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Full text of "Théâtre complet"

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THÉÂTRE  COMPLET 

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IL  A  ETE  TIRE  DE  CET  OUVRAGE    : 

Cinquante  exemplaires  sur  papier  de  Hollande 
numérotés  de  1  à  50 
et  cent  cinquante  exemplaires  sur  papier  du  Marais 
numérotés  de  5i  à  200 


OUVRAGES    DE    HENRY    BATAILLE 


Chez  le  même  éditeur  : 

tA  TBNDRBSSB.  —  l'hOMMK  A  LA  ROSE. 
VERS  PRÉFÉRÉS. 

THEATRE    COMPLET 

LA  LÉPREUSE.   l'hOLOCAUSTE  . 

LE  MASQUE.   —  l'enchantement. 
RÉSURRECTION.    —  MAMAN    COLIDRI. 

LA  MARCHE  NUPTIALE.    POLICHB. 

LA    FEMME  NUE,    —  LE   SCANDALE. 

LA  VIBRGB  FOLLB.    LE   SONGE    d'uN  SOIR    n'AMODR. 

—  LA  DÉCLARATION. 

Tome   VII  :  le  phalène. 

Tome  VIII  :  l'bni-ant  db  l'amour.  —  notre  imaob. 

Tome    IX  :  les  flambeaux.  —  les  soeurs  d'amour. 

Pour  paraître  prochainement  : 
l'KifPANCB  fcTBaifBLLB,  romau  autobiographique. 


Tome 

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Tome 

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Tome 

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Tome 

IV 

Tome 

V 

Tome 

VI 

HENRY     BATAILLE 


THEATRE 


COMPLET 


L'AMAZONE 
L'ANIMATEUR 


^^Xr 


ERNEST    FLAMMARION,     ÉDITEUR 

26,  RUB  ràcinb,  paris 

-Droits  de  tradaction,  d'adaptation  et  de  reproduction  réservés  pour  tons  les  pays 
y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 


±.10 


Copyright  1916-1920 
by  Hknky   Bataille. 


A  l'immortelle  douleur  DBS  Femmes  de  France, 

A  TOUS  les  cœurs  broyés  par  le  bel  et  cruel  Idéal, 

A  toutes  celles  qui  auront  le  droit,  un  jour, 

Dans  la  cité  douloureuse, 
De  dicter  cet  ordre  qui  n'a  été  jusqu'ici  qu'une  prière^ 

In  Memoriam  tëternam. 


ï 


I 


L'AMAZONE 

PIÈCE  EN   TROIS    ACTES 

Représentée 

pour  la  première  fois,  au  théâtre  de  la  Porte-Saint-Martin, 

le  9  novembre  1916. 


PERSONNAGES 


MM. 

Pierre  Bsllangbr Antoine. 

M.  DuARD L.  Gadthibr. 

L'envoya  de  la  croix-rocgb Janvier. 

Rbnaudin Renoir. 

Le  docteur  Barriek Jean  Dotal. 

M.  DBS  Marais Darger. 

M  .   DK  SAINT-ÂRROifAN PBRSON 

Blanchard, 
bodrgoin. 

Les  blessés }  Dbssocdex. 

Dbsty . 
Pbrson. 

UVY. 

L'hdissibr  de  la  sods-prkfecturb Garcias. 

Un  marchand  de  Sabots Lévy. 

Un  homme ToïAH . 

Un  DOMESTigoB Hbnriot. 

Mmes 

Cécile  Bbllangbr Réjane . 

GiNKTTB     DaRDBL SiMONE. 

M™3  DR  Saint-Arrom\n Grdmbach. 

Jolie  Ddard Jbaxne  Lion. 

Simone  Bbllangbr Georgbyill. 

Ml*0  TlNAYRE BlÉMONT  . 

La  mère  Caraco Darbt. 

Germaine Mazalta. 

Une  femme  vbovb Lrmbrcibr. 

Unb  pbmmb  do  peuple Farna. 

Uns  pkmmb Lafoorcadb. 

PRBMlèRK  DAMB   I)B  LA  MUTUALITÉ YrIBI. 

DKUXièMK  l)AM8    DK   LA    MUTUALITÉ OlIVIBR. 


L'AMAZONE 


Et  la  guerre  survint  !...  Ecroulement  de  tous  les 
espoirs,  subit  étranglement  des  conquêtes  sécu- 
laires de  l'esprit,  suicide  de  l'homme  parvenu  à  mi- 
chemin  du  faîte  convoité.  L'animal  fou  se  précipite 
dans  les  activités  les  plus  embrouillées  et  les 
moins  conformes  à  la  vie.  Les  forces  naturelles  sont 
déviées  jusqu'à  l'absurdité.  C'est  la  saignée  de  la 
race,  la  mort  des  idées,  l'appauvrissement  des  pa- 
tries, le  néant  de  l'erreur,  l'aberration  suprême  1... 
Toutes  lumières  éteintes.  L'ombre  antique  rede- 
venue maîtresse  du  globe  ;  déluge  de  ténèbres  qui 
ensevelit  la  planète...  Ma  génération  ne  semblait 
pas  appelée  à  respirer  d'autre  air  que  l'air  pur  de 
l'intelligence,  des  libertés,  du  progrès,  de  l'idéal 
social  et  moral...  Bruyamment  la  civilisation  vient 
d'être  coupée  en  deux  du  tranchant  de  l'épée... 
Quel  est  ce  cataclysme  qui  s'abat  sur  tant  de 
fronts  levés  naïvement  vers  le  ciel  ?...  C'est  ce  que 
tout  le  monde  se  demande  avec  effroi...  On  com- 
mence par  s'interroger,  on  se  tâte,  au  milieu  des 
flaques  de  sang  qui  gicle  de  toutes  parts  !  Est-ce 
la  fin  de  l'intelligence  ?...  Sera-ce  un  jour  la  dé- 
bâcle définitive  de  la  pensée  devenue  agent  suspect 
et    subversif  !...    Est-ce    l'esclavage    qui    recom- 


10  L'AMAZONE 

mence  ?...  Est-ce  la  liberté  qui  va  rugir  au  con- 
traire son  cri  suprême  de  dégoût  et  de  rébellion  ?.« 
Qui  sait  ?  Le  tocsin  sonne...  Le  canon  s'approche 
déjà  de  ma  maison  de  campagne...  Les  pigeons 
blancs  du  toit  prennent  leur  vol...  Les  champs 
désertés  ont  l'air  de  préparer  des  tombes...  On 
m'annonce  que  l'ennemi  est  proche.  En  effet,  les 
premiers  obus  incendient  la  forêt...  Il  faut  partir... 
Chaque  coup  de  canon  fait  s'écrouler  des  roses  3ur 
îa  terrasse...  Non,  non,  ce  ne  sera  pas  la  défaite  1 
non,  non,  ce  ne  sera  pas  la  mort  de  toute  beauté  !... 
C'est  impossible  !  Des  rêves  rajeunis  renaîtront  ; 
des  volontés  plus  extraordinaires  encore  vont  sor- 
tir de  ce  fumier  sanglant...  Et  si,  par  hasard,  ce 
n'était  pas  là  les  réalités  que  ton  destin  nous  ré- 
serve, —  ô  Insatiable  !  —  je  m'inclinerais  encore 
sans  comprendre,  persuadé  que  tes  fins  sont  mer- 
veilleuses et  que  nous  ne  pouvons  les  embrasser  ; 
mais  je  jure  qu'elles  ne  seront  jamais  en  tout  cas 
le  règne  de  la  Force,  de  la  Bestialité,  de  l'Escla- 
vage. Oui,  c'est  ma  fierté  d'homme  de  le  croire, 
quand  bien  même  la  Raison  dévasterait  momenta- 
nément l'univers,  môme  si  elle  s'acharnait  contre 
la  perfection  de  son  passé...  C'est  vers  la  liberté, 
vers  les  flambeaux,  que  l'humanité  sanglante  tend 
«  d'un  geste  droit  son  cœur  comme  un  jet  d'eau  ». 

Comme  tous  les  Français  surpris  dans  leur  vie 
contemplative,  tel  est  l'acte  de  foi  que  je  prononçai 
fervemment  quand  il  me  fallut  quitter  ma  maison, 
mes  champs,  sous  la  ruée  des  obus,  et  abandonner 
aux  envahisseurs  le  morceau  de  sol  exigu  où 
chacun  continue  le  rêve  dos  ancêtres... 

Peu  après,  c'était  la  «  Marne  ».  Jours  bénis  !  Au- 
rore dans  le  crépuscule  I  Ah  I  les  belles  heures  où 
l'on  vivait  suspendu  à  l'espoir,  accroché  aux  mi- 
nutes comme  l'enfant  aux  mamelles  qui  vont  lui 
prolonger  le  souflle.  C'était  enfin  la  preuve  do  l'es- 


PRÉFACE  II 

pérance.  Déjà  le  départ  de  la  nation,  aux  jours  de 
la  mobilisation  nous  avait  tout  enorgueillis,  —  et 
le  frisson  de  la  mort  qui  venait  de  passer  noua 
rendait  plus  radieux  encore  le  reflux  de  la  France. 
Quelle  perspective  s'étendait  devant  nous  déjà  à 
la  portée  du  rêve  I  C'est  à  ce  moment,  au  plein  de 
l'angoisse,  que  loin  des  choses  saccagées,  au  ha- 
sard même  des  tables  d'auberge  ou  de  campagne, 
je  couvris  les  pages  qui  composent  la  première 
partie  de  la  Divine  Tragédie...  On  écrivait  tout  ce 
qui  vous  passait  par  le  cœur  comme  pour  se  ven- 
ger de  son  impuissance  !... 

Ensuite  deux  années  passèrent.  Quelles  années  ! 
Depuis  cette  inauguration  tragique  du  drame  eu- 
ropéen, depuis  ces  premières  heures  où  seule, 
l'obsédante  idée  :  la  défense  du  sol  et  de  la  race, 
accaparait  toute  notre  ardeur,  quel  chemin  par- 
cour  u  !  Tant  de  spectacles  se  sont  offerts  à  notre 
esprit,  tant  de  méditations  nous  ont  sollicités, 
tant  de  points  de  vue  se  sont  découverts  à  nos 
regards  lentement,  tant  de  choses  nouo  ont  apparu 
à  travers  la  déchirure  progressive  du  voile,  que 
nous  avons  peine  à  reconnaître  l'homme  que  nous 
fûmes  à  ce  moment-là  !...  Actuellement  le  danger 
subsiste  malgré  le  goût  de  victoire  qui  se  commu- 
nique à  tout,  mais  le  danger  s'est  déplacé,  am- 
plifié, il  revêt  des  formes  multiples  !...  Nous  avons 
éprouvé  des  déconvenues  si  diverses,  nous  avons 
assisté  à  une  si  totale  faillite  de  l'intelligence,  de 
l'observation,  de  l'organisation,  nous  avons  frémi 
en  face  de  telles  hécatombes,  imprudemment  oc- 
casionnées, notre  poing  s'est  crispé  avec  indigna- 
tion devant  tellement  d'agiotages  de  la  pensée,  de 
spéculations  politiques,  tant  de  haine,  de  bêtise 
fratricide,  ont  mêlé  leurs  fumées  dans  le  but  d'obs- 
curcir le  ciel,  tant  et  tant  de  problèmes  ont  été 
agités,  tant  de  formes  obscures  s'ébauchent,  mon- 


12  L'AMAZONE 

tent  de  ces  champs  de  carnage  et  projettent  leur 
ombre  grandissante  sur  les  cités,  —  que  notre 
conscience  troublée,  avide,  s'est  ressaisie  de  tout 
son  effort  pour  embrasser  l'étendue  qui  se  déroule 
à  nos  regards  et  qui  n'est  plus  celle  du  début  de 
la  guerre  I  C'est  tout  un  déplacement  des  valeurs, 
une  coalition  des  idées  en  marche  autour  du 
drame.  Pendant  que  la  race  donne,  le  long  de  la 
rouge  diagonale  qui  cravache  la  France,  l'exemple 
du  courage  le  plus  inouï,  le  plus  sublime  qui  ait 
jamais  été  atteint,  ici  notre  angoisse  interroge 
tous  les  tribunaux  de  la  pensée...  Justice,  Pitié, 
Charité,  Fraternité,  les  jeunes  et  vivaces  entités 
qui  ont  présidé  à  l'effort  de  nos  pères  se  pressent, 
plus  impérieuses,  plus  tragiques  et  plus  courrou- 
cées autour  de  la  magnifique  et  douce  image  de 
la  Patrie  ! 

Et  c'est  pendant  que  nous  vivons  plongés  dans 
cette  méditation  frémissante  et  douloureuse  que 
des  esprits,  apparemment  bien  légers  et  bien  su- 
perficiels, des  panbéotiens  ingénus  et  affihés,  sans 
le  vouloir,  peut-être,  au  troupeau  des  trafiqueurs 
de  guerre,  réclament  à  cor  et  à  cri  un  panégyriste 
de  l'hécatombe,  le  chantre  énamouré  de  la  tuerie... 
La  France  régénérée  par  la  guerre  !...  Nous  con- 
naissons l'antienne  tendancieuse  !...  Non,  il  n'y 
aura  pas  l'Homère  des  tranchées...  Ce  seront  d'au- 
tres poètes  qui  parleront  et  qui  diront  la  Vérité,  la 
grande  Vérité,  et  proféreront  d'autres  paroles  que 
de  simples  et  vaines  paroles  de  gloire.  11  n'est  pas 
un  homme  digne  do  ce  nom,  il  n'est  pas  même  un 
chrétien  digne  de  l'être  qui  ne  doive  exécrer  la 
guerre.  11  n'y  a  plus  de  guerre  sainte  !  C'est  l'es- 
prit du  mal  qui,  à  l'arrière,  à  l'abri,  la  prône, 
la  vante,  la  couve,  s'en  sert  comme  d'un  bouclier 
une  arme  de  protection  politique,  un  mot  de 
passe  fulminant  qui  permettra  à  la  troupe  sans 


PRÉFACE  i3 

scrupules  ou  vergogneuse  de  prendre  les  devants, 
sous  le  déguisement  du  patriotisme,  sous  le  masque 
défoncé  de  l'honnête  homme  —  masque  que  d'un 
revers  de  main,  peut-être,  le  peuple  soufflettera, 
à  l'heure  où  il  pourra  parler  et  agir. 

Parlons  de  la  défense  du  sol  envahi,  et  de  la 
hideuse  nécessité  de  la  guerre,  mais  défions-nous 
de  ses  panégyristes. 

Je  vénère  les  hautes  et  pures  convictions,  —  je 
m'incline  respectueusement  devant  l'esprit  reli- 
gieux qui  tire  la  loi  de  son  Christ,  mais  je  renie 
aussi  bien  ceux  qui  s'écrient  comme  l'archevêque 
de  Bordeaux  :  «  la  guerre  est  un  apôtre  suscité  de 
Dieu  dans  un  but  de  régénération  religieuse  et 
sociale  »,  que  ceux  qui,  comme  le  protestant 
Johannes  Muller,  écrivent  :  «  Si  Jésus  vivait  au- 
jourd'hui au  milieu  de  nous,  il  aurait  sans  hésiter, 
comme  allemand,  pris  les  armes  tout  brûlant 
d'amour  pour  sa  patrie...  »  Quelle  insulte  à  la  cou- 
ronne d'épines  !...  Quelle  injure  au  patriotisme 
libéral  et  populaire  !...  Ils  ne  passeront  pas  !  ni 
ceux-là  ni  les  autres  !...  Ce  n'est  pas  pour  eux  que 
do  si  grands  yeux  se  sont  clos.  Ce  n'est  pas  pour 
eux  que  les  hommes  de  France  ont  donné  leur  vie 
et  dit  adieu  à  la  lumière  du  jour...  Pas  de  régéné- 
ration !  Oh  !  le  blasphème  I  Jamais  mon  pays 
n'avait  été  plus  beau  ni  plus  grand  que  lorsqu'à 
éclaté  le  cataclysme.  Inutile  de  baver  sur  la  France 
d'hier.  Celle  d'aujourd'hui  ne  s'est  pas  improvisée, 
—  et  elle  vient  de  prouver  surabondamment  sa 
hauteur  d'âme  ;  ceux  qui  se  livrent  à  des  antici- 
pations de  ce  genre  sont  pour  la  plupart  des  esprits 
au  rancart,  des  réactionnaires  à  qui  la  guerre  ne 
fait  pas  oublier  leur  visée.  Il  n'y  a  pas  d'enfant 
prodigue,  a  dit  quelqu'un  ;  ne  tuons  pas  le  veau 
gras. 
Pas  de  régénération,  non!...  Mais  une  évolu- 


i4  L'AMAZONE 

tion,  logique,  rapide,  irrésistible,  après  la  guerre, 
voilà  ce  que  l'on  peut  prophétiser  —  et  sur  toute 
la  terre  !  La  sainte  Démocratie  tout  en  sang,  en 
haillons  de  misère  et  de  gloire,  celle-là  qui  revien- 
dra des  tranchées,  les  entrailles  dans  les  mains, 
comme  le  roi  de  la  légende,  se  souvenant  du  crime 
allemand,  celle-là  ne  permettra  plus  aux  despotes 
d'aucun  pays  de  leur  faire  subir  un  fléau  pareil, 
sans  son  propre  consentement.  Par  le  sacrifice 
de  leur  sang,  par  la  grandeur  d'âme  à  laquelle  ils 
ont  atteint,  par  la  preuve  qu'ils  viennent  de  don- 
ner de  leur  valeur,  les  peuples  ont  acquis  le  droit 
définitif  de  disposer  d'eux-mêmes.  Ils  se  sont  ra- 
chetés à  jamais  de  l'esclavage.  L'homme  s'est  sacré 
divin  et  libre...  Il  s'est  réalisé,  et  ne  se  dépassera 
peut-être  jamais  1...  Mais  être  le  thuriféraire  de 
cette  buverie  de  sang  !...  Jamais  !  A  d'autres  le 
péan,  l'ivresse  sanglante  sur  les  buttes  de  terre 
molle  où  dorment  nos  enfants  et  avec  eux  tous  les 
germes  merveilleux  qu'ils  eussent  engendrés  et 
dont  la  terre  est  à  jamais  sevrée  !... 

* 

*      * 

Cette  guerre,  en  dépit  de  ses  proportions  gigan- 
tesques, n'est  pour  nous  qu'une  guerre  de  défense, 
une  guerre  haïe  de  l'esprit,  méprisée  du  cœur. 
Seul  le  sacrifice  unanime  de  la  nation  à  la  cause 
aura  rayonné  d'une  gloire  impérissable,  insurpas- 
sable  1  Àtais  l'appel  aux  armes  nous  a  surpris  en 
plein  rêve  humanitaire,  en  plein  idéal  de  progrès,  à 
l'heure  d'une  riche  maturité.  Cet  effondrement 
total  de  plus  de  cent  ans  d'efforts  vers  toutes  les 
plus  belles  espérances  do  fraternité  et  de  justice 
humaines,  est  voué  avant  tout  à  l'exécration  des 
âges.  Cette  guerre  est  la  plus  terrible  offense  qui 
ait  jamais  été  portée  à  la  noblesse  de  vivre,  à  la 


PREFACE  i5 

dignité  de  penser.  Nous  traversons  à  coup  sûr  une 
des  heures  les  plus  ignominieuses  de  l'histoire.  Si 
tout  le  monde  n'ose  pas  le  dire,  chacun  le  sent  en 
son  cœur.  Chaque  soldat  fait  le  sacrifice  de  sa  vie 
non  pour  acquérir  une  liberté  de  plus,  un  idéal 
nouveau,  mais  pour  conserver  une  liberté  ac- 
quise depuis  tant  de  temps  qu'elle  ne  semblait  plus 
devoir  nous  être  à  nouveau  ravie  ;  on  combat  en 
vue  de  maintenir  l'idéal  qui  est,  de  tous,  l'idéal  le 
plus  élémentaire  :  la  préservation  du  patrimoine. 
Pour  un  peuple  qui  a  brandi  des  torches  plus 
radieuses  dont  la  flamme  illumina,  même  au  prix 
de  révolutions,  les  peuples  de  tous  les  continents, 
il  est  dur  d'accorder,  à  une  cause  aussi  primitive,  le 
plus  formidable  sacrifice  qui  ait  jamais  été  con- 
senti 1...  Savoir  que  le  progrès  humain  était  en 
jeu  dans  cette  terrible  aventure,  et  que  si  la  France 
ne  sortait  pas  victorieuse  du  pugilat,  toutes  les 
chaînes  naguère  brisées  viendraient  d'elles-mêmes 
se  souder  et  peut-être  pour  jamais  aux  poignets  de 
l'homme  esclave  ;  sentir  que  notre  patrie,  même 
exsangue,  devra  projeter  plus  gi-ands  encore  ses 
rayons  tutélaires  sur  les  peuples  sauvés  par  son 
abnégation,  ces  certitudes-là  ne  sont  qu'une  com- 
pensation à  la  douleur  d'avoir  vu  couler  tant  de 
veines  ouvertes,  d'avoir  précipité  à  la  fosse  un 
siècle  d'espérances,  un  trésor  d'énergies  radieuses, 
—  tandis  que  s'opérait,  sous  nos  yeux,  le  saccage 
le  plus  éhonté  de  toutes  les  libertés  spirituelles,  de 
toutes  les  plus  belles  conquêtes  de  l'âme,  —  Rai- 
son, Sagesse,  Pitié,  Charité  !... 

Le  soldat  peut  encore  s'illusionner  sur  les  fina- 
lités de  son  œuvre.,  car  un  soldat  perdu  dans  la 
mentalité  collective  de  la  foule  ne  pense  pas  ;  —  il 
sent  et  subit.  Mais  le  poète,  lui,  s'il  est  sincère- 
ment ému,  est  trop  renseigné  sur  le  jeu  des  causes 
et  des  effets,  pour  ne  pas  distinguer  que  la  seule 


i6  L'AMAZONE 

réelle  sublimité  de  cette  tuerie  est  celle  qui  a 
exhaussé  le  courage  de  l'homme  à  la  hauteur  ja- 
mais atteinte  du  sacrifice  sans  illusion  et  de  la  ré- 
signation sans  espoir.  Un  poète  digne  de  ce  nom 
ne  sera  pas  le  chantre  enthousiaste  de  cet  égorge- 
ment  monstrueux  ;  c'est  impossible  !  Il  ne  se  trou- 
vera pas  un  grand  poète  épique  pour  clamer,  même 
en  strophes  patriotiques,  autre  chose  que  sa  dou- 
leur, son  affliction,  sa  pitié  désolée,  sa  rage  devant 
un  meurtre,  un  carnage  méthodique  comme  celui 
qui  est  en  train  de  dévaster  le  monde.  Les  ivresses 
brusques  empoignent  l'homme  et  le  précipitent 
hors  de  lui-même,  jusqu'aux  confins  de  l'enthou- 
siasme et  du  lyrisme.  Les  ivresses  lentes  l'intoxi- 
quent, c'est  une  loi  physique.  Cette  guerre  est  une 
guerre  triste  ;  elle  ne  connaît  pas  l'allégresse  des 
combats,  des  victoires  inopinées,  prochaines.  Elle 
est  une  guerre  d'abattoir,  et  le  sang  qui  coule 
inépuisablement  se  répercute,  en  bruit  sinistre, 
au  cœur  de  tout  être  sensible. 

Le  grand  témoin  divin,  là-haut,  c'est  le  Regret. 

Mais  par  exemple,  de  quel  émoi  le  poète  pourra 
frémir  s'il  étend  ses  mains  vers  la  douleur  ter- 
restre !...  Il  sentira  son  âme  se  gonfler  d'autres 
sanglots  que  de  simples  sanglots  de  gloire,  et  s'il 
découvre  une  beauté  magique,  divine  à  ces  tragé- 
dies, c'est  uniquement  celle  qui  se  dégage  du  sacri- 
fice merveilleux  que  l'homme  fait  sans  répit  de  son 
bonheur  et  de  sa  vie,  de  ce  mépris  souverain  de  la 
mort  qu'il  aura  montré,  de  cette  souveraine  éduca- 
tion morale  qui  le  fait  tomber  au  champ  d'hon- 
neur, devant  la  fatalité  de  son  idéal,  non  pas  la 
joie  au  cœur  comme  le  prétendent  les  pharisiens 
hypocrites  chargés  d'entretenir  le  mensonge  de  la 
guerre,  mais  un  courage  indicible  dans  l'&me...  et 
au  bout  do  bga  poings  meurtris  ! 

L'immense  Passion  de  Notre-Dame  l'humanité, 


PREFACE  17 

voilà  le  vrai  poème,  du  moins  tant  que  durera 
regorgement.  Durant  la  monstrueuse  et  sublime 
célébration  du  mystère,  il  n'y  a  qu'à  prier  devant 
le  calice. 

De  ce  grand  drame,  ne  retiens 
Qu'une  expression  de  la  vie  ; 
Poète,  ne  compte  pour  rien 
L'autre  phase  du  sacrifice. 
Rien  ne  demeure  —  hors  l'humain. 

S'il  est  un  tant  soit  peu  enclin  aux  idées  géné- 
rales, le  poète,  outre  la  gloire  de  l'homme,  pourra 
considérer,  dans  sa  plénitude,  une  autre  sombre 
beauté,  celle  de  la  Mort,  —  ce  vieux  capitaine, 
comme  l'appelait  notre  plus  grand  poète  idéaliste, 
—  parce  que  la  mort  est  nécessairement  féconde, 
parce  que  c'est  elle  qui  renouvelle  les  forces  dégé- 
nérescentes  de  la  vie,  et  que,  si  l'on  dépasse  en 
esprit  le  moment  d'horreur  qu'elle  nous  impose,  on 
entrevoit  alors  des  royaumes  nouveaux,  libres, 
fiers,  ceux  qu'appellent  nos  espoirs,  nos  certitudes, 
notre  foi  inébranlable,  —  fussent-ils  oublieux  de 
nos  sacrifices,  des  désastres  passés  et  des  Atlan- 
tides  écroulées... 

A  l'immortelle  douleur  des  femmes  de  France, 

A  tous  les  cœurs  broyés 

Par  le  bel  et  cruel  Idéal, 

A  toutes  celles  qui  auront  le  droit,  un  jour. 

Dans  la  cité  douloureuse. 

De  dicter  cet  ordre  qui  n'a  été  jusqu'ici  qu'une  prière  : 

In  Memoriam  ^ternam. 

C'est  la  dédicace  que  j'apposai  à  la  première 
page  de  V Amazone.  L'antagonisme  entre  l'impé- 
rieuse voix  —  étrangère  à  l'amour  —  qui  exalte  le 


i8  L'AMAZONE 

renoncement,  le  sacrifice  de  soi,  comme  le  plus 
haut  sommet  de  l'énegie  humaine,  et  l'amour  dé- 
chiré, martyrisé,  ruiné  par  l'héroïque  suggestion, 
voilà  le  récent  et  éternel  débat,  voilà  les  deux  faces 
de  la  guerre.  Nous  n'en  avons  pas  seulement  le 
spectacle  sous  les  yeux,  mais  on  dirait  que  les  deux 
êtres  cohabitent  en  nous-mêmes,  inaccordables 
tant  que  durera  la  catastrophe.  Ce  ne  sera  que  du- 
rant la  veillée  du  corps,  autour  de  la  mémoire  de  la 
victime  absente,  que  devra  s'élever  entre  les  deux 
veuves,  après  le  duel  tragique,  un  accord  scellé 
par  l'échange  de  la  méditation.  L'heure  alors  sera 
venue  des  devoirs  respectifs.  Ce  pacte  pourra  être 
divers  selon  les  circonstances  et  selon  les  gens. 
Chacun  aura  son  devoir  établi  d'après  les  respon- 
sabilités engagées.  Ce  devoir  multiple  est  aussi 
infini  que  toutes  les  formes  qu'auront  prises  le 
sacrifice  et  la  douleur. 

Ici,  j'ai  voulu  désigner  seulement  le  devoir  futur 
de  «  l'appeleuse  »,  V Amazone,  cette  belle  entraî- 
neuse qui  a  parlé  non  pas  au  nom  de  la  nécessité 
du  combat,  mais  au  nom  de  la  beauté  en  soi,  du 
sacrifice  à  la  patrie  considéré  comme  le  plan  le  plus 
élevé  de  l'énergie  humaine,  le  sursum  corda  défi- 
nitif. Car  il  ne  faut  pas  qu'il  y  ait  confusion  dans 
l'esprit  du  public  sur  cette  terminologie  un  peu 
vague  :  Idéal,  ni  croire  non  plus  que  tous  les  sol- 
dats qui  font  leur  devoir,  en  exposant  leur  vie,  se 
sacrifient  à  une  même  catégorie  d'idéals  ;  certains 
ne  font  pas  œuvre  d'idéalistes  le  moins  du  monde... 
Etre  brave,  défendre  son  pays  menacé  et  payer 
môme  cette  défense  nécessaire  de  son  existence  im- 
plique une  idée  d'abnégation  civique  fort  belle, 
mais  positive,  rationnelle,  qui  no  s'évade  nullement 
du  réel  et  ne  s'oppose  à  aucune  réalité  objective. 
On  peut  être  un  héros  dépourvu  d'idéal,  nous  le 
voyons  chaque  jour  dans  la  guerre  présente.  Un 


PRÉFACE  19 

soldat  qui  meurt  héroïquement  en  accomplissant 
ce  qu'il  estime  son  devoir  n'est  pas  nécessairement 
un  idéaliste,  voilà  ce  qu'il  importe  de  distinguer. 
Quelquefois,  il  ignore  môme  les  raisons  qui  le  font 
agir.  Tandis  que  le  soldat  qui  s'écrie  :  «  Mourir 
pour  la  patrie  est  le  sort  le  plus  beau  »  est  un 
idéaliste  absolu. 

L'idéal  est  de  plus  individuel  :  il  n'a  pas  de 
caractères  généraux.  Dans  une  crise  patriotique 
comme  celle-ci  les  formes  d'idéals  sont  diverses  : 
les  uns  se  sacrifient  à  une  idée  confessionnelle, 
à  Dieu,  les  autres  à  une  idée  humanitaire  de 
progrès,  les  autres  à  la  race  future,  à  la  supré- 
matie de  sa  patrie...  autant  d'idéalistes.  II  peut 
y  en  avoir  d'admirables  et  môme  de  détestables  : 
l'Allemand  qui  se  bat  pour  le  triomphe  unique  de 
sa  race  fait  œuvre  exécrable  d'idéahste.  Comme 
Cyrano,  en  combattant  les  préjugés,  les  lâchetés 
et  même  les  chimères  du  laurier  et  de  la  rose,  fait 
œuvre  individuelle  d'idéaliste. 

Une  forme  d'idéal  qui  aui'a  été  très  répandue 
chez  les  enrôleurs  et  colle  à  laquelle  instinctivement 
souscrit  V Amazone,  c'est  la  beauté  en  soi  du  sacri- 
fice, considéré  ainsi  que  je  le  disais  plus  haut, 
comme  la  cime  de  l'énergie  humaine,  la  vertu  la 
plus  altière  :  «  Ah  !  si  j'étais  homme,  bon  dieu,  je 
ne  pourrais  pas  tenir  en  place,  tandis  que  tous  ces 
braves  petits  se  font  tuer...  »  Le  but  devient  plus 
incertain,  noyé  qu'il  est  dans  l'apologie  du  courage 
et  de  la  fraternité  ;  les  attributs  ne  sont  plus  seule- 
ment ceux  du  patiiotisme  intégral,  —  malgré 
qu'ils  en  revêtent  toutes  les  apparences. 

Je  supplie  qu'on  ne  croie  pas  que  je  m'insurge 
le  moins  du  monde  contre  le  consentement  à  cette 
forme  d'idéal  amplifiée  et  poussée  jusqu'au  pa- 
roxysme ;  il  n'y  a  pas  que  les  amazones,  les  mys- 
tiques  de  l'idée   qui   aient   fait  du  prosélytisme 


ao  L'AMAZONE 

acharné  pendant  la  guerre  (parfois  les  femmes  ont 
été  très  véhémentes,  parce  qu'elles  sont  plus  im- 
pulsives que  nous  et  toujours  fascinées  par  le  cou- 
rage masculin),  mais  nous-mêmes,  interrogeons- 
nous...  Au  début  de  la  guerre  surtout,  n'avons- 
nous  pas  entendu  en  nous  des  voix  aussi  exigeantes 
du  sacrifice  d'autrui  ?... 

C'est  très  bien.  Et  quel  que  soit  l'idéal  qui  nous 
a  poussés  à  sortir  du  silence,  pour  crier  :  «  Partez, 
sachez  vaincre  ou  mourir  »,  ce  furent,  j'en  suis 
certain,  toujours  de  généreuses  exhortations.  Mais 
alors,  que  tous  ceux-là  qui  ont  exigé  des  autres, 
non  d'eux-mêmes,  le  sacrifice  de  la  vie,  ne  se 
croient  pas  libérés  par  leur  seul  acte  de  foi  et  par 
la  pacification  des  peuples  quand  celle-ci  viendra. 
La  victoire  elle-même  ne  leur  aura  pas  donné  quit- 
tance, comme  le  dit  un  de  mes  personnages.  L'idéal 
dont  ils  se  sont  fait  volontairement  les  porte-voix 
leur  a  créé  une  continuité  du  devoir  par  delà  la 
mort.  Ce  devoir,  s'il  est  tenu,  la  portée  morale 
peut  en  être  immense  et  la  noblesse  même  de  la 
nation  en  dépendra  en  partie.  In  memoriam  sster- 
nam  !  criera  l'Erynnie  pitoyable,  au  grand  cœur 
douloureux  !  A  vos  morts  1  maintenant,  comme 
vous  avez  crié  :  A  vos  pièces  !  C'est  ce  devoir-là 
qu'a  finalement  compris  l'amazone  de  mon  ou- 
vrage, cruelle  par  impulsion,  consciente  par  ré- 
flexion, noble  par  résolution.  A  vos  morts  !  Voilà 
le  grand  devoir,  la  respectueuse  pensée  que  j'ai 
voulu  signifier  à  des  vivants  pondant  que  là-bas 
se  perpétuait  l'hécatombe.  Et  la  foule  a  approuvé 
et  hoché  la  tête,  la  grande  foule  est  venue  méditer 
sur  sa  propre  douleur,  et  sur  certains  devoirs  su- 
périeurs de  conscience.  Elle  a  répondu  à  la  sincé- 
rité de  cet  appel.  Ah  !  l'âme  pure  de  la  foule, 
comme  il  faut  la  saluer  respectueusement  1  Quelle 
auguste  France  que  la  France  presque  anonyme 


PREFACE  21 

et  tacite  que  compose  maintenant  ce  peuple  .de 
veuves,  de  pères  sans  enfauLs,  d'orphelins,  d'es- 
eeulés,  ou  dans  l'angoisse  de  le  devenir  !  Gomme 
elle  comprend  la  sincérité,  celle-là  ! 

Par  ailleurs,  dans  une  partie  de  la  presse,  j'ai  été 
insulté,    gratifié   de   boue   et   honteusement    ca- 
lomnié. Qu'importe  si  les  pharisiens  ont  parlé  de 
sacrilège  au  nom  d'un  public  qui  n'y  a  même  pas 
pris  garde  !  qu'importe  qu'ils   aient   clamé,  «  ca- 
chez ce  sein  rouge  que  nous  ne  saurions  voir  »,  en 
réclamant  un  petit  encouragement  pom'  le  civil. 
Rien  n'a  empêché  le  sentiment  populaire  •  de  ré- 
server pendant  des  mois  à  la  pièce  l'accueil  qu'il 
fait  à  toute  sincérité.  Depuis  deux  ans  la  presse 
préférait  sans  doute  consacrer  ses  louanges   aux 
innombrables   histoires  d'espions,  aux    opérettes 
sur  la  guerre,  aux  défilés  de  petites  femmes  dégui- 
sées en  porte-drapeau,  aux  «  on  les  aura  »  piétines 
sur  les   planches  des  tréteaux,  avec  force  baïon- 
nettes  de    carton,  etc..  Le    théâtre  en  était  là 
après  deux  ans  de  guerre.  Il  aurait  pu  se  taire,  il 
parlait.  Je  trouvais  ce  genre  de  paroles  dégradant 
pour  le  public  de  mon  pays.  Alors  j'ai  pensé  que 
l'heure  était  venue  et  qu'il   fallait  élever  la  voix. 
L'Amazone  n'est  qu'une  petite  porte  ouverte  sur 
l'espace,  voilà  tout.  Ce    n'est  qu'un  pâle  début, 
mais  il  m'a  semblé  qu'il    devenait  nécessaire    et 
salubre,  dans  une  époque  comme  celle  que  nous 
traversons.  La  veille  de  la  représentation,  je  fai- 
sais paraître  dans  un  quotidien  l'avant-propos  sui- 
vant : 

«  J'accueille  avec  plaisir  l'occasion  qui  m'est 
offerte  d'expliquer  pourquoi  je  me  suis  permis  de 
porter,  pour  la  première  fois,  à  la  scène,  un  peu  de 
cette  grande  vérité  qui  étreint  un  pays  entier,  mais 


aa  L'AMAZONE 

que  le  théâtre  n'avait  pas  encore  abordée  de  front. 

Après  un  recul  de  plus  de  deux  ans,  la  guerre 
peut  enfin  entrer  dans  l'art  comme  elle  est  entrée 
dans  l'histoire.  Que,  par  toutes  les  portes  ouvertes, 
elle  s'engouffre  dans  la  cité  !  Déjà  le  poème,  le 
livre,  l'image  en  furent  avides.  Seul,  le  théâtre 
s'est  tenu  à  l'écart.  C'est  un  tort  I  Je  dis  plus  : 
tout  écrivain  chargé  de  représenter  son  époque 
qui  n'aura  pas  tenu  compte  de  l'immense  événe- 
ment, de  sa  répercussion  sociale,  du  bouleverse- 
ment qu'il  apporte  dans  le  domaine  des  âmes,  aura 
failli  à  sa  tâche  ;  cette  tâche  simple  et  fondamen- 
tale a  été,  de  tout  temps,  de  peindre,  à  mesure 
qu'on  avance  dans  la  réalité,  le  monde  extérieur 
et  intérieur,  tel  qu'il  se  déroule  à  nos  regards. 
Alors  aujourd'hui?  Aujourd'hui?...  Ahlj^,  qui 
pourrait,  qui  oserait  rester  muet  devant  une 
France  pareille,  devant  la  passion  sublime  de 
l'humanité  !... 

Comprenons-nous  bien.  Il  s'agit  d'art.  Je  ne 
parle  pas  des  spectacles  occasionnels  qui  purent 
avoir  leur  intérêt  et  leur  raison  d'être.  Il  ne  s'agit 
plus  de  rendre  puérilement  à  nos  admirables  sol- 
dats un  hommage  dont  ils  sont  lassés,  ni  d'exalter 
chez  le  civil  un  patriotisme,  d'emphase  plus  ou 
moins  vulgaire,  qu'il  n'écoute  même  plus  ;  de  telles 
entreprises  sont  périmées.  Je  réprouve  également 
tous  les  simulacres  d'uniformes  militaires  qui,  à 
mon  avis,  profanent  la  grande  tragédie  qui  se  joue 
actuellement  et  dont  les  morts,  même  au  sein  de  la 
terre,  n'ont  pas  cessé  d'être  les  acteurs  sublimes. 
Cette  tragédie-là  ne  supporte  pas  son  simulacre... 
Mais  nous  n'avons  pas  besoin  de  lui  pour  faire 
tenir  dans  nos  œuvres  l'esprit  des  vivants,  l'esprit 
des  morts,  tout  l'avenir,  l'âme  d'im  pays  !  Notre 
domaine,  à  nous,  autours,  c'est  la  conscience  hu- 
maine. Ce  domaine,  la  guerre  vient  de  lui  donner 


PREFACE  a3 

subitement  des  proportions  si  gigantesques  et  d'en 
bouleverser  avec  une  telle  ampleur  les  faces,  les 
plans,  les  aspects  que,  devant  une  pareille  évolu- 
tion, le  poète  épris  de  réalité  commettrait  quelque 
lâcheté  à  ne  point  s'emparer  de  sa  plume.  11  est 
utile,  il  est  nécessaire  qu'un  aussi  grand  sujet 
pénètre  et  inspire  l'art  le  plus  vivant,  le  plus  di- 
rect et  le  plus  intérieur  qui  soit,  je  veux  dire  l'art 
dramatique.  Mais,  par  exemple,  on  ne  peut  y  tou- 
cher qu'avec  une  grande  franchise  et  une  totale 
indépendance  d'esprit.  11  faut  répudier  toute  fausse 
éloquence  ;  aucun  de  ces  faciles  appels  au  patrio- 
tisme de  théâtre  ;  rien  qui  ne  soit  de  la  vérité 
stricte  et  profonde,  comme  avant  qu'il  y  ait  eu  la 
guerre,  —  rien  surtout  qui  ne  soit  de  l'art  selon  ses 
lois  éternelles,  ses  lois  de  construction  indiiïérentes 
aux  circonstances.  Le  temps  est  venu  où  nous  pou- 
vons peindre  et  rendre  l'extraordinaiie,  tiagique 
et  merveilleuse  époque  qu'il  nous  est  donné  de  tra- 
verser. Si  formidable  que  soit  le  sujet,  il  ne  s'agit 
aucunement  encore  une  fois  de  modifier  les  assises 
essentielles  de  l'art  dramatique  ;  elles  demeurent 
les  mêmes,  nous  devons  nous  y  subordonner  en- 
tièrement. Il  faut  se  pencher  sur  une  autre  réalité 
que  celle  d'hier,  voilà  tout.  Comme  toujours,  nous 
devons  porter  à  la  scène  les  êtres  les  plus  représen- 
tatifs de  notre  époque  au  fur  et  à  mesure  qu'elle  se 
modifie.  Tel  est  notre  devoir  de  contempoiains,  et 
c'est  aussi  ce  que  l'avenir  réclamera  de  nous  ainsi 
que  nous  le  réclamons  du  passé...  En  art,  il  n'y  a 
de  types  éternels  que  ceux  qui  font  tenir  leur  infini 
dans  une  stricte  réalité.  L'auteur  dramatique  n'est 
pas  à  proprement  parler  un  moraliste,  c'est-à-dire 
qu'il  n'a  point  à  défigurer  la  vérité,  même  au  profit 
des  plus  belles  causes.  N'est-ce  pas  suffisant  qu'il 
puisse  demeurer  un  poète  ou  un  devin  du  cœur  ? 
Aussi  modèlera-t-il  des  êtres  ressemblants,  authen- 


a4  L'.iMAZONE 

tiqneSjtout  en  les  choisissant  parmi  les  plus  expres- 
sifs de  son  temps,  de  même  que  les  conflits,  ima- 
ginés ou  reproduits  par  lui,  devront  être  exacts, 
mais  allégoriques  et  généraux  le  plus  possible. 
Notre  plus  haute  recherche,  notre  ambition  la 
meilleure  tiennent  tout  entières  dans  ce  dilemme. 
U Amazone  qui  sera  représentée  demain  soir  est 
donc  comme  mes  pièces  précédentes  une  «  pièce  de 
consciences  »,  Les  états  d'âme  que  j'y  ai  portés 
sont  issus  de  la  guerre,  inspirés  par  elle.  On  pourra 
suivre  comme  d'habitude  une  anecdote  rigoureu- 
sement plausible  et  même  véridique  ;  mais  ceux 
qui  voudront  bien  réfléchir  un  peu  n'auront  pas  de 
peine  à  démêler  que  chaque  personnage,  sous  ses 
simples  apparences,a  des  prolongements  qu'il  sera 
aisé  de  suivre,  à  la  réflexion.  C'est  la  réalité  de  la 
guerre  envisagée  sans  artifice  et  abordée,  si  j'ose 
dire,  de  plain-pied.  Ce  sont  trois  petits  actes  qui 
décrivent  le  précipité  chimique  du  formidable  évé- 
nement, ses  répercussions  sur  une  famille,  sur  l'a- 
mour, sur  certaines  forces  tumultueuses  de  l'âme. 
Dans  cette  très  simple  et  très  normale  aventure 
bourgeoise,  le  public  distinguera  que  le  person- 
nage central,  V Amazone,  représente  l'idéal  sous  les 
traits  de  la  jeunesse  qui  a  soulevé,  arraché  l'homme 
à  son  foyer  et  entraîné  le  monde.  Dans  l'autre  per- 
sonnage de  femme,  j'ai  voulu  représenter  l'huma- 
nité douloureuse  et  déchirée,  partagée  entre  ses 
devoirs  et  ses  instincts.  Je  demeure  persuadé  que 
la  vraie  foule  douloureuse  et  pensive  écoutera  les 
sanglots  ou  les  rires  de  nos  pcusonnages  nouveaux 
avec  autant  d'attention  qu'elle  écoulait  les  san- 
glots et  les  rires  de  nos  personnages  précédents, 
et  peut-être,  ajoutera-t-elle,  sans  déplaisir,  aux 
longs  défilés  de  nos  héroïnes  d'autrefois,  ce  type 
récent  do  femme  que  la  guerre  a  engendré,  cette 
amazone  qui  représente  la  femme  nouvelle,  une 


PREFACE  25 

femme  d'aujourd'hui,  personnage  peut-être  mo- 
mentané ou  de  transition,  mais  qu'il  nous  est 
impossible  de  ne  pas  considérer.  Les  traits  épar» 
qui  caractérisent  ces  femmes  d'aujourd'hui,  leur 
rôle  actuel,  même  la  particularité  de  leur  rôle 
social,  il  fallait  les  résumer  dans  un  type  qui  em- 
pruntât à  l'actualité  sa  vérité  et  sa  curieuse  beauté. 

Et  si  ce  dessin  apparaît  avorté,  on  m'excusera 
en  faveur  de  l'intention.  Il  subsistera  au  moins 
ceci  que  j'ai  voulu  comme  tant  d'autres,  mais,  le 
premier,  au  théâtre,  —  pousser  mon  humble  chant 
en  votre  honneur,  ô  morts  de  France  I  vous  qui 
nous  avez  dicté  le  devoir  de  la  vie  spirituelle  la 
plus  haute...  Que  la  Patrie  tout  entière  puise  son 
inspiration  en  vous,  morts  d'hier  et  morts  de  de- 
main !.., 

Pour  nous,  spectateurs  de  l'immense  tragédie, 
les  personnages  fondamentaux  n'ont  pas  varié, 
même  sous  des  masques  intensifiés,  même  sous  les 
aspects  les  plus  terribles.  Ce  sont  les  mêmes  forces 
de  l'infini  :  la  mort,  l'amour  :  ce  sont  nos  pas- 
sions, nos  idéals,  nos  immolations.  Oui...  Mais  à 
travers  ces  piliers  immuables  qui  se  dressent,  té- 
moins tragiques,  sur  la  route,  écoutons...  regar- 
dons... La  pauvre  et  grande  âme  humaine  che- 
mine.... » 

II 

Durant  cette  guerre  il  y  a  eu  beaucoup  de 
bonté,  de  charité  individuelle,  mais  il  n'y  aura  pas 
eu  assez  de  pitié  énoncée.  Non  !  il  n'y  en  aura  pas 
eu  assez  sur  la  terre  pour  répondre  à  la  somme 
immense  de  douleur  et  d'horreur  qui  a  été  dépen- 
sée. Devant  l'histoire,  ce  sera  une  tache  pour 
l'humanité  qu'im  grand  cri  de  pitié,  un  cri  formi- 
dable, ne  se  soit  pas  élevé  au  cours  de  cette  tuerie, 


a6  L'AMAZONE 

et  qu'il  n'ait  pas  été  proféré  par  ceux-là  mêmes  de 
qui  on  était  en  droit  d'espérer  plus  de  courage. 
Un  Tolstoï  n'eût  pas  manqué  de  faire  retentir  sa 
vaste  voix.  Ce  cri,  il  aurait  pu  sortir  du  sein  de  la 
chrétienté,   des  peuples  neutres,   du  cénacle  des 
penseurs.  D'où  provient  cette  abstention  ou  cette 
timidité  ?  Où  est-il,  l'imbécile  ou  l'hypocrite  qui 
prétendra  que  la  pitié  est  déprimante  ?  Allons 
donc  !...  Celui  qui  parlerait  ainsi,  je  proclame  d'a- 
vance qu'il  ne  saurait  être  autre  qu'un  installé  de 
la  guerre  à  moins  qu'il  ne  soit  seulement  un  minus 
habens    dépourvu    d'imagination  ?    Où    aurait-il 
pris  que  les  cris  de  pitié  n'encouragent  pas  plus  nos 
sublimes  soldats  dans  leur  tâche  obscure  et  dou- 
loureuse que  les  coups  de  panache  et  d'encensoir 
perpétués  par  la  littérature  ?...  Le  simple  sanglot 
d'une  mère  à  son  fils,  «  mon  pauvre  petit  »,  est  un 
viatique  autrement  réconfortant  que  les  «  nous 
vous  envions  l'honneur  d'aller  se  faire  tuer,  sans 
sourciller,   comme   des   fils   de  Corneille,   etc..  » 
C'est  un  fait  que  les  soldats  n'ont  pas  apprécié  du 
tout  le  los  inutile  entonné  en  leur  honneur  :  cette 
race  merveilleuse  qui  n'éprouvait  pas  le  besoin 
d'être  réconfortée  et  qui  l'a  suffisamment  montré, 
semble  avoir  trouvé  de  mauvais  goût  les  cantates 
de  l'arrière...  Mais  elle  eût  senti  un  lien  plus  solide 
avec  l'arrière,  si  nous  avions  aidé  à  réveiller  par- 
tout les  notions  de  justice  et  de  bonté  oubliées. 
Ah  !  pourquoi  la  pitié  s'est-elle  jugulée  elle-même  I 
Pour  ne  pas  contristcr  le  civil  et  de  peur  de  ralen- 
tir les  affaires  ?  Je  n'y  crois  pas  !  Sommes-nous  à 
ce  point  pusillanimes  ?  Quelle  fable  !  Si  la  foule 
avait  dû  être  déprimée,  elle  l'aurait  été,  et  bien 
autrement,  par  la  série  de  déceptions  que  l'écri- 
ture et  la  parole  lui  ont  fait  subir,  par  les  pro- 
messes perpétuelles  des  fouilles  publiques  démen- 
ties au  fur  et  à  mesure,  par  les  mensonges  dont  on 


PREFACE  aj 

l'a'' bercée,  —  par  les  insanités  débitées  à  tout 
bout  de  champ,  sur  l'ennemi,  —  par  les  bravache- 
ries  et  les  satisfecit  que  de  faute  en  faute  les  inté- 
ressés se  décernaient  indéfiniment  dans  notre  pays, 
par  le  billet  de  banque  du  mensonge  mis  en  circu- 
lation, par  les  traites  d'illusions  qu'on  tirait  but 
le  peuple,  en  les  renouvelant  éternellement,  —  et 
si  elle  a  résisté  à  ce  traitement-là  c'est  que  la 
foule  a  une  fière  santé  et  une  robuste  constitu- 
tion l|Prétendre  que  des  sentiments  de  pitié,  des 
élans  généreux,  des  torches  hardiment  brandies, 
auraient  déprimé  le  civil  plus  que  ne  l'a  fait  ce 
monopole    de    duperie,    c'est    le    plus    impudent 
peut-être  de  tous  les  mensonges,  si  ce  n'est  pas  le 
plus  hypocrite  des  remords  Ij  La  pitié,  veilleuse  à 
petite  flamme  courte  et  h£iletante,   obscure  lu- 
mière humiliée,  elle  est  au  cœur  des  mères,  des 
pères,  des  femmes  au  chevet  des  mourants,  elle  est 
dans  toutes  les  âmes  déchirées...  c'est  la  lampe 
du  sanctuaire...  Ah  !  ceux-là  comme  je  comprends 
leurs  silences  dont  ils  usent  pour  répondre  en  no- 
blesse et  en  magnanimité  à  l'exemple  que  leUr  ont 
légué  ;  des  '^morts  ;qui  furent  aussi  héroïques  que 
pudiques  !...:Etfpuis  ils  n'avaient  pas  mission  de 
parler  !...  Ils  sont  le  peuple  de  la  douleur...  Mais 
ceux  .?'qui    pensent    ouvertement,    qu'on    écoute 
quand   ils   parlent,   les   esprits   indépendants   et 
libres,  je  ne  comprends  pas  qu'ils  aient  si  facile- 
ment pris  leur  parti  du  silence  et  qu'ils  s'en  soient 
remis  au  vague/atalisme  du  consentement  univer- 
sel. Ont-ils  eu  peu  de  troubler  la  tâche  énergique 
de  la  patrie  ?  Ils  l'auraient  au  contraire  agrandie 
et  assainie.  Ont-ils  redouté  d'être  mal  compris,  de 
tomber  dans  des  équivoques  ?  Plutôt.  Ont-ils  été 
préoccupés,   par   opportunisme,   d'équilibrer  leur 
attitude  et  de  se  réserver  prudemment  pour  le  dé- 
nouement ?  Ont-ils  redouté  que  la  haine  et  l'hypo- 


a8  L'AMAZONE 

crisie  embusquées  ne  les  accusassent  faussement 
de  patriotisme  refroidi,  voire  de  lâcheté  ?...  Jésus 
ne  se  fût  pas  posé  cette  question  !...  Et  même  si 
la  calomnie  les  avait  atteints,  la  belle  affaire  ! 
Est-ce  donc  un  si  lourd  sacrifice  de  passer  des 
rangs  de  la  majorité  à  ceux  d'une  minorité  ? 
Quand  on  a  dans  le  cœur  une  foi  bien  ancrée, 
quand  on  porte  en  soi  l'amour  de  son  pays  comme 
une  religion  intangible,  que  peut-on  redouter  de 
la  calomnie,  même  lorsqu'on  est  en  pleine  renom- 
mée ?  A  supposer  qu'elle  s'exerce  contre  nous, 
n'est-il  pas  juste,  lorsque  nos  enfants  reçoivent 
des  balles  mortelles,  que  nous  exposions  une  plus 
ealme  existence  aux  balles  mâchurées  et  moins 
dangereuses  de  la  calomnie  ?...  Oui,  c'est  vrai, 
hélas  !  des  gens  se  sont  servis  du  patriotisme 
comme  d'une  arme  dissimulée  sous  des  flots  de 
rhétoriques  tricolores  et  ils  ont  fait  du  plus  noble 
des  sentiments  l'instrument  de  leurs  haines  ou 
de  leurs  convoitises  !  Mais  à  cette  arme  n'au- 
rions-nous pas  pu  en  opposer  une  autre  dont  le 
pouvoir  (qui  sait  !)  eût  pu  devenir  incalculable  ? 
Au  milieu  de  cette  faillite  universelle  de  l'intel- 
ligence, à  laquelle  est  due  en  partie  la  dufée  de 
cette  guerre,  comment  ne  nous  sommes-nous  pas 
aperçu  plus  vite  que  la  pitié,  la  simple  pitié,  aurait 
pu  devenir  une  arme  capitale,  irrésistible  qui  sou- 
levant les  peuples  aurait  peut-être  aidé  à  terminer 
cette  monstrueuse  hécatombe  ?  Qui  peut  pré- 
tendre qu'elle  n'eût  pas  été  d'un  appoint  tout 
aussi  considérable  que  le  fameux  «  facteur  mo- 
ral »  dont  on  a  tant  abusé  pour  excuser  l'inertie 
et  l'incurie  I  Oui,  la  pitié,  c'était  la  sixième  arme... 
Nous  en  avons  douté.  A  peine  est-elle  sortie  du 
fourreau  qu'on  l'a  jugée  tout  de  suite  suspecte  ! 
Honte  à  nous  1  Nous  n'avons  pas  su  la  brandir  et 
nous  no  pouvons  pas  calculer  de  quelle  force  nous 


PRÉFACE  a9 

nous  sommes  privés  1...  Trop  tard  d'ailleurs,  main- 
tenant !  C'est  irrémédiable.  Nous  subissons  et 
continuons  à  subir  la  conséquence  de  ce  total 
oubli.  La  pitié  !  Oh  î  en  nous  laissant  aller  à  son 
élan,  nous  n'aurions  pour  cela  rien  abdiqué  de  nos 
justes  volonté*»,  nous  n'aurions  pas  arrêté  la  jus- 
tice française  en  si  beau  chemin...  L'élan  opposé 
de  nos  soldats  vers  le  combat  et  pour  le  triomphe 
de  notre  cause  aurait  été  plus  raffermi  encore  par 
la  pensée  que,  là-bas,  derrière  eux,  des  frères  s'em- 
ployaient à  rapprocher  le  terme  de  l'effort  sacré, 
de  leur  long  martyre,  sans  pour  cela  rien  distraire 
de  nos  revendications  et  de  nos  buts  d'état. 

Nous  n'aurions  point  remis  l'épée  au  fourreau 
ni  cessé  d'exposer  tant  de  poitrines  à  la  mitraille 
ennemie  ;  la  même  énergie  eût  été  déployée  contre 
l'invasion  pour  «  la  victoire  du  droit  et  de  la  jus- 
tice, »  selon  la  formule  désormais  consacrée.  Mais 
il  n'est  fpoint  dit  que  pendant  que  des  milHons 
d'hommes  s'égorgeaient,  une  ligue,  un  consortium 
d'intellectuels  opposé  à  celui  des  fameux  signa- 
taires allemands  n'eût  point  endigué  le  flot  perpé- 
tuellement montant  que  n'a  barré  aucune  autre 
écluse  que  la  résistance  de  nos  soldats  ;  la  cons- 
cience universelle  des  peuples  est  peut-être  plus 
facile  à  réveiller  qu'on  ne  le  pense.  La  haine  a 
porté  partout  son  fer  rouge  ;  elle  a  avivé  toutes 
les  plaies,  mais  jamais  des  mains  crispées  par  la 
douleur  ne  se  sont  élevées  entre  les  combattants  ; 
l'amour,  personnage  suspect,  ne  s'est  réfugié 
qu'au  cœur  des  victimes  et  de  leurs  consolateurs  ; 
les  genoux  n'ont  pas  voulu  se  plier  pour  implorer 
la^conscience  humaine  en  délire. 

Rien  ne  nous  prouve  que  la  grande  voix  de  la 
pitié  ne  se  fût  pas  propagée  et  n'eût  pas  apporté 
une  intimidation  en  Allemagne  au  moins  égale  à 
celle   qu'y  ont  produite  nos   cris     d'indignation 


3o  L'AMAZONE 

légitimes  mais  d'effets  nécessairement  minimes. 
Quant  à  nos  protestations  journalières  de  patrio- 
tisme et  de  ténacité,  nos  soldats  n'en  avaient  que 
faire  !  En  admettant  que  son  action  n'eût  pas  été 
immédiate,  cette  vertu  archithéologale  n'en  eût 
pas  moins  secouru  petit  à  petit  la  morale  saccagée, 
l'idéal  meurtri,  tout  ce  que  l'ivresse  des  peuples  a 
anéanti  dans  un  coup  de  saoulerie.  Elle  eût  aidé  à 
la  marche  de  la  lumière  et  de  la  vérité.  Elle  eût 
entraîné  les  masses  démocratiques  de  tous  les 
pays,  masses  qui  feront  ces  révolutions  néces- 
saires et  salutaires  dont  on  peut  prédire  qu'elles 
seront  le  dénouement  de  l'orgie  autocratique. 

Elle  eûtpacilité  également  une  ligue  des  pays 
neutres. 

Sur  la  fièvre  de  l'univers,  nous  n'avons  eu  pour 
baume  jusqu'ici  que  les  paroles  malheureusement 
tardives  du  président  Wilson.  Elles  ont  eu  une 
grande  autorité,  assez  pour  que  nous  jugions  du 
pouvoir  qu'auraient  eu  un  appel  plus  éloquent, 
plus  horrifié,  une  sollicitude  plus  émue.  Un 
homme  pourtant  a  parlé  au  nom  de  la  masse 
silencieuse  de  l'humanité  accablée  et  ruinée,  au 
nom  des  collectivités  martyrisées  et  ces  messages 
n'ont  pas  été  vains,  même  si  ce  peuple  était  forcé 
d'entrer  en  lice. 

Des  ondes  de  lumière  ont  été  agitées  et  tout  au 
moins  les  grands  principes  de  l'humanité  et  les 
vastes  espérances  d'avant-guerre  ont  relevé  leurs 
fronts  humiliés.  Elles  fructifieront.  Ayons  con- 
fiance. L'Idée  dépasse  les  êtres  qui  la  mettent 
en  branle.  Elle  entraîne  les  nations  à  sa  remor- 
que. 

Mais  ce  n'était  pas  assez  que  cette  objurgation 
tardive,  il  fallait  plus  !  Par  malheur  une  sorte  de 
terreur  instituée  par  la  presse  mondiale  a  imposé 
le  silence  à  ceux  qui  avaient  peut-être  le  plus  envie 


PRÉFACE  3i 

de  prendre  la  parole  ou  de  pousser  le  cri  d'une 
conscience  déchirée. 

On  peut  évaluer  maintenant  quelle  a  été  la 
responsabilité  de  la  presse  de  tous  les  pays  dans  la 
prolongation  et  dans  les  erreurs  de  cette  guerre. 
Elle  a  instauré  ou  subi  —  on  n'en  peut  plus  dis- 
tinguer le  départ  —  la  féodalité  du  mensonge  et 
peut-être  la  presse  est-elle  moins  responsable 
qu'on  ne  le  pense,car  elle  a  agi  par  tâtonnements 
et  plus  par  suggestion  que  par  intérêt.  N'im- 
porte !  Elle  a  eu  sa  part  dans  la  propagation  des 
erreurs  de  toutes  sortes.  Elle  a  été  le  plus  souvent 
dans  son  ensemble  la  parodie  de  la  guerre.  Elle  a 
sophistiqué  l'histoire  et  son  soldat,  rapetissé  la 
grande  résolution  douloureuse  et  mélancolique  de 
l'homme  sur  toutes  les  teiTes  où  l'on  saigne,  même 
celles  de  l'ennemi.  Elle  s'est  faite  marchande  de 
sornettes...  Elle  n'a  pas  distingué  les  grandes  di- 
rections de  la  pensée,  ni  les  forces  des  événements 
en  conflagration.  Elle  est  restée  en  dehors  de  l'état 
d'âme  populaire,  —  qui  s'est  passé  d'elle.  Elle  est 
demeurée  bureaucratique,  sédentairement  confi- 
née dans  des  errements  de  jadis.  Heureusement, 
il  y  eut,  il  y  a  toujours  à  sa  tête  des  hommes  d'ac- 
tion, des  braves  lutteurs  qui  ont  fait  du  bien,  des 
organisateurs  et  des  esprits  de  pure  race.  L'en- 
semble ne  constitue  pas  une  force  suffisante  qui 
pallie  l'effet  déconcertant  d'une  si  lourde  consom- 
mation d'erreure  et  de  puérilités  qui  justifieraient 
à  elles  seules  la  réputation  de  légèreté  que  nous 
nous  sommes  faite  à  travers  les  âges  !  On  a  cru 
qu'à  ces  masses  redevenues  les  troupeaux  des 
anciens  temps,  il  fallait  conférer  un  idéal  collectif 
énorme,  des  idoles  grossières,  des  abstractions 
ingénues.  Erreur  !  Un  sourd  travail  se  produit 
dans  l'Europe,  auquel  la  presse  est  restée  étran- 
gère. Mais  la  plus  grande  faute  de  la  presse  a  été 


3a  L'AMAZONE 

de  faire  subir  sa  tyrannie  aux  esprits  indépen- 
dants et  d'imposer  le  silence  aux  élans  généreux 
et  à  la  contrition  de  l'Europe.  Ah  !  la  simple 
bonté,  comme  nous  en  reconnaisson-s  intérieure- 
ment la  puissance  depuis  que  nous  sommes  privés 
de  son  effluve  !  Nous  nous  reportons  aux  grandes 
paroles  évaporées  aujourd'hui  et  qui  émanaient 
de  l'expérience  nazaréenne  ;  nous  comprenons  que 
l'humilité  qu'il  y  a  dans  la  charité  est  peut-être 
sans  qu'il  y  paraisse  une  force  tout  aussi  habile 
que  les  diplomaties  d'état  modernes,  une  sourc* 
qu'on  n'a  pas  captée  parce  qu'on  la  méprisait. 
On  l'a  laissée  se  dériver  au  hasard.  Après  cette 
débauche  d'erreurs,  l'intelligence  humaine  aura 
un  gros  effort  à  faire  pour  reprendre  son  altitude 
et  reconquérir  son  rang  !  Il  faudra  qu'elle  aussi 
connaisse  l'humilité  et  ce  n'est  qu'en  confessant 
son  erreur  qu'elle  recouvrera  sa  beauté. 

Peu  à  peu  heureusement  des  modifications  tar- 
dives se  produisent,  trop  tardives  hélas  !  pour 
qu'elles  aient  quelque  poids  maintenant  dans  les 
solutions  du  conflit.  Des  filets  de  lumière  annon- 
cent l'invasion  future  du  soleil.  Il  viendra  !  II 
éclairera  les  peuples  !  Dans  le  simple  domaine  de 
la  littérature,  nous  venons  d'avoir  une  belle 
œuvre  de  pitié  et  de  réalité  stricte  pour  l'appré- 
ciation de  laquelle  il  est  permis  d'employer  l'ad- 
jectif numéral  cardinal.  Ce  n'est  qu'un  roman 
mais  il  nous  a  ouvert  des  espaces  que  l'on  retenait 
prisonniers.  C'est  Le  Feu  d'Henri  Barbusse.  Sé- 
vère et  puissante  accumulation  de  témoignages, 
accent  d'une  âme  fiévreuse  et  fraternelle,  ce  livre 
a  déjà  et  aura  de  jour  en  jour  plus  encore  une 
répercussion  salubro.  Or,  je  ne  sache  pas  que  ces 
pages  où  la  vérité  saigne  tout  entière,  et  qu'un 
cœur  passionné  d'espérance  a  dicté,  aient  affaibli 
nos  courages,  déprimé  les  soldats  par  le  récit  de 


PRÉFACE  33 

leurs  misères,  entamé  ia  noblesse  de  notre  cause  !... 
Jamais  la  vérité  ne  déçoit.  Nous  sommes  instruits 
par  le  passé  que  les  pires  erreurs  des  dirigeants 
ont  été  toujours  de  poser  le  boisseau  sur  la  lu- 
mière !...  Et  la  lumière  finit  toujours  par  faire 
sauter  le  boisseau. 

Malheureusement,  après  trois  ans  bientôt  de 
guerre  et  d'adaptation  au  malheur  autant  qu'à 
l'héroïsme  éperdu,  je  crois  bien  que  toute  inter- 
vention, autre  que  celle  du  fusil  et  du  canon,  est 
sans  avenir  !  On  est  allé  trop  loin  dans  l'inviai- 
semblable  pour  que  l'expérience  suprême  ne  soit 
pas  tentée  !  et  les  peuples  y  sont  amèrement  réso- 
lus ;  ils  continueront  tête  baissée  dans  l'orage  du 
sang  !...  La  victoire  sans  doute  décidera.  Prions 
pour  notre  sainte  et  immortelle  patrie  !  Prions 
pour  le  sort  des  armes,  et  pour  tous  les  saccages 
exécrés  qu'elles  vont  accumuler  encore  !...  Prions, 
parce  que  notre  victoire  peut  tout  réparer  ;  elle 
est  le  salut  de  l'humanité  en  péril.  Elle  suscitera 
une  réaction  formidable  et  féconde  ;  —  mais  au 
prix  de  quelles  ruines  !  Comment  ne  pas  frémir 
en  y  songeant  ? 

Ce  n'est  plus  maintenant  que  la  pitié  et  la  raison 
peuvent  s'imposer  avec  utilité.  C'est  au  moment  où 
se  produisit  la  chute  de  l'orgueil  allemand,  après 
la  Marne  et  l'Yser,  quand  les  peuples  étourdis  se 
mirent  à  fourbir,  chacun  de  leur  côté,  des  armes 
démesurées,  à  entraîner  dans  leurs  filets  les  autres 
peuples  neutres  et  à  préparer  ainsi  le  cercueil  des 
vieux  régimes...  c'est  à  ce  moment-là  qu'elles  de- 
vaient intervenir  !  Maintenant  il  ne  nous  reste 
plus  qu'à  invoquer  platoniquement  la  déesse 
Raison,  —  et  à  écrire  chacun  selon  son  cœur,  du 
plus  humble  au  plus  autorisé. 

Et  quand  bien  même  l'effet  de  la  pitié  déchaînée 
n'eût  pas  été  ce  qu'on  en  aurait  pu  attendre,  je  ne 


34  L'AMAZONE 

vois  pas  en  quoi  l'esprit  humain  se  serait  dé- 
shonoré pour  avoir  tenté  par  son  imploration  de 
hâter  la  fin  logique  d'une  catastrophe  qui  n'a  plus 
aucun  rapport  avec  ce  qu'on  appelait  du  nom  de 
guerre,  avec  ce  que  nous  envisagions  aux  jours 
sublimes  et  légers  de  la  mobilisation,  alors  que 
maintenant  le  pugilat  est  devenu  à  proprement 
parler  le  suicide  de  la  vieille  Europe,  la  cachexie 
des  races...  Certes,  devant  ce  piétinement  sur  le 
charnier,  comme  elle  est  sans  risque  l'attitude  de 
celui  qui  s'écrie  :  «  Sont-ils  beaux  !  Pas  une 
plainte  !  De  la  vaillance  et  de  la  gaieté  française  1 
Arrière  le  pessimisme  !  La  France  est  régénérée 
quand  elle  était  hier  gangrenée  aux  moelles  et 
divisée.  Vive  l'union  sacrée,  etc..  »  cependant 
qu'on  voit,  de  toutes  parts,  grimacer  au  contraire 
les  haines  de  partis  et  que  manifestement  ils  ai- 
guisent leurs  armes  et  leurs  ongles,  pour  un  corps 
à  corps  qui  sera  un  des  plus  irréductibles  qu'on 
aura  jamais  vus  !...  La  pitié  les  eût  aidés  peut 
être  à  se  reprendre  et  à  éviter  l'attaque  fratricide 
qu'ils  préparent,  mais  qui  semble  inéluctable  dé- 
sormais. 

Pour  ceux  qui  ne  se  soumettent  pas  à  des  soucis 
de  carrière,  la  juste  attitude  est  de  parler  sans 
rébellion,  sans  colère,  —  mais  avec  la  décision 
de  ne  pas  mentir  ni  à  la  vérité  ni  à  la  dignité 
d'écrire.  Quand  on  n'est  pas  un  flambeau,  qu'on 
n'a  pas  rang  dans  cette  phalange  qui  a  le  droit  et 
la  puissance  de  faire  retentir  jusqu'aux  confins  du 
monde  le  cri  inentendu  qui  soulagerait  la  masse 
des  peuples  opprimés  et  résignés,  il  n'y  a  qu'à  re- 
tracer simplement  ce  que  l'on  voit  et  ce  que  l'on 
ressent  en  face  des  évidences.  Cela  constitue  déjà, 
par  le  temps  qui  court,  un  acte  de  courage  1... 
Triste  constatation  I...  Les  entrepreneurs  de  scan- 
dale dont  le  métier  est  le  chantage,  les  trafiquours 


PREFACE  35 

de  guerre,  les  termites  de  la  calomnie  organisée 
sont  là  pour  pétrir  automatiquement  les  pincées 
de  boue  qu'ils  puisent  à  la  grande  auge.  Non  con- 
tents de  déshonorer  la  presse,  ils  rendent  vains  les 
efforts  des  moralistes  et  des  écrivains  sérieux.  Plus 
d'un  a  remarqué  tristement  qu'entre  la  satire  du 
moraliste  et  le  pamphlet  du  calomniateur,  le  pu- 
blic mis  en  garde  par  trop  d'expériences  ne  sait 
plus  distinguer  :  il  confond  dans  la  même  dé- 
fiance l'œuvre  de  salubrité  et  le  trafic  d'intérêt. 
Heureusement,  ces  manufactures  de  calomnies 
officielles  et  privées  se  sont  tellement  discréditées 
elles-mêmes  que  si  elles  parviennent  à  jeter  la  sus- 
picion sur  les  bonnes  entreprises,  elles  n'arrivent 
pourtant  point  à  renouveler  leur  propre  crédit 
auprès  d'une  foule  que  les  excès  de  duperie  ont 
lassée  depuis  longtemps. 

J'en  ai  eu  encore  la  preuve  à  propos  de  cette 
pièce  qui  ne  prétend  pas  à  être  une  œuvre  impor- 
tante, mais  que  défendait  sa  sincérité.  La  masse 
profonde  du  public  ne  s'y  est  pas  trompée  et  cette 
fois  encore  la  conspiration  dirigée  contre  la  pièce 
a  fait  long  feu. 

Il  sera  néanmoins  intéressant  plus  tard  pour 
l'information  littéraire  de  rechercher  quel  a  été 
durant  la  guerre  le  réveil  de  la  critique  dramatique 
après  trois  années  de  silence.  Le  formidable  événe- 
ment, hélas,  ne  paraît  avoir  été  d'aucune  consé- 
quence pour  elle.  Aucune  évolution.  Elle  est  de- 
meurée semblable  à  elle-même  ;  elle  a  amplifié 
le  ton,  voilà  tout.  Les  injures  dont  j'ai  été  abreuvé 
cette  fois  passent  de  beaucoup  celles  que  j'avais 
reçues  pour  mes  pièces  précédentes.  On  sent  une 
volonté  plus  ramassée  de  donner  le  coup  décisif. 
Il  est  inconnu  qu'un  écrivain,  surtout  un  auteur 
dramatique,  ait  été  attaqué  avec  autant  d'âpreté. 
Les  invectives  de  ce  genre  sont  généralement  ré- 


36  L'AMAZONE 

servées  aux  hommes  politiques  ou  à  ceux  dont  la 
vie  publique  s'est  mêlée  à  des  effervescences  de 
partis.  Je  voudrais  bien  dire  que  ces  attaques 
s'adressent  à  l'esprit  de  la  pièce  et  à  ce  qu'elle 
peut  contenir  de  volonté  artistique  ou  de  ten- 
dance morale.  Hélas  !  j'en  serais  complètement 
empêché  !  Les  tendances  de  l'œuvre  y  sont  pour 
peu  de  chose.  La  coalition  a  été  nettement  dirigée 
contre  la  personnalité  d'un  écrivain  dont  l'in- 
dépendance et  l'isolement  semblent  avoir  servi 
de  cible.  A  part  quelques  esprits  coutumiers  d'ana- 
lyses qui  honorant  leur  profession,  —  combien 
rares  !  —  et  qu'il  est  superflu  de  désigner  ici,  un 
flot  d'articles  conçus  dans  un  style  d'une  rare 
indigence  ont  charrié  tous  les  lieux  communs  de 
l'invective...  La  plume  a  peine  à  reproduire  ces 
gentillesses...  Je  mo  suis  vu  traité  successivement 
dans  les  grands  quotidiens  de  «  bandit  crapuleux, 
empoisonneur  public,  excrémentiel,  pourriture, 
faussaire,  lubrique,  honte  de  la  France...  le  plus 
nauséabond  des  mercantis,  farceur  et  saligaud,  de 
Sade  dans  son  cachot,  palefrenier  morphinomane, 
potard  convulsionnaire,  gatouille  de  bateau,  or- 
dure suprême...,  etc.,  etc.  »  Que  sais- je  !...  In- 
jures qui  n'ont  aucune  relation  d'idée  avec  la 
pièce,  mais  c'est  là  le  procédé  habituel  de  la  ca- 
lomnie. Ce  n'est  triste  que  parce  que  de  pareilles 
choses  s'écrivent  durant  que  les  Allemands  pié- 
tinent encore  le  sol  de  France  !  Ma  pièce  était 
communément  traitée  de  parodie  sacrilège,  de 
chienncrie,de  pauvreté  ignominieuse  et  de  spécu- 
lation révoltante,  etc..  Et  il  ne  faut  pas  croire 
que  ce  genre  de  critique  ait  été  un  langage  spéci- 
fique réservé  aux  entrepreneurs  habituels  de  l'in- 
jure et  de  la  haine.  Je  citerai  tel  poète  —  sans 
talent,  mais  connu  —  qui  osa  écrire  :  «  Par  ici, 
les  nettoyeurs  do  tranchées  ».  L'essai  d'obstruc- 


PRÉFACE  3.7 

tion  ne  s'arrêtait  pas  là.  Dès  le  lendemain  de  la 
représentation,  des  directeurs  de  journaux  im- 
portants et  de  quelques  feuilles  de  choux,  s'en 
furent  au  ministère  réclamer  la  fermeture  du 
théâtre  qui  représentait  V Amazone  ou  l'interdic- 
tion de  la  pièce.  Jolies  préoccupations  !  Quelques 
critiques  ont  résumé  eux-mêmes  la  physionomie 
de  l'événement.  Je  leur  laisse  la  parole  :  «  Une 
partie  de  la  presse  n'a  été  qu'une  explosion  de 
haine  personnelle,  depuis  longtemps  contenue.  îl 
s'agit  d'une  coalition  de  concurrence...  Certains 
fournisseurs  ne  pardonnent  pas  à  l'auteur  d'avoir 
dénoncé  dans  V Amazone  la  faillite  de  la  littérature 
de  poilus  sentimentaux,  d'infirmières  angélique» 
et  de  marraines  sirupeuses.  De  là  ce  concert  d'im- 
précations. Si  ce  n'est  pas  le  cloaque  (M.  H.  Ba- 
taille aurait  le  droit  de  ne  pas  ménager  les  qua- 
lités méprisantes  à  ceux  qui  ne  lui  mesurent  pas 
les  calomnies),  c'est  bien  la  mare  aux  gre- 
nouilles (1)  ». 

«  On  n'a  guère  étudié  l'œuvre,  mais  on  a  da- 
vantage insulté  l'auteur,  La  critique  dramatique  a 
donné  avec  excès  dans  la  polémique  personnelle. 
Elle  a  eu  tort...  U Amazone  n'a  pas  été  un  succès 
pour  les  critiques,  etc..  (2)  ». 

D'autres  ont  marqué  le  dessein  politique  de 
cette  cabale  tendancieuse.  Que  le  public,  dont  la 
religion  est  faite  depuis  longtemps  à  ce  point  de 
vue,  ait  répondu  par  un  haussement  d'épaules  à 
ces  diffamations  et  à  ces  salisseurs  professionnels, 
il  y  a  là  un  signe  d'époque.  Depuis  longtemps  il 
exerce  son  contrôle  lui-même  et  il  casse  les  gages 
d'anciens  mandataires  qui,  d'âge  en  âge,  de  com- 
promission en  compromission,  d'incompétence  en 

1.  Camille  le  Seane. 

2.  Ernest-Charles. 


38  L'AMAZONE 

incompétence,  en  sont  aihvés  à  se  disqualifier 
presque  complètement  ;  il  leur  faudra  faire  un 
sérieux  pas  en  arrière  et  revenir  à  des  procédés 
plus  décents  pour  retrouver  une  autorité  dont  ils 
se  sont  peu  à  peu  dépouillés.  La  juste  appréciation 
de  la  foule  qui  s'est  libérée  de  leur  influence  a  défi- 
nitivement percé  à  jour  le  jeu  de  ces  discréditeurs 
attitrés  de  I-a  pensée  française,  assermentés  à  leur 
parti  ou  à  leur  clientèle,  qui  n'ont  d'autre  mission 
que  d'avilir  les  forces  intellectuelles  de  leur  pays, 
parce  qu'elles  se  dirigent  vers  des  chemins  qui  ne 
sont  pas  les  leurs,  et  sur  lesquels  il  est  toujours 
facile  d'exercer  ce  qu'on  pourrait  appeler  des  tirs 
de  barrage.  A  ceux-là  la  guerre  était  apparue  une 
aubaine  presque  inespérée,  une  raison  d'être  nou- 
velle et  à  la  faveur  d'un  patriotisme  devenu  leur 
bonne  à  tout  faire  —  c'est-à-dire  qu'Us  l'ont  mis  à 
tous  les  ouvrages  —  ils  espèrent  organiser  le  sac- 
cage de  leurs  ennemis  et  se  refaire  des  virginités 
compromises,  au  moyen  de  cette  vieille  idéologie  : 
la  guerre  qui  vient  au  secours  de  leur  système  po- 
litique et  privé.  Sur  la  garde  de  leur  sabre,  ils 
inscrivirent  le  nouveau  mot  d'ordre  d'agression  : 
Union  sacrée.  Mais  dans  tous  les  domaines  de  la 
vie  nationale,  il  ne  semble  pas  que  ce  soulagement 
leur  ait  été  octroyé  î  Le  bon  sens  français,  la  ro- 
bustesse populaire,  en  attendant  le  retour  des 
soldats,  demeurent  inattaquables.  La  nation  leur 
montrera,  preuves  en  mains,  que  depuis  cent  ans 
et  plus  qu'elle  s'achemine  vers  la  réalisation  de 
ses  grands  programmes,  il  n'y  a  plus  d'obscuran- 
tisme qui  puisse  désorienter  une  race  soumise  en 
tant  de  siècles  à  trop  d'expériences  ! 

Mais  pour  en  revenir  à  l'humble  littératui-e  et  à 
la  plus  humble  de  toutes,  la  littérature  drama- 
tique, constatons  qu'à  vrai  dire  l'occasion  parais- 
sait bollo  do  passer  au  fil  de  l'union  sacrée  un 


PREFACE  39 

écrivain  que  l'on  sait  vivre  dans  un  isolement 
complet  et  qui  n'étant  soutenu  par  aucun  parti, 
par  aucune  amitié,  semblait  devoir  représenter, 
dans  les  circonstances  actuelles,  un  des  obstacles 
les  plus  faciles  et  les  moins  lourds  à  renverser.  La 
tentation  était  grande  !  Il  est,  en  effet,  assez  anor- 
mal que  l'homme  seul,  c'est-à-dire  l'homme  qui 
passe  de  son  cabinet  de  travail  à  son  jardin,  et  qui 
a  la  prétention  d'exercer  librement  au  dehors  son 
métier,  soit  en  relation  directe  avec  la  giande 
foule  et  fasse  avec  elle  échange  de  sincérité.  Il  y  a 
là  une  anomalie  évidente.  Les  ennemis  de  la  li- 
berté de  penser  voient  dans  ce  libre  commerce  de 
sympathies,  obtenu  sans  truchement,  un  mauvais 
présage  pour  l'avenir.  La  liberté  de  penser,  la 
seule  que  pour  ma  ])art  je  réclame,  la  tradition 
veut  qu'on  ait  bien  du  mal  à  l'exercer,  dans  notre 
pays,  même  lorsqu'elle  est  sans  aspérité  et  qu'elle 
s'exprime  sans  violence  !  Mais  «  l'homme  seul  » 
la  considère  par  contre,  cette  liberté,  comme  le 
plus  précieux  quoique  le  plus  fragile  des  biens  ; 
la  perte  de  son  indépendance  est  la  seule  priva- 
tion dont  il  puisse  souffrir,  l'unique  risque  auquel 
il  soit  décidé  de  ne  pas  s'exposer.  Chacun  a  une 
conception  particulière  de  sa  vie  et  de  son  devoir 
et  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  le  solitaire  entende 
avoir  le  bénéfice  de  son  isolement.  Pour  qui  vit 
loin  de  toute  compétition  de  carrière,  loin  de  tout 
honneur  officiel  et  de  la  vie  de  relations,  de  telles 
résolutions  ne  comportent  d'ailleurs  qu'un  mini- 
mum strict  d'inconvénients  (être  méconnu  et 
provoquer  les  légendes  malveillantes  et  absurdes, 
qu'importe  !)  et,  pour  s'en  garer,  il  suffit  de 
s'abstraire  dans  un  travail  toujours  renouvelé. 
Personnellement,  je  continuerai  donc  et  il  est 
fort  à  croire  que  les  coups  de  boutoir  continueront 
de  leur  côté  ;  l'attaque  redoublera  vraisemblable- 


/îo  L'AMAZONE 

ment,  d'autant  plus  qu'elle  n'a  subi  jusqu'ici  que 
des  échecs  et  que  l'auteur  n'est  disposé  à  faire 
aucune  concession.  Mais  désormais  je  me  refuserai 
même  à  prendre  connaissance  de  ces  tentatives 
d'obstruction  et  j'ignorerai  de  parti  pris  les  di- 
verses réactions  auxquelles  mes  pièces  donneront 
lieu.  J'estime  qu'il  n'y  aura  pas  de  meilleure  ré- 
ponse que  de  soumettre  mon  hygiène  littéraire  à 
plus  de  solitude  encore  ;  non  point  par  sentiment 
de  suffisance,  mais  pour  protéger  mieux  cette  fa- 
meuse indépendance  si  nécessaire  à  l'écrivain,  et 
sans  laquelle  notre  métier  deviendrait  le  dernier 
et  le  plus  misérable  des  métiers  !  Je  suis,  par 
ailleurs,  mieux  instruit  que  tout  autre  de  mon 
infériorité.  Je  ne  défends  que  la  bonne  foi  de  mes 
ouvrages  où  les  lacunes,  les  fautes  et  les  faiblesses 
abondent.  Sur  le  terrain  de  la  sincérité  seulement 
je  les  sais  inattaquables.  A  part  quoi  je  n'ai  point 
du  tout  la  prétention  ni  la  sottise  de  penser  que 
leur  exécution  soit  irréprochable. 

Pour  m'excuser  de  tant  de  tares  manifestes,  je 
m'en  réfère  seulement  à  quelques  vers  griffonnés 
il  y  a  des  années  sur  des  cahiers  intimes  aujour- 
d'hui livrés  au  public  et  où  se  résumait  toute  la  foi 
naïve  de  ma  jeunesse  : 


«  ...Mais  mon  pardon  sera  peut-être 
D'avoir  avec  un  soin  pieux  noté  ces  voix 
Qui  font  le  grand  écho  du  cœur,  ces  cris  de  l'être 
Désespéré,  perdu  au  sein  des  vieux  pourquois... 
Mon  pardon,  ce  sera  de  m'être  fait  petit. 
Proche,  attentif,  sincère,  et  d'avoir  consenti 
Que  le  rêve  s'incline,  ou  que  la  main  se  pose 
Sur  l'immense  pitié  qui  sort  du  cœur  des  choses  ! 
En  sorte  que  j'ai  bien  mérité,  quoique  indigne. 
Mon  pardon.  D'un  cœur  pur,  l'ouvrier  se  résigne 
A  n'être  au'humblement  l'artisan  de  sa  cause, 
Heureux  s  il  peut  encor  permettre  à  son  orgueil 
De  déposer,  ainsi  que  des  fleurs  à  l'autel, 


PRÉFACE  4» 

—  Révoltés  et  soumis  au  destin,  tour  à  tour, 
Mais  beaux  d'avoir  battu  la  charge  universelle, 
Trophées  sans  gloire,  en  gerbe  éparse,  pêle-mêle  — 
Tous  ces  cœurs  exhaussés  sur  ton  décembre.  Amour  !...  » 


* 


La  tâche  qui  s'oiïre  aux  écrivains  d'aujourd'hui 
est  belle  et  féconde.  Elle  consiste  à  se  presser  fra- 
ternellement autour  de  l'Idée,  autour  du  Flam- 
beau, plus  menacé  que  jamais.  Qu'ils  considèrent 
sincèrement  le  péril  qui  l'assiège,  —  péril  que  nous 
voulons  croire  aussi  momentané  que  celui  de  la 
patrie.  Mais  ce  ne  sera  jamais  un  poncif  de  répéter 
que  ridée  également  est  une  patrie  à  laquelle 
nous  devons  un  dévouement  filial  !  Le  monde  in- 
tellectuel dans  une  nation  démocratique  devrait 
constituer  une  élite  conductrice.  Je  n'ai  point  pré- 
tendu ici  faire  la  critique  ni  définir  les  rapports  de 
la  littérature  et  de  la  guerre.  Il  y  a  eu  de  grands 
esprits,  il  y  en  a  eu  de  modestes  qui  tous,  et  d'une 
volonté  égale,  se  sont  ennoblis  à  écrire  les  choses 
essentielles  ;  mais  j'ai  déploré  certaines  réserves, 
certains  excès  dans  la  prudence,  une  sorte  de 
maussaderie  générale  qui  n'a  pas  su  faire  opposi- 
tion aux  quelques  tentatives  de  domination 
criardes  et  agressives  dont  nous  avons  le  spec- 
tacle. Courage  et  résistance  sur  tous  les  terrains 
de  la  patrie  intellectuelle  1  Exaltons  en  nous  le 
goût  de  l'éternel.  Je  suis  persuadé  que  désormais 
la  pensée  un  peu  mortifiée  prendra  mieux  cons- 
cience de  sa  puissance,  de  son  rôle  dans  l'organisa- 
tion sociale  dont  elle  est  un  instrument  de  préci- 
sion et  de  régulation.  Elle  ne  voudra  pas  que 
l'histoire  puisse  dire  qu'elle  n'a  pas  su  tenir  son 
poste  durant  une  perturbation  aussi  formidable  et 


42  L'AMAZONE 

aussi  menaçante.  Eh  quoi  !  serait-il  poesible  que 
les  errements  de  naguère,  cette  ardeur  héréditaire 
au  dénigrement  mutuel  qui  est  une  tare  des  Fran- 
çais, cette  espèce  d'indolente  anarchie  que  nous 
connaissons  trop,  la  guerre  civile  des  lettres,  la 
fidélité  des  haines,  un  scepticisme  d'attitude,  la 
confusion  volontaire  et  dédaigneuse  en  littérature 
du  pire  et  du  meilleur,  notre  vieux  gérontisme 
aveugle,  stagnant  et  officiel,  tout  cet  attirail  d'in- 
timidation surannée  subsiste  comme  si  rien  ne  s'é- 
tait produit  ?  Quoi  ?  serait-il  vraiment  possible 
que,  ayant  en  face  de  nous  le  terrible  exemple 
donné  par  une  Allemagne  qui  sait  organiser  la 
hiérarchie  de  ses  valeurs,  tant  d'expériences  ne 
nous  servent  pas  de  leçon  et  que  nous  ne  profi- 
tions pas  d'une  aussi  dure  épreuve  ?  Ouvrons  les 
yeux.  Ouvrons  les  grands  et  que  les  vrais  écri- 
vains se  tendent  la  main,  non  pour  défendre  leur 
collectivité,  mais  leur  religion  en  péril,  la  Raison. 
Le  règne  de  la  force  oppressive  heurte  aux  portes 
de  la  vieille  Byzance.   Une  représaille   éternelle 
flotte  sur  la  terre.  L'odeur  nauséabonde  du  sang 
et  du  crime  ne  fait  que  s'accroître  ;  un  désespoir 
monte  de  l'horizon.  Que  l'homme  intègre  reste  à 
son  poste  de  vigie,  en  attendant  que  se  dissipent 
les  assauts  de  ténèbres  !  Non,  la  confiance  dans  le 
beau,  dans  le  pur,  dans  le  bon  et  le  vrai  ne  sera  pas 
une  vaine  espérance  !  Ces  mots-là  sont  pour  nous 
l'honneur  même  de  vivre.   Nous  attendons  leur 
réalisation. 

Jamais  le  grand  principe  ternaire  de  nos  pères  et 
do  nos  maîtres  n'a  resplendi  d'un  éclat  plus  ra- 
dieux, malgré  l'ombre  implacable  où  le  sang  les 
éclabousse  :  liberté,  égalité,  fraternité  !  Et  c'est 
le  sang  des  justes  qui  vient  encore  de  rajeunir  ces 
trois  catéchumènes.  La  route  sera  longue,  mais 
elle  est  sûre.  En  avant,  peuples,  vers  le  soleil,  là- 


PRÉFACE  43 

bas,   la   république   sociale   universelle,    qui,    un 
jour,  renouvellera  le  monde  ! 

Si,  par  malheur,  nous  faisons  défection,  que 
ce  soit  à  toi,  jeunesse  de  France,  dont  l'effort 
n'aura  pas  affaibli  le  courage,  que  ce  soit  à  toi 
qu'incombe  la  tâche  de  remettre  tout  en  ordre 
dans  les  grands  foyers  sociaux.  Tu  feras  nette  et 
pure  la  place  où  tu  projettes  d'asseoir  ton  repos. 
C'est  toi  seule  qui  détermineras  les  grandes  direc- 
tions immédiates  de  la  conscience  au  lendemain 
même  du  jour  où  cessera  brusquement  cette  ré- 
i^ence  de  la  haine  à  laquelle  toutes  les  vieilles 
fédérations  de  l'esprit  humain  se  sont  soumises 
avec  une  docilité  momentanée,  comme  l'ont  fait 
nations  et  royaumes.  Et  l'enfance  aussi,  celle  qui 
joue  en  ce  moment  au  cerceau  et  à  la  toupie,  alors 
que  les  aînés  se  battent,  cette  enfance  verra  et 
accomplira  de  grandes  choses  !  A  l'heure  tragique 
et  enténébrée  que  nous  vivons,  on  ne  peut  se  dé- 
fendre d'une  grande  émotion  lorsque  l'on  regarde 
ios  enfants  bâtir  leurs  pâtés  dans  le  sable...  Quel 
héritage  nous  laisserons  à  leurs  petites  mains  ! 
Peut-être  verront-ils  enfin  de  grandes  innovations 
continentales  ?  Peut-être  de  beaux  repentirs  jail- 
liront-ils de  cet  avortement  monstrueux  de  la 
guerre  ?  Croyons  !  La  plus  immorale  des  expé- 
riences entraînera  le  plus  fécond  des  châtiments 
lorsque,  après  le  cauchemar  forcené  qu'elle  est  en 
train  de  vivre,  après  cette  hypnose  farouche  de 
l'idée  iixe  — •  car  tout  sommeil  n'est  pas  forcément 
léthargique  —  l'humanité  entière  tendra  les  bras 
vers  la  lumière,  comme  un  dormeur  qui  se  réveille.. 

Janvier  1917. 
P. S.  —  Depuis  que  ces  pages  ont  été  écrites 


44  L'AMAZONE 

et  imprimées,  d'importants  événements  extérieurs 
qu'elles  pressentaient  se  sont  déjà  produits.  L'au- 
teur n'a  rien  à  ajouter  ni  à  rectifier.  L'avenir  se 
fixe  et  pose  ses  points  de  repère. 

H.  B. 


ACTE   PREMIER 

Un  salon  bourgeois,  à  la  Flèche,  en  l'année  1915. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

GERMAINE,  UN   HOMME, 
puis  LE  DOMESTIQUE  et  LA  MÈRE  CARACO. 

GERMAINE 

Là  !  fourrez  tout  contre  l'armoire  ! 

l'homme 
C'a  fait  quarante  paires  de  sabots. 

GERMAINE 

Bon  !  bon  !  quai'ante  aujourd'hui,  cinquante 
hier...  est-ce  que  l'envoi  sera  complet  ? 

l'homme 
Non,  nous  devons  encore  fournir  à  Mademoiselle 
une  vingtaine  de  paires  qui  ne  seront  prêtes  qu'à 
la  fin  de  la  semaine. 

GERMAINE 

A  la  fin  de  la  semaine,  c'est  bien  tard  !  Je  crois 
que  ces  dames  font  leur  envoi  aux  tranchées  dans 
deux  ou  trois  jours, 

l'homme 
Je  comptais  les  trouver  ici  pour  la  petite  facture. 

GERMAINE 

Vous  pouvez  passer  à  l'ambulance,  je  crois 
qu'elles  ne  rentreront  pas  avant  une  heure  d'ici. 

UN  DOMESTIQUE  de  16  ans,  cwrivant  par  la  gauche. 

Hé  Germaine,  il  y  a  là  une  \iejlle  qui  a  plutôt 
l'air  d'une  mendigote,  qui  veut  absolument  pailer. 


46  L'AMAZONE 

GERMAINE 

A  qui  ? 

LE    DOMESTIQUE 

Elle  ne  sait  pas. 

GERMAINE 

Et  c'est  pour  ça  que  tu  me  déranges  ?  Tu  ne 
pouvais  pas  la  renvoyer  toi-même. 

LE    DOMESTIQUE 

Je  l'aurais  bien  fait,  mais  elle  dit  qu'elle  ne  vient 
pas  demander  de  rargent,qu'elle  vient  en  apporter. 

GERMAINE 

A  qui  ? 

LE    DOMESTIQUE 

Elle  ne  sait  pas  ! 

GERMAINE 

Ah  !  mon  pauvre  garçon  !  heureusement  que  tu 
es  de  la  prochaine  classe  I 

LE    DOMESTIQUE 

Elle  dit  qu'on  la  connaît  bien  dans  le  quartier, 
qu'elle  s'appelle  la  mère  Caraco. 

GERMAINE 

Eh  bien  !  mène-moi  ça  ici.  (A  Vhomme. )TeiieZj 
empilez  vos  dernières  paires  là-dessus. 

l'homme 
Sur  cette  table  de  travail  ? 

GERMAINE 

Toute  la  maison  est  remplie  comme  un  wagon 
de  marchandises.  Maintenant  si  vous  voulez  aller 
à  la  cuisine,  l'apprenti  que  vous  avez  vu  à  l'ins- 
tant va  vous  donner  un  verre.  (A  la  mère  Caraco 
qui  est  entrée.)  Alors  c'est  VOUS  la  mère  Cai'aco  ? 
Qui  demandez- VOUS,  d'abord  ? 


ACTE    PREMIER  4;7 

LA    MÈRE    CARACO 

Je  veux  parler  à  la  dame  de  la  maison. 

GERMAIKE 

Laquelle  ?  elles  sont  deux.  Il  y  a  Madame  Bel- 
langer  et  puis  sa  parente,  une  réfugiée. 

LA    MÈRE    CARACO 

Je  veux  parler  à  la  petite. 

GERMAINE 

Qu'est-ce  que  vous  leur  voulez  ?  Si  c'est  pour 
un  secours,  faites  une  demande  à  la  Croix- Rouge 
ou  adressez-vous  à  la  mairie. 

LA   MÈRE   CARACO 

C'est  pas  pour  un  secours,  je  viens  apporter  de 
l'argent. 

GERMAINE 

Et  vous  ne  savez  pas  à  qui  ?  Surtout  que  vous 
avez  une  tête  à  apporter  de  l'argent  !  Combien  ap- 
portez-vous ? 

LA  MÈRE    CARACO,    tire  de  sa  poche  vingt  francs  en  or. 

Voilà.  C'est  vingt  francs. 

GERMAINE 

Et  en  or  !  Donnez-loà  moi,  je  les  remettrai  de 
votre  part. 

LA    MÈRE    CARACO 

Oh  !  c'est  plus  compliqué  que  ça  1  je  les  dois  ft 
je  ne  les  dois  pas  !...  C'est  une  des  dames  en 
question  qui  me  les  a  donnés. 

GERMAINE 

Eh  bien  1  alors,  gardez-les  et  fichez-moi  la  paix. 

LA    MÈRE    CARACO 

Elle  me  les  a  donnés,  mais  comme  je  suis  hon- 

3 


48  L'AMAZONE 

nête  et  qu'elle  m'a  dit  en  me  les  donnant  :  «  Te- 
nez, voilà  vingt  sous...  » 

GERMAINE 

Une  erreur.  Bon  !  Alors  c'est  Mademoiselle  na- 
turellement !  Attendez  que  je  finisse  de  ranger  ça 
et  puis  vous  allez  venir  avec  moi  à  la  cuisine,  vous 
attendrez  ces  dames  qui  ne  vont  pas  tarder  à 
rentrer.  Ne  vous  asseyez  pas  là,  voyons,  ne  vous 
asseyez  pas  ! 

Germaine  continue  de  ranger. 

LA    MÈRE    CARACO 

Vous  comprenez,  je  les  rapporte  pour  le  prin- 
cipe, mais  je  voudrais  bien  que,  vu  mon  honnê- 
teté, elle  me  les  laisse...  je  pourrais  les  échanger 
contre  quelques  sacs  de  pommes  de  terre  aussi. 

LE    DOMESTIQUE,   introduisant  deux  dames. 

Ces  dames  disent  qu'elles  ont  rendez-vous  avec 
Mademoiselle  Ginette. 


SCÈNE  II 
Les  Mêmes,  DEUX  DAMES 

PREMIÈRE    DAME 

Oui,  Mademoiselle  Dardel  nous  a  fait  dire  de 
passer  chez  elle. 

GERMAINE,  interrompant. 

Chez  elle  !  comment  chez  elle  !  C'est  inouï  I 

LA    DAME 

Enlin,  ici,  chez  Madame  Bellanger...  pour 
prendre  du  linge  ;  elle  a  dû  le  faire  préparer  ;  c'est 
pour  la  Mutualité  des  Orphelines  du  département. 
Voilà  notre  livre. 


ACTE    PREMIER  49 

GERMAINE 

Bon,  ça  ne  me  regarde  pas  ;  si  Mademoiselle 
vous  a  donné  rendez-vous,  attendez-là.  Oui,  vous 
pouvez  vous  asseoir.  (A  la  mère  Caraco.)  Allez, 
venez. 

LA    MÈRE    CARACO 

Je  suis  très  connue  dans  le  quartier.  La  mère 
Caraco. 

Par  la  galerie  restée  ouverte,  entre  Ginette, 

SCÈNE  III 
Les  Mêmes,  GINETTE 

GINETTE,    dix-neuf  ans.  Blonde. 
Costume  d^infirmière  et  manteau  bleu. 

Je  vois  qu'on  m'attendait  !...  B'jour...  Quel 
temps  admirable  aujourd'hui  ! 

PREMIÈRE    DAME 

Vous  nous  avez  donné  rendez-vous,  Mademoi- 
selle, pour  le  linge  de  la  Mutualité. 

GERMAINE 

On  est  venu  apporter  les  sabots,  les  voilà. 

GINETTE 
Parfadt.    (A  la  mère  Caraco,)  Et  VOUS  ? 
LA    MÈRE    CARACO 

Mademoiselle  ne  me  reconnaît  pas  ?  Je  suis  la 
personne  à  qui  vous  avez  donné  vingt  sous  hier 
dans  la  rue. 

GINETTE 

Eh  bien  !  que  réclamez-vous  ? 

LA    MÈRE    CARACO 

Je  ne  réclame  pas,  mais  comme  les  vingt  sous 
étaient  vingt  francs... 


5o  L'AMAZONE 

GINETTE,  i^iftement. 
Chut!  taisez- VOUS...  tout  à  l'heure. ^-4  Germaine.) 
Dites-moi,   Germaine,   j'ai  une  faim   du   diable, 
apportez-moi  tout  de  suite  du  saucisson,  du  pain, 
beaucoup  de  pain. 

GERMAINE,  dans  les  dents. 

II  a  augmenté  ! 

LES    DAMES 

Ah  !  vous  devez  être  si  surmenée... 

GINETTE 

Non  1...  je  suis  creusée...  mais  pas  crevée  du 
tout...  Evidemment  voilà  deux  nuits  que  je  ne 
dors  pas...  De  grands  blessés  sont  arrivés  avant- 
hier. 

UNE    DAME 

Vous  avez  l'air  un  peu  fatiguée,  Mademoiselle. 

GINETTE 

C'est  regrettable,  car  je  ne  me  suis  jamais 
mieux  portée.  J'ai  une  vie  si  merveilleuse,  si  pas- 
sionnante I 

LA    DAME 

Alors  vous  avez  bien  voulu  préparer  quelques 
dons,  comme  vous  me  l'aviez  fait  espérer  !.., 

GINETTE 

Parfaitement,  vous  m'excuserez  s'il  n'y  a  pas 
grand'chose  I  Ce  que  j'ai  pu  récolter...  Je  vais 
vous  faire  apporter  ça.  (Elle  appelle  par  la  galerie.) 
Jean,  dites  à  Germaine  de  vous  donner  le  paquet 
préparé  dans  l'ofTice  avec  l'inscription  :  «  Mutua- 
lité dos  Orphelines».  (Elle  revient  vers  les  dames.)  Une 
seconde,  vous  permettez  ?  (A  la  mère  Caraco,  bas). 
Eh  bien,  vous  pouvez  les  garder  vos  vingli  francs, 

LA    MÎ^RE    CARACO 

Oh  !  merci.  Mademoiselle  ne  s'était  pas  trompée? 


ACTE    PREMIER  5i 

GINETTE 

Si,  je  m'étais  trompée  affreusement...  C'est  une 
gaffe  !  Je  m'en  suis  aperçue  à  l'instant  même  où 
je  vous  mettais  la  pièce  dans  la  main,  mais  je  me 
suis  dit  :  bah  !  puisque  ça  y  est  !...  (Elle  rit.) 
Vous  en  avez  parlé  à  la  cuisinière  ? 

LA    MÈRE    CARACO 

Il  ne  fallait  pas  ? 

GINETTE 

Bah  !  tant  pis  !...  Et  puis  rien  qu'en  pensant  à 
la  tête  qu'elle  me  fera,  ça  m'amuse.  (A  la  mère 
Caraco,  un  peu  ahurie.)  Je  VOUS  disais  de  VOUS  taire 
devant  elle  parce  que  je  n'ai  pas  d'argent  person- 
nellement, je  suis  pauvre  comme  vous,  je  suis  une 
émigrée,  moi,  et  les  petites  aumônes  que  je  puis 
faire,  c'est  avec  l'argent  de  ma  cousine...  voilà  1 
Maintenant  que  vous  connaissez  la  valeur  de  cette 
petite  libéralité,  vous  en  ferez  peut-être  un  meil- 
leur usage  encore  1  Vous  ne  buvez  pas,  au  moins  ?.. 

LA    MÈRE    CARACO 

Oh  !  non.  Mademoiselle,  jamais  plus  depuis  la 
mobilisation...  Le  dimanche  seulement,  je  bois  ma 
gratification... 

GINETTE 

Vous  êtes  une  patriote...  Tenez,  suivez  le  domes- 
tique. (Le  domestique  entre  avec  le  paquet.  Aux  dames.) 
Voici,  Mesdames...,  ce  n'est  pas  énorme... 

LES    DAMES 

Vous  êtes  trop  aimable  !  Si  vous  voulez  bien 
signer  sur  le  registre... 

GINETTE 
Donnez.  (Le  domestique  est  sorti  avec  la  mère  Caraco 
et  Germaine  revient  avec  le  plateau.  Ginette,  tout   en    si- 
gnant, prend  un  morceau  de  pain  et  commence  à  manger 


52  L'AMAZONE 

gloutonnement.)  J'ai  une  faim  !  je  n'ai  même  pas 
pris  le  temps  depuis  ce  matin  de  manger  un  croû- 
ton. Vous  avez  une  voiture  en  bas  ? 

LES    DAMES 

Oui. 

GINETTE 

Eh  bien,  le  garçon  va  vous  descendre  le  paquet 
tout  de  suite  !  Excusez-moi,  j'ai  tellement  de 
choses  à  faire  et  c'est  ma  seule  heure  de  repos,  je 
me  la  consacre  à  moi-même. 

LES    DAMES 

Encore  merci,  Mademoiselle.  Vous  remercierez 
beaucoup  Madame  Bellanger  de  notre  part. 
EUes  sortent.  Ginette  reste  avec  Germaine. 


SCÈNE  IV 
GINETTE,  GERMAINE 

GERMAINE 

Est-ce  que  Madame  rentre  pour  le  diner  ? 

GINETTE 

Oui,  mais  nous  coucherons  cependant  à  l'am- 
bulance... Personne  n'est  rentré  ? 

GERMAINE 

Non,  pas  encore,  Mademoiselle  Simone  n'est 
pas  revenue  du  cours...  Je  n'ai  pas  pu  trouver 
d'épinards,  alors  j'ai  fait  de  l'oseille. 

GINETTE 

Faites-la  bien  aigre.  Pour  moi  d'ailleurs,  ça  n'a 
aucune   importance,    Germaine...    quand   j'aurai 


agïf:  premier  53 

mangé  six  tranches  de  saucisson,  ou  douze...  (Un 
temps.)  Ou  vingt-quatre  !... 

Germaine  agacée  sort.  Ginette  reste  seule  et,  manches 
retroussées,  se  met  avec  ardeur  à  jouer  du  violon. 
Au  bout  de  quelques  instants,  Germaine  revient. 

GERMAINE,  radieuse. 

C'est  la  voisine,  Mademoiselle  Tinayre,  qui  veut 
dire  un  mot  pressé  à  Mademoiselle  ! 

GINETTE 

La  vieille  !  qu'elle  entre  !...  Tiens,  pourquoi 
riez- vous  ?... 

Germaine  sort.  Quelques  secondes  après,  Mademoi- 
selle Tinayre  entre.  Ginette  s'interrompt  de  jouer, 

SCÈNE  V 
GINETTE,  MADEMOISELLE  TINAYRE 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Je  vous  demande  pardon  d'interrompre  votre 
concert,  Mademoiselle. 

GINETTE 

Je  vous  en  prie  ! 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Mais  je  me  permets  de  venir  vous  trouver  de  la 
part  aussi  de  ma  sœur.  Vous  êtes  une  personne  de 
grand  mérite,  nous  savons  le  bien  qu'il  faut  penser 
de  vous,  mais  je  vous  assure  qu'il  y  a  des  circons- 
tances où  certaines  distractions  prennent  un  as- 
pect singulièrement  déplacé  !  Deux  fois,  je  vous 
ai  écrit  à  ce  sujet. 

GINETTE 

Mon  Dieu  1  quand  je  reviens  de  l'ambulance, 


64  L'AMAZONE 

j'avoue  que  je  ne  vois  pas  d'inconvénient  à  me 
dérouiller  un  peu  les  doigts. 

MADEMOISELLE   TINAYRE 

Mademoiselle,  quand  on  a  l'âme  dans  le  deuil 
comme  nous  l'avons  tous,  quand  notre  pensée  se 
reporte  sur  nos  chers  absents,  il  est  pour  le  moins 
déplacé  de  nous  forcer  à  écouter  des  flonflons  ! 

GINETTE 

Diable  !  des  flonflons,  vous  êtes  sévère  pour 
mon  répertoire. 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Rappelez-vous  qu'il  n'y  a  pas  longtemps  une 
circulaire  préfectorale  avait  sollicité  les  habitants 
que  l'on  n'entendît  même  pas  de  piano  dans  les 
rues  de  La  Flèche. 

GINETTE 

Au  commencement  de  la  guerre  !  mais  depuis... 
On  a  marché  !  Je  suis  absolument  persuadée, 
comme  vous  le  dites,  que  votre  âme  est  en  deuil, 
bien  que  je  ne  sache  pas  qu'un  de  vos  proches 
soit  sur  le  front  ou  dans  un  hôpital... 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Je  VOUS  demande  pardon  !  Un  neveu  que  nous 
avons  pour  ainsi  dire  élevé  a  été  gravement  at- 
teint... 

GINETTE,    vivement,  mais  sans  ostentation. 

J'ai  vu  massacrer  sous  mes  yeux  ma  mère  qui  a 
été  exécutée  comme  otage...  J'ai  tout  perdu, 
jusqu'à  ma  fortune,  jusqu'à  la  maison  dana  la- 
quelle j'ai  toujours  vécu.  Mon  frère  a  eu  un  œil 
crevé  par  les  Allemands.  Mon  père,  malade,  est 
mort  de  chagrin  pendant  l'occupation.  J'étais 
Boule,  il  n'y  avait  plus  d'homme  à  la  maison  pour 


ACTE    PREMIER  55 

faire  les  funèbres  besognes,  j'ai  cloué  moi-même 
le  cercueil  de  mon  père  ! 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Mais,  Mademoiselle  ! 

GINETTE 

Après  je  me  suis  enfuie.  Je  suis  restée  trois  jours 
en  pleins  bois  sans  manger.  Ensuite,  j'ai  fait 
150  kilomètres  à  pied,  sans  un  sou,  sans  linge, 
laissant  derrière  moi  tous  ces  deuils  et  ma  vie 
écroulée.  Je  me  suis  fait  rapatrier  ici  où  ma  cousine 
a  bien  voulu  me  recueillir,  je  consacre  le  plus  que 
je  peux  de  mes  heures  et  de  mes  nuits  à  tous  ceux 
qui  ont  souffert  autant  et  plus  que  moi. 

MADEMOISELLE    TINAYRE,  V interrompant. 

Encore  une  fois.  Mademoiselle,  je  ne  doute  pas 
de  vos  mérites  et  cela  n'a  aucun  rapport. 

GINETTE,  reprend. 

Je  crois  porter  dans  mon  cœur  de  dix-neuf  ans 
plus  de  chagrin  que  vous  n'en  portez  dans  le 
vôtre  et  avoir  payé  à  la  douleur  une  contribution 
que  je  ne  vous  souhaite  pas.  Eh  bien,  malgré  tout 
cela,  je  ne  trouve  pas  mauvais,  oh  !  pas  mauvais 
du  tout,  quand  je  reviens  de  l'hôpital,  de  causer 
quelques  minutes  avec  ce  violon  d'emprunt  î  Lui 
et  moi,  nous  nous  remémorons  le  bon  temps  !... 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Si  gaîment  que,  ma  sœur  et  moi,  nous  avons 
parfois  l'air  de  dire  notre  prière  du  matin  dans  un 
cinéma. 

GINETTE 

Tiens  !  vous  y  allez  donc  ! 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

D'ailleurs,  s'il  ne  nous  a  pas  suffi  de  nous 
adresser  à  vous-même,  il  y  a  quelqu'un  qui  pour- 


56  L'AMAZONE 

rait  nous  départager  et  au  jugement  duquel  je  me 
soumettrais.  C'est  Monsieur  le  sous-préfet  lui- 
même. 

GINETTE 

Oh  !  dans  ce  cas,  bien  volontiers,  j'accepte... 
Qu'à  cela  ne  tienne. 

Elle  va  à  la  table  à  écrire  et  éclate  gentiment  de  rire. 
MADEMOISELLE    TINAYRE 

Je  ne  vois  pas  ce  qu'il  peut  y  avoir  de  si  risible 
dans  ma  proposition. 

GINETTE 

Je  vous  demande  pardon,  mais  je  pensais  jus- 
tement à  ce  jeune  sous-préfet  intérimaire...  Il  a 
une  tête  à  être  passionné  de  musique...  Il  doit 
jouer  admirablement  la  Veu^e  Joyeuse  d'un  doigt 
sur  le  vieux  piano  de  la  sous-préfecture  !   , 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Je  ne  trouve  pas  ces  plaisanteries  très  drôles. 

GINETTE 

Je  ne  vous  les  donne  pas  pour  telles  !...  Enfin, 
soit  !...  vous  avez  raison,  il  n'y  a  pas  de  meilleure 
lumière  départementale    pour    le   moment.  (Elle 
appelle  après  avoir  écrit.)  Jean  I... 

MADEMOISELLE    TINAYRE 

Vous  venez  d'écrire  à  Monsieur  le  sous-préfet  ? 

GINETTE 

Oh  !  je  ne  lui  ai  rien  expliqué...  je  lui  demande 
simplement  s'il  veut  bien  trancher  un  cas  de 
conscience!  (Au  domestique.)  Jean,  vous  ferez  porter 
cette  lettre  à  la  sous-préfecture,  ou  portez-la  vous- 
même  si  vous  avez  le  temps.  (Le  domestique  sort. 
Entre  Germaine.)  Ah  1  non  1  non  1  plus  personne  !... 
Je  n'y  su's  pas. 


I 


ACTE    PREMIER  57 

GERMAINS 

C'est  un  soldat. 

GINETTE 

Qu'il  s'adresse  à  l'ambulance  !...  Je  ne  reçois 
pas  ici... 

GERMAINE 

C'est  justement  un  soldat  de  l'ambulance...  II 
dit  qu'il  part  pour  le  front... 

MADEMOISELLE    TINAYRE,  se  levant  froidement. 

Je  vous  salue  bien,  Mademoiselle... 

GINETTE 

Moi  de  même.  Dès  que  la  réponse  me  parviendra, 
je  vous  la  transmettrai.  Mes  respects  à  Madame 
votre  sœur.  Accompagnez  et  faites  entrer. 

Elle  reste  seule,  enferme  son  violon  dans  la  boite. 

SCÈNE  VI 
GINETTE,  RENAUDIN 

GINETTE,   le  reconnaissant. 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

RENAUDIN,  hésitant,  embarrassé. 

Je  VOUS  demande  pardon.  Mademoiselle,  de 
m'être  permis  de  venir  chez  vous,  c'est  incorrect  ; 
mais,  tout  à  l'heure,  dans  le  brouhaha,  vous  avez 
été  appelée  par  la  directrice  et  Mademoiselle  Des- 
mouillère  au  moment  où  je  vous  disais  adieu. 
Alors  ça  m'a  paru  un  peu  court.  Je  voulais  vous 
remettre  quelque  chose  d'important,  oh  !...  pour 
moi,  pour  moi  seulement...  Il  y  avait  du  monde, 
je  n'ai  pas  osé...  Je  me  suis  permis  de  venir  jus- 
qu'ici... J'ai  eu  tort  !...  Vous  n'êtes  pas  fâchée  ?«. 


58  L'AMAZONE 


GINETTE 


Mais  ne  vous  excusez  pas,  Renaudin.  Moi  aussi, 
j'aurais  voulu  vous  dire  une  phrase  de  départ, 
vous  faire  tous  mes  vœux.  Vous  m'en  aurez 
donné  l'occasion...  C'est  moi  qui  vous  remercie. 

RENAUDIN 

N'est-ce  pas,  quand  on  s'en  va  et  qu'on  se  dit 
qu'on  ne  reviendra  peut-être  plus...  (Mouvement  de 
Ginette.)  Hé  oui,  dame,  c'est  déjà  bien  beau 
d'être  revenu  une  fois  !  Il  ne  faut  pas  être  exi- 
geant 1...  Vous  avez  été  si  bonne  pour  moi  tou- 
jours pendant  mon  temps  d'hôpital.  Je  n'aurais 
pas  voulu  que  vous  croyiez  que  je  n'avais  pas 
trouvé  un  mot  vrai  de  remerciement...  le  mot  du 
cœur...  La  timidité  m'a  toujours  serré  à  la  gorge... 

GINETTE 

Voyons,  vous  plaisantez  !  Pourquoi  remercier  ? 
Ce  que  nous  faisons  pour  vous  c'est  si  peu  de 
chose  en  comparaison  de  ce  que  vous  faites  pour 
nous  !...  Du  reste,  il  ne  faut  pas  avoir  de  mauvais 
pressentiments.  Ce  n'est  pas  bien  !  Vous  êtes  un 
chançard,  vous  ;  vous  reviendrez  dans  quelques 
mois  sain  et  sauf,  et  le  drapeau  en  tête  !...  Je  vois 
mon  Renaudin  d'ici. 

RENAUDIN 

Un  chançard  !...  oui.  On  dit  toujours  ça.  C'est 
la  phrase... 

GINETTE 

Et  où  partez-vous  ? 

RENAUDIN 

Ben...  Je  vais  rejoindre  mon  dépôt  à  Troyes. 
Après,  naturellement,  je  ne  sais  pas  où  on  nous 
enverra,  mais  je  pense  que  ce  sera  du  côté  de 


ACTE    PREMIER  69 

Notre- Dame-de-Lorrette.  On  se  bat  ferme  de  ce 
côté  en  ce  moment. 

GINETTE 

C'est  là  que  Thierry  ?... 

RENAUDIN 

Oui...  Justement  1 
Un  silence. 

GINETTE 

Bah  !  ce  n'est  pas  la  même  chose  !  lui,  c'était 
un  maladroit,  un  gros  paysan,  balourd.  Vous  vous 
rappelez,  il  restait  à  se  chauffer  devant  le  feu  pen- 
dant des  heures  ;  c'était  son  idéal,  un  idéal  de 
garçon  de  ferme  en  convalescence,  se  chauffer 
devant  un  feu  de  bois.  Il  n'aura  pas  su  se  remuer, 
le  bon  gros  ! . . . 

RENAUDIN 

A  propos,  quand  vous  êtes  partie  tout  à  l'heure... 
Est-ce  que  la  nouvelle  était  déjà  arrivée...  que... 
Chantagne,  le  petit  Chantagne... 

GINETTE 

Quoi  ? 

RENAUDIN 

Ah  !  vous  ne  saviez  pas  ! 

GINETTE 

Chantagne  aussi  !  Qu'est-ce  que  vous  me  dites 
là  !  Il  n'y  a  pas  quinze  jours  !...  (Un  long  silence.) 
Pauvre  gosse  !  ça  me  fait  de  la  peine,  beaucoup  de 
peine,  il  était  reparti  si  content,  si  gai.  Le  pauvre 
petit,  on  ne  lui  en  voulait  pas  de  tout  le  mal  qu'il 
vous  donnait... 

RENAUDIN 

Oui,  un  mauvais  malade,  hein  ?  celui-là  1 

GINETTE 

Un  gamin  !  Est-ce  possible  ?...  Il  me  semble 


6o  L'AMAZONE 

que  c'est  d'hier.  Vous  rappelez- vous  quand  il  nous 
faisait  enrager,  ses  petites  blagues  d'enfant.  Quand 
nous  ouvrions  la  porte,  qu'il  criait  de  loin  :  «  bon- 
jour, chérie  »  en  se  fourrant  après  sous  les  draps 
pour  se  cacher  avec  un  rire  d'enfant  qui  va  se 
faire  gronder  !,..  Alors  c'est  fini  !... 
Ils  demeurent  songeurs. 

RENAUD  IN,  riant. 

Peut-être  que  bientôt  il  y  en  aura  un  autre 
comme  moi  qui  viendra  vous  dire  :  «  Vous  savez, 
Renaudin  !  vous  vous  rappelez  Renaudin...  un 
petit  brun...  avec  des  moustaches  courtes...  » 

GINETTE,   avec  autorité. 

C'est  très  mal  de  partir  avec  ces  idées-là,  Re- 
naudin ! 

RENAUDIN 

Oh  !  je  n'ai  pas  peur,  allez  !...  Et  vous  savez 
bien  que  je  n'ai  pas  peur  1  Si  ça  y  est,  ça  y  sera  I 
Et  puis,  du  reste,  c'est  des  gens  comme  nous  qui 
devraient  y  passer,  oui,  ceux  qui  n'ont  pas  beau- 
coup de  famille,  ou  pas  du  tout,  ceux  qui  ne  lais- 
sent rien  derrière  eux  1 

GINETTE 

Vous  n'avez  pas  de  mère  ? 

RENAUDIN 

Je  vous  l'ai  déjà  dit,  mais  vous  avez  oublié... 
C'est  trop  naturel,  ne  vous  excusez  pas...  Non, 
vous  savez,  moi  je  n'ai  pas  été  heureux.  J'ai  encore 
mon  père,  il  est  horloger  à  Albi  ;  il  m'aime  bien, 
seulement  ce  n'est  pas  lui  que  je  voudi'ais  avoir 
comme  dernière  image  devant  les  yeux...  car  vous 
savez,  nous  sommes  obligés  tous  de  penser  à 
quoiqu'un...  y  a  pas  !  c'est  obligatoire.  Oh  !  bien 
sûr,  on  a  (oujours  dans  lo  cœur  Tidéc  de  patrie, 
mais  ça  n'est  pas  dans  les  yeux,  dans  la  mémoire. 


I 


ACTE    PREMIER  6i 

On  a  besoin  de  se  reporter,  pour  se  donner  du  cou- 
rage, quelquefois  à  une  figure  plus  précise...  à  qui 
on  ait  l'habitude  de  penser  et  qui  vous  accom- 
pagne... A  la  fin,  au  bout  de  mois  et  de  mois  de 
cafard,  de  boue,  de  poisse,  on  n'a  plus  que  quatre 
ou  cinq  pensées  favorites.  On  rabâche  tout  le 
temps.  Tenez,  dans  le  combat  où  j'ai  été  blessé, 
j'avais  un  camarade  qui,  pendant  l'ouragan  de  mi- 
traille, chantonnait,  accroché  par  terre  à  deux 
touiïes  d'herbe,  un  air  de  gramophone  qu'il  avait 
l'habitude  de  chanter  dans  la  tranchée.  Et  ça 
n'était  pas  par  fanfaronnade  ni  par  peur.  Non, 
c'était  pour  avoir  en  lui,  autour  de  lui,  sa  pensée 
d'habitude,  la  pensée  qui  lui  faisait  le  plus  de 
plaisir,  qui  lui  rappelait  le  plus  la  vie,  les  bons  mo- 
ments, la  rigolade...  Moi,  je  suis  bien  fixé,  je  sais  à 
quoi  je  penserai...  Au  meilleur  moment  de  ma  vie. 

GINETTE,  les  yeux  baissés. 

Le  meilleur  moment,  je  crois  que  c'est  toujours 
l'enfance. 

RENAUDIN,  secouant  la  tête. 

Non,  le  meilleur  moment  c'aura  été  le  temps  que 
je  viens  de  passer  à  l'hôpital.  Oh  !  oui...  je  repen- 
serai longtemps,  longtemps  à  l'hôpital,  à  vous  1 
Ça,  je  peux  dire  que  j'ai  eu  de  la  chance,  j'ai  été 
heureux  I  Vous  pouvez  parler  de  veine  ! 

GINETTE,  riant. 

Mais  c'est  une  chance  que  vous  avez  tous  ! 
Presque  tous  nos  hôpitaux  se  valent... 

RENAUDIN 

Oui,  mais  pas  les  infirmières  !  Et  vous  le  savez 
bien  1...  Quand  on  vous  embarque,  qu'on  n'est  pas 
trop  touché,  c'est  une  phrase  qui  se  dit  là-bas  : 
«  Est-ce  que  je  vais  avoir  la  veine  de  tomber  sur 


6a  L'AMAZONE 

la  chouette  ambulance  !  »  Et  ça  veut  dire...  des 
visages,  doux,  agréables...  autour  du  lit...  quel- 
qu'un qui  vous  comprendra...  Vous,  vous  avez  été 
si  bonne,  si  gentille,  toujours...  Vous  ne  savez  pas 
la  différence  qu'il  y  a  entre  vous  et  les  autres.  Et 
le  courage  que  vous  savez  donner  presque  sans 
rien  dire  pourtant...  Vous  êtes  rude  même  par- 
fois... N'empêche  que  quand  vous  entriez  dans  la 
salle,  ah  !  tout  de  suite,  tout  de  suite,  fallait  voir 
leurs  yeux  se  faire  doux,  gentils...  et  apaisés.  Tous 
ont  plus  ou  moins  le  béguin  pour  vous...  mais  ce 
n'est  pas  la  même  chose  que  moi.  Je...  (Il  s'arrête.) 
Zut  !  Je  vous  demande  pardon  de  vous  dire  tout 
cela,  ça  n'est  pas  bien  intéressant  d'ailleurs  pour 
vous  de  savoir  que  là-bas  il  y  en  a  un  qui  clignera 
souvent  les  yeux  pou?  se  rappeler...  pour  tâcher 
de  ne  pas  oublier...  C'était  ça  justement  que  je 
voulais  vous  dire,  j'avais  remis  toujours  jusqu'au 
dernier  moment...  Et  puis  juste  quand  j'ai  pris 
mon  courage  à  deux  mains,  comme  par  un  fait 
exprès,  il  y  a  eu  la  directrice,  le  père  Bertoubeau, 
les  embêteurs,  il  n'y  a  pas  eu  moyen  de  placer  un 
mot.  J'étais  navré  I  Quelle  chance  que  vous 
m'ayez  laissé  monter  et  que  je  vous  aie  retrouvée, 
pour  la  dernière  fois  où  je  vous  regarde,  dans 
votre  costume  d'infirmière...  Si  j'y  passe  là-bas, 
je  vous  reverrai  comme  au  bon  temps,  comme 
vous  êtes  là,  comme  vous  étiez  près  de  mon  lit... 
Voulez-vous  accepter  quelque  chose  de  moi  ?  Je 
n'ai  personne  à  qui  laisser  un  souvenir  de  moi... 
Pronez-lc,  allez...  Si  je  reviens,  ça  n'aura  pas 
d'importance,  vous  le  détruirez...  Mais  ça  me  fe- 
rait tant  do  plaisir...  dites  ?... 

GINETTE 

Mais  volontiers,  Renaudin,  ça  me  fera  plaisir  à 
moi  aussi. 


ACTE    PREMIER  63 

RENAUD  IN,  embarrassé. 
C'est  idiot,  idiot,  vous  allez  rire  ! 

GINETTE 

Montrez  !,.. 

RENAUDIN 

C'est  quand  j'étais  petit.  J'ai  sculpté  ça,  vous 
voyez,  dans  un  coquillage...  J'ai  été  élevé  à  Hen- 
daye,  au  bord  de  la  mer.  Ça  n'a  l'air  de  rien,  mais 
il  a  fallu  des  mois...  Vous  savez  !  c'est  très  difli- 
cile... 

GINETTE 

Mais  oui,  c'est  d'un  travail  inouï,  c'est  prodi- 
gieux de  fini...  C'est  autrement  difïicile  à  faire, 
sûrement,  que  la  bague  des  tranchées. 

RENAUDIN 

Je  le  portais  quelquefois  comme  bouton  de  man- 
chette. Je  m'en  suis  servi  comme  d'un  fétiche, 
d'une  médaille.  Vous  voyez,  j'avais  gravé  deux 
colombes.  C'est  idiot,  n'est-ce  pas,  de  vous  donner 
ça  I  Vous  voyez,  ça  me  fait  piquer  un  fard...  D'au- 
tant que  dans  peu  de  temps,  vous  n'y  penserez 
plus,  à  nous...  Quand  ce  sera  fini,  que  vous  serez 
heureuse...  mariée...  avec  des  gosses...  et  le  tralala 
de  la  vie... 

GINETTE 

Vous  vous  trompez,  Renaudin.  Toutes  celles 
qui  auront  revêtu  ce  costume  en  garderont  un 
souvenir...  ineffaçable.  Ce  costume,  je  le  quitterai 
comme  on  quitte  le  voile  et  je  repenserai  souvent, 
quelle  que  soit  ma  vie,  à  l'heure  de  l'hôpital  !  Moi 
aussi,  je  vous  promets  que  je  sortirai  quelquefois 
ce  petit  souvenir  sculpté  que  vous  venez  de  me 
donner  et  qui  devait  vous  être  une  chose  très 
chère,  je  le  sens... 


fi4  L'AMAZON  li 

RENAUDIN,  avec  un  grand  soupir. 

Chouette  !...  ça  va  mieux  !...  Ah  !  c'est  que... 
c'est  que  je  n'ai  jamais  pu  vous  dire...  si  vous  sa- 
viez... Mademoiselle...  si  vous  saviez  ce... 


SCÈNE  VII 
Les  Mêmes,  PIERRE  BELLANGER 

PIERRE 

Pardon. 

GINETTE 

Entrez,  entrez...  Vous  ne  nous  dérangez  nulle- 
ment, Pierre...  Un  de  nos  soldats  guéris  qui  re- 
part au  front  tout  à  l'heure...  Monsieur  Bellan- 
ger...  le  mari  de  ma  cousine.  Madame  Bellanger, 

RENAUDIN 

Enchanté,  Monsieur...  Je  dois  des  remercie- 
ments à  Madame  la  major  pour  toute  la  bonté 
dont  elle  a  fait  preuve...  Est-ce  que  je  ne  vous  ai 
pas  vu  à  l'ambulance,  Monsieur  ? 

PIERRE 

Je  ne  pense  pas...  Il  y  a  plus  de  deux  mois  que 
je  n'ai  accompagné  ma  femme...  Mes  occupations 
à  l'arsenal  ne  me  laissent  guère  de  temps. 

RENAUDIN 

Vous  n'êtes  pas  mobilisé  ? 

PIERRE 

Vous  voyez,  si  je  suis  sans  gloire,  je  ne  suis  pas 
sans  fonction...  Ne  vous  dérangez  pas  pour  moi. 

GINETTE 

Monsieur  mo  faisait  ses  adieux...  Alors,  Ronau- 
din...  vous  disiez  ?... 


ACTE    PREMIER  65 

RENAUDIN,    balbutiant. 

Mais  rien...  rien...  je  n'ai  plus  rien  à  dire,  Ma- 
demoiselle... 
Silence. 

GINETTE,  lui  tendant  la  main. 
Donc  ?... 

RENAUDIN,  avec  un  élan  brusque  et  jarouche. 

Rien,  sinon...  puisque  c'est  la  dernière  fois... 
toute  ma  reconnaissance...  entière...  mais  là... 
mais  là... 

Il  s'arrête  ému,  ne  trouvant  plus  ses  mots. 

GINETTE,    gravement. 

Au  revoir,  Renaudin. 

RENAUDIN 

Ou  adieu  1 

GINETTE,  la  main  sur  l'épaule,  avec  force. 

Pas  de  faiblesse...  mon  petit...  Et...  rappelez 
vous  ce  que  vous  avez  promis...  Là-bas... 

Elle  fait  un  geste  destructeur. 

RENAUDIN,'  fièrement. 

Oh  !  ça...  Au  revoir.  Monsieur  1 
Il  sort. 

SCÈNE  VIII 
PIERRE,  GINETTE 

PIERRE 

En  voilà  un  qui  part  avec  son  viatique. 

GINETTE 

Quoi  ? 


66  L'AMAZONE 

PIERRE 

Sa  voix  tremblait...  Encore  un  de  touché  I 

GINETTE 

Pierre,  vous  savez  que  je  déteste  ce  genre  de 
plaisanterie. 

PIERRE 

Ce  n'est  pas  une  plaisanterie.  Que  ce  pauvre 
garçon  vous  ait  aimée,  quel  mal  y  a-t-il  à  cela  ?... 
D'abord  n'est-il  pas  naturel  que  l'on  vous  aime... 
et  ensuite  songez  ce  que  vous  êtes  pour  ces  malheu- 
reux :  le  lien  entre  les  joies  du  passé  et  celles  de 
l'avenir...  toute  la  femme,  tout  le  foyer  ;  et  qui 
plus  est,  vous  êtes  des  femmes,  qu'ils  n'auraient 
jamais  rencontrées.  Ils  auraient  été  vos  inférieurs 
ot  vous  vous  êtes  inclinées  devant  eux...  vous  les 
avez  servis...  vous  les  avez  guéris...  C'est  du  très 
bel  ouvrage,  Ginette.  Mais  un  peu  dangereux  tout 
de  même  pour  les  foyers,  cet  ouvrage-là  ! 

GINETTE 

Croyez-vous  que  nous  n'aurons  pas  semé  dans 
leurs  âmes  beaucoup  de  courage  à  côté  des  conso- 
lations. 

PIERRE 

Oui,  parbleu,  du  courage,  do  l'héroïsme  chez 
ceux  qui  n'en  avaient  pas  !  Mais  chez  ceux  qui  en 
avaient  à  revendre,  au  contraire,  chez  les  simples, 
chez  les  brutes,  vous  n'avez  fait  qu'entr'ouvrir 
toute  une  zone  d'attendrissement  aristocratique 
qu'ils  ne  connaissaient  pas  et  vous  savez  bien 
qu'il  y  en  a  qui  retourneront  dans  leur  foyer,  gué- 
ris, mais  l'âme  terriblement  inquiétée. 

GINETTE 

Mon  cher,  comme  ça  vous  va  bien  à  vous  de  phi- 
losophaillor  en  sortant  do  vos  écritoircs,  de  votre 


ACTE    PREMIER  «7 

bureau  !  Ah  !  on  vend  de  l'ironie  dans  les  admi- 
nistrations ! 

PIERRE 

Je  n'ironise  pas  du  tout,  Ginette  ;  ce  que  je  dis 
est  plein  de  sens  et  d'exactitude...  Et  devant  vous 
je  n'ai  jamais  envie  d'ironiser. 

GINETTE 

Alors  c'est  pire,  puisque  vous  essayez  de  m'ac- 
cabler  de  choses  désagréables,  sans  résultat,  d'ail- 
leurs. 

PIERRE 

Je  n'ai  pas  cette  intention. 

GINETTE 

En  diminuant  notre  pauvre  mérite,  si  toutefois 
nous  en  avons  un  !  Et  surtout  en  tenant  bêtement 
ce  langage  de  civil  retardataire  :  «  Cet  homme 
vous  aimait  »...  (Elle  hausse  Iss  épaules.)  Phuff  ! 
Pékin  !... 

PIERRE 

Je  ne  désignais  pas  une  faiblesse.  Au  contraire. 
Il  y  a,  à  l'heure  actuelle,  presqu'un  excès  de 
toutes  les  vertus  humaines.  La  guerre  et  le  danger 
sont  causes  de  cette  surenchère.  Tenez,  vous,  Gi- 
nette, qu'est-ce  que  vous  auriez  été  dans  votre 
milieu  bourgeois  de  Lille  ou  de  Roubaix  ?...  Vous 
seriez- vous  même  découverte  jamais  1  Auriez- vous 
su  communiquer  ce  courage,  cette  intrépidité  ?... 

GINETTE 

Vous  venez  de  constater  vous-même  qu'ils  n'ont 
guère  besoin  qu'on  leur  en  communique,  ceux-là  ! 

PIERRE,    hochant  la  tête. 

Savoir  I...  On  a  toujours  besoin  du  clairon,  Gi- 
nette !  Pour  faire  l'ascension  des  sommets,  il  faut 


68  L'AMAZONE 

être  entraîné  par  une  voix...  et  même  par  une  mu- 
sique. 

GINETTE 

Ça  dépend  des  jarrets  !...  Consolez-vous  !... 
L'âge  de  la  retraite  a  sa  beauté  modeste...  mais 
enfin,  pas  dédaignable.  On  ne  peut  pas  demander 
l'impossible  !... 

PIERRE 

L'impossible  !...  Ah  !  il  y  a  quelque  chose  de  si 
attirant  dans  l'impossible  !... 

GINETTE 

Travailler  bénévolement  dans  un  bureau... 
assis...  c'est  encore  très  beau  et  c'est  encore,  pa- 
raît-il, servir  la  patrie...  (Subitement.)  Mais  as- 
seyez-vous donc  au  Ijeu  de  marcher  tout  le  temps... 
Reposez- vous... 

PIERRE 

Merci  !  J'ai  travaillé  debout,  toute  la  journée, 

et  je  ne  suis  pas  fatigué. 

Entre  Cécile  Bellanger  en  costume  d'infirmière  avec 
sa  fille  Simone.    \ 

SCÈNE  IX 
Les  Mêmes,  CÉCILE,  SIMONE 

CÉCILE 

Je  suis  allée  chercher  Simone  au  cours.  C'est 
pour  cela  que  je  suis  en  retard. 

GINETTE 

Salut...  depuis  tout  à  l'heure. 

CECILE 

J'ai  les  amitiés  du  major  Boudet  à  vous  faire. 
II  voua  a  cherchée,  vous  étiez  déjà  partie  1 


ACTE    PREMIER  69 

GINETTE 

Oui,  aujourd'hui,  j'avais  hâte  de  rentrer  jouer 
du  violon.   (A  Simone  )  Gomment  va-t-elle  ? 

SIMONE 

Pas  très  bien,  toujours. 

GINETTE 

Tiens,  qu'est-ce  qu'elle  fait  là  ?  Qu'est-ce  que 
vous  faites,  Simone  ? 

SIMONE 

Eh  bien  !  du  crochet. 

GINETTE 

Jusque  dans  la  rue  !  Quel  zèle  !  au  moins  si  on 
vous  rencontre,  on  sera  bien  sûr  que  vous  faites 
quelque  chose  pour  les  blessés. 

SIMONE,  aigrement. 

Tout  le  monde  ne  peut  pas  être  infirmière...  Si 
je  n'avais  pas  ma  gastro-entérite  ! 

PIERRE 

Allons,  ne  vous  chamaillez  pas  ! 

CÉCILE 

Ah  !  voilà  les  sabots  1  le  compte  y  est  ? 

GINETTE 

Ma  foi,  je  n*ai  pas  eu  le  temps  de  vérifier,  j'a- 
voue. J*ai  mangé  une  tranche  de  saucisson  admi- 
rable ;  quand  je  dis  une  tranche,  je  devrais  dire  un 
demi-saucisson,  j'avais  une  faim  de  poilu  !... 

PIERRE 

Vous  ne  mangez  donc  pas  à  votre  faim  à  Tarn 
bulance  ? 

GINETTE 

Justement.  On  ne  sent  sa  faim  qu'en  sortant. 


'jo  L'AMAZONE 

CÉCILE 

Le  fait  est  que  nous  n'avons  pas  une  minute  en 
ce  moment.  Ce  soir,  il  arrive  encore  deux  grands 
blessés.  On  vous  l'a  dit,  Ginette  ? 

GINETTE 

Je  crois  bien  ! 

CÉCILE 

Coucherez-vous  là  bas  ? 

GINETTE 

II  ne  manquerait  plus  que  je  couche  ici  ! 
CÉCILE,  à  Pierre. 

Et  toi,  rien  de  nouveau  à  l'arsenal  ? 

PIERRE 

Rien  !  toujours  une  insupportable  comptabi- 
lité... des  chiffres,  des  vérifications... 

CÉCILE,  s^asseyant. 

Ah  !  c'est  bon  tout  de  même  !  Cela  paraît  si 
extraordinaire  de  se  retrouver  quelques  heures 
par  jour.  On  en  perd  tellement  l'habitude,  hein  ?... 
Je  ne  me  rappelle  plus  ma  vie  passée... 

PIERRE 

Le  fait  est  qu'on  a  l'air  d'une  tribu  qui  campe 
dans  de  lointaines  colonies.  Chacun  a  son  emploi  ! 
Malgré  que  je  sois  plus  administratif  que  jamais, 
on  me  donnerait  l'ordre  de  scier  du  bois  et  de 
nettoyer  la  vaisselle  que  je  n'en  serais  pas  autre- 
ment étonné  !  Simone,  tu  ne  m'as  pas  embrassé  I 

SIMONE 

C'est  vrai,  papa  ? 

PIERRE 

Oh  I  le  beau  livre  d'école  I 


ACTE    PREMIER  ;i 

SIMONE 

Oui,  c'est  une  histoire  de  la  guerre  illustrée 
qu'on  m'a  fait  acheter. 

PIERRE 

Montre  cette  merveille  historique  ! 
Pendant  qu'ils  regardent,  Cécile  va  à  Ginette. 
CÉCILE 

Pourquoi  n'êtes  vous  pas  venue  avec  moi  faire 
quelques  emplettes  ?... 

GINETTE 

Mais  je  vous  l'ai  dit  ! 

CÉCILE 

Non,  vous  avez  fui  exprès  pour  ne  pas  passer 
chez  le  bottier. 

GINETTE 

Ma  foi,  je  n'y  ai  pas  pensé.  Mais,  je  vous  en  prie, 
Cécile,  je  n'ai  aucun  besoin  de  souliers,  pas  plus 
que  je  n'avais  besoin  de  la  chemisette  que  vous 
m'avez  fait  faire. 

CÉCILE 

Voyons,  ma  chérie,  tout  cela  ne  compte  pas  et 
n'a  aucune  importance  !  Vous  agissez  toujours 
comme  si  vous  étiez  une  charge  pour  nous, 

GINETTE 

Nullement,  mais  je  compte  bien  que,  plus  tard... 

CÉCILE 

Mais  oui,  plus  tard...  après  les  réparations,  les 
indemnités,  quand  on  vous  aura  rendu  vos  biens... 
Jusque-là  n'abusez  pas  de  votre  discrétion. 

GINETTE 

Je  fais  déjà  la  charité  avec  votre  argent  !  Plutôt 
que  de  me  payer  une  nouvelle  paire  de  souliers, 

4 


72  L'AMAZONE 

dont  je  n'ai  nul  besoin,  si  vous  voulez  acheter 
quelques  paquets  de  Maryland  et  de  tabac  anglais 
pour... 

CÉCILE,   riant. 

Merci  bien,  ils  fument  déjà  tous  en  cachette  ;  il 
y  a  le  sacré  Marocain  qui  met,  chaque  fois  que  je 
passe,  son  mégot  dans  la  table  pour  que  je  ne 
sente  pas  ! 

PIERRE,  allumant  une  cigarette. 

Mais  moi  qui  ne  suis  pas  blessé,  j'ai  le  droit, 
n'est-ce  pas  ?  ça  ne  vous  gêne  pas  ? 

GINETTE 

Si  c'est  du  caporal,  ça  va...  Je  n'aime  que  ça. 

CÉCILE 

Vous  vous  êtes  occupée  du  dîner  ?  Je  ne  sais  pas 
ce  qu'il  va  y  avoir. 

GINETTE 

Oui,  j'ai  commandé...  Tiens,  mais  au  fait,  j'y 
songe...  Simone,  venez  avec  moi,  nous  allons 
essayer  le  poridge  cacao. 

PIERRE 

Qu'est  ce  que  cette  douceur  ? 

GINETTE 

Un  don  magnifique  d'un  industriel.  On  m'a  fait 
cadeau  de  250  boîtes  d'un  vague  poridge-cacao 
pour  le  front.  Ça  se  prépare  en  une  minute  et  il 
paraît  que  c'est  naturellement  délicieux.  Nous 
allons  faire  la  popoto.  Vous  en  goûterez,  aussi, 
cousin  ? 

PIERRE 

Merci,  je  ino  récuse  cette  fois.  Je  connais  déjà  le 
lait  concentré. 

GINETTE 

Oui.  C'est  vrai,  la  vie  des  tranchées  et  vous  I 


ACTE    PREMIER  jS 

PIERRE 

Si  c'est  comme  ça  !  j'en  prendrai  quatre  tasses. 

GINETTE 

Allez,  venez,  Simone,  je  suis  persuadée  que  ce 
sera  miraculeux  pour  votre  gastro-entérite  et 
votre  colon  transverse. 

PIERRE 

Où  allez-vous  faire  ça  ?  A  la  cuisine  ?... 

GINETTE 

Si  vous  voulez,  on  va  le  faire  ici  :  je  vais  aJler 
chercher  la  lampe  à  alcool  et  je  vous  ferai  appor- 
ter des  tasses...  et  de  la  crème  pour  vous... 

Pierre  reste  seul  avec  sa  femme. 

SCÈNE  X 
CÉCILE,  PIERRE 

CÉCILE 

Je  suis  un  peu  fatiguée...  J'enlève  mon  voile  !... 
Je  te  ferai  la  même  observation  que  tu  as  faite 
à  ta  fille  ! 

PIERRE 

Laquelle  ? 

CÉCILE 

Tu  ne  m'as  pas  embrassée. 

PIERRE 

Tiens  !  c'est  vrai. 

CÉCILE,  riant. 

Tu  vois  qu'on  perd  les  notions  les  plus  élémen- 
taires de  la  tenue...  Je  ne  t'en  veux  pas,  mais 
est-ce  que  la  guerre  serait  la  désunion  des  fa- 


^4  L'AMAZONE 

milles  ?  Embrasse-moi  fort  !  Ah  !  ça  va  mieux,  on 
retrouve  un  peu  ses  habitudes  !  Quand  les  retrou- 
verons-nous toutes  !  Enfin,  il  ne  faut  pas  penser 
à  notre  misérable  personne  !,..  C'est  égal,  je  me 
demande,  vois-tu,  comment  une  jeune  fille  comme 
Ginette  qui  a  perdu  sa  famille,  ses  biens,  la  moin- 
dre chance  de  bonheur,  peut  conserver  une  santé 
morale  et  un  équilibre  pareils  dans  la  gaîté...  car 
c'est  de  la  vraie  gaité  qu'elle  éprouve  et  qu'elle 
dispense  à  tout  le  monde.  On  l'entend  chanter 
dans  les  couloirs  de  l'ambulance... 

PIERRE 

C'est  sa  jeunesse  ! 

CÉCILE 

Il  n'y  a  pas  qu'une  question  de  jeunesse.  Si  tu 
la  voyais,  vraiment  elle  m'étonne  toujours  !  Quand 
les  auxiliaires  sont  fatiguées,  elle  balaye  la  salle 
elle-même,  vide  les  cuvettes,  distribue  la  soupe  ! 
Tout  à  l'heure  elle  a  pansé  un  phlegmon  et  une 
main  saignante  aux  phalanges  arrachées,  avec  un 
sang-froid  de  vieux  médecin. 

PIERRE 

Mais  toi,  Cécile,  tu  en  fais  tout  autant  !... 

CÉCILE 

Oui,  nous  en  faisons  peut-être  autant,  mais  je 
ressens  malgré  tout  une  tristesse  générale,  des  ré- 
voltes contre  la  souft'rance,  une  mélancolie  s'y 
mêle,  et  cependant  j'ai  mon  intérieur,  mon  foyer 
que  je  retrouve  tous  les  jours  à  la  même  heure, 
j'ai  toi...  moi  !...  Tandis  qu'elle  !  M'a-t-elle  frap- 
pée dès  la  première  nuit  que  nous  avons  passée 
ensemble  à  l'hôpital  quand  sont  arrivés  les  grands 
blessés  !...  C'est  une  chose  fantastique  que  la 
première  nuit  à  l'hôpital  oii  une  trentaine  d'hom- 


ACTE    PREMIER  ^5 

mes  mêlent  leurs  cauchemars,  commandent,  gé- 
missent, montent  à  l'assaut,  revivent  le  drame... 
Moi,  devant  ces  fantômes,  j'étais  transie  d'hor- 
reur, elle^  à  mes  côtés,  pas  du  tout,  elle  était 
calme,  elle  souriait  presque.  Moi,  je  suis  allée  tout 
de  suite  à  l'un  qui  criait  plus  que  les  autres  dans 
la  grande  mêlée  imaginaire  et  je  balbutiais  n'im- 
porte quoi  :  «  Voyons,  voyons,  calmez-vous,  cal- 
mez-vous !  »  Elle,  presque  en  souriant,  au  con- 
traire, s'est  approchée  d'un  grand  diable  plus 
forcené,  elle  lui  a  tapoté  la  joue  avec  une  autorité 
extraordinaire,  comme  si  elle  était  de  longtemps 
une  professionnelle  habituée,  et  ea  le  tutoyant, 
elle  lui  a  ordonné  sévèrement  de  se  taire  pour  ne 
pas  fatiguer  l€s  autres...  Et  tu  vois  que,  rentrée 
ici,  elle  joue  du  violon,  elle  a  un  appétit  d'enfer... 
elle  mange  comme  quatre  !...  Faut-il  admirer  ?... 
Pourtant,  il  me  semble  que,  moi  aussi,  je  porte 
une  force  d'amour,  d'abnégation  aussi  grande... 
seulement,  c'est  une  force  sourde,  grave...  Est-ce 
que  je  reviens  déjà  de  la  vie,  quand  d'autres  s'y 
précipitent  ?...  Elle  joue  du  violon  :  j'ai  aban- 
donné le  piano  1... 

PIERRE 

Gela  provient  du  parfait  accord  de  toutes  ses  fa- 
cultés... Combien  sont-elles  de  jeunes  filles  main- 
tenant qui  se  sont  transformées  ainsi,  par  le  mi- 
racle de  la  guerre  1...  Elles  auront  fait  notre 
étonnement,  notre  stupeur  admirative...  Mais  toi, 
tu  as  ta  haute  sensibilité...  Nous  sommes  moins 
maîtres  de  nos  sensations  ?  Sans  doute  c'est 
aussi  qu'elles  sont  plus  intenses...  Mais  il  ne  fau- 
drait pas  te  surmener  ?... 

CÉCILE 

Et  toi,  tu  as  l'air  soucieux  ?  Le  communiqué 
est  bon  cependant,  n'est-ce  pas  ? 


^6  L'AMAZONE 

PIERRE 

Excellent. 

Rentrent  Ginette  et  Simone  avec  une  lampe  à  alcool 
des  paquets,  Simone  en  a  les  bras  remplis. 

SCÈNE  XI 

Les  Mêmes,  GINETTE,  SIMONE, 
puis  GERMAINE 

GINETTE 

Nous  n'allons  pas  dévorer  tout  ça.  C'était  poi 
vous  montrer  les  munitions  !  Allez  !  Simon 
installons-nous  sur  cette  table  et  improvisons  ! 

PIERRE 

Voulez-vous  qu'on  vous  aide  ?  Ça  se  prépare 
l'eau  ? 

GINETTE 

Soyez  tranquille,  pour  vous  on  ajoutera  de  ] 
crème  !  Je  vous  l'ai  promis. 

GERMAINE,  entrant. 

C'est  Monsieur  le  sous-préfet  avec  un  auti 
monsieur.  Il  demande  s'il  peut  voir  ces  dames. 

PIERRE 

Ah  !  c'est  son  auto  qui  vient  de  s'arrêter  à  1 
porte  !  Vous  l'attendiez  donc  ! 

GINETTE 

Au  fait,  je  ne  vous  avais  pas  encore  raconta 
C'est  à  cause  do  la  vieille  folle  d'à  côté...  la  se 
questrée... 

CÉCILE 

Faites  monter,  faites  monter  le  sous-préfet. 


ACTE    PREMIER  77 

PIERRE 

Il  a  dû  trouver  ce  prétexte  pour  venir,  comme 
il  est  visiblement  amoureux  de  vous,  Ginette. 

GINETTE 

Vous  êtes  odieux  !  C'est  une  monomanie  I 

PIERRE 

Voyons,  vous  ne  pouvez  pas  nier  que  ce  jeune 
sous-préfet  intérimaire  n'a  pas  été  héberlué  par 
vous  ? 

CÉCILE 

Tais-toi,  Pierre...  le  voilà  (A  Ginette,)  Mais  que 
vient-il  faire  ?... 

GINETTE 

Attendez,  vous  allez  le  savoir. 

SCÈNE  XII 
Les  Mêmes,  DUARD,  LE  DOCTEUR  BARRIER 

Entrent  le  sous-préfet  et  un  gros  homme  qui  est  le 
médecin  civil  Barrier.  Le  sous-préfet  Duard  est 
tout  jeune  et  visiblement  inexpérimenté. 

GINETTE 

Oh  !  je  suis  désolée,  vous  n'auriez  pas  dû  vous 
déranger  vous-même.  Monsieur  le  sous-préfet... 
cela  n'avait  aucune  importance  ! 

DUARD 

Mais  je  ne  me  suis  pas  dérangé  le  moins  du 
monde,  je  passais  en  auto  devant  votre  porte  avec 
le  D^  Barrier,  que  je  vous  présente... 

BARRIER 

Madame,  mademoiselle,  monsieur... 
Salutations. 


78  L'AMAZONE 

DUAÏID 

De  quoi  s'agit-ii  ?  Puis-je  vous  ^e  utile  ? 

GINETTE 

Oh  !  le  cas  est  sans  gravité.  11  pourra  même  vous 
apparaître  une  plaisanterie  douteuse...  Avec 
aplomb  j'ai  accepté  de  vous  soumettre  ce  cas  de 
conscience... 

CÉCILE 

Nous  étions  en  train  de  goûter  à  un  produit 
avant  de  l'expédier  sur  le  front,  un  de  ces  nou- 
veaux produits  dont  on  nous  encombre  et  dont 
les  trancbées  ne  veulent  même  plus. 

PI  EURE 

Un  five  o'clock  de  cagnas.  Je  vous  en  prie... 

DUARD 

Ce  serait  avec  le  plus  grand  plaisir,  mais  nos 
minutes  sont  comptées.  J'ai  promis  de  conduire 
le  docteur  cbez  une  cliente  qui  ne  peut  guère 
attendre. 

BARBIER 

Elle  est  en  train  d'accoucher. 

PIERRE 

Le  Docteur  Barrier,  n'est-ce  pas  ? 

DUARD 

Un  de  nos  grands  spécialistes. 

BARRIER 

Oui,  Mademoiselle,  pendant  que  l'humanité  est 
en  train  de  s'entre-tuer,  moi  j'ai  pour  mission  de 
faire  faire  à  la  vie  le  maximum  de  rendement... 
Jamais  besogne  ne  m'a  paru  plus  agréable  ! 

GINETTE  Jl^ 

Simone,  donnez  deux  tasses,  à  moins  que  réelle- 
mont  vos  minutes  soient  comptées,  à  tous  deux. 


ACTE    PREMIER  79 

DUARD 

Oh  !  le  fait  est  que  je  suis  accablé  de  besogne, 
mais  mes  clients  sont  moins  pressés  que  ceux  du 
docteur  !..,  Trois  cents  dossiers  d'allocations,  ré- 
quisition de  blé,  do  foin,  veiller  à  l'hygiène  des 
écoles,  au  personnel  des  grandes  usines,  un  cour- 
rier de  deux  cents  lettres  de  réclamations,  des 
réclamations  de  députés,  car  il  y  en  a  encore  1 
Rédiger  dans  la  quinzaine  un  rapport  sur  la  ré- 
forme administrative  ! 

GINETTE 

Et  vous  voulez  encore  que  je  vous  ennuie  avec 
ma  petite  requête  ! 

CÉCILE 

Mais  enfin,  qu'est-ce  que  c'est,  Ginette  ? 

GINETTE 

Après  tout,  j'ai  peut-être  tort  de  rire.  Figurez- 
vous  que  nos  insupportables  pies-grièches  de  voi- 
sines prétendent  m'interdire  de  jouer  du  violon 
et  s'en  réfèrent  à  je  ne  sais  quelle  ordonnance  de 
la  préfecture  et  aussi  à  votre  jugement  personnel. 
Il  parait  que  c'est  inconvenant  de  jouer  du  violon... 
ailleurs  qu'au  front  sur  des  boîtes  de  macaroni... 

DUARD 

Quelle  idiote  !  Je  vais  vous  rédiger  une  lettre 
que  vous  pourrez  lui  montrer  à  cette  dame.  J'en- 
tends ne  pas  être  tenu  responsable  d'un  arbitraire 
pareil. 

GINETTE 

A  la  bonne  heure  !  je  n'en  doutais  pas  ! 

DUARD 

Quelle  est  cette  personne  ?  Une  vieille  dame  ? 

GINETTE 

Naturellement  !  comment  voulez-vous  qu'il  en 


8o  L'AMAZONE 

soit  autrement  !  Ah   Dieu  !   avant  la  guerre,  je 
n'aimais  pas  les  vieux,  maintenant  je  les  déteste. 

BARRIER 

Merci,  en  passant. 
On  rit. 

GINETTE 

Oh  !  mais  je  n'appelle  pas  vieux  du  tout  un 
homme  de  votre  sorte...  placé... 

PIERRE 

Au  guichet  de  la  vie. 

BARRIER 

Il  en  a  de  bonnes  ! 

GINETTE 

J'appelle  vieillard  tout  ce  qui  se  consume  dans 
l'inutilité,  l'anémie,  l'ankylose  !  Et  ce  qu'on  en 
voit  ! 

BARRIER 

La  cachexie,  comme  nous  disons  entre  nous, 
mais  c'est  un  sale  mot  pour  de  jolies  bouches. 

CÉCILE 

Voilà  Ginette  lancée  !...  Je  vous  avertis  que 
c'est  sa  marotte. 

DUARD 

Mais,  il  y  a  des  vieillards  intrépides  et  char- 
mants. Mademoiselle. 

GINETTE 

J'enrage  de  penser  qu'après  la  guerre  il  y  aura 
tous  les  vieillards  !  Et  que  cette  belle  jeunesse 
meurt  tous  les  jours  pour  entretenir  le  règne  de  la 
vieillesse  !  Ah  !  s'ils  se  contentaient  d'étouffer  les 
violons  ! 

BARRIER 

Elle  ne  pardonne  pas  à  la  vieille  dame  d'à  côté  I 


ACTE   PREMIER  8i 

DUARD 
Je  vais  la  saler  I 

BARRIER 

Mais  elle  me  plaît,  cette  petite  demoiselle-là... 
Passez-moi  une  tasse  de  cacao.  Ça  remplacera  les 
pernods  défunts.  (Regardant  sa  montre,)  Et  puis, 
la  mère  et  l'enfant  auront  bien  la  politesse  de 
m'attendre  !  D'abord  les  enfants  peuvent  at- 
tendre, ils  ont  bien  le  temps  devant  eux  !  Tandis 
que  nous  I 

DUARD 

Une  pierre  dans  votre  jardin,  Ginette... 

BARRIER 

Du  tout,  du  tout  !  Figurez-vous  que  je  penw 
comme  cette  petite  demoiselle-là  ! 

DUARD 

Moi,  sur  ce  chapitre,  je  m'en  réfère  à  la  limite 
d'âge  administrative...  On  est  jeune  jusqu'à  la 
classe  87. 

BARRIER 

Après  la  guerre  ce  sera  le  régime  des  vieux  bu- 
reaucrates et  du  gérontisme  !  Tout  peut  mourir  en 
France,  même  la  jeunesse,  pas  l'administration  ! 
Le  dernier  survivant  de  la  planète  Terre  sera  un 
employé  des  contributions  indirectes  !  L'adminis- 
tration, ah  !  nous  l'aurons  connue,  celle-là  ! 

GINETTE 

Ce  que  ça  fait  plaisir  d'entendre  ça  !  Je  vous 
demande  pardon  de  le  dire.  Monsieur  le  sous- 
préfet,  mais  dès  qu'on  a  affaire  à  elle,  la  sacrée 
administration,  tenez,  même  dans  un  service 
comme  le  nôtre  à  l'hôpital... 

DUARD 

Chut  !  chut  !  je  devrais  me  scandaliser  ! 


82  L'AMAZONE 

BARRIER 

Que  voulez-vous  ?  Nous  payons  en  caducité 
notre  excédent  de  génie  et  de  jeunesse.  C'est 
comme  une  espèceMe  loi  des  compensations. 

GINETTEj^se  haussant  sur  la   pointe   des   pieds 
et  avec  des  grands  gestes  coupants. 

Ah  !  il  faudra  balayer  tout  ça  après  la  victoire  ! 

BARRIER,  riant. 

Regardez-la  avec  ses  dents  de  jeune  louve,  elle 
va  en  croquer  sa  tasse  ! 

DUARD 

Elle  ne  fait  qu'une  bouchée  de  tous  les  fonc- 
tionnaires futurs  et  passés. 

PIERRE,  haussant  les  épaules. 

Et  puis  tout  cela  est  bien  puéril,  Ginette  !  Dans 
le  poids  mort  des  civils  dont  vous  parlez,  il  n'y  a 
pas  que  les  vieillards  ;  il  y  a  une  masse  de  gens 
inaptes  au  service  et  à  l'activité. 

GINETTE,  l'interrompant. 

Les  déchets,  quoi  !  Heureusement,  il  y  aura 
aussi  les  autres... 

BARRIER 

Qui  ? 

GINETTE 

Mais  ceux  auxquels  on  ne  pense  pas  assez,  ceux 
qui  reviendront,  tiens,  parbleu  !  Et  à  ceux-là 
toutes  les  places  au  soleil  I 

PIERRE 

Et  à  eux  tout  l'amour  1 

GINETTE 

Tiens,  comment  donc,  aussi  I 


ACTE    PREMIER  85 

BARRIER 

Je  compte  bien  sur  leur  clientèle  ! 

GINETTE 

Qu'ils  reviennent  pour  épousseter  ceux  qui  au- 
ront fait  en  leur  absence  l'intérim  de  la  jeunesse  ! 
C'est  que  nous  en  voyons,  vous  savez,  nous  autres, 
les  femmes,  des  vieux  beaux  qui  cambrent  les 
jarrets  et  qui  sont  décidés  à  ne  pas  rendre  la  place 
après  la  guerre  !  Puis,  vous  savez,  ils  connaissent 
le  moyen  de  refaire  la  France  ! 

PIERRE,  levant  les  bras. 

Dieu  l'a  faite  ainsi.  Nous  n'y  pouvons  rien  ! 

DUARD 

Ce  n'est  pas  un  mal.  Il  en  faut...  il  en  faut... 

PIERRE 

Et  vous  êtes  injuste  aussi...  Pourquoi  accabler 
ceux  qui  ne  peuvent  prétendre  à  un  plus  haut 
sacrifice  de  leur  vie  ?...  Ils  s'efforcent  d'être  des 
remplaçants  équitables,  utiles. 

GINETTE 

Penh  !  là  !  là  !  En  voilà  des  mots,  qui  ont  la 
goutte  ! 

PIERRE 

On  ne  peut  pourtant  pas  tuer  les  vieux  pour 
vous  faire  plaisir.  Quel  abattoir  ! 

GINETTE 

Que  voulez-vous,  quand  je  vois  tous  les  jours 
ces  admirables  enfants  souffrir  sans  se  plaindre 
(car  ils  ne  se  plaignent  même  pas),  et  repaitir  de 
même,  faire  le  sacrifice  de  tout  ce  qu'il  leur  res- 
tait à  vivre,  avec  cette  simplicité  tranquille,  ah  ! 
bon  Dieu,  j'imagine  que  si  j'étais  homme,  tant 


84  L'AMAZONE 

qu'un  soufïle  de  vraie  vie  et  de  santé  enflerait  ma 
poitrine,  je  ne  pourrais  pas  tenir  en  place  !.,. 

BARRIER 

II  faut  tout  de  même  des  jarrets,  Mademoiselle. 

CÉCILE 

Je  vous  écoute,  Ginette,  et  je  ne  vous  approuve 
pas...  Il  est  nécessaire  qu'il  en  reste  pour  per- 
pétuer la  famille  !  L'incendie  ne  peut  pas  gagner 
toute  la  terre. 

PIERRE 

Et  puis  la  jeunesse,  c'est  très  bien,  la  jeunesse  ! 
mais  serait-elle  ce  qu'elle  est  sans  nous  ? 
CÉCILE,  protestant. 

Gomment,  nous  ?  Mais  je  suppose  bien  que 
personne  ici  ne  parle  de  nous  ! 

GINETTE 

Naturellement. 

PIERRE,   s^anime. 

Que  serait-elle  sans  nous  la  jeunesse  ?  Une 
force  brute,  voilà  tout  !  Nous  lui  donnons  sa  di- 
rection. Oui,  certes,  nous  ressentons  l'élan  qu'elle 
nous  communique  comme  un  rouage  communique 
le  mouvement  à  un  autre  rouage,  mais  en  revanche 
que  ne  reçoit-elle  pas  de  notre  expérience  ?  Il  est 
nécessaire  que  la  vieillesse  soit  là  pour  servir  à  la 
jeunesse  de  ... 

GINETTE,    interrompant. 

De  repoussoir.  Ça  évidemment. 

PIERRE 

Oh  ! 

Il  repose  sèchement  sa  tasse  sur  la   table  dans   un 
geste  nerveux.  On  se  retourne. 

CÉCILE 

Qu'est-ce  que  tu  as  ? 


ACTE    PREMIER  85 

PIERRE 

Moi  ?  Rien  !  Rien  du  tout...  Je  réfléchis  seule- 
ment tout  à  coup  que  j'avais  oublié  une  course 
importante...  à  deux  pas  d'ici.  Monsieur  le  sous- 
préfet,  votre  auto  est  en  bas  ?  J'en  ai  pour  trois 
minutes,  juste  aller  et  retour.  Je  vais  jusqu'au 
coin  de  la  rue. 

CÉCILE 

Où  ? 

BARRI ER,    tirant  sa  montre. 

Diable  !  diable  !  eh  là  1  Ils  ne  pourront  jamais 
attendre  jusque-là.  Sur  ma  demi-heure  nous  ve- 
nons de  perdre  cinq  bonnes  minutes  à  discuter 
comme  au  café  de  la  République, 

PIERRE 

Mettez  votre  chapeau.  Le  temps  de  vous  apprê- 
ter, je  serai  de  retour. 

BARRIER 

Dépêchez-vous  alors,  Monsieur,  je  vous  en  prie. 

DUARD 

Je  vous  demande  pardon  d'insister  à  mon  tour. 

PIERRE 

Entendu  et  merci. 
Il  sort. 

SCÈNE  XIII 

Les  Mêmes,  moins  PIERRE 

CÉCILE 

J'ai  peur  que  vous  ne  l'ayez  un  peu  agacé. 

GINETTE,   riant. 

Ça,  j'avoue  que  parfois  j'agace  mon  cousin. 
J'adore  la  discussion. 


86  L'AMAZONE 

CÉCILE 

Et  toutes  ces  parlottes  sont  bien  vaines... 

DUARD 

Nous  en  avons  oublié,  dans  la  chaleur  du  ban- 
quet, de  vous  donner  notre  jugement  sur  ce  pro- 
duit. Il  n'est  pas  trop  mauvais,  c'est  le  mieux 
qu'on  puisse  en  dire.  Ça  repose  des  bonnes  choses. 

GINETTE 

Et  vous,  Simone,  comment  trouvez-vous  ça  ? 

SIMONE 

Infect. 

GINETTE,    riant. 

Naturellement.  Simone  ne  parle  pas  souvent, 
mais  quand  elle  parle  elle  laisse  tomber  des  dia- 
mants... 

DUARD 

Je  ne  vais  plus  oser  revenir  ici... 

GINETTE 

Pourquoi  ? 

DUARD 

Vous  avez  été  bien  dure  pour  moi...  Hé  oui,  je 
suis  hélas  !  de  ces  tristes  auxiliaires  qui,  bien 
qu'âgés  de  trente  ans  et  quelques  mois... 

GINETTE,    vivement. 

Oh  !  mais  je  serais  désolée  que  vous  preniez 
pour  votre  compte  des  discussions  d'ordre  géné- 
ral... S'il  fallait  traiter  en  mépris  tous  ceux  qui, 
pour  des  raisons  valables,  sont  obligés  de  vivre  à 
l'arrière,  et  qui,  d'ailleurs,  s'emploient  de  tout 
cœur  à  leur  tâche  1...  Je  ne  connais  pas  de  plus 
stupide  injustice... 

DUARD 

Sans  rancune,  allez  !...  Il  n'y  en  a  pas  un  de 


ACTE    PREMIER  8- 

ceux-là  qui  ne  se  soit  posé  la  question  :  «  Dans  ma 
faiblesse  n'entre-t-il  pas  un  peu  de  lâcheté  ?  » 

CÉCILE,    avec  force. 

Pas  ici...  je  vous  le  garantis  !... 

DUARD 

Et  cela  ne  m'empêche  pas  de  vous  être  tout 
dévoué,  Mademoiselle,  tout  acquis  à  chaque  fois 
que  vous  aurez  besoin  de  moi...  N'hésitez  pas  à 
m'appeler  et  à  user  de  mes  services...  Au  moins, 
faire  en  sorte  d'être  bon,  utile...  à  tous... 

GINETTE 

Mais  vous  voyez  que  je  ne  me  prive  pas  de  vou» 
déranger...  Et,  si  même  pour  l'organisation  du 
train  sanitaiie...  (On  entend  la  corne  de  Vauto.) 
Tiens  !  ce  n'est  pas  possible,  déjà  lui  ! 

BARRIER 

Il  ne  peut  pas  matériellement  avoir  eu  le  temps  1 

DUARD,  va  à  la  fenêtre, 
Charles,  qu'est-ce  qu'il  y  a    ?...  Quoi  ?...  Oh  I 
bon   (Il  se  retourne.)  L'auto  l'a  laissé  là  où  il  l'a 
(  onduit.  Et  il  nous  le  renvoie,  de  peur  que  nous 
lie  nous  mettions  en  retard. 

BARRIER 

Tant  mieux,  profitons-en  !,..  Je  suis  bourrelé 
de  remords  !...  Madame,  Mademoiselle,  excusez- 
nous...  La  classe  37  m'appelle. 

CÉCILE 

Dites-moi...  Vous  descendez  la  rue  Carnot  ? 

DUARD 

Tout  droit. 

CÉCILE 

Voulez-vous  me  déposer  en  passant  chez  ma 
cousine  de  Saint- Arroman  ?... 


88  L'AMAZONE 

DUARD 

Je  crois  bien  ! 

CÉCILE,  à   Ginette. 
Je  vous  laisse  Simone... 

GINETTE 

Allez,  allez... 

CÉCILE 

Je  reviendrai  d'ailleurs  aussitôt. 

DUARD 

Et  je  vous  enverrai  ce  mot  pour  la  vieille  voi- 
sine ce  soir  même. 

GINETTE 

Je  vous  en  prie...  Ce  n'est  pas  pressé... 

BARRIER 

Au  revoir,  ma  petite  infirmière...  J'aime  ces  na- 
tures-là... Aussi,  si  vous  avez  jamais  besoin  de 
moi...  A  votre  disposition  ! 

GINETTE,    riant. 

Oh  !  docteur  ! 

BARRIER 

Suis-je  bête  !...  Oui,  c'est  vrai...  Où  avais-je  la 
tête  ?...  l'habitude  professionnelle  !  Et  d'ailleurs 
un  jour  ou  l'autre,  je  pense  bien  que  vous  ferez 
votre  devoir  de  bonne  française  !  D'ici  là,  en  tout 
cas,  charmé  de  vous  avoir  connue  ! 

GINETTE,    riant. 

Alors...  au  revoir... 
Le  docteur  sort. 


ACTK    PREAIIKR  89 

SCÈNE    XIV 
GINETTE   et   SIMONE,   seules,   puis   PIERRE 

GINETTE 

Maintenant  faisons  le  ménage  nous-mêmes, 
Simone. 

SIMONE 

Si  vous  voulez. 

Pendant  qu'elles  rangent  les  tasses, 
GINETTE 

L'homme  aux  sabots  étant  venu,  il  faudra  que 
nous  les  comptions  tout  de  même  ! 

SIMONE 

Nous  n'avons  pas  besoin  d'être  deux  pour  ça  ! 

GINETTE 

On  n'est  pas  plus  aimable. 

SIMONE,   avec  intention. 

Vous  savez  que  je  ne  suis  pas  «  bonne  »  ! 

GINETTE 

Vous  vous  calomniez  peut-être  !  Qui  sait  ? 

SIMONE 

Non.  Mais,  sans  doute,  je  suis  trop  petite  pour 
m'intéresser  à  la  guerre.  Plus  tard,  quand  je  serai 
grande  je  m'intéresserai  aux  autres...  comme 
vous  ! 

GINETTE 

Mais  les  autres,  ma  petite  Simone,  les  autres,  ce 
sont  des  gens  en  effet  rudement  intéressants  ! 

SIMONE 

Avant  les  autres,  j'aime  les  miens. 


90  L'AMAZONE 

GINETTE 

Tiens  !  tiens  !...  Mais  c'est  la  première  fois  que 
vous  me  sortez  des  idées  aussi  arrêtées  ! 

SIMONE 

Croyez-vous  ? 

GINETTE 

Vous  ne  m'aimez  pas,  Simone,  avouez-le. 
Qu'est-ce  que  je  vous  ai  fait  ?  Est-ce  parce  que  je 
vous  ai  quelquefois  rabrouée  ? 

SIMONE 

Vous  rabrouez  tout  le  monde...  C'est  une  habi- 
tude... Et  puis,  moi,  ça  n'a  pas  d'importance. 

GINETTE 

Il  faudra  soigner  votre  estomac,  ma  petite. 
Votre  caractère  s'aigrit  beaucoup.  Vous  n'êtes 
pas  malheureuse  pourtant  ? 

SIMONE 

Je  le  suis. 

GINETTE 

Ça  se  dit  !  Je  voudrais  bien  savoir  depuis  quand? 

SIMONE 

Depuis  que  vous  êtes  arrivée  ici. 

GINETTE 

Depuis  que... 

La  porte  s'ouvre.  Entre  Pierre, 
GINETTE 

Tiens,  vous  revoilà  ! 

PIERRE 

Mais  oui  !  Ils  sont  partis  ? 

GINETTE 

Bien  entendu,  puisque  vous  avez  renvoyé  la 
voiture.  Cécile  en  a  profité  pour  se  faire  déposer 


ACTE    PREMIER  91 

chez  sa  tante.  Elle  reviendia  dès  qu'elle  aura  fini 
sa  visite. 

PIERRE,  à  Simone. 
Tu  t'en  vas,  fi  fille  ? 

SIMONE 

Je  vais  faire  mes  devoirs. 
Elle  sort. 

SCÈNE  XV 
GINETTE,  PIERRE 

PIERRE 

Je  ne  vous  dérange  pas  ? 

GINETTE   s^est    mwe    à    coudre. 

Pas  le  moins  du  monde.  (Silence.)  Il  est  très 
bien,  ce  gros  docteur...  hein  ?...  (Nouveau  silence.) 
Je  dis,  il  est  très  bien,  ce  gros  docteur... 

PIERRE 

Ah  !  oui  ! 

GINETTE 

Gela  n'a  pas  l'air  de  vous  intéresser. 

PIERRE 

Si.  Je  repensais  à  notre  conversation  !  Ah  ! 
quel  mépris  dans  toutes  vos  paroles  !  Et  quel 
mépris  spécialement  de  moi  ! 

GINETTE 

Vous  plaisantez  !  Quel  rapport... 

PIERRE 

Ne  faites  pas  la  bête.  Il  n'est  pas  de  jour  que 
vous  ne  m'ayez  tancé  d'importance. 

GINETTE 

Ah  1  ça,  en  voilà  une  idée  !  Vous  faites  ce  que 


9*  L'AMAZONE 

vous  pouvez,  mon  pauvre  Pierre  ;  on  n'a  aucun 
reproche  à  vous  adresser.  Vous  avez  fait  votre 
devoir  ;  vous  avez  quarante-six  ans.  Vous  pour- 
riez être  évidemment  dans  un  lointain  dépôt,  dans 
une  intendance  insignifiante,  mais  vous  n'encou- 
rez aucun  blâme  en  vous  rendant  utile  dans  votre 
propre  ville.  Vous  voilà  comme  le  sous-préfet  ! 
J'ai  toujours  voulu  parler  de  ceux  qui  n'ont  pas 
l'âge  de  la  retraite,  et  de  ceux... 

PIERRE,  l'interrompant. 

Pas  le  blâme,  si  vous  voulez,  mais  le  mépris  1 
ah  oui  !  Mais  ça  n'est  pas  votre  faute  ;  vous  avez 
le  mépris  cruel  de  la  jeunesse.  Et  puis,  c'est  peu'^- 
être  pour  mon  châtiment  aussi  ! 

GINETTE 

Votre  châtiment  ? 

PIERRE 

Oui,  d'avoir  osé  vous  faire  l'aveu  que  je  vous  ai 
fait  1 

GINETTE,   froide. 

Il  est  convenu  que  nous  n'en  reparlerons  jamais, 

PIERRE 

Mais  vous  y  répondez  toujours  indirectement 
par  vos  railleries...  justes,  oh  !  très  justes  !... 
Celui  qui  ne  peut  prétendre  aux  actes  les  plus 
énergiques  et  les  plus  valeureux  de  l'âme  doit  se 
soumettre  lui-même  à  toutes  les  conséquences  de 
son  âge  ou  de  sa  pleutrerie.  Aligne  tes  fiches,  vieux 
bonhomme,  dans  ton  bureau.  C'est  justice. 

GINETTE 

Mais  qu'est-ce  qui  vous  prend  aujourd'hui  ? 
Je  me  suis  mal  exprimée  sans  doute.  Moi  aussi  je 
suis  pantoufle,  Pierre  !  Résignons-nous  à  notro 
modeste  emploi.  La  beauté,  c'est  pour  k^  autres! 


ACTE    PREMIER  93 

Pourquoi  faites-vous  cette  figure  piteuse,  grand 
Dieu  !  Tenez,  voulez-vous  me  passer  les  ciseaux 
qui  sont  sur  la  table  ?  Merci  ! 

PIERRE 

Je  ne  mérite  pas  tant  de  mépris.  Au  fond,  j'ai 
ma  valeur. 

GINETTE 

Mais  je  vous  respecte  énormément  ;  je  sais  que 
vos  travaux  d'architecte  sont  remarquables  et 
j'apprends  toujours  à  vous  écouter. 

PIERRE 

Je  vaux  mieux  que  tout  cela.  La  province  m'a 
un  peu  étouiïé,  la  vie  de  famille  aussi  ;  au  fond 
personne  ne  me  connaît.  J'ai  été  un  solitaire.  Si 
j'avais  pu  vous  parler  à  cœur  ouvert,  vous  m'au- 
riez jugé,  mais  voilà...  c'est  de  ma  faute.  Tout  de 
suite,  j'ai  été  assez  bête,  assez  naïf,  comme  un 
vieux  collégien,  pour  faire  la  gaffe  et  pour  qu'il 
me  soit  interdit  à  tout  jamais  de  reprendre  cette 
conversation  interrompue.  Je  vous  aurais  mieux 
éclairée  sur  moi-même,  sur  mes  sentiments  !  Vous 
m'avez  ordonné  de  me  taire,  je  me  suis  tu. 

GINETTE,  énergique  ment. 

11  ne  pouvait  pas  en  être  autrement. 

PIERRE 

En  effet.  Seulement  je  me  suis  tu  trop  vite  ! 

GINETTE 

Von  !  Parce  qu'à  coup  sûr,  le  lendemain  si  vous 
aviez  persisté,  j'aurais  bouclé  mon  imperceptible 
valise.  Je  n'aurais  pas  trahi  l'hospitalité. 

PIERRE   hausse  les  épaules. 

Oui,  oui  î...  Mais  tout  de  même  ce  sont  de  bien 
glands  mots,  et  vous  l'avez  trahie  tout  de  même  I 


94  L'AMAZONE 

GINETTE 

C'est  le  comble,  par  exemple  ! 

PIERRE 

Parfaitement,  à  votre  insu  !  La  trahison,  c'est 
d'avoir  apporté  ici  votre  jeunesse,  je  ne  dis  pa£ 
seulement  votre  cL-arme,  je  dis  la  puissance  de 
votre  jeunesse  ardente,  même  votre  gaîté,  même 
ce  courage  que  vous  communiquez  à  tout  1( 
monde.  Vous  parliez  tout  à  l'heure  de  la  bureau- 
cratie, de  la  porte  qu'il  faudrait  ouvrir  poui 
balayer  cette  atmosphère  endormie.  Eh  bien 
c'est  ce  que  vous  avez  fait,  vous,  en  entrant  ici 
sournoisement  et  sans  le  vouloir. 

GINETTE 

Oh  !  sournoisement  ! 

PIERRE 

Vous  avez  ouvert  les  fenêtres,  vous  avez  balay( 
cette  atmosphère  provinciale  où  des  énergies  ui 
peu  molles  s'endormaient  dans  le  confort,  dam 
une  austérité  pour  laquelle  nous  n'étions  peut 
être  pas  nés.  Cette  grande  histoire,  la  Guerre 
passait  au-dessuo  de  nos  têtes.  Vous,  avec  voj 
blessures  toutes  neuves,  toutes  saignantes,  votr< 
rage,  votre  enthousiasme,  vous  êtes  arrivéi 
comme  un  petit  bolide.  Vous  nous  avez  tous  en 
traînés.  Qui  sait  même  si  Cécile  aurait  trouve  ex 
elle  ces  ressources  d'énergie  si  vous  ne  la  lui  avie; 
un  peu  souillée  ;  vous  n'avez  pas  besoin  de  pro 
clamer  votre  amour  pour  la  jeunesse,  allez  !  C'esi 
vous  qui  êtes  la  jeunesse  !  Mais  cruelle  par  exem 
pie...  et  sévère  !  Bah  1  la  bonté  vous  viendra  plui 
tard.  La  bonté,  c'est  déjà  de  la  décadence. 

GINETTE,    éclatant  de  rire,  le  nez  sur  son  ouvrage. 

Bon  Dieu  !  mais  je  ne  suis  pas  tout  ça  !  Qu( 


ACTE    PREMIER  9^ 

diable  allez-vous  chercher  là  !  Toutes  ces  choses 
se  réduisent  à  bien  moins...  bien  moins...  C'est 
l'histoire  d'une  pauvre  petite  émigrée,  un  petit 
bout  de  rien  du  tout  qui  est  entré  dans  une  maison 
amie,  chez  des  gens  adorables  et  pleins  de  cœur. 
Or,  pendant  qu'elle  se  mettait  simplement  à  sa 
besogne  d'infirmière,  à  son  petit  traintrain  de  vie, 
le  cousin,  comme  dans  les  pires  romans,  a  failli 
devenir  amoureux  de  sa  petite  personne.  Ça  aurait 
pu  se  gâter,  elle  aurait  dû  se  fâcher...  et  puis  tout 
s'arrange...  Voilà  à  quoi  se  limite  exactement 
l'histoire. 

PIERRE,    secouant    la    tête. 

Non,  pas  du  tout.  Vous  savez  bien  que  ce  n'est 
pas  ça  !  N'essayez  pas  d'en  diminuer  les  propor- 
tions !  C'est  plus,  beaucoup  plus  1...  C'est  même 
tellement,  que,  par  moments,  je  me  demande  si 
ce  n'est  pas  une  seconde  vie  qui  commence...  Et 
si,  tout  à  coup,  je  vous  révélais  la  profondeur  de 
mes  sentiments,  vous  en  seriez  peut-être  effrayée... 
Mais  cependant,  je  sais,  je  lis  dans  vos  yeux,  dans 
votre  attitude,  que  vous  vous  en  rendez  compte. 

GINETTE,  fronçant    les    sourcils. 

Alors,  taisez-vous  encore  et  toujours...  c'est  ce 
qui  vaudra  le  mieux. 

PIERRE 

C'est  une  superstition  ancienne  qui  vous  fait 
dire  :  il  vaut  mieux  se  taire  devant  l'amour. 
Voyez-vous,  je  vous  disais  tout  à  l'heure  une 
grande  vérité,  au  sujet  de  ce  soldat  balbutiant 
qui  s'en  allait  emportant  avec  l'amour  qu'il  vous 
a  voué  une  grande  force  qui  va  le  soutenir  et 
l'embraser  !...  Je  vous  disais  qu'un  des  miracles 
les  plus  merveilleux  de  cette  guerre  aura  été  de 
transformer  les  sentiments  de  l'homme  devant  la 
femme  et  réciproquement.  Est-ce  parce  que  vous 


96  L'AMAZONE 

n'êtes  plus  les  mêmes  que  naguère,  vous  autres 
femmes  ?...  Est-ce  plus  simplement  parce  que  le 
danger  de  l'heure  nous  a  fait  mieux  comprendre 
la  destination  de  l'amour  et  de  la  tendresse,  mais 
je  sens  parce  que  j'éprouve  qu'il  y  a  encore  dans 
l'amour  des  rayons  X  qui  restent  à  découvrir... 
Et  quand  la  découverte  est  faite  de  ces  rayons  in- 
visibles, c'est  toute  une  espèce  de  rénovation  !  En 
vous  aimant  comme  je  le  fais,  je  ne  peux  même 
pas  savoir  s'il  entre  une  partie  d'amour  physique 
pour  vous  !  C'est  vrai  !  Je  vous  aime,  Ginette, 
éperdûment,  suivant  l'ancien  terme,  mais  je  vous 
aime  comme  on  aime  l'air  pur,  l'air  vif  des  som- 
mets, la  santé,  la  marche...  C'est  un  sentiment  neuf 
qui  a  quelque  chose  de  grand,  d'enthousiasmant  ! 

GINETTE 

Ce  n'est  pas  mon  influence  que  vous  subissez  !  A 
travers  moi  vous  sentez  l'enthousiasme  de  l'heure 
que  nous  vivons. 

PIERRE 

Ah  !  qu'importe  si  vous  êtes  le  clairon  !  Mais  je 
jure  qu'à  mesure  que  vous  parlez,  qu'à  mesure  que 
vous  vivez  ici,  je  sens  renaître  en  moi  des  ferveurs, 
des  juvénilités,  des  espérances  que  je  n'aurais  plus 
jamais  attendues  de  moi-même.  Même  quand  je 
boude  contre  les  paroles  que  vous  prononcez,  mon 
cœur  vous  donne  toujours  gravement  raison  :  car 
vous  avez  toujours  raison,  Ginette  !  Vous  m'avez 
amélioré,  vous  m'avez  inspiré  le  désir  d'un  idéal, 
vous  m'avez  rajeuni  et  si  vous  en  avez  guéri 
d'autres  de  leurs  blessures,  vous  avez  fait  ici  une 
très  bonne  œuvre  aussi  sans  vous  en  douter  : 
vous  m'avez  guéii  de  moi-même. 

GINETTE 

Faites  mieux,  faites  plus  encore,  oubliez  complè- 


AGTK    PREMIER  97 

tement  nos  pauvres  personnalités.  Non,  non,  on 
ne  peut  pas  parler  d'amour,  voyez-vous,  on  n'a 
pas  le  droit  d'éprouver  autre  chose  que  l'amour 
qu'ils  éprouvent,  eux  ! 

PIERRE,  avec  rage. 

Ah  !  vous  ne  parlez  toujours  que  d'eux  !  Et 
pour  les  rapprocher  davantage  de  vous...  vous  les 
appelez...  des  enfants  ! 

GINETTE 

De  quoi  voulez-vous  donc  que  je  parle  ?  Je  vou- 
drais que  vous  les  voyez  comme  nous  les  voyons, 
oui,  il  faut  les  avoir  vus  comme  l'autre  jour  lors- 
qu'on est  venu  leur  chanter  la  Marseillaise  dans 
la  salle  de  l'ambulance.  Pierre,  Pierre,  si  vous 
aviez  vu  toutes  ces  figures  illuminées  !  les  giands 
blessés  qui  se  soulevaient  sur  leurs  coudes  1  les 
petits  qui  enlevaient  respectueusement  leur  coiffe, 
comme  s'ils  étaient  devant  une  grande  personne, 
devant  un  chef  !  Et  leurs  yeux  !...  oh  !  leurs  yeux 
en  écoutant  cette  chose  qui  les  avait  emportés 
déjà  dans  la  mitraille  et  qui  allait  les  reprendre 
bientôt,  cette  chose  pour  laquelle  ils  allaient  mou- 
rir !  II  y  en  avait  qui  pleuraient  de  grosses  larmes, 
il  y  avait  des  mains  agitées,  des  mains  qui  frois- 
saient le  drap  comme  des  agonisants,  et  eux  aussi, 
ils  associaient  tout  ce  qu'ils  avaient  en  eux  d'a- 
mour à  cette  chose-là  et  j'entendais  un  blessé  qui, 
tout  en  pleurant  d'ardeur  et  d'enthousiasme, 
murmurait  le  nom  de  son  amie  ou  de  sa  femme  et 
disait  :  «  Marie  !  Marie  !  »  comme  un  autre  disait 
peut-être  dans  un  autre  coin  de  la  salle  à  cette 
minute  :  «  Maman  !  maman  !  «...  Ah  1  les  braves 
petitj  !  les  braves  petits  1... 

PIERRE,   tout  à  coup  avec  éclat. 

Oui,  vous  avez  raison  mille  fois,  il  n'y  a  qu'eux  1 


98  L'AMAZONE 

Eux  seuls  méritent  d'être  aimés,  tous  ces  soU' 
neurs  d'enthousiasme  !  Ginette,  vous  n'avez  pas 
besoin  de  m'entraîner  !  Je  vous  réservais  depuis 
quelque  temps  une  grande  surprise,  et  vous  m 
vous  en  douti-oz  pas  !  Regardez-moi  bien,  savez 
vous  ce  que  je  viens  de  faire  à  l'instant,  savez 
vous  où  je  suis  allé  avec  l'auto  ?  Je  me  suis  fai1 
conduire  au  bureau  militaire.  Dans  ma  poche 
depuis  hier  matin,  je  serre  précieusement  la  ré 
ponse  que  l'autorité  militaire  m'a  fait  parvenir 
réponse  à  une  demande  formulée  par  moi  depuis 
une  quinzaine  de  jours. 

GINETTE 

Et  qui  était  ? 

PIERRE 

Celle  d'obtenir  mon  envoi  volontaire  en  pre- 
mière ligne. 

GINETTE,  stupéfaite. 

Qu'est-ce  que  vous  dites  là  ? 

PIERRE 

C'était  facile.  J'ai  été  soldat  et  je  n'ai  été  versé 
dans  mon  service  que  par  piot«xition  au  moment 
de  la  mobilisation.  Je  n'ai  que  quarante-six  ans 
après  tout.  Dans  les  tranchées,  il  y  a  des  hommes 
de  cinquante  ! 

GINETTE 

Et  cette  autorisation,  vous... 

PIERRE 

Je  l'ai  là  depuis  hier  matin.  Elle  me  brûle  I 
Croyez-vous,  je  me  sentais  encore  partagé  par 
diiïérents  senliments,  je  ruminais  les  vieux  de- 
voirs, comme  s'il  y  en  avait  deux  f  II  n'y  en  a 
qu'un  I  Oui,  oui  !  Je  m'en  rendais  compte  ;  maiB 
au  milieu  de  noti*e  conversation  de  tout  à  l'heure, 
quand  j'ai  entendu  votre  cinglante  ironie...  car 


ACTE    PREMIER  99 

je  vous  poussais  exprès,  je  vous  aguichais  pour 
voir  jusqu'au  fond  de  votre  conscience,  pour  y 
lire  ce  cri  de  reproche  que  vous  n'avez  jannais  osé 
me  lancer  en  face...  alors  j'ai  bondi  comme  sous 
un  coup  de  cravache,  je  suis  allé  droit  au  bureau 
militaire... 

GINETTE 

Pierre,  vous  n'avez  pas  signé  ? 

PIERRE 

C'est  tout  comme  !  Je  voulais  voir  si  j'étais  en 
règle  :  je  le  suis.  Je  n'ai  plus  que  ma  signature  à 
mettre.  Dans  un  quart  d'heure,  ce  sera  fait. 
Il  est  là,  face  à  elle,  souriant,  radieux. 
GINETTE 

Mais  votre  femme,  est-elle  au  courant...  votre 
femme  ? 

PIERRE 

Jamais  de  la  vie  par  exemple  !  Je  n'ai  mis  per- 
sonne au  courant  de  mon  travail  de  conscience 

GINETTE 

Mais  alors  vous  n'avez  pas  le  droit.  Vous  devez 
connaître  son  opinion,  peut-être  son  désaveu. 
Vous  avez  une  fille  !  Réfléchissez. 

PIERRE 

C'est  vous  qui  me  parlez  ainsi,  tout  à  coup  ? 
Ah  !  je  ne  vous  reconnais  pas  !  Qu'est-ce  que  cette 
objection  soudaine  et  timorée  !  Elst-ce  qu'ils  n'ont 
pas  tout  sacrifié,  eux,  leur  famille,  leurs  enfants, 
leur  femme,  comme  je  vais  le  faire,  moi  le  retar- 
dataire !  Ce  qui  est  bon  pour  les  autres,  n'est-il 
pas  bon  pour  moi  ?  Non,  je  ne  suis  pas  au  ran- 
cart, Ginette.  J'en  suis  !  Depuis  que  j'ai  pris  cette 
décision,  je  suis  rempli  d'enthousiasme,  de  joie. 
Je  trichais  avec  vous,  je  vous  présentais  des  objec- 


loo  L'AMAZONE 

tions,  et  à  mesure  que  vous  les  détruisiez,  au  liei 
de  la  déception  que  vous  croyiez  enfoncer  ei 
moi,  c'était  du  bonheur,  c'était  de  la  joie  qu 
j'éprouvais  !... 

GINETTE 

Pierre  !  je  vous  en  conjure,  Pierre,  vous  agisse 
sous  l'empire  d'une  idée.  Elle  n'est  peut-être  pa 
juste...  Il  y  a  plusieurs  devoirs,  en  effet.  Je  sui 
effrayée...  vous  m'épouvantez... 

PIERRE 

Et  en  outre,  voyons,  voyons,  est-ce  que  ce  n'é 
tait  pas  la  seule  solution  ?  Il  n'y  en  avait  pa 
d'autres  !  Vous  parlez  de  devoir,  mais  vous  n 
pensez  pas  le  premier  mot  de  ce  que  vous  dites 
Est-ce  que  nous  ne  vivions  pas  tous  deux  dan 
une  gêne  insupportable  ;  est-ce  que  cet  amou 
que  j'éprouvais  pour  vous  n'était  pas  entre  nou 
et  ne  pesait  pas  dans  toute  la  maison  de  son  poid 
de  mensonge  ?  Votre  loyauté  elle-même  chance 
lait  par  moments  !  Avouez  que  vous  aviez  en\d 
de  partir  quelquefois  ?... 

GINETTE 

Je  regrette  de  ne  l'avoir  pas  fait  !  Si  j'avais  su 

PIERRE 

Non.  C'est  moi  qui  dois  partir.  C'est  moi  qu 
partirai  et  pour  la  plus  belle  dos  causes  !  La  mai 
son  sera  assainie  derrière  moi.  Mais  ce  n'est  I 
qu'un  bien  mince  espoir  en  comparaison  de  cclu 
qui  m'anime,  Ginette,  ma  chérie  !  Vous  m'ave 
donné  la  force  d'aller  à  la  patrie  !  Je  vous  doi 
tout  !  Rassurez-vous,  voire  amour  n'est  pas  ci 
cause.  C'est  fini.  C'a  été  ma  Jouvence,  voilà  tout 
Maintenant,  corps  et  âme  pour  mon  pays  !  Vou 
m'avez  arraché  à  ma  torpeur,  j'ai  vingt  ans,  ving 
ans  au  cœur,  Ginotto  I  Je  vais  me  battre  I  Oh 


ACTE    PREMIER  loi 

soyez  tranquille,  je  reviendrai,  je  reviendrai  et 
Ij'aurai  mérité,  je  vous  le  jure,  d'être  estimé  de 
vous,  Ginette  ! 

GINETTE 

Pierre,  je  suis  en  proie  à  une  émotion  effrayante, 
Pierre,  il  me  semble  à  mon  tour  que  je  suis  prise 
dans  une  espèce  do  vertige.  Non,  il  ne  faut  pas 
que  cela  soit...  Voyons,  voyons,  mon  ami,  de 
j l'ordre,  voyons,  raisonnez...  raisonnez...  (Pierre  la 
regarde  en  souriant.)  11  y  a  quelqu'un  d'abord  à  qui 
il  faut  demander,  à  qui... 

Juste  à  ce  moment,  la  porte  s^ouvre.  Cécile  entre,  suivie 
de  Simone. 


SCÈNE  XVI 

Les  Mêmes,  CÉCILE  et  SIMONE 

PIERRE,  de  suite. 
Je  t'attendais. 

CÉCILE 

Tu  as  quelque  chose  à  me  dire  ? 

PIERRE 

Oui.  Mais  attends  que  Simone  soit  passée  à  côté 

CÉCILE,   à  Simone. 

Tiens,  emporte  les  livres  alors. 
Simone  sort. 

PIERRE,  après  un  grand  temps. 

J'ai  une  grande  nouvelle  à  t'annoncer,  à  vous 
annoncer  à  tous.  Je  suis  sûr  que  tu  m'approuveras 
quand  je  te  l'aurai  dite. 

CECILE,   s'' asseyant. 
Qu'est-ce  que  c'est  ? 


loa  L'AMAZONE 

PIERRE 

Ma  chère  Cécile,  j'agitais  en  moi  depuis  quelque 
temps  des  remords  auxquels  je  ne  t'ai  point  fait 
participer.  Le  résultat  de  mes  réflexions,  de  mes 
décisions  est  tel  que  je  ne  pouvais  que  te  mettre 
en  présence  du  fait  accompli.  Je  n'ai  pas  voulu 
que  ta  volonté  entrât  dans  la  balance. 

CÉCILE 

Tti  n'agis  jamais  qu'avec  discernement  et  avec 
justesse,  je  n'aurais  pu  sans  doute  qu'acquiescer. 
J'écoute  !...  Ginette  n'est  pas  de  trop  ? 

PIERRE 

Voici...  Je  veux  servir  ma  patrie  comme  les 
autres.  Je  suis  en  pleine  force.  Ma  mise  au  rancart 
n'était,  après  tout,  qu'une  lâcheté.  On  a  le  droit 
dans  mon  cas  de  contracter  un  engagement.  J'ai 
fait  des  démarches  sans  t'en  avertir.  Je  me  suis 
occupé  de  mettre  avant  tout  ma  conscience  en 
règle.  C'est  décidé,  j'ai  obtenu  mon  incorporation 
au  162^  d'infanterie  où  je  reprends  mon  grade  de 
sous-lieutenant. 

CECILE,   se  levant,    tremblante. 

Tu  as  fait  cela  ?  c'est  fait,  c'est  décidé  ? 

PIERRE 

Je  n'attends  plus  que  mon  ordre  d'appel. 

CÉCILE 

Et  ce  régiment  se  trouve  où  ?.,.  (Pierre  fait  un 
geste  qui  a  Vair  de  dire  «  je  ne  sais  pas  ».)  Ah  !  dans 

les  tranchées  alors,  à  la  ligne  de  feu  ? 

PIERRE 

Au  front. 

CÉCILE,  avec  un  cri. 

Tu  as  fait  cela  1  Ton  enfant,  mon  Dieu,  ton 
enfant,  et  moi...  moi  !... 


ACTE    PREMIER  io3 

PIERRE 

Et  eux  !  n'ont-ils  pas  leurs  femmes,  leurs  en- 
fants !  Je  ne  pouvais  plus  y  tenir.  Tu  m'approuves, 
n'est-ce  pas  ? 

CÉCILE 

Je  ne  peux  pas  le  croire  !  C'est  une  épreuve... 
Dis-moi  que  ce  n'est  pas  vrai...  Ou  alors,  que  c'est 
un  cas  de  conscience,  un  scrupule,  appelons-le 
ainsi,  comme  tant  d'hommes  en  agitent  en  ce 
moment.  Dans  ce  cas,  tu  verras,  tu  verras...  je  te 
calmerai.  C'est  moi  qui  te  ferai  comprendre  la 
vérité.  Ginette  est  une  enfant  qui,  souvent  bien  à 
tort  et  sans  penser  aux  conséquences,  a  agité 
devant  nous  des  idées  de  devoir  et  de  sacrifice 
parfaitement  exagérées...  Mais  d'ailleurs  je  m'a- 
buse, ce  no  sont  pas  les  paroles  d'une  enfant  qui 
ont  pu  t'impressionner  ! 

PIERRE 

Non  !  Ne  cherche  pas.  C'est  l'idée  fixe,  tortu- 
rante du  devoir.  C'est  devenu  une  obsession.  Je 
ne  peux  plus  attendre. 

CÉCILE 

Mais,  mon  ami,  mais,  mon  chéri,  c'est  bien  com- 
préhensible 1  Parbleu,  tu  ne  serais  pas  l'être  que 
tu  es,  si  tu  n'éprouvais  pas  de  la  gêne,  de  l'ennui... 
Mais  tu  t'égares  et  tu  ne  vois  plus  juste  du  tout. 
Ton  âge  libère  ta  conscience.  Tu  n'as  pas  été  pris 
pour  le  service  armé.  Je  comprends  ces  scrupules 
Chez  des  hommes  encore  jeunes... 

PIERAE 

Je  suis  un  homme  en  pleine  vigueur.  J'ai  été 
soldat.  On  a  l'âge  de  ses  artères  et  de  ses  muscles. 

CÉCILE 

Ah  I  mais  je  ne  veux  pas  !  Ah  !  mais  c'est  hn- 


io4  L'AMAZONE 

possible  !...  Mais  oui,  nul  homme  n'est  tenu  de 
faire  plus  que  son  devoir...  lorsque  la  patrie  elle- 
même  ne  le  réclame  pas...  Mon  chéri,  c'est  une 
espèce  de  fièvre  qui  te  prend...  Donne-moi  ta 
main...  Pourquoi  me  la  refuses-tu  ?...  Ah  '  Gi- 
nette, voyez  comme  vos  paroles  sont  imprudentes., 
comme  nous  devons  tous  regretter  d'avoir  parlé 
à  la  légère  !...  Mais,  n'est-ce  pas,  Ginette,  dites-le 
lui,  dans  aucun  cas,  vous  n'avez  fait  allusion  à 
une  lâcheté  quelconque...  Jamais  nous  ne  l'avons 
incriminé  !  Jamais  personne  n'a  songé  à  venir  lui 
dire  qu'il  était  un  lâche  ! 

PIERRE 

Personne...  mais  moi. 

CÉCILE,  avec  éclat. 

Toi  I  toi  !...  Il  faut  bien  tout  de  même  qu'il  y 
en  ait  qui  restent.  Ils  ne  peuvent  pas  tous  mourir  | 

PIERRE 

Il  ne  s'agit  pas  de  mourir.  Il  s'agit  de  vaincre.  Il 
s'agit  d'être  là. 

CÉCILE 

Mais  c'est  abominable  à  la  fin  !...  Tu  ne  vois  pas 
l'état  dans  lequel  tu  me  mets...  Oh  !  la  façon  dont 
tu  as  organisé  cet  engagement,  derrière  moi,  sans 
t'inquiéter  de  ce  que  je  pourrais  penser  !  Cette 
façon  de  me  mettre,  comme  tu  le  dis,  devant  la 
chose  accomplie  !  Il  y  a  là  positivement  quelque 
chose  d'excessif,  de  révoltant...  moi...  moi...  ta 
femme...  J'avais  le  droit  d'être  consultée,  y 
songes-tu  ?  Tu  me  brises...  tu  m'accables...  Je 
ne  sais  plus  où  j'en  suis.  Aie  pitié  de  moi  1 

Son  pauvre  visage  exprime  un  bouleversement  intense. 

PIERRE 

Ma  chère  Cécile,  ma  résolution  est  inébranlable. 


ACTE    PREMIER  io5 

Je  suis  prêt  d'ailleurs  à  subir  toutes  les  tortures 
que  ma  décision  va  m'imposer.  Je  n'en  sortirai 
que  plus  raffermi...  dussè-je  en  ressortir  aussi  plus 
triste  ! 

CÉCILE  éperdue. 

Alors  si  je  ne  compte  pas,  songe  à  Simone.  Ali  1 
elle  aura  plus  d'empire  que  moi,  ta  petite  Simone  1 
Elle  a  tant  besoin  de  toi,  elle  qui  est  si  faible,  si 
délicate  et  qui  t'aime  tant,  car  elle  n'aime  que 
toi...  Mais  oui,  moi,  elle  m'aime  très  peu...  bien 
moins  que  toi  en  tout  cas...  Je  t'en  prie  !  Je  t'en 
supplie...  Ah  !  je  vais  convoquer  tous  nos  amis; 
ils  te  parleront,  ils  te  dicteront  ta  conduite.  Tu 
verras,  j'ai  toujours  été  de  bon  conseil,  reconnais- 
le  ;  je  ne  peux  pas  me  tromper. 

PIERRE 

Tout  ce  que  tu  diras  est  inutile  et  tous  les  con- 
soils  seront  bien  importuns.  Je  te  répète  que  la 
chose  est  faite,  tu  entends,  signée... 

CÉCILE 

Signée  !...  (Elle  appelle.)  Simone  !...  Simone  !... 

GINETTE,  courant  à  la  porte. 
Non...  ne  l'appelez  pas...  Ne  l'appelez  pas... 

PIERRE 

Cécile  !  je  t'en  supplie  !  n'appelle  pas...  Tout  à 
l'heure,    tu    réclamais    ma    main,    donne-moi    la 
lienne...  viens  ici. 
Il  Vattire. 

CÉCILE 

Non,  non,  ne  me  touche  pas...  Va-t-en  !  va- 
t-en  !  Je  ne  compte  plus  pour  toi  !...  Ne  me 
parle  plus...  Laisse-moi... 

PIERRE 

C'est  ton  premier  mouvement,   Cécile...   C'est 


zo6  L'AMAZONE 

ton  premie.'  cri  ;  tu  m'approuveras  après.  Je  te 
connais. 

CÉCILE,   se  précipitant  sur  la  porte. 

Simone  !  Simone  !...  (Dès  que  Simone  est  sur  le 
seuil,  elle  lui  crie.)  Simone,  ton  père  veut  nous  quit- 
ter... Simone  !  ma  pauvre  enfant... 

SIMONE 

Papa  ! 

CÉCILE 

Il  veut  aller  se  battre...  Il  veut  aller  se  faire 
tuer...  Va  te  jeter  à  ses  genoux...  Dis-lui  d'avoir 
pitié  de  nous  ! 

PIERRE,   se  dégageant  brusquement. 

Ah  !  tu  abuses,  Cécile,  tu  abuses...  Voilà  la 
scène  que  je  voulais  éviter.  Relève-toi,  Simone... 
relève-toi  !  A  mon  tour,  c'est  moi  qui  dis  :  Allez- 
vous-en...  Quand  vous  serez  plus  calmes  toutes 
deux,  je  pourrai  vous  parler,  vous  persuader.  Pour 
l'instant,  laissez-moi  tous.  J'ai  encore  besoin  de 
me  retrouver  seul...  devant  ma  conscience. 

CÉCILE,   immédiatement  sautant  sur  cette  lueur  d'espoir. 

Ah  !  tu  vois  bien  que  tu  n'as  pas  dit  ton  dernier 
mot  !  Oui,  je  te  laisse...  oui,  nous  te  laissons.  Viens 
mon  enfant  chérie,  viens...  Ton  père  a  compris... 
ton  père  t'a  entendue  !  Ah  !  c'est  égal,  je  viens 
d'avoir  une  rude  peur.  (Elle  respire  largement.)  Oui, 
oui,  mon  chéri,  nous  te  laissons,  réfléchis.  Nous 
L'attendons  à  côté. 

Elle  sort  encore  secouée  par  les  larmes  et  en  serrant 
Simone  tout  contre  elle.  Elle  laisse  la  porte  ouverte. 
Ginette,  la  main  sur  le  bouton  de  la  porte,  .<te  re- 
tourne vers  Pierre. 


ACTE    PREMIER  107 

SCÈNE  XVII 
GINETTE,  PIERRE 

PIERRE 

Ah  !  ça,  suis- 'G  un  criminel  ?...  En  faisant  ce  que 
des  millions  d'ctres  ont  fait  avant  moi...  ne  di- 
rait-on pas  que  je  commets  une  lâcheté... 

GINETTE 

C'est  le  cri  du  cœur  ! 

PIERRE 

On  ne  ferait  pas  mieux  pour  un  traître  ! 

GINETTE 

Dans  ces  grands  sacrifices  il  y  a  toujours  la 
trahison  de  l'amour  ! 

PIERRE 

Alors,  si  je  suis  emporté  par  le  coup  de  vent 
qui  passe... 

GINETTE 

Peut-être  cette  femme  sent-elle  obscurément 
que  ce  coup  de  vent-là  vient  d'une  profondeur  où 
elle  n'avait  pas  sa  place... 

On  entend  crier  à  côté  :  Simone  !  Simone  !  mon  en-- 
fant...  Ginette  pousse  la  porte  sans  la  fermer  entiè- 
rement. 

PIERRE 

Alors,  devrai-je  donc  me  rétracter  ?...  Dois-je 
aller  poser  ma  signature  ou  non  ?...  Une  seule 
voix  m'inquiète...  Ginette,  répondez-moi  sincè- 
rement, du  fond  de  vous-même...  Oubliez  tout  ce 
qui  n'est  pas  directement  et  uniquement  le  devoir 
lui-même...  Le  devoir  !  il  n'y  a  pas  autre  chose 
€n  question,  Ginette  !  C'est  vous  seule  que  j'en- 


io8  L'AMAZONE 

tendrai...  que  je  lise  dans  votre  voix  la  vérité 
nécessaire...  Si  je  m'en  vais,  si  je  vais  me  battre 
et  à  plein  cœur,  si  je  reviens  —  et  je  reviendrai  — 
avec  les  autres,  après  la  victoire,  dites,  dites,  ver- 
rai-je  dans  vos  yeux  éclater  l'assentiment,  la 
fierté  !  Verrai- je  dans  votre  sourire  ce  quelque 
chose  de  plus  et  qui  ne  sera  pas  de  l'amour  — 
mais  qui  me  remplira  de  bonheur,  d'orgueil,  qui 
voudra  dire  simplement  cela...  «  C'est  bien  !  c'é- 
tait ça  qu'il  fallait  faire...  Je  suis  contente...  »  Je 
sacrifie  le  foyer,  l'amour,  même  légitime,  s'il  res- 
treint la  conscience  et  je  serai  heureux  de  céder 
à  celui  qui  vous  entraîne,  pour  la  plus  belle  des 
causes,  loin  de  la  vie  humble,  fade  et  dépéris- 
sante... Ginette  !  verrai-je  cela...  un  jour...  Gi- 
nette, est-ce  cela  que  vous  me  direz  un  jour  ? 

Elle  le  regarde  avec  une  émotion  indicible.  Leurs  yeux 
se  fixent  dans  une  intensité  effroyable.  Grand  si- 
lence. 

GINETTE 

Oui! 
PIERRE,  se  redressant  dans  un  grand  mouvement  de  joie. 
Alors  !,.. 

Il  se  précipite  sur  son  chapeau  et  sort  précipitamment. 


RIDEAU 


ACTE    DEUXIEME 


Même  décor.  Le  salon  a  quelque  chose  de  plus  aban- 
donné, de  plus  reclus.  Des  housses  aux  meubles.  La 
grande  table  est  poussée  près  de  la  cheminée  qui  est 
allumée.  Les  fauteuils  sont  tournés  vers  l'âtre. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

MONSIEUR  et  MADAME  de  SAINT-ARROMAN 
MONSIEUR  DES  MARAIS,  GERMAINE 

GERMAINE 

Si  Madame  et  ces  Messieurs  veulent  se  donner  la 
peine  d'entrer,  je  vais  prévenir  ces  dames. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Annoncez  Monsieur  et  Madame  de  Saint-Arro- 
man  et  Monsieur  des  Marais.  (La  bonne  sort.)  Vous 
voyez  sur  la  cheminée  son  portrait  en  uniforme. 
Quelle  heure  as-tu,  Léon  ? 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Quatre  heures. 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

C'est  tout  à  fait  pareil... 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

A  quoi,  Monsieur  des  Marais  ? 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Quand  on  venait  prendre  des  nouvelles  de  mon 
fils...  et  que  j'écoutais  chuchoter  les  visiteurs  der- 
ière  les  portes. 


I 


iio  L'AMAZONE 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Comment  voudriez-vous  que  ce  ne  fût  pas  tou- 
jours la  même  chose  ? 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Je  ne  l'ai  pas  vue  depuis  un  ou  deux  ans,  Ma- 
dame Bellanger...  Elle  n'avait  pas  un  visage  fait 
pour  l'anxiété  !  C'était  ime  femme  solide. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Oh  !  notre  cousine  est  restée  pareille  !  Elle  a 
une  autre  résistance  que  ça  ! 

GERMAINE,   rentre. 

Ces  dames  arrivent. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Merci. 

SCÈNE  II 
Les  MÊMES,  GINETTE 

GINETTE,   ptu  après,  en  costume  de  ville  gris. 

Cécile  me  prie  de  l'excuser  auprès  de  vous... 
Elle  est  souffrante. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Mais  je  crois  bien,  je  crois  bien...  Nous  venions 
simplement  demander  si  vous  aviez  des  nouvelles... 
sans  quoi  nous  n'ignorons  pas  que  Cécile  ne  sort 
presque  plus  depuis  un  mois. 

GINETTE 

Oui,  elle  a  suspendu  complètement  son  service  à 
l'ambulance  ;  elle  ne  se  sentait  pas  en  état  d'es- 
prit de  continuer  son  service. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Je  vous  présente  Monsieur  des  Marais  que  nous 


I 


ACTE    DEUXIÈME  m 

avoTis  rencontré  et  qui  a  absolument  voulu  mon- 
ter. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Eh  bien  !  avez-vous  des  nouvelles  ? 

GINETTE 

Aucune,  aucune,  sans  quoi  je  vous  aurais  déjà 
fait  prévenir. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

C'est  désolant  ! 

GINETTE 

Ou  c'est  tant  mieux, 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Evidemment,  voilà  toujours  ce  qu'on  se  dit  ! 

GINETTE 

Un  ami  de  Cécile  qui  est  très  influent  et  très 
actif,  monsieur  Lacaze,  a  fait  toutes  les  démar- 
ches à  Paris  et  même  par  la  Croix- Rouge  en  Alle- 
magne. Rien  •!  Par  conséquent,  c'est  la  porte  ou- 
verte à  tous  les  espoirs,  n'eat-ce  pas  ? 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Cela  fait  combien  de  temps  maintenant  qu« 
vous  êtes  sans  nouvelles  ? 

GINETTE 

Trente-quatre  jours  I  Avez-vous  lu  la  dernière 
carte  ?  Elle  était  datée  de  Champagne.  Bref,  nous 
sommes  toujours  dans  le  même  état  d'esprit  et 
au  même  point  que  lorsque  le  service  des  ren- 
seignements nous  a  répondu  :  pas  de  nouvelles  !... 
Tenez,  voilà  la  carte. 

Monsieur  et  Madame  de  Saint-Arroman  et  Monsieur 
des  Marais  regardent  la  carte  postale. 


Ti-  L'AMAZONE 

MADAME  DE   SAINT-ARROMAiS',    à    Ginette,   à  part. 

Je  VOUS  demande  pardon  d'avoir  amené  cette 
relation  à  nous... 

GINETTE 

Je  ne  connais  pas  ce  Monsieur,  en  effet. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Il  a  perdu  son  fils  à  la  guerre,  il  y  a  six  mois. 
Depuis  lors,  une  forme  aiguë  de  la  curiosité  le  fait 
rôder  autour  du  malheur  des  autres  pour  y  re- 
trouver le  sien.  C'est  un  excellent  homme  mais  son 
insistance  est  presque  maladive. 

GINETTE 

Oui...  C'est  un  des  innombrables  guetteurs. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Je  redoutais  qu'il  ne  vous  soit  très  agréable  de 
le  voir  ;  il  y  en  a  qui  évitent  la  vue  de  ce  petit 
homme  qui  se  promène  le  dos  remonté  comme  s'il 
pleurait  toujours. 

MONSIEUR  DE   SAINT-ARROMAN,  rendant    la    carte. 

A  ce  moment,  en  tout  cas,  il  avait  l'air  joyeux 
et  bien  en  forme...  Merci.  Mais  enfin  l'état  de 
Cécile  ? 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Espère-t-elle,  ou,  au  contraire,  se  laisse-t-elle 
aller  ? 

GINETTE 

En  apparence,  elle  est  très  forte  et  très  con- 
fiante :  il  ne  lui  échappe  jamais  que  des  paroles 
de  certitude,  mais  l'anxiété  de  son  œil  et  sa  marche 
fébrile  démentent  toute  tranquillité. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

KL  vous  personnellement.   Mademoiselle  ? 


ACTE    DEUXIEME  u3 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Oui,  VOUS  !  VOUS  avez  l'air  perspicace...  Pour 
mon  pauvre  fils,  je  sens  que  vous  auriez  deviné. 

GINETTE 

Moi  !  oh  !  j'ai  la  plus  grande  confiance.  Elle  ne 
repose  sur  rien,  naturellement,  que  sur  des  intui- 
tions, mais  je  serais  bien  étonnée  si  l'avenir  la 
démentait.  J'ai  la  foi. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Vous  ne  croyez  pas  que  notre  pauvre  Cécile 
ferait  bien  de  reprendre  un  peu  ses  occupations  à 
|^^*hôpital  comme  vous  ? 

^^B  GINETTE 

l|B  Mais  je  compte  bien  que  d'ici  peu  elle  va  re- 
j!*  prendre  son  service.  En  ce  moment-ci  d'ailleurs 
I  nous  n'avons  pas  de  grands  blessés  et  l'on  peut 
s'absenter  l'après-midi  ;  il  n'y  a  qu'une  dizaine 
de  lits  ;  seulement  il  faut  nous  attendre  dans  un 
mois,  avec  la  grande  attaque  de  Champagne,  à 
une  recrudescence  d'occupation.  D'ici  là  il  est 
tout  à  fait  salutaire  que  Cécile  se  soit  reposée.  Elle 
avait  beaucoup  travaillé  depuis  un  an  et  demi, 
songez  ! 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Le  travail  !...  Oui...  il  faut  travailler  avant... 
parce  qu'après...  on  ne  peut  plus... 

GINETTE,  sèchement. 

Cela  dépend  des  âges  et  du  courage  qu'on  a, 
Monsieur. 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Quand  bien  même... 

GINETTE,    impatientée. 
Vous  ne  faites  rien  dans  la  vie  ? 


n4  L'AMAZONE 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Je  me  lève  dès  cinq  heures  du  matin...  Je  suis 
toujours  debout...  Je  vais  dans  les  gares,  dans 
les  hôtels  de  la  ville,  partout  où  il  y  a  de  la  tris- 
tesse. Il  faut  bien  user  ma  vie  !... 

GINETTE 

Le  moment  du  repos  est  sans  doute  venu  pour 
vous... 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Je  voudrais  bien  oublier  le  siècle,  la  vie,  toutes 
les  misères  humaines.  Mais  on  ne  peut  pas...  Elles 
vous  attirent  !  Elles  vous  attirent... 

GINETTE 

N'est-ce  pas,  c'est  un  aimant  puissant  ? 

MONSIEUR    DES    MARAIS 

Oui,  mais  nous,  les  vieux,  cela  nous  soulève...  M 
peine...  pour  mieux  nous  laisser  retomber  aprèsl 
daas  notre  vie  sédentaire. 

MADAME   DE   SAINT-ARROMAN,  prudemmen*. 

Ghère  amie,  nous  ne  voulons  pas  vous  déranger 
plus  longtemps. 

GINETTE 

Il  est  tout  à  fait  naturel  que  vo.us  soyez  venus 
aux  nouvelles.  Je  suis  désolée  de  ne  pas  voua  en 
donner  de  meilleures.  N'hésitez  pas,  quand  vous 
passez  par  ici,  à  sonner.  Vous  n'en  voulez  pas  à 
Cécile,  n'est-ce  pas  ? 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Oh  1  je  la  comprends  si  bien  !...  et  puis  que 
nous  dire  ?  Ces  paroles  vaines  et  vagues  que 
toutes  les  familles  échangent  en  ce  moment  ?  Il 
n'y  a  qu'à  s'en  remettre  à  la  volonté  do  Dieu. 
Nous  souhaitons  Lant  que  lo  coui'age  de  ce  brave 


ACTE    DEUXIÈME  ii5 

garçon  soit  récompensé,  car  il  a  été  admirable  en 
quittant  ainsi  volontairement  tous  les  siens... 
GINETTE,  gravement. 
Ce  sont  de  grands  exemples. 

MADAME    DE    SAINT- ARROMAN 

Allons,  au  revoir,  Mademoiselle. 

MONSIEUR   DES   MARAIS,    intentionnellement. 

Je  reviendrai. 

GINETTE,  avec  un  haut-le-corps. 

Hum  !  Pas  sûr  !  Monsiem-  des  Marais,  vous  re- 
(  viendrez,  mais  dans  cinq  ou  six  mois.  Je  vous 
invite  à  dîner.  Malgré  votre  deuil,  nous  lèverons 
no»  verres  en  l'honneur  d'une  joie  qni  sera  uni- 
verselle, et  à  côté  de  ce  brave  garçon,  vous  trou- 
verez la  force  de  lever  votre  verre  de  Champagne 
comme  les  autres. 

Elle  lui  frappe  familièrement  sur  Vépaule. 
MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Dites  bien  à  Cécile  que  nous  serions  heureux  de 
la  voir,  de  parler  ensemble  de  Pabsent,  que  nous 
l'aimons  bien...  Et  que  la  ville  entière  a  les  yeux 
et  le  cœur  fixés  sur  elle. 

GINETTE 

En  tout  cas,  je  le  lui  dirai. 
Ils  sortent. 


SCÈNE  III 
GINETTE,  CÉCILE,  puis  GERMAINE 

CÉCILE,  entrant    comme  si   elle  avait  guetté  leur  sortie. 

Ils  sont  restés  moins  longtemps  que  je  ne  le 

craignais.  Ah  !  ces  empressements  sont  fastidieux  ! 

Ils  finiraient  par  vous  donner  rappréhenaion  du 


i 


''6  I/AMAZONE 

malheur  si  on  n'était  pas  si  ferme,  ni  si  rassuré. 
Ginette,  nous  allons  faire  un  peu  de  musique, 
voulez-vous  ?  Vous  avez  le  temps  ? 

GINETTE 

Oh  !  je  n'ai  pas  besoin  d'être  là-bas  avant  une 
demi-heure. 

CÉCILE 

Et  puis  après  j'irai  me  promener  seule  près  du 
canal. 

GINETTE 

Décidément,  c'est  votre  promenade  favorite. 
CÉCILE,  feuilletant  les  partitions. 

Oui,  c'est  là  où  nous  nous  promenions  dans  les 
premiers  temps  de  notre  mariage.  Instinctivement, 
on  recherche  tous  les  endroits  où  on  a  été  heureux 
ensemble,  n'est-ce  pas  ?  Et  je  l'ai  tant  parcouru, 
ce  chemin,  avant  la  naissance  de  la  petite  1  Nous 
allions  souvent  jusqu'à  la  croix  Saint-Bernard  à 
bicyclette,  dans  notre  jeune  temps...  J'entends 
encore  craquer  les  branches  sous  les  roues  de  ma 
bicyclette...  Tous  les  parcours  que  l'on  faisait  à 
deux  deviennent  si  émouvants  maintenant  ;  je 
ne  peux  plus  entrer  chez  le  marchand  de  tabac 
du  coin  sans  un  petit  battement  de  cœur...  (Se 
reprenant.)  Et  c'est  absurde  parce  que  vous  con- 
naissez mon  état  d'âme,  n'est-ce  pas  ?  Mais  on 
serait  nerveuse  à  moins.  Voulez-vous  que  nous 
jouions  du  Grieg  ? 

GINETTE 
Volontiers.   (Elle  reprend  son  violon  et  accorde.)  Il 
faut  que  j'achète    de    la    colophane    meilleure  ; 
celle-là  est  en  mille  miettes. 

CÉCILE 

Je  ne  vous  ennuie  pas  au  moins  avec  tous  mes 
souvenirs.  Les  souvenirs,  c'est  si  personnel  ! 


ACTE    DEUXIEME  117 

GINETTE,   la  voix  ferme. 
Non,  mais  l'avenir,  voyez-vous,  il  faut  toujours 
avoir  les  yeux  fixés  sur  lui  1  J'ai  une  si  grande 
confiance  en  l'avenir... 

CÉCILE 

Vous  avez  raison,  seulement  le  passé  n'est  ja- 
mais tout  à  fait  liquidé...  Tenez,  je  me  demande 
même  si  je  lui  ai  assez  fait  comprendre  tout  mon 
amour  pour  lui,  toute  ma  tendresse...  En  quinze 
années  de  mariagf ,  c'est  inouï,  on  ne  trouve  même 
pas  le  temps  de  dire  tout  son  amour.  J'ai  des  re- 
mords maintenant  de  ne  pas  le  lui  avoir  assez  fait 
comprendre  !  Comme  c'est  court,  quinze  ans  I... 
Mais  je  parle,  je  parle  !  Excusez-moi...  Simone 
n'est  pas  en  âge  de  partager  ces  sentiments-là, 
alors  je  me  confie  à  vous.  Je  sais  bien,  vous  allez 
me  gronder  encore,  Ginette,  et  vous  aurez  raison  ; 
tout  le  monde  n'a  pas  votre  force  admirable  !  Ne 
me  grondez  pas,  tenez,  et  embrassez-moi. 
Elle  lui  tend  la  joue. 

GINETTE 

Cécile,  Cécile  !  ne  vous  laissez  pas  abattre... 
Ayez  confiance  !  Je  suis  si  sûre,  moi,  si  certaine  1 

CÉCILE  lui  caresse  amicalement   les  cheveux. 

Et  moi  donc  I...  Nous  nous  comprenons  bien 
maintenant  n'est-ce  pas  ?  Depuis  six  mois  d'in- 
timité complète  à  nous  deux  et  surtout  depuis  ce 
dernier  mois  !...  Dites,  au  fond  de  vous,  m'avez- 
vous  pardonné  ce  petit  mouvement  que  j'ai  eu 
naguère  envers  vous,  m'avez-vous  bien  pai"- 
donné  ?  Ce  n'était  pas,  vous  le  comprenez,  vous- 
même  que  j'accusais  directement,  mais  l'impru- 
dence de  vos  paroles  !  Comme  disait  Pierre  en 
riant,  vous  êtes  née  cornélienne...  Mais  enfin, 
dame,cette  espèce  d'appel  aux  armes  perpétuel  qui 


îi8  L'AMAZONE 

semblait  votre  marotte  à  cette  époque  !...  Je  sais 
bien  qu'un  esprit  comme  Pierre  n'a  pas  pu  être 
sérieusement  influencé  par  les  opinions  d'une  en- 
fant... Tout  de  même  sur  le  moment,  n'est-ce 
pas  !  J'avoue  que  je  regrettais  tant  de  paroles  que 
nous  avons  prononcées  imprudemment,  sans  nous 
douter  de  ce  qui  se  passait  dans  son  esprit  à  lui. 

GINETTE 

Car,  vous  aussi,  vous  étiez  très  combative. 

CÉCILE 

Ah  !  Dieu,  je  me  le  suis  assez  reproché  !  Si  j'a- 
vais pu  deviner  !  Mon  tort,  voyez-vous,  ça  n'a 
pas  été  quelques  paroles  imprudentes  qui  n'oni 
pas  dû  peser  beaucoup  sur  sa  décision,  non,  moi 
vrai  tort  a  été  un  respect  humain  absurde,  j 'aurais 
dû  l'empêcher  de  partir,  j'aurais  dû  m'accrochei 
à  lui. 

GINETTE 

C'eût  été  mal  !  Vous  ne  le  deviez  pas. 

CÉCILE 

Si,  si,  je  le  devais,  ce  sera  le  remords  de  tout( 
ma  vie  ! 

GINETTE,  sursautant. 

Est-CG  que  vraiment  vous  penseriez  !... 

CÉCILE 

Non,  non,  non  !  Je  ne  pourrais  pas  supporte] 
cette  idée-là  !  non,  je  ne  le  veux  pas  !  Quand  bioi 
môme  j'entendrais  toutes  les  horloges  de  la  vill( 
sonner  en  môme  temps,  l'heure  n'aura  pas  sonné 
tant  que  je  n'entendrai  pas  colle-ci...  la  mienne 
Elle  se  croise  énergiquement  les  bras. 

GINETTE 

Ce  soir,  ou  domain  matin,  et  vous  savez  qu( 


ACTE    DEUXIEME  119 

mes  pressentiments  ne  me  trompent  pas,  j'ai  la 
certitude  que  vous  allez  recevoir  une  lettre. 

CÉCILE 

Vous  m'avez  déjà  dit  vingt  fois  que  vos  pressen- 
timents ne  vous  trompaient  pas  !  Et  puis,  non, 
j'aime  mieux  ne  plus  attendre  I  J'aime  mieux  me 
faire  à  l'idée  de  ne  rien  recevoir  jamais...  Toutes 
les  mères  et  toutes  les  femmes  de  France  qui  n'ont 
pas  de  nouvelles  doivent  éprouver  ce  sentiment 
jusqu'au  retour  définitif.  Elles  vivent  dans  une 
espèce  de  vie  intermédiaire,  oui...  ni  tout  à  fait 
mort,  ni  tout  à  fait  vivant  là-bas...  Il  vaut  mieux 
ne  pas  savoir,  il  vaut  mieux  attendre  toujours... 
Nous  sommes  maintenant  comme  les  femmes 
de  ces  marins  dont  on  me  parlait,  les  marins 
d'Islande  ;  tous  les  jours  elles  attendent  un  peu 
plus  un  retour  qui  ne  se  fera  peut-être  jamais... 
alors  elles  arrivent  ainsi  insensiblement  à  la  vieil- 
lesse en  gardant  l'espoir...  et  quand  on  leur  ap- 
prend qu'ils  sont  morts,  elles  s'aperçoivent  qu'elles 
le  savaient  depuis  déjà  longtemps  !...  (S' asseyant 
au  piano.)  Chantons  la  chanson  de  la  fidélité... 
l'épouse  qui  attend  éternellement  celui  qui  ne 
revient  pas...  Voulez-vous?  La  chanson  de  Solveig. 

GERMAINE,  entrant. 

Monsieur  Duard. 

GINETTE 

Est-ce  que  ?... 

CÉCILE 

Recevez-le,  faites  monter,  je  vous  laisse. 

GINETTE 

Vous  ne  le  recevez  pas  ? 

CÉCILE,  souriant. 

Comme  ce  n'est  pas  pour  moi  qu'il  vient  d'a- 
bord I 


i:io  L'AMAZONE 

GINETTE 

Si  VOUS  pensez  vraiment  cela,  je  ne  le  recevrais 
plus  moi-même. 

CÉCILE 

Je  vous  en  prie.  Je  suis  très  heureuse  de  la  sym- 
pathie que  me  témoigne  à  moi  comme  à  vous 
Monsieur  Duard  qui  est  un  excellent  homme, 
mais  pour  les  mêmes  raisons  qui  m'ont  empêchée 
de  recevoir  tout  à  l'heure  ma  famille,  je  préfère 
le  silence  complet  et  le  recueillement  sur  le  sujet 
qui  m'oppresse...  Puisque  vous  êtes  assez  gentille 
pour  me  servir  d'intermédiaire  dans  toutes  ces 
occasions,  faites-le  encore  une  fois.  Je  ne  dédaigne 
pas  du  tout  l'amitié  de  ce  charmant  homme, 
il  peut  m'être  très  utile...  Même  invitez-le  à  dîner 
pour  un  de  ces  soirs. 

GINETTE 

Et  notre  musique  ? 

CÉCILE 

Nous  en  ferons  tout  à  l'heure,  j'en  profite  pour 
descendre  à  la  lingerie  ;  j'ai  commencé  hier  l'in- 
ventaire du  linge.  J'avais  trop  négligé  la  maison... 

Elle  sort  par  la  petite  porte  du  fond.  Entre  Monsieur 
Duard. 

SCÈNE  IV 
GINETTE,  DUARD 

DUARD 

Bonjour,  Mademoiselle.  Personne  n'est  venu, 
TOUS  n'avez  reçu  personne  ? 

GINETTE 

Si  les  cousins  do  Madame  Bcllangor. 


ACTE    DEUXlÈMIi:  lai 

DUARD 

Et  puis  c'est  tout  ? 

GINETTE 

C'est  tout.  Pourquoi  ? 

DUARD 

Personne  d'autre  n'a  demandé  à  voir  Madame 
Bellanger  ? 

GINETTE 

Personne  à  ma  connaissance...  Votre  ton  m'in- 
quiète ;  qu'y  a-t-il  ? 

DUARD 

Rien,  rien  de  grave,  mais  je  suis  un  peu  agité, 
en  effet,  anxieux. 

GINETTE 

Pour  nous  ?  Pour  elle  ?... 

DUARD 

Ecoutez,  Mademoiselle.  Je  vais  vous  expliquer 
en  deux  mots  et  puis  je  me  mettrai  à  la  recherche 
de  la  personne  que  je  m'attendais  à  trouver  ici. 
Il  faut  absolument  que  je  la  trouve  ;  je  reviendrai 
ce  soir  à  six  heures,  si  vous  le  voulez  bien,  et  nous 
parlerons  de  ce  que  j'aurai  appris. 

GINETTE 

Mettez-moi  au  courant  d'un  mot,  au  moins. 

DUARD 

Il  s'est  présenté  à  la  sous-préfecture  en  mon 
absence,  car  j'étais  en  tournée  d'inspection  à 
propos  des  réquisitions,  il  s'est  présenté  une  per- 
sonne que  ma  sœur  a  reçue  avec  mon  adjoint  et 
qui  vient  de  Genève,  un  agent  de  la  Croix- Rouge 
internationale  comme  on  nous  en  dépêche  quel- 
quefois pour  des  communications  particulières. 


122  L'AMAZONE 

GINETTE 

Et  alors  ?...  Achevez. 

DUARD 

Ne  vous  énervez  pas  ainsi,  Mademoiselle,  aucun 
malheur  ne  frappe  votre  maison  !  Cependant  cette 
personne  a  prononcé  deux  au  trois  noms  dont 
deux  étaient  totalement  inconnus  de  ma  soeur 
comme  habitants  de  La  Flèche,  mais  elle  croit 
bien  que  le  troisième  nom  était  celui  de  Bellanger. 
Encore  une  fois  cela  a  été  plus  bredouillé  que  pro- 
noncé, et  en  somme  la  préfecture  n'a  rien  à  voir 
avec  des  communications  de  ce  genre...  Non,  non, 
ne  vous  émotionnez  pas.  Mademoiselle,  je  vous  en 
prie  !  Quand  bien  même  ma  sœur  ne  se  serait  pas 
trompée,  cela  ne  signifierait  rien  du  tout  ;  en 
tout  cas,  il  ne  faudrait  pas  en  conclure  à  un 
malheur.  Au  contraire  !  Monsieur  Bellanger  p€ut 
être  prisonnier.  Par  la  Suisse  se  font  toutes  les 
communications  de  ce  genre.  Là  serait  l'explica- 
tion de  ce  silence  car,  encore  une  fois,  s'il  était 
arrivé  un  malheur,  c'est  par  Tadministration  mi- 
litaire que  nous  le  saurions. 

GINETTE 

Alors,  en  ce  moment  cet  homme  erre  par  la 
ville  et  nous  ne  savons  pas  où  le  trouver  ? 

DUARD 

Ce  sera  l'affaire  de  peu  d'instants  pour  moi  de 
le  pister  et  de  le  rejoindre. 

GINETTE 

C'est  ça,  c'est  ça  ! 

DUARD 

Mais,  je  vous  en  prie,  ne  vous  mettez  pas  dan* 
cet  état  i 


ACTE    DEUXIÈME  i23 

6114  ETTB 

Apportez-moi  une  bonne  nouvelle,  je  vous  en 
supplie,  apportez,-moi  une  bonne  nouvelle  0*1  je 
deviendrais  folle  ! 

DUARD 

C'est  vous  qui  parlez  ainsi  ! 

GINETTE 

Oui,  vous  ne  pouvez  pas  savoir...  vous  ne  pou- 
vez pas  comprendre.  Depuis  un  mois  je  lutte... 
j'essaye  de  me  calmer.  Ah  !  si  le  malheur  8ui"ve- 
nait  !  si  c'était  vrai  ! 

DUARD 

Ge  ne  sera  pas  î  Mais  quand  bien  même,  celle  à 
laquelle  il  faudrait  porter  secours  dans  ce  cas, 
celle  pour  laquelle  il  serait  nécessaire  que  vous 
ayez  tout  le  courage  voulu,  c'est  Madame  Bellan- 
ger.  C'est  elle  qui  serait  frappée  la  première. 

GINETTE,  instinctivement. 

Pas  plus  que  moi  ! 

DUARD,  la  fixant  avec  étonnement 

Pas  plus  que... 

Silence. 

GINETTE 

Ne  vous  méprenez  pas  sur  le  sens  de  mes  pa- 
inles.  Monsieur  Duard,  je  vous  en  supplie  !... 
IvKcusez  seulement  mon  trouble.  Vous  êtes  notre 
ami,  vous  êtes  mon  ami,  n'est-ce  pas  ?  J'ai  si  peu 
de  personnes  à  qui  me  confier  !  j'ai  toujours  senti 
dans  votre  regard  une  loyauté  qui  m'a  donné  con- 
fiance ! 

DUARD 

Comptez  entièrement,   Mademoiselle,  sur  mon 
tachement  et  sur  ma  sincérité. 


1 


124  L'AMAZONE 

GINETTE,  en  proie  à  une  grande  émotion. 

J'ai  des  remords,  des  remords  affreux  qui  tor 
turent  ma  conscience  depuis  le  départ  de  moi 
cousin.  Ma  part  de  responsabilité  est  si  grande  ! 

DUARD 

Je  vous  supplie  d'avoir  confiance  en  moi.  Ailes 
jusqu'au  bout  de  la  sincérité.  Croyez-vous  que  j( 
ne  puisse  deviner  à  demi... 

GINETTE 

Il  y  avait  une  vilenie  dans  l'air...  Instinctive- 
ment, j'ai  voulu  la  détouiner,  la  changer  en  beau- 
té... J'étais  sincère.  J'ai  fait  comme  les  sœurs  de 
charité,  comme  les  prêtres,  lorsqu'ils  voient  un( 
âme  en  perdition.  Leur  prosélytisme  s'achainc 
et  lorsqu'ils  gagnent  cette  âme  à  leur  cause,  alors 
ils  s'enorgueillissent  de  leur  ouvrage,  comme  s'ils 
avaient  fait  une  grande  action  !...  Ah  !  les  fous,  les 
fous  !  Que  m'importait  à  moi,  je  vous  le  demande 
un  peu,  de  gagner  cette  âme  à  la  patrie  1  comme 
si  elle  en  avait  encore  besoin,  la  patrie  !...  En  tout 
cas  ce  n'était  pas  à  moi  de  parler  !...  J'étais 
l'hôte,  la  réfugiée...  Hélas  !  qu'ai-je  fait  ! 

DUARD 

Je  veux  vous  aider,  Mademoiselle,  vous  secou- 
rir moralement... 

GINETTE 

Je  n'ai  pas  conseillé,  mais  j'ai  inspiré  ce  départ  I 

DUARD 

Eh  bien  !  je  ne  vois  pas  le  mal  qu'il  peut  y  avoh 
à  inspirer  une  vertu  de  saciifice  et  de  courage  que 
le  plus  humble  ouvrier,  le  plus  simple  paysan  de 
Franco  porte  en  lui.  De  quoi  pourriez-vous  avoir 
honte  ?  Ceux  qui  peuvent  éprouver  un  remords, 
ce  sont  ceux  qui  ne  sont  pas  capables  d'escalader 


I  ACTE    DEUXIÈME  laô 

la  cime.  J'en  sais  peut-être  quelque  chose...  Cal- 
mez-vous, je  vous  en  prie.  Je  ne  vous  reconnais 

GINETTE 

Oh  !  c'est  que  j'ai  tellement  changé  1...  J'avais 
dix-neuf  ans  au  commencement  de  la  guerre... 
Une  année  de  plus  et  il  me  semble  que  j'en  ai 
cinquante  !...  Je  vivais  dans  une  espèce  de  ver- 
tige, comme  sur  une  barricade,  les  yeux  encore 
pleins  des  horreurs  que  j'avais  vues...  J'aurais 
voulu  être  homme  pour  partir  et  taper  dur  !... 
Ah  !  les  belles  heures  d'enthousiasme  !...  Je  ne 
savais  rien  de  la  vie  !  Je  pleurais  comme  on 
chante... 

DUARD 

Eh  bien,  rien  n'est  changé  ! 

GINETTE 

Rien...,  mais  la  fièvre  s'est  calmée  depuis... 
Nous  avons  eu  trop  de  loisirs...  La  conscience  a 
eu  le  temps  de  naître...  Des  mois...  des  mois... 
d'hécatombes...  de  sang...  cette  guerre  de  siège 
qui  n'en  finit  pas  !...  Dirais-je  encore  :  «  Par- 
tez !  »  comme  je  l'ai  dit  dans  un  coup  de  tête, 
d'emballement...  sans  même  me  poser  les  ques- 
tions... qui  m'obsèdent  chaque  nuit  maintenant  !... 

DUARD 

Vous  vivez  trop  repliée  sur  vous-même...  Vous 
vous  rongez  toutes  les  deux.  D'abord  il  n'y  a 
aucun  malheur,  j'en  ai  le  sentiment  très  net. 

GINETTE 

Dieu  vous  entende  ! 

DUARD 

Le  piie  est  peut-être  que  Monsieur  Bellanger 
soit  prisonnier  en  Allemagne. 


126  L'AMAZONE 

GINETTE 

Oh  !  tout  serait  sauvé,  je  n'en  demande  pas 
plus. 

DUARD 

Et  puis  ma  sœur  a  peut-être  mal  compris  le 
nom.  Ecoutez,  pardonnez-moi  de  vous  laisser 
dans  cette  anxiété  morale,  mais  il  est  indispen- 
sable que  j'aille  à  la  recherche  de  ce  personnage. 

GINETTE 

Oui,  c'est  vrai,  allez  vite,  sachez  de  quoi  à  re- 
tourne. J'ai  même  été  imprudente  de  vous  re- 
tarder, pardon. 

DUARD 

J'ai  mon  auto  en  bas.  Je  reviendrai  dès  que  je 
saurai  quelque  chose  ;  comptez  sur  moi,  sur  ma 
discrétion,  sur  mon  respect.  Vous,  pendant  ce 
temps  et  à  tout  hasard,  au  cas  où...,  détournez 
l'attention  de  Madame  Bellanger. 

GINETTE 

A  l'instant  même,  oui. 

DUARD 

Et  ressaisissez-vous  ! 

GINETTE 

Oh  !  c'est  déjà  fait  !  Je  m'en  veux  de  cet  ins- 
tant de  faiblesse  ;  il  est  passé. 

DUARD 

Et  dites-vous  que  d'une  minute  à  l'autre  vous 
aurez  la  preuve  que  toutes  vos  appréhensions 
étaient  vaines. 

GINETTE 

Oui.  Il  le  faut.  J'en  suis  sûre  d'ailleurs  et  comme 
dit  Cécile  qui  s'y  entend  en  courage  :  «  Quand 
bien  incmo  toutes  les  horloges  de  la  ville  sonne- 


ACTE    DEUXIÈME  127 

raient  en  môme  temps,  si  l'heure  n'a  pas  sonné  à 
cette  pendule-ci,  je  n'ai  rien  entendu  !  » 

DU  ART) 

A  tout  à  Thème. 

H  sort.    Ginette  se  reprend  un  peu,  en  silence,  puis 
elle  va  à  la  porte  et  appelle. 


SCÈNE  V 

GINETTE;  CÉCILE,  puis  GERMAINE 

GINETTE 

Cécile  i 

CÉCILE.. 

Voilà. 

GINETTE 

Vous  étiez  en  bas. 

CÉCILE 
J'arrive.   (Ginette  accorde  son  violon  et  se  compose  un 
visage.  Peu  après  Cécile  entre.)  Je  Croyais  que  sa  vi- 
site serait  plus  prolongée.  Que  venait-il  faire  ? 

GINETTE 

;>  Comme  tout  le  monde  comme  tous  nos  amis  : 
s'informer. 

CÉCILE 

Oui,  eh  bien  i  ces  gens-là  ne  font  qu'augmenter 
l'obsession.  J'en  ai  par-dessus  la  tête.  Ces  gens  se 
croient  obligés  de  ne  parler  que  de  ça  !  Ouf  !  On 
voudrait  être  au  fond  d'une  campagne,  dans  un 
trou  au  bord  de  la  mer. 

GINETTE 

Le  fait  «et... 

CÉCILE 

Vous  suivez  sur  la  partition  ou  vous  savez  par 
cœur  ? 


ia8  L'AMAZONE 

GINETTE 

Par  cœur. 

CÉCILE 

Il  faudra  que  je  fasse  accorder  le  piano. 

GINETTE 

Il  est  un  peu  bas,  oui.  Donnez  le  la  de  l'autre 
octave,  qui  est  plus  juste.  Allons-y. 

Elles  jouent.  Au  bout  de  quelques  minutes^  Germaine 
entre  sur  la  pointe  des  pieds,  s'avance  près  du  piano 
et  montre  une  carte  à  Cécile. 

CÉCILE 

Oh  !  VOUS  m'avez  fait  peur  ;  qu'est-ce  que 
c'est  ?  (Lisant.)  Ah  !  Oui  !  Faites  entrer,  je  sais  ce 
que  c'est.  Oh  !  vous  pouvez  rester,  Ginette.  Ce 
doit  être  à  propos  du  train  sanitaire.  J'avais 
adressé  une  demande  d'appareil  radioscopique  à 
la  Croix- Rouge  de  Genève.  Ce  doit  être  la  réponse. 
Elle  se  lève. 

GINETTE 

Vous  dites  ?  Quelqu'un  de  la  Croix- Rouge  de 
Genève  ? 

CÉCILE 

Voilà  la  carte. 

GINETTE 

Vous  êtes  certaine,  Cécile,  que  ce  soit  à  propos 
du  train  sanitaire.  ? 

CÉCILE 

Auriez-vous  une  autre  idée  ? 

GINETTE 

Je  ne  bais  pas  !  une  demande  de  secours...  Qui 
sait  ?...  Ne  vous  donnez  pas  la  peine,  je  vais  aller 
voir. 

EUa  se  dirige  avec  précipitation  vers  la  porte. 


ACTE    DEUXIÈME  lag 

CÉCILE,  l'arrêtant  net  par  le  bras 
et  sur  un  ton  extrêmement  impératif. 

Ginette,  je  désire  recevoir  celt«  personne.   Je 
vous  prie  de  rester  ici... 

EUes  demeurent  oppressées,  en  regardant  la  porte. 
Entre  un  homme  aux  allures  compassées  et  un  peu 
protestantes.  C'est  un  homme  d'une  soixantaine 
d'années,  ganté,  un  portefeuille  sous  le  bras. 


SCÈNE  VI 

Les  Mêmes, 
L'ENVOYË  DE  LA  CROIX-ROUGE 

l'envoyé 
Mesdames. 

CÉCILE,  lui  montrant    de  suite  un  siège. 
Monsieur. 

l'envoyé,  avec  hésitation. 

Madame  Bcllanger,  s'il  vous  plaît  ? 

CÉCILE,  exagérément  aimable. 

C'est  moi-même,  Monsieur.  Vous  venez  sans 
doute  au  sujet  d'une  demande  adressée  par  moi 
pour  mon  train  sanitaire...  Je  suis  confuse  que  l'on 
ait  délégué  quelqu'un. 

l'envoyé 
Mon  Dieu,  ^ladame,  j'ignorais,  je  l'avoue,  que 
vous  ayez  fait  une  proposition  de  ce  genre...  qui 
n'est  pas  de  mon  domaine. 

CÉCILE 

Alors  ?...  Asseyez-vous,  Monsieur. 

I  l'envoyé,  gêné. 

Ma  présence.  Madame,  chez  vous  revêt  un  ca- 


i3o  L'AMAZONE 

ractère  tout  particulier.  Il  est  absolument  néces- 
saire que  je  me  trouve  seul  avec  vous  un  instant. 

Ginette  ne  bouge  pas. 
CÉCILE,  étonnée  et  faisant  signe  à   Ginette  de  demeurer. 

Vous  pouvez  parler,  Monsieur.  Je  vous  présente 
ma  cousine,  infirmière  à  l'hôpital  de  la  Croix- 
Rouge.  Je  n'ai  pas  de  secrets  pour  elle.  Parlez,  je 
vous  écoute. 

Silence  tendu  et  pénible. 

l'envoyé,  parlant  lentement 
et  cependant  en  phrases  préparées 

Je  fais  partie,  Madame,  du  service  international 
de  la  Croix- Rouge  et  j'arrive  de  Genève  même.  Du 
reste,  je  m'adresse  à  une  infirmière-major,  vous 
êtes  aussi  au  courant  que  moi  de  nos  divers  ser- 
vices. Par  conséquent,  vous  ne  pouvez  ignorer 
que,  dans  certaines  circonstances,  la  Croix- Rouge 
emploie  des  membres  délégués  auxquels  on  confie 
la  mission  de  se  rendre  dans  les  familles  distin- 
guées où  nous  pouvons  servir  d'intermédiaires 
en  quelque  sorte...  Oui,  nous  sommes  ainsi  quel- 
ques-uns qui  nous  sommes  chargés  volontairement 
d'apporter  à  des  épouses,  à  des  mères...  dans  les 
meilleurs  cas,  des  renseignements,  lorsque  nous 
en  possédons,  sur  des  prisonniers...  Dans  les  cas 
les  plus  tristes  et  les  plus  douloureux,  nous  appor- 
tons des  reliques  qui  nous  sont  parvenues... 

CÉCILE,  la  voix   blanche. 

Vous  avez  dos  nouvelles  de  mon  mari.  Mon- 
sieur 1  II  est  prisonnier  ? 

Elle  reste  assise,  accrochée  au  fauteuil,  mais  penchée  et 
la  tête  tendue  comtne  au-dessus  d'un  abîme. 

l'envoyé 

Il  n'a  jamais  été  prisonnier. 

Les   deux  femmes   se   lèvent    brusquement   en    même 
temps. 


ACTE   DEUXIEME  i3i 

CÉCILE  balbutie. 

Alors,   pourquoi   seriez-vous   là  ?   Vous   venez 
vous-même  de  me  dire...  que... 
Elle  8*arréte. 

l'envoyé,  les  yeux  baissés. 
Vous  n'avez  jamais  reçu  aucune  communication 
du  bureau  des  recherches  ? 

CÉCILE 

Pourquoi  ?...Ah  !  la  vérité  !  vite...  Blessé  griè- 
vement ?...  Allons,  allons...  (Elle  pousse  une  plainte 
affreuse.)  Il  est  mort  I  je  sens  qu'il  est  mort  !... 

GINETTE,  blâme  et  lui  serrant  les  bras. 

Cécile,  du  calme  !...  pour  l'amour  de  Dieu. 

CÉCILE 

Je  vous  dis  qu'il  est  mort  I  vous  le  voyez  bien, 
il  n'y  a  qu'à  vous  regarder...  Mais  regardez-le, 
mais  regardez-le...  tenez... 
EUe  montre  Vhomme  du  doigt. 

l'envoyé,  d'un  ton  vif  et  grave. 

Et  moi,  Madame,  je  n'ai  aussi  qu'à  vous  regar- 
der pour  lire  dans  toute  votre  personne  de  quel 
courage  supérieur  vous  êtes  animée.  Vous  êtes 
à  coup  sûr  de  ces  nobles  femmes  toutes  prêtes  au 
plus  douloureux,  au  plus  sublime  des  sacrifices  l 

CÉCILE 

Je  suis  veuve  ! 
l'envoyé,  dans    une    attitude   respectueuse  et   inclinée. 
Votre  mari.  Madame,  a  été  un  héros. 

Elle  ne  le  laisse  pas. achever,  les  deux  femmes  se  pré- 
cipitent en  hurlant  dans  les  bras  Vune  de  Vautre. 
Elles  poussent  en  même  temps  le  cri  que  des  mil- 
lions d'êtres  ont  poussé,  dans  de  semblables  cham-' 
bres  closes,  partout  sur  la  surface  de  la  terre. 


i32  L'AMAZONE 

CÉCILE 

Mon  Pierre,  mon  pauvre  Pierre  !...  C'est  fini 
de  nous  deux  !..,  Il  y  a  huit  jours  que  j'en  étais 
sûre  !.,. 

Elle  s^écroule  sur  le  canapé.  La  maison  retentit  de  son 
gémissement. 

GINETTE,   criant  apec  elle. 

Pierre  !  (Désespérément.)  Mais  ça  n'est  pas  pos- 
sible, ça  n'est  pas  encore  sûr,  n'est-ce  pas.  Mon- 
sieur, dites  ?...  dites  ?... 

l'envoyé,  violemment  ému. 

Madame,  Mademoiselle,  excusez-moi.  J'étais 
loin  de  me  douter  en  entrant  ici...  J'avais  au 
moins  l'espoir  que  vous  étiez  plus  au  courant  que 
vous  ne  l'étiez  en  réalité.  Je  pensais  que  vous 
aviez  reçu  un  avis  dubitatif... 

CÉCILE,  parlant  à  travers  les  incommensurables  sanglots 
qui  la  secouent  toute. 

De  disparition,  oui,  c'est  tout  !  la  mention  : 
disparu... 

GINETTE,  accrochée  encore  à  une  lueur  d'espoir. 

Mais  la  preuve.  Monsieur,  la  preuve,  la  possé- 
dez-vous ?  (Enlaçant  Cécile.)  Je  VOUS  en  supplie, 
avant  de  vous  laisser  abattre,  attendez  la  certi- 
tude... Il  y  a  des  erreurs  de  ce  genre  tous  les 
jours... 

l'envoyé 

Je  ne  serais  pas  ici  pour  y  apporter  autre  chose 
que  des  certitudes  !  Mais,  Madame,  je  me  repro- 
cherais toujours  d'avoir  été  l'annonciateur  de  ce 
deuil  héroïque  si  je  no  laissais  pas  à  votre  douleur 
tout  son  premier  cours...  Elle  veut  le  recueille- 
ment..., la  solitude... 


ACTE    DEUXIÈME  i33 

CÉCILE,  le  front  heurtant  le  bois  du  canapé, 
à  ridée  que  l'homme  va  s* éloigner, trouve  la  forée  de  parler. 
Tous  les  renseignements,  vous  les  avez  ! 

Elle  fait  des  gestes  de  mains  suppliantes  et  retombe 
sur  le  canapé. 

l'envoyé,  s'approche  de  Ginette,  à  voix  basse  et  rapide. 
Mademoiselle.  Je  mets  là,  sur  cette  table...  mon 
adresse  à  l'un  des  hôtels  de  la  ville  :  je  n'en  bou- 
gerai pas.  Aussitôt  que  vous  désirerez  me  voir. 

CÉCILE,  qui  a  deviné,  essaye  de  se    maîtriser. 

Restez,  restez.  Pas  plus  tard  !...  Pas  de  pré- 
cautions pour  une  femme  comme  moi...  (Elle  fe 
met  debout.)  Je  suis  chrétienne.  Vous  reviendreir, 
oui,  Monsieur,  mais  je  veux  savoir  au  moins  com- 
ment il  est  mort.  (Mais  elle  étouffe  et  s'affole.)  Pierre, 
mon  ami,  mon  ami...  Alors  tu  n'es  plus  !  as-tu 
souffert  ?...  Mon  pauvre  petit  !...  (Elle    sanglote.) 

l'envoyé 
Vous  voyez.  C'est  au-dessus  de  ses  forces. 

GINETTE,  bas,  s' appuyant  à  la  table. 

Oui,  oui,  Monsieur,  en  effet...  il  vaudra  mieux 
que  vous  reveniez  tout  à  l'heure... 

CÉCILE,  à  travers  des  spasmes  et  des  hoquets. 
Avant...  au  moins...  je  vous  supplie...  je  veux 
savoir,  je  veux,  j'aurai  la  force...  je  vous  assure... 
je  me  raidirai...  (Elle  se  remet  encore  debout.  Alors  elle 
lance  les  deux  mots  fatidiques.)  Quand  ?...  Où  ?... 

Un  silence.  Toute  larme  semble  séchée  subitement.  On 
entendrait  craquer  le  feu. 

l'envoyé 
Votre  mari.  Madame,  est  tombé  en  Champagne, 
près  du  village  de  Beaumont,  en  territoire  occupé 
par  l'ennemi.  Il  est  bien  mort  en  héros,  puisque 

........... 


1%  L'AMAZONE 

Il  a  dû  être  chargé  d'une  reconnaissance  extrê- 
mement périlleuse.  D'après  mes  renseignements, 
c'est  lui-même  qui  aura  réclamé  cette  mi&sion 
qu'il  a  partagée  avec  un  camarade,  car  ils  sont 
partis  à  deux.  Aucun  n'est  revenu. 

GINETTE,  comme  si  elle  recevait  une  secousse 
en  pleine  poitrine. 

Il  l'a  réclamée  ?  Vous  êtes  sûr  qu'il  l'a  voulu  ? 
D'où  tenez-vous  ces  renseignements  qui  ne  nous 
sont  pas  parvenus  et  qui  nous  auraient  été  trans- 
mis par  l'administration  militaire  ?... 

l'envoyé 

Si  barbare  que  soit  un  peuple,  si  cruelle  que 
soit  la  guerre,  les  ennemis  n'en  rendent  pas  moins 
quelquefois  hommage  à  ceux  qui  sont  tombés  face 
à  eux  dans  quelque  expédition  aventureuse...  ils 
estiment  que  ceux-là  ont  le  droit  d'être  honorés 
d'une  tombe  spéciale.  Aussi  à  la  funèbre  nouvelle 
que  je  vous  apporte.  Mesdames,  se  joint  la  petite... 
la  grande,  très  grande  consolation...  que  Monsieur 
Bellanger  est  enterré  par  l'ennemi  à  côté  du 
village  de  Beaumont  avec  une  croix  indicatrice. 
La  fiche  a  été  transmise  à  la  Croix- Rouge  de 
Genève  par  l'administration  allemande.  Et  à  la 
notice  ont  été  jo-ints,  comme  ils  le  font  quelque- 
fois en  signe  de  respect,  les  objets  appartenant 
à  votre  mari,  sa  plaque  d'identité,  ses  breloques, 
et  son  portefeuille.  Ils  ont  môme  poussé  le  respect 
jusqu'à  remettre  le  gousset  qui  contenait  do  l'ar- 
gent et  une  médaille.  Je  suis  chargé  de  vous  re- 
mettre ces  précieuses  reliques  et  c'est  pourquoi  je 
suis  ici.  Madame,  il  est  des  personnalités  qui 
méritent  et  au-delà  que  ces  reliques  ne  soient  pas 
confiées  à  la  poste  ou  à  l'inconnu  dos  bureaux. 
Nous    avons    prévenu    l'administration    militaire 


ACTE    DEUXIEME  i35 

française   de   la   démarche    que   nous   comptioni 
faire. 

CÉCILE 

Vous  les  avez  là,  Monsieur  ?...  (Avidement.)  Si... 
si...  je  veux  les  voir  tout  de  suite,  je  veux  les  re- 
connaître. 

l'envoyé,  hésitant. 

Je  redoute  pour  vous  une  commotion. 

CÉCILE 

Donnez,  donnez  î 

Alors  il  sort  du  portefeuille  un  paquet  cacheté  de  gros 
cachets  rouges.  Il  le  pose  lentement,  respectueuse- 
ment sur  la  table.  A  cet  instant  les  deux  femmes 
restent  terrifiées,  le  cœur  battant  devant  cette  chose 
inconnue  et  mystérieuse. 

CÉCILE 

J'ai  peur  !...  J'ai  peur  !...  Une  espèce  de  terreur 
sacrée  les  emplit  toutes  deux.  L'envoyé  fait  sauter  les  ca- 
chets, et  développe  le  papier  gui  recouvrait  les  objets.  Le 
paquet  s^ouvre.  D^aussi  loin  qu'elle  reconnaît  les  objets, 
Cécile  pousse  un  gémissement  affreux.)  Oui  !  Oui  !  Je 
reconnais,  je  vois,  je  vois,  c'est  ça  !  c'est  ça  !  (Elle 
se  précipite  et  porte  à  ses  lèvres  les  objets,  la  montre,  la 
plaque.)  Sa  plaque  !  son  nom  et  puis  ç^,  tenez, 
Ginette,  ça...  Vous  vous  rappelez  ces  souvenirs  ? 
Pierre  !  Pierre  !  mon  chéri. ..Le  portefeuille  que  je 
lui  avais  donné  l'année  dernière.  Oh!  il  me  semble 
que  c'est  lui  que  je  touche  tout  à  coup...  11  me 
semble  que  c'est  lui  que  j'embrasse...  Ce  porte- 
feuille encore  tout  chaud  de  sa  poitrine. 

Elle  le  tient  contre  elle  puis  le  couvre  de  caresses,  en  se 
penchant  sur  la  table.  Ginette  »'a  plus  la  force 
d'aller  à  elle.  Uhomme  demande  d'un  geste  s'il  faut 
rester  ou  s'en  aller.  Pendant  que  Cécile  est  effondrée 

ksur  les  reliques. 


i36  L'AMAZONE 

GINETTE,   à  bout  d'effort. 

Oui,  tout  à  l'heure.  Laissez-la  seule.  Revenez 
dans  une  heure. 

l'envoyé,  à  coix  basse. 

Il  n'y  a  personne  à  appeler  auprès  de  vous 
deux  ? 

GINETTE 

Non,  Monsieur. 

l'envoyé 

Dites-lui  bien.  Mademoiselle,  qu'il  est  mort  en 
héros  et  qu'elle  sera  fière  quand  elle  aura  la  force 
d'en  savoir  davantage... 

GINETTE 

Dans  une  heure... 

Cécile  entend  le  bruit  de  la  porte  qui  se  ferme.  Elle 
relève  le  front,  fait  un  mouvement  pour  empêcher 
Vhomme  de  sortir.  Seules,  elles  se  laissent  aller  à  leur 
détresse. 

SCÈNE  VII 
CÉCILE,  GINETTE 

CÉCILE 

On  me  l'a  pris  !  on  me  l'a  pris  !  Ils  nous  les  pren- 
dront tous  !...  C'est  de  ma  faute  aussi.  Lâche  que 
je  suis  !  je  n'aurais  pas  dû  le  laisser  partir,  j'au- 
rais dû  m'accrocher  à  lui. 

GINETTE 

Peut-être  ! 

CÉCILE   se  m£t  à  parler,  de  tout  à  la  fois,  en   gémissant, 
comme  font  ceux  qui  ne  se  réfugient  pas  dans  le  silence. 

II  était  trop  bon!  il  était  trop  juste  cet  homme- 
là  !  Vous  avez  eu  le  temps  d'apprécier,  vous,  sa 


ACTE    DEUXIÈME  i3; 

valeur,  son  courage  ;  mais  ses  petites  délicatesses, 
moi  seule  je  les  connaissais.  Il  était  si  bon  I  je 
respectais  ses  volontés..  Et  Simone!  Simone... 
où  est  Simone  ?  Il  ne  faut  pas  qu'elle  sache,  il  ne 
faut  pas  qu'on  entende  mes  cris,  où  est-elle,  cette 
enfant  ?  Empêchez-moi  de  crier  ! 

GINETTE 

Simone  est  en  ville.  Ne  vous  inquiétez  pas 
d'elle. 

CÉCILE 

Il  faudra  lui  cacher  la  fin  de  son  père  le  plus 
longtemps  possible,  n'est-ce  pas  ?...  Cet  homme 
va  revenir,  dites,  Ginette  ?...  Je  suis  en  état  d'é- 
couter tout  ce  qu'il  ne  m'a  pas  dit.  Je  veux  savoir. 

GINETTE 

Quoi  ? 

CÉCILE 

La  chose  terrible  !  S'il  a  souffert...  Comment 
était  le  corps,  la  blessure...  C'aura  été  effroyable  I 
s'il  a  dû  s'avancer  tout  seul... 

Les  yeux  fixes,  elle  a  Vair  de  considérer  devant  ses 
pieds  la  scène  d'épouvante.  A  son  tour,  Ginette 
regarde  dans  l'espace,  devant  elle.  Les  deux  femmes 
se  représentent  le  tableau  d'horreur.  Mais  leurs  ex- 
pressions ne  sont  pas  pareilles. 

GINETTE 

Oui,  tête  haute  !  en  avant...  Je  le  vois  !  Il  a 
marché,  il  voyait  la  mort  !  Il  a  dû  s'avancer  sans 
peur... 

CÉCILE,   pelotonnée,  les  mains  au  visage. 

Taisez-vous  !  taisez-vous  donc  !  Je  ne  veux  pas 
voir...  Oh  !  l'agonie...  Quelle  chose  abominable  l 
Par  terre...  là...  tout  seul...  dans  un  champ...  Je 
vois  ses  efforts...  pour  se  traîner...  je... 


i38  L'AMAZONE 

GINETTE 

Non  !  Pas  d'agonie  !  il  est  mort  d^un  coup  au 
eœur^  en  plein  cœur.  Je  suis  sûre  de  cela  1 

EUes  parlent  toutes  deux  comme  dans  une  hallucinor 
tion.  Ginette  les  yeux  étincelants  de  fièvre,  Cécile 
voûtée,  regardant  le  sol. 

CÉCILE 

Pas  d'agonie  !  parbleu,  c'est  toujours  ce  qu'on 
nous  dit,  à  nous  autres  femmes... 

GINETTE,    avec  une  voix  égarée  presque  prophétique. 

On  ne  me  l'a  pas  dit  de  lui,  mais  j'en  suis  sûre  1 

CECILE,  devant  f accent  d^une  pareille  affirmation,  pa- 
rait avoir  presque  une  détente  de  Vangoisse.  Elle  tourne 
le  visage  vers  celle  de  qui  vient,  la  parole  apaisante. 

Merci,  Ginette  !  Je  vous  donnerai  un  souvenir 
de  lui...  Parmi  ces  pauvres  choses,  ces  épaves, 
vous  choisirez.  (Elles  revont  toutes  les  deux  à  la  table... 
Cécile  serre  farouchement  les  objets  contre  elle.)  Elles 
sont  à  moi,  elles  seront  toujours  sur  ma  peau.  Et 
entre  toutes,  Ginette...  entre  toutes,  voilà  la 
grande  chose  sacrée...  la  seule  chose  vivante 
encore  \ 

Elle  tient  le  portefeuille  à  plat  sur  sa  main,  sans  oser 
rouvrir. 

GINETTE 

Pas  maintenant...  Ce  n'est  pas  encore  le  mo- 
ment des  souvenirs,  vous  avez  tout  le  temps... 
Laissez  cela,  vous  voyez  bien  que  vous  n'avez 
même  pas  la  force  nerveuse  de  supporter  le  choc. 

CÉCILE 

II  y  a  peut-être  un  testament...  qui  sait  ? 

GINETTE 

Laissez  donc...  laissez  donc  ! 

Avec  des  précautions  infinies,  des  défaillances,  elle 
déplie  la  chose,  cntr'ouvre  le  portefeuille. 


ACTE    DEUXIÈME  iSg 

CÉCILE,  dès  que  le  portefeuille  est  ouvert^ 
dans  un  redoublement  de  larmes. 

Son  écriture...  tenez,  sa  chère  écriture  pen- 
chée !...  Tenez,  tout  de  suite,  mes  lettres...  les 
TÔtres  aussi  ! 

GINETTE,   sursautant. 

Les  miennes  ?...  Donnez,  donnez,  que  je  voie... 

CÉCILE  lui  passe  une  lettre 
dont  Ginette  se  saisit  brusquement. 
Pierre  !  Pierre  chéri  !...  Mais  qu'est-ce  que 
c'est  que  cette  croix  de  sang...  Du  sang  !  Le 
sien!...  là-dessus...  sur  cette  page!  Non!  c'est 
une  croix  tracée,  sur  une  lettre...  une  lettre  de 
vous... 

GINETTE 

Donnez  vite  que  je  reconnaisse. 

CÉCILE 

Mais  ce  n'est  pas  de  vous,  ça  ? 

GINETTE 

Donnez,  je  vais  voir...  je... 
Cécile  lui  repousse  la  main  tout  en  lisant,  puis  elle  a 
un  mouvement  de  recul  et  prend  du  champ.  Ginette 
reste  immobile.  Cécile  lit,  puis  ses  yeux  se  relèvent 
et  se  portent  sur  ceux  de  Ginette.  Elle  la  fixe,  d'une 
façon  terrible  dans  le  silence  total.  On  n'entend  que 
leurs  respirations  à  toutes  deux. 

GINETTE,  à  voix  étouffée. 
Eh  bien  !  quoi  ?...  Cécile  ? 

Les   deux  femmes   se   considèrent   ainsi  longuement. 
Sous  le  regard  effrayant  de  Cécile,  Ginette  a  instinc- 
tivement reculé. 
CÉCILE,  la  voix  changée,  et  avec  une  gravité  menaçante. 

Ginette,  vous  allez  me  laisser  seule  avec  ce 
mort. 

GINETTE 

Mais  pourquoi...  Je... 


i4o  L'AMAZONE 

CÉCILE,  la  foudroyant  du  regard. 

Ginette,  je  vous  en  prie...  je  vous  ordonne...  de 
me  laisser  seule  !  Je  veux  être  seule  devant  cette 
dépouille.  Sortez... 

Ginette,  ne  quittant  pas  Cécile  du  regard,  va  à  la  porte 
de  la  chambre,  met  la  main  sur  le  bouton  de  la  porte, 
puis  s'arrête,  peureuse.  Cécile  la  pousse  brusque- 
ment. 

CÉCILE 

Mais  sortez  donc  ! 


SCÈNE  VIII 
CÉCILE,  seule. 

Elle  referme  la  porte  à  clef.  Alors  elle  se  précipite  sur 
le  portefeuille  et  elle  lit,  elle  lit  ardemment.  On  voit 
passer  sur  sa  physionomie,  à  la  clarté  de  la  lampe 
sur  le  piano,  toutes  l»s  phases  du  drame  intérieur, 
tous  les  sentiments  à  la  course  qui  se  bousculent  les 
uns  les  autres  :  la  terreur,  Vindignation,  tout,  jus- 
qu'à  la  peur  elle-même...  Dans  le  silence,  au  bout  de 
longtemps,  l'autre  porte  s'entr'auvre  ;  c'est  Ginette 
qui  a  fait  le  tour  et  qui  rentre  à  pas  de  loup  par  la 
petite  porte  sous  tenture.  Cécile  ne  Ventend  pas,  ce 
n'est  que  lorsqu'elle  est  au  milieu  de  la  pièce  qu'elle 
se  retourne. 


SCÈNE  IX 
CÉCILE,  GINETTE 

CÉCILE 

Assassin  I  Assassin  1 

GINETTE 

Pas  ça  !  pas  ça  !... 


ACTE    DEUXIÈME  i4i 

CECILE 

Assassin  !  c'est  vous  qui  l'avez  envoyé  à  la 
mort  ! 

GINETTE 

Non,  ne  dites  pas  une  pareille  chose  !..,  Ce  n'est 
pas  vrai  !  Cécile  ! . . ,  Croyez-moi  ! . . . 
Elle  tombe  à  genoux,  l 

CÉCILE 

Les  preuves  sont  là...  Assassin  !  Ah  !  comme 
tout  s'éclaire  !  Tout  vient  de  me  révéler  le  crime. 
Non  seulement,  elle  a  pris  le  cœur  de  mon  mari, 
mais  elle  m'a  pris  sa  vie  !  Et  moi  je  perds  les  deux 
à  la  fois  !  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !...  Je  l'apprends 
en  même  temps...  J'ai  tout  perdu  en  une  seconde 
Mauvaise  bête,  c'est  toi  qui  me  l'as  tué.  J'ai  le 
droit  de  te  rendre  la  pareille...  J'ai  envie  de  te 
serrer  au  cou,  mauvaise  bête  ! 

GINETTE 

Pardon,  pardon,  Cécile  1...  Je  ne  sais  pas  ce  que 
vous  avez  bien  pu  lire  !... 

CÉCILE 

Ses  cris  d'amour  à  lui  et  toutes  vos  lettres  à 
vous...  toutes  !  Il  ne  doit  pas  en  manquer  une  ! 
Tenez  :  «  Si  je  meurs,  en  obéissant  à  votre  voix, 
Ginette  bien-aimée,  je  me  rappellerai  que...  » 
(Maintenant,  elle  effeuille  rageusement  les  papiers.)  Oh  ! 
et  vos  phrases  de  vos  lettres  à  vous  :  «  Ah  !  qu'il 
était  sublime  et  beau,  votre  regard,  le  jour  où 
TOUS  m'avez  annoncé...  » 

GINETTE 

Je  ne  vous  ai  pas  trompée,  Cécile,  croyez-moi  !... 

CÉCILE 

Pas  trompée,  assassin  !  Répétez-le,  ce  mot  ! 
Vous  êtes  venue  ici  sous  le  toit  de  l'hospitalité.  Je 


i42  L'AMAZONE 

VOUS  ai  ouvert  ma  maison  à  vous,  la  réfugiée  !  Je 
vous  ai  dit  :  venez,  mon  enfant,  venez  avec  nous, 
vivez  de  nous,  voici  l'abri,  le  pain,  la  tendresse  I 
Et  lâchement  vous  m'avez  volé  l'amour  de  mon 
mari. 

GINETTE,  se  traînant  à   genoux,   Cécile  courbée  sur  elle. 

Je  suis  désespérée...  J'ai  tout  fait  pour  le  re- 
pousser au  contraire  !  Il  n'y  a  rien  eu  de  mal  entre 
nous  ! 

CÉCILE 

Rien  de  mal  !  Ce  petit  mot  !  Rien  de  mal  ! 
quand  vous  me  l'avez  pris  et  emporté  jusqu'à  le 
jeter  froidement  à  la  mitraille.  Car  votre  orgueil 
voulait  toute  la  proie,  et  avec  vos  grandes  phrases 
creuses,  vous  l'avez  ensorcelé  sans  doute  pour 
mieux  en  faire  votre  esclave  mystique...  C'est 
pour  vous  qu'il  est  allé  se  faire  tuer. 

GINETTE,  dans  un  cri  de  sursaut. 

Pour  la  Patrie  !  Pour  la  Patrie  ! 

CÉCILE 

Pour  vous. 

GINETTE 

Non! 

CÉCILE 

Si  !...  A  la  rue...  tueuse  !...  Je  ne  sais  pas,  si 
vous  restiez  là,  ce  que  je  serais  capable  de  faire. 

GINETTE 

Je  ne  peux  pas  me  défendre.  Vous  ne  compren- 
driez pas  maintenant.  Je  ne  pense  qu'à  votre  af- 
freuse douleur.  Je  suis  en  effet  une  criminelle^ 
puisque  cette  douleur,  c'est  à  moi  que  vous  la  de- 
vez, à  moi  soulo,  après  tout  !...  J'aurais  dû  fuir  ! 

CÉCILE 

Ah  !  oui,  une  criminelle  et  la  pire,  la  plus  abjecte 


ACTE   DEUXIÈME  i43 

qu'il  y  ait  !  Je  vous  aimais,  nous  vous  aimions 
tous  ici...  II  n'y  a  pas  de  plus  grand  crime,  puis- 
qu'au  moment  même  où  veuve,  je  pourrais  au 
moins  pleurer  sa  mort,  vous  m'enlevez  jusqu'à  la 
possibilité  des  larmes  !...  C'est  trop  affreux  vrai- 
ment !  C'est  trop  pour  moi  I  En  apprenant  la 
mort  de  celui  qu'elles  aiment,  toutes  les  femmes, 
loutes,  ont  la  joie  au  moins  de  le  pleurer  et  moi, 
jo  ne  le  peux  plus  !...  Pierre,  tu  m'as  trahie  !  je 
t/ai  perdu  maintenant  pour  l'éternité  !  Ah  I  va, 
c'est  mon  dernier  cri  d'amour  pour  toi,  je  ne  te 
pleurerai  plus  jamais,.,  tu  m'as  fait  trop  de  mal  1 
Elle  retombe,  déchirée,  écrasée. 

GINETTE,  toujours  à  genoux,  s^approchant  d'elle. 
Pardon  pour  lui  I  Oui,  tout  vient  de  moi.  J'ai 
Lort  de  m'absoudre  !  tout  vient  de  moi  et  rien  de 
luil 

CÉCILE 

Ne  me  touchez  pas.  Ne  me  touche  pas,  toi  !  Ah  ! 
ces  yeux,  comment  ne  les  ai-je  pas  vus  !  Gomment 
n'ai-je  pas  vu  plus  tôt  leur  ignoble  expression. 
J'étais  trop  noble,  trop  pure  !  Je  ne  pouvais  pas 
distinguer  votre  bas  amour  derrière  son  masque 
de  faux  héroïsme. 

GINETTE 

Non  I  je  ne  l'aimais  pas  d'amour... 

CÉCILE,  se  levant. 

Ah  !  ça,  c'est  vrai  !  Le  voilà,  le  cri  du  cœur  ! 
Non,  jamais  vous  ne  l'avez  aimé  I  En  effet,  non  ! 
Jamais  vous  n'avez  aimé  cet  homme,  car  vous 
n'auriez  pas  eu  le  courage  de  l'envoyer  à  la  mort, 
le  courage  que,  moi,  je  n'avais  même  pas  !... 
C'est  vrai,  elle  ne  l'aimait  pas  I  Et  lui,  le  pauvre 
fou,  il  l'adorait  !  Fallait-il  qu'il  vous  aimât  pour 
avoir  gardé  sur  lui  toutes  vos  lettres  !  A  ce 
point  que  vous  n'imaginiez  pas  pareille  impru- 


I44  L'AMAZONE 

dence,  n'est-ce  pas  ?  Mais  liii,  il  s'est  bien  soucié 
qu'on  troiiTe  toutes  ces  lettres  adultères  sur  son 
corps,  il  s'est  bien  soucié  de  navrer  le  cœur  de  sa 
femme  !  Ce  qu'il  voulait,  c'était  ne  pas  se  séparer 
de  ces  feuilles  chéries.  Vous  pourrez  les  compter  un 
jour,  car  je  vous  les  rendrai  vos  billets  d'amour. 
J'en  réponds  d'avance,  pas  un  ne  manquera  à 
l'appel  !...  Vous  trouverez  le  compte  !...  Je  sais 
ce  que  c'est  maintenant  que  la  fidélité  du  cœur  ! 

GINETTE 

Votre  douleur  se  cogne  à  droite  et  à  gauche... 
Gomment  pourriez-vous  reconstituer  d'ailleurs  ! 
Je  vous  en  conjure,  croyez-moi,  ne  diminuez  pas  le 
sacrifice  qu'il  a  fait  de  sa  vie,  ne  le  mêlez  pas  à 
l'erreur  d'un  moment  qui  ne  l'a  pas  conduit  à  ce 
chemin  sublime.  L'homme  de  la  Croix- Rouge  me 
l'a  répété  encore  en  sortant  :  «  Dites-lui  qu'il  est 
tombé  en  héros  !  »  Vous  comme  moi,  Cécile,  nous 
n'avons  été  qu'un  tremplin  d'où  son  âme  s'est 
élancée.  Celle  qui  vous  l'a  pris  n'est  pas  ici.  Elle 
est  là-haut  I  elle  est  là-bas  ! 

CECILE 

Non,  elle  est  là  à  mes  genoux  1  La  guerre  va 
dévorer  tout  l'amour  du  monde  !  Ah  !  je  la  hais 
bien  aussi,  la  guerre  !  Derrière  elle,  il  ne  restera 
rien  !  Elle  dévastera  tout  l'amour  !  oui,  mais  elle 
ne  tue  pas  le  souvenir,  la  guerre  !...  Tandis  que 
vous  I...  D'elle  et  de  vous,  c'a  été  la  moins  abo- 
minable ! 

GINETTE 

Cécile,  vous  n'avez  pas  pu  lire  suffisamment  ces 
lettres  !  Vous  vous  trompez.  Il  faut  que  vous  les 
lisiez.  Vous  les  lirez.  Ce  ne  fut  pas  une  aventure 
d'amour  ;  non,  ce  n'est  pas  une  trahison.  Réflé- 
chissez !   Aurait-il   gardé  ces  lettres  sur  lui   an 


ACTE   DEUXIEME  i45 

I  risque  qu'on  les  trouve  après  sa  mort  ?  Ma  justi- 
fication est  dans  le  témoignage  qui  m'accuse. 
Vous  y  lirez  tout  ce  que  je  proclame.  Je  vous  en 
supplie  maintenant,  ayez-en  le  courage...  Si,  il 
lo  faut  !  Il  n'y  a  qu'une  chose  qui  me  stupéfie  :  ce 
que  vous  venez  de  me  dire  à  l'instant,  qu'il  se 
trouverait  là-dedans  une  phrase  écrite  à  mon 
.1  dresse.  Toutes  les  lettres  qu'il  dut  m'écrire  me 
ont  parvenues. 

CECILE 

Elle  l'avoue  I 

GINETTE 

Ah  !  Cécile  !  Je  vous  les  donnerai.  Une  autre 
que  vous-même  pourrait  les  lire  sans  frémir  et 
sans  condamner.  Mais  celles-ci,  les  avez-vous 
bien  lues,  Cécile  ?  Vos  yeux  brouillés  de  larmes 
:  ont  pu  se  tromper.  Ces  mots  s'adressent  peut-être 
à  vous... 

Elle  s'est  approchée  de  la  table.  Cécile  s'élance. 

CECILE 

Eloignez  vos  mains...  C'est  un  supplice  de  les 
voir  se  tendre  vers  cette  chose  I  J'ai  nien  lu  I  Me» 
yeux  ne  peuvent  plus  s'abuser  maintenant.  Pour- 
quoi cette  lettre  est-elle  là  ?...  Oui,  pourquoi  ? 
(Elle  reprend  la  lettre,  après  V avoir  cherchée.)  Ce  sera 
facile  à  savoir,  nul  doute...  J'ai  vu  au  passage 
son  écriture  au  crayon...  Elle  m'a  brûlée  comme 
du  feu  !...  Je  me  suis  arrêtée. 

Tout  à  coup  elle  pousse  une  exclamation. 

GINETTE 

Quoi  donc  ? 

L'attitude  de  Cécile  change  en  un  instant,  elle  déifient 
grave  et  terrifiée, 

CECILE,  lisant. 

«  Dans  mon  agonie,  cinq  heures  du  soir...  »  Mon 


i46  L'AMAZONE 

Dieu  !  je  touche  la  lettre  qui  a  reçu  son  dernier 
souffle  ] . . .  Mon  Dieu  ! . . . 

Elles  sont  presque  à  genoux  toutes  les  deux  comme  si 
une  présence  de  Vau-delà  se  matérialisait. 

GINETTE,  presque  dans  un  souffle. 

Lisez  !  Lisez  !...  Recevons  sa  pensée. 

CÉCILE,  avec  un  respect  tremblant^  éperdu» 

«  Dans  mon  agonie,  cinq  heures  du  soir  !  A 
vingt  mètres  des  lignes  allemandes.  Je  suis  tombé. 
Mon  ventre  est  broyé,  j'ai  pu  me  traîner  sous  un 
éboulement...  Je  vais  mourir  dans  ce  champ. 
(Elle  s'arrête.  On  entend  leurs  sanglots.  Puis,  peu  à  peu, 
eUe  recommence  et   déchiffre  lentement,  mot  par  mot.)  Je 

ne  regrette  pas  d'avoir  accepté  la  mission  qu'on 
m'a  donnée  tout  à  l'heure.  Devant  la  mort,  de- 
vant l'inconnu  qui  va  peut-être  me  juger,  dans 
un  instant,  je  ne  mentirai  pas...  Je  n'ai  rien  à  me 
reprocher.  J'ai  aimé  profondément  ma  femme  et 
mon  enfant.  (Sanglots.)  (^ue  celle  qui  m'a  montré  le 
chemin  du  devoir  ne  se  fasse  aucun  reproche  !...  » 

(Elle  s'interrompt,  regarde  Ginette  et  dit  :)  C'est  VOUS. 
(Puis  elle  reprend  :)  «  Je  la  remercie  pour  son 
âme  pure  et  haute  qui  a  été  mon  soutien.  Si 
jamais  ce  mot  testamentaire  crayonné  dans  l'ago- 
nie heureuse  lui  parvient,  qu'elle  sache  que  je  lui 
confie  mon  souvenir,  que  je  lui  donne  ma  pensée. 
Elle  seule  peut  la  comprendre  et  la  continuer.  (La 
voix  de  la  lectrice  se  modifie,  et  devient  brûlante  et  âpre.) 

Elle  seule  pourra  dire  quand  les  autres  pleure- 
ront :  «  Je  suis  contente  de  lui.  »  (Cécile  relève  le 
front  et  de  la  main  essuie  sur  ses  joues  le  sillon  des 
larmes.)  Moi,  je  meurs  heureux...  Oui,  par  delà  la 
vie  1  par  delà  les  âmos  !  Pour  la  plus  noble  des 
causes  I  Je    vais  mourir    avec    devant    les  yeux 


ACTE  DEUXIÈME  i47 

l'image  que  tout  être  se  fait  de  la  Patrie...  avec 
BUT  la  bouche  un  nom,  un  seul...  » 

Elle  n'achève  pas.  Elle  pousse  un  cri  du  fond  des  en- 
trailles en  même  temps  que  du  gosier  de  Ginette 
sort  un  autre  cri,  d'une  toute  autre  expression,  clairCf 
extasiée. 

GINETTE 

Pierre  1  Pierre  I...  Il  a  écrit  cela  !... 

CÉCILE 

Il  a  osé  l'écrire  I  C'est  là,  c'est  là  !... 

GINETTE 

Mon  Pierre  I  mon  Pierre  1... 

CÉCILE 

Sa  veuve  I  elle  est  sa  veuve  !...  Ah  !  le  lâche  ! 
le  lâche  ! 

GINETTE,  les  m^ins  jointes,  la  tête  levée» 
Mon  Pierre  I  mon  héros  1 

CÉCILE 

Taisez-vous  donc  à  la  fin  I  Alluz-vous  vous 
taire  I  Tenez,  voilà  ce  que  j'en  fais  ! 

EUe  prend  la  lettre,  la  broie  dans  ses  mains  et  la  jette  à 
terre. 

GINETTE,  se  précipite. 

Je  ne  veux  pas  !  Donnez  cela  !  Non,  non,  vous 
n'avez  pas  le  droit  ! 

CÉCILE  lui  barre  le  passage 
et  Vempêche  de  toucher  à  la  lettre. 

Il  a  renié  à  la  dernière  heure  sa  famille,  sa 
femme,  son  enfant...  Il  n'est  pas  mort  en  soldat  1 
il  est  mort  en  amant  I  Pour  une  fille,  il  a  tout 
trahi  I  Ah  !  vous  vous  valez  tous  les  deux  I 

GINETTE 

Ne  l'insultez  pas,  lui  !...  si  noble  !  si  beau  1 


i48  L'AMAZONE 

CÉCILE 

Traître  et  lâche  ! 

GINETTE,  les  yeux  perdus  dans  Vextase  intérieure. 

Mon  héros  !... 

CÉCILE 

A  vous  deux,  vous  faisiez  un  couple  d'hypo- 
crites !  Il  n'a  été  que  cela,  un  hypocrite  vulgaire, 
le  mari  adultère  et  banal  ! 

GINETTE,  avec   une  expression   de  colère   indignée. 

Oh  !  vous  ne  l'insulterez  pas,  je  ne  le  permet- 
trai pas  !  11  m'a  confié  sa  mémoire.  Il  m'en  a  remis 
toute  la  gloire  ! 

CÉCILE 

C'est  vrai,  vous  êtes  la  légataire  !  Vous  avez  été 
l'inspiratrice  de  sa  mort,  il  est  bien  juste  que  vous 
en  soyez  le  chantre  !  Allez,  dressez-vous  sur  votre 
trépied  de  sibylle  et  criez,  criez,  tant  qu'il  vous 
plaira  !... 

GINETTE 

Et  vous,  ne  rabaissez  pas  votre  héros  !...  Rien, 
ne  l'entachera...  Il  est  allé  tout  droit  dans  la  ba- 
taille, il  a  été  merveilleux,  j'en  suis  sûre...  Son 
âme  chantait  !  Il  me  semble  que  j'entends  des 
clairons  !... 

Ses  petits  poings  serrés  ont  Vair  de  scander  un  rythme 
intérieur. 

CÉCILE 

All(ïz  clamer  dehors  votre  abominable  ivresse 
que  vous  ne  pouvez  même  pas  faire  taire  devant 
moi... 

GINETTE 

Tant  pis  !  Il  ne  faut  pas  insulter  celui  qui  vient 
d'être  sublime,  souverain  I  II  aimait  quelque  autre 
chose  plus  que  sa  vie  !  plus  que  nous  ! 


ACTE    DEUXIÈME  i49 

CÉCILE 

Et  il  n'a  fait  que  des  ruines  ! 

GINETTE 

Tant  pis  !  il  était  de  ces  gens  qui  ne  sont  peut- 
être  ni  des  parents,  ni  des  amis,  ni  même  des 
époux...  mais  qui  sont  des  hommes  ! 

CÉCILE 

Ah  !  je  les  entends  maintenant,  les  accents  dont 
il  s'est  enivré  !  Mauvaise  sirène  qui  l'avez  attiré 
là  où  nul  ne  lui  demandait  d'aller,  même  pas  son 
pays  !...  Son  chemin  était  assez  beau  1 

GINETTE 

Il  n'y  en  a  pas  de  chemin  qui  soit  trop  beau 
quand  le  risque  est  celui-là  ! 

CÉCILE 

En  sorte...  oh  !  c'est  affreux  !...  que  moi,  la 
femme,  l'épouse,  je  ne  suis  même  pas  sûre  que 
mon  mari  soit  mort  pour  la  patrie  !...  Il  aura  fait 
sa  mort  si  ténébreuse,  si  obscure,  que  je  ne  serai 
jamais  fixée  sur  elle...  L'homme  que  j'ai  aimé 
n'était  peut-être  qu'un  lâche  masqué  de  gloire... 

GINETTE,  hors  d'elle,  la  voix  coupante. 

C'était  un  demi-dieu  !...  Il  était  de  leur  race  1... 

CÉCILE 

A  la  rue,  vous  qui  avez  trahi  !  et  qui  avez  encore 
l'audace  et  le  triomphe  plein  la  bouche  !  A  la 
rue  !  d'où  vous  venez,  sans  sou  ni  maille... 

GINETTE 

C'est  ça  qui  m'est  égal,  par  exemple  ! 

CÉCILE,  lui  jetant   ses  lettres  à  la  face. 
Allez-vous-en  avec  votre  idole  qui  n'est  plus  la 


i5o  L'AMAZONE 

mienne...  qui  m'a  reniée  jusque  dans  la  mort 
l'idole  que  je  renie  à  mon  tour... 

GINETTE 

Mais  que  vous  ne  briserez  pas  ! 

A  ce  moment.  Monsieur  et  Madame  de  Saint-Arroman 
apparaissent  à  la  porte,  poussant  Simone  devam 
eux. 


SCÈNE  X 

Les  Mêmes,  MONSIEUR  ET  MADAME  DE 
SAINT-ARROMAN,  SIMONE,  GERMAINE, 
puis  DUARD. 

CÉCILE,  lui  tendant  les  bras  désespérément. 

Simone  !  Simone  !  tu  n'as  plus  de  père,  tu  n'as 
plus  de  père  1 

SIMONE 

Maman  1 
Elles  a'étreignent, 

CÉCILE 

On  te  l'a  volé,  mon  enfant,  on  te  l'a  tué  I... 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

1^  Pauvre  Cécile  1  Monsieiu*  Duard,  que  nous  ve- 
nons de  rencontrer,  vient  de  nous  apprendre  la 
terrible  nouvelle  !  Soyez  si  fière  !... 

SIMONE,  se  débattant  dans  les  bras  de  sa  mère* 

Papa  I...  papa  est  mort  1 

Germaine  est  entrée  timidement,  en  larmes,  et  se  tient 
sur  le  pas  de  la  porte. 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Mais  aussi  songez  quelle  mort  !  Quelle  mort  ad- 
mirable, enviable...  quelle  gloire  pour  vous  I... 


ACTE    DEUXIEME  i5i 

CÉCILE,  que  ces  voix  exaspèrent. 

Ah  !  VOUS  aussi,  vous  aussi,  parbleu  I  La  gloire  I 
la  gloire  1  Vous  trouvez  qu'il  a  fait  son  devoir, 
n'est-ce  pas  ?  Ils  sont  inouïs  ! 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

Il  a  fait  plus  que  son  devoir.  C'est  admirable  ! 
CECILE,  s'animant  encore  plus  à  mesure. 

Il  devait  d'abord  penser  à  moi,  à  sa  fille... 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Ne  dites  pas  ça,...  à  l'heure  actuelle  où  dee 
millions  d'êtres  font  le  sacrifice  de  leur  vie  comme 
il  l'a  fait  de  la  sienne  ! 

CÉCILE 

Mais  sa  vie,  le  pays  ne  la  lui  demandait  même 
pas  !...  C'est  à  nous  qu'il  la  devait  !...  Je  vou  dis 
qu'il  est  mort  comme  un  lâche...  Je  le  sais,  moi  ! 

A  ce  mot,  un  souffle  de  stupéfaction  passe  sur  touteê 
les  têtes. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Qu'est-ce  qu'elle  dit  ? 

MONSIEUR    DE    SAINT-ARROMAN 

C'est  sa  douleur  qui  l'emporte  ! 

CÉCILE  cherche  du  regard  Ginette. 
Il  a  tout  trahi  ! 

GINETTE 

Elle  perd  la  tête  !  Ne  l'écoutez  pas. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Pauvre,  pauvre  Cécile,  ne  blasphémez  pas  I  Je 
vous  comprends  mais  ne  dites  pas  de  pareils 
mots,  que  rien  n'excuserait,  même  la  douleur  ! 

Germaine  depuis  un  moment  s^est  vivement  empotée 
de  la  petite  Simone  et  Va  entraînée  dans  la  chambrt. 
A  ce  moment,  Monsieur  Duard  entre. 


i52  L'AMAZONE 

GINETTE,  allant  de  suite  à  lui. 

La  chose  est  consommée. 

DUARD 

Je  viens  de  l'apprendre,  hélas  ! 

CÉCILE,  se  débattant  et  parlant  aux  Saint-Arroman^       1 

Vous  m'irritez  tous  à  la  fin  !...  Allez- vous-en  ! 
Je  vous  dis  que  c'était  un  lâche  !  . 

GINETTE,  de  loin,  qui    parlait    à    Monsieur    Duard,  n'y  % 
tenant  plus,  se  retourne  vers  elle  les  yeux  pétillants   de 
rage. 
Ah  !  je  ne  peux  entendre  ça,  je  ne  peux  pas... 

Elle  se  dirige  vers  la  porte  pour  s^enfuir  et  empoigne  | 
son  manteau  bleu  qui  traînait  sur  une  chaise,  1 

DUARD 

Où  allez-vous  ? 

GINETTE 

Je  pars  !  Elle  a  tout  appris,  elle  me  chasse  I 

DUARD 

Où  allez-vous.  Mademoiselle  ? 

GINETTE 

Ça  !  Qu'importe  ! 

CÉCILE,  repoussant  les  autres   qui  Ventourent 
et   cherchant  toujours  Ginette  du  regard. 

Rien,  rien  ne  m'empêchera  de  le  dire...  Il  est 
mort  comme  un... 

GINETTE,    de  la  porte,  criant   cette  fois,  tout  à    coup, 
devant  tout  le  monde,  et  de  toutes  ses  forces. 

Ne  l'écoutez  pas  I  II  est  mort  comme  un  héros  ! 
Ne  l'écoutez  pas  ! 

CÉCILE, /e  poing  tendu  vers  cUe,sans  se  soucier  des  autres. 
Faites-la  taire,  collo-là  1 


ACTE    DEUXIÈME  i55 

GINETTE,  fièrement,  lance  encore  une  fois. 
Comme  un  héros,  comme  un  dieu  I 

CÉCILE 

Mais  faites-la  taire,  faites-la  taire,  celle-là  I 
Ginette  est  sortie  brusquement,  en  claquant  la  porte. 

SCÈNE  XI 
Les  Mêmes,  moins  GINETTE 

Alors  on  voit  cette  chose  :  à  peine  Vimage  de  Ginette 
s^ est-elle  effacée  devant  les  yeux  de  Cécile,'-  àj'la 
seconde  rriéme  où  elle  a  disparu,  que  celle-ci-  st 
retourne  vers  les  autres  personnes,  comme  si  elle  le» 
voyait  pour  la  première  fois. 

CÉCILE 

Qu'ai-je  dit  ?  Je  ne  m'en  souviens  plus  !... 
Qu'est-ce  que  je  viens  de  dire  ?...  Est-ce  que  je 
n'ai  pas  dit  :  un  lâche  !  Ne  me  croyez  pas...  J'ai 
menti  !  j'ai  menti...  Il  ne  faut  pas  me  croire...  Je 
deviens  folle  ! 

Elle  essaye  de  se  maîtriser,  de  se  ressaisir. 

MADAME    DE    SAINT- ARROMAN 

Mais  ma  pauvre  Cécile,  naturellement  c'est 
votre  douleur  qui  vous  emporte  ! 

DUARD,  s^ avançant. 

Madame... 

CÉCILE 

Ah  !  ne  marchez  pas  là-dessus  !  Donnez  ça, 
donnez...  (Elle  montre  la  lettre  froissée  qu*elle  avait  jetée 
à  terre  tout  à  Vheure  ;  Monsieur  Duard  la  ramasse  et  la 
lui    tend.  Elle   s^en    saisit    et  pleure  doucement.)    Non, 

non,  ce  n'était   pas   un   lâche  !    Ce   n'était   pas 


i54  L'AMAZONE 

non  plus  un  héros...  C'était  un  homme  tour  à 
tour  faible  et  fort  comme  tous  les  hommes.  Il  ne 
nous  a  pas  trahis...  Il  nous  avait  quittées...  Il 
m'avait  quittée  simplement,  le  pauvre,  pour 
suivre  la  voix  de  la  jeunesse  qui  l'appelait  là-bas... 
Il  a  subi  le  mirage  entraînant...  C'était  trop  haut 
pour  toi,  Pierre...  C'était  trop  loin  pour  toi, 
Pierre...  voilà  tout...  Tu  devais  tomber  fatale- 
ment !  Oh  !  si  tu  étais  resté  près  de  mon  petit 
cœur  !...  Tu  vois  maintenant,  Pierre,  comme  la 
jeunesse  est  cruelle  ! 

Elle  faiblit,  Madame  de  Saint-Arroman  la  soutient. 

DUARD,   gravement. 
II  n'y  a  pas  à  pardonner  aux  héros.  Madame  ! 

CÉCILE,  levant  vers  lui  simplement  sa  pauvre  tête  ravagée. 

Mais  s'il  n'avait  pas  été  qu'un  pauvre  homme. 
Monsieur,  je  ne  lui  aurais  pas  pardonné  !...  (Sa 
main  laisse  tomber  à  nouveau  la  lettre  froissée  dans  un 
mouvement  de  faiblesse,  on  veut  la  lui  remettre  en  mains.) 

Ce  n'est  rien...  ce  n'est  rien...  C'est  un  papier 
qui  n'a  aucune  espèce  d'importance  !  (Elle  consi- 
dère la  lettre  dans  ses  mains.  Une  hésitation  sur  ce  qu^elle 
doit  en  faire.  Puis,  elle  regarde  le  feu...  Ensuite  elle  se 
dirige,  ou  plutôt  se  traîne  vers  la  cheminée.  Elle  dépose 
sur  le  charbon  brûlant,  presque  respectueusement,  le  pa- 
pier gui  se  met  à  flamber  et  à  se  consumer.  On  devint  à 
son  attitude,  presque  de  prière,  que  c''est  une  sorte  d'inci- 
nération, de  purification...  Ses  mains  jointes  ont  pourtant 
un  mouvement  en  avant  comme  pour  arrêter  Vengloutisse- 
ment  de  la  lettre  suprême.  Elle  la  regarde  douloureusement 
brûler  en  pleurant,  pendant  que  tous  les  êtres  groupés  au- 
tour d'elle  respectent  son  sanglot,  lent,  régulier,  qui  remplit 
la  chambre.)  Tu  vois,  tu  vois  ce  que  c'est...  Je  ne 
t'aurais  pas  fait  de  mal,  moi  !...  Mais  c'est  bon... 
c'est    bon...    Je    respecterai  ta  pensée.   Ce    sera 


ACTE    DEUXIEME 

comme  tu  l'auras    voulu,    Pierre, 
l'auras  voulu...  Et  puis... 


i55 
comme  tu 


Fiax,  elle  regarde  toujours  le  feu  et  continue  à  mar- 
monner sans  plus  voir  personne,  presque  à  crope- 
tons,  sur  la  dalle  de  la  cheminée  qui  Véclaire,  déjà 
dans  Vattitude  qui  lui  sera  bientôt  familière,  durant 
Vhiver,  au  fond  de  la  maison  vide. 


RIDEAU 


ACTE   TROrSÏÈME 

Au  premier  étage  de  la  sous-préfecture,  à  La  Flèch| 
un  salon  transformé  en  cabinet  de  travail  du  sous-pi 
fet. 

SCÈNE  PREMIÈRE 
JULIE,  DUARD 

On  entend  au  dehors  des  acclamations  et  quelques  notes 
de  fanfare. 

JULIE,  à  Monsieur  Duard,  à  la  fenêtre,  à    gauche. 

Tu  vois,  ils  n'ont  pas  voulu  quitter  la  sous- 
préfecture,  sans  te  faire  une  petite  ovation. 

DUARD,  appuyé  à  la  çitre,  fait  des  signes. 

Ils  sont  si  gentils  ! 

JULIE 

Dis-leur  un  mot.  Il  y  en  a  qui  ne  t'ont  pas  vu. 

//  ouvre  la  fenêtre,  passe  sur  le  balcon.  On  applaudi^ 
du  dehors. 

DUARD,  sur  le  balcon. 

Mes  amis...  C'est  un  grand  jour  pour  nous  tous. 
C'est  l'ère  du  travail  et  de  la  prospérité  qui  se 
rouvre  pour  toutes  les  populations  françaises.  Re- 
prenez vos  outils  avec  sérénité.  J'espère  que  vous 
avez  bien  compris  le  sens  de  notre  réunion  au- 
jourd'hui, six  mois  après  la  cessation  des  hosti- 
lités. Ce  que  nous  fêtons  aujourd'hui,  par  toute 
la  France  et  dans  tous  les  pays  alliés,  ce  n'est  pas 
seulement,  comme  il  y  a  quelques  mois,  le  jour 
où  le  sang  a  cessé  do  couler.  Ce  que  nous  fêtons 


ACTE    TROISIÈME  167 

aujourd'hui,  vous  l'avez  vu  dans  tous  les  jour- 
naux ;  vous  l'avez  appris  jusque  sous  le  chaume 
le  plus  lointain  ;  c'est  un  bonheur  aussi  mémo- 
rable ;  la  date  unique  où  tous  les  gouvernements 
de  l'Europe  viennent  de  signer  un  accord  définitif 
qui  remettra  désormais  les  dissensions  entre  les 
peuples,  si  elles  se  représentent,  à  un  tribunal 
arbitral.  Ce  sont  des  garanties  de  faits.  La  plus 
formidable  explosion  de  crimes  internationaux  a 
exigé  une  correspondante  organisation  de  force 
répressive  pour  le  maintien  de  la  paix  du  monde 
et  de  la  vie  civilisée...  Ah  !  si  nos  chers  morts  qui 
ont  sauvé  le  plus  beau  de  nos  aspirations  et  dont 
les  noms  sont  inscrits  dans  la  salle  de  la  mairie 
de  La  Flèche,  pouvaient  entendre  nos  cris  de  joie, 
le  chant  de  reconnaissance  qui  s'échappe  de  nos 
poitrines... 

La  porte  principale  s^ouvre.  Entrent  plusieurs  hommes. 

SCÈNE  II 
Les    Mêmes,    DES    HOMMES,    UNE    FEMME 

JULIE 

Chut  !  Chut  !  Monsieur  le  sous-préfet  parle. 

UN    DES    HOMMES 

C'est  une  délégation  du  Conseil  municipal  de  Vi- 
trimont. 

JULIE 

Oui,  oui...  Tout  à  l'heure.  11  va  vous  recevoir. 
Asseyez- vous  là. 

Julie  a  poussé  la  fenêtre.  On  n^entend  plus  la  voix  du 
sous-préfet.  Les  hommes  s^asseoient. 

UN    DES    HOMMES 

Vous  ne  me  reconnaissez  pas,  Mademoiselle.  Je 


i58  L'AMAZONE 

suis  un  ancien  garçon  de  bureau  de  la  préfecture. 
J'ai  été  un  peu  défiguré.  Ah  !  je  ne  me  ressemble 
plus  beaucoup  !... 

JULIE 

Oui...  oui.,,  tout  à  l'heure  ;  Monsieur  le  sous- 
préfet  parle. 

Une  iemme  entre  par  la  porte. 

TOUS    A   LA    FOIS 

Chut  !  chut  !  Monsieur  le  sous-préfet  parle  ! 

La  femme  reste  respectueusement  dans  le  fond.  Duard 
a  fini  de  parler.  On  entend  des  applaudissements 
sur  Vesplanade  et  quelques  mesures  de  chant. 

DUARD,   vient  du  balcon. 

Ah  !  mes  amis  !  vous  voilà  I 

On  entoure  Monsieur  Duard, 
UN    HOMME 

Nous  nous  sommes  permis  de  monter.  Nous  ne 
savions  pas  que  vous  alliez  prononcer  un  chouette 
discours... 

DUARD  , 

Oh  !  un  discours... 

UN    HOMME 

Vous  me  reconnaissez,  Monsieur  le  sous-préfet  ? 

DUARD 

Tiens,  vous  revoilà,  vous  ? 

UN    AUTRE 

Moi,  je  no  fais  pas  partie  de  la  délégation,  mais 
je  me  suis  joint  à  eux,  relativement  à  la  place 
d'agent-voyer  qui  est  vacante  depuis  le  décès  de 
Juliot. 

DUARD 

Bon,  bon,  nous  verrons  cola. 


ACTE    TROISIÈME  169 

UN    DES    HOMMES 

Voilà.  Nous  venons  vous  prier  de  vouloir  bien 
honorer  notre  petite  commune  de  votre  présence 
au  Comice  agricole  qui  aura  lieu  jeudi  prochain. 

DUARD 

Eh  bien  !  je  tâcherai,  mes  amis,  oui...  Je  ne 
promets  pas  de  rester  au  banquet,  mais  je  viendrai 
faire  un  tour  en  auto. 

UN    HOMME 

Hein  !  comme  on  se  retrouve,  Monsieur  le  sous- 
préfet  !  Ah  I  je  croyais  bien  ne  jamais  vous  revoir  1 

DUARD 

Mais  tu  n'es  pas  de  La  Flèche,  toi  ? 
l'homme 

Si.  Seulement,  je  suis  allé  retrouver  les  vieux  à 
la  campagne,  à  cinq  lieues  d'ici.  Ma  blessure 
m'empêche  encore  de  trouver  un  emploi.  Je  n'ai 
que  ma  pension...  On  nous  a  pourtant  promis... 

DUARD 

Et  vous  ?  Je  ne  vous  connais  pas  1 
UN  autre  homme 

En  effet,  Monsieur  le  sous-préfet.  Je  suis  de 
passage  chez  des  amis,  mais  on  m'a  dit  que  Made- 
moiselle  Dardel,  mon  ancienne  infirmière  aux  am- 
bulances de  La  Flèche,  était  ici,  à  la  sous-préfec- 
ture, depuis  ce  matin.  Je  serais  bien  heureux  de 
pouvoir  lui  dire  un  mot.  Elle  était  si  gentille.  Ma- 
demoiselle Ginette,  si  bonne  pour  nous  ! 

LA  femme,  s'approchant. 

C'est  justement  à  son  propos  aussi  que  je  viens, 
Monsieur  le  sous-préfet.  On  m'a  dit  qu'il  fallait 
s'adresser  à  elle,  comme  nouvelle  directrice  de 
l'Orphelinat  de  la  Guerre,  pour  trouver  un  emploi. 


iGo  L'AMAZONE 

DUARD 

Mais  elle  ne  dirige  pas  l'Orphelinat  elle-même. 
Elle  est  secrétaire  générale.  D'ailleurs,  Mademoi- 
solle  Dardel  n'habite  pas  La  Flèche  ;  pour  la 
fête...  (Se  retournant  vers  sa  sœur.)  Julie,  veux-tu 
voir  si  Ginette  est  sortie  de  sa  chambre.  Tu  lui 
diras  qu'un  de  ses  anciens  blessés  désire  la  voir. 
(Aux  hommes.)  Et  serrons-nous  la  main  fortement  I 
Je  crois  qu'en  des  jours  comme  celui-ci,  on  doit  se 
sentir  tous  des  frères,  des  amis,  des  vrais...  Il  me 
semble  que  je  vous  ai  toujours  connus,  dès  l'en- 
fance... 

JULIE 

Voilà  Ginette. 
Entre  Ginette. 


SCÈNE  III 
Les  MÊMES,  GINETTE 

UN    HOMME 

Bonjour,  mam'zelle. 

GINETTE 

Tiens  !  mon  petit  122. 

l'homme,  riant. 

Ah  !  vous  vous  rappelez  mon  numéro  ?  Ça, 
c'est  chouette  1  C'est  moi,  Bec-de-puce,  comme  on 
m'appelait. 

GINETTE 

Ça  me  fait  plaisir  de  te  revoir,  mon  vieux  I... 
LE  122 

Ben  I  et  à  moi  donc...  M'en  avez-vous  fait  assez 
dos  spicas  I 


ACTE   TROISIÈME  iCi 

GINETTE 

Ah  oui  !  Je  ne  sais  pas  si  tu  n'étais  pas  même  un 
peu  tire-au-flanc,  hein  ? 

LE  122 
Oh  I  Mademoiselle,  peut-on  dire  ! 

GINETTE 

Oh  !  six  mois  après  la  guerre,  tu  peux  me  le 
confier.  Je  ne  te  signalerai  pas  au  major...  Et  ce 
shrapnell  ?  Est-ce  qu'il  a  fini  par  sortir  ? 

LE   122 
Oh  I  non  !  je  ne  suis  pas  un  fricoteur,  je  vous 
assure...  Il  est  sorti  un  beau  jour,  tout  seul,  et  j'ai 
t^'ardé  l'usage  de  mon  bras.  Ça,  c'est  du  sacre 
rabiot  ! 

GINETTE,  lui  tendant  la  main. 
Alors,  serre  fort  ! 

LA  FEMME,  s^ approchant. 

Mademoiselle,   j'ai   une   requête   à   propos   d; 
l'ouvroir.  Voici  une  lettre  de  recommandation. 

GINETTE 

Tout  à  l'heure,  tout  à  l'heure... 

UN   HOMME,   s'approchant. 

Ah  !  c'est  vous.  Mademoiselle  Dardel  !  Ah  !  ce 
que  j'ai  entendu  parler  de  vous.  Il  paraît  que  vous 
en  faites  du  bien  et  que  vous  vous  dévouez  pour 
les  pauvres  !  Et  que  vous  travaillez  pour  nous  ! 

GINETTE,  riant. 

C'est  une  réputation  bien  surfaite.  Je  suis  restée 
un  an  enfermée  à  la  campagne  et  Monsieur  et 
Mademoiselle  Duard  ont  bien  voulu,  depuis,  me 
faire  entrer  dans  quelques  bonnes  œuvres.  On  ne 
travaillera  jamais  assez  pour  vous.  On  n'en  fera 
jamais  assez  pour  vous  1 


i6a  L'AMAZONE 

JULIE 

Tenez,  voulez-vous  prendre  un  verre  de  sirop 
de  groseilles,  mes  braves  ? 

LES    HOMMES 

Vous  êtes  trop  aimable  !  Il  ne  faut  pas  vous 
déranger  pour  nous  ! 

DUARD 

Mais  si,  mais  si...  j'y  tiens...  en  camarades  I 

GINETTE 

Oh  !  mais  mon  petit  122  I  il  ne  boira  jamais  du 
sirop  de  groseilles!  Il  lui  faut  une  canette.  Une 
canette,  Julie  ! 

UN    HOMME 

Attendez...  Je  connais  la  maison,  moi,  comme 
ancien  garçon  de  bureau.  Je  vais  aller  la  chercherj 
la  canette. 

DUARD 

Apportez-en  plusieurs  de  la  cave. 
Il  sort. 

LES   HOMMES 

A  votre  santé  I 

DUARD 

A  la  Paix  éternelle  ! 

UN    HOMME 

Vive  la  France  ! 

A  ce  moment,  la  porte  s'ouvre.  Entrent  quatre  grands 
blessés. 


I 


I 


ACTE    TROISIEME  i63 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  QUATRE  GRANDS  BLESSÉS 

DUARD 

Entrez,  entrez...  Vous  n'êtes  pas  de  trop,  vous 
autres.  Je  vous  approuve  d'avoir  voulu  me  serrer 
la  main  en  particulier.  Voilà  cinq  de  nos  plus 
grands  héros  :  Vacher,  Bertandier,  Villard  et... 
comment,  déjà  ?  Aidez-moi...  Tardieu,  c'est  ça  ! 
Ah  1  de  rudes  héros  !  Ceux-là  !...  légendaires  I 

l'un  d'eux 

Oh  !  des  héros  !  on  nous  appelait  comme  ça 
autrefois  !  Mais  maintenant,  c'est  des  gros  mots  1 
Quoi,  nous  sommes  redevenus  comme  tout  le 
monde...  des  petzouilles,  quoi  1 

GINETTE 

Hein  !  Vous  ne  dites  pas  ça  sérieusement,  je 
pense  I  Vous  restez,  mes  amis,  nos  grands  héros, 
riios  vaillants  protecteurs  ! 

l'homme 

La  guerre  !  Chut  !  Il  ne  faut  plus  jamais  parler 
de  ça  I...  Jamais  !  J'ai  tout  oublié  !...  Nous  fai- 
sons tous  semblant  d'avoir  oublié. 

l'autre 

Un  jour  comme  aujourd'hui,  on  peut  en  repar- 
ler tout  de  même  !  Je  suis  content  parce  que  je 
suis  assuré  que  mes  enfants  n'iront  pas  se  faire 
casser  la  figure. 

UN    AUTRE 

Oh  !  Tribunal  arbitral  I...  Tribunal  de  garan- 
ties !...  Tu  as  confiance  ? 


i64  L'AMAZONE 

UN    AUTRE 

Oui,  t'as  tort  ?  Je  sens  que  c'est  fini,  par  la 
force  des  choses.  Je  ne  dis  pas,  dans  peut-être 
cinquante  ans...  cent  ans...  on  ne  sait  pas  ce  qui 
peut  arriver.  Mais  il  y  a  eu  vraiment  trop  de  mi- 
sères sur  la  terre...  On  en  est  saouls... 

UN    AUTRE 

Bah  !  maintenant,  il  y  a  de  la  rigolade  et  je  suis 
en  train  de  nous  saouler  avec  le  sirop  de  groseilles 
de  la  sous-préfecture  ! 

UN    AUTRE 

Ne  t'en  fais  pas,  vieux,  il  est  question  de  réta- 
blir l'absinthe... 

DUARD,   aux  délégués  avec  lesquels  il  causait. 

Eh  bien  I  tenez,  passez  dans  le  bureau  du  secré- 
taii'e,  à  côté  ;  je  vais  vous  montrer  les  propositions 
que  j'envoie  au  préfet  pour  fixer  le  chiffre  des 
dommages  de  notre  commune.  Et  vous  verrez  que 
j'ai  tenu  compte  de  vos  observations. 

UN    HOMME 

Ah  ça  I  pour  les  indemnités,  ce  n'est  pas  de  refusj 

Les  hommes  sortent  avec   Monsieur  Duard.   Restent 
les  grands  blessés^  Ginette^  Julie  et  le  blessé  122. 

SCÈNE  V 

GINETTE,   JULIE,  LES  GRANDS  BLESSÉS, 
LE  BLESSÉ  122,  puis  UNE  FEMME 

UN    HOMME 

Alors,  avant  do  vous  occuper  de  bonnes  œuvres, 
vous  étiez  infirmière  à  La  Flèche  ? 

GINETTE 

Je  l'ai  été  pendant  une  année  et  demie. 


ACTE  TROISIÈME  i65 

LE    BLESSÉ    122 

Ah  !  vous  pouvez  dire  que  vous  avez  trimé, 
Mademoiselle  ! 

GINETTE 

Bah  !  j'ai  été  comme  toutes  les  femmes  !... 
Votre  humble  servante  ! 

UN    BLESSÉ 

Oui  !...  autrefois  !...  Ah  1  comme  vous  avez  été 
bonnes,  et  douces  !...  Maintenant,  où  êtes-vous 
toutes,  nom  de  Dieu  !...  Mes  marraines  m'ont 
lâché  !  Ah  !  j'en  avais,  j'en  avais  des  marraines  I 

UN    AUTRE 

Comme  tout  le  monde,  tiens  1 

UN    AUTRE 

Il  n'y  avait  qu'à  se  baisser  pour  en  avoir  à  cette 
époque-là...  Et  des  brunes,  et  des  blondes...  et  des 
grasses  et  des  maigres  !  Moi,  j'en  avais  quatorze  I... 
Où  c'qu'elles  sont  à  c't'heure  ? 

UN    AUTRE 

Moi,  je  suis  plus  malin,  j'ai  conservé  des  rela- 
tions avec  aucune.  Ça  me  permet  de  repenser  à 
toutes  avec  plaisir.  Comme  ça  je  ne  me  fais  pas 
rembarrer.  Je  les  revois  toutes  en  fumant  ma 
bouffarde.  Ça  me  fait  encore  du  bon  temps  1 

l'autre 
Tout  ce  que  nous  disions  était  d'une  importance 
pour  elles  à  ce  moment-là  I  On  débagoulait  des 
idioties  :  elles  s'esclaffaient.  Elles  disaient  :  il  est 
épatant,  où  as-tu  trouvé  ça  ?  Maintenant,  c'est 
comme  avant,  nous  sommes  des  petzouilles,  que 
je  vous  dis  !... 

UN  autre 
La  mienne  me  renvoie  mes  lettres  en  corrigeant 


i66  L'AMAZONE 

bien  dire  qu'elles  ne  peuvent  pas  penser  à  nous 
jusqu'à  la  fin  des  fins  !  quoi  ?...  Tout  passe, 
malheur  et  bonheur  !...  On  ne  se  souvient  plus 
de  nous,  je  vous  dis  !...  Il  n'y  a  rien  eu,  il  n'y  a 
jamais  rien  eu  !...  Il  faut  que  ce  soit  comme  ça  !... 

Une  femme  est  entrée  depuis  un  instant  ;  elle  écoute. 
LA    FEMME 

Il  y  a  toujours  nous,  vos  femmes  !... 

UN    HOMME 

Tiens  !  t'es  donc  jalouse,  la  mère  Thibault  !  La 
mère  rogue  toujours  ! 

JULIE,  qui  était  restée  au  bureau,  en  train  de  classer, 
sans  rien  dire. 
Qu'est-ce    que    vous    voulez  ?    Vous    cherchez 
Monsieur  le  sous-préfet  ? 

LA   FEMME 

Mande  pardon...  je  n'ai  trouvé  personne  en  bas  ; 
je  suis  venue  apporter  dix  francs  pour  la  souscrip- 
tion du  monument  aux  morts.  C'est  mes  économies. 

JULIE 

Donnez-les,  je  vais  vous  inscrire. 

LA    FEMME 

Je  vous  connais,  Villard,  allez  !...  Les  femmes 
du  peuple  ont  valu  les  autres...  même  sans  rien 
faire  que  de  labourer  les  champs. 

UN    HOMME 

Bien  sûr  I  mais  c'était  votre  ouvrage  d'habi- 
tude !...  Vous  n'avez  pas  de  mérite  ! 

JULIE,  levant  le  nez  de  ses  papiers, 
et  haussant  les  épaules. 

Je  vous  trouve  injuste.  Pourquoi  réclamer  la 
priorité  pour  les  unes  ou  pour  les  autres.  Le  rôle 
dos  femmes  a  été  dur,  amer,  sur  toute  la  face  du 


ACTE    TROISIÈME  167 

monde.  II  a  été  également  bien  tenu.  Vous  ne 
pouvez  pas  leur  en  vouloir,  mes  amis,  de  reprendre 
maintenant  leur  rôle  d'épouses,  de  mères  de  fa- 
mille après  la  guerre  !... 

UN   AUTRE,  sentencieux. 

Ça,  la  société  pourra  leur  être  reconnaissante 
éternellement. 

LA    FEMME 

Oui.  Elles  ont  fait  leur  devoir,  elles  ont  été  ad- 
mirables ;  c'est  vrai  !  Mais  je  suis  jalouse,  tout  de 
même...  dans  le  passé  !...  Elles  n'en  ont  pas  moins 
appuyé  mon  homme  contre  leur  poitrine  pendant 
qu'il  râlait...  Oh  !  je  ne  suis  pas  jalouse  dans  un 
mauvais  sens,  non...  Mais  elles  l'ont  pansé,  ha- 
billé, nettoyé...  Elles  l'ont  fait  manger  comme  un 
pauvre  gosse  !...  J'aurais  voulu  être  là...  Il  s'est 
promené  convalescent  pendant  des  mois  au  bras 
d'une  autre...  Ils  se  sont  dit  des  choses  dans  la 
souffrance  que  nous  nous  sommes  jamais  dites 
peut-être...  et  que  j'aurais  voulu  entendre,  moi  ! 
On  devrait  être  là  à  l'heure  de  la  douleur...  à 
l'heure  où  son  homme  souffre...  Je  sais  bien 
qu'elles  l'ont  fait  avec  courage,  mais  je  ne  peux 
m'empêcher  de  détester  celle  qui  l'a  soigné, 
même  encouragé,  aidé,  pendant  deux  mois  en 
Orient,  la  remplaçante,  dont  il  garde  encore  la 
photographie  cachée...  Et  si  elle  était  là  devant 
moi,  je  lui  dirais  :  «  Entre  femmes,  on  ne  se  re- 
mercie pas  !...  Bonsoir  !  On  reprend  chacun  son 
chemin...  La  chair,  t'as  aidé  à  la  faire  repousser 
sur  les  os...  Maintenant,  faut  que  j'achève  toute 
la  guérison,...  et  c'est  ce  que  je  vais  tâcher  de 
faire,  sans  Croix- Rouge  au  front  et  au  bras  1  » 

JULIE 

Ça  passera...  La  douleur  vous  a  aigrie...  Il  faut 

8 


i68  LAMAZONE 

que  toutes  les  {emmes  s'embrassent  dans  la  même 
émotion,  les  femmes  du  peuple  comme  celle?  de 
l'aristocratie  1  Y  aura-t-il  toujours  la  haine  des 
races  ? 

UN    SOLDAT 

Mère  Thibault,  vous  me  dégoûtez  !...  Si  je  suis 
encore  là,  c'est  à  vos  remplaçantes  que  je  le  dois. 
Allez,  verse  tes  dix  francs,  et  va-t-en  I 

LE    SOLDAT    DE    GINETTE 

Oui,  elle  nous  dégoûte...  A  la  porte  !...  Tu 
parles  trop. 

LA   FEMME 

Pendant  trois  ans  que  j'ai  trimé  dans  les  champs 
en  pleurant,  j'ai  pas  dit  un  mot  à  qui  que  ce  soit  I 

LE   BLESSÉ  122,  désignant  Ginette 
qui  écoutait  sans  rien  dire. 

Tenez,  en  voilà  une  qui  n'a  que  du  bien  sur  la 
conscience  !...  En  voilà  une  pour  qui,  hommes  et 
femmes,  ne  doivent  avoir  que  de  la  reconnais- 
sance. Maintenant,  Mademoiselle,  que  la  guerre 
est  finie,  il  me  semble  que  chaque  fois  que  je  vous 
rencontrerai,  je  vous  devrai  le  salut  militaire, 
comme  à  un  supérieur  ! 

La  femme,  à  pas  traînants,  Vépaule  haute,  l'œil  sour- 
nois, s'en  t'a,  pendant  que  les  hommes  lui  lancent 
des  quolibets. 

UN   HOMME,   jetant  sa  casquette  en  Vair. 

Vivent  les  petites  femmes  de  France!...  Ohé  I... 

GINETTE 

Mais,  j'étais  comme  les  autres,.,  ni  plus,  ni 
moins...  Il  y  on  a  ou  do  tollomont  mieux  que  moi... 
il  y  on  a  ou  do  sublimes...  voilà  ce  que  cette  pauvre 
femme  bornée  a  peine  à  croire  ! 


ACTE    TROISIEME  i6f> 

LE    SOLDAT 

A  votre  santé  I...  Oui,  à  toutes,  à  toutes  I  et  du 
fond  du  cœur  l  bon  Dieu  I 

GINETTE,  prenant  un  verre. 
Oui,  à  la  vôtre  à  tous...  Si  vous  saviez  la  joie 
que  je  ressens  à  retrouver  vos  yeux,  vos  éclats  de 
voix,  votre  rire  1  II  me  semble  tout  à  coup  que  je 
suis  encore  parmi  vous...  Ça  me  fouette  comme 
l'air  du  large  ou  de  la  montagne  !  On  respire...  Je 
suis  comme  le  vieux  cheval  de  bataille  qui  entend 
un  peu  le  clairon.  A  la  France,  mes  amis,  à  la 
France  1  Tant  qu'il  y  en  a,  et  tant  qu'il  en  tient 
dans  vos  grands  yeux  et  dans  vos  grosses  pattes  1... 

On  trinque  joyeusement,  dans  la  fraternité  complète 
de  l'homm£  et  de  la  femme. 

UN  BLESSÉ,  s'approche  d'elle. 
Pst...  Mademoiselle...  Vous  dites  que  le  cheval 
de  bataille  a  besoin  de  réentendre  le  clairon...  Eh 
bien,  si  des  fois  vous  vous  promenez  le  soir,  après 
dîner,  derrière  la  ville,  près  les  petits  bois  sur  la 
route  en  sortant  de  l'esplanade,  écoutez  bien,  il  y 
a  un  pépère,  par  là,  qui,  lui  aussi,  a  besoin  de  se 
rappeler  le  bon  temps...  Alors,  des  fois,  il  tire  de 
temps  en  temps  quelques  coups  de  gueuloir  de  cet 
instrument-là...  dont  il  n'a  jamais  pu  se  séparer 
tout  à  fait. 

UN    BLESSÉ,  riant. 

C'est  un  ancien  clairon  du  121®.  11  se  ballade 
avec  le  clairon...  et  dans  un  étui...  !  comme  un 
musicien  au  cachet  !... 

LE    CLAIRON 

Aujourd'hui,  parbleu,  il  a  fallu  que  je  l'amène  à 
la  fête  avec  moi...  Mais  le  soir...  oh  !  le  soir... 
pour  moi  tout  seul...  dans  la  campagne,  comme 
les  gamins  de  15  ans  !  Seulement  eux,  ça  ne  leur 


170  L'AMAZONE 

rappelle  rien...  Oh  !  je  ne  joue  pas  la  charge,  non, 
ça,  c'est  trop  grave...  mais  les  petites  sonneries 
habituelles...  du  dépôt,  la  diane,  ça  suffit,  on  revit 
tout  ça,  même  dans  le  clairon,  avec  des  paroles 
toutes  seules,  si  bêtes  qu'elles  soient,  ça  fait  de 
l'effet. 

UN   HOMME,   chantonnant. 

Il  se  lave,  ça  lui  semble  bien  égal 
Dedans  le  verre  où  va  boire  son  cheval  ! 

GINETTE 

Et  avec  le  clairon  ?  Pourquoi  pas  !...  Tiens... 
Trois  notes.  Pour  eux...  sur  le  balcon...  Vas-y... 
Ils  te  le  demandent.  Bouche  le  clairon  avec  ton 
poing. 

UN   HOMME 

Pour  rigoler,  quoi  !... 

Dans  l'embrasure  de  la  fenêtre,  ouverte,  Vhomme  en- 
tonne en  sourdine  la  sonnerie  qui  rend  un  son 
faible,  nasillard,  presque  sarcastique  et  qui  a  la 
tristesse  banale  des  sonneries  qu'on  entend  dans  les 
banlieues,  au  coucher  du  soleil. 

UN   HOMME,   qui  se  souvient^  tout  de  même, 
avec  un  geste  vague  et  crispé. 

Bon  Dieu  I...  Bon  Dieu  !...  Tout  ça  I 

UN    HOMME,   triste. 

Pour  rigoler. 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  DUARD,  GINETTE,  JULIE 

DUARD,  entrant. 

Ah  !  c'est  ici  qu'on  fait  ce  boucan  I  II  n'y  a  pas 
de  mal,  mes  amis  1 


ACTE    TROISIÈME  171 

LES   HOMMES 

Excusez-nous,  Monsieur  le  sous-préfet,  on  fai- 
sait joujou... 

DUARD 

Bien,  bien  !  tout  à  la  joie  !  Seulement,  mainte- 
nant, je  vous  demande  pardon.  J'ai  beaucoup  de 
choses  à  mettre  en  ordre.  Au  revoir  tout  le  monde, 
hein  ?  Je  suis  enchanté  d'avoir  eu  l'occasion  de 
vous  dire  à  tous  mon  émotion,  de  vous  avoir  ex- 
primé une  sollicitude  sur  laquelle  vous  pouvez 
compter  inébranlablement. 

UN    HOMME 

C'est  du  travail,  qu'il  va  falloir,  maintenant  1 

DUARD 

Ce^^n'estjpas  ça  qui  manque  !  On  vous  en  don- 
nera," allez...  à  chacun  selon  la  mesure  de  vo» 
forces. 

UN    HOMME 

Et -un  peu  de  bonheur  avec,  pour  un  chacun 
qu'a  tant  trimé.  ! 

UN   AUTRE,  ponctuant. 

C'est  égal,  pour  une  belle  journée,  c'est  une 
belle  journée  ! 

LE    BLESSÉ 

Au  revoir.  Mademoiselle.  Si  vous  voulez  bien 
que  le  petit  122  vous  la  serre  de  la  patte  blessée... 
la  gauche  I 

GINETTE 

Tienfi,  parbleu  !  Oh  1  mais  bigre  !  vous  serrez 
fort  1  On  voit  bien  qu'il  n'y  a  plus  de  shrapnell, 
là-dedans. 

l'homme,  acec  crânerie. 

Il  n'y  en  a  plus,  mais  s'il  le  faut,  il  y  en  aura 
encore  ! 


172  L'AMAZONE 

GINETTE 

Ça,  c'est  une  brave  parole  !  Bonsoir,  petit.  Bon- 
soir, le  clairon  !... 

LE    CLAIRON 

Et  vous  savez,  Mademoiselle,  si  je  passe  jamais 

f?OUS  vos  fenêtres  avec  ça...   (Il  fait  le  geste  de  porter 

ie  clairon  à  sa  bouche.)  VOUS  Saurez  que  c'est  moi. 

Le  sous-préfet  les  congédie.  Restent  seuls  Monsieur 
Duard,  sa  sœur  et  Ginette. 

DUARD 

Allons,  allons,  tout  ça  se  reforme  !  Quelle  vita- 
lité admirable  chez  ces  braves  !  Encore  quelques 
années  de  souffrance,  d'endolorissement,  il  n'y 
paraîtra  plus  !...  Ce  qui  me  chiffonne,  c'est  quand 
jo  veux  leur  dire  des  paroles  émues,  sincères,  je  ne 
trouve  que  des  mots  glacés,  administratifs  !... 
Gomme  c'est  difficile,  les  termes  laudatifs  !  Enfin, 
heureusement,  il  y  a  les  actes,  les  actes  !  ... 

GINETTE 

Ah  I  oui,  on  va  s'en  donner  à  cœur  joie.  Puisque 
j'ai  pris  la  décision  des  fonctions  officielles,  moi 
aussi,  je  jure  bien  que  je  ne  veux  pas  perdre  mon 
temps  !  Pas  un  jour  de  plus  ;  j'ai  soif  de  sortir  de 
mon  inaction.  Elle  me  pesait  comme  un  crime. 

DUARD 

Eh  bien  !  dès  demain,  vous  serez  à  votre  bu- 
reau. L'heure  de  votre  installation  dans  vos  nou- 
velles fonctions  est  fixée. 

GINETTE 

Et  avec  tout  ça,  je  n'ai  pas  ouvert  ma  malle.  Il 
serait  peut-être  temps  que  je  mette  de  l'ordre 
là-haut. 

JULIE 

Vous  n'êtes  pas  mécontente  do  votre  chambre  ? 


ACTE    TROISIÈME  173 

GINETTE 

Ma  foi,  je  ne  l'ai  pas  bien  regardée  ;  c'a  encore 
si  peu  d'importance  pour  moi  !  Croiriez-vous,  Ju- 
lie, pendant  tout  le  temps  que  j'ai  habité  la  cam- 
pagne avec  vous,  je  ne  m'étais  même  pas  aperçue 
qu'il  y  avait  une  porte  dans  l'alcôve  de  ma  cham- 
bre donnant  sur  le  grenier.  Mais  maintenant, 
(Elle  rit.)  je  deviens  tout  de  même  plus  exi- 
geante ;  je  vieillis,  car  en  y  réfléchissant,  je  me 
suis  aperçue  que  le  volet  de  la  fenêtre  de  droite 
est  absent,  et  dam  I  ça  troublerait  le  sommeil... 
Décidément  oui,  je  dois  vieillir  pour  avoir  de 
telles  préoccupations. 

DUARD 

Je  vais  faire  venir  l'architecte  de  la  sous-pré- 
fecture ? 

JULIE 

En  attendant,  je  vais  attraper  la  femme  de 
chambre.  Ce  sera  probablement  plus  expéditif  1 

GINETTE 

Et  c'est  encore  bien  plus  simple  que  ça.  Je  peux 
très  bien  l'arranger  moi-même.  Venez  m'aider. 
Avec  un  marteau  et  quelques  clous...  Venez. 

Monsieur  Duard  et  Ginette  sortent  ensemble. 


SCÈNE  VII 

JULIE,  seule, 
puis  MADAME  DE  SAINT-AR  ROMAN 

JULIE,  seule  à  la  table. 
Voyons  1  le  courrier  du  jour  n'est  pas  ouvert  I 
Et  le  secrétaire  qui  n'est  pas   là  1...  (Elle   prend 
V ouvre-lettre.  La  porte  d'entrée  s^ouvre  brusquement.)  Qui 
est-ce  qui  se  permet  d'entrer  sans  frapper  ? 


174  L'AMAZONE 

MADAME    DE    SAINT- ARROMAN 

Je  VOUS  demande  pardon,  je  cherchais  Monsieur 
Duard. 

JULIE 

Il  n'est  pas  là. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Il  ne  reçoit  pas  ?  Madame  de  Saint-Arroman... 
je  me  présente. 

JULIE 

Ah  !  bien  !  Madame... 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

J'aurais  voulu  voir  Monsieur  Duard,  relative- 
ment à  un  protégé  que  je  lui  ai  recommandé  par 
lettre. 

JULIE 

Je  ferai  la  commission,  Madame.  Je  suis  sa  sœur. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

J'aurais  été  enchantée  de  voir  Monsieur  le  sous- 
préfet  lui-même  ;  je  ne  sais  pas  si  vous  me  re- 
mettez. Mademoiselle,  je  suis,  moi,  la  cousine  de 
Monsieur  Bellanger. 

JULIE 

Je  ne  l'ignorais  pas. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

J'aurais  été  aussi  très  heureuse  de  féliciter 
Monsieur  le  sous-préfet  en  même  temps. 

JULIE 

De  quoi  ? 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Mais  mon  dieu,  je  crois...  qu'on  peut  en  parler, 
puisque  Ja  nouvolle  est  publique...  Nous  allons 
avoir  une  bien  chai-mante  sous-préfète,  aussi  char- 
manie  qu'inattendue. 


ACTE    TROISIEME  17Ô 

JULIE 

Ce  qui  est  bien  plus  inattendu  encore,  Madame, 
c*est  la  confirmation  d'une  nouvelle  sur  laquelle 
je  suis, quoique  étant  parente  proche  de  Monsieur 
Duard,  aussi  mal  renseignée  que  possible.  Vivant 
retirée  à  la  campagne  jusqu'à  ce  jour,  je  n'étais 
pas  au  courant  des  cancans  de  La  Flèche. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Ah  !  faudrait-il  donc  mettre  sur  le  compte  de 
cancans,  cette  nouvelle  qui  vient  de  faire  le  tour 
de  notre  ville  ?  S'il  faut  démentir  ce  bruit,  je  suis 
à  votre  entière  disposition. 

JULIE 

Nous  n'avons  besoin  de  personne  pour  ce  genre 
de  commissions  ! 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Vous  avez  tort  de  prendre  en  mauvadse  part 
l'expression  de  ma  sympathie  qui  n'avait  rien 
d'ironique.  Depuis  près  de  deux  ans  que  l'amie 
de  ma  cousine,  Madame  Bellanger,  vivait  avec 
vous  à  la  campagne,  tout  le  monde  avait  plus  ou 
moins  pensé  à  cette  éventualité... 

JULIE 

Vous  devancez  son  hcui  e,  en  tout  cas.  Mademoi- 
selle Dardel  a  été  atrocement  éprouvée  par  la  vie. 
Quand  nous  l'avons  vue  désemparée,  abandonnée 
de  tous,  notre  premier  mouvement  a  été  de  nous 
porter  à  son  secours.  Sur  ce  point,  vous  êtes  par- 
faitement renseignée.  Elle  a  vécu  à  la  campagne, 
se  confinant  dans  une  solitude  des  plus  dignes. 
Mais  là,  où  vous  vous  trompez  singulièrement, 
c'est  quand  vous  ajoutez  qu'elle  a  vécu  dans  notre 
intimité  à  tous  deux,  mon  frère  et  moi.  C'est  moi 
seule,  à  cause  de  ma  santé,  qui  habite  la  ferme 

fnt-Jean  où  elle  a  vécu  jusqu'à  ce  jour.  Mon 


176  L'AMAZONE 

frère  étant  trop  occupé  à  La  Flèche  pour  faire 
autre  chose  que  de  venir  me  rendre  visite  le  di- 
manche ou  manger  avec  nous  la  soupe  du  soir  de 
temps  en  temps.  Cependant,  s'il  n'a  pas  vécu 
suffisamment  à  Saint-Jean  pour  partager  notre 
intimité,  il  a  fréquenté  assez  la  maison  pour  ap- 
prendre que  la  cousine  de  Madame  Bellanger  est 
digne  de  tous  les  respects  et  même  de  toutes  les 
admirations. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Gela  est  fort  bien  dit,  et  vous  voyez  que  de  là  à 
l'élever  à  une  distinction  officielle,  il  n'y  avait 
qu'un  pas. 

JULIE 

Qui  n'est  pas  franchi.  Madame. 

SCÈNE  VIII 
Les  MÊMES,  GINETTE 

GINETTE 

Julie,  avez- vous  les  clefs  de  la  chambre...  celle 
à  côté  de  la  mienne  ? 

Elle  aperçoit  Madame  de  Saint-Arroman. 
MADAME   DE   SAINT-ARROMAN,  se    levant,  froidement. 

Mademoiselle  ! 

GINETTE 

Madame  1 

JULIE,  vivement. 
Oui,  voilà. 
Elle  sert  le  trousseau  de  sa  poche.  Ginette  ressort. 


ACTE    TROISIEME  177 

SCÈNE  IX 
MADAME  DE  SAINT-ARROMAN,  JULIE 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

On  ne  m'avait  pas  menti,  en  tout  cas,  en  m'assu- 
rant  qu'elle  était  arrivée  depuis  hier  pour  s'instal- 
ler à  la  sous-préfecture. 

JULIE 

Mademoiselle  Dardel  est  désormais  secrétaire  de 
deux  oeuvres  importantes  dont  elle  a  assumé  la 
responsabilité.  Son  activité  ne  lui  permet  plus  de 
vivre  dans  la  retraite,  comme  par  le  passé. 

MADAME    DE    SAINT-ARROMAN 

Je  vous  en  prie,  ne  vous  donnez  pas  tant  do  mal 
pour  définir  une  situation  qui  ne  me  regarde  nulle- 
ment. Veuillez  transmettre  la  lettre  que  voici  à 
Monsieur  le  sous-préfet.  Tous  mes  remerciements 
d'avance  pour  ce  qu'il  voudra  bien  faire  au  sujet 
de  mon  petit  protégé.  Madame  Bellanger  aussi 
lui  en  aura  infiniment  de  reconnaissance.  Elle  a 
gardé  le  plus  charmant  souvenir  de  Monsieur  le 
sous-préfet.  Au  revoir,  et  pardon  de  vous  avoir 
dérangée. 

JULIE 

Adieu,  Madame,  adieu. 

Madame  de  Saint-Arroman  sort. 

SCÈNE  X 
DUARD,   JULIE,  puis   GINETTE 


i 


DUARD,   revenant. 

Hein  ?  Quoi  ?  Ginette  vient  de  me  dire...  la 
aint-Arroman...  Elle  est  partie  ? 


i:;8  L'AMAZONE 

JULIE 

Tu  vois  ?  La  porte  en  tremble  encore...  Elle  a  la 
main  si  lourde. 

DUARD 

Dommage,  je  regrette  de  ne  pas  être  arrivé  à 
temps,  je  n'aurais  pas  été  fâché  de  la  voir.  Elle 
m'avait  écrit,  je  ne  lui  avais  même  pas  répondu. 

JULIE 

Tu  devines  pourquoi  elle  était  accourue.  Ah  !  ça 
n'a  pas  été  long.  A  peine  dans  la  ville  le  bruit 
s'est-il  répandu  que  Ginette  s'installait  à  la  sous- 
préfecture,  que  celle-là  est  accourue  t'apporter  ses 
félicitations...  préalablement  roulées  dans  le  venin 
public. 

DUARD 

Alors,  ce  sera  donc  toujours  la  même  chose  ? 
Alors,  la  guerre,  des  années  sanglantes,  des  an- 
nées do  douleurs  atroces,  rien  n'a  pu  modifier  la 
vieille  petite  âme  provinciale  et  potinière  ?  Non, 
ce  serait  trop  désolant  à  penser.  Je  ne  veux  pas  le 
croire,  Julie  !...  Il  faut  avoir  foi  dans  le  renouveau 
de  la  France,  du  haut  en  bas  de  l'échelle  sociale. 

JULIE 

L'âme  humaine  change-t-elle  jamais  ?...  La 
haine  s'est  fortifiée  même  assez  confortablement, 
pondant  que  le  sang  des  bons  coulait  1 

DUARD 

Eh  bien  !  il  faut  lui  faire  la  guerre  !...  Il  faut 
la  forcer  à  renoncer,  à  demander  grâce  !...  Ah  !  tu 
vas  encore  me  trouver  bien  jeune,  ma  pauvre 
sœur  !  Mais  je  suis  outré,  outré,  surtout  de  ce  que 
j'appréhende  personnellement...  Est-ce  qu'il  n'y  a 
pas  des  unions  dont  la  beauté,  dont  la  franchise 
doivent  s'irriposer,  après  de"î  tragédies  comme  celles 
quo  nous  venons  do  traverser  f...  Alors,  l'amour, 


I 


ACTE    TROISIÈME  179 

ça  fait  jaser  encore  ces  vieilles  pimbêches  et  mur- 
murer les  brodeuses  de  pantoufles  de  jadis  ?... 

JULIE 

L'esprit  du  mal  ne  s'éteint  pas  avec  le  sang  des 
bons,  te  dis-je... 

DUARD 

Je  ne  veux  pas  le  croire,  je  veux  croire  à  plus  de 
santé  morale  de  la  race,  même  chez  ceux  qui  n'ont 
pas  su  se  faire  une  âme  nouvelle  avec  la  guerre  !  Il 
na  devrait  plus  y  avoir  qu'une  seule  préoccupa- 
tion chez  nous,  dans  le  pays  :  recréer  la  famille 
détruite,  se  précipiter  dans  le  mariage  comme 
dans  un  devoir...  Un  mariage,  quelle  chose  sacrée, 
émouvante,  maintenant  !  Comment  oser  en  sou- 
rire !  Ah  1  sapristi,  pendant  la  guerre,  l'avons- 
nous  assez  annoncé  pourtant  que  ce  règne  de  la 
vérité  arriverait  !  Union  sacrée  des  classes,  des 
partis,  dos...  (Il  s'interrompt.)  Taisons-nous,  voilà 
Ginette.  Laisse-moi  lui  parler,  je  ne  l'ai  pas  vue 
seule  depuis  son  arrivée. 

Ginette  entre, 

JULIE 

Eh  bien  !  avez-vous  arrangé  le  volet,  ou  prenez- 
vous  la  chambre  d'à-côté  ? 

GINETTE 

Ma  foi  !  j'ai  pris  la  chambre  bleue  qui  me  con- 
vient fort  bien.  On  y  transporte  ma  malle  en  ce 
moment. 

JULIE 

Je  veux  aller  constater  moi-même  si  tout  est  en 
ordre...  et  vous  faire  monter  une  lampe  de  table 
plus  commode  que  celle  que  vous  avez. 

Elle  sort. 


i8o  L'AMAZONE 


SCÈNE  XI 

GINETTE,  DUARD 
puis  UN  GARÇON  DE  BUREAU 

GINETTE 

Vous  me  croirez  si  vous  voulez,  mais  ça  m'a  été 
absolument  indifférent  de  voir  le  visage  de  Ma- 
dame de  Saint- Arroman  ! 

DUARD 

Ses  paroles  vous  eussent  produit  probablement 
le  même  effet. 

GINETTE 

Qu'on  dise  ce  qu'on  voudra  !  Je  n'en  ai  pas  le 
moindre  souci  et  ce  n'est  pas  ça  qui  m'empêchera 
de  me  mettre  au  travail. 

DUARD 

Vous  avez  l'air  content,  heureux,  Ginette.  Vous 
ne  savez  pas  la  satisfaction  que  j'en  puis  éprouver. 
Moi  aussi,  je  ressens  une  si  grande  joie  de  vous 
voir  pénétrer  ici  comme  chez  vous.  Tout  le  monde 
dans  mon  entourage  vous  regarde  avec  sympathie., 
vous  le  sentez,  n'est-ce  pas  ? 

GINETTE 

Ma  foi,  oui.  Je  suis  ravie  de  prendre  la  direction 
do  mon  service.  Ah  !  pouvoir  enfin  faire  quelque 
chose  !  11  me  semble  que  les  portes  se  rouvrent... 
Voyez-vous,  tant  que  l'on  sentait  que  l'humanité 
souffrait  encore  do  toutes  parts,  on  pouvait  pro- 
longoi-  sa  maussaderie,  sa  songerie  au  coin  du  feu, 
mais  dans  la  joie  universelle,  no  pas  pouvoir  s'y 
précipiter...  ah  !  ce  serait  dur  !  (Elle  s'interrompt.) 
J'ai  peut-être  tort  de  vous  dire  ces  choses  ;  je 
manque  d'à-propos  ;  mon  point  de  vue  est  très 


ACTE    TROISIÈME  ï8i 

égoïste  sans  doute,  mais  vous  me  connaissez  assez 
pour  savoir  qu'il  ne  faut  pas  attendre  de  moi  des 
phrases  qui  ne  soient  pas  brutalement  dites. 

DUARD 

Pourquoi  vous  accusez-vous  de  n'avoir  pas 
toutes  les  délicatesses  ?  Vous  les  avez  toutes,  et 
par-dessus  le  marché  vous  avez  cette  qualité  si 
irançaise,  si  indispensable,  le  bon  sens.  Je  me  rap- 
pelle votre  délicieux  éclat  de  rire  spontané,  bon 
enfant,  lorsque  vous  vous  êtes  décidée  à  sortir  de 
cotte  retraite,  à  accepter  ce  que  je  vous  oiïrais 
dans  mon  faible  pouvoir.  Autant  vous  avez  mis 
de  pudeur,  do  discrétion  dans  vos  réticences,  au- 
tant, quand  la  décision  a  été  carrément  prise 
d'accepter  et  de  partager  une  vie  de  besogne,  avec 
quelques  chances  de  bonheur  personnel,  vous  l'a- 
voz  fait  de  belle  et  joyeuse  humeur...  comme  un 
chien...  vous  permettez  encore  ?...  un  chien  qui 
aurait  été  longtemps,  longtemps  malade  et  qui, 
tout  à  coup,  revient  à  la  vie,  avec  un  petit  jappe- 
ment de  plaisir. 

GINETTE 

Cette  comparaison  n'est  pas  non  plus  pour  me 
déplaire  !  Merci  ;  j'aime  bien  avoir  l'air  d'un 
toutou,  et  je  vous  sais  gré,  dans  l'expression  de 
votre  tendresse,  de  n'avoir  employé  jamais  aucune 
comparaison  romanesque...  Je  suis  ce  que  je  suis, 
pas  grand'chose,  mais  j'ai  l'intention  de  l'être  en 
toute  franchise  et  en  toute  affection,  Jacques. 

EUe  lui  tend  la  main. 
DUARD,  parlant  avec  chaleur,  même  avec  exaltation. 

Vous  m'avez  appris  à  n'être  ni  un  sentimental, 
ni  un  romanesque  ;  vous  m'avez  appris  à  dépouil- 
ler en  moi-même  tout  ce  que  j'avais  d'éducation 
factice.  C'est  vous  qui  avez  suscité  en  moi  ces  sen- 
timents nouveaux,...  qui... 


i82  L'AMAZONE 

GINETTE,  surprise  et  l'arrêtant  net  d'un  geste. 
Pas  ça  ! 

DUARD 

Je  vous  ai  déplu  ? 

GINETTE 

Non,  mais  ce  n'est  pas  cela  qu'il  faut  dire.  Ça, 
voyez- vous,  c'est  une  musique  que  j'ai  déjà  en- 
tendue. (Songeuse,  elle  a  Vair  de  se  parler  à  elle-même,) 
A  force  de  l'entendre,  elle  m'inquiéterait  terrible- 
ment. Elle  m'agace.  Je  ne  voudrais  pas  qu'elle 
m'éclairât  sur  moi-même.  Ai- je  donc  tant  que 
cela  le  pouvoir  de  susciter  et  de  transformer  à 
mesure  que  je  vais  sur  la  terre  ? 

DUARD 

Je  sais  à  quoi  vous  faites  allusion,  à  quel  drame 
de  famille  et  dont  je  ne  suis  nullement  jaloux. 
Oui,  en  effet,  vous  avez  ce  pouvoir,  Ginette,  un 
pouvoir  magique,  mystérieux... 

GINETTE,  Vinterrompt. 

Si  c'était  vrai,  ce  que  vous  dites  là,  ce  serait  ter- 
rible. (Presque  avec  colère.)  Mais  Cela  n'est  pas  I 
Non,  cela  n'est  pas  1  J'en  ai  assez...  Je  veux  agir, 
vivre,  sans  que  ma  personnalité  soit  en  cause. 
Comprenez- vous,  je  veux  être  une  femme  quel- 
conque qui  n'a  aucun  pouvoir  magique,  mysté- 
rieux, dépourvue  de  toute  influence  occulte  ou 
pas...  Je  ne  veux  plus  entendre  ces  phrases,  mon 
ami...  Il  n'y  a  plus  rien  de  miraculeux  sur  la  terre. 
L'heui'c  magique  est  passée...  Soyons  des  réalistes 
dans  toute  l'acception  du  terme...  Vous  parliez  de 
certain  éclat  do  rire  qui  m'a  prise  un  jour  après 
bien  des  méditations  graves,  bien  des  hésitations... 
Eh  bien  I  ce  qui  m'a  fait  un  jour  éclater  de  rire  et 
m'a  décidée  tout  à  fait,  mieux  que  tous  les  argu- 
ments, que  vous  me  présentiez  avec  éloquence, 


I 

■ 


ACTE    TROISIÈME  i83 

c'est"  quand  j'ai  eu  prononcé  à  voix  haute,  un 
jour,  dans  ma  chambre,  en  m'y  promenant  de 
long  en  large,  ce  simple  mot  :  sous-préfète  I... 
(Elle  sourit.)  Je  VOUS  demande  pardon,  je  vous 
offense...  je  le  sens... 

DUARD 

Du  tout  !...  Mais  expliquez  mieux. 
GINETTE,  répétant  le  mot  cette  fois  sans  sourire. 

Sous-préfète  !  Ce  mot  bourgeois,  calme,  appli- 
qué à  moi-même,  à  moi  !  ce  mot  dont  j'ai  tant  ri 
autrefois,  que  je  trouvais  presque  ridicule,  em- 
ployé à  mon  propos,  cela  m'a  paru  tout  un  pro- 
gramme... une  nouvelle  vocation...  J'en  ai  sa- 
vouré tout  le  bourgeoisisme,  justement,  tout  le 
manque  de  mystère,  de  pouvoir  occulte...  Mon  che- 
min de  Damas...  à  rebours  !...  Sous-préfète  !  ça 
m'a  rassurée  sur  moi-môme  et  c'a  emporté  toutes 

les  hésitations  !  (Il  la  regarde,  étonné,  un  peu  inquiet  ; 
elle  lui  prend  énergiquement  les  mains.)  Mon  ami,  mon 
grand  camarade,  jo  veux  vous  le  dire  gravement, 
comptez  sur  moi...  Oui  nous  allons  faire  de  belle 
besogne.  Maintenant  que  la  terre  et  l'humanité 
vont  panser  leurs  blessures...  ah  1  dans  notre 
coin,  comme  deux  braves  associés,  nous  allons 
nous  y  mettre  modestement,  doucement... 

DUARD 

Pour  la  vie,  Ginette  !  Et  c'est  encore  un  grand 
mot  !... 

Il  lui  baise  la  main  qu'il  tenait  dans  les  siennes, 
GINETTE 

Alors,  ce  sera  mon  quartier  général,  ici  ?  Ah  ! 
que  j'ai  hâte  ;  que  j'ai  hâte  !...  Remuer  des  pa- 
piers, salir  le  papier  blanc,  me  créer  tout  un  atti- 


i84  L'AMAZONE 

rail...    Hein  ?   Mes   plaisanteries   d'autrefois   sur 
l'administration.  Ça  y  est  !...  A  mon  tour  ! 
Entre  un  garçon  de  bureau  après  avoir  frappé. 
LE    GARÇON    DE    BUREAU 

Il  y  a  là  deux  personnes  qui  demandent  à  voir, 
l'une  Monsieur  le  sous-préfet,  l'autre  Mademoi- 
selle Dardel.  C'est  pour  un  nom,  paraît-il,  qui  a 
été  mal  gravé  dans  la  plaque  commémorative  et 
puis...  l'autre  dame  vient  faire  un  don,  je  crois, 
pour  l'orphelinat. 

GINETTE 

Pour  l'orphelinat  ?  Ce  n'est  pas  ici  1...  Mais 
faites  entrer  tout  de  même.  (A  M.  Duard.)  J'inau- 
gure !... 

Le  garçon  de  bureau  est  ressorti. 

DUARD 

EhTïien  !  mais  voilà,  en  effet,  je  crois,  une  excel- 
lente occasion  de  commencer,  comme  vous  dites... 
puisqu'on  vous  demande  personneUement.  Tenez, 
installez- vous  à  votre  table... 

GINETTE,  riani 

Dans  votre  fauteuil  ?...  Ça  m'amuse  1  II  est  im- 
portant 1... 

DUARD 

Je  vous  laisse.  (Il  se  retourne  à  la  porte  souriant.) 
Je  suis  bien  heureux,  Ginette  1  II  y  avait  tant 
d'années  qu'on  ne  pouvait  plus  employer  cette 
phrase-là  !...  Maintenant,  il  est  permis  à  toutes 
les  lèvres  de  la  prononcer.  (Au  garçon  de  bureau  qui 
rouvre  la  porte  )  l'^aites  entrer  ces  personnes. 
Monsieur  Duard  sort. 


ACTE    TROISIEME  i85 

SCÈNE  XII 
GINETTE,  DEUX  DAMES 

Entrent  deux  dames.  Une  femme  d^ aspect  bourgeois, 
peu  fortuné.  Une  autre,  tout  en  noir,  son  voile  de 
crêpe  rejeté  sur  toute  la  figure,  et  descendant  jus- 
qu'au bas  de  la  jupe,  est  impressionnante. 

GINETTE,  s'asseyant  au  bureau._ 

Asseyez-vous,  Mesdames,  je  suis  à  vous. 

La  femme  en  deuil  fait  signe  à  Vautre  de  la  main 
qu'elle  n'est  pas  piessée. 

LA   DAME 

J'en  ai  pour  une  seconde,  d'ailleurs,  Madame 
ne  me  gêne  pas  du  tout.  Voilà,  je  viens  pour  l'ins- 
cription du  nom  de  mon  mari.  Il  n'a  pas  la  place 
qu'il  mérite.  Si  on  inscrit  les  noms  sur  le  monu- 
ment, j'ai  le  droit  que... 

GINETTE 

Mais,  Madame,  on  observe  l'ordre  alphabé- 
tique. Comment  s'appelait  votre  mari  ? 

Elle  prend  la  plume,  et  eUe  parle  d'un  ton  très  fonc- 
tionnaire. 

LA   DAME 

Thénard...  C'est  injuste,  l'ordre  alphabétique  I... 
Mon  mari  est  mort  héroïquement,  la  croix  de 
guerre,  la  médaille,  trois  citations  1  II  a  droit  plus 
que  les  autres  à... 

GINETTE 

Madame,  nous  n'avons  pas  de  distinctions  à 
faire  parmi  les  soldats  tombés  au  champ  d'hon- 
neur. Le  premier  nom  par  ordre  alphabétique  est 
celui  d'un  humble  soldat,  Joseph  Arnaud,  le  se- 
cond, Pierre  Bellanger,  le  troisième,  Boutroux,  etc.. 


i 


i86  L'AMAZONE 

Tous  sont  également  réunis  dans  la  gloire.  D'ail- 
leurs... 

Elle  a  prononcé  tous  ces  noms  d'un  égal  accent,  froid 
comme  un  appel.  Mais  ayant  levé  la  tête,  elle  consi- 
dère tout  en  paHant  la  femme  au  voile  de  crêpe  à 
la  dérobée. 

LA   DAME 

Promettez-moi  d'insister  auprès  de  Monsieur  le 
sous-préfet.  Je  ne  suis  pas  seule  à  penser  ainsi... 

GINETTE,  troublée,. 

Quoi  ?  oui,  oui...  C'est  entendu...  Je  présen- 
terai la  requête...  Partez  maintenant...  Je  suis 
pressée...  Allez  !... 

La  quémandeuse  s^en  va.  La  porte  refermée,  grand 
silence  tragique,  haletant,  puis  la  femm^  se  lève. 
Elle  s^avance,  fait  quelques  pas,  ainsi  drapée,  puis 
elle  rejette  le  voile  de  crêpe  en  arrière  et  son  visage 
ravagé,  aux  yeux  brillants,  apparaît,  à  Ginette,  qui 
demeure  immobile,  figée  devant  la  table. 


SCÈNE  XIII 
CÉCILE,  GINETTE 

CÉCILE 

'Vous  ne  m'attendiez  pas  ?  Vous  ne  vous  disiez 
pas  qu'un  jour,  même  lointain,  même  après  des 
années  et  des  années,  je  reviendrais  ?...  Qu'à  un 
tournant  de  la  vie,  vous  me  trouveriez  tout  à  coup 
devant  vous  ?  oh  !  pas  par  hasard  !...  au  con- 
traire, un  jour  à  mon  choix...  ce  jour  fatal,  iné- 
vitable qui  devait  venir  et  que  cependant  je 
n'attendais  pas  sitôt...  Je  veillais  de  loin...  prête 
à  surgir  devant  vous  si  par  malheur  vous  vous 
échappiez  de  la  ligne  stricte  et  du  devoir  que  vous 
avez  à  accomplir  1 


ACTE  TROISIEME  187 

GINETTE 

Que  venez-vouB  réclamer  de  moi  ? 

CÉCILE 

Je  ne  suis  pas  la  loi,  mais  je  serai  rigoureuse 
comme  elle.  Je  viens  vous  rappeler  à  l'obéissance 
d'un  contrat  que  les  hommes  ne  connaissent  pas, 
mais  que  mon  mari  a  signé  de  son  sang.  C'était 
une  dette  sacrée  que  vous  avez  acceptée  avec  des 
cris  de  triomphe,  et  de  cœur  léger  !  Et  si  voub 
vous  égariez  jamais,  je  m'étais  bien  juré  de  vous 
faire  respecter  tout  l'honneur  du  titre  que  vous 
portez  1 

GINETTE 

Quel  titre  ? 

CÉCILE 

Elle  le  demande  I  Lequel  I  Celui  de  veuve  I... 
C'est  vous  qui  êtes  la  veuve.  Ce  n'est  pas  moi. 
Moi,  hélas,  j'ai  porté  le  voile,  les  insignes  appa- 
rents, tout  le  monde  s'est  incliné,  tout  le  monde 
m'a  plainte.  Personne  ne  pouvait  savoir  que  la 
femme  légitime  était  destituée  par  un  écrit  qui 
vaut  tous  les  testaments  du  monde.  Personne  ne 
pouvait  savoir  qu'un  soir  terrible,  nous  avions 
toutes  deux  échangé  ce  titre  et  ce  contrat  1  Pierre 
avait  tenu  à  faire  de  vous  sa  veuve  ;  il  vous  avait 
remis  le  soin  de  sa  mémoire...  toute  sa  pensée  in- 
time... Il  s'était  lié  à  vous  par  delà  la  mort  ;  et 
tandis  que  sous  l'outrage  je  pleurais  mes  larmes, 
vous  êtes  partie,  en  brandissant  cette  nouvelle 
dignité  comme  un  trophée,  comme  une  victoire  1 
Ah  I  ce  titre,  vous  l'avez  réclamé  avec  des  cris  de 
triomphe.  Je  vous  entends  encore  :  «  mon  héros  !  » 
On  aurait  dit  que  vous  l'emportiez  tout  entier,  et 
que  vous  alliez  vous  réfugier  en  lui  I  (Elle  s'assied 
dans  une  détente  momentanée  du  corps.)  Eh  bien  ! 
chose  étrange,  dans  ma  solitude,  après  les  phases 


i88  L'AMAZONE 

habituelles  de  la  révolte  et  de  la  douleur,  je  me 
suis  faite  à  ce  partage  posthume.  A  quoi  ne  se 
fait-on  pas  ?...  D'ailleurs,  on  ne  peut  pas  partager 
l'amour  vivant...  non,  ça,  c'est  impossible,  mais 
on  est  bien  moins  exclusif  pour  un  amour  défunt  ! 
J'avoue  que,  par  moments,  j'ai  même  été  allégée 
à  la  pensée  que  vous  doubliez  mes  larmes,  oui... 
oui...  qu'il  y  avait  quelque  part  un  double  de  moi 
qui  ressentait  ce  que  je  ressentais  d'irréparable, 
presque  à  la  même  heure...  Plus  je  me  figurais 
grande  votre  peine,  moins  j'avais  de  mal  à  vous 
accorder  ce  titre  secret  et  partagé  1  (Farouchement.) 
Avez-vous  bien  souffert,  au  moins  ?  Puis-je  en 
être  bien  sûre  ?  Avez-vous  eu  part  égale  ? 

GINETTE 

Peut-être  moins  que  vous  l'avez  imaginé,  tant 
j'étais  fière  de  celui  qui  n'était  plus  !,..  Ah  !  oui, 
si  fière  de  l'avoir  aimé.  J'ai  cru  l'honorer  mieux 
en  bannissant  les  larmes...  Mais  la  suprême  fierté, 
c'est  vous  qui  l'avez  eue  1  Sa  mort  a  rejailli  sur 
vous  de  toute  sa  grandeur.  Ne  vous  abusez  pas, 
Cécile  ;  c'est  bien  vous  qui  portez  le  titre  de 
veuve  ;  ou  si  vous  n'en  êtes  pas  certaine,  alors, 
c'est  que  vous  ne  vous  êtes  pas  encore  résolue  à 
comprendre  cette  vérité,  que  Pierre  ne  m'a  pas 
fait  le  don  de  sa  vie...  C'est  à  la  Patrie  seule  qu'il 
l'a  fait... 

CECILE,  elle  se  lève^ 

Naturellement  !  la  guerre  finie,  la  victoire  ga- 
gnée, le  débiteur,  où  est-il  ?  C'est  la  patrie  ?... 
Trop  commode  !  Vous,  vous  n'étiez  qu'une  voix, 
n'est-ce  pas,  l'enrôleur  de  passage,  sans  aucun 
mandat  et  une  fois  l'homme  anéanti,  lo  drame 
terminé,  vous  ne  vous  souciez  plus  de  rien  ?  Vous 
vous  détachez  de  la  suite  des  choses  et  des  devoirs 


ACTE    TROISIÈME  189 

que  vous  avez  contractés  !...  oui,  des  devoirs,  car, 
ayant  voulu  sa  mort,  c'est  par  delà  le  tombeau  que 
vous  vous  êtes  unie  à  lui.  Ah  !  il  y  a  tout  de  même 
une  catégorie  d'êtres  avec  qui  ce  n'en  est  pas 
fini  !  ce  sont  les  appeleurs,  ceux  qui,  sans  rien  ris- 
quer, les  pieds  au  chaud,  leur  ont  crié  :  u  En 
avant  !...  Ah  !  nos  beaux,  nos  grands  héros  1... 
Sont-ils  beaux,  regardez-les  !  Ils  ne  se  plaignent 
même  pas  I...  Défendez-nous  bien  !...  Nous,  nous 
restons  à  vous  admirer  !...  Allez  donc,  braves  hé- 
ros I...  »  Les  appeleurs,  les  vendeurs  de  beauté 
qui  criaient  :  «  Venez  tous...  voici  le  grand  ren- 
dez-vous de  la  mort  !  »  Eh  bien  !  maintenant, 
ceux-là  ne  sont  pas  quittes  envers  ceux  qui  sont 
tombés  à  leur  ordre  !...  D'autres  oui,  mais  pas 
vous  !  Vous  êtes  enorgueillie  d'avoir  été  l'inspira- 
trice ;  vous  devez  être  et  vous  serez  la  lampe  fidèle; 
vous  partagerez  avec  moi  la  longue  douleur  de  la 
fidélité,  Ginette...  Je  le  veux...  ah  !  je  le  veux 
de  toutes  mes  forces  I  Vous  n'avez  pas  de  liens 
légaux  qui  vous  unissent  à  lui,  mais  moi,  je  vous 
impose  tous  les  droits  et  tous  les  soucis  de  la 
veuve...  Fidèle  à  lui,  je  vous  veux  !  toute  à  son 
souvenir,  rien  qu'à  son  souvenir  !  Ah  !  comme  j'y 
tiens  !  Vous  me  l'avez  pris  :  maintenant  vous  lui 
appartiendrez  comme  moi  je  lui  appartiens.  Pas 
de  voile  blanc  sur  la  tête,  jamais  !  Pas  de  fleurs  1... 
Ceci,  ceci  ! 

Elle  saisit  un  pan  de  son  long  voile  noir  et,  de  force, 
en  couvre  la  tête  blonde  de  Ginette.  On  dirait  un 
funèbre  coup  de  filet. 

GINETTE,    se  dégageant. 

Oh  !  pourquoi  la  dérision  de  ce  voile  !  Pourquoi 
venez-vous  m'insulter,  Cécile,  en  m'accusant  d'un 
oubli  qui  n^est  pas...  Cette  grande  pensée  épurée 
règne  encore  sur  tous  mes  instants,  je  le  jure. 


igo  L'AMAZONE 

CÉCILE 

Des  mots  !  Petite  menteuse  !  Tu  penses  à  lui 
tout  le  temps,  n'est-ce  pas  1  Alors,  où  est  sa  pho- 
tographie ?  A  ton  poignet  ou  dans  ton  médail- 
lon ?...  Pleures-tu  le  soir  au  fond  de  ta  chambre 
comme  au  premier  soir,  dis  ?  Moi,  je  pleure  tou- 
jours !  Souffres-tu  dans  ton  cœur,  dans  ta  chair  ? 

GINETTE 

Non...  pas  ça  !...  Vous  voulez  me  charger  de 
plus  de  liens  et  de  plus  d'obligations  que  je  n'en 
ai  ;  pas  la  chair  !...  Je  ne  lui  ai  jamais  appartenu. 
Comprendre  sa  pensée,  prolonger  l'affection  pure, 
idéale,  qu'il  a  daigné  m'accorder,  communier  en 
lui,  ah  !  cette  fîdélité-là,  vous  ne  me  l'apprendrez 
pas,  Cécile  !...  Mais  je  n'ai  eu  ni  l'honneur  d'être 
sa  femme,  ni  la  lâcheté  d'être  sa  maîtresse  1 

CÉCILE 

Ajoutez  donc  le  mot  qui  vous  brûle  les  lèvres  : 
«  Et  je  ne  l'aimais  pas  !  » 

GINETTE 

Je  l'adorais  !  J'ose  le  dire  devant  vous  parce 
que  je  n'éprouvais  pas  cet  amour  auquel  vous 
voulez  me  rabaisser.  Je  ne  sais  si  je  l'ai  aimé  au- 
trefois, au  sens  ordinaire  du  mot,  avant  son  dé- 
pai't  pour  le  front...  je  n'en  sais  rien...  Peut-être  ! 
Mais  depuis  ce  moment-là,  mon  culte  a  grandi 
tous  les  jours...  Maintenant,  c'est  un  vaste  sou- 
venir triste,  mais  plus  apaisé,  plus  fortifié,  comme 
il  l'aurait  souhaité  lui-même. 

CÉCILE 

C'est  ça,  c'est  ça...  la  chapelle  du  souvenir  1  On 
lui  rend  do  petites  visites,  qui  n'exigent  d'abné- 
gation d'aucune  sorte  I  Oh  !  un  mort  vraiment 
bien  facile  à  honorer  !  Et  pourtant,  la  fidélité  de 
00  souvenir-là,  c'était  encore  trop  lourd  à  suppor- 


ACTE   TROISIEME  19  1 

ter  pour  vous  !  Il  n'y  a  pas  deux  ans  qu'il  est 
mort  ;  il  n'y  a  pas  six  mois  que  la  paix  est  signée, 
déjà,  vous  ne  pensez  plus  qu'à  vous  refaire  une 
vie,  un  bonheur  intime,  partagé.  Gomment  donc, 
à  vous  qui  avez  détruit  le  foyer,  il  vous  en  faut  un, 
maintenant  !  Et  qui  choisissez-vous,  vous  l'hé- 
roïne, l'enrôleuse  de  héros  ?...  Justement  un  de 
ceux  qui  ont  vécu  à  l'abri  du  danger,  de  la  tour- 
mente !  Mais  ça  vous  est  bien  égal  d'être  consé- 
quente avec  vous-même  !...  Celui-là,  vous  ne 
l'avez  pas  poussé  à  la  guerre  autrefois  !  Qu'est-ce 
que  ça  vous  faisait  qu'il  y  fût  ou  non  1  Vous  n'en 
souffriez  guère... 

GINETTE 

Parce  que  je  ne  l'aimais  pas  1 

CÉCILE 

Ah  !  le  mot  terrible,  effrayant  !...  Il  aurait 
passé  pour  sublime,  autrefois  !...  Maintenant,  de 
sang- froid,  il  donne  le  frisson  1...  Alors,  et  lui  que 
vous  aimiez,  celui  qui  a  eu  tout  le  couiage  et 
toute  la  beauté,  c'en  est  fini  de  lui  !  Quelle  part  a 
été  la  sienne  !  Ah  !  je  devrais  triompher,  car  c'est 
une  éclatante  revanche  que  celle  de  vous  décou- 
vrir maintenant  si  faible,  si  banale,  si  quelconque  ! 
Mais  je  ne  peux  pas  ;  c'est  plus  fort  que  moi.  J'ai 
envie  de  crier,  comme  s'il  pouvait  m'entendre  : 
«  Tu  vois  le  peu  qu'était  cet  amour-là...  Et  comme 
c'était  bien  moi  la  vérité  !  » 

GINETTE 

Votre  accusation  manque  de  contrôle...  Je  vi- 
vais cachée,  confinée  dans  la  retraite.  Vous  n'avez 
pas  pu  me  juger. 

CÉCILE 

Oui,  vous  avez  vécu  cachée,  c'est  vrai,  quoique 
avec  un  peu  plus  de  courage  ou  moins  d'humilité, 


19a  L'AMAZONE 

VOUS  n'eussiez  pas  eu  besoin  de  vous  réfugier  dans 
Pamitié  de  ces  gens-là.  Vous  viviez  terrée  chez  la 
soeur^  c'est  vrai,  mais  rapidement,  de  cette  inti- 
mité, vous  passiez  à  un  nouveau  rôle...  Vous  avez 
toujours  eu  besoin  d'actions  publiques  !...  Nous 
avons  appris  que  vous  vous  occupiez  de  philan- 
thropie, d'œuvres  de  soldats.  Vous  avez  com- 
mencé à  diriger  des  ouyroirs,  des  administrations 
de  charité. c.  Vous  rentriez  dans  la  vie  publique 
par  toutes  les  portes  de  la  bienfaisance. 

GINETTE 

Chacun  comprend  la  douleur  et  le  devoir  d'une 
manière  différente.  Chacun  sa  nature,  Cécile  !  Ce 
n'est  pas  la  mienne  de  pleurer  ou  de  gémir.  Oui, 
j'ai  pu  reprendre  goût  à  vivre,  à  travailler  sim- 
plement. C'est  vrai,  je  suis  bruyante,  maladroite  ! 
Un  trop-plein  de  santé,  de  convictions  à  dépen- 
ser !...  Cela  ne  m'empêche  pas  de  sentir  très  en 
profondeur.  Seulement,  voyez-vous,  j'estime  aussi 
qu'il  ne  faut  pas  se  confiner  en  soi-même,  se  sou- 
mettre à  ses  sensations,  mais  au  contraire,  aller 
sainement  son  chemin  droit  devant  soi. 

CÉCILE 

C'est  plus  commode  !  Eh  bien  !  moi  j'interviens, 
j'oï'donue...  Je  ne  vous  supporte  pas  infidèle  à 
sa  mémoire...  (Eclatant.)  Ah  !  ça  !  mais  comment 
avez-vous  pu  penser  une  seconde  que  je  vous  lais- 
serais être  heureuse  dans  la  vie  ! 

GINETTE 

Ah  !  voilà  le  vrai  mot  lâché,  le  cri  du  cœur  ! 
Voilà  le  vrai  mobile  qui  vous  pousse  I 

CÉCILE 

Colui-hi  vussi,  jn  Tavoue  !  Alors,  vous  alliez, 
deux  ans  après,  tranquillement  vous  marier,  créer 
votre  foyer  à  vous,  ici,  dans  la  même  ville  que 


ACTE   TROISIÈME  igî 

moi,  à  deux  pas  de  ma  maison  !  Alors,  nous  allions 
nous  rencontrer  dans  les  rues,  vous  alliez  triom- 
pher et  prospérer,  tandis  que  je  m'éteindrais  dans 
mon  esseulement  et  ma  tristesse  !  Vous  seriez  ici 
l'éternelle  rivale  triomphante  officielle,  l'étrangère 
venue  s'installer  chez  lui,  respirant  l'air  que  vous 
lui  avez  enlevé...  prenant  possession  d'une  ville 
où  vous  êtes  entrée  par  la  porte  de  la  charité.  Je 
ne  veux  pas  de  ce  mariage  qui  m'oflense,  qui  me 
mortifie  dans  mes  sentiments  les  plus  secrets  !  Je 
ne  veux  pas,  vous  dis-je,  que  vous  soyez  heureuse, 
je  ne  tolérerai  pas  que  vous  soyez  deux  !  J'em- 
ploierai les  moyens  qu'il  faut  ;  mais  je  vous  for- 
cerai bien  à  rester  sienne,  murée  dans  le  passé, 
comme  je  le  suis,  moi  !.,.  Pierre,  Pierre  !...  Elle 
veut  déjà  se  défaire  de  ta  présence,  quand  moi,  je 
1  n'en  suis  jamais  lasse  ! 

GINETTE 

Ah  !  cette  voix,  cette  voix,  comme  elle  me  fait 
mal  ! 

Elle  éclate  tout  à  coup  en  sanglots, 
CÉCILE,  se  rapprochant. 

Vous  allez  connaître,  Ginette,  les  longues  heures 
de  la  solitude  dans  le  souvenir,  les  longs  soirs  où 
on  pleure  toute  seule,  comme  si  la  vieillesse  était 
déjà  là.  Ginette,  puissiez-vous  connaître  les  nuits 
sans  sommeil  !  Tous  les  jours,  tous  les  jours,  vous 
vous  redirez  :  «  Comme  il  m'aimait,  comme  il 
m'aimait  !  »  Tous  les  jours,  vous  rechercherez  le 
bruit  de  sa  voix... 

Elle  parle  doucement,  maintenant,  comme  si  elle  vou- 
lait l'attirer  à  elle,  par  la  séduction  des  larmes. 

GINETTE,  la  tête  dans  ses  coudes. 

Cécile,  Cécile  1 

CÉCILE 

Rappelez-vous  comme  il  était  bon,  comme  il 


194  L'AMAZONE 

était  confiant,  cet  homme  !...  Gomme  il  est  allé 
docilement  à  la  mort,  sur  un  petit  signe  de  vous  1 
Rappelez- vous  son  brave  sourire,  cette  façon 
loyale  qu'il  avait  de  parler,  de  rire,  de  croire... 

GINETTE 

Cécile  !  Cécile  ! 

CÉCILE,  penchée  sur  elle. 

C'est  le  devoir,  maintenant,  Ginette  !  le  long  de- 
voir de  la  fidélité.  Et  comme  vous  lui  devez  votre 
solitude  et  votre  souffrance  !  Et  que  cette  expia- 
tion-là est  peu  de  chose,  pour  le  prix  dont  il  a 
payé  son  idéal  !  A  nous  deux  maintenant  !  Jus- 
qu'au bout,  des  veuves...  toujours  !...  des  veuves  I 

SCÈNE  XIV 
Les  Mêmes,  DUARD 

Monsieur  Duard  entre  brusquement.  Elles  se  taisent 
et  se  séparent. 

DUARD,  à  Ginette^  après  un  grand  silence. 

Mademoiselle,  voulez-vouis  avoir  l'obligeance  de 
me  laisser  quelques  instants  avec  Madame  Bellan- 
ger.  Elle  est  chez  moi,  et  c'est  à  moi  de  la  rece- 
voir ! 

Ginette  sort  lentement  sans  se  retourner. 

SCÈNE  XV 
DUARD,  CÉCILE 

DUARD 

Dos  mois  entrecoupés  ne  me  seraient  point  par- 
venus à  travers  la  porte,  qu'à  votre  visage,  j'au- 
rais déjà  compris  ce  que  vous  veniez  faire  ici. 


ACTE  TROISIÈME  195 

Que  venez- vous  ressusciter  ?  A  quel  titre  parlez- 
vous  ainsi  que  vous  le  faites,  dans  ma  maison  ? 

CÉCILE 

Dites-moi  d'abord  à  quel  titre  vous  me  parlez 
vous-même  ? 

DUARD 

J'ai  maintenant  des  droits  sur  Mademoiselle 
Dardel. 

CÉCILE 

Les  miens  sont  plus  anciens.  J'ai  un  droit  de 
priorité  et  des  ordres  à  dicter. 

DUARD 

Quand  le  passé,  sans  tache,  sans  reproche,  est 
chose  révolue  désormais,  pourquoi  venez-vous  le 
réveiller  ?  Il  vous  a  fait  souffrir,  mais  il  se  fond 
dans  le  grand  drame  universel.  Le  sacrifice  et  la 
mort  de  Monsieur  Bellanger  appartiennent  à  l'his- 
toire de  son  pays.  Ils  ne  doivent  pas  avoir  d'autre 
prolongement  que  le  rayonnement  de  sa  gloire  et 
de  son  exemple. 

CÉCILE 

'Mais  il  y  a  aussi  des  dettes,  des  obligations  à 
remplir.  Les  morts  en  ont  légué  la  charge  à  leurs 
héritiers.  Et  nous  n'avons  pas  encore  donné  quit- 
tance !  Cette  femme  ne  sera  pas  la  vôtre.  Rési- 
gnez-vous à  cela.  Je  ne  le  veux  pas,  entendez-vous. 

DUARD 

(Madame,  il  y  a  là,  en  bas,  gravé  dans  le  marbre, 
le  nom  sacré  de  votre  mari.  Je  m'étonne  que  vous 
n'ayez  pas  réfléchi  que  ces  héros  ont  fait  plus 
encore  que  de  sauver  notre  sol  de  l'invasion  ;  ils 
ont  donné  leur  sang  pour  que  la  France  soit  grande 
après  eux,  ils  ont  dicté  par  leur  mort  un  devoir  à 
tout  le  pays  :  ce  devoir-là,  ce  n'est  pas  de  les  pieu» 
rer,  c'est  de  fonder  des  foyers,  de  recréer  la  vie. 


196  L'AMAZONE 

la  famille,  les  enfants,  tout  ce  qui  sera  la  France 
de  demain.  C'est  vers  l'avenir  et  non  vers  les  fan- 
tômes que  nous  devons  tous  nous  bousculer  !  On 
doit  lutter  contre  tout  ce  qui  annihile  la  nécessité 
de  vivre  !  Il  n'est  que  temps  !  Et  c'est  à  cette 
heure  de  devoir,  d'espérance  mutuelle,  que  vous 
venez,  vous,  Madame,  la  femme  du  soldat  tombé, 
demander  à  une  autre  femme  de  renoncer  à  son 
rôle  d'épouse,  de  faillir  à  sa  simple  tâche  de  Fran- 
çaise ?  Allons  donc,  ce  ne  sera  pas  !... 

CÉCILE 

Prenez-en  votre  parti,  les  cloches  de  la  ville  ne 
sonneront  pas  ces  noces-là  ! 

DUARD 

Votre  intervention  est  abusive.  Madame...  Le 
passé  n'existe  plus  ! 

CÉCILE 

Vraiment  ?...  Le  passé  est  plus  vivant  que  ja- 
mais !  Voyez-vous,  Monsieur  Duard,  voyez-vous, 
les  forces  qui  avaient  abdiqué,  celles  qui  n'étaient 
plus  rien  au  milieu  du  cataclysme,  reprennent 
dans  la  paix  tout  leur  avantage.  Ce  sont  les  forces 
patientes,  les  vertus  obscures  de  l'expérience,  le 
sentiment,  les  vertus  fidèles  de  la  race...,  l'amour 
mort.  Monsieur  Duard,  l'amour  tué  I  Nous  rega- 
gnons notre  rang...  C'est  mon  heure  !  Et  me  re- 
voici !... 

DUARD 

Eh  bien,  soit  I  je  vous  combattrai  hardiment... 
Oui,  Ginette  n'est  plus  l'héroïne  dont  la  voix  clai- 
ronnait la  bataille,  c'est  vrai  !  Elle  se  transforme  ; 
mais  elle  a  le  droit  do  devenir  une  simple  bour- 
geoise, préoccupée  aussi  de  son  bonheur...  Pour- 
3uoi  pas  ?  La  vie  se  reforme.  Il  no  s'agit  pas  ici 
'amour,  du  moins  pour  elle.  Mademoiselle  Dardol 


ACTE    TROISIÈME  19; 

n'éprouve  aucun  sentiment  de  cet  ordre  et  je  n'ai 

Tii  la  prétention,  ni  l'espoir  qu'elle  modifie  ses  sen- 

iments  à  mon  égard...  Seulement,  moi  je  Taime... 

ardemment.  Je  défendrai  son  bonheur,  le  mien  !... 

La  porte  s^ouvre,  entre  Ginette^ 


SCÈNE  XVI 
GINETTE,  DUARD,  CÉCILE 

GINETTE,  elle  porte  un  costume  sombre,  minable  et  taché 

Vous  souvenez-vous  de  ce  costume,  Cécile  ? 
Celui  que  je  portais  un  soir  où  j'ai  sonné  à  votre 
porte...  C'est  mon  costume  d'émigrée...  sale,  usé, 
criblé...  pourri  de  pluie,  de  boue,  de  poussière.  Tel 
qu'il  était  dans  sa  misère  affreuse,  nous  l'avions, 
par  la  suite,  bien  rangé  dans  une  armoire...  vous 
vous  rappelez  1  Hier  encore,  à  Saint- Jean,  avant 
de  refermer  le  couvercle  de  la  malle,  j'avais  eu 
soin  de  placer  précieusement  le  costume  au-dessus 
de  toutes  mes  autres  affaires.  Oh  !  je  n'ai  même 
pas  eu  à  défaire  la  malle  qu'on  venait  d'apporter 
J'ai  soulevé  à  peine  le  couvercle  et  regardez-moi 
Cécile,  c'est  pour  vous,  pour  vous  que  je  l'ai  remis. 
Telle  que  vous  m'avez  vue  arriver,  telle  je  repars... 
trois  ans  après... 

CÉCILE 

Ginette  !  c'est  votre  décision  ? 

DUARD 

Vous  dites  ? 

GINETTE 

On  pourrait  se  croire  reportée  à  quatre  ans  en 
rrière,  n'est-ce  pas,  Cécile  !...  Une  petite  malle  en 
)lu8  1...  l'excédent  de  quatre  années  !... 


198  L'AMAZONE 

DUARD 

Ah  I  ça,  Ginette,  non...  non...  voyons  I  Vous 
n'allez  pas,  j'espère,  obéir  à  cette  femme  ?  Je  vous 
en  conjure  I  Retrouvez- vous  1... 

GINETTE 

Laissez,  mon  ami.  Je  vous  demande  tellement, 
tellement  pardon  de  la  peine  que  je  vais  vous  cau- 
ser !  Mais  il  faut  que  je  m'en  aille...  J'avais  cru 
me  fixer  ici  pour  toujours.  Je  me  serai  seulement 
reposée,  détendue  auprès  de  votre  excellente  ami- 
tié. Vous  avez  été  si  bons,  si  charitables,  votre 
sœur  et  vous,  que  vous  aviez  fini  par  me  donner 
la  tentation  du  bonheur.  Quelqu'un  est  venu  nous 
réveiller  !... 

DUARD 

Non  !  je  ne  vous  laisserai  pas  subir  cette  em 
prise.   Vous  êtes  libre,  Ginette  ;  mais  ce  qu'elle 
vous  ordonne  de  faire,  c'est  mal,  très  mal...  Vous 
ne  le  ferez  pas,  Ginette  !  Ah  I  nous  nous  enten- 
dions si  bien...  si  profondément,  il  y  a  un  instant  I 

GINETTE 

Mais,  c'est  maintenant  seulement  que  nous  re- 
trouvons la  sagesse  !  Croyez-moi  I  Ce  que  nous 
éprouvions  l'un  pour  l'autre,  c'était  de  la  bonne  et 
loyale  camaraderie... 

DUARD 

Qu'en  savez-vous  !...  Avez-vous  pénétré  mes 
propres  sentiments,  Ginette  ?  Etes-vous  certaine 
de  me  connaître  ?  Ah  l  celle-là,  dès  qu'elle  sera 
partie,  je  vous  reprendrai  bien  I 

CÉCILE,  immobile,  sans  un  geste, 
mais  ne  quittant  pas  Ginette  du  regard. 
En   Ôtes-vous   déjà   aussi   certain   que  tout   à 
l'heure  ? 


ACTE   TROISIEME  199 

GINETTE 

Je  n'obéis  à  aucun  ordre,  à  aucune  suggestion... 
ne  le  croyez  pas.  Je  me  suis  trop  attardée,  j'étais 
lâche...  Je  quitte  la  maison  du  bon  accueil...  Par- 
don !...  Mais  il  faut  que  je  reparte  là-bas...  (EUe 
montre  la  fenêtre.)  dans  la  direction  du  Nord... 
Cécile  a  réveillé  en  moi,  non  pas  des  remords,  mais 
des  voix  intérieures.  J'entends  tout  à  coup  cer- 
tains appels  irrésistibles.  Elle  a  bien  fait  de  me 
parler  ainsi.  J'ai  plus  nettement  envisagé  mon 
devoir  l  A  chacun  le  sien,  comme  l'on  a  sa  desti- 
née !...  Cécile,  vous  avez  fait  toute  la  lumière  en 
moi. 

DUARD 

Le  devoir  !...  le  devoir...  Quel  abus  des  mots  ! 
le  devoir  de  la  jeunesse  n'est  pas  de  frayer  avec 
des  fantômes...  ni  de  renoncer  à  la  vie...  n'en  dé- 
plaise à  cette  femme  qui  prétend  le  contraire.  La 
jeunesse...  la  jeunesse,  elle  est  toute  puissante  !... 
Le  devoir  aujourd'hui  consiste  en  ceci  :  aimer, 
créer... 

GINETTE 

La  jeunesse  ?  Mais  je  n'en  fais  déjà  plus  partie..; 
C'est  fini  I  Celle  qui  devra  créer,  comme  vous  le 
dites,  c'est  une  autre  jeunesse...  toute  fraîche, 
celle  de  demain,  intacte,  pas  touchée...  A  celle-là, 
l'avenir,  l'élan  que  nous  avions  I  Notre  jeunesse  à 
nous  n'est  plus  ce  qu'elle  fut  hier...  Elle  a  trop  vu 
de  drames,  de  douleurs,  tomber  trop  d'idéals... 
Oh  1  elle  n'est  pas  décoiu*agée,  au  contraire,  mais 
c'est  une  jeunesse  amère,  pensive,  qui  n'a  plus 
qu'à  passer  le  flambeau  à  celle  qui  la  suit... 

DUARD 

Aspirer  à  la  vie  effacée,  rester  cloitrée  dans  le 
deuil,  voilà  le  crime,  Ginette  I  Une  femme,  une 
seule,  disant  :  «  que  d'autres  agissent,  j'abdique  l  » 


20O  L'AMAZONE 

ah  !  quelle  conséquence  grave  serait  cet  état  d'es- 
prit pour  la  France  de  demain  !...  Au  seuil  de 
tout...  au  moment  de  la  reprise  des  volontés,  des 
espérances  !  Allons  donc,  je  ne  veux  pas  le  croire  1 
Votre  vie  ?  mais  elle  commence  ! 

CÉCILE,  la  fascinant  toujours  du  regard. 

Ginette  !  Ginette  1 

GINETTE,  hochant  la  tête. 

Ma  vie  ?  Voyez...  elle  ne  m'appartient  plus...  Je 
l'ai  engagée...  Je  n'avais  pas  le  droit  d'en  dispo- 
ser !  Elle  appartient  à  ceux  dont  j'ai  été...  l'obli- 
gée d'abord,  puis  ensuite,  à  ceux  que  j'ai  entraînés, 
éperonnés  vers  un  idéal...  Que  voulez-vous  ?  il  y 
a  des  vies  qui  sont  inscrites  entre  deux  ou  trois 
années...  Ce  qui  vient  après  n'a  plus  la  moindre 
importance  I 

DUARD 

Ah  I  je  vous  croyais  plus  d'énergie  I 

GINETTE 

Mais  il  m'en  faut  énormément,  pour  faire  ce  que 
je  fais  1  J'en  ai  un  fonds  inépuisable  1 

DUARD 

Alors,  si  c'est  vrai,  détachez-vous  des  affligés  de 
la  guerre.  Entreprenez  une  vie  active,  nécessaire, 
personnelle...  Vous  en  aviez  soif... 

GINETTE 

Cette  vie-là,  d'autres  s'en  chargeront  toujours, 
d'autres  qui  n'ont  pas  laissé  leur  cœur  dans  la  ba- 
taille !...  Savez- vous  bien  qu'il  y  a  maintenant 
tout  un  peuple  immense  qui  va  vivre  dans  le  passé. 
Le  peuple  des  veuves,  celui  des  pauvres  mères,  des 
amantes,  tous  les  cœurs  navrés,  brisés  de  tristesse, 
mais  gonflés  do  gloire  1  Au  souvenir,  tous,  tous  au 
souvenir  1...  C'est  leur  devoir  d'y  aller... 


ACTE  TROISIÈME  Ml 

CECILE,  'C9mme  à  elle-même. 

Elle  s'éveille  I 

DUARD 

Qui  sati£Îera-t-il  dans  la  nation,  ce  devoir-là  ? 

GINETTE 

Qui  ?  Je  vais  vous  le  dire,  mon  ami  !...  Il  y  a 
aussi  un  autre  peuple  qui  vit  dans  des  terres  hu- 
mides, remuées...  toujours  direction  du  Nord... 
là-haut...  des  villages  de  tumulus...  des  villages 
de  tombes...  un  quart  de  France  !... 

CÉCILE 

Oui,  c'est  là  qu'il  dort...  c'est  là  qu'ils  reposent  1 

GINETTE 

Ils  ont  besoin  qu'on  les  veillo,  les  pauvres  !  Ils 
n'ont  pas  fait  tout  ce  qu'ils  ont  osé  faire  pour 
qu'on  les  abandonne  à  eux-mêmes  !  11  est  juste 
que  certains  d'entre  nous  n'éteignent  jamais  1;^ 
veilleuse.  Que  penseraient-ils  de  nous  ? 
CÉCILE,  avec  un  cri,  sanglotant. 

Enfin,  elle  a  compris  1... 

EU«  met  sa  tête  un  instant  dans  ses  mains. 
GINETTE 

Il  y  a  bien  des  femmes  chastes  qui  se  consacrent 
à  Dieu  !  Pourquoi  n'y  en  aurait-il  pas  pour  se 
consacrer  à  eux  ?  Est-ce  que  leur  divinité  n'en  est 
pas  digne  ?...  Et  celles  comme  moi  qui  ont  par- 
ticipé au  combat,  les  vierges  guerrières,  comme 
m'appelait  Pierre  en  riant,  hélas,  celles-là  plus  que 
tout  autre  !  L'esprit  des  morts  doit  vivre  parmi 
nous  et  nous  aider  à  une  vie  plus  haute...  Là  est 
la  vérité,  voyez-vous  !  Et  j'étais  foUe  de  ne  pas 
m'apercevoir  que  tout  mon  amour  est  vécu... 
Cécile,  merci  de  m'avoir  remise  dans  le  chemin 
lumineux...  Cécile,  je  le-  jure,  j'en  prends  l'enga- 


aoa  L'AMAZONE 

gement,  je  resterai  fille...  mais  par  exemple,  fiUe 
courageuse  et  fervente...  Je  travaillerai,  je  lutte- 
rai... humblement...  Je  me  rendrai  utile  aux 
malheureux...  je  les  aiderai.  Là  où  je  vais,  déjà 
les  ruines  se  relèvent...  des  fabriques,  des  ateliers 
fonctionnent.  Je  me  mêlerai  au  peuple...  je... 

DUARD 

Ah  !  je  suis  vaincu  !  Que  vous  importe  mon  dé- 
chirement !...  Il  compterait  pour  si  peu  !...  (Dési- 
gnant Ginette.)  Contre  vous,  Ginette,  on  ne  lutte 
pas  ! 

Il  s'appuie  à  un  meuble^ 

GINETTE 

Mon  ami,  il  y  a  une  grande  route  ouverte  de- 
vant moi  1...  Je  ne  peux  pas  ne  pas  la  prendre...  1 

CÉCILE,  avec  émotion^  à  Ginette. 

Ginette,  à  votre  départ,  vous  avez  donné  des 
raisons  singulièrement  plus  hautes  que  celles  que 
j'attendais  de  vous...  Vous  avez  compris  le  devoir 
de  certains  êtres,  qui  se  sont  enchaînés  à  ceux  qui 
moururent  1  Merci.  Parlons  net.  Puis-je  savoir  où 
vous  comptez  vous  rendre  ?... 

GINETTE 

Oui,  à  Roubaix,  mon  pays.  (Avec  hésitation.) 
Mais,  auparavant,  je  ferai  un  détour...  Aupara- 
vant, j'ai  un  pèlerinage  à  accomplir...  J'hésitais, 
jvî  n'osais  pas,  je  n'ai  jamais  osé...  Encore  mainte- 
nant, Cécile,  je  ne  m'y  rendrai  qu'avec  votre 
consentement... 

CÉCILE 

Qu'avec  mon... 
Elles  se  pénètrent  du  regard. 

GINETTE 

Je  désire  aller  respectueusement  embrasser  une 


ACTE  TROISIEME  2o3 

terre  sacrée  et  puiser  là  l'inspiration  de  ma  vie. 
Cette  émotion  si  attendue,  désirée  si  ardemment, 
je  vous  demande  de  me  la  consentir  vou  -même. 
Je  suis  sûre  que  vous  ne  m'en  voudrez  pas,  lorsque 
vous  viendrez  à  votre  tour,  là-bas,  et  que  vous 
retrouverez  la  trace  de  mes  genoux  et  les  fleurs 
que  j'y  aurai  laissées  I 

CECILE,  éclatant,  sous  le  poids  de  l'émotion, 
et  lui  tendant  tout  à  coup  les  bras. 

Viens,  toi  ! 

GINETTE  s'y  précipite. 

Ah  !  Cécile...  Merci,  merci...  Vous  me  par- 
donnez donc,  enfin  !  (Elles  pleurent  sur  l'épaule  Vune 
de  Vautre.)  Je  savais  bien  que  vous  ne  m'auriez 
pas  laissé  partir  sans  cela  ! 

On  entend  une  rumeur  au  dehors. 

CÉCILE,  s'essuyant  les  yeux. 

Qu'est-ce  que  c'est  ?...  Ne  crie-t-on  pas  ?... 
Ah  I  non,  ce  sont  des  gens  qui  passent. 

DUARD 

On  chante  1  Ce  sont  les  gars  qui  s'en  reviennent, 
ils  chantent  en  regardant  nos  fenêtres.  Ils  s'ima- 
ginent qu'il  y  a  derrière  les  fenêtres  autant  de  joie 
que  dans  leur  cœur  ! 

GINETTE 

Oui...  Ce  sont  les  gars,  qui,  la  fête  finie,  retour- 
nent chacun  chez  soi...  Ils  se  rendent  en  masse  à 
la  gare,  un  peu  ivres  du  passé...  qu'on  vient  de 
remuer... 

DUARD,  de  la  fenêtre. 

Soir  de  fête...  soir  de  bonheur  !  hélas  !... 

GINETTE 

Ecoutez...  cette  sonnerie  ?...  C'est  le  clairon... 


2o4  L'AMAZONE 

le  clairon  de  tout  à  l'heure  ! ...  Ce  qu*il  joue  là, 
c'est  pour  moi.  «  Quand  je  passerai  sous  vos  fe- 
nêtres, m'avait-il  dit,  Mademoiselle...  ».  (Elle 
ouvre  brusquement  la  fenêtre,  le  bruit  redouble,  elle  parle.) 
Je  viens...  je  viens...  je  vous  accompagne... 

DUARD,  tressaillant. 

Ginette  !  Ginette  ! 

GINETTE 

A  quoi  bon  attendre  des  faiblesses  ou  des  lar- 
mes !...  Tout  de  suite  1  Je  vais  me  mêler  à  eux... 
à  la  foule...  Quel  plus  beau  départ  pourrais- je 
souhaiter  ?...  Me  mêler  à  la  poussière  de  leurs  pas 
rythmés,  comme  s'ils  reformaient  leurs  rangs, 
comme  ils  sont  partis  autrefois  vers  la  Victoire 
et  vers  la  Mort  !...  Ils  m'entraîneront  dans  leur 
cohue,  jusqu'au  quai  de  la  gare!...  Ecoutez  le 
clairon...  Que  c'est  beau  1  Gomme  il  parle!... 
Gomme  tout  revit  là-dedans...  Adieu,  vous  au- 
tres 1  Adieu  !... 

DUARD 

Ginette  !  Ah  !  que  je  vous  regrette...  que  je 
vous  regrette  I  II  y  aura  ici  un  pauvre  homme 
très  malheureux... 

GINETTE 

Non...  courageux,  comme  les  autres...  comme 
ceux  qui  n'ont  pas  payé  leur  tribut  à  la  grande 
noblesse  1  Je  vous  en  supplie,  élevons  nos  âmes, 
élevons-les...  Nous  vivons  un  moment  déchirant, 
mais  sublime... 

CÉCILE,  au  moment  où  Ginette  a  gagné  la  porte  à  reculons 
et  oà  elle  va  franchir  le  seuil. 

Va  !  va  !...  Ah  !  je  comprends  maintenant  que 
tu  n'étais  pas  seulement  la  jeunesse...  mais  l'i- 
déal !  Je  doutais  de  toi.  Maintenant  je  crois.  J'ai 


ACTE  TROISIEME  9«5 

confiance.  Tu  as  mis  tes  actes  en  règle.  Va,  va, 
là-bas  !  Tu  en  es  digne  !...  Tu  n'es  pas  de  celles 
qui  doivent  profiter  du  bonheur,  mais  de  celles 
qui  devront  l'inspirer  comme  tu  as  inspiré  le  sa- 
crifice !...  Sois  forte  et  vaillante,  mon  enfant,  toi 
qui  es  encore  jeune  1...  Moi,  non  plus,  je  n'ai  plus 
de  bonheur...  Je  reste  seule,  finie,  impuissante... 
mais  que  sur  la  terre  il  y  ait  enfin  tout  le  grand 
bonheur  des  autres  !...  Ils  l'auront  bien  gagné  !... 
(Ginette  ouvre  la  porte.  On  entend  toujours  le  clairon  et 
le  bruit  rythmé  de  la  foule  et  des  chants  militaires.)  Kt 
dis-lui,  là-bas...  dis-lui  bien  que  je  lui  ai  par- 
donné, comme  à  toi...  à  cause  de  ça...  de  ça,  qui  a 
passé...  et  qui  a  tout  emporté  ! 

Ginette  disparaît  par  la  porte  grande  ouvert*^ 


FIN 


i 


L'ANIMATEUR 

PIÈCE    EN    TROIS    ACTES 

Représentée  pour  la  première  fois  le  27  janvier  1920, 
au  théâtre  du  Gymnase. 

Reprise  au  théâtre  de  Paris, 
le  23  janvier  1926. 


I 


PERSONNAGES 


Théâtre  (la 

Gymnase 

27  janvier  I9i0 

MM. 


Théâtre 

de  Paris 

23  janvier  1920 

MM. 


DaRTÈS ARQniLLIÈRB. 

GlBBRT DlMRNY, 

DoNADiBU Armand  Bo0r. 

Whbil Jban  Aymb. 

Leyrissb,   rkdactedr  br 

CHEF RooBR  Vincent. 

ÛCMONTBL,    PRÉSIDENT    DD 

CONSEIL BbRTHIER. 

Lasserrb,    propriétaire 

DO  JOURNAL Marcel  André. 

Scott,  sbchétairb  de  la 

kbdaction vonbllt. 

FnaTZ,    ACTIONNAIRE.  .  .  .  GOLLBIf. 

Mnifs 

Renée  Dartès Yvonne  de  Brat. 

M™"  Dartès Henriette  Roggers. 

Une  DACTYLO Edwige  Moorb. 

La  kemme  db  chambre  .  . 

MM. 

De  Costikr,  actionnaire.  Lkirar. 

LucAYA,  actionnaire  . . .  LcciBN  Laforbst. 
Bbllbu,    bbcrétairb  di 

Dartès Hbnry  Ddtal. 

Saint-Auban Fiot. 

Frédéric,  prèrk  de  M™* 

Dartès Daoyilliirs. 

Dr  Crissol Garnèob. 

Tiialabrrt 

Un  garçon  DR  BURRAO  .  . 
l;N    OItOOM 


Harky  BaOR. 
Madcot. 
Armand  Bour. 
Jean  Hedzb. 

JoË  Saint-Bonnk 

Padl  Amiot  . 

GORIEDX. 

Gh.  Bernard. 
Philippe  RiCHAR] 

Mmes 
Yvonne  de  Bray 
Jeanne  Rolly. 
Th.  Rbnouard. 
Valbntine  Ribb 

MM. 
Pierre   Garnibi 
Bouorbau . 

Jean  Gaubbns. 

GOUDERC . 

Marc-Yalbbl. 
Raymond  Maurb 
Gh.  Rbscbal. 
Louis  Richard. 
Brault. 


I/ANIMATEUR 


I 


ACTE  PREMIER 


Le  bureau  de  Dartès,  directeur  littéraire  du  journal 
U  Epoque. 


SCÈNE  PREMIÈRE 

Belleu,  secrétaire,  et  la  dactylo  sont  seuls  en  scène.  La 
porte  s^ouvre,  un  actionnaire  du  journal  entre,  ne 
dit  rien,  se  promène,  s'agite  et  donne  un  formidable 
coup  de  poing  sur  la  table. 

FURTZ 

Tonnerre  !... 

Au  bout  de  quelques  secondes  il  sort. 


SCÈNE  II 
BELLEU,  LA  DACTYLO 

BELLEU,   debout. 

De  Dieu...  aurait-il  dû  ajouter  !... 

LA    DACTYLO 

Il  n'a  pas  osé.  Il  s'est  retenu  ! 

BELLEU 

Ça  barde  !...  Il  va  se  passer  des  choses  effroya- 
bles... la  situation  est  tragique. 


2IO  L'ANIMATEUR 

LA   DACTYLO 

Tiendra-t-il  le  coup  ? 

BELLEU 

Avec  un  homme  de  cette  trempe,  on  ne  sait  ja- 
mais ! 

SCÈNE  III 

Les  Mêmes,  SCOTT 

SCOTT 

Bonjour,  mon  vieux. 

BELLEU 

Qu'est-ce  qu'il  y  a,  Scott  ? 

SCOTT 

Où  est  le  courrier  de  Dartès  ? 

BELLEU 

Le  courrier  du  patron  ?  Voilà...  sur  le  bureau  ! 

SCOTT  va  au  bureau. 

L'avez-vous  ouvert  ?  (Pas  de  réponse.)  L'avez 
vous  ouvert,  oui  ou  non  ? 

BELLEU  ça  au  bureau. 

J'en  ai  décacheté  une  partie,  mais,  selon  les 
ordres  du  patron,  tous  les  télégrammes  et  toutes 
les  enveloppes  portant  «  rigoureusement  person- 
nel »  ou  «  personnel  »  tout  court  sont  là,  intacts. 

SCOTT,  tirant  sa  montre. 

Il  est  cinq  heures  et  demie...  Dartès  devrait 
être  déjà  là  depuis  plus  d'une  heure  I...  11  se  dé- 
robe à  la  situation  qu'il  a  créée.  C'est  un  lâche  1... 
Il  nous  flanque  tous  dans  le  pétrin... 


ACTE  PREMIER  au 

BELLE U 

Scott  1  Je  VOUS  en  prie  1  Et  puis...  tous...  pour- 
quoi ? 

SCOTT 

Oh  !  mais,  pardon...  il  n'y  a  pas  que  le  rédac- 
teur en  chef  et  le  secrétaire  de  la  rédaction  qui 
veulent  dégager  leur  responsabilité.  Tout  le  per- 
sonnel est  en  bas  qui  a  tenu  à  témoigner  à  Mon- 
sieur Lasserre  qu'il  désapprouve  l'attitude  du  di- 
recteiu"  littéraire...  Littéraire  !  directeur  litté- 
raire... aussi,  quelle  idée  I...  Eh  bien  1  il  est 
cinq  heures  et  demie,  Belleu  ;  la  situation  est 
grave  1  C'est  celle  d'un  vaisseau  atteint  dans  ses 
soutes  et  qui  va  sauter  ! 

BELLEU 

Allons...  allons...  pas  de  grands  mots.  Mon  cher 
Scott,  je  n'ai  pas  à  savoir  si  c'est  le  vaisseau  qui  va 
sauter  ou  bien  le  capitaine...  mais  vous  êtes  venu 
ici  pour  me  demander  quelque  chose  de  positif  ? 

SCOTT,  va  au   bureau. 

Oui  !...  je  viens  vous  demander,  au  besoin  vous 
enjoindre,  de  décacheter,  en  l'absence  de  Dartès, 
les  télégrammes  qui  ont  l'air  de  s'accumuler,  et 
dont  nous  entendons  avoir  connaissance,  au  mo- 
ment même  où  on  fait  le  numéro  !...  Dans  des 
circonstances  comme  celle-ci,  nous  avons  le  droit 
de  vous  demander  communication  des  télégram- 
mes adressés  au  directeur,  puisque  le  directeur 
n'est  pas  là  I 

BELLEU 

Ma  situation  est  extrêmement  embarrassante... 
Vous  oubliez  que  je  suis  le  secrétaire  particulier 
de  M.  Dartès... 

SCOTT 

Vous  appartenez  à  la  rédaction  du  journal... 


aia  L'ANIMATEUR 

BELLEU 

C'est  Dartès  qui  me  paie  mes  appointements  : 
il  y  a  une  nuance  !  En  tout  cas,  je  ne  me  reconnais 
pas  le  droit  d'enfreindre  les  ordres  de  mon  patron  ! 

SCOTT 

Mon  vieux,  il  y  a  dans  ces  télégrammes,  nous  en 
sommes  sûrs,  une  dépêche  de  la  plus  haute  impor- 
tance. 

BELLEU 

Attendez  que  le  patron  soit  là...  Il  ne  saurait 
tarder  ! 

SCOTT 

S'il  n'est  pas  là,  maintenant,  c'est  qu'il  ne  vie:^ 
dra  pas  aujourd'hui...  c'est  qu'il  ne  veut  pas  être 
là  !...  Vous  ne  vous  rendez  pas  compte  du  strata- 
gème ?...  Nous  le  cherchons  partout  au  bout  du 
fil  I...  Il  n'a  pas  déjeuné  chez  lui...  Il  a  fui  son 
domicile...  Sa  femme  est  ici  !...  Elle-même  n'a  pu 
le  joindre  depuis  ce  matin. 

BELLEU 


Ah  !  elle  est  là  ? 

Oui. 

Où  ça  ? 


SCOTT 
BELLEU 


SCOTT 

Dans  le  bureau  de  Lasserre  I 

BELLEU 

Dans  le  bureau  de  Monsieur  Lasserre  ?...  (BrurS- 
quementj  Encore  une  fois,  je  regrette,  mon  cher 
Scott,  mais  je  viens  d'interroger  ma  conscience... 

SCOTT,  un  pas  vers  la  porte. 

C'est  bon  1...  Et  si  Madame  Dartès  elle-même 


ACTE  PREMIER  ai3 

vous  demande  de  lui  remettre  le  courrier...  lui 
obéirez- vous  ?... 

BELLEU 

Dans  ce  cas,  je  n'aurai  qu'à  m'incliner  ! 

SCOTT 

Parfait  1 
Il  sort, 

SCÈNE  IV 
LA  DACTYLO,  BELLEU 

LA  DACTYLO 

Très  bien  parlé  !...  Vous  êtes  un  brave  homme  !.. 
Vous  croyez  qu'elle  va  ouvrir  ? 

BELLEU 

Je  crois...  je  crois...  je  crois  tout...  Je  crois  à  la 
goutte  d'eau  qui  fait  déborder  le  vase  !...  Il  n'y 
avait  déjà  plus  beaucoup  de  liens  moraux,  ni  in- 
tellectuels, entre  Dartès  et  sa  femme... 

LA    DACTYLO 

Et  après  le  coup  de  Trafalgar  de  ce  matin  !... 

BELLEU,  à  la  porte. 

Ce  qui  m'inquiète,  c'est  qu'elle  soit  venue  se 
mêler  de  cette  histoire  !...  Ça  ne  sent  pas  bon  I  En 
tout  cas,  si  on  fait  sauter  le  patron,  je  saute  avec 
lui...  Reprenons,  voulez-vous  ? 

SCÈNE  V 

MADAME  DARTÈS,  SCOTT,  FURTZ,  BELLEU 
LA  DACTYLO 

MADAME    DARTÈS  entre,  suivie  de  Scott  et  de  Furtx. 

Mon  cher  Belleu,  je  prends  sur  moi  de  faire  dé- 
cacheter le  courrier. 


ai4  L'ANIMATEUR 

BELLEU 

Dans  ce  cas,  Madame,  ma  responsabilité  est  à 
couvert,  et  si  ce  sont  des  ordres  que  je  reçois  de 
Madame  Dartès  elle-même  !... 

MADAME    DARTÈS 

Décachetez  !...  Voulez-vous  ? 
Belleu  remonte  au  bureau. 

BELLEU 

Voici  d'abord  ce  qui  n'est  pas  personnel  I... 
Voulez-vous  en  prendre  connaissance  ?... 

MADAME    DARTÈS 

Ça  ne  peut  avoir  aucune  importance,  ces  lettres 
ne  répondant  pas  à  l'article  de  ce  matin  !  ... 

BELLEU 

Il  y  a  des  pneus  que  j'ai  ouverts  !... 

SCOTT 

Des  désabonnements  ?...  Naturellement. 

BELLEU 

Quelques-uns. 

SCOTT 

Nous  en  sommes  au  soixantième  en  bas  !... 

BELLEU 

Des  félicitations  aussi... 

MADAME    DARTÈS,  après   avoir  lu,  passant   aux  autres. 

Tenez,  tenez, vous  pouvez  prendre  connaissance. 

FURTZ 

Naturellement,  c'était  à  prévoir,  les  félicita- 
tions do  toute  la  clique  !...  Un  de  Machard...  Un 
du  directeur  du  Progrès  populaire  1...  Mais  le  télé- 
gramme important  y  est-il  ? 


ACTE  PREMIER  ai5 

SCOTT 

Eh  bien  ? 

MADAME    DARTÊS 

Je  ne  vois  pas  la  signature  I 

SCOTT 

II  arrivera,  soyez  tranquille  ! 

MADAME    DARTÈS 

J'en  ai  peur  1... 
On  frappe. 

BELLEU 

Entrez  ! 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  plus  LUCAYA 

LUCAYA 

Eh  bien,  sacredieu  !  Est-il  là  ?... 

SCOTT 

Pas  encore  ! 

FURTZ 

Vous  voyez  1 

LUCAYA 

C'est  phénoménal  !...  Ah  !  Madame,  votre  mari, 
voulez-vous  savoir  ce  que  c'est  ?... 

madame   DARTÊS,  l'interrompant. 

Je  vous  en  prie.  Monsieur,  je  suis  sa  femme  !... 
Quelle  que  soit  mon  opinion  sur  sa  conduite,  quelle 
que  soit  ma  stupéfaction  et  même  mon  affliction... 
je  ne  puis  rien  entendre  contre  lui  I 

LUCAYA 

Je  vous  félicite,  en  tout  cas,  de  ne  pas  faire  cause 
commune  1...  Bonjour,  Scott. 

lO 


ai6  L'ANIMATEUR 

MADAME    DARTÈS 

Vous  connaissez  mes  idées,  elles  sont  les  vô- 
tres !...  Du  reste,  vous  lirez  samedi  prochain,  dans 
le  numéro  de  la  Femme,  l'hebdomadaire  que  je 
dirige,  une  profession  de  foi  diamétralement  oppo- 
sée à  celle  qui  a  paru  inopinément  dans  vos  co- 
lonnes... Bien  que  ne  m'occupant  pas  officielle- 
ment de  politique,  je  tiens  à  me  dissocier  complè- 
tement des  proclamations  nouvelles  de  mon  mari  l 

BELLEU 

Madame  Dartès...  Madame  Dartès,  vous  le  lâ- 
chez !... 

FURTZ 

Et  je  vous  en  félicite  ! 

MADAME    DARTÈS 

Cela  ne  change  rien  à  mon  affection  pour  lui... 
Mais  je  tiens  à  vous  dire  ce  que  je  dirais  à  Claude, 
s'il  était  là...  Ma  conscience  désapprouve  qu'il  ait 
fait  passer  cet  article  sans  vous  le  soumettre. 

LUCAYA 

C'est  une  indignité  !... 

SCOTT 

Une  saloperie,  simplement  1 

FURTZ 

Le  retour  d'âge  I...  Une  attaque  de  mégalo- 
manie foudroyante  1 

SCOTT 

Ah  I  nom  de  nom,  on  ne  fait  pas  de  blague  de  ce 
genro-là  1...  Si  vous  voyiez  la  tête  sincèrement  na- 
vrée de  tout  le  monde  dans  la  maison...  Enfin, 
vous,  Madame,  qui  êtes  la  compagne  de  ses  idées, 
vous  deviez  bien  vous  rendre  compte  de  son  évo- 
lution... si  on  peut  appeler  ça  une  évolution  poli- 
tique 1... 


ACTE  PREMIER  ai 

FURTZ 

Oui  ? 

MADAME    DARTÈS 

Mon  Dieu,  Messieurs,  depuis  déjà  pas  mal  d'an- 
nées, mon  mari  et  moi  nous  avons  pris  l'habitude 
de  nous  cacher  nos  dissentiments  sur  le  chapitre 
social  !...  Et  j'ignorais  où  il  en  était  arrivé  à  mon 
insu  !...  Je  vous  certifie  que,  ce  matin,  j'ai  été 
aussi  surprise  que  vous  l'avez  été  ! 

FURTZ 

Il  donnait  le  change. 

LUCAYA 

Et  il  préparait  son  petit  coup  en  dessous  depuis 
pas  mal  de  temps. 

||)  SCOTT 

K    Mais  le  but.  Madame,  le  but  de  cette  palino- 
Hie  ?... 

FURTZ,  marchant. 

L'ambition  !...  Il  veut  faire  figure  de  grand  dé- 
magogue I 

Scott,  bas  à  Saint-Abban. 
Inouï  ! 

FURTZ 

C'est  une  évolution  à  rebours  !...  Soixante  ans, 
c'est  généralement  l'âge  du  mysticisme  et  de  la 
réaction  !...  Tandis  que  lui,  il  passe  l'arme  à 
gauche  et  devient  un  croque-bourgeois  !... 

LUCAYA 

Enfin,  on  ne  m'ôtera  pas  de  l'idée  que  cet  ar- 
ticle n'a  pu  passer  sans  la  complicité  de  notre 
rédacteur  en  chef  I... 

SCOTT 

Leyrisse  ?...  Ah  !  si  vous  voyiez  son  indigna- 
tion !...  Pauvre  garçon  1 


aiS  L'ANIMATEUR 

LUCAYA 

Enfin,  quelqu'un  dans  la  maison  aurait  dû  Bi- 
gnaler... 

SCOTT 

Seuls  les  protes  et  les  metteurs  en  page  ont  eu 

connaissance  de  l'article  et  vous  avouerez  qu'ils 

n'avaient  pas  qualité  d'appréciation  !   Alors  ?.... 

(Gravement.)  Le  petit  personnel   est  inattaquable. 

Un  groom  entrant. 

LE    GROOM 

Un  télégramme. 

Il  sort. 

MADAME   DARTÈS  le  décacheté. 
Donnez  ! 

BELLEU,  bas  à  la  dactylo. 
C'est  ignoble  ce  qu'elle  a  fait  là  I 

SCOTT 

Eh  bien  ? 

MADAME    DARTÈS 

Parfaitement  !... 

Ils  lisent  tous  les  trois. 

SCOTT  prend  le  télégramme. 

Hein  !...  Qu'est-ce  que  je  disais  ?... 

BELLEU 

Vous  n'allez  pas  soustraire  ce  télégramme  ?... 

SCOTT 

Nous  n'avons  aucune  intention  de  nous  en  sai- 
sir !...  Il  nous  suffit  de  l'avoir  lu  ! 

MADAME    DARTÈS 

Tenez,  tenez,  Bellou  ! 

SCOTT 

Mettez  on   évidence  sur  le   bureau...    Kn  évi- 
dence, Belleu  !...  Nous  sommes  trois  à  l'avoir  lu, 


ACTE   PREMIER  aig 

ça  suffît  !...  Voulez- vous  venir,  chère  Madame, 
voir  le  président  de  notre  conseil  d'administra- 
tion ?... 

MADAME    DARTÊS 

Pour  rien  au  monde  !...  Je  veux  bien  aller  dans 
votre  bureau  à  vous,  mais  j'entends  rester  officiel- 
lement en  dehors  de  toute  délibération  où  mon 
mari  sera  mis  en  cause  !...  D'ailleurs,  qu'il  n'y 
ait  pas  d'équivoque...  Je  suis  une  vieille  journa- 
liste de  race,  comme  vous  le  disiez  tout  à  l'heure... 
Je  tiens  à  déclarer  une  dernière  fois  devant  Belleu 
que,  si  je  désavoue  les  idées  de  mon  mari,  je  ne 
mets  pas  en  doute  une  seconde  sa  sincérité  et  sa 
bonne  foi  absolue...  C'est  un  honnête  homme  !... 

FURTZ 

On  vous  le  concède.  Passez,  cher  ami  ! 

•  SCOTT 

Six  heures  moins  le  quart  !...  C'est  incroyable  I... 

FURTZ 

Il  se  fout  de  nous  !... 
Ils  sortent. 

SCÈNE  VII 
BELLEU,  LA  DACTYLO 

BELLEU 

Ce  n'est  pas  impossible,  mon  vieux  !...  Vous 
avez  entendu  !...  Ah  !  la  vache  I...  Les  femmes, 
quand  elles  s'y  mettent  !... 

LA    DACTYLO 

Vous  auriez  tout  de  même  pu  vous  opposer... 

BELLEU 

De  quel  droit  ?...  En  tout  cas,  je  fais  deux  pa- 
quets... Ici,  la  correspondance  violée...  et  là... 


220  L'ANIMATEUR 

LA    DACTYLO 

Qu'est-ce  que  ça  peut  bien  être,  ce  télégramme  ? 

BELLE U,  le  repliant  exprès. 

Je  ne  veux  pas  le  savoir  !...  Je  crois  bien  que 
c'est  le  dernier  jour  que  je  passerai  dans  la  boite  !... 
Et  puis  en  voilà  assez  de  ces  bougres-là  !...  Au  tra- 
vail comme  si  de  rien  n'était  !...  Voulez-vous  ta- 
per ? 

LA    DACTYLO 

Volontiers... 

BELLEU 

Allons-y  î...  Ça  vous  est  égal  que  je  fume, 
n'est-ce  pas  ? 

LA   DACTYLO 

Je  VOUS  en  prie  !... 

BELLEU,  dictant.  t 

«  Cher  Monsieur.  Malgré  tout  le  désir  que  Mon- 
sieur Dartès  aurait  de  vous  être  agréable,  il  lui 
sera  impossible  de  faire  paraître  l'article  que  vous 
avez  bien  voulu  lui  envoyer.  Il  me  charge  de  vous 
adresser  toutes  ses  félicitations.  La  mise  en  page 
ne  lui  permet  pas...  » 

La  porte  s'ouvre  et  Dartès  entre. 

SCÈNE  VIII 
Les  Mêmes,  DARTÈS,  puis  SCOTT 

BELLEU 

Lo  patron  I 

DARTÈS 

Tenez...  Belleu...  Aidez-moi  donc  à  enlever 
mon  pardessus,  ça  vous  donnera  une  conte- 
nance !... 


ACTE  PREMIER  221 

BELLEU 

Je  n'ai  pas  besoin  de  contenance  !...  Et,  tout 
de  suite,  je  tiens  à  vous  assurer  que  vous  me  trou- 
verez avec  vous...  toujours  et  jusqu'au  bout  !... 

PARTES 

Je  n'en  attendais  pas  moins  de  vous  !...  C'est 
bon,  Belleu,  c'est  bon.  Ma  présence  est  signalée... 
On  ne  va  pas  être  long  à  venir  frapper  à  mon  bu- 
reau !... 

BELLEU 

L'inspection  est  déjà  passée  1...  Tenez  1... 

//  montre  le  courrier. 

DARTÈS 

Ah  !  ah  !  ils  ont  osé  !...  Misère  que  tout  cela  ! 

(Tout  en  feuilletant  le  courrier.)  Savez-VOUS    d'oÙ    je 
viens  ? 

BELLEU 

Ma  foi  !... 

DARTÈS 

Des  bois  de  Viroflay...  Depuis  ce  matin,  Bel- 
leu I...  Après  avoir  relu  l'article,  j'ai  pris  mon  cha- 
peau, pendant  que  ma  femme  repoussait  en  bâil- 
lant le  numéro  que  je  lui  tendais,  et  je  m'en  suis 
allé  comme  un  étudiant,  au  hasard,  dans  la  ban- 
lieue !  Je  n'ai  pas  déjeuné  !...  Charmante  prome- 
nade, seul  à  seul  avec  moi-même  !  J'ai  une  faim 
de  loup...  Mademoiselle  Thérèse,  faites-moi  donc 
monter  un  bouillon  de  chez  Maire  !...  Voulez- 
vous  ? 

Entre  Scott. 

SCOTT 

Monsieur,  les  administrateurs,  réunis  dans  le 
bureau  de  Monsieur  Lasserre,  demandent  à  vous 
voir  immédiatement...  Soit  que  vous  montiez... 
soit  que... 


aai»  L'ANIMATEUR 

DARTÊS 

Allez  leur  dire  que  je  suis  à  leur  disposition... 
Heureux  de  les  recevoir.  Ma  porte  leur  est  gi^ande 

ouverte. 

SCOTT 

Bien,  Monsieur  1 
//  sort. 

DARTÊS 

Annulons  le  bouillon,  Mademoiselle  Thérèse, 
mais  laissez-moi  tout  de  même,  je  vous  rappelle- 
rai !  Mon  cher  Belleu,  vous  aussi  vous  allez  me 
laisser  quand  ils  arriveront...  Seulement,  mettez 
deux  sièges  à  mon  bureau. 

LA  DACTYLO,  sur  la  porte. 

Faut-il  faire  entrer  ? 

.      DARTÊS 

Qui  est  là  ?...  Entrez,  entrez,  mon  cher...  Vous 
êtes  chez  vous. 

SCÈNE  IX 
DARTÊS,  LEYRISSE 

LEYRISSE 

On  commençait  à  redouter  une  désertion  ! 

DARTÊS 

En  effet,  c'est  bien  mon  genre. 
Il  lui  tend  la  main. 

LEYRISSE 

A  quoi  bon  ?... 

DARTÊS 

Vous  me  refusez  la  main  1...  Diable  1... 

LEYRISSE 

Je  ne  retire  rien  de  mon  estime  et  de  mon  res- 


ACTE   PREMIER  223 

pect  pour  vous,  Monsieur  Dartès.  Je  suis  per- 
suadé que  vous  allez  vous  justifier  devant  ces 
Messieurs.  Seulement,  comme  rédacteur  en  chet 
ma  responsabilité  est  en  cause  et  je  subis,  moi  le 
premier,  un  contre-coup  dont  il  importe  que  je 
sois  dégagé  nettement.  Ceci  fait,  je  suis  sûr  que  je 
pourrai  vous  tendre  la  main  comme  par  le  passé... 
Vous  permettrez  que,  jusque-là,  le  rédacteur  en 
chef... 

DARTÈS 

Comment  donc  !...  C'est  trop  naturel.  J'ac- 
cepte cette  échéance...  Mais,  en  attendant  cette 
poignée  de  main  à  terme...  vous  plairait -il  de  me 
dire  qui  est  là,  avec  Lasserre  ?  Combien  sont-ils  ? 

LEYRISSE 

Notre  président,  naturellement.  Il  y  a  Saint- 
Abban,  Lucaya,  de  Costier,  et  puis  Furtz...  Enfin, 
ils  sont  quatre  actionnaires. 

DARTÈS 

La  majorité,  quoi  !...  C'est  bien  !... 

BELLE U,  bas  à  Dartès,  désignant  la  porte  ouverte. 

Voici  ces  Messieurs  de  la  famille. 

SCÈNE  X 

DARTÈS,  DUMONTEL,  DE  GOSTIER, 

SAINT-ABBAN,  FURTZ 

LUCAYA,  LASSERRE,  LEYRISSE 

DARTÈS,  allant   à  eux. 

Je  vous  en  prie  ! 

DUMONTEL,  entrant  le  premier. 

Bonjour,  mon  cher 

Les  autres  suivent. 


224  L'ANIMATEUR 

DARTÊS 

Si  VOUS  vouiez  bien  prendre  place,  je  suis  à  vous. 
Belleu,  avancez  des  chaises. 

Silence.  On  se  place.  Dumontel  et  Lasserre  au  bureau 
de  Dartès.  Belleu  sort. 

LASSERRE 

En  qualité  de  propriétaires  du  journal,  nous 
avons  à  vous  demander  compte  de  cet  extraordi- 
naire article  qui  a  paru  ce  matin...  si  contraire  à 
notre  indépendance  politique,  et  qui  vient  de  pro- 
voquer, dans  tout  Paris,  une  émotion  indescrip- 
tible !...  Voici  qu'on  nous  accuse  d'avoir  vendu 
le  journal  à  un  consortium  !...  Les  désabonne- 
ments affluent  déjà  par  télégrammes. 

FURTZ 

C'est  révoltant,  ce  que  vous  avez  fait  1...  En- 
tendez-vous, Monsieur  !...  c'est  révoltant  ! 

DUMONTEL 
Du    calme...  du    calme  !...    (Désignant    Leyrisse.) 
D'ailleurs,  attendons  d'être  entre  nous  pour  en- 
tamer la  discussion, 

LEYRISSE 

Je  vous  demande  pardon  de  ne  pas  m'être  re- 
tiré, Messieurs.  Mais  je  tiens  à  dégager  ma  respon- 
sabilité personnelle...  J'ai  été  accusé,  je  tiens  à  ce 
que  Monsieur  Dartès  me  disculpe  lui-même... 
Hier  soir,  à  minuit,  quand  je  composais  le  journal, 
Monsieur  Dartès  a  envoyé  directement  l'article  à 
la  composition.  Il  est  descendu  lui-même  à  l'im- 
primerie et  a  corrigé  la  première  et  la  deuxième 
épreuves...  en  sorte  que  je  n'ai  eu  aucune  dé- 
fiance. Il  n'est  parti  qu'à  deux  heures  du  matin, 
après  la  mise  en  page...  Jamais  il  no  me  serait 
venu  à  l'idée  do  suspecter  un  article  de  Monsieur 
Dartè'î  I...  Depuis  vingt  ans  que  je  suis  ici,  je  crosi 


ACTE   PREMIER  aa5 

qu'on  peut  avoir  confiance  en  moi  !...  Si  j'avais 
eu  connaissance  de  l'article...  j'affirme  sur  l'hon- 
neur que  j'en  aurais  référé  immédiatement  à  Mon- 
sieur Lasserre...  Les  choses  se  sont  passées  exac- 
tement comme  je  viens  de  le  raconter...  Je  tiens  à 
ce  que  Monsieur  Dartès  en  témoigne  devant  vous. 

DARTÈS 

C'est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  exact  !... 

DUMONTEL 

Très  bien,  Leyrisse,  vos  explications  sont  lumi- 
neuses... Nous  n'en  doutons  pas  !...  Vous  avez 
commis  une  négligence  personnelle,  mais  vous 
conservez  toute  notre  confiance  1... 

LASSERRE 

Toute  ! 

LEYRISSE 

Merci,  Messieurs  i... 
Il  sort. 

SCÈNE  XI 
Les  Mêmes,  moins  LEYRISSE 

DUMONTEL 

Ah  !  çà,  vous  êtes  devenu  fou,  Dartès  ?...  Ou 
quelle  farce  avez-vous  rêvé  de  jouer  ?...  Car  c'est 
sans  lendemain  votre  petit  coup  d'Etat  !...  Vous 
ne  pensez  pas  sérieusement  que  j'aie  pris  la  com- 
mandite, avec  quelques  amis,  d'un  grand  journal 
pour  qu'un  subordonné  appointé,  eût-il  le  titre  de 
directeur,  me  coupe  l'herbe  sous  le  pied...  nous 
lance  à  sa  remorque  dans  une  direction  politique 
affolante  et  rompt  toutes  nos  amitiés...  C'est  une 
facétie  de  mauvais  goût,  à  moins  que  ce  ne  soit 
du  provincialisme  le  plus  déconcertant  !... 


2a6  L'ANIMATEUR 

DARTÈS 

D'abord,  en  attaquant  Gibert,  je  n'ai  pas  eu 
l'intention  d'engager  le  journal  dans  une  cam- 
pagne, ni  de  lui  donner  une  impulsion  politique. 
Je  reconnais  ne  pas  avoir  assumé,  en  effet,  d'au- 
tres fonctions  que  celles  de  directeur  littéraire  d'un 
grand  quotidien  ;  pour  le  surplus,  j'ai  un  article 
hebdomadaire  à  fournir  ;  c'est  vous-même  qui 
me  l'avez  dit  en  m'appelant  à  la  direction  ? 

LASSERRE 

Pardon,  nous  ne  pensions  pas,  en  vous  appe- 
lant à  ces  fonctions,  qu'une  personnalité  pondé- 
rée comme  la  vôtre  prendrait  tout  à  coup  le  mors 
aux  dents,  écrirait  des  articles  révolutionnaires, 
résolument  contraires  à  l'esprit  impartial...  et 
même,  disons  le  mot,  gouvernemental  du  journal 
qu'il  dirige...  Déjà,  vous  avez  écrit  quelques  lea- 
ders tendancieux  qui  auraient  dû  nous  faire  ou- 
vrir l'œil. 

DARTÈS 

Les  opinions  isolées  d'un  rédacteur  n'engagent 
pas  nécessairement  un  journal. 

DUMONTEL 

La  preuve,  ce  sont  les  ricanements  qui  m'ont 
accueilli  tout  à  l'heure  quand  je  suis  arrivé  au 
Sénat  !...  La  preuve,  ce  sont  ces  désabonnements 
immédiats... 

DARTÈS 

Quelques  isolés...  Une  bande  d'abonnement 
n'est  pas  un  bulletin  d'adhésion  aux  idées  ex- 
primées dans  un  journal. 

DUMONTEL 

Quelle  méconnaissance  du  public,  ou  quelle 
mauvaise  foi  I...  Dans  la  vie,  on  no  choisit  pas 
toujours  sa  femme,  ni  môme  sa  maîtresse,  mais  on 


ACTE  PREMIER  227 

choisit  toujours  deux  choses  :  son  médecin  et  son 
journal  I 

LASSERRE 

Enfin,  oui  ou  non,  étiez-vous  mandaté  par  nous 
pour  exprimer  des  idées  que  je  trouve  subver- 
sives ?  Consultez  votre  contrat  !  Nous  vous  avons 
choisi  comme... 

DARTÈS 

Couverture  littéraire  1... 

FURTZ 

Insultez-nous  !...  C'est  ça  1 

DE    COSTIER 

Vous  insinuez  que  nous  avons  besoin  de  cou- 
verture ?... 

FURTZ 

Descente  de  lit  serait  plus  juste  !...  Nous  assis- 
tons, Messieurs,  à  la  révolte  de  la  descente  de  lit  !... 

DARTÈS 

Prenez  garde.  Monsieur  Furtz  ! 

DUMONTEL 

Je  vous  invite  au  calme,  les  uns  et  les  autres  !... 
Si  nous  débutons  par  les  conclusions,  dans  cinq  mi- 
nutes nous  n'aurons  plus  rien  à  nous  dire  ! 

SAINT-ABBAN 

Dumontel  a  raison,  comme  un  homme  d'esprit 
qu'il  est  !... 

LASSERRE 

Asseyons-nous  !  Prenez  place,  Dartès.  Je  de- 
mande à  Dartès  de  se  justifier  de  cet  acte  inouï... 
d'avoir  fait  passer  cet  extraordinaire  article  atta- 
quant un  confrère  redoutable,  une  personnalité 
de    l'importance    d'Edouard    Gibert,    sans    m'en 


228  L'ANIMATEUR 

avoir  référé,  et  en  soustrayant  cet  article  à  l'atten- 
tion du  rédacteur  en  chef. 
Un  silence. 

DARTÈS,  debout  à  droite  de  la  table. 
Messieurs,  j'adore  mon  pays  !..,. 

SAINT-ABBAN 

Pas  plus  que  nous  I... 

DARTÈS 

Autrement.  Voilà  tout.  Je  ne  suis  pas  un  homme 
politique.  Je  n'appartiens  à  aucun  parti.  Je  suis 
un  esprit  libre,  absolument  indépendant  et  fort 
de  cette  indépendance.  Depuis  plusieurs  mois,  je 
m'indignais  de  voir  s'organiser  un  véritable  com- 
plot politique...  Je  trouve  la  campagne  de  ca- 
lomnie abominable  lorsqu'elle  vise  à  frapper  des 
forces  intellectuelles  qui,  en  dehors  de  tout  parti, 
sont  l'honneur  même  de  l'humanité...  Soumis  que 
je  suis  au  grand  esprit  républicain,  j'ai... 

FURTZ,  V interrompant. 

Mais,  républicains.  Monsieur,  nous  le  sommes 
tous  !...  Notre  journal  comme  les  autres  !... 

DE    COSTIER 

Qu'est-ce  qu'il  nous  chante  là  !...  Tout  le  monde 
l'est  maintenant  I 

FURTZ 

Même  les  royalistes  ! 

DE    COSTIER 

Ne  jouez  pas  sur  les  mots  1  Si  vous  n'étiez  que 
républicain... 

LUCAYA 

Oui,  ce  ne  serait  même  plus  une  opinion  ! 

FURTZ 

Et  puis,  vous  nous  la  baillez  belle...  On  connaît 


ACTE    PREMIER  229 

ça  !  Vous  êtes  un  de  ces  gens  qui  s'endorment  la 
tête  à  droite  et  qui  se  réveillent  la  tête  à  l'ex- 
trême-gauche  ! 

DARTÈS 

J'ai  évolué  !...  C'est  mon  honneur  de  l'avoir 
fait.  Vous  vous  trompez,  Monsieur  !  Mes  opinions 
ont  été  toujours  profondément  libérales,  mais, 
aujourd'hui  encore,  je  ne  prétends  être  qu'un 
écrivain  sans  parti,  qui  n'a  agi  que  sous  l'empire 
de  sa  sincérité  1  Quand  j'ai  vu  cette  campagne  de 
calomnie  s'infiltrant  dans  toutes  les  artères  du 
pays,  j'ai  souffert,  en  silence  d'abord,  parce  qu'il 
y  avait  beaucoup  de  brebis  galeuses.  Je  me  suis 
contenu.  Seulement  l'article  d'Edouard  Gibert 
dépassait  toute  mesure,  hier...  C'était  plus  qu'un 
crime  de  lèse-pensée  :  un  crime  de  lèse-patrie  !  Je 
n'ai  pu  retenir  mon  indignation...  J'ai  crié  ;  c'a 
été  plus  fort  que  moi...  Je  lui  ai  dit  son  fait  1... 
S'il  le  veut,  nous  constituerons  des  témoins. 

FURTZ 

Allons  donc...  C'est  puéril  !,..  Ce  terrible  pam- 
phlétaire va  essayer  de  tomber  notre  journal... 
Heureusement  qu'il  n'a  pas  de  quotidien  à  sa  dis- 
position et  qu'il  ne  dirige  que  des  cahiers  bleus 
hebdomadaires...  Mais  nous  en  avons  pour  des 
mois  de  coups  de  gueule  ! 

DARTÈS 

Que  voulez- vous,  moi,  j'ai  poussé  le  cri  de  ma 
conscience  ! 

LUCAYA 

Chaque  fois  qu'un  homme  change  d'opinion,  il 
dit  cette  phrase-là  ! 

SAINT-ABBAN 

C'est  le  premier  vagissement  de  l'anarchisme  I 


23o  L'ANIMATEUR 

DUMONTEL 

Et  puis,  mon  cher,  on  ne  crie  pas  dans  la  maison 
des  autres  !...  On  attend  d'en  être  sorti  pour  pous- 
ser une  incongruité  sonore  ! 
On  rit. 

SAINT-ABBAN 

Bravo,  Dumontel  !.,. 

FURTZ 

Très  bien  l 

DUMONTEL 

Voyez-vous,  permettez-moi  de  vous  le  dire  en 
toute  franchise,  vous  êtes  un  rêveur,  un  uto- 
piste !,.,  11  n'y  a  pas  de  pire  danger  pour  un  pays 
et  pour  un  journal  ! 

FURTZ 

Ah  !  je  vous  avais  assez  averti  !...  11  ne  faut 
jamais  mettre  un  littérateur  à  la  tête  d'un  jour- 
nal, retenez  bien  cela  ! 

SAINT-ABBAN 

Oui,  oui,  il  y  a  toujours  trop  de  littérateurs 
dans  un  journal  ! 

LUCATA 

Trop  de  littérateurs  I 

FURTZ 

A  moins  qu'ils  n'aient  été,  avant,  courtiers  de 
publicité... 

DE   COSTIER,  avec   un   mépris  accablant. 

Et  vous  n'êtes  même  pas  académicien  l 

LASSERRE 

Rappelez-vous,  j'avais  assez  réclamé  que  vous 
preniez  un  académicien,  Dumontel  1 

DUMONTEL 

A  quoi  bon  !...  Si  nous  tirions  à  vingt  mille,  je 


ACTE  PREMIER  a3i 

ne  dis  pas  !...  Mais  à  partir  de  deux  cent  mille 
exemplaires,  Messieurs,  on  ne  prend  pas  d'aca- 
démicien 1...  Monsieur  Dartès  offrait  toutes  les 
garanties  de  sécurité...  Nous  en  avions  jugé  ainsi, 
Lasserre  et  moi!,..  Vous  nous  senibliez  agréable 
dans  vos  écrits...  vous  aviez  la  mesure  de  l'équité... 

DARTÈS 

Vous  oubliez  l'indépendance  !... 

DUMONTEL 

On  ne  vous  demandait  que  d'être  conciliant. 

DARTÈS 

Vous  ne  m'avez  tout  de  même  pas  acheté 
comme  on  achète  une  terre  illustre  et  épuisée  I... 

DUMONTEL 

Non  !...  Mais  précisément,  parce  que  jusqu'ici 
votre  personnalité  considérable  était  plus...  plus... 
comment  dire...  figurative  qu'efficace...  du  diable 
si  j'aurais  pensé  que,  piqué  au  vif,  vous  souhaite- 
riez un  autre  rôle  et  vous  mettriez  à  injurier  un 
confrère  en  réclamant  des  lois  contre  la  calomnie. 
Permettez-moi  de  vous  dire  que  je  crois  plus  à 
votre  capacité  littéraire  qu'à  votre  capacité  lé- 
gislative. 

DARTÈS 

Que  voulez-vous,  je  ne  conçois  pas  le  journa- 
lisme qui  comprime  et  qui  ravale  !...  C'est  peut- 
être  un  tort,  mais  j'ai  des  convictions  !...  Toutes 
les  grandes  sources  d'émotion,  de  fierté,  d'enthou- 
siasme sont  encore  en  moi  toutes  vives  malgré  mes 
cheveux  blancs  !... 

FURTZ 

Je  vous  en  prie,  pas  de  profession  de  foi  !... 
Vous  n'êtes  pas  à  une  réunion  électorale...  Pas 
encore,  en  tout  cas. 


232  L'ANIMATEUR 

DARTÈS 

Dieux,  non  !  Je  le  jure,  je  ne  serai  jamais  un 
politicien  ! 

FURTZ 

Vous  ne  serez  jamais  qu'un  Perrichon,  ça  c'est 
sûr. 

DARTÈS 

Vous  voulez  dire.  Monsieur  ? 

DUMONTEL 

Contenez-vous  ! 

DARTÈS 

Vous  voulez  dire.  Monsieur  ? 

FURTZ 

Qu'un  journal  est  une  carrière,  Monsieur  !... 
Qu'on  ne  s'improvise  pas  journaliste...  Voilà  la 
morale  de  cette  histoire  ;  retenons-la  !  Vous  étiez 
un  isolé...  Vous  n'avez  aucune  communication 
avec  le  monde  extérieur.  Vous  m'avez  donné  tout 
de  suite  cette  impression  !  Le  jour  où  vous  vous 
êtes  installé  dans  votre  fauteuil,  j'ai  eu  le  frisson  1 
Diriger  cet  organe  de  vie  et  d'échange  mondial 
quand  on  est  à  l'écart  de  tout  !...  Oui,  dans  votre 
fauteuil,  vous  me  faisiez  l'effet  d'un  Perrichon,  le 
cul  sur  le  mont  Blanc  ! 

DARTÈS 

Allons  donc  !  Vous  ne  m'avez  choisi  que  pour 
cela  !  A  ce  moment  vous  appeliez  ça  un  indépen- 
dant I...  Aujourd'hui,  c'est  un  isolé  !... 

LASSERRE 

Et  puis,  assez  d'idées  générales  !..,  Des  faits  !... 
Gomme  propriéLaire-diroctour  économique  et  fi- 
nancier, j'interviens  !  Votre  article  violent  qui  at- 
taque nos  amis  et  semble  nous  faire  pactiser  tout 
à  coup  avec  les  partis  les  plus  avancés,  les  désabon- 


ACTE    PREiMIER  233 

nements,  les  préjudices  qui  s'ensuivent,  c'est  déjà 
la  débâcle  !  Demain  ce  serait  les  bouillons  innom- 
brables, le  concessionnaire  de  notre  publicité  qui 
réclamera...  Dame,  nous  avons  touché  des  avances 
importantes  sur  les  contrats  d'annonces  !...  Des 
bombes  comme  celles  que  vous  avez  fait  éclater  ce 
matin,  c'est  ce  que  j'appellerai  de  la  publicité 
inopérante  !...  De  ce  train-là,  si  on  vous  laissait 
faire,  dans  six  mois  le  journal  serait  à  l'eau  et 
nous  n'aurions  plus  qu'à  le  liquider  à  des  distri- 
buteurs de  publicité  financière  quelconque  !... 
Grand  merci  !...  Il  y  a  pis  !...  Vous  le  savez,  nous 
touchons  une  grosse  somme  au  budget  d'émission 
de  l'emprunt  des  chemins  de  fer  africains  !... 
Nous  allons  nous  voir  simplement  retirer  cette 
subvention. 

DARTÈS 

C'est  une  faute  de  recevoir,  même  honorable- 
ment, des  subsides  secrets  !...  Ça  fausse  la  poli- 
tique du  pays  1 

DE    COSTIER 

Ah  !  çà,  mais  !...  Il  va  nous  donner  des  leçons 
de  probité  ! 

DARTÈS 

Pas  de  retours  de  bâton  ! 

FURTZ 

Mais  des  coups  de  bâton  !...  Les  vôtres  !.,.  Ah  1 
il  n'y  a  pas,  nous  avons  eu  la  main  heureuse  1 

LUCAYA 

Quelle  arrogance  ! 

SAINT-ABBAN 

Allons  !  nous  vous  montrerons  que  nous  ne 
sommes  pas  encore  dans  votre  filet  ! 


a34  L'ANIMATEUR 

LUCAYA 

Vous  aurez  beau  jouer  les  Ruy  Blas  pour  con- 
seil d'administration  !... 

DARTÊS 

Où  voulez- vous  en  venir  ? 

LUCAYA 

A  ça. 

Il  déchire  un  papier. 

DARTÈS 

Déchirer  notre  contrat  ?  Eh  bien  !  non,  Mes- 
sieurs 1...  j'estime  n'avoir  pas  dépassé  les  termes 
de  mon  contrat  !...  Je  ne  m'en  irai  pas  de  moi- 
même  !  Si  vous  estimez,  vous,  que  j'ai  failli  à  mes 
engagements,  attaquez-moi...  Faites  un  procès  I 

FURTZ 

Ça  y  est  !  C'est  le  chantage  !...  Hein  ?  hein  ? 

LUCAYA 

Savez-vous,  Monsieur,  comment  on  appelle 
ça  ?...  De  la  canaillerie  ! 

DARTÈS 

Non,  de  la  fermeté  d'âme  I 

LASSERRE 

Notre  contrat  doit  être  résilié  de  plein  droit  I 

DARTÈS 

Ce  n'est  pas  mon  avis  1... 

SAINT-ABBAN 

En  tout  cas,  nous,  administrateurs,  nous  met- 
trons les  pouces  à  votre  coup  d'Etat  I... 

LUCAYA 

Nous  ne  laisserons  pas  passer  un  seul  de  vos 
articles. 


ACTE  PREMIER  a35 

FURTZ 

Et  nous  vous  retirerons  toute  rédaction. 

LASSERRE 

Descendez  à  l'imprimerie,  lisez  le  placard  I 

DARTÈS 

Il  y  a  des  lâches  qui  vous  flagornent  et  pren- 
nent le  vent. 

LASSERRE 

En  tout  cas,  demain  paraîtra  dans  le  journal, 
en  première  page,  une  lettre  désavouant  le  direc- 
teur littéraire. 

FURTZ 

Très  bien  ! 

DE    COSTIER 

Allons  !  allons  !  Votre  situation  vous  l'avez 
rendue  impossible  ;  il  va  falloir  boucler  votre  va- 
lise 1 

DARTÈS 

Agissez  comme  bon  vous  semblera,  et  selon  ce 
que  vous  déclarez  votre  droit.  Moi,  je  reste  !... 
Je  suis  prêt  à  subir  les  conséquences  de  mon 
acte  !... 

LUCAYA 

Vous  avez  un  fier  toupet,  savez- vous  !...  Ça 
s'appolle  du  banditisme,  entendez-vous...  du  ban- 
ditisme !... 

FURTZ 

Ça  ne  se  passera  pas  comme  ça  I 
On  lève  le$  cannes.  Brouhaha. 
DUMONTEL 

Voyons,  mes  amis...  mes  amis...  Je  vous  en 
prie...  Je  suis  au  désespoir  !...  Ces  murs  n'ont 
pas  encore  entendu  de  pareils  vocables...  Respec- 
tez notre  chère  maison,  je  vous  en  conjure  !...  Je 


236  L'ANIMATEUR 

réclame  de  vous  le  silence  complet...  Laissez-moi 
me  recueillir  un  instant,  j'en  ai  besoin  !  J'ai  beau- 
coup, beaucoup  de  peine!...  (Grand  silence.  Il  s'est 
appuyé  à  la  table  la  tête  dans  les  mains,  puis  il  s'avcnee 
devant  la  table.)  Messieurs,  malgré  tout...  il  ?; faut 
surmonter  mon  émotion.  J'y  suis  prêt  !...  En 
quelques  mots,  je  liquiderai  la  situation  ! 

FURTZ 

On  vous  écoute  ! 

SAINT-ABBAN 

Respectueusement,  Monsieur  Dumontel  ! 

LUCAYA 

Respectueusement  ! 

DUMONTEL 

Permettez-moi  pourtant  de  le  prendre  de 
haut  !...  On  semble  suspecter  notre  bonne  foi 
politique  !...  Je  veux  donc  m'élever,  non  sans 
tristesse  d'avoir  à  le  faire,  au-dessus  des  intérêts 
matériels  du  journal  que  vous  défendez  fort 
bien  !  Le  vieux  lutteur  parlementaire  que  je  suis, 
et  je  crois  qu'on  ne  me  refusera  pas  l'expérience 
de  la  carrière... 

ENSEMBLE 

Non...  Non  ! 

DUMONTEL 

Le  vieux  parlementaire,  dis-je,  déplore  tout 
haut  l'aberration  humanitaire  qui  séduit  les  hom- 
mes do  votre  valeur,  Dartès,  en  raison  de  ses  mi- 
rages !  Cotte  aberration  ne  doit  pas  engager  un 
organe  comme  le  nôtre  dans  une  route  qui  nuirait 
—  bien  que  nous  no  fassions  pas  ouvertement  de 
politique  —  non  seulement  à  nos  intérêts,  mais, 
jo  le  (lis  comme  je  le  pense,  à  la  défense  du  pays  I 

SAINT-ABBAN 

Vous  résumez  admirablement  nos  sentiments  I 


ACTE  PREMIER  23; 

LUCAYA 

Admirablement  !... 

DUMONTEL 

Oui...  c'était  mon  rêve  de  faire  de  ce  journal  un 
organe  qui  ne  s'occuperait  pas  si  les  routes  vont 
à  droite  ou  à  gauche,  en  avant  ou  en  arrière,  qui 
serait  pour  ainsi  dire  le  rond-point  des  idées  !  Et 
c'est  pourquoi  vous  me  sembliez  désigné  à  la 
direction.  Or,  vous  lui  faites  prendre  un  parti,  et 
brusquement,  par  vos  attaques  contre  Edouard 
Gibert  et  vos  déclarations  libertaires,  vous  sem- 
blez  pactiser  avec  un  mouvement  qui  nous  range 
parmi  les  ennemis  du  bon  sens.  C'est  inadmissible, 
dangereux  pour  nous  d'abord...  et,  ce  qui  est  plus 
grave,  pour  l'esprit  public. 

SAINT-ABBAN 

Oui,  oui  ! 

FURTZ 

Pour  l'esprit  public  !... 

DUMONTEL 

L'esprit  public,  si  vous  lui  refusez  l'aliment  na- 
tional, il  se  nourrira  de  l'aliment  antinational,  et... 
La  porte  ê*ouvre  brusquement. 

SCÈNE  XII 

Les  Mêmes,  LEYRISSE 

LEYRISSE,  en  coup  de  cent. 
Je  vous  demande  pardon  d'entrer  à  Timpro- 
viste,  mais  j'arrive  en  proie  à  la  plus  vive  émo- 
tion 1...   Messieurs,  je   suis  obligé  de  vous   faire 
Eart  d'une  révélation  accablante...  Edouard  Gi- 
ert  vient  d'arriver  au  journal,  il  nous  apporte 
la  certitude,  hélas  I   absolue  que  le  coup   était 


a38  L'ANIMATEUR 

concerté  et,  j'ai  le  regret  de  le  dire,  que  Monsieur 
Dartès  va  être  compromis  dans  l'affaire  des  scan- 
dales ! 

DARTÈS 

Moi  !... 

LES    AUTRES 

Hein  ?  Quoi  ?  Qu'est-ce  qu'il  dit  ? 

SAINT-ABBAN 

Ça  y  est  I 

LEYRISSE 

Edouard  Gibert  exhibe  une  lettre  qui  vient  de 
mie  bouleverser,  une  lettre  où  Monsieur  Dartès 
discute  lui-même  des  offres  fermes  pour  la  créa- 
tion d'un  journal...  Des  offres,  et  ceci  est  plus 
troublant  que  tout,  d'une  personnalité  dont  vous 
avez  d'ailleurs  là,  sur  le  bureau  de  Monsieur  Dar- 
tès, un  télégramme  de  jubilation  confraternelle  I 
Il  a  les  preuves  en  mains,  il  va  vous  les  montrer  1... 

DARTÈS 

Je  proteste  de  toutes  les  forces  de  mon  énergie  !.. 
C'est  un  chantage  éhonté  ! 

FURTZ 

Ça  y  est,  l'infamie  ! 

DE    COSTIER 

Parbleu,  j'en  étais  sûr  ! 

SAINT-ABBAN 

Voilà  l'explication  !  Tout  s'éclaire  ! 

LUCAYA 

Jo  m'en  doutais  I...  Il  était  affilié  à  la  bande  !... 

DE    COSTIER 

Vous  étiez  un  vendu  I  Un  concussionnaire  !... 

FURTZ 

Un  traître  1 


ACTE  PREMIER  ajQ 

DARTÈS 

Ma  vie  entière  est  pour  prouver  le  contraire  !... 

FURTZ 

On  la  connaît,  cette  phrase-là  ! 

LEYRISSE 

Vous  comprenez  que  je  n'aie  pas  pu  me  retenir 
de  vous  communiquer  une  pareille  révélation. 

LASSERRE 

Vous  faisiez  partie  de  la  troupe  infâme,  et  vous 
vouliez  tuer  le  journal  avant  d'en  partir  !... 

LUCAYA 

Judas  !...  Combien  avez-vous  touché  ? 

On  Ventoure  en  vociférant. 

DARTÈS 

Je  jure  sur  la  tête  de  mon  enfant  que  c'est  une 
calomnie  monstrueuse  !...  C'est  la  réponse  de 
Gibert...  Où  est-il  ?..,  Il  a  osé  venir  jusqu'ici  ? 
Je  veux  le  voir  en  face. 

LASSERRE,  lui  barrant  la  route. 

Vous  VOUS  disculperez  ailleurs  ! 

DUMONTEL 

Nous  souhaitons  de  tout  cœur  qu'il  ne  s'agisse 
que  d'une  équivoque,  mais  nous  ne  pouvons  pas 
conserver  un  jour  de  plus  à  la  tête  du  journal  un 
homme  qui  sera  compromis  demain  dans  les 
scandales  1 

LASSERRE 

Pas  un  jour  de  plus  ! 

FURTZ 

La  suspicion  suffit  !... 

DUMONTEL 

Vous  n'avez  pas  trafiqué  peut-être,  mais  nous 


a4o  L'ANIMATEUR 

ne  pouvons  pas  admettre  que  notre  directeur  soit 
impliqué  dans  l'affaire  ! 

DARTÈS 

Vous  avez  raison,  Messieurs...  J'affirme  sur 
l'honneur  qu'aucune  compromission  de  ma  part 
n'existe  en  fait...  que  ma  conscience  est  pure...  je 
le  prouverai  !...  Mais,  en  attendant,  la  suspicion 
est  pour  vous  impossible  à  soutenir,  je  le  recon- 
nais !...  C'est  bien,  je  vous  donne  ma  démission  !... 
Effacez  mon  nom  de  la  manchette.  Demain  pa- 
raîtra ma  lettre  de  démission  ! 

Moucement  d'apaisement  et  de  soulagement. 

LASSERRE,  très  vite. 

Nous  l'acceptons  ! 

FURTZ 

Il  n'y  a  plus  qu*à  régler  :  sur  les  six  cent 
soixante-huit  actions,  vous  en  avez  soixante,  sans 
que  vous  les  ayez  souscrites  ;  elles  furent  dues  à 
un  geste  du  conseil  d'administration... 

DARTÈS 

Je  vous  les  rends  ! 

LASSERRE 

Nous  les  refusons  !...  Mais  nous  acceptons  la 
résiliation  pure  et  simple  de  notre  contrat  I 

FURTZ 

L'honneur  de  la... 

DUMONTEL,   froidement    et   debout,  imposant  un  silence 
habile  et  satisfait  à  rassemblée. 

Assez,  Furtz...  Pas  un  mot  do  plus,  la  séance 
est   terminée  !...    Notre   présence   n'est   plus   né 
cessaire  ici...  Soyons  maîtres  de  nous-mômos,  et 
prenons  congé  do  notre  ancien  directeur,  à  qui 
noQB  adressons  tous  nos  regi^ets  d'avoir  à  nous  se- 


ACTE  PREMIER  a4i 

parer  de  lui  sur  un  malentendu,  une  équivoque 
atroce,  qu'il  dissipera,  nous  le  souhaitons  de  tout 
cœur,  nous  en  sommes  même  perduadés...  Adieu, 
Dartès...  ! 

DARTÈS 

Messieurs,  une  seconde  !...  Où  est  le  calomnia- 
teur ? 

LEYRISSE 

A  côté,  dans  mon  bureau  ! 

DARTÈS 

Alors,  qu'il  se  montre...  Je  me  contiendrai 
comme  un  honnête  homme  qui  sait  qu'on  n'arri- 
vera pas  à  le  salir...  mais  que  je  fasse  justice  de- 
vant vous  de  cette  vengeance  !...  Que  je  sache  de 
quoi  l'on  m'accuse...  quelles  sont  les  armes  qu'on 
a  forgées  !...  En  un  instant,  j'aurai  tout  détruit  ! 

DUMONTEL,  fermement. 

Inutile,  nous  n'avons  pas  à  intervenir  person- 
nellement... Nous  ne  sommes  pas  juge  et  partie. 

DARTÈS 

Je  vous  demande  au  moins  de  ne  pas  vous  sé- 
parer avant  que  je  l'aie  vu,  moi  le  premier...  Mon- 
tez tous  dans  le  bureau  de  Dumontel...  Je  ne 
quitterai  pas  la  maison  sans  que  vous  ayez  la 
preuve  que  j'avais  les  mains  nettes  !...  Leyrisse, 
allez  chercher  Gibert  !  Dites-lui  qu'on  n'apporte 
pas  une  accusation  de  ce  genre  comme  on  place 
une  bombe  derrière  une  porte  !...  Je  l'attends  ici, 
face  à  moi  !... 

Jl  fait  un  geste  de  menace.  Leyrisse  sort. 

DARTÈS 

Voyez  mon  émotion,  Messieurs... 

DUMONTEL 

Nous  avons  des  questions  intérieures  à  agiter 


a4a  L'ANIMATEUR 

et  d'immédiates  déterminations  à  prendre.  Le 
temps  vous  appartient,  Dartès.  Ne  vous  pressez 
pas...  Quand  vous  le  désirerez,  vous  n'aurez  qu'à 
monter  dans  mon  cabinet,  je  vous  y  attends... 

DARTÈS 

A  tout  à  l'heure.  Messieurs... 

Ils  sortent  à  la  file,  dans  un  silence  volontaire  et 
ironique.  Dartès  demeure  agité,  les  bras  croisés,  ar- 
pentant la  pièce  jusqu'au  moment  où  l'on  entend  un 
bruit  de  porte  et  la  forte  voix  de  Giber  iqui  s'exclame  : 

«  Mais  comment  donc,  je  ne  demande  pas 
mieux  !  » 

La  porte  s'ouvre,  Leyrisse  fait  entrer Gibert  et  referme 
vivement  la  porte  derrière  lui.  Les  deux  hommes  se 
mesurent  au  regard. 

SCÈNE  XIII 
GIBERT,  DARTÈS 

GIBERT 

Ah  J  ah  !  pauvre  hurluberlu  que  tu  es  I...  Tu  as 
foncé  sur  moi  !  Un  vieil  ami  de  trente  ans!...  Toi 
mon  labadens  de  salle  de  rédaction  1...  Eh  bien  I 
je  te  coule  1  C'est  simple  ;  tant  pis  pour  toi  1... 

DARTÈS 

Il  faut  le  pouvoir  !...  Allons,  vide  le  fond  de  ton 
sac  !...  De  quoi  as-tu  le  toupet  de  m'accuser,  pa- 
raît-il ?...  Quelle  pauvreté  as-tu  dénichée  depuis 
ce  matin  dans  ton  livre  d'or  de  police  secrète  ?... 
Je  n'ai  rion  sur  ma  conscience,  qui  pèse  sache-le  !... 
Je  suis  inlègre  et  pur  1 

GIBERT 

Intègre  1...  Oh  1  ce  bon  vieux  mot  usé  comme 
tous  les  fonds  de  culotte  sur  tous  les  bancs  de  la 


ACTE  PREMIER  245 

politique  et  des  tribunaux  !  C'est  toi  l'intègre  ? 
Eh  bien  !  continue  !...  Mais  un  fichu  benêt,  en 
tout  cas,  qui  t'es  compromis  comme  à  plaisir,  par 
vanité  naïve,  et  qui  vas  choir  demain  dans  la 
complicité  louche.  Ah  !  tu  as  voulu  jouer  un  rôle, 
pauvre  girouette  !...  Va  donc  !  je  te  connais... 
Tu  n'as  pas  la  taille  de  l'emploi  !...  Il  reste  en  toi 
du  pauvre  secrétaire  maiseillais  qui  t'es  traîné 
vingt  ans  à  la  remorque  d'un  homme  politique  !... 
Jobard,  entends-tu...  jobard,  quand  tu  t'es 
laissé  empaumer  par  les  mauvais  meneurs  qui 
vont  te  conduire  à  la  ruine...  Jobard,  qui  as  laissé 
dans  leurs  mains  la  preuve  que  tu  allais  toucher 
de  la  galette  empoisonnée... 

DARTÈS 

J'étais  sûr  que  tu  en  arriverais  à  cette  stupi- 
dité-là !...  Oui,  j'ai  reçu  des  propositions  pour  la 
création  d'un  nouveau  journal,  c'est  vrai,  mais  je 
les  ai  déclinées,  ne  trouvant  pas  la  garantie  mo- 
rale des  actionnaires  suffisante... 

GIBERT 

Trop  tard,  mon  vieux  !  Je  ferai  paraître,  dans 
les  Cahiers  bleus,  lundi,  une  lettre  de  toi  où  tu 
discutes  jusqu'au  tarif  de  tes  futurs  émoluments. 
Je  regrette  de  ne  pas  diriger  un  quotidien,  car, 
alors,  ce  ne  serait  pas  lundi,  mais  demain,  que  tu 
serais  exécuté.  J'expliquerai  par  quelle  bonté,  sa- 
chant ce  que  je  savais  de  toi,  je  t'avais  épargné 
jusqu'ici. 

DARTÈS 

Ne  te  gêne  pas  !...  Venge-toi,  en  travestissant 
mes  intentions  les  plus  honnêtes,  les  plus  loyales  !... 
Tu  sais  bien  que  j'ignorais  qu'il  y  eût  de  l'argent 
suspect  !... 

GIBERT 

Inscrivez,  greffier. 


244  L'ANIMATEUR 

DARTÊS 

Et  quand  bien  même  !...  J'ai  une  trop  grande 
foi  dans  mon  idéal  pour  en  changer,  parce  que 
d'autres  l'ont  éclaboussé  ou  traîné  dans  la  boue  !... 
Un  coup  de  brosse  et  l'hermine  reparaît  plu» 
blanche  !...  Vas-y...  j'attends  de  pied  ferme  !... 
Scélérat  !  Besogne  de  scélérat  !... 

GIBERT 

Tu  l'as  dit  deux  fois...  Je  sais  bien  qu'un  bon 
journaliste  doit  se  répéter...  mais  il  faut  être  un 
bon  journaliste  !...  Et  tu  n'es  qu'un  fantoche 
ennuyeux...  des  pieds  à  la  tête. 

DARTÈS 

Ça,  c'est  pour  l'article  de  lundi  !...  Tu  t'en- 
traînes... Depuis  le  lycée,  tu  n'as  été  que  ça,  toi, 
un  fort  en  gueule... 

GIBERT 

A  coups  de  gueule,  on  sauve  un  pays  en  danger 
quelquefois  !...  Ce  que  ton  article  feignait  d'igno- 
rer, c'est  ma  sincérité  patriotique.  Le  pays,  lui, 
n'en  doute  pas  !...  J'ai  soutenu  l'opinion  pu- 
blique, moi  ! 

DARTÈS 

Oui,  souteneur  !  L'opinion  publique,  tu  la 
calomnies  et  la  flagornes  à  la  fois  !  Tu  lui  verses 
sa  ration  de  mensonges  tous  les  matins,  tu  vaques 
au  boniment,  et,  d'ailleurs,  tu  rêves  d'obéir  à  un 
maître  quelconque...  Sous  ce  veston,  tu  as  une 
livrée  1 

GIBERT 

Oii  1  oh  !  ces  libéraux  retardataires,  style  48  !... 
Tous  les  poncifs  pour  avocats  de  la  démocratie,  tu 
les  gobes  du  premier  coup...  Des  mots,  dis-tu  ?... 
Il  n'y  en  a  qu'un  pour  qualifier  ta  jobarderie... 
«Don   Quichotte   arriéré!»...    Des   gens   comme 


ACTE  PREMIER  a45 

toi,  il  faut  les  contraindre  au  silence  ! . . .  La  France 
a  failli  mourir  de  ces  gens-là  !,..  Ah  !  l'admirable 
France  de  maintenant  1...  Il  lui  reste  encore  à  se- 
couer bien  des  poux  de  sa  crinière  !...  Eh  bien  !  à 
son  service  jusqu'au  bout  !...  Ce  matin,  en  lisant 
ton  article  contre  moi,  un  mot  méprisant  de  Bos- 
suet  me  remontait  aux  lèvres  :  «  Arrière  les  dé- 
mons qui  tentent  d'étonner  ma  foi  !  » 

DARTÈS 

Phraseur  ! 

GIBERT 

Non  1  Vengeur  1...  J'irai  jusqu'au  bout  de  l'exé- 
cution. Qu'es-tu  venu  faire,  malheureux,  dans 
cette  bande  !...  Jadis  tu  m'aurais  inspiré  de  la 
pitié...  Aujourd'hui  le  sentiment  que  tu  m'ins- 
pires, c'est  celui  du  châtiment  nécessaire,  parce 
qu'il  faut  châtier  tous  les  drôles  qui  gênent  la 
marche  de  la  nation  !.,. 

DARTÈS 

Connue,  ton  exaltation  patriotique  !,..  Tu  ne 
la  puises  pas  dans  l'alcool  et  les  demi-setiers 
comme  d'autres  pamphlétaires  !...  Mais  le  geste 
de  tes  bras  croisés  dans  la  réunion  publique...  je 
sais  ce  qu'il  cache  sous  le  plastronnage  de  ta  car- 
rure... Il  cache  la  seringue  de  Pravaz  que  tu  te 
piques  dans  les  biceps  I 

GIBERT 

Assez  !...  Entends-tu,  assez  !...  Ou  nous  allons 
nous  empoigner  autrement  qu'en  paroles,  je  t'en 
réponds  !...  Chevaucheur  de  nuées  qui  n'as  rien 
vu...  incapable  même  de  diriger  ta  propre  vie,  et 
qui  rêves  de  diriger  une  opinion...  Toi  !  toi  I... 
C'est  à  pouffer.  Ah  !  tu  as  bien  la  tête  d'un  pro- 
phète des  temps  nouveaux,  d'un  voyant  extra- 
lucide, toi  qui  as  été  trompé  pendant  dix  ans  par 


a46  L'ANIMATEUR 

Ménescal  au  su  de  tout  Paris,  sans  que  tu  t'en 
sois  aperçu  ! 

DARTÈS 

Répète,  si  tu  oses  !...  Répète,  canaille  l... 

GIBERT 

Qui  ignores  même  que  sa  fille  n'est  pas  de  lui, 
quand  tout  le  monde  le  sait...  qu'elle  est  de  Mé- 
nescal !  Bonsoir,  vieux  !  Bonne  chance  ! 

DARTÈS 

Ah  !  misérable  !...  Ah  !  crapule  !... 
Il  se  précipite  sur  Gibert. 

GIBERT 

Bas  les  pattes  !...  tu  as  passé  Vkge  de  ce  jeu-là... 
Allons...  allons...  tu  toucheras  des  épaules,  mais 
pas  sur  ce  parquet,  mon  bon  !...  sur  le  parquet  de 
la  Santé. 

Dartès  s^est  élancé,  ils  luttent  ;  alors,  au  bruit  contre  la 
muraille,  des  gens  du  personnel  accourent,  Scott  en 
tête. 

SCÈNE   XIV 

Les  Mêmes,  SCOTT,  LEYRISSE,  puis 
GENEVIÈVE  ET  FRÉDÉRIC 

LEYRISSE 

Messieurs...  Je  vous  en  prie  1...  ce  pugilat  dans 
un  journal  qui  se  respecte  !... 

SCOTT 

Monsieur  Gibert  I...  Monsieur  Gibert  1... 

GIBERT 

Bah  !  le  col  est  un  peu  froissé,  voilà  tout  !... 
Votre  ancien  directeur  manque  de  tenue.  Mes- 


ACTE   PREMIER  247 

sieurs  I...  Bon  débarras  pour  la  maison  !...  Je  vous 
salue  bien  !... 

DARTÊS,   le  poing  tendu. 

Et  toi!... 

GIBERT 

On  va  rire  maintenant!  ... 
Il  sort  en  panant  haut  et  en  gesticulant. 
LEYRISSE 

Remettez-vous,  je  VOUS  prie,  Monsieur  Darlès... 
Oh  I  en  arriver  là,  comme  c'est  regrettable,  vrai» 
ment  !... 

SOOTT 

Pour  l'honneur  do  la  maison  ! 
Dartès  rajuste  son  col.  Il  suffoque,  appuyé  à  la  table. 
Geneviève  Dartès  entre  avec  son  frère. 

GENEVIÈVE 

Qu'est-ce  qu'il  y  a  ?  Qu'est-ce  qu'il  y  a  ?.., 
Dans  quel  état  je  te  retrouve  I... 

DARrÈS,    à   Scott. 

Laissez-nous,  ma  femme  et  moi  1...  Lais§ez- 
nouB, 

GENEVIÈVE,   à  son  frère  qui  allait  se   retirer. 

Reste,  Frédéric...  tu  n'es  pas  de  trop  I... 
Scott  et  tarisse  sortent. 

SCÈNE  XV 
GENEVIÈVE,  DARTÈS,  FRÉDÉRIC 

GENEVIÈVE 

Alors,  il  faiit  venir  ioi  pour  te  trouver  te  colle 
tant  avec  Gibert  ?  Ce  matin,  tu  es  parti  en  sifflo- 
tant... sans  daigner  me  parler...  ou  me  signaler 
seulement  l'article  qui  allait  mettre  le  feu  aux 


248  L'ANIMATEUR 

poudres  !...  Je  t'ai  attendu  vainement...  C'est 
moi  qui,  toute  la  journée,  ai  subi  les  assauts  !  Tu 
as  agi  comme  si  je  n'existais  pas  !...  A  moins  que 
tu  n'aies  redouté  le  blâme  qui  allait  infailliblement 
sortir  de  ma  bouche...  c'est  encore  possible,  cela... 
De  toutes  façons,  mon  ami,  je  te  trouve  l'air  sin- 
gulièrement moins  joyeux  que  ce  matin  !...  Je 
me  plais  à  le  constater  ! . . . 

DARTÊS,  comme  sortant  d'un  rêve. 

Oui,  c'est  vrai,  je  me  rappelle,  ce  matin,  j'étais 
parti  de  chez  moi  heureux  !...  le  cœur  léger... 
presque  le  cœur  en  fête  !...  le  cœur  d'un  enfant 
qui  vient  d'accomplir  son  devoir. 

FRÉDÉRIC 

Enfin,  nous  attendions  un  signe  de  vie,  au 
moins  !...  Notre  attitude  dans  tout  ça...  y  avez- 
vous  pensé  ?... 

DARTÈS 

Parle,  beau-frère  !...  parle  !... 

GENEVIÈVE 

Claude,  il  est  nécessaire  que  tu  saches  à  quel 
point  je  désapprouve  ta  conduite  !...  Frédéric  est 
do  mon  avis...  Certes,  nous  t'avons  toujours  suivi, 
aidé,  et  même  obéi...  quoique  nous  ayons  sur  bien 
des  choses  des  idées  dissidentes...  Ces  malenten- 
dus allaient  toujours  s'accentuant,  mais  je  res- 
pectais tes  convictions  comme  j'espérais  que  tu 
respectais  les  miennes  !...  Jamais  je  n'aurais  cru 
d'ailleurs  que  tu  en  arriverais  à  infliger  un  pareil 
démenti  à  tout  notre  passé,  à  nos  doctrines  poli- 
tiques et  sociales  d'autrefois.  Je  ne  te  suis  plus, 
Claude...  Je  ne  te  suis  pins  du  tout  !... 

DARTÈS 

Ne  mûche  pas  les  mots  I...  Tu  me  renies,  n'est-ce 
pas  ? 


ACIE  PREMIER  a49 

GENEVIÈVE 

En  tout  cas,  je  n'admets  pas  la  manière  dont  tu 
viens  de  bouleverser  ton  propre  journal  !...  Il  y  a 
là  quelque  chose  qui  me  choque  et  qui  ne  cori-es- 
pond  pas  à  ta  loyauté  habituelle  !...  Devant  la 
direction,  l'administration,  je  l'avoue...  je  n'ai  pas 
pu  te  soutenir...  je  le  regrette...  Tu  m'as  mis 
dans  cette  situation,  ou  de  te  lâcher  publique- 
ment, ou  d'opter  pour  des  idées  qui  ne  sont  pas  les 
miennes...  Que  comptes-tu  faire,  maintenant  ? 
Voyons,  te  voici  hors  de  cette  maison  !...  J'ai 
besoin  de  savoir,  moi,  avant  d'aller  plus  loin,  sur 
quelle  route  tu  comptes  t'engager  !...  quelles  sont 
tes  visées  personnelles  ?...  car  tu  en  as  !...  Je  ne 
me  soucie  pas  de  frayer  avec  un  parti  suspect  ou 
taré  !... 

Elle  s*a8sied. 

FRÉDÉRIC 

Oui  !...  Sacredieu  !...  Vous  devez  avoir,  pour 
agir  ainsi,  des  pourparlers  déjà  très  avancés  !... 

DARTÉS 

Aucim...  c'est  ce  qui  vous  trompe...  aucun  !... 

FRÉDÉRIC 

Alors  ?... 

DARTÉS 

Alors,  rien  !...  Qui  m'aime  me  suive...  beau- 
frère  !... 

FRÉDÉRIC 

Belle  formule  !...  11  me  semble  que  je  vous  ai 
suivi,  mon  cher,  et  longtemps  !...  Vous  n'avei 
rien  à  me  reprocher...  J'ai  été  votre  secrétaire  pen- 
dant dix  ans. . .  Nous  avons  vécu  sous  le  même  toit, 
nous  y  vivons  encore  !...  Mais,  enfin,  voOà  six 
mois  que  je  suis  attaché  à  un  ministère...  et  au 
ministère  de  l'Intérieur,  encore...  Quelle  attitude 


ife 


25o  L'ANIMATEUR 

voulez-vous  que  j'aie  demain  ?  On  sait  que  nous 
habitons  encore  ensemble  ;  que  nous  prenons  nos 
repas  en  commun...  Me  voici  classé  anti-gouver- 
nemental !...  Charmant  !...  Vous  auriez  vraiment 
pu,  mon  cher  Claude,  penser  un  petit  peu  à  nous, 
à  ma  sœur,  dont  la  situation  est  étrangement 
fausse...  Elle  dirige  un  journal  de  féminisme,  mon- 
dain, je  veux  bien,  mais  elle  a  sa  clientèle,  et... 

GENEVIÈVE 

Laisse  cela,  Frédéric,  mon  journal  n'est  pas  en 
question.  Je  me  place  à  un  point  de  vue  plus 
élevé...  Ce  sont  nos  rapports  personnels  de  lui  à 
moi  qui  sont  en  cause  !..,  Que  comptes-tu  faire  ? 
Veux-tu,  parle,  décide-toi  !...  Que  signifie  cette 
obstination  à  te  taire  ?...  Qu'as-tu  à  me  regarder 
de  cet  œil  fixe  et  glacé  ?... 

DARTÈS 

Je  te  regarde,  en  effet...  je  te  regarde  !...  Je 
cherche  à  lire  dans  tes  yeux  le  mensonge  de  dix 
années  d'association  totale  !... 

GENEVIÈVE 

Qu'est-ce  que  tu  veux  insinuer  ?... 

DARTÈS 

Sais-tu  ce  que  m'a  craché  à  la  face  ce  vieil  in- 
siilteur  de  profession  ?...  «  Tu  n'as, été  qu'un  benêt 
toute  ta  vie,  toi,  qui  fus  trompé  pendant  plus  de 
dix  ans  par  ta  femme.  »  Tais-toi  1...  Ne  fais  pas  ce 
faible  <,'>>ste  de  protestation  !...  Regarde-moi  bien  I 
Je  ne  l'ui  pas  su,  en  effet,  mais  je  l'ai  deviné  !... 
Là  est  ma  lâcheté,  là  est  mon  aberration  !...  Je 
savais  qu'il  n'y  avait  peut-êtro  qu'à  te  faire 
suivre  un  jour...  qu'à  ouvrir  une  lettre...  J'ai 
préféré  vivre,  je  m'en  rends  compte  maintenant, 
dans  l'ignorance  do  ce  crime  domestique  !...  Mais 
jo  t'en  ai  toujours  voulu,  comme  si  je  l'avais  dé- 


ACTE  PREMIER  25i 

couvert  !  J'ai  vécu  en  étranger  à  tes  côtés,  à  cause 
de  cela,  sans  bien  m'en  rendre  compte  moi- 
même  !...  Nous  sommes  arrivés  à  une  désunion 
complète.  Au  fond,  peut-être  vas-tu  jusqu'à  me 
haïr...  et  si  rien  n'a  éclaté  entre  nous,  je  te  le  ré- 
pète, c'est  à  ma  lâcheté  seule  que  tu  le  dois  !... 
J'ai  toujours  su  !... 

GENEVIÈVE,  impassible. 

Tiens  !  je  ne  répondrai  môme  pas  !...  Je  ne 
daigne  pas  !... 

DARTÈS,  les  yeux  dans   les  yeux. 

Mais  il  y  a  quelque  chose  de  plus  atroce  en- 
core !...  Il  y  a  que  je  viens  de  recevoir  un  coup  de 
massue  dont  je  ne  me  relèverai  peut-être  ja- 
mais !...  Je  viens  d'entendre  cette  autre  abomi- 
nation à  mes  oreilles  :  «  Tout  le  monde  sait  que 
ta  fille  est  de  Ménescal  !...  » 

GENEVIÈVE 

Plaît-il  ? 

DARTÈS 

Ah  !  tu  sourcilles,  cette  fois  !...  Et  moi,  je 
tremble  !  Est-ce  vrai  ?  Pas  ça,  hein  ?...  Pas  ça  ! 
Aie  donc  le  courage  de  dire  la  vérité  en  cette 
heure  tragique  que  nous  traversons  !...  Est-ce 
vrai,  cette  chose-là  ?...  Est-ce  vrai,  cette  horreur  ? 
Silence  de  Geneviève. 

FRÉDÉRIC 

Allons,  mon  bon  ami,  voyons  !...  Vous  n'allez 
pas  prendre  au  sérieux  des  vengeances  manifestes 
auxquelles  vous  deviez  bien  vous  attendre  !... 
Tout  cela  est,  ma  foi,  trop  bête,  trop  dérisoire  !... 

DARTÈS,  o    Geneviève. 

C'est  à  mon  tour  de  te  dire...  parle,  toi  !... 
Mais   parle   donc  !...    (Silence.)  Ah  !    monstre  !... 


■ 


25a  L'ANIMATEUR 

Monstre  que  tu  es...  qui  essayes  par  ton  silence 
de  me  faire  croire  à  cette  absurdité!...  Ah  !  tu 
t'y  entends  à  me  torturer  !...  La  voilà,  ta  ri- 
poste !...  Comme  si  c'était  vraisemblable...  ma 
fille  !...  C'est  trop  bête  !...  Vas-tu  parler  à  la  fin... 
vas-tu  te  justifier  !...  Non,  tu  ne  sortiras  pas 
avant  d'avoir  dit  la  vérité...  Ne  reste  pas  ainsi 
dans  cette  attitude  de  défi  ou,  je  ne  sais  pas,  moi, 
d'aveu  !...  Ce  n'est  pas  vrai  !...  Tu  mens  !... 

GENEVIÈVE 

Je  n'ai  rien  dit  !... 

DARTÈS 

Oui,  mais  tu  mens  tout  de  même  !... 

FRÉDÉRIC 

Geneviève,  parle  !...  délivre-le  d'un  doute  qui 
le  fait  justement  souffrir...  et  qui  t'offense,  toi, 
j'en  suis  certain  !  Ne  supporte  pas  plus  longtemps 
cette  accusation  I... 

GENEVIÈVE 

A  quoi  bon  !...  Il  n'y  a  plus  entre  lui  et  moi  ni 
mensonge  ni  vérité  !...  Nous  sommes  parvenus  à 
un  point  où,  seule,  la  séparation,  et  la  séparation 
définitive  peut  apporter  un  soulagement  à  cet 
état  de  guerre...  que  les  paroles,  les  aveux  ou 
démentis  ne  feraient  qu'envenimer  !...  Qu'il  croie 
ce  que  bon  lui  semble  ;  je  ne  répondrai  pas  !... 
Tirons  de  tout  ceci  une  moralité...  qu'il  est  urgent 
dès  aujourd'hui  de  mettre  de  l'espace  entre 
nous  !...  C'est  la  scission  nette,  l'heure  en  est 
arrivée  I...  Nous  n'avons  plus  rien  de  commun  1... 
tu  entends  ?  plus  rien  !... 

Elle  a  laissé  tomber  ce  dernier  mot  comme  un  couperet 
Elle  9a  prendre  sa  fourrurg  sur  un  fauteuil. 


ACTE    PREMIER  353 

DARTÈS 

Ah  !    c'est    bon,    j'ai    compris  !...    Renée,    ma 
petite  Renée,  c'est  affreux  !...  à  devenir  fou  I 

FRÉDÉRIC 

Geneviève,  voyons,  je  te  supplie  I 

Frédéric  va  à  Geneviève.  Celle-ci,  en  remettant  sa  four- 
rure, lui  fait  signe  de  se  taire.  Dartès  est  tombé  sur 
une  chaise. 

DARTÈS 

Diable...  la  vie  est  dure  !...  Ainsi,  un  beau 
jour,  parce  que  tu  as  prononcé  une  petite  parole 
de  vérité,  pauvre  bonhomme...  tous  les  mensonges 
dans  lesquels  tu  vivais,  et  qui  t'entouraient,  se 
sont  retournés  et  ligués  contre  toi,  comme  des 
vipères  furieuses  sur  lesquelles  tu  aurais  mis  le 
pied  !...  Tu  es  mordu  de  toute  part  !...  Tant 
pis  !...  Même  avec  cette  soufîrance-là  au  cœur,  je 
ne  me  démentirai  pas  !...  Non  !...  Non  !...  Je  ne 
te  désavouerai  pas,  vérité  !...  Tu  es  trop  belle  !... 
(Il  fait  un  effort  sur  lui-même  et  se  lève,  chancelant.) 
Et  puis,  je  m'en  tirerai  !...  Geneviève,  je  m'en 
tirerai.  Je  me  connais... Oui...  oui,  tu  as  raison!... 
maintenant  la  séparation...  la  solitude  com- 
plète... sans  plus  rien  que  son  devoir  pour  paia 
sec  et  pour  idéal  !...  Ça  ne  m'effraie  pas...  pag 
du  tout  !...  Conservez  l'appartement...  moi  j*ai 
déjà  désigné  le  petit  coin  où  j'irai  habiter  !... 
La  porte  s'ouvre. 

SCÈNE  XYI 
Les  Mêmes,  RENÉE 

RENÉE,  entrant. 

Qu'est-ce  qui  se  passe  ?...  J'étais  mortellement 
inquiète  toute  la  journée  !...  Bonjour,  maman  1... 
Quand  j'ai  su  que  vous  étiez  tous  au  journal,  je 


a54  L'ANIMATEUR 

suis  vite  accourue,  pressentant  bien  qu'il  se  pas* 
sait  quelque  chose  de  grave...  Et  dès  la  porte,  en 
bas,  un  collaborateur  m'apprend  qu'on  te  dé- 
barque !...  Je  suis  outrée  !...  Mais  peut-être 
est-ce  que  je  m'exagère... 

DARTÊS 

Non  !...  C'est  la  vérité. 

RENÉE 

Tu  ne  vas  pas  te  laisser  faire,  je  suppose  !... 
Tu  vas  te  défendre...  tu  vas  leur  montrer  qui  tu 
es  1...  Je  te  vois  d'ici  leur  répondre...  je... 

GENEVIÈVE,  prenant  la  parole. 

Renée,  les  événements  sont  encore  plus  graves 
que  tu  ne  le  penses...  Nous  venons  de  prendre,  ton 
père  et  moi,  avec  l'assentiment  de  Frédéric,  des 
déterminations  irrévocables...  et  nous  allons,  dès 
aujourd'hui,  les  mettre  à  exécution. 

RENÉE 

C'est-à-dire  ?... 

GENEVIÈVE 

Ton  père,  pour  s'adonner  à  la  force  de  ses  con- 
victions... à  une  lutte  qui  va  l'absorber  entière- 
ment, réclame  une  complète  liberté.  Nous  avons 
donc  décidé,  momentanément,  de  nous  séparer  !... 
Il  désire  vivre  seul,  se  recueillir  et  agir  ainsi,  sans 
blesser  ni  atteindre  les  siens  qui  ne  voudraient 
pas  avoir,  dans  ces  conditions,  à  le  juger  ou  à  le 
blâmer...  Cette  séparation  prend  date  dès  main- 
tenant... Nous  vivrons,  toi,  moi  et  Frédéric,  à 
la  maison,  comme  de  coutume... 

RENÉE 

C'est  vrai,  ça  ?... 

DARTÈS 

C'est  vrai  ! . . . 


ACTE   PREMIER  a55 

RENEE 

Tu  veux  te  séparer  de  nous  ?... 

DARTÈS 

Je  veux...  éloigner  le  passé...  tout  le  passé  !... 
dont  le  contact,  dont  la  vue  seule  me  fait  mal  1 

RENÉE 

Alors...  le  divorce  !...  Dame,  ça  s'appelle  ainsi  ! 
Deux  camps...  nous  et  toi  ?... 

DARTÈS 

Si  tu  veux  1... 

GENEVIÈVE 

C'est  la  volonté  de  ton.  père  !...  Nous  ne  pou- 
vons plus  vivre  en  commun,  après  cette  journée 
et  ce  qui  s'est  passé,  c'est  impossible  1... 

RENÉE 

Et  vous  acceptez  ça,  vous  ? 

GENEVIÈVE 

Il  le  faut,  pour  l'intérêt  de  tous  1... 

RENÉE 

Alors,  au  moment  où  tout  l'accable,  vous  allez 
l'abandonner,  comme  ça,  à  lui-même  !...  Il  sera 
tout  seul  à  souffrir,  à  lutter  1... 

DARTÈS 

Je  ne  souffre  pas  !... 

RENÉE 

Il  ne  souffre  pas,  cet  homme-là  ?...  Non  ?  Il  ne 
souffre  pas  ?  Mais  il  n'y  a  qu'à  le  regarder,  te- 
nez... regardez-le  !  Ses  lèvres  tremblent...  son 
pauvre  front  est  en  sueur  !..,  Il  lutte,  parce  qu'il 
a  du  courage  !...  Mais  son  angoisse  intérieure, 
tenez  !... 


256  L'ANIMATEUR 

DARTÈS 

Renée,  veux-tu  te  taire  !... 

RENÉE 

Sa  désolation  ! 

DARTÈS 

Renée...  voyons...  assez  !...  Tu  me  brises,  ne  le 
vois-tu  pas  ? 

RENÉE 

Et  il  va  s'en  aller,  tout  seul...  comme  un  homme 
puni  d'avoir  dit  ce  qu'il  avait  dans  le  cœur...  tan 
dis  que  nous  !  Pas  moi...  papa...  pas  moi,  ça  je  te 
le  garantis  !... 

DARTÈS 

Renée  !... 

RENÉE 

Avec  toi,  jusqu'au  bout,  et  à  tes  côtés  1... 
Puisqu'il  y  a  deux  camps...  c'est  tout  choisi  :  je 
reste  là  ! 

GENEVIÈVE 

Tu  n'as  pas  à  émettre  une  prétention  de  ce 
genre  1... 

RENÉE 

Je  n'ai  pas  à...  Avec  ça  !...  Nous  allons  bien 
voir  1  N'aie  pas  peur  que  je  t'abandonne,  papa,  à 
l'heure  où  tu  souffres  et  où  tu  te  bats  !...  J'aime- 
rais mieux  mourir  que  de  ne  pas  être  à  tes  côtés... 
ou  dans  tes  bras  !... 

DARTÈS,  gui  s^est  contenu  jusque-là,  ne  pouvant    retenir 
un  cri  déchirant  de  triomphe  et  de  douleur. 

Ah  !  vous  pouvez  vous  en  aller  !...  Vous  pou- 
vez disparaître  !...   Allez-vous-en  !...   allez-vous- 
en  !...  Je  suis  payé  ! 
Jl  Vétreint. 


ACTE  DEUXIEME 


A  Saint-CIoud.  Un  ancien  atelier  de  photographe,  très 
simple.  Quelques  meubles  récemment  apportés.  Sur  une 
bibliothèque  basse,  un  plâtre  de  la  tête  de  Hugo,  au  mur 
des  tableaux  d'amis.  Grande  verrière  au  fond,  donnant 
sur  une  petite  rue  de  banlieue.  Dartès  mange  à  sa  table 
de  travail.  Renée  le  sert. 


SCÈNE  PREMIÈRE 
DARTÈS,  RENÉE,  BELLEU 

RENÉE 

Tiens,  le  fromage  est  un  peu  sec,  mais  le  beurre 
est  bon  !... 

DARTÈS 

Non,  non,  merci  mon  petit  1...  C'est  très  bien 
comme  ça... 

RENÉE,  à  Belleu,  près  de  la  verrière. 

Eh  bien  !  où  en  sont-ils,  Belleu  ?...  Est-ce  que 
le  nombre  a  encore  augmenté  ?... 

BELLEU 

Oui,  ils  m'ont  l'air  d'être  maintenant  assez  nom- 
breux... Le  caboulot  se  remplit  1...  Ils  doivent 
bien  être  une  trentaine  maintenant  !...  Tenez,  en 
voilà  encore  un  qui  arrive  et  qui  regarde  la  fe- 
nêtre !... 

RENÉE 

S'ils  continuent,  ça  finira  par  ressembler  à  un 
meeting  ! 


258  L'ANIMATEUR 

D ART ES 

C'est  bien  ce  qui  m'ennuie  !...  Je  n'avais  pas 
prévu  qu'ils  en  feraient  une  manifestation...  Posi- 
tivement, quand  j'ai  déclaré  :  venez  demain  matin 
chez  moi  à  onze  heures,  je  vous  donnerai  ma  ré- 
ponse, je  croyais  me  trouver  en  face  de  deux  ou 
trois  délégués,  de  Maravias  et  de  quelques  dépu- 
tés !...  Et  ils  ont  organisé  toute  une  mise  en 
scène...  Ma  porte  est  bien  consignée  ?  Je  ne  veux 
voir  personne  avant  l'heure  fixée  par  moi  !...  Il 
n'est  que  neuf  heures  !  J'ai  donc  encore  deux 
heures  de  solitude  !  Il  n'y  a  pas  à  craindre  qu'on 
monte,  Renée  ? 

RENÉE 

Non,  la  concierge  est  parfaitement  stylée  1... 

DARTÈS 

Deux  heures  !...  Tout  un  monde...  Tu  as  dé- 
jeuné ? 

RENÉE 

Oui...  oui...  A  huit  heures,  comme  d'habitude, 
la  bonne  m'a  servi  mon  chocolat. 

BELLEU,  toujours  à  la  fenêtre. 

Voilà  Macherin  avec  quelques  citoyens  incon- 
nus de  moi. 

DARTÈS 

Naturellement. 

BELLEU 

C'est  bien  arrangé  !...  Sous  couleur  d'un  petit 
mouvement  en  votre  honneur,  sous  prétexte  de 
venir  vous  féliciter  du  prix  de  Stockholm,  c'est 
une  manœuvre  de  dernière  heure  pour  vous  em- 
pêcher de  vous  dérober  I... 

DARTÈS 

Avec  ça  que  je  me  gênerais  1...  C'est  agaçant... 


ACTE    DEUXIÈME  a59 

Je  ne  veux  me  trouver  en  face  que  de  ceux  que 
j'ai  convoqués  !... 

BELLEU 

Alors,  moi,  maintenant  que  vous  avez  dicté  la 
correspondance,  à  quoi  désirez-vous  que  je  m'oc- 
cupe ?... 

DARTKS 

A  rien  1... 

RENÉE 

Tenez,  Belleu,  aidez-moi  à  ranger  ici  ;  il  faut 
que  ce  soit  en  ordre  quand  ils  arriveront  ! 

DARTÈS 

A  quoi  bon,  mon  petit  1...  Au  contraire,  laisse 
les  miettes  de  mon  frugal  repas  du  matin  !...  La 
bonne  bouteille  de  vin  populaire,  le  fromage  sur 
la  table,  le  pain  en  miche...  Vieilles  habitudes  d'é- 
tudiant conservées  toute  la  vie  et  qui  vont  mieux 
ici,  dans  ce  petit  atelier  de  photographie,  que  dans 
mon  ancien  appartement  conjugal  !  Qui  m'eût 
dit  ça,  hein  ?  quand  j'ai  loué,  il  y  a  un  mois,  à 
Saint-GIoud,  cette  bicoque  entrevue  un  matin 
tragique  et  dont  je  m'étais  dit  tout  de  suite  : 
Bah  !  s'il  arrivait  quelque  chose,  j'aimerais  assez 
me  réfugier  là,  dans  cette  rue  de  province,  si 
calme,  avec  un  bon  troquet  en  face  1 

BELLEU,  on  entend  du  bruit  dehors. 

Ecoutez,  il  y  en  a  un  qui  vient  de  crier  : 
«  Vive  Dartès  !  » 

RENÉE,  à  la  bonne  qui  est  entrée. 

Tenez,  Jeanne,  emportez  ça  \...  (A  Dartès.)  Motb^ 
on  laisse  la  bouteille  de  vin  sur  la  table  ? 

DARTÈS,  riant. 
N'exagérons  pas...  Ne  faisons  pas  de  mise  en 
scène  !...  Laissons  ça  aux  candidats  municipaux  !.. 


26o  L'ANIMATEUR 

BELLEU 

Une  auto  qui  s'arrête  ! 

DARTÊS 

Où  ça,  en  face  ? 

BELLEU 

Non,  à  votre  trottoir  ! 

DARTÈS 

C'est  un  taxi  ? 

BELLEU 

Une  auto  particulière...  Une  auto  chic  !...  bon 
genre  ! 

DARTÈS 

Et  qui  en  descend  ?  Je  n'ose  pas  me  mettre  à  la 
fenêtre,  comme  il  n'y  a  pas  de  rideaux  de  vitrage. 

RENÉE 

Pas  possible  !...  Wlieil  I 

DARTÈS 

Hein  ?...  Qu'est-ce  qu'il  vient  faire  ? 

RENÉE 

Il  a  traversé  le  trottoir  en  deux  bonds,  tête 
baissée.  Tu  ne  veux  pas  le  recevoir  ? 

DARTÈS 

Ah  !  fichtre  non  !...  Belleu,  vu  l'importance  du 
personnage,  il  est  plus  correct  que  vous  le  rece- 
viez, mais  vous  réconduirez  avec  toute  la  courtoi- 
sie désirable  !  Qu'est-ce  qu'il  vient  faire  ?...  J'es- 
père bien  qu'il  no  vient  pas  me  proposer  d'entrer 
à  son  journal  !,.. 

RENEE 

Oh  !  papa  I...  ir n'oserait  pas  !... 


ACTE   DEUXIÈME  a6i 

DARTÈS 

Sait-on  jamais,  avec  ces  gens-là...  Passons, 
mon  petit...  Belleu  sam-a  très  bien  s'en  tirer. 

RENÉE,  de  loin,  à  Belleu. 

Aimable...  n'est-ce  pas  ?... 

Ils  sortent  à  gauche,  on  entend  la  voix  de  Belleu  dans 
l'antichambre  qui  est  allé  au-devant  de  Wheil, 

SCÈNE  II 
WHEIL,  BELLEU 

BELLEU 

Entrez,  entrez  !...  Je  vous  en  prie,  Monsieur 
Wheil...  Monsieur  Dartès  sera  désolé... 

WHEIL 

Inutile,  Belleu,  inutile  !...  II  est  là,  je  suis  au 
courant. 

BELLEU 

Mais,  je  vous  assure  !... 

WHEIL 

Comme  directeur  du  Français,  vous  pensez  bien 
que  j'ai  un  service  d'informations  qu'on  ne  dépiste 
pas  facilement. 

BELLEU 

Et  que  savez-vous  ? 

WHEIL 

Ce  que  nous  savons  tous  jusqu'ici,  c'est  que, 
depuis  un  mois,  les  partis  extrêmes  de  la  démo- 
cratie veulent  s'emparer  de  la  personnalité  de 
Dartès...  Mais  ce  que  nous  savons  depuis  hier, 
c'est  qu'ils  ont  décidé  d'offrir  à  Dartès  la  direction 
du  nouvel  organe  extrémiste,  la  Lumière,  qui  va 


a6a  L'ANIMATEUR 

paraître  la  semaine  prochaine...  Ils  comptent 
faire  de  son  acceptation  un  chambard  énorme  !... 
Le  nom  de  Dartès  va  briller  en  capitales  sur  les 
murs  de  Paris,  au-dessous  du  titre  révolution- 
naire... On  s'agite  en  face,  dans  ce  café...  et  ces 
messieurs  attendent  l'heure  où  Dartès  leur  ou- 
vrira la  porte  de  son  buen-retiro  !...  Je  m'y  intro- 
duis, moi,  avant  l'heure  fixée,  car  j'ai  une  propo- 
sition à  faire  à  Dartès,  tellement  importante,  qu'il 
est  urgent  qu'il  la  connaisse  avant  de  transmettre 
sa  décision  !...  Je  demande  la  parole  cinq  ou  six 
minutes  ! 

BELLEU 

Encore  une  fois.  Monsieur  Wheil,  avec  la  meil- 
leure volonté  du  monde... 

WHEIL 

Si  je  ne  puis  le  voir,  voulez-vous  au  moins  me 
mettre  en  présence  de  sa  fille,  qui  est  sûrement 
là...  sûrement...  Mais  oui,  Belleu  !...  Il  faut  que 
je  lui  parle  en  particulier  ;  la  chose  en  vaut  la 
peine. 

BELLEU 

Je  vais  voir  si  Mademoiselle  Renée  est  là  ! 

WHEIL 

Je  vous  en  prie,  mon  ami  !... 

Belleu  sort.  Resté  seul,  Wheil  inspecte  la  pièce  et  s* ap- 
proche du  buffet. 

WHEIL 

II  en  est  au  litre  de  bleu  et  au  quart  de  brie  !... 


ACTE   DEUXIÈME  a63 

SCÈNE  ÏII 
WHEÏL,  RENÉE 

RENÉE,  entrant. 

Oh  !  Monsieur  Wheil,  mon  père  regrettera  vive- 
ment de  ne  pas  s'être  trouvé  là  !... 

WHEIL 

Bonjour,  Mademoiselle  1...  Il  ne  veut  pas  me 
recevoir  ? 

RENÉS 

Mais  je  vous  assure  !... 

WHEIL 

Ça  ne  fait  rien  ;  votre  présence  me  suffit  !... 
Vous  aimez  beaucoup  votre  père,  Mademoiselle  ? 

RENÉE 

Mon  Dieu,  Monsieur,  vous  me  posez  la  question 
comme  on  dirait  :  «  Rodrigue,  as-tu  du  cœur  ?  » 

WHEIL 

Evidemment,  c'est  absurde  I...  Nous  savons 
tous  que  vous  le  chérissez...  que  vous  vivez  avec 
lui,  en  communauté  parfaite  de  pensée  !...  L'ai- 
mant comme  vous  l'aimez,  vous  ne  pouvez  être 
que  de  bon  conseil  pour  lui  !... 

RENÉE 

Oh  !...  les  conseils...  Je  ne  permets  pas  d'in- 
tervenir dans  la  vie  intellectuelle  de  mon  père... 

WHEIL 

Mademoiselle...  il  faut  que  vous  l'empêchiez  de 
faire  une  sottise...  une  sottise  dont  il  traînera 
toute  sa  vie  le  boulet  !...  C'est  un  homme  perdu... 
un  grand  homme  perdu  s'il  accepte... 

Il 


264  L'ANIMATEUR 

RENÉE,   souriant. 

Perdu...  pour  vous  !.,. 

WHEIL 

Oh  !  mademoiselle...  pour  nous...  il  y  a  long- 
temps qu'il  est  perdu  î...  Les  convictions,  les  as- 
pirations qui  nous  furent  communes  dans  la  jeu- 
nesse ne  sont  plus  les  siennes,  hélas  !  depuis 
longtemps  !,..  Et  je  n'ai  jamais  cessé  pour  cela  de 
le  respecter  profondément  !...  Votre  père  le  sait. 
Je  garde  pour  lui,  quoique  maintenant  d'un  parti 
opposé,  une  très  vieille  tendresse  sentimentale... 
Et  Dartès  n'en  a  jamais  douté,  j'en  suis  sûr  ! 

RENÉE 

Vous  avez  raison...  Je  l'ai  souvent  entendu 
dire  :  «  Au  fond,  Wheil  m'aime  beaucoup  1  » 

WHEIL 

Ah  !  vous  voyez  !...  A  la  bonne  heure  !...  Pour 
Dieu  !  qu'un  homme  de  sa  valeur  ne  se  laisse  pas 
chambrer  par  des  agitateurs  dont  beaucoup  ne 
sont  que  des  farceurs  de  la  plus  louche  politique 
d'opposition. 

RENÉE 

Mon  père  n'écoute  que  sa  conscience. 

WHEIL 

Au  fond,  tout  est  venu  de  cet  article  qu'il  a 
écrit  contre  Gibert  !.,.  A  ce  moment-là  !  il  était 
sans  dessein  pohtique  arrêté  !...  Le  voilà  englobé, 
happé  de  toutes  parts.  Tout  cela  à  cause  d'un 
premier  article  !...  C'est  l'histoire  de  ces  gens  qui 
ont  acheté  un  beau  fauteuil  ancien  et  qui,  poiu' 
mettre  leur  maison  à  l'harmonie  du  fauteuil, 
finissent  par  tout  démolir  et  y  employer  leur  for- 
tune entière  ! 


ACTE    DEUXIÈME  265 

RENÉE,  riant. 

En  fait  de  fauteuil  ancien,  vous  vous  en  prenez 
à  un  bien  pauvre  tabouret  du  faubourg  Saint - 
Antoine...  et  si  vous  y  allez  de  ce  train  ! 

WHEIL 

Excusez-moi  de  vous  parler  avec  toute  la  pas- 
sion qu'un  pareil  malentendu  m'inspire  !...  Peut- 
être  se  laisse-t-il  griser  par  sa  soudaine  popula- 
rité. 

RENÉE 

Il  est  si  peu  l'homme  de  ces  griseries-là  I 

WHEIL 

Ça  va  être  terrible  !  Il  va  s'enferrer  jusqu'à  la 
gauche. 

RENÉE 

Oh  !  jusqu'à  la  gauche,  c'est  fait  depuis  si 
longtemps  I 

WHEIL 

Le  prix  de  Stockholm  et  la  direction  de  la 
Lumière.  Il  faut  le  tirer  de  ce  mauvais  pas.  Sa 
respiration  tout  entière  y  passera  d'un  coup...  Et 
je  viens  vous  y  aider,  Mademoiselle...  car  il  n'est 

Î>as  possible  que  vous  ne  soyez  pas  remplie  pour 
ui  d'inquiétude  !...  Oh  !  je  ne  viens  pas  lui  pro- 
poser un  renoncement,  non,  non,  soyez  tran- 
quille... Je  sais  à  qui  je  m'adresse  !...  Mais  le 
hasard  veut  que  je  sois  à  même  de  lui  apporter 
une  position  admirable,  digne  de  lui,  purement 
littéraire,  à  l'écart  de  toute  politique. 

RENÉE 

Vous  ?...  C'est-à-dire... 

WHEIL 

Oh  !  pas  chez  moi...  rassurez- vous...  non  !... 
La  direction  d'une  grande  maison  d'édition,   à 


266  L'ANIMATEUR 

Zurich,  montée  avec  des  capitaux  considérables, 
sans  opinion  publique  !...  Je  peux  immédiatement 
lui  faire  signer  un  traité  lui  garantissant  cinquante 
mille  francs  d'appointements  et  une  participation 
aux  bénéfices...  J'ai  la  proposition  ferme,  là,  dans 
ma  poche  !... 

RENEE 

Mais,  Monsieur,  j'en  parlerai  !...  Cela  mérite 
évidemment  d'être  pris  en  considération...  Seule-^ 
ment,  je  crois  bien...  si  vous  voulez  mon  avis... 

WHEIL,  se    levant. 

Ecoutez.  Mademoiselle,  voici  comment  nous 
allons  procéder  I...  J'ai  une  visite  à  faire  à  Saint- 
Cloud  à  quelques  pas  d'ici.  Dans  un  quart  d'heure, 
je  serai  de  retour...  d'ici  là  vous  aurez  touché  un 
mot  à  votre  père  du  projet...  et  vous  vous  arran- 
gerez pour  me  mettre  cinq  minutes  en  présence  de 
lui!... 

RENÉE 

Je  vous  promets,  en  tout  cas,  d'insister  pour 
qu'il  vous  reçoive. 

WHEIL 

Je  n'en  demande  pas  plus  !...  A  tout  à  l'heure, 
Mademoiselle  !...  Je  suis  heureux  de  vou3  avoir 
rencontrée...  Ce  n'est  pas  un  acquiescement  que 
je  lis  dans  vos  yeux... 

RENÉE 

En  effet.  Monsieur,  je  ne  me  mêle  pas  des  af- 
faires de  mon  père  1 

WHEIL 

Mais,  dans  ces  yeux-là,  je  lis  la  bonté  et  le  dé- 
vouement. Cela  me  suffit...   Je  oompte  sur  ces 


ACTE    DEUXIÈME  267 

deux    collaborateurs...    A   tout    à    l'heure...    Ne 
m'accompagnez  pas,  je  vous  en  prie... 

Il  sort.  Renée,  restée  seule,  va  ouvrir  la  porte]de  gau- 
che. Dartès  entre. 

RENEE 

Papa  ! 

SCÈNE  IV 
RENÉE,  DARTÈS 

DARTÈS 

Il  est  parti  ?,..  Qu'est-ce  qu'il  a  dit  ?...  Qu'est- 
ce  qu'il  est  venu  faire  ?... 

RENÉE 

Oh  !  rien  de  bien  important  !...  J'ai  compris 
qu'il  était  question  de  librairie...  d'édition  en 
Suisse...  de  gros  appointements  !... 

DARTÈS 

Quel  micmac  !... 

RENEE 

Ça  avait  l'air  sincère  I...  Je  l'écoutais  d'une 
oreille  distraite.  Je  n'entendais  que  ce  mot  : 
«  Suisse  !...  la  Suisse  1  » 

DARTÈS 

C'est  bien  le  moment  ! 

RENÉE 

J'envisageais  le  voyage...  Je  voyais  un  hôtel 
sur  le  haut  d'une  colline,  une  terrasse  et  des  pois 
de  géranium  sur  fond  bleu  1... 

DARTÈS 

Oui  I...  Ça  t'irait  assez  à  toi  !... 


268  L'ANIMATEUR 

RENÉE 

Le  grand  air  pur  !... 

DARTÈS,  sévèremenU 

Renée  !... 

RENÉE 

Je  n'ai  rien  dit  !...  Ne  me  gronde  pas. 
Silence. 

DARTÈS 

Pauvre  petite  !...  Tu  souffres  !...  Au  fond,  tu  me 
désapprouves  ! 

RENÉE 

Encore  une  fois,  ai- je  dit  quelque  chose  !... 

DARTÈS 

Tu  t'en  garderais  bien  !...  Tu  n'es  venue    vers 
moi  que  pour  ra'aider,  pour  être  là  à  mes  côtés... 
Et  tu  te  tais  par  principe,  pour  ne  pas  me  pei- 
ner !...  Seulement,  au  fond  !.,. 
//  lui  tape  amicalement  la  joue, 

RENÉE 

Tu  ne  peux  pas  m'empêcher,  en  tout  cas,  de 
trembler  pour  ton  bonheur,  papa  !....  J'ai  le  cœur 
gros,  voilà  tout...  parce  que  je  t'aime...  et  aussi 
parce  que  nous  étions  si  heureux  tous  les  deux  !... 
Tous  les  deux  seuls  !... 

DARTÈS 

Mais  tu  parles  comme  si  j'avais  pris  moi-même 
une  décision  !  Rien  n'est  moins  sûr  que  mon  ac- 
ceptation !...  Je  rumine,  je  tergiverse  1... 

RENÉE 

Allons  donc  !...  Pour  essayer  de  me  donner  le 
change,  tu  fais  semblant  d'hésiter...  comme  moi, 


ACTE    DEUXIEME  269 

je  fais  semblant  de  croire  I  Mais  je  sais  bien  quel 
est  le.  parti  énergique  que  tu  as  pris  !  Dans  deux 
heurf'S...  c'est  terrible  !...  dans  deux  heures  nous 
allons  être  lancés  comme  des  boulets,  vers  l'in- 
connu !... 

DARTÈS 

Eh  !  bien,  tu  te  trompes  !...  Si  tu  pénétrais 
dans  mon  cœur,  tu  verrais  que,  véritablement,  j'ai 
des  hésitations...  des  envies  d'envoyer  tout  pro- 
mener !... 

RENÉE 

Vrai  ?...  Ah  !  si  ce  pouvait  être  vrai  !...  Si  tu 
pouvais  seulement  hésiter  I... 

DARTÈS 

Eh  bien  ? 

RENÉE 

Alo!^^,  à  cette  minute-ci...  dont  toute  notre  vie 
va  dépendre...  j'oserais  élever  la  voix... 

DARTÈS 

Fais-le,  mon  petit...  Après  tout,  je  t'y  autorise. 
RENÉE,  allant    à   lui. 

Père,  je  t'aime  tant  !...  Je  tremble  !...  J'ai 
peur  !  Tu  seras  traîné  dans  la  boue...  calomnié... 
Et  quelle  lutte  dorénavant  !  Songe  à  l'existence 
qui  va  nous  être  enlevée  tout  à  coup  !  Tout  ce 
que  nous  étions,  l'un  pour  l'autre,  depuis  deux 
mois  qurt  je  vis  à  tes  côtés...  que  nous  vivons  dans 
cette  communion  de  tous  les  instants  ! 

DARTÈS 

Et  quelle  joie  cela  a  été  pour  moi  !...  Nos  pro- 
menad(^s...  nos  soirées  autour  de  cet  abat-jour  !... 
Ta  façon  de  protéger  ma  vie,  d'organiser  les  jour- 
nées... de  recevoir  les  amis... 


37©  L»ANIMATEUR 

RENÉE 

Car  il  a  fallu  que  la  vie  nous  force  à  cette 
solitude...  pour  que  sorte  de  nos  deux  cœurs  une 
tendresse  que  nous  ne  savions  pas  si  parfaite... 
(Elle  Vemhrasse  tendrement  sur  le  front.)  Oh  !  cette 
sale  politique  qui  va  te  prendre  non  seulement  à 
moi  qui  t'aime...  mais  à  la  paix  de  vivre  !  Ah  ! 
que  je  la  hais  !...  Tous  ces  gens  qui  grouillent  au- 
tour de  mon  père...  lotirent  par  la  manche...  et  qui 
méditent  de  le  précipiter  vers  je  ne  sais  quel  ave- 
nir qui  m'épouvante...  Tu  me  pardonneras,  mais, 
que  veux-tu,  j'ai  peur,  instinctivement,  que  tu  ne 
sois  pas  très  bien  fait  pour  cette  bataille,  papa  !... 
Si  tu  te  trompais  sur  toi-même...  si  tu  étais  sim- 
plement... (Elle  hésite.)  Un  penseur  !... 

DARTÈS 

Toi  aussi  ?...  Oh  !  cette  expression  presque 
méprisante,  dans  ta  bouche  !...  Ce  qu'elle  est  de- 
venue de  nos  jours  !...  Un  penseur  !...  Eh  bien, 
s'il  m'était  donné  un  jour  de  constater  qu'on  avait 
raison  de  douter  de  ma  force  d'action...  oh  !  ce 
serait  bien  la  plus  cruelle  désillusion  de  moi- 
même  !...  Certes,  il  ne  m'a  pas  été  donné  encore 
de  défendre  des  causes  passionnément,  à  coups 
de  dents  et  à  coups  de  griffes...  mais  je  ne  suis 
jamais  tombé  non  plus  dans  cette  nonchalance  qui 
ouvre  les  portes  de  la  sénilité  1... 

RENÉE 

Voyons,  papa,  ça  ne  te  suffit  donc  pas  d'avoir 
raison,  d'écrire  librement  ce  que  tu  veux...  d'être 
si  grand  ton  isolement.  Car  tu  vas  te  diminuer... 
oui,  tu  vas  te  diminuer  dans  la  lutte  vulgaire  !... 
Tu  vas  te  rabaisser  à  leur  niveau  !... 

DARTÈS 

C'est  possible...  mais  le  devoir,  Renée,  le  de- 


ACTE  DEUXIÈME  271 

voir...  la  grande  souffrance  humaine  qui  est  là... 
enchaînée...  et  toutes  ces  chaînes  qu'il  faut  bri- 
ser !... 

RENÉE 

Le  devoir  intellectuel  ne  demande  pas  des  ab- 
négations aussi  rigoureuses...  Tu  as  déjà  assez 
souffert  pour  lui  !...  Tu  y  as  perdu  ton  foyer  1... 

DARTÈS 

Crois-tu  ? 

RENÉE,  changeant  de  ton 

Ecoute...  j'ai  tout  à  coup  l'intuition  de  l'ave- 
nir !...  un  pressentiment  mauvais  !...  quelque 
chose  qui  passe  dans  mon  corps  entier  !...  Papa... 
refuse...  Je  t'en  suppHe,  refuse  !...  Oui,  oui,  je  sais 
que  tu  dois  me  trouver  impudente  d'oser  te  par- 
ler ainsi...  mais  il  faut  que  je  te  l'aie  dit...  Accepte 
une  position  dans  le  genre  de  celle  qu'on  te  pro- 
pose... On  irait  en  Suisse.  On  vivrait,  tous  les 
deux  !...  Ce  ne  serait  pas  gentil  ?...  Dis  ?  Je  co- 
pierais tes  manuscrits  !...  Et  puis,  on  voyagerait 
aussi  un  peu...  On  ne  aérait  pas  heureux,  dis  ?... 
C'a  t'est  donc  égal  d'être  heureux  ?...  Pourqud 
rofuses-tu  d'être  heureux  ?  Si  tu  m'aimais  comme 
tu  le  dis  !... 

Elle  es.  à  genoux  près  de  Zui,  il  lui  caresse  les  cheveux^ 

DARTÈS 

Oui,  vvèfi  do  toi...  regarder  toujours  ton  visage 
souriaiii/  avec  tes  bons  yeux  de  chien  fidèle  1... 

RENÉE 

Pap... 

DARTÈS,  la  repoussant   brusguement. 

Va-t'en...  Laisse-moi  L.. 

RENÉE 

Qu'est-ce  que  tu  as  ? 


a;2  L'ANIMATEUR 

DARTÈS 

Tais-toi,  malheureuse... 

RENÉE 

Tu  m'as  repoussée  avec  une  telle  colère,  un  si 
méchant  regard... 
Un  temps. 

DARTÈS 

Pardon,  mon  petit  !...  Pardonne-moi  ma  brus- 
querie... Je  suis  nerveux  !...  On  le  serait  à  moins, 

RENÉE 

Tu  m'en  veux  ? 

DARTÈS 

Donne  tes  mains...  donne  1...  Toi,  si  bonne...  si 
tendre,  toi  qui,  plutôt  que  de  me  quitter,  as  pré- 
féré te  brouiller  presque  avec  ta  mère,  et  ne  plus 
la  revoir  que  de  loin  en  loin,  toi  qui  reviens  de  ces 
tristes  rendez-vous,  le  cœur  gros  mais  l'esprit 
toujours  aussi  résolu,  pardonne-moi,  cher  mi- 
gnon !...  Je  n'aurai  jamais  assez  de  reconnaissance 
pour  l'amour  que  tu  me  prodigues...  Je  devrais 
tout  te  sacrifier,  même  l'avenir,  je  le  reconnais  !,.. 
Tu  ne  peux  pas  comprendre  certains  troubles  qu'il 
y  a  en  moi...  Certaines  raisons  que  j'ai  de  mt 
lancer  avec  fureur  dans  l'action,  et  qui  me  rendent 
très,  très  irritable,  presque  méchant  !...  Oh  !  tes 
petites  mains  dans  les  grandes  miennes  !.., 

RENÉE 

Alors,  pendant  que  tous  ces  gens  s'agitent  ot 
regardent  ta  fenêtre,  soyons  encore  nous  deux, 
comme  nous  l'avons  été  tous  les  jours  du  mois 
dernier  I...  tu  veux  bien  ?  Tu  veux  bien  ?  Joue 
encore  uno  heure  avec  moi  à  être  heureux  !... 

DARTÈS 

Ce  que  tu  voudras  I... 


ACTE    DEUXIÈME  273 

RENEE 

Tiens,  remets-toi  là,  dans  ton  grand  fauteuil. 
Je  vais  te  bourrer  une  bonne  pipe  moi-même  !... 
Et  puis  nous  allons  feuilleter  ensemble  ce  numéro 
de  la  Renaissance  latine  qui  est  arrivé  ce  matin... 
Il  y  a  la  reproduction  d'un  Vinci  admirable...  et 
des  Ingres  très  drôles...  tu  vas  voir...  Allons, 
avance,  avance  ici  !... 

DARTÈS 

Renée,  quel  enfantillage  ?...  Mais  je  te  com- 
prends, va  !  Je  comprends  tout  ce  que  tu  veux 
dire  de  charmant  et  de  désolant. 

RENÉE 

Là  I...  Moi,  à  côté,  sur  mon  petit  tabouret...  On 
n'est  pas  bien  ?...  Tu  vois,  c'est  comme  d'habi- 
tude I...  (On  entend  au  dehors  des  bruits  et  les  échos 
de  l'Internationale.  Dartès  dresse  l'oreille.)  N'écoute 
pas  les  bruits  du  dehors...  Il  n'y  a  rien  dehors... 
absolument  rien  !...  Regarde,  voilà  le  Vinci 
en  question  !.,.  C'est  beau,  hein  ?...  Où  se 
trouve-t-il,  ce  tableau  ?...  A  Milan  !...  Je  vou- 
drais voir  un  jour  Milan  !...  Tu  te  rappelles,  tu  as 
failli  nous  emmener  tous  une  année  en  Italie  ?... 
Elle  babille  et  Venlaee. 

DARTÈS 

Ma  chérie  !...  Il  me  semble  qu'on  me  met  une 
camisole  de  dquceur  autour  des  bras... 

SCÈNE  V 
Les  Mêmes,  WHEIL 

WheIL,  entrant. 

Oh  !  le  joli  tableau  d'intérieur  !...  Ne  vous  dé- 
rangez pas,  je  vous  en  prie...  c'est  trop  charmant, 


^74  L'ANIMATEUR 

Mademoiselle  !...  Je  vous  demande  pardon  de  de- 
vancer de  quelques  instants  le  rendez-vous  1  Dar- 
tès...  je  ne  me  perdrai  pas  en  explications  !... 
Dartès,  lisez  ça...  C'est  tout  ce  que  je  vous  de- 
mande !... 

Il  lui  tend  un  papier. 

DARTÈS 

Une  seconde,  Wheil,  je  suis  à  vous...  J'entends 
du  bruit  !...  (Il  va  vers  la  porte.)  Qui  s'introduit 
ici,  derrière  vous  ?,..  Je  ne  reçois  pas  ! 

On  entend  la  voix  de  Donadieu  dehors.  Il  entre  en  bous- 
culant la  femme  de  ménage. 

SCÈNE  VI 

Les  Mêmes,  DONADIEU 

DONADIEU 

J'en  étais  sûr  !...  Papa  Wheil  ici  !...  Bonjour 
«itoyen  I 

WHEIL 

Je  vous  prie,  Monsieur  Donadieu,  d'être  poli... 
Nous  n'avons  pas  gardé  les  vaches  ensemble  I... 

DONADIEU 

Ça  dépend  de  ce  que  vous  appelez  vache  !...  Il 
y  a  vache  et  vache.  Dartès,  vous  n'allez  pas  vous 
laisser  empaumer,  hein  ? 

WHEIL,  avec  hauteur. 

Qu'est-ce  à  dire.  Monsieur  ?... 

DONADIEU 

Sufficit  I...  Tentative  de  dernière  heure  I...  Fi- 
gurez-vous, Dartès,  que  personne  no  voulait 
monter  chez  vous  avant  l'heure  fixée  I...  Ils  ont 
d'3S  âmes  do  parlementaires,  ces  bougres-là  1  Moi, 


ACTE    DEUXIÈME  270 

quand  j'ai  vu  stopper  l'auto  du  directeur  du 
Français^  je  n'ai  fait  ni  une  ni  deux...  En  ma 
qualité  de  vieux  bohème  incivil  qui  peut  prendre 
sur  soi  toutes  les  gaffes...  j'ai  enfilé  l'eBcalier  !... 
Et  je  viens  vous  chercher,  Dartès  ;  les  camarades 
vous  attendent  chez  le  bistro...  Je  vous  ai  fait 
verser  votre  vermouth  grenadine  !...  Alors,  on 
descend  ?  Ils  sont  cent  cinquante  en  bas  qui  ont 
une  envie  furieuse  de  vous  serrer  dans  leurs  bras  !.., 

DARTÈS 

Je  n'ai  pas  encore  pris  ma  détermination  !... 

WHEIL 

Ah  !  ça.  Monsieur  Donadieu,  m'expliquercz- 
vous  pourquoi  votre  parti  tient  tant  à  mettre  un 
littérateur  pur  comme  Dartès  à  la  tête  d'un  journal 
prolétarien  !  Ce  n'est  pas  ce  libertaire  de  cabinet 
qui  ébranlera  la  Jéricho  capitaliste  ! 

DONADIEU 

Pourquoi  nous  l'accueillons  ?...  Comme  en  d'au- 
tres temps  nous  eussions  accueilli  Lamartine,Zola 
et  d'autres,  s'ils  étaient  venus  à  nous  1  ...  (Il  écrit 
en  Vair  avec  son  doigt.)  D.  A.  R.  T.  È.  S...,  un  nom 
qui  fait  bien  sur  l'affiche  !  Oh  !  il  y  en  a  des 
noms  de  plus  dans  le  mouvement,  je  le  reconnais, 
mais,  tel  quel,  c'est  un  excellent  instrument  d'é- 
mancipation !... 

WHEIL,  à  Dartès. 

Je  ne  vous  donne  pas  un  mois  pour  divorcer 
d'avec  ces  gens-là,  Dartès  !...  Je  le  prophétise, 
Monsieur  Donadieu  ;  un  homme  pas  plus  qu'un 
peuple  ne  change  de  moelle  ni  de  muscles  en 
quatre  ou  cinq  jours  !... 

DONADIEU 

Qu'en  savez-vous  ?  Il  y  a  des  routes  de  Damas 


2:6  L'ANIMATEUR 

pour  les  esprits  libres...  Je  ne  parle  pas  pour  vous, 
Monsieur  Wheil,  bien  entendu  !  Allons...  venez, 
Dartès  !...  Je  vois  bien  que  vous  hésitez...  qu'on 
vous  chambre  !...  Votre  demoiselle  est  venue  re- 
ferm.er  la  porte  et  vous  fait  des  signes  derrière 
moi... 

RENÉE 

Mais,  Monsieur... 

DONADIEU 

Vous  n'allez  pas  leur  occasionner  cette  décep- 
tion... hein  ?...  Ce  ne  serait  pas  chic  !... 

DARTÈS,  sèchement. 

Vous  avez  eu  tort  de  monter,  Donadieu  !... 

WHEIL 

Dartès,  je  vous  adjure,  mon  bon  ami  !...  Songez 
à  l'heure  que  nous  traversons...  Au  nom  du  pays 
même,  pas  de  campagne  perturbatrice  en  ce  mo- 
ment !...  Laissez  cette  poignée  d'agitateurs  et  de 
factieux. 

DONADIEU 

Cette  poignée-là,  que  vous  désignez  de  ce  petit 
geste...  vous  ne  savez  pas  si  ce  ne  sera  pas  de- 
main une  nation,  Monsieur  I 

WHEIL 

Non,  car  votre  triomphe  serait  pour  la  nation 
un  arrêt  de  déchéance  et  de  mort,  car,  è  ses  yeux, 
vous  ne  luttez  pas  seulement  contre  le  capital... 
mais  contre  toutes  les  belles  idées  pour  lesquelles 
des  millions  d'hommes  vivent  et  savent  toujours 
mourir  :  la  Patrie,  la  Religion,  la  Famille,  l'Ordre. 
Et  quoi  que  vous  fassiez,  vous  êtes  infailhble- 
ment  les  vaincus  de  demain  1... 

DONADIEU 

Laissercz-vous  dire  ça  devant  vous,  Dartès  ?... 


ACTE    DEUXIÈME  a; 7 

DARTÈS 

Ecoutez-moi,  Donadieu  !...  Je  n'approuve  pas 
une  minute  les  paroles  de  mon  vieux  camarade 
Wheil,  vous  n'en  doutez  pas...  sans  quoi,  serais-jo 
allé  à  vous  ?...  Il  y  a  pourtant  une  impression- 
nante vérité  dans  ce  qu'il  proférait  à  l'instant... 
Ceci  :  on  ne  change  pas  un  homme  en  cinq  mi- 
nutes !...  Je  vais  vous  faire  sur  moi-même  une 
triste  révélation  qui  vous  atterrera  peut-être.  11 
y  a  deux  parts  en  moi...  Un  libertaire  qui  hait  les 
anciens  mensonges  sociaux,  qui  croit,  comme 
vous,  au  renversement  nécessaire  des  valeurs,  aux 
solutions  immédiatement  exécutoires,  à  la  refonlo 
de  l'organisme  social,  un  qui  adore  le  peuple,  1er 
peuple  au  grand  cœur  douloureux...  qui  éprouve 
l'envie  furibonde  de  se  dévouer  à  sa  cause  sacrée... 
oui  !...  Mais  il  y  a  aussi  un  vieux  bourgeois  en 
moi,  qui  ne  se  décide  pas  à  mourir  !...  Je  mo 
méfie  des  oppressions  collectives,  de  l'esclavage 
dos  partis  !...  Je  suis  un  révolutionnaire,  certes, 
mais  épris  de  liberté...  d'amour...  et  non  de 
haine  !... 

WHEIL 

Et  c'est  tout  autre  chose...  Tolstoï,  mon  cher  ! 
Vous  n'êtes  pas  l'homme  de  ces  révolutionnaires- 
là! 

DONADIEU 

On  croit  toujours  ça  !...  Rien  ne  ressemble  plus 
à  un  révolutionnaire  qu'un  autre  révolution- 
naire !... 

WHEÏL 

Dartès,  vous  resterez  dans  le  vrai  I 

DONADIEU 

Officiel  et  légal  I 


ajS  L'ANIMATEUR 

WHEIL 

Dans  la  grande  vérité  humaine... 

RENÉE,  de  loin. 
Je  t'en  supplie  î 

DARTÈS,    bas» 

Je  souffre  du  doute  de  moi  !...  J'ai  des  répu- 
gnances... Je  n'adopte  pas  toutes  vos  idées...  Il  y 
a  des  gens  à  la  tête  du  parti  qui  me  dégoûtent  et 
que  je  méprise. 

WHEIL 

J'en  étais  sûr  ! 

DONADIEU,  un  peu  stupéfait  et  ironique. 

Non,  mais,  pas  possible  !...  Vous  n'en  êtes  pas 
plus  loin  que  ça,  Dartès  ?  A  ce  point  d'interroga- 
tion  élémentaire  sur  vous-même  ?  Ah  !  je  suis 
bleu  de  vous  trouver  dans  de  pareilles  disposition? 
quand  je  m'attendais  à  vous  livrer  à  toutes  les 
acclamations  des  camarades  !... 

WHEIL 

Tenez...  tenez,  vite,  Dartès...  Ecoutez-moi  ça» 
je  vous  en  prie  ?...  Ecoutez  ce  qu'on  crie  dans  la 
rue  1...  Ah  !  l'abomination,  le  blasphème  !... 

DONADIEU 

C'est  un  isolé  !...  Vous  savez  bien,  cet  éternel 
isolé  qu'on  a  toujours  la  ressource  d'appeler  un 
homme  saoul  ! 

WHEIL 

Un  seul  I...  Non...  Il  y  a  plusieurs  voix  !... 

RENÉE 

Papa  !  écoute... 
On  entend  dans  des  rumeurs  :  «  A''hu9...  I''ar...mé».„  » 


ACTE  DEUXIÈME  a^g 

WHEIL 

Est-ce  sous  ce  cri  de  ralliement-là  que  tous 
allez  vous  ranger  ? 

DARTÊS,  avec  élan  cette  fois. 

Non,  non  !...  Pas  ce  cri  !...  De  ceux-là,  je  n*en 
suis  pas  ! 

WHEIL 

A  la  bonne  heure  !...  Voilà  l'autre  cri...  Celui 
que  j'attendais,  celui  de  votre  conscience  !... 

RENÉE 

Papa  !...  papa,  tu  refuses  ?... 

DARTÊS,    tristement. 
Cela  te  ferait  donc  tant  plaisir  ... 

DONADIEU 

Mais,  bon  sang  !...  Qui  disait  donc  que  cet 
homme-là  signerait  !  Allons,  c'est  jugé  !...  Inutile 
de  les  faire  poireauter  plus  longtemps  !...  Avez- 
vous  peur  au  moins  de  descendre  et  de  leur  dire  à 
tous,  franchement,  les  yeux  dans  les  yeux  :  «  Je 
ne  veux  pas  !  » 

DARTÈS 

Mais  certainement,  je  le  leur  dirai  !...  Je  ne  re- 
doute aucune  explication...  aucun  aveu  de  moi- 
même...  C'est  à  moi  de  m'excuser  et  je  le  ferais 
très  humblement  !...  Descendons...  Renée,  donne- 
moi  mon  chapeau... 

WHEIL 

Et  il  y  va  !...  Allons,  allons,  l'affaire  est  ratée... 
Riez  si  bon  vous  semble,  pour  dissimuler  une 
déception  qui  doit  être  amère,  je  le  reconnais  i 

DONADIEU 

Une  déception,  moi  ?  Quelle  blague  !...  Je  suis 


28o  L'ANIMATEUR 

tranquille,  Dartès...  Sans  tarot  et  sans  marc  de 
café,  je  n'ai  pas  de  peine  à  tirer  votre  horoscope  I... 
Minute,  mes  amis.  Ecoutez  bien  1...  Si  un  homme 
comme  vous,  en  proie  au  doute  et  se  cherchant 
querelle  à  lui-même,  exprès,  pour  ne  plus  avancer, 
au  point  où  vous  en  êtes,  Dartès,  si  cet  homme 
venait  me  consulter,  je  lui  dirais  à  peu  près  ça  : 
Ne  te  frappe  pas...  Ton  cas  est  clair  !  Voilà  l'his- 
toire... Tu  vas,  tu  viens,  sans  t'occuper  d'autre 
chose  que  de  toi-même,  et  puis,  un  beau  jour,  tu 
émets   une   petite   idée   générale   grande   comme 
ça...   une  idée  banale,   cent   fois   dite,   usée  par 
d'autres  bouches  que  la  tienne  1...  Et  voilà  que 
tout  à  coup  elle  se  met  à  vivre  devant  toi,  la 
petite  idée...   elle  absorbe  tout  ;  elle  se  met  à 
vivre  d'une  existence  personnelle,  formidable  ! 
Elle  entraîne  tout,  même  toi,  qui  l'as  émise  et  qui 
maintenant  regimbes  et  grognes  à  sa  remorque.. 
Oh  !   tu   as   beau  résister,   tempêter,   bernique.. 
Elle  te  prend  par  la  manche...  puis  aux  entrailles., 
elle  tire...  elle  tient  bon  1  Y  a  pas...  faut  suivre  !.. 
C'est  fini  !  Tu  lui  as  donné  la  vie  à  la  petite  idée 
elle  te  demande  la  tienne  en  échange  !...  Elle  fera 
de  toi,  si  elle  le  veut,  un  martyr  !...  Les  idées 
vois-tu,  c'est  plus  grand  que  nous...  Tu  te  plains 
tu  ahanes  derrière...  tu  dis  :  «  Mais  ce  n'est  pas 
elle  !  Sous  cette  forme,  je  ne  la  reconnais  pas  !... 
Je  n'en  veux  plus...  Comme  on  me  l'a  changée,  la 
bougresse  !  »  Allons  donc,  mauvais  père  I...  C'é- 
tait ta  fille,  ta  fille  prédestinée...  et  c'est  pour 
celle-là  probablement  que  tu  étais  né  1...  Oh  1  tu 
en  as  eu  d'autres  et  d'aussi  belles,  bien  sûr,  mais 
ça  no  fait  rien  :  c'est  celle-là  qui  doit  te  remor- 
quer, que  tu  le  veuilles  ou  non  !...  Tôt  ou  lard 
c'est  elle  qui  sera  ta  foi,  ton  triomphe  ou  ton  sup- 
plice I...  Et  si  ce  n'est  pas  aujoin-d'hui,  ce  sera 
demain...  dans  dix  ans...  qu'importe  I...  Retiens 


ACTE    DEUXIÈME  281 

ce  que  j'affirme  :  tu  peux  refuser  de  poser  ta  si- 
gnature au  bas  d'un  traité...  Pas  d'importance  ! 
Je  m'en  fous  !...  Regarde-moi  !...  Un  jour,  un 
jour  où  il  y  aura  beaucoup  de  souffrances  dans 
l'air  et  par  le  monde...  où  on  lui  fera  du  mal  à  ta 
petite  idée  de  jadis...  où  on  voudra  lui  casser  les 
ailes...  alors,  tu  ne  pourras  pas  te  retenir,  et  c'est 
toi-même  qui  pousseras  les  deux  battants  de  la 
porte  en  criant  :  «  Eh  bien,  me  voilà,  nom  de 
Dieu  !  » 

D  ART  Es,  levant    les    bras. 

Qui  sait  !... 

WHEIL 

J'ai  écouté  votre  petit  topo...  Nous  sommes 
d'accord  sur  un  point,  c'est  que  votre  homme  n'est 
pas  mûr  !... 

DONADIEU 

Mais  non,  il  n'est  pas  mûr  I...  C'est  l'évidence  !... 
Allez,  Dartès,  venez  leur  dire  ça  :  «  Je  ne  suis  pas 
mûr  !  »  Et  c'est  moi  qui  réglerai  votre  vermouth 
grenadine  !...  Ça  vaudra  bien  ça  !  Après  vous,  ci- 
toyens... 

Dartès  sort  le  premier,  après  avoir  souri  un  peu  triste- 
ment, un  peu  pauvrement  à  Renée  qui  lui  envoie  un 
baiser  du  bout  des  doigts.  Elle  est  très  pâle. 

WHEIL 

Je  descends  avec  vous,  et  je  file  de  suite  1...  Je 
me  suis  mis  abominablement  en  relard.  (Donadieu 
et  Dartès  sont  sortis  les  premiers.  A  Renée.)  Et  à  bien- 
tôt, hein  ?  Demain,  si  vous  le  permettez  !... 
Nous  n'y  sommes  pour  rien.  Vous  avez 
enlevé  ça  de  main  de  maître...  Comptez  sur  moi. 
(Montrant  sa  poche.)  Le  bien-aimé  petit  traité  est 
là!... 

Il  sort  derrière  les  autres,  radieux.  Restée  seule,  Renée 
les  écoute,  elle  a  un  geste  rageur  en  refermant  la 
porte,  puis  elle  va  à  la  fenêtre  et  regarde. 


282  L'ANIMATEUR 

SCÈNE  VII 
RENÉE,  seule 

RENÉE 

Tiens,  qui  fait  marcher  la  trompe  de  l'auto  ?... 
Un  farceur  !...  Ah  !  on  a  reconnu  Wheil..,  On  va 
le  bousculer  !  Monte  !  monte  donc  vite,  mon  vieux, 
c'est  ce  que  tu  as  de  mieux  à  faire...  (Elle  ouvre  la 
fenêtre,  on  entend  du  bruit  dehors.)  Voilà  papa...  la 
porte  s'ouvre...  Il  entre  !...  (Acclamations  au  dehors, 
puis  arrêt  brusque.)  C'est  fait  !... 

Elle  referme  la  fenêtre,  va  à  la  table,  cherche  de  quoi 
écrire  et  se  met  à  écrire  un  pneu.  Au  bout  d'une 
seconde,  la  porte  s'ouvre  et  Madame  Dartès  entre. 
Renée  parle  sans  lever  la  tête. 

SCÈNE  VIII 
RENÉE,  MADAME  DARTÈS 

RENÉE 

C'est  vous,  Jeanne  ?...  Vous  allez  mettre  ça, 
en  pneu,  tout  de  suite.  (Elle  lève  la  tête.)  Toi, 
ici  I...  Comment  es-tu  entrée  ? 

MADAME    DARTÈS 

J'allais  sonner,  j'ai  trouvé  la  porte  ouverte  I... 

RENÉE 

La  porte  ouverte  ?...  C'est  Wheil  qui  est  sorti 
le  dernier...  Est-ce  que... 

MADAME  DARTÈS,  vivement. 
Il  faut  venir  ici  to  trouver,  puisque  depuis  cinq 


ACTE    DEUXIÈME  a83 

semaines,  tu  ne  réponds  même  pas  à  mes  lettres 
et  que  tu  refuses  tout  rendez- vous...  Alors  ?... 

RENEE 

Si  papa  te  voyait  ici,  chez  lui  1... 

MADAME    DARTÊS 

Eh  !  bien,  quoi  !...  Nous  sommes  séparés,  mais 
on  peut  avoir  à  se  parler  !...  Il  y  a  d'ailleuis  peu 
de  chances  qu'il  me  voie,  puisqu'il  est  en  face,  en 
train  de  signer  le  pacte...  l'affreux  pacte  qui  va 
faire  de  lui  un  paria  et  de  toi,  ma  chérie,  peut-être 
une  victime. 

RENÉE 

Ah  I  ah  !  tu  espionnes  ! 

MADAME    DARTÈS 

J'étais  en  bas  avec  une  foule  de  badauds  et  de 
reporters...  Quand  j'ai  vu  ton  père  traverser  la 
rue,  je  n'ai  pu  résister  à  l'envie  de  monter...  J'a- 
vais vu  ton  petit  visage  à  la  fenêtre... 

RENÉE 

Mais  j'y  songe  de  plus  en  plus  !...  Est-ce  que, 
par  hasard,  tu  ne  serais  pas  venue  avec  Wheil  ?... 
J'imagine  très  bien  l'auto  de  Wheil  te  déposant 
au  coin  de  la  rue  !...  Est-ce  que  tu  ne  serais  pas 
derrière  la  démarche  qu'il  vient  de  faire  auprès 
de  papa,  et  n'est-ce  pas  lui  qui  a  laissé  intention- 
nellement la  porte  ouverte  ? 

MADAME   DARTÊS,  haussant  les  épaules. 

Je  ne  sais  pas  ce  que  tu  veux  dire  !...  J'ai  en 
effet  vu  Wheil  et  Donadieu  descendre  d'ici  avec 
ton  père...  C'est  tout...  Wheil  a  repris  son  auto 
et  il  est  reparti  rapidement  par  la  côte  de  Saint- 
Cloud...  Embrasse-moi,  veux-tu  ?...  (Renée  lui 
tend  le  front.)  On  peut  rester  cinq  minutes  ? 


28Î  L'ANIMATEUR 

RENÉE,  après  une  hésitation. 
Si  tu  veux  ! 

MADAME   DARTÈS,  posant  son  sac  sur  ta  table. 

Alors,  la  folie  est  consommée  !...  II  a  accepté, 
ma  pauvre  petite  ! 

RENÉE 

Ne  me  plains  pas,  je  t'en  prie  !... 

MADAME    DARTÈS 

Quand  la  porte  du  caboulot  s'est  ouverte,  il  a 
été  salué  par  des  vociférations  !...  II  va  connaître 
les  ivresses  de  la  popidai'ité.  Toi  aussi.  Renée... 
Hélas  ! 

RENÉE 

Mon  père  pouvait  à  son  gré  accepter  ou  refuser, 
ma  tâche  et  mon  devoir  seraient  restés  les  mêmes  I 

MADAME    DARTÈS 

Que  va-t-il  advenir  de  toi  ?...  Ah  !  j'ai  le  cœur 
serré...  serré  1  Jusqu'au  dernier  moment,  j'ai 
espéré  qu'il  se  reprendrait,  que  tu  l'empêcherais 
de  commettre  cette  folie  !... 

RENÉE,  entre  les  dents. 

Tu  es  donc  bien  sûre  qu'il  a  accepté  ?... 

MADAME    DARTÈS 

Oui...  Je  l'ai  vu  entrer  au  bras  de  Donadieu... 
Si  ce  n'était  pas  fait,  je  te  connais,  tu  me  l'aurais 
déjà  dit... 

RENÉE 

Pas  sûr  I...  La  crainte  de  te  voir  triompher 
trop  haut  m'aurait  peut-être  empêchée  !... 

MADAME    DARTÈS 

D'ailleurs,  ton  silence  à  mon  égard,  depuis  un 


ACTE    DEUXIÈME  a85 

mois,  laissait  peu  de  place  à  l'espérance...  Dans 
nos  dernières  entrevues,  j'ai  bien  constaté  les 
progrès  effrayants  de  notre  dissension  !  Renée, 
pourquoi  n'as-tu  pas  voulu  venir  chez  moi  ?... 

RENÉE 

C'est  que,  précisément,  ces  dernières  entrevues 
avaient  été  très  pénibles...  très  blessantes  aussi, 
maman  !...  Tu  m'as  tenu,  contre  papa,  dos  propos 
de  plus  en  plus  odieux...  Et  puis,  je  n'étais  pas 
assez  maîtresse  de  ma  langue  !...  Tu  me  faisais 
parler...  j'avais  peur  de  trahir  la  pensée  de  papa 
dans  des  heures  aussi  graves  où  il  réclamait  le  si- 
lence et  la  méditation  !... 

MADAME    DARTÈS 

Oh  !  cette  phraséologie  dans  ta  bouche  !...  Je 
la  reconnais  !  Je  l'ai  entendue  près  de  vingt  an- 
nées !... 

RENEE 

Tu  vois,  toujours,  dès  les  premiers  mots,  ta 
haine  t'emporte  ! 

MADAME    DARTÈS 

Ne  t'éloigne  pas  ainsi...  avance  !...  (Elle  lui 
prend  les  mains.)  Nous  deux,  Renée...  nous  deux... 
devenues  des  ennemies  1... 

RENÉE 

Ohi 

MADAME    DARTÈS 

Des  étrangères  en  tout  cas  !...  Comme  c'est 
triste  !  comme  c'est  lamentable  !... 

RENÉE 

Je  te  répète  ce  que  je  n'ai  jamais  cessé  de  te 
dire  :  il  ne  tient  qu'à  toi  qu'il  en  soit  autrement  !... 
Cède  !...  Raccommode-toi  avec  papa  !... 


286  L'ANIMATEUR 

MADAME    DARTÈ9 

Tu  emploies  innocemment  des  mots  d'enfants,.. 
C'est  une  chose  rendue  impossible  !...  Je  te  l'ai 
expliqué  cent  fois  !  Il  n'y  a  pas  que  les  incompa- 
tibilités d'idées  !...  Tout  est  fini  entre  ton  père  et 
moi. 

RENEE 

Alors,  même  s'il  avait  renoncé  à  la  politique,  tu 
ne  serais  pas  revenue  ?... 

MADAME    DARTÈS 

Non! 

RENÉE 

Oh  !...  Mais  qu'est-ce  qui  s'est  donc  passé  tout 
à  coup  entre  vous...  qui  rend  tout  rapprochement 
impossible  ?...  Si  tu  le  voulais  vraiment,  tu  le 
pourrais...  Si,  si...  et  c'est  ça  que  je  ne  te  par- 
donne pas... 

MADAME    DARTÈS,  fermement. 

Non  !... 

RENÉE 

Et  puis,  que  vais-je  supplier  là  ?...  Je  suis  bien 
bête  !...  Tant  pis  !...  On  m'a  donné  à  choisir  ma 
route,  je  l'ai  choisie  ! 

MADAME  DARTÈS,  avec  un  mouvement  précipité  vers  elle. 

Ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  je  te  perde, 
moi  I  Et  je  te  perds  pour  toujours  !...  Je  le  sens. 

RENÉE 

Tu  l'auras  voulu  !... 

MADAME    DARTÈS 

Cette  accusation  inique  !...  et  sans  cesse  la 
même  I...  Tu  me  rends  injustement  responsable 
d'un  état  de  choses  qui  a  la  force  d'une  fatalité  I... 


ACTE    DEUXIÈME  287 

Tu  es  murée  dans  ta  résolution  implacai)!. ,  dan:? 
ton  rôle  de  servante  de  grand  homme  !...  Ah  !  si 
tu  pouvais  connaître  la  pauvre  et  simph;  humanité 
de  tout  cela  !...  Mais  tu  as  raison,  n'en  parlons 
plus  !...  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  la  pri- 
vation de  toi  m'est  intolérable  !...  Je  ne  m'habitue 
pas  à  l'idée  que  le  soir,  quand  je  rentre-,  tu  n'es 
plus  là...  Je  t'appelle,  je  te  cherche  !...  Oh  ! 
rassure-toi,  je  ne  suis  pas  venue  essayer  de  t'atter 
drir  !  Je  sais  que  ta  volonté  n'est  pas  de  celi 
qu'on  fléchit. 

RENEE 

La  tienne  non  plus...  Vois-tu,  quand  deux  êtres 
en  sont  arrivés  où  nous  en  sommes,  le  mieux  esl 
de  ne  plus  se  faire  souiïrir  I  A  quoi  serviraient  des 
mises  en  présence  perpétuelles,  des  chagrins  iné- 
vitables, puisque,  forcée  d'opter,  je  suis  résolue  à 
rester  avec  lui  jusqu'au  bout  ! 

MADAME    DARTÈS 

Jusqu'au  bout  !...  Ah  I  tu  te  rends  bien  compte 
de  ce  que  cet  engagement  contient  de  renonce- 
ment et  peut-être  même  d'épouvante  !  Voilà  ce 
qui  m'indigne...  Voilà  ce  que  je  suis  venue  te  crier 
une  dernière  fois  !...  Cet  homme  n'a  tout  de 
même  pas  le  droit  de  disposer  ainsi  de  ton  ave- 
nir !...  Quand  je  songe  à  la  vie  qui  t'attendait, 
élégante,  claire,  facile...  au  mariage  auqufl  tu 
étais  destinée  !... 

RENEE 

Penh  !...  Tu  me  fais  hausser  les  épaules... 
Quelle  puérilité  ! 

MADAME    DARTÈS 

Mais  si,  mais  si...  cela  compte  aussi  !  Par  la 
foîce  des  choses  tu  vas  rouler  dans  les  bas  fonds 
populaires  I...  Tu  seras  dépréciée,  gâtée  !...  Oh  ! 

il. 


288  L'ANIMATEUR 

il  faut  que  je  te  sauve  malgré  toi-même,!  Il  le 
faut  ! 

Elle  $^ approcha  de  Renée,  presque  en  suppliant. 
RENÉE 

Papa  va  arriver  d'une  minute  à  l'autre... 
Avais-tu  quelque  chose  d'autre  à  me  dire  ?... 

MADAME    DARTÈS 

Renée,  mon  amour  chérie,  reviens  chez  moi 
passer  quelque  temps  !  Tu  seras  libre,  tu  verras 
ton  père  tant  que  tu  voudras,  bien  entendu...  tu... 

RENÉE,  rinterrompant  avec  une  froideur  immobile. 

Il  va  monter...  As-tu  quelque  chose  d'autre  à 
me  dire  ?.<-. 

MADAME  DARTÈS,  le  rouge  lui  est  monté  au  çisage. 

Tu  me  renvoies  !...  C'est  bien  !...  C'est  bien  !... 
Quelle  peine  !  (Elle  se  recule,  mortifiée,  humiliée.  Un 
grand    silence,     gène,    puis    changeant    de     ton.)    Oh  l 

io  ne  me  faisais  aucune  illusion...  aucune.  La 
preuve,  tiens,  que  je  pressentais  que  notre  rup- 
ture allait  être  définitive,  irréparable,  c'est  que  je 
venais  te  rendre  certains  comptes  que  j'ai  à  te 
rendre  !...  Je  te  les  apportais...  regarde  ! 
Elle  ça  à  la  table,  et  ouvre  son  sac. 

RENÉE 

Des  comptes  ?...  Quels  comptes  as-tu  à  me 
rendre  ?...  Je  ne  comprends  pas  ?... 

MADAME    DARTÈS 

Renée,  tu  as  atteint  ta  majorité,  et  la  vie  nous 
sépare  brutalement.  Sois  libre.  Désormais,  nous 
allons  encore  nous  heurter,  même  de  loin...  car, 
je  te  l'avoue  très  franchement,  je  combattrai  ré- 
solument les  idées  de  ton  père  dans  mon  journal  1... 


ACTE   DEUXIEME  289 

RENÉE 

Je  n'en  doutais  pas. 

MADAME    DARTÈS 

Tu  daigneras  seulement  m'accorder  les  rendez- 
vous  qui  sont  nécessaires  pour  régler  certaines  af- 
faires!... Je  ne  vois  pas  me  faisant  appel  à  un 
notaire  pour  des  communications  comme  celle  que 
j'ai  à  te  faire  aujourd'hui  !...  A  moins  que  tu 
veuilles  bien,  comme  je  te  l'ai  demandéj  venir 
chez  moi,  où  nous  parlerons  à  tête  reposée  ?... 

RENÉE 

De  quoi  peut-il  bien  s'agir  ?...  Eclaire-moi  d'un 
mot...  Je  verrai  s'il  y  a  lieu  de  prendre  rendez- 
vous  ! 

MADAME    DARTÈS 

Tu  es  de  glace,  décidément  !...  Assieds-toi,  jo 
t'en  prie...  rien  qu'une  seconde  !...  Quelques  mots 
d'affaires,  pas  autre  chose  1 

RENÉE,  s'asseyant  à  la  table. 

Je  ne  vois  pas  bien... 

MADAME    DARTÈS 

Oh  !  c'est  sans  grande  importance,  mais  il  faut 
tout  de  même  que  tu  sois  mise  au  courant...  Voilà.. 
Ta  fortune  personnelle  se  réduit  à  peu  près  à 
aéant  !  Tu  possèdes  vingt  actions  de  chemin  de 
fer,  trente  actions  du  journal  le  Progrès...  Ton 
père  a  cru  devoir  m'envoyer  encore  le  montant 
les  coupons  ;  je  t'avertis  que  je  ne  les  accepterai 
plus  à  partir  d'aujourd'hui. 

RENÉE 

Si  c'est  pour  de  pareils  règlements  que  tu  as  cru 
ievoir  me  relancer  jusqu'ici  1... 


290  L'ANIMATEUR 

MADAME    DARTÈS  très   simplement^ 
d'un  ton  presque  détaché. 

Ce  n'est  pas  tout,  en  effet  l...  Je  désirais  t'ap- 
prendre  une  chose  qui  serait  venue  à  ta  connais- 
sance d'ici  peu!...  Il  s'agit  de  l'exécution  d'un 
vœu  testamentaire...  Sache  donc  que  ta  majorité 
te  rend  virtuellement  propriétaire  d'une  petite 
villa  à  Veules-les- Roses  ! 

RENÉE 

Moi  ?  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  histoire  ? 

MADAME    DARTÈS 

Oh  !  bien  peu  de  chose  !...  une  bicoque  au  bord 
de  la  mer,  avec  un  bout  de  terrain...  Ne  t'illu- 
sionne pas  !...  Cela  peut  constituer  tout  de  même 
un  petit  avoir.  Dans  la  crise  que  tu  vas  traverser, 
qui  sait  s'il  ne  te  sera  pas  agréable  de  posséder  uii 
coin  de  repos  pour  faire  halte  !... 

RENÉE,  amusée. 

Comment  suis- je  propriétaire  d'une  villa  ?.. 
D'où  me  vient  cette  richesse  ?...  Et  comment  s( 
fait-il  qu'on  ne  m'en  ait  jamais  rien  dit  jusqu'ici 

MADAME    DARTÈS 

Il  y  a  une  quinzaine  d'années,  Ménescal,  (Ui 
temps,  un  froid.)  notre  vieil  ami,  que  tu  as  poi 
connu,  car  tu  étais  trop  petite,  a  eu  l'idée  en  mou 
rant  de  partager  ses  biens  à  quelques  amis...  Il  n 
laiësait  aucune  famille...  A  moi  fut  léguée  cnlt 
bicoque  de  Veules-les- Roses  !  Maie,  sans  doute 
Ménescal  avait-il  deviné  que  je  ne  l'habiterai 
pas...  Craignait-il  qu'elle  fût  vendue  par  la  suite  ?, 
Je  n'en  sais  rien  1...  En  tout  cas,  il  avait  mis  un 
condition...  c'est  qu'à  ta  majorité,  la  villa  te  r( 
viendrait  ù  toi,  on  personne...  Il  t'aimait  beau 


ACTE    DEUXIÈME  391 

coup,  Ménescal,  tu  t'en  souviens  ?...  Voici, d'ail- 
leurs, la  lettre  où  cette  volonté  est  exprimée...  Tu 
la  liras  ;  je  te  montre  tout  de  suite  cette  phrase  : 
•  Je  désire,  ma  chère  Geneviève,  qu'en  souvenir 
de  moi  cette  villa  revienne  à  votre  petite  Renée, 
quand  elle  aura  atteint  sa  majorité  et...  » 

RENEE 

Donne...  donne  vite  !...  (ElU  lit.)  Mais  qu'est- 
ce  que  c'est  que  cette  histoire  ?...  Comment  se 
fait-il  que  tu  ne  m'en  aies  jamais  ouvert  la  bou- 
che ?,..  C'est  la  première  fois  que  j'entends  parler 
de  cette  villa...  qui  t'appartient  pourtant  depuis 
quinze  ans  I... 

MADAME    DARTÊS 

On  t'en  a  parlé...  Tu  l'as  oublié,  certainement... 
Il  n'est  pas  possible  qu'on  ne  t'en  ait  pas  parlé  1... 
D'ailleurs,  cette  maison  était  si  petite  !...  De  plus, 
je  n'ai  jamais  pu  supporter  l'air  de  la  mer,  tu  le 
sais  !...  Alors,  je  l'ai  louée  à  bail,  et,  ma  foi,  je  ne 
m'en  suis  plus  jamais  occupée...  que  pour  quel- 
ques réparations  de  temps  en  temps  !... 

RENÉE 

Comment  se  fait-il.,,  que  papa  non  plus  ne  m'en 
•ait  jamais  parlé  ?...  Il  sait...  bien  entendu...  que 
cette  maison  t'a  été  léguée  à  toi  ?... 

MADAME    DARTÈS 

Comment  voudrais-tu  qu'il  en  fût  autrement  ? 

RENÉE 

Alors...  je  ne  m'explique  pas  non  plus  son  si- 
lence à  ce  sujet  ?  Attends,  attends...  Connaît-il 
.aussi  l'intention  de  Ménescal  que  la  maison  me 
revienne  à  moi  personnellement  ?...  Cette  lettre 
que  tu  me  communiques...  il  en  a  eu  connais- 
^sance  ? 


292  L'ANIMATEUR 

MADAME    DARTÊS 

A  la  lettre  que  je  viens  de  te  remettre,  j'î 
joint  différentes  correspondances  qui  te  montre 
ront  le  caractère  affectueux  de  cette  donation., 
Il  y  a  visiblement  des  phrases  qui  ont  été  écrite 
pour  que  tu  les  lises  plus  tard  1... 

RENÉE 

Tu  n'as  pas  répondu  à  ma  question. 

MADAME    DARTÈS 

Laquelle  ? 

RENÉE 

Ce  vœu  et  cette  lettre  sont-ils  connus  de  mo: 
père  ? 

MADAME    DARTÈS 

Mais...  certainement...  je  crois...  oui  !... 

RENÉE 

Certainement,  et  je  crois  !...  Voilà  deux  mot 
qui  jurent  terriblement  ensemble  I 

MADAME    DARTÈS 

C'est-à-dire  que  l'événement  est  déjà  si  lointai] 
que  je  ne  me  rappelle  pas  exactement  si  cett 
lettre  lui  a  été  montrée... 

RENÉE,  avec  un  mouvement  de  répulsion  craintive. 

Non  1...  Assez  !...  N'allons  pas  plus  loin  !.. 
Tout  ceci  ne  me  regarde  pas  !...  La  villa  t'appar 
tient...  elle  est  à  toi  I...  c'est  bien  à  toi  qu'elle  i 
été  léguée... 

MADAME    DARTÊS 

Pas  le  moins  du  monde... 

RENÉE 

Garde-la...  Assez,  maman  !...  Jo  refuse,  ui 
point  c'est  tout. 


ACTE    DEUXIEME  298 

MADAME    DARTÈS 

Mais... 

RENÉE 

N'insiste  pas...  Je  ne  veux  participer  en  rien 
à  ton  passé  !  Les  raisons  d'amitié  de  Ménescal 
pour  toi  sont  explicables.  Mais  je  désire  demeurer 
à  l'écart  de  tout  ce  qui  concerne  ce  passé-là  !...  Je 
te  prie  même  de  reprendre  ces  lettres  I...  Tu  as  eu 
des  scrupules...  Ce  vœu,  ce  désir  exprimé  dans  ces 
lettres  t'y  contraignaient  1...  Je  ne  doute  pas  une 
seconde  d'ailleurs  que  ce  fût  là  un  expédient  de  la 
part  de  Ménescal...  pour  empêcher  que  la  maison 
fût  mise  en  vente  dans  une  débâcle  d'argent  ! 
Peut-être  aussi  en  cas  de  contestation  1...  C'est 
cela,  n'est-ce  pas  ?...  C'est  à  ce  sentiment  que  cor- 
respond sans  doute  une  pareille  détermination  ?... 
N'est-ce  pas  toi-même  qui  viens  de  me  le  dire  ? 
Elle  parle  avec  une  volubilité  intense. 

MADAME    DARTÈS 

Peut-être...  oui  1... 

RENEE 

Eh  bien,  voilà  qui  est  réglé  !  Ma  vie  est  exclusi- 
vement rivée  à  celle  de  mon  père  1...  J'en  accepte 
tous  les  aléas...  J'en  subirais  toutes  les  misères,  si 
•  iles  se  présentaient,  avec  la  même  allégresse  !... 
Cotte  existence-là,  je  l'inaugure  les  mains  vides  !... 
Je  n'accepte  et  je  n'accepterai  rien  jamais  que  de 
lui! 

MADAME    DARTÈS 

Oh  !  alors  tu  n'acceptes  pas  parce  que  ceci  vient 
de  moi  ?...  Voilà  ce  que  tu  veux  me  faire  com- 
prendre, n'est-ce  pas  ? 

RENÉE,  les  yeux  pétillants  de  rage. 
Parfaitement  l... 


394  L'ANIMATEUR 

MADAME    DARTÊS 

Oh  !  c'est  d'une  cruauté,  ce  que  tu  dis  là  !... 
Est-ce  que  tu  t'en  rends  bien  compte,  Renée  ?... 
C'est  tout  simplement  atroce  I 

RENÉE,  sourdement. 
Laquelle  est  la  plus  atroce  de  nous  deux  ? 

MADAME    DARTÊS 

Alors,  dans  ton  cœur...  ton  père  seul  compte  1... 
Je  ne  suis  rien,  moi  ?... 

RENÉE 

Lui  d'abord  !...  Lui,  par-dessus  tout  !...  Vous 
l'avez  voulu  ainsi  ! 

MADAME    DARTÈS 

Malheureuse  1... 

RENÉE 

Lui,  qui  a  eu  toutes  mes  pensées  !...  Lui,  qui 
n'a  pas  été  aimé  par  toi  !...  Lui,  qui  n'a  pas  eu  sa 
part  d'amour,  et  qui  la  méritait  pourtant  parce 
qu'il  avait  toutes  les  dignités,  toutes  les  bontés  !... 
Lui,  que  je  vénère  !... 

MADAME   DARTÈS,   les  mains  aux  oreilles. 

Cruelle  !...  va,  continue...  Chaque  mot  est  un 
coup  de  couteau  ! 

RENEE 

Lui,  de  qui  je  tiens  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  en 
moi  !... 

MADAME    DARTÈS,   bondissant. 

Mais  ce  n'est  pas  vrai  I...  Tu  es  mon  sang  aussi  !.. 
Tu  es  ma  lillo  !...  Ce  que  tu  as  de  bon,  ce  que  tu  as 
de  meilleur  en  toi,  tu  me  le  dois  !...  Tu  es  ma 
lillo,  entends-tu  ? 


ACTE   DEUXIÈME  396 

RENÉE 

Comme  je  suis  la  sienne  !... 

MADAME    DARTÈS 

Tu  es  ma  fille  !... 

Un  grand  silence,  uu  silence  terrible. 

RENÉE,  blême. 

Ah  !  ça,  voyons,  voyons...  depuis  cinq  minutes 
que  tu  me  pousses  à  bout,  c'est  à  se  demander  si 
je  perds  la  tête  I  Où  veux-tu  en  venir  ?...  J'ai 
tout  à  coup  l'intuition  d'une  perfidie,  mais  elle 
serait  telle  venant  de  toi  1...  Qu'est-ce  que  tu 
veux  insinuer  ?...  Pourquoi  cette  exclamation  que 
tu  viens  de  pousser  ?...  Je  retiens  une  interroga- 
tion monstrueuse. 

MADAME   DARTÈS,  avec  passion. 

Eh  bien,  ne  te  demande  rien  !...  Fcoute-Ie  sim- 
plement comme  il  vient  d'être  poussé,  ce  cri  qui 
me  monte  des  entrailles  !...  Ecoute  celle  qui  te 
dit  :  u  Viens,  ma  chérie  !...  ne  me  renie  pas  !  » 
Pour  qu'une  mère  torturée,  désespérée  qu'on  lui 
arrache  son  enfant,  en  arrive  à  lui  crier  ça  :  «  Ce 
n'est  pas  ta  route  !...  ta  route  est  avec  moi  !...  » 
il  doit  y  avoir  des  raisons  irrésistibles  !...  Viens, 
ma  chérie  !...  Tu  ne  peux  pas  renier  de  tes  pa- 
rents celui  qui  des  deux  est  ta  chair  même...  celle 
qui... 

RENÉE,  apec  un  cri  déchircuU. 

N'achève  pas...  non...  non  !...  Dis-moi  vite, 
très  vite  que  ce  n'est  pas  possible...  que  je  com- 
prends mal  !...  que  je  suis  infâme  d'imaginer  ce 
que  j'imagine...  C'est  que  ce  serait  à  se  jeter  par 
la  fenêtre  de  désespoir  et  d'horreur  !...  T'en 
rends-tu  compte  ?  Alors,  ce  serait  vrai  ?...  Alors, 
je...   (Un  court  silence,  puis  elle  pousse  un  cri  atroce   et 


296  L'ANIMATEUR 

tend  les  bras  vers  la  porte  en  criant  de  toute  sa  douleur.) 

Papa  !...  papa  !... 

MADAME    DARTÈS 

Voyons...  mon  enfant...  ne  t'affole  pas  !... 
Maintenant,  voilà  que  tu  vas  trop  loin  dans  tes 
suppositions  !...  Voyons... 

RENEE 

Papa  !...  Papa  !... 

MADAME    DARTÈS 

Le  désespoir,...  la  jalousie,  peut-être  aussi... 
ont  égaré  mes  paroles  !...  Je  me  suis  mal  expri- 
mée. Ce  n'est  pas  sur  un  mot  qui  m'a  échappé  que 
tu  peux  conclure  à  une  pareille  fatalité... 

RENÉE,  la  repoussant. 

Non  !...  Tu  ne  serais  pas  assez  misérable  pour 
dire  de  toi  une  chose  pareille,  si  la  vérité  n'était 
pas  éclatante,  si  tu  n'en  étais  pas  sûre  !...  Va- 
t'en  !...  Je  ne  te  pardonnerai  jamais  le  mal  que  tu 
viens  de  me  faire  !...  Tu  m'as  enlevé  ma  seule 
fierté  de  vivre  ! 

MADAME   DARTÈS,  se  reculant  et  sourdement. 

Ma  chérie...  tu  as  horreur  de  moi...  n'est-ce  pas  ? 

RENÉE 

C'est  de  moi  que  j'ai  horreur,  maintenant. 

(En  sanglotant  d'un  désespoir  incommensurable.)  Papa  ! 
au  secours  1...  Ta  fille  !...  ta  petite  fille  ! 

A   ce   moment  on  entend  la  porte  de  l'antichambre 
s'ouvrir. 

MADAME    DARTÈS 

Fais  attention. 

Ecnée  fait  des  efforts  surhumains  pour  ravaler  ses 
larmes.  Dartès  entre. 


ACTE  DEUXIÈME  397 

SCÈNE  IX 
Les  Mêmes,   DARTÈS 

DARTÈS 

Qu'est-ce  que  tu  fais  chez  moi  ?...  De^quel  droit 
es-tu  montée  ?  Pour  quelle  raison  ?... 

MADAME    DARTÈS 

J'étais  venue  voir  Renée...  Je  m'excuse  et  je 
m'en  vais. 

DARTÈS 

Il  y  a  des  yeux  rouges,  ici  !...  Qu'as-tu  bien  pu 
dire  à  cette  petite,  qu'elle  a  le  visage  boulever- 
sé ?...  Qu'est-ce  qu'on  t'a  dit  qui  t'a  fait  verser 
ces  grosses  larmes  ?...  Tu  es  là  sans  pouvoir  même 
parler  !...  suffoquée  !... 

RENÉE,   reniflant  ses  sanglots  comme  un  enfant. 

Mais  rien,  papa...  rien  d'important  ?,..  Je  t'as- 
sure... des  discussions...  Tu  vois,  c'est  fini  !... 
Maman  s'en  va  !... 

DARTÈS 

Ah  !  la  pauvre  figure  que  voilà...  Ah  1  ça,  mais... 

(Soupçonneux,  à  sa  femme.)  Tu  n'aurais  pas... 
Il  s'arrête. 

MADAME    DARTÈS 

Quoi ...  achève  !... 

DARTÈS 

Va  1  quoi  qu'elle  t'ait  dit,  ne  la  crois  pas  1... 
Tout  ce  qui  vient  d'elle  n'est  que  mensonge  !... 
Mensonge  I . . .   (S'avançant  vers  Madame  Dartès  presque 

à  VOIX  basse.)    Réponds  !...  Tu    n'aurais  pas   osé 
pousser  l'infamie... 


298  L'ANIMATEUR 

RENÉE,   qui  Va  suivi, 
pousse  un  vrai  hurlement  de  douleur. 

Ah  !...  j'ai  entendu...  11  le  savait,  lui  aussi...  il 
le  savait  ! 

DARTÈS,  se  précipitant  sur  sa  femme. 

Va-t'on  d'ici  ou  je  te  tue  !...  Ah  !  j'étais  bien 
sûr  quo  lu  en  arriverais  là  un  jour  !... 

MADAME    DARTÈS 

Pourquoi  as-tu  voulu  m'arracher  ma  fille  ?... 
Tu  l'as  captée  1  Tu  l'as  dressée  contre  moi  ! 

DARTÈS 

Dehors  !... 

Il  la  pousse  vers  la  porte,  comme  s^il  avait  peur  de 
Vétrangler  sur  place. 

MADAME    DARTÈS 

Tôt  OU  tard,  c'est  à  moi  qu'elle  reviendra... 
Oui,  c'est  à  ta  mère  que  tu  reviendras,  Renée  !... 

DARTÈS 

Mais  va-t'en  donc  !...  Tu  ne  vois  donc  pas  que 
je  vais  t'étrangler  comme  une  bête  !... 

MADAME    DARTÈS 

Renée,  c'est  à  moi  que  tu  reviendras,  Renée, 
retiens  ce  cri-là...  retiens  ma  voix...  à  moi...  à 
moi... 

Dartès  Va  jetée  dehors.  Il  ferme  la  porte  sur  cette  clC' 
meur. 


ACTE  DEUXIÈME  agy 

SCÈNE  X 
DARTÈS,  RENÉE 

DARTÊS,  appuyé  à  la  porte. 

Oh  I  pauvre  petite  !  Qu'est-ce  qu'on  vient  de  te 
faire  ?... 

RENÉE 

Papa  !...  que  je  suis  malheureuse  !... 
DARTÈS,  s*élançant. 

Ah  !  Papa  !  Le  premier  mot  qui  sort  de  ta 
bouche  !  Merci,  merci,  mon  chéri  !...  Calme-toi... 
Je  t'adore,  mon  petit...  Je  t'adore  !...  tu  m'en- 
tends... là...  là...  calme-toi... 

Il  la  serre  convulsivement  dans  ses  bras. 
RENÉE 

Que  je  suis  malheureuse  !...  Ma  fierté  de  toi  !... 
quelle  déception  I... 

DARTÊS 

Et  voilà...  c'est  fait  1...  Maintenant,  ce  que  je 
te  cachais  si  jalousement...  tu  le  sais...  C'est  hor- 
rible, n'est-ce  pas  ?  On  ne  peut  rien  imaginer  do 
plus  affreux  !... 

RENÉE 

Rien...  rien  au  monde... 

DARTÈS 

Tu  comprends  maintenant  les  transes  par  les- 
quelles je  passais  quand  tu  allais  chez  elle  ?... 
J'avais  tellement  peur  que  tu  reviennes  avec 
cette  épouvante  dans  les  yeux  !...  Tôt  ou  tard, 
elle  devait  en  arriver  là  !...  Je  le  savais  bien... 


■ 


3oo  L'ANIMATEUR 

ton  amour  pour  moi  t'avait  condamnée...  à  cette 
révélation  ! 

RENÉE,  écrasée  et  laissant  tomber  le  torrent  de  ses  larmes 

Oh  !  une  révélation  !...  C'est  pire...  C'est  une 
sentence  que  je  viens  d'entendre...  une  sentence 
de  dégradation  pour  la  vie  !  Ce  que  je  croyais 
être...  et  ce  que  je  suis  !...  Moi  qui  n'avais  qu'un 
orgueil...  qu'un  honneur...  être  la  chair  de  ta 
chair  ! 

DARTÈS 

Tais-toi...  ma  chérie  \  ...  (Il  la  reprend  dans 
ses  bras.)  Tiens  !  nous  sommes  vraiment  trop 
malheureux  tous  les  deux  !...  Hein  !  crois-tu  ?... 
Ton  jeune  cerveau  qui  va  être  rempli  de  cette 
obsession  !... 

RENÉE 

Et  tu  savais  cette  abomination  depuis  quand  ?... 
Depuis  toujours  ?...  Tu  as  pu  garder  cette  chose... 
me  la  dissimuler  des  années...  faire  semblant  de 
m'aimer  I... 

DARTÈS 

Mais  non,  mais  non  1...  La  blessure  est  toute 
vivo  !  Seulement,  les  deux  coups  ont  été  espa- 
cés !...  Tiens,  le  jour  où  j'ai  quitté  le  journal... 
quand  tu  es  entrée,  quand  tu  t'es  jetée  dans  mes 
bras...  c'est  ce  moment-là  qu'elle  venait  de  choisir 
pour  me  frapper  au  cœur  1... 

RENEE 

Comme  tu  as  dû  souffrir  ! 

DARTÈS 

Autant  que  tu  souiïres,  Renée... 

RENÉE 

Autant  ?...  Oh  1  ça,  c'est  impossible  I...  Ça  ne 


ACTE   DEUXIEME  3oi 

se  compare  pas.  Toi,  tu  restes  toi-même,  tandis 
que  moi...  songe...  devenir  en  un  instant  le  fruit 
de  la  faute...  le  produit  de  cet  être  falot  et  vil  dont 
je  porte  peut-être  la  ressemblance  accablante  sur 
tout  le  visage  !...  dans  tout  mon  être  !...  Quel 
dégoût.  Non  ...  je  ne  pourrai  jamais  me  faire  à 
cette  idée  !  Jamais  !  Jamais  I 

DARTÈS 

Enfin,  il  faut  tout  de  même  la  remercier  de 
n'avoir  pas  parlé  plus  tôt...  Je  n'ai  pas  été  privé 
de  la  joie  de  la  paternité.  Songe,  si  j'avais  su  ce 
que  je  sais  quand  tu  bégayais,  quand  tu  me  ten- 
dais tes  petits  bras  !... 

RENÉE 

Est-ce  que  je  ne  te  les  tends  pas  toujours  de  la 
liiême  façon  ! 

DARTÈS 

Oh  !  si...  et  c'est  toujours  aussi  bon  !...  Mais  je 
me  dis  que  maintenant,  te  voici  grande,  de  toute 
façon  l'instant  serait  venu  où  je  t'aurais  perdue... 
C'était  fatal...  Le  plus  beau  est  passé...  le  plus 
doux,  tu  me  l'as  donne,  le  meilleur,  tu  l'as  reçu  !... 
On  s'est  bien  aimé,  hein  ?  nous  deux  ?... 

RENÉE 

Oh  !  ce  mot  au  passé  !...  Que  de  peine  tu  mo 
fais...  Il  est  vrai  que  toi,  tu  ne  m'aimes  proba- 
blement plus  autant  depuis  que  tu  sais  quo  je  ne 
suis  pas...  ta  fille  1 

DARTÈS 

Mais,  Renée,  je  ne  t'aimais  pas  seulement  parce 
que  tu  étais  ma  fille  !...  Mais  parce  que  tu  étais 
toi  !... 

RENÉE 

Dis,  papa,  est-ce  qu'il  pourrait  se  faire  qu'on 
s'aime  moins  ? 


3oa  L'ANIMATEUR 

DARTÊS 

Pas  maintenant,  bien  sûr...  mais  plus  tard,  qui 
sait  ?...  Tu  te  reprendras,  tu  réfléchiras  !... 

RENÉE 

Je  ne  t'aimerai  que  davantage... 

DARTÈS 

Il  y  aura  toujours  entre  nous  cette  idée  qui 
grandira...  qui  s'installera...  cette  fanure  de  tout  I 

RENÉE 

Tu  crois  ? 

DARTÈS 

J'en  suis  sûr  !... 

RENÉE 

C'est  atroce  !... 

Ils  restent  béants,  regardant,  droit  devant  eux,  Vavenir, 

DARTÈS,  tout  à  coup,  essayant  de  plastronner,  pour  Renée, 

Tiens,  heureusement  que  tu  as  eu  l'inspiration 
de  me  faire  renoncer  à  cette  direction  !...  C'est 
fait  !...  En  voilà  une  veine  !  Maintenant  on  va 
réaliser  le  beau  rêve  que  nous  ébauchions  tout  à 
l'heure...  on  va  aller  en  Suisse  !...  On  voyagera 
sans  autre  souci  que  le  plaisir  de  vivre  ensemble... 

RENÉE 

Non  l...  Il  ne  faut  pas  I 

DARTÈS 

Pourquoi  ? 

RENÉE 

11  ne  faut  pas  voyager...  Tu  souffrirais  trop... 
Seuls  tous  les  deux,  tu  te  torturerais  davantage  !... 
C'était  bon  il  y  a  une  heure  !...  Maintenant,  je 
suis  sûre  que  l'obsession  te  ferait  mal...  11  te  faut, 
au  contraire,  un  dérivatif  1...  Il  te  faut  l'action  I 


ACTE  DEUXIÈME  3o3 

DARTÊS 

Tu  as  peut-être  raison...  Alors,  je  vais  travail- 
ler !...  Oh  !  la  vieille  charrette  n'est  pas  encore 
usée.  Je  ferai  un  livre  !...  Je  sais  bien  aussi  qu'il 
faut  gagner  sa  vie  !  Au  fait,  je  n'y  pensais  pas... 
l'offre  de  Wheil  ?...  la  direction  de  la  maison  de 
Zurich  !...  Voilà  qui  tombe  à  pic  ! 

RENÉE 

L'offre  de  Wheil  ?... 

DARTÊS 

Les  voilà,  les  gros  sous...  et  le  coup  de  collier  à 
donner  !...  Tiens,  je  suis  enchanté  !...  Je  vais  lui 
écrire  tout  de  suite  ! 

Il  se  dirige  vers  son  bureau. 

RENÉE 

A  Wheil  ?...  As-tu  songé  que  rien  n'est  changé 
depuis  tout  à  l'heure...  que  cet  argent  que  tu  refu- 
sais te  viendra  du  parti  ennemi  1... 

DARTÊS,  aeec  un  geste  las  et  découragé. 
Oh  !   maintenant  ! 

RENÉE 

Ainsi,  tu  passerais  dans  l'autre  camp  ?... 

DARTÊS 

L'autre  camp  !...  Mes  amis  de  jadis  !...  Pour- 
quoi pas  ?... 

RENÉE 

Tu  en  es  là  !... 

DARTÊS 

D'ailleurs,  ce  travail  de  bureaucrate,  ce  sera 
beaucoup  plus  mon  affaire  !...  Et  c'est  peut-êtce 
toi  qui  avais  raison  !...  Je  voyais  faux,  je  m'en 


3(>4  L'ANIMATEUR 

rends  compte  maintenant...  Les  idées,  devant  cer- 
taines réalités  ! 

RENÉE 

Toi...  toi,  parler  ainsi  !... 

DARTÈS 

Je  deviendrai  rapidement  un  petit  vieux  très 
sage...  très  sage  ! 

Humblement,  les  épaules  tassées,  il  a  pris  la  plume. 
Une  bizarre  grimace  lui  contracte  enfantinement 
les  lèvres. 

RENÉE,  avec  éclat. 
Et  voilà  ce  qu'elle  a  fait  de  toi  !... 

DARTÈS 

N'est-ce  pas  ce  que  tu  voulais  tout  à  l'heure  !... 

RENÉE 

Tout  à  l'heure,  oui,  parce  que  je  n'étais  que  ta 
fille  !...  ta  fille  timorée  et  lâche,  comme  le  sont 
ious  les  enfants  !...  Mais,  sache-le...  je  parlais 
contre  mon  cœur...  contre  ma  pensée  vive  !...  Ta 
foi,  c'est  la  mienne  !...  Ton  idéal,  c'est  le  mien. 

DARTÈS 

C'est  vrai,  ça  ?... 

RENÉE 

Si  c'est  vrai  !...  Ah  !  mais,  sache-lo,  sache-le 
maintenant  et  que  je  le  crie  bien  haut,  puisque 
jo  le  peux  enfin  !...  Pas  une  de  tes  pensées  qui  ne 
soit  la  mienne  !...  Je  t'ai  suivi  toujours,  applaudi 
en  secret  1...  Je  te  poussais  de  toute  la  force  do 
mon  admiration...  car  je  ne  connais  pas  de  vie 
plus  noble  que  la  tienne  1...  Ce  que  tu  viens  de 
faire  au  mépris  de  ton  bonheur,  mais  c'est  admi- 
rable... admirable  1...  Et  c'est  ça  que  tu  veux 
rayer,  d'un  couj),  à  cause  de  cette  petite  vérité 


ACTE    DEUXIEME  3u5 

misérable  qui  ne  devrait  pas  compter  dans  ta 
vie  ?...  Père  !  Père  !...  laisse-moi  le  crier  ce  mot... 
ce  beau  mot,  tout  au  moins  à  mon  aise  !  Père, 
mon  père  par  les  idées...  par  tout  ce  que  tu  m'as 
inculqué  de  toi  !...  C'est  la  plus  haute  des  pater- 
nités, celle-là,  je  viens  de  le  comprendre  tout  à 
coup...  L'autre  n'est  rien  en  comparaison  !  Tu 
ne  m'as  pas  créée,  peut-être...  mais  tu  m'as  ani- 
mée, tu  m'as  pétrie...  c'est  mieux  !...  Quand  je 
me  croyais  ta  fille,  j'étais  là,  craintive...  ma  chair 
tremblait  !...  Regarde  maintenant,  je  ne  tremble 
plus  !  ...Je  suis  seulement  libérée  de  tous  les  mi- 
sérables liens  charnels  1  Ah  1  elle  croyait  m'enle- 
ver  la  joie  d'être  ta  créature  !.,.  L'imbécile  !... 
(Le  doigt  tendu  lers  le  front  de  Dartès.)  Mes  origintt.;, 
les  voilà  !...  Au-dessus  de  tout,  il  y  a  la  grande 
paternité  des  idées  !...  Oui...  mille  fois  oui... 
tu  m'as  enfantée  !...  Jamais  je  ne  me  suis  sentie 
plus  ta  fille  qu'en  ce  moment  !...  En  avant,  père, 
du  côté  de  ton  devoir  !...  Il  est  là  !  C'est  ton 
enfant  qui  te  le  crie  !...  En  avant,  du  côté  de  ton 
idéal!  (Elle  va  à  la  fenêtre.)  Il  est  encore  temps... 
tout  le  monde  n'est  pas  parti  !...  (Elle  appelle,) 
Hop  !  hop  1  Menessier...  Tardieu...  Ils  sont  là  sur 
le  trottoir... 

DARTÈS 

Qu'est-ce  que  tu  fais  ? 

RENÉE 

Je  les  appelle...  (Elle  crie.)  Il  accepte,  venez 
vite,  mon  père  accepte  !  C'e^t  décidé  1...  (Elle  re- 
polisse la  fenêtre  et  va  à  Dartès.)  Cai'  tu  acceptes, 
n'est-ce  pas  ? 

DARTÈS 

Si  j'accepte  !...  Moi  aussi,  je  me  résignais,  par 
amour  pour  toi,  au  renoncement  le  plus  affreux. 


3o6  L'ANIMATEUR 

je  saignais  de  rage  contenue...  et  c'est  toi,  toi- 
même  qui  viens  m'ouvrir  les  barreaux  de  la  cage 
à  l'heure  où  tout  allait  s'écrouler  !...  à  l'heure  où 
je  croyais  étouffer  !...  C'est  trop  de  joie.  Ah  !  bon 
Dieu  !  On  va  voir  !  Renée,  la  foudre  est  tombée 
sur  nous  !  D'un  coup  de  cœur,  nous  nous  redres- 
sons ensemble  !  Au  devoir  !... 


Au  devoir  ! 


RBnEE 


DARTÈS 


Tu  as  raison...  je  vais  parler...  J'appellerai 
comme  la  cloche.  Tu  connais  sa  devise  :  «  J'ap- 
pelle les  vivants  et  je  brise  la  foudre  !...  »  Oui, 
j'appellerai  de  toutes  mes  forces...  mais  par  le 
tocsin,  par  la  guerre,  par  la  révolte  !...  Je  sonnerai 
pour  la  bonté,  pour  la  fraternité  douloureuse  des 
créatures...  Dis,  Renée,  voilà  ce  qui  va  germer  de 
notre  blessure,  de  notre  déception...  Ce  ne  sera 
pas  beau,  dis  ? 

RENÉE 

Ah  !  père,  si  ce  sera  beau  !...  De  toute  cette  dou- 
leur faire  de  la  beauté,  de  la  bonté  I...  Quelle  ré- 
ponse et  quel  exemple  1 

DARTÈS 

Ta  main,  mon  petit...  ta  main  loyale  et  forte  1 
Maintenant  il  me  semble  que  je  soulèverais  le 
monde  !... 


ACTE    DEUXIÈME  Soj 


SCÈNE  XI 

Entrent  DONADIEU,  MENESSIER,  ET  TROIS 
OU  QUATRE  PERSONNAGES,  les  uns  en 
bourgeois,  les  autres  en  casquette. 

DONADIEU 

Qu'est-ce   que  j'avais  dit  !...   Ça  n'a  pas  été 
long...  C'était  fatal,  parbleu  1 

RENÉE 

Entrez,  je  vous  en  prie. 

DARTÈS 

P Entrez,  entrez,  Donadieu...  Messieurs,  entrez 
tous...  Je  suis  votre  homme.  Je  vous  avais  dit 
tout  à  l'heure  la  cause  de  mes  hésitations.  Avant 
de  venir  à  vous,  je  voulais  me  libérer  complèic- 
ment  !...  C'est  lait.  Comptez  sur  moi,  corps  et 
âme...  Je  vous  donne  ma  vie  1... 

TOUS 

A  la  bonne  heure...  Vive  Dartès...  Signez  ça  : 

Vun  agitgje  traité  et  le  pose  sur  la  table 
DARTÈS 

Tenez,  c'est  à  cette  petite  qu'on  doit  tout. ..Ne 
l'oubliez  pas... 

DONADIEU 

Bravo,  Mademoiselle  !  Laissez-moi  vous  serrer 
la  main...  Vous  êtes  contente  ?... 

RENÉE 

Si  je  suis  contente  I 


3o8  L'ANIMATEUR 

DONADIEU 

Mais  elle  pleure,  cette  gosse  !...  Elle  pleure  ! 

RENÉE 

Tiens,  de  fierté  !...  Quand  on  a  un  père  comme 
celui-là,  n'est-ce  pas  ?...  quand  on  a  un  père 
comme  celui-là... 


RIDEAU 


ACTE  TROISIEME 


L'imprimerie  des  Cahiers  bleus.  Le  bureau  de  Gibert 
au  premier  étage,  très  vieille  petite  maison.  Gros  cais- 
■ons.  Au  mur,  les  cagiers  avec  les  piles  de  livres  rangés. 
Désordre.  Le  nouveau  livre  de  Gibert  un  peu  partout, 
—  en  ballots.  Au  mur,  de»  affiches  portant  le  titre  du 
livre  :  Lascar  le  Juste.  Le  bureau  donne  au  fond  sur  une 
petite  cour  ;  on  distingue  les  toits  bas  de  l'imprimerie. 


SCÈNE  PREMIÈRE 
MADAME  DARTÈS,  GIBERT 

GIBERT 

Restez  encore...  que  je  sache,  avant  que  vous 
descendiez,  si  vous  ne  rencontrerez  pas  Wheil. 

MADAME    DARTÈS 

Où  l'avez-vous  mis  ? 

GIBERT 

Dans  le  bureau  du  caissier  en  bas...  Je  lui  ai 
donné  un  exemplaire  à  lire...  Il  savoure  ça  depuis 
une  demi-heure. 

MADAME    DARTÈS 

Il  doit  être  fixé  !...  C'est  pour  un  article  dans 
Le  Français  ? 

GIBERT 

Parbleu  !...  (Il  prend  le  téléphone  intérieur.)  Allô... 
Voulez-vous  faire  attention  à  ce  que  Ma- 
dame Dartès  ne  rencontre  pas  Wheil  dans  l'esca- 
lier, n'est-ce  pas  ? 


3io  L'ANIMATEUR 

MADAME    DARTÈS 

Du  reste,  je  veux  m'en  aller  sans  être  vue  de 
qui  que  ce  soit. 

GIBERT 

Vous   n'avez   qu'à   sortir   par   la   porte   de   la 

cour  !...    (Il  continue  à  téléphoner.)   Allô...   Quoi  ?... 

Oui  !...  quarante  exemplaires  chez  Loury... 
cinquante  chez  Dentus...  Mais  non,  pas  soixante, 
cinquante...  ça  suffît...  Oui,  je  suis  justement  en 
train  de  faire  la  liste.  Que  tout  soit  livré  à 
six  heures...  Eh  bien,  je  m'en  fous,  prenez  un 
taxi...  Il  y  a  combien  d'exemplaires  de  sortis 
à  l'heure  actuelle  ?...  A  deux  heures  ça  faisait 
six  cent  cinquante  ?...  Bien  !...  (Il  raccroche  le 
récepteur.)  Vous  semblez  un  peu  triste...  un  peu  à 
plat...  Qu'est-ce  qu'il  y  a  ? 

MADAME    DARTÈS 

Moi  ?...  Non  pas...  Evidemment,  maintenant 
que  le  volume  est  parti...  maintenant  que  quel- 
ques mains  l'ouvrent  déjà  à  la  devanture  des  li- 
braires... j'ai  tout  de  même  comme  la  respiration 
coupée... 

GIBERT,  riant. 

C'est  nerveux...  le  trac  1... 

MADAME    DARTÈS,  après  un  petit  sursaut. 

De  quoi  ?...  Vous  plaisantez,  je  crois  I...  J'es- 
time n'avoir  commis  aucun  acte  répréhensiblo,  au- 
cune lâcheté. 

GIBERT 

Non,  ma  chéro  amie,  aucune...  Votre  conscience 
peut  être  parfaitement  rassurée...  Vous  êtes  une 
vie  lime  !   Contre  cet  être  néfaste,   néfaste  pour 


A»:TE   troisième  3ii 

les  siens  comme  pour  son  pays,  qui  vous  a  arraché 
votre  enfant  et  vous  a  atteinte  dans  votre  bonheur, 
qu'avez- vous  fait  ?...  Vous  avez  parlé,  vous  vous 
êtes  plainte...  J'ai  retenu  au  passage  quelques- 
unes  de  ces  confidences  douloureuses,  je  m'en 
Bui'  servi  pour  dépeindre  le  bonhomme...  et  ce  ne 
serait  répréhensible  à  la  rigueur  que  s'il  s'agissait 
d'un  livre  où  le  nom  même  de  Dartès  serait  im- 
primé... Or,  il  s'agit  ici  d'une  fiction,  d'un  per- 
sonnage composé  d'éléments  réels,  d'une  satire 
moitié  farce  et  moitié  larmes  I...  Allez,  ma  bonne 
amie,  en  paix,  en  toute  paix...  Le  monde  com- 
prendra qu'en  m'ayant  communiqué  quelques  do- 
cuments, et  qui  ne  touchent  exclusivement  qu'à 
sa  vie  privée,  vous  n'exercez  pas  une  vengeance. 
Ceux  qui  vous  ont  approchée  ne  peuvent  que  res- 
pecter l'expression  d'une  douleur  sincère,  et  aussi 
d'une  foi  civique  qui  fait  votre  honneur  de  journa- 
liste. 

Il  s^arréte.  visiblement  satisfait  de  la  formule. 

MADAME    DARTÈS 

Merci,  Gibert  !...  mais  je  creuse  le  fossé  plus 
profond,  plus  irréparable,  entre  mon  enfant  et 
moi.  Il  est  vrai  qu'au  point  où  nous  en  étions  !  Je 
serais  à  l'agonie,  viendrait-elle  seulement  à  mon 
chevet  ?...  Je  ne  le  crois  pas  1 

GIBERT 

Bah  1  peut-être  un  jour  ses  yeux  s'éclaireronl- 
ils  ?  Attendez  quelques  années  encore...  L'heure 
du  châtiment  viendra  et  tout  ceci  est  un  admi- 
rable dépôt  de  munitions...  {Au  moment  où  Madame 
Dartès  se  dirige  vers  la  porte.)  Ma  chère  amie,  avant 
de  nous  quitter...  permettez-moi  d'aborder  une 
question  matérielle  que  vous  avez  toujours  eu  le 
tact  d'éviter,  et  à  laquelle  il  faut  bien  en  venir. 

14 


3i2  L'ANIMATEUR 

MADAME    DARTÈS 

Quoi  donc  ? 

GIBERT 

Voilà  le  chiffre  du  premier  tirage  :  vingt  mille. 
Combien  s'en  vendra-t-il,  je  l'ignore,  mais  ne  vous 
semble-t-il  pas  équitable  que,  sur  cette  édition, 
vous  touchiez  un  léger  pourcentage,  si  léger  soit- 
il  ? 

MADAME  DARTÈS 

Halte-là,  Gibert  I...  Jamais  !...  Pourquoi  pas 
les  trente  deniers  ?...  D'ailleurs,  il  n'y  a  aucune 
collaboration...  Je  ne  saisis  même  pas  l'à-propos 
de  votre  offre  mon  cher  !...  Je  n'ai  pas  écrit  une 
ligne  de  votre  livre,  je  n'ai  fait  qu'entr'ouvrir 
quelques  dossiers,  quelques  tiroirs. 

GIBERT 

Le  chapitre  douze  pourtant  est  tout  entier  de 
votre  main  ?.,.  Et  vous  savez,  là-dessus,  je  ne 
transige  pas...  Du  moment  qu'une  ligne  a  été 
écrite  par  une  autre  main  que  la  mienne... 

MADAME    DARTÈS 

N'insistez  pas,  vous  m'offenseriez  ! 

GIBERT 

Il  en  sera  comme  vous  voudrez. 

On  frappe. 

GIBERT 

Entrez  I 

UN    RÉDACTEUR 

Monsieur  Wheil  s'impatiente. 

GIBERT 

Une  seconde  encore...   allez  lui  tenir  compa- 


ACTE  TROISIEME  3i3 

gnie...  Le  temps  de  faire  descendre  Madame...  je 
téléphonerai. 

Le  rédacteur  sort.  Madame  Dartès  prenan*  un  exem- 
plaire à  couverture  rouge. 

MADAME    DARTÈS 

Le  pavé  rouge  I 

GIBERT 

II  frappera  au  bon  endroit,  je  vous  en  réponds  ! 

MADAME    DARTÈS 

Qu'est-ce  qui  va  sortir  de  tout  ça  ?...  Si  on 
pouvait  le  savoir  à  l'avance  !...  Comme  c'est  cu- 
rieux, j'éprouve  à  mon  tour,  exactement,  l'im- 
pression d'incertitude  et  d'émoi  qu'a  éprouvée 
Dartès  le  jour  où  il  écrivit  son  premier  article 
contre  vous  et  qui  déclencha  toute  cette  série 
d'incroyables  événements...  A  mon  tour,  je  m'in- 
terroge anxieusement...  Ai-je  bien  fait  ?...  De 
quels  événements  vais- je  être  la  promotrice  ?... 
Et,  ceci  est  encore  plus  curieux,  Gibert,  penchée 
sur  mon  propre  doute,  sur  ma  propre  angoisse,  je 
sens  que,  même  si  j'entendais  une  voix  intérieure 
qui  me  désavoue,  eh  bien  !  rien  ne  m'empêcherait 
d'agir  et  d'aller  de  l'avant  ! 

GIBERT 

C'est  que  vous  le  haïssez  tellement  ! 

MADAME    DARTÈS 

Ah  !  oui,  je  le  hais,  de  toutes  mes  forces  !... 
Mais  il  n'y  a  pas  que  la  haine,  il  y  a  le  besoin  mys- 
térieux de  dire  la  vérité  de  son  cœur  et  de  sa  foi, 
l'extraordinaire  plaisir  de  lutter  contre  ce  vertige 
qui  vous  attire,  qui  vous  attire  !...  Ah  !  l'attrac- 
tion de  ce  qu'on  croit  la  vérité  !...  Quand  j'étais 
petite,    j'éprouvais    ça    déjà  !...    J'émettais    des 


■ 


3i4  L'ANIMATEUR 

idées  subversives  qui  faisaient  pleurer  ma  mère... 
J'avais  des  remords  affreux  de  lui  faire  de  la 
peine  !  Eh  bien  !  quand  même,  c'était  plus  fort 
que  moi...  Il  fallait  que  je  me  débarrasse  de  mon 
désir  d'insubordination  !...  Et  encore  mainte- 
nant... maintenant,  je  sens  que  ce  petit  livre-là 
va  m'enlever  à  jamais  le  cœur  de  ma  fille,  que 
nous  ne  nous  reverrons  peut-être  jamais...  qu'elle 
m'en  voudra  pour  le  reste  de  ses  jours...  j'en 
éprouve  un  déchirement  atroce  !...  eh  bien,  ce  se- 
i'ait  à  refaire...  je  le  referais  ! 

GIBERT 

Oui,  la  force  des  idées  !...  C'est  bien  celle-là  qui 
entraine  les  peuples  et  qui  fait  marcher  le  monde... 
C'est  notre  force  centrifuge,  à  nous  autres,  les 
esprits  conducteurs. 

MADAME  DARTÈS,  ai>ec  un  lourd  soupir. 

Notre  force  ou  notre  faiblesse  ? 

GIBERT 

Non,  notre  force,  et  vous  allez  le  voir...  Vous 
allez  voir  le  résultat  du  pavé  rouge  ! 

MADAME  DARTÈS 

Puissiez-vous  dire  vrai  !...  Adieu  I 

GIBERT 

Quelques  exemplaires,  ma  chère  ! 

MADAME    DARTÈS 

Oh  1  non,  merci  !...  pas  un  1...  Voilà  un  livre 
que  je  ne  relirai  jamais  par  exemple  I  Non,  d'ail- 
leurs, je  n'ai  pas  l'envie  do  lire  quoi  que  ce  soit, 
jo  vous  jure  bien...  Je  vais  rentrer  chez  moi, 
prendre  une  tasse  de  thé...  je  m'étendrai  sur  une 
chaise  longue  et  demain  matin,  Gibert,  demain 


ACTE  TROISIEME  3»5 

matin  l'aurore  me  trouvera  dans  la  même  posi- 
tion, les  yeux  ouverts... 

GIBERT 

Vous  ne  dormirez  pas...  vous  croyez  ? 

MADAME    DARTÈS 

Non,  je  regarderai,  en  face  de  moi,  au  mur,  un 
portrait  en  médaillon  d'une  petite  fille  de  douze  à 
treize  ans,  les  yeux  bleus,  la  bouche  souriante... 
le  col  nu...  et... 

Elle  pleure. 

GIBERT 

Vous  êtes  profondément  à  plaindre  ! 

MADAME    DARTÈS 

Je  sentirai  ses  yeux  de  reproche...  j'entendrai 
sa  voix  me  dire  :  «  Qu'est-ce  que  tu  as  fait  là, 
maman  ?  » 

GIBERT 

Ma  pauvre  amie  !... 

MADAME   DARTÈS,  aoec  un  éclair  farouche 
et  orgueilleux  dans  les  yeux. 

Ne  me  plaignez  pas  !  Je  vous  l'ai  dit...  ce  serait 
à  refaire,  je  le  referais. 
Elle  sort  brusquement. 

SCÈNE  II 
GIBERT,  puis  WHEIL 

GIBERT,  seul  au  téléphone. 

C'est  vous,  Thalabert  ?...  Passez-moi  Goffier  et 
priez  Wheil  de  monter...  Ah  !  au  fait,  chez  les 
libraires,  spécifiez  que  les  volumes  que  j'envoie 


3i6  L'ANIMATEUR 

doivent  garder  leur  bande  pendant  quelques 
jours  !...  Je  désire  qu'on  ne  feuillette  pas...  Et 
puis,  spécifiez  aussi  que  j'ai  mis  dans  le  «  Vient  de 
paraître  »  en  très  gros  caractères,  «  Edition  des 
Cahiers  bleus  »...  je  serais  reconnaissant  à  chacun 
de  ces  messieurs  d'expliquer  au  public  que  c'est  la 
première  fois  qu'il  sort  de  nos  presses  autre  chose 
que  le  journal...  mais  bien  que  nous  comptions 
devenir  à  partir  de  ce  jour  une  maison  d'éditions, 
nous  ne  publierons  que  les  oeuvres  de  nos  collabo- 
rateurs ;  qu'on  le  sache  bien  !...  J'édite  moi- 
même.  Prenez  avec  vous  quelques  membres  de  la 

ligue  :  trois  ou  quatre.  (Gibert  à  Wheil  qui  entre  et 
en  raccrochant  le  récepteur.)  Eh  bien  ? 

WHEIL 

Terrible  !...  C'est  effrayant  ! 

GIBERT 

Tant  que  ça  ?... 

WHEIL 

C'est-à-dire  qu'il  ne  s'en  relèvera  pas  !...  Ah  ! 
vous  êtes  un  fier  bonhomme  !  Et  passez-moi  le 
mot,  quel  toupet  !...  c'est  admirable  d'ailleurs  le 
chapitre  que  je  viens  de  lire  où  vous  justifiez  le 
titre  Lascar  le  Juste  I...  c'est  d'un  tragi-comique  î 

GIBERT 

Mon  cher,  vous  fuyez,  je  ne  vous  ai  pas  pris  en 
traître,  je  vous  ai  appelé,  je  vous  ai  mis  le  volume 
entre  les  mains.  Je  vous  ai  dit  :  Jetez-moi  les  yeux 
là-dessus...  c'est  le  volume  qui  va  démolir  défini- 
tivement votre  ancien  ami  Dartès.  Etant  donné 
vos  relations,  cette  espèce  d'indulgence  inexpli- 
cable que  vous  avez  toujours  eue  pour  lui,  c'est  à 
vous  seul  do  décider  si  vous  voulez  me  consacrer 
un  article  de  tôto  dans  le  Français...  Notez  que  je 
no  demande  pas  votre  propre  signature  1 


ACTE  TROISIÈME  Sij 

WHEIL 

C'est  trop  terrible  !  Je  vous  assure,  trop  ter- 
rible !...  Je  vous  flanquerai  en  quatrième  page 
des  placards  grands  comme  ça  !...  Mais  vous  allez 
connaître  un  succès  formidable.  Vous  pouvez 
vous  passer  d'un  article  de  tête  du  Français  ! 

GIBERT 

Vous  ne  me  blâmez  pas,  je  pense  ? 

WHEIL 

Ah  !  foutre  non...  ces  gens-là  sont  abomina- 
bles I...  Le  gouvernement  est  vis-à-vis  d'eux 
d'une  faiblesse  inconcevable,  je  l'ai  dit  cent  fois  à 
Dartès  !...  S'il  reçoit  aujourd'hui  une  volée  de 
main  de  maître,  tant  pis  pour  lui,  comme  dit  la 
chanson  :  «  Fallait  pas  qu'y  aille  !...  » 

GIBERT 

Trois  grands  quotidiens  vont  cette  semaine 
même  consacrer  à  Lascar  le  Juste  deux  colonnes, 
il  sera  regrettable  pour  le  Français  que... 

WHEIL 

Mon  cher,  la  raison  principale,  ce  sont  les  cha- 
pitres qui  ont  trait  à  la  vie  privée  de  Dartès,  la 
correspondance  de  sa  femme  avec  Menescal,  etc. 
Que  voulez- vous  que  je  fasse,  mettez-vous  à  ma 
place  !  Là,  peut-être,  avez-vous  eu  tort...  êtes- 
vous  allé  trop  loin  ?...  L'homme  public  suffisait. 

GIBERT 

Il  faut  frapper  sur  tous  les  endroits  faibles  de  la 
statue.  Il  faut  saper  à  la  base  ;  l'heure  est  favo- 
rable. Après  la  brillante  ascension  de  son  soleil, 
il  y  a  une  éclipse  momentanée  même  dans  son 
parti,  ce  parti  qui  lui  doit  tant  !  Son  humanita- 
risme leur  parait  suspect,  retardataire.  Malheu- 


3i8  L'ANIMATEUR 

reusement,  son  action  sur  les  foules  reste  im- 
mense. C'est  une  idole  populaire,  le  tirage  de  la 
Lumière  monte  ;  ils  sont  à  deux  cent  mille  !  C'est 
beaucoup  !  Cet  homme  est  un  des  cancers  de  la 
France  !...  Tel  quel,  il  dispose  d'une  quantité 
innombrable  de  voix.  On  peut  tout  craindre  en 
cas  de  révolution.  Oh  !  je  sais  bien  qu'on  va  dire 
que  j'exerce  une  vieille  rancune  !... 

WHEIL 

On  dira  ce  qu'on  voudra  !...  Mais  on  ne  sus- 
pectera jamais  chez  vous  la  sincérité...  c'est  l'es- 
sentiel !...  et  voilà  un  privilège  que  plus  d'un  vous 
envie  !...  La  lutte  est  tellement  plus  commode 
avec  cette  carte  d'identité-là  !...  J'emporte  l'exem- 
plaire, hein  ?... 

GIBERT 

Non,  pas  celui-là...  un  Hollande...  et  sans  ran- 
cune, Wheil  ! 

WHEIL 

Demain,  je  fais  paraître  en  quatrième  page  un 
placard  grand  comme  mon  haut  de  forme...  pen- 
dant six  jours  de  suite  1 

GIBERT 

Et  le  septième,  vous  vous  reposez  !... 

WHEIL 

Je  vais  profiter  de  ce  que  je  suis  venu  jusqu'aux 
Cahiers  bleus  pour  faire  un  tour  de  Sénat  !...  De 
la  rue  do  l'Echaudé,  il  n'y  a  qu'un  pas...  Je  trou- 
verai encore,  je  l'espère,  le  ministre  du  Commerce 
à  qui  j'ai  à  toucher  deux  mots  d'une  affaire 
d'importation... 

GIBERT,  tendant  V exemplaire. 
Tenez  !... 


ACTE  TROISIÈME  3i9 

WHEIL 

Mettez-moi  une  belle  dédicace  là-dessus,  une 
dédicace  chaleureuse  qui  portera  aussi  le  témoi- 
gnage de  l'admiration  que  j'éprouve  pour  vous, 
car  je  vous  admire...  vous  savez... 

GIBERT 

Tant  que  ça  ? 

WHEIL 
De  tout   cœur.   (Gibert  écrit  et  tend  le  livre,  Wheil, 
lisant.)  «  A  mon  Wheil  admirateur  !,..  »  (Il  rit.) 
Vous  avez  l'humeur  bonne  enfant  et  goguenarde, 
mon  cher  !...  Et  la  dent  dure  !... 

GIBERT 

Dartès  vous  répondrait  qu'un  dentiste  doit  prê- 
cher d'exemple. 

WHEIL 

Quel  homme  1 

GIBERT 

S'il  y  en  avait  une  douzaine  comme  ça...  les 
choses  iraient  encore  mieux  qu'elles  ne  vont  ! 

LE   RÉDACTEUR,  entrant. 

Monsieur  Gibert,  il  y  a  le  nouveau...  le  jeune  de 
Crissol,  qui  voudrait  vous  être  présenté. 

GIBERT 

Qu'il  monte  une  seconde,  je  crois  bien...  Et 
Thalabert  ? 

LE    RÉDACTEUR 

Il  est  avec  eux,  il  monte. 

GIBERT 

Combien  sont-ils  en  bas  ?  J'entends  un  pétard 
du  diable  à  travers  le  plafond. 


■ 


3ao  L'ANIMATEUR 

LE    RÉDACTEUR 

Une  vingtaine,  c'est  au  sujet  de... 

GIBERT,  lui  faisant  signe. 
Oui,  oui...  ça  va  !... 

Il  sort. 

WHEIL 

Je  VOUS  donnerai  un  coup  de  téléphone  dans  la 
matinée  de  demain. 

GIBERT 

Pour  ? 

WHEIL 

Pour  savoir  l'effet...  et  s'il  y  a  du  nouveau  ! 

GIBERT 

Ah  !  bon  !...  si  vous  voulez  ! 


SCÈNE  III 

GIBERT,  WHEIL,  DE  GRISSOL,  THALABERT 

Entrent  Thalabert  et  de  Crissol. 
THALABERT 

Je  vous  présente  le  nouveau  venu,  notre  nouvel 
ami  Monsieur  de  Crissol  !  Monsieur  de  Crissol, 
Monsieur  Wheil,  directeur  du  Français  ! 

DE    CRISSOL 

Monsieur,  très  flatté. 

WHEIL 

Eh  bien,  au  revoir,  cher  ami  !...  Messieurs  I 

GIDERT 

No  vous  cassez  pas  la  figure  dans  l'escalier... 


ACTE  TROISIÈME  3ai 

ces  vieilles  maisons  ont  des  escaliers  de  coupe- 
gorge!... 

WHEIL,  en  sortant. 

Vous  ne  déménagerez  pas  un  de  ces  jours  pour 
un  immeuble  plus  moderne  ? 

GIBERT,  raccompagnant  sur  le  palier. 

Respectueusement  fidèle  à  la  rive  gauche, 
comime  tout  écrivain  de  droite  !...  Bonsoir,  cher 
ami  1... 

DE   CRISSOL,  à  Gibert. 

Je  suis  enchanté,  Monsieur  Gibert,  d'être  admis 
au  moment  même  où  il  y  a  quelque  chose  à  faire, 
et  où  je  puis  apporter  mon  concours.  On  peut 
compter  sur  moi,  et  je  suis  décidé  à  le  prouver 
tout  de  suite. 

GIBERT 

Pas  trop  de  zèle  !...  Vous  savez,  c'est  quelque- 
fois l'erreur  des  néophytes  ! 

DE    CRISSOL 

Et  s'il  faut  un  jour  se  faire  trouer  la  peau...  on 
ira  !.-.  Nous  sommes  les  chevaliers  de  la  bonne 
cause...  la  victoire  vient  à  nous  de  toute  part... 
et  vous  verrez  que,  d'ici  peu,  il  n'y  aura  plus  que 
les  imbéciles  et  les  canailles  sous  les  drapeaux  de 
nos  ennemis. 

GIBERT 

Ces  paroles  vous  honorent,  Monsieur  de  Cris- 
sol  !...  En  attendant,  jouez  votre  jeu  sans  pré- 
juger de  l'avenir.  Axiome  :  il  ne  faut  mettre  son 
maximum  que  sur  des  certitudes  ! 

THALABERT 

11  dirigera  le  groupe  qui  débouchera  par  la  rue 
du  Croissant. 


1 


332  L'ANIMATEUR 


DE    CRISSOL 


On  veut  bien  m©  confier  la  direction  du  groupe... 
Nous  venons  de  décider  en  bas  que  nous  nous  sé- 
parerions en  plusieurs  groupes...  nous  débouche- 
rons devant  les  bureaux  de  la  Lumière  par  les 
trois  rues,  à  cinq  minutes  d'intervalle. 

GIBERT 

Pas  plus,  car  vous  seriez  dispersés  en  moins 
d'un  quart  d'heure,  selon  toute  probabilité...  et 
vous  savez  bien  le  mot  d'ordre,  pas  d'autre  cri 
que  :  «  Conspuez  Dartès  !  Dartès...  démission  !  » 

DE    CRISSOL 

Parfaitement,   Monsieur   Gibert...    Rien   autre 

chose  ! 

GIBERT 

Et  pas  d'armes  dans  les  poches,  surtout  I... 

DE    CRISSOL 

Soyez  sans  crainte  ! 

GIBERT 

Ils  sont  combien  en  bas  en  ce  moment  ?...  J'en- 
tendais d'ici  qu'on  causait  avec  animation. 

THALABERT 

Une  quinzaine,  à  peu  près  !... 

GIBERT 

Il  no  faudrait  pas  dépasser  la  quarantaine  de 
manifoslants. 

THALABERT 

C'est  le  compte  que  nous  avons  fait  I... 

GIBERT 

Je  vais  vous  rejoindre  dans  un  instant...  J'ai 


ACTE   TROISIEME  Sa^ 

besoin  de  terminer  ici  un  petit  travail  avec  Thala- 
bert. 

DE    GRISSOL 

Je  vous  laisse. 

GIBERT 

Et,  enchanté,  Monsieur  de  Crissol,  de  vous 
avoir  serré  la  main  !...  Vous  débutez  par  une 
petite  manifestation  toute  platonique,  sans  autre 
importance  que  de  provoquer  un  rassemblement 
et  quelques  arrestations  qui  souligneront  l'appa- 
rition de  Lascar  le  Juste  !... 

DE    CRISSOL 

Oui,  mais...  moi  je  suis  du  Midi...  et  je  pré- 
férerais un  bon  plat  de  résistance,  un  bon  cas- 
soulet. 

GIBERT,  riant. 

Ba  pla,  pitchoun  !  mangeras  toun  cassoulet 
gratinado  e  sera  pla  bou  ! 


SCÈNE  IV 

GIBERT,    THALABERT,    puis    UN    GARÇON 
DE  BUREAU 

GIBERT 

Thalabert,  je  réitère  que  je  ne  veux  pas  rédiger 
moi-même  la  prière  d'insérer,  ni  les  médaillons  ; 
c'est  une  vieille  pudeur  littéraire.  Je  bute  sur 
l'obstacle  1...  Faiblesse,  je  le  reconnais  1 

THALABERT 

J'ai  fait  précisément  un  essai  de  rédaction...  Je 
l'ai  sur  moi,  lisons-le  ensemble. 


3a4  L'ANLMATEUR 

GIB£RT 

Ce  que  vous  avez  composé  ne  peut  être  qu'irré- 
prochable. 

THALABERT,  lit. 

Ce  nouveau  livre  n'est  pas  un  livre  de  polé- 
mique... Au  cours  de  la  bataille  idéologique, 
Monsieur  Gibert  peut  exécuter  une  renommée,  mais 
dans  ses  livres,  il  ne  fait  pas  autre  chose  qu'œuvre 
d'historien  rigoureux  et  impartial  I 

GIBERT 

Bien...  très  bien  ! 

THALABERT 

Mémorialiste  plus  que  pamphlétaire,  il  s'égale 
à  Saint-Simon.  Plus  incisif  peut-être... 

GIBERT 

Vous  ne  croyez  pas  que  vigoureux  ? 

THALABERT 

Incisif  a  du  bon  !...  On  peut  mettre  les  deux  I 

GIBERT 

Ah  !  puis  ça  me  gêne,  tenez,  d'entendre  ces 
éloges,  passez-moi  ça.  (Il  lit,  un  crayon  à  la  main.) 
Ce  livre...  voulez- vous...  frémissant  ?  J'ai  un 
Tieux  goût  pour  les  qualificatifs  romantiques,  vous 
Bavez  bien  !...  (On  frappe.)  Entrez  I 
Un  garçon  de  bureau  posant  une  carte. 

LE    GARÇON    DE    BUREAU 

La  duchesse  do  Barsango  désirerait  un  entretien 
particulier... 

GIBERT 

Je  crois  bien  1...  Qu'elle  monte  ! 


ACTE   TROISIEME  ':5a5 

THALABERT 

La  duchesse  de  Barsange  ?... 

GIBERT 

C'est  cette  femme  si  intéressante  qui  a  été  au- 
trefois brûlée  au  visage  dans  la  catastrophe  du 
Bazar  de  la  Charité  !...  Ça  ne  nous  rajeunit  pas, 
mon  bon...  Pendant  des  années  elle  a  porté  un 
masque  de  cire  pour  cacher  sa  mutilation.  Elle 
avait  été  très  belle...  aujourd'hui  c'est  une  vic- 
time résignée.  C'est  une  amie  intime  de  Monsei- 
gneur. Elle  va  souvent  à  Londres  ;  elle  doit  avoir 
quelques  communications  intéressantes  à  me 
faire  1... 

THALXBERT 

Alors,  je  vous  laisse,  je  rejoins  nos  amis  !... 

GIBERT 

Dites  donc,  calmez  l'exaltation  du  nouveau 
venu,  le  petit  de  Grissol,  qui  m'a  l'air  tout  de 
même  de  vouloir  faire  un  peu  trop  d'esbrouffe... 
Il  m'a  déplu,  ce  garçon-là,  je  ne  sais  pas  pour- 
quoi ! 

Thalabert  salue  respectueusement,  en  sortant,  la  darne 
qu*on  fait  entrer.  Elle  a  le  visage  enfoui  sous  un 
chapeau  d'ombre  et  couvert  de  dentelle  noire. 

GIBERT,  très  snob. 

Ravi  de  vous  recevoir,   duchesse  1...   Qui  me 

s*aut  ce  plaisir  ?...  (Silence.  Gibert,  après  un  regard 
plus  insistant,  se  trouble  et  a  un  léger  recul.)  Ah  !  ça, 
niais  !... 


3a6  L'ANIMATEUR 

SCÈNE  V 
GIBERT,  RENÉE 

RENÉE,  défaisant   son   épaisse    voilette. 

Oui,  c'est  moi...  c'est  moi  !  Je  savais  que,  sous 
ce  nom,  je  parviendrais  jusqu'à  vous  1  Alors  ?  Il 
parait  que  vous  allez  publier  un  livre...  oui...  le 
Toilà...  qui  non  seulement  traîne  dans  la  boue 
celui  dont  je  porte  le  nom,  mais  encore  va  livrer 
au  public  toute  ma  vie  privée  !...  Vous  allez  aussi 
vous  en  prendre  à  une  femme,  vous  allez  étaler 
le  secret  de  sa  naissance,  le  drame  de  sa  vie... 
Est-ce  vrai,  cette  infamie  ? 

GIBERT,  se   calant  dans  une  attitude  hautaine 
mais  sans  morgue.. 

Mademoiselle,  je  n'ai  à  répondre  à  cette  ques- 
tion que  par  mon  livre  lui-même.  Ce  n'est  nulle- 
ment une  biographie.  Mon  personnage  porte  un 
nom  imaginé  1...  J'ai  réuni  autour  de  cette  figure, 
je  le  reconnais,  les  traits  caractéristiques  d'une 
personnalité  qui  travaille  contre  son  pays,  et 
qui,  s'étant  mis  à  la  tête  de  ce  parti  qui  mène  la 
France  droit  à  la  ruine,  n'a  qu'à  s'en  prendre  à 
elle-même  si  elle  se  reconnaît  dans  cette  efïigie  1... 
Je  fais,  par  amour  patriotique,  de  la  prophylaxie 
indispensable...  voilà.  Tant  pis  si,  dans  la  dé- 
bâcle, il  y  a  des  victimes  intéressantes,  tant  pis  !... 
Le  fleuve  passe  et  brise  quelques  roseaux.  C'est 
pour  le  salut  de  ses  rives...  Telle  est  mon  oeuvre. 
Mademoiselle...  Je  m'excuse,  mais  rien  ne  m'ar- 
rêtera, je  vous  en  avertis,  ni  la  menace,  ni  la  ven- 
geance I 


ACTE   TROISIEME  Sa; 

RENÉE 

Alors,  c'était  vrai  !...  Ah  !  je  ne  le  croyais  pas 
possible  1...  Il  a  fallu  qu'une  âme  écœurée  vînt 
me  donner  des  détails,  et  quels  détails  !  qui  ne 
peuvent  vous  avoir  été  fournis  —  ça  c'est  le 
comble  de  l'horreur  —  que  par  une  femme  dont 
je  n'ose  prononcer  le  nom,  parce  que  c'est  un  nom 
généralement  réservé  à  la  tendresse...  (Elle  suf- 
foque, puis  reprend.)  Cette  femme  en  est,  paraît-il, 
descendue  à  vous  fournir  des  lettres,  des  témoi- 
gnages de  l'adultère  ?  Est-ce  vrai,  dites,  qu'il  y  a 
des  lettres  d'amour  là-dedans,  la  correspondance 
d'un  politicien,  aujourd'hui  disparu,  des  lettres 
qui  parlent  de  leur  enfant  ? 

GIBERT 

Je  VOUS  arrête...  voici  le  chapitre  incriminé... 
lisez... 

RENÉE,   après  avoir  jeté  les  yeux  et  feuilleté  avidement. 

Oh  !  oh  !  vous  avez  osé  ça  !  Je  ne  peux  pas  !... 
Je  ne  peux  pas  lire  ça  !...  Oh  !  Monsieur  1  pour 
assouvir  une  passion  politique,  vous  attaquer  à  la 
vie  privée,  cette  chose  sacrée,  me  briser  le  cœur, 
me  couvrir  de  honte  !  Vous  allez  jeter  à  la  risée 
publique  une  révélation  inutile,  odieuse,  infâme, 
telle  que,  depuis  deux  ans  qu'on  me  l'a  faite,  je  suis 
un  être  désespéré  et  vous  répondez,  superbement  : 
«Le  fleuve  passe  !  »  Non...  non,  écoutez  bien... 
je  suis  venue  pour  vous  le  dire...  ce  livre  ne  pa- 
raîtra pas  !...  Si  des  exemplaires  en  ont  déjà  été 
mis  en  librairie,  vous  allez  les  retirer  aujourd'hui 
même...  ou  bien... 
Elle  s'arrête. 

GIBERT,  froidement. 

Ou  bien  vous  allez  me  tuer  ?...  C'est  cela  !... 


328  L'ANIMATEUR 

Faites...  L'histoire  est  connue  I  Je  ne  me  défen- 
drai même  pas,  Mademoiselle. 

RENÉE 

Non,  je  ne  vous  tuerai  pas...  non,  je  ne  tirerai 
pas  sur  vous... 

GIBERT,  appuyé  à  la  bibliothèque. 
Alors  ?...  J'attends  ! 
Un  silence. 

RENÉE 

Je  VOUS  redis  ceci  posément,  encore  une  fois, 
Monsieur  Gibert  :  vous  allez  me  donner  votre  pa- 
role d'honneur  de  détruire  les  exemplaires  et  les 
formes  d'imprimerie  immédiatement,  ou  aussi 
vrai  que  je  suis  ici..,  c'est  moi  qui  vais  me  tuer 
devant  vos  yeux  !  Je  me  brûlerai  la  cervelle,  ici 
même,  devant  vous,  dans  vos  bureaux  !  Je  veux 
qu'il  y  ait  ce  sang  sur  votre  livre  !...  Alors,  il 
pourra  paraître  en  toute  sécurité  et  les  hommes 
pourront  le  lire  !  Et  je  ferai  comme  je  le  dis...  et 
pas  demain,  non,  non,  tout  de  suite,  tenez  !...  (De 

son  manchon  elle  tire  un  sac  entr^ ouvert  qui  laisse  passer 
le    canon  d'un  revolver.)  Ah  !     ça     VOUS    trouble  !... 

Vous  ne  vous  attendiez  pas  à  cette  solution... 
Vous  êtes  courageux,  en  effet  ;  deux  balles  dans 
la  peau,  pour  des  gens  comme  vous,  c'est  le 
risque  honorable  !  Mais  ceci  sera  plus  dur  à 
supporter...  Allons,  réfléchissez,  ça  en  vaut  la 
peine  !...  Toute  la  vie  il  faudra  traîner  ce  boulet- 
là  !...  Je  serai  un  cadavre  très  lourd  !... 

GIBERT 

Le  chantage  au  suicide  1...  c'est  assez  femme, 
en  effet...  en  admettant  que  l'idée  ne  vous  ait 
pas  été  soufflée  I 


ACTE  TROISIÈME  329 

RENÉE 

Répétez-le,  vous  allez  voir  sur-le-champ,  si 
c'est  du  chantage  !...  Et  vous  voulez  savoir  pour- 
quoi je  le  ferai,  comme  je  le  dis  ?  Que  le  bourreau 
connaisse  au  moins  l'état  d'esprit  de  sa  victime  1 
Ecoutez-moi  :  je  ne  suis  pas  désespérée,  ni  lasse 
de  la  vie...  non,  j'en  suis  écœurée  !...  Je  suis  dé- 
goûtée do  tout  et  de  moi-même  par-dessus  le  mar- 
ché !  Oh  !  tout  ce  que  j'ai  vu  autour  de  moi  !...  la 
méchanceté  des  hommes...  la  tuerie  universelle,  la 
curée  immonde  des  appétits,  la  chiennerie  autour 
de  tous  les  intérêts  au  nom  de  tous  les  idéals...  La 
justice,  où  cela  ?...  La  pitié,  elle  n'est  d'aucun 
parti  1...  De  braves  gens,  des  justes,  oui...  Mais  ce 
qu'il  m'a  été  donné  de  voir  en  peu  d'années  ! 
Quelle  nausée  !...  Et  par-dessus  tout...  comme 
une  faillite  suprême...  le  dégoût  de  moi-même,  du 
mensonge  vivant  que  je  suis  !...  Ah  !  certes,  je 
ferai  sans  peine  le  sacrifice  d'une  peau  qui  n'a  plus 
de  valeur  à  mes  yeux,  et  d'une  vie  où  il  y  a  des 
mères  pour  souffler  des  œuvres  comme  celle-là... 
et  des  hommes  comme  vous  pour  les  écrire  !...  Je 
ne  regretterai  qu'un  seul  être...  qu'un  seul  cœur, 
pour  lequel  le  mien  a  battu  de  toutes  mes  forces... 
A  part  ça,  la  mort  me  trouvera  prête  !...  Et  si 
mon  suicide,  là,  à  vos  pieds,  devant  les  ballots  du 
livre  exécrable,  peut  être  compris  par  tout  le  pays 
comme  le  cri  d'indignation  d'une  âme  qui  se 
refuse  à  être  broyée  et  avilie...  comme  un  cri  de 
révolte  contre  la  méchanceté  des  hommes...  alors, 
je  ne  regrette  rien...  allons-y  !... 

Elle  jette  son  manchon  sur  une  chaise  et  brandit  le  sac 
dans  ses  mains. 

GIBERT 

Avant  toute  chose,  de  quel  droit  flétrissez-vous 
cette  œuvre  sans  la  connaître  ?...  Si  vous  l'aviez 


33o  L'ANIMATEUR 

lue,  vous  sauriez  que  je  n'attaque  l'honneur  de 
personne...  ni  de  Dartès...  ni  de  vous-même,  Ma- 
demoiselle. A  l'homme  dont  vous  portez  le  nom, 
mais  que  je  regarde  comme  un  ennemi  de  ma 
patrie,  je  rends  pleine  justice  ! 

RENÉE 

Je  sais  î  On  m'a  appris  de  quelle  manière  !  Les 
quelques  lignes  que  je  viens  de  lire  m'ont  suffi 
pour  comprendre  ce  que  le  livre  contenait  !... 
Vous  vous  employez  à  rabaisser  la  figure  du  grand 
modèle  jusqu'à  n'en  faire  qu'une  sorte  de  benêt, 
qui  a  trahi  successivement  toutes  ses  convictions 
et  ses  amitiés...  une  espèce  de  raté  sublime  que  sa 
noble  femme  elle-même  abandonne  et  qui  n'a 
pour  soutien  à  l'heure  de  la  vieillesse  qu'une  Anti- 
gone  bâtarde...  oui,  oui,  le  mot  y  est,  je  l'ai  lu... 
une  fille  qui  n'est  même  pas  de  lui,  symbole  vi- 
vant et  dérisoire  de  toutes  les  faillites  qu'il  a 
accumulées  autour  de  lui  !  Et  alors,  en  avant  la 
boue,  les  lettres,  tout  le  branlebas  des  trahisons... 
les  tiroirs  faussés,  la  poubelle  fouillée  !...  Et  ça 
vous  est  bien  égal  qu'il  y  ait  une  femme  affolée 
qui  sanglote  et  qui  se  traîne  ici...  comme  une 
condamnée  !  Ça  vous  est  égal  !...  Il  faut  écraser 
l'infâme  1...  Tout  est  pour  le  mieux.  II  ne  man- 
quait qu'un  peu  de  sang  dans  cette  affaire,  il  y 
sera  !...   (Elle   sort   le  revolver  et  le  pose  sur  le    livre.) 

Ceci  ou  ça  :  c'est  à  vous  de  décider...  Il  va  en  être 
exactement  selon  votre  volonté  !... 

Un  silence  terrible  et  haletant. 

GIBERT,   indiquant  du  doigt  les  affiches  illustrées, 
patriotiques  qui  ornent  les  murs  du  bureau. 

Regardez  ceci.  Mademoiselle.  Avant  tout  et  au- 
dessus  de  toute  chose,  il  y  a  une  personne  à  qui 
j'obéis  quand  elle  ordonne,  et  qui  a  toute  ma  pas- 


ACTE  TROISIEME  '33i 

sion,  toutes  mes  forces...  c'est  la  France  !...  Voici 
son  image,  nous  l'avons  partout  dans  la  maison. 
Deux  millions  d'hommes  sont  morts  pour  elle.  Et 
maintenant,  pour  détruire  les  germes  de  dissolu- 
tion qui  la  menacent  encore,  il  faut  des  ouvriers 
décidés,  acharnés  !... 

RENÉE 

Non  !...  La  France  ne  demande  pas  qu'on 
l'aime  de  cette  façon-là,  ce  n'est  pas  vrai  1 

GIBERT 

Si!...  Quand  les  ennemis  intérieurs > de  son 
destin  s'apprêtent  à  la  sacrifier  à  leur  idéal  insensé 
et  mettraient  plutôt  le  feu  aux  soutes  pour  la 
faire  sauter  que  de  renoncer  à  leur  chance  de  vic- 
toire ! 

RENEE 

Cela  vous  va  bien  à  vous  qui  n'hésiteriez  pas  une 
seconde,  pas  une  seconde  à  sacrifier  des  millions 
d'individus  pour  le  triomphe  de  vos  idées  ou  de 
votre  parti  politique  ! 

GIBERT 

Au  peuple,  à  toute  la  nation,  il  faut  montrer  la 
vérité,  la  grandeur  de  l'idée  qui  a  triomphé.  Il 
faut  maintenir  les  forces  spirituelles  qui  ont  rallié 
autour  du  drapeau  toute  la  civilisation  1... 

RENÉE 

Et  c'est  au  nom  de  ce  mysticisme  social  qu'il 
faut  crocheter  les  tiroirs  et  les  consciences  !  C'est 
pour  cela  qu'il  faut  que  la  vie  d'une  pauvre  fille 
soit  étalée,  profanée,  et  que  ce  revolver  étende  la 
victime  par  terre,  là,  à  vos  pieds  ! 

GIBERT 

Halte-là  I...  Je  respecte  toutes  les  victimes.  Ma- 


■ 


33j  L'ANIMATEUR 

demoiselle,  même  celles  que  je  fais  !...  Mais  il  faut 
s'entendre  sur  le  mot.  Vous  êtes  l'inspiratrice, 
sinon  l'instigatrice  de  votre  père  !...  Vous  jouez 
un  rôle  dans  votre  parti,  vous  devenez  peu  à  peu 
la  muse  rouge  de  l'animateur...  Et  maintenant 
votre  menace  de  suicide,  là,  sous  mes  yeux...  est- 
ce  d'une  victime  ou  d'une  guerrière  qui  va  de 
l'avant,  prête  à  ferrailler  et  à  poser  ses  conditions  ? 
C'est  de  votre  faute  si,  étant  sur  la  barricade. 
l'ai'me  à  la  main... 

RENÉE,  l'interrompant,  furibonde. 

Vous  mentez  !...  Il  n'y  a  pas  de  barricade  I 
Les  vrais  pavés  de  la  révolution,  les  voilà  !  (Elle 

montre    les    piles    de     livres.)    C'est    peut-être    VOUS 

qui  la  souhaitez  de  tout  cœur,  la  guerre  civile... 
vous  qui  la  susciteriez  au  besoin  et  qui  appelleriez 
la  nation  en  champs  clos  pour  vider  la  vieille  que- 
relle !...  Ah  !  non,  non,  ne  m'accusez  pas  d'appe- 
ler la  haine  !...  La  haine,  ah  !  je  la  hais  trop, 
celle-là  !...  Alors,  elle  sera  donc  toujours  de  ce 
monde  ?  Les  hommes  s'entr'égorgeront  toujours, 
même  quand  nous  ne  serons  plus  là,  pour  leurs 
idées,  leurs  croyances,  leurs  ambitions...  Non,  non, 
je  ne  veux  pas  le  croire  !...  Ah  I  tout  de  même,  il 
viendra  bien,  après  nous,  il  viendra,  le  jour  de 
i 'amour  !  le  jour  où  les  pauvres  gens  sur  la  terre 
auront  pitié  les  uns  des  autres...  où  l'on  ne  se  fera 
plus  de  mal,  où  on  se  tendra  les  bras  pour  s'aider 
au  lieu  de  se  détruire  !...  Votre  Dieu  l'a  dit  le 
premier  et  j'ai  cru  à  votre  Dieu  quand  j'étais 
petite...  Il  faut  croire  à  l'espérance  humaine, 
Monsieur  1 

GIBERT 

Lu  voilà  bien  l'utopie  la  plus  dangereuse  !  Nous 
lui  devons  assez  de  mal  à  celle-là  I  Le  rêve  de  l'a- 
mour !...  Bon  pour  les  livres  ou  les  songes-creux  l... 


ACTE  TROISIÈMK  333 

La  fraternité  des  hommes  et  des  peuples,  ça,  c'est 
la  blague  suprême  ! 

RENÉE 

Non,  non...  pas  vous  !...  Pas  vous  !...  Que 
d'autres  viennent  me  le  dire...  que  d'autres  bou- 
ches m'en  convainquent...  ou  alors,  si  l'amour  est 
un  effort  de  l'intelligence  et  du  progrès,  mais  c'est 
encore  bien  plus  beau...  Monsieur  Gibert,  Mon- 
sieur Gibert,  faites  un  effort  !  Donnez  un  exemple 
de  bonté,  de  pitié  !...  Oh  !  je  n'y  mets  aucun  or- 
gueil, vous  voyez  !...  Je  me  fais  bien  humble  !... 
Je  ne  suis  pas  une  guerrière,  je  suis  une  pauvre 
femme  qui  demande  la  charité  humaine  ! 

GIBERT 

Et  qui  pose  l'ultimatum  du  sang  !...  D'abord, 
votre  ultimatum,  je  n'y  crois  pas  I...  On  ne  se  tue 
pas  en  manière  de  protestation  ! 

RENÉE 

Il  faut  la  preuve  ? 
Elle  saisit  le  revolver. 

GIBERT,  vivement  et  lui  empoignant  le  bras. 

Allons,  laissez  cela,  laissez  cela  ! 
RENEE,  éclatant  en  larmes. 

Ah  !...  vous  voyez  bien  tout  de  même  que  vous 
avez  pitié  !...  J'ai  vu  un  éclair  de  pitié  dans  votre 
regard...  C'est  peut-être  vrai  ce  que  disent  vos 
amis,  que  vous  êtes  un  exalté,  un  fou...  mais,  au 
fond,  un  homme  pas  méchant  1  II  faut  avoir  pi- 
tié !...  Il  faut  faire  le  geste  généreux  de  détruire 
ce  livre...  Ce  geste,  comme  il  vous  ennoblira  aux 
yeux  de  tous  !...  Voulez-vous  que  je  m'humilie, 
que  je  vous  en  supplie...  je  le  ferai...  Ayez  pitié  de 


334  L'ANIMATEUR 

ma  détresse...  Vous  ne  pouvez  pas  imaginer  ce 
que  je  souffre  !... 

GIBERT 

Un  instant,  Mademoiselle...  J'entends  du  bruit 
anormal,  un  tumulte...  (lise  lève  et  va  à  la  porte.  Il 
Vouçre.  On  entend  effectioement  un  brouhaha  de  tumulte.) 
Qu'est-ce  ?  que  se  passe-t-il  ?  (On  lui  répond 
d'en  bas,  des  phrases  entrecoupées ,  mêlées,  Nettement, 
il  domine    le  tumulte    et    donne    un     ordre     impératif.) 

Eh  bien,  laissez  monter...  Je  vous  dis  de  laisser 
monter  1 

RENÉE 

Par  grâce  !  Dans  l'état  où  je  suis,  vous  n'allez 
pas  me  mettre  en  présence  de  qui  que  ce  soit  ?... 

GIBERT 

Soyez  sans  crainte...  Vous  n'avez  rien  à  redou- 
ter de  la  personne  qui  va  entrer  ici. 


SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  DARTÈS 

D  ART  Es,  repoussant  la  porte  et  haletant. 

J'arrive  à  temps  !...  Qu'est-ce  que  tu  fais  ici  ?... 
La  personne  qui  t'a  renseignée,  prise  d'inquié- 
tude et  de  remords  lorsqu'elle  t'a  vue  partir  dans 
un  fiacre,  est  venue  me  trouver.  Sur  le  moment, 
j'ai  refusé  de  croire  à  cette  hypothèse  insensée 
que  tu  allais  te  faire  justice...  C'était  vrai,  pour- 
tant... Tu  étais  là  !...  Tu  allais  assassiner  !...  (A 
Gibert.)  Je  suppose  que  vous  n'imaginez  pas  un 
seul  instant  que  je  sois  pour  quelque  chose  dans 
cotte  tentative  de  représaille...  Si  j'avais  estimé 


ACTE  TROISIÈME  335 

avoir  à  me  venger,  je  n'aurais  pas  armé  le  bras 
d'une  femme... 

GIBERT 

Vous  faites  fausse  route,  Dartès.  Jamais  votre 
fille  ne  m'a  menacé...  Je  tiens  à  vous  en  donner 
l'assurance  formelle. 

DARTÈS 

C'est  vrai  ?...  Tu  n'es  pas  venue  ici  pour  atten- 
ter à  sa  vie  ?... 

REKÉE 

Je  l'affirme  ! 

GIBERT 

Je  vous  en  donne  ma  parole  1 

DARTÈS 

Alors,  que  fais-tu  ici  ?...  Je  ne  comprends  plus... 
plus  du  tout  !  Ah  !  ça,  réponds...  explique...  Tu 
te  tais  !...  tu  ne  serais  pas  venue  t'humilier,  par 
hasard...  supplier...  t'abaisser  à  la  plus  ignomi- 
nieuse démarche. 

RENÉE 

Pourquoi  pas  ? 

DARTÈS 

Toi  !...  Toi  !...  Oh  !  Renée  !...  Toi  !...  Je  ne  me 
résous  pas  à  le  croire  !...  Il  a  pu  penser  que  j'étais 
derrière  cette  démarche  et  cette  supplication... 
que  je  t'envoyais  ici...  que...  Tu  es  inexcusable  !... 
Inexcusable  de  t'humilier  d'abord,  inexcusable 
ensuite  vis-à-vis  de  moi,  à  qui  tu  aurais  dû  son- 
ger avant  tout...  Affolement  de  femme,  détresse 
nerveuse,  ah  !  il  te  reste  beaucoup  à  apprendre, 
et  tu  n'es  pas  encore  la  créature  que  tu  rêvais  de 
devenir  !  Gibert,  je  vous  demande  pardon  de  la 

I démarche  de  cette  enfant  1...  Elle  a  des  excuses 
aux  yeux  des  hommes,  peut-être.  Aux  miens,  elle 


336  L'ANIMATEUR 

n'en  a  aucune,  même  pas  dans  son  égarement  !... 
La  liberté  de  penser...  la  liberté  d'écrire,  et  même 
d'injurier...  toutes  les  libertés,  je  les  respecte... 
Frappez,  vous  êtes  libre...  J'ai  appris  cela  de  nos 
pères  qui  étaient  grands  !...  Et  toi,  Renée,  tu  vas 
demander  pardon  à  Gibert,  tu  vas  demander  par- 
don à  ton  tour  d'avoir  exercé  sur  lui  une  pression 
misérable. 

RENÉE 

Moi  !...  Demander  pardon  !...  Jamais,  par 
exemple  !... 

GIBERT 

Dartès,  je  suis  à  votre  disposition  !...  mais  je 
vous  prie  expressément  de  réduire  ce  colloque  à 
nous  deux. 

RENÉE 

Non,  vous  ne  me  chasserez  pas  d'ici  !...  Tu  ne 
sais  pas  ce  qu'il  a  osé...  ce  qu'il  y  a  dans  ce  livre... 

DARTÊS 

Je  le  sais...  Je  m'en  glorifie  ! 

RENÉE 

Tu  ne  sais  pas  jusqu'où  a  pu  aller  la  calomnie  !.. 

DARTÈS 

La  calomnie  !...  Ne  médis  pas  de  la  calomnie  !... 
Tu  es  trop  jeune  pour  en  connaître  le  prix,  petite  !.. 
Elle  est  le  vin  des  forts,  elle  est  une  des  plus  belles 
sanctions  de  la  noblesse  de  vivre  et  de  penser  I... 
Aux  heures  de  doute  et  de  relâchement,  la  douleur 
de  son  aiguillon  ranime  le  courage  et  la  volonté  de 
bien  faire.  11  est  juste  que  la  vertu  ait  ses  piloris 
comme  le  crime  !  Quand  j'entends  les  cris  de  la 
meute,  je  commence  à  me  rassurer  sur  moi-môme, 
et  je  me  dis  :  «  Alors,  c'est  que  j'ai  bien  agi  !»  La 


ACTE    TROISIÈME  33; 

calomnie,  petite,  mais  si  elle  n'existait  pas,  il  fau- 
drait l'inventer  !  Oh  !  sans  doute,  elle  profane 
tout,  elle  salit  nos  meilleures  actions,  infecte  nos 
plus  saines  pensées,  elle  crée  la  légende  insurmon- 
table, elle  fait  mal,  très  mal...  Il  est  même  pos- 
sible, quand  j'ouvrirai  ce  livre,  que  de  grosses 
larmes  coulent  de  mes  yeux,  tout  comme  font  les 
petits  enfants  (Renée  a  un    sanglot    étranglé)    et    les 

petites  filles,  Renée...  Mais  je  te  jure,  aussi, 
qu'après,  je  relèverai  plus  fièrement  la  tête,  parce 
que  je  pourrai  me  dire  :  j'ai  bien  vécu  !  En  voilà 
le  témoignage  !...  Les  plus  belles,  les  plus  triom- 
phantes larmes  que  le  Christ  a  dû  verser,  ce  n'est 
pas  sur  la  croix  à  l'heure  du  sacrifice  suprême... 
c'est  à  la  colonne,sous  les  crachats  et  l'opprobre  ! 
C'est  alors  qu'il  a  dû  sentir  que  cela  valait  la  peine 
d'être  un  homme.  (Il  prend  le  livre  sur  la  table.  ) 
Le  voilà  donc  ce  petit  paquet  d'épines  et  d'or- 
ties !...  Le  voilà  donc  celui  qui  contient.  Renée, 
toute  ma  vie,  parait-il,  tout  notre  pauvre  amour 
manqué  aussi...  celui  qui  prétend  me  juger  devant 
les  hommes.  Prends  exemple  I...  Sous  les  yeux  de 
celui  qui  l'a  écrit  je  pourrais  à  mon  tour  lancer  là- 
dessus  le  crachat  du  mépris...  Je  l'embrasserai  en 
signe  de  pardon  de  tout  le  mal  qu'il  va  me  faire 
et  en  disant  ceci  :  «  Pour  l'idée  et  pour  la  frater- 
nité humaine  !  »  (Il  porte  le  livre  à  ses  lèvres.)  Pu- 
bliez, Gibert  1 

GIBERT 

Et  moi,  je  me  soucie  aussi  peu  de  la  magnanimité 
de  l'un  que  de  la  menace  de  l'autre  I...  Depuis 
cinq  minutes  j'écoute  les  bras  croisés  ce  réquisi- 
toire, comme  si  j'étais  cloué  à  un  banc  d'infamie. 
En  voilà  assez  !...  Vengez-vous,  ce  sera  de  bonne 
guerre,  et  j'attends  de  pied  ferme  votre  provoca- 
tion, Dartès  ;  mais  ici  je  suis  chez  moi,  à  mon  jour- 


338  L'ANIMATEUR 

nal...  et  je  vous  prie  de  ne  pas  insister  ;  à  vos 
ordres  sur  tous  les  terrains,  en  dehors  d'ici  ! 

DARTÊS 

Je  suis  venu  pour  chercher  ma  fille,  vous  le 
savez,  dans  l'épouvante  qu'elle  se  livrât  sur  vous 
à  quelque  excès,  mais  je  ne  me  serais  pas  humi- 
lié à  rechercher  votre  présence  J...  Maintenant, 
j'ai  fait  mon  devoir.  Viens,  Renée,  viens  vite  ! 

RENÉE 

Non  !...  Je  ne  m'en  irai  pas  !..,  Monsieur,  j'ai 
posé  un  ultimatum  que  mon  père  ne  connaît 
pas  !,..  Mais  vous,  vous  me  comprenez  !  Voulez- 
vous  répondre,  oui  ou  non  ?... 

DARTÊS 

De  quel  ultimatum  s'agit-il  ?,..  J'ai  le  droit  de 
le  savoir  ! 

GIBERT 

Mademoiselle,  je  n'ai  pas  à  répondre,  je  ne  suis 
aux  ordres  de  personne  I 

RENÉE 

Aussitôt  que  mon  père  aura  franchi  cette  porte... 
prenez  garde  ! 

DARTÊS 

C'est  une  menace  ?...  Renée,  tu  perds  la  tête 
Que  veux-tu  dire  ?... 

RENÉE,  se  précipitant  sur  la  porte, 
tourne  la  clef  dans  la  serrure  et  la  garde  dans  sa  main. 

Que  tu  ne  sortiras  pas  avant  que  cet  homme  ne 
m'ait  donné  sa  parole  d'honneur  que  le  livre  sera 
détruit. 

GIBERT 

Nous  sommes  en  plein  chantage  1 


ACTE   TROISIÈME  339 

DARTÈS 

Tu  perds  toute  dignité,  tu  ne  vois  pas  dans 
quelle  situation  odieuse  tu  vas  nous  mettre  tous 
les  deux  !... 

GIBERT 

Odieuse...  oui  I  plus  odieuse  encore  demain  et 
après...  Chaque  jour  sera  un  pas  de  plus  vers  la 
chute,  Dartès  !...  Il  y  a  un  bruit  d'ailes  au-dessus 
de  votre  tête.  Ne  l'entendez-vous  pas  ? 

DARTÈS 

Ce  que  j'entends,  c'est  derrière  vos  fanfaron- 
nades le  bruit  d'une  humanité  en  marche  qui  vous 
emportera  comme  une  poussière. 

GIBERT 

En  attendant,  je  ne  fléchirai  pas,  entendez-vous 
tous  les  deux  !  Je  ne  fléchirai  pas. 

RENÉE,  jetant  la  clef  par  la  fenétr€. 

Père,  tu  ne  sortiras  pas  d'ici  !...  Tiens  ! 

DARTÈS 

Qu'est-ce  qu'elle  fait  ? 

RENÉE,  à  Gihert. 

Vous  avez  cinq  minutes  avant  qu'on  force  cette 
porte  !...  Tous  les  exemplaires  détruits,  voilà  ce 
que  je  veux,  entendez-vous,  tous  ! 

OARTÈS,  de  la  fenêtre^ 

La  clef  est  tombée  sur  le  toit. 

GIBERT 

Le  toit  de  l'imprimerie...  Cette  fois  je  vous  cer- 
tifie bien  que  cette  plaisanterie  va  cesser. 
//  se  précipite  au  téléphone. 


34o  L'ANIMATEUR 

DARTÈS,  à  Renée. 

Qu'est-ce  que  tu  as  fait,  malheureuse  ? 

GIBERT 

Allô  !  Thalabert,  je  suis  chambré. 

DARTÈS 

Regarde  ton  ouvrage. 

GIBERT 

On  vient  de  jeter  la  clef  sur  le  toit  de  l'impri- 
merie. Pas  la  peine  d'enfoncer  la  porte,  mais  faites 
chercher  immédiatement  cette  clef  par  un  ou- 
vrier... Il  y  a  ici  en  circulation  une  arme  à  feu  qui, 
même  si  elle  ne  m'est  pas  destinée... 

DARTÈS,    bondit. 

Canaille  !...  Ah  !  le  menteur  !  Vouloir  faire 
croire  que  nous  sommes  venus  ici  avec  une  arme  ! 
Il  manquait  cela  à  votre  calomnie...  Ce  n'est  pas 
vrai  !  Nous  avons  les  mains  nettes...  Il  n'y  a  pas 
de  revolver  ici. 

RENÉE 

Si,  père,  il  y  en  a  un  ! 

DARTÈS 

Quoi  ?...  Alors  c'était  donc  vrai  ?  Mon  ap- 
préhension n'était  pas  fausse  ?  Tu  allais  tirer  sur 
lui  ? 

RENÉE 

Non,  père,  c'est  moi,  moi  qui  allais  me  tuer  I 

DARTÈS 

Toi,  Ronéo,  tu  aurais  fait  cela  ?...  Tu  ne  m'ai- 
mes donc  pas  ? 

GIBERT 

Et  voilà  le  dilemme  auquel  votre  fille  voulait 


ACTE  TROISIEME  34 1 

m'acculer.  (Des  voix  derrière  la  porte  :  Ouvrez,  mon- 
sieur Gibert,  ouvrez  l  •)  Je  ne  peux  pas,  mes  amis. 
N'ayez  pas  peur  !...  Je  ne  suis  pas  en  danger  ! 

DARTÈS 

Regarde  quelle  honte  est  la  nôtre  !  Par  ta  faute, 
Renée. 

RENÉE,  épuisée,  tombant  sur  le  canapé. 

Pardon,  père,  mais  je  souffre  tant  ! 

DARTÈS 

Pauvre  petite  ! 

LES    VOIX    DANS    LA    COUR 

—  A  bas  Dartès  ! 

—  Enfoncez  la  porte  ! 

—  Grimpez,  vous  qui  êtes  sur  le  toit  ! 

—  Essayez  d'enjamber  le  balcon  ! 

—  La  fille  est  là  aussi  ! 

—  Qu'il  se  montre  ! 

—  C'est  elle  qui  tirera  parbleu  ! 

—  Pour  l'acquittement  en  cour  d'assises  I 

—  Avez-vous  la  clef  ? 

—  A  droite...  près  de  la  gouttière  ! 

—  Dépêchez-vous,  ils  vont  le  tuer  ! 

—  Assassin  !...  Assassin  !... 

DARTÈS 

Oh  !  mais  je  ne  veux  pas  qu'on  croie  ça  de 
moi!...  C'est  abominable...  Je  vais  leur  parler... 

RENEE 

Papa  ! 

DARTÈS 

Si...  si,  je  vais  leur  parler,  je  veux  leur  dire  la 
vérité.   Messieurs...    (Il    va    à    la    fenêtre,  une    bordée 


342  L'ANIMATEUR 

d'injures,  de  huées,  de  sifflets  l'accueille.)  Messieurs,  je 

ne  suis  pas  venu  venger  mon  honneur. 

LES    VOIX 

—  Assassin  ! 

—  Il  dit  qu'il  va  se  venger  sur  Gibert  ! 

—  Entendez-le,  il  l'enferme  à  clef  pour  le  tuer  ! 

—  Descendez-le  ! 

On  entend  dans  les  vociférations  dominer  :  «  Assas- 
sin !  » 

DARTÈS 

Messieurs,  écoutez-moi,  je  vous  en  prie...  Aucun 
homme  n'a  le  droit  d'en  tuer  un  autre. 

LES   VOIX 

Non,  non,  descendez-le... 

DARTÈS 

Messieurs...  écoutez-moi,  je  vous  en  supplie... 
vous  vous  trompez...  je  disais  que  je  ne  suis  pas 
venu  venger  mon  honneur...  La  vie  humaine  est 
sacrée...  (Un  coup  de  feu  retentit.  Dartès  recule  légère- 
ment. Renée  se    précipite    vers   lui   en   criant.)  Ce   n'est 

rien,  ce    n'est  rien...  Je    suis  touché,  je  crois... 
Ce  n'est  rien  !... 

GIBERT,  à  la  fenêtre. 

Quel  est  le  fou  qui  a  tiré  ? 

LES    VOIX 

—  Lui,  lui  !... 

—  Mais  non,  mais  non  1... 

GIBERT 

Mais  sacredieu,,  arrêtez-le  !  Vous  l'avez  atteint, 
Monsieur.  Je  vous  renie  1...  Vous  n'êtes  pas  des 
nôtres  !...  Il  n'y  a  pas  d'assassin  chez  nous  1... 
Empoignez-le  I 


ACTE   TROISIÈME  343 

RENEE 

Mais  tu  saignes,  là...  Assieds-toi,  ne  reste  pas 
debout... 

GIBERT,  à  la  fenêtre. 

Un  médecin,   vite,  un  médecin.   Allez  rue   de 
Toumon,  au  23. 

RENÉE,  éperdue. 

Au  secours  !...  Au  secours  !... 

GIBERT 

Le  docteur  Vallier...  Mais  oui,  mais  oui...  en- 
foncez la  porte,  et  vite  1 

DARTÈS 

Je  souffre,  tout  à  coup,  beaucoup...  Ne  t'effraie 
pas  comme  ça  i... 

RENÉE 

Non,  c'est  une  égratignure...  La  balle  n'a  pas 
traversé  le  cou...  Viens  là...  sur  le  canapé... 

GIBERT 

Ne  laissez  pas  la  tête  penchée  en  arrière.  Main- 
tenez-la droite. 

Une  voix  à  la  fenêtre  :  «  Monsieur  Gibert,  voici  la 
clef.  V  Un  ouvrier  monté  sur  le  toit  de  Vimprimerie 
tend  la  clef  à   Gibert. 

DARTÈS 

Si  je  meurs,   mon   petit,  dis-toi  bien   que  je 
t'aurai  adorée  jusqu'à  la  fm... 

RENÉE 

Papa  chéri  ! 

DARTÊS 

Tu  es  là  Renée  ?  Je  ne  te  vois  plus,  il  faut  que 
tu  vives,  toi...  C'est  mon  ordre  I...  Tu  es  mon  en- 


344  L'ANIMATEUR 

fant,  mon  enfant  adorée...  Je  n'ai  aimé  que  toi... 
Pense  à  la  cause...  il  faut...  et  puis,  que  tu  leur 
dises  que  mon  dernier  mot  a  été...  en  avant,  en 
avant  !... 

GIBERT,   à  la  porte  qu'il   vient  d'ouvrir. 

Entrez  tous  !  (Quinze  personnes  entrent  en  tumulte. 
Il  y  a  les  rédacteurs,  les  camelots,  les  typos  en  blouse.  On 
se  précipite.)  Avez-vous  arrêté  le  misérable  ? 

THALABERT 

Immédiatement. 

UN    RÉDACTEUR 

Il  a  cru  que  vous  étiez  en  danger  ! 

GIBERT 

C'est  une  indignité  qui  rejaillit  sur  nous  tous  !... 

THALABERT 

Eh  bien,  patron,  publions-nous  ? 

GIBERT 

Attendez  de  nouveaux  ordres.  (On  s'empresse 
autour  de  la  victime.  Gibert,  désignant  le  sac  à  main  près 
de  Renée.)  Enlevez-lui  ça...  vite,  elle  serait  capable, 
dans  son  désespoir... 

On  essaie  d'entraîner  Renée. 

RENÉE,  se  débattant, 

Laissez-moi...  laissez-moi  !  Assassins  !  bour- 
reaux !...  Laissez-moi,  vous  tous  qui  me  l'avez 
tué  !... 

THALABERT 

Nous  ne  l'avons  pas  tué. 

GIBERT 

Non,  nous  ne  l'avons  pas  tué  ! 


ACTE   TROISIÈME  345 

RENÉE 

Oui,  VOUS  avez  raison  !  Il  n'est  pas  mort...  Il 
vit  !...  Des  êtres  comme  lui  on  ne  peut  pas  les 
tuer,  entendez-vous,  bandits  !...  Il  vivra  en  moi 
qui  suis  sa  créature  !...  en  moi  qui  ai  reçu  son 
souffle  !...  Il  vivra  en  des  millions  d'âmes  !  Il 
criera  par  des  millions  de  bouches  :  En  avant,  en 
avant  !  Laissez-moi...  laissez-moi,  tous...  (Elle  se 
précipite  iur  Dartès  expirant  et  essaie  de  le  soulever.^ 
Père,  lève-toi...  Il  le  faut,  allons-nous-en...  Viens 
que  je  t'emporte,  mon  amour,  viens,  papa,  mon 
seul  amour  au  monde...  Ne  t'en  vas  pas...  Ils  ne 
t'ont  pas  tué,  ce  n'est  pas  possible  1  Viens,  viens... 
Ton  souffle,  ton  souffle,  jusqu'au  bout  1 

Elle  tient  la  tête  inanimée.  Tout  à  coup  elle  s'aperçoit 
que  Vâme  en  est  partie...  Elle  pousse  un  hurlement 
de  détresse.  La  tête  de  Dartès  retombe  sur  le  canapé. 


RIDEAU 


I 


8H9.  —  Imprimerie  Jouve  et  Cie,  15,  rue  Racine,  Paris.  —  7-11/88 


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PQ 
2603 
A7A19 
1922 
1. 10 


Bataille,  Henry 
Théâtre  complet 


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