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Full text of "Théâtre complet"

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Jigitized  by  the  Internet  Archive 

in  2009  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


vww.archive.org/details/thtrecomplet07bata 


THEATRE  COMPLET 

VII 


IL  A   ÉTÉ   TIRÉ   DE   CET  OUVRAGE: 

cinquante  exemplaires  sur  papier    de   Hollande 

numérotés  de  i   à  50 

et  cent  cinquante  exemplaires  sur  papier  du  Marais 

numérotés  de  51   à   200 


OUVRAGES  DE    HENRY    BATAILLE 


Chez  le  même  éditeur  : 

'^tÀ    TENDRESSE.  —  l'hOMMK  A    LA  ROBE. 
VERS    PREKÉRéS. 

THÉÂTRE    COMPLET 

Tome    I  :  la  lépreuse.  —  l'holocaostb. 

Tome    II  :  lk  masque.  —  l'enchantement. 

Tome  m  :  ri^surrkction.  —  maman  colibri. 

Tome  IV  :  LA  uargub  nuptiale.  —  polichb. 

Tome   V  :  la  femme  nue.  —  le  scandale. 

Tome  VI  :  la  vibhgb  folle.  —  le  songe  d'un  soir  d'amour. 

—    LA    DÉCLARATION. 

Pour  paraître  prochainement  : 
'L'bnpanci  étirnblle,  romuu  autobiographique. 


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HENRY     BATAILLE 


THÉÂTRE 


COMPLET 


VII 


LE    PHALENE 


KKNEST    FLAMMAaiON,    ÉDITEUR 

26,    RDB    RACINB,    PARIS 

Droits  de  tradaction,  d'adaptation  et  de  reprodaction  réservés  poartoas  les  pays. 
y  compris  la  Suède  et  la  Norvège 


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Pour    Yvonne   de    Bray 
qui  incarna  superbement  cette  figure. 


LE  PHALÈNE 

PIÈCE    EN    QUATRE    ACTES    ET    DEUX    PARTIES 

Représentée  pour  la  première  fois  sur  le  Théâtre  du  Vaudeville 
le  22  octobre  1913 


LE   PHALÈNE 


Il  arrive  que  des  écrivains  coordonnent  leurs 
travaux  et  leur  impriment  une  direction  géné- 
rale ;  ces  œuvres  sont  reliées  entre  elles  par  des 
ramifications  cachées  ou  apparentes.  Je  sais  bien 
qu'il  y  a  aussi  le  cas  inverse  ;  des  auteurs,  même 
de  génie,  ont  enfanté  des  œuvres  qui  n'avaient 
entre  elles  que  des  rapports  de  sensibilité.  On  ne 
peut  pourtant  pas  refuser  à  un  humble  auteur 
dramatique  le  droit  de  concevoir  d'ensemble  et 
de  se  dévouer  à  un  plan  général  ;  des  roman- 
ciers ont  pu  le  faire  ;  la  témérité  ne  consiste  donc 
pas  à  avouer  un  tel  but,  mais  à  réclamer  du  pu- 
blic une  vision  rétrospective  qu'il  est  en  droit 
de  nous  refuser.  Toutefois  s'il  advient  à  quelques- 
uns,  lorsqu'ils  écouteront  sous  peu  la  Marche 
Nuptiale,  à  la  Comédie-Française,  de  se  rappeler 
l'héroïne  du  Phalène,  et,  s'ils  veulent  bien  jeter 
sur  elles  deux  un  coup  d'œil  comparatif,  je  leur 
en  aurai  quelque  gratitude...  Je  me  rends  compte 
de  mon  outrecuidance,  en  formant  ce  vœu,  car, 
hélas  !  il  faut  bien  que  l'ouvrage  de  ce  soir  se 
soumette  avant  tout  au  jugement  un  peu  brutal 
et  un  peu  sommaire,   même  dans  l'indulgence, 


10  LE   PHALENE 

que  nous  portons  tous  au  milieu  de  l'efferves- 
cence  d'une  répétition  générale  ou  d'une  première. 
Ce  ne  sont  que  les  œuvres  de  pur  génie,  et  seule- 
ment encore  lorsqu'elles  parviennent  à  la  posté- 
rité, qui  peuvent  se  soustraire  à  ce  genre  de  ju- 
gement fragmentaire  ou  limité.  Nous  ne  disons 
plus,  à  propos  de  Britannicus  ou  d'Andromaque  : 
«  Le  deuxième  acte  est  meilleur  que  le  troisième  », 
ou  bien  :  «  J'adore  le  premier  acte  de  Tartufe.  » 
Mais  les  contemporains  ne  Font-ils  pas  dit  au- 
trefois ?... 

Ces  grandes  œuvres  sont  aujourd'hui  insépa- 
rables de  l'esprit  général  qui  les  anima  ;  nous  ne 
les  jujeons  plus  fragmentairement.  Le  génie 
bénéficie  ainsi  à  travers  les  âges  d'une  attention 
spirituelle  et  élargie  que  de  plus  humbles  ne  con- 
naîtront jamais  de  leur  vivant. 

Ne  voyez  dans  ces  lignes  aucun  reproche,  au- 
cune amertume.  J'ai  eu  à  me  louer  souvent  de 
la  façon  accueillante,  loyale,  dont  la  haute  cri- 
tique m'a  encouragé  et  soutenu.  Je  ne  parle  pas 
de  cette  horde  de  polémistes,  de  scandalisés  pro- 
fessionnels (les  Triste  France  !  les  défenseurs  de 
la  morale  soi-disant  offusquée).  Ceux-là,  je  les 
ai  retrouvés  à  chaque  tournant,  je  les  retrouverai 
demain  ;  ils  ne  manqueront  pas  à  l'appel  ;  peut- 
être  ont-ils  déjà  fourbi  leurs  armes  démodées. 
Elles  font  partie  de  l'arsenal  littéraire,  et  d'autres 
que  moi  se  sont  honorés  de  leurs  attaques. 

Ce  soir,  on  se  trouvera  en  présence,  comme 
toujours,  d'une  œuvre  sincère,  sans  concessions, 
bien  ou  mal  écrite,  mais  tout  emplie  de  sa  con- 
viction. Elle  se  différencie  pourtant  un  peu  de 
mes  œuvres  précédentes.  Plus  je  vais,  plus  il 
m'apparait  que  les  moindres  faits  doivent  avoir 
leur  valeur  allégorique  ou  symbolique  ;  ils  doi- 


LE   PHALÈNE  i' 


vent  souligner  de  façon  perpétuelle  les  sursauts 
de  l'âme,   les  positions  de  conscience  ;  on  doit, 
par  eux,  agrandir  les  débats  intimes.  L'âme  qui 
s'exhale,    la   propagation   de   ses   ondes   sonores 
montant  jusqu'à  l'azur  de  Tristan,  n'est  pas  et 
ne  doit  pas  être  l'apanage  exclusif  de  la  musique. 
Ceux-là   qui  n'ont  pas  porté  leur  âme  en  vain 
le  savent  bien  s'ils  ont  senti,  à  de  certains  mo- 
ments, sourdre  en  eux  l'harmonie  des  passions, 
tout  l'orchestre  de  leurs  désirs  tendus  ou^  deses- 
pérés.  Le  héros  qui  meurt  au  combat,  l'amant 
qui  clame  sa  passion,  la  victime  qui  gémit,  l'exile 
qui  se  révolte,  la  solitude  qui  tend  les  bras,  tous 
ont  projeté,  à  un  instant  quelconque,  l'écho  ly- 
rique de  leur  élan.  Pour  le  traduire  au  théâtre, 
point  n'est  besoin  de  poésie  artificielle  m  de  la 
métrique  des  vers.  Au  contraire,  ce  rythme  voulu, 
cette  fausse  cadence  qui  engendre  si  facilement 
l'enflure  et  la  rhétorique,  ne  sont  que  le  poids 
mort  de  l'inspiration.  Pas  besoin  même  d'un  vo- 
cabulaire  bien    étendu.    De    pauvres    mots,    de 
pauvres   mots  ordinaires,   mais   soulevés  par   le 
rythme  vrai,  scandés  par  les  mouvements  généra- 
teurs de  l'âme,  ce  serait  suffisant  1  L'art  drama- 
tique ne  doit  pas  renier  sa  forme  première  ;  il 
ne  peut  pas  mentir  aux  origines  de  l'ode.  Mais 
plus  il  va,  plus  il  doit  s'allier  à  la  réalité.  Soulever 
le  spectateur  de  cette  réalité  stricte  jusqu'à  1  es- 
sor  de  l'ode   éternelle,   jusqu'à    l'art   apollinien, 
ce  sera  le  but  des  générations  de  demain  peut- 
être.  Je  suis  persuadé  que,  tout  en  faisant  vrai, 
on  peut  atteindre  à  la  valeur  du  chant  et  à  la 
symphonie  musicale. 

Pourquoi,  par  exemple,  en  musique,  le  duo 
atteint-il  les  régions  de  l'mfini  lorsque  c'est  Tris- 
tan et  Ysolde  qui  le  chantent  ?   Pourquoi,   au 


ïî  LE    PHALÈNE 

contraire,  en  poésie  dramatique  ou  versifiée,  le 
duo  est-il  généralement  une  chose  insipide  ou 
ennuyeuse  ?  C'est  injuste,  n'est-ce  pas  ? 

L'honneur  de  notre  siècle  aura  été  de  donner 
des  ailes  nouvelles  à  l'homme,  de  rendre  possible 
son  équilibre  mathématique  dans  l'espace,  nié 
par  toutes  les  générations  précédentes.  Pourquoi 
la  poésie,  à  son  tour,  n'aurait-elle  pas,  quelque 
jour,  l'honneur  d'atteindre  à  une  pareille  stabi- 
lité dans  les  espaces  qui  l'ont  tant  de  fois  déçue  ? 

Sans  prétendre  à  l'honneur  d'une  symphonie 
plus  haute,  je  m'estimerai  satisfait  si,  demain, 
persiste  aux  oreilles  du  public  un  peu  de  cette 
musicalité  ardente  et  douce  que  j'écoutais,  les 
soirs  de  cet  été,  sur  la  terrasse  où  j'écrivais, 
lorsque  les  phalènes  montaient  de  la  vallée  et  ve- 
naient, sur  la  soie  des  lampes,  poser  leurs  bruits 
d'osselets,  leur  caresse  extasiée,  leurs  inexpli- 
cables silences,  durant  lesquels  ils  semblaient  tour 
à  tour  aspirer  le  suc  de  la  lumière  ou  la  saveur 
de  leur  mort. 


PRÉFACE 


A  un  jeune  homme,  dans  trente  ani, 
si  ces  lignes  parviennent  jusqu'à  lui. 


Ce  fut  une  belle  soirée  !...  Tout  ce  qu'il  y  a  de 
pur,  d'honnête,  d'intègre,  dans  une  répétition 
générale  (et  Dieu  sait  ce  qu'il  en  entre  dans  la 
composition  de  ces  solennités  parisiennes  !),  par 
une  de  ces  agrégations  spontanées  que  seul  le 
péril  de  l'art  ou  de  la  nation  peut  provoquer,  se 
concentra  en  une  poussée  vengeresse...  L'excès 
de  la  pourriture,  le  scandale  éhonté,  la  littéra- 
ture morbide  venaient  de  provoquer  un  haut-le- 
cœur  libérateur  et  de  rendre,  aux  fidèles  gardiens 
du  goût,  le  sentiment  de  leur  dignité  endormie... 
Ce  fut  un  concert  quasi  unanime  et  superbe,  un 
de  ces  réveils  de  la  conscience  parisienne,  auquel 
je  regrette  que,  pour  ton  édification,  tu  n'aies 
pas  assisté...  Il  y  avait  dans  la  salle,  ce  soir-là, 
de  la  joie,  de  la  fraternité  émue.  On  respirait... 
On  se  serrait  les  mains,  et,  le  lendemain,  fiers 
de  leur  tâche  ardue,  les  critiques  et  leurs  direc- 
teurs, comme  un  seul  homme,  annonçaient  au 
public,  en  des  lignes  emplies  d'indignation  et 
de  mépris  mesuré,  que  justice  était  faite,  le  par- 
vis lavé.  Encore  une  fois,  la  vertu,  en  France, 
venait  d'être  sauvée  par  le  journalisme  !... 


i4  LK   PHALENE 

En  vérité  ce  fut  une  belle  soirée. 
Certes,  je  te  vois  sourire  déjà  d'un  mauvais 
sourire.  Tu  te  trompes,  jeune  homme  !   Ne  ca- 
lomnie pas  imprudemment  une  élite  que  tu  n'as 
pas  connue  et  qui  ne  ressemble  pas  à  celle  de  ton 
temps.  Ne  te  dis  pas  que  la  haine  de  l'audace, 
l'envie    embusquée,   l'irritation,   l'agacement    de 
voir  un  écrivain  indépendant  s'accréditer  depuis 
plus  de  dix  ans  auprès  du  pubHc  par  le  seul  moyen 
de  ses  œuvres  libres,  ne  te  dis  pas  que  l'amour 
de  la  médiocrité,  le  culte  du   gérontisme   trou- 
vèrent enfin  le  moyen  de  se  concerter  et  de  se 
manifester  mieux  que  dans  toute  autre  occasion.. 
Non,  jeune  homme,  tu  calomnies  une  époque  qui 
ne  ressemble  pas  à  la  tienne  !  Mon  temps  était 
intègre,  je  n'ai  pas  connu  de  ces  compromissions 
de  plume  ni  de  ces  haines  littéraires...  Si  tu  lisais 
les  articles  de  journaux  qui,  pendant  vingt  ans, 
ont  précédé  de  leurs  scrupules  des  œuvres  comme 
le  Phalène,  tu  y  trouverais,  en  toute  circonstance, 
la  même  fermeté  de  conscience  devant  la  porno- 
graphie déguisée,  la  platitude  littéraire,  le  vaude- 
ville obscène  et  bête... 

Mais  il  a  fallu  qu'une  fois  les  bornes  fussent 
réellement  transgressées  et  la  mauvaise  littéra- 
ture excédée,  pour  qu'une  coalition  inconsciente 
se  produisît  devant  le  péril  imminent...  Et  il 
est  bon  que  cet  accès  (dont  je  n'exagère  pas  l'im- 
portance, car  que  restera-t-il  de  tout  cela,  œu- 
vres et  critiques,  dans  trente  ans,  grand  Dieu  1) 
demeure  ainsi  qu'il  a  été  dit  et  écrit  par  eux- 
rncmes,  une  date...  Le  mot  dépasse  la  chose  :  un 
signet,  un  tout  petit  signet  !  Et  si  tu  sors  de  cette 
lecture  édifié,  une  fois  de  plus,  sur  l'infaillibilité 
do  la  critique,  son  impartialité,  la  nécessité  du 
I)oint  de  vue  moral  dans  l'œuvre  d'art  et  Tinté- 


PREFACE  i5 

grité  des  mœurs  littéraires,  eh  bien,  c'est  déjà 
quelque  chose  et  le  Phalène  n'aura  pas  été  écrit 
en  vain  !... 

*      ♦ 

Mais  le  plus  drôle  de  l'affaire,  c'est  que  le  pu- 
bhc  auquel  on  faisait  vigoureusement  appel  pour 
boycotter  l'ouvrage  ne  se  soucia  pas  du  tout  de 
cet  appel  !  Il  vint  comme  d'habitude  et  fit,  pen- 
dant plus  de  deux  mois,  un  accueil  empressé,  très 
chaleureux  à  l'œuvre  décriée.  Il  parut  s'émouvoir, 
il  ne  fut  pas  offusqué,  il  applaudit  ;  bref  il  agit 
comme  s'il  se  trouvait  en  face  d'une  pièce  saine- 
ment   pensée,    sainement    écrite,    et    comme    si, 
chose  étrange,  dans  sa  sensibilité  et  son  intuition 
naturelles,  il  découvrait  l'idéal  secret  de  l'auteur^ 
ou  comme  si,  familiarisé  depuis  des  années  avec 
des  œuvres  précédentes  dont  il  n'avait  suspecté 
ni  la  sincérité  ni  la  bonne  foi,  il  ne  pouvait  croire 
que  l'auteur  lui  eût  apporté  une  autre  nourriture. 
Sans  doute  s'abusait-il,  —  mais  le  public  est  si 
facilement  dupe  de  ses  larmes  !  II  y  avait  même 
dans  ses  applaudissements  une  ironie  qui  visible- 
ment ne  s'adressait  pas  à  l'auteur...   Alors  des 
journaux  revinrent  à  la  charge.  Pourquoi  diable 
crurent-ils  que  l'honneur  de  leur  influence  sur  le 
pubUc  était  engagé  dans  cette  aventure,  pourquoi 
s'imaginèrent-ils  à  tort  que  ce  verdict,  d'une  part, 
et,  de  l'autre,  l'indifférence  de  la  foule  à  ce  ver- 
dict  compromettaient   de   façon   trop   apparente 
leur  apanage  de  mandataires  ou  d'intermédiaires 
patentés,  nous  ne  le  saurons  pas,  et  ce  point  de 
conscience  est  sans  intérêt  à  élucider  1...  Ecou- 
tèrent-ils, tout  à  coup,  des  voix  intérieures  qui, 
fallacieusement,    leur    soufilaient    qu'il   y    avait, 
dans   cette   méprise  littéraire   et   dans   ce   don- 


i6  LE   PHALENE 

quichottisme,  quelque  chose  d'un  tantinet  ridi- 
cule ?  Toujours  est-il  que  certaines  feuilles  réci- 
divèrent abondamment,  et  ce  fut  alors  un  autre 
son  de  cloche.  Les  mots  d'  «  insuccès,  insuccès,  in- 
succès, chute,  chute  »  revinrent  curieusement 
comme  un  leitmotiv. Une  publication  quotidienne 
donnait  le  ton  par  ce  libellé  :  «  Avis.  —  Le  Pha- 
lène est  une  pièce  sale,  mais  c'est  aussi  une  pièce 
ennuyeuse  ».  D'autres  :  «  Si  le  Phalène  fait  salle 
comble,  c'est  que  les  critiques  en  ont  mis  en  va- 
leur la  morbidité,  le  faisandé.  »  Succès  de  scan- 
dale. D'autres  encore  :  «  La  morale  n'est  pour 
rien  dans  l'insuccès  de  M.  Bataille,  etc.  Qu'on 
le  sache  bien,  seule  la  mauvaise  littérature  de 
M.  Bataille,  son  impuissance  manifeste,  etc.  » 
Hélas  1  rien  n'y  fit.  L'œuvre  ne  parvint  pas  à  pé- 
rir. 

Et  rien  ne  fut  changé.  Encore  un  coup  d'épée 
dans  l'eau  !  La  morale,  la  vertu  et  la  littérature 
demeurèrent  ce  qu'elles  étaient  auparavant,  c'est- 
à-dire  florissantes...  des  jours  passèrent...  on  ne 
se  souvint  pas  de  l'accès  de  vertu  qui  souleva  la 
presse  et  le  public  des  répétitions  générales  ;  les 
vaudevilles  resserrèrent  leurs  rangs...  les  plumes 
rentrèrent  dans  l'ordre...  on  parla  d'autres  choses 
plus  intéressantes,  et  le  théâtre  qui  représenta 
le  Phalène  connut   des  jours  calmes,   sereins   et 

prospères. 

* 

Une  des  choses  les  plus  burlesques  de  la  glo- 
rieuse époque  où  nous  avons  le  bonheur  de  vivre 
est  incontestablement  la  réhabilitation  de  la 
vertu  entreprise  par  tous  les  journaux,  de  quelque 
couleur  qu'ils  soient. 

La  vertu  est  assurément  quelque  chose  de  fort 


PRÉFACE  »7 

respectable,  et  nous  n'avons  pas  envie  de  lui 
manquer.  Dieu  nous  en  préserve  !  La  bonne  et 
digne  femme  !  C'est  une  grand'mère  très  agréable, 
mais  c'est  une  grand'mère...  Les  journaux  les 
plus  monstrueusement  vertueux  ne  sauraient  être 
d'un  avis  différent  ;  et,  s'ils  disent  le  contraire,  il 
est  probable  qu'ils  ne  le  pensent  pas.  Penser 
une  chose,  en  écrire  une  autre,  cela  arrive  tous 
les  jours,  surtout  aux  gens  vertueux. 

Mon  doux  Jésus  !  Quel  déchaînement  !  quelle 
furie  I  Eh  !  Mon  Dieu!  messieurs  les  prédicateurs, 
si  l'on  était  vertueux,  où  placeriez -vous  vos  ar- 
ticles sur  l'immoralité  du  siècle?  Vous  voyez  bien 
que  le  vice  est  bon  à  quelque  chose. 

Mais  c'est  la  mode  maintenant  d  être  ver- 
tueux et  chrétien;  on  parle  de  la  sainteté  de 
l'art  de  la  haute  mission  de  l'artiste,  de  la  poésie 
du  catholicisme,  de  l'humanité  progressive,  et  de 
mille  autres  choses.  Quelques-uns  font  intuser 
dans  leur  religion  un  peu  de  républicanisme,  ce 
ne  sont  pas  les  moins  curieux. 

Pour  se  poser  en  journaliste  proprement  dit 
moral,  il  faut  quelques  ustensiles  préparatoires, 
—  tels  que  deux  ou  trois  femmes  légitimes,  quel- 
ques mères,  le  plus  de  sœurs  possible,  un  assorti- 
ment de  filles  complet  et  des  cousines  innombra- 
blement.  Ensuite  il  faut  une  pièce  de  théâtre  ou 
un  roman  quelconque,  une  plume,  de  1  encre,  du 
papier  et  un  imprimeur.  , 

Quand  on  a  tout  cela,  on  peut  s'etabhr  journa- 
liste moral.  Les  recettes  suivantes,  convenable- 
ment variées,  suffisent  à  la  rédaction  : 

Modèles  d'articles  vertueux  sur  une  première 
représentation.  , 

«  Après  la  littérature  de  sang,  la  littérature  de 
fange,  après  la  morgue  et  le  bagne,  l'alcôve  et  le 


i8  LE   PHALÈNE 

lupanar,  etc.  (selon  le  besoin  et  l'espace,  on  peut 
continuer  sur  ce  ton  depuis  six  lignes  jusqu'à 
cinquante  et  au  delà)  ;  le  théâtre  est  devenu  l'é- 
cole de  prostitution  où  l'on  n'ose  se  hasarder  qu'en 
tremblant  avec  une  femme  qu'on  respecte.  Vous 
venez  sur  la  foi  d'un  nom  illustre  et  vous  êtes 
-obligé  de  vous  retirer  au  troisième  acte,  etc..  » 
(il  y  en  a  un  qui  a  poussé  la  moralité  jusqu'à  dire  : 
je  n'irai  pas  voir  ce  drame  avec  ma  maîtresse. 
Celui-là,  je  l'admire  et  je  l'aime  ;  je  le  porte  en 
mon  cœur  comme  Louis  XVIII  portait  toute  la 
France  dans  le  sien).  «  Il  faut,  dans  toute  œuvre, 
une  idée,  une  idée...  là,  une  idée  morale  et  reh- 
gieuse  qui...  une  vue  haute  et  profonde  répon- 
dant aux  besoins  de  l'humanité  ;  il  est  déplorable 
que  de  jeunes  écrivains  sacrifient  aux  succès  des 
choses  saintes,  et  usent  un  talent  estimable,  d'ail- 
leurs, à  des  peintures  lubriques,  etc..  » 

Et  de  fait,  à  côté  de  ces  Bossuets  de  café,  de 
ces  Gâtons  à  tant  la  ligne,  je  me  trouve  le  plus 
épouvantable  scélérat  qui  ait  jamais  souillé  la 
face  de  la  terre. 

Mais  quand  je  pense  que  j'ai  rencontré  sous  la 
table,  ou  même  ailleurs,  un  assez  grand  nombre 
■de  ces  dragons  de  vertu,  je  reviens  à  une  meilleure 
opinion  de  moi-même  et  j'estime  qu'avec  tous  les 
■défauts  que  je  puis  avoir,  ils  en  ont  un  autre  qui 
est  bien  à  mes  yeux  le  pire  de  tous  :  c'est  l'hypo- 
crisie que  je  veux  dire. 

En  cherchant  bien  on  trouverait  peut-être  un 
^'lutre  petit  vice  à  ajouter  ;  mais  celui-là  est  telle- 
ment hideux,  qu'en  vérité,  je  n'ose  presque  pas 
lo  nommer.  Approchez-vous  et  je  m'en  vais  vous 
couler  son  nom  à  l'oreille  :  —  c'est  l'envie. 

L'envie  et  pas  autre  chose. 

C'est  elle  qui  s'en  va  rampant  et  serpentant  à 


PREFACE  19 

travers  toutes  ces  paternes  homélies  :  quelque 
soin  qu'on  prenne  de  se  cacher,  on  voit  briller 
de  temps  en  temps  au-dessus  des  métaphores  et 
des  figures  de  rhétorique  sa  petite  tête  plate  de 
vipère  ;  on  la  surprend  à  lécher  de  sa  langue  four- 
chue ses  lèvres  toutes  bleues  de  venin,  on  l'entend 
siffloter  tout  doucement  à  l'ombre  d'une  épi- 
thète  insidieuse... 

Il  y  a  d'abord  l'antipathie  du  critique  pour  le 
poète  —  de  celui  qui  ne  fait  rien,  contre  celui 
qui  fait  —  du  frelon  contre  l'abeille  —  du  cheval 
hongre  contre  l'étalon. 

Vous  ne  vous  faites  critique  qu'après  qu*il 
est  bien  constaté  à  vos  propres  yeux  que  vous  ne 
pouvez  être  poète.  Avant  de  vous  réduire  au 
triste  rôle  de  garder  les  manteaux  et  de  noter 
les  coups  comme  un  garçon  de  billard,  vous  avez 
longtemps  courtisé  la  Muse,  vous  avez  essayé  de  la 
dévirginiser  mais  vous  n'avez  pas  assez  de  vi- 
gueur pour  cela  ;  l'haleine  vous  a  manqué,  et  vous 
êtes  retombé  pâle  et  efflanqué  au  pied  de  la  sainte 
montagne. 

Je  conçois  donc  cette  haine.  Il  est  douloureux 
de  voir  un  autre  s'asseoir  au  banquet  où  l'on  n'est 
pas  invité...  Alors  on  se  venge. 

Il  y  a  diiîérentes  armes  et  différentes  manières 
d'être  journahste  moral. 

Une  des  principales  manies  de  ces  petits  gri- 
raauds  à  cervelle  étroite  est  de  substituer  toujours 
l'auteur  à  l'ouvrage  et  de  recourir  à  la  personna- 
lité, pour  donner  quelque  pauvre  intérêt  de  scan- 
dale à  leurs  misérables  rapsodies,  qu'ils  savent 
bien  que  personne  ne  lirait  si  elles  ne  contenaient 
que  leur  opinion  individuelle. 

Il  est  aussi  absurde  de  dire  qu'un  homme  est  un 
ivrogne  parce  qu'il  décrit  une  orgie,  un  débauché 


ao  LE   PHALENE 

parce  qu'il  raconte  une  débauche,  que  de  prétendre 
qu'un  homme  est  vertueux  parce  qu'il  a  fait  un 
livre  de  morale  ;  tous  les  jours  on  voit  le  contraire. 
—  C'est  le  personnage  qui  parle  et  non  l'auteur  ; 
son  héros  est  athée,  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il 
soit  athée  ;  il  fait  agir  et  parler  les  brigands  en 
brigands,  cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  est  brigand. 
A  ce  compte  il  faudrait  guillotiner  Shakespeare, 
Corneille  et  tous  les  tragiques  ;  ils  ont  plus  com- 
mis de  meurtres  que  Mandrin  et  Cartouche  :  on 
ne  l'a  pas  fait  pourtant  et  je  ne  crois  pas  qu'on 
le  fasse  de  longtemps,  si  vertueuse  et  si  morale 
que  puisse  devenir  la  critique. 

A  côté  des  journalistes  moraux,  il  y  a  aussi 
les  critiques  utilitaires. 

«  A  quoi  sert  ce  livre  ?  Comment  peut-on 
l'appliquer  à  la  moralisation  et  au  bien-être  de 
la  classe  la  plus  nombreuse  et  la  p^us  pauvre  ? 
Quoi,  pas  un  mot  des  besoins  de  la  société  ?  Rien 
de  civilisant  et  de  progressif  I  Comment,  au  lieu 
de  faire  la  grande  synthèse  de  l'humanité,  et  de 
suivre,  à  travers  les  événements  de  l'histoire,  les 
phases  de  l'idée  régénératrice  et  providentielle, 
peut-on  faire  des  pièces  et  des  romans  qui  ne 
mènent  à  rien,  et  qui  ne  font  pas  avancer  la  géné- 
ration dans  le  chemin  de  l'avenir  ?  C'est  au  poète 
à  chercher  la  cause  de  ce  malaise  et  aie  guérir.  Le 
moyen  il  le  trouvera  en  sympathisant  de  cœur  et 
d'âme  avec  l'humanité.  Ce  poète,  nous  l'attendons, 
nous  l'appelons  de  tous  nos  vœux.  Quand  il  pa- 
raîtra, à  lui  les  acclamations  de  la  foule,  à  lui  les 
palmes,  à  lui  les  couronnes...  » 

Après  les  journalistes  progressifs,  et  comme  pour 
leur  servir  d'antithèse,  il  y  a  les  journalistes  blasés, 
qui  ont  habituellement  vingt  ou  vingt-deux  ans, 
qui  ne  sont  jamais  sortis  de  leur  quartier  et  n'ont 


» 


PREFACE  21 

encore  couché  qu'avec  leur  femme  de  ménage 
Ceux-là  tout  les  ennuie,  tout  les  excède,  tout  les 
assomme  :  ils  sont  rassasiés,  blasés,  usés,  inacces- 
sibles. Ils  connaissent  d'avance  ce  que  vous  allez 
leur  dire,  ils  ont  vu,  senti,  éprouvé  tout  ce  qu'il 
est  possible  de  voir,  de  sentir,  d'éprouver  et  d'en- 
tendre ;  le  cœur  humain  n'a  pas  de  recoin  si  in- 
connu qu'ils  n'y  aient  porté  leur  lanterne.  Ils  vous 
disent  avec  un  aplomb  merveilleux  :  le  cœur  hu- 
main n'est  pas  comme  cela  ;  les  femmes  ne  sont 
pas  faites  ainsi,  ce  caractère  est  faux.  —  Vous 
croyez.  Monsieur,  que  votre  fable  est  neuve  ? 
Elle  est  neuve  à  la  façon  du  Pont-Neuf  :  rien 
n'est  plus  commun  ;  j'ai  lu  cela  je  ne  sais  où,  quand 
j'étais  en  nourrice,  on  m'en  rabat  les  oreilles  de- 
puis dix  ans.  » 

Ceux-là  se  plaignent  continuellement  d'être 
obligés  de  voir  des  pièces  de  théâtre  et  de  lire 
des  livres. 

Il  y  a  aussi  la  critique  prospective.  La  recette 
est  simple.  Le  livre  qui  sera  beau  et  qu'on  louera 
est  le  livre  qui  n'a  pas  encore  paru.  Celui  qui  pa- 
raît est  détestable. 

Toujours,  le  critique  avance  ceci  ou  cela  avec 
aplomb.  Il  tranche  du  grand  et  taille  en  plein 
drap.  Absurde,  détestable,  monstrueux,  cela  ne 
ressemble  à  rien,  cela  ressemble  à  tout.  On  donne 
un  drame,  le  critique  le  va  voir  ;  dans  sa  feuille  il 
substitue  son  drame  à  lui  au  drame  de  l'auteur, 
il  fait  de  grandes  tartines  d'érudition,  et  traite  de 
Turc  à  Maure  des  gens  chez  qui  il  devrait  aller 
à  l'école  et  dont  le  moindre  en  remontierait  à  de 
plus  forts  que  lui. 

■Les  auteurs  endurent  cela  avec  une  magna- 
nimité, une  longanimité  qui  me  parait  vraiment 
inconcevable.  Quels  sont  ces  critiques  au  ton  si 


22  LE   PHALÈNE 

tranchant,  à  la  parole  si  brève,  que  l'on  croirait 
les  vrais  fils  des  dieux  ?  Ce  sont  tout  bonnement 
des  hommes  avec  qui  nous  avons  été  au  collège, 
et  à  qui,  évidemment,  leurs  études  ont  moins 
profité  qu'à  nous,  puisqu'ils  n'ont  produit  aucun 
ouvrage  et  ne  peuvent  faire  autre  chose  que  con- 
chier  et  gâter  ceux  des  autres.  Il  y  aurait  de  quoi 
remplir  un  journal  quotidien  et  du  plus  grand 
format  :  leurs  bévues  historiques  ou  autres,  leurs 
citations  controuvées,  leurs  fautes  de  français, 
leurs  plagiats,  leur  radotage,  leurs  plaisanteries 
rebattues  et  de  mauvais  goût,  leur  pauvreté  d'i- 
dées, leur  manque  d'intelligence  et  de  tact,  leur 
ignorance  des  choses  les  plus  simples,  fourniraient 
amplement  aux  auteurs  de  quoi  prendre  leur  re- 
vanche, sans  autre  travail  que  de  souligner  les 
passages  au  crayon  et  de  les  reproduire  textuelle- 
ment, car  on  ne  reçoit  pas,  avec  le  brevet  de  cri- 
tique, le  brevet  de  grand  écrivain,  et  il  ne  suffit 
point  de  reprocher  aux  autres  des  fautes  de  lan- 
gage pour  n'en  point  faire  soi-même,  nos  critiques 
le  prouvent  tous  les  jours  ;  mais  que  Messieurs  Z..., 
K...,  Y...,  V.,..  Q...,  X...,  ou  telle  autre  lettre  de 
l'alphabet  vous  gourmandent  au  nom  de  la  mo- 
rale, c'est  ce  qui  me  révolte  toujours  et  me  fait 
entrer  dans  des  colères  non  pareilles. 

Charles  X  avait  seul  bien  compris  la  question. 
En  ordonnant  la  suppression  des  journaux,  il 
rendait  un  grand  service  aux  arts  et  à  la  civilisa- 
tion. Les  journaux  sont  des  espèces  de  courtiers 
qui  s'interposent  entre  les  artistes  et  le  public, 
entre  l'Etat  et  le  peuple.  On  sait  les  belles  choses 
qui  en  sont  résultées.  Ces  aboiements  perpétuels 
assourdissent  l'inspiration,  et  jettent  une  telle 
méliancc  dans  les  cœurs  et  dans  les  esprits  que 
l'on  n'ose  se  fier  ni  à  un  poète  ni  à  un  gouverne- 


préfac:e  a3 

ment.  Il  n'y  avait  point  de  critiques  d'art  sous 
Jules  II  et  je  ne  connais  pas  de  feuilleton  sur 
Daniel  de  Volterre,  Sébastien  del  Plombio,  Mi- 
chel-Ange, Raphaël,  ni  sur  Ghiberti  délie  Porte, 
ni  sur  Benvenuto  Cellini  ;  et  pourtant  je  pense 
que  pour  des  gens  qui  n'avaient  point  de  jour- 
naux, qui  ne  connaissaient  ni  le  mot  art  ni  le  mot 
artistique,  ils  avaient  assez  de  talent  pour  cela 
et  ne  s'acquittaient  pas  trop  mal  de  leur  métier, 
La  lecture  des  journaux  empêche  qu'il  y  ait  de 
vrais  savants  et  de  vrais  artistes  ;  c'est  comme 
un  excès  quotidien  qui  vous  fait  arriver  énervé 
et  sans  force  sur  la  couche  des  Muses,  ces  filles 
dures  et  difficiles  qui  veulent  des  amants  vigou- 
reux et  tout  neufs.  Le  journal  tue  le  livre... 
Eh  bien,  non,  imbéciles,  non,  crétins  goitreux 

que  vous  êtes... 

* 

Mais  je  m'arrête...  Tu  pourrais  croire  que  je 
me  laisse  entraîner  par  le  ressentiment  ou  l'in- 
fâme colère...  Je  vois  un  nouveau  sourire  effleurer 
tes  lèvres.  J'aime  mieux  te  le  révéler  immédiate- 
ment, car  tu  manques  étrangement  d'érudition. 
Jeune  homme,  le  long  paragraphe  que  tu  viens 
de  lire  n'est  pas  de  moi.  Depuis  la  phrase  initiale 
de  cette  diatribe  :  «  Une  des  choses  les  plus  bur- 
lesques de  la  glorieuse  époque  où  nous  vivons  », 
tu  lis  du  Théophile  Gautier,  tu  lis,  réunies  sans  y 
changer  un  mot,  mais  en  les  rapprochant  seule- 
ment pour  t'éviter  une  lecture  fastidieuse,  quel- 
ques pages  de  la  célèbre  préïâcek Mademoiselle  de 
Maiipin.  Avons-nous  si  peu  changé  que  tu  aies 
pu  t'y  méprendre  ?...  Bon  Théophile,  tu  as  épan- 
ché là  toute  ton  amertume  et  ta  verte  franchise, 
tu  as  osé  donner  cours  à  ton  indignation,  à  la 


24  LI^    PHALÈNE 

vertu  de  ton  âme  devant  tous  les  couards,  les 
Basiles  de  l'éternelle  opposition...  Pauvre  grand 
homme  courageux,  sain,  robuste,  qui  ne  prévoyais 
même  pas  alors  les  accès  de  pudibonderie  qui  ont 
salué  sinistrement  tes  contemporains  :  Baudelaire 
Flaubert,  et,  plus  tard,  Maupassant,  Concourt, 
Zola,  Verlaine  (la  liste  est  trop  longue,  hélas  !)  ; 
peux-tu  juger,  du  trône  où  tu  sièges,  une  pipe  de 
terre  cuite  à  la  bouche,  l'éternité  de  ta  cause, 
puisqu'un  lecteur  d'aujourd'hui  s'y  est  mépris, 
et,  bien  à  la  légère,  j'en  conviens,  a  pu  attribuer 
l'éternité  de  ta  prose  à  quelque  Trissotin  mécon- 
tent, falot  et  dyspeptique  !... 

* 
*      * 

Je  m'arrêterais  sur  ce  plagiat  déloyal,  mais  j'ai 
besoin  d'ajouter  quelques  explications  relatives  à 
l'héroïne  du  Phalène.  Pardonne  cette  digression... 
Lorsque  la  Comédie-Française  décida  de  re- 
prendre au  mois  de  novembre,  cette  année  même, 
la  Marche  Nuptiale,  je  choisis  tout  exprès,  dans 
les  sujets  que  j'ai  résolu  de  porter  à  la  scène, 
celui  du  Phalène.  Je  conçus  le  dessein  d'exposer 
au  public  cette  coïncidence  ou  ce  rapprochement. 
Puisque  je  m'étais  donné  la  tâche  de  dépeindre 
le  mieux  que  je  pourrais,  dans  tous  les  cœurs  et 
dans  tous  les  milieux,  le  sentiment  de  l'amour 
et,  en  face  de  lui,  les  fluctuations  de  la  personna- 
lité, je  voulus,  cette  fois,  opposer  la  païenne  à  la 
chrétienne,  —  la  jeune  fille  française,  formée  par 
lu  tradition  catholique  et  provinciale  de  notre 
pays,  à  la  jeune  fille  étrangère,  l'intellectuelle 
nans  tradition  ou  plutôt  la  barbare  éprise  de  toutes 
les  traditions,  en  qui  se  mêlent  confusément  l'ap- 
port des  races  et  de  leurs  idées  anciennes  ou  con- 


PRÉFACE  25 

temporaines,  —  bref,  l'exotique  telle  qu'elle  fleu- 
rit dans  notre  société,  mais  par  exemple  dans  son 
plus  intéressant  terrain  de  culture  :  l'art  et  l'a- 
mour... Je  l'ai  assez  fidèlement  décrite,  je  le 
crois  du  moins  ;  et,  en  opposition  à  la  femme 
française,  têtue,  mystique,  fidèle  à  sa  race,  même 
dans  ses  écarts  ou  ses  révoltes,  j'ai  peint  l'ardente 
et  tumultueuse  Slave,  sans  discipline  morale,  en 
proie  à  ses  instincts  brutaux  et  superbes  cepen- 
dant, qui  semblent,  dans  notre  société  un  peu 
nonchalante,  renouveler,  si  curieusement,  des 
forces  et  des  goûts  que  nous  connaissions  certes 
depuis  longtemps,  dont  nous  étions  même  quelque 
peu  las,  mais  qu'un  néo-romantisme  particulier 
et  une  ardeur  si  expressive  à  les  découvrir  méta- 
morphosent presque  complètement  à  nos  yeux... 
On  m'a  reproché  ce  romantisme  et  ce  barbarisme 
mêlés,  comme  s'ils  étaient  miens  !  Je  décrivais, 
au  contraire,  des  romantiques  renouvelés  au  mi- 
lieu de  la  société  contemporaine,  en  prenant 
soin  de  mettre  en  valeur  toutefois,  ce  qu'il  y  a 
d'intéressant  et  de  neuf  dans  cette  assimilation 
que  font  les  «  barbares  »  de  nos  goûts  et  de  notre 
passé.  Ce  que  j'ai  écrit  jusqu'à  ce  jour,  est  la  né- 
gation même  du  romantisme  !  Le  moindre  sens 
critique  suffirait  à  en  témoigner. 

Des  noms,  auraient  dû  venir  spontanément  en 
mémoire...  Nous  côtoyons  chaque  jour  des  Thyra 
de  Marliew  ;  j'en  ai  connu  dix  exemples  ;  mais 
est-ce  que  l'on  écoute,  est-ce  que  l'on  songe  au 
théâtre  ?...  Je  ne  partage  pas  plus  l'idéal  de 
Grâce  de  Plessans  que  celui  de  Thyra  de  Mar- 
liew. Je  décris,  mal  sans  doute,  mais  sincèrement, 
mon  époque,  —  pas  seulement  ses  mœurs  (ce 
fut  la  tâche  du  naturalisme),  mais  son  idéal  mo- 
mentané. 


a6  LE   PHALÈNE 

L'histoire  du  Phalène  est  presque  rigoureuse- 
ment authentique,  et  elle  n'aurait  pu  se  passer 
dans  un  autre  temps  que  le  nôtre.  Dans  trente 
ans,  elle  sera  peut-être  devenue  incompréhensible. 
Alors  que  je  faisais  mes  études  de  peinture,  j'ai 
connu,  comme  bien  d'autres,  cette  jeune  Améri- 
caine qui  peignait  des  tableaux  genre  Rose-Croix 
avec  le  tempérament  d'une  femme  née  bien  plu- 
tôt pour  peindre  des  rognons  ou  des  bœufs  éven- 
trés,  miss  C...  Une  nuit,  je  la  rencontrai,  non  sans 
quelque  stupéfaction,  au  bal  de  l'Académie  Ju- 
lian  ;  elle  passait  au  bras  d'un  de  mes  camarades. 
Deux  jours  après,  je  reçus  ses  confidences.  Elle 
ressemblait  étonnamment  à  mon  héroïne.  Certes 
elle  n'était  pas  fiancée  à  un  prince  de  Thyeste, 
mais  elle  était  rongée  de  tuberculose,  jeune,  belle 
et,  de  plus,  presque  ruinée.  Son  désespoir  s'exté- 
riorisa dans  cette  révolte  farouche  qui  l'avait 
jetée  aux  bras  presque  d'un  inconnu.  J'écoutai 
avec  scepticisme  cette  confidence,  et  même  avec 
d'autant  plus  de  scepticisme  qu'elle  émanait  d'une 
exaltée  et  d'une  étrangère...  Il  y  a  quelque  six 
ans  seulement,  j'appris  sa  mort  ;  je  me  renseignai  ; 
elle  s'était  tuée  et  beaucoup  se  rappellent  cette 
fin  à  peu  près  identique  à  celle  de  mon  héroïne, 
accompagnée  seulement  d'un  esthétisme  «  meil- 
leur marché  ».  Pendant  que  ses  amis  réunis  dî- 
naient, elle  s'étendit  somptueusement  dans  sa 
chambre,  au  milieu  d'un  éclairage  préparé.  Un 
masque  de  chloroforme  adhérait  à  son  visage... 

L'héroïne  du  Phalène  lui  ressemble  beaucoup. 
Cette  pauvre  âme,  qui  croyait  entrer  dans  la 
mort  par  une  voie  triomphale  et  enchantée,  se 
marquait  elle-même  pour  une  mort  sans  gran- 
deur et  sans  force,  malgré  son  panthéisme  appa- 
rent. On  a  souvent  prononcé  le  nom  de  Marie 


I 


PRÉFACE  37 

Bashkirtsef!  et  je  me  suis  expliqué  dans  une  lettre 
à  ce  sujet  ;  je  n'y  reviens  plus.  Assimiler  la  vie  de 
Marie  Bashkirtseff  à  celle  de  mon  héroïne  est 
abusif  ;  son  journal  est  là  comme  un  démenti 
irréfutable.  Ce  n'est  pas  Marie  Bashkirtseff  qui 
m'inspira  le  drame,  mais,  cet  été,  en  l'écrivant, 
je  relus  ce  journal  que  je  n'avais  pas  ouvert  de- 
puis mes  premières  années  d'atelier...  Je  fus 
frappé  de  l'analogie,  non  des  faits,  mais  de  la  si- 
tuation. Et,  sur  l'ange  de  la  mort  et  sur  le  démon 
de  la  gloire,  la  malheureuse  et  orgueilleuse  Marie 
écrivit  certains  traits  frappants,  d'une  grande 
beauté  ;  je  les  ai  transcrits  fidèlement  ;  ils  ont 
pris  leur  place  au  cours  de  ces  dialogues  enfiévrés 
et,  si  j'ai  laissé  le  nom  de  Lepage,  ce  maître  de 
Thyra  de  Marliew,  c'est  que  je  désirais  avant 
tout  que  l'on  ne  se  méprit  pas  sur  l'attribution  de 
quelques  phrases  qui  appartiennent  en  propre  à 
Marie  Bashkirtseff,  dont  les  entretiens  avec  son 
maître  Bastien-Lepage  nous  sont  pour  ainsi  dire 
parvenus  par  la  voie  de  ce  journal,  si  éloquemment 
vécu.  Mais  je  répète  que  toute  confusion  est  im- 
possible. 

La  vie  de  Marie  Bashkirtseff  est  trop  connue 
pour  qu'on  puisse  lui  attribuer  les  agissements 
d'une  Thyra,  qui  se  jette  dans  l'absolutisme  plas- 
tique, par  désespoir,  au  moment  même  où  elle 
découvrait  le  monde  moral,  terre  promise  dans 
laquelle  il  ne  lui  aura  pas  été  permis  d'entrer  ! 

Entre  autres  références  d'authenticité,  j'af- 
firme que  mon  héroïne  est,  au  surplus,  conforme 
à  la  vérité  scientifique.  Je  n'ai  pas  été  paradoxal 
en  montrant  la  mentalité  d'une  Thyra.  De  mon 
temps,  au  moins,  jeune  homme,  elle  était  exacte, 

Quoique  je  l'aie  styhsée.  C'est  nettement  le  type 
es  «  tuberculeux  intellectuels  »,  comme  l'a  écrit 


28  LE  PHALENE 

une  autorité  médicale  à  ce  propos  même,  «  grands 
artistes  ou  grands  amoureux,  avec  leurs  alterna- 
tives de  force  et  de  prostration,  mais  avec  aug- 
mentation de  la  vie  nerveuse  et  créatrice...  »  Ce 
n'est  là,  d'ailleurs,  qu'un  des  petits  côtés  de  la 
question,  et  cette  authenticité  est-à  mes  yeux  de 
peu  d'importance,  bien  qu'elle  ait  présidé  à  la 
conception  de  cette  pièce,  car  je  n'ai  jamais  rien 
tiré  que  de  la  vie  et  de  l'autorité  du  fait. 

* 
*      * 

Il  n'existe  pas  de  sentiment  plus  usé  en  litté- 
rature et  peut-être  plus  conventionnel  que  la 
fraternité  de  la  mort  et  de  l'amour.  Toutefois,  il 
me  parut  que,  dans  aucune  occasion,  la  mort  et 
l'amour  ne  s'étaient  juxtaposés  de  plus  éloquente 
et  véridique  façon.  Ici  la  convention  fait  place  à 
la  réalité...  La  germination  de  la  vie  dans  la  mort, 
l'aile  palpitante  de  l'amour  se  consumant  à  la 
lumière...  n'avais-je  pas  le  droit  d'être  tenté  par 
ce  sujet  ?  J'ai  voulu  que,  semblable  au  modèle 
que  me  proposait  la  nature,  l'aile  du  phalène 
fût  chargée  d'un  peu  trop  d'ornements  inutiles 
et  de  diaprures  qui,  issues  de  la  nuit,  semblent 
destinées  à  la  lumière.  Il  appartient  à  l'auteur 
dramatique  d'exalter  et  de  critiquer  en  même 
temps  son  modèle,  car,  dans  la  vie,  tout  est  ad- 
mirable et  critiquable.  Je  n'aime  point,  pour  ma 
part,  les  personnages  sympathiques.  J'ai  témoigné, 
depuis  r Enchantement,  d'une  volonté  bien  établie 
de  mêler  l'ironie  à  la  pitié,  le  comique  au  drama- 
tique ;  il  n'y  a  guère  de  réalité  exacte  sans  cet 
amalgame... On  m'a  refusé  (je  dis,  dans  la  critique 
seulement)  le  droit  de  considérer  la  nature  d'un 
point  de  vue  qui  fût  divers,  et  un  peu  universel. 


PRÉFACE  29 

Egalement,  je  croyais  avoir  assez  témoigné  d'ex- 
périence théâtrale  pour  qu'il  me  fût  permis,  sans 
avoir  l'air  pour  cela  de  m'être  trompé,  d'écrire 
une  pièce  dialoguée,  s'écartant  de  la  formule  ou 
du  moule  habituels...  Du  tout  !  Les  férules  sont 
toujours  là  pour  nous  accuser  d'ignorance^  ou 
d'erreur,  comme  au  collège  !...  Les  lois  du  théâtre, 
monsieur,  après  les  lois  de  la  morale  !  disent  les 
gens  qui  ne  sont  ni  des  auteurs  dramatiques,  m 
des  moralistes,  bien  entendu  !...  J'ai  voulu,  une 
fois,  et  parce  que  le  sujet  s'y  prêtait,  délaisser  la 
pièce  bien  faite,  bien  construite,  soumise  a  des 
lois  réelles  dont  je  ne  nie  pas  la  suprématie,  mais 
que  je  crus  pouvoir  momentanément  oublier  pour 
me  borner  à  écrire  une  sorte  de  dialogue  philoso- 
phique, ou  plutôt  de  soliloque  enfiévré,  chez  un 
personnage  que  la  proximité  de  la  tombe  rend 
lyrique,  tumultueux  et  abondant. 

J'ai   encore,  le   sentiment   de   n'avoir   commis 
aucun  crime. 

Il  en  sera  peut-être  du  Phalène  comme  il  en  a 
été  de  mes  autres  Y>ièces.U Enchantement,  Mainan 
Colibri,  la  Marche  Nuptiale,  Poliche,  suscitèrent 
les  objections  ou  les  oppositions  les  plus  sérieuses, 
les  plus  furibondes,  à  leurs  premières  «  générales  »... 
Or  en  ces  trois  dernières  années,  les  œuvres  que 
je  cite  ont  été  reprises,  et,  à  leurs  nouvelles  «  gé- 
nérales »,  les  objections  sont  tombées.  Lequel 
l'emporte  en  raison  du  premier  jugement  ou  du 
dernier  ?  Ce  n'est  pas  à  moi  de  conclure... 

Je  ne  témoigne  à  la  presse,  en  écrivant  ces 
lignes,  aucune  ingratitude. 

Je  me  souviens  avec  une^  reconnaissance  at- 
tendrie de  certains  enthousiasmes,  de  quelques 
mains  tendues  et  je  n'ai  pas  de  peine  à  me  rappe- 
ler les  noms  aimés  —  assez  rares,  à  vrai  dire,  — 


3o  LE  PHALENE 

qui  sont  attachés  au  souvenir  de  mes  premiers 
essais.  J'ai  plaisir  à  rappeler  ici  ceux  de  Catulle 
Mendès,  de  Muhlfeld,  de  Nozière,  de  Jean  Lor- 
rain, entre  autres,  qui,  dès  la  première  heure,  me 
défendirent,  me  suivirent  et  m'encouragèrent. 
L'idée  saugrenue  ne  me  vient  donc  pas  de  pré- 
tendre, après  une  déjà  longue  carrière,  que  je 
sois  un  méconnu  et  que  des  éloges  ne  m'aient 
pas  été  prodigués  au  delà  même  de  ce  que  je 
méritais.Mais  ce  n'est  pas  la  vanité  seule  qui  nous 
incite  à  écrire  des  œuvres  sincères  dont  la  portée 
nous  intéresse  parfois  plus  que  le  résultat  effec- 
tif... La  douleur,  l'émotion,  la  joie,  la  dure  ou 
mélancolique  expérience  nous  poussent  à  regar- 
der au  delà  de  nos  propres  pensées  comme  à  tra- 
vers des  cristaux  colorés.  C'est  le  mirage  créateur. 
Ce  que  l'on  veut  dire  est  parfois  plus  important 
que  ce  que  l'on  dit.  Le  dessein  d'un  ouvrage  est 
quelquefois  la  préoccupation  supérieure  qui  plane 
au-dessus  de  toutes  les  autres,  et  nous  soulTrons 
plus  de  voir  méconnaître  nos  intentions  artis- 
tiques, probes  et  désintéressées,  que  nos  produc- 
tions elles-mêmes. 

Or,  jusque  dans  les  éloges,  la  critique,  depuis 
quinze  ans,  n'a  jamais  cessé,  à  de  rares  exceptions 
près,  de  s'inscrire  contre  le  sens  de  mes  ouvrages, 
d'incriminer  leur  morale  ;  je  peux  même  dire 
qu'elle  n'a  jamais  cessé  de  les  flétrir  devant  l'o- 

f»inion  publique,  tout  en  en  reconnaissant  le  ta- 
ent  ou  la  réussite.  Elle  n'a  pas  cessé  de  les  incul- 
per et  de  les  écraser  de  charges  dont  elles  étaient 
indemnes.  C'est  la  critique  qui,  dès  mes  débuts, 
s'est  interposée  entre  le  public  et  elles,  qui,  dès 
la  première  représentation  de  chacune  d'entre 
elles,  a  volontairement  placé,  entre  la  scène  et  la 
foule,  cette  espèce  de  voile  susceptible  d'inquiéter 


PRÉFACE  3i 

des  spectateurs  que  les  audaces,  s'il  y  en  a,  et  les 
sincérités  de  ma  production  eussent  séduits  ou 
attirés  plus  facilement.  Encore  mamtenant,  c  est 
le  public  qui  s'est  fait  à  la  longue  une  convic- 
tion personnelle,  et  n'écoute  plus  d'autre  expé- 
rience que  la  sienne  ;  il  vient  d'en  donner  une 
nouvelle  preuve  ;  et,  en  rejetant  le  verdict  msi- 
dieux  de  la  presse,  il  a  eu,  cette  fois,  plus  de  mé- 
rite que  de  coutume  !  On  l'a  trompé  ;  il  le  sait. 
U  a  compris  pourquoi. 

Dieu  sait  quelles  violences  furent  adressées  au 
Phalène.  Elles  me  sont  familières.  Dès  ma  pre- 
mière pièce  j'ai  connu  ce  langage  :  ce  fut  le  ton 
avec  lequel  on  accueilUt  mes  premières  démons- 
trations ;  c'est  à  l'aide  de  ces  armes  qu'une  cer- 
taine presse  forgea  tout  de  suite  cette  cuirasse 
de  mascarade,  créa  cette  légende  d  immoralité 
suspecte,  de  complications  inquiétantes  dont  le 
souvenir  n'est  sans  doute  jamais  parvenu  jusqu  à 
toi,  jeune  homme  à  qui  ces  pages  s'adressent. 
Maman  Colibri,  la  Marche  Nuptiale  Poliche, 
provoquèrent  la  même  obstruction  véhémente, 
un  chœur  de  protestations  indignées. 

Exactement  l'opposé  de  ce  que  l'on  aurait  dû 
dire  1...  Morne  idiotie  !  ,  . ,        »    * 

La  décadence,  la  névrose,  le  morbide,  c  est 
l'appauvrissement  des  formes  et  la  dégénéres- 
cence des  vérités  fondamentales  qm  alunentent 
l'art  et  la  morale. 

Et  justement  il  faut  voir,  dans  toutes  les 
époques,  avec  quelle  rage  Géronte  essaie  de  jeter 
l'accusation  d'une  infirmité,dont  il  sent  ses  moelles 
s'ankyloser,  à  la  tête  de  ceux  qui  viennent  ouvrir 
les  fenêtres  et  balayer  les  ordures...  Om,  il  existe 
un  malsain  en  art  :  c'est  celui  qui  s'épanouit  le 
plus  librement  sous  la  protection  de  ces   sévères 


32  LE   PHALENE 

censeurs  et  qui  corrompt  le  théâtre.  C'est  la 
pornographie  du  vaudeville  national,  l'autre 
sournoise  pornographie  de  la  pièce  légère,  qui 
dissimule  sous  des  dehors  de  convention  le  vice 
le  plus  vulgaire,  c'est  le  mélodrame  pleurni- 
cheur, la  sucrerie  élégiaque  et  bourgeoise,  le 
faux  optimisme  béotien,  signe  suprême  de  déca- 
dence. 

Les  voilà,  avec  leurs  complices  éhontés  de  la 
presse,  les  officines  de  salles  de  rédaction,  les 
voilà,  les  corrupteurs  de  la  bourgeoisie  française 
et  les  exploiteurs  du  mauvais  goût  public... 

Ce  sont  généralement  de  froids  méthodistes, 
des  spéculateurs  sans  sincérité  qui  habillent  la 
routine  au  goût  du  jour,  —  avec  la  complicité 
bienveillante  de  toute  la  corporation,  auteurs  et 
journalistes. 

Mais  l'art  veille,  —  et  la  France  a  toujours  été 
la  première  à  se  porter  aux  avant-postes. 

Ah  !  la  vérité...  Sais-tu,  jeune  homme,  —  j'y 
songe  parfois  —  ce  qui  m'en  a  donné  le  goût, 
sans  pour  cela  m'en  avoir  donné  le  pouvoir,  hé- 
las !  je  le  reconnais  ?  C'est  mon  éducation  de 
peintre.  A  contempler,  cinq  ans,  la  nature  au  mi- 
lieu de  ces  gens  sains  et  frustres  que  sont,  pour 
la  plupart,  les  peintres,  dans  leur  adolescence, 
j'ai  acquis  la  vénération  des  formes  vraies,  de  la 
ligne  d'expression.  La  pureté  du  nu  m'a  donné  le 
goût  de  la  noblesse  naturelle  de  l'homme,  l'hor- 
reur de  la  pornographie,  de  l'hypocrisie,  de  l'é- 
quivoque, du  sournois  en  art...  Le  nu  a  môme  eu, 
par  son  enseignement  hautain,  des  retentisse- 
ments plus  profonds  en  moi...  11  m'a  justement 
dcurié  la  probité  intellectuelle,  et  cette  religion 
do  la  nature  que  dc])uis  je  porte  on  moi...  Ce  fut 
durant   les   années   d'atelier   que  je   compris  la 


I 


PRÉFACE  3' 

composition  en  art,  le  dessin  ferme  et  synthé- 
tique et  conçus  à  jamais  l'horreur    de  l  anémie 
et  de  la  mollesse...  Je  me  souviens  que  cet  amour 
du  trait  essentiel  et  de  la  ligne  d'expression    je 
les  ai  toujours  enviés  chez  les  maîtres  qui  don- 
nèrent de  la  vie  des  représentations  sincères  et 
directement    inspirées:     Rembrandt     V.  lasquez, 
Manet,   Degas,    Degas   surtout,      dont   le   dessin 
est  un  puissant  enseignement.  Pour  les  infirmes, 
ce  dessin-là,  c'est  la  déformation,  le  laid,  1  excep- 
tionnel, le  morbide.  Point  du  tout.  La  structure 
humaine    et    son    expression    sont    établies,  chez 
Degas,  selon  des  observations  de  plan,  de  valeurs, 
de  rapports  qui  sont  autrement  puissants  que  les 
faux  musclesd'école  (oh  !  le  faux  muscle  en  litté- 
rature aussi,  quelle  plaie  1)  ou  le  modèle  acadé- 
mique, —  nous  vînt-il  de  Raphaël  et  de  la  Re- 
naissance !...  ,  „,, 

Je  ne  suis  cependant  pas  de  ceux  qu  on  appei.e 
des  réalistes,  ou  du  moins  de  ceux  qui  demeurent 
dans  les  données  précises  du  réahsme...  mais, 
d'autre  part,  s'il  m'est  arrivé  de  trop  subtiliser  la 
matière,  —  même  quand  je  me  suis  trompé,  et 
ce  dut  être  souvent,  —  le  sens  humain  m  a  seul 
préoccupé.  Et  j'ai  acquis  aussi,  chemin  faisant, 
à  ce  contact  permanent  avec  la  nature,  d  excci-. 
lentes  certitudes  comme  celle-ci  :  que  dans  toutes 
les  branches  de  l'art  on  ne  peut  atteindre  a  1  uni- 
versel que  par  le  particulier...  C'est  une  grande 

leçon  • 

Mais  je  ne  m'attarderai  pas  ici  à  des  discussions 
d'art.  Je  veux  souligner  simplement  1  erreur  ila- 
grante  de  la  critique  d'aujourd'hm  l<.rsquello 
adresse  des  reproches  qui  consistent,  en  lin  ae 
compte,  à  prendre  bénévolement  du  nu  pour  du 
déshabillé,  des  franchises  pour  des  liceiices,  des 


34  LE   PHALENE 

exactitudes  pour  de  l'anormal,  des  développe- 
ments ou  de  la  synthèse  pour  de  la  préciosité  ou 
de  1?-  b'^utalité  ;  ainsi  de  suite  !...  Hé  quoi  !  diras- 
tu,  jeune  homme,  n'est-ce  pas  la  loi  ancestrale, 
depuis  deux  ou  trois  siècles  au  moins,  mais  pas 
plus,  que  la  critique  s'est  inféodée  dans  les  arts...? 
Votre  cas  ne  fut  pas  unique  !...  Et  tu  as  raison, 
jeune  homme.  Les  plus  hardis  comme  les  plus 
minimes  novateurs  n'ont-ils  pas  été  accueilHs  par 
les  mêmes  épithètes  ?...  Et  puis  le  temps  passe... 
tout  disparait...  et  l'on  s'étonne  des  résistances 
oubliées  ;  on  arrive  même  à  les  nier...  Dans  mon 
cas,  l'intéressant  réside  en  ce  fait  que  la  résis- 
tance ne  vint  pas  du  public  (c'est  généralement 
le  contraire  qui  se  produit),  mais  d'une  élite  soi- 
disant  chargée  de  diriger  ce  public  !  Le  pubHc, 
lui,  transgressa  les  ordres  donnés.  Il  comprit  peu 
à  peu  la  sincérité  indubitable  de  mes  pièces,  et 
s'y  livra  parfois  totalement.  Ce  ne  fut  qu'aux  re- 
prises de  ces  pièces  que  les  détracteurs  désar- 
mèrent, ce  qui  prouverait  peut-être,  en  partie 
au  moins,  la  bonne  foi  de  leurs  objections  ou  de 
leur  colère,  si  l'on  ne  savait  du  reste  qu'il  est 
plus  aisé  de  rendre  justice  à  des  ouvrages  passés 
qu'à  des  ouvrages  récents,  et  que  très  souvent 
on  n'encense  lo  passé  que  pour  mieux  écraser  le 
présent.  Je  constate,  quoi  qu'il  en  soit,  qu'à  ces 
reprises,  la  presse  fit  entendre  un  autre  son  de 
cloche  :  «  Est-ce  nous  qui  avons  changé  à  ce 
point  ?...  Le  public  n'était  pas  mûr,  il  y  a  quel- 
ques années,  pour  écouter  cette  œuvre  qui,  au- 
jourd'hui, apparaît  claire,  directe,  etc..  ;  elle  a 
gagné  en  vieillissant  comme  le  bon  vin,  etc.  » 
Image  absurde  d'ailleurs  et  inopportune  ! 

]jii  plupart  de  mes  pièces  ont  été  ainsi  reprises 
dans  ces  trois  dernières  années  et  ont  rencontré 


PRÉFACE  35 

la    même    palinodie  ;    j'ai    cité  :  V Enchantement 
Maman  Colibri,  Poliche.  Et  je  songe  que  si  1  on 
avait  tout  de  suite  rendu  justice  à  la  mentalité 
de  ces  pièces  et  à  leur  probité  artistique,  au  heu 
de  les  honnir  au  début,  il  n'y  aurait  plus  main- 
tenant à  souffler  sur  cette  fumée  encombrante  et 
asphyxiante,  qui   se   renouvelle   à   chaque   expé- 
rience, et  devient  procédé  stratégique  chez  une 
certaine  opposition.  «  Calomniez,  calomniez,  il  en 
restera  toujours   quelque   chose  »,   comme   disait 
un  grand  créateur  de  légendes  !   Et,  de  fait,  la 
légende   a  le  plus   souvent  force   acquise.   Ceux 
qui  la  créent  savent  bien  ce  qu'ils  font.  La  pos- 
térité elle-même  l'accepte  sans  contrôle,  et  que  de 
fois  elle  a  été  la  dupe  d'une  poignée  d'anecdot  ers 
ou  de  mystificateurs  !  La  pure  spiritualité  d  un 
Baudelaire,  pour  ne  pas  remonter  plus  haut,  ne 
porte-t-elle  pas,  devant  le  public,  le  poids  d'iuie 
légende  suspecte,  créée  par  ses  contemporains  ?... 
Les  salisseurs  professionnels  sont  d'habiles  psy- 
chologues !  Croyez-vous  que  lorsqu'un  Ferdinand 
Briinetière     écrivait    des    choses    déshonorantes, 
comme  celles  que  je  cite  ici,  à  propos  de  Baude- 
laire, il  faisait  œuvre  de  critique  ou  de  malfai- 
teur  ?  ,  -x       • 

(<  Le  pauvre  diable  (Baudelaire)  n  avait  rien 
du  poète  que  la  rage  de  le  devenir.  Non  seulement 
le  style  mais  l'harmonie,  l'imagination  lui  man- 
quent. Si  Baudelaire  ne  fut  pas  ce  qu'on  appelle 
un  fou,  du  moins  fut-ce  un  malade,  et  il  faut  avoir 
pitié  d'un  malade...  Ce  serait  un  scandale,  ou 
plutôt  une  espèce  d'obscénité  que  de  voir  un  Bau- 
delaire en  bronze  de  son  piédestal  continuer  de 
mystifier  les  collégiens.  Il  faut  bien  que  quelqu'un 
le  dise  !...  »  Non,  ce  critique  était  conscient  de 
son  mensonge.  Plein  de  fiel  et  d'envie,  il  profi- 


36  LE   PHALÈNE 

tait  de  son  crédit  (sur  lequel  il  s'illusionnait 
comme  tant  d'autres)  pour  tenter  d'étouffer  le 
génie.  Il  le  diiïamait  et  souhaitait  de  le  déshono- 
rer !... 

C'est  Sainte-Beuve  qui,  pour  châtier  Balzac 
d'avoir  osé  «  loué  à  mort  »  Stendhal,  (on  sait, 
écrivait-il  avec  modestie,  combien  je  suis  loin  de 
partager  l'enthousiasme  de  M.  de  Balzac)  accusa 
publiquement,  dans  une  causerie  du  lundi,  — 
et  le  pauvre  grand  homme  n'était  plus  là  pour  se 
défendre  —  l'auteur  du  Père  Goriot  d'avoir  été 
payé  de  cet  éloge  par  l'auteur  de  la  Chartreuse  de 
Parme  :  3.000  francs  (on  précise,  dans  le  métier). 
«  Un  service  d'argent  contre  un  service  d'amour- 
propre,  commente-t-il.  Je  n'ajouterai  qu'un  mot  : 
ce  mélange  de  gloire  et  de  gain  m'importune  !  » 
Quelle  intégrité  professionnelle  !...  Ah  !  les  braves 
gens  ! 

Croyez-vous  qu'un  Gustave  Planche  faisait 
œuvre  de  critique  lorsqu'il  écrivait  :  «  M.  Victor 
Hugo  a  maintenant  trente-six  ans  et  voici  que 
l'autorité  de  son  nom  s'affaiblit  de  plus  en  plus!...  » 
J'ai  recueilli  cette  sottise  tendancieuse  parce 
qu'elle  est  si  monumentale  et  si  symptomatique 
qu'après  cela  il  semble  qu'il  n'y  ait  plus  qu'à  tirer 
l'échelle  ! 

Quand,  plus  près  de  nous,  Jules  Lemaître  (je 
cite  ici  impartialement  un  critique  qui  fut  tou- 
jours sympathique  à  mes  productions)  écrivait 
de  Verlaine  :  «  Les  ahuris  du  symbolisme  le  consi- 
dèrent comme  un  maître  et  un  initiateur  »,  n'es- 
sayait-il pas  tout  simplement  d'intimider  le  sen- 
timent public  ?  Le  procédé  est  habituel.  Je  n'hé- 
site pas  à  dire  qu'il  sera  étemel  comme  la  répul- 
sion qu'il  nous  inspire. 

Il  faut  en  prendre  son  parti  et  écrire  selon  son 


PRÉFACE  3; 

cœur  et  son  esprit.  Cette  équivoque,  entre  autres, 
dont  parle  Théophile  Gautier,  qui  tente  d'assimi- 
ler l'auteur  à  ses  personnages,  est  une  arme  basse 
qui  a  trop  rendu  de  services  à  l'opposition,  depuis 
qu'il   existe  une  critique,  pour  qu'elle  soit  aban- 
donnée de  sitôt!...  Ayons  confiance  dans  un  arsenal 
aussi  éprouvé  !  A  VEnfant  de  V Amour,  cette  feinte 
indignation    atteignit   déjà   au  paroxysme.    Sans 
paraître  comprendre  quoi  que  ce  soit  à  l'idéalisme 
d'un  auteur  qui  poursuit  son  étude  dans  tous  les 
miUeux,  la  plus  grande  partie  de  la  critique  fut 
prise  d'un  haut-le-cœur  comparable  à  celui  que 
provoqua  le  Phalène.  Une  ligue  contre  l'immora- 
lité de  la  scène  française,  livrée  à  l'ordure,   fut 
même  fondée  à  cette  occasion   par  des  journa- 
listes, il  m'en  souvient  !...  Je  ne  vois  dans  mes 
oeuvres  que  la  Femme  nue  qui  ne  souleva  pas 
cette  objection  d'immoralité,  et,  à  la  rigueur,  les 
Flambeaux,  mais  encore  dans  ce  dernier  cas  avec 
de  fortes  restrictions.  On  me  traita  alors  comme 
une  brebis  égarée  qui  revient  au  bercail  de  la  sa- 
lubrité publique  !  Mais  il  y  avait  sans  doute  mal- 
donne. Les  apparences  seules,  le  milieu  où  j'avais 
situé  les  Flambeaux,  la  pitoyable  et  simple  aven- 
ture de  la  Femme  nue,  avaient  dû  égarer  l'opinion 
de  la  presse,  car  le  malheureux  auteur  récidiviste 
eut  le  chagrin  de  contrister  à  nouveau  la  classe 
la  plus  susceptible  et  la  plus  délicate  de  la  société 
parisienne  !... 

Je  ne  mets  en  cause  que  le  grief  d  immora- 
lisme, car  j'en  donne  ici  la  plus  formelle  assu- 
rance, je  ne  m'insurge  pas  le  moins  du  monde 
contre  les  critiques  qui  furent  adressées  aux  dé- 
fauts ou  aux  défaillances  artistiques  de  mes 
pièces.  Je  ne  vais  pas  si  loin  que  Théophile  Gau- 
tier et  je  m'inchne  devant  la  tâche  un  peu  vaine, 


k 


:vS  LE   PHALENE 

mais  non  sans  intérêt,  de  la  critique  lorsqu'elle 
verse  dans  l'analyse,  et  lorsqu'elle  n'est  pas  l'é- 
manation de  l'esprit  négateur  qui  retarde  la 
marche  du  monde.  La  critique  a  droit  de  vie 
dans  les  lettres.  Toutes  les  formes  de  la  pensée 
sont  belles.  Si  la  censure  en  soi  est  chose  absurde, 
l'analyse  attentive,  le  disséquage  réfléchi  des 
œuvres  est  un  louable  exercice  qui  a  ses  maîtres, 
s'il  n'eut  jamais  ses  génies.  Certes,  la  petite  cri- 
tique imbécile  qui  consiste  à  relever  que  le  troi- 
sième acte  est  meilleur  que  le  deuxième  ou  que 
la  fin  du  premier  paraît  insuffisante,  est  tout  à 
fait  dénuée  de  valeur  ou  d'intérêt  ;  mais  quand  la 
presse  n'est  pas  la  circulation  de  la  mort  (voyez 
même  les  grossières  et  pernicieuses  erreurs  d'un 
Sainte-Beuve),  elle  est,  au  contraire,  la  circulation 
de  la  vie.  Elle  fait  l'effet  d'un  sérum  généreux  qui 
active  l'organisme  et  enrichit  les  échanges  céré- 
braux. Non,  jamais  il  ne  me  viendrait  à  l'idée,  en- 
core une  fois,  de  m'insurger  contre  les  critiques 
adressées  à  des  faiblesses  d'exécution  ou  à  des 
tares  littéraires,  le  reproche  fût-il  inexact  ou  sé- 
vère. Il  est  fort  possible  que  je  ne  sache  pas 
écrire  en  français,  ni  construire  un  caractère  et 
que  mes  ouvrages  soient,  selon  l'expression  dont 
un  critique  notoire  (1)  salua  mes  débuts,  «  un 
crime  de  lèse-littérature  qui  devrait  être  puni 
par  les  tribunaux  ».  En  tout  cas,  c'est  un  droit 
de  l'écrire.  Je  m'élève  seulement  contre  l'inter- 
vention du  point  de  vue  moral,  qui  constitue  une 
étemelle  déloyauté. 

Toutefois  cette  déloyauté  n'est  pas  seulement 
le  fait  de  l'envie  embusquée.  Songez  au  nombre 
d'ennemis  naturels   que  l'on   compte   dans   une 

(1)  M.  Adolphe  Brisson. 


PRÉFACR  '^ 

salle  de  théâtre  !  Ceux  qui  se  sentent  atteints 
confusément  dans  leurs  habitudes  littéraires,  dans 
leurs  convictions  politiques  (cela  domine  terrible- 
ment toutes  les  autres  questions)  ou  artistiques, 
voire  même  dans  leurs  habitudes  confessionnelles. 
Beaucoup  de  ces  gens  ont  une  clientèle  à  satis- 
faire '  Il  faut  compter  aussi  les  naïfs  qm  ne  peu- 
vent pas  dépasser  leurs  doses  coutumières,  ceux 
qui  n'ont  jamais  réfléchi  sur  eux-mêmes  et  se 
trouvent  en  face  tout  à  coup  d'un  spectacle  ou  la 
vie  est  exposée,  selon  une  excellente  expression, 
«  en  profondeur  »,  les  demi-intellectuels  qui  s  en 
tiennent  à  la  lettre,  les  snobs  qui  sont  des  mi- 
crobes prolifères  et  contagieux  ;  il  y  a  des  néga- 
teurs systématiques  ;  les  admirateurs  éternels  du 
poncif  en  art  ;  d'autres  qui,  sur  des  œuvres  assez 
diverses  comme  les  miennes,  ne  savent  pas  bien 
sur  quoi  étayer  leurs  convictions  ou  leurs  repul- 
sions ;  ceux   qui  croient   sincèrement   que  parce 
qu'on'  traite  des  sujets  vivants  ou  bourgeois,  on 
déchoit  de  la  poésie  ;  ceux  pour  qui  le  gros  succès 
de  public,  la  centième  représentation,  est  un  cri- 
térium infaillible  d'infériorité.  11  y  a  les  partisan» 
du  réalisme  intégral  qui  haïssent  l'approche  de 
tout  lyrisme  et  aussi  les  arrière-gardes  des  an- 
ciennes écoles  d'avant-garde...  Que  sais-je  !...  Les 
rédacteurs  qui  sont  obligés  d'obéir  à  leurs  direc- 
teurs et  aux  amis  de  la  maison  1  Tous  s  accordent 
sur  un  point  :  trouver  en  face  d'eux  le  signe  de 
l'immoraHté.  C'est  là,  pour  l'opposition,  un  ter- 
rain d'entente  toujours  très  facile  parce  qu  il  est 
vague  et  que  l'accusation  portée  a  la  force  d  un 
argument  d'intimidation. 

Mais  on  trouve  encore  à  cette  résistance  une 
raison  supérieure  :  elle  est  d'ordre  général,  éternel, 
celle-là,  et  dépasse  toutes  les  autres.  C'est  qu  une 


4o  LE   PHALÈNE 

pièce,  lorsqu'elle  apporte  une  conception  un  peu 
neuve  doit  choquer  non  pas  les  êtres  incultes  ou  à 
culture  assez  inférieure  pour  qu'ils  ignorent  le 
parti  pris,  mais  ceux  au  contraire  qui  sont  enri- 
chis de  formules,  de  traditions,  de  conventions 
antérieures  et  de  beautés  classifiées.  La  brièveté 
du  spectacle,  le  tumulte  des  couloirs,  le  goût  na- 
turel de  nier  ou  de  rabaisser  l'efîort,  la  joie  d'avi- 
lir, de  dénigrer,  de  défendre  des  intérêts  opposés  et 
des  firmes  commerciales,  l'impossibilité  aussi  où 
se  trouve  l'auteur  de  développer  en  scène  l'idée 
profonde  de  son  œuvre,  chargé  qu'il  est  de  re- 
présenter de  la  vie  directe,  l'habitude  que  l'on  a 
de  considérer  la  valeur  de  la  pièce  intrinsèquement, 
sans  la  rattacher  à  des  conceptions  générales  de 
l'auteur,  cette  légèreté  dans  l'information  qui  est 
une  des  plaies  du  journalisme  et  de  l'opinion,  tout 
cela  fait  le  reste  et  forme  un  poids  mort  qui  re- 
tarde effroyablement  la  vérité,  —  malgré  l'in- 
telligence ou  la  capacité  de  l'élite  !  Je  parle  de 
cette  véritable  élite  dont  le  silence  ou  la  répro- 
bation «  font  le  tourment  des  mauvais  écrivains  », 
et  qu'un  auteur  du  xviiie  siècle  appelait  :  les 
quarante  justes  de  la  capitale. 

Mais,  que  vous  donniez  une  heure,  un  jour 
ou  une  semaine  de  réflexion,  ou  même  cinq  ans 
(cinq  ans  vaut  mieux  cependant),  à  qui  doit  nous 
juger,  il  n'en  subsistera  pas  moins  ceci  :  toute 
œuvre  qui  apporte  une  nouveauté  de  conception 
doit  nécessairement  choquer  ses  contemporains 
en  vertu  de  ce  principe  que  toute  beauté  nouvelle 
dérange  en  nous  ce  qu'il  y  a  de  précédent,  d'ac- 
quis. 

C'est  toiijoiirs  le  point  déterminant  de  la  con- 
ception gui  suscite  Vobjection  première.  Et,  par  un 
fatal  mais  un  peu  mélancolique  retour,   c'est  lui 


PRÉFACE  4i 

qui  sera  plus  tard  la  sa ui^e garde  et  V intérêt  de 
fœuvre.  Reportez-vous  aux  novateurs  d'autre- 
fois ou  de  naguère  et  vous  constaterez  vous- 
même  cette  loi  d'équilibre. 

Une  impression  neuve  froisse  en  nous  les  tra- 
ditions. On  traite  de  lacune  le  fruit  des  vérités 
retrouvées  ou  renouvelées.  Manet  rejoignait  les 
classiques  ;  ses  contemporains  le  prenaient  pour 
un  anarchiste  ou  un  malade. 

Jadis,  j'ai  moi-même  souri  du  Balzac  de  Rodin 
par  première  impulsion.  La  volonté  d'art  du  Bal- 
zac est  pourtant  belle,  saine,  logique.  J'étais 
absurde  comme  tout  le  monde  !  11  faut,  même  à 
un  esprit  averti,  le  crible  du  temps  pour  qu'il 
puisse  concevoir  la  sincérité  ou  l'étendue  d'un 
point  de  vue  nouveau,  d'une  formule  qui  rompt 
avec  les  canons  établis. 

On  devrait  savoir  surmonter  la  première  im- 
pression que  vous  procure  le  contact  d'une  œuvre 
un  peu  nouvelle,  car  cette  première  impression, 
désagréable  en  ce  qu'elle  blesse,  comme  je  l'ai 
dit,  les  conceptions  acquises,  ne  peut  être  évitée. 
Des  gens  qui,  en  musique,  avaient  la  conception 
de  la  mélodie  selon  le  mode  de  Gounod,  devaient 
être  nécessairement  choqués  par  la  conception  de 
la  mélodie  wagnérienne  ;  ainsi  de  suite.  Chaque 
œuvre  apporte  une  atmosphère  à  elle,  partij^u- 
lière,  qui  l'enveloppe,  l'étreint  et  procure  toujours 
au  premier  auditeur  une  vague  sensation  d'incohé- 
rence. Il  faut  la  dépasser.  Malheur  à  ceux  qui 
s'arrêtent  à  l'objection  !  Ils  seront  éternellement 
Bouvard  et  Pécuchet  et,  avouons-le,  c'est,  la  plu- 
part du  temps,  le  cas  de  la  critique.  L'objection 
est  dans  tout,  même  dans  les  chefs-d'œuvre. 
Wagner  faisait  du  bruit,  c'était  vrai!...  Debussy 
aujourd'hui  est  compliqué...  Eugène  Carrière  peint 


4a  LE   PHALÈNE 

dans  la  fumée  :  c'est  vrai  !...  Besnard  éclaire  ses 
personnages  avec  des  lanternes  :  c'est  vrai  !... 
Puvis  est  un  déformateur  :  c'est  vrai  !...  Et 
qu'est-ce  que  cela  peut  faire,  grands  dieux  I...  Le 
jugement  initial  des  contemporains  s'arrête  à 
-ces  impressions.  Les  auditeurs  ou  les  spectateurs 
ne  savent  pas  s'accuser  eux-mêmes  d'infériorité, 
ni  surmonter  l'irritation  que  leur  procure  ce  pre- 
mier contact  indécis,  franchir  les  frontières  au- 
delà  desquelles,  avec  un  peu  d'effort  et  de  bonne 
volonté,  ils  trouveraient,  tout  de  suite,  ces  satisfac- 
tions intellectuelles  et  ces  plénitudes  d'esprit  qu'ils 
finissent  par  trouver  quelques  années  plus  tard, 
lorsque  d'autres  novateurs  sont  arrivés  à  leur 
tour  et  ont  porté,  plus  loin  encore,  leurs  jalons 
dans  un  champ  où  l'expérience  est  illimitée  et  où 
l'évolution  s'accroît  de  façon  incessante. 

Mes  pièces,  sans  être,  je  l'avoue,  des  phares  de 
cette  importance,  et  avec  toutes  leurs  faiblesses; 
mais  parce  qu'elles  apportaient  successivement 
quelques  nouveautés  de  point  de  vue,  parce  que, 
la  douleur  ou  la  joie,  les  mouvements  de  l'âme, 
l'amour-passion,  s'y  exprimaient  selon  des  modes 
inaccoutumés  à  la  scène,  et,  peut-être  surtout,  parce 
que  ma  franchise  jetait  un  jour  plus  concentré 
sur  certains  aspects  intérieurs,  mes  pièces  subi- 
rerit  ce  sort  commun.  J'ai  toujours  eu  horreur  de 
me  répéter,  et  j'ai  par  cela  même  déçu  souvent 
des  sympathies  à  l'heure  juste  où  elles  venaient 
de  s'habituer  à  mes  précédentes  tentatives.  Il 
m'eût  été  facile  de  faire  le  contraire.  Le  vrai  suc- 
cès, hélas  !  n'est  généralement  obtenu  par  l'ar- 
tiste qu'au  moment  môme  où  il  rabâche  et  ne 
vit  plus  que  sur  ses  procédés.  Progresser,  chercher 
autre  cho-se,  c'est  l'art  certain  de  décevoir. 

Mettons  que  mes  pièces  aient  été,  quand  elles 


PRÉFACE  43 

ont  paru,  quelque  peu  en  avance  sur  le  mouvement 
théâtral  (ce  qui  ne  veut  pas  dire  qu'elles  aient 
été  meilleures  ni  plus  parfaites  pour  cela),  et 
voilà  peut-être  ce  qui  explique  le  mieux  les  dif- 
férences d'accueil  qui  leur  ont  été  réservées  à  leur 
création  et  à  leur  reprise.  Je  n'exagère  pas  d'ail- 
leurs l'importance  de  cette  avance  et  n'en  tire 
d'autre  vanité  que  celle  d'avoir  un  peu  poussé  à 
la  roue,  avec  ardeur.  Car,  qu'est-ce  que  cinq  ou 
six  ans  d'avance,  lorsqu'il  s'agit  d'un  art  comme 
l'art  dramatique,  lequel,  grâce  aux  mensonges  et 
aux  artifices  florissants,  retarde  toujours,  comme 
il  a  été  dit,  de  cinquante  bonnes  années  sur  les 
autres  formes  de  la  littérature  !...  Paradoxe  tout 
de  même  un  peu  exagéré  que  ce  retard,  si  l'on 
veut  bien  se  reporter  aux  chefs-d'œuvre  de  la 
comédie  dramatique  qui  n'ont  jamais  été  plus 
abondants  que  dans  les  trente  dernières  années  : 
Amoureuse,  le  Passé,  la  Course  du  Flambeau, 
Amants,  V Invitée,  etc.,  tout  ce  répertoire  si 
riche  et  si  varié  où,  dans  les  sphères  les  plus  di- 
verses ou  les  plus  opposées  de  la  pensée,  voisinent 
journellement  et  de  façon  si  vivante,  des  oeuvres 
comme  le  Repas  du  Lion  et  le  Tribun,  la  Foi  et 
le  Duel,  de  beaux  rêves  de  visionnaires  comme 
Intérieur,  ou  Pelléas,  des  farces  tragiques,  comme 
les  Affaires  sont  les  affaires,  et  tant  d'autres  té- 
moignages   de    l'activité    productive    de    notre 

époque  1 

* 

*      * 

En  tête  de  la  Marche  Nuptiale,  j'écrivais  jadis 
ceci  : 

«  C'est  toujours  par  ce  qu'elle  contient  de 
vérité  qu'une  œuvre  nouvelle  choque  ses  contem- 
porains.   C'est   toujours    et    seulement    pour   ce 


44  LE    PHALÈNE 

qu'elle  aura  contenu  de  vérité  que  cette  œuvre 
est  appelée  à  subsister  dans  l'avenir.  » 

Précisément,  à  l'heure  où  j'écris  ces  lignes,  la 
Marche  Nuptiale,  à  son  tour,  reçoit  à  la  Comédie- 
Française,  de  la  part  du  public  et  des  critiques 
mêmes  qui,  jadis,  l'ont  pourfendue,  un  accueil 
presque  sans  restriction  ;  bref,  une  consécration 
telle  qu'il  m'est  permis  de  me  reporter  au  jour 
de  sa  création  où  la  pièce  fut  tellement  discutée, 
et  si  médiocrement  goûtée.  Alors  comme  aujour- 
d'hui, moins  âpres  mais  tout  aussi  flagrantes, 
c'étaient  les  éternelles  rengaines  :  «  détraquement 
névrose,  malsain,  etc..  »  Et  il  n'y  a  que  huit  ans 
de  cela  !  Le  temps  marche  vite  et  l'évolution  se 
fait  rapide.  Ce  qui  était  impur  hier  est  pur  au- 
jourd'hui... Ainsi  va  le  monde,  et  c'est  très  beau, 
très  réconfortant  et  très  sain  ! 

Mes  prophéties  ne  sont  donc  pas  téméraires,  et 
pas  une  preuve,  en  tout  cas,  ne  m'a  été  donnée 
que  je  me  fusse  trompé.  Il  faut  par  conséquent 
excuser  ma  présomption.  La  Cour  d'appel  fait 
autorité.  Il  reste  bien  une  autre  et  suprême  juri- 
diction, mais  celle-là,  il  est  trop  hasardeux  d'y 
prétendre  :  elle  ne  dépend  que  de  la  postérité. 
Contentons-nous  de  la  leçon  du  présent. 

Pour  moi,  je  continuerai,  dans  ma  bonne  foi 
et  dans  une  solitude  résolue,  de  donner  les  ou- 
vrages dont  j'ai  le  dessein  ou  l'ambition...  Je 
crois  qu'il  n'est  pas  de  plus  grand  honneur  que 
celui  de  recevoir  l'éloge  de  ses  pairs,  lorsqu'il  se 
présente  ;  qu'il  faut  être  fier  de  recueillir  l'assen- 
timent de  ceux  que  l'on  admire,  l'assentiment 
aussi  de  la  grande  foule  ;  mais  si,  par  hasard,  ils 
vous  font  défaut,  l'un  ou  l'autre,  ou  tous  deux,  il 
convient  de  ne  s'en  inquiéter  guère  et  de  conti- 
nuer son  chemin,  insensible  au  concert  d'impréca- 


PREFACE  45 

lions,  plus  ou  moins  sincères,  que,  pour  ma  part, 
j'entends  à  mes  oreilles  depuis  quinze  ans,  et 
derrière  les  voix  plus  autorisées  que  nous  aimons 
et  que  nous  vénérons. 

Si  je  me  trompe,  je  le  ferai  en  toute  honnêteté, 
et  aussi  en  toute  indépendance  (il  n'y  a  d'inté- 
ressant que  de  produire  sans  s'occuper  du  résul- 
tat), persuadé,  par  ma  propre  sincérité,  qu'en 
matière  dramatique  j'ai  apporté  des  œuvres 
bonnes  ou  mauvaises  —  c'est  un  autre  point  de 
vue  —  mais  à  coup  sûr  les  plus  idéalistes,  les  plus 
droites  et  peut-être  aussi  les  plus  morales,  de  ces 
dernières  années.  Je  le  dis  comme  je  le  pense... 
Au  bout  du  compte,  c'est  l'ensemble  de  ces 
pièces  et  de  ces  personnages  qui  sera  peut-être 
intéressant. 

J'ai  devant  moi  des  sujets  tout  tracés,  de  quoi 
alimenter  de  longues  années  encore  de  ma  vie. 
Chaque  pièce  viendra  à  son  heure  ;  il  f&ut  écrire 
ce  que  l'on  a  l'envie  impérieuse  ou  distraite  d'é- 
crire. 

Je  serai  peut-être  impuissant  à  réaliser  mon  es- 
poir dignement,  mais  je  peindrai  jusqu'à  l'amour 
dans  le  peuple  et  même  chez  des  cœurs  bourgeois. 
Je  dirai  l'amour  dans  tous  les  cœurs.  Et  j'estime 
que  je  fais  œuvre  saine  et  robuste  si  cette  œuvre 
éiaane  au  fond  d'un  esprit  d'idéalisme  passionné. 
Je  vais  même  paraître  plus  présomptueux  en- 
core !  Je  suis  sûr  que  tout  ce  que  j'ai  écrit  doit 
térnoigner  de  cette  recherche  de  beauté  à  travers 
le  jardin  des  âmes,  et  que  tout  y  clame  la  pitié,  la 
forme  la  plus  haute  de  la  justice.  J'ai  pitié  de 
tout  ce  qui  souffre,  de  toutes  les  forces  écrasées, 
je  hais  les  hypocrites,  les  opportunistes,  les  op- 
presseurs. J'aime  la  France  de  la  liberté  et  de  la 
pensée  généreuse.  Je  crois  au  peuple  ;  à  l'affran- 


46  LE  PHALÈNE 

chissement  de  la  femme,  et  de  tous  les  esclaves. 
J'ai  foi  dans  le  progrès  humain.  Je  déteste  les 
idées  conventionnelles.  J'aime  passionnément  la 
nature,  et  je  mourrai  avec  la  conviction  que  l'hu- 
manité marche  vers  des  codes  merveilleux  de 
justice,  et  de  fraternité,  en  dépit  de  toutes  les 
horreurs.  J'accepte  de  nos  pères  cet  héritage  d'i- 
déahsme. 

J'ai  écrit  en  épigraphe,  quelque  part:  «  Ariel 
est  dans  Galiban  ».  Cette  phrase  résume  à  peu 
près  toute  ma  conviction.  Elle  veut  dire  que  la 
matière  et  l'esprit  sont  indissolubles,  se  combinent 
l'une  l'autre  et  que  les  forces  admirables  mais 
terribles  de  la  vie  sont  éternellement  perfectibles  : 
Ariel  est  partout  prêt  à  jaillir,  comme  l'eau  du 
rocher.  Cette  phrase  veut  dire  que  toutes  les  lois 
de  nature  sont  belles  et  respectables,  à  commen- 
cer par  l'amour,  splendeur  de  la  vie,  et  que  le 
péché  et  l'ordure  ne  sont  pas  à  sa  base.  Elle  veut 
dire,  cette  phrase,  que  le  rythme  de  la  vie,  avec 
ses  instincts  et  ses  lois  imposées,  est  la  chose  admi- 
rable contre  laquelle  il  ne  faut  pas  s'insurger  en 
la  salissant,  mais  qu'on  doit  admettre  en  la  véné- 
rant. Les  hommes,  les  sociétés  et  les  religions  ont 
eu  le  tort  antique  de  nier  ou  de  déformer  labeauté 
de  ces  forces  génératrices.  Mais,  par  contre,  ces 
forces  ne  sont  que  des  bases  ;  Caliban  n'est  que 
de  la  matière.  Et  cette  phrase  veut  dire  aussi, 
par  conséquent,  que  l'honneur  de  l'humanité  doit 
être  de  s'attacher  à  spiritualiser  l'instinct  et  l'in- 
tuition, à  agrandir  les  limites  de  la  conscience. 
J'ai  été  heureux  de  voir  préciser  magnifiquement, 
en  ces  dernières  années,  par  Bergson,  des  idées 
sur  rintuition  qui,  chez  moi  élémentaires,  faisaient 
l'objet  de  mes  préoccupations.  Dans  leur  humble 
et  mince   sphère,   mes  pièces  ne   signifient  pas 


PRÉFACE  4: 

autre  chose  que  cela  :  quelques  luttes  de  l'âme 
humaine  en  face  des  lois  secrètes,  indestructibles, 
belles  ou  fatales  de  la  vie  et  de  l'évolution.  C'est 
une  très  simple  philosophie,  voyez -vous,  qui  m'ins- 
pire, une  philosophie  de  «  constatation  »,  si  j'ose 
m'exprimer  ainsi.  Plus  de  thèses,  plus  de  théories, 
plus  de  systèmes,  plus  de  satires  !  L'auteur  dra- 
matique ne  doit  pas  être  autre  chose  qu'un  enre- 
gistreur impartial  et  un  observateur  résolu.  Sans 
cela  nous  ne  peignons  plus  et  ne  dramatisons  plus 
la  vie,  mais  des  entités  ou  des  chimères  arides.  Le 
réel  doit  sans  cesse  baigner,  envelopper  les  con- 
tours de  nos  conceptions  et  elles  doivent  cepen- 
dant plonger  leurs  racines  dans  le  sol  invisible 
qui  est  le  creuset  mystérieux  de  la  nature.  Gœthe 
a  imaginé  les  Mères,  les  matrices  cachées  du 
monde,  procréatrices  lointaines,  toujours  tan- 
gibles, du  moindre  de  nos  gestes,  génératrices  de 
ces  forces  indisciplinées  que  l'on  nomme  :  l'ins- 
tinct et  l'intuition.  Eh  bien,  il  faut  que  malgré  le 
sens  humain  sans  lequel  il  n'est  pas  d'art  drama- 
tique, malgré  les  apparences  les  plus  subtiles  du 
réel,  il  y  ait,  dans  la  coulisse  comme  dans  le  tuf 
profond  que  nous  foulons,  ces  personnages  véné- 
rables, ces  déesses  inamovibles  qu'un  poète 
nomma  si  exactement  :  les  Mères. 

«      * 

Mais  l'entreprise  serait  trop  grande  !...  Je 
laisse  à  d'autres  l'espoir  de  la  réaliser  1...  Je  con- 
nais mes  forces  et  je  n'ai  ni  fausse  humilité  ni  sot 
orgueil.  Je  veux  dire  simplement  que  les  inten- 
tions sont  bonnes,  l'exécution  plus  douteuse,  et 
qu'au  surplus  il  ne  faut  travailler  que  lorsqu'on  a 
quelque  chose  à  dire.  Mes  écrits  sont  dépourvus 


48  LE   PHALÈNE 

de  concession  ou  d'inquiétudes  de  carrière  ;  leur 
simple  franchise  passe  même  pour  de  la  suffi- 
sance ou  de  la  morgue  —  à  tort  d'ailleurs  !...  Au 
point  où  j'en  suis,  je  n'ai  qu'à  continuer  d'écrire 
ce  que  je  désire  écrire,  sans  m'occuper  du  résul- 
tat, tout  botinement,  et  les  pieds  au  feu... 

Dans  la  solitude  seulement,  on  peut  récréer  un 
peu  la  vie  et  se  la  rappeler...  Il  n'est  rien  de  tel 
que  de  rêver  et,  dane  le  secret  de  soi-même,  d'em- 
brasser des  images,  ou  de  réveiller  des  souvenirs... 
pour  s'en  aller,  un  soir,  comme  le  petit  Poucet^ 
qui,  le  long  de  la  route,  aura  semé  des  cailloux 
blancs,  noirs  ou  roses,  devant  que  le  temps  les 
chasse  dans  le  fossé... 

Mais  je  m'aperçois,  jeune  homme,  que  je  t'ou- 
bliais !...  La  violence  et  la  prolixité  des  attaques 
m'ont  entraîné  à  enfreindre  la  pudeur  naturelle 
de  l'écrivain.  Tant  pis  !  Au  moment  où  tu  lis 
ces  lignes,  tout  cela  est  un  débat  si  lointain,  si 
oublié,  n'est-ce  pas  !  A  l'heure  actuelle,  tu  sais 
que  rien,  dans  aucune  branche  de  l'esprit,  n'a  pu 
arrêter  le  progrès  et  la  marche  de  révolution  qui 
entraîne  la  France  vers  des  buts  de  clarté,  de  jus- 
tice... Et  c'est  l'essentiel  !  Le  monde  s'est  sans 
doute  encore  éclairci,  illuminé  pour  toi,  avant 
que  tu  tendes  le  flambeau  à  d'autres  coureurs... 
]*ardonne-moi  de  t'avoir  aussi  longuement  im- 
portuné de  moi-même.  Mais  si,  par  hasard,  la 
morale  de  ton  temps  n'est  pas  meilleure  que  celle 
du  nôtre,  si,  par  impossible,  tu  as  soulïert  des 
mêmes  suuiTrances,  triomphé  peut-être  des  mêmes 
erreurs,  tire  de  ces  lignes  un  léger  mais  salutaire 
enseignement  I  Va,  console-toi  allègrement  ;  tra- 


PRÉFACE  49 

vaille  avec  douceur  dans  la  solitude,  sans  t'occu- 
per  d'autre  souci  que  celui,  par  surcroît,  d'aimer, 
de  t'enthousiasmer  et  de  vivre...  Permets  que  je 
te  quitte,  en  te  rappelant  —  pour  le  cas  où  tu 
douterais  de  toi-même  et  où  les  voix  fallacieuses 
auraient  troublé  ta  volonté  —  deux  belles  pa- 
roles ;  l'une  de  Renan  qui  termine  les  Souvenirs 
de  Jeunesse  :  «  Le  public  a  l'esprit  plus  large  que 
n'importe  qui.  «  Tous  »  renferme  beaucoup  de 
sots  :  c'est  vrai  ;  mais  tous  renferme  les  quelques 
milliers  d'hommes  ou  de  femmes  d'esprit  pour 
qui  seuls  le  monde  existe.  Ecrivez  en  vue  de  ceux- 
là.  » 

L'autre  de  Banville  est  plus  belle  encore  :  «  On 
périt  de  ne  pas  oser.  » 

Oui,  on  ne  meurt  que  de  cela...  Mais  on  meurt 
bien. 

Décembre  1913. 


Cette  préface  et  la  note  qui  la  précède  ont  été  antérieure- 
ment publiées  par  Henry  Bataille  dans  le  volume  intitulé 
Ecrits  sur  le  théâtre  (Grès,  éditeur). 


PERSONNAGES 


Mmes 

ThTRA YVONME  DR  BrAY  . 

Mme  DE  Marlibw Amis  Tbssandih. 

ËLéONORB  DE  HONQRIB. MORBNO  . 

DncHBSSB  d'Osqdb Dbruoz. 

C0MTB88B  Noémib-Stéphanib Ellbn-Awdr^b . 

AttEORA Marthe  Lbwcldd . 

Grbbh Mbssbry. 

Miss  Salomé Glady. 

Mlle  Foreau Jarb  Gàyzac. 

MM. 

Lb  prince  Philippe  de  Thybstb.    .    ...  Padl  Capbllari. 

LiONiàRES Pierre  Maqribr. 

LbPAQB PlBRRE   JoFFRB. 

CORNBAU , PrADIBR. 

OSTERWOOD ...     AUR .    SyDNBY. 

Lb  Journaliste Ghartrbttbs. 

Artacubpp Mbndaillb  . 

Pinatblli D'Amdrosio. 

Dombstiqdi Dardirr. 

yoro hopfhann. 

Le  Gharrbtibr Serapini. 

Lb  Patrb Marini  . 


PREMIÈRE    PARTIE 


ACTE    PREMIER 

Un  atelier  de  goût  très  moderne  arrangé  par  un  déco- 
rateur très  avancé,  auquel  on  a  confié  la  décoration  en- 
tière de  cet  hôtel  particulier.  Une  partie  dénudée,  sobre, 
réservée  au  travail.  Dallage  de  marbre.  Dans  cette  par- 
tie, les  selles,  des  ébauches  de  sculpture,  un  seau  d'eau  ; 
dans  l'autre  partie,  des  divans,  des  meubles  d'ébène,  des 
fresques  de  mosaïque,  des  vasques  de  marbre,  coupole 
dorée,  —  beaucoup  d'or  et  de  laque  japonaise  noire,  un 
aquarium  rempli  de  coraux,  des  biches  pompéiennes  en 
bronze  posées  sur  les  dalles,  une  réduction  de  la  Victoire 
de  Samothrace  sur  une  colonne  de  porphyre.  La  verrière 
de  l'atelier,  dans  la  partie  du  travail,  découvre  une  cour 
plantée  de  tilleuls.  En  face,  on  aperçoit  un  autre  bâti- 
ment composé  d'ateliers.  Un  grand  lévrier  noir,  à  col- 
lier blanc,  avec,  aux  pattes,  des  bracelets  d'argent,  dort 
sur  un  coussin.  Un  escalier  de  bois  doré,  à  droite,  con- 
duit intérieurement  aux  appartements  de  Thyra  de  Mar- 
liew.  Dans  le  fond,  la  porte,  or  et  blanc,  qui  conduit  aux 
salons  et  aux  galeries  d'entrée.  A  gauche,  la  petite  porte 
de  l'escalier  particulier  de  l'atelier.  Cette  petite  porte 
donne  sur  une  antichambre. 


SCÈNE    PREMIÈRE 

MADAME  DE  MARLIEW,  GREEiN,  puis 
YORO. 

Madame  de  Marliew  entre  ;  une  femme  de  chambre 
arrose  avec  une  lance  une  sculpture  entourée  de 
linges.  Elle  puise  Veau  dans  un  grand  seau  et  ar- 
rose méthodiquement.  Madame  de  Marliew  en  toi- 
lette de  réception.  Bijoux  exubérants. 

M.VDAME    DE    MAllLIEW 

Qu'est-ce  que  vous  faites  là  ? 


5a  LE   PHALÈNE 

GREEN 

Mais,  Madame,  j'arrose  la  sculpture  de  Made- 
moiselle. Elle  n'a  pas  été  mouillée  depuis  hier  et 
comme  il  est  deux  heures... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Enfin  tout  cela  est  inexplicable  !  Mademoi- 
selle ne  vous  avait  pas  donné  d'ordres  ? 

GREEN 

Mais  non,  Madame  !  C'est  moi  qui  ai  eu  l'idée 
de  mouiller  les  linges,  comme  cela  m'est  arrivé 
bien  des  fois.  Mademoiselle  m'a  recommandé 
«  chaque  fois  qu'elle  tarderait  à  rentrer  de  jeter 
un  peu  d'eau  ». 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  commence  à  être  très  inquiète,  savez -vous  I 

GREEN 

Oh  I  Madame  aurait  tort  de  s'énerver. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Deux  heures  1  II  lui  est  sûrement  arrivé  quel- 
que chose.  Elle  avait  séance,  n'est-ce  pas  ? 

GREEN 

Mais  oui.  Madame,  le  modèle  est  là.  Il  y  a  déjà 
plus  d'un  quart  d'heure  qu'il  attend  à  côté,  dans 
le  cagibi. 

Elle  désigne  une  petite  porte. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Vous  voyez...   C'est   effrayant  I    {Elle  entr^ouvre 

à  gauche  la  petite  porte.  Elle  parle  au  modèle.)  Bonjour, 

Pinatelli  1  Mademoiselle  ne  vous  avait  rien  dit  de 


ACTE    PREMIER  63 

particulier  pour  aujourd'hui?  Elle  vous  avait  com- 
mandé de  venir  à  l'heure  ? 

LA   VOIX    DU    MODÈLE 

Gomme  d'habitude,  Madame,  à  une  heure  et 
quart. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Bien,  attendez. 

Elle  referme  la  porte. 

GREEN 

Mais  il  est  déjà  arrivé  à  Mademoiselle  de  ne 
pas  déjeuner  sans  avoir  averti. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  mais  jamais  dans  des  conditions  pareilles. 
Tout  ce  que  vous  m'avez  appris  est  bouleversant. 
Jusqu'à  midi,  je  n'étais  pas  trop  inquiète,  mais 
maintenant...  D'autant  plus  que  c'est  mon  jour... 
elle  sait  que  je  pourrais  m'énerver...  que  peut- 
être  la  comtesse  Stéphanie  viendra.  Voyons,  je 
vous  en  prie,  Green,  ne  me  cachez  rien  et  dites- 
moi  comment  les  choses  se  sont  passées  ce  matin. 

GREEN 

Je  ne  cache  absolument  rien  à  Madame.  Cela 
s'est  passé  exactement  comme  je  l'ai  raconté  : 
Mademoiselle  avait  l'air  naturel  ;  elle  m'a  demandé 
un  vieux  costume,  à  moi  ;  j'ai  cru  qu'elle  vou- 
lait le  mettre  à  un  modèle.  Je  le  Itii  ai  donné  sans 
explications.  Elle  l'a  emporté  dans  sa  chambre, 
et  puis  j'ai  été  stupéfaite  de  voir  sortir  Made- 
moiselle affublée  de  mon  costume.  Elle  avait  mis 
un  chapeau  très  commun...  qui  ne  devait  pas  être 
à  elle.. .des  gants  de  filoselle  et  je  crois  même  bien 
me  rappeler,  tenez,  Madame,  qu'elle  portait  sur 
le  bras  un  châle  tricoté...  noir. 


64  LE  PHALÈNE 

MADAME    DE    MARLIEW 

Un  châle  1 

GREEN 

J'ai  Bouri  quand  je  l'ai  vue  attifée  ainsi.  Elle 
m'a  seulement  dit  :  «  N'est-ce  pas,  je  suis  bien  ?  » 
et  puis  elle  a  disparu. 

MADAME    DE    MARLIEW 

C'est  un  peu  fort  !  Où  a-t-elle  pu  se  rendre  ? 
Rien  dans  ses  habitudes  ne  correspond  à  ce  genre 
de  fantaisie.  Si  capricieuse  qu'elle  soit...  Ah  !  par 
exemple  !  quand  elle  rentrera,  je  la  gronderai 
vertement  ! 

GREEN 

Mais  Madame  sait  bien  qu'une  fois,  avec  Mon- 
sieur Bogidar,  elle  s'était  habillée  d'un  manteau 
de  pauvresse.  Ils  étaient  allés  visiter  tous  les 
deux  les  quartiers  pauvres.  C'était  pour  faire  des 
croquis.  Est-ce  que  Madame  s'en  souvient  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  oui,  je  me  souviens  !  Il  lui  est  arrivé,  à 
Nice,  d'aller  observer  sur  nature  des  gestes,  des 
attitudes,  mais,  dans  ce  cas,  elle  m'avait  toujours 
avertie.  Ce  qu'il  y  a  de  stupéfiant,  encore  une  fois, 
c'est  qu'elle  n'ait  mis  personne  au  courant,  sur- 
tout de  son  retard.  Mon  Dieu  !  pourvu  qu'il  ne 
lui  soit  rien  arrivé  ! 

GREEN 

Oh  I  Madame,  c'est  impossible  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  viens  de  monter  dans  sa  chambre  et  cela  ne 
m'a  pas  rassurée.  11  y  a  les  traces  d'une  nuit  agi- 
tée. Mademoiselle  a  dû  boire  du  thé  toute  la  nuit. 


ACTE    PREMIER  55. 

GREEN 

Oui,  mais  le  lit  était  défait. 

MADAME    DE    MARLIEW 

A  terre  il  y  a  des  livres  avec  des  coupe-papier* 
Elle  a  dû  lire,  selon  son  habitude,  près  du  poêle 
électrique.  Enfin,  nous  allons  voir  l'explication 
tout  à  l'heure  1  Le  prince  doit  venir  vers  quatre 
heures,  il  est  hors  de  doute  qu'elle  sera  rentrée 
pour  la  visite  de  son  fiancé  1 

Un   domestique   nègre  entre. 

LE    NÈGRE    YORO 

Madame,  est-ce  du  Champagne  rosé  qu'il  faut 
verser  sur  les  grappes-fruits  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Bien  entendu.  Vous  l'avez  mis  dans  la  glace  ? 

YORO 

Oui,  Madame. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Et  a-t-on  téléphoné  chez  Rumpelmayer  ? 

YORO 

Oui,  Madame. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Tout  est  apporté  ?  Le  chocolat  au  coco  ? 

YORO 

Ah  !  on  a  oublié.  Madame  ! 

MADAME   DE    MARLIEW 

Comment,  on  n'a  pas  encore  commandé  chez. 
Fullers,  et  il  est  deux  heures  I  Vous  n'en  faites; 
jamais    d'autres  1   (Le  domestique  sort.  A   Green.)  Te— 


56  LE   PHALÈNE 

nez,  frottez-moi  un  peu  les  ongles,  j'ai  les  mains 

dégoûtantes.  (Un  domestique  entre  avec  un  bouquet.) 
Ah  !  voilà  le  bouquet  habituel.  (Elle  détache  la  carte.) 

Naturellement,  prince  Golonna  de  Thyeste.  (L9 
domestique  sort.  A  Green.)  Mettez  le  bouquet  dans 
le  grand  vase...  ou  plutôt  non,  elle  l'arrangera 
elle-même.  Tenez,  dans  le  seau  d'eau.  Mon  Dieu  ! 
Mon  Dieu  !  mais  j'oubliais  Thyra,  moi  !...  Je  ne 
sais  pas  l'heure. 

Elle  cherche  de  Vœil  machinalement  une  pendule. 

GREEN 

Madame  se  souvient  que  Mademoiselle  a  pros- 
crit les  pendules  dans  l'atelier  ;  il  n'y  a  qu'un  sa- 
blier... je  n'ai  jamais  pu  voir  l'heure  à  un  sablier. 

MADAME   DE   MARLIEW,    prenant  le  sablier  noir. 

Moi  non  plus  1  J'ai  envie  de  téléphoner  à  Made- 
moiselle Popesco.  Peut-être  Monsieur  Lepage  a-t-il 
quelques  nouvelles  ?  Regardez  s'il  est  dans  son 
atelier. 

GREEN,  s'approche  de  la  porte  vitrée  de  V atelier^ 
se  hausse. 

On  ne  voit  pas  bien  d'ici,  mais  je  pense  bien 
que  Monsieur  Lepage  doit  avoir  sa  séance  habi- 
tuelle. Si  Madame  veut,  je  vais  descendre... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Attendez  encore. 

YORO,  rentre. 
Madame,  il  y  a  quelqu'un. 

MADAME   DE   MARLIEW,  s''exclamant. 

Déjà  1  Je  ne  reçois  qu'à  quatre  heures  1  Faites 
descendre  tout  de  même  au  salon. 


ACTE  PREMIER  5? 

YORO 

Non,  Madame,  ce  n'est  pas  une  visite  pour  Ma- 
dame... c'est  une  visite  pour  Mademoiselle.  Un 
journaliste.  Mademoiselle  avait,  paraît-il,  donné 
rendez-vous.  Voici  sa  carte.  Il  attend  déjà  depuis 
an  quart  d'heure. 

MADAME    DE    MARLIEW,   lisant. 

Un  journaliste.  Est-ce  qu'il  a  un  appareil  pho- 
tographique ? 

YORO 

Je  ne  crois,  pas  Madame.  Il  a  l'air  seul. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Il  y  a  un  quart  d'heure  qu'il  est  là  ?  Faites 
monter  (  Yorosort.)  Je  vais  le  recevoir.  Il  ne  faut  pas 
faire  attendre  un  journaliste.  C'est  toujours  hor- 
riblement dangereux  !  Vous  voyez,  vous  voyez, 
elle  avait  donné  rendez-vous  !  Elle  avait  donnô 
rendez-vous  !  Oh  1  mais  ça  devient  extrêmement 
inquiétant,  je  vous  assure. 

GREEN 

Oh  1  un  journaliste  I...  Mademoiselle  n'y  aura 
seulement  pas  fait  attention. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Descendez  vite.  Demandez  à  Monsieur  Lepage 
si  ma  fille  ne  lui  avait  rien  dit  qui  puisse  nous  ex- 
pliquer son  retard.  Mais,  de  toutes  façons,  ne  lui 
parlez  pas  de  l'accoutrement  dans  lequel  Made- 
moiselle est  sortie. 

GREEN 

Bien,   Madame. 

Elle  sort,   le   nègre  fait  entrer  le  journaliste. 


58  LE   PHALENE 

SCÈNE    II 

MADAME  DE  MARLIEW 
LE  JOURNALISTE 

MADAME    DE    MARLIEW 

Entrez,  entrez,  Monsieur.  Ma  fille  n'est  pas 
encore  là.  Je  l'excuse  auprès  de  vous... 

LE    JOURNALISTE 

Oh  1  Madame... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Si.  Ma  fille  a  l'habitude  d'être  ponctuelle,  mais 
elle  s'occupe  aujourd'hui  d'une  œuvre  de  bienfai- 
sance avec  Madame  Juliette  Adam.  Je  craindrais 
de  vous  faire  attendre  trop  longtemps. 

LE    JOURNALISTE 

Mon  Dieu,  Madame,  je  viens  surtout  en  infor- 
mateur. J'aurais  été  heureux,  pour  notre  journal, 
d'une  interview  personnelle,  à  propos  de  la  mé- 
daille qui  vient  d'être  décernée,  au  Salon,  à  Made- 
moiselle de  Marliew.  Nous  aurions  désiré  aussi 
quelques  renseignements  personnels  sur  les  habi- 
tudes, les  mœurs  et  les  projets  de  Mademoiselle 
votre  fille. 

MADAME    DE    MARLIEW,   le  toisant. 

Mais,  ma  fille.  Monsieur,  a  des  mœurs  extrê- 
mement  normales  ! 

LE    JOURNALISTE 

Excusez-moi,  Madame,  je  me  suis  mal  exprimé. 
Mais  nous  aurions  été  heureux  de  donner  dans 
notre  journal  quelques  détails  sur  l'existence  in- 


ACTE  PREMIER  69 

time  et  artistique  d'une  personne  qui,  en  quelques 
mois  de  vie  parisienne,  a  su  conquérir  une  célé- 
brité considérable,  aussi  bien  dans  la  société  mon- 
daine que  dans  la  société  artistique...  D'ailleurs,  il 
me  suffît  de  pénétrer  dans  cet  intérieur  :  je  vois 
tout  de  suite  le  goût  et  le  luxe  dont  vous  êtes  en- 
tourée.  L'atelier  de  travail,  sans  doute  ?... 

MADAME    DE     MARLIEW 

Oui,  Monsieur  !  le  petit  coin  où  ma  fille  sculpte, 
lit  et  reçoit  quelquefois,  quoiqu'elle  vive  un  peu 
en   sauvage... 

LE    JOURNALISTE 

Je  serai  tout  à  fait  sincère.  Je  viens  aussi  de  la 
part  du  journal  vous  demander  si  la  nouvelle  des 
fiançailles  de  Mademoiselle  de  Marliew  avec  un  des 
plus  grands  représentants  de  l'aristocratie  ita- 
lienne est  confirmable,  et,  dans  ce  cas,  Madame, 
je  vous  aurais  demandé  l'autorisation  de  faire 
paraître,  dans  notre  journal,  une  toute  petite 
photographie  des  fiancés...  C'est  l'usage... 

MADAME    DE    MARLiEW 

Mais,  Monsieur,  en  effet,  la  nouvelle  est  exacte 
et  officielle.  (Avec  orgueil.)  V0U8  voyez  là  justement 
les  fleurs  quotidiennes  que  le  prince  de  Thyeste 
envoie  à  sa  fiancée... 

LE    JOURNALISTE 

Dans  le  seau  ?...  Ah  !  c'est  très  intéressant. 
Madame...  très  intéressant... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Jusqu'à  un  certain  point...  mais  je  me  mets  à 
votre  disposition  si  vous  désirez_  quelques  détails 
généraux. 


6o  LE    PHALÈNE 

LE   JOURNALISTE,   prenant  son  calepin. 

Depuis  combien  de  temps  Mademoiselle  votre 
fille  s'est-elle  consacrée  à  la  sculpture  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Trois  ans  seulement,  Monsieur.  Elle  avait  une 
très  jolie  voix,  mais  elle  a  préféré  se  consacrer  à 
la  sculpture.  C'a  été  une  vocation  irrésistible, 
pure  vocation  d'ailleurs,  car  notre  situation  per- 
sonnelle   et   mondaine   nous   permettait... 

LE    JOURNALISTE 

Je  sais.  Madame,  je  sais...  Elle  est  l'élève,  je 
croiB,  de  Monsieur  Lepage  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  Monsieur.  Elle  a  étudié  aussi  avec  Rodin  ; 
mais,  enfin,  c'est  Lepage  qui  est  son  conseiller  ha- 
bituel. Il  habite  en  face.  C'est  sur  ses  avis  que 
nous  ayons  loué  cet  hôtel  que  les  décorateurs  les 
plus  outranciers  ont  décoré  de  façon  assez  mo- 
derne, vous  voyez.  Nous  allons  donner  quelques 
réceptions  dans  les  salons  du  bas  où  je  reçois,  car 
ma  fille,  elle,  ne  reçoit  jamais.  C'est  justement 
mon  jour  et  je  m'excuse  d'écourter  cet  entretien. 
Ah  !  n'oubliez  pas  de  dire,  Monsieur,  que  ma  fille 
est  catholique. ..que  l'infante  est  de  nos  meilleures 
amies.  Et,  d'ailleurs,  les  premiers  succès  de  Thyra 
ont  eu  le  don  d'enthousiasmer  nos  compatriotes. 
Notre  ancienne  souveraine,  la  princesse  Eléo- 
nore  de  Hongrie,  depuis  qu'elle  a  abdiqué,  s'inté- 
resse beaucoup  à  l'art,  et,  dans  ses  voyages,  elle 
ne  manque  jamais  de  venir  causer  avec  ma  fille 
qui  est  sa  protégée,  son  amie. 

LE   JOURNALISTE 

Très  intéressant...  très  intéressant.  (Il  prend  des 


ACTE    PREMIER  6i 

notes.)  Je  voyais  tout  à  l'heure  des  livres  sur  la 
table...  Puis-je  jeter  un  coup  d'œil  sur  les  lec- 
tures préférées  de  la  jeune  artiste  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Faites,  Monsieur. 

LE    JOURNALISTE 

Oh  !  mais  c'est  un  livre  latin,  Ovide  1 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  Monsieur,  ma  fille  connaît  le  latin.  Elle  lit 
même  un  peu  le  grec.  Elle  lit  en  ce  moment  Plo- 
tin  (Elle  prononce  Plautine.),  à  moins  que  ce  ne  soit 
Plautin,   ou... 

LE    JOURNALISTE,  souriant. 

Mon  Dieu,  Madame,  je  ne  suis  pas  très  fixé 
moi-même. 

MADAME    DE    MARLIEW 

p Malgré  sa  connaissance  des  langues  étrangères, 
vous  pouvez  le  dire,  Monsieur,  ma  fille  est  très 
française,  très  française. 

LE    JOURNALISTE 

Bravo,  Madame. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  tiens  beaucoup  à  ce  mot,  —  française  !  Ma 
fille  a  été  élevée  à  Monte-Carlo  et  c'est  pourquoi 
elle  n'a  pas  le  moindre  accent.  Nous  vivions  beau- 
coup à  Monte-Carlo,  à  cause  de  la  santé  de  mon 
pauvre  mari  qui  y  est  mort  dernièrement.  Oui, 
Monsieur,  je  vis  seule  avec  ma  fille.  Nous  avons 
beaucoup  séjourné  en  Italie  aussi...  à  Rome,  où 
l'aristocratie  romaine  nous  a  tout  de  suite  fêtées. 


ea  LE  PHALÈNE 

LE    JOURNALISTE 

Et  c'est  sans  doute  à  Rome  que  vous  avez  ren- 
contré le  prince  de  Thyeste  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Il  s'est  épris  tout  de  suite  de  ma  fille,  oui,  Mon- 
sieur. 

LE    JOURNALISTE 

Continuera-t-elle  la  sculpture,  après  son  ma- 
riage ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais,  certainement.  Elle  a  montré  des  disposi- 
tions si  éclatantes  !  Tous  les  artistes  s'intéressent 
à  elle.  A  Paris,  nous  recevons  d'ailleurs  toute 
l'élite... 

LE    JOURNALISTE 

Et  sur  ses  habitudes,  pouvez-vous  me  donner 
quelques  renseignements,  quelques  particularités 
qui  intéresseraient  nos  lecteurs...  Elle  monte  à 
cheval,  je  crois  ?... 

MADAME    DE    MARLIEW,  OPec   volubilité. 

Oui,  Monsieur  ;  généralement  tous  les  matins, 
elle  va  faire  un  tour  au  Bois  et  elle  en  reviendrait 
si,  comme  je  vous  l'ai  dit,  une  œuvre  de  bienfai- 
sance ne  l'avait  attirée  ce  matin  tout  particuliè- 
rement...Elle  a  chassé  le  renard  et  le  cerf  dans  les 
hauts  comtés.  Que  puis-je  vous  dire  encore  ?... 
Elle  fabrique  des  parfums  et  des  essences  elle- 
même...  Elle  a  acheté  un  champ  en  Toscane,  où 
se  trouvait  du  lapis-lazuli  pour  broyer  elle-même 
une  cire  bleue  dont  elle  a  fait  une  statue  de  la 
Vierge... 

LE    JOURNALISTE 

Ah  I   vraiment,   Madame... 


ACTE    PREMIER  63- 

MADAME    DE    MARLIEW 

Elle  danse  comme  pas  une,  des  danses  de  John 
Dolwand...  Quoi  encore  ?...  Que  puis-je  vous 
dire...  Le  poète  italien  d'Annunzio  a  dit  qu'elle 
avait  une  voix  qui  était  comme  un  arc-en-ciel 
déployé...  Quoi  encore  ?...  Elle  joue  de  la  harpe 
délicieusement  et  du  cymbalon. 

LE    JOURNALISTE 

Du  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Un  de  nos  instruments  nationaux.  Très  joli> 
Monsieur,  très  joli...  Quoi  encore  ?...  Elle  adore  lea 
chiens  qui  ne  font  pas  de  bruit  :  celui  que  vous, 
voyez  vient  des  élevages  du  Devonshire.  Il  a  le 
plus  célèbre  pedigree  du  monde.  Elle  voudrait 
faire  avec  lui  une  «  Diane  au  lévrier  »  ;  la  Diane 
en  ivoire  et  le  lévrier  en  ébène...  Quoi  encore  ? 
En  été,  elle  se  nourrit  de  melons  d'eau,  rouges  et 
frais...  Elle... 

LE    JOURNALISTE 

Mais  jamais  je  ne  pourrai  raconter  tout  cela^ 
Madame  I... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Vous  choisirez,  Monsieur,  vous  choisirez... 

A  ce  moment  la  porte  s^oucre  et  la  femme  de  chambrer 
entre  précipitamment  et  vient  parler  à  voix  basse  et 
Madame  de  Marliew. 

GREEN 

Madame,   c'est   Mademoiselle...   qui   rentre  l 

MADAME    DE    MARLIEW 

Dieu  soit  loué  1 

EUe  se  signe^ 


04  LE   PHALÈNE 

GREEN 

Elle  a  l'air  d'une  humeur  exécrable.  Elle  va 
entrer  ici  directement  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

Jésus  1  mais  il  ne  faut  pas  que  le  journaliste  la 
voie  dans  cet  accoutrement  !  Elle  est  toujours 
habillée  de  la  sorte  ? 

GREEN 

Oui,  Madame. 

MADAME    DE    MARLIEW 

C'est  affreux  !...f/^au«J Monsieur,  pardonnez-moi, 
mais  une  visite  très  urgente...  La  comtesse  Noé- 
mie-Stéphanie  est  en  bas  et  il  est  indispensable... 

LE    JOURNALISTE 

Mais,  Madame,  je  prends  congé  de  vous.  Avec 
ces  renseignements,  d'ailleurs  j'aurai  déjà  un  petit 
papier... 

MADAME     DE     MARLIEW 

G'est'cela,  Monsieur... 

LE    JOURNALISTE 

Et  nous  pouvons  compter  sur  une  photographie 
des  fiancés  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  Monsieur,  ma  fille  vous  enverra  tout  cela. 

LE   JOURNALISTE,   en  s'en  allant. 

Au  mur...  c'est  un '"portrait  de  Mademoiselle 
votre  fille  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  un  portrait  de  Sargent. 


ACTE    PREMIER  65 

LE    JOURNALISTE 

Oh  I  c'est  d'une  élégance...  d'un  chic... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  Monsieur,  trente  mille  francs  I...  Je  vous  en 
prie,    je    suis    pressée... 

LE    JOURNALISTE 

Excusez-moi,    Madame... 

Il  sort.  La  porte  de  gauche,  donnant  sur  Vescalier 
particulier  de  Vatelier,  s^ouvre  et  Thyra  entre  dans 
le  costume  décrit  plus  haut,  châle  noir...  canotier 
noir  sur  la  tête...  souliers  boueux. 

SCÈNE    III 

MADAME  DE  MARLIEW,  THYRA 
puis  GREEN 
I 

MADAME    DE    MARLIEW 

Eh  bien,  il  était  temps  !...  Tu  avais  donné  ren- 
dez-vous à  ce  journaliste  ?  S'il  t'avait  vue  dans 
ce  costume  !...  Et  tu  osais  te  présenter  à  lui  !... 
Mais  enfin,  qu'est-ce  qui  t'a  prise,  tu  perds  la 
tête  ?  Et  sans  me  prévenir...  D'où  viens-tu,  dans 
cet  accoutrement  ?... 

THYRA 

Cela  me  regarde  1 

MADAME    DE    MARLIEW,    Suffoquée. 

Oh  !  et  ces  souliers  !...  On  dirait  que  tu  as  mar- 
ché pendant  des  heures.  Et  cette  mine  !  C'est 
effrayant.  Tu  as  l'air  d'une  morte...  Je  t'en  prie, 
donne-moi  une  explication. 

THYRA 

Aucune...  Je  fais  ce  que  je  veux. 


«6  LE  PHALÈNE 

MADAME   DE    MARLTEW,   bas. 

De  plus,  tu  as  enfilé  la  robe  de  ta  femme  de 
chambre.  Si  propre  que  soit  cette  fille,  tu  n'es 
vraiment  pas  dégoûtée... 

THYRA 

Le  corsage  est  à  moi...  Encore  une  fois,  je  fais 
■ce  que  je  \e\ni...(Green  rentre.)  Tais-toi,  pas  devant 
ies  domestiques  1 

MADAME    DE    MARLIEW,    Us   bras  au  ciel. 

Ah  1  cette  recommandation  de  ta  part  est  vrai- 
ment admirable  I 

THYRA,   à   Green. 
Tenez.    (Elle  enlève    son    chapeau    de    paille   noire.) 

Prenez  ceci.  Le  modèle  est  venu  ? 

GREEN 

Oui,  Mademoiselle.  Il  attend  dans  la  petite 
pièce.  Mademoiselle  ne  l'a  pas  vu  en  entrant... 

THYRA 

Non.  C'est  bien. 

MADAME    DE    MARLIEW 

J'ai  donné,  comme  j'ai  pu,  quelques  renseigne- 
ments au  journaliste.  (Devant  la  physionomie  irritée 
de  sa  fille  elle  s  arrête,  tout    de    suite,  timide  et  docite.) 

Du  reste,  cela  n'a  aucune  importance.  Tu  vois 
ie  bouquet  que  t'a  envoyé  Philippe  ? 

THYRA 

Où  ça  ? 

MADAME   DE    MARLIEW 

Dans  le  seau.  Nous  l'avons  mis  là  en  attendant 
que  tu  l'arranges  toi-même  (Un  temps.)  Alors,  tu 
ne  peux  pas  me  dire...,  tu  es  si  pâle,  si  défaite  ! 


ACTE  PREMIER  67 

THYRA,  V interrompant. 

Je  t'en  supplie,  maman,  je  désire  travailler  et  je 
suis  en  retard.  Je  vais  m'habiller. 

GREEN 

Mademoiselle  veut-elle  que  je  l'accompagne  ? 

THYRA 

Non.  Préparez  ma  blouse  de  travail. 

Elle  monte  Vescalier  intérieur  et  sort.  La  mère  et  la 
femme  de  chambre  seules. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Vous  y  comprenez  quelque  chose  ? 

GREEN 

Je  répète  à  Madame  que  Mademoiselle  a  dû 
visiter  un  quartier  pauvre  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

Ce  n'est  pas  possible.  Dans  ce  cas,  elle  aurait 
acheté  des  robes  au  «  Bon  Marché  »  ou  à  la  «  Sama- 
ritaine »,  je  ne  sais  pas  où,  mais  elle  ne  vous  aurait 
pas  emprunté  une  robe.  Il  faut  qu'elle  se  soit 
trouvée  dépourvue  à  la  dernière  minute.  Je  n'ose 
pas  insister  pour  le  moment  :  vous  avez  vu  son 
humeur  et  cette  mine  !...  Ecoutez,  Green,  je 
compte  absolument  sur  votre  discrétion.  Vous  con- 
naissez depuis  longtemps  Mademoiselle  Thyra. 
VoiK  savez  qu'elle  est  parfois  un  peu  excentrique  : 
il  ne  faudrait  pas  que  des  fantaisies  de  ce  genre 
arrivent  aux  oreilles  du  prince...  Enfin,  je  dis  cela 
pour  les  domestiques  à  l'office. 

GREEN 

Le  nègre  a  ouvert  la  porte,  en  bas.  (D'un  ton 
sentencieux.)  Mais  un  nègre  peut  ne  pas  faire  de 


68  LE   PHALÈNE 

distinction  entre  un  costume  à  la  mode  et  un  cos- 
tume douteux  ! 

THYRA,  rentre  ;  les  deux  femmes  se  taisent. 

Accrochez  ma  robe,  Green...  (Un  temps.)  Tu 
ne  reçois  pas  aujourd'hui,  maman  ? 

MADAME  DE   MARLIEW,  ne  (foulant  pas  s'en  aller. 

Si,  si,  je  descends  à  la  minute. 

THYRA 

Le  chien  n'a  pas  mangé  ? 

GREEN 

Non,  Mademoiselle.  Mademoiselle  a  toujours 
l'habitude  de  faire  la  pâtée  elle-même... 

THYRA 

Eh  bien,  qu'on  la  lui  fasse  !  Il  est  ridicule  qu'à 
deux  heures  de  l'après-midi  ce  chien  n'ait  pas 
mangé.  Descendez-le. 

GREEN 

Bien,  Mademoiselle. 

Elle  aide  Thyra  à  passer  sa  blouse  de  travail,   une 
longue  blouse  grise  de  sculpteur. 

THYRA,    une  fois  que   Green  est  sortie. 

Maman,  il  faut  que  je  rattrape  le  temps  perdu 
Veux-tu  me  laisser  seule  ?  Je  vais  faire  entrer  le 

modèle.   (Mouvement   de  la   main.)  Ne   parlons     phlS 

de  rien,  je  t'en  prie...  Et  que  personne  ne  me  dé- 
range... Personne,  n'est-ce  pas  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Même  si  la  comtesse  Stéphanie  vient  ?... 

THYRA 

Non,  bien  entendu.  Si  la  comtesse  Stéphanie 


ACTE    PREMIER  69 

vient,  tu  me  feras  prévenir.  Mais  pour  elle  seule- 
Philippe  ne  doit  venir  qu'à  quatre  heures. 

MADAME    DE    MARLiEW 

Mais  si  la  baronne... 

THYRA 

Ah  1  non,  maman,  je  t'en  prie  1  Ni  la  baronne, 
ni  personne.  A  tout  à  l'heure...  (La  mère,  hésitante 

mais  timide,  est  sortie.  Tbyra  se  laisse  tomber  dans  un 
fauteuil,  les  mains  au  oisage.  Elle  a  Voir  de  sangloter 
désespérément.  On  entend  :  «  A  mon  âge  !  A  mon  âge  /..,  » 
Puis  elle  tend  le  poing  vers  le  ciel.  Ensuite  elle  se  lève 
et  reste  songeuse,  la  main  au  menton,  et  appuyée  à  la 
selle.  Elle  considère  avidement  sa  sculpture.  Brusquement, 
elle  ouvre  la  porte  de  gauche.)  Entrez,  Pinatelli,  en- 
trez 1... 

Quelques  secondes.  Le  modèle  italien  entre. 


SCENE    IV 
THYRA,  PINATELLI 

THYRA 

Déshabillez-vous.  (Sans  faire  attention  au  modèle 
qui  enlève  sa  veste  et  son  tricot  jusqu'à  la  ceinture,  elle 
commence  les  travaux  ordinaires  du  sculpteur,  elle  dé- 
pouille les  statues,  prépare  sa  glaise,  etc..  Elle  se  lave 
les  mains,  gratte  les  ébauchoirs  pour  la  séance.  Le  mo- 
dèle prend  la  pose,  nu  jusqu''à  la  ceinture.  Elle  s'ins- 
talle devant  Vouvrage  commencé,  et  alors,  c'est  une  lon- 
gue confrontation  du  regard  entre  l'œuvre  et  la  nature. 
On  sent  tout  l'effort  de  sa  volonté  tendue.   Elle  se  recule. 

Puis,  au  modèle.)  Donnez  bien  le  sentiment  de  la 
pose.  Le  bras  n'y  est  pas. 


70  LE  PHALÈNE 

LE    MODÈLE 

Plus  haut  ? 

THYRA 

Non,  pas  plus  haut. 

LE    MODÈLE 

Gomme   ceci  ? 

THYRA 

Oui.  (Elle  ne  travaille  pas.  Elle  contemple.  Tout  à 
coup,  elle  se  redresse,  jette  brusquement  Vébauchoir,  va  à 
la  verrière  de  la  fenïtre,    Vouvre  et    appelle.)  Lepage  ! 

Lepage  !... 

Au-dessus  des  quinconces,  de  Vautre  côté,  apparaît 
à  Vatelier  d'en  face  la  tête  du  sculpteur  Lepage. 

LA   VOIX    DE    LEPAGE 

Qu'y  a-t-il  ? 

THYRA 

Venez.  J'ai  un  conseil  urgent  à  vous  demander. 

LEPAGE 

Bon  !  J'avais  séance,  mais  tant  pis,  je  descends 
une  minute. 

THYRA,  referme  la  verrière.  Au  modèle. 
Reposez-vous  une  seconde  en  attendant  Mon- 
sieur Lepage.  Tenez,  prenez  l'accessoire.  (Elle  va 
elle-même  à  une  coupe  d^albâtre  où  il  y  a  des  raisins  artifi- 
ciels. Elle  passe  les  raisins  au  modèle.)  Quand  Mon- 
sieur Lepage  arrivera,  vous  reprendrez  la  pose. 
(Elle  sort  le  bouquet  du  seau  et  le  jette  sur  une  table. 
Puis  elle  s^appuie  à  un  meuble,  la  tête  dans  les  mains. 
On   entend   du   bruit.   Au   modèle.)   Voilà. 

Elle  ouvre  la  porte.  Lepage  entre.  C^est  un  sculpteur 
à  figure  énergique,  grosses  moustaches  poivre  et 
sel,  mains  rouges.  Il  mâchonne  une  cigarette  en 
entrant. 


ACTE     PREMIER  71 

SCÈNE    V 
THYRA,  PINATELLI,  LE  PAGE 

LEPAGE 

Eh  bien,  quoi  ?  Que  se  passe-t-il  ?...  J'étais 
inquiet,  votre  femme  de  chambre  est  montée  tout 
à  l'heure  me  demander  si  je  savais  où  vous  étiez. 

THYRA 

Ah  !  on  a  été  jusque  chez  vous  I  En  voilà  une 
histoire  !... 

LEPAGE 

Quelque  chose  qui  ne  va  pas  ?  Nous  allons  voir. 
Bonjour,  Pinatelli.  Hier,  j'ai  un  peu  souffert  du 
rein.  Enfin,  il  me  faudrait  aller  à  un  Vittel  ou  à 
un  Contrexéville  quelconque,  cette  année.  Quel 
embêtement  1  Mais,  bast,  tant  qu'il  y  a  la  joie 
de  travailler  !  Et  vous,  vous  êtes  en  forme  ?  Est- 
elle assez  jolie,  la  mâtine  !  Elle  a  l'air  d'un  Pru- 
dlion  encore  plus  clair  de  lune  ! 

THYRA 

J'étais  jolie  ces  jours-ci  pour  la  première  fois 
depuis  six  mois...  Oui,  pour  la  première  fois  !  La 
sculpture  prend  tout  !  Mes  joues  sont  laides  et 
tirées. 

LEPAGE 

Je  ne  trouve  fichtre  pas.  C'est  ça,  la  pose  ?... 
C'est  joli  ! 

THYRA,  V interrompant  et  V appelant  à  V écart. 

Lepage  !  j'ai  une  chose  grave  à  vous  demander, 
une  chose  qu'on  ne  demande  jamais,  mais  dont 
j'ai  le  plus  urgent  besoin. 

4 


ja  LE   PHALENE 

LEPAGE 

Quoi    donc  ? 

THYRA 

Une  chose  qu'on  n'octroie  qu'une  fois  dans  la 
vie,  et  dans  certaines  occasions.  Vous  allez  me 
jurer,  Lepage,  que  vous  allez  me  donner  cette 
chose  que  j'attends  de  vous. 

LEPAGB 

Tout  ce  que  vous  voudrez,  mon  enfant...  Quoi  ?. . 

THTRA 


La  sincérité  ! 
Rien  que  ça  ! 


LEPAGE,  riant. 


THYRA 


Vous  voyez,  déjà,  ça  ne  vous  amuse  pas  !... 
Allons,  essayez  !...  Après,  vous  reprendrez  votre 
courtoisie  habituelle..  Mais  je  vous  la  demande 
entière,  totale,  entendez-vous  bien  ?...  Ce  n'est 
pas  un  encouragement  que  je  désire,  aujourd'hui  ; 
c'est,vous  savez...  cette  vérité...  que  l'on  pense  et 
que  l'on  dit  des  autres  quand  ils  ne  sont  pas  là  ! 
Je  suis  à  un  tournant  de  ma  vie  très  important, 
très  important...  Vous  voyez,  je  pèse  les  mots... 

LEPAGE 

Vous  faites  allusion  à  votre  mariage  ? 

THYRA 

Laissons  de  côté  la  raison.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr, 
c'est  qu'il  faut  que  je  jette  un  coup  d'œil  sur  moi. 
J'ai  besoin  de  voir  clair,il  le  faut  !  Alors  ?  Il  y  a 
des  minutes  dans  la  vie  où  l'on  s'en  remet  entière- 
ment au  diagnostic  de  l'homme  en  qui  on  a  con- 
fiance...   comme   le    malade   au   médecin   avant 


ACTE   PREMIER  73 

l'opération.  Vous  êtes  celui,  le  seul,  auquel  j'ai 
livré  mon  esprit  et  ma  confiance,  assez  pour  qu'une 
parole  de  vous,  réclamée  d'une  certaine  façon, 
soit  crue  aveuglément.  Je  m'en  rapporterai  à  elle. 
Je  vous  dois  tout  ;  vous  savez  que  je  vous  appelle 
mon  embellisseur,  mon  génitor.  Donc,  n'est-ce 
pas,  Lepage,  la  sincérité,  et  à  toutes  mes  ques- 
tions. 

LEPAGE 

On  va  tâcher...  J'attends  de  pied  ferme. 

THYRA 

D'abord,  regardez  bien  ma  petite  machine,  là- 
bas...  sans  penser  que  c'est  moi.  Donnez  bien  le 
mouvement,  PinatelH...  Et  votre  opinion  absolue, 
comme  si  ce  n'était  pas  de  moi. 

Elu  attend  anxieusement. 
LEPAGE,  met  son   lorgnon   et  rtgarde. 

C'est  comme  ci,  comme  ça. 

THYRA,    geste    d'impatience. 

Plutôt  comme  ça  !  Oh  !  je  m'en  rends  bien 
compte,  allez  !  Ce  n'est  pas  une  raison  parce  qu'on 
vient  de  me  coller  la  médaille  au  Salon  et  que  j'ai 
eu  une  bonne  presse...  Du  reste,  tout  ce  que  je  fais 
est  toujours  ainsi,  c'est  sec,  c'est  froid,  c'est  dur. 
(Elle  pousse  un  soupir.)  Ah  !  funèbre  banalité  !... 

LEPAGE 

Non...  Vous  sculptez  comme  un  bourreau,  un 
peu...  Evidemment,  ce  n'est  pas  au  point...  Vous 
êtes   remplie   d'intentions... 

THYllA 

Comme   l'enfer  ! 


.74  LE  PHALÈNE 

LEPAGE 

Ça  n'est  pas  réalisé.  Ce  qui  manque,  je  vous  l'ai 
»déjà  dit,  c'est  les  études  premières,  l'atelier... 
Comme  toujours,  parbleu  !  Mais  je  suis  content 
<jue  vous  vous  en  aperceviez  à  temps...  Tenez, 
>ça,  c'est  assez  -de  la  viande... 

THYRA 

Merci,  charcutier. 

LEPAGE 

En  somme,  je  trouve  ça  très  étonnant  après  si 
;peu  d'études.  Mais  c'est  du  talent  en  herbe. 

THYRA 

Talent  en  herbe,  grandeur  en  herbe  !  Toute 
-cette  herbe  me  donne  mal  au  cœur.  Abrégeons  I 
(Elle  Vappelle  et  bien  dans  les  yeux.)  Allons  au  fait, 
pour  faire  quelque  chose  de  vraiment  bien... 
quelque  chose  qui  ne  soit  pas  très  bien,  mai» 
mieux... 

LEPAGE 

Enfin,  quelque  chose  de  bien... 

THYRA 

Combien  de  temps  ?  Avec  tout  l'acharnement  de 
•l'étude  ! 

LEPAGE,  regardant  V couvre. 

Cinq...  six  ans...  Pas  moins. 

THYRA 

Pas  moin»  I 

LEPAGE,  il  rit. 

Vous  avez  l'air  toute  navrée  !  Je  vous  le  dig 
-comme  je  le  pense.  Vous  me  demandez  la  vérité 
Je  vous  la  donne.  Qu'est-ce  que  vous  voulez  ? 


ACTE   PREMIER  75 

Vous  vous  êtes  mise  un  peu  tard,  quoique  toute 
jeune,  à  la  sculpture.  Et  tout  cela  est  rempli  de 
petites  naïvetés,  d'enfantillages  qu'il  faut  faire 
disparaître.  Le  métier  est  indispensable  dans 
tout  art. 

THYRA 

Cinq  ans  !...  C'est  effrayant  ! 

LEPAGE 

Et  pourquoi  donc  ?  Vous  avez  quel  âge  déjà  ? 
Vingt-quatre  ans  ?... 

THYRA 

Oui,  vingt-quatre  et  déjà  trois  ans  d'étude. 
Dire  qu'en  pensant  à  ce  que  je  serais  à  vingt-cinq 
ans  je  faisais  claquer  ma  langue  de  contentement  I 
J'y  suis  à  mes  vingt-cinq  ans  et  je  juge  ! 

LEPAGE 

Mais  c'est  l'aurore,   mon  petit... 

THYRA 

C'est  la  vieillesse  de  ma  jeunesse.  Il  faut  réaliser.. 
Le  temps  presse.  Le  puis-je  ? 

LEPAGE 

Vous  êtes  aussi  trop  découragée...  Vous  passez 
d'une  extrême  à  l'autre. 

THYRA,  se  laissant  aller  sur  le  divan. 

Ah  !  évidemment,  cela  ne  va  pas  en  ce  moment. 
Autant  j'étais  haute  il  y  a  quatre  ou  cinq  jours, 
autant  je  suis  basse  aujourd'hui  ! 

LEPAGE 

Cela  arrive  aux  meilleurs  thermomètres.  Seu- 
lement rappelez-vous,  petite  rageuse,  la  chaleur 


76  LE  PHALÈNE 

vitale  est  toujours  tempérée.  Vous  êtes  de  celles 
qui  ne  trouvent  d'aise  à  vivre  qu'à  trente  degrés 
ou  à  zéro.  La  température  normale  leur  paraît 
le  morne  étoulTement. 

THYRA 

Toutes  les  natures  altières  et  altérées  sont  ainsi. 
Si  quelqu'un  se  contente  de  peu,  c'est  qu'il  n'a 
pas  d'imagination,  voilà  tout...  et  comme  j'en  ai 
beaucoup,  avec  pas  mal  d'orgueil  par-dessus  le 
marché... 

LEPAGE 

L'art  ne  s'obtient  que  par  la  patience...  le  temps! 
Les  plus  belles  qualités  du  monde  n'y  font  rien. 

THYRA 

Mais  on  peut  ramasser  son  effort,  mettre  les 
bouchées  doubles  !...  Pourquoi  ce  délai  irritant 
de  six...  sept...  dix  ans  ?...  En  quelques  mois  ne 
peut  pas  naître  le  chef-d'œuvre  spontané  ?...  Je 
sens,  certains  jours,  la  puissance  de  rendre  tout 
ce  qui  me  frappe.  J'éprouve  le  besoin  impérieux 
de  rendre  ce  que  je  vois.  Alors,  alors  ?...  C'est 
donc  qu'il  y  a  des  forces  qui  triplent  les  facultés. 

Elle  regarde  anxieusement  le  modèle. 
LEPAGE 

Mais  qui  ne  suppléent  pas  à  la  science.  Jamais, 
jamais...  Vous  manquez  d'école. 

THYRA 

Le  Christ,  quand  il  a  délivré  le  lunatique, a  dit  à 
ses  disciples,  étonnés  que  personne  n'eût  pu,avant 
lui.réaliser  le  miracle  :  «  C'était  bien  simple  !  Vous 
n'aviez  pas  l'ardeur.  Avec  de  la  foi,  gros  comme 
un  grain  de  moutarde,  vous  transporteriez...  » 


ACTE    PREMIER  7; 

LEPAGE 

«...  les  montagnes  ?...  »  J'ai  souvent  pensé  que 
le  Christ,  qui  était  aussi  un  malin,  voulait  dire  : 
«  Prends  ta  bêche  et  ta  brouette,  mon  ami,  et, 
avec  de  la  patience,  tu  transporteras  de  gauche  à 
droite  toutes  les  montagnes.  »  S'il  faisait  appel  à 
la  volonté  humaine,  alors,  il  avait  raison.  En  art,  et 
je  m'y  connais  mieux  que  le  Christ  dans  ma  par- 
tie, j'affirme  qu'on  ne  transporte  pas  autrement 
les  montagnes.  Et  Ingres  qui,  en  peinture,  valait 
aussi  le  Christ,  avait  coutume  de  répéter  la  phrase: 
«  Le  génie  est  une  longue  patience...  » 

THYRA 

C'est  enrageant  !  C'est  affreux  comme  la  fatalité, 
ce  que  vous  dites  là  !... 

LEPAGE 

Pourquoi  ?...  Quelle  folie,  cette  ardeur  de  réus- 
site !...  Les  plus  doués  ne  sont  jamais  parvenus, 
avant  sept  ou  huit  ans  de  travail  1 

THYRA 

L'infini  ! 

LEPAGE 

On  voit  bien  que  vous  avez  vingt  ans,  bou- 
gresse 1 

THYRA 

Vous  n'avez  pas  l'air  de  vous  douter  de  ce  que 
c'est,  six  ans  1 

LEPAGE 

Vittel  va  me  renseigner  là-dessus  si  j'ai  oublié  ! 

THYRA 

Ce  qu'est  le  but  que  vous  m'assignez...  Déses- 
pérant, tenez  !... 


•^8  LE   PHALÈNE 

LEPAGE,  s^ esclaffant. 

Elle  est  épatante,  ma  parole!  Eh  bien,  mettons 
que  ce  soit  un  peu  embêtant,  mais  après,  songez 
donc  !... 

THYRA 

Après  ?  Vous  croyez  à  ce  mot-là,  vous  ?... 

LEPAGE 

Il  s'agit  de  vouloir  fortement  et  de  voler  au 
temps  un  peu  de  sa  patience,  de  cette  patience 
qui  est  dans  les  racines  des  arbres.  Il  faut  vou- 
loir fortement  et  lentement. 

THYRA,    gravement. 
Ceux  qui  réussissent  avec  :  «  Je  veux  »,  sont, 
à  leur  insu,  soutenus  par  des  forces  secrètes  qui 
me  manquent  peut-être. 

LEPAGE 

Allons  donc  1 

THYRA 

Qu'en  savez-vous  ?  Si  je  vous  le  dis,  moi  ! 

LEPAGE 

Non,  vous  piétinez   de   rage...   Vous   piétinez 

parce  que... 

/{  hésUe  devant  le  modèle. 

THYRA 

Parce  que... 

LEPAGE 

On  peut  congédier  le  modèle  ? 

THYRA 

Oui,  oui,  vous  pouvez  vous  en  aller,  Pinatelli, 
je  ne  travaillerai  pas. 

Pinatelli  descend  de  la  table  de  modèle  et  se  rhabille. 


ACTE  PREMIER  79. 

LEPAGE,    baissant  la  voix. 

Parce  que...  au  moment  de  votre  mariage,  vous- 
désiriez  peut-être  ne  plus  vous  sentir  une  écolière... 
Eh  bien,  tant  pis,  il  faut  vous  muscler,  satanée 
gosse  1  Ce  front  a  été  touché  trop  jeune  par  la 
gloire,  ou,  du  moins,  vous  l'avez  aimée  trop 
jeune  I 

THYRA 

Ah  !  ça,  oui,  je  puis  le  dire.  Il  n'y  a  de  vraies 
anxiétés  et  de  vrais  bonheurs  que  dans  les  choses 
de  la  gloire...  Ma  devise  :  Gloriae  cupido  1...  Etre 
quelqu'un,  Lepage  ! 

LEPAGE 

Pauvre  enfant  !...  Quand  vous  en  reviendrez 
comme  moi,  que  direz-vous  ? 

THYRA 

Je  n'en  reviendrai  peut-être  pas  !...  Il  est  des 
bateaux  auxquels  la  mélancolie  du  retour  est  épar- 
gnée... Ils  ont  disparu  dans  l'ivresse  ! 

LEPAGE 

Ah  !  la  voilà  qui  s'emballe  avec  ses  petits  ca- 
lots éberlués...  Je  vous  trouve  épatante,  quand 
vous  parlez  des  choses  qui  vous  enthousiasment  ou 
de  vous-même  I...  Vos  petits  doigts  remuent. .► 
En  parlant,  vous  venez  de  faire  le  geste  du  disco- 
bole ! 

THYRA 

Ah  1  c'est  qu'en  effet  je  voudrais  lancer  le  palet 
loin,  très  loin,  avec  un  bras  vigoureux...  Vous 
savez,  plus  le  palet  est  lourd,  pesant,  plus  il  va 
loin...  Quelle  cruauté,  si  le  bras  retombait  inerte  le 
long  du  corps... 


8o  LE  PHALENE 

LEPAGE 

Tenez,  vous  auriez  dû  être  homme,  vous  !... 
Vous  avez  raté  votre  vocation  I 

THYRA 

Le  fait  est  que  je  crois  que  j'aurais  conquis  l'Eu- 
rope !...  En  tout  cas,  j'aurais  été  quelque  chose... 
Jeune  fille,  je  me  suis  consumée  pour  rien  !... 
Pourtant,  qu'est-ce  qui  gronde...  qu'est-ce  qui 
s'impatiente  en  moi  ?...  Pourquoi,  alors,  ces  rêves 
de  gloire  qui  m'ont  dévorée  dès  l'enfance.  J'ai 
rêvé  toujours  plus  grand  que  nature.  Nom  d'un 
chien  !  tout  cela  ne  peut  pas  être  pour  rien  ! 

Elle  frappe  la  selle  avec  rage. 
LEPAGE 

Qui  vous  dit  le  contraire  !  Plus  tard  !... 

THYRA 

Mais,  pour  l'instant,  c'est  infect  !  Si,  si,  vous 
l'avez  dit.  Je  m'en  abîmerais  les  yeux  à  pleurer... 

(Elle  pleure  enfantinement.)    C'est   à   crever,   tenez  ! 

Vous  venez  d'être  catégorique,  il  faut  bien  que  je 
vous  croie. .  Mais,  tout  de  même,  votre  horoscope 
n'est  peut-être  pas  infaillible  ?  Si  vous  vous  trom- 
piez I...  Ah  !...  Vous  avez  un  certain  toupet,  après 
tout,  avec  vos  affirmations  de  vieux  major  !...  (Avec 
exaltation.)  Je  VOUS  dis,  moi,  que  je  peux  créer  inces- 
samment quelque  chose  de  bien,  et  avec  ces  deux 
mains-là  ;  je  vous  dis  qu'avec  ce  désir  ardent,  fou, 
je  me  sens  capable  de  tout  !  de  réaliser  ce  que  je 
me  suis  promis  et  de  gravir,  môme  d'un  bond, 
cet  escalier  au  haut  duquel  se  trouve  l'ambition 
satisfaite...  Avoir  fait  quelque  chose  de  beau  1  Une 
belle  chose  et... 


ACTE  PREMIER  8i 

LEPAGE 

Et  se  flanquer  la  tête  en  bas  de  l'escalier...  avec 
tout  le  rocher  de  l'amour-propre  sur  la  poi- 
trine ! 

THYRA 

Exécrable  docteur  1...  Mauvais  docteur,  tenez... 
Mauvais  !... 

Elle  mord  son  mouchoir. 

LEPAGE 

Vous  me  faites  rouler,  décidément  I 

THYRA 

Il  n'y  a  pas  de  quoi  1 

LEPAGE 

Ah  !  pourvu  que  le  dénommé  Amour  ne  vous 
joue  pas  un  vilain  tour  et  ne  vous  détourne  pas  de 
la  voie  !  Je  sais  ce  qui  vous  tarabuste.  L'Amour 
s'est  emparé  de  la  Vierge...  Vous  allez  épouser 
votre  prince  romain  et  vous  sentez  que  nous  n'êtes 
pas  mûre  pour  les  fortes  œuvres...  Vous  voilà 
démoralisée...  Sacré  outil,  va  !  Je  parle  de  votre 
fiancé...  Je  ne  vous  fâche  pas  ? 

THYRA 

De  vous  rien  ne  me  fâche. 

LEPAGE 

Il  ne  faut  pas  que  l'amour  vous  détourne  de  la 
vocation...  Fourrez-vous-en  jusque-là  du  travail  1 
et  du  travail  d'école  !...  Apprenez  1...  Qu'est-ce  que 
c'est  que  cinq  ans  encore  ?  Je  vous  le  demande 
un  peu...  Moi,  je  m'en  suis  enfilé  des  cinq  ans, 
comme  une  douzaine  de  pernods... 


82  I-E  PHALENE 

THYRA,  depuis  quelques  instants  joue  avec  le  sablier 
qu'elle  a  pris. 

Le  fait  est  que  j'ai  toujours  eu  cette  préoc- 
cupation du  temps...  du  temps  qui  coulait... 
«  Irreparabile  »  comme  dit  l'inscription  banale 
du  sablier  1 

LEPAGE 

A  votre  âge  quelle  préoccupation  morbide  !..• 
Avec  tout  l'avenir  devant  soi,  et... 

THYRA 

Sait-on  ?...  Il  peut  arriver  tant  de  choses... 
l'accident  le  plus  bête...  J'ai  connu  des  talents  qui 
n'ont  pas  eu  le  temps  de  se  développer  :  ça,  c'est 
un  drame  aiïreux  !...  Tenez,  je  sais  l'histoire  d'une 
femme  qui  s'était  chastement  dévouée  à  son  art 
et  qui  avait  caché  à  tous  les  siens  une  maladie  de 
poitrine  qui  la  consumait...  Il  faut  dire  qu'elle 
ne  s'en  rendait  peut-être  pas  bien  compte  elle- 
même.  Un  jour  elle  s'est  habillée  en  pauvresse  et 
est  allée  à  la  consultation  d'un  hôpital  faubourien... 
Là  on  lui  a  appris  à  mi-mots  la  terrible  vérité  : 
elle  n'avait  plus  que  des  jours  précaires  à  espé- 
rer... Songez  à  ce  drame,  Lepage  !...  et  elle  avait 
peut-être  du  talent  !...  elle  était  belle  aussi.. .Tenez, 
j'ai,  sur  la  table,  un  livre  qu'on  m'avait  signalé 
d'un  jeune  homme  qui  est  mort  à  vingt-cinq  ans  et 
qui  aurait  été  sûrement  un  grand  poète,  un  très 
grand  poète...  C'est  atroce,  n'est-ce  pas...  ça  !... 

LEPAGE 

Atroce  !  Abominable  !...  C'est  pourquoi  nous 
sommes  des  veinards  !  nous,  ceux  qui  ont  le 
temps...  l'argent...  la  route.  L'homme  qui  a  le 
temps  devant  lui  est  un  dieu. 


ACTE  PREMIER  83 

THYRA 

Oui,  la  vie,  si  elle  n'est  pas  éternelle,  ne  mérite 
pas  d'être  vécue  !... 

Elle  se  prend  la  tête  dans  les  mains. 
LEPAGE 

Allons,  ma  petite  enfant  troublée,  venez  chez 
moi,  ce  soir,  avec  votre  mère.  Je  vous  aime  beau- 
coup, vous  le  savez,  beaucoup...  Cela  m'ennuie- 
rait que  vous  ne  réussissiez  pas  pleinement... (Tirant 
sa  montre.)  Je  VOUS  demande  pardon,  mais  je  suis 
obligé  de  retourner  à  ma  séance.  Seulement,  dites, 
envoyez  promener  ce  soir  tous  vos  n...  de  D...  de 
princes  ?  On  bavardera...  je  vous  délivrerai  de 
votre  souci  et  je  vous  tirerai  votre  horoscope 
plus  longuement...  D'abord,  les  horoscopes,  cela 
fait  toujours  plaisir  à  votre  maman  !...  Et  je 
vous  le  répète,  allez,  je  suis  bien  tranquille,  si  le 
dénommé  Amour  ne  vous  empêche  pas  d'être  une 
femme  épatante...  vous  verrez  ce  que  vous  serez 
plus  tard...  (Il  tourne  le  dos  et  s'en  va.)  à  quarante 
ans  !...   (Elle  ne  répond  pas,   il  se  retourne  )  Eh  bien, 

vous  ne  bronchez  pas  ?... 

THYRA 

Quoi  ? 

LEPAGE 

Je  -Vodiais  vous  faire  bisquer  un  peu  et  vous  ne 
bougez  pas. 

THYRA 

Pourquoi  bisquerais-je  ?... 

LEPAGE 

Quarante  ans  !...  Pour  vous  que  vingt-cinq  ans 
affligent  1... 

THYRA,  sans  bouger. 

Quel  bel  âge  que  celui  de  quarante  ans!...  Voyez- 


84  LE  PHALÈNE 

vous  cela,  là-bas  ?...  Voyez-vous  ma  figure  à  qua- 
rante ans...  et  ce  que  je  pourrais  produire  à  cet 
âge-là...  Vous  ne  me  faites  pas  rager  du  tout  1... 
Le  visage  d'une  femme  de  quarante  ans,  c'est 
si  beau,  si  grave... 

LEPAGE 

Attendez  !...  Vous  verrez  ça... 

Jl   met  la  main  sur  le  bouton  de  la  porte, 

THYRA,  comme  sortant  d*un  réve^  et  tout  à  coup. 

Alors  ?...  Dites...  avant  de  partir...  c'est  bien  la 
vérité  tout  cela  ?...  C'est  jugé...  Vous  savez  la 
confiance  que  j'ai  en  vous...  Prenez  garde  à  ce  que 
vous  dites. 

LEPAGE,  prenant  un  autre  ton. 

J'ai  été  un  peu  brutal...  mais  vous  m'avez  de- 
mandé la  vérité...  je  vous  donne  ma  parole  que 
je  viens  de  vous  la  donner,  réfléchie  et  sincère. 

THYRA,  après  une  dernière  hésitation. 

Regardez  bien  encore  une  dernière  fois. 

Elle  montre  sa  sculpture. 

LEPAGE 

Des  naïvetés...  de  grandes  maladresses,  mais 
des  qualités  immenses... 

THYRA 

Cinq  ans  ?...  Ce  n'est  pas  pour  me  taquiner  ? 
c'est  une  bonne  estimation  ?...  Le  poids  y  est  ? 
Vous  savez,  ça  peut  se  chanter  :  cinq  ans...  cinq 
ans...  pour  monter  tout  un  ménage. 

Elle  rit,  Lepage  la  regarde,  il  met  son  lorgnon  et,  en 
levant  le  pouce. 

LEPAGE 

Six! 


ACTE  PREMIER  85 

THYRA 

AU  right  ! 

LEPAGE 

Je  n'ai  pas  été  trop  méchant,  vous  ne  m'en  vou- 
lez pas  ? 

THYRA,  le  raccompagnant. 

Mais  non...  du  tout...  A  ce  soir,  Lepage. 

LEPAGE,  8*en  allant. 
Ne  manquez  pas,  hein  ? 

THYRA 

Non,  non,  comptez  sur  nous... 

Elle  referme  la  porte  et  reste  seuU\ 


SCENE    VI 

THYRA,  seule 
puis  MADAME  DE  MARLIEW 

THYRA,  sans  attendre,  elle  ouvre  la  fenêtre,  place  sa 
sculpture  en  travail,  bien  sous  les  rayons  du  soleil 
qui  vient  de  la  cour.  Elle  la  regarde  farouchement, 
se  penche  au  dehors,  entend  le  pas  de  Lepage  gui 
traverse  la  cour,  qui  dit  encore  de  loin  :  «  Bon- 
soir... bon  travail  I  ».  Quand  il  a  disparu,  elle  se 
précipite  furieusement  sur  l'œuvre,  abat  la  tête, 
brise  le  bras,  puis  elle  approche  la  selle  de  la 
fenêtre,  Vincline,  et  jette  la  statue  mutilée.  On  en- 
tend un  bruit  de  glaise  qui  s'aplatit  dans  la  cour. 

Ecco  !...  C'est  fmi  !... 

Sur  la  selle  vide,  elle  pose  les  bras  et  s'y  cramponne 
quelques  instants,  en  se  balançant  automatiquement 
d'un  air  hagard.  La  porte  s'ouvre.  C'est  la  mèru 
qui  entre. 


86  LE  PHALENE 

MADAME    DE    MARLIEW,   tOUt  en  joie, 

Thyra  !  Thyra  !  Il  y  a  la  comtesse  Stéphanie  qui 
veut  absolument  voir  ce  que  tu  fais,  ce  que  tu 
prépares. 

THYRA 

Elle  tombe  bien  !...  Qu'elle  monte  !...  Je  m'en 
fiche  ! 

Quand  sa  mère  est  partie,  elle  recouvre  rapidement 
la  selle  vide  de  chiffons,  comme  pour  simuler  que 
sous  la  toile  il  y  a  une  armature  et  un  ouvrage  en 

^  train.  Au  bout  de  quelques  secondes,  la  mère  entre^ 
faisant  passer  devant  elle  la  comtesse  Stéphanie, 
une  autre  jeune  femme,  Mademoiselle  Foreau 
(toque  de  velours)  et  deux  hommes  :  un  jeune 
homme.  Monsieur  Bernard  Artacheff  et  un  autre 
Emmanuel  Lignières. 


SCÈNE  VII 

THYRA,  LA  COMTESSE  STÉPHANIE,  LI- 
GNIERES, ARTACHEFF,  MADEMOISELLE 
FOREAU,  MADAME    DE  MARLIEW. 

LA   COMTESSE 

Bonjour,  ma  chère  petite.  Nous  vous  surprenons 
dans  votre  travail  1 

LIGNIÈRES 

Nous  avons  suivi...  C'est  tout  à  fait  indiscret  de 
notre  part,  mais  nous  n'avons  pu  résister.... 

ARTACHEFF 

Nous  ne  faisons  qu'entrer  et  sortir.  Rassurez- 
vous  I... 


ACTE   PREMIER  87 

THYRA,  à  la  comtesse  en  enlevant   sa  blouse. 
Je  m'excuse  de  vous  recevoir  dans  ce  costume. 

LA    COMTESSE 

Je  vous  apporte  le  souvenir  de  notre  gracieuse- 
souveraine  qui  a  été  très  sensible  à  votre  récom- 
pense ;  dans  sa  retraite,  tous  ceux  qui  ont  ennobli 
et  honoré  notre  patrie  la  touchent  toujours  infi- 
niment. 

MADEMOISELLE    FOREAU 

L'année  prochaine,  elle  aura  sa  première  ! 

LIGNIÈRES 

Sa  première...  quoi  ?...  petite  fille  ? 

MADEMOISELLE    FOREAU 

Oh  !  non  !  sa  première  médaille  I 

LA    COMTESSE 

Mais,  petite  fille  aussi,  je  l'espère  bien  1  N'est-ce 
pas,  nous  l'espérons  bien  1 

THYRA,  souriant. 

Mademoiselle  Foreau  est  mon  ancienne  émule 
d'atelier. 

LA    COMTESSE 

Je  sais.  On  me  l'a  présentée 

THYRA 

Vous  connaissez  tout  le  monde  d^ailleurs  ! 

LA    COMTESSE 

Je  crois  bien  1...  Ah  1  Monsieur  Lignières,  comme 
votre  voix  nous  a  charmés  l'année  dernière  sur 
le  Bosphore  1  Son  Altesse  en  a  gardé  un  souvenir 
pathétique.  Nous  en  parlons  quelquefois  ensemble. 


8ci  LE   PHALENE 

ARTACHEFF 

Monsieur  a  chanté  sur  le  yacht  de  la  reine  ? 

LIGNIÈRES 

Mais  oui,  la  princesse  Eléonore  a  daigné  m'in- 
viter  et  j'ai  été  en  croisière  de  Corfou  au  Bos- 
phore. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  vois  que,  quoique  très  ferré  sur  nos  monda- 
nités, le  fils  de  notre  cher  ambassadeur  de  Russie 
ignore  que  Monsieur  Lignières  est  un  chanteur 
mondain  des  plus  connus. 

LIGNIÈRES 

Oh  !  oh  !  chanteur  mondain  !  l'horrible  expres- 
sion ! 

ARTACHEFF 

Au  fait,  je  me  rappelle  maintenant... 

LA    COMTESSE 

Il  y  a  peu  de  voix  professionnelles  aussi  remar- 
quables que  celle  de  Monsieur  Lignières.  Chan- 
terez-vous  chez  la  comtesse  de  Fitz-James,  di- 
manche prochain  ? 

LIGNIÈRES 

Je  dois  accompagner  la  petite  Madame  Valette 
qui  chante  avec  moi  le  duo  de  Tristan. 

LA   COMTESSE 

Mais  nous  ne  sommes  pas  venus  pour  causer 
de  nous  et  déranger  la  grande  artiste.  Je  suis  venue 
pour  voir  son  œuvre  en  train  uniquement. 

ARTACHEFF    ET    LIGNIÈRES 

Nous  aussi... 


ACTK  PREMIKK  8î) 

■  LA    COMTESSE 

'  Montrez-nous,  je  vous  prie,  cette  petite  statue, 
dont  votre  mère  nous  a  fait  une  description  en- 
thousiaste. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oh  !  ce  sera  superbe...  Vous  allez  voir... 

THYRA,  met  les  mains  sur  Vœuvre  absente. 
Elle  la  tapote  joyeusement^ 

Je  m'excuse,  vraiment,  comtesse,  mais  je  ne 
peux  pas  vous  la  montrer.  C'est,  du  reste,  rien... 
moins  que  rien. 

LIGNIÈRES 

Voilà  qui  n'est  pas  chic.  On  ne  peut  pas  voir  un 
petit  bout,  un  petit  coin  ?  Soulevez  le  bas  de  sa 
robe...  C'est  un  monsieur  ?...  une  dame  ?... 

THYRA 

Du  reste,  je  ne  pense  plus  déjà  à  cette  statue. 
Mes  yeux  sont  déjà  tournés  vers  autre  chose,  vers 
un  autre  sujet  dont  vous  entendrez  parler,  et  ce 
sera  bien  plus  beau  I 

LA    COMTESSE 

Qu'est-ce  que  c'est  ? 

LIGNIÈRES 

Dites-nous  le  titre,  au  moins  ? 

THYRA 

Oh  !  ça  n'aura  pas  de  titre,  ou  alors  un  titre 
bien  vaste  :  «  la  Vie  o. 

LIGNIÈRES 

Simplement  !  Voyez-moi  cela?  Cette  petite  fille 
dit  «  la  Vie  »  comme  elle  dirait  un  verre  d'eau. 


•QO  LE  PHALÈNE 

LA    COMTESSE 

Mais  qu'avez-vous  aujourd'hui,  méchant  Pari- 
sien ? 

ARTACHEFF 

Et  le  buste  que  vous  deviez  faire  de  moi  ?... 
Voilà  un  an  que  j'attends  un  signe  de  vous... 

LA    COMTESSE 

Le  fait  est  qu'il  y  aurait  un  buste  admirable  à 
faire  de  vous,  mon  cher  Artacheiï.  Est-il  beau, cet 
animal-là  !... 

ARTACHEFF 

Oh  !  vraiment,  vous  allez  me  faire  rougir,  com- 
tesse. 

LA    COMTESSE 

Mais,  pas  du  tout.  Je  comprends  que  Thyra 
ait  été  très  emballée...  sculpturalement,  veux-je 
dire  !  Vous  avez  une  tête  de  Marsyas...  N'est-ce 
pas  qu'il  a  une  tête  de  Marsyas,  le  fils  de  notre 
•cher  ambassadeur  ?... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Tout  à  fait  !... 

THYRA 

Oui,  je  voulais  faire  justement  un  buste  lauré... 
ou  avec  un  casque  de  gladiateur. 

ARTACHEFF 

Voilà  véritablement  un  portrait  diplomatique  1 

MADEMOISELLE    FOREAU 

Monsieur  a  une  tête  très  intéressante. 

LIGNIÈRES,    bas. 

Elle  cherche  une  commande,  la  malheureuse  1... 
Ilum  I  ça  a  jeté  un  froid  1 


I 


ACTE  PREMIER  91 

LA   COMTESSE 

Allons  !  puisque  vous  ne  voulez  rien  nous  mon- 
trer, je  n'insiste  pas  ;  mais,  enfin,  ce  n'est  pas 
gentil.  Nous  vous  quittons,  nous  allons  redescendre 
chez  votre  mère.  Dites-moi  seulement  si  j'aurai 
le  bonheur  d'être  à  Paris  pour  votre  mariage  ? 
Je  voudrais  tant  y  assister  ! 

THYRA 

Nous  n'avons  pas  encore  fixé  la  date. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais  nous  pensons  que  ce  sera  dans  deux 
mois. 

LA   COMTESSE 

Oh  !  je  ne  serai  plus  là...  quel  dommage  !... 
J'éprouverai  une  grande  déception. 

A  cet  instant  la  porte  s^ouvre.  Entre  un  jeune  homme 
aux  cheveux  blonds  qui  se  précipite  en  se  multi- 
pliant. 

CORNEAU 

On  m'a  dit  que  tout  le  monde  était  là...  Je  me 
ssis  permis...  Coucou  par-ci,  coucou  par-là. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Comtesse,  Monsieur  Pierre  Gorneau,  le  poète 
Pierre  Corneau. 

LA    COMTESSE 

Ah  !  c'est  vous,  Monsieur,  qui  écrivez  ces  jolis 
vers  qui  paraissent  un  peu  partout  ?  Mais  vous 
êtes  tout  petit,  tout  petit,  tout  petit... 

CORNEAU 

J'ai  dix-huit  printemps...  et  pas  un  automne... 


ya  LE    PHALÈNE 

LIGNIÈRES,  lui  serrant  la  main. 
II  a  tant  d'esprit  !  L'autre  soir,  au  dîner,  chez 
cette  bonne  Ernesta,  il  a  été  étourdissant.  Mais 
qu'il  se  dépêche,  car  vous  connaissez  le  proverbe... 
Corneau,  vous  mourrez  jeune  !  Il  faut  que  vous 
mouriez  jeune  1 

CORNEAU 

J'aimerais  assez  cela.  Ne  laisser  derrière  soi 
que  des  regrets  l 

LIGNIÈRES 

Ou  des  déceptions.  Dépêchez-vous. 

CORNEAU,  à    Thyra. 

Oh  !  je  suis  allé  l'autre  jour  au  Salon.  Votre 
œuvre  est  inouïe,  C'est  d'une  brutalité  et  d'une 
audace  !  J'étais  avec  Nijinski...  j'ai  cru  qu'il 
allait  bondir...  Je  n'ai  pas  pu  m'empêcher,  ayant 
à  la  boutonnière  un  bouquet  de  myosotis,  de  le 
déposer  comme  une  palme  au  pied  de  votre  sta- 
tue... 1 

LIGNIÈRES 

Vous  voilà  palmée  1...  Corneau  vous  a  décerné 
les  palmes  !... 

CORNEAU 

D'ailleurs,  je  me  suis  permis...  demain  ou  après- 
demain,  vous  allez  voir  dans  un  journal  une  indis- 
crétion... que  j'ai  envoyée  moi-même...  quelques 
vers  que  j'ai  griffonnés  sur  le  catalogue  en  sor- 
tant de  l'exposition. 

LA    COMTESSE 

Oh  !  dites-nous  ces  vers,  Monsieur,  sur  la  pré- 
destinée. Je  vous  prie  I 

ARTACHEFF 

Sur  l'œuvre    ou    sur    l'artiste  ? 


ACTE  PREMIER  98 

CORNEAU 

Salomon,  Monsieur,  n'aurait  pas  pu  les  sépa- 
rer ! 

LA    COMTESSE 

Comme  il  est  tout  de  suite  intéressant,  ce  jeune 
homme,  quoique  tout  petit  !  Quel  buste  aussi  on 
ferait  de  lui,  Thyra  !... 

MADEMOISELLE    FOREAU 

C'est  ce  que  j'étais  en  train  de  me  dire. 

LA    COMTESSE 

C'est  à  vous...  vraiment...  ces  cheveux.  Mon- 
sieur ?  C'est  leur  couleur  naturelle  ?... 

CORNEAU 

Mais,  comtesse,  vous  ne  voudriez  pas  que  je  les 
teignisse. 

LA    COMTESSE 

Non,  en  vérité,  ce  serait  dommage  !  Dites  vos 
vers.  Monsieur,  dites  vos  vers  ! 

LIGNIÈRES 

Nous  sommes  tout  ouïe  ! 

CORNEAU 

Sa  tête  apoUinienne  et  chryséléphantine 

A  la  vétusté  ardeur  des  dieux  adolescents. 

Elle  mêle  l'orgueil  à  la  grâce  enfantine 

Et  son  pouvoir  est  tel  qu'il  rend  déliquescent 

Tout  ce  que  fixe  son  regard  d'ange  moderne. 

Tout  veut  se  faire  beau.  Tout  a  l'horreur  du  terne. 

Méduse  vivifie  au  lieu  d'annihiler. 

Le  bois  se  sent  chargé  d'églantiers  spontanés 

Du  moment  qu'elle  y  met  le  printemps  de  ses  joues. 

Quand  elle  passe  et  vient  les  choses  font  la  roue  ! 
Tout  veut  être  choisi,  plus  artiste  et  plus  rare.., 
Le  silex  du  chemin  se  sent  être  carrare. 


94  LE  PHALÈNE 

Et  cette  femme  est  telle,  en  dehors  ou  dedans 
D'elle-même,  qu'elle  pourrait  parfaitement, 
Tant  son  regard  est  mâle  et  son  fluide  ardent, 
Bleuir  l'hortensia,  rien  qu'en  le  regardant. 

Tout  le  monde  s''exclame  :  •  Charmant  I  charmant  !  » 
LIGNIÈRES,  à  Thyra,  qui  est  restée  absente   et   rêveuse. 

Ne  regardez  pas  cet  éphèbe,  vous  allez  le  passer 
au  bleu  comme  les  hortensias  1... 

LA    COMTESSE 

Vos  vers  sont  d'une  préciosité  et  d'un  naturel 
à  la  fois  1 

THYRA,  se  levant,  vagut  et  souriante. 

Je  suis  confuse  1 

CORNEAU 

Mademoiselle  de  Marliew  est  la  seule  femme 
sculpteur  qui  ait  été  jolie.  A  part  Vigée-Lebrun, 
toutes  les  femmes  artistes  ont  été  des  monstres. 

LIGNIÈRES,  bas,  montrant  Mademoiselle  Foreau. 

Hum  !...  Hum  !...  Epargnez  la  dame  à  la  toque 
de  velours  !... 

THTRA 

Et  ce  n'est  pas  vrai.  Je  ne  suis  pas  jolie. 

LIGNIÈRES 

Si  vous  pouviez  vous  voir  dans  l'expression  de 
votre  joie,  dans  le  rayonnement  d'un  bal...  Au 
bal,  vous  êtes  quelquefois  d'un  éclat  unique.  Vous 
avez  l'air  de  flamber... 

THYRA 

Comme  un  pudding  ! 


ACTE  PREMIER  gS 

LA    COMTESSE 

A  propos  irez-vous  au  bal  costumé  de  la  com- 
tesse de  Chatriaud  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Nous  ne  sommes  pas  invités,  nous  ne  la  connais- 
sons  pas. 

LIGNIÈRES 

Du  reste,  tous  ces  bals  mondains  sont  assom- 
mants. Il  n'y  a  que  les  bals  d'artistes  où  il  y  ait 
encore  la  joie  du  costume.  Je  vais,  ce  suir,  dans 
un  endroit  très  commun,  mais  qui  est  vraiment, 
après  tout,  le  seul  bal  de  l'année. 

CORNEAU 

Les  Quat'z'Arts  ? 

LIGNIÈRES 

C'est  toi  qui  l'as  nommé  1... 

CORNEAU 

Nous  y  allons  en  bande,  ce  soir.  Nous  nous  y 
verrons... 

LIGNIÈRES 

Eh  bien,  moi,  j'y  vais  tout  seul,  mélancolique- 
ment, en  vieux  célibataire,  pour  le  plaisir.  Les 
premiers  ont  été  fort  beaux.  Il  y  avait  la  beauté 
de  l'improvisation,  la  folie  de  la  jeunesse.    (A  ce 

moment,  Thyra,  qui   s'était  éloignée,  a  tiré   un  accord  de 
harpe    dans  le  fond.  Lignières   se   retournant.)  Bon,    je 

sais  ce  que  cela  veut  dire  1  Nous  l'ennuyons  1... 

CORNEAU 

Et  elle  joue  aussi  de  la  harpe  I  Que  ne  fait-elle 
pas  d'ailleurs  ?... 


96  LE  PHALENE 

THYRA 

J'en  jouais...  Pauvre  Perdita  !  C'est  ainsi  que 
j'ai  appelé  cette  harpe  qui  me  servait  d'accom- 
pagnatrice. 

ARTACHEFF 

Pourquoi    ne    jouez-vous    plus  ? 

THYRA 

Parce  que  j'ai  perdu  ma  voix. 

ARTACHEFF 

Vous  aviez  une  belle  voix  ? 

MADAME   DE    MARLIEW,  s'exclamant. 

Si  elle  avait  une  belle  voix  !...  Ah  I  ne  lui  en 
parlez  pas...  ça  lui  fait  trop  de  chagrin  d'en  par- 
ler. Une  voix  prodigieuse  !...  Et  vous  savez,  elle 
n'avait  pas  pris  de  leçon.  Elle  chantait  libre- 
ment... 

THYRA 

Avant  la  sculpture,  le  cheval  et  le  chant, 
c'était  toate  mon  âme...  Oui,  j'avais  une  voix,  je 
crois,  extraordinaire...  C'était  un  don  de  Dieu... 
Il  me  l'a  retiré... 

LIGNIÈRES 

Un  de  mes  amis,  qui  vous  a  entendue  à  Nice, 
m'a  dit  que  vous  aviez  une  voix  de  soprano  d'un 
timbre   remarquable. 

LA   COMTESSE 

Et,  de  cette  voix,  il  ne  reste  rien  ? 

THYRA 

Rien  du  tout  ! 

CORNEAU 

Mais  si  peu  que  ce  soit...  si  peu  que  ce  soit... 


ACTE   PREMIER  97 

THYRA 

Je  vous  dis  rien  (Tout  à  coup.)  ou  plutôt  si... 
si...  une  chose  affreuse,  comique  et  tragique  à 
la  fois...  un  cadavre  de  voix  qui  me  fait  mal... 
mal  à  entendre  moi-même. 

On  se  récrie. 
LA    COMTESSE 

Oh  !  VOUS  devez  exagérer.  On  ne  peut  pas  l'en- 
tendre ? 

THYRA,  se  met  à  rire  nerveusement. 

Si  VOUS  me  promettez  de  ne  pas  rire  comme 
moi  et  même  d'être  tristes,  je  vous  donnerai 
cette  minute. 

CORNEAU 

Mais  nous  n'avons  pas  envie  de  rire  I 

THYRA,    appuyée  à  la  harpe.  Elle  tire  toujours 
quelques  arpèges. 

Voilà.  Un  soir,  à  Rome...  en  revenant  du  Pin- 
cio...  je  chantais  et  ma  voix  ce  soir-là  était  si  belle 
que  quelqu'un...  un  poète  qui  se  trouvait  parmi 
nous...  m'a  dit  :  «  Il  faut  qu'elle  soit  immortali- 
sée, cette  voix-là.  Il  faut  voler  cette  minute  à  la 
vie  qui  passe  et  qui  emporte  tout.  )^  Eh  bien  ! 
voyez,  les  poètes  sentent  toujours  juste,  Cor- 
neau,  voyez  comme  il  prophétisait  !  Ma  voix  a 
disparu.  Je  l'ai  perdue  et  il  en  est  resté  un  souve- 
nir presque  goguenard,  qui  a  la  tristesse  des  fan- 
tômes... Ah  !  vous  ne  riez  pas  !  Vous  attendez 
avec  anxiété...  Vous  êtes  tous  bien  sages,Messieurs, 
Mesdames  ?...  Eh  bien  !  nous  allons  faire  alors 
comme  Méphisto.  Nous  allons  rouvrir  les  sources 
du  passé.  (Elle  se  met  à  rire  à  nouveau.  Elle  va  à  gau- 
che^  dans  le   fond  de  la  pièce,  fait  manœuvrer  un  coffre 


98  LE  PHALÈNE 

phono graphique.  Quelques  notes  très  pures,  s'en  échappent  ; 
on  écoute  très  surpris.  Au  bout  de  quelques  secondes,  la 
voix  enfle,  et  Madame  de  Marliew  se  lève  subrepticement 
et  fait  signe  aux  personnes  qui  sont  là.  Elle  montre  Thyra 
qui,  assise,  pleure.  On  s'émeut.  Sa  mère,  sur  la  pointe  des 
pieds,  ça  jusqu'au  phonographe  et  Varrête.  Thyra,  se 
levant.)  Le  passé  !...  Quelle  caricature  !  Et  cela  aussi 
n'a  eu  qu'un  temps... 

Elle  prend  le  rouleau  des  mains  de  sa  mère  et  le  jette 
à  terre. 

CORN  EAU,  se  précipitant. 

Oh  1  quelle  méchanceté  1  c'est  affreux  ! 

D^autres  personnes  s'exclament. 

THYRA 

Mais  non,  mais  non...  Vous  voyez,  ça  me  fai- 
sait toujours  trop  de  mal  à  entendre.  Du  reste, 
rassurez-vous,  je  suis  plus  économe  que  vous  ne 
le  croyez  !  J'ai  deux  ou  trois  rouleaux  encore  en 
provision.  Elle  se  met  à  rire. 

ARTACHEFF 

Mais  c'est  un  crime  ce  que  vous  venez  de  faire 
là  1 

ce  UN  EAU,   bas  à  Lignières. 

Je  trouve  cette  minute  d'un  tragique  moderne 
extraordinaire.  La  femme  écoutant  sa  propre 
voix  disparue  !  la  confrontation  de  l'âme  et  de  la 
machine. 

MADAME  DE  MARLIEW,  s'approchant  de  Thyra. 
Thyra  !  Thyra  !  Tu  as  de  la  peine,  je  te  sens 
énervée. 

THYRA,    excédée. 

Rien.  Allez-vous-en,  voilà  tout.  Emmène-les, 
je  t'en  prie  \ 


ACTE   PREMIER  99 

MADAME   DE   MARLIEW,  ôas  aux  uns  et  aux  autres. 
Venez... 

THYRA,  appelant  Lignières. 

Lignières  !  Un  mot,  s'il  vous  plaît  ;  vous  aviez 
dit  que  vous  alliez  à  un  bal  ce  soir.  C'est  intéres- 
sant ?  Une  femme  du  monde  peut-elle  y  aller  ? 

LIGNIÈRES,  la  regardant, 

Peuh  !  avec  un  masque,  pourquoi  pas  ! 

THYRA 

Vous  y  allez  seul  ? 

LIGNIÈRES 


Oui. 


THYRA 


I 


Eh  bien,  il  est  possible  que  vous  receviez  de 
moi  un  coup  de  téléphone  après  le  dîner.  Je  ne 
promets  pas,  mais^c'est  possible.  Me  piloteriez- 
vous  incognito  ? 

LIGNIÈRES 

Avec  joie,  mais... 

THYRA 

Quoi  ? 

LIGNIÈRES 

Mais   si  le  prince  apprenait  cette  escapade  ? 

THYRA 

Je  suis  libre,  mon  cher.  Et  puis  !  Et  puis  !... 

En  disant  cela,  elle  secoue  les  lilas  du  prince  et  les 
émiette.  A  cet  instant  juste  le  prince  entre.  C'est 
un  beau  garçon,  très  distingué,  à  la  figure  énergique 
et  douce  à  la  fois.  Il  rit  de  toutes  ses  dents. 


loo  LE   PHALENE 


SCÈNE    VIII 

Les  mêmes,  LE  PRINCE  PHILIPPE 
DE  THYESTE 

MADAME    DE    MARLIEW 

Ah  I  voilà  le  prince  ! 

LE    PRINCE 

Bonjour,  madame  !  Bonjour,  comtesse. 

Il  serre  les  mains. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais  VOUS  nous  aviez  annoncé  votre  visite  pour 
quatre  heures  aujourd'hui  ! 

LE    PRINCE 

J'ai  pu  m'échapper  plus  tôt  que  je  ne  pensais, 
Bonjour,  Thyra. 

THYRA 

Bonjour. 

LA    COMTESSE 

Je  ne  vous  ai  jamais  vu  une  mine  aussi  prodi- 
gieuse. 

LE    PRINCE 

Je   ne   cache   pas  mon  bonheur  1   Je  suis  un 
pauvre  homme  assez  content. 

LA    COMTESSE 

Ils  feront  un  couple  adorable.  (A  voix  basse,  à 

Madame    de     Marliew    et    aux    hommes.)   LaissonS-les 

seuls,  ces  jeunes  gens. 

MADAME    DE    MARLIEW,  tout  haut. 

Voilà  qui  va  la  consoler.  Venez  prendre   mon 
chocolat. 


ACTE   PREMIER  loi 

LA  COMTESSE,   bas  à  Ligniires. 

Nous  l'avons  énervée,  cette  pauvre  petite... 
Quel  dommage  qu'elle  ait  perdu  sa  voix  ! 

LIGNIÈRES 

Bah  !  il  lui  reste  tant  de  choses  !...  C'est  vrai, 
tous  les  dons,  elle  les  a  !...  Mais  vous,  comtesse, 
n'avez-vous  pas  une  voix  charmante...  on  me  l'a 
assuré  ? 

LA    COMTESSE 

Je  sais  quelques  petits  airs  nationaux.  Il  y  en 
a  de  très  beaux. 

LIGNIÈRES,  très  haïU. 

La  comtesse  veut  bien  nous  chanter  en  bas, 
dans  le  salon  de  Madame  de  Marliew,  quelques 
airs  nationaux. 

LA  COMTESSE,  se  défendant. 

Je  n'ai  pas  dit  ça  !...  Je  n'ai  pas  dit  ça  I 

LIGNIÈRES 

Si,  si,  venez...  Je  vous  accompagnerai  moi- 
même  au  piano. 

LE    PRINCE 

Bon,  nous  descendons,  et  je  serai  enchanté  de 
prendre  quelque  chose. 

THYRA,  a'' approchant  du  prince. 

Restez,  il  faut  que  je  vous  parle.  (Haut  et  riant 
aux  autres.)  Je  vais  aller  moi-même  lui  chercher  sa 
tasse  de  chocolat  ! 

On  entend  la  voix  de  la  comtesse  qui  dit  au  jeune 
poète. 

LA    COMTESSE 

Oh  !  que  c'est  curieux  encore  cela  !  Vos  che- 


loa  LE  PHALENE 

veux  frisent  aussi  naturellement  !  Je  ne  l'aurais 
pas  cru  1 

CORNEAU 

Je  suis  né  ondulé,  Comtesse... 

MADEMOISELLE   FOREAU,  en  s'en  allant. 

Thyra  !...  je  vous  envie  de  vivre  ainsi  dans  un 
murmure  d'admiration  1  Que  ce  doit  être  beau 
d'être  ainsi  fêtée... 

THYRA 

Mais  ce  que  je  donnerais,  moi,  pour  avoir  votre 
talent  !  (Au  prince.)  Vous   restez,    Philippe  ! 

LE    PRINCE 

J'attends  ! 

Thyra  s'en  ça.  Lignières  reste  le  dernier.  Il  cause 
quelques  instants  avec  le  prince  sur  le  pas  de  la 
porte. 

SCÈNE   IX 
LE  PRINCE,  LIGNIERES 

LE    PRINCE 

Ah  !  quel  joli  moment  de  Paris  que  le  mois  de 
mai.    J'arrive   d'un   garden-party  à  Bagatelle. 

LIGNIÈRES 

Vous  portez  la  joie  en  vous  I  et  sur  vous  I 

LE    PRINCE 

Ma  foi,  oui  !  Je  ne  le  dois  qu'à  ma  fiancée  !  Es- 
pérons que  la  femme  continuera. 

LIGNIÈRES 

Soyez-en    sûr  I    Vous    avez    raison    d'épouser 


ACTE  PREMIER  io3 

crânement  cette  jeune   fille  destinée  à  tous  les 
bonheurs. 

LE    PRINCE 

Crânement  vous  le  dites  !...  Car  il  se  mêle  à  ce 
bonheur  le  sentiment  de  joie  que  l'on  a  toujours 
quand  on  fait  une  niche  à  ceux  qui  vous  agacent. 

LIGNIÈRES 

C'est-à-dire  ? 

LE    PRINCE 

Si  vous  saviez  la  véhémence  avec  laquelle,  en 
Italie,  ce  mariage  est  accueilli  1  J'entends  d'ici 
les  cris  de  paon  de  ma  famille.  Toute  l'aristocra- 
tie romaine  vitupère...  On  me  prédit  les  pires 
catastrophes.  Vous  n'avez  pas  idée,  en  France, 
de  ce  qu'est  la  cour  romaine...  Je  suis  neveu  de 
cardinal  I 

LIGNIÈRES 

Oui,  je  sais. 

LB    PRINCE 

Eh  bien,  le  cardinalito  est  en  train  de  se  faire 
zitti  (Il  siffle.)  Comme  une  mauvaise  pièce  de 
théâtre.  Mais  tout  cela  n'est  que  réjouissant  ;  je 
respecte  et  j'adore  ma  fiancée.  Elle  vaut  tous  ces 
petits  sacrifices  d'amour-propre.  Je  suis  un  homme 
radieux  et  décidé  à  être  heureux  avec  la  dernière 
des  impertinences  ! 

LIGNIÈRES 

Vous  serez  comblé. 

THYRA,  rentre  avec  une  tasse  à  la  main. 
Voici  cette  ridicule  chose. 

Elle  donne  la  tasse  au  prince 
LE   PRINCE 

Merci... 


io4  LE   PHALENE 

THYRA,  à  Lignières. 

Pourquoi    êtes-vous    resté    le    dernier  ?    Vous 
n'avez  rien  dit,  je  pense  ! 

LIGNIÈRES 

Pour  qui  me  prenez-vous  ?  Attendrai-je  le  coup 
de  téléphone  ? 

THYRA 

Attendez  1...  mais  rien  n'est  moins  certain. 


'       SCENE    X 
LE  PRINCE,  THYRA 

THYRA 

Désirez-vous    des    pailles  ?.,. 

LE    PRINCE 

Ce  que  je  désire,  c'est  demeurer  seul  auprès  de 
vous,  m'étendre  à  vos  pieds...  tenez,  sur  ce  cous- 
sin, comme  votre  chien,  dans  cette  attitude  qui 
me  sera  familière  plus  tard...  Ne  vous  en  allez 
pas...  Restez,  ma  chérie...  Un  coude  sur  vos  ge- 
noux, en  clignant  un  peu  les  yeux,  je  peux  me 
croire  encore  dans  les  jardins  de  la  villa  d'Esté,  ce 
jour  où  il  faisait  si  chaud  et  où  l'on  nous  a  apporté 
des  bols  de  tamarin  glacé...  Comme  vous  avez 
l'air  réfléchi,  aujourd'hui,  ma  tendresse  1  Moi,  je 
suis  stupide  de  bonheur...  Vous  voyez,  tout  le 
monde  le  constate,  et  particulièrement  aujour- 
d'hui. 

THYRA 

Pourquoi    particulièrement    aujourd'hui  ? 


ACTE  PREMIER  io5 


LE    PRINCE 


f 


Parce  que  j'ai  visité  des  magasins  pour  notre 
installation  future.  J'ai  été  voir  de  vieilles  choses, 
de  vieilles  choses  asiatiques  dont  je  vous  ferai 
la  surprise,  vous  verrez  !  Je  crois  que  votre  cham- 
bre à  coucher  vous  plaira.  Il  y  a  une  équipe  d'ou- 
vriers en  ce  moment-ci  dans  la  vieille  demeure 
de  famille  à  Rome.  A  ce  propos,  ma  tendresse, 
j'ai  reçu  encore  un  abatage  du  cardinal.  J'ai 
oublié  de  vous  apporter  la  lettre.  C'est  à  mourir 
de  rire  !  Décidément,  nous  nous  marierons  sans 
la  bénédiction  du  pape.  Il  faudra  vous  en  passer. 

THYRA 

Il  y  a  beaucoup  d'obstacles  à  notre  mariage, 
beaucoup...  Ce  breuvage  est  trop  tiède...  Voulez- 
vous  de  la  glace  ? 

LE   PRINCE,    riant. 

Non,  merci.  Soufflez  dessus,  voulez-vous  ?  (Il  lui 
tend  la  tasse.  Elle  souffle.)  Vous  êtes  jolie  ainsi.  Avez- 
vous  bien  travaillé  hier  et  aujourd'hui  ?  je  croyais 
vous  trouver  en  séance. 

THYRA 

Non,  j'ai  renvoyé  le  modèle.  Ça  ne  marchait 
pas  très  bien.  Je  pensais  à  autre  chcse. 

LE    PRINCE 

Eh  bien,  moi  de  même,  moi  qui  ne  travaille 
pas,  moi,  le  iieffé  paresseux,  l'acte  de  manger, 
aujourd'hui,  de  parler,  a  été  tellement  oiseux 
que  je  crois  bien  que  je  n'ai  pu  m'y  résoudre... 
J'étais  heureux  à  ce  déjeuner,  j'étais  heureux 
à  cette  exposition,  mais  je  pensais  à  tout  autre 
chose...    Je    me    sentais    ici...    Connaissez-vous, 


io6  LE   PHALENE 

Thyra,ce  plaisir  du  passé,  ce  plaisir  de  tout  exhu- 
mer ?...  Ce  sera  si  agréable  dans  quelques  mois, 
quand  nous  serons  tout  seuls,  de  retrouver  les 
roses  roses  que  vous  cueilliez  au  jardin  Aldobra- 
dini...  de  revoir  votre  visage  éclairé  par  en  des- 
sous, vous  savez...  par  le  reflet  du  soleil,  quand 
vous  restiez  appuyée,  le  bras  haut  à  une  colonne... 
Je  me  souviens  de  tout.  Quand  vous  vous  pen- 
chiez vers  la  tasse  pour  souffler  sur  elle,  il  y  a  une 
seconde,  je  retrouvais  le  dessin  de  votre  figure 
dans  une  vasque  se  détachant  sur  la  cime  des 
cyprès,  et... 

THYRA,  V interrompt. 

Mon  ami,  il  faut  que  je  vous  annonce  une  pé- 
nible nouvelle,  une  décision  qui  va  vous  causer 
beaucoup  de  peine  ! 

LE    PRINCE 

Mais  vous  avez  un  air  inquiétant,  ma  parole 
THYRA,  elle  se  lève. 

Et  voilà  que  pour  vous  dire  ces  choses,  je  me 
sens  d'une  faiblesse...   d'une  faiblesse... 

-^  //  la  soutient. 

LE   PRINCE,  inquiet. 

Mon  pauvre  petit  !  mais  votre  chagrin  est  mon 
cliagrin.  Parlez...  parlez... 

THYRA 

Je  ne  peux  pas...  Une  seconde...  aXiendez. (Elle  se 
rassied. JMon  ami,  je  vais  vous  dire  cela  très  douce- 
mont...  Vous  ne  vous  mettrez  pas  en  colère...  Vous 
allez  tâcher  de  vous  émouvoir  le  moins  possible, 
et,  bien  que  je  vous  le  dise  du  bout  des  dents, 
vous  comprendrez  que  je  parle  du  fond  de  l'âme... 


ACTE   PREMIER  107 

que  tout  ce  que  je  vous  dis  est  mûrement  réfléchi 
et  ressemble  à  la  vérité  comme...  la  vérité  à  elle- 
même. 

Elle  lui  prend  la  main  et  joue  avec  le  gant. 
LE    PRINCE 

Mais  voilà  déjà  un  début  qui  prouve  que  vous 
n'improvisez  pas  ! 

THYRA 

Ce  n'est,  en  effet,  ni  une  fantaisie,  ni  un  caprice. 

J'ai  très  réfléchi.  (D'une  voix  faible  et  craintive.)  Il 
faut  que  nous  restions  des  amis...  Nous  resterons 
de  bons  amis,  mais  nous  ne  devons  pas  nous  épou- 
ser... Je  ne  veux  pas  de  mari...  Je  désire  demeurer 
libre... 

Il  se  retourne  vers  elle  et  reste  un  grand  moment  à  la 
regarder. 

LE    PRINCE 

Permettez-moi  de  ne  pas  prendre  au  sérieux 
cette  boutade. 

THYRA 

Vous  auriez  tort.  Vous  feriez  fausse  route. 

LE    PRINCE 

Allons,  Thyra,  vous  ne  vous  rendez  pas  bien 
compte  de  ce  que  vous  dites,  de  l'effet  sur  moi 
d'une  pareille  plaisanterie  ! 

THYRA 

Je  sais  que  vous  m'aimez  beaucoup,  mais  ma 
décision  est  irrévocable. 

LE   PRINCE,  sans  y  ajouter  foi. 

Je  cherche  ce  qui  peut  vous  effaroucher.  Ce 
ne  sont  pas  les  objections  de  famille  !  Vous  ne  vous 


io8  LE  PHALENE 

froissez  pas  de  ce  que  je  vous  ai  dit  à  propos  de 
mon  oncle  et  des  prêtres  ? 

THYRA 

Ah  !  Dieu  non  ! 

LE    PRINCE 

Qu'y  a-t-il  dans  ce  mariage  qui  vous  gêne  tout 
à  coup  ?  Car  c'est  tout  à  coup.  L'objection  de 
fortune  n'existe  pas,puisque  le  hasard  vous  a  faite 
riche.  Alors,  il  y  a  quelque  chose  de  si  inexpli- 
cable dans  cette  répugnance  subite  que  vous  allez 
m'en  donner  l'explication,  Thyra  !  Vous  m'avez 
annoncé  que  vous  parleriez  du  bout  des  dents  ? 
Je  vais  vous  répondre  de  même.  Je  vais  vous  ré- 
pondre en  riant,  en  allumant  même  une  cigarette... 
Allons,  pas  de  fâcherie...  Qu'y  a-t-il  ?  Qu'est-ce 
qui  ne  va  pas,  ma  petite  chérie  ?  Le  travail  ? 
Vous  ne  redoutez  pas  que  j'importune  ni  votre 
travail,  ni  votre  avenir  d'artiste.  Je  vous  ai  assu- 
rée que  je  vous  laisserais  la  plus  grande  liberté, 
que  je  ne  vous  demanderais  rien  de  vos  journées. 
Vous  hochez  la  tête...  Ce  n'est  pas  ça  ? 

THYRA 

Mon  petit  Philippe,  il  ne  faut  pas  chercher  midi 
à  quatorze  heures,  vous  sa\ez.  Je  suis  fantasque, 
baroque.  Je  retrouve  mes  idées  d'indépendance 
irrésistible.  Dites-vous  cela  1 

LE   PRINCE,  riant. 

Je  sais...  Ça  vous  ennuie  que  je  sois  Italien  l 
Vous  avez  dit  l'autre  jour  des  choses  très  désa- 
gréables sur  les  Italiens,  à  dîner...  sur  la  musique 
italienne,  sur  la  littérature  italienne,  sur  l'aristo- 
cratie italienne...  Je  vais  me  faire  danseur  russe... 
Passez- moi  du  feu  !... 


ACTE   PREMIER  loi) 

THYRA 

Comme  c'est  bête  ce  que  vous  dites,  même  en 
riant  !  Toute  ma  jeunesse,  je  m'étais  prophétisé  le 
contraire...  Ce  n'est  qu'avec  un  Italien,  me  disais- 
je,  que  je  pourrais  vivre  agréablement  en  France. 

LE    PRINCE 

Gomme  c'est  vrai  !  La  France  est  exquise,  à 
condition  de  n'y  être  pas  Français.  Vous  voyez 
que  nous  sommes  bien  faits  pour  être  heureux  à 
Paris  comme  à  Rome...  Cependant,  parce  que 
vous  avez  pu  songer,  même  à  la  légère,  à  une 
rupture,  il  faut  que,  physiquement  au  moins, 
vous  vous  sentiez  bien  éloignée  de  moi  !  C'est 
déjà  embêtant. 

THYRA,   se  retournant  vers  lui. 

Oh  !  je  désire  que  vous  n'alliez  pas  faire,  plus 
tard,  des  réserves  de  ce  genre...  Vous  voulez  que 
je  vous  assure  mes  sentiments  ?  Eh  bien,  je  le  dis 
sans  fausse  honte  :  je  n'ai  pas  été  insensible  du 
tout  à  ce  qu'on  doit  nommer  votre  charme,  à  vos 
manières  de  chat  tigre...  ces  yeux  qui  vous  brû- 
lent... votre  voix  à  la  fois  vibrante  et  voilée... 
Oui,  tout  cela  je  l'éprouve...  Quand  vous  entriez, 
je  me  sentais  envolée,  partie,  dépouillée  de  mon 
enveloppe  charnelle.  Quand  j'étais  lasse,  vous 
aviez  le  don  de  ranimer  mes  yeux...  j'ai  toujours 
été  contente  de  vous  voir...  Vous  étiez  toutes  les 
grâces  de  mes  ambitions... 

LE    PRINCE 

A  la  bonne  heure!  Je  commence  à  me  rassurer  ! 
J'en  avais  besoin. 

THYRA,  penchée  sur  lui  et  souriant  avec  contrainte^ 
Et,  maintenant  que  je  vous  l'ai  dit,  pour  que 


no  LE  PHALENE 

vous  n'en  doutiez  pas...  cela  ne  change  rien  à  la 
résolution  que  j'ai  prise,  et  dont  je  n'ai  même  pas 
averti  ma  mère.  Je  vous  le  redis  une  dernière 
fois  très  doucement,  très  gentiment,  en  souriant 
comme  je  peux...  pianissimo...  mais  vous  devez  voiï 
à  quel  point  je  suis  décidée  ! 

LE   PRINCE,  se  levant  brusquement. 

Allons,  allons,  c'est  sérieux  ?...  Quelle  est  cette 
histoire  ? 

THYRA 

Croyez-vous  que  je  puisse  dire  quelque  chose 
de  cet  ordre  par  badinage  ?  Croyez-vous,  Phi- 
lippe, que  j'éprouve  toujours  profondément... 
ce  que  j'éprouve  ?  et  que  mes  idées  soient  des 
résultats  de  moi-même  ?... 

LE    PRINCE 

Vous  m'effrayez  I...  Ah  ça  !  je  vous  avertis,  ma 
chère,  qu'il  ne  faut  pas  avec  moi  jouer  dece  jeu-làl 
Je  suis  brutal,  très  susceptible...  prenez  garde  ! 

THYRA,  vivement. 
Je  ne  suis  pas  sûre  de  vous  donner  le  bonheur  I 
Alors,  il  vaut  mieux  ne  pas  tenter  l'aventure... 
Je  me  connais,  je  suis  remplie  de  doutes,  et  de 
doutes  motivés.  Quand  on  n'est  pas  certain  du 
bonheur  que  l'on  peut  apporter,  on  n'a  pas  le  droit 
de  préparer  des  déceptions...  des  solitudes  dou- 
loureuses. 

LE    PRINCE 

Si  je  vous  comprends  bien,  ce  n'est  pas  de  moi 
que  voue  doutez,  c'est  de  vous  ? 

THYRA 

Je  doute,  mon  ami,  de  mon  accord  avec  la  vie, 
et  ça  revient  au  même  I 


ACTE   PREMIER  m 

LE    PRINCE 

Ne  cherchez  pas  de  périphrases.  On  m'avait 
bien  averti  et  prédit  que  cette  indépendance 
d'artiste... 

THYRA 

On  n'a  peut-être  pas  eu  tort!  Je  sens,  en  fin 
de  compte,  que  je  ne  vous  apporterais  que  du 
mal.  (Elle  cherche  ses  mots.)  Je  pourrais  être  dans 
vos  doigts  une  illusion  efïritée  !  Supposez  que 
par...  insuffisance...  j'en  arrive  un  jour  à  vous 
quitter,  que  je  vous  laisse  seul  avec  des  regrets, 
avec  le  détestable  souvenir  d'une  femme  que 
vous  auriez  aimée  et  à  laquelle  vous  vous  seriez 
habitué.  Il  ne  faut  pas  risquer  le  paquet  quand 
on  doute  de  soi  à  ce  point-là  !...  Je  vivrai  seule, 
pas  de  vie  commune,  c'est  plus  sûr!...  J'ai  réflé- 
chi! 

LE    PRINCE 

Ah  !  vous  ^tes  une  terrible  orgueilleuse,  Thyra  î 
Voilà  la  vérité.  Sous  tous  vos  mots  perce  votre 
incalculable   orgueil  ! 

THYRA 

Orgueilleuse  ?  Ah  !  Philippino  !  bien  plus  en- 
core que  vous  ne  l'imaginez  !  Vous  dites  cela  d'un 
ton  de  reproche  qui  laisse  à  supposer  que  vous 
connaissez  toute  la  mesure  de  mon  orgueil.  Non... 
non...  Mon  orgueil  est  sans  limites...  Ah  !  tout  ce 
que  j'attendais  de  moi  et  de  la  vie,  vous  n'en  avez 
pas  idée  ! 

LE    PRINCE 

La  passion  de  la  gloire  qui  prime  tout,  dans  ce 
cœur  d'orgueilleuse  ! 

THYRA 

Oui,  Philippe,  la  gloire  !...  Elle  est  si  belle  !... 


lia  LE   PHALENE 

Mais  il  n'y  a  pas  que  la  gloire  des  œuvres.  Les 
actes  aussi  ont  leur  gloire.  Un  bel  amour,  c'est 
une  œuvre  comme  une  autre.  Mais,  là  aussi,  il 
faut  la  patience,  le  temps  !  comme  dit  Lepage. 

LE    PRINCE 

Si  c'est  ce  qui  vous  inquiète,  attendez  avec  con- 
fiance, ma  chérie,  et  vous  verrez.  Je  réponds  de 
vous  ! 

Il  essaie  de  la  prendre  dans  ses  bras. 

THYRA,  se  dégageant. 

Non,  je  n'attendrai  pas,  je  n'attendrai  rien, 
mon  petit  Philippe,  nos  fiançailles  sont  rompues, 
je  vous  rends  votre  liberté.  Nous  nous  reverrons, 
certes,  vous  reviendrez  ici,  je  l'espère,  mais  en 
ami,  en  ami  seulement. 

Mouvement  de  fureur  de  Philippe  qui  arpente  Vate- 
lier. 

LE    PRINCE 

Allons,  puisque  je  me  heurte  à  une  décision,  la 
raison?  Vous  voulez,  selon  la  formule,  vivre  votre 
vie,  vous  consacrer  à  la  sculpture..,  c'est  cela  ? 

THYRA 

L'avenir  vous  prouvera  le  contraire...  Je  viens 
de  rompre  au  contraire  toutes  mes  fiançailles 
avec  la  vie,  toutes... 

LE    PRINCE 

Que  signifient  encore  ces  paroles  énigmati- 
ques  ? 

THYRA,  avec  flamme. 

Philippe,  je  me  suis  réservée  entière  jusqu'ici, 
avec  une  fureur  jalouse  et  heureuse,  à  toutes  ces 
promesses,  à  ces  noces  avec  l'avenir...  J'y  ai  voué 


ACTE   PREMIER  ii3 

mon  esprit  ardent  et  mon  corps  chaste...  Je  vous 
attendais,  je  vous  l'ai  dit,  comme  j'attendais, 
pour  mes  œuvres,  le  génie  qui  allait  me  tomber  du 
ciel  !  Le  mot  :  amour  que  nous  m'avez  fait  pro- 
noncer pour  la  première  fois,  pour  la  première 
fois  est  comme  le  mot  :  génie...  Une  fois  dit...  et 
cela  a  été  long  par  exemple...  j'y  ai  cru  dur  comme 
fer  et  je  l'ai  employé  tous  les  jours  à  propos  de 
vous.  Eh  bien,  ces  deux  couronnes  de  noces,  l'art 
et  l'amour,  je  les  ai  brisées  aujourd'hui  même. 
Je  ne  sculpterai  plus  jamais  ! 

Elle   découvre  la  selle   vide. 
LE    PRINCE 

Allons  donc  !...  Quelle  blague  1  Alors  quoi  ?... 
Pas  de  sculpture,  pas  de  mariage  ?...  Que  comp- 
tez-vous faire  alors  ?... 


THYRA 

Autre  chose... 

LE    PRINCE 


Un  temps. 


Ah  !  c'est  ainsi...  autre  chose...  Ah  !  parfaite- 
ment... Si  vous  projetez  de  tout  quitter,  art  et 
mariage...  c'est  que  vous  êtes  enchaînée  quelque 
part  1...  Il  y  a  dix  minutes  que  le  mot  me  brûle 
les  lèvres.  Vous  ne  pouvez  pas  m'épouser,  dites- 
vous,  répétez-le...  encore  ?  Vous  ne  pouvez  pas  ? 

THYRA 

Je  ne  le  peux  pas. 

LE    PRINCE 

Alors  c'est  que  ce  qu'on  m'avait  dit  est  justifié!... 
C'est  que  vous  avez  un  amant  !...  Si,  si...  C'est 
cela  1...0n  vous  accuse.  Je  ne  voulais  pas  le  croire 


ii4  LE   PHALÈNE 

quand  on  m'a  insinué  :  «  Prenez  garde,  prenez 
garde,  vous  êtes  dupe.  »  Je  suis  sûr  maintenant 
qu'il  y  a  un  amant  !...  je  le  sens...  C'est  logique 
d'ailleurs...  Une  jeune  fille  trop  libre  !...  habi- 
tuée à  la  licence  des  yeux  1 

THYRA 

Ne  vous  égarez  pas  1... 

LE    PRINCE 

Thyra...  C'est  une  comédie  ?  Une  épreuve  !... 
Ou  alors,  de  la  folie  pure  !  si  quelque  attache- 
ment ne  vous  retient  pas...  Voyons,  dites  et  re- 
dites avec  moi  que  nous  nous  marions  et  que  nous 
serons  heureux.  Il  faut  que  vous  n'en  doutiez 
pas...  ncus  serons  très  heureux.  Je  me  rends 
compte  de  tous  les  trésors  que  vous  m'apportez... 
Ne  craignez  rien,  je  serai  à  vos  genoux  comme 
je  l'étais  tout  à  l'heure,  toujours  en  adoration. 
Vous  travaillerez  à  votre  aise.  Vos  caprices  seront 
réalisés.  Je  ne  serai  pas  jaloux  de  votre  gloire, 
j'aurai  des  attendrissements  pour  elle.  Je  vous 
considère  comme  une  espèce  d'enfant  de  génie, 
promise  à  toutes  les  belles  choses...  Comprenez 
bien  que  ce  n'est  pas  chez  moi  illusion,  sensua- 
lité passagère.  Il  n'y  a  presque  pas  de  sensua- 
lité dans  mon  amour  pour  a^ous,  tellement  vous 
<Ues  haute  !...  C'est  tendre,  respectueux....  Voilà... 
Et  si  vous  me  rejetez,  écoutez  bien  cela  et  sen- 
tez la  mesure  de  votre  responsabilité  si  vous 
m'échappez...  je  sens  que  je  serai  un  homme  abso- 
lument perdu.  Je  ne  sais  pas  ce  que  je  ferai  I 

THYRA 

Taisez- vous  1  taisez-vous  1  II  ne  faut  pas  dire 
cela.  C'est  trop.  Allez-vous-en  I  allez-vous-en  ! 
Epargnez-moi. 


ACTE  PREMIER  ii5 

LE    PRINCE 

Oh  !  je  sens  bien  que,  là-dessous,  se  cache  quel- 
que histoire  probablement  peu  glorieuse,  plus  ou 
moins  avouable...  Il  est  temps  de  vous  repentir. 
Demain.. 

THYRA 

Ne  menacez  pas,  Philippe.  J'ai  de  la  peine,  il  est 
inutile  de  m'en  faire  plus  encore... 

LE    PRINCE 

Je  vous  avertis  que  si  vous  persistez...  d'abord, 
nous  ne  nous  reverrons  jamais,  jamais  !...  Ne 
comptez  sur  aucune  amitié  posthume  de  ma  part  ! 
Si  cela  doit  venir  ainsi,  bah  !...  je  l'accepterai... 
je  suis  fataliste  !...  Je  n'aurai  même  pas  la  sale 
curiosité  de  fouiller  dans  l'ombre  trouble  de  votre 
vie...  Après  tout,  il  y  a  quelque  chose  de  sincère 
et  d'impressionnant  dans  votre  voix  qui  me  fait 
comprendre  ceci  :  si  vous  ne  voulez  pas  vous  lier 
à  moi,  c'est  que  vous  ne  le  pouvez  probablement 
pas.  Il  y  a  là  un  reliquat  d'honnêteté,  mettons  : 
un  scrupule  !... 

THYRA 

Ne  m'accablez  pas  l  croyez  ce  que  vous  vou- 
drez !... 

LE    PRINCE 

Thyra,  j'étais  arrivé  le  plus  heureux  des  hom- 
mes, je  repartirai  le  cœur  broyé...  serré  jusqu'à 
me  faire  évanouir,   mais  ce  sera... 

THYRA 

Vous  l'avez  dit  :  défmitif  I 

LE    PRINCE 

Votre   inexplicable   cruauté   serait   mon   salut 


ii6  LE  PHALENE 

dans  ce  cas.  Cette  rupture  préméditée  et  sèche  et  si 
méchante,  me  guérira  !  Je  n'en  suis  pas  à  mes  pre- 
mières blessures  !  Affaire  de  courage...  je  suis  fata- 
liste. Et  c'est  l'orgueil  qui  me  sauvera. 

THYRA 

C'est  toujours  l'orgueil  qui  sauve,  Philippe  î 

LE    PRINCE 

Oh  1  la  leçon  ne  sera  pas  oubliée  de  sitôt  ! 

THYRA 

Vous  ne  la  recevrez  probablement  pas  deux 
fois  !  Vous  avez  tout  pour  être  heureux...  pour 
être  aimé...  adoré. 

LE    PRINCE 

Et  désormais,  je  croirai  à  la  loi  des  mésallian- 
ces... 

THYRA 

Je  vous  en  prie  ! 

LE   PRINCE,  changeant  de  ton. 

Adieu,  Thyra  l  Oui,  sans  colère,  en  effet,  sans 
colère,  je  partirai.  Je  répondrai  à  la  froideur  de 
votre  décision  par  une  attitude  non  moins  simple 
et  tout  aussi  énergique.  Je  pars  bouleversé,  stu- 
péfait, ému  jusqu'à  en  trembler.  Mais  un  jour... 
et  un  jour,  cela  veut  dire  dans  bien  des  jours, 
j'ajouterai  sans  doute  cette  déconvenue  au  ro- 
man de  ma  vie.  Ce  jour-là,  si  j'ai  la  force  de  me  dire 
sans  larmes  :  «  Ce  fut  une  jolie  erreur  »,  alors,  c'est 
que  je  vous  aurai^pardonné  1 

THYRA 

Eh  1  quoi...  je  perds  môme  votre  amitié  ?... 
Pas  cela,  dites...  Pas  tout  à  fait  ?... 


ACTE   PREMIER  117 

LE   PRINCE,  avec  hauteur. 

Ah  !  par  exemple  ?...  je  vous  le  garantis  1  (Il 
s'arrête  un  instant  à  la  porte.)  Voyons,  une  dernière 
fois,  Thyra.  je  vous  ordonne  de  me  donner  la  rai- 
son... j'y  ai  droit...  je  la  veux...  Parlez. 

Il  a  dit  cette  phrase  avec  une  autorité  sans  réplique. 

THYRA,  après  une  hésitation  à  voix  basse. 

Vous  l'avez  dit  :  l'honnêteté  ! 

LE   PRINCE,  réprimant  un  cri. 

Ah  !  cette  fois,  j'ai  compris  !...  Quel  aveu  !... 
(Il  prend  son  chapeau.)  Adieu  Thyra  !  (Froidement^ 
correct.)  Tout  est  fmi  !...  Je  vous  épargnerai  le 
moindre  reproche. ..Maintenant,  je  crois  qu'il  n'y  a 
plus  un  mot,  plus  un,  qui  puisse  venir  à  notre  se- 
cours !...  J'écrirai  à  votre  mère. ..Présentez-lui  tous 
mes  respects,  et  dites-lui  que  je  m'en  retourne  en 
Italie,  fâché  de  ne  pas  lui  avoir  fait  mes  adieux 
ni  présenté  mes  hommages. 


SCENE    XI 
THYRA,  seule,  puis  LES  DOMESTIQUES 

THYRA,  elle  s'appuie  contre  la  selle  vide,  la  tête  écroulée 
sur  les  coudes.  On  entend  sa  respiration  oppressée  et 
on  voit  la  secousse  de  ses  bras.  Puis  elle  pousse  un 
affreux  gémissement. 

La  place  est  nette.)  Ah  !  si  je  croyais  en  Dieu  ! 

Au  secours,  la  vie,  au  secours  I  (Fébrile,  elle  sonne 
des  coups  précipités.  Elle  ouvre  les  portes  du  fond  de  Vatc- 
lier  et  appelle.)  Green  1  Yoro  I    (La  femme  de  chambre 

entre  en  courant.)  Green,  je  VOUS  avais  sonnée. 


ii8  LE  PHALENE 

GREEN 

Mais  Mademoiselle  a  sonné  des  coups  si  préci- 
pités...  on   ne   savait   pas   qui. 

Le  nègre  apparaît  à  la  porte. 
THYRA 

Oui,  Yoro  aussi.  Attendez,  attendez  mes  or- 
dres... Le  maître  d'hôtel  aussi.  Vite,  vite...  (Elle 

s'interrompt.)  non,  attends...  Yoro.  [Elle  met  les  mains 
sur  le   visage    comme    pour   réfléchir,  pour    prendre    un 

parti.)  Green,  fermez  les  rideaux  de  la  baie,  fer- 
mez les  fenêtres  hermétiquement,  fermez... 

GREEN 

Mais,  Mademoiselle.  Il  fait  grand  jour.  Il  est 
quatre  heures  ! 

THYRA 

Eh  bien  !  Il  fera  nuit  !  C'est  ce  que  je  veux. 
Aidez-la,  Yoro,  vite,  faites  vite.  (Les  deux  domesti- 
ques tirent  les  rideaux  de  la  haie.  On  ferme  une  petite 
fenêtre  dans   une   niche.   La   pénombre  est  faite.  On   n'y 

voit  presque  rien.)Lk,  maintenant,  allumez.  Partout  ! 
Partout...  je  veux  toutes  les  Iumières,les  plafonds... 
les  vasques..  (Les  domestiques  allument.)  C'est  bien. 

Ah!  c'est  bien!  (Une  lumière  intense  a  jailli  de  toutes 
parts  dans  les   globes,  dans  les  vitrines,  dans  la  voûte  du 

plafond.)  Voici.  Je  dînerai  ici,  dans  l'atelier... 
toute  seule.  Je  vais  au  bal  ce  soir.  J'entends  que 
personne  ne  me  dérange,  personne,  pas  même 
Madame.  Vous  entendez  bien,  je  ne  veux  ni  ma 
mère,  ni  personne.  L'ordre  est  formel.  (Par  la  porte 

restée  ouverte  un  valet  de  pied  apparaît.  Thyra  V aperçoit.) 

Ah  I  le  valet  de  pied  aussi  est  accouru  !  J 'ai  juste- 
ment besoin  de  vous.  Allez  chez  Edyard,  appor- 
tez-moi des    pastèques  très   mûres,  très    mûres, 


ACTE   PREMIER  119 

n'est-ce  pas  ?...  Vous  achèterez  en  passant  des 
roses  rouges  chez  le  fleuriste,  le  plus  rouge  pos- 
sible, avec   de    longues    tiges...  Vous,  Yoro  (Le 

valet  de  pied  sort  sur  un  signe J,  dites  au  maître  d'hôtei 

qu'on  me  servira  ici  du  caviar,  du  Champagne... 
allez,  et  personne,  n'est-ce  pas  ?...  Ah  !  j'oubliais 
la  manucure...  Téléphonez  à  la  manucure.  Non, 
Green  le  fera,  n'est-ce  pas,  Green  'i(A  Yoro.)  Sortez. 

GREEN 

La  manucure  et  le  coiffeur,  mademoiselle. 

THYRA. 

Non,  je  m'ébourifferai  toute  seule,  je  m'arran- 
gerai seule.  Il  faut  que  je  sois  un  amour  ce  soir... 
Je  veux  être  belle,  radieuse  !  radieuse  !...  (Elle 
étire  les  bras.)  Green,  allez  me  chercher  mes  deux 
costumes  de  Salomé  les  deux  avec  les  coiiTes,  celle 
de  corail  et... 

GREEN 

Mademoiselle  les  a  mises  dans  le  grand  coffre 
avec  les  costumes  anciens. 

THYRA 

C'est  vrai.  Eh  bien,  sortez-les,  sortez-les  (Green 

va  à  droite  à  un  coffre  oriental  et  sort  les  robes.  Elle  tire 
elle-même  les  rideaux  par  où  filtrait  un  peu  de  lumière.) 

Vous  m'apporterez  tout  ce  qu'il  faut  pour  le  ma- 
quillage, ici,  devant  la  psyché,  sur  cette  table... 

GREEN,  apportant  les  costumes. 

Mademoiselle  s'habillera  ici  ? 

THYRA 

Oui,  ici.  Je  veux  prendre  tout  mon  temps,  je 
veux  être  méticuleusement  belle  et  je  sens  que  je 


I20  LE  PHALENE 

vais  l'être  ce  soir.  Je  vais  m'appliquer.  (Elle  prend 
les  deux  costumes  et  les  jette  sur  un  divan.)  La  manucure 

seulement,  n'est-ce  pas,  c'est  bien  compris  ?  Ah  ! 
que  ça  va  être  agréable...  toute  seule...  pendant 
qu'il  pleut  sur  les  vitres  de  l'atelier.  Je  vais  gri- 
gnoter sur  un  petit  coin  de  table,  ou  sur  cette  peau 
blanche.  Je  vais  me  déshabiller  près  de  la  vasque, 
et  je  vais  mettre  trois  heures...  quatre  heures,  tant 
que  je  pourrai...  à  m'arranger,  à  attendre... 

GREEN 

Mademoiselle  n'a  pas  besoin  de  moi,  alors  ? 

THYRA 

Apportez-moi  dans  quelques  instants,  toutes  les 
pâtes,  les  flacons,  les  brosses,  les  parfums,  et,  à 
sept  heures,  qu'on  me  serve  sur  un  plateau  les 
bonnes  petites  choses  que  j'ai  commandées.  Fer- 
mez toutes  les  portes  et  plus  de  bruit  dans  la  mai- 
son. (Green  s'en  va.  Thyra  prend  les  colliers  que  la  femme 
de  chambre  a  sortis  avec  les  costumes.  Elle  les  met  nerveu- 
sement autour  de  son  cou,  passe  trois  ou  quatre  bagues  à 
ses  doigts  et  entrouvre  son  corsage.  Elle  enlève  quelques 
épingles  de  ses  cheveux.  Les  cheveux  tortibent  sur  ses  épau- 
les. Alors,  elle  prend  le  bonnet  de  corail  et  le  pose  à  peine 
sur  sa  tétc.  Elle  arrache  au  bouquet  de  lilas  quelques 
branches,  joue  avec  elles,  en  chantonnant. Puis,  tout  à  coup, 
elle  s'arrête  net  ;  dans  la  psyché  elle  a  vu  son  image  de 
loin.  Les  sourcils  Jroncés,  elle  se  regarde.)  Ah  1  te  voilà, 
toi  I  (Elle  fait  un  pvs  avec  un  geste  de  colère.  Elle  lance 
les  fleurs  contre  la  glace,  en  la  visant,  de  loin  /  puis  elle 
se  rapproche,  regarde  fixement,  avidement  son  image  /  d 
droite  et  à  gauche,  jette  un  regard  peureux  et  circulaire, 
comme  pour  mesurer  sa  solitude.  Alors,  elle  s'approche 
tout  contre  la  glace  en  allongeant  les  bras  et  en  se  souriant, 
la  tête  un  peu  renversée  en  arrière.  Quand  elle  arrive  à  la 


ACTE  PREMIER  lai 

psyché,  elle  s'y  accoude,  laisse  glisser  sa  joue  en  feu 
contre  la  fraîcheur  de  la  glace.  Elle  secoue  la  tête,  avec  une 
petite  expression  douloureuse  et  plaintive,  presque  puérile. 
Elle  tend  ses    lèvres    et    baise    en    pleurant    son    image.) 

Pauvre...  pauvre... 


RIDEAU 


ACTE  DEUXIEME 


Même  décor.  Même  atelier.  La  scène  vide.  Ce  n'est 
plus  l'éclairage  du  premier  acte.  Obscurité  presque 
-complète.  Une  coquille  lumineuse,  simplement,  projette 
sa  lumière.  Sur  une  table  le  plateau  du  dîner  non  des- 
servi. Près  de  la  psyché,  la  lampe  à  pied.  Désordre 
d'étoffes  et  de  robes.  Des  flacons  ebdes  brosses.  La  scène 
demeure  vide  très  longtemps.  On  entend  sonner  à  la 
porte  de  l'escalier  privé  de  l'atelier.  Personne  ne  vient... 
Plusieurs  appels.  On  entend  même  cogner  à  la  porte 
de  l'antichambre.  Madame  de  Marliew,  en  camisole  de 
nuit,  apparaît  au  petit  escalier  intérieur  qui  mène  aux 
-appartements.  Elle  descend  et  maugrée,  tourne  un  com- 
wiutateur  qui  donne  un  peu  de  lumière  dans  une  coupe. 


SCÈNE    PREMIÈRE 
MADAME  DE  MARLIEW,  seule 

MADAME  DE    MARLIEW,  marmottant. 

Qu'est-ce  qui  se  passe  ?  Elle  n'a  donc  pas  pris 
sa  clef  ?  Il  est  trois  heures  déjà...  ce  ne  peut  être 

qu'elle...  (Elle  va  à  la  porte  de  la  petite  antichambre.) 
C'est  toi,  Thyra  ?  (Bruits  de  porte  ouverte.  Cette  fois 
une  exclamation.)  VouS  I...  Entrez,  entrez  !  (Madame 
de  Marliew  revient  en  scène^  faisant  passer  devant  elle  le 
prince    de    Thyestc    en    habit.     Il   entre    avec    précipita' 

lion.)  Vous  !  prince  I...  que  venez-vous  faire?... 
II  y  a  un  malheur!...  un  accident  est  arrivé  à 
Thyra  ! 


ACTE    DEUXIÈME  ia3 

SCÈNE     II 
MADAME  DE  MARLIEW,  PHILIPPE 

PHILIPPE 

Je  viens  attendre  Thyra,  elle  n'est  pas  là,  n'est- 
ce  pas  ?  Elle  n'est  pas  rentrée  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Il  est  pourtant  trois  heures  du  matin...  mais 
elle  ne  saurait  tarder. 

PHILIPPE 

Savez-vous  où  elle  est  allée  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

A  un  bal  costumé. 

PHILIPPE 

Seule  ?  Personne  n'est  venu  la  prendre  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Seule...  Je  ne  l'ai  même  pas  vue,  j'étais  couchée 
quand  elle  est  partie.  Elle  avait  condamné  sa 
porte. 

PHILIPPE 

Je  m'excuse  de  vous  déranger  à  une  pareille 
heure  et  de  vous  avoir  fait  lever...  Mais  si  vous  le 
voulez   bien,   nous   allons   l'attendre   ensemble  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais  très  volontiers...  Je  m'excuse  seulement 
d'une  pareille  toilette...  Permettez  que  j'aille  au 
moins  mettre  quelque  ordre... 


134  LE   PHALENE 

PHILIPPE 

A  quoi  boD  ?  Je  vous  en  prie,  restez  comme 
vous  êtes. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Croyez  que  je  suis  gênée...  Une  vielle  femme 
abdique  toute  coquetterie,  c'est  entendu,  mais... 

PHILIPPE,  sèchement. 

Je  vous  trouve  très  bien  ainsi.  Je  vous  en  prie, 
Madame.  J'ai  à  vous  mettre  au  courant  de  la 
situation,et  tout  retard,  fût-il  de  quelques  minutes, 
me  semblerait  intolérable. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Asseyez-vous  donc,  prince.  Tenez,  je  vais  don- 
ner de  la  lumière...  (Elle  allume  V atelier  )  Vous  avez 
là  des  cigarettes.  Vous  n'aurez  pas  froid  ? 

PHILIPPE,  sans  s^ asseoir. 

Je  crois  qu'en  ce  moment  je  ne  sentirais  ni  le 
froid  ni  le  chaud  !  Je  viens  de  faire  les  cent  pas 
devant  votre  porte  pendant  près  d'une  heure  et  je 
ne  pourrais  me  rappeler  la  température. f'C/n  temps.) 
Votre  fille  m'a  donné  congé  ce  soir,  le  savez- 
vous  ?... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Que  dites-vous  là?...  Ce  n'est  pas  possible  1 

PHILIPPE 

Il  n'y  a  pas  d'autre  terme  :  mon  congé.  Elle  a 
rompu  avec  une  netteté,  une  autorité  qui  mon- 
traient une   résolution   parfaitement   méditée. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Jamais,  croyez-le,  elle  ne  m'avait  mise  au  cou- 
rant d'une  intention  semblable  1  Vous  me  voyez 


ACTE     DEUXIÈME  i25 

suffoquée...  Hier  matin  encore,  nous  avions  dis- 
cuté certains  détails  de  trousseau.  Peut-être, 
prince,  avez-vous  pris  une  bouderie  de  femme  ner- 
veuse pour... 

PHILIPPE,  soupçonneux. 

Non,  non...  Thyra  ne  m'a  fourni  que  les  plus 
vagues  explications.  C'est  ce  vague  précisément 
qui  avait  éveillé  tous  mes  soupçons.  Je  prévoyais 
quelque  mystère  là-dessous.  J'ai  voulu  savoir... 
et  ce  que  j'ai  appris  passe  toute  imagination,  en 
effet  !  J'ai  fait  guetter  votre  fille. 

MADAME    DE    MARLIEW,    révoltée. 

Oh! 

PHILIPPE 

Pensant  bien  qu'elle  sortirait  ce  soir,  j'attendais 
le  signal  de  mes  pisteurs  et  j'ai  pu  la  suivre  moi- 
même.  Elle  est  partie  d'ici  de  bonne  heure  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  vers  neuf  heures,  je  crois. 

PHILIPPE 

Elle  s'est  rendue  chez  Emmanuel  Lignières... 

MADAME    DE    MARLIEW,   rassurée  et  riant. 

Chez  Monsieur  Lignières  ?...  Oh  !  si  vous  pre- 
nez ombrage  de  cette  camaraderie,  je  puis  vous 
certifier... 

PHILIPPE 

Attendez  la  suite...  Attendez  la  suite...  Elle  est 
en  effet  restée  très  peu  de  temps  chez  ce  Monsieur 
Lignières. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Vous  voyez  bien  ! 


ia6  LE    PHALENE 

PHILIPPE 

Ils  sont  descendus  tous  deux  au  bout  d'une 
vingtaine  de  minutes  :  Thyra  telle  qu'elle  était 
©ntrée,  c'est-à-dire  emmitouflée  de  voiles,  et  lui 
en  costume  renaissance  italienne...  une  sorte  dç 
seigneur  vénitien.  Ils  se  sont  fait  conduire  par  le 
taxi  qui  avait  amené  Thyra,  ils  se  sont  fait  con- 
duire au  bal  des  Quat'-Z'Arts. 

MADAME    DE    MARLIEW 

C'était  donc  à  ce  bal  ?...  Oh  !  comme  je  suis 
contrariée  !  En  eiïet,  l'endroit  n'est  pas  conve- 
nable, et  je  la  gronderai  d'importance  î 

PHILIPPE 

Doucement  1...  Je  vais  vous  servir  d'autres 
choses  1  je  ne  sais  si  elles  seront  pour  vous  des 
révélations  ou  si  rien  de  la  vie  de  votre  fille  ne 
vous   est   inconnu... 

MADAME   DE    MARLIEW,  avec  hauteur  et  fermeté. 

Mais,  prince,  Thyra  ne  me  cache  jamais  rien 
et  n'a,  je  vous  le  certifie,  rien  à  me  cacher. 

PHILIPPE 

Vraiment  ?  je  doute  pourtant  que  vous  consen- 
tiez à  partager  la  responsabilité  de  ce  qui  va  suivre 
fjl  s'assied.).  J'ai  pu  distinguer  qu'elle  avait  un 
loup  sur  le  visage. 

MADAME     DE     MARLIEW 

Quelquefois,  elle  porte,  par  genre,  un  loup  de 
velours  rouge. 

PHILIPPE 

Oui...  une  habitude,  une  manière  de  ne  pas  se 
faire  reconnaître...  Le  célèbre  anonymat  1...  Bref, 


ACTE   DEUXIEME  12- 

je  les  ai  vus  entrer.  J'étais  par  conséquent  sût- 
de  les  retrouver;  j'ai  pris  le  temps  de  me  mas- 
quer moi-même.  J'ai  passé  hâtivement  un  cos- 
tume, placé  un  cartonnage  sur  la  figure.  Au  bout 
d'une  demi-heure,  je  suis  entré  dans  la  salle.  Bon,, 
me  suis-je  dit,  je  tiens  la  clef  du  mystère;  elle  aime 
Lignières.  C'était  une  intrigue. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oh  !  prince,  tout  à  fait  impossible,  impossible  1 

PHILIPPE 

En  elîet,  mais  sur  le  moment  l'hypothèse  me 
semblait  très  plausible.  Pourquoi  pas  ?...  Ligniè- 
res est  un  beau  garçon.  Je  l'avais  rencontré  dans 
la  journée  ici  même.  Elle  pouvait  obéir  juste- 
ment à  une  séduction  sentimentale...  eniin,  ce 
n'était  pas  impossible...  eh  bien  !  non,  non...  l'hy- 
pothèse était  trop  simple,  trop  normale  encore  1 
Je  me  trouve  en  présence  de  quelque  chose  qui 
dépasse  tout  ce  que  je  pouvais  imaginer...  tout  1 
vous  entendez,  tout  !...  Votre  fille  est  un  monstre, 
Madame,  un  simple  monstre  1  un  être  sournoise- 
ment dégradé,  un... 

MADAME   DE    MARLIEW,   se  levant  indignée. 

Mais,  prince,  je  ne  vous  permets  pas  de  parler 
ainsi  de  ma  fille  1 

PHILIPPE 

Oh  !  oh  !  nous  n'en  sommes  plus  à  ces  permis- 
sions-là, je  vous^  prie  de  le  croire  !  Après  ce  que 
j'ai  vu,  de  mes  yeux  vu,  je  suis  autorisé  à  tous 
les  commentaires,  et  je  les  prends  1 

MADAME  DE  MARLIEW,  se  remettant  de  son  émotion. 

Je  VOUS  somme  maintenant  de  préciser  vo£, 
accusations. 


128  LE   PHALENE 

PHILIPPE 

Facilement  !...  Après  s'être  livrée  à  mille  excen- 
tricités dans  son  costume  de  Salomé,  déjà  pas 
mal  indécent, bras  nus,  gorge  à  l'air,  et,  je  le  recon- 
nais cependant,  gardant  le  masque  ou  ne  le  soule- 
vant que  pour  boire  quelques  gorgées  de  Cham- 
pagne, elle  s'est  mise  à  danser  dans  un  coin  devant 
une  quinzaine  de  personnes  ricanantes  et  exci- 
tées ;  elle  dansait  comme  un  modèle,  toujours 
nimbée  de  voiles...  sous  le  regard,  j'ose  dire  pater- 
nel, de  ce  Monsieur  Lignières  qui,  lui,  était  par- 
faitement reconnaissable,  ne  se  mettait  pas  en 
peine  d'un  anonymat  quelconque  et  serrait  de 
temps  en  temps  quelques  mains  d'un  air  fat  et 
flatté.  Je  voyais  des  hommes  lui  demander  à 
voix  basse,  avec  ce  regard  qui  ne  trompe  pas,  ce 
regard  curieux  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette 
petite  femme-là  ?  » 

MADAME    DE    MARLIEW 

Inconséquence  regrettable  |!  voilà  tout^I 

'    PHILIPPE 

Il  haussait  les  épaules  et  c'était  déjà  exquis 
pour  moi.  Mais  voici  la  chose  inouïe,  tellement 
folle  que  si  je  ne  l'avais  pas  vue  de  mes  yeux, 
jamais  je  ne  l'aurais  crue!  Tout  témoignage  m'au- 
rait paru  une  calomnie,  une  invention  pure  !... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais  dites,  dites  !...  Vous  me  déchirez  !...  Vous 
me  jetez  dans  la  pire  anxiété... 

PHILIPPE 

L'heure, des  soupers  ayant  sonné, ils  se  sont  pla- 
cés à  une  table...  Vous  savez,  ces  petites  tables 


I 


ACTE  DEUXIÈME  129 

à  côté  l'une  de  l'autre...  Cent  cinquante  personnes 
^e  trouvent   réunies   en   cohue,   -hangen     leur 
..H-ards    leurs  cris,  leur  demi-ivresse...  Cela  sent 
i^uet  e?  le  fard.:.  Tous  les  deux  seuh   L.g,u^^^^^ 

et  elle,  attablés,  presque  «^l^'^^^^^^"!  ^^^^Xns  du 
tomm  il  lui  versait  par  amusement  des  vins,  au 
Sa  ne  ..  Elle  par'aissait  d'une  ga^tee^raor- 
rlimire  Je  ne  voyais  pas  ce  qu'elle  pouvait  luen 
aTder  en  Le  d^elle  Lement,  mais,  tout  a  coup 
elle  rejeta  le  loup  et  son  visage  parut  e„  ^e me 
lunùére,  un  visage  que  je  ne  lui  '^"""f'^f  f  "^^ 
ment  pas,  presque  cynique,  les  nj""'=  J™', 
n-,f  une  respiration  haletante...  hi  je  m  aperçu» 

vingtaine  d'années,  habillé  en  joueur  de   lute   qu, 
donnait  l'impression  d'une  sorte  do   peintre  an 
g  ai"  ou  am'Lain,  vous  savez  -s  jeunes  hommes 
au  visage  audacieux  dans  une  tou.e,  qui  se  sen 
tent  regardés  et  ne  craignent  aucun  regard...  Mon 
luen«oTd'aUleurs,  sf  portait  un.quemen    -r 
elle.  Je  ne  perdais  pas  un  jeu  d«  «^  P''yf'°^°^'^: 
A 'ors  i'ai  vu  son  expression  se  fondre  en  un  sou 
Ûrrun  Sourire    presque    l^umble    qm   m  a  tout 
écœuré.  J'ai  jeté  les  yeux  sur  1  homme.  Il  r^on 
dait  à  ce  sourire...  puis  il  a  "^âchonne  p^tentieu 
sèment  des  fleurs.  Elle  a  répondu  de  même.  Je 
me  sentais  étouffer. 

MADAME    DE    MARLIEW 

J'ai  peur... 

PHILIPPE 

Attendez,  ce  n'était  rien  !  Car,  comme  une  pros- 
tituée (M^d^me  de  Marlie.^  «  «- ^  "  ^^^  ::•/ ' 
il  n'y  a  pas  d'autre  mot,  comme  •»  P',"f  ;,"'8f ''^ 
des  Jourtisanes,  à  je  ne  sais  quel  geste  de  1  homme 


j3o  le   PHALENE 

qui  m'échappa,  elle  répondit,  du  bout  des  doigts, 
d'un  air  négligent,  par  un  baiser  !  Cela  s'est  fait 
très  simplement,  comme  un  rite...  Elle  avait  le 
coude  appuyé  sur  la  table,  le  regard  mi-clos. 
L'homme  a  souri...  Peu  de  temps  après,  il  s'est 
levé,  s'est  approché  de  leur  table...  ils  ont  causé 
quelques  instants,  lui  debout.  Et  Lignières,  vous 
entendez  bien  ceci,  Lignières  a  laissé  s'asseoir  à 
leur  table  cet  homme  qui  sans  nul  doute  devait 
être  pour  lui  un  inconnu...  Lignières  riait  bête- 
ment, peut-être  amusé...  L'heure  qui  a  suivi  fut 
plus  atroce  encore  !  J'ai  vu  cet  homme  lui  ca- 
resser doucement  les  bras...  Il  a  saisi  une  coupe  de 
Champagne...  il  l'a  fait  boire,  la  tête  renversée  en 
arrière,  et  tout  à  coup  il  lui  a  pris  la  bouche  en 
riant...  Ah!  je  vous  fais  de  la  peine... 

MADAME  DE  MARLIEW,  laissant  tomber  la  tête 
dans  ses  mains. 

Vous  me  martyrisez,  tout  simplement. 

Un  silence  oppressé. 
PHILIPPE 

J'abrège.  Il  y  a  deux  heures  environ,  ils  sont 
sortis  tous  les  deux  ensemble  du  bal,  délaissant 
Lignières,  qui  s'est  perdu  dans  la  foule.  Moi,  je 
me  suis  précipité  à  leur  poursuite.  Mon  taxi  les 
a  suivis.  Je  n'avais  plus  qu'un  espoir,  dans  ce 
désarroi,  c'est  qu'elle  se  fît  conduire  directement 
ici...  Parbleu  !  non,  l'auto  filait  toujours  du  côté 
du  parc  Monceau.  Oh  !  cette  poursuite  dans  la 
nuit...  J'avais  envie  d'arrêter  la  voiture,  mais  la 
curiosité  emportait  tout  autre  sentiment.  Eux, 
ont-ils  aperçu  une  auto  qui  les  suivait.  Je  ne  le 
crois  pas,  toutefois,  l'homme,  à  un  certain  mo- 
ment, s'est  penché  à  la  portière...  la  couronne  de 
laurier  d'or  est  tombée...   J'ai  aperçu  un   bout 


ACTE    DEUXIÈME  i^* 

d'PDaule  un  bout  d'étoffe  rouge,  c'est  tout  !... 
Abrs  ils  ont  tourné  à  toute  allure  dans  les  rues 
dSes  Mon  taxi  ne  pouvait  suivre  qu'a  une  dis- 
?rce  normale  pour  ne  point  éveiller  leur  at  en^ 

tion.  Brusquement,  je  les  ai  P^^f  «^-V- .Vn?eid  e 
rue  Puvis-de-Chavanne  ;  eux,  ils  ont  du  prenare 
une  petite  rue  à  gauche...  Pendant  une  demi-heure 
i'ai  exploré  toutes  les  rues  environnantes.  J  espe 
iaTs  qu'un  taxi  arrêté  m'indiquerait  la  maison, 
menf  Je  n'avais  plus  qu'à,  me  ^^-re  conduire  ici, 
et,  en  bas  de  chez  vous,  j'ai  erre^..  J^^f  «,  ^;^f  .P'^^^. 
mené...  Maintenant,  il  est  trois  heure  .Le  sot  es 
r^oir  Qu'elle  était  peut-être  ici...  montée  par  1  es 
IZrZfln  atelL.     le  désir  surtout  de  vous 
voir,  de  parler  à  quelqu'un,  mont  fait  ^«"/^^,' ,^. 
votre  porte...  A  présent,    e  suis  chez  elle  et  j  at 

r  (Il  '-'r^'")  Eh  bien,  vous  voila  fixée  1...  Le- 
«ë-vous  auparavant  ?  Je  n'en  ^a'»  ™°'  0",'; 
mn  ie  n'en  sais  plus  r  en  !  J'en  arrive  a  douter 
de  tout"  N^ai  je  pas  été  la  dupe  de  deux  aventu- 


rières  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 


Monsieur,  c'est  trop  abominable  de  parler  ^nsi 
Je  vous  comprends...  mais,  regardez-moi  regar 
dez^i,  par 'pitié!  Depuis  que  vo^s  pa  le^  je 
me  demande  lequel  de  nous  deux  est  fou  1  lequel 
éperdu  tout  so5  bon  sens  l  Et  encore  mainte^^^^^^^^ 
je  vous  répète  que  vous  avez  du  être  le  jouet 
d'une  erreur  l  philippe 

Phrase  classique...  !  Je  l'attendais.  Malheureu- 
sèment... 


i3j  le   phalène 

MADAME    DE    MARLIEW 

Ma  fille  est  sage,  Monsieur,  ma  fille  est  pure  !... 
Mais  oui,  en  ce  moment  encore  j'en  répondrais, 
j'en  réponds  !  J'ai  eu  toutes  ses  petites  confidences 
d'enfant,  de  jeune  fille.  J'ai  lu  ses  petits  cahiers... 
Elle  écrivait  ses  pensées  au  jour  le  jour.  Je  vous 
les  montrerai...  vous  ne  douterez  plus.  Elle  a  re- 
poussé toutes  les  avances,  tous  les  partis  !...  Vous 
la  connaissez,  farouche,  aristocrate  pétrie  d'or- 
gueil... 

PHILIPPE,  il  éclate  de  rire. 

Ce  qui  n'empêche  pas  que  votre  fille  menait 
la  louche  existence  des  débauchées  1 

MADAME    DE    MARLIEW 

Non,  je  vous  crie  que  non  !  Vous  allez  avoir 
l'explication  de  cette  imprudence,  car  c'est  une 
imprudence,  un  défi,  peut-être...  Vous  devez  bien 
voir,  Monsieur,  que  je  vous  dis  toute  la  vérité... 

PHILIPPE 

Je  vois  que  vous  ignorez  peut-être  tout,  que 
vous  avez  été  roulée,  vous  la  mère,  comme  moi  1 
C'est  admissible...  Une  aventurière  comme  elle 
peut  donner  le  change  à  tout  son  monde  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais  elle  vous  adorait  ! 

PHILIPPE 

Peut-être  ambitionnait-elle  seulement  mon 
titre  ?...   Peut-être  m'aimait-elle,  après  tout  ?... 

MADAME    DE    MARLIEW 

N'en  doutez  pas  I 


ACTE   DEUXIEME  i33 

PHILIPPE 

Seulement,  à  la  dernière  minute,  un  remords 
ou  simplement  un  reste  d'honnêteté,  si  ce  n'est  le 
désir  pur  et  simple  de  sa  liberté,  l'ont  empêchée 
de  commettre  la  suprême  infamie!  Elle  a  eu  peur... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Peur  ?... 

PHILIPPE 

Le  sais- je  ?...  De  la  révélation,  de  la  lettre  ano- 
nyme, du  chantage  d'un  amant...  ^uand  on  en 
est  où  elle  en  est,  dans  le  domaine  de  la  dé- 
bauche, peut-on  rester  maître  de  sa  vie  ou  de  ses 
actes  ?  Ils  appartiennent  à  tous  I 

MADAME    DE    MARLIEW 

Que  voulez-vous  que  je  réponde  ?  Vous  voyez. 
Monsieur,  une  pauvre  femme  éperdue  1 

PHILIPPE 

Mais  ce  n'était  que  trop  naturel,  d'ailleurs, 
Madame  !  Une  femme  artiste,  une  jeune  fille 
habituée,  comme  je  le  lui  avais  dit  déjà, à  la  licence 
des  yeux,  à  la  camaraderie  des  hommes.  Voilà 
trois  ans  qu'elle  vivait  de  la  vie  d'atelier.  Ses  sens, 
à  vingt-quatre  ans,  devaient  être  nettement  éveil- 
lés. Oh  !  je  reconstitue  facilement  !  Tenez,  elle 
a  dû,  par  hypocrisie,  par  nécessité,  tomber  dans 
les  amours  faciles,  les  contacts  brefs.  Vous  savez, 
les  anonymes,  les  inférieurs  ! 

MADAME    DE    MARLIEW,    tout  à  COUp. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !...  Maintenant,  à  mon 
tour  aussi,  je  reconstitue.  Vos  paroles  m'éclairent. 
Oh  !  quelle  horrible  chose,  Monsieur  !...  (Elle 
baisse  la  voix    instinctivement.)  Hier  matin,  en  effet... 


i34  LE  PHALÈNE 

oh  !  maintenant  je  peux  le  dire...  elle  est  rentrée 
ici  habillée  d'une  façon  si  étrange,  avec  un  cos- 
tume de...  (Elle  hésite.)  de  femme  de  chambre... 
Elle  était  restée  absente  toute  la  matinée.  (J?ans 
une  plainte.)  Oh  !  non,  pas  cela  !  pas  cela  !... 

PHILIPPE 

Ah  !  vous  voyez  bien  !...  Vos  yeux  s'ouvrent 
maintenant  !  Ce  qui  vous  avait  empêchée  de  voir, 
c'est  cette  littérature,  ce  farouche  orgueil  qu'elle 
s'était  collé  comme  un  masque.  Maintenant,  vous 
frémissez  1 

MADAME    DE    MARLIEW 

Et  à  quel  point  !... 

PHILIPPE 

Pas  plus  que  moi.  Ce  que  je  puis  souffrir,  moi, 
depuis  quelques  heures  !  Oh  !  ce  n'est  pas  une 
souffrance  aiguë...  non...  c'est  une  impression  de 
froid...  Voir  vivre  tout  à  coup  devant  soi,  d'une 
vie  autre,  l'être  dont  on  s'était  fait  une  image  si 
différente,  comprendre  tout  à  coup  la  raison  de 
ses  rires,  les  expressions  de  ses  yeux  !  Ah  1  la  vie 
double  1  le  mystère  de  cela  !  On  se  répète  machi- 
nalement :  voilà  !  voilà  !  je  sais  I  plus  rien  ne  fera 
que  le  passé  puisse  ressusciter...  Ce  sont  de  sales 
moments,  croyez-le... 

MADAME    DE    MARLIEW,  toute  à  sa  pensée,  et  niant 
à   nouveau   énergiguement. 

Prince,  permettez-moi  encore  d'espérer  qu'il 
y  a  là  un  formidable  malentendu.  Elle  va  rentrer 
et  vous  allez  voir,  Monsieur,  elle  nous  rassurera 
d'un  rnot...  Mais,  quelle  attente  pénible  pour  vous 
comme  pour  moi  ! 


ACTE   DEUXIEME  i35 


PHILIPPE 


Montez  vous  reposer,  Madame,  je  resterai  seul 
ici,  seul  avec  la  rage  qui  me  tiendra  compagnie... 
Quelques  cigarettes,  au   surplus,  à   mâchonner  1 

MADAME    DE    MARLIEW 

Comment  voulez-vous  que  j'aille  me  reposer 
dans  une  pareille  agitation  ?  Je  ne  le  pourrais  pas  ? 
Au  contraire,  je  vous  demande  de  demeurer  là, 
de  me  trouver  en  présence  de  ma  fille  quand  elle 
va    rentrer...    Attendons,    attendons... 

PHILIPPE,    s'asseyant,  nerveux    et    lointain. 

Mais  comme  tous  les  propos  que  nous  échange- 
rions désormais  seraient  vains,  restons  là  sans 
même  nous  parler...  comme  dans  un  wagon... 
comme  dans  une  salle  de  gare...  en  attendant  ce 
lugubre  lever  du  jour  qui  ne  veut  pas  venir  !... 

Silence. 

MADAME  DE  MARLIEW,  mettant  en  frissonnant  un  chile 
sur  ses  épaules. 

Oui.  Il  fait  d'ailleurs  si  froid  !  Vous  ne  désirez 
pas  une  boisson  chaude  ?  Voulez-vous  que  j'aille 
chercher  quelque  chose  à  l'office,  prince  ? 

PHILIPPE,    redevenant   distant. 

Je  vous  en  prie...  je  n'ai  besoin  que  de  recueille- 
ment. 

Ils  se  taisent.  On  entend  le  chien  qui  aboie  dans  V ap- 
partement. 

MADAME     DE     MARLIEW 

Le  chien  s'est  réveillé  !  il  a  entendu  du  bruit! 

(fis  se  taisent   à    nouveau.  Le  chien   continue  d^aboyer.) 

Oh  !  ce  chien  est  insupportable  !  Je  vais  le  faire 


i36  LE  PHALENE 

taire.    (Elle   monte   Vescalier  et   ouvre  la   porte. )   Saill  ! 

taiis-toi,  voyons  !,  tais- toi  !...  Sam  !...  (Le  chien  se 

tait  maintenant.  Elle  referme  la  porte,  redescend  Vescalier 
en  geignant  et  s'assied.  Ils  ne  disent  plus  rien,  chacun 
à  sa  pensée.  Madame  de  Madiew,  machinale  et  plaintive, 
à  la  façon  des   étrangères.)  Mon   Dieu  !    Jésus  !    mon 

Dieu  !...  (Un  temps.)  J'entends  marcher  dans  l'es- 
calier. Ce  ne  peut  être  qu'elle  !  Ecoutez  !...  (Il 
prête  V oreille.)  Oui  !  on  est  sur  le  palier...  Vous  en- 
tendez ?...  Une  clef  cherche  la  serrure... 

PHILIPPE,   vivement. 

Restez.  Moi,  je  me  cache.  (Il  empoigne  son  par- 
dessus et  son  chapeau.)  Je  veux  l'entendre  vous  par- 
ler. Je  me  mets  là-bas...  dans  l'ombre...  (H  va  à  la 
draperie  du  fond.  )  Ne  lui  révélez  pas  ma  présence, 
n'est-ce  pas  ?  Je  veux  entendre  les  premiers  mots 
qu'elle  va  vous  dire... 

MADAME    DE    MARLIEW 

J'y  consens... 

//  se  dissimule  au  fond,  dans  Vombre  des  divans  et 
des  tentures.  On  entend  un  bruit  de  porte  refermée 
à  clef. 


SCENE   III 
Les  Mêmes,  THYRA 

THYRA,  entre.  Elle  aperçoit  sa  mère. 

Comment  ?...  Levée  !... 

madame    de    MARLIEW 

J'étais  inquiète  !  Tu  ne  m'avais  pas  prévenue 
que  tu  rentrerais  si  tard... 


ACTE   DEUXIEME  13; 

THYRA,  elle  porte  un  grand  manteau  noir,  pailleté.  Un 
casque  d'argent  et  d'émeraude  retient  mal  la  masse  de 
ses  cheveux. 

Il  m'est  arrivé  plus  d'une  fois  de  rentrer  vers 
trois  heures  du  matin  I... 

MADAME    DE    MARLIEW 

La  journée  d'hier  était  déjà  suffisamment... 
extraordinaire  !  Je  comptais  ne  point  repasser  par 
les  émotions  et  les  angoisses  d'hier  matin...  Tu  au- 
rais vraiment  pu  me  dire  à  quel  bal  tu  te  rendais  ! 
Je  n'ai  pas  eu  connaissance  d'une  invitation... 

THYRA 

Je  t'avais  fait  prévenir  par  les  domestiques... 
Je  sors  d'un  bal  particulier,  un  bal  d'artistes. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Tu  aurais  pu  en  partir  plus  tôt...  Tu  rentres 
directement  ? 

THYRA 

Directement.    Pourquoi   ces  questions  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Tu  me  feras  le  plaisir  de  me  dire  d'où  tu  viens 
et  de  préciser.  J'ai  le  droit  de  savoir  dans  quel  bal 
ma  fille  s'est  rendue...  seule,  car  tu  n'étais  pas 
accompagnée... 

THYRA,  aprh   une  hésitation  légère. 

J'étais  seule.  Et  après  ?...  Qu'est-ce  que  ça  sent, 
ici  ?...Tu  as  fumé  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui. 

THYRA,  soupçonneuse. 

Cependant,  tu  ne  fumes  jamais  la  nuit  1... 


i38  LE  PHALENE 

MADAME    DE     MARLIEW 

L'énervement  !...   C'est  compréhensible  I 

THYRA,    méfiante,    prend   le   cendrier   et   regarde   une 
cigarette  qui  achève  de  se  consumer. 

Attends...  Mais...  ce  bout  doré...  avec  des  ini- 
tiales... Ce  sont  les  cigarettes  de  Philippe  !...  Al- 
lons, maman,  tu  étais  là  avec  quelqu'un?...  Quel- 
qu'un est  venu  ?... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Pourquoi  voudrais-tu  que  quelqu'un  fût  venu 
à  une  heure  pareille,  et  qui  ? 

Thyra  regarde  autour  d'elle.  Elle  ça  dans  le  fond 
de  la  pièce,  dont  V obscurité  Vinquiète.  Elle  donne 
la  lumière  et  aperçoit  la  silhouette  de  Philippe  qui 
transparait  derrière  le  rideau.  Elle  va  à  lui. 

THYRA 

Ah  !  vous  venez  m'espionner  ici  ?...  Je  vous 
prie  de  sortir  immédiatement.  Je  suis  chez  moi  ! 

PHILIPPE,  sans  sourciller,  haussant  les  épaules. 

Prenez-le  comme  vous  voudrez.  Quand  je  vous 
aurai  dit  ceci  :  que  je  sais  d'où  vous  venez  (Elle 
sursaute  légèrement.),  que  je  VOUS  ai  suivie,  vous  le 
prendrez  peut-être  de  moins  haut  !...  (Thyra  pliss* 

les  sourcils,  puis,  en  manière  de  déR,  jette  son  manteau 
noir  par  terre.  On  la  voit  alors  dans  son  costume  de  Sa- 
lomé,  les  épaules  et  les  bras  nus.  Le  prince,  à  ce  geste, 
laisse  échapper  un  mouvement  furieux.)  Thyra  I 

MADAME    DE    MARLIEW,    précipitamment. 

Prince...  je  vous  en  prie  !... 

THYRA 

Mais  no  t'interpose  pas,  maman  !  (Un  silence.) 
Vous  disiez  doue  ? 


ACTE  DEUXIÈME  189 

PHILIPPE 

Je  dis  que  vous  serez  moins  brave  quand  vous 
saurez  que  j'étais  à  ce  bal,  que  je  vous  ai  vue  tout 

le  temps  !  tout  le  temps  !   (Les  yeux  dans  les  yeux.) 

et  après  encore  !... 

THYRA,  trahit  une  seconde  d'émotion  immense^ 
puis   elle  se  ressaisit,  et  froidement. 

Eh  bien  ? 

PHILIPPE 

Quand  vous  êtes  partie  avec  cet  homme,  je 
vous  ai  suivie.  Cet  homme  que  vous  ne  connais- 
siez pas,  que  vous  avez  lev... 

MADAME    DE    MARLIEW,   éclatant. 

Thyra  !  dis-lui  que  ce  n'est  pas  vrai  I... 

THYRA 
C'est    vrai.    (Mouvement   du  prince  et  de  la  mère.) 

Et  après  !...  Ne  vous  ai-je  pas  rendu  votre  liberté 
aujourd'hui  même  et  n'ai-je  pas  repris  la  mienne  ? 
En  voilà  assez  !  Je  vous  prie  de  bien  vouloir  vous 
en  aller. 

PHILIPPE,  croisant  les  bras,  en  menace, 
devant  ce  flegme  apparent. 

C'est  tout  ce  que  vous  trouvez  à  répondre  I... 

THYRA 

Absolument  tout, 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais,  Thyra,  te  rends-tu  compte,  mon  enfant, 
de  ce  que  j'éprouve,  de  ce  que  nous  éprouvons 
tous  les  deux  ?... 

THYRA,  lui   posant  la  main  sur  Vépaule. 

Toi  et  moi,  nous  réglerons  ces  incidents  demain 


i4o  LE  PHALÈNE 

matin.  Mais,  si  Monsieur  ne  veut  pas  se  retirer, 
eh  bien,  c'est  moi  qui  lui  cède  la  place... 

PHILIPPE 

J'admire  votre  audace  !...  Le  cynisme  soudain 
des  coupables  qu'on  vient  de  démasquer  ! 

THYRA 

Il  est  tard.  Adieu.  (Elle  regarde  Philippe.)  Passez- 
moi  mon  manteau  1   (Philippe  ne  bouge  pas.)  Cela 
n'a  pas  d'ailleurs  la  moindre  importance  1 
Elle  monte  V escalier  et,  sur  elle,  referme  la  porte, 

SCÈNE    IV 

MADAME  DE  MARLIEW 
et  LE  PRINCE,  seuls 

PHILIPPE 

Vous  l'avez  entendue  ?  Etes-vous  édifiée  ? 
Elle  n'a  pas  nié  !  Comment  l'aurait-elle  pu,  d'ail- 
leurs ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  suis  anéantie  !...  C'est  donc  vrai  !  Elle  m'a 
caché,  en  elTet,  toute  une  vie  doub'e...  Depuis 
quand  ?...  Oh  !  je  vous  jure,  prince,  que  je  l'igno- 
rais I  Je  suis  toute  honteuse  ! 

PHILIPPE 

Je  ne  mets  pas  en  doute  votre  parole, 

MADAME    DE    MARLIEW 

Dans  ce  désastre...  qui  m'accable...  j'essaie  en 
vain  de  comprendre  comment  il  se  fait  qu'elle 
m'ait  dupée  à  ce  point...  Je  ne  m'explique  pas 
comment  elle  a  pu  en  arriver  là  ! 


AlTE  DEUXlEiME  i4i 

PHILIPPE 

Eh  bien,  moi.  je  reconstitue.  A  la  façon  dont 
elle  vient  de  prononcer  ces  quelques  mots,  j'ai 
compris  tout  à  coup.  Cette  femme  distinguée  et 
raffinée  est  à  la  fois  la  femme  du  plaisir  vulgaire 
et  subtil.  On  trouve,  chez  de  jeunes  êtres  trop 
libres,  cette  requête  aux  baisers  des  hommes  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais  vous,  Monsieur,  en  admettant  qu'une 
mère  confiante  manque  de  perspicacité  ou  de 
surveillance,  vous  vous  en  seriez  aperçu  !  Vous 
n'auriez  pas  éprouvé  cette  impression  de  pureté 
indubitable  ! 

PHILIPPE 

Ah  !   moi.   c'est   différent  !    Je   1  aimais  I... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Une  enfant  si  exceptionnellement  douée,  si 
royalement  délicate...  elle  si  raffinée  dans  ses 
moindres   désirs  1 

PHILIPPE 

Il  y  a  dans  le  raffinement  des  détours  de  cette 
sorte  !  Ah  !...  un  tel  monstre  est  rayé  de  ma  vie  et 
de  mon  souvenir  à  tout  jamais  !...  Je  garderai  de 
ce  galvaudage,  je  vous  prie  de  le  croire,  un  souve- 
nir cuisant  !...  La  belle  anecdote  à  raconter  1 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  ne  vois  qu'une  exphcation  plausible...  Elle 
est  navrante...  mais  c'est  la  seule  !... 

PHILIPPE 

Laquelle  ? 


i4a  LE  PHALÈNE 

MADAME    DE    MARLIEW 

Ecoutez...  puisque  c'est  irrémédiablement  fini 
entre  vous  deux. 

PHILIPPE,   l'interrompant  en  ricanant. 
Comptez-y  ! 

MADAME    DE    iLA.RLIEW 

Il  faut  que  je  vous  fasse  un  aveu  dont  autre- 
ment je  ne  me  serais  jamais  senti  le  courage. 

PHILIPPE 

Ah  !  ah  !  nous  approchons  de  la  sincérité  1 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  ne  m'en  suis  jamais  départie,  croyez-le  ! 
Cet  aveu,  je  ne  pouvais  pas  vous  le  faire...  Non... 
je  ne  le  pouvais  pas...  Nulle  mère  n'y  aurait  d'elle- 
même  consenti  !...  mais  peut-être  trouverez- vous 
là  une  explication  au  désordre  moral  de  ma  pau- 
vre enfant.  Peut-être  y  a-t-il  sur  elle  une  fatalité 
dont  elle  est  irresponsable.  Mais,  jurez-moi, 
jurez  moi,  puisque  vous  partez,  que  vous  ne  lui 
répéterez  jamais  ce  que  je  vais  vous  confier, 
car  elle  ignore  tout,  vous  entendez  I...  Et,  quand 
vous  saurez,  vous  aurez  peut-être  pitié  d'elle  ! 

PHILIPPE,  impatienté. 

C'est  promis.  Dites,  dites... 

MADAME    DE    M\RLIEW,  monte  encore  l'escalier, 
entr'ouvre   la   porte  du  haut  de  Vescalier,  puis  redescend. 

Bon.  Elle  est  montée  dans  sa  chambre.  (Elle 
redescend.)  Depuis  quelques  années,  la  santé  de 
Tliyra  a  présenté  des  symptômes  alarmants.  Vous 
n'ignorez  pas  qu'à  la  suite  d'une  pleurésie,  à 
Nice,  elle  a  perdu  sa  voix,  et,  sars  être  gravement 


ACTE   DEUXIÈME  i43 

atteinte  (Elle   s'arrête,    puis,  s'efforçant  de   prendre    un 

ton  sans  importance.)^  elle  est  touchée  du  côté  droit. 

PHILIPPE 

Et  VOUS  ne  m'avez  rien  dit  I 

MADAME    DE      MARLIEW 

Oh  !  je  me  réservais  de  vous  en  parler..  11  s'assit 
de  quelques  petits  soins,  surtout  de  quel  ]ue  repos, 
Mais  elle... 

PHILIPPE 

Oui,  elle  ?... 

MADAME    DE    MARLIEW 

...ignore  tout.  Elle  met  sur  le  compte  d'une 
irritation  des  cordes  vocales,  du  surmenage,  une 
affection  qu'il  est  nécessaire  qu'on  lui  cache.  Je 
ne  pouvais  pas  vous  en  parler...  j'étais  liée... 
Gompi'enezvous,    maintenant  ? 

PHILIPPE,   froidement. 

Non.  Je  ne  saisis  pas  le  rapport,  je  l'avoue. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Eh  bien,  on  dit...  c'est  une  hypothèse.. .que  dans 
ces  sortes  d'affections  il  existe...  certaine  irrespon- 
sabilité... physique.  Je  l'ai  entendu  dire,  du 
moins  vous  aussi,  n'est-ce  pas  ?  Comment  peut- 
on  expliquer  autrement  cette  vie  mystérieuse, 
trouble,  agitée,  que  la  malheureuse  a  dû  me  ca- 
cher 1  Ah  1  je  vous  livre  tout  cela  au  hasard,  sans 
certitude,  mais  infiniment  troublée...  Vous  voyez 
là  une  pauvre  mère  qui  reçoit  le  coup  le  plus  cruel 
de  son  existence  '  Promettez-moi,  je  vous  en  sup- 
pHe,  que  vous  ne  la  reverrez  plus,  maintenant, 
car  vous  vous  feriez  du  mal  tous  les  deux  inutile- 
ment.   Laissez  moi    toute    la    responsabilité    de 


144  LE   PHALÈNE 

Tavenir.  Laissez-nous  toutes  les  deux.  Hélas  ! 
Hélas  !  Il  faut  que  je  me  charge  d'elle  mainte- 
nant 1... 

PHILIPPE 

Soyez  tranquille,  je  ne  la  reverrai  pas.  Je  ne 
pourrais,  malgré  tout,  que  lui  dire  des  choses 
cruelles  et  trop  mortifiantes  I...  A  quoi  bon  ?  tout 
est  fini... 

MADAME   DE    MARLIEW 

Mais  plus  tard,  n'est-ce  pas  ?...  si  vous  la  re- 
voyez, pas  un  mot  de  ce  que  je  viens  de  vous  révé- 
ler. Je  vous  demande  même,  par  pitié,  pas  un 
mot  à  qui  que  ce  scit... 

PHILIPPE 

De    pareilles   confidences   sont   uniquement   â 
nous,  Madame.  (A  voix  basse.)  Prenez  garde- 
La  porte  vient  de  s^ouvrir  en  haut  de  Vescalier. 

SCÈNE   V 
Les  MÊMES,  THYRA 

THYRA 

Maman,  veux  tu  bien  ?...  J'ai  une  explication 
à  fournir  à  Monsieur.  Je  désire  que  tu  remontes 
dans  ta  chambre. 

MADAME   DE   MARLIEW,  regardant  le  prince. 

Je  ne  sais  si  cette  explication  est  bien  néces- 
saire, Thyra... 

THYRA 

Je  la  juge  indispensable...  J'ai  réfléchi,  je  la 
lui  dois.  Je  désire  rester  seule  avec  Philippe. 


ACTE  DEUXIÈME  i4& 


LE    PRINCE 

Si  Mademoiselle  le  désire... 


La  mère,  après  une  hésitation  et  un  signe  au  prince, 
se  retire  lentement.  Thyra  referme  la  porte  à  clef 
sur  elle.  Elle  a  retiré  la  coiffure  de  Salomé,  mais 
elle  a  gardé  le  costume. 


SCENE    VI 
PHILIPPE,  THYRA 

THYRA 

Oui,  je  me  rends  compte  en  effet  que  je  vous 
devais  une  explication.  Je  vais  vous  la  donner 
complète,  sans  une  omission.  Nous  ne  nous  rever- 
rons plus,  il  vaut  donc  mieux  que  vous  sachiez 
qui  je  suis...  Je  ne  vous  épargnerai  rien.  Peut- 
être  ne  comprendrez-vous  pas  tout  de  suite,  c'est 
probable...  mais  je  suis  rassurée,  plus  tard,  dans 
quelques  années...  vous  comprendre/...  Voici  ma 
confession.  Je  vous  donnerai  les  dates  et  les  heu- 
res. D'ailleurs,  je  tiens  à  être  précise.   (Elle  passe 

les  mains  sur  son  front.  Philippe  ne  bronche  pas.  Il 
la    regarde    anxieusement.)    Quand  j'euS     perdu    ma 

voix...  voyons,  c'était  en  1909...  oui...  ce  fut  un 
effondrement  pour  moi,  épouvantable..  Je  me  suis 
consacrée  à  la  sculpture  parce  qu'on  m'avait 
trouvé  des  dispositions  et  que  la  vie  sans  but, 
sans  l'art,  ne  signifiait  rien  à  mes  yeux...  J'en- 
trevoyais  bien  l'amour  au  bout...  mais  ça  c'était 
le  couronnement  de  l'édifice,  pas  autre  chose  !... 
Je  me  suis  mise  à  travailler  avec  acharnement, 
dix  heures  par  jour...  De  temps  en  temps  je 
me  sentais  fatiguée,  lasse,  malade...  seulement 
comme  le  lendemain  je  reprenais  mes  bonnes  cou- 


î46  LE  PHALÈNE 

leurs,  ie  n'y  prêtais  pas  grande  attention...  J'avais 
été  atteinte  autrefois  d'une  pleurésie,  je  ne  sais 
pas  si  vous  p.tes  au  courant.. 

PHILIPPE,  sans  sourciller,  évasivement. 
Oui,  oui,  je  sais... 

THYRA 

C'est  en  visitant  les  catacombes  de  Rome  que 
j'avais  senti  pour  la  première  fois  ce  petit  point 
dans  le  dos...  Ces  temps-ci,  ça  n'allait  guère  !... 
Mais  je  m'étais  tellement  surmenée  pour  mon 
Salon  !  D'ailleurs,  je  n'en  parlais  à  personne.  Ma 
mère  ?  Vous  la  connaissez,  un  étourneau,  un 
étourneau  raisonnable,  pourrais-je  dire...  tou- 
jours dans  ses  rêves  mondains,  incapable  de  s'in- 
quiéter de  moi  par  elle-même  !...  Enfin,  l'autre 
nuit,  comme  j'avais  souffert  particulièrement  entre 
le  cou  et  l'oreille  gauche  et  que  j'avais  passé  des 
heures  à  écrire,  à  penser  à  vous,  à  lire,  à  me  cou- 
cher par  terre  avec  mon  chien,  à  lui  confier  mon 
amour  pour  vous,  à  prendre  vingt  tasses  de  thé  ; 
une  idée  brusque  m'est  venue...  Une  de  ces  réso- 
lutions soudaines  dans  lesquelles  on  joue  toute 
sa  vie...  Je  suis  partie  de  bonne  heure,  ayant 
emprunté  à  ma  femme  de  chambre  son  costume 
le  plus  minable,  et,  avec  deux  ou  trois  tricots  de 
laine  pour  me  déformer,  un  gros  châle  noir  tri- 
coté par-dessus  le  tout,  je  me  suis  rendue  ainsi 
à...  (Elle  s'arrête.)  à  la  Consultation    de   l'hôpital 

Lariboisière.  (Philippe  réprime  un  mouvement  d'effroi.) 

Et  lu,  dans  le  cortège  des  souffreteux,  j'ai  pré- 
tendu que  j'étais  une  pauvre  femme,  que  j'avais 
besoin  de  connaître  toute  la  vérité  sur  mon  état. 
J'avais  soi-disant  un  mari  qui  pouvait  me  faire 
soigner,  mais  ne  s'y  résoudrait  que  s'il  me  savait 


ACTE   DEUXIÈME  i47 

très  malade,  etc.,  etc....  Alors,  en  cinq  minutes, 
oh!  pas  plus...  en  cinq  minutes,  j'ai  été  édifiée. 
Ça  c'est  abattu  comme  un  coup  de  massue  sur  ma 
tête  1  Je  ne  voyais  plus  rien  !  Je  n'entendais  plus 
rien  !  Les  mains  de  glace,  les  mâchoires  contrac- 
tées, je  regardais  ce  gros  docteur  avec  des  yeux 
éperdus  I...  J'avais  entendu  ce  qu'il  murmurait 
à  son  assistant  1...  Troisième  degré  !  1  1  Entin 
l'horreur  1  l'horreur  !...  Je  me  suis  enfuie...  Deux 
heures  se  sont  passées  encore  à  obtenir  de-ci,  de- 
là, tous  les  renseignements.  Je  suis  montée  chez 
trois  médecins  du  quartier.  J'étais  avide  de  sa- 
voir... Je  voulais  savoir  les  phases  de  l'avenir  1... 
J'ai  su  !...  Certes,  ce  n'est  pas  la  mort,  mais  c'est 
la  vie  désormais  limitée...  Cinq  !  six  !  1  peut-être 
dix  ans  de  vie  1  la  durée  du  bail  de  notre  hôtel  !... 
Je  ne  guérirai  jamais.  Il  y  en  a  un  qui  m'a  dit  cela 
tout  simplement,  comme  la  chose  la  plus  natu- 
relle du  monde.  Avec  des  soins  pourtant...  l'exil 
des  sanatoriums,  des  altitudes...  qui  sait  ?...  Ah  ! 
il  m'a  semblé  que  j'allais  devenir  folle  !  Je  me 
suis  mise  à  marcher  droit  devant  moi...  jusqu'à 
Suresnes.  J'ai  côtoyé  la  Seine!  J'allais  toujours! 
Quand  je  me  suis  sentie  morte  de  fatigue,  je  suis 
rentrée  chez  moi,  couverte  de  poussière...  Mais, 
après  le  coup  effroyable,  cette  méditation  mar- 
chée  de  deux  heures  avait  porté  ses  fruits.  Deux 
heures  pour  s'habituer  à  l'idée  de  la  mort  cela 
n'a  l'air  de  rien,  n'est-ce  pas  ?  C'est  énorme  !... 
Les  cinq  premières  minutes,  on  pense  qu'on  ne 
pourra  pas  la  supporter,  il  semble  que  la  mort  ça 
ne  peut  pas  se  regarder  fixement,  pas  plus  que  le 
soleil  !...  Eh  bien,  au  bout  de  deux  heures,  je  ne 
vous  dirai  pas  que  je  m'étais  apprivoisée  à 
l'idée,  mais  ce  n'était  plus  la  mort  elle-même  qui 
me  faisait  peur.  Dix  ans  ou  cinquante  ans  de  vie, 


i48  LE  PHALÈNE 

c'est  la  même  !chose  !  Les  sensations  enfermées 
entre  le  commencement  et  la  fm  ne  laissent  pas  de 
traces...  Seulement,  voilà...  mourir  dans  l'oubli, 
mourir  sans  avoir  rien  réalisé... 

PHILIPPE,  désespérément. 

Thyral  Thyra.l 

THYRA,  sans  Vécouter. 

Ah  !  ça,  c'est  la  chose  innommable  !...  Cette 
orgueilleuse  qui  n'aura  rien  été  !...  Et  que  cela 
arrive  à  un  être  jeune,  vivant,  enragé  de  vie  1... 
Tomber  au  seuil  de  tout  !...  Ah  !  c'est  si  cruel  de 
la  part  de  Dieu,  s'il  existe  là-haut  1  (Elle  pleure.) 
Car  je  représentais  des  espérances  énormes  !...  Je 
suis  certaine  que  si  j'avais  pu  me  réaliser,  j'aurais 
été  quelqu'un  !...  Mais  parbleu  !  cela  devait  arri- 
ver 1  Cette  soif,  cette  exubérance,  ces  aspirations 
démesurées...  ne  pouvaient  pas  durer  !  c'était  trop 
beau  aussi  1...  Deux  buts  :  mon  art  d'abord  1  vous 
ensuite  1... 

PHILIPPE 

Oh  1  moi  1...  parlons-en  1 

THYRA 

Vous,  c'était  récent,  mais  irrésistible  tout  de 
même.  Tout  de  suite, tous  les  deux  je  vous  ai  envi- 
sagés 1...  Je  l'ai  fait  froidement,  fixement,  dans  ces 
ténèbres  qui  se  levaient.  Ah  1  on  est  lucide  1... 
En  rentrant,  sans  tergiverser,  j'ai  voulu  aller  jus- 
qu'au bout...  achever  la  consultation...  A  Lepage 
aussi  j'ai  demandé  la  vérité,  toute  la  vérité...  où 
j'en  étais  de  ma  route...  Il  me  l'a  dite  lui  aussi  et, 
coïncidence  affreuse,  les  deux  chiffres  se  balan- 
çaient :  cinq,  six  ans.do  travail  pour  arriver  à  quel- 
que chose...  Ce  chiffre  ironique,  fatal  I...  Le  même 


ACTE  DEUXIÈME  '49 

temps  de  course  pour  toucher  les  deux  bouts  1 
Et  lui  aussi  il  me  disait  cela  très  simplement  : 
cinq  ans,  six  ans  1  du  bout  de  sa  cigarette  !...  11 
ne  savait  pas  qu'il  me  condamnait  une  seconde 
foisT  Et  voilà  !...  Inutile  de  faire  l'effort  puisque 
ie  ne'peux  arriver  au  haut  de  l'escaUer  puisque  je 
n'aurai  pas  le  souffle  pour  monter  jusqu  au  bout  1... 
L'art  sans  réalisation  possible...  sans  1  avenir... 
A  quoi  bon  ?...  A  quoi  bon  y  aspirer  !  11  n  y  a  plus 
rien  à  attendre...  Pourquoi  se  fatiguer  et  se  mar- 
tyriser l'âme,  pour  du  néant  !...  Et,  d'un  geste 


une  dernière  fois  la  pauvre  petite  chose  qui  repré- 
sentait tous  mes  espoirs,  toutes  mes  transes,  toutes 
mes  vertus  (Un  sanglot  Vétouffe  encore.),  et  je  1  ai 
brovée  comme  j'aurais  broyé  ma  vie,  ou  ce  qui 
m'en  reste,  et  je  me  suis  juré  que  plus  jamais  je  ne 
toucherais  un  ébauchoir  !...  Je  tiendrai  parole  1... 

PHILIPPE 

Vous  avez  fait  cela  !...  Vous  avez  eu  Icet  affreux 
courage  ? 

THYRA,  se  redressant. 

Oh  !  j'ai  fait  plus.  C'est  à  ce  moment  que  vous 
êtes  entré,  vous...  vous,  ma  paix,  ma  douceur  fu- 
ture, vous  dont  la  seule   présence  me   détendait 
le  cœur,  vous  qui  faisiez  que,  lorsque  je  me  réveil- 
lais le  matin,  mon  premier  cri  était  :  «  Mon  Dieu 
ce  n'est  pas  juste  d'être  heureuse  à  ce  point-ia  i 
c'est  trop  1  »  Oui,  vous  êtes  entré...  et  je  me  suis 
représentée  mourante  dans  vos  bras,  vous  etrei- 
gnant  avec  des  cris  de  regret.  Oh  1  vous  laisser 
un  jour  l'horreur  des  solitudes,  et  j  imaginais  la 
Héchéance  lente,  la  consomption  près  de  vctre  ro- 


i5o  LE   PHALENE 

bustesse  et  de  votre  pitié.  Et  savez-vous  de  quoi  * 
vous  m'avez  parlé  ? 

PHILIPPE 

Non  !...  Qu'ai-je  dit  ? 

THYRA 

Rappelez-vous,  rappelez-vous  1  tout  de  suite 
vous  m'avez  parlé  d'éternité,  de  durée,  d'avenir  1 
Toujours  1  Vous  étiez  là  tout  frais  de  bonheur,  de 
santé,  qui  attendiez, dans  un  bon  sourire  éclatant, 
toute  la  joie  que  je  devais  vous  apporter.  Ah  I... 
je  ne  le  pouvais  pas  !  Ça,  je  ne  le  devais  pas  !...  Il 
y  a  des  renoncements  qui  sont  le  plus  humain  et  du 
plus  sacré  des  devoirs  I... 

JPHILIPPE 

Le  devoir  ?  le  devoir,  malheureuse,  consistait 
à  jvenir  à  imoi,  à  m'appeler,  à... 

THYRA,  en  proie  à  V exaltation  la  plus  cipe» 

Non,  VOUS  me  jugerez  après  1...  Laissez-moi 
achever.  C'est  la  prescience  obscure  de  ce  devoir, 
Philippe,  qui,  ce  matin-là  où  j'avais  trop  mal  dans 
le  cou  et  dans  le  dos,  m'a  forcée  à  aller  au-devant 
d'une  vérité  que,  peut-être,  je  repoussais  depuis 
des  années  1...  Quelques  semaines  plus  tard,  c'était 
l'irréparable...  notre  mariage  consommé  1... 

PHILIPPE 

Thyra...  Thyra,  voilà  donc  la  raison  de  votre 
énigme,  de  cette  rupture  déchirante... 

THYRA 

Oui  !  l<:t  comment  peut-on  vivre  des  journées 
pareilles  ?  Comment   peut-on  trouver  en  soi   le 


I 


ACTE  DEUXIÈME  i5s 

courage  de  prendre  des  résolutions  de  cette  taille  !.. 
En  pleine  jeunesse,  tout  à  coup,  en  une  journée, 
me  trouver  veuve  de  tout  !...  Le  vide,  plus  rien, 
plus  même  la  possibilité  d'une  action  d'éclat,  pas 
même  de  quoi  mourir  en  beauté...  C'était  à  se  cas- 
ser la  tête  contre  les  murs  et  j'ai  failli  le  faire... 

PHILIPPE 

Non,  non  1  Pas  vous  1 

THYRA,  8^ accrochant  à  la  selle. 

Si,  j'ai  senti  que  je  ne  pouvais  pas  résister  à 
cette  attraction  !  Il  s'en  est  fallu  d'un  rien  que 
nous   allions,  ce  morceau  de  glaise  et  moi,  nous 
écraser  en  bas,  comme  un  paquet  de  linge  1...  Mais, 
dans  l'alîolement  de  ce  vertige,  alors  que  je  me 
cramponnais  à  cette  selle  pour  ne  pas  me  précipi- 
ter dans  le  vide,  il  m'a  semblé  tout  à  coup  que 
j'entendais  une  voix  qui  me  criait  :  «  Mais  non, 
voyons,  c'est  trop  bête  !...  tu  vaux  mieux   que 
ça  !...  Finir  comme  une  grisette  avec  ce   que  tu 
avais  d'aspiration  dans  la  poitrine!...  toi  qui  t'étais 
réservé  tout  de  la  vie  pour  la  bien  vivre  !  »,  car 
c'est  vrai,  Philippe,  je  n'avais  même  pas  voyagé, 
figurez-vous  !,..  Je  vous  attendais  pour  commen- 
cer...  Alors  tout  quitter  avant  d'avoir  rien  con- 
nu !...  N'avoir  éprouvé   que   le  pressentiment  et 
l'impatience    de   la  vie  !...    (Appuyée  à  la  selle  vide, 
elle  se  balance   automatiquement,  comme  au  premier  acte, 
revivant  Vheure  de   la  décision.)  «  Va  donC,   ma  fille, 

bois-la  d'un  trait  cette  vie  1  bois-la  comme  l'ivro- 
gne boit  son  verre  de  vin  d'un  coup...  et  sache, 
avant  de  t'en  aller,  ce  que  c'était  que  cette  ma- 
tière immortelle,  que  tu  rêvais  d'étreindre  et 
d'asservir  !...  »  Après  tout,  il  n'y  a  pas  besoin  de 
produire  ?    Pourquoi  produire  ?  Pourquoi  cette 


i5a  LE  PHALENE 

vieille  folie  humaine...  Sentir  que  c'est  beau,  cela 
suffît,  et  comprendre  pourc[uoi  c'est  beau,  voilà 
le  plus  haut  bonheur  !  Il  n'y  a  qu'une  seule  chose 
terrible  dans  la  vie,  c'est  de  n'en  être  pas  ! 
Voilà  l'abomination  !...  (Elle  se  redresse.)  Il  faut 
avoir  ou  mourir...  Je  ne  suis  pas  de  celles  qui 
désirent  sourdement  et  restent  là...  J'aurai  !... 
Oh  !  voir  !  voir  !...  tous  les  pays  que  je  n'ai  pas 
vus  et  que  je  m'étais  réservé  de  voir  avec  mon 
amour  I...  les  montagnes  de  Sicile,  la  Grèce,  l'Inde, 
surtout  l'Orient  !.  Oh  I  jouir  de  l'été  encore  cinq 
ou  six  fois,  écouter  encore  les  pluies  d'automne, 
étirer  ses  bras  au  printemps  !,..  J'adore  1  j'adore  ! 
Tout  voir,  tout  avoir  !...  Dieu  I  c'était  si  beau  ! 
Et  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  cette  tête  ne  peut 
pourtant  pas  être  perdu  tout  à  fait,  n'est-ce  pas?... 
Ce  serait  trop  révoltant  !...  Et  mon  petit  corps 
non  plus,  il  ne  faut  pas  qu'il  ait  vécu  en  vain, 
mon  corps  intact  que  je  n'asservirai  pas  à  la  mala- 
die, ah  !  ça  1  je  vous  le  garantis  1  Non,  je  ne  lui 
mettrai  pas  de  la  flanelle  ;  non,  je  ne  le  salirai  pas 
avec  de  l'iode...  Quelle  saleté  1...  Guérir...  traî- 
ner ?...  Pouah  1...  Je  ne  serai  pas  la  Mimi  senti- 
mentale qui  pleure  et  meurt  en  respirant  un  bou- 
quet de  violettes  de  deux  sous!  Puisque  je  renonce 
à  vous  et  à  l'art...  que  mon  corps  soit  jeté  en  pâ- 
ture à  mes  instincts  et  mon  esprit  à  la  connais- 
sance 1... 

PHILIPPE 

Ah_l  nous  y~voilà  donc^l... 

THYRA 

Et  je  n'ai  que  le  temps,  Philippe,  que  le  temps  !.. 
Bon  Dieu,  ça  va  être  court,  mais  beau,  je  vous  le 
garantis,  et  sans  remords,  comme  cela  doit  être  1 
Que  je  puisse  dire  à  la  vie  :  «  Si  je  ne  t'ai  pas 


I 


ACTE   DEUXIÈME  '^^ 

Ptreinte  dans  la  joie  delà  production  si  j'ai  été 
S  n'importe!.,  je  t'aurai  po-  f- ^«/  ^l 
même  ..  et  je  me  serai  brûlée  a  ta  M^^f  «^^•••,  ^^^ 
^!T\  Ws  quoi  je  consens  à  mourir  tout  d  une 
Se  LV^'D^ans^l  S'il  y  avait  quelqu'un  avec 
Sui  traiter,  je  ferais  un  marché  1 

Elle  se  jette  sur  un  fauteuil,  en  lançant  en  l  air  U 
mouchoir  dont  elle  étanchait  ses  larmes. 
PHILIPPE,  après  un  silence  contenu. 

Ce  n'est  pas  le  tout  d'invoquer  les  instinct^ 
ma  chère  Vous  auriez  beau  faire  appel  à  toutes 
r  purances  et  passer  tous  les  marches  diabo- 
liques du  monde,  si  ces  mstmcts  n  éUre^nt  pas  en 

vous,  déjà  bien  avérés  ou  P^^^^.  ^/,«^(^^^^' J^  ^'im 
seriei  pour  vos  frais  d'invocation  1  On  ne  s  im 
provise  pas  des  appétits...  on  les  a...  Donc... 

THYRA 

Eh  bien,  qui  vous  dit  le  contraire  l 

PHILIPPE 

Ah  I  vous  avouez  1  vous  avouez  1... 

THYRA,  se  relevant  et  changeant  de  ton, 
simple  et  froide  tout  à  coup. 
Ah  cà  1  croyez-vous  que  j'ai  peur  de  ma  fran- 
chie l  Philippe  1  Pourquoi  donc  ?  11  faut  que  vous 
e  sachiez,  sfpur  qu'ait  été  mon  amour  pour  vous 
si  tardée  qu'ait  été  ma  vertu,  jamais   e  n  ai  cessé 
d'Itre  sollicitée,  troublée  même  par    a  plastique 
et  la  beauté.  Regardez  mes  œuvrer  et  vous  com 
prendrez...  Elles  disaient,  par  avance  et  franche 
Lent,  la  sensualité  des  êtres  et  des  choses  1  C  est 
dans  les  romans,  mon  ami,  que  Ion  voit  des  m^ 
ses  avoir  du  génie  en  eïïeuiUant  les  lys  ...  Je  suis 


i54  LE  PHALÈNE 

j'avais  les  yeux  ouverts  !  Avant  vous,  j'ai  eu  des 
toquades  d'enfant...  j'ai  éprouvé  des  sensualités... 
Même  dans  le  travail...  tenez,  face  au  modèle,  quel- 
quefois... à  cause  d'une  forme,  d'une  couleur...  quel- 
que trouble  étrange...  Si  vous  lisiez  mes  cahiers, 
vous  le  verriez...  J'ai  eu  la  hantise  de  certains 
yeux...  et,  quandvous  m'appeliez  votre  perlechaude, 
l'expression  était  juste.  Certes,  j'ai  repoussé  tou- 
jours hautainement  toute  tentation,  car  j'ai  l'or- 
gueil de  moi  et  de  ma  destinée  à  un  point  fou  ! 
Mais  j'ai  parfaitement  senti  l'éveil  de  mon  être, 
entendez-vous  !...  Et  ce  n'en  est  que  plus  cruel 
aujourd'hui  !...  Oui,  je  l'ai  attendue  la  vie,  la 
vie  chaude  qui  m'aurait  prise,  étreinte,  serrée  !... 
Et,  dans  ce  désastre  abominable  d'hier,  je  l'ai 
appelée,  de  tout  mon  désespoir,  la  réaction  de  la 
vie  I...  Pas  le  froid  de  la  mort  I  Par  pitié,  la  cha- 
leur encore,  la  chaleur  de  tout  ce  qui  palpite,  de 
ce  qui  est  jeune,  sain  et  beau...  comme  le  re- 
fuge suprême  !...  Je  les  ai  appelés  à  mon  secours, 
du  fond  de  moi,  les  instincts  qui  sauvent...  puisque 
rien  de  ce  qui  est  durée  ne  m'est  plus  permis  !...  Et, 
comme  on  se  suicide  en  un  cri  d'adoration  et  de 
rage  vers  la  vie,  je  me  suis  livrée,  au  moment 
qui  passe  I...  Etre  la  cellule  emportée  qui  germe 
et  qui  meurt  I...  N'être  plus  que  la  chose 
ardente,  animale,  désespérée,  mais  avoir  été  !... 
avoir  été  !...  J'ai  regardé  mon  corps,  mon  tendre 
corps  de  vingt  ans  qu'aucune  décrépitude  n'a 
encore  touché,  j'ai  regardé  ma  gorge  respirer 
bien  à  l'aise...  et,  pleine  de  pitié  pour  moi,  j'ai 
tendu  mes  bras,  hors  du  cercueil,  vers  mon  image 
vraiment  pitoyable,  vers  toutes  les  images.. 
Puis,  revêtue  de  ces  étoffes,  de  ces  bijoux,  je  me 
suis  enfuie  pour  me  ruer  enfin  vers  le  tumulte, 
pour  ùtoulïer  le  glas  sinistre  de  mes  oreilles,  appe- 


ACTE  DEUXIÈME  '5* 

1er  la  santé  du  rire,  me  mêler  à  la  Bue"  sain»  de 
1  /  1  TTt  îp  Riiia  entrée  dans  ce  bal,  i^ninppe, 
la  foule...  ^V^/T.^  des  désirs  et  des  appétits, 

.     ^,.  1  T  p  rpste  VOUS  le  savez,  ne  me  le  aeiudu 
ii:Z  !  ce  résor  ehaste  de  mon  corps  que  ^ava-s 
Své,  tout  l'amour  que  je  vous  gardais   he  «s 

tout  cela  n'est  plus!  ("'''"^''"""'J^^ZJXZ  ... 
Une  nuit  a  suffi  pour  saccager  tous  mes  re^e8^^.^ 
Tl  n'v  a  olus  devant  vous...  dans  cette  luguDre 
lurôr^e  qVune  pauvre  loque  humaine,  une  vain- 
rq«r  ^  réveifle  et  qf  fCotrVlT't'^t^^ 

remenu)  Maintenant,  vous  savez  tout ..  ai  eu^e 
courage  d'arriver  au  bout  de  ma  confession  INe 
r  torturez  plus  et  allez-vous-en  vite  3e  vous  en 
prie,  car  il  est  quatre  heures  du  matm,  je  suis 
lasse  et  j'ai  très  froid  1 

Elle  tombe  dans  les  coussins,  épuisée. 

PHILIPPE,  après  un  long  silence. 

Non,  je  ne  sais  pas  tout   J'écoutais,  sans  injter- 

L      moi,  la  seule  chose  qm  me  regarde...  les  heures  que 
■     voii  venez  de   vivre  avec    cet  inconnu.  Ce   que 
F     ;  us  Tr^éfez  maintenant  de  votre  san^^^^^^^^  ^ 
hier,   m'aurait  navré  1   toutes  ces  tristesses   qm 
font  que  ie  vous  aurais  serrée  dans  mes  bras  en 
sanglotant,  je  ne  les  écoute  même  pas  en  ce  mo- 

menti   (Repoussant    a.ec    rage    toute     idée    de    piUe.) 

T'ai  le  souvenir  d'une  scène  ignoble  dans  ce  bal  l 


i56  LE  PHALENE 

J'ai  vu  votre  fuite.  Je  sais  d'où  vous  venez  !  Gela 
seul  compte,  et  il  n'y  a  pas  d'excuse.  Il  n'y  en  a 
pas  une  I  Si  vous  avez  été  la  folle  éperdue  et  vani- 
teuse qui  va,  dans  un  coup  d'effroi,  livrer  sa  chas- 
teté à  un  passant  et  se  donner,  comme  la  dernière 
des  filles,  aucune  excuse  au  monde,  même  la  ter- 
reur de  la  mort,  même  le  délire,  n'en  diminuerait 
à  mes  yeux  le  crime  !  D'ailleurs  vous  ne  me  dites 
pas  toute  la  vérité. 

THYRA 

Toute  : 

PHILIPPE 

Non,  vous  omettez  ceci  :  que  vous  ne  m'avez 
pas  aimé  1  Car  si  vous  m'aviez  aimé,  c'est  à  moi 
que  vous  auriez  couru  dans  la  détresse  I  II  n'y 
a  pas  de  force  au  monde  qui  vous  eût  empê- 
chée de  vous  réfugier  dans  mon  affection,  de 
tendre  les  bras  vers  moi,  je  vous  en  réponds  ! 

THYRA 

Vous  auriez  été  le  dernier  parce  que  je  vous 
aime  !  Répondez,  Philippe,  si  je  vous  avais  dit  : 
t  Je  suis  atteinte,  je  suis  frappée  de  mort  »,  vous 
seriez-vous  arraché  à  moi,   seriez-vous  parti  ? 

PHILIPPE,  dans  une  protestation  de  tout  Vétre. 
Jamais  I 

THYRA 

Parbleu  !  Voilà  bien  le  cri  du  cœur  I  Et  voilà 
ce  que  je  ne  voulais  pas,  Philippe  1  Je  vous  aime 
trop  pour  que  vous  souffriez  jamais  par  moi,  je 
place  trop  haut  cet  amour  pour  lui  apporter  ma 
décrépitude,  ma  dégringola  le.  Maintenant,  vous 
êtes  sauvé  I  (Triomphalement.)  J'ai  mis  l'irrépa- 
rable entre  nous  et  votre  pitié  ne  pourra  même 


ACTE  DEUXIÈME  iSj 

rien  contre  moi,  car  je  vous  connais  bien,  et  je 
vous  défie  maintenant  de  m'épouser  1  Non  seule- 
ment je  me  suis  dégradée,  mais  je  l'ai  fait 
presque  publiquement  !  Songez,  l'anecdote  a  des 
témoins...  Elle  s'ébruitera...  Je  suis  tranquille!  J'en 
suis  sûre,  c'est  ce  désir  d'irréparable  plus  que  tout 
autre  sentiment  qui  m'a  poussée  à  saccager,  en 
une  nuit,  ce  que  j'appelais  hier  mes  deux  couron- 
nes de  noces  1 

PHILIPPE 

Mensonge  !  mensonge  encore  !  Car  si  vous  aviez 
éprouvé  cette  détresse,  vous  n'auriez  pas  pu  faire 
ce  ue  vous  venez  de  faire,  et,  dans  un  moment 
pareil,  entendre  parler  de  joie  !  Que  dis-je,  penser 
même  à  vous  la  procurer... 

THYRA,  tristement. 

De  la  joie  !...  Hélas  !.... 

PHILIPPE 

Vous  auriez  couru  à  toutes  les  solutions,  à 
toutes,  sauf  à  celle-là  1 

THYRA 

Oui  1  Je  sais  I...  me  jeter  dans  la  philanthropie 
ou  la  religion  !...  Je  connais  ça  !...  Le  suicide  même 
aurait  emporté  les  suffrages  1... 

PHILIPPE 

Des  blagues  !  On  ne  va  pas  à  l'amour,  ma  pe- 
tite, comme  on  va  au  suicide  I 

THYRA,  se  redressant. 

L'amour  !  L'amour  !  Comment  osez-vous  pro- 
noncer ce  mot  (Sa  bouche  dessine  une  grimace  dégoûtée.) 
à  propos  de  cette  chose  et  de  ce  qu'il  adviendra 
désormais  de  la  pauvre  Thyra  I  Ah  !  Vous  vous 


i58  LE  PHALÈNE 

estimez  alors  bien  peu  !...  Rassurez-vous,  l'amour 
vrai  peut  ne  pas  être  éternel,  mais  il  est  unique  l 
Ne  vous  comparez  pas,  je  vous  en  prie  !...  (Elle  le 

dit    avec    une    ferveur    navrée.    Reprenant.)    Oui,   SanS 

doute,  vous  auriez  préféré  que  je  me  lamente  dans 
un  coin  avec  l'admiration  et  la  pitié  de  tous  !  Ja- 
mais!... Je  ne  suis  pas  cette  victime-là,  Philippe  !... 
Du  moment  que  l'art  et  l'amour  sont  écartés,  il 
me  faut  tout  !  Le  reste  ne  suffit  pas  I 

PHILIPPE 

Tout! 

THYRA 

Même  la  possibilité  de  plaire  dans  la  rue  !  Que 
mon  corps  pleure  de  souffrance  et  crie,  mais  que 
quelque  chose  qui  est  au-dessus  de  moi  se  ré- 
jouisse de  vivre  !  Désormais,  avec  quelle  passion 
religieuse  je  regarderais  la  nature  et  les  êtres 
qui  vont  m'être  ravis  1  Musique,  peinture,  livres, 
monde,  luxe,  rire,  volupté  !  Je  veux  me  gorger  de 
tout, me  confondre  avec  tout  1  mourir  avec  extase, 
dans  l'adieu  à  tout  ce  qui  fut  humain,  et  je  vais 
avancer  quand  même,  les  yeux  fermés,  mais  les 
mains  tendues,  comme  quelqu'un  prêt  à  être  en- 
glouti I... 

PHILIPPE 

Je  vous  hais  I  Je  vous  hais  !  Oh  !  le  cynisme 
de  votre  récit  1  Pas  môme  la  honte  de  vous  1... 
pas  même  la  pudeur  de  voiler  devant  moi  l'insou- 
ciance d'une  débauche  résolue  1 

THYRA 

J'accepte  votre  colère  comme  un  surcroît  de 
douleur  ! 


ACTE  DEUXIÈME  169 

PHILIPPE 

Si  VOUS  ne  m'aviez  pas  donné  l'horreur  de  tous 
les  mots  dont  se  servent  les  femmes  qui  tombent 
pour  grandir  leur  vilenie,  je  vous  dirais  que  vous 
avez  fait  une  hécatombe  de  tout  !...  Mais  je  ne 
regrette  rien  !  Tôt  ou  tard,  vos  instincts  se  seraient 
révélés  et  vous  auriez  fait  table  rase  de  notre 
amour,  en  trouvant  encore  mille  bonnes  excuses  I 
Ah  1  ils  auraient  ronflé,  les  mots  sonores  !... 

THYRA 

Ne  soyez  pas  méchant  ! 

PHILIPPE 

Ce  petit  mot  :  méchant  !...  Dites  au  moins 
cruel  I  Cruel...  comme  une  femme  sait  l'être  1  Ah  ! 
oui,  cette  fois,  c'est  bien  fini  entre  nous,  bien  fini, 
Thyra  (Il  la  tient  aux  épaules.)  Et  qu'il  VOUS  reste 
la  dernière  expression  de  mon  visage  1  Tenez,  je 
ne  vous  demande  plus  rien  1...  Gardez  vos  ignobles 
secrets,  vos  vœux  suspects,  allez  retrouver  votre 
bellâtre,  descendez  d'échelon  en  échelon,  de  l'ano- 
nyme au  passant,  de... 

THYRA 

Philippe  ! 

PHII4PPE,   se  ressaisissant    au  moment  même 
où  il  la  rudoie. 

Il  vaut  mieux  que  le  dégoût  me  chasse  !  Une 
minute  de  plus,  je  ne  répondrais  pas  de  moi- 
même...  Je  m'enfuis  comme  devant  une  maison 
en  feu...  Addio,  per  sempre  1... 

Il  se  précipite  vers  la  porte  en  prononçant  machinale- 
ment des  mots  italiens. 


i6o  LE   PHALENE 

THYRA,  éperdue. 
Philippe  1...    Souvenez-vous   seulement   que   je 
vous  adorais  1 

PHILIPPE,  se  retournant. 

Souvenez-vous  seulement  que  je  vous  ai  haïe  1 
Il  sort  en  claquant  la  porte. 

SCÈNE   VII 
THYRA,  seule. 

Elle  a  une  terrible  crise  de  désespoir  et  de  toux.  Elle 
roule  son  corps  brisé  dans  Vabri  des  coussins.  Puis, 
comme  si  Vexcès  même  du  désespoir  tarissait  les 
larmes,  elle  se  lève  et  étire  longuement,  longuement^ 
ses  bras  dans  un  geste  familier,  et  qui  exprime  la 
vie,  toute  la  lassitude  physique.  Ses  yeux  tombent 
alors  sur  le  téléphone.  Une  seconde  d'hésitation. 
Puis  elle  fait  Vappel  téléphonique. 

LA   VOIX  DE    MADAME    DE   MARLIEW 

Thyra  1  Thyra  1  (Thyra  monte  rapidement  Vesca- 
lier  et  redonne  un  tour  de  clef  à  la  porte.  La  voix  de  Ma- 
dame   de    Marliew,  timidement.)  Thyra  I    je  ne  peux 

pas  entrer  ? 

THYRA 

Pourquoi  ?...  que  me  veux-tu  ? 

LA   VO  X    DE    MADAME    DE    MARLIEW 

De  ma  chambre,  j'ai  entendu  le  prince  claquer 
la  porte  et  descendre  l'escalier.  Tu  es  seule  ? 
Ouvre,  ma  chérie. 

THYRA 
Non...  (La  mère  se  met  à  parler  un  dialecte  étranger. 
Thyra  répond  de  même  ;  tout  à  coup.)  Je  t'en  prie,  ma- 
mita,  va  dormir,  mamalico,  je  t'embrasserai  de- 


ACTE  DEUXIÈME  ■«« 

main  matin,  et  nous  causerons  longuement...  Va... 
7#rZ«.  puis  elle  reiesce.i.)  Bon,  elle  est  montée. 
(Elle  .a  au  UUrkone  à  nouveau,  sonne  ««'«;- '"f^ 
Eh  bien,   voyons  1  Voulez-jous  me  donner  \\a 
eram  47-22  ?  On  ne  répond  pas  ?...  Ce  n  est  pas 
Sble  ..insistez...r£«e  s'assied  sur  le  co,n  de  la  ,aiU 
Cmaieu  des  assieUes  de  fruils.   de  H^ons.  Au  bou,^ 
aueUues  secondes.)    Allô  !    qui  est   là  ?....  Ah  1    C  est 
v^us  Vous  êtes  déjà  rentré  ?...  Tava.s  peur  que 
vous  ne  fussiez  pas  là...  Vous  n'étiez  pas  un  peu 
rnauiet'.   Vous  n'aviez  pas  de  remords  ?.  Ah  1 
Tv  us  voyez    bien.      Vous  aunez   U.ep^^^^^^^^ 

^<Xe:i  a^s^z'  longtemps      MaintenLt 
fl  faut  que  vous  me  juriez  de  garder  pour  vous 
seuf  ce  que  vous  avei  vu  et  entendu,  ce  que  le 
hasard  d'une  nuit  vous  a  fait  connattre    Somme 
toute  1  vous  êtes  le  compUce   mon  cher  !  .  (Len 
tement,  aoec  hésimùon.)  La...  suite  ?  Oh  1  VOUS  '«  de 
vinez  ..  Vous  ne  me  voyez  pas  sous  ce  jour-là  t... 
Oui!  ie  comprends!...  Le  mystère  des  femmes, 
mon  cher  !...%ite   M^  «'«  ■"■«  "«    alfreuse    \ron.. 
Z,  t"L)  Puis-je  compter  sur  vous  ?  S'ience 
absolu  1  Merci...  Mais  ce  n'est  pas  seulement  pour 
^ette  recommandation  superflue  que  je  vous  tele^ 
nhnnais      De  sang-froid,  on  retrouve  toute  sa 
fié":  J'ai  gardé  l'aninymat  complet,  mais  .1 
a  eu  la  C«iositéf£H«  a  prononeé  si  Hle  et  s.  mal, u  elle 
IZpLd.),  il  a  eu  la  curiosité  de  savoir  qu' 1  eteis 
Naturellement.  Je  ne  crois  pas  qui   y /oi*  par 
venu    ]'ai  peur,  toutefois,  et  il  ne  faut  pas  que 
cT'bJa..  Oui,  maintenant,  je  sais  son  nom,  mais 
ie  me  gardera   bien  de  vous  le  nommer  par  tele- 
Dhre..   (Un  temps.)  Vous  aviez  deviné   juste... 
Américain.  (Un  temps.)  Eh  bien,  appelons-le  desor- 
m^rs^vous  voulez  bien,  pour  les  commodités  de 


i62  LE   PHALÈNE 

la  conversation...  je  ne  sais  pas,  moi...  tenez... 
Glorise  Cupido  !...  Ma  devise...  Ah  !  vous  ne  savez 
pas  traduire.  (Elle  rit.)  Non...  ce  n'est  pas  ça... 
mais  si  vous  voulez,  après  tout  !...  J'accepte  cette 
interprétation...  A  la  gloire  de  Cupidon  !...  Pour- 
quoi pas  ?...  (Elle  rit  fort  et  faux.)  Vous  voyez,  j'ai 
la  force  de  rire  !...  Bah  1  pourquoi  se  frapper  ? 
Tout  ça  n'a  pas  grande  importance  !...  (Son  rire 

forcé,    amer,    s^écrase   dans   la    gorge  avec  une  quinte  de 

toux.)  Seulement,  je  veux  vous  voir  demain,  parce 
qu'il  faut  que  vous  m'aidiez,  que  nous  prenions 
du  moins  quelques  précautions,  au  cas  où  cet 
homme  voudrait  suivre  ma  piste...  (A  ce  moment, 

on  sonne  à  la  porte  d^entrée,  de  nouveau.  Elle  dit,  en 
baissant  la  çoix.)  Attendez  une  seconde...  (Elle  lève 
la  tête,  inquiète.)  On  sonne  à  la  porte...  A  une  pa- 
reille heure,  je  ne  sais  pas  ce  que  ça  peut  être  ?... 
C'est  peut-être...  lui...  qui  m'aura  fait  suivre  ! 
Sait-on  jamais  !...  J'ai  peur...  Ne  pas  ouvrir  ?... 
Hum  !...  A  quoi  bon  ?  Pas  d'incertitude  de  cet 
ordre  I  II  vaut  mieux  savoir...  Ne  quittez  pas, 
je  vais  laisser  le  récepteur  décroché.  S'il  se  passait 
quelque  chose  d'inquiétant,  je  pourrais  vous  par- 
ler. Vous  me  défendriez,  n'est-ce  pas,  dans  la  vie? 
Merci. 

Elle   va   à   la   porte   d'entrée,    disparaît   dans   Vanti- 
chambre.  On  entend  le  bruit  d'une  porte  refermée^ 

LA  VOrX    DE   THYRA 

Certainement,  vous  pouvez   entrer.    Pourquoi 

]>U8  ? 


ACTE  DEUXIÈME  i63 

SGÈiNE    VIII 
THYRA,  PHILIPPE 

PHILIPPE,  rentrant,  après  avoir  regardé  la  table. 

Vous  téléphonez  ? 

THYRA 

En  effet... 

PHILIPPE 

A  qui  ?  A  cet  homme,  n'est-ce  pas  ?  Allons  1 
Avouez-le  !  (Thyra  ne  dit  rien.)  Oh  1  je  ne  reviens 
pas  pour  vous  surveiller... 

THYRA 

Je  vous  y  autorise  maintenant.  Je  ne  vous  cache 
rien  et  n'ai  plus  rien  à  vous  cacher.  Prenez  le 
récepteur...  si  le  cœur  vous  en  dit  par  exemple  !... 

(Le  prince  fait  un  geste  de  répulsion,  alors  elle  s'approche 

du  téléphone  et  parle.)  Non,  non,  ce  n'était  rien. 
J'avais  cru  entendre  sonner,  mais  je  m'étais  trom- 
pée. Ce  devait  être  à  côté  1...  (Elle  rit  encore  à  une 
réponse.  Elle  parle  cette   fois  exprès  très  haut  pour  être 

bien  comprise  de  Philippe.)  Non,  ce  n'était  pas  Glo- 
rifie Cupido  !  (Philippe  à  un  mouvement  de  colère.  Elle 
fait  signe  à  Philippe  de  prendre  le  récepteur.  Il  le  re- 
fuse.) Moi,  je  suis  prise  d'une  lassitude  de  tout, 
immense,  infinie  1  Vous  n'imaginerez  jamais, 
mon  cher,  à  quel  point  1...  Et  encore  le  mot  lassi- 
tude n'est  certainement  pas  suffisant...  Un  autre 
mot  s'impose...  dégoût  !...  Tenez,  j'ai  là,  sur  ma 
gorge,  un  colHer  de  verroterie  qu'il  m'a  passé  au 
cou  au  moment  où  je  suis  partie  en  me  disant  : 
«  Je  suis  bien  sûr  que  si  vous  le  portez,  un  jour 
je   vous    rencontrerai    et   vous    reconnaîtrai...    » 


l64  LE  PHALÈNE 

Vous  ne  pouvez  pas  me  voir,  Lignières,  mais  tenez, 
cet  impur  cadeau,  je  le  brise  !  je  le  brise  !  (Ethe 

disant  elle  casse  et  jette  le  collier  qu^elle  a  arraché  de  son 
cou.  On  devine  que  ses  mots  amers  et  désolés  s^ adressent 
à  Philippe,  derrière  elle.)  Il  y  a  des  jOUrs  OÙ  l'on  est 

en  veine  d'anéantissement,  où  en  quelques  heures 
on  n'amoncelle  que  des  ruines,  où... 

PHILIPPE 

Assez  1  je  n'en  peux  plus  !  raccrochez  cet  appa- 
reil !...  Donnez  !...  (Il  la  repousse,  prend  le  récepteur 
et   le  raccroche  brutalement.)  Ah  !   le    misérable    que 

cet  homme,  que  ce  Parisien  pourri  qui  a  osé  se 
prêter  à  un  jeu  aussi  abject  !...  Vùus  l'avez  choisi, 

votre  patito  1  (Ils  restent  muets  tous  deux,  les  yeux 
baissés,  sans  se  regarder.  Alors  seulement,  elle  s'aper- 
çoit que,  depuis  le  moment  où  elle  est  entrée,  elle  est 
presque  dévêtue.  Lui  la  considère.  On  dirait  que,  mainte- 
nant, elle  comprend  et  sent  la  signification  de  ce  regard 
nouveau.  Elle  prend  à  côté  d'elle  le  grand  manteau  noir 
qu'elle  avait  rejeté  tout  à  Vheure  et  elle  s'en  revêt  com- 
plètement. Lui  aussi  semble  très  modifié.  Il  se  met  à  par- 
ler d'une  autre  façon  que  tout  à  l'heure,  calme,  courtois.) 

Quel  que  soit  mon  ressentiment,  je  vous  demande 

f>ardon  des  paroles  que  j'ai  prononcées  tout  à 
'heure.  Je  n'avais  pas  le  droit  en  tout  cas  de  vous 
insulter,  parce  que  vous  êtes  une  âme  en  détresse. 
Vous  vous  êtes  désespérée,  et  perdue  !  J'ai  réflé- 
chi... quelques  instants  m'ont  suffi.  Je  me  suis 
dit  :  évidemment,  elle  vient  de  tout  saccager... 
dans  sa  folie...  elle  ne  peut  plus  être  ma  femme... 
Vous  êtes  souillée.  Vous  avez  ajouté  à  votre  faute 
des  complices,  une  publicité  scandaleuse  I  Comme 
vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  ça,  c'est  l'irrépara- 
ble !..,  Mais  devons-nous  rester  des  ennemis  ? 
Tout  mon  idéal  de  vous  vient  de  s'effondrer,  mais 


ACTE  DEUXIÈME  i65 

il  m'appartient  de  me  contenir  et,  si  je  le  puis, 
cela  ne  vaut-il  pas  mieux  ?  Ma  colère  et  ma  hame 
viennent  de  m'éclairer  singulièrement  sur  moi- 
m^me.  Puisque  j'ai  crié  à  ce  point,  c'est  que, 
quelle  que  soit  votre  faute,  ou  votre  aberration, 
mon  amour  et  mon  désir  ne  sont  pas  éteints..* 
Pourquoi  le  seraient-ils,  d'ailleurs  ?...  U  nous  reste 
une  issue,  ure  solution  Si  vous  voulez  que  votre 
folie  ne  nous  sépare  pas  et  nous  laisse  quelque 
espérance,  soyons  amant  et  maîtresse... 

THYRAi  avec   révolte. 

•  Qu'ai-je  entendu  ?...  Est-ce  vous  qui  me  pro- 
posez cela!  Ah!  non,  par  exemple.  Philippe! 
Déchoir  de  ce  pur  amour  et  de  cette  altitude, 
jamais  ! 

PHILIPPE 

Vous  avez  déchu  singulièrement  pi  as,  me  sem- 
ble-t-il  ! 

THYRA,  éperdue. 

Mais   pas    avec    vous  I...  N'entraînez    pas  cet 
amour-là  dans  ma  chute  !...  Nous  avons  été  trop 
haut  tous  les  deux  !  11  faut  que  j'aie  le  bénéfice  de 
mon  CTÏmefAvec  force.),  car  c'est  un  crime,  et  mons- 
trueux encore  !  Si  le  mépris  et  le  dégoût  ne  sont 
pas  assez  maîtres  de  vous  pour  vous  chasser  à 
l'instant  même,  je  suis  rassurée  (Tristement.),  vous 
vous  retrouverez  bientôt  !  demain  !...  c'est  fatal. 
Un  reste  d'amour,  voilà  ce  qui  vous  ramène  ici. 
Votre  maîtresse,  dans  ces  conditions-là  !  Ah  !  mon 
ami,  vous  rendez-vous  compte  de  ce  que  vous  me 
proposez...  dans  quelle  boue  tomberait  cet  amour 
et  quel  avenir  lui  serait  réservé  ?  Adieu,  adieu... 
Encore  une  foie,  toute  mon  estime  de  vous  pro- 
teste, tout  mon  instinct  aussi,  et,  en  me  le  pro- 


i66  LE  PHALENE 

posant,  il  me  semble  que  vous  insultez  le  passé  ! 
Il  me  semble  même,  tenez,  qu'il  vous  reste  vrai- 
ment trop  peu  d'amour  ! 

PHILIPPE,  éclatant. 

Et  c'est  vous  qui  osez  dire  cette  chose  phéno- 
ménale !  Vous  qui  ne  vous  êtes  pas  souciée  une 
seconde  de  ce  que  seraient  ma  tristesse,  mon  dé- 
couragement quand  j'apprendrais  ce  que  vous 
étiez  devenue,  —  car  vous  pensiez  bien  tout  de 
même  que,  malgré  votre  rupture  d'hier,  je  revien- 
drais vous  demander  des  comptes  1 

THYRA 

Non  1  J'espérais  que  l'orgueil  vous  avait  chassé 
pour  toujours. 

PHILIPPE 

Avez-vous  pensé  aussi  à  la  rage  qui  m'étrein- 
drait,  s'il  m'arrivait  d'apprendre  que  vous  vous 
étiez  donnée  à  un  autre  ?...  Je  ne  parle  pas  seule- 
ment de  l'écroulement  de  notre  amour,  mais  je 
découvre  en  moi  comme  un  instinct  de  maître, 
de  propriétaire  frustré  qui  me  met  hors  de  moi  !... 
Il  me  semble  que  l'on  vient  de  me  voler  stupide- 
ment, comiquement  !...  Je  ne  trouve  pas  d'autre 
mot  pour  exprimer  ce  que  j'éprouve  que  :  décep- 
tion furieuse...  et  je  sens  fort  bien  que  mon  désir 
de  vous  n'est  pas  éteint  1  Qui  sait  même  si  la 
fureur  ne  vient  pas  de  l'accroître  1 

THYRA,  effrayée. 

Que  dites-vous,  Philippe  ? 

PHILIPPE 

Ah  !  vous  êtes  épouvantée  I...  Oui,  vous  avez 
mal  et  naïvement  calculé,  ma  chère  !  Vous  avez. 


I 


ACTE  DEUXIÈME  167 

mal  joué  votre  partie,  car  si  vous  aviez  été  femme 
plus  tôt...  vous  auriez  eu  le  temps  de  savoir  que 
la  jalousie  accroît  le  désir,  que  la  jalousie  est  tortu- 
rante, et  que  la  pensée  qu'un  inconnu  vient  de 
me  dépouiller  de  toutes  mes  joies,  c'est  une  pen- 
sée insoutenable,  à  la  fois  ardente  et  terrible  !... 
Car,  en  faisant  cet  aveu,  vous  venez  d'évoquer 
pour  moi  des  images,  de  préciser  en  moi  des  désirs, 
des  possessions  que  je  n'avais  pas  osé  me  préci- 
ser, tant  que  je  vous  convoitais  idéalement,  pres- 
que chastement...  Je  vous  en  veux  horriblement, 
j'en  souffre...  mais  je  viens  de  découvrir  ceci,  que 
je  ne  partirai  pas  de  votre  existence  !  J'y  suis  tout 
à  coup  décidé  !...  Mais  oui  1...  On  ne  quitte  pas 
ainsi  l'être  qu'on  a  aimé  !...  Je  vous  plains,  je  vous 
hais  à  la  fois,  —  mais  j'étancherai  la  soif  que 
j'ai   de   vous  !... 

THYRA 

Malheureux,  c'est  bien  cela  qu'il  ne  faut  pas. 
C'est  cela  que  je  redoute  au-dessus  de  tout,  car, 
cette  soif  apaisée,  que  restera-t-il  de  nous  1...  Ce 
n'est  pas  le  Philippe  habituel  que  je  connais,  qui 
me  parle  en  ce  moment  !  Je  le  vois  à  toute  l'ex- 
pression de  votre  visage  !  C'est  un  mâle  blessé 
qui  oublie  jusqu'à  la  raison  première,  jusqu'à  la 
cause  de  toute  cette  tragédie...  qui  oublie  que  je 
porte  la  mort  en  moi  !  Dans  votre  fureur  aveugle 
vous  ne  vous  rappelez  même  plus  cela  !...  Vous 
voyez  la  déception,  pas  la  détresse  !  Pourtant  je 
suis  condamnée  !...  Voilà  la  grande  nouvelle  !... 
L'autre  n'est  rien  auprès  de  celle-là...  Evoquez 
tout  l'avenir...  Un  peu  d'imagination,  voyons  !... 
Représentez-vous  que  mes  jours  connaîtront  la 
décrépitude,  la  déchéance  plus  dégradante  que 
tout  !  Je  n'aurais  plus  besoin  que  de  pitié  !...  Moi  I 


i68  LE   PHALÈNE 

l'orgueilleuse  !  de  la  pitié  !...  Pas  à  votre  bras  !  pas 
à  vos  côtés  !... 

PHILIPPE,  plus  calme  et  plus  maître  de  lui. 

Vous  me  comprenez  mal,  Thyra  !  Ce  que  je 
vous  propose,  en  effet,  ce  n'est  pas  une  humilia- 
tion. Je  ne  vous  propose  pas  de  vous  apporter 
ma  pitié,  soyez  tranquille.  Je  vous  connais  trop  ! 
Je  sais  que  vous  ne  la  supporteriez  pas  !  Je  ne 
vous  propose  même  pas  une  affection  secourable, 
je  n'ai  pas  envie  de  vous  secoiirir.  Oui,  malgré 
votre  douleur,  votre  effroi,  je  ne  me  sens  même 
pas  cette  charité-là  !...  Mais  ce  que  vous  vouliez 
réaliser  seule,  je  vous  offre  de  le  réaliser  à  deux. 
Oublier  cette  nuit  tragique...  dédaigner  même  jus- 
qu'au nom  de  votre  mal.  Nous  aimer,  sans  re- 
mords !  Aller  de  l'avant,  sans  nous  préoccuper  de 
rien,  puisque  nous  nous  aimons  tout  de  même 
et  malgré  tout  !  Nous  brûler  à  notre  double  ar- 
deur !  Ce  sont  vos  paroles  mêmes,  ce  sont  vos 
propres  vœux  !  Après  tout,  femme  ou  amante, 
qu'importe  1...  Votre  programme,  pas  autre  chose  ! 
Vivons  !  Aimons-nous  !  puisque  je  sens  que  je 
suis  encore,  et  malgré  tout,  possédé  de  vous  !  Pas 
une  fois  je  ne  vous  parlerai  de  guérir  !  Et  qui  sait 
si  ce  n'est  pas,  d'ailleurs,  le  moyen  de  vaincre  le 
mal  et  de  le  défier  I 

THYRA 

Et  si  cela  n'est  pas,  malheureux  I 
PHILIPPE,  s'exaUant  à  son  tour  dans  un  optimisme  résolu. 

Eh  bien,  tant  pis  1  Appelez  cet  amour-là  un  sui- 
cide... mais  que  ce  soit  un  suicide  de  joie  I  Oh  ! 
je  vous  ai  entendue  et  comprise  I  Vous  voulez 
respirer   d'un    coup    toute    la  terre,   dites-vous, 


ACTE  DEUXIÈME  169 

connaître  tous  les  désirs  ?  Je  vous  les  offre.  Je  ne 
vous  en  épargnerai  pas  un  !  Nous  allons  voyager 
éperdument!  Nous  allons  dépenser  éperdument 
notre  argent,  notre  temps  et  nous-mêmes...  Et 
vous  serez  ma  maîtresse  adorée,  vous  entendez, 

vous  serez...  .    j,  v 

Sa  bouche  s'approche  a  elle. 

THYRA,  avec    un   retrait   de  tout   Vétre. 

Non  1  non  1  je  vous  en  supplie  1  encore  une  fois  l 
pas  cela. 

PHILIPPE 

Et  tu  sais  bien  que  tu  le  seras  !  Tu  sais  bien 
qu'il  faut  que  ce  soit  et  tout  de  suite,  entends-le 
bien,  tout  de  suite  !  Il  faut  que  j'efface  les  baisers 
de  l'initiateur,  que  je  les  écrase  immédiatement  sur 
ta  bouche,  sans  quoi  demain  ils  reparaîtraient  l 
11  faut  qu'à  force   de  t'aimer,  avant  que  le  jour 
vienne  me  détromper,  j'en  arrive  à  croire  plus  tard 
que  c'est  moi  qui  t'ai  eue  le  premier.  La  pensée  du 
contraire  m'est  insupportable  1...  Oui,  tu  me  re- 
gardes apeurée...  je  sais,  il  y  a  quelque  chose  de 
bestial  dans  l'idée  que  je  te  convoite,  chaude  de 
baisers,  qui  viennent  de  m'être  volés  !...  Mais  rien, 
rien  ne  fera  que  je  ne  t'aime  encore,  entends-tu  1 
et  que,  même  dégradée,  je  ne  te  veuille  à  moi  !... 
Tu  ne  m'échapperas  pas!  tu  seras  mienne...  Je 
sens  déjà  que  tu  n'as  plus  la  force   de  résister  ! 
Sais-tu  ce  qui  peut  nous  sauver,  ce  qui  me  sauve  ? 
C'est  que  tu  t'es  livrée  sans  amour  à  l'inconnu, 
par  désespoir...  tu  n'as  pas  aimé  1...  Ou  alors  ton 
désir  douloureux,  ton  désir  d'être  arrachée  a  la 
mort  par  des  bras  enlacés,  ne  s'est  jamais  adresse 
qu'à  moi...  L'autre  n'était  qu'une  image  trom- 
peuse. Avoue-le  1  II  n'y  a  que  nous  1  que  nous  !  Et 
il  n'y  a  jamais  eu  que  nous  deux  1 


I7«  LE  PHALENE 

THYRA,    murmurante. 

Vous  ne  savez  pas  ce  que  vous  faites!  Je  vous  en 
supplie,  allez-vous-en  !...  Plus  tard...  peut-être... 
qui  sait  !... 

PHILIPPE,  se  rapprochant. 

Non,  maintenant.  Je  viens  de  comprendre, 
pauvre  petite,  que  ton  acte  n'était  pas  vil  et  qu'en 
te  pressant  dans  mes  bras,  je  vais  maintenant 
seulement  lui  donner  sa  réalité  ! 

THYRA 

Ayez  pitié  de  moi  !  Depuis  ce  matin  je  vis  dans 
un  cauchemar  !  Je  vis  comme  une  folle  subite  qui 
a  traversé  des  pays  qu'elle  ne  connaissait  pas,.. 
Songez  donc  que,  depuis  hier,  j'ai  fait  connais- 
sance de  ces  deux  vertiges  terribles  :  la  mort  et 
l'amour  1  Ils  se  sont  emparés  de  moi.  Ils  m'ont 
bouleversé  le  corps  et  l'âme  !  Je  vis  dans  une 
sorte  d'ahurissement  éperdu  !  Ils  m'ont  meurtrie, 
je  suis  leur  proie  !  Et  voici  que  j'entends  au-des- 
sus de  ma  tête,  tout  à  coup,  au  bout  du  rêve,  au 
bout  du  voyage,  votre  voix...  votre  adorable 
voix  qui  me  parle  de  ces  deux  choses,  d'elles 
toujours...  toujours  d'elles...  l'amour  et  la  mort, 
la  mort  et  l'amour  I 

PHILIPPE 

Non,  l'amour  seul,  l'amour  triomphant  de 
tout  I...  môme  de  la  mort  1 

THYRA 

Eh  bien,  mon  cher  amour,  ctes-vous  si  cruel  ? 
Oh  I  restez  iù-haut,  là-bas  !...  loin...  J'aime  mieux 
vous  avoir  loin  pour  toujours  !...  Pas  vous...  Etei- 
gnez ce  désir  que  je  viens  d'exaspérer  stupide- 


ACTE  DEUXIÈME  171 

ment  sans  m'en  rendre  compte.  Mon  cher  en- 
fant !  allez-vous-en  1... 

PHILIPPE 

Non,  Thyra,  je  ne  m'en  irai  pas  1  Je  retrouve- 
rai ma  tendresse,  ma  protection  de  tout  ton  être!... 
Tu  ne  t'endormiras  que  dans  mes  bras  d'une  fati- 
gue et  d'un  anéantissement  que  seul  je  t'aurai 
procurés...  Tant  pis  !...  Puisque  tu  as  devancé 
l'heure  de  l'étreinte,  puisque  tu  as  appelé  la 
vie,  qu'elle  suscite  en  nous  tous  les  désirs,  toutes 
les  forces  I 

THYRA 

Mon  cher  enfant  !  allez-vous-en  de  moi  !...  Je 
ne  suis  plus  que  malheur  !...   (Elle  a  la  tête  lan- 

guissamment  rejetée  en  arrière  pendant  qu'il  lui  tient  les 
poignets.  Le  petit  jour  s'est  levé  derrière  la  verrière  de  l  a- 
telier^  le  petit  jour  blême  et  glauque  de  Paris  sur  les  vitres 
embuées.)  Ecoutez  !  (On  entend  dans  la  cour  un  refrain, 
une  sorte  de  sifflement  d'homme  ainsi  que  Von  en  entend,  le 
matin,  dans  les  rues.  La  petite  figure  de  Thyra  a  l'air  tout 

à  coup  de  hennir.)  C'est  Lepage,  le  sculpteur 
qui  se  met  au  travail.  Il  a  bien  dormi  !  Il  se  ré- 
veille, il  est  content...  Il  ouvre  sa  fenêtre  et 
siffle  en  jetant  la  glaise  sur  la  stèle...  Dans  le  petit 
jour,  à  l'heure  des  laitiers  et  du  premier  cri  des 
oiseaux,  en  lui  s'éveille  la  bonne  joie  matinale  du 
travail,  de  la  santé  !  Il  va  sculpter...  faire  de  belles 
choses...  Il  va  travailler  ! 

Son  œil  s^enflamme,  puis  se  ternit  de  larmes  et  d''un 
regret  indicible. 

PHILIPPE,   murmurant    dans    un    souffle. 

Je  t'aime...  encore... 


172  LE  PHALÈNE 

THYRA 

Hélas  !...  Voici  le  soleil...  Dieu  I  que  j'ai  froid  I 

(Il  la  saisit  dans  ses  bras.  Elle  dit  en   frissonnant.)  Je 

suis  glacée,  glacée... 

Il  Venveloppe  chaudement,  tendrement  de  ses  bras. 
Elle  ne  résiste  plus,  mais  les  larmes  coulent  toujours 
de  ses  yeux. 

PHILIPPE,  répétant  comme  machinalement,  tout   bas. 

Encore...  encore... 

THYRA 

Je  ne  suis  plus  qu'une  chose...  Il  me  semble 
que  je  n'ai  plus  d'âme  1 

PHILIPPE 

Mais  tu  vois  bien  que  tu  ne  peux  plus  résister  I 

THYRA,   les    bras    ballants. 

Je  ne  peux  plus  lutter,  voilà  tout  1 

PHILIPPE,  la  tenant  appuyée. 

Mon  amour...  tout  oublier...  tout  retrouver  ! 
Dis,  dis  que  c'est  possible...  dis  ?... 

THYRA,  sans  force. 

Vous  le  voulez  ?...  (Alors,  elle  se  recule.  Elle  tire  le 
grand  rideau  de  la  verrière,  Vomhre  se  fait.  Le  soleil  pâle 
du  matin  met  une  tache  d'or  dans  les  rideaux.  La  chanson 
de  Lepage  s'est  arrêtée.  Thyra  frissonne.  Elle  se  rapproche 
de  Philippe^  la  tête  dans  un  coude  levé.  Vautre  main  ten- 
due,  peureusement,  en  un  mouvement  de  défense.  Avec 
une  triste  plainte  de  reproche.)  Que  faiteS-VOUS  ?...  Que 
faites-vous   là  ?... 

D'un  geste  Infiniment  las  et  de  désespoir  résigné 
près  du  divan,  debout,  elle  dégrafe  le  grand  man- 
teau noir  qui  tombe  à  ses  pieds,  bref,  comme  tom- 
bent les  oiseaux  abattus. 


DEUXIÈME   PARTIE 


ACTE  TROISIÈME 

Des  hauteurs  dominant  un  golfe  de  Sicile,  au  flan^ 
de  la  colline.  Quelques  vieilles  pierres  marquent  l'em" 
placement  de  sépultures  latines.  Il  subsiste  de  l'ancienne 
voie  un  ou  deux  tombeaux,  moins  délabrés.  Une  vieille 
colonne  aussi,  à  demi  brisée.  Une  dégringolade,  dans  les 
rochers,  d'amandiers  en  fleurs...  des  cactus.  Dominant 
à  droite,  un  immense  rocher  abrupt  surplombe  toute 
la  baie.  On  aperçoit  l'anse  du  golfe  en  bas  ;  il  est  six 
heures  du  soir.  Le  soleil  se  couche,  normalement  rouge  ; 
dans  le  crépuscule,  un  croissant  de  lune  commence  à 
paraître.  C'est  le  paysage  ordinaire  que  reproduisent  le» 
«  cartolina  »,  mais  la  paix  du  soir  le  rend  magique. 
Grelot  d'une  voiture.  Parmi  l'escarpement  du  rocher, 
des  chèvres  maigres,  —  leur  meneur,  qui,  dès  qu'il  voit 
les  étrangers,  souffle  dans  sa  flûte.  Le  bruit  de  la  voiture 
s'arrête,  on  entend  une  voix  italienne  '.  *  Ec  co  signora, 
ec  co  la  platza...  » 


SCENE   PREMIERE 

MADAME    DE    MARLIÇW,    LA    COMTESSE 
STÉPHANIE,  LE  VOITURIER 

Entre  un  voiturier,  précédant  Mesdames  de  Mar- 
liew  et  la  comtesse  Stéphanie.  Elles  ont  des  om- 
brelles ouvertes. 

l'italien 
Tomba  latina.., 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  pense  qu'il  veut  dire...  le  cimetière  antique 


174  LE  PHALÈNE 

l'italien 
si,  si.  (Il  montre  la  baie  du  geste.)  Palerme,  —  di 

porto... 

LA    COMTESSE 

Tiens  !  l'inévitable  chevrier  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

Petit  1    approche  !    Peut-on    avoir    un   bol   de 

lait  ?   (Le  i'oiturier  échange  un  dialogue   italien  avec  le 
chevrier  :    Madame   de    Marliew,    pendant     qu'il    parle.) 

Mais  nous  n'avons  ni  bol  ni  tasse,  ma  chère  1 

LA    COMTESSE 

Si  fait  !  J'ai  dans  la  voiture  le  verre  qui  me 
sert  à  prendre  mon  homéopathie,  car  je  prends 
toujours  mon  petit  remède  à  cinq  heures.  Voi- 
turier,  j'ai  laissé  un  verre  dans  la  patache. 

//  disparaît  dans  les  amandiers. 
MADAME    DE    MARLIEW 

Ils  vont  mettre  encore  dix  bonnes  minutes  à 
monter  à  pied. 

LA    COMTESSE 

Au  moins.  Pour  ma  part,  je  n'aurais  certaine- 
ment pas  pu  grimper  la  côte.  D'ailleurs,  cette 
patache  était  d'un  dur  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

Nous  sommes  deux  vieilles  dames  !  Son  Al- 
tesse est  encore  tellement  alerte  1 

LA    COMTESSE 

N'est-ce  pas  ?  C'est  elle  qui  tenait  à  monter 
la  côte  à  pied  avec  ces  jeunes  pens.  Vaille  a  telle- 
ment escaladé  de  pics  et  fait  de  si  longues  pro- 


I 


ACTE  TROISIEME  17» 

menades  depuis  son  abdication  !  Elle  est,  ma  foi, 
d'une  grande  activité.  Sur  le  yacht,  elle  se  lève 
quelquefois  à  cinq  heures. 

MADAME    DE    MARLIEW,   montant  sur  un  rocher. 

D'ici  on  les  verra  peut-être. 

LA    COMTESSE 

Tenez,  les  deux  yachts,  dans  le  port,  on  les  dis- 
tinsfue  très  bien.  A  droite,  celui  de  votre  fille. 

MADAME    DE    MARLIEW,  rectifiant. 

Du  prince  !  vous  voulez  dire. 

LA   COMTESSE,  avec  un  soupir. 

Oui,  si  vous  voulez  !  celui  du  prince...  Comment 
s'appelle-t-il,  le  yacht?  Je  ne  me  rappelle  déià  plus. 

MADAME    DE    MARLIEW 

U  Aidante  1 

LA    COMTESSE 

VAtalante,  c'est  vrai  !  Et  le  yacht  royal  le 
Cydnus...  Deux  beaux  noms  !  Nous  vous  savions 
dans  les  eaux  siciliennes,  on  vous  avait  signalés, 
mais  nous  vous  croyions  à  Syracuse  ou  à  Taor- 
mina.  Ça  été  une  joie  pour  Son  Altesse  de  re- 
voir sa  jeune  protégée. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Regardez  cette  tacLe  rouge,  à  droite. 

LA    COMTESSE 

Oui,  on  les  distingue...  Ils  en  ont  encore  pour 
dix  bonnes  minutes.  (Le  voiturier  est  recenujFaites- 
lui  traire  cette  jolie  chèvre...  la  plus  blanche... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Vous  ne  voulez  pas  de  ce  breuvage  ? 


1^6  LE   PHALÈNE 


LA    COMTESSE 


Oh  !  non  !  Il  me  semblerait  que  c'est  du  lait 
de  nourrice...  ) 

MADAME    DE    MARLIEW 

A  bord,  Son  Altesse  Eléonore  n'a  en  ce  moment 
que  les  personnes  que  nous  avons  vues  ? 

LA  [comtesse 

Oui,  les  deux  dames  qui  sont  restées  à  bord, 
lady  Seymour,  Madame  Popescu,  en  tout  six 
personnes,  je  crois.  Attendez  que  ie  compte  sur 
mes  doigts  la  duchesse  d'Osque,  une,  le  poète 
Osterwood... 

MADAME    DE    MARLIEW,  l'interrompant. 

Ah  I  le  poète  anglais  qui  s'est  chargé  tout  à 
l'heure  du  manteau  de  la  reine. 

LA    COMTESSE 

...Ça  fait  deux  ;  moi.  Monsieur  Lignières  et  les 
dames.  Son  Altesse  n'aime  que  les  petits  comités. 
Ce  Monsieur  Lignières  est  si  charmant,  et  quelle 
belle  voix  !  C'est  la  deuxième  fois  que  la  reine 
l'invite  à  faire  une  croisière...  à  cause  de  son 
timbre  idéal.  Il  nous  a  rejoints  à  Naples.   (Au  che- 

vrier.)  Merci,  petit  !  (A  Madame  de  Marliew.)  Mais  le 

yacht  royal  est  un  laideron  à  côté  de  VAtalante. 
Je  ne  connais  pas  de  yacht  plus  esthétique  !... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Vous  pouvez  le  dire  I... 

LA    COMTESSE 

Cet  orchestre  de  Napolitains,  ces  serviteurs 
bariolés,  ces  costumes,  ce  brouhaha  1  Est-ce  que 
vous  avez  autant  de  monde  d'habitude  à  hord  ? 


ACTE   TROISIEME  i;7 

MADAME    DE    MARLIEW 

Cela  dépend  des  endroits  !  on  embarque  quel- 
quefois des  inconnus  de  la  veille.  En  ce  moment, 
vous  vous  trompez,  nous  n'avons  personne  que 
cette  étrangère  qu'ils  ont  appelée  Allégra...  Mais, 
à  Palerme,  ils  doivent  retrouver  tout  un  groupe  1 
Ah  !  ma  chère  amie,  quel  mainatch  comme  dit 
le  frotteur  provençal  qui  astique  les  cuivres  1 

LA    COMTESSE 

Et  vous  vivez  la-dedans  ?  Vous  les  suive? 
partout  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Le  moins  possible.  Je  comprends  votre  re- 
proche... Mais,  que  voulez-vous,  il  faut  bien  que 
je  voie  ma  fille  de  temps  en  temps.  (Au  chevrier  qui 
s'en  va.)  Buona  notche. 

LA    COMTESSE 

Figurez-vous  que  c'est  hier  seulement  que 
l'on  a  osé  avouer  à  la  reine  que  votre  fille  et  le 
prince  n'étaient  pas  mariés.  Monsieur  de  Lignières 
et  moi  avions  gazé  sur  ce  sujet  quand  nous  vous 
avions  aperçus,  hier  dans  le  port.  Son  Altesse  ne 
s'expliquait  pas,  d'ailleurs,  la  répugnance  que  le 
prince  de  Thyeste  apportait  à  se  faire  présen- 
ter à  elle...  puisqu'il  n'ignorait  pas  que  sa  cou- 
sine, la  duchesse  d'Osque,  était  à  notre  bord. 
Ils  ont  joué  ensemble,  autrefois..,  il  devait  donc 
avoir  plaisir  à  la  retrouver. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mais  il  redoutait  sans  doute  les  reproches  de 
la  duchesse  qui  est  apparentée  à  toute  la  Cour  l 

LA    COMTESSE 

C'est    elle    d'ailleurs   qui    s'est   chargée  d'édi- 


i;8  LE   PHALENE 

fier  Son  Altesse...  Son  Altesse  a  été  véritable' 
ment  navrée,  pas  scandalisée,  grand  Dieu  1  elle 
est  au-dessus  de  tout  cela!...  mais  Son  Altesse 
m'a  demandé  mille  détails  sur  cette  liaison... 
j'étais  ma  foi  très  embarrassée  !  Monsieur  Li- 
gnières  s'est  esquivé,  je  ne  sais  pourquoi  ;  il  avait 
couru  comme  un  zèbre,  à  terre,  soi  disant  pour 
acheter  des  bijoux  palermitains  et  c'est  moi  qui 
ai  eu  à  fournir  des  détails  sur  une  rupture  dont 
j'ignore  la  cause  :  la  princesse  paraissait  très 
attristée,  elle  m'a  dit  :  «  Je  veux  les  voir  tout 
de  même.  Il  faut  que  je  leur  parle,  que  je  fasse  ce 
mariage.  Ce  sera  une  bonne  œuvre. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Elle  aura  quelque  mal  ! 

LA    COMTESSE 

Dites-moi  ?  mais  que  s'est-il  passé  au  juste  ? 
Puisque  nous  nous  décidons  à  en  parler  1  Oh  1  le 
vilain  homme  1  je  Tai  en  horreur  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

Que  voulez-vous  ?  C'est  un  deuil  moral  que 
je  traîne  depuis  bientôt  deux  années  1 

LA    COMTESSE 

Mais  c'est  lui  qui  s'est  récusé...  ou  elle  ?  Lui 
évidemment  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Tous  les  deux.  Ils  ont  préféré  cet  état  de  choses, 
la  vie  en  dehors  de  la  société...  J'ai  été  débor- 
dée par  ma  fille...  ils  ne  sont  pas  commodes  tous 
les  deux...  impératifs...  violents...  C'est  qu'on 
mène  une  vie  bizarre  et  bien  affolante  à  leurs 
côtés  I  Vous  avez  vu  ces  esclaves,  ces  femmes  à 


ACTE  TROISIÈME  179 

bord  ces  volières  d'oiseaux,  leurs  musiques  sem- 
piternelles, les  déjeuners  et  les  soupers  sous  les 
vélums  de  soie,  ces  séjours  entrecoupes  dans 
toutes  les  capitales  où  l'on  s'amuse  1  Et  comme 
c'est  peu  pratique  avec  tout  cela.  Ils  ont  emporte 
à  bord  même  un  coiffeur,  mais  il  n'y  a  pas  un 
médecin;  vous  pourriez  être  malade,  avoir  le 
moindre  bobo,  vous  ne  trouveriez  pas  une  iiole 
de  laudanum  ou  d'arnica. 

LA    COMTESSE 

Oh  1  bien  merci  1  moi  qui  ai  en  horreur  de  voya- 
ger sans  ma  petite  pharmacie. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Alors,  je  vais,  je  me  laisse  traîner  d'escale 
en  escale,  de  palace  en  palace...  De  temps  en 
temps  on  me  débarque.  Au  bout  de  trois  mois 
je  n'en  peux  plus  et.  malgré  ma  gêne  et  ma  honte 
de  me  mêler  à  eux,  j'accours  embrasser  ma  hile 
au  miUeu  du  brouhaha  que  font  les  invites,  les 
oiseaux,  le  rire  des  femmes,  le  bruit  des  vais- 
selles. Je  reste  des  journées  tassée  dans  ma  cabine 
comme  une  pauvre  vieille  malle,  criblée  d  éti- 
quettes de  voyage...  Dans  quelques  jours  ]e  vais 
m'en  retourner  dans  notre  hôtel  à  Pans.  Au 
moins  là  j'ai  un  peu  de  paix,  quoique  une  si  grande 
solitude  1 

A  ce  moment  on  entend  tout  au  loin  la  voix  de  Thyra 
qui  interpelle  le  chevrier. 

LA   VOIX    DE    THYRA 

Eh  1  hop  1  hop  1  petit  !  La  flûte  1 

Elle  parle  italien.  Le  petit  chevrier  répond  par  son 
air  de  flûte  méthodique  sur  le  haut  du  rocher.  Ma- 
dame de  Marliew  et  la  comtesse  se  sont  rappro- 
chées, elles  regardent. 


l8o  LE  PHALÈNE 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oh  !  comme  elle  court  en  montant  !  Elle  va 
se  fatiguer,  elle  n'a  déjà  pas  de  souffle.  (Elle  crie.) 
Tu  te  fat'gues  et  tu  es  sans  chapeau  ! 

LA    COMTESSE 

C'est  la  petite  esclave  indienne  qui  l'accom- 
pagne ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  celle-là  la  suit  partout.,  on  la  voit  tou- 
jours avec  son  esclave  et  le  grand  lévrier  noir... 

LA   VOIX    DE    THYRA 

Sam  !  Sam  !  je  ne  veux  pas  que  le  chien  coure 
^sur  ces  chèvres,  mets-le  en  laisse,  Meryem. 

Quelques  secondes  après  elle  arrive,  suffoquant  et 
tenant  dans  ses  bras  les  branches  qu'elle  a  coupées 
le  long  de  la  route.  La  petite  esclave  porte  le  chapeau 
et  tient  en  laisse  le  lévrier. 


SCENE    II 

Les  MÊMES,  THYRA 

< 

madame    DE    MARLIEW 

Tu  es  folle  de  monter  ainsi  en  courant  ! 

THYRA,  essoufflée,  s'assied.  Elle  est  livide 
sous  le  maquillage. 

Je  voulais  couper  quelques  fleurs  d'aman- 
dier pour  rapporter  et  mettre  dans  les  cabines... 
Ouf  !..,  (Elle  parle  à  la  petite  esclave  qui  tient  les  bran- 
ches.)  Donne-moi  le  sécateur. 

MADAME    de    MARLIEW 

Tu  les  as  laissés  en  route  ? 


ACTE  TROISIÈME  i8i 

THYRA 

Ils  arrivent,  ils  sont  derrière  moi...  J'ai  pris 
par  le  sentier  le  plus  court  pour  parvenir  aux 
amandiers.  Ah  !  je  n'en  peux  plus  !  Sam,  mon 
petit  Sam,  il  est  heureux  de  courir  et  de  se  dé- 
gourdir un  peu...  C'est  donc  ici  les  tombeaux  ? 
C'est  joli  !  C'est  impressionnant  I 

LA    COMTESSE 

Le  conducteur  nous  a  expliqué  que  le  point 
de  vue  était  plus  beau  sur  ce  rocher.  Allons  y  I 

THYRA,     à   la   petite    Meryem. 

Oh  !  la  jolie  branche  !  Tiens,  abaisse-la  avec 
l'ombrelle... 

A    ce    moment,    du   sentier,    on    voit   apparaître   Li' 
gnières. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Monsieur  Lignières  !  Ils  sont  avec  vous,  je 
pense  ? 

LIGNIÈRES 

Ils  me  suivent  à  quelques  pas. 

THYRA 

Vous  avez  pris  le  chemin  de  traverse  ? 

LIGNIÈRES,  à  voix  basset 

Je  me  suis  échappé  comme  j'ai  pu  II  faut  abso- 
lument que  nous  causions,  ne  fût-ce  qu'une 
minute  !  Depuis  hier  soir  j'essaie  en  vain  de  vous 
joindre,  on  dirait  que  vous  le  faites  exprès. 

THYRA 

Vous  allez  m'aider  à  ficeler  ces  fleurs,  le  pa- 
quet est  trop  lourd...  Meryem  est  écrasée.  (Ma- 
dame de  Marliew  se  rapproche  de  Thyra.)  Monte  SUr  le 


i8a  LE    PHALÈNE 

rocher,  mère,  je  me  repose  une  seconde...  tu  me 

diras  si   cela  vaut   la   peme.    (Madame    de    Marliew 
monte  et  disparaît   dans  les   rochers  avec  la  comtesse    Sté' 

phanie.)  Le  temps  de  souffler. 

Elle  s^est  assise.  La  petite  esclave  se'^mei[à  ranger J^  à 
ses  pieds,  les  fleurs. 


SCÈNE   III 
THYRA,  LIGNIÈRES 

THYRA 

J'ai  un  piquant  de  cactus  dans  le  doigt. 

I.IGNIÈRES 

Enfin,  ne  vous  jouez  pas  de  moi  plus  long- 
temps ou  du  moins  ne  me  rendez  pas  ridicule... 
Les  voici  qui  nous  rejoignent...  Indiquez-moi 
l'attitude  que  je  dois  avoir  !  Et  surtout  donnez- 
moi  le  mot  de  cette  énigme. 

THYRA,  joiMHt  Vétonnement. 

Quelle  énigme  ? 

LIGNIÈRES 

Je  m'attendais  bien  à  me  rencontrer,  un  jour 
ou  l'autre,  avec  le  prince^,  ou  se  rencontre  tou- 
jours... et  j'avais  passé  en  revue  tout  un  choix 
d'attitudes...  A  mon  grand  étonnement,  au  bout 
de  deux  ans,  affabilité  parfaite  de  sa  part,  poi- 
gnée de  main  presque  cordiale.  Sur  le  premier 
moment,  je  me  suis  dit  :  '(  C'est  du  bluff.  »  Du 
tout.  Aujourd'hui  nous  déjeunons  ensemble,  sur 
le  Cydnus.  Ça  n'a  pas  été  chaud,  évidemment, 
mais    je    l'ai    trouvé    d'une    urbanité   si    natu- 


ACTE  TROISIÈME  i83 

relie  que  j'en  arrive,  ma  foi,  à  ne  plus  savoir  que 
penser  !  Oui  ou  non  a-t-iî  ignoré..  Cupidon  et  la 
part  de  responsabilité  que  j'ai  eue  dans  cette 
extraordinaire   histoire   d'enlèvement  ?... 

THYRA,    riant. 

Avouez  que  vous  avez  eu  quelque  peur... 
Vous  étiez  très  embêté... 

LIGNIÊRES 

Pas  le  moins  du  monde,  ma  chère  amie  I  Vous 
me  connaissez  peu... 

THYRA 

Eh  !  d'ailleurs  même  si  Philippe  est  au  cou- 
rant... 

LIGNIÊRES,  l'interrompant. 

Vous  voyez  bien  que  vous  vous  moquez  de 
moi...  Il  sait  ;  j'en  suis  sûr  maintenant  I  Alors, 
que  signifie  cette  amabilité  ? 

THYRA 

Ah  !  mon  cher,  deux  ans  ont  passé  I  Autre- 
fois, il  vous  aurait,  je  crois,  sauté  à  la  gorge... 

LIGNIÊRES 

Eh  bien  ?... 

THYRA 

Nous  ne  sommes  plus  les  amants  de  ce  temps- 
là  !...  C'est  très  difficile  à  vous  expHquer...  En 
amour,  comme  sur  toute  chose,  notre  point  de 
vue  s'est  modifié  ;  le  contrat  d'association  que 
nous  avons  échangé  ne  relève  pas  des  lois  hu- 
maines ordinaires...  (Elle  hésite,  puis  rit.)  Mon 
Dieu  !  ce  serait  bien  difficile  à  comprendre.  Soyez 
en  tout  cas  assuré  que  Philippe,  s'il  ne  vous  con- 
sidère pas   avec  une  sympathie  bien  grande,  à 


i84  LE   PHALÈNE 

l'heure  actuelle  vous  rencontre  sans  colère  (Un 
temps. )^  peut-être  même  sans  émotion.  Vous  n'êtes 
plus  pour  lui  qu'une  date,  une  anecdote... 

LIGNièRES 

Et  si,  en  ce  moment-ci,  il  se  doute  que  je  vous 
ai  rejointe  ? 

THYRA,  faisant  les   bouquets. 

Il  n'en  interrompt  pas  pour  cela  sa  conversation 
ou  son  flirt  avec  sa  cousine  la  duchesse  d'Osque. 

LIGNIÈRES 

Sapristi  !  Je  ne  m'y  retrouve  pas  encore  tout  à 
fait,  mais  ça  va  venir  évidemment  !...  Deux  ans 
déjà  I  Qu'avez-vous  fait  en  ces  deux  ans? 

THYRA,  riant. 


ToutI 
Rien  que  ça 


LIGMÈRES 


THYRA 

Nous  avons  tout  vu  '...  En  ce  moment,  nous 
venons  du  Pausilippe  ;  nous  venons  de  voir  les 
souks  de  Tunis,  les  pêcheurs  de  corail,  l'ombre 
bleue  des  caravansérails... 

LIGNIÈRES 

On  parle  souvent  de  vous  deux  à  Paris,  où 
vous  ne  venez  plus  guère...  vous  êtes  une  vraie 
légende...   un  peu  scandaleuse. 

THYRA 

Comment  parle-t-on  de  nous  ? 

LIGNIÈRES 

Comme  de  deux  êtres  jeunes  et  beaux  qui 
s'adorent  dans  tout  le  raffinement  du  luxe,  de 
la  volupté,  et  qui  dépensent  des  richesses  de  sa- 


ACTE   TROISIEME  i85 

trape,  avec  ce  faste  que  mettent  maintenant  les 
étrangers  à  renouveler  l'art  de  dépenser  l'argent. 

THYRA 

C'est  à  peu  près  cela.  Nous  vivons  hors  de 
toute  société  morale,  hors  des  formalités... 

LIGNIÈRES 

Vous  plongez  bien  de  temps  en  temps  dans  la 
vie  ? 

THYRA 

Nous  cueillons  même  parfois  de  jolies  amitiés 
errantes,  des  restaurants  de  Carlsbad  aux  palaces 
de  Saint-Moritz...  mais  nous  n'avons  pas  d'atta- 
ches. Nous  ne  connaissons  pas  l'obligation  des 
habitudes  ;  nous  avons  goûté  tous  les  pittoresques 
dans  la  camaraderie  raffinée  de  nos  cigarettes... 
connu  le  dévouement  mutuel  du  plaisir.  Ceux 
qui  n'ont  pas  éprouvé  ce  sentiment  se  privent 
d'une  bien  grande  source  d'amitié. 

LIGNIÈRES 

Prenez  garde  I  A  ce  jeu,  on  épuise  sa  force  ner- 
veuse. 

THYRA 

Et  l'on  s'enrichit  aussi.  Pourquoi  pas  ?  Ainsi, 
grâce  à  Allégra...  vous  savez,  notre  amie  exoti- 
que... 

LIGNIÈRES 

Oui,  Yankee  et  Javanaise  à  la  fois. 

THYRA 

Oui...  Grâce  à  elle  je  connais  la  musique  uni- 
verselle mieux  que  n'importe  quel  musicien. 

LIGNIÈRES 

Qui  est  en  somme  cette  amusante  Allégra  qui 


i86  LE  PHALENE 

vous  accompagne  en  ce  moment  parmi  votre 
horde  de  domestiques  anglais,  de  cuisiniers  nègres, 
de  serviteurs  tartares  ? 

THYRA 

Vous  oubliez  le  masseur  arabe,  mon  cher  !... 
Allégra,  qui  sent  l'iris,  la  rose,  la  jacinthe,  le  ta- 
bac javanais,  le  bar  des  ports  de  Saigon,  est  char- 
mante et  sait  toutes  choses.  Elle  est  jeune  et  pro- 
fonde   comme    le     passé    (Changeant    de     ton.)  ;    je 

n'ignore  pas  que,  certain  soir,  Philippe  l'a  aimée... 
eh  bien,  si  vous  saviez  comme,  vu  de  ma  philo- 
sophie étoilée,  ce  grain  de  sable  compte  peu  dans 
l'océan  de  ma  vie  (Elle  rit.),  si  j'ose  m'exprimer 
ainsi  ! 

Et  puis  elle  s^assied  sur  Vkerbe. 

LIGNIÈRES 

Vous  n'êtes  même  pas  jalouse,  alors  ? 

THYRA,   après  une  hésitation. 

J'ai  dépassé  cette  pauvre  hmite  du  sentiment  ! 
Non.  Je  ne  connais  qu'un  défaut  à  Allégra,  c'est 
d'être  trop  parfumée  !...  et  d'avoir  les  doigts  jau- 
nis par  trop  de  cigarettes.  Quand  elle  nous  aura 
lassés,  nous  la  débarquerons...  et  cela  n'aura 
aucune  importance  ! 

LIGNIÈRES 

Et   lui  ?    l'avez-vous   trompé  ? 

Silence. 

THYRA,  grave. 

J'ai  senti  des  mains  qui  tremblaient  dans  les 
miennes...  Je  n'ai  pas  voulu  réaliser!  Il  m'a  suffi 
de  rêver  des  possibilités  !  Tenez,  passez-moi  ces 
fleurs...  Vous  ne  savez  pas  les  prendre.  J'ai  hor- 


ACTE  TROISIÈME  187 

reur  que  l'on  froisse  les  fleurs.  (Brusquement.)  Je 
suis  très  changée? 

LIGNIÈRES 

Positivement  oui. 

THYRA,  avec  angoisse. 

Maigrie,  enlaidie,  n'est-ce  pas  ? 

LIGNIÈRES 

C'est  autre  chose  !  Une  autre  femme...  Votre 
rire  est  différent...  acre...  Votre  bouche  a  des 
expressions  nouvelles...  tout  !...  les  yeux,  le  mou- 
vement des  doigts  !...  vos  cheveux  noirs  devenus 
vénitiens...  Oh  !  je  vous  trouve  très  différente, 
évidemment. 

THYRA,  comme  aoec  orgueil. 

Je  suis  une  souffrante  passionnée. 

LIGNIÈRES 

Prenez  garde,  un  tel  excès  de  vie  épuise  vite 
les  âmes  pâmées. 

THYRA 

Au  contraire,  je  crois  à  l'instinct  merveilleux 
et  fort  des  malades  qui  suscite  la  vie  !... 

LIGNIÈRES 

Ah  !  Thyra  !  je  commence  enfin  à  me  repré- 
senter le  couple  que  vous  formez  !  Il  n'y  a  pas 
que  votre  amie  Allégra  qui  soit  trop  parfumée 
et  qui  dégage  d'entêtantes  odeurs.  Je  devine 
que,  dans  cette  vie  ardente,  vous  n'attachez  d'im- 
portance qu'au  plaisir,  et  vous  ne  devez  guère 
vous  inquiéter,  n'est-ce  pas,  que  du  pincement 
des  moustiques  !...  Je  vous  ai  quittée  petite 
enfant  agitée,  troublée...  Je  vous  retrouve  va- 
gabonde de  luxe,  compagne  d'un  Strozzi  ou  d'un 
Médicis...  car  il  est  vraiment  de  la  lignée   qui 


i88  LE  PHALÈNE 

a  fourni  les  gentilshommes  au  Vatican.  Il  a  le 
silence  des  étrangers,  leur  insolence  légère,  la  poi- 
gnée de  main  trop  bien  gantée...  Pourtant,  je 
vous  avertis  que  je  ne  veux  pas  qu'il  se  moque 
de  moi  ;  je  désire  qu'il  trouve  devant  lui  un 
homme,  non  pas  ironique,  déférent  certes,  mais 
un  peu  plus...  comment  dire... 

THYRA,  souriant 

Désinvolte...  à  la  française... 

LIGNIÈRES 

Si  vous  voulez. 

THYRA 

Beau  chanteur  mondain,  prenez  devant  le  pu- 
blic l'attitude  que  vous  voudrez.  Si  vous  saviez 
comme  cela  peut  Itii  être  égal,  maintenant,  vous 
n'en  avez  pas  idée  !...  Les  voici,  d'ailleurs.  (Li- 
gnières  s'écarte.)  Mais,  restez,  restez  donc... 

On  voit  arriver  Philippe,  la  duchesse  d'Osque,  précé- 
dant la  princesse  Eléonore,  avec  un  alpenstock  à 
la  main,  qui  monte  appuyée  au  bras  du  poète  an- 
glais Ostervcood  et  accompagnée  d'Allégra. 


SCENE     IV 

THYRA,  PHILIPPE,  LIGNIÈRES, 

LA   DUCHESSE   D'OSQUE,   OSTERWOOD, 

LA  PRINCESSE  ELEONORE  DE  HONGRIE, 

ALLÉGRA. 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE 

Allons  1  vous  nous  aviez  lâchés,  Lignières  ? 

LIGNIÈRES 

J'aidais  Mademoiselle  do  Marliew  à  ramasser 
ses  fleurs;  la  petite  esclave  phait  sous  le  fardeau. 


ACTE  TROISIÈME  189 

Je  les  ai  rencontrées  en  route...  mais  je  vous  lais- 
sais en  bonne  compagnie. 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Je  ne  m'en  plaignais  pas  1.... 

PHILIPPE,  s' approchant  de  Lignières. 

Une  cigarette,  cher  Monsieur  ?... 

LIGNIÊRES 

Pourquoi  pas  ? 

PHILIPPE,    nan.. 
Et  voici  même  du  feu. 

LIGNIÊRES 

Vous  êtes  vraiment  trop  aimable. 

La  princesse,   qui  arrive,   passe  sa   canne   à   Oster' 
wood  qui  la  prend  avec  déférence. 

THYRA 

Pas  trop  fatiguée,  Altesse  ? 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Pas  le  moins  du  monde.  Est-ce  ici  ?  Sommes- 
nous  arrivés  ? 

THYRA 

Oui.  Voici  les  tombeaux  anciens...  Je  vous  fais 
les  honneurs  !... 

Et  sur  le  rocher  on  aperçoit  Madame  de  Marliew  et 
la  comtesse  Stéphanie. 

LA   COMTESSE,  criant. 

Par  ici.  Que  Votre   Altesse  vienne  !  Le   point 
de  vue  est  superbe  ! 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Tout  à  l'heure.  Un  moment. 


190  LE    PHALENE 

OSTERWOOD,  répondant. 

Son  Altesse  se  repose  quelques  instants. 

ALLÉGRA,  s'approchant  de  Thyra. 

Vous  ne  voulez  pas  mon  écharpe  ? 

THYRA 

Merci,  chérie.  On  étouffe  de  chaleur. 

LIGNIÈRES,  allant   à  la  princesse. 

N'est-ce  pas  beau,  ici  ?... 

Tout  le  monde  parle  à  la  fois. 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Vous  faites  trop  de  bruit.  Taisez-vous  tous: 
Recueillons-nous  quelques  instants,  mes  enfants, 
devant  la  beauté  de  ce  paysage.  Il  faut  recevoir 
certaines  impressions  dans  le  silence.  N'est-ce 
pas  pour  cela...  que  nous  voyageons. 

I.IGNIÈRES,    riant. 

C'est  vrai  !...  (Tout  le  monde  s'est  tu  respectueuse- 
ment.) Nous  sommes  les  chiens  d'arrêt  de  l'émo- 
tion... 

OSTERWOOD 

Pas  avant  que  vous  sachiez,  Altesse,  que  c'est 
sur  ce  rocher  que  le  grand  poète  américain,  à 
l'exemple  de  Shelley,  a  voulu  que  l'on  brûlât 
son  corps.  Il  est  mort  dans  ces  parages,  à  l'hôtel 
Gapabianca,  et  le  poète  du  nouveau  monde  avait 
rêvé  que  ses  cendres  se  dispersassent  au  vent 
dans  un  beau  paysage  et  au-dessus  des  vieilles 
tombes  latine-;.  Des  amis  ont  respecté  ce  vœu. 
On  pense  que  c'est  sur  ce  rocher  que  le  bûcher  a 
été  allumé.  Maintenant,  Altesse,  votre  rêverie 
sera  plus  émue  encore,  j'en  suis  sûr.  (Le   silence  se 


ACTE  TROISIEME  191 

prolonge.  Osterwood,  s'approchant  du  groupe  au  premier 
plan^  et  leur  parlant  à  voix  basse,  désigne  la  princesse 
appuyée  à  une  colonne  brisée  et  regardant  la  mer.  A  Philippe 

et  à  Thyra.)  Elle  n'aime  pas  qu'on  dérange  ses  rê- 
veries. Quelquefois,  aussi,  j'ai  entendu  des  san- 
glots monter  à  sa  gorge.  Regardez,  elle  a  le  signe 
certain  des  souverainetés...  et  ses  méditations  sont 
au-dessus  des  larmes  !  Elle  traîne  sa  vie  inutile 
comme  un  voile  traînerait  sur  le  monde. 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Vous  avez  toujours,  pour  parler  d'elle,  Oster- 
wood, des  mots  recherchés  d'amoureux. 

OSTERWOOD 

Et  celle-ci  mérite  d'être  aimée  d'une  façon  dé- 
chirante. Regardez  comme  elle  sait  l'art  de  s'ac- 
couder dans  le  soir  1 

PHILIPPE 

Le  fait  est  qu'elle  est  impressionnante,  ainsi 
immobile.  Mais  je  la  trouve...  un  peu  rococo... 
genre  Gampo-Santo  de  Gênes... 

On  se  tait  encore  quelques  instants,  puis  la  princesse 
se  lève. 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Encore  un  pays  où  j'aurai  le  regret  de  ne  ja- 
mais revenir  !  Encore  un  endroit  où  l'on  aurait 
voulu  poser  sa  tente  !  (A  Osterwood.)  Débarras- 
sez-moi de  mon  Pascal.  (Elle  lui  tend  le  livre  qu'elle 
tenait  à  la  main.)  Et  voulez-vous  que  nous  mon- 
tions voir  le  rocher  glorieux  que  nous  a  décrit 
Osterwood  ? 

OSTERWOOD 

Oui,  allons  voir  la  tombe  de  l'homme  de  la  libre 
Amérique  ! 

9 


i9«  LE  PHALÈNE 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Ces  dames  nous  attendent  d'ailleurs  là-haut. 
Osterwood,  prenez  ce  sentier. 

THYRA,  à  Lignières,  intentionnellement,  en  regardant 
la  duchesse  d'Osque    et  Philippe  qui  causent    tout  bas , 

Vous  venez,  Lignières?  Donnez-moi  votre  bras 
pour  monter. 

LIGNIÈRES,  se  détachant  de  la  duchesse  d'Osque 
et  de  Philippe. 

Très  volontiers. 

ALLÉGRA,   s'' approchant  de  Thyra. 

Je  vous  ramène  votre  lévrier  qui  s'était  mis 
à  courir  dans  les  rochers  derrière  une  perdrix... 
Il  est  tout  essoufflé. 

THYRA 

Merci,  Allégra.  Veux-tu  dire  à  Meryem  qu'elle 
porte  ces  fleurs  dans  la  voiture  ? 

-ALLÉGRA,  en  partant,   une  cigarette  à  la  bouche. 

Du  feu,  Philippino  I 
Philippe  lui  jette  une  hotte  d'allumettes.  Elle  s'en  va, 

LA  PRINCESSE   ÉLÉONORE,  en  montant  dans  les  roches. 

Ecoutez,  on  entend  les  cloches  en  bas,  le  son 
des  flûtes  des  chevriers  et  la  sirène  de  Cydnus... 

LA   DUCHESSE   d'oSQUE,  retenant  Philippe. 

Monsieur  Lignières  est  un  très  ancien  ami  de 
votre  maîtresse,  n'est-ce  pas  ? 

PHILIPPE 

Une  ancienne  relation  à  elle,  cousine.  Pourquoi? 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Voulez-vous  me  rattacher  le  cordon  de  mon 


ACTE  TROISIEME  19! 

soulier,  s'il  vous  plaît  ?  (Elle  pose  le  pied  sur  un 
pan  de  ruines.)  J'adore  ces  noms  de  cousin  et  de 
cousine  que  nous  nous  redonnons  après  tant  d'an- 
nées d'absence,  car  je  n'ai  pas  eu  de  vos  nouvelles 
durant  dix  ans  ;  d'ailleurs,  vous  nous  avez  tous 
abandonnés  !  Je  parlais  de  vous,  le  mois  dernier, 
à  Vicence,  avec  votre  oncle  et... 

PHILIPPE 

Oh  !  évitons  de  rappeler  ma  famille,  je  vous  en 
prie  ! 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Alors,  parlons  de  votre  petite  amie  ?  Nous 
avons  bien  le  temps  de  rejoindre  Son  Altesse. 
Vous  n'avez  pas  idée  comme  c'est  pittoresque, 
pour  quelqu'un  qui  passe,  cette  alliance  du  vieux 
sang  italien  avec  la  jeune  esthète  tartare  ou  mol- 
dave. 

A  ce  moment  Allégra  repasse.  Elle  chantonne  et  joue 
exprès  avec  son  écharpe.  En  passant  devant  Phi- 
lippe elle  lui  lance  la  boîte  d'allumettes,  en  riant 
d'une  façon    un   peu   équivoque. 

ALLÉGRA 

Merci,  carissimo,  pour  le  feu  I 

Elle  s*en  va  rejoindre  les  autres  en  sifflotant.  Im  du- 
chesse d'Osque  rit. 

PHILIPPE 

Pourquoi  rions-nous  ? 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Débauché  1 

PHILIPPE 

Je  ne  comprends  pas... 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE 

Jusqu'à  quand,  Phihppe,  cette  vie  va-t-elle 
durer  ? 


t94  LE   PHALENE 

PHILIPPE 

Cette  jeune  exotique  n'est  rien  dans  ma  vie, 
je  vous  prie  de  le  croire.  Une  amie  de  rencontre... 
Quand  elle  nous  aura  quittés...  elle  ira  rejoindre 
quelque  bonne  baronne  allemande,  qui  en  fera 
sa  lectrice... 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE,  vivement. 

Vous  brûlez  votre  jeunesse  comme  il  vous  plaît. 
Je  vous  demande  simplement  :  Quand  allez-vous 
«  enrayer  )),comme  vous  dites  à  Paris  ?  Il  faut  pen- 
ser à  l'avenir. 

PHILIPPE 

Quelle  recommandation  amusante  et  super- 
flue venant  de  la  future  vieille  fille  qui  sera  l'un 
des  plus  beaux  ornements  des  Cours  et  des  soirées 
moroses  d'ambassade... 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE 

Ne  parlons  pas  de  moi...  je  vous  prie.  Où  vous 
mènera  cette  passion  excentrique  ?  Pensez  à 
ravenir,Philippe. 

PHILIPPE 

Je  n'ai  pas  le  droit  de  penser  à  l'avenir  !  L'ave- 
nir n'existe  pas  pour  moi...  Je  ne  connais  que  le 
moment  qui  passe...  pareil  à  Faust  I 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Au  fond,  vous  êtes  raisonnable  comme  tous  les 
Italiens  ;  chez  nous,  il  n'y  a  que  des  passionnés 
de  tout  repos,  des  fous  raisonnables.  Combien  de 
temps  encore  ?  deux  ans,  trois  ans  ? 

PHILIPPE 

11  y  aura  une  fin  !...  Laquelle  ?  J'ignore...  Est-ce 
lointain,  proche  ?...  Que  dois-je  faire  ?  Pourquoi 
mo  lo  demander  ?  Nous  ne  nous  verrons  pas, 
cousine,  de  deux  ou  trois  ans  peut-être... 


ACTE  ïROîSIExME  195 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE 

Tant  que  cela  ! 

PHILIPPE 

Par  conséquent,  ne  perdons  pas  cette  journée 
en  propos  vains.  J'ai  plaisir  à  vous  revoir,  très 
grand  plaisir. 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Moi  aussi  Philippe,  très  grand...  Vous  rappe- 
lez-vous que  nous  avons  été  amoureux  tous  les 
deux  l'un  de  l'autre,  quand  nous  étions  tout  pe- 
tits? car  c'est  un  fait. 

PHILIPPE. 

Incontestable  1  Nous  avons  joué  ensemble, 
nous  nous  sommes  baignés  ensemble  à  La  Spez- 
zia...  Je  me  souviens  de  l'alîreux  wagon  capitonné 
de  bleu  qui  nous  conduisait  à  la  plage  ?  C'est 
assez  mélancolique,  cousine,  de  penser  que  vous 
allez  partir  à  nouveau  de  ma  vie.  Je  penserai  à 
votre  visage...  anguleux  et  charmant... 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Mais  il  ne  tient  qu'à  vous,  mon  cher,  de  prolon- 
ger cette  rencontre. 

PHILIPPE 

Gomment  comprenez-vous  cela  ? 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Mais  vous  avez  entendu  le  vœu  de  la  reine  tout 
à  l'heure.  Pour  peu  que  nous  insistions,  nous  pou- 
vons prolonger  l'escale. 

PHILIPPE 

Ce  ne  serait  pas  avantageux.  Nous  pourrions 
difficilement  nous  voir. 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Eh  bien,  montez  sur  notre  yacht...  Son  Altesse 


196  LE  PHALÈNE 

qui  a  beaucoup  de  choses  à  vous  dire,  ne  demande- 
rait pas  mieux  que  de  vous  avoir  quelques  jours 
à  bord  :  VAtalante  suivrait. 

PHILIPPE,  sèchement. 

Je  regrette,  mais  c'est  impossible. 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Ce  n'est  pas  aimable  de  votre  part.  Faites  cela, 
Philippino.  Philippe 

J'en  serais  ravi,  mais,  je  vous  assure,  ce  projet 
est  plein  de  difficultés. 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Lesquelles  ?  A  propos  de  Mademoiselle  de  Mar- 

lieW...  PHILIPPE 

Peut-être. 

LA   duchesse    d'oSQUE 

Mais  Son  Altesse  n'a  plus  de  préjugés...  Ah  1 
vous  redoutez  le  refus  de  votre  petite  amie  ? 

PHILIPPE 

Parlons  de  vous.  Vous  m'écrirez  ?  Je  veux  que 
vous  m'écriviez. 

A  ce  moment,  apparaît,  entre  des  amandiers,  Thyra, 
qui  écarte  les  branches.  ^ 

LA   duchesse    d'oSQUE 

Tenez.  Elle  nous  cherche  visiblement. 

thyra,  tenant  son  lévrier  par  le  collier. 

Eh  bien,  vous  ne  venez  pas  ? 

PHILIPPE 

Je  redoute  un  peu  les  exaltations  artistiques 
de  la  reine...  et  je  commence  à  me  blaser  sur  la 
Sicile. 

LA   DUCHESSE    D  OSQUE 

Mademoiselle  de  Marliew,  ne  vous  en  allez  pas  !... 
j'ai  une  grâce  à  vous  demander. 


ACTE  TROISIEME  197 

PHILIPPE,  baai 
Faites  attention  à  ce  que  vous  allez  dire.  Je 
vous  en  prie. 

THYRA 

Me  voici. 

Elle  va  sauter  le  rocher» 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Prenez  garde  de  vous  faire  mal. 

THYRA,  après  avoir  sautéi 

Oh  !  vous  ne  connaissez  pas  mon  intrépidité, 
duchesse  ! 

PHILIPPE 

Tiens,  vous  avez  donc  perdu,,. 

THYRA 

Quoi  ? 

PHILIPPE 

Lignières  ? 

THYRA 

Je  vous  cherchais,  vous  ne  le  regrettez  pas  ? 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

J'étais  en  train  de  former  un  projet.  Philippe 
me  garantissait  que  vous  vous  y  opposeriez,  je 
ne  sais  pourquoi.  Voulez-vous  nous  faire  le  plaisir 
de  monter  à  notre  bord  jusqu'à  Palerme  ?  Nous 
serions  tous  enchantés  de  vous  avoir,  et'ce  serait 
très  gentil,  très  familial... 

PHILIPPE 

Encore  ime  fois... 

THYRA,  sans  sourciller. 
Certainement,  avec  le  plus  grand  plaisir. 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE,  à  Philippe. 

Eh  bien,  vous  voyez. 


198  LE  PHALÈNE 

PHILIPPE,  à  Tkyra. 

Vous  ne  réfléchissez  pas  !... 

THYRA 

Pourquoi    ? 

PHILIPPE,  haut   et   fermement. 

Je  répète  que  la  fantaisie  est  séduisante,  mais 
absolument  irréalisable. 

THYRA 

La  raison  ? 

LA    DUCHESSE    d'OSQUE 

Vous  voyez  bien,  mon  cher  ?  Pourquoi  vous 
y  opposer.  Prenez  garde,  ce  que  femme  veut  !... 
d'ailleurs  je  ne  fais  que  devancer  le  vœu  de  Son 
Altesse,  car  je  sais  qu'elle  avait  l'intention  de 
vous  le  proposer  elle-même. 

Elle  va  jusqu'au  sentier. 
PHILIPPE,  à    Thyra. 

Vous  dépassez  la  mesure  de  l'inconscience. 

THYRA 

Pourquoi  ? 

PHILIPPE 

C'est  un  défi,  alors  ? 

THYRA,  doucement. 
En  serions-nous  encore  là   ?  ai-je  interrompu 
votre  flirt  avec  votre  cousine  ? 

PHILIPPE 

Oh  I  ce  n'est  pas  la  même  chose. 

A  ce  moment,  tout  le  monde  descend  de  droite  à  tra- 
vers les  roches. 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Altesse,  j'ai  à  peu  près  décidé  Philippe  à  nous 
accompagner  sur  le  Cydnus  jusqu'à  PaJerme. 


ACTE  TROISIEME  199 

LA  PRINCESSE    ÉLÉONORE,  de  loin. 

La  bonne  idée,  j'en  suis  ravie  1 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE 

Vous  viendrez  à  bout  de  quelques  hésitations 
dernières. 

PHILIPPE,  à  Thyra. 
Je  vous  répète  qu'il  est  inadmissible  que  votre 
ironie  ou  votre  orgueil  aille  jusqu'à   m'imposer 
la  présence  de  ce  Monsieur,  —  à  mes  côtés. 

THYRA 

En  serions-nous  encore  à  ces  contingences  mi- 
sérables ?...  Fi  !...  je  ne  vous  reconnais  plus  ! 

PHILIPPE,  se  reprenant  et  avec  un  sourire  soudain. 

Après  tout,  ma  chère,  qu'il  soit  fait  exacte- 
ment selon  vos  désirs  1  exactement  ! 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Je  suis  ravie  de  cette  heureuse  nouvelle.  Nous 
allons  devenir,  prince,  en  quelques  jours,  de  grands 
amis. 

PHILIPPE,  s'inclinant. 

Je  le  souhaite  de  grand  cœur.  Je  remercie  Votre 
Altesse  et  lui  suis  reconnaissant  de... 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE,  l'interrompant. 

Ah  !  non,  prince.  J'ai  défendu  dans  l'intimité 
tout  protocole.  J'exige  qu'on  ne  me  parle  pas  à  la 
troisième  personne.  A  partir  d'aujourd'hui,  sou- 
venez-vous-en.  Je  vous  traite  comme  des  amis. 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE 

Eh  bien,  cela  valait-il  la  peine  d'examiner  ce 
rocher  confortable  ?... 

0STERW00D 

A  part  le  point  de  vue  là-haut,rien  d'intéressant. 
Et  rien  ne  vaut  ce  village  de  tombes. 


aoo  LE    PHALÈNE 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Oui,  sur  toute  la  terre,  c'est  partout  la  même 
beauté,les  Gampo-Santo,  les  Aliscamps.  Partout  les 
violettes  sauvages  et  l'âme  de  la  mort  1  (A  Thyra.) 
Comme  votre  lévrier  ferait  bien,  Thyra,  couché 
sur  cette  dalle  rectangulaire  !  Votre  lévrier  héral- 
dique, comme  on  en  voit  sur  certains  tombeaux, 
couchés  aux  pieds  nus  de  leur  maître... 

THYRA 

Voulez-vous  que  j'essaye  de  lui  faire  prendre 
cette  pose  plastique.  C'est  facile,  Sam  !... 

Elle  prend  le  greehound,  la  laisse  à  la  main,  et  essaie 
de  lui  faire  gravir  la  pierre  tombale.  Elle  s'allonge 
elle-même  dans  la  pose  funèbre. 

OSTERWOOD 

Quelle  horreur  !  Ce  beau  paysage  ne  parle  que 
de  joie  et  de  volupté...  Ecoutez  la  flûte  de  Pan... 
La  flûte  de  la  danse  !..  Y  a-t-il  par  ici  un  vieux 
laissé  pour  compte  de  faunes  et  de  sylvains  ?...• 
En  cherchant  bien  ! 

THYRA 

Mais  Allégra  peut  danser  au  milieu  de  ces  tom- 
beaux, une  danse  comme  elle  seule  sait  en  dan- 
ser. Vous  ne  l'avez  pas  vue...  elle  est  d'une  nos- 
talgie extraordinaire...  Elle  danse  tous  les  pays. 

ALLÉGRA 

Merci  !  pas  sans  musique  !...  Chanter  tout  au 
plus  !...  pour  accompagner  la  flûte  dans  le  ton... 

(Elle  murmure  une  chanson  exotique  langoureuse,  et  ef- 
fleure presque  en  dansant  les  tombes  sur  lesquelles  elle 
jette  par  amusement  quelques   fleurs,  puis   brusquement.) 

Non  !  Un  bar  américain  à  Java  1  Pas  de  poésie  I 

Allégra  se  met  à  chanter  une  scie  en  langue  anglaise. 
Elle  le  fait  en  parodie,  presque  en  riant,  ej  en 
imitant  Vaccent  nasal  des  chanteuses    américaines. 


ACTE  TROISIÈME  aoi 

OSTERWOOD 

Le  viol  de  notre  chère  beauté  !...  Cette  femme 
est  une  futuriste  dangereuse  !.... 

LIGNIÊRES,  se  rapproche  de  Thyra- 

De  plus  en  plus  fort!...  Vous  montez  avec  nous 

sur  notre  yacht  ?  (Devant  Vattitude  nouvelle  de  Thyra, 

il  s'étonne.)  Pourquoi  penchez-vous  la  tête  ainsi  ? 
Vous  êtes  souffrante? 

Thyra  ne  répond  que  par  un  geste  qui  traduit  l'im- 
mensité de  sa  secrète  douleur.  Allégra  s'interrompt 
de  chanter  en  riant. 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Osterwood,  vous  êtes  un  misérable  d'avoir 
autorisé  ce  sacrilège... 

OSTERWOOD 

Une  chanson  de  bar  sur  le  tombeau  de  Sénèque  I 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Taisez-vous,  monstre,  Avant  de  repartir,  pour 
nous  remettre  d'aplomb,  je  demande  un  vers 
virgilien...  un  vers  qui  soit  né  par  ici...  jadis... 
dans  ces  myrtes  et  ces  lavandes... 

ALLÉGRA 

Thyra  pourrait  vous  dire  les  quelques  vers 
qu'elle  a  composés,  l'autre  jour,  sur  le  yacht  et 
qu'elle  m'a  lus  ;  c'était  si  joli  !.... 

LA    DUCHESSE    d'osQUE 

Tous  les  talents!  Vous  écrivez  aussi.  Madame. 

THYRA 

Allégra  se  trompe  ou  se  moque.  Je  ne  sais  pas 
écrire  les  vers  ;  quelquefois,  je  jette  en  prose  une 
impression,  car,  maintenant  que  j'ai  abandonné 
la  sculpture,  j'écris  hâtivement  mon  journal,  mes 
impressions... 

^  OSTERWOOD 

Bah  I  sculpture  ou  littérature,  c'est  une  autre 


aoM  ACTE   TROISIEME 

forme  d'expression...  voilà  tout...  Vous  sculptez 
des  mots. 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Eh  bien,  vous  rappelez-vous  quelque  chose  qui 
efface  de  cet  azur  la  chanson  américaine  ? 

THYRA 
Non...  (Se  reprenant.)  ou  plutôt,  si...  si...  Je  le 
dirai  en  votre  honneur,  Altesse...  J'ai  composé,  en 
passant  dans  un  endroit  semblable  à  celui-ci,  aux 
environs  de  votre  Corfou,  une  sorte  de  chant  que 
je  veux  bien  dire...  mais  tenez,  alors,  de  là-haut... 
sur  le  rocher  où  le  poète  s'est  fait  brûler  parmi 
le  serpolet,  et  au-dessus  de  la  prairie  des 
morts... 

LA    DUCHESSE    d'oSQUE 

Quel  est  ce  chant  ? 

THYRA 

Celui  d'une  jeune  condamnée  qui,  un  soir,  re- 
gardait le  ciel. 

PHILIPPE 

Voulez-vous  que  je  vous  prête  mon  bras  pour 
monter,    Thyra  ? 

THYRA 

Non,  laissez-moi,  Philippe...  je  vais  tâcher,  au 
contraire,  là-haut,  de  vous  oublier  tous. 

Elle  s^en   va   à  travers   les  rochers.   On  s^assied,   en 
attendant. 

OSTERWOOD 

Le  chant  d'une  jeune  condamnée  qui  regar- 
dait le  ciel  ?  Il  ne  peut  y  avoir  de  plus  beau 
ciel  que  ce  soir,  n'est-ce  pas  ?... 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Le  fait  est  que  le  coucher  du  soleil  a  été  royal... 
Et  regardez  la  lune,  à  droite,  qui  attend  son 
heure... 


ACTE  TROISIÈME  2o3 

PHILIPPE 

Vous  verrez,  Monsieur  Osterwood...  Elle  écrit 
des  choses  que  je  lui  conseille  de  réunir  en  un 
volume...  Si  elle  était  la  femme  d'un  sous-préfet, 
on  lui  tresserait  des  couronnes  à  Paris...  mais  ce 
n'est  qu'une  aristocrate  en  voyage. 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE 

Il  va  faire  nuit  très  vite  ;  d'ailleurs,  le  vent  se 
lève,  il  nous  faudra  redescendre  bientôt... 

PHILIPPE 

Le  dîner  est  à  huit  heures...  nos  cuisiniers  sont 
habitués  à  attendre  et  prennent  leurs  précau- 
tions. 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE,  montrant   Thyra 
qui  est  parvenue  au  rocher. 

Comme  elle  fait  bien,  là-haut  avec  le  vent  qui 
moule  son  corps  I 

PHILIPPE 

Et  elle  dit  la  poésie  avec  expression. 

LA   COMTESSE,  à  Madame  de  Marliew. 

Chère  amie  !...  Vous  gardez  le  silence. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Je  la  regarde,  ma  petite  !... 

THYRA,  du  haut  du  rocher. 

Ready  1 

PHILIPPE 

Playï 
On  s'est  assis.  Les  uns,  sur  Vherbe,  d'autres  sur  des 
pierres.   Thyra  commence,  là-haut,  à  voix  d'abord 
timide,  et  une  main  tendue. 

THYRA 

Orion,  Gémeaux,  Cassiopée,  Altaïr.  Nuits  lac- 
tées, je  viens  à  vous  !...  Je  vais  me  perdre  au 


2o4  LE  PHALÈNE 

carrefour  de  vos  astres  !...  Bientôt,  je  chercherai 
ma  route  à  travers  vous  !...  Mais,  avant  de  dé- 
ployer mes  ailes,  je  veux  monter,  pour  dire  l'adieu 
joyeux,  sur  le  plus  haut  pic  du  cap  Sumium,  et  là 
je  briserai  ma  coupe  de  vin  de  Samos  en  l'honneur 
de  vous,  étoiles  !...  Je  suis  la  fiancée  de  la  mort, 
Evohé  !  lo  !  lo  I  Que  tu  es  belle  ce  soir,  vieille 
terre  !...  Est-ce  pour  moi  que  tu  t'es  faite  si  belle 
et  que  tu  as  mis  ta  couronne  d'étoiles  ?  Ah  !  que 
je  vous  adore,  ce  soir,  collines  d'opéra,  lourdes 
de  citrons,  de  mûriers  bleus  et  de  dalles  de  mar- 
bre !...  Adieu,  splendeurs  !...  Voici  le  moment  de 
crier  les  adieux  sans  échos  !...  Je  suis  jeune,  je 
date  d'une  heure,  et  déjà  je  vois  le  gouffre...  Oh  ! 
je  voudrais  passer  la  main  sur  toutes  les  roses 
avant  de  mourir  !...  Que  la  brise  vienne  à  moi 
ce  soir  et  que  je  la  reçoive  à  pleins  cheveux  et 
dans  mes  paumes  tendues  !  Réunissez-vous  sur 
moi,  désirs,  tous  les  désirs,  comme  un  rendez- 
vous  de  colombes  !...  Oh  !  choses,  je  voudrais 
encore  me  gorger  de  vous  pour  que  je  dessèche 
en  moi  jusqu'à  la  racine  du  désir.  Et,  sur  le  roc, 
je  veux  clamer  l'hymne  à  la  mort,  puissant, 
comme  la  jeunesse  et  la  musique.  (Peu  à  peu  elle 

s'anime  5  son  geste,  sincère,  s'amplifie...  On  sent  qu'elle 
veut  ce  soir-là  donner  à  sa  voix  une  expression  par- 
ticulière et  enivrée.)  Vieille  terre,  je  t'ai  tellement 
rêvée  et  pensée  que  je  pourrai  presque  te  repous- 
ser du  pied  sans  regret  en  m'envolant  de  toi  t 
Mais  je  te  donne  tous  les  battements  de  mon 
cœur...  je  te  les  rends,  puisqu'ils  sont  à  toi...  Je 
te  donne  mon  corps  que  tu  aimas...  lo  !  Frap- 
pez le  sol,  le  sol  des  morts,  pour  qu'il  s'ouvre... 
Que  disent  les  dormeurs  là-dessous  ?  «  Hélas  f 
le  grand  trésor  est  perdu  I  »  N'est-ce  pas  que  la 
peine    est   inconsolable,    dormeurs  ?...    Sur   vos 


I 


ACTE  TROISIÈME  2o5 

tombes,  je  pense  à  tout  le  sang  inutile  qui  coule 
dans  les  veines  du   monde,  alors  qu  il    ne  fau- 
drait au   petit  cœur  des   morts  qu  une   goutte 
pour  ranimer  les   plus   beaux  rêves  disparus  !... 
Une  goutte,    Naturel...    Une  goutte  humide  et 
vivante    pour   la    sécheresse   de  nos  cendres!... 
Hélas  !  cette  rosée  de  vie,  tu  nous  la  refuses,  toi 
qui  prodigues  toutes  les  rosées!...  Tu  ne  sais 
même  pas  qu'il  y  a  des  morts.  I    te  suffit  qu  il  y 
ait  le  même  homme,  la  même  femme,  le  même 
chien  devant  la  porte,  le  même  ramier  dans  la 
même  prairie.  !..  Mais  le  ciel,  mes  amis   le  ciel  !... 
Il  m'attire.  Déjà  je  me  sens  fondre  et  dissoudre... 
Je  ne  suis  plus  qu'une  goutte  de  lait  dans  la  mer 
immense...  Là-bas,  sur  l'Océan  bougeant  deto- 
les,  le  vieux  capitaine  hoche  la  tête  et  me  fait 
signe  :  je  te  comprends,  tu  veux  la  fin  hardie  et 
tu  proscris  les  pleurs!...   Evohé    pour   la   mort 
joyeuse!...    Orion,    Gassiopée,    Gémeaux  !    Che- 
Velure  de  Bérénice!...  J'ai  frappe  le  so    comme 
l'amour  me  frappa  le  cœur...  Je  suis  prête  !...  M, 
pourtant,  je  t'en  demande  pardon,  nuit    tendre 
et  transparente   qui   descends,   je   ne  veux   pas 
mourir  en  toi  !...  Je  ne  veux  pas  mourir  la  nuit  ! 
Je  veux  dire  adieu  au  soleil,  je  veux  lui  crier 
encore  l'hymne  de  la  mort  joyeuse,  et,  quand  U 
éclatera  formidable  sur  l'Océan,  comme  je  lance 
cette  coupe  à  la  mer,  comme  Cléopatre  jeta  son 
collier  dans  la  coupe,  je  veux  jeter  mon  amour 
immortel    dans   l'espace,  afin    qu'i     s  y  dissolve 
avec    un    goût    de    perle  !...  lo  !    la  terre  était 

belle  !  En  avant  !  ,        ,  ,;     » 

A  peine  a-t-elle  fini  les  dernières  paroles  quelle  s  en- 
fui sur  la  hauteur,  dans  les  rochers.  On  entend 
encore  deux  ou  trois  «  /o  I  /o  !  »  qui  se  perdent 
comme  un  écho.  Alors,  les  têtes,  vaguement  m- 
quiètes  et  songeuses,  se  relèvent  vers  le  rocher. 


2o6  LE  PHALÈNE 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Regardez,  elle  a  disparu  !... 

OSTERWOOD 

C'est  vrai.  Elle  laisse  le  rocher  vide  comme  si 
elle  s'était  envolée...  Cela  a  quelque  chose  vrai- 
ment d'une  ascension  sur  la  montagne... 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

C'est  étrange  1  très  étrange...  Elle  nous  a  émus. 

MADAME    DE   MARLIEW,  allant  à  la  rencontre 
de  sa  fille. 

Thyra  !  Thyra  !  mon  enfant  !... 

OSTERWOOD,    bas  à  Lignières. 

Le  cri  de  cette  jeune  femme,  vous  voyez,  nous 
a  tous  engourdis.  Il  me  fait  penser  au  vers  de 
Musset  : 

Et  pousse  dans  la  nuit  un  si  funèbre  adieu 

Et  puis,  elle  a  dit  cela  d'une  voix  rauque, 
étouffée...  malhabile... 

Thyra  arrive,  hors  d'haleine,  les  yeux  et  le  teint  ani- 
mes du  grand  effort. 

MADAME    DE   MARLIEW 

Viens,  mon  enfant,  viens  te  reposer...  tu  es 
haletante... 

On    s'empresse    autour  d'elle.  On    la    félicite    bana- 
lement. 

OSTERWOOD 

Vous  avez  évoqué,  Mademoiselle,  toute  la 
splendeur  de  la  Mort  ! 

LA  DUCHESSE    d'oSQUE 

C'est  une  poésie  dans  le  goût  du  jour...  Toutes 
les  femmes  de  lettres  écrivent  maintenant  comme 
cela...  Ce  sont  des  enivrées. 


ACTE  TROISIÈME  «>7 

OSTERWOOD 

Mais  ceUe-ci  est  sincère.  Elle  m'inpressionne 
—  et  i'aime  cette  mise  en  scène  de  la  sincérité 
Je  pressens  un  mystère  troublant  sous  tout  ceci  l 

LA   PRINCESSE   ÉLÉONORE,  tout  à  coup. 

Je  désire  qu'on  me  laisse  seule  avec  cette  enfant  : 
i'ai  quelques  mots  à  lui  dire  en  particulier...  Vous 
la  féliciterez  tout  à  l'heure,  au  dîner.  Vous  aurez 
le  temps  ..  Je  monterai  avec  elle,  Madame  de 
Marliew  et  la  comtesse  Stéphanie  dans  la  voiture. 
Vous  autres  redescendez,  vous  êtes  tous  des 
jeunes  gens  et  vous  serez  en  bas  avant  nous... 
Qu'on  nous  laisse...  Je  la  garde... 

Thyra,  étonnée,  considère  la  princesse   ^f^°"^;*-   ^,^ 
s'esl  écartée  d'elle  avec  déférence,  sur  l  ordre  de  la 
princesse  adressé  ai>ec  une  autorité  sans  réplique. 
LA    DUCHESSE    d'OSQUE 

AU  right  !...  (A  Philippe.)  Que  veut  la  princesse? 

THYRA,   retient  Lignières  et,  à  voix   basse. 

Lignières...  deux  mots.  Vous  m'avez  dit  qufr 
vous  n'aviez  pas  peur,  que  vous  ne  redoutiez 
aucune  situation. 

LIGNIÈRES 

Je  suis  prêt  à  vous  le  prouver  ! 

THYRA 

Eh  bien,  je  ne  descendrai  pas  avec  la  princesse 
en  voiture.  Voulez-vous  me  rejoindre  ici  dans 
cinq  minutes?         hgnières 

Comment  le  pourrai-je  ? 

THYRA 

Revenez  sur  vos  pas. 

LIGNIÈRES 

Je  suis  à    votre    entière    discrétion,  disposez, 
de  ma  personne.  C'est  une  dette  contractée. 


2o8  LE  PHALENE 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE,  aux  autres. 

Partez,  vous  n'aurez  que  le  temps  de  nous  rejoin- 
dre en  bas. 

LA    DUCHESSE    d'OSQUE 

Lignières,  vous  nous  accompagnerez,  vous 
nous  servirez  de  cavalier.  En  route. 

ALLÉGRA 

Nous  serons  en  bas  dans  un  quart  d'heure. 

OSTERWOOD 

Laissons  Moïse  converser  avec  Dieu. 

LA   DUCHESSE    d'oSQUE,    à  Philippe. 

Elle  est  étonnante,  votre  amie,  elle  avait  l'air 
d'une  tragédienne  piémontaise,  et  puis  elle  a 
vraiment  cet  art  de  la  mise  en  scène  que... 

OSTERWOOD,    continuant  en  souriant   énigmatiquement. 

Que  les  danseuses  slaves,  les  millionnaires  amé- 
ricaines, les  amoureuses  du  Gréco  et  les  lectrices 
de  Swinburne,  etc.,  etc. 

Ils  disparaissent  en  causant.  Thyra  s^est  assise  à 
droite,  sur  une  vieille  pierre.  La  princesse  s^ap- 
proche  de  Madame  de  Marliew  et  de  la  comtesse 
Stéphanie  et  leur  parle  à  voix  basse. 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Je  VOUS  rejoins.  Montez  dans  la  voiture.  Je 
désire  parler  quelques  instants  à  votre  fille. 

LA   COMTESSE,  à  Madame  de  Marliew. 

Qu'est-ce  que  je  vous  disais  ?...  chère  amie... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Merci,  Altesse.,  de  tout  ce  que  vous  ferez  pour 
nous...  ! 

La  princesse  reste  seule  avec  Thyra. 


ACTE  TROISIÈME  209 

SCÈNE    V 
THYRA,  LA  PRINCESSE  ÉLÉONORE 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Mon  enfant,  depuis  que  je  vous  revois,  méta- 
morphosée, vous  êtes  un  mystère  pour  moi  !  Ce 
renoncement  à  l'art  et  maintenant  cette  littéra- 
ture fiévreuse...  vos  rires...  votre  voix  triste  au 
milieu  de  tant  de  joies  apparentes  ?  Dites-moi 
votre  secret,  mon  enfant  ?...  Vous  souffrez  d'une 
immense  désillusion,  n'est-ce  pas  ?  Vous  vous 
dites  que  si  cet  homme  vous  aimait,  il  vous  eût 
donné  son  nom  ?  Dites-moi  votre  secret. 

THYRA 

Mon  mystère  tient  en  trois  mots,et  je  veux  bien 
vous  le  confier,  mais  à  vous  seule  et  à  voix  basse 
à  l'oreille.  Je  n'en  ai  pas  parlé  depuis  plus  d'une 
année,  alors,  j'aurais  peur  que  le  ciel  m'entendit  ! 

Elle  se  penche  à  Voreille  de  la  princesse  et  lui  parle 
à  voix  basse.  La  princesse  a  un  mouvement  de 
stupéfaction  douloureuse  ;  elle  prend  lentement  la 
tête  de  Thyra  et  Vemhrasse  sur  le  front. 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Ma  pauvre  enfant  ! 

THYRA 

Du  reste  ne  me  plaignez  pas.  Altesse  1...  Je 
suis  encore  à  un  âge  où  l'on  trouve  de  l'ivresse, 
même  à  mourir  !... 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Mais  il  faut  vous  soigner...  Il  faut...  arrêter  le 
cours  du  mal...  il... 

THYRA 

Peuh  I...  Un  vésicatoire,  c'est  une  tache  pour 


210  LE  PHALENE 

un  an,  je  connais  !...  On  met  ensuite  une  touffe 
de  fleurs  pour  cacher  ça  !...  Jamais  !  Le  nom  fatal 
n'est  jamais  prononcé,  ni  par  Philippe  ni  par  ma 
mère. 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Est-ce  un  mot  d'ordre?  Mais,  votre  mère  ? 

THYRA 

Je  me  suis  toujours  arrangée  pour  lui  cacher  la 
vérité...  Elle  a  des  craintes,  peut-être,  aucune  cer- 
titude... 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Non  1...  Ce  n'est  pas  possible  !...  Une  mère  ne 
peut  ignorer,  que  sa  fille...  Je  me  refuse  à  le 
croire  !...  Je  sais  bien  que  vous  êtes  resplendis- 
sante de  beauté... 

THYRA,  à  voix  basse,   presque  peureuse. 

Oui,  mais  ça  marche,  là-dedans  1  (Elle  frappe  sa 
poitrine.)  La  dame  est  là...  là,  où  les  docteurs  frap- 
pent leurs  petits  coups...  Tenez,  quand  j'allonge 
le  bras,  il  prend  un  caractère  atteint  :  c'est  la  pé- 
riode intéressante...  Les  jambes  sont  encore  bien, 
seulement  on  commence  à  voir  les  muscles  du 
genou...  J 'étouffe  toujours, malgré  le  ciel  bleu,  l'air 
pur  I...  La  fièvre...  les  prostrations...  Mais  c'est 
trop  dégoûtant  à  vous  raconter  ! 

Elle  éclate  de  rire... 
LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Et  vous  riez...  Vous  avez  donc  en  vous  une  telle 
réserve  de  courage  ! 

THYRA 

II  faut  tendre  les  cordes  de  sa  lyre  de  toutes 
ses  forces  I...  Je  me  suis  précipitée  dans  le  seul 
refuge  possible,  le  mysticisme  de  la  beauté  1... 
Mais,  hélas  !  hélas  I  la  beauté  extérieure,  la  grande 


ACTE   TROISIEME  211 

beauté  du  monde,  ah  !  autant  elle  est  enthou- 
siasmante pour  les  esprits  qui  créent...  autant 
elle  est  décevante  et  mesquine  pour  ceux  qui  la 
suivent  les  mains  vides  !... 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Ah  !  comme  vous  venez  de  bien  dire  tout  le 
secret  de  notre  tristesse  errante  !  Notre  chère 
beauté,  oui,  ainsi  que  l'appelle  Osterwood,comme 
elle  n'est  rien  pour  nous  lorsque  nous  ne  sommes 
plus  rien  pour  elle  !...  Alors,  vous  aussi,  vous 
connaissez  cette  déception-là  !...  Vous  êtes  une 
artiste,  pourtant  !...  Mais,  heureusement...,  il  y  a 
un  Dieu...  je  vous  le  jure  !...  il  y  a  un  Dieu  ! 
Etes- vous  si  païenne  que  vous  le  dites  ? 

THYRA 

Je  n'entends  pas  grand'chose  à  Dieu  en  effet... 
Quand  l'hiver  viendra...  ce  sera  le  moment  de 
croire  à  Dieu...  mais  après  les  végliones  et  les 
batailles  de  fleurs,  seulement  !... 

LA    PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Je  comprends  maintenant  cette  ardeur  que 
vous  mettez  à  mourir.  Approchez  que  je  vous 
regarde  !...  que  je  voie  sur  votre  visage  une  des 
plus  hautes  expressions  du  désespoir  I...  Je  perce, 
je  devine  tout,  maintenant,  ma  chérie,  et  votre 
anxieux  amour  pour  ce  Philippe  énergique  et 
dur...  cette  détresse  qui  se  change  chaque  jour 
en  exaltation.  On  dirait  que  la  mort  vous  a  pi- 
quée d'un  subit  aiguillon...  et  que  vous  allez... 
toujours...  toujours... 

THYRA 

Vous  ne  saurez  jamais,  Altesse,  la  gratitude 
que  je  vous  ai  de  ne  pas  me  plaindre  banalement  1 
Je  n'aurai  donc  pas  à  me  repentir   d'avoir  une 


312  LE  PHALÈNE 

fois  rompu  le  silence  !  Je  vous  remercie  de  com- 
prendre, sans  vous  apitoyer,  ce  qu'est  le  délire 
de  cette  minute  que  je  vis,  en  attendant  le  jour 
où  plus  un  souffle  ne  montera  vers  le  miroir  !... 
Maintenant,  Altesse,  laissez-moi  vous  baiser  la 
main,  respectueusement,  puis,  regagnez,  si  vous 
le  voulez  bien,  la  voiture,  où  ma  mère  vous  at- 
tend... Je  dois  rester  ici.  Oui...  je  veux  rêver 
encore  parmi  ces  prairies...  encore  un  moment... 
Vous  me  retrouverez  en  bas,  tout  à  l'heure,  pour 
le  dîner  où  je  dois  étrenner  une  très  jolie  robe 
que  l'on  vient  de  m'envoyer  de  Paris  :  je  compte 
sur  un  succès  !  (Elle  rit  encore.)  Vous  verrez... 
filet,  dentelle,  sur  un  crêpe  orange,  c'est  très  joli... 

La  princesse  fait  quelques  pas  parmi  les  rochers  où 
elle  reprend  son  livre  :  Pascal. 

LA  PRINCESSE   ÉLÉONORE,  avec  une  grande 
respiration. 

Qu'il  est  triste,  ce  soir,  le  vent  de  la  mer  !...  Et 
moi  qui,  lorsque  j'ai  vu  notre  yacht  si  brillant, 
si  paré,  si  joyeux,  me  disais  :  «  Voilà  ceux  qui 
arrivent  avec  toute  la  fraîcheur  des  premiers 
enivrements.  »  Je  regardais  mon  bateau  à  moi, 
mon  Cydnus  et  avec  une  si  égoïste  mélancolie  !... 
ce  bateau  qui  devait  s'appeler  :  Nevcrmore  1... 
Regardez-les  en  bas  nos  deux  cygnes  blancs,  pour 
Lohengrins  de  pacotille  !...  Alors  c'est  donc  tou- 
jours la  môme  histoire,  les  mêmes  solitudes  tra- 
giques et  banales  ?...  Nous  sommes  les  désœuvrés 
de  la  mort,  que  ce  soit  mon  vieux  page  ruiné, 
Osterwood,  la  poitrinaire  de  l'hôtel...  ou  la  morne 
souveraine  avec  son  Pascal  et  son  alpenstock... 
les  partisans  de  l'exil  avec  devant  nous  la  mer... 
la  mer  sur  laquelle  on  rêve  éternellement  de 
voir  se  lever  le   désir...  Des  arbres,  du  ciel,  des 


ACTE  TROISIÈME  ai3 

regrets...  toujours...  iw  solituâine  cordis...  Toujours, 
mon  Dieu,  séparée  de  notre  cœur  !...  Malheureuse 
enfant,  que  je  vous  plains  !... 

On  entend  des  cloches  lointaines.  Elle  s^ agenouille. 

THYRA 

Que  faites-vous  ? 

LA  PRINCESSE   ÉLÉONORE,  avec  élan  et   foi. 

Moi  qui  n'ai  pas  désappris  la  prière,  moi  qui 
espère  encore  désespérément  en  Dieu...  je  prie... 
l'Angélus  sonne...  et  je  prie  pour  la  pauvre  soli- 
tude humaine... 

Thyra,  impressionnée,  commence  le  signe  de  croix, 
mais  elle  ne  Vachève  pas  et  secoue  hardiment  la  tête 
On  entend  maintenant  en  bas  des  appels,  les  voix 
montent  jusqu'à  elles  :  «  ^e  1  Hop  1  Hé  I  Hop  I  » 

THYRA 

Vous  entendez,  ce  sont  nos  amis  qui  descen- 
dent et  nous  appellent. 

LA  VOIX  DE  LA   COMTESSE,   derrière  les  amandiers, 
près  de  la  voiture  dont  les  grelots  tintent. 

Son  Altesse  et  Thyra  veulent-elles  venir  ?... 
Il  est  tard  déjà... 

LA  PRINCESSE   ÉLÉONORE,  se  lève  et  se  recouvre 
de  ses  voiles  gris 

L'air  semble  un  peu  humide.  Vraiment,  vous 
désirez  rester  ici  seule. ..Ce  n'est  pas  imprudent?... 
Vous  n'aurez  pas  froid,  mon  enfant  ? 

THYRA 

J'ai  besoin  de  recueillement.  Je  descendrai  à 
pied  très  doucement.  Dites-le  à  ma  mère  ;  qu'elle 
ne  s'inquiète  pas  de  moi. 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

Et,  ce  soir,  voulez-vous  que  nous  causions  plus 


ai4  LE  PHALÈNE 

intimement  dans  ma  cabine  ?  Vous  verrez  que 
je  vous  donnerai  du  réconfort  et  que  je  peux 
quelque  chose  pour  votre  bonheur. 

THYRA 

Vous  m'avez  donné  le  viatique  de  votre  haute 
tristesse  et  je  vous  en  remercie  ! 

LA   PRINCESSE    ÉLÉONORE 

En  redescendant  la  côte,  dans  la  voiture,  je  ne 
dirai  rien...  Je  penserai  silencieusement  à  vous, 
sous  mon  châle,  je  vous  le  promets..i  à  celle  qui 
est  restée  là-haut...  sur  la  colline.  Et,  quand  vous 
vous  mettrez  à  table,  ce  soir,  sur  le  pont  de 
VAtalante,  nous  nous  sourirons,  n'est-ce  pas,  avec 
une  complicité  bien  à  nous...  et  qui  durera  !.. 
Allons...  Achevez  de  rêver...  je  connais  ça  1 


SCÈNE  Vï 

THYRA,  seule,  puis  LIGNIERES 

Quelques  instants  après,  dès  qu'on  entend  démarrer 
la  voiture,  Lignières  débouche  du  sentier. 

LIGNIERES 

Je  guettais  !...  J'entends  que  la  voiture  s'est 
mise  en  marche...  Vous  voyez,  j'ai  fait  un  détour, 
j'ai  pu  revenir  aisément,  mais  je  ne  promets  pas 
que  l'attention  de  Philippe  n'ait  été  éveillée... 
(Avec  intention.)  D'ailleurs,  c'est  bien  ce  que  vous 
désirez  ? 

THYRA 

Qu'avez-vous  dit  pour  expliquer  votre  retour  ? 


ACTE   TROISIÈME  ai5 

LIGNIÈRES 

J'ai  prétendu  que  j'avais  laissé  tomber  de  ma 
poche  un  journal  français...  Tous  ont  paru  y 
croire,   sauf  votre  ami,  je  pense... 

THYRA 

Il  a  peut-être  compris,  mais  il  ne  se  dérangera 
pas  pour  cela,  soyez-en  sûr. 

LIGNIÈRES 

On  dirait  que  cela  vous  contrarie...  Ce  n'est 
pourtant  pas  une  provocation,  un  duel,  que  vous 
cherchez  !  Alors  ?  Pour  que  vous  me  demandiez 
d'être,  non  sans  danger,  à  vos  côtés,  en  ce  mo- 
ment, il  faut  qu'il  y  ait  une  raison.  Expliquez- 
moi  à  quoi  vous  sert  ma  présence,  en  ce  moment. 

THYRA,  avec  tout  à  coup  une  sombre  énergie. 

Je  veux  profiter  du  hasard  de  votre  rencontre, 
après  deux  ans  d'absence.  Elle  sera  justement 
l'occasion  qui  va  m'éclairer,  me  faire  connaître 
où  nous  en  sommes  de  notre  amour.  Je  saurai 
bien  ce  qu'il  y  a  sous  son  attitude  glacée  et,  der- 
rière l'homme,  je  démasquerai  l'amant.  Voilà 
pourquoi  je  ne  vous  lâche  pas,  aujourd'hui,  mon 
petit  Lignières...  ne  vous  en  déplaise  ! 

LIGNIÈRES 

Soit,  je  me  prête  et  même  je  m'offre  avec  crâne- 
rie  à  cette  épreuve. 

THYRA 

Mais  ce  sera  pour  plus  tard,  ce  soir,  sur  le  pont 
du  yacht,  ou  demain...  Voyez,  il  ne  vient  nulle- 
ment, il  ne  s'est  pas  soucié  de  votre  retour  !... 
N'attendons  pas  plus  longtemps...  J'en  suis  pour 
mes  frais  d'énergie...  et,  chemin  faisant,  nous... 

10 


ai6  LE  PHALÈNE 

LIGNIÈRES 

Vous  VOUS  trompez. 

On  entend  un  bruit  de  pas  sur  les  herbes  sèches.  Phi- 
lippe, la  casquette  de  yachtman  sous  le  bras,  une 
cigarette  aux  lèvres,  apparaît.  Thyra  ne  peut  ré- 
primer une  expression  de  joie. 


SCENE   VII 
Les  Mêmes,  PHILIPPE 

PHILIPPE 

Oh  !  ne  vous  dérangez  pas,  je  vous  en  prie  1 
Je  n'ai  nullement  l'intention  de  troubler  ce  ren- 
dez-vous. LIGNIÈRES 

Mais,  Monsieur,  il  n'y  a  pas,  croyez-le,  de  ren- 
dez-vous suspect... 

PHILIPPE,  élégant  et  dédaigneux. 

Je  VOUS  en  prie  !...  Si  je  suis  revenu,  c'est  par 
pure  formalité,  et,  une  fois  que  je  vous  aurai  dit, 
Monsieur,  que  je  ne  suis  pas  dupe...  que  ma  clair- 
Voyimce  remonte  au  jour  où  vous  avez  suivi  votre 
gracieux  Télémaque  en  des  endroits  de  plaisir... 
je  n'aurai  plus  qu'à  retourner  auprès  de  ces 
dames...  Je  suis  rarement  ridicule...  du  moins  je 
le  crois  ;  il  m'eût  été  pénible  de  vous  faire  penser 
que  je  pouvais  l'être.  Simple  nuance  !...  Mainte- 
nant que  je  l'ai  fixée,  en  souriant,  croyez  que  je  me 
déclare  enchanté  de  vous  avoir  ce  soir  à  dî- 
ner. Vou«  êtes  placé  à  côté  de  cette  charmante 
comtesse  Stéphanie.  La  pla<5e  vous  convient- 
elle  ? 

LIGNlèuES 

Je  ne  laisserai  point  passer  l'occasion  que  vous 


ACTE  TROISIEME  217 

me  fournissez  de  m'expliquer.  J'accompagnais, 
le  soir  dont  vous  parlez,  Mademoiselle  de  Marliew 
et  je  n'avais  pas  la  garde  de  sa  personne.  Je  ne 
l'aurais  acceptée  à  aucun  titre,  ni  d'ami,  ni  de 
confident. Si  j'ai  péché  par  imprudence  ou  légèreté, 
admettons,  j'ai  pu  le  regretter  depuis  et  souvent, 
mais  de  cela  j'assume  toute  la  responsabilité.  Et, 
maintenant  encore.  Monsieur,  je  suis  prêt,  si  vous 
Je  jugez  bon,  à  vous  rendre  raison . 

PHILIPPE 

Il  ne  s'agit  pas  de  cela.  Monsieur.  Vous  vous 
égarez  1  Gomment,  je  vous  le  demande,  devrait- 
on  qualifier  deux  hommes  qui  se  permettraient 
de  compromettre  aussi  étrangement  une  per- 
sonne qui  a  droit  à  tout  notre  respect.  Et  si 
Thyra  n'avait  pas  cru  devoir  donner  à  votre 
rencontre  je  ne  sais  quelle  apparence  de  mystère 
ou  de  complicité... 

THYRA,   après  avoir  fait  de  loin,  à  Lignières, 
signe  de  se  taire. 

Oh  !  je  vous  en  prie...  évitez  ces  mots-là... 

PHILIPPE,  vivement. 

Pardon,  ma  chère  amie.  J'insiste...  Depuis  ce 
matin,  on  dirait  que  vous  avez  plaisir  à  nous 
mettre  tous  deux,  Monsieur  et  moi,  en  fâcheuse 
posture...  Vous  attisez  le  feu  1...  Si  c'est  un  jeu, 
avouez  qu'il  n'a  pas  réussi. 

THYRA 

Vous  savez  fort  bien  que  je  n'ai  nulle  envie  de 
jouer  avec  ce  feu-là  !...  Ce  rendez-vous  avait 
d'autres  raisons. 

PHILIPPE,  ironique. 

Eh  bien,  vous  l'entendez.  Monsieur...  Quand  bien 
même  ce  rendez-vous  serait  dû  à  une  sympathie, 


ai8  LE  PHALÈNE 

une  sympathie  naturelle,  je  ne  m'en  formaliserais 
pas...  et... 

THYRA,  V interrompant. 

Vous  dites  ?  Répétez  cette  insinuation  !  Répé 
tez   ces   paroles   que  vous   savez    mensongères  ! 
Vous  avez  osé  dire  une  sympathie... 

PHILIPPE 

Tout  doux  I  du  calme,  Thyra...  pas  de  scène... 

THYRA 

Allons,  ne  tâchez  pas  de  lui  faire  croire  sour- 
noisement que  vous  êtes  ici  par  jalousie  !  Car 
cela  n'est  pas,  vous  n'êtes  pas  jaloux  du  tout, 
Philippe  1 

PHILIPPE 

C'est  exactement  ce  que  je  viens  de  vous  dire» 

THYRA 

Et  qui  n'est  que  trop  vrai  !  Vous  ne  prononcez 
que  des  paroles  mesurées,  dédaigneuses  1  Vous 
tenez  à  me  diminuer  ici,  devant  lui,  par  orgueil, 
par  respect  humain  !...  Pas  un  cri  de  colère  ou  de 
ressentiment  n'est  sorti  de  vous,  Philippe  !  Et 
c'est  un  indice  terrible,  voyez-vous  ! 

PHILIPPE 

Faudra-t-il  vous  rappeler  que,  tout  à  l'heure, 
je  vous  ai  dit  vertement,  et  ici  même,  que  je 
trouvais  Tacceptation  de  nous  faire  rencontrer  à 
bord  du  Cydnus^  Monsieur  et  moi,  tout  à  fait 
déplacée  ?...  Ne  vous  ai-je  pas  témoigné  ma 
olère  ?... 

THYRA 

Allons,  Philippe,  soyez  sincère  !...  Votre  amour- 
propre  seul  s'est  cabré  un  moment  !  Le  plaisir  de 
passer  quelques  jours  avec  votre  charmante  cou- 
.  sine,  en  tête  à  tête,  vous  a  subitement  calmé. 


ACTE   TROISIÈME  aig 

PHILIPPE,  à    bout   de   patience. 

Entendu,  ma  chère,  n'insistez  pas.  Nous  res- 
terons, comme  je  le  souhaitais,  chacun  chex 
nous,  et  à  nos  bords  respectifs...  Je  joue  ici  un 
jeu  de  dupe...  et  je  vois  trop  où  vous  voulez  m'en- 
traîner  !  Excusez,  Monsieur,  le  ton  outré  que  pre- 
nait cette  conversation,  et,  encore  une  fois,  à 
tout  à  l'heure  !...  Smoking...  le  dîner  sur  le  pont... 

//  va  se  retirer. 
THYRA 

Non,  non,  ne  pars  pas,  Philippe  !  Maintenant 
que  tu  es  revenu,  ne  me  fais  pas  cette  insulte  !... 
Prends-moi  le  bras...  Descendons  ensemble- 

PHILIPPE 

Vous  n'y  pensez  pas  !...  Gomment  notre  retour 
serait-il  commenté  I  Je  vous  conjure  de  réflé- 
chir à  ce  qu'on  penserait  si  j'avais  l'air  de  vous 
ramener  de  force  et  d'être  venu  vous  chercher. 
Vous  créez  volontairement  une  situation  équi- 
voque, supportez-la  et  ne  la  compliquez  pas, 
jusqu'à  nous  rendre  ridicules. 

//  est  sur  le  point  de  partir. 

THYRA 

Prends  garde  !  Ne  pars  pas  sans  moi.  Je  te 
conseille  de  mesurer  l'insulte  que  tu  me  ferais 
maintenant  que  tu  es  revenu,  en  me  laissant  ici... 
J'en  rougis  de  honte  ! 

PHILIPPE 

Pourquoi  donc  ?  Vous  donnez  un  rendez-  vous 
à  l'un  de  vos  amis.  Agissez  comme  vous  l'auriez 
fait  si  je  n'étais  pas  remonté.  Nous  nous  retrou- 
verons en  bas  pour  le  dîner.  Je  n'ai  que  le  temps 


aao  LE  PHALENE 

d'aller  rejoindre  nos  amis  et  d'aller  passer  mon 
smoVing... 

Tout  cela  a  été  dit  précipitamment,  presque  à  voix 
basse. 

LIGNIÈRES,  rompant  les  chiens. 

Mais  qu'à  cela  ne  tienne,  Thyra  !...  Il  est  tard, 
la  nuit  tombe  !  Permettez-moi  de  vous  reconduire 
jusqu'à  la  passerelle  de  VAtalante. 

Il  va  à  elle  et  lui  offre  cavalièrement  le  bras, 
THYRA 

Un  moment,  Lignières...  S'il  te  reste,  Philippe, 
un  atome  d'amour...  s'il... 

PHILIPPE 

Non  I  Je  ne  répondrai  pas  devant  Monsieur, 
je  vous  en  avertis  ! 

THYRA,  lui  barrant  la  route. 

Et  pourquoi  donc  ?...  Au  contraire  !...  C'est 
le  seul  témoin  devant  qui  nous  puissions  par- 
ler, le  seul  au  monde  qui  puisse  comprendre  lo 
sens  de  nos  paroles. 

PHILIPPE,  les  bras   croisés, 

INon,  ie  ne  répondrai  pas. 

THYRA 

11  connaît  la  raison,  lui,  qui  fait  que  notre 
amour  était  empoisonné  à  sa  source  d'une  im- 
possible rancune  !... 

PHILIPPE 

Quel  passé   tenez-vous  à   réveiller  ?.., 

THYRA 

Je  vous  l'avais  dit,  je  vous  l'avais  prophétisé, 
jamais  vous  n'avez  oublié  cette  chose  !  Dés  le 
soir  où  tu  m'as  prise,  Philippe,  tu  t'es  vengé 
de  l'amour   par    l'amour  ;   comme  on    assouvit 


ACTE   TROISIÈME  aai 

une  vengeance..  Aprf's,  tu  as  cru  efTacer,  mais 
nous  avons  eu  beau  nous  jeter  dans  la  volupté, 
nous  griser  de  nous-mêmes  et  de  sensations, 
j'avais  le  pressentiment  de  notre  folie,  je  savais 
que  je  ne  ferais  qu'attiser  ta  désillusion  et  que  nous 
épuiserions  le  désir,  sans  jamais  retrouver  l'a- 
mour... Aujourd'hui,  nous  en  sommes  là  !  Il  y  a 
en  toi  de  la  fatigue  et  de  l'indilîérence...  Tu  es 
las  de  ta  maîtresse,  Philippe  î...  Nous  ne  pou- 
vons plus  mordre  à  des  fruits  qui  nous  ont  donné 
tout  leur  suc  !  A  deux,  nous  sommes  arrivés  à 
je  ne  sais  quelle  basse  satiété  I  Kt  tout  doit  être 
écrasé  en  moi,  l'orgueil  et  l'amour  I 

LIGNIÈRES 

Thyra,  je  vous  en  supplie  !... 

PHILIPPE 

Calme/,  calmez  votre  esprit  exalté  et  ne  don- 
nez pas  à  celui  qui  nous  juge  ici,  et  bien  raailgré 
moi,  l'impression  que  v^ous  êtes  restée  l'excessive 
enfant  qu'il  a  connue...  et  qui  jouait  dangereuse- 
ment avec  la  vie. 

THYRA 

Ah  !  je  tremble  !...  Je  tremble  de  ^os  mots, 
Philippe...  Excessive,  exaltée  !...  Ah  !  vous  me 
reprochez  mon  exaltation  I...  Dans  ce  cas,  tant  pis, 
qu'il  le  sache  !  Voulez-vous  que  je  vous  dise 
alors  la  raison  atroce  de  votre  froideur  à  vous,  de 
la  reprise  que  vous  faites  de  vous-même,  jour  à 
jour  ? 

PHILIPPE 

C'est-à-dire  ?...  Osez  toute  votre  pensée... 

THYRA 

Oh  !  Oh  !  Philippe,  ne  me  forcez  pas  à  la  dire  1... 


aaa  LE   PHALÈNE 

PHILIPPE 

Maintenant  je  vous  l'ordonne  !... 

THYRA 

Oh  !...  Philippe  !...  Oh  !  Philippe  !...  J'ai  vu 
petit  à  petit,  à  mesure  que  le  mal  monte  en  moi, 
votre  bouche  se  détourner  de  moi.  Et  c'est  bien 
la  pire  des  épouvantes  que  de  voir  naître  cette 
peur  sur  les  lèvres  de  l'aimé  !... 

PHILIPPE 

Mais  vous  êtes  simplement  monstrueuse,  savez- 
vous  bien  ! 

LIGNIÈRES 

J'ai  peur  de  comprendre  à  mon  tour...  A  quel 
mal  obscur  fait- elle  allusion  ? 

PHILIPPE 

Ne  l'écoutez  pas  !...  Elle  divague  !... 

THYRA 

Eh  bien,  oui,  Lignières,  oui,  je  suis  perdue'!... 
Ce  n'est  plus  qu'une  affaire  de  temps  ! 

LIGNIÈRES 

Thyra  !...  Que  dites-vous  là  ? 

THYRA 

Et,  à  mesure  que  ce  temps  approche,  sa  crainte 
augmente  I 

PHILIPPE 

Ah  !...  Je  m'insurge,  cette  fois  I  Vous  n'êtes 
plus  maîtresse  d'un  cerveau  fiévreux... 

THYRA. 

Non,  Philippe,  il  ne  ment  pas,  ce  mouvement 
de  la  bouche  qui  glisse,  qui  cherche  à  mettre  l'es- 
pace entre  les  lèvres...  Tout  cela  n'échappe  pa* 
à  mon  désespoir  !  Et  tu  m'aimes  peut-être  encore 
pourtant,  c'est  vrai,  et  je  te  fais  pitié,  c'est  vrai... 


ACTE  TROISIÈME  2a3^ 

Un  soir,  j'ai  trouvé  dans  votre  buvard  une  lettre 
commencée,  une  lettre  à  un  vieux  parent,  in- 
quiète, agitée  ;  vous  lui  demandiez,  à  lui  qui  avait 
connu  vos  antécédents,  s'il  n'y  avait  pas  trace 
de  phtisique  dans  votre  famille... 

LIGNIÈRES 

Phtisique  ! 

PHILIPPE 

Elle  ne  sait  plus  que  délirer,  vous  voyez  bien. 

THYRA 

Allons,  Philippe  ce  proteste  pas  1  Tu  fais  tous 
tes  loyaux  efforts  pour  te  surmonter...  Mais  je 
suis  celle  qui  contamine  !  Nous  y  voilà  donc,  Phi- 
lippe... Je  l'ai  enfin  votre  détestable  pitié...  De- 
main, quand  les  heures  terribles  viendront,  j'au- 
rai peut-être  votre  dégoût,  je  verrai  votre  envi© 
saine  de  respirer  ailleurs,  de  fuir... 

LIGNIÈRES 

Assez,  par  grâce,  mon  amie...  ne  vous  animez 
pas  ainsi  à  plaisir  I   Epargnez-vous  tous   deux. 

THYRA 

Oh  l  maintenant,  qu'est-ce  que  je  risque  ?  Je 
te  le  crie,  Philippe  :  une  affection  passerait  dans 
ma  vie,  je  ne  vais  pas  jusqu'à  croire  que  tu  en 
serais  heureux,  mais  tu  fermerais  les  yeux  in- 
consciemment, dans  l'espoir  que  quelque  chose 
de  plus  fort  que  ta  volonté  me  prît  à  toi.  Je 
le  sais,  tu  formes  des  projets  qui  dépassent  le 
terme  de  mon  existence. 

PHILIPPE 

Ah  !  l'abomination  de  ce  que  j'entends  1... 
Quelle  injuste  clameur  sort  de  vous  tout  à  coup  I 
Vous  vous  trompez  !  Je  suis  prêt  à  continuer, 
Thyra  !  Je  vous  aime  toujours.  N'ai-je  pas  suivi 


334  LE   PHALÈNE 

à  la  lettre  notre  pacte  et  notre  programme  ? 
Rappelez-vous  vos  propres  mots  :  «  Un  suicide 
à  deux,  un  suicide  de  joie  et  d'amour  !...  »  Eh 
bien,  allons  plus  avant  encore  !...  je  suis  prêt  !... 

THYRA 

Peine  perdue  !  Le  suicide  pour  un  seul,  oui  !... 
Alors  que  je  me  consume,  la  vie  entre  en  vous  à 
pleins  flots...  Vous  n'avez  rien  à  redouter  de  moi, 
allez  1  je  réponds  de  vous  !  Il  se  passe  ceci  que  je 
suscite  la  joie,  le  plaisir,  la  volupté,  toutes  les 
richesses  de  la  vie  ,  je  les  ai  appelées...  nous  nous 
les  sommes  payées...  et  c'est  vous  seul  qui  en 
profitez  ! 

LIGNIERES 

Ne  départagez  pas  votre  bonheur  I 

PHILIPPE 

L'heure  des  comptes  serait-elle  venue  ! 

THYRA 

Sache-le,  Philippe,  le  plaisir,  la  joie,  la  volupté 
n'ont  pas  le  même  sens  pour  ceux  qui  vont  mou- 
rir ou  pour  ceux  qui  restent  !...  Sache  que  c'a 
été  chez  moi  sans  cesse  une  volupté  triste,  tou- 
jours terrifiée.  Pour  toi  l'heure  de  vivre  com- 
mence. Chaque  volupté,  chaque  plaisir,  t'ont  fait 
plus  conscient,  plus  dispos,  plus  apte  à  la  vie. 
Moi,  ils  me  laissent  plus  morte,  plus  désespérée  1 

PHILIPPE 

Nous  y  voilà  !... 

THYRA 

De  ce  suicide-h\,  vous  sortez  vainqueur.  Ah  I 
l'atroce  course  à  deux  que  la  nôtre  !...  Atalante, 
Atalante,  comme  dit  l'inscription  de  votre  bateau. 
Oui,  Atalante  éperdue,  et  qui  vous  a  laissé  tous 
les  fruits  d'or  qu'elle  n'a  pas  ramassés  pour  ellel... 


ACTE  TROISIÈME  aaS 

PHILIPPE 

Oh  1  Thyra  !  Quelle  tristesse  !  Voilà  que,comme 
les  malades  aigris,  vous  jalousez  la  vie  de  ceux  qui 
vous  entourent  et  vous  chérissent!...  Un  jour,  vous 
nous  reprocherez  à  tous  l'air  que  nous  respirons. 

THYRA 

Non...  vous  savez  bien  que  vous  mentez,  que 
ce  que  vous  dites  est  faux  ! 

PHILIPPE 

Je  suis  effondré  devant  une  pareille  accusatrice. 
Voilà  à  quelle  scène  elle  voulait  vous  faire  assis- 
ter, Monsieur  !...  Elle  l'a  obtenue,  et  se  venge  ! 

LIGNIÈRES 

Ne  craignez  rien  1  Je  ne  suis  plus  un  témoin  ; 
je  me  sens,  tout  à  coup,  votre  ami  à  tous  deux, 
un  ami  désolé,  qui  voudrait  vous  venir  en  aide... 

PHILIPPE 

A  ce  soir,  Thyra! 

THYRA,  scandalisée. 

Philippe,  ne  pars  pas  !  Je  te  le  défends  I... 

PHILIPPE 

J'en  ai  trop  entendu  ! 

LIGNIÈRES,  la  retenant  par  le  bras. 

Thyra,  je  vous  en  supplie,  calmez-vous... 

On  entend  des  appels  à  nouveau,  au  bas  de  la  coUint. 
PHILIPPE 

Ecoutez,  nos  amis  m'appellent. Ecoutez,  leurs  cris 
et  leurs  voix  se  rapprochent  ;  ils  montent  à  ma 
recherche...  un  moment  encore  et  ils  seront  ici... 
LIGNIÈRES,  à  Thyra. 

En  effet,  Thyra.Il  a  raison!  Il  faut  qu'il  parte  1... 

THYRA 

Moi    aussi,    je   t'appelle,    Philippe  !  Phihppe  I 


aa6  LE  PHALENE 

(Philippe  disparaît  en  courant  pendant  que  Lignières 
s'adresse  à  lui  et  lui  dit  de  loin  :  «  Je  la  ramène..  iV« 
craignez  rien.  »  Thyra  en  profite  pour  s'élancer  à  tracera 
les  rochers  et,  comme  on  entend  en  bas  :  «  Eh  \  Hop  1 
Eh  !  Hop  !  »,  elle  crie  à  son  tour,  du  haut  d'un  rocher.) 

Philippe  1  Reviens,  Philippe...  ne  me  défie  pas... 

Elle  reste  penchée  en  avant,  presque  suspendue  au- 
dessus  de  Vabime.  A  cet  instant.  Madame  de  Mar- 
liew  surgit  derrière  les  amandiers. 


SCÈNE  VIII 

THYRA,  LIGNIERES 
MADAME  DE  MARLIEW 

MADAME    DE    MARLIEW,  à  Lignières. 

Monsieur,  Monsieur,  je  vous  en  prie...  je  ne  sais 
pas  ce  qu'elle  est  capable  de  faire  !  Thyra,  re- 
garde-moi I  (Lignières  s'est  élancé.)  je  t'en  supplie... 
je  suis  restée...  j'avais  peur...  Ecoute,  tu  n'es  pas 
raisonnable,  vraiment...  Ne  me  fais  pas  de  cha- 
grin... Il  ne  faut  pas  me  faire  de  chagrin,  ni 
jouer  à  m'effrayer...  je  suis  si  vieille  maintenant. 
Ne  te  penche  pas  ainsi  !...  Mon  Dieu,  je  ne  sais 

plus  ce  que  je  dis  !...  (A  ce  moment,  Lignières  a  tiré 
brusquement  Thyra  en  arrière,  il  la  maintient  dans  ses 
bras,  presque  en  la  portant,  et  la  ramène  au  premier 
plan.  Madame  de  Marliew  saisit  les  mains  dt  Thyra  et 
Fembrasse.  Thyra  est  immobile,  raidie.  Quand  Lignières 
desserre  son  étreinte,  elle  s'appuie  à  la  vieille  ruine  tom- 
bale, où  elle  avait  voulu  faire  s'allonger  le  chien.  Ma- 
dame de  Marliew,  bas,  à  Lignières.)   Merci,   Monsieur. 

Laissez-nous  seules,  je  la  reconduirai. 

LIGNIÈRES,   bas. 

Mais  comment  ferez-vous  ?  Sera-t-elle  en  état  ? 


ACTE    TROISIEME  aaj 

MADAME    DE    MARLIEW 

La  voiture  a  l'ordre  de  revenir  me  prendre  ; 
dans  un  quart  d'heure,  elle  sera  ici  ;  ne  vous  in- 
quiétez pas  ;  Prévenez  qu'on  se  mette  à  table. 

Elles  restent  seules. 


SCENE    IX 
THYRA,  MADAME  DE  MARLIEW 

MADAME    DE    MARLIEW 

Thyra,  n'entends-tu  pas,  ma  chérie  ? 

THYRA,  un  peu  égarée, 
comme  si  elle  voulait  reprendre  pied. 

Comment  se  fait-il  que  tu  sois  là  ?  Tu  n'es 
donc  pas  descendue  avec  elles  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

J'ai  bien  senti  qu'il  allait  se  passer  quelque 
chose  de  grave...  Je  ne  voulais  pas  m'éloigner  de 
toi...  J'ai  guetté...  mais  la  voiture  va  venir  nous 
reprendre.  Tu  vois,  j'ai  même  un  manteau  pour  toi. 

THYRA 

Mais  alors,  tu  as  entendu  ?...  là...  tu  viens  d'en- 
tendre ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Tout. 

THYRA,  avec  effroi. 

Tu  as  entendu  ce  que  j'ai  dit  de  moi  ? 

MADAME    DE    MARLIEW,  grave  et  simple. 

Oui,  Thyra. 

THYRA 

De  ma  santé,  de... 

Elle  s'arrête. 


uqS  le  PHALENE 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oui,  mon  enfant. 

THYRA,  la  regarde  fixement,  puis,  tout  à  coup, 
elle  pousse  un  gémissement. 

Ah  I  tu  savais,  tu  le  savais  ! 

MADAME    DE    MARLIEW 

J'ai  toujours  su  !... 

THYRA 

Et  tu  n'osais  pas  me  le  dire,  et  tu  me  le  cachais  ? 

MADAME    DE    MARLIEW 

Et  toi  aussi,  ma  chérie,  tu  te  cachais  de  moi- 
Philippe  nous  avait  bien  gardé  le  secret  ! 

THYRA 

Et  nous  vivions  dans  ce  mensonge  !...  Quelles 
folles  nous  étions  de  nous  imaginer  que  l'autre 
ne  savait  pas  I...  Comme  si  c'était  possible  !... 
Mamita  !... 

MADAME   DE   MARLIEW,  la  serrant   tendrement 
dans  ses  bras. 

Mais  ce  n'est  rien  !  Je  viens  de  t'entendre...  Tu 
t'exagères  aussi  !...  Ce  n'est  rien  !  Tu  dois  gué- 
rir... Je  le  sais...  on  me  l'a  dit  dernièrement  en- 
core... Oh  !  vois-tu,  c'est  un  bienfait  que  cet 
affreux  silence  qui  était  ertre  nous  n'existe  plus  ! 

THYUA,  cdlinement  pressée  contre  elle. 

Ah  1  que  c'est  bon  de  te  retrouver  tout  à  coup... 
(Puis  elle  gémit.)  Mère,  mère,  pourquoi  m'avoir 
donné  la  vie,  si  tu  devais  me  donner  la  mort  I 

MADAME    DE    MARLIEW 

Oh  !  quel  trop  juste  reproche  1...  Je  n'en  sais 
rien,  moi...  Que  veux-tu  ?  c'est  la  fatalité  !...  Ton 
père  était  bien  portant...  Ah  !  si  je  t'avais  soi- 
gnée aussi,  au  lieu  de  te  laisser  vivre  à  ta  guise... 


ACTE  TROISIÈME  229 

Enfin,  je  te  reprends,  maintenant,  moi  !  Je  serai 
là,  toujours...  Que  tu  le  veuilles  ou  non,  je  ne  te 
quitte  plus... 

THYRA 

Oui,  reprends  la  petite  fille  dans  tes  bras... 
Redonne-moi  ma  première  place  dans  tes  coudes  ; 
la  place  qui  m'a  bercée  et  qui  me  bercera  encore 
au  dernier  moment...  Mère  chérie,  toi,  d'où  tout 
vient  et  où  tout  retourne  !...  Ah  !  je  ne  me  rappe- 
lais pas  que  c'était  si  bon!  Maman!  Mamita 
Mamital  Calme-toi,  j'ai  tant  de  chagrin  1  Ah  ! 
si  tu  savais  ce  que  j'ai  pu  avoir  de  chagrin  !... 
Je  te  raconterai  tout...  comment  j'ai  découvert... 
Mon  Dieu  !  qu'il  est  doux  d'avoir  encore  sa  mère 
quand  l'ombre  monte  !...  Non,  non,  ne  pleure  pas 
ainsi,  ne  te  désole  pas  et  serre-moi  fort. 

MADAME    DE    MARLIEW 

Si  fort  que  maintenant  plus  rien  ne  pourra  t' ar- 
racher de  moi. 

THYRA,  comme  une  enfant  modèle  maintenant. 

Je  suis  petite,  hein  ?...  Regarde  ce  que  c'est  que 
le  hasard  ?...  Nous  sommes  toutes  deux  seules 
dans  une  prairie  et  tu  me  berces  sur  une  tombe... 
Tu  te  souviens,  quand  j'étais  toute  petite  et  que 
je  voulais  être  bercée  près  de  la  grande  albia  qui 
sentait  le  sapin  frais..  Tu  avais  peur  pour  moi  de 
la  neige...  déjà  I...  et  Vladu  passait  avec  ses  bre- 
bis, les  bufles  et  le  chien  Hotzu,  si  maigre,  qui  me 
mettait  la  buée  de  son  museau  près  de  la  joue... 
C'est  loin...  Tu  vois,  ce  sera  pareil...  tu  seras  la, 
plus  tard  pour  m'empêcher  de  pleurer  ?...  Va  1 
mère,imprime  à  la  tombe  le  rythme  des  berceaux- 
Plus 'que  nous  deux,  comme  autrefois!...  Je  ne 
veux  plus  que  cette  douceur  que  je  retrouve... 
Chante,  comme  autrefois,  mama  doïca...  en  ber- 


»3i>  LE   PHALÈNE 

çant...  j'aimerai  me  souvenir  de  ta  voix  d'aiors... 
quand  tu  chantais... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Ma  chérie,  ma  chérie,  que  me  demandes-tu  là  !... 

THYRA 

Fais  l'effort,  calme-moi,  comme  autrefois  lors- 
que j'avais  du  mal...  dans  le  jardin...  Nani-Nani, 
Marna...  Dieu  qu'il  était  maigre,  le  chien  Hotzu  !... 
Tu  té  souviens  ?  Chante  !... 

MADAME    DE    MARLIEW 

Mes  vieilles  lèvres  ne  savent  plus  ta  chanson» 
mon  enfant... 

THYRA 

Force-toi  !  Pour  me  faire  souvenir,  doïca...  Rap- 
prends... Comment  était-ce  donc?  Rapprends... 

MADAME    DE    MARLIEW,    brisée. 

Je  ne  peux  pas.!... 

THYRA,  les  yeux  clos,  et  donnant  aux  bras  de  sa  mère 
le  mouçement  des  berceuses. 
Mais  si,  mais  si,  essaie...  Berce...  avant  qu'il 
neige  dans  le  jardin...  berce  toujours... 

MADAME    DE    MARLIEW,   avec    une   vieille 
grosse   voix  qui  pleure. 

Nani,  nani...  puiu  mami  ! 

Elle  chantonne  ainsi  les  premiers  mots  de  ces  chan- 
sons qui,  dans  tous  les  pays  du  monde,  veulent 
dire  :  «  Dodo,  Venfant  do...  »  pendant  qu'on  en- 
tend les  grelots  de  la  voiture  qui  remonte  et  que,  de 
loin,  un  voiturier  crie  à  travers  les  branches. 

LE    VOITURIER 

Il  est  tard...  On  fait  dire  à  ces  dames...  qu'il  est 
temps  de  rentrer... 

RIDEAU 


ACTE  QUATRIÈME 

A  Paris.  La  scène  représente  la  salle  à   manger   des 
Marliew.  Un  grand  dallage  blanc,  colonnes  bleues,  don- 
nant  sur  une  galerie.  La  salle  à  manger  n  est   séparée 
de  cette  galerie  que  par  une  large  tapisserie  noir  et  or 
qui    glisse    à    l'antique,  entre    les    colonnes.  Quand  la 
tapisserie    est    tirée    on    voit  la  galerie  jaune  safran, 
avec  sa  fontaine  et  des  orangers  en  caisses.  A   gauche, 
une  grande  grille  vénitienne,  comme  une  grille  de  cha- 
pelle, sépare  la  salle  à  manger  d'une  sorte  d'oratoire  assez 
sombre  où  brûlent  deux  lampes  de  mosquée  de  couleur 
pourpre.  De  l'autre  côté,  à  droite,  une  vasque,  surmontant 
avec  des  dalles  plates.  Au  milieu  de  la  scène,  la  grande 
table  de  salle  à  manger,  disposée  comme  celle  de  la  Gène 
de  Léonard  de  Vinci  :  les  convives  sont  vus  face  au  pu- 
blic et  de  profil.  L'espace  libre  compris  entre  les  deux 
côtés  de  la  table  est  rempli  par  une  sorte  de  divan  bas 
tout  d'argent,  sur  lequel  Thyra  a  l'habitude  de  s'étendre 
après  dîner.  La  table  est  recouverte  d'une  nappe,  violet 
et   or,  sur  laquelle  sont  jetées   des  guipures.    Vaisselle 
d'argent,  hanaps.  Tout  cela  au  goût  du  jour,  ultra-mo- 
derne, avec  en  plus  un  relent  gréco-byzantin  qui  sent 
nettement  la  métèque.  Les  convives  sont  Thyra,  Allé- 
gra,   Lepage,   Artachefï,   Osterwood,   le   poète   Corneau 
et  un  jeune  Danois  d'une  vingtaine  d'années,  Monsieur 
Austersen.  Ils  sont  assis  sur  des  sièges  de  forme  curule. 
Au   centre   est   une   cathèdre   vide   dominant   tous   les 
autres  sièges.  Cette  cathèdre,  inoccupée,  est  toute  parée 
de  fleurs.  Des  roses  éparses  sont  jetées  sur  le  dallage  ; 
des  coussins  de  pieds  et  des  peaux  de  panthère.  A  gauche 
de  la  table,  un  grand  trépied  brûle-parfum.  Au  fond, 
dans  un  coin,  une  biche  en  bronze  pompéien.  Au  lever 
du   rideau,  les  deux  domestiques  nègres,  costumés,  et 
un  boy  indien,  tout  de  blanc  vêtu,  deux  modèles  aussi 
travestis  en  esclaves  grecs  et  couronnés  de  cytises,  se 
mêlent  à  des  maîtres  d'hôtel  corrects  et  en  habit.  Sur  les 
dalles,  à  droite,  au  pied  de  la  vasque,  les  musiciens  tchè- 
ques font  entendre  leurs  musiques.  Près  de  la  grande 


2'32  LE  PHALENE 

grille,  deux  grands  flambeaux  de  cire  jaune  allumés. 
Allégra  porte  une  dalmatique.  Thyra  une  tunique  tur- 
quoise et  corail.  Les  hommes  en  habit. 


SCENE    PREMIERE 

THYRA,  ALLEGRA,   LEPAGE, 

OSTERWOOD,    ARTAGHEFF,    GORNEAU, 

AUSTERSEN. 

Au  lever  du  rideau,  pendant  qu'on  sert  les  derniers 
plats  du  diner,  Allégra  achève   une  danse. 

LEPAGE,  s'' adressant  au  serviteur  habillé  à  la  grecque. 

Qu'est-ce  que  je  bois,  bougre  d'asticot  !... 
C'est  très  beau  d'être  servi  dans  du  venise  mais 
je  voudrais  savoir  si  c'est  du  bourgogne  ou  du 
bordeaux  !.,. 

Allégra  a  terminé  sa  danse.  On  V applaudit  discrète- 
ment. 

ARTAGHEFF 

Elle  est  admirable  ! 

OSTERWOOD 

Elle  est  au  moins  intéressante  ! 

LEPAGE,  maugréant. 

C'est  l'abbaye  de  Thélème,  en  un  peu  mieux  I 

ARTAGHEFF 

Quelle  horreur  I...  Saignez-le  I... 

GORNEAU 

Donnez-moi  une  orange  que  je  lapide  ce  sculp- 
teur 1... 

LEPAGE 

Eh  bien,  mettons  que  c'est  de  l'Aima  Tadema 
et  n'en  parlons  plus... 


ACTE   QUATRIÈME  ai 3 

OSTERWOOD,  à   Allégra. 

Vous  dansez  comme  les  glycines  savent  dan- 
ser, dans  le  crépuscule  ! 

Allégra  dit  quelques  mots  en  anglais  à  V orchestre  qui 
se  retire  dans  la  galerie. 

THYRA 

Tout  à  l'heure,  vous  aurez  quelque  chose  de 
mieux  encore   que   des   danses... 

OSTERWOOD 

Quoi  donc  ?...  Pour  achever  le  banquet  pla- 
tonicien... Du  sang  sur  ces  dalles  de  marbre  ? 

THYRA 

Vous  verrez...  une  entrée  amusante  de  masques 
blancs,  à  minuit  juste. 

CORNEAU 

En  tout  cas,  les  danses  naissent  d'elles-mêmes 
de  ces  pavés  roses  et  blancs.  Le  tout  a  le  ton  des 
mosaïques  d'Herculanum  bleu  lapis,  jaune  de 
crocus... 

ARTACHEFF 

Et  il  y  a  bien  cinquante  louis  de  roses  par  terre  i 

OSTERWOOD 

Les  roses  de  Paestum  ! 

THYRA 

De  Lachaume,  simplement  ! 

CORNEAU 

Vous  n'êtes  plus  en  Sicile,  mais  on  dirait  un 
peu  les  Thesmophories,  un  soir  où,  dehors,  la 
îyne  serait  de  miel...  et  nous  sommes  boulevard 
Berthier,  la  lune  luit  sur  les  fortifs,  les  bas- 
tions... 

LEPAGE 

Les  écailles  d'huîtres,  les  vieux  journaux...  les 
poubelles  municipales... 


234  LE   PHALÈNE 

ARTACHEFF 

Vous  avez  rénové  l'art  du  décor...  pour  la 
femme...  Il  ne  manque  ici  qu'Isadora,  pieds  nus... 

LEPAGE 

C'est  ça  !  c'est  ça  !...  il  y  est...  C'a  l'air  d'un 
rêve  après  ballet  russe,  un  rêve  qui  serait  passé  par 
Munich  pour  finir  chez  une  grande  dame  sud- 
américaine...  C'est  une  salie  à  manger  pour  riche 
professor  allemand,  ivre  de  modernisme,  et  dont 
la  femme,  Israélite  wurtembergeoise... 

CORNEAU 

Assez  !...  assez  !...  Il  est  saoul  !...  qu'on  le 
lapide  ! 

OSTERWOOD 

Ou  qu'on  le  mette  en  croix.  Il  ferait  bien  avec 
les  basques  flottantes  de  son  trop  large  habit. 

ALLÉGRA 

Il  blague...  mais  il  est  si  gentil  tout  de  même, 
ce  cher  Lepage... 

THYRA 

Et  puis  il  a  raison,  c'est  si  difficile  pour  une 
étrangère  de  ne  pas  être  trop  poétique...  Il  y  a 
toujours  eu  trop  d'Orient  dans  notre  affaire. 

CORNEAU 

Jamais  trop  d'Orient  !  N'est-ce  pas,  Monsieur 
du  Nord,  monsieur...  (Il  désigne  le  Danois.)  Com- 
ment s'appelle-t-il  ? 

THYRA 

Austersen...  Il  comprend,  mais  ne  sait  dire  que 
quelques  mots  de  français. 

AUSTERSEN 

Orient...  plus  beau. 


ACTE  QUATRIÈME  a35 

OSTERWWOD 

Cette  soirée  me  rappelle  surtout  le»  soiréôs  de 
VAtcUante. 

ARTACHEFF 

Ah  !  c'est  vrai,  vous  avez  vu  le  yacht,  vous  !... 

ALLÉGRA 

Et  Monsieur  Austersen  aussi,  que  nous  avons 
rencontré  en  Egypte...  Quant  à  Monsieur  Oster- 
wood,  nous  l'avons  connu  en  Sicile,  avec  la  prin- 
cesse Eléonore... 

THYRA 

Et  puis,  six  mois  après  encore,  sur  une  plage 
de  l'Adriatique,  mais  alors  il  était  tout  seul. 

LEPAGE 

Qu'est  devenue  au  juste  cette  reine  neurasthé- 
nique et  fantomale  ? 

THYRA 

Ne  lui  en  parlez  pas...  Il  en  souffre  encore. 

OSTERWOOD 

La  grande  âme  a  fini  comme  elle  devait  finir... 
au  monastère...  Elle  vit  au  milieu  de  religieuses 
dans  un  couvent  italien  ! 

THYRA 

Oh  !  comme  je  pense  souvent  à  elle  I 

OSTERWOOD 

Et  moi  je  peux  dire  que  mon  âme  est  veuve 
depuis  qu'elle  a  pris  cette  décision.  De  temps  en 
temps  elle  me  donne  des  nouvelles...  L'autre  jour, 
elle  m'a  écrit  qu'en  pensant  à  notre  voyage  elle  a 
mis  un  pot  de  basilic  à  la  fenêtre  de  sa  cellule. 

ARTACHEFP 

Et  votre  yacht  VAtalanU  ? 


a36  LE  PHALÈNE 

THYRA,  froidement. 

Mais  il  est  toujours  la  propriété  du  prince  de 
Thyeste...  je  pense,  du  moins  ! 

On  fait  signe  à  Artacheff  de  se  taire.   Un  froid.   Un 
silence. 

CORNEAU 

Alors,  vraiment,  Thyra,  vous  nous  quittez  ?.. 
c'est  affreux  I 

ARTACHEFF 

Espérons  encore,  je  ne  veux  pas  croire  à  ca 
départ  î 

THYRA 

Si,  si,  mes  amis,  c'est  le  dîner  d'adieu  !... 

CORNEAU 

Mais  enfin  vous  allez  bien  nous  rester  encore 
huit  ou  dix  jours  ?  Voyons  !...  Il  y  a  le  bal  de 
Monsieur  Smiths,  la  première  de  Parsifal.., 

THYRA 

Du  tout,  mes  amis.  Tout  est  organisé,  je  vous 
quitte  demain.  Et  si  je  n'étais  pas  partie  demain, 
j'aurais  reculé  ce  dîner  jusqu'au  jour  même  de 
mon  départ...  La  clôture,  si  vous  voulez,  de  ma 
vie  de  garçon  !... 

LEPAGE 

Je  n'ai  plus  faim  r 

CORNEAU 

Attendez  quelques  jours  au  moins...  Ce  départ 
si  subit,  pas  annoncé,  imprévu  !... 

THYRA 

Ma  mère  a  fermé  les  malles  aujourd'hui,  tous 
les  paquets  sont  faits.  La  pauvre  femme  est  érein- 
tée...  c'est  pour  cela  que  vous  ne  la  voyez  pas  ce 
soir  avec  nous  ;  elle  dort  là-haut.  Je  vous  deman- 
derai môme  la  permission  d'aller  l'embrasser  tout 
4  l'heure. 


ACTE   QUATRIÈME  aS? 

ARTAGHEFF 

Mais  alors,  que  va  devenir  ce  magnifique  hôtel? 

THYRA 

J'ai  idée  que,  dans  quelque  temps,  il  sera  en 
location...  Hôtel  à  louer  ! 

CORNEAU 

Lugubre  1 

THYRA 

On  devrait  mettre  le  feu  derrière  soi  en  s'en 
allant... 

OSTERWOOD 

Je  suis  capable  de  le  faire,  et  en  jouant  du 
théorbe ! 

ARTAGHEFF 

Et  que  va  devenir  Paris  sans  vous  !  Ça  va  être 
du  propre  ! 

CORNEAU 

Zut  !...  je  vais  m'enterrer  à  Versailles  !... 
//  prend  son  assiette  et  va  s^asseoir  sur  les  marche». 

THYRA 

Ne  boudez  pas,  Corneau  !...  Il  est  bien  resté 
près  de  trois  ans,  Paris,  sans  que  j'y  fusse  mêlée... 
et  il  ne  s'en  porte  pas  plus  mal  1 

CORNEAU 

Mais,  depuis  six  mois,  vous  vous  étiez  rattrapée 
on  suivait  le  sillon  de  votre  astre  partout  1  Et 
où  allez-vous,  en  somme  ? 

THYRA 

Je  vous  l'ai  dit...  à  Marosvar... 

ARTAGHEFF 

Le  monastère  de  Tolstoï  I 

OSTERWOOD 

Chut  !  Pas  ce  nom  ici...  chez  des  païens  !... 


a38  LE  PHALENE 

CORNEAU 

Vous  nous  reviendrez. 

THYRA 

Je  ne  crois  pas  !... 

ARTACHEFF 

Dans  quelque  temps,  Paris  vous  manquera... 
Vous  vous  souviendrez  des  amis  et  de  ce  que  vous 
avez  laissé... 

LEPAGE,  frappant  sur  la  table. 

Et  moi  je  vous  dis  qu'elle  a  raison  I...  Et  pour 
que  je  le  dise,  moi  qui  l'ai  faite,  cette  petite,  moi 
qui  ai  eu  le  cœur  navré  de  la  voir  mourir  à  la  sculp- 
ture, il  faut  que  ce  soit  vrai  !...  Ah  !  qu'elle  s'en- 
ferme là-bas,  sans  tout  ce  luxe  néfaste,  avec 
quatre  sous  de  glaise  par  jour,  pendant  quelques 
années  de  travail  acharné,  il  va  sortir  de  ses  mains, 
et  de  son  cœur  ce  que  j'en  attendais,  quelque  chose 
d'épatant,  d'humain,  de  saignant...  Et  quand 
vous  nous  rapporterez  un  chef-d'œuvre,  je  ne 
demande  qu'à  être  encore  là,  pour  vous  embras- 
ser sur  les  deux  joues,  nom  de  Dieu  !... 

THYRA 

Faites-le  toujours  maintenant,  Lepage. 

LEPAGE 

Bien  volontiers. 

Avec    une   émotion    visible   il   lui   plaque   deux   gros 
baisers. 

OSTERWOOD 

Brisons  nos  coupes  I... 

CORNEAU 

Je  lève  la  mienne  en  votre  honneur  1 

TIIYRA 

Merci,  mes  amis  I 


ACTE   QUATRIÈME  j^ 

CORNEAU 

Voilà  qu'il  se  fait  tard,  et  l'invité  mystériejx, 
il  n'arrive  pas  ?...  Vous  nous  aviez  promis  lin- 
vite. 

OSTERWOOD 

Il  est  onze  heures  du  soir  et  la  cathèdre  est  tou- 
jours vide.  Elle  a  invité  un  fantôme.  Déjà  ce 
jeune,  beau  et  muet  Danois  n'est  pas  sans 
énigme... 

LEPAGE 

Vous  nous  aviez  annoncé  qu'il  arriverait  avant 
le  dessert. 

THYRA 

Il  viendra  I  II  viendra  ! 

CORNEAU 

Qui  ça  peut-il  être  ? 

THYRA 

Vous  allez  voir. 

ARTACHEFF 

Vous  avez  invité  des  gens  après  dîner,  n'est- 
ce  pas  ? 

THYRA 

Certainement.  Vous  avez  déjà  vu  Lignières 
tout  à  l'heure. 

CORNEAU 

Est-ce  qu'il  va  revenir  ? 

THYRA 

Mais,  je  crois  bien.  Il  a  assuré,  en  s'en  allant, 
qu'il  avait  deux  ou  trois  rendez-vous  importants, 
ce  soir,  mais  vous  allez  le  revoir. 

CORNEAU 

On  demande  le  nom  de  l'hôte  mystérieux  !... 
Est-ce  un  homme  ou  une  femme  ? 

11 


^o  LE  PHALÈNE 

ARTACHEFF 

Ce  ne  peut  être  qu'une  femme  pour  qu'on  ait 
paré  ainsi  la  cathèdre. 

j;  THYRA 

C'est  peut-être  parce  qu'elle  n'est  pas  encore 
assez  parée  que  l'invité  n'arrive  pas  !...  Allégra, 
aide-moi  à  préparer  mieux  que  cela  la  chaise  de 
mon  voisin. 

CORNEAU,  voyant  la  draperie  du  fond  écartée 
par  les  domestiques. 

Et,  juste,  en  effet,  le  voilà  ! 

On  se  retourne. 

PLUSIEURS  PERSONNES,  à  la  fois. 

Enfin  !...  Voyons  !... 

CORNEAU 

Non  1  ce  n'est  que  Lignières  I 

Entre  Lignières. 

LIGNIÈRES,  entrant. 
Ce  n'est  que  moi  ! 
A  sa  vue,  Thyra,  qui  était  distraite,  absente,  se  ranime 
et  se  précipite  vers  lui. 

SCÈNE    II 
Les  Mêmes,  LIGNIERES 

CORNEAU 

Mais  vous  avez  peut-être  droit  à  la  cathèdre  ?... 
Sait-on  jamais  I 

LIGNIÈRES 

Je  me  contenterai  d'un  tabouret  1 

ALLÉGRA 

Voulez-vous  prendre  quelque  chose  ? 


ACTE   QUATRIÈME  a4i 

LIGNIÈRES 

Tout  à  l'heure...  ne  vous  dérangez  pas  pour 
moi. 

THYRA,  bas   à  Lignières. 

Eh  bien  ? 

LIGNIÈRES 

Voulez-vous  que  nous  passions  à  côté,  je  vous 
donnerai  la  réponse  ? 

THYRA 
Inutile  !   (Elle  s'adresse   à   tout   le  monde.)   Comme 

j'ai  l'intention  de  renvoyer  dans  quelques  ins- 
tants cet  orchestre  tchèque  dont  vous  devez  avoir 
assez,  pour  le  remplacer  par  des  musiciens  ordi- 
naires, voulez-vous  qu'Allégra  vous  danse  une 
dernière  fois  une  danse  exotique  ? 

TOUT    LE    MONDE,   dit. 

Mais  très  volontiers  !...  Avec  plaisir  !... 

THYRA,  aux  domestiques. 

Ecartez  la  draperie  du  fond.  (Allégra  va  à  la  ga- 
lerie, les  hommes  se  retournent  et  la  suivent.  Pendant 
qu'elle  danse  dans  la  galerie,  Thyra  amène  Lignières  au 
premier  plan,  près  du  divan.)   Eh  bien  ?  Vite  !  vite  ! 

LIGNIÈRES 

Je  l'ai  vu,  mais  il  a  refusé  de  venir. 

THYRA 

Il  a  refusé  ! 

LIGNIÈRES 

Il  m'a  d'ailleurs  reçu  très  correctement,  au 
milieu  des  malles  et  de  paquets  préparés... 

THYRA 

Alors,  il  part  bien  ce  soir,  c'était  vrai  ? 

LIGNIÈRES 

Dans  une  heure,  à  la  gare  de  Lyon...  Il  a  été 


-^  LE    PHALÈNE 

très  poli,  correct,  il  m'a  dit  :  «  J'ai  reçu  les  lettres 
de  Thyra...  » 

THYRA 

Ah  !  il  avoue  les  avoir  lues  !... 

LIGNIÈRES 

Maintenant  que  le  plus  dur  est  fait,  a-t-il  ajouté, 
depuis  six  mois  nos  cœurs  ont  pris  l'habitude 
d'être  séparés,  pourquoi  ce  nouvel  adieu  inutile?... 
Plus  tard  nous  nous  retrouverons... 

THYRA 

Etc.,  etc..  Et  vous  lui  avez  tout  dit  ? 

LIGNIÈRES 

Tout  1  que  vous  partiez  demain  matin  à  votre 
tour  et  pour  toujours,  que  vous  réintégriez  votre 
pays...  Je  lui  ai  dit  que  vous  aviez  attendu  son 
départ  à  lui,  que  vous  teniez  à  faire  coïncider 
•cette  disparition... 

THYRA 

Il  n'a  pas  trahi  d'émotion  ? 

LIGNIÈRES 

Il  paraissait  être  au  courant  de  vos  projets... 
Il  a  ajouté  :  «  Faites  comprendre  à  ma  pauvre 
Thyra  le  sentiment  de  réserve  qui  m'empêche 
d'accepter  son  étrange  invitation...  » 

THYRA 

Vous  avez  bien  dit  que  j'y  tenais  par-dessus 
toute  chose  ? 

LIGNIÈRES 

11  ne  faut  plus  penser  à  cela,  Thyra  !  S'il  vous 
aimait  encore,  si  peu  que  ce  fût,  après  les  paroles 
que  je  viens  de  prononcer,  il  serait  là...  Vous- 
même,  pourquoi  ce  caprice  ? 


ACTE  QUATRIÈME  a43 

THYRA 

A  la  veille  de  l'éternité,  car  il  va  se  marier  et 
moi  je  disparais,  j'aurais  voulu  le  revoir,  lui  par- 
ler... une  dernière  fois  !...  Caprice,  vous  avez  rai- 
son !  Maintenant  que  les  deux  trains  s'en  vont 
chacun  de  leur  côté,  alors  le  cœur  chavire...  Ah  ! 
la  mémoire  du  cœur  1 

LIGNIÈRES 

Cependant  vous  avez  pu  vivre  six  mois  sans 
lui... 

THYRA 

Parce  que  je  me  reposais  de  la  fatigue  de  notre 
amour,  je  me  délassais  dans  l'indifférence  des 
autres  avec  une  stupeur  étourdie,  mais  si  vous 
aviez  vu  le  fond... 

LIGNIÈRES 

Je  l'ai  vu...  là-bas... 

THYRA 

C'est  depuis  lors,  tenez,  que  le  désaccord  n'a 
fait  que  s'agrandir.  Une  fureur  insensée  s'est 
emparée  de  nous,  nous  étions  acharnés  à  nous 
détruire  comme  deux  ennemis...  Nous  nous  atta- 
quions sans  cesse  même  en  nous  aimant...  Je  l'ai 
laissé  partir...  Mais  maintenant,  je  veux  le  re- 
voir, m'emplir  une  dernière  fois  les  yeux  de  son 
visage  !...  Et  il  viendra  !  il  viendra  ce  soir.  Vous 
entendez,  il  va  venir...   De   cela,  je   suis    sûre. 

Ses  yeux  étincellent. 
LIGNIÈRES 

Ah  1  éternelle  chimérique  ! 

THYRA 

Non,  car  je  vais  lui  écrire  les  trois  lignes  déses- 


a44  LE  PHALÈNE 

pérées,  la  lettre  à  laquelle  on  ne  résiste  pas... 
Vous  allez  la  lui  porter,  vous  me  rendrez  encore 
ce  dernier  service,  mon  petit  Lignières,  pauvre 
compagnon  de  voyage...  et  il  viendra  ! 

LIGNIÈRES 

Thyra  !...  Vous  vous  acharnez  sur  l'amour, 
comme  vous  vous  acharniez  sur  vos  sculptures... 
Et  vous  êtes  ce  soir  si  pâle,  et  vous  toussez  affreu- 
sement... 

THYRA 

Venez  vite  dans  ma  chambre. 

Ils  se  glissent,  par  une  petite  porte  dans  le  fond. 


SCENE   III 

OSTERWOOD,  CORNEAU,  LEPAGE 
ARTAGHEFF,  AUSTERSEN 

OSTERWOOD,  se   retournant  au   bruit. 

Notre  hôtesse  nous  quitte. 

CORNEAU 

Avec  Lignières. 

LEPAGE,  redescendant. 

Hum  !...  Elle  a  l'air  bien  inquiet,  vous  ne  trou- 
vez pas  ?...  Ce  va-et-vient  de  Lignières  !...  J'ai 
idée  que  ce  doit  être  à  cause  de  l'invité  mysté- 
rieux... 

OSTERWOOD 

Le  spectre  qui  va  venir...  avec  un  masque  do 
bronze  ou  de  verre  ! 

Les   hommes  se   rapprochent  peu   à  peu.   Allégra   a 
fini  de  danser  dans  la  galerie. 


ACTE    QUATRIEME  245 

CORNEAU 

Qui  ça  peut-il  être  ?  A  la  fin,  est-ce  une  blague 
ou   non  ? 

LEPAGE 

Je  ne  sais  pas...  Je  ne  vois  pas  qui  dans  ses 
relations... 

AUSTERSEN 

C'est  peut-être... 

LEPAGE 

Qui  ?.. 

AUSTERSEN 

Le  pr... 

On  lui  fait  signe  de  se  taire. 
CORNEAU 

D'où  revient-il,  ce  Danois  !...  Non,  Monsieur.  Ils 
sont  complètement  brouillés...  (Aux  autres.)  D'ail- 
leurs, on  m'a  dit  qu'il  était  retourné  ces  jours-ci 
en  Italie.  Il  épouse  une  archiduchesse  autri- 
chienne ou... 

ARTACHEFF 

Vous  croyez  à  une  séparation  définitive,  vous  ? 

CORNEAU,  badin,  potinier,  aasis  familièrement 
sur  la  table. 

Absolue  1...  Quand  on  a  vu  ce  ménage  de  près, 
les  derniers  temps... 

ARTACHEFF 

Et  vous.  Monsieur  Osterwood,  vous  les  avez 
connus  en  voyage.  Avez-vous  pu  juger  de  leur 
intimité  ? 

OSTERWOOD 
Il  y  avait  des  jours  calmes...  (Les  hommes  sourient.) 

On  entendait  des  éclats  de  voix  dans  le  yacht. 


246  LE    PHALÈNE 

Le  personnel  était  habitué...  On  se  taisait  en  écou- 
tant, comme  on  écoute  rouler  un  orage... 

ARTAGHEFF 

Je  le  trouvais,  d'ailleurs,  lui,  sec,  hautain, 
insupportable... 

CORNEAU 

Oui,  c'est  un  bienfait...  mais  n'empêche  que  la 
voilà  qui  fiche  le  camp  !  Nous  y  sommes  pour 
quelque  chose,  d'ailleurs  1  Ah  !  le  lui  avons-nous 
assez  débiné,  son  prince  italien. 

ARTACHEFF 

Mais  nous  n'avons  pas  eu  cette  importance^ 
Corneau  !... 

CORNEAU,  exprès,  continuant. 

Ah  !  les  amis  !...  C'est  à  nous  toujours  que  l'on 
doit  la  plupart  des  ruptures,  la  plupart  des  soli- 
tudes I... 

ARTACHEFF 

Il  est  odieux,  ce  Corneau  1 

OSTERWOOD 

Il  vous  rend  peut-être  justice  1 

LEPAGE 

Noua  connaissons  le  couplet  1  Rengaine  ton 
paradoxe,  petit  Corneau  !..- 

OSTERWOOD 

Il  n'y  a  de  vreù  que  ce  qui  est  paradoxal  ! 

COUNEAU 

No  me  conspuez  pas  ;  vous  savez  que  je  dis  la 
vérité  1  La  vue  de  l'amour  triomphant  nous  agace, 
nous  le  préférons  instinctivement  dans  sa  chute  t 


ACTE  QUATRIÈME  247 

OSTERWOOD 

Pas  si  bête  !...  Regardez-vous  en  habit  noir.... 
vous  êtes  les  nécrophores  de  l'amour  1  (Se  retour- 
nant vers  Austersen,  qui,   indifférent,  fume  sa  cigarette, 

appuyé  à  la  table.)  Sauf  cet  Eliacin  de  passage,  bien 
entendu,  qui  n'a  pas  l'air  de  bien  savoir  pour- 
quoi il  a  été  invité...  (Mettant  son  monocle.)  mais 
qu'on   redoute  comme  un  rival  mystérieux... 


SCENE   IV 

Les  Mêmes,  THYRA 

THYRA,  vivement,  écarte  la  draperie.  On  se  tait. 

Je  VOUS  demande  pardon,  je  suis  allée  déposer 
un  baiser  sur  le  front  de  ma  mère...  Me  voici 
toute  à  vous... 

CORNEAU 

Et  Lignières  ? 

THYRA 

Il  va  revenir  1  (A  Allégra  qui  la  suivait.)  Veux-tu 
arrêter  toute  musique,  chérie,  et  qu'on  ferme  bien 
la  draperie...  Que  personne  n'entre  plus  ici...  (Al- 
légra, sur  un  signe,  disparaît.  La  draperie  se  referme  sui 
elle.)  Approchez  !... 

ARTACHEFF    ET    LEPAGE 

Qu'y  a-t-il  ? 

THYRA,  s''asseyant  sur  l'angle  de  la  table. 

Vous  pensez  que  je  vous  ai  réunis  familière- 
ment, mais  un  peu  au  hasard  ?...  Mes  amis,  il  y 
a  des  raisons  profondes  à  cette  réunion...  J'ai 
voulu,  le  soir  de  mon  adieu,  avoir  devant  mes. 


a48  LE   PHALENE 

yeux  les  êtres  qui,  à  un  titre  quelconque,  ont  eu 
une  importance...  spéciale...  dans  ma  vie... 

CORNEAU 

Mais  il  me  semble  que... 

THYRA.,  vivement. 

Oui...  Je  possède,  pensez-vous,  des  amis  plus 
proches...  c'est  vrai,  vous  n'êtes  pas  les  seuls  qui 
devriez  vous  trouver  ici  ce  soir,  il  manque  à  l'ap- 
pel cinq  ou  six  personnes,  il  m'a  été  impossible 
de  les  réunir...  mais  c'est  assez  que  vous  soyez 
là...  J'ai  fait  venir  Osterwood  de  Londres  ;  Mon- 
sieur Austersen  était  de  passage  à  Paris...  Je 
désire  que  vous  sachiez,  chacun,  pourquoi  vous 
avez  eu,  ne  fût-ce  qu'un  moment,  cette  part  de 
moi-même  ;  il  était  plaisant  que  je  vous  en  fisse 
J'aveu...  Vous  vous  taisez  ? 

Elle   sourit. 

CORNEAU 

Nous  sommes  flattés... 

LEPAGE 

Nous  sommes  touchés... 

OSTERWOOD 

Dirai  je  même  que  nous  sommes  intimidés... 

ARTACHEFF 

Un  peu  confus... 

LEPAGE 

Après  un  pareil  préliminaire,  il  n'y  a  plus  qu'à 
.attendre. 

THYRA 

Mais  vous  ne  voudriez  tout  de  même  pas  m'en- 
tendre  vanter  vos  mérites  aux  uns  et  aux 
autres,  à  voix  haute. 


ACTE   QUATRIÈME  249 

CORNEAU 

Nous  serions  jaloux  ! 

LEPAGE 

Eh  bien,  à  tour  de  rôle  ! 

THYRA 

Je  ne  veux  pas  vous  confier  cela  solennelle- 
ment... Fumez,  parlez,  laites  comme  si  je  n'étais 
pas  là...  Cause/  surtout... 

LBPAGE 

Nous  retournons  dans  la  galerie...  avec  Allé- 
gea... 

OSTERWOOD 

Est-ce  qu'il  y  a  une  préséance...  des  numéros  ? 

THYRA 

Vous  êtes  bête  !...  Non  !  au  hasard  !...  Tenez, 
Corneau,  venez  par  ici...  Apportez-moi  ma  coupe 
de  fruits  que  je  n'ai  pas  touchée. 
CORNEAU,  aux  autres. 

Je  vais  les  rendre  furieusement  jaloux  !... 

OSTERWOOD,  s'en  allant  en  haussant  les  épaules. 

Elle  commence  par  ce  qu'il  y  a  de  plus  petit  ! 

Ils  remontent  dans  le  fond.  La  tapisserie  est  poussée. 
Ils  s'écartent  légèrement,  et,  pendant  Vaparté  de 
Corneau,  on  les  voit  converser  avec  AlUgra  qui 
esquisse  encore  quelques  pas  exotiques. 

CORNEAU 

Je    brûle    d'impatience. 

THYRA 

Je  vous  connais  depuis  trois  ans,  je  crois...  Je 
vou^  ai  trouvé  odieux,  insupportable,  poseur  et 


25o  LE   PHALENE 

béLête  comme  tous  les  jeunes  gens  qui  se  décou- 
vrent... 

CORNEAU 

On  n'est  pas  plus  aimable  !...  Si  c'est  pour  cela 
que  vous  m'avez  pris  dans  un  coin,  je  me  con- 
sole en  disant  :  que  vont  prendre  les  autres  ? 

THYRA 

Vous  savez  que  vous  êtes  insupportable,  je  ne 
vous  révèle  rien  !...  Or,  vous  rappelez-vous  que 
nous  avons  passé  cinq  à  six  jours  ensemble 
au  château  du  Plessis,  chez  Madame  de  Caussay, 
dans  l'Oise  ?... 

CORNEAU 

Oui,  certainement  1 

THYRA 

Vous  étiez  bruyant,  et  tout  le  monde  admirait 
d'ailleurs  votre  jeune  génie. 

CORNEAU 

Et  même  il  me  semble  bien  me  rappeler,  en 
effet,  que  je  ne  vous  étais  pas  très  sympathique. 

THYRA 

Un  soir,  vers  les  six  heures,  vous  étiez  proba- 
blement fatigué  d'avoir  trop  parlé,  de  vous  être 
trop  produit,  d'avoir  lancé  trop  de  balles  de  ten- 
nis, trop  de  mots  cruels  et,  comme  un  enfant  qui 
s'est  enivré,  dans  un  réduit,  à  droite,  près  de  l'es- 
calier du  château,  vous  vous  étiez  endormi  tout 
bonnement,  tout  simplement...  Votre  visage  ne 
portait  plus  la  trace  d'aucun  effort,  vous  aviez 
retrouvé,  dans  le  sommeil,  la  grâce  de  l'enfance, 
toute  la  simplicité,  la  pureté  de  la  jeunesse.  Vous 
aviez  l'air  d'un  page  endormi...  vous  respiriez  avec 
do  bons  gros  soupirs,  un  livre  à  la  main,  la  tête 


ACTE  QUATRIÈME  a5i 

sur  un  coussin  rouge.  Pour  un  peu,  je  vous  au- 
rais baisé  au  front...  Vous  avez  été  peut-être  mon 
premier  trouble  véritable  !  Et  vous  ne  vous  en 
étiez  jamais  aperçu...  C'est  tout.  Ce  n'est  pas 
énorme...  mais  vous  verrez,  plus  tard,  quand  vous 
serez  vieux,  vous  raconterez  cette  anecdote  avec 
un  certain  plaisir,  après  boire...  (Portant  la  coupe 
à  sa  bouche.)  Oh  !  comme  ces  fruits  sont  glacés  I 
vous  ne  vous  en  faites  pas  idée  1 

CORN  EAU,  après  un  silence. 

Thyra,  je  comprends  comme  vous  voulez  que 
je  comprenne.  Je  ne  suis  pas  plus  ému  qu'il  ne 
faut...  mais  je  n'ai  pas  envie  non  plus  de  gouail- 
1er,  de  plastronner...  J'ai  écouté  gravement  une 
belle  histoire...  en  effet...  Je  l'enferme  dans  mon 
souvenir...  sans  contrôler  ce  que  cet  aveu  renferme 
au  juste  d'authentique,  de  blagueur  ou  d'illusoire... 

THYRA 

Adieu...  petit  poète  !  (Elle  appelle.)  Lepage  !.. 

Lepage  se  retourne,  au  fond,  puis  s'approche.  Elle 
congédie  du  geste  Corneau  qui,  en  croisant  Le- 
page, fait  tinter  quelques  pièces  qu'il  a  prises  dans 
la  poche  de  son  gilet. 

CORNEAU,    à   Lepage. 

On  liquide  !...  On  liquide  !...  Passez  à  la  caisse, 
mon  bon  !... 

THYRA,  avec  une  voix  tout  autre,  grave  et  sonnante. 

Alors ,  c'est  fini  ?...  Nous  nous  quittons,  mon 
doux  maître... 

LEPAGE,  jetant  son  cigare  sur  les  dalles 
et  l'écrasant  du  pied. 

Et  ce  n'est  pas  gai  1 


252  LE   PHALENE 

THYRA 

Je  VOUS  dois  toute  la  beauté  qui  m'a  enivrée 
près  de  cinq  années... 

LEPAGE 

Bah  !  Vous  exagérez  mon  influence. 

THYRA 

Comme  un  sourcier,  vous  m'avez  appris  à  trou- 
ver de  la  beauté  plastique  partout...  même  dans 
la  mort. 

LEPAGE 

Je  suis  un  vieux  sculpteur  qui  ne  sait  pas  tant 
de  choses  !  Je  m'estimerai  content  si,  au  soir  de 
ma  vie,  je  puis  dire  que  j'ai  bien  travaillé  avec 
ces  deux  grosses  pattes  que  voilà...  et  que  je  vous 
demande  la  permission  de  fourrer  derrière  mon 
dos  de  peur  peut-être  que  vous  ne  les  voyiez 
trembler  ! 

THYRA,  derrière  lui,  appuyée  à  la  table,  à  voix  basse. 

Lepage,  soyez  sincère,  m'avez-vous  aimée  ? 

LEPAGE,  se  retourne. 

Mais... 

THYRA 

Osez  toute  votre  pensée,  je  veux  savoir  si  vous 

m'avez  aimée...  d'amour. 

Un  silence. 

LEPAGE 

Je  ne  vous  en  ai,  en  tout  cas,  jamais  rien  dit  I 

THYRA,  avec  une  expression  fière. 

C'est  encore  plus  beau  !  Mon  bon  maître,  vous 
(ivcz  été  ma  pensée  la  plus  haute,  la  plus  altière 
et  peut-être  la  plus  fervente... ^^4  mi-voix  encore. )Çl\i\ 
sait  ?  Si  vous  l'aviez  voulu  fortement,  à  une  épo- 
que de  ma  vie  !... 


ACTE   QUATRIÈME  253 

LEPAGE 

Bah  !  on  croit  cela  !...  On  le  croit...  après... 
quand  ce  n'est  plus  possible  ! 

//  essaie  de  sourire. 

THYRA,  s'animant. 

Ah  !  si  j'avais  pu  être  une  artiste  !  Au  lieu  de 
ce...  néant  !,..  Lepage,  continuez  à  travailler,  à 
faire  de  belles  œuvres.  C'est  vous  qui  avez  la 
grande  part...  veinard... 

Elle  le  dit  avec  un  regret  indicible,  en  tendant  le  poing. 

LEPAGE,  s'animant  à  son  tour,  d* enthousiasme  ému. 

Le  fait  est  que  je  crois  que  jusqu'au  dernier 
souffle... 

THYRA,   se  soulève  sur   la  pointe  de  ses  mules. 

Jusqu'au  dernier  souffle  !...  Lepage,  regardez- 
moi  bien...  avec  force... 

Ils  se  regardent  avec  émotion  tous  les  deux. 

LEPAGE,  se  détache  brusquement,  dans  un  geste  de 
fureur   bougonne  et  rustaude  pour  cacher  ses    larmes. 

Ah  !  les  départs  !  Bon  Dieu  !... 

Il  remonte  avec  les  autres. 
THYRA,  se  maîtrise  et  appelant  bru     mment. 

Messieurs  !  Il  y  a  de  la  bonne  aventure  pour 
tout  le  monde  ! 

ARTACHEFF,  de  loin,  dans  la   galerie, 
en  montrant  Ostertvood   e   Austersen. 

A  qui  de  nous  le  ticket  trois  ?... 

THYRA,    riant. 

Mais  à  vous,  si- vous  voulez...  comme  à  la  foire, 
hein  ?  Et  puis,  vous  êtes  très  gentils,  nous  avons 
l'air  de  jouer  une  charade  et  vous  êtes  là,  tous 


q54  le  phalène 

sages,  avec  la  complicité  du  silence...  Vous  êtes 
tous  des  amours  ! 

ARTACHEFF 

Alors,  ma  bonne  aventure. 

THYRA 

Oh  !  vous,  Artacheff,  ce  sera  très  court  !  Mais, 
descendez,  vous  aussi,  Osterwood...  Austersen... 
C'est  la  distribution...  On  liquide  !...  Tenez,  Ar- 
tacheff, pour  vous. 

ARTACHEFF 

Qu'est-ce  que  ces  papiers  ? 

Elle  lui  tend  une  page  écrite. 
THYRA 

Vous  lirez...  Deux  pages  de  mon  journal,  du 
journal  qui  paraîtra  après  ma  mort...  Allez  lire 
ça  dans  un  coin...  et  gardez-le  après...  Il  y  a  des 
dates.*.  Du  quinze  avril  au  vingt  septembre 
d'il  y  a  deux  ans,  cette  jeune  écrivassière  eut  le 
mauvais  goût  de  penser  tout  à  coup  qu'un  cer- 
tain fils  d'ambassadeur  de  Russie...  Les  jeunes 
filles  sont  des  sottes  !...  Vous,  Messieurs,  une 
seconde,  je  vous  prie...  Un  mot  à  dire  à  Allégra. 

THYRA,  à  Allégra,  pendant  qu'on  fume  et  bavarde 
dans  la  galerie. 

Tu  as  deviné,  n'est-ce  pas,  que  j'avais  envoyé 
Lignières  chercher  Philippe...  J'ai  écrit  deux 
pages  désespérées,  il  a  porté  la  lettre  et  Philippe 
va  venir. 

ALLÉGRA 

Qu'en  sais-tu  ? 

THYRA 

Si,  si,  il  va  venir  I...  J'en  ai  le  pressentiment... 
mes  pressentiments  ne   me  trompent  pas...  J'ai 


ACTE   QUATRIÈME  255 

peur  de  ne  pouvoir  supporter  l'émotion  de  le  voir 
entrer  tout  à  coup...  ici...  sans  être  prévenue. 

ALLÉGRA. 

Eh  bien,  veux-tu  que  je  te  prévienne  dès  qu'il 
arrivera  ? 

THYRA 

C'est  justement  ce  que  j'allais  te  demander. 
J'ai  tout  préparé,  son  entrée,  les  paroles  que  je 
dirai,  les  gestes  que  je  ferai... 

ALLÉGRA 

Ma  pauvre  Thyra  !  Tu  as  l'air,  ce  soir,  à  bout 
de  souffle  et  de  force. 

THYRA 

Non,  non,  ne  me  plains  pas  !...  Tu  vas  guetter 
à  la  porte,  en  bas. 

ALLÉGRA 

Mais  oui. 

THYRA 

Tiens  !  un  signal...  Dès  que  tu  entendras  la 
voiture  s'arrêter  souâ  la  porte  cochère,  tourne 
le  bouton  qui  éteint  la  galerie...  Quand  je  verrai 
l'obscurité  se  faire  dans  la  galerie,  je  compren- 
drai qu'il  est  là...  qu'il  monte...  qu'il... 

ALLÉGRA 

Convenu. 

THYRA 

Va  vite,  ma  chérie  !...  Mon  espoir  n'est  plus 
que  là  !...  Tu  ne  peux  pas  savoir  ce  qui  est  atta- 
ché à  cette  venue  ou  à  ce  refus  !...  En  sortant, 
veux-tu  faire  signe  à  Osterwood  d'approcher  ? 
(Allégra  rit.)  Ne  ris  pas,  c'est  si  triste  tout  cela! 
(En  s'en  allant,  elle  touche  Osterwood  à  Vépaule,  qui  com- 
prend, se    détache  du   groupe  et    s'approche   de    Thyra.) 


aôG  LE    PHALENE 

Vous    n'êtes    pas   étonné  que    je  vous   aie  fait 
venir  de  Londres  tout  exprès  pour  mes  adieux? 

OSTERWOOD 

Je  ne  vous  aurais  pas  pardonné  de  l'avoir  ou- 
blié... Je  ne  suis  nullement  étonné...  mais  trou- 
blé...   comme    les    autres. 

THYRA 

Non,  pas  comme  les  autres,  Osterwood...  Nous 
avons  voyagé  quinze  jours,  passé  quinze  nuits 
presque  entières  à  deviser  sur  le  pont  du  yacht... 
vous,  poète  sanguin,  grisé  de  whisky  et  de  méta- 
physique... Et  moi,  qu'étais-je  alors  ?  Une 
femme...  mais  quelle  femme  à  ce  moment-là... 
en  quête  de  sensations,  cherchant  à  ressusciter 
chaque  matin  le  désir. 

OSTERWOOD 

Oui,  nous  avons  été  loin  dans  les  aveux,  et  à 
cause  de  cela  proches  l'un  de  l'autre...  J'étais 
heureux  de  découvrir  cette  artiste,  à  l'heure  où 
je  perdais  ma  grande  confidente,  qui  se  retirait 
déjà  du  monde  et  avait  organisé  en  elle  son  mo- 
nastère !...  J'ai  appelé  vos  confidences  !...  Vous 
les  avez  faites  à  ce  mauvais  confesseur  que  je 
suis,  à  ce  vieux  paradoxe  errant  et  sans  emploi... 

THYRA 

Pas  toutes...  Je  vous  ai  avoué,  en  tout  cas, 
mes  langueurs  sensuelles,  mon  ardeur  de  vivre 
jusqu'à  mourir... 

OSTERWOOD 

Oui...  Vous  m'avez  intéressé,  passionné...  J'ai 
jalousé  beaucoup  même  ce  beau  Danois  à  la 
nuque  de  rustre...  qui  avait  eu  le  bonheur  do 
vous  troubler  et  que  je  retrouve   aujourd'hui... 


ACTE   QUATRIÈME  aS; 

parmi  nous...  Sait-il  maintenant,  ce  beau  rustre, 
qu'il  eut  l'honneur  d'inspirer  votre  désir  ?... 

THYRA 

Il  est  loin  de  s'en  douter...  Mais  j'ai  voulu 
qu'il  fût  ici,  à  l'heure  de  la  sincérité...  Et  puis, 
ai-je  désiré  quelque  chose  sur  la  terre  ?...  Un 
amour  qui  n'est  plus...  un  idéal  qui  est  mort... 
Le  reste,  peuh  !...  Des  rêves!.,.  J'ai  enfoncé  les 
ongles  dans  des  rêves  !... 

OSTERWOOD 

Les  rêves  sont  la  beauté  suprême,  lorsqu'ils 
sont  liés  entre  eux  par  l'idée  et  embellis  par  l'ex- 
pression... Ceux-là  nous  les  avons  atteints,  cer- 
tains soirs,  n'est-ce  pas? 

THYRA 

Vous  avez  fait  danser  les  idées  et  les  mots 
devant  moi  jusqu'au  vertige... 

OSTERWOOD 

Certains  soirs,  je  me  suis  penché  sur  vous 
comme  le  vieux  Pan  au  son  de  sa  flûte... 

THYRA,  le  regardant  du  coin  de  Vœil. 

Un  vieux  Pan  un  peu  rougeaud  et  sarcastique... 
Dites...  Osterwood...  vous  qui  avez  tant  vécu... 
et  qui  avez  atteint,  dit-on,  le  fond  de  la  volupté, 
vous  en  reste-t-il  autre  chose  que  de  l'amer- 
tume ?... 

OSTERWOOD 

Oui,  ma  camarade,  autre  chose  !  Rien  ne  vaut 
la  volupté  lorsque  la  pensée  lui  confère  son  maxi- 
mum d'expression...  Donnez-vous  à  moi  malgré 
mes  tempes  blanchies...  je  vous  jure  que  j'en 
ferai  un  moment  divin  !... 


358  LE   PHALENE 

THYRA 

Le  désir  n'est  rien...  Osterwood...  vieux  dia- 
ble !...  Ce  qui  seul  est  vrai,  c'est  l'amour  !... 
Oh  !  oui,  l'amour  triomphant,  comme  le  disait  au- 
trefois Philippe,  l'amour  terrible...  vainqueur  de 
la  mort  I...  lui  seul...  (La  galerie  s'éteint.  Elle  pousse 

un  cri.)  Et  le  voici...  le  voici  !...  Enfin!...  Je  l'aurai 
vu  encore  une  dernière  fois  !...  Messieurs,  Mes- 
sieurs... Tous  mes  amis...  voilà  l'hôte  de  la  cathè- 
dre,  l'invité  mystérieux  !...  votre  maître  à  tous... 
le  voilà...  il  arrive!.... 

CORNEAU,  ARTACHEFF  ET  LES  AUTRES 

Ah  !  enfin  !  nous  allons  savoir  ! 

THYRA 

Rangez-vous  pour  le  saluer  !  Tenez,  poussez 
la  cathcdre...  Soyez  tout  à  fait  naturels...  Rece- 
vez-le comme  vous  recevriez  mon  meilleur  ami... 
mon  meilleur,  n'est-ce  pas  ?...  J'y  tiens...  Soyez 
déférents...  soyez... 

LEPAGE 

Mais  qui  est-ce  donc  ?  Qui  ça  peut-il  bien  être? 

THYRA,   transfigurée. 

Voua  allez  le  voir  !  Il  monte  !  Il  monte  !...  (Elle 

prend  des  fleurs  élégamment  dans  ses  bras  et  en  jette 
par  terre.  A  cet  instant,  la  galerie  se  rallume.)  Que  si- 
gnifie  ?...  Pourquoi  la  galerie  se  rallume-t-elle  ? 

A  cet  instant,  entre  un  domestique  portant  sur  un 
plateau  une  lettre  qu'il  remet  a  Thyra  bouleversée. 
Nerveusement,  elle  brise  les  cachets. 

ALLÉGUA,  arrive  en  courant  et,   bas  à  Thyra. 
J'ai  fait  éteindre  dès  que  je  l'ai  vu  descendre 
de  voiture,  mais  il  s'est  contenté  de  remettre  cette 
lettre  ù  un  domestique  et  il  est  reparti... 


ACTE  QUATRIÈME  aSg 

THYRA,  avec  un  geste  piteux. 

Bah  I...  La  partie  est  jouée,  voilà  tout  !... 

Elle  s'apputie. 
ALLÉGRA 

Prends  garde,  on  dirait  que  tu  vas  t'évanouir. 

THYRA,  avec  effort. 

Oh  !  ne  crains  rien...  Je  me  surveille  1  (Elle  se 
ressaisit.)  Tiens,  mon  enfant...  prends  cette  fleur... 

(Elle  lui  donne  la  dernière  fleur  qu'elle  tient  à  la  main.) 

mets  un  manteau  et  fais-toi  conduire  par  l'auto  à 
la  gare  et  tu  lui  jetteras  cette  fleur  par  la  por- 
tière de  son  compartiment  en  lui  disant  ceci  : 
«  De  sa  part,  cardinalino  !  » 

ALLÉGRA 

Ce  sera  fait  !... 

THYRA 

Qui  m'eût  dit,  là-bas,  en  Sicile,  que  ce  serait 
toi,  toi,  la  dernière  messagère  I...  (Allégra  se  sauve, 

Thyra,  se  retournant,  souriante,  vers  les  hommes  qui^ 
inquiets  ou  étonnés  de  ce  qui  se  passe,  causent  entre  eux). 
L'ignoble  invité  qui  nous  fait  faux  bond  à  la  der- 
nière heure  !...  Mais  qu'avons- no  us  besoin  de 
lui,  après  tout  ?...  Vous  êtes  là,  et  c'est  vous  la 
vérité!...  Osterwood,  j'en  suis  sûre,  main,teûant... 

c'est  vous  la  vérité  1...  (Un  domestique  introduit  Li- 
gnières  qui  entre  précipitamment.  Thyra   l'interpellant  en 

le  voyant  entrer.)  Eh  bien  Lignières,  bon  chasseur, 
nous  sommes  bredouilles,  il  paraît  !...  C'est  assez 
farce  !  avouez!.  (Aux  autres.)  Oui,  figurez-vous»  Li- 
gnières avait  la  bonté  de  relancer  notre  invité 
récalcitrant.   Nous  en  sommes  pour  nos  fraiç  I... 


26o  LE  PHALÈNE 

SCÈNE    V 
Les  Mêmes,  LIGNIERES 

LIGNIÈRES,  bas  à  Thyra,   inquiet. 

Je  suivais  à  distance  sa  voiture...  j'ai  vu... 

THYRA 

Mais  c'est  bien  mieux  comme  cela!  bien  mieux!... 

Evohé  I   (Elle  s^ approche  de     la     table.)    Approchez- 

V0U8,  mes  amis  !  Versons-nous  à  boire  !  J'ai 
une  soif  terrible  !...  Tenez,  donnez-moi  du 
Champagne  rosé  que  j'aime  !...  Vous  êtes  tous 
là...  Regardez-moi,  que  je  sente  tous  vos  regards 
braqués  sur  moi...  Que  nous  fait  cette  vague  iiu- 
manité  qui  manque  à  notre  appel,  ce  soir  I...  Au 
fait,  Lignières,  j'y  songe,  ce  n'était  pas  à  lui  que 
devait  revenir  l'honneur  de  cette  place  de  choix... 
Il  manque  quelqu'un  à  cette  soirée...  lui  seul 
devait  avoir  l'honneur  de  cette  place  fleurie  I 
Comme  le  maître  de  la  maison...  le  seigneur  du 
banquet... 

CORNEAU    ET    LES    AUTRES 

Qui  cela  ?  Nommez-le... 

THYRA,  s^appuyant  à  la  cathèdre. 

Vous  ne  le  connaissez  pas...  C'était  un  beau 
voyageur.  Je  l'ai  connu  dans  une  fête...  Il  était 
couronné  de  roses,  il  avait  un  lambeau  de  pourpre 
sur  l'épaule,  il  était  beau,  comme  un  rêve...  11 
me  semble  qu'il  est  là,  ce  soir...  W  me  fais;ut 
boire...  la  tête  renversée  en  arrière,  ainsi...  une 
coupe  de  vin  comme  celle-ci...  (Elle  prend  la  coupe 
et  3^ adressant  à  la  chaise  vide  qu'elle  caresse  du  bras.)  Je 

bois  à  VOUS,  mon  maître...  A  la  gloire  de  Cupi- 
don  !... 


ACTE  QUATRIEME  261 

OSTERWOOD 

Si  VOUS  voulez  :  A  la  gloire  d'un  Cupidon,  asia- 
tique... loin  du  brouillard,  et  dans  la  dernière 
maison  où  l'on  puisse  encore  invoquer  de  tels 
dieux...  sans  rire  ! 

On  porte  le  toast.  Elle  rit  nerveusement  et  laisse  tom- 
ber ses  cheveux  sur  les  épaules. 

THYRA 

Ne  faites  pas  attention  à  ma  gaietéje  suis  peut- 
être  un  peu  grise...  (Elle  est  prise  d'un  accès  de  toux.) 
Quelle  heure  est-il,  Lignières  ? 

LIGNIÈRES 

Onze  heures  passées,  je  crois. 

THYRA,  la  voix  un  peu  éraillée,  brisée, 
et  la  respiration  oppressée. 

Dans  quelques  instants  viendront  les  masques 
blancs  que  je  vous  ai  promis  !...  En  attendant, 
camarades...  vous  qui  m'avez  tous  aimés,  ou 
désirée,  vos  yeux  fixés  sur  moi  me  sont  une 
chaude  et  agréable  caresse...  J'étais  jolie,  n'est-ce 
pas  ?  Mais,  à  vingt  ans,  aucun  de  vous  ne  m'a 
connue...  J'étais  tellement  mieux  1  Non,  non, 
ne  répondez  rien...  restez  ainsi,  silencieux,  en 
groupe...  (Tout  à  coup,  grave.)  Vous  qui  vous  êtes 
contentés  de  me  rêver,  je  veux  vous  laisser  de 
moi  une  impression  plus  durable,  je  veux  que 
votre  souvenir  me  contienne  toute...  que  vous 
gardiez  l'image  de  ce  qui  aura  été  moi,  lorsque 
je  passai  parmi  vous...  Etes-vous  dignes  de  ma 
pensée  ?...  Etes-vous  recueillis,  graves,  et  capables 
de  comprendre  cette  communion  spirituelle  ?  Il 
le  faut  !... 

LEPAGE 

Mais,  Thyra,  à  vous  voir  ainsi  agitée,  et  si 


a6a  LE    PHALÈNE 

tendre  pour  nous,  à  l'heure  presque  du  départ,  je 
vous  assure  que  l'émotion  nous  étreint  tous... 

OSTERWOOD 

C'est  elle  qui  nous  rend  presque  muets... 

ARTACHEFF 

Nous  écoutons  vos  paroles  la  gorge  et  le  cœur 
serrés... 

THYRA 

C'est  bien  !  Alors...  attendez-moi  !... 

Elle  disparait,  légère,  dans  la  galerie  dont  elle  re- 
ferme la  draperie.  Les  hommes  parlent  entre  eux 
et  baissent  instinctivement  le  ton. 

CORNEAU 

Que  veut-elle  dire  ?...  Que  va-t-elle  faire  ? 

LEPAGE 

Je  ne  sais  pas... 

LIGNIÈRES 

Comme  elle  est  étrange,  ce  soir  1 

OSTERWOOD 

Jamais  je  ne  l'ai  vue  aussi  transparente,  aussi 
fluide  ! 

ARTACHEFF 

Pourquoi  nous  recommande-t-elle  d'être  gra- 
ves ? 

U obscurité  se  fait  dans  la  salle  à  manger.  Ils  sV- 
tonnent  tous  de  cette  obscurité.  Dans  la  pénombre, 
le  boy  indien  s^avance  et  va  à  la  grille  à  gauche^ 
comme  s'i7  avait  reçu  un  ordre. 

LIGNIÈRES 

Regardez  ce  domestique,  que  va-t-il  faire  ? 

Le  boy  ouvre  la  grille  vénitienne  qui  grince  sur  ses 
gonds  et  laisse  voir  le  petit  oratoire.  Puis  il  se  re- 
tire. Les  hommes  regardent  du  côté  de  cet  oratoire. 
Tout  à  coup,  l'un  d'eux  pousse  Vautre  et  dit  :  «  Oh/ 
regardez  I  •    Une  lueur  intense,  pourpre,  probable- 


ACTE    QUATRIÈME  a63 

ment  préparée  à  Vacance,  vient  d' illuminer  ce  ré- 
duit sombre  qui  se  met  à  étincelcr.  Tous  les  yeux 
se  fixent  là...  Ils  regardent  attentivement,  avec  un 
peu  de  stupeur...  Un  grand  temps  se  passe.  Ils  ne 
disent   rien.   A   la   fin,   Corneau,   à   voix   basse  : 

CORNEAU 

Qu'elle  est  belle! 

OSTERWOOD 

Phryné  ! 

LEPAGE 

Galathée  ! 

LIGNIÈRES 
Quelle  audace  Splendide  !  (Ils  demeurent  ainsi 
quelques  instants  dans  l'ombre,  les  yeux  fixés  sur  la  vi- 
sion, puis,  brusquement^  les  torchères  du  retrait  s'éteignent. 
Les  hommes  se  considèrent  alors  entre  eux,  gênés,  et^ 
dans   cette   pénombre,   se   mettent   à    parler   à    voix    basse^ 

presque  en  chuchotant.)  C'est  bien  l'adieu  d'une  ar. 
tistç  qui  a  toujours  été  hantée  de  plastique  1 

LEPAGE 

Le  sculpteur  et  la  forme  I... 

OSTERWOOD 

Si  elle  a  déchiré  le  voile  d'Isis  en  notre  faveur, 
Messieurs,  et  avec  le  souci  de  cette  mise  en  scène 
étudiée,  respectons  la  nudité  incomparable  et 
pure  qui  a  bien  voulu  se  montrer  à  nous  avant 
de  disparaître  !...  Elle  a  osé  ce  geste  !... 

LEPAGE 

Comme  pour  apaiser  nos  regrets. 

CORNEAU 

C'est  vrai...  Satisfaire  des  pensées  déjà  ancien- 
nes. 

LEPAGE 

Montrons-lui  que  nous  l'avons  compris,  n'est-ce 
pas  ?... 

18 


a64  LE  PHALÈNE 

OSTERWOOD 

Et  elle  vient  d'oser  cela  avec  cette  espèce  d'en- 
fantillage touchant  qui  fait  d'elle  une  divine 
barbare...  Quand  nous  la  reverrons,  pas  un  mot 
du  rêve  que  nous  venons  d'avoir.  Evitons  de  la 
blesser  d'une  phrase  qui  ne  traduirait  pas  le  res- 
pect que  nous  éprouvons... 

Murmures  :  «  La  voilà  I  »  Thyra  franchit  la  grille. 
Elle  ne  porte  plus  la  même  robe  de  tout  à  Vheure. 
Elle  est  vêtue  hâtivement  <fune  sorte  de  péplum  à 
peine  accroché,  les  cheveux  défaitr,  la  tête  re jetée 
en  arrière.  Elle  avance,  sans  regarder  personne, 
vers  la  table,  les  bras  obstinément  sur  les  yeux, 
pleine  de  honte  maintenant  et  de  gène,  puis  elle 
s^abat  sur  la  table,  secouée  de  sanglots.  On  s^em- 
presse  autour  d'elle  :  «  Qu'y  a-t-il  ?...  Qu'avez- 
vous  ?...   Thyra,  ma  petite  Thyra  ?...  » 

THYRA 

Rien  !  rien  !  laissez-moi...  Laissez-moi...  Ne 
me  parlez  pas,  surtout..  Vous  me  feriez  mal  !... 
Oh  !  ce  soir  I...  je  souffre...  c'est  douloureux  !... 
(Elle  se  redresse.)  Maintenant,  de  la  musique  !  de 
la  musique  !...  et  de  la  lumière  !  (Elle  appelle.)  Yo- 
roj...  PignateUi  !...  De  la  musique  I...  (Lignières 
soulève  la  tapisserie,  et  transmet  l'ordre.  On  redonne  toute 
l'électricité  et  le  nouvel  orchestre  attaque   un  air  vibrant  et 

/ori.^La  musique  I  Mes  amii!  comme  je  l'ai  aimée!... 
comme  nous  l'avons  aimée,  PhiUppe  et  moi  !... 
Oh  !  môme  la  musique  des  paroles...  m'en  scrai- 
je  grisée  ?...  La  joie  des  mots  !...  J'ai  joué  avec 
eux  comme  avec  des  pierreries  !...  Quand  je  mour- 
rai, je  voudrais  que  mon  mausolée  fût  rempli  de 
belles  sculptures...  comme  celles  que  je  n'ai  pas 
pu  réaliser...  Je  voudrais  avoir  une  chapelle  ù 
Paris,  entourée  de  fleurs,  dans  un  endroit  très 
apparent  et,  ù  chaque  anniversaire,  j'aime- 
rais qu'on  y  fit  chanter  des   messes   de   Pergo- 


ACTE  QUATRIÈME  a66 

lèse  ou  de  Bach...  Oh!  mes  amis  !...  mes  amis...  je 
voudrais  m'en  aller  dans  une  vapeur  dorée... 
avec  des  fleurs,  des  fleurs  entassées  qui  feraient 
songer  au  convoi  impossible  de  quelque  jeune 
dieu  !...  Je  suis  folle,  n'est-ce  pas,  mais  c'est  si 
beau  l'enthousiasme  !  C'est  si  beau  la  vie  !...  J'ai 
soif  !...  ma  gorge  a  soif  !...  Donnez-moi  encore  à 
boire  !...  Donnez,  Austersen...  de  votre  main... 
Elle  est  prise  d'une  quinte  de  toux. 
LEPAGE 

Ne  buvez  pas  de  boisson  glacée,  mon  enfant  I 
prenez  garde,  c'est  mauvais  pour  vous  ! 

THYRA,  fiévreusement,  les  yeux  dilates. 

Mauvais  pour  moi  !...  Qu'est-ce  qui  peut  être 
mauvais  pour  moi  ?...  Et  puis,  je  ne  sais  de  quoi 
vous  voulez  parler,  Lepage...  Etes-vous  bête  !... 
Je  ne  suis  pas  malade  !...  (A  un  domestique.) 
Faites  entrer...  miss  Salomé  ! 

AUSTERSEN    ET    LEPAGE 

Salomé  !... 

LIGNIÈRES,  étonné. 

Qui  appelez-vous  ainsi  ? 

THYRA 

Oh  !...  une  femme  très  quelconque  qui  va  sim- 
plement vous  apporter  des  liqueurs...  un  modèle 
à  qui  j'ai  fait  revêtir,  pour  ce  soir,  certain  cos- 
tume de  Salomé,  que  j'ai  porté  et  dont  Lignières 
se   souvient   fort   bien... 

LIGNIÈRES,  avec  reproche. 

Pourquoi  cette  fantaisie  sacrilège  ?... 

THYRA 

Mais,  mon  cher...  pour  voir  mon  double  évo- 
luer... pour  me  voir  de  ces  coussins  où  je  vais 
m'étendre    pour    me    reposer,  car  j'ai  très  mal 


aé6  LE  PHALÈNE 

à  la  tête...  pour  me  voir  comme  j'étais  autre- 
fois, probablement...  res^arder  mon  image  voleter 
dans  la  salle  au  milieu  de  vous...  comme  un  papil- 
lon noir...  Vous  savez  bien  que  j'ai  tous  les  ca- 
prices... Un  mauvais  souvenir,  hein,  mon  vieux 
Lignières,  ce  costume-là  !...  Bigre  !... 

Entre   la   femme   revêtue   exactement   du   costume  ^  du 
deuxième  acte. 

LIGNIÈRES,    bas  à  Thyra,  en  souriant. 

Vous  étiez  mieux  tout  de  même  ! 

THYRA 

Ce  n'est  pas  sur  !...  Ah  !  la  pauvre  fille  que 
voici...  Si  elle  se  doutait  de  ce  qu'elle  nous  évo- 
que... de  si  fou...  et  de  si  triste... 

La  femme,  au  fond,  sur  un  grand  plateau  passe  les 
liqueurs. 

CORNEAi; 

Elle  n'est  pas  mal  I  C'est  un  modèle  ? 

THYRA 

Fi  !  c'est  mon  corps  astral  !...  Mes  amis,  causez 
avec  elle...  causez  de  tout  :  d'art,  de  littérature... 
de  tout  ce  que  vous  voudrez...  Moi,  je  suis  anéan- 
tie, j'ai  un  mal  de  tête  alTreux  !... 

LEPAGE 

C'est  vrai  ?  II  faut  aller  vous  reposer,  petite. 

THYRA 

Oh  I  mais  je  vais  y  remédier  tout  de  suite,  pen- 
dant que  vous  causerez  avec  mon  double...  Je 
vais  in'allonger  sur  ce  divan  cinq  minutes. 

LIGNIÈRES 

Voulez-vous  un  cachet  ? 

TIIYRA 

Mon  !  non,  j'ai  mieux...  une  onoe  de  mor- 
phine... 


ACTE   QUATRIÈME  aCij 

LEPAGE,  avec  un  tendre  reproche. 

Ah  I  ah  !  vous  vous  livrez  à  ce  petit  jeu  ? 

THYRA 

Quelquefois...  des  migraines...  ne  me  regar- 
dez pas...  c'est  l'affaire  de  quelques  secondes... 
Causez,  surtout  !...  Faites  du  bruit  plus  loin... 
Laissez-moi. 

Elle  s'étend,  nonchalante,  svr  le  divan,  entre  les  deux 
côtés  de  la  table.  Les  hommes  remontent  en  entraî- 
nant miss  Salomé. 

LIGNIÈRES 

Mademoiselle,  voulez-vous  me  donner  un  verre 
de  cherry-brandy  ? 

ARTACUEFF 

Dansez-vous  aussi,  Mademoiselle  ? 

CORN EAU 

Salomé  doit  toujours  danser,  même  sans  aucun 
des  sept  voiles  ! 

SALOMF 

Non,  Monsieur,  je  ne  sais  pas  danser  ! 

CORNEAU 

lî^lle  est  drùle  ! 

OSTERWOOn 

Passez-moi  du  feu,  alors,  dear  princesse  1...  Du 
feu,  Salomé  1 

LIGNIÈRES,  parlant  de  loin  à  Thyra,  sans  se  retourner. 

Vous  n'êtes  pas  plus  souffrante  ?...  Cela  va- 
l-il  ? 

THYRA 

Pas  mal...  Bonsoir,  bonnes  gens  ! 

Elle  prend  la  seringue  qu'elle  avait  préparée,  et  on 
la  voit  faire  lentement  la  piqûre  au  bras. 

LIGNIÈRES 

Corneau,  mon  petit  Corneau,  vous   allez  nous 


a68  LE   PHALÈNE 

dire  les  vers  que  vous  écrivîtes  sur  Madame  Ha- 
merstein  dans  Salomé. 

CORNEAU 

Ah  !  non  !  jamais  de  la  vie,  par  exemple  I 

OSTERWOOD 

Oui,  un  vers,  chacun,  sur  Salomé. 

LIGNIÈRES 

C'est  ça.  Dans  un  idiome  différent, 

LEPAGE 

On  a  toujours  écrit  un  vers  sur  Salomé. 

CORNEAU 

Hérodiade  est  toute  en  pourpre  sombre  et  brune, 
Salomé  transparente  est  en  nacre  de  lune  1... 

LEPAGE 

Vous  êtes  odieux  avec  vos   Salomé  de   paco 
tille  1...  Eh  1  corps  astral,  passe-moi  du  feu  I... 

ARTACHEFF 

Avez-vous  vu  les  pauvretés  persanes  chez  la 
comtesse  de  Ghatriaud  ? 

CORNEAU 

Ne  dites  pas  cela,  le  costume  de  Madame  Swid- 
8on  était  charmant... 

ARTACHEFF 

Et  les  perles,  oh  !  les  perles  roses  de  la  Zirto- 
laki  ? 

Thyra  a  deux  ou  trois  mouvements  convulsijs.  Elle 
roule  du  divan  à  terre  et  sa  tête  heurte  le  dallage.  Au 
bruit,  les  hommes  se  précipitent. 

LIGNIÈRES 

Thyra  !... 

ARTACHEFF 

Un    spasme...    un    évanouissement... 


ACTE  QUATRIÈME  269 

LEPAGE 

Ce  visage...  ces  yeux  révulsés  ?  Elle  a  perdu 
connaissance... 

CORNEAU 

Les  mains...  vite... 

LIGNIÈRES 

Oh  !...  mais... 

On  Ventoure.  On  lui  soulève  la  tête.  Ligniires  ramasse 
la  seringue  par  terre  et  pousse  une  exclamation. 
ARTACHEFF 

Quoi  ? 

LIGNIÈRES,  passe  la  seringue  aux  autres.  Regardez, 
je  n'ai  pas  confiance...  (Jl  trouve  dans  la  main  cris- 
pée de  Thyra  un  papier.  Il  Varrache.)  Qu'est-ce  ?  Une 
lettre  ?  (Il  Vouvre  et  pousse  un  cri.)  «  Je  devance  le 
terme.  » 

On  pousse  des  exclamations  de  terreur. 
TOUS,   parlant   à   la  fois,   en   tumulte. 

Quelle  horreur  !...  Thyra  !...  Thyra  I... 

LEPAGE 

Mais  on  ne  se  tue  pas  avec  de  la  morphine  ? 

OSTERWOOD 

Allez  chercher  un  médecin  1 

LIGNIÈRES 

Une  piqûre  de  cyanure...  Tenez,  elle  nous  l'a 
écrit...  C'est  foudroyant  !...   Et  sans  remède... 
On  se  précipite  dans  Vaffolement,  un  peu  au  hasard. 
OSTERWOOD 

Le  pouls... 

LIGNIÈRES 

Elle  ne  respire  plus...  Le  cœur  ne  bat  plus  !... 

CORNEAU 

Que  faire  ?...  Ne  perdons  pas  la  tête,  surtout  !... 


à^o  LÉ  PHALÊNB 

ARTACHEFF 

C'est  terrifiant  1... 

OSTERWOOD 

Elle  a  tout  calculé  pour  ne  pas  se  manquer... 
Oh  !  cette  bouche  tordue  !...  cette  pâleur  I 

LEPXGE,  sanglotant  de  toutes  ses  forces. 

Mon  enfant  !...  Est-ce  possible  !  Toi  !  tu  as 
fait  cela  !...  Et  tu  es  partie  sans  rien  dire  à  ton 
vieux   maître  !...   Thyra  !... 

Ils  sont  là,  prostrés,  éperdus,  à  genoux...  Corneau, 
plus  efjrayé  que  les  autres,  parce  qu'il  est  plus 
jeune,  reste  agrippé  à  la  table  dans  une  expression 
d'horreur, 

LIGNIÈRES,   il  lit. 

Mes  amis,  il  est  cinq  hewes  quand  j'' écris,  rai 
préparé  cette  lettre.  Vous  la  lirvz  ce  soir,  car  je  sais 
que  Philippe  ne  reviendra  pas,  fen  ai  la  certitude.., 
D'' ailleurs,  la  vie  et  Vespoi  •  ne  ni'étaient  plus  per- 
mis... Mes  amis,  maintenant,  il  est  minuit  quand 
vous  lirez  ceci...  Mon  vœu  est  celui-ci...  exécutez-le 
à  la  lettre...  Mon  âme  sera  partie  doucement  au 
moment  où  vous  causez,  dans  le  bruit  de  vos  voix 
aimées,  dans  la  fumée  de  vos  cigarettes...  Ay,z 
soin  de  ce  corps,  mes  amiSj  que  je  vous  aurai  montré 
vivant  quelques  instants  avant  que,  mort,  je  vous  le 
confie...  Conservez-en  V image  dans  vos  yeux.  Mon 
vœu  est  que  vous  le  veilliez,  jusqu^à  demain  matin... 
Mais  ne  me  veillez  pas  à  la  façon  ordinaire... 
Puisque  je  suis  partie  de  la  belle  vie  dans  la  musique, 
le  bruit  des  voix  et  la  chaleur  des  mots...  réchauffez- 
moi  encore  de  votre  présence...  Je  m'en  suis  allée 
sans  bruit,  je  voudrais  que  vous  continuiez  vos 
causeries  près  de  moi  jusqu'à  Vaurore...  comme  si  je 
dormais...  comme  vous  le  devez  à  votre  petite  cama- 
rade... je  voudrais  qu'il  y  eût  vos  fumées  et  le  mur- 


ACTE  ^QUATRIÈME  aji 

mure  de  vos  voix...  Adieu...  J^ai  écrit  mes  der- 
nières dispositions  là-haut...  Je  désirerais  qu'on 
brûlât  mon  corps  qui  s'est  consumé  déjà  à  toutes 
les  lumières  de  la  vie.  Je  ne  connais  pas  les  lois 
françaises...  mais,  si  Von  pouvait  disperser  ensuite 
mes  cendres  sur  ce  beau  rocher  de  Sicile...  Ce  sont, 
malheureusement  des  gestes  qu'on  ne  fait  plus  au- 
jourd'hui... Maintenant,  mes  amis,  causez,  parlez... 
il  me  semble  que  je  vous  entendrai  encore.. .N' avertis- 
sez pas  les  domestiques,  personne...  Si  vous  en  don- 
nez l'ordre,  on  w  vous  dérangera  pas...  Ne  réveillez 
pas  ma  mère  jusqu'à  demain  matin...  Alors  frap- 
pez à  sa  porte...  La  mère  douloureuse  comprendra, 
et  pardonnera  à  celle  qui  lui  avait  promis  de  mourir 
dans  ses  bras...  Je  vous  la  confie,  n'est-ce  pas  ?  Je 
l'aimais  beaucoup...  Elle  sera  si  seule...  Et  puis, 
c'est  tout...  Prenez,  maintenant  ces  roses  que  j'avais 
placées  moi-même  sur  la  table  et  mettez-les-moi  sous 
la  nuque...    Coupez  ^ma  chevelure,  que  vous  vous 

partagerez... 

Ils  pleurent. 
LE PAGE 

Ah  !  elle  est  là  tout  entière  !...  Elle  avait  tout 
préparé...  jusqu'à  sa  dernière  heure...  Je  la  savais 
perdue,  moi...  Nous  ferons  ce  qu'elle  a  dit,  n'est- 
ce  pas  ?...  Nous  allons  la  veiller...  intimement... 
tous.... 

Au  moment  où  ils  vont  soulever  le  corps,  on  entend 
dans  la  maison  une  musique  endiablée  de  tam- 
bourins, des  rires. 

CORNEAU 

Qu'est-ce  que  c'est  ? 

ARTACHEFF,  à  la  °alerie,  entrouvre  le  rideau. 
L'entrée  des  masques  dont  elle  nous  avait  parlé  ! 
Un  moment  d'effroi.  Tous  parlent  à  la  fois. 


aja  LE   PHALÈNE 

TOUS,   éperdus. 

Empêchez,  empêchez  d'entrer  !...  C'est  abo- 
minable !...  Donnez  l'ordre,  vite...  Eteignez... 
Eteignez  l'électricité,  pour  l'amour  de  Dieu  !... 
Mais  comment  ?  Ici,  tenez...  Là,  je  crois. 

On  éteint. 
ARTACHEFF 

Restez  tous  ici...  je  vous  certifie  que  personne 
n'entrera. 

//  disparait  derrière  la  draperie.  Obscurité  complète, 
La  musique  cesse  brusquement.  Silence.  Il  ne  reste 
que  les  deux  candélabres  à  cire  jaune  qui  éclairent 
de  loin  le  corps  de  Thyra,  à  travers  les  nuages 
alourdis  des  fumées  de  cigarette.  En  sanglotant, 
Lignières,  Corneau  et  Lepage  s'approchent  de  la 
table,  prennent  les  roses  et  les  dispersent  autour 
de  Venjant  endormie  et  calmée. 


FIN 


7376.  —  Imp.  Jouve  et  Cle,  15,  rue  Racine,  Paris.  —  4-?927 


Bataille,  '  Henry 
Théâtre  complet 


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