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Jigitized by the Internet Archive
in 2009 with funding from
University of Ottawa
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THEATRE COMPLET
VII
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:
cinquante exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de i à 50
et cent cinquante exemplaires sur papier du Marais
numérotés de 51 à 200
OUVRAGES DE HENRY BATAILLE
Chez le même éditeur :
'^tÀ TENDRESSE. — l'hOMMK A LA ROBE.
VERS PREKÉRéS.
THÉÂTRE COMPLET
Tome I : la lépreuse. — l'holocaostb.
Tome II : lk masque. — l'enchantement.
Tome m : ri^surrkction. — maman colibri.
Tome IV : LA uargub nuptiale. — polichb.
Tome V : la femme nue. — le scandale.
Tome VI : la vibhgb folle. — le songe d'un soir d'amour.
— LA DÉCLARATION.
Pour paraître prochainement :
'L'bnpanci étirnblle, romuu autobiographique.
j^gig;^
HENRY BATAILLE
THÉÂTRE
COMPLET
VII
LE PHALENE
KKNEST FLAMMAaiON, ÉDITEUR
26, RDB RACINB, PARIS
Droits de tradaction, d'adaptation et de reprodaction réservés poartoas les pays.
y compris la Suède et la Norvège
îà.
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2l02>
Pour Yvonne de Bray
qui incarna superbement cette figure.
LE PHALÈNE
PIÈCE EN QUATRE ACTES ET DEUX PARTIES
Représentée pour la première fois sur le Théâtre du Vaudeville
le 22 octobre 1913
LE PHALÈNE
Il arrive que des écrivains coordonnent leurs
travaux et leur impriment une direction géné-
rale ; ces œuvres sont reliées entre elles par des
ramifications cachées ou apparentes. Je sais bien
qu'il y a aussi le cas inverse ; des auteurs, même
de génie, ont enfanté des œuvres qui n'avaient
entre elles que des rapports de sensibilité. On ne
peut pourtant pas refuser à un humble auteur
dramatique le droit de concevoir d'ensemble et
de se dévouer à un plan général ; des roman-
ciers ont pu le faire ; la témérité ne consiste donc
pas à avouer un tel but, mais à réclamer du pu-
blic une vision rétrospective qu'il est en droit
de nous refuser. Toutefois s'il advient à quelques-
uns, lorsqu'ils écouteront sous peu la Marche
Nuptiale, à la Comédie-Française, de se rappeler
l'héroïne du Phalène, et, s'ils veulent bien jeter
sur elles deux un coup d'œil comparatif, je leur
en aurai quelque gratitude... Je me rends compte
de mon outrecuidance, en formant ce vœu, car,
hélas ! il faut bien que l'ouvrage de ce soir se
soumette avant tout au jugement un peu brutal
et un peu sommaire, même dans l'indulgence,
10 LE PHALENE
que nous portons tous au milieu de l'efferves-
cence d'une répétition générale ou d'une première.
Ce ne sont que les œuvres de pur génie, et seule-
ment encore lorsqu'elles parviennent à la posté-
rité, qui peuvent se soustraire à ce genre de ju-
gement fragmentaire ou limité. Nous ne disons
plus, à propos de Britannicus ou d'Andromaque :
« Le deuxième acte est meilleur que le troisième »,
ou bien : « J'adore le premier acte de Tartufe. »
Mais les contemporains ne Font-ils pas dit au-
trefois ?...
Ces grandes œuvres sont aujourd'hui insépa-
rables de l'esprit général qui les anima ; nous ne
les jujeons plus fragmentairement. Le génie
bénéficie ainsi à travers les âges d'une attention
spirituelle et élargie que de plus humbles ne con-
naîtront jamais de leur vivant.
Ne voyez dans ces lignes aucun reproche, au-
cune amertume. J'ai eu à me louer souvent de
la façon accueillante, loyale, dont la haute cri-
tique m'a encouragé et soutenu. Je ne parle pas
de cette horde de polémistes, de scandalisés pro-
fessionnels (les Triste France ! les défenseurs de
la morale soi-disant offusquée). Ceux-là, je les
ai retrouvés à chaque tournant, je les retrouverai
demain ; ils ne manqueront pas à l'appel ; peut-
être ont-ils déjà fourbi leurs armes démodées.
Elles font partie de l'arsenal littéraire, et d'autres
que moi se sont honorés de leurs attaques.
Ce soir, on se trouvera en présence, comme
toujours, d'une œuvre sincère, sans concessions,
bien ou mal écrite, mais tout emplie de sa con-
viction. Elle se différencie pourtant un peu de
mes œuvres précédentes. Plus je vais, plus il
m'apparait que les moindres faits doivent avoir
leur valeur allégorique ou symbolique ; ils doi-
LE PHALÈNE i'
vent souligner de façon perpétuelle les sursauts
de l'âme, les positions de conscience ; on doit,
par eux, agrandir les débats intimes. L'âme qui
s'exhale, la propagation de ses ondes sonores
montant jusqu'à l'azur de Tristan, n'est pas et
ne doit pas être l'apanage exclusif de la musique.
Ceux-là qui n'ont pas porté leur âme en vain
le savent bien s'ils ont senti, à de certains mo-
ments, sourdre en eux l'harmonie des passions,
tout l'orchestre de leurs désirs tendus ou^ deses-
pérés. Le héros qui meurt au combat, l'amant
qui clame sa passion, la victime qui gémit, l'exile
qui se révolte, la solitude qui tend les bras, tous
ont projeté, à un instant quelconque, l'écho ly-
rique de leur élan. Pour le traduire au théâtre,
point n'est besoin de poésie artificielle m de la
métrique des vers. Au contraire, ce rythme voulu,
cette fausse cadence qui engendre si facilement
l'enflure et la rhétorique, ne sont que le poids
mort de l'inspiration. Pas besoin même d'un vo-
cabulaire bien étendu. De pauvres mots, de
pauvres mots ordinaires, mais soulevés par le
rythme vrai, scandés par les mouvements généra-
teurs de l'âme, ce serait suffisant 1 L'art drama-
tique ne doit pas renier sa forme première ; il
ne peut pas mentir aux origines de l'ode. Mais
plus il va, plus il doit s'allier à la réalité. Soulever
le spectateur de cette réalité stricte jusqu'à 1 es-
sor de l'ode éternelle, jusqu'à l'art apollinien,
ce sera le but des générations de demain peut-
être. Je suis persuadé que, tout en faisant vrai,
on peut atteindre à la valeur du chant et à la
symphonie musicale.
Pourquoi, par exemple, en musique, le duo
atteint-il les régions de l'mfini lorsque c'est Tris-
tan et Ysolde qui le chantent ? Pourquoi, au
ïî LE PHALÈNE
contraire, en poésie dramatique ou versifiée, le
duo est-il généralement une chose insipide ou
ennuyeuse ? C'est injuste, n'est-ce pas ?
L'honneur de notre siècle aura été de donner
des ailes nouvelles à l'homme, de rendre possible
son équilibre mathématique dans l'espace, nié
par toutes les générations précédentes. Pourquoi
la poésie, à son tour, n'aurait-elle pas, quelque
jour, l'honneur d'atteindre à une pareille stabi-
lité dans les espaces qui l'ont tant de fois déçue ?
Sans prétendre à l'honneur d'une symphonie
plus haute, je m'estimerai satisfait si, demain,
persiste aux oreilles du public un peu de cette
musicalité ardente et douce que j'écoutais, les
soirs de cet été, sur la terrasse où j'écrivais,
lorsque les phalènes montaient de la vallée et ve-
naient, sur la soie des lampes, poser leurs bruits
d'osselets, leur caresse extasiée, leurs inexpli-
cables silences, durant lesquels ils semblaient tour
à tour aspirer le suc de la lumière ou la saveur
de leur mort.
PRÉFACE
A un jeune homme, dans trente ani,
si ces lignes parviennent jusqu'à lui.
Ce fut une belle soirée !... Tout ce qu'il y a de
pur, d'honnête, d'intègre, dans une répétition
générale (et Dieu sait ce qu'il en entre dans la
composition de ces solennités parisiennes !), par
une de ces agrégations spontanées que seul le
péril de l'art ou de la nation peut provoquer, se
concentra en une poussée vengeresse... L'excès
de la pourriture, le scandale éhonté, la littéra-
ture morbide venaient de provoquer un haut-le-
cœur libérateur et de rendre, aux fidèles gardiens
du goût, le sentiment de leur dignité endormie...
Ce fut un concert quasi unanime et superbe, un
de ces réveils de la conscience parisienne, auquel
je regrette que, pour ton édification, tu n'aies
pas assisté... Il y avait dans la salle, ce soir-là,
de la joie, de la fraternité émue. On respirait...
On se serrait les mains, et, le lendemain, fiers
de leur tâche ardue, les critiques et leurs direc-
teurs, comme un seul homme, annonçaient au
public, en des lignes emplies d'indignation et
de mépris mesuré, que justice était faite, le par-
vis lavé. Encore une fois, la vertu, en France,
venait d'être sauvée par le journalisme !...
i4 LK PHALENE
En vérité ce fut une belle soirée.
Certes, je te vois sourire déjà d'un mauvais
sourire. Tu te trompes, jeune homme ! Ne ca-
lomnie pas imprudemment une élite que tu n'as
pas connue et qui ne ressemble pas à celle de ton
temps. Ne te dis pas que la haine de l'audace,
l'envie embusquée, l'irritation, l'agacement de
voir un écrivain indépendant s'accréditer depuis
plus de dix ans auprès du pubHc par le seul moyen
de ses œuvres libres, ne te dis pas que l'amour
de la médiocrité, le culte du gérontisme trou-
vèrent enfin le moyen de se concerter et de se
manifester mieux que dans toute autre occasion..
Non, jeune homme, tu calomnies une époque qui
ne ressemble pas à la tienne ! Mon temps était
intègre, je n'ai pas connu de ces compromissions
de plume ni de ces haines littéraires... Si tu lisais
les articles de journaux qui, pendant vingt ans,
ont précédé de leurs scrupules des œuvres comme
le Phalène, tu y trouverais, en toute circonstance,
la même fermeté de conscience devant la porno-
graphie déguisée, la platitude littéraire, le vaude-
ville obscène et bête...
Mais il a fallu qu'une fois les bornes fussent
réellement transgressées et la mauvaise littéra-
ture excédée, pour qu'une coalition inconsciente
se produisît devant le péril imminent... Et il
est bon que cet accès (dont je n'exagère pas l'im-
portance, car que restera-t-il de tout cela, œu-
vres et critiques, dans trente ans, grand Dieu 1)
demeure ainsi qu'il a été dit et écrit par eux-
rncmes, une date... Le mot dépasse la chose : un
signet, un tout petit signet ! Et si tu sors de cette
lecture édifié, une fois de plus, sur l'infaillibilité
do la critique, son impartialité, la nécessité du
I)oint de vue moral dans l'œuvre d'art et Tinté-
PREFACE i5
grité des mœurs littéraires, eh bien, c'est déjà
quelque chose et le Phalène n'aura pas été écrit
en vain !...
* ♦
Mais le plus drôle de l'affaire, c'est que le pu-
bhc auquel on faisait vigoureusement appel pour
boycotter l'ouvrage ne se soucia pas du tout de
cet appel ! Il vint comme d'habitude et fit, pen-
dant plus de deux mois, un accueil empressé, très
chaleureux à l'œuvre décriée. Il parut s'émouvoir,
il ne fut pas offusqué, il applaudit ; bref il agit
comme s'il se trouvait en face d'une pièce saine-
ment pensée, sainement écrite, et comme si,
chose étrange, dans sa sensibilité et son intuition
naturelles, il découvrait l'idéal secret de l'auteur^
ou comme si, familiarisé depuis des années avec
des œuvres précédentes dont il n'avait suspecté
ni la sincérité ni la bonne foi, il ne pouvait croire
que l'auteur lui eût apporté une autre nourriture.
Sans doute s'abusait-il, — mais le public est si
facilement dupe de ses larmes ! II y avait même
dans ses applaudissements une ironie qui visible-
ment ne s'adressait pas à l'auteur... Alors des
journaux revinrent à la charge. Pourquoi diable
crurent-ils que l'honneur de leur influence sur le
pubUc était engagé dans cette aventure, pourquoi
s'imaginèrent-ils à tort que ce verdict, d'une part,
et, de l'autre, l'indifférence de la foule à ce ver-
dict compromettaient de façon trop apparente
leur apanage de mandataires ou d'intermédiaires
patentés, nous ne le saurons pas, et ce point de
conscience est sans intérêt à élucider 1... Ecou-
tèrent-ils, tout à coup, des voix intérieures qui,
fallacieusement, leur soufilaient qu'il y avait,
dans cette méprise littéraire et dans ce don-
i6 LE PHALENE
quichottisme, quelque chose d'un tantinet ridi-
cule ? Toujours est-il que certaines feuilles réci-
divèrent abondamment, et ce fut alors un autre
son de cloche. Les mots d' « insuccès, insuccès, in-
succès, chute, chute » revinrent curieusement
comme un leitmotiv. Une publication quotidienne
donnait le ton par ce libellé : « Avis. — Le Pha-
lène est une pièce sale, mais c'est aussi une pièce
ennuyeuse ». D'autres : « Si le Phalène fait salle
comble, c'est que les critiques en ont mis en va-
leur la morbidité, le faisandé. » Succès de scan-
dale. D'autres encore : « La morale n'est pour
rien dans l'insuccès de M. Bataille, etc. Qu'on
le sache bien, seule la mauvaise littérature de
M. Bataille, son impuissance manifeste, etc. »
Hélas 1 rien n'y fit. L'œuvre ne parvint pas à pé-
rir.
Et rien ne fut changé. Encore un coup d'épée
dans l'eau ! La morale, la vertu et la littérature
demeurèrent ce qu'elles étaient auparavant, c'est-
à-dire florissantes... des jours passèrent... on ne
se souvint pas de l'accès de vertu qui souleva la
presse et le public des répétitions générales ; les
vaudevilles resserrèrent leurs rangs... les plumes
rentrèrent dans l'ordre... on parla d'autres choses
plus intéressantes, et le théâtre qui représenta
le Phalène connut des jours calmes, sereins et
prospères.
*
Une des choses les plus burlesques de la glo-
rieuse époque où nous avons le bonheur de vivre
est incontestablement la réhabilitation de la
vertu entreprise par tous les journaux, de quelque
couleur qu'ils soient.
La vertu est assurément quelque chose de fort
PRÉFACE »7
respectable, et nous n'avons pas envie de lui
manquer. Dieu nous en préserve ! La bonne et
digne femme ! C'est une grand'mère très agréable,
mais c'est une grand'mère... Les journaux les
plus monstrueusement vertueux ne sauraient être
d'un avis différent ; et, s'ils disent le contraire, il
est probable qu'ils ne le pensent pas. Penser
une chose, en écrire une autre, cela arrive tous
les jours, surtout aux gens vertueux.
Mon doux Jésus ! Quel déchaînement ! quelle
furie I Eh ! Mon Dieu! messieurs les prédicateurs,
si l'on était vertueux, où placeriez -vous vos ar-
ticles sur l'immoralité du siècle? Vous voyez bien
que le vice est bon à quelque chose.
Mais c'est la mode maintenant d être ver-
tueux et chrétien; on parle de la sainteté de
l'art de la haute mission de l'artiste, de la poésie
du catholicisme, de l'humanité progressive, et de
mille autres choses. Quelques-uns font intuser
dans leur religion un peu de républicanisme, ce
ne sont pas les moins curieux.
Pour se poser en journaliste proprement dit
moral, il faut quelques ustensiles préparatoires,
— tels que deux ou trois femmes légitimes, quel-
ques mères, le plus de sœurs possible, un assorti-
ment de filles complet et des cousines innombra-
blement. Ensuite il faut une pièce de théâtre ou
un roman quelconque, une plume, de 1 encre, du
papier et un imprimeur. ,
Quand on a tout cela, on peut s'etabhr journa-
liste moral. Les recettes suivantes, convenable-
ment variées, suffisent à la rédaction :
Modèles d'articles vertueux sur une première
représentation. ,
« Après la littérature de sang, la littérature de
fange, après la morgue et le bagne, l'alcôve et le
i8 LE PHALÈNE
lupanar, etc. (selon le besoin et l'espace, on peut
continuer sur ce ton depuis six lignes jusqu'à
cinquante et au delà) ; le théâtre est devenu l'é-
cole de prostitution où l'on n'ose se hasarder qu'en
tremblant avec une femme qu'on respecte. Vous
venez sur la foi d'un nom illustre et vous êtes
-obligé de vous retirer au troisième acte, etc.. »
(il y en a un qui a poussé la moralité jusqu'à dire :
je n'irai pas voir ce drame avec ma maîtresse.
Celui-là, je l'admire et je l'aime ; je le porte en
mon cœur comme Louis XVIII portait toute la
France dans le sien). « Il faut, dans toute œuvre,
une idée, une idée... là, une idée morale et reh-
gieuse qui... une vue haute et profonde répon-
dant aux besoins de l'humanité ; il est déplorable
que de jeunes écrivains sacrifient aux succès des
choses saintes, et usent un talent estimable, d'ail-
leurs, à des peintures lubriques, etc.. »
Et de fait, à côté de ces Bossuets de café, de
ces Gâtons à tant la ligne, je me trouve le plus
épouvantable scélérat qui ait jamais souillé la
face de la terre.
Mais quand je pense que j'ai rencontré sous la
table, ou même ailleurs, un assez grand nombre
■de ces dragons de vertu, je reviens à une meilleure
opinion de moi-même et j'estime qu'avec tous les
■défauts que je puis avoir, ils en ont un autre qui
est bien à mes yeux le pire de tous : c'est l'hypo-
crisie que je veux dire.
En cherchant bien on trouverait peut-être un
^'lutre petit vice à ajouter ; mais celui-là est telle-
ment hideux, qu'en vérité, je n'ose presque pas
lo nommer. Approchez-vous et je m'en vais vous
couler son nom à l'oreille : — c'est l'envie.
L'envie et pas autre chose.
C'est elle qui s'en va rampant et serpentant à
PREFACE 19
travers toutes ces paternes homélies : quelque
soin qu'on prenne de se cacher, on voit briller
de temps en temps au-dessus des métaphores et
des figures de rhétorique sa petite tête plate de
vipère ; on la surprend à lécher de sa langue four-
chue ses lèvres toutes bleues de venin, on l'entend
siffloter tout doucement à l'ombre d'une épi-
thète insidieuse...
Il y a d'abord l'antipathie du critique pour le
poète — de celui qui ne fait rien, contre celui
qui fait — du frelon contre l'abeille — du cheval
hongre contre l'étalon.
Vous ne vous faites critique qu'après qu*il
est bien constaté à vos propres yeux que vous ne
pouvez être poète. Avant de vous réduire au
triste rôle de garder les manteaux et de noter
les coups comme un garçon de billard, vous avez
longtemps courtisé la Muse, vous avez essayé de la
dévirginiser mais vous n'avez pas assez de vi-
gueur pour cela ; l'haleine vous a manqué, et vous
êtes retombé pâle et efflanqué au pied de la sainte
montagne.
Je conçois donc cette haine. Il est douloureux
de voir un autre s'asseoir au banquet où l'on n'est
pas invité... Alors on se venge.
Il y a diiîérentes armes et différentes manières
d'être journahste moral.
Une des principales manies de ces petits gri-
raauds à cervelle étroite est de substituer toujours
l'auteur à l'ouvrage et de recourir à la personna-
lité, pour donner quelque pauvre intérêt de scan-
dale à leurs misérables rapsodies, qu'ils savent
bien que personne ne lirait si elles ne contenaient
que leur opinion individuelle.
Il est aussi absurde de dire qu'un homme est un
ivrogne parce qu'il décrit une orgie, un débauché
ao LE PHALENE
parce qu'il raconte une débauche, que de prétendre
qu'un homme est vertueux parce qu'il a fait un
livre de morale ; tous les jours on voit le contraire.
— C'est le personnage qui parle et non l'auteur ;
son héros est athée, cela ne veut pas dire qu'il
soit athée ; il fait agir et parler les brigands en
brigands, cela ne veut pas dire qu'il est brigand.
A ce compte il faudrait guillotiner Shakespeare,
Corneille et tous les tragiques ; ils ont plus com-
mis de meurtres que Mandrin et Cartouche : on
ne l'a pas fait pourtant et je ne crois pas qu'on
le fasse de longtemps, si vertueuse et si morale
que puisse devenir la critique.
A côté des journalistes moraux, il y a aussi
les critiques utilitaires.
« A quoi sert ce livre ? Comment peut-on
l'appliquer à la moralisation et au bien-être de
la classe la plus nombreuse et la p^us pauvre ?
Quoi, pas un mot des besoins de la société ? Rien
de civilisant et de progressif I Comment, au lieu
de faire la grande synthèse de l'humanité, et de
suivre, à travers les événements de l'histoire, les
phases de l'idée régénératrice et providentielle,
peut-on faire des pièces et des romans qui ne
mènent à rien, et qui ne font pas avancer la géné-
ration dans le chemin de l'avenir ? C'est au poète
à chercher la cause de ce malaise et aie guérir. Le
moyen il le trouvera en sympathisant de cœur et
d'âme avec l'humanité. Ce poète, nous l'attendons,
nous l'appelons de tous nos vœux. Quand il pa-
raîtra, à lui les acclamations de la foule, à lui les
palmes, à lui les couronnes... »
Après les journalistes progressifs, et comme pour
leur servir d'antithèse, il y a les journalistes blasés,
qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans,
qui ne sont jamais sortis de leur quartier et n'ont
»
PREFACE 21
encore couché qu'avec leur femme de ménage
Ceux-là tout les ennuie, tout les excède, tout les
assomme : ils sont rassasiés, blasés, usés, inacces-
sibles. Ils connaissent d'avance ce que vous allez
leur dire, ils ont vu, senti, éprouvé tout ce qu'il
est possible de voir, de sentir, d'éprouver et d'en-
tendre ; le cœur humain n'a pas de recoin si in-
connu qu'ils n'y aient porté leur lanterne. Ils vous
disent avec un aplomb merveilleux : le cœur hu-
main n'est pas comme cela ; les femmes ne sont
pas faites ainsi, ce caractère est faux. — Vous
croyez. Monsieur, que votre fable est neuve ?
Elle est neuve à la façon du Pont-Neuf : rien
n'est plus commun ; j'ai lu cela je ne sais où, quand
j'étais en nourrice, on m'en rabat les oreilles de-
puis dix ans. »
Ceux-là se plaignent continuellement d'être
obligés de voir des pièces de théâtre et de lire
des livres.
Il y a aussi la critique prospective. La recette
est simple. Le livre qui sera beau et qu'on louera
est le livre qui n'a pas encore paru. Celui qui pa-
raît est détestable.
Toujours, le critique avance ceci ou cela avec
aplomb. Il tranche du grand et taille en plein
drap. Absurde, détestable, monstrueux, cela ne
ressemble à rien, cela ressemble à tout. On donne
un drame, le critique le va voir ; dans sa feuille il
substitue son drame à lui au drame de l'auteur,
il fait de grandes tartines d'érudition, et traite de
Turc à Maure des gens chez qui il devrait aller
à l'école et dont le moindre en remontierait à de
plus forts que lui.
■Les auteurs endurent cela avec une magna-
nimité, une longanimité qui me parait vraiment
inconcevable. Quels sont ces critiques au ton si
22 LE PHALÈNE
tranchant, à la parole si brève, que l'on croirait
les vrais fils des dieux ? Ce sont tout bonnement
des hommes avec qui nous avons été au collège,
et à qui, évidemment, leurs études ont moins
profité qu'à nous, puisqu'ils n'ont produit aucun
ouvrage et ne peuvent faire autre chose que con-
chier et gâter ceux des autres. Il y aurait de quoi
remplir un journal quotidien et du plus grand
format : leurs bévues historiques ou autres, leurs
citations controuvées, leurs fautes de français,
leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteries
rebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d'i-
dées, leur manque d'intelligence et de tact, leur
ignorance des choses les plus simples, fourniraient
amplement aux auteurs de quoi prendre leur re-
vanche, sans autre travail que de souligner les
passages au crayon et de les reproduire textuelle-
ment, car on ne reçoit pas, avec le brevet de cri-
tique, le brevet de grand écrivain, et il ne suffit
point de reprocher aux autres des fautes de lan-
gage pour n'en point faire soi-même, nos critiques
le prouvent tous les jours ; mais que Messieurs Z...,
K..., Y..., V.,.. Q..., X..., ou telle autre lettre de
l'alphabet vous gourmandent au nom de la mo-
rale, c'est ce qui me révolte toujours et me fait
entrer dans des colères non pareilles.
Charles X avait seul bien compris la question.
En ordonnant la suppression des journaux, il
rendait un grand service aux arts et à la civilisa-
tion. Les journaux sont des espèces de courtiers
qui s'interposent entre les artistes et le public,
entre l'Etat et le peuple. On sait les belles choses
qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuels
assourdissent l'inspiration, et jettent une telle
méliancc dans les cœurs et dans les esprits que
l'on n'ose se fier ni à un poète ni à un gouverne-
préfac:e a3
ment. Il n'y avait point de critiques d'art sous
Jules II et je ne connais pas de feuilleton sur
Daniel de Volterre, Sébastien del Plombio, Mi-
chel-Ange, Raphaël, ni sur Ghiberti délie Porte,
ni sur Benvenuto Cellini ; et pourtant je pense
que pour des gens qui n'avaient point de jour-
naux, qui ne connaissaient ni le mot art ni le mot
artistique, ils avaient assez de talent pour cela
et ne s'acquittaient pas trop mal de leur métier,
La lecture des journaux empêche qu'il y ait de
vrais savants et de vrais artistes ; c'est comme
un excès quotidien qui vous fait arriver énervé
et sans force sur la couche des Muses, ces filles
dures et difficiles qui veulent des amants vigou-
reux et tout neufs. Le journal tue le livre...
Eh bien, non, imbéciles, non, crétins goitreux
que vous êtes...
*
Mais je m'arrête... Tu pourrais croire que je
me laisse entraîner par le ressentiment ou l'in-
fâme colère... Je vois un nouveau sourire effleurer
tes lèvres. J'aime mieux te le révéler immédiate-
ment, car tu manques étrangement d'érudition.
Jeune homme, le long paragraphe que tu viens
de lire n'est pas de moi. Depuis la phrase initiale
de cette diatribe : « Une des choses les plus bur-
lesques de la glorieuse époque où nous vivons »,
tu lis du Théophile Gautier, tu lis, réunies sans y
changer un mot, mais en les rapprochant seule-
ment pour t'éviter une lecture fastidieuse, quel-
ques pages de la célèbre préïâcek Mademoiselle de
Maiipin. Avons-nous si peu changé que tu aies
pu t'y méprendre ?... Bon Théophile, tu as épan-
ché là toute ton amertume et ta verte franchise,
tu as osé donner cours à ton indignation, à la
24 LI^ PHALÈNE
vertu de ton âme devant tous les couards, les
Basiles de l'éternelle opposition... Pauvre grand
homme courageux, sain, robuste, qui ne prévoyais
même pas alors les accès de pudibonderie qui ont
salué sinistrement tes contemporains : Baudelaire
Flaubert, et, plus tard, Maupassant, Concourt,
Zola, Verlaine (la liste est trop longue, hélas !) ;
peux-tu juger, du trône où tu sièges, une pipe de
terre cuite à la bouche, l'éternité de ta cause,
puisqu'un lecteur d'aujourd'hui s'y est mépris,
et, bien à la légère, j'en conviens, a pu attribuer
l'éternité de ta prose à quelque Trissotin mécon-
tent, falot et dyspeptique !...
*
* *
Je m'arrêterais sur ce plagiat déloyal, mais j'ai
besoin d'ajouter quelques explications relatives à
l'héroïne du Phalène. Pardonne cette digression...
Lorsque la Comédie-Française décida de re-
prendre au mois de novembre, cette année même,
la Marche Nuptiale, je choisis tout exprès, dans
les sujets que j'ai résolu de porter à la scène,
celui du Phalène. Je conçus le dessein d'exposer
au public cette coïncidence ou ce rapprochement.
Puisque je m'étais donné la tâche de dépeindre
le mieux que je pourrais, dans tous les cœurs et
dans tous les milieux, le sentiment de l'amour
et, en face de lui, les fluctuations de la personna-
lité, je voulus, cette fois, opposer la païenne à la
chrétienne, — la jeune fille française, formée par
lu tradition catholique et provinciale de notre
pays, à la jeune fille étrangère, l'intellectuelle
nans tradition ou plutôt la barbare éprise de toutes
les traditions, en qui se mêlent confusément l'ap-
port des races et de leurs idées anciennes ou con-
PRÉFACE 25
temporaines, — bref, l'exotique telle qu'elle fleu-
rit dans notre société, mais par exemple dans son
plus intéressant terrain de culture : l'art et l'a-
mour... Je l'ai assez fidèlement décrite, je le
crois du moins ; et, en opposition à la femme
française, têtue, mystique, fidèle à sa race, même
dans ses écarts ou ses révoltes, j'ai peint l'ardente
et tumultueuse Slave, sans discipline morale, en
proie à ses instincts brutaux et superbes cepen-
dant, qui semblent, dans notre société un peu
nonchalante, renouveler, si curieusement, des
forces et des goûts que nous connaissions certes
depuis longtemps, dont nous étions même quelque
peu las, mais qu'un néo-romantisme particulier
et une ardeur si expressive à les découvrir méta-
morphosent presque complètement à nos yeux...
On m'a reproché ce romantisme et ce barbarisme
mêlés, comme s'ils étaient miens ! Je décrivais,
au contraire, des romantiques renouvelés au mi-
lieu de la société contemporaine, en prenant
soin de mettre en valeur toutefois, ce qu'il y a
d'intéressant et de neuf dans cette assimilation
que font les « barbares » de nos goûts et de notre
passé. Ce que j'ai écrit jusqu'à ce jour, est la né-
gation même du romantisme ! Le moindre sens
critique suffirait à en témoigner.
Des noms, auraient dû venir spontanément en
mémoire... Nous côtoyons chaque jour des Thyra
de Marliew ; j'en ai connu dix exemples ; mais
est-ce que l'on écoute, est-ce que l'on songe au
théâtre ?... Je ne partage pas plus l'idéal de
Grâce de Plessans que celui de Thyra de Mar-
liew. Je décris, mal sans doute, mais sincèrement,
mon époque, — pas seulement ses mœurs (ce
fut la tâche du naturalisme), mais son idéal mo-
mentané.
a6 LE PHALÈNE
L'histoire du Phalène est presque rigoureuse-
ment authentique, et elle n'aurait pu se passer
dans un autre temps que le nôtre. Dans trente
ans, elle sera peut-être devenue incompréhensible.
Alors que je faisais mes études de peinture, j'ai
connu, comme bien d'autres, cette jeune Améri-
caine qui peignait des tableaux genre Rose-Croix
avec le tempérament d'une femme née bien plu-
tôt pour peindre des rognons ou des bœufs éven-
trés, miss C... Une nuit, je la rencontrai, non sans
quelque stupéfaction, au bal de l'Académie Ju-
lian ; elle passait au bras d'un de mes camarades.
Deux jours après, je reçus ses confidences. Elle
ressemblait étonnamment à mon héroïne. Certes
elle n'était pas fiancée à un prince de Thyeste,
mais elle était rongée de tuberculose, jeune, belle
et, de plus, presque ruinée. Son désespoir s'exté-
riorisa dans cette révolte farouche qui l'avait
jetée aux bras presque d'un inconnu. J'écoutai
avec scepticisme cette confidence, et même avec
d'autant plus de scepticisme qu'elle émanait d'une
exaltée et d'une étrangère... Il y a quelque six
ans seulement, j'appris sa mort ; je me renseignai ;
elle s'était tuée et beaucoup se rappellent cette
fin à peu près identique à celle de mon héroïne,
accompagnée seulement d'un esthétisme « meil-
leur marché ». Pendant que ses amis réunis dî-
naient, elle s'étendit somptueusement dans sa
chambre, au milieu d'un éclairage préparé. Un
masque de chloroforme adhérait à son visage...
L'héroïne du Phalène lui ressemble beaucoup.
Cette pauvre âme, qui croyait entrer dans la
mort par une voie triomphale et enchantée, se
marquait elle-même pour une mort sans gran-
deur et sans force, malgré son panthéisme appa-
rent. On a souvent prononcé le nom de Marie
I
PRÉFACE 37
Bashkirtsef! et je me suis expliqué dans une lettre
à ce sujet ; je n'y reviens plus. Assimiler la vie de
Marie Bashkirtseff à celle de mon héroïne est
abusif ; son journal est là comme un démenti
irréfutable. Ce n'est pas Marie Bashkirtseff qui
m'inspira le drame, mais, cet été, en l'écrivant,
je relus ce journal que je n'avais pas ouvert de-
puis mes premières années d'atelier... Je fus
frappé de l'analogie, non des faits, mais de la si-
tuation. Et, sur l'ange de la mort et sur le démon
de la gloire, la malheureuse et orgueilleuse Marie
écrivit certains traits frappants, d'une grande
beauté ; je les ai transcrits fidèlement ; ils ont
pris leur place au cours de ces dialogues enfiévrés
et, si j'ai laissé le nom de Lepage, ce maître de
Thyra de Marliew, c'est que je désirais avant
tout que l'on ne se méprit pas sur l'attribution de
quelques phrases qui appartiennent en propre à
Marie Bashkirtseff, dont les entretiens avec son
maître Bastien-Lepage nous sont pour ainsi dire
parvenus par la voie de ce journal, si éloquemment
vécu. Mais je répète que toute confusion est im-
possible.
La vie de Marie Bashkirtseff est trop connue
pour qu'on puisse lui attribuer les agissements
d'une Thyra, qui se jette dans l'absolutisme plas-
tique, par désespoir, au moment même où elle
découvrait le monde moral, terre promise dans
laquelle il ne lui aura pas été permis d'entrer !
Entre autres références d'authenticité, j'af-
firme que mon héroïne est, au surplus, conforme
à la vérité scientifique. Je n'ai pas été paradoxal
en montrant la mentalité d'une Thyra. De mon
temps, au moins, jeune homme, elle était exacte,
Quoique je l'aie styhsée. C'est nettement le type
es « tuberculeux intellectuels », comme l'a écrit
28 LE PHALENE
une autorité médicale à ce propos même, « grands
artistes ou grands amoureux, avec leurs alterna-
tives de force et de prostration, mais avec aug-
mentation de la vie nerveuse et créatrice... » Ce
n'est là, d'ailleurs, qu'un des petits côtés de la
question, et cette authenticité est-à mes yeux de
peu d'importance, bien qu'elle ait présidé à la
conception de cette pièce, car je n'ai jamais rien
tiré que de la vie et de l'autorité du fait.
*
* *
Il n'existe pas de sentiment plus usé en litté-
rature et peut-être plus conventionnel que la
fraternité de la mort et de l'amour. Toutefois, il
me parut que, dans aucune occasion, la mort et
l'amour ne s'étaient juxtaposés de plus éloquente
et véridique façon. Ici la convention fait place à
la réalité... La germination de la vie dans la mort,
l'aile palpitante de l'amour se consumant à la
lumière... n'avais-je pas le droit d'être tenté par
ce sujet ? J'ai voulu que, semblable au modèle
que me proposait la nature, l'aile du phalène
fût chargée d'un peu trop d'ornements inutiles
et de diaprures qui, issues de la nuit, semblent
destinées à la lumière. Il appartient à l'auteur
dramatique d'exalter et de critiquer en même
temps son modèle, car, dans la vie, tout est ad-
mirable et critiquable. Je n'aime point, pour ma
part, les personnages sympathiques. J'ai témoigné,
depuis r Enchantement, d'une volonté bien établie
de mêler l'ironie à la pitié, le comique au drama-
tique ; il n'y a guère de réalité exacte sans cet
amalgame... On m'a refusé (je dis, dans la critique
seulement) le droit de considérer la nature d'un
point de vue qui fût divers, et un peu universel.
PRÉFACE 29
Egalement, je croyais avoir assez témoigné d'ex-
périence théâtrale pour qu'il me fût permis, sans
avoir l'air pour cela de m'être trompé, d'écrire
une pièce dialoguée, s'écartant de la formule ou
du moule habituels... Du tout ! Les férules sont
toujours là pour nous accuser d'ignorance^ ou
d'erreur, comme au collège !... Les lois du théâtre,
monsieur, après les lois de la morale ! disent les
gens qui ne sont ni des auteurs dramatiques, m
des moralistes, bien entendu !... J'ai voulu, une
fois, et parce que le sujet s'y prêtait, délaisser la
pièce bien faite, bien construite, soumise a des
lois réelles dont je ne nie pas la suprématie, mais
que je crus pouvoir momentanément oublier pour
me borner à écrire une sorte de dialogue philoso-
phique, ou plutôt de soliloque enfiévré, chez un
personnage que la proximité de la tombe rend
lyrique, tumultueux et abondant.
J'ai encore, le sentiment de n'avoir commis
aucun crime.
Il en sera peut-être du Phalène comme il en a
été de mes autres Y>ièces.U Enchantement, Mainan
Colibri, la Marche Nuptiale, Poliche, suscitèrent
les objections ou les oppositions les plus sérieuses,
les plus furibondes, à leurs premières « générales »...
Or en ces trois dernières années, les œuvres que
je cite ont été reprises, et, à leurs nouvelles « gé-
nérales », les objections sont tombées. Lequel
l'emporte en raison du premier jugement ou du
dernier ? Ce n'est pas à moi de conclure...
Je ne témoigne à la presse, en écrivant ces
lignes, aucune ingratitude.
Je me souviens avec une^ reconnaissance at-
tendrie de certains enthousiasmes, de quelques
mains tendues et je n'ai pas de peine à me rappe-
ler les noms aimés — assez rares, à vrai dire, —
3o LE PHALENE
qui sont attachés au souvenir de mes premiers
essais. J'ai plaisir à rappeler ici ceux de Catulle
Mendès, de Muhlfeld, de Nozière, de Jean Lor-
rain, entre autres, qui, dès la première heure, me
défendirent, me suivirent et m'encouragèrent.
L'idée saugrenue ne me vient donc pas de pré-
tendre, après une déjà longue carrière, que je
sois un méconnu et que des éloges ne m'aient
pas été prodigués au delà même de ce que je
méritais.Mais ce n'est pas la vanité seule qui nous
incite à écrire des œuvres sincères dont la portée
nous intéresse parfois plus que le résultat effec-
tif... La douleur, l'émotion, la joie, la dure ou
mélancolique expérience nous poussent à regar-
der au delà de nos propres pensées comme à tra-
vers des cristaux colorés. C'est le mirage créateur.
Ce que l'on veut dire est parfois plus important
que ce que l'on dit. Le dessein d'un ouvrage est
quelquefois la préoccupation supérieure qui plane
au-dessus de toutes les autres, et nous soulTrons
plus de voir méconnaître nos intentions artis-
tiques, probes et désintéressées, que nos produc-
tions elles-mêmes.
Or, jusque dans les éloges, la critique, depuis
quinze ans, n'a jamais cessé, à de rares exceptions
près, de s'inscrire contre le sens de mes ouvrages,
d'incriminer leur morale ; je peux même dire
qu'elle n'a jamais cessé de les flétrir devant l'o-
f»inion publique, tout en en reconnaissant le ta-
ent ou la réussite. Elle n'a pas cessé de les incul-
per et de les écraser de charges dont elles étaient
indemnes. C'est la critique qui, dès mes débuts,
s'est interposée entre le public et elles, qui, dès
la première représentation de chacune d'entre
elles, a volontairement placé, entre la scène et la
foule, cette espèce de voile susceptible d'inquiéter
PRÉFACE 3i
des spectateurs que les audaces, s'il y en a, et les
sincérités de ma production eussent séduits ou
attirés plus facilement. Encore mamtenant, c est
le public qui s'est fait à la longue une convic-
tion personnelle, et n'écoute plus d'autre expé-
rience que la sienne ; il vient d'en donner une
nouvelle preuve ; et, en rejetant le verdict msi-
dieux de la presse, il a eu, cette fois, plus de mé-
rite que de coutume ! On l'a trompé ; il le sait.
U a compris pourquoi.
Dieu sait quelles violences furent adressées au
Phalène. Elles me sont familières. Dès ma pre-
mière pièce j'ai connu ce langage : ce fut le ton
avec lequel on accueilUt mes premières démons-
trations ; c'est à l'aide de ces armes qu'une cer-
taine presse forgea tout de suite cette cuirasse
de mascarade, créa cette légende d immoralité
suspecte, de complications inquiétantes dont le
souvenir n'est sans doute jamais parvenu jusqu à
toi, jeune homme à qui ces pages s'adressent.
Maman Colibri, la Marche Nuptiale Poliche,
provoquèrent la même obstruction véhémente,
un chœur de protestations indignées.
Exactement l'opposé de ce que l'on aurait dû
dire 1... Morne idiotie ! , . , » *
La décadence, la névrose, le morbide, c est
l'appauvrissement des formes et la dégénéres-
cence des vérités fondamentales qm alunentent
l'art et la morale.
Et justement il faut voir, dans toutes les
époques, avec quelle rage Géronte essaie de jeter
l'accusation d'une infirmité,dont il sent ses moelles
s'ankyloser, à la tête de ceux qui viennent ouvrir
les fenêtres et balayer les ordures... Om, il existe
un malsain en art : c'est celui qui s'épanouit le
plus librement sous la protection de ces sévères
32 LE PHALENE
censeurs et qui corrompt le théâtre. C'est la
pornographie du vaudeville national, l'autre
sournoise pornographie de la pièce légère, qui
dissimule sous des dehors de convention le vice
le plus vulgaire, c'est le mélodrame pleurni-
cheur, la sucrerie élégiaque et bourgeoise, le
faux optimisme béotien, signe suprême de déca-
dence.
Les voilà, avec leurs complices éhontés de la
presse, les officines de salles de rédaction, les
voilà, les corrupteurs de la bourgeoisie française
et les exploiteurs du mauvais goût public...
Ce sont généralement de froids méthodistes,
des spéculateurs sans sincérité qui habillent la
routine au goût du jour, — avec la complicité
bienveillante de toute la corporation, auteurs et
journalistes.
Mais l'art veille, — et la France a toujours été
la première à se porter aux avant-postes.
Ah ! la vérité... Sais-tu, jeune homme, — j'y
songe parfois — ce qui m'en a donné le goût,
sans pour cela m'en avoir donné le pouvoir, hé-
las ! je le reconnais ? C'est mon éducation de
peintre. A contempler, cinq ans, la nature au mi-
lieu de ces gens sains et frustres que sont, pour
la plupart, les peintres, dans leur adolescence,
j'ai acquis la vénération des formes vraies, de la
ligne d'expression. La pureté du nu m'a donné le
goût de la noblesse naturelle de l'homme, l'hor-
reur de la pornographie, de l'hypocrisie, de l'é-
quivoque, du sournois en art... Le nu a môme eu,
par son enseignement hautain, des retentisse-
ments plus profonds en moi... 11 m'a justement
dcurié la probité intellectuelle, et cette religion
do la nature que dc])uis je porte on moi... Ce fut
durant les années d'atelier que je compris la
I
PRÉFACE 3'
composition en art, le dessin ferme et synthé-
tique et conçus à jamais l'horreur de l anémie
et de la mollesse... Je me souviens que cet amour
du trait essentiel et de la ligne d'expression je
les ai toujours enviés chez les maîtres qui don-
nèrent de la vie des représentations sincères et
directement inspirées: Rembrandt V. lasquez,
Manet, Degas, Degas surtout, dont le dessin
est un puissant enseignement. Pour les infirmes,
ce dessin-là, c'est la déformation, le laid, 1 excep-
tionnel, le morbide. Point du tout. La structure
humaine et son expression sont établies, chez
Degas, selon des observations de plan, de valeurs,
de rapports qui sont autrement puissants que les
faux musclesd'école (oh ! le faux muscle en litté-
rature aussi, quelle plaie 1) ou le modèle acadé-
mique, — nous vînt-il de Raphaël et de la Re-
naissance !... , „,,
Je ne suis cependant pas de ceux qu on appei.e
des réalistes, ou du moins de ceux qui demeurent
dans les données précises du réahsme... mais,
d'autre part, s'il m'est arrivé de trop subtiliser la
matière, — même quand je me suis trompé, et
ce dut être souvent, — le sens humain m a seul
préoccupé. Et j'ai acquis aussi, chemin faisant,
à ce contact permanent avec la nature, d excci-.
lentes certitudes comme celle-ci : que dans toutes
les branches de l'art on ne peut atteindre a 1 uni-
versel que par le particulier... C'est une grande
leçon •
Mais je ne m'attarderai pas ici à des discussions
d'art. Je veux souligner simplement 1 erreur ila-
grante de la critique d'aujourd'hm l<.rsquello
adresse des reproches qui consistent, en lin ae
compte, à prendre bénévolement du nu pour du
déshabillé, des franchises pour des liceiices, des
34 LE PHALENE
exactitudes pour de l'anormal, des développe-
ments ou de la synthèse pour de la préciosité ou
de 1?- b'^utalité ; ainsi de suite !... Hé quoi ! diras-
tu, jeune homme, n'est-ce pas la loi ancestrale,
depuis deux ou trois siècles au moins, mais pas
plus, que la critique s'est inféodée dans les arts...?
Votre cas ne fut pas unique !... Et tu as raison,
jeune homme. Les plus hardis comme les plus
minimes novateurs n'ont-ils pas été accueilHs par
les mêmes épithètes ?... Et puis le temps passe...
tout disparait... et l'on s'étonne des résistances
oubliées ; on arrive même à les nier... Dans mon
cas, l'intéressant réside en ce fait que la résis-
tance ne vint pas du public (c'est généralement
le contraire qui se produit), mais d'une élite soi-
disant chargée de diriger ce public ! Le pubHc,
lui, transgressa les ordres donnés. Il comprit peu
à peu la sincérité indubitable de mes pièces, et
s'y livra parfois totalement. Ce ne fut qu'aux re-
prises de ces pièces que les détracteurs désar-
mèrent, ce qui prouverait peut-être, en partie
au moins, la bonne foi de leurs objections ou de
leur colère, si l'on ne savait du reste qu'il est
plus aisé de rendre justice à des ouvrages passés
qu'à des ouvrages récents, et que très souvent
on n'encense lo passé que pour mieux écraser le
présent. Je constate, quoi qu'il en soit, qu'à ces
reprises, la presse fit entendre un autre son de
cloche : « Est-ce nous qui avons changé à ce
point ?... Le public n'était pas mûr, il y a quel-
ques années, pour écouter cette œuvre qui, au-
jourd'hui, apparaît claire, directe, etc.. ; elle a
gagné en vieillissant comme le bon vin, etc. »
Image absurde d'ailleurs et inopportune !
]jii plupart de mes pièces ont été ainsi reprises
dans ces trois dernières années et ont rencontré
PRÉFACE 35
la même palinodie ; j'ai cité : V Enchantement
Maman Colibri, Poliche. Et je songe que si 1 on
avait tout de suite rendu justice à la mentalité
de ces pièces et à leur probité artistique, au heu
de les honnir au début, il n'y aurait plus main-
tenant à souffler sur cette fumée encombrante et
asphyxiante, qui se renouvelle à chaque expé-
rience, et devient procédé stratégique chez une
certaine opposition. « Calomniez, calomniez, il en
restera toujours quelque chose », comme disait
un grand créateur de légendes ! Et, de fait, la
légende a le plus souvent force acquise. Ceux
qui la créent savent bien ce qu'ils font. La pos-
térité elle-même l'accepte sans contrôle, et que de
fois elle a été la dupe d'une poignée d'anecdot ers
ou de mystificateurs ! La pure spiritualité d un
Baudelaire, pour ne pas remonter plus haut, ne
porte-t-elle pas, devant le public, le poids d'iuie
légende suspecte, créée par ses contemporains ?...
Les salisseurs professionnels sont d'habiles psy-
chologues ! Croyez-vous que lorsqu'un Ferdinand
Briinetière écrivait des choses déshonorantes,
comme celles que je cite ici, à propos de Baude-
laire, il faisait œuvre de critique ou de malfai-
teur ? , -x •
(< Le pauvre diable (Baudelaire) n avait rien
du poète que la rage de le devenir. Non seulement
le style mais l'harmonie, l'imagination lui man-
quent. Si Baudelaire ne fut pas ce qu'on appelle
un fou, du moins fut-ce un malade, et il faut avoir
pitié d'un malade... Ce serait un scandale, ou
plutôt une espèce d'obscénité que de voir un Bau-
delaire en bronze de son piédestal continuer de
mystifier les collégiens. Il faut bien que quelqu'un
le dise !... » Non, ce critique était conscient de
son mensonge. Plein de fiel et d'envie, il profi-
36 LE PHALÈNE
tait de son crédit (sur lequel il s'illusionnait
comme tant d'autres) pour tenter d'étouffer le
génie. Il le diiïamait et souhaitait de le déshono-
rer !...
C'est Sainte-Beuve qui, pour châtier Balzac
d'avoir osé « loué à mort » Stendhal, (on sait,
écrivait-il avec modestie, combien je suis loin de
partager l'enthousiasme de M. de Balzac) accusa
publiquement, dans une causerie du lundi, —
et le pauvre grand homme n'était plus là pour se
défendre — l'auteur du Père Goriot d'avoir été
payé de cet éloge par l'auteur de la Chartreuse de
Parme : 3.000 francs (on précise, dans le métier).
« Un service d'argent contre un service d'amour-
propre, commente-t-il. Je n'ajouterai qu'un mot :
ce mélange de gloire et de gain m'importune ! »
Quelle intégrité professionnelle !... Ah ! les braves
gens !
Croyez-vous qu'un Gustave Planche faisait
œuvre de critique lorsqu'il écrivait : « M. Victor
Hugo a maintenant trente-six ans et voici que
l'autorité de son nom s'affaiblit de plus en plus!... »
J'ai recueilli cette sottise tendancieuse parce
qu'elle est si monumentale et si symptomatique
qu'après cela il semble qu'il n'y ait plus qu'à tirer
l'échelle !
Quand, plus près de nous, Jules Lemaître (je
cite ici impartialement un critique qui fut tou-
jours sympathique à mes productions) écrivait
de Verlaine : « Les ahuris du symbolisme le consi-
dèrent comme un maître et un initiateur », n'es-
sayait-il pas tout simplement d'intimider le sen-
timent public ? Le procédé est habituel. Je n'hé-
site pas à dire qu'il sera étemel comme la répul-
sion qu'il nous inspire.
Il faut en prendre son parti et écrire selon son
PRÉFACE 3;
cœur et son esprit. Cette équivoque, entre autres,
dont parle Théophile Gautier, qui tente d'assimi-
ler l'auteur à ses personnages, est une arme basse
qui a trop rendu de services à l'opposition, depuis
qu'il existe une critique, pour qu'elle soit aban-
donnée de sitôt!... Ayons confiance dans un arsenal
aussi éprouvé ! A VEnfant de V Amour, cette feinte
indignation atteignit déjà au paroxysme. Sans
paraître comprendre quoi que ce soit à l'idéalisme
d'un auteur qui poursuit son étude dans tous les
miUeux, la plus grande partie de la critique fut
prise d'un haut-le-cœur comparable à celui que
provoqua le Phalène. Une ligue contre l'immora-
lité de la scène française, livrée à l'ordure, fut
même fondée à cette occasion par des journa-
listes, il m'en souvient !... Je ne vois dans mes
oeuvres que la Femme nue qui ne souleva pas
cette objection d'immoralité, et, à la rigueur, les
Flambeaux, mais encore dans ce dernier cas avec
de fortes restrictions. On me traita alors comme
une brebis égarée qui revient au bercail de la sa-
lubrité publique ! Mais il y avait sans doute mal-
donne. Les apparences seules, le milieu où j'avais
situé les Flambeaux, la pitoyable et simple aven-
ture de la Femme nue, avaient dû égarer l'opinion
de la presse, car le malheureux auteur récidiviste
eut le chagrin de contrister à nouveau la classe
la plus susceptible et la plus délicate de la société
parisienne !...
Je ne mets en cause que le grief d immora-
lisme, car j'en donne ici la plus formelle assu-
rance, je ne m'insurge pas le moins du monde
contre les critiques qui furent adressées aux dé-
fauts ou aux défaillances artistiques de mes
pièces. Je ne vais pas si loin que Théophile Gau-
tier et je m'inchne devant la tâche un peu vaine,
k
:vS LE PHALENE
mais non sans intérêt, de la critique lorsqu'elle
verse dans l'analyse, et lorsqu'elle n'est pas l'é-
manation de l'esprit négateur qui retarde la
marche du monde. La critique a droit de vie
dans les lettres. Toutes les formes de la pensée
sont belles. Si la censure en soi est chose absurde,
l'analyse attentive, le disséquage réfléchi des
œuvres est un louable exercice qui a ses maîtres,
s'il n'eut jamais ses génies. Certes, la petite cri-
tique imbécile qui consiste à relever que le troi-
sième acte est meilleur que le deuxième ou que
la fin du premier paraît insuffisante, est tout à
fait dénuée de valeur ou d'intérêt ; mais quand la
presse n'est pas la circulation de la mort (voyez
même les grossières et pernicieuses erreurs d'un
Sainte-Beuve), elle est, au contraire, la circulation
de la vie. Elle fait l'effet d'un sérum généreux qui
active l'organisme et enrichit les échanges céré-
braux. Non, jamais il ne me viendrait à l'idée, en-
core une fois, de m'insurger contre les critiques
adressées à des faiblesses d'exécution ou à des
tares littéraires, le reproche fût-il inexact ou sé-
vère. Il est fort possible que je ne sache pas
écrire en français, ni construire un caractère et
que mes ouvrages soient, selon l'expression dont
un critique notoire (1) salua mes débuts, « un
crime de lèse-littérature qui devrait être puni
par les tribunaux ». En tout cas, c'est un droit
de l'écrire. Je m'élève seulement contre l'inter-
vention du point de vue moral, qui constitue une
étemelle déloyauté.
Toutefois cette déloyauté n'est pas seulement
le fait de l'envie embusquée. Songez au nombre
d'ennemis naturels que l'on compte dans une
(1) M. Adolphe Brisson.
PRÉFACR '^
salle de théâtre ! Ceux qui se sentent atteints
confusément dans leurs habitudes littéraires, dans
leurs convictions politiques (cela domine terrible-
ment toutes les autres questions) ou artistiques,
voire même dans leurs habitudes confessionnelles.
Beaucoup de ces gens ont une clientèle à satis-
faire ' Il faut compter aussi les naïfs qm ne peu-
vent pas dépasser leurs doses coutumières, ceux
qui n'ont jamais réfléchi sur eux-mêmes et se
trouvent en face tout à coup d'un spectacle ou la
vie est exposée, selon une excellente expression,
« en profondeur », les demi-intellectuels qui s en
tiennent à la lettre, les snobs qui sont des mi-
crobes prolifères et contagieux ; il y a des néga-
teurs systématiques ; les admirateurs éternels du
poncif en art ; d'autres qui, sur des œuvres assez
diverses comme les miennes, ne savent pas bien
sur quoi étayer leurs convictions ou leurs repul-
sions ; ceux qui croient sincèrement que parce
qu'on' traite des sujets vivants ou bourgeois, on
déchoit de la poésie ; ceux pour qui le gros succès
de public, la centième représentation, est un cri-
térium infaillible d'infériorité. 11 y a les partisan»
du réalisme intégral qui haïssent l'approche de
tout lyrisme et aussi les arrière-gardes des an-
ciennes écoles d'avant-garde... Que sais-je !... Les
rédacteurs qui sont obligés d'obéir à leurs direc-
teurs et aux amis de la maison 1 Tous s accordent
sur un point : trouver en face d'eux le signe de
l'immoraHté. C'est là, pour l'opposition, un ter-
rain d'entente toujours très facile parce qu il est
vague et que l'accusation portée a la force d un
argument d'intimidation.
Mais on trouve encore à cette résistance une
raison supérieure : elle est d'ordre général, éternel,
celle-là, et dépasse toutes les autres. C'est qu une
4o LE PHALÈNE
pièce, lorsqu'elle apporte une conception un peu
neuve doit choquer non pas les êtres incultes ou à
culture assez inférieure pour qu'ils ignorent le
parti pris, mais ceux au contraire qui sont enri-
chis de formules, de traditions, de conventions
antérieures et de beautés classifiées. La brièveté
du spectacle, le tumulte des couloirs, le goût na-
turel de nier ou de rabaisser l'efîort, la joie d'avi-
lir, de dénigrer, de défendre des intérêts opposés et
des firmes commerciales, l'impossibilité aussi où
se trouve l'auteur de développer en scène l'idée
profonde de son œuvre, chargé qu'il est de re-
présenter de la vie directe, l'habitude que l'on a
de considérer la valeur de la pièce intrinsèquement,
sans la rattacher à des conceptions générales de
l'auteur, cette légèreté dans l'information qui est
une des plaies du journalisme et de l'opinion, tout
cela fait le reste et forme un poids mort qui re-
tarde effroyablement la vérité, — malgré l'in-
telligence ou la capacité de l'élite ! Je parle de
cette véritable élite dont le silence ou la répro-
bation « font le tourment des mauvais écrivains »,
et qu'un auteur du xviiie siècle appelait : les
quarante justes de la capitale.
Mais, que vous donniez une heure, un jour
ou une semaine de réflexion, ou même cinq ans
(cinq ans vaut mieux cependant), à qui doit nous
juger, il n'en subsistera pas moins ceci : toute
œuvre qui apporte une nouveauté de conception
doit nécessairement choquer ses contemporains
en vertu de ce principe que toute beauté nouvelle
dérange en nous ce qu'il y a de précédent, d'ac-
quis.
C'est toiijoiirs le point déterminant de la con-
ception gui suscite Vobjection première. Et, par un
fatal mais un peu mélancolique retour, c'est lui
PRÉFACE 4i
qui sera plus tard la sa ui^e garde et V intérêt de
fœuvre. Reportez-vous aux novateurs d'autre-
fois ou de naguère et vous constaterez vous-
même cette loi d'équilibre.
Une impression neuve froisse en nous les tra-
ditions. On traite de lacune le fruit des vérités
retrouvées ou renouvelées. Manet rejoignait les
classiques ; ses contemporains le prenaient pour
un anarchiste ou un malade.
Jadis, j'ai moi-même souri du Balzac de Rodin
par première impulsion. La volonté d'art du Bal-
zac est pourtant belle, saine, logique. J'étais
absurde comme tout le monde ! 11 faut, même à
un esprit averti, le crible du temps pour qu'il
puisse concevoir la sincérité ou l'étendue d'un
point de vue nouveau, d'une formule qui rompt
avec les canons établis.
On devrait savoir surmonter la première im-
pression que vous procure le contact d'une œuvre
un peu nouvelle, car cette première impression,
désagréable en ce qu'elle blesse, comme je l'ai
dit, les conceptions acquises, ne peut être évitée.
Des gens qui, en musique, avaient la conception
de la mélodie selon le mode de Gounod, devaient
être nécessairement choqués par la conception de
la mélodie wagnérienne ; ainsi de suite. Chaque
œuvre apporte une atmosphère à elle, partij^u-
lière, qui l'enveloppe, l'étreint et procure toujours
au premier auditeur une vague sensation d'incohé-
rence. Il faut la dépasser. Malheur à ceux qui
s'arrêtent à l'objection ! Ils seront éternellement
Bouvard et Pécuchet et, avouons-le, c'est, la plu-
part du temps, le cas de la critique. L'objection
est dans tout, même dans les chefs-d'œuvre.
Wagner faisait du bruit, c'était vrai!... Debussy
aujourd'hui est compliqué... Eugène Carrière peint
4a LE PHALÈNE
dans la fumée : c'est vrai !... Besnard éclaire ses
personnages avec des lanternes : c'est vrai !...
Puvis est un déformateur : c'est vrai !... Et
qu'est-ce que cela peut faire, grands dieux I... Le
jugement initial des contemporains s'arrête à
-ces impressions. Les auditeurs ou les spectateurs
ne savent pas s'accuser eux-mêmes d'infériorité,
ni surmonter l'irritation que leur procure ce pre-
mier contact indécis, franchir les frontières au-
delà desquelles, avec un peu d'effort et de bonne
volonté, ils trouveraient, tout de suite, ces satisfac-
tions intellectuelles et ces plénitudes d'esprit qu'ils
finissent par trouver quelques années plus tard,
lorsque d'autres novateurs sont arrivés à leur
tour et ont porté, plus loin encore, leurs jalons
dans un champ où l'expérience est illimitée et où
l'évolution s'accroît de façon incessante.
Mes pièces, sans être, je l'avoue, des phares de
cette importance, et avec toutes leurs faiblesses;
mais parce qu'elles apportaient successivement
quelques nouveautés de point de vue, parce que,
la douleur ou la joie, les mouvements de l'âme,
l'amour-passion, s'y exprimaient selon des modes
inaccoutumés à la scène, et, peut-être surtout, parce
que ma franchise jetait un jour plus concentré
sur certains aspects intérieurs, mes pièces subi-
rerit ce sort commun. J'ai toujours eu horreur de
me répéter, et j'ai par cela même déçu souvent
des sympathies à l'heure juste où elles venaient
de s'habituer à mes précédentes tentatives. Il
m'eût été facile de faire le contraire. Le vrai suc-
cès, hélas ! n'est généralement obtenu par l'ar-
tiste qu'au moment môme où il rabâche et ne
vit plus que sur ses procédés. Progresser, chercher
autre cho-se, c'est l'art certain de décevoir.
Mettons que mes pièces aient été, quand elles
PRÉFACE 43
ont paru, quelque peu en avance sur le mouvement
théâtral (ce qui ne veut pas dire qu'elles aient
été meilleures ni plus parfaites pour cela), et
voilà peut-être ce qui explique le mieux les dif-
férences d'accueil qui leur ont été réservées à leur
création et à leur reprise. Je n'exagère pas d'ail-
leurs l'importance de cette avance et n'en tire
d'autre vanité que celle d'avoir un peu poussé à
la roue, avec ardeur. Car, qu'est-ce que cinq ou
six ans d'avance, lorsqu'il s'agit d'un art comme
l'art dramatique, lequel, grâce aux mensonges et
aux artifices florissants, retarde toujours, comme
il a été dit, de cinquante bonnes années sur les
autres formes de la littérature !... Paradoxe tout
de même un peu exagéré que ce retard, si l'on
veut bien se reporter aux chefs-d'œuvre de la
comédie dramatique qui n'ont jamais été plus
abondants que dans les trente dernières années :
Amoureuse, le Passé, la Course du Flambeau,
Amants, V Invitée, etc., tout ce répertoire si
riche et si varié où, dans les sphères les plus di-
verses ou les plus opposées de la pensée, voisinent
journellement et de façon si vivante, des oeuvres
comme le Repas du Lion et le Tribun, la Foi et
le Duel, de beaux rêves de visionnaires comme
Intérieur, ou Pelléas, des farces tragiques, comme
les Affaires sont les affaires, et tant d'autres té-
moignages de l'activité productive de notre
époque 1
*
* *
En tête de la Marche Nuptiale, j'écrivais jadis
ceci :
« C'est toujours par ce qu'elle contient de
vérité qu'une œuvre nouvelle choque ses contem-
porains. C'est toujours et seulement pour ce
44 LE PHALÈNE
qu'elle aura contenu de vérité que cette œuvre
est appelée à subsister dans l'avenir. »
Précisément, à l'heure où j'écris ces lignes, la
Marche Nuptiale, à son tour, reçoit à la Comédie-
Française, de la part du public et des critiques
mêmes qui, jadis, l'ont pourfendue, un accueil
presque sans restriction ; bref, une consécration
telle qu'il m'est permis de me reporter au jour
de sa création où la pièce fut tellement discutée,
et si médiocrement goûtée. Alors comme aujour-
d'hui, moins âpres mais tout aussi flagrantes,
c'étaient les éternelles rengaines : « détraquement
névrose, malsain, etc.. » Et il n'y a que huit ans
de cela ! Le temps marche vite et l'évolution se
fait rapide. Ce qui était impur hier est pur au-
jourd'hui... Ainsi va le monde, et c'est très beau,
très réconfortant et très sain !
Mes prophéties ne sont donc pas téméraires, et
pas une preuve, en tout cas, ne m'a été donnée
que je me fusse trompé. Il faut par conséquent
excuser ma présomption. La Cour d'appel fait
autorité. Il reste bien une autre et suprême juri-
diction, mais celle-là, il est trop hasardeux d'y
prétendre : elle ne dépend que de la postérité.
Contentons-nous de la leçon du présent.
Pour moi, je continuerai, dans ma bonne foi
et dans une solitude résolue, de donner les ou-
vrages dont j'ai le dessein ou l'ambition... Je
crois qu'il n'est pas de plus grand honneur que
celui de recevoir l'éloge de ses pairs, lorsqu'il se
présente ; qu'il faut être fier de recueillir l'assen-
timent de ceux que l'on admire, l'assentiment
aussi de la grande foule ; mais si, par hasard, ils
vous font défaut, l'un ou l'autre, ou tous deux, il
convient de ne s'en inquiéter guère et de conti-
nuer son chemin, insensible au concert d'impréca-
PREFACE 45
lions, plus ou moins sincères, que, pour ma part,
j'entends à mes oreilles depuis quinze ans, et
derrière les voix plus autorisées que nous aimons
et que nous vénérons.
Si je me trompe, je le ferai en toute honnêteté,
et aussi en toute indépendance (il n'y a d'inté-
ressant que de produire sans s'occuper du résul-
tat), persuadé, par ma propre sincérité, qu'en
matière dramatique j'ai apporté des œuvres
bonnes ou mauvaises — c'est un autre point de
vue — mais à coup sûr les plus idéalistes, les plus
droites et peut-être aussi les plus morales, de ces
dernières années. Je le dis comme je le pense...
Au bout du compte, c'est l'ensemble de ces
pièces et de ces personnages qui sera peut-être
intéressant.
J'ai devant moi des sujets tout tracés, de quoi
alimenter de longues années encore de ma vie.
Chaque pièce viendra à son heure ; il f&ut écrire
ce que l'on a l'envie impérieuse ou distraite d'é-
crire.
Je serai peut-être impuissant à réaliser mon es-
poir dignement, mais je peindrai jusqu'à l'amour
dans le peuple et même chez des cœurs bourgeois.
Je dirai l'amour dans tous les cœurs. Et j'estime
que je fais œuvre saine et robuste si cette œuvre
éiaane au fond d'un esprit d'idéalisme passionné.
Je vais même paraître plus présomptueux en-
core ! Je suis sûr que tout ce que j'ai écrit doit
térnoigner de cette recherche de beauté à travers
le jardin des âmes, et que tout y clame la pitié, la
forme la plus haute de la justice. J'ai pitié de
tout ce qui souffre, de toutes les forces écrasées,
je hais les hypocrites, les opportunistes, les op-
presseurs. J'aime la France de la liberté et de la
pensée généreuse. Je crois au peuple ; à l'affran-
46 LE PHALÈNE
chissement de la femme, et de tous les esclaves.
J'ai foi dans le progrès humain. Je déteste les
idées conventionnelles. J'aime passionnément la
nature, et je mourrai avec la conviction que l'hu-
manité marche vers des codes merveilleux de
justice, et de fraternité, en dépit de toutes les
horreurs. J'accepte de nos pères cet héritage d'i-
déahsme.
J'ai écrit en épigraphe, quelque part: « Ariel
est dans Galiban ». Cette phrase résume à peu
près toute ma conviction. Elle veut dire que la
matière et l'esprit sont indissolubles, se combinent
l'une l'autre et que les forces admirables mais
terribles de la vie sont éternellement perfectibles :
Ariel est partout prêt à jaillir, comme l'eau du
rocher. Cette phrase veut dire que toutes les lois
de nature sont belles et respectables, à commen-
cer par l'amour, splendeur de la vie, et que le
péché et l'ordure ne sont pas à sa base. Elle veut
dire, cette phrase, que le rythme de la vie, avec
ses instincts et ses lois imposées, est la chose admi-
rable contre laquelle il ne faut pas s'insurger en
la salissant, mais qu'on doit admettre en la véné-
rant. Les hommes, les sociétés et les religions ont
eu le tort antique de nier ou de déformer labeauté
de ces forces génératrices. Mais, par contre, ces
forces ne sont que des bases ; Caliban n'est que
de la matière. Et cette phrase veut dire aussi,
par conséquent, que l'honneur de l'humanité doit
être de s'attacher à spiritualiser l'instinct et l'in-
tuition, à agrandir les limites de la conscience.
J'ai été heureux de voir préciser magnifiquement,
en ces dernières années, par Bergson, des idées
sur rintuition qui, chez moi élémentaires, faisaient
l'objet de mes préoccupations. Dans leur humble
et mince sphère, mes pièces ne signifient pas
PRÉFACE 4:
autre chose que cela : quelques luttes de l'âme
humaine en face des lois secrètes, indestructibles,
belles ou fatales de la vie et de l'évolution. C'est
une très simple philosophie, voyez -vous, qui m'ins-
pire, une philosophie de « constatation », si j'ose
m'exprimer ainsi. Plus de thèses, plus de théories,
plus de systèmes, plus de satires ! L'auteur dra-
matique ne doit pas être autre chose qu'un enre-
gistreur impartial et un observateur résolu. Sans
cela nous ne peignons plus et ne dramatisons plus
la vie, mais des entités ou des chimères arides. Le
réel doit sans cesse baigner, envelopper les con-
tours de nos conceptions et elles doivent cepen-
dant plonger leurs racines dans le sol invisible
qui est le creuset mystérieux de la nature. Gœthe
a imaginé les Mères, les matrices cachées du
monde, procréatrices lointaines, toujours tan-
gibles, du moindre de nos gestes, génératrices de
ces forces indisciplinées que l'on nomme : l'ins-
tinct et l'intuition. Eh bien, il faut que malgré le
sens humain sans lequel il n'est pas d'art drama-
tique, malgré les apparences les plus subtiles du
réel, il y ait, dans la coulisse comme dans le tuf
profond que nous foulons, ces personnages véné-
rables, ces déesses inamovibles qu'un poète
nomma si exactement : les Mères.
« *
Mais l'entreprise serait trop grande !... Je
laisse à d'autres l'espoir de la réaliser 1... Je con-
nais mes forces et je n'ai ni fausse humilité ni sot
orgueil. Je veux dire simplement que les inten-
tions sont bonnes, l'exécution plus douteuse, et
qu'au surplus il ne faut travailler que lorsqu'on a
quelque chose à dire. Mes écrits sont dépourvus
48 LE PHALÈNE
de concession ou d'inquiétudes de carrière ; leur
simple franchise passe même pour de la suffi-
sance ou de la morgue — à tort d'ailleurs !... Au
point où j'en suis, je n'ai qu'à continuer d'écrire
ce que je désire écrire, sans m'occuper du résul-
tat, tout botinement, et les pieds au feu...
Dans la solitude seulement, on peut récréer un
peu la vie et se la rappeler... Il n'est rien de tel
que de rêver et, dane le secret de soi-même, d'em-
brasser des images, ou de réveiller des souvenirs...
pour s'en aller, un soir, comme le petit Poucet^
qui, le long de la route, aura semé des cailloux
blancs, noirs ou roses, devant que le temps les
chasse dans le fossé...
Mais je m'aperçois, jeune homme, que je t'ou-
bliais !... La violence et la prolixité des attaques
m'ont entraîné à enfreindre la pudeur naturelle
de l'écrivain. Tant pis ! Au moment où tu lis
ces lignes, tout cela est un débat si lointain, si
oublié, n'est-ce pas ! A l'heure actuelle, tu sais
que rien, dans aucune branche de l'esprit, n'a pu
arrêter le progrès et la marche de révolution qui
entraîne la France vers des buts de clarté, de jus-
tice... Et c'est l'essentiel ! Le monde s'est sans
doute encore éclairci, illuminé pour toi, avant
que tu tendes le flambeau à d'autres coureurs...
]*ardonne-moi de t'avoir aussi longuement im-
portuné de moi-même. Mais si, par hasard, la
morale de ton temps n'est pas meilleure que celle
du nôtre, si, par impossible, tu as soulïert des
mêmes suuiTrances, triomphé peut-être des mêmes
erreurs, tire de ces lignes un léger mais salutaire
enseignement I Va, console-toi allègrement ; tra-
PRÉFACE 49
vaille avec douceur dans la solitude, sans t'occu-
per d'autre souci que celui, par surcroît, d'aimer,
de t'enthousiasmer et de vivre... Permets que je
te quitte, en te rappelant — pour le cas où tu
douterais de toi-même et où les voix fallacieuses
auraient troublé ta volonté — deux belles pa-
roles ; l'une de Renan qui termine les Souvenirs
de Jeunesse : « Le public a l'esprit plus large que
n'importe qui. « Tous » renferme beaucoup de
sots : c'est vrai ; mais tous renferme les quelques
milliers d'hommes ou de femmes d'esprit pour
qui seuls le monde existe. Ecrivez en vue de ceux-
là. »
L'autre de Banville est plus belle encore : « On
périt de ne pas oser. »
Oui, on ne meurt que de cela... Mais on meurt
bien.
Décembre 1913.
Cette préface et la note qui la précède ont été antérieure-
ment publiées par Henry Bataille dans le volume intitulé
Ecrits sur le théâtre (Grès, éditeur).
PERSONNAGES
Mmes
ThTRA YVONME DR BrAY .
Mme DE Marlibw Amis Tbssandih.
ËLéONORB DE HONQRIB. MORBNO .
DncHBSSB d'Osqdb Dbruoz.
C0MTB88B Noémib-Stéphanib Ellbn-Awdr^b .
AttEORA Marthe Lbwcldd .
Grbbh Mbssbry.
Miss Salomé Glady.
Mlle Foreau Jarb Gàyzac.
MM.
Lb prince Philippe de Thybstb. . ... Padl Capbllari.
LiONiàRES Pierre Maqribr.
LbPAQB PlBRRE JoFFRB.
CORNBAU , PrADIBR.
OSTERWOOD ... AUR . SyDNBY.
Lb Journaliste Ghartrbttbs.
Artacubpp Mbndaillb .
Pinatblli D'Amdrosio.
Dombstiqdi Dardirr.
yoro hopfhann.
Le Gharrbtibr Serapini.
Lb Patrb Marini .
PREMIÈRE PARTIE
ACTE PREMIER
Un atelier de goût très moderne arrangé par un déco-
rateur très avancé, auquel on a confié la décoration en-
tière de cet hôtel particulier. Une partie dénudée, sobre,
réservée au travail. Dallage de marbre. Dans cette par-
tie, les selles, des ébauches de sculpture, un seau d'eau ;
dans l'autre partie, des divans, des meubles d'ébène, des
fresques de mosaïque, des vasques de marbre, coupole
dorée, — beaucoup d'or et de laque japonaise noire, un
aquarium rempli de coraux, des biches pompéiennes en
bronze posées sur les dalles, une réduction de la Victoire
de Samothrace sur une colonne de porphyre. La verrière
de l'atelier, dans la partie du travail, découvre une cour
plantée de tilleuls. En face, on aperçoit un autre bâti-
ment composé d'ateliers. Un grand lévrier noir, à col-
lier blanc, avec, aux pattes, des bracelets d'argent, dort
sur un coussin. Un escalier de bois doré, à droite, con-
duit intérieurement aux appartements de Thyra de Mar-
liew. Dans le fond, la porte, or et blanc, qui conduit aux
salons et aux galeries d'entrée. A gauche, la petite porte
de l'escalier particulier de l'atelier. Cette petite porte
donne sur une antichambre.
SCÈNE PREMIÈRE
MADAME DE MARLIEW, GREEiN, puis
YORO.
Madame de Marliew entre ; une femme de chambre
arrose avec une lance une sculpture entourée de
linges. Elle puise Veau dans un grand seau et ar-
rose méthodiquement. Madame de Marliew en toi-
lette de réception. Bijoux exubérants.
M.VDAME DE MAllLIEW
Qu'est-ce que vous faites là ?
5a LE PHALÈNE
GREEN
Mais, Madame, j'arrose la sculpture de Made-
moiselle. Elle n'a pas été mouillée depuis hier et
comme il est deux heures...
MADAME DE MARLIEW
Enfin tout cela est inexplicable ! Mademoi-
selle ne vous avait pas donné d'ordres ?
GREEN
Mais non, Madame ! C'est moi qui ai eu l'idée
de mouiller les linges, comme cela m'est arrivé
bien des fois. Mademoiselle m'a recommandé
« chaque fois qu'elle tarderait à rentrer de jeter
un peu d'eau ».
MADAME DE MARLIEW
Je commence à être très inquiète, savez -vous I
GREEN
Oh I Madame aurait tort de s'énerver.
MADAME DE MARLIEW
Deux heures 1 II lui est sûrement arrivé quel-
que chose. Elle avait séance, n'est-ce pas ?
GREEN
Mais oui. Madame, le modèle est là. Il y a déjà
plus d'un quart d'heure qu'il attend à côté, dans
le cagibi.
Elle désigne une petite porte.
MADAME DE MARLIEW
Vous voyez... C'est effrayant I {Elle entr^ouvre
à gauche la petite porte. Elle parle au modèle.) Bonjour,
Pinatelli 1 Mademoiselle ne vous avait rien dit de
ACTE PREMIER 63
particulier pour aujourd'hui? Elle vous avait com-
mandé de venir à l'heure ?
LA VOIX DU MODÈLE
Gomme d'habitude, Madame, à une heure et
quart.
MADAME DE MARLIEW
Bien, attendez.
Elle referme la porte.
GREEN
Mais il est déjà arrivé à Mademoiselle de ne
pas déjeuner sans avoir averti.
MADAME DE MARLIEW
Oui, mais jamais dans des conditions pareilles.
Tout ce que vous m'avez appris est bouleversant.
Jusqu'à midi, je n'étais pas trop inquiète, mais
maintenant... D'autant plus que c'est mon jour...
elle sait que je pourrais m'énerver... que peut-
être la comtesse Stéphanie viendra. Voyons, je
vous en prie, Green, ne me cachez rien et dites-
moi comment les choses se sont passées ce matin.
GREEN
Je ne cache absolument rien à Madame. Cela
s'est passé exactement comme je l'ai raconté :
Mademoiselle avait l'air naturel ; elle m'a demandé
un vieux costume, à moi ; j'ai cru qu'elle vou-
lait le mettre à un modèle. Je le Itii ai donné sans
explications. Elle l'a emporté dans sa chambre,
et puis j'ai été stupéfaite de voir sortir Made-
moiselle affublée de mon costume. Elle avait mis
un chapeau très commun... qui ne devait pas être
à elle.. .des gants de filoselle et je crois même bien
me rappeler, tenez, Madame, qu'elle portait sur
le bras un châle tricoté... noir.
64 LE PHALÈNE
MADAME DE MARLIEW
Un châle 1
GREEN
J'ai Bouri quand je l'ai vue attifée ainsi. Elle
m'a seulement dit : « N'est-ce pas, je suis bien ? »
et puis elle a disparu.
MADAME DE MARLIEW
C'est un peu fort ! Où a-t-elle pu se rendre ?
Rien dans ses habitudes ne correspond à ce genre
de fantaisie. Si capricieuse qu'elle soit... Ah ! par
exemple ! quand elle rentrera, je la gronderai
vertement !
GREEN
Mais Madame sait bien qu'une fois, avec Mon-
sieur Bogidar, elle s'était habillée d'un manteau
de pauvresse. Ils étaient allés visiter tous les
deux les quartiers pauvres. C'était pour faire des
croquis. Est-ce que Madame s'en souvient ?
MADAME DE MARLIEW
Oui, oui, je me souviens ! Il lui est arrivé, à
Nice, d'aller observer sur nature des gestes, des
attitudes, mais, dans ce cas, elle m'avait toujours
avertie. Ce qu'il y a de stupéfiant, encore une fois,
c'est qu'elle n'ait mis personne au courant, sur-
tout de son retard. Mon Dieu ! pourvu qu'il ne
lui soit rien arrivé !
GREEN
Oh I Madame, c'est impossible !
MADAME DE MARLIEW
Je viens de monter dans sa chambre et cela ne
m'a pas rassurée. 11 y a les traces d'une nuit agi-
tée. Mademoiselle a dû boire du thé toute la nuit.
ACTE PREMIER 55.
GREEN
Oui, mais le lit était défait.
MADAME DE MARLIEW
A terre il y a des livres avec des coupe-papier*
Elle a dû lire, selon son habitude, près du poêle
électrique. Enfin, nous allons voir l'explication
tout à l'heure 1 Le prince doit venir vers quatre
heures, il est hors de doute qu'elle sera rentrée
pour la visite de son fiancé 1
Un domestique nègre entre.
LE NÈGRE YORO
Madame, est-ce du Champagne rosé qu'il faut
verser sur les grappes-fruits ?
MADAME DE MARLIEW
Bien entendu. Vous l'avez mis dans la glace ?
YORO
Oui, Madame.
MADAME DE MARLIEW
Et a-t-on téléphoné chez Rumpelmayer ?
YORO
Oui, Madame.
MADAME DE MARLIEW
Tout est apporté ? Le chocolat au coco ?
YORO
Ah ! on a oublié. Madame !
MADAME DE MARLIEW
Comment, on n'a pas encore commandé chez.
Fullers, et il est deux heures I Vous n'en faites;
jamais d'autres 1 (Le domestique sort. A Green.) Te—
56 LE PHALÈNE
nez, frottez-moi un peu les ongles, j'ai les mains
dégoûtantes. (Un domestique entre avec un bouquet.)
Ah ! voilà le bouquet habituel. (Elle détache la carte.)
Naturellement, prince Golonna de Thyeste. (L9
domestique sort. A Green.) Mettez le bouquet dans
le grand vase... ou plutôt non, elle l'arrangera
elle-même. Tenez, dans le seau d'eau. Mon Dieu !
Mon Dieu ! mais j'oubliais Thyra, moi !... Je ne
sais pas l'heure.
Elle cherche de Vœil machinalement une pendule.
GREEN
Madame se souvient que Mademoiselle a pros-
crit les pendules dans l'atelier ; il n'y a qu'un sa-
blier... je n'ai jamais pu voir l'heure à un sablier.
MADAME DE MARLIEW, prenant le sablier noir.
Moi non plus 1 J'ai envie de téléphoner à Made-
moiselle Popesco. Peut-être Monsieur Lepage a-t-il
quelques nouvelles ? Regardez s'il est dans son
atelier.
GREEN, s'approche de la porte vitrée de V atelier^
se hausse.
On ne voit pas bien d'ici, mais je pense bien
que Monsieur Lepage doit avoir sa séance habi-
tuelle. Si Madame veut, je vais descendre...
MADAME DE MARLIEW
Attendez encore.
YORO, rentre.
Madame, il y a quelqu'un.
MADAME DE MARLIEW, s''exclamant.
Déjà 1 Je ne reçois qu'à quatre heures 1 Faites
descendre tout de même au salon.
ACTE PREMIER 5?
YORO
Non, Madame, ce n'est pas une visite pour Ma-
dame... c'est une visite pour Mademoiselle. Un
journaliste. Mademoiselle avait, paraît-il, donné
rendez-vous. Voici sa carte. Il attend déjà depuis
an quart d'heure.
MADAME DE MARLIEW, lisant.
Un journaliste. Est-ce qu'il a un appareil pho-
tographique ?
YORO
Je ne crois, pas Madame. Il a l'air seul.
MADAME DE MARLIEW
Il y a un quart d'heure qu'il est là ? Faites
monter ( Yorosort.) Je vais le recevoir. Il ne faut pas
faire attendre un journaliste. C'est toujours hor-
riblement dangereux ! Vous voyez, vous voyez,
elle avait donné rendez-vous ! Elle avait donnô
rendez-vous ! Oh 1 mais ça devient extrêmement
inquiétant, je vous assure.
GREEN
Oh 1 un journaliste I... Mademoiselle n'y aura
seulement pas fait attention.
MADAME DE MARLIEW
Descendez vite. Demandez à Monsieur Lepage
si ma fille ne lui avait rien dit qui puisse nous ex-
pliquer son retard. Mais, de toutes façons, ne lui
parlez pas de l'accoutrement dans lequel Made-
moiselle est sortie.
GREEN
Bien, Madame.
Elle sort, le nègre fait entrer le journaliste.
58 LE PHALENE
SCÈNE II
MADAME DE MARLIEW
LE JOURNALISTE
MADAME DE MARLIEW
Entrez, entrez, Monsieur. Ma fille n'est pas
encore là. Je l'excuse auprès de vous...
LE JOURNALISTE
Oh 1 Madame...
MADAME DE MARLIEW
Si. Ma fille a l'habitude d'être ponctuelle, mais
elle s'occupe aujourd'hui d'une œuvre de bienfai-
sance avec Madame Juliette Adam. Je craindrais
de vous faire attendre trop longtemps.
LE JOURNALISTE
Mon Dieu, Madame, je viens surtout en infor-
mateur. J'aurais été heureux, pour notre journal,
d'une interview personnelle, à propos de la mé-
daille qui vient d'être décernée, au Salon, à Made-
moiselle de Marliew. Nous aurions désiré aussi
quelques renseignements personnels sur les habi-
tudes, les mœurs et les projets de Mademoiselle
votre fille.
MADAME DE MARLIEW, le toisant.
Mais, ma fille. Monsieur, a des mœurs extrê-
mement normales !
LE JOURNALISTE
Excusez-moi, Madame, je me suis mal exprimé.
Mais nous aurions été heureux de donner dans
notre journal quelques détails sur l'existence in-
ACTE PREMIER 69
time et artistique d'une personne qui, en quelques
mois de vie parisienne, a su conquérir une célé-
brité considérable, aussi bien dans la société mon-
daine que dans la société artistique... D'ailleurs, il
me suffît de pénétrer dans cet intérieur : je vois
tout de suite le goût et le luxe dont vous êtes en-
tourée. L'atelier de travail, sans doute ?...
MADAME DE MARLIEW
Oui, Monsieur ! le petit coin où ma fille sculpte,
lit et reçoit quelquefois, quoiqu'elle vive un peu
en sauvage...
LE JOURNALISTE
Je serai tout à fait sincère. Je viens aussi de la
part du journal vous demander si la nouvelle des
fiançailles de Mademoiselle de Marliew avec un des
plus grands représentants de l'aristocratie ita-
lienne est confirmable, et, dans ce cas, Madame,
je vous aurais demandé l'autorisation de faire
paraître, dans notre journal, une toute petite
photographie des fiancés... C'est l'usage...
MADAME DE MARLiEW
Mais, Monsieur, en effet, la nouvelle est exacte
et officielle. (Avec orgueil.) V0U8 voyez là justement
les fleurs quotidiennes que le prince de Thyeste
envoie à sa fiancée...
LE JOURNALISTE
Dans le seau ?... Ah ! c'est très intéressant.
Madame... très intéressant...
MADAME DE MARLIEW
Jusqu'à un certain point... mais je me mets à
votre disposition si vous désirez_ quelques détails
généraux.
6o LE PHALÈNE
LE JOURNALISTE, prenant son calepin.
Depuis combien de temps Mademoiselle votre
fille s'est-elle consacrée à la sculpture ?
MADAME DE MARLIEW
Trois ans seulement, Monsieur. Elle avait une
très jolie voix, mais elle a préféré se consacrer à
la sculpture. C'a été une vocation irrésistible,
pure vocation d'ailleurs, car notre situation per-
sonnelle et mondaine nous permettait...
LE JOURNALISTE
Je sais. Madame, je sais... Elle est l'élève, je
croiB, de Monsieur Lepage ?
MADAME DE MARLIEW
Oui, Monsieur. Elle a étudié aussi avec Rodin ;
mais, enfin, c'est Lepage qui est son conseiller ha-
bituel. Il habite en face. C'est sur ses avis que
nous ayons loué cet hôtel que les décorateurs les
plus outranciers ont décoré de façon assez mo-
derne, vous voyez. Nous allons donner quelques
réceptions dans les salons du bas où je reçois, car
ma fille, elle, ne reçoit jamais. C'est justement
mon jour et je m'excuse d'écourter cet entretien.
Ah ! n'oubliez pas de dire, Monsieur, que ma fille
est catholique. ..que l'infante est de nos meilleures
amies. Et, d'ailleurs, les premiers succès de Thyra
ont eu le don d'enthousiasmer nos compatriotes.
Notre ancienne souveraine, la princesse Eléo-
nore de Hongrie, depuis qu'elle a abdiqué, s'inté-
resse beaucoup à l'art, et, dans ses voyages, elle
ne manque jamais de venir causer avec ma fille
qui est sa protégée, son amie.
LE JOURNALISTE
Très intéressant... très intéressant. (Il prend des
ACTE PREMIER 6i
notes.) Je voyais tout à l'heure des livres sur la
table... Puis-je jeter un coup d'œil sur les lec-
tures préférées de la jeune artiste ?
MADAME DE MARLIEW
Faites, Monsieur.
LE JOURNALISTE
Oh ! mais c'est un livre latin, Ovide 1
MADAME DE MARLIEW
Oui, Monsieur, ma fille connaît le latin. Elle lit
même un peu le grec. Elle lit en ce moment Plo-
tin (Elle prononce Plautine.), à moins que ce ne soit
Plautin, ou...
LE JOURNALISTE, souriant.
Mon Dieu, Madame, je ne suis pas très fixé
moi-même.
MADAME DE MARLIEW
p Malgré sa connaissance des langues étrangères,
vous pouvez le dire, Monsieur, ma fille est très
française, très française.
LE JOURNALISTE
Bravo, Madame.
MADAME DE MARLIEW
Je tiens beaucoup à ce mot, — française ! Ma
fille a été élevée à Monte-Carlo et c'est pourquoi
elle n'a pas le moindre accent. Nous vivions beau-
coup à Monte-Carlo, à cause de la santé de mon
pauvre mari qui y est mort dernièrement. Oui,
Monsieur, je vis seule avec ma fille. Nous avons
beaucoup séjourné en Italie aussi... à Rome, où
l'aristocratie romaine nous a tout de suite fêtées.
ea LE PHALÈNE
LE JOURNALISTE
Et c'est sans doute à Rome que vous avez ren-
contré le prince de Thyeste ?
MADAME DE MARLIEW
Il s'est épris tout de suite de ma fille, oui, Mon-
sieur.
LE JOURNALISTE
Continuera-t-elle la sculpture, après son ma-
riage ?
MADAME DE MARLIEW
Mais, certainement. Elle a montré des disposi-
tions si éclatantes ! Tous les artistes s'intéressent
à elle. A Paris, nous recevons d'ailleurs toute
l'élite...
LE JOURNALISTE
Et sur ses habitudes, pouvez-vous me donner
quelques renseignements, quelques particularités
qui intéresseraient nos lecteurs... Elle monte à
cheval, je crois ?...
MADAME DE MARLIEW, OPec volubilité.
Oui, Monsieur ; généralement tous les matins,
elle va faire un tour au Bois et elle en reviendrait
si, comme je vous l'ai dit, une œuvre de bienfai-
sance ne l'avait attirée ce matin tout particuliè-
rement...Elle a chassé le renard et le cerf dans les
hauts comtés. Que puis-je vous dire encore ?...
Elle fabrique des parfums et des essences elle-
même... Elle a acheté un champ en Toscane, où
se trouvait du lapis-lazuli pour broyer elle-même
une cire bleue dont elle a fait une statue de la
Vierge...
LE JOURNALISTE
Ah I vraiment, Madame...
ACTE PREMIER 63-
MADAME DE MARLIEW
Elle danse comme pas une, des danses de John
Dolwand... Quoi encore ?... Que puis-je vous
dire... Le poète italien d'Annunzio a dit qu'elle
avait une voix qui était comme un arc-en-ciel
déployé... Quoi encore ?... Elle joue de la harpe
délicieusement et du cymbalon.
LE JOURNALISTE
Du ?
MADAME DE MARLIEW
Un de nos instruments nationaux. Très joli>
Monsieur, très joli... Quoi encore ?... Elle adore lea
chiens qui ne font pas de bruit : celui que vous,
voyez vient des élevages du Devonshire. Il a le
plus célèbre pedigree du monde. Elle voudrait
faire avec lui une « Diane au lévrier » ; la Diane
en ivoire et le lévrier en ébène... Quoi encore ?
En été, elle se nourrit de melons d'eau, rouges et
frais... Elle...
LE JOURNALISTE
Mais jamais je ne pourrai raconter tout cela^
Madame I...
MADAME DE MARLIEW
Vous choisirez, Monsieur, vous choisirez...
A ce moment la porte s^oucre et la femme de chambrer
entre précipitamment et vient parler à voix basse et
Madame de Marliew.
GREEN
Madame, c'est Mademoiselle... qui rentre l
MADAME DE MARLIEW
Dieu soit loué 1
EUe se signe^
04 LE PHALÈNE
GREEN
Elle a l'air d'une humeur exécrable. Elle va
entrer ici directement !
MADAME DE MARLIEW
Jésus 1 mais il ne faut pas que le journaliste la
voie dans cet accoutrement ! Elle est toujours
habillée de la sorte ?
GREEN
Oui, Madame.
MADAME DE MARLIEW
C'est affreux !...f/^au«J Monsieur, pardonnez-moi,
mais une visite très urgente... La comtesse Noé-
mie-Stéphanie est en bas et il est indispensable...
LE JOURNALISTE
Mais, Madame, je prends congé de vous. Avec
ces renseignements, d'ailleurs j'aurai déjà un petit
papier...
MADAME DE MARLIEW
G'est'cela, Monsieur...
LE JOURNALISTE
Et nous pouvons compter sur une photographie
des fiancés ?
MADAME DE MARLIEW
Oui, Monsieur, ma fille vous enverra tout cela.
LE JOURNALISTE, en s'en allant.
Au mur... c'est un '"portrait de Mademoiselle
votre fille ?
MADAME DE MARLIEW
Oui, un portrait de Sargent.
ACTE PREMIER 65
LE JOURNALISTE
Oh I c'est d'une élégance... d'un chic...
MADAME DE MARLIEW
Oui, Monsieur, trente mille francs I... Je vous en
prie, je suis pressée...
LE JOURNALISTE
Excusez-moi, Madame...
Il sort. La porte de gauche, donnant sur Vescalier
particulier de Vatelier, s^ouvre et Thyra entre dans
le costume décrit plus haut, châle noir... canotier
noir sur la tête... souliers boueux.
SCÈNE III
MADAME DE MARLIEW, THYRA
puis GREEN
I
MADAME DE MARLIEW
Eh bien, il était temps !... Tu avais donné ren-
dez-vous à ce journaliste ? S'il t'avait vue dans
ce costume !... Et tu osais te présenter à lui !...
Mais enfin, qu'est-ce qui t'a prise, tu perds la
tête ? Et sans me prévenir... D'où viens-tu, dans
cet accoutrement ?...
THYRA
Cela me regarde 1
MADAME DE MARLIEW, Suffoquée.
Oh ! et ces souliers !... On dirait que tu as mar-
ché pendant des heures. Et cette mine ! C'est
effrayant. Tu as l'air d'une morte... Je t'en prie,
donne-moi une explication.
THYRA
Aucune... Je fais ce que je veux.
«6 LE PHALÈNE
MADAME DE MARLTEW, bas.
De plus, tu as enfilé la robe de ta femme de
chambre. Si propre que soit cette fille, tu n'es
vraiment pas dégoûtée...
THYRA
Le corsage est à moi... Encore une fois, je fais
■ce que je \e\ni...(Green rentre.) Tais-toi, pas devant
ies domestiques 1
MADAME DE MARLIEW, Us bras au ciel.
Ah 1 cette recommandation de ta part est vrai-
ment admirable I
THYRA, à Green.
Tenez. (Elle enlève son chapeau de paille noire.)
Prenez ceci. Le modèle est venu ?
GREEN
Oui, Mademoiselle. Il attend dans la petite
pièce. Mademoiselle ne l'a pas vu en entrant...
THYRA
Non. C'est bien.
MADAME DE MARLIEW
J'ai donné, comme j'ai pu, quelques renseigne-
ments au journaliste. (Devant la physionomie irritée
de sa fille elle s arrête, tout de suite, timide et docite.)
Du reste, cela n'a aucune importance. Tu vois
ie bouquet que t'a envoyé Philippe ?
THYRA
Où ça ?
MADAME DE MARLIEW
Dans le seau. Nous l'avons mis là en attendant
que tu l'arranges toi-même (Un temps.) Alors, tu
ne peux pas me dire..., tu es si pâle, si défaite !
ACTE PREMIER 67
THYRA, V interrompant.
Je t'en supplie, maman, je désire travailler et je
suis en retard. Je vais m'habiller.
GREEN
Mademoiselle veut-elle que je l'accompagne ?
THYRA
Non. Préparez ma blouse de travail.
Elle monte Vescalier intérieur et sort. La mère et la
femme de chambre seules.
MADAME DE MARLIEW
Vous y comprenez quelque chose ?
GREEN
Je répète à Madame que Mademoiselle a dû
visiter un quartier pauvre !
MADAME DE MARLIEW
Ce n'est pas possible. Dans ce cas, elle aurait
acheté des robes au « Bon Marché » ou à la « Sama-
ritaine », je ne sais pas où, mais elle ne vous aurait
pas emprunté une robe. Il faut qu'elle se soit
trouvée dépourvue à la dernière minute. Je n'ose
pas insister pour le moment : vous avez vu son
humeur et cette mine !... Ecoutez, Green, je
compte absolument sur votre discrétion. Vous con-
naissez depuis longtemps Mademoiselle Thyra.
VoiK savez qu'elle est parfois un peu excentrique :
il ne faudrait pas que des fantaisies de ce genre
arrivent aux oreilles du prince... Enfin, je dis cela
pour les domestiques à l'office.
GREEN
Le nègre a ouvert la porte, en bas. (D'un ton
sentencieux.) Mais un nègre peut ne pas faire de
68 LE PHALÈNE
distinction entre un costume à la mode et un cos-
tume douteux !
THYRA, rentre ; les deux femmes se taisent.
Accrochez ma robe, Green... (Un temps.) Tu
ne reçois pas aujourd'hui, maman ?
MADAME DE MARLIEW, ne (foulant pas s'en aller.
Si, si, je descends à la minute.
THYRA
Le chien n'a pas mangé ?
GREEN
Non, Mademoiselle. Mademoiselle a toujours
l'habitude de faire la pâtée elle-même...
THYRA
Eh bien, qu'on la lui fasse ! Il est ridicule qu'à
deux heures de l'après-midi ce chien n'ait pas
mangé. Descendez-le.
GREEN
Bien, Mademoiselle.
Elle aide Thyra à passer sa blouse de travail, une
longue blouse grise de sculpteur.
THYRA, une fois que Green est sortie.
Maman, il faut que je rattrape le temps perdu
Veux-tu me laisser seule ? Je vais faire entrer le
modèle. (Mouvement de la main.) Ne parlons phlS
de rien, je t'en prie... Et que personne ne me dé-
range... Personne, n'est-ce pas ?
MADAME DE MARLIEW
Même si la comtesse Stéphanie vient ?...
THYRA
Non, bien entendu. Si la comtesse Stéphanie
ACTE PREMIER 69
vient, tu me feras prévenir. Mais pour elle seule-
Philippe ne doit venir qu'à quatre heures.
MADAME DE MARLiEW
Mais si la baronne...
THYRA
Ah 1 non, maman, je t'en prie 1 Ni la baronne,
ni personne. A tout à l'heure... (La mère, hésitante
mais timide, est sortie. Tbyra se laisse tomber dans un
fauteuil, les mains au oisage. Elle a Voir de sangloter
désespérément. On entend : « A mon âge ! A mon âge /.., »
Puis elle tend le poing vers le ciel. Ensuite elle se lève
et reste songeuse, la main au menton, et appuyée à la
selle. Elle considère avidement sa sculpture. Brusquement,
elle ouvre la porte de gauche.) Entrez, Pinatelli, en-
trez 1...
Quelques secondes. Le modèle italien entre.
SCENE IV
THYRA, PINATELLI
THYRA
Déshabillez-vous. (Sans faire attention au modèle
qui enlève sa veste et son tricot jusqu'à la ceinture, elle
commence les travaux ordinaires du sculpteur, elle dé-
pouille les statues, prépare sa glaise, etc.. Elle se lave
les mains, gratte les ébauchoirs pour la séance. Le mo-
dèle prend la pose, nu jusqu''à la ceinture. Elle s'ins-
talle devant Vouvrage commencé, et alors, c'est une lon-
gue confrontation du regard entre l'œuvre et la nature.
On sent tout l'effort de sa volonté tendue. Elle se recule.
Puis, au modèle.) Donnez bien le sentiment de la
pose. Le bras n'y est pas.
70 LE PHALÈNE
LE MODÈLE
Plus haut ?
THYRA
Non, pas plus haut.
LE MODÈLE
Gomme ceci ?
THYRA
Oui. (Elle ne travaille pas. Elle contemple. Tout à
coup, elle se redresse, jette brusquement Vébauchoir, va à
la verrière de la fenïtre, Vouvre et appelle.) Lepage !
Lepage !...
Au-dessus des quinconces, de Vautre côté, apparaît
à Vatelier d'en face la tête du sculpteur Lepage.
LA VOIX DE LEPAGE
Qu'y a-t-il ?
THYRA
Venez. J'ai un conseil urgent à vous demander.
LEPAGE
Bon ! J'avais séance, mais tant pis, je descends
une minute.
THYRA, referme la verrière. Au modèle.
Reposez-vous une seconde en attendant Mon-
sieur Lepage. Tenez, prenez l'accessoire. (Elle va
elle-même à une coupe d^albâtre où il y a des raisins artifi-
ciels. Elle passe les raisins au modèle.) Quand Mon-
sieur Lepage arrivera, vous reprendrez la pose.
(Elle sort le bouquet du seau et le jette sur une table.
Puis elle s^appuie à un meuble, la tête dans les mains.
On entend du bruit. Au modèle.) Voilà.
Elle ouvre la porte. Lepage entre. C^est un sculpteur
à figure énergique, grosses moustaches poivre et
sel, mains rouges. Il mâchonne une cigarette en
entrant.
ACTE PREMIER 71
SCÈNE V
THYRA, PINATELLI, LE PAGE
LEPAGE
Eh bien, quoi ? Que se passe-t-il ?... J'étais
inquiet, votre femme de chambre est montée tout
à l'heure me demander si je savais où vous étiez.
THYRA
Ah ! on a été jusque chez vous I En voilà une
histoire !...
LEPAGE
Quelque chose qui ne va pas ? Nous allons voir.
Bonjour, Pinatelli. Hier, j'ai un peu souffert du
rein. Enfin, il me faudrait aller à un Vittel ou à
un Contrexéville quelconque, cette année. Quel
embêtement 1 Mais, bast, tant qu'il y a la joie
de travailler ! Et vous, vous êtes en forme ? Est-
elle assez jolie, la mâtine ! Elle a l'air d'un Pru-
dlion encore plus clair de lune !
THYRA
J'étais jolie ces jours-ci pour la première fois
depuis six mois... Oui, pour la première fois ! La
sculpture prend tout ! Mes joues sont laides et
tirées.
LEPAGE
Je ne trouve fichtre pas. C'est ça, la pose ?...
C'est joli !
THYRA, V interrompant et V appelant à V écart.
Lepage ! j'ai une chose grave à vous demander,
une chose qu'on ne demande jamais, mais dont
j'ai le plus urgent besoin.
4
ja LE PHALENE
LEPAGE
Quoi donc ?
THYRA
Une chose qu'on n'octroie qu'une fois dans la
vie, et dans certaines occasions. Vous allez me
jurer, Lepage, que vous allez me donner cette
chose que j'attends de vous.
LEPAGB
Tout ce que vous voudrez, mon enfant... Quoi ?. .
THTRA
La sincérité !
Rien que ça !
LEPAGE, riant.
THYRA
Vous voyez, déjà, ça ne vous amuse pas !...
Allons, essayez !... Après, vous reprendrez votre
courtoisie habituelle.. Mais je vous la demande
entière, totale, entendez-vous bien ?... Ce n'est
pas un encouragement que je désire, aujourd'hui ;
c'est,vous savez... cette vérité... que l'on pense et
que l'on dit des autres quand ils ne sont pas là !
Je suis à un tournant de ma vie très important,
très important... Vous voyez, je pèse les mots...
LEPAGE
Vous faites allusion à votre mariage ?
THYRA
Laissons de côté la raison. Ce qu'il y a de sûr,
c'est qu'il faut que je jette un coup d'œil sur moi.
J'ai besoin de voir clair,il le faut ! Alors ? Il y a
des minutes dans la vie où l'on s'en remet entière-
ment au diagnostic de l'homme en qui on a con-
fiance... comme le malade au médecin avant
ACTE PREMIER 73
l'opération. Vous êtes celui, le seul, auquel j'ai
livré mon esprit et ma confiance, assez pour qu'une
parole de vous, réclamée d'une certaine façon,
soit crue aveuglément. Je m'en rapporterai à elle.
Je vous dois tout ; vous savez que je vous appelle
mon embellisseur, mon génitor. Donc, n'est-ce
pas, Lepage, la sincérité, et à toutes mes ques-
tions.
LEPAGE
On va tâcher... J'attends de pied ferme.
THYRA
D'abord, regardez bien ma petite machine, là-
bas... sans penser que c'est moi. Donnez bien le
mouvement, PinatelH... Et votre opinion absolue,
comme si ce n'était pas de moi.
Elu attend anxieusement.
LEPAGE, met son lorgnon et rtgarde.
C'est comme ci, comme ça.
THYRA, geste d'impatience.
Plutôt comme ça ! Oh ! je m'en rends bien
compte, allez ! Ce n'est pas une raison parce qu'on
vient de me coller la médaille au Salon et que j'ai
eu une bonne presse... Du reste, tout ce que je fais
est toujours ainsi, c'est sec, c'est froid, c'est dur.
(Elle pousse un soupir.) Ah ! funèbre banalité !...
LEPAGE
Non... Vous sculptez comme un bourreau, un
peu... Evidemment, ce n'est pas au point... Vous
êtes remplie d'intentions...
THYllA
Comme l'enfer !
.74 LE PHALÈNE
LEPAGE
Ça n'est pas réalisé. Ce qui manque, je vous l'ai
»déjà dit, c'est les études premières, l'atelier...
Comme toujours, parbleu ! Mais je suis content
<jue vous vous en aperceviez à temps... Tenez,
>ça, c'est assez -de la viande...
THYRA
Merci, charcutier.
LEPAGE
En somme, je trouve ça très étonnant après si
;peu d'études. Mais c'est du talent en herbe.
THYRA
Talent en herbe, grandeur en herbe ! Toute
-cette herbe me donne mal au cœur. Abrégeons I
(Elle Vappelle et bien dans les yeux.) Allons au fait,
pour faire quelque chose de vraiment bien...
quelque chose qui ne soit pas très bien, mai»
mieux...
LEPAGE
Enfin, quelque chose de bien...
THYRA
Combien de temps ? Avec tout l'acharnement de
•l'étude !
LEPAGE, regardant V couvre.
Cinq... six ans... Pas moins.
THYRA
Pas moin» I
LEPAGE, il rit.
Vous avez l'air toute navrée ! Je vous le dig
-comme je le pense. Vous me demandez la vérité
Je vous la donne. Qu'est-ce que vous voulez ?
ACTE PREMIER 75
Vous vous êtes mise un peu tard, quoique toute
jeune, à la sculpture. Et tout cela est rempli de
petites naïvetés, d'enfantillages qu'il faut faire
disparaître. Le métier est indispensable dans
tout art.
THYRA
Cinq ans !... C'est effrayant !
LEPAGE
Et pourquoi donc ? Vous avez quel âge déjà ?
Vingt-quatre ans ?...
THYRA
Oui, vingt-quatre et déjà trois ans d'étude.
Dire qu'en pensant à ce que je serais à vingt-cinq
ans je faisais claquer ma langue de contentement I
J'y suis à mes vingt-cinq ans et je juge !
LEPAGE
Mais c'est l'aurore, mon petit...
THYRA
C'est la vieillesse de ma jeunesse. Il faut réaliser..
Le temps presse. Le puis-je ?
LEPAGE
Vous êtes aussi trop découragée... Vous passez
d'une extrême à l'autre.
THYRA, se laissant aller sur le divan.
Ah ! évidemment, cela ne va pas en ce moment.
Autant j'étais haute il y a quatre ou cinq jours,
autant je suis basse aujourd'hui !
LEPAGE
Cela arrive aux meilleurs thermomètres. Seu-
lement rappelez-vous, petite rageuse, la chaleur
76 LE PHALÈNE
vitale est toujours tempérée. Vous êtes de celles
qui ne trouvent d'aise à vivre qu'à trente degrés
ou à zéro. La température normale leur paraît
le morne étoulTement.
THYRA
Toutes les natures altières et altérées sont ainsi.
Si quelqu'un se contente de peu, c'est qu'il n'a
pas d'imagination, voilà tout... et comme j'en ai
beaucoup, avec pas mal d'orgueil par-dessus le
marché...
LEPAGE
L'art ne s'obtient que par la patience... le temps!
Les plus belles qualités du monde n'y font rien.
THYRA
Mais on peut ramasser son effort, mettre les
bouchées doubles !... Pourquoi ce délai irritant
de six... sept... dix ans ?... En quelques mois ne
peut pas naître le chef-d'œuvre spontané ?... Je
sens, certains jours, la puissance de rendre tout
ce qui me frappe. J'éprouve le besoin impérieux
de rendre ce que je vois. Alors, alors ?... C'est
donc qu'il y a des forces qui triplent les facultés.
Elle regarde anxieusement le modèle.
LEPAGE
Mais qui ne suppléent pas à la science. Jamais,
jamais... Vous manquez d'école.
THYRA
Le Christ, quand il a délivré le lunatique, a dit à
ses disciples, étonnés que personne n'eût pu,avant
lui.réaliser le miracle : « C'était bien simple ! Vous
n'aviez pas l'ardeur. Avec de la foi, gros comme
un grain de moutarde, vous transporteriez... »
ACTE PREMIER 7;
LEPAGE
«... les montagnes ?... » J'ai souvent pensé que
le Christ, qui était aussi un malin, voulait dire :
« Prends ta bêche et ta brouette, mon ami, et,
avec de la patience, tu transporteras de gauche à
droite toutes les montagnes. » S'il faisait appel à
la volonté humaine, alors, il avait raison. En art, et
je m'y connais mieux que le Christ dans ma par-
tie, j'affirme qu'on ne transporte pas autrement
les montagnes. Et Ingres qui, en peinture, valait
aussi le Christ, avait coutume de répéter la phrase:
« Le génie est une longue patience... »
THYRA
C'est enrageant ! C'est affreux comme la fatalité,
ce que vous dites là !...
LEPAGE
Pourquoi ?... Quelle folie, cette ardeur de réus-
site !... Les plus doués ne sont jamais parvenus,
avant sept ou huit ans de travail 1
THYRA
L'infini !
LEPAGE
On voit bien que vous avez vingt ans, bou-
gresse 1
THYRA
Vous n'avez pas l'air de vous douter de ce que
c'est, six ans 1
LEPAGE
Vittel va me renseigner là-dessus si j'ai oublié !
THYRA
Ce qu'est le but que vous m'assignez... Déses-
pérant, tenez !...
•^8 LE PHALÈNE
LEPAGE, s^ esclaffant.
Elle est épatante, ma parole! Eh bien, mettons
que ce soit un peu embêtant, mais après, songez
donc !...
THYRA
Après ? Vous croyez à ce mot-là, vous ?...
LEPAGE
Il s'agit de vouloir fortement et de voler au
temps un peu de sa patience, de cette patience
qui est dans les racines des arbres. Il faut vou-
loir fortement et lentement.
THYRA, gravement.
Ceux qui réussissent avec : « Je veux », sont,
à leur insu, soutenus par des forces secrètes qui
me manquent peut-être.
LEPAGE
Allons donc 1
THYRA
Qu'en savez-vous ? Si je vous le dis, moi !
LEPAGE
Non, vous piétinez de rage... Vous piétinez
parce que...
/{ hésUe devant le modèle.
THYRA
Parce que...
LEPAGE
On peut congédier le modèle ?
THYRA
Oui, oui, vous pouvez vous en aller, Pinatelli,
je ne travaillerai pas.
Pinatelli descend de la table de modèle et se rhabille.
ACTE PREMIER 79.
LEPAGE, baissant la voix.
Parce que... au moment de votre mariage, vous-
désiriez peut-être ne plus vous sentir une écolière...
Eh bien, tant pis, il faut vous muscler, satanée
gosse 1 Ce front a été touché trop jeune par la
gloire, ou, du moins, vous l'avez aimée trop
jeune I
THYRA
Ah ! ça, oui, je puis le dire. Il n'y a de vraies
anxiétés et de vrais bonheurs que dans les choses
de la gloire... Ma devise : Gloriae cupido 1... Etre
quelqu'un, Lepage !
LEPAGE
Pauvre enfant !... Quand vous en reviendrez
comme moi, que direz-vous ?
THYRA
Je n'en reviendrai peut-être pas !... Il est des
bateaux auxquels la mélancolie du retour est épar-
gnée... Ils ont disparu dans l'ivresse !
LEPAGE
Ah ! la voilà qui s'emballe avec ses petits ca-
lots éberlués... Je vous trouve épatante, quand
vous parlez des choses qui vous enthousiasment ou
de vous-même I... Vos petits doigts remuent. .►
En parlant, vous venez de faire le geste du disco-
bole !
THYRA
Ah 1 c'est qu'en effet je voudrais lancer le palet
loin, très loin, avec un bras vigoureux... Vous
savez, plus le palet est lourd, pesant, plus il va
loin... Quelle cruauté, si le bras retombait inerte le
long du corps...
8o LE PHALENE
LEPAGE
Tenez, vous auriez dû être homme, vous !...
Vous avez raté votre vocation I
THYRA
Le fait est que je crois que j'aurais conquis l'Eu-
rope !... En tout cas, j'aurais été quelque chose...
Jeune fille, je me suis consumée pour rien !...
Pourtant, qu'est-ce qui gronde... qu'est-ce qui
s'impatiente en moi ?... Pourquoi, alors, ces rêves
de gloire qui m'ont dévorée dès l'enfance. J'ai
rêvé toujours plus grand que nature. Nom d'un
chien ! tout cela ne peut pas être pour rien !
Elle frappe la selle avec rage.
LEPAGE
Qui vous dit le contraire ! Plus tard !...
THYRA
Mais, pour l'instant, c'est infect ! Si, si, vous
l'avez dit. Je m'en abîmerais les yeux à pleurer...
(Elle pleure enfantinement.) C'est à crever, tenez !
Vous venez d'être catégorique, il faut bien que je
vous croie. . Mais, tout de même, votre horoscope
n'est peut-être pas infaillible ? Si vous vous trom-
piez I... Ah !... Vous avez un certain toupet, après
tout, avec vos affirmations de vieux major !... (Avec
exaltation.) Je VOUS dis, moi, que je peux créer inces-
samment quelque chose de bien, et avec ces deux
mains-là ; je vous dis qu'avec ce désir ardent, fou,
je me sens capable de tout ! de réaliser ce que je
me suis promis et de gravir, môme d'un bond,
cet escalier au haut duquel se trouve l'ambition
satisfaite... Avoir fait quelque chose de beau 1 Une
belle chose et...
ACTE PREMIER 8i
LEPAGE
Et se flanquer la tête en bas de l'escalier... avec
tout le rocher de l'amour-propre sur la poi-
trine !
THYRA
Exécrable docteur 1... Mauvais docteur, tenez...
Mauvais !...
Elle mord son mouchoir.
LEPAGE
Vous me faites rouler, décidément I
THYRA
Il n'y a pas de quoi 1
LEPAGE
Ah ! pourvu que le dénommé Amour ne vous
joue pas un vilain tour et ne vous détourne pas de
la voie ! Je sais ce qui vous tarabuste. L'Amour
s'est emparé de la Vierge... Vous allez épouser
votre prince romain et vous sentez que nous n'êtes
pas mûre pour les fortes œuvres... Vous voilà
démoralisée... Sacré outil, va ! Je parle de votre
fiancé... Je ne vous fâche pas ?
THYRA
De vous rien ne me fâche.
LEPAGE
Il ne faut pas que l'amour vous détourne de la
vocation... Fourrez-vous-en jusque-là du travail 1
et du travail d'école !... Apprenez 1... Qu'est-ce que
c'est que cinq ans encore ? Je vous le demande
un peu... Moi, je m'en suis enfilé des cinq ans,
comme une douzaine de pernods...
82 I-E PHALENE
THYRA, depuis quelques instants joue avec le sablier
qu'elle a pris.
Le fait est que j'ai toujours eu cette préoc-
cupation du temps... du temps qui coulait...
« Irreparabile » comme dit l'inscription banale
du sablier 1
LEPAGE
A votre âge quelle préoccupation morbide !..•
Avec tout l'avenir devant soi, et...
THYRA
Sait-on ?... Il peut arriver tant de choses...
l'accident le plus bête... J'ai connu des talents qui
n'ont pas eu le temps de se développer : ça, c'est
un drame aiïreux !... Tenez, je sais l'histoire d'une
femme qui s'était chastement dévouée à son art
et qui avait caché à tous les siens une maladie de
poitrine qui la consumait... Il faut dire qu'elle
ne s'en rendait peut-être pas bien compte elle-
même. Un jour elle s'est habillée en pauvresse et
est allée à la consultation d'un hôpital faubourien...
Là on lui a appris à mi-mots la terrible vérité :
elle n'avait plus que des jours précaires à espé-
rer... Songez à ce drame, Lepage !... et elle avait
peut-être du talent !... elle était belle aussi.. .Tenez,
j'ai, sur la table, un livre qu'on m'avait signalé
d'un jeune homme qui est mort à vingt-cinq ans et
qui aurait été sûrement un grand poète, un très
grand poète... C'est atroce, n'est-ce pas... ça !...
LEPAGE
Atroce ! Abominable !... C'est pourquoi nous
sommes des veinards ! nous, ceux qui ont le
temps... l'argent... la route. L'homme qui a le
temps devant lui est un dieu.
ACTE PREMIER 83
THYRA
Oui, la vie, si elle n'est pas éternelle, ne mérite
pas d'être vécue !...
Elle se prend la tête dans les mains.
LEPAGE
Allons, ma petite enfant troublée, venez chez
moi, ce soir, avec votre mère. Je vous aime beau-
coup, vous le savez, beaucoup... Cela m'ennuie-
rait que vous ne réussissiez pas pleinement... (Tirant
sa montre.) Je VOUS demande pardon, mais je suis
obligé de retourner à ma séance. Seulement, dites,
envoyez promener ce soir tous vos n... de D... de
princes ? On bavardera... je vous délivrerai de
votre souci et je vous tirerai votre horoscope
plus longuement... D'abord, les horoscopes, cela
fait toujours plaisir à votre maman !... Et je
vous le répète, allez, je suis bien tranquille, si le
dénommé Amour ne vous empêche pas d'être une
femme épatante... vous verrez ce que vous serez
plus tard... (Il tourne le dos et s'en va.) à quarante
ans !... (Elle ne répond pas, il se retourne ) Eh bien,
vous ne bronchez pas ?...
THYRA
Quoi ?
LEPAGE
Je -Vodiais vous faire bisquer un peu et vous ne
bougez pas.
THYRA
Pourquoi bisquerais-je ?...
LEPAGE
Quarante ans !... Pour vous que vingt-cinq ans
affligent 1...
THYRA, sans bouger.
Quel bel âge que celui de quarante ans!... Voyez-
84 LE PHALÈNE
vous cela, là-bas ?... Voyez-vous ma figure à qua-
rante ans... et ce que je pourrais produire à cet
âge-là... Vous ne me faites pas rager du tout 1...
Le visage d'une femme de quarante ans, c'est
si beau, si grave...
LEPAGE
Attendez !... Vous verrez ça...
Jl met la main sur le bouton de la porte,
THYRA, comme sortant d*un réve^ et tout à coup.
Alors ?... Dites... avant de partir... c'est bien la
vérité tout cela ?... C'est jugé... Vous savez la
confiance que j'ai en vous... Prenez garde à ce que
vous dites.
LEPAGE, prenant un autre ton.
J'ai été un peu brutal... mais vous m'avez de-
mandé la vérité... je vous donne ma parole que
je viens de vous la donner, réfléchie et sincère.
THYRA, après une dernière hésitation.
Regardez bien encore une dernière fois.
Elle montre sa sculpture.
LEPAGE
Des naïvetés... de grandes maladresses, mais
des qualités immenses...
THYRA
Cinq ans ?... Ce n'est pas pour me taquiner ?
c'est une bonne estimation ?... Le poids y est ?
Vous savez, ça peut se chanter : cinq ans... cinq
ans... pour monter tout un ménage.
Elle rit, Lepage la regarde, il met son lorgnon et, en
levant le pouce.
LEPAGE
Six!
ACTE PREMIER 85
THYRA
AU right !
LEPAGE
Je n'ai pas été trop méchant, vous ne m'en vou-
lez pas ?
THYRA, le raccompagnant.
Mais non... du tout... A ce soir, Lepage.
LEPAGE, 8*en allant.
Ne manquez pas, hein ?
THYRA
Non, non, comptez sur nous...
Elle referme la porte et reste seuU\
SCENE VI
THYRA, seule
puis MADAME DE MARLIEW
THYRA, sans attendre, elle ouvre la fenêtre, place sa
sculpture en travail, bien sous les rayons du soleil
qui vient de la cour. Elle la regarde farouchement,
se penche au dehors, entend le pas de Lepage gui
traverse la cour, qui dit encore de loin : « Bon-
soir... bon travail I ». Quand il a disparu, elle se
précipite furieusement sur l'œuvre, abat la tête,
brise le bras, puis elle approche la selle de la
fenêtre, Vincline, et jette la statue mutilée. On en-
tend un bruit de glaise qui s'aplatit dans la cour.
Ecco !... C'est fmi !...
Sur la selle vide, elle pose les bras et s'y cramponne
quelques instants, en se balançant automatiquement
d'un air hagard. La porte s'ouvre. C'est la mèru
qui entre.
86 LE PHALENE
MADAME DE MARLIEW, tOUt en joie,
Thyra ! Thyra ! Il y a la comtesse Stéphanie qui
veut absolument voir ce que tu fais, ce que tu
prépares.
THYRA
Elle tombe bien !... Qu'elle monte !... Je m'en
fiche !
Quand sa mère est partie, elle recouvre rapidement
la selle vide de chiffons, comme pour simuler que
sous la toile il y a une armature et un ouvrage en
^ train. Au bout de quelques secondes, la mère entre^
faisant passer devant elle la comtesse Stéphanie,
une autre jeune femme, Mademoiselle Foreau
(toque de velours) et deux hommes : un jeune
homme. Monsieur Bernard Artacheff et un autre
Emmanuel Lignières.
SCÈNE VII
THYRA, LA COMTESSE STÉPHANIE, LI-
GNIERES, ARTACHEFF, MADEMOISELLE
FOREAU, MADAME DE MARLIEW.
LA COMTESSE
Bonjour, ma chère petite. Nous vous surprenons
dans votre travail 1
LIGNIÈRES
Nous avons suivi... C'est tout à fait indiscret de
notre part, mais nous n'avons pu résister....
ARTACHEFF
Nous ne faisons qu'entrer et sortir. Rassurez-
vous I...
ACTE PREMIER 87
THYRA, à la comtesse en enlevant sa blouse.
Je m'excuse de vous recevoir dans ce costume.
LA COMTESSE
Je vous apporte le souvenir de notre gracieuse-
souveraine qui a été très sensible à votre récom-
pense ; dans sa retraite, tous ceux qui ont ennobli
et honoré notre patrie la touchent toujours infi-
niment.
MADEMOISELLE FOREAU
L'année prochaine, elle aura sa première !
LIGNIÈRES
Sa première... quoi ?... petite fille ?
MADEMOISELLE FOREAU
Oh ! non ! sa première médaille I
LA COMTESSE
Mais, petite fille aussi, je l'espère bien 1 N'est-ce
pas, nous l'espérons bien 1
THYRA, souriant.
Mademoiselle Foreau est mon ancienne émule
d'atelier.
LA COMTESSE
Je sais. On me l'a présentée
THYRA
Vous connaissez tout le monde d^ailleurs !
LA COMTESSE
Je crois bien 1... Ah 1 Monsieur Lignières, comme
votre voix nous a charmés l'année dernière sur
le Bosphore 1 Son Altesse en a gardé un souvenir
pathétique. Nous en parlons quelquefois ensemble.
8ci LE PHALENE
ARTACHEFF
Monsieur a chanté sur le yacht de la reine ?
LIGNIÈRES
Mais oui, la princesse Eléonore a daigné m'in-
viter et j'ai été en croisière de Corfou au Bos-
phore.
MADAME DE MARLIEW
Je vois que, quoique très ferré sur nos monda-
nités, le fils de notre cher ambassadeur de Russie
ignore que Monsieur Lignières est un chanteur
mondain des plus connus.
LIGNIÈRES
Oh ! oh ! chanteur mondain ! l'horrible expres-
sion !
ARTACHEFF
Au fait, je me rappelle maintenant...
LA COMTESSE
Il y a peu de voix professionnelles aussi remar-
quables que celle de Monsieur Lignières. Chan-
terez-vous chez la comtesse de Fitz-James, di-
manche prochain ?
LIGNIÈRES
Je dois accompagner la petite Madame Valette
qui chante avec moi le duo de Tristan.
LA COMTESSE
Mais nous ne sommes pas venus pour causer
de nous et déranger la grande artiste. Je suis venue
pour voir son œuvre en train uniquement.
ARTACHEFF ET LIGNIÈRES
Nous aussi...
ACTK PREMIKK 8î)
■ LA COMTESSE
' Montrez-nous, je vous prie, cette petite statue,
dont votre mère nous a fait une description en-
thousiaste.
MADAME DE MARLIEW
Oh ! ce sera superbe... Vous allez voir...
THYRA, met les mains sur Vœuvre absente.
Elle la tapote joyeusement^
Je m'excuse, vraiment, comtesse, mais je ne
peux pas vous la montrer. C'est, du reste, rien...
moins que rien.
LIGNIÈRES
Voilà qui n'est pas chic. On ne peut pas voir un
petit bout, un petit coin ? Soulevez le bas de sa
robe... C'est un monsieur ?... une dame ?...
THYRA
Du reste, je ne pense plus déjà à cette statue.
Mes yeux sont déjà tournés vers autre chose, vers
un autre sujet dont vous entendrez parler, et ce
sera bien plus beau I
LA COMTESSE
Qu'est-ce que c'est ?
LIGNIÈRES
Dites-nous le titre, au moins ?
THYRA
Oh ! ça n'aura pas de titre, ou alors un titre
bien vaste : « la Vie o.
LIGNIÈRES
Simplement ! Voyez-moi cela? Cette petite fille
dit « la Vie » comme elle dirait un verre d'eau.
•QO LE PHALÈNE
LA COMTESSE
Mais qu'avez-vous aujourd'hui, méchant Pari-
sien ?
ARTACHEFF
Et le buste que vous deviez faire de moi ?...
Voilà un an que j'attends un signe de vous...
LA COMTESSE
Le fait est qu'il y aurait un buste admirable à
faire de vous, mon cher Artacheiï. Est-il beau, cet
animal-là !...
ARTACHEFF
Oh ! vraiment, vous allez me faire rougir, com-
tesse.
LA COMTESSE
Mais, pas du tout. Je comprends que Thyra
ait été très emballée... sculpturalement, veux-je
dire ! Vous avez une tête de Marsyas... N'est-ce
pas qu'il a une tête de Marsyas, le fils de notre
•cher ambassadeur ?...
MADAME DE MARLIEW
Tout à fait !...
THYRA
Oui, je voulais faire justement un buste lauré...
ou avec un casque de gladiateur.
ARTACHEFF
Voilà véritablement un portrait diplomatique 1
MADEMOISELLE FOREAU
Monsieur a une tête très intéressante.
LIGNIÈRES, bas.
Elle cherche une commande, la malheureuse 1...
Ilum I ça a jeté un froid 1
I
ACTE PREMIER 91
LA COMTESSE
Allons ! puisque vous ne voulez rien nous mon-
trer, je n'insiste pas ; mais, enfin, ce n'est pas
gentil. Nous vous quittons, nous allons redescendre
chez votre mère. Dites-moi seulement si j'aurai
le bonheur d'être à Paris pour votre mariage ?
Je voudrais tant y assister !
THYRA
Nous n'avons pas encore fixé la date.
MADAME DE MARLIEW
Mais nous pensons que ce sera dans deux
mois.
LA COMTESSE
Oh ! je ne serai plus là... quel dommage !...
J'éprouverai une grande déception.
A cet instant la porte s^ouvre. Entre un jeune homme
aux cheveux blonds qui se précipite en se multi-
pliant.
CORNEAU
On m'a dit que tout le monde était là... Je me
ssis permis... Coucou par-ci, coucou par-là.
MADAME DE MARLIEW
Comtesse, Monsieur Pierre Gorneau, le poète
Pierre Corneau.
LA COMTESSE
Ah ! c'est vous, Monsieur, qui écrivez ces jolis
vers qui paraissent un peu partout ? Mais vous
êtes tout petit, tout petit, tout petit...
CORNEAU
J'ai dix-huit printemps... et pas un automne...
ya LE PHALÈNE
LIGNIÈRES, lui serrant la main.
II a tant d'esprit ! L'autre soir, au dîner, chez
cette bonne Ernesta, il a été étourdissant. Mais
qu'il se dépêche, car vous connaissez le proverbe...
Corneau, vous mourrez jeune ! Il faut que vous
mouriez jeune 1
CORNEAU
J'aimerais assez cela. Ne laisser derrière soi
que des regrets l
LIGNIÈRES
Ou des déceptions. Dépêchez-vous.
CORNEAU, à Thyra.
Oh ! je suis allé l'autre jour au Salon. Votre
œuvre est inouïe, C'est d'une brutalité et d'une
audace ! J'étais avec Nijinski... j'ai cru qu'il
allait bondir... Je n'ai pas pu m'empêcher, ayant
à la boutonnière un bouquet de myosotis, de le
déposer comme une palme au pied de votre sta-
tue... 1
LIGNIÈRES
Vous voilà palmée 1... Corneau vous a décerné
les palmes !...
CORNEAU
D'ailleurs, je me suis permis... demain ou après-
demain, vous allez voir dans un journal une indis-
crétion... que j'ai envoyée moi-même... quelques
vers que j'ai griffonnés sur le catalogue en sor-
tant de l'exposition.
LA COMTESSE
Oh ! dites-nous ces vers, Monsieur, sur la pré-
destinée. Je vous prie I
ARTACHEFF
Sur l'œuvre ou sur l'artiste ?
ACTE PREMIER 98
CORNEAU
Salomon, Monsieur, n'aurait pas pu les sépa-
rer !
LA COMTESSE
Comme il est tout de suite intéressant, ce jeune
homme, quoique tout petit ! Quel buste aussi on
ferait de lui, Thyra !...
MADEMOISELLE FOREAU
C'est ce que j'étais en train de me dire.
LA COMTESSE
C'est à vous... vraiment... ces cheveux. Mon-
sieur ? C'est leur couleur naturelle ?...
CORNEAU
Mais, comtesse, vous ne voudriez pas que je les
teignisse.
LA COMTESSE
Non, en vérité, ce serait dommage ! Dites vos
vers. Monsieur, dites vos vers !
LIGNIÈRES
Nous sommes tout ouïe !
CORNEAU
Sa tête apoUinienne et chryséléphantine
A la vétusté ardeur des dieux adolescents.
Elle mêle l'orgueil à la grâce enfantine
Et son pouvoir est tel qu'il rend déliquescent
Tout ce que fixe son regard d'ange moderne.
Tout veut se faire beau. Tout a l'horreur du terne.
Méduse vivifie au lieu d'annihiler.
Le bois se sent chargé d'églantiers spontanés
Du moment qu'elle y met le printemps de ses joues.
Quand elle passe et vient les choses font la roue !
Tout veut être choisi, plus artiste et plus rare..,
Le silex du chemin se sent être carrare.
94 LE PHALÈNE
Et cette femme est telle, en dehors ou dedans
D'elle-même, qu'elle pourrait parfaitement,
Tant son regard est mâle et son fluide ardent,
Bleuir l'hortensia, rien qu'en le regardant.
Tout le monde s''exclame : • Charmant I charmant ! »
LIGNIÈRES, à Thyra, qui est restée absente et rêveuse.
Ne regardez pas cet éphèbe, vous allez le passer
au bleu comme les hortensias 1...
LA COMTESSE
Vos vers sont d'une préciosité et d'un naturel
à la fois 1
THYRA, se levant, vagut et souriante.
Je suis confuse 1
CORNEAU
Mademoiselle de Marliew est la seule femme
sculpteur qui ait été jolie. A part Vigée-Lebrun,
toutes les femmes artistes ont été des monstres.
LIGNIÈRES, bas, montrant Mademoiselle Foreau.
Hum !... Hum !... Epargnez la dame à la toque
de velours !...
THTRA
Et ce n'est pas vrai. Je ne suis pas jolie.
LIGNIÈRES
Si vous pouviez vous voir dans l'expression de
votre joie, dans le rayonnement d'un bal... Au
bal, vous êtes quelquefois d'un éclat unique. Vous
avez l'air de flamber...
THYRA
Comme un pudding !
ACTE PREMIER gS
LA COMTESSE
A propos irez-vous au bal costumé de la com-
tesse de Chatriaud ?
MADAME DE MARLIEW
Nous ne sommes pas invités, nous ne la connais-
sons pas.
LIGNIÈRES
Du reste, tous ces bals mondains sont assom-
mants. Il n'y a que les bals d'artistes où il y ait
encore la joie du costume. Je vais, ce suir, dans
un endroit très commun, mais qui est vraiment,
après tout, le seul bal de l'année.
CORNEAU
Les Quat'z'Arts ?
LIGNIÈRES
C'est toi qui l'as nommé 1...
CORNEAU
Nous y allons en bande, ce soir. Nous nous y
verrons...
LIGNIÈRES
Eh bien, moi, j'y vais tout seul, mélancolique-
ment, en vieux célibataire, pour le plaisir. Les
premiers ont été fort beaux. Il y avait la beauté
de l'improvisation, la folie de la jeunesse. (A ce
moment, Thyra, qui s'était éloignée, a tiré un accord de
harpe dans le fond. Lignières se retournant.) Bon, je
sais ce que cela veut dire 1 Nous l'ennuyons 1...
CORNEAU
Et elle joue aussi de la harpe I Que ne fait-elle
pas d'ailleurs ?...
96 LE PHALENE
THYRA
J'en jouais... Pauvre Perdita ! C'est ainsi que
j'ai appelé cette harpe qui me servait d'accom-
pagnatrice.
ARTACHEFF
Pourquoi ne jouez-vous plus ?
THYRA
Parce que j'ai perdu ma voix.
ARTACHEFF
Vous aviez une belle voix ?
MADAME DE MARLIEW, s'exclamant.
Si elle avait une belle voix !... Ah I ne lui en
parlez pas... ça lui fait trop de chagrin d'en par-
ler. Une voix prodigieuse !... Et vous savez, elle
n'avait pas pris de leçon. Elle chantait libre-
ment...
THYRA
Avant la sculpture, le cheval et le chant,
c'était toate mon âme... Oui, j'avais une voix, je
crois, extraordinaire... C'était un don de Dieu...
Il me l'a retiré...
LIGNIÈRES
Un de mes amis, qui vous a entendue à Nice,
m'a dit que vous aviez une voix de soprano d'un
timbre remarquable.
LA COMTESSE
Et, de cette voix, il ne reste rien ?
THYRA
Rien du tout !
CORNEAU
Mais si peu que ce soit... si peu que ce soit...
ACTE PREMIER 97
THYRA
Je vous dis rien (Tout à coup.) ou plutôt si...
si... une chose affreuse, comique et tragique à
la fois... un cadavre de voix qui me fait mal...
mal à entendre moi-même.
On se récrie.
LA COMTESSE
Oh ! VOUS devez exagérer. On ne peut pas l'en-
tendre ?
THYRA, se met à rire nerveusement.
Si VOUS me promettez de ne pas rire comme
moi et même d'être tristes, je vous donnerai
cette minute.
CORNEAU
Mais nous n'avons pas envie de rire I
THYRA, appuyée à la harpe. Elle tire toujours
quelques arpèges.
Voilà. Un soir, à Rome... en revenant du Pin-
cio... je chantais et ma voix ce soir-là était si belle
que quelqu'un... un poète qui se trouvait parmi
nous... m'a dit : « Il faut qu'elle soit immortali-
sée, cette voix-là. Il faut voler cette minute à la
vie qui passe et qui emporte tout. )^ Eh bien !
voyez, les poètes sentent toujours juste, Cor-
neau, voyez comme il prophétisait ! Ma voix a
disparu. Je l'ai perdue et il en est resté un souve-
nir presque goguenard, qui a la tristesse des fan-
tômes... Ah ! vous ne riez pas ! Vous attendez
avec anxiété... Vous êtes tous bien sages,Messieurs,
Mesdames ?... Eh bien ! nous allons faire alors
comme Méphisto. Nous allons rouvrir les sources
du passé. (Elle se met à rire à nouveau. Elle va à gau-
che^ dans le fond de la pièce, fait manœuvrer un coffre
98 LE PHALÈNE
phono graphique. Quelques notes très pures, s'en échappent ;
on écoute très surpris. Au bout de quelques secondes, la
voix enfle, et Madame de Marliew se lève subrepticement
et fait signe aux personnes qui sont là. Elle montre Thyra
qui, assise, pleure. On s'émeut. Sa mère, sur la pointe des
pieds, ça jusqu'au phonographe et Varrête. Thyra, se
levant.) Le passé !... Quelle caricature ! Et cela aussi
n'a eu qu'un temps...
Elle prend le rouleau des mains de sa mère et le jette
à terre.
CORN EAU, se précipitant.
Oh 1 quelle méchanceté 1 c'est affreux !
D^autres personnes s'exclament.
THYRA
Mais non, mais non... Vous voyez, ça me fai-
sait toujours trop de mal à entendre. Du reste,
rassurez-vous, je suis plus économe que vous ne
le croyez ! J'ai deux ou trois rouleaux encore en
provision. Elle se met à rire.
ARTACHEFF
Mais c'est un crime ce que vous venez de faire
là 1
ce UN EAU, bas à Lignières.
Je trouve cette minute d'un tragique moderne
extraordinaire. La femme écoutant sa propre
voix disparue ! la confrontation de l'âme et de la
machine.
MADAME DE MARLIEW, s'approchant de Thyra.
Thyra ! Thyra ! Tu as de la peine, je te sens
énervée.
THYRA, excédée.
Rien. Allez-vous-en, voilà tout. Emmène-les,
je t'en prie \
ACTE PREMIER 99
MADAME DE MARLIEW, ôas aux uns et aux autres.
Venez...
THYRA, appelant Lignières.
Lignières ! Un mot, s'il vous plaît ; vous aviez
dit que vous alliez à un bal ce soir. C'est intéres-
sant ? Une femme du monde peut-elle y aller ?
LIGNIÈRES, la regardant,
Peuh ! avec un masque, pourquoi pas !
THYRA
Vous y allez seul ?
LIGNIÈRES
Oui.
THYRA
I
Eh bien, il est possible que vous receviez de
moi un coup de téléphone après le dîner. Je ne
promets pas, mais^c'est possible. Me piloteriez-
vous incognito ?
LIGNIÈRES
Avec joie, mais...
THYRA
Quoi ?
LIGNIÈRES
Mais si le prince apprenait cette escapade ?
THYRA
Je suis libre, mon cher. Et puis ! Et puis !...
En disant cela, elle secoue les lilas du prince et les
émiette. A cet instant juste le prince entre. C'est
un beau garçon, très distingué, à la figure énergique
et douce à la fois. Il rit de toutes ses dents.
loo LE PHALENE
SCÈNE VIII
Les mêmes, LE PRINCE PHILIPPE
DE THYESTE
MADAME DE MARLIEW
Ah I voilà le prince !
LE PRINCE
Bonjour, madame ! Bonjour, comtesse.
Il serre les mains.
MADAME DE MARLIEW
Mais VOUS nous aviez annoncé votre visite pour
quatre heures aujourd'hui !
LE PRINCE
J'ai pu m'échapper plus tôt que je ne pensais,
Bonjour, Thyra.
THYRA
Bonjour.
LA COMTESSE
Je ne vous ai jamais vu une mine aussi prodi-
gieuse.
LE PRINCE
Je ne cache pas mon bonheur 1 Je suis un
pauvre homme assez content.
LA COMTESSE
Ils feront un couple adorable. (A voix basse, à
Madame de Marliew et aux hommes.) LaissonS-les
seuls, ces jeunes gens.
MADAME DE MARLIEW, tout haut.
Voilà qui va la consoler. Venez prendre mon
chocolat.
ACTE PREMIER loi
LA COMTESSE, bas à Ligniires.
Nous l'avons énervée, cette pauvre petite...
Quel dommage qu'elle ait perdu sa voix !
LIGNIÈRES
Bah ! il lui reste tant de choses !... C'est vrai,
tous les dons, elle les a !... Mais vous, comtesse,
n'avez-vous pas une voix charmante... on me l'a
assuré ?
LA COMTESSE
Je sais quelques petits airs nationaux. Il y en
a de très beaux.
LIGNIÈRES, très haïU.
La comtesse veut bien nous chanter en bas,
dans le salon de Madame de Marliew, quelques
airs nationaux.
LA COMTESSE, se défendant.
Je n'ai pas dit ça !... Je n'ai pas dit ça I
LIGNIÈRES
Si, si, venez... Je vous accompagnerai moi-
même au piano.
LE PRINCE
Bon, nous descendons, et je serai enchanté de
prendre quelque chose.
THYRA, a'' approchant du prince.
Restez, il faut que je vous parle. (Haut et riant
aux autres.) Je vais aller moi-même lui chercher sa
tasse de chocolat !
On entend la voix de la comtesse qui dit au jeune
poète.
LA COMTESSE
Oh ! que c'est curieux encore cela ! Vos che-
loa LE PHALENE
veux frisent aussi naturellement ! Je ne l'aurais
pas cru 1
CORNEAU
Je suis né ondulé, Comtesse...
MADEMOISELLE FOREAU, en s'en allant.
Thyra !... je vous envie de vivre ainsi dans un
murmure d'admiration 1 Que ce doit être beau
d'être ainsi fêtée...
THYRA
Mais ce que je donnerais, moi, pour avoir votre
talent ! (Au prince.) Vous restez, Philippe !
LE PRINCE
J'attends !
Thyra s'en ça. Lignières reste le dernier. Il cause
quelques instants avec le prince sur le pas de la
porte.
SCÈNE IX
LE PRINCE, LIGNIERES
LE PRINCE
Ah ! quel joli moment de Paris que le mois de
mai. J'arrive d'un garden-party à Bagatelle.
LIGNIÈRES
Vous portez la joie en vous I et sur vous I
LE PRINCE
Ma foi, oui ! Je ne le dois qu'à ma fiancée ! Es-
pérons que la femme continuera.
LIGNIÈRES
Soyez-en sûr I Vous avez raison d'épouser
ACTE PREMIER io3
crânement cette jeune fille destinée à tous les
bonheurs.
LE PRINCE
Crânement vous le dites !... Car il se mêle à ce
bonheur le sentiment de joie que l'on a toujours
quand on fait une niche à ceux qui vous agacent.
LIGNIÈRES
C'est-à-dire ?
LE PRINCE
Si vous saviez la véhémence avec laquelle, en
Italie, ce mariage est accueilli 1 J'entends d'ici
les cris de paon de ma famille. Toute l'aristocra-
tie romaine vitupère... On me prédit les pires
catastrophes. Vous n'avez pas idée, en France,
de ce qu'est la cour romaine... Je suis neveu de
cardinal I
LIGNIÈRES
Oui, je sais.
LB PRINCE
Eh bien, le cardinalito est en train de se faire
zitti (Il siffle.) Comme une mauvaise pièce de
théâtre. Mais tout cela n'est que réjouissant ; je
respecte et j'adore ma fiancée. Elle vaut tous ces
petits sacrifices d'amour-propre. Je suis un homme
radieux et décidé à être heureux avec la dernière
des impertinences !
LIGNIÈRES
Vous serez comblé.
THYRA, rentre avec une tasse à la main.
Voici cette ridicule chose.
Elle donne la tasse au prince
LE PRINCE
Merci...
io4 LE PHALENE
THYRA, à Lignières.
Pourquoi êtes-vous resté le dernier ? Vous
n'avez rien dit, je pense !
LIGNIÈRES
Pour qui me prenez-vous ? Attendrai-je le coup
de téléphone ?
THYRA
Attendez 1... mais rien n'est moins certain.
' SCENE X
LE PRINCE, THYRA
THYRA
Désirez-vous des pailles ?.,.
LE PRINCE
Ce que je désire, c'est demeurer seul auprès de
vous, m'étendre à vos pieds... tenez, sur ce cous-
sin, comme votre chien, dans cette attitude qui
me sera familière plus tard... Ne vous en allez
pas... Restez, ma chérie... Un coude sur vos ge-
noux, en clignant un peu les yeux, je peux me
croire encore dans les jardins de la villa d'Esté, ce
jour où il faisait si chaud et où l'on nous a apporté
des bols de tamarin glacé... Comme vous avez
l'air réfléchi, aujourd'hui, ma tendresse 1 Moi, je
suis stupide de bonheur... Vous voyez, tout le
monde le constate, et particulièrement aujour-
d'hui.
THYRA
Pourquoi particulièrement aujourd'hui ?
ACTE PREMIER io5
LE PRINCE
f
Parce que j'ai visité des magasins pour notre
installation future. J'ai été voir de vieilles choses,
de vieilles choses asiatiques dont je vous ferai
la surprise, vous verrez ! Je crois que votre cham-
bre à coucher vous plaira. Il y a une équipe d'ou-
vriers en ce moment-ci dans la vieille demeure
de famille à Rome. A ce propos, ma tendresse,
j'ai reçu encore un abatage du cardinal. J'ai
oublié de vous apporter la lettre. C'est à mourir
de rire ! Décidément, nous nous marierons sans
la bénédiction du pape. Il faudra vous en passer.
THYRA
Il y a beaucoup d'obstacles à notre mariage,
beaucoup... Ce breuvage est trop tiède... Voulez-
vous de la glace ?
LE PRINCE, riant.
Non, merci. Soufflez dessus, voulez-vous ? (Il lui
tend la tasse. Elle souffle.) Vous êtes jolie ainsi. Avez-
vous bien travaillé hier et aujourd'hui ? je croyais
vous trouver en séance.
THYRA
Non, j'ai renvoyé le modèle. Ça ne marchait
pas très bien. Je pensais à autre chcse.
LE PRINCE
Eh bien, moi de même, moi qui ne travaille
pas, moi, le iieffé paresseux, l'acte de manger,
aujourd'hui, de parler, a été tellement oiseux
que je crois bien que je n'ai pu m'y résoudre...
J'étais heureux à ce déjeuner, j'étais heureux
à cette exposition, mais je pensais à tout autre
chose... Je me sentais ici... Connaissez-vous,
io6 LE PHALENE
Thyra,ce plaisir du passé, ce plaisir de tout exhu-
mer ?... Ce sera si agréable dans quelques mois,
quand nous serons tout seuls, de retrouver les
roses roses que vous cueilliez au jardin Aldobra-
dini... de revoir votre visage éclairé par en des-
sous, vous savez... par le reflet du soleil, quand
vous restiez appuyée, le bras haut à une colonne...
Je me souviens de tout. Quand vous vous pen-
chiez vers la tasse pour souffler sur elle, il y a une
seconde, je retrouvais le dessin de votre figure
dans une vasque se détachant sur la cime des
cyprès, et...
THYRA, V interrompt.
Mon ami, il faut que je vous annonce une pé-
nible nouvelle, une décision qui va vous causer
beaucoup de peine !
LE PRINCE
Mais vous avez un air inquiétant, ma parole
THYRA, elle se lève.
Et voilà que pour vous dire ces choses, je me
sens d'une faiblesse... d'une faiblesse...
-^ // la soutient.
LE PRINCE, inquiet.
Mon pauvre petit ! mais votre chagrin est mon
cliagrin. Parlez... parlez...
THYRA
Je ne peux pas... Une seconde... aXiendez. (Elle se
rassied. JMon ami, je vais vous dire cela très douce-
mont... Vous ne vous mettrez pas en colère... Vous
allez tâcher de vous émouvoir le moins possible,
et, bien que je vous le dise du bout des dents,
vous comprendrez que je parle du fond de l'âme...
ACTE PREMIER 107
que tout ce que je vous dis est mûrement réfléchi
et ressemble à la vérité comme... la vérité à elle-
même.
Elle lui prend la main et joue avec le gant.
LE PRINCE
Mais voilà déjà un début qui prouve que vous
n'improvisez pas !
THYRA
Ce n'est, en effet, ni une fantaisie, ni un caprice.
J'ai très réfléchi. (D'une voix faible et craintive.) Il
faut que nous restions des amis... Nous resterons
de bons amis, mais nous ne devons pas nous épou-
ser... Je ne veux pas de mari... Je désire demeurer
libre...
Il se retourne vers elle et reste un grand moment à la
regarder.
LE PRINCE
Permettez-moi de ne pas prendre au sérieux
cette boutade.
THYRA
Vous auriez tort. Vous feriez fausse route.
LE PRINCE
Allons, Thyra, vous ne vous rendez pas bien
compte de ce que vous dites, de l'effet sur moi
d'une pareille plaisanterie !
THYRA
Je sais que vous m'aimez beaucoup, mais ma
décision est irrévocable.
LE PRINCE, sans y ajouter foi.
Je cherche ce qui peut vous effaroucher. Ce
ne sont pas les objections de famille ! Vous ne vous
io8 LE PHALENE
froissez pas de ce que je vous ai dit à propos de
mon oncle et des prêtres ?
THYRA
Ah ! Dieu non !
LE PRINCE
Qu'y a-t-il dans ce mariage qui vous gêne tout
à coup ? Car c'est tout à coup. L'objection de
fortune n'existe pas,puisque le hasard vous a faite
riche. Alors, il y a quelque chose de si inexpli-
cable dans cette répugnance subite que vous allez
m'en donner l'explication, Thyra ! Vous m'avez
annoncé que vous parleriez du bout des dents ?
Je vais vous répondre de même. Je vais vous ré-
pondre en riant, en allumant même une cigarette...
Allons, pas de fâcherie... Qu'y a-t-il ? Qu'est-ce
qui ne va pas, ma petite chérie ? Le travail ?
Vous ne redoutez pas que j'importune ni votre
travail, ni votre avenir d'artiste. Je vous ai assu-
rée que je vous laisserais la plus grande liberté,
que je ne vous demanderais rien de vos journées.
Vous hochez la tête... Ce n'est pas ça ?
THYRA
Mon petit Philippe, il ne faut pas chercher midi
à quatorze heures, vous sa\ez. Je suis fantasque,
baroque. Je retrouve mes idées d'indépendance
irrésistible. Dites-vous cela 1
LE PRINCE, riant.
Je sais... Ça vous ennuie que je sois Italien l
Vous avez dit l'autre jour des choses très désa-
gréables sur les Italiens, à dîner... sur la musique
italienne, sur la littérature italienne, sur l'aristo-
cratie italienne... Je vais me faire danseur russe...
Passez- moi du feu !...
ACTE PREMIER loi)
THYRA
Comme c'est bête ce que vous dites, même en
riant ! Toute ma jeunesse, je m'étais prophétisé le
contraire... Ce n'est qu'avec un Italien, me disais-
je, que je pourrais vivre agréablement en France.
LE PRINCE
Gomme c'est vrai ! La France est exquise, à
condition de n'y être pas Français. Vous voyez
que nous sommes bien faits pour être heureux à
Paris comme à Rome... Cependant, parce que
vous avez pu songer, même à la légère, à une
rupture, il faut que, physiquement au moins,
vous vous sentiez bien éloignée de moi ! C'est
déjà embêtant.
THYRA, se retournant vers lui.
Oh ! je désire que vous n'alliez pas faire, plus
tard, des réserves de ce genre... Vous voulez que
je vous assure mes sentiments ? Eh bien, je le dis
sans fausse honte : je n'ai pas été insensible du
tout à ce qu'on doit nommer votre charme, à vos
manières de chat tigre... ces yeux qui vous brû-
lent... votre voix à la fois vibrante et voilée...
Oui, tout cela je l'éprouve... Quand vous entriez,
je me sentais envolée, partie, dépouillée de mon
enveloppe charnelle. Quand j'étais lasse, vous
aviez le don de ranimer mes yeux... j'ai toujours
été contente de vous voir... Vous étiez toutes les
grâces de mes ambitions...
LE PRINCE
A la bonne heure! Je commence à me rassurer !
J'en avais besoin.
THYRA, penchée sur lui et souriant avec contrainte^
Et, maintenant que je vous l'ai dit, pour que
no LE PHALENE
vous n'en doutiez pas... cela ne change rien à la
résolution que j'ai prise, et dont je n'ai même pas
averti ma mère. Je vous le redis une dernière
fois très doucement, très gentiment, en souriant
comme je peux... pianissimo... mais vous devez voiï
à quel point je suis décidée !
LE PRINCE, se levant brusquement.
Allons, allons, c'est sérieux ?... Quelle est cette
histoire ?
THYRA
Croyez-vous que je puisse dire quelque chose
de cet ordre par badinage ? Croyez-vous, Phi-
lippe, que j'éprouve toujours profondément...
ce que j'éprouve ? et que mes idées soient des
résultats de moi-même ?...
LE PRINCE
Vous m'effrayez I... Ah ça ! je vous avertis, ma
chère, qu'il ne faut pas avec moi jouer dece jeu-làl
Je suis brutal, très susceptible... prenez garde !
THYRA, vivement.
Je ne suis pas sûre de vous donner le bonheur I
Alors, il vaut mieux ne pas tenter l'aventure...
Je me connais, je suis remplie de doutes, et de
doutes motivés. Quand on n'est pas certain du
bonheur que l'on peut apporter, on n'a pas le droit
de préparer des déceptions... des solitudes dou-
loureuses.
LE PRINCE
Si je vous comprends bien, ce n'est pas de moi
que voue doutez, c'est de vous ?
THYRA
Je doute, mon ami, de mon accord avec la vie,
et ça revient au même I
ACTE PREMIER m
LE PRINCE
Ne cherchez pas de périphrases. On m'avait
bien averti et prédit que cette indépendance
d'artiste...
THYRA
On n'a peut-être pas eu tort! Je sens, en fin
de compte, que je ne vous apporterais que du
mal. (Elle cherche ses mots.) Je pourrais être dans
vos doigts une illusion efïritée ! Supposez que
par... insuffisance... j'en arrive un jour à vous
quitter, que je vous laisse seul avec des regrets,
avec le détestable souvenir d'une femme que
vous auriez aimée et à laquelle vous vous seriez
habitué. Il ne faut pas risquer le paquet quand
on doute de soi à ce point-là !... Je vivrai seule,
pas de vie commune, c'est plus sûr!... J'ai réflé-
chi!
LE PRINCE
Ah ! vous ^tes une terrible orgueilleuse, Thyra î
Voilà la vérité. Sous tous vos mots perce votre
incalculable orgueil !
THYRA
Orgueilleuse ? Ah ! Philippino ! bien plus en-
core que vous ne l'imaginez ! Vous dites cela d'un
ton de reproche qui laisse à supposer que vous
connaissez toute la mesure de mon orgueil. Non...
non... Mon orgueil est sans limites... Ah ! tout ce
que j'attendais de moi et de la vie, vous n'en avez
pas idée !
LE PRINCE
La passion de la gloire qui prime tout, dans ce
cœur d'orgueilleuse !
THYRA
Oui, Philippe, la gloire !... Elle est si belle !...
lia LE PHALENE
Mais il n'y a pas que la gloire des œuvres. Les
actes aussi ont leur gloire. Un bel amour, c'est
une œuvre comme une autre. Mais, là aussi, il
faut la patience, le temps ! comme dit Lepage.
LE PRINCE
Si c'est ce qui vous inquiète, attendez avec con-
fiance, ma chérie, et vous verrez. Je réponds de
vous !
Il essaie de la prendre dans ses bras.
THYRA, se dégageant.
Non, je n'attendrai pas, je n'attendrai rien,
mon petit Philippe, nos fiançailles sont rompues,
je vous rends votre liberté. Nous nous reverrons,
certes, vous reviendrez ici, je l'espère, mais en
ami, en ami seulement.
Mouvement de fureur de Philippe qui arpente Vate-
lier.
LE PRINCE
Allons, puisque je me heurte à une décision, la
raison? Vous voulez, selon la formule, vivre votre
vie, vous consacrer à la sculpture.., c'est cela ?
THYRA
L'avenir vous prouvera le contraire... Je viens
de rompre au contraire toutes mes fiançailles
avec la vie, toutes...
LE PRINCE
Que signifient encore ces paroles énigmati-
ques ?
THYRA, avec flamme.
Philippe, je me suis réservée entière jusqu'ici,
avec une fureur jalouse et heureuse, à toutes ces
promesses, à ces noces avec l'avenir... J'y ai voué
ACTE PREMIER ii3
mon esprit ardent et mon corps chaste... Je vous
attendais, je vous l'ai dit, comme j'attendais,
pour mes œuvres, le génie qui allait me tomber du
ciel ! Le mot : amour que nous m'avez fait pro-
noncer pour la première fois, pour la première
fois est comme le mot : génie... Une fois dit... et
cela a été long par exemple... j'y ai cru dur comme
fer et je l'ai employé tous les jours à propos de
vous. Eh bien, ces deux couronnes de noces, l'art
et l'amour, je les ai brisées aujourd'hui même.
Je ne sculpterai plus jamais !
Elle découvre la selle vide.
LE PRINCE
Allons donc !... Quelle blague 1 Alors quoi ?...
Pas de sculpture, pas de mariage ?... Que comp-
tez-vous faire alors ?...
THYRA
Autre chose...
LE PRINCE
Un temps.
Ah ! c'est ainsi... autre chose... Ah ! parfaite-
ment... Si vous projetez de tout quitter, art et
mariage... c'est que vous êtes enchaînée quelque
part 1... Il y a dix minutes que le mot me brûle
les lèvres. Vous ne pouvez pas m'épouser, dites-
vous, répétez-le... encore ? Vous ne pouvez pas ?
THYRA
Je ne le peux pas.
LE PRINCE
Alors c'est que ce qu'on m'avait dit est justifié!...
C'est que vous avez un amant !... Si, si... C'est
cela 1...0n vous accuse. Je ne voulais pas le croire
ii4 LE PHALÈNE
quand on m'a insinué : « Prenez garde, prenez
garde, vous êtes dupe. » Je suis sûr maintenant
qu'il y a un amant !... je le sens... C'est logique
d'ailleurs... Une jeune fille trop libre !... habi-
tuée à la licence des yeux 1
THYRA
Ne vous égarez pas 1...
LE PRINCE
Thyra... C'est une comédie ? Une épreuve !...
Ou alors, de la folie pure ! si quelque attache-
ment ne vous retient pas... Voyons, dites et re-
dites avec moi que nous nous marions et que nous
serons heureux. Il faut que vous n'en doutiez
pas... ncus serons très heureux. Je me rends
compte de tous les trésors que vous m'apportez...
Ne craignez rien, je serai à vos genoux comme
je l'étais tout à l'heure, toujours en adoration.
Vous travaillerez à votre aise. Vos caprices seront
réalisés. Je ne serai pas jaloux de votre gloire,
j'aurai des attendrissements pour elle. Je vous
considère comme une espèce d'enfant de génie,
promise à toutes les belles choses... Comprenez
bien que ce n'est pas chez moi illusion, sensua-
lité passagère. Il n'y a presque pas de sensua-
lité dans mon amour pour a^ous, tellement vous
<Ues haute !... C'est tendre, respectueux.... Voilà...
Et si vous me rejetez, écoutez bien cela et sen-
tez la mesure de votre responsabilité si vous
m'échappez... je sens que je serai un homme abso-
lument perdu. Je ne sais pas ce que je ferai I
THYRA
Taisez- vous 1 taisez-vous 1 II ne faut pas dire
cela. C'est trop. Allez-vous-en I allez-vous-en !
Epargnez-moi.
ACTE PREMIER ii5
LE PRINCE
Oh ! je sens bien que, là-dessous, se cache quel-
que histoire probablement peu glorieuse, plus ou
moins avouable... Il est temps de vous repentir.
Demain..
THYRA
Ne menacez pas, Philippe. J'ai de la peine, il est
inutile de m'en faire plus encore...
LE PRINCE
Je vous avertis que si vous persistez... d'abord,
nous ne nous reverrons jamais, jamais !... Ne
comptez sur aucune amitié posthume de ma part !
Si cela doit venir ainsi, bah !... je l'accepterai...
je suis fataliste !... Je n'aurai même pas la sale
curiosité de fouiller dans l'ombre trouble de votre
vie... Après tout, il y a quelque chose de sincère
et d'impressionnant dans votre voix qui me fait
comprendre ceci : si vous ne voulez pas vous lier
à moi, c'est que vous ne le pouvez probablement
pas. Il y a là un reliquat d'honnêteté, mettons :
un scrupule !...
THYRA
Ne m'accablez pas l croyez ce que vous vou-
drez !...
LE PRINCE
Thyra, j'étais arrivé le plus heureux des hom-
mes, je repartirai le cœur broyé... serré jusqu'à
me faire évanouir, mais ce sera...
THYRA
Vous l'avez dit : défmitif I
LE PRINCE
Votre inexplicable cruauté serait mon salut
ii6 LE PHALENE
dans ce cas. Cette rupture préméditée et sèche et si
méchante, me guérira ! Je n'en suis pas à mes pre-
mières blessures ! Affaire de courage... je suis fata-
liste. Et c'est l'orgueil qui me sauvera.
THYRA
C'est toujours l'orgueil qui sauve, Philippe î
LE PRINCE
Oh 1 la leçon ne sera pas oubliée de sitôt !
THYRA
Vous ne la recevrez probablement pas deux
fois ! Vous avez tout pour être heureux... pour
être aimé... adoré.
LE PRINCE
Et désormais, je croirai à la loi des mésallian-
ces...
THYRA
Je vous en prie !
LE PRINCE, changeant de ton.
Adieu, Thyra l Oui, sans colère, en effet, sans
colère, je partirai. Je répondrai à la froideur de
votre décision par une attitude non moins simple
et tout aussi énergique. Je pars bouleversé, stu-
péfait, ému jusqu'à en trembler. Mais un jour...
et un jour, cela veut dire dans bien des jours,
j'ajouterai sans doute cette déconvenue au ro-
man de ma vie. Ce jour-là, si j'ai la force de me dire
sans larmes : « Ce fut une jolie erreur », alors, c'est
que je vous aurai^pardonné 1
THYRA
Eh 1 quoi... je perds môme votre amitié ?...
Pas cela, dites... Pas tout à fait ?...
ACTE PREMIER 117
LE PRINCE, avec hauteur.
Ah ! par exemple ?... je vous le garantis 1 (Il
s'arrête un instant à la porte.) Voyons, une dernière
fois, Thyra. je vous ordonne de me donner la rai-
son... j'y ai droit... je la veux... Parlez.
Il a dit cette phrase avec une autorité sans réplique.
THYRA, après une hésitation à voix basse.
Vous l'avez dit : l'honnêteté !
LE PRINCE, réprimant un cri.
Ah ! cette fois, j'ai compris !... Quel aveu !...
(Il prend son chapeau.) Adieu Thyra ! (Froidement^
correct.) Tout est fmi !... Je vous épargnerai le
moindre reproche. ..Maintenant, je crois qu'il n'y a
plus un mot, plus un, qui puisse venir à notre se-
cours !... J'écrirai à votre mère. ..Présentez-lui tous
mes respects, et dites-lui que je m'en retourne en
Italie, fâché de ne pas lui avoir fait mes adieux
ni présenté mes hommages.
SCENE XI
THYRA, seule, puis LES DOMESTIQUES
THYRA, elle s'appuie contre la selle vide, la tête écroulée
sur les coudes. On entend sa respiration oppressée et
on voit la secousse de ses bras. Puis elle pousse un
affreux gémissement.
La place est nette.) Ah ! si je croyais en Dieu !
Au secours, la vie, au secours I (Fébrile, elle sonne
des coups précipités. Elle ouvre les portes du fond de Vatc-
lier et appelle.) Green 1 Yoro I (La femme de chambre
entre en courant.) Green, je VOUS avais sonnée.
ii8 LE PHALENE
GREEN
Mais Mademoiselle a sonné des coups si préci-
pités... on ne savait pas qui.
Le nègre apparaît à la porte.
THYRA
Oui, Yoro aussi. Attendez, attendez mes or-
dres... Le maître d'hôtel aussi. Vite, vite... (Elle
s'interrompt.) non, attends... Yoro. [Elle met les mains
sur le visage comme pour réfléchir, pour prendre un
parti.) Green, fermez les rideaux de la baie, fer-
mez les fenêtres hermétiquement, fermez...
GREEN
Mais, Mademoiselle. Il fait grand jour. Il est
quatre heures !
THYRA
Eh bien ! Il fera nuit ! C'est ce que je veux.
Aidez-la, Yoro, vite, faites vite. (Les deux domesti-
ques tirent les rideaux de la haie. On ferme une petite
fenêtre dans une niche. La pénombre est faite. On n'y
voit presque rien.)Lk, maintenant, allumez. Partout !
Partout... je veux toutes les Iumières,les plafonds...
les vasques.. (Les domestiques allument.) C'est bien.
Ah! c'est bien! (Une lumière intense a jailli de toutes
parts dans les globes, dans les vitrines, dans la voûte du
plafond.) Voici. Je dînerai ici, dans l'atelier...
toute seule. Je vais au bal ce soir. J'entends que
personne ne me dérange, personne, pas même
Madame. Vous entendez bien, je ne veux ni ma
mère, ni personne. L'ordre est formel. (Par la porte
restée ouverte un valet de pied apparaît. Thyra V aperçoit.)
Ah I le valet de pied aussi est accouru ! J 'ai juste-
ment besoin de vous. Allez chez Edyard, appor-
tez-moi des pastèques très mûres, très mûres,
ACTE PREMIER 119
n'est-ce pas ?... Vous achèterez en passant des
roses rouges chez le fleuriste, le plus rouge pos-
sible, avec de longues tiges... Vous, Yoro (Le
valet de pied sort sur un signe J, dites au maître d'hôtei
qu'on me servira ici du caviar, du Champagne...
allez, et personne, n'est-ce pas ?... Ah ! j'oubliais
la manucure... Téléphonez à la manucure. Non,
Green le fera, n'est-ce pas, Green 'i(A Yoro.) Sortez.
GREEN
La manucure et le coiffeur, mademoiselle.
THYRA.
Non, je m'ébourifferai toute seule, je m'arran-
gerai seule. Il faut que je sois un amour ce soir...
Je veux être belle, radieuse ! radieuse !... (Elle
étire les bras.) Green, allez me chercher mes deux
costumes de Salomé les deux avec les coiiTes, celle
de corail et...
GREEN
Mademoiselle les a mises dans le grand coffre
avec les costumes anciens.
THYRA
C'est vrai. Eh bien, sortez-les, sortez-les (Green
va à droite à un coffre oriental et sort les robes. Elle tire
elle-même les rideaux par où filtrait un peu de lumière.)
Vous m'apporterez tout ce qu'il faut pour le ma-
quillage, ici, devant la psyché, sur cette table...
GREEN, apportant les costumes.
Mademoiselle s'habillera ici ?
THYRA
Oui, ici. Je veux prendre tout mon temps, je
veux être méticuleusement belle et je sens que je
I20 LE PHALENE
vais l'être ce soir. Je vais m'appliquer. (Elle prend
les deux costumes et les jette sur un divan.) La manucure
seulement, n'est-ce pas, c'est bien compris ? Ah !
que ça va être agréable... toute seule... pendant
qu'il pleut sur les vitres de l'atelier. Je vais gri-
gnoter sur un petit coin de table, ou sur cette peau
blanche. Je vais me déshabiller près de la vasque,
et je vais mettre trois heures... quatre heures, tant
que je pourrai... à m'arranger, à attendre...
GREEN
Mademoiselle n'a pas besoin de moi, alors ?
THYRA
Apportez-moi dans quelques instants, toutes les
pâtes, les flacons, les brosses, les parfums, et, à
sept heures, qu'on me serve sur un plateau les
bonnes petites choses que j'ai commandées. Fer-
mez toutes les portes et plus de bruit dans la mai-
son. (Green s'en va. Thyra prend les colliers que la femme
de chambre a sortis avec les costumes. Elle les met nerveu-
sement autour de son cou, passe trois ou quatre bagues à
ses doigts et entrouvre son corsage. Elle enlève quelques
épingles de ses cheveux. Les cheveux tortibent sur ses épau-
les. Alors, elle prend le bonnet de corail et le pose à peine
sur sa tétc. Elle arrache au bouquet de lilas quelques
branches, joue avec elles, en chantonnant. Puis, tout à coup,
elle s'arrête net ; dans la psyché elle a vu son image de
loin. Les sourcils Jroncés, elle se regarde.) Ah 1 te voilà,
toi I (Elle fait un pvs avec un geste de colère. Elle lance
les fleurs contre la glace, en la visant, de loin / puis elle
se rapproche, regarde fixement, avidement son image / d
droite et à gauche, jette un regard peureux et circulaire,
comme pour mesurer sa solitude. Alors, elle s'approche
tout contre la glace en allongeant les bras et en se souriant,
la tête un peu renversée en arrière. Quand elle arrive à la
ACTE PREMIER lai
psyché, elle s'y accoude, laisse glisser sa joue en feu
contre la fraîcheur de la glace. Elle secoue la tête, avec une
petite expression douloureuse et plaintive, presque puérile.
Elle tend ses lèvres et baise en pleurant son image.)
Pauvre... pauvre...
RIDEAU
ACTE DEUXIEME
Même décor. Même atelier. La scène vide. Ce n'est
plus l'éclairage du premier acte. Obscurité presque
-complète. Une coquille lumineuse, simplement, projette
sa lumière. Sur une table le plateau du dîner non des-
servi. Près de la psyché, la lampe à pied. Désordre
d'étoffes et de robes. Des flacons ebdes brosses. La scène
demeure vide très longtemps. On entend sonner à la
porte de l'escalier privé de l'atelier. Personne ne vient...
Plusieurs appels. On entend même cogner à la porte
de l'antichambre. Madame de Marliew, en camisole de
nuit, apparaît au petit escalier intérieur qui mène aux
-appartements. Elle descend et maugrée, tourne un com-
wiutateur qui donne un peu de lumière dans une coupe.
SCÈNE PREMIÈRE
MADAME DE MARLIEW, seule
MADAME DE MARLIEW, marmottant.
Qu'est-ce qui se passe ? Elle n'a donc pas pris
sa clef ? Il est trois heures déjà... ce ne peut être
qu'elle... (Elle va à la porte de la petite antichambre.)
C'est toi, Thyra ? (Bruits de porte ouverte. Cette fois
une exclamation.) VouS I... Entrez, entrez ! (Madame
de Marliew revient en scène^ faisant passer devant elle le
prince de Thyestc en habit. Il entre avec précipita'
lion.) Vous ! prince I... que venez-vous faire?...
II y a un malheur!... un accident est arrivé à
Thyra !
ACTE DEUXIÈME ia3
SCÈNE II
MADAME DE MARLIEW, PHILIPPE
PHILIPPE
Je viens attendre Thyra, elle n'est pas là, n'est-
ce pas ? Elle n'est pas rentrée ?
MADAME DE MARLIEW
Il est pourtant trois heures du matin... mais
elle ne saurait tarder.
PHILIPPE
Savez-vous où elle est allée ?
MADAME DE MARLIEW
A un bal costumé.
PHILIPPE
Seule ? Personne n'est venu la prendre ?
MADAME DE MARLIEW
Seule... Je ne l'ai même pas vue, j'étais couchée
quand elle est partie. Elle avait condamné sa
porte.
PHILIPPE
Je m'excuse de vous déranger à une pareille
heure et de vous avoir fait lever... Mais si vous le
voulez bien, nous allons l'attendre ensemble ?
MADAME DE MARLIEW
Mais très volontiers... Je m'excuse seulement
d'une pareille toilette... Permettez que j'aille au
moins mettre quelque ordre...
134 LE PHALENE
PHILIPPE
A quoi boD ? Je vous en prie, restez comme
vous êtes.
MADAME DE MARLIEW
Croyez que je suis gênée... Une vielle femme
abdique toute coquetterie, c'est entendu, mais...
PHILIPPE, sèchement.
Je vous trouve très bien ainsi. Je vous en prie,
Madame. J'ai à vous mettre au courant de la
situation,et tout retard, fût-il de quelques minutes,
me semblerait intolérable.
MADAME DE MARLIEW
Asseyez-vous donc, prince. Tenez, je vais don-
ner de la lumière... (Elle allume V atelier ) Vous avez
là des cigarettes. Vous n'aurez pas froid ?
PHILIPPE, sans s^ asseoir.
Je crois qu'en ce moment je ne sentirais ni le
froid ni le chaud ! Je viens de faire les cent pas
devant votre porte pendant près d'une heure et je
ne pourrais me rappeler la température. f'C/n temps.)
Votre fille m'a donné congé ce soir, le savez-
vous ?...
MADAME DE MARLIEW
Que dites-vous là?... Ce n'est pas possible 1
PHILIPPE
Il n'y a pas d'autre terme : mon congé. Elle a
rompu avec une netteté, une autorité qui mon-
traient une résolution parfaitement méditée.
MADAME DE MARLIEW
Jamais, croyez-le, elle ne m'avait mise au cou-
rant d'une intention semblable 1 Vous me voyez
ACTE DEUXIÈME i25
suffoquée... Hier matin encore, nous avions dis-
cuté certains détails de trousseau. Peut-être,
prince, avez-vous pris une bouderie de femme ner-
veuse pour...
PHILIPPE, soupçonneux.
Non, non... Thyra ne m'a fourni que les plus
vagues explications. C'est ce vague précisément
qui avait éveillé tous mes soupçons. Je prévoyais
quelque mystère là-dessous. J'ai voulu savoir...
et ce que j'ai appris passe toute imagination, en
effet ! J'ai fait guetter votre fille.
MADAME DE MARLIEW, révoltée.
Oh!
PHILIPPE
Pensant bien qu'elle sortirait ce soir, j'attendais
le signal de mes pisteurs et j'ai pu la suivre moi-
même. Elle est partie d'ici de bonne heure ?
MADAME DE MARLIEW
Oui, vers neuf heures, je crois.
PHILIPPE
Elle s'est rendue chez Emmanuel Lignières...
MADAME DE MARLIEW, rassurée et riant.
Chez Monsieur Lignières ?... Oh ! si vous pre-
nez ombrage de cette camaraderie, je puis vous
certifier...
PHILIPPE
Attendez la suite... Attendez la suite... Elle est
en effet restée très peu de temps chez ce Monsieur
Lignières.
MADAME DE MARLIEW
Vous voyez bien !
ia6 LE PHALENE
PHILIPPE
Ils sont descendus tous deux au bout d'une
vingtaine de minutes : Thyra telle qu'elle était
©ntrée, c'est-à-dire emmitouflée de voiles, et lui
en costume renaissance italienne... une sorte dç
seigneur vénitien. Ils se sont fait conduire par le
taxi qui avait amené Thyra, ils se sont fait con-
duire au bal des Quat'-Z'Arts.
MADAME DE MARLIEW
C'était donc à ce bal ?... Oh ! comme je suis
contrariée ! En eiïet, l'endroit n'est pas conve-
nable, et je la gronderai d'importance î
PHILIPPE
Doucement 1... Je vais vous servir d'autres
choses 1 je ne sais si elles seront pour vous des
révélations ou si rien de la vie de votre fille ne
vous est inconnu...
MADAME DE MARLIEW, avec hauteur et fermeté.
Mais, prince, Thyra ne me cache jamais rien
et n'a, je vous le certifie, rien à me cacher.
PHILIPPE
Vraiment ? je doute pourtant que vous consen-
tiez à partager la responsabilité de ce qui va suivre
fjl s'assied.). J'ai pu distinguer qu'elle avait un
loup sur le visage.
MADAME DE MARLIEW
Quelquefois, elle porte, par genre, un loup de
velours rouge.
PHILIPPE
Oui... une habitude, une manière de ne pas se
faire reconnaître... Le célèbre anonymat 1... Bref,
ACTE DEUXIEME 12-
je les ai vus entrer. J'étais par conséquent sût-
de les retrouver; j'ai pris le temps de me mas-
quer moi-même. J'ai passé hâtivement un cos-
tume, placé un cartonnage sur la figure. Au bout
d'une demi-heure, je suis entré dans la salle. Bon,,
me suis-je dit, je tiens la clef du mystère; elle aime
Lignières. C'était une intrigue.
MADAME DE MARLIEW
Oh ! prince, tout à fait impossible, impossible 1
PHILIPPE
En elîet, mais sur le moment l'hypothèse me
semblait très plausible. Pourquoi pas ?... Ligniè-
res est un beau garçon. Je l'avais rencontré dans
la journée ici même. Elle pouvait obéir juste-
ment à une séduction sentimentale... eniin, ce
n'était pas impossible... eh bien ! non, non... l'hy-
pothèse était trop simple, trop normale encore 1
Je me trouve en présence de quelque chose qui
dépasse tout ce que je pouvais imaginer... tout 1
vous entendez, tout !... Votre fille est un monstre,
Madame, un simple monstre 1 un être sournoise-
ment dégradé, un...
MADAME DE MARLIEW, se levant indignée.
Mais, prince, je ne vous permets pas de parler
ainsi de ma fille 1
PHILIPPE
Oh ! oh ! nous n'en sommes plus à ces permis-
sions-là, je vous^ prie de le croire ! Après ce que
j'ai vu, de mes yeux vu, je suis autorisé à tous
les commentaires, et je les prends 1
MADAME DE MARLIEW, se remettant de son émotion.
Je VOUS somme maintenant de préciser vo£,
accusations.
128 LE PHALENE
PHILIPPE
Facilement !... Après s'être livrée à mille excen-
tricités dans son costume de Salomé, déjà pas
mal indécent, bras nus, gorge à l'air, et, je le recon-
nais cependant, gardant le masque ou ne le soule-
vant que pour boire quelques gorgées de Cham-
pagne, elle s'est mise à danser dans un coin devant
une quinzaine de personnes ricanantes et exci-
tées ; elle dansait comme un modèle, toujours
nimbée de voiles... sous le regard, j'ose dire pater-
nel, de ce Monsieur Lignières qui, lui, était par-
faitement reconnaissable, ne se mettait pas en
peine d'un anonymat quelconque et serrait de
temps en temps quelques mains d'un air fat et
flatté. Je voyais des hommes lui demander à
voix basse, avec ce regard qui ne trompe pas, ce
regard curieux : « Qu'est-ce que c'est que cette
petite femme-là ? »
MADAME DE MARLIEW
Inconséquence regrettable |! voilà tout^I
' PHILIPPE
Il haussait les épaules et c'était déjà exquis
pour moi. Mais voici la chose inouïe, tellement
folle que si je ne l'avais pas vue de mes yeux,
jamais je ne l'aurais crue! Tout témoignage m'au-
rait paru une calomnie, une invention pure !...
MADAME DE MARLIEW
Mais dites, dites !... Vous me déchirez !... Vous
me jetez dans la pire anxiété...
PHILIPPE
L'heure, des soupers ayant sonné, ils se sont pla-
cés à une table... Vous savez, ces petites tables
I
ACTE DEUXIÈME 129
à côté l'une de l'autre... Cent cinquante personnes
^e trouvent réunies en cohue, -hangen leur
..H-ards leurs cris, leur demi-ivresse... Cela sent
i^uet e? le fard.:. Tous les deux seuh L.g,u^^^^^
et elle, attablés, presque «^l^'^^^^^^"! ^^^^Xns du
tomm il lui versait par amusement des vins, au
Sa ne .. Elle par'aissait d'une ga^tee^raor-
rlimire Je ne voyais pas ce qu'elle pouvait luen
aTder en Le d^elle Lement, mais, tout a coup
elle rejeta le loup et son visage parut e„ ^e me
lunùére, un visage que je ne lui '^"""f'^f f "^^
ment pas, presque cynique, les nj""'= J™',
n-,f une respiration haletante... hi je m aperçu»
vingtaine d'années, habillé en joueur de lute qu,
donnait l'impression d'une sorte do peintre an
g ai" ou am'Lain, vous savez -s jeunes hommes
au visage audacieux dans une tou.e, qui se sen
tent regardés et ne craignent aucun regard... Mon
luen«oTd'aUleurs, sf portait un.quemen -r
elle. Je ne perdais pas un jeu d« «^ P''yf'°^°^'^:
A 'ors i'ai vu son expression se fondre en un sou
Ûrrun Sourire presque l^umble qm m a tout
écœuré. J'ai jeté les yeux sur 1 homme. Il r^on
dait à ce sourire... puis il a "^âchonne p^tentieu
sèment des fleurs. Elle a répondu de même. Je
me sentais étouffer.
MADAME DE MARLIEW
J'ai peur...
PHILIPPE
Attendez, ce n'était rien ! Car, comme une pros-
tituée (M^d^me de Marlie.^ « «- ^ " ^^^ ::•/ '
il n'y a pas d'autre mot, comme •» P',"f ;,"'8f ''^
des Jourtisanes, à je ne sais quel geste de 1 homme
j3o le PHALENE
qui m'échappa, elle répondit, du bout des doigts,
d'un air négligent, par un baiser ! Cela s'est fait
très simplement, comme un rite... Elle avait le
coude appuyé sur la table, le regard mi-clos.
L'homme a souri... Peu de temps après, il s'est
levé, s'est approché de leur table... ils ont causé
quelques instants, lui debout. Et Lignières, vous
entendez bien ceci, Lignières a laissé s'asseoir à
leur table cet homme qui sans nul doute devait
être pour lui un inconnu... Lignières riait bête-
ment, peut-être amusé... L'heure qui a suivi fut
plus atroce encore ! J'ai vu cet homme lui ca-
resser doucement les bras... Il a saisi une coupe de
Champagne... il l'a fait boire, la tête renversée en
arrière, et tout à coup il lui a pris la bouche en
riant... Ah! je vous fais de la peine...
MADAME DE MARLIEW, laissant tomber la tête
dans ses mains.
Vous me martyrisez, tout simplement.
Un silence oppressé.
PHILIPPE
J'abrège. Il y a deux heures environ, ils sont
sortis tous les deux ensemble du bal, délaissant
Lignières, qui s'est perdu dans la foule. Moi, je
me suis précipité à leur poursuite. Mon taxi les
a suivis. Je n'avais plus qu'un espoir, dans ce
désarroi, c'est qu'elle se fît conduire directement
ici... Parbleu ! non, l'auto filait toujours du côté
du parc Monceau. Oh ! cette poursuite dans la
nuit... J'avais envie d'arrêter la voiture, mais la
curiosité emportait tout autre sentiment. Eux,
ont-ils aperçu une auto qui les suivait. Je ne le
crois pas, toutefois, l'homme, à un certain mo-
ment, s'est penché à la portière... la couronne de
laurier d'or est tombée... J'ai aperçu un bout
ACTE DEUXIÈME i^*
d'PDaule un bout d'étoffe rouge, c'est tout !...
Abrs ils ont tourné à toute allure dans les rues
dSes Mon taxi ne pouvait suivre qu'a une dis-
?rce normale pour ne point éveiller leur at en^
tion. Brusquement, je les ai P^^f «^-V- .Vn?eid e
rue Puvis-de-Chavanne ; eux, ils ont du prenare
une petite rue à gauche... Pendant une demi-heure
i'ai exploré toutes les rues environnantes. J espe
iaTs qu'un taxi arrêté m'indiquerait la maison,
menf Je n'avais plus qu'à, me ^^-re conduire ici,
et, en bas de chez vous, j'ai erre^.. J^^f «, ^;^f .P'^^^.
mené... Maintenant, il est trois heure .Le sot es
r^oir Qu'elle était peut-être ici... montée par 1 es
IZrZfln atelL. le désir surtout de vous
voir, de parler à quelqu'un, mont fait ^«"/^^,' ,^.
votre porte... A présent, e suis chez elle et j at
r (Il '-'r^'") Eh bien, vous voila fixée 1... Le-
«ë-vous auparavant ? Je n'en ^a'» ™°' 0",';
mn ie n'en sais plus r en ! J'en arrive a douter
de tout" N^ai je pas été la dupe de deux aventu-
rières ?
MADAME DE MARLIEW
Monsieur, c'est trop abominable de parler ^nsi
Je vous comprends... mais, regardez-moi regar
dez^i, par 'pitié! Depuis que vo^s pa le^ je
me demande lequel de nous deux est fou 1 lequel
éperdu tout so5 bon sens l Et encore mainte^^^^^^^^
je vous répète que vous avez du être le jouet
d'une erreur l philippe
Phrase classique... ! Je l'attendais. Malheureu-
sèment...
i3j le phalène
MADAME DE MARLIEW
Ma fille est sage, Monsieur, ma fille est pure !...
Mais oui, en ce moment encore j'en répondrais,
j'en réponds ! J'ai eu toutes ses petites confidences
d'enfant, de jeune fille. J'ai lu ses petits cahiers...
Elle écrivait ses pensées au jour le jour. Je vous
les montrerai... vous ne douterez plus. Elle a re-
poussé toutes les avances, tous les partis !... Vous
la connaissez, farouche, aristocrate pétrie d'or-
gueil...
PHILIPPE, il éclate de rire.
Ce qui n'empêche pas que votre fille menait
la louche existence des débauchées 1
MADAME DE MARLIEW
Non, je vous crie que non ! Vous allez avoir
l'explication de cette imprudence, car c'est une
imprudence, un défi, peut-être... Vous devez bien
voir, Monsieur, que je vous dis toute la vérité...
PHILIPPE
Je vois que vous ignorez peut-être tout, que
vous avez été roulée, vous la mère, comme moi 1
C'est admissible... Une aventurière comme elle
peut donner le change à tout son monde !
MADAME DE MARLIEW
Mais elle vous adorait !
PHILIPPE
Peut-être ambitionnait-elle seulement mon
titre ?... Peut-être m'aimait-elle, après tout ?...
MADAME DE MARLIEW
N'en doutez pas I
ACTE DEUXIEME i33
PHILIPPE
Seulement, à la dernière minute, un remords
ou simplement un reste d'honnêteté, si ce n'est le
désir pur et simple de sa liberté, l'ont empêchée
de commettre la suprême infamie! Elle a eu peur...
MADAME DE MARLIEW
Peur ?...
PHILIPPE
Le sais- je ?... De la révélation, de la lettre ano-
nyme, du chantage d'un amant... ^uand on en
est où elle en est, dans le domaine de la dé-
bauche, peut-on rester maître de sa vie ou de ses
actes ? Ils appartiennent à tous I
MADAME DE MARLIEW
Que voulez-vous que je réponde ? Vous voyez.
Monsieur, une pauvre femme éperdue 1
PHILIPPE
Mais ce n'était que trop naturel, d'ailleurs,
Madame ! Une femme artiste, une jeune fille
habituée, comme je le lui avais dit déjà, à la licence
des yeux, à la camaraderie des hommes. Voilà
trois ans qu'elle vivait de la vie d'atelier. Ses sens,
à vingt-quatre ans, devaient être nettement éveil-
lés. Oh ! je reconstitue facilement ! Tenez, elle
a dû, par hypocrisie, par nécessité, tomber dans
les amours faciles, les contacts brefs. Vous savez,
les anonymes, les inférieurs !
MADAME DE MARLIEW, tout à COUp.
Mon Dieu ! mon Dieu !... Maintenant, à mon
tour aussi, je reconstitue. Vos paroles m'éclairent.
Oh ! quelle horrible chose, Monsieur !... (Elle
baisse la voix instinctivement.) Hier matin, en effet...
i34 LE PHALÈNE
oh ! maintenant je peux le dire... elle est rentrée
ici habillée d'une façon si étrange, avec un cos-
tume de... (Elle hésite.) de femme de chambre...
Elle était restée absente toute la matinée. (J?ans
une plainte.) Oh ! non, pas cela ! pas cela !...
PHILIPPE
Ah ! vous voyez bien !... Vos yeux s'ouvrent
maintenant ! Ce qui vous avait empêchée de voir,
c'est cette littérature, ce farouche orgueil qu'elle
s'était collé comme un masque. Maintenant, vous
frémissez 1
MADAME DE MARLIEW
Et à quel point !...
PHILIPPE
Pas plus que moi. Ce que je puis souffrir, moi,
depuis quelques heures ! Oh ! ce n'est pas une
souffrance aiguë... non... c'est une impression de
froid... Voir vivre tout à coup devant soi, d'une
vie autre, l'être dont on s'était fait une image si
différente, comprendre tout à coup la raison de
ses rires, les expressions de ses yeux ! Ah 1 la vie
double 1 le mystère de cela ! On se répète machi-
nalement : voilà ! voilà ! je sais I plus rien ne fera
que le passé puisse ressusciter... Ce sont de sales
moments, croyez-le...
MADAME DE MARLIEW, toute à sa pensée, et niant
à nouveau énergiguement.
Prince, permettez-moi encore d'espérer qu'il
y a là un formidable malentendu. Elle va rentrer
et vous allez voir, Monsieur, elle nous rassurera
d'un rnot... Mais, quelle attente pénible pour vous
comme pour moi !
ACTE DEUXIEME i35
PHILIPPE
Montez vous reposer, Madame, je resterai seul
ici, seul avec la rage qui me tiendra compagnie...
Quelques cigarettes, au surplus, à mâchonner 1
MADAME DE MARLIEW
Comment voulez-vous que j'aille me reposer
dans une pareille agitation ? Je ne le pourrais pas ?
Au contraire, je vous demande de demeurer là,
de me trouver en présence de ma fille quand elle
va rentrer... Attendons, attendons...
PHILIPPE, s'asseyant, nerveux et lointain.
Mais comme tous les propos que nous échange-
rions désormais seraient vains, restons là sans
même nous parler... comme dans un wagon...
comme dans une salle de gare... en attendant ce
lugubre lever du jour qui ne veut pas venir !...
Silence.
MADAME DE MARLIEW, mettant en frissonnant un chile
sur ses épaules.
Oui. Il fait d'ailleurs si froid ! Vous ne désirez
pas une boisson chaude ? Voulez-vous que j'aille
chercher quelque chose à l'office, prince ?
PHILIPPE, redevenant distant.
Je vous en prie... je n'ai besoin que de recueille-
ment.
Ils se taisent. On entend le chien qui aboie dans V ap-
partement.
MADAME DE MARLIEW
Le chien s'est réveillé ! il a entendu du bruit!
(fis se taisent à nouveau. Le chien continue d^aboyer.)
Oh ! ce chien est insupportable ! Je vais le faire
i36 LE PHALENE
taire. (Elle monte Vescalier et ouvre la porte. ) Saill !
taiis-toi, voyons !, tais- toi !... Sam !... (Le chien se
tait maintenant. Elle referme la porte, redescend Vescalier
en geignant et s'assied. Ils ne disent plus rien, chacun
à sa pensée. Madame de Madiew, machinale et plaintive,
à la façon des étrangères.) Mon Dieu ! Jésus ! mon
Dieu !... (Un temps.) J'entends marcher dans l'es-
calier. Ce ne peut être qu'elle ! Ecoutez !... (Il
prête V oreille.) Oui ! on est sur le palier... Vous en-
tendez ?... Une clef cherche la serrure...
PHILIPPE, vivement.
Restez. Moi, je me cache. (Il empoigne son par-
dessus et son chapeau.) Je veux l'entendre vous par-
ler. Je me mets là-bas... dans l'ombre... (H va à la
draperie du fond. ) Ne lui révélez pas ma présence,
n'est-ce pas ? Je veux entendre les premiers mots
qu'elle va vous dire...
MADAME DE MARLIEW
J'y consens...
// se dissimule au fond, dans Vombre des divans et
des tentures. On entend un bruit de porte refermée
à clef.
SCENE III
Les Mêmes, THYRA
THYRA, entre. Elle aperçoit sa mère.
Comment ?... Levée !...
madame de MARLIEW
J'étais inquiète ! Tu ne m'avais pas prévenue
que tu rentrerais si tard...
ACTE DEUXIEME 13;
THYRA, elle porte un grand manteau noir, pailleté. Un
casque d'argent et d'émeraude retient mal la masse de
ses cheveux.
Il m'est arrivé plus d'une fois de rentrer vers
trois heures du matin I...
MADAME DE MARLIEW
La journée d'hier était déjà suffisamment...
extraordinaire ! Je comptais ne point repasser par
les émotions et les angoisses d'hier matin... Tu au-
rais vraiment pu me dire à quel bal tu te rendais !
Je n'ai pas eu connaissance d'une invitation...
THYRA
Je t'avais fait prévenir par les domestiques...
Je sors d'un bal particulier, un bal d'artistes.
MADAME DE MARLIEW
Tu aurais pu en partir plus tôt... Tu rentres
directement ?
THYRA
Directement. Pourquoi ces questions ?
MADAME DE MARLIEW
Tu me feras le plaisir de me dire d'où tu viens
et de préciser. J'ai le droit de savoir dans quel bal
ma fille s'est rendue... seule, car tu n'étais pas
accompagnée...
THYRA, aprh une hésitation légère.
J'étais seule. Et après ?... Qu'est-ce que ça sent,
ici ?...Tu as fumé ?
MADAME DE MARLIEW
Oui.
THYRA, soupçonneuse.
Cependant, tu ne fumes jamais la nuit 1...
i38 LE PHALENE
MADAME DE MARLIEW
L'énervement !... C'est compréhensible I
THYRA, méfiante, prend le cendrier et regarde une
cigarette qui achève de se consumer.
Attends... Mais... ce bout doré... avec des ini-
tiales... Ce sont les cigarettes de Philippe !... Al-
lons, maman, tu étais là avec quelqu'un?... Quel-
qu'un est venu ?...
MADAME DE MARLIEW
Pourquoi voudrais-tu que quelqu'un fût venu
à une heure pareille, et qui ?
Thyra regarde autour d'elle. Elle ça dans le fond
de la pièce, dont V obscurité Vinquiète. Elle donne
la lumière et aperçoit la silhouette de Philippe qui
transparait derrière le rideau. Elle va à lui.
THYRA
Ah ! vous venez m'espionner ici ?... Je vous
prie de sortir immédiatement. Je suis chez moi !
PHILIPPE, sans sourciller, haussant les épaules.
Prenez-le comme vous voudrez. Quand je vous
aurai dit ceci : que je sais d'où vous venez (Elle
sursaute légèrement.), que je VOUS ai suivie, vous le
prendrez peut-être de moins haut !... (Thyra pliss*
les sourcils, puis, en manière de déR, jette son manteau
noir par terre. On la voit alors dans son costume de Sa-
lomé, les épaules et les bras nus. Le prince, à ce geste,
laisse échapper un mouvement furieux.) Thyra I
MADAME DE MARLIEW, précipitamment.
Prince... je vous en prie !...
THYRA
Mais no t'interpose pas, maman ! (Un silence.)
Vous disiez doue ?
ACTE DEUXIÈME 189
PHILIPPE
Je dis que vous serez moins brave quand vous
saurez que j'étais à ce bal, que je vous ai vue tout
le temps ! tout le temps ! (Les yeux dans les yeux.)
et après encore !...
THYRA, trahit une seconde d'émotion immense^
puis elle se ressaisit, et froidement.
Eh bien ?
PHILIPPE
Quand vous êtes partie avec cet homme, je
vous ai suivie. Cet homme que vous ne connais-
siez pas, que vous avez lev...
MADAME DE MARLIEW, éclatant.
Thyra ! dis-lui que ce n'est pas vrai I...
THYRA
C'est vrai. (Mouvement du prince et de la mère.)
Et après !... Ne vous ai-je pas rendu votre liberté
aujourd'hui même et n'ai-je pas repris la mienne ?
En voilà assez ! Je vous prie de bien vouloir vous
en aller.
PHILIPPE, croisant les bras, en menace,
devant ce flegme apparent.
C'est tout ce que vous trouvez à répondre I...
THYRA
Absolument tout,
MADAME DE MARLIEW
Mais, Thyra, te rends-tu compte, mon enfant,
de ce que j'éprouve, de ce que nous éprouvons
tous les deux ?...
THYRA, lui posant la main sur Vépaule.
Toi et moi, nous réglerons ces incidents demain
i4o LE PHALÈNE
matin. Mais, si Monsieur ne veut pas se retirer,
eh bien, c'est moi qui lui cède la place...
PHILIPPE
J'admire votre audace !... Le cynisme soudain
des coupables qu'on vient de démasquer !
THYRA
Il est tard. Adieu. (Elle regarde Philippe.) Passez-
moi mon manteau 1 (Philippe ne bouge pas.) Cela
n'a pas d'ailleurs la moindre importance 1
Elle monte V escalier et, sur elle, referme la porte,
SCÈNE IV
MADAME DE MARLIEW
et LE PRINCE, seuls
PHILIPPE
Vous l'avez entendue ? Etes-vous édifiée ?
Elle n'a pas nié ! Comment l'aurait-elle pu, d'ail-
leurs ?
MADAME DE MARLIEW
Je suis anéantie !... C'est donc vrai ! Elle m'a
caché, en elTet, toute une vie doub'e... Depuis
quand ?... Oh ! je vous jure, prince, que je l'igno-
rais I Je suis toute honteuse !
PHILIPPE
Je ne mets pas en doute votre parole,
MADAME DE MARLIEW
Dans ce désastre... qui m'accable... j'essaie en
vain de comprendre comment il se fait qu'elle
m'ait dupée à ce point... Je ne m'explique pas
comment elle a pu en arriver là !
AlTE DEUXlEiME i4i
PHILIPPE
Eh bien, moi. je reconstitue. A la façon dont
elle vient de prononcer ces quelques mots, j'ai
compris tout à coup. Cette femme distinguée et
raffinée est à la fois la femme du plaisir vulgaire
et subtil. On trouve, chez de jeunes êtres trop
libres, cette requête aux baisers des hommes !
MADAME DE MARLIEW
Mais vous, Monsieur, en admettant qu'une
mère confiante manque de perspicacité ou de
surveillance, vous vous en seriez aperçu ! Vous
n'auriez pas éprouvé cette impression de pureté
indubitable !
PHILIPPE
Ah ! moi. c'est différent ! Je 1 aimais I...
MADAME DE MARLIEW
Une enfant si exceptionnellement douée, si
royalement délicate... elle si raffinée dans ses
moindres désirs 1
PHILIPPE
Il y a dans le raffinement des détours de cette
sorte ! Ah !... un tel monstre est rayé de ma vie et
de mon souvenir à tout jamais !... Je garderai de
ce galvaudage, je vous prie de le croire, un souve-
nir cuisant !... La belle anecdote à raconter 1
MADAME DE MARLIEW
Je ne vois qu'une exphcation plausible... Elle
est navrante... mais c'est la seule !...
PHILIPPE
Laquelle ?
i4a LE PHALÈNE
MADAME DE MARLIEW
Ecoutez... puisque c'est irrémédiablement fini
entre vous deux.
PHILIPPE, l'interrompant en ricanant.
Comptez-y !
MADAME DE iLA.RLIEW
Il faut que je vous fasse un aveu dont autre-
ment je ne me serais jamais senti le courage.
PHILIPPE
Ah ! ah ! nous approchons de la sincérité 1
MADAME DE MARLIEW
Je ne m'en suis jamais départie, croyez-le !
Cet aveu, je ne pouvais pas vous le faire... Non...
je ne le pouvais pas... Nulle mère n'y aurait d'elle-
même consenti !... mais peut-être trouverez- vous
là une explication au désordre moral de ma pau-
vre enfant. Peut-être y a-t-il sur elle une fatalité
dont elle est irresponsable. Mais, jurez-moi,
jurez moi, puisque vous partez, que vous ne lui
répéterez jamais ce que je vais vous confier,
car elle ignore tout, vous entendez I... Et, quand
vous saurez, vous aurez peut-être pitié d'elle !
PHILIPPE, impatienté.
C'est promis. Dites, dites...
MADAME DE M\RLIEW, monte encore l'escalier,
entr'ouvre la porte du haut de Vescalier, puis redescend.
Bon. Elle est montée dans sa chambre. (Elle
redescend.) Depuis quelques années, la santé de
Tliyra a présenté des symptômes alarmants. Vous
n'ignorez pas qu'à la suite d'une pleurésie, à
Nice, elle a perdu sa voix, et, sars être gravement
ACTE DEUXIÈME i43
atteinte (Elle s'arrête, puis, s'efforçant de prendre un
ton sans importance.)^ elle est touchée du côté droit.
PHILIPPE
Et VOUS ne m'avez rien dit I
MADAME DE MARLIEW
Oh ! je me réservais de vous en parler.. 11 s'assit
de quelques petits soins, surtout de quel ]ue repos,
Mais elle...
PHILIPPE
Oui, elle ?...
MADAME DE MARLIEW
...ignore tout. Elle met sur le compte d'une
irritation des cordes vocales, du surmenage, une
affection qu'il est nécessaire qu'on lui cache. Je
ne pouvais pas vous en parler... j'étais liée...
Gompi'enezvous, maintenant ?
PHILIPPE, froidement.
Non. Je ne saisis pas le rapport, je l'avoue.
MADAME DE MARLIEW
Eh bien, on dit... c'est une hypothèse.. .que dans
ces sortes d'affections il existe... certaine irrespon-
sabilité... physique. Je l'ai entendu dire, du
moins vous aussi, n'est-ce pas ? Comment peut-
on expliquer autrement cette vie mystérieuse,
trouble, agitée, que la malheureuse a dû me ca-
cher 1 Ah 1 je vous livre tout cela au hasard, sans
certitude, mais infiniment troublée... Vous voyez
là une pauvre mère qui reçoit le coup le plus cruel
de son existence ' Promettez-moi, je vous en sup-
pHe, que vous ne la reverrez plus, maintenant,
car vous vous feriez du mal tous les deux inutile-
ment. Laissez moi toute la responsabilité de
144 LE PHALÈNE
Tavenir. Laissez-nous toutes les deux. Hélas !
Hélas ! Il faut que je me charge d'elle mainte-
nant 1...
PHILIPPE
Soyez tranquille, je ne la reverrai pas. Je ne
pourrais, malgré tout, que lui dire des choses
cruelles et trop mortifiantes I... A quoi bon ? tout
est fini...
MADAME DE MARLIEW
Mais plus tard, n'est-ce pas ?... si vous la re-
voyez, pas un mot de ce que je viens de vous révé-
ler. Je vous demande même, par pitié, pas un
mot à qui que ce scit...
PHILIPPE
De pareilles confidences sont uniquement â
nous, Madame. (A voix basse.) Prenez garde-
La porte vient de s^ouvrir en haut de Vescalier.
SCÈNE V
Les MÊMES, THYRA
THYRA
Maman, veux tu bien ?... J'ai une explication
à fournir à Monsieur. Je désire que tu remontes
dans ta chambre.
MADAME DE MARLIEW, regardant le prince.
Je ne sais si cette explication est bien néces-
saire, Thyra...
THYRA
Je la juge indispensable... J'ai réfléchi, je la
lui dois. Je désire rester seule avec Philippe.
ACTE DEUXIÈME i4&
LE PRINCE
Si Mademoiselle le désire...
La mère, après une hésitation et un signe au prince,
se retire lentement. Thyra referme la porte à clef
sur elle. Elle a retiré la coiffure de Salomé, mais
elle a gardé le costume.
SCENE VI
PHILIPPE, THYRA
THYRA
Oui, je me rends compte en effet que je vous
devais une explication. Je vais vous la donner
complète, sans une omission. Nous ne nous rever-
rons plus, il vaut donc mieux que vous sachiez
qui je suis... Je ne vous épargnerai rien. Peut-
être ne comprendrez-vous pas tout de suite, c'est
probable... mais je suis rassurée, plus tard, dans
quelques années... vous comprendre/... Voici ma
confession. Je vous donnerai les dates et les heu-
res. D'ailleurs, je tiens à être précise. (Elle passe
les mains sur son front. Philippe ne bronche pas. Il
la regarde anxieusement.) Quand j'euS perdu ma
voix... voyons, c'était en 1909... oui... ce fut un
effondrement pour moi, épouvantable.. Je me suis
consacrée à la sculpture parce qu'on m'avait
trouvé des dispositions et que la vie sans but,
sans l'art, ne signifiait rien à mes yeux... J'en-
trevoyais bien l'amour au bout... mais ça c'était
le couronnement de l'édifice, pas autre chose !...
Je me suis mise à travailler avec acharnement,
dix heures par jour... De temps en temps je
me sentais fatiguée, lasse, malade... seulement
comme le lendemain je reprenais mes bonnes cou-
î46 LE PHALÈNE
leurs, ie n'y prêtais pas grande attention... J'avais
été atteinte autrefois d'une pleurésie, je ne sais
pas si vous p.tes au courant..
PHILIPPE, sans sourciller, évasivement.
Oui, oui, je sais...
THYRA
C'est en visitant les catacombes de Rome que
j'avais senti pour la première fois ce petit point
dans le dos... Ces temps-ci, ça n'allait guère !...
Mais je m'étais tellement surmenée pour mon
Salon ! D'ailleurs, je n'en parlais à personne. Ma
mère ? Vous la connaissez, un étourneau, un
étourneau raisonnable, pourrais-je dire... tou-
jours dans ses rêves mondains, incapable de s'in-
quiéter de moi par elle-même !... Enfin, l'autre
nuit, comme j'avais souffert particulièrement entre
le cou et l'oreille gauche et que j'avais passé des
heures à écrire, à penser à vous, à lire, à me cou-
cher par terre avec mon chien, à lui confier mon
amour pour vous, à prendre vingt tasses de thé ;
une idée brusque m'est venue... Une de ces réso-
lutions soudaines dans lesquelles on joue toute
sa vie... Je suis partie de bonne heure, ayant
emprunté à ma femme de chambre son costume
le plus minable, et, avec deux ou trois tricots de
laine pour me déformer, un gros châle noir tri-
coté par-dessus le tout, je me suis rendue ainsi
à... (Elle s'arrête.) à la Consultation de l'hôpital
Lariboisière. (Philippe réprime un mouvement d'effroi.)
Et lu, dans le cortège des souffreteux, j'ai pré-
tendu que j'étais une pauvre femme, que j'avais
besoin de connaître toute la vérité sur mon état.
J'avais soi-disant un mari qui pouvait me faire
soigner, mais ne s'y résoudrait que s'il me savait
ACTE DEUXIÈME i47
très malade, etc., etc.... Alors, en cinq minutes,
oh! pas plus... en cinq minutes, j'ai été édifiée.
Ça c'est abattu comme un coup de massue sur ma
tête 1 Je ne voyais plus rien ! Je n'entendais plus
rien ! Les mains de glace, les mâchoires contrac-
tées, je regardais ce gros docteur avec des yeux
éperdus I... J'avais entendu ce qu'il murmurait
à son assistant 1... Troisième degré ! 1 1 Entin
l'horreur 1 l'horreur !... Je me suis enfuie... Deux
heures se sont passées encore à obtenir de-ci, de-
là, tous les renseignements. Je suis montée chez
trois médecins du quartier. J'étais avide de sa-
voir... Je voulais savoir les phases de l'avenir 1...
J'ai su !... Certes, ce n'est pas la mort, mais c'est
la vie désormais limitée... Cinq ! six ! 1 peut-être
dix ans de vie 1 la durée du bail de notre hôtel !...
Je ne guérirai jamais. Il y en a un qui m'a dit cela
tout simplement, comme la chose la plus natu-
relle du monde. Avec des soins pourtant... l'exil
des sanatoriums, des altitudes... qui sait ?... Ah !
il m'a semblé que j'allais devenir folle ! Je me
suis mise à marcher droit devant moi... jusqu'à
Suresnes. J'ai côtoyé la Seine! J'allais toujours!
Quand je me suis sentie morte de fatigue, je suis
rentrée chez moi, couverte de poussière... Mais,
après le coup effroyable, cette méditation mar-
chée de deux heures avait porté ses fruits. Deux
heures pour s'habituer à l'idée de la mort cela
n'a l'air de rien, n'est-ce pas ? C'est énorme !...
Les cinq premières minutes, on pense qu'on ne
pourra pas la supporter, il semble que la mort ça
ne peut pas se regarder fixement, pas plus que le
soleil !... Eh bien, au bout de deux heures, je ne
vous dirai pas que je m'étais apprivoisée à
l'idée, mais ce n'était plus la mort elle-même qui
me faisait peur. Dix ans ou cinquante ans de vie,
i48 LE PHALÈNE
c'est la même !chose ! Les sensations enfermées
entre le commencement et la fm ne laissent pas de
traces... Seulement, voilà... mourir dans l'oubli,
mourir sans avoir rien réalisé...
PHILIPPE, désespérément.
Thyral Thyra.l
THYRA, sans Vécouter.
Ah ! ça, c'est la chose innommable !... Cette
orgueilleuse qui n'aura rien été !... Et que cela
arrive à un être jeune, vivant, enragé de vie 1...
Tomber au seuil de tout !... Ah ! c'est si cruel de
la part de Dieu, s'il existe là-haut 1 (Elle pleure.)
Car je représentais des espérances énormes !... Je
suis certaine que si j'avais pu me réaliser, j'aurais
été quelqu'un !... Mais parbleu ! cela devait arri-
ver 1 Cette soif, cette exubérance, ces aspirations
démesurées... ne pouvaient pas durer ! c'était trop
beau aussi 1... Deux buts : mon art d'abord 1 vous
ensuite 1...
PHILIPPE
Oh 1 moi 1... parlons-en 1
THYRA
Vous, c'était récent, mais irrésistible tout de
même. Tout de suite, tous les deux je vous ai envi-
sagés 1... Je l'ai fait froidement, fixement, dans ces
ténèbres qui se levaient. Ah 1 on est lucide 1...
En rentrant, sans tergiverser, j'ai voulu aller jus-
qu'au bout... achever la consultation... A Lepage
aussi j'ai demandé la vérité, toute la vérité... où
j'en étais de ma route... Il me l'a dite lui aussi et,
coïncidence affreuse, les deux chiffres se balan-
çaient : cinq, six ans.do travail pour arriver à quel-
que chose... Ce chiffre ironique, fatal I... Le même
ACTE DEUXIÈME '49
temps de course pour toucher les deux bouts 1
Et lui aussi il me disait cela très simplement :
cinq ans, six ans 1 du bout de sa cigarette !... 11
ne savait pas qu'il me condamnait une seconde
foisT Et voilà !... Inutile de faire l'effort puisque
ie ne'peux arriver au haut de l'escaUer puisque je
n'aurai pas le souffle pour monter jusqu au bout 1...
L'art sans réalisation possible... sans 1 avenir...
A quoi bon ?... A quoi bon y aspirer ! 11 n y a plus
rien à attendre... Pourquoi se fatiguer et se mar-
tyriser l'âme, pour du néant !... Et, d'un geste
une dernière fois la pauvre petite chose qui repré-
sentait tous mes espoirs, toutes mes transes, toutes
mes vertus (Un sanglot Vétouffe encore.), et je 1 ai
brovée comme j'aurais broyé ma vie, ou ce qui
m'en reste, et je me suis juré que plus jamais je ne
toucherais un ébauchoir !... Je tiendrai parole 1...
PHILIPPE
Vous avez fait cela !... Vous avez eu Icet affreux
courage ?
THYRA, se redressant.
Oh ! j'ai fait plus. C'est à ce moment que vous
êtes entré, vous... vous, ma paix, ma douceur fu-
ture, vous dont la seule présence me détendait
le cœur, vous qui faisiez que, lorsque je me réveil-
lais le matin, mon premier cri était : « Mon Dieu
ce n'est pas juste d'être heureuse à ce point-ia i
c'est trop 1 » Oui, vous êtes entré... et je me suis
représentée mourante dans vos bras, vous etrei-
gnant avec des cris de regret. Oh 1 vous laisser
un jour l'horreur des solitudes, et j imaginais la
Héchéance lente, la consomption près de vctre ro-
i5o LE PHALENE
bustesse et de votre pitié. Et savez-vous de quoi *
vous m'avez parlé ?
PHILIPPE
Non !... Qu'ai-je dit ?
THYRA
Rappelez-vous, rappelez-vous 1 tout de suite
vous m'avez parlé d'éternité, de durée, d'avenir 1
Toujours 1 Vous étiez là tout frais de bonheur, de
santé, qui attendiez, dans un bon sourire éclatant,
toute la joie que je devais vous apporter. Ah I...
je ne le pouvais pas ! Ça, je ne le devais pas !... Il
y a des renoncements qui sont le plus humain et du
plus sacré des devoirs I...
JPHILIPPE
Le devoir ? le devoir, malheureuse, consistait
à jvenir à imoi, à m'appeler, à...
THYRA, en proie à V exaltation la plus cipe»
Non, VOUS me jugerez après 1... Laissez-moi
achever. C'est la prescience obscure de ce devoir,
Philippe, qui, ce matin-là où j'avais trop mal dans
le cou et dans le dos, m'a forcée à aller au-devant
d'une vérité que, peut-être, je repoussais depuis
des années 1... Quelques semaines plus tard, c'était
l'irréparable... notre mariage consommé 1...
PHILIPPE
Thyra... Thyra, voilà donc la raison de votre
énigme, de cette rupture déchirante...
THYRA
Oui ! l<:t comment peut-on vivre des journées
pareilles ? Comment peut-on trouver en soi le
I
ACTE DEUXIÈME i5s
courage de prendre des résolutions de cette taille !..
En pleine jeunesse, tout à coup, en une journée,
me trouver veuve de tout !... Le vide, plus rien,
plus même la possibilité d'une action d'éclat, pas
même de quoi mourir en beauté... C'était à se cas-
ser la tête contre les murs et j'ai failli le faire...
PHILIPPE
Non, non 1 Pas vous 1
THYRA, 8^ accrochant à la selle.
Si, j'ai senti que je ne pouvais pas résister à
cette attraction ! Il s'en est fallu d'un rien que
nous allions, ce morceau de glaise et moi, nous
écraser en bas, comme un paquet de linge 1... Mais,
dans l'alîolement de ce vertige, alors que je me
cramponnais à cette selle pour ne pas me précipi-
ter dans le vide, il m'a semblé tout à coup que
j'entendais une voix qui me criait : « Mais non,
voyons, c'est trop bête !... tu vaux mieux que
ça !... Finir comme une grisette avec ce que tu
avais d'aspiration dans la poitrine!... toi qui t'étais
réservé tout de la vie pour la bien vivre ! », car
c'est vrai, Philippe, je n'avais même pas voyagé,
figurez-vous !,.. Je vous attendais pour commen-
cer... Alors tout quitter avant d'avoir rien con-
nu !... N'avoir éprouvé que le pressentiment et
l'impatience de la vie !... (Appuyée à la selle vide,
elle se balance automatiquement, comme au premier acte,
revivant Vheure de la décision.) « Va donC, ma fille,
bois-la d'un trait cette vie 1 bois-la comme l'ivro-
gne boit son verre de vin d'un coup... et sache,
avant de t'en aller, ce que c'était que cette ma-
tière immortelle, que tu rêvais d'étreindre et
d'asservir !... » Après tout, il n'y a pas besoin de
produire ? Pourquoi produire ? Pourquoi cette
i5a LE PHALENE
vieille folie humaine... Sentir que c'est beau, cela
suffît, et comprendre pourc[uoi c'est beau, voilà
le plus haut bonheur ! Il n'y a qu'une seule chose
terrible dans la vie, c'est de n'en être pas !
Voilà l'abomination !... (Elle se redresse.) Il faut
avoir ou mourir... Je ne suis pas de celles qui
désirent sourdement et restent là... J'aurai !...
Oh ! voir ! voir !... tous les pays que je n'ai pas
vus et que je m'étais réservé de voir avec mon
amour I... les montagnes de Sicile, la Grèce, l'Inde,
surtout l'Orient !. Oh I jouir de l'été encore cinq
ou six fois, écouter encore les pluies d'automne,
étirer ses bras au printemps !,.. J'adore 1 j'adore !
Tout voir, tout avoir !... Dieu I c'était si beau !
Et tout ce qu'il y avait dans cette tête ne peut
pourtant pas être perdu tout à fait, n'est-ce pas?...
Ce serait trop révoltant !... Et mon petit corps
non plus, il ne faut pas qu'il ait vécu en vain,
mon corps intact que je n'asservirai pas à la mala-
die, ah ! ça 1 je vous le garantis 1 Non, je ne lui
mettrai pas de la flanelle ; non, je ne le salirai pas
avec de l'iode... Quelle saleté 1... Guérir... traî-
ner ?... Pouah 1... Je ne serai pas la Mimi senti-
mentale qui pleure et meurt en respirant un bou-
quet de violettes de deux sous! Puisque je renonce
à vous et à l'art... que mon corps soit jeté en pâ-
ture à mes instincts et mon esprit à la connais-
sance 1...
PHILIPPE
Ah_l nous y~voilà donc^l...
THYRA
Et je n'ai que le temps, Philippe, que le temps !..
Bon Dieu, ça va être court, mais beau, je vous le
garantis, et sans remords, comme cela doit être 1
Que je puisse dire à la vie : « Si je ne t'ai pas
I
ACTE DEUXIÈME '^^
Ptreinte dans la joie delà production si j'ai été
S n'importe!., je t'aurai po- f- ^«/ ^l
même .. et je me serai brûlée a ta M^^f «^^•••, ^^^
^!T\ Ws quoi je consens à mourir tout d une
Se LV^'D^ans^l S'il y avait quelqu'un avec
Sui traiter, je ferais un marché 1
Elle se jette sur un fauteuil, en lançant en l air U
mouchoir dont elle étanchait ses larmes.
PHILIPPE, après un silence contenu.
Ce n'est pas le tout d'invoquer les instinct^
ma chère Vous auriez beau faire appel à toutes
r purances et passer tous les marches diabo-
liques du monde, si ces mstmcts n éUre^nt pas en
vous, déjà bien avérés ou P^^^^. ^/,«^(^^^^' J^ ^'im
seriei pour vos frais d'invocation 1 On ne s im
provise pas des appétits... on les a... Donc...
THYRA
Eh bien, qui vous dit le contraire l
PHILIPPE
Ah I vous avouez 1 vous avouez 1...
THYRA, se relevant et changeant de ton,
simple et froide tout à coup.
Ah cà 1 croyez-vous que j'ai peur de ma fran-
chie l Philippe 1 Pourquoi donc ? 11 faut que vous
e sachiez, sfpur qu'ait été mon amour pour vous
si tardée qu'ait été ma vertu, jamais e n ai cessé
d'Itre sollicitée, troublée même par a plastique
et la beauté. Regardez mes œuvrer et vous com
prendrez... Elles disaient, par avance et franche
Lent, la sensualité des êtres et des choses 1 C est
dans les romans, mon ami, que Ion voit des m^
ses avoir du génie en eïïeuiUant les lys ... Je suis
i54 LE PHALÈNE
j'avais les yeux ouverts ! Avant vous, j'ai eu des
toquades d'enfant... j'ai éprouvé des sensualités...
Même dans le travail... tenez, face au modèle, quel-
quefois... à cause d'une forme, d'une couleur... quel-
que trouble étrange... Si vous lisiez mes cahiers,
vous le verriez... J'ai eu la hantise de certains
yeux... et, quandvous m'appeliez votre perlechaude,
l'expression était juste. Certes, j'ai repoussé tou-
jours hautainement toute tentation, car j'ai l'or-
gueil de moi et de ma destinée à un point fou !
Mais j'ai parfaitement senti l'éveil de mon être,
entendez-vous !... Et ce n'en est que plus cruel
aujourd'hui !... Oui, je l'ai attendue la vie, la
vie chaude qui m'aurait prise, étreinte, serrée !...
Et, dans ce désastre abominable d'hier, je l'ai
appelée, de tout mon désespoir, la réaction de la
vie I... Pas le froid de la mort I Par pitié, la cha-
leur encore, la chaleur de tout ce qui palpite, de
ce qui est jeune, sain et beau... comme le re-
fuge suprême !... Je les ai appelés à mon secours,
du fond de moi, les instincts qui sauvent... puisque
rien de ce qui est durée ne m'est plus permis !... Et,
comme on se suicide en un cri d'adoration et de
rage vers la vie, je me suis livrée, au moment
qui passe I... Etre la cellule emportée qui germe
et qui meurt I... N'être plus que la chose
ardente, animale, désespérée, mais avoir été !...
avoir été !... J'ai regardé mon corps, mon tendre
corps de vingt ans qu'aucune décrépitude n'a
encore touché, j'ai regardé ma gorge respirer
bien à l'aise... et, pleine de pitié pour moi, j'ai
tendu mes bras, hors du cercueil, vers mon image
vraiment pitoyable, vers toutes les images..
Puis, revêtue de ces étoffes, de ces bijoux, je me
suis enfuie pour me ruer enfin vers le tumulte,
pour ùtoulïer le glas sinistre de mes oreilles, appe-
ACTE DEUXIÈME '5*
1er la santé du rire, me mêler à la Bue" sain» de
1 / 1 TTt îp Riiia entrée dans ce bal, i^ninppe,
la foule... ^V^/T.^ des désirs et des appétits,
. ^,. 1 T p rpste VOUS le savez, ne me le aeiudu
ii:Z ! ce résor ehaste de mon corps que ^ava-s
Své, tout l'amour que je vous gardais he «s
tout cela n'est plus! ("'''"^''"""'J^^ZJXZ ...
Une nuit a suffi pour saccager tous mes re^e8^^.^
Tl n'v a olus devant vous... dans cette luguDre
lurôr^e qVune pauvre loque humaine, une vain-
rq«r ^ réveifle et qf fCotrVlT't'^t^^
remenu) Maintenant, vous savez tout .. ai eu^e
courage d'arriver au bout de ma confession INe
r torturez plus et allez-vous-en vite 3e vous en
prie, car il est quatre heures du matm, je suis
lasse et j'ai très froid 1
Elle tombe dans les coussins, épuisée.
PHILIPPE, après un long silence.
Non, je ne sais pas tout J'écoutais, sans injter-
L moi, la seule chose qm me regarde... les heures que
■ voii venez de vivre avec cet inconnu. Ce que
F ; us Tr^éfez maintenant de votre san^^^^^^^^ ^
hier, m'aurait navré 1 toutes ces tristesses qm
font que ie vous aurais serrée dans mes bras en
sanglotant, je ne les écoute même pas en ce mo-
menti (Repoussant a.ec rage toute idée de piUe.)
T'ai le souvenir d'une scène ignoble dans ce bal l
i56 LE PHALENE
J'ai vu votre fuite. Je sais d'où vous venez ! Gela
seul compte, et il n'y a pas d'excuse. Il n'y en a
pas une I Si vous avez été la folle éperdue et vani-
teuse qui va, dans un coup d'effroi, livrer sa chas-
teté à un passant et se donner, comme la dernière
des filles, aucune excuse au monde, même la ter-
reur de la mort, même le délire, n'en diminuerait
à mes yeux le crime ! D'ailleurs vous ne me dites
pas toute la vérité.
THYRA
Toute :
PHILIPPE
Non, vous omettez ceci : que vous ne m'avez
pas aimé 1 Car si vous m'aviez aimé, c'est à moi
que vous auriez couru dans la détresse I II n'y
a pas de force au monde qui vous eût empê-
chée de vous réfugier dans mon affection, de
tendre les bras vers moi, je vous en réponds !
THYRA
Vous auriez été le dernier parce que je vous
aime ! Répondez, Philippe, si je vous avais dit :
t Je suis atteinte, je suis frappée de mort », vous
seriez-vous arraché à moi, seriez-vous parti ?
PHILIPPE, dans une protestation de tout Vétre.
Jamais I
THYRA
Parbleu ! Voilà bien le cri du cœur I Et voilà
ce que je ne voulais pas, Philippe 1 Je vous aime
trop pour que vous souffriez jamais par moi, je
place trop haut cet amour pour lui apporter ma
décrépitude, ma dégringola le. Maintenant, vous
êtes sauvé I (Triomphalement.) J'ai mis l'irrépa-
rable entre nous et votre pitié ne pourra même
ACTE DEUXIÈME iSj
rien contre moi, car je vous connais bien, et je
vous défie maintenant de m'épouser 1 Non seule-
ment je me suis dégradée, mais je l'ai fait
presque publiquement ! Songez, l'anecdote a des
témoins... Elle s'ébruitera... Je suis tranquille! J'en
suis sûre, c'est ce désir d'irréparable plus que tout
autre sentiment qui m'a poussée à saccager, en
une nuit, ce que j'appelais hier mes deux couron-
nes de noces 1
PHILIPPE
Mensonge ! mensonge encore ! Car si vous aviez
éprouvé cette détresse, vous n'auriez pas pu faire
ce ue vous venez de faire, et, dans un moment
pareil, entendre parler de joie ! Que dis-je, penser
même à vous la procurer...
THYRA, tristement.
De la joie !... Hélas !....
PHILIPPE
Vous auriez couru à toutes les solutions, à
toutes, sauf à celle-là 1
THYRA
Oui 1 Je sais I... me jeter dans la philanthropie
ou la religion !... Je connais ça !... Le suicide même
aurait emporté les suffrages 1...
PHILIPPE
Des blagues ! On ne va pas à l'amour, ma pe-
tite, comme on va au suicide I
THYRA, se redressant.
L'amour ! L'amour ! Comment osez-vous pro-
noncer ce mot (Sa bouche dessine une grimace dégoûtée.)
à propos de cette chose et de ce qu'il adviendra
désormais de la pauvre Thyra I Ah ! Vous vous
i58 LE PHALÈNE
estimez alors bien peu !... Rassurez-vous, l'amour
vrai peut ne pas être éternel, mais il est unique l
Ne vous comparez pas, je vous en prie !... (Elle le
dit avec une ferveur navrée. Reprenant.) Oui, SanS
doute, vous auriez préféré que je me lamente dans
un coin avec l'admiration et la pitié de tous ! Ja-
mais!... Je ne suis pas cette victime-là, Philippe !...
Du moment que l'art et l'amour sont écartés, il
me faut tout ! Le reste ne suffit pas I
PHILIPPE
Tout!
THYRA
Même la possibilité de plaire dans la rue ! Que
mon corps pleure de souffrance et crie, mais que
quelque chose qui est au-dessus de moi se ré-
jouisse de vivre ! Désormais, avec quelle passion
religieuse je regarderais la nature et les êtres
qui vont m'être ravis 1 Musique, peinture, livres,
monde, luxe, rire, volupté ! Je veux me gorger de
tout, me confondre avec tout 1 mourir avec extase,
dans l'adieu à tout ce qui fut humain, et je vais
avancer quand même, les yeux fermés, mais les
mains tendues, comme quelqu'un prêt à être en-
glouti I...
PHILIPPE
Je vous hais I Je vous hais ! Oh ! le cynisme
de votre récit 1 Pas môme la honte de vous 1...
pas même la pudeur de voiler devant moi l'insou-
ciance d'une débauche résolue 1
THYRA
J'accepte votre colère comme un surcroît de
douleur !
ACTE DEUXIÈME 169
PHILIPPE
Si VOUS ne m'aviez pas donné l'horreur de tous
les mots dont se servent les femmes qui tombent
pour grandir leur vilenie, je vous dirais que vous
avez fait une hécatombe de tout !... Mais je ne
regrette rien ! Tôt ou tard, vos instincts se seraient
révélés et vous auriez fait table rase de notre
amour, en trouvant encore mille bonnes excuses I
Ah 1 ils auraient ronflé, les mots sonores !...
THYRA
Ne soyez pas méchant !
PHILIPPE
Ce petit mot : méchant !... Dites au moins
cruel I Cruel... comme une femme sait l'être 1 Ah !
oui, cette fois, c'est bien fini entre nous, bien fini,
Thyra (Il la tient aux épaules.) Et qu'il VOUS reste
la dernière expression de mon visage 1 Tenez, je
ne vous demande plus rien 1... Gardez vos ignobles
secrets, vos vœux suspects, allez retrouver votre
bellâtre, descendez d'échelon en échelon, de l'ano-
nyme au passant, de...
THYRA
Philippe !
PHII4PPE, se ressaisissant au moment même
où il la rudoie.
Il vaut mieux que le dégoût me chasse ! Une
minute de plus, je ne répondrais pas de moi-
même... Je m'enfuis comme devant une maison
en feu... Addio, per sempre 1...
Il se précipite vers la porte en prononçant machinale-
ment des mots italiens.
i6o LE PHALENE
THYRA, éperdue.
Philippe 1... Souvenez-vous seulement que je
vous adorais 1
PHILIPPE, se retournant.
Souvenez-vous seulement que je vous ai haïe 1
Il sort en claquant la porte.
SCÈNE VII
THYRA, seule.
Elle a une terrible crise de désespoir et de toux. Elle
roule son corps brisé dans Vabri des coussins. Puis,
comme si Vexcès même du désespoir tarissait les
larmes, elle se lève et étire longuement, longuement^
ses bras dans un geste familier, et qui exprime la
vie, toute la lassitude physique. Ses yeux tombent
alors sur le téléphone. Une seconde d'hésitation.
Puis elle fait Vappel téléphonique.
LA VOIX DE MADAME DE MARLIEW
Thyra 1 Thyra 1 (Thyra monte rapidement Vesca-
lier et redonne un tour de clef à la porte. La voix de Ma-
dame de Marliew, timidement.) Thyra I je ne peux
pas entrer ?
THYRA
Pourquoi ?... que me veux-tu ?
LA VO X DE MADAME DE MARLIEW
De ma chambre, j'ai entendu le prince claquer
la porte et descendre l'escalier. Tu es seule ?
Ouvre, ma chérie.
THYRA
Non... (La mère se met à parler un dialecte étranger.
Thyra répond de même ; tout à coup.) Je t'en prie, ma-
mita, va dormir, mamalico, je t'embrasserai de-
ACTE DEUXIÈME ■««
main matin, et nous causerons longuement... Va...
7#rZ«. puis elle reiesce.i.) Bon, elle est montée.
(Elle .a au UUrkone à nouveau, sonne ««'«;- '"f^
Eh bien, voyons 1 Voulez-jous me donner \\a
eram 47-22 ? On ne répond pas ?... Ce n est pas
Sble ..insistez...r£«e s'assied sur le co,n de la ,aiU
Cmaieu des assieUes de fruils. de H^ons. Au bou,^
aueUues secondes.) Allô ! qui est là ?.... Ah 1 C est
v^us Vous êtes déjà rentré ?... Tava.s peur que
vous ne fussiez pas là... Vous n'étiez pas un peu
rnauiet'. Vous n'aviez pas de remords ?. Ah 1
Tv us voyez bien. Vous aunez U.ep^^^^^^^^
^<Xe:i a^s^z' longtemps MaintenLt
fl faut que vous me juriez de garder pour vous
seuf ce que vous avei vu et entendu, ce que le
hasard d'une nuit vous a fait connattre Somme
toute 1 vous êtes le compUce mon cher ! . (Len
tement, aoec hésimùon.) La... suite ? Oh 1 VOUS '« de
vinez .. Vous ne me voyez pas sous ce jour-là t...
Oui! ie comprends!... Le mystère des femmes,
mon cher !...%ite M^ «'« ■"■« "« alfreuse \ron..
Z, t"L) Puis-je compter sur vous ? S'ience
absolu 1 Merci... Mais ce n'est pas seulement pour
^ette recommandation superflue que je vous tele^
nhnnais De sang-froid, on retrouve toute sa
fié": J'ai gardé l'aninymat complet, mais .1
a eu la C«iositéf£H« a prononeé si Hle et s. mal, u elle
IZpLd.), il a eu la curiosité de savoir qu' 1 eteis
Naturellement. Je ne crois pas qui y /oi* par
venu ]'ai peur, toutefois, et il ne faut pas que
cT'bJa.. Oui, maintenant, je sais son nom, mais
ie me gardera bien de vous le nommer par tele-
Dhre.. (Un temps.) Vous aviez deviné juste...
Américain. (Un temps.) Eh bien, appelons-le desor-
m^rs^vous voulez bien, pour les commodités de
i62 LE PHALÈNE
la conversation... je ne sais pas, moi... tenez...
Glorise Cupido !... Ma devise... Ah ! vous ne savez
pas traduire. (Elle rit.) Non... ce n'est pas ça...
mais si vous voulez, après tout !... J'accepte cette
interprétation... A la gloire de Cupidon !... Pour-
quoi pas ?... (Elle rit fort et faux.) Vous voyez, j'ai
la force de rire !... Bah 1 pourquoi se frapper ?
Tout ça n'a pas grande importance !... (Son rire
forcé, amer, s^écrase dans la gorge avec une quinte de
toux.) Seulement, je veux vous voir demain, parce
qu'il faut que vous m'aidiez, que nous prenions
du moins quelques précautions, au cas où cet
homme voudrait suivre ma piste... (A ce moment,
on sonne à la porte d^entrée, de nouveau. Elle dit, en
baissant la çoix.) Attendez une seconde... (Elle lève
la tête, inquiète.) On sonne à la porte... A une pa-
reille heure, je ne sais pas ce que ça peut être ?...
C'est peut-être... lui... qui m'aura fait suivre !
Sait-on jamais !... J'ai peur... Ne pas ouvrir ?...
Hum !... A quoi bon ? Pas d'incertitude de cet
ordre I II vaut mieux savoir... Ne quittez pas,
je vais laisser le récepteur décroché. S'il se passait
quelque chose d'inquiétant, je pourrais vous par-
ler. Vous me défendriez, n'est-ce pas, dans la vie?
Merci.
Elle va à la porte d'entrée, disparaît dans Vanti-
chambre. On entend le bruit d'une porte refermée^
LA VOrX DE THYRA
Certainement, vous pouvez entrer. Pourquoi
]>U8 ?
ACTE DEUXIÈME i63
SGÈiNE VIII
THYRA, PHILIPPE
PHILIPPE, rentrant, après avoir regardé la table.
Vous téléphonez ?
THYRA
En effet...
PHILIPPE
A qui ? A cet homme, n'est-ce pas ? Allons 1
Avouez-le ! (Thyra ne dit rien.) Oh 1 je ne reviens
pas pour vous surveiller...
THYRA
Je vous y autorise maintenant. Je ne vous cache
rien et n'ai plus rien à vous cacher. Prenez le
récepteur... si le cœur vous en dit par exemple !...
(Le prince fait un geste de répulsion, alors elle s'approche
du téléphone et parle.) Non, non, ce n'était rien.
J'avais cru entendre sonner, mais je m'étais trom-
pée. Ce devait être à côté 1... (Elle rit encore à une
réponse. Elle parle cette fois exprès très haut pour être
bien comprise de Philippe.) Non, ce n'était pas Glo-
rifie Cupido ! (Philippe à un mouvement de colère. Elle
fait signe à Philippe de prendre le récepteur. Il le re-
fuse.) Moi, je suis prise d'une lassitude de tout,
immense, infinie 1 Vous n'imaginerez jamais,
mon cher, à quel point 1... Et encore le mot lassi-
tude n'est certainement pas suffisant... Un autre
mot s'impose... dégoût !... Tenez, j'ai là, sur ma
gorge, un colHer de verroterie qu'il m'a passé au
cou au moment où je suis partie en me disant :
« Je suis bien sûr que si vous le portez, un jour
je vous rencontrerai et vous reconnaîtrai... »
l64 LE PHALÈNE
Vous ne pouvez pas me voir, Lignières, mais tenez,
cet impur cadeau, je le brise ! je le brise ! (Ethe
disant elle casse et jette le collier qu^elle a arraché de son
cou. On devine que ses mots amers et désolés s^ adressent
à Philippe, derrière elle.) Il y a des jOUrs OÙ l'on est
en veine d'anéantissement, où en quelques heures
on n'amoncelle que des ruines, où...
PHILIPPE
Assez 1 je n'en peux plus ! raccrochez cet appa-
reil !... Donnez !... (Il la repousse, prend le récepteur
et le raccroche brutalement.) Ah ! le misérable que
cet homme, que ce Parisien pourri qui a osé se
prêter à un jeu aussi abject !... Vùus l'avez choisi,
votre patito 1 (Ils restent muets tous deux, les yeux
baissés, sans se regarder. Alors seulement, elle s'aper-
çoit que, depuis le moment où elle est entrée, elle est
presque dévêtue. Lui la considère. On dirait que, mainte-
nant, elle comprend et sent la signification de ce regard
nouveau. Elle prend à côté d'elle le grand manteau noir
qu'elle avait rejeté tout à Vheure et elle s'en revêt com-
plètement. Lui aussi semble très modifié. Il se met à par-
ler d'une autre façon que tout à l'heure, calme, courtois.)
Quel que soit mon ressentiment, je vous demande
f>ardon des paroles que j'ai prononcées tout à
'heure. Je n'avais pas le droit en tout cas de vous
insulter, parce que vous êtes une âme en détresse.
Vous vous êtes désespérée, et perdue ! J'ai réflé-
chi... quelques instants m'ont suffi. Je me suis
dit : évidemment, elle vient de tout saccager...
dans sa folie... elle ne peut plus être ma femme...
Vous êtes souillée. Vous avez ajouté à votre faute
des complices, une publicité scandaleuse I Comme
vous le disiez tout à l'heure, ça, c'est l'irrépara-
ble !.., Mais devons-nous rester des ennemis ?
Tout mon idéal de vous vient de s'effondrer, mais
ACTE DEUXIÈME i65
il m'appartient de me contenir et, si je le puis,
cela ne vaut-il pas mieux ? Ma colère et ma hame
viennent de m'éclairer singulièrement sur moi-
m^me. Puisque j'ai crié à ce point, c'est que,
quelle que soit votre faute, ou votre aberration,
mon amour et mon désir ne sont pas éteints..*
Pourquoi le seraient-ils, d'ailleurs ?... U nous reste
une issue, ure solution Si vous voulez que votre
folie ne nous sépare pas et nous laisse quelque
espérance, soyons amant et maîtresse...
THYRAi avec révolte.
• Qu'ai-je entendu ?... Est-ce vous qui me pro-
posez cela! Ah! non, par exemple. Philippe!
Déchoir de ce pur amour et de cette altitude,
jamais !
PHILIPPE
Vous avez déchu singulièrement pi as, me sem-
ble-t-il !
THYRA, éperdue.
Mais pas avec vous I... N'entraînez pas cet
amour-là dans ma chute !... Nous avons été trop
haut tous les deux ! 11 faut que j'aie le bénéfice de
mon CTÏmefAvec force.), car c'est un crime, et mons-
trueux encore ! Si le mépris et le dégoût ne sont
pas assez maîtres de vous pour vous chasser à
l'instant même, je suis rassurée (Tristement.), vous
vous retrouverez bientôt ! demain !... c'est fatal.
Un reste d'amour, voilà ce qui vous ramène ici.
Votre maîtresse, dans ces conditions-là ! Ah ! mon
ami, vous rendez-vous compte de ce que vous me
proposez... dans quelle boue tomberait cet amour
et quel avenir lui serait réservé ? Adieu, adieu...
Encore une foie, toute mon estime de vous pro-
teste, tout mon instinct aussi, et, en me le pro-
i66 LE PHALENE
posant, il me semble que vous insultez le passé !
Il me semble même, tenez, qu'il vous reste vrai-
ment trop peu d'amour !
PHILIPPE, éclatant.
Et c'est vous qui osez dire cette chose phéno-
ménale ! Vous qui ne vous êtes pas souciée une
seconde de ce que seraient ma tristesse, mon dé-
couragement quand j'apprendrais ce que vous
étiez devenue, — car vous pensiez bien tout de
même que, malgré votre rupture d'hier, je revien-
drais vous demander des comptes 1
THYRA
Non 1 J'espérais que l'orgueil vous avait chassé
pour toujours.
PHILIPPE
Avez-vous pensé aussi à la rage qui m'étrein-
drait, s'il m'arrivait d'apprendre que vous vous
étiez donnée à un autre ?... Je ne parle pas seule-
ment de l'écroulement de notre amour, mais je
découvre en moi comme un instinct de maître,
de propriétaire frustré qui me met hors de moi !...
Il me semble que l'on vient de me voler stupide-
ment, comiquement !... Je ne trouve pas d'autre
mot pour exprimer ce que j'éprouve que : décep-
tion furieuse... et je sens fort bien que mon désir
de vous n'est pas éteint 1 Qui sait même si la
fureur ne vient pas de l'accroître 1
THYRA, effrayée.
Que dites-vous, Philippe ?
PHILIPPE
Ah ! vous êtes épouvantée I... Oui, vous avez
mal et naïvement calculé, ma chère ! Vous avez.
I
ACTE DEUXIÈME 167
mal joué votre partie, car si vous aviez été femme
plus tôt... vous auriez eu le temps de savoir que
la jalousie accroît le désir, que la jalousie est tortu-
rante, et que la pensée qu'un inconnu vient de
me dépouiller de toutes mes joies, c'est une pen-
sée insoutenable, à la fois ardente et terrible !...
Car, en faisant cet aveu, vous venez d'évoquer
pour moi des images, de préciser en moi des désirs,
des possessions que je n'avais pas osé me préci-
ser, tant que je vous convoitais idéalement, pres-
que chastement... Je vous en veux horriblement,
j'en souffre... mais je viens de découvrir ceci, que
je ne partirai pas de votre existence ! J'y suis tout
à coup décidé !... Mais oui 1... On ne quitte pas
ainsi l'être qu'on a aimé !... Je vous plains, je vous
hais à la fois, — mais j'étancherai la soif que
j'ai de vous !...
THYRA
Malheureux, c'est bien cela qu'il ne faut pas.
C'est cela que je redoute au-dessus de tout, car,
cette soif apaisée, que restera-t-il de nous 1... Ce
n'est pas le Philippe habituel que je connais, qui
me parle en ce moment ! Je le vois à toute l'ex-
pression de votre visage ! C'est un mâle blessé
qui oublie jusqu'à la raison première, jusqu'à la
cause de toute cette tragédie... qui oublie que je
porte la mort en moi ! Dans votre fureur aveugle
vous ne vous rappelez même plus cela !... Vous
voyez la déception, pas la détresse ! Pourtant je
suis condamnée !... Voilà la grande nouvelle !...
L'autre n'est rien auprès de celle-là... Evoquez
tout l'avenir... Un peu d'imagination, voyons !...
Représentez-vous que mes jours connaîtront la
décrépitude, la déchéance plus dégradante que
tout ! Je n'aurais plus besoin que de pitié !... Moi I
i68 LE PHALÈNE
l'orgueilleuse ! de la pitié !... Pas à votre bras ! pas
à vos côtés !...
PHILIPPE, plus calme et plus maître de lui.
Vous me comprenez mal, Thyra ! Ce que je
vous propose, en effet, ce n'est pas une humilia-
tion. Je ne vous propose pas de vous apporter
ma pitié, soyez tranquille. Je vous connais trop !
Je sais que vous ne la supporteriez pas ! Je ne
vous propose même pas une affection secourable,
je n'ai pas envie de vous secoiirir. Oui, malgré
votre douleur, votre effroi, je ne me sens même
pas cette charité-là !... Mais ce que vous vouliez
réaliser seule, je vous offre de le réaliser à deux.
Oublier cette nuit tragique... dédaigner même jus-
qu'au nom de votre mal. Nous aimer, sans re-
mords ! Aller de l'avant, sans nous préoccuper de
rien, puisque nous nous aimons tout de même
et malgré tout ! Nous brûler à notre double ar-
deur ! Ce sont vos paroles mêmes, ce sont vos
propres vœux ! Après tout, femme ou amante,
qu'importe 1... Votre programme, pas autre chose !
Vivons ! Aimons-nous ! puisque je sens que je
suis encore, et malgré tout, possédé de vous ! Pas
une fois je ne vous parlerai de guérir ! Et qui sait
si ce n'est pas, d'ailleurs, le moyen de vaincre le
mal et de le défier I
THYRA
Et si cela n'est pas, malheureux I
PHILIPPE, s'exaUant à son tour dans un optimisme résolu.
Eh bien, tant pis 1 Appelez cet amour-là un sui-
cide... mais que ce soit un suicide de joie I Oh !
je vous ai entendue et comprise I Vous voulez
respirer d'un coup toute la terre, dites-vous,
ACTE DEUXIÈME 169
connaître tous les désirs ? Je vous les offre. Je ne
vous en épargnerai pas un ! Nous allons voyager
éperdument! Nous allons dépenser éperdument
notre argent, notre temps et nous-mêmes... Et
vous serez ma maîtresse adorée, vous entendez,
vous serez... . j, v
Sa bouche s'approche a elle.
THYRA, avec un retrait de tout Vétre.
Non 1 non 1 je vous en supplie 1 encore une fois l
pas cela.
PHILIPPE
Et tu sais bien que tu le seras ! Tu sais bien
qu'il faut que ce soit et tout de suite, entends-le
bien, tout de suite ! Il faut que j'efface les baisers
de l'initiateur, que je les écrase immédiatement sur
ta bouche, sans quoi demain ils reparaîtraient l
11 faut qu'à force de t'aimer, avant que le jour
vienne me détromper, j'en arrive à croire plus tard
que c'est moi qui t'ai eue le premier. La pensée du
contraire m'est insupportable 1... Oui, tu me re-
gardes apeurée... je sais, il y a quelque chose de
bestial dans l'idée que je te convoite, chaude de
baisers, qui viennent de m'être volés !... Mais rien,
rien ne fera que je ne t'aime encore, entends-tu 1
et que, même dégradée, je ne te veuille à moi !...
Tu ne m'échapperas pas! tu seras mienne... Je
sens déjà que tu n'as plus la force de résister !
Sais-tu ce qui peut nous sauver, ce qui me sauve ?
C'est que tu t'es livrée sans amour à l'inconnu,
par désespoir... tu n'as pas aimé 1... Ou alors ton
désir douloureux, ton désir d'être arrachée a la
mort par des bras enlacés, ne s'est jamais adresse
qu'à moi... L'autre n'était qu'une image trom-
peuse. Avoue-le 1 II n'y a que nous 1 que nous ! Et
il n'y a jamais eu que nous deux 1
I7« LE PHALENE
THYRA, murmurante.
Vous ne savez pas ce que vous faites! Je vous en
supplie, allez-vous-en !... Plus tard... peut-être...
qui sait !...
PHILIPPE, se rapprochant.
Non, maintenant. Je viens de comprendre,
pauvre petite, que ton acte n'était pas vil et qu'en
te pressant dans mes bras, je vais maintenant
seulement lui donner sa réalité !
THYRA
Ayez pitié de moi ! Depuis ce matin je vis dans
un cauchemar ! Je vis comme une folle subite qui
a traversé des pays qu'elle ne connaissait pas,..
Songez donc que, depuis hier, j'ai fait connais-
sance de ces deux vertiges terribles : la mort et
l'amour 1 Ils se sont emparés de moi. Ils m'ont
bouleversé le corps et l'âme ! Je vis dans une
sorte d'ahurissement éperdu ! Ils m'ont meurtrie,
je suis leur proie ! Et voici que j'entends au-des-
sus de ma tête, tout à coup, au bout du rêve, au
bout du voyage, votre voix... votre adorable
voix qui me parle de ces deux choses, d'elles
toujours... toujours d'elles... l'amour et la mort,
la mort et l'amour I
PHILIPPE
Non, l'amour seul, l'amour triomphant de
tout I... môme de la mort 1
THYRA
Eh bien, mon cher amour, ctes-vous si cruel ?
Oh I restez iù-haut, là-bas !... loin... J'aime mieux
vous avoir loin pour toujours !... Pas vous... Etei-
gnez ce désir que je viens d'exaspérer stupide-
ACTE DEUXIÈME 171
ment sans m'en rendre compte. Mon cher en-
fant ! allez-vous-en 1...
PHILIPPE
Non, Thyra, je ne m'en irai pas 1 Je retrouve-
rai ma tendresse, ma protection de tout ton être!...
Tu ne t'endormiras que dans mes bras d'une fati-
gue et d'un anéantissement que seul je t'aurai
procurés... Tant pis !... Puisque tu as devancé
l'heure de l'étreinte, puisque tu as appelé la
vie, qu'elle suscite en nous tous les désirs, toutes
les forces I
THYRA
Mon cher enfant ! allez-vous-en de moi !... Je
ne suis plus que malheur !... (Elle a la tête lan-
guissamment rejetée en arrière pendant qu'il lui tient les
poignets. Le petit jour s'est levé derrière la verrière de l a-
telier^ le petit jour blême et glauque de Paris sur les vitres
embuées.) Ecoutez ! (On entend dans la cour un refrain,
une sorte de sifflement d'homme ainsi que Von en entend, le
matin, dans les rues. La petite figure de Thyra a l'air tout
à coup de hennir.) C'est Lepage, le sculpteur
qui se met au travail. Il a bien dormi ! Il se ré-
veille, il est content... Il ouvre sa fenêtre et
siffle en jetant la glaise sur la stèle... Dans le petit
jour, à l'heure des laitiers et du premier cri des
oiseaux, en lui s'éveille la bonne joie matinale du
travail, de la santé ! Il va sculpter... faire de belles
choses... Il va travailler !
Son œil s^enflamme, puis se ternit de larmes et d''un
regret indicible.
PHILIPPE, murmurant dans un souffle.
Je t'aime... encore...
172 LE PHALÈNE
THYRA
Hélas !... Voici le soleil... Dieu I que j'ai froid I
(Il la saisit dans ses bras. Elle dit en frissonnant.) Je
suis glacée, glacée...
Il Venveloppe chaudement, tendrement de ses bras.
Elle ne résiste plus, mais les larmes coulent toujours
de ses yeux.
PHILIPPE, répétant comme machinalement, tout bas.
Encore... encore...
THYRA
Je ne suis plus qu'une chose... Il me semble
que je n'ai plus d'âme 1
PHILIPPE
Mais tu vois bien que tu ne peux plus résister I
THYRA, les bras ballants.
Je ne peux plus lutter, voilà tout 1
PHILIPPE, la tenant appuyée.
Mon amour... tout oublier... tout retrouver !
Dis, dis que c'est possible... dis ?...
THYRA, sans force.
Vous le voulez ?... (Alors, elle se recule. Elle tire le
grand rideau de la verrière, Vomhre se fait. Le soleil pâle
du matin met une tache d'or dans les rideaux. La chanson
de Lepage s'est arrêtée. Thyra frissonne. Elle se rapproche
de Philippe^ la tête dans un coude levé. Vautre main ten-
due, peureusement, en un mouvement de défense. Avec
une triste plainte de reproche.) Que faiteS-VOUS ?... Que
faites-vous là ?...
D'un geste Infiniment las et de désespoir résigné
près du divan, debout, elle dégrafe le grand man-
teau noir qui tombe à ses pieds, bref, comme tom-
bent les oiseaux abattus.
DEUXIÈME PARTIE
ACTE TROISIÈME
Des hauteurs dominant un golfe de Sicile, au flan^
de la colline. Quelques vieilles pierres marquent l'em"
placement de sépultures latines. Il subsiste de l'ancienne
voie un ou deux tombeaux, moins délabrés. Une vieille
colonne aussi, à demi brisée. Une dégringolade, dans les
rochers, d'amandiers en fleurs... des cactus. Dominant
à droite, un immense rocher abrupt surplombe toute
la baie. On aperçoit l'anse du golfe en bas ; il est six
heures du soir. Le soleil se couche, normalement rouge ;
dans le crépuscule, un croissant de lune commence à
paraître. C'est le paysage ordinaire que reproduisent le»
« cartolina », mais la paix du soir le rend magique.
Grelot d'une voiture. Parmi l'escarpement du rocher,
des chèvres maigres, — leur meneur, qui, dès qu'il voit
les étrangers, souffle dans sa flûte. Le bruit de la voiture
s'arrête, on entend une voix italienne '. * Ec co signora,
ec co la platza... »
SCENE PREMIERE
MADAME DE MARLIÇW, LA COMTESSE
STÉPHANIE, LE VOITURIER
Entre un voiturier, précédant Mesdames de Mar-
liew et la comtesse Stéphanie. Elles ont des om-
brelles ouvertes.
l'italien
Tomba latina..,
MADAME DE MARLIEW
Je pense qu'il veut dire... le cimetière antique
174 LE PHALÈNE
l'italien
si, si. (Il montre la baie du geste.) Palerme, — di
porto...
LA COMTESSE
Tiens ! l'inévitable chevrier !
MADAME DE MARLIEW
Petit 1 approche ! Peut-on avoir un bol de
lait ? (Le i'oiturier échange un dialogue italien avec le
chevrier : Madame de Marliew, pendant qu'il parle.)
Mais nous n'avons ni bol ni tasse, ma chère 1
LA COMTESSE
Si fait ! J'ai dans la voiture le verre qui me
sert à prendre mon homéopathie, car je prends
toujours mon petit remède à cinq heures. Voi-
turier, j'ai laissé un verre dans la patache.
// disparaît dans les amandiers.
MADAME DE MARLIEW
Ils vont mettre encore dix bonnes minutes à
monter à pied.
LA COMTESSE
Au moins. Pour ma part, je n'aurais certaine-
ment pas pu grimper la côte. D'ailleurs, cette
patache était d'un dur !
MADAME DE MARLIEW
Nous sommes deux vieilles dames ! Son Al-
tesse est encore tellement alerte 1
LA COMTESSE
N'est-ce pas ? C'est elle qui tenait à monter
la côte à pied avec ces jeunes pens. Vaille a telle-
ment escaladé de pics et fait de si longues pro-
I
ACTE TROISIEME 17»
menades depuis son abdication ! Elle est, ma foi,
d'une grande activité. Sur le yacht, elle se lève
quelquefois à cinq heures.
MADAME DE MARLIEW, montant sur un rocher.
D'ici on les verra peut-être.
LA COMTESSE
Tenez, les deux yachts, dans le port, on les dis-
tinsfue très bien. A droite, celui de votre fille.
MADAME DE MARLIEW, rectifiant.
Du prince ! vous voulez dire.
LA COMTESSE, avec un soupir.
Oui, si vous voulez ! celui du prince... Comment
s'appelle-t-il, le yacht? Je ne me rappelle déià plus.
MADAME DE MARLIEW
U Aidante 1
LA COMTESSE
VAtalante, c'est vrai ! Et le yacht royal le
Cydnus... Deux beaux noms ! Nous vous savions
dans les eaux siciliennes, on vous avait signalés,
mais nous vous croyions à Syracuse ou à Taor-
mina. Ça été une joie pour Son Altesse de re-
voir sa jeune protégée.
MADAME DE MARLIEW
Regardez cette tacLe rouge, à droite.
LA COMTESSE
Oui, on les distingue... Ils en ont encore pour
dix bonnes minutes. (Le voiturier est recenujFaites-
lui traire cette jolie chèvre... la plus blanche...
MADAME DE MARLIEW
Vous ne voulez pas de ce breuvage ?
1^6 LE PHALÈNE
LA COMTESSE
Oh ! non ! Il me semblerait que c'est du lait
de nourrice... )
MADAME DE MARLIEW
A bord, Son Altesse Eléonore n'a en ce moment
que les personnes que nous avons vues ?
LA [comtesse
Oui, les deux dames qui sont restées à bord,
lady Seymour, Madame Popescu, en tout six
personnes, je crois. Attendez que ie compte sur
mes doigts la duchesse d'Osque, une, le poète
Osterwood...
MADAME DE MARLIEW, l'interrompant.
Ah I le poète anglais qui s'est chargé tout à
l'heure du manteau de la reine.
LA COMTESSE
...Ça fait deux ; moi. Monsieur Lignières et les
dames. Son Altesse n'aime que les petits comités.
Ce Monsieur Lignières est si charmant, et quelle
belle voix ! C'est la deuxième fois que la reine
l'invite à faire une croisière... à cause de son
timbre idéal. Il nous a rejoints à Naples. (Au che-
vrier.) Merci, petit ! (A Madame de Marliew.) Mais le
yacht royal est un laideron à côté de VAtalante.
Je ne connais pas de yacht plus esthétique !...
MADAME DE MARLIEW
Vous pouvez le dire I...
LA COMTESSE
Cet orchestre de Napolitains, ces serviteurs
bariolés, ces costumes, ce brouhaha 1 Est-ce que
vous avez autant de monde d'habitude à hord ?
ACTE TROISIEME i;7
MADAME DE MARLIEW
Cela dépend des endroits ! on embarque quel-
quefois des inconnus de la veille. En ce moment,
vous vous trompez, nous n'avons personne que
cette étrangère qu'ils ont appelée Allégra... Mais,
à Palerme, ils doivent retrouver tout un groupe 1
Ah ! ma chère amie, quel mainatch comme dit
le frotteur provençal qui astique les cuivres 1
LA COMTESSE
Et vous vivez la-dedans ? Vous les suive?
partout ?
MADAME DE MARLIEW
Le moins possible. Je comprends votre re-
proche... Mais, que voulez-vous, il faut bien que
je voie ma fille de temps en temps. (Au chevrier qui
s'en va.) Buona notche.
LA COMTESSE
Figurez-vous que c'est hier seulement que
l'on a osé avouer à la reine que votre fille et le
prince n'étaient pas mariés. Monsieur de Lignières
et moi avions gazé sur ce sujet quand nous vous
avions aperçus, hier dans le port. Son Altesse ne
s'expliquait pas, d'ailleurs, la répugnance que le
prince de Thyeste apportait à se faire présen-
ter à elle... puisqu'il n'ignorait pas que sa cou-
sine, la duchesse d'Osque, était à notre bord.
Ils ont joué ensemble, autrefois.., il devait donc
avoir plaisir à la retrouver.
MADAME DE MARLIEW
Mais il redoutait sans doute les reproches de
la duchesse qui est apparentée à toute la Cour l
LA COMTESSE
C'est elle d'ailleurs qui s'est chargée d'édi-
i;8 LE PHALENE
fier Son Altesse... Son Altesse a été véritable'
ment navrée, pas scandalisée, grand Dieu 1 elle
est au-dessus de tout cela!... mais Son Altesse
m'a demandé mille détails sur cette liaison...
j'étais ma foi très embarrassée ! Monsieur Li-
gnières s'est esquivé, je ne sais pourquoi ; il avait
couru comme un zèbre, à terre, soi disant pour
acheter des bijoux palermitains et c'est moi qui
ai eu à fournir des détails sur une rupture dont
j'ignore la cause : la princesse paraissait très
attristée, elle m'a dit : « Je veux les voir tout
de même. Il faut que je leur parle, que je fasse ce
mariage. Ce sera une bonne œuvre.
MADAME DE MARLIEW
Elle aura quelque mal !
LA COMTESSE
Dites-moi ? mais que s'est-il passé au juste ?
Puisque nous nous décidons à en parler 1 Oh 1 le
vilain homme 1 je Tai en horreur !
MADAME DE MARLIEW
Que voulez-vous ? C'est un deuil moral que
je traîne depuis bientôt deux années 1
LA COMTESSE
Mais c'est lui qui s'est récusé... ou elle ? Lui
évidemment ?
MADAME DE MARLIEW
Tous les deux. Ils ont préféré cet état de choses,
la vie en dehors de la société... J'ai été débor-
dée par ma fille... ils ne sont pas commodes tous
les deux... impératifs... violents... C'est qu'on
mène une vie bizarre et bien affolante à leurs
côtés I Vous avez vu ces esclaves, ces femmes à
ACTE TROISIÈME 179
bord ces volières d'oiseaux, leurs musiques sem-
piternelles, les déjeuners et les soupers sous les
vélums de soie, ces séjours entrecoupes dans
toutes les capitales où l'on s'amuse 1 Et comme
c'est peu pratique avec tout cela. Ils ont emporte
à bord même un coiffeur, mais il n'y a pas un
médecin; vous pourriez être malade, avoir le
moindre bobo, vous ne trouveriez pas une iiole
de laudanum ou d'arnica.
LA COMTESSE
Oh 1 bien merci 1 moi qui ai en horreur de voya-
ger sans ma petite pharmacie.
MADAME DE MARLIEW
Alors, je vais, je me laisse traîner d'escale
en escale, de palace en palace... De temps en
temps on me débarque. Au bout de trois mois
je n'en peux plus et. malgré ma gêne et ma honte
de me mêler à eux, j'accours embrasser ma hile
au miUeu du brouhaha que font les invites, les
oiseaux, le rire des femmes, le bruit des vais-
selles. Je reste des journées tassée dans ma cabine
comme une pauvre vieille malle, criblée d éti-
quettes de voyage... Dans quelques jours ]e vais
m'en retourner dans notre hôtel à Pans. Au
moins là j'ai un peu de paix, quoique une si grande
solitude 1
A ce moment on entend tout au loin la voix de Thyra
qui interpelle le chevrier.
LA VOIX DE THYRA
Eh 1 hop 1 hop 1 petit ! La flûte 1
Elle parle italien. Le petit chevrier répond par son
air de flûte méthodique sur le haut du rocher. Ma-
dame de Marliew et la comtesse se sont rappro-
chées, elles regardent.
l8o LE PHALÈNE
MADAME DE MARLIEW
Oh ! comme elle court en montant ! Elle va
se fatiguer, elle n'a déjà pas de souffle. (Elle crie.)
Tu te fat'gues et tu es sans chapeau !
LA COMTESSE
C'est la petite esclave indienne qui l'accom-
pagne ?
MADAME DE MARLIEW
Oui, celle-là la suit partout., on la voit tou-
jours avec son esclave et le grand lévrier noir...
LA VOIX DE THYRA
Sam ! Sam ! je ne veux pas que le chien coure
^sur ces chèvres, mets-le en laisse, Meryem.
Quelques secondes après elle arrive, suffoquant et
tenant dans ses bras les branches qu'elle a coupées
le long de la route. La petite esclave porte le chapeau
et tient en laisse le lévrier.
SCENE II
Les MÊMES, THYRA
<
madame DE MARLIEW
Tu es folle de monter ainsi en courant !
THYRA, essoufflée, s'assied. Elle est livide
sous le maquillage.
Je voulais couper quelques fleurs d'aman-
dier pour rapporter et mettre dans les cabines...
Ouf !.., (Elle parle à la petite esclave qui tient les bran-
ches.) Donne-moi le sécateur.
MADAME de MARLIEW
Tu les as laissés en route ?
ACTE TROISIÈME i8i
THYRA
Ils arrivent, ils sont derrière moi... J'ai pris
par le sentier le plus court pour parvenir aux
amandiers. Ah ! je n'en peux plus ! Sam, mon
petit Sam, il est heureux de courir et de se dé-
gourdir un peu... C'est donc ici les tombeaux ?
C'est joli ! C'est impressionnant I
LA COMTESSE
Le conducteur nous a expliqué que le point
de vue était plus beau sur ce rocher. Allons y I
THYRA, à la petite Meryem.
Oh ! la jolie branche ! Tiens, abaisse-la avec
l'ombrelle...
A ce moment, du sentier, on voit apparaître Li'
gnières.
MADAME DE MARLIEW
Monsieur Lignières ! Ils sont avec vous, je
pense ?
LIGNIÈRES
Ils me suivent à quelques pas.
THYRA
Vous avez pris le chemin de traverse ?
LIGNIÈRES, à voix basset
Je me suis échappé comme j'ai pu II faut abso-
lument que nous causions, ne fût-ce qu'une
minute ! Depuis hier soir j'essaie en vain de vous
joindre, on dirait que vous le faites exprès.
THYRA
Vous allez m'aider à ficeler ces fleurs, le pa-
quet est trop lourd... Meryem est écrasée. (Ma-
dame de Marliew se rapproche de Thyra.) Monte SUr le
i8a LE PHALÈNE
rocher, mère, je me repose une seconde... tu me
diras si cela vaut la peme. (Madame de Marliew
monte et disparaît dans les rochers avec la comtesse Sté'
phanie.) Le temps de souffler.
Elle s^est assise. La petite esclave se'^mei[à ranger J^ à
ses pieds, les fleurs.
SCÈNE III
THYRA, LIGNIÈRES
THYRA
J'ai un piquant de cactus dans le doigt.
I.IGNIÈRES
Enfin, ne vous jouez pas de moi plus long-
temps ou du moins ne me rendez pas ridicule...
Les voici qui nous rejoignent... Indiquez-moi
l'attitude que je dois avoir ! Et surtout donnez-
moi le mot de cette énigme.
THYRA, joiMHt Vétonnement.
Quelle énigme ?
LIGNIÈRES
Je m'attendais bien à me rencontrer, un jour
ou l'autre, avec le prince^, ou se rencontre tou-
jours... et j'avais passé en revue tout un choix
d'attitudes... A mon grand étonnement, au bout
de deux ans, affabilité parfaite de sa part, poi-
gnée de main presque cordiale. Sur le premier
moment, je me suis dit : '( C'est du bluff. » Du
tout. Aujourd'hui nous déjeunons ensemble, sur
le Cydnus. Ça n'a pas été chaud, évidemment,
mais je l'ai trouvé d'une urbanité si natu-
ACTE TROISIÈME i83
relie que j'en arrive, ma foi, à ne plus savoir que
penser ! Oui ou non a-t-iî ignoré.. Cupidon et la
part de responsabilité que j'ai eue dans cette
extraordinaire histoire d'enlèvement ?...
THYRA, riant.
Avouez que vous avez eu quelque peur...
Vous étiez très embêté...
LIGNIÊRES
Pas le moins du monde, ma chère amie I Vous
me connaissez peu...
THYRA
Eh ! d'ailleurs même si Philippe est au cou-
rant...
LIGNIÊRES, l'interrompant.
Vous voyez bien que vous vous moquez de
moi... Il sait ; j'en suis sûr maintenant I Alors,
que signifie cette amabilité ?
THYRA
Ah ! mon cher, deux ans ont passé I Autre-
fois, il vous aurait, je crois, sauté à la gorge...
LIGNIÊRES
Eh bien ?...
THYRA
Nous ne sommes plus les amants de ce temps-
là !... C'est très difficile à vous expHquer... En
amour, comme sur toute chose, notre point de
vue s'est modifié ; le contrat d'association que
nous avons échangé ne relève pas des lois hu-
maines ordinaires... (Elle hésite, puis rit.) Mon
Dieu ! ce serait bien difficile à comprendre. Soyez
en tout cas assuré que Philippe, s'il ne vous con-
sidère pas avec une sympathie bien grande, à
i84 LE PHALÈNE
l'heure actuelle vous rencontre sans colère (Un
temps. )^ peut-être même sans émotion. Vous n'êtes
plus pour lui qu'une date, une anecdote...
LIGNièRES
Et si, en ce moment-ci, il se doute que je vous
ai rejointe ?
THYRA, faisant les bouquets.
Il n'en interrompt pas pour cela sa conversation
ou son flirt avec sa cousine la duchesse d'Osque.
LIGNIÈRES
Sapristi ! Je ne m'y retrouve pas encore tout à
fait, mais ça va venir évidemment !... Deux ans
déjà I Qu'avez-vous fait en ces deux ans?
THYRA, riant.
ToutI
Rien que ça
LIGMÈRES
THYRA
Nous avons tout vu '... En ce moment, nous
venons du Pausilippe ; nous venons de voir les
souks de Tunis, les pêcheurs de corail, l'ombre
bleue des caravansérails...
LIGNIÈRES
On parle souvent de vous deux à Paris, où
vous ne venez plus guère... vous êtes une vraie
légende... un peu scandaleuse.
THYRA
Comment parle-t-on de nous ?
LIGNIÈRES
Comme de deux êtres jeunes et beaux qui
s'adorent dans tout le raffinement du luxe, de
la volupté, et qui dépensent des richesses de sa-
ACTE TROISIEME i85
trape, avec ce faste que mettent maintenant les
étrangers à renouveler l'art de dépenser l'argent.
THYRA
C'est à peu près cela. Nous vivons hors de
toute société morale, hors des formalités...
LIGNIÈRES
Vous plongez bien de temps en temps dans la
vie ?
THYRA
Nous cueillons même parfois de jolies amitiés
errantes, des restaurants de Carlsbad aux palaces
de Saint-Moritz... mais nous n'avons pas d'atta-
ches. Nous ne connaissons pas l'obligation des
habitudes ; nous avons goûté tous les pittoresques
dans la camaraderie raffinée de nos cigarettes...
connu le dévouement mutuel du plaisir. Ceux
qui n'ont pas éprouvé ce sentiment se privent
d'une bien grande source d'amitié.
LIGNIÈRES
Prenez garde I A ce jeu, on épuise sa force ner-
veuse.
THYRA
Et l'on s'enrichit aussi. Pourquoi pas ? Ainsi,
grâce à Allégra... vous savez, notre amie exoti-
que...
LIGNIÈRES
Oui, Yankee et Javanaise à la fois.
THYRA
Oui... Grâce à elle je connais la musique uni-
verselle mieux que n'importe quel musicien.
LIGNIÈRES
Qui est en somme cette amusante Allégra qui
i86 LE PHALENE
vous accompagne en ce moment parmi votre
horde de domestiques anglais, de cuisiniers nègres,
de serviteurs tartares ?
THYRA
Vous oubliez le masseur arabe, mon cher !...
Allégra, qui sent l'iris, la rose, la jacinthe, le ta-
bac javanais, le bar des ports de Saigon, est char-
mante et sait toutes choses. Elle est jeune et pro-
fonde comme le passé (Changeant de ton.) ; je
n'ignore pas que, certain soir, Philippe l'a aimée...
eh bien, si vous saviez comme, vu de ma philo-
sophie étoilée, ce grain de sable compte peu dans
l'océan de ma vie (Elle rit.), si j'ose m'exprimer
ainsi !
Et puis elle s^assied sur Vkerbe.
LIGNIÈRES
Vous n'êtes même pas jalouse, alors ?
THYRA, après une hésitation.
J'ai dépassé cette pauvre hmite du sentiment !
Non. Je ne connais qu'un défaut à Allégra, c'est
d'être trop parfumée !... et d'avoir les doigts jau-
nis par trop de cigarettes. Quand elle nous aura
lassés, nous la débarquerons... et cela n'aura
aucune importance !
LIGNIÈRES
Et lui ? l'avez-vous trompé ?
Silence.
THYRA, grave.
J'ai senti des mains qui tremblaient dans les
miennes... Je n'ai pas voulu réaliser! Il m'a suffi
de rêver des possibilités ! Tenez, passez-moi ces
fleurs... Vous ne savez pas les prendre. J'ai hor-
ACTE TROISIÈME 187
reur que l'on froisse les fleurs. (Brusquement.) Je
suis très changée?
LIGNIÈRES
Positivement oui.
THYRA, avec angoisse.
Maigrie, enlaidie, n'est-ce pas ?
LIGNIÈRES
C'est autre chose ! Une autre femme... Votre
rire est différent... acre... Votre bouche a des
expressions nouvelles... tout !... les yeux, le mou-
vement des doigts !... vos cheveux noirs devenus
vénitiens... Oh ! je vous trouve très différente,
évidemment.
THYRA, comme aoec orgueil.
Je suis une souffrante passionnée.
LIGNIÈRES
Prenez garde, un tel excès de vie épuise vite
les âmes pâmées.
THYRA
Au contraire, je crois à l'instinct merveilleux
et fort des malades qui suscite la vie !...
LIGNIÈRES
Ah ! Thyra ! je commence enfin à me repré-
senter le couple que vous formez ! Il n'y a pas
que votre amie Allégra qui soit trop parfumée
et qui dégage d'entêtantes odeurs. Je devine
que, dans cette vie ardente, vous n'attachez d'im-
portance qu'au plaisir, et vous ne devez guère
vous inquiéter, n'est-ce pas, que du pincement
des moustiques !... Je vous ai quittée petite
enfant agitée, troublée... Je vous retrouve va-
gabonde de luxe, compagne d'un Strozzi ou d'un
Médicis... car il est vraiment de la lignée qui
i88 LE PHALÈNE
a fourni les gentilshommes au Vatican. Il a le
silence des étrangers, leur insolence légère, la poi-
gnée de main trop bien gantée... Pourtant, je
vous avertis que je ne veux pas qu'il se moque
de moi ; je désire qu'il trouve devant lui un
homme, non pas ironique, déférent certes, mais
un peu plus... comment dire...
THYRA, souriant
Désinvolte... à la française...
LIGNIÈRES
Si vous voulez.
THYRA
Beau chanteur mondain, prenez devant le pu-
blic l'attitude que vous voudrez. Si vous saviez
comme cela peut Itii être égal, maintenant, vous
n'en avez pas idée !... Les voici, d'ailleurs. (Li-
gnières s'écarte.) Mais, restez, restez donc...
On voit arriver Philippe, la duchesse d'Osque, précé-
dant la princesse Eléonore, avec un alpenstock à
la main, qui monte appuyée au bras du poète an-
glais Ostervcood et accompagnée d'Allégra.
SCENE IV
THYRA, PHILIPPE, LIGNIÈRES,
LA DUCHESSE D'OSQUE, OSTERWOOD,
LA PRINCESSE ELEONORE DE HONGRIE,
ALLÉGRA.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Allons 1 vous nous aviez lâchés, Lignières ?
LIGNIÈRES
J'aidais Mademoiselle do Marliew à ramasser
ses fleurs; la petite esclave phait sous le fardeau.
ACTE TROISIÈME 189
Je les ai rencontrées en route... mais je vous lais-
sais en bonne compagnie.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Je ne m'en plaignais pas 1....
PHILIPPE, s' approchant de Lignières.
Une cigarette, cher Monsieur ?...
LIGNIÊRES
Pourquoi pas ?
PHILIPPE, nan..
Et voici même du feu.
LIGNIÊRES
Vous êtes vraiment trop aimable.
La princesse, qui arrive, passe sa canne à Oster'
wood qui la prend avec déférence.
THYRA
Pas trop fatiguée, Altesse ?
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Pas le moins du monde. Est-ce ici ? Sommes-
nous arrivés ?
THYRA
Oui. Voici les tombeaux anciens... Je vous fais
les honneurs !...
Et sur le rocher on aperçoit Madame de Marliew et
la comtesse Stéphanie.
LA COMTESSE, criant.
Par ici. Que Votre Altesse vienne ! Le point
de vue est superbe !
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Tout à l'heure. Un moment.
190 LE PHALENE
OSTERWOOD, répondant.
Son Altesse se repose quelques instants.
ALLÉGRA, s'approchant de Thyra.
Vous ne voulez pas mon écharpe ?
THYRA
Merci, chérie. On étouffe de chaleur.
LIGNIÈRES, allant à la princesse.
N'est-ce pas beau, ici ?...
Tout le monde parle à la fois.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Vous faites trop de bruit. Taisez-vous tous:
Recueillons-nous quelques instants, mes enfants,
devant la beauté de ce paysage. Il faut recevoir
certaines impressions dans le silence. N'est-ce
pas pour cela... que nous voyageons.
I.IGNIÈRES, riant.
C'est vrai !... (Tout le monde s'est tu respectueuse-
ment.) Nous sommes les chiens d'arrêt de l'émo-
tion...
OSTERWOOD
Pas avant que vous sachiez, Altesse, que c'est
sur ce rocher que le grand poète américain, à
l'exemple de Shelley, a voulu que l'on brûlât
son corps. Il est mort dans ces parages, à l'hôtel
Gapabianca, et le poète du nouveau monde avait
rêvé que ses cendres se dispersassent au vent
dans un beau paysage et au-dessus des vieilles
tombes latine-;. Des amis ont respecté ce vœu.
On pense que c'est sur ce rocher que le bûcher a
été allumé. Maintenant, Altesse, votre rêverie
sera plus émue encore, j'en suis sûr. (Le silence se
ACTE TROISIEME 191
prolonge. Osterwood, s'approchant du groupe au premier
plan^ et leur parlant à voix basse, désigne la princesse
appuyée à une colonne brisée et regardant la mer. A Philippe
et à Thyra.) Elle n'aime pas qu'on dérange ses rê-
veries. Quelquefois, aussi, j'ai entendu des san-
glots monter à sa gorge. Regardez, elle a le signe
certain des souverainetés... et ses méditations sont
au-dessus des larmes ! Elle traîne sa vie inutile
comme un voile traînerait sur le monde.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Vous avez toujours, pour parler d'elle, Oster-
wood, des mots recherchés d'amoureux.
OSTERWOOD
Et celle-ci mérite d'être aimée d'une façon dé-
chirante. Regardez comme elle sait l'art de s'ac-
couder dans le soir 1
PHILIPPE
Le fait est qu'elle est impressionnante, ainsi
immobile. Mais je la trouve... un peu rococo...
genre Gampo-Santo de Gênes...
On se tait encore quelques instants, puis la princesse
se lève.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Encore un pays où j'aurai le regret de ne ja-
mais revenir ! Encore un endroit où l'on aurait
voulu poser sa tente ! (A Osterwood.) Débarras-
sez-moi de mon Pascal. (Elle lui tend le livre qu'elle
tenait à la main.) Et voulez-vous que nous mon-
tions voir le rocher glorieux que nous a décrit
Osterwood ?
OSTERWOOD
Oui, allons voir la tombe de l'homme de la libre
Amérique !
9
i9« LE PHALÈNE
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Ces dames nous attendent d'ailleurs là-haut.
Osterwood, prenez ce sentier.
THYRA, à Lignières, intentionnellement, en regardant
la duchesse d'Osque et Philippe qui causent tout bas ,
Vous venez, Lignières? Donnez-moi votre bras
pour monter.
LIGNIÈRES, se détachant de la duchesse d'Osque
et de Philippe.
Très volontiers.
ALLÉGRA, s'' approchant de Thyra.
Je vous ramène votre lévrier qui s'était mis
à courir dans les rochers derrière une perdrix...
Il est tout essoufflé.
THYRA
Merci, Allégra. Veux-tu dire à Meryem qu'elle
porte ces fleurs dans la voiture ?
-ALLÉGRA, en partant, une cigarette à la bouche.
Du feu, Philippino I
Philippe lui jette une hotte d'allumettes. Elle s'en va,
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, en montant dans les roches.
Ecoutez, on entend les cloches en bas, le son
des flûtes des chevriers et la sirène de Cydnus...
LA DUCHESSE d'oSQUE, retenant Philippe.
Monsieur Lignières est un très ancien ami de
votre maîtresse, n'est-ce pas ?
PHILIPPE
Une ancienne relation à elle, cousine. Pourquoi?
LA DUCHESSE d'oSQUE
Voulez-vous me rattacher le cordon de mon
ACTE TROISIEME 19!
soulier, s'il vous plaît ? (Elle pose le pied sur un
pan de ruines.) J'adore ces noms de cousin et de
cousine que nous nous redonnons après tant d'an-
nées d'absence, car je n'ai pas eu de vos nouvelles
durant dix ans ; d'ailleurs, vous nous avez tous
abandonnés ! Je parlais de vous, le mois dernier,
à Vicence, avec votre oncle et...
PHILIPPE
Oh ! évitons de rappeler ma famille, je vous en
prie !
LA DUCHESSE d'oSQUE
Alors, parlons de votre petite amie ? Nous
avons bien le temps de rejoindre Son Altesse.
Vous n'avez pas idée comme c'est pittoresque,
pour quelqu'un qui passe, cette alliance du vieux
sang italien avec la jeune esthète tartare ou mol-
dave.
A ce moment Allégra repasse. Elle chantonne et joue
exprès avec son écharpe. En passant devant Phi-
lippe elle lui lance la boîte d'allumettes, en riant
d'une façon un peu équivoque.
ALLÉGRA
Merci, carissimo, pour le feu I
Elle s*en va rejoindre les autres en sifflotant. Im du-
chesse d'Osque rit.
PHILIPPE
Pourquoi rions-nous ?
LA DUCHESSE d'oSQUE
Débauché 1
PHILIPPE
Je ne comprends pas...
LA DUCHESSE d'oSQUE
Jusqu'à quand, Phihppe, cette vie va-t-elle
durer ?
t94 LE PHALENE
PHILIPPE
Cette jeune exotique n'est rien dans ma vie,
je vous prie de le croire. Une amie de rencontre...
Quand elle nous aura quittés... elle ira rejoindre
quelque bonne baronne allemande, qui en fera
sa lectrice...
LA DUCHESSE d'oSQUE, vivement.
Vous brûlez votre jeunesse comme il vous plaît.
Je vous demande simplement : Quand allez-vous
« enrayer )),comme vous dites à Paris ? Il faut pen-
ser à l'avenir.
PHILIPPE
Quelle recommandation amusante et super-
flue venant de la future vieille fille qui sera l'un
des plus beaux ornements des Cours et des soirées
moroses d'ambassade...
LA DUCHESSE d'oSQUE
Ne parlons pas de moi... je vous prie. Où vous
mènera cette passion excentrique ? Pensez à
ravenir,Philippe.
PHILIPPE
Je n'ai pas le droit de penser à l'avenir ! L'ave-
nir n'existe pas pour moi... Je ne connais que le
moment qui passe... pareil à Faust I
LA DUCHESSE d'oSQUE
Au fond, vous êtes raisonnable comme tous les
Italiens ; chez nous, il n'y a que des passionnés
de tout repos, des fous raisonnables. Combien de
temps encore ? deux ans, trois ans ?
PHILIPPE
11 y aura une fin !... Laquelle ? J'ignore... Est-ce
lointain, proche ?... Que dois-je faire ? Pourquoi
mo lo demander ? Nous ne nous verrons pas,
cousine, de deux ou trois ans peut-être...
ACTE ïROîSIExME 195
LA DUCHESSE d'oSQUE
Tant que cela !
PHILIPPE
Par conséquent, ne perdons pas cette journée
en propos vains. J'ai plaisir à vous revoir, très
grand plaisir.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Moi aussi Philippe, très grand... Vous rappe-
lez-vous que nous avons été amoureux tous les
deux l'un de l'autre, quand nous étions tout pe-
tits? car c'est un fait.
PHILIPPE.
Incontestable 1 Nous avons joué ensemble,
nous nous sommes baignés ensemble à La Spez-
zia... Je me souviens de l'alîreux wagon capitonné
de bleu qui nous conduisait à la plage ? C'est
assez mélancolique, cousine, de penser que vous
allez partir à nouveau de ma vie. Je penserai à
votre visage... anguleux et charmant...
LA DUCHESSE d'oSQUE
Mais il ne tient qu'à vous, mon cher, de prolon-
ger cette rencontre.
PHILIPPE
Gomment comprenez-vous cela ?
LA DUCHESSE d'oSQUE
Mais vous avez entendu le vœu de la reine tout
à l'heure. Pour peu que nous insistions, nous pou-
vons prolonger l'escale.
PHILIPPE
Ce ne serait pas avantageux. Nous pourrions
difficilement nous voir.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Eh bien, montez sur notre yacht... Son Altesse
196 LE PHALÈNE
qui a beaucoup de choses à vous dire, ne demande-
rait pas mieux que de vous avoir quelques jours
à bord : VAtalante suivrait.
PHILIPPE, sèchement.
Je regrette, mais c'est impossible.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Ce n'est pas aimable de votre part. Faites cela,
Philippino. Philippe
J'en serais ravi, mais, je vous assure, ce projet
est plein de difficultés.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Lesquelles ? A propos de Mademoiselle de Mar-
lieW... PHILIPPE
Peut-être.
LA duchesse d'oSQUE
Mais Son Altesse n'a plus de préjugés... Ah 1
vous redoutez le refus de votre petite amie ?
PHILIPPE
Parlons de vous. Vous m'écrirez ? Je veux que
vous m'écriviez.
A ce moment, apparaît, entre des amandiers, Thyra,
qui écarte les branches. ^
LA duchesse d'oSQUE
Tenez. Elle nous cherche visiblement.
thyra, tenant son lévrier par le collier.
Eh bien, vous ne venez pas ?
PHILIPPE
Je redoute un peu les exaltations artistiques
de la reine... et je commence à me blaser sur la
Sicile.
LA DUCHESSE D OSQUE
Mademoiselle de Marliew, ne vous en allez pas !...
j'ai une grâce à vous demander.
ACTE TROISIEME 197
PHILIPPE, baai
Faites attention à ce que vous allez dire. Je
vous en prie.
THYRA
Me voici.
Elle va sauter le rocher»
LA DUCHESSE d'oSQUE
Prenez garde de vous faire mal.
THYRA, après avoir sautéi
Oh ! vous ne connaissez pas mon intrépidité,
duchesse !
PHILIPPE
Tiens, vous avez donc perdu,,.
THYRA
Quoi ?
PHILIPPE
Lignières ?
THYRA
Je vous cherchais, vous ne le regrettez pas ?
LA DUCHESSE d'oSQUE
J'étais en train de former un projet. Philippe
me garantissait que vous vous y opposeriez, je
ne sais pourquoi. Voulez-vous nous faire le plaisir
de monter à notre bord jusqu'à Palerme ? Nous
serions tous enchantés de vous avoir, et'ce serait
très gentil, très familial...
PHILIPPE
Encore ime fois...
THYRA, sans sourciller.
Certainement, avec le plus grand plaisir.
LA DUCHESSE d'oSQUE, à Philippe.
Eh bien, vous voyez.
198 LE PHALÈNE
PHILIPPE, à Tkyra.
Vous ne réfléchissez pas !...
THYRA
Pourquoi ?
PHILIPPE, haut et fermement.
Je répète que la fantaisie est séduisante, mais
absolument irréalisable.
THYRA
La raison ?
LA DUCHESSE d'OSQUE
Vous voyez bien, mon cher ? Pourquoi vous
y opposer. Prenez garde, ce que femme veut !...
d'ailleurs je ne fais que devancer le vœu de Son
Altesse, car je sais qu'elle avait l'intention de
vous le proposer elle-même.
Elle va jusqu'au sentier.
PHILIPPE, à Thyra.
Vous dépassez la mesure de l'inconscience.
THYRA
Pourquoi ?
PHILIPPE
C'est un défi, alors ?
THYRA, doucement.
En serions-nous encore là ? ai-je interrompu
votre flirt avec votre cousine ?
PHILIPPE
Oh I ce n'est pas la même chose.
A ce moment, tout le monde descend de droite à tra-
vers les roches.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Altesse, j'ai à peu près décidé Philippe à nous
accompagner sur le Cydnus jusqu'à PaJerme.
ACTE TROISIEME 199
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, de loin.
La bonne idée, j'en suis ravie 1
LA DUCHESSE d'oSQUE
Vous viendrez à bout de quelques hésitations
dernières.
PHILIPPE, à Thyra.
Je vous répète qu'il est inadmissible que votre
ironie ou votre orgueil aille jusqu'à m'imposer
la présence de ce Monsieur, — à mes côtés.
THYRA
En serions-nous encore à ces contingences mi-
sérables ?... Fi !... je ne vous reconnais plus !
PHILIPPE, se reprenant et avec un sourire soudain.
Après tout, ma chère, qu'il soit fait exacte-
ment selon vos désirs 1 exactement !
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Je suis ravie de cette heureuse nouvelle. Nous
allons devenir, prince, en quelques jours, de grands
amis.
PHILIPPE, s'inclinant.
Je le souhaite de grand cœur. Je remercie Votre
Altesse et lui suis reconnaissant de...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, l'interrompant.
Ah ! non, prince. J'ai défendu dans l'intimité
tout protocole. J'exige qu'on ne me parle pas à la
troisième personne. A partir d'aujourd'hui, sou-
venez-vous-en. Je vous traite comme des amis.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Eh bien, cela valait-il la peine d'examiner ce
rocher confortable ?...
0STERW00D
A part le point de vue là-haut,rien d'intéressant.
Et rien ne vaut ce village de tombes.
aoo LE PHALÈNE
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Oui, sur toute la terre, c'est partout la même
beauté,les Gampo-Santo, les Aliscamps. Partout les
violettes sauvages et l'âme de la mort 1 (A Thyra.)
Comme votre lévrier ferait bien, Thyra, couché
sur cette dalle rectangulaire ! Votre lévrier héral-
dique, comme on en voit sur certains tombeaux,
couchés aux pieds nus de leur maître...
THYRA
Voulez-vous que j'essaye de lui faire prendre
cette pose plastique. C'est facile, Sam !...
Elle prend le greehound, la laisse à la main, et essaie
de lui faire gravir la pierre tombale. Elle s'allonge
elle-même dans la pose funèbre.
OSTERWOOD
Quelle horreur ! Ce beau paysage ne parle que
de joie et de volupté... Ecoutez la flûte de Pan...
La flûte de la danse !.. Y a-t-il par ici un vieux
laissé pour compte de faunes et de sylvains ?...•
En cherchant bien !
THYRA
Mais Allégra peut danser au milieu de ces tom-
beaux, une danse comme elle seule sait en dan-
ser. Vous ne l'avez pas vue... elle est d'une nos-
talgie extraordinaire... Elle danse tous les pays.
ALLÉGRA
Merci ! pas sans musique !... Chanter tout au
plus !... pour accompagner la flûte dans le ton...
(Elle murmure une chanson exotique langoureuse, et ef-
fleure presque en dansant les tombes sur lesquelles elle
jette par amusement quelques fleurs, puis brusquement.)
Non ! Un bar américain à Java 1 Pas de poésie I
Allégra se met à chanter une scie en langue anglaise.
Elle le fait en parodie, presque en riant, ej en
imitant Vaccent nasal des chanteuses américaines.
ACTE TROISIÈME aoi
OSTERWOOD
Le viol de notre chère beauté !... Cette femme
est une futuriste dangereuse !....
LIGNIÊRES, se rapproche de Thyra-
De plus en plus fort!... Vous montez avec nous
sur notre yacht ? (Devant Vattitude nouvelle de Thyra,
il s'étonne.) Pourquoi penchez-vous la tête ainsi ?
Vous êtes souffrante?
Thyra ne répond que par un geste qui traduit l'im-
mensité de sa secrète douleur. Allégra s'interrompt
de chanter en riant.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Osterwood, vous êtes un misérable d'avoir
autorisé ce sacrilège...
OSTERWOOD
Une chanson de bar sur le tombeau de Sénèque I
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Taisez-vous, monstre, Avant de repartir, pour
nous remettre d'aplomb, je demande un vers
virgilien... un vers qui soit né par ici... jadis...
dans ces myrtes et ces lavandes...
ALLÉGRA
Thyra pourrait vous dire les quelques vers
qu'elle a composés, l'autre jour, sur le yacht et
qu'elle m'a lus ; c'était si joli !....
LA DUCHESSE d'osQUE
Tous les talents! Vous écrivez aussi. Madame.
THYRA
Allégra se trompe ou se moque. Je ne sais pas
écrire les vers ; quelquefois, je jette en prose une
impression, car, maintenant que j'ai abandonné
la sculpture, j'écris hâtivement mon journal, mes
impressions...
^ OSTERWOOD
Bah I sculpture ou littérature, c'est une autre
aoM ACTE TROISIEME
forme d'expression... voilà tout... Vous sculptez
des mots.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Eh bien, vous rappelez-vous quelque chose qui
efface de cet azur la chanson américaine ?
THYRA
Non... (Se reprenant.) ou plutôt, si... si... Je le
dirai en votre honneur, Altesse... J'ai composé, en
passant dans un endroit semblable à celui-ci, aux
environs de votre Corfou, une sorte de chant que
je veux bien dire... mais tenez, alors, de là-haut...
sur le rocher où le poète s'est fait brûler parmi
le serpolet, et au-dessus de la prairie des
morts...
LA DUCHESSE d'oSQUE
Quel est ce chant ?
THYRA
Celui d'une jeune condamnée qui, un soir, re-
gardait le ciel.
PHILIPPE
Voulez-vous que je vous prête mon bras pour
monter, Thyra ?
THYRA
Non, laissez-moi, Philippe... je vais tâcher, au
contraire, là-haut, de vous oublier tous.
Elle s^en va à travers les rochers. On s^assied, en
attendant.
OSTERWOOD
Le chant d'une jeune condamnée qui regar-
dait le ciel ? Il ne peut y avoir de plus beau
ciel que ce soir, n'est-ce pas ?...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Le fait est que le coucher du soleil a été royal...
Et regardez la lune, à droite, qui attend son
heure...
ACTE TROISIÈME 2o3
PHILIPPE
Vous verrez, Monsieur Osterwood... Elle écrit
des choses que je lui conseille de réunir en un
volume... Si elle était la femme d'un sous-préfet,
on lui tresserait des couronnes à Paris... mais ce
n'est qu'une aristocrate en voyage.
LA DUCHESSE d'oSQUE
Il va faire nuit très vite ; d'ailleurs, le vent se
lève, il nous faudra redescendre bientôt...
PHILIPPE
Le dîner est à huit heures... nos cuisiniers sont
habitués à attendre et prennent leurs précau-
tions.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, montrant Thyra
qui est parvenue au rocher.
Comme elle fait bien, là-haut avec le vent qui
moule son corps I
PHILIPPE
Et elle dit la poésie avec expression.
LA COMTESSE, à Madame de Marliew.
Chère amie !... Vous gardez le silence.
MADAME DE MARLIEW
Je la regarde, ma petite !...
THYRA, du haut du rocher.
Ready 1
PHILIPPE
Playï
On s'est assis. Les uns, sur Vherbe, d'autres sur des
pierres. Thyra commence, là-haut, à voix d'abord
timide, et une main tendue.
THYRA
Orion, Gémeaux, Cassiopée, Altaïr. Nuits lac-
tées, je viens à vous !... Je vais me perdre au
2o4 LE PHALÈNE
carrefour de vos astres !... Bientôt, je chercherai
ma route à travers vous !... Mais, avant de dé-
ployer mes ailes, je veux monter, pour dire l'adieu
joyeux, sur le plus haut pic du cap Sumium, et là
je briserai ma coupe de vin de Samos en l'honneur
de vous, étoiles !... Je suis la fiancée de la mort,
Evohé ! lo ! lo I Que tu es belle ce soir, vieille
terre !... Est-ce pour moi que tu t'es faite si belle
et que tu as mis ta couronne d'étoiles ? Ah ! que
je vous adore, ce soir, collines d'opéra, lourdes
de citrons, de mûriers bleus et de dalles de mar-
bre !... Adieu, splendeurs !... Voici le moment de
crier les adieux sans échos !... Je suis jeune, je
date d'une heure, et déjà je vois le gouffre... Oh !
je voudrais passer la main sur toutes les roses
avant de mourir !... Que la brise vienne à moi
ce soir et que je la reçoive à pleins cheveux et
dans mes paumes tendues ! Réunissez-vous sur
moi, désirs, tous les désirs, comme un rendez-
vous de colombes !... Oh ! choses, je voudrais
encore me gorger de vous pour que je dessèche
en moi jusqu'à la racine du désir. Et, sur le roc,
je veux clamer l'hymne à la mort, puissant,
comme la jeunesse et la musique. (Peu à peu elle
s'anime 5 son geste, sincère, s'amplifie... On sent qu'elle
veut ce soir-là donner à sa voix une expression par-
ticulière et enivrée.) Vieille terre, je t'ai tellement
rêvée et pensée que je pourrai presque te repous-
ser du pied sans regret en m'envolant de toi t
Mais je te donne tous les battements de mon
cœur... je te les rends, puisqu'ils sont à toi... Je
te donne mon corps que tu aimas... lo ! Frap-
pez le sol, le sol des morts, pour qu'il s'ouvre...
Que disent les dormeurs là-dessous ? « Hélas f
le grand trésor est perdu I » N'est-ce pas que la
peine est inconsolable, dormeurs ?... Sur vos
I
ACTE TROISIÈME 2o5
tombes, je pense à tout le sang inutile qui coule
dans les veines du monde, alors qu il ne fau-
drait au petit cœur des morts qu une goutte
pour ranimer les plus beaux rêves disparus !...
Une goutte, Naturel... Une goutte humide et
vivante pour la sécheresse de nos cendres!...
Hélas ! cette rosée de vie, tu nous la refuses, toi
qui prodigues toutes les rosées!... Tu ne sais
même pas qu'il y a des morts. I te suffit qu il y
ait le même homme, la même femme, le même
chien devant la porte, le même ramier dans la
même prairie. !.. Mais le ciel, mes amis le ciel !...
Il m'attire. Déjà je me sens fondre et dissoudre...
Je ne suis plus qu'une goutte de lait dans la mer
immense... Là-bas, sur l'Océan bougeant deto-
les, le vieux capitaine hoche la tête et me fait
signe : je te comprends, tu veux la fin hardie et
tu proscris les pleurs!... Evohé pour la mort
joyeuse!... Orion, Gassiopée, Gémeaux ! Che-
Velure de Bérénice!... J'ai frappe le so comme
l'amour me frappa le cœur... Je suis prête !... M,
pourtant, je t'en demande pardon, nuit tendre
et transparente qui descends, je ne veux pas
mourir en toi !... Je ne veux pas mourir la nuit !
Je veux dire adieu au soleil, je veux lui crier
encore l'hymne de la mort joyeuse, et, quand U
éclatera formidable sur l'Océan, comme je lance
cette coupe à la mer, comme Cléopatre jeta son
collier dans la coupe, je veux jeter mon amour
immortel dans l'espace, afin qu'i s y dissolve
avec un goût de perle !... lo ! la terre était
belle ! En avant ! , , ,; »
A peine a-t-elle fini les dernières paroles quelle s en-
fui sur la hauteur, dans les rochers. On entend
encore deux ou trois « /o I /o ! » qui se perdent
comme un écho. Alors, les têtes, vaguement m-
quiètes et songeuses, se relèvent vers le rocher.
2o6 LE PHALÈNE
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Regardez, elle a disparu !...
OSTERWOOD
C'est vrai. Elle laisse le rocher vide comme si
elle s'était envolée... Cela a quelque chose vrai-
ment d'une ascension sur la montagne...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
C'est étrange 1 très étrange... Elle nous a émus.
MADAME DE MARLIEW, allant à la rencontre
de sa fille.
Thyra ! Thyra ! mon enfant !...
OSTERWOOD, bas à Lignières.
Le cri de cette jeune femme, vous voyez, nous
a tous engourdis. Il me fait penser au vers de
Musset :
Et pousse dans la nuit un si funèbre adieu
Et puis, elle a dit cela d'une voix rauque,
étouffée... malhabile...
Thyra arrive, hors d'haleine, les yeux et le teint ani-
mes du grand effort.
MADAME DE MARLIEW
Viens, mon enfant, viens te reposer... tu es
haletante...
On s'empresse autour d'elle. On la félicite bana-
lement.
OSTERWOOD
Vous avez évoqué, Mademoiselle, toute la
splendeur de la Mort !
LA DUCHESSE d'oSQUE
C'est une poésie dans le goût du jour... Toutes
les femmes de lettres écrivent maintenant comme
cela... Ce sont des enivrées.
ACTE TROISIÈME «>7
OSTERWOOD
Mais ceUe-ci est sincère. Elle m'inpressionne
— et i'aime cette mise en scène de la sincérité
Je pressens un mystère troublant sous tout ceci l
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, tout à coup.
Je désire qu'on me laisse seule avec cette enfant :
i'ai quelques mots à lui dire en particulier... Vous
la féliciterez tout à l'heure, au dîner. Vous aurez
le temps .. Je monterai avec elle, Madame de
Marliew et la comtesse Stéphanie dans la voiture.
Vous autres redescendez, vous êtes tous des
jeunes gens et vous serez en bas avant nous...
Qu'on nous laisse... Je la garde...
Thyra, étonnée, considère la princesse ^f^°"^;*- ^,^
s'esl écartée d'elle avec déférence, sur l ordre de la
princesse adressé ai>ec une autorité sans réplique.
LA DUCHESSE d'OSQUE
AU right !... (A Philippe.) Que veut la princesse?
THYRA, retient Lignières et, à voix basse.
Lignières... deux mots. Vous m'avez dit qufr
vous n'aviez pas peur, que vous ne redoutiez
aucune situation.
LIGNIÈRES
Je suis prêt à vous le prouver !
THYRA
Eh bien, je ne descendrai pas avec la princesse
en voiture. Voulez-vous me rejoindre ici dans
cinq minutes? hgnières
Comment le pourrai-je ?
THYRA
Revenez sur vos pas.
LIGNIÈRES
Je suis à votre entière discrétion, disposez,
de ma personne. C'est une dette contractée.
2o8 LE PHALENE
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, aux autres.
Partez, vous n'aurez que le temps de nous rejoin-
dre en bas.
LA DUCHESSE d'OSQUE
Lignières, vous nous accompagnerez, vous
nous servirez de cavalier. En route.
ALLÉGRA
Nous serons en bas dans un quart d'heure.
OSTERWOOD
Laissons Moïse converser avec Dieu.
LA DUCHESSE d'oSQUE, à Philippe.
Elle est étonnante, votre amie, elle avait l'air
d'une tragédienne piémontaise, et puis elle a
vraiment cet art de la mise en scène que...
OSTERWOOD, continuant en souriant énigmatiquement.
Que les danseuses slaves, les millionnaires amé-
ricaines, les amoureuses du Gréco et les lectrices
de Swinburne, etc., etc.
Ils disparaissent en causant. Thyra s^est assise à
droite, sur une vieille pierre. La princesse s^ap-
proche de Madame de Marliew et de la comtesse
Stéphanie et leur parle à voix basse.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Je VOUS rejoins. Montez dans la voiture. Je
désire parler quelques instants à votre fille.
LA COMTESSE, à Madame de Marliew.
Qu'est-ce que je vous disais ?... chère amie...
MADAME DE MARLIEW
Merci, Altesse., de tout ce que vous ferez pour
nous... !
La princesse reste seule avec Thyra.
ACTE TROISIÈME 209
SCÈNE V
THYRA, LA PRINCESSE ÉLÉONORE
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Mon enfant, depuis que je vous revois, méta-
morphosée, vous êtes un mystère pour moi ! Ce
renoncement à l'art et maintenant cette littéra-
ture fiévreuse... vos rires... votre voix triste au
milieu de tant de joies apparentes ? Dites-moi
votre secret, mon enfant ?... Vous souffrez d'une
immense désillusion, n'est-ce pas ? Vous vous
dites que si cet homme vous aimait, il vous eût
donné son nom ? Dites-moi votre secret.
THYRA
Mon mystère tient en trois mots,et je veux bien
vous le confier, mais à vous seule et à voix basse
à l'oreille. Je n'en ai pas parlé depuis plus d'une
année, alors, j'aurais peur que le ciel m'entendit !
Elle se penche à Voreille de la princesse et lui parle
à voix basse. La princesse a un mouvement de
stupéfaction douloureuse ; elle prend lentement la
tête de Thyra et Vemhrasse sur le front.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Ma pauvre enfant !
THYRA
Du reste ne me plaignez pas. Altesse 1... Je
suis encore à un âge où l'on trouve de l'ivresse,
même à mourir !...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Mais il faut vous soigner... Il faut... arrêter le
cours du mal... il...
THYRA
Peuh I... Un vésicatoire, c'est une tache pour
210 LE PHALENE
un an, je connais !... On met ensuite une touffe
de fleurs pour cacher ça !... Jamais ! Le nom fatal
n'est jamais prononcé, ni par Philippe ni par ma
mère.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Est-ce un mot d'ordre? Mais, votre mère ?
THYRA
Je me suis toujours arrangée pour lui cacher la
vérité... Elle a des craintes, peut-être, aucune cer-
titude...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Non 1... Ce n'est pas possible !... Une mère ne
peut ignorer, que sa fille... Je me refuse à le
croire !... Je sais bien que vous êtes resplendis-
sante de beauté...
THYRA, à voix basse, presque peureuse.
Oui, mais ça marche, là-dedans 1 (Elle frappe sa
poitrine.) La dame est là... là, où les docteurs frap-
pent leurs petits coups... Tenez, quand j'allonge
le bras, il prend un caractère atteint : c'est la pé-
riode intéressante... Les jambes sont encore bien,
seulement on commence à voir les muscles du
genou... J 'étouffe toujours, malgré le ciel bleu, l'air
pur I... La fièvre... les prostrations... Mais c'est
trop dégoûtant à vous raconter !
Elle éclate de rire...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Et vous riez... Vous avez donc en vous une telle
réserve de courage !
THYRA
II faut tendre les cordes de sa lyre de toutes
ses forces I... Je me suis précipitée dans le seul
refuge possible, le mysticisme de la beauté 1...
Mais, hélas ! hélas I la beauté extérieure, la grande
ACTE TROISIEME 211
beauté du monde, ah ! autant elle est enthou-
siasmante pour les esprits qui créent... autant
elle est décevante et mesquine pour ceux qui la
suivent les mains vides !...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Ah ! comme vous venez de bien dire tout le
secret de notre tristesse errante ! Notre chère
beauté, oui, ainsi que l'appelle Osterwood,comme
elle n'est rien pour nous lorsque nous ne sommes
plus rien pour elle !... Alors, vous aussi, vous
connaissez cette déception-là !... Vous êtes une
artiste, pourtant !... Mais, heureusement..., il y a
un Dieu... je vous le jure !... il y a un Dieu !
Etes- vous si païenne que vous le dites ?
THYRA
Je n'entends pas grand'chose à Dieu en effet...
Quand l'hiver viendra... ce sera le moment de
croire à Dieu... mais après les végliones et les
batailles de fleurs, seulement !...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Je comprends maintenant cette ardeur que
vous mettez à mourir. Approchez que je vous
regarde !... que je voie sur votre visage une des
plus hautes expressions du désespoir I... Je perce,
je devine tout, maintenant, ma chérie, et votre
anxieux amour pour ce Philippe énergique et
dur... cette détresse qui se change chaque jour
en exaltation. On dirait que la mort vous a pi-
quée d'un subit aiguillon... et que vous allez...
toujours... toujours...
THYRA
Vous ne saurez jamais, Altesse, la gratitude
que je vous ai de ne pas me plaindre banalement 1
Je n'aurai donc pas à me repentir d'avoir une
312 LE PHALÈNE
fois rompu le silence ! Je vous remercie de com-
prendre, sans vous apitoyer, ce qu'est le délire
de cette minute que je vis, en attendant le jour
où plus un souffle ne montera vers le miroir !...
Maintenant, Altesse, laissez-moi vous baiser la
main, respectueusement, puis, regagnez, si vous
le voulez bien, la voiture, où ma mère vous at-
tend... Je dois rester ici. Oui... je veux rêver
encore parmi ces prairies... encore un moment...
Vous me retrouverez en bas, tout à l'heure, pour
le dîner où je dois étrenner une très jolie robe
que l'on vient de m'envoyer de Paris : je compte
sur un succès ! (Elle rit encore.) Vous verrez...
filet, dentelle, sur un crêpe orange, c'est très joli...
La princesse fait quelques pas parmi les rochers où
elle reprend son livre : Pascal.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, avec une grande
respiration.
Qu'il est triste, ce soir, le vent de la mer !... Et
moi qui, lorsque j'ai vu notre yacht si brillant,
si paré, si joyeux, me disais : « Voilà ceux qui
arrivent avec toute la fraîcheur des premiers
enivrements. » Je regardais mon bateau à moi,
mon Cydnus et avec une si égoïste mélancolie !...
ce bateau qui devait s'appeler : Nevcrmore 1...
Regardez-les en bas nos deux cygnes blancs, pour
Lohengrins de pacotille !... Alors c'est donc tou-
jours la môme histoire, les mêmes solitudes tra-
giques et banales ?... Nous sommes les désœuvrés
de la mort, que ce soit mon vieux page ruiné,
Osterwood, la poitrinaire de l'hôtel... ou la morne
souveraine avec son Pascal et son alpenstock...
les partisans de l'exil avec devant nous la mer...
la mer sur laquelle on rêve éternellement de
voir se lever le désir... Des arbres, du ciel, des
ACTE TROISIÈME ai3
regrets... toujours... iw solituâine cordis... Toujours,
mon Dieu, séparée de notre cœur !... Malheureuse
enfant, que je vous plains !...
On entend des cloches lointaines. Elle s^ agenouille.
THYRA
Que faites-vous ?
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, avec élan et foi.
Moi qui n'ai pas désappris la prière, moi qui
espère encore désespérément en Dieu... je prie...
l'Angélus sonne... et je prie pour la pauvre soli-
tude humaine...
Thyra, impressionnée, commence le signe de croix,
mais elle ne Vachève pas et secoue hardiment la tête
On entend maintenant en bas des appels, les voix
montent jusqu'à elles : « ^e 1 Hop 1 Hé I Hop I »
THYRA
Vous entendez, ce sont nos amis qui descen-
dent et nous appellent.
LA VOIX DE LA COMTESSE, derrière les amandiers,
près de la voiture dont les grelots tintent.
Son Altesse et Thyra veulent-elles venir ?...
Il est tard déjà...
LA PRINCESSE ÉLÉONORE, se lève et se recouvre
de ses voiles gris
L'air semble un peu humide. Vraiment, vous
désirez rester ici seule. ..Ce n'est pas imprudent?...
Vous n'aurez pas froid, mon enfant ?
THYRA
J'ai besoin de recueillement. Je descendrai à
pied très doucement. Dites-le à ma mère ; qu'elle
ne s'inquiète pas de moi.
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
Et, ce soir, voulez-vous que nous causions plus
ai4 LE PHALÈNE
intimement dans ma cabine ? Vous verrez que
je vous donnerai du réconfort et que je peux
quelque chose pour votre bonheur.
THYRA
Vous m'avez donné le viatique de votre haute
tristesse et je vous en remercie !
LA PRINCESSE ÉLÉONORE
En redescendant la côte, dans la voiture, je ne
dirai rien... Je penserai silencieusement à vous,
sous mon châle, je vous le promets..i à celle qui
est restée là-haut... sur la colline. Et, quand vous
vous mettrez à table, ce soir, sur le pont de
VAtalante, nous nous sourirons, n'est-ce pas, avec
une complicité bien à nous... et qui durera !..
Allons... Achevez de rêver... je connais ça 1
SCÈNE Vï
THYRA, seule, puis LIGNIERES
Quelques instants après, dès qu'on entend démarrer
la voiture, Lignières débouche du sentier.
LIGNIERES
Je guettais !... J'entends que la voiture s'est
mise en marche... Vous voyez, j'ai fait un détour,
j'ai pu revenir aisément, mais je ne promets pas
que l'attention de Philippe n'ait été éveillée...
(Avec intention.) D'ailleurs, c'est bien ce que vous
désirez ?
THYRA
Qu'avez-vous dit pour expliquer votre retour ?
ACTE TROISIÈME ai5
LIGNIÈRES
J'ai prétendu que j'avais laissé tomber de ma
poche un journal français... Tous ont paru y
croire, sauf votre ami, je pense...
THYRA
Il a peut-être compris, mais il ne se dérangera
pas pour cela, soyez-en sûr.
LIGNIÈRES
On dirait que cela vous contrarie... Ce n'est
pourtant pas une provocation, un duel, que vous
cherchez ! Alors ? Pour que vous me demandiez
d'être, non sans danger, à vos côtés, en ce mo-
ment, il faut qu'il y ait une raison. Expliquez-
moi à quoi vous sert ma présence, en ce moment.
THYRA, avec tout à coup une sombre énergie.
Je veux profiter du hasard de votre rencontre,
après deux ans d'absence. Elle sera justement
l'occasion qui va m'éclairer, me faire connaître
où nous en sommes de notre amour. Je saurai
bien ce qu'il y a sous son attitude glacée et, der-
rière l'homme, je démasquerai l'amant. Voilà
pourquoi je ne vous lâche pas, aujourd'hui, mon
petit Lignières... ne vous en déplaise !
LIGNIÈRES
Soit, je me prête et même je m'offre avec crâne-
rie à cette épreuve.
THYRA
Mais ce sera pour plus tard, ce soir, sur le pont
du yacht, ou demain... Voyez, il ne vient nulle-
ment, il ne s'est pas soucié de votre retour !...
N'attendons pas plus longtemps... J'en suis pour
mes frais d'énergie... et, chemin faisant, nous...
10
ai6 LE PHALÈNE
LIGNIÈRES
Vous VOUS trompez.
On entend un bruit de pas sur les herbes sèches. Phi-
lippe, la casquette de yachtman sous le bras, une
cigarette aux lèvres, apparaît. Thyra ne peut ré-
primer une expression de joie.
SCENE VII
Les Mêmes, PHILIPPE
PHILIPPE
Oh ! ne vous dérangez pas, je vous en prie 1
Je n'ai nullement l'intention de troubler ce ren-
dez-vous. LIGNIÈRES
Mais, Monsieur, il n'y a pas, croyez-le, de ren-
dez-vous suspect...
PHILIPPE, élégant et dédaigneux.
Je VOUS en prie !... Si je suis revenu, c'est par
pure formalité, et, une fois que je vous aurai dit,
Monsieur, que je ne suis pas dupe... que ma clair-
Voyimce remonte au jour où vous avez suivi votre
gracieux Télémaque en des endroits de plaisir...
je n'aurai plus qu'à retourner auprès de ces
dames... Je suis rarement ridicule... du moins je
le crois ; il m'eût été pénible de vous faire penser
que je pouvais l'être. Simple nuance !... Mainte-
nant que je l'ai fixée, en souriant, croyez que je me
déclare enchanté de vous avoir ce soir à dî-
ner. Vou« êtes placé à côté de cette charmante
comtesse Stéphanie. La pla<5e vous convient-
elle ?
LIGNlèuES
Je ne laisserai point passer l'occasion que vous
ACTE TROISIEME 217
me fournissez de m'expliquer. J'accompagnais,
le soir dont vous parlez, Mademoiselle de Marliew
et je n'avais pas la garde de sa personne. Je ne
l'aurais acceptée à aucun titre, ni d'ami, ni de
confident. Si j'ai péché par imprudence ou légèreté,
admettons, j'ai pu le regretter depuis et souvent,
mais de cela j'assume toute la responsabilité. Et,
maintenant encore. Monsieur, je suis prêt, si vous
Je jugez bon, à vous rendre raison .
PHILIPPE
Il ne s'agit pas de cela. Monsieur. Vous vous
égarez 1 Gomment, je vous le demande, devrait-
on qualifier deux hommes qui se permettraient
de compromettre aussi étrangement une per-
sonne qui a droit à tout notre respect. Et si
Thyra n'avait pas cru devoir donner à votre
rencontre je ne sais quelle apparence de mystère
ou de complicité...
THYRA, après avoir fait de loin, à Lignières,
signe de se taire.
Oh ! je vous en prie... évitez ces mots-là...
PHILIPPE, vivement.
Pardon, ma chère amie. J'insiste... Depuis ce
matin, on dirait que vous avez plaisir à nous
mettre tous deux, Monsieur et moi, en fâcheuse
posture... Vous attisez le feu 1... Si c'est un jeu,
avouez qu'il n'a pas réussi.
THYRA
Vous savez fort bien que je n'ai nulle envie de
jouer avec ce feu-là !... Ce rendez-vous avait
d'autres raisons.
PHILIPPE, ironique.
Eh bien, vous l'entendez. Monsieur... Quand bien
même ce rendez-vous serait dû à une sympathie,
ai8 LE PHALÈNE
une sympathie naturelle, je ne m'en formaliserais
pas... et...
THYRA, V interrompant.
Vous dites ? Répétez cette insinuation ! Répé
tez ces paroles que vous savez mensongères !
Vous avez osé dire une sympathie...
PHILIPPE
Tout doux I du calme, Thyra... pas de scène...
THYRA
Allons, ne tâchez pas de lui faire croire sour-
noisement que vous êtes ici par jalousie ! Car
cela n'est pas, vous n'êtes pas jaloux du tout,
Philippe 1
PHILIPPE
C'est exactement ce que je viens de vous dire»
THYRA
Et qui n'est que trop vrai ! Vous ne prononcez
que des paroles mesurées, dédaigneuses 1 Vous
tenez à me diminuer ici, devant lui, par orgueil,
par respect humain !... Pas un cri de colère ou de
ressentiment n'est sorti de vous, Philippe ! Et
c'est un indice terrible, voyez-vous !
PHILIPPE
Faudra-t-il vous rappeler que, tout à l'heure,
je vous ai dit vertement, et ici même, que je
trouvais Tacceptation de nous faire rencontrer à
bord du Cydnus^ Monsieur et moi, tout à fait
déplacée ?... Ne vous ai-je pas témoigné ma
olère ?...
THYRA
Allons, Philippe, soyez sincère !... Votre amour-
propre seul s'est cabré un moment ! Le plaisir de
passer quelques jours avec votre charmante cou-
. sine, en tête à tête, vous a subitement calmé.
ACTE TROISIÈME aig
PHILIPPE, à bout de patience.
Entendu, ma chère, n'insistez pas. Nous res-
terons, comme je le souhaitais, chacun chex
nous, et à nos bords respectifs... Je joue ici un
jeu de dupe... et je vois trop où vous voulez m'en-
traîner ! Excusez, Monsieur, le ton outré que pre-
nait cette conversation, et, encore une fois, à
tout à l'heure !... Smoking... le dîner sur le pont...
// va se retirer.
THYRA
Non, non, ne pars pas, Philippe ! Maintenant
que tu es revenu, ne me fais pas cette insulte !...
Prends-moi le bras... Descendons ensemble-
PHILIPPE
Vous n'y pensez pas !... Gomment notre retour
serait-il commenté I Je vous conjure de réflé-
chir à ce qu'on penserait si j'avais l'air de vous
ramener de force et d'être venu vous chercher.
Vous créez volontairement une situation équi-
voque, supportez-la et ne la compliquez pas,
jusqu'à nous rendre ridicules.
// est sur le point de partir.
THYRA
Prends garde ! Ne pars pas sans moi. Je te
conseille de mesurer l'insulte que tu me ferais
maintenant que tu es revenu, en me laissant ici...
J'en rougis de honte !
PHILIPPE
Pourquoi donc ? Vous donnez un rendez- vous
à l'un de vos amis. Agissez comme vous l'auriez
fait si je n'étais pas remonté. Nous nous retrou-
verons en bas pour le dîner. Je n'ai que le temps
aao LE PHALENE
d'aller rejoindre nos amis et d'aller passer mon
smoVing...
Tout cela a été dit précipitamment, presque à voix
basse.
LIGNIÈRES, rompant les chiens.
Mais qu'à cela ne tienne, Thyra !... Il est tard,
la nuit tombe ! Permettez-moi de vous reconduire
jusqu'à la passerelle de VAtalante.
Il va à elle et lui offre cavalièrement le bras,
THYRA
Un moment, Lignières... S'il te reste, Philippe,
un atome d'amour... s'il...
PHILIPPE
Non I Je ne répondrai pas devant Monsieur,
je vous en avertis !
THYRA, lui barrant la route.
Et pourquoi donc ?... Au contraire !... C'est
le seul témoin devant qui nous puissions par-
ler, le seul au monde qui puisse comprendre lo
sens de nos paroles.
PHILIPPE, les bras croisés,
INon, ie ne répondrai pas.
THYRA
11 connaît la raison, lui, qui fait que notre
amour était empoisonné à sa source d'une im-
possible rancune !...
PHILIPPE
Quel passé tenez-vous à réveiller ?..,
THYRA
Je vous l'avais dit, je vous l'avais prophétisé,
jamais vous n'avez oublié cette chose ! Dés le
soir où tu m'as prise, Philippe, tu t'es vengé
de l'amour par l'amour ; comme on assouvit
ACTE TROISIÈME aai
une vengeance.. Aprf's, tu as cru efTacer, mais
nous avons eu beau nous jeter dans la volupté,
nous griser de nous-mêmes et de sensations,
j'avais le pressentiment de notre folie, je savais
que je ne ferais qu'attiser ta désillusion et que nous
épuiserions le désir, sans jamais retrouver l'a-
mour... Aujourd'hui, nous en sommes là ! Il y a
en toi de la fatigue et de l'indilîérence... Tu es
las de ta maîtresse, Philippe î... Nous ne pou-
vons plus mordre à des fruits qui nous ont donné
tout leur suc ! A deux, nous sommes arrivés à
je ne sais quelle basse satiété I Kt tout doit être
écrasé en moi, l'orgueil et l'amour I
LIGNIÈRES
Thyra, je vous en supplie !...
PHILIPPE
Calme/, calmez votre esprit exalté et ne don-
nez pas à celui qui nous juge ici, et bien raailgré
moi, l'impression que v^ous êtes restée l'excessive
enfant qu'il a connue... et qui jouait dangereuse-
ment avec la vie.
THYRA
Ah ! je tremble !... Je tremble de ^os mots,
Philippe... Excessive, exaltée !... Ah ! vous me
reprochez mon exaltation I... Dans ce cas, tant pis,
qu'il le sache ! Voulez-vous que je vous dise
alors la raison atroce de votre froideur à vous, de
la reprise que vous faites de vous-même, jour à
jour ?
PHILIPPE
C'est-à-dire ?... Osez toute votre pensée...
THYRA
Oh ! Oh ! Philippe, ne me forcez pas à la dire 1...
aaa LE PHALÈNE
PHILIPPE
Maintenant je vous l'ordonne !...
THYRA
Oh !... Philippe !... Oh ! Philippe !... J'ai vu
petit à petit, à mesure que le mal monte en moi,
votre bouche se détourner de moi. Et c'est bien
la pire des épouvantes que de voir naître cette
peur sur les lèvres de l'aimé !...
PHILIPPE
Mais vous êtes simplement monstrueuse, savez-
vous bien !
LIGNIÈRES
J'ai peur de comprendre à mon tour... A quel
mal obscur fait- elle allusion ?
PHILIPPE
Ne l'écoutez pas !... Elle divague !...
THYRA
Eh bien, oui, Lignières, oui, je suis perdue'!...
Ce n'est plus qu'une affaire de temps !
LIGNIÈRES
Thyra !... Que dites-vous là ?
THYRA
Et, à mesure que ce temps approche, sa crainte
augmente I
PHILIPPE
Ah !... Je m'insurge, cette fois I Vous n'êtes
plus maîtresse d'un cerveau fiévreux...
THYRA.
Non, Philippe, il ne ment pas, ce mouvement
de la bouche qui glisse, qui cherche à mettre l'es-
pace entre les lèvres... Tout cela n'échappe pa*
à mon désespoir ! Et tu m'aimes peut-être encore
pourtant, c'est vrai, et je te fais pitié, c'est vrai...
ACTE TROISIÈME 2a3^
Un soir, j'ai trouvé dans votre buvard une lettre
commencée, une lettre à un vieux parent, in-
quiète, agitée ; vous lui demandiez, à lui qui avait
connu vos antécédents, s'il n'y avait pas trace
de phtisique dans votre famille...
LIGNIÈRES
Phtisique !
PHILIPPE
Elle ne sait plus que délirer, vous voyez bien.
THYRA
Allons, Philippe ce proteste pas 1 Tu fais tous
tes loyaux efforts pour te surmonter... Mais je
suis celle qui contamine ! Nous y voilà donc, Phi-
lippe... Je l'ai enfin votre détestable pitié... De-
main, quand les heures terribles viendront, j'au-
rai peut-être votre dégoût, je verrai votre envi©
saine de respirer ailleurs, de fuir...
LIGNIÈRES
Assez, par grâce, mon amie... ne vous animez
pas ainsi à plaisir I Epargnez-vous tous deux.
THYRA
Oh l maintenant, qu'est-ce que je risque ? Je
te le crie, Philippe : une affection passerait dans
ma vie, je ne vais pas jusqu'à croire que tu en
serais heureux, mais tu fermerais les yeux in-
consciemment, dans l'espoir que quelque chose
de plus fort que ta volonté me prît à toi. Je
le sais, tu formes des projets qui dépassent le
terme de mon existence.
PHILIPPE
Ah ! l'abomination de ce que j'entends 1...
Quelle injuste clameur sort de vous tout à coup I
Vous vous trompez ! Je suis prêt à continuer,
Thyra ! Je vous aime toujours. N'ai-je pas suivi
334 LE PHALÈNE
à la lettre notre pacte et notre programme ?
Rappelez-vous vos propres mots : « Un suicide
à deux, un suicide de joie et d'amour !... » Eh
bien, allons plus avant encore !... je suis prêt !...
THYRA
Peine perdue ! Le suicide pour un seul, oui !...
Alors que je me consume, la vie entre en vous à
pleins flots... Vous n'avez rien à redouter de moi,
allez 1 je réponds de vous ! Il se passe ceci que je
suscite la joie, le plaisir, la volupté, toutes les
richesses de la vie , je les ai appelées... nous nous
les sommes payées... et c'est vous seul qui en
profitez !
LIGNIERES
Ne départagez pas votre bonheur I
PHILIPPE
L'heure des comptes serait-elle venue !
THYRA
Sache-le, Philippe, le plaisir, la joie, la volupté
n'ont pas le même sens pour ceux qui vont mou-
rir ou pour ceux qui restent !... Sache que c'a
été chez moi sans cesse une volupté triste, tou-
jours terrifiée. Pour toi l'heure de vivre com-
mence. Chaque volupté, chaque plaisir, t'ont fait
plus conscient, plus dispos, plus apte à la vie.
Moi, ils me laissent plus morte, plus désespérée 1
PHILIPPE
Nous y voilà !...
THYRA
De ce suicide-h\, vous sortez vainqueur. Ah I
l'atroce course à deux que la nôtre !... Atalante,
Atalante, comme dit l'inscription de votre bateau.
Oui, Atalante éperdue, et qui vous a laissé tous
les fruits d'or qu'elle n'a pas ramassés pour ellel...
ACTE TROISIÈME aaS
PHILIPPE
Oh 1 Thyra ! Quelle tristesse ! Voilà que,comme
les malades aigris, vous jalousez la vie de ceux qui
vous entourent et vous chérissent!... Un jour, vous
nous reprocherez à tous l'air que nous respirons.
THYRA
Non... vous savez bien que vous mentez, que
ce que vous dites est faux !
PHILIPPE
Je suis effondré devant une pareille accusatrice.
Voilà à quelle scène elle voulait vous faire assis-
ter, Monsieur !... Elle l'a obtenue, et se venge !
LIGNIÈRES
Ne craignez rien 1 Je ne suis plus un témoin ;
je me sens, tout à coup, votre ami à tous deux,
un ami désolé, qui voudrait vous venir en aide...
PHILIPPE
A ce soir, Thyra!
THYRA, scandalisée.
Philippe, ne pars pas ! Je te le défends I...
PHILIPPE
J'en ai trop entendu !
LIGNIÈRES, la retenant par le bras.
Thyra, je vous en supplie, calmez-vous...
On entend des appels à nouveau, au bas de la coUint.
PHILIPPE
Ecoutez, nos amis m'appellent. Ecoutez, leurs cris
et leurs voix se rapprochent ; ils montent à ma
recherche... un moment encore et ils seront ici...
LIGNIÈRES, à Thyra.
En effet, Thyra.Il a raison! Il faut qu'il parte 1...
THYRA
Moi aussi, je t'appelle, Philippe ! Phihppe I
aa6 LE PHALENE
(Philippe disparaît en courant pendant que Lignières
s'adresse à lui et lui dit de loin : « Je la ramène.. iV«
craignez rien. » Thyra en profite pour s'élancer à tracera
les rochers et, comme on entend en bas : « Eh \ Hop 1
Eh ! Hop ! », elle crie à son tour, du haut d'un rocher.)
Philippe 1 Reviens, Philippe... ne me défie pas...
Elle reste penchée en avant, presque suspendue au-
dessus de Vabime. A cet instant. Madame de Mar-
liew surgit derrière les amandiers.
SCÈNE VIII
THYRA, LIGNIERES
MADAME DE MARLIEW
MADAME DE MARLIEW, à Lignières.
Monsieur, Monsieur, je vous en prie... je ne sais
pas ce qu'elle est capable de faire ! Thyra, re-
garde-moi I (Lignières s'est élancé.) je t'en supplie...
je suis restée... j'avais peur... Ecoute, tu n'es pas
raisonnable, vraiment... Ne me fais pas de cha-
grin... Il ne faut pas me faire de chagrin, ni
jouer à m'effrayer... je suis si vieille maintenant.
Ne te penche pas ainsi !... Mon Dieu, je ne sais
plus ce que je dis !... (A ce moment, Lignières a tiré
brusquement Thyra en arrière, il la maintient dans ses
bras, presque en la portant, et la ramène au premier
plan. Madame de Marliew saisit les mains dt Thyra et
Fembrasse. Thyra est immobile, raidie. Quand Lignières
desserre son étreinte, elle s'appuie à la vieille ruine tom-
bale, où elle avait voulu faire s'allonger le chien. Ma-
dame de Marliew, bas, à Lignières.) Merci, Monsieur.
Laissez-nous seules, je la reconduirai.
LIGNIÈRES, bas.
Mais comment ferez-vous ? Sera-t-elle en état ?
ACTE TROISIEME aaj
MADAME DE MARLIEW
La voiture a l'ordre de revenir me prendre ;
dans un quart d'heure, elle sera ici ; ne vous in-
quiétez pas ; Prévenez qu'on se mette à table.
Elles restent seules.
SCENE IX
THYRA, MADAME DE MARLIEW
MADAME DE MARLIEW
Thyra, n'entends-tu pas, ma chérie ?
THYRA, un peu égarée,
comme si elle voulait reprendre pied.
Comment se fait-il que tu sois là ? Tu n'es
donc pas descendue avec elles ?
MADAME DE MARLIEW
J'ai bien senti qu'il allait se passer quelque
chose de grave... Je ne voulais pas m'éloigner de
toi... J'ai guetté... mais la voiture va venir nous
reprendre. Tu vois, j'ai même un manteau pour toi.
THYRA
Mais alors, tu as entendu ?... là... tu viens d'en-
tendre ?
MADAME DE MARLIEW
Tout.
THYRA, avec effroi.
Tu as entendu ce que j'ai dit de moi ?
MADAME DE MARLIEW, grave et simple.
Oui, Thyra.
THYRA
De ma santé, de...
Elle s'arrête.
uqS le PHALENE
MADAME DE MARLIEW
Oui, mon enfant.
THYRA, la regarde fixement, puis, tout à coup,
elle pousse un gémissement.
Ah I tu savais, tu le savais !
MADAME DE MARLIEW
J'ai toujours su !...
THYRA
Et tu n'osais pas me le dire, et tu me le cachais ?
MADAME DE MARLIEW
Et toi aussi, ma chérie, tu te cachais de moi-
Philippe nous avait bien gardé le secret !
THYRA
Et nous vivions dans ce mensonge !... Quelles
folles nous étions de nous imaginer que l'autre
ne savait pas I... Comme si c'était possible !...
Mamita !...
MADAME DE MARLIEW, la serrant tendrement
dans ses bras.
Mais ce n'est rien ! Je viens de t'entendre... Tu
t'exagères aussi !... Ce n'est rien ! Tu dois gué-
rir... Je le sais... on me l'a dit dernièrement en-
core... Oh ! vois-tu, c'est un bienfait que cet
affreux silence qui était ertre nous n'existe plus !
THYUA, cdlinement pressée contre elle.
Ah 1 que c'est bon de te retrouver tout à coup...
(Puis elle gémit.) Mère, mère, pourquoi m'avoir
donné la vie, si tu devais me donner la mort I
MADAME DE MARLIEW
Oh ! quel trop juste reproche 1... Je n'en sais
rien, moi... Que veux-tu ? c'est la fatalité !... Ton
père était bien portant... Ah ! si je t'avais soi-
gnée aussi, au lieu de te laisser vivre à ta guise...
ACTE TROISIÈME 229
Enfin, je te reprends, maintenant, moi ! Je serai
là, toujours... Que tu le veuilles ou non, je ne te
quitte plus...
THYRA
Oui, reprends la petite fille dans tes bras...
Redonne-moi ma première place dans tes coudes ;
la place qui m'a bercée et qui me bercera encore
au dernier moment... Mère chérie, toi, d'où tout
vient et où tout retourne !... Ah ! je ne me rappe-
lais pas que c'était si bon! Maman! Mamita
Mamital Calme-toi, j'ai tant de chagrin 1 Ah !
si tu savais ce que j'ai pu avoir de chagrin !...
Je te raconterai tout... comment j'ai découvert...
Mon Dieu ! qu'il est doux d'avoir encore sa mère
quand l'ombre monte !... Non, non, ne pleure pas
ainsi, ne te désole pas et serre-moi fort.
MADAME DE MARLIEW
Si fort que maintenant plus rien ne pourra t' ar-
racher de moi.
THYRA, comme une enfant modèle maintenant.
Je suis petite, hein ?... Regarde ce que c'est que
le hasard ?... Nous sommes toutes deux seules
dans une prairie et tu me berces sur une tombe...
Tu te souviens, quand j'étais toute petite et que
je voulais être bercée près de la grande albia qui
sentait le sapin frais.. Tu avais peur pour moi de
la neige... déjà I... et Vladu passait avec ses bre-
bis, les bufles et le chien Hotzu, si maigre, qui me
mettait la buée de son museau près de la joue...
C'est loin... Tu vois, ce sera pareil... tu seras la,
plus tard pour m'empêcher de pleurer ?... Va 1
mère,imprime à la tombe le rythme des berceaux-
Plus 'que nous deux, comme autrefois!... Je ne
veux plus que cette douceur que je retrouve...
Chante, comme autrefois, mama doïca... en ber-
»3i> LE PHALÈNE
çant... j'aimerai me souvenir de ta voix d'aiors...
quand tu chantais...
MADAME DE MARLIEW
Ma chérie, ma chérie, que me demandes-tu là !...
THYRA
Fais l'effort, calme-moi, comme autrefois lors-
que j'avais du mal... dans le jardin... Nani-Nani,
Marna... Dieu qu'il était maigre, le chien Hotzu !...
Tu té souviens ? Chante !...
MADAME DE MARLIEW
Mes vieilles lèvres ne savent plus ta chanson»
mon enfant...
THYRA
Force-toi ! Pour me faire souvenir, doïca... Rap-
prends... Comment était-ce donc? Rapprends...
MADAME DE MARLIEW, brisée.
Je ne peux pas.!...
THYRA, les yeux clos, et donnant aux bras de sa mère
le mouçement des berceuses.
Mais si, mais si, essaie... Berce... avant qu'il
neige dans le jardin... berce toujours...
MADAME DE MARLIEW, avec une vieille
grosse voix qui pleure.
Nani, nani... puiu mami !
Elle chantonne ainsi les premiers mots de ces chan-
sons qui, dans tous les pays du monde, veulent
dire : « Dodo, Venfant do... » pendant qu'on en-
tend les grelots de la voiture qui remonte et que, de
loin, un voiturier crie à travers les branches.
LE VOITURIER
Il est tard... On fait dire à ces dames... qu'il est
temps de rentrer...
RIDEAU
ACTE QUATRIÈME
A Paris. La scène représente la salle à manger des
Marliew. Un grand dallage blanc, colonnes bleues, don-
nant sur une galerie. La salle à manger n est séparée
de cette galerie que par une large tapisserie noir et or
qui glisse à l'antique, entre les colonnes. Quand la
tapisserie est tirée on voit la galerie jaune safran,
avec sa fontaine et des orangers en caisses. A gauche,
une grande grille vénitienne, comme une grille de cha-
pelle, sépare la salle à manger d'une sorte d'oratoire assez
sombre où brûlent deux lampes de mosquée de couleur
pourpre. De l'autre côté, à droite, une vasque, surmontant
avec des dalles plates. Au milieu de la scène, la grande
table de salle à manger, disposée comme celle de la Gène
de Léonard de Vinci : les convives sont vus face au pu-
blic et de profil. L'espace libre compris entre les deux
côtés de la table est rempli par une sorte de divan bas
tout d'argent, sur lequel Thyra a l'habitude de s'étendre
après dîner. La table est recouverte d'une nappe, violet
et or, sur laquelle sont jetées des guipures. Vaisselle
d'argent, hanaps. Tout cela au goût du jour, ultra-mo-
derne, avec en plus un relent gréco-byzantin qui sent
nettement la métèque. Les convives sont Thyra, Allé-
gra, Lepage, Artachefï, Osterwood, le poète Corneau
et un jeune Danois d'une vingtaine d'années, Monsieur
Austersen. Ils sont assis sur des sièges de forme curule.
Au centre est une cathèdre vide dominant tous les
autres sièges. Cette cathèdre, inoccupée, est toute parée
de fleurs. Des roses éparses sont jetées sur le dallage ;
des coussins de pieds et des peaux de panthère. A gauche
de la table, un grand trépied brûle-parfum. Au fond,
dans un coin, une biche en bronze pompéien. Au lever
du rideau, les deux domestiques nègres, costumés, et
un boy indien, tout de blanc vêtu, deux modèles aussi
travestis en esclaves grecs et couronnés de cytises, se
mêlent à des maîtres d'hôtel corrects et en habit. Sur les
dalles, à droite, au pied de la vasque, les musiciens tchè-
ques font entendre leurs musiques. Près de la grande
2'32 LE PHALENE
grille, deux grands flambeaux de cire jaune allumés.
Allégra porte une dalmatique. Thyra une tunique tur-
quoise et corail. Les hommes en habit.
SCENE PREMIERE
THYRA, ALLEGRA, LEPAGE,
OSTERWOOD, ARTAGHEFF, GORNEAU,
AUSTERSEN.
Au lever du rideau, pendant qu'on sert les derniers
plats du diner, Allégra achève une danse.
LEPAGE, s'' adressant au serviteur habillé à la grecque.
Qu'est-ce que je bois, bougre d'asticot !...
C'est très beau d'être servi dans du venise mais
je voudrais savoir si c'est du bourgogne ou du
bordeaux !.,.
Allégra a terminé sa danse. On V applaudit discrète-
ment.
ARTAGHEFF
Elle est admirable !
OSTERWOOD
Elle est au moins intéressante !
LEPAGE, maugréant.
C'est l'abbaye de Thélème, en un peu mieux I
ARTAGHEFF
Quelle horreur I... Saignez-le I...
GORNEAU
Donnez-moi une orange que je lapide ce sculp-
teur 1...
LEPAGE
Eh bien, mettons que c'est de l'Aima Tadema
et n'en parlons plus...
ACTE QUATRIÈME ai 3
OSTERWOOD, à Allégra.
Vous dansez comme les glycines savent dan-
ser, dans le crépuscule !
Allégra dit quelques mots en anglais à V orchestre qui
se retire dans la galerie.
THYRA
Tout à l'heure, vous aurez quelque chose de
mieux encore que des danses...
OSTERWOOD
Quoi donc ?... Pour achever le banquet pla-
tonicien... Du sang sur ces dalles de marbre ?
THYRA
Vous verrez... une entrée amusante de masques
blancs, à minuit juste.
CORNEAU
En tout cas, les danses naissent d'elles-mêmes
de ces pavés roses et blancs. Le tout a le ton des
mosaïques d'Herculanum bleu lapis, jaune de
crocus...
ARTACHEFF
Et il y a bien cinquante louis de roses par terre i
OSTERWOOD
Les roses de Paestum !
THYRA
De Lachaume, simplement !
CORNEAU
Vous n'êtes plus en Sicile, mais on dirait un
peu les Thesmophories, un soir où, dehors, la
îyne serait de miel... et nous sommes boulevard
Berthier, la lune luit sur les fortifs, les bas-
tions...
LEPAGE
Les écailles d'huîtres, les vieux journaux... les
poubelles municipales...
234 LE PHALÈNE
ARTACHEFF
Vous avez rénové l'art du décor... pour la
femme... Il ne manque ici qu'Isadora, pieds nus...
LEPAGE
C'est ça ! c'est ça !... il y est... C'a l'air d'un
rêve après ballet russe, un rêve qui serait passé par
Munich pour finir chez une grande dame sud-
américaine... C'est une salie à manger pour riche
professor allemand, ivre de modernisme, et dont
la femme, Israélite wurtembergeoise...
CORNEAU
Assez !... assez !... Il est saoul !... qu'on le
lapide !
OSTERWOOD
Ou qu'on le mette en croix. Il ferait bien avec
les basques flottantes de son trop large habit.
ALLÉGRA
Il blague... mais il est si gentil tout de même,
ce cher Lepage...
THYRA
Et puis il a raison, c'est si difficile pour une
étrangère de ne pas être trop poétique... Il y a
toujours eu trop d'Orient dans notre affaire.
CORNEAU
Jamais trop d'Orient ! N'est-ce pas, Monsieur
du Nord, monsieur... (Il désigne le Danois.) Com-
ment s'appelle-t-il ?
THYRA
Austersen... Il comprend, mais ne sait dire que
quelques mots de français.
AUSTERSEN
Orient... plus beau.
ACTE QUATRIÈME a35
OSTERWWOD
Cette soirée me rappelle surtout le» soiréôs de
VAtcUante.
ARTACHEFF
Ah ! c'est vrai, vous avez vu le yacht, vous !...
ALLÉGRA
Et Monsieur Austersen aussi, que nous avons
rencontré en Egypte... Quant à Monsieur Oster-
wood, nous l'avons connu en Sicile, avec la prin-
cesse Eléonore...
THYRA
Et puis, six mois après encore, sur une plage
de l'Adriatique, mais alors il était tout seul.
LEPAGE
Qu'est devenue au juste cette reine neurasthé-
nique et fantomale ?
THYRA
Ne lui en parlez pas... Il en souffre encore.
OSTERWOOD
La grande âme a fini comme elle devait finir...
au monastère... Elle vit au milieu de religieuses
dans un couvent italien !
THYRA
Oh ! comme je pense souvent à elle I
OSTERWOOD
Et moi je peux dire que mon âme est veuve
depuis qu'elle a pris cette décision. De temps en
temps elle me donne des nouvelles... L'autre jour,
elle m'a écrit qu'en pensant à notre voyage elle a
mis un pot de basilic à la fenêtre de sa cellule.
ARTACHEFP
Et votre yacht VAtalanU ?
a36 LE PHALÈNE
THYRA, froidement.
Mais il est toujours la propriété du prince de
Thyeste... je pense, du moins !
On fait signe à Artacheff de se taire. Un froid. Un
silence.
CORNEAU
Alors, vraiment, Thyra, vous nous quittez ?..
c'est affreux I
ARTACHEFF
Espérons encore, je ne veux pas croire à ca
départ î
THYRA
Si, si, mes amis, c'est le dîner d'adieu !...
CORNEAU
Mais enfin vous allez bien nous rester encore
huit ou dix jours ? Voyons !... Il y a le bal de
Monsieur Smiths, la première de Parsifal..,
THYRA
Du tout, mes amis. Tout est organisé, je vous
quitte demain. Et si je n'étais pas partie demain,
j'aurais reculé ce dîner jusqu'au jour même de
mon départ... La clôture, si vous voulez, de ma
vie de garçon !...
LEPAGE
Je n'ai plus faim r
CORNEAU
Attendez quelques jours au moins... Ce départ
si subit, pas annoncé, imprévu !...
THYRA
Ma mère a fermé les malles aujourd'hui, tous
les paquets sont faits. La pauvre femme est érein-
tée... c'est pour cela que vous ne la voyez pas ce
soir avec nous ; elle dort là-haut. Je vous deman-
derai môme la permission d'aller l'embrasser tout
4 l'heure.
ACTE QUATRIÈME aS?
ARTAGHEFF
Mais alors, que va devenir ce magnifique hôtel?
THYRA
J'ai idée que, dans quelque temps, il sera en
location... Hôtel à louer !
CORNEAU
Lugubre 1
THYRA
On devrait mettre le feu derrière soi en s'en
allant...
OSTERWOOD
Je suis capable de le faire, et en jouant du
théorbe !
ARTAGHEFF
Et que va devenir Paris sans vous ! Ça va être
du propre !
CORNEAU
Zut !... je vais m'enterrer à Versailles !...
// prend son assiette et va s^asseoir sur les marche».
THYRA
Ne boudez pas, Corneau !... Il est bien resté
près de trois ans, Paris, sans que j'y fusse mêlée...
et il ne s'en porte pas plus mal 1
CORNEAU
Mais, depuis six mois, vous vous étiez rattrapée
on suivait le sillon de votre astre partout 1 Et
où allez-vous, en somme ?
THYRA
Je vous l'ai dit... à Marosvar...
ARTAGHEFF
Le monastère de Tolstoï I
OSTERWOOD
Chut ! Pas ce nom ici... chez des païens !...
a38 LE PHALENE
CORNEAU
Vous nous reviendrez.
THYRA
Je ne crois pas !...
ARTACHEFF
Dans quelque temps, Paris vous manquera...
Vous vous souviendrez des amis et de ce que vous
avez laissé...
LEPAGE, frappant sur la table.
Et moi je vous dis qu'elle a raison I... Et pour
que je le dise, moi qui l'ai faite, cette petite, moi
qui ai eu le cœur navré de la voir mourir à la sculp-
ture, il faut que ce soit vrai !... Ah ! qu'elle s'en-
ferme là-bas, sans tout ce luxe néfaste, avec
quatre sous de glaise par jour, pendant quelques
années de travail acharné, il va sortir de ses mains,
et de son cœur ce que j'en attendais, quelque chose
d'épatant, d'humain, de saignant... Et quand
vous nous rapporterez un chef-d'œuvre, je ne
demande qu'à être encore là, pour vous embras-
ser sur les deux joues, nom de Dieu !...
THYRA
Faites-le toujours maintenant, Lepage.
LEPAGE
Bien volontiers.
Avec une émotion visible il lui plaque deux gros
baisers.
OSTERWOOD
Brisons nos coupes I...
CORNEAU
Je lève la mienne en votre honneur 1
TIIYRA
Merci, mes amis I
ACTE QUATRIÈME j^
CORNEAU
Voilà qu'il se fait tard, et l'invité mystériejx,
il n'arrive pas ?... Vous nous aviez promis lin-
vite.
OSTERWOOD
Il est onze heures du soir et la cathèdre est tou-
jours vide. Elle a invité un fantôme. Déjà ce
jeune, beau et muet Danois n'est pas sans
énigme...
LEPAGE
Vous nous aviez annoncé qu'il arriverait avant
le dessert.
THYRA
Il viendra I II viendra !
CORNEAU
Qui ça peut-il être ?
THYRA
Vous allez voir.
ARTACHEFF
Vous avez invité des gens après dîner, n'est-
ce pas ?
THYRA
Certainement. Vous avez déjà vu Lignières
tout à l'heure.
CORNEAU
Est-ce qu'il va revenir ?
THYRA
Mais, je crois bien. Il a assuré, en s'en allant,
qu'il avait deux ou trois rendez-vous importants,
ce soir, mais vous allez le revoir.
CORNEAU
On demande le nom de l'hôte mystérieux !...
Est-ce un homme ou une femme ?
11
^o LE PHALÈNE
ARTACHEFF
Ce ne peut être qu'une femme pour qu'on ait
paré ainsi la cathèdre.
j; THYRA
C'est peut-être parce qu'elle n'est pas encore
assez parée que l'invité n'arrive pas !... Allégra,
aide-moi à préparer mieux que cela la chaise de
mon voisin.
CORNEAU, voyant la draperie du fond écartée
par les domestiques.
Et, juste, en effet, le voilà !
On se retourne.
PLUSIEURS PERSONNES, à la fois.
Enfin !... Voyons !...
CORNEAU
Non 1 ce n'est que Lignières I
Entre Lignières.
LIGNIÈRES, entrant.
Ce n'est que moi !
A sa vue, Thyra, qui était distraite, absente, se ranime
et se précipite vers lui.
SCÈNE II
Les Mêmes, LIGNIERES
CORNEAU
Mais vous avez peut-être droit à la cathèdre ?...
Sait-on jamais I
LIGNIÈRES
Je me contenterai d'un tabouret 1
ALLÉGRA
Voulez-vous prendre quelque chose ?
ACTE QUATRIÈME a4i
LIGNIÈRES
Tout à l'heure... ne vous dérangez pas pour
moi.
THYRA, bas à Lignières.
Eh bien ?
LIGNIÈRES
Voulez-vous que nous passions à côté, je vous
donnerai la réponse ?
THYRA
Inutile ! (Elle s'adresse à tout le monde.) Comme
j'ai l'intention de renvoyer dans quelques ins-
tants cet orchestre tchèque dont vous devez avoir
assez, pour le remplacer par des musiciens ordi-
naires, voulez-vous qu'Allégra vous danse une
dernière fois une danse exotique ?
TOUT LE MONDE, dit.
Mais très volontiers !... Avec plaisir !...
THYRA, aux domestiques.
Ecartez la draperie du fond. (Allégra va à la ga-
lerie, les hommes se retournent et la suivent. Pendant
qu'elle danse dans la galerie, Thyra amène Lignières au
premier plan, près du divan.) Eh bien ? Vite ! vite !
LIGNIÈRES
Je l'ai vu, mais il a refusé de venir.
THYRA
Il a refusé !
LIGNIÈRES
Il m'a d'ailleurs reçu très correctement, au
milieu des malles et de paquets préparés...
THYRA
Alors, il part bien ce soir, c'était vrai ?
LIGNIÈRES
Dans une heure, à la gare de Lyon... Il a été
-^ LE PHALÈNE
très poli, correct, il m'a dit : « J'ai reçu les lettres
de Thyra... »
THYRA
Ah ! il avoue les avoir lues !...
LIGNIÈRES
Maintenant que le plus dur est fait, a-t-il ajouté,
depuis six mois nos cœurs ont pris l'habitude
d'être séparés, pourquoi ce nouvel adieu inutile?...
Plus tard nous nous retrouverons...
THYRA
Etc., etc.. Et vous lui avez tout dit ?
LIGNIÈRES
Tout 1 que vous partiez demain matin à votre
tour et pour toujours, que vous réintégriez votre
pays... Je lui ai dit que vous aviez attendu son
départ à lui, que vous teniez à faire coïncider
•cette disparition...
THYRA
Il n'a pas trahi d'émotion ?
LIGNIÈRES
Il paraissait être au courant de vos projets...
Il a ajouté : « Faites comprendre à ma pauvre
Thyra le sentiment de réserve qui m'empêche
d'accepter son étrange invitation... »
THYRA
Vous avez bien dit que j'y tenais par-dessus
toute chose ?
LIGNIÈRES
11 ne faut plus penser à cela, Thyra ! S'il vous
aimait encore, si peu que ce fût, après les paroles
que je viens de prononcer, il serait là... Vous-
même, pourquoi ce caprice ?
ACTE QUATRIÈME a43
THYRA
A la veille de l'éternité, car il va se marier et
moi je disparais, j'aurais voulu le revoir, lui par-
ler... une dernière fois !... Caprice, vous avez rai-
son ! Maintenant que les deux trains s'en vont
chacun de leur côté, alors le cœur chavire... Ah !
la mémoire du cœur 1
LIGNIÈRES
Cependant vous avez pu vivre six mois sans
lui...
THYRA
Parce que je me reposais de la fatigue de notre
amour, je me délassais dans l'indifférence des
autres avec une stupeur étourdie, mais si vous
aviez vu le fond...
LIGNIÈRES
Je l'ai vu... là-bas...
THYRA
C'est depuis lors, tenez, que le désaccord n'a
fait que s'agrandir. Une fureur insensée s'est
emparée de nous, nous étions acharnés à nous
détruire comme deux ennemis... Nous nous atta-
quions sans cesse même en nous aimant... Je l'ai
laissé partir... Mais maintenant, je veux le re-
voir, m'emplir une dernière fois les yeux de son
visage !... Et il viendra ! il viendra ce soir. Vous
entendez, il va venir... De cela, je suis sûre.
Ses yeux étincellent.
LIGNIÈRES
Ah 1 éternelle chimérique !
THYRA
Non, car je vais lui écrire les trois lignes déses-
a44 LE PHALÈNE
pérées, la lettre à laquelle on ne résiste pas...
Vous allez la lui porter, vous me rendrez encore
ce dernier service, mon petit Lignières, pauvre
compagnon de voyage... et il viendra !
LIGNIÈRES
Thyra !... Vous vous acharnez sur l'amour,
comme vous vous acharniez sur vos sculptures...
Et vous êtes ce soir si pâle, et vous toussez affreu-
sement...
THYRA
Venez vite dans ma chambre.
Ils se glissent, par une petite porte dans le fond.
SCENE III
OSTERWOOD, CORNEAU, LEPAGE
ARTAGHEFF, AUSTERSEN
OSTERWOOD, se retournant au bruit.
Notre hôtesse nous quitte.
CORNEAU
Avec Lignières.
LEPAGE, redescendant.
Hum !... Elle a l'air bien inquiet, vous ne trou-
vez pas ?... Ce va-et-vient de Lignières !... J'ai
idée que ce doit être à cause de l'invité mysté-
rieux...
OSTERWOOD
Le spectre qui va venir... avec un masque do
bronze ou de verre !
Les hommes se rapprochent peu à peu. Allégra a
fini de danser dans la galerie.
ACTE QUATRIEME 245
CORNEAU
Qui ça peut-il être ? A la fin, est-ce une blague
ou non ?
LEPAGE
Je ne sais pas... Je ne vois pas qui dans ses
relations...
AUSTERSEN
C'est peut-être...
LEPAGE
Qui ?..
AUSTERSEN
Le pr...
On lui fait signe de se taire.
CORNEAU
D'où revient-il, ce Danois !... Non, Monsieur. Ils
sont complètement brouillés... (Aux autres.) D'ail-
leurs, on m'a dit qu'il était retourné ces jours-ci
en Italie. Il épouse une archiduchesse autri-
chienne ou...
ARTACHEFF
Vous croyez à une séparation définitive, vous ?
CORNEAU, badin, potinier, aasis familièrement
sur la table.
Absolue 1... Quand on a vu ce ménage de près,
les derniers temps...
ARTACHEFF
Et vous. Monsieur Osterwood, vous les avez
connus en voyage. Avez-vous pu juger de leur
intimité ?
OSTERWOOD
Il y avait des jours calmes... (Les hommes sourient.)
On entendait des éclats de voix dans le yacht.
246 LE PHALÈNE
Le personnel était habitué... On se taisait en écou-
tant, comme on écoute rouler un orage...
ARTAGHEFF
Je le trouvais, d'ailleurs, lui, sec, hautain,
insupportable...
CORNEAU
Oui, c'est un bienfait... mais n'empêche que la
voilà qui fiche le camp ! Nous y sommes pour
quelque chose, d'ailleurs 1 Ah ! le lui avons-nous
assez débiné, son prince italien.
ARTACHEFF
Mais nous n'avons pas eu cette importance^
Corneau !...
CORNEAU, exprès, continuant.
Ah ! les amis !... C'est à nous toujours que l'on
doit la plupart des ruptures, la plupart des soli-
tudes I...
ARTACHEFF
Il est odieux, ce Corneau 1
OSTERWOOD
Il vous rend peut-être justice 1
LEPAGE
Noua connaissons le couplet 1 Rengaine ton
paradoxe, petit Corneau !..-
OSTERWOOD
Il n'y a de vreù que ce qui est paradoxal !
COUNEAU
No me conspuez pas ; vous savez que je dis la
vérité 1 La vue de l'amour triomphant nous agace,
nous le préférons instinctivement dans sa chute t
ACTE QUATRIÈME 247
OSTERWOOD
Pas si bête !... Regardez-vous en habit noir....
vous êtes les nécrophores de l'amour 1 (Se retour-
nant vers Austersen, qui, indifférent, fume sa cigarette,
appuyé à la table.) Sauf cet Eliacin de passage, bien
entendu, qui n'a pas l'air de bien savoir pour-
quoi il a été invité... (Mettant son monocle.) mais
qu'on redoute comme un rival mystérieux...
SCENE IV
Les Mêmes, THYRA
THYRA, vivement, écarte la draperie. On se tait.
Je VOUS demande pardon, je suis allée déposer
un baiser sur le front de ma mère... Me voici
toute à vous...
CORNEAU
Et Lignières ?
THYRA
Il va revenir 1 (A Allégra qui la suivait.) Veux-tu
arrêter toute musique, chérie, et qu'on ferme bien
la draperie... Que personne n'entre plus ici... (Al-
légra, sur un signe, disparaît. La draperie se referme sui
elle.) Approchez !...
ARTACHEFF ET LEPAGE
Qu'y a-t-il ?
THYRA, s''asseyant sur l'angle de la table.
Vous pensez que je vous ai réunis familière-
ment, mais un peu au hasard ?... Mes amis, il y
a des raisons profondes à cette réunion... J'ai
voulu, le soir de mon adieu, avoir devant mes.
a48 LE PHALENE
yeux les êtres qui, à un titre quelconque, ont eu
une importance... spéciale... dans ma vie...
CORNEAU
Mais il me semble que...
THYRA., vivement.
Oui... Je possède, pensez-vous, des amis plus
proches... c'est vrai, vous n'êtes pas les seuls qui
devriez vous trouver ici ce soir, il manque à l'ap-
pel cinq ou six personnes, il m'a été impossible
de les réunir... mais c'est assez que vous soyez
là... J'ai fait venir Osterwood de Londres ; Mon-
sieur Austersen était de passage à Paris... Je
désire que vous sachiez, chacun, pourquoi vous
avez eu, ne fût-ce qu'un moment, cette part de
moi-même ; il était plaisant que je vous en fisse
J'aveu... Vous vous taisez ?
Elle sourit.
CORNEAU
Nous sommes flattés...
LEPAGE
Nous sommes touchés...
OSTERWOOD
Dirai je même que nous sommes intimidés...
ARTACHEFF
Un peu confus...
LEPAGE
Après un pareil préliminaire, il n'y a plus qu'à
.attendre.
THYRA
Mais vous ne voudriez tout de même pas m'en-
tendre vanter vos mérites aux uns et aux
autres, à voix haute.
ACTE QUATRIÈME 249
CORNEAU
Nous serions jaloux !
LEPAGE
Eh bien, à tour de rôle !
THYRA
Je ne veux pas vous confier cela solennelle-
ment... Fumez, parlez, laites comme si je n'étais
pas là... Cause/ surtout...
LBPAGE
Nous retournons dans la galerie... avec Allé-
gea...
OSTERWOOD
Est-ce qu'il y a une préséance... des numéros ?
THYRA
Vous êtes bête !... Non ! au hasard !... Tenez,
Corneau, venez par ici... Apportez-moi ma coupe
de fruits que je n'ai pas touchée.
CORNEAU, aux autres.
Je vais les rendre furieusement jaloux !...
OSTERWOOD, s'en allant en haussant les épaules.
Elle commence par ce qu'il y a de plus petit !
Ils remontent dans le fond. La tapisserie est poussée.
Ils s'écartent légèrement, et, pendant Vaparté de
Corneau, on les voit converser avec AlUgra qui
esquisse encore quelques pas exotiques.
CORNEAU
Je brûle d'impatience.
THYRA
Je vous connais depuis trois ans, je crois... Je
vou^ ai trouvé odieux, insupportable, poseur et
25o LE PHALENE
béLête comme tous les jeunes gens qui se décou-
vrent...
CORNEAU
On n'est pas plus aimable !... Si c'est pour cela
que vous m'avez pris dans un coin, je me con-
sole en disant : que vont prendre les autres ?
THYRA
Vous savez que vous êtes insupportable, je ne
vous révèle rien !... Or, vous rappelez-vous que
nous avons passé cinq à six jours ensemble
au château du Plessis, chez Madame de Caussay,
dans l'Oise ?...
CORNEAU
Oui, certainement 1
THYRA
Vous étiez bruyant, et tout le monde admirait
d'ailleurs votre jeune génie.
CORNEAU
Et même il me semble bien me rappeler, en
effet, que je ne vous étais pas très sympathique.
THYRA
Un soir, vers les six heures, vous étiez proba-
blement fatigué d'avoir trop parlé, de vous être
trop produit, d'avoir lancé trop de balles de ten-
nis, trop de mots cruels et, comme un enfant qui
s'est enivré, dans un réduit, à droite, près de l'es-
calier du château, vous vous étiez endormi tout
bonnement, tout simplement... Votre visage ne
portait plus la trace d'aucun effort, vous aviez
retrouvé, dans le sommeil, la grâce de l'enfance,
toute la simplicité, la pureté de la jeunesse. Vous
aviez l'air d'un page endormi... vous respiriez avec
do bons gros soupirs, un livre à la main, la tête
ACTE QUATRIÈME a5i
sur un coussin rouge. Pour un peu, je vous au-
rais baisé au front... Vous avez été peut-être mon
premier trouble véritable ! Et vous ne vous en
étiez jamais aperçu... C'est tout. Ce n'est pas
énorme... mais vous verrez, plus tard, quand vous
serez vieux, vous raconterez cette anecdote avec
un certain plaisir, après boire... (Portant la coupe
à sa bouche.) Oh ! comme ces fruits sont glacés I
vous ne vous en faites pas idée 1
CORN EAU, après un silence.
Thyra, je comprends comme vous voulez que
je comprenne. Je ne suis pas plus ému qu'il ne
faut... mais je n'ai pas envie non plus de gouail-
1er, de plastronner... J'ai écouté gravement une
belle histoire... en effet... Je l'enferme dans mon
souvenir... sans contrôler ce que cet aveu renferme
au juste d'authentique, de blagueur ou d'illusoire...
THYRA
Adieu... petit poète ! (Elle appelle.) Lepage !..
Lepage se retourne, au fond, puis s'approche. Elle
congédie du geste Corneau qui, en croisant Le-
page, fait tinter quelques pièces qu'il a prises dans
la poche de son gilet.
CORNEAU, à Lepage.
On liquide !... On liquide !... Passez à la caisse,
mon bon !...
THYRA, avec une voix tout autre, grave et sonnante.
Alors , c'est fini ?... Nous nous quittons, mon
doux maître...
LEPAGE, jetant son cigare sur les dalles
et l'écrasant du pied.
Et ce n'est pas gai 1
252 LE PHALENE
THYRA
Je VOUS dois toute la beauté qui m'a enivrée
près de cinq années...
LEPAGE
Bah ! Vous exagérez mon influence.
THYRA
Comme un sourcier, vous m'avez appris à trou-
ver de la beauté plastique partout... même dans
la mort.
LEPAGE
Je suis un vieux sculpteur qui ne sait pas tant
de choses ! Je m'estimerai content si, au soir de
ma vie, je puis dire que j'ai bien travaillé avec
ces deux grosses pattes que voilà... et que je vous
demande la permission de fourrer derrière mon
dos de peur peut-être que vous ne les voyiez
trembler !
THYRA, derrière lui, appuyée à la table, à voix basse.
Lepage, soyez sincère, m'avez-vous aimée ?
LEPAGE, se retourne.
Mais...
THYRA
Osez toute votre pensée, je veux savoir si vous
m'avez aimée... d'amour.
Un silence.
LEPAGE
Je ne vous en ai, en tout cas, jamais rien dit I
THYRA, avec une expression fière.
C'est encore plus beau ! Mon bon maître, vous
(ivcz été ma pensée la plus haute, la plus altière
et peut-être la plus fervente... ^^4 mi-voix encore. )Çl\i\
sait ? Si vous l'aviez voulu fortement, à une épo-
que de ma vie !...
ACTE QUATRIÈME 253
LEPAGE
Bah ! on croit cela !... On le croit... après...
quand ce n'est plus possible !
// essaie de sourire.
THYRA, s'animant.
Ah ! si j'avais pu être une artiste ! Au lieu de
ce... néant !,.. Lepage, continuez à travailler, à
faire de belles œuvres. C'est vous qui avez la
grande part... veinard...
Elle le dit avec un regret indicible, en tendant le poing.
LEPAGE, s'animant à son tour, d* enthousiasme ému.
Le fait est que je crois que jusqu'au dernier
souffle...
THYRA, se soulève sur la pointe de ses mules.
Jusqu'au dernier souffle !... Lepage, regardez-
moi bien... avec force...
Ils se regardent avec émotion tous les deux.
LEPAGE, se détache brusquement, dans un geste de
fureur bougonne et rustaude pour cacher ses larmes.
Ah ! les départs ! Bon Dieu !...
Il remonte avec les autres.
THYRA, se maîtrise et appelant bru mment.
Messieurs ! Il y a de la bonne aventure pour
tout le monde !
ARTACHEFF, de loin, dans la galerie,
en montrant Ostertvood e Austersen.
A qui de nous le ticket trois ?...
THYRA, riant.
Mais à vous, si- vous voulez... comme à la foire,
hein ? Et puis, vous êtes très gentils, nous avons
l'air de jouer une charade et vous êtes là, tous
q54 le phalène
sages, avec la complicité du silence... Vous êtes
tous des amours !
ARTACHEFF
Alors, ma bonne aventure.
THYRA
Oh ! vous, Artacheff, ce sera très court ! Mais,
descendez, vous aussi, Osterwood... Austersen...
C'est la distribution... On liquide !... Tenez, Ar-
tacheff, pour vous.
ARTACHEFF
Qu'est-ce que ces papiers ?
Elle lui tend une page écrite.
THYRA
Vous lirez... Deux pages de mon journal, du
journal qui paraîtra après ma mort... Allez lire
ça dans un coin... et gardez-le après... Il y a des
dates.*. Du quinze avril au vingt septembre
d'il y a deux ans, cette jeune écrivassière eut le
mauvais goût de penser tout à coup qu'un cer-
tain fils d'ambassadeur de Russie... Les jeunes
filles sont des sottes !... Vous, Messieurs, une
seconde, je vous prie... Un mot à dire à Allégra.
THYRA, à Allégra, pendant qu'on fume et bavarde
dans la galerie.
Tu as deviné, n'est-ce pas, que j'avais envoyé
Lignières chercher Philippe... J'ai écrit deux
pages désespérées, il a porté la lettre et Philippe
va venir.
ALLÉGRA
Qu'en sais-tu ?
THYRA
Si, si, il va venir I... J'en ai le pressentiment...
mes pressentiments ne me trompent pas... J'ai
ACTE QUATRIÈME 255
peur de ne pouvoir supporter l'émotion de le voir
entrer tout à coup... ici... sans être prévenue.
ALLÉGRA.
Eh bien, veux-tu que je te prévienne dès qu'il
arrivera ?
THYRA
C'est justement ce que j'allais te demander.
J'ai tout préparé, son entrée, les paroles que je
dirai, les gestes que je ferai...
ALLÉGRA
Ma pauvre Thyra ! Tu as l'air, ce soir, à bout
de souffle et de force.
THYRA
Non, non, ne me plains pas !... Tu vas guetter
à la porte, en bas.
ALLÉGRA
Mais oui.
THYRA
Tiens ! un signal... Dès que tu entendras la
voiture s'arrêter souâ la porte cochère, tourne
le bouton qui éteint la galerie... Quand je verrai
l'obscurité se faire dans la galerie, je compren-
drai qu'il est là... qu'il monte... qu'il...
ALLÉGRA
Convenu.
THYRA
Va vite, ma chérie !... Mon espoir n'est plus
que là !... Tu ne peux pas savoir ce qui est atta-
ché à cette venue ou à ce refus !... En sortant,
veux-tu faire signe à Osterwood d'approcher ?
(Allégra rit.) Ne ris pas, c'est si triste tout cela!
(En s'en allant, elle touche Osterwood à Vépaule, qui com-
prend, se détache du groupe et s'approche de Thyra.)
aôG LE PHALENE
Vous n'êtes pas étonné que je vous aie fait
venir de Londres tout exprès pour mes adieux?
OSTERWOOD
Je ne vous aurais pas pardonné de l'avoir ou-
blié... Je ne suis nullement étonné... mais trou-
blé... comme les autres.
THYRA
Non, pas comme les autres, Osterwood... Nous
avons voyagé quinze jours, passé quinze nuits
presque entières à deviser sur le pont du yacht...
vous, poète sanguin, grisé de whisky et de méta-
physique... Et moi, qu'étais-je alors ? Une
femme... mais quelle femme à ce moment-là...
en quête de sensations, cherchant à ressusciter
chaque matin le désir.
OSTERWOOD
Oui, nous avons été loin dans les aveux, et à
cause de cela proches l'un de l'autre... J'étais
heureux de découvrir cette artiste, à l'heure où
je perdais ma grande confidente, qui se retirait
déjà du monde et avait organisé en elle son mo-
nastère !... J'ai appelé vos confidences !... Vous
les avez faites à ce mauvais confesseur que je
suis, à ce vieux paradoxe errant et sans emploi...
THYRA
Pas toutes... Je vous ai avoué, en tout cas,
mes langueurs sensuelles, mon ardeur de vivre
jusqu'à mourir...
OSTERWOOD
Oui... Vous m'avez intéressé, passionné... J'ai
jalousé beaucoup même ce beau Danois à la
nuque de rustre... qui avait eu le bonheur do
vous troubler et que je retrouve aujourd'hui...
ACTE QUATRIÈME aS;
parmi nous... Sait-il maintenant, ce beau rustre,
qu'il eut l'honneur d'inspirer votre désir ?...
THYRA
Il est loin de s'en douter... Mais j'ai voulu
qu'il fût ici, à l'heure de la sincérité... Et puis,
ai-je désiré quelque chose sur la terre ?... Un
amour qui n'est plus... un idéal qui est mort...
Le reste, peuh !... Des rêves!.,. J'ai enfoncé les
ongles dans des rêves !...
OSTERWOOD
Les rêves sont la beauté suprême, lorsqu'ils
sont liés entre eux par l'idée et embellis par l'ex-
pression... Ceux-là nous les avons atteints, cer-
tains soirs, n'est-ce pas?
THYRA
Vous avez fait danser les idées et les mots
devant moi jusqu'au vertige...
OSTERWOOD
Certains soirs, je me suis penché sur vous
comme le vieux Pan au son de sa flûte...
THYRA, le regardant du coin de Vœil.
Un vieux Pan un peu rougeaud et sarcastique...
Dites... Osterwood... vous qui avez tant vécu...
et qui avez atteint, dit-on, le fond de la volupté,
vous en reste-t-il autre chose que de l'amer-
tume ?...
OSTERWOOD
Oui, ma camarade, autre chose ! Rien ne vaut
la volupté lorsque la pensée lui confère son maxi-
mum d'expression... Donnez-vous à moi malgré
mes tempes blanchies... je vous jure que j'en
ferai un moment divin !...
358 LE PHALENE
THYRA
Le désir n'est rien... Osterwood... vieux dia-
ble !... Ce qui seul est vrai, c'est l'amour !...
Oh ! oui, l'amour triomphant, comme le disait au-
trefois Philippe, l'amour terrible... vainqueur de
la mort I... lui seul... (La galerie s'éteint. Elle pousse
un cri.) Et le voici... le voici !... Enfin!... Je l'aurai
vu encore une dernière fois !... Messieurs, Mes-
sieurs... Tous mes amis... voilà l'hôte de la cathè-
dre, l'invité mystérieux !... votre maître à tous...
le voilà... il arrive!....
CORNEAU, ARTACHEFF ET LES AUTRES
Ah ! enfin ! nous allons savoir !
THYRA
Rangez-vous pour le saluer ! Tenez, poussez
la cathcdre... Soyez tout à fait naturels... Rece-
vez-le comme vous recevriez mon meilleur ami...
mon meilleur, n'est-ce pas ?... J'y tiens... Soyez
déférents... soyez...
LEPAGE
Mais qui est-ce donc ? Qui ça peut-il bien être?
THYRA, transfigurée.
Voua allez le voir ! Il monte ! Il monte !... (Elle
prend des fleurs élégamment dans ses bras et en jette
par terre. A cet instant, la galerie se rallume.) Que si-
gnifie ?... Pourquoi la galerie se rallume-t-elle ?
A cet instant, entre un domestique portant sur un
plateau une lettre qu'il remet a Thyra bouleversée.
Nerveusement, elle brise les cachets.
ALLÉGUA, arrive en courant et, bas à Thyra.
J'ai fait éteindre dès que je l'ai vu descendre
de voiture, mais il s'est contenté de remettre cette
lettre ù un domestique et il est reparti...
ACTE QUATRIÈME aSg
THYRA, avec un geste piteux.
Bah I... La partie est jouée, voilà tout !...
Elle s'apputie.
ALLÉGRA
Prends garde, on dirait que tu vas t'évanouir.
THYRA, avec effort.
Oh ! ne crains rien... Je me surveille 1 (Elle se
ressaisit.) Tiens, mon enfant... prends cette fleur...
(Elle lui donne la dernière fleur qu'elle tient à la main.)
mets un manteau et fais-toi conduire par l'auto à
la gare et tu lui jetteras cette fleur par la por-
tière de son compartiment en lui disant ceci :
« De sa part, cardinalino ! »
ALLÉGRA
Ce sera fait !...
THYRA
Qui m'eût dit, là-bas, en Sicile, que ce serait
toi, toi, la dernière messagère I... (Allégra se sauve,
Thyra, se retournant, souriante, vers les hommes qui^
inquiets ou étonnés de ce qui se passe, causent entre eux).
L'ignoble invité qui nous fait faux bond à la der-
nière heure !... Mais qu'avons- no us besoin de
lui, après tout ?... Vous êtes là, et c'est vous la
vérité!... Osterwood, j'en suis sûre, main,teûant...
c'est vous la vérité 1... (Un domestique introduit Li-
gnières qui entre précipitamment. Thyra l'interpellant en
le voyant entrer.) Eh bien Lignières, bon chasseur,
nous sommes bredouilles, il paraît !... C'est assez
farce ! avouez!. (Aux autres.) Oui, figurez-vous» Li-
gnières avait la bonté de relancer notre invité
récalcitrant. Nous en sommes pour nos fraiç I...
26o LE PHALÈNE
SCÈNE V
Les Mêmes, LIGNIERES
LIGNIÈRES, bas à Thyra, inquiet.
Je suivais à distance sa voiture... j'ai vu...
THYRA
Mais c'est bien mieux comme cela! bien mieux!...
Evohé I (Elle s^ approche de la table.) Approchez-
V0U8, mes amis ! Versons-nous à boire ! J'ai
une soif terrible !... Tenez, donnez-moi du
Champagne rosé que j'aime !... Vous êtes tous
là... Regardez-moi, que je sente tous vos regards
braqués sur moi... Que nous fait cette vague iiu-
manité qui manque à notre appel, ce soir I... Au
fait, Lignières, j'y songe, ce n'était pas à lui que
devait revenir l'honneur de cette place de choix...
Il manque quelqu'un à cette soirée... lui seul
devait avoir l'honneur de cette place fleurie I
Comme le maître de la maison... le seigneur du
banquet...
CORNEAU ET LES AUTRES
Qui cela ? Nommez-le...
THYRA, s^appuyant à la cathèdre.
Vous ne le connaissez pas... C'était un beau
voyageur. Je l'ai connu dans une fête... Il était
couronné de roses, il avait un lambeau de pourpre
sur l'épaule, il était beau, comme un rêve... 11
me semble qu'il est là, ce soir... W me fais;ut
boire... la tête renversée en arrière, ainsi... une
coupe de vin comme celle-ci... (Elle prend la coupe
et 3^ adressant à la chaise vide qu'elle caresse du bras.) Je
bois à VOUS, mon maître... A la gloire de Cupi-
don !...
ACTE QUATRIEME 261
OSTERWOOD
Si VOUS voulez : A la gloire d'un Cupidon, asia-
tique... loin du brouillard, et dans la dernière
maison où l'on puisse encore invoquer de tels
dieux... sans rire !
On porte le toast. Elle rit nerveusement et laisse tom-
ber ses cheveux sur les épaules.
THYRA
Ne faites pas attention à ma gaietéje suis peut-
être un peu grise... (Elle est prise d'un accès de toux.)
Quelle heure est-il, Lignières ?
LIGNIÈRES
Onze heures passées, je crois.
THYRA, la voix un peu éraillée, brisée,
et la respiration oppressée.
Dans quelques instants viendront les masques
blancs que je vous ai promis !... En attendant,
camarades... vous qui m'avez tous aimés, ou
désirée, vos yeux fixés sur moi me sont une
chaude et agréable caresse... J'étais jolie, n'est-ce
pas ? Mais, à vingt ans, aucun de vous ne m'a
connue... J'étais tellement mieux 1 Non, non,
ne répondez rien... restez ainsi, silencieux, en
groupe... (Tout à coup, grave.) Vous qui vous êtes
contentés de me rêver, je veux vous laisser de
moi une impression plus durable, je veux que
votre souvenir me contienne toute... que vous
gardiez l'image de ce qui aura été moi, lorsque
je passai parmi vous... Etes-vous dignes de ma
pensée ?... Etes-vous recueillis, graves, et capables
de comprendre cette communion spirituelle ? Il
le faut !...
LEPAGE
Mais, Thyra, à vous voir ainsi agitée, et si
a6a LE PHALÈNE
tendre pour nous, à l'heure presque du départ, je
vous assure que l'émotion nous étreint tous...
OSTERWOOD
C'est elle qui nous rend presque muets...
ARTACHEFF
Nous écoutons vos paroles la gorge et le cœur
serrés...
THYRA
C'est bien ! Alors... attendez-moi !...
Elle disparait, légère, dans la galerie dont elle re-
ferme la draperie. Les hommes parlent entre eux
et baissent instinctivement le ton.
CORNEAU
Que veut-elle dire ?... Que va-t-elle faire ?
LEPAGE
Je ne sais pas...
LIGNIÈRES
Comme elle est étrange, ce soir 1
OSTERWOOD
Jamais je ne l'ai vue aussi transparente, aussi
fluide !
ARTACHEFF
Pourquoi nous recommande-t-elle d'être gra-
ves ?
U obscurité se fait dans la salle à manger. Ils sV-
tonnent tous de cette obscurité. Dans la pénombre,
le boy indien s^avance et va à la grille à gauche^
comme s'i7 avait reçu un ordre.
LIGNIÈRES
Regardez ce domestique, que va-t-il faire ?
Le boy ouvre la grille vénitienne qui grince sur ses
gonds et laisse voir le petit oratoire. Puis il se re-
tire. Les hommes regardent du côté de cet oratoire.
Tout à coup, l'un d'eux pousse Vautre et dit : « Oh/
regardez I • Une lueur intense, pourpre, probable-
ACTE QUATRIÈME a63
ment préparée à Vacance, vient d' illuminer ce ré-
duit sombre qui se met à étincelcr. Tous les yeux
se fixent là... Ils regardent attentivement, avec un
peu de stupeur... Un grand temps se passe. Ils ne
disent rien. A la fin, Corneau, à voix basse :
CORNEAU
Qu'elle est belle!
OSTERWOOD
Phryné !
LEPAGE
Galathée !
LIGNIÈRES
Quelle audace Splendide ! (Ils demeurent ainsi
quelques instants dans l'ombre, les yeux fixés sur la vi-
sion, puis, brusquement^ les torchères du retrait s'éteignent.
Les hommes se considèrent alors entre eux, gênés, et^
dans cette pénombre, se mettent à parler à voix basse^
presque en chuchotant.) C'est bien l'adieu d'une ar.
tistç qui a toujours été hantée de plastique 1
LEPAGE
Le sculpteur et la forme I...
OSTERWOOD
Si elle a déchiré le voile d'Isis en notre faveur,
Messieurs, et avec le souci de cette mise en scène
étudiée, respectons la nudité incomparable et
pure qui a bien voulu se montrer à nous avant
de disparaître !... Elle a osé ce geste !...
LEPAGE
Comme pour apaiser nos regrets.
CORNEAU
C'est vrai... Satisfaire des pensées déjà ancien-
nes.
LEPAGE
Montrons-lui que nous l'avons compris, n'est-ce
pas ?...
18
a64 LE PHALÈNE
OSTERWOOD
Et elle vient d'oser cela avec cette espèce d'en-
fantillage touchant qui fait d'elle une divine
barbare... Quand nous la reverrons, pas un mot
du rêve que nous venons d'avoir. Evitons de la
blesser d'une phrase qui ne traduirait pas le res-
pect que nous éprouvons...
Murmures : « La voilà I » Thyra franchit la grille.
Elle ne porte plus la même robe de tout à Vheure.
Elle est vêtue hâtivement <fune sorte de péplum à
peine accroché, les cheveux défaitr, la tête re jetée
en arrière. Elle avance, sans regarder personne,
vers la table, les bras obstinément sur les yeux,
pleine de honte maintenant et de gène, puis elle
s^abat sur la table, secouée de sanglots. On s^em-
presse autour d'elle : « Qu'y a-t-il ?... Qu'avez-
vous ?... Thyra, ma petite Thyra ?... »
THYRA
Rien ! rien ! laissez-moi... Laissez-moi... Ne
me parlez pas, surtout.. Vous me feriez mal !...
Oh ! ce soir I... je souffre... c'est douloureux !...
(Elle se redresse.) Maintenant, de la musique ! de
la musique !... et de la lumière ! (Elle appelle.) Yo-
roj... PignateUi !... De la musique I... (Lignières
soulève la tapisserie, et transmet l'ordre. On redonne toute
l'électricité et le nouvel orchestre attaque un air vibrant et
/ori.^La musique I Mes amii! comme je l'ai aimée!...
comme nous l'avons aimée, PhiUppe et moi !...
Oh ! môme la musique des paroles... m'en scrai-
je grisée ?... La joie des mots !... J'ai joué avec
eux comme avec des pierreries !... Quand je mour-
rai, je voudrais que mon mausolée fût rempli de
belles sculptures... comme celles que je n'ai pas
pu réaliser... Je voudrais avoir une chapelle ù
Paris, entourée de fleurs, dans un endroit très
apparent et, ù chaque anniversaire, j'aime-
rais qu'on y fit chanter des messes de Pergo-
ACTE QUATRIÈME a66
lèse ou de Bach... Oh! mes amis !... mes amis... je
voudrais m'en aller dans une vapeur dorée...
avec des fleurs, des fleurs entassées qui feraient
songer au convoi impossible de quelque jeune
dieu !... Je suis folle, n'est-ce pas, mais c'est si
beau l'enthousiasme ! C'est si beau la vie !... J'ai
soif !... ma gorge a soif !... Donnez-moi encore à
boire !... Donnez, Austersen... de votre main...
Elle est prise d'une quinte de toux.
LEPAGE
Ne buvez pas de boisson glacée, mon enfant I
prenez garde, c'est mauvais pour vous !
THYRA, fiévreusement, les yeux dilates.
Mauvais pour moi !... Qu'est-ce qui peut être
mauvais pour moi ?... Et puis, je ne sais de quoi
vous voulez parler, Lepage... Etes-vous bête !...
Je ne suis pas malade !... (A un domestique.)
Faites entrer... miss Salomé !
AUSTERSEN ET LEPAGE
Salomé !...
LIGNIÈRES, étonné.
Qui appelez-vous ainsi ?
THYRA
Oh !... une femme très quelconque qui va sim-
plement vous apporter des liqueurs... un modèle
à qui j'ai fait revêtir, pour ce soir, certain cos-
tume de Salomé, que j'ai porté et dont Lignières
se souvient fort bien...
LIGNIÈRES, avec reproche.
Pourquoi cette fantaisie sacrilège ?...
THYRA
Mais, mon cher... pour voir mon double évo-
luer... pour me voir de ces coussins où je vais
m'étendre pour me reposer, car j'ai très mal
aé6 LE PHALÈNE
à la tête... pour me voir comme j'étais autre-
fois, probablement... res^arder mon image voleter
dans la salle au milieu de vous... comme un papil-
lon noir... Vous savez bien que j'ai tous les ca-
prices... Un mauvais souvenir, hein, mon vieux
Lignières, ce costume-là !... Bigre !...
Entre la femme revêtue exactement du costume ^ du
deuxième acte.
LIGNIÈRES, bas à Thyra, en souriant.
Vous étiez mieux tout de même !
THYRA
Ce n'est pas sur !... Ah ! la pauvre fille que
voici... Si elle se doutait de ce qu'elle nous évo-
que... de si fou... et de si triste...
La femme, au fond, sur un grand plateau passe les
liqueurs.
CORNEAi;
Elle n'est pas mal I C'est un modèle ?
THYRA
Fi ! c'est mon corps astral !... Mes amis, causez
avec elle... causez de tout : d'art, de littérature...
de tout ce que vous voudrez... Moi, je suis anéan-
tie, j'ai un mal de tête alTreux !...
LEPAGE
C'est vrai ? II faut aller vous reposer, petite.
THYRA
Oh I mais je vais y remédier tout de suite, pen-
dant que vous causerez avec mon double... Je
vais in'allonger sur ce divan cinq minutes.
LIGNIÈRES
Voulez-vous un cachet ?
TIIYRA
Mon ! non, j'ai mieux... une onoe de mor-
phine...
ACTE QUATRIÈME aCij
LEPAGE, avec un tendre reproche.
Ah I ah ! vous vous livrez à ce petit jeu ?
THYRA
Quelquefois... des migraines... ne me regar-
dez pas... c'est l'affaire de quelques secondes...
Causez, surtout !... Faites du bruit plus loin...
Laissez-moi.
Elle s'étend, nonchalante, svr le divan, entre les deux
côtés de la table. Les hommes remontent en entraî-
nant miss Salomé.
LIGNIÈRES
Mademoiselle, voulez-vous me donner un verre
de cherry-brandy ?
ARTACUEFF
Dansez-vous aussi, Mademoiselle ?
CORN EAU
Salomé doit toujours danser, même sans aucun
des sept voiles !
SALOMF
Non, Monsieur, je ne sais pas danser !
CORNEAU
lî^lle est drùle !
OSTERWOOn
Passez-moi du feu, alors, dear princesse 1... Du
feu, Salomé 1
LIGNIÈRES, parlant de loin à Thyra, sans se retourner.
Vous n'êtes pas plus souffrante ?... Cela va-
l-il ?
THYRA
Pas mal... Bonsoir, bonnes gens !
Elle prend la seringue qu'elle avait préparée, et on
la voit faire lentement la piqûre au bras.
LIGNIÈRES
Corneau, mon petit Corneau, vous allez nous
a68 LE PHALÈNE
dire les vers que vous écrivîtes sur Madame Ha-
merstein dans Salomé.
CORNEAU
Ah ! non ! jamais de la vie, par exemple I
OSTERWOOD
Oui, un vers, chacun, sur Salomé.
LIGNIÈRES
C'est ça. Dans un idiome différent,
LEPAGE
On a toujours écrit un vers sur Salomé.
CORNEAU
Hérodiade est toute en pourpre sombre et brune,
Salomé transparente est en nacre de lune 1...
LEPAGE
Vous êtes odieux avec vos Salomé de paco
tille 1... Eh 1 corps astral, passe-moi du feu I...
ARTACHEFF
Avez-vous vu les pauvretés persanes chez la
comtesse de Ghatriaud ?
CORNEAU
Ne dites pas cela, le costume de Madame Swid-
8on était charmant...
ARTACHEFF
Et les perles, oh ! les perles roses de la Zirto-
laki ?
Thyra a deux ou trois mouvements convulsijs. Elle
roule du divan à terre et sa tête heurte le dallage. Au
bruit, les hommes se précipitent.
LIGNIÈRES
Thyra !...
ARTACHEFF
Un spasme... un évanouissement...
ACTE QUATRIÈME 269
LEPAGE
Ce visage... ces yeux révulsés ? Elle a perdu
connaissance...
CORNEAU
Les mains... vite...
LIGNIÈRES
Oh !... mais...
On Ventoure. On lui soulève la tête. Ligniires ramasse
la seringue par terre et pousse une exclamation.
ARTACHEFF
Quoi ?
LIGNIÈRES, passe la seringue aux autres. Regardez,
je n'ai pas confiance... (Jl trouve dans la main cris-
pée de Thyra un papier. Il Varrache.) Qu'est-ce ? Une
lettre ? (Il Vouvre et pousse un cri.) « Je devance le
terme. »
On pousse des exclamations de terreur.
TOUS, parlant à la fois, en tumulte.
Quelle horreur !... Thyra !... Thyra I...
LEPAGE
Mais on ne se tue pas avec de la morphine ?
OSTERWOOD
Allez chercher un médecin 1
LIGNIÈRES
Une piqûre de cyanure... Tenez, elle nous l'a
écrit... C'est foudroyant !... Et sans remède...
On se précipite dans Vaffolement, un peu au hasard.
OSTERWOOD
Le pouls...
LIGNIÈRES
Elle ne respire plus... Le cœur ne bat plus !...
CORNEAU
Que faire ?... Ne perdons pas la tête, surtout !...
à^o LÉ PHALÊNB
ARTACHEFF
C'est terrifiant 1...
OSTERWOOD
Elle a tout calculé pour ne pas se manquer...
Oh ! cette bouche tordue !... cette pâleur I
LEPXGE, sanglotant de toutes ses forces.
Mon enfant !... Est-ce possible ! Toi ! tu as
fait cela !... Et tu es partie sans rien dire à ton
vieux maître !... Thyra !...
Ils sont là, prostrés, éperdus, à genoux... Corneau,
plus efjrayé que les autres, parce qu'il est plus
jeune, reste agrippé à la table dans une expression
d'horreur,
LIGNIÈRES, il lit.
Mes amis, il est cinq hewes quand j'' écris, rai
préparé cette lettre. Vous la lirvz ce soir, car je sais
que Philippe ne reviendra pas, fen ai la certitude..,
D'' ailleurs, la vie et Vespoi • ne ni'étaient plus per-
mis... Mes amis, maintenant, il est minuit quand
vous lirez ceci... Mon vœu est celui-ci... exécutez-le
à la lettre... Mon âme sera partie doucement au
moment où vous causez, dans le bruit de vos voix
aimées, dans la fumée de vos cigarettes... Ay,z
soin de ce corps, mes amiSj que je vous aurai montré
vivant quelques instants avant que, mort, je vous le
confie... Conservez-en V image dans vos yeux. Mon
vœu est que vous le veilliez, jusqu^à demain matin...
Mais ne me veillez pas à la façon ordinaire...
Puisque je suis partie de la belle vie dans la musique,
le bruit des voix et la chaleur des mots... réchauffez-
moi encore de votre présence... Je m'en suis allée
sans bruit, je voudrais que vous continuiez vos
causeries près de moi jusqu'à Vaurore... comme si je
dormais... comme vous le devez à votre petite cama-
rade... je voudrais qu'il y eût vos fumées et le mur-
ACTE ^QUATRIÈME aji
mure de vos voix... Adieu... J^ai écrit mes der-
nières dispositions là-haut... Je désirerais qu'on
brûlât mon corps qui s'est consumé déjà à toutes
les lumières de la vie. Je ne connais pas les lois
françaises... mais, si Von pouvait disperser ensuite
mes cendres sur ce beau rocher de Sicile... Ce sont,
malheureusement des gestes qu'on ne fait plus au-
jourd'hui... Maintenant, mes amis, causez, parlez...
il me semble que je vous entendrai encore.. .N' avertis-
sez pas les domestiques, personne... Si vous en don-
nez l'ordre, on w vous dérangera pas... Ne réveillez
pas ma mère jusqu'à demain matin... Alors frap-
pez à sa porte... La mère douloureuse comprendra,
et pardonnera à celle qui lui avait promis de mourir
dans ses bras... Je vous la confie, n'est-ce pas ? Je
l'aimais beaucoup... Elle sera si seule... Et puis,
c'est tout... Prenez, maintenant ces roses que j'avais
placées moi-même sur la table et mettez-les-moi sous
la nuque... Coupez ^ma chevelure, que vous vous
partagerez...
Ils pleurent.
LE PAGE
Ah ! elle est là tout entière !... Elle avait tout
préparé... jusqu'à sa dernière heure... Je la savais
perdue, moi... Nous ferons ce qu'elle a dit, n'est-
ce pas ?... Nous allons la veiller... intimement...
tous....
Au moment où ils vont soulever le corps, on entend
dans la maison une musique endiablée de tam-
bourins, des rires.
CORNEAU
Qu'est-ce que c'est ?
ARTACHEFF, à la °alerie, entrouvre le rideau.
L'entrée des masques dont elle nous avait parlé !
Un moment d'effroi. Tous parlent à la fois.
aja LE PHALÈNE
TOUS, éperdus.
Empêchez, empêchez d'entrer !... C'est abo-
minable !... Donnez l'ordre, vite... Eteignez...
Eteignez l'électricité, pour l'amour de Dieu !...
Mais comment ? Ici, tenez... Là, je crois.
On éteint.
ARTACHEFF
Restez tous ici... je vous certifie que personne
n'entrera.
// disparait derrière la draperie. Obscurité complète,
La musique cesse brusquement. Silence. Il ne reste
que les deux candélabres à cire jaune qui éclairent
de loin le corps de Thyra, à travers les nuages
alourdis des fumées de cigarette. En sanglotant,
Lignières, Corneau et Lepage s'approchent de la
table, prennent les roses et les dispersent autour
de Venjant endormie et calmée.
FIN
7376. — Imp. Jouve et Cle, 15, rue Racine, Paris. — 4-?927
Bataille, ' Henry
Théâtre complet
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