence ordinaire dans les diver-
tissements de Leurs Majestés. Il commence par un dia-
2 NOTICE
logue de ces divinités du Parnasse, en l'honneur du Roi;
et tous les Arts, que l'on voit si bien refleurir par les
soins de ce ^rand monarque, étants venus les recevoir, se
déterminent à faire en l'honneur de chacune d'elles une
entrée particulière . Dans la première, pour Uranie, on
représente les sept Planètes. Dans la seconde, pour Mel-
pomène, on fait paraître l'aventure de Pyrame et de Thisbé,
désignés par le comte d'Armagnac et le marquis de Mire-
poix. La troisième est ujie pièce comique, en faveur de
Thalie. La quatrième, pour Euterpe, est composée de ber-
gers et de bergères ; et Sa Majesté, pour s'y délasser, en
quelque façon, de ses travaux continuels pour l'Etat, y
représente l'un de ces pasteurs, accompagné du marquis
de Villeroy, ainsi que Madame (y représente) l'une
des bergères, aussi accompagnée de la marquise de Mon-
tespan et des demoiselles de la Vallière et de Toussi.
Dans la cinquième, pour Clio, se voit la bataille donnée
entre Alexandre et Porus ; et la sixième, en faveur de
Calliope, est dansée par cinq poètes. Dans la septième,
qui est accompagnée d'un récit, parait Orphée, qui, par
les divers tons de sa lyre, inspire la douleur et les autres
passions à ceux qui le suivent. La huitième, pour Erato,
est dansée par six amants, entre lesquels Cyrus est desi-
gnée par le Roi et Polexandre par le marquis de Villeroy.
La neuvième, pour Polemnie, est composée de trois philo-
sophes et de deux orateurs, représentés par les comédiens
français et italiens. La dixième est de quatre Faunes et
d'autant de jemmes sauvages, en faveur de Terpsicore,
avec un très beau récit ; et dans l'onzième, il se jait une
danse des plus agréables pour ces Muses et les filles de
Piérus représentées par Madame, avec les filles de la Reine,
de son Altesse Royale, et d'antres dames de la cour. La
NOTICE 3
douzième est composée de trois nymphes qu'elles avaient
choisies pour juger de leur dispute ; et, dans la dernière,
Jupiter vient punir les Piérides, pour n avoir pas reçu
le jugement qui avait été prononcé : toutes ces entrées
étants si bien concertées et exécutées qu'on ne peut rien voir
de plus divertissant. »
iMélicerte est la ((pièce comique, en faveur de Thalie »,
qui fut donnée à la troisième entrée. Ni la Pastorale
Comique, ni Je Sicilien n'étaient compris dans les diver-
tissements de la première représentation. La Pastorale
remplaça Mélicerte le j janvier i66y. Quant au Sici-
lien, /'/ }ie fut joué qu'en février, au cours des dernières
représentations du Ballet des Muses. Le Ballet compre-
nait treize entrées. Le Sicilien forma la quatorzième.
*
* *
Déjà Molière, pressé par la nécessité, avait été pris de
court dans le temps qu'il composait la Princesse d'Elide,
et il avait dû terminer en prose ce qu'il avait commencé
d'écrire en vers. Mélicerte comprend deux actes en vers.
Mais les éditeurs de 1682 préviennent le lecteur que
« cette comédie n'a point été achevée; il n'y avoit que ces
deux actes de faits lorsque le Roi la demanda. Sa Majesté
en ayant été satisfaite pour la jête où elle fut représentée,
le sieur de Molière ne l'a point finie. »
Mélicerte est intitulée « comédie pastorale héroïque ».
Il n'y arien cependant qui soit héroïque en elle. Peut-être
les développements que Molière n'eut pas le temps de compo-
ser, eussent-ils justifié ce titre. Le sujet, en effet, a été
emprunté au Grand Cyrus. Mademoiselle de Scudéry y
avait peint l'amour de deux jeunes gens élevés parmi les
bergers, Sésostris et Timarèîe, qui s'épousent enfin, quand
4 NOTICE
oti a découvert dans le premier le fils d'Apriès, roi détrôné
d'Egypte, et dans celle qu'il aime la propre fille d'Amaris
l'usurpateur. Les derniers vers de Mélicerte annoncent
une recontiaissance toute pareille, et des ressemblances de
détail justifient mieux encore le rapprochement.
La distribution des rôles de Mélicerte, faute de docu-
ments précis, a fait l'objet de conjectures. Molière jouait
probablement celui de Ly car sis. Le rôle de Myrtil, on le
sait par Grimarest, avait été confié au jeune Baron, qui
devait un jour être proclamé l'honneur et la merveille du
Théâtre-Français, et qui n'avait alors que trei^^e ans.
Molière l'aimait beaucoup, et se proposait de l'instruire
dans son art. Mais Mademoiselle Molière, qui se montrait
pour lui très malvcillente, ayant eu un jour la main trop
vive, l'enfant s'enfuit che:^ la Raisin, sur le théâtre de
laquelle il avait débuté. Il ne consentit qu'à grand'peine
à rentrer che^ son protecteur, et, après la nwrt de Molière,
il passa sur la scène de l'Hôtel de Bourgogne, où il devait
s'illustrer dans les grands rôles des tragédies de Racine.
Mélicerte demeurant inachevée, n'était pas pour être
jouée hors du cadre des fêtes données à Saint-Germain.
Elle ne fut pas reprise, dans la suite, sur la scène du
Palais-Royal.
Elle eut l'infortune, en 16^9, d'être remaniée et com-
plétée par un fils d'Armande Béjart, né de son second
mariage, et nommé Nicolas Guérin. Cette fâcheuse tenta-
tive ne fut point couronnée de succès.
Pourquoi Molière jugea-t-il bon, à partir du j jan-
vier 1667, de remplacer Mélicerte par la Pastorale
Comique ? C'est une question à quoi nul fait précis ne
NOTICE 5
permet de répondre. Se lassa-i-il d'une, pièce à laquelle il
n'avait pas eu le loisir de donner une Jorme définitive? Il
ne paraît pas avoir eu des sejitirnents bien différents pour
la sorte d' opéra-bouffe qu'était la Pastorale Comique. Le
texte en effet ne nous en a point été conservé; sans doute les
éditeurs des œuvres posthumes n'en ont-ils point trouvé
trace. Seuls nous sont parvenus les analyses de scènes et
les couplets parus dans le Livret du Ballet des Muses.
La musique était de Lulli. Molière jouait le rôle bouffon
de Lycas.
A.R.
PERSONNAGES
ACANTE, amant de Daphné.
TYRENE, amant d'Eroxéne.
DAPHNÉ, bergère.
EROXÈNE, bergère.
LYCARSIS, pâtre, cru père de Myrtil.
MYRTIL, amant de Mélicerte.
MELICERTE, nymphe ou bergère, amante de Myrtil.
CORINE, confidente de Mélicerte.
NICANDRE, berger.
MOPSE, berger, cru oncle de Mélicerte.
La scène est en Tbessalie, dans la vallée de Tempe
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIERE
TYRÈNE, DAPHNÉ, ACANTE, EROXÈNE
ACANTE
Ah ! charmante Daphné!
TYRÈNE
Trop aimable Eroxène !
DAPHNÉ
Acante, laisse-moi.
EROXÈNE
Ne me suis point, Tyrène.
ACANTE
Pourquoi me chasses-tu ?
TYRÈNE
Pourquoi fuis-tu mes pas ?
10 MELICERTE
DAPHNÉ
Tu nie plais loin de moi.
EROXÈNE
Je m'aime où tu n'es pas.
ACANTE
Ne cesseras-tu point cette rigueur mortelle }
TYRÈNE
Ne cesseras-tu point de m'ètre si cruelle ?
DAPHNÉ
Ne cesseras-tu point tes inutiles vœux ?
EROXÈNE
Ne cesseras-tu point de m'être si fâcheux ?
ACANTE
Si tu n'en prends pitié, je succombe à ma peine.
TYRÈNE
Si tu ne me secours, ma mort est trop certaine.
DAPHNÉ
Si tu ne veux partir, je vais quitter ce lieu.
EROXÈNE
Si tu veux demeurer, je te vais dire adieu.
ACANTE
Hé bien ! en m'éloignant je te vais satisfaire.
TYRÈNE
Mon départ va t'ôter ce qui peut te déplaire.
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME ii
ACANTE
Généreuse Eroxène, en faveur de mes feux
Daigne au moins, par pitié, lui dire un mot ou deux.
TYRÈNE
Obligeante Daphné, parle à cette inhumaine,
Et sache d'où pour moi procède tant de haine.
SCENE II
DAPHNÉ, EROXÈNE
EROXÈNE
Acante a du mérite et t'aime tendrement :
D'où vient que tu lui fliis un si dur traitement ?
DAPHNÉ
Tyrène vaut beaucoup et languit pour tes charmes :
D'où vient que sans pitié tu vois couler ses larmes ?
EROXÈNE
Puisque j'ai fait ici la demande avant toi,
La raison te condamne à répondre avant moi.
DAPHNÉ
Pour tous les soins d'Acante on me voit inflexible,
Parce qu'à d'autres vœux je me trouve sensible.
EROXÈNE
Je ne fais pour Tyrène éclater que rigueur,
Parce qu'un autre choix est maître de mon cœur.
12 MELICERTE
DAPHNÉ
Puis-je savoir de toi ce choix qu'on te voit taire ?
EKOXÈNE
Oui, si tu veux du tien m'apprendre le mystère.
DAPHNÉ
Sans te nommer celui qu'Amour m'a fait choisir.
Je puis facilement contenter ton désir,
Et de la main d'Atis, ce peintre inimitable,
J'en garde dans ma poche un portrait admirable
Qui jusqu'au moindre trait lui ressemble si fort
Qu'il est sûr que tes yeux le connaîtront d'abord.
EROXÈNE
Je puis te contenter par une même voie,
Et payer ton secret en pareille monnoie.
J'ai, de la main aussi de ce peintre fameux,
Un aimable portrait de l'objet de mes vœux
Si plein de tous ces traits et de sa grâce extrême
Que tu pourras d'abord te le nommer toi-même.
DAPHNÉ
La boîte que le peintre a fait faire pour moi
Est tout à fait semblable à celle que je vois.
EROXÈNE
Il est vrai, l'une à l'autre entièrement ressemble,
Et certes il faut qu'Atis les ait fait faire ensemble.
DAPHNÉ
Faisons en même temps, par un peu de couleurs,
Confidence à nos yeux du secret de nos cœurs.
EROXÈNE
Voyons à qui plus vite entendra ce langage.
Et qui parle le. mieux de l'un ou l'autre ouvrage.
ACTE PREMIER. SCÈNE DEUXIÈME 13
DAPHNÉ
La méprise est plaisante, et tu te brouilles bien :
Au lieu de ton portrait tu mas rendu le mien.
EROXÉNE
Il est vrai. Je ne sais comment j'ai fait la chose.
DAPHNÉ
Donne. De cette erreur ta rêverie est cause.
EROXÈNE
Que veut dire ceci? Nous nous jouons, je crois.
Tu fais de ces portraits même chose que moi.
DAPHNÉ
Certes, c'est pour en rire, et tu peux me le rendre.
EROXÈNE
Voici le vrai moyen de ne se point méprendre.
DAPHNÉ
De mes sens prévenus est-ce une illusion?
EROXÈNE
Mon âme sur mes yeux fait-elle impression ?
DAPHNÉ
Myrtil à mes regards s'offre dans cet ouvrage.
EROXÈNE
De Myrtil en ces traits je rencontre l'image.
DAPHNÉ
C'est le jeune Myrtil qui fait naître mes feux.
EROXÈNE
C'est au jeune Myrtil que tendent tous mes vœux.
14 MELICERTE
DAPHNE
Je venais aujourd'hui te prier de lui dire
Les soins que pour son sort son mérite m'inspire.
EROXÈNE
Je venais te clierclier pour servir mon ardeur
Dans le dessein que j'ai de m'assurer son cœur.
DAPHNÉ
Cette ardeur qu'il t'inspire est-elle si puissante ?
EROXÈNE
L'aimes-tu d'une amour qui soit si violente ?
DAPHNÉ
Il n'est point de froideur qu'il ne puisse enflammer,
Et sa grâce naissante a de quoi tout charmer.
EROXÈNE
Il n'est nymphe en l'aimant qui ne se tînt heureuse,
Et Diane, sans honte, en serait amoureuse.
DAPHNÉ
Rien que son air charmant ne me touche aujourd'hui,
Et, si j'avais cent cœurs, ils seraient tous pour lui.
EROXÈNE
Il efl'ace à mes yeux tout ce qu'on voit paraître,
El si j'avais un sceptre, il en serait le maître.
DAPHNÉ
Ce serait donc en vain qu'à chacune, en ce jour,
On nous voudrait du sein arracher cet amour;
Nos âmes dans leurs vœux sont trop bien affermies.
Ne tâchons, s'il se peut, qu'à demeurer amies;
ACTE PREMIER. SCÈNE TROISIEME 15
Et, puisqu'en même temps, pour le même sujet,
Nous avons toutes deux formé même projet,
Mettons dans ce débat la franchise en usage,
Ne prenons l'une et l'autre aucun lâche avantage,
Et courons nous ouvrir ensemble à Lycarsis
Des tendres sentiments où nous jette son fils.
EROXÈNE
J'ai peine à concevoir, tant la surprise est forte,
Comme un tel fils est né d'un père de la sorte,
Et sa taille, son air, sa parole et ses yeux,
Feraient croire qu'il est issu du sang des dieux.
Mais enfin j'y souscris, courons trouver ce père,
Allons-lui de nos cœurs découvrir le mystère.
Et consentons qu'après Myrtil entre nous deux
Décide par son choix ce combat de nos vœux.
DAPHNÉ
Soit. Je vois Lycarsis avec Mopse et Nicandre;
Ils pourront le quitter, cachons-nous pour attendre.
SCÈNE m
LYCARSIS, MOPSE, NICANDRE
NICANDRE
Dis-nous donc ta nouvelle.
LYCARSIS
Ah ! que vous me pressez !
Cela ne se dit pas comme vous le pensez.
i6 MELICERTE
MOPSE
Que de sottes façons et que de badinage !
Ménalque pour chanter n'en fait pas davantage.
LYCARSIS
Parmi les curieux des affaires d'Etat,
Une nouvelle à dire est d'un puissant éclat.
Je me veux mettre un peu sur l'homme d'impor-
Et jouir quelque temps de votre impatience, [tance,
NICANDRE
Veux-tu par tes délais nous fatiguer tous deux ?
MOPSE
Prends-tu quelque plaisir à te rendre fâcheux ?
NICANDRE
De grâce, parle, et mets ces mines en arrière.
LYCARSIS
Priez-moi donc tous deux de la bonne manière,
Et me dites chacun quel don vous me ferez
Pour obtenir de moi ce que vous désirez.
MOPSE
La peste soit du fat ! Laissons-le là, Nicandre ;
Il brûle de parler bien plus que nous d'entendre.
Sa nouvelle lui pèse, il veut s'en décharger,
Et ne l'écouter pas est le faire enrager.
LYCARSIS
Hé!
NICANDRE
Te voilà puni de tes façons de faire.
ACTE PREMIER. SCÈNE TROISIÈME 17
LYCARSIS
Je m'en vais vous le dire, écoutez.
MOPSE
Point d'affaire .
LYCARSIS
Quoi ! vous ne voulez pas m'entendre ?
NICANDRE
LYCARSIS
Non.
Eh bien,
Je ne dirai donc mot, et vous ne saurez rien.
MOPSE
Soit.
LYCARSIS
Vous ne saurez pas qu'avec magnificence
Le roi vient d'honorer Tempe de sa présence,
Qu'il entra dans Larisse hier sur le haut du jour,
Qu'à l'aise je l'y vis avec toute sa cour,
Que ces bois vont jouir aujourd hui de sa vue,
Et qu'on raisonne fort touchant cette venue.
NICANDRE
Nous n'avons pas envie aussi de rien savoir.
LYCARSIS
Je vis cent choses là ravissantes à voir.
Ce ne sont que seigneurs qui, des pieds à la tête.
Sont brillants et parés comme au jour d'une fête.
Ils surprennent la vue, et nos prés au printemps,
Avec toutes leurs fleurs, sont bien moins éclatants.
i8 MELIŒRTE
Pour le prince, entre tous sans peine on le remarque,
Et d'une stade loin il sent son grand monarque;
Dans toute sa personne il a je ne sais quoi
Qui d'abord fait juger que c'est un maître roi.
II le fait d'une grâce à nulle autre seconde,
Et cela, sans mentir, lui sied le mieux du monde,
On ne croirait jamais comme de toutes parts
Toute sa cour s'empresse à chercher ses regards :
Ce sont autour de lui confusions plaisantes,
Et l'on dirait d'un tas de mouches reluisantes
Qui suivent en tous lieux un doux rayon de miel.
Enfin l'on ne voit rien de si beau sous le ciel,
Et la fête de Pan, parmi nous si chérie,
Auprès de ce spectacle est une gueuserie.
Mais, puisque sur le fier vous vous tenez si bien,
Je garde ma nouvelle, et ne veux dire rien.
MOPSE
Et nous ne te voulons aucunement entendre.
LYCARSIS
Allez vous promener.
MOPSE
Va-t'en te faire pendre.
ACTE PREMIER. SCÈNE aUATRlÈME 19
SCENE IV
EROXÈNE, DAPHNÉ, LYCARSIS
LYCARSIS
C'est de cette façon que l'on punit les gens
Quand ils font les benêts et les impertinents.
DAPHNÉ
Le Ciel tienne, pasteur, vos brebis toujours saines !
EROXÈNE
Cérès tienne de grains vos granges toujours pleines !
LYCARSIS
Et le grand Pan vous donne à chacune un époux
Qui vous aime beaucoup et soit digne de vous !
DAPHNÉ
Ah ! Lycarsis, nos vœux à même but aspirent.
EROXÈNE
C'est' pour le même objet que nos deux cœurs sou-
[pirent.
DAPHNÉ
Et l'Amour, cet enfant qui cause nos langueurs.
A pris chez vous le trait dont il blesse nos cœurs.
EROXÈNE
Et nous venons ici chercher votre alliance.
Et voir qui de nous deux aura la préférence.
LYCARSIS
Nymphes...
20 MELICERTE
DAPHNÉ
Pour ce bien seul nous poussons des sou-
[pirs.
LYCARSIS
Je suis...
EROXÈNE
A ce bonheur tendent tous nos désirs.
DAPHNÉ
C'est un peu librement expliquer sa pensée.
LYCARSIS
Pourquoi ?
EROXÈNE
La bienséance y semble un peu blessée.
LYCARSIS
Ah ! point.
DAPHNÉ
Mais, quand le cœur brûle d'un noble feu.
On peut sans nulle honte en faire un libre aveu.
LYCARSIS
Je...
EROXÈNE
Cette liberté nous peut être permise,
Et du choix de nos cœurs la beauté l'autorise.
LYCARSIS
C'est blesser ma pudeur que me flatter ainsi.
EROXÈNE
Non, non, n'affectez point de modestie ici.
ACTE PREMIER. SCENE QUATRIEME 21
DAPHNÉ
Enfin tout notre bien est en votre puissance.
EROXÈNE
C'est de vous que dépend notre unique espérance.
DAPHNÉ
Trouverons-nous en vous quelques difficultés ?
LYCARSIS
Ah!
EROXÈNE
Nos vœux, dites-moi, seront-ils rejetés ?
LYCARSIS
Non. J'ai reçu du Ciel une âme peu cruelle ;
Je tiens de feu ma femme, et je me sens, comme elle,
Pour les désirs d'autrui beaucoup d'humanité,
Et je ne suis point homme à garder de fierté.
DAPHNÉ
Accordez donc Myrtil à notre amoureux zèle.
EROXÈNE
Et souffrez que son choix règle notre querelle.
LYCARSIS
Myrtil ?
DAPHNÉ
Oui, c'est Myrtil que de vous nous voulons.
EROXÈNE
De qui pensez-vous donc qu'ici nous vous parlons ?
32 MELICERTE
LYCARSIS
Je ne sais ; mais Myrtil n'est guère dans un âge
Qui soit propre à ranger au joug du mariage.
DAPHNÉ
Son mérite naissant peut frapper d'autres yeux,
Et l'on veut s'engager un bien si précieux,
Prévenir d'autres cœurs, et braver la fortune
Sous les fermes liens d'une chaîne commune.
EROXÈNE
Comme par son esprit et ses autres brillants
Il rompt l'ordre commun et devance le temps,
Notre flamme pour lui veut en faire de même,
Et régler tous ses vœux sur son mérite extrême.
LYCARSIS
Il est vrai qu'à son âge il surprend quelquefois ;
Et cet Athénien qui fut chez moi vingt mois.
Qui, le trouvant joli, se mit en fantaisie
De lui remplir l'esprit de sa philosophie,
Sur de certains discours l'a rendu si profond
Que, tout grand que je suis, souvent il me confond ;
Mais, avec tout cela, ce n'est encor qu'enfance,
Et son fait est mêlé de beaucoup d'innocence.
DAPHNÉ
Il n'est point tant enfant qu'à le voir chaque jour
Je ne le crois atteint déjà d'un peu d'amour,
Et plus d'une aventure à mes yeux sest offerte
Où j'ai connu qu'il suit la jeune Mélicerte.
EROXÈNE
Ils pourraient bien s'aimer, et je vois...
ACTE PREMIER. SCENE QUATRIEME 25
LYCARSIS
Franc abus.
Pour elle, passe encore : elle a deux ans de plus,
Et deux ans, dans son sexe, est une grande avance ;
Mais, pour lui, le jeu seul l'occupe tout, je pense,
Et les petits désirs de se voir ajusté
Ainsi que les bergers de haute qualité.
DAPHNÉ
Enfin nous désirons par le nœud d'hyménée
Attacher sa fortune à notre destinée.
EROXÈNE
Nous voulons l'une et l'autre, avec pareille ardeur,
Nous assurer de loin l'empire de son cœur.
LYCARSIS
Je m'en tiens honoré autant qu'on saurait croire.
Je suis un pauvre pâtre, et ce m'est trop de gloire
Que deux nymphes d'un rang le plus haut du pays
Disputent à se faire un époux de mon fils.
Puisqu'il vous plaît qu'ainsi la chose s'exécute.
Je consens que son choix règle votre dispute;
Et celle qu'à l'écart laissera cet arrêt
Pourra pour son recours m'épouser, s'il lui plaît :
C'est toujours même sang et presque même chose.
Mais le voici, souffrez qu'un peu je le dispose,
Il tient quelque moineau qu'il a pris fraîchement,
Et voilà ses amours et son attachement.
24 MELICERTE
SCÈNE V
MYRTIL, LYCARSIS, EROXÈNE, DAPHNÉ
MYRTIL
Innocente petite bête,
Qui contre ce qui vous arrête
Vous débattez tant à mes yeux,
De votre liberté ne plaignez point la perte ;
Votre destin est glorieux,
Je vous ai pris pour Mélicerte.
Elle vous baisera, vous prenant dans sa main.
Et de vous mettre en son sein
Elle vous fera la grâce.
Est-il un sort au monde et plus doux et plus beau ?
Et qui des rois, hélas ! heureux petit moineau,
Ne voudrait être en votre place ?
LYCARSIS
Myrtil, Myrtil, un mot. Laissons là ces joyaux,
Il s'agit d'autre chose ici que de moineaux.
Ces deux nymphes, Myrtil, à la fois te prétendent,
Et, tout jeune déjà, pour époux te demandent.
Je dois par un hymen t'engager à leurs vœux.
Et c'est toi que l'on veut qui choisisses des deux.
MYRTIL
Ces nymphes...
LYCARSIS
Oui, des deux tu peux en choisir une.
Vois quel est ton bonheur, et bénis la fortune.
ACTE PREMIER. SCENE CINaUlEME 25
MYRTIL
Ce choix qui m'est offert peut-il m'être un bonheur
S'il n'est aucunement souhaité de mon cœur?
LYCARSIS
Enfin, qu'on le reçoive, et que, sans se confondre,
A l'honneur qu'elles font on songe à bien répondre.
EROXÈNE
Malgré cette fierté qui règne parmi nous,
Deux nymphes, ô Myrtyl, viennent s'offrir à vous.
Et de vos qualités les merveilles écloses
Font que nous renversons ici l'ordre des choses.
DAPHNÉ
Nous vous laissons, Myrtil, pour l'avis le meilleur.
Consulter sur ce choix vos yeux et votre cœur.
Et nous n'en voulons point prévenir les suffrages
Par un récit paré de tous nos avantages.
MYRTIL
C'est me faire un honneur dont l'éclat me surprend ;
Mais cet honneur pour moi, je l'avoue, est trop grand.
A vos rares bontés il faut que je m'oppose ;
Pour mériter ce sort, je suis trop peu de chose ;
Et je serais fâché, quels qu'en soient les appas,
Qu'on vous blâmât pour moi de faire un choix trop
[bas.
EROXÈNE
Contentez nos désirs, quoi qu'on en puisse croire.
Et ne vous chargez point du soin de notre gloire.
DAPHNÉ
Non, ne descendez point dans ces humiUtés,
Et laissez-nous juger ce que vous méritez.
20 MHLIŒRTE
MYKTIL
Le choix qui m'est offert s'oppose à votre attente,
Et peut seul empêcher que mon cœur vous contente.
Le moyen de choisir de deux grandes beautés
Egales en naissance et rares qualités ?
Rejeter l'une ou l'autre est un crime effroyable,
Et n'en choisir aucune est bien plus raisonnable.
EROXÈNE
Mais, en faisant refus de répondre à nos vœux,
Au lieu d'une, Myrtil, vous en outragez deux.
DAPHNÉ
Puisque nous consentons à l'arrêt qu'on peut rendre,
Ces raisons ne font rien à vouloir s'en défendre.
MYRTIL
Et bien, si ces raisons ne vous satisfont pas
Celle-ci le fera : j'aime d'autres appas,
Et je sens bien qu'un cœur qu'un bel objet engage
Est insensible et sourd à tout autre avantage.
LYCARSIS
Comment donc ? qu'est ceci ? qui l'eût pu présumer ?
Et savez-vous, morveux, ce que c'est que d'aimer?
MYRTIL
Sans savoir ce que c'est, mon cœur a su le faire.
LYCARSIS
Mais cet amour me choque et n'est pas nécessaire.
MYRTIL
Vous ne deviez donc pas, si cela vous déplaît.
Me faire un cœur sensible et tendre comme il est.
ACTE PREMIER. SCENE CINQUIÈME 27
LYCARSIS
Mais ce cœur que j'ai fait me doit obéissance.
MYRTIL
Oui, lorsque d'obéir il est en sa puissance.
LYCARSIS
Mais enfin sans mon ordre il ne doit point aimer.
MYRTIL
Que n'empêchiez-vous donc que l'on pût le charmer ?
LYCARSIS
Et bien, je vous défends que cela continue.
MYRTIL
La défense, j'ai peur, sera trop tard venue.
LYCARSIS
Quoi ! les pères n'ont pas des droits supérieurs ?
MYRTIL
Les dieux, qui sont bien plus, ne forcent point les
[cœurs.
LYCARSIS
Les dieux... Paix, petit sot, cette philosophie
Me...
DAPHNÉ
Ne vous mettez point en courroux, je vous prie.
LYCARSIS
Non, je veux qu'il se donne à l'une pour époux,
Ou je vais lui donner le fouet tout devant vous.
Ah ! ah ! je vous ferai sentir que je suis père.
28 MÉLICERTE
DAPHNÉ
Traitons, de grâce, ici les choses sans colère.
EROXÈNE
Peut-on savoir de vous cet objet si charmant
Dont la beauté, Myrtil, vous a fait son amant ?
MYRTYL
Mélicerte, Madame; elle en peut faire d'autres.
EROXÈNE
Vous comparez, Myrtil, ses qualités aux nôtres ?
DAPHNÉ
Le choix d'elle et de nous est assez inégal.
MYRTIL
Nymphes, au nom des dieux, n'en dites point de mal ;
Daignez considérer, de grâce, que je l'aime.
Et ne me jetez point dans un désordre extrême.
Si j'outrage, en l'aimant, vos célestes attraits,
Elle n'a point de part au crime que je fais :
C'est de moi, s'il vous plaît, que vient toute l'offense.
Il est vrai, d'elle à vous je sais la différence;
Mais par sa destinée on se trouve enchaîné,
Et je sens bien enfin que le Ciel m'a donné
Pour vous tout le respect, nymphes, imaginable.
Pour elle tout l'amour dont une âme est capable.
Je vois, à la rougeur qui vient de vous saisir,
Que ce que je vous dis ne vous fait pas plaisir.
Si vous parlez, mon cœur appréhende d'entendre
Ce qui peut le blesser par l'endroit le plus tendre;
Et, pour me dérober à de semblables coups,
Nymphes, j'aime bien mieux prendre congé de vous.
ACTE PREMIER. SCÈNE ClNaUIÈME 29
LYCARSIS
Myrtil ! holà ! Myrtil ! Veux-tu revenir, traître !
Il fuit; mais on verra qui de nous est le maître.
Ne vous effrayez point de tous ces vains transports;
Vous l'aurez pour époux, j'en réponds corps pour
[corps.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
MÉLICERTE, CORINE
MÉLICERTE
Ah ! Corine, tu viens de l'apprendre de Stelle,
Et c'est de Lycarsis qu'elle tient la nouvelle ?
CORINE
Oui.
MÉLICERTE
Que les qualités dont Myrtil est orné
Ont su toucher d'amour Eroxène et Daphné ?
Oui.
CORINE
MELICERTE
Que pour l'obtenir leur ardeur est si grande
Qu'ensemble elles en ont déjà fait la demande.
32 MELICERTE
Et que dans ce débat elles ont fait dessein
De passer dès cette heure à recevoir sa main ?
Ah ! que tes mots ont peine à sortir de ta bouche.
Et que c'est faiblement que mon souci te touche !
CORINE
Mais quoi ! que voulez-vous ? C'est là la vérité,
Et vous redites tout comme je l'ai conté.
MELICERTE
Mais comment Lycarsis reçoit-il cette affaire ?
CORINE
Comme un honneur, je crois, qui doit beaucoup lui
[plaire.
MELICERTE
Et ne vois-tu pas bien, toi qui sais mon ardeur,
Qu'avec ce mot, hélas! tu me perce le cœur ?
CORINE
Comment ?
MELICERTE
Me mettre aux yeux que le sort implacable
Auprès d'elles me rend trop peu considérable,
Et qu a moi, par leur rang, on les va préférer.
N'est-ce pas une idée à me désespérer ?
CORINE
Mais quoi ! je vous réponds et dis ce que je pense.
MELICERTE
Ah ! tu me fais mourir par ton indifférence.
Mais dis, quels sentiments Myrtil a-t-il fait voir ?
CORINE
Je ne sais.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE DEUXIEME 35
MÉLICERTE
Et c'est là ce qu'il fallait savoir.
Cruelle !
CORINE
En vérité, je ne sais comment faire,
Et de tous les côtés je trouve à vous déplaire.
xMÉLICERTE
C'est que tu n'entres point dans tous les mouvements
D'un cœur, hélas ! rempli de tendres sentiments.
Va-t'en, laisse-moi seule en cette solitude
Passer quelques moments de mon inquiétude.
SCENE II
MELICERTE
Vous le voyez, mon cœur, ce que c'est que d'aimer.
Et Bélise avait su trop bien m'en informer.
Cette charmante mère, avant sa destinée,
Me disait une fois, sur le bord du Pénée :
(' Ma fille, songe à toi, l'amour aux jeunes cœurs
Se présente toujours entouré de douceurs.
D'abord il n'offre aux yeux que choses agréables ;
Mais il traîne après lui des troubles effroyables,
Et, si tu veux passer tes jours dans quelque paix.
Toujours, comme d'un mal, défends-toi de ses traits. »
De ces leçons, mon cœur, je m'étais souvenue;
Et, quand Myrtil venait à s'offrir à ma vue,
3
34 MELICERTE
Qu'il jouait avec moi, qu'il me rendait des soins.
Je vous disais toujours de vous y plaire moins.
Vous ne me crûtes point, et votre complaisance
Se vit bientôt changée en trop de bienveillance...
Dans ce naissant amour, qui flattait vos désirs.
Vous ne vous figuriez que joie et que plaisirs;
Cependant vous voyez la cruelle disgrâce
Dont en ce triste jour le destin vous menace,
Et la peine mortelle où vous voilà réduit !
Ah ! mon cœur, ah ! mon cœur, je vous l'avais bien
[dit!
Mais tenons, s'il se peut, notre douleur couverte.
Voici...
SCENE III
MYRTIL, MELICERTE
• MYRTIL
J'ai fait tantôt, charmante Mélicerte,
Un petit prisonnier que je garde pour vous,
Et dont peut-être un jour je deviendrai jaloux.
C'est un jeune moineau, qu'avec un soin extrême
Je veux, pour vous l'oftVir, apprivoiser moi-même.
Le présent n'est pas grand ; mais les divinités
Ne jettent leurs regards que sur les volontés.
C'est le cœur qui fait tout, et jamais la richesse
Des présents que... Mais, ciel! d'où vient cette tris-
[tesse ?
Qu'avez-vous, Mélicerte, et quel sombre chagrin
Se voit dans vos beaux yeux répandu ce matin ?
ACTE DEUXIEME. SCENE TROISIEME 35
Vous ne répondez point, et ce morne silence
Redouble encor ma peine et mon impatience.
Parlez, de quel ennui ressentez-vous les coups ?
Qu'est-ce donc ?
MÉLICERTE
Ce n'est rien.
MYRTIL
Ce n'est rien, dites-vous ?
Et je vois cependant vos yeux couverts de larmes.
Cela s'accorde-t-il, beauté pleine de charmes ?
Ah ! ne me faites point un secret dont je meurs.
Et m'expliquez, hélas! ce que disent ces pleurs.
MÉLICERTE
Rien ne me servirait de vous le faire entendre.
MYRTIL
Devez-vous rien avoir que je ne doive apprendre,
Et ne blessez-vous pas notre amour aujourd'hui
De vouloir me voler la part de votre ennui ?
Ah ! ne le cachez point à l'ardeur qui m'inspire.
MÉLICERTE
Eh bien ! Myrtil, eh bien ! il faut donc vous le dire...
J'ai su que, par un choix plein de gloire pour vous,
Eroxène et Daphné vous veulent pour époux ;
Et je vous avouerai que j'ai cette faiblesse
De n'avoir pu, Myrtil, le savoir sans tristesse,
Sans accuser du sort la rigoureuse loi
Qui les rend, dans leurs vœux, préférables à moi.
MYRTIL
Et vous pouvez l'avoir, cette injuste tristesse!
Vous pouvez soupçonner mon amour de faiblesse,
36 MÉLICERTE
Et croire qu'engagé par des charmes si doux,
Je puisse être jamais à quelque autre qu'à vous !"
Que je puisse accepter une autre main offerte !
Eh ! que vous ai-je fait, cruelle Mélicerte,
Pour traiter ma tendresse avec tant de rigueur,
Et faire un jugement si mauvais de mon cœur?
Quoi ! faut- il que de lui vous ayez quelque crainte ?
Je suis bien malheureux de souffrir cette atteinte :
Et que me sert d'aimer comme je fais, hélas!
Si vous êtes si prête à ne le croire pas !
MÉLICERTE
Je pourrais moins, Myrtil, redouter ces rivales
Si les choses étaient de part et d'autre égales,
Et dans un rang pareil j'oserais espérer
Que peut-être l'amour me ferait préférer,
Mais l'inégalité de bien et de naissance
Qui peut d'elles à moi faire la différence...
MYRTIL
Ah ! leur rang de mon cœur ne viendra point à bout,
Et vos divins appas vous tiennent lieu de tout.
Je vous aime, il suffit, et dans votre personne
Je vois rang, biens, trésors, états, sceptres, couronne,
Et, des rois les plus grands m'offrit-on le pouvoir,
Je n'y changerais pas le bien de vous avoir.
C'est une vérité toute sincère et pure.
Et pouvoir en douter est me faire une injure.
MÉLICERTE
Eh bien ! je crois, Myrtil, puisque vous le voulez.
Que vos vœux par leur rang ne sont point ébranlés,
Et que, bien qu'elles soient nobles, riches et belles,
Votre cœur m'aime assez pour me mieux aimer
[qu'elles ;
ACTE DEUXIEME. SCENE TROISIEME ^7
Mais ce n'est pas l'amour dont vous suivez la voix :
Votre père, Myrtil, réglera votre choix,
Et de même qu'à vous je ne lui suis pas chère,
Pour préférer à tout une simple bergère.
MYRTIL
Non, chère Mélicerte, il n'est père ni dieux
Qui me puissent forcer à quitter vos beaux yeux,
Et toujours de mes vœux reine comme vous êtes...
MÉLICERTE
Ah ! Myrtil, prenez garde à ce qu'ici vous faites !
N'allez point présenter un espoir à mon cœur
Qu'il recevrait peut-être avec trop de douceur,
Et qui, tombant après comme un éclair qui passe,
Me rendrait plus cruel le coup de ma disgrâce.
MYRTIL
Quoi ! faut-il des serments appeler le secours,
Lorsque l'on vous promet de vous aimer toujours !
Que vous vous faites tort par de telles alarmes,
Et connaissez bien peu le pouvoir de vos charmes !
Eh bien, puisqu'il le faut, je jure par les dieux.
Et, si ce n'est assez, je jure par vos yeux
Qu'on me tuera plutôt que je vous abandonne.
Recevez-en ici la foi que je vous donne,
Et souffrez que ma bouche avec ravissement
Sur cette belle main en signe le serment.
MÉLICERTE
Ah ! Myrtil, levez-vous, de peur qu'on ne vous voie.
MYRTIL
Est-il rien... Mais, ô Ciel ! on vient troubler ma joie.
38 MÉLICERTE
SCÈNE IV
LYCARSIS, MYRTIL, MÉLICERTE
LYCARSIS
Ne vous contraignez pas pour moi.
MÉLICERTE
Quel sort fâcheux !
LYCARSIS
Cela ne va pas mal, continuez tous deux.
Peste ! mon petit fils, que vous avez l'air tendre,
Et qu'en maître déjà vous savez vous y prendre !
Vous a-t-il, ce savant qu'Athènes exila,
Dans sa philosophie appris ces choses-là ?
Et vous, qui lui donnez de si douce manière
Votre main à baiser, la gentille bergère,
L'honneur vous apprend-il ces mignardes douceurs
Par qui vous débauchez ainsi les jeunes cœurs ?
MYRTIL
Ah ! quittez de ces mots l'outrageante bassesse,
Et ne m'accablez point d'un discours qui la blesse.
LYCARSIS
Je veux lui parler, moi. Toutes ces amitiés...
MYRTIL
Je ne souffrirai point que vous la maltraitiez.
A du respect pour vous la naissance m'engage,
Mais je saurai sur moi vous punir de l'outrage.
Oui, j'atteste le Ciel que, si, contre mes vœux.
Vous dites encor le moindre mot fâcheux,
ACTE DEUXIÈME. SCENE CINaUlEME 39
Je vais avec ce fer, qui m'en fera justice,
Au milieu de mon sein vous chercher un suppHce,
Et par mon sang versé lui marquer promptement
L'éclatant désaveu de votre emportement.
MÉLICERTE
Non, non, ne croyez pas qu'avec art je l'enflamme.
Et que mon dessein soit de séduire son âme :
S'il s'attache à me voir, et me veut quelque bien,
C'est de son mouvement : je ne l'y force en rien.
Ce n'est pas que mon cœur veuille ici se défendre
De répondre à ses vœux d'une ardeur assez tendre :
Je l'aime, je l'avoue, autant qu'on puisse aimer;
Mais cet amour n'a rien qui vous doive alarmer.
Et, pour vous arracher toute injuste créance.
Je vous promets ici d'éviter sa présence,
De faire place au choix où vous vous résoudrez,
Et ne souffrir ses vœux que quand vous le voudrez.
SCENE V
LYCARSIS, MYRTIL
MYRTIL
Et bien, vous triomphez avec cette retraite.
Et dans ces mots votre âme a ce qu'elle souhaite;
Mais apprenez qu'en vain vous vous réjouissez,
Que vous serez trompé dans ce que vous pensez^
Et qu'avec tous vos soins, toute votre puissance.
Vous ne gagnerez rien sur ma persévérance.
40 MELICERTE
LYCARSIS
Comment 1 à quel orgueil, fripon, vous vois-je aller ?
Est-ce de la façon que l'on me doit parler?
MYRTIL
Oui, j'ai tort, il est vrai, mon transport n'est pas sage
Pour rentrer au devoir, je change de langage.
Et je vous prie ici, mon père, au nom des dieux.
Et par tout ce qui peut vous être précieux,
De ne vous point servir, dans cette conjoncture,
Des fiers droits que sur moi vous donne la nature.
Ne m'empoisonnez point vos bienfaits les plus doux.
Le jour est un présent que j'ai reçu de vous;
Mais de quoi vous serai-je aujourd'hui redevable
Si vous me l'allez rendre, hélas! insupportable?
Il est, sans Mélicerte, un supplice à mes yeux ;
Sans ses divins appas, rien ne m'est précieux ;
Ils font tout mon bonheur et toute mon envie,
Et, si vous me l'ôtez, vous m'arrachez la vie.
LYCARSIS, À /wr^
Aux douleurs de son âme il me fait prendre part.
Qui l'aurait jamais cru de ce petit pendard ?
Quel amour, quels transports, quels discours pour
[son âge !
J'en suis confus, et sens que cet amour m'engage.
MYRTIL, se jetant à ses genoux.
Voyez, me voulez-vous ordonner de mourir ?
Vous n'avez qu'à parler, je suis prêt d'obéir.
LYCARSIS, à part.
Je ne puis plus tenir, il m'arrache des larmes.
Et ces tendres propos me font rendre les armes.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE CINaUIEME 41
MYRTIL
Que si dans votre cœur un reste d'amitié
Vous peut de mon destin donner quelque pitié,
Accordez Mélicerte à mon ardente envie,
Et vous ferez bien plus que me donner la vie.
LYCARSIS
Lève-toi.
MYRTIL
Serez-vous sensible à mes soupirs ?
LYCARSIS
Oui.
MYRTIL
J'obtiendrai de vous l'objet de mes désirs ?
LYCARSIS
Oui.
MYRTIL
Vous ferez pour moi que son oncle l'oblige
A me donner sa main ?
LYCARSIS
Oui. Lève-toi, te dis-je.
MYRTIL
O père le meilleur qui jamais ait été,
Que je baise vos mains après tant de bonté !
LYCARSIS
Ah ! que pour ses enfants un père a de faiblesse !
Peut-on rien refuser à leurs mots de tendresse,
Et ne sent-on pas certains mouvements doux
Quand on vient à songer que cela sort de vous ?
42 MELICERTE
MYRTIL
Me tiendrez-vous au moins la parole avancée ?
Ne changerez-vous point, dites-moi, de pensée ?
LYCARSIS
Non.
MYRTIL
Me permettez-vous de vous désobéir
Si de ces sentiments on vous fait revenir ?
Prononcez le mot.
LYCARSIS
Oui. Ah! nature, nature!
Je m'en vais trouver Mopse, et lui faire ouverture
De l'amour que sa nièce et toi vous vous portez.
MYRTIL
Ah ! que ne dois-je point à vos rares bontés !
Quelle heureuse nouvelle à dire à Mélicerte !
Je n'accepterai pas une couronne offerte,
Pour le plaisir que j'ai de courir lui porter
Ce merveilleux succès qui la doit contenter.
SCENE VI
ACANTE, TYRÈNE, MYRTIL
ACANTE
Ah ! Myrtil, vous avez du Ciel reçu des charmes
Qui nous ont préparé des matières de larmes,
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE SIXIEME 45
Et leur naissant éclat, fatal à nos ardeurs.
De ce que nous aimons nous enlève les cœurs.
TYRÈNE
Peut-on savoir, Myrtil, vers qui de ces deux belles,
Vous tournerez ce choix dont courent les nouvelles.
Et sur qui doit de nous tomber ce coup affreux
Dont se voit foudroyé tout l'espoir de nos vœux ?
ACANTE
Ne faites point languir deux amants davantage.
Et nous dites quel sort votre cœur nous partage.
TYRÈNE
Il vaut mieux, quand on craint ces malheurs éclatants.
En mourir tout d'un coup que traîner si longtemps.
MYRTIL
Rendez, nobles bergers, le calme à votre flamme.
La belle Mélicerte a captivé mon âme ;
Auprès de cet objet mon sort est assez doux
Pour ne pas consentir à rien prendre sur vous ;
Et, si vos vœux enfin n'ont que les miens à craindre,
Vous n'aurez l'un ni l'autre aucun lieu de vous plain-
[dre.
ACANTE
Ah ! Myrtil, se peut- il que deux tristes amants...
TYRÈNE
Est-il vrai que le Ciel, sensible à nos tourments...
MYRTIL
Oui. Content de mes fers comme d'une victoire
Je me suis excusé de ce choix plein de gloire :
J'ai de mon père encor changé les volontés.
Et l'ai fait consentir à mes félicités.
44 MÉLICERTE
ACANTE
Ah ! que cette aventure est un charmant miracle.
Et qu'à notre poursuite elle ôte un grand obstacle !
TYRÈNE
Elle peut renvoyer ces nymphes à nos vœux,
Et nous donner moyen d'être contents tous deux.
SCENE VII
NICANDRE, MYRTIL, ACANTE, TYRÈNE
NICANDRE
Savez-vous en quel lieu Mélicerte est cachée ?
MYRTIL
Comment ?
NICANDRE
En diligence elle est partout cherchée.
MYRTIL
Et pourquoi ?
NICANDRE
Nous allons perdre cette beauté.
C'est pour elle qu'ici le roi s'est transporté :
Avec un grand seigneur on dit qu'il la marie.
MYRTIL
O Ciel 1 expliquez-moi ce discours, je vous prie.
ACTE DEUXIEME. SCENE SEPTIEME 4s
NICANDRE
Ce sont des incidents grands et mystérieux.
Oui, le roi vient chercher Mélicerte en ces Heux ;
Et l'on dit qu'autrefois feu Bélise, sa mère,
Dont tout Tempe croyait que Mopse était le frère...
Mais je me suis chargé de la chercher partout,
Vous saurez tout cela tantôt de bout en bout.
MYRTIL
Ah ! dieux ! quelle rigueur? Hé, Nicandre, Nicandre !
ACANTE
Suivons aussi ses pas afin de tout apprendre.
(Cette comédie n'a point été achevée ; il n'y avait que
ces deux actes de faits lorsque le roi la demanda. Sa
Majesté en ayant été satisfaite pour la fête où elle fut
représentée, Molière ne l'a point finie.)
DIJON — DARANTIERE
LE TARTUFFE
MOLIÈRE
1622-1673
'j» «j» «A»
LE TARTUFFE
COMÉDIE EN CINQ ACTES
EN VERS
1667
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cie
COLLECTION DES GRANDS FRANÇAIS
99, BOULEVARD RASPAIL, 99
M. CM. XXIII
r'i>iii'fWÉ>i . r it<im w%ifiy"iiWf* ■'.iw^^'wpraw^'fflr^M
NOTICE
// falhit que, par trois fois, Molière affrontât la for-
tune, pour obtenir enfin de jouer librement son Tartuffe,
et pour abaisser les obstacles élevés sur sa route par la
malignité de ses adversaires. Quelques péripéties de cette
lutte, ont été indiquées déjà, parce quelles se trouvaient
mêlées à l'histoire d'autres pièces. Il n'est pas inutile
cependant de retracer brièvement, dans son ensemble, cette
« Querelle » si l'on peut dire, qui a vu les inimitiés exci-
tées par l'œuvre de Molière, se déchaîner avec une rigueur
sans exemple et souvent efficace.
Elle se divise naturellement en trois périodes, qu'ouvre
chaque tentative de faire accepter la pièce au public.
De 1664 à i66j. Tartuffe est connu par des lectures
et un très petit nombre de représentations privées. Il est
joué pour la première fois le 12 mai 1664, l'avant-
deruierjour des Plaisirs de l'Ile enchantée. // porte des
coups bien cruels aux faux dévots, aux libertins hypo-
crites. Il fait scandale. On l'accuse d'attaquer la religion
et la piété vc niable non moins que l'hypocrisie. La reine
Anne d'Autriche, dont certains courtisans pouvaient bien
Il NOTICE
montrer une piété d'autant plus chatoiiiUeuse qu'elle était
plus intéressée, s'indigne. Le curé de Saint-Barthéleviy,
Pierre Rûullé, dans un libelle adressé à Louis XIV, Le
Roi glorieux au monde, appelle Molière « un démon
vêtu de chair et habille en homme », et il demande pour
lui le supplice du feu. Le roi trouve la pièce à son goût.
Les représentations, cependant, sont suspendues, et Molière
fait connaître son œuvre en la lisant dans les salons : à
Fontainebleau, devant le cardinal Chigt, neveu et légat
du pape Alexandre Fil; che::^ l'académicien Habert de
Montvwrt, che^ Ninon de Lenclos. Il la joue che:^ Mon-
sieur, à Villers-Cotterels, et il la donne au Raincy, che.Ti^
la princesse Palatine, sur l'ordre du prince de Condé et
devant lui. Tartuffe ne comptait alors que trois actes.
Le premier ouvrage que Molière donne après lui, est
Don Juan; et c'est une nouvelle manifestation d'audace.
Ce gentilhomme dévoyé n'était pas seulement le monstre
de vices qui sait unir un libertinage athéiste à la séduc-
tion et à la débauche. Ne ponsse-t-il point la perversioti
jusqu'à trouver une volupté nouvelle dans la feinte
apparence de la vertu ? Que dit-il ? (( L'hypocrisie est un
vice à la mode... Le personnage d'honune de bien est le
meilleur de tous les personnages que l'on puisse jouer
aujourd'hui, et la profession d'hypocrite a de merveilleux
avantages. C'est un art de qui l'imposture est toujours
respectée. . . On lie, à force de grimaces, une société étroite
avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette
tous sur les bras... Quelque baissement de tête, un soupir
mortifié, et deux roulements d'yeux rajustent dans le
monde tout ce qu'ils peuvent faire. C'est sous cet abri
favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes
araires, fe ne quitterai point mes douces habitudes; mais
j'aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit.
Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me
remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai
NOTICE m
déjendu par elle envers et contre tous... » C'est le langage
même des placets que Molière, dans la suite, fera tenir
au roi. Ce sont des accents auxquels répondent comme un
écho certains vers du rôle de Cléante. Et Don Juan, nous
ne l'aurions pas connu sous cet aspect sans doute, si la
carrière de Tartuffe n avait une première fois été arrêtée,
si le poète n'en avait déjà éprouvé un vif ressentiment.
Don Juan devait, au bout d'un mois, disparaître dis-
crètement de la scène. Alors on voit lui succéder L'Amour
Médecin, Le Misanthrope, Le Médecin malgré lui.
Puis, ce sont, dans le cadre du Ballet des Muses, Mcli-
certe et Le Sicilien. Des chefs-d'œuvre aussi, mais bien
différents de caractère et de portée.
Le j août 166"/, avec l'autorisation du roi qui prési-
dait aux opérations de guerre en Flandre, nouvelle repré-
sentation de Tartuffe. // se nomme Panulphe à présent,
et la pièce a pour titre L'Imposteur.
Mais le premier Président de Lamoignon et rarchevêque
de Péréfixe lui opposent l'appareil des lois civiles et reli-
gieuses. Le roi est en Flandre. Il faut céder.
Molière, après une période de découragement, joue
Amphitryon, Georges Dandin, L'Avare. Et l'heure
enfin vient de donner sans entraves le chef-d'œuvre
attendu. Voici trois ans déjà qu'Anne d'Autriche est
morte. Louis XIV est passé de La Vallière à Montespan.
Les clabauderies des faux dévots ne sauraient plus émou-
voir celui qui a si peu de souci de scandaliser les sin-
cères. Le j février 166^, le roi autorise la représentation
publique de Tartuffe. On la donne le soir même. Le
succès est retentissant. Les spectateurs se pressent au
Palais-Royal; et les représentations successives atteignent
le nombre, extraordinaire pour l'époque, de quarante-
quatre.
IV NOTICE
# *
Le succès de Tartuffe s'esl prolongé d'âge en âge. Les
mérites propres de la pièce l'expliquent. Les applications,
que pour les besoins de certaines polémiques on en pouvait
faire aux faux dévots et par suite aux dévots même sin-
cères, devaient assurer d'autre part sa constante actualité.
Quelle fut l'intention véritable de Molière? C'est ce dont
on peut discuter toujours. Quelle est la portée morale de
la pièce? Comment s'accorde-t-elle avec les scrupules des
lecteurs vraiment religieux? Autant de questions litté-
raires et même, si l'on peut dire, de cas de conscience qui
se posent, et dont la solution peut varier avec le goût, la
culture, la probité morale des juges.
Orgon est écœurant de bêtise, lartuffe, répugnant
d'imposture. Mais Cléante parle un langage raisonné qui
doit refléter asse^ bien la manière des honnêtes gens de
son temps, d'un temps où, hormis les éclairs mystiques
d'un Pascal, la religion cbe::^ les orateurs et les écrivains
sacrés se raisonne, se discipline, se présente dans un appareil
de logique et avec la beauté tranquille d'une régulière
ordonnance. Et puis, dans ce temps de Joi, il ctait naturel
que des habiles cherchassent à trafiquer de la foi. Les
témoignages abondent qui le prouvent. Les hypocrites étaient
nombreux et d'ailleurs combattus. Bossuet les a menacés
du jugement; Fénelon et La Bruyère les ont marqués.
Bourdaloue a dans la chaire apporté cette attestation :
« Il est certain que jamais l'abus de la dévotion appa-
rente et déguisa n'a été plus grand qu'il n'est aujour-
d'hui. » Conti n'était-il point un Tartuffe sinistre?
Molière avait sous les yeux des modèles nombreux, dont
beaucoup étaient de marque, et dont quelques-uns s'étaient
efforcés de mériter ses légitimes ripostes. Ils n'avaient pas
ménage leurs attaques à L'Ecole des Femmes. Ils se
NOTICE V
passaient de main en main ce Traité de la Comédie, où
Conti avait recuit sa récente austérité dans le souvenir
maintenant abhorré de ses expériences anciennes. Us trou-
vaient bon que Port-Royal traitât les gens de théâtre
^'empoisonneurs publics. Les émules ^^ Tartuffe étaient
à chaque vestibule du palais, à chaque porte d'église.
Pourquoi Molière fût-il resté plus aveugle que Bourda-
loue, et, peintre de mœurs, neùt-il pas mis, au milieu
de tableaux non moins hardiment tracés, la silhouette
inquiétante d'un de ces larrons d'honneur, de ces escrocs
dissimulés sous le manteau de la foi?
Quelles qu'aient pu être ses intentions véritables, ce qui
demeure, et qui est hors de contestation, c'est qu'il a réussi
à tracer de L'Imposteur et de son milieu une image vrai-
semblable, toute conforme à la vie où se coudoient jour-
nellement le rire et l'angoisse, une pièce où se mélangent,
se confondent, se compensent des genres voisins et cependant
différents, qu'il a pratiqués chacun tour à tour et dont il a
fait comme la synthèse, en un système heureusement équi-
libré.
Tartuffe fait rire. Et cependant, son rôle n'est pas sans
inspirer des sentimejits qui sont d'un tout autre ordre.
Comme il fait chasser Damis, et comme il menace Orgon,
d'un ton où sa pensée profonde se dévoile dans toute l éten-
due de sa malhonncteté ! Sortir de cette maison, qu'il s'est
tant appliqué à conquérir? Ah! non :
« C'est à vous de sortir, vous qui parle:^ en maître! r>
Mais de tels éclats sont l'exception; et, constamment,
nous avons sous les yeux, un personnage qui sait parler,
faire paraître sa flamme, mais qui n'arrive pas, malgré
la recherche de son langage, à dissimuler des goûts ridicu-
lement matériels et bas.
Aussi bien, le ressort de la pièce, en somme, sera
VI NOTICE
k contraste entre les sentiments teintés de reliç^iositê et
de noblesse d'âme qui sont In parure de l'hypocrite, et
les appétits vulgaires de hien-ctre et de sensualité auxquels
il est soumis par sa nature. Déjà, pour que ce contraste fût
plus net à nos yeux, dès h début, Molière avait retardé
jusqu'au III^ acte l'entrée du personnage principal. Ainsi
les autres avaient le temps par leurs conversations, leurs
attaques ou les excessives manifestations de leur amitié,
d'avertir le spectateur, de lui éviter des méprises en un
sujet oà la moindre erreur pouvait choquer avec une par-
ticulière gravité. Ainsi l'ascendant de l'hypocrite était-il
révélé avec toute sa force, puisqu'on en voit les effets, alors
même qu'il est absent. Ainsi l'on comprend mieux l'éga-
rement d'Orgon ou de Madame Pernelle et l'indignation
de ceux qui n'ont point le même bandeau sur les yeux.
Mais ces gradations, si habiles et mesurées qu'elles
soient, ne sont pas tout. Sans doute, l'intrigue est habile-
ment calculée et menée, le caractère de Tartufe est tracé
avec une vigueur et une verve incomparables, les mœurs
sont peintes avec justesse et vérité. Ce qui fait de la pièce
vraiment une grande comédie, ce qui permet de fondre en
elle des genres asse:^ nettement différents, ce qui lui donne
la vis comica et le pouvoir de susciter le rire là même
où l'indignation ne serait plus très loin de se donner libre
cours, c'est l'art avec lequel Molière unit aux traits plus
relevés que sait choisir le peintre des mœurs et des carac-
tères, les traits savoureux de la farce où il est maître. Et
la farce emporte tout dans son mouvement, émousse les
difficultés, change en rire ce qui pourrait être inquiétude,
ravale Tartuffe à ce personnage de bouffon, sans lequel
il serait odieux. La scène où l'hypocrite poursuit Ehnire
de ses déclarations, n eût-elle point, à certains égards,
froissé et alarmé les délicats, si le spectateur ne savait
Orgon caché sous la table, et ne se réjouissait à l'idée de
voir soudain la victime de Tartuffe comprendre enfin et
NOTICE
VII
soudai fi apparaître? Et « le pauvre homme », et la
première scène avec les fureurs de Madame Femelle,
et d'autres traits encore de la même saveur, captivent
et alimentent la curiosité, soulèvent et retiennent le rire,
Jont du scélérat un grotesque, et tra?ismulent le drame
latent en une pièce toute frémissante de comique intense,
d'imprévu et de luouvemeni.
A. R.
PRÉFACE DE L'AUTEUR
PREFACE DE L'AUTEUR
Voicy une comédie dont on a fait beaucoup de
bruit, qui a esté longtemps persécutée ; et les gens
qu'elle joue ont bien fait voir qu'ils estoient pluspuis-
sansen France que tous ceux que j'ay joiiez jusqu'icy.
Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins,
ont souffert doucement qu'on les ait représentez, et
ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le
monde, des peintures que l'on a faites d'eux. Mais les
hipocrites n'ont point entendu raillerie : ils se sont
effarouchez d'abord, et ont trouvé étrange que j'eusse
la hardiesse de jouer leurs grimaces et de vouloir décrier
un métier dont tant d'honnestes gens se meslent. C'est
un crime qu'ils ne sçauroient me pardonner, et ils se
sont tous armez contre ma comédie avec une fureur
épouvantable. Ils n'ont eu garde de l'attaquer par le
costé qui les a blessez : ils sont trop politiques pour
cela, et sçavent trop bien vivre pour découvrir le fond
de leur ame. Suivant leur louable coutume, ils ont
couvert leurs interests de la cause de Dieu, et le Tar-
tuffe, dans leur bouche, est une pièce qui offence la
pieté. Elle est, d'un bout à l'autre, pleine d'abomina-
.} PREFACE DE L'AUTEUR
tions, et l'on n'y trouve rien qui ne mérite le feu.
Toutes les sillabes en sont impies, les gestes mesme
y sont criminels ; et le moindre coup d'oeil, le moindre
branlement de teste, le moindre pas à droit ou à gau-
che, y cache des mystères qu'ils trouvent moyen d'ex-
pliquer à mon desavantage. J'ay eu beau la soumettre
aux lumières de mes amis et à la censure de tout le
monde : les corrections que j'y ay pu faire; le juge-
ment du Roy et de la Reyne, qui l'ont veuë; l'apro-
bation des grands princes et de messieurs les ministres,
qui l'on honorée publiquement de leur présence ; le
témoignage des gens de bien, qui l'ont trouvée profi-
table, tout cela n'a de rien servy. Ils n'en veulent point
démordre, et, tous les jours encore, ils font crier en
public des zelez indiscrets qui me disent des injures
pieusement, et me damnent par charité.
Je me soucirois fort peu de tout ce qu'ils peuvent
dire, n'estoit l'artifice qu'ils ont de me faire des enne-
mis que je respecte, et de jetter dans leur party de
véritables gens de bien, dont ils préviennent la bonne
foy et qui, par la chaleur qu'ils ont pour les interests
du Ciel, sont faciles à recevoir les impressions qu'on
veut leur donner. Voila ce qui m'oblige à me défendre.
C'est aux vrais dévots que je veux par tout me justi-
fier sur la conduite de ma comédie ; et je les conjure
de tout mon cœur de ne point condamner les choses
avant que de les voir, de se défaire de toute préven-
tion, et de ne point servir la passion de ceux dont les
grimaces les des-honorent.
Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma
comédie, on verra sans doute que mes intentions y
sont par tout innocentes, et qu'elle ne tend nullement
à joiier les choses que l'on doit révérer ; que je l'ay
traitée avec toutes les précautions que me demandoit
la délicatesse de la matière, et que j'ay mis tout
PREFACE DE L'AUTEUR 5
l'art et tous les soins qu'il m'a este possible pour bien
distinguer le personnage de l'hipocrite d'avec celuy du
vray dévot, j'ay employé pour cela deux actes entiers
a préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un
seul moment l'auditeur en balance; on le connoist
d'abord aux marques que je Iny donne, et d'un bout à
lautre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action,
qui ne peigne aux spectateurs le caractère d'un mes-
chant homme, et ne fasse éclater celuy du véritable
homme de bien, que je luy oppose.
Je sçay bien que, pour réponce, ces messieurs
tâchent d'insinuer que ce n'est point au théâtre à par-
ler de ces matières ; mais je leur demande, avec leur
permission, sur quoy ils fondent cette belle maxime.
C'est une proposition qu'ils ne font que suposer, et
qu ils ne prouvent en aucune façon ; et sans doute il
ne scroit pas difficile de leur faire voir que la comédie
chez les anciens a pris son origine de la religion et
faisoit partie de leurs mystères ; que les Espagnols, nos
voisins, ne célèbrent gueres de feste où la comédie ne
soit meslée, et que, mesme parmy nous, elle doit sa
naissance aux soins d'une confrairie à qui appartient
encore aujourdhuy l'hostel de Bourgogne; que c'est
un lieu qui fut donné pour y représenter les plus
importans mystères de notre foy ; qu'on en voit
encore des comédies imprimées en lettres gothiques
sous le nom d'un docteur de Sorbonne, et, sans aller
chercher si loin, que l'on a joué de nostre temps des
pièces saintes de monsieur de Corneille qui ont esté
l'admiration de toute la France.
Si l'employ de la comédie est de corriger les vices
des hommes, je ne voy pas par quelle raison il y en
aura des privilégiez. Celuy-ci est, dans l'Etat, d'une
conséquence bien plus dangereuse que tous les autres,
et nous avons veu que le théâtre a une grande vertu
6 PREFACE DE L'AUTEUR
pour la correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse
morale sont moins puissans, le plus souvent., que ceux
de la satyre, et rien ne reprend mieux la pluspart des
hommes que la peinture de leurs défauts. C'est une
grande atteinte aux vices que les exposer à la risée
de tout le monde. On souffre aisément des repre-
hensions, mais on ne souffre point la raillerie ; on
veut bien estie méchant, mais on ne veut point estre
ridicule.
On me reproche d'avoir mis des termes de pieté
dans la bouche de mon imposteur; et pouvois-je m'en
empescher pour bien représenter le caractère d'un
hipocrite? Il suffit, ce me semble, que je fasse con-
noistre les motifs criminels qui luy font dire les
choses, et que j'en aye retranché les termes consa-
crez, dont on auroit eu peine à luy entendre faire
un mauvais usage. Mais il débite au quatrième acte,
une morale pernicieuse. Mais cette morale est-elle
quelque chose dont tout le monde n'eust les oreilles
rebattues? Dit-elle rien de nouveau dans ma comédie,
et peut-on craindre que des choses si généralement
détestées fassent quelque impression dans les esprits ?
que je les rende dangereuses en les faisant monter
sur le théâtre? qu'elles reçoivent quelque authorité
de la bouche d'un scélérat? Il n'y a nulle apparence
à cela, et l'on doit approuver la comédie du Tartuffe
ou condamner généralement toutes les comédies.
C'est à quoy l'on s'attache furieusement depuis un
temps, et jamais on ne s'estoit si fort déchaîné
contre le théâtre. Je ne puis pas nier i]u'il n'y ait eu
des Pères de l'Hglise qui ont condamné la comédie ;
mais on ne peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait
eu quelques-uns qui l'ont traitée un peu plus dou-
cement. Ainsi l'autorité dont on prétend apuyer la
censure est détruite par ce partage ; et toute la con-
PRÉFACE DE L'AUTEUR 7
séquence qu'on peut tirer de cette diversité d'opinions
en des esprits éclairez des mesmes lumières, c'est
qu'ils ont pris la comédie différemment, et que les
uns l'ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres
l'ont regardée dans sa corruption, et confondue avec
tous ces vilains spectacles qu'on a eu raison de nommer
des spectacles de turpitude.
Et, en effet, puis qu'on doit discourir des choses,
et non pas des mots, et que la pluspart des contra-
rietez viennent de ne se pas entendre et d'envelopper
dans un mesme mot des choses opposées, il ne faut
qu'oster le voile de l'équivoque, et regarder ce qu'est
la comédie en soy, pour voir si elle est condamnable.
On connoistra, sans doute, que, n'estant autre chose
qu'un poëme ingénieux qui par des leçons agréables
reprend les défauts des hommes, on ne sçauroit la
censurer sans injustice. Et, si nous voulons ouïr
là-dessus le témoignage de l'antiquité, elle nous dira
que ses plus célèbres philosophes ont donné des
louanges à la comédie, eux qui faisoient profession
d'une sagesse si austère, et qui crioient sans cesse
après les vices de leur siècle. Elle nous fera voir
qu'Aristote a consacré des veilles au théâtre, et s'est
donné le soin de réduire en préceptes l'art de faire
des comédies. Elle nous apprendra que de ses plus
grans hommes, et des premiers en dignité, ont fait
gloire d'en composer eux-mesmes; qu'il y en a eu
d'autres qui n'ont pas dédaigné de reciter en public
celles qu'ils avaient composées ; que la Grèce a fait
pour cet art éclater son estime par les pris glorieux et
par les superbes théâtres dont elle a voulu l'honorer,
et que, dans Rome enfin, ce mesme art a receu aussi
des honneurs extraordinaires : je ne dis pas dans
Rome débauchée et sous la licence des empereurs,
mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse des
8 PREFACE DE L'AUTEUR
consuls et dans le temps de la vigueur de la vertu
romaine.
l'avoue qu'il y a eu des temps ou la comédie s'est
corrompue. Et qu'est-ce que, dans le monde, on ne
corrompt point tous les jours ? Il n'y a chose si inno-
cente où les hommes ne puissent porter du crime ;
point d'art si salutaire dont ils ne soient capables de
renverser les intentions ; rien de si bon en soy qu'ils
lie puissent tourner à de mauvais usages. La méde-
cine est un art profitable, et chacun la révère comme
une des plus excellentes choses que nous ayons, et
cependant il y a eu des temps où elle s'est rendue
odieuse, et souvent on en a fait un art d'empoisonner
les hommes. La philosophie est un présent du Ciel :
elle nous a esté donnée pour porter nos esprits à la
connoissance d'un Dieu par la contemplation des
merveilles de la nature, et pourtant on n'ignore pas
que souvent on l'a détournée de son employ, et
qu'on l'a occupée publiquement à soutenir l'impiété.
Les choses mesme les plus saintes ne sont point à
couvert de la corruption des hommes, et nous voyons
des scélérats qui tous les jours abusent de la pieté et
la font servir méchamment aux crimes les plus grans;
mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinc-
tions qu'il est besoin de faire. On n'envelope point
dans une fausse conséquence la bonté des choses que
l'on corrompt avec la malice des corrupteurs. On
sépare toujours le mauvais usage d'avec l'intention de
l'art; et, comme on ne s'avise point de défendre la
médecine pour avoir esté bannie de Rome, ny la
philosophie pour avoir esté condamnée publiquement
dans Athènes, on ne doit point aussi vouloir inter-
dire la comédie pour avoir esté censurée en de
certains temps. Cette censure a eu ses raisons, qui ne
subsistent point icy. Elle s'est renfermée dans ce
PRÉFACE DE L'AUTEUR 9
qu'elle a pu voir, et nous ne devons point la tirer
des bornes qu'elle s'est données, 1 étendre plus loin
qu'il ne faut et luy taire embrasser l'innocent avec le
coupable. La comédie qu'elle a eu dessein d'ataquer
n'est point du tout la comédie que nous voulons
défendre. Il se faut bien garder de confondre celle-là
avec celle-cy. Ce sont deux personnes de qui les
mœurs sont tout à fait opposées. Elles n'ont aucun
rapport l'une avec l'autre que la ressemblance du nom,
et ce serait une injustice épouvantable que de vouloir
condamner Olimpe qui est femme de bien, parce
qu'il y a eu une Olimpe qui a esté une débauchée.
De semblables arrests. sans doute, feroient un grand
desordre dans le monde. Il n'y auroit rien, par là,
qui ne fust condamné ; et, puis que l'on ne garde
point cette rigueur à tant de choses dont on abuse
tous les jours, on doit bien faire la mesme grâce à
la comédie, et approuver les pièces de théâtre où l'on
verra régner l'instruction et l'honnesteté.
je sçay qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne
peut souffrir aucune comédie ; qui disent que les plus
honnestes sont les plus dangereuses ; que les passions
que l'on y dépeint sont d'autant plus touchantes
qu'elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont
attendries par ces sortes de représentations. Je ne
voy pas quel grand crime c'est que de s'attendrir à la
veuë d'une passion honneste ; et c'est un haut étage
de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent
faire monter nostre ame. je doute qu'une si grande
perfection soit dans les forces de la nature humaine,
et je ne sçay s'il n'est pas mieux de travailler à rectifier
et adoucir les passions des hommes que de vouloir
les retrancher entièrement. J'avoue qti'il y a des lieux
qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre; et, si l'on
veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas
lo PREFACE DE L'AUTEUR
directement Dieu et nostre salut, il est certain que
la comédie en doit estre, et je ne trouve point mau-
vais qu'elle soit condamnée avec le reste ; mais, sup-
posé, comme il est vray, que les exercices de la pieté
souffrent des intervalles, et que les hommes ayent
besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur
en peut trouver un qui soit plus innocent que la
comédie. Je me suis étendu trop loin. Finissons par
le mot d'un grand prince sur la comédie du Tartuffe.
Huit jours après qu'elle eut esté défendue, on repré-
senta devant la cour une pièce intitulée : Scaranwnche
heniiite, et le roy, en sortant, dit au grand prince que
je veux dire : « Je vouJrois bien sçavoir pourquoy
les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de
Molière ne disent mot de celle de Scaranwnche ». A
quoy le prince répondit : « La raison de cela, c'est
que la comédie de Scaramouche joue le Ciel et la
religion, dont ces messieurs-là ne se soucient point;
mais celle de Molière les joue eux-mesmes: c'est ce
qu'ils ne peuvent souffrir ».
PREMIER PLACET
PRÉSENTÉ AU ROY
SUR LA COMEDIE DU TARTUFFE
SIRE,
Le devoir de la comédie estant de corriger les hommes en
les divertissant, j'ay crû que, dans i'employ où je me
trouve, je navois rien de mieux à faire que d'attaquer par
des peintures ridicules les vices de mon siècle ; et, comme
l'hipocrisie, sans doute, en est un des plus en usage, des
plus incommodes et des plus dangereux, favois eu, Sire,
la pensée que je ne rendrois pas un petit service à tous les
honnestes gens de voire royaume, si je faisois une comédie
qui décriast les hipocrites et mist en veuë comme il faut
toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance,
toutes les friponneries couvertes de ces faux-monuoyeurs en
dévotion, qui veulent attraper les hommes avec un :{ele
contrefait et une charité sophistique.
fe l'ay faite, Sire, cette comédie, avec tout le soin,
comme je le croy, et toutes les ciuonspections que pouvait
demander la délicatesse de la matière; et, pour mieux
12 PLACETS AU ROI
conserver l' estime et le respect qu'on doit aux vrais dévots,
j'en ay distingué h plus que j'ay pu le caractère que j'avois
à toucher : je n'ay point laissé d'équivoque, j'ay os té ce
qu'on pouvoit confondre le bien avec le mal, et ve nie
suis servy dans cette peinture que des couleurs expresses
et des traits essentiels qui font recomuvstre d'abord un
véritable et franc hipocrite.
Cependant toutes mes précautions ont esté inutiles : on
a profité. Sire, de la délicatesse de vostrc ame sur les
m^itieres de religion, et l'on a sceu vous prendre par l'en-
droit seul que vous estes prenable, je veux dire par le
respect des choses saintes. Les tartuffes, sous-mains, ont
eu l'adresse de trouver grâce auprès de Vostre Majesté, et
les originaux enfin ont fait suprimer la copie, quelque
innocente qu'elle jdst, et quelque ressemblante qu'où la
trouvast.
Bien que ce m'est esté un coup sensible que la supression
de cet ouvrai^e, mon malheur pourtant estoit adoucy par
la manière dont Vostre Majesté s'estoit expliquée sur ce
sujet; et j'ay crû. Sire, qu'elle m'ostoit tout lieu de fne
plaindre, ayant eu la bonté de déclarer quelle ne trou voit
rien à dire dans cette comédie qu'elle me dcfendoit de pro-
duire en public.
Mais, malgré cette glorieuse déclaration du plus grand
roy du monde, et du plus éclairé; malgré l'approbation
encore de monsieur le légat et de la plus grande partie de
nos prélats, qui tous, dans des lectures particulières que je
leur ay faites de mon ouvrage, se sont trouve:^ d'accord
avec les sentimens de Vostre Majesté; malgré tout cela,
dis- je, on voit un livre composé par le curé de... qui donne
hautement un démenty à tous ces augustes témoignages.
Vostre Majesté a beau dire, ft monsieur le légat et messieurs
les prélats ont beau donner leur jugement, ma comédie,
sans l'avoir vue, est diabolique, et diabolique mon cer-
veau ; je suis un démon vestu de chair et habillé en homme.
PLACETS AU ROI 13
un libertin, un impie digne d'un supplice exemplaire. Ce
n'est pas asse:^ que le feu expie en public mon ojfence, j'en
serais quitte à trop bon marché ; le ^ele charitable de ce
galant homme de bien n'a garde de demeurer là : il ne
veut point que j'aye de miséricorde auprès de Dieu, il
veut absolument que je sois damné; c'est une affaire
résolue.
Ce livre, Sire, a esté présenté à Voslre Majesté, et sans
doute elle juge bien elk-mesme combien il m'est fâcheux de
me voir exposé tous les jours aux insultes de ces messieurs.
Quel tort me feront dans le monde de telles calomnies, s'il
faut quelles soient tolérées ! et quel interest j'ay enfin à me
purger de son imposture, et à faire voir au public que ma
comédie n'est rien moins que ce qu'on veut qu'elle soit ! fe
tie diray point. Sire, ce que j'avois à demander pour ma
réputation et pour justifier à tout le monde l'innocence de
mon ouvrage : les roys éclaire:^ comme vous n'ont pas
besoin qu'on leur marque ce qu'on souhaite; ils voyent,
comme Dieu, ce qu'il nous faut, et sçavent mieux que nous
ce qu'ils nous doivent accorder ; il me suffit de mettre mes
interests entre les mains de Vostre Majesté, et j'attens
à' Elle avec respect tout ce qu'il luy plaira d'ordonner
là-dessus.
14 PLACETS AU ROI
SECOND .PLACET
PRESENTE AU ROY
DANS SON CAMP DEVANT LA VILLE
DE LISLE EN FLANDRE
SIRE,
C'est une chose bien téméraire à moy que de venir impor-
tuner un ^rand monarque au milieu de ses glorieuses
conquestes ; mais, dans l'élat où je me voy, où trouver,
SiRK, une protection qu'au lieu où je la viens chercher?
et qui puts-jc solliciter, contre l'autorité de la puissance
qui m'accable, que la source de la puissance et de l'autorité,
que le juste dispensateur des ordres absolus, que le sou-
verain juge et le maislre de toutes choses?
Ma comédie, Sikh, n'a pu jouir icy des bonte^de Vostre
Majesté; en vain je l'ay produite sous le titre de l'Impos-
teur, et déguisé le personnage sous l'ajustement d'un
homme du monde; j'ay eu beau luy donner un petit cha-
peau, de grans cheveux, un grand collet, une épée, el des
dentelles sur tout l'habit; mettre en plusieurs endroits
des adoucissemens et retrancher avec soin tout ce que j'ay
jugé capable de fournir l'ombre d'un prétexte aux célèbres
originaux du portrait que je voulais faire ; tout cela n'a
de rien servy. La cabale s'est réveillée aux simples con-
jectures qu'ils ont pu avoir de la chose. Ils ont trouvé
moyen dt surprendre des esprits qui, dans toute antre
matière font une haute profession de ne se point laisser
surprendre. Ma comédie n'a pas plutost paru qu'elle s'est
veuc foudroyée par le coup d'un pouvoir qui doit imposer
du respect; et tout ce que j'ay pu faire, en cette rencontre,
pour me sauver moy-mesme de l'éclat de cette tempeste, c'est
PLACETS AU ROI 15
de (lire que Vostre Majesté avoit en la bonté de m'en
permettre la représentation, et que je n'avois pas crû qu'il
fiist besoin de demander cette permission à d'autres, puis
qu'il n'y avoit qu'Elle seule qui me l'eust defendiïe.
Je ne doute point, Sire, que les gens que je peins dans
ma comédie ne remuent bien des ressorts auprès de Vostre
Majesté, et ne jettent dans leur party, comme ils l'ont déjà
fait, de véritables gens de bien, qui sont d'autant plus
prompts à se laisser tromper qu'ils jugent d'autruy par
eux-ifusmes. Ils ont l'art de donner de belles couleurs à
toutes leurs intentions; quelque mine qu ils fassent, ce n'est
point du tout l'interesl de Dieu qui les peut émouvoir : ils
font asse:;^ montré dans les comédies qu'ils ont souffert
qu'on ait joiiées tant de fois en public sans en dire le
moindre uwt. Celles-là n'attaqtwient que la pieté et la
religion, dont ils se soucient fort peu ; mais celle-cy les
attaque et les joue eux-mesmes, et c'est ce qu'ils ne peuvent
souffrir. Ils ne sçau raient me pardonner de dévoiler leurs
impostures aux yeux de tout le monde, et sans doute on ne
manquera pas de dire à Vostre Majesté que chacun s'est
scandalisé de ma comédie; mais la vérité pure, Sirf, c'est
que tout Paris ne s'est scandalisé que de la défense qu'on m
a faite, que les plus scrupuleux en ont trouvé la reprcsen
tation profitable, et qu'on s'est étonne que des personnes
d'une probité si connue ayent eu une si grande déférence
pour des oens qui devraient estre l'horreur de tout le monde,
et sont si oppose^ à la véritable pieté dont elles font pro-
fession.
f'attens avec respect l'arrest que Vostre Majesté dai-
gnera prononcer sur cette matière; mais il est très-assuré,
Sire, qu'il ne faut plus que je songe à faire de comédie, si
les Tartuffes ont l'avantage; qu'ils prendront droict par
là de me persécuter plus que jamais, et voudront trouver
à redire aux choses les plus innocentes qui pourront sortir
de ma plume.
i6 PLACETS AU ROI
Daignent vos bontés, Sire, me donner une protection
contre leur rage envenimée; et puissé-je, au retour d'une
campagne si olorieusc, délasser Vostre Majesté desjatigues
de ses conques tes, luy donner d'innocens plaisirs après de
si nobles travaux, et faire rire le monarque cj ni fait trem-
bler toute l'Europe.
TROISIESME PLACET
PRÉSENTÉ AU ROY
SIRE,
Un fort honneste médecin, dont fay l'honneur d'estre le
malade, me promet, et veut s'obliger pardevant notaires,
de me faire vivre encore trente années, si je puis luy
obtenir une grâce de Vostre Majesté, fe lui ay dit, sur sa
promesse, que je ne luy demandais pas tant, et que je serais
satisfait de luy pourvu qu'il s'obligeât de ne 771e point tuer.
Cette grâce. Sire, est un canonicat de vostre chapelle
royale de Vincennes, vacant par la mort de...
Oserois-je demander encore cette grâce à Vostre Majesté
le propre jour de la grande résurrection de TartufFe, res-
suscité par vos bontei ? fe suis par cette première faveur
réconcilié avec les dévots, et je le serois par cette seconde
avec les médecins. C'est pour moy sans doute trop de grâces
à la fois; înais peut-estre n'en est-ce pas trop pour Vostre
Majesté, et j'attends avec un peu d'espérance respectueuse
la réponse de mon placet.
PERSONNAGES
Madame PERNELLE. mère d'Orgon.
ORGON, mari d'Elmire.
ELMIRE, femme d'Orgon.
DAMIS, fils d'Orgon.
MARIANE, fille d'Orgon et amante de Valére.
VALERE, amant de Mariane.
CLÉANTE, beau-frère d'Orgon.
TARTUFFE, faux dévot.
DORINE, suivante de Mariane.
jVloNSiEUR LOYAL, sergent.
FLIPOTE, servante de madame Pernelle.
Un Exempt.
La scène est à Paris.
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
Madame PERNELLE et FLIPOTE, sa skr vante;
ELMIRE, MARIANE, DORINE, DAMIS,
CLÉANTE
Madame PERNELLE
Allons, Flipote, allons, que d'eux je me délivre.
ELMIRE
Vous marchez d'un tel pas qu'on a peine à vous suivre.
Madame PERNELLE
Laissez, ma bru^ laissez; ne venez pas plus loin :
Ce sont toutes façons dont je n'ai pas besoin.
ELMIRE
De ce que l'on vous doit envers vous on s'acquitte.
Mais ma mère, d'où vient que vous sortez si vite ?
20 LE TARTUFFE
Madame PERNELLE
C'est que je ne puis voir tout ce ménage-ci,
Et que de me complaire on ne prend nul souci.
Oui, je sors de chez vous fort mal édifiée :
Dans toutes mes leçons j'y suis contrariée;
On n'y respecte rien, chacun y parle haut,
Et c'est tout justement la cour du roi Pétaud.
DORINE
Si...
Madame PERNELLE
Vous êtes, ma mie, une fille suivante
Un peu trop forte en gueule et fort impertinente:
Vous vous mêlez sur tout de dire votre avis.
DAMIS
Mais...
Madame PERNELLE
Vous êtes un sot en trois lettres, mon fils :
C'est moi qui vous le dis, qui suis votre grand-mère.
Et j'ai prédit cent fois à mon fils votre père.
Que vous preniez tout l'air d'un méchant garnement.
Et ne lui donneriez jamais que du tourment.
MARIANE
Je crois...
Madame PERNELLE
Mon Dieu, sa sœur, vous faites la discrète.
Et vous n'y touchez pas, tant vous semblez doucette;
Mais il n'est, comme on dit, pire eau que l'eau qui
[dort,
Et vous menez sous chape un train que je hais fort.
ELMIRE
Mais, ma mère...
ACTE PREMIER. SCENE PREMIERE 21
Madame PERNELLE
Ma bru, qu'il ne vous en déplaise,
Votre conduite en tout est tout à fait mauvaise :
Vous devriez leur mettre un bon exemple aux yeux,
Et leur défunte mère en usait beaucoup mieux.
Vous êtes dépensière, et cet état me blesse
Que vous alliez vêtue ainsi qu'une princesse.
Quiconque à son mari veut plaire seulement.
Ma bru, n'a pas besoin de tant d'ajustement.
CLÉANTE
Mais, Madame, après tout...
Madame PERNELLE
Pour vous, Monsieur son frère.
Je vous estime fort, vous aime et vous révère;
Mais enfin, si j'étais de mon fils, son époux,
Je vous prierais bien fort de n'entrer point chez nous.
Sans cesse vous prêchez des maximes de vivre
Qui par d'honnêtes gens ne se doivent point suivre.
Je vous parle un peu franc ; mais c'est là mon humeur.
Et je ne mâche point ce que j'ai sur le cœur.
DAMIS
Votre monsieur Tartuffe est bien heureux sans doute.
Madame PERNELLE
C'est un homme de bien qu'il faut que l'on écoute.
Et je ne puis souffrir sans me mettre en courroux
De le voir querellé par un fou comme vous.
DAMIS
Quoi ! je souffrirai, moi, qu'un cagot de critique
Vienne usurper céans un pouvoir tyrannique.
Et que nous ne puissions à rien nous divertir
Si ce beau monsieur-là n'y daigne consentir ?
22 LE TARTUFFE
DORINE
S'il le faut écouter et croire à ses maximes,
On ne peut ("aire rien qu'on ne fasse des crimes :
Car il contrôle tout, ce critique zélé.
Madame PERNELLE
Et tout ce qu'il contrôle est fort bien contrôlé,
C'est au chemin du Ciel qu'il prétend vous conduire,
Et mon fils à l'aimer vous devrait tous induire.
DAMIS
Non, voyez- vous, ma mère, il n'est père ni rien
Qui me puisse obliger à lui vouloir du bien.
Je trahirais mon cœur de parler d'autre sorte ;
Sur ses façons de faire à tous coups je m'emporte ;
J'en prévois une suite, et qu'avec ce pied-plat
Il faudra que j'en vienne à quelque grand éclat.
DORINE
Certes, c'est une chose aussi qui scandalise
De voir qu'un inconnu céans s'impatronise ;
Qu'un gueux, qui, quand il vint, n'avait de souliers,
Et dont l'habit entier valait bien six deniers,
En vienne jusque-là que de se méconnaître.
De contrarier tout, et de faire le maître.
Madame PERNELLE
Hé ! merci de ma vie, il en irait bien mieux
Si tout se gouvernait par ses ordres pieux !
DORINE
Il passe pour un saint dans votre fantaisie :
Tout son fait, croyez-moi, n'est rien qu'hypocrisie.
Madame PERNELLE
Voyez la langue !
ACTE PREMIER. SCENE PREMIERE 25
DORINE
A lui, non plus qu'à son Laurent,
Je ne me fierais, moi, que sur son bon garant.
Madame PERNELLE
J'ignore ce qu'au fond le serviteur peut être,
Mais pour homme de bien je garantis le maître.
Vous ne lui voulez mal et ne le rebutez
Qu'à cause qu'il vous dit à tous vos vérités.
C'est contre le péché que son cœur se courrouce^
Et lintérèt du Ciel est tout ce qui le pousse.
DORINE
Oui ; mais pourquoi, surtout depuis un certain temps.
Ne saurait-il souffrir qu'aucun hante céans ?
En quoi blesse le Ciel une visite honnête,
Pour en faire un vacarme à nous rompre la tête ?
Veut-on que là-dessus je m'explique entre nous?
Je crois que de Madame il est, ma foi, jaloux.
Madame PERNELLE
Taisez-vous, et songez aux choses que vous dites.
Ce n'est pas lui tout seul qui blâme ces visites :
Tout ce tracas qui suit les gens que vous hantez.
Ces carrosses sans cesse à la porte plantés.
Et de tant de laquais le bruyant assemblage,
Font un éclat fâcheux dans tout le voisinage.
Je veux croire qu'au fond il ne se passe rien.
Mais enfin on en parle, et cela n'est pas bien.
CLÉANTE
Hé ! voulez-vous, Madame, empêcher qu'on ne cause ?
Ce serait dans la vie une fâcheuse chose
Si, pour les sots discours où l'on peut être mis,
Il fallait renoncer à ses meilleurs amis ;
24 LE TARTUFFE
Et, quand même on pourrait se résoudre à le faire,
Croiriez-vous obliger tout le monde à se taire ?
Contre la médisance il n'est point de rempart.
A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard,
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.
DORINE
Daphné, notre voisine, et son petit époux,
Ne seraient-ils point ceux qui parlent mal de nous?
Ceux de qui la conduite offre le plus à rire
Sont toujours sur autrui les premiers à médire ;
Ils ne manquent jamais de saisir promptement
L'apparente lueur du moindre attouchement,
D'en semer la nouvelle avec beaucoup de joie
Et d'y donner le tour qu'ils veulent qu'on y croie.
Des actions d'autrui teintes de leurs couleurs.
Ils pensent dans le monde autoriser les leurs,
Et, sous le faux espoir de quelque ressemblance,
Aux intrigues qu'ils ont donner de l'innocence,
Ou faire ailleurs tomber quelques traits partagés
De ce blâme public dont ils sont trop chargés.
Madame PERNELLE
Tous ces raisonnements ne font rien à l'affaire :
On sait qu'Oronte mène une vie exemplaire ;
Tous ses soins vont au Ciel, et j'ai su, par des gens,
Qu'elle condamne fort le train qui vient céans.
DORINE
L'exemple est admirable, et cette dame est bonne !
Il est vrai qu'elle vit en austère personne ;
iMais l'âge dans son âme a mis ce zèle ardent,
Et l'on sait qu'elle est prude à son corps défendant.
Tant qu'elle a pu des cœurs attirer les hommages,
Elle a fort bien joui de tous ses avantages;
ACTE PREMIER. SCENE PREMIÈRE 25
Mais, voyant de ses yeux tous les brillants baisser,
Au monde, qui la quitte, elle veut renoncer,
Et du voile pompeux d'une haute sagesse
De ses attraits usés déguiser la faiblesse.
Ce sont là les retours des coquettes du temps.
Il leur est dur de voir déserter les galants.
Dans un tel abandon, leur sombre inquiétude
Ne voit d'autre recours que le métier de prude,
Et la sévérité de ces femmes de bien
Censure toute chose et ne pardonne à rien :
Hautement d'un chacun elles blâment la vie.
Non point par charité, mais par un trait d'envie
Qui ne saurait souffrir qu'une autre ait les plaisirs
Dont le penchant de l'âge a sevré leurs désirs.
Madame PERNELLE
Voilà les contes bleus qu'il vous faut pour vous plaire.
Ma bru, l'on est chez vous contrainte de se taire,
Car Madame à jaser tient le dé tout le jour ;
Mais enfin je prétends discourir à mon tour.
Je vous dis que mon fils n'a rien fait de plus sage
Qu'en recueillant chez soi ce dévot personnage ;
Que le Ciel, au besoin, l'a céans envoyé
Pour redresser à tous votre esprit fourvoyé ;
Que pour votre salut vous le devez entendre.
Et qu'il ne reprend rien qui ne soit à reprendre.
Ces visites, ces bals, ces conversations,
Sont du malin esprit toutes inventions.
Là, jamais on n'entend de pieuses paroles;
Ce sont propos oisifs, chansons et fariboles :
Bien souvent le prochain en a sa bonne part,
Et l'on y sait médire et du tiers et du quart.
Enfin les gens sensés ont leurs tètes troublées
De la confusion de telles assemblées;
26 LE TARTUFFE
Mille caquets divers s'y font en moins de rien,
Et comme l'autre jour un docteur dit fort bien,
C'est véritablement la tour de Babylone,
Car chacun y babille, et tout du long de l'aune;
Et, pour conter l'histoire où ce point l'engagea...
Voilà-t-il pas Monsieur qui ricane déjà ?
Allez chercher vos fous qui vous donnent à rire,
Et sans... Adieu, ma bru je ne veux plus rien dire.
Sachez que pour céans j'en rabats la moitié,
Et qu'il fera beau temps quand j'y mettrai le pied.
(Donnant un soufflet à Flipote.)
Allons, vous! vous rêvez et ba5^ez aux corneilles.
Jour de Dieu ! je saurai vous frotter les oreilles.
Marchons, gaupe, marchons !
SCENE II
CLÉANTE, DORINE
CLÉANTE
Je n'y veux point aller,
De peur qu'elle ne vînt encor me quereller;
Que cette bonne femme...
DORINE
Ah ! certes, c'est dommage
Qu'elle ne vous ouït tenir un tel langage ;
Elle vous dirait bien qu'elle vous trouve bon,
Et qu'elle n'est point d'.îge à lui donner ce nom.
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME 27
CLÉANTE
Comme elle s'est pour rien contre nous échauffée,
Et que de son Tartuffe elle paraît coiffée !
DORINE
Oh ! vraiment, tout cela n'est rien au prix du fils;
Et, si vous l'aviez vu, vous diriez : « C'est bien pis ».
Nos troubles l'avaient mis sur le pied d'homme sage,
Et pour servir son prince il montra du courage ;
Mais il est devenu comme un homme hébété
Depuis que de Tartuffe on le voit entêté.
Il l'appelle son frère et l'aime dans son âme
Cent fois plus qu'il ne fait mère, fils, fille et femme.
C'est de tous ses secrets l'unique confident
Et de ses actions le directeur prudent.
Il le choie, il l'embrasse; et pour une maîtresse
On ne saurait, je pense, avoir plus de tendresse.
A table, au plus haut bout il veut qu'il soit assis;
Avec joie il l'y voit manger autant que six ;
Les bons morceaux de tout, il faut qu'on les lui cède ;
Et, s'il vient à roter, il lui dit : « Dieu vous aide » 1
(C'est une servante qui parle).
Enfin il en est fou ; c'est son tout, son héros;
Il l'admire à tous coups, le cite à tous propos ;
Ses moindres actions lui semblent des miracles.
Et tous les mots qu'il dit sont pour lui des oracles.
Lui, qui connaît sa dupe et qui veut en jouir,
Par cent dehors fardés a l'art de l'éblouir;
Son cagotisme en tire à toute heure des sommes.
Et prend droit de gloser sur tous tant que nous som-
II n'est pas jusqu'au fat qui lui sert de garçon [mes.
Qui ne se mêle aussi de nous faire leçon ;
Il vient nous sermonner avec des yeux farouches,
Et jeter nos rubans, notre rouge et nos mouches.
28 LE TARTUFFE
Le traître, l'autre jour, nous rompit de ses mains
Un mouchoir qu'il trouva dans une Fleur des Saints,
Disant que nous mêlions, par un crime effroyable.
Avec la sainteté les parures du diable.
SCENE III
ELMIRE, MARIANE, DAMIS,
CLÉANTE, DORINE
ELMIRE
Vous êtes bienheureux de n'être point venu
Au discours qu'à la porte elle nous a tenu.
Mais j'ai vu mon mari; comme il ne m'a point vue,
Je veux aller là-haut attendre sa venue.
CLÉANTE
Moi, je l'attends ici pour moins d'amusement.
Et je vais lui donner le bonjour seulement.
DAMIS
De l'hymen de ma sœur touchez-lui quelque chose.
J'ai soupçon que Tartuffe à son effet s'oppose,
Qu'il oblige mon père à des détours si grands.
Et vous n'ignorez pas quel intérêt j'y prends.
Si même ardeur enflamme et ma sœur et Valère,
La sœur de cet ami, vous le savez, m'est chère;
Et, s'il fallait...
DORINE
Il entre.
ACTE PREMIER. SCENE aUATRlEME 29
SCÈNE IV
ORGON, CLÉANTE, DORINE
ORGON
Ah ! mon frère, bonjour.
CLÉANTE
Je sortais, et j'ai joie à vous voir de retour :
La campagne à présent n'est pas beaucoup fleurie.
ORGON
(A Cïéante.)
Dorine... Mon beau-frère, attendez, je vous prie.
Vous voulez bien souffrir, pour m'ôter de souci,
Que je m'informe un peu des nouvelles d'ici ?
(A Dorine.)
Tout s'est-il, ces deux jours, passé de bonne sorte ?
Qu'est-ce qu'on fait céans ? comme est-ce qu'on s'y
[porte ?
DORINE
Madame eut, avant-hier, la fièvre jusqu'au soir,
Avec un mal de tête étrange à concevoir.
ORGON
Et Tartuffe ?
DORINE
Tartuffe? il se porte à merveille,
Gros et gras, le teint frais et la bouche vermeille.
ORGON
Le pauvre homme !
30 LE TATRUFFH
DORINE
Le soir elle eut un grand dégoût.
Et ne put au souper toucher à rien du tout.
Tant sa douleur de tète était encore cruelle.
ORGON
Et Tartuffe?
DORINE
Il soupa, lui tout seul, devant elle,
Et fort dévotement il mangea deux perdrix
Avec une moitié de gigot en hachis.
ORGON
Le pauvre homme !
DORINE
La nuit se passa tout entière
Sans qu'elle pût fermer un moment la paupière;
Des chaleurs l'empêchaient de pouvoir sommeiller,
Et jusqu'au jour près d'elle il nous fallut veiller.
ORGON
Et Tartuffe ?
DORINE
Pressé d'un sommeil agréable.
Il passa dans sa chambre au sortir de la table,
Et dans son lit bien chaud il se mit tout soudain,
Où sans trouble il dormit jusques au lendemain.
ORGON
Le pauvre homme !
DORINE
A la fin, par nos raisons gagnée.
Elle se résolut à souffrir la saignée,
Et le soulagement suivit tout aussitôt.
ACTH PRHMIER. SCENE ClNaUIEMh 31
ORGON
Et Tartuffe ?
DORINE
Il reprit courage comme il faut,
Et, contre tous les maux fortifiant son âme,
Pour réparer le sang qu'avait perdu Madame,
But, à son déjeuner, quatre grands coups de vin.
ORGON
Le pauvre homme !
DORINE
Tous deux se portent bien enfin ;
Et je vais à Madame annoncer par avance
La part que vous prenez à sa convalescence.
SCENE V
ORGON, CLÉANTE
CLÉANTE
A votre nez, mon frère, elle se rit de vous,
Et, sans avoir dessein de vous mettre en courroux.
Je vous dirai tout franc que c'est avec justice.
A-t-on jamais parlé d'un semblable caprice ?
Et se peut-il qu'un homme ait un charme aujour-
A vous faire oublier toutes choses pour lui? [d'hui
Qu'après avoir chez vous réparé sa misère,
Vous en veniez au point...
32 LE TARTUFFE
ORGON
Halte-là, mon beau-frère ;
Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez.
CLÉANTE
Je ne le connais pas, puisque vous le voulez,
Mais enfin, pour savoir quel homme ce peut-être...
ORGON
Mon frère, vous seriez charmé de le connaître,
Et vos ravissements ne prendraient point de fin.
C'est un homme... qui... ah !... un homme... un
[homme enfin.
Qui suit bien ses leçons, goûte une paix profonde,
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec son entretien :
Il m'enseigne à n'avoir affection pour rien,
De toutes amitiés il détache mon âme,
Et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
CLÉANTE
Les sentiments humains, mon frère, que voilà!
ORGON
Ah ! si vous aviez vu comme j'en fis rencontre.
Vous auriez pris pour lui l'amitié que je montre.
Chaque jour à l'église il venait, d'un air doux,
Tout vis à vis de moi se mettre à deux genoux.
Il attirait les yeux de l'assemblée entière
Par l'ardeur dont au Ciel il poussait sa prière;
Il faisait des soupirs, de grands élancements,
Et baisait humblement la terre à tous moments,
Et, lorsque je sortais il me devançait vite
Pour m'aller à la porte ofl^rir l'eau bénite.
ACTE PREMIER. SCENE CINaUIEME 33
Instruit par son garçon, qui dans tout l'imitait,
Et de son indigence et de ce qu'il était,
Je lui faisais des dons; mais, avec modestie.
Il me voulait toujours en rendre une partie.
« C'est trop, me dirait-il, c'est trop de la moitié.
Je ne mérite pas de vous faire pitié ».
Et, quand je refusais de le vouloir reprendre,
Aux pauvres à mes yeux il allait le répandre.
Enfin le Ciel chez moi me le fit retirer,
Et, depuis ce temps-là, tout semble y prospérer.
Je vois qu'il reprend tout, et qu'à ma femme même
Il prend, pour mon bonheur, un intérêt extrême;
Il m'avertit des gens qui lui font les yeux doux,
Et plus que moi six fois il s'en montre jaloux.
Mais vous ne croiriez point jusqu'où monte son zèle;
Il s'impute à péché la moindre bagatelle ;
Un rien presque suffit pour le scandaliser,
Jusque-là qu'il se vint l'autre jour accuser
D'avoir pris une puce, en faisant sa prière.
Et de l'avoir tuée avec trop de colère.
CLÉANTE
Parbleu ! vous êtes fou, mon frère, que je crois.
Avec de tels discours vous moquez-vous de moi ?
Et que prétendez-vous ? Que tout ce badinage...
ORGON
Mon frère, ce discours sent le libertinage.
Vous en êtes un peu dans votre âme entiché,
Et, comme je vous l'ai plus de dix fois prêché,
Vous vous attirerez quelque méchante affaire.
CLÉANTE
Voilà de vos pareils le discours ordinaire.
Ils veulent que chacun soit aveugle comme eux;
-C'est être libertin que d'avoir de bons yeux,
3
34 LE TARTUFFE
Et qui n'adore pas de vaines simagrées
N'a ni respect ni foi pour les choses sacrées.
Allez, tous vos discours ne me font point de peur ;
Je sais comme je parle, et le Ciel voit mon cœur.
De tous vos façonniers on n'est point les esclaves:
11 est de faux dévots ainsi que de faux braves;
Et, comme on ne voit pas ou l'honneur les conduit
Les vrais braves soient ceux qui font beaucoup de
^bruit.
Les bons et vrais dévots, qu'on doit suivre à la trace,
Ne sont pas ceux aussi qui font tant de grimace.
Hé quoi! vous ne ferez nulle distinction
Entre l'hypocrisie et la dévotion ?
Vous les voulez traiter d'un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu'au visage;
Égaler l'artifice à la sincérité,
Confondre l'apparence avec la vérité,
Estimer le fantôme autant que la personne.
Et la fausse monnaie à l'égal de la bonne?
Les hommes, la plupart, sont étrangement faits!
Dans la juste nature on ne les voit jamais;
La raison a pour eux des bornes trop petites;
En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer et pousser trop avant.
Que cela vous soit dit en passant, mon beau-frère.
ORGON
Oui, vous êtes, sans doute, un docteur qu'on révère;
Tout le savoir du monde est chez vous retiré;
Vous êtes le seul sage et le seul éclairé,
Un oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes.
Et, près de vous, ce sont des sots que tous les
[hommes.
ACTE PREMIER. SCENE CINQUIEME 35
CLÉANTE
Je ne suis point, mon frère, un docteur révéré.
Et le savoir chez moi n'est pas tout retiré;
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence ;
Et, comme je ne vois nul i^enre de héros
Qui soient plus à priscM- que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d'un véritable zèle,
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d'un ;^èle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place.
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément et se joue, à leur gré.
De ce qu'ont les mortels de plus saint et sacré;
Ces gens qui, par une âme à l'intérêt soumise.
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
A prix de faux clins d'yeux et d'élans affectés;
Ces gens, dis-je, qu'on voit d'une ardeur non com-
Par le chemin du Ciel courir a leur fortune; [rnune
Qui, brûlants et priants, demandent chaque jour
Et prêchent la retraite au milieu de la cour;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d'artifices,
Et, pour perdre quelqu'un, couvrent insolemment
De l'intérêt du Ciel leur fier ressentiment;
D'autant plus dangereux dans leur âpre colère
Qu'ils prennent contre nous des armes qu'on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré.
De ce faux caractère on en voit trop paraître;
Mais les dévots de cœur sont aisés à connaître.
\otre siècle, mon frère, en expose à nos yeux
Qui peuvent nous servir d'exemples glorieux.
36 LE TARTUFFE
Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre :
Ce titre par aucun ne leur est débattu.
Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu,
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine et traitable.
Ils ne censurent point toutes nos actions :
Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections,
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nôtres.
L'apparence du mal a chez eux peu d'appui,
Et leur âme est portée à juger bien d'autrui.
Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre ;
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement :
Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre avec un zèle extrême
Les intérêts du Ciel plus qu'il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer.
Votre homme, à dire vrai, n'est pas de ce modèle.
C'est de fort bonne foi que vous vantez son zèle.
Mais par un faux éclat je vous crois ébloui.
ORGON
Monsieur mon cher beau-frère, avez-vous tout dit ?
CLÉANTE
Oui.
ORGON
Je suis votre valet.
(Il veut s'en aller.)
CLÉANTE
De grâce, un mot, mon frère.
Laissons là ce discours. Vous savez que Valère
Pour être votre gendre a parole de vous.
ACTE PREMIER. SCÈNE CINQ.U1ÈME 37
ORGON
Oui.
CLÉANTE
Vous aviez pris jour pour un lien si doux.
ORGON
Il est vrai.
CLÉANTE
Pourquoi donc en différer la fête ?
ORGON
Je ne sais.
CLÉANTE
Auriez-vous autre pensée en tête?
ORGON
Peut-être.
CLÉANTE
Vous voulez manquer à votre foi?
ORGON
Je ne dis pas cela.
CLÉANTE
Nul obstacle, je crois,
Ne vous peut empêcher d'accomplir vos promesses.
ORGON
Selon.
CLÉANTE
Pour dire un mot faut-il tant de finesses ?
Valère sur ce point me fait vous visiter.
ORGON
Le Ciel en soit loué !
38 LE TARTUFFE
CLÉANTE
Mais que lui reporter?
ORGON
Tout ce qu'il vous plaira.
CLÉANTE
Mais il est nécessaire
De savoir vos desseins. Quels sont-ils donc ?
ORGON
De faire
Ce que le Ciel voudra.
CLÉANTE
Mais parlons tout de bon.
Valère a votre foi. La tiendrez- vous, ou non ?
ORGON
Adieu.
CLÉANTE, seul.
Pour son amour je crains une disgrâce,
Et je dois l'avertir de tout ce qui .se passe.
ACTE II
SCÈNE PREMIÈRE
ORGON, MARIANE
ORGON
Mariane.
iMARIANE
Mon père.
ORGON
Approchez. J'ai de quoi
Vous parler en secret.
MARIANE
Que cherchez-vous ?
ORGON, // regarde dans un petit cabinet.
Je vois
Si quelqu'un n'est point là qui pourrait nous enten-
Car ce petit endroit est propre pour surprendre, [dre,
40 LE TARTUFFE
Or sus, nous voilà bien. J'ai Mariane, en vous
Reconnu de tout temps un esprit assez doux.
Ht de tout temps aussi vous m'avez été chère.
MARIANE
Je suis fort redevable à cet amour de père.
ORGON
C'est fort bien dit, ma fille ; et, pour le mériter,
Vous devez n'avoir soin que de me contenter.
MARIANE
C'est où je mets aussi ma gloire la plus haute.
ORGON
Fort bien. Que dites-vous de Tartuffe, notre hôte?
MARIANE
Qui, moi?
ORGON
Vous. Voyez bien comme vous répondrez.
MARIANE
Hélas! j'en dirai, moi, tout ce que vous voudrez.
ORGON
Cest parler sagement. Dites-moi donc, ma fille,
Qu'en toute sa personne un haut mérite brille.
Qu'il touche votre cœur, et qu'il vous serait doux
De le voir par mon choix, devenir votre époux.
Eh?
(Mariane se recule avec surprise.)
MARIANE
Eh?
ORGON
Qu'est-ce ?
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE PREMIÈRE 41
MARIANE
Plaît-il?
ORGON
Quoi?
MARIANE
Me suis-je méprise ?
ORGON
Comment?
MARIANE
Qui voulez-vous, mon père, que je dise
Qui me touche le cœur, et qu'il me serait doux
De voir par votre choix devenir mon époux ?
ORGON
Tartuffe.
MARIANE
Il n'en est rien, mon père, je vous jure.
Pourquoi me faire dire une telle imposture?
ORGON
Mais je veux que cela soit une vérité;
Et c'est assez pour vous que je l'aie arrêté.
MARIANE
Quoi! vous voulez, mon père...
ORGON
Oui, je prétends, ma fille,
Unir par votre hymen Tartuffe à ma famille.
11 sera votre époux, j'ai résolu cela;
Et, comme sur vos vœux je...
42 LE TARTUFFE
SCÈNE II
DORINE, ORGON, MARIANE
ORGON
Que faites-vous là?
La curiosité qui vous presse est bien forte
Ma mie, à nous venir écouter de la sorte.
DORINE
Vraiment, je ne sais pas si c'est un bruit qui part
De quelque conjecture ou d'un coup de hasard,
Mais de ce mariage on m'a dit la nouvelle,
Et j'ai traité cela de pure bagatelle.
ORGON
Quoi donc! la chose est-elle incroyable?
DORINE
A tel point
Que vous-même, Monsieur, je ne vous en crois point.
ORGON
Je sais bien le moyen de vous le faire croire.
DORINE
Oui, oui, vous nous contez une plaisante histoire.
ORGON
Je conte justement ce qu'on verra dans peu.
DORINE
Chansons!
ORGON
Ce que je dis, ma fille, n'est point jeu.
ACTE DfiUXIÈMR. SCÈNE DEUXIÈME 4?
DORINE
Allez, ne croyez point à monsieur votre père :
Il raille.
ORGON
Je vous dis...
DORINE
Non, vous avez beau faire,
On ne vous croira point.
ORGON
A la fin, mon courroux.
DORINE
Hé bien! on vous croit donc, et c'est tant pis pour
[vous.
Quoi ! se peut-il, Monsieur, qu'avec l'air d'homme sage
Et cette large barbe au milieu du visage,
Vous soyez assez fou pour vouloir...
ORGON
Ecoutez :
Vous avez pris céans certaines privautés
Qui ne me plaisent point, je vous le dis, ma mie.
DORINE
Parlons sans nous fâcher, Monsieur, je vous supplie.
Vous moquez-vous des gens d'avoir fait ce complot?
Votre fille n'est point l'affaire d'un bigot,
Il a d'autres emplois auxquels il faut qu'il pense;
Et puis, que vous apporte une telle alliance?
A quel sujet aller, avec tout votre bien,
Choisir un gendre gueux...
ORGON
Taisez-vous. S'il n'a rien,
44 LE TARTUFFE
Sachez que c'est par là qu'il faut qu'on le révère.
Sa misère est sans doute une honnête misère.
Au-dessus des grandeurs elle doit l'élever,
Puisqu'enfin de son bien il s'est laissé priver
Par son trop peu de soin des choses temporelles
Et sa puissante attache aux choses éternelles.
Mais mon secours pourra lui donner les moyens
De sortir d'embarras et rentrer dans ses biens.
Ce sont fiefs qu'à bon titre au pays on renomme.
Et, tel que l'on le voit, il est bien gentilhomme.
DORINE
Oui, c'est lui qui le dit, et cette vanité.
Monsieur, ne sied pas bien avec la piété.
Qui dune sainte vie embrasse l'innocence
Ne doit pas tant prôner son nom et sa naissance.
Ht l'humble procédé de la dévotion
Souffre mal les éclats de cette ambition.
A quoi bon cet orgueil ?. . . Mais ce discours vous blesse :
Parlons de sa personne et laissons sa noblesse.
Ferez-vous possesseur, sans quelque peu d'ennui,
D'une fille comme elle un homme comme lui ?
Et ne devez-vous pas songer aux bienséances
Et de cette union prévoir les conséquences ?
Sachez que d'une fille on risque la vertu
Lorsque dans son hymen son goût est combattu ;
Que le dessein d'y vivre en honnête personne
Dépend des qualités du mari qu'on lui donne,
Et que ceux dont partout on montre au doigt le front
Font leurs femmes souvent ce qu'on voit qu'elles sont.
Il est bien difficile enfin d'être fidèle
A de certains maris faits d'un certain modèle.
Et qui donne à sa fille un homme qu'elle hait
Est responsable au Ciel des fautes qu'elle fait.
Songez à quel péril votre dessein vous livre.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE DEUXIEME 4s
ORGON
Je vous dis qu'il me faut apprendre d'elle à vivre !
DORINE
Vous n'en feriez que mieux de suivre mes leçons.
ORGON
Ne nous amusons point, ma fille, à ces chansons,
Je sais ce qu'il vous faut, et je suis votre père.
J'avais donné pour vous ma parole à Valère;
Mais, outre qu'à jouer on dit qu'il est enclin.
Je le soupçonne encore d'être un peu libertin;
Je ne remarque point qu'il hante les églises.
DORINE
Voulez-vous qu'il y coure à vos heures précises.
Comme ceux qui n'y vont que pour être aperçus ?
ORGON
Je ne demande pas votre avis là-dessus.
Enfin avec le Ciel l'autre est le mieux du monde,
Et c'est une richesse à nulle autre seconde.
Cet hymen de tous biens comblera vos désirs,
Il sera tout confit en douceurs et plaisirs.
Ensemble vous vivrez, dans vos ardeurs fidèles,
Comme deux vrais enfants, comme deux tourterelles,
A nul fâcheux débat jamais vous nen viendrez,
Et vous ferez de lui tout ce que vous voudrez.
DORINE
Elle? Elle n'en fera qu'un sot, je vous assure.
ORGON
Ouais ! quels discours !
DORINE
Je dis qu'il en a l'encolure,
46 LE TARTUFFE
Et que son ascendant, Monsieur, l'emportera
Sur toute la vertu que votre fille aura.
ORGON
Cessez de m'interrompre, et songez à vous taire,
Sans mettre votre nez où vous n'avez que faire.
DORINE
Je n'en parle. Monsieur, que pour votre intérêt.
(Elle l'interrompt toujours au moment qui!
se retourne pour parler à sa fille.)
ORGON
C'est prendre trop de soin; taisez-vous, s'il vous plaît.
DORINE
Si Ton ne vous aimait...
ORGON
Je ne veux pas qu'on m'aime.
DORINE
Et je veux vous aimer. Monsieur, malgré vous-même.
ORGON
Ah!
DORINE
Votre honneur m'est cher, et je ne puis souffrir
Qu'aux brocards d'un chacun vous alliez vous offrir.
ORGON
Vous ne vous tairez point?
DORINE
C'est une conscience
Que de vous laisser faire une telle alliance.
ORGON
Te taii as-tu, serpent dont les traits effrontés...
ACTE DEUXIEME. SCÈNE DEUXIÈME 47
DORINE
Ah ! vous êtes dévot, et vous vous emportez ?
ORGON
Oui, ma bile s'échauffe à toutes ces fadaises,
Et tout résolument je veux que tu te taises.
DORINE
Soit. Mais, ne disant mot, je n'en pense pas moins.
ORGON
Pense, si tu le veux; mais applique tes soins
A ne m'en point parler, ou... suffit.
(Se retournant vers sa fille.)
Comme sage,
J'ai pesé mûrement toutes choses.
DORINE
J'enrage
De ne pouvoir parler.
(Elle se tait lorsqu'il tourne la tête.)
ORGON
Sans être damoiseau,
Tartuffe est fait de sorte...
DORINE
Oui, c'est un beau museau !
ORGON
Que, quand tu n'aurais même aucune sympathie
Pour tous les autres dons ..
(Il se tourne devant elle, et la regarde, les
bras croisés).
DORINE
La voilà bien lotie !
48 LE TARTUFFE
Si j 'étais en sa place, un homme, assurément,
Ne m'épouserait pas de force impunément.
Et je lui ferais voir, bientôt après la fête,
Qu'une femme a toujours une vengeance prête.
ORGON
Donc, de ce que je dis, on ne fera nul cas?
DORINE
De quoi vous plaignez-vous ? Je ne vous parle pas.
ORGON
Qu'est-ce que tu fais donc?
DORINE
Je me parle à moi-même.
ORGON
Fort bien. Pour châtier son insolence extrême.
Il faut que je lui donne un revers de ma main.
(Il se met en posture de lui donner tin soufflet; et
Dorine, à chaque coup d'œil qu'il jette, se tient
droite sans parler.)
Ma fille, vous devez approuver mon dessein...
Croire que le mari... que j'ai su vous élire...
(A Dorine.)
Que ne parles- tu ?
DORINE
Je n'ai rien à me dire.
ORGON
Encore un petit mot.
DORINE
Il ne me plaît pas, moi.
ACTE DEUXIÈME. SCENE TROISIEME 49
ORGON
Certes, je t'y guettais.
DORINE
Quelque sotte, ma foi !
ORGON
Enfin, ma fille, il faut payer d'obéissance,
Et montrer pour mon choix entière déférence.
DORINE, en s' enfuyant.
Je me moquerais fort de prendre un tel époux.
(Il lui veut donner un soufflet et la manque.)
ORGON
Vous avez là, ma fille, une peste avec vous,
Avec qui sans péché je ne saurais plus vivre.
Je me sens hors d'état maintenant de poursuivre;
Ses discours insolents m'ont mis l'esprit en feu,
Et je vais prendre l'air pour me rasseoir un peu.
SCENE III
DORINE, MARIANE
DORINE
Avez-vous donc perdu, dites-moi, la parole,
Et faut-il qu'en ceci je fasse votre rôle?
Souffrir qu'on vous propose un projet insensé
Sans que du moindre mot vous l'ayez repoussé!
50 LE TARTUFFE
MARIANE
Contre un père absolu que veux-tu que je fasse?
DORINE
Ce qu'il faut pour parer une telle menace.
MARIANE
Quoi?
DORINE
Lui dire qu'un cœur n'aime point par autrui;
Que vous vous mariez pour vous, non pas pour lui;
Qu étant celle pour qui se fait toute l'affaire,
C'est à vous, non à lui, que le mari doit plaire,
Et que, si son Tartuffe est pour lui si charmant,
Il le peut épouser sans nul empêchement.
MARIANE
Un père, je l'avoue, a sur nous tant d'empire
Que je n'ai jamais eu la force de rien dire.
DORINE
Mais raisonnons. Valère a fait pour vous des pas :
L'aimez-vous, je vous prie, ou ne l'aimez-vous pas?
MARIANE
Ah ! qu'envers mon amour ton injustice est grande,
Dorine ! Me dois-tu faire cette demande?
T'ai-je pas là-der,sus ouvert cent fois mon cœur,
Et sais-tu pas pour lui jusqu'où va mon ardeur?
DORINE
Que sais-je si le C(X'ur a parlé par la bouche,
Et si c'est tout de bon que cet amant vous touche?
MARIANE
Tu me fais un gran 1 tort, Dorine, d'en douter,
Et mes vrais sentiments ont su trop éclater.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE TROISIÈME 51
DORINE
Enfin, vous l'aimez donc?
MARIANE
Oui, d'une ardeur extrême.
DORINE
Et, selon l'apparence, il vous aime de même?
MARIANE
Je le crois.
DORINE
Et tous deux brûlez également
De vous voir mariés ensemble?
iVlARIANE
Assurément.
DORINE
Sur cette union quelle est donc votre attente ?
MARIANE
De me donner la mort, si l'on me violente.
DORINE
Fort bien. C'est un recours où je ne songeais pas :
Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras.
Le remède, sans doute, est merveilleux. J'enrage
Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage.
MARIANE
Mon Dieu, de quelle humeur, Dorine, tu te rends!
Tu ne compatis point aux déplaisirs des gens.
DORINE
Je ne compatis point à qui dit des sornettes,
Et dans l'occasion mollit comme vous faites.
52 LE TARTUFFE
MARIANE
Mais que veux-tu ? Si j'ai de la timidité...
DORINE
Mais l'amour dans un cœur veut de la fermeté.
MARIANE
Mais n'en gardai-je pas pour les feux de Valère ?
Et n'est-ce pas à lui de m'obtenir d'un père ?
DORINE
Mais quoi ! si votre père est un bourru fieffé,
Qui s'est de son Tartuffe entièrement coiffé
Et manque à l'union qu'il avait arrêtée,
La faute à votre amant doit-elle être imputée ?
MARIANE
Mais, par un haut refus et d'éclatants mépris,
Ferai-je dans mon choix voir un cœur trop épris ?
Sortirai-je pour lui, quelque éclat dont il brille,
De la pudeur du sexe et du devoir de fille ?
Et veux-tu que mes feux par le monde étalés...
DORINE
Non, non, je ne veux rien. Je vois que vous voulez
Etre à monsieur Tartuffe, et j'aurais, quand j'y pense,
Tort de vous détourner d'une telle alliance.
Quelle raison aurais-je à combattre vos vœux ?
Le parti, de soi-même, est fort avantageux.
Monsieur Tartuffe ! Oh ! oh ! n'est-ce rien qu'on
[propose ?
Certes, monsieur Tartuffe, à bien prendre la chose.
N'est pas un homme, non, qui se mouche du pied,
Et ce n'est pas peu d'heur que d'être sa moitié.
Tout le monde déjà de gloire le couronne ;
Il est noble chez lui, bien fait de sa personne
ACTE DEUXIEME. SCÈNE TROISIÈME ^3
Il a l'oreille rouge et le teint bien fleuri :
Vous vivrez trop contente avec un tel mari.
MARIANE
Mon Dieu...
DORINE
Quelle allégresse aurez-vous dans votre âme
Quand d'un époux si beau vous vous verrez la femme !
MARIANE
Ah ! cesse, Je te prie, un semblable discours,
Et contre cet hymen ouvre-moi du secours.
C'en est fait, je me rends, et je suis prête à tout faire.
DORINE
Non, il faut qu'une fille obéisse à son père,
Voulût-il lui donner un singe pour époux.
Votre sort est fort beau, de quoi vous plaignez-vous ?
Vous irez par ,Ia coche en sa petite ville,
Qu'en oncles et cousins vous trouverez fertile,
Et vous vous plairez fort à les entretenir.
D'abord chez le beau monde on vous fera venir ;
Vous irez visiter, pour votre bienvenue,
Madame la baillive et madame l'élue.
Qui d'un siège pliant vous feront honorer.
Là, dans le carnaval, vous pourrez espérer
Le bal et la grand'bande, à savoir deux musettes,
Et, parfois, Fagotin et les marionnettes.
Si pourtant votre époux...
MARIANNE
Ah ! tu me fais mourir !
De tes conseils plutôt songe à me secourir.
DORINE
Je suis votre servante.
54 LE TARTUFFE
MARIANH
Eh! Dorine, de grâce...
DORINF.
Il faut, pour vous punir, que cette affaire passe.
MARIANE
Ma pauvre fille !
DORINE
Non.
MARIANE
Si mes vœux déclarés...
DORINE
Point. Tartuffe est votre homme, et vous en tàterez,
MARIANE
Tu sais qu'à toi toujours je me suis confiée.
Fais-moi...
DORINE
Non. V^ous serez, ma foi, tartuffiée.
MARIANE
Hé bien ! puisque mon sort ne saurait t'émouvoir.
Laisse-moi désormais toute à mon désespoir.
C'est de lui que mon cœur empruntera de l'aide.
Et je sais de mes maux l'infaillible remède.
(Elle veut s'en aller.)
DORINE
Hé ! là, là, revenez, je quitte mon courroux.
Il faut nonobstant tout, avoir pitié de vous.
ACTE DHUXIÈME. SCÈNE QUATRIEME
MARIANlî
Vois-tu, si Ton m'expose à ce cruel martyre,
Je te le dis, Dorine, il faudra que j'expire.
DORINK
Ne vous tourmentez point, on peut adroitement
Empêcher... Mais voici V^iRre, votre amant.
SCENE IV
VALÈRE, MARIANE, DORINE
VALÈRE
On vient de débiter, Madame, une nouvelle
Que je ne savais pas, et qui sans doute est belle.
MARIANE
Quoi!
VALÈRE
Que vous épousez Tartuffe.
MARIANE
Il est certain
Que mon père s'est mis en tête ce dessein.
VALÈRE
Votre père, Madame...
MARIANE
A changé de visée.
La chose vient par lui de m'ètre proposée.
56 LE TARTUFFE
VALÈRE
Quoi ! sérieusement ?
MARIANE
Oui, sérieusement ;
Il s'est pour cet hymen déclaré hautement.
VALÈRE
Et quel est le dessein où votre âme s'arrête,
Madame ?
MARIANE
Je ne sais.
VALÈRE
La réponse est honnête.
Vous ne savez ?
MARIANE
Non.
VALÈRE
Non?
MARIANE
Que me conseillez-vous ?
VALÈRE
Je vous conseille, moi, de prendre cet époux,
MARIANE
Vous me le conseillez ?
VALÈRE
Oui.
MARIANE
Tout de bon ?
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 57
VALÈRE
Sans doute.
Le choix est glorieux, et vaut bien qu'on l'écoute.
MARIANE
Hé bien, c'est un conseil, Monsieur, que je reçois.
VALÈRE
Vous n'aurez pas grand peine à le suivre, je crois.
MARIANE
Pas plus qu'à le donner en a souffert votre âme.
VALÈRE
Moi, je vous l'ai donné pour vous plaire, Madame.
MARIANE
Et moi je le suivrai pour vous faire plaisir.
DORINE, à part.
Voyons ce qui pourra de ceci réussir.
VALÈRE
C'est donc ainsi qu'on aime ? et c'était tromperie,
Quand vous...
MARIANE
Ne parlons point de cela, je vous prie.
Vous m'avez dit tout franc que je dois accepter
Celui que pour époux on me veut présenter.
Et je déclare, moi, que je prétends le faire,
Puisque vous m'en donnez le conseil salutaire.
VALÈRE
Ne vous excusez point sur mes intentions :
Vous aviez pris déjà vos résolutions.
Et vous vous saisissez d'un prétexte frivole
Pour vous autoriser à manquer de parole.
58 LK TARTUFFE
MARIANE
Il est vrai, c est bien dit.
VALÈRE
Sans doute, et votre cœur
N'a jamais eu pour moi de véritable ardeur.
MARIANE
Hélas ! permis à vous d'avoir cette pensée.
VALÈRE
Oui. oui, permis à moi ; mais mon âme offensée
Vous préviendra peut-être en un pareil dessein :
Et je sais où porter et mes vœux et ma main.
MARIANE
Ah ! je n'en doute point ; et les ardeurs qu'excite
Le mérite...
\ALÈRE
Mon Dieu, laissons là le mérite :
Jen ai fort peu, sans doute, et vous en faites foi;
Mais j'espère aux bontés quune autre aura pour moi,
El j'en sais de qui l'âme, â ma retraite ouverte,
Consentira sans honte à réparer ma perte.
MARIANE
La perte n'est pas grande, et de ce changement
Vous vous consolerez assez facilement...
VALÈRE
J'y ferai mon possible, et vous le pouvez croire.
Un cœur qui nous oublie engage notre gloire :
Il faut à l'oublier mettre aussi tous nos soins.
Si l'on en vient à bout, on le doit feindre au moins;
Et cette lâcheté jamais ne se pardonne
De montrer de l'amour pour qui nous abandonne.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE aUATRIÈME 59
MARIANE
Ce sentiment, sans doute, est noble et relevé.
VALÈRE
Fort bien, et d'un chacun, il doit être approuvé.
Hé quoi ! vous voudriez qu'à jamais dans mon âme
Je gardasse pour vous les ardeurs de ma flamme,
Et vous visse à mes yeux passer en d'autres bras,
Sans mettre ailleurs un cœur dont vous ne voulez pas ?
MARIANE
Au contraire, pour moi, c'est ce que je souhaite,
Et je voudrais déjà que la chose fût faite.
VALÈRE
Vous le voudriez ?
MARIANE
Oui.
VALÈRE
C'est assez m'insulter,
Madame, et de ce pas je vais vous contenter.
(Il fait un pas pour s'en aller, et revient toujours.)
MARIANE
Fort bien.
VALÈRE
Souvenez-vous au moins que c'est vous-même
Qui contraignez mon cœur à cet effort extrême.
MARIANE
Oui.
VALÈRE
Et que le dessein que mon âme conçoit
N'est rien quà votre exemple.
6o LE TARTUFFE
MARIANE
A mon exemple, soit.
VALÈRE
Suffit, vous allez être à point nommé servie.
MARIANE
Tant mieux.
VALERE
Vous me voyez, c'est pour toute ma vie.
MARIANE
A la bonne heure !
VALÈRE, s' en va, et, lorsqu'il est vers la porte, il se
retourne.
Euh?
MARIANE
Quoi ?
VALÈRE
Ne m'appelez-vous pas ?
MARIANE
Moi ! Vous rêvez.
\'ALÈRE
Hé bien, je poursuis donc mes pas.
Adieu, Madame.
MARIANE
Adieu, Monsieur.
DORINE
Pour moi, je pense
Que vous perdez l'esprit par cette extravagance.
ACTE DEUXIEME. SCÈNE aUATRIÈME 6i
Et je vous ai laissé tout du long quereller.
Pour voir où tout cela pourrait enfin aller.
Holà ! Seigneur Valère.
(Elle va l'arrêter par le bras et Valère fait mine
de grande résistance.)
VALÈRE
Hé ! que veux-tu, Dorine ?
DORINE
Venez ici.
VALÈRE
Non, non, le dépit me domine.
Ne me détourne point de ce qu'elle a voulu.
DORINE
Arrêtez.
VALÈRE
Non, vois-tu, c'est un point résolu.
DORINE
Ah!
MARIANE
Il souffre à me voir, ma présence le chasse,
Et je ferai bien mieux de lui quitter la place.
DORINE, quitte Valère et court à Mariant,
A l'autre ! Où courez- vous ?
MARIANE
Laisse.
DORINE
Il faut revenir.
MARIANE
Non, non, Dorine, en vain tu veux me retenir.
62 LE TARTUFFE
VALÈRE
Je vois bien que ma vue est pour elle un supplice.
Et sans doute il vaut mieux que je l'en affranchisse.
DORINE, elle quitte Marianc et court à Falère.
Encor ? Diantre soit fait de vous. Si ! je le veux,
Cessez ce badinage, et venez çà tous deux.
(Elle les tire l'un et l'autre.)
VALÈRE
Mais quel est ton dessein?
MARIANE
Qu'est-ce que tu veux faire?
DORINE
Vous bien remettre ensemble et vous tirer d'affaire.
(A Valère.)
Etes-vous fou d'avoir un pareil démêlé ?
VALÈRE
N'as-tu pas entendu comme elle m'a parlé?
DORINE. à Mariane.
Etes-vous folle, vous, de vous être emportée ?
iMARIANE
N'as-tu pas vu la chose, et comme il m'a traitée ?
DORINE, à Valère.
Sottise des deux parts. Elle n'a d'autre soin
Que de se conserver à vous, j'en suis témoin.
(A Mariane.)
Il n'aime que vous seule, et n'a point d'autre envie
Que d'être votre époux, j'en réponds sur ma vie.
ACTF-, DEUXIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 63
MARIANE
Pourquoi donc me donner un semblable conseil ?
VALÈRE
Pourquoi m'en demander sur un sujet pareil ?
DORINH
Vous êtes fous tous deux. Çà, la main, l'un et l'autre.
(A VaUre.)
Allons, vous.
VALÈRE, en donnant sa main à Dorim.
A quoi bon ma main ?
DORIXE, à Mariane.
Ah ! çà, la vôtre.
MARIANE, en donnant aussi sa main.
De quoi sert tout cela ?
DORINE
Mon Dieu! vite, avancez.
Vous vous aimez tous deux plus que vous ne pensez.
VALERE, à Mariane.
Mais ne faites donc point les choses avec peine,
Et regardez un peu les gens sans nulle haine.
(Mariane tourne l'œil sur VaJère, et fait un petit
sourire.)
DORINE
A vous dire le vrai, les amants sont bien fous !
VALÈRE
Oh çà ! n'ai-je pas lieu de me plaindre de vous ?
Et, pour n'en point mentir, n'êtes-vous pas méchante
De vous plaire à me dire une chose affligeante ?
64 LE TARTUFFE
MARIANE
Mais vous, n'êtes-vous pas l'homme le plus ingrat...
DORINE
Pour une autre saison laissons tout ce débat,
Et songeons à parer ce fâcheux mariage.
MARIANE
Dis-nous donc quels ressorts il faut mettre en usage.
DORINE
Nous en ferons agir de toutes les façons.
Votre père se moque, et ce sont des chansons.
Mais, pour vous, il vaut mieux qu'à son extravagance
D'un doux consentement vous prêtiez l'apparence,
Afin qu'en cas d'alarme il vous soit plus aisé
De tirer en longueur cet hymen proposé.
En attrapant du temps à tout on remédie.
Tantôt vous payerez de quelque maladie
Qui viendra tout à coup et voudra des délais,
Tantôt vous payerez de présages mauvais :
Vous aurez fait d'un mort la rencontre fâcheuse.
Cassé quelque miroir, ou songé d'eau bourbeuse.
Enfin, le bon de tout, c'est qu'à d'autres qu'à lui
On ne vous peut lier que vous ne disiez oui.
Mais, pour mieux réussir, il est bon, ce me semble,
Qu'on ne vous trouve point tout deux parlant
[ensemble.
(A Valère.)
Sortez, et sans tarder employez vos amis
Pour vous faire tenir ce qu'on vous a promis.
Nous allons réveiller les efforts de son frère,
Et dans notre parti jeter la belle-mère.
Adieu.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE QUATRIÈME 65
VALÈRE, à Mariane.
Quelques efforts que nous préparions tous,
Ma plus grande espérance, à vrai dire, est en vous.
MARIANE, à Valère.
Je ne vous réponds pas des volontés d'un père ;
Mais je ne serai point à d'autre qu'à Vàlère.
VALÈRE
Que vous me comblez d'aise ! et, quoi que puisse
[oser...
DORINE
Ah ! jamais les amants ne sont las de jaser.
Sortez, vous dis-je.
VALÈRE, fait un pas, et revient.
Enfin...
DORINE
Quel caquet est le vôtre !
(Les poussant chacun par l'épaule.)
Tirez de cette part ; et vous, tirez de l'autre.
ACT€ III
SCÈNE PREMIÈRE
DAMIS, DORINE
DAMIS
Que la foudre sur l'heure achève mes destins,
Qu'on me traite partout du plus grand des faquins,
S'il est aucun respect ni pouvoir qui m'arrête,
Et si je ne fais pas quelque coup de ma têie.
DORINE
De grâce, modérez un tel emportement ;
Votre père n'a fait quen parler simplement :
On n'exécute pas tout ce qui se propose,
Et le chemin est long du projet à la chose.
DAMIS
Il faut que de ce fat j'arrête les complots.
Et qu'à l'oreille un peu je lui dise deux mots.
68 LE TARTUFFE
DORINE
Ah ! tout doux! envers lui, comme envers votre père,
Laissez agir les soins de votre belle-mère.
Sur l'esprit de Tartuffe elle a quelque crédit,
Il se rend complaisant à tout ce qu'elle dit,
Et pourrait bien avoir douceur de cœur pour elle.
Plût à Dieu qu'il fût vrai ! la chose serait belle !
Enfin votre intérêt l'oblige à le mander ;
Sur l'hymen qui vous trouble elle veut le sonder,
Savoir ses sentiments, et lui faire connaître
Quels fâcheux démêlés il pourra faire naître,
S'il faut qu'à ce dessein il prête quelque espoir.
Son valet dit qu'il prie, et je n'ai pu le voir ;
Mais ce valet m'a dit qu'il s'en allait descendre.
Sortez donc, je vous prie, et me laissez l'attendre.
DAMIS
le puis être présent à tout cet entretien.
DORINE
Point : il faut qu'ils soient seuls.
DAMIS
Je ne lui dirai rien.
DORINE
Vous vous moquez ; on sait vos transports ordinaires,
Et c'est le vrai moyen de gâter les affaires.
Sortez.
DAMIS
Non, je veux voir sans me mettre en courroux.
DORINE
Que vous êtes fâcheux ! Il vient, retirez- vous.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE DEUXIÈME 69
SCÈNE II
TARTUFFE, LAURENT, DORINE
TARTUFFE, apercevant Dorine.
Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l'on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j'ai partager les derniers.
DORINE
Que d'affectation et de forfanterie !
TARTUFFE
Que voulez-vous ?
DORINE
Vous dire...
TARTUFFE. // lire un mouchoir de sa poche.
Ah ! mon Dieu, je vous prie,
Avant que de parler, prenez-moi ce mouchoir.
DORINE
Comment ?
TARTUFFE
Couvrez ce sein que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées.
Et cela fait venir de coupables pensées.
DORINE
Vous êtes donc bien tendre à la tentation.
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
7c. LE TARTUFFE
Certes, je ne sais pas quelle chaleur vous monte.
Mais à convoiter, moi, je ne suis point si prompte,
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas
Que toute votre peau ne me tenterait pas.
TARTUFFE
Mettez dans vos discours un peu de modestie,
Ou je vais sur-le-champ vous quitter la partie.
DORINE
Non, non, c'est moi qui vais vous laisser en repos,
Et je n'ai seulement qu'à vous dire deux mots.
Madame va venir dans cette salle basse.
Et d'un mot d'entretien vous demande la grâce.
TARTUFFE
Hélas ! très volontiers.
DORINE, en soi-iuéine.
Comme il se radoucit !
Ma foi, je suis toujours pour ce que j'en ai dit.
TARTUFFE
Viendra-t-elle bientôt ?
DORINE
Je lentends, ce me semble,
Oui, c'est elle en personne, et je vous laisse ensemble.
ACTE TROISIÈME SCÈNE TROISIÈME 71
SCÈNE m
ELMIRE, TARTUFFE
TARTUFFE
Que le Ciel à jamais, par sa toute bonté.
Et d'.' l'âme et du corps vous donne la santé,
Et bénisse vos jours autant que le désire
Le plus humble de ceux que son amour inspire !
ELMIRE
Je suis fort obligée à ce souhait pieux ;
Mais prenons une chaise afin d'être un peu mieux.
TARTUFFE
Comment de votre mal vous sentez-vous remise ?
ELMIRE
Fort bien, et cette fièvre a bientôt quitté prise.
TARTUFFE
Mes prières n'ont pas le mérite qu'il faut
Pour avoir attiré cette grâce d'en haut,
Mais je n'ai fait au Ciel nulle dévote instance
Qui n'ait eu pour objet votre convalescence.
ELMIRE
Votre zèle pour moi s'est trop inquiété.
TARTUFFE
On ne peut trop chérir votre chère santé,
Et pour la rétablir j'aurais donné la mienne.
ELMIRE
C'est pousser bien avant la charité chrétienne,
Et je vous dois beaucoup pour toutes ces bontés.
72 LE TARTUFFE
TARTUFFE
Je fais bien moins pour vous que vous ne méritez.
ELMIRE
J'ai voulu vous parler en secret d'une affaire,
Et suis bien aise ici qu'aucun ne nous éclaire.
TARTUFFE
J'en suis ravi de même, et sans doute il m'est doux,
Madame, de me voir seul à seul avec vous.
C'est une occasion qu'au Ciel j'ai demandée.
Sans que jusqu'à cette heure il me l'ait accordée.
ELMIRE
Pour moi, ce que je veux, c'est un mot d'entretien
Où tout votre cœur s'ouvre et ne me cache rien.
TARTUFFE
Et je ne veux aussi, pour grâce singulière,
Que montrer à vos yeux mon âme toute entière,
Et vous faire serment que les bruits que j'ai faits
Des visites qu'ici reçoivent vos attraits
Ne sont pas envers vous l'effet d'aucune haine.
Mais plutôt d'un transport de zèle qui m'entraîne,
Et d'un pur mouvement...
ELMIRE
Je le prends bien aussi.
Et crois que mon salut vous donne ce souci.
TARTUFFE, // lui serre le bout des doigts.
Oui, Madame, sans doute, et ma ferveur est telle...
ELMIRE
Ouf! vous me serrez trop.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE TROISIÈME 73
TARTUFFE
Cest par excès de zèle.
De vous faire aucun mal je n'eus jamais dessein.
Et j'aurais bien plutôt...
(Il lui mel la main sur le ^enou.)
ELMIRE
Que fait là votre main?
TARTUFFE
Je tâte votre habit; l'étoffe en est moelleuse.
ELMIRE
Ah! de grâce, laissez; je suis fort chatouilleuse.
(Elle recule sa chaise, cl Tartuffe rapproche la
sienne.)
TARTUFFE
Mon Dieu! que de ce point l'ouvrage est merveilleux !
On travaille aujourd'hui d'un air miraculeux;
Jamais en toute chose on n'a vu un si bien faire.
ELMIRE
Il est vrai. Mais parlons un peu de notre affaire.
On tient que mon mari veut dégager sa foi,
Et vous donner sa fille : est-il vrai, dites moi?
TARTUFFE
Il m'en a dit deux mots; mais, Madame, à vrai dire,
Ce n'est pas le bonheur après quoi je soupire.
Et je vois autre part les merveilleux attraits
De la félicité qui fait tous mes souhaits.
ELMIRE
C'est que vous n'aimez rien des choses de la terre.
74 LE TARTUFFE
TARTUFFE
Mon sein n'enferme pas un cœur qui soit de pierre.
ELMIRF
Pour moi, je crois qu'au Ciel tendent tous vos soupirs,
Et que rien ici-bas n'arrête vos désirs.
TARTUFFE
L'amour qui nous attache aux beautés éternelles
N'étouffe pas en nous l'amour des temporelles.
Nos sens facilement peuvent être charmés
Des ouvrages parfaits que le Ciel a formés.
Ses attraits réfléchis brillent dans vos pareilles,
Mais il étale en vous ses plus rares merveilles.
Il a sur votre face épanché des beautés
Dont les \eux sont surpris et les cœurs transportés;
Et je n'ai pu vous voir, parfeite créature,
Sans admirer en vous l'auteur de la nature,
Et d'une ardente amour sentir mon cœur atteint
Au plus beau des portraits où lui-même il s'est peint.
D'abord j "appréhendai que cette ardeur secrète
Ne fût du noir esprit une surprise adroite ;
Et même à fuir vos yeux mon cœur se résolut,
Vous croyant un obstacle à faire mon salut.
Mais enfin je connus, ô beauté toute aimable,
Que cette passion peut n'être point coupable;
Que je puis l'ajuster avecque la pudeur.
Et c'est ce qui m'y fiiit abandonner mon cœur.
Ce m'est, je le confesse, une audace bien grande
Que d'oser de ce cœur vous adresser l'offrande;
Mais j'attends en mes vœux tout de votre bonté,
Et rien des vains efforts de mon infirmité.
En vous est mon espoir, mon bien, ma quiétude :
De vous dépend ma peine ou ma béatitude;
Et je vais être enfin, par votre seul arrêt.
Heureux, si vous voulez; malheureux, s'il vous plaît.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE TIlûISIEME 7s
ELMIRE
La déclaration est tout à tait galante ;
Mais elle est, à vrai dire, un peu bien surprenante.
Vous deviez, ce me semble, armer mieux votre sein.
Et raisonner un peu sur un pareil dessein.
Un dévot comme vous, et que partout on nomme...
TARTUFFE
Ah! pour être dévot, je n'en suis pas moins homme;
Et, lorsqu'on vient à voir vos célestes appas.
Un cœur se laisse prendre et ne raisonne pas.
Je sais qu'un tel discours de moi paraît étrange;
Mais, Madame, après tout, Je ne suis pas un ange.
Et. si vous condamnez Faveu que je vous fais,
Vous devez vous en prendre à vos charmants attraits.
Dès que j'en vis briller la splendeur plus qu'humaine,
De mon intérieur vous fûtes souveraine.
De vos regards divins l'ineffable douceur
Força la résistance ou s'obstinait mon coeur;
Elle surmonta tout, jeûnes, prières, larmes,
Et tourna tous mes vœux du côté de vos charmes.
Mes veux et mes soupirs vous l'ont dit mille fois,
Et pour mieux m'expliquer j'emploie ici la voix.
Que si vous contemplez d'une âme un peu bénigne
Les tribulations de votre esclave indigne,
S'il faut que vos bontés veuillent me consoler,
Et jusqu'à mon néant daignent se ravaler,
J'aurai toujours pour vous, ô suave merveille,
Une dévotion à nulle autre pareille.
Votre honneur avec moi ne court point de hasard,
Et n'a nulle disgrâce à craindre de ma part.
Tout ces galants de cour dont les femmes sont folles
Sont bruyants dans leurs faits et vains dans leurs
[paroles ;
76 LE TARTUFFE
De leurs progrès sans cesse on les voit se targuer ;
Ils n'ont point de fiiveurs qu'ils n'aillent divulguer,
Et leur langue indiscrète, en qui l'on se confie,
Déshonore l'autel où leur cœur sacrifie.
Mais les gens comme nous brûlent d'un feu discret,
Avec qui pour toujours on est sûr du secret.
Le soin que nous prenons de notre renommée
Répond de toute chose à la personne aimée,
Et c'est en nous qu'on trouve, acceptant notre cœur.
De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur.
ELMIRE
je vous écoute dire, et votre rhétorique
En termes assez forts à mon âme s'explique.
N'appréhendez-vous point que je ne sois d'humeur
A dire à mon mari cette galante ardeur,
Et que le prompt avis d'un amour de la sorte
Ne pût bien altérer l'amitié qu'il vous porte?
TARTUFFE
Je sais que vous avez trop de bénignité,
Et que vous ferez grâce à ma témérité;
Que vous m'excuserez sur l'humaine faiblesse
Des violents transports d'un amour qui vous blesse.
Et considérerez, en regardant votre air, [chair.
Que Ton n'est pas aveugle, et qu'un homme est de
ELMIRE
D'autres prendraient cela d'autre façon peut-être;
Mais ma discrétion se veut faire paraître.
Je ne redirai point l'affaire à mon époux;
Mais je veux en revanche une chose de vous.
C'est de presser tout franc, et sans nulle chicane.
L'union de Valère avecque Mariane;
De renoncer vous-même à l'injuste pouvoir
Qui veut du bien d'un autre enrichir votre espoir ;
Et...
ACTE TROISIÈME. SCÈNE QUATRIEME 77
SCÈNE IV
ELMIRE, DAMIS, TARTUFFE
DAMIS, sortant du petit cabinet oii il s'était retiré.
Non, Madame, non, ceci doit se répandre.
J'étais en cet endroit, d'où j'ai pu tout entendre,
Et la bonté du Ciel m'y semble avoir conduit
Pour confondre l'orgueil d'un traître qui me nuit,
Pour m'ouvrir une voie à prendre la vengeance
De son hypocrisie et de son insolence,
A détromper mon père, et lui mettre en plein jour
L'âme d'un scélérat qui vous parle d'amour.
ELMIRE
Non, Damis, il suffit qu'il se rende plus sage,
Et tâche à mériter la grâce où je m'engage.
Puisque je l'ai promis, ne m'en dédites pas.
Ce n'est point mon humeur de faire des éclats;
Une femme se rit de sottises pareilles,
Et jamais d'un mari n'en trouble les oreilles.
DAMIS
Vous avez vos raisons pour en user ainsi.
Et pour faire autrement j'ai les miennes aussi.
Le vouloir épargner est une raillerie;
Et l'insolent orgueil de sa cagoterie
N'a triomphé que trop de mon juste courroux,
Et que trop excité de désordres chez nous.
Le fourbe trop longtemps a gouverné mon père
Ht desservi mes feux avec ceux de Valère.
Il faut que du perfide il soit désabusé,
Et le Ciel, pour cela, m'offre un moyen aisé.
78 LE TARTUFFE
De cette occasion je lui suis redevable,
Et pour la négliger elle est trop favorable.
Ce serait mériter qu'il me la vînt ravir
Que de l'avoir en main et ne m'en pas servir.
ELMIRE
Damis!...
DAMIS
Non, s'il vous plaît, il faut que je me croie.
Mon âme est maintenant au comble de sa joie,
Et vos discours en vain prétendent m'obliger
A quitter le plaisir de me pouvoir venger.
Sans aller plus avant, je vais vider l'affaire;
Et voici justement de quoi me satisfaire.
SCENE V
ORGON, DAMIS, TARTUFFE, ELMIRE
DAMIS
Nous allons régaler, mon père, votre abord
D'un incident tout frais qui vous surprendra fort.
Vous êtes bien payé de toutes vos caresses,
Et Monsieur d'un beau prix reconnaît vos tendresses.
Son grand zèle pour vous vient de se déclarer.
Il ne va pas à moins qu'à vous déshonorer.
Et je l'ai surpris là qui faisait à Madame
L'injurieux aveu d'une coupable flamme. [cret
Elle est d'une humeur douce, et son cœur trop dis-
Voulait à toute force en garder le secret;
ACIK TROISIÈME. SCÈNE SIXIEME 79
Mais je ne puis flatter une telle impudence.
Et crois que vous la taire est vous faire une offense.
ELMIRE
Oui, je tiens que jamais de tous ces vains propos
On ne doit d'un mari traverser le repos;
Que ce n'est point de là que l'honneur peut dépendre,
Et qu'il suffit pour nous de savoir nous défendre.
Ce sont mes sentiments; et vous n'auriez rien dit,
Damis, si j'avais eu sur vous quelque crédit.
SCENE VI
ORGON, DAMIS, TARTUFFE
ORGON
Ce que je viens d'entendre, ô Ciel est-il croyable?
TARTUFFE
Oui, mon frère, je suis un méchant, un coupable.
Un malheureux pécheur tout plein d'iniquité,
Le plus grand scélérat qui jamais ait été.
Chaque instant de ma vie est chargé de souillures ;
Elle n'est qu'un amas de crimes et d'ordures,
Et je vois que le Ciel, pour ma punition,
Me veut mortifier en cette occasion.
De quelque grand forfait qu'on me puisse reprendre.
Je n'ai garde d'avoir l'orgueil de m'en défendre.
Croyez ce qu'on vous dit, armez votre courroux,
Et comme un criminel chassez-moi de chez vous.
8o LE TARTUFFE
Je ne saurais avoir tant de honte en partage
Que je n'en aie encor mérité davantage.
ORGON. à son fils.
Ah! traître, oses-tu bien, par cette fausseté,
Vouloir de sa vertu ternir la pureté?
DAMIS
Quoi ! la feinte douceur de cette âme hypocrite
Vous fera démentir...
ORGON
Tais-toi peste maudite!
TARTUFFE
Ah! laissez-le parler; vous l'accusez à tort.
Et vous ferez bien mieux de croire à son rapport.
Pourquoi sur un tel fait mètre si favorable?
Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable?
Vous fiez-vous, mon frère, à mon extérieur?
Et, pour tout ce qu'on voit, me croyez-vous meilleur?
Non, non, vous vous laissez tromper à l'apparence,
Et je ne suis rien moins, hélas! que ce qu'on pense.
Tout le monde me prend pour un homme de bien;
Mais la vérité pure est que je ne vaux rien.
(S'adressanî à Damis.)
Oui, mon cher fils, parlez, traitez-moi de perfide.
D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide;
Accablez-moi de noms encor plus détestés;
Je n'y contredis point, je les ai mérités,
Et j'en veux à genoux soufi"rir l'ignominie.
Comme une honte due aux crimes de ma vie.
ORGON, à Tartuffe.
Mon frère, c'en est trop.
(A son fils.)
Ton cœur ne se rend point,
Traître ?
ACTE TROISIÈME. SCÈNE SIXIÈME 8,
DAMIS
Quoi! ses discours vous séduiront au point...
ORGON
Tais-toi, pendard !
(A Tartuffe.)
Mon frère, eh ! levez-vous, de grâce.
(A son fils.)
Infâme !
DAMIS
Il peut...
ORGON
Tais-toi.
DAMIS
J'enrage ! Quoi ! je passe. .
ORGON
Si tu dis un seul mot, je te romprai les bras.
TARTUFFE
Mon frère, au nom de Dieu, ne vous emportez pas.
J'aimerais mieux souffrir la peine la plus dure
Qu'il eût reçu pour moi la moindre égratignure.
ORGON, à son fils.
Ingrat !
TARTUFFE
Laissez-le en paix. S'il faut à deux genoux
Vous demander sa grâce. . .
ORGON, à Tartuffe.
Hélas ! Vous moquez-vous ?
(A son fils.)
Coquin, vois sa bonté.
6
82 LE TARTUFFH
DAMIS
Donc...
ORGON
Paix!
DAMIS
Quoi, je ..
ORGON
Paix, dis je !
Je sais bien quel motif à l'attaquer t'oblige.
Vous le haïssez tous, et je vois aujourd'hui
Femme, enfants et valets déchaînés contre lui.
On met impudemment toute chose en usage
Pour ôter de chez moi ce dévot personnage ;
Mais plus on fait d'effort afin de l'en bannir,
Plus j'en veux employer h l'y mieux retenir.
Et je vais me hâter de lui donner ma fille
Pour confondre l'orgueil de toute ma famille.
DAMIS
A recevoir sa main on pense l'obliger?
ORGON
Oui, traître, et dès ce soir, pour vous faire enrager.
Ah ! je vous brave tous, et vous ferai connaître
Qu'il faut qu'on m'obéisse et que je suis le maître.
Allons, qu'on se rétracte, et qu'à l'instant, fripon.
On se jette à ses pieds pour demander pardon.
DAMIS
Qui, moi ? de ce coquin qui par ses impostures...
ORGON
Ah ! tu résistes, gueux, et lui dis des injures ?
ACTH TROISIÈMK. SCENE SEPTIÈME 83
Un bâton, un bâton !
(A Tartuffe.)
Ne me retenez pas.
(A son fils.)
Sus. que de ma maison on sorte de ce pas,
Et que d'y revenir on n'ait jamais l'audace.
DAMIS
Oui, je sortirai, mais...
ORGON
Vite, quittons la place.
Je te prive, pendard, de ma succession,
Et te donne, de plus, ma malédiction.
SCENE Vil
ORGON, TARTUFFE
ORGON
Offenser de la sorte une sainte personne !
TARTUFFE
O Ciel ! pardonne- lui la douleur qu'il me donne.
(A Orgon.)
Si vous pouviez savoir avec quel déplaisir
Je vois qu'envers mon frère on tâche à me noircir.
ORGON
Hélas :
84 LE TARTUFFE
TARTUFFE
Le seul penser de cette ingratitude
Fait souffrir à mon âme un supplice si rude...
L'horreur que j'en conçois... J'ai le cœur si serré
Que je ne puis parler, et crois que j'en mourrai.
ORGON. // court tout en larmes à la porte
par où il a chassé son fils.
Coquin ! je me repens que ma main t'ait fait grâce.
Et ne t'ait pas d'abord assommé sur la place.
Remettez-vous, mon frère, et ne vous fâchez pas.
TARTUFFE
Rompons, rompons le cours de ces fâcheux débats.
Je regarde céans quels grands troubles j'apporte.
Et crois qu'il est besoin, mon frère, que j'en sorte.
ORGON
Comment! Vous moquez-vous?
TARTUFFE
On m'y hait, et je vois
Qu'on cherche à vous donner des soupçons de ma foi.
ORGON
Qu'importe ! Voyez-vous que mon creur les écoute ?
TARFUFl-E
On ne manquera pas de poursuivre, sans doute;
Et ces mêmes rapports, qu'ici vous rejetez,
Peut-être une autre fois seront-ils écoutés.
ORGON
Non, mon frère, jamais.
TARTUFFE
Ah ! mon frère, une femme
Aisément d'un mari peut bien surprendre l'âme.
ACTE TROISIÈME. SCENE SEPTIÈME 85
ORGON
Non. non.
TARTUFFE
Laissez-moi vite, en m'éloignant d'ici,
Leur ôter tout sujet de m'attaquer ainsi.
ORGON
Non, vous demeurerez, il y va de ma vie.
TARTUFFE
Hé bien, il faudra donc que je me mortifie.
Pourtant, si vous vouliez...
ORGON
Ah!
TARTUFFE
Soit, n'en parlons plus.
Mais je sais comme il faut en user là-dessus.
L'honneur est délicat, et l'amitié m'engage
A prévenir les bruits et les sujets d'ombrage,
Je fuirai votre épouse et vous ne me verrez...
ORGON
Non, en dépit de tous, vous la fréquenterez.
Faire enrager le monde est ma plus grande joie,
Et je veux qu'à tout heure avec elle on vous voie.
Ce n'est pas tout encor : pour les mieux braver tous,
Je ne veux point avoir d'autre héritier que vous,
Et je vais de ce pas, en fort bonne manière,
Vous faire de mon bien donation entière.
Un bon et franc ami, que pour gendre je prends,
M'est bien plus cher que fils, que femme et que parents.
N'accepterez-vous pas ce que je vous propose ?
86
LE TARTUFFE
TARTUFFE
La volonté du Ciel soit faite en toute chose !
ORGON
Le pauvre homme ! Allons vite en dresser un écrit,
Et que puisse l'envie en crever de dépit !
ACTE IV
SCÈNE PREMIERE
CLÉANTE, TARTUFFE
CLÉANTE
Oui, tout le monde en parle, et vous m'en pouvez
[croire,
L'éclat que fait ce bruit n'est point à votre gloire ,
Et je vous ai trouvé, Monsieur, fort à propos
Pour vous en dire net ma pensée en deux mots.
Je n'examine point à fond ce qu'on expose;
Je passe là-dessus, et prends au pis la chose.
Supposons que Damis n'en ait pas bien usé,
Et que ce soit à tort qu'on vous ait accusé :
N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense
Et d'éteindre en son cœur tout désir de vengeance?
Et devez-vous souffrir, pour votre démêlé,
Que du logis d'un père un fils soit exilé ?
Je vous le dis encore, et parle avec franchise,
Il n'est petit ni grand qui ne s'en scandalise;
88 LE TARTUFFE
Et, si vous m'en croyez, vous pacifierez toui
Ht ne pousserez point les affaires à bout.
Sacrifiez à Dieu toute votre colère,
Kt remettez le fils en grâce avec le père.
TARTUFFE
Hélas! je le voudrais, quant à moi, de bon cœur :
[e ne garde pour lui. Monsieur, aucune aigreur ;
|e lui pardonne tout, de rien je ne le blâme.
Et voudrais le servir du meilleur de mon âme ;
Mais l'intérêt du Ciel n'y saurait consentir,
Et, s'il rentre céans, c'est à moi d'en sortir.
Après son action, qui n'eut jamais d'égale,
Ij: commerce entre nous porterait du scandale :
Dieu sait ce que d'abord tout le monde en croirait ;
A pure politique on me l'imputerait.
Et l'on dirait partout que, me sentant coupable,
|e feins pour qui m'accuse un zèle charitable;
Que mon cœur l'appréhende, et veut le ménager
Pour le pouvoir sous main au silence engager.
CLÉANTE
Vous nous payez ici d'excuses colorées,
Et toutes vos raisons, Monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du Ciel pourquoi vous chargez-vous ?
Pour punir le coupable, a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances,
Ne songez qu'au pardon qu'il prescrit des offenses.
Et ne regardez point aux jugements humains
Quand vous suivez du Ciel les ordres souverains.
Quoi ! le faible intérêt de ce qu'on pourra croire
D'une bonne action empêchera la gloire ?
Non, non ; fiiisons toujours ce que le Ciel prescrit
Et d'aucun autre soin ne nous brouillons l'esprit.
ACTIi (QUATRIEME. SCENE PREMIERE 89
TARTUFFE
Je vous ai déjà dii que mon cœur lui pardonne,
Et c'est faire, Monsieur, ce que le Ciel ordonne;
Mais, après le scandale et l'affront d'aujourd'hui,
Le Ciel n'ordonne pas que je vive avec lui.
CLÉANTE
Et vous ordonne-t-il, Monsieur, d'ouvrir l'oreille
A ce qu'un pur caprice à son père conseille,
Et d'accepter le don qui vous est fait d'un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?
TARTUFFE
Ceux qui me connaîtront n'auront pas la pensée
Que ce soit un effet d'une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d'appas.
De leur éclat trompeur je ne m'éblouis pas;
Et, si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu'il a voulu me faire.
Ce n'est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains;
Qu'il ne trouve des gens qui, l'ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage
Et ne s'en servent pas, ainsi que j'ai dessein.
Pour la gloire du Ciel et le bien du prochain.
CLÉANTE
Eh ! Monsieur, n'ayez point ces délicates craintes,
Qui d'un juste héritier peuvent causer les plaintes.
Souffrez, sans vous vouloir embarrasser de rien,
Qu'il soit, à ses périls, possesseur de son bien,
Et songez qu'il vaut mieux encor qu'il en mésuse
Que si de l'en fruster il faut qu'on vous accuse.
J'admire seulement que sans confusion
Vous en ayez souffert la proposition :
90 LH TARTUFFE
Car, enfin, le vrai zèle a-t-il quelque maxime
Qui montre à dépouiller l'héritier légitime ?
Et, s'il faut que le Ciel dans votre cœur ait mis
Un invincible obstacle à vivre avec Damis,
Ne vaudrait-il pas mieux qu'en personne discrète
Vous fissiez de céans une honnête retraite
Que de souffrir ainsi, contre toute raison,
Qu'on en chasse pour vous le fils de la maison ?
Croyez-moi, c'est donner de votre prud'hommie,
Monsieur...
TARTUFFE
Il est, Monsieur, trois heures et demie ;
Certain devoir pieux me demande là-haut,
Et vous m'excuserez de vous quitter sitôt.
CLÉANTE
Ah!
SCENE II
ELMIRE, MARIANE, DORINE, CLÉANTE
DORINE
De grâce, avec nous employez -vous pour elle,
Monsieur : son âme souffre une douleur mortelle,
Et l'accord que son pore a conclu pour ce soir
La fait à tous moments entrer en désespoir.
11 va venir; joignons nos efforts, je vous prie,
Et tâchons d'ébranler, de force ou d'industrie,
Ce malheureux dessein qui nous a tous troublés.
ACTE QUATRIEME. SCENE TKOISIÈME 91
SCENE 111
ORGON, KLMIKE, MARIAXl:, CLÉANTF,
DORIXE
ORGON
Ah ! je me réjouis de vous voir assemblés.
(A Mariane.)
Je porte en ce contrat de quoi vous faire rire,
Et vous savez déjà ce que cela veut dire.
MARIANE, à genoux.
Mon père, au nom du Ciel, qui connaît ma douleur.
Et par tout ce qui peut émouvoir votre cœur,
Relâchez-vous un peu des droits de la naissance,
Et dispensez mes vœux de cette obéissance.
Ne me réduisez point, par cette dure loi,
Jusqu'à me plaindre au Ciel de ce que je vous dois;
Et cette vie, hélas! que vous m'avez donnée,
Ne me la rendez pas, mon père, infortunée.
Si, contre un doux espoir que j'avais pu former,
\'ous me défendez d'être à ce que j'ose aimer.
Au moins, par vos bontés, qu'à vos genoux j'implore.
Sauvez-moi du tourment d'être à ce que j'abhorre,
Et ne me portez point à quelque désespoir.
En vous servant sur moi de tout votre pouvoir.
ORGON, se sentant attendrir.
Allons, ferme, mon cœur! point de faiblesse hu-
[maine!
MARIANE
Vos tendresses pour lui ne me font point de peine :
92 LE TARTUFFE
Faites-les éclater, donnez-lui votre bien,
Et, si ce n'est assez, joignez-y tout le mien ;
J'y consens de bon cœur, et je vous l'abandonne;
Mais au moins n'allez pas jusques à ma personne,
Ht souffrez qu'un couvent dans les austérités
Use les tristes jours que le Ciel m'a comptés.
ORGON
Ah ! voilà justement de mes religieuses,
Lorsqu'un père combat leurs flammes amoureuses !
Debout! Plus votre cœur répugne à l'accepter,
Plus ce sera pour vous matière a mériter.
Mortifiez vos sens avec ce mariage,
Rt ne me rompez pas la tète davantage.
DORINE
Mais quoi !...
ORGON
Taisez-vous, vous. Parlez à votre écot.
le vous défends tout net d'oser dire un seul mot.
CLÉANTE
Si par quelque conseil vous souffrez qu'on réponde...
ORGON
Mon frère, vos conseils sont les meilleurs du monde :
Ils sont bien raisonnes, et j'en fais un grand cas :
Mais vous trouverez bon que je n'en use pas.
ELMIRE, à son mari.
A voir ce que je vois, je ne sais plus que dire,
Et votre aveuglement fait que je vous admire.
C'est être bien coiffé, bien prévenu de lui,
Que de nous démentir sur le fait d'aujourd'hui.
ACTE QUATRIEME. SCENE TROISIEME 93
ORGON
Je suis votre valet, et crois les apparences.
Pour mon fripon de fils je sais vos complaisances,
Et vous avez eu peur de le désavouer
Du trait qu'à ce pauvre homme il a voulu jouer.
Vous étiez trop tranquille enfin pour être crue.
Et vous auriez paru d'autre manière émue.
EI.MIKE
Est-ce qu'au simple aveu d'un amoureux transport
Il faut que notre honneur se gendarme si fort?
Et ne peut-on répondre à tout ce qui le touche
Que le feu dans les yeux et l'injure à la bouche ?
Pour moi, de tels propos je me ris simplement.
Et l'éclat là-dessus ne me plaît nullement.
J'aime qu'avec douceur nous nous montrions sages.
Et ne suis point du tout pour ces prudes sauvages
Dont l'honneur est armé de griffes et de dents,
Et veut, au moindre mot, dévisager les gens.
Me préserve le Ciel d'une telle sagesse !
Je veux une vertu qui ne soit point diablesse,
Et crois que d'un refus la discrète froideur
N'en est pas moins puissante à rebuter un cœur.
ORGON
Enfin, je sais l'affaire, et ne prends point le change.
ELVIIRE
J'admire, encore un coup, cette faiblesse étrange.
Mais que me répondrait votre incrédulité,
Si je vous faisais voir qu'on vous dit vérité ?
ORGON
Voir ?
ELMIRE
Oui.
94 LE TARTUFFE
ORGON
Chansons !
ELMIRE
Mais quoi ! si je trouvais manière
De vous le faire voir avec pleine lumière?...
ORGON
Contes en l'air!
ELMIRE
Quel homme ! Au moins répondez-moi.
le ne vous parle pas de nous ajouter foi ;
Mais supposons ici que, d'un lieu qu'on peut prendre,
On vous fît clairement tout voir et tout entendre :
Que diriez-vous alors de votre homme de bien ?
ORGON
En ce cas, je dirais que... Je ne dirais rien.
Car cela ne se peut.
ELMIRE
L'erreur trop longtemps dure,
Et c'est trop condamner ma bouche d'imposture.
Il faut que, par plaisir, et sans aller plus loin,
De tout ce qu'on vous dit je vous fasse témoin.
ORGON
Soit. Je vous prends au mot . Nous verrons votre adresse
Et comment vous pourrez remplir celte promesse.
ELMIRE
Faites-le moi venir.
IJORINE
Son esprit est rusé,
Et peut-être à surprendre il sera malaisé.
ACTI-. OUATRiHME. SCÈNE QUATRIÈME Q5
ELMIRK
Non : on est aisément dupé par ce qu'on aime,
Et l'amour-propre engage à se tromper soi-même.
Faites-le moi descendre.
(Parlant à Cléante et à Mariane.)
Et vous, retirez vous.
SCENE IV
ELMIRE, OKGON
ELMIRE
Approchons cette table, et vous mettez dessous.
ORGON
Comment !
ELMIRE
Vous bien cacher est un point nécessaire.
ORGON
Pourquoi sous cttte table ?
ELMIRE
Ah ! mon Dieu ! laissez faire ;
j'ai mon dessein en tête, et vous en jugerez.
Mettez- vous là, vous dis-je, et, quand vous y serez,
Gardez qu'on ne vous voie et qu'on ne vous entende.
ORGON
Je confesse qu'ici ma complaisance est grande ;
Mais de votre entreprise il vous faut voir sortir.
96 LK TARTUFFE
ELMIRE
Vous n'aurez, que je crois, rien à me repartir.
(A son niait, qui est sous la table.)
Au moins, je vais toucher une étrange matière ;
Ne vous scandalisez en aucune manière.
Quoi que je puisse dire, il doit m'être permis.
Ht c'est pour vous convaincre, ainsi que j'ai promis.
Je vais par des douceurs, puisque j'y suis réduite,
Faire poser le masque à cette âme hypocrite.
Flatter de son amour les désirs effrontés.
Et donner un champ libre à ses témérités, [fondre,
Comme c'est pour vous seul, et pour mieux le con-
Que mon âme à ses vœux va feindre de répondre,
j'aurai lieu de cesser dès que vous vous rendrez,
Et les choses n'iront que jusqu'où vous voudrez.
C'est à vous d'arrêter son ardeur insensée
Quand vous croirez l'affaire assez avant poussée,
D'épargner votre femme, et de ne m'ex poser
Qu'à ce qu'il vous faudra pour vous désabuser.
Ce sont vos intérêts, vous en serez le maître,
Et... l'on vient; tenez-vous, et gardez de paraître.
SCENE V
TARTUFFE, ELMIRE, ORGON, caché sous la table.
TARTUFFE
On ma dit qu'en ce lieu vous me vouliez parler.
ELMIRE
Oui, l'on a des secrets à vous y révéler.
ACTE QUATRIÈME. SCÈNE CINQUIEME 97
Mais tirez cette porte avant qu'on vous les dise,
Et regardez partout de crainte de surprise :
Une affaire pareille à celle de tantôt
N'est pas assurément ici ce qu'il nous faut.
Jamais il ne s'est vu de surprise de même ;
Damis m'a fait pour vous une frayeur extrême,
Et vous avez bien vu que j'ai fait mes efforts
Pour rompre son dessein et calmer ses transports.
Mon trouble, il est bien vrai, m'a si fort possédée
Que de le démentir je n'ai point eu l'idée ;
Mais par là, grâce au Ciel, tout a bien mieux été,
Et les choses en sont dans plus de sûreté.
L'estime où l'on vous tient a dissipé l'orage,
Et mon mari de vous ne peut prendre d'ombrage.
Pour mieux braver l'éclat des mauvais jugements,
Il veut que nous soyons ensemble à tous moments ;
Et c'est par où je puis, sans peur d'être blâmée,
Me trouver ici seule avec vous enfermée.
Et ce qui m'autorise à vous ouvrir mon cœur
Un peu trop prompt peut-être à souffrir votre ardeur.
TARTUFFE
Ce langage à comprendre est assez difficile,
Madame, et vous parliez tantôt d'un autre style,
ELMIRE
Ah ! si d'un tel refus vous êtes en courroux,
Que le cœur d'une femme est mal connu de vous !
Et que vous savez peu ce qu'il veut faire entendre
Lorsque si faiblement on le voit se défendre !
Toujours notre pudeur combat, dans ces moments.
Ce qu'on peut nous donner de tendres sentiments.
Quelque raison qu'on trouve à l'amour qui nous
[dompte,
On trouve à l'avouer toujours un peu de honte.
98 I.E TARTUFFE
On s'en défend d'abord ; mais, de l'air qu'on s'y
[prend,
On fait connaître assez que notre cœur se rend.
Qu'à nos yeux, par honneur, notre bouche s'oppose,
Ht que de tels refus promettent toute chose.
C'est vous fiiire, sans doute, un assez libre aveu,
Et sur notre pudeur me ménager bien peu ;
Mais, puisque la parole enfin en est lâchée,
A retenir Damis me serais-je attachée ?
Aurais-je, je vous prie, avec tant de douceur
Écouté tout au long l'offre de votre cœur ?
Aurais je pris la chose ainsi qu'on m'a vu faire,
Si l'offre de ce cœur n'eût eu de quoi me plaire ?
Et, lorsque j'ai voulu moi-même vous forcer
A refuser l'hymen qu'on venait d'annoncer.
Qu'est-ce que cette instance a dû vous faire entendre
Que l'intérêt qu'en vous on s'avise de prendre,
Et l'ennui qu'on aurait que ce nœud qu'on résout
Vînt partager du moins un cœur que l'on veut tout ?
TARTUFFE
Cest sans doute, Madame, une douceur extrême
Que d'entendre ces mots d'une bouche qu'on aime;
Leur miel dans tous mes sens fait couler à longs traits
Une suavité qu'on ne goûta jamais.
Le bonheur de vous plaire est ma suprême étude,
l-!t mon cœur de vos vœ'ux fait sa béatitude;
.NLtis ce cœ'ur vous demande ici la liberté
D'oser douter un peu de sa félicité.
Je puis croire, ces mots un artifice honnête
Pour m'obligcr à rompre un hymen qui s'apprête,
Et, s'il faut librement m'expliquer avec vous,
Je ne me fierai point à des propos si doux
Qu'un peut de vos faveurs, après quoi je soupire,
Ne vienne m'assurer tout ce qu'ils m'ont pu dire,
ACTE QUATRIEME. SCENH CINQUIEME 99
Va planter dans mon âme une constante foi
Des charmantes bontés que vous avez pour moi.
ELMÎRE, Elle tousse pour avertir son mari.
Quoi ! vous voulez aller avec cette vitesse,
Et d'un cœur tout d abord épuiser la tendresse ?
On se tue à vous faire un aveu des plus doux ;
Cependant ce n'est pas encore assez pour vous,
Et l'on ne peut aller jusqu'à vous satisfaire
Qu'aux dernières faveurs on ne pousse l'affaire.
TARTUFFE
Moins on mérite un bien, moins on l'ose espérer.
Nos vœux sur des discours ont peine à s'assurer.
On soupçonne aisément un sort tout plein de gloire.
Et l'on veut en jouir avant que de le croire.
Pour moi, qui crois si peu mériter vos bontés,
Je doute du bonheur de mes témérités.
Et je ne croirai rien que vous n'ayez, Madame,
Par des réalités su convaincre ma flamme.
ELMIRE
Mon Dieu ! que votre amour en vrai t3'ran agit,
Et qu'en un trouble étrange il me jette l'esprit !
Que sur les cœurs il prend un furieux empire.
Et qu'avec violence il veut ce qu'il désire !
Quoi ! de votre poursuite on ne peut se parer,
Et vous ne donnez pas le temps de respirer ?
Sied-il bien de tenir une rigueur si grande,
De vouloir sans quartier les choses qu'on demande,
Et d'abuser ainsi, par vos efforts pressants,
Du faible que pour vous vous voyez qu'ont les gens ?
TARTUFFE
Mais, si d'un œil bénin vous voyez mes hommages.
Pourquoi m'en refuser d'assurés témoignages ?
ICO LE TARTUFFE
ELMIRE
Mais comment consentir à ce que vous voulez
Sans offenser le Ciel, dont toujours vous parlez?
TARTUFFE
Si ce nest que le Ciel qu'à mes vœux on oppose.
Lever un tel obstacle est à moi peu de chose,
Et cela ne doit pas retenir votre cœur.
ELMIRE
Mais des arrêts du Ciel on nous fait tant de peur !
TARTUFFE
Je puis vous dissiper ces craintes ridicules,
Madame, et je sais l'art de lever les scrupules.
Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ;
Mais on trouve avec lui des accommodements.
(C'est un scélérat qui parle.)
Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience.
Et de rectifier le mal de l'action
Avec la pureté de notre intention.
De ces secrets, Madame, on saura vous instruire ;
Vous n'avez seulement qu'à vous laisser conduire.
Contentez mon désir, et n'ayez point d'effroi ;
Je vous réponds de tout, et prends le mal sur moi.
Vous toussez fort, Madame.
ELMIRE
Oui, je suis au supplice.
TARTUFFE
Vous plaît-il un morceau de ce jus de réglisse ?
ELMIRE
C'est un rhume obstiné, sans doute, et je vois bien
Que tous les jus du monde ici ne feront rien.
ACTE QUATRIÈME. SCENE CINQUIEME loi
TARTUFFE
Cela, certes, est fâcheux.
ELMIRE
Oui, plus qu'on ne peut dire.
TARTUFFE
Enfin, votre scrupule est facile à détruire :
Vous êtes assurée ici d'un plein secret,
Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait.
Le scandale du monde est ce qui fait l'offense.
Et ce n'est pas pécher que pécher en silence.
ELMIRE, après avoir encore toussé.
Enfin je vois qu'il faut se résoudre à céder,
Qu'il faut que je consente à vous tout accorder,
Et qu'à moins de cela je ne dois point prétendre
Qu'on puisse être content, et qu'on veuille se rendre.
Sans doute, il est fâcheux d'en venir jusque-là,
Et c'est bien malgré moi que je franchis cela ;
Mais, puisque l'on s'obstine à m'y vouloir réduire,
Puisqu'on ne veut point croire à tout ce qu'on peut dire,
Et qu'on veut des témoins qui soient plus
[convainquants,
Il faut bien s'y résoudre et contenter les gens.
Si ce contentement porte en soi quelque offense,
Tant pis pour qui me force à cette violence :
I^ faute assurément n'en doit pas être a moi.
TARTUFFE
Oui, Madame, on s'en charge, et la chose de soi...
ELMIRE
Ouvrez un peu la porte, et voyez, je vous prie,
Si mon mari n'est point dans cette galerie.
102 LR TARTUFFE
TARTUFFE
Qii est-il besoin pour lui du soin que vous prenez !
Cesi un homme, entre nous, à mener par le nez.
De tous nos entretiens il est pour faire gloire,
Et je l'ai mis au point de voir tout sans rien croire.
ELMIRE
Il nimporte. Sortez, je vous prie, un moment,
Et partout là dehors voyez exactement.
SCENE VI
ORGON, El.MIRE
ORGON, sortant de dessous la table.
V'oil'i, je vous l'avoue, un abominable homme!
Je n'en puis revenir, et tout ceci m'assomme.
ELMIRE
Quoi ! vous sortez si tôt ? Vous vous moquez des gens.
Rentrez sous le tapis, il n'est pas encor temps ;
Attendez jusqu'au bout pour voir les choses sûres.
Et ne vous fiez point aux simples conjectures.
ORGON
Non, rien de plus méchant n'est sorti de l'enfer.
ELMIRE
Mon Dieu, l'on ne doit point croire trop de léger;
Laissez-vous bien convaincre avant que de vous rendre.
Et ne vous hâtez point de peur de vous méprendre.
(Elle fait mettre son mari derriàe elle.)
ACTE QUATRIÈME. SCENE SEPTIEME 105
SCÈNE VII
TARTUFFE, ELMIRE, ORGON
TARTUFFE
Tout conspire. Madame, à mon contentement :
J'ai visité de l'œil tout cet appartement ;
Personne ne s'y trouve, et mon âme ravie...
ORGON, en l'arrêtant.
Tout doux ! vous suivez trop votre amoureuse envie.
Et vous ne devez pas vous tant passionner.
Ah ! ah ! l'homme de bien, vous m'en voulez donner !
Comme aux tentations s'abandonne votre âme !
Vous épousiez ma fille, et convoitiez ma femme !
J'ai douté fort longtemps que ce fût pour de bon,
Et je croyais toujours qu'on changerait de ton;
Mais c'est assez avant pousser le témoignage :
Je m'y tiens, et n'en veux, pour moi, pas davantage.
ELMIRE, à Tartuffe.
C'est contre mon humeur que j'ai fait tout ceci ;
Mais on m'a mise au point de vous traiter ainsi.
TARTUFFE
Quoi ! vous croyez...
ORGON
Allons, point de bruit, je vous prie,
Dénichons de céans, et sans cérémonie.
TARTUFFE
Mon dessein...
I04 LE TARTUFFE
ORGON
Ces discours ne sont plus de saison ;
Il faut, tout sur-le-champ, sortir de la maison.
TARTUFFE
C'est à vous d'en sortir, vous qui parlez en maître.
La maison m'appartient, je le ferai connaître,
Et vous montrerai bien qu'en vain on a recours,
Pour me chercher querelle, à ces lâches détours ;
Qu'on n'est pas où l'on pense en me faisant injure ;
Que j'ai de quoi confondre et punir l'imposture,
Venger le Ciel qu'on blesse, et faire repentir
Ceux qui parlent ici de me faire sortir.
SCENE VIII
ELMIRE, ORGON
ELMIRE
Quel est donc ce langage, et qu'est-ce qu'il veut dire ?
ORGON
Ma foi, je suis confus, et n'ai pas lieu de rire.
ELMIRE
Comment ?
ORGON
Je vois ma faute aux choses qu'il me dit,
Et la donation m'embarrasse l'esprit.
ACTE QUATRIÈME. SCENE HUITIEME 105
ELMIRH
La donation ?...
ORGON
Oui, c'est une affaire faite;
Mais j'ai quelque autre chose encor qui m'inquiète.
ELMIRE
Et quoi ?
ORGON
Vous saurez tout ; mais voyons au plus tôt.
Si certaine cassette est encore là-haut.
ACTE V
SCÈNE PREMIÈRE
ORGON, CLÉANTE
CLÉANTE
Où voulez-vous courir ?
ORGON
Las ! que sais-je ?
CLÉANTE
Il me semble
Que l'on doit commencer par consulter ensemble
Les choses qu'on peut faire en cet événement.
ORGON
Cette cassette-là me trouble entièrement :
Plus que le reste encore elle me désespère.
CLÉANTE
Cette cassette est donc un important mystère ?
io8 LE TARTUFFE
ORGON
C'est un dépôt qu'Argas, cet ami que je plains,
Lui-même en grand secret m'a mis entre les mains.
Pour cela, dans sa fuite, il me voulut élire ;
Et ce sont des papiers, à ce qu'il m'a pu dire,
Où sa vie et ses biens se trouvent attachés.
CLÉANTE
Pourquoi donc les avoir en d'autres mains lâchés ?
ORGON
Ce fut pour un motif de cas de conscience.
J'allai droit à mon traître en faire confidence,
Et son raisonnement me vint persuader
De lui donner plutôt la cassette à garder,
Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
l'eusse d'un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où ma conscience eût pleine sûreté
A faire des serments contre la vérité.
CLÉANTE
Vous voilà mal, au moins si j'en crois l'apparence;
Et la donation, et cette confidence
Sont, à vous en parler selon mon sentiment,
Des démarches par vous faites légèrement.
On peut vous mener loin avec de pareils gages,
Et cet homme sur vous ayant ces avantages,
Le pousser est encor grande imprudence à vous.
Et vous deviez chercher quelque biais plus doux.
ORGON
Quoi! sous un beau semblant de ferveur si touchante
Cacher un cœur si double, une âme si méchante!
Et moi, qui l'ai reçu gueusant et n'ayant rien...
C'en est fait, je renonce à tous les gens de bien.
ACTK CINaUIÈME. SCÈNE PREMIÈRE 109
J'en aurai désormais une iiorreur effroyable,
Et m'en vais devenir pour eux pire qu'un diable.
CLÉANTE"
Eh bien, ne voilà pas de vos emportements!
Vous ne gardez en rien les doux tempéraments;
Dans la droite raison jamais n'entre la vôtre,
Et toujours d'un excès vous vous jetez dans l'autre.
Vous voyez votre erreur, et vous avez connu
Que par un zèle feint vous étiez prévenu;
Mais, pour vous corriger, quelle raison demande
Que vous alliez passer dans une erreur plus grande.
Et qu'avecque le cœur d'un perfide vaurien
A^ous confondiez les cœurs de tous les gens de bien ?
Quoi! parce qu'un fripon vous dupe avec audace
Sous le pompeux éclat d'une austère grimace,
Vous voulez que partout on soit fait comme lui.
Et qu'aucun vrai dévot ne se trouve aujourd'hui?
Laissez aux libertins ces sottes conséquences,
Démêlez la vertu d'avec ses apparences,
Ne hasardez jamais votre estime trop tôt.
Et soyez pour cela dans le milieu qu'il faut.
Gardez-vous, s'il se peut, d'honorer l'imposture;
Mais au vrai zèle aussi n'allez pas faire injure,
Et, s'il vous faut tomber dans une extrémité,
Péchez plutôt encor de cet autre côté.
no LE TARTUFFE
SCENE II
DAMIS, ORGON, CLÉANTE
DAMIS
Quoi! mon père, est-il vrai qu'un coquin vous
[menace,
Qu'il n'est point de bienfait qu'en son âme il n'efface,
Et que son lâche orgueil, trop digne de courroux.
Se fait de vos bontés des armes contre vous?
ORGON
Oui, mon fils, et j'en sens des douleurs nonpareilles.
DAMIS
Laissez-moi, je lui veux couper les deux oreilles.
Contre son insolence on ne doit point gauchir :
C'est à moi tout d'un coup de vous en affranchir ;
Et, pour sortir d'affaire, il faut que je l'assomme.
CLÉANTE
Voilà tout justement parler en vrai jeune homme.
Modérez, s'il vous plaît, ces transports éclatants;
Nous vivons sous un règne et sommes dans un temps
Où par la violence on fait mal ses affaires.
ACTE CIXaUIÈME. SCÈNE TROISIÈME
1 1 1
SCÈNE III
Madame PERNELLE, MARIANE, ELMIRE,
DORINE, DAMIS, ORGON, CLÉANTE '
Madame PERNELLE
Qu'est-ce? J'apprends ici de terribles mystères.
ORGON
Ce sont des nouveautés dont mes yeux sont témoins.
Et vous voyez le prix dont sont payés mes soins.
Je recueille avec zèle un homme en sa misère;
Je le loge, et le tiens comme mon propre frère;
De bienfaits chaque jour il est par moi chargé;
Je lui donne ma hlle et tout le bien que j'ai :
Et, dans le même temps, le perfide, l'infârne.
Tente le noir dessein de suborner ma femme;
Et, non content encor de ces lâches essais.
Il m'ose menacer de mes propres bienfaits'
Et veut à ma ruine user des avantages
Dont le viennent d'armer mes bontés trop peu sages,
Me chasser de mes biens où je l'ai transféré,
Et me réduire au point où je l'ai retiré.
DORINE
Le pauvre homme!
Madame PERNELLE
Mon fils, je ne puis du tout croire
Q.u'il ait voulu commettre une action si noire.
ORGON
Comment?
112 LE TARTUFFE
Madame PERNELLE
Les gens de bien sont enviés toujours.
ORGON
Que voulez-vous donc dire avec votre discours,
Ma mère?
Madame PERNELLE
Que chez vous on vit d'étrange sorte,
Et qu'on ne sait que trop la haine qu'on lui porte.
ORGON
Qu'a cette haine à faire avec ce qu'on vous dit?
Madame PERNELLE
Je vous l'ai dit cent fois quand vous étiez petit :
La vertu, dans le monde est toujours poursuivie;
Les envieux mourront, mais jamais l'envie.
ORGON
Mais que fait ce discours aux choses d'aujourd'hui?
Madami-; PERNELLE
On vous aura forgé cent sots contes de lui.
ORGON
Je vous ai dit déjà que j'ai vu tout moi-même.
Madame PERNELLE
Des esprits médisants la malice est extrême.
ORGON
Vous me feriez damner, ma mère. Je vous dis
Que j'ai vu de mes yeux un crime si hardi.
Madame PERNELLE
Les langues ont toujours du venin à répandre,
Et rien n'est ici-bas qui s'en puisse défendre.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE TROISIEME 113
ORGON
C'est tenir un propos de sens bien dépourvu !
Je l'ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu,
Ce qu'on appelle vu. Faut-il vous le re battre
Aux oreilles cent fois et crier comme quatre ?
Madame PHRNELLE
Mon Dieu! le plus souvent l'apparence déçoit :
Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit.
ORGON
J'enrage !
Madame PERNELLE
Aux faux soupçons la nature est sujette,
Et c'est souvent à mal que le bien s'interprète.
ORGON
Je dois interpréter à charitable soin
Le désir d'embrasser ma femme?
Madame PERNELLE
Il est besoin.
Pour accuser les gens, d'avoir de justes causes,
Et vous deviez attendre à vous voir sûr des choses.
ORGON
Hé! diantre! le moyen de m'en assurer mieux?
Je devais donc, ma mère, attendre qu'à mes yeux
Il eût... Vous me feriez dire quelque sottise.
Madame PERNELLE
Enfin d'un trop pur zèle on voit son âme éprise,
Et je ne puis du tout me mettre dans l'esprit
Qu'il ait voulu tenter les choses que l'on dit.
8
114 LE TARTUFFE
ORGON
Allez. Je ne sais pas, si vous n'étiez ma mère,
Ce que je vous dirais, tant je suis en colère.
DORINE
Juste retour, Monsieur, des choses d'ici-bas :
Vous ne vouliez point croire, et l'on ne vous croit pas.
CLÉANTE
Nous perdons des moments en bagatelles pures
Qu'il faudrait employer à prendre des mesures.
Aux menaces du fourbe on doit ne dormir point.
DAMIS
Quoi! son effronterie irait jusqu'à ce point?
ELMIRE
Pour moi, je ne crois pas cette instance possible.
Et son ingratitude est ici trop visible.
CLÉANTE
Ne vous y fiez pas; il aura des ressorts
Pour donner contre vous raison à ses eftorts,
Et sur moins que cela le poids d'une cabale
Embarrasse les gens dans un fâcheux dédale.
Je vous le dis encore, armé de ce qu'il a.
Vous ne deviez jamais le pousser jusque-là.
ORGON
Il est vrai; mais qu'y faire? A l'orgueil de ce traître,
De mes ressentiments je n'ai pas été maître.
CLÉANTE
Je voudrais de bon cœur qu'on pût entre vous deux
De quelque ombre de paix raccommoder les nœuds.
ACTE CINQUIEME. SCENE QUATRIEME 115
ELMIKE
Si j'avais su qu'en main il a de telles armes,
Je n'aurais pas donné matière à tant d'alarmes.
Et mes...
ORGON. à Dorine.
Que veut cet homme? Allez tôt le savoir.
Je suis bien en état que l'on me vienne voir!
SCENE IV
Monsieur LOYAL, Madamk PERNELLE,
ORGON, DAMIS,
MARIANE, DORINE, ELMIRE, CLÉANTE
Monsieur LOYAL
Bonjour, ma chère sœur. Faites, je vous supplie.
Que je parle à Monsieur.
DORINE
Il est en compagnie.
Et je doute qu'il puisse à présent voir quelqu'un.
Monsieur LOYAL
Je ne suis pas pour être en ces lieux importun.
Mon abord n'aura rien, je crois, qui lui déplaise.
Et je viens pour un fait dont il sera bien aise.
DORINE
Votre nom ?
ii6 LE TARTUFFE
Monsieur LOYAL
Dites-lui seulement que je viens
De la part de monsieur Tartuffe, pour son bien.
DORINE, à Orgon.
C'est un homme qui vient, avec douce manière.
De la part de monsieur Tartuffe, pour affaire
Dont vous serez, dit-il, bien aise.
CLÉANTE
Il vous faut voir
Ce que c'est que cet homme et ce qu'il peut vouloir.
ORGON
Pour nous raccommoder il vient ici peut-être.
Quels sentiments aurai-je à lui faire paraître ?
CLÉANTE
Votre ressentiment ne doit point éclater;
Et, s'il parle d'accord, il le faut écouter.
Monsieur LOYAL
Salut, Monsieur. Le Ciel perde qui vous veut nuire.
Et vous soit favorable autant que je désire!
ORGON
Ce doux début s'accorde avec mon jugement.
Et présage déjà quelque accommodement.
Monsieur LOYAL
Toute votre maison m'a toujours été chère,
Et j'étais serviteur de monsieur votre père.
ORGON
Monsieur, j'ai grande honte et demande pardon
D'être sans vous connaître ou savoir votre nom.
ACTE CINaUIEME. SCENE QUATRIEME \ij
Monsieur LOYAL
Je m'appelle Loyal, natif de Normandie,
Et suis huissier à verge, en dépit de l'envie.
J'ai depuis quarante ans, grâce au Ciel, le bonheur
D'en exercer la charge avec beaucoup d'honneur,
Et je vous viens, Monsieur, avec votre licence,
Signifier l'exploit de certaine ordonnance.
ORGON
Quoi! vous êtes ici...
Monsieur LOYAL
Monsieur, sans passion.
Ce n'est rien seulement qu'une sommation,
Un ordre de vider d'ici, vous et les vôtres,
Mettre vos meubles hors, et faire place à d'autres,
Sans délai ni remise, ainsi que besoin est.
ORGON
Moi ! sortir de céans ?
Monsieur LOYAL
Oui, Monsieur, s'il vous plaît.
La maison à présent, comme savez de reste.
Au bon monsieur Tartuffe appartient sans conteste.
De vos biens désormais il est maître et seigneur,
En vertu d'un contrai duquel je suis porteur.
Il est en bonne forme, et l'on n'y peut rien dire.
DAMIS
Certes, cette impudence est grande, et je l'admire.
Monsieur LOYAL
Monsieur, je ne dois point avoir affaire à vous;
C'est à Monsieur : il est et raisonnable et doux,
Et d'un homme de bien il sait trop bien l'office
Pour se vouloir du tout opposer à justice.
ii8 I.E TARTUFFE
ORGON
Mais...
Monsieur LOYAL
Oui, Monsieur, je sais que pour un million
Vous ne voudriez pas faire rébellion.
Et que vous souffrirez en honnête personne
Que j'exécute ici les ordres qu'on me donne.
DAMLS
Vous pourriez bien ici sur votre noir jupon,
Monsieur l'huissier à verge, attirer le bâton.
Monsieur LOYAL
Faites que votre fils se taise ou se retire.
Monsieur; j'aurais regret d'être obligé d'écrire,
Ht de vous voir couché dans mon procès-verbal.
DORINE, à part.
Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal.
Monsieur LOYAL
Pour tous les gens de bien j'ai de grandes tendresses.
Et ne me suis voulu, Monsieur, charger des pièces
Que pour vous obliger et vous faire plaisir ;
Que pour ôter par là le moyen d'en choisir
Qui, n'ayant pas pour vous le zèle qui me pousse.
Auraient pu procéder d'une façon moins douce.
ORGON
Et que peut-on de pis que d'ordonner aux gens
De sortir de chez eux ?
Monsieur LOYAL
On vous donne du temps.
Et jusques à demain je ferai sursoance
A l'exécution, Monsieur, de l'ordonnance.
ACTE CINQUIEME. SCENE QUATRIÈME 119
Je viendrai seulement passer ici la nuit
Avec dix de mes gens, sans scandale et sans bruit.
Pour la forme, il faudra, s'il vous plaît, qu'on m'ap-
[portc,
Avant que se coucher, les clefs de votre porte.
J'aurai soin de ne pas troubler votre repos,
Et de ne rien souffrir qui ne soit à propos.
Mais demain, du matin, il vous faut être habile
A vider de céans jusqu'au moindre ustensile.
Mes gens vous aideront, et je les ai pris forts
Pour vous faire service à tout mettre dehors.
On n'en peut pas user mieux que je fais, je pense ;
Et, comme je vous traite avec grande indulgence,
Je vous conjure aussi, Monsieur, d'en user bien.
Et qu'au deu de ma charge on ne me trouble en rien.
ORGON, bas.
Du meilleur de mon cœur, je donnerais sur l'heure
Les cent plus beaux louis de ce qui me demeure.
Et pouvoir à plaisir sur ce muffle asséner
Le plus grand coup de poing qui se puisse donner.
CLÉANTE, basa Orgon.
Lais.sez, ne gâtons rien.
DAMLS
A cette audace étrange,
J'ai peine à me tenir, et la main me démange.
DORINE
Avec un si bon dos, ma foi, Monsieur Loyal,
Quelques coups de bâton ne vous siéraient pas mal.
Monsieur LOYAL
On pourrait bien punir ces paroles infâmes,
Mamie, et l'on décrète aussi contre les femmes.
120 LE TARTUFFE
CLÉANTE
Finissons tout cela, Monsieur ; c'en est assez.
Donnez tôt ce papier, de grâce, et nous laissez.
Monsieur LOYAL
Jusqu'au revoir. Le Ciel vous tienne tous en joie.
ORGON
Puisse-t-il te confondre, et celui qui t'envoie !
SCÈNE V
ORGON, CLÉANTE, MARIANE
ELMIRE, Mada.me PERNELLE, DORINE, DAMIS
ORGON
Eh bien ! vous le voyez, ma mère, si j'ai droit.
Et vous pouvez juger du reste par l'exploit.
Ses trahisons, enfin, vous sont-elles connues ?
Madame PERNELLE
Je suis toute ébaubie, et je tombe des nues.
DORINE
Vous vous plaignez à tort, à tort vous le blâmez.
Et ses pieux desseins par là sont confirmés.
Dans l'amour du prochain sa vertu se consomme :
Il sait que très souvent les biens corrompent l'homme.
Et, par charité pure, il veut vous enlever
Tout ce qui peut vous faire obstacle à vous sauver.
ACTE CINQUIÈME. SCÈNE SIXIÈME 121
ORGON
Taisez-vous : c'est le mot qu'il vous faut toujours dire.
CLÉANTE
Allons voir quel conseil on doit vous faire élire.
ELMIKE
Allez faire éclater Taudace de l'ingrat.
Ce procédé détruit la vertu du contrat ;
Et sa déloyauté va paraître trop noire
Pour souffrir qu'il en ait le succès qu'on veut croire.
SCENE VI
VALÈRE, ORGON, CLÉANTE, ELMIRE,
MARIANE
VALÈRE
Avec regret, Monsieur, je viens vous affliger;
Mais je m'y vois contraint par le pressant danger.
Un ami qui m'est joint d'une amitié fort tendre,
Et qui sait l'intérêt qu'en vous j'ai lieu de prendre,
A violé pour moi, par un pas délicat,
Le secret que l'on doit aux affaires d'Etat,
Et me vient d'envoyer un avis dont la suite
Vous réduit au parti d'une soudaine fuite.
Le fourbe qui longtemps a pu vous imposer
Depuis une heure au prince a su vous accuser,
Et remettre en ses mains, dans les traits qu'il vous
D'un criminel d'Etat l'importante cassette, [jette,
122 LE TARTUFFE
Dont, au mépris, dit-il, du devoir d'un sujet,
Vous avez conservé le coupable secret.
J'ignore le détail du crime qu'on vous donne,
Mais un ordre est donné contre votre personne,
Et lui-même est chargé, pour mieux l'exécuter,
D'accompagner celui qui doit vous arrêter.
CLÉANTE
Voilà ses droits armés, et c'est par où le traître
De vos biens qu'il prétend cherche à se rendre maître.
ORGON
L'homme est, je vous l'avoue, un méchant animal!
VALÈRE
Le moindre amusement peut vous être fatal.
J'ai, pour vous emmener, mon carrosse à la porte,
Avec mille louis qu'ici je vous apporte.
Ne perdons point de temps, le trait est foudroyant,
Et ce sont de ces coups que l'on pare en fuyant.
A vous mettre en lieu sûr je m'offre pour conduite,
Et veux accompagner jusqu'au bout votre fuite.
ORGON
Las! que ne dois-je point à vos soins obligeants!
Pour vous en rendre grâce il faut un autre temps.
Et je demande au Ciel de m'être assez propice
Pour reconnaître un jour ce généreux service.
Adieu, prenez le soin, vous autres...
CLÉANTE
Allez tôt;
Nous songerons, mon frère, à faire ce qu'il faut.
ACTE CINQUIEME. SCENH SEPTIEME 123
SCENE Vil
L'EXEMPT, TARTUFFE, \'ALÈRE. ORGOX,
ELMIRE, MARIANH, etc.
lARTUFFE
Tout beau, Monsieur, tout beau, ne courez point si
[vite;
Vous n'irez pas fort loin pour trouver votre gîte,
Et de la part du prince on vous fait prisonnier.
ORGON
Traître, tu me gardais ce trait pour le dernier!
C'est le coup, scélérat, par où tu m'expédies,
Et voilà couronner toutes tes perfidies.
TARTUFFE
Vos injures n'ont rien à me pouvoir aigrir.
Et je suis pour le Ciel appris à tout souffrir.
CLÉANTE
La modération est grande, je l'avoue!
DAMIS
Comme du Ciel l'infâme impudemment se joue!
TARTUFFE
Tous vos emportements ne sauraient m'émouvoir,
Et je ne songe à rien qu'à faire mon devoir.
MARIANE
Vous avez de ceci grande gloire à prétendre.
Et cet emploi pour vous est fort hoimète à prendre.
124 LE TARTUFFE
TARTUFFE
Un emploi ne saurait être que glorieux
Quand il part du pouvoir qui m'envoie en ces lieux.
ORGON
Mais t'es-tu souvenu que ma main charitable,
Ingrat, t'a retiré d'un état misérable?
TARTUFFE
Oui, je sais quels secours j'en ai pu recevoir;
Mais l'intérêt du prince est mon premier devoir :
De ce devoir sacré la juste violence
Etouffe dans mon cœur toute reconnaissance,
Et je sacrifierais à de si puissants nœuds
Amis, femme, parents, et moi-même avec eux.
ELMIRE
L'imposteur!
DORINE
Comme il sait de traîtresse manière
Se faire un beau manteau de tout ce qu'on révère!
CLÉANTE
Mais, s'il est si parfait que vous le déclarez,
Ce zèle qui vous pousse et dont vous vous parez,
D'où vient que pour paraître il s'avise d'attendre
Qu'à poursuivre sa femme il ail su vous surprendre,
Et que vous ne songez à l'aller dénoncer
Que lorsque son honneur l'oblige à vous chasser?
Je ne vous parle point, pour devoir en distraire,
Du don de tout son bien qu'il venait de vous faire ;
Mais, le voulant traiter en coupable aujourd'hui,
Pourquoi consentiez-vous à rien prendre de lui ?
TARTUFFE, à l'exempt.
Délivrez-moi, Monsieur, de la criaillerie,
Et daignez accomplir votre ordre, je vous prie.
ACTE CINaUIEME. SCENE SEPTIEME 125
L'EXEMPT
Oui, c'est trop demeurer, sans doute, à l'accomplir :
Votre bouche à propos m'invite à le remplir;
Et, pour l'exécuter, suivez-moi tout à l'heure
Dans la prison qu'on doit vous donner pour demeure.
TARTUFFE
Qui, moi, Monsieur?
L'EXEMPT
Oui, vous.
TARTUFFE
Pourquoi donc la prison?
L'EXEMPT
Ce n'est pas vous à qui j'en veux rendre raison.
(J Orgon.)
Remettez-vous, Monsieur, d'une alarme si chaude.
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l'art des imposteurs.
D'un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue :
Chez elle jamais rien ne surprend trop d'accès.
Et sa ferme raison ne tombe en nul excès.
11 donne aux gens de bien une gloire immortelle,
Mais sans aveuglement il fait briller ce zèle,
Et l'amour pour les vrais ne ferme point son cœur
A tout ce que les faux doivent donner d'horreur.
Celui-ci n'était pas pour le pouvoir surprendre,
Et de pièges plus fins on le voit se défendre.
D'abord il a percé par ses vives clartés
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s'est trahi lui-même,
Et, par un juste trait de l'équité suprême,
126 LE TARTUFFH
S'est découvert au prince un fourbe renommé
Dont sous un autre nom il était informe;
Et c'est un long détail d'actions toutes noires
Dont on pourrait former des volumes d'histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté
Sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
A ses autres horreurs il a joint cette suite,
Et ne m'a jusqu'ici soumis à sa conduite
Que pour voir l'impudence aller jusques au bout
Et vous faire par lui faire raison de tout.
Oui, de tous vos papiers, dont il se dit le maître,
Il veut qu'entre vos mains je-dépouille le traître.
D'un souverain pouvoir, il brise les liens
Du contrat qui lui fait le don de tous vos biens,
Et vous pardonne enfin cette offense secrète
Où vous a d'un ami fait tomber la retraite;
Et c'est le prix qu'il donne au zèle qu'autrefois
On vous vit témoigner en appuyant ses droits.
Pour vous montrer que son cœur sait, quand moins
[on y pense,
D'une bonne action verser la récompense,
Que jamais le mérite avec lui ne perd rien,
Et que mieux que du mal il se souvient du bien.
DORINE
Que le Ciel soit loué!
Maoame PERNELLE
Maintenant je respire !
ELMIRE
Eavorable .succès!
MARIANE
Qui l'aurait osé dire?
ACTE CINQUIÈME SCÈNE SEPTIÈME 127
ORGON, a Tartuffe.
Hé bien, te voiià, traître...
CLÉANTE
Ah! mon frère, arrêtez,
Et ne descendez point n des indignités.
A son mauvais destin laissez un misérable,
Et ne vous joignez point au remords qui l'accable.
Souhaitez bien plutôt que son cœur, en ce jour,
Au sein de la vertu fasse un heureux retour;
Qu'il corrige sa vie en détestant son vice,
El puisse du grand prince adoucir la justice,
Tandis qu'à sa bonté vous irez à genoux
Rendre ce que demande un traitement si doux.
ORGON
Oui, c'est bien dit Allons à ses pieds avec joie
Nous louer des bontés que son cœur nous déploie;
Puis acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d'un autre il nous faudra pourvoir.
Et par un doux hymen couronner en Valère
La flamme d'un amant généreux et sincère.
DIJON DARANTIERE
AMPHITRYON
MOLIÈRE
1622-1673
'Mft Mfl Wt
AMPHITRYON
COMÉDIE EN TROIS ACTES
EN VERS
1668
PARIS
LIBRAIRIE DE FRANCE
F. SANT'ANDREA, L. MARCEROU & Cie
COLLECTION DES GRANDS FRANÇAIS
99, BOULEVARD RASPAIL, 99
M. CM. XXIII
NOTICE
Molière, en écrivant Le Sicilien, arrivait au terme
d'une période où sa production avait été intense.
De juin 1666 à février 166'], en huit mois, il n'avait
pas fait jouer moins de cinq pièces, d'importance inégale,
et de genres très divers. Mais chacune en son genre était
d'une qualité rare. Et les deux qui ouvraient la série
se nommaient Le Misanthrope et Le Médecin malgré
lui.
Après ht Sicilien, Molière io««a Amphitryon. C'est
à un intervalle de on^e mois que ces deux pièces furent
pour la première fois représentées. Des raisons par les-
quelles on explique cet arrêt prolongé d'une veine géné-
reuse et jaillissante, deux sont capitales.
D' abord la santé de l'auteur. Il avait été malade au
début de 1666, et contraint de fermer pendant deux
mois son théâtre. Pareille mésaventure, conséquence de
tant de fatigues, lui survint en i66j, et le tint pour
autant éloigné de la scène. Et même, le ij avril.
Robinet put écrire :
« Le bruit a couru que Molière
Se trouvait à l'extrémité.
Et proche d'entrer dans la bière. »
2 NOTICE
Au mois d'août, nouvelle épreuve, qui ne frappait poijit
an corps, mais qui pouvait toucher durement le moral.
La guerre de Dévolution venait de s'ouvrir. Le roi
était parti pour la Flandre. Le j août, Molière donne
L'Imposteur. C'était Tartuffe. Près de trois ans écoulés
n'avaient pas suffi à apaiser les haines qu'il avait sou-
levées à son apparition. Dès le 6, la représentation est
interdite par M. de Lamoignon, premier président du
Parlement, et membre de la Confrérie du Saint-Sacre-
fnent. Le S, La Thorillère et La Grange partent pour les
Flandres, chargés de présenter un placet au roi. Le sou-
verain, qui était occupé au siège de Lille, les reçoit <( très
bien »^ mais ajourne la décision à son retour. Entre
temps, l'archevêque de Paris, Hardouin de Péréfixe, par
une ordonnance du 1 1 août, fait « très-expresses inhibi-
tions et défenses... de représenter, lire ou entendre réciter
la susdite comédie, soit publiquement, soit en particulier,
sous quelque nom et quelque prétexte que ce soit, et ce sous
peine d'excommunication » .
Molière, assurément peiné, et d'ailleurs malade, ne
reparut point sur la scène avant le 2/ septembre, où l'on
donna Le Misanthrope. Robinet, le S octobre, écrivit :
« J'oubliais une nouveauté
Qui doit charmer notre cité
Molière, reprenant courage.
Malgré la bourrasque et forage,
Au nom des Dieux, qu'on l'aille voir. »
La nuilleure preuve qu'il avait repris courage, il la
donna en composant et en représentant Ampliiti'yon.
*
Le sujet ^'Amphitryon a été emprunté à Plante. Si
Molière, avec la sûreté de métier et l'originalité dans
l'imitation qui lui étaient propres, n'a point manqué, à
NOTICE 3
diverses reprises, de puiser à sa fantaisie dans l'œuvre
des comiques latins, le choix (/'Amphitryon lui a été
sngi^éré par des circonstances particulières. Déjà, il avait
écrit son Don Juan, après que la légende en eut été portée
à la scène, et avec succès, par divers auteurs. Or l'année
même du Cid, en i6)6, Rotrou avait fait jouer une pièce
nommée Les Sosies. En 1650, le théâtre du Marais
l'avait reprise, et l'avait jouée à grand renfort de ces
nmchines dont le public aimait toujours les artifices. Sa
vogue durait encore, à ce qu'on peut présumer, aux envi-
rons de i66y. Molière, comme pour Don Juan se piqua
sans doute d'éclipser une fois de plus ses rivaux, en
jouant après eux, accommodé à sa manière, un sujet qui
h'ur avait permis de trouver de la faveur.
Aussi bien, il doit beaucoup à Rotrou, non moins qu'à
Plante, si l'on veut s'en tenir à l'apparente fidélité de cer-
tains rapprochements. Et cependant Amphitryons^/ bien à
lui. Il reprend à son compte des traits qui sont à Rotrou.
Mais d'un mot qti'il ajoute ou retire, d'une inversion de
tenues, d'une image qu'il choisit plus juste ou qu'il rend
plus vive, il donne à son texte un tour plus spirituel :
tel pesant alexandrin de Rotrou se mue en deux vers
légers; et tel trait qui che:{ l'un n'était point pour déplaire,
devient che^i l'autre plus piquant ou bien dégage plus de
charme.
Il n'y a pas d'ailleurs seulement, dans Molière, le
dessein comique ou gracieux qu'il nous trace, après ses
modèles et mieux qu'eux, d'Amphitryon, d'Alcmène ou de
Sosie. Il a su aussi imaginer le bouillant Argatiphonti-
das, et la femme de Sosie, Cléanthis, et la double et plai-
sante action qui nous montre parallèlement le ménage des
maîtres bouleversé par fupiter, et celui des serviteurs dont
la présence de Mercure vient troubler la paix.
Mais le charme le plus vif que l'on goûte à lire ou à
entendre Amphitryon, ne vient-il pas de la forme que
4 NOTICE
Molicre lui a donnée, de ces vers libres qui éblouissent
par leurs détours imprévus et prestes, leur souplesse, lent
variété, leur douceur, leurs grâces toujours spirituelles.
Les ailes que déjà l'on sentait remuer sous la prose de Don
Juan on du Sicilien, s'étaient ouvertes. Et la technique
du vers français préromantique venait d'atteindre à une
virtuosité qui n'a trouvé nulle part de réplique, sinon
dans La Fontaine.
A.R.
A SON ALTESSE SERENISSIME
MONSEIGNEUR LE PRINCE
AdONSEIGNEUR,
N'en déplaise à nos beaux esprits, je ne vois rien déplus
ennuyeux que les epistres dédicatoires, et Vostre Altesse
Serenissimf trouvera bon, s'il luy plaisi, que je ne suive
point icy le style de ces Messieurs là, et refuse de me servir
de deux ou trois misérables pensées qui ont esté tournées et
retournées tant de fois quelles sont usées de tous les côte:^.
Le nom du grand CONDE est un nom trop glorieux
pour le traiter comme on fait tous les autres noms. Il ne
faut l'apliquer, ce nom illustre, qu'à des emplois qui
soient dignes de luy ; et, pour dire de belles choses, je vou-
drais parler de le mettre à la teste d'une armée plutost qu'à
la teste d'un livre, et je conçois bien mieux ce qu'il est
capable défaire en l'opposant aux jorces des ennemis de cet
Etat qu'en l'opposant à la critique des ennemis d'une comédie.
Ce n'est pas, MONSEIGNEUR, que la glorieuse
approbation de Vostre Altesse Serenissime ne fust une
6 AMPHITRYON
puiisanîe. protection pour toutes ces sortes d'ouvrages, et
qu'on ne soit persuadé des lumières de vostre esprit autant
que de l'intrépidité de vostre cœur et de la grandeur de
vostre ame. On sçait par toute la terre que l'éclat de vostre
mérite n'est point renfermé dans les bornes de cette valeur
indomptable qui se fait des adorateurs chei ceux mesme
qu'elle surmonte; qu'il s'étend, ce mérite, jusques aux
connoissames les plus fines et les plus relevées, et que les
décisions de vostre jugement sur tous les ouvrages d'esprit
ne manquent point d'estre suivies par le sentiment des
plus délicats. Mcàs on sçait aussi, MONSEIGNEUR,
que toutes ces glorieuses approbations dont nous nous
vantons au public ne nous coûtent rien à faire imprimer,
et que ce sont des choses dont nous disposons comme nous
voulons. On sçait, dis-je, qu'une epistre dédicatoire dit
tout ce qu'il luy plaist, et qu'un autheur est en pouvoir
d'aller saisir les personnes les plus augustes et de parer de
leurs grands noms les premiers feuillets de son livre; qu'il
a ta liberté de s'y donner autant qu'il veut l'honneur de
leur estime, et de se faire da protecteurs qui n'ont jamais
songé à l'cstre.
fe n'abuseray, MONSEIGNEUR, ny de vostre nom
ni de vos bonte^ pour cond^attre les censeurs de /'Amphi-
tryon et m'attribùer une gloire que je n'ay pas peut-estre
méritée ; et je ne prens la liberté de vous offrir ma comédie
que pour avoir lieu de vous dire que je regarde incessam-
ment avec une profonde vénération les grandes qualite:(^ que
vous joigne::^ au sang auguste dont vous iene:(^ le jour, et
que je suis, MONSEIGNEUR, avec tout le respect
possible ci tout le ^ele imaginable.
De Vostre Altessk Serenissime
Le tres-humble, très obéissant
et tres-obligé serviteur,
MOLIERE.
PERSONNAGES
MERCURE.
LA NUIT.
JUPITER, sous la forme d'Amphitryon.
AMPHITRYON, général des Thébains.
ALCMÈNE. femme d Amphitryon.
CLEANTHIS, suivante dAIcmene et
femme de Sosie.
SOSIE, valet d'Amphitryon.
ARGATIPHONTIDAS ,)
NAUGRATÈS, / ^, .. .
r.^Mtr^*n > capitaines thebams.
rOLlDAb, ( '
POSICLÈS ]
La scène est à Thèbes, devant la maison d'Amphitryon.
PROLOGUE
iMERCURE SUR un nuage, LA NUIT dans u\ char
traîné par deux chevaux
MERCURE
Tout beau, charmante Nuit; daignez vous arrêter.
Il est certain secours que de vous on désire,
Et j'ai deux mots à vous dire
De la part de Jupiter.
LA NUIT
Ah ! ah ! c'est vous, Seigneur Mercure !
Qui vous eût deviné là, dans cette posture?
MERCURE
Ma foi, me trouvant las pour ne pouvoir fournir
Aux différents emplois où Jupiter m'engage.
Je me suis doucement assis sur ce nuage
Pour vous attendre venir.
LA NUIT
Vous vous moquez, Mercure, et vous n'y songez pas.
Sied-il bien à des dieux de dire qu'ils sont las?
10 AMPHITRYON
MERCURE
Les dieux sont-ils de fer?
LA NUIT
Non; mais il faut sans cesse
Garder le décorum de la divinité.
11 est de certains mots dont l'usage rabaisse
Cette sublime qualité.
Et que, pour leur indignité,
Il est bon qu'aux hommes on laisse.
MERCURE
A votre aise vous en parlez,
Et vous avez, la belle, une chaise roulante
Où par deux bons chevaux, en dame nonchalante,
Vous vous faites traîner partout où vous voulez ;
Mais de moi ce n'est pas de même,
Et je ne puis vouloir, dans mon destin fatal,
Aux poètes assez de mal
De leur impertinence extrême
D'avoir, par une injuste loi
Dont on veut maintenir l'usage,
A chaque dieu, dans son emploi,
Donné quelque allure en partage,
Et de me laisser à pied, moi
Comme un mes.sager de village; jcieux.
Moi qui suis, comme on sait, en terre et dans les
Le fomeux messager du souverain des dieux,
Et qui, sans rien exagérer,
Par tous les emplois qu'il me donne,
Aurais besoin plus que personne
D'avoir de quoi me voiturer.
PROLOGUK 1 1
LA NUIT
Que voulez- vous faire à cela?
Les poètes fout à leur guise.
Ce n'est pas la seule sottise
Qu'on voit faire à ces messieurs-là.
Mais contre eux toutefois votre àiue à tort s'irriic.
Et vos ailes aux pieds sont un don de leurs soins.
MERCURE
Oui; mais, pour aller plus vite.
Est-ce qu'on s'en lasse moins?
LA NUIT
Laissons cela, seigneur Mercure,
Et sachons ce dont il s'agit.
MERCUKE
C'est Jupiter, comme je vous l'ai dit.
Qui de votre manteau veut la faveur obscure
Pour certaine douce aventure
Qu'un nouvel amour lui fournit.
Ses pratiques, je crois, ne vous sont pas nouvelles :
Bien souvent pour la terre il néglige les cieux.
Et vous n'ignorez pas que ce maître des dieux
Aime à s'humaniser pour des beautés mortelles,
Et sait cent tours ingénieux
Pour mettre à bout les plus cruelles.
Des yeux d'Alcmène il a senti les coups,
Et, tandis qu'au milieu des béotiques plaines
Amphitryon, son époux.
Commande aux troupes thébaines,
Il en a pris la forme, et reçoit là-dessous
Un soulagement à ses peines
Dans la possession des plaisirs les plus doux.
L'état des mariés à ses feux est propice :
12 AMPHITRYON
L'hymen ne les a joints que depuis quelques jours,
Et la jeune chaleur de leurs tendres amours
A fait que Jupiter à ce bel artifice
S'est avisé d'avoir recours.
Son stratagème ici se trouve salutaire ;
Mais près de maint objet chéri
Pareil déguisement serait pour ne rien faire,
Et ce n'est pas partout un bon moyen de plaire
Que la figure d'un mari.
LA NUIT
l'admire Jupiter, et je ne comprends pas
Tous les déguisements qui lui viennent en tête.
MERCURE
Il veut goûter par là toutes sortes d'états,
Et c'est agir en dieu qui n'est pas bête.
Dans quelque rang qu'il soit des mortels regardé.
Je le tiendrais fort misérable
S'il ne quittait jamais sa mine redoutable,
Et qu'au faîte des cieux il fût toujours guindé.
Il n'est point, à mon gré, de plus sotte méthode
Que d'être emprisonné toujours dans sa grandeur,
Et surtout aux transports de l'amoureuse ardeur
La haute qualité devient fort incommode.
Jupiter, qui sans doute en plaisirs se connaît,
Sait descendre du haut de sa gloire suprême,
Et, pour entrer dans tout ce qu'il lui plaît,
Il sort tout à fait de lui-même,
Et ce n'est plus alors Jupiter qui paraît.
LA NUIT
Passe encor de le voir de ce sublime étage
Dans celui des hommes venir
Prendre tous les transports que leur cœur peut fournir.
Et se faire à leur badinage.
PROLOGUE II
Si. dans les changements où son humeur l'engage,
A la nature humaine il s'en voulait tenir;
Mais de voir Jupiter taureau,
Serpent, cygne, ou quelque autre chose,
Je ne trouve point cela beau,
Et ne m'étonne pas si parfois on en cause.
MERCURE
Laissons dire tous les censeurs :
Tels changements ont leurs douceurs.
Qui passent leur intelligence.
Ce dieu sait ce qu'il fait aussi bien là qu'ailleurs;
Et, dans les mouvements de leurs tendres ardeurs,
Les bêtes ne sont pas si bêtes que l'on pense.
LA NUIT
Revenons à l'objet dont il a les faveurs.
Si par son stratagème il voit sa flamme heureuse,
Que peut-il souhaiter? et qu'est-ce que je puis?
MERCURE
Que vos chevaux, par vous au petit pas réduits.
Pour satisfaire aux vœux de son âme amoureuse,
D'une nuit si délicieuse
Fassent la plus longue des nuits;
Qu'à ses transports vous donniez plus d'espace,
Et retardiez la naissance du jour
Qui doit avancer le retour
De celui dont il tient la place.
LA NUIT
Voilà sans doute un bel emploi
Que le grand Jupiter m'apprête,
Et l'on donne un nom fort honnête
Au service qu'il veut de moi.
M AMPHITRYON
MERCURK
Pour une jeune déesse,
Vous êtes bien du bon temps!
Un tel emploi n'est bassesse
Que chez les petites gens.
Lorsque dans un haut rang on a l'heur de paraître,
Tout ce qu'on fait est toujours bel et bon,
Et suivant ce qu'on peut être
Les choses changent de nom.
LA Nurr
Sur de pareilles matières
Vous en savez plus que moi.
Et, pour accepter l'emploi.
J'en veux croire vos lumières.
MERCURE
Eh! là. là, madame la N'uit.
Un peu doucement, je vous prie!
Vous avez dans le monde un bruit
De n'être pas si renchérie.
Cn vous tait confidente, en cent climats divers,
De beaucoup de bonnes affaires;
Et je crois, à parler à sentiments ou\crts,
. QjLie nous ne nous en devons guère.
LA NUIT
Laissons ces contrariétés,
Et demeurons ce que nous sommes.
N'apprêtons point à rire aux hommes
En nous disant nos vérités.
MERCURE
Adieu, je vais là bas, dans ma commission,
Dépouiller promptement la forme de Mercure
Pour y vêtir la figure
Du valet d'Amphitryon.
PROLOGUE I 5
LA NUIT
Moi, dans cette hémisphère, avec ma suite obscure,
Je vais faire une station.
MERCURE
Bonjour, la Nuit.
LA NUIT
Adieu, Mercure.
(Mercure descend de son nuage eu terre, et la
Nuit passe dans son char.)
ACTE PREMIER
SCÈNE PREMIÈRE
SOSIE
Qui va là? Heu! Ma peur à chaque pas s'accroît.
Messieurs, ami de tout le monde.
Ah ! quelle audace sans seconde
De marcher à l'heure qu'il est!
Que mon maître couvert de gloire
Me joue ici d'un vilain tour!
Quoi! si pour son prochain il avait quelque amour.
M'aurait-il fait partir par une nuit si noire ?
Et, pour me renvoyer annoncer son retour
Et le détail de sa victoire,
Ne pouvait-il pas bien attendre qu'il fût jour ?
Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont-ils assujettis!
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
i8 AMPHITRYON
Ils veulent que pour eux tout soit, dans la nature,
Obligé de s'immoler.
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure,
Dès qu'ils parlent il faut voler.
Vingt ans d'assidu service
N'en obtiennent rien pour nous;
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre âme insensée
S'acharne en vain hoimeur de demeurer près d'eux.
Et s'y veut contenter de la fausse pensée [reux.
Qu'ont tous les autres gens que nous sommes heu-
Vers la retraite en vain la raison nous appelle.
En vain notre dépit quelquefois y consent :
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant,
Et la moindre faveur d'un coup d'œil caressant
Nous rengage de plus belle.
Mais enfin, dans l'obscurité,
Je vois notre maison, et ma frayeur s'évade.
Il me faudrait, pour l'ambassade.
Quelque discours prémédité.
Je dois aux yeux d'Alcmène un portrait militaire
Du grand combat qui met nos ennemis à bas;
Mais comment diantre le faire,
Si je ne m'y trouvai pas ?
N'importe, parlons-en et d'estoc et de taille,
Comme oculaire témoin.
Combien de gens font-ils des récits de bataille
Dont ils se sont tenus loin !
Pour jouer mon rôle sans peine.
Je le veux un peu repasser.
Voici la chambre, où j'entre en courrier que l'on
Et cette lanterne est Alcmène, [mène,
A qui je dois m'adresser.
ACTE PREMIER. SCENE PREMIERE 19
(Il pose sa lanterne à terre, et lui adresse son
compliment.)
« Madame Amphitryon, mon maître et votre époux...
(Bon! beau début!), l'esprit toujours plein de vos
Tcharmes,
M'a voulu choisir entre tous
Pour vous donner avis du succès de ses armes
Et du désir qu'il a de se voir près de vous.
— Àh! vraiment, moit pauvre Sosie,
A te revoir j'ai de Ja joie an cœur.
— Madame, ce m'est trop d'honneur,
Et mon destin doit faire envie.
(Bien répondu !) — Comment se porte Amphitryon ?
Madame, en homme de courage,
Dans les occasions où la gloire l'engage.
(Fort bien ! belle conception !)
— Quand viendra-t-il, par son retour charmant,
Rendre mon âme satisfaite?
— Le plus tôt qu'il pourra, Madame, assurément;
Mais bien plus tard que son cœur ne souhaite.
(Ah!) — Mais quel est "état où la guerre l'a mis?
Que dit-il? que fait-il? Contente un peu mon âme.
— Il dit moins qu'il ne fait, Madame,
Et fait trembler les ennemis.
(Peste ! où prend mon esprit toutes ces gentillesses ?)
— Que font les révoltés ? dis-moi, quel est leur sort ?
— Ils n'ont pu résister. Madame, à notre effort :
Nous les avons taillés en pièces.
Mis Ptérélas leur chef à mort,
Pris Télèbe d'assaut; et déjà dans le port
Tout retentit de nos prouesses.
— Ah ! quel succès ! 0 dieux ! qui l'eût pu jamais croire !
Raconte-moi, Sosie, un tel événement.
— Je le veux bien , Madame, et, sans m'enfler de gloire,
Du détail de cette victoire
20 AMPHITRYON
Je puis parler très savamment.
Figurez-vous donc que Télèbe,
Madame, est de ce côté.
(Il marque les lieux sur sa main, ou à terre.)
C'est une ville, en vérité,
Aussi grande quasi que Thèbe.
La rivière est comme là ;
Ici nos gens se campèrent;
Et l'espace que voilà,
Nos ennemis l'occupèrent.
Sur un haut, vers cet endroit.
Etait leur infanterie,
Et plus bas, du côté droit,
Était la cavalerie,
Après avoir aux dieux adressé les prières.
Tous les ordres donnés, on donne le signal.
Les ennemis, pensant nous tailler des croupières,
Firent trois pelotons de leurs gens à cheval ;
Mais leur chaleur par nous fut bientôt réprimée,
Et vous allez voir comme quoi.
Voilà notre avant-garde, à bien faire animée :
Là, les archers de Créon notre roi ;
Et voici le corps d'armée.
Qui d'abord... Attendez .» Le corps d'armée a peur
J'entends quelque bruit, ce me semble.
(On fait un peu de bruit.)
ACTE PREMIER. SCÈNE DEUXIÈME 21
SCÈNE II
MERCURE, SOSIE
xMERCURE, sons la forwe de Sosie.
Sous ce minois qui lui ressemble,
Ciiassons de ces lieux ce causeur
Dont l'abord importun troublerait la douceur
Que nos amants goûtent ensemble.
SOSIE
Mon cœur tant soit peu se rassure,
Et je pense que ce n'est rien.
Crainte pourtant de sinistre aventure.
Allons chez nous achever l'entretien.
MERCURE
Tu seras plus fort que Mercure,
Ou je t'en empêcherai bien.
SOSIE
Cette nuit en longueur me semble sans pareille :
II faut, depuis le temps que je suis en chemin,
Ou que mon maître ait pris le soir pour le matin,
Ou que trop tard au lit le blond Phébus sommeille,
Pour avoir trop pris de son vin.
MERCURE
Comme avec irrévérence
Parle des dieux ce maraud !
Mon bras saura bien tantôt
Châtier cette insolence,
Et je vais m'égayer avec lui comme il faut
En lui volant son nom avec sa ressemblance.
22 AMPHITRYON
SOSIE
Ah! par ma foi, j'avais raison!
C'est fait de moi, chétive créature!
Je vois devant notre maison
Certain homme dont l'encoltire
Ne me présage rien de bon.
Pour faire semblant d'assurance.
Je veux chanter un peu d'ici.
(II chanle, et, lorsque Mercure parle,
sa voix s'affaiblit peu à peu.)
MERCURE
Qui donc est ce coquin qui prend tant de licence
Que de chanter à m'étourdir ainsi ?
Veut-il qu'à l'étriller ma main un peu s'applique ?
SOSIE
Cet homme assurément n'aime pas la musique.
iMERCURE
Depuis plus d'une semaine.
Je n'ai trouvé personne à qui rompre les os.
La vertu de mon bras se perd dans le repos,
Et je cherche quelque dos
Pour me remettre en haleine.
SOSIE
Quel diable d'homme est-ce ci?
De mortelles frayeurs je sens mon âme atteinte.
Mais pourquoi trembler tant aussi ?
Peut-être a-t-il dans l'câme autant que moi de crainte,
Et que le drôle parle ainsi
Pour me cacher sa peur sous une audace feinte.
ACTE PREMIER. SCÈNE DEUXIEME 23
Oui, oui, ne souffrons point qu'on nous croie un
Si je ne suis hardi, tâchons de le paraître; [oison.
Faisons-nous du cœur par raison.
Il est seul comme moi, je suis fort, j'ai bon maître,
Et voilà notre maison.
MERCURE
Qui va là ?
SOSIE
Moi.
MERCURE
Qui, moi?
SOSIE
Moi. (A part.) Courage, Sosie!
MERCURE
Quel est ton sort, dis-moi ?
SOSIE
D'être homme et de parler.
MERCURE
Es-tu maître ou valet ?
SOSIE
Comme il me prend envie.
MERCURE
Où s'adressent tes pas ?
SOSIE
Où j'ai dessein d'aller.
MERCURE
Ah ! ceci me déplaît.
24 AMPHITRYON
SOSIE
J'en ai l'âme ravie.
MERCURE
Résolument, par force ou par amour,
Je veux savoir de toi, traître,
Ce que tu fais, d'où tu viens avant jour,
Où tu vas, à qui tu peux être.
SOSIE
Je fais le bien et le mal tour à tour ;
Je viens de là, vais là ; j'appartiens à mon maître.
MERCURE
Tu montres de l'esprit, et je te vois en train
De trancher avec moi de l'homme d'importance.
Il me prend un désir, pour faire connaissance,
De te donner un soufflet de ma main.
SOSIE
A moi-même ?
MERCURE
A toi-même, et t'en voilà certain.
(Il lui donne un soufflet.)
SOSIE
Ah ! ah ! c'est tout de bon !
MERCURE
Non, ce n'est que pour rire
Et répondre à tes quolibets.
SOSIE
Tudieu, l'ami, sans vous rien dire.
Comme vous baillez des soufflets!
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME 25
MERCURE
Ce sont là de mes moindres coups,
De petits soufflets ordinaires.
SOSIE
Si j'étais aussi prompt que vous,
Nous ferions de belles affaires!
MERCURE
Tout cela n'est encor rien
Pour y faire quelque pause.
Nous verrons bien autre chose.
Poursuivons notre entretien.
SOSIE. (Il veut s'en aller. )
Je quitte la partie.
MERCURE
Où vas-tu ?
SOSIE
Que t'importe ?
MERCURE
Je veux savoir où tu vas.
SOSIE
Me faire ouvrir cette porte.
Pourquoi retiens-tu mes pas ?
MERCURE
Si jusqu'à l'approcher tu pousses ton audace,
Je fais sur toi pleuvoir un orage de coups.
SOSIE
Quoi ! tu veux par ta menace,
M'empêcher d'entrer chez nous ?
2b AMPHITRYON
MERCURE
Comment, chez nous!
SOSIE
Oui, chez nous.
MERCURE
O ie traître!
Tu te dis de cette maison ?
SOSIE
Fort bien. Amphitryon n'en est-il pas le maître?
MERCURE
Hé bien ! que fait cette raison ?
SOSIE
Je suis son valet.
mercure'
Toi?
SOSIE
Moi.
MERCURE
Son valet?
SOSIE
Sans doute.
MERCURE
Valet d'Amphitryon ?
SOSIE
D'Amphitryon, de lui.
MERCURE
Ton nom est ?
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIÈME
SOSIE
Sosie.
MERCURE
Heu ? comment ?
SOSIE
Sosie.
MERCURE
Ecoute.
Sais-tu que de ma main je t'assomme aujourd'hui ?
SOSIE
Pourquoi ? De quel rage est ton âme saisie ?
MERCURE
Qui te donne, dis-moi, cette témérité
De prendre le nom de Sosie?
SOSIE
Moi? je ne le prends point, je l'ai toujours porté.
MERCURE
O le mensonge horrible et l'impudence extrême !
Tu m'oses soutenir que Sosie est ton nom ?
SOSIE
Fort bien; je le soutiens, par la grande raison
Qu'ainsi l'a fait des dieux la puissance suprême,
Et qu'il n'est pas en moi de pouvoir dire non
Et d'être un autre que moi-môme.
(Mercure le bat.)
MERCURE
Mille coups de bâton doivent être le prix
D'une pareille effronterie.
28 AMPHITRYON
SOSIE
Justice, citoyens ! au secours, je vous prie !
MERCURE
Comment, bourreau, tu fais des cris ?
SOSIE
De mille coups tu me meurtris,
Et tu ne veux pas que je crie ?
iMERCURE
C'est ainsi que mon bras...
SOSIE
L'action ne vaut rien.
Tu triomphes de l'avantage
Que te donne sur moi mon manque de courage,
Et ce n'est pas en user bien.
C'est pure fanfaronnerie
De vouloir profiter de la poltronnerie
De ceux qu'attaque notre bras.
Battre un homme à jeu sûr n'est pas d'une belle âme.
Et le cœur est digne de blâme
Contre les gens qui n'en ont pas.
MERCURE
Eh bien ! es-tu Sosie à présent .'' qu'en dis-tu ?
SOSIE
Tes coups n'ont point en moi fait de métamorphose,
Et tout le changement que je trouve à la chose,
C'est d'être Sosie battu.
MERCURE
Encor? Cent autres coups pour cette autre impu-
jdence.
ACTE PREMIER. SCÈNE DEUXIÈME 29
SOSIH
De grâce, fais trêve à tes coups.
MERCURE
Fais donc trêve à ton insolence.
SOSIE
Tout ce qu'il te plaira; je garde le silence :
La dispute est par trop inégale entre nous.
MERCURE
Es-tu Sosie encor ? dis, traître.
SOSIE
Hélas! je suis ce que tu veux.
Dispose de mon sort au gré de tes vœux ;
Ton bras t'en a fait le maître.
MERCURE
Ton nom était Sosie, à ce que tu disais.
SOSIE
Il est vrai, jusqu'ici j'ai cru la chose claire ;
Mais ton bâton, sur cette affaire,
M'a fait voir que je m'abusais.
MERCURE
C'est moi qui suis Sosie, et tout Thèbes l'avoue.
Amphitryon jamais n'en eut d'autre que moi.
SOSIE
Toi, Sosie.
MERCURE
Oui, Sosie ; et, si quelqu'un s'y joue,
II peut bien prendre garde à soi.
30 AMPHITRYON
SOSIE, bas.
Ciel, me faut-il ainsi renoncer à moi-même,
Et par un imposteur me voir voler mon nom ?
Que son bonheur est extrême
De ce que je suis poltron !
Sans cela, par la mort...
MERCURE
Entre tes dents, je pense,
Tu murmures je ne sais quoi ?
SOSIE
Non ; mais, au nom des dieux, donne-moi la licence
De parler un moment à toi.
MERCURE
Parle.
SOSIE
Mais promets-moi, de grâce,
Que les coups n'en seront point.
Signons une trêve.
MERCURE
Passe ;
Va, je t'accorde ce point.
SOSIE
Qui te jette, dis-moi, dans cette fantaisie ?
Que te reviendra-t-il de m'enlever mon nom ?
Et peux-tu faire enfin, quand tu serais démon,
Que je ne sois pas moi ? que je ne sois Sosie ?
MERCURE
Comment, tu peux...
SOSIE
Ah ! tout doux !
Nous avons fait trêve aux coups.
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIÈME 31
MERCURE
Quoi! pendard, imposteur, coquin...
SOSIE
Pour des injures,
Dis-m'en tant que tu voudras :
Ce sont légères blessures,
Et je ne m'en fâche pas.
MERCURE
Tu te dis Sosie ?
SOSIE
Oui; quelque conte frivole...
MERCURE
Sus, je romps notre trêve et reprends ma parole.
SOSIE
N'importe, je ne puis m'anéantir pour toi
Et souffrir un discours si loin de l'apparence.
Etre ce que je suis est-il en ta puissance,
Et puis-je cesser d'être moi ?
S'avisa-t-on jamais d'une chose pareille,
Et peut-on démentir cent indices pressants?
Rêvé-ie? est-ce que je sommeille!
Ai-je l'esprit troublé par des transports puissants?
Ne sens-je pas bien que je veille?
Ne suis-je pas dans mon bon sens?
Mon maître, Amphitryon, ne m'a-t-il pas commis
A venir en ces lieux vers Alcmène, sa femme?
Ne lui dois-je pas faire, en lui vantant sa flamme^
Un récit de ses faits contre nos ennemis ?
Ne suis-je pas du port arrivé tout à l'heure?
Ne tiens-je pas une lanterne en main ?
Ne te trouvé-je pas devant notre demeure?
Ne t'y parlé-je pas d'un esprit tout humain ?
32 AMPHITRYON
Ne te tiens-iu pas fort de ma poltronnerie
Pour m'empêcher d'entrer chez nous?
N'as-tu pas sur mon dos exercé ta furie?
Ne m'as-tu pas roué de coups?
Ah! tout cela n'est que trop véritable,
Et plût au Ciel le fût-il moins !
Cesse donc d'insulter au sort d'un misérable,
Et laisse à mon devoir s'acquitter de ses soins.
MERCURE
Arrête, ou sur ton dos le moindre pas attire
Un assommant éclat de mon juste courroux.
Tout ce que tu viens de dire
Est à moi, hormis les coups.
C'est moi qu'Amphitryon députe vers Alcmène,
Et qui du port persique arrive de ce pas;
Moi qui viens annoncer la valeur de son bras,
Qui nous fait remporter une victoire pleine
Et de nos ennemis a mis le chef à bas.
C'est moi qui suis Sosie enfin, de certitude,
Fils de Dave, honnête berger;
Frère d'Arpage, mort en pays étranger;
Mari de Cléanthis la prude.
Dont l'humeur me fait enrager;
Qui dans Thèbes ai reçu mille coups d'étrivière
Sans en avoir jamais dit rien.
Et jadis en public fus marqué par derrière
Pour être trop homme de bien.
SOSIE, à part.
Il a raison. A moins d'être Sosie,
On ne peut pas savoir tout ce qu'il dit;
Et, dans l'étonnement dont mon âme est saisie,
Je commence, à mon tour, à le croire un petit.
ACTE PREMIER. SCENE DEUXIEME 33
En effet, maintenant que je le considère,
je vois qu'il a de moi taille, mine, action.
Faisons lui quelque question
Afin d'éclaircir ce mystère.
(A Mercure.)
Parmi tout le butin fait sur nos ennemis,
QjLi'est-ce qu'Amphitryon obtient pour son partage?
MERCURE
Cinq fort gros diamants, en nœud proprement mis,
Dont leur chef se parait comme d'un rare ouvrage.
SOSIE
A qui destine-t-il un si riche présent?
MERCURE
A sa femme, et sur elle il le veut voir paraître.
SOSIE
Mais oià, pour l'apporter, est-il mis à présent?
MERCURE
Dans un coffret scellé des armes de mon maître.
SOSIE, à part.
Il ne ment pas d'un mot à chaque répartie.
Et de moi je commence à douter tout de bon.
Près de moi par la force il est déjà Sosie;
Il pourrait bien encore l'être par la raison.
Pourtant, quand je me tâte, et que je me rappelle,
Il me semble que je suis moi.
Où puis-je rencontrer quelque clarté fidèle
Pour démêler ce que je vois?
Ce que j'ai fait tout seul et que n'a vu personne,
A moins d'être moi-même, on ne le peut savoir.
Par cette question, il faut que je l'étonné;
C'est de quoi le confondre, et nous allons le voir.
3
34 AMPHITRYON
(A Mercure.)
Lorsqu'on était aux mains, que ris-tu dans nos tentes?
Où tu courus seul te fourrer?
D'un jambon...
MERCURE
SOSIE, â pari.
L'y voilà!
MERCURE
Que j'allai déterrer,
Je coupai bravement deux tranches succulentes.
Dont je sus fort bien me bourrer,
Et, joignant à cela d'un vin que l'on ménage.
Et dont, avant le goût, les yeux se contentaient,
Je pris un peu de courage
Pour nos gens qui se battaient.
SOSIE, à part.
Otie preuve .sans pareille
En sa faveur conclut bien,
Et l'on n'y peut dire rien,
S'il n'était dans la bouteille.
(A Mercure.)
Je ne .saurais nier, aux preuves qu'on m'expose,
Que tu ne sois Sosie, et j'y donne ma voix.
Mais, si tu l'es, dis-moi, qui tu veux que je sois,
Car encor faut-il bien que je sois quelque chose.
MERCURE
Quand je ne serai plus Sosie,
Sois-le, j'en demeure d'accord;
Mais, tant que je le suis, je te garantis mort
Si tu prends cette fantaisie.
ACTE PREMIER. SCÈNE TROISIEME 5^
SOSIE
Tout cit embarras met mon esprit sur les dents.
Et la raison à ce qu'on voit s'oppose.
Mais il faut terminer enfin par quelque chose,
Et le plus court pour moi, c'est d'entrer là-dedans.
AiERCURF
Ah! tu prends donc, per;Ll;i,rd, goût à la bîtonnade?
(Il le frappe.)
SOSIE
Ah! qu'est-ce ci, grands dieux! Il frappe un ton plus
Et mon dos pour un mois en doit être malade, [fort.
Laissons ce diable d'homme et retournons au port.
O juste Ciel! j'ai fait une belle ambassade!
MERCURE
Enfin, je l'ai fait fuir, et sous ce traitement
De beaucoup d'actions il a reçu la peine.
Mais je vois Jupiter, que fort civilement
Reconduit l'amoureuse Alcmène.
SCENE III
JUPITER, ALCMÈNE. CLÉANTHIS, MERCURE
JUPITER
Défendez, chère Alcmène, aux flambeaux d'approcher :
Ils m'offrent des plaisirs en m'offrant votre vue,
Mais ils pourraient ici découvrir ma venue.
Qu'il est à propos de cacher.
36 AMPHITRYON
Mon amour, que gênaient tous ces soins éclatants
Où me tenait lié la gloire de nos armes,
Au devoir de ma charge a volé les instants
Qu'il vient de donner à vos charmes.
Ce vol, qu'à vos beautés mon cœur a consacré,
Pourrait être blâmé dans la bouche publique,
Et j'en veux pour témoin unique
Celle qui peut m'en savoir gré.
ALCMÈNE
Je prends, Amphitryon, grande part à la gloire
Que répandent sur vous vos illustres exploits,
Et l'éclat de votre victoire
Sait toucher de mon cœur les sensibles endroits;
Mais, quand je vois que cet honneur fatal
Eloigne de moi ce que j'aime,
Je ne puis ra'empêcher, dans ma tendresse extrême,
De lui vouloir un peu de mal,
Et d'opposer mes vœux à cet ordre suprême
Qui des Thébains vous fait le général.
C'est une douce chose, après une victoire.
Que la gloire où l'on voit ce qu'on aime élevé ;
Mais, parmi les périls mêlés à cette gloire,
Un triste coup, hélas! est bientôt arrivé.
De combien de frayeurs a-t-on l'âme blessée
Au moindre choc dont on entend parler?
\'oit-on, dans les horreurs d'une telle pensée,
Par où jamais se consoler
Du coup dont on est menacée?
Et, de quelque laurier qu'on couronne un vainqueur,
Quelque part que l'on ait à cet honneur suprême,
Vaut-il ce qu'il en coûte aux tendresses d'un cœur
Qui peut à tout moment trembler pour ce qu'il aime ?
ACTE PREMIER. SCÈNE TROISIEME 57
JUPITER
je ne vois rien en vous dont mon feu ne s'augmente.
Tout y marque à mes yeux un cœur bien enflammé;
Et c'est, je vous l'avoue, une chose charmante
De trouver tant d'amour dans un objet aimé.
Mais, si je l'ose dire, un scrupule me gêne
Aux tendres sentiments que vous me faites voir.
Et, pour les bien goûter, mon amour, chère Alcmène,
Voudrait n'y voir entrer rien de votre devoir;
Qu'à votre seule ardeur, qu'à ma seule personne,
Je dusse les faveurs que je reçois de vous.
Et que la qualité que j'ai de votre époux
Ne fut point ce qui me les donne.
ALCMÈNE
C'est de ce nom pourtant que l'ardeur qui me brûle
Tient le droit de paraître au jour.
Et je ne comprends rien à ce nouveau scrupule
Dont s'embarrasse votre amour.
JUPITER
Ah ! ce que j'ai pour vous d'ardeur et de tendresse
Passe aussi celle d'un époux,
Et vous ne savez pas, dans des moments si doux.
Quelle en est la délicatesse.
Vous ne concevez point qu'un cœur bien amoureux
Sur cent petits égards s'attache avec étude.
Et se fait une inquiétude
De la manière d'être heuieux.
En moi, belle et charmante Alcmène,
Vous voyez un n^ari, vous voyez un amant;
Mais l'amant seul me touche, à parler franchement.
Et je sens près de vous que le mari le gêne.
38 AMPHITRYON
Cet amant, de vos vœux jaloux au dernier point,
Souhaite qu'à lui seul votre cœur s'abandonne,
Et sa passion ne veut point
De ce que le mari lui donne.
Il veut de pure source obtenir vos ardeurs,
Et ne veut rien tenir des nœuds de 1 hy menée,
Rien d'un fâcheux devoir qui fait agir les cœurs.
Et par qui tous les jours des plus chères faveurs
La douceur est empoisonnée
Dans le scrupule enfin dont il est combattu.
Il veut, pour satisfaire à sa délicatesse,
Que vous le sépariez d'avec ce qui le blesse;
Que le mari ne soit que pour votre vertu,
Et que de votre cœur, de bonté revêtu,
L'amant ait tout l'amour et toute la tendresse.
ALCMÈNE
Amphitryon, en vérité,
Vous vous moquez de tenir ce langage.
Et j'auniis peur qu'on ne vous crût pas sage
Si de quelqu'un vous étiez écouté.
JUPITER
Ce discours est plus raisonnable,
Alcmène, que vous ne pensez;
Mais un plus long séjour me rendrait trop coupable,
Et du retour au port les moments sont pressés.
Adieu. De mon devoir l'étrange barbarie
Pour un temps m'arrache de vous;
Mais, belle Alcmène. au moins, quand vous verrez
Songez à l'amant, je vous prie. [l'époux,
ALCMÈNE
Je ne sépare point ce qu'unissent les dieux,
Et l'époux et l'amant me sont fort précieux.
ACTB PREMIER. SCÈNE aUATRIEME 39
CLÉANTHIS
O Ciel ! que d'aimables caresses
D'un époux ardemment chéri I
Et que mon traître de mari
Est loin de toutes ces tendresses!
MERCURE
La Nuit, quil me faut avertir.
N'a plus qu'a plier tous ses voiles;
Et, pour effacer les étoiles.
Le Soleil de son lit peut maintenant sortir.
SCENE IV
CLÉANTHIS, MERCURE
(Mercure veut s'en aller.)
CLÉANTHIS
Quoi! c'est ainsi que l'on me quitte?
MERCURE
Et comment donc ? Ne veux-tu pas
due de mon devoir je m'acquitte
Et que d'Amphitryon j'aille suivre les pas?
CLÉANTHIS
Mais avec cette brusquerie.
Traître, de moi te séparer !
MERCURE
Le beau sujet de fâcherie !
Nous avons tant de temps ensemble à demeurer !
40 AMPHITRYON
CLÉANTHIS
Mais quoi ! partir ainsi d'une façon brutale,
Sans me dire un seul mot de douceur pour régal ?
MERCURE
Diantre ! où veux-tu que mon esprit
T'aille chercher des fariboles ?
Quinze ans de mariage épuisent les paroles,
Et depuis un long temps nous nous sommes tout dit.
CLÉANTHIS
Regarde, traître, Amphitryon.
^'ois combien pour Alcmène il étale de flamme,
Et rougis, là-dessus, du peu de passion
Que tu témoignes pour ta femme.
MERCURE
Eh ! mon Dieu ! Cléanthis, ils sont encore amants.
Il est certain âge où tout passe;
Et ce qui leur sied bien dans ces commencements,
En nous, vieux mariés, aurait mauvaise grâce.
Il nous ferait beau voir attachés face à face
A pousser les beaux sentiments !
CLÉANTHIS
Quoi ! suis-je hors état, perfide, d'espérer
Qu'un cœur auprès de moi soupire ?
MERCURE
Non, je n'ai garde de le dire;
Mais je suis trop barbon pour oser soupirer,
Et je ferais crever de rire.
CLÉANTHIS
Mérites-tu, pendard, cet insigne bonheur
De te voir pour épouse une femme d'honneur ?
ACTE PREMIER. SCENE QUATRIEME 41
MERCURE
Mon Dieu, tu n'es que trop honnête :
Ce grand honneur ne me vaut rien.
Ne sois point si femme de bien,
Et me romps un peu moins la tète.
CLÉANTHIS
Comment ! de trop bien vivre on te voit me blâmer ?
xMERCURE
La douceur d'une femme est tout ce qui me charme ;
Et ta vertu fait un vacarme
Qui ne cesse de m'assommer.
CLÉANTHIS
Il te faudrait des cœurs pleins de fausses tendresses,
De ces femmes, aux beaux et louables talents
Qui savent accabler leurs maris de caresses
Pour leur faire avaler l'usage des galants.
MERCURE
Ma foi. veux-tu que je te dise ?
Un mal d'opinion ne touche que les sots,
Et je prendrais pour ma devise :
Moins d'honneur et plus de repos.
CLÉANTHIS
Comment! tu souffrirais sans nulle répugnance
Que j'aimasse un galant avec toute licence?
MERCURE
Oui, si je n'étais plus de tes cris rebattu
Et qu'on te vît changer d'humeur et de méthode,
J'aime mieux un vice commode
Qu'une fatigante vertu.
42
AMPHITRYON
Adieu, Cléantlîis, ma chère âme,
Il me faut suivre Amphitryon.
(II s^en va.)
CLÉANTHIS
Pourquoi, pour punir cet infâme,
Mon cœur n'a-t il assez de résolution ?
Ah ! que, dans cette occasion,
J'enrage d'être honnête femme !
ACTE II
SCENE PREMIERE
AMPHITRYON, SOSIE
AMPHITRYON
Viens çà, bourreau, viens çà. Sais-tu, maître fripon.
Qu'à te faire assommer ton discours peut suffire.
Et que, pour te traiter comme je le désire,
Mon courroux n'attend qu'un bâton?
SOSIE
Si vous le prenez sur ce ton,
Monsieur, je n'ai plus rien à dire,
Et vous aurez toujours raison.
AMPHITRYON
Quoi ! tu veux me donner pour des vérités, traître,
Des contes que je vois d'extravagance outres?
.SOSIE
Non, je suis le valet, et vous êtes le maître :
Il n'en sera, Monsieur, que ce que vous voudrez.
44 AMPHITRYON
AMPHITRYON
Çà ! je veux étouffer le courroux qui m'enflamme,
Et tout du long t'ouïr sur ta commission.
Il faut, avant que voir ma femme.
Que je débrouille ici cette confusion.
Rappelle tous tes sens, rentre bien dans ton âme.
Et réponds, mot pour mot, à chaque question.
SOSIE
Mais, de peur d'incongruité,
Dites-moi, de grâce, à l'avance,
De quel air il vous plaît que ceci soit traité.
Parlerai-je, Monsieur, selon ma conscience.
Ou comme auprès des grands on le voit usité ?
Faut-il dire la vérité.
Ou bien user de complaisance ?
AMPHITRYON
Non, je ne te veux obliger
Qu'à me rendre de tout un compte fort sincère.
SOSIE
Bon, c'est assez; laissez-moi faire :
Vous n'avez qu'à m'interroger.
AMPHITRYON
Sur l'ordre que tantôt je t'avais su prescrire ?
SOSIE
Je suis parti, les cieux d'un noir crêpe voilés.
Pestant fort contre vous dans ce fâcheux martyre.
Et maudissant vingt fois l'ordre dont vous parlez.
AMPHITRYON
Comment, coquin !
ACTE DEUXIEME. SCÈNE PREMIERE 45
SOSIE
Monsieur, vous n'avez rien qu'à dire,
Je mentirai si vous voulez.
AMPHITRYON
Voilà comme un valet montre pour nous du zèle !
Passons. Sur les chemins que t'est-il arrivé?
SOSIE
D'avoir une frayeur mortelle
Au moindre objet que j'ai trouvé.
AMPHITRYON
Poltron !
SOSIE
En nous formant, nature a ses caprices.
Divers penchants en nous elle fait observer :
Les uns à s'exposer trouvent mille délices,
Moi, j'en trouve à me conserver.
AMPHITRYON
Arrivant au logis?
SOSIE
J'ai, devant notre porte,
En moi-même voulu répéter un petit
Sur quel ton et de quelle sorte
Je ferais du combat le glorieux récit.
AMPHITRYON
Ensuite ?
SOSIE
On m'est venu troubler et mettre en peine.
AMPHITRYON
Et qui ?
46 AMPHITRYON
SOSIE
Sosie, un moi de vos ordres jaloux,
Que vous avez du port envoyé vers Alcmène,
Et qui de nos secrets a connaissance pleine,
Comme le moi qui parle à vous.
AMPHITRYOM
Quels contes !
SOSIIL
Non, Monsieur, c'est la vérité pure.
Ce moi plutôt que moi s'est au logis trouvé,
Et j'étais venu, je vous jure.
Avant que je fusse arrivé.
AMPHITRYON
D'où peut procéder, je te prie,
Ce galimatias maudit?
Est-ce songe? est-ce ivrognerie.
Aliénation d'esprit,
Ou méchante plaisanterie?
SOSIE
Non. c'est la chose comme elle est,
Et point du tout conte frivole.
Je suis homme d'honneur, j'en donne ma parole,
Et vous m'en croirez, s'il vous plaît.
Je vous dis que, croyant n'être qu'un seul Sosie,
Je me suis trouvé deux chez nous,
Et que, de ces deux moi piqués de jalousie.
L'un est a la maison et Tautre est avec vous;
Que le moi que voici, chargé de lassitude,
A trouvé l'autre moi frais, gaillard et dispos.
Et n'ayant d'autre inquiétude
Que de battre et casser des os.
ACTH DEUXIÈMH. SCÈNE PREMIÈRE^ 47
AMPHITRYON
Il faut être, je le confesse,
D'un esprit bien posé, bien tranquille, bien doux,
Pour souffrir qu'un valet de chansons me repaisse.
SOSIE
Si vous vous mettez en courroux,
Plus de conférence entre nous;
Vous savez que d'abord tout cesse.
AMPHITRYON
Non, sans emportement, je te veux écouter,
Je l'ai promis; mais, dis, en bonne conscience,
Au mystère nouveau que tu me viens conter
Est-i! quelque ombre d'apparence?
SOSIE
Non, vous avez raison, et la chose à chacun
Hors de créance doit paraître;
C'est un fait à n'y rien connaître,
Un conte extravagant, ridicule, importun;
Cela choque le sens commun;
Mais cela ne laisse pas d'être.
AMPHITRYON
Le moyen d'en rien croire, à moins qu'être insensé?
SOSIE
Je ne l'ai pas cru, moi, sans une peine extrême.
Je me suis d'être deux senti l'esprit blessé,
Et longtemps d'imposteur j'ai traité ce moi-même;
Mais à me reconnaître enfin il m'a forcé;
J'ai vu que c'était moi sans aucun stratagème :
Des pieds jusqu'à la tête il est comme moi fait.
Beau, l'air noble, bien pris, les manières charmantes;
48 AMPHITRYON
Enfin deux gouttes de lait
Ne sont pas plus ressemblantes;
Et, n'était que ses mains qui sont un peu trop
J'en serais fort satisfait. [pesantes,
AMPHITRYON
A quelle patience il faut que je m'exhorte!
Mais enfin n'es-tu pas entré dans la maison?
SOSIE
Bon, entré! Hé! de quelle sorte?
Ai-je voulu jamais entendre de raison,
Et ne me suis-je pas interdit notre porte?
AMPHITRYON
Comment donc?
SOSIE
Avec un bâton
Dont mon dos sent encore une douleur trcs torte.
AMPHITRYON
On t'a battu?
SOSIE
Vraiment!
AMPHITRYON
Et qui?
SOSIE
Moi.
AMPHITRYON
Toi, te battre?
SOSIE
Oui, moi : non pas le moi d'ici.
Mais le moi du logis, qui frappe comme quatre.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE PREMIÈRE 49
AMPHITRYON
Te confonde le Ciel de me parler ainsi!
SOSIE
Ce ne sont point des badinages.
Le moi que j'ai trouvé tantôt
Sur le moi qui vous parle a de grands avantages ;
Il a le bras fort, le cœur haut,
J'en ai reçu des témoignages,
Et ce diable de moi m'a rossé comme il faut;
C'est un drôle qui fait des rages.
AMPHITRYON
Achevons. As-tu vu ma femme?
SOSIE
Non.
AMPHITRYON
Pourquoi ?
SOSIE
Par une raison assez forte.
AMPHITRYON
Qui t'a fait y manquer, maraud? Explique-toi.
SOSIE
Faut-il le répéter vingt fois de même sorte?
Moi, vous dis-je; ce moi plus robuste que moi,
Ce moi qui s'est de force emparé de la porte.
Ce moi qui m'a fait filer doux,
Ce moi qui le seul moi veut être,
Ce moi de moi-même jaloux,
Ce moi vaillant dont le courroux
50 AMPHITRYON
Au moi poltron s'est fait connaître;
Enfin ce moi qui suis chez nous,
Ce moi qui s'est montré mon maître,
Ce moi qui m'a roué de coups.
AMPHITRYON
Il faut que ce matin, à force de trop boire,
Il se soit troublé le cerveau.
SOSIE
Je veux être pendu si j'ai bu que de l'eau :
A mon serment on m'en peut croire.
AMPHITRYON
Il faut donc qu'au sommeil tes sens se soient portés,
Et qu'un songe fiicheux, dans ses confus mystères,
T'ait fait voir toutes les chimères
Dont tu me fais des vérités,
SOSIE
Tout aussi peu. Je n'ai point sommeillé.
Et n'en ai même aucune envie.
Je vous parle bien éveillé;
J'étais bien éveillé ce matin, sur ma vie,
Et bien éveillé, même ét;ut l'autre Sosie
Quand il m'a si bien étrillé.
AMPHITRYON
Suis-moi, je t'impose silence.
C'est trop me fatiguer l'esprit,
Et je suis un vrai fou d'avoir la patience
D'écouter d'un valet les sottises qu'il dit.
SOSIE
Tous les discours sont des sottises.
Partant d'un homme sans éclat;
Ce serait paroles exquises
Si c'était un grand qui parlât.
ACTE DEUXIÈME SCÈNE DEUXIÈME 51
AMPHITRYON
Entrons, sans davantage attendre.
iMais Alcmène paraît avec tous ses appas :
En ce moment, sans doute, elle ne m'attend pas.
Et mon abord la va surprendre.
SCENE II
ALCMÈNE. CLÉANTHIS, AMPHITRYON,
SOSIE
ALCMÈNE
Allons pour mon époux, Cléanthis, vers les dieux
Nous acquitter de nos hommages,
Et les remercier des succès glorieux
Dont Thèbes, par son bras, goûte les avantages.
O dieux!
AMPHITRYON
Fasse le Ciel qu'Amphitryon vainqueur
Avec plaisir soit revu de sa femme!
Et que ce jour, favorable à ma flamme.
Vous redonne à mes yeux avec le même cœur;
Que j'y retrouve autant d'ardeur
Que vous en rapporte mon âme !
ALCMÈNE
Quoi! de retour sitôt?
52 AMPHITRYON
AMPHITRYON
Certes, c'est en ce jour
Me donner de vos feux un mauvais témoignage;
Et ce Quoi! sitôt de retour?
En ces occasions n'est guère le langage
D'un cœur bien enflammé d'amour.
J'osais me flatter en moi-même
Que loin de vous j'aurais trop demeuré.
L'attente d'un retour ardemment désiré
Donne à tous les instants une longueur extrême.
Et l'absence de ce qu'on aime,
Quelque peu qu'elle dure, a toujours trop duré.
ALCMÈNE
Je ne vois...
AMPHITRYON
Non, Alcmcne, à son impatience
On mesure le temps en de pareils états,
Et vous comptez les moments de l'absence
En personne qui n'aime pas.
Lorsque l'on aime comme il faut,
Le moindre éloignement nous tue.
Et ce dont on chérit la vue
Ne revient jamais assez tôt.
De votre accueil, je le confesse.
Se plaint ici mon amoureuse ardeur.
Et j'attendais de votre cœur
D'autres transports de joie et de tendresse.
ALCMÈNE
J'ai peine à comprendre sur quoi
Vous fondez les discours que je vous entends faire;
Et, si vous vous plaignez de moi.
Je ne sais pas, de bonne foi.
Ce qu'il faut pour vous satisfaire.
ACTE DEUXIEME. SCENE DEUXIEME 53
Hier au soir, ce me semble, à votre heureux retour,
On me vit témoigner une joie assez tendre,
Et rendre aux soins de votre amour
Tout ce que de mon cœur vous aviez lieu d'attendre.
AMPHITRYON
Comment? .
ALCMÈNE
Ne fis- je pas éclater à vos yeux
Les soudains mouvements d'une entière allégresse,
Et le transport d'un cœur peut il s'expliquer mieux
Au retour d'un époux qu'on aime avec tendresse?
AMPHITRYON
Que me dites-vous là ?
ALCMÈNE
Que même votre amour
Montra de mon accueil une joie incroyable.
Et que, m'ayant quittée à la pointe du jour.
Je ne vois pas qu'à ce soudain retour
Ma surprise soit si coupable.
AMPHITRYON
Est-ce que du retour, que j'ai précipité,
Un songe, cette nuit, Alcmène, dans votre âme
A prévenu la vérité ?
Et que m'ayant peut-être en dormant bien traité.
Votre cœur se croit vers ma flamme
Assez amplement acquitté ?
ALCMÈNE
Est-ce qu'une vapeur, par sa malignité,
Amphitryon, a dans votre âme
54 AMPHITRYON
Du retour d'hier au soir brouillé la vérité,
Et que du doux accueil duquel je m'acquittai
Votre cœur prétend à ma flamme
Ravir toute l'honnêteté?
AMPHITRYON
Cette vapeur dont vous me régalez
Est un peu. ce me semble, étrange.
ALCMÈNE
C'est ce qu'on peut donner pour change
Au songe dont vous me parlez.
AMPHITRYON
A moins d'un songe, on ne peut pas, sans doute,
Excuser ce qu'ici votre bouche me dit.
ALCMÈNE
A moins d'une vapeur qui vous trouble l'esprit.
On ne peut pas sauver ce que de vous j'écoute.
AMPHITRYON
Laissons un peu cette vapeur, Alcmène.
ALCMÈNE
Laissons un peu ce songe, Amphitryon.
AMPHITRYON
Sur le sujet dont il est question,
II n'est guère de jeu que trop loin on ne mène.
ALCMÈNE
Sans doute, et, pour marque certaine,
Je commence à sentir un peu d'émotion.
AMPHITRYON
Est-ce donc que par là vous voulez essayer
A réparer l'accueil dont je vous ai fait plainte?
ACTE DEUXIEME. SCENE DEUXIÈME 55
ALCMÈNE
Est-ce donc que, par cette feinte,
Vous désirez vous égayer?
AMPHITRYON
Ah ! de grâce, cessons, Alcmène, je vous prie,
Et parlons sérieusement.
ALCMÈNE
Amphitryon, c'est trop pousser l'amusement;
Finissons cette raillerie.
AMPHITRYON
Quoi ! vous osez me soutenir en face
Que plutôt qu'à cette heure on m'ait ici pu voir?
ALCMÈNE
Quoi ! vous voulez nier avec audace
Que dès hier en ces lieux vous vîntes sur le soir?
AMPHITRYON
Moi, je vins hier?
ALCMÈNE
Sans doute. Et dès devant l'aurore,
Vous vous en êtes retourné.
AMPHITRYON
Ciel! un pareil débat s'est-il pu voir encore!
Et qui de tout ceci ne serait étonné?
Sosie !
SOSIE
Elle a besoin de six grains d'ellébore,
Monsieur; son esprit est tourné!
56 AMPHITRYON
AMPHITRYON
Alcmène, au nom de tous les dieux,
Ce discours a d'étranges suites;
Reprenez vos sens un peu mieux,
Et pensez à ce que vous dites.
ALCMÈNE
J'y pense mûrement aussi.
Et tous ceux du logis ont vu votre arrivée.
J'ignore quel motif vous fait agir ainsi;
Mais, si la chose avait besoin d'être prouvée.
S'il était vrai qu'on pût ne s'en souvenir pas.
De qui puis-je tenir que de vous la nouvelle
Du dernier de tous vos combats.
Et les cinq diamants que portait Ptérélas,
Qu'a fait dans la nuit éternelle
Tomber l'effort de votre bras ?
En pourrait-on vouloir un plus sûr témoignage?
AMPHITRYON
Quoi! je vous ai déjà donné
Le nœud de diamants que j'eus pour mon partage,
Et que je vous ai destiné?
ALCMÈNE
Assurément. Il n'est pas difficile
De vous en bien convaincre.
AMPHITRYON
Et comment?
ALCMÈNE
Le voici.
AMPHITRYON
Sosie!
ACTE DEUXIEME. SCENE DEUXIÈME 57
SOSIE
Elle se moque, et je le tiens ici.
Monsieur; la feinte est inutile.
AMPHITRYON
Le cachet est entier.
ALCMÈNE
Est-ce une vision ?
Tenez. Trouverez-vous cette preuve assez forte ?
AMPHITRYON
Ah Ciel! ô juste Ciel!
ALCMÈNE
Allez, Amphitryon,
Vous vous moquez d'en user de la sorte,
Et vous en devriez avoir confusion.
AMPHITRYON
Romps vite ce cachet.
SOSIE, ayant ouvert le coffret.
Ma foi, la place est vide.
Il faut que par magie on ait su le tirer.
Ou bien que de lui-même il soit venu sans guide
Vers celle qu'il a su qu'on en voulait parer.
AMPHITRYON
O dieux, dont le pouvoir sur les choses préside,
Quelle est cette aventure, et qu'en puis-je augurer
Dont mon amour ne s'intimide?
SOSIE
Si sa bouche dit vrai, nous avons même sort.
Et, de même que moi, Monsieur, vous êtes double.
58 AMPHITRYON
AMPHITRYON
Tais- toi.
ALCMÈNE
Sur quoi vous étonner si fort,
Et d'où peut naître ce grand trouble ?
AMPHITRYON
O Ciel! quel étrange embarras!
Je vois des incidents qui passent la nature;
Et mon honneur redoute une aventure
Que mon esprit ne comprend pas!
ALCMÈNE
Songez-vous, en tenant cette preuve sensible,
A me nier encor votre retour pressé ?
AMPHITRYON
Non ; mais à ce retour, daignez, s'il est possible,
Me conter ce qui s'est passé.
ALCMÈNE
Puisque vous demandez un récit de la chose,
Vous voulez dire donc que ce n'était pas vous?
AMPHITRYON
Pardonnez-moi; mais j ai certaine cause
Qui me fait demander ce récit entre nous.
ALCMÈNE
Les soucis importants qui vous peuvent saisir
Vous ont-ils fait si vite en perdre la mémoire?
AMPHITRYON
Peut-être; mais enfin vous me ferez plaisir
De m'en dire toute l'histoire.
ACTE DEUXIEME. SCÈNE DEUXIEME 59
ALCMÈNE
L'histoire n'est pas longue. A vous je m'avançai,
Pleine d'une aimable surprise ;
Tendrement je vous embrassai,
Et témoignai ma joie à plus d'une reprise.
AMPHITRYON, en soi-mcme.
Ah! d'un si doux accueil je me serais passé!
ALCMÈNE
Vous me fîtes d'abord ce présent d'importance,
Que du butin conquis vous m'aviez destiné.
Votre cœur, avec véhémence,
M'étala de ses feux toute la violence
Et les soins importuns qui l'avaient enchaîné,
L'aise de me revoir, les tourments de l'absence,
Tout le souci que son impatience
Pour le retour s'était donné;
Et jamais voire amour, en pareille occurrence,
Ne me parut si tendre et si passionné.
AMPHITRYON, en soi-même.
Peut-on plus vivement se voir assassiné!
ALCMÈNE
Tous ces transports, toute cette tendresse,
Comme vous croyez bien, ne me déplaisaient pas;
Et, s'il faut que je le confesse,
Mon cœur, Amphitryon, y trouvait mille appas.
AMPHITRYON
Ensuite, s'il vous plaît?
ALCMÈNE
Nous nous entrecoupâmes
De mille questions qui pouvaient nous toucher.
On servit, tête à tête ensemble nous soupâmes,
Et, le souper fini, nous nous fûmes coucher.
6o AMPHITRYON
AMPHITRYON
Ensemble ?
ALCMÈNE
Assurément. Quelle est cette demande?
AMPHITRYON
Ah! c'est ici le coup le plus cruel de tous,
Et dont à s'assurer tremblait mon feu jaloux!
ALCMÈNE
D'où vous vient, à ce mot, une rougeur si grande ?
Ai-je fait quelque mal de coucher avec vous?
AMPHITRYON
Non, ce n'était pas moi, pour ma douleur sensible;
Et qui dit qu'hier ici mes pas se sont portés
Dit de toutes les faussetés
La fausseté la plus horrible.
ALCMÈNE
Amphitryon !
AMPHITRYON
Perfide!
ALCMÈNE
Ah! quel emportement!
AMPHITRYON
Non, non, plus de douceur et plus de déférence.
Ce revers vient à bout de toute ma constance,
Et mon cœur ne respire en ce fatal moment.
Et que fureur et que vengeance.
ALCMÈNE
De qui donc vous venger? et quel manque de foi
Vous fait ici me traiter de coupable ?
ACTE DEUXIEME. SCENE DEUXIEME 6i
AMPHITRYON
Je ne sais pas; mais ce n'était pas moi.
Et c'est un désespoir qui de tout rend capable.
ALCMÈNE
Allez, indigne époux, le fait parle de soi.
Et l'imposture est effroyable.
C'est trop me pousser là-dessus.
Et d'infidélité me voir trop condamnée.
Si vous cherchez dans ces transports confus,
Un prétexte à briser les nœuds d'un hyménée.
Qui me tient à vous enchaînée,
Tous ces détours sont superflus,
Et me voilà déterminée
A souffrir qu'en ce jour nos liens soient rompus.
AMPHITRYON
Après l'indigne affront que l'on me fait connaître.
C'est bien à quoi, sans doute, il faut vous préparer;
C'est le moins qu'on doit voir, et les choses peut-être
Pourront n'en pas là demeurer.
Le déshonneur est sûr, mon malheur m'est visible.
Et mon amour en vain voudrait me l'obscurcir.
Mais le détail encor ne m'en est pas sensible,
Et mon juste courroux prétend s'en éclaircir.
Votre frère déjà peut hautement répondre
due jusqu'à ce matin je ne lai point quitté.
Je m'en vais le chercher, afin de vous confondre
Sur ce retour qui m'est faussement imputé.
Après nous percerons jusqu'au fond dun mystère
Jusques à présent inouï,
Et, dans les mouvements d'une juste colère.
Malheur à qui m'aura trahi !
SOSIE
Monsieur...
62 AMPHITRYON
AMPHITRYON
Ne m'accompagne pas,
Et demeure ici pour m'attendre.
CLÉANTHIS
Faut-il...
ALCMÈNE
|e ne puis rien entendre;
Laisse-moi seule, et ne suis point mes pas.
SCENE III
CLÉANTHIS, SOSIE
CLÉANTHIS, à part.
Il faut que quelque chose ait brouillé sa cervelle;
Mais le frère sur le champ
Finira cette querelle.
SOSIE, à part.
C'est ici pour mon maître un coup assez touchant.
Et son aventure est cruelle. [chant,
Je crains fort, pour mon fait, quelque chose appro-
Et je m'en veux tout doux éclaircir avec elle.
CLÉANTHIS, à pari.
Voyez s'il me viendra seulement aborder!
Mais je veux m 'empêcher de rien faire paraître.
SOSIE, à part.
La chose quelquefois est fâcheuse à connaître,
Et je tremble à la demander.
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE TROISIEME 63
Ne vaudrait- il point mieux, pour ne rien hasarder,
Ignorer ce qu'il en peut être?
Allons, tout coup vaille, il faut voir,
Et je ne m'en saurais défendre :
La faiblesse humaine est d'avoir
Des curiosités d'apprendre
Ce qu'on ne voudrait pas savoir.
Dieu te gard', Cléanthis!
CLÉANTHIS
Ah! ah! tu t'en avises,
Traître, de t'approcher de nous!
SOSIE
Mon Dieu, qu'as-tu? Toujours on te voit en cour-
Et sur rien tu te formalises. [roux,
CLÉANTHIS
Qu'appelles tu sur rien, dis?
SOSIE
j'appelle sur rien
Ce qui sur rien s'appelle en vers ainsi qu'en prose ;
Et rien, comme tu le sais bien,
Veut dire rien ou peu de chose.
CLÉANTHIS
Je ne sais qui me tient, infâme.
Que je ne t'arrache les yeux
Et ne t'apprenne où va le courroux d'une femme.
SOSIE
Holà! D'où te vient donc ce transport furieux?
CLÉANTHIS
Tu n'appelles donc rien le procédé, peut-être,
Qu'avec moi ton cœur a tenu?
64 AMPHITRYON
SOSIE
Et quel?
CLÉANTHIS
Quoi ! tu fais l'ingénu ?
Est-ce qu'à l'exemple du maître
Tu veux dire qu'ici tu n'es pas revenu ?
SOSIE
Non, je sais tort bien le contraire;
Mais je ne t'en fais pas le fin :
Nous avions bu je ne sais quel vin
Qui m'a fait oublier tout ce que j'ai pu faire.
CLÉANTHIS
Tu crois peut-être excuser par ce trait ..
SOSIE
Non, tout de bon, tu m'en peux croire;
J'étais dans un état où je puis avoir fait
Des choses dont j'aurais regret
Et dont je n'ai nulle mémoire.
CLÉANTHIS
Tu ne te souviens point du tout de la manière
Dont tu m'as su traiter, étant venu du port?
SOSIE
Non plus que rien, tu peux m'en faire le rapport.
Je suis équitable et sincère,
Et me condamnerai moi-même si j'ai tort.
CLÉANTHIS
Comment! Amphitryon m'ayant su disposer,
Jusqu'à ce que tu vins j'avais poussé ma veille ;
Mais je ne vis jamais une froideur pareille :
De ta femme, il fallut moi-même t'aviser ;
Et, lorsque je fus te baiser,
Tu détournas le nez et me donnas l'oreille !
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE TROISIEME 65
SOSIE
Bon!
CLÉANTHIS
Comment, bon ?
SOSIE
Mon Dieu, tu ne sais pas pourquoi,
Cléanthis, je tiens ce langage.
J'avais mangé de l'ail, et fis en homme sage
De détourner un peu mon haleine de toi.
CLÉANTHIS
Je te sus exprimer des tendresses de cœur ;
Mais à tous mes discours tu fus comme une souche,
Et jamais un mot de douceur
Ne te put sortir de la bouche.
SOSIE
Courage !
CLÉANTHIS
Enfin ma flamme eut beau s'émanciper,
Sa chaste ardeur en toi ne trouva rien que glace ;
Et, dans un tel retour, je te vis la tromper
Jusqu'à faire refus de prendre au lit la place
Que les lois de l'hymen t'obligent d'occuper,
SOSIE
Quoi! je ne couchai point...
CLÉANTHIS
Non, lâche !
SOSIE
Est-il possible?
66 AMPHITRYON
CLÉANTHIS
Traître ! il n'est que trop assuré.
C'est de tous les affronts l'affront le plus sensible :
Et, loin que ce matin ton cœur l'ait-réparé,
Tu t'es d'avec moi séparé
Par des discours chargés d'un mépris tout visible.
SOSIE
Vivat Sosie !
CLÉANTHIS
Hé quoi ! ma plainte a cet effet ?
Tu ris après ce bel ouvrage ?
SOSIE
Que je suis de moi satisfait!
CLÉANTHIS
Exprime-t-on ainsi le regret d'un outrage ?
SOSIE
Je n'aurais jamais cru que j'eusse été si sage.
CLÉANTHIS
Loin de te condamner d'un si perfide trait,
Tu m'en fais éclater la joie en ton visage ?
SOSIE
Mon Dieu, tout doucement. Si je parais joyeux,
Crois que j'en ai dans l'âme une raison très forte,
Et que, sans y penser, je ne fis jamais'mieux
Que d'en user tantôt avec toi de la sorte.
CLÉANTHIS
Traître ! te moques-tu de moi ?
SOSIE
Non, je te parle avec franchise.
ACTK DEUXIÈME. SCÈNE TROISIÈME 67
En l'état cù j'étais, j'avais certain effroi
Dont avec ton discours mon âme s'est remise.
Je m'appréhendais fort, et craignais qu'avec toi
Je n'eusse fait quelque sottise.
CLÉANTHIS
Quelle est cette frayeur ? et sachons donc pourquoi.
SOSIK
Les médecins disent, quand on est ivre,
Que de la femme on se doit abstenir.
Et que, dans cet état, il ne peut provenir
Que des enfants pesants et qui ne sauraient vivre.
Vois, si mon cœur n'eût su de froideur se munir,
Quels inconvénients auraient pu s'en ensuivre.
CLÉANTHIS
Je me moque des médecins
Avec leurs raisonnements fades.
Qu'ils règlent ceux qui sont malades,
Sans vouloir gouverner les gens qui sont bien sains.
Ils se mêlent de trop d'affaires
De prétendre tenir nos chastes feux gênés ;
Et, sur les jours caniculaires,
Ils nous donnent encore, avec leurs lois sévères,
De cent sots contes par le nez.
SOSIE
Tout doux !
CLÉANTHIS
Non, je soutiens que cela conclut mal ;
Ces raisons sont raisons extravagantes têtes.
Il n'est ni vin ni temps qui puisse être fatal
A remplir le devoir de l'amour conjugal.
Et les médecins sont des bêtes.
68 AMPHITRYON
SOSIE
Contre eux, je t'en supplie, apaise ton courroux.
Ce sont d'honnêtes gens, quoi que le monde en dise.
CLÉANTHIS
Tu n'es pas où tu crois. En vain tu files doux.
Ton excuse n'est point une excuse de mise ;
Et je me veux venger, tôt ou tard, entre nous,
De l'air dont chaque jour je vois qu'on me méprise.
Des discours de tantôt je garde tous les coups,
Et tâcherai d'user, lâche et perfide époux.
De cette liberté qae ton cœur m'a permise.
SOSIE
Quoi?
CLÉANTHIS
Tu m'as dit tantôt que tu consentais fort.
Lâche ! que j'en aimasse un autre.
SOSIE
Ah ! pour cet article, j'ai tort.
Je m'en dédis, il y va trop du nôtre.
Garde-toi bien de suivre ce transport.
CLÉANTHIS
Si je puis une fois pourtant
Sur mon esprit gagner la chose...
SOSIE
Fais à ce discours quelque pause :
Amphitryon revient, qui me paraît content.
ACTE DEUXIÈME. SCENE CINQUIÈME 69
SCÈNE IV
JUPITER, CLÉANTHIS, SOSIE
JUPITER
Je viens prendre le temps de rapaiser Alcmène,
De bannir les chagrins que son cœur veut garder,
Et donner à mes feux, dans ce soin qui m'amène,
Le doux plaisir de se raccommoder.
Alcmène est là- haut, n'est-ce pas?
CLÉANTHIS
Oui, pleine d'une inquiétude
Qui cherche de la solitude.
Et qui m'a défendu d'accompagner ses pas.
JUPITER
Quelque défense qu'elle ait faite,
Elle ne sera pas pour moi .
CLÉANTHIS
Son chagrin, à ce que je vois,
A fait une prompte retraite.
SCENE V
CLÉANTHIS, SOSIE
SOSIE
Que dis-tu, Cléanthis, de ce joyeux maintien
Après son fracas effroyable ?
70 AMPHITRYON
CLHANTHIS
Que, si toutes nous faisions bien,
Nous donnerions tous les hommes au diable,
Et que le meilleur n'en vaut rien.
SOSIE
Cela se dit dans le courroux ;
Mais aux hommes par trop vous êtes accrochées.
Et vous seriez, ma foi, toutes bien empêchées
Si le diable les prenait tous.
CLÉANTHIS
Vraiment...
SOSIE
Les voici. Taisons-nous.
SCENE VI
JUPITER, ALCMÉNE, CLÉANTHIS, SOSIE
JUPITER
Voulez vous me désespérer ?
Hélas ! arrêtez, belle Alcmène.
ALCMÈNE
Non. avec l'auteur de ma peine
Je ne puis du tout demeurer.
JUPITER
De grâce...
ALCMÈNE
Laissez-moi.
ACTE DEUXIEME. SCÈNE SIXIÈME 71
JUPITER
Quoi!...
Laissez-moi, vous dis-je.
JUPITER
Ses pleurs touchent mon âme, et sa douleur m'afflige.
Souffrez que mon cœur...
ALCMÈNE
Non, ne suivez point mes pas.
JUPITER
Où voulez-vous aller ?
ALCMÈNE
Où vous ne serez pas.
JUPITER
Ce vous est une attente vaine.
Je tiens à vos beautés par un nœud trop serré
Pour pouvoir un moment en être séparé :
Je vous suivrai partout, Alcmène.
ALCMÈNE
Et moi, partout je vous fuirai.
JUPITER
. le suis donc bien épouvantable?
ALCMÈNE
Plus qu'on ne peut dire, à mes yeux.
Oui, je vous vois comme un monstre effroyable.
Un monstre cruel, furieux,
Et dont rapproche est redoutable;
Comme un monstre à fuir en tous lieux.
Mon cœur souffre, à vous voir, une peine incroyable ;
72 AMPHITRYON
C'est un supplice qui m'accable,
Et je ne vois rien, sous les cieux,
D'affreux, d'horrible, d'odieux,
Qui ne me fut plus que vous supportable.
JUPITER
En voilà bien, hélas ! que votre bouche dit !
ALCMÈNE
j'en ai dans le cœur davantage;
Et, pour s'exprimer tout-, ce cœur a du dépit
De ne point trouver de langage.
JUPITER
Hé! que vous a donc fait ma flamme,
Pour me pouvoir, Alcmène, en monstre regarder?
ALCMÈNE
Ah! juste Ciel! cela peut-il se demander?
Et n'est-ce pas pour mettre à bout une âme?
JUPITER
Ah ! d'un esprit plus adouci...
ALCMÈNE
Non, je ne veux du tout vous voir ni vous entendre.
JUPITER
Avez-vous bien le cœur de me traiter ainsi?
Est-ce là cet amour si tendre
Qui devait tant durer quand je vins hier ici?
ALCMÈNE
Non, non, ce ne l'est pas, et vos lâches injures
En ont autrement ordonné.
Il n'est plus, cet amour tendre et passionné :
Vous l'avez dans mon cœur, par cent vives blessures,
ACTE DEUXIÈME. SCENE SIXIEME 73
Cruellement assassiné.
C'est en sa place un courroux inflexible,
Un vif ressentiment, un dépit invincible.
Un désespoir d'un cœur justement animé.
Qui prétend vous haïr, pour cet affront sensible,
Autant qu'il est d'accord de vous avoir aimé,
Et c'est haïr autant qu'il est possible.
JUPITER
Hélas! que votre amour n'avait guère de force.
Si de si peu de chose on le peut voir mourir!
Ce qui n'était que jeu doit-il faire un divorce.
Et d'une raillerie a-t-on lieu de s'aigrir?
ALCMÈNE
Ah ! c'est cela dont je suis offensée.
Et que ne peut pardonner mon courroux.
Des véritables traits d'un mouvement jaloux
je me trouverais moins blessée,
La jalousie a des impressions
Dont bien souvent la force nous entraîne.
Et l'âme la plus sage, en ces occasions.
Sans doute avec assez de peine
Répond de ses émotions.
L'emportement d'un cœur qui peut s'être abusé
A de quoi ramener une âme qu'il offense,
Et dans l'amour qui lui donne naissance
Il trouve au moins, malgré toute sa violence,
Des raisons pour être excusé.
De semblables transports contre un ressentiment
Pour défense toujours ont ce qui les fait naître.
Et l'on donne grâce aisément
A ce dont on n'est pas le maître;
Mais que de gaieté de cœur.
On passe aux mouvements d'une fureur extrême;
74 AMPHITRYON
Que, sans cause, Ton vienne avec tant de rigueur
Blesser la tendresse et l'honneur
D'un cœur qui chèrement nous aime,
Ah! c'est un coup trop cruel en lui-même,
Et que jamais n'oubliera ma douleur.
JUPITER
Oui, vous avez raison, Alcmène, il se faut rendre;
Cette action sans doute est un crime odieux.
Je ne prétends plus le défendre;
Mais souifrez que mon cœur s'en défende à vos yeux.
Et donne au vôtre à qui se prendre
De ce transport injurieux.
A vous en faire un aveu véritable,
L'époux, Alcmène, a commis tout le mal.
C'est l'époux qu'il vous faut regarder en coupable :
L'amant n'a point de part à ce transport brutal,
Et de vous offenser son cœur n'est point capable.
Il a pour vous, ce cœur, pour jamais y penser.
Trop de respect et de tendresse ;
Et, si de faire rien à vous pouvoir blesser
Il avait eu la coupable faiblesse,
De cent coups à vos yeux il voudrait le percer.
Mais l'époux est sorti de ce respect soumis
Où pour vous on doit toujours être ;
A son dur procédé l'époux s'est fait connaître.
Et par le droit d'hymen il s'est cru tout permis.
Oui, c'est lui qui sans doute est criminel vers vous;
Lui seul a maltraité votre aimable personne.
Haïssez, détestez l'époux.
J'y consens et vous l'abandonne;
Mais, Alcmène, sauvez l'amant de ce courroux
Qu'une telle offense vous donne,
N'en jetez pas sur lui l'effet;
Démêlez le un peu du coupable,
ACTE DEUXIÈME. SCÈNE SIXIEME 75
Et, pour être enfin équitable.
Ne le punissez point de ce qu'il n'a pas fait.
ALCMÈNE
Ah ! toutes ces subtilités
N'ont que des excuses frivoles,
Et, pour les esprits irrités.
Ce sont des contre-temps que de telles paroles.
Ce détour ridicule est en vain pris par vous :
Je ne distingue rien en celui qui m'offense.
Tout y devient l'objet de mon courroux,
Et, dans sa juste violence,
Sont confondus et l'amant et l'époux.
Tous deux de même sorte occupent ma pensée,
Et des mêmes couleurs, par mon came blessée,
Tous deux ils sont peints à mes yeux.
Tous deux sont criminels, tous deux m'ont offensée,
Et tous deux me sont odieux.
JUPITER
Hé bien! puisque vous le voulez,
Il faut donc me charger du crime.
Oui, vous avez raison lorsque vous m'immolez
A vos ressentiments en coupable victime.
Un trop juste dépit contre moi vous anime.
Et tout ce grand courroux qu'ici vous étalez
Ne me fait endurer qu'un tourment légitime.
C'est avec droit que mon abord vous chasse,
Et que de me fuir en tous lieux
Votre colère me menace.
Je dois vous être un objet odieux,
Vous devez me vouloir un mal prodigieux.
Il n'est aucune horreur que mon forfait ne passe,
D'avoir offensé vos beaux yeux;
C'est un crime à blesser les hommes et les dieux,
76 AMPHITRYON
Et je mérite enfin, pour punir cette audace,
Que contre moi votre haine ramasse
Tous ses traits les plus furieux;
Mais mon cœur vous demande grâce.
Pour vous la demander je me jette à genoux,
Et la demande au nom de la plus vive flamme,
Du plus tendre amour dont une âme
Puisse jamais brûler pour vous.
Si votre cœur, charmante Alcmène,
Me refuse la grâce où j'ose recourir,
Il faut qu'une atteinte soudaine
M'arrache, en me faisant mourir.
Aux dures rigueurs d'une peine
Que je ne saurais plus souffrir.
Oui, cet état me désespère;
Alcmcne, ne présumez pas
Qu'aimant comme je fais vos célestes appas.
Je puisse vivre un jour avec votre colère.
Déjà de ces moments la barbare longueur
Fait sous des atteintes mortelles
Succomber mon triste cœur,
Et de mille vautours les blessures cruelles
N'ont rien de comparable à ma vive douleur.
Alcmène, vous n'avez qu'à me le déclarer :
S'il n'est point de pardon que je doive espérer.
Cette épée aussitôt, par un coup favorable,
Va percer à vos yeux le cœur d'un misérable,
Ce cœur, ce traître cœur, trop digne d'expirer.
Puisqu'il a pu fâcher un objet adorable :
Heureux, en descendant au ténébreux séjour.
Si de votre courroux mon trépas vous ramène,
Et ne laisse en votre âme, après ce triste jour.
Aucune impression de haine
Au souvenir de mon amour !
C'est tout ce que j'attends pour faveur souveraine.
ACTE DEUXIÈME. SCENE SIXIEME 77
ALCMÈNE
Ah ! trop cruel époux !
JUPITER
Dites, parlez, Alcmène.
ALCMÈNE
Faut-il encor pour vous conserver des bontés.
Et vous voir m'outrager par tant d'indignités ?
JUPITER
Quelque ressentiment qu'un outrage nous cause,
Tient-il contre un remords d'un cœur bien enflammé ?
ALCMÈNE
Un cœur bien plein de flamme a mille morts s'expose
Plutôt que de vouloir fâcher l'objet aimé.
JUPITER
Plus on aime quelqu'un, moins on trouve de peine...
ALCMÈNE
Non, ne m'en parlez point, vous méritez ma haine.
JUPITER
Vous me haïssez donc ?
ALCMÈNE
J'y fais tout mon effort,
Et j'ai dépit de voir que toute votre offiensc
Ne puisse de mon cœur jusqu'à cette vengeance
Faire encore aller le transport.
JUPITER
Mais pourquoi cette violence,
Puisque pour vous venger je vous offre ma mort ?
Prononcez-en l'arrêt, et j'obéis sur l'heure.
78 AMPHITRYON
ALCMÈNE
Qui ne saurait haïr peut-il vouloir qu'on meure?
JUPITER
Et moi, je ne puis vivre à moins que vous quittiez
Cette colère qui m'accable,
Et que vous m'accordiez le pardon favorable
Que je vous demande à vos pieds.
Résolvez ici l'un des deux.
Ou de punir ou bien d'absoudre.
ALCMÈNE
Hélas ! ce que je puis résoudre
Paraît bien plus que je ne veux !
Pour vouloir soutenir le courroux qu'on me donne,
Mon cœur a trop su me trahir.
Dire qu'on ne saurait haïr
N'est-ce pas dire qu'on pardonne ?
JUPITER
Ah ! belle Alcmène, il f;mt que, comblé d'allégresse...
ALCMÈNE
Laissez. Je me veux mal de mon trop de faiblesse.
JUPITER
Va, Sosie, et dépêche-toi.
Voir, dans les doux transports dont mon âme est
Ce que tu trouveras d'officiers de l'armée, [charmée,
Et les invite à dîner avec moi.
(A part.)
Tandis que d'ici je le chasse.
Mercure y remplira sa place.
ACTK DEUXIEME. SCÈNE SEPTIÈME 79
SCÈNE VII
CLÉANTHIS, SOSIE
SOSIE
Hé bien! tQ vois, Cléanthis, ce ménage.
Veux-tu qu'à leur exemple ici
Nous fassions entre nous un peu de paix aussi,
Quelque petit rapatriage ?
CLÉANTHIS
C'est pour ton nez, vraiment ! Cela se fait ainsi !
SOSIE
Quoi ! tu ne veux pas ?
CLÉANTHIS
Non.
SOSIE
Il ne m'importe guère.
Tant pis pour toi !
CLÉANTHIS
Là, là, reviens.
SOSIE
Non, morbleu! je n'en ferai rien.
Et je veux être, à mon tour, en colère.
CLÉANTHIS
Va. va, traître, laisse moi faire :
On se lasse parfois d'être femme de bien.
ACTE III
SCENE PREMIERE
AMPHITRYON
Oui, sans doute, le sort tout exprès me le cache,
Et des tours que je fais à la fin je suis las.
Il n'est point de destin plus cruel, que je sache :
Je ne saurais trouver, portant partout mes pas,
Celui qu'à chercher je m'attache.
Et je trouve tous ceux que je ne cherche pas.
Mille fâcheux cruels, qui ne pensent pas l'être,
De nos faits avec moi, sans beaucoup me connaître.
Viennent se réjouir pour me faire enrager ;
Dans l'embarras cruel du souci qui me blesse,
De leurs embrassements et de leur allégresse
Sur mon inquiétude ils viennent tous charger.
En vain à passer je m'apprête
Pour fuir leurs persécutions :
Leur tuante amitié de tous côtés m'arrête,
Et, tandis qu'à l'ardeur de leurs expressions
Je réponds d'un geste de tête,
82 AMPHITRYON
Je leur donne tout bas cent malédictions.
Ah ! qu'on est peu flatté de louange, d'honneur,
Et de tout ce que donne une grande victoire,
Lorsque dans l'àme on soufl^re une vive douleur!
Et que l'on donnerait volontiers cette gloire
Pour avoir le repos du cœur !
Ma jalousie à tout propos
Me promené sur ma disgrâce,
Et plus mon esprit y repasse,
Moins j'en puis débrouiller le funeste chaos.
Le vol des diamants n'est pas ce qui m'étonne ;
On lève les cachets qu'on ne l'aperçoit pas ;
Mais le don qu'on veut qu'hier j'en vins faire en per-
Est ce qui fait ici mon cruel embarras. [sonne
La nature parfois produit des ressemblances
Dont quelques imposteurs ont pris droit d'abuser ;
Mais il est hors de sens que sous ces apparences
Un homme pour époux se puisse supposer,
Et dans tous ses rapports sont mille différences
Dont se peut une femme aisément aviser.
Des charmes de la Thessalie
On vante de tout temps les merveilleux effets :
Mais les contes fameux qui partout en sont faits
Dans mon esprit toujours ont passé pour folie ;
Et ce serait du sort une étrange rigueur
Qu'au sortir d'une ample victoire
je fusse contraint de les croire
Aux dépens de mon propre honneur.
Je veux la retâter sur ce fâcheux mystère,
Et voir si ce n'est pas une vaine chimère
Qui sur ses sens troublés ait su prendre crédit
Ah ! fasse le Ciel équitable
Que ce penser .soit véritable,
Et que, pour mon bonheur, elle ait perdu l'esprit !
ACTE TROISIÈMH. SCENR DEUXIEME 83
SCÈNE II
MERCURE. AMPHITRYON
MI-RCURE
Comme l'amour ici ne m'offre aucun plaisir,
Je m'en veux faire au moins qui soient d'autre nature.
Et je vais égayer mon sérieux loisir
A mettre Amphitryon hors de toute mesure.
Cela n'est pas d'un dieu bien plein de charité ;
Mais aussi n'est-ce pas ce dont je m'inquiète,
Et je me sens par ma planète
A la malice un peu porté.
AMPHITRYON
D'où vient donc qu'à cette heure on ferme cette porte?
MERCURE
Holà! tout doucement. Qui frappe?
AMPHITRYON
MERCURE
AMPHITRYON
Moi.
Qui, moi ?
Ah ! ouvre!
MERCURE
Comment, ouvre ! Et qui donc es-tu, toi
Qui fais tant de vacarme et parles de la sorte ?
AMPHITRYON
Quoi ! tu ne me connais pas?
84 AMPHITRYON
MERCURE
Non,
Et n'en ai pas la moindre envie.
AMPHITRYON
Tout le monde perd-il aujourd'hui la raison ?
Est-ce un mal répandu? Sosie ! holà, Sosie !
MHRCURE
Eh bien, Sosie! oui, c'est nom.
As-tu peur que je ne l'oublie ?
AMPHITRYON
Me vois-tu bien ?
MERCURE
Fort bien. Qui peut pousser ton bras
A faire une rumeur si grande.
Et que demandes-tu là-bas ?
AMPHITRYON
Moi, pendard ! ce que je demande ?
MERCURE
Que ne demandes-tu donc pas ?
Parle, si tu veux qu'on t'entende.
AMPHITRYON
Attends, traître, avec un bâton
Je vais là-haut me faire entendre,
Et de bonne façon t'apprendre
A m'oser parler sur ce ton.
MERCURE
Tout beau ! Si pour heurter tu fais la moindre instance,
Je t'enverrai d'ici des messagers fâcheux.
ACTE TROISIÈME. SCENE DEUXIÈME 85
AMPHITRYON
O Ciel ! vit-on jamais une telle insolence ?
La peut-on concevoir d'un serviteur, d'un gueux ?
iMERCURE
Eh bien ! qu'est-ce ? m'as-tu tout parcouru par ordre ?
M'as-tu de tes gros yeux assez considéré ?
Comme il les écarquille, et paraît effaré !
Si des regards on pouvait mordre,
Il m'aurait déjà déchiré.
AMPHITRYON
Moi-même je frémis de ce que tu t'apprêtes
Avec ces impudents propos.
Que tu grossis pour toi d'effroyables tempêtes 1
Quels orages de coups vont fondre sur ton dos !
MERCURE
L'ami, si de ces lieux tu ne veux disparaître,
Tu pourras y gagner quelque contusion.
AMPHITRYON
Ah ! tu sauras, maraud, à ta confusion,
Ce que c'est qu'un valet qui s'attaque à son maître !
MERCURE
Toi, mon maître ?
AMPHITRYON
Oui, coquin ! M'oses-tu méconnaître ?
MERCURE
Je n'en reconnais point d'autre qu'Amphitryon.
AMPHITRYON
Et cet Amphitryon, qui, hors moi, le peut être?
MERCURE
Amphitryon ?
S6 AMPHITRYON
AMPHITRYON
Sans doute.
MERCURE
Ah ! quelle vision !
Dis-nous un peu, quel est le cabaret honnête
Où tu t'es coiffé le cerveau ?
AMPHITRYON
Comment ! encore ?
MERCURE
Etait-ce un vin à faire fête ?
AMPHITRYON
Ciel!
MERCURE
Etait-il vieux ou nouveau ?
AMPHITRYON
Que de coups !
MERCURE
Le nouveau donne fort dans la tête
Quand on le veut boire sans eau.
AMPHITRYON
Ah ! je t'arracherai cette langue, sans doute.
MERCURE
Passe, mon cher ami, crois-moi,
Que quelqu un ici ne t'écoute.
Je respecte le vin; va-t'en, retire toi,
Et laisse Amphitryon dans les plaisirs qu'il goûte.
AMPHITRYON
Comment ! Amphitryon est là-dedans ?
ACTB TROISIÈMH. SCÈNE TROISIÈME 87
MERCURE
Fort bien,
Qui, couvert de lauriers d'une victoire pleine.
Est auprès de la belle Alcmène
A jouir des douceurs d'un aimable entretien.
Après le démêlé d'amoureux caprice,
Ils goûtent le plaisir de s'être rajustés.
Garde-toi de troubler leurs douces privautés,
Si tu ne veux qu'il ne punisse
L'excès de tes témérités.
SCÈNE III
AMPHITRYON
Ah ! quel étrange coup m'a-t-il porté dans l'âme !
En quel trouble cruel jeite-t-il mon esprit !
Et, si les choses sont comme le traître dit,
Où vois-je ici réduits mon honneur et ma flamme !
A quel parti me doit résoudre ma raison ?
Ai-je l'éclat ou le secret à prendre,
Et dois-je, en mon courroux, renfermer ou répandre
Le déshonneur de ma maison ?
Ah ! faut-il consulter dans un affront si rude ?
Je n'ai rien à prétendre et rien à ménager.
Et toute mon inquiétude
Ne doit aller qu'à me venger.
88 AMPHITRYON
SCÈNE IV
SOSIE, NAUCRATÈS, POLIDAS, AMPHITRYON
SOSIE
Monsieur, avec mes soins, tout ce que j'ai pu faire,
C'est de vous amener ces messieurs que voici.
AMPHITRYON
Ah ! vous voilà ?
SOSIE
Monsieur...
AMPHITRYON
Insolent, téméraire !
SOSIE
Quoi?
AMPHITRYON
Je vous apprendrai de me traiter ainsi.
SOSIE
Qu'est-ce donc ? qu'avez-vous ?
AMPHITRYON
Ce que j'ai, misérable.-^
SOSIE
Holà! Messieurs, venez donc tôt.
NAUCRATÈS
Ah! de grâce, arrêtez.
SOSIE
De quoi suis-je coupable.'^
ACTE TROISIEME. SCÈNE QUATRIÈME 89
AMPHITRYON
Tu me le demandes, maraud ?
Laissez-moi satisfaire un courroux légitime.
SOSIE
Lorsque l'on pend quelqu'un, on lui dit pourquoi
[c'est.
NAUCRATÈS
Daignez-nous dire au moins quel peut être son crime.
SOSIE
Messieurs, tenez bon. s'il vous plaît.
AMPHITRYON
Comment! il vient d'avoir l'audace
De me fermer ma porte au nez,
Et de joindre encore la menace
A mille propos effrénés!
Ah! coquin!
SOSIE
Je suis mort!
NAUCRATÈS
Calmez cette colère.
SOSIE
Messieurs,
POLIDAS
Qu'est-ce?
SOSIE
M'a-t-il frappé ?
AMPHITRYON
Non, il faut qu'il ait le salaire
Des mots où tout à l'heure il s'est émancipé.
90 AMPHITRYON
SOSIE
Comment cela se peut-il taiie,
Si j'étais par votre ordre autre part occupé ?
Ces messieurs sont ici pour rendre témoignage
Qu'à dîner avec vous je les viens d'inviter.
NAU-CRATÈS
Il est vrai qu'il nous vient de faire ce message,
Et n'a point voulu nous quitter.
AMPHITRYON
Qui t'a donné cet ordre?
SOSIH
\'ous.
AMPHITRYON
Et quand?
SOSIE
Après votre paix faite.
Au milieu des transports d'une âme satisfaite
D'avoir d'Alcmène apaisé le courroux.
AMPHITRYON
O Ciel! chaque instant, chaque pas,
Ajoute quelque chose à. mon cruel martyre,
Et, dans ce final embarras,
Je ne sais plus que croire ni que dire.
NAUCRATHS
Tout ce que de chez vous il vient de nous conter
Surpasse si fort la nature
Qu'avant que de rien faire et de vous emporter
Vous devez éclaircir toute cette aventure.
ACTE TROISIEME. SCENE CINQUIÈME 91
AMPHITRYON
Allons, vous y pourrez seconder mon effort,
Et le Ciel à propos ici vous a fait rendre.
Voyons quelle fortune en ce jour peut m'attendre.
Débrouillons ce mystère et sachons notre sort.
Hélas! je brûle de l'apprendre.
Et je le crains plus que la mort!
SCENE V
JUPITER, AMPHITRYON, NAUCRATÈS,
POLIDAS. SOSIE
JUPITER
Quel bruit à descendre m'oblige.
Et qui frappe en maître où je suis?
AMPHITRYON
Que vois-je, justes dieux!
NAUCRATÈS
Ciel! quel est ce prodige?
Quoi! deux Amphitryons ici nous sont produits!
AMPHITRYON
Mon âme demeure transie.
Hélas! je n'en puis plus; l'aventure est à bout :
Ma destinée est éclaircie,
Et ce que je vois me dit tout.
NAUCRATÈS
Plus mes regards sur eux s'attachent fortement,
Plus je trouve qu'en tout l'un à l'autre est semblable.
92 AMPHITRYON
SOSIE, désignant Jupiter.
Messieurs, voici le véritable ;
L'autre est un imposteur digne de châtiment.
POLIDAS
Certes, ce rapport admirable
Suspend ici mon jugement.
AMPHITRYON
C'est trop d'être éludé par un fourbe exécrable;
Il faut avec ce fer rompre l'enchantement.
NAUCRATÈS
Arrêtez !
AMPHITRYON
Laissez-moi !
NAUCRATÈS
Dieux ! que voulez-vous faire ?
AMPHITRYON
Punir d'un imposteur les lâches trahisons.
JUPITER
Tout beau, l'emportement est fort peu nécessaire;
Et, lorsque de la sorte on se met en colère,
On fait croire qu'on a de mauvaises raisons.
SOSIE
Oui, c'est un enchanteur qui porte un caractère
Pour ressembler aux maîtres des maisons.
AMPHITRYON
Je te ferai pour ton partage.
Sentir par mille coups ces propos outrageants.
SOSIE
Mon maître est homme de courage.
Et ne souffrira point que l'on batte ses gens.
ACTE TROISIEME. SCENE CINQUIEME çj
AMPHITRYON
Laissez-moi m'assouvir dans mon courroux extrême,
Et laver mon affront au sang d'un scélérat.
NAUCRATÈS
Nous ne souffrirons point cet étrange combat
D'Amphitryon contre lui-même.
AMPHITRYON
Quoi! mon honneur de vous reçoit ce traitement,
Et mes amis d'un fourbe embrassent la défense?
Loin d'être les premiers à prendre ma vengeance,
Eux-mêmes font obstacle à mon ressentiment?
NAUCRATÈS
Que voulez- vous qu'à cette vue
Fassent nos résolutions,
Lorsque par deux Amphitryons
Toute notre chaleur demeure suspendue?
A vous faire éclater notre zèle aujourd'hui,
Nous craignons de faillir et de vous méconnaître.
Nous voyons bien en vous Amphitrj^on paraître,
Du salut des Thébains le glorieux appui ;
Mais nous le voyons tous aussi paraître en lui,
Et ne saurions juger dans lequel il peut être.
Notre parti n'est point douteux,
Et l'imposteur par nous doit mordre la poussière;
Mais ce parfait rapport le cache entre vous deux,
Et c'est d'un coup trop hasardeux
Pour l'entreprendre sans lumière.
Avec douceur laissez-nous voir
De quel côté peut être l'imposture;
Et, dès que nous aurons démêlé l'aventure.
Il ne nous faudra point dire notre devoir.
94 AMPHITRYON
JUPITER
Oui, vous avez raison, et cette ressemblance
A douter de tous deux vous peut autoriser,
[e ne m'offense point de vous voir en balance :
Je suis plus raisonnable et sais vous excuser.
L'œil ne peut entre nous faire de différence,
Et je vois qu'aisément on s'y peut abuser.
Vous ne me voyez point témoigner de colère,
Point mettre l'épée à la main :
C'est un mauvais moyen d'éclaircir ce mystère.
Et j'en puis trouver un plus doux et plus certain.
L'un de nous est Amphitryon,
Et tous deux à vos yeux nous le pouvons paraître.
C'est à moi de finir cette contusion,
Et je' prétends me faire a tous si bien connaître
Qu'aux pressantes clartés de ce que je puis être.
Lui-même soit d'accord du sang qui m'a fait naître
Et n'ait plus de rien dire aucune occasion.
C'est aux yeux des Thébains que je veux avec vous
De la vérité pure ouvrir la connaissance;
Et la chose sans doute est assez d'importance
Pour affecter la circonstance
De l'éclaircir aux yeux de tous.
Alcmène attend de moi ce public témoignage.
Sa vertu que l'éclat de ce désordre outrage,
Veut qu'on la justifie, et j'en vais prendre soin.
C'est à quoi mon amour envers elle m'engage;
Et des plus nobles chefs je fais un assemblage
Pour l'éclaircissement dont sa gloire a besoin.
Attendant avec vous ces témoins souhaités.
Ayez, je vous prie, agréable
De venir honorer la table
Où vous a Sosie invités!
ACTH TROISIÈMK SCENE CINQUIEME 95
SOSIE
Je ne me trompais pas. Messieurs, ce mot termine
Toute l'irrésolution :
Le véritable Amphitryon
Est l'Amphitryon où l'on dîne.
AMPHITRYON
O Ciel! puis-je plus bas me voir humilié?
Quoi! faut-il que j'entende ici, pour mon martyre;,
Tout ce que l'imposteur à mes yeux vient de dire,
Et que, dans la fureur que ce discours m'inspire,
On me tienne le bras lié?
NAUCRATÈS
Vous vous plaignez à tort. Permettez-nous d'attendre
L'éclaircissement qui doit rendre
Les ressentiments de saison.
Je ne sais pas s'il impose;
Mais il parle sur la chose
Comme s'il avait raison.
AMPHITRYON
Allez, faibles amis, et flattez l'imposture.
Thèbes en a pour moi de tout autres que vous;
Et je vais en trouver qui, partageant l'injure.
Sauront prêter la main à mon juste courroux.
JUPITER
Hé bien, je les attends, et saurai décider
Le différend en leur présence.
AMPHITRYON
Fourbe, tu crois par 1 : peut-être t'évader;
Mais rien ne te saurait sauver de ma vengeance.
96 AMPHITRYON
JUPITER
A ces injurieux propos
Je ne daigne à présent répondre,
Et tantôt je saurai confondre
Cette fureur avec deux mots.
AMPHITRYON
Le Ciel même, le Ciel, ne t'y saurait soustraire,
Et jusques aux enfers j'irai suivre tes pas.
JUPFTER
Il ne sera pas nécessaire,
Et l'on verra tantôt que je ne fuirai pas.
AMPHITRYON
Allons, courons, avant que d'avec eux il sorte,
Assembler des amis qui suivent mon courroux,
Et chez moi venons à main-forte
Pour le percer de mille coups.
JUPITER
Point de façons, je vous conjure;
Entrons vite dans la maison.
NAUCRATÈS
Certes, toute cette aventure
Confond le sens et la raison.
SOSIE
Faites trêve, Messieurs, à toutes vos surprises,
Et, pleins de joie, allez tabler jusqu'à demain.
Que je vais m'en donner et me mettre en beau train
De raconter nos vaillantises!
Je brûle d'en venir aux prises,
Et jamais je n'eus tant de faim.
ACTE TROISIÈME. SCÈNE SIXIÈME 97
SCÈNE VI
MERCURE, SOSIE
MERCURE
Arrête. Quoi! tu viens ici mettre ton nez,
Impudent fleureur de cuisine?
SOSIE
Ah I de grâce, tout doux.
MERCURE
Ah ! vous y retournez 1
Je vous ajusterai l'échiné.
SOSIE
Hélas! brave et généreux moi.
Modère-toi, je t'en supplie.
Sosie, épargne un peu Sosie,
Et ne te plais point tant à frapper dessus toi.
MERCURE
Qui de t'appeler de ce nom
A pu te donner la licence?
Ne t'en ai-je pas fait une expresse défense,
Sous peine d'essuyer mille coups de bâton?
SOSIE
C'est un nom que tous deux nous pouvons à la fois
Posséder sous un même maître.
Pour Sosie en tous lieux on sait me reconnaître :
Je souffre bien que tu le sois.
Souffre aussi que je le puisse être.
98 A.viPHlTRYON
Laissons aux deux Amphitryons
Faire éclater lies jalousies,
Et, parmi leurs contentions.
Faisons en bonne paix vivre les deux Sosies.
MERCUKE
Non, c'est assez d un seul, et je suis obstiné
A ne point souffrir de partage.
SOSIE
Du pas devant sur moi tu prendras l'avantage;
Je serai le cadet, et tu seras l'aîné.
MERCURE
Non! un frère incommode, et n'est pas de mon goût,
Et je veux être fils unique.
SOSIE
G cœur barbare et t5'rannique !
Souffre qu'au moins je sois ton ombre.
MERCURE
Point du tout.
SOSIE
Que d'un peu de pitié ton âme s'humanise.
En cette qualité souffre- moi près de toi :
Je te serai partout une ombre si soumise
Que tu seras content de moi.
MERCURE
Point de quartier; immuable est la loi.
Si d'entrer là dedans tu prends encor l'audace,
Mille coups en seront le fruit.
SOSIE
Las! à quelle étrange disgrâce,
Pauvre Sosie, es-tu réduit !
ACTH TROISIHME. SCENE SIXIEME 99
MERCURE
Quoi ! ta bouche se licencie
A te donner encore un nom que je défends ?
SOSIE
Non, ce n'est pas moi que j'entends.
Et je parle d'un vieux Sosie
Qui fut jadis de mes parents,
Qu'avec très grande barbarie,
A l'heure du dîner, l'on chassa de céans.
MERCURE
Prends garde de tomber dans cette frénésie,
Si tu veux demeurer au nombre des vivants
SOSIE, b^js.
Que je te rosserais si j'avais du courage,
Double fils de putain, de trop d'orgueil enflé !
MERCURE
Que dis-tu ?
SOSIE
Rien.
MERCURE
Tu tiens, je crois, quelque langage.
SOSIE
Demandez, je n'ai pas soufflé.
MERCURE
Certain mot de fils de putain
A pourtant frappé mon oreille,
Il n'est rien de plus certain.
SOSIE
Cest donc un perroquet que le beau temps réveille.
100 AMPHITRYON
MERCURE
Adieu. Lorsque le dos pourra te démanger,
Voilà l'endroit où je demeure.
(Il rentre.)
SOSIE
O Ciel ! que l'heure de manger.
Pour être mis dehors, est une maudite heure !
Allons ! cédons au sort dans notre affliction ;
Suivons-en aujourd'hui l'aveugle fantaisie.
Et, par une juste union.
Joignons le malheureux Sosie
Au malheureux Amphitryon.
Je l'aperçois venir en bonne compagnie.
SCENE VII
AMPHITRYON, ARGATIPHOiNTIDAS
POSICLÈS, SOSIE
AMPHITRYON
Arrêtez là, Messieurs. Suivez-nous d'un peu loin.
Et n'avancez tous, je vous prie,
Que quand il en sera besoin.
POSICLÈS
Je comprends que ce coup doit fort loucher votre âme.
AMPHITRYON
Ah! de tous les côtés mortelle est ma douleur!
Et je souffre pour ma flamme
Autant que pour mon honneur.
ACTE TROISIEME. SCÈNE SEPTIÈME loi
POSICLÈS
Si cette ressemblance est telle que l'on dit,
Alcmène, sans être coupable...
AMPHITRYON
Ah! sur le fait dont il s'agit,
L'erreur simple devient un crime véritable,
Et sans consentement l'innocence y périt.
De semblables erreurs, quelque jour qu'on leur donne,
Touchent des endroits délicats,
Et la raison bien souvent les pardonne
Que l'honneur et l'amour ne les pardonnent pas.
ARGATIPHONTIDAS
Je n'embarrasse point là dedans ma pensée;
Mais je hais vos messieurs de leurs honteux délais,
Et c'est un procédé dont j'ai l'âme blessée.
Et que les gens de cœur n'approuveront jamais :
Quand quelqu'un nous emploie, on doit, tête baissée.
Se jeter dans, ses intérêts.
Argatiphontidas ne va point aux accords.
Ecouter d'un ami raisonner l'adversaire.
Pour des hommes d'honneur, n'est point un coup à
Il ne faut écouter que la vengeance alors. [faire :
Le procès ne me saurait plaire,
Et l'on doit commencer toujours dans ses transports,
Par bailler, sans autre mystère.
De l'épée au travers du corps.
Oui, vous verrez, quoi qu'il advienne,
Qu' Argatiphontidas marche droit sur ce point
Et de vous il faut que j'obtienne
Que le pendard ne meure point
D'une autre main que de la mienne.
AMPHITRYON
Allons!
102 AMPHITRYON
SOSIE
Je viens, Monsieur, subir à vos genoux
Le juste châtiment d'une audace maudite.
Frappez, battez, chargez, accablez-moi de coups;
Tuez-moi dans votre courroux :
Vous ferez bien, je le mérite,
Et je n'en dirai pas un seul mot confe vous.
AMPHITRYON!
Lève-toi. Que fait-on?
SOSIE
L'on m'a chassé tout net;
Et, croyant à manger m'aller comme eux ébattre,
Je ne songeais pas qu'en effet
Je m'attendais là pour me battre.
Oui, l'autre moi, valet de l'autre vous, a fait
Tout de nouveau le diable à quatre.
La rigueur d'un pareil destin,
Monsieur, aujourd'hui nous talonne;
Et l'on me des-Sosie enfin
Comme on vous des-Amphitryonnc.
AMPHITRYON
Suis-moi.
SOSIE
N'est-il pas mieux de voir s'il vient personne ?
ACTE TROISIÉ.ViF.. SCÈNE NEUVIÈME 103
SCÈNE VIII
CLÉANTHIS, NAUCRATfiS. FOLIDAS, SOSIE,
AMPHITRYON. ARGATIPHONTIDAS,
i OSICLÈS
CLÉANTHIS
O Ciel !
AMPHITRYON
Qui t'épouvante ainsi?
Quelle est la peur que je t'inspire?
CLÉANTHIS
Las! vous êtes là-iiaut, et je vous vois ici!
NAUCRATÈS
Ne vous pressez point; le voici
Pour donner devant tous les clartés qu'on désire,
Et qui, si 1 on peut croire à ce qu'il vient de dire,
Sauront vous affranchir de trouble et de souci.
SCENE IX
MERCURE, CLÉANTHIS, NAUCRATÈS,
POLIDAS, SOSIE, AMPHITRYON,
ARGATIPHONTIDAS, POSICLÈS
MERCURE
Oui, vous l'allez voir tous, et sachez par avance
Que c'est le grand maître des dieux
Que, sous les traits chéris de cette ressemblance,
Alcmène a fait du ciel descendre dans ces lieux.
104 AMPHITRYON
Et, quant à moi, je suis Mercure,
Qui, ne sachant que faire, ai rossé tant soit peu
Celui dont j'ai pris la figure ;
Mais de s'en consoler il a maintenant lieu.
Et les coups de bâton d'un dieu
Font honneur à qui les endure.
SOSIE
Ma foi. Monsieur le dieu, je suis votre valet.
Je me serais passé de votre courtoisie,
MERCURE
Je lui donne à présent congé d'être Sosie.
Je suis las de porter un visage si laid.
Et je m'en vais au ciel, avec de l'ambroisie.
M'en débarbouiller tout à fait.
(Il vole dans le ciel.)
SOSIE
Le Ciel de m'approcher t'ôte à jamais l'envie 1
Ta fureur s'est par trop acharnée après moi ;
Et je ne vis, de ma vie,
Un dieu plus diable que toi.
SCENE X
JUPITER, CLÉANTHIS, NAUCRATÈS, POLIDAS,
SOSIE, AMPHITRYON, ARGATIPHONTIDAS,
POSICLÈS
JUPITER, dans une nue.
Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur.
Et sous tes propres traits vois Jupiter paraître.
ACTE TROISIEME. SCENE DIXIEME 105
A ces marques, tu peux aisément le connaître ;
Et c'est assez, je crois, pour remettre ton cœur
Dans l'état auquel il doit être.
Et rétablir chez toi la paix et la douceur.
Mon nom, qu'incessamment toute la terre adore,
Etouffe ici les bruits qui pouvaient éclater:
Un partage avec Jupiter
N'a rien du tout qui déshonore;
Et sans doute il ne peut être que glorieux
De se voir le rival vu souverain des dieux.
Je n'y vois pour ta flamme aucun lieu de murmure.
Et c'est moi, dans cette aventure,
Qui, tout dieu que je suis, dois être le jaloux.
Alcmène est toute à toi, quelque soin qu'on emploie.
Et ce doit à tes feux être un objet bien doux
De voir que pour lui plaire, il n'est point d'autre voie
Que de paraître son époux ;
Que Jupiter, orné de sa gloire immortelle,
Par lui-même n'a pu triompher de sa foi,
Et que ce qu'il a reçu d'elle
N'a par son cœur ardent été donné qu'à toi.
SOSIE, à part.
Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule.
JUPITER
Sors donc des noirs chagrins que ton cœur a soufferts,
Et rends le calme entier à l'ardeur qui te brûle.
Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d'Hercule,
Remplira de ses faits tout le vaste univers.
L'éclat d'une fortune en mille biens féconde
Fera connaître à tous que je suis ton support.
Et je mettrai tout le monde
Au point d'envier ton sort.
Tu peux hardiment te flatter
De ces espérances données.
io6 AMPHITRYON
C'est un crime que d'en douter :
Les paroles de Jupiter
Sont des arrêts des destinées.
(Il se perd daiis les nius.)
NAUCRATÈS
Certes, je suis ravi de ces marques brillantes...
SOSIG
Messieurs, voulez-vous bien suivre mon sentiment ?
Ne vous embarquez nullement
Dans ces douceurs congratulantes;
C'est un mauvais embarquement;
Et, d'une et d'autre part, pour un tel compliment
Les phrases sont embarrassantes
Le grand dieu Jupiter nous fait beaucoup d'honneur,
Et sa bonté, sans doute, est pour nous sans seconde :
Il nous promet l'infaillible bonheur
D'une fortune en mille biens féconde,
Et chez nous il doit naître un fils d'un très grand cœur.
Tout cela va le mieux du monde ;
Mais enfin coupons aux discours,
Et que chacun chez soi doucement se retire :
Sur telles affaires toujours
Le meilleur est de ne rien dire.
DIJON — DARANTIERE
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