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Full text of "Théâtre complet, 1622-1673"

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Presented  to  the 

LIBRARYo/r/ie 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

by 
ALEX  PATHY 


MELICERTE 


MOLIÈRE 

1622-1673 

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MÊLICERTE 

COMÉDIE  EN  DEUX  ACTES 

EN  VERS 

1666 


PARIS 


LIBRAIRIE    DE   FRANCE 

F.  SANT'ANDREA,  L.  MARCEROU  &  Cie 

COLLECTION    DES   GRANDS    FRANÇAIS 
99,      BOULEVARD    RASPAIL,     99 

M.  CM.  XXIII 


c.'i 


NOTICE 

Du  2  décembre  1666  au  i<)  février  de  l'année  suivante, 
Louis  XIV  fit  célébrer  au  château  de  Saint-Germain, 
des  jêtes  dont  les  divertissements  variés  furent  désignés 
par  le  nom  de  Ballet  des  Muses.  L'idée  et  le  plan  de 
ces  réjouissances  sont  dus  sans  doute  à  Benserade,  qui 
en  écrivit  les  chansons.  De  petites  comédies  y  furetit  inter- 
calées. L'une,  qui  avait  pour  titre  les  Poètes,  est  d'un 
auteur  demeuré  inconnu.  Trois  autres  étaient  l'œuvre  de 
Molière.  Ce  sont  Mélicerte,  la  Pastorale  Comique  et 
le  Sicilien.  Elle  ne  prirent  place  dans  le  programme  des 
fêtes  qu'à  des  époques  différentes.  Voici  comme  la  Gazette 
du  4  décembre  1666,  décrit  la  première  représentation 
du  Ballet  des  Muses  : 

«  De  Saint-Germain-en-Laye,  le  4  décembre  1666.  » 
«  Le  2  du  courant,  fut  ici  dansé  pour  la  première  fois, 
en  présence  de  la  Reine,  de  Monsieur  et  de  toute  la  cour, 
h  Ballet  des  Muses,  composé  de  treize  entrées  :  ce  qui 
s'exécuta  avec  la  magnificence  ordinaire  dans  les  diver- 
tissements de  Leurs  Majestés.  Il  commence  par  un  dia- 


2  NOTICE 

logue  de  ces  divinités  du  Parnasse,  en  l'honneur  du  Roi; 
et  tous  les  Arts,  que  l'on  voit  si  bien  refleurir  par  les 
soins  de  ce  ^rand  monarque,  étants  venus  les  recevoir,  se 
déterminent  à  faire  en  l'honneur  de  chacune  d'elles  une 
entrée  particulière .  Dans  la  première,  pour  Uranie,  on 
représente  les  sept  Planètes.  Dans  la  seconde,  pour  Mel- 
pomène,  on  fait  paraître  l'aventure  de  Pyrame  et  de  Thisbé, 
désignés  par  le  comte  d'Armagnac  et  le  marquis  de  Mire- 
poix.  La  troisième  est  ujie  pièce  comique,  en  faveur  de 
Thalie.  La  quatrième,  pour  Euterpe,  est  composée  de  ber- 
gers et  de  bergères  ;  et  Sa  Majesté,  pour  s'y  délasser,  en 
quelque  façon,  de  ses  travaux  continuels  pour  l'Etat,  y 
représente  l'un  de  ces  pasteurs,  accompagné  du  marquis 
de  Villeroy,  ainsi  que  Madame  (y  représente)  l'une 
des  bergères,  aussi  accompagnée  de  la  marquise  de  Mon- 
tespan  et  des  demoiselles  de  la  Vallière  et  de  Toussi. 
Dans  la  cinquième,  pour  Clio,  se  voit  la  bataille  donnée 
entre  Alexandre  et  Porus ;  et  la  sixième,  en  faveur  de 
Calliope,  est  dansée  par  cinq  poètes.  Dans  la  septième, 
qui  est  accompagnée  d'un  récit,  parait  Orphée,  qui,  par 
les  divers  tons  de  sa  lyre,  inspire  la  douleur  et  les  autres 
passions  à  ceux  qui  le  suivent.  La  huitième,  pour  Erato, 
est  dansée  par  six  amants,  entre  lesquels  Cyrus  est  desi- 
gnée par  le  Roi  et  Polexandre  par  le  marquis  de  Villeroy. 
La  neuvième,  pour  Polemnie,  est  composée  de  trois  philo- 
sophes et  de  deux  orateurs,  représentés  par  les  comédiens 
français  et  italiens.  La  dixième  est  de  quatre  Faunes  et 
d'autant  de  jemmes  sauvages,  en  faveur  de  Terpsicore, 
avec  un  très  beau  récit  ;  et  dans  l'onzième,  il  se  jait  une 
danse  des  plus  agréables  pour  ces  Muses  et  les  filles  de 
Piérus  représentées  par  Madame,  avec  les  filles  de  la  Reine, 
de  son  Altesse  Royale,  et  d'antres  dames  de  la  cour.  La 


NOTICE  3 

douzième  est  composée  de  trois  nymphes  qu'elles  avaient 
choisies  pour  juger  de  leur  dispute  ;  et,  dans  la  dernière, 
Jupiter  vient  punir  les  Piérides,  pour  n  avoir  pas  reçu 
le  jugement  qui  avait  été  prononcé  :  toutes  ces  entrées 
étants  si  bien  concertées  et  exécutées  qu'on  ne  peut  rien  voir 
de  plus  divertissant.  » 

iMélicerte  est  la  ((pièce  comique,  en  faveur  de  Thalie  », 
qui  fut  donnée  à  la  troisième  entrée.  Ni  la  Pastorale 
Comique,  ni  Je  Sicilien  n'étaient  compris  dans  les  diver- 
tissements de  la  première  représentation.  La  Pastorale 
remplaça  Mélicerte  le  j  janvier  i66y.  Quant  au  Sici- 
lien, /'/  }ie  fut  joué  qu'en  février,  au  cours  des  dernières 
représentations  du  Ballet  des  Muses.  Le  Ballet  compre- 
nait treize  entrées.  Le  Sicilien  forma  la  quatorzième. 

* 

*  * 

Déjà  Molière,  pressé  par  la  nécessité,  avait  été  pris  de 
court  dans  le  temps  qu'il  composait  la  Princesse  d'Elide, 
et  il  avait  dû  terminer  en  prose  ce  qu'il  avait  commencé 
d'écrire  en  vers.  Mélicerte  comprend  deux  actes  en  vers. 
Mais  les  éditeurs  de  1682  préviennent  le  lecteur  que 
«  cette  comédie  n'a  point  été  achevée;  il  n'y  avoit  que  ces 
deux  actes  de  faits  lorsque  le  Roi  la  demanda.  Sa  Majesté 
en  ayant  été  satisfaite  pour  la  jête  où  elle  fut  représentée, 
le  sieur  de  Molière  ne  l'a  point  finie.  » 

Mélicerte  est  intitulée  «  comédie  pastorale  héroïque  ». 
Il  n'y  arien  cependant  qui  soit  héroïque  en  elle.  Peut-être 
les  développements  que  Molière  n'eut  pas  le  temps  de  compo- 
ser, eussent-ils  justifié  ce  titre.  Le  sujet,  en  effet,  a  été 
emprunté  au  Grand  Cyrus.  Mademoiselle  de  Scudéry  y 
avait  peint  l'amour  de  deux  jeunes  gens  élevés  parmi  les 
bergers,  Sésostris  et  Timarèîe,  qui  s'épousent  enfin,  quand 


4  NOTICE 

oti  a  découvert  dans  le  premier  le  fils  d'Apriès,  roi  détrôné 
d'Egypte,  et  dans  celle  qu'il  aime  la  propre  fille  d'Amaris 
l'usurpateur.  Les  derniers  vers  de  Mélicerte  annoncent 
une  recontiaissance  toute  pareille,  et  des  ressemblances  de 
détail  justifient  mieux  encore  le  rapprochement. 

La  distribution  des  rôles  de  Mélicerte,  faute  de  docu- 
ments précis,  a  fait  l'objet  de  conjectures.  Molière  jouait 
probablement  celui  de  Ly  car  sis.  Le  rôle  de  Myrtil,  on  le 
sait  par  Grimarest,  avait  été  confié  au  jeune  Baron,  qui 
devait  un  jour  être  proclamé  l'honneur  et  la  merveille  du 
Théâtre-Français,  et  qui  n'avait  alors  que  trei^^e  ans. 
Molière  l'aimait  beaucoup,  et  se  proposait  de  l'instruire 
dans  son  art.  Mais  Mademoiselle  Molière,  qui  se  montrait 
pour  lui  très  malvcillente,  ayant  eu  un  jour  la  main  trop 
vive,  l'enfant  s'enfuit  che:^  la  Raisin,  sur  le  théâtre  de 
laquelle  il  avait  débuté.  Il  ne  consentit  qu'à  grand'peine 
à  rentrer  che^  son  protecteur,  et,  après  la  nwrt  de  Molière, 
il  passa  sur  la  scène  de  l'Hôtel  de  Bourgogne,  où  il  devait 
s'illustrer  dans  les  grands  rôles  des  tragédies  de  Racine. 

Mélicerte  demeurant  inachevée,  n'était  pas  pour  être 
jouée  hors  du  cadre  des  fêtes  données  à  Saint-Germain. 
Elle  ne  fut  pas  reprise,  dans  la  suite,  sur  la  scène  du 
Palais-Royal. 

Elle  eut  l'infortune,  en  16^9,  d'être  remaniée  et  com- 
plétée par  un  fils  d'Armande  Béjart,  né  de  son  second 
mariage,  et  nommé  Nicolas  Guérin.  Cette  fâcheuse  tenta- 
tive ne  fut  point  couronnée  de  succès. 


Pourquoi  Molière  jugea-t-il  bon,  à  partir  du  j  jan- 
vier 1667,  de  remplacer  Mélicerte  par  la  Pastorale 
Comique  ?  C'est  une  question  à  quoi  nul  fait  précis  ne 


NOTICE  5 

permet  de  répondre.  Se  lassa-i-il  d'une,  pièce  à  laquelle  il 
n'avait  pas  eu  le  loisir  de  donner  une  Jorme  définitive?  Il 
ne  paraît  pas  avoir  eu  des  sejitirnents  bien  différents  pour 
la  sorte  d' opéra-bouffe  qu'était  la  Pastorale  Comique.  Le 
texte  en  effet  ne  nous  en  a  point  été  conservé;  sans  doute  les 
éditeurs  des  œuvres  posthumes  n'en  ont-ils  point  trouvé 
trace.  Seuls  nous  sont  parvenus  les  analyses  de  scènes  et 
les  couplets  parus  dans  le  Livret  du  Ballet  des  Muses. 
La  musique  était  de  Lulli.  Molière  jouait  le  rôle  bouffon 
de  Lycas. 

A.R. 


PERSONNAGES 

ACANTE,  amant  de  Daphné. 

TYRENE,  amant  d'Eroxéne. 

DAPHNÉ,  bergère. 

EROXÈNE,  bergère. 

LYCARSIS,  pâtre,  cru  père  de  Myrtil. 

MYRTIL,  amant  de  Mélicerte. 

MELICERTE,  nymphe  ou  bergère,  amante  de  Myrtil. 

CORINE,  confidente  de  Mélicerte. 

NICANDRE,  berger. 

MOPSE,  berger,  cru  oncle  de  Mélicerte. 

La  scène  est  en  Tbessalie,  dans  la  vallée  de  Tempe 


ACTE    PREMIER 

SCÈNE  PREMIERE 

TYRÈNE,  DAPHNÉ,  ACANTE,  EROXÈNE 

ACANTE 
Ah  !  charmante  Daphné! 

TYRÈNE 

Trop  aimable  Eroxène  ! 
DAPHNÉ 
Acante,  laisse-moi. 

EROXÈNE 
Ne  me  suis  point,  Tyrène. 
ACANTE 
Pourquoi  me  chasses-tu  ? 

TYRÈNE 

Pourquoi  fuis-tu  mes  pas  ? 


10  MELICERTE 

DAPHNÉ 

Tu  nie  plais  loin  de  moi. 

EROXÈNE 

Je  m'aime  où  tu  n'es  pas. 

ACANTE 
Ne  cesseras-tu  point  cette  rigueur  mortelle  } 

TYRÈNE 
Ne  cesseras-tu  point  de  m'ètre  si  cruelle  ? 

DAPHNÉ 
Ne  cesseras-tu  point  tes  inutiles  vœux  ? 

EROXÈNE 
Ne  cesseras-tu  point  de  m'être  si  fâcheux  ? 

ACANTE 
Si  tu  n'en  prends  pitié,  je  succombe  à  ma  peine. 

TYRÈNE 
Si  tu  ne  me  secours,  ma  mort  est  trop  certaine. 

DAPHNÉ 
Si  tu  ne  veux  partir,  je  vais  quitter  ce  lieu. 

EROXÈNE 
Si  tu  veux  demeurer,  je  te  vais  dire  adieu. 

ACANTE 
Hé  bien  !  en  m'éloignant  je  te  vais  satisfaire. 

TYRÈNE 
Mon  départ  va  t'ôter  ce  qui  peut  te  déplaire. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  DEUXIEME  ii 

ACANTE 

Généreuse  Eroxène,  en  faveur  de  mes  feux 

Daigne  au  moins,  par  pitié,  lui  dire  un  mot  ou  deux. 

TYRÈNE 

Obligeante  Daphné,  parle  à  cette  inhumaine, 
Et  sache  d'où  pour  moi  procède  tant  de  haine. 


SCENE  II 

DAPHNÉ,  EROXÈNE 

EROXÈNE 

Acante  a  du  mérite  et  t'aime  tendrement  : 
D'où  vient  que  tu  lui  fliis  un  si  dur  traitement  ? 

DAPHNÉ 

Tyrène  vaut  beaucoup  et  languit  pour  tes  charmes  : 
D'où  vient  que  sans  pitié  tu  vois  couler  ses  larmes  ? 

EROXÈNE 

Puisque  j'ai  fait  ici  la  demande  avant  toi, 

La  raison  te  condamne  à  répondre  avant  moi. 

DAPHNÉ 

Pour  tous  les  soins  d'Acante  on  me  voit  inflexible, 
Parce  qu'à  d'autres  vœux  je  me  trouve  sensible. 

EROXÈNE 

Je  ne  fais  pour  Tyrène  éclater  que  rigueur, 
Parce  qu'un  autre  choix  est  maître  de  mon  cœur. 


12  MELICERTE 

DAPHNÉ 

Puis-je  savoir  de  toi  ce  choix  qu'on  te  voit  taire  ? 

EKOXÈNE 
Oui,  si  tu  veux  du  tien  m'apprendre  le  mystère. 

DAPHNÉ 

Sans  te  nommer  celui  qu'Amour  m'a  fait  choisir. 
Je  puis  facilement  contenter  ton  désir, 
Et  de  la  main  d'Atis,  ce  peintre  inimitable, 
J'en  garde  dans  ma  poche  un  portrait  admirable 
Qui  jusqu'au  moindre  trait  lui  ressemble  si  fort 
Qu'il  est  sûr  que  tes  yeux  le  connaîtront  d'abord. 

EROXÈNE 

Je  puis  te  contenter  par  une  même  voie, 
Et  payer  ton  secret  en  pareille  monnoie. 
J'ai,  de  la  main  aussi  de  ce  peintre  fameux, 
Un  aimable  portrait  de  l'objet  de  mes  vœux 
Si  plein  de  tous  ces  traits  et  de  sa  grâce  extrême 
Que  tu  pourras  d'abord  te  le  nommer  toi-même. 

DAPHNÉ 

La  boîte  que  le  peintre  a  fait  faire  pour  moi 
Est  tout  à  fait  semblable  à  celle  que  je  vois. 

EROXÈNE 

Il  est  vrai,  l'une  à  l'autre  entièrement  ressemble, 
Et  certes  il  faut  qu'Atis  les  ait  fait  faire  ensemble. 

DAPHNÉ 

Faisons  en  même  temps,  par  un  peu  de  couleurs, 
Confidence  à  nos  yeux  du  secret  de  nos  cœurs. 

EROXÈNE 

Voyons  à  qui  plus  vite  entendra  ce  langage. 

Et  qui  parle  le.  mieux  de  l'un  ou  l'autre  ouvrage. 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  DEUXIÈME  13 

DAPHNÉ 

La  méprise  est  plaisante,  et  tu  te  brouilles  bien  : 
Au  lieu  de  ton  portrait  tu  mas  rendu  le  mien. 

EROXÉNE 
Il  est  vrai.  Je  ne  sais  comment  j'ai  fait  la  chose. 

DAPHNÉ 
Donne.  De  cette  erreur  ta  rêverie  est  cause. 

EROXÈNE 

Que  veut  dire  ceci?  Nous  nous  jouons,  je  crois. 
Tu  fais  de  ces  portraits  même  chose  que  moi. 

DAPHNÉ 
Certes,  c'est  pour  en  rire,  et  tu  peux  me  le  rendre. 

EROXÈNE 
Voici  le  vrai  moyen  de  ne  se  point  méprendre. 

DAPHNÉ 
De  mes  sens  prévenus  est-ce  une  illusion? 

EROXÈNE 
Mon  âme  sur  mes  yeux  fait-elle  impression  ? 

DAPHNÉ 
Myrtil  à  mes  regards  s'offre  dans  cet  ouvrage. 

EROXÈNE 
De  Myrtil  en  ces  traits  je  rencontre  l'image. 

DAPHNÉ 
C'est  le  jeune  Myrtil  qui  fait  naître  mes  feux. 

EROXÈNE 
C'est  au  jeune  Myrtil  que  tendent  tous  mes  vœux. 


14  MELICERTE 


DAPHNE 


Je  venais  aujourd'hui  te  prier  de  lui  dire 

Les  soins  que  pour  son  sort  son  mérite  m'inspire. 

EROXÈNE 

Je  venais  te  clierclier  pour  servir  mon  ardeur 
Dans  le  dessein  que  j'ai  de  m'assurer  son  cœur. 

DAPHNÉ 
Cette  ardeur  qu'il  t'inspire  est-elle  si  puissante  ? 

EROXÈNE 
L'aimes-tu  d'une  amour  qui  soit  si  violente  ? 

DAPHNÉ 

Il  n'est  point  de  froideur  qu'il  ne  puisse  enflammer, 
Et  sa  grâce  naissante  a  de  quoi  tout  charmer. 

EROXÈNE 

Il  n'est  nymphe  en  l'aimant  qui  ne  se  tînt  heureuse, 
Et  Diane,  sans  honte,  en  serait  amoureuse. 

DAPHNÉ 

Rien  que  son  air  charmant  ne  me  touche  aujourd'hui, 
Et,  si  j'avais  cent  cœurs,  ils  seraient  tous  pour  lui. 

EROXÈNE 

Il  efl'ace  à  mes  yeux  tout  ce  qu'on  voit  paraître, 
El  si  j'avais  un  sceptre,  il  en  serait  le  maître. 

DAPHNÉ 

Ce  serait  donc  en  vain  qu'à  chacune,  en  ce  jour, 
On  nous  voudrait  du  sein  arracher  cet  amour; 
Nos  âmes  dans  leurs  vœux  sont  trop  bien  affermies. 
Ne  tâchons,  s'il  se  peut,  qu'à  demeurer  amies; 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  TROISIEME  15 

Et,  puisqu'en  même  temps,  pour  le  même  sujet, 
Nous  avons  toutes  deux  formé  même  projet, 
Mettons  dans  ce  débat  la  franchise  en  usage, 
Ne  prenons  l'une  et  l'autre  aucun  lâche  avantage, 
Et  courons  nous  ouvrir  ensemble  à  Lycarsis 
Des  tendres  sentiments  où  nous  jette  son  fils. 

EROXÈNE 

J'ai  peine  à  concevoir,  tant  la  surprise  est  forte, 
Comme  un  tel  fils  est  né  d'un  père  de  la  sorte, 
Et  sa  taille,  son  air,  sa  parole  et  ses  yeux, 
Feraient  croire  qu'il  est  issu  du  sang  des  dieux. 
Mais  enfin  j'y  souscris,  courons  trouver  ce  père, 
Allons-lui  de  nos  cœurs  découvrir  le  mystère. 
Et  consentons  qu'après  Myrtil  entre  nous  deux 
Décide  par  son  choix  ce  combat  de  nos  vœux. 

DAPHNÉ 

Soit.  Je  vois  Lycarsis  avec  Mopse  et  Nicandre; 

Ils  pourront  le  quitter,  cachons-nous  pour  attendre. 


SCÈNE  m 

LYCARSIS,  MOPSE,  NICANDRE 

NICANDRE 
Dis-nous  donc  ta  nouvelle. 

LYCARSIS 

Ah  !  que  vous  me  pressez  ! 
Cela  ne  se  dit  pas  comme  vous  le  pensez. 


i6  MELICERTE 


MOPSE 


Que  de  sottes  façons  et  que  de  badinage  ! 
Ménalque  pour  chanter  n'en  fait  pas  davantage. 

LYCARSIS 

Parmi  les  curieux  des  affaires  d'Etat, 

Une  nouvelle  à  dire  est  d'un  puissant  éclat. 

Je  me  veux  mettre   un  peu  sur  l'homme  d'impor- 

Et  jouir  quelque  temps  de  votre  impatience,     [tance, 

NICANDRE 

Veux-tu  par  tes  délais  nous  fatiguer  tous  deux  ? 

MOPSE 
Prends-tu  quelque  plaisir  à  te  rendre  fâcheux  ? 

NICANDRE 
De  grâce,  parle,  et  mets  ces  mines  en  arrière. 

LYCARSIS 

Priez-moi  donc  tous  deux  de  la  bonne  manière, 
Et  me  dites  chacun  quel  don  vous  me  ferez 
Pour  obtenir  de  moi  ce  que  vous  désirez. 

MOPSE 

La  peste  soit  du  fat  !  Laissons-le  là,  Nicandre  ; 
Il  brûle  de  parler  bien  plus  que  nous  d'entendre. 
Sa  nouvelle  lui  pèse,  il  veut  s'en  décharger, 
Et  ne  l'écouter  pas  est  le  faire  enrager. 

LYCARSIS 
Hé! 

NICANDRE 
Te  voilà  puni  de  tes  façons  de  faire. 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  TROISIÈME  17 

LYCARSIS 
Je  m'en  vais  vous  le  dire,  écoutez. 
MOPSE 

Point  d'affaire . 
LYCARSIS 
Quoi  !  vous  ne  voulez  pas  m'entendre  ? 

NICANDRE 


LYCARSIS 


Non. 

Eh  bien, 


Je  ne  dirai  donc  mot,  et  vous  ne  saurez  rien. 

MOPSE 
Soit. 

LYCARSIS 

Vous  ne  saurez  pas  qu'avec  magnificence 
Le  roi  vient  d'honorer  Tempe  de  sa  présence, 
Qu'il  entra  dans  Larisse  hier  sur  le  haut  du  jour, 
Qu'à  l'aise  je  l'y  vis  avec  toute  sa  cour, 
Que  ces  bois  vont  jouir  aujourd  hui  de  sa  vue, 
Et  qu'on  raisonne  fort  touchant  cette  venue. 

NICANDRE 

Nous  n'avons  pas  envie  aussi  de  rien  savoir. 

LYCARSIS 

Je  vis  cent  choses  là  ravissantes  à  voir. 
Ce  ne  sont  que  seigneurs  qui,  des  pieds  à  la  tête. 
Sont  brillants  et  parés  comme  au  jour  d'une  fête. 
Ils  surprennent  la  vue,  et  nos  prés  au  printemps, 
Avec  toutes  leurs  fleurs,  sont  bien  moins  éclatants. 


i8  MELIŒRTE 

Pour  le  prince,  entre  tous  sans  peine  on  le  remarque, 

Et  d'une  stade  loin  il  sent  son  grand  monarque; 

Dans  toute  sa  personne  il  a  je  ne  sais  quoi 

Qui  d'abord  fait  juger  que  c'est  un  maître  roi. 

II  le  fait  d'une  grâce  à  nulle  autre  seconde, 

Et  cela,  sans  mentir,  lui  sied  le  mieux  du  monde, 

On  ne  croirait  jamais  comme  de  toutes  parts 

Toute  sa  cour  s'empresse  à  chercher  ses  regards  : 

Ce  sont  autour  de  lui  confusions  plaisantes, 

Et  l'on  dirait  d'un  tas  de  mouches  reluisantes 

Qui  suivent  en  tous  lieux  un  doux  rayon  de  miel. 

Enfin  l'on  ne  voit  rien  de  si  beau  sous  le  ciel, 

Et  la  fête  de  Pan,  parmi  nous  si  chérie, 

Auprès  de  ce  spectacle  est  une  gueuserie. 

Mais,  puisque  sur  le  fier  vous  vous  tenez  si  bien, 

Je  garde  ma  nouvelle,  et  ne  veux  dire  rien. 

MOPSE 
Et  nous  ne  te  voulons  aucunement  entendre. 

LYCARSIS 
Allez  vous  promener. 

MOPSE 

Va-t'en  te  faire  pendre. 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  aUATRlÈME  19 

SCENE    IV 
EROXÈNE,  DAPHNÉ,  LYCARSIS 

LYCARSIS 
C'est  de  cette  façon  que  l'on  punit  les  gens 
Quand  ils  font  les  benêts  et  les  impertinents. 

DAPHNÉ 
Le  Ciel  tienne,  pasteur,  vos  brebis  toujours  saines  ! 

EROXÈNE 
Cérès  tienne  de  grains  vos  granges  toujours  pleines  ! 

LYCARSIS 
Et  le  grand  Pan  vous  donne  à  chacune  un  époux 
Qui  vous  aime  beaucoup  et  soit  digne  de  vous  ! 

DAPHNÉ 
Ah  !  Lycarsis,  nos  vœux  à  même  but  aspirent. 

EROXÈNE 
C'est' pour  le  même  objet  que  nos  deux  cœurs  sou- 

[pirent. 

DAPHNÉ 

Et  l'Amour,  cet  enfant  qui  cause  nos  langueurs. 
A  pris  chez  vous  le  trait  dont  il  blesse  nos  cœurs. 

EROXÈNE 

Et  nous  venons  ici  chercher  votre  alliance. 
Et  voir  qui  de  nous  deux  aura  la  préférence. 

LYCARSIS 

Nymphes... 


20  MELICERTE 

DAPHNÉ 

Pour  ce  bien  seul  nous  poussons  des  sou- 

[pirs. 

LYCARSIS 
Je  suis... 

EROXÈNE 
A  ce  bonheur  tendent  tous  nos  désirs. 
DAPHNÉ 
C'est  un  peu  librement  expliquer  sa  pensée. 

LYCARSIS 
Pourquoi  ? 

EROXÈNE 
La  bienséance  y  semble  un  peu  blessée. 
LYCARSIS 
Ah  !  point. 

DAPHNÉ 

Mais,  quand  le  cœur  brûle  d'un  noble  feu. 
On  peut  sans  nulle  honte  en  faire  un  libre  aveu. 

LYCARSIS 

Je... 

EROXÈNE 

Cette  liberté  nous  peut  être  permise, 
Et  du  choix  de  nos  cœurs  la  beauté  l'autorise. 

LYCARSIS 
C'est  blesser  ma  pudeur  que  me  flatter  ainsi. 

EROXÈNE 
Non,  non,  n'affectez  point  de  modestie  ici. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  QUATRIEME  21 

DAPHNÉ 
Enfin  tout  notre  bien  est  en  votre  puissance. 

EROXÈNE 
C'est  de  vous  que  dépend  notre  unique  espérance. 

DAPHNÉ 
Trouverons-nous  en  vous  quelques  difficultés  ? 

LYCARSIS 

Ah! 

EROXÈNE 

Nos  vœux,  dites-moi,  seront-ils  rejetés  ? 
LYCARSIS 

Non.  J'ai  reçu  du  Ciel  une  âme  peu  cruelle  ; 
Je  tiens  de  feu  ma  femme,  et  je  me  sens,  comme  elle, 
Pour  les  désirs  d'autrui  beaucoup  d'humanité, 
Et  je  ne  suis  point  homme  à  garder  de  fierté. 

DAPHNÉ 
Accordez  donc  Myrtil  à  notre  amoureux  zèle. 

EROXÈNE 
Et  souffrez  que  son  choix  règle  notre  querelle. 

LYCARSIS 
Myrtil  ? 

DAPHNÉ 

Oui,  c'est  Myrtil  que  de  vous  nous  voulons. 
EROXÈNE 
De  qui  pensez-vous  donc  qu'ici  nous  vous  parlons  ? 


32  MELICERTE 

LYCARSIS 

Je  ne  sais  ;  mais  Myrtil  n'est  guère  dans  un  âge 
Qui  soit  propre  à  ranger  au  joug  du  mariage. 

DAPHNÉ 

Son  mérite  naissant  peut  frapper  d'autres  yeux, 
Et  l'on  veut  s'engager  un  bien  si  précieux, 
Prévenir  d'autres  cœurs,  et  braver  la  fortune 
Sous  les  fermes  liens  d'une  chaîne  commune. 

EROXÈNE 

Comme  par  son  esprit  et  ses  autres  brillants 
Il  rompt  l'ordre  commun  et  devance  le  temps, 
Notre  flamme  pour  lui  veut  en  faire  de  même, 
Et  régler  tous  ses  vœux  sur  son  mérite  extrême. 

LYCARSIS 

Il  est  vrai  qu'à  son  âge  il  surprend  quelquefois  ; 
Et  cet  Athénien  qui  fut  chez  moi  vingt  mois. 
Qui,  le  trouvant  joli,  se  mit  en  fantaisie 
De  lui  remplir  l'esprit  de  sa  philosophie, 
Sur  de  certains  discours  l'a  rendu  si  profond 
Que,  tout  grand  que  je  suis,  souvent  il  me  confond  ; 
Mais,  avec  tout  cela,  ce  n'est  encor  qu'enfance, 
Et  son  fait  est  mêlé  de  beaucoup  d'innocence. 

DAPHNÉ 

Il  n'est  point  tant  enfant  qu'à  le  voir  chaque  jour 
Je  ne  le  crois  atteint  déjà  d'un  peu  d'amour, 
Et  plus  d'une  aventure  à  mes  yeux  sest  offerte 
Où  j'ai  connu  qu'il  suit  la  jeune  Mélicerte. 

EROXÈNE 
Ils  pourraient  bien  s'aimer,  et  je  vois... 


ACTE  PREMIER.  SCENE  QUATRIEME  25 

LYCARSIS 

Franc  abus. 
Pour  elle,  passe  encore  :  elle  a  deux  ans  de  plus, 
Et  deux  ans,  dans  son  sexe,  est  une  grande  avance  ; 
Mais,  pour  lui,  le  jeu  seul  l'occupe  tout,  je  pense, 
Et  les  petits  désirs  de  se  voir  ajusté 
Ainsi  que  les  bergers  de  haute  qualité. 

DAPHNÉ 

Enfin  nous  désirons  par  le  nœud  d'hyménée 
Attacher  sa  fortune  à  notre  destinée. 

EROXÈNE 

Nous  voulons  l'une  et  l'autre,  avec  pareille  ardeur, 
Nous  assurer  de  loin  l'empire  de  son  cœur. 

LYCARSIS 

Je  m'en  tiens  honoré  autant  qu'on  saurait  croire. 
Je  suis  un  pauvre  pâtre,  et  ce  m'est  trop  de  gloire 
Que  deux  nymphes  d'un  rang  le  plus  haut  du  pays 
Disputent  à  se  faire  un  époux  de  mon  fils. 
Puisqu'il  vous  plaît  qu'ainsi  la  chose  s'exécute. 
Je  consens  que  son  choix  règle  votre  dispute; 
Et  celle  qu'à  l'écart  laissera  cet  arrêt 
Pourra  pour  son  recours  m'épouser,  s'il  lui  plaît  : 
C'est  toujours  même  sang  et  presque  même  chose. 
Mais  le  voici,  souffrez  qu'un  peu  je  le  dispose, 
Il  tient  quelque  moineau  qu'il  a  pris  fraîchement, 
Et  voilà  ses  amours  et  son  attachement. 


24  MELICERTE 

SCÈNE  V 

MYRTIL,  LYCARSIS,  EROXÈNE,  DAPHNÉ 

MYRTIL 

Innocente  petite  bête, 

Qui  contre  ce  qui  vous  arrête 

Vous  débattez  tant  à  mes  yeux, 

De  votre  liberté  ne  plaignez  point  la  perte  ; 
Votre  destin  est  glorieux, 
Je  vous  ai  pris  pour  Mélicerte. 

Elle  vous  baisera,  vous  prenant  dans  sa  main. 
Et  de  vous  mettre  en  son  sein 
Elle  vous  fera  la  grâce. 

Est-il  un  sort  au  monde  et  plus  doux  et  plus  beau  ? 

Et  qui  des  rois,  hélas  !  heureux  petit  moineau, 
Ne  voudrait  être  en  votre  place  ? 

LYCARSIS 

Myrtil,  Myrtil,  un  mot.  Laissons  là  ces  joyaux, 
Il  s'agit  d'autre  chose  ici  que  de  moineaux. 
Ces  deux  nymphes,  Myrtil,  à  la  fois  te  prétendent, 
Et,  tout  jeune  déjà,  pour  époux  te  demandent. 
Je  dois  par  un  hymen  t'engager  à  leurs  vœux. 
Et  c'est  toi  que  l'on  veut  qui  choisisses  des  deux. 

MYRTIL 

Ces  nymphes... 

LYCARSIS 

Oui,  des  deux  tu  peux  en  choisir  une. 
Vois  quel  est  ton  bonheur,  et  bénis  la  fortune. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  CINaUlEME  25 

MYRTIL 

Ce  choix  qui  m'est  offert  peut-il  m'être  un  bonheur 
S'il  n'est  aucunement  souhaité  de  mon  cœur? 

LYCARSIS 

Enfin,  qu'on  le  reçoive,  et  que,  sans  se  confondre, 
A  l'honneur  qu'elles  font  on  songe  à  bien  répondre. 

EROXÈNE 

Malgré  cette  fierté  qui  règne  parmi  nous, 

Deux  nymphes,  ô  Myrtyl,  viennent  s'offrir  à  vous. 

Et  de  vos  qualités  les  merveilles  écloses 

Font  que  nous  renversons  ici  l'ordre  des  choses. 

DAPHNÉ 

Nous  vous  laissons,  Myrtil,  pour  l'avis  le  meilleur. 
Consulter  sur  ce  choix  vos  yeux  et  votre  cœur. 
Et  nous  n'en  voulons  point  prévenir  les  suffrages 
Par  un  récit  paré  de  tous  nos  avantages. 

MYRTIL 

C'est  me  faire  un  honneur  dont  l'éclat  me  surprend  ; 
Mais  cet  honneur  pour  moi,  je  l'avoue,  est  trop  grand. 
A  vos  rares  bontés  il  faut  que  je  m'oppose  ; 
Pour  mériter  ce  sort,  je  suis  trop  peu  de  chose  ; 
Et  je  serais  fâché,  quels  qu'en  soient  les  appas, 
Qu'on  vous  blâmât  pour  moi  de  faire  un  choix  trop 

[bas. 

EROXÈNE 

Contentez  nos  désirs,  quoi  qu'on  en  puisse  croire. 
Et  ne  vous  chargez  point  du  soin  de  notre  gloire. 

DAPHNÉ 

Non,  ne  descendez  point  dans  ces  humiUtés, 
Et  laissez-nous  juger  ce  que  vous  méritez. 


20  MHLIŒRTE 

MYKTIL 

Le  choix  qui  m'est  offert  s'oppose  à  votre  attente, 
Et  peut  seul  empêcher  que  mon  cœur  vous  contente. 
Le  moyen  de  choisir  de  deux  grandes  beautés 
Egales  en  naissance  et  rares  qualités  ? 
Rejeter  l'une  ou  l'autre  est  un  crime  effroyable, 
Et  n'en  choisir  aucune  est  bien  plus  raisonnable. 

EROXÈNE 

Mais,  en  faisant  refus  de  répondre  à  nos  vœux, 
Au  lieu  d'une,  Myrtil,  vous  en  outragez  deux. 

DAPHNÉ 

Puisque  nous  consentons  à  l'arrêt  qu'on  peut  rendre, 
Ces  raisons  ne  font  rien  à  vouloir  s'en  défendre. 

MYRTIL 

Et  bien,  si  ces  raisons  ne  vous  satisfont  pas 
Celle-ci  le  fera  :  j'aime  d'autres  appas, 
Et  je  sens  bien  qu'un  cœur  qu'un  bel  objet  engage 
Est  insensible  et  sourd  à  tout  autre  avantage. 

LYCARSIS 

Comment  donc  ?  qu'est  ceci  ?  qui  l'eût  pu  présumer  ? 
Et  savez-vous,  morveux,  ce  que  c'est  que  d'aimer? 

MYRTIL 

Sans  savoir  ce  que  c'est,  mon  cœur  a  su  le  faire. 

LYCARSIS 

Mais  cet  amour  me  choque  et  n'est  pas  nécessaire. 

MYRTIL 

Vous  ne  deviez  donc  pas,  si  cela  vous  déplaît. 
Me  faire  un  cœur  sensible  et  tendre  comme  il  est. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  CINQUIÈME  27 

LYCARSIS 
Mais  ce  cœur  que  j'ai  fait  me  doit  obéissance. 

MYRTIL 
Oui,  lorsque  d'obéir  il  est  en  sa  puissance. 

LYCARSIS 
Mais  enfin  sans  mon  ordre  il  ne  doit  point  aimer. 

MYRTIL 
Que  n'empêchiez-vous  donc  que  l'on  pût  le  charmer  ? 

LYCARSIS 
Et  bien,  je  vous  défends  que  cela  continue. 

MYRTIL 
La  défense,  j'ai  peur,  sera  trop  tard  venue. 

LYCARSIS 
Quoi  !  les  pères  n'ont  pas  des  droits  supérieurs  ? 
MYRTIL 

Les  dieux,  qui  sont  bien  plus,  ne  forcent  point  les 

[cœurs. 

LYCARSIS 

Les  dieux...  Paix,  petit  sot,  cette  philosophie 
Me... 

DAPHNÉ 

Ne  vous  mettez  point  en  courroux,  je  vous  prie. 

LYCARSIS 

Non,  je  veux  qu'il  se  donne  à  l'une  pour  époux, 
Ou  je  vais  lui  donner  le  fouet  tout  devant  vous. 
Ah  !  ah  !  je  vous  ferai  sentir  que  je  suis  père. 


28  MÉLICERTE 

DAPHNÉ 

Traitons,  de  grâce,  ici  les  choses  sans  colère. 

EROXÈNE 

Peut-on  savoir  de  vous  cet  objet  si  charmant 
Dont  la  beauté,  Myrtil,  vous  a  fait  son  amant  ? 

MYRTYL 

Mélicerte,  Madame;  elle  en  peut  faire  d'autres. 

EROXÈNE 

Vous  comparez,  Myrtil,  ses  qualités  aux  nôtres  ? 

DAPHNÉ 

Le  choix  d'elle  et  de  nous  est  assez  inégal. 

MYRTIL 

Nymphes,  au  nom  des  dieux,  n'en  dites  point  de  mal  ; 
Daignez  considérer,  de  grâce,  que  je  l'aime. 
Et  ne  me  jetez  point  dans  un  désordre  extrême. 
Si  j'outrage,  en  l'aimant,  vos  célestes  attraits, 
Elle  n'a  point  de  part  au  crime  que  je  fais  : 
C'est  de  moi,  s'il  vous  plaît,  que  vient  toute  l'offense. 
Il  est  vrai,  d'elle  à  vous  je  sais  la  différence; 
Mais  par  sa  destinée  on  se  trouve  enchaîné, 
Et  je  sens  bien  enfin  que  le  Ciel  m'a  donné 
Pour  vous  tout  le  respect,  nymphes,  imaginable. 
Pour  elle  tout  l'amour  dont  une  âme  est  capable. 
Je  vois,  à  la  rougeur  qui  vient  de  vous  saisir, 
Que  ce  que  je  vous  dis  ne  vous  fait  pas  plaisir. 
Si  vous  parlez,  mon  cœur  appréhende  d'entendre 
Ce  qui  peut  le  blesser  par  l'endroit  le  plus  tendre; 
Et,  pour  me  dérober  à  de  semblables  coups, 
Nymphes,  j'aime  bien  mieux  prendre  congé  de  vous. 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  ClNaUIÈME  29 

LYCARSIS 

Myrtil  !  holà  !  Myrtil  !  Veux-tu  revenir,  traître  ! 
Il  fuit;  mais  on  verra  qui  de  nous  est  le  maître. 
Ne  vous  effrayez  point  de  tous  ces  vains  transports; 
Vous  l'aurez  pour  époux,  j'en  réponds  corps  pour 

[corps. 


ACTE  II 

SCÈNE  PREMIÈRE 

MÉLICERTE,  CORINE 


MÉLICERTE 

Ah  !  Corine,  tu  viens  de  l'apprendre  de  Stelle, 
Et  c'est  de  Lycarsis  qu'elle  tient  la  nouvelle  ? 

CORINE 

Oui. 

MÉLICERTE 

Que  les  qualités  dont  Myrtil  est  orné 
Ont  su  toucher  d'amour  Eroxène  et  Daphné  ? 


Oui. 


CORINE 


MELICERTE 


Que  pour  l'obtenir  leur  ardeur  est  si  grande 
Qu'ensemble  elles  en  ont  déjà  fait  la  demande. 


32  MELICERTE 

Et  que  dans  ce  débat  elles  ont  fait  dessein 
De  passer  dès  cette  heure  à  recevoir  sa  main  ? 
Ah  !  que  tes  mots  ont  peine  à  sortir  de  ta  bouche. 
Et  que  c'est  faiblement  que  mon  souci  te  touche  ! 

CORINE 

Mais  quoi  !  que  voulez-vous  ?  C'est  là  la  vérité, 
Et  vous  redites  tout  comme  je  l'ai  conté. 

MELICERTE 

Mais  comment  Lycarsis  reçoit-il  cette  affaire  ? 
CORINE 

Comme  un  honneur,  je  crois,  qui  doit  beaucoup  lui 

[plaire. 
MELICERTE 

Et  ne  vois-tu  pas  bien,  toi  qui  sais  mon  ardeur, 
Qu'avec  ce  mot,  hélas!  tu  me  perce  le  cœur  ? 

CORINE 

Comment  ? 

MELICERTE 

Me  mettre  aux  yeux  que  le  sort  implacable 
Auprès  d'elles  me  rend  trop  peu  considérable, 
Et  qu  a  moi,  par  leur  rang,  on  les  va  préférer. 
N'est-ce  pas  une  idée  à  me  désespérer  ? 

CORINE 

Mais  quoi  !    je  vous  réponds  et  dis  ce  que  je  pense. 
MELICERTE 

Ah  !  tu  me  fais  mourir  par  ton  indifférence. 
Mais  dis,  quels  sentiments  Myrtil  a-t-il  fait  voir  ? 

CORINE 
Je  ne  sais. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  DEUXIEME  35 

MÉLICERTE 

Et  c'est  là  ce  qu'il  fallait  savoir. 
Cruelle  ! 

CORINE 

En  vérité,  je  ne  sais  comment  faire, 
Et  de  tous  les  côtés  je  trouve  à  vous  déplaire. 

xMÉLICERTE 

C'est  que  tu  n'entres  point  dans  tous  les  mouvements 
D'un  cœur,  hélas  !  rempli  de  tendres  sentiments. 
Va-t'en,  laisse-moi  seule  en  cette  solitude 
Passer  quelques  moments  de  mon  inquiétude. 


SCENE    II 


MELICERTE 

Vous  le  voyez,  mon  cœur,  ce  que  c'est  que  d'aimer. 
Et  Bélise  avait  su  trop  bien  m'en  informer. 
Cette  charmante  mère,  avant  sa  destinée, 
Me  disait  une  fois,  sur  le  bord  du  Pénée  : 
('  Ma  fille,  songe  à  toi,  l'amour  aux  jeunes  cœurs 
Se  présente  toujours  entouré  de  douceurs. 
D'abord  il  n'offre  aux  yeux  que  choses  agréables  ; 
Mais  il  traîne  après  lui  des  troubles  effroyables, 
Et,  si  tu  veux  passer  tes  jours  dans  quelque  paix. 
Toujours,  comme  d'un  mal,  défends-toi  de  ses  traits.  » 
De  ces  leçons,  mon  cœur,  je  m'étais  souvenue; 
Et,  quand  Myrtil  venait  à  s'offrir  à  ma  vue, 

3 


34  MELICERTE 

Qu'il  jouait  avec  moi,  qu'il  me  rendait  des  soins. 
Je  vous  disais  toujours  de  vous  y  plaire  moins. 
Vous  ne  me  crûtes  point,  et  votre  complaisance 
Se  vit  bientôt  changée  en  trop  de  bienveillance... 
Dans  ce  naissant  amour,  qui  flattait  vos  désirs. 
Vous  ne  vous  figuriez  que  joie  et  que  plaisirs; 
Cependant  vous  voyez  la  cruelle  disgrâce 
Dont  en  ce  triste  jour  le  destin  vous  menace, 
Et  la  peine  mortelle  où  vous  voilà  réduit  ! 
Ah  !  mon  cœur,  ah  !  mon  cœur,  je  vous  l'avais  bien 

[dit! 
Mais  tenons,  s'il  se  peut,  notre  douleur  couverte. 
Voici... 


SCENE  III 
MYRTIL,  MELICERTE 

•     MYRTIL 

J'ai  fait  tantôt,  charmante  Mélicerte, 
Un  petit  prisonnier  que  je  garde  pour  vous, 
Et  dont  peut-être  un  jour  je  deviendrai  jaloux. 
C'est  un  jeune  moineau,  qu'avec  un  soin  extrême 
Je  veux,  pour  vous  l'oftVir,  apprivoiser  moi-même. 
Le  présent  n'est  pas  grand  ;  mais  les  divinités 
Ne  jettent  leurs  regards  que  sur  les  volontés. 
C'est  le  cœur  qui  fait  tout,  et  jamais  la  richesse 
Des  présents  que...  Mais,  ciel!  d'où  vient  cette  tris- 

[tesse  ? 
Qu'avez-vous,  Mélicerte,  et  quel  sombre  chagrin 
Se  voit  dans  vos  beaux  yeux  répandu  ce  matin  ? 


ACTE  DEUXIEME.  SCENE  TROISIEME  35 

Vous  ne  répondez  point,  et  ce  morne  silence 
Redouble  encor  ma  peine  et  mon  impatience. 
Parlez,  de  quel  ennui  ressentez-vous  les  coups  ? 
Qu'est-ce  donc  ? 

MÉLICERTE 

Ce  n'est  rien. 

MYRTIL 

Ce  n'est  rien,  dites-vous  ? 
Et  je  vois  cependant  vos  yeux  couverts  de  larmes. 
Cela  s'accorde-t-il,  beauté  pleine  de  charmes  ? 
Ah  !  ne  me  faites  point  un  secret  dont  je  meurs. 
Et  m'expliquez,  hélas!  ce  que  disent  ces  pleurs. 

MÉLICERTE 

Rien  ne  me  servirait  de  vous  le  faire  entendre. 

MYRTIL 

Devez-vous  rien  avoir  que  je  ne  doive  apprendre, 
Et  ne  blessez-vous  pas  notre  amour  aujourd'hui 
De  vouloir  me  voler  la  part  de  votre  ennui  ? 
Ah  !  ne  le  cachez  point  à  l'ardeur  qui  m'inspire. 

MÉLICERTE 

Eh  bien  !  Myrtil,  eh  bien  !  il  faut  donc  vous  le  dire... 

J'ai  su  que,  par  un  choix  plein  de  gloire  pour  vous, 

Eroxène  et  Daphné  vous  veulent  pour  époux  ; 

Et  je  vous  avouerai  que  j'ai  cette  faiblesse 

De  n'avoir  pu,  Myrtil,  le  savoir  sans  tristesse, 

Sans  accuser  du  sort  la  rigoureuse  loi 

Qui  les  rend,  dans  leurs  vœux,  préférables  à  moi. 

MYRTIL 

Et  vous  pouvez  l'avoir,  cette  injuste  tristesse! 
Vous  pouvez  soupçonner  mon  amour  de  faiblesse, 


36  MÉLICERTE 

Et  croire  qu'engagé  par  des  charmes  si  doux, 
Je  puisse  être  jamais  à  quelque  autre  qu'à  vous  !" 
Que  je  puisse  accepter  une  autre  main  offerte  ! 
Eh  !  que  vous  ai-je  fait,  cruelle  Mélicerte, 
Pour  traiter  ma  tendresse  avec  tant  de  rigueur, 
Et  faire  un  jugement  si  mauvais  de  mon  cœur? 
Quoi  !  faut- il  que  de  lui  vous  ayez  quelque  crainte  ? 
Je  suis  bien  malheureux  de  souffrir  cette  atteinte  : 
Et  que  me  sert  d'aimer  comme  je  fais,  hélas! 
Si  vous  êtes  si  prête  à  ne  le  croire  pas  ! 

MÉLICERTE 

Je  pourrais  moins,  Myrtil,  redouter  ces  rivales 
Si  les  choses  étaient  de  part  et  d'autre  égales, 
Et  dans  un  rang  pareil  j'oserais  espérer 
Que  peut-être  l'amour  me  ferait  préférer, 
Mais  l'inégalité  de  bien  et  de  naissance 
Qui  peut  d'elles  à  moi  faire  la  différence... 

MYRTIL 

Ah  !  leur  rang  de  mon  cœur  ne  viendra  point  à  bout, 

Et  vos  divins  appas  vous  tiennent  lieu  de  tout. 

Je  vous  aime,  il  suffit,  et  dans  votre  personne 

Je  vois  rang,  biens,  trésors,  états,  sceptres,  couronne, 

Et,  des  rois  les  plus  grands  m'offrit-on  le  pouvoir, 

Je  n'y  changerais  pas  le  bien  de  vous  avoir. 

C'est  une  vérité  toute  sincère  et  pure. 

Et  pouvoir  en  douter  est  me  faire  une  injure. 

MÉLICERTE 

Eh  bien  !  je  crois,  Myrtil,  puisque  vous  le  voulez. 
Que  vos  vœux  par  leur  rang  ne  sont  point  ébranlés, 
Et  que,  bien  qu'elles  soient  nobles,  riches  et  belles, 
Votre  cœur    m'aime   assez   pour   me    mieux    aimer 

[qu'elles  ; 


ACTE  DEUXIEME.  SCENE  TROISIEME  ^7 

Mais  ce  n'est  pas  l'amour  dont  vous  suivez  la  voix  : 
Votre  père,  Myrtil,  réglera  votre  choix, 
Et  de  même  qu'à  vous  je  ne  lui  suis  pas  chère, 
Pour  préférer  à  tout  une  simple  bergère. 

MYRTIL 

Non,  chère  Mélicerte,  il  n'est  père  ni  dieux 

Qui  me  puissent  forcer  à  quitter  vos  beaux  yeux, 

Et  toujours  de  mes  vœux  reine  comme  vous  êtes... 

MÉLICERTE 

Ah  !  Myrtil,  prenez  garde  à  ce  qu'ici  vous  faites  ! 
N'allez  point  présenter  un  espoir  à  mon  cœur 
Qu'il  recevrait  peut-être  avec  trop  de  douceur, 
Et  qui,  tombant  après  comme  un  éclair  qui  passe, 
Me  rendrait  plus  cruel  le  coup  de  ma  disgrâce. 

MYRTIL 

Quoi  !  faut-il  des  serments  appeler  le  secours, 
Lorsque  l'on  vous  promet  de  vous  aimer  toujours  ! 
Que  vous  vous  faites  tort  par  de  telles  alarmes, 
Et  connaissez  bien  peu  le  pouvoir  de  vos  charmes  ! 
Eh  bien,  puisqu'il  le  faut,  je  jure  par  les  dieux. 
Et,  si  ce  n'est  assez,  je  jure  par  vos  yeux 
Qu'on  me  tuera  plutôt  que  je  vous  abandonne. 
Recevez-en  ici  la  foi  que  je  vous  donne, 
Et  souffrez  que  ma  bouche  avec  ravissement 
Sur  cette  belle  main  en  signe  le  serment. 

MÉLICERTE 

Ah  !  Myrtil,  levez-vous,  de  peur  qu'on  ne  vous  voie. 

MYRTIL 

Est-il  rien...  Mais,  ô  Ciel  !  on  vient  troubler  ma  joie. 


38  MÉLICERTE 

SCÈNE  IV 
LYCARSIS,  MYRTIL,  MÉLICERTE 

LYCARSIS 

Ne  vous  contraignez  pas  pour  moi. 
MÉLICERTE 

Quel  sort  fâcheux  ! 

LYCARSIS 

Cela  ne  va  pas  mal,  continuez  tous  deux. 

Peste  !  mon  petit  fils,  que  vous  avez  l'air  tendre, 

Et  qu'en  maître  déjà  vous  savez  vous  y  prendre  ! 

Vous  a-t-il,  ce  savant  qu'Athènes  exila, 

Dans  sa  philosophie  appris  ces  choses-là  ? 

Et  vous,  qui  lui  donnez  de  si  douce  manière 

Votre  main  à  baiser,  la  gentille  bergère, 

L'honneur  vous  apprend-il  ces  mignardes  douceurs 

Par  qui  vous  débauchez  ainsi  les  jeunes  cœurs  ? 

MYRTIL 

Ah  !  quittez  de  ces  mots  l'outrageante  bassesse, 
Et  ne  m'accablez  point  d'un  discours  qui  la  blesse. 

LYCARSIS 

Je  veux  lui  parler,  moi.  Toutes  ces  amitiés... 

MYRTIL 

Je  ne  souffrirai  point  que  vous  la  maltraitiez. 
A  du  respect  pour  vous  la  naissance  m'engage, 
Mais  je  saurai  sur  moi  vous  punir  de  l'outrage. 
Oui,  j'atteste  le  Ciel  que,  si,  contre  mes  vœux. 
Vous  dites  encor  le  moindre  mot  fâcheux, 


ACTE  DEUXIÈME.  SCENE  CINaUlEME  39 

Je  vais  avec  ce  fer,  qui  m'en  fera  justice, 
Au  milieu  de  mon  sein  vous  chercher  un  suppHce, 
Et  par  mon  sang  versé  lui  marquer  promptement 
L'éclatant  désaveu  de  votre  emportement. 

MÉLICERTE 

Non,  non,  ne  croyez  pas  qu'avec  art  je  l'enflamme. 
Et  que  mon  dessein  soit  de  séduire  son  âme  : 
S'il  s'attache  à  me  voir,  et  me  veut  quelque  bien, 
C'est  de  son  mouvement  :  je  ne  l'y  force  en  rien. 
Ce  n'est  pas  que  mon  cœur  veuille  ici  se  défendre 
De  répondre  à  ses  vœux  d'une  ardeur  assez  tendre  : 
Je  l'aime,  je  l'avoue,  autant  qu'on  puisse  aimer; 
Mais  cet  amour  n'a  rien  qui  vous  doive  alarmer. 
Et,  pour  vous  arracher  toute  injuste  créance. 
Je  vous  promets  ici  d'éviter  sa  présence, 
De  faire  place  au  choix  où  vous  vous  résoudrez, 
Et  ne  souffrir  ses  vœux  que  quand  vous  le  voudrez. 


SCENE  V 
LYCARSIS,  MYRTIL 

MYRTIL 

Et  bien,  vous  triomphez  avec  cette  retraite. 
Et  dans  ces  mots  votre  âme  a  ce  qu'elle  souhaite; 
Mais  apprenez  qu'en  vain  vous  vous  réjouissez, 
Que  vous  serez  trompé  dans  ce  que  vous  pensez^ 
Et  qu'avec  tous  vos  soins,  toute  votre  puissance. 
Vous  ne  gagnerez  rien  sur  ma  persévérance. 


40  MELICERTE 

LYCARSIS 

Comment  1  à  quel  orgueil,  fripon,  vous  vois-je  aller  ? 
Est-ce  de  la  façon  que  l'on  me  doit  parler? 

MYRTIL 

Oui,  j'ai  tort,  il  est  vrai,  mon  transport  n'est  pas  sage 
Pour  rentrer  au  devoir,  je  change  de  langage. 
Et  je  vous  prie  ici,  mon  père,  au  nom  des  dieux. 
Et  par  tout  ce  qui  peut  vous  être  précieux, 
De  ne  vous  point  servir,  dans  cette  conjoncture, 
Des  fiers  droits  que  sur  moi  vous  donne  la  nature. 
Ne  m'empoisonnez  point  vos  bienfaits  les  plus  doux. 
Le  jour  est  un  présent  que  j'ai  reçu  de  vous; 
Mais  de  quoi  vous  serai-je  aujourd'hui  redevable 
Si  vous  me  l'allez  rendre,  hélas!  insupportable? 
Il  est,  sans  Mélicerte,  un  supplice  à  mes  yeux  ; 
Sans  ses  divins  appas,  rien  ne  m'est  précieux  ; 
Ils  font  tout  mon  bonheur  et  toute  mon  envie, 
Et,  si  vous  me  l'ôtez,  vous  m'arrachez  la  vie. 

LYCARSIS,  À /wr^ 

Aux  douleurs  de  son  âme  il  me  fait  prendre  part. 
Qui  l'aurait  jamais  cru  de  ce  petit  pendard  ? 
Quel  amour,   quels  transports,  quels  discours  pour 

[son  âge  ! 
J'en  suis  confus,  et  sens  que  cet  amour  m'engage. 

MYRTIL,  se  jetant  à  ses  genoux. 

Voyez,  me  voulez-vous  ordonner  de  mourir  ? 
Vous  n'avez  qu'à  parler,  je  suis  prêt  d'obéir. 

LYCARSIS,  à  part. 

Je  ne  puis  plus  tenir,  il  m'arrache  des  larmes. 
Et  ces  tendres  propos  me  font  rendre  les  armes. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  CINaUIEME  41 

MYRTIL 

Que  si  dans  votre  cœur  un  reste  d'amitié 
Vous  peut  de  mon  destin  donner  quelque  pitié, 
Accordez  Mélicerte  à  mon  ardente  envie, 
Et  vous  ferez  bien  plus  que  me  donner  la  vie. 

LYCARSIS 
Lève-toi. 

MYRTIL 
Serez-vous  sensible  à  mes  soupirs  ? 
LYCARSIS 
Oui. 

MYRTIL 
J'obtiendrai  de  vous  l'objet  de  mes  désirs  ? 
LYCARSIS 
Oui. 

MYRTIL 

Vous  ferez  pour  moi  que  son  oncle  l'oblige 
A  me  donner  sa  main  ? 

LYCARSIS 

Oui.  Lève-toi,  te  dis-je. 

MYRTIL 

O  père  le  meilleur  qui  jamais  ait  été, 

Que  je  baise  vos  mains  après  tant  de  bonté  ! 

LYCARSIS 

Ah  !  que  pour  ses  enfants  un  père  a  de  faiblesse  ! 
Peut-on  rien  refuser  à  leurs  mots  de  tendresse, 
Et  ne  sent-on  pas  certains  mouvements  doux 
Quand  on  vient  à  songer  que  cela  sort  de  vous  ? 


42  MELICERTE 

MYRTIL 

Me  tiendrez-vous  au  moins  la  parole  avancée  ? 
Ne  changerez-vous  point,  dites-moi,  de  pensée  ? 

LYCARSIS 

Non. 

MYRTIL 

Me  permettez-vous  de  vous  désobéir 
Si  de  ces  sentiments  on  vous  fait  revenir  ? 
Prononcez  le  mot. 

LYCARSIS 

Oui.  Ah!  nature,  nature! 

Je  m'en  vais  trouver  Mopse,  et  lui  faire  ouverture 
De  l'amour  que  sa  nièce  et  toi  vous  vous  portez. 

MYRTIL 

Ah  !  que  ne  dois-je  point  à  vos  rares  bontés  ! 
Quelle  heureuse  nouvelle  à  dire  à  Mélicerte  ! 
Je  n'accepterai  pas  une  couronne  offerte, 
Pour  le  plaisir  que  j'ai  de  courir  lui  porter 
Ce  merveilleux  succès  qui  la  doit  contenter. 


SCENE  VI 

ACANTE,  TYRÈNE,  MYRTIL 

ACANTE 

Ah  !  Myrtil,  vous  avez  du  Ciel  reçu  des  charmes 
Qui  nous  ont  préparé  des  matières  de  larmes, 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  SIXIEME  45 

Et  leur  naissant  éclat,  fatal  à  nos  ardeurs. 

De  ce  que  nous  aimons  nous  enlève  les  cœurs. 

TYRÈNE 

Peut-on  savoir,  Myrtil,  vers  qui  de  ces  deux  belles, 
Vous  tournerez  ce  choix  dont  courent  les  nouvelles. 
Et  sur  qui  doit  de  nous  tomber  ce  coup  affreux 
Dont  se  voit  foudroyé  tout  l'espoir  de  nos  vœux  ? 

ACANTE 

Ne  faites  point  languir  deux  amants  davantage. 
Et  nous  dites  quel  sort  votre  cœur  nous  partage. 

TYRÈNE 

Il  vaut  mieux,  quand  on  craint  ces  malheurs  éclatants. 
En  mourir  tout  d'un  coup  que  traîner  si  longtemps. 

MYRTIL 

Rendez,  nobles  bergers,  le  calme  à  votre  flamme. 
La  belle  Mélicerte  a  captivé  mon  âme  ; 
Auprès  de  cet  objet  mon  sort  est  assez  doux 
Pour  ne  pas  consentir  à  rien  prendre  sur  vous  ; 
Et,  si  vos  vœux  enfin  n'ont  que  les  miens  à  craindre, 
Vous  n'aurez  l'un  ni  l'autre  aucun  lieu  de  vous  plain- 

[dre. 

ACANTE 
Ah  !  Myrtil,  se  peut- il  que  deux  tristes  amants... 

TYRÈNE 
Est-il  vrai  que  le  Ciel,  sensible  à  nos  tourments... 

MYRTIL 

Oui.  Content  de  mes  fers  comme  d'une  victoire 
Je  me  suis  excusé  de  ce  choix  plein  de  gloire  : 
J'ai  de  mon  père  encor  changé  les  volontés. 
Et  l'ai  fait  consentir  à  mes  félicités. 


44  MÉLICERTE 

ACANTE 

Ah  !  que  cette  aventure  est  un  charmant  miracle. 
Et  qu'à  notre  poursuite  elle  ôte  un  grand  obstacle  ! 

TYRÈNE 

Elle  peut  renvoyer  ces  nymphes  à  nos  vœux, 

Et  nous  donner  moyen  d'être  contents  tous  deux. 


SCENE  VII 

NICANDRE,  MYRTIL,  ACANTE,  TYRÈNE 

NICANDRE 

Savez-vous  en  quel  lieu  Mélicerte  est  cachée  ? 

MYRTIL 

Comment  ? 

NICANDRE 

En  diligence  elle  est  partout  cherchée. 

MYRTIL 

Et  pourquoi  ? 

NICANDRE 

Nous  allons  perdre  cette  beauté. 
C'est  pour  elle  qu'ici  le  roi  s'est  transporté  : 
Avec  un  grand  seigneur  on  dit  qu'il  la  marie. 

MYRTIL 

O  Ciel  1  expliquez-moi  ce  discours,  je  vous  prie. 


ACTE  DEUXIEME.  SCENE  SEPTIEME  4s 

NICANDRE 

Ce  sont  des  incidents  grands  et  mystérieux. 
Oui,  le  roi  vient  chercher  Mélicerte  en  ces  Heux  ; 
Et  l'on  dit  qu'autrefois  feu  Bélise,  sa  mère, 
Dont  tout  Tempe  croyait  que  Mopse  était  le  frère... 
Mais  je  me  suis  chargé  de  la  chercher  partout, 
Vous  saurez  tout  cela  tantôt  de  bout  en  bout. 

MYRTIL 
Ah  !  dieux  !  quelle  rigueur?  Hé,  Nicandre,  Nicandre  ! 

ACANTE 
Suivons  aussi  ses  pas  afin  de  tout  apprendre. 

(Cette  comédie  n'a  point  été  achevée  ;  il  n'y  avait  que 
ces  deux  actes  de  faits  lorsque  le  roi  la  demanda.  Sa 
Majesté  en  ayant  été  satisfaite  pour  la  fête  où  elle  fut 
représentée,  Molière  ne  l'a  point  finie.) 


DIJON    —    DARANTIERE 


LE  TARTUFFE 


MOLIÈRE 

1622-1673 


'j»   «j»   «A» 


LE    TARTUFFE 

COMÉDIE  EN   CINQ  ACTES 

EN   VERS 

1667 


PARIS 

LIBRAIRIE   DE   FRANCE 
F.  SANT'ANDREA,  L.  MARCEROU  &  Cie 

COLLECTION    DES   GRANDS   FRANÇAIS 
99,    BOULEVARD    RASPAIL,     99 

M.  CM.  XXIII 


r'i>iii'fWÉ>i .  r  it<im  w%ifiy"iiWf*  ■'.iw^^'wpraw^'fflr^M 


NOTICE 


//  falhit  que,  par  trois  fois,  Molière  affrontât  la  for- 
tune, pour  obtenir  enfin  de  jouer  librement  son  Tartuffe, 
et  pour  abaisser  les  obstacles  élevés  sur  sa  route  par  la 
malignité  de  ses  adversaires.  Quelques  péripéties  de  cette 
lutte,  ont  été  indiquées  déjà,  parce  quelles  se  trouvaient 
mêlées  à  l'histoire  d'autres  pièces.  Il  n'est  pas  inutile 
cependant  de  retracer  brièvement,  dans  son  ensemble,  cette 
«  Querelle  »  si  l'on  peut  dire,  qui  a  vu  les  inimitiés  exci- 
tées par  l'œuvre  de  Molière,  se  déchaîner  avec  une  rigueur 
sans  exemple  et  souvent  efficace. 

Elle  se  divise  naturellement  en  trois  périodes,  qu'ouvre 
chaque  tentative  de  faire  accepter  la  pièce  au  public. 

De  1664  à  i66j.  Tartuffe  est  connu  par  des  lectures 
et  un  très  petit  nombre  de  représentations  privées.  Il  est 
joué  pour  la  première  fois  le  12  mai  1664,  l'avant- 
deruierjour  des  Plaisirs  de  l'Ile  enchantée.  //  porte  des 
coups  bien  cruels  aux  faux  dévots,  aux  libertins  hypo- 
crites. Il  fait  scandale.  On  l'accuse  d'attaquer  la  religion 
et  la  piété  vc niable  non  moins  que  l'hypocrisie.  La  reine 
Anne  d'Autriche,  dont  certains  courtisans  pouvaient  bien 


Il  NOTICE 

montrer  une  piété  d'autant  plus  chatoiiiUeuse  qu'elle  était 
plus  intéressée,  s'indigne.  Le  curé  de  Saint-Barthéleviy, 
Pierre  Rûullé,  dans  un  libelle  adressé  à  Louis  XIV,  Le 
Roi  glorieux  au  monde,  appelle  Molière  «  un  démon 
vêtu  de  chair  et  habille  en  homme  »,  et  il  demande  pour 
lui  le  supplice  du  feu.  Le  roi  trouve  la  pièce  à  son  goût. 
Les  représentations,  cependant,  sont  suspendues,  et  Molière 
fait  connaître  son  œuvre  en  la  lisant  dans  les  salons  :  à 
Fontainebleau,  devant  le  cardinal  Chigt,  neveu  et  légat 
du  pape  Alexandre  Fil;  che::^  l'académicien  Habert  de 
Montvwrt,  che^  Ninon  de  Lenclos.  Il  la  joue  che:^  Mon- 
sieur, à  Villers-Cotterels,  et  il  la  donne  au  Raincy,  che.Ti^ 
la  princesse  Palatine,  sur  l'ordre  du  prince  de  Condé  et 
devant  lui.  Tartuffe  ne  comptait  alors  que  trois  actes. 

Le  premier  ouvrage  que  Molière  donne  après  lui,  est 
Don  Juan;  et  c'est  une  nouvelle  manifestation  d'audace. 
Ce  gentilhomme  dévoyé  n'était  pas  seulement  le  monstre 
de  vices  qui  sait  unir  un  libertinage  athéiste  à  la  séduc- 
tion et  à  la  débauche.  Ne  ponsse-t-il  point  la  perversioti 
jusqu'à  trouver  une  volupté  nouvelle  dans  la  feinte 
apparence  de  la  vertu  ?  Que  dit-il  ?  ((  L'hypocrisie  est  un 
vice  à  la  mode...  Le  personnage  d'honune  de  bien  est  le 
meilleur  de  tous  les  personnages  que  l'on  puisse  jouer 
aujourd'hui,  et  la  profession  d'hypocrite  a  de  merveilleux 
avantages.  C'est  un  art  de  qui  l'imposture  est  toujours 
respectée. . .  On  lie,  à  force  de  grimaces,  une  société  étroite 
avec  tous  les  gens  du  parti.  Qui  en  choque  un,  se  les  jette 
tous  sur  les  bras...  Quelque  baissement  de  tête,  un  soupir 
mortifié,  et  deux  roulements  d'yeux  rajustent  dans  le 
monde  tout  ce  qu'ils  peuvent  faire.  C'est  sous  cet  abri 
favorable  que  je  veux  me  sauver,  et  mettre  en  sûreté  mes 
araires,  fe  ne  quitterai  point  mes  douces  habitudes;  mais 
j'aurai  soin  de  me  cacher  et  me  divertirai  à  petit  bruit. 
Que  si  je  viens  à  être  découvert,  je  verrai,  sans  me 
remuer,  prendre  mes  intérêts  à  toute  la  cabale,  et  je  serai 


NOTICE  m 

déjendu  par  elle  envers  et  contre  tous...  »  C'est  le  langage 
même  des  placets  que  Molière,  dans  la  suite,  fera  tenir 
au  roi.  Ce  sont  des  accents  auxquels  répondent  comme  un 
écho  certains  vers  du  rôle  de  Cléante.  Et  Don  Juan,  nous 
ne  l'aurions  pas  connu  sous  cet  aspect  sans  doute,  si  la 
carrière  de  Tartuffe  n  avait  une  première  fois  été  arrêtée, 
si  le  poète  n'en  avait  déjà  éprouvé  un  vif  ressentiment. 

Don  Juan  devait,  au  bout  d'un  mois,  disparaître  dis- 
crètement de  la  scène.  Alors  on  voit  lui  succéder  L'Amour 
Médecin,  Le  Misanthrope,  Le  Médecin  malgré  lui. 
Puis,  ce  sont,  dans  le  cadre  du  Ballet  des  Muses,  Mcli- 
certe  et  Le  Sicilien.  Des  chefs-d'œuvre  aussi,  mais  bien 
différents  de  caractère  et  de  portée. 

Le  j  août  166"/,  avec  l'autorisation  du  roi  qui  prési- 
dait aux  opérations  de  guerre  en  Flandre,  nouvelle  repré- 
sentation de  Tartuffe.  //  se  nomme  Panulphe  à  présent, 
et  la  pièce  a  pour  titre  L'Imposteur. 

Mais  le  premier  Président  de  Lamoignon  et  rarchevêque 
de  Péréfixe  lui  opposent  l'appareil  des  lois  civiles  et  reli- 
gieuses. Le  roi  est  en  Flandre.  Il  faut  céder. 

Molière,  après  une  période  de  découragement,  joue 
Amphitryon,  Georges  Dandin,  L'Avare.  Et  l'heure 
enfin  vient  de  donner  sans  entraves  le  chef-d'œuvre 
attendu.  Voici  trois  ans  déjà  qu'Anne  d'Autriche  est 
morte.  Louis  XIV  est  passé  de  La  Vallière  à  Montespan. 
Les  clabauderies  des  faux  dévots  ne  sauraient  plus  émou- 
voir celui  qui  a  si  peu  de  souci  de  scandaliser  les  sin- 
cères. Le  j  février  166^,  le  roi  autorise  la  représentation 
publique  de  Tartuffe.  On  la  donne  le  soir  même.  Le 
succès  est  retentissant.  Les  spectateurs  se  pressent  au 
Palais-Royal;  et  les  représentations  successives  atteignent 
le  nombre,  extraordinaire  pour  l'époque,  de  quarante- 
quatre. 


IV  NOTICE 


#  * 


Le  succès  de  Tartuffe  s'esl  prolongé  d'âge  en  âge.  Les 
mérites  propres  de  la  pièce  l'expliquent.  Les  applications, 
que  pour  les  besoins  de  certaines  polémiques  on  en  pouvait 
faire  aux  faux  dévots  et  par  suite  aux  dévots  même  sin- 
cères, devaient  assurer  d'autre  part  sa  constante  actualité. 
Quelle  fut  l'intention  véritable  de  Molière?  C'est  ce  dont 
on  peut  discuter  toujours.  Quelle  est  la  portée  morale  de 
la  pièce?  Comment  s'accorde-t-elle  avec  les  scrupules  des 
lecteurs  vraiment  religieux?  Autant  de  questions  litté- 
raires et  même,  si  l'on  peut  dire,  de  cas  de  conscience  qui 
se  posent,  et  dont  la  solution  peut  varier  avec  le  goût,  la 
culture,  la  probité  morale  des  juges. 

Orgon  est  écœurant  de  bêtise,  lartuffe,  répugnant 
d'imposture.  Mais  Cléante  parle  un  langage  raisonné  qui 
doit  refléter  asse^  bien  la  manière  des  honnêtes  gens  de 
son  temps,  d'un  temps  où,  hormis  les  éclairs  mystiques 
d'un  Pascal,  la  religion  cbe::^  les  orateurs  et  les  écrivains 
sacrés  se  raisonne,  se  discipline,  se  présente  dans  un  appareil 
de  logique  et  avec  la  beauté  tranquille  d'une  régulière 
ordonnance.  Et  puis,  dans  ce  temps  de  Joi,  il  ctait  naturel 
que  des  habiles  cherchassent  à  trafiquer  de  la  foi.  Les 
témoignages  abondent  qui  le  prouvent.  Les  hypocrites  étaient 
nombreux  et  d'ailleurs  combattus.  Bossuet  les  a  menacés 
du  jugement;  Fénelon  et  La  Bruyère  les  ont  marqués. 
Bourdaloue  a  dans  la  chaire  apporté  cette  attestation  : 
«  Il  est  certain  que  jamais  l'abus  de  la  dévotion  appa- 
rente et  déguisa  n'a  été  plus  grand  qu'il  n'est  aujour- 
d'hui. »  Conti  n'était-il  point  un  Tartuffe  sinistre? 
Molière  avait  sous  les  yeux  des  modèles  nombreux,  dont 
beaucoup  étaient  de  marque,  et  dont  quelques-uns  s'étaient 
efforcés  de  mériter  ses  légitimes  ripostes.  Ils  n'avaient  pas 
ménage  leurs  attaques  à  L'Ecole  des  Femmes.  Ils  se 


NOTICE  V 

passaient  de  main  en  main  ce  Traité  de  la  Comédie,  où 
Conti  avait  recuit  sa  récente  austérité  dans  le  souvenir 
maintenant  abhorré  de  ses  expériences  anciennes.  Us  trou- 
vaient bon  que  Port-Royal  traitât  les  gens  de  théâtre 
^'empoisonneurs  publics.  Les  émules  ^^  Tartuffe  étaient 
à  chaque  vestibule  du  palais,  à  chaque  porte  d'église. 
Pourquoi  Molière  fût-il  resté  plus  aveugle  que  Bourda- 
loue,  et,  peintre  de  mœurs,  neùt-il  pas  mis,  au  milieu 
de  tableaux  non  moins  hardiment  tracés,  la  silhouette 
inquiétante  d'un  de  ces  larrons  d'honneur,  de  ces  escrocs 
dissimulés  sous  le  manteau  de  la  foi? 

Quelles  qu'aient  pu  être  ses  intentions  véritables,  ce  qui 
demeure,  et  qui  est  hors  de  contestation,  c'est  qu'il  a  réussi 
à  tracer  de  L'Imposteur  et  de  son  milieu  une  image  vrai- 
semblable, toute  conforme  à  la  vie  où  se  coudoient  jour- 
nellement le  rire  et  l'angoisse,  une  pièce  où  se  mélangent, 
se  confondent,  se  compensent  des  genres  voisins  et  cependant 
différents,  qu'il  a  pratiqués  chacun  tour  à  tour  et  dont  il  a 
fait  comme  la  synthèse,  en  un  système  heureusement  équi- 
libré. 

Tartuffe  fait  rire.  Et  cependant,  son  rôle  n'est  pas  sans 
inspirer  des  sentimejits  qui  sont  d'un  tout  autre  ordre. 
Comme  il  fait  chasser  Damis,  et  comme  il  menace  Orgon, 
d'un  ton  où  sa  pensée  profonde  se  dévoile  dans  toute  l  éten- 
due de  sa  malhonncteté !  Sortir  de  cette  maison,  qu'il  s'est 
tant  appliqué  à  conquérir?  Ah!  non  : 

«  C'est  à  vous  de  sortir,  vous  qui  parle:^  en  maître!  r> 

Mais  de  tels  éclats  sont  l'exception;  et,  constamment, 
nous  avons  sous  les  yeux,  un  personnage  qui  sait  parler, 
faire  paraître  sa  flamme,  mais  qui  n'arrive  pas,  malgré 
la  recherche  de  son  langage,  à  dissimuler  des  goûts  ridicu- 
lement matériels  et  bas. 

Aussi  bien,  le  ressort  de  la  pièce,    en  somme,  sera 


VI  NOTICE 

k  contraste  entre  les  sentiments  teintés  de  reliç^iositê  et 
de  noblesse  d'âme  qui  sont  In  parure  de  l'hypocrite,  et 
les  appétits  vulgaires  de  hien-ctre  et  de  sensualité  auxquels 
il  est  soumis  par  sa  nature.  Déjà,  pour  que  ce  contraste  fût 
plus  net  à  nos  yeux,  dès  h  début,  Molière  avait  retardé 
jusqu'au  III^  acte  l'entrée  du  personnage  principal.  Ainsi 
les  autres  avaient  le  temps  par  leurs  conversations,  leurs 
attaques  ou  les  excessives  manifestations  de  leur  amitié, 
d'avertir  le  spectateur,  de  lui  éviter  des  méprises  en  un 
sujet  oà  la  moindre  erreur  pouvait  choquer  avec  une  par- 
ticulière gravité.  Ainsi  l'ascendant  de  l'hypocrite  était-il 
révélé  avec  toute  sa  force,  puisqu'on  en  voit  les  effets,  alors 
même  qu'il  est  absent.  Ainsi  l'on  comprend  mieux  l'éga- 
rement d'Orgon  ou  de  Madame  Pernelle  et  l'indignation 
de  ceux  qui  n'ont  point  le  même  bandeau  sur  les  yeux. 

Mais  ces  gradations,  si  habiles  et  mesurées  qu'elles 
soient,  ne  sont  pas  tout.  Sans  doute,  l'intrigue  est  habile- 
ment calculée  et  menée,  le  caractère  de  Tartufe  est  tracé 
avec  une  vigueur  et  une  verve  incomparables,  les  mœurs 
sont  peintes  avec  justesse  et  vérité.  Ce  qui  fait  de  la  pièce 
vraiment  une  grande  comédie,  ce  qui  permet  de  fondre  en 
elle  des  genres  asse:^  nettement  différents,  ce  qui  lui  donne 
la  vis  comica  et  le  pouvoir  de  susciter  le  rire  là  même 
où  l'indignation  ne  serait  plus  très  loin  de  se  donner  libre 
cours,  c'est  l'art  avec  lequel  Molière  unit  aux  traits  plus 
relevés  que  sait  choisir  le  peintre  des  mœurs  et  des  carac- 
tères, les  traits  savoureux  de  la  farce  où  il  est  maître.  Et 
la  farce  emporte  tout  dans  son  mouvement,  émousse  les 
difficultés,  change  en  rire  ce  qui  pourrait  être  inquiétude, 
ravale  Tartuffe  à  ce  personnage  de  bouffon,  sans  lequel 
il  serait  odieux.  La  scène  où  l'hypocrite  poursuit  Ehnire 
de  ses  déclarations,  n  eût-elle  point,  à  certains  égards, 
froissé  et  alarmé  les  délicats,  si  le  spectateur  ne  savait 
Orgon  caché  sous  la  table,  et  ne  se  réjouissait  à  l'idée  de 
voir  soudain  la  victime  de  Tartuffe  comprendre  enfin  et 


NOTICE 


VII 


soudai fi  apparaître?  Et  «  le  pauvre  homme  »,  et  la 
première  scène  avec  les  fureurs  de  Madame  Femelle, 
et  d'autres  traits  encore  de  la  même  saveur,  captivent 
et  alimentent  la  curiosité,  soulèvent  et  retiennent  le  rire, 
Jont  du  scélérat  un  grotesque,  et  tra?ismulent  le  drame 
latent  en  une  pièce  toute  frémissante  de  comique  intense, 
d'imprévu  et  de  luouvemeni. 

A.  R. 


PRÉFACE  DE  L'AUTEUR 


PREFACE   DE   L'AUTEUR 


Voicy  une  comédie  dont  on  a  fait  beaucoup  de 
bruit,  qui  a  esté  longtemps  persécutée  ;  et  les  gens 
qu'elle  joue  ont  bien  fait  voir  qu'ils  estoient  pluspuis- 
sansen  France  que  tous  ceux  que  j'ay  joiiez  jusqu'icy. 
Les  marquis,  les  précieuses,  les  cocus  et  les  médecins, 
ont  souffert  doucement  qu'on  les  ait  représentez,  et 
ils  ont  fait  semblant  de  se  divertir,  avec  tout  le 
monde,  des  peintures  que  l'on  a  faites  d'eux.  Mais  les 
hipocrites  n'ont  point  entendu  raillerie  :  ils  se  sont 
effarouchez  d'abord,  et  ont  trouvé  étrange  que  j'eusse 
la  hardiesse  de  jouer  leurs  grimaces  et  de  vouloir  décrier 
un  métier  dont  tant  d'honnestes  gens  se  meslent.  C'est 
un  crime  qu'ils  ne  sçauroient  me  pardonner,  et  ils  se 
sont  tous  armez  contre  ma  comédie  avec  une  fureur 
épouvantable.  Ils  n'ont  eu  garde  de  l'attaquer  par  le 
costé  qui  les  a  blessez  :  ils  sont  trop  politiques  pour 
cela,  et  sçavent  trop  bien  vivre  pour  découvrir  le  fond 
de  leur  ame.  Suivant  leur  louable  coutume,  ils  ont 
couvert  leurs  interests  de  la  cause  de  Dieu,  et  le  Tar- 
tuffe, dans  leur  bouche,  est  une  pièce  qui  offence  la 
pieté.  Elle  est,  d'un  bout  à  l'autre,  pleine  d'abomina- 


.}  PREFACE  DE  L'AUTEUR 

tions,  et  l'on  n'y  trouve  rien  qui  ne  mérite  le  feu. 
Toutes  les  sillabes  en  sont  impies,  les  gestes  mesme 
y  sont  criminels  ;  et  le  moindre  coup  d'oeil,  le  moindre 
branlement  de  teste,  le  moindre  pas  à  droit  ou  à  gau- 
che, y  cache  des  mystères  qu'ils  trouvent  moyen  d'ex- 
pliquer à  mon  desavantage.  J'ay  eu  beau  la  soumettre 
aux  lumières  de  mes  amis  et  à  la  censure  de  tout  le 
monde  :  les  corrections  que  j'y  ay  pu  faire;  le  juge- 
ment du  Roy  et  de  la  Reyne,  qui  l'ont  veuë;  l'apro- 
bation  des  grands  princes  et  de  messieurs  les  ministres, 
qui  l'on  honorée  publiquement  de  leur  présence  ;  le 
témoignage  des  gens  de  bien,  qui  l'ont  trouvée  profi- 
table, tout  cela  n'a  de  rien  servy.  Ils  n'en  veulent  point 
démordre,  et,  tous  les  jours  encore,  ils  font  crier  en 
public  des  zelez  indiscrets  qui  me  disent  des  injures 
pieusement,  et  me  damnent  par  charité. 

Je  me  soucirois  fort  peu  de  tout  ce  qu'ils  peuvent 
dire,  n'estoit  l'artifice  qu'ils  ont  de  me  faire  des  enne- 
mis que  je  respecte,  et  de  jetter  dans  leur  party  de 
véritables  gens  de  bien,  dont  ils  préviennent  la  bonne 
foy  et  qui,  par  la  chaleur  qu'ils  ont  pour  les  interests 
du  Ciel,  sont  faciles  à  recevoir  les  impressions  qu'on 
veut  leur  donner.  Voila  ce  qui  m'oblige  à  me  défendre. 
C'est  aux  vrais  dévots  que  je  veux  par  tout  me  justi- 
fier sur  la  conduite  de  ma  comédie  ;  et  je  les  conjure 
de  tout  mon  cœur  de  ne  point  condamner  les  choses 
avant  que  de  les  voir,  de  se  défaire  de  toute  préven- 
tion, et  de  ne  point  servir  la  passion  de  ceux  dont  les 
grimaces  les  des-honorent. 

Si  l'on  prend  la  peine  d'examiner  de  bonne  foi  ma 
comédie,  on  verra  sans  doute  que  mes  intentions  y 
sont  par  tout  innocentes,  et  qu'elle  ne  tend  nullement 
à  joiier  les  choses  que  l'on  doit  révérer  ;  que  je  l'ay 
traitée  avec  toutes  les  précautions  que  me  demandoit 
la  délicatesse   de  la   matière,   et   que  j'ay  mis  tout 


PREFACE  DE  L'AUTEUR  5 

l'art  et  tous  les  soins  qu'il  m'a  este  possible  pour  bien 
distinguer  le  personnage  de  l'hipocrite  d'avec  celuy  du 
vray  dévot,  j'ay  employé  pour  cela  deux  actes  entiers 
a  préparer  la  venue  de  mon  scélérat.  Il  ne  tient  pas  un 
seul  moment  l'auditeur  en  balance;  on  le  connoist 
d'abord  aux  marques  que  je  Iny  donne,  et  d'un  bout  à 
lautre,  il  ne  dit  pas  un  mot,  il  ne  fait  pas  une  action, 
qui  ne  peigne  aux  spectateurs  le  caractère  d'un  mes- 
chant  homme,  et  ne  fasse  éclater  celuy  du  véritable 
homme  de  bien,  que  je  luy  oppose. 

Je  sçay  bien  que,  pour  réponce,  ces  messieurs 
tâchent  d'insinuer  que  ce  n'est  point  au  théâtre  à  par- 
ler de  ces  matières  ;  mais  je  leur  demande,  avec  leur 
permission,  sur  quoy  ils  fondent  cette  belle  maxime. 
C'est  une  proposition  qu'ils  ne  font  que  suposer,  et 
qu  ils  ne  prouvent  en  aucune  façon  ;  et  sans  doute  il 
ne  scroit  pas  difficile  de  leur  faire  voir  que  la  comédie 
chez  les  anciens  a  pris  son  origine  de  la  religion  et 
faisoit  partie  de  leurs  mystères  ;  que  les  Espagnols,  nos 
voisins,  ne  célèbrent  gueres  de  feste  où  la  comédie  ne 
soit  meslée,  et  que,  mesme  parmy  nous,  elle  doit  sa 
naissance  aux  soins  d'une  confrairie  à  qui  appartient 
encore  aujourdhuy  l'hostel  de  Bourgogne;  que  c'est 
un  lieu  qui  fut  donné  pour  y  représenter  les  plus 
importans  mystères  de  notre  foy  ;  qu'on  en  voit 
encore  des  comédies  imprimées  en  lettres  gothiques 
sous  le  nom  d'un  docteur  de  Sorbonne,  et,  sans  aller 
chercher  si  loin,  que  l'on  a  joué  de  nostre  temps  des 
pièces  saintes  de  monsieur  de  Corneille  qui  ont  esté 
l'admiration  de  toute  la  France. 

Si  l'employ  de  la  comédie  est  de  corriger  les  vices 
des  hommes,  je  ne  voy  pas  par  quelle  raison  il  y  en 
aura  des  privilégiez.  Celuy-ci  est,  dans  l'Etat,  d'une 
conséquence  bien  plus  dangereuse  que  tous  les  autres, 
et  nous  avons  veu  que  le  théâtre  a  une  grande  vertu 


6  PREFACE  DE  L'AUTEUR 

pour  la  correction.  Les  plus  beaux  traits  d'une  sérieuse 
morale  sont  moins  puissans,  le  plus  souvent.,  que  ceux 
de  la  satyre,  et  rien  ne  reprend  mieux  la  pluspart  des 
hommes  que  la  peinture  de  leurs  défauts.  C'est  une 
grande  atteinte  aux  vices  que  les  exposer  à  la  risée 
de  tout  le  monde.  On  souffre  aisément  des  repre- 
hensions,  mais  on  ne  souffre  point  la  raillerie  ;  on 
veut  bien  estie  méchant,  mais  on  ne  veut  point  estre 
ridicule. 

On  me  reproche  d'avoir  mis  des  termes  de  pieté 
dans  la  bouche  de  mon  imposteur;  et  pouvois-je  m'en 
empescher  pour  bien  représenter  le  caractère  d'un 
hipocrite?  Il  suffit,  ce  me  semble,  que  je  fasse  con- 
noistre  les  motifs  criminels  qui  luy  font  dire  les 
choses,  et  que  j'en  aye  retranché  les  termes  consa- 
crez, dont  on  auroit  eu  peine  à  luy  entendre  faire 
un  mauvais  usage.  Mais  il  débite  au  quatrième  acte, 
une  morale  pernicieuse.  Mais  cette  morale  est-elle 
quelque  chose  dont  tout  le  monde  n'eust  les  oreilles 
rebattues?  Dit-elle  rien  de  nouveau  dans  ma  comédie, 
et  peut-on  craindre  que  des  choses  si  généralement 
détestées  fassent  quelque  impression  dans  les  esprits  ? 
que  je  les  rende  dangereuses  en  les  faisant  monter 
sur  le  théâtre?  qu'elles  reçoivent  quelque  authorité 
de  la  bouche  d'un  scélérat?  Il  n'y  a  nulle  apparence 
à  cela,  et  l'on  doit  approuver  la  comédie  du  Tartuffe 
ou  condamner  généralement  toutes  les  comédies. 

C'est  à  quoy  l'on  s'attache  furieusement  depuis  un 
temps,  et  jamais  on  ne  s'estoit  si  fort  déchaîné 
contre  le  théâtre.  Je  ne  puis  pas  nier  i]u'il  n'y  ait  eu 
des  Pères  de  l'Hglise  qui  ont  condamné  la  comédie  ; 
mais  on  ne  peut  pas  me  nier  aussi  qu'il  n'y  en  ait 
eu  quelques-uns  qui  l'ont  traitée  un  peu  plus  dou- 
cement. Ainsi  l'autorité  dont  on  prétend  apuyer  la 
censure  est  détruite  par  ce  partage  ;  et  toute  la  con- 


PRÉFACE  DE  L'AUTEUR  7 

séquence  qu'on  peut  tirer  de  cette  diversité  d'opinions 
en  des  esprits  éclairez  des  mesmes  lumières,  c'est 
qu'ils  ont  pris  la  comédie  différemment,  et  que  les 
uns  l'ont  considérée  dans  sa  pureté,  lorsque  les  autres 
l'ont  regardée  dans  sa  corruption,  et  confondue  avec 
tous  ces  vilains  spectacles  qu'on  a  eu  raison  de  nommer 
des  spectacles  de  turpitude. 

Et,  en  effet,  puis  qu'on  doit  discourir  des  choses, 
et  non  pas  des  mots,  et  que  la  pluspart  des  contra- 
rietez  viennent  de  ne  se  pas  entendre  et  d'envelopper 
dans  un  mesme  mot  des  choses  opposées,  il  ne  faut 
qu'oster  le  voile  de  l'équivoque,  et  regarder  ce  qu'est 
la  comédie  en  soy,  pour  voir  si  elle  est  condamnable. 
On  connoistra,  sans  doute,  que,  n'estant  autre  chose 
qu'un  poëme  ingénieux  qui  par  des  leçons  agréables 
reprend  les  défauts  des  hommes,  on  ne  sçauroit  la 
censurer  sans  injustice.  Et,  si  nous  voulons  ouïr 
là-dessus  le  témoignage  de  l'antiquité,  elle  nous  dira 
que  ses  plus  célèbres  philosophes  ont  donné  des 
louanges  à  la  comédie,  eux  qui  faisoient  profession 
d'une  sagesse  si  austère,  et  qui  crioient  sans  cesse 
après  les  vices  de  leur  siècle.  Elle  nous  fera  voir 
qu'Aristote  a  consacré  des  veilles  au  théâtre,  et  s'est 
donné  le  soin  de  réduire  en  préceptes  l'art  de  faire 
des  comédies.  Elle  nous  apprendra  que  de  ses  plus 
grans  hommes,  et  des  premiers  en  dignité,  ont  fait 
gloire  d'en  composer  eux-mesmes;  qu'il  y  en  a  eu 
d'autres  qui  n'ont  pas  dédaigné  de  reciter  en  public 
celles  qu'ils  avaient  composées  ;  que  la  Grèce  a  fait 
pour  cet  art  éclater  son  estime  par  les  pris  glorieux  et 
par  les  superbes  théâtres  dont  elle  a  voulu  l'honorer, 
et  que,  dans  Rome  enfin,  ce  mesme  art  a  receu  aussi 
des  honneurs  extraordinaires  :  je  ne  dis  pas  dans 
Rome  débauchée  et  sous  la  licence  des  empereurs, 
mais   dans    Rome    disciplinée,    sous  la   sagesse  des 


8  PREFACE  DE  L'AUTEUR 

consuls  et  dans  le  temps  de  la  vigueur  de  la  vertu 
romaine. 

l'avoue  qu'il  y  a  eu  des  temps  ou  la  comédie  s'est 
corrompue.  Et  qu'est-ce  que,  dans  le  monde,  on  ne 
corrompt  point  tous  les  jours  ?  Il  n'y  a  chose  si  inno- 
cente où  les  hommes  ne  puissent  porter  du  crime  ; 
point  d'art  si  salutaire  dont  ils  ne  soient  capables  de 
renverser  les  intentions  ;  rien  de  si  bon  en  soy  qu'ils 
lie  puissent  tourner  à  de  mauvais  usages.  La  méde- 
cine est  un  art  profitable,  et  chacun  la  révère  comme 
une  des  plus  excellentes  choses  que  nous  ayons,  et 
cependant  il  y  a  eu  des  temps  où  elle  s'est  rendue 
odieuse,  et  souvent  on  en  a  fait  un  art  d'empoisonner 
les  hommes.  La  philosophie  est  un  présent  du  Ciel  : 
elle  nous  a  esté  donnée  pour  porter  nos  esprits  à  la 
connoissance  d'un  Dieu  par  la  contemplation  des 
merveilles  de  la  nature,  et  pourtant  on  n'ignore  pas 
que  souvent  on  l'a  détournée  de  son  employ,  et 
qu'on  l'a  occupée  publiquement  à  soutenir  l'impiété. 
Les  choses  mesme  les  plus  saintes  ne  sont  point  à 
couvert  de  la  corruption  des  hommes,  et  nous  voyons 
des  scélérats  qui  tous  les  jours  abusent  de  la  pieté  et 
la  font  servir  méchamment  aux  crimes  les  plus  grans; 
mais  on  ne  laisse  pas  pour  cela  de  faire  les  distinc- 
tions qu'il  est  besoin  de  faire.  On  n'envelope  point 
dans  une  fausse  conséquence  la  bonté  des  choses  que 
l'on  corrompt  avec  la  malice  des  corrupteurs.  On 
sépare  toujours  le  mauvais  usage  d'avec  l'intention  de 
l'art;  et,  comme  on  ne  s'avise  point  de  défendre  la 
médecine  pour  avoir  esté  bannie  de  Rome,  ny  la 
philosophie  pour  avoir  esté  condamnée  publiquement 
dans  Athènes,  on  ne  doit  point  aussi  vouloir  inter- 
dire la  comédie  pour  avoir  esté  censurée  en  de 
certains  temps.  Cette  censure  a  eu  ses  raisons,  qui  ne 
subsistent  point   icy.    Elle  s'est   renfermée  dans  ce 


PRÉFACE  DE  L'AUTEUR  9 

qu'elle  a  pu  voir,  et  nous  ne  devons  point  la  tirer 
des  bornes  qu'elle  s'est  données,  1  étendre  plus  loin 
qu'il  ne  faut  et  luy  taire  embrasser  l'innocent  avec  le 
coupable.  La  comédie  qu'elle  a  eu  dessein  d'ataquer 
n'est  point  du  tout  la  comédie  que  nous  voulons 
défendre.  Il  se  faut  bien  garder  de  confondre  celle-là 
avec  celle-cy.  Ce    sont   deux  personnes  de  qui    les 
mœurs  sont  tout  à  fait  opposées.  Elles  n'ont  aucun 
rapport  l'une  avec  l'autre  que  la  ressemblance  du  nom, 
et  ce  serait  une  injustice  épouvantable  que  de  vouloir 
condamner  Olimpe  qui  est  femme  de  bien,   parce 
qu'il  y  a  eu  une  Olimpe  qui  a  esté  une  débauchée. 
De  semblables  arrests.  sans  doute,  feroient  un  grand 
desordre  dans  le  monde.  Il  n'y  auroit  rien,  par  là, 
qui  ne  fust  condamné  ;  et,  puis  que  l'on  ne  garde 
point  cette  rigueur  à  tant  de  choses  dont  on  abuse 
tous  les  jours,  on  doit  bien  faire  la  mesme  grâce  à 
la  comédie,  et  approuver  les  pièces  de  théâtre  où  l'on 
verra  régner  l'instruction  et  l'honnesteté. 

je  sçay  qu'il  y  a  des  esprits  dont  la  délicatesse  ne 
peut  souffrir  aucune  comédie  ;  qui  disent  que  les  plus 
honnestes  sont  les  plus  dangereuses  ;  que  les  passions 
que   l'on  y   dépeint  sont  d'autant   plus  touchantes 
qu'elles  sont  pleines  de  vertu,  et  que  les  âmes  sont 
attendries  par  ces  sortes  de   représentations.   Je   ne 
voy  pas  quel  grand  crime  c'est  que  de  s'attendrir  à  la 
veuë  d'une  passion  honneste  ;  et  c'est  un  haut  étage 
de  vertu  que  cette  pleine  insensibilité  où  ils  veulent 
faire  monter  nostre  ame.  je  doute  qu'une  si  grande 
perfection  soit  dans  les  forces  de  la  nature  humaine, 
et  je  ne  sçay  s'il  n'est  pas  mieux  de  travailler  à  rectifier 
et  adoucir  les  passions  des  hommes  que  de  vouloir 
les  retrancher  entièrement.  J'avoue  qti'il  y  a  des  lieux 
qu'il  vaut  mieux  fréquenter  que  le  théâtre;  et,  si  l'on 
veut  blâmer  toutes  les  choses  qui  ne  regardent  pas 


lo  PREFACE  DE  L'AUTEUR 

directement  Dieu  et  nostre  salut,  il  est  certain  que 
la  comédie  en  doit  estre,  et  je  ne  trouve  point  mau- 
vais qu'elle  soit  condamnée  avec  le  reste  ;  mais,  sup- 
posé, comme  il  est  vray,  que  les  exercices  de  la  pieté 
souffrent  des  intervalles,  et  que  les  hommes  ayent 
besoin  de  divertissement,  je  soutiens  qu'on  ne  leur 
en  peut  trouver  un  qui  soit  plus  innocent  que  la 
comédie.  Je  me  suis  étendu  trop  loin.  Finissons  par 
le  mot  d'un  grand  prince  sur  la  comédie  du  Tartuffe. 
Huit  jours  après  qu'elle  eut  esté  défendue,  on  repré- 
senta devant  la  cour  une  pièce  intitulée  :  Scaranwnche 
heniiite,  et  le  roy,  en  sortant,  dit  au  grand  prince  que 
je  veux  dire  :  «  Je  vouJrois  bien  sçavoir  pourquoy 
les  gens  qui  se  scandalisent  si  fort  de  la  comédie  de 
Molière  ne  disent  mot  de  celle  de  Scaranwnche  ».  A 
quoy  le  prince  répondit  :  «  La  raison  de  cela,  c'est 
que  la  comédie  de  Scaramouche  joue  le  Ciel  et  la 
religion,  dont  ces  messieurs-là  ne  se  soucient  point; 
mais  celle  de  Molière  les  joue  eux-mesmes:  c'est  ce 
qu'ils  ne  peuvent  souffrir  ». 


PREMIER  PLACET 

PRÉSENTÉ    AU    ROY 

SUR  LA  COMEDIE  DU  TARTUFFE 

SIRE, 

Le  devoir  de  la  comédie  estant  de  corriger  les  hommes  en 
les  divertissant,  j'ay  crû  que,  dans  i'employ  où  je  me 
trouve,  je  navois  rien  de  mieux  à  faire  que  d'attaquer  par 
des  peintures  ridicules  les  vices  de  mon  siècle  ;  et,  comme 
l'hipocrisie,  sans  doute,  en  est  un  des  plus  en  usage,  des 
plus  incommodes  et  des  plus  dangereux,  favois  eu,  Sire, 
la  pensée  que  je  ne  rendrois  pas  un  petit  service  à  tous  les 
honnestes  gens  de  voire  royaume,  si  je  faisois  une  comédie 
qui  décriast  les  hipocrites  et  mist  en  veuë  comme  il  faut 
toutes  les  grimaces  étudiées  de  ces  gens  de  bien  à  outrance, 
toutes  les  friponneries  couvertes  de  ces  faux-monuoyeurs  en 
dévotion,  qui  veulent  attraper  les  hommes  avec  un  :{ele 
contrefait  et  une  charité  sophistique. 

fe  l'ay  faite,  Sire,  cette  comédie,  avec  tout  le  soin, 
comme  je  le  croy,  et  toutes  les  ciuonspections  que  pouvait 
demander  la  délicatesse  de  la  matière;  et,  pour  mieux 


12  PLACETS  AU  ROI 

conserver  l' estime  et  le  respect  qu'on  doit  aux  vrais  dévots, 
j'en  ay  distingué  h  plus  que  j'ay  pu  le  caractère  que  j'avois 
à  toucher  :  je  n'ay  point  laissé  d'équivoque,  j'ay  os  té  ce 
qu'on  pouvoit  confondre  le  bien  avec  le  mal,  et  ve  nie 
suis  servy  dans  cette  peinture  que  des  couleurs  expresses 
et  des  traits  essentiels  qui  font  recomuvstre  d'abord  un 
véritable  et  franc  hipocrite. 

Cependant  toutes  mes  précautions  ont  esté  inutiles  :  on 
a  profité.  Sire,  de  la  délicatesse  de  vostrc  ame  sur  les 
m^itieres  de  religion,  et  l'on  a  sceu  vous  prendre  par  l'en- 
droit seul  que  vous  estes  prenable,  je  veux  dire  par  le 
respect  des  choses  saintes.  Les  tartuffes,  sous-mains,  ont 
eu  l'adresse  de  trouver  grâce  auprès  de  Vostre  Majesté,  et 
les  originaux  enfin  ont  fait  suprimer  la  copie,  quelque 
innocente  qu'elle  jdst,  et  quelque  ressemblante  qu'où  la 
trouvast. 

Bien  que  ce  m'est  esté  un  coup  sensible  que  la  supression 
de  cet  ouvrai^e,  mon  malheur  pourtant  estoit  adoucy  par 
la  manière  dont  Vostre  Majesté  s'estoit  expliquée  sur  ce 
sujet;  et  j'ay  crû.  Sire,  qu'elle  m'ostoit  tout  lieu  de  fne 
plaindre,  ayant  eu  la  bonté  de  déclarer  quelle  ne  trou  voit 
rien  à  dire  dans  cette  comédie  qu'elle  me  dcfendoit  de  pro- 
duire en  public. 

Mais,  malgré  cette  glorieuse  déclaration  du  plus  grand 
roy  du  monde,  et  du  plus  éclairé;  malgré  l'approbation 
encore  de  monsieur  le  légat  et  de  la  plus  grande  partie  de 
nos  prélats,  qui  tous,  dans  des  lectures  particulières  que  je 
leur  ay  faites  de  mon  ouvrage,  se  sont  trouve:^  d'accord 
avec  les  sentimens  de  Vostre  Majesté;  malgré  tout  cela, 
dis- je,  on  voit  un  livre  composé  par  le  curé  de...  qui  donne 
hautement  un  démenty  à  tous  ces  augustes  témoignages. 
Vostre  Majesté  a  beau  dire,  ft  monsieur  le  légat  et  messieurs 
les  prélats  ont  beau  donner  leur  jugement,  ma  comédie, 
sans  l'avoir  vue,  est  diabolique,  et  diabolique  mon  cer- 
veau ;  je  suis  un  démon  vestu  de  chair  et  habillé  en  homme. 


PLACETS  AU  ROI  13 

un  libertin,  un  impie  digne  d'un  supplice  exemplaire.  Ce 
n'est  pas  asse:^  que  le  feu  expie  en  public  mon  ojfence,  j'en 
serais  quitte  à  trop  bon  marché  ;  le  ^ele  charitable  de  ce 
galant  homme  de  bien  n'a  garde  de  demeurer  là  :  il  ne 
veut  point  que  j'aye  de  miséricorde  auprès  de  Dieu,  il 
veut  absolument  que  je  sois  damné;  c'est  une  affaire 
résolue. 

Ce  livre,  Sire,  a  esté  présenté  à  Voslre  Majesté,  et  sans 
doute  elle  juge  bien  elk-mesme  combien  il  m'est  fâcheux  de 
me  voir  exposé  tous  les  jours  aux  insultes  de  ces  messieurs. 
Quel  tort  me  feront  dans  le  monde  de  telles  calomnies,  s'il 
faut  quelles  soient  tolérées  !  et  quel  interest  j'ay  enfin  à  me 
purger  de  son  imposture,  et  à  faire  voir  au  public  que  ma 
comédie  n'est  rien  moins  que  ce  qu'on  veut  qu'elle  soit  !  fe 
tie  diray  point.  Sire,  ce  que  j'avois  à  demander  pour  ma 
réputation  et  pour  justifier  à  tout  le  monde  l'innocence  de 
mon  ouvrage  :  les  roys  éclaire:^  comme  vous  n'ont  pas 
besoin  qu'on  leur  marque  ce  qu'on  souhaite;  ils  voyent, 
comme  Dieu,  ce  qu'il  nous  faut,  et  sçavent  mieux  que  nous 
ce  qu'ils  nous  doivent  accorder  ;  il  me  suffit  de  mettre  mes 
interests  entre  les  mains  de  Vostre  Majesté,  et  j'attens 
à' Elle  avec  respect  tout  ce  qu'il  luy  plaira  d'ordonner 
là-dessus. 


14  PLACETS  AU  ROI 

SECOND  .PLACET 

PRESENTE    AU    ROY 

DANS  SON  CAMP  DEVANT  LA  VILLE 
DE  LISLE  EN  FLANDRE 

SIRE, 

C'est  une  chose  bien  téméraire  à  moy  que  de  venir  impor- 
tuner un  ^rand  monarque  au  milieu  de  ses  glorieuses 
conquestes  ;  mais,  dans  l'élat  où  je  me  voy,  où  trouver, 
SiRK,  une  protection  qu'au  lieu  où  je  la  viens  chercher? 
et  qui  puts-jc  solliciter,  contre  l'autorité  de  la  puissance 
qui  m'accable,  que  la  source  de  la  puissance  et  de  l'autorité, 
que  le  juste  dispensateur  des  ordres  absolus,  que  le  sou- 
verain juge  et  le  maislre  de  toutes  choses? 

Ma  comédie,  Sikh,  n'a  pu  jouir  icy  des  bonte^de  Vostre 
Majesté;  en  vain  je  l'ay  produite  sous  le  titre  de  l'Impos- 
teur, et  déguisé  le  personnage  sous  l'ajustement  d'un 
homme  du  monde;  j'ay  eu  beau  luy  donner  un  petit  cha- 
peau, de  grans  cheveux,  un  grand  collet,  une  épée,  el  des 
dentelles  sur  tout  l'habit;  mettre  en  plusieurs  endroits 
des  adoucissemens  et  retrancher  avec  soin  tout  ce  que  j'ay 
jugé  capable  de  fournir  l'ombre  d'un  prétexte  aux  célèbres 
originaux  du  portrait  que  je  voulais  faire  ;  tout  cela  n'a 
de  rien  servy.  La  cabale  s'est  réveillée  aux  simples  con- 
jectures qu'ils  ont  pu  avoir  de  la  chose.  Ils  ont  trouvé 
moyen  dt  surprendre  des  esprits  qui,  dans  toute  antre 
matière  font  une  haute  profession  de  ne  se  point  laisser 
surprendre.  Ma  comédie  n'a  pas  plutost  paru  qu'elle  s'est 
veuc  foudroyée  par  le  coup  d'un  pouvoir  qui  doit  imposer 
du  respect;  et  tout  ce  que  j'ay  pu  faire,  en  cette  rencontre, 
pour  me  sauver  moy-mesme  de  l'éclat  de  cette  tempeste,  c'est 


PLACETS  AU  ROI  15 

de  (lire  que  Vostre  Majesté  avoit  en  la  bonté  de  m'en 
permettre  la  représentation,  et  que  je  n'avois  pas  crû  qu'il 
fiist  besoin  de  demander  cette  permission  à  d'autres,  puis 
qu'il  n'y  avoit  qu'Elle  seule  qui  me  l'eust  defendiïe. 

Je  ne  doute  point,  Sire,  que  les  gens  que  je  peins  dans 
ma  comédie  ne  remuent  bien  des  ressorts  auprès  de  Vostre 
Majesté,  et  ne  jettent  dans  leur  party,  comme  ils  l'ont  déjà 
fait,  de  véritables  gens  de  bien,  qui  sont  d'autant  plus 
prompts  à  se  laisser  tromper  qu'ils  jugent  d'autruy  par 
eux-ifusmes.  Ils  ont  l'art  de  donner  de  belles  couleurs  à 
toutes  leurs  intentions;  quelque  mine  qu  ils  fassent,  ce  n'est 
point  du  tout  l'interesl  de  Dieu  qui  les  peut  émouvoir  :  ils 
font  asse:;^  montré  dans  les  comédies  qu'ils  ont  souffert 
qu'on  ait  joiiées  tant  de  fois  en  public  sans  en  dire  le 
moindre  uwt.  Celles-là  n'attaqtwient  que  la  pieté  et  la 
religion,  dont  ils  se  soucient  fort  peu  ;  mais  celle-cy  les 
attaque  et  les  joue  eux-mesmes,  et  c'est  ce  qu'ils  ne  peuvent 
souffrir.  Ils  ne  sçau raient  me  pardonner  de  dévoiler  leurs 
impostures  aux  yeux  de  tout  le  monde,  et  sans  doute  on  ne 
manquera  pas  de  dire  à  Vostre  Majesté  que  chacun  s'est 
scandalisé  de  ma  comédie;  mais  la  vérité  pure,  Sirf,  c'est 
que  tout  Paris  ne  s'est  scandalisé  que  de  la  défense  qu'on  m 
a  faite,  que  les  plus  scrupuleux  en  ont  trouvé  la  reprcsen 
tation  profitable,  et  qu'on  s'est  étonne  que  des  personnes 
d'une  probité  si  connue  ayent  eu  une  si  grande  déférence 
pour  des  oens  qui  devraient  estre  l'horreur  de  tout  le  monde, 
et  sont  si  oppose^  à  la  véritable  pieté  dont  elles  font  pro- 
fession. 

f'attens  avec  respect  l'arrest  que  Vostre  Majesté  dai- 
gnera prononcer  sur  cette  matière;  mais  il  est  très-assuré, 
Sire,  qu'il  ne  faut  plus  que  je  songe  à  faire  de  comédie,  si 
les  Tartuffes  ont  l'avantage;  qu'ils  prendront  droict  par 
là  de  me  persécuter  plus  que  jamais,  et  voudront  trouver 
à  redire  aux  choses  les  plus  innocentes  qui  pourront  sortir 
de  ma  plume. 


i6  PLACETS  AU  ROI 

Daignent  vos  bontés,  Sire,  me  donner  une  protection 
contre  leur  rage  envenimée;  et  puissé-je,  au  retour  d'une 
campagne  si  olorieusc,  délasser  Vostre  Majesté  desjatigues 
de  ses  conques  tes,  luy  donner  d'innocens  plaisirs  après  de 
si  nobles  travaux,  et  faire  rire  le  monarque  cj ni  fait  trem- 
bler toute  l'Europe. 


TROISIESME  PLACET 

PRÉSENTÉ    AU    ROY 

SIRE, 

Un  fort  honneste  médecin,  dont  fay  l'honneur  d'estre  le 
malade,  me  promet,  et  veut  s'obliger  pardevant  notaires, 
de  me  faire  vivre  encore  trente  années,  si  je  puis  luy 
obtenir  une  grâce  de  Vostre  Majesté,  fe  lui  ay  dit,  sur  sa 
promesse,  que  je  ne  luy  demandais  pas  tant,  et  que  je  serais 
satisfait  de  luy  pourvu  qu'il  s'obligeât  de  ne  771e  point  tuer. 
Cette  grâce.  Sire,  est  un  canonicat  de  vostre  chapelle 
royale  de  Vincennes,  vacant  par  la  mort  de... 

Oserois-je  demander  encore  cette  grâce  à  Vostre  Majesté 
le  propre  jour  de  la  grande  résurrection  de  TartufFe,  res- 
suscité par  vos  bontei  ?  fe  suis  par  cette  première  faveur 
réconcilié  avec  les  dévots,  et  je  le  serois  par  cette  seconde 
avec  les  médecins.  C'est  pour  moy  sans  doute  trop  de  grâces 
à  la  fois;  înais  peut-estre  n'en  est-ce  pas  trop  pour  Vostre 
Majesté,  et  j'attends  avec  un  peu  d'espérance  respectueuse 
la  réponse  de  mon  placet. 


PERSONNAGES 

Madame  PERNELLE.  mère  d'Orgon. 

ORGON,  mari  d'Elmire. 

ELMIRE,  femme  d'Orgon. 

DAMIS,  fils  d'Orgon. 

MARIANE,  fille  d'Orgon  et  amante  de  Valére. 

VALERE,  amant  de  Mariane. 

CLÉANTE,  beau-frère  d'Orgon. 

TARTUFFE,  faux  dévot. 

DORINE,  suivante  de  Mariane. 

jVloNSiEUR  LOYAL,  sergent. 

FLIPOTE,  servante  de  madame  Pernelle. 

Un  Exempt. 


La  scène  est  à  Paris. 


ACTE  PREMIER 

SCÈNE  PREMIÈRE 

Madame  PERNELLE  et  FLIPOTE,  sa  skr vante; 

ELMIRE,  MARIANE,  DORINE,  DAMIS, 

CLÉANTE 


Madame  PERNELLE 
Allons,  Flipote,  allons,  que  d'eux  je  me  délivre. 

ELMIRE 
Vous  marchez  d'un  tel  pas  qu'on  a  peine  à  vous  suivre. 

Madame  PERNELLE 

Laissez,  ma  bru^  laissez;  ne  venez  pas  plus  loin  : 
Ce  sont  toutes  façons  dont  je  n'ai  pas  besoin. 

ELMIRE 

De  ce  que  l'on  vous  doit  envers  vous  on  s'acquitte. 
Mais  ma  mère,  d'où  vient  que  vous  sortez  si  vite  ? 


20  LE  TARTUFFE 

Madame  PERNELLE 

C'est  que  je  ne  puis  voir  tout  ce  ménage-ci, 
Et  que  de  me  complaire  on  ne  prend  nul  souci. 
Oui,  je  sors  de  chez  vous  fort  mal  édifiée  : 
Dans  toutes  mes  leçons  j'y  suis  contrariée; 
On  n'y  respecte  rien,  chacun  y  parle  haut, 
Et  c'est  tout  justement  la  cour  du  roi  Pétaud. 

DORINE 
Si... 

Madame  PERNELLE 

Vous  êtes,  ma  mie,  une  fille  suivante 
Un  peu  trop  forte  en  gueule  et  fort  impertinente: 
Vous  vous  mêlez  sur  tout  de  dire  votre  avis. 

DAMIS 
Mais... 

Madame  PERNELLE 

Vous  êtes  un  sot  en  trois  lettres,  mon  fils  : 
C'est  moi  qui  vous  le  dis,  qui  suis  votre  grand-mère. 
Et  j'ai  prédit  cent  fois  à  mon  fils  votre  père. 
Que  vous  preniez  tout  l'air  d'un  méchant  garnement. 
Et  ne  lui  donneriez  jamais  que  du  tourment. 

MARIANE 
Je  crois... 

Madame  PERNELLE 

Mon  Dieu,  sa  sœur,  vous  faites  la  discrète. 
Et  vous  n'y  touchez  pas,  tant  vous  semblez  doucette; 
Mais  il  n'est,  comme  on  dit,  pire  eau  que  l'eau  qui 

[dort, 
Et  vous  menez  sous  chape  un  train  que  je  hais  fort. 

ELMIRE 
Mais,  ma  mère... 


ACTE  PREMIER.  SCENE  PREMIERE  21 

Madame  PERNELLE 

Ma  bru,  qu'il  ne  vous  en  déplaise, 
Votre  conduite  en  tout  est  tout  à  fait  mauvaise  : 
Vous  devriez  leur  mettre  un  bon  exemple  aux  yeux, 
Et  leur  défunte  mère  en  usait  beaucoup  mieux. 
Vous  êtes  dépensière,  et  cet  état  me  blesse 
Que  vous  alliez  vêtue  ainsi  qu'une  princesse. 
Quiconque  à  son  mari  veut  plaire  seulement. 
Ma  bru,  n'a  pas  besoin  de  tant  d'ajustement. 

CLÉANTE 

Mais,  Madame,  après  tout... 

Madame  PERNELLE 

Pour  vous,  Monsieur  son  frère. 
Je  vous  estime  fort,  vous  aime  et  vous  révère; 
Mais  enfin,  si  j'étais  de  mon  fils,  son  époux, 
Je  vous  prierais  bien  fort  de  n'entrer  point  chez  nous. 
Sans  cesse  vous  prêchez  des  maximes  de  vivre 
Qui  par  d'honnêtes  gens  ne  se  doivent  point  suivre. 
Je  vous  parle  un  peu  franc  ;  mais  c'est  là  mon  humeur. 
Et  je  ne  mâche  point  ce  que  j'ai  sur  le  cœur. 

DAMIS 

Votre  monsieur  Tartuffe  est  bien  heureux  sans  doute. 

Madame  PERNELLE 

C'est  un  homme  de  bien  qu'il  faut  que  l'on  écoute. 
Et  je  ne  puis  souffrir  sans  me  mettre  en  courroux 
De  le  voir  querellé  par  un  fou  comme  vous. 

DAMIS 

Quoi  !  je  souffrirai,  moi,  qu'un  cagot  de  critique 
Vienne  usurper  céans  un  pouvoir  tyrannique. 
Et  que  nous  ne  puissions  à  rien  nous  divertir 
Si  ce  beau  monsieur-là  n'y  daigne  consentir  ? 


22  LE  TARTUFFE 

DORINE 

S'il  le  faut  écouter  et  croire  à  ses  maximes, 
On  ne  peut  ("aire  rien  qu'on  ne  fasse  des  crimes  : 
Car  il  contrôle  tout,  ce  critique  zélé. 

Madame  PERNELLE 

Et  tout  ce  qu'il  contrôle  est  fort  bien  contrôlé, 
C'est  au  chemin  du  Ciel  qu'il  prétend  vous  conduire, 
Et  mon  fils  à  l'aimer  vous  devrait  tous  induire. 

DAMIS 

Non,  voyez- vous,  ma  mère,  il  n'est  père  ni  rien 
Qui  me  puisse  obliger  à  lui  vouloir  du  bien. 
Je  trahirais  mon  cœur  de  parler  d'autre  sorte  ; 
Sur  ses  façons  de  faire  à  tous  coups  je  m'emporte  ; 
J'en  prévois  une  suite,  et  qu'avec  ce  pied-plat 
Il  faudra  que  j'en  vienne  à  quelque  grand  éclat. 

DORINE 

Certes,  c'est  une  chose  aussi  qui  scandalise 
De  voir  qu'un  inconnu  céans  s'impatronise  ; 
Qu'un  gueux,  qui,  quand  il  vint,  n'avait  de  souliers, 
Et  dont  l'habit  entier  valait  bien  six  deniers, 
En  vienne  jusque-là  que  de  se  méconnaître. 
De  contrarier  tout,  et  de  faire  le  maître. 

Madame  PERNELLE 

Hé  !  merci  de  ma  vie,  il  en  irait  bien  mieux 
Si  tout  se  gouvernait  par  ses  ordres  pieux  ! 

DORINE 

Il  passe  pour  un  saint  dans  votre  fantaisie  : 

Tout  son  fait,  croyez-moi,  n'est  rien  qu'hypocrisie. 

Madame  PERNELLE 

Voyez  la  langue  ! 


ACTE  PREMIER.  SCENE  PREMIERE  25 

DORINE 

A  lui,  non  plus  qu'à  son  Laurent, 
Je  ne  me  fierais,  moi,  que  sur  son  bon  garant. 

Madame  PERNELLE 

J'ignore  ce  qu'au  fond  le  serviteur  peut  être, 
Mais  pour  homme  de  bien  je  garantis  le  maître. 
Vous  ne  lui  voulez  mal  et  ne  le  rebutez 
Qu'à  cause  qu'il  vous  dit  à  tous  vos  vérités. 
C'est  contre  le  péché  que  son  cœur  se  courrouce^ 
Et  lintérèt  du  Ciel  est  tout  ce  qui  le  pousse. 

DORINE 

Oui  ;  mais  pourquoi,  surtout  depuis  un  certain  temps. 
Ne  saurait-il  souffrir  qu'aucun  hante  céans  ? 
En  quoi  blesse  le  Ciel  une  visite  honnête, 
Pour  en  faire  un  vacarme  à  nous  rompre  la  tête  ? 
Veut-on  que  là-dessus  je  m'explique  entre  nous? 
Je  crois  que  de  Madame  il  est,  ma  foi,  jaloux. 

Madame  PERNELLE 

Taisez-vous,  et  songez  aux  choses  que  vous  dites. 
Ce  n'est  pas  lui  tout  seul  qui  blâme  ces  visites  : 
Tout  ce  tracas  qui  suit  les  gens  que  vous  hantez. 
Ces  carrosses  sans  cesse  à  la  porte  plantés. 
Et  de  tant  de  laquais  le  bruyant  assemblage, 
Font  un  éclat  fâcheux  dans  tout  le  voisinage. 
Je  veux  croire  qu'au  fond  il  ne  se  passe  rien. 
Mais  enfin  on  en  parle,  et  cela  n'est  pas  bien. 

CLÉANTE 

Hé  !  voulez-vous,  Madame,  empêcher  qu'on  ne  cause  ? 
Ce  serait  dans  la  vie  une  fâcheuse  chose 
Si,  pour  les  sots  discours  où  l'on  peut  être  mis, 
Il  fallait  renoncer  à  ses  meilleurs  amis  ; 


24  LE  TARTUFFE 

Et,  quand  même  on  pourrait  se  résoudre  à  le  faire, 
Croiriez-vous  obliger  tout  le  monde  à  se  taire  ? 
Contre  la  médisance  il  n'est  point  de  rempart. 
A  tous  les  sots  caquets  n'ayons  donc  nul  égard, 
Efforçons-nous  de  vivre  avec  toute  innocence, 
Et  laissons  aux  causeurs  une  pleine  licence. 

DORINE 

Daphné,  notre  voisine,  et  son  petit  époux, 

Ne  seraient-ils  point  ceux  qui  parlent  mal  de  nous? 

Ceux  de  qui  la  conduite  offre  le  plus  à  rire 

Sont  toujours  sur  autrui  les  premiers  à  médire  ; 

Ils  ne  manquent  jamais  de  saisir  promptement 

L'apparente  lueur  du  moindre  attouchement, 

D'en  semer  la  nouvelle  avec  beaucoup  de  joie 

Et  d'y  donner  le  tour  qu'ils  veulent  qu'on  y  croie. 

Des  actions  d'autrui  teintes  de  leurs  couleurs. 

Ils  pensent  dans  le  monde  autoriser  les  leurs, 

Et,  sous  le  faux  espoir  de  quelque  ressemblance, 

Aux  intrigues  qu'ils  ont  donner  de  l'innocence, 

Ou  faire  ailleurs  tomber  quelques  traits  partagés 

De  ce  blâme  public  dont  ils  sont  trop  chargés. 

Madame   PERNELLE 

Tous  ces  raisonnements  ne  font  rien  à  l'affaire  : 
On  sait  qu'Oronte  mène  une  vie  exemplaire  ; 
Tous  ses  soins  vont  au  Ciel,  et  j'ai  su,  par  des  gens, 
Qu'elle  condamne  fort  le  train  qui  vient  céans. 

DORINE 

L'exemple  est  admirable,  et  cette  dame  est  bonne  ! 

Il  est  vrai  qu'elle  vit  en  austère  personne  ; 

iMais  l'âge  dans  son  âme  a  mis  ce  zèle  ardent, 

Et  l'on  sait  qu'elle  est  prude  à  son  corps  défendant. 

Tant  qu'elle  a  pu  des  cœurs  attirer  les  hommages, 

Elle  a  fort  bien  joui  de  tous  ses  avantages; 


ACTE  PREMIER.  SCENE  PREMIÈRE  25 

Mais,  voyant  de  ses  yeux  tous  les  brillants  baisser, 
Au  monde,  qui  la  quitte,  elle  veut  renoncer, 
Et  du  voile  pompeux  d'une  haute  sagesse 
De  ses  attraits  usés  déguiser  la  faiblesse. 
Ce  sont  là  les  retours  des  coquettes  du  temps. 
Il  leur  est  dur  de  voir  déserter  les  galants. 
Dans  un  tel  abandon,  leur  sombre  inquiétude 
Ne  voit  d'autre  recours  que  le  métier  de  prude, 
Et  la  sévérité  de  ces  femmes  de  bien 
Censure  toute  chose  et  ne  pardonne  à  rien  : 
Hautement  d'un  chacun  elles  blâment  la  vie. 
Non  point  par  charité,  mais  par  un  trait  d'envie 
Qui  ne  saurait  souffrir  qu'une  autre  ait  les  plaisirs 
Dont  le  penchant  de  l'âge  a  sevré  leurs  désirs. 

Madame  PERNELLE 

Voilà  les  contes  bleus  qu'il  vous  faut  pour  vous  plaire. 

Ma  bru,  l'on  est  chez  vous  contrainte  de  se  taire, 

Car  Madame  à  jaser  tient  le  dé  tout  le  jour  ; 

Mais  enfin  je  prétends  discourir  à  mon  tour. 

Je  vous  dis  que  mon  fils  n'a  rien  fait  de  plus  sage 

Qu'en  recueillant  chez  soi  ce  dévot  personnage  ; 

Que  le  Ciel,  au  besoin,  l'a  céans  envoyé 

Pour  redresser  à  tous  votre  esprit  fourvoyé  ; 

Que  pour  votre  salut  vous  le  devez  entendre. 

Et  qu'il  ne  reprend  rien  qui  ne  soit  à  reprendre. 

Ces  visites,  ces  bals,  ces  conversations, 

Sont  du  malin  esprit  toutes  inventions. 

Là,  jamais  on  n'entend  de  pieuses  paroles; 

Ce  sont  propos  oisifs,  chansons  et  fariboles  : 

Bien  souvent  le  prochain  en  a  sa  bonne  part, 

Et  l'on  y  sait  médire  et  du  tiers  et  du  quart. 

Enfin  les  gens  sensés  ont  leurs  tètes  troublées 

De  la  confusion  de  telles  assemblées; 


26  LE  TARTUFFE 

Mille  caquets  divers  s'y  font  en  moins  de  rien, 

Et  comme  l'autre  jour  un  docteur  dit  fort  bien, 

C'est  véritablement  la  tour  de  Babylone, 

Car  chacun  y  babille,  et  tout  du  long  de  l'aune; 

Et,  pour  conter  l'histoire  où  ce  point  l'engagea... 

Voilà-t-il  pas  Monsieur  qui  ricane  déjà  ? 

Allez  chercher  vos  fous  qui  vous  donnent  à  rire, 

Et  sans...  Adieu,  ma  bru  je  ne  veux  plus  rien  dire. 

Sachez  que  pour  céans  j'en  rabats  la  moitié, 

Et  qu'il  fera  beau  temps  quand  j'y  mettrai  le  pied. 

(Donnant  un  soufflet  à  Flipote.) 
Allons,  vous!  vous  rêvez  et  ba5^ez  aux  corneilles. 
Jour  de  Dieu  !  je  saurai  vous  frotter  les  oreilles. 
Marchons,  gaupe,  marchons  ! 


SCENE   II 
CLÉANTE,  DORINE 

CLÉANTE 

Je  n'y  veux  point  aller, 
De  peur  qu'elle  ne  vînt  encor  me  quereller; 
Que  cette  bonne  femme... 

DORINE 

Ah  !  certes,  c'est  dommage 
Qu'elle  ne  vous  ouït  tenir  un  tel  langage  ; 
Elle  vous  dirait  bien  qu'elle  vous  trouve  bon, 
Et  qu'elle  n'est  point  d'.îge  à  lui  donner  ce  nom. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  DEUXIEME  27 

CLÉANTE 

Comme  elle  s'est  pour  rien  contre  nous  échauffée, 
Et  que  de  son  Tartuffe  elle  paraît  coiffée  ! 

DORINE 

Oh  !  vraiment,  tout  cela  n'est  rien  au  prix  du  fils; 

Et,  si  vous  l'aviez  vu,  vous  diriez  :  «  C'est  bien  pis  ». 

Nos  troubles  l'avaient  mis  sur  le  pied  d'homme  sage, 

Et  pour  servir  son  prince  il  montra  du  courage  ; 

Mais  il  est  devenu  comme  un  homme  hébété 

Depuis  que  de  Tartuffe  on  le  voit  entêté. 

Il  l'appelle  son  frère  et  l'aime  dans  son  âme 

Cent  fois  plus  qu'il  ne  fait  mère,  fils,  fille  et  femme. 

C'est  de  tous  ses  secrets  l'unique  confident 

Et  de  ses  actions  le  directeur  prudent. 

Il  le  choie,  il  l'embrasse;  et  pour  une  maîtresse 

On  ne  saurait,  je  pense,  avoir  plus  de  tendresse. 

A  table,  au  plus  haut  bout  il  veut  qu'il  soit  assis; 

Avec  joie  il  l'y  voit  manger  autant  que  six  ; 

Les  bons  morceaux  de  tout,  il  faut  qu'on  les  lui  cède  ; 

Et,  s'il  vient  à  roter,  il  lui  dit  :  «  Dieu  vous  aide  »  1 

(C'est  une  servante  qui  parle). 

Enfin  il  en  est  fou  ;  c'est  son  tout,  son  héros; 
Il  l'admire  à  tous  coups,  le  cite  à  tous  propos  ; 
Ses  moindres  actions  lui  semblent  des  miracles. 
Et  tous  les  mots  qu'il  dit  sont  pour  lui  des  oracles. 
Lui,  qui  connaît  sa  dupe  et  qui  veut  en  jouir, 
Par  cent  dehors  fardés  a  l'art  de  l'éblouir; 
Son  cagotisme  en  tire  à  toute  heure  des  sommes. 
Et  prend  droit  de  gloser  sur  tous  tant  que  nous  som- 
II  n'est  pas  jusqu'au  fat  qui  lui  sert  de  garçon     [mes. 
Qui  ne  se  mêle  aussi  de  nous  faire  leçon  ; 
Il  vient  nous  sermonner  avec  des  yeux  farouches, 
Et  jeter  nos  rubans,  notre  rouge  et  nos  mouches. 


28  LE  TARTUFFE 

Le  traître,  l'autre  jour,  nous  rompit  de  ses  mains 
Un  mouchoir  qu'il  trouva  dans  une  Fleur  des  Saints, 
Disant  que  nous  mêlions,  par  un  crime  effroyable. 
Avec  la  sainteté  les  parures  du  diable. 


SCENE  III 

ELMIRE,  MARIANE,   DAMIS, 
CLÉANTE,  DORINE 

ELMIRE 
Vous  êtes  bienheureux  de  n'être  point  venu 
Au  discours  qu'à  la  porte  elle  nous  a  tenu. 
Mais  j'ai  vu  mon  mari;  comme  il  ne  m'a  point  vue, 
Je  veux  aller  là-haut  attendre  sa  venue. 

CLÉANTE 

Moi,  je  l'attends  ici  pour  moins  d'amusement. 
Et  je  vais  lui  donner  le  bonjour  seulement. 

DAMIS 

De  l'hymen  de  ma  sœur  touchez-lui  quelque  chose. 
J'ai  soupçon  que  Tartuffe  à  son  effet  s'oppose, 
Qu'il  oblige  mon  père  à  des  détours  si  grands. 
Et  vous  n'ignorez  pas  quel  intérêt  j'y  prends. 
Si  même  ardeur  enflamme  et  ma  sœur  et  Valère, 
La  sœur  de  cet  ami,  vous  le  savez,  m'est  chère; 
Et,  s'il  fallait... 

DORINE 

Il  entre. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  aUATRlEME  29 

SCÈNE  IV 

ORGON,  CLÉANTE,  DORINE 

ORGON 

Ah  !  mon  frère,  bonjour. 

CLÉANTE 

Je  sortais,  et  j'ai  joie  à  vous  voir  de  retour  : 
La  campagne  à  présent  n'est  pas  beaucoup  fleurie. 

ORGON 

(A  Cïéante.) 
Dorine...  Mon  beau-frère,  attendez,  je  vous  prie. 
Vous  voulez  bien  souffrir,  pour  m'ôter  de  souci, 
Que  je  m'informe  un  peu  des  nouvelles  d'ici  ? 

(A  Dorine.) 
Tout  s'est-il,  ces  deux  jours,  passé  de  bonne  sorte  ? 
Qu'est-ce  qu'on  fait  céans  ?  comme  est-ce  qu'on  s'y 

[porte  ? 

DORINE 

Madame  eut,  avant-hier,  la  fièvre  jusqu'au  soir, 
Avec  un  mal  de  tête  étrange  à  concevoir. 

ORGON 

Et  Tartuffe  ? 

DORINE 

Tartuffe?  il  se  porte  à  merveille, 
Gros  et  gras,  le  teint  frais  et  la  bouche  vermeille. 

ORGON 

Le  pauvre  homme  ! 


30  LE  TATRUFFH 

DORINE 

Le  soir  elle  eut  un  grand  dégoût. 
Et  ne  put  au  souper  toucher  à  rien  du  tout. 
Tant  sa  douleur  de  tète  était  encore  cruelle. 

ORGON 

Et  Tartuffe? 

DORINE 

Il  soupa,  lui  tout  seul,  devant  elle, 
Et  fort  dévotement  il  mangea  deux  perdrix 
Avec  une  moitié  de  gigot  en  hachis. 

ORGON 
Le  pauvre  homme  ! 

DORINE 

La  nuit  se  passa  tout  entière 
Sans  qu'elle  pût  fermer  un  moment  la  paupière; 
Des  chaleurs  l'empêchaient  de  pouvoir  sommeiller, 
Et  jusqu'au  jour  près  d'elle  il  nous  fallut  veiller. 

ORGON 

Et  Tartuffe  ? 

DORINE 

Pressé  d'un  sommeil  agréable. 
Il  passa  dans  sa  chambre  au  sortir  de  la  table, 
Et  dans  son  lit  bien  chaud  il  se  mit  tout  soudain, 
Où  sans  trouble  il  dormit  jusques  au  lendemain. 

ORGON 

Le  pauvre  homme  ! 

DORINE 

A  la  fin,  par  nos  raisons  gagnée. 
Elle  se  résolut  à  souffrir  la  saignée, 
Et  le  soulagement  suivit  tout  aussitôt. 


ACTH  PRHMIER.  SCENE  ClNaUIEMh  31 

ORGON 
Et  Tartuffe  ? 

DORINE 

Il  reprit  courage  comme  il  faut, 
Et,  contre  tous  les  maux  fortifiant  son  âme, 
Pour  réparer  le  sang  qu'avait  perdu  Madame, 
But,  à  son  déjeuner,  quatre  grands  coups  de  vin. 

ORGON 
Le  pauvre  homme  ! 

DORINE 

Tous  deux  se  portent  bien  enfin  ; 
Et  je  vais  à  Madame  annoncer  par  avance 
La  part  que  vous  prenez  à  sa  convalescence. 


SCENE  V 

ORGON,  CLÉANTE 

CLÉANTE 

A  votre  nez,  mon  frère,  elle  se  rit  de  vous, 

Et,  sans  avoir  dessein  de  vous  mettre  en  courroux. 

Je  vous  dirai  tout  franc  que  c'est  avec  justice. 

A-t-on  jamais  parlé  d'un  semblable  caprice  ? 

Et  se  peut-il  qu'un  homme  ait  un  charme  aujour- 

A  vous  faire  oublier  toutes  choses  pour  lui?    [d'hui 

Qu'après  avoir  chez  vous  réparé  sa  misère, 

Vous  en  veniez  au  point... 


32  LE  TARTUFFE 

ORGON 

Halte-là,  mon  beau-frère  ; 
Vous  ne  connaissez  pas  celui  dont  vous  parlez. 

CLÉANTE 

Je  ne  le  connais  pas,  puisque  vous  le  voulez, 
Mais  enfin,  pour  savoir  quel  homme  ce  peut-être... 

ORGON 

Mon  frère,  vous  seriez  charmé  de  le  connaître, 
Et  vos  ravissements  ne  prendraient  point  de  fin. 
C'est  un  homme...   qui...  ah  !...  un  homme...  un 

[homme  enfin. 
Qui  suit  bien  ses  leçons,  goûte  une  paix  profonde, 
Et  comme  du  fumier  regarde  tout  le  monde. 
Oui,  je  deviens  tout  autre  avec  son  entretien  : 
Il  m'enseigne  à  n'avoir  affection  pour  rien, 
De  toutes  amitiés  il  détache  mon  âme, 
Et  je  verrais  mourir  frère,  enfants,  mère  et  femme, 
Que  je  m'en  soucierais  autant  que  de  cela. 

CLÉANTE 

Les  sentiments  humains,  mon  frère,  que  voilà! 

ORGON 

Ah  !  si  vous  aviez  vu  comme  j'en  fis  rencontre. 
Vous  auriez  pris  pour  lui  l'amitié  que  je  montre. 
Chaque  jour  à  l'église  il  venait,  d'un  air  doux, 
Tout  vis  à  vis  de  moi  se  mettre  à  deux  genoux. 
Il  attirait  les  yeux  de  l'assemblée  entière 
Par  l'ardeur  dont  au  Ciel  il  poussait  sa  prière; 
Il  faisait  des  soupirs,  de  grands  élancements, 
Et  baisait  humblement  la  terre  à  tous  moments, 
Et,  lorsque  je  sortais  il  me  devançait  vite 
Pour  m'aller  à  la  porte  ofl^rir  l'eau  bénite. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  CINaUIEME  33 

Instruit  par  son  garçon,  qui  dans  tout  l'imitait, 

Et  de  son  indigence  et  de  ce  qu'il  était, 

Je  lui  faisais  des  dons;  mais,  avec  modestie. 

Il  me  voulait  toujours  en  rendre  une  partie. 

«  C'est  trop,  me  dirait-il,  c'est  trop  de  la  moitié. 

Je  ne  mérite  pas  de  vous  faire  pitié  ». 

Et,  quand  je  refusais  de  le  vouloir  reprendre, 

Aux  pauvres  à  mes  yeux  il  allait  le  répandre. 

Enfin  le  Ciel  chez  moi  me  le  fit  retirer, 

Et,  depuis  ce  temps-là,  tout  semble  y  prospérer. 

Je  vois  qu'il  reprend  tout,  et  qu'à  ma  femme  même 

Il  prend,  pour  mon  bonheur,  un  intérêt  extrême; 

Il  m'avertit  des  gens  qui  lui  font  les  yeux  doux, 

Et  plus  que  moi  six  fois  il  s'en  montre  jaloux. 

Mais  vous  ne  croiriez  point  jusqu'où  monte  son  zèle; 

Il  s'impute  à  péché  la  moindre  bagatelle  ; 

Un  rien  presque  suffit  pour  le  scandaliser, 

Jusque-là  qu'il  se  vint  l'autre  jour  accuser 

D'avoir  pris  une  puce,  en  faisant  sa  prière. 

Et  de  l'avoir  tuée  avec  trop  de  colère. 

CLÉANTE 

Parbleu  !  vous  êtes  fou,  mon  frère,  que  je  crois. 
Avec  de  tels  discours  vous  moquez-vous  de  moi  ? 
Et  que  prétendez-vous  ?  Que  tout  ce  badinage... 

ORGON 

Mon  frère,  ce  discours  sent  le  libertinage. 
Vous  en  êtes  un  peu  dans  votre  âme  entiché, 
Et,  comme  je  vous  l'ai  plus  de  dix  fois  prêché, 
Vous  vous  attirerez  quelque  méchante  affaire. 

CLÉANTE 

Voilà  de  vos  pareils  le  discours  ordinaire. 

Ils  veulent  que  chacun  soit  aveugle  comme  eux; 

-C'est  être  libertin  que  d'avoir  de  bons  yeux, 

3 


34  LE  TARTUFFE 

Et  qui  n'adore  pas  de  vaines  simagrées 
N'a  ni  respect  ni  foi  pour  les  choses  sacrées. 
Allez,  tous  vos  discours  ne  me  font  point  de  peur  ; 
Je  sais  comme  je  parle,  et  le  Ciel  voit  mon  cœur. 
De  tous  vos  façonniers  on  n'est  point  les  esclaves: 
11  est  de  faux  dévots  ainsi  que  de  faux  braves; 
Et,  comme  on  ne  voit  pas  ou  l'honneur  les  conduit 
Les  vrais  braves  soient  ceux  qui  font  beaucoup  de 

^bruit. 
Les  bons  et  vrais  dévots,  qu'on  doit  suivre  à  la  trace, 
Ne  sont  pas  ceux  aussi  qui  font  tant  de  grimace. 
Hé  quoi!  vous  ne  ferez  nulle  distinction 
Entre  l'hypocrisie  et  la  dévotion  ? 
Vous  les  voulez  traiter  d'un  semblable  langage, 
Et  rendre  même  honneur  au  masque  qu'au  visage; 
Égaler  l'artifice  à  la  sincérité, 
Confondre  l'apparence  avec  la  vérité, 
Estimer  le  fantôme  autant  que  la  personne. 
Et  la  fausse  monnaie  à  l'égal  de  la  bonne? 
Les  hommes,  la  plupart,  sont  étrangement  faits! 
Dans  la  juste  nature  on  ne  les  voit  jamais; 
La  raison  a  pour  eux  des  bornes  trop  petites; 
En  chaque  caractère  ils  passent  ses  limites, 
Et  la  plus  noble  chose,  ils  la  gâtent  souvent 
Pour  la  vouloir  outrer  et  pousser  trop  avant. 
Que  cela  vous  soit  dit  en  passant,  mon  beau-frère. 

ORGON 

Oui,  vous  êtes,  sans  doute,  un  docteur  qu'on  révère; 
Tout  le  savoir  du  monde  est  chez  vous  retiré; 
Vous  êtes  le  seul  sage  et  le  seul  éclairé, 
Un  oracle,  un  Caton,  dans  le  siècle  où  nous  sommes. 
Et,    près  de   vous,   ce   sont  des   sots   que    tous    les 

[hommes. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  CINQUIEME  35 

CLÉANTE 

Je  ne  suis  point,  mon  frère,  un  docteur  révéré. 

Et  le  savoir  chez  moi  n'est  pas  tout  retiré; 

Mais,  en  un  mot,  je  sais,  pour  toute  ma  science, 

Du  faux  avec  le  vrai  faire  la  différence  ; 

Et,  comme  je  ne  vois  nul  i^enre  de  héros 

Qui  soient  plus  à  priscM-  que  les  parfaits  dévots, 

Aucune  chose  au  monde  et  plus  noble  et  plus  belle 

Que  la  sainte  ferveur  d'un  véritable  zèle, 

Aussi  ne  vois-je  rien  qui  soit  plus  odieux 

Que  le  dehors  plâtré  d'un  ;^èle  spécieux, 

Que  ces  francs  charlatans,  que  ces  dévots  de  place. 

De  qui  la  sacrilège  et  trompeuse  grimace 

Abuse  impunément  et  se  joue,  à  leur  gré. 

De  ce  qu'ont  les  mortels  de  plus  saint  et  sacré; 

Ces  gens  qui,  par  une  âme  à  l'intérêt  soumise. 

Font  de  dévotion  métier  et  marchandise, 

Et  veulent  acheter  crédit  et  dignités 

A  prix  de  faux  clins  d'yeux  et  d'élans  affectés; 

Ces  gens,  dis-je,  qu'on  voit  d'une  ardeur  non  com- 

Par  le  chemin  du  Ciel  courir  a  leur  fortune;  [rnune 

Qui,  brûlants  et  priants,  demandent  chaque  jour 

Et  prêchent  la  retraite  au  milieu  de  la  cour; 

Qui  savent  ajuster  leur  zèle  avec  leurs  vices, 

Sont  prompts,  vindicatifs,  sans  foi,  pleins  d'artifices, 

Et,  pour  perdre  quelqu'un,  couvrent  insolemment 

De  l'intérêt  du  Ciel  leur  fier  ressentiment; 

D'autant  plus  dangereux  dans  leur  âpre  colère 

Qu'ils  prennent  contre  nous  des  armes  qu'on  révère, 

Et  que  leur  passion,  dont  on  leur  sait  bon  gré, 

Veut  nous  assassiner  avec  un  fer  sacré. 

De  ce  faux  caractère  on  en  voit  trop  paraître; 

Mais  les  dévots  de  cœur  sont  aisés  à  connaître. 

\otre  siècle,  mon  frère,  en  expose  à  nos  yeux 

Qui  peuvent  nous  servir  d'exemples  glorieux. 


36  LE  TARTUFFE 

Regardez  Ariston,  regardez  Périandre, 

Oronte,  Alcidamas,  Polydore,  Clitandre  : 

Ce  titre  par  aucun  ne  leur  est  débattu. 

Ce  ne  sont  point  du  tout  fanfarons  de  vertu, 

On  ne  voit  point  en  eux  ce  faste  insupportable, 

Et  leur  dévotion  est  humaine  et  traitable. 

Ils  ne  censurent  point  toutes  nos  actions  : 

Ils  trouvent  trop  d'orgueil  dans  ces  corrections, 

Et,  laissant  la  fierté  des  paroles  aux  autres, 

C'est  par  leurs  actions  qu'ils  reprennent  les  nôtres. 

L'apparence  du  mal  a  chez  eux  peu  d'appui, 

Et  leur  âme  est  portée  à  juger  bien  d'autrui. 

Point  de  cabale  en  eux,  point  d'intrigues  à  suivre  ; 

On  les  voit,  pour  tous  soins,  se  mêler  de  bien  vivre. 

Jamais  contre  un  pécheur  ils  n'ont  d'acharnement  : 

Ils  attachent  leur  haine  au  péché  seulement, 

Et  ne  veulent  point  prendre  avec  un  zèle  extrême 

Les  intérêts  du  Ciel  plus  qu'il  ne  veut  lui-même. 

Voilà  mes  gens,  voilà  comme  il  en  faut  user, 

Voilà  l'exemple  enfin  qu'il  se  faut  proposer. 

Votre  homme,  à  dire  vrai,  n'est  pas  de  ce  modèle. 

C'est  de  fort  bonne  foi  que  vous  vantez  son  zèle. 

Mais  par  un  faux  éclat  je  vous  crois  ébloui. 

ORGON 

Monsieur  mon  cher  beau-frère,  avez-vous  tout  dit  ? 

CLÉANTE 

Oui. 
ORGON 

Je  suis  votre  valet. 

(Il  veut  s'en  aller.) 

CLÉANTE 
De  grâce,  un  mot,  mon  frère. 
Laissons  là  ce  discours.  Vous  savez  que  Valère 
Pour  être  votre  gendre  a  parole  de  vous. 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  CINQ.U1ÈME  37 

ORGON 
Oui. 

CLÉANTE 
Vous  aviez  pris  jour  pour  un  lien  si  doux. 

ORGON 

Il  est  vrai. 

CLÉANTE 
Pourquoi  donc  en  différer  la  fête  ? 

ORGON 
Je  ne  sais. 

CLÉANTE 
Auriez-vous  autre  pensée  en  tête? 

ORGON 
Peut-être. 

CLÉANTE 

Vous  voulez  manquer  à  votre  foi? 

ORGON 

Je  ne  dis  pas  cela. 

CLÉANTE 

Nul  obstacle,  je  crois, 
Ne  vous  peut  empêcher  d'accomplir  vos  promesses. 

ORGON 

Selon. 

CLÉANTE 

Pour  dire  un  mot  faut-il  tant  de  finesses  ? 
Valère  sur  ce  point  me  fait  vous  visiter. 

ORGON 
Le  Ciel  en  soit  loué  ! 


38  LE  TARTUFFE 

CLÉANTE 

Mais  que  lui  reporter? 

ORGON 

Tout  ce  qu'il  vous  plaira. 

CLÉANTE 

Mais  il  est  nécessaire 
De  savoir  vos  desseins.  Quels  sont-ils  donc  ? 

ORGON 

De  faire 
Ce  que  le  Ciel  voudra. 

CLÉANTE 

Mais  parlons  tout  de  bon. 
Valère  a  votre  foi.  La  tiendrez- vous,  ou  non  ? 

ORGON 

Adieu. 

CLÉANTE,  seul. 

Pour  son  amour  je  crains  une  disgrâce, 
Et  je  dois  l'avertir  de  tout  ce  qui  .se  passe. 


ACTE  II 

SCÈNE  PREMIÈRE 

ORGON,  MARIANE 

ORGON 

Mariane. 

iMARIANE 

Mon  père. 

ORGON 

Approchez.  J'ai  de  quoi 
Vous  parler  en  secret. 

MARIANE 
Que  cherchez-vous  ? 
ORGON,  //  regarde  dans  un  petit  cabinet. 

Je  vois 
Si  quelqu'un  n'est  point  là  qui  pourrait  nous  enten- 
Car  ce  petit  endroit  est  propre  pour  surprendre,  [dre, 


40  LE  TARTUFFE 

Or  sus,  nous  voilà  bien.  J'ai  Mariane,  en  vous 
Reconnu  de  tout  temps  un  esprit  assez  doux. 
Ht  de  tout  temps  aussi  vous  m'avez  été  chère. 

MARIANE 

Je  suis  fort  redevable  à  cet  amour  de  père. 

ORGON 

C'est  fort  bien  dit,  ma  fille  ;  et,  pour  le  mériter, 
Vous  devez  n'avoir  soin  que  de  me  contenter. 

MARIANE 
C'est  où  je  mets  aussi  ma  gloire  la  plus  haute. 

ORGON 
Fort  bien.  Que  dites-vous  de  Tartuffe,  notre  hôte? 

MARIANE 
Qui,  moi? 

ORGON 
Vous.  Voyez  bien  comme  vous  répondrez. 
MARIANE 
Hélas!  j'en  dirai,  moi,  tout  ce  que  vous  voudrez. 
ORGON 

Cest  parler  sagement.  Dites-moi  donc,  ma  fille, 
Qu'en  toute  sa  personne  un  haut  mérite  brille. 
Qu'il  touche  votre  cœur,  et  qu'il  vous  serait  doux 
De  le  voir  par  mon  choix,  devenir  votre  époux. 
Eh? 

(Mariane  se  recule  avec  surprise.) 
MARIANE 
Eh? 

ORGON 
Qu'est-ce  ? 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  PREMIÈRE  41 

MARIANE 
Plaît-il? 

ORGON 
Quoi? 
MARIANE 

Me  suis-je  méprise  ? 
ORGON 
Comment? 

MARIANE 

Qui  voulez-vous,  mon  père,  que  je  dise 
Qui  me  touche  le  cœur,  et  qu'il  me  serait  doux 
De  voir  par  votre  choix  devenir  mon  époux  ? 

ORGON 
Tartuffe. 

MARIANE 

Il  n'en  est  rien,  mon  père,  je  vous  jure. 
Pourquoi  me  faire  dire  une  telle  imposture? 

ORGON 

Mais  je  veux  que  cela  soit  une  vérité; 
Et  c'est  assez  pour  vous  que  je  l'aie  arrêté. 

MARIANE 
Quoi!  vous  voulez,  mon  père... 

ORGON 

Oui,  je  prétends,  ma  fille, 
Unir  par  votre  hymen  Tartuffe  à  ma  famille. 
11  sera  votre  époux,  j'ai  résolu  cela; 
Et,  comme  sur  vos  vœux  je... 


42  LE  TARTUFFE 

SCÈNE    II 
DORINE,  ORGON,  MARIANE 

ORGON 

Que  faites-vous  là? 
La  curiosité  qui  vous  presse  est  bien  forte 
Ma  mie,  à  nous  venir  écouter  de  la  sorte. 

DORINE 

Vraiment,  je  ne  sais  pas  si  c'est  un  bruit  qui  part 
De  quelque  conjecture  ou  d'un  coup  de  hasard, 
Mais  de  ce  mariage  on  m'a  dit  la  nouvelle, 
Et  j'ai  traité  cela  de  pure  bagatelle. 

ORGON 

Quoi  donc!  la  chose  est-elle  incroyable? 

DORINE 

A  tel  point 
Que  vous-même,  Monsieur,  je  ne  vous  en  crois  point. 

ORGON 

Je  sais  bien  le  moyen  de  vous  le  faire  croire. 

DORINE 
Oui,  oui,  vous  nous  contez  une  plaisante  histoire. 

ORGON 
Je  conte  justement  ce  qu'on  verra  dans  peu. 

DORINE 
Chansons! 

ORGON 
Ce  que  je  dis,  ma  fille,  n'est  point  jeu. 


ACTE  DfiUXIÈMR.  SCÈNE  DEUXIÈME  4? 

DORINE 

Allez,  ne  croyez  point  à  monsieur  votre  père  : 
Il  raille. 

ORGON 

Je  vous  dis... 

DORINE 

Non,  vous  avez  beau  faire, 
On  ne  vous  croira  point. 

ORGON 

A  la  fin,  mon  courroux. 
DORINE 

Hé  bien!  on  vous  croit  donc,  et  c'est  tant  pis  pour 

[vous. 
Quoi  !  se  peut-il,  Monsieur,  qu'avec  l'air  d'homme  sage 
Et  cette  large  barbe  au  milieu  du  visage, 
Vous  soyez  assez  fou  pour  vouloir... 

ORGON 

Ecoutez  : 
Vous  avez  pris  céans  certaines  privautés 
Qui  ne  me  plaisent  point,  je  vous  le  dis,  ma  mie. 

DORINE 

Parlons  sans  nous  fâcher,  Monsieur,  je  vous  supplie. 

Vous  moquez-vous  des  gens  d'avoir  fait  ce  complot? 

Votre  fille  n'est  point  l'affaire  d'un  bigot, 

Il  a  d'autres  emplois  auxquels  il  faut  qu'il  pense; 

Et  puis,  que  vous  apporte  une  telle  alliance? 

A  quel  sujet  aller,  avec  tout  votre  bien, 

Choisir  un  gendre  gueux... 

ORGON 

Taisez-vous.  S'il  n'a  rien, 


44  LE  TARTUFFE 

Sachez  que  c'est  par  là  qu'il  faut  qu'on  le  révère. 
Sa  misère  est  sans  doute  une  honnête  misère. 
Au-dessus  des  grandeurs  elle  doit  l'élever, 
Puisqu'enfin  de  son  bien  il  s'est  laissé  priver 
Par  son  trop  peu  de  soin  des  choses  temporelles 
Et  sa  puissante  attache  aux  choses  éternelles. 
Mais  mon  secours  pourra  lui  donner  les  moyens 
De  sortir  d'embarras  et  rentrer  dans  ses  biens. 
Ce  sont  fiefs  qu'à  bon  titre  au  pays  on  renomme. 
Et,  tel  que  l'on  le  voit,  il  est  bien  gentilhomme. 

DORINE 

Oui,  c'est  lui  qui  le  dit,  et  cette  vanité. 

Monsieur,  ne  sied  pas  bien  avec  la  piété. 

Qui  dune  sainte  vie  embrasse  l'innocence 

Ne  doit  pas  tant  prôner  son  nom  et  sa  naissance. 

Ht  l'humble  procédé  de  la  dévotion 

Souffre  mal  les  éclats  de  cette  ambition. 

A  quoi  bon  cet  orgueil  ?. . .  Mais  ce  discours  vous  blesse  : 

Parlons  de  sa  personne  et  laissons  sa  noblesse. 

Ferez-vous  possesseur,  sans  quelque  peu  d'ennui, 

D'une  fille  comme  elle  un  homme  comme  lui  ? 

Et  ne  devez-vous  pas  songer  aux  bienséances 

Et  de  cette  union  prévoir  les  conséquences  ? 

Sachez  que  d'une  fille  on  risque  la  vertu 

Lorsque  dans  son  hymen  son  goût  est  combattu  ; 

Que  le  dessein  d'y  vivre  en  honnête  personne 

Dépend  des  qualités  du  mari  qu'on  lui  donne, 

Et  que  ceux  dont  partout  on  montre  au  doigt  le  front 

Font  leurs  femmes  souvent  ce  qu'on  voit  qu'elles  sont. 

Il  est  bien  difficile  enfin  d'être  fidèle 

A  de  certains  maris  faits  d'un  certain  modèle. 

Et  qui  donne  à  sa  fille  un  homme  qu'elle  hait 

Est  responsable  au  Ciel  des  fautes  qu'elle  fait. 

Songez  à  quel  péril  votre  dessein  vous  livre. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  DEUXIEME  4s 

ORGON 

Je  vous  dis  qu'il  me  faut  apprendre  d'elle  à  vivre  ! 

DORINE 
Vous  n'en  feriez  que  mieux  de  suivre  mes  leçons. 

ORGON 

Ne  nous  amusons  point,  ma  fille,  à  ces  chansons, 
Je  sais  ce  qu'il  vous  faut,  et  je  suis  votre  père. 
J'avais  donné  pour  vous  ma  parole  à  Valère; 
Mais,  outre  qu'à  jouer  on  dit  qu'il  est  enclin. 
Je  le  soupçonne  encore  d'être  un  peu  libertin; 
Je  ne  remarque  point  qu'il  hante  les  églises. 

DORINE 

Voulez-vous  qu'il  y  coure  à  vos  heures  précises. 
Comme  ceux  qui  n'y  vont  que  pour  être  aperçus  ? 

ORGON 

Je  ne  demande  pas  votre  avis  là-dessus. 
Enfin  avec  le  Ciel  l'autre  est  le  mieux  du  monde, 
Et  c'est  une  richesse  à  nulle  autre  seconde. 
Cet  hymen  de  tous  biens  comblera  vos  désirs, 
Il  sera  tout  confit  en  douceurs  et  plaisirs. 
Ensemble  vous  vivrez,  dans  vos  ardeurs  fidèles, 
Comme  deux  vrais  enfants,  comme  deux  tourterelles, 
A  nul  fâcheux  débat  jamais  vous  nen  viendrez, 
Et  vous  ferez  de  lui  tout  ce  que  vous  voudrez. 

DORINE 
Elle?  Elle  n'en  fera  qu'un  sot,  je  vous  assure. 

ORGON 
Ouais  !  quels  discours  ! 

DORINE 

Je  dis  qu'il  en  a  l'encolure, 


46  LE  TARTUFFE 

Et  que  son  ascendant,  Monsieur,  l'emportera 
Sur  toute  la  vertu  que  votre  fille  aura. 

ORGON 

Cessez  de  m'interrompre,  et  songez  à  vous  taire, 
Sans  mettre  votre  nez  où  vous  n'avez  que  faire. 

DORINE 

Je  n'en  parle.  Monsieur,  que  pour  votre  intérêt. 
(Elle  l'interrompt  toujours  au  moment  qui! 
se  retourne  pour  parler  à  sa  fille.) 

ORGON 
C'est  prendre  trop  de  soin;  taisez-vous,  s'il  vous  plaît. 

DORINE 
Si  Ton  ne  vous  aimait... 

ORGON 
Je  ne  veux  pas  qu'on  m'aime. 

DORINE 
Et  je  veux  vous  aimer.  Monsieur,  malgré  vous-même. 

ORGON 
Ah! 

DORINE 
Votre  honneur  m'est  cher,  et  je  ne  puis  souffrir 
Qu'aux  brocards  d'un  chacun  vous  alliez  vous  offrir. 

ORGON 

Vous  ne  vous  tairez  point? 

DORINE 

C'est  une  conscience 
Que  de  vous  laisser  faire  une  telle  alliance. 

ORGON 

Te  taii as-tu,  serpent  dont  les  traits  effrontés... 


ACTE  DEUXIEME.  SCÈNE  DEUXIÈME  47 

DORINE 

Ah  !  vous  êtes  dévot,  et  vous  vous  emportez  ? 

ORGON 

Oui,  ma  bile  s'échauffe  à  toutes  ces  fadaises, 
Et  tout  résolument  je  veux  que  tu  te  taises. 

DORINE 

Soit.  Mais,  ne  disant  mot,  je  n'en  pense  pas  moins. 

ORGON 

Pense,  si  tu  le  veux;  mais  applique  tes  soins 
A  ne  m'en  point  parler,  ou...  suffit. 
(Se  retournant  vers  sa  fille.) 

Comme  sage, 
J'ai  pesé  mûrement  toutes  choses. 

DORINE 

J'enrage 
De  ne  pouvoir  parler. 

(Elle  se  tait  lorsqu'il  tourne  la  tête.) 

ORGON 

Sans  être  damoiseau, 
Tartuffe  est  fait  de  sorte... 

DORINE 

Oui,  c'est  un  beau  museau  ! 

ORGON 

Que,  quand  tu  n'aurais  même  aucune  sympathie 
Pour  tous  les  autres  dons  .. 

(Il  se  tourne  devant  elle,  et  la  regarde,  les 
bras  croisés). 

DORINE 

La  voilà  bien  lotie  ! 


48  LE  TARTUFFE 

Si  j 'étais  en  sa  place,  un  homme,  assurément, 
Ne  m'épouserait  pas  de  force  impunément. 
Et  je  lui  ferais  voir,  bientôt  après  la  fête, 
Qu'une  femme  a  toujours  une  vengeance  prête. 

ORGON 
Donc,  de  ce  que  je  dis,  on  ne  fera  nul  cas? 

DORINE 
De  quoi  vous  plaignez-vous  ?  Je  ne  vous  parle  pas. 

ORGON 
Qu'est-ce  que  tu  fais  donc? 

DORINE 

Je  me  parle  à  moi-même. 

ORGON 

Fort  bien.  Pour  châtier  son  insolence  extrême. 
Il  faut  que  je  lui  donne  un  revers  de  ma  main. 

(Il  se  met  en  posture  de  lui  donner  tin  soufflet;  et 
Dorine,  à  chaque  coup  d'œil  qu'il  jette,  se  tient 
droite  sans  parler.) 
Ma  fille,  vous  devez  approuver  mon  dessein... 
Croire  que  le  mari...  que  j'ai  su  vous  élire... 

(A  Dorine.) 
Que  ne  parles- tu  ? 

DORINE 
Je  n'ai  rien  à  me  dire. 
ORGON 
Encore  un  petit  mot. 

DORINE 

Il  ne  me  plaît  pas,  moi. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCENE  TROISIEME  49 

ORGON 

Certes,  je  t'y  guettais. 

DORINE 

Quelque  sotte,  ma  foi  ! 

ORGON 

Enfin,  ma  fille,  il  faut  payer  d'obéissance, 

Et  montrer  pour  mon  choix  entière  déférence. 

DORINE,  en  s' enfuyant. 

Je  me  moquerais  fort  de  prendre  un  tel  époux. 

(Il  lui  veut  donner  un  soufflet  et  la  manque.) 

ORGON 

Vous  avez  là,  ma  fille,  une  peste  avec  vous, 
Avec  qui  sans  péché  je  ne  saurais  plus  vivre. 
Je  me  sens  hors  d'état  maintenant  de  poursuivre; 
Ses  discours  insolents  m'ont  mis  l'esprit  en  feu, 
Et  je  vais  prendre  l'air  pour  me  rasseoir  un  peu. 


SCENE  III 

DORINE,  MARIANE 

DORINE 

Avez-vous  donc  perdu,  dites-moi,  la  parole, 
Et  faut-il  qu'en  ceci  je  fasse  votre  rôle? 
Souffrir  qu'on  vous  propose  un  projet  insensé 
Sans  que  du  moindre  mot  vous  l'ayez  repoussé! 


50  LE  TARTUFFE 

MARIANE 
Contre  un  père  absolu  que  veux-tu  que  je  fasse? 

DORINE 
Ce  qu'il  faut  pour  parer  une  telle  menace. 

MARIANE 
Quoi? 

DORINE 

Lui  dire  qu'un  cœur  n'aime  point  par  autrui; 
Que  vous  vous  mariez  pour  vous,  non  pas  pour  lui; 
Qu  étant  celle  pour  qui  se  fait  toute  l'affaire, 
C'est  à  vous,  non  à  lui,  que  le  mari  doit  plaire, 
Et  que,  si  son  Tartuffe  est  pour  lui  si  charmant, 
Il  le  peut  épouser  sans  nul  empêchement. 

MARIANE 

Un  père,  je  l'avoue,  a  sur  nous  tant  d'empire 
Que  je  n'ai  jamais  eu  la  force  de  rien  dire. 

DORINE 

Mais  raisonnons.  Valère  a  fait  pour  vous  des  pas  : 
L'aimez-vous,  je  vous  prie,  ou  ne  l'aimez-vous  pas? 

MARIANE 

Ah  !  qu'envers  mon  amour  ton  injustice  est  grande, 
Dorine  !  Me  dois-tu  faire  cette  demande? 
T'ai-je  pas  là-der,sus  ouvert  cent  fois  mon  cœur, 
Et  sais-tu  pas  pour  lui  jusqu'où  va  mon  ardeur? 

DORINE 

Que  sais-je  si  le  C(X'ur  a  parlé  par  la  bouche, 

Et  si  c'est  tout  de  bon  que  cet  amant  vous  touche? 

MARIANE 

Tu  me  fais  un  gran  1  tort,  Dorine,  d'en  douter, 
Et  mes  vrais  sentiments  ont  su  trop  éclater. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  TROISIÈME  51 

DORINE 

Enfin,  vous  l'aimez  donc? 

MARIANE 

Oui,  d'une  ardeur  extrême. 
DORINE 
Et,  selon  l'apparence,  il  vous  aime  de  même? 

MARIANE 
Je  le  crois. 

DORINE 

Et  tous  deux  brûlez  également 
De  vous  voir  mariés  ensemble? 

iVlARIANE 

Assurément. 

DORINE 

Sur  cette  union  quelle  est  donc  votre  attente  ? 

MARIANE 

De  me  donner  la  mort,  si  l'on  me  violente. 

DORINE 

Fort  bien.  C'est  un  recours  où  je  ne  songeais  pas  : 
Vous  n'avez  qu'à  mourir  pour  sortir  d'embarras. 
Le  remède,  sans  doute,  est  merveilleux.  J'enrage 
Lorsque  j'entends  tenir  ces  sortes  de  langage. 

MARIANE 

Mon  Dieu,  de  quelle  humeur,  Dorine,  tu  te  rends! 
Tu  ne  compatis  point  aux  déplaisirs  des  gens. 

DORINE 

Je  ne  compatis  point  à  qui  dit  des  sornettes, 
Et  dans  l'occasion  mollit  comme  vous  faites. 


52  LE  TARTUFFE 

MARIANE 
Mais  que  veux-tu  ?  Si  j'ai  de  la  timidité... 

DORINE 
Mais  l'amour  dans  un  cœur  veut  de  la  fermeté. 

MARIANE 

Mais  n'en  gardai-je  pas  pour  les  feux  de  Valère  ? 
Et  n'est-ce  pas  à  lui  de  m'obtenir  d'un  père  ? 

DORINE 

Mais  quoi  !  si  votre  père  est  un  bourru  fieffé, 
Qui  s'est  de  son  Tartuffe  entièrement  coiffé 
Et  manque  à  l'union  qu'il  avait  arrêtée, 
La  faute  à  votre  amant  doit-elle  être  imputée  ? 

MARIANE 

Mais,  par  un  haut  refus  et  d'éclatants  mépris, 
Ferai-je  dans  mon  choix  voir  un  cœur  trop  épris  ? 
Sortirai-je  pour  lui,  quelque  éclat  dont  il  brille, 
De  la  pudeur  du  sexe  et  du  devoir  de  fille  ? 
Et  veux-tu  que  mes  feux  par  le  monde  étalés... 

DORINE 

Non,  non,  je  ne  veux  rien.  Je  vois  que  vous  voulez 
Etre  à  monsieur  Tartuffe,  et  j'aurais,  quand  j'y  pense, 
Tort  de  vous  détourner  d'une  telle  alliance. 
Quelle  raison  aurais-je  à  combattre  vos  vœux  ? 
Le  parti,  de  soi-même,  est  fort  avantageux. 
Monsieur  Tartuffe  !  Oh  !   oh  !   n'est-ce  rien  qu'on 

[propose  ? 
Certes,  monsieur  Tartuffe,  à  bien  prendre  la  chose. 
N'est  pas  un  homme,  non,  qui  se  mouche  du  pied, 
Et  ce  n'est  pas  peu  d'heur  que  d'être  sa  moitié. 
Tout  le  monde  déjà  de  gloire  le  couronne  ; 
Il  est  noble  chez  lui,  bien  fait  de  sa  personne 


ACTE  DEUXIEME.  SCÈNE  TROISIÈME  ^3 

Il  a  l'oreille  rouge  et  le  teint  bien  fleuri  : 
Vous  vivrez  trop  contente  avec  un  tel  mari. 

MARIANE 

Mon  Dieu... 

DORINE 

Quelle  allégresse  aurez-vous  dans  votre  âme 
Quand  d'un  époux  si  beau  vous  vous  verrez  la  femme  ! 

MARIANE 

Ah  !  cesse,  Je  te  prie,  un  semblable  discours, 

Et  contre  cet  hymen  ouvre-moi  du  secours. 

C'en  est  fait,  je  me  rends,  et  je  suis  prête  à  tout  faire. 

DORINE 

Non,  il  faut  qu'une  fille  obéisse  à  son  père, 

Voulût-il  lui  donner  un  singe  pour  époux. 

Votre  sort  est  fort  beau,  de  quoi  vous  plaignez-vous  ? 

Vous  irez  par  ,Ia  coche  en  sa  petite  ville, 

Qu'en  oncles  et  cousins  vous  trouverez  fertile, 

Et  vous  vous  plairez  fort  à  les  entretenir. 

D'abord  chez  le  beau  monde  on  vous  fera  venir  ; 

Vous  irez  visiter,  pour  votre  bienvenue, 

Madame  la  baillive  et  madame  l'élue. 

Qui  d'un  siège  pliant  vous  feront  honorer. 

Là,  dans  le  carnaval,  vous  pourrez  espérer 

Le  bal  et  la  grand'bande,  à  savoir  deux  musettes, 

Et,  parfois,  Fagotin  et  les  marionnettes. 

Si  pourtant  votre  époux... 

MARIANNE 

Ah  !  tu  me  fais  mourir  ! 
De  tes  conseils  plutôt  songe  à  me  secourir. 

DORINE 

Je  suis  votre  servante. 


54  LE  TARTUFFE 

MARIANH 
Eh!  Dorine,  de  grâce... 
DORINF. 
Il  faut,  pour  vous  punir,  que  cette  affaire  passe. 

MARIANE 
Ma  pauvre  fille  ! 

DORINE 
Non. 

MARIANE 

Si  mes  vœux  déclarés... 

DORINE 
Point.  Tartuffe  est  votre  homme,  et  vous  en  tàterez, 

MARIANE 

Tu  sais  qu'à  toi  toujours  je  me  suis  confiée. 
Fais-moi... 

DORINE 

Non.  V^ous  serez,  ma  foi,  tartuffiée. 

MARIANE 

Hé  bien  !  puisque  mon  sort  ne  saurait  t'émouvoir. 
Laisse-moi  désormais  toute  à  mon  désespoir. 
C'est  de  lui  que  mon  cœur  empruntera  de  l'aide. 
Et  je  sais  de  mes  maux  l'infaillible  remède. 

(Elle  veut  s'en  aller.) 

DORINE 

Hé  !  là,  là,  revenez,  je  quitte  mon  courroux. 
Il  faut  nonobstant  tout,  avoir  pitié  de  vous. 


ACTE  DHUXIÈME.  SCÈNE  QUATRIEME 

MARIANlî 

Vois-tu,  si  Ton  m'expose  à  ce  cruel  martyre, 
Je  te  le  dis,  Dorine,  il  faudra  que  j'expire. 

DORINK 

Ne  vous  tourmentez  point,  on  peut  adroitement 
Empêcher...  Mais  voici  V^iRre,  votre  amant. 


SCENE    IV 
VALÈRE,  MARIANE,  DORINE 

VALÈRE 

On  vient  de  débiter,  Madame,  une  nouvelle 
Que  je  ne  savais  pas,  et  qui  sans  doute  est  belle. 

MARIANE 
Quoi! 

VALÈRE 
Que  vous  épousez  Tartuffe. 
MARIANE 

Il  est  certain 
Que  mon  père  s'est  mis  en  tête  ce  dessein. 

VALÈRE 

Votre  père,  Madame... 

MARIANE 

A  changé  de  visée. 
La  chose  vient  par  lui  de  m'ètre  proposée. 


56  LE  TARTUFFE 

VALÈRE 

Quoi  !  sérieusement  ? 

MARIANE 

Oui,  sérieusement  ; 
Il  s'est  pour  cet  hymen  déclaré  hautement. 

VALÈRE 

Et  quel  est  le  dessein  où  votre  âme  s'arrête, 
Madame  ? 

MARIANE 

Je  ne  sais. 

VALÈRE 

La  réponse  est  honnête. 
Vous  ne  savez  ? 

MARIANE 
Non. 

VALÈRE 
Non? 

MARIANE 

Que  me  conseillez-vous  ? 

VALÈRE 

Je  vous  conseille,  moi,  de  prendre  cet  époux, 

MARIANE 
Vous  me  le  conseillez  ? 

VALÈRE 
Oui. 

MARIANE 

Tout  de  bon  ? 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  QUATRIÈME  57 

VALÈRE 

Sans  doute. 
Le  choix  est  glorieux,  et  vaut  bien  qu'on  l'écoute. 

MARIANE 
Hé  bien,  c'est  un  conseil,  Monsieur,  que  je  reçois. 

VALÈRE 
Vous  n'aurez  pas  grand  peine  à  le  suivre,  je  crois. 

MARIANE 
Pas  plus  qu'à  le  donner  en  a  souffert  votre  âme. 

VALÈRE 
Moi,  je  vous  l'ai  donné  pour  vous  plaire,  Madame. 

MARIANE 
Et  moi  je  le  suivrai  pour  vous  faire  plaisir. 

DORINE,  à  part. 
Voyons  ce  qui  pourra  de  ceci  réussir. 
VALÈRE 

C'est  donc  ainsi  qu'on  aime  ?  et  c'était  tromperie, 
Quand  vous... 

MARIANE 

Ne  parlons  point  de  cela,  je  vous  prie. 
Vous  m'avez  dit  tout  franc  que  je  dois  accepter 
Celui  que  pour  époux  on  me  veut  présenter. 
Et  je  déclare,  moi,  que  je  prétends  le  faire, 
Puisque  vous  m'en  donnez  le  conseil  salutaire. 

VALÈRE 
Ne  vous  excusez  point  sur  mes  intentions  : 
Vous  aviez  pris  déjà  vos  résolutions. 
Et  vous  vous  saisissez  d'un  prétexte  frivole 
Pour  vous  autoriser  à  manquer  de  parole. 


58  LK  TARTUFFE 

MARIANE 

Il  est  vrai,  c  est  bien  dit. 

VALÈRE 

Sans  doute,  et  votre  cœur 
N'a  jamais  eu  pour  moi  de  véritable  ardeur. 

MARIANE 

Hélas  !  permis  à  vous  d'avoir  cette  pensée. 

VALÈRE 

Oui.  oui,  permis  à  moi  ;  mais  mon  âme  offensée 
Vous  préviendra  peut-être  en  un  pareil  dessein  : 
Et  je  sais  où  porter  et  mes  vœux  et  ma  main. 

MARIANE 

Ah  !  je  n'en  doute  point  ;  et  les  ardeurs  qu'excite 
Le  mérite... 

\ALÈRE 

Mon  Dieu,  laissons  là  le  mérite  : 
Jen  ai  fort  peu,  sans  doute,  et  vous  en  faites  foi; 
Mais  j'espère  aux  bontés  quune  autre  aura  pour  moi, 
El  j'en  sais  de  qui  l'âme,  â  ma  retraite  ouverte, 
Consentira  sans  honte  à  réparer  ma  perte. 

MARIANE 

La  perte  n'est  pas  grande,  et  de  ce  changement 
Vous  vous  consolerez  assez  facilement... 

VALÈRE 

J'y  ferai  mon  possible,  et  vous  le  pouvez  croire. 

Un  cœur  qui  nous  oublie  engage  notre  gloire  : 

Il  faut  à  l'oublier  mettre  aussi  tous  nos  soins. 

Si  l'on  en  vient  à  bout,  on  le  doit  feindre  au  moins; 

Et  cette  lâcheté  jamais  ne  se  pardonne 

De  montrer  de  l'amour   pour  qui   nous  abandonne. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  aUATRIÈME  59 

MARIANE 

Ce  sentiment,  sans  doute,  est  noble  et  relevé. 

VALÈRE 

Fort  bien,  et  d'un  chacun,  il  doit  être  approuvé. 
Hé  quoi  !   vous  voudriez  qu'à  jamais  dans  mon  âme 
Je  gardasse  pour  vous  les  ardeurs  de  ma  flamme, 
Et  vous  visse  à  mes  yeux  passer  en  d'autres  bras, 
Sans  mettre  ailleurs  un  cœur  dont  vous  ne  voulez  pas  ? 

MARIANE 

Au  contraire,  pour  moi,  c'est  ce  que  je  souhaite, 
Et  je  voudrais  déjà  que  la  chose  fût  faite. 

VALÈRE 

Vous  le  voudriez  ? 

MARIANE 

Oui. 

VALÈRE 

C'est  assez  m'insulter, 
Madame,  et  de  ce  pas  je  vais  vous  contenter. 

(Il  fait  un  pas  pour  s'en  aller,  et  revient  toujours.) 
MARIANE 
Fort  bien. 

VALÈRE 

Souvenez-vous  au  moins  que  c'est  vous-même 
Qui  contraignez  mon  cœur  à  cet  effort  extrême. 

MARIANE 
Oui. 

VALÈRE 

Et  que  le  dessein  que  mon  âme  conçoit 
N'est  rien  quà  votre  exemple. 


6o  LE  TARTUFFE 

MARIANE 

A  mon  exemple,  soit. 
VALÈRE 
Suffit,  vous  allez  être  à  point  nommé  servie. 

MARIANE 
Tant  mieux. 

VALERE 
Vous  me  voyez,  c'est  pour  toute  ma  vie. 
MARIANE 
A  la  bonne  heure  ! 

VALÈRE,  s' en  va,  et,  lorsqu'il  est  vers  la  porte,  il  se 

retourne. 

Euh? 

MARIANE 
Quoi  ? 
VALÈRE 

Ne  m'appelez-vous  pas  ? 
MARIANE 
Moi  !  Vous  rêvez. 

\'ALÈRE 

Hé  bien,  je  poursuis  donc  mes  pas. 
Adieu,  Madame. 

MARIANE 

Adieu,  Monsieur. 

DORINE 

Pour  moi,  je  pense 
Que  vous  perdez  l'esprit  par  cette  extravagance. 


ACTE  DEUXIEME.  SCÈNE  aUATRIÈME         6i 

Et  je  vous  ai  laissé  tout  du  long  quereller. 
Pour  voir  où  tout  cela  pourrait  enfin  aller. 
Holà  !  Seigneur  Valère. 

(Elle  va  l'arrêter  par  le  bras  et  Valère  fait  mine 
de  grande  résistance.) 

VALÈRE 

Hé  !  que  veux-tu,  Dorine  ? 
DORINE 
Venez  ici. 

VALÈRE 

Non,  non,  le  dépit  me  domine. 
Ne  me  détourne  point  de  ce  qu'elle  a  voulu. 

DORINE 
Arrêtez. 

VALÈRE 
Non,  vois-tu,  c'est  un  point  résolu. 
DORINE 
Ah! 

MARIANE 

Il  souffre  à  me  voir,  ma  présence  le  chasse, 
Et  je  ferai  bien  mieux  de  lui  quitter  la  place. 

DORINE,  quitte  Valère  et  court  à  Mariant, 
A  l'autre  !  Où  courez- vous  ? 

MARIANE 

Laisse. 

DORINE 
Il  faut  revenir. 
MARIANE 
Non,  non,  Dorine,  en  vain  tu  veux  me  retenir. 


62  LE  TARTUFFE 

VALÈRE 

Je  vois  bien  que  ma  vue  est  pour  elle  un  supplice. 
Et  sans  doute  il  vaut  mieux  que  je  l'en  affranchisse. 

DORINE,  elle  quitte  Marianc  et  court  à  Falère. 

Encor  ?  Diantre  soit  fait  de  vous.  Si  !  je  le  veux, 
Cessez  ce  badinage,  et  venez  çà  tous  deux. 
(Elle  les  tire  l'un  et  l'autre.) 

VALÈRE 
Mais  quel  est  ton  dessein? 

MARIANE 

Qu'est-ce  que  tu  veux  faire? 
DORINE 
Vous  bien  remettre  ensemble  et  vous  tirer  d'affaire. 

(A  Valère.) 
Etes-vous  fou  d'avoir  un  pareil  démêlé  ? 

VALÈRE 

N'as-tu  pas  entendu  comme  elle  m'a  parlé? 

DORINE.  à  Mariane. 
Etes-vous  folle,  vous,  de  vous  être  emportée  ? 

iMARIANE 
N'as-tu  pas  vu  la  chose,  et  comme  il  m'a  traitée  ? 

DORINE,  à  Valère. 

Sottise  des  deux  parts.  Elle  n'a  d'autre  soin 
Que  de  se  conserver  à  vous,  j'en  suis  témoin. 

(A  Mariane.) 
Il  n'aime  que  vous  seule,  et  n'a  point  d'autre  envie 
Que  d'être  votre  époux,  j'en  réponds  sur  ma  vie. 


ACTF-,  DEUXIÈME.  SCÈNE  QUATRIÈME         63 

MARIANE 
Pourquoi  donc  me  donner  un  semblable  conseil  ? 

VALÈRE 
Pourquoi  m'en  demander  sur  un  sujet  pareil  ? 

DORINH 
Vous  êtes  fous  tous  deux.  Çà,  la  main,  l'un  et  l'autre. 

(A  VaUre.) 
Allons,  vous. 

VALÈRE,  en  donnant  sa  main  à  Dorim. 
A  quoi  bon  ma  main  ? 
DORIXE,  à  Mariane. 

Ah  !  çà,  la  vôtre. 
MARIANE,  en  donnant  aussi  sa  main. 
De  quoi  sert  tout  cela  ? 

DORINE 

Mon  Dieu!  vite,  avancez. 
Vous  vous  aimez  tous  deux  plus  que  vous  ne  pensez. 

VALERE,  à  Mariane. 

Mais  ne  faites  donc  point  les  choses  avec  peine, 
Et  regardez  un  peu  les  gens  sans  nulle  haine. 

(Mariane  tourne  l'œil  sur  VaJère,  et  fait  un  petit 
sourire.) 

DORINE 

A  vous  dire  le  vrai,  les  amants  sont  bien  fous  ! 

VALÈRE 

Oh  çà  !  n'ai-je  pas  lieu  de  me  plaindre  de  vous  ? 

Et,  pour  n'en  point  mentir,  n'êtes-vous  pas  méchante 

De  vous  plaire  à  me  dire  une  chose  affligeante  ? 


64  LE  TARTUFFE 

MARIANE 

Mais  vous,  n'êtes-vous  pas  l'homme  le  plus  ingrat... 
DORINE 

Pour  une  autre  saison  laissons  tout  ce  débat, 
Et  songeons  à  parer  ce  fâcheux  mariage. 

MARIANE 

Dis-nous  donc  quels  ressorts  il  faut  mettre  en  usage. 
DORINE 

Nous  en  ferons  agir  de  toutes  les  façons. 
Votre  père  se  moque,  et  ce  sont  des  chansons. 
Mais,  pour  vous,  il  vaut  mieux  qu'à  son  extravagance 
D'un  doux  consentement  vous  prêtiez  l'apparence, 
Afin  qu'en  cas  d'alarme  il  vous  soit  plus  aisé 
De  tirer  en  longueur  cet  hymen  proposé. 
En  attrapant  du  temps  à  tout  on  remédie. 
Tantôt  vous  payerez  de  quelque  maladie 
Qui  viendra  tout  à  coup  et  voudra  des  délais, 
Tantôt  vous  payerez  de  présages  mauvais  : 
Vous  aurez  fait  d'un  mort  la  rencontre  fâcheuse. 
Cassé  quelque  miroir,  ou  songé  d'eau  bourbeuse. 
Enfin,  le  bon  de  tout,  c'est  qu'à  d'autres  qu'à  lui 
On  ne  vous  peut  lier  que  vous  ne  disiez  oui. 
Mais,  pour  mieux  réussir,  il  est  bon,  ce  me  semble, 
Qu'on  ne  vous  trouve  point  tout  deux  parlant 

[ensemble. 
(A  Valère.) 
Sortez,  et  sans  tarder  employez  vos  amis 
Pour  vous  faire  tenir  ce  qu'on  vous  a  promis. 
Nous  allons  réveiller  les  efforts  de  son  frère, 
Et  dans  notre  parti  jeter  la  belle-mère. 
Adieu. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  QUATRIÈME  65 

VALÈRE,  à  Mariane. 

Quelques  efforts  que  nous  préparions  tous, 
Ma  plus  grande  espérance,  à  vrai  dire,  est  en  vous. 

MARIANE,  à  Valère. 

Je  ne  vous  réponds  pas  des  volontés  d'un  père  ; 
Mais  je  ne  serai  point  à  d'autre  qu'à  Vàlère. 

VALÈRE 

Que  vous  me  comblez  d'aise  !  et,  quoi  que  puisse 

[oser... 
DORINE 

Ah  !  jamais  les  amants  ne  sont  las  de  jaser. 
Sortez,  vous  dis-je. 

VALÈRE,  fait  un  pas,  et  revient. 
Enfin... 

DORINE 

Quel  caquet  est  le  vôtre  ! 
(Les  poussant  chacun  par  l'épaule.) 
Tirez  de  cette  part  ;  et  vous,  tirez  de  l'autre. 


ACT€   III 

SCÈNE  PREMIÈRE 

DAMIS,  DORINE 

DAMIS 

Que  la  foudre  sur  l'heure  achève  mes  destins, 
Qu'on  me  traite  partout  du  plus  grand  des  faquins, 
S'il  est  aucun  respect  ni  pouvoir  qui  m'arrête, 
Et  si  je  ne  fais  pas  quelque  coup  de  ma  têie. 

DORINE 

De  grâce,  modérez  un  tel  emportement  ; 
Votre  père  n'a  fait  quen  parler  simplement  : 
On  n'exécute  pas  tout  ce  qui  se  propose, 
Et  le  chemin  est  long  du  projet  à  la  chose. 

DAMIS 

Il  faut  que  de  ce  fat  j'arrête  les  complots. 

Et  qu'à  l'oreille  un  peu  je  lui  dise  deux  mots. 


68  LE  TARTUFFE 

DORINE 

Ah  !  tout  doux!  envers  lui,  comme  envers  votre  père, 

Laissez  agir  les  soins  de  votre  belle-mère. 

Sur  l'esprit  de  Tartuffe  elle  a  quelque  crédit, 

Il  se  rend  complaisant  à  tout  ce  qu'elle  dit, 

Et  pourrait  bien  avoir  douceur  de  cœur  pour  elle. 

Plût  à  Dieu  qu'il  fût  vrai  !  la  chose  serait  belle  ! 

Enfin  votre  intérêt  l'oblige  à  le  mander  ; 

Sur  l'hymen  qui  vous  trouble  elle  veut  le  sonder, 

Savoir  ses  sentiments,  et  lui  faire  connaître 

Quels  fâcheux  démêlés  il  pourra  faire  naître, 

S'il  faut  qu'à  ce  dessein  il  prête  quelque  espoir. 

Son  valet  dit  qu'il  prie,  et  je  n'ai  pu  le  voir  ; 

Mais  ce  valet  m'a  dit  qu'il  s'en  allait  descendre. 

Sortez  donc,  je  vous  prie,  et  me  laissez  l'attendre. 

DAMIS 

le  puis  être  présent  à  tout  cet  entretien. 

DORINE 

Point  :  il  faut  qu'ils  soient  seuls. 

DAMIS 

Je  ne  lui  dirai  rien. 

DORINE 

Vous  vous  moquez  ;  on  sait  vos  transports  ordinaires, 
Et  c'est  le  vrai  moyen  de  gâter  les  affaires. 
Sortez. 

DAMIS 
Non,  je  veux  voir  sans  me  mettre  en  courroux. 
DORINE 
Que  vous  êtes  fâcheux  !  Il  vient,  retirez- vous. 


ACTE  TROISIÈME.  SCÈNE  DEUXIÈME  69 

SCÈNE    II 
TARTUFFE,  LAURENT,  DORINE 

TARTUFFE,  apercevant  Dorine. 

Laurent,  serrez  ma  haire  avec  ma  discipline, 

Et  priez  que  toujours  le  Ciel  vous  illumine. 

Si  l'on  vient  pour  me  voir,  je  vais  aux  prisonniers 

Des  aumônes  que  j'ai  partager  les  derniers. 

DORINE 

Que  d'affectation  et  de  forfanterie  ! 

TARTUFFE 
Que  voulez-vous  ? 

DORINE 

Vous  dire... 

TARTUFFE.  //  lire  un  mouchoir  de  sa  poche. 

Ah  !  mon  Dieu,  je  vous  prie, 
Avant  que  de  parler,  prenez-moi  ce  mouchoir. 

DORINE 

Comment  ? 

TARTUFFE 

Couvrez  ce  sein  que  je  ne  saurais  voir. 
Par  de  pareils  objets  les  âmes  sont  blessées. 
Et  cela  fait  venir  de  coupables  pensées. 

DORINE 

Vous  êtes  donc  bien  tendre  à  la  tentation. 

Et  la  chair  sur  vos  sens  fait  grande  impression  ! 


7c.  LE  TARTUFFE 

Certes,  je  ne  sais  pas  quelle  chaleur  vous  monte. 
Mais  à  convoiter,  moi,  je  ne  suis  point  si  prompte, 
Et  je  vous  verrais  nu  du  haut  jusques  en  bas 
Que  toute  votre  peau  ne  me  tenterait  pas. 

TARTUFFE 

Mettez  dans  vos  discours  un  peu  de  modestie, 
Ou  je  vais  sur-le-champ  vous  quitter  la  partie. 

DORINE 

Non,  non,  c'est  moi  qui  vais  vous  laisser  en  repos, 
Et  je  n'ai  seulement  qu'à  vous  dire  deux  mots. 
Madame  va  venir  dans  cette  salle  basse. 
Et  d'un  mot  d'entretien  vous  demande  la  grâce. 

TARTUFFE 

Hélas  !  très  volontiers. 

DORINE,  en  soi-iuéine. 

Comme  il  se  radoucit  ! 
Ma  foi,  je  suis  toujours  pour  ce  que  j'en  ai  dit. 

TARTUFFE 

Viendra-t-elle  bientôt  ? 

DORINE 

Je  lentends,  ce  me  semble, 
Oui,  c'est  elle  en  personne,  et  je  vous  laisse  ensemble. 


ACTE  TROISIÈME    SCÈNE  TROISIÈME  71 

SCÈNE   m 

ELMIRE,  TARTUFFE 

TARTUFFE 
Que  le  Ciel  à  jamais,  par  sa  toute  bonté. 
Et  d'.'  l'âme  et  du  corps  vous  donne  la  santé, 
Et  bénisse  vos  jours  autant  que  le  désire 
Le  plus  humble  de  ceux  que  son  amour  inspire  ! 

ELMIRE 
Je  suis  fort  obligée  à  ce  souhait  pieux  ; 
Mais  prenons  une  chaise  afin  d'être  un  peu  mieux. 

TARTUFFE 
Comment  de  votre  mal  vous  sentez-vous  remise  ? 

ELMIRE 
Fort  bien,  et  cette  fièvre  a  bientôt  quitté  prise. 

TARTUFFE 
Mes  prières  n'ont  pas  le  mérite  qu'il  faut 
Pour  avoir  attiré  cette  grâce  d'en  haut, 
Mais  je  n'ai  fait  au  Ciel  nulle  dévote  instance 
Qui  n'ait  eu  pour  objet  votre  convalescence. 

ELMIRE 
Votre  zèle  pour  moi  s'est  trop  inquiété. 

TARTUFFE 
On  ne  peut  trop  chérir  votre  chère  santé, 
Et  pour  la  rétablir  j'aurais  donné  la  mienne. 

ELMIRE 
C'est  pousser  bien  avant  la  charité  chrétienne, 
Et  je  vous  dois  beaucoup  pour  toutes  ces  bontés. 


72  LE  TARTUFFE 

TARTUFFE 

Je  fais  bien  moins  pour  vous  que  vous  ne  méritez. 

ELMIRE 

J'ai  voulu  vous  parler  en  secret  d'une  affaire, 
Et  suis  bien  aise  ici  qu'aucun  ne  nous  éclaire. 

TARTUFFE 

J'en  suis  ravi  de  même,  et  sans  doute  il  m'est  doux, 
Madame,  de  me  voir  seul  à  seul  avec  vous. 
C'est  une  occasion  qu'au  Ciel  j'ai  demandée. 
Sans  que  jusqu'à  cette  heure  il  me  l'ait  accordée. 

ELMIRE 

Pour  moi,  ce  que  je  veux,  c'est  un  mot  d'entretien 
Où  tout  votre  cœur  s'ouvre  et  ne  me  cache  rien. 

TARTUFFE 

Et  je  ne  veux  aussi,  pour  grâce  singulière, 
Que  montrer  à  vos  yeux  mon  âme  toute  entière, 
Et  vous  faire  serment  que  les  bruits  que  j'ai  faits 
Des  visites  qu'ici  reçoivent  vos  attraits 
Ne  sont  pas  envers  vous  l'effet  d'aucune  haine. 
Mais  plutôt  d'un  transport  de  zèle  qui  m'entraîne, 
Et  d'un  pur  mouvement... 

ELMIRE 

Je  le  prends  bien  aussi. 
Et  crois  que  mon  salut  vous  donne  ce  souci. 

TARTUFFE,  //  lui  serre  le  bout  des  doigts. 

Oui,  Madame,  sans  doute,  et  ma  ferveur  est  telle... 

ELMIRE 

Ouf!  vous  me  serrez  trop. 


ACTE  TROISIÈME.  SCÈNE  TROISIÈME  73 

TARTUFFE 

Cest  par  excès  de  zèle. 
De  vous  faire  aucun  mal  je  n'eus  jamais  dessein. 
Et  j'aurais  bien  plutôt... 

(Il  lui  mel  la  main  sur  le  ^enou.) 

ELMIRE 
Que  fait  là  votre  main? 
TARTUFFE 
Je  tâte  votre  habit;  l'étoffe  en  est  moelleuse. 

ELMIRE 
Ah!  de  grâce,  laissez;  je  suis  fort  chatouilleuse. 

(Elle  recule  sa  chaise,  cl   Tartuffe  rapproche  la 
sienne.) 

TARTUFFE 

Mon  Dieu!  que  de  ce  point  l'ouvrage  est  merveilleux  ! 
On  travaille  aujourd'hui  d'un  air  miraculeux; 
Jamais  en  toute  chose  on  n'a  vu  un  si  bien  faire. 

ELMIRE 

Il  est  vrai.  Mais  parlons  un  peu  de  notre  affaire. 
On  tient  que  mon  mari  veut  dégager  sa  foi, 
Et  vous  donner  sa  fille  :  est-il  vrai,  dites  moi? 

TARTUFFE 

Il  m'en  a  dit  deux  mots;  mais,  Madame,  à  vrai  dire, 
Ce  n'est  pas  le  bonheur  après  quoi  je  soupire. 
Et  je  vois  autre  part  les  merveilleux  attraits 
De  la  félicité  qui  fait  tous  mes  souhaits. 

ELMIRE 

C'est  que  vous  n'aimez  rien  des  choses  de  la  terre. 


74  LE  TARTUFFE 

TARTUFFE 

Mon  sein  n'enferme  pas  un  cœur  qui  soit  de  pierre. 

ELMIRF 

Pour  moi,  je  crois  qu'au  Ciel  tendent  tous  vos  soupirs, 
Et  que  rien  ici-bas  n'arrête  vos  désirs. 

TARTUFFE 
L'amour  qui  nous  attache  aux  beautés  éternelles 
N'étouffe  pas  en  nous  l'amour  des  temporelles. 
Nos  sens  facilement  peuvent  être  charmés 
Des  ouvrages  parfaits  que  le  Ciel  a  formés. 
Ses  attraits  réfléchis  brillent  dans  vos  pareilles, 
Mais  il  étale  en  vous  ses  plus  rares  merveilles. 
Il  a  sur  votre  face  épanché  des  beautés 
Dont  les  \eux  sont  surpris  et  les  cœurs  transportés; 
Et  je  n'ai  pu  vous  voir,  parfeite  créature, 
Sans  admirer  en  vous  l'auteur  de  la  nature, 
Et  d'une  ardente  amour  sentir  mon  cœur  atteint 
Au  plus  beau  des  portraits  où  lui-même  il  s'est  peint. 
D'abord  j "appréhendai  que  cette  ardeur  secrète 
Ne  fût  du  noir  esprit  une  surprise  adroite  ; 
Et  même  à  fuir  vos  yeux  mon  cœur  se  résolut, 
Vous  croyant  un  obstacle  à  faire  mon  salut. 
Mais  enfin  je  connus,  ô  beauté  toute  aimable, 
Que  cette  passion  peut  n'être  point  coupable; 
Que  je  puis  l'ajuster  avecque  la  pudeur. 
Et  c'est  ce  qui  m'y  fiiit  abandonner  mon  cœur. 
Ce  m'est,  je  le  confesse,  une  audace  bien  grande 
Que  d'oser  de  ce  cœur  vous  adresser  l'offrande; 
Mais  j'attends  en  mes  vœux  tout  de  votre  bonté, 
Et  rien  des  vains  efforts  de  mon  infirmité. 
En  vous  est  mon  espoir,  mon  bien,  ma  quiétude  : 
De  vous  dépend  ma  peine  ou  ma  béatitude; 
Et  je  vais  être  enfin,  par  votre  seul  arrêt. 
Heureux,  si  vous  voulez;  malheureux,  s'il  vous  plaît. 


ACTE  TROISIÈME.  SCÈNE  TIlûISIEME  7s 

ELMIRE 

La  déclaration  est  tout  à  tait  galante  ; 

Mais  elle  est,  à  vrai  dire,  un  peu  bien  surprenante. 

Vous  deviez,  ce  me  semble,  armer  mieux  votre  sein. 

Et  raisonner  un  peu  sur  un  pareil  dessein. 

Un  dévot  comme  vous,  et  que  partout  on  nomme... 

TARTUFFE 

Ah!  pour  être  dévot,  je  n'en  suis  pas  moins  homme; 
Et,  lorsqu'on  vient  à  voir  vos  célestes  appas. 
Un  cœur  se  laisse  prendre  et  ne  raisonne  pas. 
Je  sais  qu'un  tel  discours  de  moi  paraît  étrange; 
Mais,  Madame,  après  tout,  Je  ne  suis  pas  un  ange. 
Et.  si  vous  condamnez  Faveu  que  je  vous  fais, 
Vous  devez  vous  en  prendre  à  vos  charmants  attraits. 
Dès  que  j'en  vis  briller  la  splendeur  plus  qu'humaine, 
De  mon  intérieur  vous  fûtes  souveraine. 
De  vos  regards  divins  l'ineffable  douceur 
Força  la  résistance  ou  s'obstinait  mon  coeur; 
Elle  surmonta  tout,  jeûnes,  prières,  larmes, 
Et  tourna  tous  mes  vœux  du  côté  de  vos  charmes. 
Mes  veux  et  mes  soupirs  vous  l'ont  dit  mille  fois, 
Et  pour  mieux  m'expliquer  j'emploie  ici  la  voix. 
Que  si  vous  contemplez  d'une  âme  un  peu  bénigne 
Les  tribulations  de  votre  esclave  indigne, 
S'il  faut  que  vos  bontés  veuillent  me  consoler, 
Et  jusqu'à  mon  néant  daignent  se  ravaler, 
J'aurai  toujours  pour  vous,  ô  suave  merveille, 
Une  dévotion  à  nulle  autre  pareille. 
Votre  honneur  avec  moi  ne  court  point  de  hasard, 
Et  n'a  nulle  disgrâce  à  craindre  de  ma  part. 
Tout  ces  galants  de  cour  dont  les  femmes  sont  folles 
Sont  bruyants  dans  leurs  faits  et  vains  dans  leurs 

[paroles  ; 


76  LE  TARTUFFE 

De  leurs  progrès  sans  cesse  on  les  voit  se  targuer  ; 

Ils  n'ont  point  de  fiiveurs  qu'ils  n'aillent  divulguer, 

Et  leur  langue  indiscrète,  en  qui  l'on  se  confie, 

Déshonore  l'autel  où  leur  cœur  sacrifie. 

Mais  les  gens  comme  nous  brûlent  d'un  feu  discret, 

Avec  qui  pour  toujours  on  est  sûr  du  secret. 

Le  soin  que  nous  prenons  de  notre  renommée 

Répond  de  toute  chose  à  la  personne  aimée, 

Et  c'est  en  nous  qu'on  trouve,  acceptant  notre  cœur. 

De  l'amour  sans  scandale  et  du  plaisir  sans  peur. 

ELMIRE 

je  vous  écoute  dire,  et  votre  rhétorique 

En  termes  assez  forts  à  mon  âme  s'explique. 

N'appréhendez-vous  point  que  je  ne  sois  d'humeur 

A  dire  à  mon  mari  cette  galante  ardeur, 

Et  que  le  prompt  avis  d'un  amour  de  la  sorte 

Ne  pût  bien  altérer  l'amitié  qu'il  vous  porte? 

TARTUFFE 
Je  sais  que  vous  avez  trop  de  bénignité, 
Et  que  vous  ferez  grâce  à  ma  témérité; 
Que  vous  m'excuserez  sur  l'humaine  faiblesse 
Des  violents  transports  d'un  amour  qui  vous  blesse. 
Et  considérerez,  en  regardant  votre  air,  [chair. 

Que  Ton  n'est  pas  aveugle,  et  qu'un  homme  est  de 

ELMIRE 
D'autres  prendraient  cela  d'autre  façon  peut-être; 
Mais  ma  discrétion  se  veut  faire  paraître. 
Je  ne  redirai  point  l'affaire  à  mon  époux; 
Mais  je  veux  en  revanche  une  chose  de  vous. 
C'est  de  presser  tout  franc,  et  sans  nulle  chicane. 
L'union  de  Valère  avecque  Mariane; 
De  renoncer  vous-même  à  l'injuste  pouvoir 
Qui  veut  du  bien  d'un  autre  enrichir  votre  espoir  ; 
Et... 


ACTE  TROISIÈME.  SCÈNE  QUATRIEME        77 

SCÈNE    IV 

ELMIRE,   DAMIS,  TARTUFFE 

DAMIS,  sortant  du  petit  cabinet  oii  il  s'était  retiré. 

Non,  Madame,  non,  ceci  doit  se  répandre. 
J'étais  en  cet  endroit,  d'où  j'ai  pu  tout  entendre, 
Et  la  bonté  du  Ciel  m'y  semble  avoir  conduit 
Pour  confondre  l'orgueil  d'un  traître  qui  me  nuit, 
Pour  m'ouvrir  une  voie  à  prendre  la  vengeance 
De  son  hypocrisie  et  de  son  insolence, 
A  détromper  mon  père,  et  lui  mettre  en  plein  jour 
L'âme  d'un  scélérat  qui  vous  parle  d'amour. 

ELMIRE 

Non,  Damis,  il  suffit  qu'il  se  rende  plus  sage, 
Et  tâche  à  mériter  la  grâce  où  je  m'engage. 
Puisque  je  l'ai  promis,  ne  m'en  dédites  pas. 
Ce  n'est  point  mon  humeur  de  faire  des  éclats; 
Une  femme  se  rit  de  sottises  pareilles, 
Et  jamais  d'un  mari  n'en  trouble  les  oreilles. 

DAMIS 

Vous  avez  vos  raisons  pour  en  user  ainsi. 

Et  pour  faire  autrement  j'ai  les  miennes  aussi. 

Le  vouloir  épargner  est  une  raillerie; 

Et  l'insolent  orgueil  de  sa  cagoterie 

N'a  triomphé  que  trop  de  mon  juste  courroux, 

Et  que  trop  excité  de  désordres  chez  nous. 

Le  fourbe  trop  longtemps  a  gouverné  mon  père 

Ht  desservi  mes  feux  avec  ceux  de  Valère. 

Il  faut  que  du  perfide  il  soit  désabusé, 

Et  le  Ciel,  pour  cela,  m'offre  un  moyen  aisé. 


78  LE  TARTUFFE 

De  cette  occasion  je  lui  suis  redevable, 
Et  pour  la  négliger  elle  est  trop  favorable. 
Ce  serait  mériter  qu'il  me  la  vînt  ravir 
Que  de  l'avoir  en  main  et  ne  m'en  pas  servir. 

ELMIRE 

Damis!... 

DAMIS 

Non,  s'il  vous  plaît,  il  faut  que  je  me  croie. 
Mon  âme  est  maintenant  au  comble  de  sa  joie, 
Et  vos  discours  en  vain  prétendent  m'obliger 
A  quitter  le  plaisir  de  me  pouvoir  venger. 
Sans  aller  plus  avant,  je  vais  vider  l'affaire; 
Et  voici  justement  de  quoi  me  satisfaire. 


SCENE    V 

ORGON,  DAMIS,  TARTUFFE,  ELMIRE 

DAMIS 

Nous  allons  régaler,  mon  père,  votre  abord 
D'un  incident  tout  frais  qui  vous  surprendra  fort. 
Vous  êtes  bien  payé  de  toutes  vos  caresses, 
Et  Monsieur  d'un  beau  prix  reconnaît  vos  tendresses. 
Son  grand  zèle  pour  vous  vient  de  se  déclarer. 
Il  ne  va  pas  à  moins  qu'à  vous  déshonorer. 
Et  je  l'ai  surpris  là  qui  faisait  à  Madame 
L'injurieux  aveu  d'une  coupable  flamme.  [cret 

Elle  est  d'une  humeur  douce,  et  son  cœur  trop  dis- 
Voulait  à  toute  force  en  garder  le  secret; 


ACIK  TROISIÈME.  SCÈNE  SIXIEME  79 

Mais  je  ne  puis  flatter  une  telle  impudence. 

Et  crois  que  vous  la  taire  est  vous  faire  une  offense. 

ELMIRE 

Oui,  je  tiens  que  jamais  de  tous  ces  vains  propos 
On  ne  doit  d'un  mari  traverser  le  repos; 
Que  ce  n'est  point  de  là  que  l'honneur  peut  dépendre, 
Et  qu'il  suffit  pour  nous  de  savoir  nous  défendre. 
Ce  sont  mes  sentiments;  et  vous  n'auriez  rien  dit, 
Damis,  si  j'avais  eu  sur  vous  quelque  crédit. 


SCENE   VI 

ORGON,  DAMIS,  TARTUFFE 

ORGON 

Ce  que  je  viens  d'entendre,  ô  Ciel  est-il  croyable? 

TARTUFFE 

Oui,  mon  frère,  je  suis  un  méchant,  un  coupable. 

Un  malheureux  pécheur  tout  plein  d'iniquité, 

Le  plus  grand  scélérat  qui  jamais  ait  été. 

Chaque  instant  de  ma  vie  est  chargé  de  souillures  ; 

Elle  n'est  qu'un  amas  de  crimes  et  d'ordures, 

Et  je  vois  que  le  Ciel,  pour  ma  punition, 

Me  veut  mortifier  en  cette  occasion. 

De  quelque  grand  forfait  qu'on  me  puisse  reprendre. 

Je  n'ai  garde  d'avoir  l'orgueil  de  m'en  défendre. 

Croyez  ce  qu'on  vous  dit,  armez  votre  courroux, 

Et  comme  un  criminel  chassez-moi  de  chez  vous. 


8o  LE  TARTUFFE 

Je  ne  saurais  avoir  tant  de  honte  en  partage 
Que  je  n'en  aie  encor  mérité  davantage. 

ORGON.  à  son  fils. 
Ah!  traître,  oses-tu  bien,  par  cette  fausseté, 
Vouloir  de  sa  vertu  ternir  la  pureté? 

DAMIS 
Quoi  !  la  feinte  douceur  de  cette  âme  hypocrite 
Vous  fera  démentir... 

ORGON 
Tais-toi   peste  maudite! 
TARTUFFE 
Ah!  laissez-le  parler;  vous  l'accusez  à  tort. 
Et  vous  ferez  bien  mieux  de  croire  à  son  rapport. 
Pourquoi  sur  un  tel  fait  mètre  si  favorable? 
Savez-vous,  après  tout,  de  quoi  je  suis  capable? 
Vous  fiez-vous,  mon  frère,  à  mon  extérieur? 
Et,  pour  tout  ce  qu'on  voit,  me  croyez-vous  meilleur? 
Non,  non,  vous  vous  laissez  tromper  à  l'apparence, 
Et  je  ne  suis  rien  moins,  hélas!  que  ce  qu'on  pense. 
Tout  le  monde  me  prend  pour  un  homme  de  bien; 
Mais  la  vérité  pure  est  que  je  ne  vaux  rien. 

(S'adressanî  à  Damis.) 
Oui,  mon  cher  fils,  parlez,  traitez-moi  de  perfide. 
D'infâme,  de  perdu,  de  voleur,  d'homicide; 
Accablez-moi  de  noms  encor  plus  détestés; 
Je  n'y  contredis  point,  je  les  ai  mérités, 
Et  j'en  veux  à  genoux  soufi"rir  l'ignominie. 
Comme  une  honte  due  aux  crimes  de  ma  vie. 

ORGON,  à  Tartuffe. 

Mon  frère,  c'en  est  trop. 

(A  son  fils.) 
Ton  cœur  ne  se  rend  point, 
Traître  ? 


ACTE  TROISIÈME.  SCÈNE  SIXIÈME  8, 

DAMIS 
Quoi!  ses  discours  vous  séduiront  au  point... 
ORGON 
Tais-toi,  pendard  ! 

(A  Tartuffe.) 
Mon  frère,  eh  !  levez-vous,  de  grâce. 
(A  son  fils.) 
Infâme  ! 

DAMIS 
Il  peut... 

ORGON 
Tais-toi. 

DAMIS 

J'enrage  !  Quoi  !  je  passe.  . 
ORGON 
Si  tu  dis  un  seul  mot,  je  te  romprai  les  bras. 

TARTUFFE 
Mon  frère,  au  nom  de  Dieu,  ne  vous  emportez  pas. 
J'aimerais  mieux  souffrir  la  peine  la  plus  dure 
Qu'il  eût  reçu  pour  moi  la  moindre  égratignure. 

ORGON,  à  son  fils. 
Ingrat  ! 

TARTUFFE 
Laissez-le  en  paix.  S'il  faut  à  deux  genoux 
Vous  demander  sa  grâce. . . 

ORGON,  à  Tartuffe. 

Hélas  !  Vous  moquez-vous  ? 
(A  son  fils.) 
Coquin,  vois  sa  bonté. 

6 


82  LE  TARTUFFH 

DAMIS 
Donc... 
ORGON 
Paix! 

DAMIS 

Quoi,  je  .. 

ORGON 

Paix,  dis  je  ! 
Je  sais  bien  quel  motif  à  l'attaquer  t'oblige. 
Vous  le  haïssez  tous,  et  je  vois  aujourd'hui 
Femme,  enfants  et  valets  déchaînés  contre  lui. 
On  met  impudemment  toute  chose  en  usage 
Pour  ôter  de  chez  moi  ce  dévot  personnage  ; 
Mais  plus  on  fait  d'effort  afin  de  l'en  bannir, 
Plus  j'en  veux  employer  h  l'y  mieux  retenir. 
Et  je  vais  me  hâter  de  lui  donner  ma  fille 
Pour  confondre  l'orgueil  de  toute  ma  famille. 

DAMIS 

A  recevoir  sa  main  on  pense  l'obliger? 

ORGON 

Oui,  traître,  et  dès  ce  soir,  pour  vous  faire  enrager. 
Ah  !  je  vous  brave  tous,  et  vous  ferai  connaître 
Qu'il  faut  qu'on  m'obéisse  et  que  je  suis  le  maître. 
Allons,  qu'on  se  rétracte,  et  qu'à  l'instant,  fripon. 
On  se  jette  à  ses  pieds  pour  demander  pardon. 

DAMIS 

Qui,  moi  ?  de  ce  coquin  qui  par  ses  impostures... 

ORGON 
Ah  !  tu  résistes,  gueux,  et  lui  dis  des  injures  ? 


ACTH  TROISIÈMK.  SCENE  SEPTIÈME  83 

Un  bâton,  un  bâton  ! 

(A  Tartuffe.) 
Ne  me  retenez  pas. 
(A  son  fils.) 
Sus.  que  de  ma  maison  on  sorte  de  ce  pas, 
Et  que  d'y  revenir  on  n'ait  jamais  l'audace. 

DAMIS 
Oui,  je  sortirai,  mais... 

ORGON 

Vite,  quittons  la  place. 
Je  te  prive,  pendard,  de  ma  succession, 
Et  te  donne,  de  plus,  ma  malédiction. 


SCENE  Vil 

ORGON,  TARTUFFE 

ORGON 
Offenser  de  la  sorte  une  sainte  personne  ! 

TARTUFFE 
O  Ciel  !  pardonne- lui  la  douleur  qu'il  me  donne. 

(A  Orgon.) 
Si  vous  pouviez  savoir  avec  quel  déplaisir 
Je  vois  qu'envers  mon  frère  on  tâche  à  me  noircir. 

ORGON 
Hélas  : 


84  LE  TARTUFFE 

TARTUFFE 

Le  seul  penser  de  cette  ingratitude 
Fait  souffrir  à  mon  âme  un  supplice  si  rude... 
L'horreur  que  j'en  conçois...  J'ai  le  cœur  si  serré 
Que  je  ne  puis  parler,  et  crois  que  j'en  mourrai. 

ORGON.  //  court  tout  en  larmes  à  la  porte 
par  où  il  a  chassé  son  fils. 

Coquin  !  je  me  repens  que  ma  main  t'ait  fait  grâce. 
Et  ne  t'ait  pas  d'abord  assommé  sur  la  place. 
Remettez-vous,  mon  frère,  et  ne  vous  fâchez  pas. 

TARTUFFE 

Rompons,  rompons  le  cours  de  ces  fâcheux  débats. 
Je  regarde  céans  quels  grands  troubles  j'apporte. 
Et  crois  qu'il  est  besoin,  mon  frère,  que  j'en  sorte. 

ORGON 

Comment!  Vous  moquez-vous? 

TARTUFFE 

On  m'y  hait,  et  je  vois 
Qu'on  cherche  à  vous  donner  des  soupçons  de  ma  foi. 

ORGON 

Qu'importe  !  Voyez-vous  que  mon  creur  les  écoute  ? 

TARFUFl-E 

On  ne  manquera  pas  de  poursuivre,  sans  doute; 
Et  ces  mêmes  rapports,  qu'ici  vous  rejetez, 
Peut-être  une  autre  fois  seront-ils  écoutés. 

ORGON 

Non,  mon  frère,  jamais. 

TARTUFFE 

Ah  !  mon  frère,  une  femme 
Aisément  d'un  mari  peut  bien  surprendre  l'âme. 


ACTE  TROISIÈME.  SCENE  SEPTIÈME  85 

ORGON 

Non.  non. 

TARTUFFE 

Laissez-moi  vite,  en  m'éloignant  d'ici, 
Leur  ôter  tout  sujet  de  m'attaquer  ainsi. 

ORGON 

Non,  vous  demeurerez,  il  y  va  de  ma  vie. 

TARTUFFE 

Hé  bien,  il  faudra  donc  que  je  me  mortifie. 
Pourtant,  si  vous  vouliez... 

ORGON 
Ah! 

TARTUFFE 

Soit,  n'en  parlons  plus. 
Mais  je  sais  comme  il  faut  en  user  là-dessus. 
L'honneur  est  délicat,  et  l'amitié  m'engage 
A  prévenir  les  bruits  et  les  sujets  d'ombrage, 
Je  fuirai  votre  épouse  et  vous  ne  me  verrez... 

ORGON 

Non,  en  dépit  de  tous,  vous  la  fréquenterez. 
Faire  enrager  le  monde  est  ma  plus  grande  joie, 
Et  je  veux  qu'à  tout  heure  avec  elle  on  vous  voie. 
Ce  n'est  pas  tout  encor  :  pour  les  mieux  braver  tous, 
Je  ne  veux  point  avoir  d'autre  héritier  que  vous, 
Et  je  vais  de  ce  pas,  en  fort  bonne  manière, 
Vous  faire  de  mon  bien  donation  entière. 
Un  bon  et  franc  ami,  que  pour  gendre  je  prends, 
M'est  bien  plus  cher  que  fils,  que  femme  et  que  parents. 
N'accepterez-vous  pas  ce  que  je  vous  propose  ? 


86 


LE  TARTUFFE 


TARTUFFE 

La  volonté  du  Ciel  soit  faite  en  toute  chose  ! 

ORGON 

Le  pauvre  homme  !  Allons  vite  en  dresser  un  écrit, 
Et  que  puisse  l'envie  en  crever  de  dépit  ! 


ACTE    IV 

SCÈNE    PREMIERE 

CLÉANTE,    TARTUFFE 


CLÉANTE 

Oui,  tout  le  monde  en  parle,  et  vous  m'en  pouvez 

[croire, 
L'éclat  que  fait  ce  bruit  n'est  point  à  votre  gloire  , 
Et  je  vous  ai  trouvé,  Monsieur,  fort  à  propos 
Pour  vous  en  dire  net  ma  pensée  en  deux  mots. 
Je  n'examine  point  à  fond  ce  qu'on  expose; 
Je  passe  là-dessus,  et  prends  au  pis  la  chose. 
Supposons  que  Damis  n'en  ait  pas  bien   usé, 
Et  que  ce  soit  à  tort  qu'on  vous  ait  accusé  : 
N'est-il  pas  d'un  chrétien  de  pardonner  l'offense 
Et  d'éteindre  en  son  cœur  tout  désir  de  vengeance? 
Et  devez-vous  souffrir,  pour  votre  démêlé, 
Que  du  logis  d'un  père  un  fils  soit  exilé  ? 
Je  vous  le  dis  encore,  et  parle  avec  franchise, 
Il  n'est  petit  ni  grand  qui  ne  s'en  scandalise; 


88  LE  TARTUFFE 

Et,  si  vous  m'en  croyez,  vous  pacifierez  toui 
Ht  ne  pousserez  point  les  affaires  à  bout. 
Sacrifiez  à  Dieu  toute  votre  colère, 
Kt  remettez  le  fils  en  grâce  avec  le  père. 

TARTUFFE 

Hélas!  je  le  voudrais,  quant  à  moi,  de  bon  cœur  : 

[e  ne  garde  pour  lui.  Monsieur,  aucune  aigreur  ; 

|e  lui  pardonne  tout,  de  rien  je  ne  le  blâme. 

Et  voudrais  le  servir  du  meilleur  de  mon  âme  ; 

Mais  l'intérêt  du  Ciel  n'y  saurait  consentir, 

Et,  s'il  rentre  céans,  c'est  à  moi  d'en  sortir. 

Après  son  action,  qui  n'eut  jamais  d'égale, 

Ij:  commerce  entre  nous  porterait  du  scandale  : 

Dieu  sait  ce  que  d'abord  tout  le  monde  en  croirait  ; 

A  pure  politique  on  me  l'imputerait. 

Et  l'on  dirait  partout  que,  me  sentant  coupable, 

|e  feins  pour  qui  m'accuse  un  zèle  charitable; 

Que  mon  cœur  l'appréhende,  et  veut  le  ménager 

Pour  le  pouvoir  sous  main  au  silence  engager. 

CLÉANTE 

Vous  nous  payez  ici  d'excuses  colorées, 
Et  toutes  vos  raisons,  Monsieur,  sont  trop  tirées. 
Des  intérêts  du  Ciel  pourquoi  vous  chargez-vous  ? 
Pour  punir  le  coupable,  a-t-il  besoin  de  nous  ? 
Laissez-lui,  laissez-lui  le  soin  de  ses  vengeances, 
Ne  songez  qu'au  pardon  qu'il  prescrit  des  offenses. 
Et  ne  regardez  point  aux  jugements  humains 
Quand  vous  suivez  du  Ciel  les  ordres  souverains. 
Quoi  !  le  faible  intérêt  de  ce  qu'on  pourra  croire 
D'une  bonne  action  empêchera  la  gloire  ? 
Non,  non  ;  fiiisons  toujours  ce  que  le  Ciel  prescrit 
Et  d'aucun  autre  soin  ne  nous  brouillons  l'esprit. 


ACTIi  (QUATRIEME.  SCENE  PREMIERE          89 

TARTUFFE 

Je  vous  ai  déjà  dii  que  mon  cœur  lui  pardonne, 
Et  c'est  faire,  Monsieur,  ce  que  le  Ciel  ordonne; 
Mais,  après  le  scandale  et  l'affront  d'aujourd'hui, 
Le  Ciel  n'ordonne  pas  que  je  vive  avec  lui. 

CLÉANTE 

Et  vous  ordonne-t-il,  Monsieur,  d'ouvrir  l'oreille 
A  ce  qu'un  pur  caprice  à  son  père  conseille, 
Et  d'accepter  le  don  qui  vous  est  fait  d'un  bien 
Où  le  droit  vous  oblige  à  ne  prétendre  rien  ? 

TARTUFFE 

Ceux  qui  me  connaîtront  n'auront  pas  la  pensée 

Que  ce  soit  un  effet  d'une  âme  intéressée. 

Tous  les  biens  de  ce  monde  ont  pour  moi  peu  d'appas. 

De  leur  éclat  trompeur  je  ne  m'éblouis  pas; 

Et,  si  je  me  résous  à  recevoir  du  père 

Cette  donation  qu'il  a  voulu  me  faire. 

Ce  n'est,  à  dire  vrai,  que  parce  que  je  crains 

Que  tout  ce  bien  ne  tombe  en  de  méchantes  mains; 

Qu'il  ne  trouve  des  gens  qui,  l'ayant  en  partage, 

En  fassent  dans  le  monde  un  criminel  usage 

Et  ne  s'en  servent  pas,  ainsi  que  j'ai  dessein. 

Pour  la  gloire  du  Ciel  et  le  bien  du  prochain. 

CLÉANTE 

Eh  !  Monsieur,  n'ayez  point  ces  délicates  craintes, 
Qui  d'un  juste  héritier  peuvent  causer  les  plaintes. 
Souffrez,  sans  vous  vouloir  embarrasser  de  rien, 
Qu'il  soit,  à  ses  périls,  possesseur  de  son  bien, 
Et  songez  qu'il  vaut  mieux  encor  qu'il  en  mésuse 
Que  si  de  l'en  fruster  il  faut  qu'on  vous  accuse. 
J'admire  seulement  que  sans  confusion 
Vous  en  ayez  souffert  la  proposition  : 


90  LH  TARTUFFE 

Car,  enfin,  le  vrai  zèle  a-t-il  quelque  maxime 
Qui  montre  à  dépouiller  l'héritier  légitime  ? 
Et,  s'il  faut  que  le  Ciel  dans  votre  cœur  ait  mis 
Un  invincible  obstacle  à  vivre  avec  Damis, 
Ne  vaudrait-il  pas  mieux  qu'en  personne  discrète 
Vous  fissiez  de  céans  une  honnête  retraite 
Que  de  souffrir  ainsi,  contre  toute  raison, 
Qu'on  en  chasse  pour  vous  le  fils  de  la  maison  ? 
Croyez-moi,  c'est  donner  de  votre  prud'hommie, 
Monsieur... 

TARTUFFE 

Il  est,  Monsieur,  trois  heures  et  demie  ; 
Certain  devoir  pieux  me  demande  là-haut, 
Et  vous  m'excuserez  de  vous  quitter  sitôt. 

CLÉANTE 

Ah! 


SCENE   II 

ELMIRE,  MARIANE,  DORINE,  CLÉANTE 

DORINE 

De  grâce,  avec  nous  employez -vous  pour  elle, 
Monsieur  :  son  âme  souffre  une  douleur  mortelle, 
Et  l'accord  que  son  pore  a  conclu  pour  ce  soir 
La  fait  à  tous  moments  entrer  en  désespoir. 
11  va  venir;  joignons  nos  efforts,  je  vous  prie, 
Et  tâchons  d'ébranler,  de  force  ou  d'industrie, 
Ce  malheureux  dessein  qui  nous  a  tous  troublés. 


ACTE  QUATRIEME.  SCENE  TKOISIÈME         91 


SCENE  111 

ORGON,  KLMIKE,  MARIAXl:,  CLÉANTF, 
DORIXE 

ORGON 

Ah  !  je  me  réjouis  de  vous  voir  assemblés. 

(A  Mariane.) 
Je  porte  en  ce  contrat  de  quoi  vous  faire  rire, 
Et  vous  savez  déjà  ce  que  cela  veut  dire. 

MARIANE,  à  genoux. 

Mon  père,  au  nom  du  Ciel,  qui  connaît  ma  douleur. 

Et  par  tout  ce  qui  peut  émouvoir  votre  cœur, 

Relâchez-vous  un  peu  des  droits  de  la  naissance, 

Et  dispensez  mes  vœux  de  cette  obéissance. 

Ne  me  réduisez  point,  par  cette  dure  loi, 

Jusqu'à  me  plaindre  au  Ciel  de  ce  que  je  vous  dois; 

Et  cette  vie,  hélas!  que  vous  m'avez  donnée, 

Ne  me  la  rendez  pas,  mon  père,  infortunée. 

Si,  contre  un  doux  espoir  que  j'avais  pu  former, 

\'ous  me  défendez  d'être  à  ce  que  j'ose  aimer. 

Au  moins,  par  vos  bontés,  qu'à  vos  genoux  j'implore. 

Sauvez-moi  du  tourment  d'être  à  ce  que  j'abhorre, 

Et  ne  me  portez  point  à  quelque  désespoir. 

En  vous  servant  sur  moi  de  tout  votre  pouvoir. 

ORGON,  se  sentant  attendrir. 

Allons,  ferme,   mon   cœur!   point  de   faiblesse   hu- 

[maine! 

MARIANE 

Vos  tendresses  pour  lui  ne  me  font  point  de  peine  : 


92  LE  TARTUFFE 

Faites-les  éclater,  donnez-lui  votre  bien, 
Et,  si  ce  n'est  assez,  joignez-y  tout  le  mien  ; 
J'y  consens  de  bon  cœur,  et  je  vous  l'abandonne; 
Mais  au  moins  n'allez  pas  jusques  à  ma  personne, 
Ht  souffrez  qu'un  couvent  dans  les  austérités 
Use  les  tristes  jours  que  le  Ciel  m'a  comptés. 

ORGON 

Ah  !  voilà  justement  de  mes  religieuses, 
Lorsqu'un  père  combat  leurs  flammes  amoureuses  ! 
Debout!  Plus  votre  cœur  répugne  à  l'accepter, 
Plus  ce  sera  pour  vous  matière  a  mériter. 
Mortifiez  vos  sens  avec  ce  mariage, 
Rt  ne  me  rompez  pas  la  tète  davantage. 

DORINE 

Mais  quoi  !... 

ORGON 

Taisez-vous,  vous.  Parlez  à  votre  écot. 
le  vous  défends  tout  net  d'oser  dire  un  seul  mot. 

CLÉANTE 

Si  par  quelque  conseil  vous  souffrez  qu'on  réponde... 

ORGON 

Mon  frère,  vos  conseils  sont  les  meilleurs  du  monde  : 
Ils  sont  bien  raisonnes,  et  j'en  fais  un  grand  cas  : 
Mais  vous  trouverez  bon  que  je  n'en  use  pas. 

ELMIRE,  à  son  mari. 

A  voir  ce  que  je  vois,  je  ne  sais  plus  que  dire, 
Et  votre  aveuglement  fait  que  je  vous  admire. 
C'est  être  bien  coiffé,  bien  prévenu  de  lui, 
Que  de  nous  démentir  sur  le  fait  d'aujourd'hui. 


ACTE  QUATRIEME.  SCENE  TROISIEME         93 

ORGON 

Je  suis  votre  valet,  et  crois  les  apparences. 

Pour  mon  fripon  de  fils  je  sais  vos  complaisances, 

Et  vous  avez  eu  peur  de  le  désavouer 

Du  trait  qu'à  ce  pauvre  homme  il  a  voulu  jouer. 

Vous  étiez  trop  tranquille  enfin  pour  être  crue. 

Et  vous  auriez  paru  d'autre  manière  émue. 

EI.MIKE 

Est-ce  qu'au  simple  aveu  d'un  amoureux  transport 

Il  faut  que  notre  honneur  se  gendarme  si  fort? 

Et  ne  peut-on  répondre  à  tout  ce  qui  le  touche 

Que  le  feu  dans  les  yeux  et  l'injure  à  la  bouche  ? 

Pour  moi,  de  tels  propos  je  me  ris  simplement. 

Et  l'éclat  là-dessus  ne  me  plaît  nullement. 

J'aime  qu'avec  douceur  nous  nous  montrions  sages. 

Et  ne  suis  point  du  tout  pour  ces  prudes  sauvages 

Dont  l'honneur  est  armé  de  griffes  et  de  dents, 

Et  veut,  au  moindre  mot,  dévisager  les  gens. 

Me  préserve  le  Ciel  d'une  telle  sagesse  ! 

Je  veux  une  vertu  qui  ne  soit  point  diablesse, 

Et  crois  que  d'un  refus  la  discrète  froideur 

N'en  est  pas  moins  puissante  à  rebuter  un  cœur. 

ORGON 

Enfin,  je  sais  l'affaire,  et  ne  prends  point  le  change. 

ELVIIRE 

J'admire,  encore  un  coup,  cette  faiblesse  étrange. 
Mais  que  me  répondrait  votre  incrédulité, 
Si  je  vous  faisais  voir  qu'on  vous  dit  vérité  ? 

ORGON 
Voir  ? 

ELMIRE 
Oui. 


94  LE  TARTUFFE 

ORGON 

Chansons  ! 

ELMIRE 

Mais  quoi  !  si  je  trouvais  manière 
De  vous  le  faire  voir  avec  pleine  lumière?... 

ORGON 

Contes  en  l'air! 

ELMIRE 

Quel  homme  !  Au  moins  répondez-moi. 
le  ne  vous  parle  pas  de  nous  ajouter  foi  ; 
Mais  supposons  ici  que,  d'un  lieu  qu'on  peut  prendre, 
On  vous  fît  clairement  tout  voir  et  tout  entendre  : 
Que  diriez-vous  alors  de  votre  homme  de  bien  ? 

ORGON 

En  ce  cas,  je  dirais  que...  Je  ne  dirais  rien. 
Car  cela  ne  se  peut. 

ELMIRE 

L'erreur  trop  longtemps  dure, 
Et  c'est  trop  condamner  ma  bouche  d'imposture. 
Il  faut  que,  par  plaisir,  et  sans  aller  plus  loin, 
De  tout  ce  qu'on  vous  dit  je  vous  fasse  témoin. 

ORGON 

Soit.  Je  vous  prends  au  mot .  Nous  verrons  votre  adresse 
Et  comment  vous  pourrez  remplir  celte  promesse. 

ELMIRE 

Faites-le  moi  venir. 

IJORINE 

Son  esprit  est  rusé, 
Et  peut-être  à  surprendre  il  sera  malaisé. 


ACTI-.  OUATRiHME.  SCÈNE  QUATRIÈME        Q5 

ELMIRK 

Non  :  on  est  aisément  dupé  par  ce  qu'on  aime, 
Et  l'amour-propre  engage  à  se  tromper  soi-même. 
Faites-le  moi  descendre. 

(Parlant  à  Cléante  et  à  Mariane.) 

Et  vous,  retirez  vous. 


SCENE  IV 

ELMIRE,  OKGON 

ELMIRE 
Approchons  cette  table,  et  vous  mettez  dessous. 

ORGON 
Comment  ! 

ELMIRE 

Vous  bien  cacher  est  un  point  nécessaire. 

ORGON 
Pourquoi  sous  cttte  table  ? 

ELMIRE 

Ah  !  mon  Dieu  !  laissez  faire  ; 
j'ai  mon  dessein  en  tête,  et  vous  en  jugerez. 
Mettez- vous  là,  vous  dis-je,  et,  quand  vous  y  serez, 
Gardez  qu'on  ne  vous  voie  et  qu'on  ne  vous  entende. 

ORGON 
Je  confesse  qu'ici  ma  complaisance  est  grande  ; 
Mais  de  votre  entreprise  il  vous  faut  voir  sortir. 


96  LK  TARTUFFE 

ELMIRE 

Vous  n'aurez,  que  je  crois,  rien  à  me  repartir. 

(A  son  niait,  qui  est  sous  la  table.) 
Au  moins,  je  vais  toucher  une  étrange  matière  ; 
Ne  vous  scandalisez  en  aucune  manière. 
Quoi  que  je  puisse  dire,  il  doit  m'être  permis. 
Ht  c'est  pour  vous  convaincre,  ainsi  que  j'ai  promis. 
Je  vais  par  des  douceurs,  puisque  j'y  suis  réduite, 
Faire  poser  le  masque  à  cette  âme  hypocrite. 
Flatter  de  son  amour  les  désirs  effrontés. 
Et  donner  un  champ  libre  à  ses  témérités,      [fondre, 
Comme  c'est  pour  vous  seul,  et  pour  mieux  le  con- 
Que  mon  âme  à  ses  vœux  va  feindre  de  répondre, 
j'aurai  lieu  de  cesser  dès  que  vous  vous  rendrez, 
Et  les  choses  n'iront  que  jusqu'où  vous  voudrez. 
C'est  à  vous  d'arrêter  son  ardeur  insensée 
Quand  vous  croirez  l'affaire  assez  avant  poussée, 
D'épargner  votre  femme,  et  de  ne  m'ex poser 
Qu'à  ce  qu'il  vous  faudra  pour  vous  désabuser. 
Ce  sont  vos  intérêts,  vous  en  serez  le  maître, 
Et...  l'on  vient;  tenez-vous,  et  gardez  de  paraître. 


SCENE    V 

TARTUFFE,  ELMIRE,  ORGON,  caché  sous  la  table. 

TARTUFFE 

On  ma  dit  qu'en  ce  lieu  vous  me  vouliez  parler. 

ELMIRE 
Oui,  l'on  a  des  secrets  à  vous  y  révéler. 


ACTE  QUATRIÈME.  SCÈNE  CINQUIEME         97 

Mais  tirez  cette  porte  avant  qu'on  vous  les  dise, 

Et  regardez  partout  de  crainte  de  surprise  : 

Une  affaire  pareille  à  celle  de  tantôt 

N'est  pas  assurément  ici  ce  qu'il  nous  faut. 

Jamais  il  ne  s'est  vu  de  surprise  de  même  ; 

Damis  m'a  fait  pour  vous  une  frayeur  extrême, 

Et  vous  avez  bien  vu  que  j'ai  fait  mes  efforts 

Pour  rompre  son  dessein  et  calmer  ses  transports. 

Mon  trouble,   il  est  bien  vrai,  m'a  si  fort  possédée 

Que  de  le  démentir  je  n'ai  point  eu  l'idée  ; 

Mais  par  là,  grâce  au  Ciel,  tout  a  bien  mieux  été, 

Et  les  choses  en  sont  dans  plus  de  sûreté. 

L'estime  où  l'on  vous  tient  a  dissipé  l'orage, 

Et  mon  mari  de  vous  ne  peut  prendre  d'ombrage. 

Pour  mieux  braver  l'éclat  des  mauvais  jugements, 

Il  veut  que  nous  soyons  ensemble  à  tous  moments  ; 

Et  c'est  par  où  je  puis,  sans  peur  d'être  blâmée, 

Me  trouver  ici  seule  avec  vous  enfermée. 

Et  ce  qui  m'autorise  à  vous  ouvrir  mon  cœur 

Un  peu  trop  prompt  peut-être  à  souffrir  votre  ardeur. 

TARTUFFE 

Ce  langage  à  comprendre  est  assez  difficile, 
Madame,  et  vous  parliez  tantôt  d'un  autre  style, 

ELMIRE 

Ah  !  si  d'un  tel  refus  vous  êtes  en  courroux, 
Que  le  cœur  d'une  femme  est  mal  connu  de  vous  ! 
Et  que  vous  savez  peu  ce  qu'il  veut  faire  entendre 
Lorsque  si  faiblement  on  le  voit  se  défendre  ! 
Toujours  notre  pudeur  combat,  dans  ces  moments. 
Ce  qu'on  peut  nous  donner  de  tendres  sentiments. 
Quelque  raison   qu'on    trouve  à   l'amour  qui  nous 

[dompte, 
On  trouve  à  l'avouer  toujours  un    peu    de  honte. 


98  I.E  TARTUFFE 

On    s'en  défend  d'abord  ;  mais,  de    l'air  qu'on  s'y 

[prend, 
On  fait  connaître  assez  que  notre  cœur  se  rend. 
Qu'à  nos  yeux,  par  honneur,  notre  bouche  s'oppose, 
Ht  que  de  tels  refus  promettent  toute  chose. 
C'est  vous  fiiire,  sans  doute,  un  assez  libre  aveu, 
Et  sur  notre  pudeur  me  ménager  bien  peu  ; 
Mais,  puisque  la  parole  enfin  en  est  lâchée, 
A  retenir  Damis  me  serais-je  attachée  ? 
Aurais-je,  je  vous  prie,  avec  tant  de  douceur 
Écouté  tout  au  long  l'offre  de  votre  cœur  ? 
Aurais  je  pris  la  chose  ainsi  qu'on  m'a  vu  faire, 
Si  l'offre  de  ce  cœur  n'eût  eu  de  quoi  me  plaire  ? 
Et,  lorsque  j'ai  voulu  moi-même  vous  forcer 
A  refuser  l'hymen  qu'on  venait  d'annoncer. 
Qu'est-ce  que  cette  instance  a  dû  vous  faire  entendre 
Que  l'intérêt  qu'en  vous  on  s'avise  de  prendre, 
Et  l'ennui  qu'on  aurait  que  ce  nœud  qu'on  résout 
Vînt  partager  du  moins  un  cœur  que  l'on  veut  tout  ? 

TARTUFFE 

Cest  sans  doute,  Madame,  une  douceur  extrême 

Que  d'entendre  ces  mots  d'une  bouche  qu'on  aime; 

Leur  miel  dans  tous  mes  sens  fait  couler  à  longs  traits 

Une  suavité  qu'on  ne  goûta  jamais. 

Le  bonheur  de  vous  plaire  est  ma  suprême  étude, 

l-!t  mon  cœur  de  vos  vœ'ux  fait  sa  béatitude; 

.NLtis  ce  cœ'ur  vous  demande  ici  la  liberté 

D'oser  douter  un  peu  de  sa  félicité. 

Je  puis  croire,  ces  mots  un  artifice  honnête 

Pour  m'obligcr  à  rompre  un  hymen  qui  s'apprête, 

Et,  s'il  faut  librement  m'expliquer  avec  vous, 

Je  ne  me  fierai  point  à  des  propos  si  doux 

Qu'un  peut  de  vos  faveurs,  après  quoi  je  soupire, 

Ne  vienne  m'assurer  tout  ce  qu'ils  m'ont  pu  dire, 


ACTE  QUATRIEME.  SCENH  CINQUIEME         99 

Va  planter  dans  mon  âme  une  constante  foi 
Des  charmantes  bontés  que  vous  avez  pour  moi. 

ELMÎRE,   Elle  tousse  pour  avertir  son  mari. 

Quoi  !  vous  voulez  aller  avec  cette  vitesse, 
Et  d'un  cœur  tout  d  abord  épuiser  la  tendresse  ? 
On  se  tue  à  vous  faire  un  aveu  des  plus  doux  ; 
Cependant  ce  n'est  pas  encore  assez  pour  vous, 
Et  l'on  ne  peut  aller  jusqu'à  vous  satisfaire 
Qu'aux  dernières  faveurs  on  ne  pousse  l'affaire. 

TARTUFFE 

Moins  on  mérite  un  bien,  moins  on  l'ose  espérer. 
Nos  vœux  sur  des  discours  ont  peine  à  s'assurer. 
On  soupçonne  aisément  un  sort  tout  plein  de  gloire. 
Et  l'on  veut  en  jouir  avant  que  de  le  croire. 
Pour  moi,  qui  crois  si  peu  mériter  vos  bontés, 
Je  doute  du  bonheur  de  mes  témérités. 
Et  je  ne  croirai  rien  que  vous  n'ayez,  Madame, 
Par  des  réalités  su  convaincre  ma  flamme. 

ELMIRE 

Mon  Dieu  !  que  votre  amour  en  vrai  t3'ran  agit, 

Et  qu'en  un  trouble  étrange  il  me  jette  l'esprit  ! 

Que  sur  les  cœurs  il  prend  un  furieux  empire. 

Et  qu'avec  violence  il  veut  ce  qu'il  désire  ! 

Quoi  !  de  votre  poursuite  on  ne  peut  se  parer, 

Et  vous  ne  donnez  pas  le  temps  de  respirer  ? 

Sied-il  bien  de  tenir  une  rigueur  si  grande, 

De  vouloir  sans  quartier  les  choses  qu'on  demande, 

Et  d'abuser  ainsi,  par  vos  efforts  pressants, 

Du  faible  que  pour  vous  vous  voyez  qu'ont  les  gens  ? 

TARTUFFE 

Mais,  si  d'un  œil  bénin  vous  voyez  mes  hommages. 
Pourquoi  m'en  refuser  d'assurés  témoignages  ? 


ICO  LE  TARTUFFE 

ELMIRE 

Mais  comment  consentir  à  ce  que  vous  voulez 
Sans  offenser  le  Ciel,  dont  toujours  vous  parlez? 

TARTUFFE 

Si  ce  nest  que  le  Ciel  qu'à  mes  vœux  on  oppose. 
Lever  un  tel  obstacle  est  à  moi  peu  de  chose, 
Et  cela  ne  doit  pas  retenir  votre  cœur. 

ELMIRE 

Mais  des  arrêts  du  Ciel  on  nous  fait  tant  de  peur  ! 

TARTUFFE 

Je  puis  vous  dissiper  ces  craintes  ridicules, 
Madame,  et  je  sais  l'art  de  lever  les  scrupules. 
Le  Ciel  défend,  de  vrai,  certains  contentements  ; 
Mais  on  trouve  avec  lui  des  accommodements. 

(C'est  un  scélérat  qui  parle.) 
Selon  divers  besoins,  il  est  une  science 
D'étendre  les  liens  de  notre  conscience. 
Et  de  rectifier  le  mal  de  l'action 
Avec  la  pureté  de  notre  intention. 
De  ces  secrets,  Madame,  on  saura  vous  instruire  ; 
Vous  n'avez  seulement  qu'à  vous  laisser  conduire. 
Contentez  mon  désir,  et  n'ayez  point  d'effroi  ; 
Je  vous  réponds  de  tout,  et  prends  le  mal  sur  moi. 
Vous  toussez  fort,  Madame. 

ELMIRE 

Oui,  je  suis  au  supplice. 
TARTUFFE 
Vous  plaît-il  un  morceau  de  ce  jus  de  réglisse  ? 
ELMIRE 

C'est  un  rhume  obstiné,  sans  doute,  et  je  vois  bien 
Que  tous  les  jus  du  monde  ici  ne  feront  rien. 


ACTE  QUATRIÈME.  SCENE  CINQUIEME        loi 

TARTUFFE 

Cela,  certes,  est  fâcheux. 

ELMIRE 

Oui,  plus  qu'on  ne  peut  dire. 

TARTUFFE 

Enfin,  votre  scrupule  est  facile  à  détruire  : 
Vous  êtes  assurée  ici  d'un  plein  secret, 
Et  le  mal  n'est  jamais  que  dans  l'éclat  qu'on  fait. 
Le  scandale  du  monde  est  ce  qui  fait  l'offense. 
Et  ce  n'est  pas  pécher  que  pécher  en  silence. 

ELMIRE,  après  avoir  encore  toussé. 

Enfin  je  vois  qu'il  faut  se  résoudre  à  céder, 
Qu'il  faut  que  je  consente  à  vous  tout  accorder, 
Et  qu'à  moins  de  cela  je  ne  dois  point  prétendre 
Qu'on  puisse  être  content,  et  qu'on  veuille  se  rendre. 
Sans  doute,  il  est  fâcheux  d'en  venir  jusque-là, 
Et  c'est  bien  malgré  moi  que  je  franchis  cela  ; 
Mais,  puisque  l'on  s'obstine  à  m'y  vouloir  réduire, 
Puisqu'on  ne  veut  point  croire  à  tout  ce  qu'on  peut  dire, 
Et  qu'on  veut  des  témoins  qui  soient  plus 

[convainquants, 
Il  faut  bien  s'y  résoudre  et  contenter  les  gens. 
Si  ce  contentement  porte  en  soi  quelque  offense, 
Tant  pis  pour  qui  me  force  à  cette  violence  : 
I^  faute  assurément  n'en  doit  pas  être  a  moi. 

TARTUFFE 

Oui,  Madame,  on  s'en  charge,  et  la  chose  de  soi... 

ELMIRE 

Ouvrez  un  peu  la  porte,  et  voyez,  je  vous  prie, 
Si  mon  mari  n'est  point  dans  cette  galerie. 


102  LR  TARTUFFE 

TARTUFFE 

Qii  est-il  besoin  pour  lui  du  soin  que  vous  prenez  ! 
Cesi  un  homme,  entre  nous,  à  mener  par  le  nez. 
De  tous  nos  entretiens  il  est  pour  faire  gloire, 
Et  je  l'ai  mis  au  point  de  voir  tout  sans  rien  croire. 

ELMIRE 

Il  nimporte.  Sortez,  je  vous  prie,  un  moment, 
Et  partout  là  dehors  voyez  exactement. 


SCENE  VI 

ORGON,  El.MIRE 

ORGON,  sortant  de  dessous  la  table. 

V'oil'i,  je  vous  l'avoue,  un  abominable  homme! 
Je  n'en  puis  revenir,  et  tout  ceci  m'assomme. 

ELMIRE 

Quoi  !  vous  sortez  si  tôt  ?  Vous  vous  moquez  des  gens. 
Rentrez  sous  le  tapis,  il  n'est  pas  encor  temps  ; 
Attendez  jusqu'au  bout  pour  voir  les  choses  sûres. 
Et  ne  vous  fiez  point  aux  simples  conjectures. 

ORGON 

Non,  rien  de  plus  méchant  n'est  sorti  de  l'enfer. 

ELMIRE 
Mon  Dieu,  l'on  ne  doit  point  croire  trop  de  léger; 
Laissez-vous  bien  convaincre  avant  que  de  vous  rendre. 
Et  ne  vous  hâtez  point  de  peur  de  vous  méprendre. 
(Elle  fait  mettre  son  mari  derriàe  elle.) 


ACTE  QUATRIÈME.  SCENE  SEPTIEME        105 

SCÈNE    VII 

TARTUFFE,  ELMIRE,  ORGON 

TARTUFFE 

Tout  conspire.  Madame,  à  mon  contentement  : 
J'ai  visité  de  l'œil  tout  cet  appartement  ; 
Personne  ne  s'y  trouve,  et  mon  âme  ravie... 

ORGON,  en  l'arrêtant. 

Tout  doux  !  vous  suivez  trop  votre  amoureuse  envie. 

Et  vous  ne  devez  pas  vous  tant  passionner. 

Ah  !  ah  !  l'homme  de  bien,  vous  m'en  voulez  donner  ! 

Comme  aux  tentations  s'abandonne  votre  âme  ! 

Vous  épousiez  ma  fille,  et  convoitiez  ma  femme  ! 

J'ai  douté  fort  longtemps  que  ce  fût  pour  de  bon, 

Et  je  croyais  toujours  qu'on  changerait  de  ton; 

Mais  c'est  assez  avant  pousser  le  témoignage  : 

Je  m'y  tiens,  et  n'en  veux,  pour  moi,  pas  davantage. 

ELMIRE,  à  Tartuffe. 

C'est  contre  mon  humeur  que  j'ai  fait  tout  ceci  ; 
Mais  on  m'a  mise  au  point  de  vous  traiter  ainsi. 

TARTUFFE 

Quoi  !  vous  croyez... 

ORGON 

Allons,  point  de  bruit,  je  vous  prie, 
Dénichons  de  céans,  et  sans  cérémonie. 

TARTUFFE 

Mon  dessein... 


I04  LE  TARTUFFE 

ORGON 

Ces  discours  ne  sont  plus  de  saison  ; 
Il  faut,  tout  sur-le-champ,  sortir  de  la  maison. 

TARTUFFE 

C'est  à  vous  d'en  sortir,  vous  qui  parlez  en  maître. 
La  maison  m'appartient,  je  le  ferai  connaître, 
Et  vous  montrerai  bien  qu'en  vain  on  a  recours, 
Pour  me  chercher  querelle,  à  ces  lâches  détours  ; 
Qu'on  n'est  pas  où  l'on  pense  en  me  faisant  injure  ; 
Que  j'ai  de  quoi  confondre  et  punir  l'imposture, 
Venger  le  Ciel  qu'on  blesse,  et  faire  repentir 
Ceux  qui  parlent  ici  de  me  faire  sortir. 


SCENE  VIII 

ELMIRE,  ORGON 

ELMIRE 
Quel  est  donc  ce  langage,  et  qu'est-ce  qu'il  veut  dire  ? 

ORGON 
Ma  foi,  je  suis  confus,  et  n'ai  pas  lieu  de  rire. 

ELMIRE 
Comment  ? 

ORGON 

Je  vois  ma  faute  aux  choses  qu'il  me  dit, 
Et  la  donation  m'embarrasse  l'esprit. 


ACTE  QUATRIÈME.  SCENE  HUITIEME        105 

ELMIRH 

La  donation  ?... 

ORGON 

Oui,  c'est  une  affaire  faite; 
Mais  j'ai  quelque  autre  chose  encor  qui  m'inquiète. 

ELMIRE 

Et  quoi  ? 

ORGON 

Vous  saurez  tout  ;  mais  voyons  au  plus  tôt. 
Si  certaine  cassette  est  encore  là-haut. 


ACTE    V 
SCÈNE    PREMIÈRE 

ORGON,    CLÉANTE 

CLÉANTE 

Où  voulez-vous  courir  ? 

ORGON 

Las  !  que  sais-je  ? 

CLÉANTE 

Il  me  semble 
Que  l'on  doit  commencer  par  consulter  ensemble 
Les  choses  qu'on  peut  faire  en  cet  événement. 

ORGON 

Cette  cassette-là  me  trouble  entièrement  : 
Plus  que  le  reste  encore  elle  me  désespère. 

CLÉANTE 

Cette  cassette  est  donc  un  important  mystère  ? 


io8  LE  TARTUFFE 


ORGON 


C'est  un  dépôt  qu'Argas,  cet  ami  que  je  plains, 
Lui-même  en  grand  secret  m'a  mis  entre  les  mains. 
Pour  cela,  dans  sa  fuite,  il  me  voulut  élire  ; 
Et  ce  sont  des  papiers,  à  ce  qu'il  m'a  pu  dire, 
Où  sa  vie  et  ses  biens  se  trouvent  attachés. 

CLÉANTE 

Pourquoi  donc  les  avoir  en  d'autres  mains  lâchés  ? 

ORGON 

Ce  fut  pour  un  motif  de  cas  de  conscience. 
J'allai  droit  à  mon  traître  en  faire  confidence, 
Et  son  raisonnement  me  vint  persuader 
De  lui  donner  plutôt  la  cassette  à  garder, 
Afin  que  pour  nier,  en  cas  de  quelque  enquête, 
l'eusse  d'un  faux-fuyant  la  faveur  toute  prête, 
Par  où  ma  conscience  eût  pleine  sûreté 
A  faire  des  serments  contre  la  vérité. 

CLÉANTE 

Vous  voilà  mal,  au  moins  si  j'en  crois  l'apparence; 
Et  la  donation,  et  cette  confidence 
Sont,  à  vous  en  parler  selon  mon  sentiment, 
Des  démarches  par  vous  faites  légèrement. 
On  peut  vous  mener  loin  avec  de  pareils  gages, 
Et  cet  homme  sur  vous  ayant  ces  avantages, 
Le  pousser  est  encor  grande  imprudence  à  vous. 
Et  vous  deviez  chercher  quelque  biais  plus  doux. 

ORGON 

Quoi!  sous  un  beau  semblant  de  ferveur  si  touchante 
Cacher  un  cœur  si  double,  une  âme  si  méchante! 
Et  moi,  qui  l'ai  reçu  gueusant  et  n'ayant  rien... 
C'en  est  fait,  je  renonce  à  tous  les  gens  de  bien. 


ACTK  CINaUIÈME.  SCÈNE  PREMIÈRE         109 

J'en  aurai  désormais  une  iiorreur  effroyable, 
Et  m'en  vais  devenir  pour  eux  pire  qu'un  diable. 

CLÉANTE" 

Eh  bien,  ne  voilà  pas  de  vos  emportements! 
Vous  ne  gardez  en  rien  les  doux  tempéraments; 
Dans  la  droite  raison  jamais  n'entre  la  vôtre, 
Et  toujours  d'un  excès  vous  vous  jetez  dans  l'autre. 
Vous  voyez  votre  erreur,  et  vous  avez  connu 
Que  par  un  zèle  feint  vous  étiez  prévenu; 
Mais,  pour  vous  corriger,  quelle  raison  demande 
Que  vous  alliez  passer  dans  une  erreur  plus  grande. 
Et  qu'avecque  le  cœur  d'un  perfide  vaurien 
A^ous  confondiez  les  cœurs  de  tous  les  gens  de  bien  ? 
Quoi!  parce  qu'un  fripon  vous  dupe  avec  audace 
Sous  le  pompeux  éclat  d'une  austère  grimace, 
Vous  voulez  que  partout  on  soit  fait  comme  lui. 
Et  qu'aucun  vrai  dévot  ne  se  trouve  aujourd'hui? 
Laissez  aux  libertins  ces  sottes  conséquences, 
Démêlez  la  vertu  d'avec  ses  apparences, 
Ne  hasardez  jamais  votre  estime  trop  tôt. 
Et  soyez  pour  cela  dans  le  milieu  qu'il  faut. 
Gardez-vous,  s'il  se  peut,  d'honorer  l'imposture; 
Mais  au  vrai  zèle  aussi  n'allez  pas  faire  injure, 
Et,  s'il  vous  faut  tomber  dans  une  extrémité, 
Péchez  plutôt  encor  de  cet  autre  côté. 


no  LE  TARTUFFE 

SCENE    II 
DAMIS,  ORGON,  CLÉANTE 

DAMIS 

Quoi!    mon    père,    est-il    vrai    qu'un    coquin    vous 

[menace, 
Qu'il  n'est  point  de  bienfait  qu'en  son  âme  il  n'efface, 
Et  que  son  lâche  orgueil,  trop  digne  de  courroux. 
Se  fait  de  vos  bontés  des  armes  contre  vous? 

ORGON 

Oui,  mon  fils,  et  j'en  sens  des  douleurs  nonpareilles. 

DAMIS 

Laissez-moi,  je  lui  veux  couper  les  deux  oreilles. 
Contre  son  insolence  on  ne  doit  point  gauchir  : 
C'est  à  moi  tout  d'un  coup  de  vous  en  affranchir  ; 
Et,  pour  sortir  d'affaire,  il  faut  que  je  l'assomme. 

CLÉANTE 

Voilà  tout  justement  parler  en  vrai  jeune  homme. 
Modérez,  s'il  vous  plaît,  ces  transports  éclatants; 
Nous  vivons  sous  un  règne  et  sommes  dans  un  temps 
Où  par  la  violence  on  fait  mal  ses  affaires. 


ACTE  CIXaUIÈME.  SCÈNE  TROISIÈME 


1 1 1 


SCÈNE    III 

Madame  PERNELLE,  MARIANE,  ELMIRE, 
DORINE,  DAMIS,  ORGON,  CLÉANTE  ' 

Madame  PERNELLE 

Qu'est-ce?  J'apprends  ici  de  terribles  mystères. 

ORGON 

Ce  sont  des  nouveautés  dont  mes  yeux  sont  témoins. 
Et  vous  voyez  le  prix  dont  sont  payés  mes  soins. 
Je  recueille  avec  zèle  un  homme  en  sa  misère; 
Je  le  loge,  et  le  tiens  comme  mon  propre  frère; 
De  bienfaits  chaque  jour  il  est  par  moi  chargé; 
Je  lui  donne  ma  hlle  et  tout  le  bien  que  j'ai  : 
Et,  dans  le  même  temps,  le  perfide,  l'infârne. 
Tente  le  noir  dessein  de  suborner  ma  femme; 
Et,  non  content  encor  de  ces  lâches  essais. 
Il  m'ose  menacer  de  mes  propres  bienfaits' 
Et  veut  à  ma  ruine  user  des  avantages 
Dont  le  viennent  d'armer  mes  bontés  trop  peu  sages, 
Me  chasser  de  mes  biens  où  je  l'ai  transféré, 
Et  me  réduire  au  point  où  je  l'ai  retiré. 

DORINE 
Le  pauvre  homme! 

Madame  PERNELLE 

Mon  fils,  je  ne  puis  du  tout  croire 
Q.u'il  ait  voulu  commettre  une  action  si  noire. 

ORGON 
Comment? 


112  LE  TARTUFFE 

Madame  PERNELLE 

Les  gens  de  bien  sont  enviés  toujours. 

ORGON 

Que  voulez-vous  donc  dire  avec  votre  discours, 

Ma  mère? 

Madame  PERNELLE 

Que  chez  vous  on  vit  d'étrange  sorte, 
Et  qu'on  ne  sait  que  trop  la  haine  qu'on  lui  porte. 

ORGON 

Qu'a  cette  haine  à  faire  avec  ce  qu'on  vous  dit? 

Madame  PERNELLE 

Je  vous  l'ai  dit  cent  fois  quand  vous  étiez  petit  : 
La  vertu,  dans  le  monde  est  toujours  poursuivie; 
Les  envieux  mourront,  mais  jamais  l'envie. 

ORGON 

Mais  que  fait  ce  discours  aux  choses  d'aujourd'hui? 

Madami-;  PERNELLE 

On  vous  aura  forgé  cent  sots  contes  de  lui. 

ORGON 

Je  vous  ai  dit  déjà  que  j'ai  vu  tout  moi-même. 

Madame  PERNELLE 

Des  esprits  médisants  la  malice  est  extrême. 

ORGON 

Vous  me  feriez  damner,  ma  mère.  Je  vous  dis 
Que  j'ai  vu  de  mes  yeux  un  crime  si  hardi. 

Madame  PERNELLE 

Les  langues  ont  toujours  du  venin  à  répandre, 
Et  rien  n'est  ici-bas  qui  s'en  puisse  défendre. 


ACTE  CINQUIÈME.  SCÈNE  TROISIEME        113 

ORGON 

C'est  tenir  un  propos  de  sens  bien  dépourvu  ! 
Je  l'ai  vu,  dis-je,  vu,  de  mes  propres  yeux  vu, 
Ce  qu'on  appelle  vu.  Faut-il  vous  le  re battre 
Aux  oreilles  cent  fois  et  crier  comme  quatre  ? 

Madame  PHRNELLE 

Mon  Dieu!  le  plus  souvent  l'apparence  déçoit  : 
Il  ne  faut  pas  toujours  juger  sur  ce  qu'on  voit. 

ORGON 

J'enrage  ! 

Madame  PERNELLE 
Aux  faux  soupçons  la  nature  est  sujette, 
Et  c'est  souvent  à  mal  que  le  bien  s'interprète. 

ORGON 

Je  dois  interpréter  à  charitable  soin 
Le  désir  d'embrasser  ma  femme? 

Madame  PERNELLE 

Il  est  besoin. 
Pour  accuser  les  gens,  d'avoir  de  justes  causes, 
Et  vous  deviez  attendre  à  vous  voir  sûr  des  choses. 

ORGON 

Hé!  diantre!  le  moyen  de  m'en  assurer  mieux? 
Je  devais  donc,  ma  mère,  attendre  qu'à  mes  yeux 
Il  eût...  Vous  me  feriez  dire  quelque  sottise. 

Madame  PERNELLE 

Enfin  d'un  trop  pur  zèle  on  voit  son  âme  éprise, 
Et  je  ne  puis  du  tout  me  mettre  dans  l'esprit 
Qu'il  ait  voulu  tenter  les  choses  que  l'on  dit. 

8 


114  LE  TARTUFFE 

ORGON 

Allez.  Je  ne  sais  pas,  si  vous  n'étiez  ma  mère, 
Ce  que  je  vous  dirais,  tant  je  suis  en  colère. 

DORINE 

Juste  retour,  Monsieur,  des  choses  d'ici-bas  : 
Vous  ne  vouliez  point  croire,  et  l'on  ne  vous  croit  pas. 

CLÉANTE 

Nous  perdons  des  moments  en  bagatelles  pures 
Qu'il  faudrait  employer  à  prendre  des  mesures. 
Aux  menaces  du  fourbe  on  doit  ne  dormir  point. 

DAMIS 

Quoi!  son  effronterie  irait  jusqu'à  ce  point? 

ELMIRE 

Pour  moi,  je  ne  crois  pas  cette  instance  possible. 
Et  son  ingratitude  est  ici  trop  visible. 

CLÉANTE 

Ne  vous  y  fiez  pas;  il  aura  des  ressorts 
Pour  donner  contre  vous  raison  à  ses  eftorts, 
Et  sur  moins  que  cela  le  poids  d'une  cabale 
Embarrasse  les  gens  dans  un  fâcheux  dédale. 
Je  vous  le  dis  encore,  armé  de  ce  qu'il  a. 
Vous  ne  deviez  jamais  le  pousser  jusque-là. 

ORGON 

Il  est  vrai;  mais  qu'y  faire?  A  l'orgueil  de  ce  traître, 
De  mes  ressentiments  je  n'ai  pas  été  maître. 

CLÉANTE 

Je  voudrais  de  bon  cœur  qu'on  pût  entre  vous  deux 
De  quelque  ombre  de  paix  raccommoder  les  nœuds. 


ACTE  CINQUIEME.  SCENE  QUATRIEME       115 

ELMIKE 

Si  j'avais  su  qu'en  main  il  a  de  telles  armes, 
Je  n'aurais  pas  donné  matière  à  tant  d'alarmes. 
Et  mes... 

ORGON.  à  Dorine. 

Que  veut  cet  homme?  Allez  tôt  le  savoir. 
Je  suis  bien  en  état  que  l'on  me  vienne  voir! 


SCENE   IV 

Monsieur  LOYAL,  Madamk  PERNELLE, 

ORGON,  DAMIS, 

MARIANE,  DORINE,  ELMIRE,  CLÉANTE 

Monsieur  LOYAL 

Bonjour,  ma  chère  sœur.  Faites,  je  vous  supplie. 
Que  je  parle  à  Monsieur. 

DORINE 

Il  est  en  compagnie. 
Et  je  doute  qu'il  puisse  à  présent  voir  quelqu'un. 

Monsieur  LOYAL 

Je  ne  suis  pas  pour  être  en  ces  lieux  importun. 
Mon  abord  n'aura  rien,  je  crois,  qui  lui  déplaise. 
Et  je  viens  pour  un  fait  dont  il  sera  bien  aise. 

DORINE 

Votre  nom  ? 


ii6  LE  TARTUFFE 

Monsieur  LOYAL 

Dites-lui  seulement  que  je  viens 
De  la  part  de  monsieur  Tartuffe,  pour  son  bien. 

DORINE,  à  Orgon. 

C'est  un  homme  qui  vient,  avec  douce  manière. 
De  la  part  de  monsieur  Tartuffe,  pour  affaire 
Dont  vous  serez,  dit-il,  bien  aise. 

CLÉANTE 

Il  vous  faut  voir 
Ce  que  c'est  que  cet  homme  et  ce  qu'il  peut  vouloir. 

ORGON 

Pour  nous  raccommoder  il  vient  ici  peut-être. 
Quels  sentiments  aurai-je  à  lui  faire  paraître  ? 

CLÉANTE 

Votre  ressentiment  ne  doit  point  éclater; 
Et,  s'il  parle  d'accord,  il  le  faut  écouter. 

Monsieur  LOYAL 

Salut,  Monsieur.  Le  Ciel  perde  qui  vous  veut  nuire. 
Et  vous  soit  favorable  autant  que  je  désire! 

ORGON 

Ce  doux  début  s'accorde  avec  mon  jugement. 
Et  présage  déjà  quelque  accommodement. 

Monsieur  LOYAL 

Toute  votre  maison  m'a  toujours  été  chère, 
Et  j'étais  serviteur  de  monsieur  votre  père. 

ORGON 

Monsieur,  j'ai  grande  honte  et  demande  pardon 
D'être  sans  vous  connaître  ou  savoir  votre  nom. 


ACTE  CINaUIEME.  SCENE  QUATRIEME       \ij 

Monsieur  LOYAL 

Je  m'appelle  Loyal,  natif  de  Normandie, 
Et  suis  huissier  à  verge,  en  dépit  de  l'envie. 
J'ai  depuis  quarante  ans,  grâce  au  Ciel,  le  bonheur 
D'en  exercer  la  charge  avec  beaucoup  d'honneur, 
Et  je  vous  viens,  Monsieur,  avec  votre  licence, 
Signifier  l'exploit  de  certaine  ordonnance. 

ORGON 

Quoi!  vous  êtes  ici... 

Monsieur  LOYAL 

Monsieur,  sans  passion. 
Ce  n'est  rien  seulement  qu'une  sommation, 
Un  ordre  de  vider  d'ici,  vous  et  les  vôtres, 
Mettre  vos  meubles  hors,  et  faire  place  à  d'autres, 
Sans  délai  ni  remise,  ainsi  que  besoin  est. 

ORGON 

Moi  !  sortir  de  céans  ? 

Monsieur  LOYAL 

Oui,  Monsieur,  s'il  vous  plaît. 
La  maison  à  présent,  comme  savez  de  reste. 
Au  bon  monsieur  Tartuffe  appartient  sans  conteste. 
De  vos  biens  désormais  il  est  maître  et  seigneur, 
En  vertu  d'un  contrai  duquel  je  suis  porteur. 
Il  est  en  bonne  forme,  et  l'on  n'y  peut  rien  dire. 

DAMIS 

Certes,  cette  impudence  est  grande,  et  je  l'admire. 

Monsieur  LOYAL 

Monsieur,  je  ne  dois  point  avoir  affaire  à  vous; 
C'est  à  Monsieur  :  il  est  et  raisonnable  et  doux, 
Et  d'un  homme  de  bien  il  sait  trop  bien  l'office 
Pour  se  vouloir  du  tout  opposer  à  justice. 


ii8  I.E  TARTUFFE 

ORGON 

Mais... 

Monsieur  LOYAL 

Oui,  Monsieur,  je  sais  que  pour  un  million 
Vous  ne  voudriez  pas  faire  rébellion. 
Et  que  vous  souffrirez  en  honnête  personne 
Que  j'exécute  ici  les  ordres  qu'on  me  donne. 

DAMLS 

Vous  pourriez  bien  ici  sur  votre  noir  jupon, 
Monsieur  l'huissier  à  verge,  attirer  le  bâton. 

Monsieur  LOYAL 

Faites  que  votre  fils  se  taise  ou  se  retire. 
Monsieur;  j'aurais  regret  d'être  obligé  d'écrire, 
Ht  de  vous  voir  couché  dans  mon  procès-verbal. 

DORINE,  à  part. 

Ce  Monsieur  Loyal  porte  un  air  bien  déloyal. 

Monsieur  LOYAL 

Pour  tous  les  gens  de  bien  j'ai  de  grandes  tendresses. 

Et  ne  me  suis  voulu,  Monsieur,  charger  des  pièces 

Que  pour  vous  obliger  et  vous  faire  plaisir  ; 

Que  pour  ôter  par  là  le  moyen  d'en  choisir 

Qui,  n'ayant  pas  pour  vous  le  zèle  qui  me  pousse. 

Auraient  pu  procéder  d'une  façon  moins  douce. 

ORGON 

Et  que  peut-on  de  pis  que  d'ordonner  aux  gens 
De  sortir  de  chez  eux  ? 

Monsieur  LOYAL 

On  vous  donne  du  temps. 
Et  jusques  à  demain  je  ferai  sursoance 
A  l'exécution,  Monsieur,  de  l'ordonnance. 


ACTE  CINQUIEME.  SCENE  QUATRIÈME       119 

Je  viendrai  seulement  passer  ici  la  nuit 
Avec  dix  de  mes  gens,  sans  scandale  et  sans  bruit. 
Pour  la  forme,  il  faudra,  s'il  vous  plaît,  qu'on  m'ap- 

[portc, 
Avant  que  se  coucher,  les  clefs  de  votre  porte. 
J'aurai  soin  de  ne  pas  troubler  votre  repos, 
Et  de  ne  rien  souffrir  qui  ne  soit  à  propos. 
Mais  demain,  du  matin,  il  vous  faut  être  habile 
A  vider  de  céans  jusqu'au  moindre  ustensile. 
Mes  gens  vous  aideront,  et  je  les  ai  pris  forts 
Pour  vous  faire  service  à  tout  mettre  dehors. 
On  n'en  peut  pas  user  mieux  que  je  fais,  je  pense  ; 
Et,  comme  je  vous  traite  avec  grande  indulgence, 
Je  vous  conjure  aussi,  Monsieur,  d'en  user  bien. 
Et  qu'au  deu  de  ma  charge  on  ne  me  trouble  en  rien. 

ORGON,  bas. 

Du  meilleur  de  mon  cœur,  je  donnerais  sur  l'heure 
Les  cent  plus  beaux  louis  de  ce  qui  me  demeure. 
Et  pouvoir  à  plaisir  sur  ce  muffle  asséner 
Le  plus  grand  coup  de  poing  qui  se  puisse  donner. 

CLÉANTE,  basa  Orgon. 

Lais.sez,  ne  gâtons  rien. 

DAMLS 

A  cette  audace  étrange, 
J'ai  peine  à  me  tenir,  et  la  main  me  démange. 

DORINE 

Avec  un  si  bon  dos,  ma  foi,  Monsieur  Loyal, 
Quelques  coups  de  bâton  ne  vous  siéraient  pas  mal. 

Monsieur  LOYAL 

On  pourrait  bien  punir  ces  paroles  infâmes, 
Mamie,  et  l'on  décrète  aussi  contre  les  femmes. 


120  LE  TARTUFFE 

CLÉANTE 

Finissons  tout  cela,  Monsieur  ;  c'en  est  assez. 
Donnez  tôt  ce  papier,  de  grâce,  et  nous  laissez. 

Monsieur  LOYAL 

Jusqu'au  revoir.  Le  Ciel  vous  tienne  tous  en  joie. 

ORGON 

Puisse-t-il  te  confondre,  et  celui  qui  t'envoie  ! 


SCÈNE     V 

ORGON,  CLÉANTE,  MARIANE 
ELMIRE,  Mada.me  PERNELLE,  DORINE,  DAMIS 

ORGON 

Eh  bien  !  vous  le  voyez,  ma  mère,  si  j'ai  droit. 
Et  vous  pouvez  juger  du  reste  par  l'exploit. 
Ses  trahisons,  enfin,  vous  sont-elles  connues  ? 

Madame  PERNELLE 

Je  suis  toute  ébaubie,  et  je  tombe  des  nues. 

DORINE 

Vous  vous  plaignez  à  tort,  à  tort  vous  le  blâmez. 

Et  ses  pieux  desseins  par  là  sont  confirmés. 

Dans  l'amour  du  prochain  sa  vertu  se  consomme  : 

Il  sait  que  très  souvent  les  biens  corrompent  l'homme. 

Et,  par  charité  pure,  il  veut  vous  enlever 

Tout  ce  qui  peut  vous  faire  obstacle  à  vous  sauver. 


ACTE  CINQUIÈME.  SCÈNE  SIXIÈME  121 

ORGON 

Taisez-vous  :  c'est  le  mot  qu'il  vous  faut  toujours  dire. 

CLÉANTE 

Allons  voir  quel  conseil  on  doit  vous  faire  élire. 

ELMIKE 

Allez  faire  éclater  Taudace  de  l'ingrat. 

Ce  procédé  détruit  la  vertu  du  contrat  ; 

Et  sa  déloyauté  va  paraître  trop  noire 

Pour  souffrir  qu'il  en  ait  le  succès  qu'on  veut  croire. 


SCENE  VI 

VALÈRE,  ORGON,  CLÉANTE,  ELMIRE, 
MARIANE 

VALÈRE 

Avec  regret,  Monsieur,  je  viens  vous  affliger; 
Mais  je  m'y  vois  contraint  par  le  pressant  danger. 
Un  ami  qui  m'est  joint  d'une  amitié  fort  tendre, 
Et  qui  sait  l'intérêt  qu'en  vous  j'ai  lieu  de  prendre, 
A  violé  pour  moi,  par  un  pas  délicat, 
Le  secret  que  l'on  doit  aux  affaires  d'Etat, 
Et  me  vient  d'envoyer  un  avis  dont  la  suite 
Vous  réduit  au  parti  d'une  soudaine  fuite. 
Le  fourbe  qui  longtemps  a  pu  vous  imposer 
Depuis  une  heure  au  prince  a  su  vous  accuser, 
Et  remettre  en  ses  mains,  dans  les  traits  qu'il  vous 
D'un  criminel  d'Etat  l'importante  cassette,  [jette, 


122  LE  TARTUFFE 

Dont,  au  mépris,  dit-il,  du  devoir  d'un  sujet, 
Vous  avez  conservé  le  coupable  secret. 
J'ignore  le  détail  du  crime  qu'on  vous  donne, 
Mais  un  ordre  est  donné  contre  votre  personne, 
Et  lui-même  est  chargé,  pour  mieux  l'exécuter, 
D'accompagner  celui  qui  doit  vous  arrêter. 

CLÉANTE 

Voilà  ses  droits  armés,  et  c'est  par  où  le  traître 

De  vos  biens  qu'il  prétend  cherche  à  se  rendre  maître. 

ORGON 

L'homme  est,  je  vous  l'avoue,  un  méchant  animal! 
VALÈRE 

Le  moindre  amusement  peut  vous  être  fatal. 

J'ai,  pour  vous  emmener,  mon  carrosse  à  la  porte, 

Avec  mille  louis  qu'ici  je  vous  apporte. 

Ne  perdons  point  de  temps,  le  trait  est  foudroyant, 

Et  ce  sont  de  ces  coups  que  l'on  pare  en  fuyant. 

A  vous  mettre  en  lieu  sûr  je  m'offre  pour  conduite, 

Et  veux  accompagner  jusqu'au  bout  votre  fuite. 

ORGON 

Las!  que  ne  dois-je  point  à  vos  soins  obligeants! 
Pour  vous  en  rendre  grâce  il  faut  un  autre  temps. 
Et  je  demande  au  Ciel  de  m'être  assez  propice 
Pour  reconnaître  un  jour  ce  généreux  service. 
Adieu,  prenez  le  soin,  vous  autres... 

CLÉANTE 

Allez  tôt; 
Nous  songerons,  mon  frère,  à  faire  ce  qu'il  faut. 


ACTE  CINQUIEME.  SCENH  SEPTIEME         123 


SCENE    Vil 

L'EXEMPT,  TARTUFFE,   \'ALÈRE.  ORGOX, 
ELMIRE,  MARIANH,  etc. 

lARTUFFE 

Tout  beau,  Monsieur,  tout  beau,  ne  courez  point  si 

[vite; 
Vous  n'irez  pas  fort  loin  pour  trouver  votre  gîte, 
Et  de  la  part  du  prince  on  vous  fait  prisonnier. 

ORGON 

Traître,  tu  me  gardais  ce  trait  pour  le  dernier! 
C'est  le  coup,  scélérat,  par  où  tu  m'expédies, 
Et  voilà  couronner  toutes  tes  perfidies. 

TARTUFFE 

Vos  injures  n'ont  rien  à  me  pouvoir  aigrir. 
Et  je  suis  pour  le  Ciel  appris  à  tout  souffrir. 

CLÉANTE 

La  modération  est  grande,  je  l'avoue! 

DAMIS 

Comme  du  Ciel  l'infâme  impudemment  se  joue! 

TARTUFFE 

Tous  vos  emportements  ne  sauraient  m'émouvoir, 
Et  je  ne  songe  à  rien  qu'à  faire  mon  devoir. 

MARIANE 

Vous  avez  de  ceci  grande  gloire  à  prétendre. 

Et  cet  emploi  pour  vous  est  fort  hoimète  à  prendre. 


124  LE  TARTUFFE 

TARTUFFE 

Un  emploi  ne  saurait  être  que  glorieux 

Quand  il  part  du  pouvoir  qui  m'envoie  en  ces  lieux. 

ORGON 

Mais  t'es-tu  souvenu  que  ma  main  charitable, 
Ingrat,  t'a  retiré  d'un  état  misérable? 

TARTUFFE 
Oui,  je  sais  quels  secours  j'en  ai  pu  recevoir; 
Mais  l'intérêt  du  prince  est  mon  premier  devoir  : 
De  ce  devoir  sacré  la  juste  violence 
Etouffe  dans  mon  cœur  toute  reconnaissance, 
Et  je  sacrifierais  à  de  si  puissants  nœuds 
Amis,  femme,  parents,  et  moi-même  avec  eux. 

ELMIRE 
L'imposteur! 

DORINE 
Comme  il  sait  de  traîtresse  manière 
Se  faire  un  beau  manteau  de  tout  ce  qu'on  révère! 

CLÉANTE 

Mais,  s'il  est  si  parfait  que  vous  le  déclarez, 

Ce  zèle  qui  vous  pousse  et  dont  vous  vous  parez, 

D'où  vient  que  pour  paraître  il  s'avise  d'attendre 

Qu'à  poursuivre  sa  femme  il  ail  su  vous  surprendre, 

Et  que  vous  ne  songez  à  l'aller  dénoncer 

Que  lorsque  son  honneur  l'oblige  à  vous  chasser? 

Je  ne  vous  parle  point,  pour  devoir  en  distraire, 

Du  don  de  tout  son  bien  qu'il  venait  de  vous  faire  ; 

Mais,  le  voulant  traiter  en  coupable  aujourd'hui, 

Pourquoi  consentiez-vous  à  rien  prendre  de  lui  ? 

TARTUFFE,  à  l'exempt. 

Délivrez-moi,  Monsieur,  de  la  criaillerie, 

Et  daignez  accomplir  votre  ordre,  je  vous  prie. 


ACTE  CINaUIEME.  SCENE  SEPTIEME         125 

L'EXEMPT 

Oui,  c'est  trop  demeurer,  sans  doute,  à  l'accomplir  : 
Votre  bouche  à  propos  m'invite  à  le  remplir; 
Et,  pour  l'exécuter,  suivez-moi  tout  à  l'heure 
Dans  la  prison  qu'on  doit  vous  donner  pour  demeure. 

TARTUFFE 
Qui,  moi,  Monsieur? 

L'EXEMPT 

Oui,  vous. 

TARTUFFE 

Pourquoi  donc  la  prison? 

L'EXEMPT 
Ce  n'est  pas  vous  à  qui  j'en  veux  rendre  raison. 

(J  Orgon.) 
Remettez-vous,  Monsieur,  d'une  alarme  si  chaude. 
Nous  vivons  sous  un  prince  ennemi  de  la  fraude. 
Un  prince  dont  les  yeux  se  font  jour  dans  les  cœurs, 
Et  que  ne  peut  tromper  tout  l'art  des  imposteurs. 
D'un  fin  discernement  sa  grande  âme  pourvue 
Sur  les  choses  toujours  jette  une  droite  vue  : 
Chez  elle  jamais  rien  ne  surprend  trop  d'accès. 
Et  sa  ferme  raison  ne  tombe  en  nul  excès. 
11  donne  aux  gens  de  bien  une  gloire  immortelle, 
Mais  sans  aveuglement  il  fait  briller  ce  zèle, 
Et  l'amour  pour  les  vrais  ne  ferme  point  son  cœur 
A  tout  ce  que  les  faux  doivent  donner  d'horreur. 
Celui-ci  n'était  pas  pour  le  pouvoir  surprendre, 
Et  de  pièges  plus  fins  on  le  voit  se  défendre. 
D'abord  il  a  percé  par  ses  vives  clartés 
Des  replis  de  son  cœur  toutes  les  lâchetés. 
Venant  vous  accuser,  il  s'est  trahi  lui-même, 
Et,  par  un  juste  trait  de  l'équité  suprême, 


126  LE  TARTUFFH 

S'est  découvert  au  prince  un  fourbe  renommé 
Dont  sous  un  autre  nom  il  était  informe; 
Et  c'est  un  long  détail  d'actions  toutes  noires 
Dont  on  pourrait  former  des  volumes  d'histoires. 
Ce  monarque,  en  un  mot,  a  vers  vous  détesté 
Sa  lâche  ingratitude  et  sa  déloyauté  ; 
A  ses  autres  horreurs  il  a  joint  cette  suite, 
Et  ne  m'a  jusqu'ici  soumis  à  sa  conduite 
Que  pour  voir  l'impudence  aller  jusques  au  bout 
Et  vous  faire  par  lui  faire  raison  de  tout. 
Oui,  de  tous  vos  papiers,  dont  il  se  dit  le  maître, 
Il  veut  qu'entre  vos  mains  je-dépouille  le  traître. 
D'un  souverain  pouvoir,  il  brise  les  liens 
Du  contrat  qui  lui  fait  le  don  de  tous  vos  biens, 
Et  vous  pardonne  enfin  cette  offense  secrète 
Où  vous  a  d'un  ami  fait  tomber  la  retraite; 
Et  c'est  le  prix  qu'il  donne  au  zèle  qu'autrefois 
On  vous  vit  témoigner  en  appuyant  ses  droits. 
Pour  vous  montrer  que  son  cœur  sait,  quand  moins 

[on  y  pense, 
D'une  bonne  action  verser  la  récompense, 
Que  jamais  le  mérite  avec  lui  ne  perd  rien, 
Et  que  mieux  que  du  mal  il  se  souvient  du  bien. 

DORINE 

Que  le  Ciel  soit  loué! 

Maoame  PERNELLE 

Maintenant  je  respire  ! 

ELMIRE 
Eavorable  .succès! 

MARIANE 

Qui  l'aurait  osé  dire? 


ACTE  CINQUIÈME    SCÈNE  SEPTIÈME         127 

ORGON,  a   Tartuffe. 
Hé  bien,  te  voiià,  traître... 

CLÉANTE 

Ah!  mon  frère,  arrêtez, 
Et  ne  descendez  point  n  des  indignités. 
A  son  mauvais  destin  laissez  un  misérable, 
Et  ne  vous  joignez  point  au  remords  qui  l'accable. 
Souhaitez  bien  plutôt  que  son  cœur,  en  ce  jour, 
Au  sein  de  la  vertu  fasse  un  heureux  retour; 
Qu'il  corrige  sa  vie  en  détestant  son  vice, 
El  puisse  du  grand  prince  adoucir  la  justice, 
Tandis  qu'à  sa  bonté  vous  irez  à  genoux 
Rendre  ce  que  demande  un  traitement  si  doux. 

ORGON 

Oui,  c'est  bien  dit   Allons  à  ses  pieds  avec  joie 

Nous  louer  des  bontés  que  son  cœur  nous  déploie; 

Puis  acquittés  un  peu  de  ce  premier  devoir, 

Aux  justes  soins  d'un  autre  il  nous  faudra  pourvoir. 

Et  par  un  doux  hymen  couronner  en  Valère 

La  flamme  d'un  amant  généreux  et  sincère. 


DIJON    DARANTIERE 


AMPHITRYON 


MOLIÈRE 

1622-1673 


'Mft  Mfl  Wt 


AMPHITRYON 

COMÉDIE  EN  TROIS  ACTES 
EN  VERS 

1668 


PARIS 


LIBRAIRIE   DE   FRANCE 

F.  SANT'ANDREA,  L.  MARCEROU  &  Cie 

COLLECTION    DES   GRANDS   FRANÇAIS 
99,    BOULEVARD    RASPAIL,     99 

M.  CM.  XXIII 


NOTICE 


Molière,  en  écrivant  Le  Sicilien,  arrivait  au  terme 
d'une  période  où  sa  production  avait  été  intense. 

De  juin  1666  à  février  166'],  en  huit  mois,  il  n'avait 
pas  fait  jouer  moins  de  cinq  pièces,  d'importance  inégale, 
et  de  genres  très  divers.  Mais  chacune  en  son  genre  était 
d'une  qualité  rare.  Et  les  deux  qui  ouvraient  la  série 
se  nommaient  Le  Misanthrope  et  Le  Médecin  malgré 
lui. 

Après  ht  Sicilien,  Molière  io««a  Amphitryon.  C'est 
à  un  intervalle  de  on^e  mois  que  ces  deux  pièces  furent 
pour  la  première  fois  représentées.  Des  raisons  par  les- 
quelles on  explique  cet  arrêt  prolongé  d'une  veine  géné- 
reuse et  jaillissante,  deux  sont  capitales. 

D' abord  la  santé  de  l'auteur.  Il  avait  été  malade  au 
début  de  1666,  et  contraint  de  fermer  pendant  deux 
mois  son  théâtre.  Pareille  mésaventure,  conséquence  de 
tant  de  fatigues,  lui  survint  en  i66j,  et  le  tint  pour 
autant  éloigné  de  la  scène.  Et  même,  le  ij  avril. 
Robinet  put  écrire  : 

«  Le  bruit  a  couru  que  Molière 

Se  trouvait  à  l'extrémité. 

Et  proche  d'entrer  dans  la  bière.  » 


2  NOTICE 

Au  mois  d'août,  nouvelle  épreuve,  qui  ne  frappait  poijit 
an  corps,  mais  qui  pouvait  toucher  durement  le  moral. 
La  guerre  de  Dévolution  venait  de  s'ouvrir.  Le  roi 
était  parti  pour  la  Flandre.  Le  j  août,  Molière  donne 
L'Imposteur.  C'était  Tartuffe.  Près  de  trois  ans  écoulés 
n'avaient  pas  suffi  à  apaiser  les  haines  qu'il  avait  sou- 
levées à  son  apparition.  Dès  le  6,  la  représentation  est 
interdite  par  M.  de  Lamoignon,  premier  président  du 
Parlement,  et  membre  de  la  Confrérie  du  Saint-Sacre- 
fnent.  Le  S,  La  Thorillère  et  La  Grange  partent  pour  les 
Flandres,  chargés  de  présenter  un  placet  au  roi.  Le  sou- 
verain, qui  était  occupé  au  siège  de  Lille,  les  reçoit  <(  très 
bien  »^  mais  ajourne  la  décision  à  son  retour.  Entre 
temps,  l'archevêque  de  Paris,  Hardouin  de  Péréfixe,  par 
une  ordonnance  du  1 1  août,  fait  «  très-expresses  inhibi- 
tions et  défenses...  de  représenter,  lire  ou  entendre  réciter 
la  susdite  comédie,  soit  publiquement,  soit  en  particulier, 
sous  quelque  nom  et  quelque  prétexte  que  ce  soit,  et  ce  sous 
peine  d'excommunication  » . 

Molière,  assurément  peiné,  et  d'ailleurs  malade,  ne 
reparut  point  sur  la  scène  avant  le  2/  septembre,  où  l'on 
donna  Le  Misanthrope.  Robinet,  le  S  octobre,  écrivit  : 

«  J'oubliais   une   nouveauté 
Qui  doit   charmer  notre  cité 
Molière,  reprenant  courage. 
Malgré  la  bourrasque  et  forage, 
Au  nom  des  Dieux,  qu'on  l'aille  voir.  » 

La  nuilleure  preuve  qu'il  avait  repris  courage,  il  la 
donna  en  composant  et  en  représentant  Ampliiti'yon. 

* 

Le  sujet  ^'Amphitryon  a  été  emprunté  à  Plante.  Si 
Molière,  avec  la  sûreté  de  métier  et  l'originalité  dans 
l'imitation  qui  lui  étaient  propres,  n'a  point  manqué,  à 


NOTICE  3 

diverses  reprises,  de  puiser  à  sa  fantaisie  dans  l'œuvre 
des  comiques  latins,  le  choix  (/'Amphitryon  lui  a  été 
sngi^éré par  des  circonstances  particulières.  Déjà,  il  avait 
écrit  son  Don  Juan,  après  que  la  légende  en  eut  été  portée 
à  la  scène,  et  avec  succès,  par  divers  auteurs.  Or  l'année 
même  du  Cid,  en  i6)6,  Rotrou  avait  fait  jouer  une  pièce 
nommée  Les  Sosies.  En  1650,  le  théâtre  du  Marais 
l'avait  reprise,  et  l'avait  jouée  à  grand  renfort  de  ces 
nmchines  dont  le  public  aimait  toujours  les  artifices.  Sa 
vogue  durait  encore,  à  ce  qu'on  peut  présumer,  aux  envi- 
rons de  i66y.  Molière,  comme  pour  Don  Juan  se  piqua 
sans  doute  d'éclipser  une  fois  de  plus  ses  rivaux,  en 
jouant  après  eux,  accommodé  à  sa  manière,  un  sujet  qui 
h'ur  avait  permis  de  trouver  de  la  faveur. 

Aussi  bien,  il  doit  beaucoup  à  Rotrou,  non  moins  qu'à 
Plante,  si  l'on  veut  s'en  tenir  à  l'apparente  fidélité  de  cer- 
tains rapprochements.  Et  cependant  Amphitryons^/  bien  à 
lui.  Il  reprend  à  son  compte  des  traits  qui  sont  à  Rotrou. 
Mais  d'un  mot  qti'il  ajoute  ou  retire,  d'une  inversion  de 
tenues,  d'une  image  qu'il  choisit  plus  juste  ou  qu'il  rend 
plus  vive,  il  donne  à  son  texte  un  tour  plus  spirituel  : 
tel  pesant  alexandrin  de  Rotrou  se  mue  en  deux  vers 
légers;  et  tel  trait  qui  che:{  l'un  n'était  point  pour  déplaire, 
devient  che^i  l'autre  plus  piquant  ou  bien  dégage  plus  de 
charme. 

Il  n'y  a  pas  d'ailleurs  seulement,  dans  Molière,  le 
dessein  comique  ou  gracieux  qu'il  nous  trace,  après  ses 
modèles  et  mieux  qu'eux,  d'Amphitryon,  d'Alcmène  ou  de 
Sosie.  Il  a  su  aussi  imaginer  le  bouillant  Argatiphonti- 
das,  et  la  femme  de  Sosie,  Cléanthis,  et  la  double  et  plai- 
sante action  qui  nous  montre  parallèlement  le  ménage  des 
maîtres  bouleversé  par  fupiter,  et  celui  des  serviteurs  dont 
la  présence  de  Mercure  vient  troubler  la  paix. 

Mais  le  charme  le  plus  vif  que  l'on  goûte  à  lire  ou  à 
entendre  Amphitryon,  ne  vient-il  pas  de  la  forme  que 


4  NOTICE 

Molicre  lui  a  donnée,  de  ces  vers  libres  qui  éblouissent 
par  leurs  détours  imprévus  et  prestes,  leur  souplesse,  lent 
variété,  leur  douceur,  leurs  grâces  toujours  spirituelles. 
Les  ailes  que  déjà  l'on  sentait  remuer  sous  la  prose  de  Don 
Juan  on  du  Sicilien,  s'étaient  ouvertes.  Et  la  technique 
du  vers  français  préromantique  venait  d'atteindre  à  une 
virtuosité  qui  n'a  trouvé  nulle  part  de  réplique,  sinon 
dans  La  Fontaine. 

A.R. 


A  SON  ALTESSE  SERENISSIME 

MONSEIGNEUR  LE  PRINCE 

AdONSEIGNEUR, 

N'en  déplaise  à  nos  beaux  esprits,  je  ne  vois  rien  déplus 
ennuyeux  que  les  epistres  dédicatoires,  et  Vostre  Altesse 
Serenissimf  trouvera  bon,  s'il  luy  plaisi,  que  je  ne  suive 
point  icy  le  style  de  ces  Messieurs  là,  et  refuse  de  me  servir 
de  deux  ou  trois  misérables  pensées  qui  ont  esté  tournées  et 
retournées  tant  de  fois  quelles  sont  usées  de  tous  les  côte:^. 
Le  nom  du  grand  CONDE  est  un  nom  trop  glorieux 
pour  le  traiter  comme  on  fait  tous  les  autres  noms.  Il  ne 
faut  l'apliquer,  ce  nom  illustre,  qu'à  des  emplois  qui 
soient  dignes  de  luy  ;  et,  pour  dire  de  belles  choses,  je  vou- 
drais parler  de  le  mettre  à  la  teste  d'une  armée  plutost  qu'à 
la  teste  d'un  livre,  et  je  conçois  bien  mieux  ce  qu'il  est 
capable  défaire  en  l'opposant  aux  jorces  des  ennemis  de  cet 
Etat  qu'en  l'opposant  à  la  critique  des  ennemis  d'une  comédie. 

Ce  n'est  pas,  MONSEIGNEUR,  que  la  glorieuse 
approbation  de  Vostre  Altesse  Serenissime  ne  fust  une 


6  AMPHITRYON 

puiisanîe.  protection  pour  toutes  ces  sortes  d'ouvrages,  et 
qu'on  ne  soit  persuadé  des  lumières  de  vostre  esprit  autant 
que  de  l'intrépidité  de  vostre  cœur  et  de  la  grandeur  de 
vostre  ame.  On  sçait  par  toute  la  terre  que  l'éclat  de  vostre 
mérite  n'est  point  renfermé  dans  les  bornes  de  cette  valeur 
indomptable  qui  se  fait  des  adorateurs  chei  ceux  mesme 
qu'elle  surmonte;  qu'il  s'étend,  ce  mérite,  jusques  aux 
connoissames  les  plus  fines  et  les  plus  relevées,  et  que  les 
décisions  de  vostre  jugement  sur  tous  les  ouvrages  d'esprit 
ne  manquent  point  d'estre  suivies  par  le  sentiment  des 
plus  délicats.  Mcàs  on  sçait  aussi,  MONSEIGNEUR, 
que  toutes  ces  glorieuses  approbations  dont  nous  nous 
vantons  au  public  ne  nous  coûtent  rien  à  faire  imprimer, 
et  que  ce  sont  des  choses  dont  nous  disposons  comme  nous 
voulons.  On  sçait,  dis-je,  qu'une  epistre  dédicatoire  dit 
tout  ce  qu'il  luy  plaist,  et  qu'un  autheur  est  en  pouvoir 
d'aller  saisir  les  personnes  les  plus  augustes  et  de  parer  de 
leurs  grands  noms  les  premiers  feuillets  de  son  livre;  qu'il 
a  ta  liberté  de  s'y  donner  autant  qu'il  veut  l'honneur  de 
leur  estime,  et  de  se  faire  da  protecteurs  qui  n'ont  jamais 
songé  à  l'cstre. 

fe  n'abuseray,  MONSEIGNEUR,  ny  de  vostre  nom 
ni  de  vos  bonte^  pour  cond^attre  les  censeurs  de  /'Amphi- 
tryon et  m'attribùer  une  gloire  que  je  n'ay  pas  peut-estre 
méritée  ;  et  je  ne  prens  la  liberté  de  vous  offrir  ma  comédie 
que  pour  avoir  lieu  de  vous  dire  que  je  regarde  incessam- 
ment avec  une  profonde  vénération  les  grandes  qualite:(^  que 
vous  joigne::^  au  sang  auguste  dont  vous  iene:(^  le  jour,  et 
que  je  suis,  MONSEIGNEUR,  avec  tout  le  respect 
possible  ci  tout  le  ^ele  imaginable. 

De  Vostre  Altessk  Serenissime 

Le  tres-humble,  très  obéissant 
et  tres-obligé  serviteur, 

MOLIERE. 


PERSONNAGES 


MERCURE. 

LA  NUIT. 

JUPITER,  sous  la  forme  d'Amphitryon. 

AMPHITRYON,  général  des  Thébains. 

ALCMÈNE.  femme  d Amphitryon. 

CLEANTHIS,  suivante  dAIcmene  et 

femme  de  Sosie. 

SOSIE,  valet  d'Amphitryon. 

ARGATIPHONTIDAS  ,) 

NAUGRATÈS,  /  ^,  ..    . 

r.^Mtr^*n  >  capitaines  thebams. 

rOLlDAb,  (       ' 

POSICLÈS  ] 

La  scène  est  à  Thèbes,  devant  la  maison  d'Amphitryon. 


PROLOGUE 

iMERCURE  SUR  un  nuage,  LA  NUIT  dans  u\  char 
traîné  par  deux  chevaux 

MERCURE 
Tout  beau,  charmante  Nuit;  daignez  vous  arrêter. 
Il  est  certain  secours  que  de  vous  on  désire, 

Et  j'ai  deux  mots  à  vous  dire 

De  la  part  de  Jupiter. 

LA  NUIT 

Ah  !  ah  !  c'est  vous,  Seigneur  Mercure  ! 
Qui  vous  eût  deviné  là,  dans  cette  posture? 

MERCURE 
Ma  foi,  me  trouvant  las  pour  ne  pouvoir  fournir 
Aux  différents  emplois  où  Jupiter  m'engage. 
Je  me  suis  doucement  assis  sur  ce  nuage 
Pour  vous  attendre  venir. 

LA  NUIT 
Vous  vous  moquez,  Mercure,  et  vous  n'y  songez  pas. 
Sied-il  bien  à  des  dieux  de  dire  qu'ils  sont  las? 


10  AMPHITRYON 

MERCURE 

Les  dieux  sont-ils  de  fer? 

LA  NUIT 

Non;  mais  il  faut  sans  cesse 
Garder  le  décorum  de  la  divinité. 

11  est  de  certains  mots  dont  l'usage  rabaisse 

Cette  sublime  qualité. 

Et  que,  pour  leur  indignité, 

Il  est  bon  qu'aux  hommes  on  laisse. 

MERCURE 

A  votre  aise  vous  en  parlez, 
Et  vous  avez,  la  belle,  une  chaise  roulante 
Où  par  deux  bons  chevaux,  en  dame  nonchalante, 
Vous  vous  faites  traîner  partout  où  vous  voulez  ; 

Mais  de  moi  ce  n'est  pas  de  même, 
Et  je  ne  puis  vouloir,  dans  mon  destin  fatal, 
Aux  poètes  assez  de  mal 
De  leur  impertinence  extrême 
D'avoir,  par  une  injuste  loi 
Dont  on  veut  maintenir  l'usage, 
A  chaque  dieu,  dans  son  emploi, 
Donné  quelque  allure  en  partage, 
Et  de  me  laisser  à  pied,  moi 
Comme  un  mes.sager  de  village;  jcieux. 
Moi  qui  suis,   comme  on  sait,   en  terre  et  dans  les 
Le  fomeux  messager  du  souverain  des  dieux, 
Et  qui,  sans  rien  exagérer, 
Par  tous  les  emplois  qu'il  me  donne, 
Aurais  besoin  plus  que  personne 
D'avoir  de  quoi  me  voiturer. 


PROLOGUK  1 1 

LA  NUIT 

Que  voulez- vous  faire  à  cela? 

Les  poètes  fout  à  leur  guise. 

Ce  n'est  pas  la  seule  sottise 

Qu'on  voit  faire  à  ces  messieurs-là. 
Mais  contre  eux  toutefois  votre  àiue  à  tort  s'irriic. 
Et  vos  ailes  aux  pieds  sont  un  don  de  leurs  soins. 

MERCURE 

Oui;  mais,  pour  aller  plus  vite. 
Est-ce  qu'on  s'en  lasse  moins? 

LA  NUIT 

Laissons  cela,  seigneur  Mercure, 
Et  sachons  ce  dont  il  s'agit. 

MERCUKE 

C'est  Jupiter,  comme  je  vous  l'ai  dit. 
Qui  de  votre  manteau  veut  la  faveur  obscure 
Pour  certaine  douce  aventure 
Qu'un  nouvel  amour  lui  fournit. 
Ses  pratiques,  je  crois,  ne  vous  sont  pas  nouvelles  : 
Bien  souvent  pour  la  terre  il  néglige  les  cieux. 
Et  vous  n'ignorez  pas  que  ce  maître  des  dieux 
Aime  à  s'humaniser  pour  des  beautés  mortelles, 
Et  sait  cent  tours  ingénieux 
Pour  mettre  à  bout  les  plus  cruelles. 
Des  yeux  d'Alcmène  il  a  senti  les  coups, 
Et,  tandis  qu'au  milieu  des  béotiques  plaines 
Amphitryon,  son  époux. 
Commande  aux  troupes  thébaines, 
Il  en  a  pris  la  forme,  et  reçoit  là-dessous 

Un  soulagement  à  ses  peines 
Dans  la  possession  des  plaisirs  les  plus  doux. 
L'état  des  mariés  à  ses  feux  est  propice  : 


12  AMPHITRYON 

L'hymen  ne  les  a  joints  que  depuis  quelques  jours, 
Et  la  jeune  chaleur  de  leurs  tendres  amours 
A  fait  que  Jupiter  à  ce  bel  artifice 

S'est  avisé  d'avoir  recours. 
Son  stratagème  ici  se  trouve  salutaire  ; 

Mais  près  de  maint  objet  chéri 
Pareil  déguisement  serait  pour  ne  rien  faire, 
Et  ce  n'est  pas  partout  un  bon  moyen  de  plaire 

Que  la  figure  d'un  mari. 

LA  NUIT 

l'admire  Jupiter,  et  je  ne  comprends  pas 

Tous  les  déguisements  qui  lui  viennent  en  tête. 

MERCURE 

Il  veut  goûter  par  là  toutes  sortes  d'états, 

Et  c'est  agir  en  dieu  qui  n'est  pas  bête. 
Dans  quelque  rang  qu'il  soit  des  mortels  regardé. 

Je  le  tiendrais  fort  misérable 
S'il  ne  quittait  jamais  sa  mine  redoutable, 
Et  qu'au  faîte  des  cieux  il  fût  toujours  guindé. 
Il  n'est  point,  à  mon  gré,  de  plus  sotte  méthode 
Que  d'être  emprisonné  toujours  dans  sa  grandeur, 
Et  surtout  aux  transports  de  l'amoureuse  ardeur 
La  haute  qualité  devient  fort  incommode. 
Jupiter,  qui  sans  doute  en  plaisirs  se  connaît, 
Sait  descendre  du  haut  de  sa  gloire  suprême, 
Et,  pour  entrer  dans  tout  ce  qu'il  lui  plaît, 
Il  sort  tout  à  fait  de  lui-même, 
Et  ce  n'est  plus  alors  Jupiter  qui  paraît. 

LA  NUIT 

Passe  encor  de  le  voir  de  ce  sublime  étage 
Dans  celui  des  hommes  venir 

Prendre  tous  les  transports  que  leur  cœur  peut  fournir. 
Et  se  faire  à  leur  badinage. 


PROLOGUE  II 

Si.  dans  les  changements  où  son  humeur  l'engage, 
A  la  nature  humaine  il  s'en  voulait  tenir; 
Mais  de  voir  Jupiter  taureau, 
Serpent,  cygne,  ou  quelque  autre  chose, 
Je  ne  trouve  point  cela  beau, 
Et  ne  m'étonne  pas  si  parfois  on  en  cause. 

MERCURE 

Laissons  dire  tous  les  censeurs  : 
Tels  changements  ont  leurs  douceurs. 
Qui  passent  leur  intelligence. 
Ce  dieu  sait  ce  qu'il  fait  aussi  bien  là  qu'ailleurs; 
Et,  dans  les  mouvements  de  leurs  tendres  ardeurs, 
Les  bêtes  ne  sont  pas  si  bêtes  que  l'on  pense. 

LA  NUIT 

Revenons  à  l'objet  dont  il  a  les  faveurs. 

Si  par  son  stratagème  il  voit  sa  flamme  heureuse, 

Que  peut-il  souhaiter?  et  qu'est-ce  que  je  puis? 

MERCURE 

Que  vos  chevaux,  par  vous  au  petit  pas  réduits. 
Pour  satisfaire  aux  vœux  de  son  âme  amoureuse, 
D'une  nuit  si  délicieuse 
Fassent  la  plus  longue  des  nuits; 
Qu'à  ses  transports  vous  donniez  plus  d'espace, 
Et  retardiez  la  naissance  du  jour 
Qui  doit  avancer  le  retour 
De  celui  dont  il  tient  la  place. 

LA  NUIT 

Voilà  sans  doute  un  bel  emploi 
Que  le  grand  Jupiter  m'apprête, 
Et  l'on  donne  un  nom  fort  honnête 
Au  service  qu'il  veut  de  moi. 


M  AMPHITRYON 

MERCURK 

Pour  une  jeune  déesse, 
Vous  êtes  bien  du  bon  temps! 
Un  tel  emploi  n'est  bassesse 
Que  chez  les  petites  gens. 
Lorsque  dans  un  haut  rang  on  a  l'heur  de  paraître, 
Tout  ce  qu'on  fait  est  toujours  bel  et  bon, 
Et  suivant  ce  qu'on  peut  être 
Les  choses  changent  de  nom. 

LA  Nurr 

Sur  de  pareilles  matières 
Vous  en  savez  plus  que  moi. 
Et,  pour  accepter  l'emploi. 
J'en  veux  croire  vos  lumières. 

MERCURE 
Eh!  là.  là,  madame  la  N'uit. 
Un  peu  doucement,  je  vous  prie! 
Vous  avez  dans  le  monde  un  bruit 
De  n'être  pas  si  renchérie. 
Cn  vous  tait  confidente,  en  cent  climats  divers, 

De  beaucoup  de  bonnes  affaires; 
Et  je  crois,  à  parler  à  sentiments  ou\crts, 

.  QjLie  nous  ne  nous  en  devons  guère. 

LA  NUIT 

Laissons  ces  contrariétés, 
Et  demeurons  ce  que  nous  sommes. 
N'apprêtons  point  à  rire  aux  hommes 
En  nous  disant  nos  vérités. 

MERCURE 
Adieu,  je  vais  là  bas,  dans  ma  commission, 
Dépouiller  promptement  la  forme  de  Mercure 

Pour  y  vêtir  la  figure 

Du  valet  d'Amphitryon. 


PROLOGUE  I 5 

LA  NUIT 

Moi,  dans  cette  hémisphère,  avec  ma  suite  obscure, 
Je  vais  faire  une  station. 

MERCURE 

Bonjour,  la  Nuit. 

LA  NUIT 

Adieu,  Mercure. 

(Mercure  descend  de  son  nuage  eu  terre,  et  la 
Nuit  passe  dans  son  char.) 


ACTE    PREMIER 
SCÈNE  PREMIÈRE 

SOSIE 

Qui  va  là?  Heu!  Ma  peur  à  chaque  pas  s'accroît. 

Messieurs,  ami  de  tout  le  monde. 

Ah  !  quelle  audace  sans  seconde 

De  marcher  à  l'heure  qu'il  est! 

Que  mon  maître  couvert  de  gloire 

Me  joue  ici  d'un  vilain  tour! 
Quoi!  si  pour  son  prochain  il  avait  quelque  amour. 
M'aurait-il  fait  partir  par  une  nuit  si  noire  ? 
Et,  pour  me  renvoyer  annoncer  son  retour 

Et  le  détail  de  sa  victoire, 
Ne  pouvait-il  pas  bien  attendre  qu'il  fût  jour  ? 

Sosie,  à  quelle  servitude 

Tes  jours  sont-ils  assujettis! 

Notre  sort  est  beaucoup  plus  rude 

Chez  les  grands  que  chez  les  petits. 


i8  AMPHITRYON 

Ils  veulent  que  pour  eux  tout  soit,  dans  la  nature, 

Obligé  de  s'immoler. 
Jour  et  nuit,  grêle,  vent,  péril,  chaleur,  froidure, 
Dès  qu'ils  parlent  il  faut  voler. 
Vingt  ans  d'assidu  service 
N'en  obtiennent  rien  pour  nous; 
Le  moindre  petit  caprice 
Nous  attire  leur  courroux. 
Cependant  notre  âme  insensée 
S'acharne  en  vain  hoimeur  de  demeurer  près  d'eux. 
Et  s'y  veut  contenter  de  la  fausse  pensée         [reux. 
Qu'ont  tous  les  autres  gens  que  nous  sommes  heu- 
Vers  la  retraite  en  vain  la  raison  nous  appelle. 
En  vain  notre  dépit  quelquefois  y  consent  : 
Leur  vue  a  sur  notre  zèle 
Un  ascendant  trop  puissant, 
Et  la  moindre  faveur  d'un  coup  d'œil  caressant 
Nous  rengage  de  plus  belle. 
Mais  enfin,  dans  l'obscurité, 
Je  vois  notre  maison,  et  ma  frayeur  s'évade. 
Il  me  faudrait,  pour  l'ambassade. 
Quelque  discours  prémédité. 
Je  dois  aux  yeux  d'Alcmène  un  portrait  militaire 
Du  grand  combat  qui  met  nos  ennemis  à  bas; 
Mais  comment  diantre  le  faire, 
Si  je  ne  m'y  trouvai  pas  ? 
N'importe,  parlons-en  et  d'estoc  et  de  taille, 

Comme  oculaire  témoin. 
Combien  de  gens  font-ils  des  récits  de  bataille 
Dont  ils  se  sont  tenus  loin  ! 
Pour  jouer  mon  rôle  sans  peine. 
Je  le  veux  un  peu  repasser. 
Voici   la  chambre,  où  j'entre  en  courrier  que  l'on 
Et  cette  lanterne  est  Alcmène,  [mène, 

A  qui  je  dois  m'adresser. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  PREMIERE  19 

(Il  pose  sa  lanterne  à  terre,  et  lui  adresse  son 
compliment.) 
«  Madame  Amphitryon,  mon  maître  et  votre  époux... 
(Bon!   beau  début!),  l'esprit  toujours  plein  de  vos 

Tcharmes, 
M'a  voulu  choisir  entre  tous 
Pour  vous  donner  avis  du  succès  de  ses  armes 
Et  du  désir  qu'il  a  de  se  voir  près  de  vous. 
—  Àh!  vraiment,  moit  pauvre  Sosie, 
A  te  revoir  j'ai  de  Ja  joie  an  cœur. 

—  Madame,  ce  m'est  trop  d'honneur, 
Et  mon  destin  doit  faire  envie. 

(Bien  répondu  !)  —  Comment  se  porte  Amphitryon  ? 

Madame,  en  homme  de  courage, 
Dans  les  occasions  où  la  gloire  l'engage. 
(Fort  bien  !  belle  conception  !) 
—  Quand  viendra-t-il,  par  son  retour  charmant, 
Rendre  mon  âme  satisfaite? 

—  Le  plus  tôt  qu'il  pourra,  Madame,  assurément; 

Mais  bien  plus  tard  que  son  cœur  ne  souhaite. 
(Ah!)  —  Mais  quel  est  "état  où  la  guerre  l'a  mis? 
Que  dit-il?  que  fait-il?  Contente  un  peu  mon  âme. 

—  Il  dit  moins  qu'il  ne  fait,  Madame, 
Et  fait  trembler  les  ennemis. 

(Peste  !  où  prend  mon  esprit  toutes  ces  gentillesses  ?) 

—  Que  font  les  révoltés  ?  dis-moi,  quel  est  leur  sort  ? 

—  Ils  n'ont  pu  résister.  Madame,  à  notre  effort  : 

Nous  les  avons  taillés  en  pièces. 
Mis  Ptérélas  leur  chef  à  mort, 
Pris  Télèbe  d'assaut;  et  déjà  dans  le  port 
Tout  retentit  de  nos  prouesses. 

—  Ah  !  quel  succès  !  0  dieux  !  qui  l'eût  pu  jamais  croire  ! 

Raconte-moi,  Sosie,  un  tel  événement. 

—  Je  le  veux  bien ,  Madame,  et,  sans  m'enfler  de  gloire, 

Du  détail  de  cette  victoire 


20  AMPHITRYON 

Je  puis  parler  très  savamment. 
Figurez-vous  donc  que  Télèbe, 
Madame,  est  de  ce  côté. 

(Il  marque  les  lieux  sur  sa  main,  ou  à  terre.) 

C'est  une  ville,  en  vérité, 
Aussi  grande  quasi  que  Thèbe. 
La  rivière  est  comme  là  ; 
Ici  nos  gens  se  campèrent; 
Et  l'espace  que  voilà, 
Nos  ennemis  l'occupèrent. 
Sur  un  haut,  vers  cet  endroit. 
Etait  leur  infanterie, 
Et  plus  bas,  du  côté  droit, 
Était  la  cavalerie, 
Après  avoir  aux  dieux  adressé  les  prières. 
Tous  les  ordres  donnés,  on  donne  le  signal. 
Les  ennemis,  pensant  nous  tailler  des  croupières, 
Firent  trois  pelotons  de  leurs  gens  à  cheval  ; 
Mais  leur  chaleur  par  nous  fut  bientôt  réprimée, 

Et  vous  allez  voir  comme  quoi. 
Voilà  notre  avant-garde,  à  bien  faire  animée  : 
Là,  les  archers  de  Créon  notre  roi  ; 
Et  voici  le  corps  d'armée. 
Qui  d'abord...  Attendez  .»  Le  corps  d'armée  a  peur 
J'entends  quelque  bruit,  ce  me  semble. 

(On  fait  un  peu  de  bruit.) 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  DEUXIÈME  21 

SCÈNE  II 

MERCURE,  SOSIE 

xMERCURE,  sons  la  forwe  de  Sosie. 

Sous  ce  minois  qui  lui  ressemble, 
Ciiassons  de  ces  lieux  ce  causeur 
Dont  l'abord  importun  troublerait  la  douceur 
Que  nos  amants  goûtent  ensemble. 

SOSIE 

Mon  cœur  tant  soit  peu  se  rassure, 

Et  je  pense  que  ce  n'est  rien. 
Crainte  pourtant  de  sinistre  aventure. 
Allons  chez  nous  achever  l'entretien. 

MERCURE 

Tu  seras  plus  fort  que  Mercure, 
Ou  je  t'en  empêcherai  bien. 

SOSIE 

Cette  nuit  en  longueur  me  semble  sans  pareille  : 
II  faut,  depuis  le  temps  que  je  suis  en  chemin, 
Ou  que  mon  maître  ait  pris  le  soir  pour  le  matin, 
Ou  que  trop  tard  au  lit  le  blond  Phébus  sommeille, 
Pour  avoir  trop  pris  de  son  vin. 

MERCURE 

Comme  avec  irrévérence 

Parle  des  dieux  ce  maraud  ! 

Mon  bras  saura  bien  tantôt 

Châtier  cette  insolence, 
Et  je  vais  m'égayer  avec  lui  comme  il  faut 
En  lui  volant  son  nom  avec  sa  ressemblance. 


22  AMPHITRYON 

SOSIE 

Ah!  par  ma  foi,  j'avais  raison! 
C'est  fait  de  moi,  chétive  créature! 
Je  vois  devant  notre  maison 
Certain  homme  dont  l'encoltire 
Ne  me  présage  rien  de  bon. 
Pour  faire  semblant  d'assurance. 
Je  veux  chanter  un  peu  d'ici. 

(II  chanle,  et,  lorsque  Mercure  parle, 
sa  voix  s'affaiblit  peu  à  peu.) 

MERCURE 

Qui  donc  est  ce  coquin  qui  prend  tant  de  licence 

Que  de  chanter  à  m'étourdir  ainsi  ? 
Veut-il  qu'à  l'étriller  ma  main  un  peu  s'applique  ? 

SOSIE 

Cet  homme  assurément  n'aime  pas  la  musique. 
iMERCURE 

Depuis  plus  d'une  semaine. 
Je  n'ai  trouvé  personne  à  qui  rompre  les  os. 
La  vertu  de  mon  bras  se  perd  dans  le  repos, 
Et  je  cherche  quelque  dos 
Pour  me  remettre  en  haleine. 

SOSIE 

Quel  diable  d'homme  est-ce  ci? 
De  mortelles  frayeurs  je  sens  mon  âme  atteinte. 

Mais  pourquoi  trembler  tant  aussi  ? 
Peut-être  a-t-il  dans  l'câme  autant  que  moi  de  crainte, 

Et  que  le  drôle  parle  ainsi 
Pour  me  cacher  sa  peur  sous  une  audace  feinte. 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  DEUXIEME  23 

Oui,  oui,  ne  souffrons  point  qu'on  nous  croie  un 
Si  je  ne  suis  hardi,  tâchons  de  le  paraître;     [oison. 

Faisons-nous  du  cœur  par  raison. 
Il  est  seul  comme  moi,  je  suis  fort,  j'ai  bon  maître, 
Et  voilà  notre  maison. 

MERCURE 
Qui  va  là  ? 

SOSIE 
Moi. 

MERCURE 
Qui,  moi? 

SOSIE 
Moi.  (A  part.)  Courage,  Sosie! 

MERCURE 

Quel  est  ton  sort,  dis-moi  ? 

SOSIE 

D'être  homme  et  de  parler. 

MERCURE 

Es-tu  maître  ou  valet  ? 

SOSIE 
Comme  il  me  prend  envie. 

MERCURE 
Où  s'adressent  tes  pas  ? 

SOSIE 

Où  j'ai  dessein  d'aller. 
MERCURE 
Ah  !  ceci  me  déplaît. 


24  AMPHITRYON 

SOSIE 

J'en  ai  l'âme  ravie. 
MERCURE 

Résolument,  par  force  ou  par  amour, 
Je  veux  savoir  de  toi,  traître, 
Ce  que  tu  fais,  d'où  tu  viens  avant  jour, 
Où  tu  vas,  à  qui  tu  peux  être. 

SOSIE 

Je  fais  le  bien  et  le  mal  tour  à  tour  ; 
Je  viens  de  là,  vais  là  ;  j'appartiens  à  mon  maître. 

MERCURE 

Tu  montres  de  l'esprit,  et  je  te  vois  en  train 
De  trancher  avec  moi  de  l'homme  d'importance. 
Il  me  prend  un  désir,  pour  faire  connaissance, 
De  te  donner  un  soufflet  de  ma  main. 

SOSIE 

A  moi-même  ? 

MERCURE 

A  toi-même,  et  t'en  voilà  certain. 
(Il  lui  donne  un  soufflet.) 

SOSIE 

Ah  !  ah  !  c'est  tout  de  bon  ! 

MERCURE 

Non,  ce  n'est  que  pour  rire 
Et  répondre  à  tes  quolibets. 

SOSIE 

Tudieu,  l'ami,  sans  vous  rien  dire. 
Comme  vous  baillez  des  soufflets! 


ACTE  PREMIER.  SCENE  DEUXIEME  25 

MERCURE 

Ce  sont  là  de  mes  moindres  coups, 
De  petits  soufflets  ordinaires. 

SOSIE 

Si  j'étais  aussi  prompt  que  vous, 
Nous  ferions  de  belles  affaires! 

MERCURE 

Tout  cela  n'est  encor  rien 
Pour  y  faire  quelque  pause. 
Nous  verrons  bien  autre  chose. 
Poursuivons  notre  entretien. 

SOSIE.  (Il  veut  s'en  aller. ) 

Je  quitte  la  partie. 

MERCURE 

Où  vas-tu  ? 

SOSIE 

Que  t'importe  ? 

MERCURE 

Je  veux  savoir  où  tu  vas. 

SOSIE 

Me  faire  ouvrir  cette  porte. 
Pourquoi  retiens-tu  mes  pas  ? 

MERCURE 

Si  jusqu'à  l'approcher  tu  pousses  ton  audace, 
Je  fais  sur  toi  pleuvoir  un  orage  de  coups. 

SOSIE 

Quoi  !  tu  veux  par  ta  menace, 
M'empêcher  d'entrer  chez  nous  ? 


2b  AMPHITRYON 

MERCURE 
Comment,  chez  nous! 

SOSIE 

Oui,  chez  nous. 

MERCURE 

O  ie  traître! 
Tu  te  dis  de  cette  maison  ? 

SOSIE 
Fort  bien.  Amphitryon  n'en  est-il  pas  le  maître? 
MERCURE 
Hé  bien  !  que  fait  cette  raison  ? 

SOSIE 

Je  suis  son  valet. 

mercure' 

Toi? 

SOSIE 
Moi. 

MERCURE 

Son  valet? 
SOSIE 

Sans  doute. 
MERCURE 
Valet  d'Amphitryon  ? 

SOSIE 
D'Amphitryon,  de  lui. 
MERCURE 
Ton  nom  est  ? 


ACTE  PREMIER.  SCENE  DEUXIÈME 

SOSIE 

Sosie. 

MERCURE 

Heu  ?  comment  ? 

SOSIE 

Sosie. 

MERCURE 

Ecoute. 
Sais-tu  que  de  ma  main  je  t'assomme  aujourd'hui  ? 

SOSIE 

Pourquoi  ?  De  quel  rage  est  ton  âme  saisie  ? 
MERCURE 

Qui  te  donne,  dis-moi,  cette  témérité 
De  prendre  le  nom  de  Sosie? 

SOSIE 

Moi?  je  ne  le  prends  point,  je  l'ai  toujours  porté. 
MERCURE 

O  le  mensonge  horrible  et  l'impudence  extrême  ! 
Tu  m'oses  soutenir  que  Sosie  est  ton  nom  ? 

SOSIE 

Fort  bien;  je  le  soutiens,  par  la  grande  raison 
Qu'ainsi  l'a  fait  des  dieux  la  puissance  suprême, 
Et  qu'il  n'est  pas  en  moi  de  pouvoir  dire  non 
Et  d'être  un  autre  que  moi-môme. 
(Mercure  le  bat.) 

MERCURE 

Mille  coups  de  bâton  doivent  être  le  prix 
D'une  pareille  effronterie. 


28  AMPHITRYON 

SOSIE 

Justice,  citoyens  !  au  secours,  je  vous  prie  ! 

MERCURE 

Comment,  bourreau,  tu  fais  des  cris  ? 

SOSIE 

De  mille  coups  tu  me  meurtris, 
Et  tu  ne  veux  pas  que  je  crie  ? 

iMERCURE 

C'est  ainsi  que  mon  bras... 

SOSIE 

L'action  ne  vaut  rien. 

Tu  triomphes  de  l'avantage 
Que  te  donne  sur  moi  mon  manque  de  courage, 

Et  ce  n'est  pas  en  user  bien. 

C'est  pure  fanfaronnerie 
De  vouloir  profiter  de  la  poltronnerie 

De  ceux  qu'attaque  notre  bras. 
Battre  un  homme  à  jeu  sûr  n'est  pas  d'une  belle  âme. 

Et  le  cœur  est  digne  de  blâme 

Contre  les  gens  qui  n'en  ont  pas. 

MERCURE 

Eh  bien  !  es-tu  Sosie  à  présent .''  qu'en  dis-tu  ? 

SOSIE 

Tes  coups  n'ont  point  en  moi  fait  de  métamorphose, 
Et  tout  le  changement  que  je  trouve  à  la  chose, 
C'est  d'être  Sosie  battu. 

MERCURE 

Encor?  Cent  autres  coups  pour  cette  autre   impu- 

jdence. 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  DEUXIÈME  29 

SOSIH 
De  grâce,  fais  trêve  à  tes  coups. 

MERCURE 
Fais  donc  trêve  à  ton  insolence. 

SOSIE 

Tout  ce  qu'il  te  plaira;  je  garde  le  silence  : 
La  dispute  est  par  trop  inégale  entre  nous. 

MERCURE 

Es-tu  Sosie  encor  ?  dis,  traître. 

SOSIE 

Hélas!  je  suis  ce  que  tu  veux. 
Dispose  de  mon  sort  au  gré  de  tes  vœux  ; 
Ton  bras  t'en  a  fait  le  maître. 

MERCURE 
Ton  nom  était  Sosie,  à  ce  que  tu  disais. 
SOSIE 

Il  est  vrai,  jusqu'ici  j'ai  cru  la  chose  claire  ; 
Mais  ton  bâton,  sur  cette  affaire, 
M'a  fait  voir  que  je  m'abusais. 

MERCURE 

C'est  moi  qui  suis  Sosie,  et  tout  Thèbes  l'avoue. 
Amphitryon  jamais  n'en  eut  d'autre  que  moi. 

SOSIE 
Toi,  Sosie. 

MERCURE 

Oui,  Sosie  ;  et,  si  quelqu'un  s'y  joue, 
II  peut  bien  prendre  garde  à  soi. 


30  AMPHITRYON 

SOSIE,  bas. 

Ciel,  me  faut-il  ainsi  renoncer  à  moi-même, 
Et  par  un  imposteur  me  voir  voler  mon  nom  ? 

Que  son  bonheur  est  extrême 

De  ce  que  je  suis  poltron  ! 
Sans  cela,  par  la  mort... 

MERCURE 

Entre  tes  dents,  je  pense, 
Tu  murmures  je  ne  sais  quoi  ? 

SOSIE 

Non  ;  mais,  au  nom  des  dieux,  donne-moi  la  licence 
De  parler  un  moment  à  toi. 

MERCURE 
Parle. 

SOSIE 

Mais  promets-moi,  de  grâce, 
Que  les  coups  n'en  seront  point. 
Signons  une  trêve. 

MERCURE 

Passe  ; 
Va,  je  t'accorde  ce  point. 

SOSIE 

Qui  te  jette,  dis-moi,  dans  cette  fantaisie  ? 
Que  te  reviendra-t-il  de  m'enlever  mon  nom  ? 
Et  peux-tu  faire  enfin,  quand  tu  serais  démon, 
Que  je  ne  sois  pas  moi  ?  que  je  ne  sois  Sosie  ? 

MERCURE 

Comment,  tu  peux... 

SOSIE 

Ah  !  tout  doux  ! 
Nous  avons  fait  trêve  aux  coups. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  DEUXIÈME  31 

MERCURE 

Quoi!  pendard,  imposteur,  coquin... 

SOSIE 

Pour  des  injures, 
Dis-m'en  tant  que  tu  voudras  : 
Ce  sont  légères  blessures, 
Et  je  ne  m'en  fâche  pas. 

MERCURE 
Tu  te  dis  Sosie  ? 

SOSIE 
Oui;  quelque  conte  frivole... 
MERCURE 
Sus,  je  romps  notre  trêve  et  reprends  ma  parole. 
SOSIE 

N'importe,  je  ne  puis  m'anéantir  pour  toi 
Et  souffrir  un  discours  si  loin  de  l'apparence. 
Etre  ce  que  je  suis  est-il  en  ta  puissance, 

Et  puis-je  cesser  d'être  moi  ? 
S'avisa-t-on  jamais  d'une  chose  pareille, 
Et  peut-on  démentir  cent  indices  pressants? 

Rêvé-ie?  est-ce  que  je  sommeille! 
Ai-je  l'esprit  troublé  par  des  transports  puissants? 

Ne  sens-je  pas  bien  que  je  veille? 

Ne  suis-je  pas  dans  mon  bon  sens? 
Mon  maître,  Amphitryon,  ne  m'a-t-il  pas  commis 
A  venir  en  ces  lieux  vers  Alcmène,  sa  femme? 
Ne  lui  dois-je  pas  faire,  en  lui  vantant  sa  flamme^ 
Un  récit  de  ses  faits  contre  nos  ennemis  ? 
Ne  suis-je  pas  du  port  arrivé  tout  à  l'heure? 

Ne  tiens-je  pas  une  lanterne  en  main  ? 
Ne  te  trouvé-je  pas  devant  notre  demeure? 
Ne  t'y  parlé-je  pas  d'un  esprit  tout  humain  ? 


32  AMPHITRYON 

Ne  te  tiens-iu  pas  fort  de  ma  poltronnerie 

Pour  m'empêcher  d'entrer  chez  nous? 

N'as-tu  pas  sur  mon  dos  exercé  ta  furie? 
Ne  m'as-tu  pas  roué  de  coups? 
Ah!  tout  cela  n'est  que  trop  véritable, 
Et  plût  au  Ciel  le  fût-il  moins  ! 

Cesse  donc  d'insulter  au  sort  d'un  misérable, 

Et  laisse  à  mon  devoir  s'acquitter  de  ses  soins. 

MERCURE 

Arrête,  ou  sur  ton  dos  le  moindre  pas  attire 
Un  assommant  éclat  de  mon  juste  courroux. 
Tout  ce  que  tu  viens  de  dire 
Est  à  moi,  hormis  les  coups. 
C'est  moi  qu'Amphitryon  députe  vers  Alcmène, 
Et  qui  du  port  persique  arrive  de  ce  pas; 
Moi  qui  viens  annoncer  la  valeur  de  son  bras, 
Qui  nous  fait  remporter  une  victoire  pleine 
Et  de  nos  ennemis  a  mis  le  chef  à  bas. 
C'est  moi  qui  suis  Sosie  enfin,  de  certitude, 

Fils  de  Dave,  honnête  berger; 
Frère  d'Arpage,  mort  en  pays  étranger; 

Mari  de  Cléanthis  la  prude. 

Dont  l'humeur  me  fait  enrager; 
Qui  dans  Thèbes  ai  reçu  mille  coups  d'étrivière 

Sans  en  avoir  jamais  dit  rien. 
Et  jadis  en  public  fus  marqué  par  derrière 

Pour  être  trop  homme  de  bien. 

SOSIE,  à  part. 

Il  a  raison.  A  moins  d'être  Sosie, 
On  ne  peut  pas  savoir  tout  ce  qu'il  dit; 
Et,  dans  l'étonnement  dont  mon  âme  est  saisie, 
Je  commence,  à  mon  tour,  à  le  croire  un  petit. 


ACTE  PREMIER.  SCENE  DEUXIEME  33 

En  effet,  maintenant  que  je  le  considère, 
je  vois  qu'il  a  de  moi  taille,  mine,  action. 

Faisons  lui  quelque  question 

Afin  d'éclaircir  ce  mystère. 

(A  Mercure.) 
Parmi  tout  le  butin  fait  sur  nos  ennemis, 
QjLi'est-ce  qu'Amphitryon  obtient  pour  son  partage? 

MERCURE 

Cinq  fort  gros  diamants,  en  nœud  proprement  mis, 
Dont  leur  chef  se  parait  comme  d'un  rare  ouvrage. 

SOSIE 

A  qui  destine-t-il  un  si  riche  présent? 

MERCURE 

A  sa  femme,  et  sur  elle  il  le  veut  voir  paraître. 

SOSIE 

Mais  oià,  pour  l'apporter,  est-il  mis  à  présent? 

MERCURE 

Dans  un  coffret  scellé  des  armes  de  mon  maître. 

SOSIE,  à  part. 

Il  ne  ment  pas  d'un  mot  à  chaque  répartie. 
Et  de  moi  je  commence  à  douter  tout  de  bon. 
Près  de  moi  par  la  force  il  est  déjà  Sosie; 
Il  pourrait  bien  encore  l'être  par  la  raison. 
Pourtant,  quand  je  me  tâte,  et  que  je  me  rappelle, 

Il  me  semble  que  je  suis  moi. 
Où  puis-je  rencontrer  quelque  clarté  fidèle 

Pour  démêler  ce  que  je  vois? 
Ce  que  j'ai  fait  tout  seul  et  que  n'a  vu  personne, 
A  moins  d'être  moi-même,  on  ne  le  peut  savoir. 
Par  cette  question,  il  faut  que  je  l'étonné; 
C'est  de  quoi  le  confondre,  et  nous  allons  le  voir. 

3 


34  AMPHITRYON 

(A  Mercure.) 

Lorsqu'on  était  aux  mains,  que  ris-tu  dans  nos  tentes? 
Où  tu  courus  seul  te  fourrer? 


D'un  jambon... 


MERCURE 

SOSIE,  â  pari. 

L'y  voilà! 

MERCURE 

Que  j'allai  déterrer, 
Je  coupai  bravement  deux  tranches  succulentes. 

Dont  je  sus  fort  bien  me  bourrer, 
Et,  joignant  à  cela  d'un  vin  que  l'on  ménage. 
Et  dont,  avant  le  goût,  les  yeux  se  contentaient, 
Je  pris  un  peu  de  courage 
Pour  nos  gens  qui  se  battaient. 

SOSIE,  à  part. 

Otie  preuve  .sans  pareille 
En  sa  faveur  conclut  bien, 
Et  l'on  n'y  peut  dire  rien, 
S'il  n'était  dans  la  bouteille. 
(A  Mercure.) 
Je  ne  .saurais  nier,  aux  preuves  qu'on  m'expose, 
Que  tu  ne  sois  Sosie,  et  j'y  donne  ma  voix. 
Mais,  si  tu  l'es,  dis-moi,  qui  tu  veux  que  je  sois, 
Car  encor  faut-il  bien  que  je  sois  quelque  chose. 

MERCURE 

Quand  je  ne  serai  plus  Sosie, 
Sois-le,  j'en  demeure  d'accord; 
Mais,  tant  que  je  le  suis,  je  te  garantis  mort 
Si  tu  prends  cette  fantaisie. 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  TROISIEME  5^ 

SOSIE 

Tout  cit  embarras  met  mon  esprit  sur  les  dents. 

Et  la  raison  à  ce  qu'on  voit  s'oppose. 
Mais  il  faut  terminer  enfin  par  quelque  chose, 
Et  le  plus  court  pour  moi,  c'est  d'entrer  là-dedans. 

AiERCURF 
Ah!  tu  prends  donc,  per;Ll;i,rd,  goût  à  la  bîtonnade? 
(Il  le  frappe.) 

SOSIE 
Ah!  qu'est-ce  ci,  grands  dieux!  Il  frappe  un  ton  plus 
Et  mon  dos  pour  un  mois  en  doit  être  malade,  [fort. 
Laissons  ce  diable  d'homme  et  retournons  au  port. 
O  juste  Ciel!  j'ai  fait  une  belle  ambassade! 

MERCURE 

Enfin,  je  l'ai  fait  fuir,  et  sous  ce  traitement 
De  beaucoup  d'actions  il  a  reçu  la  peine. 
Mais  je  vois  Jupiter,  que  fort  civilement 
Reconduit  l'amoureuse  Alcmène. 


SCENE  III 

JUPITER,   ALCMÈNE.  CLÉANTHIS,  MERCURE 

JUPITER 

Défendez,  chère  Alcmène,  aux  flambeaux  d'approcher  : 
Ils  m'offrent  des  plaisirs  en  m'offrant  votre  vue, 
Mais  ils  pourraient  ici  découvrir  ma  venue. 
Qu'il  est  à  propos  de  cacher. 


36  AMPHITRYON 

Mon  amour,  que  gênaient  tous  ces  soins  éclatants 
Où  me  tenait  lié  la  gloire  de  nos  armes, 
Au  devoir  de  ma  charge  a  volé  les  instants 

Qu'il  vient  de  donner  à  vos  charmes. 
Ce  vol,  qu'à  vos  beautés  mon  cœur  a  consacré, 
Pourrait  être  blâmé  dans  la  bouche  publique, 
Et  j'en  veux  pour  témoin  unique 
Celle  qui  peut  m'en  savoir  gré. 

ALCMÈNE 

Je  prends,  Amphitryon,  grande  part  à  la  gloire 
Que  répandent  sur  vous  vos  illustres  exploits, 

Et  l'éclat  de  votre  victoire 
Sait  toucher  de  mon  cœur  les  sensibles  endroits; 
Mais,  quand  je  vois  que  cet  honneur  fatal 

Eloigne  de  moi  ce  que  j'aime, 
Je  ne  puis  ra'empêcher,  dans  ma  tendresse  extrême, 

De  lui  vouloir  un  peu  de  mal, 
Et  d'opposer  mes  vœux  à  cet  ordre  suprême 
Qui  des  Thébains  vous  fait  le  général. 
C'est  une  douce  chose,  après  une  victoire. 
Que  la  gloire  où  l'on  voit  ce  qu'on  aime  élevé  ; 
Mais,  parmi  les  périls  mêlés  à  cette  gloire, 
Un  triste  coup,  hélas!  est  bientôt  arrivé. 
De  combien  de  frayeurs  a-t-on  l'âme  blessée 

Au  moindre  choc  dont  on  entend  parler? 
\'oit-on,  dans  les  horreurs  d'une  telle  pensée, 

Par  où  jamais  se  consoler 

Du  coup  dont  on  est  menacée? 
Et,  de  quelque  laurier  qu'on  couronne  un  vainqueur, 
Quelque  part  que  l'on  ait  à  cet  honneur  suprême, 
Vaut-il  ce  qu'il  en  coûte  aux  tendresses  d'un  cœur 
Qui  peut  à  tout  moment  trembler  pour  ce  qu'il  aime  ? 


ACTE  PREMIER.  SCÈNE  TROISIEME  57 

JUPITER 

je  ne  vois  rien  en  vous  dont  mon  feu  ne  s'augmente. 
Tout  y  marque  à  mes  yeux  un  cœur  bien  enflammé; 
Et  c'est,  je  vous  l'avoue,  une  chose  charmante 
De  trouver  tant  d'amour  dans  un  objet  aimé. 
Mais,  si  je  l'ose  dire,  un  scrupule  me  gêne 
Aux  tendres  sentiments  que  vous  me  faites  voir. 
Et,  pour  les  bien  goûter,  mon  amour,  chère  Alcmène, 
Voudrait  n'y  voir  entrer  rien  de  votre  devoir; 
Qu'à  votre  seule  ardeur,  qu'à  ma  seule  personne, 
Je  dusse  les  faveurs  que  je  reçois  de  vous. 
Et  que  la  qualité  que  j'ai  de  votre  époux 

Ne  fut  point  ce  qui  me  les  donne. 

ALCMÈNE 

C'est  de  ce  nom  pourtant  que  l'ardeur  qui  me  brûle 
Tient  le  droit  de  paraître  au  jour. 

Et  je  ne  comprends  rien  à  ce  nouveau  scrupule 
Dont  s'embarrasse  votre  amour. 

JUPITER 

Ah  !  ce  que  j'ai  pour  vous  d'ardeur  et  de  tendresse 

Passe  aussi  celle  d'un  époux, 
Et  vous  ne  savez  pas,  dans  des  moments  si  doux. 

Quelle  en  est  la  délicatesse. 
Vous  ne  concevez  point  qu'un  cœur  bien  amoureux 
Sur  cent  petits  égards  s'attache  avec  étude. 

Et  se  fait  une  inquiétude 

De  la  manière  d'être  heuieux. 

En  moi,  belle  et  charmante  Alcmène, 
Vous  voyez  un  n^ari,  vous  voyez  un  amant; 
Mais  l'amant  seul  me  touche,  à  parler  franchement. 
Et  je  sens  près  de  vous  que  le  mari  le  gêne. 


38  AMPHITRYON 

Cet  amant,  de  vos  vœux  jaloux  au  dernier  point, 
Souhaite  qu'à  lui  seul  votre  cœur  s'abandonne, 
Et  sa  passion  ne  veut  point 
De  ce  que  le  mari  lui  donne. 
Il  veut  de  pure  source  obtenir  vos  ardeurs, 
Et  ne  veut  rien  tenir  des  nœuds  de  1  hy menée, 
Rien  d'un  fâcheux  devoir  qui  fait  agir  les  cœurs. 
Et  par  qui  tous  les  jours  des  plus  chères  faveurs 

La  douceur  est  empoisonnée 
Dans  le  scrupule  enfin  dont  il  est  combattu. 
Il  veut,  pour  satisfaire  à  sa  délicatesse, 
Que  vous  le  sépariez  d'avec  ce  qui  le  blesse; 
Que  le  mari  ne  soit  que  pour  votre  vertu, 
Et  que  de  votre  cœur,  de  bonté  revêtu, 
L'amant  ait  tout  l'amour  et  toute  la  tendresse. 

ALCMÈNE 

Amphitryon,  en  vérité, 
Vous  vous  moquez  de  tenir  ce  langage. 
Et  j'auniis  peur  qu'on  ne  vous  crût  pas  sage 
Si  de  quelqu'un  vous  étiez  écouté. 

JUPITER 

Ce  discours  est  plus  raisonnable, 

Alcmène,  que  vous  ne  pensez; 
Mais  un  plus  long  séjour  me  rendrait  trop  coupable, 
Et  du  retour  au  port  les  moments  sont  pressés. 
Adieu.  De  mon  devoir  l'étrange  barbarie 

Pour  un  temps  m'arrache  de  vous; 
Mais,  belle  Alcmène.   au  moins,  quand  vous  verrez 

Songez  à  l'amant,  je  vous  prie.       [l'époux, 

ALCMÈNE 

Je  ne  sépare  point  ce  qu'unissent  les  dieux, 
Et  l'époux  et  l'amant  me  sont  fort  précieux. 


ACTB  PREMIER.  SCÈNE  aUATRIEME  39 

CLÉANTHIS 

O  Ciel  !  que  d'aimables  caresses 
D'un  époux  ardemment  chéri  I 
Et  que  mon  traître  de  mari 
Est  loin  de  toutes  ces  tendresses! 

MERCURE 
La  Nuit,  quil  me  faut  avertir. 
N'a  plus  qu'a  plier  tous  ses  voiles; 
Et,  pour  effacer  les  étoiles. 
Le  Soleil  de  son  lit  peut  maintenant  sortir. 


SCENE  IV 

CLÉANTHIS,  MERCURE 

(Mercure  veut  s'en  aller.) 

CLÉANTHIS 

Quoi!  c'est  ainsi  que  l'on  me  quitte? 

MERCURE 
Et  comment  donc  ?  Ne  veux-tu  pas 
due  de  mon  devoir  je  m'acquitte 
Et  que  d'Amphitryon  j'aille  suivre  les  pas? 

CLÉANTHIS 
Mais  avec  cette  brusquerie. 
Traître,  de  moi  te  séparer  ! 

MERCURE 
Le  beau  sujet  de  fâcherie  ! 
Nous  avons  tant  de  temps  ensemble  à  demeurer  ! 


40  AMPHITRYON 

CLÉANTHIS 

Mais  quoi  !  partir  ainsi  d'une  façon  brutale, 
Sans  me  dire  un  seul  mot  de  douceur  pour  régal  ? 

MERCURE 

Diantre  !  où  veux-tu  que  mon  esprit 
T'aille  chercher  des  fariboles  ? 
Quinze  ans  de  mariage  épuisent  les  paroles, 
Et  depuis  un  long  temps  nous  nous  sommes  tout  dit. 

CLÉANTHIS 

Regarde,  traître,  Amphitryon. 
^'ois  combien  pour  Alcmène  il  étale  de  flamme, 
Et  rougis,  là-dessus,  du  peu  de  passion 

Que  tu  témoignes  pour  ta  femme. 

MERCURE 

Eh  !  mon  Dieu  !  Cléanthis,  ils  sont  encore  amants. 

Il  est  certain  âge  où  tout  passe; 
Et  ce  qui  leur  sied  bien  dans  ces  commencements, 
En  nous,  vieux  mariés,  aurait  mauvaise  grâce. 
Il  nous  ferait  beau  voir  attachés  face  à  face 

A  pousser  les  beaux  sentiments  ! 

CLÉANTHIS 

Quoi  !  suis-je  hors  état,  perfide,  d'espérer 

Qu'un  cœur  auprès  de  moi  soupire  ? 

MERCURE 

Non,  je  n'ai  garde  de  le  dire; 
Mais  je  suis  trop  barbon  pour  oser  soupirer, 
Et  je  ferais  crever  de  rire. 

CLÉANTHIS 

Mérites-tu,  pendard,  cet  insigne  bonheur 

De  te  voir  pour  épouse  une  femme  d'honneur  ? 


ACTE  PREMIER.  SCENE  QUATRIEME  41 

MERCURE 

Mon  Dieu,  tu  n'es  que  trop  honnête  : 
Ce  grand  honneur  ne  me  vaut  rien. 
Ne  sois  point  si  femme  de  bien, 
Et  me  romps  un  peu  moins  la  tète. 

CLÉANTHIS 

Comment  !  de  trop  bien  vivre  on  te  voit  me  blâmer  ? 

xMERCURE 

La  douceur  d'une  femme  est  tout  ce  qui  me  charme  ; 
Et  ta  vertu  fait  un  vacarme 
Qui  ne  cesse  de  m'assommer. 

CLÉANTHIS 

Il  te  faudrait  des  cœurs  pleins  de  fausses  tendresses, 
De  ces  femmes,  aux  beaux  et  louables  talents 
Qui  savent  accabler  leurs  maris  de  caresses 
Pour  leur  faire  avaler  l'usage  des  galants. 

MERCURE 

Ma  foi.  veux-tu  que  je  te  dise  ? 
Un  mal  d'opinion  ne  touche  que  les  sots, 
Et  je  prendrais  pour  ma  devise  : 
Moins  d'honneur  et  plus  de  repos. 

CLÉANTHIS 

Comment!  tu  souffrirais  sans  nulle  répugnance 
Que  j'aimasse  un  galant  avec  toute  licence? 

MERCURE 

Oui,  si  je  n'étais  plus  de  tes  cris  rebattu 

Et  qu'on  te  vît  changer  d'humeur  et  de  méthode, 

J'aime  mieux  un  vice  commode 

Qu'une  fatigante  vertu. 


42 


AMPHITRYON 


Adieu,  Cléantlîis,  ma  chère  âme, 
Il  me  faut  suivre  Amphitryon. 

(II  s^en  va.) 

CLÉANTHIS 

Pourquoi,  pour  punir  cet  infâme, 
Mon  cœur  n'a-t  il  assez  de  résolution  ? 
Ah  !  que,  dans  cette  occasion, 
J'enrage  d'être  honnête  femme  ! 


ACTE   II 


SCENE    PREMIERE 

AMPHITRYON,  SOSIE 

AMPHITRYON 
Viens  çà,  bourreau,  viens  çà.  Sais-tu,  maître  fripon. 
Qu'à  te  faire  assommer  ton  discours  peut  suffire. 
Et  que,  pour  te  traiter  comme  je  le  désire, 

Mon  courroux  n'attend  qu'un  bâton? 

SOSIE 

Si  vous  le  prenez  sur  ce  ton, 
Monsieur,  je  n'ai  plus  rien  à  dire, 
Et  vous  aurez  toujours  raison. 

AMPHITRYON 
Quoi  !  tu  veux  me  donner  pour  des  vérités,  traître, 
Des  contes  que  je  vois  d'extravagance  outres? 

.SOSIE 

Non,  je  suis  le  valet,  et  vous  êtes  le  maître  : 

Il  n'en  sera,  Monsieur,  que  ce  que  vous  voudrez. 


44  AMPHITRYON 

AMPHITRYON 

Çà  !  je  veux  étouffer  le  courroux  qui  m'enflamme, 
Et  tout  du  long  t'ouïr  sur  ta  commission. 

Il  faut,  avant  que  voir  ma  femme. 
Que  je  débrouille  ici  cette  confusion. 
Rappelle  tous  tes  sens,  rentre  bien  dans  ton  âme. 
Et  réponds,  mot  pour  mot,  à  chaque  question. 

SOSIE 

Mais,  de  peur  d'incongruité, 
Dites-moi,  de  grâce,  à  l'avance, 
De  quel  air  il  vous  plaît  que  ceci  soit  traité. 
Parlerai-je,  Monsieur,  selon  ma  conscience. 
Ou  comme  auprès  des  grands  on  le  voit  usité  ? 
Faut-il  dire  la  vérité. 
Ou  bien  user  de  complaisance  ? 

AMPHITRYON 

Non,  je  ne  te  veux  obliger 
Qu'à  me  rendre  de  tout  un  compte  fort  sincère. 

SOSIE 

Bon,  c'est  assez;  laissez-moi  faire  : 
Vous  n'avez  qu'à  m'interroger. 

AMPHITRYON 

Sur  l'ordre  que  tantôt  je  t'avais  su  prescrire  ? 
SOSIE 

Je  suis  parti,  les  cieux  d'un  noir  crêpe  voilés. 
Pestant  fort  contre  vous  dans  ce  fâcheux  martyre. 
Et  maudissant  vingt  fois  l'ordre  dont  vous  parlez. 

AMPHITRYON 
Comment,  coquin  ! 


ACTE  DEUXIEME.  SCÈNE  PREMIERE  45 

SOSIE 

Monsieur,  vous  n'avez  rien  qu'à  dire, 
Je  mentirai  si  vous  voulez. 

AMPHITRYON 

Voilà  comme  un  valet  montre  pour  nous  du  zèle  ! 
Passons.  Sur  les  chemins  que  t'est-il  arrivé? 

SOSIE 

D'avoir  une  frayeur  mortelle 

Au  moindre  objet  que  j'ai  trouvé. 

AMPHITRYON 

Poltron  ! 

SOSIE 

En  nous  formant,  nature  a  ses  caprices. 
Divers  penchants  en  nous  elle  fait  observer  : 
Les  uns  à  s'exposer  trouvent  mille  délices, 
Moi,  j'en  trouve  à  me  conserver. 

AMPHITRYON 

Arrivant  au  logis? 

SOSIE 

J'ai,  devant  notre  porte, 
En  moi-même  voulu  répéter  un  petit 

Sur  quel  ton  et  de  quelle  sorte 
Je  ferais  du  combat  le  glorieux  récit. 

AMPHITRYON 

Ensuite  ? 

SOSIE 

On  m'est  venu  troubler  et  mettre  en  peine. 
AMPHITRYON 
Et  qui  ? 


46  AMPHITRYON 

SOSIE 

Sosie,  un  moi  de  vos  ordres  jaloux, 
Que  vous  avez  du  port  envoyé  vers  Alcmène, 
Et  qui  de  nos  secrets  a  connaissance  pleine, 
Comme  le  moi  qui  parle  à  vous. 

AMPHITRYOM 

Quels  contes  ! 

SOSIIL 

Non,  Monsieur,  c'est  la  vérité  pure. 
Ce  moi  plutôt  que  moi  s'est  au  logis  trouvé, 
Et  j'étais  venu,  je  vous  jure. 
Avant  que  je  fusse  arrivé. 

AMPHITRYON 

D'où  peut  procéder,  je  te  prie, 

Ce  galimatias  maudit? 

Est-ce  songe?  est-ce  ivrognerie. 

Aliénation  d'esprit, 

Ou  méchante  plaisanterie? 

SOSIE 

Non.  c'est  la  chose  comme  elle  est, 
Et  point  du  tout  conte  frivole. 
Je  suis  homme  d'honneur,  j'en  donne  ma  parole, 

Et  vous  m'en  croirez,  s'il  vous  plaît. 
Je  vous  dis  que,  croyant  n'être  qu'un  seul  Sosie, 

Je  me  suis  trouvé  deux  chez  nous, 
Et  que,  de  ces  deux  moi  piqués  de  jalousie. 
L'un  est  a  la  maison  et  Tautre  est  avec  vous; 
Que  le  moi  que  voici,  chargé  de  lassitude, 
A  trouvé  l'autre  moi  frais,  gaillard  et  dispos. 
Et  n'ayant  d'autre  inquiétude 
Que  de  battre  et  casser  des  os. 


ACTH  DEUXIÈMH.  SCÈNE  PREMIÈRE^    47 

AMPHITRYON 

Il  faut  être,  je  le  confesse, 
D'un  esprit  bien  posé,  bien  tranquille,  bien  doux, 
Pour  souffrir  qu'un  valet  de  chansons  me  repaisse. 

SOSIE 

Si  vous  vous  mettez  en  courroux, 
Plus  de  conférence  entre  nous; 
Vous  savez  que  d'abord  tout  cesse. 

AMPHITRYON 

Non,  sans  emportement,  je  te  veux  écouter, 
Je  l'ai  promis;  mais,  dis,  en  bonne  conscience, 
Au  mystère  nouveau  que  tu  me  viens  conter 
Est-i!  quelque  ombre  d'apparence? 

SOSIE 

Non,  vous  avez  raison,  et  la  chose  à  chacun 

Hors  de  créance  doit  paraître; 

C'est  un  fait  à  n'y  rien  connaître, 
Un  conte  extravagant,  ridicule,  importun; 

Cela  choque  le  sens  commun; 

Mais  cela  ne  laisse  pas  d'être. 

AMPHITRYON 

Le  moyen  d'en  rien  croire,  à  moins  qu'être  insensé? 

SOSIE 

Je  ne  l'ai  pas  cru,  moi,  sans  une  peine  extrême. 

Je  me  suis  d'être  deux  senti  l'esprit  blessé, 

Et  longtemps  d'imposteur  j'ai  traité  ce  moi-même; 

Mais  à  me  reconnaître  enfin  il  m'a  forcé; 

J'ai  vu  que  c'était  moi  sans  aucun  stratagème  : 

Des  pieds  jusqu'à  la  tête  il  est  comme  moi  fait. 

Beau,  l'air  noble,  bien  pris,  les  manières  charmantes; 


48  AMPHITRYON 

Enfin  deux  gouttes  de  lait 
Ne  sont  pas  plus  ressemblantes; 
Et,  n'était   que   ses    mains    qui   sont  un  peu    trop 
J'en  serais  fort  satisfait.  [pesantes, 

AMPHITRYON 

A  quelle  patience  il  faut  que  je  m'exhorte! 
Mais  enfin  n'es-tu  pas  entré  dans  la  maison? 

SOSIE 

Bon,  entré!  Hé!  de  quelle  sorte? 
Ai-je  voulu  jamais  entendre  de  raison, 
Et  ne  me  suis-je  pas  interdit  notre  porte? 

AMPHITRYON 

Comment  donc? 

SOSIE 

Avec  un  bâton 
Dont  mon  dos  sent  encore  une  douleur  trcs  torte. 

AMPHITRYON 

On  t'a  battu? 

SOSIE 

Vraiment! 

AMPHITRYON 

Et  qui? 

SOSIE 

Moi. 

AMPHITRYON 

Toi,  te  battre? 

SOSIE 

Oui,  moi  :  non  pas  le  moi  d'ici. 
Mais  le  moi  du  logis,  qui  frappe  comme  quatre. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  PREMIÈRE  49 

AMPHITRYON 

Te  confonde  le  Ciel  de  me  parler  ainsi! 
SOSIE 

Ce  ne  sont  point  des  badinages. 

Le  moi  que  j'ai  trouvé  tantôt 
Sur  le  moi  qui  vous  parle  a  de  grands  avantages  ; 

Il  a  le  bras  fort,  le  cœur  haut, 

J'en  ai  reçu  des  témoignages, 
Et  ce  diable  de  moi  m'a  rossé  comme  il  faut; 

C'est  un  drôle  qui  fait  des  rages. 

AMPHITRYON 

Achevons.  As-tu  vu  ma  femme? 

SOSIE 

Non. 

AMPHITRYON 

Pourquoi  ? 
SOSIE 

Par  une  raison  assez  forte. 

AMPHITRYON 

Qui  t'a  fait  y  manquer,  maraud?  Explique-toi. 

SOSIE 

Faut-il  le  répéter  vingt  fois  de  même  sorte? 
Moi,  vous  dis-je;  ce  moi  plus  robuste  que  moi, 
Ce  moi  qui  s'est  de  force  emparé  de  la  porte. 
Ce  moi  qui  m'a  fait  filer  doux, 
Ce  moi  qui  le  seul  moi  veut  être, 
Ce  moi  de  moi-même  jaloux, 
Ce  moi  vaillant  dont  le  courroux 


50  AMPHITRYON 

Au  moi  poltron  s'est  fait  connaître; 
Enfin  ce  moi  qui  suis  chez  nous, 
Ce  moi  qui  s'est  montré  mon  maître, 
Ce  moi  qui  m'a  roué  de  coups. 

AMPHITRYON 

Il  faut  que  ce  matin,  à  force  de  trop  boire, 
Il  se  soit  troublé  le  cerveau. 

SOSIE 

Je  veux  être  pendu  si  j'ai  bu  que  de  l'eau  : 

A  mon  serment  on  m'en  peut  croire. 

AMPHITRYON 

Il  faut  donc  qu'au  sommeil  tes  sens  se  soient  portés, 
Et  qu'un  songe  fiicheux,  dans  ses  confus  mystères, 

T'ait  fait  voir  toutes  les  chimères 

Dont  tu  me  fais  des  vérités, 

SOSIE 
Tout  aussi  peu.  Je  n'ai  point  sommeillé. 
Et  n'en  ai  même  aucune  envie. 
Je  vous  parle  bien  éveillé; 
J'étais  bien  éveillé  ce  matin,  sur  ma  vie, 
Et  bien  éveillé,  même  ét;ut  l'autre  Sosie 
Quand  il  m'a  si  bien  étrillé. 

AMPHITRYON 

Suis-moi,  je  t'impose  silence. 

C'est  trop  me  fatiguer  l'esprit, 
Et  je  suis  un  vrai  fou  d'avoir  la  patience 
D'écouter  d'un  valet  les  sottises  qu'il  dit. 

SOSIE 

Tous  les  discours  sont  des  sottises. 
Partant  d'un  homme  sans  éclat; 
Ce  serait  paroles  exquises 
Si  c'était  un  grand  qui  parlât. 


ACTE  DEUXIÈME    SCÈNE  DEUXIÈME  51 

AMPHITRYON 

Entrons,  sans  davantage  attendre. 
iMais  Alcmène  paraît  avec  tous  ses  appas  : 
En  ce  moment,  sans  doute,  elle  ne  m'attend  pas. 

Et  mon  abord  la  va  surprendre. 


SCENE    II 

ALCMÈNE.  CLÉANTHIS,  AMPHITRYON, 
SOSIE 

ALCMÈNE 

Allons  pour  mon  époux,  Cléanthis,  vers  les  dieux 

Nous  acquitter  de  nos  hommages, 
Et  les  remercier  des  succès  glorieux 
Dont  Thèbes,  par  son  bras,  goûte  les  avantages. 
O  dieux! 

AMPHITRYON 

Fasse  le  Ciel  qu'Amphitryon  vainqueur 
Avec  plaisir  soit  revu  de  sa  femme! 
Et  que  ce  jour,  favorable  à  ma  flamme. 
Vous  redonne  à  mes  yeux  avec  le  même  cœur; 
Que  j'y  retrouve  autant  d'ardeur 
Que  vous  en  rapporte  mon  âme  ! 

ALCMÈNE 
Quoi!  de  retour  sitôt? 


52  AMPHITRYON 

AMPHITRYON 

Certes,  c'est  en  ce  jour 
Me  donner  de  vos  feux  un  mauvais  témoignage; 

Et  ce  Quoi!  sitôt  de  retour? 
En  ces  occasions  n'est  guère  le  langage 

D'un  cœur  bien  enflammé  d'amour. 

J'osais  me  flatter  en  moi-même 
Que  loin  de  vous  j'aurais  trop  demeuré. 
L'attente  d'un  retour  ardemment  désiré 
Donne  à  tous  les  instants  une  longueur  extrême. 

Et  l'absence  de  ce  qu'on  aime, 
Quelque  peu  qu'elle  dure,  a  toujours  trop  duré. 

ALCMÈNE 

Je  ne  vois... 

AMPHITRYON 

Non,  Alcmcne,  à  son  impatience 
On  mesure  le  temps  en  de  pareils  états, 

Et  vous  comptez  les  moments  de  l'absence 

En  personne  qui  n'aime  pas. 

Lorsque  l'on  aime  comme  il  faut, 

Le  moindre  éloignement  nous  tue. 

Et  ce  dont  on  chérit  la  vue 

Ne  revient  jamais  assez  tôt. 

De  votre  accueil,  je  le  confesse. 
Se  plaint  ici  mon  amoureuse  ardeur. 

Et  j'attendais  de  votre  cœur 
D'autres  transports  de  joie  et  de  tendresse. 

ALCMÈNE 

J'ai  peine  à  comprendre  sur  quoi 
Vous  fondez  les  discours  que  je  vous  entends  faire; 
Et,  si  vous  vous  plaignez  de  moi. 
Je  ne  sais  pas,  de  bonne  foi. 
Ce  qu'il  faut  pour  vous  satisfaire. 


ACTE  DEUXIEME.  SCENE  DEUXIEME  53 

Hier  au  soir,  ce  me  semble,  à  votre  heureux  retour, 
On  me  vit  témoigner  une  joie  assez  tendre, 

Et  rendre  aux  soins  de  votre  amour 
Tout  ce  que  de  mon  cœur  vous  aviez  lieu  d'attendre. 

AMPHITRYON 
Comment?  . 

ALCMÈNE 

Ne  fis- je  pas  éclater  à  vos  yeux 
Les  soudains  mouvements  d'une  entière  allégresse, 
Et  le  transport  d'un  cœur  peut  il  s'expliquer  mieux 
Au  retour  d'un  époux  qu'on  aime  avec  tendresse? 

AMPHITRYON 

Que  me  dites-vous  là  ? 

ALCMÈNE 

Que  même  votre  amour 
Montra  de  mon  accueil  une  joie  incroyable. 
Et  que,  m'ayant  quittée  à  la  pointe  du  jour. 
Je  ne  vois  pas  qu'à  ce  soudain  retour 
Ma  surprise  soit  si  coupable. 

AMPHITRYON 

Est-ce  que  du  retour,  que  j'ai  précipité, 

Un  songe,  cette  nuit,  Alcmène,  dans  votre  âme 

A  prévenu  la  vérité  ? 
Et  que  m'ayant  peut-être  en  dormant  bien  traité. 

Votre  cœur  se  croit  vers  ma  flamme 

Assez  amplement  acquitté  ? 

ALCMÈNE 

Est-ce  qu'une  vapeur,  par  sa  malignité, 
Amphitryon,  a  dans  votre  âme 


54  AMPHITRYON 

Du  retour  d'hier  au  soir  brouillé  la  vérité, 
Et  que  du  doux  accueil  duquel  je  m'acquittai 

Votre  cœur  prétend  à  ma  flamme 

Ravir  toute  l'honnêteté? 

AMPHITRYON 

Cette  vapeur  dont  vous  me  régalez 

Est  un  peu.  ce  me  semble,  étrange. 

ALCMÈNE 

C'est  ce  qu'on  peut  donner  pour  change 
Au  songe  dont  vous  me  parlez. 

AMPHITRYON 

A  moins  d'un  songe,  on  ne  peut  pas,  sans  doute, 
Excuser  ce  qu'ici  votre  bouche  me  dit. 

ALCMÈNE 

A  moins  d'une  vapeur  qui  vous  trouble  l'esprit. 
On  ne  peut  pas  sauver  ce  que  de  vous  j'écoute. 

AMPHITRYON 
Laissons  un  peu  cette  vapeur,  Alcmène. 

ALCMÈNE 
Laissons  un  peu  ce  songe,  Amphitryon. 

AMPHITRYON 

Sur  le  sujet  dont  il  est  question, 
II  n'est  guère  de  jeu  que  trop  loin  on  ne  mène. 

ALCMÈNE 

Sans  doute,  et,  pour  marque  certaine, 
Je  commence  à  sentir  un  peu  d'émotion. 

AMPHITRYON 

Est-ce  donc  que  par  là  vous  voulez  essayer 
A  réparer  l'accueil  dont  je  vous  ai  fait  plainte? 


ACTE  DEUXIEME.  SCENE  DEUXIÈME  55 

ALCMÈNE 

Est-ce  donc  que,  par  cette  feinte, 
Vous  désirez  vous  égayer? 

AMPHITRYON 

Ah  !  de  grâce,  cessons,  Alcmène,  je  vous  prie, 
Et  parlons  sérieusement. 

ALCMÈNE 

Amphitryon,  c'est  trop  pousser  l'amusement; 
Finissons  cette  raillerie. 

AMPHITRYON 

Quoi  !  vous  osez  me  soutenir  en  face 
Que  plutôt  qu'à  cette  heure  on  m'ait  ici  pu  voir? 

ALCMÈNE 

Quoi  !  vous  voulez  nier  avec  audace 
Que  dès  hier  en  ces  lieux  vous  vîntes  sur  le  soir? 

AMPHITRYON 
Moi,  je  vins  hier? 

ALCMÈNE 

Sans  doute.  Et  dès  devant  l'aurore, 
Vous  vous  en  êtes  retourné. 

AMPHITRYON 

Ciel!  un  pareil  débat  s'est-il  pu  voir  encore! 
Et  qui  de  tout  ceci  ne  serait  étonné? 
Sosie  ! 

SOSIE 

Elle  a  besoin  de  six  grains  d'ellébore, 
Monsieur;  son  esprit  est  tourné! 


56  AMPHITRYON 

AMPHITRYON 

Alcmène,  au  nom  de  tous  les  dieux, 
Ce  discours  a  d'étranges  suites; 
Reprenez  vos  sens  un  peu  mieux, 
Et  pensez  à  ce  que  vous  dites. 

ALCMÈNE 

J'y  pense  mûrement  aussi. 
Et  tous  ceux  du  logis  ont  vu  votre  arrivée. 
J'ignore  quel  motif  vous  fait  agir  ainsi; 
Mais,  si  la  chose  avait  besoin  d'être  prouvée. 
S'il  était  vrai  qu'on  pût  ne  s'en  souvenir  pas. 
De  qui  puis-je  tenir  que  de  vous  la  nouvelle 

Du  dernier  de  tous  vos  combats. 
Et  les  cinq  diamants  que  portait  Ptérélas, 

Qu'a  fait  dans  la  nuit  éternelle 

Tomber  l'effort  de  votre  bras  ? 
En  pourrait-on  vouloir  un  plus  sûr  témoignage? 

AMPHITRYON 

Quoi!  je  vous  ai  déjà  donné 
Le  nœud  de  diamants  que  j'eus  pour  mon  partage, 
Et  que  je  vous  ai  destiné? 

ALCMÈNE 

Assurément.  Il  n'est  pas  difficile 
De  vous  en  bien  convaincre. 

AMPHITRYON 

Et  comment? 

ALCMÈNE 

Le  voici. 

AMPHITRYON 

Sosie! 


ACTE  DEUXIEME.  SCENE  DEUXIÈME  57 

SOSIE 

Elle  se  moque,  et  je  le  tiens  ici. 
Monsieur;  la  feinte  est  inutile. 

AMPHITRYON 

Le  cachet  est  entier. 

ALCMÈNE 

Est-ce  une  vision  ? 
Tenez.  Trouverez-vous  cette  preuve  assez  forte  ? 

AMPHITRYON 
Ah  Ciel!  ô  juste  Ciel! 

ALCMÈNE 

Allez,  Amphitryon, 
Vous  vous  moquez  d'en  user  de  la  sorte, 
Et  vous  en  devriez  avoir  confusion. 

AMPHITRYON 

Romps  vite  ce  cachet. 

SOSIE,  ayant  ouvert  le  coffret. 

Ma  foi,  la  place  est  vide. 
Il  faut  que  par  magie  on  ait  su  le  tirer. 
Ou  bien  que  de  lui-même  il  soit  venu  sans  guide 
Vers  celle  qu'il  a  su  qu'on  en  voulait  parer. 

AMPHITRYON 

O  dieux,  dont  le  pouvoir  sur  les  choses  préside, 
Quelle  est  cette  aventure,  et  qu'en  puis-je  augurer 
Dont  mon  amour  ne  s'intimide? 

SOSIE 

Si  sa  bouche  dit  vrai,  nous  avons  même  sort. 

Et,  de  même  que  moi,  Monsieur,  vous  êtes  double. 


58  AMPHITRYON 

AMPHITRYON 

Tais- toi. 

ALCMÈNE 

Sur  quoi  vous  étonner  si  fort, 
Et  d'où  peut  naître  ce  grand  trouble  ? 

AMPHITRYON 

O  Ciel!  quel  étrange  embarras! 
Je  vois  des  incidents  qui  passent  la  nature; 
Et  mon  honneur  redoute  une  aventure 
Que  mon  esprit  ne  comprend  pas! 

ALCMÈNE 

Songez-vous,  en  tenant  cette  preuve  sensible, 
A  me  nier  encor  votre  retour  pressé  ? 

AMPHITRYON 

Non  ;  mais  à  ce  retour,  daignez,  s'il  est  possible, 
Me  conter  ce  qui  s'est  passé. 

ALCMÈNE 

Puisque  vous  demandez  un  récit  de  la  chose, 
Vous  voulez  dire  donc  que  ce  n'était  pas  vous? 

AMPHITRYON 

Pardonnez-moi;  mais  j  ai  certaine  cause 
Qui  me  fait  demander  ce  récit  entre  nous. 

ALCMÈNE 

Les  soucis  importants  qui  vous  peuvent  saisir 
Vous  ont-ils  fait  si  vite  en  perdre  la  mémoire? 

AMPHITRYON 

Peut-être;  mais  enfin  vous  me  ferez  plaisir 
De  m'en  dire  toute  l'histoire. 


ACTE  DEUXIEME.  SCÈNE  DEUXIEME  59 

ALCMÈNE 
L'histoire  n'est  pas  longue.  A  vous  je  m'avançai, 
Pleine  d'une  aimable  surprise  ; 
Tendrement  je  vous  embrassai, 
Et  témoignai  ma  joie  à  plus  d'une  reprise. 
AMPHITRYON,  en  soi-mcme. 
Ah!  d'un  si  doux  accueil  je  me  serais  passé! 

ALCMÈNE 
Vous  me  fîtes  d'abord  ce  présent  d'importance, 
Que  du  butin  conquis  vous  m'aviez  destiné. 

Votre  cœur,  avec  véhémence, 
M'étala  de  ses  feux  toute  la  violence 
Et  les  soins  importuns  qui  l'avaient  enchaîné, 
L'aise  de  me  revoir,  les  tourments  de  l'absence, 
Tout  le  souci  que  son  impatience 
Pour  le  retour  s'était  donné; 
Et  jamais  voire  amour,  en  pareille  occurrence, 
Ne  me  parut  si  tendre  et  si  passionné. 

AMPHITRYON,  en  soi-même. 
Peut-on  plus  vivement  se  voir  assassiné! 
ALCMÈNE 

Tous  ces  transports,  toute  cette  tendresse, 
Comme  vous  croyez  bien,  ne  me  déplaisaient  pas; 

Et,  s'il  faut  que  je  le  confesse, 
Mon  cœur,  Amphitryon,  y  trouvait  mille  appas. 

AMPHITRYON 
Ensuite,  s'il  vous  plaît? 

ALCMÈNE 

Nous  nous  entrecoupâmes 
De  mille  questions  qui  pouvaient  nous  toucher. 
On  servit,  tête  à  tête  ensemble  nous  soupâmes, 
Et,  le  souper  fini,  nous  nous  fûmes  coucher. 


6o  AMPHITRYON 

AMPHITRYON 

Ensemble  ? 

ALCMÈNE 
Assurément.  Quelle  est  cette  demande? 
AMPHITRYON 
Ah!  c'est  ici  le  coup  le  plus  cruel  de  tous, 
Et  dont  à  s'assurer  tremblait  mon  feu  jaloux! 

ALCMÈNE 

D'où  vous  vient,  à  ce  mot,  une  rougeur  si  grande  ? 
Ai-je  fait  quelque  mal  de  coucher  avec  vous? 

AMPHITRYON 

Non,  ce  n'était  pas  moi,  pour  ma  douleur  sensible; 
Et  qui  dit  qu'hier  ici  mes  pas  se  sont  portés 

Dit  de  toutes  les  faussetés 

La  fausseté  la  plus  horrible. 

ALCMÈNE 

Amphitryon  ! 

AMPHITRYON 

Perfide! 

ALCMÈNE 

Ah!  quel  emportement! 

AMPHITRYON 

Non,  non,  plus  de  douceur  et  plus  de  déférence. 
Ce  revers  vient  à  bout  de  toute  ma  constance, 
Et  mon  cœur  ne  respire  en  ce  fatal  moment. 
Et  que  fureur  et  que  vengeance. 

ALCMÈNE 

De  qui  donc  vous  venger?  et  quel  manque  de  foi 
Vous  fait  ici  me  traiter  de  coupable  ? 


ACTE  DEUXIEME.  SCENE  DEUXIEME  6i 

AMPHITRYON 

Je  ne  sais  pas;  mais  ce  n'était  pas  moi. 
Et  c'est  un  désespoir  qui  de  tout  rend  capable. 

ALCMÈNE 

Allez,  indigne  époux,  le  fait  parle  de  soi. 

Et  l'imposture  est  effroyable. 

C'est  trop  me  pousser  là-dessus. 
Et  d'infidélité  me  voir  trop  condamnée. 

Si  vous  cherchez  dans  ces  transports  confus, 
Un  prétexte  à  briser  les  nœuds  d'un  hyménée. 

Qui  me  tient  à  vous  enchaînée, 

Tous  ces  détours  sont  superflus, 

Et  me  voilà  déterminée 
A  souffrir  qu'en  ce  jour  nos  liens  soient  rompus. 

AMPHITRYON 

Après  l'indigne  affront  que  l'on  me  fait  connaître. 
C'est  bien  à  quoi,  sans  doute,  il  faut  vous  préparer; 
C'est  le  moins  qu'on  doit  voir,  et  les  choses  peut-être 

Pourront  n'en  pas  là  demeurer. 
Le  déshonneur  est  sûr,  mon  malheur  m'est  visible. 
Et  mon  amour  en  vain  voudrait  me  l'obscurcir. 
Mais  le  détail  encor  ne  m'en  est  pas  sensible, 
Et  mon  juste  courroux  prétend  s'en  éclaircir. 
Votre  frère  déjà  peut  hautement  répondre 
due  jusqu'à  ce  matin  je  ne  lai  point  quitté. 
Je  m'en  vais  le  chercher,  afin  de  vous  confondre 
Sur  ce  retour  qui  m'est  faussement  imputé. 
Après  nous  percerons  jusqu'au  fond  dun  mystère 

Jusques  à  présent  inouï, 
Et,  dans  les  mouvements  d'une  juste  colère. 

Malheur  à  qui  m'aura  trahi  ! 

SOSIE 
Monsieur... 


62  AMPHITRYON 

AMPHITRYON 

Ne  m'accompagne  pas, 
Et  demeure  ici  pour  m'attendre. 

CLÉANTHIS 

Faut-il... 

ALCMÈNE 

|e  ne  puis  rien  entendre; 
Laisse-moi  seule,  et  ne  suis  point  mes  pas. 


SCENE    III 

CLÉANTHIS,  SOSIE 

CLÉANTHIS,  à  part. 
Il  faut  que  quelque  chose  ait  brouillé  sa  cervelle; 
Mais  le  frère  sur  le  champ 
Finira  cette  querelle. 

SOSIE,  à  part. 
C'est  ici  pour  mon  maître  un  coup  assez  touchant. 

Et  son  aventure  est  cruelle.  [chant, 

Je  crains  fort,  pour  mon  fait,  quelque  chose  appro- 
Et  je  m'en  veux  tout  doux  éclaircir  avec  elle. 

CLÉANTHIS,  à  pari. 
Voyez  s'il  me  viendra  seulement  aborder! 
Mais  je  veux  m 'empêcher  de  rien  faire  paraître. 

SOSIE,  à  part. 
La  chose  quelquefois  est  fâcheuse  à  connaître, 
Et  je  tremble  à  la  demander. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  TROISIEME  63 

Ne  vaudrait- il  point  mieux,  pour  ne  rien  hasarder, 
Ignorer  ce  qu'il  en  peut  être? 
Allons,  tout  coup  vaille,  il  faut  voir, 
Et  je  ne  m'en  saurais  défendre  : 
La  faiblesse  humaine  est  d'avoir 
Des  curiosités  d'apprendre 
Ce  qu'on  ne  voudrait  pas  savoir. 

Dieu  te  gard',  Cléanthis! 

CLÉANTHIS 

Ah!  ah!  tu  t'en  avises, 
Traître,  de  t'approcher  de  nous! 

SOSIE 

Mon  Dieu,  qu'as-tu?  Toujours  on  te  voit  en  cour- 
Et  sur  rien  tu  te  formalises.  [roux, 

CLÉANTHIS 

Qu'appelles  tu  sur  rien,  dis? 

SOSIE 

j'appelle  sur  rien 
Ce  qui  sur  rien  s'appelle  en  vers  ainsi  qu'en  prose  ; 
Et  rien,  comme  tu  le  sais  bien, 
Veut  dire  rien  ou  peu  de  chose. 

CLÉANTHIS 

Je  ne  sais  qui  me  tient,  infâme. 
Que  je  ne  t'arrache  les  yeux 
Et  ne  t'apprenne  où  va  le  courroux  d'une  femme. 

SOSIE 
Holà!  D'où  te  vient  donc  ce  transport  furieux? 

CLÉANTHIS 
Tu  n'appelles  donc  rien  le  procédé,  peut-être, 
Qu'avec  moi  ton  cœur  a  tenu? 


64  AMPHITRYON 

SOSIE 
Et  quel? 

CLÉANTHIS 
Quoi  !  tu  fais  l'ingénu  ? 
Est-ce  qu'à  l'exemple  du  maître 
Tu  veux  dire  qu'ici  tu  n'es  pas  revenu  ? 

SOSIE 
Non,  je  sais  tort  bien  le  contraire; 
Mais  je  ne  t'en  fais  pas  le  fin  : 
Nous  avions  bu  je  ne  sais  quel  vin 
Qui  m'a  fait  oublier  tout  ce  que  j'ai  pu  faire. 

CLÉANTHIS 

Tu  crois  peut-être  excuser  par  ce  trait  .. 
SOSIE 
Non,  tout  de  bon,  tu  m'en  peux  croire; 
J'étais  dans  un  état  où  je  puis  avoir  fait 
Des  choses  dont  j'aurais  regret 
Et  dont  je  n'ai  nulle  mémoire. 

CLÉANTHIS 

Tu  ne  te  souviens  point  du  tout  de  la  manière 
Dont  tu  m'as  su  traiter,  étant  venu  du  port? 

SOSIE 
Non  plus  que  rien,  tu  peux  m'en  faire  le  rapport. 

Je  suis  équitable  et  sincère, 
Et  me  condamnerai  moi-même  si  j'ai  tort. 

CLÉANTHIS 

Comment!  Amphitryon  m'ayant  su  disposer, 
Jusqu'à  ce  que  tu  vins  j'avais  poussé  ma  veille  ; 
Mais  je  ne  vis  jamais  une  froideur  pareille  : 
De  ta  femme,  il  fallut  moi-même  t'aviser  ; 

Et,  lorsque  je  fus  te  baiser, 
Tu  détournas  le  nez  et  me  donnas  l'oreille  ! 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  TROISIEME  65 

SOSIE 
Bon! 

CLÉANTHIS 

Comment,  bon  ? 

SOSIE 

Mon  Dieu,  tu  ne  sais  pas  pourquoi, 
Cléanthis,  je  tiens  ce  langage. 
J'avais  mangé  de  l'ail,  et  fis  en  homme  sage 
De  détourner  un  peu  mon  haleine  de  toi. 

CLÉANTHIS 

Je  te  sus  exprimer  des  tendresses  de  cœur  ; 

Mais  à  tous  mes  discours  tu  fus  comme  une  souche, 
Et  jamais  un  mot  de  douceur 
Ne  te  put  sortir  de  la  bouche. 

SOSIE 

Courage  ! 

CLÉANTHIS 

Enfin  ma  flamme  eut  beau  s'émanciper, 
Sa  chaste  ardeur  en  toi  ne  trouva  rien  que  glace  ; 
Et,  dans  un  tel  retour,  je  te  vis  la  tromper 
Jusqu'à  faire  refus  de  prendre  au  lit  la  place 
Que  les  lois  de  l'hymen  t'obligent  d'occuper, 

SOSIE 

Quoi!  je  ne  couchai  point... 

CLÉANTHIS 

Non,  lâche  ! 

SOSIE 

Est-il  possible? 


66  AMPHITRYON 

CLÉANTHIS 

Traître  !  il  n'est  que  trop  assuré. 
C'est  de  tous  les  affronts  l'affront  le  plus  sensible  : 
Et,  loin  que  ce  matin  ton  cœur  l'ait-réparé, 

Tu  t'es  d'avec  moi  séparé 
Par  des  discours  chargés  d'un  mépris  tout  visible. 

SOSIE 

Vivat  Sosie  ! 

CLÉANTHIS 

Hé  quoi  !  ma  plainte  a  cet  effet  ? 
Tu  ris  après  ce  bel  ouvrage  ? 

SOSIE 

Que  je  suis  de  moi  satisfait! 

CLÉANTHIS 

Exprime-t-on  ainsi  le  regret  d'un  outrage  ? 

SOSIE 

Je  n'aurais  jamais  cru  que  j'eusse  été  si  sage. 

CLÉANTHIS 

Loin  de  te  condamner  d'un  si  perfide  trait, 
Tu  m'en  fais  éclater  la  joie  en  ton  visage  ? 

SOSIE 

Mon  Dieu,  tout  doucement.  Si  je  parais  joyeux, 
Crois  que  j'en  ai  dans  l'âme  une  raison  très  forte, 
Et  que,  sans  y  penser,  je  ne  fis  jamais'mieux 
Que  d'en  user  tantôt  avec  toi  de  la  sorte. 

CLÉANTHIS 

Traître  !  te  moques-tu  de  moi  ? 

SOSIE 
Non,  je  te  parle  avec  franchise. 


ACTK  DEUXIÈME.  SCÈNE  TROISIÈME  67 

En  l'état  cù  j'étais,  j'avais  certain  effroi 
Dont  avec  ton  discours  mon  âme  s'est  remise. 
Je  m'appréhendais  fort,  et  craignais  qu'avec  toi 
Je  n'eusse  fait  quelque  sottise. 

CLÉANTHIS 

Quelle  est  cette  frayeur  ?  et  sachons  donc  pourquoi. 
SOSIK 

Les  médecins  disent,  quand  on  est  ivre, 
Que  de  la  femme  on  se  doit  abstenir. 
Et  que,  dans  cet  état,  il  ne  peut  provenir 
Que  des  enfants  pesants  et  qui  ne  sauraient  vivre. 
Vois,  si  mon  cœur  n'eût  su  de  froideur  se  munir, 
Quels  inconvénients  auraient  pu  s'en  ensuivre. 

CLÉANTHIS 

Je  me  moque  des  médecins 

Avec  leurs  raisonnements  fades. 

Qu'ils  règlent  ceux  qui  sont  malades, 
Sans  vouloir  gouverner  les  gens  qui  sont  bien  sains. 

Ils  se  mêlent  de  trop  d'affaires 
De  prétendre  tenir  nos  chastes  feux  gênés  ; 

Et,  sur  les  jours  caniculaires, 
Ils  nous  donnent  encore,  avec  leurs  lois  sévères, 

De  cent  sots  contes  par  le  nez. 

SOSIE 

Tout  doux  ! 

CLÉANTHIS 

Non,  je  soutiens  que  cela  conclut  mal  ; 
Ces  raisons  sont  raisons  extravagantes  têtes. 
Il  n'est  ni  vin  ni  temps  qui  puisse  être  fatal 
A  remplir  le  devoir  de  l'amour  conjugal. 
Et  les  médecins  sont  des  bêtes. 


68  AMPHITRYON 

SOSIE 

Contre  eux,  je  t'en  supplie,  apaise  ton  courroux. 
Ce  sont  d'honnêtes  gens,  quoi  que  le  monde  en  dise. 

CLÉANTHIS 

Tu  n'es  pas  où  tu  crois.  En  vain  tu  files  doux. 

Ton  excuse  n'est  point  une  excuse  de  mise  ; 

Et  je  me  veux  venger,  tôt  ou  tard,  entre  nous, 

De  l'air  dont  chaque  jour  je  vois  qu'on  me  méprise. 

Des  discours  de  tantôt  je  garde  tous  les  coups, 

Et  tâcherai  d'user,  lâche  et  perfide  époux. 

De  cette  liberté  qae  ton  cœur  m'a  permise. 

SOSIE 

Quoi? 

CLÉANTHIS 

Tu  m'as  dit  tantôt  que  tu  consentais  fort. 
Lâche  !  que  j'en  aimasse  un  autre. 

SOSIE 

Ah  !  pour  cet  article,  j'ai  tort. 
Je  m'en  dédis,  il  y  va  trop  du  nôtre. 
Garde-toi  bien  de  suivre  ce  transport. 

CLÉANTHIS 

Si  je  puis  une  fois  pourtant 

Sur  mon  esprit  gagner  la  chose... 

SOSIE 

Fais  à  ce  discours  quelque  pause  : 
Amphitryon  revient,  qui  me  paraît  content. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCENE  CINQUIÈME  69 

SCÈNE  IV 
JUPITER,  CLÉANTHIS,  SOSIE 

JUPITER 

Je  viens  prendre  le  temps  de  rapaiser  Alcmène, 
De  bannir  les  chagrins  que  son  cœur  veut  garder, 
Et  donner  à  mes  feux,  dans  ce  soin  qui  m'amène, 
Le  doux  plaisir  de  se  raccommoder. 
Alcmène  est  là- haut,  n'est-ce  pas? 

CLÉANTHIS 

Oui,  pleine  d'une  inquiétude 
Qui  cherche  de  la  solitude. 
Et  qui  m'a  défendu  d'accompagner  ses  pas. 

JUPITER 

Quelque  défense  qu'elle  ait  faite, 
Elle  ne  sera  pas  pour  moi . 

CLÉANTHIS 

Son  chagrin,  à  ce  que  je  vois, 
A  fait  une  prompte  retraite. 


SCENE  V 

CLÉANTHIS,  SOSIE 

SOSIE 

Que  dis-tu,  Cléanthis,  de  ce  joyeux  maintien 
Après  son  fracas  effroyable  ? 


70  AMPHITRYON 

CLHANTHIS 

Que,  si  toutes  nous  faisions  bien, 
Nous  donnerions  tous  les  hommes  au  diable, 
Et  que  le  meilleur  n'en  vaut  rien. 

SOSIE 

Cela  se  dit  dans  le  courroux  ; 
Mais  aux  hommes  par  trop  vous  êtes  accrochées. 
Et  vous  seriez,  ma  foi,  toutes  bien  empêchées 

Si  le  diable  les  prenait  tous. 

CLÉANTHIS 
Vraiment... 

SOSIE 

Les  voici.  Taisons-nous. 


SCENE  VI 

JUPITER,  ALCMÉNE,  CLÉANTHIS,  SOSIE 

JUPITER 

Voulez  vous  me  désespérer  ? 
Hélas  !  arrêtez,  belle  Alcmène. 

ALCMÈNE 
Non.  avec  l'auteur  de  ma  peine 
Je  ne  puis  du  tout  demeurer. 

JUPITER 
De  grâce... 

ALCMÈNE 
Laissez-moi. 


ACTE  DEUXIEME.  SCÈNE  SIXIÈME  71 

JUPITER 

Quoi!... 

Laissez-moi,  vous  dis-je. 

JUPITER 

Ses  pleurs  touchent  mon  âme,  et  sa  douleur  m'afflige. 
Souffrez  que  mon  cœur... 

ALCMÈNE 

Non,  ne  suivez  point  mes  pas. 

JUPITER 

Où  voulez-vous  aller  ? 

ALCMÈNE 

Où  vous  ne  serez  pas. 

JUPITER 

Ce  vous  est  une  attente  vaine. 
Je  tiens  à  vos  beautés  par  un  nœud  trop  serré 
Pour  pouvoir  un  moment  en  être  séparé  : 

Je  vous  suivrai  partout,  Alcmène. 

ALCMÈNE 

Et  moi,  partout  je  vous  fuirai. 

JUPITER 

.    le  suis  donc  bien  épouvantable? 

ALCMÈNE 

Plus  qu'on  ne  peut  dire,  à  mes  yeux. 
Oui,  je  vous  vois  comme  un  monstre  effroyable. 
Un  monstre  cruel,  furieux, 
Et  dont  rapproche  est  redoutable; 
Comme  un  monstre  à  fuir  en  tous  lieux. 
Mon  cœur  souffre,  à  vous  voir,  une  peine  incroyable  ; 


72  AMPHITRYON 

C'est  un  supplice  qui  m'accable, 
Et  je  ne  vois  rien,  sous  les  cieux, 
D'affreux,  d'horrible,  d'odieux, 
Qui  ne  me  fut  plus  que  vous  supportable. 

JUPITER 

En  voilà  bien,  hélas  !  que  votre  bouche  dit  ! 

ALCMÈNE 

j'en  ai  dans  le  cœur  davantage; 
Et,  pour  s'exprimer  tout-,  ce  cœur  a  du  dépit 
De  ne  point  trouver  de  langage. 

JUPITER 

Hé!  que  vous  a  donc  fait  ma  flamme, 
Pour  me  pouvoir,  Alcmène,  en  monstre  regarder? 

ALCMÈNE 

Ah!  juste  Ciel!  cela  peut-il  se  demander? 

Et  n'est-ce  pas  pour  mettre  à  bout  une  âme? 

JUPITER 

Ah  !  d'un  esprit  plus  adouci... 

ALCMÈNE 

Non,  je  ne  veux  du  tout  vous  voir  ni  vous  entendre. 

JUPITER 

Avez-vous  bien  le  cœur  de  me  traiter  ainsi? 

Est-ce  là  cet  amour  si  tendre 
Qui  devait  tant  durer  quand  je  vins  hier  ici? 

ALCMÈNE 

Non,  non,  ce  ne  l'est  pas,  et  vos  lâches  injures 

En  ont  autrement  ordonné. 
Il  n'est  plus,  cet  amour  tendre  et  passionné  : 
Vous  l'avez  dans  mon  cœur,  par  cent  vives  blessures, 


ACTE  DEUXIÈME.  SCENE  SIXIEME  73 

Cruellement  assassiné. 

C'est  en  sa  place  un  courroux  inflexible, 
Un  vif  ressentiment,  un  dépit  invincible. 
Un  désespoir  d'un  cœur  justement  animé. 
Qui  prétend  vous  haïr,  pour  cet  affront  sensible, 
Autant  qu'il  est  d'accord  de  vous  avoir  aimé, 

Et  c'est  haïr  autant  qu'il  est  possible. 

JUPITER 

Hélas!  que  votre  amour  n'avait  guère  de  force. 
Si  de  si  peu  de  chose  on  le  peut  voir  mourir! 
Ce  qui  n'était  que  jeu  doit-il  faire  un  divorce. 
Et  d'une  raillerie  a-t-on  lieu  de  s'aigrir? 

ALCMÈNE 

Ah  !  c'est  cela  dont  je  suis  offensée. 
Et  que  ne  peut  pardonner  mon  courroux. 
Des  véritables  traits  d'un  mouvement  jaloux 
je  me  trouverais  moins  blessée, 
La  jalousie  a  des  impressions 
Dont  bien  souvent  la  force  nous  entraîne. 
Et  l'âme  la  plus  sage,  en  ces  occasions. 
Sans  doute  avec  assez  de  peine 
Répond  de  ses  émotions. 
L'emportement  d'un  cœur  qui  peut  s'être  abusé 
A  de  quoi  ramener  une  âme  qu'il  offense, 

Et  dans  l'amour  qui  lui  donne  naissance 
Il  trouve  au  moins,  malgré  toute  sa  violence, 

Des  raisons  pour  être  excusé. 

De  semblables  transports  contre  un  ressentiment 

Pour  défense  toujours  ont  ce  qui  les  fait  naître. 

Et  l'on  donne  grâce  aisément 

A  ce  dont  on  n'est  pas  le  maître; 

Mais  que  de  gaieté  de  cœur. 

On  passe  aux  mouvements  d'une  fureur  extrême; 


74  AMPHITRYON 

Que,  sans  cause,  Ton  vienne  avec  tant  de  rigueur 
Blesser  la  tendresse  et  l'honneur 
D'un  cœur  qui  chèrement  nous  aime, 
Ah!  c'est  un  coup  trop  cruel  en  lui-même, 
Et  que  jamais  n'oubliera  ma  douleur. 

JUPITER 

Oui,  vous  avez  raison,  Alcmène,  il  se  faut  rendre; 
Cette  action  sans  doute  est  un  crime  odieux. 

Je  ne  prétends  plus  le  défendre; 
Mais  souifrez  que  mon  cœur  s'en  défende  à  vos  yeux. 

Et  donne  au  vôtre  à  qui  se  prendre 

De  ce  transport  injurieux. 
A  vous  en  faire  un  aveu  véritable, 
L'époux,  Alcmène,  a  commis  tout  le  mal. 
C'est  l'époux  qu'il  vous   faut  regarder  en  coupable  : 
L'amant  n'a  point  de  part  à  ce  transport  brutal, 
Et  de  vous  offenser  son  cœur  n'est  point  capable. 
Il  a  pour  vous,  ce  cœur,  pour  jamais  y  penser. 

Trop  de  respect  et  de  tendresse  ; 
Et,  si  de  faire  rien  à  vous  pouvoir  blesser 

Il  avait  eu  la  coupable  faiblesse, 
De  cent  coups  à  vos  yeux  il  voudrait  le  percer. 
Mais  l'époux  est  sorti  de  ce  respect  soumis 

Où  pour  vous  on  doit  toujours  être  ; 
A  son  dur  procédé  l'époux  s'est  fait  connaître. 
Et  par  le  droit  d'hymen  il  s'est  cru  tout  permis. 
Oui,  c'est  lui  qui  sans  doute  est  criminel  vers  vous; 
Lui  seul  a  maltraité  votre  aimable  personne. 

Haïssez,  détestez  l'époux. 

J'y  consens  et  vous  l'abandonne; 
Mais,  Alcmène,  sauvez  l'amant  de  ce  courroux 

Qu'une  telle  offense  vous  donne, 

N'en  jetez  pas  sur  lui  l'effet; 

Démêlez  le  un  peu  du  coupable, 


ACTE  DEUXIÈME.  SCÈNE  SIXIEME  75 

Et,  pour  être  enfin  équitable. 
Ne  le  punissez  point  de  ce  qu'il  n'a  pas  fait. 

ALCMÈNE 

Ah  !  toutes  ces  subtilités 

N'ont  que  des  excuses  frivoles, 

Et,  pour  les  esprits  irrités. 
Ce  sont  des  contre-temps  que  de  telles  paroles. 
Ce  détour  ridicule  est  en  vain  pris  par  vous  : 
Je  ne  distingue  rien  en  celui  qui  m'offense. 
Tout  y  devient  l'objet  de  mon  courroux, 

Et,  dans  sa  juste  violence, 
Sont  confondus  et  l'amant  et  l'époux. 
Tous  deux  de  même  sorte  occupent  ma  pensée, 
Et  des  mêmes  couleurs,  par  mon  came  blessée, 

Tous  deux  ils  sont  peints  à  mes  yeux. 
Tous  deux  sont  criminels,  tous  deux  m'ont  offensée, 

Et  tous  deux  me  sont  odieux. 

JUPITER 

Hé  bien!  puisque  vous  le  voulez, 

Il  faut  donc  me  charger  du  crime. 
Oui,  vous  avez  raison  lorsque  vous  m'immolez 
A  vos  ressentiments  en  coupable  victime. 
Un  trop  juste  dépit  contre  moi  vous  anime. 
Et  tout  ce  grand  courroux  qu'ici  vous  étalez 
Ne  me  fait  endurer  qu'un  tourment  légitime. 
C'est  avec  droit  que  mon  abord  vous  chasse, 

Et  que  de  me  fuir  en  tous  lieux 

Votre  colère  me  menace. 
Je  dois  vous  être  un  objet  odieux, 
Vous  devez  me  vouloir  un  mal  prodigieux. 
Il  n'est  aucune  horreur  que  mon  forfait  ne  passe, 

D'avoir  offensé  vos  beaux  yeux; 
C'est  un  crime  à  blesser  les  hommes  et  les  dieux, 


76  AMPHITRYON 

Et  je  mérite  enfin,  pour  punir  cette  audace, 
Que  contre  moi  votre  haine  ramasse 
Tous  ses  traits  les  plus  furieux; 
Mais  mon  cœur  vous  demande  grâce. 
Pour  vous  la  demander  je  me  jette  à  genoux, 
Et  la  demande  au  nom  de  la  plus  vive  flamme, 
Du  plus  tendre  amour  dont  une  âme 
Puisse  jamais  brûler  pour  vous. 
Si  votre  cœur,  charmante  Alcmène, 
Me  refuse  la  grâce  où  j'ose  recourir, 

Il  faut  qu'une  atteinte  soudaine 
M'arrache,  en  me  faisant  mourir. 
Aux  dures  rigueurs  d'une  peine 
Que  je  ne  saurais  plus  souffrir. 
Oui,  cet  état  me  désespère; 
Alcmcne,  ne  présumez  pas 
Qu'aimant  comme  je  fais  vos  célestes  appas. 
Je  puisse  vivre  un  jour  avec  votre  colère. 
Déjà  de  ces  moments  la  barbare  longueur 
Fait  sous  des  atteintes  mortelles 
Succomber  mon  triste  cœur, 
Et  de  mille  vautours  les  blessures  cruelles 
N'ont  rien  de  comparable  à  ma  vive  douleur. 
Alcmène,  vous  n'avez  qu'à  me  le  déclarer  : 
S'il  n'est  point  de  pardon  que  je  doive  espérer. 
Cette  épée  aussitôt,  par  un  coup  favorable, 
Va  percer  à  vos  yeux  le  cœur  d'un  misérable, 
Ce  cœur,  ce  traître  cœur,  trop  digne  d'expirer. 
Puisqu'il  a  pu  fâcher  un  objet  adorable  : 
Heureux,  en  descendant  au  ténébreux  séjour. 
Si  de  votre  courroux  mon  trépas  vous  ramène, 
Et  ne  laisse  en  votre  âme,  après  ce  triste  jour. 
Aucune  impression  de  haine 
Au  souvenir  de  mon  amour  ! 
C'est  tout  ce  que  j'attends  pour  faveur  souveraine. 


ACTE  DEUXIÈME.  SCENE  SIXIEME  77 

ALCMÈNE 

Ah  !  trop  cruel  époux  ! 

JUPITER 

Dites,  parlez,  Alcmène. 

ALCMÈNE 

Faut-il  encor  pour  vous  conserver  des  bontés. 
Et  vous  voir  m'outrager  par  tant  d'indignités  ? 

JUPITER 

Quelque  ressentiment  qu'un  outrage  nous  cause, 
Tient-il  contre  un  remords  d'un  cœur  bien  enflammé  ? 

ALCMÈNE 

Un  cœur  bien  plein  de  flamme  a  mille  morts  s'expose 
Plutôt  que  de  vouloir  fâcher  l'objet  aimé. 

JUPITER 
Plus  on  aime  quelqu'un,  moins  on  trouve  de  peine... 

ALCMÈNE 
Non,  ne  m'en  parlez  point,  vous  méritez  ma  haine. 

JUPITER 
Vous  me  haïssez  donc  ? 

ALCMÈNE 

J'y  fais  tout  mon  effort, 
Et  j'ai  dépit  de  voir  que  toute  votre  offiensc 
Ne  puisse  de  mon  cœur  jusqu'à  cette  vengeance 
Faire  encore  aller  le  transport. 

JUPITER 

Mais  pourquoi  cette  violence, 
Puisque  pour  vous  venger  je  vous  offre  ma  mort  ? 
Prononcez-en  l'arrêt,  et  j'obéis  sur  l'heure. 


78  AMPHITRYON 

ALCMÈNE 

Qui  ne  saurait  haïr  peut-il  vouloir  qu'on  meure? 
JUPITER 

Et  moi,  je  ne  puis  vivre  à  moins  que  vous  quittiez 

Cette  colère  qui  m'accable, 
Et  que  vous  m'accordiez  le  pardon  favorable 

Que  je  vous  demande  à  vos  pieds. 

Résolvez  ici  l'un  des  deux. 

Ou  de  punir  ou  bien  d'absoudre. 

ALCMÈNE 

Hélas  !  ce  que  je  puis  résoudre 
Paraît  bien  plus  que  je  ne  veux  ! 
Pour  vouloir  soutenir  le  courroux  qu'on  me  donne, 
Mon  cœur  a  trop  su  me  trahir. 
Dire  qu'on  ne  saurait  haïr 
N'est-ce  pas  dire  qu'on  pardonne  ? 

JUPITER 
Ah  !  belle  Alcmène,  il  f;mt  que,  comblé  d'allégresse... 

ALCMÈNE 
Laissez.  Je  me  veux  mal  de  mon  trop  de  faiblesse. 

JUPITER 

Va,  Sosie,  et  dépêche-toi. 
Voir,   dans  les  doux   transports  dont   mon  âme  est 
Ce  que  tu  trouveras  d'officiers  de  l'armée,    [charmée, 
Et  les  invite  à  dîner  avec  moi. 
(A  part.) 
Tandis  que  d'ici  je  le  chasse. 
Mercure  y  remplira  sa  place. 


ACTK  DEUXIEME.  SCÈNE  SEPTIÈME  79 

SCÈNE  VII 

CLÉANTHIS,  SOSIE 

SOSIE 

Hé  bien!  tQ  vois,  Cléanthis,  ce  ménage. 
Veux-tu  qu'à  leur  exemple  ici 
Nous  fassions  entre  nous  un  peu  de  paix  aussi, 
Quelque  petit  rapatriage  ? 

CLÉANTHIS 
C'est  pour  ton  nez,  vraiment  !  Cela  se  fait  ainsi  ! 

SOSIE 
Quoi  !  tu  ne  veux  pas  ? 

CLÉANTHIS 
Non. 
SOSIE 

Il  ne  m'importe  guère. 
Tant  pis  pour  toi  ! 

CLÉANTHIS 

Là,  là,  reviens. 
SOSIE 
Non,  morbleu!  je  n'en  ferai  rien. 
Et  je  veux  être,  à  mon  tour,  en  colère. 

CLÉANTHIS 
Va.  va,  traître,  laisse  moi  faire  : 
On  se  lasse  parfois  d'être  femme  de  bien. 


ACTE   III 


SCENE    PREMIERE 


AMPHITRYON 

Oui,  sans  doute,  le  sort  tout  exprès  me  le  cache, 
Et  des  tours  que  je  fais  à  la  fin  je  suis  las. 
Il  n'est  point  de  destin  plus  cruel,  que  je  sache  : 
Je  ne  saurais  trouver,  portant  partout  mes  pas, 

Celui  qu'à  chercher  je  m'attache. 
Et  je  trouve  tous  ceux  que  je  ne  cherche  pas. 
Mille  fâcheux  cruels,  qui  ne  pensent  pas  l'être, 
De  nos  faits  avec  moi,  sans  beaucoup  me  connaître. 
Viennent  se  réjouir  pour  me  faire  enrager  ; 
Dans  l'embarras  cruel  du  souci  qui  me  blesse, 
De  leurs  embrassements  et  de  leur  allégresse 
Sur  mon  inquiétude  ils  viennent  tous  charger. 

En  vain  à  passer  je  m'apprête 

Pour  fuir  leurs  persécutions  : 
Leur  tuante  amitié  de  tous  côtés  m'arrête, 
Et,  tandis  qu'à  l'ardeur  de  leurs  expressions 

Je  réponds  d'un  geste  de  tête, 


82  AMPHITRYON 

Je  leur  donne  tout  bas  cent  malédictions. 
Ah  !  qu'on  est  peu  flatté  de  louange,  d'honneur, 
Et  de  tout  ce  que  donne  une  grande  victoire, 
Lorsque  dans  l'àme  on  soufl^re  une  vive  douleur! 
Et  que  l'on  donnerait  volontiers  cette  gloire 

Pour  avoir  le  repos  du  cœur  ! 

Ma  jalousie  à  tout  propos 

Me  promené  sur  ma  disgrâce, 

Et  plus  mon  esprit  y  repasse, 
Moins  j'en  puis  débrouiller  le  funeste  chaos. 
Le  vol  des  diamants  n'est  pas  ce  qui  m'étonne  ; 
On  lève  les  cachets  qu'on  ne  l'aperçoit  pas  ; 
Mais  le  don  qu'on  veut  qu'hier  j'en  vins  faire  en  per- 
Est  ce  qui  fait  ici  mon  cruel  embarras.  [sonne 

La  nature  parfois  produit  des  ressemblances 
Dont  quelques  imposteurs  ont  pris  droit  d'abuser  ; 
Mais  il  est  hors  de  sens  que  sous  ces  apparences 
Un  homme  pour  époux  se  puisse  supposer, 
Et  dans  tous  ses  rapports  sont  mille  différences 
Dont  se  peut  une  femme  aisément  aviser. 

Des  charmes  de  la  Thessalie 
On  vante  de  tout  temps  les  merveilleux  effets  : 
Mais  les  contes  fameux  qui  partout  en  sont  faits 
Dans  mon  esprit  toujours  ont  passé  pour  folie  ; 
Et  ce  serait  du  sort  une  étrange  rigueur 

Qu'au  sortir  d'une  ample  victoire 

je  fusse  contraint  de  les  croire 

Aux  dépens  de  mon  propre  honneur. 
Je  veux  la  retâter  sur  ce  fâcheux  mystère, 
Et  voir  si  ce  n'est  pas  une  vaine  chimère 
Qui  sur  ses  sens  troublés  ait  su  prendre  crédit 

Ah  !  fasse  le  Ciel  équitable 

Que  ce  penser  .soit  véritable, 
Et  que,  pour  mon  bonheur,  elle  ait  perdu  l'esprit  ! 


ACTE  TROISIÈMH.  SCENR  DEUXIEME  83 

SCÈNE  II 

MERCURE.  AMPHITRYON 

MI-RCURE 

Comme  l'amour  ici  ne  m'offre  aucun  plaisir, 

Je  m'en  veux  faire  au  moins  qui  soient  d'autre  nature. 

Et  je  vais  égayer  mon  sérieux  loisir 

A  mettre  Amphitryon  hors  de  toute  mesure. 

Cela  n'est  pas  d'un  dieu  bien  plein  de  charité  ; 

Mais  aussi  n'est-ce  pas  ce  dont  je  m'inquiète, 

Et  je  me  sens  par  ma  planète 

A  la  malice  un  peu  porté. 

AMPHITRYON 

D'où  vient  donc  qu'à  cette  heure  on  ferme  cette  porte? 

MERCURE 
Holà!  tout  doucement.  Qui  frappe? 
AMPHITRYON 


MERCURE 
AMPHITRYON 


Moi. 

Qui,  moi  ? 


Ah  !  ouvre! 


MERCURE 

Comment,  ouvre  !  Et  qui  donc  es-tu,  toi 
Qui  fais  tant  de  vacarme  et  parles  de  la  sorte  ? 

AMPHITRYON 

Quoi  !  tu  ne  me  connais  pas? 


84  AMPHITRYON 

MERCURE 

Non, 
Et  n'en  ai  pas  la  moindre  envie. 

AMPHITRYON 

Tout  le  monde  perd-il  aujourd'hui  la  raison  ? 
Est-ce  un  mal  répandu?  Sosie  !  holà,  Sosie  ! 

MHRCURE 

Eh  bien,  Sosie!  oui,  c'est  nom. 
As-tu  peur  que  je  ne  l'oublie  ? 

AMPHITRYON 

Me  vois-tu  bien  ? 

MERCURE 

Fort  bien.  Qui  peut  pousser  ton  bras 
A  faire  une  rumeur  si  grande. 
Et  que  demandes-tu  là-bas  ? 

AMPHITRYON 

Moi,  pendard  !  ce  que  je  demande  ? 

MERCURE 

Que  ne  demandes-tu  donc  pas  ? 
Parle,  si  tu  veux  qu'on  t'entende. 

AMPHITRYON 

Attends,  traître,  avec  un  bâton 
Je  vais  là-haut  me  faire  entendre, 
Et  de  bonne  façon  t'apprendre 
A  m'oser  parler  sur  ce  ton. 

MERCURE 

Tout  beau  !  Si  pour  heurter  tu  fais  la  moindre  instance, 
Je  t'enverrai  d'ici  des  messagers  fâcheux. 


ACTE  TROISIÈME.  SCENE  DEUXIÈME  85 

AMPHITRYON 

O  Ciel  !  vit-on  jamais  une  telle  insolence  ? 

La  peut-on  concevoir  d'un  serviteur,  d'un  gueux  ? 

iMERCURE 

Eh  bien  !  qu'est-ce  ?  m'as-tu  tout  parcouru  par  ordre  ? 
M'as-tu  de  tes  gros  yeux  assez  considéré  ? 
Comme  il  les  écarquille,  et  paraît  effaré  ! 

Si  des  regards  on  pouvait  mordre, 

Il  m'aurait  déjà  déchiré. 

AMPHITRYON 

Moi-même  je  frémis  de  ce  que  tu  t'apprêtes 

Avec  ces  impudents  propos. 
Que  tu  grossis  pour  toi  d'effroyables  tempêtes  1 
Quels  orages  de  coups  vont  fondre  sur  ton  dos  ! 

MERCURE 

L'ami,  si  de  ces  lieux  tu  ne  veux  disparaître, 
Tu  pourras  y  gagner  quelque  contusion. 

AMPHITRYON 

Ah  !  tu  sauras,  maraud,  à  ta  confusion, 

Ce  que  c'est  qu'un  valet  qui  s'attaque  à  son  maître  ! 

MERCURE 
Toi,  mon  maître  ? 

AMPHITRYON 
Oui,  coquin  !  M'oses-tu  méconnaître  ? 
MERCURE 
Je  n'en  reconnais  point  d'autre  qu'Amphitryon. 

AMPHITRYON 
Et  cet  Amphitryon,  qui,  hors  moi,  le  peut  être? 

MERCURE 
Amphitryon  ? 


S6  AMPHITRYON 

AMPHITRYON 

Sans  doute. 

MERCURE 

Ah  !  quelle  vision  ! 
Dis-nous  un  peu,  quel  est  le  cabaret  honnête 
Où  tu  t'es  coiffé  le  cerveau  ? 

AMPHITRYON 

Comment  !  encore  ? 

MERCURE 

Etait-ce  un  vin  à  faire  fête  ? 

AMPHITRYON 

Ciel! 

MERCURE 

Etait-il  vieux  ou  nouveau  ? 

AMPHITRYON 

Que  de  coups  ! 

MERCURE 

Le  nouveau  donne  fort  dans  la  tête 
Quand  on  le  veut  boire  sans  eau. 

AMPHITRYON 

Ah  !  je  t'arracherai  cette  langue,  sans  doute. 

MERCURE 

Passe,  mon  cher  ami,  crois-moi, 
Que  quelqu  un  ici  ne  t'écoute. 
Je  respecte  le  vin;  va-t'en,  retire  toi, 
Et  laisse  Amphitryon  dans  les  plaisirs  qu'il  goûte. 

AMPHITRYON 
Comment  !  Amphitryon  est  là-dedans  ? 


ACTB  TROISIÈMH.  SCÈNE  TROISIÈME  87 

MERCURE 

Fort  bien, 
Qui,  couvert  de  lauriers  d'une  victoire  pleine. 

Est  auprès  de  la  belle  Alcmène 
A  jouir  des  douceurs  d'un  aimable  entretien. 
Après  le  démêlé  d'amoureux  caprice, 
Ils  goûtent  le  plaisir  de  s'être  rajustés. 
Garde-toi  de  troubler  leurs  douces  privautés, 

Si  tu  ne  veux  qu'il  ne  punisse 

L'excès  de  tes  témérités. 


SCÈNE  III 
AMPHITRYON 

Ah  !  quel  étrange  coup  m'a-t-il  porté  dans  l'âme  ! 

En  quel  trouble  cruel  jeite-t-il  mon  esprit  ! 

Et,  si  les  choses  sont  comme  le  traître  dit, 

Où  vois-je  ici  réduits  mon  honneur  et  ma  flamme  ! 

A  quel  parti  me  doit  résoudre  ma  raison  ? 

Ai-je  l'éclat  ou  le  secret  à  prendre, 
Et  dois-je,  en  mon  courroux,  renfermer  ou  répandre 

Le  déshonneur  de  ma  maison  ? 
Ah  !  faut-il  consulter  dans  un  affront  si  rude  ? 
Je  n'ai  rien  à  prétendre  et  rien  à  ménager. 

Et  toute  mon  inquiétude 

Ne  doit  aller  qu'à  me  venger. 


88  AMPHITRYON 

SCÈNE    IV 
SOSIE,  NAUCRATÈS,  POLIDAS,  AMPHITRYON 

SOSIE 

Monsieur,  avec  mes  soins,  tout  ce  que  j'ai  pu  faire, 
C'est  de  vous  amener  ces  messieurs  que  voici. 

AMPHITRYON 

Ah  !  vous  voilà  ? 

SOSIE 

Monsieur... 

AMPHITRYON 

Insolent,  téméraire  ! 

SOSIE 

Quoi? 

AMPHITRYON 

Je  vous  apprendrai  de  me  traiter  ainsi. 

SOSIE 

Qu'est-ce  donc  ?  qu'avez-vous  ? 

AMPHITRYON 

Ce  que  j'ai,  misérable.-^ 

SOSIE 

Holà!  Messieurs,  venez  donc  tôt. 

NAUCRATÈS 

Ah!  de  grâce,  arrêtez. 

SOSIE 

De  quoi  suis-je  coupable.'^ 


ACTE  TROISIEME.  SCÈNE  QUATRIÈME  89 

AMPHITRYON 

Tu  me  le  demandes,  maraud  ? 
Laissez-moi  satisfaire  un  courroux  légitime. 

SOSIE 

Lorsque  l'on    pend  quelqu'un,  on  lui  dit  pourquoi 

[c'est. 

NAUCRATÈS 

Daignez-nous  dire  au  moins  quel  peut  être  son  crime. 

SOSIE 

Messieurs,  tenez  bon.  s'il  vous  plaît. 

AMPHITRYON 

Comment!  il  vient  d'avoir  l'audace 
De  me  fermer  ma  porte  au  nez, 
Et  de  joindre  encore  la  menace 
A  mille  propos  effrénés! 
Ah!  coquin! 

SOSIE 
Je  suis  mort! 

NAUCRATÈS 

Calmez  cette  colère. 
SOSIE 
Messieurs, 

POLIDAS 
Qu'est-ce? 
SOSIE 

M'a-t-il  frappé  ? 
AMPHITRYON 

Non,  il  faut  qu'il  ait  le  salaire 
Des  mots  où  tout  à  l'heure  il  s'est  émancipé. 


90  AMPHITRYON 

SOSIE 

Comment  cela  se  peut-il  taiie, 
Si  j'étais  par  votre  ordre  autre  part  occupé  ? 
Ces  messieurs  sont  ici  pour  rendre  témoignage 
Qu'à  dîner  avec  vous  je  les  viens  d'inviter. 

NAU-CRATÈS 

Il  est  vrai  qu'il  nous  vient  de  faire  ce  message, 
Et  n'a  point  voulu  nous  quitter. 

AMPHITRYON 
Qui  t'a  donné  cet  ordre? 

SOSIH 

\'ous. 

AMPHITRYON 

Et  quand? 

SOSIE 

Après  votre  paix  faite. 
Au  milieu  des  transports  d'une  âme  satisfaite 
D'avoir  d'Alcmène  apaisé  le  courroux. 

AMPHITRYON 

O  Ciel!  chaque  instant,  chaque  pas, 
Ajoute  quelque  chose  à.  mon  cruel  martyre, 
Et,  dans  ce  final  embarras, 
Je  ne  sais  plus  que  croire  ni  que  dire. 

NAUCRATHS 

Tout  ce  que  de  chez  vous  il  vient  de  nous  conter 

Surpasse  si  fort  la  nature 
Qu'avant  que  de  rien  faire  et  de  vous  emporter 
Vous  devez  éclaircir  toute  cette  aventure. 


ACTE  TROISIEME.  SCENE  CINQUIÈME  91 

AMPHITRYON 

Allons,  vous  y  pourrez  seconder  mon  effort, 
Et  le  Ciel  à  propos  ici  vous  a  fait  rendre. 
Voyons  quelle  fortune  en  ce  jour  peut  m'attendre. 
Débrouillons  ce  mystère  et  sachons  notre  sort. 

Hélas!  je  brûle  de  l'apprendre. 

Et  je  le  crains  plus  que  la  mort! 


SCENE    V 

JUPITER,  AMPHITRYON,  NAUCRATÈS, 
POLIDAS.  SOSIE 

JUPITER 
Quel  bruit  à  descendre  m'oblige. 
Et  qui  frappe  en  maître  où  je  suis? 

AMPHITRYON 
Que  vois-je,  justes  dieux! 

NAUCRATÈS 

Ciel!  quel  est  ce  prodige? 
Quoi!  deux  Amphitryons  ici  nous  sont  produits! 

AMPHITRYON 
Mon  âme  demeure  transie. 
Hélas!  je  n'en  puis  plus;  l'aventure  est  à  bout  : 
Ma  destinée  est  éclaircie, 
Et  ce  que  je  vois  me  dit  tout. 

NAUCRATÈS 

Plus  mes  regards  sur  eux  s'attachent  fortement, 
Plus  je  trouve  qu'en  tout  l'un  à  l'autre  est  semblable. 


92  AMPHITRYON 

SOSIE,   désignant  Jupiter. 

Messieurs,  voici  le  véritable  ; 
L'autre  est  un  imposteur  digne  de  châtiment. 

POLIDAS 
Certes,  ce  rapport  admirable 
Suspend  ici  mon  jugement. 

AMPHITRYON 
C'est  trop  d'être  éludé  par  un  fourbe  exécrable; 
Il  faut  avec  ce  fer  rompre  l'enchantement. 

NAUCRATÈS 

Arrêtez  ! 

AMPHITRYON 
Laissez-moi  ! 

NAUCRATÈS 

Dieux  !  que  voulez-vous  faire  ? 
AMPHITRYON 
Punir  d'un  imposteur  les  lâches  trahisons. 

JUPITER 
Tout  beau,  l'emportement  est  fort  peu  nécessaire; 
Et,  lorsque  de  la  sorte  on  se  met  en  colère, 
On  fait  croire  qu'on  a  de  mauvaises  raisons. 

SOSIE 
Oui,  c'est  un  enchanteur  qui  porte  un  caractère 
Pour  ressembler  aux  maîtres  des  maisons. 

AMPHITRYON 

Je  te  ferai  pour  ton  partage. 
Sentir  par  mille  coups  ces  propos  outrageants. 

SOSIE 

Mon  maître  est  homme  de  courage. 
Et  ne  souffrira  point  que  l'on  batte  ses  gens. 


ACTE  TROISIEME.  SCENE  CINQUIEME  çj 

AMPHITRYON 

Laissez-moi  m'assouvir  dans  mon  courroux  extrême, 
Et  laver  mon  affront  au  sang  d'un  scélérat. 

NAUCRATÈS 

Nous  ne  souffrirons  point  cet  étrange  combat 
D'Amphitryon  contre  lui-même. 

AMPHITRYON 

Quoi!  mon  honneur  de  vous  reçoit  ce  traitement, 
Et  mes  amis  d'un  fourbe  embrassent  la  défense? 
Loin  d'être  les  premiers  à  prendre  ma  vengeance, 
Eux-mêmes  font  obstacle  à  mon  ressentiment? 

NAUCRATÈS 

Que  voulez- vous  qu'à  cette  vue 

Fassent  nos  résolutions, 

Lorsque  par  deux  Amphitryons 
Toute  notre  chaleur  demeure  suspendue? 
A  vous  faire  éclater  notre  zèle  aujourd'hui, 
Nous  craignons  de  faillir  et  de  vous  méconnaître. 
Nous  voyons  bien  en  vous  Amphitrj^on  paraître, 
Du  salut  des  Thébains  le  glorieux  appui  ; 
Mais  nous  le  voyons  tous  aussi  paraître  en  lui, 
Et  ne  saurions  juger  dans  lequel  il  peut  être. 

Notre  parti  n'est  point  douteux, 
Et  l'imposteur  par  nous  doit  mordre  la  poussière; 
Mais  ce  parfait  rapport  le  cache  entre  vous  deux, 

Et  c'est  d'un  coup  trop  hasardeux 

Pour  l'entreprendre  sans  lumière. 

Avec  douceur  laissez-nous  voir 
De  quel  côté  peut  être  l'imposture; 
Et,  dès  que  nous  aurons  démêlé  l'aventure. 
Il  ne  nous  faudra  point  dire  notre  devoir. 


94  AMPHITRYON 

JUPITER 

Oui,  vous  avez  raison,  et  cette  ressemblance 
A  douter  de  tous  deux  vous  peut  autoriser, 
[e  ne  m'offense  point  de  vous  voir  en  balance  : 
Je  suis  plus  raisonnable  et  sais  vous  excuser. 
L'œil  ne  peut  entre  nous  faire  de  différence, 
Et  je  vois  qu'aisément  on  s'y  peut  abuser. 
Vous  ne  me  voyez  point  témoigner  de  colère, 

Point  mettre  l'épée  à  la  main  : 
C'est  un  mauvais  moyen  d'éclaircir  ce  mystère. 
Et  j'en  puis  trouver  un  plus  doux  et  plus  certain. 

L'un  de  nous  est  Amphitryon, 
Et  tous  deux  à  vos  yeux  nous  le  pouvons  paraître. 
C'est  à  moi  de  finir  cette  contusion, 
Et  je' prétends  me  faire  a  tous  si  bien  connaître 
Qu'aux  pressantes  clartés  de  ce  que  je  puis  être. 
Lui-même  soit  d'accord  du  sang  qui  m'a  fait  naître 
Et  n'ait  plus  de  rien  dire  aucune  occasion. 
C'est  aux  yeux  des  Thébains  que  je  veux  avec  vous 
De  la  vérité  pure  ouvrir  la  connaissance; 
Et  la  chose  sans  doute  est  assez  d'importance 

Pour  affecter  la  circonstance 

De  l'éclaircir  aux  yeux  de  tous. 
Alcmène  attend  de  moi  ce  public  témoignage. 
Sa  vertu  que  l'éclat  de  ce  désordre  outrage, 
Veut  qu'on  la  justifie,  et  j'en  vais  prendre  soin. 
C'est  à  quoi  mon  amour  envers  elle  m'engage; 
Et  des  plus  nobles  chefs  je  fais  un  assemblage 
Pour  l'éclaircissement  dont  sa  gloire  a  besoin. 
Attendant  avec  vous  ces  témoins  souhaités. 

Ayez,  je  vous  prie,  agréable 

De  venir  honorer  la  table 

Où  vous  a  Sosie  invités! 


ACTH  TROISIÈMK    SCENE  CINQUIEME          95 

SOSIE 

Je  ne  me  trompais  pas.  Messieurs,  ce  mot  termine 
Toute  l'irrésolution  : 
Le  véritable  Amphitryon 
Est  l'Amphitryon  où  l'on  dîne. 

AMPHITRYON 

O  Ciel!  puis-je  plus  bas  me  voir  humilié? 
Quoi!  faut-il  que  j'entende  ici,  pour  mon  martyre;, 
Tout  ce  que  l'imposteur  à  mes  yeux  vient  de  dire, 
Et  que,  dans  la  fureur  que  ce  discours  m'inspire, 
On  me  tienne  le  bras  lié? 

NAUCRATÈS 

Vous  vous  plaignez  à  tort.  Permettez-nous  d'attendre 
L'éclaircissement  qui  doit  rendre 
Les  ressentiments  de  saison. 
Je  ne  sais  pas  s'il  impose; 
Mais  il  parle  sur  la  chose 
Comme  s'il  avait  raison. 

AMPHITRYON 

Allez,  faibles  amis,  et  flattez  l'imposture. 
Thèbes  en  a  pour  moi  de  tout  autres  que  vous; 
Et  je  vais  en  trouver  qui,  partageant  l'injure. 
Sauront  prêter  la  main  à  mon  juste  courroux. 

JUPITER 

Hé  bien,  je  les  attends,  et  saurai  décider 
Le  différend  en  leur  présence. 

AMPHITRYON 

Fourbe,  tu  crois  par  1  :  peut-être  t'évader; 
Mais  rien  ne  te  saurait  sauver  de  ma  vengeance. 


96  AMPHITRYON 

JUPITER 
A  ces  injurieux  propos 
Je  ne  daigne  à  présent  répondre, 
Et  tantôt  je  saurai  confondre 
Cette  fureur  avec  deux  mots. 

AMPHITRYON 
Le  Ciel  même,  le  Ciel,  ne  t'y  saurait  soustraire, 
Et  jusques  aux  enfers  j'irai  suivre  tes  pas. 

JUPFTER 

Il  ne  sera  pas  nécessaire, 
Et  l'on  verra  tantôt  que  je  ne  fuirai  pas. 

AMPHITRYON 
Allons,  courons,  avant  que  d'avec  eux  il  sorte, 
Assembler  des  amis  qui  suivent  mon  courroux, 

Et  chez  moi  venons  à  main-forte 

Pour  le  percer  de  mille  coups. 

JUPITER 
Point  de  façons,  je  vous  conjure; 
Entrons  vite  dans  la  maison. 

NAUCRATÈS 
Certes,  toute  cette  aventure 
Confond  le  sens  et  la  raison. 

SOSIE 
Faites  trêve,  Messieurs,  à  toutes  vos  surprises, 
Et,  pleins  de  joie,  allez  tabler  jusqu'à  demain. 
Que  je  vais  m'en  donner  et  me  mettre  en  beau  train 
De  raconter  nos  vaillantises! 
Je  brûle  d'en  venir  aux  prises, 
Et  jamais  je  n'eus  tant  de  faim. 


ACTE  TROISIÈME.    SCÈNE  SIXIÈME  97 

SCÈNE    VI 

MERCURE,  SOSIE 

MERCURE 

Arrête.  Quoi!  tu  viens  ici  mettre  ton  nez, 
Impudent  fleureur  de  cuisine? 

SOSIE 
Ah  I  de  grâce,  tout  doux. 

MERCURE 

Ah  !  vous  y  retournez  1 
Je  vous  ajusterai  l'échiné. 

SOSIE 

Hélas!  brave  et  généreux  moi. 
Modère-toi,  je  t'en  supplie. 
Sosie,  épargne  un  peu  Sosie, 
Et  ne  te  plais  point  tant  à  frapper  dessus  toi. 

MERCURE 

Qui  de  t'appeler  de  ce  nom 

A  pu  te  donner  la  licence? 
Ne  t'en  ai-je  pas  fait  une  expresse  défense, 
Sous  peine  d'essuyer  mille  coups  de  bâton? 

SOSIE 

C'est  un  nom  que  tous  deux  nous  pouvons  à  la  fois 
Posséder  sous  un  même  maître. 

Pour  Sosie  en  tous  lieux  on  sait  me  reconnaître  : 
Je  souffre  bien  que  tu  le  sois. 
Souffre  aussi  que  je  le  puisse  être. 


98  A.viPHlTRYON 

Laissons  aux  deux  Amphitryons 
Faire  éclater  lies  jalousies, 
Et,  parmi  leurs  contentions. 
Faisons  en  bonne  paix  vivre  les  deux  Sosies. 

MERCUKE 

Non,  c'est  assez  d  un  seul,  et  je  suis  obstiné 
A  ne  point  souffrir  de  partage. 

SOSIE 

Du  pas  devant  sur  moi  tu  prendras  l'avantage; 
Je  serai  le  cadet,  et  tu  seras  l'aîné. 

MERCURE 

Non!  un  frère  incommode,  et  n'est  pas  de  mon  goût, 

Et  je  veux  être  fils  unique. 

SOSIE 

G  cœur  barbare  et  t5'rannique  ! 
Souffre  qu'au  moins  je  sois  ton  ombre. 

MERCURE 

Point  du  tout. 

SOSIE 

Que  d'un  peu  de  pitié  ton  âme  s'humanise. 
En  cette  qualité  souffre- moi  près  de  toi  : 
Je  te  serai  partout  une  ombre  si  soumise 
Que  tu  seras  content  de  moi. 

MERCURE 

Point  de  quartier;  immuable  est  la  loi. 
Si  d'entrer  là  dedans  tu  prends  encor  l'audace, 
Mille  coups  en  seront  le  fruit. 

SOSIE 

Las!  à  quelle  étrange  disgrâce, 
Pauvre  Sosie,  es-tu  réduit  ! 


ACTH  TROISIHME.  SCENE  SIXIEME  99 

MERCURE 

Quoi  !  ta  bouche  se  licencie 
A  te  donner  encore  un  nom  que  je  défends  ? 

SOSIE 

Non,  ce  n'est  pas  moi  que  j'entends. 
Et  je  parle  d'un  vieux  Sosie 
Qui  fut  jadis  de  mes  parents, 
Qu'avec  très  grande  barbarie, 
A  l'heure  du  dîner,  l'on  chassa  de  céans. 

MERCURE 

Prends  garde  de  tomber  dans  cette  frénésie, 
Si  tu  veux  demeurer  au  nombre  des  vivants 

SOSIE,  b^js. 

Que  je  te  rosserais  si  j'avais  du  courage, 
Double  fils  de  putain,  de  trop  d'orgueil  enflé  ! 

MERCURE 

Que  dis-tu  ? 

SOSIE 

Rien. 

MERCURE 

Tu  tiens,  je  crois,  quelque  langage. 

SOSIE 

Demandez,  je  n'ai  pas  soufflé. 

MERCURE 

Certain  mot  de  fils  de  putain 
A  pourtant  frappé  mon  oreille, 
Il  n'est  rien  de  plus  certain. 

SOSIE 

Cest  donc  un  perroquet  que  le  beau  temps  réveille. 


100  AMPHITRYON 

MERCURE 

Adieu.  Lorsque  le  dos  pourra  te  démanger, 
Voilà  l'endroit  où  je  demeure. 
(Il  rentre.) 

SOSIE 

O  Ciel  !  que  l'heure  de  manger. 

Pour  être  mis  dehors,  est  une  maudite  heure  ! 

Allons  !  cédons  au  sort  dans  notre  affliction  ; 

Suivons-en  aujourd'hui  l'aveugle  fantaisie. 
Et,  par  une  juste  union. 
Joignons  le  malheureux  Sosie 
Au  malheureux  Amphitryon. 

Je  l'aperçois  venir  en  bonne  compagnie. 


SCENE   VII 

AMPHITRYON,  ARGATIPHOiNTIDAS 
POSICLÈS,  SOSIE 

AMPHITRYON 

Arrêtez  là,  Messieurs.  Suivez-nous  d'un  peu  loin. 
Et  n'avancez  tous,  je  vous  prie, 
Que  quand  il  en  sera  besoin. 

POSICLÈS 

Je  comprends  que  ce  coup  doit  fort  loucher  votre  âme. 

AMPHITRYON 

Ah!  de  tous  les  côtés  mortelle  est  ma  douleur! 
Et  je  souffre  pour  ma  flamme 
Autant  que  pour  mon  honneur. 


ACTE  TROISIEME.  SCÈNE  SEPTIÈME  loi 

POSICLÈS 

Si  cette  ressemblance  est  telle  que  l'on  dit, 
Alcmène,  sans  être  coupable... 

AMPHITRYON 

Ah!  sur  le  fait  dont  il  s'agit, 
L'erreur  simple  devient  un  crime  véritable, 
Et  sans  consentement  l'innocence  y  périt. 
De  semblables  erreurs,  quelque  jour  qu'on  leur  donne, 

Touchent  des  endroits  délicats, 
Et  la  raison  bien  souvent  les  pardonne 
Que  l'honneur  et  l'amour  ne  les  pardonnent  pas. 

ARGATIPHONTIDAS 

Je  n'embarrasse  point  là  dedans  ma  pensée; 

Mais  je  hais  vos  messieurs  de  leurs  honteux  délais, 

Et  c'est  un  procédé  dont  j'ai  l'âme  blessée. 

Et  que  les  gens  de  cœur  n'approuveront  jamais  : 

Quand  quelqu'un  nous  emploie,  on  doit,  tête  baissée. 

Se  jeter  dans,  ses  intérêts. 
Argatiphontidas  ne  va  point  aux  accords. 
Ecouter  d'un  ami  raisonner  l'adversaire. 
Pour  des  hommes  d'honneur,  n'est  point  un  coup  à 
Il  ne  faut  écouter  que  la  vengeance  alors.        [faire  : 

Le  procès  ne  me  saurait  plaire, 
Et  l'on  doit  commencer  toujours  dans  ses  transports, 

Par  bailler,  sans  autre  mystère. 

De  l'épée  au  travers  du  corps. 

Oui,  vous  verrez,  quoi  qu'il  advienne, 
Qu' Argatiphontidas  marche  droit  sur  ce  point 

Et  de  vous  il  faut  que  j'obtienne 

Que  le  pendard  ne  meure  point 

D'une  autre  main  que  de  la  mienne. 

AMPHITRYON 

Allons! 


102  AMPHITRYON 


SOSIE 


Je  viens,  Monsieur,  subir  à  vos  genoux 
Le  juste  châtiment  d'une  audace  maudite. 
Frappez,  battez,  chargez,  accablez-moi  de  coups; 

Tuez-moi  dans  votre  courroux  : 

Vous  ferez  bien,  je  le  mérite, 
Et  je  n'en  dirai  pas  un  seul  mot  confe  vous. 

AMPHITRYON! 

Lève-toi.  Que  fait-on? 

SOSIE 

L'on  m'a  chassé  tout  net; 

Et,  croyant  à  manger  m'aller  comme  eux  ébattre, 
Je  ne  songeais  pas  qu'en  effet 
Je  m'attendais  là  pour  me  battre. 

Oui,  l'autre  moi,  valet  de  l'autre  vous,  a  fait 
Tout  de  nouveau  le  diable  à  quatre. 
La  rigueur  d'un  pareil  destin, 
Monsieur,  aujourd'hui  nous  talonne; 
Et  l'on  me  des-Sosie  enfin 
Comme  on  vous  des-Amphitryonnc. 

AMPHITRYON 

Suis-moi. 

SOSIE 

N'est-il  pas  mieux  de  voir  s'il  vient  personne  ? 


ACTE  TROISIÉ.ViF..  SCÈNE  NEUVIÈME         103 

SCÈNE   VIII 

CLÉANTHIS,  NAUCRATfiS.    FOLIDAS,    SOSIE, 

AMPHITRYON.   ARGATIPHONTIDAS, 

i  OSICLÈS 

CLÉANTHIS 
O  Ciel  ! 

AMPHITRYON 
Qui  t'épouvante  ainsi? 
Quelle  est  la  peur  que  je  t'inspire? 

CLÉANTHIS 
Las!  vous  êtes  là-iiaut,  et  je  vous  vois  ici! 
NAUCRATÈS 
Ne  vous  pressez  point;  le  voici 
Pour  donner  devant  tous  les  clartés  qu'on  désire, 
Et  qui,  si  1  on  peut  croire  à  ce  qu'il  vient  de  dire, 
Sauront  vous  affranchir  de  trouble  et  de  souci. 


SCENE   IX 

MERCURE,  CLÉANTHIS,  NAUCRATÈS, 

POLIDAS,  SOSIE,  AMPHITRYON, 

ARGATIPHONTIDAS,  POSICLÈS 

MERCURE 
Oui,  vous  l'allez  voir  tous,  et  sachez  par  avance 

Que  c'est  le  grand  maître  des  dieux 
Que,  sous  les  traits  chéris  de  cette  ressemblance, 
Alcmène  a  fait  du  ciel  descendre  dans  ces  lieux. 


104  AMPHITRYON 

Et,  quant  à  moi,  je  suis  Mercure, 
Qui,  ne  sachant  que  faire,  ai  rossé  tant  soit  peu 

Celui  dont  j'ai  pris  la  figure  ; 
Mais  de  s'en  consoler  il  a  maintenant  lieu. 

Et  les  coups  de  bâton  d'un  dieu 

Font  honneur  à  qui  les  endure. 

SOSIE 
Ma  foi.  Monsieur  le  dieu,  je  suis  votre  valet. 
Je  me  serais  passé  de  votre  courtoisie, 

MERCURE 
Je  lui  donne  à  présent  congé  d'être  Sosie. 
Je  suis  las  de  porter  un  visage  si  laid. 
Et  je  m'en  vais  au  ciel,  avec  de  l'ambroisie. 
M'en  débarbouiller  tout  à  fait. 
(Il  vole  dans  le  ciel.) 

SOSIE 

Le  Ciel  de  m'approcher  t'ôte  à  jamais  l'envie  1 
Ta  fureur  s'est  par  trop  acharnée  après  moi  ; 
Et  je  ne  vis,  de  ma  vie, 
Un  dieu  plus  diable  que  toi. 


SCENE  X 

JUPITER,  CLÉANTHIS,  NAUCRATÈS,  POLIDAS, 

SOSIE,   AMPHITRYON,    ARGATIPHONTIDAS, 

POSICLÈS 

JUPITER,  dans  une  nue. 
Regarde,  Amphitryon,  quel  est  ton  imposteur. 
Et  sous  tes  propres  traits  vois  Jupiter  paraître. 


ACTE  TROISIEME.  SCENE  DIXIEME  105 

A  ces  marques,  tu  peux  aisément  le  connaître  ; 
Et  c'est  assez,  je  crois,  pour  remettre  ton  cœur 

Dans  l'état  auquel  il  doit  être. 
Et  rétablir  chez  toi  la  paix  et  la  douceur. 
Mon  nom,  qu'incessamment  toute  la  terre  adore, 
Etouffe  ici  les  bruits  qui  pouvaient  éclater: 

Un  partage  avec  Jupiter 

N'a  rien  du  tout  qui  déshonore; 
Et  sans  doute  il  ne  peut  être  que  glorieux 
De  se  voir  le  rival  vu  souverain  des  dieux. 
Je  n'y  vois  pour  ta  flamme  aucun  lieu  de  murmure. 

Et  c'est  moi,  dans  cette  aventure, 
Qui,  tout  dieu  que  je  suis,  dois  être  le  jaloux. 
Alcmène  est  toute  à  toi,  quelque  soin  qu'on  emploie. 
Et  ce  doit  à  tes  feux  être  un  objet  bien  doux 
De  voir  que  pour  lui  plaire,  il  n'est  point  d'autre  voie 

Que  de  paraître  son  époux  ; 
Que  Jupiter,  orné  de  sa  gloire  immortelle, 
Par  lui-même  n'a  pu  triompher  de  sa  foi, 

Et  que  ce  qu'il  a  reçu  d'elle 
N'a  par  son  cœur  ardent  été  donné  qu'à  toi. 

SOSIE,  à  part. 
Le  seigneur  Jupiter  sait  dorer  la  pilule. 

JUPITER 
Sors  donc  des  noirs  chagrins  que  ton  cœur  a  soufferts, 
Et  rends  le  calme  entier  à  l'ardeur  qui  te  brûle. 
Chez  toi  doit  naître  un  fils  qui,  sous  le  nom  d'Hercule, 
Remplira  de  ses  faits  tout  le  vaste  univers. 
L'éclat  d'une  fortune  en  mille  biens  féconde 
Fera  connaître  à  tous  que  je  suis  ton  support. 
Et  je  mettrai  tout  le  monde 
Au  point  d'envier  ton  sort. 
Tu  peux  hardiment  te  flatter 
De  ces  espérances  données. 


io6  AMPHITRYON 

C'est  un  crime  que  d'en  douter  : 
Les  paroles  de  Jupiter 
Sont  des  arrêts  des  destinées. 
(Il  se  perd  daiis  les  nius.) 

NAUCRATÈS 
Certes,  je  suis  ravi  de  ces  marques  brillantes... 
SOSIG 

Messieurs,  voulez-vous  bien  suivre  mon  sentiment  ? 

Ne  vous  embarquez  nullement 

Dans  ces  douceurs  congratulantes; 

C'est  un  mauvais  embarquement; 
Et,  d'une  et  d'autre  part,  pour  un  tel  compliment 

Les  phrases  sont  embarrassantes 

Le  grand  dieu  Jupiter  nous  fait  beaucoup  d'honneur, 

Et  sa  bonté,  sans  doute,  est  pour  nous  sans  seconde  : 

Il  nous  promet  l'infaillible  bonheur 

D'une  fortune  en  mille  biens  féconde, 

Et  chez  nous  il  doit  naître  un  fils  d'un  très  grand  cœur. 

Tout  cela  va  le  mieux  du  monde  ; 

Mais  enfin  coupons  aux  discours, 
Et  que  chacun  chez  soi  doucement  se  retire  : 

Sur  telles  affaires  toujours 

Le  meilleur  est  de  ne  rien  dire. 


DIJON    —    DARANTIERE 


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