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THÉÂTRE COMPLET
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IL A ETE TIRE DE CET OUVRAGE :
Cinquante exemplaires sur papier de Hollande
numérotés de 1 à 50
et cent cinquante exemplaires sur papier du Marais
numérotés de 5i à 200
OUVRAGES DE HENRY BATAILLE
Chez le même éditeur :
tA TBNDRBSSB. — l'hOMMK A LA ROSE.
VERS PRÉFÉRÉS.
THEATRE COMPLET
LA LÉPREUSE. l'hOLOCAUSTE .
LE MASQUE. — l'enchantement.
RÉSURRECTION. — MAMAN COLIDRI.
LA MARCHE NUPTIALE. POLICHB.
LA FEMME NUE, — LE SCANDALE.
LA VIBRGB FOLLB. LE SONGE d'uN SOIR n'AMODR.
— LA DÉCLARATION.
Tome VII : le phalène.
Tome VIII : l'bni-ant db l'amour. — notre imaob.
Tome IX : les flambeaux. — les soeurs d'amour.
Pour paraître prochainement :
l'KifPANCB fcTBaifBLLB, romau autobiographique.
Tome
!
Tome
il
Tome
m
Tome
IV
Tome
V
Tome
VI
HENRY BATAILLE
THEATRE
COMPLET
L'AMAZONE
L'ANIMATEUR
^^Xr
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUB ràcinb, paris
-Droits de tradaction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tons les pays
y compris la Suède et la Norvège.
±.10
Copyright 1916-1920
by Hknky Bataille.
A l'immortelle douleur DBS Femmes de France,
A TOUS les cœurs broyés par le bel et cruel Idéal,
A toutes celles qui auront le droit, un jour,
Dans la cité douloureuse,
De dicter cet ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une prière^
In Memoriam tëternam.
ï
I
L'AMAZONE
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée
pour la première fois, au théâtre de la Porte-Saint-Martin,
le 9 novembre 1916.
PERSONNAGES
MM.
Pierre Bsllangbr Antoine.
M. DuARD L. Gadthibr.
L'envoya de la croix-rocgb Janvier.
Rbnaudin Renoir.
Le docteur Barriek Jean Dotal.
M. DBS Marais Darger.
M . DK SAINT-ÂRROifAN PBRSON
Blanchard,
bodrgoin.
Les blessés } Dbssocdex.
Dbsty .
Pbrson.
UVY.
L'hdissibr de la sods-prkfecturb Garcias.
Un marchand de Sabots Lévy.
Un homme ToïAH .
Un DOMESTigoB Hbnriot.
Mmes
Cécile Bbllangbr Réjane .
GiNKTTB DaRDBL SiMONE.
M™3 DR Saint-Arrom\n Grdmbach.
Jolie Ddard Jbaxne Lion.
Simone Bbllangbr Georgbyill.
Ml*0 TlNAYRE BlÉMONT .
La mère Caraco Darbt.
Germaine Mazalta.
Une femme vbovb Lrmbrcibr.
Unb pbmmb do peuple Farna.
Uns pkmmb Lafoorcadb.
PRBMlèRK DAMB I)B LA MUTUALITÉ YrIBI.
DKUXièMK l)AM8 DK LA MUTUALITÉ OlIVIBR.
L'AMAZONE
Et la guerre survint !... Ecroulement de tous les
espoirs, subit étranglement des conquêtes sécu-
laires de l'esprit, suicide de l'homme parvenu à mi-
chemin du faîte convoité. L'animal fou se précipite
dans les activités les plus embrouillées et les
moins conformes à la vie. Les forces naturelles sont
déviées jusqu'à l'absurdité. C'est la saignée de la
race, la mort des idées, l'appauvrissement des pa-
tries, le néant de l'erreur, l'aberration suprême 1...
Toutes lumières éteintes. L'ombre antique rede-
venue maîtresse du globe ; déluge de ténèbres qui
ensevelit la planète... Ma génération ne semblait
pas appelée à respirer d'autre air que l'air pur de
l'intelligence, des libertés, du progrès, de l'idéal
social et moral... Bruyamment la civilisation vient
d'être coupée en deux du tranchant de l'épée...
Quel est ce cataclysme qui s'abat sur tant de
fronts levés naïvement vers le ciel ?... C'est ce que
tout le monde se demande avec effroi... On com-
mence par s'interroger, on se tâte, au milieu des
flaques de sang qui gicle de toutes parts ! Est-ce
la fin de l'intelligence ?... Sera-ce un jour la dé-
bâcle définitive de la pensée devenue agent suspect
et subversif !... Est-ce l'esclavage qui recom-
10 L'AMAZONE
mence ?... Est-ce la liberté qui va rugir au con-
traire son cri suprême de dégoût et de rébellion ?.«
Qui sait ? Le tocsin sonne... Le canon s'approche
déjà de ma maison de campagne... Les pigeons
blancs du toit prennent leur vol... Les champs
désertés ont l'air de préparer des tombes... On
m'annonce que l'ennemi est proche. En effet, les
premiers obus incendient la forêt... Il faut partir...
Chaque coup de canon fait s'écrouler des roses 3ur
îa terrasse... Non, non, ce ne sera pas la défaite 1
non, non, ce ne sera pas la mort de toute beauté !...
C'est impossible ! Des rêves rajeunis renaîtront ;
des volontés plus extraordinaires encore vont sor-
tir de ce fumier sanglant... Et si, par hasard, ce
n'était pas là les réalités que ton destin nous ré-
serve, — ô Insatiable ! — je m'inclinerais encore
sans comprendre, persuadé que tes fins sont mer-
veilleuses et que nous ne pouvons les embrasser ;
mais je jure qu'elles ne seront jamais en tout cas
le règne de la Force, de la Bestialité, de l'Escla-
vage. Oui, c'est ma fierté d'homme de le croire,
quand bien même la Raison dévasterait momenta-
nément l'univers, môme si elle s'acharnait contre
la perfection de son passé... C'est vers la liberté,
vers les flambeaux, que l'humanité sanglante tend
« d'un geste droit son cœur comme un jet d'eau ».
Comme tous les Français surpris dans leur vie
contemplative, tel est l'acte de foi que je prononçai
fervemment quand il me fallut quitter ma maison,
mes champs, sous la ruée des obus, et abandonner
aux envahisseurs le morceau de sol exigu où
chacun continue le rêve dos ancêtres...
Peu après, c'était la « Marne ». Jours bénis ! Au-
rore dans le crépuscule I Ah I les belles heures où
l'on vivait suspendu à l'espoir, accroché aux mi-
nutes comme l'enfant aux mamelles qui vont lui
prolonger le souflle. C'était enfin la preuve do l'es-
PRÉFACE II
pérance. Déjà le départ de la nation, aux jours de
la mobilisation nous avait tout enorgueillis, — et
le frisson de la mort qui venait de passer noua
rendait plus radieux encore le reflux de la France.
Quelle perspective s'étendait devant nous déjà à
la portée du rêve I C'est à ce moment, au plein de
l'angoisse, que loin des choses saccagées, au ha-
sard même des tables d'auberge ou de campagne,
je couvris les pages qui composent la première
partie de la Divine Tragédie... On écrivait tout ce
qui vous passait par le cœur comme pour se ven-
ger de son impuissance !...
Ensuite deux années passèrent. Quelles années !
Depuis cette inauguration tragique du drame eu-
ropéen, depuis ces premières heures où seule,
l'obsédante idée : la défense du sol et de la race,
accaparait toute notre ardeur, quel chemin par-
cour u ! Tant de spectacles se sont offerts à notre
esprit, tant de méditations nous ont sollicités,
tant de points de vue se sont découverts à nos
regards lentement, tant de choses nouo ont apparu
à travers la déchirure progressive du voile, que
nous avons peine à reconnaître l'homme que nous
fûmes à ce moment-là !... Actuellement le danger
subsiste malgré le goût de victoire qui se commu-
nique à tout, mais le danger s'est déplacé, am-
plifié, il revêt des formes multiples !... Nous avons
éprouvé des déconvenues si diverses, nous avons
assisté à une si totale faillite de l'intelligence, de
l'observation, de l'organisation, nous avons frémi
en face de telles hécatombes, imprudemment oc-
casionnées, notre poing s'est crispé avec indigna-
tion devant tellement d'agiotages de la pensée, de
spéculations politiques, tant de haine, de bêtise
fratricide, ont mêlé leurs fumées dans le but d'obs-
curcir le ciel, tant et tant de problèmes ont été
agités, tant de formes obscures s'ébauchent, mon-
12 L'AMAZONE
tent de ces champs de carnage et projettent leur
ombre grandissante sur les cités, — que notre
conscience troublée, avide, s'est ressaisie de tout
son effort pour embrasser l'étendue qui se déroule
à nos regards et qui n'est plus celle du début de
la guerre I C'est tout un déplacement des valeurs,
une coalition des idées en marche autour du
drame. Pendant que la race donne, le long de la
rouge diagonale qui cravache la France, l'exemple
du courage le plus inouï, le plus sublime qui ait
jamais été atteint, ici notre angoisse interroge
tous les tribunaux de la pensée... Justice, Pitié,
Charité, Fraternité, les jeunes et vivaces entités
qui ont présidé à l'effort de nos pères se pressent,
plus impérieuses, plus tragiques et plus courrou-
cées autour de la magnifique et douce image de
la Patrie !
Et c'est pendant que nous vivons plongés dans
cette méditation frémissante et douloureuse que
des esprits, apparemment bien légers et bien su-
perficiels, des panbéotiens ingénus et affihés, sans
le vouloir, peut-être, au troupeau des trafiqueurs
de guerre, réclament à cor et à cri un panégyriste
de l'hécatombe, le chantre énamouré de la tuerie...
La France régénérée par la guerre !... Nous con-
naissons l'antienne tendancieuse !... Non, il n'y
aura pas l'Homère des tranchées... Ce seront d'au-
tres poètes qui parleront et qui diront la Vérité, la
grande Vérité, et proféreront d'autres paroles que
de simples et vaines paroles de gloire. 11 n'est pas
un homme digne do ce nom, il n'est pas même un
chrétien digne de l'être qui ne doive exécrer la
guerre. 11 n'y a plus de guerre sainte ! C'est l'es-
prit du mal qui, à l'arrière, à l'abri, la prône,
la vante, la couve, s'en sert comme d'un bouclier
une arme de protection politique, un mot de
passe fulminant qui permettra à la troupe sans
PRÉFACE i3
scrupules ou vergogneuse de prendre les devants,
sous le déguisement du patriotisme, sous le masque
défoncé de l'honnête homme — masque que d'un
revers de main, peut-être, le peuple soufflettera,
à l'heure où il pourra parler et agir.
Parlons de la défense du sol envahi, et de la
hideuse nécessité de la guerre, mais défions-nous
de ses panégyristes.
Je vénère les hautes et pures convictions, — je
m'incline respectueusement devant l'esprit reli-
gieux qui tire la loi de son Christ, mais je renie
aussi bien ceux qui s'écrient comme l'archevêque
de Bordeaux : « la guerre est un apôtre suscité de
Dieu dans un but de régénération religieuse et
sociale », que ceux qui, comme le protestant
Johannes Muller, écrivent : « Si Jésus vivait au-
jourd'hui au milieu de nous, il aurait sans hésiter,
comme allemand, pris les armes tout brûlant
d'amour pour sa patrie... » Quelle insulte à la cou-
ronne d'épines !... Quelle injure au patriotisme
libéral et populaire !... Ils ne passeront pas ! ni
ceux-là ni les autres !... Ce n'est pas pour eux que
do si grands yeux se sont clos. Ce n'est pas pour
eux que les hommes de France ont donné leur vie
et dit adieu à la lumière du jour... Pas de régéné-
ration ! Oh ! le blasphème I Jamais mon pays
n'avait été plus beau ni plus grand que lorsqu'à
éclaté le cataclysme. Inutile de baver sur la France
d'hier. Celle d'aujourd'hui ne s'est pas improvisée,
— et elle vient de prouver surabondamment sa
hauteur d'âme ; ceux qui se livrent à des antici-
pations de ce genre sont pour la plupart des esprits
au rancart, des réactionnaires à qui la guerre ne
fait pas oublier leur visée. Il n'y a pas d'enfant
prodigue, a dit quelqu'un ; ne tuons pas le veau
gras.
Pas de régénération, non!... Mais une évolu-
i4 L'AMAZONE
tion, logique, rapide, irrésistible, après la guerre,
voilà ce que l'on peut prophétiser — et sur toute
la terre ! La sainte Démocratie tout en sang, en
haillons de misère et de gloire, celle-là qui revien-
dra des tranchées, les entrailles dans les mains,
comme le roi de la légende, se souvenant du crime
allemand, celle-là ne permettra plus aux despotes
d'aucun pays de leur faire subir un fléau pareil,
sans son propre consentement. Par le sacrifice
de leur sang, par la grandeur d'âme à laquelle ils
ont atteint, par la preuve qu'ils viennent de don-
ner de leur valeur, les peuples ont acquis le droit
définitif de disposer d'eux-mêmes. Ils se sont ra-
chetés à jamais de l'esclavage. L'homme s'est sacré
divin et libre... Il s'est réalisé, et ne se dépassera
peut-être jamais 1... Mais être le thuriféraire de
cette buverie de sang !... Jamais ! A d'autres le
péan, l'ivresse sanglante sur les buttes de terre
molle où dorment nos enfants et avec eux tous les
germes merveilleux qu'ils eussent engendrés et
dont la terre est à jamais sevrée !...
*
* *
Cette guerre, en dépit de ses proportions gigan-
tesques, n'est pour nous qu'une guerre de défense,
une guerre haïe de l'esprit, méprisée du cœur.
Seul le sacrifice unanime de la nation à la cause
aura rayonné d'une gloire impérissable, insurpas-
sable 1 Àtais l'appel aux armes nous a surpris en
plein rêve humanitaire, en plein idéal de progrès, à
l'heure d'une riche maturité. Cet effondrement
total de plus de cent ans d'efforts vers toutes les
plus belles espérances do fraternité et de justice
humaines, est voué avant tout à l'exécration des
âges. Cette guerre est la plus terrible offense qui
ait jamais été portée à la noblesse de vivre, à la
PREFACE i5
dignité de penser. Nous traversons à coup sûr une
des heures les plus ignominieuses de l'histoire. Si
tout le monde n'ose pas le dire, chacun le sent en
son cœur. Chaque soldat fait le sacrifice de sa vie
non pour acquérir une liberté de plus, un idéal
nouveau, mais pour conserver une liberté ac-
quise depuis tant de temps qu'elle ne semblait plus
devoir nous être à nouveau ravie ; on combat en
vue de maintenir l'idéal qui est, de tous, l'idéal le
plus élémentaire : la préservation du patrimoine.
Pour un peuple qui a brandi des torches plus
radieuses dont la flamme illumina, même au prix
de révolutions, les peuples de tous les continents,
il est dur d'accorder, à une cause aussi primitive, le
plus formidable sacrifice qui ait jamais été con-
senti 1... Savoir que le progrès humain était en
jeu dans cette terrible aventure, et que si la France
ne sortait pas victorieuse du pugilat, toutes les
chaînes naguère brisées viendraient d'elles-mêmes
se souder et peut-être pour jamais aux poignets de
l'homme esclave ; sentir que notre patrie, même
exsangue, devra projeter plus gi-ands encore ses
rayons tutélaires sur les peuples sauvés par son
abnégation, ces certitudes-là ne sont qu'une com-
pensation à la douleur d'avoir vu couler tant de
veines ouvertes, d'avoir précipité à la fosse un
siècle d'espérances, un trésor d'énergies radieuses,
— tandis que s'opérait, sous nos yeux, le saccage
le plus éhonté de toutes les libertés spirituelles, de
toutes les plus belles conquêtes de l'âme, — Rai-
son, Sagesse, Pitié, Charité !...
Le soldat peut encore s'illusionner sur les fina-
lités de son œuvre., car un soldat perdu dans la
mentalité collective de la foule ne pense pas ; — il
sent et subit. Mais le poète, lui, s'il est sincère-
ment ému, est trop renseigné sur le jeu des causes
et des effets, pour ne pas distinguer que la seule
i6 L'AMAZONE
réelle sublimité de cette tuerie est celle qui a
exhaussé le courage de l'homme à la hauteur ja-
mais atteinte du sacrifice sans illusion et de la ré-
signation sans espoir. Un poète digne de ce nom
ne sera pas le chantre enthousiaste de cet égorge-
ment monstrueux ; c'est impossible ! Il ne se trou-
vera pas un grand poète épique pour clamer, même
en strophes patriotiques, autre chose que sa dou-
leur, son affliction, sa pitié désolée, sa rage devant
un meurtre, un carnage méthodique comme celui
qui est en train de dévaster le monde. Les ivresses
brusques empoignent l'homme et le précipitent
hors de lui-même, jusqu'aux confins de l'enthou-
siasme et du lyrisme. Les ivresses lentes l'intoxi-
quent, c'est une loi physique. Cette guerre est une
guerre triste ; elle ne connaît pas l'allégresse des
combats, des victoires inopinées, prochaines. Elle
est une guerre d'abattoir, et le sang qui coule
inépuisablement se répercute, en bruit sinistre,
au cœur de tout être sensible.
Le grand témoin divin, là-haut, c'est le Regret.
Mais par exemple, de quel émoi le poète pourra
frémir s'il étend ses mains vers la douleur ter-
restre !... Il sentira son âme se gonfler d'autres
sanglots que de simples sanglots de gloire, et s'il
découvre une beauté magique, divine à ces tragé-
dies, c'est uniquement celle qui se dégage du sacri-
fice merveilleux que l'homme fait sans répit de son
bonheur et de sa vie, de ce mépris souverain de la
mort qu'il aura montré, de cette souveraine éduca-
tion morale qui le fait tomber au champ d'hon-
neur, devant la fatalité de son idéal, non pas la
joie au cœur comme le prétendent les pharisiens
hypocrites chargés d'entretenir le mensonge de la
guerre, mais un courage indicible dans l'&me... et
au bout do bga poings meurtris !
L'immense Passion de Notre-Dame l'humanité,
PREFACE 17
voilà le vrai poème, du moins tant que durera
regorgement. Durant la monstrueuse et sublime
célébration du mystère, il n'y a qu'à prier devant
le calice.
De ce grand drame, ne retiens
Qu'une expression de la vie ;
Poète, ne compte pour rien
L'autre phase du sacrifice.
Rien ne demeure — hors l'humain.
S'il est un tant soit peu enclin aux idées géné-
rales, le poète, outre la gloire de l'homme, pourra
considérer, dans sa plénitude, une autre sombre
beauté, celle de la Mort, — ce vieux capitaine,
comme l'appelait notre plus grand poète idéaliste,
— parce que la mort est nécessairement féconde,
parce que c'est elle qui renouvelle les forces dégé-
nérescentes de la vie, et que, si l'on dépasse en
esprit le moment d'horreur qu'elle nous impose, on
entrevoit alors des royaumes nouveaux, libres,
fiers, ceux qu'appellent nos espoirs, nos certitudes,
notre foi inébranlable, — fussent-ils oublieux de
nos sacrifices, des désastres passés et des Atlan-
tides écroulées...
A l'immortelle douleur des femmes de France,
A tous les cœurs broyés
Par le bel et cruel Idéal,
A toutes celles qui auront le droit, un jour.
Dans la cité douloureuse.
De dicter cet ordre qui n'a été jusqu'ici qu'une prière :
In Memoriam ^ternam.
C'est la dédicace que j'apposai à la première
page de V Amazone. L'antagonisme entre l'impé-
rieuse voix — étrangère à l'amour — qui exalte le
i8 L'AMAZONE
renoncement, le sacrifice de soi, comme le plus
haut sommet de l'énegie humaine, et l'amour dé-
chiré, martyrisé, ruiné par l'héroïque suggestion,
voilà le récent et éternel débat, voilà les deux faces
de la guerre. Nous n'en avons pas seulement le
spectacle sous les yeux, mais on dirait que les deux
êtres cohabitent en nous-mêmes, inaccordables
tant que durera la catastrophe. Ce ne sera que du-
rant la veillée du corps, autour de la mémoire de la
victime absente, que devra s'élever entre les deux
veuves, après le duel tragique, un accord scellé
par l'échange de la méditation. L'heure alors sera
venue des devoirs respectifs. Ce pacte pourra être
divers selon les circonstances et selon les gens.
Chacun aura son devoir établi d'après les respon-
sabilités engagées. Ce devoir multiple est aussi
infini que toutes les formes qu'auront prises le
sacrifice et la douleur.
Ici, j'ai voulu désigner seulement le devoir futur
de « l'appeleuse », V Amazone, cette belle entraî-
neuse qui a parlé non pas au nom de la nécessité
du combat, mais au nom de la beauté en soi, du
sacrifice à la patrie considéré comme le plan le plus
élevé de l'énergie humaine, le sursum corda défi-
nitif. Car il ne faut pas qu'il y ait confusion dans
l'esprit du public sur cette terminologie un peu
vague : Idéal, ni croire non plus que tous les sol-
dats qui font leur devoir, en exposant leur vie, se
sacrifient à une même catégorie d'idéals ; certains
ne font pas œuvre d'idéalistes le moins du monde...
Etre brave, défendre son pays menacé et payer
môme cette défense nécessaire de son existence im-
plique une idée d'abnégation civique fort belle,
mais positive, rationnelle, qui no s'évade nullement
du réel et ne s'oppose à aucune réalité objective.
On peut être un héros dépourvu d'idéal, nous le
voyons chaque jour dans la guerre présente. Un
PRÉFACE 19
soldat qui meurt héroïquement en accomplissant
ce qu'il estime son devoir n'est pas nécessairement
un idéaliste, voilà ce qu'il importe de distinguer.
Quelquefois, il ignore môme les raisons qui le font
agir. Tandis que le soldat qui s'écrie : « Mourir
pour la patrie est le sort le plus beau » est un
idéaliste absolu.
L'idéal est de plus individuel : il n'a pas de
caractères généraux. Dans une crise patriotique
comme celle-ci les formes d'idéals sont diverses :
les uns se sacrifient à une idée confessionnelle,
à Dieu, les autres à une idée humanitaire de
progrès, les autres à la race future, à la supré-
matie de sa patrie... autant d'idéalistes. II peut
y en avoir d'admirables et môme de détestables :
l'Allemand qui se bat pour le triomphe unique de
sa race fait œuvre exécrable d'idéahste. Comme
Cyrano, en combattant les préjugés, les lâchetés
et même les chimères du laurier et de la rose, fait
œuvre individuelle d'idéaliste.
Une forme d'idéal qui aui'a été très répandue
chez les enrôleurs et colle à laquelle instinctivement
souscrit V Amazone, c'est la beauté en soi du sacri-
fice, considéré ainsi que je le disais plus haut,
comme la cime de l'énergie humaine, la vertu la
plus altière : « Ah ! si j'étais homme, bon dieu, je
ne pourrais pas tenir en place, tandis que tous ces
braves petits se font tuer... » Le but devient plus
incertain, noyé qu'il est dans l'apologie du courage
et de la fraternité ; les attributs ne sont plus seule-
ment ceux du patiiotisme intégral, — malgré
qu'ils en revêtent toutes les apparences.
Je supplie qu'on ne croie pas que je m'insurge
le moins du monde contre le consentement à cette
forme d'idéal amplifiée et poussée jusqu'au pa-
roxysme ; il n'y a pas que les amazones, les mys-
tiques de l'idée qui aient fait du prosélytisme
ao L'AMAZONE
acharné pendant la guerre (parfois les femmes ont
été très véhémentes, parce qu'elles sont plus im-
pulsives que nous et toujours fascinées par le cou-
rage masculin), mais nous-mêmes, interrogeons-
nous... Au début de la guerre surtout, n'avons-
nous pas entendu en nous des voix aussi exigeantes
du sacrifice d'autrui ?...
C'est très bien. Et quel que soit l'idéal qui nous
a poussés à sortir du silence, pour crier : « Partez,
sachez vaincre ou mourir », ce furent, j'en suis
certain, toujours de généreuses exhortations. Mais
alors, que tous ceux-là qui ont exigé des autres,
non d'eux-mêmes, le sacrifice de la vie, ne se
croient pas libérés par leur seul acte de foi et par
la pacification des peuples quand celle-ci viendra.
La victoire elle-même ne leur aura pas donné quit-
tance, comme le dit un de mes personnages. L'idéal
dont ils se sont fait volontairement les porte-voix
leur a créé une continuité du devoir par delà la
mort. Ce devoir, s'il est tenu, la portée morale
peut en être immense et la noblesse même de la
nation en dépendra en partie. In memoriam sster-
nam ! criera l'Erynnie pitoyable, au grand cœur
douloureux ! A vos morts 1 maintenant, comme
vous avez crié : A vos pièces ! C'est ce devoir-là
qu'a finalement compris l'amazone de mon ou-
vrage, cruelle par impulsion, consciente par ré-
flexion, noble par résolution. A vos morts ! Voilà
le grand devoir, la respectueuse pensée que j'ai
voulu signifier à des vivants pondant que là-bas
se perpétuait l'hécatombe. Et la foule a approuvé
et hoché la tête, la grande foule est venue méditer
sur sa propre douleur, et sur certains devoirs su-
périeurs de conscience. Elle a répondu à la sincé-
rité de cet appel. Ah ! l'âme pure de la foule,
comme il faut la saluer respectueusement 1 Quelle
auguste France que la France presque anonyme
PREFACE 21
et tacite que compose maintenant ce peuple .de
veuves, de pères sans enfauLs, d'orphelins, d'es-
eeulés, ou dans l'angoisse de le devenir ! Gomme
elle comprend la sincérité, celle-là !
Par ailleurs, dans une partie de la presse, j'ai été
insulté, gratifié de boue et honteusement ca-
lomnié. Qu'importe si les pharisiens ont parlé de
sacrilège au nom d'un public qui n'y a même pas
pris garde ! qu'importe qu'ils aient clamé, « ca-
chez ce sein rouge que nous ne saurions voir », en
réclamant un petit encouragement pom' le civil.
Rien n'a empêché le sentiment populaire • de ré-
server pendant des mois à la pièce l'accueil qu'il
fait à toute sincérité. Depuis deux ans la presse
préférait sans doute consacrer ses louanges aux
innombrables histoires d'espions, aux opérettes
sur la guerre, aux défilés de petites femmes dégui-
sées en porte-drapeau, aux « on les aura » piétines
sur les planches des tréteaux, avec force baïon-
nettes de carton, etc.. Le théâtre en était là
après deux ans de guerre. Il aurait pu se taire, il
parlait. Je trouvais ce genre de paroles dégradant
pour le public de mon pays. Alors j'ai pensé que
l'heure était venue et qu'il fallait élever la voix.
L'Amazone n'est qu'une petite porte ouverte sur
l'espace, voilà tout. Ce n'est qu'un pâle début,
mais il m'a semblé qu'il devenait nécessaire et
salubre, dans une époque comme celle que nous
traversons. La veille de la représentation, je fai-
sais paraître dans un quotidien l'avant-propos sui-
vant :
« J'accueille avec plaisir l'occasion qui m'est
offerte d'expliquer pourquoi je me suis permis de
porter, pour la première fois, à la scène, un peu de
cette grande vérité qui étreint un pays entier, mais
aa L'AMAZONE
que le théâtre n'avait pas encore abordée de front.
Après un recul de plus de deux ans, la guerre
peut enfin entrer dans l'art comme elle est entrée
dans l'histoire. Que, par toutes les portes ouvertes,
elle s'engouffre dans la cité ! Déjà le poème, le
livre, l'image en furent avides. Seul, le théâtre
s'est tenu à l'écart. C'est un tort I Je dis plus :
tout écrivain chargé de représenter son époque
qui n'aura pas tenu compte de l'immense événe-
ment, de sa répercussion sociale, du bouleverse-
ment qu'il apporte dans le domaine des âmes, aura
failli à sa tâche ; cette tâche simple et fondamen-
tale a été, de tout temps, de peindre, à mesure
qu'on avance dans la réalité, le monde extérieur
et intérieur, tel qu'il se déroule à nos regards.
Alors aujourd'hui? Aujourd'hui?... Ahlj^, qui
pourrait, qui oserait rester muet devant une
France pareille, devant la passion sublime de
l'humanité !...
Comprenons-nous bien. Il s'agit d'art. Je ne
parle pas des spectacles occasionnels qui purent
avoir leur intérêt et leur raison d'être. Il ne s'agit
plus de rendre puérilement à nos admirables sol-
dats un hommage dont ils sont lassés, ni d'exalter
chez le civil un patriotisme, d'emphase plus ou
moins vulgaire, qu'il n'écoute même plus ; de telles
entreprises sont périmées. Je réprouve également
tous les simulacres d'uniformes militaires qui, à
mon avis, profanent la grande tragédie qui se joue
actuellement et dont les morts, même au sein de la
terre, n'ont pas cessé d'être les acteurs sublimes.
Cette tragédie-là ne supporte pas son simulacre...
Mais nous n'avons pas besoin de lui pour faire
tenir dans nos œuvres l'esprit des vivants, l'esprit
des morts, tout l'avenir, l'âme d'im pays ! Notre
domaine, à nous, autours, c'est la conscience hu-
maine. Ce domaine, la guerre vient de lui donner
PREFACE a3
subitement des proportions si gigantesques et d'en
bouleverser avec une telle ampleur les faces, les
plans, les aspects que, devant une pareille évolu-
tion, le poète épris de réalité commettrait quelque
lâcheté à ne point s'emparer de sa plume. 11 est
utile, il est nécessaire qu'un aussi grand sujet
pénètre et inspire l'art le plus vivant, le plus di-
rect et le plus intérieur qui soit, je veux dire l'art
dramatique. Mais, par exemple, on ne peut y tou-
cher qu'avec une grande franchise et une totale
indépendance d'esprit. 11 faut répudier toute fausse
éloquence ; aucun de ces faciles appels au patrio-
tisme de théâtre ; rien qui ne soit de la vérité
stricte et profonde, comme avant qu'il y ait eu la
guerre, — rien surtout qui ne soit de l'art selon ses
lois éternelles, ses lois de construction indiiïérentes
aux circonstances. Le temps est venu où nous pou-
vons peindre et rendre l'extraordinaiie, tiagique
et merveilleuse époque qu'il nous est donné de tra-
verser. Si formidable que soit le sujet, il ne s'agit
aucunement encore une fois de modifier les assises
essentielles de l'art dramatique ; elles demeurent
les mêmes, nous devons nous y subordonner en-
tièrement. Il faut se pencher sur une autre réalité
que celle d'hier, voilà tout. Comme toujours, nous
devons porter à la scène les êtres les plus représen-
tatifs de notre époque au fur et à mesure qu'elle se
modifie. Tel est notre devoir de contempoiains, et
c'est aussi ce que l'avenir réclamera de nous ainsi
que nous le réclamons du passé... En art, il n'y a
de types éternels que ceux qui font tenir leur infini
dans une stricte réalité. L'auteur dramatique n'est
pas à proprement parler un moraliste, c'est-à-dire
qu'il n'a point à défigurer la vérité, même au profit
des plus belles causes. N'est-ce pas suffisant qu'il
puisse demeurer un poète ou un devin du cœur ?
Aussi modèlera-t-il des êtres ressemblants, authen-
a4 L'.iMAZONE
tiqneSjtout en les choisissant parmi les plus expres-
sifs de son temps, de même que les conflits, ima-
ginés ou reproduits par lui, devront être exacts,
mais allégoriques et généraux le plus possible.
Notre plus haute recherche, notre ambition la
meilleure tiennent tout entières dans ce dilemme.
U Amazone qui sera représentée demain soir est
donc comme mes pièces précédentes une « pièce de
consciences », Les états d'âme que j'y ai portés
sont issus de la guerre, inspirés par elle. On pourra
suivre comme d'habitude une anecdote rigoureu-
sement plausible et même véridique ; mais ceux
qui voudront bien réfléchir un peu n'auront pas de
peine à démêler que chaque personnage, sous ses
simples apparences,a des prolongements qu'il sera
aisé de suivre, à la réflexion. C'est la réalité de la
guerre envisagée sans artifice et abordée, si j'ose
dire, de plain-pied. Ce sont trois petits actes qui
décrivent le précipité chimique du formidable évé-
nement, ses répercussions sur une famille, sur l'a-
mour, sur certaines forces tumultueuses de l'âme.
Dans cette très simple et très normale aventure
bourgeoise, le public distinguera que le person-
nage central, V Amazone, représente l'idéal sous les
traits de la jeunesse qui a soulevé, arraché l'homme
à son foyer et entraîné le monde. Dans l'autre per-
sonnage de femme, j'ai voulu représenter l'huma-
nité douloureuse et déchirée, partagée entre ses
devoirs et ses instincts. Je demeure persuadé que
la vraie foule douloureuse et pensive écoutera les
sanglots ou les rires de nos pcusonnages nouveaux
avec autant d'attention qu'elle écoulait les san-
glots et les rires de nos personnages précédents,
et peut-être, ajoutera-t-elle, sans déplaisir, aux
longs défilés de nos héroïnes d'autrefois, ce type
récent do femme que la guerre a engendré, cette
amazone qui représente la femme nouvelle, une
PREFACE 25
femme d'aujourd'hui, personnage peut-être mo-
mentané ou de transition, mais qu'il nous est
impossible de ne pas considérer. Les traits épar»
qui caractérisent ces femmes d'aujourd'hui, leur
rôle actuel, même la particularité de leur rôle
social, il fallait les résumer dans un type qui em-
pruntât à l'actualité sa vérité et sa curieuse beauté.
Et si ce dessin apparaît avorté, on m'excusera
en faveur de l'intention. Il subsistera au moins
ceci que j'ai voulu comme tant d'autres, mais, le
premier, au théâtre, — pousser mon humble chant
en votre honneur, ô morts de France I vous qui
nous avez dicté le devoir de la vie spirituelle la
plus haute... Que la Patrie tout entière puise son
inspiration en vous, morts d'hier et morts de de-
main !..,
Pour nous, spectateurs de l'immense tragédie,
les personnages fondamentaux n'ont pas varié,
même sous des masques intensifiés, même sous les
aspects les plus terribles. Ce sont les mêmes forces
de l'infini : la mort, l'amour : ce sont nos pas-
sions, nos idéals, nos immolations. Oui... Mais à
travers ces piliers immuables qui se dressent, té-
moins tragiques, sur la route, écoutons... regar-
dons... La pauvre et grande âme humaine che-
mine.... »
II
Durant cette guerre il y a eu beaucoup de
bonté, de charité individuelle, mais il n'y aura pas
eu assez de pitié énoncée. Non ! il n'y en aura pas
eu assez sur la terre pour répondre à la somme
immense de douleur et d'horreur qui a été dépen-
sée. Devant l'histoire, ce sera une tache pour
l'humanité qu'im grand cri de pitié, un cri formi-
dable, ne se soit pas élevé au cours de cette tuerie,
a6 L'AMAZONE
et qu'il n'ait pas été proféré par ceux-là mêmes de
qui on était en droit d'espérer plus de courage.
Un Tolstoï n'eût pas manqué de faire retentir sa
vaste voix. Ce cri, il aurait pu sortir du sein de la
chrétienté, des peuples neutres, du cénacle des
penseurs. D'où provient cette abstention ou cette
timidité ? Où est-il, l'imbécile ou l'hypocrite qui
prétendra que la pitié est déprimante ? Allons
donc !... Celui qui parlerait ainsi, je proclame d'a-
vance qu'il ne saurait être autre qu'un installé de
la guerre à moins qu'il ne soit seulement un minus
habens dépourvu d'imagination ? Où aurait-il
pris que les cris de pitié n'encouragent pas plus nos
sublimes soldats dans leur tâche obscure et dou-
loureuse que les coups de panache et d'encensoir
perpétués par la littérature ?... Le simple sanglot
d'une mère à son fils, « mon pauvre petit », est un
viatique autrement réconfortant que les « nous
vous envions l'honneur d'aller se faire tuer, sans
sourciller, comme des fils de Corneille, etc.. »
C'est un fait que les soldats n'ont pas apprécié du
tout le los inutile entonné en leur honneur : cette
race merveilleuse qui n'éprouvait pas le besoin
d'être réconfortée et qui l'a suffisamment montré,
semble avoir trouvé de mauvais goût les cantates
de l'arrière... Mais elle eût senti un lien plus solide
avec l'arrière, si nous avions aidé à réveiller par-
tout les notions de justice et de bonté oubliées.
Ah ! pourquoi la pitié s'est-elle jugulée elle-même I
Pour ne pas contristcr le civil et de peur de ralen-
tir les affaires ? Je n'y crois pas ! Sommes-nous à
ce point pusillanimes ? Quelle fable ! Si la foule
avait dû être déprimée, elle l'aurait été, et bien
autrement, par la série de déceptions que l'écri-
ture et la parole lui ont fait subir, par les pro-
messes perpétuelles des fouilles publiques démen-
ties au fur et à mesure, par les mensonges dont on
PREFACE aj
l'a'' bercée, — par les insanités débitées à tout
bout de champ, sur l'ennemi, — par les bravache-
ries et les satisfecit que de faute en faute les inté-
ressés se décernaient indéfiniment dans notre pays,
par le billet de banque du mensonge mis en circu-
lation, par les traites d'illusions qu'on tirait but
le peuple, en les renouvelant éternellement, — et
si elle a résisté à ce traitement-là c'est que la
foule a une fière santé et une robuste constitu-
tion l|Prétendre que des sentiments de pitié, des
élans généreux, des torches hardiment brandies,
auraient déprimé le civil plus que ne l'a fait ce
monopole de duperie, c'est le plus impudent
peut-être de tous les mensonges, si ce n'est pas le
plus hypocrite des remords Ij La pitié, veilleuse à
petite flamme courte et h£iletante, obscure lu-
mière humiliée, elle est au cœur des mères, des
pères, des femmes au chevet des mourants, elle est
dans toutes les âmes déchirées... c'est la lampe
du sanctuaire... Ah ! ceux-là comme je comprends
leurs silences dont ils usent pour répondre en no-
blesse et en magnanimité à l'exemple que leUr ont
légué ; des '^morts ;qui furent aussi héroïques que
pudiques !...:Etfpuis ils n'avaient pas mission de
parler !... Ils sont le peuple de la douleur... Mais
ceux .?'qui pensent ouvertement, qu'on écoute
quand ils parlent, les esprits indépendants et
libres, je ne comprends pas qu'ils aient si facile-
ment pris leur parti du silence et qu'ils s'en soient
remis au vague/atalisme du consentement univer-
sel. Ont-ils eu peu de troubler la tâche énergique
de la patrie ? Ils l'auraient au contraire agrandie
et assainie. Ont-ils redouté d'être mal compris, de
tomber dans des équivoques ? Plutôt. Ont-ils été
préoccupés, par opportunisme, d'équilibrer leur
attitude et de se réserver prudemment pour le dé-
nouement ? Ont-ils redouté que la haine et l'hypo-
a8 L'AMAZONE
crisie embusquées ne les accusassent faussement
de patriotisme refroidi, voire de lâcheté ?... Jésus
ne se fût pas posé cette question !... Et même si
la calomnie les avait atteints, la belle affaire !
Est-ce donc un si lourd sacrifice de passer des
rangs de la majorité à ceux d'une minorité ?
Quand on a dans le cœur une foi bien ancrée,
quand on porte en soi l'amour de son pays comme
une religion intangible, que peut-on redouter de
la calomnie, même lorsqu'on est en pleine renom-
mée ? A supposer qu'elle s'exerce contre nous,
n'est-il pas juste, lorsque nos enfants reçoivent
des balles mortelles, que nous exposions une plus
ealme existence aux balles mâchurées et moins
dangereuses de la calomnie ?... Oui, c'est vrai,
hélas ! des gens se sont servis du patriotisme
comme d'une arme dissimulée sous des flots de
rhétoriques tricolores et ils ont fait du plus noble
des sentiments l'instrument de leurs haines ou
de leurs convoitises ! Mais à cette arme n'au-
rions-nous pas pu en opposer une autre dont le
pouvoir (qui sait !) eût pu devenir incalculable ?
Au milieu de cette faillite universelle de l'intel-
ligence, à laquelle est due en partie la dufée de
cette guerre, comment ne nous sommes-nous pas
aperçu plus vite que la pitié, la simple pitié, aurait
pu devenir une arme capitale, irrésistible qui sou-
levant les peuples aurait peut-être aidé à terminer
cette monstrueuse hécatombe ? Qui peut pré-
tendre qu'elle n'eût pas été d'un appoint tout
aussi considérable que le fameux « facteur mo-
ral » dont on a tant abusé pour excuser l'inertie
et l'incurie I Oui, la pitié, c'était la sixième arme...
Nous en avons douté. A peine est-elle sortie du
fourreau qu'on l'a jugée tout de suite suspecte !
Honte à nous 1 Nous n'avons pas su la brandir et
nous no pouvons pas calculer de quelle force nous
PRÉFACE a9
nous sommes privés 1... Trop tard d'ailleurs, main-
tenant ! C'est irrémédiable. Nous subissons et
continuons à subir la conséquence de ce total
oubli. La pitié ! Oh î en nous laissant aller à son
élan, nous n'aurions pour cela rien abdiqué de nos
justes volonté*», nous n'aurions pas arrêté la jus-
tice française en si beau chemin... L'élan opposé
de nos soldats vers le combat et pour le triomphe
de notre cause aurait été plus raffermi encore par
la pensée que, là-bas, derrière eux, des frères s'em-
ployaient à rapprocher le terme de l'effort sacré,
de leur long martyre, sans pour cela rien distraire
de nos revendications et de nos buts d'état.
Nous n'aurions point remis l'épée au fourreau
ni cessé d'exposer tant de poitrines à la mitraille
ennemie ; la même énergie eût été déployée contre
l'invasion pour « la victoire du droit et de la jus-
tice, » selon la formule désormais consacrée. Mais
il n'est fpoint dit que pendant que des milHons
d'hommes s'égorgeaient, une ligue, un consortium
d'intellectuels opposé à celui des fameux signa-
taires allemands n'eût point endigué le flot perpé-
tuellement montant que n'a barré aucune autre
écluse que la résistance de nos soldats ; la cons-
cience universelle des peuples est peut-être plus
facile à réveiller qu'on ne le pense. La haine a
porté partout son fer rouge ; elle a avivé toutes
les plaies, mais jamais des mains crispées par la
douleur ne se sont élevées entre les combattants ;
l'amour, personnage suspect, ne s'est réfugié
qu'au cœur des victimes et de leurs consolateurs ;
les genoux n'ont pas voulu se plier pour implorer
la^conscience humaine en délire.
Rien ne nous prouve que la grande voix de la
pitié ne se fût pas propagée et n'eût pas apporté
une intimidation en Allemagne au moins égale à
celle qu'y ont produite nos cris d'indignation
3o L'AMAZONE
légitimes mais d'effets nécessairement minimes.
Quant à nos protestations journalières de patrio-
tisme et de ténacité, nos soldats n'en avaient que
faire ! En admettant que son action n'eût pas été
immédiate, cette vertu archithéologale n'en eût
pas moins secouru petit à petit la morale saccagée,
l'idéal meurtri, tout ce que l'ivresse des peuples a
anéanti dans un coup de saoulerie. Elle eût aidé à
la marche de la lumière et de la vérité. Elle eût
entraîné les masses démocratiques de tous les
pays, masses qui feront ces révolutions néces-
saires et salutaires dont on peut prédire qu'elles
seront le dénouement de l'orgie autocratique.
Elle eûtpacilité également une ligue des pays
neutres.
Sur la fièvre de l'univers, nous n'avons eu pour
baume jusqu'ici que les paroles malheureusement
tardives du président Wilson. Elles ont eu une
grande autorité, assez pour que nous jugions du
pouvoir qu'auraient eu un appel plus éloquent,
plus horrifié, une sollicitude plus émue. Un
homme pourtant a parlé au nom de la masse
silencieuse de l'humanité accablée et ruinée, au
nom des collectivités martyrisées et ces messages
n'ont pas été vains, même si ce peuple était forcé
d'entrer en lice.
Des ondes de lumière ont été agitées et tout au
moins les grands principes de l'humanité et les
vastes espérances d'avant-guerre ont relevé leurs
fronts humiliés. Elles fructifieront. Ayons con-
fiance. L'Idée dépasse les êtres qui la mettent
en branle. Elle entraîne les nations à sa remor-
que.
Mais ce n'était pas assez que cette objurgation
tardive, il fallait plus ! Par malheur une sorte de
terreur instituée par la presse mondiale a imposé
le silence à ceux qui avaient peut-être le plus envie
PRÉFACE 3i
de prendre la parole ou de pousser le cri d'une
conscience déchirée.
On peut évaluer maintenant quelle a été la
responsabilité de la presse de tous les pays dans la
prolongation et dans les erreurs de cette guerre.
Elle a instauré ou subi — on n'en peut plus dis-
tinguer le départ — la féodalité du mensonge et
peut-être la presse est-elle moins responsable
qu'on ne le pense,car elle a agi par tâtonnements
et plus par suggestion que par intérêt. N'im-
porte ! Elle a eu sa part dans la propagation des
erreurs de toutes sortes. Elle a été le plus souvent
dans son ensemble la parodie de la guerre. Elle a
sophistiqué l'histoire et son soldat, rapetissé la
grande résolution douloureuse et mélancolique de
l'homme sur toutes les teiTes où l'on saigne, même
celles de l'ennemi. Elle s'est faite marchande de
sornettes... Elle n'a pas distingué les grandes di-
rections de la pensée, ni les forces des événements
en conflagration. Elle est restée en dehors de l'état
d'âme populaire, — qui s'est passé d'elle. Elle est
demeurée bureaucratique, sédentairement confi-
née dans des errements de jadis. Heureusement,
il y eut, il y a toujours à sa tête des hommes d'ac-
tion, des braves lutteurs qui ont fait du bien, des
organisateurs et des esprits de pure race. L'en-
semble ne constitue pas une force suffisante qui
pallie l'effet déconcertant d'une si lourde consom-
mation d'erreure et de puérilités qui justifieraient
à elles seules la réputation de légèreté que nous
nous sommes faite à travers les âges ! On a cru
qu'à ces masses redevenues les troupeaux des
anciens temps, il fallait conférer un idéal collectif
énorme, des idoles grossières, des abstractions
ingénues. Erreur ! Un sourd travail se produit
dans l'Europe, auquel la presse est restée étran-
gère. Mais la plus grande faute de la presse a été
3a L'AMAZONE
de faire subir sa tyrannie aux esprits indépen-
dants et d'imposer le silence aux élans généreux
et à la contrition de l'Europe. Ah ! la simple
bonté, comme nous en reconnaisson-s intérieure-
ment la puissance depuis que nous sommes privés
de son effluve ! Nous nous reportons aux grandes
paroles évaporées aujourd'hui et qui émanaient
de l'expérience nazaréenne ; nous comprenons que
l'humilité qu'il y a dans la charité est peut-être
sans qu'il y paraisse une force tout aussi habile
que les diplomaties d'état modernes, une sourc*
qu'on n'a pas captée parce qu'on la méprisait.
On l'a laissée se dériver au hasard. Après cette
débauche d'erreurs, l'intelligence humaine aura
un gros effort à faire pour reprendre son altitude
et reconquérir son rang ! Il faudra qu'elle aussi
connaisse l'humilité et ce n'est qu'en confessant
son erreur qu'elle recouvrera sa beauté.
Peu à peu heureusement des modifications tar-
dives se produisent, trop tardives hélas ! pour
qu'elles aient quelque poids maintenant dans les
solutions du conflit. Des filets de lumière annon-
cent l'invasion future du soleil. Il viendra ! II
éclairera les peuples ! Dans le simple domaine de
la littérature, nous venons d'avoir une belle
œuvre de pitié et de réalité stricte pour l'appré-
ciation de laquelle il est permis d'employer l'ad-
jectif numéral cardinal. Ce n'est qu'un roman
mais il nous a ouvert des espaces que l'on retenait
prisonniers. C'est Le Feu d'Henri Barbusse. Sé-
vère et puissante accumulation de témoignages,
accent d'une âme fiévreuse et fraternelle, ce livre
a déjà et aura de jour en jour plus encore une
répercussion salubro. Or, je ne sache pas que ces
pages où la vérité saigne tout entière, et qu'un
cœur passionné d'espérance a dicté, aient affaibli
nos courages, déprimé les soldats par le récit de
PRÉFACE 33
leurs misères, entamé ia noblesse de notre cause !...
Jamais la vérité ne déçoit. Nous sommes instruits
par le passé que les pires erreurs des dirigeants
ont été toujours de poser le boisseau sur la lu-
mière !... Et la lumière finit toujours par faire
sauter le boisseau.
Malheureusement, après trois ans bientôt de
guerre et d'adaptation au malheur autant qu'à
l'héroïsme éperdu, je crois bien que toute inter-
vention, autre que celle du fusil et du canon, est
sans avenir ! On est allé trop loin dans l'inviai-
semblable pour que l'expérience suprême ne soit
pas tentée ! et les peuples y sont amèrement réso-
lus ; ils continueront tête baissée dans l'orage du
sang !... La victoire sans doute décidera. Prions
pour notre sainte et immortelle patrie ! Prions
pour le sort des armes, et pour tous les saccages
exécrés qu'elles vont accumuler encore !... Prions,
parce que notre victoire peut tout réparer ; elle
est le salut de l'humanité en péril. Elle suscitera
une réaction formidable et féconde ; — mais au
prix de quelles ruines ! Comment ne pas frémir
en y songeant ?
Ce n'est plus maintenant que la pitié et la raison
peuvent s'imposer avec utilité. C'est au moment où
se produisit la chute de l'orgueil allemand, après
la Marne et l'Yser, quand les peuples étourdis se
mirent à fourbir, chacun de leur côté, des armes
démesurées, à entraîner dans leurs filets les autres
peuples neutres et à préparer ainsi le cercueil des
vieux régimes... c'est à ce moment-là qu'elles de-
vaient intervenir ! Maintenant il ne nous reste
plus qu'à invoquer platoniquement la déesse
Raison, — et à écrire chacun selon son cœur, du
plus humble au plus autorisé.
Et quand bien même l'effet de la pitié déchaînée
n'eût pas été ce qu'on en aurait pu attendre, je ne
34 L'AMAZONE
vois pas en quoi l'esprit humain se serait dé-
shonoré pour avoir tenté par son imploration de
hâter la fin logique d'une catastrophe qui n'a plus
aucun rapport avec ce qu'on appelait du nom de
guerre, avec ce que nous envisagions aux jours
sublimes et légers de la mobilisation, alors que
maintenant le pugilat est devenu à proprement
parler le suicide de la vieille Europe, la cachexie
des races... Certes, devant ce piétinement sur le
charnier, comme elle est sans risque l'attitude de
celui qui s'écrie : « Sont-ils beaux ! Pas une
plainte ! De la vaillance et de la gaieté française 1
Arrière le pessimisme ! La France est régénérée
quand elle était hier gangrenée aux moelles et
divisée. Vive l'union sacrée, etc.. » cependant
qu'on voit, de toutes parts, grimacer au contraire
les haines de partis et que manifestement ils ai-
guisent leurs armes et leurs ongles, pour un corps
à corps qui sera un des plus irréductibles qu'on
aura jamais vus !... La pitié les eût aidés peut
être à se reprendre et à éviter l'attaque fratricide
qu'ils préparent, mais qui semble inéluctable dé-
sormais.
Pour ceux qui ne se soumettent pas à des soucis
de carrière, la juste attitude est de parler sans
rébellion, sans colère, — mais avec la décision
de ne pas mentir ni à la vérité ni à la dignité
d'écrire. Quand on n'est pas un flambeau, qu'on
n'a pas rang dans cette phalange qui a le droit et
la puissance de faire retentir jusqu'aux confins du
monde le cri inentendu qui soulagerait la masse
des peuples opprimés et résignés, il n'y a qu'à re-
tracer simplement ce que l'on voit et ce que l'on
ressent en face des évidences. Cela constitue déjà,
par le temps qui court, un acte de courage 1...
Triste constatation I... Les entrepreneurs de scan-
dale dont le métier est le chantage, les trafiquours
PREFACE 35
de guerre, les termites de la calomnie organisée
sont là pour pétrir automatiquement les pincées
de boue qu'ils puisent à la grande auge. Non con-
tents de déshonorer la presse, ils rendent vains les
efforts des moralistes et des écrivains sérieux. Plus
d'un a remarqué tristement qu'entre la satire du
moraliste et le pamphlet du calomniateur, le pu-
blic mis en garde par trop d'expériences ne sait
plus distinguer : il confond dans la même dé-
fiance l'œuvre de salubrité et le trafic d'intérêt.
Heureusement, ces manufactures de calomnies
officielles et privées se sont tellement discréditées
elles-mêmes que si elles parviennent à jeter la sus-
picion sur les bonnes entreprises, elles n'arrivent
pourtant point à renouveler leur propre crédit
auprès d'une foule que les excès de duperie ont
lassée depuis longtemps.
J'en ai eu encore la preuve à propos de cette
pièce qui ne prétend pas à être une œuvre impor-
tante, mais que défendait sa sincérité. La masse
profonde du public ne s'y est pas trompée et cette
fois encore la conspiration dirigée contre la pièce
a fait long feu.
Il sera néanmoins intéressant plus tard pour
l'information littéraire de rechercher quel a été
durant la guerre le réveil de la critique dramatique
après trois années de silence. Le formidable événe-
ment, hélas, ne paraît avoir été d'aucune consé-
quence pour elle. Aucune évolution. Elle est de-
meurée semblable à elle-même ; elle a amplifié
le ton, voilà tout. Les injures dont j'ai été abreuvé
cette fois passent de beaucoup celles que j'avais
reçues pour mes pièces précédentes. On sent une
volonté plus ramassée de donner le coup décisif.
Il est inconnu qu'un écrivain, surtout un auteur
dramatique, ait été attaqué avec autant d'âpreté.
Les invectives de ce genre sont généralement ré-
36 L'AMAZONE
servées aux hommes politiques ou à ceux dont la
vie publique s'est mêlée à des effervescences de
partis. Je voudrais bien dire que ces attaques
s'adressent à l'esprit de la pièce et à ce qu'elle
peut contenir de volonté artistique ou de ten-
dance morale. Hélas ! j'en serais complètement
empêché ! Les tendances de l'œuvre y sont pour
peu de chose. La coalition a été nettement dirigée
contre la personnalité d'un écrivain dont l'in-
dépendance et l'isolement semblent avoir servi
de cible. A part quelques esprits coutumiers d'ana-
lyses qui honorant leur profession, — combien
rares ! — et qu'il est superflu de désigner ici, un
flot d'articles conçus dans un style d'une rare
indigence ont charrié tous les lieux communs de
l'invective... La plume a peine à reproduire ces
gentillesses... Je mo suis vu traité successivement
dans les grands quotidiens de « bandit crapuleux,
empoisonneur public, excrémentiel, pourriture,
faussaire, lubrique, honte de la France... le plus
nauséabond des mercantis, farceur et saligaud, de
Sade dans son cachot, palefrenier morphinomane,
potard convulsionnaire, gatouille de bateau, or-
dure suprême..., etc., etc. » Que sais- je !... In-
jures qui n'ont aucune relation d'idée avec la
pièce, mais c'est là le procédé habituel de la ca-
lomnie. Ce n'est triste que parce que de pareilles
choses s'écrivent durant que les Allemands pié-
tinent encore le sol de France ! Ma pièce était
communément traitée de parodie sacrilège, de
chienncrie,de pauvreté ignominieuse et de spécu-
lation révoltante, etc.. Et il ne faut pas croire
que ce genre de critique ait été un langage spéci-
fique réservé aux entrepreneurs habituels de l'in-
jure et de la haine. Je citerai tel poète — sans
talent, mais connu — qui osa écrire : « Par ici,
les nettoyeurs do tranchées ». L'essai d'obstruc-
PRÉFACE 3.7
tion ne s'arrêtait pas là. Dès le lendemain de la
représentation, des directeurs de journaux im-
portants et de quelques feuilles de choux, s'en
furent au ministère réclamer la fermeture du
théâtre qui représentait V Amazone ou l'interdic-
tion de la pièce. Jolies préoccupations ! Quelques
critiques ont résumé eux-mêmes la physionomie
de l'événement. Je leur laisse la parole : « Une
partie de la presse n'a été qu'une explosion de
haine personnelle, depuis longtemps contenue. îl
s'agit d'une coalition de concurrence... Certains
fournisseurs ne pardonnent pas à l'auteur d'avoir
dénoncé dans V Amazone la faillite de la littérature
de poilus sentimentaux, d'infirmières angélique»
et de marraines sirupeuses. De là ce concert d'im-
précations. Si ce n'est pas le cloaque (M. H. Ba-
taille aurait le droit de ne pas ménager les qua-
lités méprisantes à ceux qui ne lui mesurent pas
les calomnies), c'est bien la mare aux gre-
nouilles (1) ».
« On n'a guère étudié l'œuvre, mais on a da-
vantage insulté l'auteur, La critique dramatique a
donné avec excès dans la polémique personnelle.
Elle a eu tort... U Amazone n'a pas été un succès
pour les critiques, etc.. (2) ».
D'autres ont marqué le dessein politique de
cette cabale tendancieuse. Que le public, dont la
religion est faite depuis longtemps à ce point de
vue, ait répondu par un haussement d'épaules à
ces diffamations et à ces salisseurs professionnels,
il y a là un signe d'époque. Depuis longtemps il
exerce son contrôle lui-même et il casse les gages
d'anciens mandataires qui, d'âge en âge, de com-
promission en compromission, d'incompétence en
1. Camille le Seane.
2. Ernest-Charles.
38 L'AMAZONE
incompétence, en sont aihvés à se disqualifier
presque complètement ; il leur faudra faire un
sérieux pas en arrière et revenir à des procédés
plus décents pour retrouver une autorité dont ils
se sont peu à peu dépouillés. La juste appréciation
de la foule qui s'est libérée de leur influence a défi-
nitivement percé à jour le jeu de ces discréditeurs
attitrés de I-a pensée française, assermentés à leur
parti ou à leur clientèle, qui n'ont d'autre mission
que d'avilir les forces intellectuelles de leur pays,
parce qu'elles se dirigent vers des chemins qui ne
sont pas les leurs, et sur lesquels il est toujours
facile d'exercer ce qu'on pourrait appeler des tirs
de barrage. A ceux-là la guerre était apparue une
aubaine presque inespérée, une raison d'être nou-
velle et à la faveur d'un patriotisme devenu leur
bonne à tout faire — c'est-à-dire qu'Us l'ont mis à
tous les ouvrages — ils espèrent organiser le sac-
cage de leurs ennemis et se refaire des virginités
compromises, au moyen de cette vieille idéologie :
la guerre qui vient au secours de leur système po-
litique et privé. Sur la garde de leur sabre, ils
inscrivirent le nouveau mot d'ordre d'agression :
Union sacrée. Mais dans tous les domaines de la
vie nationale, il ne semble pas que ce soulagement
leur ait été octroyé î Le bon sens français, la ro-
bustesse populaire, en attendant le retour des
soldats, demeurent inattaquables. La nation leur
montrera, preuves en mains, que depuis cent ans
et plus qu'elle s'achemine vers la réalisation de
ses grands programmes, il n'y a plus d'obscuran-
tisme qui puisse désorienter une race soumise en
tant de siècles à trop d'expériences !
Mais pour en revenir à l'humble littératui-e et à
la plus humble de toutes, la littérature drama-
tique, constatons qu'à vrai dire l'occasion parais-
sait bollo do passer au fil de l'union sacrée un
PREFACE 39
écrivain que l'on sait vivre dans un isolement
complet et qui n'étant soutenu par aucun parti,
par aucune amitié, semblait devoir représenter,
dans les circonstances actuelles, un des obstacles
les plus faciles et les moins lourds à renverser. La
tentation était grande ! Il est, en effet, assez anor-
mal que l'homme seul, c'est-à-dire l'homme qui
passe de son cabinet de travail à son jardin, et qui
a la prétention d'exercer librement au dehors son
métier, soit en relation directe avec la giande
foule et fasse avec elle échange de sincérité. Il y a
là une anomalie évidente. Les ennemis de la li-
berté de penser voient dans ce libre commerce de
sympathies, obtenu sans truchement, un mauvais
présage pour l'avenir. La liberté de penser, la
seule que pour ma ])art je réclame, la tradition
veut qu'on ait bien du mal à l'exercer, dans notre
pays, même lorsqu'elle est sans aspérité et qu'elle
s'exprime sans violence ! Mais « l'homme seul »
la considère par contre, cette liberté, comme le
plus précieux quoique le plus fragile des biens ;
la perte de son indépendance est la seule priva-
tion dont il puisse souffrir, l'unique risque auquel
il soit décidé de ne pas s'exposer. Chacun a une
conception particulière de sa vie et de son devoir
et il ne faut pas s'étonner que le solitaire entende
avoir le bénéfice de son isolement. Pour qui vit
loin de toute compétition de carrière, loin de tout
honneur officiel et de la vie de relations, de telles
résolutions ne comportent d'ailleurs qu'un mini-
mum strict d'inconvénients (être méconnu et
provoquer les légendes malveillantes et absurdes,
qu'importe !) et, pour s'en garer, il suffit de
s'abstraire dans un travail toujours renouvelé.
Personnellement, je continuerai donc et il est
fort à croire que les coups de boutoir continueront
de leur côté ; l'attaque redoublera vraisemblable-
/îo L'AMAZONE
ment, d'autant plus qu'elle n'a subi jusqu'ici que
des échecs et que l'auteur n'est disposé à faire
aucune concession. Mais désormais je me refuserai
même à prendre connaissance de ces tentatives
d'obstruction et j'ignorerai de parti pris les di-
verses réactions auxquelles mes pièces donneront
lieu. J'estime qu'il n'y aura pas de meilleure ré-
ponse que de soumettre mon hygiène littéraire à
plus de solitude encore ; non point par sentiment
de suffisance, mais pour protéger mieux cette fa-
meuse indépendance si nécessaire à l'écrivain, et
sans laquelle notre métier deviendrait le dernier
et le plus misérable des métiers ! Je suis, par
ailleurs, mieux instruit que tout autre de mon
infériorité. Je ne défends que la bonne foi de mes
ouvrages où les lacunes, les fautes et les faiblesses
abondent. Sur le terrain de la sincérité seulement
je les sais inattaquables. A part quoi je n'ai point
du tout la prétention ni la sottise de penser que
leur exécution soit irréprochable.
Pour m'excuser de tant de tares manifestes, je
m'en réfère seulement à quelques vers griffonnés
il y a des années sur des cahiers intimes aujour-
d'hui livrés au public et où se résumait toute la foi
naïve de ma jeunesse :
« ...Mais mon pardon sera peut-être
D'avoir avec un soin pieux noté ces voix
Qui font le grand écho du cœur, ces cris de l'être
Désespéré, perdu au sein des vieux pourquois...
Mon pardon, ce sera de m'être fait petit.
Proche, attentif, sincère, et d'avoir consenti
Que le rêve s'incline, ou que la main se pose
Sur l'immense pitié qui sort du cœur des choses !
En sorte que j'ai bien mérité, quoique indigne.
Mon pardon. D'un cœur pur, l'ouvrier se résigne
A n'être au'humblement l'artisan de sa cause,
Heureux s il peut encor permettre à son orgueil
De déposer, ainsi que des fleurs à l'autel,
PRÉFACE 4»
— Révoltés et soumis au destin, tour à tour,
Mais beaux d'avoir battu la charge universelle,
Trophées sans gloire, en gerbe éparse, pêle-mêle —
Tous ces cœurs exhaussés sur ton décembre. Amour !... »
*
La tâche qui s'oiïre aux écrivains d'aujourd'hui
est belle et féconde. Elle consiste à se presser fra-
ternellement autour de l'Idée, autour du Flam-
beau, plus menacé que jamais. Qu'ils considèrent
sincèrement le péril qui l'assiège, — péril que nous
voulons croire aussi momentané que celui de la
patrie. Mais ce ne sera jamais un poncif de répéter
que ridée également est une patrie à laquelle
nous devons un dévouement filial ! Le monde in-
tellectuel dans une nation démocratique devrait
constituer une élite conductrice. Je n'ai point pré-
tendu ici faire la critique ni définir les rapports de
la littérature et de la guerre. Il y a eu de grands
esprits, il y en a eu de modestes qui tous, et d'une
volonté égale, se sont ennoblis à écrire les choses
essentielles ; mais j'ai déploré certaines réserves,
certains excès dans la prudence, une sorte de
maussaderie générale qui n'a pas su faire opposi-
tion aux quelques tentatives de domination
criardes et agressives dont nous avons le spec-
tacle. Courage et résistance sur tous les terrains
de la patrie intellectuelle 1 Exaltons en nous le
goût de l'éternel. Je suis persuadé que désormais
la pensée un peu mortifiée prendra mieux cons-
cience de sa puissance, de son rôle dans l'organisa-
tion sociale dont elle est un instrument de préci-
sion et de régulation. Elle ne voudra pas que
l'histoire puisse dire qu'elle n'a pas su tenir son
poste durant une perturbation aussi formidable et
42 L'AMAZONE
aussi menaçante. Eh quoi ! serait-il poesible que
les errements de naguère, cette ardeur héréditaire
au dénigrement mutuel qui est une tare des Fran-
çais, cette espèce d'indolente anarchie que nous
connaissons trop, la guerre civile des lettres, la
fidélité des haines, un scepticisme d'attitude, la
confusion volontaire et dédaigneuse en littérature
du pire et du meilleur, notre vieux gérontisme
aveugle, stagnant et officiel, tout cet attirail d'in-
timidation surannée subsiste comme si rien ne s'é-
tait produit ? Quoi ? serait-il vraiment possible
que, ayant en face de nous le terrible exemple
donné par une Allemagne qui sait organiser la
hiérarchie de ses valeurs, tant d'expériences ne
nous servent pas de leçon et que nous ne profi-
tions pas d'une aussi dure épreuve ? Ouvrons les
yeux. Ouvrons les grands et que les vrais écri-
vains se tendent la main, non pour défendre leur
collectivité, mais leur religion en péril, la Raison.
Le règne de la force oppressive heurte aux portes
de la vieille Byzance. Une représaille éternelle
flotte sur la terre. L'odeur nauséabonde du sang
et du crime ne fait que s'accroître ; un désespoir
monte de l'horizon. Que l'homme intègre reste à
son poste de vigie, en attendant que se dissipent
les assauts de ténèbres ! Non, la confiance dans le
beau, dans le pur, dans le bon et le vrai ne sera pas
une vaine espérance ! Ces mots-là sont pour nous
l'honneur même de vivre. Nous attendons leur
réalisation.
Jamais le grand principe ternaire de nos pères et
do nos maîtres n'a resplendi d'un éclat plus ra-
dieux, malgré l'ombre implacable où le sang les
éclabousse : liberté, égalité, fraternité ! Et c'est
le sang des justes qui vient encore de rajeunir ces
trois catéchumènes. La route sera longue, mais
elle est sûre. En avant, peuples, vers le soleil, là-
PRÉFACE 43
bas, la république sociale universelle, qui, un
jour, renouvellera le monde !
Si, par malheur, nous faisons défection, que
ce soit à toi, jeunesse de France, dont l'effort
n'aura pas affaibli le courage, que ce soit à toi
qu'incombe la tâche de remettre tout en ordre
dans les grands foyers sociaux. Tu feras nette et
pure la place où tu projettes d'asseoir ton repos.
C'est toi seule qui détermineras les grandes direc-
tions immédiates de la conscience au lendemain
même du jour où cessera brusquement cette ré-
i^ence de la haine à laquelle toutes les vieilles
fédérations de l'esprit humain se sont soumises
avec une docilité momentanée, comme l'ont fait
nations et royaumes. Et l'enfance aussi, celle qui
joue en ce moment au cerceau et à la toupie, alors
que les aînés se battent, cette enfance verra et
accomplira de grandes choses ! A l'heure tragique
et enténébrée que nous vivons, on ne peut se dé-
fendre d'une grande émotion lorsque l'on regarde
ios enfants bâtir leurs pâtés dans le sable... Quel
héritage nous laisserons à leurs petites mains !
Peut-être verront-ils enfin de grandes innovations
continentales ? Peut-être de beaux repentirs jail-
liront-ils de cet avortement monstrueux de la
guerre ? Croyons ! La plus immorale des expé-
riences entraînera le plus fécond des châtiments
lorsque, après le cauchemar forcené qu'elle est en
train de vivre, après cette hypnose farouche de
l'idée iixe — • car tout sommeil n'est pas forcément
léthargique — l'humanité entière tendra les bras
vers la lumière, comme un dormeur qui se réveille..
Janvier 1917.
P. S. — Depuis que ces pages ont été écrites
44 L'AMAZONE
et imprimées, d'importants événements extérieurs
qu'elles pressentaient se sont déjà produits. L'au-
teur n'a rien à ajouter ni à rectifier. L'avenir se
fixe et pose ses points de repère.
H. B.
ACTE PREMIER
Un salon bourgeois, à la Flèche, en l'année 1915.
SCÈNE PREMIÈRE
GERMAINE, UN HOMME,
puis LE DOMESTIQUE et LA MÈRE CARACO.
GERMAINE
Là ! fourrez tout contre l'armoire !
l'homme
C'a fait quarante paires de sabots.
GERMAINE
Bon ! bon ! quai'ante aujourd'hui, cinquante
hier... est-ce que l'envoi sera complet ?
l'homme
Non, nous devons encore fournir à Mademoiselle
une vingtaine de paires qui ne seront prêtes qu'à
la fin de la semaine.
GERMAINE
A la fin de la semaine, c'est bien tard ! Je crois
que ces dames font leur envoi aux tranchées dans
deux ou trois jours,
l'homme
Je comptais les trouver ici pour la petite facture.
GERMAINE
Vous pouvez passer à l'ambulance, je crois
qu'elles ne rentreront pas avant une heure d'ici.
UN DOMESTIQUE de 16 ans, cwrivant par la gauche.
Hé Germaine, il y a là une \iejlle qui a plutôt
l'air d'une mendigote, qui veut absolument pailer.
46 L'AMAZONE
GERMAINE
A qui ?
LE DOMESTIQUE
Elle ne sait pas.
GERMAINE
Et c'est pour ça que tu me déranges ? Tu ne
pouvais pas la renvoyer toi-même.
LE DOMESTIQUE
Je l'aurais bien fait, mais elle dit qu'elle ne vient
pas demander de rargent,qu'elle vient en apporter.
GERMAINE
A qui ?
LE DOMESTIQUE
Elle ne sait pas !
GERMAINE
Ah ! mon pauvre garçon ! heureusement que tu
es de la prochaine classe I
LE DOMESTIQUE
Elle dit qu'on la connaît bien dans le quartier,
qu'elle s'appelle la mère Caraco.
GERMAINE
Eh bien ! mène-moi ça ici. (A Vhomme. )TeiieZj
empilez vos dernières paires là-dessus.
l'homme
Sur cette table de travail ?
GERMAINE
Toute la maison est remplie comme un wagon
de marchandises. Maintenant si vous voulez aller
à la cuisine, l'apprenti que vous avez vu à l'ins-
tant va vous donner un verre. (A la mère Caraco
qui est entrée.) Alors c'est VOUS la mère Cai'aco ?
Qui demandez- VOUS, d'abord ?
ACTE PREMIER 4;7
LA MÈRE CARACO
Je veux parler à la dame de la maison.
GERMAIKE
Laquelle ? elles sont deux. Il y a Madame Bel-
langer et puis sa parente, une réfugiée.
LA MÈRE CARACO
Je veux parler à la petite.
GERMAINE
Qu'est-ce que vous leur voulez ? Si c'est pour
un secours, faites une demande à la Croix- Rouge
ou adressez-vous à la mairie.
LA MÈRE CARACO
C'est pas pour un secours, je viens apporter de
l'argent.
GERMAINE
Et vous ne savez pas à qui ? Surtout que vous
avez une tête à apporter de l'argent ! Combien ap-
portez-vous ?
LA MÈRE CARACO, tire de sa poche vingt francs en or.
Voilà. C'est vingt francs.
GERMAINE
Et en or ! Donnez-loà moi, je les remettrai de
votre part.
LA MÈRE CARACO
Oh ! c'est plus compliqué que ça 1 je les dois ft
je ne les dois pas !... C'est une des dames en
question qui me les a donnés.
GERMAINE
Eh bien 1 alors, gardez-les et fichez-moi la paix.
LA MÈRE CARACO
Elle me les a donnés, mais comme je suis hon-
3
48 L'AMAZONE
nête et qu'elle m'a dit en me les donnant : « Te-
nez, voilà vingt sous... »
GERMAINE
Une erreur. Bon ! Alors c'est Mademoiselle na-
turellement ! Attendez que je finisse de ranger ça
et puis vous allez venir avec moi à la cuisine, vous
attendrez ces dames qui ne vont pas tarder à
rentrer. Ne vous asseyez pas là, voyons, ne vous
asseyez pas !
Germaine continue de ranger.
LA MÈRE CARACO
Vous comprenez, je les rapporte pour le prin-
cipe, mais je voudrais bien que, vu mon honnê-
teté, elle me les laisse... je pourrais les échanger
contre quelques sacs de pommes de terre aussi.
LE DOMESTIQUE, introduisant deux dames.
Ces dames disent qu'elles ont rendez-vous avec
Mademoiselle Ginette.
SCÈNE II
Les Mêmes, DEUX DAMES
PREMIÈRE DAME
Oui, Mademoiselle Dardel nous a fait dire de
passer chez elle.
GERMAINE, interrompant.
Chez elle ! comment chez elle ! C'est inouï I
LA DAME
Enlin, ici, chez Madame Bellanger... pour
prendre du linge ; elle a dû le faire préparer ; c'est
pour la Mutualité des Orphelines du département.
Voilà notre livre.
ACTE PREMIER 49
GERMAINE
Bon, ça ne me regarde pas ; si Mademoiselle
vous a donné rendez-vous, attendez-là. Oui, vous
pouvez vous asseoir. (A la mère Caraco.) Allez,
venez.
LA MÈRE CARACO
Je suis très connue dans le quartier. La mère
Caraco.
Par la galerie restée ouverte, entre Ginette,
SCÈNE III
Les Mêmes, GINETTE
GINETTE, dix-neuf ans. Blonde.
Costume d^infirmière et manteau bleu.
Je vois qu'on m'attendait !... B'jour... Quel
temps admirable aujourd'hui !
PREMIÈRE DAME
Vous nous avez donné rendez-vous, Mademoi-
selle, pour le linge de la Mutualité.
GERMAINE
On est venu apporter les sabots, les voilà.
GINETTE
Parfadt. (A la mère Caraco,) Et VOUS ?
LA MÈRE CARACO
Mademoiselle ne me reconnaît pas ? Je suis la
personne à qui vous avez donné vingt sous hier
dans la rue.
GINETTE
Eh bien ! que réclamez-vous ?
LA MÈRE CARACO
Je ne réclame pas, mais comme les vingt sous
étaient vingt francs...
5o L'AMAZONE
GINETTE, i^iftement.
Chut! taisez- VOUS... tout à l'heure. ^-4 Germaine.)
Dites-moi, Germaine, j'ai une faim du diable,
apportez-moi tout de suite du saucisson, du pain,
beaucoup de pain.
GERMAINE, dans les dents.
II a augmenté !
LES DAMES
Ah ! vous devez être si surmenée...
GINETTE
Non 1... je suis creusée... mais pas crevée du
tout... Evidemment voilà deux nuits que je ne
dors pas... De grands blessés sont arrivés avant-
hier.
UNE DAME
Vous avez l'air un peu fatiguée, Mademoiselle.
GINETTE
C'est regrettable, car je ne me suis jamais
mieux portée. J'ai une vie si merveilleuse, si pas-
sionnante I
LA DAME
Alors vous avez bien voulu préparer quelques
dons, comme vous me l'aviez fait espérer !..,
GINETTE
Parfaitement, vous m'excuserez s'il n'y a pas
grand'chose I Ce que j'ai pu récolter... Je vais
vous faire apporter ça. (Elle appelle par la galerie.)
Jean, dites à Germaine de vous donner le paquet
préparé dans l'ofTice avec l'inscription : « Mutua-
lité dos Orphelines». (Elle revient vers les dames.) Une
seconde, vous permettez ? (A la mère Caraco, bas).
Eh bien, vous pouvez les garder vos vingli francs,
LA MÎ^RE CARACO
Oh ! merci. Mademoiselle ne s'était pas trompée?
ACTE PREMIER 5i
GINETTE
Si, je m'étais trompée affreusement... C'est une
gaffe ! Je m'en suis aperçue à l'instant même où
je vous mettais la pièce dans la main, mais je me
suis dit : bah ! puisque ça y est !... (Elle rit.)
Vous en avez parlé à la cuisinière ?
LA MÈRE CARACO
Il ne fallait pas ?
GINETTE
Bah ! tant pis !... Et puis rien qu'en pensant à
la tête qu'elle me fera, ça m'amuse. (A la mère
Caraco, un peu ahurie.) Je VOUS disais de VOUS taire
devant elle parce que je n'ai pas d'argent person-
nellement, je suis pauvre comme vous, je suis une
émigrée, moi, et les petites aumônes que je puis
faire, c'est avec l'argent de ma cousine... voilà 1
Maintenant que vous connaissez la valeur de cette
petite libéralité, vous en ferez peut-être un meil-
leur usage encore 1 Vous ne buvez pas, au moins ?..
LA MÈRE CARACO
Oh ! non. Mademoiselle, jamais plus depuis la
mobilisation... Le dimanche seulement, je bois ma
gratification...
GINETTE
Vous êtes une patriote... Tenez, suivez le domes-
tique. (Le domestique entre avec le paquet. Aux dames.)
Voici, Mesdames..., ce n'est pas énorme...
LES DAMES
Vous êtes trop aimable ! Si vous voulez bien
signer sur le registre...
GINETTE
Donnez. (Le domestique est sorti avec la mère Caraco
et Germaine revient avec le plateau. Ginette, tout en si-
gnant, prend un morceau de pain et commence à manger
52 L'AMAZONE
gloutonnement.) J'ai une faim ! je n'ai même pas
pris le temps depuis ce matin de manger un croû-
ton. Vous avez une voiture en bas ?
LES DAMES
Oui.
GINETTE
Eh bien, le garçon va vous descendre le paquet
tout de suite ! Excusez-moi, j'ai tellement de
choses à faire et c'est ma seule heure de repos, je
me la consacre à moi-même.
LES DAMES
Encore merci, Mademoiselle. Vous remercierez
beaucoup Madame Bellanger de notre part.
EUes sortent. Ginette reste avec Germaine.
SCÈNE IV
GINETTE, GERMAINE
GERMAINE
Est-ce que Madame rentre pour le diner ?
GINETTE
Oui, mais nous coucherons cependant à l'am-
bulance... Personne n'est rentré ?
GERMAINE
Non, pas encore, Mademoiselle Simone n'est
pas revenue du cours... Je n'ai pas pu trouver
d'épinards, alors j'ai fait de l'oseille.
GINETTE
Faites-la bien aigre. Pour moi d'ailleurs, ça n'a
aucune importance, Germaine... quand j'aurai
agïf: premier 53
mangé six tranches de saucisson, ou douze... (Un
temps.) Ou vingt-quatre !...
Germaine agacée sort. Ginette reste seule et, manches
retroussées, se met avec ardeur à jouer du violon.
Au bout de quelques instants, Germaine revient.
GERMAINE, radieuse.
C'est la voisine, Mademoiselle Tinayre, qui veut
dire un mot pressé à Mademoiselle !
GINETTE
La vieille ! qu'elle entre !... Tiens, pourquoi
riez- vous ?...
Germaine sort. Quelques secondes après, Mademoi-
selle Tinayre entre. Ginette s'interrompt de jouer,
SCÈNE V
GINETTE, MADEMOISELLE TINAYRE
MADEMOISELLE TINAYRE
Je vous demande pardon d'interrompre votre
concert, Mademoiselle.
GINETTE
Je vous en prie !
MADEMOISELLE TINAYRE
Mais je me permets de venir vous trouver de la
part aussi de ma sœur. Vous êtes une personne de
grand mérite, nous savons le bien qu'il faut penser
de vous, mais je vous assure qu'il y a des circons-
tances où certaines distractions prennent un as-
pect singulièrement déplacé ! Deux fois, je vous
ai écrit à ce sujet.
GINETTE
Mon Dieu 1 quand je reviens de l'ambulance,
64 L'AMAZONE
j'avoue que je ne vois pas d'inconvénient à me
dérouiller un peu les doigts.
MADEMOISELLE TINAYRE
Mademoiselle, quand on a l'âme dans le deuil
comme nous l'avons tous, quand notre pensée se
reporte sur nos chers absents, il est pour le moins
déplacé de nous forcer à écouter des flonflons !
GINETTE
Diable ! des flonflons, vous êtes sévère pour
mon répertoire.
MADEMOISELLE TINAYRE
Rappelez-vous qu'il n'y a pas longtemps une
circulaire préfectorale avait sollicité les habitants
que l'on n'entendît même pas de piano dans les
rues de La Flèche.
GINETTE
Au commencement de la guerre ! mais depuis...
On a marché ! Je suis absolument persuadée,
comme vous le dites, que votre âme est en deuil,
bien que je ne sache pas qu'un de vos proches
soit sur le front ou dans un hôpital...
MADEMOISELLE TINAYRE
Je VOUS demande pardon ! Un neveu que nous
avons pour ainsi dire élevé a été gravement at-
teint...
GINETTE, vivement, mais sans ostentation.
J'ai vu massacrer sous mes yeux ma mère qui a
été exécutée comme otage... J'ai tout perdu,
jusqu'à ma fortune, jusqu'à la maison dana la-
quelle j'ai toujours vécu. Mon frère a eu un œil
crevé par les Allemands. Mon père, malade, est
mort de chagrin pendant l'occupation. J'étais
Boule, il n'y avait plus d'homme à la maison pour
ACTE PREMIER 55
faire les funèbres besognes, j'ai cloué moi-même
le cercueil de mon père !
MADEMOISELLE TINAYRE
Mais, Mademoiselle !
GINETTE
Après je me suis enfuie. Je suis restée trois jours
en pleins bois sans manger. Ensuite, j'ai fait
150 kilomètres à pied, sans un sou, sans linge,
laissant derrière moi tous ces deuils et ma vie
écroulée. Je me suis fait rapatrier ici où ma cousine
a bien voulu me recueillir, je consacre le plus que
je peux de mes heures et de mes nuits à tous ceux
qui ont souffert autant et plus que moi.
MADEMOISELLE TINAYRE, V interrompant.
Encore une fois. Mademoiselle, je ne doute pas
de vos mérites et cela n'a aucun rapport.
GINETTE, reprend.
Je crois porter dans mon cœur de dix-neuf ans
plus de chagrin que vous n'en portez dans le
vôtre et avoir payé à la douleur une contribution
que je ne vous souhaite pas. Eh bien, malgré tout
cela, je ne trouve pas mauvais, oh ! pas mauvais
du tout, quand je reviens de l'hôpital, de causer
quelques minutes avec ce violon d'emprunt î Lui
et moi, nous nous remémorons le bon temps !...
MADEMOISELLE TINAYRE
Si gaîment que, ma sœur et moi, nous avons
parfois l'air de dire notre prière du matin dans un
cinéma.
GINETTE
Tiens ! vous y allez donc !
MADEMOISELLE TINAYRE
D'ailleurs, s'il ne nous a pas suffi de nous
adresser à vous-même, il y a quelqu'un qui pour-
56 L'AMAZONE
rait nous départager et au jugement duquel je me
soumettrais. C'est Monsieur le sous-préfet lui-
même.
GINETTE
Oh ! dans ce cas, bien volontiers, j'accepte...
Qu'à cela ne tienne.
Elle va à la table à écrire et éclate gentiment de rire.
MADEMOISELLE TINAYRE
Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir de si risible
dans ma proposition.
GINETTE
Je vous demande pardon, mais je pensais jus-
tement à ce jeune sous-préfet intérimaire... Il a
une tête à être passionné de musique... Il doit
jouer admirablement la Veu^e Joyeuse d'un doigt
sur le vieux piano de la sous-préfecture ! ,
MADEMOISELLE TINAYRE
Je ne trouve pas ces plaisanteries très drôles.
GINETTE
Je ne vous les donne pas pour telles !... Enfin,
soit !... vous avez raison, il n'y a pas de meilleure
lumière départementale pour le moment. (Elle
appelle après avoir écrit.) Jean I...
MADEMOISELLE TINAYRE
Vous venez d'écrire à Monsieur le sous-préfet ?
GINETTE
Oh ! je ne lui ai rien expliqué... je lui demande
simplement s'il veut bien trancher un cas de
conscience! (Au domestique.) Jean, vous ferez porter
cette lettre à la sous-préfecture, ou portez-la vous-
même si vous avez le temps. (Le domestique sort.
Entre Germaine.) Ah 1 non 1 non 1 plus personne !...
Je n'y su's pas.
I
ACTE PREMIER 57
GERMAINS
C'est un soldat.
GINETTE
Qu'il s'adresse à l'ambulance !... Je ne reçois
pas ici...
GERMAINE
C'est justement un soldat de l'ambulance... II
dit qu'il part pour le front...
MADEMOISELLE TINAYRE, se levant froidement.
Je vous salue bien, Mademoiselle...
GINETTE
Moi de même. Dès que la réponse me parviendra,
je vous la transmettrai. Mes respects à Madame
votre sœur. Accompagnez et faites entrer.
Elle reste seule, enferme son violon dans la boite.
SCÈNE VI
GINETTE, RENAUDIN
GINETTE, le reconnaissant.
Qu'est-ce qu'il y a ?
RENAUDIN, hésitant, embarrassé.
Je VOUS demande pardon. Mademoiselle, de
m'être permis de venir chez vous, c'est incorrect ;
mais, tout à l'heure, dans le brouhaha, vous avez
été appelée par la directrice et Mademoiselle Des-
mouillère au moment où je vous disais adieu.
Alors ça m'a paru un peu court. Je voulais vous
remettre quelque chose d'important, oh !... pour
moi, pour moi seulement... Il y avait du monde,
je n'ai pas osé... Je me suis permis de venir jus-
qu'ici... J'ai eu tort !... Vous n'êtes pas fâchée ?«.
58 L'AMAZONE
GINETTE
Mais ne vous excusez pas, Renaudin. Moi aussi,
j'aurais voulu vous dire une phrase de départ,
vous faire tous mes vœux. Vous m'en aurez
donné l'occasion... C'est moi qui vous remercie.
RENAUDIN
N'est-ce pas, quand on s'en va et qu'on se dit
qu'on ne reviendra peut-être plus... (Mouvement de
Ginette.) Hé oui, dame, c'est déjà bien beau
d'être revenu une fois ! Il ne faut pas être exi-
geant 1... Vous avez été si bonne pour moi tou-
jours pendant mon temps d'hôpital. Je n'aurais
pas voulu que vous croyiez que je n'avais pas
trouvé un mot vrai de remerciement... le mot du
cœur... La timidité m'a toujours serré à la gorge...
GINETTE
Voyons, vous plaisantez ! Pourquoi remercier ?
Ce que nous faisons pour vous c'est si peu de
chose en comparaison de ce que vous faites pour
nous !... Du reste, il ne faut pas avoir de mauvais
pressentiments. Ce n'est pas bien ! Vous êtes un
chançard, vous ; vous reviendrez dans quelques
mois sain et sauf, et le drapeau en tête !... Je vois
mon Renaudin d'ici.
RENAUDIN
Un chançard !... oui. On dit toujours ça. C'est
la phrase...
GINETTE
Et où partez-vous ?
RENAUDIN
Ben... Je vais rejoindre mon dépôt à Troyes.
Après, naturellement, je ne sais pas où on nous
enverra, mais je pense que ce sera du côté de
ACTE PREMIER 69
Notre- Dame-de-Lorrette. On se bat ferme de ce
côté en ce moment.
GINETTE
C'est là que Thierry ?...
RENAUDIN
Oui... Justement 1
Un silence.
GINETTE
Bah ! ce n'est pas la même chose ! lui, c'était
un maladroit, un gros paysan, balourd. Vous vous
rappelez, il restait à se chauffer devant le feu pen-
dant des heures ; c'était son idéal, un idéal de
garçon de ferme en convalescence, se chauffer
devant un feu de bois. Il n'aura pas su se remuer,
le bon gros ! . . .
RENAUDIN
A propos, quand vous êtes partie tout à l'heure...
Est-ce que la nouvelle était déjà arrivée... que...
Chantagne, le petit Chantagne...
GINETTE
Quoi ?
RENAUDIN
Ah ! vous ne saviez pas !
GINETTE
Chantagne aussi ! Qu'est-ce que vous me dites
là ! Il n'y a pas quinze jours !... (Un long silence.)
Pauvre gosse ! ça me fait de la peine, beaucoup de
peine, il était reparti si content, si gai. Le pauvre
petit, on ne lui en voulait pas de tout le mal qu'il
vous donnait...
RENAUDIN
Oui, un mauvais malade, hein ? celui-là 1
GINETTE
Un gamin ! Est-ce possible ?... Il me semble
6o L'AMAZONE
que c'est d'hier. Vous rappelez- vous quand il nous
faisait enrager, ses petites blagues d'enfant. Quand
nous ouvrions la porte, qu'il criait de loin : « bon-
jour, chérie » en se fourrant après sous les draps
pour se cacher avec un rire d'enfant qui va se
faire gronder !,.. Alors c'est fini !...
Ils demeurent songeurs.
RENAUD IN, riant.
Peut-être que bientôt il y en aura un autre
comme moi qui viendra vous dire : « Vous savez,
Renaudin ! vous vous rappelez Renaudin... un
petit brun... avec des moustaches courtes... »
GINETTE, avec autorité.
C'est très mal de partir avec ces idées-là, Re-
naudin !
RENAUDIN
Oh ! je n'ai pas peur, allez !... Et vous savez
bien que je n'ai pas peur 1 Si ça y est, ça y sera I
Et puis, du reste, c'est des gens comme nous qui
devraient y passer, oui, ceux qui n'ont pas beau-
coup de famille, ou pas du tout, ceux qui ne lais-
sent rien derrière eux 1
GINETTE
Vous n'avez pas de mère ?
RENAUDIN
Je vous l'ai déjà dit, mais vous avez oublié...
C'est trop naturel, ne vous excusez pas... Non,
vous savez, moi je n'ai pas été heureux. J'ai encore
mon père, il est horloger à Albi ; il m'aime bien,
seulement ce n'est pas lui que je voudi'ais avoir
comme dernière image devant les yeux... car vous
savez, nous sommes obligés tous de penser à
quoiqu'un... y a pas ! c'est obligatoire. Oh ! bien
sûr, on a (oujours dans lo cœur Tidéc de patrie,
mais ça n'est pas dans les yeux, dans la mémoire.
I
ACTE PREMIER 6i
On a besoin de se reporter, pour se donner du cou-
rage, quelquefois à une figure plus précise... à qui
on ait l'habitude de penser et qui vous accom-
pagne... A la fin, au bout de mois et de mois de
cafard, de boue, de poisse, on n'a plus que quatre
ou cinq pensées favorites. On rabâche tout le
temps. Tenez, dans le combat où j'ai été blessé,
j'avais un camarade qui, pendant l'ouragan de mi-
traille, chantonnait, accroché par terre à deux
touiïes d'herbe, un air de gramophone qu'il avait
l'habitude de chanter dans la tranchée. Et ça
n'était pas par fanfaronnade ni par peur. Non,
c'était pour avoir en lui, autour de lui, sa pensée
d'habitude, la pensée qui lui faisait le plus de
plaisir, qui lui rappelait le plus la vie, les bons mo-
ments, la rigolade... Moi, je suis bien fixé, je sais à
quoi je penserai... Au meilleur moment de ma vie.
GINETTE, les yeux baissés.
Le meilleur moment, je crois que c'est toujours
l'enfance.
RENAUDIN, secouant la tête.
Non, le meilleur moment c'aura été le temps que
je viens de passer à l'hôpital. Oh ! oui... je repen-
serai longtemps, longtemps à l'hôpital, à vous 1
Ça, je peux dire que j'ai eu de la chance, j'ai été
heureux I Vous pouvez parler de veine !
GINETTE, riant.
Mais c'est une chance que vous avez tous !
Presque tous nos hôpitaux se valent...
RENAUDIN
Oui, mais pas les infirmières ! Et vous le savez
bien 1... Quand on vous embarque, qu'on n'est pas
trop touché, c'est une phrase qui se dit là-bas :
« Est-ce que je vais avoir la veine de tomber sur
6a L'AMAZONE
la chouette ambulance ! » Et ça veut dire... des
visages, doux, agréables... autour du lit... quel-
qu'un qui vous comprendra... Vous, vous avez été
si bonne, si gentille, toujours... Vous ne savez pas
la différence qu'il y a entre vous et les autres. Et
le courage que vous savez donner presque sans
rien dire pourtant... Vous êtes rude même par-
fois... N'empêche que quand vous entriez dans la
salle, ah ! tout de suite, tout de suite, fallait voir
leurs yeux se faire doux, gentils... et apaisés. Tous
ont plus ou moins le béguin pour vous... mais ce
n'est pas la même chose que moi. Je... (Il s'arrête.)
Zut ! Je vous demande pardon de vous dire tout
cela, ça n'est pas bien intéressant d'ailleurs pour
vous de savoir que là-bas il y en a un qui clignera
souvent les yeux pou? se rappeler... pour tâcher
de ne pas oublier... C'était ça justement que je
voulais vous dire, j'avais remis toujours jusqu'au
dernier moment... Et puis juste quand j'ai pris
mon courage à deux mains, comme par un fait
exprès, il y a eu la directrice, le père Bertoubeau,
les embêteurs, il n'y a pas eu moyen de placer un
mot. J'étais navré I Quelle chance que vous
m'ayez laissé monter et que je vous aie retrouvée,
pour la dernière fois où je vous regarde, dans
votre costume d'infirmière... Si j'y passe là-bas,
je vous reverrai comme au bon temps, comme
vous êtes là, comme vous étiez près de mon lit...
Voulez-vous accepter quelque chose de moi ? Je
n'ai personne à qui laisser un souvenir de moi...
Pronez-lc, allez... Si je reviens, ça n'aura pas
d'importance, vous le détruirez... Mais ça me fe-
rait tant do plaisir... dites ?...
GINETTE
Mais volontiers, Renaudin, ça me fera plaisir à
moi aussi.
ACTE PREMIER 63
RENAUD IN, embarrassé.
C'est idiot, idiot, vous allez rire !
GINETTE
Montrez !,..
RENAUDIN
C'est quand j'étais petit. J'ai sculpté ça, vous
voyez, dans un coquillage... J'ai été élevé à Hen-
daye, au bord de la mer. Ça n'a l'air de rien, mais
il a fallu des mois... Vous savez ! c'est très difli-
cile...
GINETTE
Mais oui, c'est d'un travail inouï, c'est prodi-
gieux de fini... C'est autrement difïicile à faire,
sûrement, que la bague des tranchées.
RENAUDIN
Je le portais quelquefois comme bouton de man-
chette. Je m'en suis servi comme d'un fétiche,
d'une médaille. Vous voyez, j'avais gravé deux
colombes. C'est idiot, n'est-ce pas, de vous donner
ça I Vous voyez, ça me fait piquer un fard... D'au-
tant que dans peu de temps, vous n'y penserez
plus, à nous... Quand ce sera fini, que vous serez
heureuse... mariée... avec des gosses... et le tralala
de la vie...
GINETTE
Vous vous trompez, Renaudin. Toutes celles
qui auront revêtu ce costume en garderont un
souvenir... ineffaçable. Ce costume, je le quitterai
comme on quitte le voile et je repenserai souvent,
quelle que soit ma vie, à l'heure de l'hôpital ! Moi
aussi, je vous promets que je sortirai quelquefois
ce petit souvenir sculpté que vous venez de me
donner et qui devait vous être une chose très
chère, je le sens...
fi4 L'AMAZON li
RENAUDIN, avec un grand soupir.
Chouette !... ça va mieux !... Ah ! c'est que...
c'est que je n'ai jamais pu vous dire... si vous sa-
viez... Mademoiselle... si vous saviez ce...
SCÈNE VII
Les Mêmes, PIERRE BELLANGER
PIERRE
Pardon.
GINETTE
Entrez, entrez... Vous ne nous dérangez nulle-
ment, Pierre... Un de nos soldats guéris qui re-
part au front tout à l'heure... Monsieur Bellan-
ger... le mari de ma cousine. Madame Bellanger,
RENAUDIN
Enchanté, Monsieur... Je dois des remercie-
ments à Madame la major pour toute la bonté
dont elle a fait preuve... Est-ce que je ne vous ai
pas vu à l'ambulance, Monsieur ?
PIERRE
Je ne pense pas... Il y a plus de deux mois que
je n'ai accompagné ma femme... Mes occupations
à l'arsenal ne me laissent guère de temps.
RENAUDIN
Vous n'êtes pas mobilisé ?
PIERRE
Vous voyez, si je suis sans gloire, je ne suis pas
sans fonction... Ne vous dérangez pas pour moi.
GINETTE
Monsieur mo faisait ses adieux... Alors, Ronau-
din... vous disiez ?...
ACTE PREMIER 65
RENAUDIN, balbutiant.
Mais rien... rien... je n'ai plus rien à dire, Ma-
demoiselle...
Silence.
GINETTE, lui tendant la main.
Donc ?...
RENAUDIN, avec un élan brusque et jarouche.
Rien, sinon... puisque c'est la dernière fois...
toute ma reconnaissance... entière... mais là...
mais là...
Il s'arrête ému, ne trouvant plus ses mots.
GINETTE, gravement.
Au revoir, Renaudin.
RENAUDIN
Ou adieu 1
GINETTE, la main sur l'épaule, avec force.
Pas de faiblesse... mon petit... Et... rappelez
vous ce que vous avez promis... Là-bas...
Elle fait un geste destructeur.
RENAUDIN,' fièrement.
Oh ! ça... Au revoir. Monsieur 1
Il sort.
SCÈNE VIII
PIERRE, GINETTE
PIERRE
En voilà un qui part avec son viatique.
GINETTE
Quoi ?
66 L'AMAZONE
PIERRE
Sa voix tremblait... Encore un de touché I
GINETTE
Pierre, vous savez que je déteste ce genre de
plaisanterie.
PIERRE
Ce n'est pas une plaisanterie. Que ce pauvre
garçon vous ait aimée, quel mal y a-t-il à cela ?...
D'abord n'est-il pas naturel que l'on vous aime...
et ensuite songez ce que vous êtes pour ces malheu-
reux : le lien entre les joies du passé et celles de
l'avenir... toute la femme, tout le foyer ; et qui
plus est, vous êtes des femmes, qu'ils n'auraient
jamais rencontrées. Ils auraient été vos inférieurs
ot vous vous êtes inclinées devant eux... vous les
avez servis... vous les avez guéris... C'est du très
bel ouvrage, Ginette. Mais un peu dangereux tout
de même pour les foyers, cet ouvrage-là !
GINETTE
Croyez-vous que nous n'aurons pas semé dans
leurs âmes beaucoup de courage à côté des conso-
lations.
PIERRE
Oui, parbleu, du courage, do l'héroïsme chez
ceux qui n'en avaient pas ! Mais chez ceux qui en
avaient à revendre, au contraire, chez les simples,
chez les brutes, vous n'avez fait qu'entr'ouvrir
toute une zone d'attendrissement aristocratique
qu'ils ne connaissaient pas et vous savez bien
qu'il y en a qui retourneront dans leur foyer, gué-
ris, mais l'âme terriblement inquiétée.
GINETTE
Mon cher, comme ça vous va bien à vous de phi-
losophaillor en sortant do vos écritoircs, de votre
ACTE PREMIER «7
bureau ! Ah ! on vend de l'ironie dans les admi-
nistrations !
PIERRE
Je n'ironise pas du tout, Ginette ; ce que je dis
est plein de sens et d'exactitude... Et devant vous
je n'ai jamais envie d'ironiser.
GINETTE
Alors c'est pire, puisque vous essayez de m'ac-
cabler de choses désagréables, sans résultat, d'ail-
leurs.
PIERRE
Je n'ai pas cette intention.
GINETTE
En diminuant notre pauvre mérite, si toutefois
nous en avons un ! Et surtout en tenant bêtement
ce langage de civil retardataire : « Cet homme
vous aimait »... (Elle hausse Iss épaules.) Phuff !
Pékin !...
PIERRE
Je ne désignais pas une faiblesse. Au contraire.
Il y a, à l'heure actuelle, presqu'un excès de
toutes les vertus humaines. La guerre et le danger
sont causes de cette surenchère. Tenez, vous, Gi-
nette, qu'est-ce que vous auriez été dans votre
milieu bourgeois de Lille ou de Roubaix ?... Vous
seriez- vous même découverte jamais 1 Auriez- vous
su communiquer ce courage, cette intrépidité ?...
GINETTE
Vous venez de constater vous-même qu'ils n'ont
guère besoin qu'on leur en communique, ceux-là !
PIERRE, hochant la tête.
Savoir I... On a toujours besoin du clairon, Gi-
nette ! Pour faire l'ascension des sommets, il faut
68 L'AMAZONE
être entraîné par une voix... et même par une mu-
sique.
GINETTE
Ça dépend des jarrets !... Consolez-vous !...
L'âge de la retraite a sa beauté modeste... mais
enfin, pas dédaignable. On ne peut pas demander
l'impossible !...
PIERRE
L'impossible !... Ah ! il y a quelque chose de si
attirant dans l'impossible !...
GINETTE
Travailler bénévolement dans un bureau...
assis... c'est encore très beau et c'est encore, pa-
raît-il, servir la patrie... (Subitement.) Mais as-
seyez-vous donc au Ijeu de marcher tout le temps...
Reposez- vous...
PIERRE
Merci ! J'ai travaillé debout, toute la journée,
et je ne suis pas fatigué.
Entre Cécile Bellanger en costume d'infirmière avec
sa fille Simone. \
SCÈNE IX
Les Mêmes, CÉCILE, SIMONE
CÉCILE
Je suis allée chercher Simone au cours. C'est
pour cela que je suis en retard.
GINETTE
Salut... depuis tout à l'heure.
CECILE
J'ai les amitiés du major Boudet à vous faire.
II voua a cherchée, vous étiez déjà partie 1
ACTE PREMIER 69
GINETTE
Oui, aujourd'hui, j'avais hâte de rentrer jouer
du violon. (A Simone ) Gomment va-t-elle ?
SIMONE
Pas très bien, toujours.
GINETTE
Tiens, qu'est-ce qu'elle fait là ? Qu'est-ce que
vous faites, Simone ?
SIMONE
Eh bien ! du crochet.
GINETTE
Jusque dans la rue ! Quel zèle ! au moins si on
vous rencontre, on sera bien sûr que vous faites
quelque chose pour les blessés.
SIMONE, aigrement.
Tout le monde ne peut pas être infirmière... Si
je n'avais pas ma gastro-entérite !
PIERRE
Allons, ne vous chamaillez pas !
CÉCILE
Ah ! voilà les sabots 1 le compte y est ?
GINETTE
Ma foi, je n*ai pas eu le temps de vérifier, j'a-
voue. J*ai mangé une tranche de saucisson admi-
rable ; quand je dis une tranche, je devrais dire un
demi-saucisson, j'avais une faim de poilu !...
PIERRE
Vous ne mangez donc pas à votre faim à Tarn
bulance ?
GINETTE
Justement. On ne sent sa faim qu'en sortant.
'jo L'AMAZONE
CÉCILE
Le fait est que nous n'avons pas une minute en
ce moment. Ce soir, il arrive encore deux grands
blessés. On vous l'a dit, Ginette ?
GINETTE
Je crois bien !
CÉCILE
Coucherez-vous là bas ?
GINETTE
II ne manquerait plus que je couche ici !
CÉCILE, à Pierre.
Et toi, rien de nouveau à l'arsenal ?
PIERRE
Rien ! toujours une insupportable comptabi-
lité... des chiffres, des vérifications...
CÉCILE, s^asseyant.
Ah ! c'est bon tout de même ! Cela paraît si
extraordinaire de se retrouver quelques heures
par jour. On en perd tellement l'habitude, hein ?...
Je ne me rappelle plus ma vie passée...
PIERRE
Le fait est qu'on a l'air d'une tribu qui campe
dans de lointaines colonies. Chacun a son emploi !
Malgré que je sois plus administratif que jamais,
on me donnerait l'ordre de scier du bois et de
nettoyer la vaisselle que je n'en serais pas autre-
ment étonné ! Simone, tu ne m'as pas embrassé I
SIMONE
C'est vrai, papa ?
PIERRE
Oh I le beau livre d'école I
ACTE PREMIER ;i
SIMONE
Oui, c'est une histoire de la guerre illustrée
qu'on m'a fait acheter.
PIERRE
Montre cette merveille historique !
Pendant qu'ils regardent, Cécile va à Ginette.
CÉCILE
Pourquoi n'êtes vous pas venue avec moi faire
quelques emplettes ?...
GINETTE
Mais je vous l'ai dit !
CÉCILE
Non, vous avez fui exprès pour ne pas passer
chez le bottier.
GINETTE
Ma foi, je n'y ai pas pensé. Mais, je vous en prie,
Cécile, je n'ai aucun besoin de souliers, pas plus
que je n'avais besoin de la chemisette que vous
m'avez fait faire.
CÉCILE
Voyons, ma chérie, tout cela ne compte pas et
n'a aucune importance ! Vous agissez toujours
comme si vous étiez une charge pour nous,
GINETTE
Nullement, mais je compte bien que, plus tard...
CÉCILE
Mais oui, plus tard... après les réparations, les
indemnités, quand on vous aura rendu vos biens...
Jusque-là n'abusez pas de votre discrétion.
GINETTE
Je fais déjà la charité avec votre argent ! Plutôt
que de me payer une nouvelle paire de souliers,
4
72 L'AMAZONE
dont je n'ai nul besoin, si vous voulez acheter
quelques paquets de Maryland et de tabac anglais
pour...
CÉCILE, riant.
Merci bien, ils fument déjà tous en cachette ; il
y a le sacré Marocain qui met, chaque fois que je
passe, son mégot dans la table pour que je ne
sente pas !
PIERRE, allumant une cigarette.
Mais moi qui ne suis pas blessé, j'ai le droit,
n'est-ce pas ? ça ne vous gêne pas ?
GINETTE
Si c'est du caporal, ça va... Je n'aime que ça.
CÉCILE
Vous vous êtes occupée du dîner ? Je ne sais pas
ce qu'il va y avoir.
GINETTE
Oui, j'ai commandé... Tiens, mais au fait, j'y
songe... Simone, venez avec moi, nous allons
essayer le poridge cacao.
PIERRE
Qu'est ce que cette douceur ?
GINETTE
Un don magnifique d'un industriel. On m'a fait
cadeau de 250 boîtes d'un vague poridge-cacao
pour le front. Ça se prépare en une minute et il
paraît que c'est naturellement délicieux. Nous
allons faire la popoto. Vous en goûterez, aussi,
cousin ?
PIERRE
Merci, je ino récuse cette fois. Je connais déjà le
lait concentré.
GINETTE
Oui. C'est vrai, la vie des tranchées et vous I
ACTE PREMIER jS
PIERRE
Si c'est comme ça ! j'en prendrai quatre tasses.
GINETTE
Allez, venez, Simone, je suis persuadée que ce
sera miraculeux pour votre gastro-entérite et
votre colon transverse.
PIERRE
Où allez-vous faire ça ? A la cuisine ?...
GINETTE
Si vous voulez, on va le faire ici : je vais aJler
chercher la lampe à alcool et je vous ferai appor-
ter des tasses... et de la crème pour vous...
Pierre reste seul avec sa femme.
SCÈNE X
CÉCILE, PIERRE
CÉCILE
Je suis un peu fatiguée... J'enlève mon voile !...
Je te ferai la même observation que tu as faite
à ta fille !
PIERRE
Laquelle ?
CÉCILE
Tu ne m'as pas embrassée.
PIERRE
Tiens ! c'est vrai.
CÉCILE, riant.
Tu vois qu'on perd les notions les plus élémen-
taires de la tenue... Je ne t'en veux pas, mais
est-ce que la guerre serait la désunion des fa-
^4 L'AMAZONE
milles ? Embrasse-moi fort ! Ah ! ça va mieux, on
retrouve un peu ses habitudes ! Quand les retrou-
verons-nous toutes ! Enfin, il ne faut pas penser
à notre misérable personne !,.. C'est égal, je me
demande, vois-tu, comment une jeune fille comme
Ginette qui a perdu sa famille, ses biens, la moin-
dre chance de bonheur, peut conserver une santé
morale et un équilibre pareils dans la gaîté... car
c'est de la vraie gaité qu'elle éprouve et qu'elle
dispense à tout le monde. On l'entend chanter
dans les couloirs de l'ambulance...
PIERRE
C'est sa jeunesse !
CÉCILE
Il n'y a pas qu'une question de jeunesse. Si tu
la voyais, vraiment elle m'étonne toujours ! Quand
les auxiliaires sont fatiguées, elle balaye la salle
elle-même, vide les cuvettes, distribue la soupe !
Tout à l'heure elle a pansé un phlegmon et une
main saignante aux phalanges arrachées, avec un
sang-froid de vieux médecin.
PIERRE
Mais toi, Cécile, tu en fais tout autant !...
CÉCILE
Oui, nous en faisons peut-être autant, mais je
ressens malgré tout une tristesse générale, des ré-
voltes contre la souft'rance, une mélancolie s'y
mêle, et cependant j'ai mon intérieur, mon foyer
que je retrouve tous les jours à la même heure,
j'ai toi... moi !... Tandis qu'elle ! M'a-t-elle frap-
pée dès la première nuit que nous avons passée
ensemble à l'hôpital quand sont arrivés les grands
blessés !... C'est une chose fantastique que la
première nuit à l'hôpital oii une trentaine d'hom-
ACTE PREMIER ^5
mes mêlent leurs cauchemars, commandent, gé-
missent, montent à l'assaut, revivent le drame...
Moi, devant ces fantômes, j'étais transie d'hor-
reur, elle^ à mes côtés, pas du tout, elle était
calme, elle souriait presque. Moi, je suis allée tout
de suite à l'un qui criait plus que les autres dans
la grande mêlée imaginaire et je balbutiais n'im-
porte quoi : « Voyons, voyons, calmez-vous, cal-
mez-vous ! » Elle, presque en souriant, au con-
traire, s'est approchée d'un grand diable plus
forcené, elle lui a tapoté la joue avec une autorité
extraordinaire, comme si elle était de longtemps
une professionnelle habituée, et ea le tutoyant,
elle lui a ordonné sévèrement de se taire pour ne
pas fatiguer l€s autres... Et tu vois que, rentrée
ici, elle joue du violon, elle a un appétit d'enfer...
elle mange comme quatre !... Faut-il admirer ?...
Pourtant, il me semble que, moi aussi, je porte
une force d'amour, d'abnégation aussi grande...
seulement, c'est une force sourde, grave... Est-ce
que je reviens déjà de la vie, quand d'autres s'y
précipitent ?... Elle joue du violon : j'ai aban-
donné le piano 1...
PIERRE
Gela provient du parfait accord de toutes ses fa-
cultés... Combien sont-elles de jeunes filles main-
tenant qui se sont transformées ainsi, par le mi-
racle de la guerre 1... Elles auront fait notre
étonnement, notre stupeur admirative... Mais toi,
tu as ta haute sensibilité... Nous sommes moins
maîtres de nos sensations ? Sans doute c'est
aussi qu'elles sont plus intenses... Mais il ne fau-
drait pas te surmener ?...
CÉCILE
Et toi, tu as l'air soucieux ? Le communiqué
est bon cependant, n'est-ce pas ?
^6 L'AMAZONE
PIERRE
Excellent.
Rentrent Ginette et Simone avec une lampe à alcool
des paquets, Simone en a les bras remplis.
SCÈNE XI
Les Mêmes, GINETTE, SIMONE,
puis GERMAINE
GINETTE
Nous n'allons pas dévorer tout ça. C'était poi
vous montrer les munitions ! Allez ! Simon
installons-nous sur cette table et improvisons !
PIERRE
Voulez-vous qu'on vous aide ? Ça se prépare
l'eau ?
GINETTE
Soyez tranquille, pour vous on ajoutera de ]
crème ! Je vous l'ai promis.
GERMAINE, entrant.
C'est Monsieur le sous-préfet avec un auti
monsieur. Il demande s'il peut voir ces dames.
PIERRE
Ah ! c'est son auto qui vient de s'arrêter à 1
porte ! Vous l'attendiez donc !
GINETTE
Au fait, je ne vous avais pas encore raconta
C'est à cause do la vieille folle d'à côté... la se
questrée...
CÉCILE
Faites monter, faites monter le sous-préfet.
ACTE PREMIER 77
PIERRE
Il a dû trouver ce prétexte pour venir, comme
il est visiblement amoureux de vous, Ginette.
GINETTE
Vous êtes odieux ! C'est une monomanie I
PIERRE
Voyons, vous ne pouvez pas nier que ce jeune
sous-préfet intérimaire n'a pas été héberlué par
vous ?
CÉCILE
Tais-toi, Pierre... le voilà (A Ginette,) Mais que
vient-il faire ?...
GINETTE
Attendez, vous allez le savoir.
SCÈNE XII
Les Mêmes, DUARD, LE DOCTEUR BARRIER
Entrent le sous-préfet et un gros homme qui est le
médecin civil Barrier. Le sous-préfet Duard est
tout jeune et visiblement inexpérimenté.
GINETTE
Oh ! je suis désolée, vous n'auriez pas dû vous
déranger vous-même. Monsieur le sous-préfet...
cela n'avait aucune importance !
DUARD
Mais je ne me suis pas dérangé le moins du
monde, je passais en auto devant votre porte avec
le D^ Barrier, que je vous présente...
BARRIER
Madame, mademoiselle, monsieur...
Salutations.
78 L'AMAZONE
DUAÏID
De quoi s'agit-ii ? Puis-je vous ^e utile ?
GINETTE
Oh ! le cas est sans gravité. 11 pourra même vous
apparaître une plaisanterie douteuse... Avec
aplomb j'ai accepté de vous soumettre ce cas de
conscience...
CÉCILE
Nous étions en train de goûter à un produit
avant de l'expédier sur le front, un de ces nou-
veaux produits dont on nous encombre et dont
les trancbées ne veulent même plus.
PI EURE
Un five o'clock de cagnas. Je vous en prie...
DUARD
Ce serait avec le plus grand plaisir, mais nos
minutes sont comptées. J'ai promis de conduire
le docteur cbez une cliente qui ne peut guère
attendre.
BARBIER
Elle est en train d'accoucher.
PIERRE
Le Docteur Barrier, n'est-ce pas ?
DUARD
Un de nos grands spécialistes.
BARRIER
Oui, Mademoiselle, pendant que l'humanité est
en train de s'entre-tuer, moi j'ai pour mission de
faire faire à la vie le maximum de rendement...
Jamais besogne ne m'a paru plus agréable !
GINETTE Jl^
Simone, donnez deux tasses, à moins que réelle-
mont vos minutes soient comptées, à tous deux.
ACTE PREMIER 79
DUARD
Oh ! le fait est que je suis accablé de besogne,
mais mes clients sont moins pressés que ceux du
docteur !.., Trois cents dossiers d'allocations, ré-
quisition de blé, do foin, veiller à l'hygiène des
écoles, au personnel des grandes usines, un cour-
rier de deux cents lettres de réclamations, des
réclamations de députés, car il y en a encore 1
Rédiger dans la quinzaine un rapport sur la ré-
forme administrative !
GINETTE
Et vous voulez encore que je vous ennuie avec
ma petite requête !
CÉCILE
Mais enfin, qu'est-ce que c'est, Ginette ?
GINETTE
Après tout, j'ai peut-être tort de rire. Figurez-
vous que nos insupportables pies-grièches de voi-
sines prétendent m'interdire de jouer du violon
et s'en réfèrent à je ne sais quelle ordonnance de
la préfecture et aussi à votre jugement personnel.
Il parait que c'est inconvenant de jouer du violon...
ailleurs qu'au front sur des boîtes de macaroni...
DUARD
Quelle idiote ! Je vais vous rédiger une lettre
que vous pourrez lui montrer à cette dame. J'en-
tends ne pas être tenu responsable d'un arbitraire
pareil.
GINETTE
A la bonne heure ! je n'en doutais pas !
DUARD
Quelle est cette personne ? Une vieille dame ?
GINETTE
Naturellement ! comment voulez-vous qu'il en
8o L'AMAZONE
soit autrement ! Ah Dieu ! avant la guerre, je
n'aimais pas les vieux, maintenant je les déteste.
BARRIER
Merci, en passant.
On rit.
GINETTE
Oh ! mais je n'appelle pas vieux du tout un
homme de votre sorte... placé...
PIERRE
Au guichet de la vie.
BARRIER
Il en a de bonnes !
GINETTE
J'appelle vieillard tout ce qui se consume dans
l'inutilité, l'anémie, l'ankylose ! Et ce qu'on en
voit !
BARRIER
La cachexie, comme nous disons entre nous,
mais c'est un sale mot pour de jolies bouches.
CÉCILE
Voilà Ginette lancée !... Je vous avertis que
c'est sa marotte.
DUARD
Mais, il y a des vieillards intrépides et char-
mants. Mademoiselle.
GINETTE
J'enrage de penser qu'après la guerre il y aura
tous les vieillards ! Et que cette belle jeunesse
meurt tous les jours pour entretenir le règne de la
vieillesse ! Ah ! s'ils se contentaient d'étouffer les
violons !
BARRIER
Elle ne pardonne pas à la vieille dame d'à côté I
ACTE PREMIER 8i
DUARD
Je vais la saler I
BARRIER
Mais elle me plaît, cette petite demoiselle-là...
Passez-moi une tasse de cacao. Ça remplacera les
pernods défunts. (Regardant sa montre,) Et puis,
la mère et l'enfant auront bien la politesse de
m'attendre ! D'abord les enfants peuvent at-
tendre, ils ont bien le temps devant eux ! Tandis
que nous I
DUARD
Une pierre dans votre jardin, Ginette...
BARRIER
Du tout, du tout ! Figurez-vous que je penw
comme cette petite demoiselle-là !
DUARD
Moi, sur ce chapitre, je m'en réfère à la limite
d'âge administrative... On est jeune jusqu'à la
classe 87.
BARRIER
Après la guerre ce sera le régime des vieux bu-
reaucrates et du gérontisme ! Tout peut mourir en
France, même la jeunesse, pas l'administration !
Le dernier survivant de la planète Terre sera un
employé des contributions indirectes ! L'adminis-
tration, ah ! nous l'aurons connue, celle-là !
GINETTE
Ce que ça fait plaisir d'entendre ça ! Je vous
demande pardon de le dire. Monsieur le sous-
préfet, mais dès qu'on a affaire à elle, la sacrée
administration, tenez, même dans un service
comme le nôtre à l'hôpital...
DUARD
Chut ! chut ! je devrais me scandaliser !
82 L'AMAZONE
BARRIER
Que voulez-vous ? Nous payons en caducité
notre excédent de génie et de jeunesse. C'est
comme une espèceMe loi des compensations.
GINETTEj^se haussant sur la pointe des pieds
et avec des grands gestes coupants.
Ah ! il faudra balayer tout ça après la victoire !
BARRIER, riant.
Regardez-la avec ses dents de jeune louve, elle
va en croquer sa tasse !
DUARD
Elle ne fait qu'une bouchée de tous les fonc-
tionnaires futurs et passés.
PIERRE, haussant les épaules.
Et puis tout cela est bien puéril, Ginette ! Dans
le poids mort des civils dont vous parlez, il n'y a
pas que les vieillards ; il y a une masse de gens
inaptes au service et à l'activité.
GINETTE, l'interrompant.
Les déchets, quoi ! Heureusement, il y aura
aussi les autres...
BARRIER
Qui ?
GINETTE
Mais ceux auxquels on ne pense pas assez, ceux
qui reviendront, tiens, parbleu ! Et à ceux-là
toutes les places au soleil I
PIERRE
Et à eux tout l'amour 1
GINETTE
Tiens, comment donc, aussi I
ACTE PREMIER 85
BARRIER
Je compte bien sur leur clientèle !
GINETTE
Qu'ils reviennent pour épousseter ceux qui au-
ront fait en leur absence l'intérim de la jeunesse !
C'est que nous en voyons, vous savez, nous autres,
les femmes, des vieux beaux qui cambrent les
jarrets et qui sont décidés à ne pas rendre la place
après la guerre ! Puis, vous savez, ils connaissent
le moyen de refaire la France !
PIERRE, levant les bras.
Dieu l'a faite ainsi. Nous n'y pouvons rien !
DUARD
Ce n'est pas un mal. Il en faut... il en faut...
PIERRE
Et vous êtes injuste aussi... Pourquoi accabler
ceux qui ne peuvent prétendre à un plus haut
sacrifice de leur vie ?... Ils s'efforcent d'être des
remplaçants équitables, utiles.
GINETTE
Penh ! là ! là ! En voilà des mots, qui ont la
goutte !
PIERRE
On ne peut pourtant pas tuer les vieux pour
vous faire plaisir. Quel abattoir !
GINETTE
Que voulez-vous, quand je vois tous les jours
ces admirables enfants souffrir sans se plaindre
(car ils ne se plaignent même pas), et repaitir de
même, faire le sacrifice de tout ce qu'il leur res-
tait à vivre, avec cette simplicité tranquille, ah !
bon Dieu, j'imagine que si j'étais homme, tant
84 L'AMAZONE
qu'un soufïle de vraie vie et de santé enflerait ma
poitrine, je ne pourrais pas tenir en place !.,.
BARRIER
II faut tout de même des jarrets, Mademoiselle.
CÉCILE
Je vous écoute, Ginette, et je ne vous approuve
pas... Il est nécessaire qu'il en reste pour per-
pétuer la famille ! L'incendie ne peut pas gagner
toute la terre.
PIERRE
Et puis la jeunesse, c'est très bien, la jeunesse !
mais serait-elle ce qu'elle est sans nous ?
CÉCILE, protestant.
Gomment, nous ? Mais je suppose bien que
personne ici ne parle de nous !
GINETTE
Naturellement.
PIERRE, s^anime.
Que serait-elle sans nous la jeunesse ? Une
force brute, voilà tout ! Nous lui donnons sa di-
rection. Oui, certes, nous ressentons l'élan qu'elle
nous communique comme un rouage communique
le mouvement à un autre rouage, mais en revanche
que ne reçoit-elle pas de notre expérience ? Il est
nécessaire que la vieillesse soit là pour servir à la
jeunesse de ...
GINETTE, interrompant.
De repoussoir. Ça évidemment.
PIERRE
Oh !
Il repose sèchement sa tasse sur la table dans un
geste nerveux. On se retourne.
CÉCILE
Qu'est-ce que tu as ?
ACTE PREMIER 85
PIERRE
Moi ? Rien ! Rien du tout... Je réfléchis seule-
ment tout à coup que j'avais oublié une course
importante... à deux pas d'ici. Monsieur le sous-
préfet, votre auto est en bas ? J'en ai pour trois
minutes, juste aller et retour. Je vais jusqu'au
coin de la rue.
CÉCILE
Où ?
BARRI ER, tirant sa montre.
Diable ! diable ! eh là 1 Ils ne pourront jamais
attendre jusque-là. Sur ma demi-heure nous ve-
nons de perdre cinq bonnes minutes à discuter
comme au café de la République,
PIERRE
Mettez votre chapeau. Le temps de vous apprê-
ter, je serai de retour.
BARRIER
Dépêchez-vous alors, Monsieur, je vous en prie.
DUARD
Je vous demande pardon d'insister à mon tour.
PIERRE
Entendu et merci.
Il sort.
SCÈNE XIII
Les Mêmes, moins PIERRE
CÉCILE
J'ai peur que vous ne l'ayez un peu agacé.
GINETTE, riant.
Ça, j'avoue que parfois j'agace mon cousin.
J'adore la discussion.
86 L'AMAZONE
CÉCILE
Et toutes ces parlottes sont bien vaines...
DUARD
Nous en avons oublié, dans la chaleur du ban-
quet, de vous donner notre jugement sur ce pro-
duit. Il n'est pas trop mauvais, c'est le mieux
qu'on puisse en dire. Ça repose des bonnes choses.
GINETTE
Et vous, Simone, comment trouvez-vous ça ?
SIMONE
Infect.
GINETTE, riant.
Naturellement. Simone ne parle pas souvent,
mais quand elle parle elle laisse tomber des dia-
mants...
DUARD
Je ne vais plus oser revenir ici...
GINETTE
Pourquoi ?
DUARD
Vous avez été bien dure pour moi... Hé oui, je
suis hélas ! de ces tristes auxiliaires qui, bien
qu'âgés de trente ans et quelques mois...
GINETTE, vivement.
Oh ! mais je serais désolée que vous preniez
pour votre compte des discussions d'ordre géné-
ral... S'il fallait traiter en mépris tous ceux qui,
pour des raisons valables, sont obligés de vivre à
l'arrière, et qui, d'ailleurs, s'emploient de tout
cœur à leur tâche 1... Je ne connais pas de plus
stupide injustice...
DUARD
Sans rancune, allez !... Il n'y en a pas un de
ACTE PREMIER 8-
ceux-là qui ne se soit posé la question : « Dans ma
faiblesse n'entre-t-il pas un peu de lâcheté ? »
CÉCILE, avec force.
Pas ici... je vous le garantis !...
DUARD
Et cela ne m'empêche pas de vous être tout
dévoué, Mademoiselle, tout acquis à chaque fois
que vous aurez besoin de moi... N'hésitez pas à
m'appeler et à user de mes services... Au moins,
faire en sorte d'être bon, utile... à tous...
GINETTE
Mais vous voyez que je ne me prive pas de vou»
déranger... Et, si même pour l'organisation du
train sanitaiie... (On entend la corne de Vauto.)
Tiens ! ce n'est pas possible, déjà lui !
BARRIER
Il ne peut pas matériellement avoir eu le temps 1
DUARD, va à la fenêtre,
Charles, qu'est-ce qu'il y a ?... Quoi ?... Oh I
bon (Il se retourne.) L'auto l'a laissé là où il l'a
( onduit. Et il nous le renvoie, de peur que nous
lie nous mettions en retard.
BARRIER
Tant mieux, profitons-en !,.. Je suis bourrelé
de remords !... Madame, Mademoiselle, excusez-
nous... La classe 37 m'appelle.
CÉCILE
Dites-moi... Vous descendez la rue Carnot ?
DUARD
Tout droit.
CÉCILE
Voulez-vous me déposer en passant chez ma
cousine de Saint- Arroman ?...
88 L'AMAZONE
DUARD
Je crois bien !
CÉCILE, à Ginette.
Je vous laisse Simone...
GINETTE
Allez, allez...
CÉCILE
Je reviendrai d'ailleurs aussitôt.
DUARD
Et je vous enverrai ce mot pour la vieille voi-
sine ce soir même.
GINETTE
Je vous en prie... Ce n'est pas pressé...
BARRIER
Au revoir, ma petite infirmière... J'aime ces na-
tures-là... Aussi, si vous avez jamais besoin de
moi... A votre disposition !
GINETTE, riant.
Oh ! docteur !
BARRIER
Suis-je bête !... Oui, c'est vrai... Où avais-je la
tête ?... l'habitude professionnelle ! Et d'ailleurs
un jour ou l'autre, je pense bien que vous ferez
votre devoir de bonne française ! D'ici là, en tout
cas, charmé de vous avoir connue !
GINETTE, riant.
Alors... au revoir...
Le docteur sort.
ACTK PREAIIKR 89
SCÈNE XIV
GINETTE et SIMONE, seules, puis PIERRE
GINETTE
Maintenant faisons le ménage nous-mêmes,
Simone.
SIMONE
Si vous voulez.
Pendant qu'elles rangent les tasses,
GINETTE
L'homme aux sabots étant venu, il faudra que
nous les comptions tout de même !
SIMONE
Nous n'avons pas besoin d'être deux pour ça !
GINETTE
On n'est pas plus aimable.
SIMONE, avec intention.
Vous savez que je ne suis pas « bonne » !
GINETTE
Vous vous calomniez peut-être ! Qui sait ?
SIMONE
Non. Mais, sans doute, je suis trop petite pour
m'intéresser à la guerre. Plus tard, quand je serai
grande je m'intéresserai aux autres... comme
vous !
GINETTE
Mais les autres, ma petite Simone, les autres, ce
sont des gens en effet rudement intéressants !
SIMONE
Avant les autres, j'aime les miens.
90 L'AMAZONE
GINETTE
Tiens ! tiens !... Mais c'est la première fois que
vous me sortez des idées aussi arrêtées !
SIMONE
Croyez-vous ?
GINETTE
Vous ne m'aimez pas, Simone, avouez-le.
Qu'est-ce que je vous ai fait ? Est-ce parce que je
vous ai quelquefois rabrouée ?
SIMONE
Vous rabrouez tout le monde... C'est une habi-
tude... Et puis, moi, ça n'a pas d'importance.
GINETTE
Il faudra soigner votre estomac, ma petite.
Votre caractère s'aigrit beaucoup. Vous n'êtes
pas malheureuse pourtant ?
SIMONE
Je le suis.
GINETTE
Ça se dit ! Je voudrais bien savoir depuis quand?
SIMONE
Depuis que vous êtes arrivée ici.
GINETTE
Depuis que...
La porte s'ouvre. Entre Pierre,
GINETTE
Tiens, vous revoilà !
PIERRE
Mais oui ! Ils sont partis ?
GINETTE
Bien entendu, puisque vous avez renvoyé la
voiture. Cécile en a profité pour se faire déposer
ACTE PREMIER 91
chez sa tante. Elle reviendia dès qu'elle aura fini
sa visite.
PIERRE, à Simone.
Tu t'en vas, fi fille ?
SIMONE
Je vais faire mes devoirs.
Elle sort.
SCÈNE XV
GINETTE, PIERRE
PIERRE
Je ne vous dérange pas ?
GINETTE s^est mwe à coudre.
Pas le moins du monde. (Silence.) Il est très
bien, ce gros docteur... hein ?... (Nouveau silence.)
Je dis, il est très bien, ce gros docteur...
PIERRE
Ah ! oui !
GINETTE
Gela n'a pas l'air de vous intéresser.
PIERRE
Si. Je repensais à notre conversation ! Ah !
quel mépris dans toutes vos paroles ! Et quel
mépris spécialement de moi !
GINETTE
Vous plaisantez ! Quel rapport...
PIERRE
Ne faites pas la bête. Il n'est pas de jour que
vous ne m'ayez tancé d'importance.
GINETTE
Ah 1 ça, en voilà une idée ! Vous faites ce que
9* L'AMAZONE
vous pouvez, mon pauvre Pierre ; on n'a aucun
reproche à vous adresser. Vous avez fait votre
devoir ; vous avez quarante-six ans. Vous pour-
riez être évidemment dans un lointain dépôt, dans
une intendance insignifiante, mais vous n'encou-
rez aucun blâme en vous rendant utile dans votre
propre ville. Vous voilà comme le sous-préfet !
J'ai toujours voulu parler de ceux qui n'ont pas
l'âge de la retraite, et de ceux...
PIERRE, l'interrompant.
Pas le blâme, si vous voulez, mais le mépris 1
ah oui ! Mais ça n'est pas votre faute ; vous avez
le mépris cruel de la jeunesse. Et puis, c'est peu'^-
être pour mon châtiment aussi !
GINETTE
Votre châtiment ?
PIERRE
Oui, d'avoir osé vous faire l'aveu que je vous ai
fait 1
GINETTE, froide.
Il est convenu que nous n'en reparlerons jamais,
PIERRE
Mais vous y répondez toujours indirectement
par vos railleries... justes, oh ! très justes !...
Celui qui ne peut prétendre aux actes les plus
énergiques et les plus valeureux de l'âme doit se
soumettre lui-même à toutes les conséquences de
son âge ou de sa pleutrerie. Aligne tes fiches, vieux
bonhomme, dans ton bureau. C'est justice.
GINETTE
Mais qu'est-ce qui vous prend aujourd'hui ?
Je me suis mal exprimée sans doute. Moi aussi je
suis pantoufle, Pierre ! Résignons-nous à notro
modeste emploi. La beauté, c'est pour k^ autres!
ACTE PREMIER 93
Pourquoi faites-vous cette figure piteuse, grand
Dieu ! Tenez, voulez-vous me passer les ciseaux
qui sont sur la table ? Merci !
PIERRE
Je ne mérite pas tant de mépris. Au fond, j'ai
ma valeur.
GINETTE
Mais je vous respecte énormément ; je sais que
vos travaux d'architecte sont remarquables et
j'apprends toujours à vous écouter.
PIERRE
Je vaux mieux que tout cela. La province m'a
un peu étouiïé, la vie de famille aussi ; au fond
personne ne me connaît. J'ai été un solitaire. Si
j'avais pu vous parler à cœur ouvert, vous m'au-
riez jugé, mais voilà... c'est de ma faute. Tout de
suite, j'ai été assez bête, assez naïf, comme un
vieux collégien, pour faire la gaffe et pour qu'il
me soit interdit à tout jamais de reprendre cette
conversation interrompue. Je vous aurais mieux
éclairée sur moi-même, sur mes sentiments ! Vous
m'avez ordonné de me taire, je me suis tu.
GINETTE, énergique ment.
11 ne pouvait pas en être autrement.
PIERRE
En effet. Seulement je me suis tu trop vite !
GINETTE
Von ! Parce qu'à coup sûr, le lendemain si vous
aviez persisté, j'aurais bouclé mon imperceptible
valise. Je n'aurais pas trahi l'hospitalité.
PIERRE hausse les épaules.
Oui, oui î... Mais tout de même ce sont de bien
glands mots, et vous l'avez trahie tout de même I
94 L'AMAZONE
GINETTE
C'est le comble, par exemple !
PIERRE
Parfaitement, à votre insu ! La trahison, c'est
d'avoir apporté ici votre jeunesse, je ne dis pa£
seulement votre cL-arme, je dis la puissance de
votre jeunesse ardente, même votre gaîté, même
ce courage que vous communiquez à tout 1(
monde. Vous parliez tout à l'heure de la bureau-
cratie, de la porte qu'il faudrait ouvrir poui
balayer cette atmosphère endormie. Eh bien
c'est ce que vous avez fait, vous, en entrant ici
sournoisement et sans le vouloir.
GINETTE
Oh ! sournoisement !
PIERRE
Vous avez ouvert les fenêtres, vous avez balay(
cette atmosphère provinciale où des énergies ui
peu molles s'endormaient dans le confort, dam
une austérité pour laquelle nous n'étions peut
être pas nés. Cette grande histoire, la Guerre
passait au-dessuo de nos têtes. Vous, avec voj
blessures toutes neuves, toutes saignantes, votr<
rage, votre enthousiasme, vous êtes arrivéi
comme un petit bolide. Vous nous avez tous en
traînés. Qui sait même si Cécile aurait trouve ex
elle ces ressources d'énergie si vous ne la lui avie;
un peu souillée ; vous n'avez pas besoin de pro
clamer votre amour pour la jeunesse, allez ! C'esi
vous qui êtes la jeunesse ! Mais cruelle par exem
pie... et sévère ! Bah 1 la bonté vous viendra plui
tard. La bonté, c'est déjà de la décadence.
GINETTE, éclatant de rire, le nez sur son ouvrage.
Bon Dieu ! mais je ne suis pas tout ça ! Qu(
ACTE PREMIER 9^
diable allez-vous chercher là ! Toutes ces choses
se réduisent à bien moins... bien moins... C'est
l'histoire d'une pauvre petite émigrée, un petit
bout de rien du tout qui est entré dans une maison
amie, chez des gens adorables et pleins de cœur.
Or, pendant qu'elle se mettait simplement à sa
besogne d'infirmière, à son petit traintrain de vie,
le cousin, comme dans les pires romans, a failli
devenir amoureux de sa petite personne. Ça aurait
pu se gâter, elle aurait dû se fâcher... et puis tout
s'arrange... Voilà à quoi se limite exactement
l'histoire.
PIERRE, secouant la tête.
Non, pas du tout. Vous savez bien que ce n'est
pas ça ! N'essayez pas d'en diminuer les propor-
tions ! C'est plus, beaucoup plus 1... C'est même
tellement, que, par moments, je me demande si
ce n'est pas une seconde vie qui commence... Et
si, tout à coup, je vous révélais la profondeur de
mes sentiments, vous en seriez peut-être effrayée...
Mais cependant, je sais, je lis dans vos yeux, dans
votre attitude, que vous vous en rendez compte.
GINETTE, fronçant les sourcils.
Alors, taisez-vous encore et toujours... c'est ce
qui vaudra le mieux.
PIERRE
C'est une superstition ancienne qui vous fait
dire : il vaut mieux se taire devant l'amour.
Voyez-vous, je vous disais tout à l'heure une
grande vérité, au sujet de ce soldat balbutiant
qui s'en allait emportant avec l'amour qu'il vous
a voué une grande force qui va le soutenir et
l'embraser !... Je vous disais qu'un des miracles
les plus merveilleux de cette guerre aura été de
transformer les sentiments de l'homme devant la
femme et réciproquement. Est-ce parce que vous
96 L'AMAZONE
n'êtes plus les mêmes que naguère, vous autres
femmes ?... Est-ce plus simplement parce que le
danger de l'heure nous a fait mieux comprendre
la destination de l'amour et de la tendresse, mais
je sens parce que j'éprouve qu'il y a encore dans
l'amour des rayons X qui restent à découvrir...
Et quand la découverte est faite de ces rayons in-
visibles, c'est toute une espèce de rénovation ! En
vous aimant comme je le fais, je ne peux même
pas savoir s'il entre une partie d'amour physique
pour vous ! C'est vrai ! Je vous aime, Ginette,
éperdûment, suivant l'ancien terme, mais je vous
aime comme on aime l'air pur, l'air vif des som-
mets, la santé, la marche... C'est un sentiment neuf
qui a quelque chose de grand, d'enthousiasmant !
GINETTE
Ce n'est pas mon influence que vous subissez ! A
travers moi vous sentez l'enthousiasme de l'heure
que nous vivons.
PIERRE
Ah ! qu'importe si vous êtes le clairon ! Mais je
jure qu'à mesure que vous parlez, qu'à mesure que
vous vivez ici, je sens renaître en moi des ferveurs,
des juvénilités, des espérances que je n'aurais plus
jamais attendues de moi-même. Même quand je
boude contre les paroles que vous prononcez, mon
cœur vous donne toujours gravement raison : car
vous avez toujours raison, Ginette ! Vous m'avez
amélioré, vous m'avez inspiré le désir d'un idéal,
vous m'avez rajeuni et si vous en avez guéri
d'autres de leurs blessures, vous avez fait ici une
très bonne œuvre aussi sans vous en douter :
vous m'avez guéii de moi-même.
GINETTE
Faites mieux, faites plus encore, oubliez complè-
AGTK PREMIER 97
tement nos pauvres personnalités. Non, non, on
ne peut pas parler d'amour, voyez-vous, on n'a
pas le droit d'éprouver autre chose que l'amour
qu'ils éprouvent, eux !
PIERRE, avec rage.
Ah ! vous ne parlez toujours que d'eux ! Et
pour les rapprocher davantage de vous... vous les
appelez... des enfants !
GINETTE
De quoi voulez-vous donc que je parle ? Je vou-
drais que vous les voyez comme nous les voyons,
oui, il faut les avoir vus comme l'autre jour lors-
qu'on est venu leur chanter la Marseillaise dans
la salle de l'ambulance. Pierre, Pierre, si vous
aviez vu toutes ces figures illuminées ! les giands
blessés qui se soulevaient sur leurs coudes 1 les
petits qui enlevaient respectueusement leur coiffe,
comme s'ils étaient devant une grande personne,
devant un chef ! Et leurs yeux !... oh ! leurs yeux
en écoutant cette chose qui les avait emportés
déjà dans la mitraille et qui allait les reprendre
bientôt, cette chose pour laquelle ils allaient mou-
rir ! II y en avait qui pleuraient de grosses larmes,
il y avait des mains agitées, des mains qui frois-
saient le drap comme des agonisants, et eux aussi,
ils associaient tout ce qu'ils avaient en eux d'a-
mour à cette chose-là et j'entendais un blessé qui,
tout en pleurant d'ardeur et d'enthousiasme,
murmurait le nom de son amie ou de sa femme et
disait : « Marie ! Marie ! » comme un autre disait
peut-être dans un autre coin de la salle à cette
minute : « Maman ! maman ! «... Ah 1 les braves
petitj ! les braves petits 1...
PIERRE, tout à coup avec éclat.
Oui, vous avez raison mille fois, il n'y a qu'eux 1
98 L'AMAZONE
Eux seuls méritent d'être aimés, tous ces soU'
neurs d'enthousiasme ! Ginette, vous n'avez pas
besoin de m'entraîner ! Je vous réservais depuis
quelque temps une grande surprise, et vous m
vous en douti-oz pas ! Regardez-moi bien, savez
vous ce que je viens de faire à l'instant, savez
vous où je suis allé avec l'auto ? Je me suis fai1
conduire au bureau militaire. Dans ma poche
depuis hier matin, je serre précieusement la ré
ponse que l'autorité militaire m'a fait parvenir
réponse à une demande formulée par moi depuis
une quinzaine de jours.
GINETTE
Et qui était ?
PIERRE
Celle d'obtenir mon envoi volontaire en pre-
mière ligne.
GINETTE, stupéfaite.
Qu'est-ce que vous dites là ?
PIERRE
C'était facile. J'ai été soldat et je n'ai été versé
dans mon service que par piot«xition au moment
de la mobilisation. Je n'ai que quarante-six ans
après tout. Dans les tranchées, il y a des hommes
de cinquante !
GINETTE
Et cette autorisation, vous...
PIERRE
Je l'ai là depuis hier matin. Elle me brûle I
Croyez-vous, je me sentais encore partagé par
diiïérents senliments, je ruminais les vieux de-
voirs, comme s'il y en avait deux f II n'y en a
qu'un I Oui, oui ! Je m'en rendais compte ; maiB
au milieu de noti*e conversation de tout à l'heure,
quand j'ai entendu votre cinglante ironie... car
ACTE PREMIER 99
je vous poussais exprès, je vous aguichais pour
voir jusqu'au fond de votre conscience, pour y
lire ce cri de reproche que vous n'avez jannais osé
me lancer en face... alors j'ai bondi comme sous
un coup de cravache, je suis allé droit au bureau
militaire...
GINETTE
Pierre, vous n'avez pas signé ?
PIERRE
C'est tout comme ! Je voulais voir si j'étais en
règle : je le suis. Je n'ai plus que ma signature à
mettre. Dans un quart d'heure, ce sera fait.
Il est là, face à elle, souriant, radieux.
GINETTE
Mais votre femme, est-elle au courant... votre
femme ?
PIERRE
Jamais de la vie par exemple ! Je n'ai mis per-
sonne au courant de mon travail de conscience
GINETTE
Mais alors vous n'avez pas le droit. Vous devez
connaître son opinion, peut-être son désaveu.
Vous avez une fille ! Réfléchissez.
PIERRE
C'est vous qui me parlez ainsi, tout à coup ?
Ah ! je ne vous reconnais pas ! Qu'est-ce que cette
objection soudaine et timorée ! Elst-ce qu'ils n'ont
pas tout sacrifié, eux, leur famille, leurs enfants,
leur femme, comme je vais le faire, moi le retar-
dataire ! Ce qui est bon pour les autres, n'est-il
pas bon pour moi ? Non, je ne suis pas au ran-
cart, Ginette. J'en suis ! Depuis que j'ai pris cette
décision, je suis rempli d'enthousiasme, de joie.
Je trichais avec vous, je vous présentais des objec-
loo L'AMAZONE
tions, et à mesure que vous les détruisiez, au liei
de la déception que vous croyiez enfoncer ei
moi, c'était du bonheur, c'était de la joie qu
j'éprouvais !...
GINETTE
Pierre ! je vous en conjure, Pierre, vous agisse
sous l'empire d'une idée. Elle n'est peut-être pa
juste... Il y a plusieurs devoirs, en effet. Je sui
effrayée... vous m'épouvantez...
PIERRE
Et en outre, voyons, voyons, est-ce que ce n'é
tait pas la seule solution ? Il n'y en avait pa
d'autres ! Vous parlez de devoir, mais vous n
pensez pas le premier mot de ce que vous dites
Est-ce que nous ne vivions pas tous deux dan
une gêne insupportable ; est-ce que cet amou
que j'éprouvais pour vous n'était pas entre nou
et ne pesait pas dans toute la maison de son poid
de mensonge ? Votre loyauté elle-même chance
lait par moments ! Avouez que vous aviez en\d
de partir quelquefois ?...
GINETTE
Je regrette de ne l'avoir pas fait ! Si j'avais su
PIERRE
Non. C'est moi qui dois partir. C'est moi qu
partirai et pour la plus belle dos causes ! La mai
son sera assainie derrière moi. Mais ce n'est I
qu'un bien mince espoir en comparaison de cclu
qui m'anime, Ginette, ma chérie ! Vous m'ave
donné la force d'aller à la patrie ! Je vous doi
tout ! Rassurez-vous, voire amour n'est pas ci
cause. C'est fini. C'a été ma Jouvence, voilà tout
Maintenant, corps et âme pour mon pays ! Vou
m'avez arraché à ma torpeur, j'ai vingt ans, ving
ans au cœur, Ginotto I Je vais me battre I Oh
ACTE PREMIER loi
soyez tranquille, je reviendrai, je reviendrai et
Ij'aurai mérité, je vous le jure, d'être estimé de
vous, Ginette !
GINETTE
Pierre, je suis en proie à une émotion effrayante,
Pierre, il me semble à mon tour que je suis prise
dans une espèce do vertige. Non, il ne faut pas
que cela soit... Voyons, voyons, mon ami, de
j l'ordre, voyons, raisonnez... raisonnez... (Pierre la
regarde en souriant.) 11 y a quelqu'un d'abord à qui
il faut demander, à qui...
Juste à ce moment, la porte s^ouvre. Cécile entre, suivie
de Simone.
SCÈNE XVI
Les Mêmes, CÉCILE et SIMONE
PIERRE, de suite.
Je t'attendais.
CÉCILE
Tu as quelque chose à me dire ?
PIERRE
Oui. Mais attends que Simone soit passée à côté
CÉCILE, à Simone.
Tiens, emporte les livres alors.
Simone sort.
PIERRE, après un grand temps.
J'ai une grande nouvelle à t'annoncer, à vous
annoncer à tous. Je suis sûr que tu m'approuveras
quand je te l'aurai dite.
CECILE, s'' asseyant.
Qu'est-ce que c'est ?
loa L'AMAZONE
PIERRE
Ma chère Cécile, j'agitais en moi depuis quelque
temps des remords auxquels je ne t'ai point fait
participer. Le résultat de mes réflexions, de mes
décisions est tel que je ne pouvais que te mettre
en présence du fait accompli. Je n'ai pas voulu
que ta volonté entrât dans la balance.
CÉCILE
Tti n'agis jamais qu'avec discernement et avec
justesse, je n'aurais pu sans doute qu'acquiescer.
J'écoute !... Ginette n'est pas de trop ?
PIERRE
Voici... Je veux servir ma patrie comme les
autres. Je suis en pleine force. Ma mise au rancart
n'était, après tout, qu'une lâcheté. On a le droit
dans mon cas de contracter un engagement. J'ai
fait des démarches sans t'en avertir. Je me suis
occupé de mettre avant tout ma conscience en
règle. C'est décidé, j'ai obtenu mon incorporation
au 162^ d'infanterie où je reprends mon grade de
sous-lieutenant.
CECILE, se levant, tremblante.
Tu as fait cela ? c'est fait, c'est décidé ?
PIERRE
Je n'attends plus que mon ordre d'appel.
CÉCILE
Et ce régiment se trouve où ?.,. (Pierre fait un
geste qui a Vair de dire « je ne sais pas ».) Ah ! dans
les tranchées alors, à la ligne de feu ?
PIERRE
Au front.
CÉCILE, avec un cri.
Tu as fait cela 1 Ton enfant, mon Dieu, ton
enfant, et moi... moi !...
ACTE PREMIER io3
PIERRE
Et eux ! n'ont-ils pas leurs femmes, leurs en-
fants ! Je ne pouvais plus y tenir. Tu m'approuves,
n'est-ce pas ?
CÉCILE
Je ne peux pas le croire ! C'est une épreuve...
Dis-moi que ce n'est pas vrai... Ou alors, que c'est
un cas de conscience, un scrupule, appelons-le
ainsi, comme tant d'hommes en agitent en ce
moment. Dans ce cas, tu verras, tu verras... je te
calmerai. C'est moi qui te ferai comprendre la
vérité. Ginette est une enfant qui, souvent bien à
tort et sans penser aux conséquences, a agité
devant nous des idées de devoir et de sacrifice
parfaitement exagérées... Mais d'ailleurs je m'a-
buse, ce no sont pas les paroles d'une enfant qui
ont pu t'impressionner !
PIERRE
Non ! Ne cherche pas. C'est l'idée fixe, tortu-
rante du devoir. C'est devenu une obsession. Je
ne peux plus attendre.
CÉCILE
Mais, mon ami, mais, mon chéri, c'est bien com-
préhensible 1 Parbleu, tu ne serais pas l'être que
tu es, si tu n'éprouvais pas de la gêne, de l'ennui...
Mais tu t'égares et tu ne vois plus juste du tout.
Ton âge libère ta conscience. Tu n'as pas été pris
pour le service armé. Je comprends ces scrupules
Chez des hommes encore jeunes...
PIERAE
Je suis un homme en pleine vigueur. J'ai été
soldat. On a l'âge de ses artères et de ses muscles.
CÉCILE
Ah I mais je ne veux pas ! Ah ! mais c'est hn-
io4 L'AMAZONE
possible !... Mais oui, nul homme n'est tenu de
faire plus que son devoir... lorsque la patrie elle-
même ne le réclame pas... Mon chéri, c'est une
espèce de fièvre qui te prend... Donne-moi ta
main... Pourquoi me la refuses-tu ?... Ah ' Gi-
nette, voyez comme vos paroles sont imprudentes.,
comme nous devons tous regretter d'avoir parlé
à la légère !... Mais, n'est-ce pas, Ginette, dites-le
lui, dans aucun cas, vous n'avez fait allusion à
une lâcheté quelconque... Jamais nous ne l'avons
incriminé ! Jamais personne n'a songé à venir lui
dire qu'il était un lâche !
PIERRE
Personne... mais moi.
CÉCILE, avec éclat.
Toi I toi !... Il faut bien tout de même qu'il y
en ait qui restent. Ils ne peuvent pas tous mourir |
PIERRE
Il ne s'agit pas de mourir. Il s'agit de vaincre. Il
s'agit d'être là.
CÉCILE
Mais c'est abominable à la fin !... Tu ne vois pas
l'état dans lequel tu me mets... Oh ! la façon dont
tu as organisé cet engagement, derrière moi, sans
t'inquiéter de ce que je pourrais penser ! Cette
façon de me mettre, comme tu le dis, devant la
chose accomplie ! Il y a là positivement quelque
chose d'excessif, de révoltant... moi... moi... ta
femme... J'avais le droit d'être consultée, y
songes-tu ? Tu me brises... tu m'accables... Je
ne sais plus où j'en suis. Aie pitié de moi 1
Son pauvre visage exprime un bouleversement intense.
PIERRE
Ma chère Cécile, ma résolution est inébranlable.
ACTE PREMIER io5
Je suis prêt d'ailleurs à subir toutes les tortures
que ma décision va m'imposer. Je n'en sortirai
que plus raffermi... dussè-je en ressortir aussi plus
triste !
CÉCILE éperdue.
Alors si je ne compte pas, songe à Simone. Ali 1
elle aura plus d'empire que moi, ta petite Simone 1
Elle a tant besoin de toi, elle qui est si faible, si
délicate et qui t'aime tant, car elle n'aime que
toi... Mais oui, moi, elle m'aime très peu... bien
moins que toi en tout cas... Je t'en prie ! Je t'en
supplie... Ah ! je vais convoquer tous nos amis;
ils te parleront, ils te dicteront ta conduite. Tu
verras, j'ai toujours été de bon conseil, reconnais-
le ; je ne peux pas me tromper.
PIERRE
Tout ce que tu diras est inutile et tous les con-
soils seront bien importuns. Je te répète que la
chose est faite, tu entends, signée...
CÉCILE
Signée !... (Elle appelle.) Simone !... Simone !...
GINETTE, courant à la porte.
Non... ne l'appelez pas... Ne l'appelez pas...
PIERRE
Cécile ! je t'en supplie ! n'appelle pas... Tout à
l'heure, tu réclamais ma main, donne-moi la
lienne... viens ici.
Il Vattire.
CÉCILE
Non, non, ne me touche pas... Va-t-en ! va-
t-en ! Je ne compte plus pour toi !... Ne me
parle plus... Laisse-moi...
PIERRE
C'est ton premier mouvement, Cécile... C'est
zo6 L'AMAZONE
ton premie.' cri ; tu m'approuveras après. Je te
connais.
CÉCILE, se précipitant sur la porte.
Simone ! Simone !... (Dès que Simone est sur le
seuil, elle lui crie.) Simone, ton père veut nous quit-
ter... Simone ! ma pauvre enfant...
SIMONE
Papa !
CÉCILE
Il veut aller se battre... Il veut aller se faire
tuer... Va te jeter à ses genoux... Dis-lui d'avoir
pitié de nous !
PIERRE, se dégageant brusquement.
Ah ! tu abuses, Cécile, tu abuses... Voilà la
scène que je voulais éviter. Relève-toi, Simone...
relève-toi ! A mon tour, c'est moi qui dis : Allez-
vous-en... Quand vous serez plus calmes toutes
deux, je pourrai vous parler, vous persuader. Pour
l'instant, laissez-moi tous. J'ai encore besoin de
me retrouver seul... devant ma conscience.
CÉCILE, immédiatement sautant sur cette lueur d'espoir.
Ah ! tu vois bien que tu n'as pas dit ton dernier
mot ! Oui, je te laisse... oui, nous te laissons. Viens
mon enfant chérie, viens... Ton père a compris...
ton père t'a entendue ! Ah ! c'est égal, je viens
d'avoir une rude peur. (Elle respire largement.) Oui,
oui, mon chéri, nous te laissons, réfléchis. Nous
L'attendons à côté.
Elle sort encore secouée par les larmes et en serrant
Simone tout contre elle. Elle laisse la porte ouverte.
Ginette, la main sur le bouton de la porte, .<te re-
tourne vers Pierre.
ACTE PREMIER 107
SCÈNE XVII
GINETTE, PIERRE
PIERRE
Ah ! ça, suis- 'G un criminel ?... En faisant ce que
des millions d'ctres ont fait avant moi... ne di-
rait-on pas que je commets une lâcheté...
GINETTE
C'est le cri du cœur !
PIERRE
On ne ferait pas mieux pour un traître !
GINETTE
Dans ces grands sacrifices il y a toujours la
trahison de l'amour !
PIERRE
Alors, si je suis emporté par le coup de vent
qui passe...
GINETTE
Peut-être cette femme sent-elle obscurément
que ce coup de vent-là vient d'une profondeur où
elle n'avait pas sa place...
On entend crier à côté : Simone ! Simone ! mon en--
fant... Ginette pousse la porte sans la fermer entiè-
rement.
PIERRE
Alors, devrai-je donc me rétracter ?... Dois-je
aller poser ma signature ou non ?... Une seule
voix m'inquiète... Ginette, répondez-moi sincè-
rement, du fond de vous-même... Oubliez tout ce
qui n'est pas directement et uniquement le devoir
lui-même... Le devoir ! il n'y a pas autre chose
€n question, Ginette ! C'est vous seule que j'en-
io8 L'AMAZONE
tendrai... que je lise dans votre voix la vérité
nécessaire... Si je m'en vais, si je vais me battre
et à plein cœur, si je reviens — et je reviendrai —
avec les autres, après la victoire, dites, dites, ver-
rai-je dans vos yeux éclater l'assentiment, la
fierté ! Verrai- je dans votre sourire ce quelque
chose de plus et qui ne sera pas de l'amour —
mais qui me remplira de bonheur, d'orgueil, qui
voudra dire simplement cela... « C'est bien ! c'é-
tait ça qu'il fallait faire... Je suis contente... » Je
sacrifie le foyer, l'amour, même légitime, s'il res-
treint la conscience et je serai heureux de céder
à celui qui vous entraîne, pour la plus belle des
causes, loin de la vie humble, fade et dépéris-
sante... Ginette ! verrai-je cela... un jour... Gi-
nette, est-ce cela que vous me direz un jour ?
Elle le regarde avec une émotion indicible. Leurs yeux
se fixent dans une intensité effroyable. Grand si-
lence.
GINETTE
Oui!
PIERRE, se redressant dans un grand mouvement de joie.
Alors !,..
Il se précipite sur son chapeau et sort précipitamment.
RIDEAU
ACTE DEUXIEME
Même décor. Le salon a quelque chose de plus aban-
donné, de plus reclus. Des housses aux meubles. La
grande table est poussée près de la cheminée qui est
allumée. Les fauteuils sont tournés vers l'âtre.
SCÈNE PREMIÈRE
MONSIEUR et MADAME de SAINT-ARROMAN
MONSIEUR DES MARAIS, GERMAINE
GERMAINE
Si Madame et ces Messieurs veulent se donner la
peine d'entrer, je vais prévenir ces dames.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Annoncez Monsieur et Madame de Saint-Arro-
man et Monsieur des Marais. (La bonne sort.) Vous
voyez sur la cheminée son portrait en uniforme.
Quelle heure as-tu, Léon ?
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Quatre heures.
MONSIEUR DES MARAIS
C'est tout à fait pareil...
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
A quoi, Monsieur des Marais ?
MONSIEUR DES MARAIS
Quand on venait prendre des nouvelles de mon
fils... et que j'écoutais chuchoter les visiteurs der-
ière les portes.
I
iio L'AMAZONE
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Comment voudriez-vous que ce ne fût pas tou-
jours la même chose ?
MONSIEUR DES MARAIS
Je ne l'ai pas vue depuis un ou deux ans, Ma-
dame Bellanger... Elle n'avait pas un visage fait
pour l'anxiété ! C'était ime femme solide.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Oh ! notre cousine est restée pareille ! Elle a
une autre résistance que ça !
GERMAINE, rentre.
Ces dames arrivent.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Merci.
SCÈNE II
Les MÊMES, GINETTE
GINETTE, ptu après, en costume de ville gris.
Cécile me prie de l'excuser auprès de vous...
Elle est souffrante.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Mais je crois bien, je crois bien... Nous venions
simplement demander si vous aviez des nouvelles...
sans quoi nous n'ignorons pas que Cécile ne sort
presque plus depuis un mois.
GINETTE
Oui, elle a suspendu complètement son service à
l'ambulance ; elle ne se sentait pas en état d'es-
prit de continuer son service.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je vous présente Monsieur des Marais que nous
I
ACTE DEUXIÈME m
avoTis rencontré et qui a absolument voulu mon-
ter.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Eh bien ! avez-vous des nouvelles ?
GINETTE
Aucune, aucune, sans quoi je vous aurais déjà
fait prévenir.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
C'est désolant !
GINETTE
Ou c'est tant mieux,
MONSIEUR DES MARAIS
Evidemment, voilà toujours ce qu'on se dit !
GINETTE
Un ami de Cécile qui est très influent et très
actif, monsieur Lacaze, a fait toutes les démar-
ches à Paris et même par la Croix- Rouge en Alle-
magne. Rien •! Par conséquent, c'est la porte ou-
verte à tous les espoirs, n'eat-ce pas ?
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Cela fait combien de temps maintenant qu«
vous êtes sans nouvelles ?
GINETTE
Trente-quatre jours I Avez-vous lu la dernière
carte ? Elle était datée de Champagne. Bref, nous
sommes toujours dans le même état d'esprit et
au même point que lorsque le service des ren-
seignements nous a répondu : pas de nouvelles !...
Tenez, voilà la carte.
Monsieur et Madame de Saint-Arroman et Monsieur
des Marais regardent la carte postale.
Ti- L'AMAZONE
MADAME DE SAINT-ARROMAiS', à Ginette, à part.
Je VOUS demande pardon d'avoir amené cette
relation à nous...
GINETTE
Je ne connais pas ce Monsieur, en effet.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Il a perdu son fils à la guerre, il y a six mois.
Depuis lors, une forme aiguë de la curiosité le fait
rôder autour du malheur des autres pour y re-
trouver le sien. C'est un excellent homme mais son
insistance est presque maladive.
GINETTE
Oui... C'est un des innombrables guetteurs.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je redoutais qu'il ne vous soit très agréable de
le voir ; il y en a qui évitent la vue de ce petit
homme qui se promène le dos remonté comme s'il
pleurait toujours.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN, rendant la carte.
A ce moment, en tout cas, il avait l'air joyeux
et bien en forme... Merci. Mais enfin l'état de
Cécile ?
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Espère-t-elle, ou, au contraire, se laisse-t-elle
aller ?
GINETTE
En apparence, elle est très forte et très con-
fiante : il ne lui échappe jamais que des paroles
de certitude, mais l'anxiété de son œil et sa marche
fébrile démentent toute tranquillité.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
KL vous personnellement. Mademoiselle ?
ACTE DEUXIEME u3
MONSIEUR DES MARAIS
Oui, VOUS ! VOUS avez l'air perspicace... Pour
mon pauvre fils, je sens que vous auriez deviné.
GINETTE
Moi ! oh ! j'ai la plus grande confiance. Elle ne
repose sur rien, naturellement, que sur des intui-
tions, mais je serais bien étonnée si l'avenir la
démentait. J'ai la foi.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Vous ne croyez pas que notre pauvre Cécile
ferait bien de reprendre un peu ses occupations à
|^^*hôpital comme vous ?
^^B GINETTE
l|B Mais je compte bien que d'ici peu elle va re-
j!* prendre son service. En ce moment-ci d'ailleurs
I nous n'avons pas de grands blessés et l'on peut
s'absenter l'après-midi ; il n'y a qu'une dizaine
de lits ; seulement il faut nous attendre dans un
mois, avec la grande attaque de Champagne, à
une recrudescence d'occupation. D'ici là il est
tout à fait salutaire que Cécile se soit reposée. Elle
avait beaucoup travaillé depuis un an et demi,
songez !
MONSIEUR DES MARAIS
Le travail !... Oui... il faut travailler avant...
parce qu'après... on ne peut plus...
GINETTE, sèchement.
Cela dépend des âges et du courage qu'on a,
Monsieur.
MONSIEUR DES MARAIS
Quand bien même...
GINETTE, impatientée.
Vous ne faites rien dans la vie ?
n4 L'AMAZONE
MONSIEUR DES MARAIS
Je me lève dès cinq heures du matin... Je suis
toujours debout... Je vais dans les gares, dans
les hôtels de la ville, partout où il y a de la tris-
tesse. Il faut bien user ma vie !...
GINETTE
Le moment du repos est sans doute venu pour
vous...
MONSIEUR DES MARAIS
Je voudrais bien oublier le siècle, la vie, toutes
les misères humaines. Mais on ne peut pas... Elles
vous attirent ! Elles vous attirent...
GINETTE
N'est-ce pas, c'est un aimant puissant ?
MONSIEUR DES MARAIS
Oui, mais nous, les vieux, cela nous soulève... M
peine... pour mieux nous laisser retomber aprèsl
daas notre vie sédentaire.
MADAME DE SAINT-ARROMAN, prudemmen*.
Ghère amie, nous ne voulons pas vous déranger
plus longtemps.
GINETTE
Il est tout à fait naturel que vo.us soyez venus
aux nouvelles. Je suis désolée de ne pas voua en
donner de meilleures. N'hésitez pas, quand vous
passez par ici, à sonner. Vous n'en voulez pas à
Cécile, n'est-ce pas ?
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Oh 1 je la comprends si bien !... et puis que
nous dire ? Ces paroles vaines et vagues que
toutes les familles échangent en ce moment ? Il
n'y a qu'à s'en remettre à la volonté do Dieu.
Nous souhaitons Lant que lo coui'age de ce brave
ACTE DEUXIÈME ii5
garçon soit récompensé, car il a été admirable en
quittant ainsi volontairement tous les siens...
GINETTE, gravement.
Ce sont de grands exemples.
MADAME DE SAINT- ARROMAN
Allons, au revoir, Mademoiselle.
MONSIEUR DES MARAIS, intentionnellement.
Je reviendrai.
GINETTE, avec un haut-le-corps.
Hum ! Pas sûr ! Monsiem- des Marais, vous re-
( viendrez, mais dans cinq ou six mois. Je vous
invite à dîner. Malgré votre deuil, nous lèverons
no» verres en l'honneur d'une joie qni sera uni-
verselle, et à côté de ce brave garçon, vous trou-
verez la force de lever votre verre de Champagne
comme les autres.
Elle lui frappe familièrement sur Vépaule.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Dites bien à Cécile que nous serions heureux de
la voir, de parler ensemble de Pabsent, que nous
l'aimons bien... Et que la ville entière a les yeux
et le cœur fixés sur elle.
GINETTE
En tout cas, je le lui dirai.
Ils sortent.
SCÈNE III
GINETTE, CÉCILE, puis GERMAINE
CÉCILE, entrant comme si elle avait guetté leur sortie.
Ils sont restés moins longtemps que je ne le
craignais. Ah ! ces empressements sont fastidieux !
Ils finiraient par vous donner rappréhenaion du
i
''6 I/AMAZONE
malheur si on n'était pas si ferme, ni si rassuré.
Ginette, nous allons faire un peu de musique,
voulez-vous ? Vous avez le temps ?
GINETTE
Oh ! je n'ai pas besoin d'être là-bas avant une
demi-heure.
CÉCILE
Et puis après j'irai me promener seule près du
canal.
GINETTE
Décidément, c'est votre promenade favorite.
CÉCILE, feuilletant les partitions.
Oui, c'est là où nous nous promenions dans les
premiers temps de notre mariage. Instinctivement,
on recherche tous les endroits où on a été heureux
ensemble, n'est-ce pas ? Et je l'ai tant parcouru,
ce chemin, avant la naissance de la petite 1 Nous
allions souvent jusqu'à la croix Saint-Bernard à
bicyclette, dans notre jeune temps... J'entends
encore craquer les branches sous les roues de ma
bicyclette... Tous les parcours que l'on faisait à
deux deviennent si émouvants maintenant ; je
ne peux plus entrer chez le marchand de tabac
du coin sans un petit battement de cœur... (Se
reprenant.) Et c'est absurde parce que vous con-
naissez mon état d'âme, n'est-ce pas ? Mais on
serait nerveuse à moins. Voulez-vous que nous
jouions du Grieg ?
GINETTE
Volontiers. (Elle reprend son violon et accorde.) Il
faut que j'achète de la colophane meilleure ;
celle-là est en mille miettes.
CÉCILE
Je ne vous ennuie pas au moins avec tous mes
souvenirs. Les souvenirs, c'est si personnel !
ACTE DEUXIEME 117
GINETTE, la voix ferme.
Non, mais l'avenir, voyez-vous, il faut toujours
avoir les yeux fixés sur lui 1 J'ai une si grande
confiance en l'avenir...
CÉCILE
Vous avez raison, seulement le passé n'est ja-
mais tout à fait liquidé... Tenez, je me demande
même si je lui ai assez fait comprendre tout mon
amour pour lui, toute ma tendresse... En quinze
années de mariagf , c'est inouï, on ne trouve même
pas le temps de dire tout son amour. J'ai des re-
mords maintenant de ne pas le lui avoir assez fait
comprendre ! Comme c'est court, quinze ans I...
Mais je parle, je parle ! Excusez-moi... Simone
n'est pas en âge de partager ces sentiments-là,
alors je me confie à vous. Je sais bien, vous allez
me gronder encore, Ginette, et vous aurez raison ;
tout le monde n'a pas votre force admirable ! Ne
me grondez pas, tenez, et embrassez-moi.
Elle lui tend la joue.
GINETTE
Cécile, Cécile ! ne vous laissez pas abattre...
Ayez confiance ! Je suis si sûre, moi, si certaine 1
CÉCILE lui caresse amicalement les cheveux.
Et moi donc I... Nous nous comprenons bien
maintenant n'est-ce pas ? Depuis six mois d'in-
timité complète à nous deux et surtout depuis ce
dernier mois !... Dites, au fond de vous, m'avez-
vous pardonné ce petit mouvement que j'ai eu
naguère envers vous, m'avez-vous bien pai"-
donné ? Ce n'était pas, vous le comprenez, vous-
même que j'accusais directement, mais l'impru-
dence de vos paroles ! Comme disait Pierre en
riant, vous êtes née cornélienne... Mais enfin,
dame,cette espèce d'appel aux armes perpétuel qui
îi8 L'AMAZONE
semblait votre marotte à cette époque !... Je sais
bien qu'un esprit comme Pierre n'a pas pu être
sérieusement influencé par les opinions d'une en-
fant... Tout de même sur le moment, n'est-ce
pas ! J'avoue que je regrettais tant de paroles que
nous avons prononcées imprudemment, sans nous
douter de ce qui se passait dans son esprit à lui.
GINETTE
Car, vous aussi, vous étiez très combative.
CÉCILE
Ah ! Dieu, je me le suis assez reproché ! Si j'a-
vais pu deviner ! Mon tort, voyez-vous, ça n'a
pas été quelques paroles imprudentes qui n'oni
pas dû peser beaucoup sur sa décision, non, moi
vrai tort a été un respect humain absurde, j 'aurais
dû l'empêcher de partir, j'aurais dû m'accrochei
à lui.
GINETTE
C'eût été mal ! Vous ne le deviez pas.
CÉCILE
Si, si, je le devais, ce sera le remords de tout(
ma vie !
GINETTE, sursautant.
Est-CG que vraiment vous penseriez !...
CÉCILE
Non, non, non ! Je ne pourrais pas supporte]
cette idée-là ! non, je ne le veux pas ! Quand bioi
môme j'entendrais toutes les horloges de la vill(
sonner en môme temps, l'heure n'aura pas sonné
tant que je n'entendrai pas colle-ci... la mienne
Elle se croise énergiquement les bras.
GINETTE
Ce soir, ou domain matin, et vous savez qu(
ACTE DEUXIEME 119
mes pressentiments ne me trompent pas, j'ai la
certitude que vous allez recevoir une lettre.
CÉCILE
Vous m'avez déjà dit vingt fois que vos pressen-
timents ne vous trompaient pas ! Et puis, non,
j'aime mieux ne plus attendre I J'aime mieux me
faire à l'idée de ne rien recevoir jamais... Toutes
les mères et toutes les femmes de France qui n'ont
pas de nouvelles doivent éprouver ce sentiment
jusqu'au retour définitif. Elles vivent dans une
espèce de vie intermédiaire, oui... ni tout à fait
mort, ni tout à fait vivant là-bas... Il vaut mieux
ne pas savoir, il vaut mieux attendre toujours...
Nous sommes maintenant comme les femmes
de ces marins dont on me parlait, les marins
d'Islande ; tous les jours elles attendent un peu
plus un retour qui ne se fera peut-être jamais...
alors elles arrivent ainsi insensiblement à la vieil-
lesse en gardant l'espoir... et quand on leur ap-
prend qu'ils sont morts, elles s'aperçoivent qu'elles
le savaient depuis déjà longtemps !... (S' asseyant
au piano.) Chantons la chanson de la fidélité...
l'épouse qui attend éternellement celui qui ne
revient pas... Voulez-vous? La chanson de Solveig.
GERMAINE, entrant.
Monsieur Duard.
GINETTE
Est-ce que ?...
CÉCILE
Recevez-le, faites monter, je vous laisse.
GINETTE
Vous ne le recevez pas ?
CÉCILE, souriant.
Comme ce n'est pas pour moi qu'il vient d'a-
bord I
i:io L'AMAZONE
GINETTE
Si VOUS pensez vraiment cela, je ne le recevrais
plus moi-même.
CÉCILE
Je vous en prie. Je suis très heureuse de la sym-
pathie que me témoigne à moi comme à vous
Monsieur Duard qui est un excellent homme,
mais pour les mêmes raisons qui m'ont empêchée
de recevoir tout à l'heure ma famille, je préfère
le silence complet et le recueillement sur le sujet
qui m'oppresse... Puisque vous êtes assez gentille
pour me servir d'intermédiaire dans toutes ces
occasions, faites-le encore une fois. Je ne dédaigne
pas du tout l'amitié de ce charmant homme,
il peut m'être très utile... Même invitez-le à dîner
pour un de ces soirs.
GINETTE
Et notre musique ?
CÉCILE
Nous en ferons tout à l'heure, j'en profite pour
descendre à la lingerie ; j'ai commencé hier l'in-
ventaire du linge. J'avais trop négligé la maison...
Elle sort par la petite porte du fond. Entre Monsieur
Duard.
SCÈNE IV
GINETTE, DUARD
DUARD
Bonjour, Mademoiselle. Personne n'est venu,
TOUS n'avez reçu personne ?
GINETTE
Si les cousins do Madame Bcllangor.
ACTE DEUXlÈMIi: lai
DUARD
Et puis c'est tout ?
GINETTE
C'est tout. Pourquoi ?
DUARD
Personne d'autre n'a demandé à voir Madame
Bellanger ?
GINETTE
Personne à ma connaissance... Votre ton m'in-
quiète ; qu'y a-t-il ?
DUARD
Rien, rien de grave, mais je suis un peu agité,
en effet, anxieux.
GINETTE
Pour nous ? Pour elle ?...
DUARD
Ecoutez, Mademoiselle. Je vais vous expliquer
en deux mots et puis je me mettrai à la recherche
de la personne que je m'attendais à trouver ici.
Il faut absolument que je la trouve ; je reviendrai
ce soir à six heures, si vous le voulez bien, et nous
parlerons de ce que j'aurai appris.
GINETTE
Mettez-moi au courant d'un mot, au moins.
DUARD
Il s'est présenté à la sous-préfecture en mon
absence, car j'étais en tournée d'inspection à
propos des réquisitions, il s'est présenté une per-
sonne que ma sœur a reçue avec mon adjoint et
qui vient de Genève, un agent de la Croix- Rouge
internationale comme on nous en dépêche quel-
quefois pour des communications particulières.
122 L'AMAZONE
GINETTE
Et alors ?... Achevez.
DUARD
Ne vous énervez pas ainsi, Mademoiselle, aucun
malheur ne frappe votre maison ! Cependant cette
personne a prononcé deux au trois noms dont
deux étaient totalement inconnus de ma soeur
comme habitants de La Flèche, mais elle croit
bien que le troisième nom était celui de Bellanger.
Encore une fois cela a été plus bredouillé que pro-
noncé, et en somme la préfecture n'a rien à voir
avec des communications de ce genre... Non, non,
ne vous émotionnez pas. Mademoiselle, je vous en
prie ! Quand bien même ma sœur ne se serait pas
trompée, cela ne signifierait rien du tout ; en
tout cas, il ne faudrait pas en conclure à un
malheur. Au contraire ! Monsieur Bellanger p€ut
être prisonnier. Par la Suisse se font toutes les
communications de ce genre. Là serait l'explica-
tion de ce silence car, encore une fois, s'il était
arrivé un malheur, c'est par Tadministration mi-
litaire que nous le saurions.
GINETTE
Alors, en ce moment cet homme erre par la
ville et nous ne savons pas où le trouver ?
DUARD
Ce sera l'affaire de peu d'instants pour moi de
le pister et de le rejoindre.
GINETTE
C'est ça, c'est ça !
DUARD
Mais, je vous en prie, ne vous mettez pas dan*
cet état i
ACTE DEUXIÈME i23
6114 ETTB
Apportez-moi une bonne nouvelle, je vous en
supplie, apportez,-moi une bonne nouvelle 0*1 je
deviendrais folle !
DUARD
C'est vous qui parlez ainsi !
GINETTE
Oui, vous ne pouvez pas savoir... vous ne pou-
vez pas comprendre. Depuis un mois je lutte...
j'essaye de me calmer. Ah ! si le malheur 8ui"ve-
nait ! si c'était vrai !
DUARD
Ge ne sera pas î Mais quand bien même, celle à
laquelle il faudrait porter secours dans ce cas,
celle pour laquelle il serait nécessaire que vous
ayez tout le courage voulu, c'est Madame Bellan-
ger. C'est elle qui serait frappée la première.
GINETTE, instinctivement.
Pas plus que moi !
DUARD, la fixant avec étonnement
Pas plus que...
Silence.
GINETTE
Ne vous méprenez pas sur le sens de mes pa-
inles. Monsieur Duard, je vous en supplie !...
IvKcusez seulement mon trouble. Vous êtes notre
ami, vous êtes mon ami, n'est-ce pas ? J'ai si peu
de personnes à qui me confier ! j'ai toujours senti
dans votre regard une loyauté qui m'a donné con-
fiance !
DUARD
Comptez entièrement, Mademoiselle, sur mon
tachement et sur ma sincérité.
1
124 L'AMAZONE
GINETTE, en proie à une grande émotion.
J'ai des remords, des remords affreux qui tor
turent ma conscience depuis le départ de moi
cousin. Ma part de responsabilité est si grande !
DUARD
Je vous supplie d'avoir confiance en moi. Ailes
jusqu'au bout de la sincérité. Croyez-vous que j(
ne puisse deviner à demi...
GINETTE
Il y avait une vilenie dans l'air... Instinctive-
ment, j'ai voulu la détouiner, la changer en beau-
té... J'étais sincère. J'ai fait comme les sœurs de
charité, comme les prêtres, lorsqu'ils voient un(
âme en perdition. Leur prosélytisme s'achainc
et lorsqu'ils gagnent cette âme à leur cause, alors
ils s'enorgueillissent de leur ouvrage, comme s'ils
avaient fait une grande action !... Ah ! les fous, les
fous ! Que m'importait à moi, je vous le demande
un peu, de gagner cette âme à la patrie 1 comme
si elle en avait encore besoin, la patrie !... En tout
cas ce n'était pas à moi de parler !... J'étais
l'hôte, la réfugiée... Hélas ! qu'ai-je fait !
DUARD
Je veux vous aider, Mademoiselle, vous secou-
rir moralement...
GINETTE
Je n'ai pas conseillé, mais j'ai inspiré ce départ I
DUARD
Eh bien ! je ne vois pas le mal qu'il peut y avoh
à inspirer une vertu de saciifice et de courage que
le plus humble ouvrier, le plus simple paysan de
Franco porte en lui. De quoi pourriez-vous avoir
honte ? Ceux qui peuvent éprouver un remords,
ce sont ceux qui ne sont pas capables d'escalader
I ACTE DEUXIÈME laô
la cime. J'en sais peut-être quelque chose... Cal-
mez-vous, je vous en prie. Je ne vous reconnais
GINETTE
Oh ! c'est que j'ai tellement changé 1... J'avais
dix-neuf ans au commencement de la guerre...
Une année de plus et il me semble que j'en ai
cinquante !... Je vivais dans une espèce de ver-
tige, comme sur une barricade, les yeux encore
pleins des horreurs que j'avais vues... J'aurais
voulu être homme pour partir et taper dur !...
Ah ! les belles heures d'enthousiasme !... Je ne
savais rien de la vie ! Je pleurais comme on
chante...
DUARD
Eh bien, rien n'est changé !
GINETTE
Rien..., mais la fièvre s'est calmée depuis...
Nous avons eu trop de loisirs... La conscience a
eu le temps de naître... Des mois... des mois...
d'hécatombes... de sang... cette guerre de siège
qui n'en finit pas !... Dirais-je encore : « Par-
tez ! » comme je l'ai dit dans un coup de tête,
d'emballement... sans même me poser les ques-
tions... qui m'obsèdent chaque nuit maintenant !...
DUARD
Vous vivez trop repliée sur vous-même... Vous
vous rongez toutes les deux. D'abord il n'y a
aucun malheur, j'en ai le sentiment très net.
GINETTE
Dieu vous entende !
DUARD
Le piie est peut-être que Monsieur Bellanger
soit prisonnier en Allemagne.
126 L'AMAZONE
GINETTE
Oh ! tout serait sauvé, je n'en demande pas
plus.
DUARD
Et puis ma sœur a peut-être mal compris le
nom. Ecoutez, pardonnez-moi de vous laisser
dans cette anxiété morale, mais il est indispen-
sable que j'aille à la recherche de ce personnage.
GINETTE
Oui, c'est vrai, allez vite, sachez de quoi à re-
tourne. J'ai même été imprudente de vous re-
tarder, pardon.
DUARD
J'ai mon auto en bas. Je reviendrai dès que je
saurai quelque chose ; comptez sur moi, sur ma
discrétion, sur mon respect. Vous, pendant ce
temps et à tout hasard, au cas où..., détournez
l'attention de Madame Bellanger.
GINETTE
A l'instant même, oui.
DUARD
Et ressaisissez-vous !
GINETTE
Oh ! c'est déjà fait ! Je m'en veux de cet ins-
tant de faiblesse ; il est passé.
DUARD
Et dites-vous que d'une minute à l'autre vous
aurez la preuve que toutes vos appréhensions
étaient vaines.
GINETTE
Oui. Il le faut. J'en suis sûre d'ailleurs et comme
dit Cécile qui s'y entend en courage : « Quand
bien incmo toutes les horloges de la ville sonne-
ACTE DEUXIÈME 127
raient en môme temps, si l'heure n'a pas sonné à
cette pendule-ci, je n'ai rien entendu ! »
DU ART)
A tout à Thème.
H sort. Ginette se reprend un peu, en silence, puis
elle va à la porte et appelle.
SCÈNE V
GINETTE; CÉCILE, puis GERMAINE
GINETTE
Cécile i
CÉCILE..
Voilà.
GINETTE
Vous étiez en bas.
CÉCILE
J'arrive. (Ginette accorde son violon et se compose un
visage. Peu après Cécile entre.) Je Croyais que sa vi-
site serait plus prolongée. Que venait-il faire ?
GINETTE
;> Comme tout le monde comme tous nos amis :
s'informer.
CÉCILE
Oui, eh bien i ces gens-là ne font qu'augmenter
l'obsession. J'en ai par-dessus la tête. Ces gens se
croient obligés de ne parler que de ça ! Ouf ! On
voudrait être au fond d'une campagne, dans un
trou au bord de la mer.
GINETTE
Le fait «et...
CÉCILE
Vous suivez sur la partition ou vous savez par
cœur ?
ia8 L'AMAZONE
GINETTE
Par cœur.
CÉCILE
Il faudra que je fasse accorder le piano.
GINETTE
Il est un peu bas, oui. Donnez le la de l'autre
octave, qui est plus juste. Allons-y.
Elles jouent. Au bout de quelques minutes^ Germaine
entre sur la pointe des pieds, s'avance près du piano
et montre une carte à Cécile.
CÉCILE
Oh ! VOUS m'avez fait peur ; qu'est-ce que
c'est ? (Lisant.) Ah ! Oui ! Faites entrer, je sais ce
que c'est. Oh ! vous pouvez rester, Ginette. Ce
doit être à propos du train sanitaire. J'avais
adressé une demande d'appareil radioscopique à
la Croix- Rouge de Genève. Ce doit être la réponse.
Elle se lève.
GINETTE
Vous dites ? Quelqu'un de la Croix- Rouge de
Genève ?
CÉCILE
Voilà la carte.
GINETTE
Vous êtes certaine, Cécile, que ce soit à propos
du train sanitaire. ?
CÉCILE
Auriez-vous une autre idée ?
GINETTE
Je ne bais pas ! une demande de secours... Qui
sait ?... Ne vous donnez pas la peine, je vais aller
voir.
EUa se dirige avec précipitation vers la porte.
ACTE DEUXIÈME lag
CÉCILE, l'arrêtant net par le bras
et sur un ton extrêmement impératif.
Ginette, je désire recevoir celt« personne. Je
vous prie de rester ici...
EUes demeurent oppressées, en regardant la porte.
Entre un homme aux allures compassées et un peu
protestantes. C'est un homme d'une soixantaine
d'années, ganté, un portefeuille sous le bras.
SCÈNE VI
Les Mêmes,
L'ENVOYË DE LA CROIX-ROUGE
l'envoyé
Mesdames.
CÉCILE, lui montrant de suite un siège.
Monsieur.
l'envoyé, avec hésitation.
Madame Bcllanger, s'il vous plaît ?
CÉCILE, exagérément aimable.
C'est moi-même, Monsieur. Vous venez sans
doute au sujet d'une demande adressée par moi
pour mon train sanitaire... Je suis confuse que l'on
ait délégué quelqu'un.
l'envoyé
Mon Dieu, ^ladame, j'ignorais, je l'avoue, que
vous ayez fait une proposition de ce genre... qui
n'est pas de mon domaine.
CÉCILE
Alors ?... Asseyez-vous, Monsieur.
I l'envoyé, gêné.
Ma présence. Madame, chez vous revêt un ca-
i3o L'AMAZONE
ractère tout particulier. Il est absolument néces-
saire que je me trouve seul avec vous un instant.
Ginette ne bouge pas.
CÉCILE, étonnée et faisant signe à Ginette de demeurer.
Vous pouvez parler, Monsieur. Je vous présente
ma cousine, infirmière à l'hôpital de la Croix-
Rouge. Je n'ai pas de secrets pour elle. Parlez, je
vous écoute.
Silence tendu et pénible.
l'envoyé, parlant lentement
et cependant en phrases préparées
Je fais partie, Madame, du service international
de la Croix- Rouge et j'arrive de Genève même. Du
reste, je m'adresse à une infirmière-major, vous
êtes aussi au courant que moi de nos divers ser-
vices. Par conséquent, vous ne pouvez ignorer
que, dans certaines circonstances, la Croix- Rouge
emploie des membres délégués auxquels on confie
la mission de se rendre dans les familles distin-
guées où nous pouvons servir d'intermédiaires
en quelque sorte... Oui, nous sommes ainsi quel-
ques-uns qui nous sommes chargés volontairement
d'apporter à des épouses, à des mères... dans les
meilleurs cas, des renseignements, lorsque nous
en possédons, sur des prisonniers... Dans les cas
les plus tristes et les plus douloureux, nous appor-
tons des reliques qui nous sont parvenues...
CÉCILE, la voix blanche.
Vous avez dos nouvelles de mon mari. Mon-
sieur 1 II est prisonnier ?
Elle reste assise, accrochée au fauteuil, mais penchée et
la tête tendue comtne au-dessus d'un abîme.
l'envoyé
Il n'a jamais été prisonnier.
Les deux femmes se lèvent brusquement en même
temps.
ACTE DEUXIEME i3i
CÉCILE balbutie.
Alors, pourquoi seriez-vous là ? Vous venez
vous-même de me dire... que...
Elle 8*arréte.
l'envoyé, les yeux baissés.
Vous n'avez jamais reçu aucune communication
du bureau des recherches ?
CÉCILE
Pourquoi ?...Ah ! la vérité ! vite... Blessé griè-
vement ?... Allons, allons... (Elle pousse une plainte
affreuse.) Il est mort I je sens qu'il est mort !...
GINETTE, blâme et lui serrant les bras.
Cécile, du calme !... pour l'amour de Dieu.
CÉCILE
Je vous dis qu'il est mort I vous le voyez bien,
il n'y a qu'à vous regarder... Mais regardez-le,
mais regardez-le... tenez...
EUe montre Vhomme du doigt.
l'envoyé, d'un ton vif et grave.
Et moi, Madame, je n'ai aussi qu'à vous regar-
der pour lire dans toute votre personne de quel
courage supérieur vous êtes animée. Vous êtes
à coup sûr de ces nobles femmes toutes prêtes au
plus douloureux, au plus sublime des sacrifices l
CÉCILE
Je suis veuve !
l'envoyé, dans une attitude respectueuse et inclinée.
Votre mari. Madame, a été un héros.
Elle ne le laisse pas. achever, les deux femmes se pré-
cipitent en hurlant dans les bras Vune de Vautre.
Elles poussent en même temps le cri que des mil-
lions d'êtres ont poussé, dans de semblables cham-'
bres closes, partout sur la surface de la terre.
i32 L'AMAZONE
CÉCILE
Mon Pierre, mon pauvre Pierre !... C'est fini
de nous deux !.., Il y a huit jours que j'en étais
sûre !.,.
Elle s^écroule sur le canapé. La maison retentit de son
gémissement.
GINETTE, criant apec elle.
Pierre ! (Désespérément.) Mais ça n'est pas pos-
sible, ça n'est pas encore sûr, n'est-ce pas. Mon-
sieur, dites ?... dites ?...
l'envoyé, violemment ému.
Madame, Mademoiselle, excusez-moi. J'étais
loin de me douter en entrant ici... J'avais au
moins l'espoir que vous étiez plus au courant que
vous ne l'étiez en réalité. Je pensais que vous
aviez reçu un avis dubitatif...
CÉCILE, parlant à travers les incommensurables sanglots
qui la secouent toute.
De disparition, oui, c'est tout ! la mention :
disparu...
GINETTE, accrochée encore à une lueur d'espoir.
Mais la preuve. Monsieur, la preuve, la possé-
dez-vous ? (Enlaçant Cécile.) Je VOUS en supplie,
avant de vous laisser abattre, attendez la certi-
tude... Il y a des erreurs de ce genre tous les
jours...
l'envoyé
Je ne serais pas ici pour y apporter autre chose
que des certitudes ! Mais, Madame, je me repro-
cherais toujours d'avoir été l'annonciateur de ce
deuil héroïque si je no laissais pas à votre douleur
tout son premier cours... Elle veut le recueille-
ment..., la solitude...
ACTE DEUXIÈME i33
CÉCILE, le front heurtant le bois du canapé,
à ridée que l'homme va s* éloigner, trouve la forée de parler.
Tous les renseignements, vous les avez !
Elle fait des gestes de mains suppliantes et retombe
sur le canapé.
l'envoyé, s'approche de Ginette, à voix basse et rapide.
Mademoiselle. Je mets là, sur cette table... mon
adresse à l'un des hôtels de la ville : je n'en bou-
gerai pas. Aussitôt que vous désirerez me voir.
CÉCILE, qui a deviné, essaye de se maîtriser.
Restez, restez. Pas plus tard !... Pas de pré-
cautions pour une femme comme moi... (Elle fe
met debout.) Je suis chrétienne. Vous reviendreir,
oui, Monsieur, mais je veux savoir au moins com-
ment il est mort. (Mais elle étouffe et s'affole.) Pierre,
mon ami, mon ami... Alors tu n'es plus ! as-tu
souffert ?... Mon pauvre petit !... (Elle sanglote.)
l'envoyé
Vous voyez. C'est au-dessus de ses forces.
GINETTE, bas, s' appuyant à la table.
Oui, oui, Monsieur, en effet... il vaudra mieux
que vous reveniez tout à l'heure...
CÉCILE, à travers des spasmes et des hoquets.
Avant... au moins... je vous supplie... je veux
savoir, je veux, j'aurai la force... je vous assure...
je me raidirai... (Elle se remet encore debout. Alors elle
lance les deux mots fatidiques.) Quand ?... Où ?...
Un silence. Toute larme semble séchée subitement. On
entendrait craquer le feu.
l'envoyé
Votre mari. Madame, est tombé en Champagne,
près du village de Beaumont, en territoire occupé
par l'ennemi. Il est bien mort en héros, puisque
...........
1% L'AMAZONE
Il a dû être chargé d'une reconnaissance extrê-
mement périlleuse. D'après mes renseignements,
c'est lui-même qui aura réclamé cette mi&sion
qu'il a partagée avec un camarade, car ils sont
partis à deux. Aucun n'est revenu.
GINETTE, comme si elle recevait une secousse
en pleine poitrine.
Il l'a réclamée ? Vous êtes sûr qu'il l'a voulu ?
D'où tenez-vous ces renseignements qui ne nous
sont pas parvenus et qui nous auraient été trans-
mis par l'administration militaire ?...
l'envoyé
Si barbare que soit un peuple, si cruelle que
soit la guerre, les ennemis n'en rendent pas moins
quelquefois hommage à ceux qui sont tombés face
à eux dans quelque expédition aventureuse... ils
estiment que ceux-là ont le droit d'être honorés
d'une tombe spéciale. Aussi à la funèbre nouvelle
que je vous apporte. Mesdames, se joint la petite...
la grande, très grande consolation... que Monsieur
Bellanger est enterré par l'ennemi à côté du
village de Beaumont avec une croix indicatrice.
La fiche a été transmise à la Croix- Rouge de
Genève par l'administration allemande. Et à la
notice ont été jo-ints, comme ils le font quelque-
fois en signe de respect, les objets appartenant
à votre mari, sa plaque d'identité, ses breloques,
et son portefeuille. Ils ont môme poussé le respect
jusqu'à remettre le gousset qui contenait do l'ar-
gent et une médaille. Je suis chargé de vous re-
mettre ces précieuses reliques et c'est pourquoi je
suis ici. Madame, il est des personnalités qui
méritent et au-delà que ces reliques ne soient pas
confiées à la poste ou à l'inconnu dos bureaux.
Nous avons prévenu l'administration militaire
ACTE DEUXIEME i35
française de la démarche que nous comptioni
faire.
CÉCILE
Vous les avez là, Monsieur ?... (Avidement.) Si...
si... je veux les voir tout de suite, je veux les re-
connaître.
l'envoyé, hésitant.
Je redoute pour vous une commotion.
CÉCILE
Donnez, donnez î
Alors il sort du portefeuille un paquet cacheté de gros
cachets rouges. Il le pose lentement, respectueuse-
ment sur la table. A cet instant les deux femmes
restent terrifiées, le cœur battant devant cette chose
inconnue et mystérieuse.
CÉCILE
J'ai peur !... J'ai peur !... Une espèce de terreur
sacrée les emplit toutes deux. L'envoyé fait sauter les ca-
chets, et développe le papier gui recouvrait les objets. Le
paquet s^ouvre. D^aussi loin qu'elle reconnaît les objets,
Cécile pousse un gémissement affreux.) Oui ! Oui ! Je
reconnais, je vois, je vois, c'est ça ! c'est ça ! (Elle
se précipite et porte à ses lèvres les objets, la montre, la
plaque.) Sa plaque ! son nom et puis ç^, tenez,
Ginette, ça... Vous vous rappelez ces souvenirs ?
Pierre ! Pierre ! mon chéri. ..Le portefeuille que je
lui avais donné l'année dernière. Oh! il me semble
que c'est lui que je touche tout à coup... 11 me
semble que c'est lui que j'embrasse... Ce porte-
feuille encore tout chaud de sa poitrine.
Elle le tient contre elle puis le couvre de caresses, en se
penchant sur la table. Ginette »'a plus la force
d'aller à elle. Uhomme demande d'un geste s'il faut
rester ou s'en aller. Pendant que Cécile est effondrée
ksur les reliques.
i36 L'AMAZONE
GINETTE, à bout d'effort.
Oui, tout à l'heure. Laissez-la seule. Revenez
dans une heure.
l'envoyé, à coix basse.
Il n'y a personne à appeler auprès de vous
deux ?
GINETTE
Non, Monsieur.
l'envoyé
Dites-lui bien. Mademoiselle, qu'il est mort en
héros et qu'elle sera fière quand elle aura la force
d'en savoir davantage...
GINETTE
Dans une heure...
Cécile entend le bruit de la porte qui se ferme. Elle
relève le front, fait un mouvement pour empêcher
Vhomme de sortir. Seules, elles se laissent aller à leur
détresse.
SCÈNE VII
CÉCILE, GINETTE
CÉCILE
On me l'a pris ! on me l'a pris ! Ils nous les pren-
dront tous !... C'est de ma faute aussi. Lâche que
je suis ! je n'aurais pas dû le laisser partir, j'au-
rais dû m'accrocher à lui.
GINETTE
Peut-être !
CÉCILE se m£t à parler, de tout à la fois, en gémissant,
comme font ceux qui ne se réfugient pas dans le silence.
II était trop bon! il était trop juste cet homme-
là ! Vous avez eu le temps d'apprécier, vous, sa
ACTE DEUXIÈME i3;
valeur, son courage ; mais ses petites délicatesses,
moi seule je les connaissais. Il était si bon I je
respectais ses volontés.. Et Simone! Simone...
où est Simone ? Il ne faut pas qu'elle sache, il ne
faut pas qu'on entende mes cris, où est-elle, cette
enfant ? Empêchez-moi de crier !
GINETTE
Simone est en ville. Ne vous inquiétez pas
d'elle.
CÉCILE
Il faudra lui cacher la fin de son père le plus
longtemps possible, n'est-ce pas ?... Cet homme
va revenir, dites, Ginette ?... Je suis en état d'é-
couter tout ce qu'il ne m'a pas dit. Je veux savoir.
GINETTE
Quoi ?
CÉCILE
La chose terrible ! S'il a souffert... Comment
était le corps, la blessure... C'aura été effroyable I
s'il a dû s'avancer tout seul...
Les yeux fixes, elle a Vair de considérer devant ses
pieds la scène d'épouvante. A son tour, Ginette
regarde dans l'espace, devant elle. Les deux femmes
se représentent le tableau d'horreur. Mais leurs ex-
pressions ne sont pas pareilles.
GINETTE
Oui, tête haute ! en avant... Je le vois ! Il a
marché, il voyait la mort ! Il a dû s'avancer sans
peur...
CÉCILE, pelotonnée, les mains au visage.
Taisez-vous ! taisez-vous donc ! Je ne veux pas
voir... Oh ! l'agonie... Quelle chose abominable l
Par terre... là... tout seul... dans un champ... Je
vois ses efforts... pour se traîner... je...
i38 L'AMAZONE
GINETTE
Non ! Pas d'agonie ! il est mort d^un coup au
eœur^ en plein cœur. Je suis sûre de cela 1
EUes parlent toutes deux comme dans une hallucinor
tion. Ginette les yeux étincelants de fièvre, Cécile
voûtée, regardant le sol.
CÉCILE
Pas d'agonie ! parbleu, c'est toujours ce qu'on
nous dit, à nous autres femmes...
GINETTE, avec une voix égarée presque prophétique.
On ne me l'a pas dit de lui, mais j'en suis sûre 1
CECILE, devant f accent d^une pareille affirmation, pa-
rait avoir presque une détente de Vangoisse. Elle tourne
le visage vers celle de qui vient, la parole apaisante.
Merci, Ginette ! Je vous donnerai un souvenir
de lui... Parmi ces pauvres choses, ces épaves,
vous choisirez. (Elles revont toutes les deux à la table...
Cécile serre farouchement les objets contre elle.) Elles
sont à moi, elles seront toujours sur ma peau. Et
entre toutes, Ginette... entre toutes, voilà la
grande chose sacrée... la seule chose vivante
encore \
Elle tient le portefeuille à plat sur sa main, sans oser
rouvrir.
GINETTE
Pas maintenant... Ce n'est pas encore le mo-
ment des souvenirs, vous avez tout le temps...
Laissez cela, vous voyez bien que vous n'avez
même pas la force nerveuse de supporter le choc.
CÉCILE
II y a peut-être un testament... qui sait ?
GINETTE
Laissez donc... laissez donc !
Avec des précautions infinies, des défaillances, elle
déplie la chose, cntr'ouvre le portefeuille.
ACTE DEUXIÈME iSg
CÉCILE, dès que le portefeuille est ouvert^
dans un redoublement de larmes.
Son écriture... tenez, sa chère écriture pen-
chée !... Tenez, tout de suite, mes lettres... les
TÔtres aussi !
GINETTE, sursautant.
Les miennes ?... Donnez, donnez, que je voie...
CÉCILE lui passe une lettre
dont Ginette se saisit brusquement.
Pierre ! Pierre chéri !... Mais qu'est-ce que
c'est que cette croix de sang... Du sang ! Le
sien!... là-dessus... sur cette page! Non! c'est
une croix tracée, sur une lettre... une lettre de
vous...
GINETTE
Donnez vite que je reconnaisse.
CÉCILE
Mais ce n'est pas de vous, ça ?
GINETTE
Donnez, je vais voir... je...
Cécile lui repousse la main tout en lisant, puis elle a
un mouvement de recul et prend du champ. Ginette
reste immobile. Cécile lit, puis ses yeux se relèvent
et se portent sur ceux de Ginette. Elle la fixe, d'une
façon terrible dans le silence total. On n'entend que
leurs respirations à toutes deux.
GINETTE, à voix étouffée.
Eh bien ! quoi ?... Cécile ?
Les deux femmes se considèrent ainsi longuement.
Sous le regard effrayant de Cécile, Ginette a instinc-
tivement reculé.
CÉCILE, la voix changée, et avec une gravité menaçante.
Ginette, vous allez me laisser seule avec ce
mort.
GINETTE
Mais pourquoi... Je...
i4o L'AMAZONE
CÉCILE, la foudroyant du regard.
Ginette, je vous en prie... je vous ordonne... de
me laisser seule ! Je veux être seule devant cette
dépouille. Sortez...
Ginette, ne quittant pas Cécile du regard, va à la porte
de la chambre, met la main sur le bouton de la porte,
puis s'arrête, peureuse. Cécile la pousse brusque-
ment.
CÉCILE
Mais sortez donc !
SCÈNE VIII
CÉCILE, seule.
Elle referme la porte à clef. Alors elle se précipite sur
le portefeuille et elle lit, elle lit ardemment. On voit
passer sur sa physionomie, à la clarté de la lampe
sur le piano, toutes l»s phases du drame intérieur,
tous les sentiments à la course qui se bousculent les
uns les autres : la terreur, Vindignation, tout, jus-
qu'à la peur elle-même... Dans le silence, au bout de
longtemps, l'autre porte s'entr'auvre ; c'est Ginette
qui a fait le tour et qui rentre à pas de loup par la
petite porte sous tenture. Cécile ne Ventend pas, ce
n'est que lorsqu'elle est au milieu de la pièce qu'elle
se retourne.
SCÈNE IX
CÉCILE, GINETTE
CÉCILE
Assassin I Assassin 1
GINETTE
Pas ça ! pas ça !...
ACTE DEUXIÈME i4i
CECILE
Assassin ! c'est vous qui l'avez envoyé à la
mort !
GINETTE
Non, ne dites pas une pareille chose !.., Ce n'est
pas vrai ! Cécile ! . . , Croyez-moi ! . . .
Elle tombe à genoux, l
CÉCILE
Les preuves sont là... Assassin ! Ah ! comme
tout s'éclaire ! Tout vient de me révéler le crime.
Non seulement, elle a pris le cœur de mon mari,
mais elle m'a pris sa vie ! Et moi je perds les deux
à la fois ! Mon Dieu ! mon Dieu !... Je l'apprends
en même temps... J'ai tout perdu en une seconde
Mauvaise bête, c'est toi qui me l'as tué. J'ai le
droit de te rendre la pareille... J'ai envie de te
serrer au cou, mauvaise bête !
GINETTE
Pardon, pardon, Cécile 1... Je ne sais pas ce que
vous avez bien pu lire !...
CÉCILE
Ses cris d'amour à lui et toutes vos lettres à
vous... toutes ! Il ne doit pas en manquer une !
Tenez : « Si je meurs, en obéissant à votre voix,
Ginette bien-aimée, je me rappellerai que... »
(Maintenant, elle effeuille rageusement les papiers.) Oh !
et vos phrases de vos lettres à vous : « Ah ! qu'il
était sublime et beau, votre regard, le jour où
TOUS m'avez annoncé... »
GINETTE
Je ne vous ai pas trompée, Cécile, croyez-moi !...
CÉCILE
Pas trompée, assassin ! Répétez-le, ce mot !
Vous êtes venue ici sous le toit de l'hospitalité. Je
i42 L'AMAZONE
VOUS ai ouvert ma maison à vous, la réfugiée ! Je
vous ai dit : venez, mon enfant, venez avec nous,
vivez de nous, voici l'abri, le pain, la tendresse I
Et lâchement vous m'avez volé l'amour de mon
mari.
GINETTE, se traînant à genoux, Cécile courbée sur elle.
Je suis désespérée... J'ai tout fait pour le re-
pousser au contraire ! Il n'y a rien eu de mal entre
nous !
CÉCILE
Rien de mal ! Ce petit mot ! Rien de mal !
quand vous me l'avez pris et emporté jusqu'à le
jeter froidement à la mitraille. Car votre orgueil
voulait toute la proie, et avec vos grandes phrases
creuses, vous l'avez ensorcelé sans doute pour
mieux en faire votre esclave mystique... C'est
pour vous qu'il est allé se faire tuer.
GINETTE, dans un cri de sursaut.
Pour la Patrie ! Pour la Patrie !
CÉCILE
Pour vous.
GINETTE
Non!
CÉCILE
Si !... A la rue... tueuse !... Je ne sais pas, si
vous restiez là, ce que je serais capable de faire.
GINETTE
Je ne peux pas me défendre. Vous ne compren-
driez pas maintenant. Je ne pense qu'à votre af-
freuse douleur. Je suis en effet une criminelle^
puisque cette douleur, c'est à moi que vous la de-
vez, à moi soulo, après tout !... J'aurais dû fuir !
CÉCILE
Ah ! oui, une criminelle et la pire, la plus abjecte
ACTE DEUXIÈME i43
qu'il y ait ! Je vous aimais, nous vous aimions
tous ici... II n'y a pas de plus grand crime, puis-
qu'au moment même où veuve, je pourrais au
moins pleurer sa mort, vous m'enlevez jusqu'à la
possibilité des larmes !... C'est trop affreux vrai-
ment ! C'est trop pour moi I En apprenant la
mort de celui qu'elles aiment, toutes les femmes,
loutes, ont la joie au moins de le pleurer et moi,
jo ne le peux plus !... Pierre, tu m'as trahie ! je
t/ai perdu maintenant pour l'éternité ! Ah I va,
c'est mon dernier cri d'amour pour toi, je ne te
pleurerai plus jamais,., tu m'as fait trop de mal 1
Elle retombe, déchirée, écrasée.
GINETTE, toujours à genoux, s^approchant d'elle.
Pardon pour lui I Oui, tout vient de moi. J'ai
Lort de m'absoudre ! tout vient de moi et rien de
luil
CÉCILE
Ne me touchez pas. Ne me touche pas, toi ! Ah !
ces yeux, comment ne les ai-je pas vus ! Gomment
n'ai-je pas vu plus tôt leur ignoble expression.
J'étais trop noble, trop pure ! Je ne pouvais pas
distinguer votre bas amour derrière son masque
de faux héroïsme.
GINETTE
Non I je ne l'aimais pas d'amour...
CÉCILE, se levant.
Ah ! ça, c'est vrai ! Le voilà, le cri du cœur !
Non, jamais vous ne l'avez aimé I En effet, non !
Jamais vous n'avez aimé cet homme, car vous
n'auriez pas eu le courage de l'envoyer à la mort,
le courage que, moi, je n'avais même pas !...
C'est vrai, elle ne l'aimait pas I Et lui, le pauvre
fou, il l'adorait ! Fallait-il qu'il vous aimât pour
avoir gardé sur lui toutes vos lettres ! A ce
point que vous n'imaginiez pas pareille impru-
I44 L'AMAZONE
dence, n'est-ce pas ? Mais liii, il s'est bien soucié
qu'on troiiTe toutes ces lettres adultères sur son
corps, il s'est bien soucié de navrer le cœur de sa
femme ! Ce qu'il voulait, c'était ne pas se séparer
de ces feuilles chéries. Vous pourrez les compter un
jour, car je vous les rendrai vos billets d'amour.
J'en réponds d'avance, pas un ne manquera à
l'appel !... Vous trouverez le compte !... Je sais
ce que c'est maintenant que la fidélité du cœur !
GINETTE
Votre douleur se cogne à droite et à gauche...
Gomment pourriez-vous reconstituer d'ailleurs !
Je vous en conjure, croyez-moi, ne diminuez pas le
sacrifice qu'il a fait de sa vie, ne le mêlez pas à
l'erreur d'un moment qui ne l'a pas conduit à ce
chemin sublime. L'homme de la Croix- Rouge me
l'a répété encore en sortant : « Dites-lui qu'il est
tombé en héros ! » Vous comme moi, Cécile, nous
n'avons été qu'un tremplin d'où son âme s'est
élancée. Celle qui vous l'a pris n'est pas ici. Elle
est là-haut I elle est là-bas !
CECILE
Non, elle est là à mes genoux 1 La guerre va
dévorer tout l'amour du monde ! Ah ! je la hais
bien aussi, la guerre ! Derrière elle, il ne restera
rien ! Elle dévastera tout l'amour ! oui, mais elle
ne tue pas le souvenir, la guerre !... Tandis que
vous I... D'elle et de vous, c'a été la moins abo-
minable !
GINETTE
Cécile, vous n'avez pas pu lire suffisamment ces
lettres ! Vous vous trompez. Il faut que vous les
lisiez. Vous les lirez. Ce ne fut pas une aventure
d'amour ; non, ce n'est pas une trahison. Réflé-
chissez ! Aurait-il gardé ces lettres sur lui an
ACTE DEUXIEME i45
I risque qu'on les trouve après sa mort ? Ma justi-
fication est dans le témoignage qui m'accuse.
Vous y lirez tout ce que je proclame. Je vous en
supplie maintenant, ayez-en le courage... Si, il
lo faut ! Il n'y a qu'une chose qui me stupéfie : ce
que vous venez de me dire à l'instant, qu'il se
trouverait là-dedans une phrase écrite à mon
.1 dresse. Toutes les lettres qu'il dut m'écrire me
ont parvenues.
CECILE
Elle l'avoue I
GINETTE
Ah ! Cécile ! Je vous les donnerai. Une autre
que vous-même pourrait les lire sans frémir et
sans condamner. Mais celles-ci, les avez-vous
bien lues, Cécile ? Vos yeux brouillés de larmes
: ont pu se tromper. Ces mots s'adressent peut-être
à vous...
Elle s'est approchée de la table. Cécile s'élance.
CECILE
Eloignez vos mains... C'est un supplice de les
voir se tendre vers cette chose I J'ai nien lu I Me»
yeux ne peuvent plus s'abuser maintenant. Pour-
quoi cette lettre est-elle là ?... Oui, pourquoi ?
(Elle reprend la lettre, après V avoir cherchée.) Ce sera
facile à savoir, nul doute... J'ai vu au passage
son écriture au crayon... Elle m'a brûlée comme
du feu !... Je me suis arrêtée.
Tout à coup elle pousse une exclamation.
GINETTE
Quoi donc ?
L'attitude de Cécile change en un instant, elle déifient
grave et terrifiée,
CECILE, lisant.
« Dans mon agonie, cinq heures du soir... » Mon
i46 L'AMAZONE
Dieu ! je touche la lettre qui a reçu son dernier
souffle ] . . . Mon Dieu ! . . .
Elles sont presque à genoux toutes les deux comme si
une présence de Vau-delà se matérialisait.
GINETTE, presque dans un souffle.
Lisez ! Lisez !... Recevons sa pensée.
CÉCILE, avec un respect tremblant^ éperdu»
« Dans mon agonie, cinq heures du soir ! A
vingt mètres des lignes allemandes. Je suis tombé.
Mon ventre est broyé, j'ai pu me traîner sous un
éboulement... Je vais mourir dans ce champ.
(Elle s'arrête. On entend leurs sanglots. Puis, peu à peu,
eUe recommence et déchiffre lentement, mot par mot.) Je
ne regrette pas d'avoir accepté la mission qu'on
m'a donnée tout à l'heure. Devant la mort, de-
vant l'inconnu qui va peut-être me juger, dans
un instant, je ne mentirai pas... Je n'ai rien à me
reprocher. J'ai aimé profondément ma femme et
mon enfant. (Sanglots.) (^ue celle qui m'a montré le
chemin du devoir ne se fasse aucun reproche !... »
(Elle s'interrompt, regarde Ginette et dit :) C'est VOUS.
(Puis elle reprend :) « Je la remercie pour son
âme pure et haute qui a été mon soutien. Si
jamais ce mot testamentaire crayonné dans l'ago-
nie heureuse lui parvient, qu'elle sache que je lui
confie mon souvenir, que je lui donne ma pensée.
Elle seule peut la comprendre et la continuer. (La
voix de la lectrice se modifie, et devient brûlante et âpre.)
Elle seule pourra dire quand les autres pleure-
ront : « Je suis contente de lui. » (Cécile relève le
front et de la main essuie sur ses joues le sillon des
larmes.) Moi, je meurs heureux... Oui, par delà la
vie 1 par delà les âmos ! Pour la plus noble des
causes I Je vais mourir avec devant les yeux
ACTE DEUXIÈME i47
l'image que tout être se fait de la Patrie... avec
BUT la bouche un nom, un seul... »
Elle n'achève pas. Elle pousse un cri du fond des en-
trailles en même temps que du gosier de Ginette
sort un autre cri, d'une toute autre expression, clairCf
extasiée.
GINETTE
Pierre 1 Pierre I... Il a écrit cela !...
CÉCILE
Il a osé l'écrire I C'est là, c'est là !...
GINETTE
Mon Pierre I mon Pierre 1...
CÉCILE
Sa veuve I elle est sa veuve !... Ah ! le lâche !
le lâche !
GINETTE, les m^ins jointes, la tête levée»
Mon Pierre I mon héros 1
CÉCILE
Taisez-vous donc à la fin I Alluz-vous vous
taire I Tenez, voilà ce que j'en fais !
EUe prend la lettre, la broie dans ses mains et la jette à
terre.
GINETTE, se précipite.
Je ne veux pas ! Donnez cela ! Non, non, vous
n'avez pas le droit !
CÉCILE lui barre le passage
et Vempêche de toucher à la lettre.
Il a renié à la dernière heure sa famille, sa
femme, son enfant... Il n'est pas mort en soldat 1
il est mort en amant I Pour une fille, il a tout
trahi I Ah ! vous vous valez tous les deux I
GINETTE
Ne l'insultez pas, lui !... si noble ! si beau 1
i48 L'AMAZONE
CÉCILE
Traître et lâche !
GINETTE, les yeux perdus dans Vextase intérieure.
Mon héros !...
CÉCILE
A vous deux, vous faisiez un couple d'hypo-
crites ! Il n'a été que cela, un hypocrite vulgaire,
le mari adultère et banal !
GINETTE, avec une expression de colère indignée.
Oh ! vous ne l'insulterez pas, je ne le permet-
trai pas ! 11 m'a confié sa mémoire. Il m'en a remis
toute la gloire !
CÉCILE
C'est vrai, vous êtes la légataire ! Vous avez été
l'inspiratrice de sa mort, il est bien juste que vous
en soyez le chantre ! Allez, dressez-vous sur votre
trépied de sibylle et criez, criez, tant qu'il vous
plaira !...
GINETTE
Et vous, ne rabaissez pas votre héros !... Rien,
ne l'entachera... Il est allé tout droit dans la ba-
taille, il a été merveilleux, j'en suis sûre... Son
âme chantait ! Il me semble que j'entends des
clairons !...
Ses petits poings serrés ont Vair de scander un rythme
intérieur.
CÉCILE
All(ïz clamer dehors votre abominable ivresse
que vous ne pouvez même pas faire taire devant
moi...
GINETTE
Tant pis ! Il ne faut pas insulter celui qui vient
d'être sublime, souverain I II aimait quelque autre
chose plus que sa vie ! plus que nous !
ACTE DEUXIÈME i49
CÉCILE
Et il n'a fait que des ruines !
GINETTE
Tant pis ! il était de ces gens qui ne sont peut-
être ni des parents, ni des amis, ni même des
époux... mais qui sont des hommes !
CÉCILE
Ah ! je les entends maintenant, les accents dont
il s'est enivré ! Mauvaise sirène qui l'avez attiré
là où nul ne lui demandait d'aller, même pas son
pays !... Son chemin était assez beau 1
GINETTE
Il n'y en a pas de chemin qui soit trop beau
quand le risque est celui-là !
CÉCILE
En sorte... oh ! c'est affreux !... que moi, la
femme, l'épouse, je ne suis même pas sûre que
mon mari soit mort pour la patrie !... Il aura fait
sa mort si ténébreuse, si obscure, que je ne serai
jamais fixée sur elle... L'homme que j'ai aimé
n'était peut-être qu'un lâche masqué de gloire...
GINETTE, hors d'elle, la voix coupante.
C'était un demi-dieu !... Il était de leur race 1...
CÉCILE
A la rue, vous qui avez trahi ! et qui avez encore
l'audace et le triomphe plein la bouche ! A la
rue ! d'où vous venez, sans sou ni maille...
GINETTE
C'est ça qui m'est égal, par exemple !
CÉCILE, lui jetant ses lettres à la face.
Allez-vous-en avec votre idole qui n'est plus la
i5o L'AMAZONE
mienne... qui m'a reniée jusque dans la mort
l'idole que je renie à mon tour...
GINETTE
Mais que vous ne briserez pas !
A ce moment. Monsieur et Madame de Saint-Arroman
apparaissent à la porte, poussant Simone devam
eux.
SCÈNE X
Les Mêmes, MONSIEUR ET MADAME DE
SAINT-ARROMAN, SIMONE, GERMAINE,
puis DUARD.
CÉCILE, lui tendant les bras désespérément.
Simone ! Simone ! tu n'as plus de père, tu n'as
plus de père 1
SIMONE
Maman 1
Elles a'étreignent,
CÉCILE
On te l'a volé, mon enfant, on te l'a tué I...
MADAME DE SAINT-ARROMAN
1^ Pauvre Cécile 1 Monsieiu* Duard, que nous ve-
nons de rencontrer, vient de nous apprendre la
terrible nouvelle ! Soyez si fière !...
SIMONE, se débattant dans les bras de sa mère*
Papa I... papa est mort 1
Germaine est entrée timidement, en larmes, et se tient
sur le pas de la porte.
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Mais aussi songez quelle mort ! Quelle mort ad-
mirable, enviable... quelle gloire pour vous I...
ACTE DEUXIEME i5i
CÉCILE, que ces voix exaspèrent.
Ah ! VOUS aussi, vous aussi, parbleu I La gloire I
la gloire 1 Vous trouvez qu'il a fait son devoir,
n'est-ce pas ? Ils sont inouïs !
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
Il a fait plus que son devoir. C'est admirable !
CECILE, s'animant encore plus à mesure.
Il devait d'abord penser à moi, à sa fille...
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Ne dites pas ça,... à l'heure actuelle où dee
millions d'êtres font le sacrifice de leur vie comme
il l'a fait de la sienne !
CÉCILE
Mais sa vie, le pays ne la lui demandait même
pas !... C'est à nous qu'il la devait !... Je vou dis
qu'il est mort comme un lâche... Je le sais, moi !
A ce mot, un souffle de stupéfaction passe sur touteê
les têtes.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Qu'est-ce qu'elle dit ?
MONSIEUR DE SAINT-ARROMAN
C'est sa douleur qui l'emporte !
CÉCILE cherche du regard Ginette.
Il a tout trahi !
GINETTE
Elle perd la tête ! Ne l'écoutez pas.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Pauvre, pauvre Cécile, ne blasphémez pas I Je
vous comprends mais ne dites pas de pareils
mots, que rien n'excuserait, même la douleur !
Germaine depuis un moment s^est vivement empotée
de la petite Simone et Va entraînée dans la chambrt.
A ce moment, Monsieur Duard entre.
i52 L'AMAZONE
GINETTE, allant de suite à lui.
La chose est consommée.
DUARD
Je viens de l'apprendre, hélas !
CÉCILE, se débattant et parlant aux Saint-Arroman^ 1
Vous m'irritez tous à la fin !... Allez- vous-en !
Je vous dis que c'était un lâche ! .
GINETTE, de loin, qui parlait à Monsieur Duard, n'y %
tenant plus, se retourne vers elle les yeux pétillants de
rage.
Ah ! je ne peux entendre ça, je ne peux pas...
Elle se dirige vers la porte pour s^enfuir et empoigne |
son manteau bleu qui traînait sur une chaise, 1
DUARD
Où allez-vous ?
GINETTE
Je pars ! Elle a tout appris, elle me chasse I
DUARD
Où allez-vous. Mademoiselle ?
GINETTE
Ça ! Qu'importe !
CÉCILE, repoussant les autres qui Ventourent
et cherchant toujours Ginette du regard.
Rien, rien ne m'empêchera de le dire... Il est
mort comme un...
GINETTE, de la porte, criant cette fois, tout à coup,
devant tout le monde, et de toutes ses forces.
Ne l'écoutez pas I II est mort comme un héros !
Ne l'écoutez pas !
CÉCILE, /e poing tendu vers cUe,sans se soucier des autres.
Faites-la taire, collo-là 1
ACTE DEUXIÈME i55
GINETTE, fièrement, lance encore une fois.
Comme un héros, comme un dieu I
CÉCILE
Mais faites-la taire, faites-la taire, celle-là I
Ginette est sortie brusquement, en claquant la porte.
SCÈNE XI
Les Mêmes, moins GINETTE
Alors on voit cette chose : à peine Vimage de Ginette
s^ est-elle effacée devant les yeux de Cécile,'- àj'la
seconde rriéme où elle a disparu, que celle-ci- st
retourne vers les autres personnes, comme si elle le»
voyait pour la première fois.
CÉCILE
Qu'ai-je dit ? Je ne m'en souviens plus !...
Qu'est-ce que je viens de dire ?... Est-ce que je
n'ai pas dit : un lâche ! Ne me croyez pas... J'ai
menti ! j'ai menti... Il ne faut pas me croire... Je
deviens folle !
Elle essaye de se maîtriser, de se ressaisir.
MADAME DE SAINT- ARROMAN
Mais ma pauvre Cécile, naturellement c'est
votre douleur qui vous emporte !
DUARD, s^ avançant.
Madame...
CÉCILE
Ah ! ne marchez pas là-dessus ! Donnez ça,
donnez... (Elle montre la lettre froissée qu*elle avait jetée
à terre tout à Vheure ; Monsieur Duard la ramasse et la
lui tend. Elle s^en saisit et pleure doucement.) Non,
non, ce n'était pas un lâche ! Ce n'était pas
i54 L'AMAZONE
non plus un héros... C'était un homme tour à
tour faible et fort comme tous les hommes. Il ne
nous a pas trahis... Il nous avait quittées... Il
m'avait quittée simplement, le pauvre, pour
suivre la voix de la jeunesse qui l'appelait là-bas...
Il a subi le mirage entraînant... C'était trop haut
pour toi, Pierre... C'était trop loin pour toi,
Pierre... voilà tout... Tu devais tomber fatale-
ment ! Oh ! si tu étais resté près de mon petit
cœur !... Tu vois maintenant, Pierre, comme la
jeunesse est cruelle !
Elle faiblit, Madame de Saint-Arroman la soutient.
DUARD, gravement.
II n'y a pas à pardonner aux héros. Madame !
CÉCILE, levant vers lui simplement sa pauvre tête ravagée.
Mais s'il n'avait pas été qu'un pauvre homme.
Monsieur, je ne lui aurais pas pardonné !... (Sa
main laisse tomber à nouveau la lettre froissée dans un
mouvement de faiblesse, on veut la lui remettre en mains.)
Ce n'est rien... ce n'est rien... C'est un papier
qui n'a aucune espèce d'importance ! (Elle consi-
dère la lettre dans ses mains. Une hésitation sur ce qu^elle
doit en faire. Puis, elle regarde le feu... Ensuite elle se
dirige, ou plutôt se traîne vers la cheminée. Elle dépose
sur le charbon brûlant, presque respectueusement, le pa-
pier gui se met à flamber et à se consumer. On devint à
son attitude, presque de prière, que c''est une sorte d'inci-
nération, de purification... Ses mains jointes ont pourtant
un mouvement en avant comme pour arrêter Vengloutisse-
ment de la lettre suprême. Elle la regarde douloureusement
brûler en pleurant, pendant que tous les êtres groupés au-
tour d'elle respectent son sanglot, lent, régulier, qui remplit
la chambre.) Tu vois, tu vois ce que c'est... Je ne
t'aurais pas fait de mal, moi !... Mais c'est bon...
c'est bon... Je respecterai ta pensée. Ce sera
ACTE DEUXIEME
comme tu l'auras voulu, Pierre,
l'auras voulu... Et puis...
i55
comme tu
Fiax, elle regarde toujours le feu et continue à mar-
monner sans plus voir personne, presque à crope-
tons, sur la dalle de la cheminée qui Véclaire, déjà
dans Vattitude qui lui sera bientôt familière, durant
Vhiver, au fond de la maison vide.
RIDEAU
ACTE TROrSÏÈME
Au premier étage de la sous-préfecture, à La Flèch|
un salon transformé en cabinet de travail du sous-pi
fet.
SCÈNE PREMIÈRE
JULIE, DUARD
On entend au dehors des acclamations et quelques notes
de fanfare.
JULIE, à Monsieur Duard, à la fenêtre, à gauche.
Tu vois, ils n'ont pas voulu quitter la sous-
préfecture, sans te faire une petite ovation.
DUARD, appuyé à la çitre, fait des signes.
Ils sont si gentils !
JULIE
Dis-leur un mot. Il y en a qui ne t'ont pas vu.
// ouvre la fenêtre, passe sur le balcon. On applaudi^
du dehors.
DUARD, sur le balcon.
Mes amis... C'est un grand jour pour nous tous.
C'est l'ère du travail et de la prospérité qui se
rouvre pour toutes les populations françaises. Re-
prenez vos outils avec sérénité. J'espère que vous
avez bien compris le sens de notre réunion au-
jourd'hui, six mois après la cessation des hosti-
lités. Ce que nous fêtons aujourd'hui, par toute
la France et dans tous les pays alliés, ce n'est pas
seulement, comme il y a quelques mois, le jour
où le sang a cessé do couler. Ce que nous fêtons
ACTE TROISIÈME 167
aujourd'hui, vous l'avez vu dans tous les jour-
naux ; vous l'avez appris jusque sous le chaume
le plus lointain ; c'est un bonheur aussi mémo-
rable ; la date unique où tous les gouvernements
de l'Europe viennent de signer un accord définitif
qui remettra désormais les dissensions entre les
peuples, si elles se représentent, à un tribunal
arbitral. Ce sont des garanties de faits. La plus
formidable explosion de crimes internationaux a
exigé une correspondante organisation de force
répressive pour le maintien de la paix du monde
et de la vie civilisée... Ah ! si nos chers morts qui
ont sauvé le plus beau de nos aspirations et dont
les noms sont inscrits dans la salle de la mairie
de La Flèche, pouvaient entendre nos cris de joie,
le chant de reconnaissance qui s'échappe de nos
poitrines...
La porte principale s^ouvre. Entrent plusieurs hommes.
SCÈNE II
Les Mêmes, DES HOMMES, UNE FEMME
JULIE
Chut ! Chut ! Monsieur le sous-préfet parle.
UN DES HOMMES
C'est une délégation du Conseil municipal de Vi-
trimont.
JULIE
Oui, oui... Tout à l'heure. 11 va vous recevoir.
Asseyez- vous là.
Julie a poussé la fenêtre. On n^entend plus la voix du
sous-préfet. Les hommes s^asseoient.
UN DES HOMMES
Vous ne me reconnaissez pas, Mademoiselle. Je
i58 L'AMAZONE
suis un ancien garçon de bureau de la préfecture.
J'ai été un peu défiguré. Ah ! je ne me ressemble
plus beaucoup !...
JULIE
Oui... oui.,, tout à l'heure ; Monsieur le sous-
préfet parle.
Une iemme entre par la porte.
TOUS A LA FOIS
Chut ! chut ! Monsieur le sous-préfet parle !
La femme reste respectueusement dans le fond. Duard
a fini de parler. On entend des applaudissements
sur Vesplanade et quelques mesures de chant.
DUARD, vient du balcon.
Ah ! mes amis ! vous voilà I
On entoure Monsieur Duard,
UN HOMME
Nous nous sommes permis de monter. Nous ne
savions pas que vous alliez prononcer un chouette
discours...
DUARD ,
Oh ! un discours...
UN HOMME
Vous me reconnaissez, Monsieur le sous-préfet ?
DUARD
Tiens, vous revoilà, vous ?
UN AUTRE
Moi, je no fais pas partie de la délégation, mais
je me suis joint à eux, relativement à la place
d'agent-voyer qui est vacante depuis le décès de
Juliot.
DUARD
Bon, bon, nous verrons cola.
ACTE TROISIÈME 169
UN DES HOMMES
Voilà. Nous venons vous prier de vouloir bien
honorer notre petite commune de votre présence
au Comice agricole qui aura lieu jeudi prochain.
DUARD
Eh bien ! je tâcherai, mes amis, oui... Je ne
promets pas de rester au banquet, mais je viendrai
faire un tour en auto.
UN HOMME
Hein ! comme on se retrouve, Monsieur le sous-
préfet ! Ah I je croyais bien ne jamais vous revoir 1
DUARD
Mais tu n'es pas de La Flèche, toi ?
l'homme
Si. Seulement, je suis allé retrouver les vieux à
la campagne, à cinq lieues d'ici. Ma blessure
m'empêche encore de trouver un emploi. Je n'ai
que ma pension... On nous a pourtant promis...
DUARD
Et vous ? Je ne vous connais pas 1
UN autre homme
En effet, Monsieur le sous-préfet. Je suis de
passage chez des amis, mais on m'a dit que Made-
moiselle Dardel, mon ancienne infirmière aux am-
bulances de La Flèche, était ici, à la sous-préfec-
ture, depuis ce matin. Je serais bien heureux de
pouvoir lui dire un mot. Elle était si gentille. Ma-
demoiselle Ginette, si bonne pour nous !
LA femme, s'approchant.
C'est justement à son propos aussi que je viens,
Monsieur le sous-préfet. On m'a dit qu'il fallait
s'adresser à elle, comme nouvelle directrice de
l'Orphelinat de la Guerre, pour trouver un emploi.
iGo L'AMAZONE
DUARD
Mais elle ne dirige pas l'Orphelinat elle-même.
Elle est secrétaire générale. D'ailleurs, Mademoi-
solle Dardel n'habite pas La Flèche ; pour la
fête... (Se retournant vers sa sœur.) Julie, veux-tu
voir si Ginette est sortie de sa chambre. Tu lui
diras qu'un de ses anciens blessés désire la voir.
(Aux hommes.) Et serrons-nous la main fortement I
Je crois qu'en des jours comme celui-ci, on doit se
sentir tous des frères, des amis, des vrais... Il me
semble que je vous ai toujours connus, dès l'en-
fance...
JULIE
Voilà Ginette.
Entre Ginette.
SCÈNE III
Les MÊMES, GINETTE
UN HOMME
Bonjour, mam'zelle.
GINETTE
Tiens ! mon petit 122.
l'homme, riant.
Ah ! vous vous rappelez mon numéro ? Ça,
c'est chouette 1 C'est moi, Bec-de-puce, comme on
m'appelait.
GINETTE
Ça me fait plaisir de te revoir, mon vieux I...
LE 122
Ben I et à moi donc... M'en avez-vous fait assez
dos spicas I
ACTE TROISIÈME iCi
GINETTE
Ah oui ! Je ne sais pas si tu n'étais pas même un
peu tire-au-flanc, hein ?
LE 122
Oh I Mademoiselle, peut-on dire !
GINETTE
Oh ! six mois après la guerre, tu peux me le
confier. Je ne te signalerai pas au major... Et ce
shrapnell ? Est-ce qu'il a fini par sortir ?
LE 122
Oh I non ! je ne suis pas un fricoteur, je vous
assure... Il est sorti un beau jour, tout seul, et j'ai
t^'ardé l'usage de mon bras. Ça, c'est du sacre
rabiot !
GINETTE, lui tendant la main.
Alors, serre fort !
LA FEMME, s^ approchant.
Mademoiselle, j'ai une requête à propos d;
l'ouvroir. Voici une lettre de recommandation.
GINETTE
Tout à l'heure, tout à l'heure...
UN HOMME, s'approchant.
Ah ! c'est vous. Mademoiselle Dardel ! Ah ! ce
que j'ai entendu parler de vous. Il paraît que vous
en faites du bien et que vous vous dévouez pour
les pauvres ! Et que vous travaillez pour nous !
GINETTE, riant.
C'est une réputation bien surfaite. Je suis restée
un an enfermée à la campagne et Monsieur et
Mademoiselle Duard ont bien voulu, depuis, me
faire entrer dans quelques bonnes œuvres. On ne
travaillera jamais assez pour vous. On n'en fera
jamais assez pour vous 1
i6a L'AMAZONE
JULIE
Tenez, voulez-vous prendre un verre de sirop
de groseilles, mes braves ?
LES HOMMES
Vous êtes trop aimable ! Il ne faut pas vous
déranger pour nous !
DUARD
Mais si, mais si... j'y tiens... en camarades I
GINETTE
Oh ! mais mon petit 122 I il ne boira jamais du
sirop de groseilles! Il lui faut une canette. Une
canette, Julie !
UN HOMME
Attendez... Je connais la maison, moi, comme
ancien garçon de bureau. Je vais aller la chercherj
la canette.
DUARD
Apportez-en plusieurs de la cave.
Il sort.
LES HOMMES
A votre santé I
DUARD
A la Paix éternelle !
UN HOMME
Vive la France !
A ce moment, la porte s'ouvre. Entrent quatre grands
blessés.
I
I
ACTE TROISIEME i63
SCÈNE IV
Les Mêmes, QUATRE GRANDS BLESSÉS
DUARD
Entrez, entrez... Vous n'êtes pas de trop, vous
autres. Je vous approuve d'avoir voulu me serrer
la main en particulier. Voilà cinq de nos plus
grands héros : Vacher, Bertandier, Villard et...
comment, déjà ? Aidez-moi... Tardieu, c'est ça !
Ah 1 de rudes héros ! Ceux-là !... légendaires I
l'un d'eux
Oh ! des héros ! on nous appelait comme ça
autrefois ! Mais maintenant, c'est des gros mots 1
Quoi, nous sommes redevenus comme tout le
monde... des petzouilles, quoi 1
GINETTE
Hein ! Vous ne dites pas ça sérieusement, je
pense I Vous restez, mes amis, nos grands héros,
riios vaillants protecteurs !
l'homme
La guerre ! Chut ! Il ne faut plus jamais parler
de ça I... Jamais ! J'ai tout oublié !... Nous fai-
sons tous semblant d'avoir oublié.
l'autre
Un jour comme aujourd'hui, on peut en repar-
ler tout de même ! Je suis content parce que je
suis assuré que mes enfants n'iront pas se faire
casser la figure.
UN AUTRE
Oh ! Tribunal arbitral I... Tribunal de garan-
ties !... Tu as confiance ?
i64 L'AMAZONE
UN AUTRE
Oui, t'as tort ? Je sens que c'est fini, par la
force des choses. Je ne dis pas, dans peut-être
cinquante ans... cent ans... on ne sait pas ce qui
peut arriver. Mais il y a eu vraiment trop de mi-
sères sur la terre... On en est saouls...
UN AUTRE
Bah ! maintenant, il y a de la rigolade et je suis
en train de nous saouler avec le sirop de groseilles
de la sous-préfecture !
UN AUTRE
Ne t'en fais pas, vieux, il est question de réta-
blir l'absinthe...
DUARD, aux délégués avec lesquels il causait.
Eh bien I tenez, passez dans le bureau du secré-
taii'e, à côté ; je vais vous montrer les propositions
que j'envoie au préfet pour fixer le chiffre des
dommages de notre commune. Et vous verrez que
j'ai tenu compte de vos observations.
UN HOMME
Ah ça I pour les indemnités, ce n'est pas de refusj
Les hommes sortent avec Monsieur Duard. Restent
les grands blessés^ Ginette^ Julie et le blessé 122.
SCÈNE V
GINETTE, JULIE, LES GRANDS BLESSÉS,
LE BLESSÉ 122, puis UNE FEMME
UN HOMME
Alors, avant do vous occuper de bonnes œuvres,
vous étiez infirmière à La Flèche ?
GINETTE
Je l'ai été pendant une année et demie.
ACTE TROISIÈME i65
LE BLESSÉ 122
Ah ! vous pouvez dire que vous avez trimé,
Mademoiselle !
GINETTE
Bah ! j'ai été comme toutes les femmes !...
Votre humble servante !
UN BLESSÉ
Oui !... autrefois !... Ah 1 comme vous avez été
bonnes, et douces !... Maintenant, où êtes-vous
toutes, nom de Dieu !... Mes marraines m'ont
lâché ! Ah ! j'en avais, j'en avais des marraines I
UN AUTRE
Comme tout le monde, tiens 1
UN AUTRE
Il n'y avait qu'à se baisser pour en avoir à cette
époque-là... Et des brunes, et des blondes... et des
grasses et des maigres ! Moi, j'en avais quatorze I...
Où c'qu'elles sont à c't'heure ?
UN AUTRE
Moi, je suis plus malin, j'ai conservé des rela-
tions avec aucune. Ça me permet de repenser à
toutes avec plaisir. Comme ça je ne me fais pas
rembarrer. Je les revois toutes en fumant ma
bouffarde. Ça me fait encore du bon temps 1
l'autre
Tout ce que nous disions était d'une importance
pour elles à ce moment-là I On débagoulait des
idioties : elles s'esclaffaient. Elles disaient : il est
épatant, où as-tu trouvé ça ? Maintenant, c'est
comme avant, nous sommes des petzouilles, que
je vous dis !...
UN autre
La mienne me renvoie mes lettres en corrigeant
i66 L'AMAZONE
bien dire qu'elles ne peuvent pas penser à nous
jusqu'à la fin des fins ! quoi ?... Tout passe,
malheur et bonheur !... On ne se souvient plus
de nous, je vous dis !... Il n'y a rien eu, il n'y a
jamais rien eu !... Il faut que ce soit comme ça !...
Une femme est entrée depuis un instant ; elle écoute.
LA FEMME
Il y a toujours nous, vos femmes !...
UN HOMME
Tiens ! t'es donc jalouse, la mère Thibault ! La
mère rogue toujours !
JULIE, qui était restée au bureau, en train de classer,
sans rien dire.
Qu'est-ce que vous voulez ? Vous cherchez
Monsieur le sous-préfet ?
LA FEMME
Mande pardon... je n'ai trouvé personne en bas ;
je suis venue apporter dix francs pour la souscrip-
tion du monument aux morts. C'est mes économies.
JULIE
Donnez-les, je vais vous inscrire.
LA FEMME
Je vous connais, Villard, allez !... Les femmes
du peuple ont valu les autres... même sans rien
faire que de labourer les champs.
UN HOMME
Bien sûr I mais c'était votre ouvrage d'habi-
tude !... Vous n'avez pas de mérite !
JULIE, levant le nez de ses papiers,
et haussant les épaules.
Je vous trouve injuste. Pourquoi réclamer la
priorité pour les unes ou pour les autres. Le rôle
dos femmes a été dur, amer, sur toute la face du
ACTE TROISIÈME 167
monde. II a été également bien tenu. Vous ne
pouvez pas leur en vouloir, mes amis, de reprendre
maintenant leur rôle d'épouses, de mères de fa-
mille après la guerre !...
UN AUTRE, sentencieux.
Ça, la société pourra leur être reconnaissante
éternellement.
LA FEMME
Oui. Elles ont fait leur devoir, elles ont été ad-
mirables ; c'est vrai ! Mais je suis jalouse, tout de
même... dans le passé !... Elles n'en ont pas moins
appuyé mon homme contre leur poitrine pendant
qu'il râlait... Oh ! je ne suis pas jalouse dans un
mauvais sens, non... Mais elles l'ont pansé, ha-
billé, nettoyé... Elles l'ont fait manger comme un
pauvre gosse !... J'aurais voulu être là... Il s'est
promené convalescent pendant des mois au bras
d'une autre... Ils se sont dit des choses dans la
souffrance que nous nous sommes jamais dites
peut-être... et que j'aurais voulu entendre, moi !
On devrait être là à l'heure de la douleur... à
l'heure où son homme souffre... Je sais bien
qu'elles l'ont fait avec courage, mais je ne peux
m'empêcher de détester celle qui l'a soigné,
même encouragé, aidé, pendant deux mois en
Orient, la remplaçante, dont il garde encore la
photographie cachée... Et si elle était là devant
moi, je lui dirais : « Entre femmes, on ne se re-
mercie pas !... Bonsoir ! On reprend chacun son
chemin... La chair, t'as aidé à la faire repousser
sur les os... Maintenant, faut que j'achève toute
la guérison,... et c'est ce que je vais tâcher de
faire, sans Croix- Rouge au front et au bras 1 »
JULIE
Ça passera... La douleur vous a aigrie... Il faut
8
i68 LAMAZONE
que toutes les {emmes s'embrassent dans la même
émotion, les femmes du peuple comme celle? de
l'aristocratie 1 Y aura-t-il toujours la haine des
races ?
UN SOLDAT
Mère Thibault, vous me dégoûtez !... Si je suis
encore là, c'est à vos remplaçantes que je le dois.
Allez, verse tes dix francs, et va-t-en I
LE SOLDAT DE GINETTE
Oui, elle nous dégoûte... A la porte !... Tu
parles trop.
LA FEMME
Pendant trois ans que j'ai trimé dans les champs
en pleurant, j'ai pas dit un mot à qui que ce soit I
LE BLESSÉ 122, désignant Ginette
qui écoutait sans rien dire.
Tenez, en voilà une qui n'a que du bien sur la
conscience !... En voilà une pour qui, hommes et
femmes, ne doivent avoir que de la reconnais-
sance. Maintenant, Mademoiselle, que la guerre
est finie, il me semble que chaque fois que je vous
rencontrerai, je vous devrai le salut militaire,
comme à un supérieur !
La femme, à pas traînants, Vépaule haute, l'œil sour-
nois, s'en t'a, pendant que les hommes lui lancent
des quolibets.
UN HOMME, jetant sa casquette en Vair.
Vivent les petites femmes de France!... Ohé I...
GINETTE
Mais, j'étais comme les autres,., ni plus, ni
moins... Il y on a ou do tollomont mieux que moi...
il y on a ou do sublimes... voilà ce que cette pauvre
femme bornée a peine à croire !
ACTE TROISIEME i6f>
LE SOLDAT
A votre santé I... Oui, à toutes, à toutes I et du
fond du cœur l bon Dieu I
GINETTE, prenant un verre.
Oui, à la vôtre à tous... Si vous saviez la joie
que je ressens à retrouver vos yeux, vos éclats de
voix, votre rire 1 II me semble tout à coup que je
suis encore parmi vous... Ça me fouette comme
l'air du large ou de la montagne ! On respire... Je
suis comme le vieux cheval de bataille qui entend
un peu le clairon. A la France, mes amis, à la
France 1 Tant qu'il y en a, et tant qu'il en tient
dans vos grands yeux et dans vos grosses pattes 1...
On trinque joyeusement, dans la fraternité complète
de l'homm£ et de la femme.
UN BLESSÉ, s'approche d'elle.
Pst... Mademoiselle... Vous dites que le cheval
de bataille a besoin de réentendre le clairon... Eh
bien, si des fois vous vous promenez le soir, après
dîner, derrière la ville, près les petits bois sur la
route en sortant de l'esplanade, écoutez bien, il y
a un pépère, par là, qui, lui aussi, a besoin de se
rappeler le bon temps... Alors, des fois, il tire de
temps en temps quelques coups de gueuloir de cet
instrument-là... dont il n'a jamais pu se séparer
tout à fait.
UN BLESSÉ, riant.
C'est un ancien clairon du 121®. 11 se ballade
avec le clairon... et dans un étui... ! comme un
musicien au cachet !...
LE CLAIRON
Aujourd'hui, parbleu, il a fallu que je l'amène à
la fête avec moi... Mais le soir... oh ! le soir...
pour moi tout seul... dans la campagne, comme
les gamins de 15 ans ! Seulement eux, ça ne leur
170 L'AMAZONE
rappelle rien... Oh ! je ne joue pas la charge, non,
ça, c'est trop grave... mais les petites sonneries
habituelles... du dépôt, la diane, ça suffit, on revit
tout ça, même dans le clairon, avec des paroles
toutes seules, si bêtes qu'elles soient, ça fait de
l'effet.
UN HOMME, chantonnant.
Il se lave, ça lui semble bien égal
Dedans le verre où va boire son cheval !
GINETTE
Et avec le clairon ? Pourquoi pas !... Tiens...
Trois notes. Pour eux... sur le balcon... Vas-y...
Ils te le demandent. Bouche le clairon avec ton
poing.
UN HOMME
Pour rigoler, quoi !...
Dans l'embrasure de la fenêtre, ouverte, Vhomme en-
tonne en sourdine la sonnerie qui rend un son
faible, nasillard, presque sarcastique et qui a la
tristesse banale des sonneries qu'on entend dans les
banlieues, au coucher du soleil.
UN HOMME, qui se souvient^ tout de même,
avec un geste vague et crispé.
Bon Dieu I... Bon Dieu !... Tout ça I
UN HOMME, triste.
Pour rigoler.
SCÈNE VI
Les Mêmes, DUARD, GINETTE, JULIE
DUARD, entrant.
Ah ! c'est ici qu'on fait ce boucan I II n'y a pas
de mal, mes amis 1
ACTE TROISIÈME 171
LES HOMMES
Excusez-nous, Monsieur le sous-préfet, on fai-
sait joujou...
DUARD
Bien, bien ! tout à la joie ! Seulement, mainte-
nant, je vous demande pardon. J'ai beaucoup de
choses à mettre en ordre. Au revoir tout le monde,
hein ? Je suis enchanté d'avoir eu l'occasion de
vous dire à tous mon émotion, de vous avoir ex-
primé une sollicitude sur laquelle vous pouvez
compter inébranlablement.
UN HOMME
C'est du travail, qu'il va falloir, maintenant 1
DUARD
Ce^^n'estjpas ça qui manque ! On vous en don-
nera," allez... à chacun selon la mesure de vo»
forces.
UN HOMME
Et -un peu de bonheur avec, pour un chacun
qu'a tant trimé. !
UN AUTRE, ponctuant.
C'est égal, pour une belle journée, c'est une
belle journée !
LE BLESSÉ
Au revoir. Mademoiselle. Si vous voulez bien
que le petit 122 vous la serre de la patte blessée...
la gauche I
GINETTE
Tienfi, parbleu ! Oh 1 mais bigre ! vous serrez
fort 1 On voit bien qu'il n'y a plus de shrapnell,
là-dedans.
l'homme, acec crânerie.
Il n'y en a plus, mais s'il le faut, il y en aura
encore !
172 L'AMAZONE
GINETTE
Ça, c'est une brave parole ! Bonsoir, petit. Bon-
soir, le clairon !...
LE CLAIRON
Et vous savez, Mademoiselle, si je passe jamais
f?OUS vos fenêtres avec ça... (Il fait le geste de porter
ie clairon à sa bouche.) VOUS Saurez que c'est moi.
Le sous-préfet les congédie. Restent seuls Monsieur
Duard, sa sœur et Ginette.
DUARD
Allons, allons, tout ça se reforme ! Quelle vita-
lité admirable chez ces braves ! Encore quelques
années de souffrance, d'endolorissement, il n'y
paraîtra plus !... Ce qui me chiffonne, c'est quand
jo veux leur dire des paroles émues, sincères, je ne
trouve que des mots glacés, administratifs !...
Gomme c'est difficile, les termes laudatifs ! Enfin,
heureusement, il y a les actes, les actes ! ...
GINETTE
Ah I oui, on va s'en donner à cœur joie. Puisque
j'ai pris la décision des fonctions officielles, moi
aussi, je jure bien que je ne veux pas perdre mon
temps ! Pas un jour de plus ; j'ai soif de sortir de
mon inaction. Elle me pesait comme un crime.
DUARD
Eh bien ! dès demain, vous serez à votre bu-
reau. L'heure de votre installation dans vos nou-
velles fonctions est fixée.
GINETTE
Et avec tout ça, je n'ai pas ouvert ma malle. Il
serait peut-être temps que je mette de l'ordre
là-haut.
JULIE
Vous n'êtes pas mécontente do votre chambre ?
ACTE TROISIÈME 173
GINETTE
Ma foi, je ne l'ai pas bien regardée ; c'a encore
si peu d'importance pour moi ! Croiriez-vous, Ju-
lie, pendant tout le temps que j'ai habité la cam-
pagne avec vous, je ne m'étais même pas aperçue
qu'il y avait une porte dans l'alcôve de ma cham-
bre donnant sur le grenier. Mais maintenant,
(Elle rit.) je deviens tout de même plus exi-
geante ; je vieillis, car en y réfléchissant, je me
suis aperçue que le volet de la fenêtre de droite
est absent, et dam I ça troublerait le sommeil...
Décidément oui, je dois vieillir pour avoir de
telles préoccupations.
DUARD
Je vais faire venir l'architecte de la sous-pré-
fecture ?
JULIE
En attendant, je vais attraper la femme de
chambre. Ce sera probablement plus expéditif 1
GINETTE
Et c'est encore bien plus simple que ça. Je peux
très bien l'arranger moi-même. Venez m'aider.
Avec un marteau et quelques clous... Venez.
Monsieur Duard et Ginette sortent ensemble.
SCÈNE VII
JULIE, seule,
puis MADAME DE SAINT-AR ROMAN
JULIE, seule à la table.
Voyons 1 le courrier du jour n'est pas ouvert I
Et le secrétaire qui n'est pas là 1... (Elle prend
V ouvre-lettre. La porte d'entrée s^ouvre brusquement.) Qui
est-ce qui se permet d'entrer sans frapper ?
174 L'AMAZONE
MADAME DE SAINT- ARROMAN
Je VOUS demande pardon, je cherchais Monsieur
Duard.
JULIE
Il n'est pas là.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Il ne reçoit pas ? Madame de Saint-Arroman...
je me présente.
JULIE
Ah ! bien ! Madame...
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais voulu voir Monsieur Duard, relative-
ment à un protégé que je lui ai recommandé par
lettre.
JULIE
Je ferai la commission, Madame. Je suis sa sœur.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais été enchantée de voir Monsieur le sous-
préfet lui-même ; je ne sais pas si vous me re-
mettez. Mademoiselle, je suis, moi, la cousine de
Monsieur Bellanger.
JULIE
Je ne l'ignorais pas.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
J'aurais été aussi très heureuse de féliciter
Monsieur le sous-préfet en même temps.
JULIE
De quoi ?
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Mais mon dieu, je crois... qu'on peut en parler,
puisque Ja nouvolle est publique... Nous allons
avoir une bien chai-mante sous-préfète, aussi char-
manie qu'inattendue.
ACTE TROISIEME 17Ô
JULIE
Ce qui est bien plus inattendu encore, Madame,
c*est la confirmation d'une nouvelle sur laquelle
je suis, quoique étant parente proche de Monsieur
Duard, aussi mal renseignée que possible. Vivant
retirée à la campagne jusqu'à ce jour, je n'étais
pas au courant des cancans de La Flèche.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Ah ! faudrait-il donc mettre sur le compte de
cancans, cette nouvelle qui vient de faire le tour
de notre ville ? S'il faut démentir ce bruit, je suis
à votre entière disposition.
JULIE
Nous n'avons besoin de personne pour ce genre
de commissions !
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Vous avez tort de prendre en mauvadse part
l'expression de ma sympathie qui n'avait rien
d'ironique. Depuis près de deux ans que l'amie
de ma cousine, Madame Bellanger, vivait avec
vous à la campagne, tout le monde avait plus ou
moins pensé à cette éventualité...
JULIE
Vous devancez son hcui e, en tout cas. Mademoi-
selle Dardel a été atrocement éprouvée par la vie.
Quand nous l'avons vue désemparée, abandonnée
de tous, notre premier mouvement a été de nous
porter à son secours. Sur ce point, vous êtes par-
faitement renseignée. Elle a vécu à la campagne,
se confinant dans une solitude des plus dignes.
Mais là, où vous vous trompez singulièrement,
c'est quand vous ajoutez qu'elle a vécu dans notre
intimité à tous deux, mon frère et moi. C'est moi
seule, à cause de ma santé, qui habite la ferme
fnt-Jean où elle a vécu jusqu'à ce jour. Mon
176 L'AMAZONE
frère étant trop occupé à La Flèche pour faire
autre chose que de venir me rendre visite le di-
manche ou manger avec nous la soupe du soir de
temps en temps. Cependant, s'il n'a pas vécu
suffisamment à Saint-Jean pour partager notre
intimité, il a fréquenté assez la maison pour ap-
prendre que la cousine de Madame Bellanger est
digne de tous les respects et même de toutes les
admirations.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Gela est fort bien dit, et vous voyez que de là à
l'élever à une distinction officielle, il n'y avait
qu'un pas.
JULIE
Qui n'est pas franchi. Madame.
SCÈNE VIII
Les MÊMES, GINETTE
GINETTE
Julie, avez- vous les clefs de la chambre... celle
à côté de la mienne ?
Elle aperçoit Madame de Saint-Arroman.
MADAME DE SAINT-ARROMAN, se levant, froidement.
Mademoiselle !
GINETTE
Madame 1
JULIE, vivement.
Oui, voilà.
Elle sert le trousseau de sa poche. Ginette ressort.
ACTE TROISIEME 177
SCÈNE IX
MADAME DE SAINT-ARROMAN, JULIE
MADAME DE SAINT-ARROMAN
On ne m'avait pas menti, en tout cas, en m'assu-
rant qu'elle était arrivée depuis hier pour s'instal-
ler à la sous-préfecture.
JULIE
Mademoiselle Dardel est désormais secrétaire de
deux oeuvres importantes dont elle a assumé la
responsabilité. Son activité ne lui permet plus de
vivre dans la retraite, comme par le passé.
MADAME DE SAINT-ARROMAN
Je vous en prie, ne vous donnez pas tant do mal
pour définir une situation qui ne me regarde nulle-
ment. Veuillez transmettre la lettre que voici à
Monsieur le sous-préfet. Tous mes remerciements
d'avance pour ce qu'il voudra bien faire au sujet
de mon petit protégé. Madame Bellanger aussi
lui en aura infiniment de reconnaissance. Elle a
gardé le plus charmant souvenir de Monsieur le
sous-préfet. Au revoir, et pardon de vous avoir
dérangée.
JULIE
Adieu, Madame, adieu.
Madame de Saint-Arroman sort.
SCÈNE X
DUARD, JULIE, puis GINETTE
i
DUARD, revenant.
Hein ? Quoi ? Ginette vient de me dire... la
aint-Arroman... Elle est partie ?
i:;8 L'AMAZONE
JULIE
Tu vois ? La porte en tremble encore... Elle a la
main si lourde.
DUARD
Dommage, je regrette de ne pas être arrivé à
temps, je n'aurais pas été fâché de la voir. Elle
m'avait écrit, je ne lui avais même pas répondu.
JULIE
Tu devines pourquoi elle était accourue. Ah ! ça
n'a pas été long. A peine dans la ville le bruit
s'est-il répandu que Ginette s'installait à la sous-
préfecture, que celle-là est accourue t'apporter ses
félicitations... préalablement roulées dans le venin
public.
DUARD
Alors, ce sera donc toujours la même chose ?
Alors, la guerre, des années sanglantes, des an-
nées do douleurs atroces, rien n'a pu modifier la
vieille petite âme provinciale et potinière ? Non,
ce serait trop désolant à penser. Je ne veux pas le
croire, Julie !... Il faut avoir foi dans le renouveau
de la France, du haut en bas de l'échelle sociale.
JULIE
L'âme humaine change-t-elle jamais ?... La
haine s'est fortifiée même assez confortablement,
pondant que le sang des bons coulait 1
DUARD
Eh bien ! il faut lui faire la guerre !... Il faut
la forcer à renoncer, à demander grâce !... Ah ! tu
vas encore me trouver bien jeune, ma pauvre
sœur ! Mais je suis outré, outré, surtout de ce que
j'appréhende personnellement... Est-ce qu'il n'y a
pas des unions dont la beauté, dont la franchise
doivent s'irriposer, après de"î tragédies comme celles
quo nous venons do traverser f... Alors, l'amour,
I
ACTE TROISIÈME 179
ça fait jaser encore ces vieilles pimbêches et mur-
murer les brodeuses de pantoufles de jadis ?...
JULIE
L'esprit du mal ne s'éteint pas avec le sang des
bons, te dis-je...
DUARD
Je ne veux pas le croire, je veux croire à plus de
santé morale de la race, même chez ceux qui n'ont
pas su se faire une âme nouvelle avec la guerre ! Il
na devrait plus y avoir qu'une seule préoccupa-
tion chez nous, dans le pays : recréer la famille
détruite, se précipiter dans le mariage comme
dans un devoir... Un mariage, quelle chose sacrée,
émouvante, maintenant ! Comment oser en sou-
rire ! Ah 1 sapristi, pendant la guerre, l'avons-
nous assez annoncé pourtant que ce règne de la
vérité arriverait ! Union sacrée des classes, des
partis, dos... (Il s'interrompt.) Taisons-nous, voilà
Ginette. Laisse-moi lui parler, je ne l'ai pas vue
seule depuis son arrivée.
Ginette entre,
JULIE
Eh bien ! avez-vous arrangé le volet, ou prenez-
vous la chambre d'à-côté ?
GINETTE
Ma foi ! j'ai pris la chambre bleue qui me con-
vient fort bien. On y transporte ma malle en ce
moment.
JULIE
Je veux aller constater moi-même si tout est en
ordre... et vous faire monter une lampe de table
plus commode que celle que vous avez.
Elle sort.
i8o L'AMAZONE
SCÈNE XI
GINETTE, DUARD
puis UN GARÇON DE BUREAU
GINETTE
Vous me croirez si vous voulez, mais ça m'a été
absolument indifférent de voir le visage de Ma-
dame de Saint- Arroman !
DUARD
Ses paroles vous eussent produit probablement
le même effet.
GINETTE
Qu'on dise ce qu'on voudra ! Je n'en ai pas le
moindre souci et ce n'est pas ça qui m'empêchera
de me mettre au travail.
DUARD
Vous avez l'air content, heureux, Ginette. Vous
ne savez pas la satisfaction que j'en puis éprouver.
Moi aussi, je ressens une si grande joie de vous
voir pénétrer ici comme chez vous. Tout le monde
dans mon entourage vous regarde avec sympathie.,
vous le sentez, n'est-ce pas ?
GINETTE
Ma foi, oui. Je suis ravie de prendre la direction
do mon service. Ah ! pouvoir enfin faire quelque
chose ! 11 me semble que les portes se rouvrent...
Voyez-vous, tant que l'on sentait que l'humanité
souffrait encore do toutes parts, on pouvait pro-
longoi- sa maussaderie, sa songerie au coin du feu,
mais dans la joie universelle, no pas pouvoir s'y
précipiter... ah ! ce serait dur ! (Elle s'interrompt.)
J'ai peut-être tort de vous dire ces choses ; je
manque d'à-propos ; mon point de vue est très
ACTE TROISIÈME ï8i
égoïste sans doute, mais vous me connaissez assez
pour savoir qu'il ne faut pas attendre de moi des
phrases qui ne soient pas brutalement dites.
DUARD
Pourquoi vous accusez-vous de n'avoir pas
toutes les délicatesses ? Vous les avez toutes, et
par-dessus le marché vous avez cette qualité si
irançaise, si indispensable, le bon sens. Je me rap-
pelle votre délicieux éclat de rire spontané, bon
enfant, lorsque vous vous êtes décidée à sortir de
cotte retraite, à accepter ce que je vous oiïrais
dans mon faible pouvoir. Autant vous avez mis
de pudeur, do discrétion dans vos réticences, au-
tant, quand la décision a été carrément prise
d'accepter et de partager une vie de besogne, avec
quelques chances de bonheur personnel, vous l'a-
voz fait de belle et joyeuse humeur... comme un
chien... vous permettez encore ?... un chien qui
aurait été longtemps, longtemps malade et qui,
tout à coup, revient à la vie, avec un petit jappe-
ment de plaisir.
GINETTE
Cette comparaison n'est pas non plus pour me
déplaire ! Merci ; j'aime bien avoir l'air d'un
toutou, et je vous sais gré, dans l'expression de
votre tendresse, de n'avoir employé jamais aucune
comparaison romanesque... Je suis ce que je suis,
pas grand'chose, mais j'ai l'intention de l'être en
toute franchise et en toute affection, Jacques.
EUe lui tend la main.
DUARD, parlant avec chaleur, même avec exaltation.
Vous m'avez appris à n'être ni un sentimental,
ni un romanesque ; vous m'avez appris à dépouil-
ler en moi-même tout ce que j'avais d'éducation
factice. C'est vous qui avez suscité en moi ces sen-
timents nouveaux,... qui...
i82 L'AMAZONE
GINETTE, surprise et l'arrêtant net d'un geste.
Pas ça !
DUARD
Je vous ai déplu ?
GINETTE
Non, mais ce n'est pas cela qu'il faut dire. Ça,
voyez- vous, c'est une musique que j'ai déjà en-
tendue. (Songeuse, elle a Vair de se parler à elle-même,)
A force de l'entendre, elle m'inquiéterait terrible-
ment. Elle m'agace. Je ne voudrais pas qu'elle
m'éclairât sur moi-même. Ai- je donc tant que
cela le pouvoir de susciter et de transformer à
mesure que je vais sur la terre ?
DUARD
Je sais à quoi vous faites allusion, à quel drame
de famille et dont je ne suis nullement jaloux.
Oui, en effet, vous avez ce pouvoir, Ginette, un
pouvoir magique, mystérieux...
GINETTE, Vinterrompt.
Si c'était vrai, ce que vous dites là, ce serait ter-
rible. (Presque avec colère.) Mais Cela n'est pas I
Non, cela n'est pas 1 J'en ai assez... Je veux agir,
vivre, sans que ma personnalité soit en cause.
Comprenez- vous, je veux être une femme quel-
conque qui n'a aucun pouvoir magique, mysté-
rieux, dépourvue de toute influence occulte ou
pas... Je ne veux plus entendre ces phrases, mon
ami... Il n'y a plus rien de miraculeux sur la terre.
L'heui'c magique est passée... Soyons des réalistes
dans toute l'acception du terme... Vous parliez de
certain éclat do rire qui m'a prise un jour après
bien des méditations graves, bien des hésitations...
Eh bien I ce qui m'a fait un jour éclater de rire et
m'a décidée tout à fait, mieux que tous les argu-
ments, que vous me présentiez avec éloquence,
I
■
ACTE TROISIÈME i83
c'est" quand j'ai eu prononcé à voix haute, un
jour, dans ma chambre, en m'y promenant de
long en large, ce simple mot : sous-préfète I...
(Elle sourit.) Je VOUS demande pardon, je vous
offense... je le sens...
DUARD
Du tout !... Mais expliquez mieux.
GINETTE, répétant le mot cette fois sans sourire.
Sous-préfète ! Ce mot bourgeois, calme, appli-
qué à moi-même, à moi ! ce mot dont j'ai tant ri
autrefois, que je trouvais presque ridicule, em-
ployé à mon propos, cela m'a paru tout un pro-
gramme... une nouvelle vocation... J'en ai sa-
vouré tout le bourgeoisisme, justement, tout le
manque de mystère, de pouvoir occulte... Mon che-
min de Damas... à rebours !... Sous-préfète ! ça
m'a rassurée sur moi-môme et c'a emporté toutes
les hésitations ! (Il la regarde, étonné, un peu inquiet ;
elle lui prend énergiquement les mains.) Mon ami, mon
grand camarade, jo veux vous le dire gravement,
comptez sur moi... Oui nous allons faire de belle
besogne. Maintenant que la terre et l'humanité
vont panser leurs blessures... ah 1 dans notre
coin, comme deux braves associés, nous allons
nous y mettre modestement, doucement...
DUARD
Pour la vie, Ginette ! Et c'est encore un grand
mot !...
Il lui baise la main qu'il tenait dans les siennes,
GINETTE
Alors, ce sera mon quartier général, ici ? Ah !
que j'ai hâte ; que j'ai hâte !... Remuer des pa-
piers, salir le papier blanc, me créer tout un atti-
i84 L'AMAZONE
rail... Hein ? Mes plaisanteries d'autrefois sur
l'administration. Ça y est !... A mon tour !
Entre un garçon de bureau après avoir frappé.
LE GARÇON DE BUREAU
Il y a là deux personnes qui demandent à voir,
l'une Monsieur le sous-préfet, l'autre Mademoi-
selle Dardel. C'est pour un nom, paraît-il, qui a
été mal gravé dans la plaque commémorative et
puis... l'autre dame vient faire un don, je crois,
pour l'orphelinat.
GINETTE
Pour l'orphelinat ? Ce n'est pas ici 1... Mais
faites entrer tout de même. (A M. Duard.) J'inau-
gure !...
Le garçon de bureau est ressorti.
DUARD
EhTïien ! mais voilà, en effet, je crois, une excel-
lente occasion de commencer, comme vous dites...
puisqu'on vous demande personneUement. Tenez,
installez- vous à votre table...
GINETTE, riani
Dans votre fauteuil ?... Ça m'amuse 1 II est im-
portant 1...
DUARD
Je vous laisse. (Il se retourne à la porte souriant.)
Je suis bien heureux, Ginette 1 II y avait tant
d'années qu'on ne pouvait plus employer cette
phrase-là !... Maintenant, il est permis à toutes
les lèvres de la prononcer. (Au garçon de bureau qui
rouvre la porte ) l'^aites entrer ces personnes.
Monsieur Duard sort.
ACTE TROISIEME i85
SCÈNE XII
GINETTE, DEUX DAMES
Entrent deux dames. Une femme d^ aspect bourgeois,
peu fortuné. Une autre, tout en noir, son voile de
crêpe rejeté sur toute la figure, et descendant jus-
qu'au bas de la jupe, est impressionnante.
GINETTE, s'asseyant au bureau._
Asseyez-vous, Mesdames, je suis à vous.
La femme en deuil fait signe à Vautre de la main
qu'elle n'est pas piessée.
LA DAME
J'en ai pour une seconde, d'ailleurs, Madame
ne me gêne pas du tout. Voilà, je viens pour l'ins-
cription du nom de mon mari. Il n'a pas la place
qu'il mérite. Si on inscrit les noms sur le monu-
ment, j'ai le droit que...
GINETTE
Mais, Madame, on observe l'ordre alphabé-
tique. Comment s'appelait votre mari ?
Elle prend la plume, et eUe parle d'un ton très fonc-
tionnaire.
LA DAME
Thénard... C'est injuste, l'ordre alphabétique I...
Mon mari est mort héroïquement, la croix de
guerre, la médaille, trois citations 1 II a droit plus
que les autres à...
GINETTE
Madame, nous n'avons pas de distinctions à
faire parmi les soldats tombés au champ d'hon-
neur. Le premier nom par ordre alphabétique est
celui d'un humble soldat, Joseph Arnaud, le se-
cond, Pierre Bellanger, le troisième, Boutroux, etc..
i
i86 L'AMAZONE
Tous sont également réunis dans la gloire. D'ail-
leurs...
Elle a prononcé tous ces noms d'un égal accent, froid
comme un appel. Mais ayant levé la tête, elle consi-
dère tout en paHant la femme au voile de crêpe à
la dérobée.
LA DAME
Promettez-moi d'insister auprès de Monsieur le
sous-préfet. Je ne suis pas seule à penser ainsi...
GINETTE, troublée,.
Quoi ? oui, oui... C'est entendu... Je présen-
terai la requête... Partez maintenant... Je suis
pressée... Allez !...
La quémandeuse s^en va. La porte refermée, grand
silence tragique, haletant, puis la femm^ se lève.
Elle s^avance, fait quelques pas, ainsi drapée, puis
elle rejette le voile de crêpe en arrière et son visage
ravagé, aux yeux brillants, apparaît, à Ginette, qui
demeure immobile, figée devant la table.
SCÈNE XIII
CÉCILE, GINETTE
CÉCILE
'Vous ne m'attendiez pas ? Vous ne vous disiez
pas qu'un jour, même lointain, même après des
années et des années, je reviendrais ?... Qu'à un
tournant de la vie, vous me trouveriez tout à coup
devant vous ? oh ! pas par hasard !... au con-
traire, un jour à mon choix... ce jour fatal, iné-
vitable qui devait venir et que cependant je
n'attendais pas sitôt... Je veillais de loin... prête
à surgir devant vous si par malheur vous vous
échappiez de la ligne stricte et du devoir que vous
avez à accomplir 1
ACTE TROISIEME 187
GINETTE
Que venez-vouB réclamer de moi ?
CÉCILE
Je ne suis pas la loi, mais je serai rigoureuse
comme elle. Je viens vous rappeler à l'obéissance
d'un contrat que les hommes ne connaissent pas,
mais que mon mari a signé de son sang. C'était
une dette sacrée que vous avez acceptée avec des
cris de triomphe, et de cœur léger ! Et si voub
vous égariez jamais, je m'étais bien juré de vous
faire respecter tout l'honneur du titre que vous
portez 1
GINETTE
Quel titre ?
CÉCILE
Elle le demande I Lequel I Celui de veuve I...
C'est vous qui êtes la veuve. Ce n'est pas moi.
Moi, hélas, j'ai porté le voile, les insignes appa-
rents, tout le monde s'est incliné, tout le monde
m'a plainte. Personne ne pouvait savoir que la
femme légitime était destituée par un écrit qui
vaut tous les testaments du monde. Personne ne
pouvait savoir qu'un soir terrible, nous avions
toutes deux échangé ce titre et ce contrat 1 Pierre
avait tenu à faire de vous sa veuve ; il vous avait
remis le soin de sa mémoire... toute sa pensée in-
time... Il s'était lié à vous par delà la mort ; et
tandis que sous l'outrage je pleurais mes larmes,
vous êtes partie, en brandissant cette nouvelle
dignité comme un trophée, comme une victoire 1
Ah I ce titre, vous l'avez réclamé avec des cris de
triomphe. Je vous entends encore : « mon héros ! »
On aurait dit que vous l'emportiez tout entier, et
que vous alliez vous réfugier en lui I (Elle s'assied
dans une détente momentanée du corps.) Eh bien !
chose étrange, dans ma solitude, après les phases
i88 L'AMAZONE
habituelles de la révolte et de la douleur, je me
suis faite à ce partage posthume. A quoi ne se
fait-on pas ?... D'ailleurs, on ne peut pas partager
l'amour vivant... non, ça, c'est impossible, mais
on est bien moins exclusif pour un amour défunt !
J'avoue que, par moments, j'ai même été allégée
à la pensée que vous doubliez mes larmes, oui...
oui... qu'il y avait quelque part un double de moi
qui ressentait ce que je ressentais d'irréparable,
presque à la même heure... Plus je me figurais
grande votre peine, moins j'avais de mal à vous
accorder ce titre secret et partagé 1 (Farouchement.)
Avez-vous bien souffert, au moins ? Puis-je en
être bien sûre ? Avez-vous eu part égale ?
GINETTE
Peut-être moins que vous l'avez imaginé, tant
j'étais fière de celui qui n'était plus !,.. Ah ! oui,
si fière de l'avoir aimé. J'ai cru l'honorer mieux
en bannissant les larmes... Mais la suprême fierté,
c'est vous qui l'avez eue 1 Sa mort a rejailli sur
vous de toute sa grandeur. Ne vous abusez pas,
Cécile ; c'est bien vous qui portez le titre de
veuve ; ou si vous n'en êtes pas certaine, alors,
c'est que vous ne vous êtes pas encore résolue à
comprendre cette vérité, que Pierre ne m'a pas
fait le don de sa vie... C'est à la Patrie seule qu'il
l'a fait...
CECILE, elle se lève^
Naturellement ! la guerre finie, la victoire ga-
gnée, le débiteur, où est-il ? C'est la patrie ?...
Trop commode ! Vous, vous n'étiez qu'une voix,
n'est-ce pas, l'enrôleur de passage, sans aucun
mandat et une fois l'homme anéanti, lo drame
terminé, vous ne vous souciez plus de rien ? Vous
vous détachez de la suite des choses et des devoirs
ACTE TROISIÈME 189
que vous avez contractés !... oui, des devoirs, car,
ayant voulu sa mort, c'est par delà le tombeau que
vous vous êtes unie à lui. Ah ! il y a tout de même
une catégorie d'êtres avec qui ce n'en est pas
fini ! ce sont les appeleurs, ceux qui, sans rien ris-
quer, les pieds au chaud, leur ont crié : u En
avant !... Ah ! nos beaux, nos grands héros 1...
Sont-ils beaux, regardez-les ! Ils ne se plaignent
même pas I... Défendez-nous bien !... Nous, nous
restons à vous admirer !... Allez donc, braves hé-
ros I... » Les appeleurs, les vendeurs de beauté
qui criaient : « Venez tous... voici le grand ren-
dez-vous de la mort ! » Eh bien ! maintenant,
ceux-là ne sont pas quittes envers ceux qui sont
tombés à leur ordre !... D'autres oui, mais pas
vous ! Vous êtes enorgueillie d'avoir été l'inspira-
trice ; vous devez être et vous serez la lampe fidèle;
vous partagerez avec moi la longue douleur de la
fidélité, Ginette... Je le veux... ah ! je le veux
de toutes mes forces I Vous n'avez pas de liens
légaux qui vous unissent à lui, mais moi, je vous
impose tous les droits et tous les soucis de la
veuve... Fidèle à lui, je vous veux ! toute à son
souvenir, rien qu'à son souvenir ! Ah ! comme j'y
tiens ! Vous me l'avez pris : maintenant vous lui
appartiendrez comme moi je lui appartiens. Pas
de voile blanc sur la tête, jamais ! Pas de fleurs 1...
Ceci, ceci !
Elle saisit un pan de son long voile noir et, de force,
en couvre la tête blonde de Ginette. On dirait un
funèbre coup de filet.
GINETTE, se dégageant.
Oh ! pourquoi la dérision de ce voile ! Pourquoi
venez-vous m'insulter, Cécile, en m'accusant d'un
oubli qui n^est pas... Cette grande pensée épurée
règne encore sur tous mes instants, je le jure.
igo L'AMAZONE
CÉCILE
Des mots ! Petite menteuse ! Tu penses à lui
tout le temps, n'est-ce pas 1 Alors, où est sa pho-
tographie ? A ton poignet ou dans ton médail-
lon ?... Pleures-tu le soir au fond de ta chambre
comme au premier soir, dis ? Moi, je pleure tou-
jours ! Souffres-tu dans ton cœur, dans ta chair ?
GINETTE
Non... pas ça !... Vous voulez me charger de
plus de liens et de plus d'obligations que je n'en
ai ; pas la chair !... Je ne lui ai jamais appartenu.
Comprendre sa pensée, prolonger l'affection pure,
idéale, qu'il a daigné m'accorder, communier en
lui, ah ! cette fîdélité-là, vous ne me l'apprendrez
pas, Cécile !... Mais je n'ai eu ni l'honneur d'être
sa femme, ni la lâcheté d'être sa maîtresse 1
CÉCILE
Ajoutez donc le mot qui vous brûle les lèvres :
« Et je ne l'aimais pas ! »
GINETTE
Je l'adorais ! J'ose le dire devant vous parce
que je n'éprouvais pas cet amour auquel vous
voulez me rabaisser. Je ne sais si je l'ai aimé au-
trefois, au sens ordinaire du mot, avant son dé-
pai't pour le front... je n'en sais rien... Peut-être !
Mais depuis ce moment-là, mon culte a grandi
tous les jours... Maintenant, c'est un vaste sou-
venir triste, mais plus apaisé, plus fortifié, comme
il l'aurait souhaité lui-même.
CÉCILE
C'est ça, c'est ça... la chapelle du souvenir 1 On
lui rend do petites visites, qui n'exigent d'abné-
gation d'aucune sorte I Oh ! un mort vraiment
bien facile à honorer ! Et pourtant, la fidélité de
00 souvenir-là, c'était encore trop lourd à suppor-
ACTE TROISIEME 19 1
ter pour vous ! Il n'y a pas deux ans qu'il est
mort ; il n'y a pas six mois que la paix est signée,
déjà, vous ne pensez plus qu'à vous refaire une
vie, un bonheur intime, partagé. Gomment donc,
à vous qui avez détruit le foyer, il vous en faut un,
maintenant ! Et qui choisissez-vous, vous l'hé-
roïne, l'enrôleuse de héros ?... Justement un de
ceux qui ont vécu à l'abri du danger, de la tour-
mente ! Mais ça vous est bien égal d'être consé-
quente avec vous-même !... Celui-là, vous ne
l'avez pas poussé à la guerre autrefois ! Qu'est-ce
que ça vous faisait qu'il y fût ou non 1 Vous n'en
souffriez guère...
GINETTE
Parce que je ne l'aimais pas 1
CÉCILE
Ah ! le mot terrible, effrayant !... Il aurait
passé pour sublime, autrefois !... Maintenant, de
sang- froid, il donne le frisson 1... Alors, et lui que
vous aimiez, celui qui a eu tout le couiage et
toute la beauté, c'en est fini de lui ! Quelle part a
été la sienne ! Ah ! je devrais triompher, car c'est
une éclatante revanche que celle de vous décou-
vrir maintenant si faible, si banale, si quelconque !
Mais je ne peux pas ; c'est plus fort que moi. J'ai
envie de crier, comme s'il pouvait m'entendre :
« Tu vois le peu qu'était cet amour-là... Et comme
c'était bien moi la vérité ! »
GINETTE
Votre accusation manque de contrôle... Je vi-
vais cachée, confinée dans la retraite. Vous n'avez
pas pu me juger.
CÉCILE
Oui, vous avez vécu cachée, c'est vrai, quoique
avec un peu plus de courage ou moins d'humilité,
19a L'AMAZONE
VOUS n'eussiez pas eu besoin de vous réfugier dans
Pamitié de ces gens-là. Vous viviez terrée chez la
soeur^ c'est vrai, mais rapidement, de cette inti-
mité, vous passiez à un nouveau rôle... Vous avez
toujours eu besoin d'actions publiques !... Nous
avons appris que vous vous occupiez de philan-
thropie, d'œuvres de soldats. Vous avez com-
mencé à diriger des ouyroirs, des administrations
de charité. c. Vous rentriez dans la vie publique
par toutes les portes de la bienfaisance.
GINETTE
Chacun comprend la douleur et le devoir d'une
manière différente. Chacun sa nature, Cécile ! Ce
n'est pas la mienne de pleurer ou de gémir. Oui,
j'ai pu reprendre goût à vivre, à travailler sim-
plement. C'est vrai, je suis bruyante, maladroite !
Un trop-plein de santé, de convictions à dépen-
ser !... Cela ne m'empêche pas de sentir très en
profondeur. Seulement, voyez-vous, j'estime aussi
qu'il ne faut pas se confiner en soi-même, se sou-
mettre à ses sensations, mais au contraire, aller
sainement son chemin droit devant soi.
CÉCILE
C'est plus commode ! Eh bien ! moi j'interviens,
j'oï'donue... Je ne vous supporte pas infidèle à
sa mémoire... (Eclatant.) Ah ! ça ! mais comment
avez-vous pu penser une seconde que je vous lais-
serais être heureuse dans la vie !
GINETTE
Ah ! voilà le vrai mot lâché, le cri du cœur !
Voilà le vrai mobile qui vous pousse I
CÉCILE
Colui-hi vussi, jn Tavoue ! Alors, vous alliez,
deux ans après, tranquillement vous marier, créer
votre foyer à vous, ici, dans la même ville que
ACTE TROISIÈME igî
moi, à deux pas de ma maison ! Alors, nous allions
nous rencontrer dans les rues, vous alliez triom-
pher et prospérer, tandis que je m'éteindrais dans
mon esseulement et ma tristesse ! Vous seriez ici
l'éternelle rivale triomphante officielle, l'étrangère
venue s'installer chez lui, respirant l'air que vous
lui avez enlevé... prenant possession d'une ville
où vous êtes entrée par la porte de la charité. Je
ne veux pas de ce mariage qui m'oflense, qui me
mortifie dans mes sentiments les plus secrets ! Je
ne veux pas, vous dis-je, que vous soyez heureuse,
je ne tolérerai pas que vous soyez deux ! J'em-
ploierai les moyens qu'il faut ; mais je vous for-
cerai bien à rester sienne, murée dans le passé,
comme je le suis, moi !.,. Pierre, Pierre !... Elle
veut déjà se défaire de ta présence, quand moi, je
1 n'en suis jamais lasse !
GINETTE
Ah ! cette voix, cette voix, comme elle me fait
mal !
Elle éclate tout à coup en sanglots,
CÉCILE, se rapprochant.
Vous allez connaître, Ginette, les longues heures
de la solitude dans le souvenir, les longs soirs où
on pleure toute seule, comme si la vieillesse était
déjà là. Ginette, puissiez-vous connaître les nuits
sans sommeil ! Tous les jours, tous les jours, vous
vous redirez : « Comme il m'aimait, comme il
m'aimait ! » Tous les jours, vous rechercherez le
bruit de sa voix...
Elle parle doucement, maintenant, comme si elle vou-
lait l'attirer à elle, par la séduction des larmes.
GINETTE, la tête dans ses coudes.
Cécile, Cécile 1
CÉCILE
Rappelez-vous comme il était bon, comme il
194 L'AMAZONE
était confiant, cet homme !... Gomme il est allé
docilement à la mort, sur un petit signe de vous 1
Rappelez- vous son brave sourire, cette façon
loyale qu'il avait de parler, de rire, de croire...
GINETTE
Cécile ! Cécile !
CÉCILE, penchée sur elle.
C'est le devoir, maintenant, Ginette ! le long de-
voir de la fidélité. Et comme vous lui devez votre
solitude et votre souffrance ! Et que cette expia-
tion-là est peu de chose, pour le prix dont il a
payé son idéal ! A nous deux maintenant ! Jus-
qu'au bout, des veuves... toujours !... des veuves I
SCÈNE XIV
Les Mêmes, DUARD
Monsieur Duard entre brusquement. Elles se taisent
et se séparent.
DUARD, à Ginette^ après un grand silence.
Mademoiselle, voulez-vouis avoir l'obligeance de
me laisser quelques instants avec Madame Bellan-
ger. Elle est chez moi, et c'est à moi de la rece-
voir !
Ginette sort lentement sans se retourner.
SCÈNE XV
DUARD, CÉCILE
DUARD
Dos mois entrecoupés ne me seraient point par-
venus à travers la porte, qu'à votre visage, j'au-
rais déjà compris ce que vous veniez faire ici.
ACTE TROISIÈME 195
Que venez- vous ressusciter ? A quel titre parlez-
vous ainsi que vous le faites, dans ma maison ?
CÉCILE
Dites-moi d'abord à quel titre vous me parlez
vous-même ?
DUARD
J'ai maintenant des droits sur Mademoiselle
Dardel.
CÉCILE
Les miens sont plus anciens. J'ai un droit de
priorité et des ordres à dicter.
DUARD
Quand le passé, sans tache, sans reproche, est
chose révolue désormais, pourquoi venez-vous le
réveiller ? Il vous a fait souffrir, mais il se fond
dans le grand drame universel. Le sacrifice et la
mort de Monsieur Bellanger appartiennent à l'his-
toire de son pays. Ils ne doivent pas avoir d'autre
prolongement que le rayonnement de sa gloire et
de son exemple.
CÉCILE
'Mais il y a aussi des dettes, des obligations à
remplir. Les morts en ont légué la charge à leurs
héritiers. Et nous n'avons pas encore donné quit-
tance ! Cette femme ne sera pas la vôtre. Rési-
gnez-vous à cela. Je ne le veux pas, entendez-vous.
DUARD
(Madame, il y a là, en bas, gravé dans le marbre,
le nom sacré de votre mari. Je m'étonne que vous
n'ayez pas réfléchi que ces héros ont fait plus
encore que de sauver notre sol de l'invasion ; ils
ont donné leur sang pour que la France soit grande
après eux, ils ont dicté par leur mort un devoir à
tout le pays : ce devoir-là, ce n'est pas de les pieu»
rer, c'est de fonder des foyers, de recréer la vie.
196 L'AMAZONE
la famille, les enfants, tout ce qui sera la France
de demain. C'est vers l'avenir et non vers les fan-
tômes que nous devons tous nous bousculer ! On
doit lutter contre tout ce qui annihile la nécessité
de vivre ! Il n'est que temps ! Et c'est à cette
heure de devoir, d'espérance mutuelle, que vous
venez, vous, Madame, la femme du soldat tombé,
demander à une autre femme de renoncer à son
rôle d'épouse, de faillir à sa simple tâche de Fran-
çaise ? Allons donc, ce ne sera pas !...
CÉCILE
Prenez-en votre parti, les cloches de la ville ne
sonneront pas ces noces-là !
DUARD
Votre intervention est abusive. Madame... Le
passé n'existe plus !
CÉCILE
Vraiment ?... Le passé est plus vivant que ja-
mais ! Voyez-vous, Monsieur Duard, voyez-vous,
les forces qui avaient abdiqué, celles qui n'étaient
plus rien au milieu du cataclysme, reprennent
dans la paix tout leur avantage. Ce sont les forces
patientes, les vertus obscures de l'expérience, le
sentiment, les vertus fidèles de la race..., l'amour
mort. Monsieur Duard, l'amour tué I Nous rega-
gnons notre rang... C'est mon heure ! Et me re-
voici !...
DUARD
Eh bien, soit I je vous combattrai hardiment...
Oui, Ginette n'est plus l'héroïne dont la voix clai-
ronnait la bataille, c'est vrai ! Elle se transforme ;
mais elle a le droit do devenir une simple bour-
geoise, préoccupée aussi de son bonheur... Pour-
3uoi pas ? La vie se reforme. Il no s'agit pas ici
'amour, du moins pour elle. Mademoiselle Dardol
ACTE TROISIÈME 19;
n'éprouve aucun sentiment de cet ordre et je n'ai
Tii la prétention, ni l'espoir qu'elle modifie ses sen-
iments à mon égard... Seulement, moi je Taime...
ardemment. Je défendrai son bonheur, le mien !...
La porte s^ouvre, entre Ginette^
SCÈNE XVI
GINETTE, DUARD, CÉCILE
GINETTE, elle porte un costume sombre, minable et taché
Vous souvenez-vous de ce costume, Cécile ?
Celui que je portais un soir où j'ai sonné à votre
porte... C'est mon costume d'émigrée... sale, usé,
criblé... pourri de pluie, de boue, de poussière. Tel
qu'il était dans sa misère affreuse, nous l'avions,
par la suite, bien rangé dans une armoire... vous
vous rappelez 1 Hier encore, à Saint- Jean, avant
de refermer le couvercle de la malle, j'avais eu
soin de placer précieusement le costume au-dessus
de toutes mes autres affaires. Oh ! je n'ai même
pas eu à défaire la malle qu'on venait d'apporter
J'ai soulevé à peine le couvercle et regardez-moi
Cécile, c'est pour vous, pour vous que je l'ai remis.
Telle que vous m'avez vue arriver, telle je repars...
trois ans après...
CÉCILE
Ginette ! c'est votre décision ?
DUARD
Vous dites ?
GINETTE
On pourrait se croire reportée à quatre ans en
rrière, n'est-ce pas, Cécile !... Une petite malle en
)lu8 1... l'excédent de quatre années !...
198 L'AMAZONE
DUARD
Ah I ça, Ginette, non... non... voyons I Vous
n'allez pas, j'espère, obéir à cette femme ? Je vous
en conjure I Retrouvez- vous 1...
GINETTE
Laissez, mon ami. Je vous demande tellement,
tellement pardon de la peine que je vais vous cau-
ser ! Mais il faut que je m'en aille... J'avais cru
me fixer ici pour toujours. Je me serai seulement
reposée, détendue auprès de votre excellente ami-
tié. Vous avez été si bons, si charitables, votre
sœur et vous, que vous aviez fini par me donner
la tentation du bonheur. Quelqu'un est venu nous
réveiller !...
DUARD
Non ! je ne vous laisserai pas subir cette em
prise. Vous êtes libre, Ginette ; mais ce qu'elle
vous ordonne de faire, c'est mal, très mal... Vous
ne le ferez pas, Ginette ! Ah I nous nous enten-
dions si bien... si profondément, il y a un instant I
GINETTE
Mais, c'est maintenant seulement que nous re-
trouvons la sagesse ! Croyez-moi I Ce que nous
éprouvions l'un pour l'autre, c'était de la bonne et
loyale camaraderie...
DUARD
Qu'en savez-vous !... Avez-vous pénétré mes
propres sentiments, Ginette ? Etes-vous certaine
de me connaître ? Ah l celle-là, dès qu'elle sera
partie, je vous reprendrai bien I
CÉCILE, immobile, sans un geste,
mais ne quittant pas Ginette du regard.
En Ôtes-vous déjà aussi certain que tout à
l'heure ?
ACTE TROISIEME 199
GINETTE
Je n'obéis à aucun ordre, à aucune suggestion...
ne le croyez pas. Je me suis trop attardée, j'étais
lâche... Je quitte la maison du bon accueil... Par-
don !... Mais il faut que je reparte là-bas... (EUe
montre la fenêtre.) dans la direction du Nord...
Cécile a réveillé en moi, non pas des remords, mais
des voix intérieures. J'entends tout à coup cer-
tains appels irrésistibles. Elle a bien fait de me
parler ainsi. J'ai plus nettement envisagé mon
devoir l A chacun le sien, comme l'on a sa desti-
née !... Cécile, vous avez fait toute la lumière en
moi.
DUARD
Le devoir !... le devoir... Quel abus des mots !
le devoir de la jeunesse n'est pas de frayer avec
des fantômes... ni de renoncer à la vie... n'en dé-
plaise à cette femme qui prétend le contraire. La
jeunesse... la jeunesse, elle est toute puissante !...
Le devoir aujourd'hui consiste en ceci : aimer,
créer...
GINETTE
La jeunesse ? Mais je n'en fais déjà plus partie..;
C'est fini I Celle qui devra créer, comme vous le
dites, c'est une autre jeunesse... toute fraîche,
celle de demain, intacte, pas touchée... A celle-là,
l'avenir, l'élan que nous avions I Notre jeunesse à
nous n'est plus ce qu'elle fut hier... Elle a trop vu
de drames, de douleurs, tomber trop d'idéals...
Oh 1 elle n'est pas décoiu*agée, au contraire, mais
c'est une jeunesse amère, pensive, qui n'a plus
qu'à passer le flambeau à celle qui la suit...
DUARD
Aspirer à la vie effacée, rester cloitrée dans le
deuil, voilà le crime, Ginette I Une femme, une
seule, disant : « que d'autres agissent, j'abdique l »
20O L'AMAZONE
ah ! quelle conséquence grave serait cet état d'es-
prit pour la France de demain !... Au seuil de
tout... au moment de la reprise des volontés, des
espérances ! Allons donc, je ne veux pas le croire 1
Votre vie ? mais elle commence !
CÉCILE, la fascinant toujours du regard.
Ginette ! Ginette 1
GINETTE, hochant la tête.
Ma vie ? Voyez... elle ne m'appartient plus... Je
l'ai engagée... Je n'avais pas le droit d'en dispo-
ser ! Elle appartient à ceux dont j'ai été... l'obli-
gée d'abord, puis ensuite, à ceux que j'ai entraînés,
éperonnés vers un idéal... Que voulez-vous ? il y
a des vies qui sont inscrites entre deux ou trois
années... Ce qui vient après n'a plus la moindre
importance I
DUARD
Ah I je vous croyais plus d'énergie I
GINETTE
Mais il m'en faut énormément, pour faire ce que
je fais 1 J'en ai un fonds inépuisable 1
DUARD
Alors, si c'est vrai, détachez-vous des affligés de
la guerre. Entreprenez une vie active, nécessaire,
personnelle... Vous en aviez soif...
GINETTE
Cette vie-là, d'autres s'en chargeront toujours,
d'autres qui n'ont pas laissé leur cœur dans la ba-
taille !... Savez- vous bien qu'il y a maintenant
tout un peuple immense qui va vivre dans le passé.
Le peuple des veuves, celui des pauvres mères, des
amantes, tous les cœurs navrés, brisés de tristesse,
mais gonflés do gloire 1 Au souvenir, tous, tous au
souvenir 1... C'est leur devoir d'y aller...
ACTE TROISIÈME Ml
CECILE, 'C9mme à elle-même.
Elle s'éveille I
DUARD
Qui sati£Îera-t-il dans la nation, ce devoir-là ?
GINETTE
Qui ? Je vais vous le dire, mon ami !... Il y a
aussi un autre peuple qui vit dans des terres hu-
mides, remuées... toujours direction du Nord...
là-haut... des villages de tumulus... des villages
de tombes... un quart de France !...
CÉCILE
Oui, c'est là qu'il dort... c'est là qu'ils reposent 1
GINETTE
Ils ont besoin qu'on les veillo, les pauvres ! Ils
n'ont pas fait tout ce qu'ils ont osé faire pour
qu'on les abandonne à eux-mêmes ! 11 est juste
que certains d'entre nous n'éteignent jamais 1;^
veilleuse. Que penseraient-ils de nous ?
CÉCILE, avec un cri, sanglotant.
Enfin, elle a compris 1...
EU« met sa tête un instant dans ses mains.
GINETTE
Il y a bien des femmes chastes qui se consacrent
à Dieu ! Pourquoi n'y en aurait-il pas pour se
consacrer à eux ? Est-ce que leur divinité n'en est
pas digne ?... Et celles comme moi qui ont par-
ticipé au combat, les vierges guerrières, comme
m'appelait Pierre en riant, hélas, celles-là plus que
tout autre ! L'esprit des morts doit vivre parmi
nous et nous aider à une vie plus haute... Là est
la vérité, voyez-vous ! Et j'étais foUe de ne pas
m'apercevoir que tout mon amour est vécu...
Cécile, merci de m'avoir remise dans le chemin
lumineux... Cécile, je le- jure, j'en prends l'enga-
aoa L'AMAZONE
gement, je resterai fille... mais par exemple, fiUe
courageuse et fervente... Je travaillerai, je lutte-
rai... humblement... Je me rendrai utile aux
malheureux... je les aiderai. Là où je vais, déjà
les ruines se relèvent... des fabriques, des ateliers
fonctionnent. Je me mêlerai au peuple... je...
DUARD
Ah ! je suis vaincu ! Que vous importe mon dé-
chirement !... Il compterait pour si peu !... (Dési-
gnant Ginette.) Contre vous, Ginette, on ne lutte
pas !
Il s'appuie à un meuble^
GINETTE
Mon ami, il y a une grande route ouverte de-
vant moi 1... Je ne peux pas ne pas la prendre... 1
CÉCILE, avec émotion^ à Ginette.
Ginette, à votre départ, vous avez donné des
raisons singulièrement plus hautes que celles que
j'attendais de vous... Vous avez compris le devoir
de certains êtres, qui se sont enchaînés à ceux qui
moururent 1 Merci. Parlons net. Puis-je savoir où
vous comptez vous rendre ?...
GINETTE
Oui, à Roubaix, mon pays. (Avec hésitation.)
Mais, auparavant, je ferai un détour... Aupara-
vant, j'ai un pèlerinage à accomplir... J'hésitais,
jvî n'osais pas, je n'ai jamais osé... Encore mainte-
nant, Cécile, je ne m'y rendrai qu'avec votre
consentement...
CÉCILE
Qu'avec mon...
Elles se pénètrent du regard.
GINETTE
Je désire aller respectueusement embrasser une
ACTE TROISIEME 2o3
terre sacrée et puiser là l'inspiration de ma vie.
Cette émotion si attendue, désirée si ardemment,
je vous demande de me la consentir vou -même.
Je suis sûre que vous ne m'en voudrez pas, lorsque
vous viendrez à votre tour, là-bas, et que vous
retrouverez la trace de mes genoux et les fleurs
que j'y aurai laissées I
CECILE, éclatant, sous le poids de l'émotion,
et lui tendant tout à coup les bras.
Viens, toi !
GINETTE s'y précipite.
Ah ! Cécile... Merci, merci... Vous me par-
donnez donc, enfin ! (Elles pleurent sur l'épaule Vune
de Vautre.) Je savais bien que vous ne m'auriez
pas laissé partir sans cela !
On entend une rumeur au dehors.
CÉCILE, s'essuyant les yeux.
Qu'est-ce que c'est ?... Ne crie-t-on pas ?...
Ah I non, ce sont des gens qui passent.
DUARD
On chante 1 Ce sont les gars qui s'en reviennent,
ils chantent en regardant nos fenêtres. Ils s'ima-
ginent qu'il y a derrière les fenêtres autant de joie
que dans leur cœur !
GINETTE
Oui... Ce sont les gars, qui, la fête finie, retour-
nent chacun chez soi... Ils se rendent en masse à
la gare, un peu ivres du passé... qu'on vient de
remuer...
DUARD, de la fenêtre.
Soir de fête... soir de bonheur ! hélas !...
GINETTE
Ecoutez... cette sonnerie ?... C'est le clairon...
2o4 L'AMAZONE
le clairon de tout à l'heure ! ... Ce qu*il joue là,
c'est pour moi. « Quand je passerai sous vos fe-
nêtres, m'avait-il dit, Mademoiselle... ». (Elle
ouvre brusquement la fenêtre, le bruit redouble, elle parle.)
Je viens... je viens... je vous accompagne...
DUARD, tressaillant.
Ginette ! Ginette !
GINETTE
A quoi bon attendre des faiblesses ou des lar-
mes !... Tout de suite 1 Je vais me mêler à eux...
à la foule... Quel plus beau départ pourrais- je
souhaiter ?... Me mêler à la poussière de leurs pas
rythmés, comme s'ils reformaient leurs rangs,
comme ils sont partis autrefois vers la Victoire
et vers la Mort !... Ils m'entraîneront dans leur
cohue, jusqu'au quai de la gare!... Ecoutez le
clairon... Que c'est beau 1 Gomme il parle!...
Gomme tout revit là-dedans... Adieu, vous au-
tres 1 Adieu !...
DUARD
Ginette ! Ah ! que je vous regrette... que je
vous regrette I II y aura ici un pauvre homme
très malheureux...
GINETTE
Non... courageux, comme les autres... comme
ceux qui n'ont pas payé leur tribut à la grande
noblesse 1 Je vous en supplie, élevons nos âmes,
élevons-les... Nous vivons un moment déchirant,
mais sublime...
CÉCILE, au moment où Ginette a gagné la porte à reculons
et oà elle va franchir le seuil.
Va ! va !... Ah ! je comprends maintenant que
tu n'étais pas seulement la jeunesse... mais l'i-
déal ! Je doutais de toi. Maintenant je crois. J'ai
ACTE TROISIEME 9«5
confiance. Tu as mis tes actes en règle. Va, va,
là-bas ! Tu en es digne !... Tu n'es pas de celles
qui doivent profiter du bonheur, mais de celles
qui devront l'inspirer comme tu as inspiré le sa-
crifice !... Sois forte et vaillante, mon enfant, toi
qui es encore jeune 1... Moi, non plus, je n'ai plus
de bonheur... Je reste seule, finie, impuissante...
mais que sur la terre il y ait enfin tout le grand
bonheur des autres !... Ils l'auront bien gagné !...
(Ginette ouvre la porte. On entend toujours le clairon et
le bruit rythmé de la foule et des chants militaires.) Kt
dis-lui, là-bas... dis-lui bien que je lui ai par-
donné, comme à toi... à cause de ça... de ça, qui a
passé... et qui a tout emporté !
Ginette disparaît par la porte grande ouvert*^
FIN
i
L'ANIMATEUR
PIÈCE EN TROIS ACTES
Représentée pour la première fois le 27 janvier 1920,
au théâtre du Gymnase.
Reprise au théâtre de Paris,
le 23 janvier 1926.
I
PERSONNAGES
Théâtre (la
Gymnase
27 janvier I9i0
MM.
Théâtre
de Paris
23 janvier 1920
MM.
DaRTÈS ARQniLLIÈRB.
GlBBRT DlMRNY,
DoNADiBU Armand Bo0r.
Whbil Jban Aymb.
Leyrissb, rkdactedr br
CHEF RooBR Vincent.
ÛCMONTBL, PRÉSIDENT DD
CONSEIL BbRTHIER.
Lasserrb, propriétaire
DO JOURNAL Marcel André.
Scott, sbchétairb de la
kbdaction vonbllt.
FnaTZ, ACTIONNAIRE. . . . GOLLBIf.
Mnifs
Renée Dartès Yvonne de Brat.
M™" Dartès Henriette Roggers.
Une DACTYLO Edwige Moorb.
La kemme db chambre . .
MM.
De Costikr, actionnaire. Lkirar.
LucAYA, actionnaire . . . LcciBN Laforbst.
Bbllbu, bbcrétairb di
Dartès Hbnry Ddtal.
Saint-Auban Fiot.
Frédéric, prèrk de M™*
Dartès Daoyilliirs.
Dr Crissol Garnèob.
Tiialabrrt
Un garçon DR BURRAO . .
l;N OItOOM
Harky BaOR.
Madcot.
Armand Bour.
Jean Hedzb.
JoË Saint-Bonnk
Padl Amiot .
GORIEDX.
Gh. Bernard.
Philippe RiCHAR]
Mmes
Yvonne de Bray
Jeanne Rolly.
Th. Rbnouard.
Valbntine Ribb
MM.
Pierre Garnibi
Bouorbau .
Jean Gaubbns.
GOUDERC .
Marc-Yalbbl.
Raymond Maurb
Gh. Rbscbal.
Louis Richard.
Brault.
I/ANIMATEUR
I
ACTE PREMIER
Le bureau de Dartès, directeur littéraire du journal
U Epoque.
SCÈNE PREMIÈRE
Belleu, secrétaire, et la dactylo sont seuls en scène. La
porte s^ouvre, un actionnaire du journal entre, ne
dit rien, se promène, s'agite et donne un formidable
coup de poing sur la table.
FURTZ
Tonnerre !...
Au bout de quelques secondes il sort.
SCÈNE II
BELLEU, LA DACTYLO
BELLEU, debout.
De Dieu... aurait-il dû ajouter !...
LA DACTYLO
Il n'a pas osé. Il s'est retenu !
BELLEU
Ça barde !... Il va se passer des choses effroya-
bles... la situation est tragique.
2IO L'ANIMATEUR
LA DACTYLO
Tiendra-t-il le coup ?
BELLEU
Avec un homme de cette trempe, on ne sait ja-
mais !
SCÈNE III
Les Mêmes, SCOTT
SCOTT
Bonjour, mon vieux.
BELLEU
Qu'est-ce qu'il y a, Scott ?
SCOTT
Où est le courrier de Dartès ?
BELLEU
Le courrier du patron ? Voilà... sur le bureau !
SCOTT va au bureau.
L'avez-vous ouvert ? (Pas de réponse.) L'avez
vous ouvert, oui ou non ?
BELLEU ça au bureau.
J'en ai décacheté une partie, mais, selon les
ordres du patron, tous les télégrammes et toutes
les enveloppes portant « rigoureusement person-
nel » ou « personnel » tout court sont là, intacts.
SCOTT, tirant sa montre.
Il est cinq heures et demie... Dartès devrait
être déjà là depuis plus d'une heure I... 11 se dé-
robe à la situation qu'il a créée. C'est un lâche 1...
Il nous flanque tous dans le pétrin...
ACTE PREMIER au
BELLE U
Scott 1 Je VOUS en prie 1 Et puis... tous... pour-
quoi ?
SCOTT
Oh ! mais, pardon... il n'y a pas que le rédac-
teur en chef et le secrétaire de la rédaction qui
veulent dégager leur responsabilité. Tout le per-
sonnel est en bas qui a tenu à témoigner à Mon-
sieur Lasserre qu'il désapprouve l'attitude du di-
recteiu" littéraire... Littéraire ! directeur litté-
raire... aussi, quelle idée I... Eh bien 1 il est
cinq heures et demie, Belleu ; la situation est
grave 1 C'est celle d'un vaisseau atteint dans ses
soutes et qui va sauter !
BELLEU
Allons... allons... pas de grands mots. Mon cher
Scott, je n'ai pas à savoir si c'est le vaisseau qui va
sauter ou bien le capitaine... mais vous êtes venu
ici pour me demander quelque chose de positif ?
SCOTT, va au bureau.
Oui !... je viens vous demander, au besoin vous
enjoindre, de décacheter, en l'absence de Dartès,
les télégrammes qui ont l'air de s'accumuler, et
dont nous entendons avoir connaissance, au mo-
ment même où on fait le numéro !... Dans des
circonstances comme celle-ci, nous avons le droit
de vous demander communication des télégram-
mes adressés au directeur, puisque le directeur
n'est pas là I
BELLEU
Ma situation est extrêmement embarrassante...
Vous oubliez que je suis le secrétaire particulier
de M. Dartès...
SCOTT
Vous appartenez à la rédaction du journal...
aia L'ANIMATEUR
BELLEU
C'est Dartès qui me paie mes appointements :
il y a une nuance ! En tout cas, je ne me reconnais
pas le droit d'enfreindre les ordres de mon patron !
SCOTT
Mon vieux, il y a dans ces télégrammes, nous en
sommes sûrs, une dépêche de la plus haute impor-
tance.
BELLEU
Attendez que le patron soit là... Il ne saurait
tarder !
SCOTT
S'il n'est pas là, maintenant, c'est qu'il ne vie:^
dra pas aujourd'hui... c'est qu'il ne veut pas être
là !... Vous ne vous rendez pas compte du strata-
gème ?... Nous le cherchons partout au bout du
fil I... Il n'a pas déjeuné chez lui... Il a fui son
domicile... Sa femme est ici !... Elle-même n'a pu
le joindre depuis ce matin.
BELLEU
Ah ! elle est là ?
Oui.
Où ça ?
SCOTT
BELLEU
SCOTT
Dans le bureau de Lasserre I
BELLEU
Dans le bureau de Monsieur Lasserre ?... (BrurS-
quementj Encore une fois, je regrette, mon cher
Scott, mais je viens d'interroger ma conscience...
SCOTT, un pas vers la porte.
C'est bon 1... Et si Madame Dartès elle-même
ACTE PREMIER ai3
vous demande de lui remettre le courrier... lui
obéirez- vous ?...
BELLEU
Dans ce cas, je n'aurai qu'à m'incliner !
SCOTT
Parfait 1
Il sort,
SCÈNE IV
LA DACTYLO, BELLEU
LA DACTYLO
Très bien parlé !... Vous êtes un brave homme !..
Vous croyez qu'elle va ouvrir ?
BELLEU
Je crois... je crois... je crois tout... Je crois à la
goutte d'eau qui fait déborder le vase !... Il n'y
avait déjà plus beaucoup de liens moraux, ni in-
tellectuels, entre Dartès et sa femme...
LA DACTYLO
Et après le coup de Trafalgar de ce matin !...
BELLEU, à la porte.
Ce qui m'inquiète, c'est qu'elle soit venue se
mêler de cette histoire !... Ça ne sent pas bon I En
tout cas, si on fait sauter le patron, je saute avec
lui... Reprenons, voulez-vous ?
SCÈNE V
MADAME DARTÈS, SCOTT, FURTZ, BELLEU
LA DACTYLO
MADAME DARTÈS entre, suivie de Scott et de Furtx.
Mon cher Belleu, je prends sur moi de faire dé-
cacheter le courrier.
ai4 L'ANIMATEUR
BELLEU
Dans ce cas, Madame, ma responsabilité est à
couvert, et si ce sont des ordres que je reçois de
Madame Dartès elle-même !...
MADAME DARTÈS
Décachetez !... Voulez-vous ?
Belleu remonte au bureau.
BELLEU
Voici d'abord ce qui n'est pas personnel I...
Voulez-vous en prendre connaissance ?...
MADAME DARTÈS
Ça ne peut avoir aucune importance, ces lettres
ne répondant pas à l'article de ce matin ! ...
BELLEU
Il y a des pneus que j'ai ouverts !...
SCOTT
Des désabonnements ?... Naturellement.
BELLEU
Quelques-uns.
SCOTT
Nous en sommes au soixantième en bas !...
BELLEU
Des félicitations aussi...
MADAME DARTÈS, après avoir lu, passant aux autres.
Tenez, tenez, vous pouvez prendre connaissance.
FURTZ
Naturellement, c'était à prévoir, les félicita-
tions do toute la clique !... Un de Machard... Un
du directeur du Progrès populaire 1... Mais le télé-
gramme important y est-il ?
ACTE PREMIER ai5
SCOTT
Eh bien ?
MADAME DARTÊS
Je ne vois pas la signature I
SCOTT
II arrivera, soyez tranquille !
MADAME DARTÈS
J'en ai peur 1...
On frappe.
BELLEU
Entrez !
SCÈNE VI
Les Mêmes, plus LUCAYA
LUCAYA
Eh bien, sacredieu ! Est-il là ?...
SCOTT
Pas encore !
FURTZ
Vous voyez 1
LUCAYA
C'est phénoménal !... Ah ! Madame, votre mari,
voulez-vous savoir ce que c'est ?...
madame DARTÊS, l'interrompant.
Je vous en prie. Monsieur, je suis sa femme !...
Quelle que soit mon opinion sur sa conduite, quelle
que soit ma stupéfaction et même mon affliction...
je ne puis rien entendre contre lui I
LUCAYA
Je vous félicite, en tout cas, de ne pas faire cause
commune 1... Bonjour, Scott.
lO
ai6 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈS
Vous connaissez mes idées, elles sont les vô-
tres !... Du reste, vous lirez samedi prochain, dans
le numéro de la Femme, l'hebdomadaire que je
dirige, une profession de foi diamétralement oppo-
sée à celle qui a paru inopinément dans vos co-
lonnes... Bien que ne m'occupant pas officielle-
ment de politique, je tiens à me dissocier complè-
tement des proclamations nouvelles de mon mari l
BELLEU
Madame Dartès... Madame Dartès, vous le lâ-
chez !...
FURTZ
Et je vous en félicite !
MADAME DARTÈS
Cela ne change rien à mon affection pour lui...
Mais je tiens à vous dire ce que je dirais à Claude,
s'il était là... Ma conscience désapprouve qu'il ait
fait passer cet article sans vous le soumettre.
LUCAYA
C'est une indignité !...
SCOTT
Une saloperie, simplement 1
FURTZ
Le retour d'âge I... Une attaque de mégalo-
manie foudroyante 1
SCOTT
Ah I nom de nom, on ne fait pas de blague de ce
genro-là 1... Si vous voyiez la tête sincèrement na-
vrée de tout le monde dans la maison... Enfin,
vous, Madame, qui êtes la compagne de ses idées,
vous deviez bien vous rendre compte de son évo-
lution... si on peut appeler ça une évolution poli-
tique 1...
ACTE PREMIER ai
FURTZ
Oui ?
MADAME DARTÈS
Mon Dieu, Messieurs, depuis déjà pas mal d'an-
nées, mon mari et moi nous avons pris l'habitude
de nous cacher nos dissentiments sur le chapitre
social !... Et j'ignorais où il en était arrivé à mon
insu !... Je vous certifie que, ce matin, j'ai été
aussi surprise que vous l'avez été !
FURTZ
Il donnait le change.
LUCAYA
Et il préparait son petit coup en dessous depuis
pas mal de temps.
||) SCOTT
K Mais le but. Madame, le but de cette palino-
Hie ?...
FURTZ, marchant.
L'ambition !... Il veut faire figure de grand dé-
magogue I
Scott, bas à Saint-Abban.
Inouï !
FURTZ
C'est une évolution à rebours !... Soixante ans,
c'est généralement l'âge du mysticisme et de la
réaction !... Tandis que lui, il passe l'arme à
gauche et devient un croque-bourgeois !...
LUCAYA
Enfin, on ne m'ôtera pas de l'idée que cet ar-
ticle n'a pu passer sans la complicité de notre
rédacteur en chef I...
SCOTT
Leyrisse ?... Ah ! si vous voyiez son indigna-
tion !... Pauvre garçon 1
aiS L'ANIMATEUR
LUCAYA
Enfin, quelqu'un dans la maison aurait dû Bi-
gnaler...
SCOTT
Seuls les protes et les metteurs en page ont eu
connaissance de l'article et vous avouerez qu'ils
n'avaient pas qualité d'appréciation ! Alors ?....
(Gravement.) Le petit personnel est inattaquable.
Un groom entrant.
LE GROOM
Un télégramme.
Il sort.
MADAME DARTÈS le décacheté.
Donnez !
BELLEU, bas à la dactylo.
C'est ignoble ce qu'elle a fait là I
SCOTT
Eh bien ?
MADAME DARTÈS
Parfaitement !...
Ils lisent tous les trois.
SCOTT prend le télégramme.
Hein !... Qu'est-ce que je disais ?...
BELLEU
Vous n'allez pas soustraire ce télégramme ?...
SCOTT
Nous n'avons aucune intention de nous en sai-
sir !... Il nous suffit de l'avoir lu !
MADAME DARTÈS
Tenez, tenez, Bellou !
SCOTT
Mettez on évidence sur le bureau... Kn évi-
dence, Belleu !... Nous sommes trois à l'avoir lu,
ACTE PREMIER aig
ça suffît !... Voulez- vous venir, chère Madame,
voir le président de notre conseil d'administra-
tion ?...
MADAME DARTÊS
Pour rien au monde !... Je veux bien aller dans
votre bureau à vous, mais j'entends rester officiel-
lement en dehors de toute délibération où mon
mari sera mis en cause !... D'ailleurs, qu'il n'y
ait pas d'équivoque... Je suis une vieille journa-
liste de race, comme vous le disiez tout à l'heure...
Je tiens à déclarer une dernière fois devant Belleu
que, si je désavoue les idées de mon mari, je ne
mets pas en doute une seconde sa sincérité et sa
bonne foi absolue... C'est un honnête homme !...
FURTZ
On vous le concède. Passez, cher ami !
• SCOTT
Six heures moins le quart !... C'est incroyable I...
FURTZ
Il se fout de nous !...
Ils sortent.
SCÈNE VII
BELLEU, LA DACTYLO
BELLEU
Ce n'est pas impossible, mon vieux !... Vous
avez entendu !... Ah ! la vache I... Les femmes,
quand elles s'y mettent !...
LA DACTYLO
Vous auriez tout de même pu vous opposer...
BELLEU
De quel droit ?... En tout cas, je fais deux pa-
quets... Ici, la correspondance violée... et là...
220 L'ANIMATEUR
LA DACTYLO
Qu'est-ce que ça peut bien être, ce télégramme ?
BELLE U, le repliant exprès.
Je ne veux pas le savoir !... Je crois bien que
c'est le dernier jour que je passerai dans la boite !...
Et puis en voilà assez de ces bougres-là !... Au tra-
vail comme si de rien n'était !... Voulez-vous ta-
per ?
LA DACTYLO
Volontiers...
BELLEU
Allons-y î... Ça vous est égal que je fume,
n'est-ce pas ?
LA DACTYLO
Je VOUS en prie !...
BELLEU, dictant. t
« Cher Monsieur. Malgré tout le désir que Mon-
sieur Dartès aurait de vous être agréable, il lui
sera impossible de faire paraître l'article que vous
avez bien voulu lui envoyer. Il me charge de vous
adresser toutes ses félicitations. La mise en page
ne lui permet pas... »
La porte s'ouvre et Dartès entre.
SCÈNE VIII
Les Mêmes, DARTÈS, puis SCOTT
BELLEU
Lo patron I
DARTÈS
Tenez... Belleu... Aidez-moi donc à enlever
mon pardessus, ça vous donnera une conte-
nance !...
ACTE PREMIER 221
BELLEU
Je n'ai pas besoin de contenance !... Et, tout
de suite, je tiens à vous assurer que vous me trou-
verez avec vous... toujours et jusqu'au bout !...
PARTES
Je n'en attendais pas moins de vous !... C'est
bon, Belleu, c'est bon. Ma présence est signalée...
On ne va pas être long à venir frapper à mon bu-
reau !...
BELLEU
L'inspection est déjà passée 1... Tenez 1...
// montre le courrier.
DARTÈS
Ah ! ah ! ils ont osé !... Misère que tout cela !
(Tout en feuilletant le courrier.) Savez-VOUS d'oÙ je
viens ?
BELLEU
Ma foi !...
DARTÈS
Des bois de Viroflay... Depuis ce matin, Bel-
leu I... Après avoir relu l'article, j'ai pris mon cha-
peau, pendant que ma femme repoussait en bâil-
lant le numéro que je lui tendais, et je m'en suis
allé comme un étudiant, au hasard, dans la ban-
lieue ! Je n'ai pas déjeuné !... Charmante prome-
nade, seul à seul avec moi-même ! J'ai une faim
de loup... Mademoiselle Thérèse, faites-moi donc
monter un bouillon de chez Maire !... Voulez-
vous ?
Entre Scott.
SCOTT
Monsieur, les administrateurs, réunis dans le
bureau de Monsieur Lasserre, demandent à vous
voir immédiatement... Soit que vous montiez...
soit que...
aai» L'ANIMATEUR
DARTÊS
Allez leur dire que je suis à leur disposition...
Heureux de les recevoir. Ma porte leur est gi^ande
ouverte.
SCOTT
Bien, Monsieur 1
// sort.
DARTÊS
Annulons le bouillon, Mademoiselle Thérèse,
mais laissez-moi tout de même, je vous rappelle-
rai ! Mon cher Belleu, vous aussi vous allez me
laisser quand ils arriveront... Seulement, mettez
deux sièges à mon bureau.
LA DACTYLO, sur la porte.
Faut-il faire entrer ?
. DARTÊS
Qui est là ?... Entrez, entrez, mon cher... Vous
êtes chez vous.
SCÈNE IX
DARTÊS, LEYRISSE
LEYRISSE
On commençait à redouter une désertion !
DARTÊS
En effet, c'est bien mon genre.
Il lui tend la main.
LEYRISSE
A quoi bon ?...
DARTÊS
Vous me refusez la main 1... Diable 1...
LEYRISSE
Je ne retire rien de mon estime et de mon res-
ACTE PREMIER 223
pect pour vous, Monsieur Dartès. Je suis per-
suadé que vous allez vous justifier devant ces
Messieurs. Seulement, comme rédacteur en chet
ma responsabilité est en cause et je subis, moi le
premier, un contre-coup dont il importe que je
sois dégagé nettement. Ceci fait, je suis sûr que je
pourrai vous tendre la main comme par le passé...
Vous permettrez que, jusque-là, le rédacteur en
chef...
DARTÈS
Comment donc !... C'est trop naturel. J'ac-
cepte cette échéance... Mais, en attendant cette
poignée de main à terme... vous plairait -il de me
dire qui est là, avec Lasserre ? Combien sont-ils ?
LEYRISSE
Notre président, naturellement. Il y a Saint-
Abban, Lucaya, de Costier, et puis Furtz... Enfin,
ils sont quatre actionnaires.
DARTÈS
La majorité, quoi !... C'est bien !...
BELLE U, bas à Dartès, désignant la porte ouverte.
Voici ces Messieurs de la famille.
SCÈNE X
DARTÈS, DUMONTEL, DE GOSTIER,
SAINT-ABBAN, FURTZ
LUCAYA, LASSERRE, LEYRISSE
DARTÈS, allant à eux.
Je vous en prie !
DUMONTEL, entrant le premier.
Bonjour, mon cher
Les autres suivent.
224 L'ANIMATEUR
DARTÊS
Si VOUS vouiez bien prendre place, je suis à vous.
Belleu, avancez des chaises.
Silence. On se place. Dumontel et Lasserre au bureau
de Dartès. Belleu sort.
LASSERRE
En qualité de propriétaires du journal, nous
avons à vous demander compte de cet extraordi-
naire article qui a paru ce matin... si contraire à
notre indépendance politique, et qui vient de pro-
voquer, dans tout Paris, une émotion indescrip-
tible !... Voici qu'on nous accuse d'avoir vendu
le journal à un consortium !... Les désabonne-
ments affluent déjà par télégrammes.
FURTZ
C'est révoltant, ce que vous avez fait 1... En-
tendez-vous, Monsieur !... c'est révoltant !
DUMONTEL
Du calme... du calme !... (Désignant Leyrisse.)
D'ailleurs, attendons d'être entre nous pour en-
tamer la discussion,
LEYRISSE
Je vous demande pardon de ne pas m'être re-
tiré, Messieurs. Mais je tiens à dégager ma respon-
sabilité personnelle... J'ai été accusé, je tiens à ce
que Monsieur Dartès me disculpe lui-même...
Hier soir, à minuit, quand je composais le journal,
Monsieur Dartès a envoyé directement l'article à
la composition. Il est descendu lui-même à l'im-
primerie et a corrigé la première et la deuxième
épreuves... en sorte que je n'ai eu aucune dé-
fiance. Il n'est parti qu'à deux heures du matin,
après la mise en page... Jamais il no me serait
venu à l'idée do suspecter un article de Monsieur
Dartè'î I... Depuis vingt ans que je suis ici, je crosi
ACTE PREMIER aa5
qu'on peut avoir confiance en moi !... Si j'avais
eu connaissance de l'article... j'affirme sur l'hon-
neur que j'en aurais référé immédiatement à Mon-
sieur Lasserre... Les choses se sont passées exac-
tement comme je viens de le raconter... Je tiens à
ce que Monsieur Dartès en témoigne devant vous.
DARTÈS
C'est tout ce qu'il y a de plus exact !...
DUMONTEL
Très bien, Leyrisse, vos explications sont lumi-
neuses... Nous n'en doutons pas !... Vous avez
commis une négligence personnelle, mais vous
conservez toute notre confiance 1...
LASSERRE
Toute !
LEYRISSE
Merci, Messieurs i...
Il sort.
SCÈNE XI
Les Mêmes, moins LEYRISSE
DUMONTEL
Ah ! çà, vous êtes devenu fou, Dartès ?... Ou
quelle farce avez-vous rêvé de jouer ?... Car c'est
sans lendemain votre petit coup d'Etat !... Vous
ne pensez pas sérieusement que j'aie pris la com-
mandite, avec quelques amis, d'un grand journal
pour qu'un subordonné appointé, eût-il le titre de
directeur, me coupe l'herbe sous le pied... nous
lance à sa remorque dans une direction politique
affolante et rompt toutes nos amitiés... C'est une
facétie de mauvais goût, à moins que ce ne soit
du provincialisme le plus déconcertant !...
2a6 L'ANIMATEUR
DARTÈS
D'abord, en attaquant Gibert, je n'ai pas eu
l'intention d'engager le journal dans une cam-
pagne, ni de lui donner une impulsion politique.
Je reconnais ne pas avoir assumé, en effet, d'au-
tres fonctions que celles de directeur littéraire d'un
grand quotidien ; pour le surplus, j'ai un article
hebdomadaire à fournir ; c'est vous-même qui
me l'avez dit en m'appelant à la direction ?
LASSERRE
Pardon, nous ne pensions pas, en vous appe-
lant à ces fonctions, qu'une personnalité pondé-
rée comme la vôtre prendrait tout à coup le mors
aux dents, écrirait des articles révolutionnaires,
résolument contraires à l'esprit impartial... et
même, disons le mot, gouvernemental du journal
qu'il dirige... Déjà, vous avez écrit quelques lea-
ders tendancieux qui auraient dû nous faire ou-
vrir l'œil.
DARTÈS
Les opinions isolées d'un rédacteur n'engagent
pas nécessairement un journal.
DUMONTEL
La preuve, ce sont les ricanements qui m'ont
accueilli tout à l'heure quand je suis arrivé au
Sénat !... La preuve, ce sont ces désabonnements
immédiats...
DARTÈS
Quelques isolés... Une bande d'abonnement
n'est pas un bulletin d'adhésion aux idées ex-
primées dans un journal.
DUMONTEL
Quelle méconnaissance du public, ou quelle
mauvaise foi I... Dans la vie, on no choisit pas
toujours sa femme, ni môme sa maîtresse, mais on
ACTE PREMIER 227
choisit toujours deux choses : son médecin et son
journal I
LASSERRE
Enfin, oui ou non, étiez-vous mandaté par nous
pour exprimer des idées que je trouve subver-
sives ? Consultez votre contrat ! Nous vous avons
choisi comme...
DARTÈS
Couverture littéraire 1...
FURTZ
Insultez-nous !... C'est ça 1
DE COSTIER
Vous insinuez que nous avons besoin de cou-
verture ?...
FURTZ
Descente de lit serait plus juste !... Nous assis-
tons, Messieurs, à la révolte de la descente de lit !...
DARTÈS
Prenez garde. Monsieur Furtz !
DUMONTEL
Je vous invite au calme, les uns et les autres !...
Si nous débutons par les conclusions, dans cinq mi-
nutes nous n'aurons plus rien à nous dire !
SAINT-ABBAN
Dumontel a raison, comme un homme d'esprit
qu'il est !...
LASSERRE
Asseyons-nous ! Prenez place, Dartès. Je de-
mande à Dartès de se justifier de cet acte inouï...
d'avoir fait passer cet extraordinaire article atta-
quant un confrère redoutable, une personnalité
de l'importance d'Edouard Gibert, sans m'en
228 L'ANIMATEUR
avoir référé, et en soustrayant cet article à l'atten-
tion du rédacteur en chef.
Un silence.
DARTÈS, debout à droite de la table.
Messieurs, j'adore mon pays !..,.
SAINT-ABBAN
Pas plus que nous I...
DARTÈS
Autrement. Voilà tout. Je ne suis pas un homme
politique. Je n'appartiens à aucun parti. Je suis
un esprit libre, absolument indépendant et fort
de cette indépendance. Depuis plusieurs mois, je
m'indignais de voir s'organiser un véritable com-
plot politique... Je trouve la campagne de ca-
lomnie abominable lorsqu'elle vise à frapper des
forces intellectuelles qui, en dehors de tout parti,
sont l'honneur même de l'humanité... Soumis que
je suis au grand esprit républicain, j'ai...
FURTZ, V interrompant.
Mais, républicains. Monsieur, nous le sommes
tous !... Notre journal comme les autres !...
DE COSTIER
Qu'est-ce qu'il nous chante là !... Tout le monde
l'est maintenant I
FURTZ
Même les royalistes !
DE COSTIER
Ne jouez pas sur les mots 1 Si vous n'étiez que
républicain...
LUCAYA
Oui, ce ne serait même plus une opinion !
FURTZ
Et puis, vous nous la baillez belle... On connaît
ACTE PREMIER 229
ça ! Vous êtes un de ces gens qui s'endorment la
tête à droite et qui se réveillent la tête à l'ex-
trême-gauche !
DARTÈS
J'ai évolué !... C'est mon honneur de l'avoir
fait. Vous vous trompez, Monsieur ! Mes opinions
ont été toujours profondément libérales, mais,
aujourd'hui encore, je ne prétends être qu'un
écrivain sans parti, qui n'a agi que sous l'empire
de sa sincérité 1 Quand j'ai vu cette campagne de
calomnie s'infiltrant dans toutes les artères du
pays, j'ai souffert, en silence d'abord, parce qu'il
y avait beaucoup de brebis galeuses. Je me suis
contenu. Seulement l'article d'Edouard Gibert
dépassait toute mesure, hier... C'était plus qu'un
crime de lèse-pensée : un crime de lèse-patrie ! Je
n'ai pu retenir mon indignation... J'ai crié ; c'a
été plus fort que moi... Je lui ai dit son fait 1...
S'il le veut, nous constituerons des témoins.
FURTZ
Allons donc... C'est puéril !,.. Ce terrible pam-
phlétaire va essayer de tomber notre journal...
Heureusement qu'il n'a pas de quotidien à sa dis-
position et qu'il ne dirige que des cahiers bleus
hebdomadaires... Mais nous en avons pour des
mois de coups de gueule !
DARTÈS
Que voulez- vous, moi, j'ai poussé le cri de ma
conscience !
LUCAYA
Chaque fois qu'un homme change d'opinion, il
dit cette phrase-là !
SAINT-ABBAN
C'est le premier vagissement de l'anarchisme I
23o L'ANIMATEUR
DUMONTEL
Et puis, mon cher, on ne crie pas dans la maison
des autres !... On attend d'en être sorti pour pous-
ser une incongruité sonore !
On rit.
SAINT-ABBAN
Bravo, Dumontel !.,.
FURTZ
Très bien l
DUMONTEL
Voyez-vous, permettez-moi de vous le dire en
toute franchise, vous êtes un rêveur, un uto-
piste !,., 11 n'y a pas de pire danger pour un pays
et pour un journal !
FURTZ
Ah ! je vous avais assez averti !... 11 ne faut
jamais mettre un littérateur à la tête d'un jour-
nal, retenez bien cela !
SAINT-ABBAN
Oui, oui, il y a toujours trop de littérateurs
dans un journal !
LUCATA
Trop de littérateurs I
FURTZ
A moins qu'ils n'aient été, avant, courtiers de
publicité...
DE COSTIER, avec un mépris accablant.
Et vous n'êtes même pas académicien l
LASSERRE
Rappelez-vous, j'avais assez réclamé que vous
preniez un académicien, Dumontel 1
DUMONTEL
A quoi bon !... Si nous tirions à vingt mille, je
ACTE PREMIER a3i
ne dis pas !... Mais à partir de deux cent mille
exemplaires, Messieurs, on ne prend pas d'aca-
démicien 1... Monsieur Dartès offrait toutes les
garanties de sécurité... Nous en avions jugé ainsi,
Lasserre et moi!,.. Vous nous senibliez agréable
dans vos écrits... vous aviez la mesure de l'équité...
DARTÈS
Vous oubliez l'indépendance !...
DUMONTEL
On ne vous demandait que d'être conciliant.
DARTÈS
Vous ne m'avez tout de même pas acheté
comme on achète une terre illustre et épuisée I...
DUMONTEL
Non !... Mais précisément, parce que jusqu'ici
votre personnalité considérable était plus... plus...
comment dire... figurative qu'efficace... du diable
si j'aurais pensé que, piqué au vif, vous souhaite-
riez un autre rôle et vous mettriez à injurier un
confrère en réclamant des lois contre la calomnie.
Permettez-moi de vous dire que je crois plus à
votre capacité littéraire qu'à votre capacité lé-
gislative.
DARTÈS
Que voulez-vous, je ne conçois pas le journa-
lisme qui comprime et qui ravale !... C'est peut-
être un tort, mais j'ai des convictions !... Toutes
les grandes sources d'émotion, de fierté, d'enthou-
siasme sont encore en moi toutes vives malgré mes
cheveux blancs !...
FURTZ
Je vous en prie, pas de profession de foi !...
Vous n'êtes pas à une réunion électorale... Pas
encore, en tout cas.
232 L'ANIMATEUR
DARTÈS
Dieux, non ! Je le jure, je ne serai jamais un
politicien !
FURTZ
Vous ne serez jamais qu'un Perrichon, ça c'est
sûr.
DARTÈS
Vous voulez dire. Monsieur ?
DUMONTEL
Contenez-vous !
DARTÈS
Vous voulez dire. Monsieur ?
FURTZ
Qu'un journal est une carrière, Monsieur !...
Qu'on ne s'improvise pas journaliste... Voilà la
morale de cette histoire ; retenons-la ! Vous étiez
un isolé... Vous n'avez aucune communication
avec le monde extérieur. Vous m'avez donné tout
de suite cette impression ! Le jour où vous vous
êtes installé dans votre fauteuil, j'ai eu le frisson 1
Diriger cet organe de vie et d'échange mondial
quand on est à l'écart de tout !... Oui, dans votre
fauteuil, vous me faisiez l'effet d'un Perrichon, le
cul sur le mont Blanc !
DARTÈS
Allons donc ! Vous ne m'avez choisi que pour
cela ! A ce moment vous appeliez ça un indépen-
dant I... Aujourd'hui, c'est un isolé !...
LASSERRE
Et puis, assez d'idées générales !.., Des faits !...
Gomme propriéLaire-diroctour économique et fi-
nancier, j'interviens ! Votre article violent qui at-
taque nos amis et semble nous faire pactiser tout
à coup avec les partis les plus avancés, les désabon-
ACTE PREiMIER 233
nements, les préjudices qui s'ensuivent, c'est déjà
la débâcle ! Demain ce serait les bouillons innom-
brables, le concessionnaire de notre publicité qui
réclamera... Dame, nous avons touché des avances
importantes sur les contrats d'annonces !... Des
bombes comme celles que vous avez fait éclater ce
matin, c'est ce que j'appellerai de la publicité
inopérante !... De ce train-là, si on vous laissait
faire, dans six mois le journal serait à l'eau et
nous n'aurions plus qu'à le liquider à des distri-
buteurs de publicité financière quelconque !...
Grand merci !... Il y a pis !... Vous le savez, nous
touchons une grosse somme au budget d'émission
de l'emprunt des chemins de fer africains !...
Nous allons nous voir simplement retirer cette
subvention.
DARTÈS
C'est une faute de recevoir, même honorable-
ment, des subsides secrets !... Ça fausse la poli-
tique du pays 1
DE COSTIER
Ah ! çà, mais !... Il va nous donner des leçons
de probité !
DARTÈS
Pas de retours de bâton !
FURTZ
Mais des coups de bâton !... Les vôtres !.,. Ah 1
il n'y a pas, nous avons eu la main heureuse 1
LUCAYA
Quelle arrogance !
SAINT-ABBAN
Allons ! nous vous montrerons que nous ne
sommes pas encore dans votre filet !
a34 L'ANIMATEUR
LUCAYA
Vous aurez beau jouer les Ruy Blas pour con-
seil d'administration !...
DARTÊS
Où voulez- vous en venir ?
LUCAYA
A ça.
Il déchire un papier.
DARTÈS
Déchirer notre contrat ? Eh bien ! non, Mes-
sieurs 1... j'estime n'avoir pas dépassé les termes
de mon contrat !... Je ne m'en irai pas de moi-
même ! Si vous estimez, vous, que j'ai failli à mes
engagements, attaquez-moi... Faites un procès I
FURTZ
Ça y est ! C'est le chantage !... Hein ? hein ?
LUCAYA
Savez-vous, Monsieur, comment on appelle
ça ?... De la canaillerie !
DARTÈS
Non, de la fermeté d'âme I
LASSERRE
Notre contrat doit être résilié de plein droit I
DARTÈS
Ce n'est pas mon avis 1...
SAINT-ABBAN
En tout cas, nous, administrateurs, nous met-
trons les pouces à votre coup d'Etat I...
LUCAYA
Nous ne laisserons pas passer un seul de vos
articles.
ACTE PREMIER a35
FURTZ
Et nous vous retirerons toute rédaction.
LASSERRE
Descendez à l'imprimerie, lisez le placard I
DARTÈS
Il y a des lâches qui vous flagornent et pren-
nent le vent.
LASSERRE
En tout cas, demain paraîtra dans le journal,
en première page, une lettre désavouant le direc-
teur littéraire.
FURTZ
Très bien !
DE COSTIER
Allons ! allons ! Votre situation vous l'avez
rendue impossible ; il va falloir boucler votre va-
lise 1
DARTÈS
Agissez comme bon vous semblera, et selon ce
que vous déclarez votre droit. Moi, je reste !...
Je suis prêt à subir les conséquences de mon
acte !...
LUCAYA
Vous avez un fier toupet, savez- vous !... Ça
s'appolle du banditisme, entendez-vous... du ban-
ditisme !...
FURTZ
Ça ne se passera pas comme ça I
On lève le$ cannes. Brouhaha.
DUMONTEL
Voyons, mes amis... mes amis... Je vous en
prie... Je suis au désespoir !... Ces murs n'ont
pas encore entendu de pareils vocables... Respec-
tez notre chère maison, je vous en conjure !... Je
236 L'ANIMATEUR
réclame de vous le silence complet... Laissez-moi
me recueillir un instant, j'en ai besoin ! J'ai beau-
coup, beaucoup de peine!... (Grand silence. Il s'est
appuyé à la table la tête dans les mains, puis il s'avcnee
devant la table.) Messieurs, malgré tout... il ?; faut
surmonter mon émotion. J'y suis prêt !... En
quelques mots, je liquiderai la situation !
FURTZ
On vous écoute !
SAINT-ABBAN
Respectueusement, Monsieur Dumontel !
LUCAYA
Respectueusement !
DUMONTEL
Permettez-moi pourtant de le prendre de
haut !... On semble suspecter notre bonne foi
politique !... Je veux donc m'élever, non sans
tristesse d'avoir à le faire, au-dessus des intérêts
matériels du journal que vous défendez fort
bien ! Le vieux lutteur parlementaire que je suis,
et je crois qu'on ne me refusera pas l'expérience
de la carrière...
ENSEMBLE
Non... Non !
DUMONTEL
Le vieux parlementaire, dis-je, déplore tout
haut l'aberration humanitaire qui séduit les hom-
mes do votre valeur, Dartès, en raison de ses mi-
rages ! Cotte aberration ne doit pas engager un
organe comme le nôtre dans une route qui nuirait
— bien que nous no fassions pas ouvertement de
politique — non seulement à nos intérêts, mais,
jo le (lis comme je le pense, à la défense du pays I
SAINT-ABBAN
Vous résumez admirablement nos sentiments I
ACTE PREMIER 23;
LUCAYA
Admirablement !...
DUMONTEL
Oui... c'était mon rêve de faire de ce journal un
organe qui ne s'occuperait pas si les routes vont
à droite ou à gauche, en avant ou en arrière, qui
serait pour ainsi dire le rond-point des idées ! Et
c'est pourquoi vous me sembliez désigné à la
direction. Or, vous lui faites prendre un parti, et
brusquement, par vos attaques contre Edouard
Gibert et vos déclarations libertaires, vous sem-
blez pactiser avec un mouvement qui nous range
parmi les ennemis du bon sens. C'est inadmissible,
dangereux pour nous d'abord... et, ce qui est plus
grave, pour l'esprit public.
SAINT-ABBAN
Oui, oui !
FURTZ
Pour l'esprit public !...
DUMONTEL
L'esprit public, si vous lui refusez l'aliment na-
tional, il se nourrira de l'aliment antinational, et...
La porte ê*ouvre brusquement.
SCÈNE XII
Les Mêmes, LEYRISSE
LEYRISSE, en coup de cent.
Je vous demande pardon d'entrer à Timpro-
viste, mais j'arrive en proie à la plus vive émo-
tion 1... Messieurs, je suis obligé de vous faire
Eart d'une révélation accablante... Edouard Gi-
ert vient d'arriver au journal, il nous apporte
la certitude, hélas I absolue que le coup était
a38 L'ANIMATEUR
concerté et, j'ai le regret de le dire, que Monsieur
Dartès va être compromis dans l'affaire des scan-
dales !
DARTÈS
Moi !...
LES AUTRES
Hein ? Quoi ? Qu'est-ce qu'il dit ?
SAINT-ABBAN
Ça y est I
LEYRISSE
Edouard Gibert exhibe une lettre qui vient de
mie bouleverser, une lettre où Monsieur Dartès
discute lui-même des offres fermes pour la créa-
tion d'un journal... Des offres, et ceci est plus
troublant que tout, d'une personnalité dont vous
avez d'ailleurs là, sur le bureau de Monsieur Dar-
tès, un télégramme de jubilation confraternelle I
Il a les preuves en mains, il va vous les montrer 1...
DARTÈS
Je proteste de toutes les forces de mon énergie !..
C'est un chantage éhonté !
FURTZ
Ça y est, l'infamie !
DE COSTIER
Parbleu, j'en étais sûr !
SAINT-ABBAN
Voilà l'explication ! Tout s'éclaire !
LUCAYA
Jo m'en doutais I... Il était affilié à la bande !...
DE COSTIER
Vous étiez un vendu I Un concussionnaire !...
FURTZ
Un traître 1
ACTE PREMIER ajQ
DARTÈS
Ma vie entière est pour prouver le contraire !...
FURTZ
On la connaît, cette phrase-là !
LEYRISSE
Vous comprenez que je n'aie pas pu me retenir
de vous communiquer une pareille révélation.
LASSERRE
Vous faisiez partie de la troupe infâme, et vous
vouliez tuer le journal avant d'en partir !...
LUCAYA
Judas !... Combien avez-vous touché ?
On Ventoure en vociférant.
DARTÈS
Je jure sur la tête de mon enfant que c'est une
calomnie monstrueuse !... C'est la réponse de
Gibert... Où est-il ?.., Il a osé venir jusqu'ici ?
Je veux le voir en face.
LASSERRE, lui barrant la route.
Vous VOUS disculperez ailleurs !
DUMONTEL
Nous souhaitons de tout cœur qu'il ne s'agisse
que d'une équivoque, mais nous ne pouvons pas
conserver un jour de plus à la tête du journal un
homme qui sera compromis demain dans les
scandales 1
LASSERRE
Pas un jour de plus !
FURTZ
La suspicion suffit !...
DUMONTEL
Vous n'avez pas trafiqué peut-être, mais nous
a4o L'ANIMATEUR
ne pouvons pas admettre que notre directeur soit
impliqué dans l'affaire !
DARTÈS
Vous avez raison, Messieurs... J'affirme sur
l'honneur qu'aucune compromission de ma part
n'existe en fait... que ma conscience est pure... je
le prouverai !... Mais, en attendant, la suspicion
est pour vous impossible à soutenir, je le recon-
nais !... C'est bien, je vous donne ma démission !...
Effacez mon nom de la manchette. Demain pa-
raîtra ma lettre de démission !
Moucement d'apaisement et de soulagement.
LASSERRE, très vite.
Nous l'acceptons !
FURTZ
Il n'y a plus qu*à régler : sur les six cent
soixante-huit actions, vous en avez soixante, sans
que vous les ayez souscrites ; elles furent dues à
un geste du conseil d'administration...
DARTÈS
Je vous les rends !
LASSERRE
Nous les refusons !... Mais nous acceptons la
résiliation pure et simple de notre contrat I
FURTZ
L'honneur de la...
DUMONTEL, froidement et debout, imposant un silence
habile et satisfait à rassemblée.
Assez, Furtz... Pas un mot do plus, la séance
est terminée !... Notre présence n'est plus né
cessaire ici... Soyons maîtres de nous-mômos, et
prenons congé do notre ancien directeur, à qui
noQB adressons tous nos regi^ets d'avoir à nous se-
ACTE PREMIER a4i
parer de lui sur un malentendu, une équivoque
atroce, qu'il dissipera, nous le souhaitons de tout
cœur, nous en sommes même perduadés... Adieu,
Dartès... !
DARTÈS
Messieurs, une seconde !... Où est le calomnia-
teur ?
LEYRISSE
A côté, dans mon bureau !
DARTÈS
Alors, qu'il se montre... Je me contiendrai
comme un honnête homme qui sait qu'on n'arri-
vera pas à le salir... mais que je fasse justice de-
vant vous de cette vengeance !... Que je sache de
quoi l'on m'accuse... quelles sont les armes qu'on
a forgées !... En un instant, j'aurai tout détruit !
DUMONTEL, fermement.
Inutile, nous n'avons pas à intervenir person-
nellement... Nous ne sommes pas juge et partie.
DARTÈS
Je vous demande au moins de ne pas vous sé-
parer avant que je l'aie vu, moi le premier... Mon-
tez tous dans le bureau de Dumontel... Je ne
quitterai pas la maison sans que vous ayez la
preuve que j'avais les mains nettes !... Leyrisse,
allez chercher Gibert ! Dites-lui qu'on n'apporte
pas une accusation de ce genre comme on place
une bombe derrière une porte !... Je l'attends ici,
face à moi !...
Jl fait un geste de menace. Leyrisse sort.
DARTÈS
Voyez mon émotion, Messieurs...
DUMONTEL
Nous avons des questions intérieures à agiter
a4a L'ANIMATEUR
et d'immédiates déterminations à prendre. Le
temps vous appartient, Dartès. Ne vous pressez
pas... Quand vous le désirerez, vous n'aurez qu'à
monter dans mon cabinet, je vous y attends...
DARTÈS
A tout à l'heure. Messieurs...
Ils sortent à la file, dans un silence volontaire et
ironique. Dartès demeure agité, les bras croisés, ar-
pentant la pièce jusqu'au moment où l'on entend un
bruit de porte et la forte voix de Giber iqui s'exclame :
« Mais comment donc, je ne demande pas
mieux ! »
La porte s'ouvre, Leyrisse fait entrer Gibert et referme
vivement la porte derrière lui. Les deux hommes se
mesurent au regard.
SCÈNE XIII
GIBERT, DARTÈS
GIBERT
Ah J ah ! pauvre hurluberlu que tu es I... Tu as
foncé sur moi ! Un vieil ami de trente ans!... Toi
mon labadens de salle de rédaction 1... Eh bien I
je te coule 1 C'est simple ; tant pis pour toi 1...
DARTÈS
Il faut le pouvoir !... Allons, vide le fond de ton
sac !... De quoi as-tu le toupet de m'accuser, pa-
raît-il ?... Quelle pauvreté as-tu dénichée depuis
ce matin dans ton livre d'or de police secrète ?...
Je n'ai rion sur ma conscience, qui pèse sache-le !...
Je suis inlègre et pur 1
GIBERT
Intègre 1... Oh 1 ce bon vieux mot usé comme
tous les fonds de culotte sur tous les bancs de la
ACTE PREMIER 245
politique et des tribunaux ! C'est toi l'intègre ?
Eh bien ! continue !... Mais un fichu benêt, en
tout cas, qui t'es compromis comme à plaisir, par
vanité naïve, et qui vas choir demain dans la
complicité louche. Ah ! tu as voulu jouer un rôle,
pauvre girouette !... Va donc ! je te connais...
Tu n'as pas la taille de l'emploi !... Il reste en toi
du pauvre secrétaire maiseillais qui t'es traîné
vingt ans à la remorque d'un homme politique !...
Jobard, entends-tu... jobard, quand tu t'es
laissé empaumer par les mauvais meneurs qui
vont te conduire à la ruine... Jobard, qui as laissé
dans leurs mains la preuve que tu allais toucher
de la galette empoisonnée...
DARTÈS
J'étais sûr que tu en arriverais à cette stupi-
dité-là !... Oui, j'ai reçu des propositions pour la
création d'un nouveau journal, c'est vrai, mais je
les ai déclinées, ne trouvant pas la garantie mo-
rale des actionnaires suffisante...
GIBERT
Trop tard, mon vieux ! Je ferai paraître, dans
les Cahiers bleus, lundi, une lettre de toi où tu
discutes jusqu'au tarif de tes futurs émoluments.
Je regrette de ne pas diriger un quotidien, car,
alors, ce ne serait pas lundi, mais demain, que tu
serais exécuté. J'expliquerai par quelle bonté, sa-
chant ce que je savais de toi, je t'avais épargné
jusqu'ici.
DARTÈS
Ne te gêne pas !... Venge-toi, en travestissant
mes intentions les plus honnêtes, les plus loyales !...
Tu sais bien que j'ignorais qu'il y eût de l'argent
suspect !...
GIBERT
Inscrivez, greffier.
244 L'ANIMATEUR
DARTÊS
Et quand bien même !... J'ai une trop grande
foi dans mon idéal pour en changer, parce que
d'autres l'ont éclaboussé ou traîné dans la boue !...
Un coup de brosse et l'hermine reparaît plu»
blanche !... Vas-y... j'attends de pied ferme !...
Scélérat ! Besogne de scélérat !...
GIBERT
Tu l'as dit deux fois... Je sais bien qu'un bon
journaliste doit se répéter... mais il faut être un
bon journaliste !... Et tu n'es qu'un fantoche
ennuyeux... des pieds à la tête.
DARTÈS
Ça, c'est pour l'article de lundi !... Tu t'en-
traînes... Depuis le lycée, tu n'as été que ça, toi,
un fort en gueule...
GIBERT
A coups de gueule, on sauve un pays en danger
quelquefois !... Ce que ton article feignait d'igno-
rer, c'est ma sincérité patriotique. Le pays, lui,
n'en doute pas !... J'ai soutenu l'opinion pu-
blique, moi !
DARTÈS
Oui, souteneur ! L'opinion publique, tu la
calomnies et la flagornes à la fois ! Tu lui verses
sa ration de mensonges tous les matins, tu vaques
au boniment, et, d'ailleurs, tu rêves d'obéir à un
maître quelconque... Sous ce veston, tu as une
livrée 1
GIBERT
Oii 1 oh ! ces libéraux retardataires, style 48 !...
Tous les poncifs pour avocats de la démocratie, tu
les gobes du premier coup... Des mots, dis-tu ?...
Il n'y en a qu'un pour qualifier ta jobarderie...
«Don Quichotte arriéré!»... Des gens comme
ACTE PREMIER a45
toi, il faut les contraindre au silence ! . . . La France
a failli mourir de ces gens-là !,.. Ah ! l'admirable
France de maintenant 1... Il lui reste encore à se-
couer bien des poux de sa crinière !... Eh bien ! à
son service jusqu'au bout !... Ce matin, en lisant
ton article contre moi, un mot méprisant de Bos-
suet me remontait aux lèvres : « Arrière les dé-
mons qui tentent d'étonner ma foi ! »
DARTÈS
Phraseur !
GIBERT
Non 1 Vengeur 1... J'irai jusqu'au bout de l'exé-
cution. Qu'es-tu venu faire, malheureux, dans
cette bande !... Jadis tu m'aurais inspiré de la
pitié... Aujourd'hui le sentiment que tu m'ins-
pires, c'est celui du châtiment nécessaire, parce
qu'il faut châtier tous les drôles qui gênent la
marche de la nation !.,.
DARTÈS
Connue, ton exaltation patriotique !,.. Tu ne
la puises pas dans l'alcool et les demi-setiers
comme d'autres pamphlétaires !... Mais le geste
de tes bras croisés dans la réunion publique... je
sais ce qu'il cache sous le plastronnage de ta car-
rure... Il cache la seringue de Pravaz que tu te
piques dans les biceps I
GIBERT
Assez !... Entends-tu, assez !... Ou nous allons
nous empoigner autrement qu'en paroles, je t'en
réponds !... Chevaucheur de nuées qui n'as rien
vu... incapable même de diriger ta propre vie, et
qui rêves de diriger une opinion... Toi ! toi I...
C'est à pouffer. Ah ! tu as bien la tête d'un pro-
phète des temps nouveaux, d'un voyant extra-
lucide, toi qui as été trompé pendant dix ans par
a46 L'ANIMATEUR
Ménescal au su de tout Paris, sans que tu t'en
sois aperçu !
DARTÈS
Répète, si tu oses !... Répète, canaille l...
GIBERT
Qui ignores même que sa fille n'est pas de lui,
quand tout le monde le sait... qu'elle est de Mé-
nescal ! Bonsoir, vieux ! Bonne chance !
DARTÈS
Ah ! misérable !... Ah ! crapule !...
Il se précipite sur Gibert.
GIBERT
Bas les pattes !... tu as passé Vkge de ce jeu-là...
Allons... allons... tu toucheras des épaules, mais
pas sur ce parquet, mon bon !... sur le parquet de
la Santé.
Dartès s^est élancé, ils luttent ; alors, au bruit contre la
muraille, des gens du personnel accourent, Scott en
tête.
SCÈNE XIV
Les Mêmes, SCOTT, LEYRISSE, puis
GENEVIÈVE ET FRÉDÉRIC
LEYRISSE
Messieurs... Je vous en prie 1... ce pugilat dans
un journal qui se respecte !...
SCOTT
Monsieur Gibert I... Monsieur Gibert 1...
GIBERT
Bah ! le col est un peu froissé, voilà tout !...
Votre ancien directeur manque de tenue. Mes-
ACTE PREMIER 247
sieurs I... Bon débarras pour la maison !... Je vous
salue bien !...
DARTÊS, le poing tendu.
Et toi!...
GIBERT
On va rire maintenant! ...
Il sort en panant haut et en gesticulant.
LEYRISSE
Remettez-vous, je VOUS prie, Monsieur Darlès...
Oh I en arriver là, comme c'est regrettable, vrai»
ment !...
SOOTT
Pour l'honneur do la maison !
Dartès rajuste son col. Il suffoque, appuyé à la table.
Geneviève Dartès entre avec son frère.
GENEVIÈVE
Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il y a ?..,
Dans quel état je te retrouve I...
DARrÈS, à Scott.
Laissez-nous, ma femme et moi 1... Lais§ez-
nouB,
GENEVIÈVE, à son frère qui allait se retirer.
Reste, Frédéric... tu n'es pas de trop I...
Scott et tarisse sortent.
SCÈNE XV
GENEVIÈVE, DARTÈS, FRÉDÉRIC
GENEVIÈVE
Alors, il faiit venir ioi pour te trouver te colle
tant avec Gibert ? Ce matin, tu es parti en sifflo-
tant... sans daigner me parler... ou me signaler
seulement l'article qui allait mettre le feu aux
248 L'ANIMATEUR
poudres !... Je t'ai attendu vainement... C'est
moi qui, toute la journée, ai subi les assauts ! Tu
as agi comme si je n'existais pas !... A moins que
tu n'aies redouté le blâme qui allait infailliblement
sortir de ma bouche... c'est encore possible, cela...
De toutes façons, mon ami, je te trouve l'air sin-
gulièrement moins joyeux que ce matin !... Je
me plais à le constater ! . . .
DARTÊS, comme sortant d'un rêve.
Oui, c'est vrai, je me rappelle, ce matin, j'étais
parti de chez moi heureux !... le cœur léger...
presque le cœur en fête !... le cœur d'un enfant
qui vient d'accomplir son devoir.
FRÉDÉRIC
Enfin, nous attendions un signe de vie, au
moins !... Notre attitude dans tout ça... y avez-
vous pensé ?...
DARTÈS
Parle, beau-frère !... parle !...
GENEVIÈVE
Claude, il est nécessaire que tu saches à quel
point je désapprouve ta conduite !... Frédéric est
do mon avis... Certes, nous t'avons toujours suivi,
aidé, et même obéi... quoique nous ayons sur bien
des choses des idées dissidentes... Ces malenten-
dus allaient toujours s'accentuant, mais je res-
pectais tes convictions comme j'espérais que tu
respectais les miennes !... Jamais je n'aurais cru
d'ailleurs que tu en arriverais à infliger un pareil
démenti à tout notre passé, à nos doctrines poli-
tiques et sociales d'autrefois. Je ne te suis plus,
Claude... Je ne te suis pins du tout !...
DARTÈS
Ne mûche pas les mots I... Tu me renies, n'est-ce
pas ?
ACIE PREMIER a49
GENEVIÈVE
En tout cas, je n'admets pas la manière dont tu
viens de bouleverser ton propre journal !... Il y a
là quelque chose qui me choque et qui ne cori-es-
pond pas à ta loyauté habituelle !... Devant la
direction, l'administration, je l'avoue... je n'ai pas
pu te soutenir... je le regrette... Tu m'as mis
dans cette situation, ou de te lâcher publique-
ment, ou d'opter pour des idées qui ne sont pas les
miennes... Que comptes-tu faire, maintenant ?
Voyons, te voici hors de cette maison !... J'ai
besoin de savoir, moi, avant d'aller plus loin, sur
quelle route tu comptes t'engager !... quelles sont
tes visées personnelles ?... car tu en as !... Je ne
me soucie pas de frayer avec un parti suspect ou
taré !...
Elle s*a8sied.
FRÉDÉRIC
Oui !... Sacredieu !... Vous devez avoir, pour
agir ainsi, des pourparlers déjà très avancés !...
DARTÉS
Aucim... c'est ce qui vous trompe... aucun !...
FRÉDÉRIC
Alors ?...
DARTÉS
Alors, rien !... Qui m'aime me suive... beau-
frère !...
FRÉDÉRIC
Belle formule !... 11 me semble que je vous ai
suivi, mon cher, et longtemps !... Vous n'avei
rien à me reprocher... J'ai été votre secrétaire pen-
dant dix ans. . . Nous avons vécu sous le même toit,
nous y vivons encore !... Mais, enfin, voOà six
mois que je suis attaché à un ministère... et au
ministère de l'Intérieur, encore... Quelle attitude
ife
25o L'ANIMATEUR
voulez-vous que j'aie demain ? On sait que nous
habitons encore ensemble ; que nous prenons nos
repas en commun... Me voici classé anti-gouver-
nemental !... Charmant !... Vous auriez vraiment
pu, mon cher Claude, penser un petit peu à nous,
à ma sœur, dont la situation est étrangement
fausse... Elle dirige un journal de féminisme, mon-
dain, je veux bien, mais elle a sa clientèle, et...
GENEVIÈVE
Laisse cela, Frédéric, mon journal n'est pas en
question. Je me place à un point de vue plus
élevé... Ce sont nos rapports personnels de lui à
moi qui sont en cause !.., Que comptes-tu faire ?
Veux-tu, parle, décide-toi !... Que signifie cette
obstination à te taire ?... Qu'as-tu à me regarder
de cet œil fixe et glacé ?...
DARTÈS
Je te regarde, en effet... je te regarde !... Je
cherche à lire dans tes yeux le mensonge de dix
années d'association totale !...
GENEVIÈVE
Qu'est-ce que tu veux insinuer ?...
DARTÈS
Sais-tu ce que m'a craché à la face ce vieil in-
siilteur de profession ?... « Tu n'as, été qu'un benêt
toute ta vie, toi, qui fus trompé pendant plus de
dix ans par ta femme. » Tais-toi 1... Ne fais pas ce
faible <,'>>ste de protestation !... Regarde-moi bien I
Je ne l'ui pas su, en effet, mais je l'ai deviné !...
Là est ma lâcheté, là est mon aberration !... Je
savais qu'il n'y avait peut-êtro qu'à te faire
suivre un jour... qu'à ouvrir une lettre... J'ai
préféré vivre, je m'en rends compte maintenant,
dans l'ignorance do ce crime domestique !... Mais
jo t'en ai toujours voulu, comme si je l'avais dé-
ACTE PREMIER 25i
couvert ! J'ai vécu en étranger à tes côtés, à cause
de cela, sans bien m'en rendre compte moi-
même !... Nous sommes arrivés à une désunion
complète. Au fond, peut-être vas-tu jusqu'à me
haïr... et si rien n'a éclaté entre nous, je te le ré-
pète, c'est à ma lâcheté seule que tu le dois !...
J'ai toujours su !...
GENEVIÈVE, impassible.
Tiens ! je ne répondrai môme pas !... Je ne
daigne pas !...
DARTÈS, les yeux dans les yeux.
Mais il y a quelque chose de plus atroce en-
core !... Il y a que je viens de recevoir un coup de
massue dont je ne me relèverai peut-être ja-
mais !... Je viens d'entendre cette autre abomi-
nation à mes oreilles : « Tout le monde sait que
ta fille est de Ménescal !... »
GENEVIÈVE
Plaît-il ?
DARTÈS
Ah ! tu sourcilles, cette fois !... Et moi, je
tremble ! Est-ce vrai ? Pas ça, hein ?... Pas ça !
Aie donc le courage de dire la vérité en cette
heure tragique que nous traversons !... Est-ce
vrai, cette chose-là ?... Est-ce vrai, cette horreur ?
Silence de Geneviève.
FRÉDÉRIC
Allons, mon bon ami, voyons !... Vous n'allez
pas prendre au sérieux des vengeances manifestes
auxquelles vous deviez bien vous attendre !...
Tout cela est, ma foi, trop bête, trop dérisoire !...
DARTÈS, o Geneviève.
C'est à mon tour de te dire... parle, toi !...
Mais parle donc !... (Silence.) Ah ! monstre !...
■
25a L'ANIMATEUR
Monstre que tu es... qui essayes par ton silence
de me faire croire à cette absurdité!... Ah ! tu
t'y entends à me torturer !... La voilà, ta ri-
poste !... Comme si c'était vraisemblable... ma
fille !... C'est trop bête !... Vas-tu parler à la fin...
vas-tu te justifier !... Non, tu ne sortiras pas
avant d'avoir dit la vérité... Ne reste pas ainsi
dans cette attitude de défi ou, je ne sais pas, moi,
d'aveu !... Ce n'est pas vrai !... Tu mens !...
GENEVIÈVE
Je n'ai rien dit !...
DARTÈS
Oui, mais tu mens tout de même !...
FRÉDÉRIC
Geneviève, parle !... délivre-le d'un doute qui
le fait justement souffrir... et qui t'offense, toi,
j'en suis certain ! Ne supporte pas plus longtemps
cette accusation I...
GENEVIÈVE
A quoi bon !... Il n'y a plus entre lui et moi ni
mensonge ni vérité !... Nous sommes parvenus à
un point où, seule, la séparation, et la séparation
définitive peut apporter un soulagement à cet
état de guerre... que les paroles, les aveux ou
démentis ne feraient qu'envenimer !... Qu'il croie
ce que bon lui semble ; je ne répondrai pas !...
Tirons de tout ceci une moralité... qu'il est urgent
dès aujourd'hui de mettre de l'espace entre
nous !... C'est la scission nette, l'heure en est
arrivée I... Nous n'avons plus rien de commun 1...
tu entends ? plus rien !...
Elle a laissé tomber ce dernier mot comme un couperet
Elle 9a prendre sa fourrurg sur un fauteuil.
ACTE PREMIER 353
DARTÈS
Ah ! c'est bon, j'ai compris !... Renée, ma
petite Renée, c'est affreux !... à devenir fou I
FRÉDÉRIC
Geneviève, voyons, je te supplie I
Frédéric va à Geneviève. Celle-ci, en remettant sa four-
rure, lui fait signe de se taire. Dartès est tombé sur
une chaise.
DARTÈS
Diable... la vie est dure !... Ainsi, un beau
jour, parce que tu as prononcé une petite parole
de vérité, pauvre bonhomme... tous les mensonges
dans lesquels tu vivais, et qui t'entouraient, se
sont retournés et ligués contre toi, comme des
vipères furieuses sur lesquelles tu aurais mis le
pied !... Tu es mordu de toute part !... Tant
pis !... Même avec cette soufîrance-là au cœur, je
ne me démentirai pas !... Non !... Non !... Je ne
te désavouerai pas, vérité !... Tu es trop belle !...
(Il fait un effort sur lui-même et se lève, chancelant.)
Et puis, je m'en tirerai !... Geneviève, je m'en
tirerai. Je me connais... Oui... oui, tu as raison!...
maintenant la séparation... la solitude com-
plète... sans plus rien que son devoir pour paia
sec et pour idéal !... Ça ne m'effraie pas... pag
du tout !... Conservez l'appartement... moi j*ai
déjà désigné le petit coin où j'irai habiter !...
La porte s'ouvre.
SCÈNE XYI
Les Mêmes, RENÉE
RENÉE, entrant.
Qu'est-ce qui se passe ?... J'étais mortellement
inquiète toute la journée !... Bonjour, maman 1...
Quand j'ai su que vous étiez tous au journal, je
a54 L'ANIMATEUR
suis vite accourue, pressentant bien qu'il se pas*
sait quelque chose de grave... Et dès la porte, en
bas, un collaborateur m'apprend qu'on te dé-
barque !... Je suis outrée !... Mais peut-être
est-ce que je m'exagère...
DARTÊS
Non !... C'est la vérité.
RENÉE
Tu ne vas pas te laisser faire, je suppose !...
Tu vas te défendre... tu vas leur montrer qui tu
es 1... Je te vois d'ici leur répondre... je...
GENEVIÈVE, prenant la parole.
Renée, les événements sont encore plus graves
que tu ne le penses... Nous venons de prendre, ton
père et moi, avec l'assentiment de Frédéric, des
déterminations irrévocables... et nous allons, dès
aujourd'hui, les mettre à exécution.
RENÉE
C'est-à-dire ?...
GENEVIÈVE
Ton père, pour s'adonner à la force de ses con-
victions... à une lutte qui va l'absorber entière-
ment, réclame une complète liberté. Nous avons
donc décidé, momentanément, de nous séparer !...
Il désire vivre seul, se recueillir et agir ainsi, sans
blesser ni atteindre les siens qui ne voudraient
pas avoir, dans ces conditions, à le juger ou à le
blâmer... Cette séparation prend date dès main-
tenant... Nous vivrons, toi, moi et Frédéric, à
la maison, comme de coutume...
RENÉE
C'est vrai, ça ?...
DARTÈS
C'est vrai ! . . .
ACTE PREMIER a55
RENEE
Tu veux te séparer de nous ?...
DARTÈS
Je veux... éloigner le passé... tout le passé !...
dont le contact, dont la vue seule me fait mal 1
RENÉE
Alors... le divorce !... Dame, ça s'appelle ainsi !
Deux camps... nous et toi ?...
DARTÈS
Si tu veux 1...
GENEVIÈVE
C'est la volonté de ton. père !... Nous ne pou-
vons plus vivre en commun, après cette journée
et ce qui s'est passé, c'est impossible 1...
RENÉE
Et vous acceptez ça, vous ?
GENEVIÈVE
Il le faut, pour l'intérêt de tous 1...
RENÉE
Alors, au moment où tout l'accable, vous allez
l'abandonner, comme ça, à lui-même !... Il sera
tout seul à souffrir, à lutter 1...
DARTÈS
Je ne souffre pas !...
RENÉE
Il ne souffre pas, cet homme-là ?... Non ? Il ne
souffre pas ? Mais il n'y a qu'à le regarder, te-
nez... regardez-le ! Ses lèvres tremblent... son
pauvre front est en sueur !.., Il lutte, parce qu'il
a du courage !... Mais son angoisse intérieure,
tenez !...
256 L'ANIMATEUR
DARTÈS
Renée, veux-tu te taire !...
RENÉE
Sa désolation !
DARTÈS
Renée... voyons... assez !... Tu me brises, ne le
vois-tu pas ?
RENÉE
Et il va s'en aller, tout seul... comme un homme
puni d'avoir dit ce qu'il avait dans le cœur... tan
dis que nous ! Pas moi... papa... pas moi, ça je te
le garantis !...
DARTÈS
Renée !...
RENÉE
Avec toi, jusqu'au bout, et à tes côtés 1...
Puisqu'il y a deux camps... c'est tout choisi : je
reste là !
GENEVIÈVE
Tu n'as pas à émettre une prétention de ce
genre 1...
RENÉE
Je n'ai pas à... Avec ça !... Nous allons bien
voir 1 N'aie pas peur que je t'abandonne, papa, à
l'heure où tu souffres et où tu te bats !... J'aime-
rais mieux mourir que de ne pas être à tes côtés...
ou dans tes bras !...
DARTÈS, gui s^est contenu jusque-là, ne pouvant retenir
un cri déchirant de triomphe et de douleur.
Ah ! vous pouvez vous en aller !... Vous pou-
vez disparaître !... Allez-vous-en !... allez-vous-
en !... Je suis payé !
Jl Vétreint.
ACTE DEUXIEME
A Saint-CIoud. Un ancien atelier de photographe, très
simple. Quelques meubles récemment apportés. Sur une
bibliothèque basse, un plâtre de la tête de Hugo, au mur
des tableaux d'amis. Grande verrière au fond, donnant
sur une petite rue de banlieue. Dartès mange à sa table
de travail. Renée le sert.
SCÈNE PREMIÈRE
DARTÈS, RENÉE, BELLEU
RENÉE
Tiens, le fromage est un peu sec, mais le beurre
est bon !...
DARTÈS
Non, non, merci mon petit 1... C'est très bien
comme ça...
RENÉE, à Belleu, près de la verrière.
Eh bien ! où en sont-ils, Belleu ?... Est-ce que
le nombre a encore augmenté ?...
BELLEU
Oui, ils m'ont l'air d'être maintenant assez nom-
breux... Le caboulot se remplit 1... Ils doivent
bien être une trentaine maintenant !... Tenez, en
voilà encore un qui arrive et qui regarde la fe-
nêtre !...
RENÉE
S'ils continuent, ça finira par ressembler à un
meeting !
258 L'ANIMATEUR
D ART ES
C'est bien ce qui m'ennuie !... Je n'avais pas
prévu qu'ils en feraient une manifestation... Posi-
tivement, quand j'ai déclaré : venez demain matin
chez moi à onze heures, je vous donnerai ma ré-
ponse, je croyais me trouver en face de deux ou
trois délégués, de Maravias et de quelques dépu-
tés !... Et ils ont organisé toute une mise en
scène... Ma porte est bien consignée ? Je ne veux
voir personne avant l'heure fixée par moi !... Il
n'est que neuf heures ! J'ai donc encore deux
heures de solitude ! Il n'y a pas à craindre qu'on
monte, Renée ?
RENÉE
Non, la concierge est parfaitement stylée 1...
DARTÈS
Deux heures !... Tout un monde... Tu as dé-
jeuné ?
RENÉE
Oui... oui... A huit heures, comme d'habitude,
la bonne m'a servi mon chocolat.
BELLEU, toujours à la fenêtre.
Voilà Macherin avec quelques citoyens incon-
nus de moi.
DARTÈS
Naturellement.
BELLEU
C'est bien arrangé !... Sous couleur d'un petit
mouvement en votre honneur, sous prétexte de
venir vous féliciter du prix de Stockholm, c'est
une manœuvre de dernière heure pour vous em-
pêcher de vous dérober I...
DARTÈS
Avec ça que je me gênerais 1... C'est agaçant...
ACTE DEUXIÈME a59
Je ne veux me trouver en face que de ceux que
j'ai convoqués !...
BELLEU
Alors, moi, maintenant que vous avez dicté la
correspondance, à quoi désirez-vous que je m'oc-
cupe ?...
DARTKS
A rien 1...
RENÉE
Tenez, Belleu, aidez-moi à ranger ici ; il faut
que ce soit en ordre quand ils arriveront !
DARTÈS
A quoi bon, mon petit 1... Au contraire, laisse
les miettes de mon frugal repas du matin !... La
bonne bouteille de vin populaire, le fromage sur
la table, le pain en miche... Vieilles habitudes d'é-
tudiant conservées toute la vie et qui vont mieux
ici, dans ce petit atelier de photographie, que dans
mon ancien appartement conjugal ! Qui m'eût
dit ça, hein ? quand j'ai loué, il y a un mois, à
Saint-GIoud, cette bicoque entrevue un matin
tragique et dont je m'étais dit tout de suite :
Bah ! s'il arrivait quelque chose, j'aimerais assez
me réfugier là, dans cette rue de province, si
calme, avec un bon troquet en face 1
BELLEU, on entend du bruit dehors.
Ecoutez, il y en a un qui vient de crier :
« Vive Dartès ! »
RENÉE, à la bonne qui est entrée.
Tenez, Jeanne, emportez ça \... (A Dartès.) Motb^
on laisse la bouteille de vin sur la table ?
DARTÈS, riant.
N'exagérons pas... Ne faisons pas de mise en
scène !... Laissons ça aux candidats municipaux !..
26o L'ANIMATEUR
BELLEU
Une auto qui s'arrête !
DARTÊS
Où ça, en face ?
BELLEU
Non, à votre trottoir !
DARTÈS
C'est un taxi ?
BELLEU
Une auto particulière... Une auto chic !... bon
genre !
DARTÈS
Et qui en descend ? Je n'ose pas me mettre à la
fenêtre, comme il n'y a pas de rideaux de vitrage.
RENÉE
Pas possible !... Wlieil I
DARTÈS
Hein ?... Qu'est-ce qu'il vient faire ?
RENÉE
Il a traversé le trottoir en deux bonds, tête
baissée. Tu ne veux pas le recevoir ?
DARTÈS
Ah ! fichtre non !... Belleu, vu l'importance du
personnage, il est plus correct que vous le rece-
viez, mais vous réconduirez avec toute la courtoi-
sie désirable ! Qu'est-ce qu'il vient faire ?... J'es-
père bien qu'il no vient pas me proposer d'entrer
à son journal !,..
RENEE
Oh ! papa I... ir n'oserait pas !...
ACTE DEUXIÈME a6i
DARTÈS
Sait-on jamais, avec ces gens-là... Passons,
mon petit... Belleu sam-a très bien s'en tirer.
RENÉE, de loin, à Belleu.
Aimable... n'est-ce pas ?...
Ils sortent à gauche, on entend la voix de Belleu dans
l'antichambre qui est allé au-devant de Wheil,
SCÈNE II
WHEIL, BELLEU
BELLEU
Entrez, entrez !... Je vous en prie, Monsieur
Wheil... Monsieur Dartès sera désolé...
WHEIL
Inutile, Belleu, inutile !... II est là, je suis au
courant.
BELLEU
Mais, je vous assure !...
WHEIL
Comme directeur du Français, vous pensez bien
que j'ai un service d'informations qu'on ne dépiste
pas facilement.
BELLEU
Et que savez-vous ?
WHEIL
Ce que nous savons tous jusqu'ici, c'est que,
depuis un mois, les partis extrêmes de la démo-
cratie veulent s'emparer de la personnalité de
Dartès... Mais ce que nous savons depuis hier,
c'est qu'ils ont décidé d'offrir à Dartès la direction
du nouvel organe extrémiste, la Lumière, qui va
a6a L'ANIMATEUR
paraître la semaine prochaine... Ils comptent
faire de son acceptation un chambard énorme !...
Le nom de Dartès va briller en capitales sur les
murs de Paris, au-dessous du titre révolution-
naire... On s'agite en face, dans ce café... et ces
messieurs attendent l'heure où Dartès leur ou-
vrira la porte de son buen-retiro !... Je m'y intro-
duis, moi, avant l'heure fixée, car j'ai une propo-
sition à faire à Dartès, tellement importante, qu'il
est urgent qu'il la connaisse avant de transmettre
sa décision !... Je demande la parole cinq ou six
minutes !
BELLEU
Encore une fois. Monsieur Wheil, avec la meil-
leure volonté du monde...
WHEIL
Si je ne puis le voir, voulez-vous au moins me
mettre en présence de sa fille, qui est sûrement
là... sûrement... Mais oui, Belleu !... Il faut que
je lui parle en particulier ; la chose en vaut la
peine.
BELLEU
Je vais voir si Mademoiselle Renée est là !
WHEIL
Je vous en prie, mon ami !...
Belleu sort. Resté seul, Wheil inspecte la pièce et s* ap-
proche du buffet.
WHEIL
II en est au litre de bleu et au quart de brie !...
ACTE DEUXIÈME a63
SCÈNE ÏII
WHEÏL, RENÉE
RENÉE, entrant.
Oh ! Monsieur Wheil, mon père regrettera vive-
ment de ne pas s'être trouvé là !...
WHEIL
Bonjour, Mademoiselle 1... Il ne veut pas me
recevoir ?
RENÉS
Mais je vous assure !...
WHEIL
Ça ne fait rien ; votre présence me suffit !...
Vous aimez beaucoup votre père, Mademoiselle ?
RENÉE
Mon Dieu, Monsieur, vous me posez la question
comme on dirait : « Rodrigue, as-tu du cœur ? »
WHEIL
Evidemment, c'est absurde I... Nous savons
tous que vous le chérissez... que vous vivez avec
lui, en communauté parfaite de pensée !... L'ai-
mant comme vous l'aimez, vous ne pouvez être
que de bon conseil pour lui !...
RENÉE
Oh !... les conseils... Je ne permets pas d'in-
tervenir dans la vie intellectuelle de mon père...
WHEIL
Mademoiselle... il faut que vous l'empêchiez de
faire une sottise... une sottise dont il traînera
toute sa vie le boulet !... C'est un homme perdu...
un grand homme perdu s'il accepte...
Il
264 L'ANIMATEUR
RENÉE, souriant.
Perdu... pour vous !.,.
WHEIL
Oh ! mademoiselle... pour nous... il y a long-
temps qu'il est perdu î... Les convictions, les as-
pirations qui nous furent communes dans la jeu-
nesse ne sont plus les siennes, hélas ! depuis
longtemps !,.. Et je n'ai jamais cessé pour cela de
le respecter profondément !... Votre père le sait.
Je garde pour lui, quoique maintenant d'un parti
opposé, une très vieille tendresse sentimentale...
Et Dartès n'en a jamais douté, j'en suis sûr !
RENÉE
Vous avez raison... Je l'ai souvent entendu
dire : « Au fond, Wheil m'aime beaucoup 1 »
WHEIL
Ah ! vous voyez !... A la bonne heure !... Pour
Dieu ! qu'un homme de sa valeur ne se laisse pas
chambrer par des agitateurs dont beaucoup ne
sont que des farceurs de la plus louche politique
d'opposition.
RENÉE
Mon père n'écoute que sa conscience.
WHEIL
Au fond, tout est venu de cet article qu'il a
écrit contre Gibert !.,. A ce moment-là ! il était
sans dessein pohtique arrêté !... Le voilà englobé,
happé de toutes parts. Tout cela à cause d'un
premier article !... C'est l'histoire de ces gens qui
ont acheté un beau fauteuil ancien et qui, poiu'
mettre leur maison à l'harmonie du fauteuil,
finissent par tout démolir et y employer leur for-
tune entière !
ACTE DEUXIÈME 265
RENÉE, riant.
En fait de fauteuil ancien, vous vous en prenez
à un bien pauvre tabouret du faubourg Saint -
Antoine... et si vous y allez de ce train !
WHEIL
Excusez-moi de vous parler avec toute la pas-
sion qu'un pareil malentendu m'inspire !... Peut-
être se laisse-t-il griser par sa soudaine popula-
rité.
RENÉE
Il est si peu l'homme de ces griseries-là I
WHEIL
Ça va être terrible ! Il va s'enferrer jusqu'à la
gauche.
RENÉE
Oh ! jusqu'à la gauche, c'est fait depuis si
longtemps I
WHEIL
Le prix de Stockholm et la direction de la
Lumière. Il faut le tirer de ce mauvais pas. Sa
respiration tout entière y passera d'un coup... Et
je viens vous y aider, Mademoiselle... car il n'est
Î>as possible que vous ne soyez pas remplie pour
ui d'inquiétude !... Oh ! je ne viens pas lui pro-
poser un renoncement, non, non, soyez tran-
quille... Je sais à qui je m'adresse !... Mais le
hasard veut que je sois à même de lui apporter
une position admirable, digne de lui, purement
littéraire, à l'écart de toute politique.
RENÉE
Vous ?... C'est-à-dire...
WHEIL
Oh ! pas chez moi... rassurez- vous... non !...
La direction d'une grande maison d'édition, à
266 L'ANIMATEUR
Zurich, montée avec des capitaux considérables,
sans opinion publique !... Je peux immédiatement
lui faire signer un traité lui garantissant cinquante
mille francs d'appointements et une participation
aux bénéfices... J'ai la proposition ferme, là, dans
ma poche !...
RENEE
Mais, Monsieur, j'en parlerai !... Cela mérite
évidemment d'être pris en considération... Seule-^
ment, je crois bien... si vous voulez mon avis...
WHEIL, se levant.
Ecoutez. Mademoiselle, voici comment nous
allons procéder I... J'ai une visite à faire à Saint-
Cloud à quelques pas d'ici. Dans un quart d'heure,
je serai de retour... d'ici là vous aurez touché un
mot à votre père du projet... et vous vous arran-
gerez pour me mettre cinq minutes en présence de
lui!...
RENÉE
Je vous promets, en tout cas, d'insister pour
qu'il vous reçoive.
WHEIL
Je n'en demande pas plus !... A tout à l'heure,
Mademoiselle !... Je suis heureux de vou3 avoir
rencontrée... Ce n'est pas un acquiescement que
je lis dans vos yeux...
RENÉE
En effet. Monsieur, je ne me mêle pas des af-
faires de mon père 1
WHEIL
Mais, dans ces yeux-là, je lis la bonté et le dé-
vouement. Cela me suffit... Je oompte sur ces
ACTE DEUXIÈME 267
deux collaborateurs... A tout à l'heure... Ne
m'accompagnez pas, je vous en prie...
Il sort. Renée, restée seule, va ouvrir la porte]de gau-
che. Dartès entre.
RENEE
Papa !
SCÈNE IV
RENÉE, DARTÈS
DARTÈS
Il est parti ?,.. Qu'est-ce qu'il a dit ?... Qu'est-
ce qu'il est venu faire ?...
RENÉE
Oh ! rien de bien important !... J'ai compris
qu'il était question de librairie... d'édition en
Suisse... de gros appointements !...
DARTÈS
Quel micmac !...
RENEE
Ça avait l'air sincère I... Je l'écoutais d'une
oreille distraite. Je n'entendais que ce mot :
« Suisse !... la Suisse 1 »
DARTÈS
C'est bien le moment !
RENÉE
J'envisageais le voyage... Je voyais un hôtel
sur le haut d'une colline, une terrasse et des pois
de géranium sur fond bleu 1...
DARTÈS
Oui I... Ça t'irait assez à toi !...
268 L'ANIMATEUR
RENÉE
Le grand air pur !...
DARTÈS, sévèremenU
Renée !...
RENÉE
Je n'ai rien dit !... Ne me gronde pas.
Silence.
DARTÈS
Pauvre petite !... Tu souffres !... Au fond, tu me
désapprouves !
RENÉE
Encore une fois, ai- je dit quelque chose !...
DARTÈS
Tu t'en garderais bien !... Tu n'es venue vers
moi que pour ra'aider, pour être là à mes côtés...
Et tu te tais par principe, pour ne pas me pei-
ner !... Seulement, au fond !.,.
// lui tape amicalement la joue,
RENÉE
Tu ne peux pas m'empêcher, en tout cas, de
trembler pour ton bonheur, papa !.... J'ai le cœur
gros, voilà tout... parce que je t'aime... et aussi
parce que nous étions si heureux tous les deux !...
Tous les deux seuls !...
DARTÈS
Mais tu parles comme si j'avais pris moi-même
une décision ! Rien n'est moins sûr que mon ac-
ceptation !... Je rumine, je tergiverse 1...
RENÉE
Allons donc !... Pour essayer de me donner le
change, tu fais semblant d'hésiter... comme moi,
ACTE DEUXIEME 269
je fais semblant de croire I Mais je sais bien quel
est le. parti énergique que tu as pris ! Dans deux
heurf'S... c'est terrible !... dans deux heures nous
allons être lancés comme des boulets, vers l'in-
connu !...
DARTÈS
Eh ! bien, tu te trompes !... Si tu pénétrais
dans mon cœur, tu verrais que, véritablement, j'ai
des hésitations... des envies d'envoyer tout pro-
mener !...
RENÉE
Vrai ?... Ah ! si ce pouvait être vrai !... Si tu
pouvais seulement hésiter I...
DARTÈS
Eh bien ?
RENÉE
Alo!^^, à cette minute-ci... dont toute notre vie
va dépendre... j'oserais élever la voix...
DARTÈS
Fais-le, mon petit... Après tout, je t'y autorise.
RENÉE, allant à lui.
Père, je t'aime tant !... Je tremble !... J'ai
peur ! Tu seras traîné dans la boue... calomnié...
Et quelle lutte dorénavant ! Songe à l'existence
qui va nous être enlevée tout à coup ! Tout ce
que nous étions, l'un pour l'autre, depuis deux
mois qurt je vis à tes côtés... que nous vivons dans
cette communion de tous les instants !
DARTÈS
Et quelle joie cela a été pour moi !... Nos pro-
menad(^s... nos soirées autour de cet abat-jour !...
Ta façon de protéger ma vie, d'organiser les jour-
nées... de recevoir les amis...
37© L»ANIMATEUR
RENÉE
Car il a fallu que la vie nous force à cette
solitude... pour que sorte de nos deux cœurs une
tendresse que nous ne savions pas si parfaite...
(Elle Vemhrasse tendrement sur le front.) Oh ! cette
sale politique qui va te prendre non seulement à
moi qui t'aime... mais à la paix de vivre ! Ah !
que je la hais !... Tous ces gens qui grouillent au-
tour de mon père... lotirent par la manche... et qui
méditent de le précipiter vers je ne sais quel ave-
nir qui m'épouvante... Tu me pardonneras, mais,
que veux-tu, j'ai peur, instinctivement, que tu ne
sois pas très bien fait pour cette bataille, papa !...
Si tu te trompais sur toi-même... si tu étais sim-
plement... (Elle hésite.) Un penseur !...
DARTÈS
Toi aussi ?... Oh ! cette expression presque
méprisante, dans ta bouche !... Ce qu'elle est de-
venue de nos jours !... Un penseur !... Eh bien,
s'il m'était donné un jour de constater qu'on avait
raison de douter de ma force d'action... oh ! ce
serait bien la plus cruelle désillusion de moi-
même !... Certes, il ne m'a pas été donné encore
de défendre des causes passionnément, à coups
de dents et à coups de griffes... mais je ne suis
jamais tombé non plus dans cette nonchalance qui
ouvre les portes de la sénilité 1...
RENÉE
Voyons, papa, ça ne te suffit donc pas d'avoir
raison, d'écrire librement ce que tu veux... d'être
si grand ton isolement. Car tu vas te diminuer...
oui, tu vas te diminuer dans la lutte vulgaire !...
Tu vas te rabaisser à leur niveau !...
DARTÈS
C'est possible... mais le devoir, Renée, le de-
ACTE DEUXIÈME 271
voir... la grande souffrance humaine qui est là...
enchaînée... et toutes ces chaînes qu'il faut bri-
ser !...
RENÉE
Le devoir intellectuel ne demande pas des ab-
négations aussi rigoureuses... Tu as déjà assez
souffert pour lui !... Tu y as perdu ton foyer 1...
DARTÈS
Crois-tu ?
RENÉE, changeant de ton
Ecoute... j'ai tout à coup l'intuition de l'ave-
nir !... un pressentiment mauvais !... quelque
chose qui passe dans mon corps entier !... Papa...
refuse... Je t'en suppHe, refuse !... Oui, oui, je sais
que tu dois me trouver impudente d'oser te par-
ler ainsi... mais il faut que je te l'aie dit... Accepte
une position dans le genre de celle qu'on te pro-
pose... On irait en Suisse. On vivrait, tous les
deux !... Ce ne serait pas gentil ?... Dis ? Je co-
pierais tes manuscrits !... Et puis, on voyagerait
aussi un peu... On ne aérait pas heureux, dis ?...
C'a t'est donc égal d'être heureux ?... Pourqud
rofuses-tu d'être heureux ? Si tu m'aimais comme
tu le dis !...
Elle es. à genoux près de Zui, il lui caresse les cheveux^
DARTÈS
Oui, vvèfi do toi... regarder toujours ton visage
souriaiii/ avec tes bons yeux de chien fidèle 1...
RENÉE
Pap...
DARTÈS, la repoussant brusguement.
Va-t'en... Laisse-moi L..
RENÉE
Qu'est-ce que tu as ?
a;2 L'ANIMATEUR
DARTÈS
Tais-toi, malheureuse...
RENÉE
Tu m'as repoussée avec une telle colère, un si
méchant regard...
Un temps.
DARTÈS
Pardon, mon petit !... Pardonne-moi ma brus-
querie... Je suis nerveux !... On le serait à moins,
RENÉE
Tu m'en veux ?
DARTÈS
Donne tes mains... donne 1... Toi, si bonne... si
tendre, toi qui, plutôt que de me quitter, as pré-
féré te brouiller presque avec ta mère, et ne plus
la revoir que de loin en loin, toi qui reviens de ces
tristes rendez-vous, le cœur gros mais l'esprit
toujours aussi résolu, pardonne-moi, cher mi-
gnon !... Je n'aurai jamais assez de reconnaissance
pour l'amour que tu me prodigues... Je devrais
tout te sacrifier, même l'avenir, je le reconnais !,..
Tu ne peux pas comprendre certains troubles qu'il
y a en moi... Certaines raisons que j'ai de mt
lancer avec fureur dans l'action, et qui me rendent
très, très irritable, presque méchant !... Oh ! tes
petites mains dans les grandes miennes !..,
RENÉE
Alors, pendant que tous ces gens s'agitent ot
regardent ta fenêtre, soyons encore nous deux,
comme nous l'avons été tous les jours du mois
dernier I... tu veux bien ? Tu veux bien ? Joue
encore uno heure avec moi à être heureux !...
DARTÈS
Ce que tu voudras I...
ACTE DEUXIÈME 273
RENEE
Tiens, remets-toi là, dans ton grand fauteuil.
Je vais te bourrer une bonne pipe moi-même !...
Et puis nous allons feuilleter ensemble ce numéro
de la Renaissance latine qui est arrivé ce matin...
Il y a la reproduction d'un Vinci admirable... et
des Ingres très drôles... tu vas voir... Allons,
avance, avance ici !...
DARTÈS
Renée, quel enfantillage ?... Mais je te com-
prends, va ! Je comprends tout ce que tu veux
dire de charmant et de désolant.
RENÉE
Là I... Moi, à côté, sur mon petit tabouret... On
n'est pas bien ?... Tu vois, c'est comme d'habi-
tude I... (On entend au dehors des bruits et les échos
de l'Internationale. Dartès dresse l'oreille.) N'écoute
pas les bruits du dehors... Il n'y a rien dehors...
absolument rien !... Regarde, voilà le Vinci
en question !.,. C'est beau, hein ?... Où se
trouve-t-il, ce tableau ?... A Milan !... Je vou-
drais voir un jour Milan !... Tu te rappelles, tu as
failli nous emmener tous une année en Italie ?...
Elle babille et Venlaee.
DARTÈS
Ma chérie !... Il me semble qu'on me met une
camisole de dquceur autour des bras...
SCÈNE V
Les Mêmes, WHEIL
WheIL, entrant.
Oh ! le joli tableau d'intérieur !... Ne vous dé-
rangez pas, je vous en prie... c'est trop charmant,
^74 L'ANIMATEUR
Mademoiselle !... Je vous demande pardon de de-
vancer de quelques instants le rendez-vous 1 Dar-
tès... je ne me perdrai pas en explications !...
Dartès, lisez ça... C'est tout ce que je vous de-
mande !...
Il lui tend un papier.
DARTÈS
Une seconde, Wheil, je suis à vous... J'entends
du bruit !... (Il va vers la porte.) Qui s'introduit
ici, derrière vous ?,.. Je ne reçois pas !
On entend la voix de Donadieu dehors. Il entre en bous-
culant la femme de ménage.
SCÈNE VI
Les Mêmes, DONADIEU
DONADIEU
J'en étais sûr !... Papa Wheil ici !... Bonjour
«itoyen I
WHEIL
Je vous prie, Monsieur Donadieu, d'être poli...
Nous n'avons pas gardé les vaches ensemble I...
DONADIEU
Ça dépend de ce que vous appelez vache !... Il
y a vache et vache. Dartès, vous n'allez pas vous
laisser empaumer, hein ?
WHEIL, avec hauteur.
Qu'est-ce à dire. Monsieur ?...
DONADIEU
Sufficit I... Tentative de dernière heure I... Fi-
gurez-vous, Dartès, que personne no voulait
monter chez vous avant l'heure fixée I... Ils ont
d'3S âmes do parlementaires, ces bougres-là 1 Moi,
ACTE DEUXIÈME 270
quand j'ai vu stopper l'auto du directeur du
Français^ je n'ai fait ni une ni deux... En ma
qualité de vieux bohème incivil qui peut prendre
sur soi toutes les gaffes... j'ai enfilé l'eBcalier !...
Et je viens vous chercher, Dartès ; les camarades
vous attendent chez le bistro... Je vous ai fait
verser votre vermouth grenadine !... Alors, on
descend ? Ils sont cent cinquante en bas qui ont
une envie furieuse de vous serrer dans leurs bras !..,
DARTÈS
Je n'ai pas encore pris ma détermination !...
WHEIL
Ah ! ça. Monsieur Donadieu, m'expliquercz-
vous pourquoi votre parti tient tant à mettre un
littérateur pur comme Dartès à la tête d'un journal
prolétarien ! Ce n'est pas ce libertaire de cabinet
qui ébranlera la Jéricho capitaliste !
DONADIEU
Pourquoi nous l'accueillons ?... Comme en d'au-
tres temps nous eussions accueilli Lamartine,Zola
et d'autres, s'ils étaient venus à nous 1 ... (Il écrit
en Vair avec son doigt.) D. A. R. T. È. S..., un nom
qui fait bien sur l'affiche ! Oh ! il y en a des
noms de plus dans le mouvement, je le reconnais,
mais, tel quel, c'est un excellent instrument d'é-
mancipation !...
WHEIL, à Dartès.
Je ne vous donne pas un mois pour divorcer
d'avec ces gens-là, Dartès !... Je le prophétise,
Monsieur Donadieu ; un homme pas plus qu'un
peuple ne change de moelle ni de muscles en
quatre ou cinq jours !...
DONADIEU
Qu'en savez-vous ? Il y a des routes de Damas
2:6 L'ANIMATEUR
pour les esprits libres... Je ne parle pas pour vous,
Monsieur Wheil, bien entendu ! Allons... venez,
Dartès !... Je vois bien que vous hésitez... qu'on
vous chambre !... Votre demoiselle est venue re-
ferm.er la porte et vous fait des signes derrière
moi...
RENÉE
Mais, Monsieur...
DONADIEU
Vous n'allez pas leur occasionner cette décep-
tion... hein ?... Ce ne serait pas chic !...
DARTÈS, sèchement.
Vous avez eu tort de monter, Donadieu !...
WHEIL
Dartès, je vous adjure, mon bon ami !... Songez
à l'heure que nous traversons... Au nom du pays
même, pas de campagne perturbatrice en ce mo-
ment !... Laissez cette poignée d'agitateurs et de
factieux.
DONADIEU
Cette poignée-là, que vous désignez de ce petit
geste... vous ne savez pas si ce ne sera pas de-
main une nation, Monsieur I
WHEIL
Non, car votre triomphe serait pour la nation
un arrêt de déchéance et de mort, car, è ses yeux,
vous ne luttez pas seulement contre le capital...
mais contre toutes les belles idées pour lesquelles
des millions d'hommes vivent et savent toujours
mourir : la Patrie, la Religion, la Famille, l'Ordre.
Et quoi que vous fassiez, vous êtes infailhble-
ment les vaincus de demain 1...
DONADIEU
Laissercz-vous dire ça devant vous, Dartès ?...
ACTE DEUXIÈME a; 7
DARTÈS
Ecoutez-moi, Donadieu !... Je n'approuve pas
une minute les paroles de mon vieux camarade
Wheil, vous n'en doutez pas... sans quoi, serais-jo
allé à vous ?... Il y a pourtant une impression-
nante vérité dans ce qu'il proférait à l'instant...
Ceci : on ne change pas un homme en cinq mi-
nutes !... Je vais vous faire sur moi-même une
triste révélation qui vous atterrera peut-être. 11
y a deux parts en moi... Un libertaire qui hait les
anciens mensonges sociaux, qui croit, comme
vous, au renversement nécessaire des valeurs, aux
solutions immédiatement exécutoires, à la refonlo
de l'organisme social, un qui adore le peuple, 1er
peuple au grand cœur douloureux... qui éprouve
l'envie furibonde de se dévouer à sa cause sacrée...
oui !... Mais il y a aussi un vieux bourgeois en
moi, qui ne se décide pas à mourir !... Je mo
méfie des oppressions collectives, de l'esclavage
dos partis !... Je suis un révolutionnaire, certes,
mais épris de liberté... d'amour... et non de
haine !...
WHEIL
Et c'est tout autre chose... Tolstoï, mon cher !
Vous n'êtes pas l'homme de ces révolutionnaires-
là!
DONADIEU
On croit toujours ça !... Rien ne ressemble plus
à un révolutionnaire qu'un autre révolution-
naire !...
WHEÏL
Dartès, vous resterez dans le vrai I
DONADIEU
Officiel et légal I
ajS L'ANIMATEUR
WHEIL
Dans la grande vérité humaine...
RENÉE, de loin.
Je t'en supplie î
DARTÈS, bas»
Je souffre du doute de moi !... J'ai des répu-
gnances... Je n'adopte pas toutes vos idées... Il y
a des gens à la tête du parti qui me dégoûtent et
que je méprise.
WHEIL
J'en étais sûr !
DONADIEU, un peu stupéfait et ironique.
Non, mais, pas possible !... Vous n'en êtes pas
plus loin que ça, Dartès ? A ce point d'interroga-
tion élémentaire sur vous-même ? Ah ! je suis
bleu de vous trouver dans de pareilles disposition?
quand je m'attendais à vous livrer à toutes les
acclamations des camarades !...
WHEIL
Tenez... tenez, vite, Dartès... Ecoutez-moi ça»
je vous en prie ?... Ecoutez ce qu'on crie dans la
rue 1... Ah ! l'abomination, le blasphème !...
DONADIEU
C'est un isolé !... Vous savez bien, cet éternel
isolé qu'on a toujours la ressource d'appeler un
homme saoul !
WHEIL
Un seul I... Non... Il y a plusieurs voix !...
RENÉE
Papa ! écoute...
On entend dans des rumeurs : « A''hu9... I''ar...mé».„ »
ACTE DEUXIÈME a^g
WHEIL
Est-ce sous ce cri de ralliement-là que tous
allez vous ranger ?
DARTÊS, avec élan cette fois.
Non, non !... Pas ce cri !... De ceux-là, je n*en
suis pas !
WHEIL
A la bonne heure !... Voilà l'autre cri... Celui
que j'attendais, celui de votre conscience !...
RENÉE
Papa !... papa, tu refuses ?...
DARTÊS, tristement.
Cela te ferait donc tant plaisir ...
DONADIEU
Mais, bon sang !... Qui disait donc que cet
homme-là signerait ! Allons, c'est jugé !... Inutile
de les faire poireauter plus longtemps !... Avez-
vous peur au moins de descendre et de leur dire à
tous, franchement, les yeux dans les yeux : « Je
ne veux pas ! »
DARTÈS
Mais certainement, je le leur dirai !... Je ne re-
doute aucune explication... aucun aveu de moi-
même... C'est à moi de m'excuser et je le ferais
très humblement !... Descendons... Renée, donne-
moi mon chapeau...
WHEIL
Et il y va !... Allons, allons, l'affaire est ratée...
Riez si bon vous semble, pour dissimuler une
déception qui doit être amère, je le reconnais i
DONADIEU
Une déception, moi ? Quelle blague !... Je suis
28o L'ANIMATEUR
tranquille, Dartès... Sans tarot et sans marc de
café, je n'ai pas de peine à tirer votre horoscope I...
Minute, mes amis. Ecoutez bien 1... Si un homme
comme vous, en proie au doute et se cherchant
querelle à lui-même, exprès, pour ne plus avancer,
au point où vous en êtes, Dartès, si cet homme
venait me consulter, je lui dirais à peu près ça :
Ne te frappe pas... Ton cas est clair ! Voilà l'his-
toire... Tu vas, tu viens, sans t'occuper d'autre
chose que de toi-même, et puis, un beau jour, tu
émets une petite idée générale grande comme
ça... une idée banale, cent fois dite, usée par
d'autres bouches que la tienne 1... Et voilà que
tout à coup elle se met à vivre devant toi, la
petite idée... elle absorbe tout ; elle se met à
vivre d'une existence personnelle, formidable !
Elle entraîne tout, même toi, qui l'as émise et qui
maintenant regimbes et grognes à sa remorque..
Oh ! tu as beau résister, tempêter, bernique..
Elle te prend par la manche... puis aux entrailles.,
elle tire... elle tient bon 1 Y a pas... faut suivre !..
C'est fini ! Tu lui as donné la vie à la petite idée
elle te demande la tienne en échange !... Elle fera
de toi, si elle le veut, un martyr !... Les idées
vois-tu, c'est plus grand que nous... Tu te plains
tu ahanes derrière... tu dis : « Mais ce n'est pas
elle ! Sous cette forme, je ne la reconnais pas !...
Je n'en veux plus... Comme on me l'a changée, la
bougresse ! » Allons donc, mauvais père I... C'é-
tait ta fille, ta fille prédestinée... et c'est pour
celle-là probablement que tu étais né 1... Oh 1 tu
en as eu d'autres et d'aussi belles, bien sûr, mais
ça no fait rien : c'est celle-là qui doit te remor-
quer, que tu le veuilles ou non !... Tôt ou lard
c'est elle qui sera ta foi, ton triomphe ou ton sup-
plice I... Et si ce n'est pas aujoin-d'hui, ce sera
demain... dans dix ans... qu'importe I... Retiens
ACTE DEUXIÈME 281
ce que j'affirme : tu peux refuser de poser ta si-
gnature au bas d'un traité... Pas d'importance !
Je m'en fous !... Regarde-moi !... Un jour, un
jour où il y aura beaucoup de souffrances dans
l'air et par le monde... où on lui fera du mal à ta
petite idée de jadis... où on voudra lui casser les
ailes... alors, tu ne pourras pas te retenir, et c'est
toi-même qui pousseras les deux battants de la
porte en criant : « Eh bien, me voilà, nom de
Dieu ! »
D ART Es, levant les bras.
Qui sait !...
WHEIL
J'ai écouté votre petit topo... Nous sommes
d'accord sur un point, c'est que votre homme n'est
pas mûr !...
DONADIEU
Mais non, il n'est pas mûr I... C'est l'évidence !...
Allez, Dartès, venez leur dire ça : « Je ne suis pas
mûr ! » Et c'est moi qui réglerai votre vermouth
grenadine !... Ça vaudra bien ça ! Après vous, ci-
toyens...
Dartès sort le premier, après avoir souri un peu triste-
ment, un peu pauvrement à Renée qui lui envoie un
baiser du bout des doigts. Elle est très pâle.
WHEIL
Je descends avec vous, et je file de suite 1... Je
me suis mis abominablement en relard. (Donadieu
et Dartès sont sortis les premiers. A Renée.) Et à bien-
tôt, hein ? Demain, si vous le permettez !...
Nous n'y sommes pour rien. Vous avez
enlevé ça de main de maître... Comptez sur moi.
(Montrant sa poche.) Le bien-aimé petit traité est
là!...
Il sort derrière les autres, radieux. Restée seule, Renée
les écoute, elle a un geste rageur en refermant la
porte, puis elle va à la fenêtre et regarde.
282 L'ANIMATEUR
SCÈNE VII
RENÉE, seule
RENÉE
Tiens, qui fait marcher la trompe de l'auto ?...
Un farceur !... Ah ! on a reconnu Wheil.., On va
le bousculer ! Monte ! monte donc vite, mon vieux,
c'est ce que tu as de mieux à faire... (Elle ouvre la
fenêtre, on entend du bruit dehors.) Voilà papa... la
porte s'ouvre... Il entre !... (Acclamations au dehors,
puis arrêt brusque.) C'est fait !...
Elle referme la fenêtre, va à la table, cherche de quoi
écrire et se met à écrire un pneu. Au bout d'une
seconde, la porte s'ouvre et Madame Dartès entre.
Renée parle sans lever la tête.
SCÈNE VIII
RENÉE, MADAME DARTÈS
RENÉE
C'est vous, Jeanne ?... Vous allez mettre ça,
en pneu, tout de suite. (Elle lève la tête.) Toi,
ici I... Comment es-tu entrée ?
MADAME DARTÈS
J'allais sonner, j'ai trouvé la porte ouverte I...
RENÉE
La porte ouverte ?... C'est Wheil qui est sorti
le dernier... Est-ce que...
MADAME DARTÈS, vivement.
Il faut venir ici to trouver, puisque depuis cinq
ACTE DEUXIÈME a83
semaines, tu ne réponds même pas à mes lettres
et que tu refuses tout rendez- vous... Alors ?...
RENEE
Si papa te voyait ici, chez lui 1...
MADAME DARTÊS
Eh ! bien, quoi !... Nous sommes séparés, mais
on peut avoir à se parler !... Il y a d'ailleuis peu
de chances qu'il me voie, puisqu'il est en face, en
train de signer le pacte... l'affreux pacte qui va
faire de lui un paria et de toi, ma chérie, peut-être
une victime.
RENÉE
Ah I ah ! tu espionnes !
MADAME DARTÈS
J'étais en bas avec une foule de badauds et de
reporters... Quand j'ai vu ton père traverser la
rue, je n'ai pu résister à l'envie de monter... J'a-
vais vu ton petit visage à la fenêtre...
RENÉE
Mais j'y songe de plus en plus !... Est-ce que,
par hasard, tu ne serais pas venue avec Wheil ?...
J'imagine très bien l'auto de Wheil te déposant
au coin de la rue !... Est-ce que tu ne serais pas
derrière la démarche qu'il vient de faire auprès
de papa, et n'est-ce pas lui qui a laissé intention-
nellement la porte ouverte ?
MADAME DARTÊS, haussant les épaules.
Je ne sais pas ce que tu veux dire !... J'ai en
effet vu Wheil et Donadieu descendre d'ici avec
ton père... C'est tout... Wheil a repris son auto
et il est reparti rapidement par la côte de Saint-
Cloud... Embrasse-moi, veux-tu ?... (Renée lui
tend le front.) On peut rester cinq minutes ?
28Î L'ANIMATEUR
RENÉE, après une hésitation.
Si tu veux !
MADAME DARTÈS, posant son sac sur ta table.
Alors, la folie est consommée !... II a accepté,
ma pauvre petite !
RENÉE
Ne me plains pas, je t'en prie !...
MADAME DARTÈS
Quand la porte du caboulot s'est ouverte, il a
été salué par des vociférations !... II va connaître
les ivresses de la popidai'ité. Toi aussi. Renée...
Hélas !
RENÉE
Mon père pouvait à son gré accepter ou refuser,
ma tâche et mon devoir seraient restés les mêmes I
MADAME DARTÈS
Que va-t-il advenir de toi ?... Ah ! j'ai le cœur
serré... serré 1 Jusqu'au dernier moment, j'ai
espéré qu'il se reprendrait, que tu l'empêcherais
de commettre cette folie !...
RENÉE, entre les dents.
Tu es donc bien sûre qu'il a accepté ?...
MADAME DARTÈS
Oui... Je l'ai vu entrer au bras de Donadieu...
Si ce n'était pas fait, je te connais, tu me l'aurais
déjà dit...
RENÉE
Pas sûr I... La crainte de te voir triompher
trop haut m'aurait peut-être empêchée !...
MADAME DARTÈS
D'ailleurs, ton silence à mon égard, depuis un
ACTE DEUXIÈME a85
mois, laissait peu de place à l'espérance... Dans
nos dernières entrevues, j'ai bien constaté les
progrès effrayants de notre dissension ! Renée,
pourquoi n'as-tu pas voulu venir chez moi ?...
RENÉE
C'est que, précisément, ces dernières entrevues
avaient été très pénibles... très blessantes aussi,
maman !... Tu m'as tenu, contre papa, dos propos
de plus en plus odieux... Et puis, je n'étais pas
assez maîtresse de ma langue !... Tu me faisais
parler... j'avais peur de trahir la pensée de papa
dans des heures aussi graves où il réclamait le si-
lence et la méditation !...
MADAME DARTÈS
Oh ! cette phraséologie dans ta bouche !... Je
la reconnais ! Je l'ai entendue près de vingt an-
nées !...
RENEE
Tu vois, toujours, dès les premiers mots, ta
haine t'emporte !
MADAME DARTÈS
Ne t'éloigne pas ainsi... avance !... (Elle lui
prend les mains.) Nous deux, Renée... nous deux...
devenues des ennemies 1...
RENÉE
Ohi
MADAME DARTÈS
Des étrangères en tout cas !... Comme c'est
triste ! comme c'est lamentable !...
RENÉE
Je te répète ce que je n'ai jamais cessé de te
dire : il ne tient qu'à toi qu'il en soit autrement !...
Cède !... Raccommode-toi avec papa !...
286 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈ9
Tu emploies innocemment des mots d'enfants,..
C'est une chose rendue impossible !... Je te l'ai
expliqué cent fois ! Il n'y a pas que les incompa-
tibilités d'idées !... Tout est fini entre ton père et
moi.
RENEE
Alors, même s'il avait renoncé à la politique, tu
ne serais pas revenue ?...
MADAME DARTÈS
Non!
RENÉE
Oh !... Mais qu'est-ce qui s'est donc passé tout
à coup entre vous... qui rend tout rapprochement
impossible ?... Si tu le voulais vraiment, tu le
pourrais... Si, si... et c'est ça que je ne te par-
donne pas...
MADAME DARTÈS, fermement.
Non !...
RENÉE
Et puis, que vais-je supplier là ?... Je suis bien
bête !... Tant pis !... On m'a donné à choisir ma
route, je l'ai choisie !
MADAME DARTÈS, avec un mouvement précipité vers elle.
Ce n'est pas une raison pour que je te perde,
moi I Et je te perds pour toujours !... Je le sens.
RENÉE
Tu l'auras voulu !...
MADAME DARTÈS
Cette accusation inique !... et sans cesse la
même I... Tu me rends injustement responsable
d'un état de choses qui a la force d'une fatalité I...
ACTE DEUXIÈME 287
Tu es murée dans ta résolution implacai)!. , dan:?
ton rôle de servante de grand homme !... Ah ! si
tu pouvais connaître la pauvre et simph; humanité
de tout cela !... Mais tu as raison, n'en parlons
plus !... Ce qu'il y a de certain, c'est que la pri-
vation de toi m'est intolérable !... Je ne m'habitue
pas à l'idée que le soir, quand je rentre-, tu n'es
plus là... Je t'appelle, je te cherche !... Oh !
rassure-toi, je ne suis pas venue essayer de t'atter
drir ! Je sais que ta volonté n'est pas de celi
qu'on fléchit.
RENEE
La tienne non plus... Vois-tu, quand deux êtres
en sont arrivés où nous en sommes, le mieux esl
de ne plus se faire souiïrir I A quoi serviraient des
mises en présence perpétuelles, des chagrins iné-
vitables, puisque, forcée d'opter, je suis résolue à
rester avec lui jusqu'au bout !
MADAME DARTÈS
Jusqu'au bout !... Ah I tu te rends bien compte
de ce que cet engagement contient de renonce-
ment et peut-être même d'épouvante ! Voilà ce
qui m'indigne... Voilà ce que je suis venue te crier
une dernière fois !... Cet homme n'a tout de
même pas le droit de disposer ainsi de ton ave-
nir !... Quand je songe à la vie qui t'attendait,
élégante, claire, facile... au mariage auqufl tu
étais destinée !...
RENEE
Penh !... Tu me fais hausser les épaules...
Quelle puérilité !
MADAME DARTÈS
Mais si, mais si... cela compte aussi ! Par la
foîce des choses tu vas rouler dans les bas fonds
populaires I... Tu seras dépréciée, gâtée !... Oh !
il.
288 L'ANIMATEUR
il faut que je te sauve malgré toi-même,! Il le
faut !
Elle $^ approcha de Renée, presque en suppliant.
RENÉE
Papa va arriver d'une minute à l'autre...
Avais-tu quelque chose d'autre à me dire ?...
MADAME DARTÈS
Renée, mon amour chérie, reviens chez moi
passer quelque temps ! Tu seras libre, tu verras
ton père tant que tu voudras, bien entendu... tu...
RENÉE, rinterrompant avec une froideur immobile.
Il va monter... As-tu quelque chose d'autre à
me dire ?.<-.
MADAME DARTÈS, le rouge lui est monté au çisage.
Tu me renvoies !... C'est bien !... C'est bien !...
Quelle peine ! (Elle se recule, mortifiée, humiliée. Un
grand silence, gène, puis changeant de ton.) Oh l
io ne me faisais aucune illusion... aucune. La
preuve, tiens, que je pressentais que notre rup-
ture allait être définitive, irréparable, c'est que je
venais te rendre certains comptes que j'ai à te
rendre !... Je te les apportais... regarde !
Elle ça à la table, et ouvre son sac.
RENÉE
Des comptes ?... Quels comptes as-tu à me
rendre ?... Je ne comprends pas ?...
MADAME DARTÈS
Renée, tu as atteint ta majorité, et la vie nous
sépare brutalement. Sois libre. Désormais, nous
allons encore nous heurter, même de loin... car,
je te l'avoue très franchement, je combattrai ré-
solument les idées de ton père dans mon journal 1...
ACTE DEUXIEME 289
RENÉE
Je n'en doutais pas.
MADAME DARTÈS
Tu daigneras seulement m'accorder les rendez-
vous qui sont nécessaires pour régler certaines af-
faires!... Je ne vois pas me faisant appel à un
notaire pour des communications comme celle que
j'ai à te faire aujourd'hui !... A moins que tu
veuilles bien, comme je te l'ai demandéj venir
chez moi, où nous parlerons à tête reposée ?...
RENÉE
De quoi peut-il bien s'agir ?... Eclaire-moi d'un
mot... Je verrai s'il y a lieu de prendre rendez-
vous !
MADAME DARTÈS
Tu es de glace, décidément !... Assieds-toi, jo
t'en prie... rien qu'une seconde !... Quelques mots
d'affaires, pas autre chose 1
RENÉE, s'asseyant à la table.
Je ne vois pas bien...
MADAME DARTÈS
Oh ! c'est sans grande importance, mais il faut
tout de même que tu sois mise au courant... Voilà..
Ta fortune personnelle se réduit à peu près à
aéant ! Tu possèdes vingt actions de chemin de
fer, trente actions du journal le Progrès... Ton
père a cru devoir m'envoyer encore le montant
les coupons ; je t'avertis que je ne les accepterai
plus à partir d'aujourd'hui.
RENÉE
Si c'est pour de pareils règlements que tu as cru
ievoir me relancer jusqu'ici 1...
290 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈS très simplement^
d'un ton presque détaché.
Ce n'est pas tout, en effet l... Je désirais t'ap-
prendre une chose qui serait venue à ta connais-
sance d'ici peu!... Il s'agit de l'exécution d'un
vœu testamentaire... Sache donc que ta majorité
te rend virtuellement propriétaire d'une petite
villa à Veules-les- Roses !
RENÉE
Moi ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?
MADAME DARTÈS
Oh ! bien peu de chose !... une bicoque au bord
de la mer, avec un bout de terrain... Ne t'illu-
sionne pas !... Cela peut constituer tout de même
un petit avoir. Dans la crise que tu vas traverser,
qui sait s'il ne te sera pas agréable de posséder uii
coin de repos pour faire halte !...
RENÉE, amusée.
Comment suis- je propriétaire d'une villa ?..
D'où me vient cette richesse ?... Et comment s(
fait-il qu'on ne m'en ait jamais rien dit jusqu'ici
MADAME DARTÈS
Il y a une quinzaine d'années, Ménescal, (Ui
temps, un froid.) notre vieil ami, que tu as poi
connu, car tu étais trop petite, a eu l'idée en mou
rant de partager ses biens à quelques amis... Il n
laiësait aucune famille... A moi fut léguée cnlt
bicoque de Veules-les- Roses ! Maie, sans doute
Ménescal avait-il deviné que je ne l'habiterai
pas... Craignait-il qu'elle fût vendue par la suite ?,
Je n'en sais rien 1... En tout cas, il avait mis un
condition... c'est qu'à ta majorité, la villa te r(
viendrait ù toi, on personne... Il t'aimait beau
ACTE DEUXIÈME 391
coup, Ménescal, tu t'en souviens ?... Voici, d'ail-
leurs, la lettre où cette volonté est exprimée... Tu
la liras ; je te montre tout de suite cette phrase :
• Je désire, ma chère Geneviève, qu'en souvenir
de moi cette villa revienne à votre petite Renée,
quand elle aura atteint sa majorité et... »
RENEE
Donne... donne vite !... (ElU lit.) Mais qu'est-
ce que c'est que cette histoire ?... Comment se
fait-il que tu ne m'en aies jamais ouvert la bou-
che ?,.. C'est la première fois que j'entends parler
de cette villa... qui t'appartient pourtant depuis
quinze ans I...
MADAME DARTÊS
On t'en a parlé... Tu l'as oublié, certainement...
Il n'est pas possible qu'on ne t'en ait pas parlé 1...
D'ailleurs, cette maison était si petite !... De plus,
je n'ai jamais pu supporter l'air de la mer, tu le
sais !... Alors, je l'ai louée à bail, et, ma foi, je ne
m'en suis plus jamais occupée... que pour quel-
ques réparations de temps en temps !...
RENÉE
Comment se fait-il.,, que papa non plus ne m'en
•ait jamais parlé ?... Il sait... bien entendu... que
cette maison t'a été léguée à toi ?...
MADAME DARTÈS
Comment voudrais-tu qu'il en fût autrement ?
RENÉE
Alors... je ne m'explique pas non plus son si-
lence à ce sujet ? Attends, attends... Connaît-il
.aussi l'intention de Ménescal que la maison me
revienne à moi personnellement ?... Cette lettre
que tu me communiques... il en a eu connais-
^sance ?
292 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÊS
A la lettre que je viens de te remettre, j'î
joint différentes correspondances qui te montre
ront le caractère affectueux de cette donation.,
Il y a visiblement des phrases qui ont été écrite
pour que tu les lises plus tard 1...
RENÉE
Tu n'as pas répondu à ma question.
MADAME DARTÈS
Laquelle ?
RENÉE
Ce vœu et cette lettre sont-ils connus de mo:
père ?
MADAME DARTÈS
Mais... certainement... je crois... oui !...
RENÉE
Certainement, et je crois !... Voilà deux mot
qui jurent terriblement ensemble I
MADAME DARTÈS
C'est-à-dire que l'événement est déjà si lointai]
que je ne me rappelle pas exactement si cett
lettre lui a été montrée...
RENÉE, avec un mouvement de répulsion craintive.
Non 1... Assez !... N'allons pas plus loin !..
Tout ceci ne me regarde pas !... La villa t'appar
tient... elle est à toi I... c'est bien à toi qu'elle i
été léguée...
MADAME DARTÊS
Pas le moins du monde...
RENÉE
Garde-la... Assez, maman !... Jo refuse, ui
point c'est tout.
ACTE DEUXIEME 298
MADAME DARTÈS
Mais...
RENÉE
N'insiste pas... Je ne veux participer en rien
à ton passé ! Les raisons d'amitié de Ménescal
pour toi sont explicables. Mais je désire demeurer
à l'écart de tout ce qui concerne ce passé-là !... Je
te prie même de reprendre ces lettres I... Tu as eu
des scrupules... Ce vœu, ce désir exprimé dans ces
lettres t'y contraignaient 1... Je ne doute pas une
seconde d'ailleurs que ce fût là un expédient de la
part de Ménescal... pour empêcher que la maison
fût mise en vente dans une débâcle d'argent !
Peut-être aussi en cas de contestation 1... C'est
cela, n'est-ce pas ?... C'est à ce sentiment que cor-
respond sans doute une pareille détermination ?...
N'est-ce pas toi-même qui viens de me le dire ?
Elle parle avec une volubilité intense.
MADAME DARTÈS
Peut-être... oui 1...
RENEE
Eh bien, voilà qui est réglé ! Ma vie est exclusi-
vement rivée à celle de mon père 1... J'en accepte
tous les aléas... J'en subirais toutes les misères, si
• iles se présentaient, avec la même allégresse !...
Cotte existence-là, je l'inaugure les mains vides !...
Je n'accepte et je n'accepterai rien jamais que de
lui!
MADAME DARTÈS
Oh ! alors tu n'acceptes pas parce que ceci vient
de moi ?... Voilà ce que tu veux me faire com-
prendre, n'est-ce pas ?
RENÉE, les yeux pétillants de rage.
Parfaitement l...
394 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÊS
Oh ! c'est d'une cruauté, ce que tu dis là !...
Est-ce que tu t'en rends bien compte, Renée ?...
C'est tout simplement atroce I
RENÉE, sourdement.
Laquelle est la plus atroce de nous deux ?
MADAME DARTÊS
Alors, dans ton cœur... ton père seul compte 1...
Je ne suis rien, moi ?...
RENÉE
Lui d'abord !... Lui, par-dessus tout !... Vous
l'avez voulu ainsi !
MADAME DARTÈS
Malheureuse 1...
RENÉE
Lui, qui a eu toutes mes pensées !... Lui, qui
n'a pas été aimé par toi !... Lui, qui n'a pas eu sa
part d'amour, et qui la méritait pourtant parce
qu'il avait toutes les dignités, toutes les bontés !...
Lui, que je vénère !...
MADAME DARTÈS, les mains aux oreilles.
Cruelle !... va, continue... Chaque mot est un
coup de couteau !
RENEE
Lui, de qui je tiens ce qu'il y a de meilleur en
moi !...
MADAME DARTÈS, bondissant.
Mais ce n'est pas vrai I... Tu es mon sang aussi !..
Tu es ma lillo !... Ce que tu as de bon, ce que tu as
de meilleur en toi, tu me le dois !... Tu es ma
lillo, entends-tu ?
ACTE DEUXIÈME 396
RENÉE
Comme je suis la sienne !...
MADAME DARTÈS
Tu es ma fille !...
Un grand silence, uu silence terrible.
RENÉE, blême.
Ah ! ça, voyons, voyons... depuis cinq minutes
que tu me pousses à bout, c'est à se demander si
je perds la tête I Où veux-tu en venir ?... J'ai
tout à coup l'intuition d'une perfidie, mais elle
serait telle venant de toi 1... Qu'est-ce que tu
veux insinuer ?... Pourquoi cette exclamation que
tu viens de pousser ?... Je retiens une interroga-
tion monstrueuse.
MADAME DARTÈS, avec passion.
Eh bien, ne te demande rien !... Fcoute-Ie sim-
plement comme il vient d'être poussé, ce cri qui
me monte des entrailles !... Ecoute celle qui te
dit : u Viens, ma chérie !... ne me renie pas ! »
Pour qu'une mère torturée, désespérée qu'on lui
arrache son enfant, en arrive à lui crier ça : « Ce
n'est pas ta route !... ta route est avec moi !... »
il doit y avoir des raisons irrésistibles !... Viens,
ma chérie !... Tu ne peux pas renier de tes pa-
rents celui qui des deux est ta chair même... celle
qui...
RENÉE, apec un cri déchircuU.
N'achève pas... non... non !... Dis-moi vite,
très vite que ce n'est pas possible... que je com-
prends mal !... que je suis infâme d'imaginer ce
que j'imagine... C'est que ce serait à se jeter par
la fenêtre de désespoir et d'horreur !... T'en
rends-tu compte ? Alors, ce serait vrai ?... Alors,
je... (Un court silence, puis elle pousse un cri atroce et
296 L'ANIMATEUR
tend les bras vers la porte en criant de toute sa douleur.)
Papa !... papa !...
MADAME DARTÈS
Voyons... mon enfant... ne t'affole pas !...
Maintenant, voilà que tu vas trop loin dans tes
suppositions !... Voyons...
RENEE
Papa !... Papa !...
MADAME DARTÈS
Le désespoir,... la jalousie, peut-être aussi...
ont égaré mes paroles !... Je me suis mal expri-
mée. Ce n'est pas sur un mot qui m'a échappé que
tu peux conclure à une pareille fatalité...
RENÉE, la repoussant.
Non !... Tu ne serais pas assez misérable pour
dire de toi une chose pareille, si la vérité n'était
pas éclatante, si tu n'en étais pas sûre !... Va-
t'en !... Je ne te pardonnerai jamais le mal que tu
viens de me faire !... Tu m'as enlevé ma seule
fierté de vivre !
MADAME DARTÈS, se reculant et sourdement.
Ma chérie... tu as horreur de moi... n'est-ce pas ?
RENÉE
C'est de moi que j'ai horreur, maintenant.
(En sanglotant d'un désespoir incommensurable.) Papa !
au secours 1... Ta fille !... ta petite fille !
A ce moment on entend la porte de l'antichambre
s'ouvrir.
MADAME DARTÈS
Fais attention.
Ecnée fait des efforts surhumains pour ravaler ses
larmes. Dartès entre.
ACTE DEUXIÈME 397
SCÈNE IX
Les Mêmes, DARTÈS
DARTÈS
Qu'est-ce que tu fais chez moi ?... De^quel droit
es-tu montée ? Pour quelle raison ?...
MADAME DARTÈS
J'étais venue voir Renée... Je m'excuse et je
m'en vais.
DARTÈS
Il y a des yeux rouges, ici !... Qu'as-tu bien pu
dire à cette petite, qu'elle a le visage boulever-
sé ?... Qu'est-ce qu'on t'a dit qui t'a fait verser
ces grosses larmes ?... Tu es là sans pouvoir même
parler !... suffoquée !...
RENÉE, reniflant ses sanglots comme un enfant.
Mais rien, papa... rien d'important ?,.. Je t'as-
sure... des discussions... Tu vois, c'est fini !...
Maman s'en va !...
DARTÈS
Ah ! la pauvre figure que voilà... Ah 1 ça, mais...
(Soupçonneux, à sa femme.) Tu n'aurais pas...
Il s'arrête.
MADAME DARTÈS
Quoi ... achève !...
DARTÈS
Va 1 quoi qu'elle t'ait dit, ne la crois pas 1...
Tout ce qui vient d'elle n'est que mensonge !...
Mensonge I . . . (S'avançant vers Madame Dartès presque
à VOIX basse.) Réponds !... Tu n'aurais pas osé
pousser l'infamie...
298 L'ANIMATEUR
RENÉE, qui Va suivi,
pousse un vrai hurlement de douleur.
Ah !... j'ai entendu... 11 le savait, lui aussi... il
le savait !
DARTÈS, se précipitant sur sa femme.
Va-t'on d'ici ou je te tue !... Ah ! j'étais bien
sûr quo lu en arriverais là un jour !...
MADAME DARTÈS
Pourquoi as-tu voulu m'arracher ma fille ?...
Tu l'as captée 1 Tu l'as dressée contre moi !
DARTÈS
Dehors !...
Il la pousse vers la porte, comme s^il avait peur de
Vétrangler sur place.
MADAME DARTÈS
Tôt OU tard, c'est à moi qu'elle reviendra...
Oui, c'est à ta mère que tu reviendras, Renée !...
DARTÈS
Mais va-t'en donc !... Tu ne vois donc pas que
je vais t'étrangler comme une bête !...
MADAME DARTÈS
Renée, c'est à moi que tu reviendras, Renée,
retiens ce cri-là... retiens ma voix... à moi... à
moi...
Dartès Va jetée dehors. Il ferme la porte sur cette clC'
meur.
ACTE DEUXIÈME agy
SCÈNE X
DARTÈS, RENÉE
DARTÊS, appuyé à la porte.
Oh I pauvre petite ! Qu'est-ce qu'on vient de te
faire ?...
RENÉE
Papa !... que je suis malheureuse !...
DARTÈS, s*élançant.
Ah ! Papa ! Le premier mot qui sort de ta
bouche ! Merci, merci, mon chéri !... Calme-toi...
Je t'adore, mon petit... Je t'adore !... tu m'en-
tends... là... là... calme-toi...
Il la serre convulsivement dans ses bras.
RENÉE
Que je suis malheureuse !... Ma fierté de toi !...
quelle déception I...
DARTÊS
Et voilà... c'est fait 1... Maintenant, ce que je
te cachais si jalousement... tu le sais... C'est hor-
rible, n'est-ce pas ? On ne peut rien imaginer do
plus affreux !...
RENÉE
Rien... rien au monde...
DARTÈS
Tu comprends maintenant les transes par les-
quelles je passais quand tu allais chez elle ?...
J'avais tellement peur que tu reviennes avec
cette épouvante dans les yeux !... Tôt ou tard,
elle devait en arriver là !... Je le savais bien...
■
3oo L'ANIMATEUR
ton amour pour moi t'avait condamnée... à cette
révélation !
RENÉE, écrasée et laissant tomber le torrent de ses larmes
Oh ! une révélation !... C'est pire... C'est une
sentence que je viens d'entendre... une sentence
de dégradation pour la vie ! Ce que je croyais
être... et ce que je suis !... Moi qui n'avais qu'un
orgueil... qu'un honneur... être la chair de ta
chair !
DARTÈS
Tais-toi... ma chérie \ ... (Il la reprend dans
ses bras.) Tiens ! nous sommes vraiment trop
malheureux tous les deux !... Hein ! crois-tu ?...
Ton jeune cerveau qui va être rempli de cette
obsession !...
RENÉE
Et tu savais cette abomination depuis quand ?...
Depuis toujours ?... Tu as pu garder cette chose...
me la dissimuler des années... faire semblant de
m'aimer I...
DARTÈS
Mais non, mais non 1... La blessure est toute
vivo ! Seulement, les deux coups ont été espa-
cés !... Tiens, le jour où j'ai quitté le journal...
quand tu es entrée, quand tu t'es jetée dans mes
bras... c'est ce moment-là qu'elle venait de choisir
pour me frapper au cœur 1...
RENEE
Comme tu as dû souffrir !
DARTÈS
Autant que tu souiïres, Renée...
RENÉE
Autant ?... Oh 1 ça, c'est impossible I... Ça ne
ACTE DEUXIEME 3oi
se compare pas. Toi, tu restes toi-même, tandis
que moi... songe... devenir en un instant le fruit
de la faute... le produit de cet être falot et vil dont
je porte peut-être la ressemblance accablante sur
tout le visage !... dans tout mon être !... Quel
dégoût. Non ... je ne pourrai jamais me faire à
cette idée ! Jamais ! Jamais I
DARTÈS
Enfin, il faut tout de même la remercier de
n'avoir pas parlé plus tôt... Je n'ai pas été privé
de la joie de la paternité. Songe, si j'avais su ce
que je sais quand tu bégayais, quand tu me ten-
dais tes petits bras !...
RENÉE
Est-ce que je ne te les tends pas toujours de la
liiême façon !
DARTÈS
Oh ! si... et c'est toujours aussi bon !... Mais je
me dis que maintenant, te voici grande, de toute
façon l'instant serait venu où je t'aurais perdue...
C'était fatal... Le plus beau est passé... le plus
doux, tu me l'as donne, le meilleur, tu l'as reçu !...
On s'est bien aimé, hein ? nous deux ?...
RENÉE
Oh ! ce mot au passé !... Que de peine tu mo
fais... Il est vrai que toi, tu ne m'aimes proba-
blement plus autant depuis que tu sais quo je ne
suis pas... ta fille 1
DARTÈS
Mais, Renée, je ne t'aimais pas seulement parce
que tu étais ma fille !... Mais parce que tu étais
toi !...
RENÉE
Dis, papa, est-ce qu'il pourrait se faire qu'on
s'aime moins ?
3oa L'ANIMATEUR
DARTÊS
Pas maintenant, bien sûr... mais plus tard, qui
sait ?... Tu te reprendras, tu réfléchiras !...
RENÉE
Je ne t'aimerai que davantage...
DARTÈS
Il y aura toujours entre nous cette idée qui
grandira... qui s'installera... cette fanure de tout I
RENÉE
Tu crois ?
DARTÈS
J'en suis sûr !...
RENÉE
C'est atroce !...
Ils restent béants, regardant, droit devant eux, Vavenir,
DARTÈS, tout à coup, essayant de plastronner, pour Renée,
Tiens, heureusement que tu as eu l'inspiration
de me faire renoncer à cette direction !... C'est
fait !... En voilà une veine ! Maintenant on va
réaliser le beau rêve que nous ébauchions tout à
l'heure... on va aller en Suisse !... On voyagera
sans autre souci que le plaisir de vivre ensemble...
RENÉE
Non l... Il ne faut pas I
DARTÈS
Pourquoi ?
RENÉE
11 ne faut pas voyager... Tu souffrirais trop...
Seuls tous les deux, tu te torturerais davantage !...
C'était bon il y a une heure !... Maintenant, je
suis sûre que l'obsession te ferait mal... 11 te faut,
au contraire, un dérivatif 1... Il te faut l'action I
ACTE DEUXIÈME 3o3
DARTÊS
Tu as peut-être raison... Alors, je vais travail-
ler !... Oh ! la vieille charrette n'est pas encore
usée. Je ferai un livre !... Je sais bien aussi qu'il
faut gagner sa vie ! Au fait, je n'y pensais pas...
l'offre de Wheil ?... la direction de la maison de
Zurich !... Voilà qui tombe à pic !
RENÉE
L'offre de Wheil ?...
DARTÊS
Les voilà, les gros sous... et le coup de collier à
donner !... Tiens, je suis enchanté !... Je vais lui
écrire tout de suite !
Il se dirige vers son bureau.
RENÉE
A Wheil ?... As-tu songé que rien n'est changé
depuis tout à l'heure... que cet argent que tu refu-
sais te viendra du parti ennemi 1...
DARTÊS, aeec un geste las et découragé.
Oh ! maintenant !
RENÉE
Ainsi, tu passerais dans l'autre camp ?...
DARTÊS
L'autre camp !... Mes amis de jadis !... Pour-
quoi pas ?...
RENÉE
Tu en es là !...
DARTÊS
D'ailleurs, ce travail de bureaucrate, ce sera
beaucoup plus mon affaire !... Et c'est peut-êtce
toi qui avais raison !... Je voyais faux, je m'en
3(>4 L'ANIMATEUR
rends compte maintenant... Les idées, devant cer-
taines réalités !
RENÉE
Toi... toi, parler ainsi !...
DARTÈS
Je deviendrai rapidement un petit vieux très
sage... très sage !
Humblement, les épaules tassées, il a pris la plume.
Une bizarre grimace lui contracte enfantinement
les lèvres.
RENÉE, avec éclat.
Et voilà ce qu'elle a fait de toi !...
DARTÈS
N'est-ce pas ce que tu voulais tout à l'heure !...
RENÉE
Tout à l'heure, oui, parce que je n'étais que ta
fille !... ta fille timorée et lâche, comme le sont
ious les enfants !... Mais, sache-le... je parlais
contre mon cœur... contre ma pensée vive !... Ta
foi, c'est la mienne !... Ton idéal, c'est le mien.
DARTÈS
C'est vrai, ça ?...
RENÉE
Si c'est vrai !... Ah ! mais, sache-lo, sache-le
maintenant et que je le crie bien haut, puisque
jo le peux enfin !... Pas une de tes pensées qui ne
soit la mienne !... Je t'ai suivi toujours, applaudi
en secret 1... Je te poussais de toute la force do
mon admiration... car je ne connais pas de vie
plus noble que la tienne 1... Ce que tu viens de
faire au mépris de ton bonheur, mais c'est admi-
rable... admirable 1... Et c'est ça que tu veux
rayer, d'un couj), à cause de cette petite vérité
ACTE DEUXIEME 3u5
misérable qui ne devrait pas compter dans ta
vie ?... Père ! Père !... laisse-moi le crier ce mot...
ce beau mot, tout au moins à mon aise ! Père,
mon père par les idées... par tout ce que tu m'as
inculqué de toi !... C'est la plus haute des pater-
nités, celle-là, je viens de le comprendre tout à
coup... L'autre n'est rien en comparaison ! Tu
ne m'as pas créée, peut-être... mais tu m'as ani-
mée, tu m'as pétrie... c'est mieux !... Quand je
me croyais ta fille, j'étais là, craintive... ma chair
tremblait !... Regarde maintenant, je ne tremble
plus ! ...Je suis seulement libérée de tous les mi-
sérables liens charnels 1 Ah 1 elle croyait m'enle-
ver la joie d'être ta créature !.,. L'imbécile !...
(Le doigt tendu lers le front de Dartès.) Mes origintt.;,
les voilà !... Au-dessus de tout, il y a la grande
paternité des idées !... Oui... mille fois oui...
tu m'as enfantée !... Jamais je ne me suis sentie
plus ta fille qu'en ce moment !... En avant, père,
du côté de ton devoir !... Il est là ! C'est ton
enfant qui te le crie !... En avant, du côté de ton
idéal! (Elle va à la fenêtre.) Il est encore temps...
tout le monde n'est pas parti !... (Elle appelle,)
Hop ! hop 1 Menessier... Tardieu... Ils sont là sur
le trottoir...
DARTÈS
Qu'est-ce que tu fais ?
RENÉE
Je les appelle... (Elle crie.) Il accepte, venez
vite, mon père accepte ! C'e^t décidé 1... (Elle re-
polisse la fenêtre et va à Dartès.) Cai' tu acceptes,
n'est-ce pas ?
DARTÈS
Si j'accepte !... Moi aussi, je me résignais, par
amour pour toi, au renoncement le plus affreux.
3o6 L'ANIMATEUR
je saignais de rage contenue... et c'est toi, toi-
même qui viens m'ouvrir les barreaux de la cage
à l'heure où tout allait s'écrouler !... à l'heure où
je croyais étouffer !... C'est trop de joie. Ah ! bon
Dieu ! On va voir ! Renée, la foudre est tombée
sur nous ! D'un coup de cœur, nous nous redres-
sons ensemble ! Au devoir !...
Au devoir !
RBnEE
DARTÈS
Tu as raison... je vais parler... J'appellerai
comme la cloche. Tu connais sa devise : « J'ap-
pelle les vivants et je brise la foudre !... » Oui,
j'appellerai de toutes mes forces... mais par le
tocsin, par la guerre, par la révolte !... Je sonnerai
pour la bonté, pour la fraternité douloureuse des
créatures... Dis, Renée, voilà ce qui va germer de
notre blessure, de notre déception... Ce ne sera
pas beau, dis ?
RENÉE
Ah ! père, si ce sera beau !... De toute cette dou-
leur faire de la beauté, de la bonté I... Quelle ré-
ponse et quel exemple 1
DARTÈS
Ta main, mon petit... ta main loyale et forte 1
Maintenant il me semble que je soulèverais le
monde !...
ACTE DEUXIÈME Soj
SCÈNE XI
Entrent DONADIEU, MENESSIER, ET TROIS
OU QUATRE PERSONNAGES, les uns en
bourgeois, les autres en casquette.
DONADIEU
Qu'est-ce que j'avais dit !... Ça n'a pas été
long... C'était fatal, parbleu 1
RENÉE
Entrez, je vous en prie.
DARTÈS
P Entrez, entrez, Donadieu... Messieurs, entrez
tous... Je suis votre homme. Je vous avais dit
tout à l'heure la cause de mes hésitations. Avant
de venir à vous, je voulais me libérer complèic-
ment !... C'est lait. Comptez sur moi, corps et
âme... Je vous donne ma vie 1...
TOUS
A la bonne heure... Vive Dartès... Signez ça :
Vun agitgje traité et le pose sur la table
DARTÈS
Tenez, c'est à cette petite qu'on doit tout. ..Ne
l'oubliez pas...
DONADIEU
Bravo, Mademoiselle ! Laissez-moi vous serrer
la main... Vous êtes contente ?...
RENÉE
Si je suis contente I
3o8 L'ANIMATEUR
DONADIEU
Mais elle pleure, cette gosse !... Elle pleure !
RENÉE
Tiens, de fierté !... Quand on a un père comme
celui-là, n'est-ce pas ?... quand on a un père
comme celui-là...
RIDEAU
ACTE TROISIEME
L'imprimerie des Cahiers bleus. Le bureau de Gibert
au premier étage, très vieille petite maison. Gros cais-
■ons. Au mur, les cagiers avec les piles de livres rangés.
Désordre. Le nouveau livre de Gibert un peu partout,
— en ballots. Au mur, de» affiches portant le titre du
livre : Lascar le Juste. Le bureau donne au fond sur une
petite cour ; on distingue les toits bas de l'imprimerie.
SCÈNE PREMIÈRE
MADAME DARTÈS, GIBERT
GIBERT
Restez encore... que je sache, avant que vous
descendiez, si vous ne rencontrerez pas Wheil.
MADAME DARTÈS
Où l'avez-vous mis ?
GIBERT
Dans le bureau du caissier en bas... Je lui ai
donné un exemplaire à lire... Il savoure ça depuis
une demi-heure.
MADAME DARTÈS
Il doit être fixé !... C'est pour un article dans
Le Français ?
GIBERT
Parbleu !... (Il prend le téléphone intérieur.) Allô...
Voulez-vous faire attention à ce que Ma-
dame Dartès ne rencontre pas Wheil dans l'esca-
lier, n'est-ce pas ?
3io L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈS
Du reste, je veux m'en aller sans être vue de
qui que ce soit.
GIBERT
Vous n'avez qu'à sortir par la porte de la
cour !... (Il continue à téléphoner.) Allô... Quoi ?...
Oui !... quarante exemplaires chez Loury...
cinquante chez Dentus... Mais non, pas soixante,
cinquante... ça suffît... Oui, je suis justement en
train de faire la liste. Que tout soit livré à
six heures... Eh bien, je m'en fous, prenez un
taxi... Il y a combien d'exemplaires de sortis
à l'heure actuelle ?... A deux heures ça faisait
six cent cinquante ?... Bien !... (Il raccroche le
récepteur.) Vous semblez un peu triste... un peu à
plat... Qu'est-ce qu'il y a ?
MADAME DARTÈS
Moi ?... Non pas... Evidemment, maintenant
que le volume est parti... maintenant que quel-
ques mains l'ouvrent déjà à la devanture des li-
braires... j'ai tout de même comme la respiration
coupée...
GIBERT, riant.
C'est nerveux... le trac 1...
MADAME DARTÈS, après un petit sursaut.
De quoi ?... Vous plaisantez, je crois I... J'es-
time n'avoir commis aucun acte répréhensiblo, au-
cune lâcheté.
GIBERT
Non, ma chéro amie, aucune... Votre conscience
peut être parfaitement rassurée... Vous êtes une
vie lime ! Contre cet être néfaste, néfaste pour
A»:TE troisième 3ii
les siens comme pour son pays, qui vous a arraché
votre enfant et vous a atteinte dans votre bonheur,
qu'avez- vous fait ?... Vous avez parlé, vous vous
êtes plainte... J'ai retenu au passage quelques-
unes de ces confidences douloureuses, je m'en
Bui' servi pour dépeindre le bonhomme... et ce ne
serait répréhensible à la rigueur que s'il s'agissait
d'un livre où le nom même de Dartès serait im-
primé... Or, il s'agit ici d'une fiction, d'un per-
sonnage composé d'éléments réels, d'une satire
moitié farce et moitié larmes I... Allez, ma bonne
amie, en paix, en toute paix... Le monde com-
prendra qu'en m'ayant communiqué quelques do-
cuments, et qui ne touchent exclusivement qu'à
sa vie privée, vous n'exercez pas une vengeance.
Ceux qui vous ont approchée ne peuvent que res-
pecter l'expression d'une douleur sincère, et aussi
d'une foi civique qui fait votre honneur de journa-
liste.
Il s^arréte. visiblement satisfait de la formule.
MADAME DARTÈS
Merci, Gibert !... mais je creuse le fossé plus
profond, plus irréparable, entre mon enfant et
moi. Il est vrai qu'au point où nous en étions ! Je
serais à l'agonie, viendrait-elle seulement à mon
chevet ?... Je ne le crois pas 1
GIBERT
Bah 1 peut-être un jour ses yeux s'éclaireronl-
ils ? Attendez quelques années encore... L'heure
du châtiment viendra et tout ceci est un admi-
rable dépôt de munitions... {Au moment où Madame
Dartès se dirige vers la porte.) Ma chère amie, avant
de nous quitter... permettez-moi d'aborder une
question matérielle que vous avez toujours eu le
tact d'éviter, et à laquelle il faut bien en venir.
14
3i2 L'ANIMATEUR
MADAME DARTÈS
Quoi donc ?
GIBERT
Voilà le chiffre du premier tirage : vingt mille.
Combien s'en vendra-t-il, je l'ignore, mais ne vous
semble-t-il pas équitable que, sur cette édition,
vous touchiez un léger pourcentage, si léger soit-
il ?
MADAME DARTÈS
Halte-là, Gibert I... Jamais !... Pourquoi pas
les trente deniers ?... D'ailleurs, il n'y a aucune
collaboration... Je ne saisis même pas l'à-propos
de votre offre mon cher !... Je n'ai pas écrit une
ligne de votre livre, je n'ai fait qu'entr'ouvrir
quelques dossiers, quelques tiroirs.
GIBERT
Le chapitre douze pourtant est tout entier de
votre main ?.,. Et vous savez, là-dessus, je ne
transige pas... Du moment qu'une ligne a été
écrite par une autre main que la mienne...
MADAME DARTÈS
N'insistez pas, vous m'offenseriez !
GIBERT
Il en sera comme vous voudrez.
On frappe.
GIBERT
Entrez I
UN RÉDACTEUR
Monsieur Wheil s'impatiente.
GIBERT
Une seconde encore... allez lui tenir compa-
ACTE TROISIEME 3i3
gnie... Le temps de faire descendre Madame... je
téléphonerai.
Le rédacteur sort. Madame Dartès prenan* un exem-
plaire à couverture rouge.
MADAME DARTÈS
Le pavé rouge I
GIBERT
II frappera au bon endroit, je vous en réponds !
MADAME DARTÈS
Qu'est-ce qui va sortir de tout ça ?... Si on
pouvait le savoir à l'avance !... Comme c'est cu-
rieux, j'éprouve à mon tour, exactement, l'im-
pression d'incertitude et d'émoi qu'a éprouvée
Dartès le jour où il écrivit son premier article
contre vous et qui déclencha toute cette série
d'incroyables événements... A mon tour, je m'in-
terroge anxieusement... Ai-je bien fait ?... De
quels événements vais- je être la promotrice ?...
Et, ceci est encore plus curieux, Gibert, penchée
sur mon propre doute, sur ma propre angoisse, je
sens que, même si j'entendais une voix intérieure
qui me désavoue, eh bien ! rien ne m'empêcherait
d'agir et d'aller de l'avant !
GIBERT
C'est que vous le haïssez tellement !
MADAME DARTÈS
Ah ! oui, je le hais, de toutes mes forces !...
Mais il n'y a pas que la haine, il y a le besoin mys-
térieux de dire la vérité de son cœur et de sa foi,
l'extraordinaire plaisir de lutter contre ce vertige
qui vous attire, qui vous attire !... Ah ! l'attrac-
tion de ce qu'on croit la vérité !... Quand j'étais
petite, j'éprouvais ça déjà !... J'émettais des
■
3i4 L'ANIMATEUR
idées subversives qui faisaient pleurer ma mère...
J'avais des remords affreux de lui faire de la
peine ! Eh bien ! quand même, c'était plus fort
que moi... Il fallait que je me débarrasse de mon
désir d'insubordination !... Et encore mainte-
nant... maintenant, je sens que ce petit livre-là
va m'enlever à jamais le cœur de ma fille, que
nous ne nous reverrons peut-être jamais... qu'elle
m'en voudra pour le reste de ses jours... j'en
éprouve un déchirement atroce !... eh bien, ce se-
i'ait à refaire... je le referais !
GIBERT
Oui, la force des idées !... C'est bien celle-là qui
entraine les peuples et qui fait marcher le monde...
C'est notre force centrifuge, à nous autres, les
esprits conducteurs.
MADAME DARTÈS, ai>ec un lourd soupir.
Notre force ou notre faiblesse ?
GIBERT
Non, notre force, et vous allez le voir... Vous
allez voir le résultat du pavé rouge !
MADAME DARTÈS
Puissiez-vous dire vrai !... Adieu I
GIBERT
Quelques exemplaires, ma chère !
MADAME DARTÈS
Oh 1 non, merci !... pas un 1... Voilà un livre
que je ne relirai jamais par exemple I Non, d'ail-
leurs, je n'ai pas l'envie do lire quoi que ce soit,
jo vous jure bien... Je vais rentrer chez moi,
prendre une tasse de thé... je m'étendrai sur une
chaise longue et demain matin, Gibert, demain
ACTE TROISIEME 3»5
matin l'aurore me trouvera dans la même posi-
tion, les yeux ouverts...
GIBERT
Vous ne dormirez pas... vous croyez ?
MADAME DARTÈS
Non, je regarderai, en face de moi, au mur, un
portrait en médaillon d'une petite fille de douze à
treize ans, les yeux bleus, la bouche souriante...
le col nu... et...
Elle pleure.
GIBERT
Vous êtes profondément à plaindre !
MADAME DARTÈS
Je sentirai ses yeux de reproche... j'entendrai
sa voix me dire : « Qu'est-ce que tu as fait là,
maman ? »
GIBERT
Ma pauvre amie !...
MADAME DARTÈS, aoec un éclair farouche
et orgueilleux dans les yeux.
Ne me plaignez pas ! Je vous l'ai dit... ce serait
à refaire, je le referais.
Elle sort brusquement.
SCÈNE II
GIBERT, puis WHEIL
GIBERT, seul au téléphone.
C'est vous, Thalabert ?... Passez-moi Goffier et
priez Wheil de monter... Ah ! au fait, chez les
libraires, spécifiez que les volumes que j'envoie
3i6 L'ANIMATEUR
doivent garder leur bande pendant quelques
jours !... Je désire qu'on ne feuillette pas... Et
puis, spécifiez aussi que j'ai mis dans le « Vient de
paraître » en très gros caractères, « Edition des
Cahiers bleus »... je serais reconnaissant à chacun
de ces messieurs d'expliquer au public que c'est la
première fois qu'il sort de nos presses autre chose
que le journal... mais bien que nous comptions
devenir à partir de ce jour une maison d'éditions,
nous ne publierons que les oeuvres de nos collabo-
rateurs ; qu'on le sache bien !... J'édite moi-
même. Prenez avec vous quelques membres de la
ligue : trois ou quatre. (Gibert à Wheil qui entre et
en raccrochant le récepteur.) Eh bien ?
WHEIL
Terrible !... C'est effrayant !
GIBERT
Tant que ça ?...
WHEIL
C'est-à-dire qu'il ne s'en relèvera pas !... Ah !
vous êtes un fier bonhomme ! Et passez-moi le
mot, quel toupet !... c'est admirable d'ailleurs le
chapitre que je viens de lire où vous justifiez le
titre Lascar le Juste I... c'est d'un tragi-comique î
GIBERT
Mon cher, vous fuyez, je ne vous ai pas pris en
traître, je vous ai appelé, je vous ai mis le volume
entre les mains. Je vous ai dit : Jetez-moi les yeux
là-dessus... c'est le volume qui va démolir défini-
tivement votre ancien ami Dartès. Etant donné
vos relations, cette espèce d'indulgence inexpli-
cable que vous avez toujours eue pour lui, c'est à
vous seul do décider si vous voulez me consacrer
un article de tôto dans le Français... Notez que je
no demande pas votre propre signature 1
ACTE TROISIÈME Sij
WHEIL
C'est trop terrible ! Je vous assure, trop ter-
rible !... Je vous flanquerai en quatrième page
des placards grands comme ça !... Mais vous allez
connaître un succès formidable. Vous pouvez
vous passer d'un article de tête du Français !
GIBERT
Vous ne me blâmez pas, je pense ?
WHEIL
Ah ! foutre non... ces gens-là sont abomina-
bles I... Le gouvernement est vis-à-vis d'eux
d'une faiblesse inconcevable, je l'ai dit cent fois à
Dartès !... S'il reçoit aujourd'hui une volée de
main de maître, tant pis pour lui, comme dit la
chanson : « Fallait pas qu'y aille !... »
GIBERT
Trois grands quotidiens vont cette semaine
même consacrer à Lascar le Juste deux colonnes,
il sera regrettable pour le Français que...
WHEIL
Mon cher, la raison principale, ce sont les cha-
pitres qui ont trait à la vie privée de Dartès, la
correspondance de sa femme avec Menescal, etc.
Que voulez- vous que je fasse, mettez-vous à ma
place ! Là, peut-être, avez-vous eu tort... êtes-
vous allé trop loin ?... L'homme public suffisait.
GIBERT
Il faut frapper sur tous les endroits faibles de la
statue. Il faut saper à la base ; l'heure est favo-
rable. Après la brillante ascension de son soleil,
il y a une éclipse momentanée même dans son
parti, ce parti qui lui doit tant ! Son humanita-
risme leur parait suspect, retardataire. Malheu-
3i8 L'ANIMATEUR
reusement, son action sur les foules reste im-
mense. C'est une idole populaire, le tirage de la
Lumière monte ; ils sont à deux cent mille ! C'est
beaucoup ! Cet homme est un des cancers de la
France !... Tel quel, il dispose d'une quantité
innombrable de voix. On peut tout craindre en
cas de révolution. Oh ! je sais bien qu'on va dire
que j'exerce une vieille rancune !...
WHEIL
On dira ce qu'on voudra !... Mais on ne sus-
pectera jamais chez vous la sincérité... c'est l'es-
sentiel !... et voilà un privilège que plus d'un vous
envie !... La lutte est tellement plus commode
avec cette carte d'identité-là !... J'emporte l'exem-
plaire, hein ?...
GIBERT
Non, pas celui-là... un Hollande... et sans ran-
cune, Wheil !
WHEIL
Demain, je fais paraître en quatrième page un
placard grand comme mon haut de forme... pen-
dant six jours de suite 1
GIBERT
Et le septième, vous vous reposez !...
WHEIL
Je vais profiter de ce que je suis venu jusqu'aux
Cahiers bleus pour faire un tour de Sénat !... De
la rue do l'Echaudé, il n'y a qu'un pas... Je trou-
verai encore, je l'espère, le ministre du Commerce
à qui j'ai à toucher deux mots d'une affaire
d'importation...
GIBERT, tendant V exemplaire.
Tenez !...
ACTE TROISIÈME 3i9
WHEIL
Mettez-moi une belle dédicace là-dessus, une
dédicace chaleureuse qui portera aussi le témoi-
gnage de l'admiration que j'éprouve pour vous,
car je vous admire... vous savez...
GIBERT
Tant que ça ?
WHEIL
De tout cœur. (Gibert écrit et tend le livre, Wheil,
lisant.) « A mon Wheil admirateur !,.. » (Il rit.)
Vous avez l'humeur bonne enfant et goguenarde,
mon cher !... Et la dent dure !...
GIBERT
Dartès vous répondrait qu'un dentiste doit prê-
cher d'exemple.
WHEIL
Quel homme 1
GIBERT
S'il y en avait une douzaine comme ça... les
choses iraient encore mieux qu'elles ne vont !
LE RÉDACTEUR, entrant.
Monsieur Gibert, il y a le nouveau... le jeune de
Crissol, qui voudrait vous être présenté.
GIBERT
Qu'il monte une seconde, je crois bien... Et
Thalabert ?
LE RÉDACTEUR
Il est avec eux, il monte.
GIBERT
Combien sont-ils en bas ? J'entends un pétard
du diable à travers le plafond.
■
3ao L'ANIMATEUR
LE RÉDACTEUR
Une vingtaine, c'est au sujet de...
GIBERT, lui faisant signe.
Oui, oui... ça va !...
Il sort.
WHEIL
Je VOUS donnerai un coup de téléphone dans la
matinée de demain.
GIBERT
Pour ?
WHEIL
Pour savoir l'effet... et s'il y a du nouveau !
GIBERT
Ah ! bon !... si vous voulez !
SCÈNE III
GIBERT, WHEIL, DE GRISSOL, THALABERT
Entrent Thalabert et de Crissol.
THALABERT
Je vous présente le nouveau venu, notre nouvel
ami Monsieur de Crissol ! Monsieur de Crissol,
Monsieur Wheil, directeur du Français !
DE CRISSOL
Monsieur, très flatté.
WHEIL
Eh bien, au revoir, cher ami !... Messieurs I
GIDERT
No vous cassez pas la figure dans l'escalier...
ACTE TROISIÈME 3ai
ces vieilles maisons ont des escaliers de coupe-
gorge!...
WHEIL, en sortant.
Vous ne déménagerez pas un de ces jours pour
un immeuble plus moderne ?
GIBERT, raccompagnant sur le palier.
Respectueusement fidèle à la rive gauche,
comime tout écrivain de droite !... Bonsoir, cher
ami 1...
DE CRISSOL, à Gibert.
Je suis enchanté, Monsieur Gibert, d'être admis
au moment même où il y a quelque chose à faire,
et où je puis apporter mon concours. On peut
compter sur moi, et je suis décidé à le prouver
tout de suite.
GIBERT
Pas trop de zèle !... Vous savez, c'est quelque-
fois l'erreur des néophytes !
DE CRISSOL
Et s'il faut un jour se faire trouer la peau... on
ira !.-. Nous sommes les chevaliers de la bonne
cause... la victoire vient à nous de toute part...
et vous verrez que, d'ici peu, il n'y aura plus que
les imbéciles et les canailles sous les drapeaux de
nos ennemis.
GIBERT
Ces paroles vous honorent, Monsieur de Cris-
sol !... En attendant, jouez votre jeu sans pré-
juger de l'avenir. Axiome : il ne faut mettre son
maximum que sur des certitudes !
THALABERT
11 dirigera le groupe qui débouchera par la rue
du Croissant.
1
332 L'ANIMATEUR
DE CRISSOL
On veut bien m© confier la direction du groupe...
Nous venons de décider en bas que nous nous sé-
parerions en plusieurs groupes... nous débouche-
rons devant les bureaux de la Lumière par les
trois rues, à cinq minutes d'intervalle.
GIBERT
Pas plus, car vous seriez dispersés en moins
d'un quart d'heure, selon toute probabilité... et
vous savez bien le mot d'ordre, pas d'autre cri
que : « Conspuez Dartès ! Dartès... démission ! »
DE CRISSOL
Parfaitement, Monsieur Gibert... Rien autre
chose !
GIBERT
Et pas d'armes dans les poches, surtout I...
DE CRISSOL
Soyez sans crainte !
GIBERT
Ils sont combien en bas en ce moment ?... J'en-
tendais d'ici qu'on causait avec animation.
THALABERT
Une quinzaine, à peu près !...
GIBERT
Il no faudrait pas dépasser la quarantaine de
manifoslants.
THALABERT
C'est le compte que nous avons fait I...
GIBERT
Je vais vous rejoindre dans un instant... J'ai
ACTE TROISIEME Sa^
besoin de terminer ici un petit travail avec Thala-
bert.
DE GRISSOL
Je vous laisse.
GIBERT
Et, enchanté, Monsieur de Crissol, de vous
avoir serré la main !... Vous débutez par une
petite manifestation toute platonique, sans autre
importance que de provoquer un rassemblement
et quelques arrestations qui souligneront l'appa-
rition de Lascar le Juste !...
DE CRISSOL
Oui, mais... moi je suis du Midi... et je pré-
férerais un bon plat de résistance, un bon cas-
soulet.
GIBERT, riant.
Ba pla, pitchoun ! mangeras toun cassoulet
gratinado e sera pla bou !
SCÈNE IV
GIBERT, THALABERT, puis UN GARÇON
DE BUREAU
GIBERT
Thalabert, je réitère que je ne veux pas rédiger
moi-même la prière d'insérer, ni les médaillons ;
c'est une vieille pudeur littéraire. Je bute sur
l'obstacle 1... Faiblesse, je le reconnais 1
THALABERT
J'ai fait précisément un essai de rédaction... Je
l'ai sur moi, lisons-le ensemble.
3a4 L'ANLMATEUR
GIB£RT
Ce que vous avez composé ne peut être qu'irré-
prochable.
THALABERT, lit.
Ce nouveau livre n'est pas un livre de polé-
mique... Au cours de la bataille idéologique,
Monsieur Gibert peut exécuter une renommée, mais
dans ses livres, il ne fait pas autre chose qu'œuvre
d'historien rigoureux et impartial I
GIBERT
Bien... très bien !
THALABERT
Mémorialiste plus que pamphlétaire, il s'égale
à Saint-Simon. Plus incisif peut-être...
GIBERT
Vous ne croyez pas que vigoureux ?
THALABERT
Incisif a du bon !... On peut mettre les deux I
GIBERT
Ah ! puis ça me gêne, tenez, d'entendre ces
éloges, passez-moi ça. (Il lit, un crayon à la main.)
Ce livre... voulez- vous... frémissant ? J'ai un
Tieux goût pour les qualificatifs romantiques, vous
Bavez bien !... (On frappe.) Entrez I
Un garçon de bureau posant une carte.
LE GARÇON DE BUREAU
La duchesse do Barsango désirerait un entretien
particulier...
GIBERT
Je crois bien 1... Qu'elle monte !
ACTE TROISIEME ':5a5
THALABERT
La duchesse de Barsange ?...
GIBERT
C'est cette femme si intéressante qui a été au-
trefois brûlée au visage dans la catastrophe du
Bazar de la Charité !... Ça ne nous rajeunit pas,
mon bon... Pendant des années elle a porté un
masque de cire pour cacher sa mutilation. Elle
avait été très belle... aujourd'hui c'est une vic-
time résignée. C'est une amie intime de Monsei-
gneur. Elle va souvent à Londres ; elle doit avoir
quelques communications intéressantes à me
faire 1...
THALXBERT
Alors, je vous laisse, je rejoins nos amis !...
GIBERT
Dites donc, calmez l'exaltation du nouveau
venu, le petit de Grissol, qui m'a l'air tout de
même de vouloir faire un peu trop d'esbrouffe...
Il m'a déplu, ce garçon-là, je ne sais pas pour-
quoi !
Thalabert salue respectueusement, en sortant, la darne
qu*on fait entrer. Elle a le visage enfoui sous un
chapeau d'ombre et couvert de dentelle noire.
GIBERT, très snob.
Ravi de vous recevoir, duchesse 1... Qui me
s*aut ce plaisir ?... (Silence. Gibert, après un regard
plus insistant, se trouble et a un léger recul.) Ah ! ça,
niais !...
3a6 L'ANIMATEUR
SCÈNE V
GIBERT, RENÉE
RENÉE, défaisant son épaisse voilette.
Oui, c'est moi... c'est moi ! Je savais que, sous
ce nom, je parviendrais jusqu'à vous 1 Alors ? Il
parait que vous allez publier un livre... oui... le
Toilà... qui non seulement traîne dans la boue
celui dont je porte le nom, mais encore va livrer
au public toute ma vie privée !... Vous allez aussi
vous en prendre à une femme, vous allez étaler
le secret de sa naissance, le drame de sa vie...
Est-ce vrai, cette infamie ?
GIBERT, se calant dans une attitude hautaine
mais sans morgue..
Mademoiselle, je n'ai à répondre à cette ques-
tion que par mon livre lui-même. Ce n'est nulle-
ment une biographie. Mon personnage porte un
nom imaginé 1... J'ai réuni autour de cette figure,
je le reconnais, les traits caractéristiques d'une
personnalité qui travaille contre son pays, et
qui, s'étant mis à la tête de ce parti qui mène la
France droit à la ruine, n'a qu'à s'en prendre à
elle-même si elle se reconnaît dans cette efïigie 1...
Je fais, par amour patriotique, de la prophylaxie
indispensable... voilà. Tant pis si, dans la dé-
bâcle, il y a des victimes intéressantes, tant pis !...
Le fleuve passe et brise quelques roseaux. C'est
pour le salut de ses rives... Telle est mon oeuvre.
Mademoiselle... Je m'excuse, mais rien ne m'ar-
rêtera, je vous en avertis, ni la menace, ni la ven-
geance I
ACTE TROISIEME Sa;
RENÉE
Alors, c'était vrai !... Ah ! je ne le croyais pas
possible 1... Il a fallu qu'une âme écœurée vînt
me donner des détails, et quels détails ! qui ne
peuvent vous avoir été fournis — ça c'est le
comble de l'horreur — que par une femme dont
je n'ose prononcer le nom, parce que c'est un nom
généralement réservé à la tendresse... (Elle suf-
foque, puis reprend.) Cette femme en est, paraît-il,
descendue à vous fournir des lettres, des témoi-
gnages de l'adultère ? Est-ce vrai, dites, qu'il y a
des lettres d'amour là-dedans, la correspondance
d'un politicien, aujourd'hui disparu, des lettres
qui parlent de leur enfant ?
GIBERT
Je VOUS arrête... voici le chapitre incriminé...
lisez...
RENÉE, après avoir jeté les yeux et feuilleté avidement.
Oh ! oh ! vous avez osé ça ! Je ne peux pas !...
Je ne peux pas lire ça !... Oh ! Monsieur 1 pour
assouvir une passion politique, vous attaquer à la
vie privée, cette chose sacrée, me briser le cœur,
me couvrir de honte ! Vous allez jeter à la risée
publique une révélation inutile, odieuse, infâme,
telle que, depuis deux ans qu'on me l'a faite, je suis
un être désespéré et vous répondez, superbement :
«Le fleuve passe ! » Non... non, écoutez bien...
je suis venue pour vous le dire... ce livre ne pa-
raîtra pas !... Si des exemplaires en ont déjà été
mis en librairie, vous allez les retirer aujourd'hui
même... ou bien...
Elle s'arrête.
GIBERT, froidement.
Ou bien vous allez me tuer ?... C'est cela !...
328 L'ANIMATEUR
Faites... L'histoire est connue I Je ne me défen-
drai même pas, Mademoiselle.
RENÉE
Non, je ne vous tuerai pas... non, je ne tirerai
pas sur vous...
GIBERT, appuyé à la bibliothèque.
Alors ?... J'attends !
Un silence.
RENÉE
Je VOUS redis ceci posément, encore une fois,
Monsieur Gibert : vous allez me donner votre pa-
role d'honneur de détruire les exemplaires et les
formes d'imprimerie immédiatement, ou aussi
vrai que je suis ici.., c'est moi qui vais me tuer
devant vos yeux ! Je me brûlerai la cervelle, ici
même, devant vous, dans vos bureaux ! Je veux
qu'il y ait ce sang sur votre livre !... Alors, il
pourra paraître en toute sécurité et les hommes
pourront le lire ! Et je ferai comme je le dis... et
pas demain, non, non, tout de suite, tenez !... (De
son manchon elle tire un sac entr^ ouvert qui laisse passer
le canon d'un revolver.) Ah ! ça VOUS trouble !...
Vous ne vous attendiez pas à cette solution...
Vous êtes courageux, en effet ; deux balles dans
la peau, pour des gens comme vous, c'est le
risque honorable ! Mais ceci sera plus dur à
supporter... Allons, réfléchissez, ça en vaut la
peine !... Toute la vie il faudra traîner ce boulet-
là !... Je serai un cadavre très lourd !...
GIBERT
Le chantage au suicide 1... c'est assez femme,
en effet... en admettant que l'idée ne vous ait
pas été soufflée I
ACTE TROISIÈME 329
RENÉE
Répétez-le, vous allez voir sur-le-champ, si
c'est du chantage !... Et vous voulez savoir pour-
quoi je le ferai, comme je le dis ? Que le bourreau
connaisse au moins l'état d'esprit de sa victime 1
Ecoutez-moi : je ne suis pas désespérée, ni lasse
de la vie... non, j'en suis écœurée !... Je suis dé-
goûtée do tout et de moi-même par-dessus le mar-
ché ! Oh ! tout ce que j'ai vu autour de moi !... la
méchanceté des hommes... la tuerie universelle, la
curée immonde des appétits, la chiennerie autour
de tous les intérêts au nom de tous les idéals... La
justice, où cela ?... La pitié, elle n'est d'aucun
parti 1... De braves gens, des justes, oui... Mais ce
qu'il m'a été donné de voir en peu d'années !
Quelle nausée !... Et par-dessus tout... comme
une faillite suprême... le dégoût de moi-même, du
mensonge vivant que je suis !... Ah ! certes, je
ferai sans peine le sacrifice d'une peau qui n'a plus
de valeur à mes yeux, et d'une vie où il y a des
mères pour souffler des œuvres comme celle-là...
et des hommes comme vous pour les écrire !... Je
ne regretterai qu'un seul être... qu'un seul cœur,
pour lequel le mien a battu de toutes mes forces...
A part ça, la mort me trouvera prête !... Et si
mon suicide, là, à vos pieds, devant les ballots du
livre exécrable, peut être compris par tout le pays
comme le cri d'indignation d'une âme qui se
refuse à être broyée et avilie... comme un cri de
révolte contre la méchanceté des hommes... alors,
je ne regrette rien... allons-y !...
Elle jette son manchon sur une chaise et brandit le sac
dans ses mains.
GIBERT
Avant toute chose, de quel droit flétrissez-vous
cette œuvre sans la connaître ?... Si vous l'aviez
33o L'ANIMATEUR
lue, vous sauriez que je n'attaque l'honneur de
personne... ni de Dartès... ni de vous-même, Ma-
demoiselle. A l'homme dont vous portez le nom,
mais que je regarde comme un ennemi de ma
patrie, je rends pleine justice !
RENÉE
Je sais î On m'a appris de quelle manière ! Les
quelques lignes que je viens de lire m'ont suffi
pour comprendre ce que le livre contenait !...
Vous vous employez à rabaisser la figure du grand
modèle jusqu'à n'en faire qu'une sorte de benêt,
qui a trahi successivement toutes ses convictions
et ses amitiés... une espèce de raté sublime que sa
noble femme elle-même abandonne et qui n'a
pour soutien à l'heure de la vieillesse qu'une Anti-
gone bâtarde... oui, oui, le mot y est, je l'ai lu...
une fille qui n'est même pas de lui, symbole vi-
vant et dérisoire de toutes les faillites qu'il a
accumulées autour de lui ! Et alors, en avant la
boue, les lettres, tout le branlebas des trahisons...
les tiroirs faussés, la poubelle fouillée !... Et ça
vous est bien égal qu'il y ait une femme affolée
qui sanglote et qui se traîne ici... comme une
condamnée ! Ça vous est égal !... Il faut écraser
l'infâme 1... Tout est pour le mieux. II ne man-
quait qu'un peu de sang dans cette affaire, il y
sera !... (Elle sort le revolver et le pose sur le livre.)
Ceci ou ça : c'est à vous de décider... Il va en être
exactement selon votre volonté !...
Un silence terrible et haletant.
GIBERT, indiquant du doigt les affiches illustrées,
patriotiques qui ornent les murs du bureau.
Regardez ceci. Mademoiselle. Avant tout et au-
dessus de toute chose, il y a une personne à qui
j'obéis quand elle ordonne, et qui a toute ma pas-
ACTE TROISIEME '33i
sion, toutes mes forces... c'est la France !... Voici
son image, nous l'avons partout dans la maison.
Deux millions d'hommes sont morts pour elle. Et
maintenant, pour détruire les germes de dissolu-
tion qui la menacent encore, il faut des ouvriers
décidés, acharnés !...
RENÉE
Non !... La France ne demande pas qu'on
l'aime de cette façon-là, ce n'est pas vrai 1
GIBERT
Si!... Quand les ennemis intérieurs > de son
destin s'apprêtent à la sacrifier à leur idéal insensé
et mettraient plutôt le feu aux soutes pour la
faire sauter que de renoncer à leur chance de vic-
toire !
RENEE
Cela vous va bien à vous qui n'hésiteriez pas une
seconde, pas une seconde à sacrifier des millions
d'individus pour le triomphe de vos idées ou de
votre parti politique !
GIBERT
Au peuple, à toute la nation, il faut montrer la
vérité, la grandeur de l'idée qui a triomphé. Il
faut maintenir les forces spirituelles qui ont rallié
autour du drapeau toute la civilisation 1...
RENÉE
Et c'est au nom de ce mysticisme social qu'il
faut crocheter les tiroirs et les consciences ! C'est
pour cela qu'il faut que la vie d'une pauvre fille
soit étalée, profanée, et que ce revolver étende la
victime par terre, là, à vos pieds !
GIBERT
Halte-là I... Je respecte toutes les victimes. Ma-
■
33j L'ANIMATEUR
demoiselle, même celles que je fais !... Mais il faut
s'entendre sur le mot. Vous êtes l'inspiratrice,
sinon l'instigatrice de votre père !... Vous jouez
un rôle dans votre parti, vous devenez peu à peu
la muse rouge de l'animateur... Et maintenant
votre menace de suicide, là, sous mes yeux... est-
ce d'une victime ou d'une guerrière qui va de
l'avant, prête à ferrailler et à poser ses conditions ?
C'est de votre faute si, étant sur la barricade.
l'ai'me à la main...
RENÉE, l'interrompant, furibonde.
Vous mentez !... Il n'y a pas de barricade I
Les vrais pavés de la révolution, les voilà ! (Elle
montre les piles de livres.) C'est peut-être VOUS
qui la souhaitez de tout cœur, la guerre civile...
vous qui la susciteriez au besoin et qui appelleriez
la nation en champs clos pour vider la vieille que-
relle !... Ah ! non, non, ne m'accusez pas d'appe-
ler la haine !... La haine, ah ! je la hais trop,
celle-là !... Alors, elle sera donc toujours de ce
monde ? Les hommes s'entr'égorgeront toujours,
même quand nous ne serons plus là, pour leurs
idées, leurs croyances, leurs ambitions... Non, non,
je ne veux pas le croire !... Ah I tout de même, il
viendra bien, après nous, il viendra, le jour de
i 'amour ! le jour où les pauvres gens sur la terre
auront pitié les uns des autres... où l'on ne se fera
plus de mal, où on se tendra les bras pour s'aider
au lieu de se détruire !... Votre Dieu l'a dit le
premier et j'ai cru à votre Dieu quand j'étais
petite... Il faut croire à l'espérance humaine,
Monsieur 1
GIBERT
Lu voilà bien l'utopie la plus dangereuse ! Nous
lui devons assez de mal à celle-là I Le rêve de l'a-
mour !... Bon pour les livres ou les songes-creux l...
ACTE TROISIÈMK 333
La fraternité des hommes et des peuples, ça, c'est
la blague suprême !
RENÉE
Non, non... pas vous !... Pas vous !... Que
d'autres viennent me le dire... que d'autres bou-
ches m'en convainquent... ou alors, si l'amour est
un effort de l'intelligence et du progrès, mais c'est
encore bien plus beau... Monsieur Gibert, Mon-
sieur Gibert, faites un effort ! Donnez un exemple
de bonté, de pitié !... Oh ! je n'y mets aucun or-
gueil, vous voyez !... Je me fais bien humble !...
Je ne suis pas une guerrière, je suis une pauvre
femme qui demande la charité humaine !
GIBERT
Et qui pose l'ultimatum du sang !... D'abord,
votre ultimatum, je n'y crois pas I... On ne se tue
pas en manière de protestation !
RENÉE
Il faut la preuve ?
Elle saisit le revolver.
GIBERT, vivement et lui empoignant le bras.
Allons, laissez cela, laissez cela !
RENEE, éclatant en larmes.
Ah !... vous voyez bien tout de même que vous
avez pitié !... J'ai vu un éclair de pitié dans votre
regard... C'est peut-être vrai ce que disent vos
amis, que vous êtes un exalté, un fou... mais, au
fond, un homme pas méchant 1 II faut avoir pi-
tié !... Il faut faire le geste généreux de détruire
ce livre... Ce geste, comme il vous ennoblira aux
yeux de tous !... Voulez-vous que je m'humilie,
que je vous en supplie... je le ferai... Ayez pitié de
334 L'ANIMATEUR
ma détresse... Vous ne pouvez pas imaginer ce
que je souffre !...
GIBERT
Un instant, Mademoiselle... J'entends du bruit
anormal, un tumulte... (lise lève et va à la porte. Il
Vouçre. On entend effectioement un brouhaha de tumulte.)
Qu'est-ce ? que se passe-t-il ? (On lui répond
d'en bas, des phrases entrecoupées , mêlées, Nettement,
il domine le tumulte et donne un ordre impératif.)
Eh bien, laissez monter... Je vous dis de laisser
monter 1
RENÉE
Par grâce ! Dans l'état où je suis, vous n'allez
pas me mettre en présence de qui que ce soit ?...
GIBERT
Soyez sans crainte... Vous n'avez rien à redou-
ter de la personne qui va entrer ici.
SCÈNE VI
Les Mêmes, DARTÈS
D ART Es, repoussant la porte et haletant.
J'arrive à temps !... Qu'est-ce que tu fais ici ?...
La personne qui t'a renseignée, prise d'inquié-
tude et de remords lorsqu'elle t'a vue partir dans
un fiacre, est venue me trouver. Sur le moment,
j'ai refusé de croire à cette hypothèse insensée
que tu allais te faire justice... C'était vrai, pour-
tant... Tu étais là !... Tu allais assassiner !... (A
Gibert.) Je suppose que vous n'imaginez pas un
seul instant que je sois pour quelque chose dans
cotte tentative de représaille... Si j'avais estimé
ACTE TROISIÈME 335
avoir à me venger, je n'aurais pas armé le bras
d'une femme...
GIBERT
Vous faites fausse route, Dartès. Jamais votre
fille ne m'a menacé... Je tiens à vous en donner
l'assurance formelle.
DARTÈS
C'est vrai ?... Tu n'es pas venue ici pour atten-
ter à sa vie ?...
REKÉE
Je l'affirme !
GIBERT
Je vous en donne ma parole 1
DARTÈS
Alors, que fais-tu ici ?... Je ne comprends plus...
plus du tout ! Ah ! ça, réponds... explique... Tu
te tais !... tu ne serais pas venue t'humilier, par
hasard... supplier... t'abaisser à la plus ignomi-
nieuse démarche.
RENÉE
Pourquoi pas ?
DARTÈS
Toi !... Toi !... Oh ! Renée !... Toi !... Je ne me
résous pas à le croire !... Il a pu penser que j'étais
derrière cette démarche et cette supplication...
que je t'envoyais ici... que... Tu es inexcusable !...
Inexcusable de t'humilier d'abord, inexcusable
ensuite vis-à-vis de moi, à qui tu aurais dû son-
ger avant tout... Affolement de femme, détresse
nerveuse, ah ! il te reste beaucoup à apprendre,
et tu n'es pas encore la créature que tu rêvais de
devenir ! Gibert, je vous demande pardon de la
I démarche de cette enfant 1... Elle a des excuses
aux yeux des hommes, peut-être. Aux miens, elle
336 L'ANIMATEUR
n'en a aucune, même pas dans son égarement !...
La liberté de penser... la liberté d'écrire, et même
d'injurier... toutes les libertés, je les respecte...
Frappez, vous êtes libre... J'ai appris cela de nos
pères qui étaient grands !... Et toi, Renée, tu vas
demander pardon à Gibert, tu vas demander par-
don à ton tour d'avoir exercé sur lui une pression
misérable.
RENÉE
Moi !... Demander pardon !... Jamais, par
exemple !...
GIBERT
Dartès, je suis à votre disposition !... mais je
vous prie expressément de réduire ce colloque à
nous deux.
RENÉE
Non, vous ne me chasserez pas d'ici !... Tu ne
sais pas ce qu'il a osé... ce qu'il y a dans ce livre...
DARTÊS
Je le sais... Je m'en glorifie !
RENÉE
Tu ne sais pas jusqu'où a pu aller la calomnie !..
DARTÈS
La calomnie !... Ne médis pas de la calomnie !...
Tu es trop jeune pour en connaître le prix, petite !..
Elle est le vin des forts, elle est une des plus belles
sanctions de la noblesse de vivre et de penser I...
Aux heures de doute et de relâchement, la douleur
de son aiguillon ranime le courage et la volonté de
bien faire. 11 est juste que la vertu ait ses piloris
comme le crime ! Quand j'entends les cris de la
meute, je commence à me rassurer sur moi-môme,
et je me dis : « Alors, c'est que j'ai bien agi !» La
ACTE TROISIÈME 33;
calomnie, petite, mais si elle n'existait pas, il fau-
drait l'inventer ! Oh ! sans doute, elle profane
tout, elle salit nos meilleures actions, infecte nos
plus saines pensées, elle crée la légende insurmon-
table, elle fait mal, très mal... Il est même pos-
sible, quand j'ouvrirai ce livre, que de grosses
larmes coulent de mes yeux, tout comme font les
petits enfants (Renée a un sanglot étranglé) et les
petites filles, Renée... Mais je te jure, aussi,
qu'après, je relèverai plus fièrement la tête, parce
que je pourrai me dire : j'ai bien vécu ! En voilà
le témoignage !... Les plus belles, les plus triom-
phantes larmes que le Christ a dû verser, ce n'est
pas sur la croix à l'heure du sacrifice suprême...
c'est à la colonne,sous les crachats et l'opprobre !
C'est alors qu'il a dû sentir que cela valait la peine
d'être un homme. (Il prend le livre sur la table. )
Le voilà donc ce petit paquet d'épines et d'or-
ties !... Le voilà donc celui qui contient. Renée,
toute ma vie, parait-il, tout notre pauvre amour
manqué aussi... celui qui prétend me juger devant
les hommes. Prends exemple I... Sous les yeux de
celui qui l'a écrit je pourrais à mon tour lancer là-
dessus le crachat du mépris... Je l'embrasserai en
signe de pardon de tout le mal qu'il va me faire
et en disant ceci : « Pour l'idée et pour la frater-
nité humaine ! » (Il porte le livre à ses lèvres.) Pu-
bliez, Gibert 1
GIBERT
Et moi, je me soucie aussi peu de la magnanimité
de l'un que de la menace de l'autre I... Depuis
cinq minutes j'écoute les bras croisés ce réquisi-
toire, comme si j'étais cloué à un banc d'infamie.
En voilà assez !... Vengez-vous, ce sera de bonne
guerre, et j'attends de pied ferme votre provoca-
tion, Dartès ; mais ici je suis chez moi, à mon jour-
338 L'ANIMATEUR
nal... et je vous prie de ne pas insister ; à vos
ordres sur tous les terrains, en dehors d'ici !
DARTÊS
Je suis venu pour chercher ma fille, vous le
savez, dans l'épouvante qu'elle se livrât sur vous
à quelque excès, mais je ne me serais pas humi-
lié à rechercher votre présence J... Maintenant,
j'ai fait mon devoir. Viens, Renée, viens vite !
RENÉE
Non !... Je ne m'en irai pas !.., Monsieur, j'ai
posé un ultimatum que mon père ne connaît
pas !,.. Mais vous, vous me comprenez ! Voulez-
vous répondre, oui ou non ?...
DARTÊS
De quel ultimatum s'agit-il ?,.. J'ai le droit de
le savoir !
GIBERT
Mademoiselle, je n'ai pas à répondre, je ne suis
aux ordres de personne I
RENÉE
Aussitôt que mon père aura franchi cette porte...
prenez garde !
DARTÊS
C'est une menace ?... Renée, tu perds la tête
Que veux-tu dire ?...
RENÉE, se précipitant sur la porte,
tourne la clef dans la serrure et la garde dans sa main.
Que tu ne sortiras pas avant que cet homme ne
m'ait donné sa parole d'honneur que le livre sera
détruit.
GIBERT
Nous sommes en plein chantage 1
ACTE TROISIÈME 339
DARTÈS
Tu perds toute dignité, tu ne vois pas dans
quelle situation odieuse tu vas nous mettre tous
les deux !...
GIBERT
Odieuse... oui I plus odieuse encore demain et
après... Chaque jour sera un pas de plus vers la
chute, Dartès !... Il y a un bruit d'ailes au-dessus
de votre tête. Ne l'entendez-vous pas ?
DARTÈS
Ce que j'entends, c'est derrière vos fanfaron-
nades le bruit d'une humanité en marche qui vous
emportera comme une poussière.
GIBERT
En attendant, je ne fléchirai pas, entendez-vous
tous les deux ! Je ne fléchirai pas.
RENÉE, jetant la clef par la fenétr€.
Père, tu ne sortiras pas d'ici !... Tiens !
DARTÈS
Qu'est-ce qu'elle fait ?
RENÉE, à Gihert.
Vous avez cinq minutes avant qu'on force cette
porte !... Tous les exemplaires détruits, voilà ce
que je veux, entendez-vous, tous !
OARTÈS, de la fenêtre^
La clef est tombée sur le toit.
GIBERT
Le toit de l'imprimerie... Cette fois je vous cer-
tifie bien que cette plaisanterie va cesser.
// se précipite au téléphone.
34o L'ANIMATEUR
DARTÈS, à Renée.
Qu'est-ce que tu as fait, malheureuse ?
GIBERT
Allô ! Thalabert, je suis chambré.
DARTÈS
Regarde ton ouvrage.
GIBERT
On vient de jeter la clef sur le toit de l'impri-
merie. Pas la peine d'enfoncer la porte, mais faites
chercher immédiatement cette clef par un ou-
vrier... Il y a ici en circulation une arme à feu qui,
même si elle ne m'est pas destinée...
DARTÈS, bondit.
Canaille !... Ah ! le menteur ! Vouloir faire
croire que nous sommes venus ici avec une arme !
Il manquait cela à votre calomnie... Ce n'est pas
vrai ! Nous avons les mains nettes... Il n'y a pas
de revolver ici.
RENÉE
Si, père, il y en a un !
DARTÈS
Quoi ?... Alors c'était donc vrai ? Mon ap-
préhension n'était pas fausse ? Tu allais tirer sur
lui ?
RENÉE
Non, père, c'est moi, moi qui allais me tuer I
DARTÈS
Toi, Ronéo, tu aurais fait cela ?... Tu ne m'ai-
mes donc pas ?
GIBERT
Et voilà le dilemme auquel votre fille voulait
ACTE TROISIEME 34 1
m'acculer. (Des voix derrière la porte : Ouvrez, mon-
sieur Gibert, ouvrez l •) Je ne peux pas, mes amis.
N'ayez pas peur !... Je ne suis pas en danger !
DARTÈS
Regarde quelle honte est la nôtre ! Par ta faute,
Renée.
RENÉE, épuisée, tombant sur le canapé.
Pardon, père, mais je souffre tant !
DARTÈS
Pauvre petite !
LES VOIX DANS LA COUR
— A bas Dartès !
— Enfoncez la porte !
— Grimpez, vous qui êtes sur le toit !
— Essayez d'enjamber le balcon !
— La fille est là aussi !
— Qu'il se montre !
— C'est elle qui tirera parbleu !
— Pour l'acquittement en cour d'assises I
— Avez-vous la clef ?
— A droite... près de la gouttière !
— Dépêchez-vous, ils vont le tuer !
— Assassin !... Assassin !...
DARTÈS
Oh ! mais je ne veux pas qu'on croie ça de
moi!... C'est abominable... Je vais leur parler...
RENEE
Papa !
DARTÈS
Si... si, je vais leur parler, je veux leur dire la
vérité. Messieurs... (Il va à la fenêtre, une bordée
342 L'ANIMATEUR
d'injures, de huées, de sifflets l'accueille.) Messieurs, je
ne suis pas venu venger mon honneur.
LES VOIX
— Assassin !
— Il dit qu'il va se venger sur Gibert !
— Entendez-le, il l'enferme à clef pour le tuer !
— Descendez-le !
On entend dans les vociférations dominer : « Assas-
sin ! »
DARTÈS
Messieurs, écoutez-moi, je vous en prie... Aucun
homme n'a le droit d'en tuer un autre.
LES VOIX
Non, non, descendez-le...
DARTÈS
Messieurs... écoutez-moi, je vous en supplie...
vous vous trompez... je disais que je ne suis pas
venu venger mon honneur... La vie humaine est
sacrée... (Un coup de feu retentit. Dartès recule légère-
ment. Renée se précipite vers lui en criant.) Ce n'est
rien, ce n'est rien... Je suis touché, je crois...
Ce n'est rien !...
GIBERT, à la fenêtre.
Quel est le fou qui a tiré ?
LES VOIX
— Lui, lui !...
— Mais non, mais non 1...
GIBERT
Mais sacredieu,, arrêtez-le ! Vous l'avez atteint,
Monsieur. Je vous renie 1... Vous n'êtes pas des
nôtres !... Il n'y a pas d'assassin chez nous 1...
Empoignez-le I
ACTE TROISIÈME 343
RENEE
Mais tu saignes, là... Assieds-toi, ne reste pas
debout...
GIBERT, à la fenêtre.
Un médecin, vite, un médecin. Allez rue de
Toumon, au 23.
RENÉE, éperdue.
Au secours !... Au secours !...
GIBERT
Le docteur Vallier... Mais oui, mais oui... en-
foncez la porte, et vite 1
DARTÈS
Je souffre, tout à coup, beaucoup... Ne t'effraie
pas comme ça i...
RENÉE
Non, c'est une égratignure... La balle n'a pas
traversé le cou... Viens là... sur le canapé...
GIBERT
Ne laissez pas la tête penchée en arrière. Main-
tenez-la droite.
Une voix à la fenêtre : « Monsieur Gibert, voici la
clef. V Un ouvrier monté sur le toit de Vimprimerie
tend la clef à Gibert.
DARTÈS
Si je meurs, mon petit, dis-toi bien que je
t'aurai adorée jusqu'à la fm...
RENÉE
Papa chéri !
DARTÊS
Tu es là Renée ? Je ne te vois plus, il faut que
tu vives, toi... C'est mon ordre I... Tu es mon en-
344 L'ANIMATEUR
fant, mon enfant adorée... Je n'ai aimé que toi...
Pense à la cause... il faut... et puis, que tu leur
dises que mon dernier mot a été... en avant, en
avant !...
GIBERT, à la porte qu'il vient d'ouvrir.
Entrez tous ! (Quinze personnes entrent en tumulte.
Il y a les rédacteurs, les camelots, les typos en blouse. On
se précipite.) Avez-vous arrêté le misérable ?
THALABERT
Immédiatement.
UN RÉDACTEUR
Il a cru que vous étiez en danger !
GIBERT
C'est une indignité qui rejaillit sur nous tous !...
THALABERT
Eh bien, patron, publions-nous ?
GIBERT
Attendez de nouveaux ordres. (On s'empresse
autour de la victime. Gibert, désignant le sac à main près
de Renée.) Enlevez-lui ça... vite, elle serait capable,
dans son désespoir...
On essaie d'entraîner Renée.
RENÉE, se débattant,
Laissez-moi... laissez-moi ! Assassins ! bour-
reaux !... Laissez-moi, vous tous qui me l'avez
tué !...
THALABERT
Nous ne l'avons pas tué.
GIBERT
Non, nous ne l'avons pas tué !
ACTE TROISIÈME 345
RENÉE
Oui, VOUS avez raison ! Il n'est pas mort... Il
vit !... Des êtres comme lui on ne peut pas les
tuer, entendez-vous, bandits !... Il vivra en moi
qui suis sa créature !... en moi qui ai reçu son
souffle !... Il vivra en des millions d'âmes ! Il
criera par des millions de bouches : En avant, en
avant ! Laissez-moi... laissez-moi, tous... (Elle se
précipite iur Dartès expirant et essaie de le soulever.^
Père, lève-toi... Il le faut, allons-nous-en... Viens
que je t'emporte, mon amour, viens, papa, mon
seul amour au monde... Ne t'en vas pas... Ils ne
t'ont pas tué, ce n'est pas possible 1 Viens, viens...
Ton souffle, ton souffle, jusqu'au bout 1
Elle tient la tête inanimée. Tout à coup elle s'aperçoit
que Vâme en est partie... Elle pousse un hurlement
de détresse. La tête de Dartès retombe sur le canapé.
RIDEAU
I
8H9. — Imprimerie Jouve et Cie, 15, rue Racine, Paris. — 7-11/88
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PQ
2603
A7A19
1922
1. 10
Bataille, Henry
Théâtre complet
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