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Full text of "Théâtre complet"

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ŒUVRES   COMPLÈTES 

D'ALEXANDRE    DUMAS 


THÉÂTRE 
XXIV 


ŒUVRES  COMPLÈTES  D'ALEXANDRE  DUMAS 

PURLIKES   DANS   LA  COLLECTION    MICHEL-  LKVY 


Acte 

Anatiry 

Arge  l  iion 

Ascaiiio 

Cne  Ateiiuire  d'a- 
nionr 

Avpiuuies  de  Julm 
Lavys 

les  Baleiniers  .  .    . 

LelSiaiiUle  Jlauléoii. 

Black 

Les  Blancs  ei  les 
Bleus 

LaBoiiilliede  la  com- 
tesse lien  lie.  .  .  . 

La  Bon  le  de   neige. 

Bric-à-Hrac  .... 

Un   ('.;i(lfl  de  laniille 

Ler.apitainel'anipliile 

Le  Ca|iiiaiiie  l'^ml.  . 

Le  Capiialiie   Hliiiio. 

LeCa|iiiainelUcliaril. 

Cailieriiic   Bluiu.  .  . 

Causeries 

Cécile 

Cliaries  le  Téméraire, 

Le  Chasseur  de  Sauva- 
gine   

LeCliSieflud'EiMisiein 

Le  Clievalier  d'ilar- 
meiiial 

Le  Chevalier  de  Mai- 
son-It(iU!;e  .... 

LeCdllierde  la  reine. 

La  Colonihe.  —  iiaiir» 
1«3D  ItCjlji.riit  ,    .   . 

Les  Coniiiagnons  de 
JiMiu 

Le  Comte  de  Monle- 
Crisio 

La  Comtesse  de 
Cliarny 

La  ConKesse  de  Sa- 
lisliury 

Les  Con  essioiisdela 
niarijuise 

Conscience  l'IiiHo- 
cent 

Criaiion  et  llédemp- 
lioii.  —  Le  Docteur 
mystérieux.    .   .   . 

— LaKilledii  .M;ir(|uis. 

LaBanieileiMonsorcau 

La  Lame  de  Volupté. 

Les  Deux  Diane.  .  . 

Les  lieux   Ktiiics.  . 

liieu  dispose.    .   .    . 

Le  Drame  de  i)3    .  . 

Lt>  Draiiiesdela  mer. 

LesDraines  ^alunis.— 
La  Alarquise  d'Es- 
ccDian 

Enjlua  L;onna  .  .  . 


La  Femme  an  collier 
de    Velours.    .  .  . 

Firniinde 

Une  Fille  du  régent 
Filles,  Lorettes  et 
Courtisanes.  .  .  . 
Le  Fils  du  lorçat  .  . 
Les  Frères  corses.  . 
Sahriel  Lamliert.  .  . 
Les  (ianhaldiciis  .  . 
Gaule  et  France.  •  i 

Georges 

Vu  Git  Blas  en   Ca- 

lihiriiie 1 

Les  Grands  Hommes 
enrobede  chambre: 

César 2 

—  Henri  IV,   Louis 

Xlll,  Uichclieu.  .  2 
La  G  uerre  des  lennncs  2 
llisi.  de  mes  hétes.  .  i 
Histoiie   d'un  casse- 

noiseite. 1 

L'IIiiiiime  auxcoiiles.  ' 
les  llomiiies  de  fer.  1 
L'Horoscope  .  .  .  .  1 
L'Ile  de  Feu.  ...  2 
Impressionsde  voyage: 

En  Suisse 3 

—   Lue    Année   à 
Florence 1 

—  L'Arabie    Heu- 
reuse  3 

—  LesHordsduRliin    2 

—  Le  Capii.  Arena.    I 

—  Le  Caucase.    .  .    3 

—  Le  Coiricolo..  .     2 

—  Le    Midi  de    la 
France 2 

—  De  Paris àCadix.    2 

—  Quinze  jours  au 
Sinaî 1 

—  En  Russie.  .    .    4 

—  Le  Speronare.  .    2 

—  Le  Véloce,.  .  .     2 

—  LaVillaPalmieri. 


Inténue  2 


Isaac  l.aqui  (iciu 
Isabel   de  Bavière.  . 
lialiens  et  Flamands. 
Ivanhoe    de    W'alter 

Scott,  (iradiiflion) .  . 
Jacijues  Ortis.  .  .  . 
Jaiquotsans  Oreilles. 

Jane 

Jelianne  la  Purelle.  . 
Louis  XI  V  n  son  Siècle 
Louis  XV  et  si  Co  ir. 
Louis  XVI  et  la  llé- 

volniioii 2 

Les   Louves   de  M;f- 

checoiil 3 

Wadaiiipile  Cliainhiay.     2 


La  Maison  de  fr'-ice.  5 

Le   .Maître  d'armes..  | 
Les  Marines  da  père 

01ilu< i 

Les    Méclicis.    .  .  .  l 

Mes    .Mémoires.    .  .  10 

Mémoiresde  GariliaMi  a 

Méiii.  d'une  aveugle,  a 
Xlémoires   d'un    iné- 

deciii   ;  Caisaiio.   .  5 
Le  Meneur  de  louiis.  l 
Les  Mille  et  un  Fan- 
tômes   » 

Les .Moliicaiisde  Paris  * 

Le.s  .Morts  voni  vile.  J 

Napoléon *• 

Une  .Nuit  à  Florence.  * 

ulynipe  do  Clèves-  .  ' 
Le  l'âge  da  aM   de 

Savoie '2 

Parisiens  et   Provia- 

ciaux "3 

Lel'asleurd'Ashbourn  ^ 
Pauline     et      Fascal 

liriino • 

Un  l'ays   inconnu.  .  3 

Le  Père  Gigogne  .  .  1 

Le  Fere  la'uuine.  .  t 

Le  Prince  (les  Voleurs  S 

Princesse  de  .Mmiaco.  2 

La  Princesse  Flora..  * 
Propos  d'Art   et   de 

Cui>iiie l 

Les  Quaranie-Cinq.  .  S 

La  Régence 1 

La  Reine  .Mars,'Ot  .  .  2 

Roliin  lUiod  le  Proscrit  9 

La  RouiedeVareniies.  I 

Le  Saltéa.lor.   ...  I 
Salvalor  (suiig  des  lltlii- 

(ans  it  l'jris)  ....  5 
La  San-Fclice.  ...  * 
Souvenirs  d'Antony  .  1 
Souvenirs dramaiiiiues  2 
Souvenirs  d'une  Fa- 
vorite.   4 

Les  Siuarts 1 

Snliaiietia 1 

Sylvandire < 

Terreur  prussienne.  3 
Le  Testament  de  M. 

Chauvelin 1 

Tliéane  complet.  .  ,  85 
Trois  Maîtres.  .  .  .  t 
Les  Trois   .Mousque- 
taires   3 

Le  Trou  de  l'enfer  .  I 

La  Tulipe  noire.  .  .  l 
Le  Vicoiuie  de  lirage- 

lonue 6 

La  Vie  au   Désert.  .  2 

Une  Vie  d'artiste  .  .  4 

Vingt  Ans  après»  •  i 


KMILE    COLIN    —    IMPRIMKRIE    DE    LAGNT. 


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THEATRE  COMPLET 


DS 


ALEX.  DUMAS 


XXIV 


LES     M  O  II  ICA  N  S     DE     PARI3 
GABRIEL    LAMBERT 


NOUVELLE     EDITION 


-•G.3 


PARIS 

ÎIICIIEL  LÉVY  FRÈRES.  ÉDITEUR,^  ^ 

RUE  AUBER,   3,  PLACE  DE   l' OPERA 
LIBRAIRIE  NOUVELLE 

lOlLEVABB  DtS  ITALIENS,  <5,  AC  COIN  DELA  RUE  DE  GRAMMONT 
IS'89 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés 


i 


SALVATOR MM.    Domai:îe. 

M.  GÉRARD L ACRE3S0NNIÈR». 

PHILIPPE  SARRA>'TI Ma.noel, 

DOMINIQUE  SARRANTI Clarence. 

LORÈDAN  DE  VALGENEUSE. Henry. 

M.  JACKAL Perrix. 

GIBASSIER Alexa-ndrk. 

PÉTRUS,  peintre Lacroix. 

JEAN  ROBERT,  poëte Gaspard. 

LUDOVIC,  médecin Hodin. 

SAC-A-PLATRE,  iiÇSiçon Lemaire. 

JEAN  TAUREAU,  charpentier Marchand. 

TOUSSAINT-L'OUVERÏURE | 

Un  Commissaire  de  police /  bri and. 

Un  Garçon  de  cabaret Mallet. 

PIERRE,  jardinier Thierry. 

Un  Agent  de  police Jannin. 

Un  Pierrot Mantor. 

Un  Polichlnelle \: Chevalier. 

JEROME,  facteur Henicle. 

JEAN,  domestique  de  M.  Gérard Maison. 

Un  Domestique Bcer. 

Un  Gendarme Martinet. 

ROSE-DE-NOEL Mmes  Joliette  Clabenck. 

LA  BRÛC.A.NTE Talini. 

BABÙLIN CÉCILE  Derval. 

ÛRSuLA Raccourt. 

SUZANNT;  DE  VALGENEUSE Colombier. 

MADAME  DESMAREST Jeaclt. 

La  Servante  de  M.  Gérard.    Riciier. 

VICTO& La  petite  Charlott». 

LEONIE La  petite  Adblï. 

BRÉSIL,  chien  de  M.  Gérard. 

—  Le  prologue  en  t»SO,  le  ilr.^me  en  1827.  — 


XXIV, 


THEATRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 


PROLOGUE 

PREMIER  TABLEAU 
Une  salle  à  manger  donnant  sur  un  parc. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

LfiONIE  et  BRÉSIL,  couchés  sur  un  canapé;  ORSOLA,  entrant. 
ORSOLÂ,  a  part. 

.Encore  l'enfant!...  (Haut.)  Allez,  Léonie,  allez  jouer  dans 
le  jardin  I 

LÉONIE,  sortant  avec  le  chien. 
Viens,  Brésil,  viens  1 

SCÈNE  II 

ORSOLA,  seule. 
Elle  va  entr'ouvrijr  la  porte  de  la  chambre  à  coucher  de  M.  Gérard. 

il  dort  encore!  et  ce  matin,  en  s'éveillant,  il  aura,  comme 
d'habitude,  oublié  toutes  les  promesses  qu'il  m'a  faites  cette 
nuit  dans  l'ivresse...  En  vérité,  je  ne  sais  pas  pourquoi  je  me 
donne  tant  de  peine.  Je  suis  encore  jeune  et  je  suis  toujours 
belle,  tandis  que  cet  homme...  Et  tout  cela  pour  épouser 
cinq  ou  six  mille  livres  de  rente  !  Oh  1  ce  qu'il  me  faudrait, 
c'est  une  fortune  comme  celle  qu'auront  un  jour  ces  misé- 
rables enfants  qui  jouent  au  bord  de  l'étang...  Us  auront  un 
million  et  demi  chacun,  et,  pour  cela,  ils  se  seront  donné  la 
peine  de  naître;  taudis  que  moi,  après  m'être  débattue  dans 
la  misèieetla  honte  de  quinze  à  vingt  ans,  j'en  suis,  à  trente, 
arrivée  à  être  la  maîtresse  de  M.  Gérard,  avec  l'immense  am- 
bition de  devenir  la  femme  d'un  Uonime  de  cinquante  ans; 
ce  qui,  le  jour  où  la  chose  arrivera,  fera  l'envie  de  toutes  les 
dames  de  Viry-sur-Orge  et  des  environs...  Magnifique  avenir, 
qui  vaut,  en  elFet,  la  peine  d'être  jalousé  ! 


LES  MOHICANS   DE    PARIS  3 

SCÈNE  III 
ORSOLA,  LE  Factedr. 

LE   FACTEUR,  du  dehors. 

Ohé!  la  maison!  Est-ce  qu'il  n'y  a  personne  ici? 

ORSOLA. 

Qui  va  là? 

LE  FACTEDR,  entrant. 
Moi,  le  facteur.  C'est  une  lettre. 

ORSOLA. 

Donnez. 

LE  FACTEUR. 

Impossible. 

ORSOLA. 

Pourquoi,  impossible? 

LE  FACTEUR. 

Parce  qu'elle  est  pour  M.  Gérard. 

ORSOLA. 

Eh  bien,  M.  Gérard  ou  moi,  n'est-ce  pas  la  même  chose? 

LE   FACTEUR. 

Pas  tout  à  fait  encore,  quoiqu'on  dise,  dans  le  pays,  que 
cela  ne  tardera  point.  Dites  donc,  madame  Orsola,  le  jour  où 
cela  arrivera,  vous  aurez  fait  un  beau  rêve! 

ORSOLA. 

Voyons,  trêve  de  bavardage  !  et  donnez-moi  cette  lettre  ;  ne 
savez-vous  par,  que  c'est  moi  qui  reçois  toute  la  correspon- 
dance de  M.  Gérard? 

LE   FACTEUR. 

Oui,  mais  pas  les  lettres  chargées,  pas  celles  où  il  faut  si- 
gner sur  le  registre. 

ORSOLA,  fronçant  le  soarcil. 
Dis  donc,  Jérôme  ! 

LE   FACTEUa. 

Madame  Orsola  ? 

ORSOLA. 

Je  croyais  que  tu  tenais  à  renouveler  le  bail  de  la  petite 
maison  et  du  coin  de  terre  que  te  loue  M.  Gérard  ? 

LE  FACTEUR. 

Certainement  que  j'y  liens! 


4  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

ORSOLA. 

Eh  bien,  tu  n'en  prends  pas  la  route,  je  t'en  préviens. 
Adieu,  Jérôme,  tu  peux  remporter  ta  lettre. 

LE   FACTEUR. 

Dites  donc,  dites  donc,  madame  Orsola,  je  ne  m'oppose 
pas  à  vous  remettre  la  lettre,  moi;  et,  si  vous  voulez  signer  à 
la  place  de  31.  Gérard... 

ORSOLÂ. 

Et  pourquoi  ne  signerais-je  pas  à  sa  place? 

LE    FACTEUR. 

Dame,  moi,  je  ne  savais  pas...  Tenez,  voilà  le  registre. 
Seulement,  comme  la  lettre  est  pour  M.  Gérard,  signez  :  Gé- 

rcivd.  (Orsola  prend  la  plume  et  signe.    —  Le  Facteur,  à  part.)  Elle  a 

signé  tout  de  même.  Oli  !  c'est  une  maîtresse  femme,  celle-là! 

(Haut.)  Tenez,  voici  la  lettre. 

(Il  va  pour  sortir. 

SCÈNE  IV 

Les  Mêmes,  VICTOR,  sur  le  perron;  LÉONIE,  plus  loin, 
avec  BRESIL. 

ORSOLA,  à  part,  regardant  la  lettre. 
Un  cachet  noir  !...  Que  veut  dire  ceci? 

VICTOR. 

Monsieur  le  facteur,  nous  apportez-vous,  des  nouvelles  de 
papa  ? 

ORSOLA,  décachetant  la  lettre  avec  précaution. 
Peut-être  ! 

LE    FACTEUR. 

Demandez  à  madame  Gérard,  monsieur  Victor;  c'est  elle 
qui  a  reçu  la  lettre. 

(Il  sort.) 
VICTOR. 

Vous  voulez  dire  à  madame  Orsola...  Viens,  Léonie!  c'est 
l'heure  de  prendre  notre  leçon  avec  M.  Sarranti. 
(Il  sort  avec  sa  sœur  et  le  chien,  par  la  porte  opposée  à  celle  de  M.  Gérard. 

SCÈNE  V 

ORSOLA,  seule,  regardant  les  enfants  qui  s'éloignent. 

Oui,  ce  sont  des  nouvelles  de  votre  père,  et  de  bonnes!... 
(Lisant  la  lettre,  qu'elle  a  ouverte.)  Mort  pendant  la  traversée  !... 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  5 

l'il  testament!...  (La  porte  de  la  chambre   à  coucher  s'oavre.)  Gé- 
laid!... 

(Elle  cache  le  testament  dans  sa  poitrmo.J 

SCÈNE  VI 

ORSOLÂ,  GÉRARD. 

GÉRARD,  tont  chancelant. 
Quelle  heure  est-il  donc,  Orsola  ? 

ORSOLA. 

Dix  heures...  Tenez... 

(L'heure  sonne.) 
GÉRARD. 

A  quelle  heure  nous  sommes-nous  retirés.' 

ORSOLA. 

De  honne  heure,  à  minuit. 

GÉRARD. 

Et  tu  t'es  levée?... 

ORSOLA. 

Comme  d'habitude,  au  jour.  Ne  faut-il  pas  jeter  le  regard 
du  matin  sur  la  maison...  et,  à  défaut  de  l'œil  du  maître...? 

GÉRARD. 

Celui  de  la  maîtresse? 

ORSOLA 

Je  suis  votre  servante,  monsieur  Gérard  !  Et,  quand  il  vous 
plaira  d'ordonner,  j'obéirai;  mais,  en  attendant,  il  faut  bien 
que  je  vous  le  dise,  quelque  chose,  ou  plutôt  quelqu'un  me 
préoccupe. 

GÉRARD. 

Qui? 

ORSOLA. 

Cet  homme! 

GÉRARD. 

Quel  homme? 

ORSOLA. 

Celui  que  votre  frère  vous  a  imposé  comme  précepteur  des 
enfants...  Votre  Corse! 

GÉRARD. 

Sarranti  ? 

ORSOLA, 

Oui  I 


6  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

GÉRARD. 

Et  pourquoi  te  préoccupe- 1- il  ? 

ORSOIA. 

Dieu  veuille  qu'il  ne  nous  arrive  pas  malheur  à  cause  de 
lui. 

eiSRÀBD. 

A  quel  propos  me  dis-tu  cela  ? 

ORSOLA. 

D'abord,  un  homme  qui  a  déposé,  sous  votre  nom,  cent 
mille  écus  chez  un  notaire... 

GÉRARD. 

Cela  prouve  qu'il  a  confiance  en  moi,  puisque,  ne  pou- 
vant pas  les  déposer  en  son  nom,  il  les  y  dépose  au  mien. 

ORSOLA. 

Et  qui,  possédant  cent  mille  écus,  c'est-à-dire  quinze  mille 
livres  de  rente,  se  contente  d'une  place  de  quinze  cents  francs 
et  se  fait  professeur  de  deux  enfants  !  Si  ces  enfants  étaient  à 
lui  encore,  je  ne  dis  pas  ! 

GÉRARD. 

Mais  ces  enfants  sont  à  mon  frère,  et  Sarranti  a  été  l'ami 
de  mon  frère. 

ORSOLA. 

Et  aujourd'hui,  savez-vous  ce  que  fait  l'ami  de  votre 
frère  ? 

GÉRARD. 

Que  fait-il  ? 

ORSOLA. 

Je  vais  vous  le  dire,  moi,  si  vous  ne  le  savez  pas...  Il  con- 
spire!... 

GÉRARD. 

Sarranti? 

or.soLA. 

Oui,  ou  je  me  trompe  fort...  J'ai  beau  me  lever  avec  le 
jour,  il  est  levé  avant  moi;  puis  il  a  insisté  pour  avoir  le 
pavillon,  n'est-ce  pas.^ 

GÉRARD. 

C'est  un  homme  d'étude  et  qui  désire  travailler  à  son  aise. 

ORSOLA. 

Et  qu'on  ne  sache  pns  surtout,  à  quoi  ni  avec  qui  il  tra- 
vaille. 

GÉRARD. 

Oh  !  je  te  reconnais  bien  là  !  soupçonneuse,  toujours  ! 


LES   MOniCANS    DE    PARIS  7 

SCÈNE  VII 
Les  Mêmes,  JEAN. 

JEAN. 

Jp  VOUS  demande  pardon,  monsieur,  de  venir  sans  être 
appelé;  mais  c'est  M.  Sarranti  qui  désirerait  vous  parler,  à 
vous  seul. 

GÉRARD. 

Dis-lui  que  je  descends. 

ORSOLA. 

Non,  dis-lui  qu'il  monte. 

GÉRARD,  après  avoir  regardé  Orsola. 
Oui,  tu  entends,  qu'il  monte. 

JEAN. 

J'y  vais,  monsieur. 

(Il  sort.) 

SCÈNE  VIII 
GÉRARD,  ORSOLA 

GÉRARD. 

Maintenant,  Orsola,  si  tu  veux  nous  laisser... 

onsoLA. 
Ah  !  vous  avez  donc  des  secrets  pour  moi  ? 

GÉRARD. 

Non  ;  mais  les  secrets  de  M.  Sarranti  ne  sont  point  à  moi, 
ils  sont  à  lui. 

ORSOLA. 

Avec  votre  permission,  monsieur  Gérard,  les  secrets  de 
M.  Sarranti  seront  à  nous,  ou  il  gardera  ses  secrets  ! 
GÉRARD,  vivement. 
Voilà  M.  Sarranti. 

ORSOLA,  se  jetant  dans  nn  cabinet. 
Je  vous  préviens  que  j'écoute. 

SCÈNE  IX 

GÉRARD,  SARRANTI. 

SARîlANTI,  entrant  et  regardant  autoar  de  Inî. 
Sommps-nous  seul?,  mon  ami,  et  puis-je  parler  en  toutfi 
confiance  ? 


8  THÉÂTRE   COMPLET   D'ALEX.   DUMAS 

GÉRAUD. 

Nous  sommes  seuls  et  vous  pouvez  parler. 

SARRANTI. 

Avant  tout,  cher  monsieur  Gérard,  j'ai  besoin  de  vous 
assurer  une  chose  :  c'est  que  tout  ce  que  je  vais  vous  dire 
était  connu  de  votre  frère  dès  le  premier  jour  où  je  le  revis; 
de  sorte  qu'il  savait  parfaitement  que  c'était  à  un  conspira- 
teur qu'il  ouvrait  sa  porte  lorsqu'il  me  chargea  de  l'éduca- 
tion de  ses  enfants. 

GÉRARD. 

Alors,  il  est  vrai  que  vous  conspirez? 

SARRANTI. 

Hélas  !  oui,  monsieur  Gérard  ;  mais  soyez  tranquille,  toutes 
mes  précautions  sont  prises  pour  ne  point  vous  compromet- 
tre. En  deux  mots,  voici  le  fait  :  une  conspiration  est  orga- 
nisée; aujourd'hui,  à  quatre  heures,  elle  éclate.  Je  ne  puis 
vous  dire  quels  sont  les  chefs  :  leur  secret  n'est  pas  le  mien; 
ce  que  je  puis  vous  dire,  ce  que  je  puis  vous  affirmer,  c'est 
que  les  plus  illustres  noms  vont  tenter  la  ruine  du  gouver- 
nement... 

GÉRARD. 

Mais,  malheureux!... 

SARRANTI. 

Réussirons-nous?  ne  réussirons-nous  pas?...  Si  nous  réus- 
sissons, nous  sommes  acclamés  comme  des  héros;  si  nous 
échouons,  l'échafaud  de  Didier  nous  attend. 
GÉRARD,  avec  terreur. 

L'échafaud  ! 

SARRANTI. 

Encoi'e  une  fois,  ne  craignez  point  d'être  compromis.  Voici 
une  lettre  que  je  vous  adresse,  comme  si  aucune  confidence 
ne  vous  avait  été  faite,  et  dans  laquelle  je  vous  dis  que  des 
affaires  importantes  me  forcent  à  me  séparer  de  vous.  Si  la 
conspiration  échoue,  je  me  sauve  comme  je  puis...  Mainte- 
nant, voulez-vous  m'aider  jusqu'au  bout?  Donnez-moi  Jean, 
qui  est  un  fidèle  serviteur;  qu'il  tienne  ici  pendant  toute  la 
journée  deux  chevaux  sellés,  ayant  dans  les  valises  les  cent 
mille  ecus  que  je  vous  ai  confiés  et  que  vous  avez  retirés  de 
chez  votre  notaire.  J'ai,  tout  le  long  de  la  route,  d"ici  à 
Nantes,  des  affîdcs  qui  me  cacheront.  A  Nantes,  je  m'em- 
barque pour  les  Indes. 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  9 

GÉRAKD. 

Vous  n'y  trouverez  plus  mou  frère;  car  il  y  a  ii'ois  mois 
que  j'ai  reçu  une  lettre  de  lui  dans  laquelle  il  m'annonce  que, 
sa  fortune  ayant  atteint  le  cliilfre  qu'il  désirait,  il  se  met  en 
route  pour  revenir  près  de  nous. 

SAKUANTI. 

Non;  mais  j'y  trouverai  un  autre  ami,  le  général  de  Pré- 
mont.  Maintenant,  cher  monsieur  Gérard,  vous  tenez  ma  vie 
entre  vos  mains;  ne  vous  hâtez  pas  de  me  répondre.  Je  vais 
dans  mon  appartement  brûler  tous  les  papiers  qui  pourraient 
me  compromettre,  et,  dans  cinq  minutes,  je  reviens  chercher 
votre  réponse,  (il  va  pour  sortir.)  Inutile  de  vous  demander  le  se- 
ciet  vis-à-vis  de  qui  que  ce  soit  au  monde. 

(Gérard  répond  par  un  signe  de  tète,  Sarranti  s'éloigne.) 

SCÈNE  X 

GÉRARD,  ORSOLA,  soitanl  du  cabinet. 

GÉRARD. 
Tu  as  tout  entendu,  Orsola? 

ORSOLA. 

Tout! 

GÉRARD. 

Que  faut-il  faire  ? 

ORSOLA. 

11  faut  faire  ce  qu'il  demande. 

GÉRARD. 

Comment!  toi  que  j'ai  toujours  trouvée  l'ennemie  de  Sar- 
ranti...? 

ORSOLA. 

Je  vous  dis  qu'il  faut  lui  donner  Jean  ;  je  vous  dis  qu'il  faut 
lui  tenir  deux  chevaux  prêts,  et  prier  Dieu,  ou  plutôt  le 
diable,  qu'il  échoue;  car  jamais  occasion  pareille  à  celle 
qui  se  présente  ne  nous  sera  donnée  de  devenir  million- 
naires. 

GÉRARD. 

Millionnaires!  que  dis-tu? 

ORSOLA. 

Rien...  Occupez-vous  d'une  chose  seulement  :  c'est  de  lui 
reprendre  votre  contre-lettre;  moi,  je  vais  vous  l'envoyer, 

1. 


10  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

afin  qu'il  n'y  ait  pas  de  temps  perdu.  Je  me  charge  du  reste. 

GEUÀRD. 

Mais  qu'appelles-tu  le  reste? 

ORSOIA. 

Ah!  c'est  vrai!  vous  ne  savez  pas  encore.  Lisez  cette  lettre, 
qui  est  arrivée  pour  vous  ce  matin...  Le  voilà!...  Vous  lirez 
quand  il  sera  parti. 

(Orsola  sort  en  croisant  Sarranti  et  en  le  saluant.). 

SCÈNE  XI 
GÉRARD,  SARRANTI. 

SARRANTI. 

Eh  bien,  cher  monsieur  Gérard,  avez-vous  réfléchi? 

GÉRARD. 

Jean  est  à  votre  disposition;  les  chevaux  tout  sellés  vous 
attendront  avec  l'argent  dans  les  sacoches. 

SARRANTI. 

Bien!...  Voici  votre  contre-lettre;  dès  aujourd'hui,  je  me 
regarde  comme  rentré  dans  les  cent  mille  écus,  puisque  l'ar- 
gent est  retiré  de  chez  le  notaire.  Si  je  ne  puis  repasser  par 
Viry  et  que  je  ne  sois  ni  prisonnier  ni  tué,  un  mot  de  moi 
vous  dira  où  me  faire  tenir  l'argent. 

GÉRARD. 

11  sera  fait  de  point  en  point  selon  votre  intention,  cher 
monsieur  Sarranti. 

SARRANTI. 

Monsieur  Gérard,  comptez  sur  ma  reconnaissance  éter- 
nelle. Au  revoir...  Peut-être  adieu  ! 

(Il  sort.) 

SCÈNE  XII 

GÉRARD,  pensif  et  inquiet. 

Que  signifient  ces  mots  d'Orsola  :  «  Jamais  plus  belle  occa- 
sion ne  nous  .<cra  donnée  de  devenir  millionnaires?  »  Cette 
femme  ne  dit  rien  sans  raison,  ne  fait  rien  sans  but...  Cette 
lettre  cachetée  de  noir,  qu'elle  m'a  remise  en  partant  et 
qu'elle  m'a  recommandé  de  lire...  elle  porte  le  timbre  de 
Marseille.  Ah!  je  ne  suis  pas  le  premier  qui  l'ouvre...  Un  se- 


I 


LES    MOHICANS   DE    PARIS  11 

roi.fl  pli  cacheté...  L'écriture  de  mon  frère!  «  Ceci  est  mon 

testament  olographe.  »  Jacques  est  mort! 

(II  tombe  sur  nn  fauteuil;  Orsola  paraît,  monte  lentement  les  degrés  du  per- 
ron, et,  pendant  que  Gérard  lit,  vient,  sans  être  vue  ni  entendue,  s'appuyer 
au  dossier  de  son  fauteuil.) 

SCÈ"fî  XIII 
GERARD,  ORSOLA. 

GÉRARD. 

Voyons  d'abord  la  lettre.  (Lisant  la  lettre.)  «  A  M.  Gérard, 
propriétaire  à  Viry-sur-Orge.  »  C'est  bien  i)0ur  moi.  «  3Ion- 
sieur,  j'ai  une  triste  nouvelle  à  vous  annoncer  :  votre  frère 
Jacques,  embarqué  à  bord  de  la  Mouette,  brick  marchand  de 
Marseille,  sous  mon  commandement,  pris  d'une  fièvre  per- 
nicieuse, en  passant  le  cap  de  Bonne-Espérance,  est  mort  à  la 
hauteur  de  Sainte-Hélène,  le  12  juin  dernier,  à  cinq  heures 
du  soir.  Il  a  laissé  en  mourant  un  testament  en  double  am- 
pliation  ;  l'un  des  originaux  doit  être  remis  à  son  notaire, 
M.  Barateau,  rue  du  Bac,  n°  .35  ;  l'autre  doit  vous  être  en- 
voyé, afin  que  vous  sachiez  directement  quelles  sont  les  dis- 
positions qu'il  a  prises.  Ses  derniers  mots,  en  expirant,  ont 
été  :  «  .Mon  Dieu  !  veillez  sur  mes  enfants  !  »  Avec  le  regret  de 
vous  annoncer  de  si  tristes  nouvelles,  j'ai  l'honneur  d'être,  etc. 
Le  capitaine  Lucas.  »  —  Ses  derniers  mots  ont  été  :  «  Mon 

Dieu!  veillez  sur  mes  enfants!  » 

(Il  reste  immobile. 
ORSOLA. 

Voyons,  lisez  donc  le  reste. 

GÉRARD,  tressaillant. 
Tu  étais  là,  toi  ? 

ORSOLA. 

Oui. 

GÉRARD,  lisant. 

«  En  mer,  1='  janvier  1820.  Sentant  que  ma  maladie  est 
mortelle,  et  qu'il  plaît  au  Seigneur  tout-puissant  de  me  rap- 
peler à  lui,  j'ai  voulu,  étant  dans  la  plénitude  de  mes  facultés 
intellectuelles,  régler  les  suprêmes  dispositions  destinées  à 
repartir  ma  fortune  entre  le  seul  parent  qui  me  reste,  mon 
bon  frère  Gérard,  et  mes  chers  en*'ants  Victor  et  Léonie.  Cette 
répartition  est  bien  facile.   Je  laisse  un  million  et  demi  à 


12        THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

chacun  de  mes  enfants.  Je  désire  que,  sauf  la  dépense  de  leur 
éducation  et  de  leur  entretien,  le  revenu  de  ces  trois  millions 
aille  s'accumnlant  jusqu'à  leur  majorité;  c'est  mon  frère  Gé- 
rard que  je  charge  d'y  veillef...  (ll  s'arrête  un  instant  et  s'essuie  le 
front.)  Quant  à  lui,  comme  je  connais  la  simplicité  de  ses 
goûts,  je  lui  laisse,  à  son  choix,  soit  une  somme  de  trois  cent 
mille  francs  en  argent  une  fois  touchée,  soit  une  rente  via- 
gère de  vingt-quatre  mille  livres.  Si  l'un  des  enfants  mourait, 
je  désire  que  l'héritage  entier  du  défunt  revienne  au  survi- 
vant; si  tous  deux  mouraient...  »  (S'arrêiant.)  Oh  !... 

ORSOLA. 

Continuez.  Qu'y  aurait-il  d'étonnant  à  ce  que  les  deux  en- 
fants mourussent? 

GÉUARD,  reprenant  d'une  voix  tremblante. 
«  Si  les  deux  enfants  mouraient,  mon  frère  deviendrait 
leur  unique  héritier.  » 

ORSOLA,  k  demi-voix. 
Leur  unique  héritier!...  (Plus  haut.)  Tu  entends,  Gérard.^ 

GÉRARD. 

Oui;  mais  ils  vivront. 

ORSOLA. 

Qui  sait,  les  enfants,  c'est  si  fragile! 

GÉRARD. 

Mon  pauvre  frère!... 

ORSOLA. 

Que  voulez-vous,  monsieur  !  il  faut  supporter  avec  courage 
les  malheurs  que  l'on  ne  peut  pas  combattre.  La  mort  est 
de  ces  malheurs-là.  Aujourd'hui  son  tour,  demain  le  nôtre. 

GÉRARD. 

Oui,  je  sais  bien  cela.  Mon  frère  ne  t'était  rien,  à  toi;  tu 
ne  le  connaissais  pas,  tu  ne  l'avais  jamais  vu;  et  puis,  et 
•puis...  tu  es  contente,  ambitieuse!  nous  voilà  riches. 

ORSOLA. 

Riches,  nous  .^ 

GÉRARD. 

Certainement,  puisque  mon  pauvre  frère  nous  laisse  trois 
cent  mille  francs. 

ORSOLA. 

Vous  appelez  cela  être  riche  ? 

GÉRARD. 

Sans  doute  ! 


LES    MOHICANS   DE   PARIS  13 

ORSOLA. 
Ce  sont  vos  neveux  qui  sont  riches  :  trois  millions! 

GÉRAllD. 

Orsolal  Orsola!... 

ORSOLA. 

Quoi  ? 

SCÈNE  XIV 
Les  Mêmes,  JEAN. 

JEAN. 

Monsieur  Gérard,  les  deux  chevaux  sont  sellés;  mais  il 
reste  à  me  donner  ce  que  l'on  doit  mettre  dans  les  valises. 

GÉRARD. 

C'est  juste.  (Bas,  à  Orsola.)  Tu  sais  de  quoi  il  est  question.^ 

ORSOLA. 

De.*  '..ent  mille  écus. . . 

GÉRARD. 

Et  tu  es  toujours  d'avis  qu'on  les  lui  donne? 

ORSOLA. 

Jusqu'au  dernier  sou  ! 

GÉRARD,   allant  au  secrétaire. 
Tiens,  Jean,  prends  un  de  ces  sacs  ,  je  prendrai  l'autre. 
(a  Orsola.)  Tu  comprends,  je  veux  moi-même... 

ORSOLA. 

Allez  !  allez  !  L'air  vous  fera  du  bien ,  vous  êtes  pâle 
comme  la  mort. 

GÉRARD,  après  avoir  regardé  un  instant  Orsola. 
Viens,  Jean  !  viens  !  j 

SCÈNE  XV 

ORSOLA,    seule. 

Oh!  débats-toi  tant  que  tu  voudras,  je  suis  comme  l'ours 
de  nos  montagnes,  dont  je  porte  le  nom  :  je  te  tiens  entre 
mes  griffes;  tu  ne  m'échapperas  pas!...  (Regardant  par  la  fe- 
nêtre.) Enfants  maudits,  et  que  j'ai  toujours  détestés  par  in- 
stinct, les  voilà!  ils  jouent  au  bord  de  l'étang...  Victor  dé- 
tache la  barque  et  y  fait  monter  Léonie...  Le  chien  les  suit  à 
la  nage...  Et  quand  ou  pense  que,  si  la  barque  chavirait  !... 


IV       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

Il  est  vrai  que  le  chien  est  là...  11  faut  d'abord  que  je  me  dé- 
barrasse du  chien  ! 

CKUAni),  du  dehors. 
Victor  !  Victor  ! 

VICTOR. 

Mon  oncle? 

cÉnAr.D. 

Je  t'ai  déjà  défendu  de  monter  dans  la  barque,  que  tti  ne 
sais  pas  conduire.  Tiens,  tu  vois,  ta  sœur  a  manqué  de  tom- 
ber à  l'eau. 

ORSOLA,   à  Gérard. 

Eh!  laissez-les  donc  faire,  ces  enfants!  ils  s'amusent,  (a 
part.)  II  ne  lui  manque  plus,  l'imbécile,  qu'à  prendre  des 
précautions  contre  le  hasard  ! 

SCÈNE  XVI 
ORSOLA,  GÉRARD. 

GÉRARD. 

Voilà  qui  est  fait...  Maintenant,  Sarranti  peut  venir. 

ORSOLA. 

L'air  vous  a-t-il  fait  du  bien? 

GÉRARD. 

Avoue  que  tu  avais  lu  cette  lettre  et  ce  testament  avant 
moi  ? 

ORSOLA. 

Eh  bien,  quand  cela  serait,  aurais-je  commis  un  crime? 

GÉRARD. 

Mon  pauvre  frère  Jacques!... 

(Il  met  son  mouchoir  sur  ses  yeux.) 
ORSOLA. 

Bah  !  monsieur,  vous  connaissez  la  chanson  de  nos  mon- 
tagnes : 

Le  bonheur  est  fait  pour  les  dieux, 
Qui  laissent  le  plaisir  aux  hommes. 
Bénis  les  morts  qui  vont  aux  cieux! 
Mais  consolons  le  cœur  de  ceux 
Qui  restent  au  monde  où  nous  sommes. 


LES   MOHICANS   DE    PARIS  15 

GÉnARD. 

Tais-toi  !  tais-toi!  chanter  est  une  impiété  dans  un  pareil 
moment. 

ORSOLA. 

Une  impiété?...  Allons  donc  ! 

GÉRARD. 

Par  grâce  !  laisse-moi  seul  un  instant. 

ORSOLA. 

Oh  !  je  ne  demande  pas  mieux,  vous  n'êtes  pas  d'une  com- 
pagnie gaie. 

(Elle  s'éloigne  en  chantant.) 

Les  morts,  dans  leur  caveau  profond, 
Ne  sentent  plus  faim  ni  froidure... 

GÉRARD  se  lève  et  va  ponsser  la  porte  par  laquelle  elle  est  sortie. 
Oh  !  cette  femme  est  mon  mauvais  génie  ! 

SCÈiNE  XVII 
GÉRARD,  VICTOR,  suivi  de  BRÉSIL, 

VICTOR. 

Me  voilà,  mon  oncle. 

GÉRARD. 

Victor  !... 

VICTOR. 

Tu  vois  que  je  suis  bien  sage  et  que  je  t'obéis  bien. 

GÉRARD. 

Oui,  tu  es  un  bon  petit  enfant  ! 

VICTOR. 

Alors,  embrasse-moi,  mon  bon  oncle  ! 

GÉRARD,   à  part. 

Son  bon  oncle  !.., 

VICTOR,  à  demi-voix. 

Ma  sœur  peut  cueillir  des  fletirs,  n'est-ce  pas? 

GÉRARD. 

Tant  qu'elle  voudra. 

VICTOR. 

Le  facteur  est  venu  ce  matin,  a-t-il  apporté  des  nouvelles 
de  papa? 


IG       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

GÉUARD ,  avec  hésitation. 
Non,  mon  enfant! 

VICTOR. 

Oli  !  c'est  que,  comme  madame  Orsola  avait  reçu  une 
grande  lettre  cachetée  de  noir,..  (Gérard  suffoque.)  Qu'as-tc 
donc,  mon  bon  oncle? 

GÉRAKD,  se  levant. 
Rien,  mon  enfant,  rien... 

(Il  rentre  dans  sa  chambre.) 

SCÈNE  XYIIl 
VICTOR,  BRÉSIL,  puis  ORSOLA. 

VICTOR. 

C'est  drôle  !  on  dirait  que  mon  oncle  pleure  !...  Je  croyais 
qu'il  n'y  avait  que  les  enfants  qui  pleuraient,  moi. 

ORSOLA,   du   perron. 

Léonie  !  avez-vous  bientôt  fini  de  cueillir  mes  fleurs? 

LÉONIE,  du  dehors. 

Ces  fleurs-là  ne  sont  point  à  vous,  elles  sont  à  mon  oncle. 

VICTOR,  à  la  fenêtre. 
Et  mon  oncle  vient  de  me  dire  que  ma  sœur  en  pouvait 
cueillir  tant  qu'elle  voudrait. 

ORSOLA. 

11  est  possible  que  votre  oncle  ait  dit  cela;  mais,  moi,  je 
dis  autre  chose. 

VICTOR. 

Cueille,  Léonie  !  cueille  !  tu  n'as  d'ordres  à  recevoir  que  de 
mon  oncle. 

ORSOLA. 

Prends  garde,  Léonie  ! 

LÉONIE. 

A  quoi  ? 

ORSOLA. 

A  me  faire  descendre  ;  car,  si  tu  me  fais  descendre,  tu  au- 
ras affaire  à  moi. 

LÉONIE. 

Venez  donc,  méchante  femme  ! 

ORSOLA,  s'élançant  vers  le  jardin. 
Enfant  du  démon  ! 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  17 

vicTon. 
Vous  savez  que,  si  vous  toucht'Z  ma  sœur,  Brésil  est  là.  (On 

entinJ  un  cri  de  la  petite  fille;  Brésil,  à  ce  cri,  saute  par  la  fenêtre.)  Moil 

oncle!  mon  oncle!... 

SCÈNE   XIX 
GÉRARD,  VICTOR,  puis  ORSOLÂ. 

GÉRARD. 

Qu'y  a-t-il  donc,  mon  Dieu? 

VICTOR. 

C'est  la  méchante  Orsola  qui  bat  Léonie,  parce  qu'elle 
cueille  des  fleurs...  Est-ce  que  vous  n'avez  pas  permis  à 
Léonie  de  cueillir  des  fleurs?  est-ce  que  les  fleurs  du  parc 
sont  à  madame  Orsola? 

GÉRARD. 

Orsola  !  Orsola  ! 

ORSOLA ,  montant  le  perron. 
Me  voilà...  Voyez  ! 

(Elle  montre  a  Gérard  son  bras  ensanglanté.) 
GÉRARD. 

Qui  t'a  fait  cela  ? 

ORSOLA. 

Brésil  !  J'espère  que  vous  punirez  votre  nièce,  et  que  vous 
tuerez  le  chien  ! 

VICTOR. 

Pourquoi  tuer  Brésil  ?  Il  a  défendu  sa  maîtresse,  que  vous 
battiez!  Brésil  a  fait  son  devoir. 

GÉRARD. 

Victor,  va  mettre  Brésil  à  la  chaîne. 

VICTOR. 

J'y  vais,  mon  oncle  ;  mais  on  ne  tuera  pas  Brésil,  n'est-ce 
pas? 

GÉRARD. 

Non,  mon  enfant;  sois  tranquille. 

VICTOR. 

Ah  !  ah  ! 

(Il  sort.) 


18  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.    DUMAS 

SCÈNE  XX 
GÉRARD,  ORSOLA. 

OKSOLÂ. 

An  contraire,  on  le  caressera;  pauvre  animal!  qn'a-t-il 
fait?  11  a  mordu  Orsola;  qu'est-ce  qu'Orsola  ?  Une  servante 
que  l'on  jette  à  la  porte  quand  on  est  mécontent  d'elle;  mais 
elle  n'attendra  pas  qu'on  la  jette  à  la  porte,  cette  servante  : 
elle  s'en  ira  bien  seule.  Adieu,  monsieur! 

GÉRARD. 

Orsola,  où  vas-tu? 

ORSOLÂ. 

Je  vais  chercher  un  maître  qui  me  donne  raison,  et  un 
chien  qui  ne  me  morde  pas  ! 

GÉRARD. 

"Voyons,  montre-moi  cela  !  Le  sang  coule,  c'est  vrai  ;  mais 
la  blessure  n'est  pas  dangereuse. 

ORSOLA. 

Vous  aimeriez  mieux  que  j'eusse  le  bras  broyé,  n'est-ce 
pas? 

et'RARD. 

Écoute,  Orsola  ;  voilà  Sarranti  parti,  nous  éloignerons  les 
enfants;  on  les  mettra  en  pension. 

ORSOLA. 

Oh!  si  je  reste  ici,  je  m'en  charge,  des  enfants! 

GÉRARD. 

Et  pourquoi  ne  resterais-tu  pas  ici?  Tu  sais  bien  que  je 
ne  puis  me  passer  de  toi.  Qnc  te  manque-t-il?  Le  droit  de 
commander,  tu  l'auras;  dans  quinze  jours,  tu  t'appelle- 
ras madame  Gérard.  Voyons,  Orsola,  cette  journée  est  nne 
journée  de  deuil;  de  triste  qu'elle  est,  ne  la  rends  pas  ter- 
rible. 

ORSOLA. 

Oh  1  que  vous  savez  bien  l'influence  que  vous  avez  sur 
moi! 

DOMINIQUE,  dans  lo  jardin. 

Monsieur  Gérard  !  monsieur  Gérard  !... 

GÉRARD. 

Écoute  donc  !  est-ce  que  l'on  ne  m'appelle  pas? 


LES   MOHICAXS    DE    PARIS  19 

SCÈNE   XXI 

Les  Mêmes,  DOMINIQUE  SARRANTI,  en  cosinme  de  laïqnc. 

DOMINIQUE,  entrant  vivement. 
Monsieur  Gérard!...  N'est-ce  pas  vous  qui  êtes  31.  Gé- 
rard? 

GÉRARD. 

Oui;  que  me  voulez-vous? 

DOMINIQUE. 

Âvez-vous  vu  mon  père?  Je  suis  le  fils  de  M.  Sarranti.  On 
est  venu  chez  moi  pour  l'arrêter;  on  k  poursuit  comme  con- 
spirateur. 

GÉRARD. 

J'entends  le  galop  d'un  cheval. 

DOMINIQUE. 

Ah  !  le  voilà. 

SCÈNE  XXII 
Lbs  Mêmes,  SARRANTI. 

SARRANTI,   couvert  de  poussière. 
Dominique,  ici?  Tant  mieux!  je  pourrai  l'embrasser,  du 
moins  ! 

DOMINIQUE,  lui  sautant  an  cou. 
Mon  père  ! 

SARRANTI. 

La  conspiration  est  découverte;  Je  n'ai  plus  qu'à  fuir!  Tout 
est-il  prêt? 

DOMINIQUE. 

Mon  père,  je  vous  suis. 

SARRANTI. 

Non,  non!  tu  te  compromettrais  inutilement. 

DOMINIQUE. 

Qu'importe! 

SARRANTI. 

Tu  nous  compromettrais  nous-mêmes...  Trahis!  dénoncés! 
Ah  !  les  miséi'ahles  !  Un  complot  si  bien  ourdi  !  une  conspi- 
ration si  bien  arrêtée  ! 


20  THÉÂTRE   COMPLET    D'aLEX.   DUMAS 

DOMINIQUE. 

Alors,  fuyez  à  l'instant,  fuyez  sans  retard  !  votre  salut  avant 
tout  ! 

SARRANTI. 

Et  toi,  retourne  à  Paris;  prends  un  détour,  que  nul  ne 
sache  que  tu  es  venu  ici  :  ma  sûreté,  la  tranquillité  de  M.  Gé- 
rard en  dépendent. 

ORSOLA,  à  part. 

Bien  !  nous  serons  seuls. 

GÉRARD,  appelant. 
Jean,  les  chevaux.! 

JEAN. 

Ils  sont  prêts,  monsieur. 

DOMINIQUE. 

Partez,  partez,  mon  père  ! 

SARRANTI. 

Adieu!  (a  son  fils.)  Viens  !...  (a  Gérard.)  Mon  ami,  c'est  entre 
nous  à  la  vie  à  la  mort!... 

DOMINIQUE,  l'entraînant. 
Mais  venez  donc  ! 

GÉRARD. 

Gardez-vous  ! 

SARRANTI, 

Oh!  soyez  tranquille  :  je  suis  bien  armé;  ils  ne  m'auront 
pas  vivant. 

(Il  sort  avec  Dominique.) 

SCÈNE  XXIII 
GÉRARD,  ORSOLA. 

GÉRARD. 

Journé'e  fatale  ! 

ORSOLA,  préparant  la  table. 
Heureuse  journée,  au  contraire  ! 

GÉRARD. 

Que  fais-tu? 

ORSOLA. 

11  est  quatre  heures  de  l'après-midi,  et  vous  n'avez  encore 
rien  pris  aujourd'hui. 


LES   MOHICANS   DE   PARIS  21 

GÉRARD. 

Je  n'ai  pas  faim,  je  ne  mangerai  pas...  J'étouffe! 

ORSOLA. 

Allons  donc!  on  dit  cela  chaque  fois  que  l'on  éprouve  un 
chagrin,  et  l'on  finit  toujours  par  manger.  Prenez  des  forces. 

GÉRARD. 

Oui,  je  sais  ce  que  tu  appelles  me  faire  prendre  des 
forces... 

ORSOLA. 

Puvez  ce  verre  de  madère,  d'abord. 
GÉRARD  prend  le  verre  et  boit,  pendant  qa'Orsola  sort  ponr  le  sernce 
de  la  table. 

Je  ne  se  sais  ce  que  cette  femme  mêle  à  mes  boissons;  ce 
n'est  pas  du  vin  que  je  viens  d'avaler;  c'est  du  feu!  (Orsola 
rentre  et  met  deux  couverts.)  Pourquoi  ne  mets-tu  que  deux  cou- 
verts ? 

ORSOLA. 

Parce  que  nous  dînerons  tête  à  tête, 

GÉRARD. 

Mais  les  enfants? 

ORSOLA. 

On  les  servira  sur  le  gazon;  comme  ils  ne  m'ont  point  en 
adoration,  ils  aimeront  mieux  cela. 

GÉRARD. 

Qui  les  servira  ? 

ORSOLA. 

Le  jardinier  ;  je  lui  en  ai  donné  l'ordre;  après  quoi,  il  par- 
tira pour  Morsang. 

GÉRARD. 

Il  y  a  cinq  lieues  d'ici  à  Morsang. 

ORSOLA. 

Aussi  ne  reviendra-t-il  que  demain. 

GÉRARD. 

Et  que  va-t-il  faire  à  Morsang? 

ORSOLA. 

Une  commission. 

GERARD. 

Pour  qui? 

ORSOLA. 

Pour  moi...  Ne  puis-je  pas  donner  une  commission  au  jar- 
dinier ? 


22  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

GÉRARD. 

Si  fait;  mais,  alors,  la  maison  va  rester  toute  seule? 

ORSOLA,  lui  présentant  ua  verre. 
C'est  ce  qu'il  faut. 

GÉRARD. 

Pourquoi  ce  verre  ? 

ORSOLA. 

Ne  m'avez-vous  pas  demandé  à  boire? 

GÉRARD. 

Non. 

ORSOLA. 

Je  croyais... 

(Elle  veut  reprendre  le  verre.) 
GÉRARD. 

Donne...  Lorsqu'une  fois  j'ai  bu  ce  vin  maudit...  Et  pour- 
quoi faut-il  que  la  maison  reste  seule? 

ORSOLA. 

On  vous  le  dira  quand  le  moment  sera  venu.  (Elle  laisse  tom- 
ber une  assiette  qui  se  casse.)  Lorsque  nous  serons  millionnaires, 
nous  mangerons  dans  de  l'argenterie.  (Elle  ramasse  les  morceaux 
de  l'assiette  et  les  jette  au  loin.)  Et  si  les  assiettes  sc  cassent,  au 
moins  les  morceaux  en  seront  bons  ! 

GÉRARD. 

Millionnaires  ?  Jamais  ! 

(11  se  lève  et  veut  rentrer  dans  sa  chambre.) 
ORSOLA. 

Que  faites-vous?  que  faites-vous?  Asseyez-vous  donc  là. 
(Elle  le  force  à  se  rasseoir  devant  un  verre  plein.) 
GÉRARD. 

J'ai  la  gorge  desséchée;  la  bouche  me  brtile. 

ORSOLA. 

Buvez,  alors. 

GÉRARD. 

Orsola,  comment  se  fait-il  qu'ayant  bu  le  quart  d'une  bou- 
teille à  peine,  la  tète  me  tourne,  et  que  je  voie  couleiËj;  4e 
sang? 

ORSOtA. 

Tiens,  Gérard,  tu  n'es  pas  un  homme! 

GÉRARD. 

Non,  c'est  vrai;  un  homme  a  sa  raison,  un  homme  a  son 


I 


LES  MOHICANS    DE    PARIS  23 

libre  arbitre,  un  homme  se  dit  :  «  Dieu  défend  de  faire  le 
mal,  »  et  ne  le  fait  pas,  tandis  que  moi... 

OKSOLA. 

Eh  bien,  toi?... 

GÉRARD. 

Moi,  je  suis  une  brute,  un  animal  sans  connaissance,  une 
])ètc  féroce...  Est-ce  du  sang  _ou  du  vin  que  tu  m'as  fait 
boire?  J'ai  soif. 

ORSOLA. 
Bois,  alors.  (Gérard  se  verse  un  verre  de  vin,  l'avale,  et  veut  s'en  verser 
un  second.)  Assez!  tu  ne  serais  plus  bon  à  rien. 

GÉUARD. 

Oui;  tu  sais  bien  que,  maintenant,  tu  peux  me  proposer 
tout  ce  que  tu  voudras,  et  que  je  suis  prêt  à  tout... 

ORSOLA. 

En  es- tu  sûr  ? 

GÉRARD,  prenant  sa  tête  à  deus  mains» 
Oh! 

ORSOLA. 

Tu  as  deviné  ce  que  nous  allons  faire,  n'est-ce  pas? 

GÉRArJ),  se  levant  et  appelant. 
Guillaume  !  Guillaume  ! 

eRSOLA. 

Que  veux-tu  ? 

GÉRARD. 

Tu  le  vois  bien  :  j'appelle  le  jardinier. 

ORSOLA. 

Pour  quoi  faire? 

GÉRARD. 

Pour  qu'il  emporte  les  enfants! 

ORSOLA. 

Allons  donc!  je  croyais  que  c'était  convenu!  (a  part.)  Je  me 
trompais,  il  n'avait  pas  assez  bu.  (Haut.)  Millionnaire!  en- 
tends-tu? millionnaire! 

GÉRARD. 

0  serpent  à  tête  de  femme! 

(Il  boit  et  passe  de  la  violence  àThébèteraent.) 
ORSOLA  ouvre  le  secrétaire  dans  lequel  était  l'argent;  puis,  avec  un  ciseau, 
elle  brise  la  serrure. 
La!  c'est  bien  ainsi, 


24       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

GÉRARD. 
Qu'est-ce  qui  est  bien? 

ORSOLA. 

Tu  comprends,  il  faut  que  ce  soit  Sarranti  qui  ait  l'air 
d'avoir  fait  le  coup. 

GÉRARD. 

Quel  coup  ? 

ORSOLA. 

Tu  ne  comprends  donc  pasi? 

GÉRARD. 

Non! 

ORSOLA. 

Sarranti  t'a  volé  la  somme  que  ton  notaire  t'avait  apportée 
hier;  pour  la  voler,  il  a  forcé  le  secrétaire;  pendant  qu'il  le 
forçait,  les  enfants  sont  entrés  par  hasard,  et,  pour  ne  point 
être  dénoncé  par  eux,  il  les  a  tués...  Comprends-tu,  mainte- 
nant? 

GÉRARD,  ivre. 

Oui,  je  comprends;  mais,  lui,  il  niera  !.., 

ORSOLA. 

Reviendra-t-il  pour  nier?  Osera-t-il  rentrer  en  France 
quand  il  y  sera  condamné  comme  conspirateur,  comme  vo- 
leur et  comme  assassin  ? 

GÉRARD. 

Non,  il  n'osera  pas  ! 

ORSOLA. 

D'ailleurs,  nous  sommes  millionnaires,  et  l'on  fait  bien  des 
choses  avec  trois  millions. 

GÉRARD. 

Mais  comment  serons-nous  millionnaires? 

ORSOLA. 

Puisque  tu  te  charges  du  petit  garçon,  et  moi  de  la  petite 
fiile. 

GÉRARD,  reculant  avec  épouvante. 
Je  n'ai  pas  dit  cela  !  je  n'ai  pas  dit  cela  !... 

ORSOLA. 

Tu  l'as  dit! 

GÉRARD. 

Jamais,  jamais I  Ah!  mon  pauvre  petit  Victor! 


LES   MOHICANS   DE    PARIS  25 

SCÈNE  XXIV 

Les   Mêmes,  VICTOR  et  LÉONIE,  se  tenant  par  la  main. 

VICTOR. 
Tu  m'as  appelé,  mon  oncle? 

ORSOLA. 

Oui;  votre  oncle  voulait  savoir  si  le  jardinier  était  en- 
core là. 

VICTOR. 

Non;  il  vient  de  partir,  et  il  a  fermé  la  porte  de  la  grihe 
du  parc. 

(Orsola  entre  dans  la  chambre  de  Gérard.) 
GÉRARD,  la  suivant  des  yeux  avec  terreur. 

Où  vas-tu  ? 

ORSOLA,  de  la  chambre. 

Vous  allez  le  savoir .' 

GÉRARD,  regardant  les  enfants. 

Oh  !  si  je  les  prenais  tous  deux  dans  mes  bras,  et  si  je  me 

sauvais  avec  eux!...  (Orsola  rentre,  un  fusil  à  la  main,  et  le  présente  à 

Gérard.)  Qu'est-ce  que  cela? 

ORSOLA. 

Vous  le  voyez  bien  ! 

(Elle  lui  met  le  fusil  dans  la  main.) 
VICTOR. 

Oh!  mon  oncle!  est-ce  que  tu  vas  à  l'affût? 

ORSOLA. 

Oui;  nous  avons  du  monde  demain;  il  faut  que  votre  oncle 
me  tue  un  peu  de  gibier. 

VICTOR. 

Oh!  je  vais  avec  toi,  mon  oncle!  je  vais  avec  toi  !... 

(Il  court  en  avant.) 
GÉRARD. 

Non!  non!... 

ORSOLA. 

Mais  décide-toi  donc,  lâche  !  tu  sais  bien  que,  demain,  il 
ne  sera  plus  temps. 

VICTOR,   dehors. 

Viens  donc,  mon  oncle  ! 

XXIV.  2 


26       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

ORSOLA. 
Entendez-vous  cet  enfant  qui  vous  appelle?...  Mais  emme- 
nez-le donc,  puisque  c'est  lui  qui  le  veut! 

(Elle  pousse  Gérard,  qui  sort.) 
LÉONIE,  frappant  du  pied. 
Je  veux  aller  avec  mon  frère,  moi;  je  le  veux!... 

ORSOLA. 

Venez  dans  votre  chambre,  mademoiselle! 

LÉONIE. 

J'irai  bien  sans  vous;  merci. 

(Elle  sort.) 

SCÈNE    XXV 

ORSOLA,  seule. 

La  nuit  est  tombée. 

Voilà  donc  l'heure  arrivée.  La  richesse  et  la  vengeance,  à 
la  fois  !  Toutes  les  humiliations  dont,  depuis  quatre  ans, 
m'abreuvent  ces  enfants  maudits,  ils  vont  les  expier!... 
Pourvu  que  le  cœur  ne  lui  manque  pas!  (Elle  regarde  par  la 
fenêtre.)  Que  fait-il  ?  11  monte  dans  la  barque  avec  l'enfant... 
Il  traverse  l'étang...  Ah  !  je  comprends,  le  bruit  du  fusil  lui 
fait  peur...  Il  aime  mieux...  Le  lâche  ! 
VICTOR,  dans  le  jardin. 
Oh  !  mon  bon  oncle,  que  fais-tu  ?  Mon  bon  oncle  !  je  n'ai 
jamais  fait  de  mal  à  personne!  Mon  bon  oncle,  ne  me  fais 
pas  mourir  ! 

LÉONIE,  dans  la  chambre. 
On  tue  mon  frère  !  Au  secours!  au  secours  ! 
ORSOLA,  s'élançant  dans  la  chambre. 
Te  tairas-tu,  malheureuse  ! 

(La  scène  reste  vide.) 

VICTOR,  dans  le  jardin. 
Mon  oncle!  mon  bon  oncle  !...  Ah  !... 

(On  entend  les  aboiements  furieux  du  chien,  qui  brise  sa  chaîne  et  qui  arrivo 
sur  le  théâtre,  traînant  sa  chaîne  cassée.) 

LÉONIE,  dans  la  chambre. 
A  moi!...  Au  secours!...  Brésil!...  Brésil!... 
(Le  chien  s'élance  h  travers  la  porte,  dont  il  briso  une  vitro.  Il  disparaît  dans 
la  chambre.) 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  27 

or.SOlA,  dans  la  chambre. 
Chien  maudit  !...  (Eiio  pousse  un  cri.)  Ah  !... 

(Gérard  paraît  an  fond,  pâle,  les  yeux  hagards,  son  fusil  à  la  main.  Silence  de 
tous  côtés.) 

SCÈNE  XXVI 
GÉRARD,  puis  ORSOLA. 

GÉRÂKD. 

Oh  !  misérable!  oh!  infâme  que  je  suis!...  Oh  !  cette  voix! 
cette  prière!  elle  me  poursuivra  pendant  l'éternité. ..  Mon 
Dieu  !...  Oh  !  je  crois  que  j'ai  osé  prononcer  le  nom  du  Sei- 
gneur! Et  l'autre,  l'autre  qui  criait  de  son  côté!...  iron,  je  ne 
resterai  pas  une  minute  de  plus  dans  cette  maison.  Je  veux 
fuir;  je  veux  quitter  la  France.  Fuyons!...  Orsola  !  Orsola  I 
ORSOLA,  dans  la  chambre. 
A  moi!  au  secours!...  Je  me  meurs!... 

(On  voit  Léonie  qui  se  sauve  par  le  jardin.) 
GÉRARD. 

Orsola  !  c'est  Orsola  qui  se  meurt,  qui  appelle  au  se- 
cours!... Orsola!  (il  ouvre  la  porte  de  la  chambre.)  Que  s'est-il 
donc  passé?... 

(II  entre  un  instant,  puis  revient  traînant  Orsola,  blessée.) 
ORSOLA,  la  main  à  son  cou. 
Le  chien!  le  chien  !... 

(Elle  retombe  expirante.) 
GÉRARD. 

Étranglée!...  Justice  du  ciel  !...  Et  moi,  à  quoi  donc  suis-je 
réservé,  si  cette  femme  a  subi  un  tel  châtiment?...  Et  Léonie, 
où  est-elle?  Sauvée  sans  doute...  Oh!  c'est  du  feu  que  j'ai 
dans  le  cerveau...  Je  deviens  fou!  (il  tombe  dans  un  fauteuil.) 
Mais,  si  elle  est  sauvée,  elle  parlera,  elle  nous  dénoncera. 
(Bondissant  vers  Orsola.)  Pourquoi  l'as-tu  laissée  fuir?...  Dis!... 
dis!...  Morte!  Elle  est  morte!...  De  l'air!  de  l'air!...  (n 
arrache  son  habit,  sa  cravate  et  son  gilet.)  J'étoufîe  !...  (il  tombe  sur 
ses  genoux,  les  bras  tendus  vers  la  fenêtre.)  De  l'air  !  de...  (Tout  à  coup 
son  regard  devient  fixe.)  Que  vois- je  donc  là-bas?  Le  chien!...  le 
chien!...  Que  fait-il?  Il  tourne  autour  de  l'étang!  Il  suit  la 
même  route  que  nous  avons  suivie...  il  plonge...  Il  reparaît 


28  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

sur  l'eau!  Le  voilà!...  Que  traîne-t-il  donc  après  lui?  Le  ca- 
davre!... Horreur!  Nous  sommes  au  jour  du  jugement  der- 
nier :  l'abîme  rend  ses  i,?orts  !  (il  saute  sur  son  fusil,  met  le  chien  en 
joue  et  fait  feu.) Mort!  Lien  !..,  Leonie  maintenant!  il  faut  que 
je  retrouve  Léonie! 

(Il  se  précipite  hors  de  la  chambre.) 


ACTE    PREMIER 

DEUXIÈME  TABLEAU 

Chez  Bordier,  à  la  Halle. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

JEAN  TAUREAU,  SAC -A- PLATRE,  TOUSSAINT -L'OUVER- 
TURE, CROC-EX-JAMBES,  LA  GIBELOTTE,  m  Piekkot, 

dormant  sur  une  table;   BuVEURS. 

JEAN  TAUREAU,  frappant  avec  une  bouteille  sur  la  table. 
Du  vin!  du  vin!  du  vin  ! 

LE  GARÇON. 

Voici  le  vin  demandé  ! 

JEAN  TAUREAU. 

Je  vois  le  vin,  mais  je  ne  vois  pas  les  cartes. 

LE    GARÇON. 

Quant  aux  cartes,  il  faut  en  faire  votre  deuil,  monsieur 
Jean  Taureau. 

JEAN   TAUREAU. 

Et  pourquoi  faut-il  que  j'en  fasse  mon  deuil? 

LE    GARÇON. 

Parce  que  vous  savez  bien  que  l'on  n'en  donne  pas  ù  ces 
heures-ci,  des  cartes, 

TOUSSAINT. 

Et  la  raison  ? 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  29 

LE   GARÇON. 

Parce  que  c'est  défendu  par  les  règlements. 

JEAN   TAUKEAU. 

Qu'est-ce  que  cela  nie  fait,  à  moi,  tes  règlements? 

LE   GARÇON. 

A  vous,  cela  peut  ne  rien  faire;  mais  cela  nous  ferait  quel- 
que chose,  à  nous  ! 

SAC-A-PLATRE. 

Ça  vous  ferait  quoi  ? 

LE   GARÇON. 

Cela  ferait  fermer  l'établissement  ;  ce  qui  donnerait  à 
M.  Bordier  le  chagrin  de  ne  plus  vous  recevoir. 

SAC-A-PLATRE. 

Mais,  alors,  si  l'on  n'y  joue  pas,  que  veux-tu  que  nous  y 
fassions,  dans  ta  baraque  ? 

LE    GARÇON. 

Bon!  On  ne  vous  force  pas  d'y  rester,  monsieur  Sac-a- 
Plàtre. 

JEAN  TAUREAU. 

Ah  çà  !  sais-tu  que  tu  m'as  l'air  d'un  drôle  pas  trop  poli? 
Mille  tonnerres  !  des  cartes,  ou,  d'un  coup  de  poing,  je  dé- 
molis la  maison. 

LE   GARÇON. 

On  n'a  pas  peur  de  vous,  tout  Jean  Taureau  que  vous 
êtes. 

SCÈNE  II 

Les  Mêmes,  JEAN  ROBERT,  PÉTRUS,  LUDOVIC. 

PÉTROS. 

Nous  y  voici  ! 

LUDOVIC. 

Le  cabaret  t-^  paraît-il  suffisamment  borgne? 

JEAN    ROBERT. 

Je  le  trouve  même  aveugle... 

PÉTRDS. 

En  ce  cas,  pénétrons. 

JEAN   ROBERT. 

Vous  êtes  décidés? 


30       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

r^TRDS. 

Pourquoi  pas  ? 

JEAN   ROBETIT. 

Parce  qu'il  est  toujours  temps  de  reculer  quand  on  va 
faire  une  sottise. 

LUDOVIC. 

Une  sottise  !  et  en  quoi? 

JEAN  ROBERT. 

Parbleu  !  en  ce  qu'au  lieu  d'aller  souper  tranquillement, 
ou  chez  Véry,  ou  au  Rocher  de  Cancale,  ou  aux  Frères  pro- 
vençaux, vous  voulez  passer  la  nuit  dans  un  ignoble  bouge 
où  nous  boirons  de  l'infusion  de  bois  de  campêclie,  au  lieu 
de  vin  de  Bordeaux,  et  où  nous  mangerons  du  chat  au  lieu  de 
lapin  de  garenne. 

SAC-A-l'LATRE. 

Entends-tu,  Jean  Taureau  ?  il  a  dit:  un  bouge  ! 

TOUSSAINT. 

11  a  dit;  du  bois  de  campêche! 

SAC-A-PLATRE. 

Il  a  dit:  du  chat! 

JEAN  TAUREAU. 

Laisse-le  dire  !  Rira  bien  qui  rira  le  dernier. 

LUDOVIC. 

Faites  ce  que  vous  voudrez,  messieurs  ;  mais,  moi,  je  dé- 
clare que  je  ne  me  suis  affublé  de  cet  affreux  costume,  grâce 
auquel  j'ai  l'air  d'un  meunier  qui  vient  de  tirer  à  la  con- 
scription, que  pour  souper  chez  Bordier,  ce  soir;  j'y  suis, 
j'y  soupe! 

PÉTRUS. 

Quant  à  moi  qui,  en  qualité  de  peintre,  n'ai  pas  toujours 
eu  du  vin  de  campêche  à  boii'e  et  du  chat  à  manger  ;  moi 
qui  ai  fréquenté  les  modèles  des  deux  sexes,  espèces  de  cada- 
vres vivants  qui  ont  sur  les  morts  l'infériorité  de  l'àme  ;  moi 
qui  suis  descendu  dans  la  fosse  des  ours  et  qui  suis  entré 
dans  la  loge  des  lions,  me  rejetant  sur  les  quadrupèdes, 
quand  je  n'avais  pas  trois  francs  pour  faire  monter  chez  moi 
le  père  Cadamour  ou  mademoiselle  Rosine  la  Blonde,  je  ne 
suis  pas  dégoûté,  Dieu  merci;  donc,  je  passe  du  côté  de  Lu- 
dovic, et  je  dis:  je  reste. 


LES    MOHICANS   DE    PARIS  31 

JEAN   ROBERT. 

Mon  cher  Pétrus,  tu  n'es  qu'à  moitié  ivre;  mais  tu  es 
tout  à  fait  Gascon. 

PÉTRUS. 

Gascon?  Bon!  je  suis  de  Saint-Lô.  S'il  y  a  des  Gascons  à 
Saint-Lô,  il  y  a  des  Normands  à  Tarbes. 

JEAN   ROBERT. 

Eh  bien,  moi,  je  te  dis,  Gascon  de  Saint-Lô,  que  tu  étales 
des  défauts  que  tu  n'a?;  pas,  pour  déguiser  les  qualités  que  tu 
possèdes.  Tu  fais  le  roué  parce  que  tu  as  peur  de  paraître 
naïf,  tu  fais  le  mauvais  sujet  parce  que  tu  rougis  de  paraître 
bon.  Tu  n'es  jamais  entré  dans  la  loge  des  lions,  tu  n'es  ja- 
mais descendu  dans  la  fosse  des  ours,  tu  n'as  jamais  mis  le 
pied  dans  un  cabaret  de  la  Halle,  pas  plus  que  Ludovic,  pas 
plus  que  moi,  pas  plus  entiu  que  les  jeunes  gens  qui  se  res- 
pectent ou  les  ouvriers  (lui  travaillent. 

SAC-A-PLATRE. 

Bon  !  est-ce  que  nous  ne  travaillons  pas,  nous? 

JEAN    TAUREAU. 

Mais  laisse-les  donc  dire  ! 

PÉTRUS. 

As-tu  fini  ton  sermon  ?  En  ce  cas,  ainsi  soit-il  ! 

(Il  bâille.) 
TOUSSAINT. 

Comprends-tu  u-n  mot  à  ce  qu'ils  disent? 

SAC-A-PLATRE. 

Pas  un  traître  mot  ! 

JEAN  ROBERT,  continuant. 

Enfin,  tu  veux  souper  dans  un  tapis  franc?  Soupons,  mon 
cher;  cela  aura,  du  moins,  un  résultat;  c'est  de  t'en  dégoûter 
pour  tout  le  reste  de  ta  vie.  (Frappant  sur  une  table  avec  sa  badine.) 
Garçon  ! 

LE  CARÇON,   d'en  bas. 

On  y  va,  monsieur  !  on  y  va  ! 

JEAN  ROBERT. 

Tiens,  voilà  une  carte;  fais  ton  choix.  Nous  serons  ici 
comme  des  princes. 

LUDOVIC. 

Oui  ;  il  ne  nous  manquera  que  de  l'air  respirable. 

PÉTRUS, 

Bon!  on  en  fera  en  ouvrant  la  fenêtre. 


32       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SCÈNE  III 

Les  Mêmes  un  PoliCHIKELLE,  entre  et  va  au  Pierrot  qui  dort. 
LE   POLICHINELLE,    bas. 

li h  !  Vol-au-VeiU  ! 

LE    PIERROT. 

C'est  toi?  Et  M.  Jackal? 

LE    POLICHINELLE. 

Il  sera  ici  à  deux  heures  du  matin;  c'est  l'heure  du  rendez- 
vous. 

(Le  Pierrot  sort.  Le  Polichinelle  s'assied,  laisse  tomber  sa  tête  sur  la  table,  el 
fait  semblant  de  dormir.) 

LUDOVIC,  à  Jean  Robert. 
As-tu  VU? 

JEAN  ROBERT. 

Quoi? 

LUDOVIC,  montrant  d'un  signe  de  têle. 
Là! 

JEAN  ROBERT. 

Oui. 

LUDOVIC. 

C'est  drôle  ! 

JEAN  ROBERT. 

Non;  ce  sont  des  hommes  qui  guettent  quelque  filou; 
nous  sommes  dans  ce  que  l'on  appelle  une  souricière...  Gar- 
çon ! 

LE  GARÇON,  entrant. 

Voilà,  monsieur!  voilà!...  (Regardant  le  Polichinelle.)  Tiens,  je 
croyais  que  c'était  un  pierrot,  et  c'est  un  polichinelle.  Je 
me  serai  trompé...  Que  désirent  ces  messieurs.' 

JEAN  ROBERT,    à  Pétrus. 

As-tu  l'ait  la  carte? 

PÉÏKUS. 

Oui  :  six  douzaines  d'huîtres,  six  côtelettes  de  mouton, 
une  omelette. 

LE  GARÇON. 

Et  eu  vin,  messieurs,  quelle  qualité.^* 


LES    MOHICANS    DE   PARIS  33 

PÉTRUS. 

Trois  chablis  première,  avec  de  l'eau  de  Seltz,  s'il  y  en  a 
dans  l'établissement  ? 

LE   G.Vr.ÇON. 

Et  de  la  fameuse,  soyez  tranquille  !  vous  allez  être  servis. 

PÉTRUS,  le  retenant  par  son  tablier. 

Un  instant,  jeune  homme  !  Qu'est-ce  que  c'est  qu'une  voix 
assez  fraîche  gue  j'ai  entendue,  accompagnée  d'un  tambour 
de  basque,  en*\iassant  au  premier  étage  ? 

LE   GARÇON. 

C'est  la  petite  bohémienne  !  Rose-de-Noël,  la  pupille  de  la 
lirocante. 

PÉTRUS. 

Comme  cela  tombe,  une  bohémienne!  moi  qui  rêve  un  ta- 
bleau de  Mignon!  Est-elle  jeune,  ta  bohémienne? 

LE    GARÇON. 

Quinze  ans. 

PÉTRUS. 

Jolie  ? 

LE   GARÇON. 

Je  crois  bien!  mais  vous  savez... 

PÉTRUS. 

Quoi? 

LE    GARÇON. 

C'est  du  fruit  défendu. 

PÉTRUS. 

Tant  mieux!  Tu  la  feras  monter  au  dessert;  il  y  a  un  louis 
pour  elle. 

LE    GARÇON. 

Ah  bien,  oui,  pour  elle  !  vous  voulez  dire  pour  la  Bro- 
cante? 

PÉTRUS. 

Cela  ne  me  regarde  pas.  Je  donne  un  louis;  peum'importe 
la  poche  dans  laquelle  il  tombe. 

SAC-A-PLATRE. 

Six  douzaines  d'huîtres,  six  côtelettes,  une  omelette,  trois 
chablis  première,  de  l'eau  de  Seltz  s'il  y  en  a,  et  une  bohé- 
mienne au  dessert,  même  s'il  n'y  en  a  pas.  Bon!  nous  avons 
affaire  à  des  muscadins. 


34  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

TOUSSAINT, 

A  des  fils  de  famille  ! 

PÉTRUS,  allant  à  la  fenêtre  et  l'ouvrant. 
Et,  maintenant,  laissons  se  dégager  l'acide  carbonique!... 
Pouah  ! 

JEAN  TAUREAU. 

Pardon  !  ces  messieurs  ouvrent  la  fenêtre,  à  ce  qu'il  pa- 
raît.!» 

PÉTRUS. 

Comme  vous  voyez,  mon  cher  ami. 

JEAN  TAUREAU. 

D'abord,  je  ne  suis  pas  votre  ami,  attendu  que  je  ne  vous 
connais  ni  d'Eve  ni  d'Adam...  Fermez  la  fenêtre! 

PÉTRUS. 

Comment  vous  appelez-vous,  monsieur,  s'il  vous  plaît? 

JEAN  TAUREAU. 

Je  m'appelle  Jean  Taureau,  attendu  que  j'assomme  un 
bœuf  d'un  coup  de  poing. 

PÉTRUS. 

Ce  dernier  détail  est  oiseux,  et  je  ne  désirais  savoir  que 
votre  nom.  Maintenant  que  je  le  sais,  monsieur  Jean  Taureau, 
voici  mon  ami  M.  Ludovic,  physicien  distingué,  qui  va  vous 
expliquer  en  deux  paroles  de  quels  éléments  l'air  doit  se 
composer  pour  être  respirable. 

JEAN  TAUREAU. 

Que  me  chante-t-il  donc,  celui-là,  avec  ses  éléments  ? 

LUDOVIC. 

Il  dit,  monsieur  Jean  Taureau,  que  l'atmosphère,  pour 
ne  pas  être  nuisible  aUx  poumons  d'un  honnête  homme, 
doit  se  composer  de  soixante-dix-neuf  parties  d'azoto,  de 
vingt  et  une  parties  d'oxygène,  etf<l'une  certaine  quantité 
d'eau  en  dissolution,  quantité  qui  varie  selon  la  température 
et  le  climatj  par  exemple,  au  Sénégal... 

SAC-A-PLATRE. 

Dis  donc,  Jean  Taureau,  je  crois  qu'il  parle  latin? 

JEAN  TAUREAU. 

Bon  !  je  vais  lui  faire  parler  français,  moi 

SAC-A-PLATRE. 

Et  s'il  ne  comprend  pas  ?... 


LES  MOHICANS  DE    PARIS  35 

JEAN  TADREAD,  montraot  ses  deax  poings. 
On  bûchera,  alors!  (il  fait  trois  pas  ea  avant.)  Allons,  fermez 
cette  fenêtre,  et  plus  vite  que  cela! 

PÉTnuS,  s'adoâsant  à  la  fenêtre  et  se  croisant  les  bras. 
C'est  peut-être  votre  avis,  maître  Jean  Taureau;  mais  ce 
n'est  pas  le  mien. 

JEAN  TADREAD. 

Comment!  ce  n'est  pas  le  tien?  Tu  as  donc  un  avis,  toi? 

PÉTRDS. 

Et  pourquoi  donc  un  homme  n'aurait-il  pas  un  avis,  quand 
une  brute  prétend  en  avoir  un? 

JEAN  TAUREAU. 

Dites  donc,  les  amis,  je  crois  que  ce  muscadin  de  malheur 
m'a  appelé  brute? 

SAC-A-PLATKE. 

Dame,  il  me  semble  ! 

JEAN  TAUREAU. 

Eh  bien,  qu'est-ce  qu'il  y  a  à  faire? 

TOUSSAINT. 

11  y  a  à  lui  faire  fermer  la  fenêtre,  d'abord,  puisque  c'est 
ton  avis,  et  à  l'assommer  ensuite. 

JEAN  TAUREAU. 

A  la  bonne  heure  !  voilà  qui  est  parler.  (Aux  jeunes  gens.)  Al- 
lons, tonnerre  !  fermez  la  fenêtre. 

PÉTRUS. 

11  n'y  a  ici  ni  tonnerre  ni  éclairs;  la  fenêtre  restera  ou- 
verte. 

JEAN   r.OBERT. 

Voyons,  Pétrus!...  (a  Jean  Taureau.)  Monsieur,  nous  venons 
du  dehors,  et,  eu  entrant  dans  cette  chambre,  nous  avons  été 
suffoqués  par  le  changement  de  température;  permettez-nous 
de  laisser  la  fenêtre  ouverte  un  seul  instant,  pour  renouveler 
l'air,  et  ensuite  nous  la  fermerons. 

JEAN   TAUREAU. 

Vous  l'avez  ouverte  sans  ma  permission. 

PÉTRUS. 

Eh  bien? 

JEAN  TAUREAU. 

II  fallait  demander  la  permission;  peut-être  vous  l'aurait" 
on  accordée. 


35  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

PÉTRUS. 
Allons,  assez  !  Je  l'ai  ouverte  parce  que  cela  m'a  plu,  et 
elle  restera  ouverte,  tant  que  cela  me  plaira, 

JEAN   ROBERT. 

Tais-toi,  Pétrus  ! 

PÉTRUS,  moitié  riant,  moitié  menaçant. 
Non,  je  ne  me  tairai  pas.  Si  monsieur  s'appelle  Jean  Tau- 
reau, je  me  nomme,  moi,  Pierre  Herbel  de  Courtcnay,  et  je 
n'ai  pas  l'habitude  de  me  laisser  mener  par  des  drôles  de  cette 
espèce  ! 

(Au  mot  â  B  drôles,  les  cinq  hommes  se  lèvent  et  font  un  pas  en  avant.) 
JEAN    ROBERT. 

Avant  de  nous  battre,  voyons,  expliquons-nous;  car,  après, 
il  sera  trop  tard,  (il  se  lève  à  son  tour.)  Que  désirent  ces  mes- 
sieurs ? 

JEAN  TADhEAU. 

C'est  encore  pour  nous  insulter  qu'il  nous  appelle  des 
messieurs  ! 

SAC-A-PLATRE. 

Nous  ne  sommes  pas  des  messieurs,  entendez-vous? 

PÉTRDS. 

Vous  avez  bien  raison,  vous  n'êtes  pas  des  messieurs,  vous 
êtes  des  maroufles  ! 

SAC-A-PLATRE. 

On  nous  a  appelés  maroufles  !...  Ah  !  on  va  vous  en  donner, 
des  maroufles  ! 

TOUSSAINT,  écartant  son  camarade. 
Mais  laissez-moi  donc  passer,  vous  autres  ! 

JEAN  TAUREAU. 

Taisez-vous,  tous  tant  que  vous  êtes  !  cela  me  regarde. 

SAC-A-PLATRE. 

Pourquoi  cela  te  regarde-t-il  plus  que  moi  ? 

JEAN   TAUREAU. 

D'abord,  parce  qu'on  ne  se  met  pas  cinq  contre  trois, 
quand  un  seul  sufiit.  A  ta  place,  Sac-à-Plàtre  !  à  ta  place, 
CrOC-en-Jambes!  (Croc-en-Jambes  et  Sac  à-Plâtre  vont  s'asseoir.)  C'est 

bien!...  Et  maintenant,  mes  petits  amours,  nous  allons  re- 
prendre la  chanson  sur  le  même  air  et  au  premier  couplet. 
Voulez-vous  fermer  la  fenêtre  ^ 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  37 

LES  TROIS  JEU>'ES  GEKS. 

Non! 

JEAN  TAUREAU,  exaspéré. 
Mais  vous  voulez  donc  vous  faire  pulvériser? 

JEAN  ROBERT. 

Essayez  ! 

PÉTRUS. 

Laisse  donc,  Jean  Robert  ;  c'est  mon  affaire. 

JEAN  ROBERT,  l'écartant  doucement. 
Tenez  les  autres  en  respect,  toi  et  Ludovic;  moi,  je  me 
charge  de  celui-ci. 

(Il  touche  du  bout  du  doigt  la  poitrine  de  Jean  Taureau.) 
JEAN   TAUREAU,   frontant  les  sourcils. 

Je  crois  que  c'est  de  moi  que  vous  parlez,  mon  prince  .' 

JEAN   ROBERT. 

De  toi-même  ! 

JEAN   TAUllEAU. 

Et  qu'est-ce  qui  me  vaut  l'honneur  d'être  choisi  par  vous. 

JEAN   ROBERT. 

Je  pourrais  te  dire  que  c'est  parce  qu'étant  le  plus  inso- 
lent, tu  mérites  la  plus  rude  leçon;  mais  ce  n'est  pas  là  le 
motif. 

JEAN  TAUREAU. 

J'attends  le  motif  ! 

JE.AN   ROBERT. 

C'est  que,  portant  tous  les  deux  le  même  prénom,  nous 
sommes  naturellement  appareillés.  Tu  l'appelles  Jean  Tau- 
reau, et  je  m'appelle  Jean  Robert. 

JEAN   TAUREAU. 

Je  m'appelle  Jean  Taureau,  c'est  vrai  ;  mais  tu  ne  t'appelles 
pas  Jean  Robert,  tu  t'appelles  Jean... 

JEAN  ROBERT,  lui  envoyant  un  coup  de  poing  sur  l'œil. 
Tu  mens! 

(Jean  Taureau  fait  trois  p»î  à  reculons  et  va  tomber  sur  ane  table  dont  il 
casse  les  deux  pieda.  Pétrus  passe  la  jambe  à  Sac-a-Plàtre,  et  l'envoie 
rouler  près  de  Jean  Taureau.  Ludovic  envoie  dans  le  côté  un  coup  de  poing 
à  Toussaint,  qui  va  tomber  dans  la  hotte  de  Croc-eu-Jambes,  les  doux 
mains  sur  les  cotes.) 

LE  POLICHISELIE,  relevant  la  tête. 
Bouigg!... 

(Il  se  remet  'a  dormir.) 
XXIV.  ^ 


38  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

JEAN    ROBERT. 

Première  manche  ! 

JEAN  TAUREAU,  tout  étourdi. 

Ce  que  c'est  que  d'éire  pris  au  dépourvu;  mille  tonnerres  I 
un  enfant  vous  battrait. 

JEAN   ROBERT. 

Elî  bien,  cette  fois,  prends  ton  temps,  Jean  Taureau  ;  car 
mon  intention  est  de  l'envoyer  briser  les  deux  autres  pieds 
de  la  table. 

JEAN  TAUREAU. 
C'est  ce  que  nous  allons  voir,  (il  marche  sur  Jean  Robert  le  poing 
levé,  Jean  Robert  reçoit  snr  son  bras  le  coup  de  poing  du  Charpentier,  fait 
un  demi-tour  sur  lui-même,  et  envoie  à  son  adversaire  un  coup  de  pied 
dans  la  poitrine.)  Ouf  ! 

LE  POLICHINELLE,  levant  la  tête. 

Bouigg!... 

(Il  se  remet  à  dormir.) 

TOUSSAINT  et    SAC-A-PLATRE. 

Aux  couteaux  !  aux  couteaux  ! 

JEAN   TAUREAU. 

Elî  bien,  oui,  puisqu'ils  nous  y  forcent,  aux  couleaux! 

JEAN    ROBERT, 

Alors,  aux  barricades  1 

SCÈNE  IV 

Les  MÊMES,  le  Garçon,  apportant  les  huîtres. 

LE    GARÇON. 

Ouais  1  il  paraît  qu'il  n'est  que  temps,  (il  pose  les  huîtres  sur 
la  table.)  A  la  garde  !  à  la  garde  ! 

(Il  sort  en  courant.) 

M.  JACKAL,  apparaissant  à  la  porte,  en  Turc. 
Ah  çà  !  on  dit  que  l'on  s'égorge  ici.  (il  s'approche  du  Polichi- 
Belle.)  Donne-moi  ta  place,  et  déloge  lestement  ! 

LE    POLICHINELLE. 

Tiens,  c'est  vous,  monsieur  Jackal.^ 

M.  JACEAL. 

Chut! 

LE  POLICHINELLE,  lui  cédant  sa  place. 
Bouigg  !... 

(  II  sort.) 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  33 

SCÈNE  V 

Les  JIémes,  Mâsqde&,  Gens  du  Pecple. 

jean  taureau  et  ses  compagnons. 
Aux  couteaux!  aux  couteaux! 

LES   MASQUES. 

Bravo  !  nous  allons  rire  ! 

(En  un  tour  de  main,  les  jeunes  gens  prennent  trois  tables,  les  rangent  dans 
un  angle,  et  forment  un  rempart  en  mettant  dessus  des  chaises  et  des  tabou- 
rets. Pélrus  arrache  un  bâton  de  rideau.  Ludovic  emporte  les  huitres  dans 
l'intérieur  des  fortifications.) 

LUDOVIC. 

Des  vivres  et  des  projectiles  ! 

(Il  jette  les  coquilles  à  ses  adversaires.) 
JEAN   TAUREAU. 

Laissez-moi  pulvériser  l'habit  noir! 

(11  tire  de  sa  poche  son  compas  de  charpentier.) 

JEAN  ROBERT,  sautant  par-dessus  la  table,  sa  badine  à  la  main. 
Jîais  tu  n'en  as  donc  pas  encore  assez? 

LES   MASQUES. 

Eravo  !  bravo,  l'habit  noir  ! 

JEAN   TAUREAU. 

Non,  je  n'en  aurai  assez  que  quand  je  t'aurai  fourré  six 
pouces  de  mon  compas  dans  le  ventre. 

JEAN   ROBERT. 

C'est-à-dire  que,  ne  pouvant  pas  être  le  plus  fort,  tu  es  le 
plus  traître;  c'est-à-dire  que,  ne  pouvant  pas  vaincre,  tu 
veux  assassiner. 

JE.iN   TAUREAU. 

Je  veux  me  venger,  mille  tonnerres  ! 

JEAN  ROBERT,  sa  petite  badine  à  la  main. 
Prends  garde,  Jean  Taureau!  car,  sur  mon  honneur,  tun'as 
jamais  couru  de  danger  pareil  à  celui  que  tu  cours  en  ce 
moment!  (a  la  foule.)  Mes  amis,  vous  êtes  des  hommes;  faites 
entendre  raison  à  celui-ci;  vous  voyez  que  je  suis  calme,  et 
qu'il  est  insensé. 

JEAN  TAUREAU,   échappant  à  ceux  qui  veulent  le  calmer. 

Ali  !  je  n'ai  jamais  couru  de  danger  pareil  à  celui  que  je 


40  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

cours  !  Est-ce  avec  cette  badine  que  tu  comptes  te  défendre 
contre  mon  compas?  Dis  ! 

JEAN    ROBERT, 

Tu  te  trompes,  Jean  Taureau  ;  car  ma  badine  n'est  pas  une 
badine,  c'est  une  vipère,  et,  si  tu  en  doutes  (tirant,  de  sa  canne, 
une  mince  et  courte  épée),  tiens,  voilà  son  dard  ! 

(Il  se  met  en  garde  et  fait  des  appels  du  pied.) 
JEAN   TAUREAU. 

Ah!  tu  as  donc  une  arme  !  je  n'attendais  que  cela. 
(11  s'apprête  à  s'élancer  sur  Jean  Robert,  quand  on  entend  un  frémissement 
dans  l'assistance.  Un  jeune  homme  vêtu  en   commissionnaire,  mais  avec 
toute  l'élégance  du  costume,  entre,  perce  la  foule,  et  saisit  le  poignet  de 
Jean  Taureau.) 

SCÈNE  VI 

Les  Mêmes,  SALVATOR. 

JEAN  TAUREAU,  se  retournant. 
Ah  !  traître!  (stupéfait  en    reconnaissant  le  jeune  homme.)  M.  Sal- 
vator! 

LA  FOULE. 

M.  Salvator! 

(Le  Turc  soulève  sa  tête,  ouvre  un  œil,  puis,  immédiatement,  se  remet 
à  dormir.) 
PÉTRUS, 

Voilà  un  gaillard  dont  le  nom  est  de  bon  augure;  reste  à 
savoir  s'il  fera  honneur  à  son  nom. 

SALVATOR,  à  Jean  Taureau. 
Tu  seras  donc  toujours  ivrogne  et  querelleur? 

JEAN    TAUREAU. 

Monsieur  Salvator,  laissez-moi  m'expliquer. 

SALVATOR. 

Tu  as  tort. 

JEAN   TAUREAU. 

Mais  puisque  je  vous  dis... 

SALVATOR. 

Tu  as  tort  ! 

JEAN  TAUREAU. 

Mais  puisque  je  vous  dis... 

SALVATOR. 

Tu  as  tort  ! 


LES    MOHICAXS    DE    PAP.IS  41 

JEAN    TAUREAU. 

Mais  enfin... 

SALVATOR. 

Tu  as  tort,  te  dis-je! 

JEAN   TAUREAU. 

Mais  comment  le  savez-vous,  au  bout  du  compte,  puisque 
vous  n'étiez  pas  là  ? 

SALVATOR. 

Ai-je  besoin  d'être  là  pour  savoir  comment  les  choses  se 
sont  passées? 

JEAN  TAUREAU. 

II  me  semble,  cependant... 

SALVATOR,  montrant  les  trois  amis. 

Regarde  ! 

JEAN  TAUREAU. 

Eh  bien,  je  regarde;  après  ? 

SALVATOR. 

Que  vois -tu.' 

JEAN  TAUREAU. 

Je  vois  trois  muscadins  à  qui  j'ai  promis  de  donner  une 
tripotée,  et  qui  la  recevront  un  jour  ou  l'autre. 

SALVATOR. 

Tu  vois  trois  jeunes  gens,  élégants,  bien  mis,  comme  il 
faut,  qui  ont  eu  le  tort  de  venir  dans  un  bouge;  mais  ce  n'é- 
tait point  une  raison  pour  leur  chercher  querelle. 

JEAN   TAUREAU. 

Moi,  leur  chercher  querelle?  Incapable,  monsieur  Salvator. 

SALVATOR. 

Voyons!  ne  vas-tu  pas  dire  que  ce  sont  eux  qui  l'ont  pro- 
voqué, toi  et  tes  quatre  compagnons  ! 

JEAN  TAUREAU. 

Et  cependant,  vous  voyez  bien  qu'ils  étaient  en  état  de  se 
défendre  ! 

SALVATOR. 

Parce  que  l'adresse  et  ':;  droit  étaient  de  leur  côté.  Tu  crois 
que  la  force  est  tout,  toi  quj  as  changé  ton  nom  de  Barthé- 
lémy Lelong  en  celui  de  Jean  Taureau  !  Tu  viens  d'avoir  la 
preuve  du  contraire;  Dieu  veuille  que  la  leçon  te  profite! 

JEAN    TAUREAU. 

Mais  puisque  je  vous  dis  que  ce  sont  eux  qui  nous  ont  ap- 
pelés drôles,  maroufles,  brutes... 

N 


42  THÉÂTRE   COMPLET  U'aLEX.   DUMAS 

SALVATOR. 

Et  pourquoi  vous  ont-ils  appelés  ainsi? 

JEAN  TAUREAU. 

Qui  nous  ont  dit  que  nous  étions  ivres! 

SALVATOR. 

Je  te  demande  pourquoi  ils  ont  dit  cela. 

JEAN    TAUr.EAU. 

Pour  rien,  quoi  ! 

SALVATOR. 

Mais  enfin?... 

JEAN  TAUREAU. 

Parce  que  je  voulais  leur  faire  fermer  la  fenêtre. 

SALVATOR. 

Et  tu  voulais  leur  faire  fermer  la  fenêtre,  parce  que...? 

JEAN  TAUREAU. 

Parce  que...  parce  que  je  n'aime  pas  les  courants  d'air. 

SALVATOR. 

Parce  que  tu  étais  ivre,  comme  ces  messieurs  te  l'ont  dit; 
parce  que  tu  voulais  chercher  une  dispute  à  quelqu'un,  et 
que  tu  as  saisi  l'occasion  aux  cheveux;  parce  que  tu  as  en- 
core eu  quelque  querelle  chez  toi,  et  que  tu  voulais  faire 
payer  à  des  innocents  les  caprices  et  les  infidélités  de  ma- 
demoiselle Fifiue. 

JEAN  TAUREAU. 

Taisez-vous,  monsieur  Salvntor  !  ne  prononcez  pas  ce  nom- 
là.  La  malheureuse  !  elle  me  fera  mourir. 

SALVATOR. 

Ah  !  tu  vois  bien  que  j'ai  touché  juste.  Ces  messieurs  ont 
bien  fait  d'ouvrir  la  fenêtre;  l'air  qu'on  respire  ici  est  infect, 
et,  comme  ce  n'est  pas  trop  de  deux  fenêtres  ouvertes  pour 
quarante  personnes,  tu  vas,  à  l'instant  même,  ouvrir  la 
seconde. 

JEAN  TAUREAU, 

Moi,  nllfr  ouvrir  une  fenêtre,  quand  je  demande  qu'on 
ferme  l'autre,  moi  Barthélémy  Leloiig,  le  fils  de  mon  père  ? 

SALVATOR. 

Oui,  toi,  Barthélémy  Lelong,  ivrogne  et  querelleur,  qui 
déshonores  le  nom  de  ton  père,  et  qui  as  bien  fait  de  pren- 
dre un  sobriquet  !  je  te  dis,  moi,  que  tu  vas  ail  r  ouvrir  cette 
fenêtre,  pour  te  punir  d'avoir  insulté  ces  messieurs. 


LES   MOHICANS   DE    PARIS  43 

JEAN   TAUREAU. 

Le  tonnerre  gronderait  au-dessus  de  ma  tête,  que  je  ne 
vous  obéirais  pas. 

SALVATOR. 

Alors,  je  ne  te  connais  plus,  sous  aucuu  nom;  tu  n'es 
qu'un  ouvrier  grossier  et  insulteur,  et  je  te  chasse  d'où  je 
suis.  Sors!...  Eh  bien,  m'as-tu  entendu? 

lEky   TAUREAU. 

Oui;  mais  je  ne  m'en  irai  pas. 

SALVATOR. 

Au  nom  de  ton  pèi-e,  dont  tu  as  invoqué  le  nom  tout  à 
l'heure,  je  t'ordonne  de  t'en  aller! 

(Il  marche  sur  lui.) 

jea:j  taureau. 
Monsieur  Salvator,    monsieur  Salvator,    ne  m'approchez 
pas  ! 

SALVATOR,   frappant  du  pied. 
Vas-tu  sortir!... 

JEAN  TAUREAU. 

Vous  savez  bien  que  vous  pouvez  me  faire  faire  tout  ce  que 
vous  voulez,  vous,  et  que  je  me  couperais  la  main  plutôt  que 
de  vous  frapper...  Aussi...  aussi  (sortant  à  reculons),  je  sors... 
(De  l'escalier.)  Oh  !  mais,  si  jamais  je  les  rencontre,  ils  mo  le 
payeront  !... 

TOUSSAINT. 

Monsieur  Salvator,  votre  serviteur  très-humble! 

(Il  sort.) 
SAC -A- PLAT  RE. 

Monsieur  Salvator,  j'ai  bien  l'honneur...  Vous  n'avez  pas 
d'ordres  à  me  donner  ? 

SALVATOR,   lui  saisissant  le  bras. 

Si  fait!...  Tu  es  le  moins  ivre  de  tous. 

SAC-A-PLATRE. 

Voos  croyez?... 

SALVATOR. 

Tu  vas  te  tenir  sur  la  porte  de  la  maison,  et,  si  tu  vois  un 
homme  habillé  en  magicien  qui  fasse  mine  d'entrer  dans  le 
cabaret,  tu  lui  diras  :  Mont-Saint-Jean.  11  saura  ce  que  cela 
veut  dire  et  s'en  ira.  S'il  a  besoin  de  toi,  tu  te  mettras  à  sa 
disposition. 


44       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 
SAC-A-PLATRE. 

Oui,  monsieur  Salvator. 

SALVÂTOR. 

Pour  preuve  que  tu  as  fait  ma  commission,  tu  imiteras 
le  chant  du  coq,  que  tu  imites  si  bien,  quand  tu  vas  i)lanter 
le  drapeau  sur  une  maison. 

SAC-A-PLATRE. 

C'est  dit,  monsieur  Salvator.  Au  revoir,  monsieur  Salvator. 

SALVATOR. 

Au  revoir!  et  que  je  n'entende  pas  dire  que  tu  te  sois 
fourré  dans  pareille  bagarre.  Va  ! 

(Pendant  ces  quelques  mots,  le  Turc  a  levé  la  tête  et  a  écouté,  mais  n'a 
pu  entendre.  Au  moment  où  Salvator  revient,  il  laisse  retomber  sa  tête 
sur  la  table.) 

SCÈNE  VII 
Les  Mêmes,  hors  les  cinq  Ouvriers,  puis  le  Garçon. 

JEAN  ROBERT,   tendant  la  main  à  Salvator. 
Merci,  monsieur,  de  nous  avoir  délivrés  de  cet  ivrogne 
endiablé. 

SALVATOR. 

Il  n'y  a  pas  de  quoi;  seulement,  voulez-vous  me  permettre 
de  vous  donner  un  conseil  d'ami?  Ne  remettez  jamais  les 
pieds  ici,  monsieur  Jean  Robert. 

JEAN    ROBERT. 

Vous  me  connaissez,  monsieur  Salvator .' 

SALVATOR. 

Mais  comme  tout  le  monde...  N'étes-vous  pas  un  de  nos 
poëtes  célèbres  ?  (se  tournant  vers  la  foule.)  Et  maintenant,  vous 
devez  être  contents,  vous  autres?  vous  en  avez  vu  pour  votre 
argent,  n'est-ce  pas?  Faites-moi  donc  l'amitié  de  circuler. 
11  n'y  a  ici  d'air  que  pour  quatre;  c'est  vous  dire,  mes 
bons  amis,  que  je  désire  rester  avec  ces  messieurs.  (La  foule 

sort  en  criant  :  «  Vive  M.  Salvator  !  »  et  en  agitant  mouchoirs,  chapeaux 
et  bonnets.  —  Salvator,  au  Turc  qui  dort  sur  la  table.)  Et  toi  aussi, 
voyons, comme  les  autres! 

(Le  Turc  répond  par  des  ronflements  sonores.) 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  45 

JEAN   ROBERT. 

Ah!  ma  foi,  monsieur  Salvator,  celui-là  dort  si  magistra- 
lement, qu'il  y  aurait  conscience  à  le  réveiller. 

SALVATOR,   a   lui-même. 

Oui;  et  peut-être  vaut-11  mieux  même  qu'il  soit  ici  qu'ail- 
leurs... Ainsi,  il  ne  vous  gêne  pas,  monsieur  Jean  Robert? 

JEAN   ROBERT. 

Pas  le  moins  du  monde. 

SALVATOR. 

Ni  vous  non  plus,  monsieur  Pétrus  ? 

PÉTRUS. 

Ah  !  ah  !  vous  me  connaissez  donc  aussi  ? 

SALVATOR. 

Ni  vous  non  plus,  monsieur  Ludovic?  Mais  que  regardez- 
vous  donc? 

LUDOVIC. 

Je  regarde  si  vous  n'avez  pas  une  jambe  plus  courte  que 
Pautre. 

SALVATOR. 

Oui,  parce  que,  en  ce  cas,  vous  me  salueriez  du  nom  d'As- 
raodée...  Qu'y  a-t-il  d'étonnant,  dites-moi,  à  ce  que  je  con- 
naisse un  peintre  qui,  l'an  dernier,  a  eu  une  très-belle  ex- 
position, et  un  jeune  docteur  qui  a  passé,  il  y  a  trois  mois, 
un  glorieux  examen  ? 

JEAN    ROBERT. 

Mais  vous,  monsieur,  qui  connaissez  tout  le  monde  et  qui 
paraissez  connu  de  tout  le  monde,  y  aurait-il  de  l'indiscré- 
tion à  vous  demander  qui  vous  êtes? 

SALVATOR. 

Moi,  monsieur?  Vous  avez  entendu  mon  nom:  Salvator; 
quant  à  mon  état,  je  suis  commissionnaire,  au  coin  de  la  rue 
aux  Fers.  Si  vous  avez  besoin  d'un  homme  sûr  pour  porter 
VOS  lettres,  et  solide  pour  porter  vos  fardeaux,  je  vous  de- 
mande votre  pratique. 

LUDOVIC. 

Comment!  monsieur,  ce  costume  n'est  pas  un  déguise- 
ment? 

SALVATOR. 

Pas  le  moins  du  monde  !  demandez  plutôt  au  garçon  qui 
vous  apporte  votre  souper? 

3. 


46       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

LE  GARÇON,  avec  le  souper,  regardant  le  Turc. 
Tiens!  je  croyais  que   c'était  un  polichinelle,  et  c'est  un 
Turc...  Je  me  serai  trompé. 

SALVATOR. 

Qu'as-tu  donc,  et  pourquoi  ne  sers-tu  pas  ces  messieurs? 

LE    GARÇON. 

Voilà,  voilà,  messieurs!  les  côtelettes  sont  un  peu  dessé- 
chées, et  l'omelette  est  un  peu  épaisse;  mais  ce  n'est  pas  la 
faute  du  cuisinier. 

PÉTRUS. 

Monsieur  Salvator,  voulez-vous  nous  faire  l'honneur  de 
souper  avec  nous  ? 

SALVATOR. 

Merci,  messieurs;  et  je  vais  vous  demander  La  permission 
de  me  retirer. 

PÉTRUS. 

Sans  façons. 

SALVATOR. 

Je  vous  suis  très-reconnaissant  de  l'honneur  que  vous  me 
faites,  messieurs;  mais  impossihle  de  l'accepter  (Les  jeunes  gens 
se  saluent.  —    Salvator,    bas,  au    Garçon.)  Tu  n'as  pas  UU  endroit 

quelconque  d'où  je  puisse  ne  pas  perdre  de  vue  ce  Turc? 

LE    GARÇON. 

Sur  le  palier,  à  droite,  il  y  a  une  porte  qui  donne  dans  un 
cabinet;  il  est  vitré,  vous  verrez  de  là  tout  ce  que  vous  vou- 
drez voir. 

SALVATOR. 

C'est  bien.  (Aux  jeunes  gens.)  Messieurs  !... 

M.   JACKAL,  à  part,  levant  la  tête. 
Il  fait  semblant  de  s'en  aller;  mais  il  ne  s'en  va  pas...  Bon! 
il  est  dans  ce  cabinet,  le  rideau  a  remué. 

(Il  ronfle.) 

SCÈNE  VIII 
Les  Mêmes,  hors  SALVATOR. 

LE    GARÇON. 

Ces  messieurs  veulent-ils  toujours  entendre  chanter  la 
bohémienne?  Selon  l'ordre  de  ces  messieurs,  elle  attend  en 
bas,  avec  son  honorable  mère  la  Brocante,  la  plus  célèbre  ti- 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  47 

reuse  de  cartos  du  faubourg  Saint-Germain,  qui  vous  fera  le 
grand  et  le  petit  jeu,  et  son  jeune  frère  Babolin,  garçon  de  la 
plus  haute  espérance,  qui  exécute  les  trois  souplesses  du 
corps,  nvale  des  sabres  et  mange  des  étoupes  enflammées. 

PÉTRIS. 

Tiens,  c'est  vrai;  et  moi  qui  avais  oublié  mou  tableau  de 
Mignon!  Je  crois  bien  que  nous  la  demandons  toujours,  et 
plus  que  jamais  1 

LE  GARÇON,   appelant. 
Eh!  la  Brocante,  on  vous  demande,  ici. 
LA  BROCANTE  ,  d'en  bas. 
On  y  va  ! 

SCÈNE  IX 

Les  Mêmes,  LA  BROCANTE,  ROSE-DE-NOEL,  BABOLIN. 

BACOLIN  entre  en  faisant  une  suite  de  cabrioles  et  de  sauts  de  carpe. 
Hop!... 

ROSE-DE-NOEL,  entrant  ensuite. 

Tiens!  je  croyais  que  M.  Salvator  était  ici. 

pÉTncs. 
Oh  !   la  charmante   enfant  !   Mais   regardez   donc ,   mes- 
sieurs ! 

JEAN  ROBERT,  a  la  rue  de  la  Brocante. 
Oh!  l'horrible  sorcière  !  Messieurs,  ne  regardez  pas! 

LA   BROCANTE. 

Que  désirent  ces  messieurs?  Veulent-ils  savoir  le  passé,  le 
présent,  l'avenir?  s'ils  ont  des  héritages  à  attendre,  s'ils  fe- 
ront un  beau  mariage,  s'ils  auront  de  nombreux  enfants? 
C'est  trois  francs  le  grand  jeu,  et  trente  sous  le  petit. 

LUDOVIC. 

Merci,  la  vieille.  Nous  avons  oublié  le  passé;  nous  remer- 
cions Dieu  du  présent,  et  nous  ne  nous  inquiétons  pas  de  l'a- 
venir. Nous  aimons  nos  parents  jusqu'au  vingt-cinquième 
degré,  et,  par  conséquent,  ne  sommes  pas  pressés  d'hériter 
d'eux.  Non,  Brocante,  ma  mie;  ce  que  nous  voulons  voir,  ce 
que  novs  voulons  entendre  surtout,  c'est  cette  cliarmante  en- 
fant. 


48  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

LA   BROCANTE. 

Que  voulez-vous  qu'elle  chante?   la  complainte  de  Mon- 

Ubello  : 

Braves  Français,  versons  des  larmes... 

LUDOVIC. 

Merci!  j'ai  été  bercé  avec  cela. 

LA   BIIOCANTE. 

La  chanson  de  la  Colonne,  de  M.  Emile  Debraux  : 
Salut,  monument  gigantesque  I 

LUDOVIC. 

Non!...  Aie  donc  une  idée  Jean  Robert,  toi,  qui  es  poëte. 

JEAN   ROBERT. 

Peut-on  lui  parler,  à  Rose-de-Noël? 

LA    BROCANTE. 

£;>ns  doute. 

PÉTRUS. 

Dérange-laie  moins  possible;  je  la  croque.  C'est  tout  à 
fait  ma  Mignon. 

RABOLIN. 
Entends-tn,  Rose-dc-Noël?  il  te  croque!  (Regardant  le  carnet  da 
Pétrus.)  Ah!  c'est  que  c'est  elle,  tout  de  même! 

JEAN   ROBERT. 

Écoutez,  ma  belle  enfant! 

ROSE-DE-NOEL. 

J'écoule,  monsieur. 

JEAN   ROBERT. 

Est-ce  que  vous  ne  sauriez  pas  quelque  vrai  chant  de  la 
Bohême,  quelque  chose  d'original  et  de  poétique  à  la  fois^ 
quelque  hymne  de  Kœrner,  quelque  ballade  d'Uhland,  quel- 
que passage  de  Shakspeare. 

ROSE-DE-NOEL. 

En  allemand,  en  anglais,  en  français? 

JEAN    ROBERT. 

Comment!  mon  enfant,  vous  parlez  trois  langues? 

LA    BIIOCANTE. 

Dieu  merci!  on  n'a  rien  négligé  pour  son  éducation. 

BABOLIN. 

Oh!  la  mère?  avec  cela  qu'elle  a  coûté  cher,  son  éducation», 
c'est  comme  la  mienne.  Dis  donc,  Rose-de-Noël,  la  Brocante 


LES    MOilICANS    DE    PARIS  43 

qui  parle  de  l'éducalion  qu'elle  nous  a  donnée;  si  cela  ne  fait 
pas  frrrémir  ! 

ROSE-DE->'OEL. 

Voulez-vous  la  Marguerite  au  rouet,  de  Faust  f 

BABOLIN. 

Oui,  la  Marguerite. 

ROSE-DE-NOEL. 

Voulez-vous  le  Vieux  Chevalier,  d'Uhland? 

BABOLIN. 

Va  pour  le  Vieux  Chevalier. 

ROSE-DE-NOEL. 

Voulez-vous  la  Reine  3Iab,  de  Shak>peare? 

JEAN   ROBERT. 

Vous  savez  la  Reine  Mah? 

ROSE-DE-.NOEL. 

Oui  ;  c'est  M.  Salvator  qui  l'a  traduite  pour  moi,  et  qui  me 
l'a  donnée. 

JEAN   ROBERT. 

Comment!  il  fait  des  vers,  notre  commissionnaire  de  la 
rue  aux.  Fers? 

ROSE-DE-NOEL. 

11  fait  ce  qu'il  veut. 

LUDOVIC. 

C'est  quelque  prince  déguisé  ? 

PÉTRUS. 

Imbécile!  il  ne  ferait  pas  de  vers. 

JEAN    ROBERT. 

La  Reine  Mah!  Je  ne  suis  pas  fâché  d'entendre  des  vers  de 
commissionnaire. 

BABOLIN. 

Va  pour  la  Reine  aimable  ! 

LUDOVIC. 

La  Reine  Mah  !  la  Reine  Mah  ! 

JEAN   ROBERT,  donnant  la  répliqae. 
Qu'est  cette  reine  Mab? 

ROSE-DE-NOEL. 

L'accoucheuse  des  fées... 
Quand  s'éteignent  du  jour  les  rumeurs  étouffées, 
Que  l'oiseau  de  la  mort  pousse  son  cri  plaintif. 
Grosse  comme  une  agate  à  l'index  d'un  chérif. 


50  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

S'emparant  de  la  nuit,  domaine  des  fantômes, 

Sur  un  char  attelé  d'invisibles  atomes, 

A  travers  notre  monde  à  son  pouvoir  soumis. 

Elle  passe  en  jouant  sur  les  fronts  endormis. 

Impalpables  rayons  qu'un  brin  d'herbe  renoue. 

Les  pattes  d'un  fauciieux  de  son  char  font  la  roue; 

Les  harnais  sont  tissus  de  l'humide  clarté 

Que  la  lune  répand  sur  le  lac  argenté; 

Une  verte  cigale,  incessante  crécelle, 

Donna,  pour  la  couvrir,  la  gaze  de  son  aile; 

Une  noisette  en  fit  la  caisse;  le  charron 

Est  l'écureuil  rongeur  ou  quelque  vieux  ciron 

Carrossier  du  pays  de  la  mélaiKorphose, 

Où  tient  Titania  sa  cour,  dans  une  rose. 

Parmi  les  moucherons,  pour  cocher,  elle  a  pris 

Un  cousin  bourdonnant,  vêtu  de  velours  gris; 

Son  fouet,  qu'il  tient  plus  fier  qu'un  Suisse  sa  flauiberge. 

Est  fait  d'un  os  de  guêpe  et  d'un  fil  de  la  Vierge. 

C'est  dans  cet  appareil  que,  la  nuit,  galopant, 

Elle  passe  rapide  à  nos  cerveaux  frappant. 

Alors,  solliciteur  à  l'échiné  courbée. 

Joueuse,  du  côté  des  quarante  ans  tombée. 

Songent,  l'un  qu'il  reçoit  la  clef  de  chambellan, 

Et  l'autre  qu'elle  abat  un  éternel  brelan. 

Chacun  voit,  du  destin  remplissant  la  lacune, 

A  ses  désirs  secrets  sourire  la  Fortune; 

Tout  rêveur  en  revient  à  ses  pensers  du  jour  : 

L'avare  rêve  argent,  l'amoureux  rêve  amour; 

L'ivrogne  en  son  cellier,  les  vendanges  rentrées; 

Le  marin,  le  voyage  aux  lointaines  contrées; 

L'auteur,  que  le  public  applaudit  son  succès; 

Le  procureur,  qu'il  met  la  main  sur  un  procès. 

Elle  souffle,  en  passant,  suc  la  bouche  gourmande 

D'un  chanoine  joufflu  qui  rêve  de  prébende, 

Se  repose  un  instant  sur  le  nez  d'un  soldat 

Qui  cherche  son  épée  et  rêve  de  combat. 

D'escarmouche,  d'assaut,  de  siège,  d'embuscade 

Et  de  tambours  battant  la  charge  ou  la  chamade. 

Il  s'éveille  en  bâillant,  s'étire  avec  elTorl, 

Pousse  un  ou  deux  jurons,  soupire  et  se  rendort... 

TOUS. 

Bravo  !  bravo  ! 

JEAN   ROBERT. 

Mais  c'est  un  poëte  que  M.  Salvator,  messieurs!  (il  prend 


LES    MOHICANS   DE    PARIS  51 

nne  soncoupe  et  fait  la  quêt«;  elle  produit  trois  louis.)  Tenez,  mon  en- 
fant, voilà  pour  vous! 

BAEOLIN. 

Trois  jaunets!  Dites  donc,  la  mère,  ça  vaut  mieux  que  le 
grand  jeu. 

PÉTRUS. 

Où  demeures-tu,  Brocante? 

LA    BP.OCANTE, 

Paie  Triperet,  no  8,  mon  ]y>n  monsieur, 

P^TRUS. 

C'est  bien  ;  voilà  tout  ce  que  je  voulais  savoir. 

LUDOVIC. 

Qu'as-tu  à  faire  chez  la  Brocante? 

PÉTRUS. 

J'ai  à  11:0  faire  faire  le  grand  jeu. 

LUDOVIC. 

Et  maintenant,  Brocante,  si  j'ai  un  conseil  à  te  donner, 
comme  médecin,  c'est  de  rentrer,  de  faire  coucher  cette  en- 
fant-là, et  de  la  tenir  bien  chaudement;  elle  n'est  pas  d'une 
forte  santé,  ta  fille. 

BABOLIN. 

Entends-tu,  Brocante?  c'est  la  même  histoire  que  te  répète 
sans  cesse  M.  Salvator. 

LA   BROCA.NTE. 

C'est  bien;  on  y  veillera.  Venez,  petits  amours! 

JEAN    ROBERT. 

Garçon,  la  carte  ! 

(Rose-de-Xoél,  la  Brocante  et  Babolio  sortent.) 
ROSE-DE-NOEL,  en  croisant  le  Garçon. 
Vous  n'avez  pas  vu  M.  Salvator? 

LE    GARÇON. 

Non,  mademoiselle  Rose-de-Noël,  non. 


52       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SCÈNE  X 

Les  Mêmes,  hors  ROSE -DE -NO  EL,  LA  BROCANTE  et 
BABOLIN. 


JEAN    ROBEUT 

La  carte  ! 

LE   GARÇON. 

Voilà  ! 

JEAN    ROBERT. 

Trente-cinq  francs  six  douzaines  d'huîtres,  six  côtelettes, 
une  omelette  et  trois  bouteilles  de  chablis  ? 

LE    GARÇON. 

Plus,  une  table  et  deux  chaises  cassées. 

JEAN    ROBERT. 

C'est  juste...  En  voilà  quarante;  la  différence  est  pour  le 
garçon. 

PÉTRUS. 

Eh  bien,  es-tu  content  de  ta  nuit,  Jean  Robert? 

JEAN    ROBERT. 

Avouez  qu'il  y  a  eu  un  moment  où  vous  auriez  autant 
aimé  être  au  Rocher  de  Cancale  que  chez  Bordier? 

LUDOVIC. 

Ma  foi,  je  l'avoue.  Et  toi,  Pétrus? 

PÉTRUS. 

Non,  attendu  qu'au  Rocher  de  Cancale,  je  n'eusse  pas  vu 
Rose-de-Noël,  et  que,  grâce  à  Rose-de-Noël,  mon  tableau  de 
Mignon  est  fait. 

JEAN   ROBERT. 

Tu  vas  t'y  mettre? 

PÉTRUS. 

Dès  demain. 

LUDOVIC. 

El  le  portrait  de  mademoiselle  de  Valgeneuse? 

PÉTRUS. 

Les  deux  choses  marcheront  ensemble}  l'une  est  du  mé- 
tier, l'autre  de  l'art. 

JEAN    ROBERT. 

Et  quand  pourrons-nous  voir  l'esquisse? 


LES   MOHICANS   DE   PARIS  53 

PÉTKUS. 

Dans  trois  jours,  à  deux  heures  de  l'après-midi,  dans  mon 
atelier,  rue  de  l'Ouest. 

LUDOVIC,  mnnlrant  le  Turc. 

Si  nous  rendions  à  ce  brave  liomme  le  service  de  le  réveil- 
ler avant  de  partir  ? 

JEAN    ROBERT. 

Pour  quoi  faire?  11  rêve  qu'il  est  dans  le  paradis  de  5Iaho- 
met;  laissons-le  rêver;  les  houris  sont  rares  ! 

(On  entend  le  chant  da  coq.) 
PÉTRUS,  sortant. 

Tiens,  voilà  le  coq  qui  chante  ! 

JEAN    ROBERT. 

Ce  qui  prouve  qu'il  est  deux  heures  du  matin. 

(Ils  sortent.) 

SCÈNE  XI 

SALVATOR,  M.  JACRAL,  feignant  tonjours  de  dormir. 
SALVATOR,  entrant  et  allant  à  M.  Jackal. 

Maintenant,  monsieur  Jackal,  vous  pouvez  vous  réveiller, 
ôter  votre  faux  nez,  mettre  vos  lunettes,  et  prendre  votre 
prise  de  tabac  :  celui  que  vous  attendez  ne  viendra  point. 
U.  JACKAL,  levant  la  tête,  mettant  ses  lunettes,  et  ouvrant  sa  tabatière, 
dont  il  offre  une  prise  au  Commissionnaire. 

En  usez-vous,  monsieur  Salvatcr? 

SALVATOR. 

Jamais! 

M.   JACKAL. 

Allons,  je  suis  battu. 

SALVATOR. 

Consolez-vous,  il  n'y  a  que  les  gens  forts  qui  avouent  ces 
choses-là. 

M.  JACKAL. 

Parce  qu'ils  espèrent  prendre  leur  revanche. 

SALVATOR,  au  moment  de  sortir. 

Après  vous...  A  tout  seigneur  tout  honneur! 


54       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 


TROISIÈME   TABLEAU 

L'atelier  de  Pétrus.  —  Atelier  de  la  plus  grande  élégancej  avec  trophée» 
d'armes,  tableaux,  etc.,  etc. 


SCÈNE  PREMIERE 

PÉTRUS,  SUZANNE,  LORÉDAN. 

Sczanne  pose  sur  une  estrade;  Lorédan  s'amuse  avec  uq  fleuret;  Jean  Robert, 
assis,  crayonne  des  vers  sur  un  carnet. 

PÉTRUS. 

C'est  avec  le  plus  profond  regret,  mademoiselle,  que  je  vous 
annonce  que  notre  séance  sera  abrégée  aujourd'hui. 

SUZANNE. 

Et  pourquoi  notre  séance  sera-t-elle  abrégée  aujourd'hui, 
s'il  vous  plaît,  maître  Van  Dyck?... 

PÉTRUS. 

Parce  que  je  vous  attendais  hier,  et  non  pas  aujourd'hui. 

SUZANNE. 

Que  voulez-vous!  hier,  je  n'ai  pas  pu  venir...  Ah!  vous 
croyez  donc  que  les  pensionnaires  de  madame  AdrienneDes- 
marest  sont  libres  comme  les  élèves  de  M.  Gros  on  de  31.  Ho- 
race Vernet?  Non;  sachez  ceci,  monsieur,  que  la  renommée 
eût  dû  vous  apprendre  :  C'était  hier  la  fête  de  Madame, 
comme  on  dit  à  Vanvres,  et  il  nous  était  enjoint  d'être  dans 
l'iillégresse,  sous  peine  de  punition  ;  on  a  dîné  en  famille, 
av.c  trois  extras:  des  choux  dans  le  potage,  du  pprsil  autour 
du  bœuf,  et  des  œufs  dans  la  salade  ;  on  a  porté  la  santé  de 
Madame  avec  du  vin  d'Argenteuil,  et  l'on  est  allé,  pour  des- 
sert, se  promener  à  pied  à  la  lanterne  de  Diogène,  avec  per- 
mission de  cueillir  des  marguerites,  mais  défense  de  les 
effeuiller  en  leur  faisant  dire  la  bonne  aventure.  IS'ous  nous 
sommes  bien  amusées,  allez!... 

PÉTRUS. 

Vous  seriez-vous  beaucoup  plus  amiir.L'c  ici? 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  55 

SUZANNE. 

Je  le  crois  bien  !  d'abord,  je  vous  trouve  charmant. 

PÉTRUS,   à   Lorédan. 

Vous  entendez,  monsieur  le  comte,  mademoiselle  votre 
sœur  me  fait  une  déclaration, 

Lor.ÉDÂ:^. 

Laissez-la  faire,  et  ne  croyez  pas  un  mot  de  ce  qu'elle 
vous  dira;  Suzanne  est  la  plus  grande  coquette  que  Je  con- 
naisse. 

SUZANNE. 

Mais  attendez  donc  que  je  vous  dise  pourquoi  je  vous 
trouve  charmant. 

PÉTRUS, 

Ah  !  il  y  a  un  pourquoi  ? 

SUZA.\.\E. 

Bon  !  Croyez-vous  que  ce  soit  parce  que  vous  vous  appelez 
Pierre  de  Courtenay;  croyez-vous  que  ce  soit  parce  que  votre 
oncle,  le  marquis  Herbel,  vous  laissera  cinquante  mille 
livres  de  rente;  croyez-vous  que  ce  soit  parce  que  vous  vous 
habillez  chez  le  meilleur  laillcur  de  Paris,  que  je  vous  trouve 
charmant?  Non;  c'est  parce  que  vous  me  permettez  de  re- 
muer en  posant;  c'est  parce  que  ?.I,  Ludovic,  votre  ami,  me 
donne  de  la  poudre  pour  mes  dents  et  de  l'opiat  pour  mes 
lèvres  ;  c'est  enfin  parce  que  ]\I.  Jean  Robert  est  d'une  conver- 
sation très-agréable,  quand  il  ne  fait  pas  de  vers.,.  Monsieur 
Jean  Robert! 

JEAN    ROBERT. 

Mademoiselle? 

SUZANNE. 

Pour  qui  faites-vous  des  vers,  s'il  vous  plaît? 

JEAN   ROBERT. 

Pour  une  bohémienne,  mademoiselle. 

SUZANNE. 

Comment,  pour  une  bohémienne?  Vous  connaissez  des  bo- 
hémiennes? 

JEAN   ROBERT. 

Quand  on  est  auteur  dramatique,  il  faut  tout  connaître. 

SUZANNE. 

Mon  très-cher  frère  Lorédan,  feiites-moi  le  plaisir  de  lire, 
par-dessus  l'épaule  de  M.  Jean  Robert,  les  vers  qu'il  fait,  et, 


56       THÉÂTRE  COMPLET  d'ALEX.  DUMAS 

s'ils  peuvent  se  dire  à  une  personne  encore  en  pension,  dites- 
les-moi... 

PÉTRUS. 

Seriez-vous  assez  bonne  pour  vous  tourner  un  peu  plus  à 
droite,  mademoiselle  ?  Je  voudrais  voir  l'œil  gauche, 

SUZANNE. 

N'oubliez  pas  mon  signe,  c'est  ce  que  j'ai  de  mieux  dans 
le  visage. 

PÉTRUS. 

Vous  faites  bon  marché  du  reste  ! 

LORÉDAN. 

Ils  sont  charmants,  les  vers  de  M.  Jean  Robert  ! 

JEAN    ROBERT. 

Seulement,  vous  saurez  qu'ils  ne  sont  pas  de  moi. 

SUZANNE. 

Et  de  qui  sont- ils? 

JEAN    ROBERT. 

De  Goethe.  Connaissez-vous  le  roman  de  Wilhelm  Meis- 
ter? 

SUZANNE. 

Une  jeune  fille  qui  s'appelle  mademoiselle  de  Valgeneuse, 
et  qui  est  en  pension  chez  madame  Dcsmarest,  ne  lit  pas  de 
romans,  monsieur,  et  ne  connaît  pas  Wilhelm  Melster.  Est-ce 
que  c'est  la  chansojA  de  Mignon,  par  hasard,  que  vous  tra- 
duisez? 

JEAN    ROBERT. 

Justement  !  mais,  si  vous  ne  connaissez  pas  le  roman, 
comment  connaissez-vous  la  chanson  ? 

SUZANNE. 

Qui  ne  connaît  pas  la  chanson  Kennst  du  das  Land?... 
Lisez-nous  votre  traduction,  monsieur  Jean  Robert,  que  je 
voie  si  elle  est  exacte. 

JEAN    ROBERT. 

Je  ne  demanderais  pas  mieux;  mais  il  s'en  faut  dos 
quatre  derniers  vers  qu'elle  ne  soit  finie. 

SUZANNE. 

Finissez  vos  quatre  derniers  vers,  et,  pendant  ce  temps, 
M.  Pélrus  m'expliquera  pourquoi  il  ne  peut  aujourd'hui 
m'accorder  que  l'honneur  d'une  demi-séance. 


¥ 


I 


LES    M0HICAN3    DE    PARIS  57 

PÉTRUS. 

Parce  que  j'attends,  à  une  heure,  cette  même  bohémienne 
pour  laquelle  Jean  Robert  fait  des  vers... 

SUZA>'NE. 

Une  vraie  bohémienne? 

PÉTHUS. 

Oh  !  quant  à  cela,  il  n'y  a  pas  à  s'y  tromper? 

SUZANNE. 

Y  a-t-il  un  roman  là-dessous,  et  faut-il  y  prendre  intérêt? 

PÉTRUS. 

Pour  nous,  jusqu'aujourd'hui,  l'histoire,  ou  plutôt  ce  que 
nous  en  savons,  est  très-simple. 

SUZANNE. 

On  peut  la  connaître? 

PÉTRUS. 

Parfaitement. 

SUZANNE. 

Dites;  j'écoute...  Quel  malheur  que  M.  Jean  Robert  n'ait 
pas  fini  sa  chanson!  Il  nous  eût  fait  en  un  instant,  de  cette 
histoire  très-simple,  un  drame  très-compliqué. 

JEAN   ROBERT. 

Pétrus,  donne-moi  une  rime  à  bien-aîmé\  je  suis  stupide, 
aujourd'hui. 

SUZANNE. 

Charmé. 

JEAN   ROBERT. 

Merci,  mademoiselle. 

PÉTRUS. 

Il  faudra,  vous  le  voyez,  que  vous  vous  contentiez  de  ma 
narration. 

SUZANNE. 

Avez-vous  remarqué  que,  si  le  roi  Louis  XIV  avait  failli 
attendre,  moi,  j'attends... 

PÉTRUS. 

Imaginez-vous  que,  mardi,  au  beau  milieu  du  bal  de  l'O- 
péra, il  nous  a  pris,  à  Ludovic,  à  Jean  Robert  et  à  moi,  la 
sotte  idée  d'aller  souper  dans  un  cabaret  de  la  Halle. 

SUZANNE. 

Comment  dites-vous  celai* 

PÉTRDS. 

Dans  un  cabaret. 


58       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SUZAiNNE. 

De  la  Halle  ? 

PÉTRUS. 

De  la  Halle. 

SUZANNE. 

Je  VOUS  en  fais  mon  compliment. 

LORÉDAN. 

C'était  très-bien  porté  du  temps  de  la  Régence. 

SUZANNE. 

Oui;  mais,  l'an  de  grâce  1827,  sous  Sa  Majesté  Charles  X... 

LORÉDAN. 

Je  suis  bien  fâché  de  n'avoir  pas  su  cela,  j'y  serais  allé  avec 

vous. 

SUZANNE. 

Fi  donc  !...  Et  dans  ce  cabaret? 

PÉTRUS. 

D'après  l'opinion  que  vous  manifestez,  je  ne  sais  si  je  dois 
continuer. 

SUZANNE. 

Allez  donc!  mais  cela  m'intéresse  infiniment.  Seulement, 
je  trouve  qu'il  y  a  des  longueurs  dans  votre  histoire... 

PÉTRUS. 

Je  me  hâte  vers  le  dénoûment.  Dans  ce  cabaret,  nous  avons 
rencontré  une  petite  bohémienne  ravissante. 

SUZANNE. 

Les  bohémiennes  sont  toujours  ravissantes  pour  les  pein- 
tres ;  il  n'y  a  que  les  femmes  du  monde  qui  soient  laides. 

PÉTRUS. 

Vous  ne  pouvez  pas  dire  cela  pour  moi,  mademoiselle  ;  de- 
puis que  j'essaye  de  faire  votre  portrait,  je  ne  me  plains  que 
d'une  chose,  c'est  que  vous  soyez  trop  jolie  I 

SUZANNE. 

Dois-je  me  lever  et  vous  faire  la  révérence? 

PÉTRUS. 

On  ne  fait  la  révérence  qu'aux,  mensonges. 

SUZANNE. 

Donc,  vous  avez  rencontré  une  petite  bohémienne  ravis 
santé  ? 

PETRUS. 

Qui  chantait,  qui  dansait,  qui  disait  des  vers;  le  vrai  type 
de  Jlignon. 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  59 

SUZANNE. 

Et  ccln  VOUS  a  monté  la  tète,  et  vous  avez  résolu  de  faire  uu 
tableau  ? 

PÉTROS. 

Justement  ! 

SUZANNE. 

Et  c'est  elle  qui  vient  poser  aujourd'hui? 

PÉTRDS. 

C'est  elle! 

SUZANNE. 

De  sorte  que  c'est  tout  simplement  cette  petite  vagabonde 
qui  m'écorne  ma  séance? 

PÉTRCS. 

La  pauvre  enfant  y  gagnera  un  louis,  plus  peut-être  qu'elle 
ne  gagne  en  un  mois. 

SUZANNE. 

Et  elle  vient  toute  seule  comme  cela,  chercher  son  louis? 

PÉTRUS. 

Non  pas,  au  contraire  !  elle  est  cousue  à  la  jupe  de  ma- 
dame sa  mère,  une  horrible  sorcière,  nommée  la  Brocante, 
qui  lire  les  cartes  et  qui  dit  la  bonne  aventure,  sans  compter 
un  jeune  frère  qui  nourrit  l'ambitieuse  perspective  d'être  un 
,     jour  clown  chez  Franconi. 

SUZANNE. 

Tiens!  tandis  que  vous  peindrez  la  fille,  je  me  ferai  dire 
la  bonne  aventure  par  la  mère. 

LORÉDAN. 

C'est  une  idée,  cela  ! 

PÉTRUS. 

Eh  bien,  mais  que  dira  madame  Desmarest,  qui  ne  veut 
pas  que  l'on  interroge  même  les  marguerites? 

SUZANNE . 

Je  ne  suis  pas  ici  en  pension  ;  je  suis  sous  la  garde  et  la 
responsabilité  de  monsieur  mon  frère. 

LORÉDAN. 

Et  je  permets  la  bonne  aventure. 

(On  frappe  à  la  porte.) 
SUZANNE. 

Est-ce  votre  bohémienne? 


60  THÉÂTRE   COMPLET  d'âLEX.   DUMAS 

PÉTRUS. 

Je  ne  crois  pas.   C'est  la  manière  de  frapper  de  Ludovic. 
Peut-il  entrer? 

SUZANNE. 

Je  le  crois  bien  !,.,  Entrez  ! 


SCENE  II 
Les  Mêmes,  LUDOVIC. 

LUDOVIC,  entrant  et  s'avançant  vers  Suzanne. 
Mademoiselle,  quoique  je  n'espérasse  point  vous  rencon- 
trer ici,  je  vais  vous  prouver  que  j'avais  exécuté  vos  ordres. 
Voici  de  la  poudre  pour  vos  dents  et  de  l'opiat  pour  vos 
lèvres. 

SUZANNE. 

Monsieur  Ludovic,  je  vous  promets  d'être  votre  cliente  tant 
que  je  me  porterai  bien. 

LUDOVIC. 

Et  si  vous  tombez  malade  ? 

SUZANNE. 

Les  convenances  exigeront  que  l'on  aille  chercher  un  vieux 
docteur  de  soixante  et  dix  ans  qui  me  tuera,  ces  mêmes  con- 
venances ne  permettant  pas  qu'un  médecin  de  vingt-cinq 
ans  soigne  une  malade  de  dix-neuf, 

LUDOVIC. 

Bon  !  vous  ferez  enrager  les  convenances  en  vous  portant 
bien.  (APétrus.)  Mon  cher  Pélrus,  j'ai  vu  venir  de  loin  et  je 
viens  d'entendre  s'arrêter  à  la  porte,  un  fiacre  qui  m'a  bien 
l'air  d'avoir  l'honneur  de  vaiiurer  mademoiselle  Rose-de- 
Noël  et  sa  respectable  famille. 

SUZANNE. 

Elle  s'appelle  Rose-  de-Noël  ? 

PÉTRUS. 

Oui;  vous  ne  trouvez  pas  le  nom  joli.' 

SUZANNE. 

Si  fait. 

PÉTRUS. 

C'étaient  bien  eux;  je  les  entends  qui  moiUeut,  Excusez- 
moi,  mademoiselle. 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  61 

SUZANNE. 

Vous  n'allez  pas  nous  priver,  je  l'espère,  de  la  ravissante 
personne  ? 

PÉTRIS. 

Au  contraire,  je  lui  ai  fait  faire  nn  costume  à  mon  goût, 
lequel  costume  l'attend  dans  la  chambre  voisine,  et  je  vais 
vous  la  montrer  dans  toute  sa  splendeur. 

SCÈNE  III 
Les  Mêmes,  hors  PÉTRUS. 

SUZANNE. 

Eh  bien,  ces  vers,  sont-ils  enfin  terminés,  monsieur  Jean 
Robert? 

JEAN   ROBERT. 

Hélas!  oui,  mademoiselle. 

SUZANNE. 

Pourquoi  hélas  ? 

JEAN    ROBERT. 

Parce  qu'ils  ne  sont  pas  bons. 

LORÉDAN. 

Taisez -vous!  ils  sont  charmants. 

LUDOVIC. 

Auquel  des  deux  croire  ? 

SUZANNE. 

Donnez  !  et  je  vous  prom 'ts  un  jugement  qui,  en  impar- 
tialité, égalera  ceux  du  roi  Salomon. 

LUDOVIC. 

Nous  écoutons  ! 

JEAN    ROBERT. 

Vous  savez,  c'est  la  chanson  de  Mignon. 

SUZANNE. 
Nous  savons.  (Lisant.) 

Connais-tu  le  pays  où  les  citrons  fleurissent. 
Où  l'orange  jaunit  sous  son  feuillage  vert. 
Où  les  jours  sont  de  flamme,  où  les  nuits  s'attiédissent. 
Où  règne  le  printemps  en  exilant  l'hiver?... 
Ce  doux  pays  où  croît  le  myrte  solitaire, 
Où  le  laurier  grandit  dans  un  air  embaumé, 
XXIV.  4 


62       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

Dis-moi,  le  connais-tu  ?  Non  ?  Eli  bien,  c'est  la  terre 
Où  je  veux  retourner  avec  toi,  bien-aimé! 

Connais-tu  la  maison  où  s'ouvrit  ma  paupière. 
Où  ces  dieux  de  granit  qui  faisaient  mon  effroi, 
En  me  voyant  rentrer,  de  leurs  lèvres  de  pierre. 
Murmurèrent  :  «  Enfant,  qu'avait-on  fait  de  toi?  » 

Hosc-do-Noël,  dans  le  cistume  de  Mignon,  ouvre  la  porte  et  entre,  poussée 
par  Pétrus,  puis  s'arrête,  écoutant;  Suzanne  ne  l'a  point  vue,  et  continue. 
Baboiin  et  la  Brocante  entrent  aussi.) 

Chaque  nuit,  comme  un  phare,  en  mon  rêve  étincelle 
Sa  vitre  qui  s'allume  au  couchant  enflammé. 
Celte  maison,  dis-moi,  la  connais-tu?  C'est  celle 
Où  j'aurais  voulu  vivre  avec  loi,  bien-aimé  ! 

Connais-tu  la  montagne  où  l'avalanche  brille. 
Où  la  mule  chemine  en  un  sentier  brumeux, 
Où  l'antique  dragon  rampe  avec  sa  famille, 
Où  bondit  sur  les  rocs  le  torrent  écumeux  ? 
Cette  montagne,  il  faut  la  franchir  dans  la  nue; 
Car  c'est  de  son  sommet  que  le  regard  charmé 
Découvre  à  l'horizon  la  terre  bien  connue 
Où  je  voudrais  mourir  avec  toi,  bien-aimé  1 


SCENE  IV 
Les  Mêmes,  ROSE-DE-NOEL,  LA  BROCANTE,  BABOLIN. 

ROSE-DE-NOEL. 

Oh!  c'est  Mignon!  c'est  la  chanson  de  Mignon!...  Oh*! 
mademoiselle,  pour  l'amour  de  Dieu,  donnez-la-moi  ;  je  l'ai 
eittendu  chanter  en  Allemagne,  quand  j'étais  toute  petite,  et 
je  n'ai  jamais  pu  la  retrouver  depuis. 

(Suzanne  la  lui  donne.) 
PÉTRUS. 

RIaintenant,  ma  gentille  Ro.se-de-Noël,  voulez-vous  venir 
poser  pour  Mignon  i* 

ROSE-DE-NOEL. 

Pour  Mignon?  Je  crois  bien  que^a  le  veux! 

^ttrus  lui  fait  prendre  une  pose  convenable.) 


LES    MO  HIC  ANS    DE    PALIS  63 

BABOLIN. 

Ah  !  je  veux  que  l'on  me  fasse  mon  portrait  aussi,  moi! 

LA   BROCANTE. 

Monsieur  Babolin,  la  socictc  où  nous  nous  trouvons  n'étant 
point  de  celles  que  vous  avez  l'habitude  de  fréquenter,  vous 
allez  me  faire  le  plaisir  d'aller  m'atteadre  sur  le  carré, 

BABOLIN. 

Mais  puisque  Rose-de-Xoël  y  reste,  dans  votre  société, 
pourquoi  donc  que  je  ne  puis  pas  y  rester,  moi? 

LA    BROCANTE. 

Parce  que  Rose-de-Noël  est  une  artiste  ! 

BABOLIN. 

Je  ne  suis  donc  pas  un  artiste?,..  En  voilà  du  nouveau  ! 

(Il  sort  en  gronmielant,) 

SCÈNE  V 

Les  Mêmes,  hors  BABOLIN. 

LORÉDAN,   à  sa  sœur. 
Sais-tu  qu'elle  est  vraiment  charmante,  cette  enfant? 

SUZANNE. 

Ne  vas-tu  pas  en  devenir  amoureux,  toi  aussi  ? 

LORÉDAN. 

Pourquoi  pas? 

SUZANNE. 

Dites-donc,  madame  Brocante!...  C'est  votre  nom,  n'est-ce 
pas,  je  crois? 

LA   BROCANTE. 

Pour  vous  servir,  ma  belle  demoiselle. 

SUZANNE. 

On  m'assure  que  vous  dites  la  bonne  aventure. 

LA   BROCANTE. 

C'est  mon  état. 

SUZANNE. 

Et  de  quelle  façon  dites-vous  la  bonne  aventure  ? 

LA   BROCANTE. 

De  toutes  les  façons  :  avec  les  cartes,  au  marc  de  café,  dans 
la  main,  et  infaillible!  Mademoiselle  Lenormand  était  ma 
tante;  vous  savez  celle  qui  a  prédit  à  madame  de  Beauhar- 
uais... 


64  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

LORÉDAN. 

Qu'elle  monterait  sur  le  troue,  connu! 

PÉTRUS,   satisfait  de  la  pose  de  Rose-de-Noël. 
C'est  charmant  comme  cela,  n'est-ce  pas,  Jean  Robert  ? 

JEAN   ROBERT. 

Charmant!... 

SUZANNE,  qui  a  tiré  son  gant. 
Voici  ma  main,  bonne  femme. 

LUDOVIC,   à  Suzanne. 
Est-il  permis  d'écouter  ? 

SUZANNE. 

Oui,  à  ceux  qui,  comme  moi,  veulent  perdre  leur  temps. 

LA   BROCANTE. 

Que  désirez-vous  savoir  ?  le  passé,  le  présent  ou  l'avenir  ? 

LUDOVIC. 

Vous  voyez,  vous  avez  le  choix... 

SUZANNE. 

Que  me  conseillez-vous  ? 

LUDOVIC. 

L'avenir!  A  votre  âge,  on  n'a  point  de  passé. 

SUZANNE. 

C'est  ce  qui  vous  trompe,  j'en  ai  un,  et  je  veux  qu'on  me 
le  dise.  Voyons  mon  passé. 

LA   BROCANTE. 

Hum  !  main  aristocratique,  longue,  fine,  sans  nœuds  aux 
phalanges,  ongles  étroits,  main  de  duchesse,  main  oisive, 
main  prodigue  ! 

SUZANNE. 

Dois-je  prendre  tout  cela  pour  des  compliments? 

LA   BROCANTE. 

Je  croyais  que  vous  demandiez  des  vérités. 

SUZANNE. 

Continuez. 

LA    BROCANTE. 

Vous  êtes  riche,  très-riclie... 

SUZANNE. 

La  -belle  nouvelle  !  vous  avez  vu  mon  cocher  et  ma  voiture 
à  la  porte. 

LA   BROCANTE. 

Quoique  riche,  vous  êtes  ambitieuse  de  fortunej  quoique 
noble,  vous  êtes  ambitieuse  d'honneurs. 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  C5 

SUZANNE. 

Eh  !  ceci  est  assez  vrai. 

LUDOVIC. 

Vous  avouez  l'ambition? 

SUZANNE. 

Ah!  je  suis  très-franche. 

LA   BROCANTE. 

Vous  avez,  il  y  a  un  an  ou  dix-huit  mois,  perdu  un  grand 
parent. 

SUZANNE. 

Ceci  est  vrai  tout  à  fait  !  (Montrant  son  frère.)  C'est  alors  que 
j'épousai  monsieur,  n'est-ce  pas  ? 

LA  BROCANTE,   à   LoréJan. 

Donnez-moi  votre  main,  s'il  vous  plait,  jeune  homme.  (Elle 
tire  une  loupe  de  sa  poche  et  regarde  la  main  à  la  loupe.)  Mail)  sem- 
blable, ligne  de  famille.  Vous  voulez  me  tromper,  mademoi- 
selle :  monsieur  n'est  point  votre  mari;  monsieur  est  un 
parent  très-proche,  votre  frère,  probablement! 

LORÉDAN. 

Que  dis-tu  de  cela,  Suzanne? 

LUDOVIC. 

Voilà  qui  devient  intéressant,  ce  me  semble. 

SUZANNE. 

C'est  justement  pour  cela  que  je  vous  rends  votre  liberté» 
messieurs. 

LUDOVIC 

Vous  nous  chassez  ? 

SUZANNE. 

Mais  à  peu  près. 

(Ludovic  salue  et  s'éloigne.) 
LORÉDAN. 

Est-ce  que,  par  hasard,  la  Brocante  serait  une  véritable 
sorcière?  Continuez... 

LA   BROCANTE. 

Dois-je  dire  tout  ce  que  je  vois  dans  la  main  ? 

SUZANNE. 

Tout. 

LA  BROCANTE. 

Mais  si  vous  vous  fâchez.'... 

SUZANNE. 

Je  ne  me  fâcherai  pas. 

4a 


66  THÉÂTRE   COMPLET  d'aLEX.  DUMAS 

LA   BROCANTE. 

Je  VOUS  disais  que,  quoique  riche,  vous  éliez  ambitieuse  de 
forlune;  que,  quoique  noble,  vous  étiez  ambitieuse  d'hon- 
neurs, et  j'allais  ajouter  que,  quoique  jeune  et  belle,  vous 
n'aviez  januiis  aime...  et  probablement... 

SUZANNE. 

Probablement?... 

LA   BROCANTE. 

^aimeriez  jamais? 

SUZANNE. 

A  quoi  voyez-vous  cela  ? 

LA   BROCANTE. 

La  ligne  du  cœur  est  à  peine  indiquée...  et  celle  de  tète 
coupe  la  main  en  deux. 

LORÉDAN,  riant. 
Allez,  allez,  la  mère  !  Vous  êtes  dans  le  vrai. 

SDZANNE,  à  Lorédan. 

Attends  !  (a  la  Brocante.)  Mais  peut-être  n'ai-jc  pas  aimé  parce 
que  je  n'ai  pas  été  aimée? 

LA   BROCANTE. 

Vous  avez  été  aimée,  au  contraire,  et  beaucoup!  Vous  avez 
été  aimée...  trop! 

SDZANNE. 

Est-ce  que  l'on  est  jamais  trop  aimée? 

LA   BROCANTE. 

Voulez-vous  que  nous  passions  au  présent? 

LORÉDAN. 

Non  pas;  le  passé  est  trop  intéressant.  Je  ne  savais  rien  de 
tout  cela,  moi  :  j'étais  en  voyage,  avec  mon  précepteur,  et  j'y 
suis  resté  cinq  ans...  Ma  sœur  donne  raison  à  la  maxime  de 
la  Rochefoucauld  ou  de  la  Bruyère,  je  ne  sais  plus  lequel  : 
«  Les  hommes  gardent  mieux  les  secrets  des  autres,  mais  les 
femmes  gardent  mieux  les  leurs.  » 

LA   BROCANTE. 

Je  préférerais  ne  pas  continuer,  ma  belle  demoiselle, 

SUZANNE. 

Et  pourquoi  cela? 

LA   BROCANTE. 

La  science  peut  se  tromper,  et,  alors,  on  dit  des  choses  qui 
déplaisent  aux  personnes. 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  67 

SUZANNE, 

Allons,  finissons-en  !  J'ai  éié  aimée  trop;  et  qu'est-ii  résulté 
de  cet  amour? 

LA   BROCANTE. 
Un  grand  malheur  !  (Le  frère  et  la  sœur  se  regardent.)  Une  mort! 
Voici  une  étoile  à  côté  de  la  ligne  de  vie. 

SUZANNE. 

Elî  bien,  que  veut  dire  cette  étoile? 

LA   BROCANTE. 

Je  puis  me  tromper,  mademoiselle,  songez-y  bien. 

LORÉDAN. 

Ma  sœur  te  demande  ce  que  veut  dire  cette  étoile? 

LA   BROCANTE, 

Cela  veut  dire... 

SUZANNE. 

Parle  donc! 

LA   BROCANTE. 

Eh  bien,  puisque  vous  le  voulez  absolument,  mademoi- 
selle, cela  veut  dire  que  quelqu'un  qui  vous  aimait  s'est  tue 
pour  vous  ! 

SUZANNE,  se  IcTanU 

Assez  ! 

LORÉDAN. 

Qu'en  dis-tu? 

SUZANNE. 

Je  dis  que  cette  femme  est  probablement  de  la  police. 

Donne-lui  un  louis,  et  qu'elle  s'en  aille, 

LA   BROCANTE. 

Sauf  votre  respect,  m;idemoiselle,  je  ne  puis  m'en  aller 
que  quand  31.  Pétrus  aura  fini  avec  la  petite  Rose-de-Noël. 

SUZANNE,  lui  donnant  nn  lonis. 

Tenez. 

LORÉDAN,  bas,  à  Suzanne. 
Voudrait-elle  parler  de  notre  cousin  Conrad? 

SUZANNE. 

Je  ne  sais  de  qui  elle  veut  parler. 

(Elle  ya  appuyer  son  front  au  carreau  de  la  fenêtre.) 


68       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SCÈNE  IV 

Les  Mêmes,  BABOLIN,  ouvrant  la  porte,  et  passant  sa  tête 
par  l'entre-bàillement. 

BABOLm. 

Pardon,  la  société!...  Lequel  de  tous  ces  messieurs  s'ap- 
pelle Jean  Robert  ? 

JEAN  ROBERT. 

Moi. 

BABOLIN. 

C'est  le  commissionnaire  de  la  rue  aux  Fers  qui  a  une  lettre 
pour  vous. 

JEAN    ROBERT. 


Salvator? 
Oui. 

Salvator  ! 
M.  Salvator 


BABOLIN. 

TOUS. 

ROSE-DE-NOEL,  joyeuse. 


JEAN  ROBERT,  à  Suzanne. 
Mademoiselle,  vous  me  demandiez  un  roman  tout  à  l'heure. 
J'ai  mieux  qu'un  roman  à  vous  offrir:  j'ai  une  énigme!  un 
commissionnaire  qui,  avant-hier  au  soir,  dans  le  cabaret  de  la 
Halle  dont  vous  parlait  Pétrus,  nous  a  sauvé  la  vie,  ou  à  peu 
près,  qui  a  des  façons  de  gentilhomme,  et  qui  fait  des  vers 
comme  Lamartine  !  Voulez-vous  qu'il  entre? 

SUZANNE. 

Bien  volontiers!  J'aime  assez  les  énigmes,  quand  je  ne  suis 
pas  forcée  de  les  deviner. 

PÉTRUS,  sans  quitter  sa  palette  et  son  pinceau. 

Cher  monsieur  Salvator,  faites-nous  donc  le  plaisir  d'en- 
trer. 

SCÈNE  V 

Les  Mêmes,  SALVATOR. 

SALVATOR,  de  la  porte. 
Monsieur  Jean  Robert,  je  n'ai  qu'une  lettre  à  vous  remettre; 
seulement,  on  m'a  fort  recommandé  de  ne  la  remettre  qu'à 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  69 

vous-même.  La  personne  viendra  chercher  la  réponse  chez 
vous,  à  cinq  heures,  ce  soir,  rue  de  l'Université.  3!aintenant 
que  ma  commission  est  faite  et  le  port  payé... 

SUZANNE. 

C'est  étrange  !  cette  voix... 

PÉTP.tJS. 

Mais  non,  non,  non  ;  nous  ne  vous  tenons  pas  quitte  ainsi. 
Entrez,  entrez  donc  ! 

LORÉDAN,   à  demi-voii. 
Voilà  bien  des  embarras  pour  un  commissionnaire! 

SUZANNE,   à  part,   en  apercevaQt  Salvator. 
Conrad  !... 

SALVATOR,  de  même,  en  apercevant  Suzanne. 
Suzanne!... 

ROSE-DE-NOEL. 

Bonjour,  monsieur  Salvator  ! 

SALVATOR. 

Bonjour,  mon  enfant. 

JEAN    ROBERT. 

Vous  ne  savez  pas  de  qui  est  cette  lettre  ? 

SALVATOR. 

Elle  ne  renferme  rien  de  fâcheux,  j'espère? 

JEAN    ROBERT. 

Non.  (A  Ludovic.)  Elle  est  de  ce  pauvre  moine  domiuicaia 
qui  a  été  en  pension  avec  nous. 

LUDOVIC. 

Dominique? 

PÉTRUS. 

Dominique!  celui  au  père  duquel  est  arrivé  cette  étrange 
et  terrible  affaire  !...  Comment  s'appelait-il  donc,  de  son  nom 
de  famille? 

LUDOVIC. 


Attends,  attends... 
Sarranti,  pardieu  ! 
Sarranti  ! 
Ou'as-tu  ? 
Rien  !  je  n'ai  rien  ! 


JEAN    ROBERT. 
ROSE-DE-NÛEL. 

SALVATOR. 
ROSE-DE-NOEL. 


70  THÉÂTRE   COMPLET  D'âLEX.    DUM\S 

LUDOVIC. 

Et  il  t'écrit?... 

JEAN   BOBERT. 

Pour  me  dire  qu'il  sera  chez  moi  aujourd'hui,  à  cinq 
heures  du  soir. 

SALVATOR. 

Comme  il  y  avait  pressée  sur  la  lettre,  et  que  j'ai  su  q-\e 
vous  étiez  ici,  je  suis  venu. 

JEAN   ROBERT. 

II  aura  besoin,  dit-il,  de  tonte  mon  amitié. 

LOr.ÉDAN,   cherchant  à  son  tour. 
Sarrnnti!  Sarranli!...  J'ai  entendu  parler  de  cela;  c'est  nu 
bonapartiste  qui  a  été  accusé  d'avoir  volé  cent  mille  écus  et 
tué  deux  enfants,  les  neveux  d'un  certain  M.  Gérard! 
ROSE-DE-NOEL,  mettant  la  main  sur  son  cœur. 
Ah!... 

LORÉDAN. 

L'affaire  a  fait  assez  de  bruit  pour  qu'on  s'en  souvienne. 

SUZANNE. 

M.  Gérard?  Je  le  connais!  un  saint  homme  qui  concourt 
pour  le  prix  Montyon. 

ROSE-DE-NOEL,   chancelant. 

Monsieur  Pétrus,  si  vous  permettiez... 

PÉTRUS. 

Qu'avez-vous,  mademoiselle  ? 

LA   BROCANTE, 

Qu'as-tu  ? 

ROSE-DE-NOEL. 

Je  ne  sais  si  c'est  cette  séance  qui  me  fatigue,  mais... 

PÉTRIÎ3, 

Brocante,  emmenez  votre  fille  dans  la  chambre  où  elle 
s'est  habillée,  vous  y  trouverez  de  l'eau,  du  sucre,  de  l'eau 
de  fleur  d'oranger... 

ROSE-DE-NOEL,  avec  prière. 

Ne  vous  en  allez  pas,  monsieur  Salvator. 

SALVATOR. 

Non,  sois  tranquille,  mon  enfant: 

BABOLIN,   cbalii. 
Ah  l  Rose-de-Noël  qui  se  trouve  mal  !  (S'asseyant  sur  le  fautueiî 


LES    MOHICANS    DE    PÂP.IS  71 

que  Rose-de-Noël  ?ieat  de  quitter.)  Moi,  je  no  me  trouve  pas  mal.., 
au  contraire  ! 

(Rose-de-Noël  sort  avec  la  Brocante.) 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  hors  ROSE-DE-NOEL  et  LA  BROCANTE. 

SALVATOR. 

Avez-vous  remarqué  que  cet  enfaut  a  répété  le  nom  de 
îl.  Sarranti? 

JEAN    ROBERT. 

Oui. 

SALTATOR. 

'  qu'elle  a  pâli,  à  celui  de  31.  Gérard  ,' 

LUDOVIC. 

Oui. 

LORÉDAX, 

::ais,  vous  qui  êtes  ou  qui  paraissez  être  son  confident,  si 
la  c!:ose  vous  inquiète,  elle  vous  mettra  au  courant. 
SALVATOR,  rêveur. 
:   ut-étre... 

BABOLIN. 

Dites  donc,  monsieur  Pétrus,  on  gratte  à  votre  porte 

LUDOVIC. 

Exactement  comme  chez  le  roi  ! 

BABOLIN,  entr'ouvrant  la  porte. 

Ohî  un  chien  qui  est  gros  comme  l'éléphant  de  la  Bas- 
tille. 

(Il  referma  la  porte.) 
SALVATOR. 

C'est  Roland  qui  m'aura  suivi;  je  l'avais  hiî'.é  dans  la 
rue,  mais  quelqu'un  sera  entré,  et  il  se  sera  glissé  par  la 
porte  ! 

PÉTRUS. 

Babolin,  je  te  nomme  introducteur  des  ambassadeurs.  Fais 
entrer  Roland  !  Qui  aime  le  maître,  aime  le  chien, 
BABOLIN,  annonçant. 
M.  Roland! 

JE  a:,-   ROBERT. 

Oh!  la  belle  bête! 


72        THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SALVATOU. 
Vous  pouvez  même  dire  :  «  Oh  !  la  bonne  bête  !...  »  Allez 
dire  bonjour  à  ces  messieurs,  Roland  ! 

LUDOVIC,  tâtant  les  côtes  du  chien. 
Dites  donc,  il  a  reçu  une  rude  blessure,  votre  chien,  mon- 
sieur Salvator,  et  je  connais  plus  d'un  chrétien  qui  n'en  se- 
rait pas  revenu...  (Au  chien.)  Tu  as  donc  fait  !a  guerre,  mon 
garçon  ? 

SALVATOR. 


Il  paraît. 
Comment,  il  paraît? 


PETRUS. 


SALVATOR. 

Sur  ce  point,  je  n'en  sais  pas  plus  que  vous,  messieurs.  Je 
chassais,  il  y  a  cinq  ou  six  ans,  dans  les  environs  de  Paris. 

LORÉDAN,  arec  surprise. 

Vous  chassiez  ? 

SALVATOR. 

Je  braconnais,  veux-je  dire;  un  commissionnaire  ne  chasse 
pas.  Je  trouvai,  dans  un  fossé,  ce  pauvre  animal,  ensanglanté, 
percé  à  jour  par  une  balle,  expirant!  Sa  beauté  et  sa  souf- 
france excitèrent  ma  compassion;  je  le  portai  jusqu'à  une 
fontaine,  je  lavai  sa  plaie  avec  de  l'eau  fraîche,  dans  laquelle 
j'avais  versé  quelques  gouttes  d'eau-de-vie  ;  il  parut  renaître 
à  ces  soins  que  je  lui  donnais;  je  le  mis  sur  une  voiture  de 
maraîcher,  et  je  suivis  la  voiture.  Le  même  soir,  je  le  traitai 
comme  j'avais  vu  traiter,  au  Val-de-Grâce,  des  hommes  bles- 
sés de  coups  de  feu  ;  et,  guéri  par  moi,  Roland  m'a  voué  une 
reconnaissance  qui  ferait  honte  à  un  homme...  N'est-ce  pas, 
Roland  ? 

(Roland  vient  se  dresser  contre  Salvator  et  lui  met  les  deux  pattes  sur  la  poi- 
trine. La  porte  de  la  chambre  s'ouvre.) 

SUZANNE. 

Ah!  voici  la  demoiselle  aux  vapeurs  qui  va  mieux,  à  ce 
qu'il  paraît. 


LES  lyroiiicws  de  paris  73 

SCÈNE  VII 
Les  Mêmes,  ROSE-DE-NOEL,  LA  BROCANTE. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  qu'as-tu  dcnc,  Roland  ? 

LA    BROCANTE, 

Qu'as-tu  donc,  Roae-de-Xoël  ? 

ROSE-DE-NOEL,  étouffant  de  joie. 
Ah  !  mon  bon  chion!  est-ce  toi? 

(Roland  échappe  à  Salvator  et  s'élance  vers  Rose-de-Noël.) 
TOUS. 

Roland  !  Roland  ! 

(Ils  veulent  arrêter  Roland.) 
ROSE-DE-NOEL. 

Oh!  messieurs,  ne  faites  pas  de  mal  à  Brésil  ! 

SALVATOR. 

Tu  connais  donc  Roland  ? 

ROSE-DE-NOEL. 

Il  ne  s'appelle  pas  Roland  :  il  s'appelle  B-ésil. 

SALVATOR. 

Et  où  as-tu  connu  Brésil  ?  Dis-moi  cela. 

ROSE-DE-NOEL. 

Où  j'ai  connu  Brésil? 

SALVATOR. 

Oui;  peux-tu  me  le  dire? 

ROSE-DE-NOEL,  avec  égarement. 

Non!  non!  non!  impossible!...  Mon  frère,  mon  pauvre 
frère!...  Oh!  madame  Orsola,  madame  Orsola!  ne  me  tuez 
pas  !... 

TODS. 

Madame  Orsola  !... 

(Rose-de-Noël  tombe  évanouie.  On  se  groupe  autour  d'elle.) 


XXIV. 


74  THEATRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 


ACTE  DEUXIÈME 


QUATRIÈME   TABLEAU 

Le  'grenier  de  la  Brocante.  A  droite,  une  soupente  à  laquelle  on  moalo 
par  une  échelle.  —  Il  est  minuit. 


SCÈNE   PREMIERE 

LA  BROCANTE  est  en  train  de  compter  de  l'argent;  BABOLIN  fait 

un  paquet  de  hardcs. 

LA   BROCANTE. 

Voyons,  que  fais-tu  donc  à  fouiller  dans  tous  les  coins,  va- 
gabond .? 

BABOLIN. 

Je  réunis  mes  hardes. 

LA   BROCANTE. 

Et  pour  quoi  faire? 

BABOLIN. 

Pour  déménager,  donc  ! 

LA  BROCANTE. 

Comment  !  tu  déménages  ? 

BABOLIN. 

Ce  n'est  pas  l'époque  du  terme,  je  le  sais  bien;  mais  je  suis 
pressé. 

LA   BROCANTE. 

Tu  t'en  vas,  malheureux .? 

BABOLIN. 

Ah  !  bon  !  ne  croyez-vous  pas  que  je  vais  rester  ici  quand 
Rose-de-Noël  n'y  est  plus?  Jamais  de  la  vie! 

LA   BROCANTE. 

Mais,  ingrat,  n'es-tu  ,ras  logé,  nourri  et  habillé? 

BABOLIN. 

Oui,  parlons  de  cela!  Logé  dans  la  soupente,  c'est-à-dire 
golc  riiiver  ot  rôti  l'été;  nourri  de  irognons  de  choux,  de 
cosses  de  pois  et  de  fanes  de  carollcs.  «  Garçon!  un  cure- 


LES  MOHICANS   DE    PARIS  75 

dents  et  la  carte  de  M.  Babolin,  que  nous  revoyions  ensemble 
l'addition.  »  Habillé!  quand  on  pense  que  voilà  mon  habit 
des  dimanches,  cela  donne  une  crâne  idée  de  celui  des  autres 
jours,  hein?...  Quel  malheur!  quel  malheur! 

LA.   BROCAKTE. 

Ainsi,  tu  m'abandonn -s  ? 

BABOLIN, 

Pourquoi  pas?  Vous  voilà  riche!  vous  avez  négocié  Rose- 
de-Nofcl  :  douze  cents  livres  de  rente  viagère,  et  mille  écus 
une  fois  payés;  et  cela,  à  la  seule  condition  que  vous  n'aurez 
plus  aucun  droit  sur  elle,  et  que  M.  Salvator  sera  son  tu- 
teur. Rose-de-Noël  est  dans  un  grand  pensionnat,  où  elle 
va  devenir  une  belle  dame,  et  d'où  elle  sortira  pour  épouser 
un  millionnaire;  son  avenir  est  assuré,  il  est  temps  que  je 
songe  au  mien. 

LA    enOCANTE. 

Ton  avenir,  veux-tu  que  je  te  le  prédise  ? 

BABOLIN. 

Connu,  la  mère  !  Je  finirai  aux  galères  !  je  mourrai  sur 
l'échafaud  !  C'est-y  ça  ? 

LA   BROCANTE. 

Oui,  c'est  cela  ! 

BABOLIN. 

Eh  bien,  quittons-nous  là-dessus,  et  sans  rancune.  Adieu, 
Brocante  ! 

LA    BROCANTE, 

Mais,  d'abord,  qu'emportes-lu  dans  ce  paquet? 

BABOLlN. 

K'avez-vous  pas  peur  que  ça  ne  soit  votre  argenterie?  Je 
n'emporte  rien  qui  ne  soit  à  moi,  entendez-vous!  Mon  tapis, 
pour  faire  le  saut  de  carpe;  mon  chandelier,  pour  faire  le 
poirier  fourchu,  et  ma  sebille,  pour  recueillir  les  offrandes 
de  la  société.  Vous  ne  comptez  faire  ni  le  saut  de  car[)e,  ni 
le  poirier  fourchu,  n'est-ce  pas,  la  mère?  Eh  bien,  je  vous 
laisse  votre  établissement,  laissez-moi  le  mien. 

LA   BROCANTE, 

Va-t'en  1  je  te  donne  ma  malédiction  ! 

BABOLIN, 

Merci  !  c'est  la  première  fois  que  vous  me  donnez  quelque 
chose. 


h 


76  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX,   DUMAS 

LA    BIIOCANTE. 

Que  le  diable  te  rompe  les  os  ! 

BABOLIN,   dans  l'escalier. 
Patatras  !  ne  faites  pas  attention,  c'est  Babolin  qui  dégrin- 
gole... (Rouvrant  la  porte.)  Dites-donc,  la  Brocante,  maintenant 
que  vous  avez  des  rentes,  il  faudra  faire  mettre  le  gaz  dans 
l'escalier. 

VOIX  d'en  bas,   imitant  l'accent  anglais. 
Holà,  du  grenier!  pouvez-vous  éclairer  moa  ? 

BABOLIN. 

Ah  !  un  Anglais  !  La  Brocante  qui  reçoit  des  Anglais,  à 
minuit!  Ça  va  être  drôle!  Je  ne  m'en  vas  plus...  Montez, 
milord  ! 

SCÈNE  II 

Les  Mêmes,  GIBASSIER,  déguisé  en  Anglais. 

GIBASSIER. 
•^'est-ce  point  ici  l'appariement  de  madame  la  Brocante? 

LA    BUOCANTE. 

Oui,  monsieur. 

BABOLIN,  à  part. 
Faut-il  être  Anglais  pour  appeler  cela  un  appartement  ! 

GIBASSIER. 

Ch!  je  voudrais  faire  tirer  les  cartes  à  moa. 

LA   BUOCANTE. 

C'est  facile,  milord;  trois  francs  le  petit  jeu,  six  francs  le 
grand. 

GIBASSIER. 

01»  !  je  croyé,  moa,  que  c'était  trente  sous  le  petit  et  trois 
francs  le  grand  "i 

BABOLIN. 

Oui;  mais,  pour  les  Anglais,  c'est  le  double...  Donnez-vous 
la  peine  de  vous  asseoir,  milord.  (n  s'assied  sur  son  paquet.)  Va- 
l-ellelui  en  dire!  va-t-elle  lui  en  dire  ! 

GIBASSIER. 

Je  ferai  un  sacrifice  pour  avoir  le  grand  jeu. 

BABOLIN. 

Et  milord  a  raison,  il  ne  faut  pas  marchander  avec  les 
cartes. 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  77 

GIBASSIER. 

Milord  ne  vouloir  rien  de  tout  cela. 
Là  brocante. 
Que  voulez-vous  donc,  milord  ? 

GIBASSIER,  bas,  et  de  sa  rois  naturelle. 
Je  veux  d'abord  que  tu  renvoies  ce  magot-là,  qui  me  gêne. 

BABOLIX,   à   part. 

Je  crois  qu'il  m'a  appelé  magot...  Oh  !  si  j'en  étais  sûr! 
(Il  yient  à  Gibassier,  qu'il  menace  par  derrière.) 
GIBASSIER. 

Well,  my  boy  ! 

BABOLIN,  de  même. 

C'était  pas  magot,  c'était  my  boy...  un  compliment. 

GIBASSIER,  bas,  à  la  Brocante. 
Mais  renvoie-le  donc  ! 

LA  BROCANTE,  à  part,  étonnée. 
Je  connais  celte  voix!  je  la  connais  ! 

BABOLIN,   à   part. 

Il  lui  a  parlé  à  l'oreille;  qu'est-ce  qu'il  lui  a  dit  ? 

GIBASSIER. 

Il  y  a  trois  jours...  non,  il  y  a  quatre  jours,  ou  plutôt 
quatre  nuits,  au  bcrt  de  l'Opéra,  on  m'a  volé  une  somme 
considérable. 

BABOLIN. 

Ce  n'était  pas  moi,  je  n'y  étais  pas;  j'étais  chez  Bordier  à 
la  Halle;  je  peux  prouver  l'alibi. 

GIBASSIER,  bas,  à  la  Brocante. 
Renvoie-donc  ce  gamin,  que  je  te  dis. 

BABOLIN,    à  part. 

Il  lui  a  encore  parlé  tout  bas  ! 

LA   BROCANTE. 

Babolin,  tu  vois  bien  cette  porte-là  ? 

BABOLIN. 

Certainement  que  je  la  vois. 

LA   BROCANTE. 

Eh  bien,  tu  comprends,  quand  on  montre  la  porte  à  quel- 
qu'un, c'est  pour  qu'il  s'en  aille. 

BABOLIN. 

C'est  bien!  On  s'en  va...  Je  serais  déjà  rue  de  Rivoli,  si 
vous  ne  m'aviez  pas  retenu,  (a  part.)  Ils  ont  des  secrets  en- 


78        THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

semble...  Oh!  c'est  un  faux  Anglais:  il  n'a  pas  dit  une  seule 
fois  :  Goddem  l  (Haut.)  On  s'en  va. 

LA.   BROCANTE. 

C'est  bien  I  et  que  je  l'entende  fermer  la  porte  de  la  rue. 

(Babolin  sort.) 

SCENE   III 
LA  BROCANTE,  GIBASSIER. 

GIBASSIEU. 

En  attendant  (n  regarde  si  Babolin  n'écoute  pas  à  la  porte),  fermons 

celle-ci...  Deux  précautions  valent  mieux  qu'une,  (il  ferme  la 

porte,  puis  revenant  à  la  Brocante.)  Ah  !  puisque  tu  as  déjà  reconnu 

la  voix,  j'espère  que  tu  reconnaîtras  le  visage,  maintenant. 

LA   BI-.OCANTE. 

Gibassier  !...  Ah  !  je  te  croyais  dans  le  Midi. 

GIBASSIER. 

J'y  étais,  en  effet  ;  depuis  trois  jours,  je  suis  à  Paris.  Je 
voyage  1 

LA   BROCANTE. 

Et  que  viens-tu  faire,  à  Paris  ?    ~ 

GIBASSIER  . 

Je  viens  me  mettre  en  garni  chez  la  Brocante,  pour  une 
nuit  et  un  jour.  Demain,  à  la  même  heure,  je  prendrai  congé 
de  toi,  ma  belle  hôtesse.  Est-ce  convenu  ? 

LA    BROCANTE. 

Tu  sais  que  je  n'ai  rien  à  te  refuser. 

GIBASSIER. 

Oui,  je  le  sais.  Mais,  d'abord  et  avant  tout,  tu  vas  te  bien 
souvenir  d'une  chose  :  c'est  que  je  suis  entré  chez  toi  à  dix 
heures  et  demie  précises. 

LA   BROCANTE. 

Mais  puisque  voilà  minuit  qui  sonne  à  Saint-Sulpice. 

GIBASSIER. 

Raison  de  plus. 

LA  BROCANTE. 

Je  ne  comprends  pas. 

GIBASSIER. 

Tu  n'as  pas  besoin  de  comprendre;  seulement,  si  par 
hasard  quelqu'un  avait  l'envie  de  te  demander  :  «  Femme 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  79 

Catherine  Couturier,  dite  la  Brocante,  à  quelle  heure,  le  di- 
m;indie  28  février,  Joan-Chrysosîôme  Gibassier  est-il  entré 
chez  vons?  »  Tu  lui  repondras  purement  et  simplement: 
«  A  dix  heures  et  demie  du  soir.  » 

LA   BROCANTE. 

C'est-à-dire  qu'à  dix  heures  et  demie  du  soir,  tu  faisais  un 
coup? 

6IBASSIER. 

Peut-être. 

LA   BROCANTE. 

Et  un  mauvais? 

GIBASSIER. 

C'est  possible;  mais  j'étais  sans  inquiétude,  je  savais  ton 
adresse,  ma  poule,  et  je  me  disais:  «  J'ai,  rue  Triperet,  no  8, 
une  bonne  amie  chez  laquelle  on  n'ira  pas  me  chercher, 
attendu  que  nous  sommes  séparés  depuis  cinq  ans  et  que  l'on 
ue  m'a  jamais  vu  à  Paris  avec  elle.  »  Sans  quoi,  tu  com- 
prends, il  y  a  de  par  le  monde,  du  côté  des  quais,  un  cer- 
tain j>I,  Jackal  dont  la  devise  est  «  Cherchez  la  femme!...  » 
Chut! 

LA  BROCAî\TE 

Quoi? 

GIBASSIER. 

Il  me  semble  qu'on  monte. 

LA    BROCA.NTE. 

Je  n'entends  rien. 

GIBASSIER. 

J'entends  l'échelle  qui  craque,  moi. 

LA    BROCANTE. 

Que  veux- tu,  Jean  !  je  me  fais  vieille. 

GIBASSIER. 

Voudrais-tu  pas  nous  faire  accroire  que  tu  as  jamais  été 
jeune?,..  Où  peut-on  se  cacher? 

LA     BROCANTE. 

Il  y  a  la  soupente. 

GIBASSIER. 

Une  sortie  ? 

LA   BROCAUTE, 

Sur  le  toit,  par  le  vasistas. 


80  THÉÂTRE    COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

GIBASSIEK,  montant  l'éclielle. 

Diable!  de  ce  temps-là,  les  toits  sont  glissants;  mais  je 
puis  ôter  mes  souliers. 

i(Il  s'accommode  dans  la  soupente.  On  frappe.) 
LA  BROCANTE. 

Y  es-tu  ? 

eiBASSlER. 

Oui...  N'oublie  pas  dix  heures  et  demie. 

LA  BROCANTE. 

C'est  convenu.  (On  frappe  de  nouveau.)  On  y  va!  Qui  peut  venir 
à  cette  heure-ci  ?  (Elle  ouvre  la  porte  ;  M.  Jackal  entre,  ua  rat-de-cave 
à  la  main.) 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  M.  JACRAL. 

LA  BROCANTE,  stupéfaite. 

M.  Jackal  ! 

M.    JACKAL. 

Oui,  respectable_Brocante,  M.  Jackal  en  personne,  à  une 
heure  assez  indue  même.  Mais,  que  veu-x-tu  !  les  malfaiteurs 
me  donnent  tant  d'occupation  le  jour,  qu'il  ne  me  reste  que 
la  nuit  à  consacrer  aux  honnêtes  gens. 

GIBASSIER. 

M.  Jackal  !... 

LA  BROCANTE. 

M.  Jackal  chez  moi  !  c'est  un  si  grand  honneur,  que  je  n'y 
puis  croire. 

M.    JACKAL. 
Et  que  cela  te  trouble,  je  conçois,  (il  relève  ses  lunettes,  regarde 
la  Brocante,  et  prend  une  prise.)   N'as-tu  pas   demandé  hier  que 
l'on  renouvelât  ta  permission  de  tireuse  de  cartes  ^ 

LA  BROCANTE. 

Oui,  monsieur  Jackal. 

M.  JACKAL. 

Eh  bien,  je  l'ai  signée,  ta  permission,  et  je  te  l'apporte 
moi-même. 

GIBASSIER,  à  part. 

Voilà  qui  n'est  pas  naturel...  Garde  à  toi,  Gibassier  ! 

(U  soulève  le  vasistas.) 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  81 

M.    JACKAL. 

Qui  est-ce  qui  remue  là-liaut,  dans  la  soupente? 

LA   BROCANTE. 

Ce  sont  les  rats. 

M,    JACKAL. 

Tu  as  des  rats? 

LA    BROCANTE. 

Beaucoup,  monsieur  Jackal. 

M.    JACKAL. 

C'est  étonnant,  dans  iin  appartement  si  bien  tenu  •.  "Tais 
laissons  les  rats,  et  revenons  à  nos  moutons.  As-tu  connu,  il 
y  a  sept  ou  huit  ans,  à  un  quart  de  lieue  d'Essonne,  une  cer- 
taine Catherine  Couturier? 

GIBASSIER,    à  part. 

Diable!  ça  devient  intéressant. 

LA   BROCANTE. 

Monsieur  Jackal... 

M.   JACKAL. 

Réponds  oui  ou  non  ! 

LA    BROCANTE. 

Oui. 

M.    JACKAL. 

Tu  l'as  connue,  c'est  bien,  (ii  prend  une  prise.)  N'était-elle  pas 
cuisinière  chez  d'anciens  marchands  de  meubles  du  faubourg 
Saint- Antoine,  retirés  depuis  deux  ans  ? 

LA    BROCANTE. 

Oui,  monsieur  Jackal. 

M.    JACKAL. 

N'avait-elle  pas  un  amant? 

LA   BROCANTE. 

Oh  !  monsieur  Jackal  !... 

M.    JACKAL. 

Réponds  oui  ou  non...  X'avait-elle  pas  un  amant,  <tt  cet 
amant  ne  se  nommait-il  pas  Jean-Chrysostôme  Gibassier? 
GIBASSIER,  de  même. 
Ouais! 

LA   BROCANTE. 

Hélas!  oui,  monsieur  Jackal. 

M.   JACKAL. 

"Voilà  un  hélas!  qui  est  de  bon  augure  pour  ravenif. 

5. 


82        THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX,  DUMAS 

Continuons.  Cet  amant  n'entrait-il  pas  dans  la  maison  par 
une  fenêtre  du  rez-de-chaussée  ? 

LA.   BROCANTE. 

Comment  savez-vous  tout  cela  ? 

M,    JACRAL. 

Je  le  sais,  c'est  l'important. 

GIBASSIEU,   à  part. 

Est-il  renseigné  !  est-il  renseigné  ! 

M.    JACKAL. 

Une  nuit...  c'était  la  nuit  du  vendredi  au  samedi...  une 
nuit  que  les  maîtres  étaient  absents,  Catherine,  comme  d'ha- 
bitude, ouvrit  la  fenêtre  à  =on  amant;  seulement,  cette  fois, 
maître  Jean-Chrysostôme  Gibassier  était  suivi  de  trois  amis, 
qui  entrèrent  derrière  lui,  garrottèrent  Catherine,  visitèrent 
toute  la  maison,  recueillirent  dfsns  leur  visite  vingt-quatre 
couverts  d'argent,  douze  d'entremets,  plus  ou  moins  de  petites 
cuillers  à  café,  et  cinq  mille  francs  :  trois  mille  en  billets  de 
banque,  le  reste  en  monnaie  d'or  et  d'argent.  Tout  cela  est-il 
exact P 

eiBASSIEE,  de  même. 

Il  faut  qu'il  y  en  ait  iin,  parmi  les  quatre,  qui  ait  jacassé  I 

LA    BROCANTE. 

Tout  cela  est  vrai,  monsieur  Jackal.  Mais  vous  savez  que  je 
ne  fus  pour  rien  dans  le  vol. 

M.    JACKAL. 

Ah!  ah!  c'était  donc  toi,  Catherine  Couturier? 

(Il  lève  ses  lunettes,  regarde  la  Brocante,  et  prend  une  prise.) 
LA   BROCANTE. 

Eh!  vous  le  savez  bien,  que  c'était  moi;  mais  vous  savez 
aussi  que  je  ne  suis  pas  une  voleuse, 

M.    JACKAL. 

Non;  mais  tu  partis  avec  les  vol?urs.  Te  rappelles-tu  la 
date  de  cette  nuit-Jà? 

LA    BROCANTE. 

C'était  la  nuit  du  20  au  21  mai  1820. 

M.    JACKAL. 

Allons,  j'aime  avoir  que  tu  as  bonne  mémoire...  Conti- 
nuons. Vous  vous  mîtes  en  route  vers  neuf  heures  du  soir, 
dans  uu''  carriole  d'osier,  avec  un  cheval  marchant  bien;  de 
i:orte  que,  vers  onze  heures,  vous  étiez  déjà  près  de  Juvisy. 


LES    MOHICAN'S    DE    PARIS  83 

La  voiture  fit  halte;  les  hommes  se  dispersèrent  pour  aller 
aux  provisions... 

GIBASSTER,  k  part. 

C'est  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  dire  non. 

M.    JACKAL. 

Pendant  que  tu  étais  seule,  tu  vis  accourir,  à  travers 
champs,  une  petite  fille  de  huit  à  neuf  ans,  pâle,  eifarée, 
haletante,  qui  se  jeta  dans  tes  bras  en  criant:  «  Sauvez-moi  ! 
sauvez-moi!  On  veut  me  tuer!  »  Cette  petite  fille  perdait  son 
sang  par  une  blessure  qu'elle  avait  reçue  au-dessus  de  la  cla- 
vicule. 

LA  BROCANTE,  montrant  du  doigt. 

Ici,  tenez,  là;  la  cicatrice  y  est  toujours. 

H.    JACEAL. 

Tant  mieux!...  Tu  eus  pitié  d'elle,  tu  la  pris,  tu  la  cachas 
daiis  la  paille  de  la  voiture. 

LA    BROCANTE. 

Ai-je  eu  tort,  monsieur  Jackal? 

M.    JACKAL. 

On  n'a  jamais  tort  de  faire  une  bonne  action.  Brocante!  et 
c'est  cette  bonne  action  qui,  aujourd'hui,  te  protège  près  de 
moi. 

LA    BROCANTE. 

Ah  !  grand  Dieu!  monsieur  Jackai,  si  je  vous  ai  pour  pro- 
tecteur, je  n'ai  plus  peur  de  personne,  et  cela  va  bien. 

M.     JACKAL. 

Je  ne  t'ai  jamais  dit  que  cela  allât  mal,  Brocante. 

LA    BROCANTE. 

Ah!  vous  me  réchauffez  le  cœur! 

GiBASSiER,  de  même. 
Où  diable  veut-il  en  venir? 

M.    JACKAL. 

Vous  avez  gagné  Étretal,  vous  vous  y  êtes  embarqués  sur 
un  bateau  pécheur,  vou;  êtes  passés  en  Hollande;  de  Hollande, 
en  Allemagne;  d'Allemagne,  en  Bohème.  C'est  là  que  ton 
amant  t'a  abandonnée  avec  la  petite  Rose-de-Xoël.  .Mais,  comme 
elle  avait  des  dispositions  pour  la  musique  et  pour  la  danse,  tu 
lui  as  fait  apprendre  à  chanter,  à  danser,  à  jouer  de  la  guitare. 


84       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

Toi,  de  ton  côté,  dans  tes  relations  avec  les  bohémiens,  tu 
appris  à  tirer  les  cartes  et  à  dire  la  bonne  aventure,  c'est- 
à-dire  à  vivre  aux  dépens  des  imbéciles.  Je  ne  vois  pas  d'in- 
convénient à  cela.  Il  faut  bien  que  les  imbéciles  soient  bons 
à  quelque  chose.  Tant  qu'il  t'a  convenu  de  rester' "hors  de 
France,  cela  n'a  pas  été  mon  affaire.  Mais  voilà  un  an  que  tu 
es  de  retour  à  Paris,  que  tu  dis  la  bonne  aventure  et  tires 
les  cartes  chez  toi  et  en  ville;  or,  cela  se  passe  sur  le  pavé 
du  roi,  cela  me  regarde.  J'ai  donc  besoin  de  savoir,  pour  le 
moment,  de  qui  Rose-de-Noël  est  fille,  qui  lui  a  donné  le 
coup  de  couteau  dont  elle  porte  la  cicatrice  au  cou,  et  de  qui 
elle  avait  si  grand'peur  quand  elle  s'est  enfuie  de  Viry- sur- 
Orge. 

LA    BROCANTE. 

Dame,  monsieur  Jackal,  il  n'y  a  que  Rose-de-Noël  qui 
puisse  vous  dire  tout  cela. 

M.   JACKAL. 

C'est  pour  elle  que  je  suis  chez  toi.  Où  est  Rose-de-Noël? 

LA    BROCANTE. 

Rose-de-Noël  n'est  plus  ici,  monsieur  Jackal. 

M.    JACKAL. 

Comment,  elle  n'est  plus  ici  ? 

LA   BROCANTE. 

Non. 

M.   JACKAL. 

Et  depuis  quand? 

LA    BROCANTE. 

Depuis  avant-hier. 

M.    JACKAL. 

Brocante  !  Brocante  ! 

LA    BROCANTE. 

Quand  je  vous  dis  qu'elle  n'y  est  plus. 

M,    JACKAL. 

Et  où  est-elle  ? 

LA    BROCANTE. 

Je  n'en  sais  rien. 

M.    JACKAL. 

Prends  garde,  Brocante!  prends  garde! 

LA    BROCANTE. 

Mon  bon  monsieur  Jackal,  je  vous  jure  que  je  vous  dis  la 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  85 

vérité,  la  sainte  vérité,  la  vérité  du  bon  Dieu  !  Voici  comment 
la  chose  s'est  pas'^ée  :  Pendant  la  nuit  du  mardi  gras,  trois 
jeunes  gens  qui  soupaient  chez  Bordier,  à  la  Halle,  ont  de- 
mandé Rose-de-Xoël... 

M.     JACKAL. 

Je  sais  cela. 

LA   BROCANTE. 

Ils  lui  ont  fait  dire  des  vers... 

M.    JACKAL. 

Je  sais  cela. 

LA  BROCANTE, 

Et  ils  lui  ont  donné  deux  louis. 

M.   JACRAL. 

Non,  trois. 

LA   BROCANTE. 

Comment!  vous  y  étiez  donc? 

M.    JACKAL. 

Continue. 

LA    BROCANTE. 

Après  que  Rose-de-Noël  eut  dit  les  vers,  un  des  trois  jeunes 
gens,  un  peintre... 

U.   JACKAL. 

M.  Pétrus. 

LA    BROCANTE. 

Oui!  il  m'a  offert  un  louis  par  séance,  si  Rose-de-Noël 
voulait  aller  poser  dans  son  atelier;  je  n'y  ai  pas  vu  d'incon- 
vénient; et,  le  lendemain,  nous  y  étions  en  effet.  Il  y  avait  les 
deux  amis  de  M.  Pétrus,  et  un  autre  monsieur,  avec  sa  sœur. 
M.  Salvator  y  est  venu  pour  apporter  une  lettre  à  M.  Jean 
Robert.  Il  était  accompagné  de  son  chien;  Rose-de-Noël  a  eu 
peur  du  chien,  elle  s'est  évanouie...  Je  ne  sais  pas  ce  qui 
s'est  passé  entre  ces  messieurs  et  cette  dame,  qui  se  sont 
réunis  en  une  espèce  de  comité;  tant  il  y  a  que,  quand 
Rose-de-Noël  a  repris  ses  sens,  on  m'a  dit  que  Rose-de-Noël 
ne  pouvait  plus  rester  avec  moi,  qu'elle  était  trop  faible  pour 
le  métier  que  je  lui  faisais  faire,  qu'on  se  chargeait  d'elle, 
qu'on  allait  la  mettre  dans  une  pension,  où  elle  serait  eievée 
à  frais  communs,  et  où  M.  Salvator  veillerait  sur  elle.  Quant 
à  moi,  pour  mettre  un  peu  de  baume  sur  mon  pauvre  cœur, 
on  m'a  fait  une  pension  de  douze  cents  livres  de  rente,  dont 


86       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

M.  Salvator  a  répondu  au  nom  de  la  société,  et  l'on  a  emmené 
Rose-de-Noël. 

H.   JACUÀL. 

Où?... 

LA   BnOCANTE. 

Mais  puisque  je  vous  dis  que  je  n'en  sais  rien. 

M.  JACKAL. 

Tu  penses  bien  que  je  ne  te  croirai  pas  comme  cela  sur 

parole. 

(Il  allume  son  rat-de-cave.) 

LA   BROCANTE. 

Qu'allez-vous  donc  faire? 

M.    JACKAL. 

Une  petite  visite  domiciliaire,  pour  voir  si  tu  n'as  pas  ca- 
hé  l'enfant  dans  quelque  coin. 

LA  BROCANTE. 

Monsieur  Jackal,  quand  je  vous  jure... 

M.    JACKAL. 

Tu  sais  que  plus  tu  jisreras,  moins  je  te  croirai... 

GIBASSIER,  à  part. 
Il  me  semble  qu'il  est  temps  de  déguerpir. 

M.    JACKAL. 

Voyons  d'abord  dans  ce  cabinet. 

LA  BROCANTE. 

Vous  y  verrez  son  pauvre  lit,  que  l'on  m'a  laissé,  comme 
ne  valant  pas  la  peine  d'être  emporté. 

M.  JACKAL. 

Rien  !...  Visitons  un  peu  cette  soupente. 
CIBASSIER,  défaisant  ses  souliers  et  se  hissant  sur  le  toit  à  travers  la 
vasistas. 
A-t-il  un  nez  ! 

LA   BROCANTE,   toussant. 

Hum  !  hum  ! 

M.  JACKAL. 

Tu  t'enrhumes,  Brocante,  je  t'en  pr  'viens...  Ce  n'est  point 
étonnant,  le  vasistas  est  ouvert...  Tiens!  à  qui  donc  ces 
jambes-là? 

GIBASSIER. 

A  quelqu'un  qui  sait  s'en  servir,  heureusement! 

(Il  disparaît  sur  le  toit.) 


LES   MOHICANS   DE    PARIS  87 

M.  JACKAL,  sortant  la  moitié  du  corps  par  le  vasistas. 
Monsieur!  monsieur!...  Ma  foi,  bon  voyage!  (il  referme  le 
irasistas.)  Tiens,  il  a  laissé  ses  souliers...  (il  prend  un  soulier  et 
l'examine.)  Si  ce  brigand  de  Gibassier  n'était  pas  au  bagne,  je 
dirais  que  c'est  son  pied.  Gardons  toujours  cet  échantillon 
comme  pièce  de  conviction.  11  est  probable  que  j'aurai,  un 
jour  ou  l'autre,  maille  à  partir  avec  ce  gaillard-là...  (il  tire 
nne  gazette  cfe  sa  poche.)  L'ÉtoUe,  joumal  du  S0i7\..    (Enveloppant 

les  souliers.)  Que  l'on  vienne  nier  l'utilité  des  journaux.!  (iimet 
les  souliers  dans  sa  poche.)  Maintenant,  à  uous  deux,  Brocante! 
Tiens,  on  monte  l'escalier... 

BABOLiN,  dans  l'escalier. 
Brocante!  Eh!  la  Brocante! 

LA   BKOCANTE. 

Que  vient  donc  encore  faire  ici  ce  polisson-Ià,  à  une  pa- 
reille heure.' 

BABOLIN,  plus  rapproché. 

En  voilà  un  événement,  et  un  terrible! 

M.    JACKAL. 

Pas  un  mot  de  moi,  lu  entends.  Brocante? 

LA  BROCANTE. 

Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  quelle  nuit  ! 

SCÈNE  V 

LA  BROCANTE,  BABOLIN,  M.  JACKAL,  dans  la  soupente. 

BABOLIN,  entrant. 

Une  chaise,  un  fauteuil,  un  tabouret  !...  C'est  moi  qui  vais 
me  trouver  mal,  comme  Rose-de-Xoël  ! 

LA   BROCANTE. 

Voyons,  qu'as-tu  ?  Parle,  imbécile  !  Je  croyais  être  débar- 
rassée de  toi. 

BABOLIX. 

Vous  n'avez  pas  la  moindre  goutte  de  n'importe  quoi?... 
de  cognac,  de  kirsch,  ou  de  parfait-amour? 

LA  BROCANTE,  le  secouant  par  le  bras. 
Parleras-tu? 

BABOLiri. 

Oh  la  la  1   oh  la  la  ! 


88       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

M.  JACKAL,  qui  écoute  du  haut  de  la  soupente. 
Il  était  à  irerveille  pour  entendre  tout  ce  que  nous  avons 
dit,  ce  monsieur  ! 

LA   BROCANTE. 

Mais  qu'y  a-t-il  ?  Voyons. 

BABOLIN. 

Eh  bien,  il  y  a  que  Rose-de-Noël  est  enlevée. 

LA    BROCANTE. 

Comment,  enlevée?  et  par  qui? 

M.  JACRAL,  à  lui-même. 
Enlevée?...  Ça  se  conipliquf  !... 

LA  BROCANTE. 

Par  qui,  je  te  demande. 

BABOLIN. 

Par  un  des  quatre  messieurs  de  l'autre  jour,  probable- 
ment. 

LA   BROCANTE. 

Et  comment  sais-tu  qu'elle  est  enlevée  ? 

BABOLIN. 

Un  hasard,  un  pur  hasard! 

LA  BROCANTE. 

Mais  achèveras-tu  ? 

BABOLIN. 

Oh  !  ne  vous  mangez  pas  le  sang,  on  va  vous  le  dire  en 
deux  mots.  Je  traversais  la  pkice  Maubert,  je  croise  Wii  fiacre, 
une  glace  se  brise,  j'entends  :  «  Babolin  !  Babolin  !...  »  Je  re- 
connais la  voix  de  Rose-de-Noël;  je  me  retourne,  un  papier 
tombe  à  mes  pieds,  je  le  ramasse  et  je  me  sauve.  Un  mon- 
sieur saute  sur  le  pavé,  veut  courir  après  moi,  je  fais  deux 
ou  trois  crochets,  le  voilà  distancé.  Rose-de-Noël  criait  au 
secours;  mais,  vous  comprenez,  Brocante,  à  deux  heures  du 
matin,  sur  la  place  Maubert,  il  n'y  a  pas  foule...  Le  mon- 
sieur remonte  dans  la  voiture,  et  fouette  cocher  du  côté  de  la 
rue  Saint-Jacques  !  Voyant  que  personne  ne  court  plus  après 
moi,  je  ni'arrète.  je  grimpe  à  un  réverbère  et  je  lis  :  «  On 
m'enlève!  Monsieur  Salvator,  sauvez-moi!  Rose-de-Noel.  » 
Écrit  au  crayon  sur  un  morceau  de  papier.  Je  cours  rue 
Mâcon,  li^  4,  chez  M.  Salvator,  je  le  fais  lever;  ça  n'a  pas 
été  long,  allez!  il  a  été  vite  habillé,  «  Rose-de-Noël  enlevée? 


LES   MOHICANS   DE    PARIS  $9 

s'est-il  écrié.  Et  vite!  et  vite!  —  Où  allez-vous?  lui  ai-je 
demandé.  —  Chercher  M.  Jackal  ;  il  n'y  a  que  lui  qui  puisse 
la  retrouver,  »  qu'il  a  dit. 

M.  JACKAL,  à  part. 

Voilà  qui  est  flatteur... 

BABOLIN. 

Bon  !  voilà  que  M.  Jackal  n'y  était  pas  !  Tu  sais,  Brocante, 
il  est  comme  les  chauves-souris,  il  sort  le  soir  et  ne  rentre 
que  le  matin. 

LA   BROCANTE. 

Veux-tu  te  taire,  malheureux  ! 

BABOLIN. 

Pourquoi  donc  que  je  me  tairais?  «  Alors,  a  dit  M,  Salva- 
tor,  allons  chez  la  Brocante.  Elle  saura  peut-être  quelque 
chose,  elle.  »  Je  lui  ai  répondu  :  «  Je  ne  crois  pas...  Mais 
cela  ne  fait  rien,  venez  toujours.  Je  cours  devant  pour  éclai- 
rer. » 

M.  JACKAL,  qui  est  descendu  de  la  sonpente. 

Alors,  éclaire-le  donc,  imbécile  !  puisque  tu  es  venu  pour 
cela. 

BABOLIN,  à  part. 

Monsieur  Jackal  !  Où  me  fourrer  ? 

M.   JACKAL  prend  la  chandelle. 
Par  ici,  monsieur  Salvator  !  par  ici! 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  SALVATOR. 

SALVATOR. 

Monsieur  Jackal,  je  vous  cherchais! 

H.   JACEAL. 

Je  le  sais. 

SALVATOR. 

Rose-de-Noël  est  enlevée. 

M.    JACKAL. 


Je  le  sais. 
Que  faire? 


SALVATOR, 


90  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

M.   JACKAL. 

Où  était-elle?... 

SALVATOR. 

Au  pensionnat  de  madame  Desmarest,  à  Vanvres. 

M.    JACKAL. 

Allons  au  pensionnat  de  madame  Desmarest. 

SALVATOR. 

Ah  !  monsieur  Jackal,  si  vous  la  retrouvez... 

M.    JACKAL. 

J'espère  bien  que  je  la  retrouverai  !   il  faut  que  je  la  re- 
trouve !  Où  prendrons  nous  une  voiture  ? 

SALVATOR. 

J'en  ai  une  en  bas. 

M.    JACKAL. 

En  ce  cas,  en  route  ! 

(Il  allume  son  rat-de-care.) 

BABOLIN,  sortant  de  dessous  la  table  et  les  suivant. 

Bon!  Je  monterai  derrière  vous!...  Vous  n'aviez  pas  vu 
celle-là  dans  vos  cartes,  la  mère  ! 

(Il  sort  derrière  Salvator  et  M.  Jackal.) 

SCÈNE  YII 

LA  BROCANTE,  seule. 

Ah!  quelle  nuit,  quelle  nuit!...   Pourvu  qu'ils  me  conti 
nuent  ma  rente! 


LES  MOHICANS   DE    PARIS  î»î 


ACTE  TROISIÈME 


CINQUIEME  TABLEAU 

La  conr  de  la  pension  de  madame  Desmarest.  —  A  droite,  nne  grande  porta 
avec  un  mur  de  prolongement  qui  se  perd  dans  les  massifs.  A  gauche,  le 
pavillon  où  se  trouve  la  chambre  de  Rose-de-Xoël,  visible  an  public  :  porte 
de  cette  chambre  en  face  de  la  grille  d'entrée;  fenêtre  au  fond;  petit  Ht  de 
pensionnaire,  pantoufles  an  pied  du  lit,  bougie  sur  une  table,  au  chevet.  An 
fond,  une  maison  dont  les  fenêtres  donnent  sur  le  jardin  de  la  pension.  —  Il 
est  environ  sept  heures  du  matin. 


SCENE   PREMIERE 

SALVATOR  et  BABOLIN,  hors  du  théâtre. 

SàLVATOR,  secouant  la  grilie. 
Holà  !  quelqu'un!  holà  !  holà  ! 

B.\BOLIN. 

Attendez,  monsieur  Salvator,  je  vais  monter  sur  un  arbre... 
J'y  suis,  je  vois  l'intérieur  de  la  maison. 

SALVATOr,. 

Eh  bien? 

BABOLIN. 

On  dirait  le  château  de  la  Belle  au  bois  dormant,  personne 
ne  bouge  !  Cognez,  ne  vous  lassez  pas;  il  faudra  bien  que 
l'on  vienne. 

SALVATOR,  frappant. 

Holà!  holà! 

BABOLIN. 

Voulez-vous  que  je  descende  par  le  mur  et  que  je  vous 
ouvre? 

SALVATOR. 

Eh  !  malheureux  !  c'est  de  l'escalade  que  tu  me  proposes. 

BABOLIN. 

Alors,  cognez.  (Sahator  frappe.)  Ah!  voilà  une  porte  qîâ 
s'ouvre. 


92       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SCÈNE  II 
Les  Mêmes,  PIERRE. 

BABOLIN. 

Ah!  la  bonne  tête  !...  Bonjour,  monsieur! 

SALVATOR. 

Madame  Desmarest!  madame  Desmarcst! 
BABOLIN,  dn  haut  de  son  arbre. 
Madame  Desmarest! 

PIERRE. 

Eh  !  là-haut  !  que  lui  voulez-vous,  à  une  pareille  heure, 
à  madame  Desmarest  ? 

BABOLIN. 

Ouvrez  la  porte,  on  va  vous  le  dire. 

SALVATOR. 

Ouvrez  !  ouvrez  ! 

PIERRE. 

Qui  êtes  vous,  d'abord? 

SALVATOR, 

Je  suis  Salvator,  le  tuteur  de  la  jeune  fille  que  l'on  a  mise 
avant-hier  en  pension  ici. 

BABOLIN. 

Ah  !   monsieur  Salvator,  voilà  une  fenêtre  de  la  maison, 
qui  clignote,  elle  souvre...  J'entrevois  une  femme  d'âge. 

SCÈNE  III 
Les  Mêmes,  MADAME  DESMAREST,  de  sa  fenêtre. 

MADAME   DESMAREST. 

Qu'y  a-t-il  donc,  Pierre? 

PIERRE. 

Madame,  c'est  le  tuteur  de  mademoiselle  Rose-de-Noël  qui 
veut  absolument  vous  parler. 

SALVATOR. 

A  l'instant  même,  madame  !  et  pour  une  affaire  de  la  plus 
haute  importance. 

MADAME   DESMAREST. 

Ouvrez,  Pierre  j  je  descends. 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  93 

SALVATOR,  eûtrant. 
Merci,  mon  ami. 

PIERRE. 

Faut-il  refermer  la  porte  ? 

SALVATOR. 

Inutile;  j'attends  quelqu'un;  mais  vous  pouvez  rentrer 
chez  vous,  mon  ami  :  je  veillerai,  à  ce  que  personne  n'entre 
ni  ne  sorte. 

BABOLIN. 

Et  moi,  je  crierai  qui  vive  I 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  MADAME  DESMAUEST. 

MADAME    DESMAREST. 

Vous  demandez,  Rose-de-Noël,  monsieur? 

SALVATOR. 

C'est-à-dire,  madame,  que  je  viens  à  cause  d'elle. 

MADAME    DESMAREST. 

Faut-il  la  faire  éveiller? 

SALVATOR. 

Elle  n'est  plus  ici. 

MADAME    DESMAREST. 

Que  voulez- vous  dire  ? 

SALVATOR. 

Que,  cette  nuit,  madame,  elle  a  été  enlevée. 

MADAME    DESMAREST. 

Impossible  !  je  l'ai  conduite  hier  soir  à  neuf  heures  jusqu'à 
sa  chambre,  où  je  l'ai  laissée  avec  mademoiselle  Suzanne  de 
Val  gêneuse. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  je  vous  le  répète,  madame,  elle  n'est  plus  dans  la 
chambre  où  vous  l'avez  conduite. 

MADAME    DESMAREST. 

En  étes-YOUs  bien  sûr? 

SALVATOR. 

Lisez  ce  billet,  que  j'ai  reçu  à  trois  heures  du  matin. 

MADAME    DESMAREST,    après  avoir  lu. 

Oh!  monsieur,  que  faire? 


94  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

SALVATOR. 

Attendre  et  veiller  à  ce  que  personne  ne  pénètre  ni  dans 
]a  chambre,  ni  dans  la  cour,  ni  dans  le  jardin. 

MADAME    DESMAUEST. 

Attendre  qui  ? 

SALVATOR. 

L'agent  de  l'autorité,  qui  s'est  arrêté  chez  le  maire  pour 
le  prévenir  de  se  tenir  prêt  à  la  première  réquisition. 

MADAME    DESMAREST. 

Eh  quoi!  monsieur,  la  justice  va  venir? 

SALVATOR. 

Sans  aucun  doute. 

MADAME    DESMAREST. 

Ici? 

SALVATOR. 

Ici. 

MADAME    DESMAREST. 

Mais,  si  pareille  chose  arrive,  ma  maison  est  perdue. 

SALVATOR. 

Que  voulez-vous  que  j'y  fasse?  Celait  à  vous  de  veiller  sur 
vos  pensionnaires. 

MADAME    DESMAREST. 

Mais,  monsieur,  cet  enlèvement  est  impossible;  les  murs 
sont  hauts,  les  fenéires  solidement  fermées;  si  Rose-de-Nocl 
avait  été  enlevée  malgré  elle,  elle  eût  crié;  moi  qui  loge  au- 
dessus  d'elle,  je  l'eusse  entendue. 

SALVATOR. 

Eh!  madame,  il  y  a  des  échelles  pour  tous  les  murs,  des 
pinces  pour  toutes  les  fenêtres,  des  bâillons  pour  toutes  les 
bouches. 

MADAME    DESMAREST. 

Entrons  dans  la  chambre  de  Rose-de-Noël,  monsieur? 

SALVATOR. 

Au  contraire,  madame,  ganlons-nous  d'y  entrer,  de  peur 
de  faire  disparaître  les  traces  du  riipt. 

MADAME    DESMAREST. 

Voyons  au  jardin,  alors;  peul-èlre  apercevra -t-on  quelque 
chose  à  travers  la  fenêtre. 

SALVATOR, 

Pardon,  madame,  mais  l'enlrco  du  jardin  est  interdite  à 
tout  le  monde. 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  95 

MADAME    DESMAREST. 

Même  à  moi  ? 

SAIVATOR, 

A  vous  comme  aux  autres,  madame. 

MADAME    DESMAREST. 

Mais  enfin,  monsieur,  je  suis  chez  moi  ! 

SALVATOR. 

Vous  vous  trompez,  madame  :  eu  ce  moment,  c'est  la  loi 
qui  est  cliez  vous,  et,  partout  où  elle  est,  la  loi  est  chez  elle. 
BABOLIN,  du  haut  du  mur. 
Monsieur  Jackal  !  voilà  M.  Jackal  ! 

MADAME    DESMAREST. 

Qu'est-ce  que  M.  Jackal? 

SALVATOR. 

C'est  l'agent  de  l'autorité  que  nous  attendons,  madame. 

M.  JACKAL,  du  dehors. 
Veux-tu  descendre  de  ton  perchoir,  maroufle  ! 

BABOLIN. 

A  l'instant,  monsieur  Jackal,  à  l'instant! 

SCÈNE    V 

Les  Mêmes,  M.  JACK.AL. 

Il  entre  en  chantonnant^  Où  peut-on  être  mieux  :  sans  faire  attention  à  per- 
sonne, et  fait  le  tour  de  la  cour.  Babolin  se  cache  dans  l'angle  de  la  porte. 

MADAME   DESMAREST. 

Monsieur... 

M.   JACKAL.  "- 

Madame  Desmarest,  je  suppose?  Très-bien,  (il  continue  de 
chanter  son  petit  air.)  OÙ  est  la  chambre  de  mademoiselle  Roic- 
de-Noël? 

MADAME    DESMAREST. 

La  voilà,  monsieur. 

M.   JACKAL. 

Quelle  est  cette  maison  qui  donne  sur  votre  jardin? 

MADAME    DESMAREST. 

Celle  de  JI.  Gérard. 


96  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

M.   JACK\L. 

Ah!  ah!  de  M.  Gérard,  l'honnête  homme.  N'est-ce  point 
sous  cette  désignation  qu'il  est  connu  ? 

MADAME    DESMAREST. 

Ah  !  monsieur,  il  le  mérite  bien  ! 

M.   JACKAL. 

Qui,  avant  de  venir  à  Vanvres,  habitait  à  Viry-sur-Orge. 

MADAME    DESMAREST. 

Je  crois. 

M.    JACKAL, 

Et  moi,  j'en  suis  sur. 

(Il  reprend  son  petit  air.) 

SALVATOR. 

Gérard!  c'est  le  nom  quia  fait  tant  d'effet  sur  Rose-de- 
Noël,  l'autre  jour...  (a  madame  Desmarest.)  M.  Gérard  est-il 
marié? 

madame  desmarest. 

Non,  monsieur. 

SALVATOR. 

Connaissez-vous  quelqu'un,  près  de  M.  Gérard,  qui  porte 
le  nom  d'Orsola  ? 

M.  JACRAL,  passant. 

Morte  depuis  sept  ans,  étranglée  par  un  chien...  Revenons 
à  notre  affaire.  Sur  quoi  donne  ce  mur.^ 

MADAME    DESMAREST. 

Sur  une  ruelle  déserte. 

M.    JACKAL. 

Sortez,  monsieur  Salvator;  longez  ce  mur,  et  voyez  si  vous 
ne  trouvez  pas,  à  sa  base,  quelque  morceau  de  plâtre  tombé 
du  faîte;  si  vous  en  trouvez,  remarquez  bien  la  place? 

SALVATOR. 

Soyez  tranquille. 

BABOLIN. 

Voulez-vous  que  j'aille  avec  vous,  monsieur  Salvator? 

SALVATOR. 

Viens! 


LES    MUniCANS    DE    PARIS  97 

SCÈNE  VI 
M.  JACRAL,  MADAME  DESMAREST. 

M.    JACKAL. 

Maintenant,  à  nous  deux,  madame. 

MADAME    DESMAREST. 

Interrogez-moi,  monsieur,  je  suis  prête  à  répondre» 

M.    JACKAL. 

A  quelle  heure  se  couchent  vos  pensionnaires  ? 

MADAME    DESMAREST. 

A  huit  heures,  en  hiver. 

M.    JACKAL. 

Et  les  sous-maîtresses  ? 

MADAME    DESMAREST. 

A  neuf  heures. 

M.    JACKAL. 

Et  vous,  madame,  à  quelle  heure  vous  êtes-vous  couchée, 
hier? 

MADAME   DESMAREST. 

A  dix  heures,  monsieur. 

M.    JACKAL. 

Et  VOUS  n'avez  rien  vu,  rien  entendu? 

MADAME    DESMAREST. 

Rien  vu,  rien  entendu. 

M.   JACKAL. 

Enfin,  vous  n'avez  rien  remarqué  d'extraordinaire^ 

MADAME    DESMAREST. 

Rien  d'extraordinaire. 

M.    JACKAL. 

Rien  d'extraordinaire  !...  C'est  extraordinaire  !.., 

SCÈ.NE  VII 
Les  Mêmes,  SALVATOR,  BABOLIN. 

SALVATOR,  montrant  un  morceaa  de  l'eniaileau  du  mur. 
Voila  votre  affaire. 

M.    JACKAL. 

Ma  foi,  oui.  Vous  avez  bien  remarqué  la  place  ? 

XXI  Y.  '       6 


98  THÉÂTRE    COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

SALVATOR. 

Parfaitement. 

BABOLIN. 

Et  puis,  moi,  j'ai  jeté  une  pierre  de  ce  côté-ci  du  mur. 

M.     JACKAL. 

Allons-y,  ou  plutôt,  laissez-moi  d'abord  y  aller  tout  seul... 
Âh  !  ah  !  voici  des  traces  de  souliers  exactement  de  la  même 
longueur  et  de  la  même  largeur...  Un  seul  homme  aurail-il 
fait  le  coup  ? 

SALVATOR. 

Non! 

M.    JACKAL. 

A  quoi  voyez-vous  cela  ? 

SALVATOR. 

Aux.  clous  disposés  différemment;  puis  l'un  des  deux 
hommes  boite  du  pied  droit  :  le  soulier  du  côté  du  pied 
droit  a  le  talon  plus  haut  que  celui  du  côté  gauche. 

M.    JACKAL. 

Est-ce  que  vous  avez  été  du  métier,  monsieur  Salvator  ? 

SALVATOR. 

Non;  mais  j'ai  été  chasseur. 

M.  JACKAL. 

Attendez  donc  ! 

SALVATOR. 

Quoi.? 

M.  jacp:al. 
Un  trait  de  lumière  ! 

(Il  tire  de  sa  poche  les  souliers  de  Gibassîer.) 
SALVATOR. 

Qu'est-ce  que  cela? 

BABOLIN. 

Un  homard,  je  parie  ! 

M.  JACKAL,  mesurant  les  empreintes. 
La  mesure  exacte!  juste  !a  même  disposilion  de  clous!  Il 
n'y  a  plus  besoin  de  nous  occuper  de  celui-là,  je  le  tiens. 

PIERRE. 

C'est-à-dire  que  vous  tenez  ses  souliers. 

M.    JACKAL. 

Tu  sauras,  mon  bon  ami,  que,  quand  je  tiens  le  soulier, 
je  tiens  le  pied,  et  que,  quand  une  fois  je  tiens  le  pied,  je 


I 


LES    MOHICÂNS    DE    PARIS  99 

tiens  le  reste...  Aux  autres  !  aux  autres  !...  Ah  !  ah  !  voici  une 
troisième  trace...  un  pied  tout  particulier  qui  n'a  aucune 
ressemblance  avec  ceux  que  nous  venons  d'examiner  ;  un 
pied  de  grand  seigneur  ou  d'abbé. 

SALVATOR. 

D'homme  du  monde,  monsieur  Jackal. 

M.    JACKAL. 

Pourquoi  insistez-vous  sur  l'homme  du  monde  ? 

SALVATOR. 

Parce  que,  de  nos  jours,  les  abbés  ne  portent  pas  d'épe- 
rons, et  voilà  ici,  derrière  la  botte,  la  petite  tranchée  que 
creuse  l'éperon. 

M.    JACKAL. 

Vous  avez,  par  ma  foi,  raison  !  Maintenant,  voyons  où 
vont  et  d'où  viennent  ces  pas...  Ah!  voilà!  ils  vont  du  mur 
à  la  fenêtre  et  de  la  fenêtre  au  mur,  aller  et  retour..  Les  ra- 
visseurs étaient  bien  renseignés,  à  ce  qu'il  paraît...  Ah! 
venez  donc,  monsieur  Salvator!  Regardez. 

SALVATOR. 

Deux  trous  dans  la  terre,  réunis  par  une  ligne  transver- 
sale. 

M.    JACKAL. 

Vous  reconnaissez  les  deux  montants  d'une  échelle... 

SALVATOR. 

Et  le  dernier  échelon,  qui  s'est  enfoncé  d'un  demi-pouce 
dans  la  terre,  à  cause  de  l'humidité. 

M.    JACKAL. 

11  y  a  du  plaisir  à  travailler  avec  vous,  monsieur  Salvator! 
Maintenant,  il  s'agit  de  savoir  combien  d'hommes  ont  pesé 
sur  l'échelle  pour  en  arriver  à  faire  entrer  dans  le  sol  les 
montants  d'un  demi-pied  et  la  traverse  d'un  demi-pouce.  Y 
a-t-il  une  échelle  dans  la  maison,  madame  Desmarest.^ 

MADAME   DESMAREST. 

Demandez-cela  à  Pierre. 

SALVATOR. 

Monsieur  Pierre,  avez-vous  une  échelle  ? 

PIERRE. 

Ah  !  la  bonne  question  ! 

M.   JACKAL. 

Répondez-y. 


100  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

PIERRE. 

Certainement  que  j'ai  une  écholle! 

M.    JACKAL. 

Et  où  est-elle,  cette  échelle? 

PIERRE. 

Elle  est  près  de  la  serre. 

M.   JACKAL,  montrant  une  échelle  appuyée  îi  la  maisoE  de  Gérard. 
Vous  devez  vous  tromper,  mon  ami.,.  Ne  serait-ce  pas 
celle-ci,  par  hasard? 

PIERRE. 

Tiens,  oui!  Qui  diable  a  mis  mon  échelle  sous  la  fenêtre 
de  M.  Gérard?...  Enfin,  la  voulez-vous?  Je  vais  vous  l'aller 
chercher. 

M.    JACKAL. 

Non;  j'y  vais  moi-même...  Voilà  qui  complique  la  chose... 
Il  passe  pour  riche,  votre  M.  Gérard,  n'est-ce  pas? 

MADAME    DESMAREST. 

On  le  dit  millionnaire. 

M.    JACKAL. 

Est-ce  que  mes  drôles  auraient  fait  d'une  pierre  deux  coups? 
Ce  sera  à  examiner  pins  tard...  (Essayant  l'échelle.)  Nous  tenons 
déjà  une  pièce  de  conviction  :  les  montants  et  les  trous  sont 
d'accord. 

SALVATOR. 

Et  cela  est  d'autant  plus  remarquable  que  l'échelle  n'est  pas 
de  mesure  ordinaire. 

M.    JACKAL. 

Vous  avez  un  fils,  monsieur  Pierre? 

PIERRE. 

Oui!  Qui  vous  a  dit  cela? 

M.    JACKAL. 

De  douze  à  quinze  ans  ? 

PIERRE. 

Il  en  aura  quatorze  aux  melons, 

M.    JACKAL. 

Aux  melons!...  C'est  bien  son  fils! 

PIERRE. 

Qu'est-ce  que  ça  veut  dire,  c'est  bien  son  fils? 

M.   JACKAL. 

Il  se  fait  aider  par  l'enfant,  pour  lui  montrer  son  métier, 
et  il  a  acheté  une  échelle  plus  large,  afin  que  l'enfant  puisse 
y  monter  en  même  temps  que  lui. 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  101 

PIERRE. 

Eh  bien,  après?  y  a-t-il  du  mal  à  cela? 

M.    JACKAL. 

Non,  au  contraire!  Venez  ici,  mon  ami...  Combien  y  a-t-il 
de  temps  que  vous  n'avez  travaillé  au  jardin  ? 

PIERRE. 

Pas  depuis  trois  jours, 

M.    JACKAL. 

Ainsi,  depuis  trois  jours,  votre  échelle  est  près  de  la  serre? 

PIERRE. 

Elle  n'est  pas  près  de  la  serre,  puisque  vous  êtes  monté 
dessus. 

M.    JACKAL. 

Ce  garçon  est  plein  d'intelligence!  Mais  il  y  a  une  chose 
dont  je  suis  sûr,  c'est  qu'il  ne  pratique  pas  l'enlèvement. 
Montez  avec  moi,  mon  ami  ! 

(Pierre  interroge  dn  regard  madame  Desmarest.) 
MADAME    DESMAREST. 

Faites  ce  que  monsieur  vous  dit,  Pierre. 

(Pierre  monte.) 
M.    JACKAL. 

Encore...  (a  Salvator.)  Eh  bien? 

SALVATOR, 

Elle  s'enfonce,  mais  pas  jusqu'à  la  traverse. 

M.  JACKAL,  à  Pierre. 
Descendez,  mon  ami. 

(Pierre  descend.) 

PIERRE. 

Me  voila  descendu  ! 

M,   JACKAL. 

Remarquez  comme  cet  homme  dit  peu  de  choses,  mais 
comme  tout  ce  qu'il  dit  est  bien  dit!...  Maintenant,  mon  ami. 
prenez  madame  Desmarest  dans  vos  bras. 

PIERRE. 

Ah  !  fi  donc,  monsieur  ! 

M.    JACKAL. 

Prenez  madame  Desmarets  dans  vos  bras. 

MADAME   DESMAREST. 

Mais  que  dites-vous  là  ? 

6. 


102  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

PIEHRE. 

Je  n'oserai  jamais,  monsieur. 

MADAME   DESMAREST. 

Je  vous  i"  défends,  Pierre, 

M.   JACKAL,  descendant  de  l'échelle. 
Montez  où  j'étais,  mon  ami... 

(Il  veut  enlever  madame  Desmarest.) 
MADAME    DESMAREST. 

Mais,  monsieur!  mais  monsieur,  que  faites  vous? 

M.    JACKAL, 

Supposez,  madame,  que  je  sois  amoureux  de  vous. 

PIERRE. 

Ah  !  en  voilà  une  supposition! 

MADAME   DESMAREST. 

Mais,  monsieur! 

M.   JACKM. 

Tranquillisez-vous,  madame;  ce  n'est,  comme  le  dit  notre 
«mi  Pierre,  qu'une  supposition...  Je  vous  enlève.,,  c'est-à- 
iire,  non,  je  ne  vous  enlève  pas.,.  Je  vais  vous  aider  à  mou- 
ler, j'aime  mieux  ça.,.  Ne  craignez  rien,(,llsmoalent.  —  A  Salva- 
tor.)  S'enfonce-t-elle  jusqu'à  la  traverse,^ 

SALVATOR, 

Pas  tout  à  fait. 

M.  JACKAL,   à  Cabolin. 

Viens  ici  pour  faire  l'appoiut. 

BABOLIN, 

Moi? 

'm,  JACKAL. 

Oui,  toi,..  Monte  sur  le  second  échelon. 

BABOLIN,  montant  et  faisant  le  Mercure. 
Voilà  ! 

SALVATOR. 

L'échelle  est- exactement  au  même  point  que  l'autre! 

M,   JACKAL. 

Alors,  le  tour  est  fait...  Descendons. 

'On  descend.) 
MADAME    DESMARETS. 

Je  ne  comprends  pas. 

M.    JACKAL. 

C'est  bien  simple,  cependant!  Vous  êtes  nécessairement 
plus  lourde  que  Rose-de-Noël...  (A^Baboiin.)  Combien  pèses-tu? 


LES    MOHICAXS    DE    PARIS  103 

BA.BOLIN. 

Soixante-cinq  livres...  Je  me  suis  fait  peser,  il  y  a  trois 
jours,  aux  Champs-Elysées. 

M.   JACKAL. 

Les  deux  hommes  qui  emportaient  Rose-de-Noël  étaient  de 
soixante-cinq  livres  plus  lourds  que  Pi;'rre  et  moi. 

BABOLIN. 

Est-il  fort,  ce  monsieur  Jackal  !  est-il  fort! 

PIERRE. 

Ah  !  je  comprends,  maintenant  :  on  a  enlevé  une  des  pen- 
sionnaires. 

M,    JACKAL. 

Madame  Desmarest,  ne  vous  défaites  jamais  de  ce  garçon 
là  :  c'est  un  trésor  de  pénétration...  Occupons-nous  mainte- 
nant de  l'intérieur  de  la  chambre,  (a  madame  Desmarets.)  Vous 
avez  une  double  clef  des  cellules  de  vos  pensionnaires  ? 

MADAME  DESMARETS. 

Voici  celle  de  mademoiselle  Ro-e-de-Noël. 

(M.  Jackal  ouvre  la  porte.  On  veut  entrer.) 
JACKAL. 

Doucement!  tout  dépend  d'un  premier  examen...  Ah!  ah! 
des  traces  de  pas  de  la  porte  au  lit,  et  du  lit  à  la  fenêtre... 
Monsieur  Salvator,  regardez  avec  vos  yeux  de  chasseur. 

SALVATOR. 

Ah  !  ah  !  du  nouveau  !  un  pied  de  femme...  Il  est  dessiné 
par  le  sable  du  jardin. 

M. JACKAL. 

Que  dis-je  toujours,  monsieur  Salvator?  «  Cherchez  la 
femme  !  »  Cette  fois,  la  femme  est  trouvée. 

MADAME    DESMAREST. 

Comment,  la  femme  est  trouvée?  vous  croyez  qu'il  y  a  une 
femme  dans  cette  aifaire? 

M.    JACKAL. 

Il  y  a  une  femme  dans  toutes  les  affaires;  aussitôt  qu'on 
me  fait  un  rapport,  je  dis  :  «  Cherchez  la  femme  !  »  On  cher- 
che la  femme,  et,  quand  la  femme  est  trouvée... 

MADAME    DESMAREST. 

Eh  bien? 

M.    JACK.VL. 

On  ne  tarde  {-.as  i  trouver  l'homme.  Un  jour,  un  couvreur 


104       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

tombe  d'un  toit,  et  se  casse  les  deux  jambes;  on  me  fait  le 
rapport,  je  dis  :  «  Cherchfz  la  femme  !  »  On  se  met  n  ,rire. 
J'interroge  le  blessé;  l'imbécile  s'était  amusé  à  regarder  nue 
grisette  qui  se  déshabillait  dans  sa  mansarde,  le  pied  lui  avait 
manqué,  et  il  était  tombé  !,..  Cherchons  la  femme,  monsieur 
Salvator,  cherchons  la  femme! 

SALVATOR. 

Celle-ci  est  coquette;  elle  a  suivi  les  allées  du  jardin  de 
peur  de  salir  ses  brodeqtiins  :  sable  jaune  sans  aucun  mélange 
de  boue. 

M.   JACKAL. 

Quand  vous  vous  lasserez  d'être  commissionnaire,  monsieur 
Salvator,  venez  me  dire  deux  mots.  Et  maintenant,  madame 
Desmarest,  voici  comment  les  choses  se  sont  passées.  Vous 
avez  vous-même  conduit  mademoiselle  Rose-de-Noël  à  sa 
chambre. 

MADAME   DESMAREST. 

Moi-même,  monsieur. 

M.    JACKAL. 

Elle  était  fort  triste. 

MADAME    DESMAREST. 

Comment  savez-vous  cela? 

M.    JACKAL. 

Ce  n'est  pas  difficile  à  deviner,  voilà  son  mouchoir,  tout 
humide;  elle  s'est  couchée  en  pleurant.  On  a  frappé  à  la 
porte. 

MADAME    DESMAREST. 

Qui  cela? 

M.   JACKAL. 

La  femme,  problablement.  Rose-dc-Xoël  s'est  levée  et  a  été 
ouvrir. 

MADAME    DESMAREST. 

Sans  savoir  qui  frappait? 

M,   JACKAL. 

Qui  vous  dit  qu'elle  ne  sût  point  qui  frappait?  Derrière 
la  femme  venait  le  jeune  homme  aux  petites  bottos  et  aux 
éperons  :  derrière  le  jeune  homme  venaient  les  hommes  aux 
gros  souliers;  on  l'a  saisie,  elle  s'est  débattue.  On  lui  a  mis 
un  mouchoir  sur  la  bouche,  on  lui  a  jeté  par-dessus  son  pei- 
gnoir de  lit,  on  l'a  envelopjiée  dans  sa  couverture,  et  on  l'a 
enlevée  ainsi.  Voyez,  on  l'a  e.nportée  par  la  fenêtre,  et  preuve 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  105 

qu'elle  y  est  passée,  par  la  fenêtre,  et  pas  de  bonne  volonté 
même... 

SALVATOR. 

C'est  qu'elle  s'est  cramponnée  au  rideau,  et  que  le  rideau 
est  déchiré. 

M.   JACKAL. 

Le  reste  va  tout  seul,  on  l'a  passée  par-dessus  le  mur.  La 
femme  est  revenue  dans  la  chambre,  elle  a  formé  la  fenêtre 
tout  natm'cllement,  puis  la  porte,  et  elle  est  allée  se  recou- 
cher. 

SALVATOR,  saisissant  la  main  de  M.  Jackal. 

Je  tiens  tout,  laissez-moi  faire.  Jladame  Desmarcsf,  pour», 
riez-vous,  sans  qu'elle  le  sût,  nous  procurer  un  brodequin  de 
mademoiselle  Suzanne  de  Valgeneuse? 

MADAME    DESMAREST. 

Problablement...  Elle  aura  mis,  comme  d'habitude,  hier 
au  soir,  ses  chaussures  à  sa  porte,  pour  que  sa  femme  de 
hambre  les  nettoie. 

SALVATOR. 

Alors,  madame  Desmarest,  un  brodequin  de  mademoiselle 
Suzanne,  et  pas  un  mot! 

M.    JACKAL. 

Vous  entendez,  madame,  pas  un  mot  ! 

MADAME    DESMAREST. 

J'y  vais  moi-même. 

(Elle  sort.) 
SALVATOR. 

Monsieur  Pierre,  si  vous  voulez  rentrer  dans  votre  mai- 
son, nous  n'avons  plus  besoin  de  vous.  Babolin,  si  tu  veux 
aller  jouer  à  la  toupie,  tu  nous  feras  plaisir. 

BABOLlN. 

Je  n'ai  pas  de  toupie,  monsieur  Salvator, 

SALVATOR. 

Tiens,  voilà  pour  en  acheter  une. 

(Il  lui  d  nne  cinq  francs.) 
BABOLIN. 

Oh  !  une  pièce  de  cinq  francs  ! 

(Babolin  sort,  mais  Pierre  reste  snr  sa  porte.) 
PIERRE. 

Pourquoi  donc  que  je  rentrerais  dans  ma  maison  ?  Je  n'ai 
d'ordres  à  recevoir  que  de  madame  Desmarest. 


106  THÉÂTRE  COMPLET  D'aLEX.  DUMAS 

SCÈNE   VIII 
SALVATOR,  M.  JACRAL,  PIERRE,  sur  sa  porte. 

SÂLVATOR. 

La  femme,  c'est  mademoiselle  Suzanne  de  Valgeneuse; 
l'homme  aux  petites  bottes,  c'est  son  frère  ! 

M.    JACKAL. 

Vous  croyez  ? 

SALVATOR. 

J'en  suis  sûr.  C'est  elle  qui,  chez  M.  Pétrus,  quand  il  s'est 
agi  de  mettre  Rose-de->;oël  en  pension,  a  oifert  le  pension- 
nat do  madame  Desmarest;  c'est  elle  qui  a  combattu  mes 
objections  à  l'instigation  de  son  frère.  Dès  celte  heure,  le  plan 
de  l'enlèvement  était  arrêté...  Ah!  ma  belle  cousine!  ah! 
mon  cher  cousin  ! 

M.  JACKAL. 

Que  dites-vous  là? 

SALVATOR. 

Rien...  Je  dis  que  vous  êtes  un  grand  homme,  monsieur 
Jackal,  et  que  votre  maxime  «  Cherchez  la  femme»  passera 
à  la  postérité! 

SCENE  IX 

Les  Mêmes,  MADAME  DESMAREST. 

MADAME    DESMAREST. 

Voici  un  brodequin  de  mademoiselle  Suzanne,  messieurs. 

SALVATOR,  mesurant  à  la  trace. 
Voyez  !  Eh  bien,  qu'en  dites-vous  ? 

M.   JACKAL. 

Je  dis  que  c'est  mademoiselle  Suzanne  qui  a  fait  l'affaire... 
Madame  Desmarest,  appelez  mademoiselle  Suzanne. 

MADAME    DESMAREST. 

Tenez,  monsieur,  la  voici. 

M.    JACKAL. 

Où  cela  ? 

MADAME    DESMAREST. 

Elle  se  promène  au  jardin. 


LES    SIOUICANS    DE    PARIS  107 

M.    JÀCEÂL. 

Faites-lui  signe  de  venir. 

MADAME   DESMAREST. 

iii  ne  sais  pas  si  elle  viendra. 

M.   JACKAL. 

Et  pourquoi  ne  viendrait-elle  pas? 

MADAME  DESMAREST. 

Parce  que  mademoiselle  Suzanne  est  bien  fière. 

M.   JACKAL. 

Appelez-la  toujours  ;  si  elle  ne  vient  pas,  j'irai  la  chercher? 

MADAME  DESMAREST. 

Blademoiselle  Suzanne  !  mademoiselle  Suzanne  ! 

SUZANNE. 

Madame  me  fait  l'honneur  de  m'appeler,  je  crois? 
(M.  Jackal  est  dans  la  cour;  Sahator  reste  dans  le  paTiUon,  invisible 
à  Suzanne.) 
MADAME    DESMAREST. 

Oui,  mon  enfant;  car  voici   monsieur  qui  désire  vous 
adresser  quelques  questions. 

SUZANNE. 

Des  questions,  à  moi  ?  Mais  je  ne  connais  pas  monsieur. 

MADAME   DESMAREST. 

Monsieur  est  le  représentant  de  l'autorité. 

SUZANNE. 

Qu'ai-je  à  faire  avec  l'autorité,  moi? 

MADAME    DESMAREST. 

Calmez-vous,  mon  enfant  ;  il  s'agit  de  Rose-de-Noël. 

SUZANNE. 

Eh  bien,  après  ? 

JACEAL. 

Après?  Veuillez  nous  laisser,  madame  Desmarest,  et  prier 
M.  Pierre  de  rentrer  chez  lui. 

(Pierre  et  madame  Desmarest  rentrent  chacun  chez  eux.) 

SCÈNE  X 
M.  JACRAL,  SUZANNE,  SALVATOR,  dans  le  pavillon. 

M.    JACKAL. 

Après,  mademoiselle,  nous  désirons  avoir  quelques  rensei- 
gnements sur  votre  amie  ? 


108       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SUZANNE. 

Quelle  amie  ? 

M.   JACKAL. 

Mademoiselle  Rose-de-Noël. 

SUZANNE. 

Je  choisis  mes  amies  ailleurs  que  sur  les  grands  chemins, 
nion-^ieur.  Mademoiselle  Rose-de-Noël  était  peut-être  ma  pro- 
tégée, mais  elle  n'était  pas  mon  amie. 

M.    JACKAL. 

Alors,  je  vais  tout  simplement  vous  interroger. 

SUZANNE. 

M'interroger,  moi  ?  et  sur  quoi? 

M.   JACKAL. 

Sur  l'enlèvement  de  mademoiselle  Rose-de-Noël. 

SUZANNE. 

Ah  !  pauvre  petite,  elle  a  été  enlevée? 

M.   JACKAL. 

Vous  le  savez  mieux  que  personne,  mademoiselle,  attendu 
que  vous  avez  participé  à  l'enlèvement. 

SUZANNE. 

Vous  êtes  fou,  monsieur  ! 

M.   JACKAL. 

Non,  mademoiselle;  je  suis... 

(Il  ouvre  sa  rediagute  et  moutre  sou  écharpe.) 
SUZANNE. 

Que  ne  le  disiez-vous  tout  de  suite?  On  vous  aurait  ré- 
pondu avec  ica  lionneurs  dus  à  votre  rang. 

M.    JACKAL. 

Abrégeons,  mademoiselle.  Votre  nom,  vos  qualités,  votre 
état  dans  le  monde? 

SUZANNE. 

Alors,  c'est  un  interrogatoire  ? 

M.    JACKAL. 

Oui,  mademoiselle. 

SUZANNE. 

Mon  nom  ?  Je  me  nomme  Aimée-Adélaïde-Suzanne  de  Val- 
geneuse.  Mes  qualités?  Je  suis  fille  de  M.  le  marquis  DiMiis- 
René  d»>.,Valgeneuse,  pair  de  France,  nièce  de  Louis-Cleinent 
de  Valgeaeuse,  cardinal  en  cour  de  Rome,  et  sœur  de  M.  le 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  109 

comte  Lorédan  de  Valgciieusc,  lieutenant  aux  gardes.  Mon 
état?  Je  suis  héritière  de  cinq  cent  mille  livres  de  rente. 
Voilà  mes  noms,  mes  qualités,  mon  état. 

M.  JACKAL,  faisant  un  pas  en  arrièro  et  reboutonnant  sa  redingote. 
Pardon,  mademoiselle,  j'ignorais... 

SUZANNE. 

Oui,  je  comprends,  vous  ignoriez  que  je  fusse  la  fille  de 
mon  père,  la  nièce  de  mon  oncle,  la  sœur  de  mon  frère;  eh 
bien,  maintenant  que  vous  le  savez,  monsieur,  ne  l'oubliez 
plus. 

;£lle  fait  de  la  main  un  signe  dédaigneux,  et  va  pour  sortir.) 

M.    JACKAL. 

Pardon,  mademoiselle...  Un  mot  encore,  je  vous  prie... 
Vous  êtes  fièrc  et  orgueilleuse  de  votre  fortune  ;  mais  cette 
fortune  vous  vient  de  la  succession  d'un  oncle  dont  le  testa- 
ment s'est,  dit-on,  égaré...  Réduit  à  la  misère  par  la  dispari- 
tion de  ce  testament,  M.  Conrad  de  Valgeneuse  s'est  tué; 
mais  supposons  un  instant  que  votre  cousin  ne  soit  pas  mort 
et  que  le  testament  se  retrouve  :  vous  êtes  ruinés,  vous  et 
votre  frère  ! 

SUZANNE. 

Est-ce  une  menace  que  vous  me  faites? 

M.    JACKAL. 

Non,  mademoiselle,  c'est  un  avis  que  je  vous  donne. 

SUZANNE. 

Où  voyez-vous  un  avis  là  dedans? 

M.    JACKAL. 

L'avis  est  non  pas  dans  ce  que  je  vous  ai  dit,  mais  dans  ce 
qui  me  reste  à  vous  dire.  Écoutez-moi  donc,  mademoiselle, 
et,  quoique  je  vous  parle  bas,  ne  perdez  pas  une  de  mes  pa- 
roles, car  ce  sont  les  paroles  d'un  ami. 
SUZANNE,  méprisante. 

Vous,  un  ami.' 

M.    JACKAL. 

Vous  allez  en  juger...  La  jeune  fille  que  votre  frère  a  en- 
levée et  qu'il  croit  une  bohémienne,  n'est  point  une  bohé- 
mienne :  elle  est  la  nièce  de  31.  Gérard,  et,  le  jour  où  son 
oncle  mourra,  elle  héritera  de  cinq  millions...  Ce  n'est  donc 
point  sa  maîtresse  qu'il  faut  que  votre  frère  en  fasse,  c'est  sa 
femme...  Direz-vous  encore  que  le  conseil  ne  vient  pas  d'un 
ami  ? 

XXIV.  7 


110  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SUZANNE, 

Je  ne  sais  ni  de  qui  il  vient,  ni  par  quel  motif  il  est  donné; 
mais,  comme  il  est  bon,  dans  une  heure  je  pars  pour  rejoin- 
dre mon  frère,  et  je  vous  jure  que  Rose-de-Noël  ne  sera  point 
sa  maîtresse...  Adieu,  monsieur! 

M.  JACKAL,  saluant  très-bas. 
Votre  humble  serviteur,  mademoiselle. 

(Suzanne  sort.) 

SCÈNE  XI 
M.  JACRAL,  SALVATOR. 

M.  JACKAL. 

Monsieur  Salvafor,  je  crois  que  nous  n'avons  plus  grand'- 
chose  à  faire  ici  ;  et,  comme  j'ai  un  motif  différent  du  vôtre 
pour  y  rester,  je  ne  vous  retiens  pas. 

SALVATOR. 

Si  je  vous  demandais  une  explication,  monsieur  Jackal, 
me  la  donneriez-vous  ? 

M.  JACKAL. 

Non,  monsieur  Salvator. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  je  vais  la  donner,  moi.  Vous  avez  eu  peur  de 
cette  vipère,  monsieur  Jackal  ! 

M.   JACKAL. 

Je  n'ai  peur  de  rien,  monsieur  Salvator. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  monsieur  Jackal,  ce  que  vous  ne  voulez  pas  faire, 
jtle  ferai,  moi. 

M.   JACKAL. 

Vous? 

SALVATOR. 

]\!oiî...  Seulement,  un  dernier  mot  :  est-ce  votre  conscience 
qui  vous  force  à  vous  abstenir  ? 

M.   JACKAL. 

C'est  mon  devoir...  Adieu,  monsieur  Conrad! 

SALVATOR,  so  ristournant  vivement. 
M.  Conrad.? 

M.   JACKAL. 

Pardon,  je  me  trompe...  Adieu,  monsieur  Salvator! 


Li:S    MOHICANS    DE    PARIS  111 

SALVATOU, 

Monsieur  Jackal,  avnnl  huit  jours,  j'aurai  retrouvé  et  re- 
pris Rose-de-Noël. 

:a.  JACKAL. 
Si  cela  arrive,  tachez  de  la  garder. 

SALVATOR. 

Oh  !  je  vous  réponds  qu'une  fois  dans  mes  mains,  elle  n'en 
sortira  plus  !...  Adieu,  monsieur  Jackal. 

SCÈNE  XII 
M.  JACKAL,  seul. 

L'homme  propose,  Dieu  dispose...  —  En  attendant,  voyons 
un  peu  pourquoi  cette  éclielle  était  dressée  contre  Ici  fenêtre 
de  M,  Gérard...  Si  ce  brigand  de  Gibassier  n'était  à  Toulon, 
je  jurerais  que  c'est  lui  qui  a  fait  le  coup.^ 


SIXIEME  TABLEAU 

Intérieur  de  la  chambre  de  Gérard,  à  Vanvres;  désordre  le  plus  complet, 
chaises  et  fauteuils  renversés,  secrétaire  forcé,  lampe  qui  continue  à  brûler 
sur  la  table  de  nuit,  couteau  ensanglanté  sous  un  meuble. 


SCENE  PREMIERE 

M.  JACRAL,  UNE  Voix. 

M.  Jackal  est  eu  ddhors,  sur  l'échelle;  on  ne  voit  q-iî  son  bras,  qui  passe  à 
travers  un  carreau  cassé,  et  qui  cherche  l'espagnolette;  l'espagnolette  ou- 
verte, la  fenêtre  s'ouvre  aussi,  et  l'on  roit  M,  JackaL 

VOiX,  du  coté  de  la  porte. 
Monsieur  Gérard...  monsieur  Gérard  !...  Ouvrez,  monsieur 
Gérard!  ouvrez  ! 

M.  JACKAL,  à  la  fenêtre. 
C'est  assez  imprudent,  pour  un  millionnaire,  de  coucher  au 


112       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

premier  étage,  sans  volets  à  ses  fenêtres  ;  il  est  vrai  que  ses 
fenêtres  donnent  sur  un  pensionnat  de  jeunes  demoiselles... 
Mais  les  brebis  attirent  les  loups,  (ii  saute  dans  la  chambre.)  Ab  ! 
voilà  un  beau  désordre!...  c'est  peut-être  un  effet  de  l'art. 

LA   VOIX. 

Monsieur  Gérard,  si  vous  ne  répondez  pas,  015  ^3  aller 
cbercher  le  commissaire  de  police. 

M.    JACKAL. 

Allez-y  sans  perdre  un  instant,  c'est  ce  que  vous  avez  de 
mieux  à  faire. 

LA  VOIX,  effrayée  et  s'éloignant. 

Il  y  a  quelqu'un  dans  la  chambre  de  M.  Gérard  !  A  la  garde  ! 
à  la  garde  ! 

SCÈNE  II 

M.  JACKAL,  seul. 

C'est  bien  cela  !  un  des  trois  hommes  s'est  détaché,  celui 
dont  j'ai  ios  souliers  dans  ma  poche;  il  est  venu  avec  l'c- 
cheile,  l'a  appuyée  au-dessous  de  la  fenêtre,  a  cassé  un  car- 
reau et  est  entré...  M.  Gérard  dormait  ou  ne  dormait  pas;  le 
lit  est  intact,  quoiqu'il  ne  soit  plus  à  sa  place...  Pourquoi  le 
lit  n'est-il  plus  à  sa  place?.,.  Ah!  c'est  qu'ils  l'ont  dérangé 
pour  forcer  l'armoire  qui  est  derrière...  M.  Gérard  a  entendu 
du  bruit,  il  est  arrivé;  M.  Gérard  a  succombé,  puisque  voilà 
le  secrétaire  forcé,  les  tiroirs  vides  et...  (u  aperçoit  à  terre  une 
tache  et  met  son  mouchoir  dessus.)  C'est  clair  !  Pièce  de  conviction. 

Au  greffe!...  (En  furetant,  il  aperçoit  le  couteau.)  Qu'est  ce  que  je 

vois  donc  briller,  là-dessous.^...  Ah  !  ah  !  voilà  qui  va  nous 
mettre  sur  la  trace  de  l'homme  !...  «  Lardereau,  à  Valence.  » 
Pioute  de  Toulon,  ou  à  peu  i)rès.  Gibassier  est  évadé  du  bagne; 
ce  sont  ses  jambes  que  j'ai  vues  chez  la  Brocante,  ce  sont  ses 
souliers  que  j'ai  dans  ma  poche,  et  c'est  son  couteau  que  je 
tiens  à  la  main...  Autre  pièce  de  conviction.  Au  greffe!...  (On 
entend  du  bruit.)  Bon  !  les  voilà  qui  reviennent. 
UNE  VOIX,  au  dehors. 
Au  nom  de  la  loi,  ouvrez  !... 

M.   JACKAL. 

Belle  voix!...  Qui  donc  est  commissaire  à  Vanvres?  Ce? t 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  113 

f[enri  Berlin,  un  de  mes  protégés.  Je  suis  charmé  de  voir  que 
je  place  bien  ma  proteclion. 

LE    COMMISSAinE. 

Au  nom  de  la  loi,  ouvrez  ! 

M.    JACKAL. 

Que  diable  est  devenu  dans  tout  cela  ce  bon  M.  Gérard  ? 
(Ouvrant  la  porte  d'un  cabinet.)  Tiens,  le  voilà  par  ici  !  l'assassin  l'a 
caché  là;  il  a  mis  la  clef  dans  sa  poche,  est  sorti  par  cette 
porte,  l'a  fermée  eu  dehors,  et  a  gagné  la  rue  par  quelque 
fenélre  du  rez-de-chaussée. 

(Il  entre  dans  le  cabinet:  pendant  ce  temps,  on  enfonce  la  porte;  le  Commis- 
saire se  précipite  dans  la  chambre  avec  les  Gendarmes  et  le  Garde  cham- 
pêtre: en  ce  moment,  M.  Jackal  sort  du  cabinet,  traînant  par  les  épaules  le 
corps  de  Gérard.) 

SCÈNE    III 
Les  Mêmes,  le  Commissaire,  Gendarmes,  etc. 

LE   COMMISSAIRE,   montrant  II.  Jackal. 

Arrêtez  cet  homme  î 

M.    JACKAL. 

Qui  voulez-vous  arrêter? 

LE   COMMISSAIRE. 

Vous,  pardieu  ! 

M.    JACKAL. 

Ah  !  cher  monsieur  Henri,  j'avais  de  vous  une  certaine 
opinion,  et  voilà  que  vous  la  détruisez  vous-même. 

LE   COMMISSAIRE. 

M.  Jackal ! 

TOUS. 

JI.  Jackal  ! 

M.    JACKA.L. 

Voyons,  aidez-moi  à  mettre  ce  brave  M.  Gérard  sur  son  lit. 
J'ai  rendez-vous  à  la  préfecture  à  huit  heures;  il  en  est  sept, 
et  je  voudrais,  avant  de  m'en  aller,  savoir  s'il  est  mort  ou  vi- 
vant... S'il  n'est  pas  mort,  il  est  bien  malade...  Y  a-t-il  un 
médecin  dans  le  village  ? 

LE    COMMISSAIRE. 

Oui;  mais  je  Tai  vu  partir  ce  saatin  dans  son  cabriolet. 


114  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

M.    JACKAL. 

Alors,  comme  il  n'y  a  pas  de  temps  à  perdre,  faites  venir 
le  curé. 

LE    COMMISSAIRE. 

C'est  aujourd'hui  dimanche,  il  dit  une  messe  basse  à  la 
chapelle  de  M.  de  Lamotte-Iloudan...  Mais  j'ai  vu  passer  un 
moine  qui  a  demandé  le  chemin  de  Jïeudon,  où  deux  amanls 
se  sont  asphyxiés,  et  je  vais... 

M.    JACKAL. 

Non,  pas  vous,  quelqu'un  de  la  société... 

UN   GENDARME. 

J'y  vais,  monsieur... 

M.    JACKAL. 

Si  vous  trouvez  un  médecin  à  Meudon,  prévenez-le  en  même 
temps. 

(Le  Gendarme  sort.) 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  hors  un  des  Gendarmes. 

M.    JACKAL. 

La  !  maintenant  que  vous  avez  bien  vu  tout  ce  qu'il  y  avait 
à  voir,  mes  bons  amis,  faites-nous  de  l'air...  Si  M.  Gérard 
est  mort,  vous  n'avez  pas  besoin  ici;  s'il  est  vivant,  c'est  à 
nous  et  non  à  vous  qu'il  a  adaire! 

LES  ASSISTANTS,   h.  mesure  qu'ils  sortent. 

Ah  !  tâchez  de  nous  le  rendre,  monsieur  Jackal  !  —Vous  ne 
savez  pas  le  bien  qu'il  faisait  dans  le  pays  :  c'est  le  père  des 
pauvres!  —  Nous  allons  prier  le  bon  Dieu  pour  lui. 

M.   JACKAL. 

Vous  ferez  bien  !...  Allez,  mes  amis,  allez!... 

SCÈNE  V 
M.  JACKAL,  LE  Commissaire. 

M.  JACKAL,  ani  Gendarmes. 
Tenez-vous  à  la  porte  et  ne  laissez  entrer  que  le  moine  et 
le   médecin.  (Les  Gendarmes   sortent.   —  Au  Commissaire.)  Quant  à 
vous,  dressez  votre  procès-verbal  ! 


L 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  115 

LE   COHUISSÂIRE. 

Voulez-vous  me  le  dicter? 

M.    JACRAL. 

Je  n'ai  pas  le  temps  !  je  devrais  déjà  être  sur  la  route  de 
Paris. 

(Le  Commissaire  se  met  à  une  table.) 
LE   COMMISSAIRE. 

a  Ce  jourd'hui  dimanche,  etc.,  etc.  » 

M.  JACKAL,  au  moment  de  sortir. 

Cliutl...  il  me  semble  que  j'ai  entendu  un  soupir.  Venez 
donc  m'aider,  monsieur  Henri  !  (ils  mettent  des  oreillers  sous  la 
tête  de  Gérard.)  Ah  !  ah  !  nous  en  appelons,  à  ce  qu'il  parait? 

GÉRARD. 

Ah!... 

M.   JACKAL. 

Bravo!...  Sept  heures  dix  minutes...  Je  pousserai  le  cheval, 
voilà  tout!...  (il  prend,  dans  le  verre  qui  est  sur  la  table,  une  petite 
cuiller  en  argent.)  Il  paraît  que  le  secrétaire  était  bien  garni... 
quoiqu'elle  fût  d'argent,  on  a  méprisé  la  petite  cuiller... 

(Il  verse  dans  la  cuiller  quelques  gouttes  d'une  liqueur  rouge  contenue  dans  un 
flacon  qu'il  porte  sur  lui,  et  l'introduit  dans  la  bouche  de  Gérard,) 

GÉRARD,  revenant  à  lui. 
Grâce,  monsieur  le  voleur  !  grâce  ! 

M.    JACKAL. 

Honnête  monsieur  Gérard,  il  ne  s'agit  plus  ici  de  voleur 
la  justice  veille  sur  vous. 

GÉRARD,  ouvrant  les  yeux. 
La...  la...  justice?... 

M.   JACRAL. 

Voyez  comme  la  justice  le  rassure  !...  Remettez-vous,  cher 
monsieur  Gérard;  nous  sommes  d'anciennes  connaissances, 
que  diable  !  C'est  moi  qui  ai  reçu  votre  déposition  lors  de 
l'assassinat  de  Viry-sur-Orge,  et  qui  ai  suivi  l'accusation 
contre  M.  Sarranti  que  vous  ave?  fait  condamner  à  mort... 
comme  voleur  et  assassin. 

GÉRARD. 

Je  n'ai  rien  à  dire  qu'à  un  confesseur  ! 

M.  JACKAL,  bas. 

Vous  allez  être  servi  à  souhait  :  j'ai  envoyé  chercher  un 
rétre  et  un  médecin. 


Î16  THÉÂTRE   COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

GÉRAIVD. 

Oh!  le  prêtre  !...  Le  prè>re  d'abord. 

(11  retombe  sur  soa  lit.) 
H.   JACKAL. 

Diable!  et  moi  qui  suis  obligé  de  le  quitter...  Mon  cher 
monsieur  Henri,  je  doute  que  M.  Gérard  en  revienne;  mais, 
s'il  en  revient,  faites-moi  l'amitié  de  veiller  sur  lui,  et  de  me 
tenir  au  courant  de  ses  faits  et  gestes. 

LE    COMMISSAIRE,   étonné. 

Au  courant  des  faits  et  gestes  de  M.  Gérard,  de  l'honnête 
M.  Gérard?... 

M.   JACKAL. 

Oui,  de  l'honnête  M.  Gérard. 

LE    COMMISSAIRE. 

Vous  avez  donc  des  intentions  sur  lui? 

M.    JACKAL. 

Chut!...  Je  lui  ménage  une  surprise...  Ne  lui  en  soufflez 
pas  mot;  seulement,  s'il  se  trouvait  plus  mal,  faites-lui  boire 
une  cuillerée  de  cette  liqueur,  cela  le  soutiendra  quelques 
instants...  Sept  heures  un  cpiart  1  heureusement  que  j'en  em- 
porte assez  pour  excuser  mon  retard.  Au  revoir,  monsieur 
Henri!  au  revoir! 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  un  Agent, 

l'agent. 
De  la  part  de  M.  le  préfet. 

M.    JACKAL. 

De  M.  le  préfet? 

l'agent. 
Oui;  il  paraît  que  c'est  pour  une  affaire  grave,  car  on  m'a 
ordonné  de  ne  revenir  qu'avec  vous. 

M.   JACKAL,    lisant. 

Tiens,  tiens,  tiens;  en  voilà  bien  d'un  autre!  M.  Sarranti  de 
retour  en  France  !  Lui  que  je  croyais,  l'autre  jour,  pouvoir  ar- 
rêter chez  Bordicr,  vient  de  se  livrer  lui-même!  Comprend-on 
cet  imbécile  d'honnèle  homme,  qui  était  bien  tranquille  dans 
l'Inde,  qui  pouvait  y  rester  et  qui  revient  pour  purger  sa 
coutumace?  Pauvre  diable,  je  le  plains!  (a  l'Agent.)  Venez  ! 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  117 

venez!  et  vous,  clier  monsieur  Henri,  n'oubliez  pas  mes 
instructions,  (n  regarde  Gérard.)  Décidément,  je  n'en  donnerais 
pas  cher! 

(Il  sort  avec  l'Agent.) 

SCÈNE  VII 

Les  Mêmes,  hors  M.  JACRAL. 

GÉRARD,  rouvrant  les  yeux. 
Il  est  parti?...  Cet  homme  m'épouvante!  Quelle  est  cette 
lettre  qu'il  a  reçue?  Je  lui  ai  entendu  prononcm"  le  nom  de 
Sarranti...  Oh  !  que  je  suis  faible  !  Au  secours!...  je  meurs! 

LE    COMMISSAIRE. 

Qu'avez-vous,  cher  monsieur  Gérard? 

GÉRARD. 

M.  Henri  Berlin...  Croyez-vous  qu'on  trouve  un  prêtre, 
monsieur?... 

SCÈNE  VIII 

Les  Mêmes,  bn  Gendarme,  entrant. 

LE    GENDARME. 

Pardon,  excuse,  mon  commissaire,  c'est  le  moine...  Mon 
camarade  l'a  rencontré  sur  la  route  de  Meudon,  et  il  nous 
l'envoie,  en  attendant  le  médecin. 

GÉRARD,  se  soulevant. 

Le  moine!...  quel  moine?... 

LE    COMMISSAIRE. 

Le  curé  de  Vanvres  est  absent...  et,  comme  je  savais  qu'un 
moine  était  au  Bas-Meudon,  je  l'ai  envoyé  chercher;  il  paraît 
qu'on  l'a  rencontré  sur  la  route. 

GÉRARD. 

Alors...  alors,  ce  moine  est  étranger  au  pays  ?,.. 

SCÈNE  IX 
Les  MÊMES,  DOMINIQUE. 

DOMINIQUE,  répondant  à  la  question  de  Gérard. 

J'arrive  de  Home,  où  j'ai  été  recevoir  les  ordres  des  mains 
''"  Sa  Sainteté  elle-même. 

7. 


118  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

GÉRARD. 

C'est  Dieu  qui  vous  envoie...  Venant  de  Rome,  peut-être 
avez-vousdes  pouvoirs  plus  grands...  Approchez,  approchez, 
mon  père!... 

DOMINIQUE. 

Me  voici. 

GÉr.ARD. 

11  me  semble  que  vous  êtes  bien  jeune! 

DOMINIQUE. 

Ce  n'est  point  moi  qui  me  suis  offert,  monsieur  :  j'ai  été 
requis. 

GÉRARD. 

Je  voulais  dire  qu'a  votre  âge,  on  n'avait  peut-être  point 
assez  médité  sur  le  côté  sombre  de  la  vie  pour  répondre  aux 
questions  que  j'ai  à  vous  faire. 

DOMINIQUE. 

Tout  ce  que  je  puis  vous  répondre,  monsieur,  c'est  que,  si 
vous  m'interrogez  avec  la  foi,  je  vous  répondrai  avec  la  foi, 
et  que,  si  vous  m'interrogez  avec  l'esprit,  je  vous  répondrai 
avec  l'esprit. 

GÉRARD. 

C'est  bien,  mon  père...  Messieurs,  laissez-nous. 

(Tout  le  monde  sort.) 

SCÈNE  X 
DOMINIQUE,  GÉRARD. 

GÉRARD. 

Asseyez-vous,  mon  père,  et  approchez-vous  de  moi  le  plus 
possible...  Je  suis  si  faible,  que  je  puis  à  peine  parler... 
(Dominique  s'assied.)  I\laintenant,  au  uom  du  ciel,  ne  vous  scan- 
dalisez pas  des  demandes  que  j'ai  à  vous  faire  et  surtout  pro- 
mettez-moi de  ne  pas  m'abandoiiner  avant  que  je  vous  aie  dit 
tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire! 

DOMINIQUE. 

Parlez  avec  confiance,  monsieur,  j'écoute. 

CIÎKAUD. 

Vous  connaissez  mieux  que  moi  les  dogmes  de  la  religion 
à  laquelle  vous  appartenez;  dites-moi,  y  a-t-il  un  cas  où  les 
paroles  d'un  mourant  puissent  être  révélées  par  le  confesseur 
qui  les  a  reçues? 


LES    MOHICANS    DE  PARIS  119 

DOMINIQUE. 

Je  n'en  connais  pas,  monsieur, 

GÉRARD. 

Ainsi  une  fois  ma  confession  reçue  par  vous,  nul  ne  peut 
exiger  que  vous  la  rendiez  publique? 

DOMINIQUE. 

Oui  que  ce  soit  au  monde! 

GÉRARD. 

Pas  même  un  tribunal,  pas  même  un  ministre,  pas  même 

le  roi  ! 

DOMINIQUE. 

Pas  même  le  vicaire  de  Dieu  qui  siège  à  Piome. 

GÉRARD. 

Et  que  doit  faire  du  secret  qui  lui  a  été  confié  ainsi,  un 
prêtre  qui  se  trouverait  placé  entre  la  mort  et  la  révélation 
de  ce  secret! 

DOMINIQUE. 

Il  doit  mourir. 

GÉRARD. 

Alors,  écoutez-moi,  mon  père  !...  écoutez-moi  ! 

DOMINIQUE. 

J'attends. 

GÉRARD. 

Et  moi,  j'hésite.  11  me  semble  que  j'ai  encore  des  forces  et 
que  je  puis  attendre...  Ne  pouvez-vous  revenir  ce  soir... 
demain? 

DOMINIQUE. 

Impossible!  car  il  est  probable  que  je  quitte,  non-seule- 
ment Paris,  mais  la  France,  peut-être  demain,  peut-être 
même  ce  soir,  pour  n'y  jamais  revenir! 

GÉRARD,   à  part. 

Il  part  !...  mieux  vaut  celui-là  qu'un  autre;  il  quitte  Paris, 
il  quitte  la  France  pour  n'y  revenir  jamais  peut-être...  Ah!.., 
ah!... 

DOMINIQUE. 

Qu'avez-vous? 

GÉRARD. 

Mon  père!  mon  pèi-e!  je  crois  que  jevais  mourir...  A  moi!... 
à  l'aide!...  Là,  sur  cette  table,  un  flacon...  Par  grâce,  une 
cuillerée  de  la  liqueur  qui  est  dans  ce  flacon. 


120      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

DOMINIQUE. 
Je  comprends...    (Il  lui  fait  prendre  une  cnillerée  de  la  liquenr.  — 
Puis  à  part.)  C'est  singulier,  il  me  semble  que  je  connais  cet 
homme  ! 

GÉRARD. 

Écoutez-moi  maintenant...  Je  vais  tcut  vous  dire,  le  plus 
succinctement  possible...  J'ai  peur  de  ne  pouvoir  aller  jus- 
qu'au bout! 

DOMINIQUE,  se  rasseyant. 

Parlez,  j'écoute. 

GÉRARD. 

J'habitais  une  campagne  à  quelques  lieues  de  Paris;  je 
l'habitais  avec  une  femme  de  trente  ans,  belle,  trop  belle 
pour  mon  salut!...  Elle  était  née  au  milieu  des  montagnes 
des  Pyrénées  ;  elle  avait  une  volonté  âpre  et  obstinée,  et  elle 
m'avait  courbé  sous  sa  volonté!  Mon  frère,  qui  était  parti 
pour  l'Inde  en  me  laissant  ses  deux  enfants,  un  garçon  et  une 
fille,  m'avait  recommandé  un  de  ses  amis,  Corse  de  nation... 
pour  en  faire  le  précepteur  de  ses  enfants...  (Dominique  passe 

successivement   de  la  curiosité  à  l'intérêt,  et   de  l'intérêt   à  la  terreur.) 

Mon  frère  mourut. 

DOMINIQUE. 

Le  lieu  que  vous  habitiez  ne  se  nomme-t-il  pas  Viry-sur- 
Orge? 

GÉRARD. 

Oui. 

DOMINIQUE. 

Les  enfants  de  votre  frère  ne  s'appelaient-ils  pas,  le  garçon, 
Victor,  et  la  fille,  Léonie.^ 

GÉRARD. 

C'étaient  leurs  noms,  en  effet. 

DOMINIQUE. 

Oh  !  je  vous  reconnais  maintenant,  quoique  je  ne  vous  aie 
vu  qu'une  fois  et  pendant  quelques  instants  à  peine;  vous 
êtes  M.  Gérard  ! 

GÉRARD. 

Oui;  mais  vous,  qui  êtes-vous  donc? 

DOMINIQUE. 

Vous  ne  me  reconnaissez  i»as  ? 

GÉRARD. 

Non! 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  121 

DOMINIQL'E. 

Regardez-moi  bien  ! 

GÉRARD. 

Qui  êtes-vous,  au  nom  du  ciel? 

DOMINIQUE. 

Je  suis  Dominique  Sarranti! 

GÉRARD. 

Oh! 

DOMINIQUE. 

Je  suis  le  fils  de  Philippe  Sarranti,  que  vous  avez  accusé 
d'assassinat  et  de  vol,  et  que  vous  avez  fait  condamner  à 
mort  par  contumace  pendant  que  je  faisais  mon  noviciat  à 
Rome. 

GÉRARD. 

Mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 

DOMINIQUE. 

Vous  voyez  bien  que  ce  serait  vous  trahir  que  d'écouter 
plus  longtemps  votre  confession,  puisqu'au  lieu  de  l'écouter 
avec  la  charité  d'un  prêtre  et  le  pardon  d'un  chrétien,  je 
l'écouterais  avec  la  haine  d'un  fils  dont  vous  avez  déshonoré 
le  père,  et,  par  conséquent,  avec  la  malédiction  dans  le 
cœur. 

(Il  s'avance  vivement  vers  la  porte.) 

GÉRARD,   désespéré. 

Non,  non,  non!  restez,  au  contraire,  restez  !  c'est  la  Pro- 
vidence qui  vous  amène...  Restez!  c'est  Dieu  qui  permet 
qu'avant  de  mourir,  je  répare  le  mal  que  j'ai  fait. 

DOMINIQUE. 

Vous  le  voulez?  prenez  garde  !  je  ne  demande  pas  mieux 
que  de  rester,  moi...  11  m'a  fallu  un  effort  surhumain  pour 
vous  dire  qui  j'étais  et  pour  ne  pas  abuser  du  hasard  qui 
m'a  amené  près  de  vous. 

GÉRAnD. 

Non,  pas  le  hasard,  mais  la  Providence,  mon  frère,  la  Pro- 
vidence!... Oh!  loin  de  vous  fuir,  loin  de  vous  craindre, 
j'eusse  été,  avant  de  mourir,  au  bout  du  monde  si  j'eusse  su 
vous  trouver...  Vous  voilà!  écoutez-moi...  Mais  non,  je  le 
sens ,  je  n'aurai  pas  la  force  de  vous  raconter  l'horrible 
action  ! 

DOMINIQUE, 

Mais  mon  père?  mon  père? 


122  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

GÉRARD. 

Eh  bien,  un  des  enfants  fut  tiic  par  moi...  L'autre... 

DOMlNiQUE. 

Mon  père,  te  dis-je? 

GÉfiARD. 

Mais  ne  voyez-vous  pas  que  je  meurs? 

DOMINIQUE. 

Oh!  ne  meurs  pas,  malheureux !..c  il  me  faut  l'innocence 
de  mon  père  ! 

GÉRARD. 

Oui,  votre  père  est  innocent! 

DOMINIQUE. 

Je  le  savais  bien,  moi,  et  cependant  je  l'eusse  vu  mourir  ! 
mourir  sur  l'échafaud,  sans  pouvoir  le  sauver!  car,  malgré 
l'aveu  que  vous  nie  faites,  monsieur,  comme  cet  aveu  est  une 
confession,  je  ne  puis  le  révéler,  et  l'accusation  ne  pèsera 
pas  moins  éternellement  sur  la  tête  de  mon  père...  Ah! 
monsieur,  vous  êtes  bien  infâme  ! 

GÉRARD. 

Mais  est-ce  que  je  ne  vais  pas  mourir  ?...  est-ce  que  vous 
croyez  que,  si  je  ne  me  sentais  pas  atteint  mortellement, 
l'horrible  secret  serait  sorti  de  ma  bouche  ? 

DOMINIQUE. 

Mais,  vous  mort,  il  me  sera  donc  permis  de  tout  révéler.' 

GÉRARD. 

Tout,  mon  père,  tout!  N'est-ce  pas  pour  cela  que  je  re- 
merciais le  ciel  de  vous  avoir  conduit  près  de  mon  lit  ? 

DOMINIQUE. 

Mais  croira-t-on  à  la  déclaration  d'un  fils  en  faveur  de  son 
père? 

GÉRARD. 

Attendez  !  Là,  là,  dans  l'épaisseur  de  la  muraille,  une  ar- 
moire secrète...  Suivez  la  moulure  de  la  porte...  Là  !  vous  y 
êtes...  Appuyez...  Voyez-vous  un  manuscrit  cacheté  de  trois 
cachets  ? 

DOMINIQUE,   prenant  le  manuscrit. 

Un  manuscrit  ?...  Le  voilà!  le  voilà  !  (Lisant.)  «  Ceci  est  ma 
confession  générale  devant  Dieu  et  devant  lus  hommes,  pour 
être  rendue  publique  après  ma  mort.  Signé  :  Gérard.  » 

CÉUARD. 

Ce  papier  contient  mot  pour  mot  le  récit  que  ma  faiblesse 


LES   MOilICANS   DE    PARIS  123 

m'a  empêché  de  vous  faire  dans  tons  ses  détails;  mais,  moi 
mort,  disposez-en,  je  vous  relève  du  secret  de  la  confession. 

DOMINIQUE. 

Il  sera  fait  selon  votre  volonté,  je  vous  le  jure  devant 
Dieu  ! 

GÉRARD. 

Vous  le  voyez,  je  succombe  à  l'émotion  ;  ne  me  consolerez- 
vous  pas  par  quelque  parole  d'espérance? 

DOMINIQUE. 

Jlonsieur,  peut-être  faudrait-il  auprès  du  Seigneur  une 
plus  puissante  intercession  que  la  mienne;  mais  moi,  comme 
homme,  je  vous  pardonne.  Maintenant,  Dieu  veuille  ratifier 
ce  pardon,  que,  comme  prêtre,  je  le  supplie  de  faire  descendre 
sur  votre  tète! 

GÉPiAP.D,  d'une  voix  presque  inintelligible. 

Et  maintenant,  que  me  reste-il  à  faire? 

DOMINIQUE. 

Priez! 

(Il  sort.) 

SCÈNE  X 
GÉRARD,  seul. 

Seigneur  !  Seigneur  !  ayez  pitié  de  moi  !  Seigneur  !  Sei- 
gneur! recevez-moi  dans  votre  miséricorde! 

SCÈNE  XI 

GÉRARD,  UNE  Servante,  LUDOVIC. 

UNE  SERVANTE,  introduisant  Ludovic. 
.Maintenant,  monsieur,  vous  pouvez  entrer,  le  prêtre  est 
parti. 

LUDOVIC. 

C'est  le  contraire  de  ce  qui  se  pratique  d'habitude:  après 
le  médecin,  le  prêtre,  tandis  qu'aujourd'hui,  après  le  prêtre, 
le  médecin...  Espérons  que  cela  vous  portera  bonheur, 
monsieur  Gérard  ! 

GÉRARD,  d'une  voix  affaiblie. 

Qui  m'appelle?... 


124  THÉÂTRE   COMPLET  D'aLEX.   DUMAS 

LUDOVIC. 

Eh!  la  voix  n'est  pas  sifflante...  Crachez-vous  le  sang? 
(Gérard  fait  signe  que  non.)  Rien  au  poumon,  par  conséquent... 
Lividité,  cela  tient  à  l'énorme  quantité  de  sang  perdu.  Voyons 
l'œil...  Regardez-moi...  Un  peu  d'égarement  causé  par  la 
terreur...  Les  blessures  maintenant... 

GÉRARD. 

Grand  Dieu  !  si  j'allais  ne  pas  mourir!... 

LUDOVIC. 

Eh  !  eh  !  on  en  a  vu  revenir  de  plus  loin  ! 

GÉRARD. 

Oh!  le  moine!  le  moine!  courez  après  le  moine,  rappe- 
lez-le!... Non...  (S'aflaiblissant.)Si...  (S'évanouissant.)  Cette  fois,  je 
meurs... 

LUDOVIC. 

Eh  bien,  voilà  un  singulier  malade  !  on  dirait  qu'il  a  peur 
de  guérir  ! 


ACTE  QUATRIÈME 


SEPTIEME  TABLEAU 

Le  parc  de  Viry,  vu  par  une  nuit  à  moitié  obscure.  A  gauche,  au  dernier  plan, 
le  château,  faisant,  par  sa  farade,  un  immense  pan  coupé.  On  aperçoit  le 
lac,  qui  brille  à  travers  les  arbres. 


SCENE  PREMIÈRE 
SALVATOR,  JEAN  TAUREAU,  SAC-A-PLATRE,  de  l'autre  côté 

du  mur  îi  droite. 

SALVATOR. 
Allons,  passe,  Roland  !  (Roland  saute  par-dessus  le  mur.  Derrièrâ 
Roland,  Salvator  paraît  sur  le  couronnement.  A  voix  basse.)  Tout  beau, 
Roland! 


LES    MOHICANS    DE    TARIS  125 

JEAN   TADREAU,  de  l'autre  côté  du  mor. 

Eh  bien,  que  voyez-vous,  niou:^ieur  Salvaior? 

SALVATOil. 

Un  grand  parc,  et,  au  fond,  une  espèce  de  château. 

JEAN  TAUREAU,  montrant  sa  tête. 
Et  personne? 

SALVATOR. 

Personne. 

JEAN  TAUREAU. 

Vous  êtes  sûr  ? 

SALVATOR. 

Roland  aboierait. 

JEAN  TAUREAU. 

C'est  juste;  seulement,  gare  aux.  pièges  à  loup  ! 

SALVATOR. 

Descends,  et  dis  à  Sac-à-Plàtre  de  descendre  à  son  tour. 

JEAN  TAUREAU. 

Attendez-donc  !  Il  n'est  pas  encore  monté.  Allons,  viens, 
fainéant!  (il  prend  Sac-à-Plâtre  par  le  collet  de  l'habit  et  le  passe  de 
l'autre  côté  du  mur.)  La  !  ça  y  est  !  A  mon  tour  ! 

(Il  saute.) 
SALVATOR. 

Viens  ici,  Roland! 

(Le  chien  e.  les  trois  hommes  se  groupent  derrière  un  arbre.) 
SAC-A-PLATRE,  à  voix  basse. 

Mais,  dites-donc,  monsieur  Salvator,  je  me  reconnais,  moi, 
ici! 

SALVATOR. 

Toi? 

JEAN   TAUREAU. 

11  n'y  a  rien  d'étonnant,  il  est  du  pays. 

SAO-A-PLATRE. 

Pas  tout  à  fait  :  je  suis  de  Savigny;  mais  ça  ne  fait  rien. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  où  sommes-nous  ? 

SAC-A-PLATRE. 

Nous  sommes  dans  le  parc  du  château  de  Viry;  j'y  suis 
venu  plusieurs  fois,  du  temps  de  M.  Gérard;  je  travaillais 
pour  lui,  pauvre  cher  homme  ! 

SALVATOR. 

Du  temps  de  M.  Gérard,  as-tu  dit? 


126  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SAC-A-PLATRE. 

Oui. 

SALVAvTOR. 

Et,  près  de  M.  Gérard,  as-tu  connu  une  femme  du  nom 
d'Orsola  ? 

SAC-A-PL ATRE, 

Je  crois  bien  I  c'était  sa  gouvernante.  Il  allait  l'épouser 
quand  est  arrivée  la  fameuse  catastrophe. 

SALVATOR. 

Quelle  catastrophe? 

SAC-A-PLATRE. 

Celle  des  enfants  tués...  Tenez,  les  pauvres  enfants,  je  les 
vois  encore  là  tous  les  deux,  jouant  sur  la  pelouse,  au  pied 
du  perron  !  Le  petit  garçon  s'appelait  Victor  et  la  petite  fille 
Léonie. 

SALVATOR. 

Ce  sont  les  deux  enfants  que  M.  Sarranti  est  accusé  d'avoir 
tués...  M.  Sarranti,  condamné  à  mort  par  contumace,  est 
rentré  en*  France,  et,  hier,  ne  pouvant  supporter  l'accusation 
infamante  qui  pesait  sur  lui,  il  s'est  livré  de  lui-même  à  la 
justice.  Or,  écoutez  ceci,  vous  qui  êtes  d'hoiuiêtes  gens. 
M.  Sarranti  n'est  point  coupable;  mais,  comme,  au  lieu  de  le 
soumettre  au  jugement  d'un  jury  qui  l'eût  acquitté,  on  l'a 
déféré  à  une  cour  prévôtale,  dans  vingt-quatre  heures  il  sera 
jugé,  dans  quarante-huit  exécuté,  si  nous  ne  trouvons  pas 
la  preuve  de  son  innocence.  Cette  preuve,  à  tout  hasard,  je 
viens  la  chercher  ici;  je  vais  vous  dire  en  deux  mots  quel 
espoir  m'y  amène.  Vous  connaissez  tous  deux  Rose-de-Noël, 
n'est-ce  pas? 

JEAN  TAUREAU. 

La  petite  bohémienne? 

SAC-A-PL\TRE. 

Je  crois  bien  que  nous  la  connaissons  ! 

SALVATOR. 

Eh  bien,  Roland  et  elle  se  connaissent  aussi,  et  ma  con- 
viction, à  moi,  est  que  Roland  a  joué  son  rôle  dans  le  drame 
terrible  du  mois  de  mai  1820,  et  que  Rose-de-Noël  est  un  des 
deux  enfants  que  M.  Sarranti  est  accusé  d'avoir  tués. 

JEAN   TAUREAU. 

Çà  en  serait  une  de  providence  ! 


LES   MOITICANS    DE   PARIS  127 

SALVATOn. 
Par  mailieur,  Rose-de->"oël,  que  je  voulais  interroger,  a 
été  enlevée  le  surlendemain  du  jour  où  nous  l'avions  mi^^ecn 
pension  à  Vanvres,  et,  par  malheur  encore,  je  n'ai  pu 
suivre  sou  ravisseur ?..,  Kh  bien,  ce  matin,  je  me  suis  dit  : 
a  Fions-nous  à  l'intelligonce  de  Roland,  et  au  courage  de 
mes  bon^  amis  Jean  Taureau  et  Sac-à-Plàtre...  »  Je  vous  ai 
amenés  à  l'endroit  où  j'ai  trouvé  Roland,  je  lui  ai  dit  : 
«  Cherche  !  »  et  il  nous  a  conduits  au  pied  de  ce  mur,  qu'il 
a  essaye  d'escalader.  Nous  voici  de  l'autre  côté  de  ce  mur; 
Sac-à-Plàtre  reconnaît  ce  jardin  et  ce  château  :  c'était  le  châ- 
teau habité  par  Orsola  et  M.  Gérard,  c'est-à-dire  par  les  deux 
personnes  dont  les  noms  seuls  font  évanouir  Rose-de-Noël; 
c'était  le  jardin  où  il  se  rappelle  avoir  vu  jouer  les  enfants. 
Roland  le  reconnaît  aussi,  puisqu'il  veut  absolument  me 
quitter  pour  se  mettre  en  quête.  Jlaintenant,  qu'allons-nous 
voir.'  qu'allons-nous  trouveri*...  Il  y  a  quelque  chose  de  pro- 
fondément funèbre  dans  l'aspect  de  tout  ce  que  nous  voyons. 
Je  serais  bien  surpris,  s'il  ne  s'était  pas  commis  ici  quelcjuc 
crime  épouvantabU-;  en  effet,  l'ombre  y  est  plus  noire  qu'autre 
"  part,  la  lumière  y  est  plus  blafarde  qu'ailleurs  !  N'importe,  à 
cause  de  cela  même,  continuons! 

JEAN    TADUEAD. 

Silence  !  il  me  semble  entendre  le  pas  d'un  cheval. 

SAC-A-PLATRE. 

11  va  passer  au  pied  de  ce  mur  qui  conduit  à  la  petite  porte 
du  château. 

SALVATOR. 

Ne  bouge  pas,  Roland  !  (S'approchant  dn  mnr.)  Viens  ici,  Jean 
Taureau.  (Jean  Taureau  s'appaio  au  mur  et  fait  la  courte  échelle  à  Sal- 
fator,  qui  monte  sur  ses  mains  et  qui  dépasse  le  mur  de  sa  lête.)  Lorédan 

de  Vaigeneuse  !  le  ravisseur  de  Rose-de-Noël  !  Que  diable  mon 
cher  cousin  vieut-il  faire  ici  ?  (il  se  rejette  pensif  en  arrière.)  OÙ 
est  Sac-à-PIâtre? 

JEAN    TABUEAU. 

Je  l'ai  VU  enfiler  cette  allée;  il  aura  entendu  ou  vu  quel- 
que chose. 

SALVATOR. 

Rien  d'inquiétant,  en  tout  cas,  puisque  Roland  n'a  pas 
bougé. 


128       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

JEAN    TAUREAU. 
Attendez  !  (il  s'avance  vers  l'allée  et  fait  à  Salvator  signe  de  ne  pas 
bouger.)  Le  voilà  qui  revient. 

SAC-A-PLATRE,  revenant. 

J'avais  entendu  le  bruit  d'une  voiture, 

SALVATOR. 

Eh  bien  ? 

SAC- A-PLATRE. 

Elle  s'est  arrêtée  à  la  grille,  La  grille  s'est  ouverte,  deux 
dames  en  sont  descendues  et  sont  entrées  dans  le  château. 

SALVATOR, 

En  effet,  voici  les  fenêtres  qui  s'éclairent... 

JEAN  TAUREAU. 

Diable!  cela  va  nous  gêner  pour  nos  recherches. 

SALVATOR. 

Il  n'est  pas  probable  qu'à  cette  heure,  les  habitants  du 
château  viennent  se  promener  au  jardin.  N'importe!  où  est 
votre  voiture,  à  vous? 

SAC-A-PLATRE. 

A  cent  pas  d'ici,  sous  le  pont  Godeau,  gardée  par  Tous- 
saint. 

SALVATOR. 

Vous  avez  des  cordes  ? 

SAC-A-PLATRE   et   JEAN   TAUREAU. 

Oui. 

SALVATOR. 

Vos  masques? 

SAC-A-PLATRE   et  JEAN   TAUREAU. 

Oui. 

SALVATOR. 

Vous  êtes  convaincus  que  ce  que  nous  faisons,  nous  le 
faisons  pour  le  bien  ? 

SAC-A-PLATRE   et   JEAN  TAUREAU. 

Oui. 

SALVATOR. 

Et,  quelque  chose  que  je  vous  commande,  vous  êtes  dis- 
posés à  m'obéir  ? 

SAC-A-PLATRE   et  JEAN   TAUREAU. 

Aveuglément. 


LES    MOHICANS    DE    PAltlS  120 

SALVATOU. 

Alors,  à  la  garde  de  Dieu!...  Attendez!  que  fait  donc 
Roland  ? 

JEAN    TAUREAD. 

Il  gratte  la  terre,  là,  voyez,  derrière  ce  buisson  au  pied  de 
cet  arbre. 

SAC-A-PLATRE. 

Et  il  se  plaint. 

SALVATOR. 

Qu'ya-t-il  donc  là,  mon  bon  Roland?  (Roland  gratte  plus  fort.^ 
Cherche,  mou  chien!  clierche  !  (Appelant.)  Sac-a-Plàtre!  (Sac- 
â-Piàire  s'approche.)  L'autre  enfant  était  un  petit  garçon,  n'est- 
ce  pas.^ 

SAC-A-FLATRE. 

Oui,  qui  s'appelait  Victor. 

SALVATOU. 

Tu  n'as  jamais  entendu  dire  qu'on  eût  retrouvé  son  ca- 
davre. 

SAC-A-PLATRE. 

Non,  monsieur  Salvator  ;  la  justice  l'a  pourtant  bien 
cherché. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  nous  sommes  plus  heureux  :  le  cadavre  est  là!... 
Roland,  viens  ! 

JEAN  TAUREAO. 

Monsieur  Salvator,  je  suis  un  homme  et  qui  n'en  craint 
pas  un  autre;  eh  bien,  foi  de  Jean  Taureau,  je  tremble  comme 
un  enfant. 

SALVATOR. 

Pourquoi  pas?  je  tremble  bien,  moi!  (Oa  entend  un  cri.) 
Qu'est-ce  encore? 

JEAN  TAUREAD. 

On  a  crié. 

SAC-A-PLATRE. 

Une  femme  ! 

ROSE-DE-XOEL,   au  fond. 

A  moi  !...  au  secours  !...  à  l'aide!... 

SALVATOR. 

C'est  la  voix  de  Rose-de-Noël  I 


130      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 
ROSE-DE-NOEL. 

A  l'aide!...  à  moi  !...  je  me  meurs  I 

SALYATOa. 

Rose,  à  moi!...  par  ici!...  Tenez  Roland,  vous  deissi  '(Les 
deux  hommes  arrêtent  Roland  par  soa  collier. J  Par  ici,  Rose!  c'esL 
moi,  Salvator! 

S€ÈNE   II 
Les  Mêmes,  ROSE-DE-NOEL,  pâle,  haietanteg, 

ROSE-DE-NOEL. 

Salvator,  mou  ami,  à  moi!  dcfetuiez-moi !  sauvez- moi!... 

SALVATOn. 

De  qui.^  de  quoi?...  contre  qui  veux-tu  que  je  te  défende? 

ROSE-DE-NOEL. 

M.  Gérard!...  mou  frère  !...  Orsola!...  Ils  m'ont  ramenée 
dans  la  maison  maudite!...  Sauvez-moi!...  sauvez-moi!... 

LA  VOIX  DE   LOUÉDAN. 

Rose!...  chère  Rose,  qu'avez-vous?...  Ne  savez-vous  pas  que 
je  vous  aime  et  que  je  vous  respecte?.., 

ROSE-DE-NOEL. 

Il  vient!  il  vient  !  Où  me  cacher  ? 

SALVATOR. 

C'est  lui!  c'est  Lorédau!...  Ne  crains  rien,  (a  Sac-à-Plàtre  et 
k  Jean  Taureau.)  Attachez  Roland  ;  mettez  vos  masques,  apprê- 
tez les  cordes,  et  obéissez  ■comme  vous  avez  promis  de  le 
faire  ! 

SAC-A-PLATRE   et  JEAN   TAUREAU. 

Nous  sommes  prêts. 

SALVATOR. 

N'aie  pas  peur,  Rose  ! 

ROSE-DE-NOEL. 

Oh  !  près  de  vous,  je  ne  crains  rien  ! 
SCÈNE  III 
Les  MÊMES,  LORÉDAN. 

LOUÉDAN,   cherchant. 

Rosc-dc-Noël !  ma  chère  Rose!  où  êtes- vous  donc? 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  131 

SALVATOR, 

Par  ici,  monsieur! 

LORt'DAN. 

Salvator!..,  Que  venez-vous  faire  ici? 

SALVATOR. 

Vous  le  voyez,  monsieur,  je  viens  chercher  Rose-de-Noël, 
que  vous  aviez  enlevée. 

LORÉDAN. 

Je  vous  trouve  là  dans  un  jardin  qui  est  ma  propriclc  ; 
vo^is  en  avez  escaladé  les  murs  comme  un  bandit,  je  vous 
traite  eu  bandit. 

(I!  tire  un  pistolet  de  sa  pocho  et  yent  faire  fen  sur  Salvator.  Rose-de-Noë 
couvre  celui-ci  de  son  corps.) 

SALVATOU. 

Et  moi,  je  vous  traite  en  insensé...  A  vous  cet  homme! 
(Jean  Taureau  et  Sac-à-Plàtre  se  jettent  sur  lui.)  Bàillonuez-le  !  liez- 
le  !  Est-ce  fait? 

JEAN  TADREÂD  el^lC-A-PLATRE, 

Oui. 

LORÉDAN. 

Ah  !  misérable!... 

SALVATOR. 

Dans  la  maison  que  vous  savez,  près  de  la  Cour- de -France; 
vous  garderez  monsieur  à  vue,  et,  de  quarante  huit  heures, 
vous  ne  le  laisserez  sortir.  Il  y  a  des  provisions  pour  trois 
jours.  Allez! 

JEAN  TAUREAU,  chargeant  Lorcdan  sur  épaules. 
Venez,  mon  cher  monsieur  ! 

(Sac-à-Plàtre  et  Jean  Taureau  passent  par-dessus  le  mur  en  emportant 
Lorédan.) 

SCÈNR  IV 
SALVATOR,  ROSE-DE-NOEL. 

ROSK-DE-NOEL. 

Salvator  ! 

SALVATOR. 

Chère  eufaiU  ! 


132       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 
ROSE-DE-NOEL. 

Oh  !  mon  Dieu,  comment  èles-vous  ici?  Qui  vous  y  a  con- 
duit? 

SALVATOR. 

La  Providence!...  un  miracle!...  Dieu,  qui  ne  veut  pas 
que  l'innocent  périsse  pour  le  coupable!...  Mais  ne  perdons 
pas  de  temps;  c'est  à  moi  d'interroger,  à  toi  de  répondre. 

ROSE-DE-NOEL. 

Interrogez...  A  vous  je  dirai  tout,  tout,  tout! 

SALVATOR. 

Là,  sur  ma  poitrine,  contre  mon  cœur,  tu  n'as  pas  peur, 
n'est-ce  pas  ? 

ROSE-DE-NOEL. 

Non,  et  je  suis  bien  heureuse! 

SALVATOR. 

C'est  ici,  dans  ce  château,  que  tu  as  été  élevée,  n'est-ce 
pas? 

ROSE-DE-NOEL. 

Oui,  avec  mon  pauvre  frère. 

SALVATOR. 

Tu  es  la  nièce  de  M.  Gérard  ? 

ROSE-DE-NOEL,  tremblante. 
Oui. 

SALVATOR. 

K'aie  pas  peur,  ne  treml  le  pas;  tu  n'as  plus  rien  à  craindre 
maintenant.  11  avait  une  gouvernante  nommée  Orsola?...  Je 
te  dis  de  ne  pas  avoir  peur. 

ROSE-DE-NOEL. 

Oui. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  maintenant,  dans  lajournée  du  20  mai  1820,  que 
s'est-il  passé? 

ROSE-DE-NOEL. 

Serrez-moi  contre  vous,  Salvator  ! 

SALVATOR. 

Parle,  voyons,  mon  enfant!...  A  chacune  de  tes  paroles, 
tiomble  suspcudi.c  la  vie  d'uu  homme...  Tu  te  souviens  de 
tout,  n'est-ce  pas? 

ROSE-DE'NOEL. 

Oh!  je  le  crois  bien!...  Je  n'ai  jamais  su  ce  qui  s'était 


I 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  13{ 

passé  dans  la  matinée,  sinon  qu'on  avait  apporté  une  leltie 
cachetée  de  noir. 

SALVAT1R. 

Elle  annonçait  la  mort  de  ton  père. 

ROSE-DE-NOEL. 

Vers  quatre  heures  de  l'aprcs-midi,  M.  Sarranti  est  rentré, 
très-pàle,  très-agité.  Il  a  parlé  un  instant  à  31.  Gérard;  puis 
il  est  monté  à  cheval,  avec  Jean,  et  tous  deux,  sont  partis  au 
galop. 

SALVATOR. 

Alors,  il  n'est  pour  rien  dans  le  vol  des  cent  mille  écus  et 
dans  l'assassinat  de  ton  frère.' 

ROSE-DE-XOEL. 

Pour  rien!  ce  sont  les  autres  qui  ont  tout  fait. 

SALVATOR. 

Gérard  et  Orsola?  ^ 

ROSE-DE-NOEL. 

Oui. 

SALVATOR,   levant  les  yeux  au  ciel. 
Je  le  savais  bien,  moi  !  Continue. 

ROSE-DE-KOEL. 

On  nous  fit  dîner,  Victor  et  moi,  sur  la  pelouse;  puis  on 
envoya  le  jardinier  à  Morsang.  Après  le  dîner,  M.  Gérard  prit 
son  fusil  et  emmena  mon  frère  à  l'affût. 

SALVATOR. 

Continue. 

ROSE-DE-NOEL. 

Je  voulais  absolument  aller  avec  lui,  j'avais  peur  de  rester 
seule  avec  Orsola,  je  lui  avais  vu  prendre  sur  la  table  un 
couteau. 

SALVATOR. 

J'écoute. 

ROSE-DE-NOEL. 

Elle  m'emmena  de  force;  je  criais,  je  pleurais...  En  pas- 
sant devant  une  fenêtre  donnant  sur  l'étang...  Ah! 

SALVATOB. 

Du  courage,  voyons  ! 

ROSE-DE-NOEL. 

Oh!  c'était  si  terrible,  ce  que  je  vis! 

SALVATOR. 

Tu  vis  M.  Gérard  qui  noyait  ton  frère,  n'est-ce  pas? 

XXIV.  8 


liii  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

ROSE-DE-NOEL,  l'œil  fixe,  comme  si  elle  le  voyait  encore. 
Oui  !  oui  !...  là  !...  J'appelai  au  secours;  en  même  temps, 
je  sentis  une  douleur  au  cou,  je  fus  aveuglée  par  mon  sang. 
J'appelai  Brésil...  Brésil,  par  bonheur,  cassa  sa  chaîne  et 
accourut  ;  il  entra,  je  ne  sais  comment,  à  travers  une  porte, 
il  sauta  à  la  gorge  d'Orsola,  qui,  à  son  tour,  jeta  un  cri.  Je 
sentis  ses  mains  s'ouvrir.  Je  me  sauvai.  La  grille  du  parc 
était  fermée,  mais  je  passai  par  une  brèche... 

SALVATOR. 

La  même  sans  doute  par  laquelle  passa  Roland? 

ROSE-DE-NOEL. 

Je  courus,  je  courus!  j'étais  folle  de  terreur,  je  dus  faire 
au  moins  deux  ou  trois  lieues  à  travers  les  terres;  puis  j'ar- 
rivai à  une  grande  route  où  il  y  avait  une  voilure  arrêtée, 
c'était  celle  de  la  Brocante.  Elle  me  vit  couverte  de  sang, 
près  de  m'évanouir,  mourante;  je  lui  criai  ;  «  Cachez-moi! 
cachez-moi!  »  Elle  me  cacha  dans  sa  voiture...  Vous  savez  le 
reste,  n'est-ce  pas? 

SALVATOn. 

Jusqu'au  jour  oh  tu  as  été  enlevée  par  M.  de  Valgeneuse. 
Maintenant,  je  comprends  ta  joie  et  ton  étonnemcnt,  en  re- 
trouvant Roland  ou  plutôt  Brésil;  ton  émotion  au  nom  de 
M.  Sarranti,  ton  etfroi  à  ceux  de  31.  Gérard  et  d'Orsola.  Seu- 
lement, il  te  reste  à  me  dire  comment  tu  te  trouves  ici. 

UOSE-DE-NOEL. 

Je  le  sais  à  peine  moi-même.  La  nuit  de  mon  enlèvement, 
je  fus  prise  d'une  fièvre  avec  délire.  Al.  Lorédan  fut  obligé  de 
s'arréier  dans  une  ville,  je  ne  sais  laquelle  :  quand  je  revins 
à  moi,  c'était  sa  sœur  qui  était  près  de  mon  lit. 

SALVATOR. 

Suzanne  ? 

ROSE-DE-NOEL.  ' 

Oui;  elle  me  dit  que  je  n'avais  rien  à  craindre  de  son  frère, 
qu'il  fallait  pardonner  à  la  violence  de  la  passion  que  je  lui 
avais  inspirée,  qu'il  ne  voulait  pas  faire  de  moi  sa  maîtresse, 
mais  sa  femme.  Je  lui  répondis  que,  femme  ou  maîtresse, 
je  ne  serais  jamais  à  lui.  M.  de  Valgeneuse  n'avait  pas  reparu 
devant  moi;  seulemeut,  chaque  jour,  sa  sœur  recevait  une 
lettre  qu'elle  me  lisait  et  qui  n'était  pleine  que  de  sa  passion 
pour  moi.  Succombant  à  la  fatigue,  croyant  que  l'on  me  ra- 
menait à  Paris,  je  m'étais  endormie,  lorsque  la  voiture  s'ar- 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  135 

rêla  à  la  porte  de  ce  château.  Je  montai,  réveillée  à  peine; 
on  me  laissa  dans  une  chambre.  Cetle  chambre,  je  ne  la  re- 
connus pas  d'abord,  les  teniiires  étaient  changées.  Je  me 
trouvais  au  milieu  d'une  élégance  qui  m'était  inconnue; 
mais,  peu  à  peu,  mes  souvenirs  revinrent,  et  avec  eux  une 
indicible  terreur.  J'étais  dans  la  maison  du  meurtre  !  Après 
sept  ans,  le  hasard  me  ramenait  fatalement  au  point  d'où 
j'étais  partie.  J'ouvris  une  porte,  et  je  reconus  la  chambre 
on  Orsola  avait  voulu  me  tuer  et  était  morte  elle-même.  J'ou- 
vris l'autre  porte,  et  je  reconnus  la  chambre  d'où  M.  Gérard 
était  sorti  avec  son  fusil.  J'ouvris  la  fenêtre,  et  je  reconnus 
le  lac  où  avait  péri  mon  pauvre  frère!...  Ce  fut  dans  ce  mo- 
ment d'épouvante,  qu'une  troisième  porte  s'ouvrit  et  que  je 
vis  apparaître  M.  de  Valgenense.  Alors,  ce  ne  fut  plus  de  la 
crainte,  de  la  terreur,  de  l'clfroi;  ce  fut  de  la  folie...  Je  me 
précipitai  par  les  degrés,  criant  :  «  A  l'aide!  au  secours!  » 
Vous  m'entendîtes,  votre  voix  me  guida,  je  vins  à  vous,  je 
me  jetai  dans  vos  bras  !  Maintenant,  vous  voilà,  je  n'ai  plus 
rien  à  craindre  de  personne...  Que  faut-il  dire  ?  que  faut-il 
faire  ?  où  faut-il  aller?  Jlon  cher  sauveur,  je  vous  écoute  et 
je  vous  obéis. 

6ALVAT0R. 

Oh  !  mon  enfant  bien-aimée,  un  athée  qui  écouterait  ton 
histoire  serait  forcé  de  tomber  à  genoux  et  de  dire  :  «  3ion 
Dieu!  je  crois  en  vous!  »  Mais  tu  disais,  je  crois,  que 
madame  Suzanne  de  Valgeneuse  l'accompagnait.' 

R0SE-DE-.\0EL. 

Oui. 

SALYATOR. 

Où  est-elle? 

ROSE-DE-KOEL,  montrant  le  château. 
Elle  est  là. 

SALVATOR. 

C'est  bien  ;  j'ai  un  compte  à  régler  avec  elle,  j'y  vais. 

ROSE-DE-NOEL. 


Et  moi? 

Tu  vas  rester  ici. 

Je  n'oserai  jamais. 


SALVATOR. 
ROSE-DE-NOEL. 


13()  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

SALVAÏOR. 

Et  si  je  te  donne  un  gardien  aussi  sûr  que  moi-même  ? 

ROSE-DE-NOEL. 


Qui? 
Brésil. 
Où  est  il? 
Là. 
Brésil  ! 


SALVATOR. 
UOSE-DE-NOEL. 

SALVATOR. 
ROSE-DE-NOEL. 


SALVATOR,  vivement. 
Ne  va  pas  de  ce  côté;  assieds-toi  là,  au  pied  de  cet  arbre... 
Brésil  ! 

ROSE  DE-NOEL. 

Brésil  I 

(Brésil  vient  lentement  ) 

SALVATOR. 

Brésil,  garde  Léonie,  et  songe  que  tu  me  réponds  d'elle. 

(Le  chien  se  couche  aux  pieds  de  Léonie,  la  tête  sur  ses  genoux.)  Attendez- 

nioi  là  tous  les  deux,  innocence  et  iidélité,  sous  la  garde  du 
Seigneur  ! 

ROSE-DE-NOEL,  tendant  les  bras  vers  lui. 

Salvator  I 

SALVATOR. 

Je  reviens,  ou  je  t'appelle. 

KOSE-DE-NOEL. 

Et  nous,  nous  attendons, 

(Salvator  s'éloigne,  Rose-de-Noël  appuie  sa  tête  sur  celle  du  chien.) 


LES   MOHICANS    DE    PARIS 


HUITIEME  TABLEAU 


137 


i 


Même  décoration  qu'au  prologue;  seulement,  des  meubles  et  des  tapisseries 
nouvelles. 


SCENE  PREMIERE 

SUZANNE,  seule,  sur  le  balcon. 

Je  ne  vois  rien,  je  n'entends  rien.  Décidément,  jamais  on 
n'apprivoisera  cette  petite  sauvage  !  mais  j'espère  que  Loré- 
dan  ne  se  rebutera  pas...  Cela  eu  vaut  bien  la  peine  :  une 
fortune  de  «juatre  ou  cinq  millions!  A  coup  sûr,  cette  petite 
fille  aime  quelqu'un...  Qui  peut-elle  aimer?  Un  individu  de 
sa  classe,  quelque  bohémien...  Ali!  j'entends  des  pas.  Est-ce 
toi,  mon  frère  ? 

SCÈNE  II 
SUZANNE,  SALVATOR. 

SALVATOR. 

Non,  c'est  moi,  ma  cousine. 

SUZANNB, 

M.  Salvator  ! 

SALVATOE. 

Dites  Conrad...  Ne  nous  sommes-nous  pas  reconnus  chez 
Pétrus,  au  premier  coup  d'oeil  ? 

SUZANNE. 

Je  vous  croyais  mort,  monsieur! 

SALVATOR, 

Je  le  suis,  en  effet. 

SCZ\NNE." 

Alors,  j'ai  affaire  à  un  spectre? 

SALVATOR. 

Ou  à  peu  près. 

SUZANNE. 

Autant  je  déteste  les  énigmes,  autant  j'aime  les  situations 
nettes.  Oui  étes-vous  ?  que  voulez-vo?is? 

8. 


138  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

SALVATOR. 

Je  suis  un  homme  qui  crut  longtemps  que  vous  aviez  tm 
cœur,  Suzanne,  et  qui,  sur  cette  croyance,  vous  aima  folle- 
ment. 

SUZANNE. 

Étes-vous  sorti  du  tombeau  pour  me  dire  cela? 

SALVATOR. 

Non,  je  vous  le  dis  en  passant...  et  au  passé. 

SUZANNE. 

Alors,  vous  ne  m'aimez  plus? 

SALVATOR. 

J'ai  ce  bonheur...  Vous  nie  demandez  qui  je  suis  et  ce  que 
je  veux  :  je  viens  justement  pour  vous  dire  tout  cela. 

SUZANNE. 

Sera-ce  long  ? 

SALVATOR. 

Assez  pour  que  vous  preniez  une  chaise,  si  vous  craignez 
de  vous  fatiguer. 

SUZANNE. 

Et  vous  ? 

SALVATOR, 

Je  resterai  debout,  si  vous  le  voulez  bien, 

SUZANNE. 

L'histoire  doit  être  curieuse  ! 

SALVATOR. 

Et  pleine  d'intérêt,  je  vous  l'affirme. 

SUZANNE. 

Pour  moi  ? 

SALVATOR. 

Pour  vous  surtout. 

SUZANNE. 

Si  cependant,  suivant  l'exemple  que  vous  m'avez  donné, 
je  ne  vous  aime  plus. 

SALVATOR, 

Vons  aimerez  toujours  votre  fortune  et  votre  position, 
deux  choses  qu'il  ne  tient  qu'à  moi  de  vous  enlever. 

SUZANNE. 

Vous  pouvez  m'enlever  ma  fortune  et  ma  position,  vous? 
Oh  !  par  exemple  ! 

SALVATOR. 

Voulez-vous  permettre  que  je  vous  en  donne  la  preuve? 


LES    MOHICA.NS    DE    PARIS  1 3'J 

SUZANNE. 

Ohl  prouvez! 

SAIVATOR. 

Je  suis  le  fils  naturel  du  marquis  de  Valgeneusc. 

SUZANNE. 

Fils  naturel,  mais  non  reconnu. 

SALVATOR. 

Malheurement  pour  vous. 

SUZANNE. 

Pourquoi  cela  ? 

SALVATOR. 

Fils  naturel,  il  ne  pouvait  me  laisser,  si  j'étais  reconnu, 
qu'un  cinquième  de  sa  fortune;  non  reconnu,  il  pouvait  me 
laisser  tout. 

SUZANNE. 

Par  testament. 

SALVATOR. 

Vous  le  reconnaissez. 

SUZANNE. 

Avec  d'autant  plus  de  facilité  qu'il  n'y  eut  pas  de  testa- 
ment. 

SALVATOR. 

Qu'il  n'y  eut  pas  de  testament? 

SUZANNE. 

Non. 

SALVATOR. 

Cependant  le  bruit  courut  qu'il  y  en  avait  deux  :  un  dé- 
posé chez  M*  Baratteau,  notaire  du  marquis  et  en  même 
temps  celui  du  comte  de  Valgeneuse  ;  Pautre  enfermé  dans 
le  secrétaire  du  testateur. 

SUZANNE. 

On  n'a  retrouvé  ni  l'un  ni  l'autre,  autant  que  je  puis  me 
rappeler. 

SALVATOR. 

De  cette  façon,  mon  père  étant  mort  intestat,  toute  sa 
fortune  a  passé  à  votre  père,  et,  par  conséquent,  à  vous. 

SUZANNE. 

Mon  père  vous  offrit  de  vous  constituer  à  cette  époque  une 
renie  viagère  de  six  mille  francs. 

SALVATOR. 

Que  je  refusai. 


140      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SUZANNE. 
Avec  une  dignité  qui  fit  l'admiration  de  tout  le  monde. 

SÂLVATOR. 

Oui;  mais  ce  que  je  supportai  avec  moins  de  dignité  que 
la  perte  de  ma  fortune,  ce  fut  la  perte  de  votre  amour... 
Sans  vous,  que  je  regardais  depuis  deux  ans  comme  la  com- 
pagne de  ma  vie,  la  vie  me  parut  impossible  :  je  résolus  de 
me  tuer. 

SUZAINNE. 

Je  vois  avec  plaisir  que  vous  êtes  revenu  sur  cette  réso- 
lution. 

SALVATOR. 

Pas  tout  à  fait,  puisque,  ne  m'étant  pas  tué,  je  n'en  suis 
pas  moins  mort. 

SUZANNE. 

Voilà  ce  que  j'ai  besoin  que  vous  m'expliquiez. 

SALVATOR. 

En  deux  mots,  je  vais  le  faire.  Je  sortis  pour  acheter  de  la 
poudre  et  des  balles,  deux  choses  que  je  regardais  comme 
nécessaires  pour  me  brûler  la  cervelle.  Le  bonheur  voulut 
que  je  passasse  devant  Saint-Roch,  et  que  l'idée  me  vint 
d'adresser  une  dernière  prière  à  Dieu...  Un  moine  prêchait 
sur  le  suicide.  Au  milieu  d'un  nombreux  auditoire,  un  com- 
missionnaire écoutait  le  moine.  A  la  parole  du  moine,  je 
sentis  le  remords  naître  dans  mon  cœur,  et,  prêt  à  mourir, 
je  résolus  de  revivre  sous  une  autre  forme.  J'étais  sans  res- 
source aucune;  je  ne  savais  aucun  métier,  je  ne  connaissais 
aucun  art;  je  devais  vivre  de  la  force  de  mes  bras.  J'inter- 
rogeai le  commissionnaire;  ce  qu'il  me  dit  de  son  état  me 
plut;  seulement,  pour  que  je  pusse  rompre  avec  mes  anciens 
amis  et  mes  anciennes  connaissances,  tout  le  monde  devait 
me  croire  mort.  J'avais  souvent  fait  de  l'anatomie,  à  l'Hôtel- 
Dieu,  je  dis  que  je  voulais  en  faire  chez  moi,  j'obtins  d'un 
infirmier  que  je  connaissais  que  l'on  transportât  un  sujet 
dans  ma  chambre;  je  le  couchai  sur  mon  lit,  j'écrivis  une 
lettre  dans  laquelle  je  déclarais  que  j'étais  décidé  à  me  tuer, 
et  où  j'invitais  ceux  qui  trouveraient  mon  cadavre  à  n'accu- 
ser personne  de  ma  mort,  et  je  déchargeai  à  bout  portant 
mon  pistolet  sur  le  visage  de  celui  que  l'on  devait  enterrer 
à  ma  place...  Tout  se  passa  comme  je  l'avais  prévu;  un  mé- 


I 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  141 

docin  constata  mon  suicide,  et,  assis  sur  mes  crochets  de 
commissionnaire,  je  regardai  passer  TOon  enterrement. 

SUZANNE. 

Et  moi  qui  eus  la  niaiserie  de  vous  pleurer  à  cliaudes 
larmes  ! 

SALVATOR. 

Vous  êtes  bien  bonne. 

SUZANNE. 

Mais  tout  cela  ne  me  dit  point,  mon  cher  cousin,  comment, 
parce  que  vous  avez  fait  enterrer  un  mort  à  votre  place, 
parce  que  vous  avez  assisté,  assis  sur  vos  crochets,  à  votre 
propre  enterrement,  comment  vous  pouvez  disposer  de  ma 
fortune  et  de  ma  position. 

SALVATOR, 

Croyez-vous  à  la  Providence,  ma  belle  cousine? 

SDZAKNE. 

J'ai  mes  jours. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  je  vais  vous  dire  une  petite  anecdote  qui  vous 
fera  comprendre,  pourquoi  j'y  crois,  moi,  sans  interruption. 

SUZANNE. 

Dites!  Vous  n'avez  pas  idée  de  l'intérêt  avec  lequel  je  vous 
écoute. 

SALVATOR. 

Eh  bien,  écoutez  ce  que  je  vais  vous  dire  alors,  et  n'en 
perdez  point  une  parole.  Un  jour  qu'exerçant  mon  état  de 
commissionnaire,  je  portais  une  lettre  chez  un  marchand  de 
bric-à-brac  de  la  rue  de  la  Paix,  et  qu'en  attendant  la  ré- 
ponse à  ma  lettre,  je  passais  eu  revue  les  saxes,  les  vieux 
chines  et  les  vieux  japons,  je  vis  un  meuble  en  bois  de  rose 
qui  me  frappa,  comme  ne  ni'étant  point  étranger;  je  m'en 
approchai,  et  je  reconnus  un  petit  secrétaire  ayant  appar- 
tenu à  mon  père. 

SUZANNE. 

Vous  voulez  dire  au  marquis  de  Valgeneuse. 

SALVATOR. 

Pardon,  je  me  trompe  toujours  ;  ce  que  c'est  que  l'habi- 
tude !...  Une  espèce  de  piété  filiale  me  porta  à  faire  l'empiète 
de  ce  meuble;  on  me  le  fit  deux  fois  le  prix  qu'il  valait; 
j'avais  fait  une  bonne  journée,  je  l'achetai,  le  chargeai  sur 
mes  crochets  et  le  rapportai  chez  moi,  où  je  m'amusai  à 


142      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

l'examiner  en  détail.  Je  me  rappelai  alors  qii'il  y  avait,  dans 
le  tiroir  du  milieu,  un  double  fond  dont  je  connaissais  le 
secret;  comme  ce  secret  était  très-bien  caché,  il  me  passa 
alors  par  l'esprit  cette  idée  qu'il  pourrait  bien  y  avoir  dans 
ce  tiroir  quelque  papier  précieux  ayant  appartenu  à  mon 
père...  Pardon,  je  me  trompe  :  au  marquis.  Je  fis  jouer  le 
ressort,  le  double  fond  s'ouvrit,  et...  devinez  ce  que  je 
trouvai  ? 

SUZANNE. 

Comment  voulez-vous  que  je  devine  cela? 

SALVATOR. 

C'est  vrai...  Eh  bien,  j'y  trouvai  le  double  du  testament 
qui  avait  été  déposé  chez  M«  Baratteau,  testament  qui  avait 
été  perdu,  que  l'on  avait  cherché  vainement,  et  dont  la 
perte  avait  été  la  cause  de  ma  ruine  et  de  votre  fortune. 

SUZANNE,   stu[iéfait8. 

Vous  avez  retrouvé....^ 

SALVATOR. 

Eh!  mon  Dieu,  oui,  ce  testament. 

SUZANNE. 

Combien  y  a-t-il  de  cela? 

SALVATOR. 


Un  an,  à  peu  près. 
C'est  impossible! 
Et  pourquoi  ? 


SUZANNE. 
SALVATOR. 


SUZANNE. 

Depuis  un  an,  vous  eussiez  fait  valoir  vos  droits. 

SALVATOR. 

A  quoi  bon  ? 

SUZANNE. 

Mais  quand  ce  ne  serait  que  pour  ne  pas  rester  commis- 
sionnaire... 

SALVATOR. 

J'aime  mon  état. 

SUZANNE. 

Comment,  vous  préférez  porter  des  lettres  pour  dix  sous 
et  des  fardeaux  pour  vingt,  à  jouir  de  deux  cent  mille  livres 
de  rente. 


LES    iMOIlICANS    DE    PARIS  143 

SALVATOR. 

Je  ue  fais  pas  que  porter  des  lettres  et  des  fardeaux. 

SUZA>NE. 

Que  faites-vous  donc? 

SALVATOR. 

Une  foule  d'autres  choses  qui  m'amusent...  Ainsi,  dans  ce 
moment,  par  exemple... 

SUZANNE. 

Eh  bien  ? 

SALVATOR. 

Je  suis  à  la  recherche  d'une  jeune  fille  que  votre  frère  a 
fait  enlever!.., 

SUZANNE. 

Ah! 

SALVATOR. 

Et  que  je  lui  ai  reprise; 

SUZANNE. 

A  mon  frère  ? 

SALVATOR. 

A  votre  frère. 

SUZANNE. 

A  Lorédan  ? 

SALVATOR. 

A  Lorédan. 

SUZANNE. 

Et  il  se  l'est  laissé  reprendre  comme  cela? 

SALVATOR. 

>'on  !  non  !  il  a  tiré  un  coup  de  pistolet  sur  moi.  ^ 

SUZANNE. 

Et?... 

SALVATOR. 

Et  il  m'a  manqué. 

SUZANNE. 

Allons  donc  ! 

SALVATOR. 

Vous  doutez  toujours  de  ce  que  je  vous  dis! 

SUZANNE. 

Certainement  que  j'en  doute! 

SALVATOR,  ouvrant  la  fenêtre. 
Eh  bien,  regardez...  Tenez,  là-bas,  au  pied  de  cet  arbre, 


144       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

dans  ce  rayon  de  lune,  voyez-vous  Rose-de-Noël  avec  Brésil, 
qui  la  garde? 

SUZANNE. 

Et  mou  frère,  où  est-il? 

SALVATOR. 

11  est...  (Riant.)  11  est  OÙ  je  mets  ceux  que  je  ne  veux  pas 
qui  me  dérangent. 

SUZANNE. 

Et. vous  ne  craignez  pas  de  vous  attaquer  ainsi  à  nous? 

SALVATOR. 

Depuis  que  j'ai  retrouvé  le  testament,  je  suis  devenu  bien 
audacieux,  allez! 

SUZANNE,  après  un  instant  de  silence  rageur. 
Je  voudrais  bien  voir  ce  testament. 

SALVATOR. 

Serait-il  vrai  que  vous  eussiez  sérieusement  ce  désir? 

SUZANNE. 

Très-sérieusement. 

SALVATOR. 

Oh!  chère  cousine,  il  ne  sera  pas  dit  que,  le  jour  où  j'ai  le 
bonheur  de  vous  retrouver,  vous  avez  eu  un  désir  que  je 
pouvais  accomplir  et  que  je  n'ai  pas  accompli. 

SUZANNE. 

Vous  l'avez  sur  vous,  ce  testament  ? 

SALVATOR. 

Un  testament  de  quatre  miliioiis  vaut  bien  la  peine  qu'on 
ne  s'en  sépare  pas...  surtout  quand  il  a  été  perdu  pendant 

deux  ans  !    (il  tire   de   sa  poche  un  portefeuille.)    Vous  connaissez 

l'écriture  du  marquis,  n'est-ce  pas,  chère  cousine? 

SUZANNE. 

Sans  doute,  je  la  connais. 

SALVATOR,   lui  mettant  le  papier  devant  les  yeux. 

Eh  bien,  voyez  :  «  Ceci  est  mon  testament  olographe,  dont 
le  double  est  déposé  chez  M"  Baralteau,  notaire,  rue  du  Bac, 
n°  31.  »  Signé  en  toutes  lettres  :  «  Marquis  de  Valceneuse.  » 

SUZANNE. 

Et  vous  avez  montré  ce  papier  à  Lorédan? 

SALVATOR. 

Oh!  non'  j'en  ai  réservé  pour  vous  la  primeur...  Je  ne 


I 


/ 


LES    MOHICANS   DE    PaHIS  145 

çais  si  cette  attention  vous  fera  plaisir,  chère  cousine,  mais 
je  puis  vous  donner  ma  parole  d'honneur  que  vous  êtes  la 
première  personne  qui  l'ait  vu...  après  moi. 

SUZANNE. 

Et  dans  quel  but  me  le  montrez-vous  ? 

SALVATOR. 

Mais  pour  vous  faire  comprcudre  que  vous  avez  toute  sorte 
de  motifs  de  m'élre  agréable...  Cela,  bien  entendu,  chère  cou- 
sine, a  charge  de  revanche. 

SUZANNE. 

Et  votre  désir  de  m'ètre  agréable  ira  jusqu'à.  .  ? 

SALVATOR. 

Ira  jusqu'à  vous  assurer,  quelque  chose  qui  arrive,  —  si 
vous  me  rendez  le  service  que  je  viens  vous  demander,  —  ira 
jusqu'à  vous  assurer  une  dot  d'un  million  sur  ce  testament. 

SUZANNE. 

Ou  sinon? 

SALVATOR. 

Ou  sinon,  je  ferai  valoir  le  testament  dans  son  entier  et  je 
garderai  les  quatre  raillions  pour  moi...  Mais,  croyez-en  un 
ami,  acceptez  le  million,  et  rendez-moi  le  service. 

SUZANNE. 

Quelle  sera  ma  garantie? 

SALVATOR. 

Ma  parole  d'honneur. 

SUZANNE. 

Que  faites-vous? 

SALVATOR. 

Je  vois  que  vous  acceptez. 

SUZANNE. 

Et  alors...? 

SALVATOR,  sonnant  de  nouveaQ» 
Et  alors,  je  sonne. 

SUZANNE. 

Pourquoi? 

SALVATOR. 

Pour  qu'on  mette  les  chevaux  à  la  voiture. 

UN  DOMESTIQUE,  entrant. 
Madame  a  sonné  ? 

XXIV.  9 


ri6  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SUZANNE. 

Oui,  attelez,  (ii  sort.)  Où  vais-je  ? 

SALVATOR. 

A  Paris. 

SUZANNE. 

Et  à  Paris,  que  vais-je  faire? 

SALVATOR. 

Vous  allez  demander  au  préfet  de  police  de  ravancement 
pour  M.  Jackal, 

SUZANNE. 

Comment,  de  l'avancement  pour  M.  Jackal  ?  Je  le  croyais 
votre  ennemi. 

SALVATOR. 

C'est  justement  ma  façon  de  me  conduire  avec  mes  enne- 
mis: aux  uns  je  donne  un  million  ;  aux  autres,  de  l'avance- 
ment. Seulement,  il  faut  que  cet  avancement  soit  accordé  à 
M.  Jackal,  demain  avant  midi,  et  qu'il  ait  quitté  Paris  de- 
main avant  deux  heures.  Avez-vous  quelque  chose  contre 
M.  Jackal,  ma  belle  cousine  ? 

SUZANNE. 

Au  contraire,  il  nous  a  rendu,  chez  madame  Desmarest,  à 
mon  frère  et  à  moi,  un  service  dont  je  lui  suis  on  ne  peut 
plus  reconnaissante,  en  supposant  que  l'intention  soit  réputée 
pour  le  fait;  mais  il  m'étonne  que  vous  payez  un  million  un 
service  que  je  vous  eusse  rendu  pour  rien. 

SALVATOU. 

Je  n'avais  que  ce  moyen-là  de  vous  l'offrir. 

LE    DOMESTIQUE, 

La  voiture  de  madame  est  prête. 
SUZANNE  fait  un  mouvement  vers  la  porte  et  revient  en  regardant 
fixement  Salvator. 
Ainsi,  vous  ne  m'aimez  plus,  Conrad? 

SALVATOR,   riant. 

Oh!  chère  cousine,  comment  pouvez-vous  faire  une  pa- 
reille question  à  un  homme  qui  s'est  brûlé  la  cervelle  pour 
vous! 

SUZANNE. 

Décidément,  j'ai  été  une  sotte...  M.  Jackal  aura  son  avan- 
cement demain  avant  midi. 


LES  MOHICANS   DE   PARIS  147 

SALVATOR. 

Et  VOUS,  chère  cousine,  vous  aurez  votre  million  le  jour  où 
vous  vous  marierez. 

SDZANNE. 

Adieu,  mon  cousin. 

(Elle  sort.) 

SCENE  III 
SALVATOR,  seul. 

C'est  une  femme  fort  intelligente  que  ma  cousine  de  Valge- 
neuse  ;  mais  je  doute  que  celle-là  fasse  jamais  le  Lonlieur 
d'un  mari.  La  voilà  partie...  Bon  voyage!  Maintenant,  appe- 
lons Rose-de-Noël,  (ii  ouvre  la  fenêtre.)  Rose!  Rose!...  Viens, 
mon  enfant  ! 

BOSE-DE-NOEL,  en  dehors. 

Nous  voilà!...  Viens,  Brésil!  viens! 

SALVATOR. 

Pauvre  enfant  !  Je  comprends  bien  quelle  peur  a  dû  être  la 
sienne!  Pour  elle,  la  maison  était  pleine  de  spectres. (Montrant 

la  chambre  où  Orsola  a  été  étranglée.)  Ici,  celui  d'Orsola  !  (Montrant 

le  lac.)  Là,  celui  de  son  frère  !  Si  elle  avait  su  là-bas  que  c'é- 
tait à  dix  pas  de  la  fosse  du  petit  Victor  qu'elle  était  assise... 
La  voici. 

SCÈNE  IV 

SALVATOR,  ROSE-DE-NOEL,  BRÉSIL. 

ROSE-DE-NOEL. 

Brésil!  viens,  Brésil!  ne  me  quitte  pas. 

SALVATOR. 

Sois  tranquille,  mon  enfant  :  ni  Brésil  ni  moi  ne  te  quitte- 
rons plus. 

ROSE-DE-NOEL. 

Oh  !  alors,  je  serai  bien  heureuse. 

SALVATOR. 

Mais  il  faut  être  brave;  il  ne  faut  plus  avoir  de  ces  terreurs 
qui  empêchent  la  vérité  de  sortir  de  ta  bouche.  Ce  que  tu 
m'as  dit,  à  moi,  que  M.  Gérard  était  coupiible  et  M.  Sarranti 
innocent,  il  faudra  le  redire  hautement  à  tout  le  monde;  ce 


148  Tr'HÉATRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

que  tu  m'as  raconté  de  l'assassinat  de  ton  frère  par  son  oncle, 
et  de  ton  assassinat  par  Orsola,  il  faudra  le  raconter  aux  ju- 
ges ;  les  juges,  vois-tu,  ce  sont  les  délégués  du  Seigneur  sur 
la  terre,  et  on  ne  peut  pas  plus  mentir  aux  juges  qu'à 
Dieu. 

ROSE-DE-NOEL. 

Oh  !  je  ne  mentirai  pas,  j'aurai  du  courage,  je  raconterai 
tout,  je  dirai  tout.  D'ailleurs,  je  saurai  que  vous  êtes  là  pour 
me  soutenir,  pour  m'encourager,  pour  me  défendre  ;  avec 
vous,  près  de  vous,  et  même  loin  de  vous,  maintenant  que  je 
vous  ai  retrouvé,  je  ne  crains  rien! 

SALVATOR. 

Viens,  j'ai  un  endroit  sûr,  où  te  cacher. 

(M.  Jackal  paraît.) 

SCÈNE  V 
Les  Mêmes,  M.  JACRÂL. 

M.    JACKAL. 

Pour  quoi  faire  cacher  mademoiselle?  N'a-t-elle  pas  son 
protecteur  naturel,  M.  Gérard,  son  oncle? 

SALVATOR. 

M.  Jackal .. 

ROSE-DE-NOEL, 

Que  dit  donc  cet  homme,  mon  bon  ami? 

M.    JACKAL. 

Je  dis,  mademoiselle,  que  vous  devez  être  bien  reconnais- 
saute  à  M.  Salvator  de  la  peine  qu'il  a  prise  de  vous  enlever  à 
votre  ravisseur  M.  Lorédan  de  Valgeneuse;  mais,  vous  le 
voyez,  il  m'a  précédé  de  quelques  minutes.  Veuillez  me 
suivre. 

ROSE-DE-NOEL. 

Mais  je  ne  veux  pas  quitter  M.  Salvator,  moi;  je  ne  le  veux 
pas,  je  ne  le  veux  pas. 

(Elle  s'attache  à  Salvator.) 
M.   JACKAL. 

Monsieur  Salvator,  soyez  assez  bon  pour  faire  comprendre 
à  cette  enfant,  qui  me  parait  avoir  la  plus  grande  confiance 
en  vous,  que,  n'étant  ni  son  mari,  ni  son  frère,  ni  son  pa- 
rent, vous  ne  pouvez  réclamer  le  droit  de  la  protéger.  (Jo 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  149 

<<roit  appartient  à  son  pius  proche  parent  après  son  père, 
et,  ce  plus  proche  parent,  c'est  son  oncle,  M.  Gérard  !  Venez, 
mademoiselle. 

ROSE-DE-NOEL. 

Jamais!  jamais!...  A  moi,  Salvator,  à  moi! 

M.    JACKAL. 

La  loi  ne  discute  pas,  mademoiselle,  elle  agit,  et  vous  avez 
dans  M.  Salvator  un  conseiller  trop  sage  pour  qu'il  ne  vous 
dise  pas  de  lui  obéir  sans  retard  et  sans  rébellion. 

SALVATOR,  à  M.  Jackal. 

Monsieur  Jackal,  êtes-vous  porteur  du  jugement  qui  or- 
donne que  mademoiselle  sera  remise  entre  les  mains  de  son 
oncle  ? 

M.    JACKAL. 

Le  voici,  monsieur  Salvator. 

SALVATOR,  après  avoir  jeté  uq  coup  d'œil  snr  le  papier. 

Obéis,  mon  enfant!  mais,  ne  crains  rien,  je  veille  sur  toi, 
et,  fusses-tU  dans  les  griffes  de  Satan,  par  le  Dieu  vivant,  je 
t'en  tirerai  ! 


ACTE    CINQUIÈME 

NEUVIÈME  TABLEAU 

La  chambre  de  Gérard.  Même  décoration  qu'au  sixième  tableau. 

SCÈNE  PREMIÈRE 

GÉRARD,  puis  LUDOVIC. 

Ka  lever  du  rideau,  Gérard  est  occupé  à  ranger  des  sacs  d'or  dans  une 
malle.  On  frappe  à  la  porte;  il  referme  vivement  la  malle  et  la  porte  de  la 
cachette. 

GÉRARD. 

Qui  va  là  ? 

LUDOVIC,  en  dehors-. 
Moi,  le  docteur. 


150  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

GÉRARD,   allant  ouvrir. 

Entrez,  cher  monsieur  Ludovic  ! 

LUDOVIC. 

Sur  pied  !  et  venant  ouvrir  la  porte  vous-même  !  Savez-vous 
que  vous  êtes  solide,  vous,  sans  qu'il  y  paraisse!  Sans  doute, 
comme  je  vous  l'ai  dit  le  premier  jour  où  je  vous  ai  vu,  et 
où  cela  a  paru  vous  faire  tant  de  peine,  il  n'y  avait  aucune 
blessure  grave;  mais  vous  aviez  perdu  diablement  de  sang! 
Il  est  vrai  qu'avec  de  bon  bouillon,  des  côtelettes  saignantes 
et  du  rôti,  cela  se  refait  vite...  Combien  y  a-t-il  de  jours  que 
votre  accident  est  arrivé  ? 

G^r.ARD. 

11  y  a  aujourd'hui  neuf  jours. 

LUDOVIC. 

Eh  bien,  au  bout  de  neuf  jours,  c'est  joli!  Continuez,  et, 
si  vous  voulez  suivre  mon  conseil,  dans  quinze  jours  ou  trois 
semaines,  vous  ferez  un  petit  voyage  ;  cela  vous  remettra  tout 
à  fait. 

GÉRARD. 

J'allais  justement  partir,  mon  cher  monsieur,  quand  cet 
horrible  malheur  m'est  arrivé,  et  j'ai  là  mon  passe-port  tout 
visé  pour  l'étranger. 

LUDOVIC. 

Allez  en  Italie,  alors,  monsieur  Gérard;  allez  en  Italie. 
N'avez-vous  rien  qui  vous  retienne  à  Paris  ? 

GERARD. 

Rien  ! 

LUDOVIC. 

Pas  d'enfants  ? 

GÉRARD. 

Pas  d'enfants. 

LUDOVIC. 

Pas  de  nièces?  pas  de  neveux? 

GÉRARD. 

Non. 

Millonnaire? 

On  le  dit;  mais... 

LUDOVIC. 

Oh  !  ne  vous  en  cachez  pas  pour  moi,  ce  n'est  pas  ma  fac- 


LUDOVIC. 
GÉRARD. 


LES   MOHICANS    DE    PARIS  151 

tnre  qui  vous  ruinera:  cent  sous  par  visite,  c'est  dans  les 
prix  doux  ;  et  encore,  si  vous  trouvez  que  c'est  trop  cher, 
je  peux  ne  pas  revenir.  A  présent,  vous  êtes  guéri,  mon  cher 
monsieur.  Seulement,  ne  recommencez  pas,  vous  n'auriez 
peut-être  pas  toujours  pareille  chance. 

GEUARD. 

Au  contraire,  revenez,  revenez  tant  que  vous  voudrez  ! 
Non,  seulement  vos  visites  me  guérissent,  mais  encore  elles 
m'égayent. 

LUDOVIC, 

Diable  !  n'allez  pas  dire  cela  ;  vous  me  feriez  du  tort  :  un 
médecin  gai,  ne  peut  être  un  médecin  sérieux...  Et  tenez, 
par  ma  foi,  je  vous  laisse  en  bonne  compagnie  :  voici  M.  Jac- 
kal,  qui  vient  probablement  vous  annoncer  qu'il  tient  votre 
assassin...  C'est  égal,  cela  a  du  vous  agacer  quand  vous  avez 
lu  ce  qu'il  avait  fait  mettre  dans  les  journaux,  que  vous 
étiez  mort...  Monsieur  Jackal,  vous  savez  que  je  suis  un  de 
vos  admirateurs. 

M.    JACKAL. 

Je  vous  le  rends,  monsieur  ;  car  vous  avez  fait,  savez-vous, 
une  cure  magnifique  ! 

LUDOVIC,   plaisantant. 
Avez-vous  trouvé  la  femme? 

M.   JACKAL. 

Si  elle  n'est  pas  trouvée,  elle  se  trouvera. 

LUDOVIC. 

Espérons-le  ! 

(D  sort  en  chantant  Fleuve  du  Tage.) 

SCÈNE  II 
GÉRARD,  M.  JACKAL. 

M.    JACKAL. 

Vous  avez  là  un  charmant  médecin,  cher  monsieur  Gérard. 

GÉRARD. 

Oui,  et,  je  le  lui  disais  tout  à  l'heure,  je  suis  toujours 
plus  gai  quand  il  me  quitte. 

M.    JACKAL. 

Eh  bien,  je  vous  apporte  une  nouvelle  qui  va  vous  égayer 
encore. 


152  THÉÂTRE    COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

GÉRARD. 

Vraiment  ? 

M.   JACKAL. 

Mais  donnez-vous  donc  la  peine  de  vous  asseoir  ;  vous  êtes 
toujours  faible...  (Gérard  s'assied.)  Depuis  que  je  vous  connais, 
cher  monsieur  Gérard,  je  remarque  en  vous  un  fond  de  tris- 
tesse, de  mélancolie,  de  taciturnilé. 

GÉRARD. 

Le  fait  est  que  je  ne  suis  pas  gai. 

M.    JACKAL. 

Je  me  suis  dit  :  «  11  n'y  a  pas  de  tristesse  sans  raison.  » 
(Gérard  pousse  ua  soupir.)  Eh  bien,  ce  qui  rend  triste  ce  brave 
M.  Gérard,  c'est  la  mort  de  son  neveu  Victor,  et  la  dispari- 
tion de  sa  nièce  Léonie.  Son  neveu,  on  ne  peut  pas  le  lui 
rendre  ;  mais  sa  nièce,  on  peut  la  lui  retrouver. 

GÉRARD,   hochant  la  tète. 

J'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu  pour  arriver  à  ce  résultat;  et 
je  n'ai  pas  réussi, 

M.    JACKAL. 

Parce  que  vous  n'avez  pas  à  votre  disposition  les  moyens 
que  j'ai,  moi.  Aussi  ai-je  été  plus  heureux  que  vous. 

GÉRARD,    effrayé. 

Plus  heureux  que  moi  !  Qu'avez -vous  donc  fait.^ 

M.    JACKAL. 

J'ai  fait  des  recherches. 

GÉRARD,   pâlissant. 

Vous? 

M.   JACKAL. 

Oui,  et... 

GÉRARD,  d'une  voix  haletante. 
Et...? 

M.    JACKAL 

Et  je  l'ai  retrouvée. 

Qui? 

Léonie,  votre  nièce  ! 

Mon  Dieu!... 

M.   JACKAL. 

Allons,  bon  !  voilà  que  vous  allez  vous  trouver  mal  de 


GERARD 
M.  GÉRARD. 
GÉRARD* 


LES   MOHICANS   DE    PARIS  153 

joie  maintenant...  Ah!  cher  monsieur  Gérard,  vous  avez  le 
cœur  trop  tendre. 

GÉRARD. 

Et  où  <^st-elle? 

M.    JACKAL. 

En  bas,  dans  un  fiacre.  Elle  n'attend  que  votre  permission 
pour  se  jeter  dans  vos  bras. 

GÉRARD. 

Oh!... 

M.  JACKAL,  à  la  cantonade. 
M.  Gérard  dit  qu'il  ne  peut  résister  à  son  impatience; 
faites  monter  mademoiselle  Léonie.  (Gérard  se  lève  et  va  en  trébu- 
chant vers  la  chambre  du  fond.)  Où  allez-VOUS? 
GÉRARD. 

Je  n'en  sais  rien. 

M.    JACKAL. 

Mou  cher  monsieur  Gérard,  vous  m'avez  l'air  de  n'avoir 
point  parfaitement  la  tête  à  vous,  et,  vis-à-vis  d'un  homme 
qui  n'a  pas  la  tète  à  lui,  vous  ne  trouverez  pas  mauvais 
qu'un  agent  de  l'autorité  prenne  des  précautions;  il  ne  faut 
qu'un  moment  de  folie  pour  causer  parfois  un  malheur  irré- 
parable. Je  vous  ramène  votre  nièce  Léonie;  c'est  une  belle 
jeune  fille  de  seize  ans,  tellement  éprouvée  jusqu'ici  par  le 
malheur,  que,  du  moment  que  j'ai  reçu  l'ordre  de  la  remettre 
entre  vos  mains,  elle  m'a  inspiré  le  plus  vif  intérêt...  Je  vous 
dis  donc  ceci,  mon  cher  monsieur  Gérard:  c'est  à  vous 
qu'est  donnée  la  garde  de  cette  charmante  fille;  eh  bien,  veil- 
lez à  ce  qu'il  ne  lui  arrive  rien  de  fâcheux;  veillez  à  ce  qu'il 
ne  tombe  pas  un  seul  cheveu  de  sa  tête;  car,  quelque  part 
que  vous  soyez,  fût-ce  à  l'étranger,  fût-ce  en  Amérique,  fût- 
ce  en  Chine,  j'étends  le  bras  et  je  vous  tire  à  moi...  et,  alors, 
vous  connaissez  le  vieil  adage  :  dent  pour  dent,  œil  pour  œil, 
tète  pour  tête!...  Mais  qu'avez-vous  donc?  Vous  ne  m'écou- 
tez  pas...  Ce  que  je  vous  dis  a  cependant  son  importance... 

GÉRARD,  l'œil  fixé  sur  la  porte  d'entrée. 
Monsieur  Jackal  !  monsieur  Jackal  !  voyez-vous?... 

M.    JACKAL. 

Certainement  que  je  vois  !  je  vois  votre  nièce  qui  entre,  et 
je  me  retire  pour  vous  laisser  tout  au  plaisir  de  vous  re- 
voir... Adieu,  monsieur  Gérard!  adieu,  mademoiselle!  (Aux 
Gendannes.)  Messieurs,  nous  n'avons  plus  rien  à  faire  ici. 

9. 


154  THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

SCÈNE  III 

GÉRARD,  LÉONIE  ou  ROSE-DE-NOF.L. 

Léonie  s'arrête  au  point  le  plus  éloifrnd  de  la  chambre;  Gérard  la  egarde  ava 
une  profonde  terreur.  Moment  de  silence, 

GÉRARD,  d'une  voix  qu'il  cssaj'e  de  rendre  caressante. 
Léonie  !  ma  chère  Léonie,  est-ce  bien  loi? 

LÉONIE. 

Moi-même  !  et,  si  vous  en  doutez,  regardez,  mon  oncle. 
(Elle  découvre  le  haut  de  son  col.)  Voilà  le  COUp  dc  COUtcau  d'Or- 
sola! 

GÉRARD. 

Oui,  c'était  une  méchante  créature,  et  qui,  à  moi  aussi, 
m'a  fait  bien  du  mal  !  Mais  Dieu  l'a  punie. 

LÉONIE. 

Si  c'est  Dieu  qui  l'a  punie,  comment  est-ce  pour  le  moins 
coupable  des  deux  qu'il  a  été  le  plus  sévère  ? 

GÉRARD. 

Léonie  !  Léonie  !  rappelle-toi  combien  je  t'aimais. 

LÉONIE. 

Je  me  rappelle  que  celui  que  vous  aimiez  le  mieux,  c'était 
mon  fière  Victor  ;  vos  préférences  sont  terribles,  mon  oncle, 
elles  tuent.  Ne  m'aimez  pas  trop. 

GÉRARD. 

Tu  as  raison,  Léonie;  accuse-moi,  accable-moi,  condamne- 
moi!  Jamais,  non,  jamais  tu  ne  m'en  diras  autant  que  ma 
conscience  m'en  a  dit...  Regarde-moi  !  il  y  a  se|)t  ans  que  ce 
malheureux  crime  a  été  commis;  j'ai  vieilli  de  vingt  années 
en  sept  ans...  C'est  une  bien  terrible  chose,  n'est-ce  pas  ?  que 
de  me  retrouver  en  face  de  toi  à  la  lumière  du  soleil,  que  de 
te  voir  entrer  pâle  et  menaçante  dans  cette  chambre,  et, 
quand  je  doute  si  c'est  toi,  de  te  voir  montrer  la  trace  du  cou- 
teau d'Orsola,  en  nie  disant:  «  Voyez!  »  Eh  bien,  moins  ter- 
rible, je  te  le  jure,  est  cela  que  de  voir  dans  mes  rêves  sortir 
du  lac,  les  cheveux  ruisselants  d'eau  et  collés  au  visage,  le 
fantôme  de  ton  pauvre  frère,  me  criant:  «  Mon  oncle!  mon 
bon  oncle!  ne  me  fais  pas  mourir!  »  Mais  laissons  dormir 
dans  sa  tombe  le  pauvre  enfant;  il  y  dort  plus  tranquille  que 
^i^oi  dans  mon  lit,  j'en  suis  siir,  et  occupons-nous  de  toi,  ma 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  155 

chère  Léonie,  de  ton  avenir,  de  ton  bonheur.  Tu  es  jeune,  tu 
es  belle,  tu  peux  être  heureuse...  Je  ne  parle  pas  de  ri- 
chesse... (Se  traînant  vers  la  cachette,  qu'il  ouvre.)  Tieus,  celte  ar- 
moire renferme  des  millions!  de  peur  qu'on  ne  me  les  vole, 
j'ai  fait  faire  cette  caclietie.  Xnkue  la  coiiiiait,  nul  ne  peut  la 
tounaîlre;  (juaiid  elle  est  fermée,  elle  ne  s'ouvre  plus  que  par 
un  ressort  faiiiilier  à  moi  seul.  Des  voleurs  sont  venus,  ils 
m'ont  menacé  de  mort  si  je  ne  leur  disais  pas  où  était  mon 
argent,  je  ne  le  leur  ai  pas  dit.  C'était  pour  loi,  Léonie,  que  je 
gardais  tout  cela  !  Pour  moi,  je  n'en  ai  pas  besoin  ;  qu'en  fe- 
rais-jp?...  Allons!  tout  est  prêt,  partons  !  Voyons,  mon  por- 
tefeuille, le  voilà;  mon  passe-port,  le  voilà;  la  voiture  est  en 
bas,  à  notre  disposition,  rien  ne  nous  retient  plus  ici!... 
Viens,  Léonie,  partons  ! 

LÉOME. 

Je  ne  pars  pas. 

GÉRARD. 

Comment,  tu  ne  pars  pas  ? 

LÉONIE. 

Non  ;  mon  témoignage  est  nécessaire  ici,  je  reste. 

GÉRARD. 

Ton  témoignage  nécessaire,  pourquoi? 

LÉONIE. 

Pour  que  l'innocent  ne  soit  pas  condamné  à  la  place  du 
coupable. 

GÉRARD,  presque  menaçant. 

Ah!  tu  veux  rester  pour  me  dénoncer,  pour  me  faire  con- 
damner, pour  me  faire  mouler  sur  l'echafaud? 

LÉONIE. 

Non,  mais  pour  que  M.  Sarranti  n'y  monte  pas  à  votre 
place. 

GÉRARD. 

Sarranti!  Sarranti!  Que  l'importe  cet  homme?  La  fatalité 
le  poursuit,  abandonne-le  à  la  falaliié! 

LÉONIE. 

C'est-à-dire  que  vous  me  demandez  que  je  le  tue,  quand, 
d'un  mot,  je  puis  le  sauver?  Vous  voulez  que  mes  nuits 
soient  hantées  par  un  spectre;  seulement,  votre  fantôme,  à 
vous,  c'est  un  enfant  noyé  qui  vous  crie  :  «  Mon  bon  on- 
cle, ne  me  fais  pas  mourir!  »  3Ion  fantôme,  à  moi,  serait 


156       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

un  innocent  qui,  du  haut  de  son  échafaud,  me  crierait: 
«  Misérable,  tu  me  laisses  mourir  !  »  Je  ne  partirai  pas. 

GÉRARD. 

Oh  !  de  gré  ou  de  force,  il  faudra  bien  cependant  que  tu 
partes. 

LÉONIE. 

De  gré,  je  vous  l'ai  dit,  je  ne  partirai  pas.  De  force,  com- 
ment vous  y  prendrez-vous  ?  Vous  m'emporterez  par  les  esca- 
liers? Dans  les  escaliers,  je  crierai  !  Vous  m'enfermerez  dans 
une  voiture?  Dans  la  voilure,  je  crierai  !  Vous  me  conduirez 
dans  une  chambre?  Dans  cette  chambre,  il  y  aura  une  fenê- 
tre ;  par  la  fenêtre  de  cette  chambre,  je  crierai  !  Vous  m'en- 
traînerez dans  un  désert?  Dans  ce  désert,  je  crierai  !  et,  pre- 
nez garde  !  à  défaut  de  juges  pour  m'entendre,  dans  ce  désert, 
il  y  aura  Dieu  !...  Cet  homme  qui  m'a  amené  ici,  vous  a  dit 
qu'il  vous  donnait  votre  crime  à  garder.  11  mentait,  c'était 
votre  châtiment. 

GÉIIAUD,  la  tête  dans  sa  main. 

Effroyable  logique  de  l'assassinat  1  Me  voilà  forcé,  parce 
que  j'ai  commis  un  premier  meurtre,  ou  d'en  subir  la  peine, 
ou  d'en  commcil>'e  un  second.. .  Léonie  ! 

LÉONIE,   courant  à  la  fenêtre  et  l'ouvrant. 

Ne  m'approchez  pas,  ou  je  crie. 

GÉRARD. 

Léonie,  je  ne  te  menace  pas,  je  te  prie. 

LÉONIE. 

Priez  ou  menacez,  monsfeur,  peu  m'im})orte!  Vous  êtes  un 
homme  et  vous  êtes  armé.  Je  suis  un  enfant  sans  défense, 
mais  je  suis  plus  forte,  je  suis  plus  invulnérable  que  vous, 
parce  que  je  suis  la  vérité!  parce  que  Je  suis  la  justice! 
parce  que  je  suis  la  loi  ! 

GÉRARD. 

Que  me  reste-t-il  donc  à  faire,  alors? 

LÉONIE. 

A  m'ouvrir  cette  porte,  et  à  me  dire  :  «  Va  librement  où 
ton  devoir  te  dit  d'aller,  »  ou  bien... 

GÉRARD. 

Ou  bien  ? 

LÉONIE. 

Ou  bien  à  me  tuer,  comme  vous  avez  tué  mon  frère  ! 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  157 

GÉRARD. 
Elle  aussi  !  (ll  regarde  autour  de  lui,  voit  la  porte  de  la  cachette  toute 
grande  ouverte  et  paraît  frappé  d'une  idée.  —   A  lui-même.)    Eli   bien, 

non,  je  ne  la  tuerai  pas  :  je  la  laisserai  mourir!  (Menaçant.) 
Léonie ! 

LÉONIE,  ouvrant  la  fenêtre. 

Au  secours  ! 
GÉRARD,  bondissant  sur  elle  et  lui  jetant  sur  la  tête  son  manteau 
dont  il  l'enveloppe. 
Ah  !  tu  crieras  ! 

LÉONIE,  d'une  voix  qui  s'affaiblit. 

Au  secours!  à  moi  !  au  meurtre! 

GÉRARD,  l'emportant,  la  jetant  dans  la  cachette  et  refermant  la  poilo 
sur  elle. 

Crie,  maintenant  !  Nous  verrons  si,  quand  je  serai  parii, 
quand  toutes  les  portes  seront  fermées,  nous  verrons  si  quel- 
quehîu'un  t'entend  et  vient  l'ouvrir...  (ii  prend  le  coffre  plein  d'or 
ijn'il  traîne  jusqu'à  la  porte,  sort  à  moitié,  puis  recule  et  tombe  assis  sur 
le  coffre  en  s'écriant.)  Le  moine  !... 

SCÈNE  IV 
GÉRARD,  DOMINIQUK. 

GÉRARD. 

Que  me  voulez-vous? 

DOMINIQUE. 

Je  vais  vous  le  dire. 

GÉRARD. 

Pas  à  cette  heure,  pas  eu  ce  moment;  ce  soir,  demain, 
après-demain. 

DOMINIQUE. 

Non,  à  l'instant  même. 

GÉRARD. 

Je  ne  puis. 

(Il  s'avance  vers  la  porte,  Dominique  lui  barre  le  chemin.) 
DOMINIQUE. 

Vous  ne  passerez  pas! 

GÉRARD,  s'appuyan    a  la  muraille. 

Trop  tard  !  cinq  minutes  trop  tard! 


158  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

DOMINIQUE. 

C'est  Dieu  qui  mesure  le  temps!  Voulez-vous  m'écouter? 

GÉIIARD. 

Parle  donc  ! 

DOMINIQUE. 

Je  viens  vous  demander  le  droit  de  révéler  votre  confes- 
sion. 

GÉRARD. 

C'est-à-dire  que  vous  venez  me  demander  ma  mort,  c'est- 
à-dire  que  vous  venez  me  demander  de  me  conduire  par  la 
main  à  l'échafaud  ! 

DOMINIQUE. 

Non,  monsieur;  car,  cette  permission  accordée,  je  ne 
m'oppose  plus  à  votre  départ. 

GÉRARD. 

A  mon  départ...  Et,  derrière  moi,  vous  me  dénoncez, 
derrière  moi,  le  télégraphe  joue,  et,  à  dix  lieues,  vingtlieues; 
trente  lieues  d'ici,  l'on  m'arrête. 

DOMINIQUE. 

Je  vous  donne  ma  parole,  monsieur,  et  vous  savez  si  je  suis 
l'esclave  de  ma  parole,  que,  demain  à  midi  seulement,  c'est- 
à-dire  quand  vous  serez  en  Belgique,  j'userai  de  la  per- 
mission. 

GÉRARD. 

Et  quand  je  serai  en  Belgique,  comme  il  y  a  meurtre,  vous 
obtiendrez  l'extradition. 

DOMINIQUE. 

Je  ne  la  solliciterai  pas,  monsieur;  je  suis  un  liomme  de 
paix,  je  demande  que  le  pécheur  se  repenie  et  non  qu'il  soit 
puni;  je  veux,  non  pas  que  vous  mouriez,  mais  que  mou 
père  ne  meure  pas  ! 

GÉRARD. 

Impossible  !  vous  me  demandez  une  chose  impossible. 

DOMINIQUE. 

Ce  que  vous  faites  là  est  épouvantable!  dans  ce  moment, 
la  cour  prévôtale  délibère  sur  le  sort  de  mon  père;  dans  ce 
moment,  on  prononce  sa  sentence  peut-être...  et  les  sentences 
des  cours  prévôtales  s'exécutent  dans  les  vingt-quatre  heures! 

GÉRARD. 

L'engagement  que  vous  avez  pris  avec  moi  est  formel; 
après  ma  mort,  oui...  mais,  tant  que  je  vivrai,   non,  non, 


LES    MOIIICANS    UE    PARIS  159 

mille  fois  non!  Laissez  moi  donc  passer...  Vous  ne  pouvez 
rien  contre  moi. 

DOMINIQUE,  au  comble  du  désespoir. 

Monsieur,  croyez-vous  que,  pour  vous  persuader,  j'aie 
employé  tous  les  moyens,  toutes  les  paroles,  toutes  les 
prières,  toutes  les  supplications  qui  peuvent  avoir  un  ciho 
dans  le  cœur  de  l'homme?  croyez-vous  qu'il  y  ait  une  possibi- 
lité de  sauver  mon  père  en  dehors  de  ctUe  que  je  vous  pro- 
pose? S'il  yen  a  une,  dites-le;  je  ne  demande  pas  mieux 
que  de  l'employer,  dùt-elle  tuer  mon  corps  en  ce  monde,  cl 
perdre  mon  âme  dans  l'autre...  Tenez,  je  me  mets  à  vos  ge- 
noux pour  vous  conjurer  de  sauver  mou  père!  Un  moyen  ! 
indiquez-moi  un  moyen!... 

GÉRARD. 

Je  n'en  connais  pas  !  Laissez-moi  passer! 

DOMINiaUE. 

Et  si  je  vous  tuais?... 

SCÈNE  V 

Les  Mêmes,  SALVATOR,  se  précipitant  et  retenant  la  main  de  Domi- 
nique. 

■  SALVATOR. 

c    Arrêtez!...  Un  pareil  coquin  ne  mérite  pas  de  finir  de  la 

main  d'un  honnête  homme.  —  A  moi,  Roland  ! 

(Roland  se  précipite  dans  la  chambre,  et  saute  à  la  gorge  de  Gérard,  qui  roule 

avec  lui  derrière  le  lit.) 

GÉRARD. 

Délivrez-moi  du  chien  et  laissez-moi  partir,  et  je  signerai 
tout  ce  que  vous  voudrez! 

SALVATOR,  arrachant  le  chien  de  dessus  Gérard. 

Tout  beau,  Roland! 
DOMINIQUE,  prenant  une  plume  et  la  présentant  avec  le  manuscrit  à  Gérard. 

Écrivez  :  «  Mardi,  onze  heures  du  matin.  —  J'autorise 
le  fils  de  .Al.Sarranti  à  révéler  ma  confession  demain  Mercredi, 
à  midi.  »  Signez  ! 

(Gérard  signe,) 


160  THÉÂTRE   COMPLET  D'ALEX.   DUMAS 

SALVATOR. 

Et  maintenant,  allez  vous  faire  pendre  oîi  il  plaira  à  Dieu 
et  à  la  justice  humaine  de  vous  dresser  un  gibet  !  Va,  va- t'en, 
maudit! 

DOMINIQUE,   se  jetant  dans  les  bras  de  Salvator. 

Oh  !  mon  sauveur,  embrassez-moi  ! 

SALVATOR. 

Maintenant,  où  est  Rose-de-Noël? 

DOMINIQUE. 

Rose-de-Noël?  Je  ne  l'ai  pas  vue. 

SALVATOR. 

Elle  doit  être  ici  cependant.  M.  Jackal  l'y  a  ramenée  ce 
matin...  Ah!  dans  la  chambre  à  côte  sans  doute,  (ii  y  entre.) 
Rose-de-Noël  !... 

DOMINIQUE,  appeL-int. 

Léonie!  Léonie! 

SALVATOR,  pâle,  effaré,  reparaisant  à  la  porte. 
Rose-de-Noël  !...  Rose-de-Noël,  oîi  es-tu? 

DOMINIQUE. 

Mon  Dieu,  que  craignez-vous? 

SALVATOR. 

Tout  !  Cet  homme  est  capable  de  tout  f 

DOMINIQUE. 

11  l'aura  tuée  pour  fuir  comme  il  a  tué  son  frère. 

SALVATOR. 

Mon  Dieu! 

DOMINIQUE. 

Écoutez...  Non...  J'avais  cru  entendre  comme  un  gémisse- 
ment. 

SALVATOR. 

Ah!  c'est-elle  !  C'est  peut-être  son  dernier  cri.  Où  est-elle, 

mon  Dieu?  où  est-elle?  (a  Roland,  qui  gratte  la  muraille.)  Qlie  fais- 
tu,  Roland?  qu'y  a-t-il?  Cherche,  mon  chien  !...  cherche!.., 
(Après  une  pause.)  Morte  OÙ  vivante,  Rose-de-Noël  est  là.  ^ 

DOMINIQUE. 

Attendez. 

SALVATOR. 

Pas  de  porte!...  la  Diuraillc!  Oh  !  s'il  le  faut,  j'abattrai  \» 


i 


» 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  161 

naison  pour  retrouver  son  cadavre.  Rose-de-Noël  !  Rose-de- 
Noël  ! 

DOMINIQUE. 

Je  me  rappelle...  un  réduit  creusé  dans  le  mur.  C'est  là 
qu'il  cachait  sou  or,  c'est  là  qu'il  avait  caché  le  manuscrit... 
Un  ressort...  un  secret.  Dieu  a  permis  qu'il  me  l'ait  indiqué... 

(Il  presse  le  ressort,  la  cachette  s'ouvre.  On  voit  Rose-de-Noël,  à  genoux,  suf- 
foquant, presque  asphyxiée;  elle  a,  avec  ses  dents  et  ses  mains,  déchiré  le 
manteau,  à  travers  lequel  sa  tète  et  un  de  ses  bras  sont  passés  dans  la  lutte.) 

SÂLVATOR,  la  prenant  dans  ses  bras. 

Ail  !  Rose-de-Noël  !...  vivante,  grâce  à  Dieu  !... 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  ROSE-DE-NOEL,  M.  JACKÂL. 

ROSE-DE-NOEL. 

Ah  !  Salvator,  je  savais  bien  que  c'était  toi  qui  me  sau- 
verais. 

M.  JACKAL,  entrant. 
Messieurs  !  messieurs  ! 

DOMINIQUE    et   SALVATOR. 

M.  Jackal. 

M.   JÀCRAL. 

Oui,  M.  Jackal  en  personne,  lequel  vient  vous  annoncer 
4ue,  grâce  à  une  protection  puissante  et  inconnue,  il  est 
nommé  commissaire  central  là  Toulon,  (a  Gérard,  qui  entre.)  Si 
vous  passez  jamais  par  là,  monsieur  Gérard,  je  me  mets  9 
votre  disposition. 

SALVATOR. 

Mais  comment  se  fait-il  que  M.  Gérard...? 

M.   JACKAL. 

C'est  bien  simple.  Avant  de  partir  pour  ma  nouvelle  des- 
tination, je  suis  venu  faire  une  visite  à  ^I.  Henri,  mon  pro- 
tégé... Tout  à  coup,  je  vois  passer,  dans  une  chaise  de  poste, 
M.  Gérard,  qui,  au  lieu  de  partir  avec  sa  nièce,  comme  je  le 
lui  avais  expressément  recommandé,  partait  seul...  J'ai  eu 
peur  qu'il  ne  fût  arrivé  malheur  à  Rose-de-Xoël,  que  j'aime 


162 


THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS^ 


beaucoup,  et  je  ramène  ici  M.   Gérard  pour  lui  demandep 
une  petite  explication. 

8ALVAT0R. 

Je  vais  vous  la  donner  moi  :  M.  Gérard,  en  partant,  avait 
jeté  vivante  sa  nièce  dans  ce  sépulcre,  où  elle  serait  morte  à 
cette  heure  si,  grâce  à  Brésil,  nous  ne  l'avions  retrouvée  !,.. 

M.   JACKAL. 

Eh  bien,  ([ne  vous  ai-jc  toujours  dit,  monsieur  Salvator? 
Cherchez  la  femme  ! 


FIN  DES   MOHICANS   DE  PARIS 


GABRIEL   LAMBERT 

DRAME   EN    CINQ  ACTES 
ET  UN  PROLOGUE 

BM  SOCIÉTÉ  AVEC  H.  ÂUBDBS  DE  JALLÂIS 

Ambigu-Comique.  —  16  mars  1866. 


DISTRIBUTION 

GABRIEL  LAMBERT MM. 

LK  DOCTEUR  FABIEN 

OLIVIER   DHOUNOY 

THOMAS   LAMBERT 

DE  LUSSAN 

RICHARD 

GASPARD 

CHIVEKNY 

ROSSIGNOL 

FRANÇOIS 

Un  Bbioadier  de  gfxdarmeiiie 

Un  Gac.çon  de  la   Basqde      ) 

Un  Agent  de  police  )      

Un  Geôlier 

Un   GENOARalE 

Un  Domestique 

Un  AUTRE  Domestiqde 

Un  Enfant 

LOUISE, fi. neée  de  Gabriel M"-" 

DIANE  RICHARD 

ROUGEÙ  l  TE,  fille  de  ferme 

Invités,  Lnvitées,  Forçats,  etc. 


Lacressonnière. 
Faille. 
Castellano. 
Clémknt-Ji'st. 

Ri  GNIKR. 

Berhet. 
Raynaud. 

RlCHTR. 

Parrot. 

Desùrmes. 

Hoster. 

Lavergne. 

Nbral'lt. 

Jdles. 

Loyer. 

Reimers. 

X. 

Adèle  Page. 

Jeanne  Andrée. 

Enjai.be  RT. 


PROLOGUE 

L'intérieur  d'une  ferme.  Meubles  indiquant  l'aisance.  —  Fond  de  cam- 
pagne. —  Montagne  praticable.  —  Sur  le  bord  de  la  Vilaine. 


SCENE  PREMIERE 

ROUGEOTTE,  seule,  mettant  le  couvert. 

Faire  la  cuisine  et  mettre  le  couvert,  ôter  le  couvert  et  re- 
faire la  cui-^ine,  voiià  ma  position  comme  femme  de  chambre 
chez  .M.  Lambert.  Comme  fille  de  ferme,  c'est  autre  cliose  : 
je  mène  les  chevaux  à  l'abreuvoir,  et  j'ai,  de  plus,  dans  mes 


164      THÉÂTRE  COMPLET  d'ALEX.  DUMAS 

moments  perdus,  pour  les  oies  les  attentions  d'une  sœur  g; 
pour  les  dindons  les  soins  d'une  mère.  Cela  m'humilio ,  d"^ 
temps  en  temps,  quand  on  m'appelle  la  mère  aux  oies,  ou  la 
sœur  aux  dindons.  5lais  je  fais  mes  quatre  repas  à  la  journée, 
je  renfonce  mon  humiliation  avec  des  pommes  de  terre  et  de 
la  galette  de  sarrasin. 

SCÈNE  II 

LOUISE,  ROUGEOTTE. 

LOUISE. 

Le  dîner  est-il  prêt,  Rougeotte? 

ROUGEOTTK. 

Il  l'est  si  l'on  veut,  mademoiselle  Louise,  et  il  ne  l'est  pas 
si  Ton  ne  veut  pas. 

LOUISE. 

Explique-toi. 

ROUGEOTTE. 

Il  l'est  ou,  plutôt,  il  doit  l'être,  puisqu'il  y  a  quatre  heures 
que  le  haricot  est  sur  le  feu  ;  mais  il  ne  l'est  pas,  parce  que 
le  mouton  s'entête  à  ne  pas  cuire. 

LOUISE. 

Du  reste,  il  n'y  a  pas  de  temps  perdu,  puisque  Gabriel  n'est 
pas  encore  rentré. 

ROUGEOTTE,   avec  un  soupir. 
Ah!  pauvre  M.  Gabriel! 

LOUISE. 

Tu  le  plains? 

ROUGEOTTE. 

Et  de  tout  mon  cœur,  ce  cher  garçon. 

LOUISE. 

Et  pourquoi  le  plains-tu  ? 

ROUGEOTTE. 

Parce  qu'il  n'était  pas  né  pour  le  métier  qu'on  lui  fait 
faire  • 

LOUISE. 

N'est-il  pas  fils  de  fermier  et  de  fermière  ? 

ROUGEOTTE. 

De  fermier,  oui...  de  fermière,  non...  Vous  ne  vohs  la  rap' 
pelez  donc  pas,  sa  pauvre  mère?...  Comme  elle  était  délicatel 


GABRIEL  LAMBERT  165 

on  aurait  dit  une  demoiselle  de  la  ville.  Aussi  elle  n'y  a  i)a$ 
pu  tenir,  elle  est  morte  à  la  peine, 

LOUISE. 

Trop  tôt  pour  nous  tous. 

ROUGEOTTE. 

Mais  trop  tard  pour  M.  Gabriel. 

LOUISE. 

Comment,  trop  tard  pour  M.  Gabriel? 

ROUGEOTTE. 

Oui...  parce  qu'elle  Ta  élevé  dans  du  coton,  pauvre  en- 
fant!... parce  qu'elle  lui  a  appris  à  lire,  à  écrire,  à  compter, 
à  dessiner...  tout  ce  qu'elle  savait,  pauvre  femme...  au  lieu 
d'en  faire  un  bon  gros  paysan,  robuste  comme  le  père  Lam- 
bert; voilà  ce  que  c'est  que  les  mésalliances...  Moi,  je  me  suis 
bien  promis  de  n'épouser  jamais  un  grand  seigneur.  Il  n'y  a 
qu'à  le  regarder,  pauvre  M.  Gabriel!...  un  garçon  de  charrue, 
ça?...  c'est  mon  amoureux  Pierre  qui  est  un  garçon  de  char- 
rue. Il  fallait  le  laisser  à  Paris,  où  il  était,  suivre  son  état  de 
graveur,  où  il  faisait  des  merveilles,  à  ce  qu'on  disait...  et  ne 
pas  le  forcer  d'être  paysan,  lui  qui  est  né  pour  être  monsieur. 
Mais...  vous-même  qui  allez  être  sa  femme,  puisque  vous  êtes 
sur  le  point  de  l'épouser,  est-ce  que  vous  croyez  que  vous 
allez  le  forcer  à  faire  un  métier  pour  lequel  il  n'est  pas 
venu  au  monde?...  Lui,  voyez-vous,  il  mourra  comme  sa 
mère! 

LOUISE. 

Oh!  tais-toi  donc,  Rougeolte. 

ROUGEOTTE. 

El  tenez,  le  voilà,  regardez-le  plutôt...  Il  ramène  les  che- 
vaux à  l'écurie...  Est-ce  que  c'est  son  afTaire,  çà?...  Non, 
son  affaire,  à  lui,  veyez-vous,  c'est  deux  bonnes  petites  cham- 
bres à  Paris  :  une  pour  son  atelier,...  l'autre  pour  vous  et 
les  enfants  quand  il  en  viendra. 

LOUISE. 

Mais  la  ferme  ? 

ROUGEOTTE. 

On  la  vend,  la  ferme!...  M.  Lambert  garde  douze  cents 
livres  de  rente,  et  il  vit  avec  cela  comme  le  roi  d'Yvetot... 
Avec  le  reste,  vous  allez  faire  votre  établissement  à  Paris; 
et  chacun  suit  sa  vocation...  (Flairant.)  Bon!  voilà  mo:i  hari- 
cot de  mouton  qui  brûle...  Ah!  pour  le  coup,  M.  Lambert  va 


166      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

joliment  gronder!...  il  m'appellera  encore  mercenaire!  je  ne 
sais  pas  ce  que  c'est,  mais  ça  doit  être  un  vilain  animal. 
Songez  à  ce  que  je  vous  dis  pour  M,  Gabriel,  mademoiselle 
Louise!...  Songez-y I 

SCÈNE  m 

LOUISE,  seale. 

Hélas!  oui,  j'y  songe...  je  ne  songe  même  qu'à  cela... 
Comme  elle  a  tout  deviné  avec  son  gros  bon  sens,  la  pau- 
vre RougeoUel...  (a  Gabriel.)  Viens,  mon  cher  Gabriel, 
viens  ! 

SCÈNE   lY 

LOUISE,  GABRIEL. 

GABRIEL,  disirait  et  l'embrassaat  au  front. 
Bonjour,  Louise. 

LOUISE. 

Comme  te  voilà  mouillé  ! 

GABRIEL. 

Il  pleuvait  à  verse. 

LOUISE. 

Mais  il  fallait  rentrer. 

GABRIEL. 

Et  le  labour?...  Qu'aurait  dit  le  père  Lambert?...  Est-ce 
que  ce  n'est  pas  à  midi  que  rentrent  les  garçons  de  char- 
rue? 

LOUISE. 

Mais  tu  n'es  pas  un  garçon  de  charrue! 

GABRIEL. 

Que  suis-je  donc? 

LOUISE. 

Tu  es  leur  maître. 

GABRIEL. 

Raison  de  plus  pour  leur  donner  l'exemple. 

LOUISE. 

Change  d'habits,  au  moins! 

GABRIEL. 

Pourquoi  faire? 


1 


GABRIEL   LAMBERT  167 

LOUISE. 

Tu  es  tout  mouillé. 

GABTÎIEL. 

Il  faut  bien  que  je  m'habitue  à  la  pluie  comme  au  reste, 

LOUISE. 

Tu  es  cruel,  Gabriel. 

GABRIEL. 

Moi?  je  fais  tout  ce  qu'on  veut! 

LOUISE. 

Mais  à  contre-cœur! 

GABRIEL. 

Du  moment  que  je  ne  me  plains  pas. 

LOUISE. 

Voilà  ce  qui  me  désespère!...  J'aimerais  mieux  que  tu  te 
plaignisses. 

GABRIEL. 

A  quoi  cela  servirait-il?...  iMa  pauvre  Louise,  il  y  a  une 
destinée. 

LOUISE. 

Un  cœur  religieux  dirait  une  Providence. 

GABRIEL. 

Je  ne  puis  appeler  Providence  cette  force  invisible,  et  ce- 
pendant implacable,  qui  me  fait  faire  le  contraire  de  ce  que  je 
veux! 

LOUISE. 

Ainsi,  en  m'épousant,  tu  fais  le  contraire  de  ce  que  tu 
veux? 

GABRIEL. 

Je  ne  dis  pas  cela...  sur  un  point  particulier,  mais  en 
thèse  générale.  Je  viens  au  monde  faible  et  chétif  ;  ma  mère, 
qui  m'adore,  me  rattache  à  la  vie  à  force  de  soins;  mon  édu- 
cation, grâce  à  celle  qu'elle  avait  reçue  elle-même,  devient 
celle  d'un  enfant  destiné  au  monde  et  à  la  fortune.  Mon  père 
comprend  que  je  ne  suis  pas  bâii  pour  faire  un  homme  de 
peine,  il  me  consulte  sur  mes  goûts;  pour  ne  pas  trop  m'é- 
lever  au-des-us  de  ma  position,  je  choisis  un  état  moitié 
artisan,  moitié  artiste.  Je  choisis  l'état  de  graveur;  en  deux 
ou  trois  ans,  j'y  fais  des  progrès  énormes...  je  reviens  passer 
un  mois  chez  mon  père...  Je  t'y  trouve,  ma  pauvre  Louise, 
fille  de  sa  sœur,  adoptée  par  lui...  La  solitude...  le  tête-à- 


168      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

tête,  l'enlraînement,  nous  poussent  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre. 

LOUISE. 

Vous  oubliez  l'amour,  Gabriel  ! 

GABRIEL. 

L'amour,  si  tu  veux!...  Nous  faisons  les  plus  beaux  projets 
du  monde  :  un  atelier  à  Paris  pour  mon  travail,  une  jolie 
chambre  à  côté  pour  Louise,  et,  sur  ces  projets,  je  pars!... 
Une  petite  irrégularité  dans  notre  correspondance  te  fait  dou- 
ter de  moi  !...  tu  avoues  tout  à  mon  père,...  même  ce  que  tu 
n'eusses  dû  avouer  à  personnel...  Mon  père  est  un  puritain... 
Il  me  rappelle  à  mon  village,  que,  selon  lui,  j'ai  eu  le  tort  de 
quitter. 

LOUISE. 

Il  t'ordonne  de  m'épouser,  injonction  que  tu  accomplis, 
bien  à  contre-coeur. 

GABRIEL. 

Mais  non,  ma  bonne  Louise,  je|t'aime  tendrement!  Obtiens 
de  mon  père  qu'une  fois  mariés,  nous  retournions  à  Paris,  et 
je  serai  l'homme  le  plus  heureux  du  monde!  et  ce  que  j'ap- 
pelle destinée,  je  l'appellerai  Providence!... 

LOUISE. 

Mais  c'est  donc  un  bien  grand  malheur  ,  que  d'avoir  une 
jolie  femme,  dans  un  beau  village,  au  milieu  d'un  pays  ma- 
gnifique? 

gabrip:l. 

Ce  n'est  pas  là  le  malheur,  Louise!...  le  malheur,  pour  un 
homme  d'imagination  et  d'espérance,  comme  je  l'étais,  et 
comme,  hélas!  je  le  suis  encore,  c'est  de  voir  un  but  restreint 
et  rien  au  delà  !  Tiens,  ma  pauvre  Louise,  il  y  a  des  jours  où 
je  regrette  qu'au  moment  où  j'ai  failli  passer  sous  la  roue  du 
moulin  de  M.  Richard,  il  se  soit  trouvé  là  un  brave  garçon, 
nommé  Gaspard,  pour  me  tirer  de  l'eau. 

LOUISE. 

Gabriel! 

GABRIEL. 

Tiens,  M.  Richard  ,  voilà  un  exemple  de  ce  qu'un  hommo 
intelligent  peut  faire  à  Paris.  C'était  un  paysan  comme  mon 
père...  il  était  simjjle  meunier^  et  n'avait  que  son  moulin, 
celui  sous  la  roue  duquel  j'ai  failli  périr...  Sa  fille  était  une 
jolie  petite  paysanne,  qui  m'appelait  Gabriel,  et  que  j'appelais 


GABRIEL   LAMBERT  169 

Charlotte...  Le  hasard...  la  destinée...  la  Providence  met 
M.  Richard  en  contact  avec  un  fournisseur  de  vivres.  Ils  ob- 
tiennent un  marché  du  gouvernement,  pour  faire  passer  du 
blé  en  Algérie...  M.  Richard  a  cent  mille  livres  de  rente... 
un  hôtel  à  Paris...  il  est  baron,  chevalier  de  la  Légion  d'hon- 
neur; sa  fille  ne  s'appelle  plus  Charlotte,  elles'appeile  Diane; 
elle  a  des  voitures,  des  chevaux,  des  robes  de  satin,  des  pe- 
lisses de  renard  bleu,  et  elle  épousera  qui  elle  voudra. 

LOUISE,  avec  un  soupir. 

Ce  qui  est  bien  plus  agréable  sans  doute  que  d'épouser 
qui  l'on  ne  veut  pas...  Mais  ne  parlons  plus  de  cela!  Voilà  ton 
père,  (il  passe  aa  frisson  à  Gabriel.)  Tiens!  va  changer  d'habits, 
je  t'en  supplie,  tu  grelottes  ! 

GABRIEL. 

Tu  as  raison,  j'y  vais. 

SCÈiNE  V 
Les  Mêmes,  LAMBERT,  entrant. 

GABRIEL. 

Bonjour,  père  ! 

LAMBERT. 
Bonjour,  garçon  !   (Gabriel  entre  dans  le    cabinet  à  côté.)  Oii  va- 
t-il  donc?... 

LOUISE. 

Changer  d'habits,  mon  oncle...  Depuis  une  heure,  il  est 
exposé  à  la  pluie,  et,  au  mois  de  décembre,  la  pluie  est 
glacée. 

LAMBERT. 

Douillet,  val...  j'aurais  bien  voulu  te  voir  à  la  retraite  de 
Moscou  ;  mais  non,  je  n'aurais  pas  voulu  t'y  voir,  tu  y  serais 
resté,  (a  Gabriel.)  Et  OÙ  ça  en  est-il,  le  labour? 

GABRIEL,  dans  le  cabinet. 

Dans  trois  jours,  ce  sera  fini,  mon  père!  La  semaine  pro- 
chaine, on  pourra  commencer  les  semailles. 

(Rougeotte  rentre  et  sert  le  dîner.) 
LAMBERT. 

Et,  dans  deux  mois,  on  verra  pousser  le  grain,  au  mois 
d'août  les  épis,  et,  à  l'Assomption,  on  fera  la  moisson...  Ah! 
tu  sais,  Gabriel? 

XXIV.  jQ 


170  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

GABRIEL. 

Quoi,  mon  père? 

LAMBERT. 

Ce  mauvais  sujet  de  Gaspard!... 

GABRIEL. 

Qui  m'a  sauvé  la  vie,  tu  sais,  Louise. 

LAMBERT. 

Ça  ne  l'enipêche  pas  d'être  un  mauvais  sujet,  ça. 

GABRIEL. 

Eh  bien? 

LAMBERT. 

Il  a  déserté,  avec  armes  et  bagages! 

GABRIEL. 

Pauvre  diable  ! 

LAMBERT. 

Comment,  pauvre  diable?  Tu  plains  un  déserteur? 

GABRIEL,  rentrant  habillé  en  bourgeois. 

S'il  a  déserlé,  c'est  qu'il  n'avait  pas  de  vocation  pour  être 
soldat,  et  je  plains  tous  ceux  qui  n'ont  point  de  vocation  pour 
leur  état. 

(il  se  met  à  table.) 
ROUGEOTTE,  à  Gabriel  qui  se  sert. 
Est-il  Guit? 

GABRIEL. 

Qui  vous  a  raconté  l'histoire  de  Gaspard,  mon  père? 

LAMBERT. 

Le  brigadier  de  gendarmerie,  qui  a  reçu  des  ordres  pour 
l'arrêter,  s'il  revenait  au  village. 

ROUGEOTTE. 

Est-il  cuit? 

LAMBERT. 

Et  puis  une  autre  nouvelle  enfin. 

GABRIEL. 

Laquelle? 

LAMBERT,  avec  emphase. 
M.  le  baron  Richard  est  arrivé. 

GABRIEL ,  vivement. 
M.  Richard,  l'ancien  meunier? 

LAMBERT. 

Lui-même,  avec  mademoiselle  Diane  de  Saint-Dolay,  sa  fille... 
(Gabriel  pose   sa  fourcheUe  sur  son  assiette,  et  est  visiblement  ému.) 


LAMBERT. 
ROUGEOTTE. 


GABRIEL    LAMBERT  171 

LOUISE. 

De  Saint-Dolay!  mais  c'est  le  nom  de  notre  village  qu'ils 
ont  pris? 

LAMBERT. 

Bon  !  ils  ont  pris  bien  autre  chose,  va  ! 

ROUGEOTTE. 

Est-il  cuit? 
Quoi  donc? 
Le  mouton. 

Lambert,  impalienté. 

Dur  comme  notre  âne!  es-tu  contente? 

ROUGEOTTE.    ^ 

Pas  trop...  j'aime  notre  âne,...  et  vous  l'injuriez,  pauvre 
bête!...  Oh!...  ces  maîtres,  ces  maîtres...  e'est-il  injuste! 

GABRIEL. 

Bon!  mon  cher  père,  il  faut  bien  passer  quelque  chose  aux 
enrichis. 

LAMBERT. 

Je  le  vois  encore,  avec  sa  blouse  blanche  de  farine  et  son 
bonnet  de  coton!  La  dernière  fois  que  nous  nous  sommes 
rencontrés,  c'était  pour  une  contestation  à  propos  d'une  borne 
qui,  pendant  la  nuit,  avait  fait  cinq  ou  six  pas  de  son  champ 
dans  le  mien...  Je  vous  lui  ai  envoyé  un  petit  papier  aux 
armes  de  Sa  Majesté...  Le  lendemain,  la  borne  était  à  sa  place. 
Il  faut  qu'il  en  ait  diablement  déplacé,  des  bornes,  pour  arri- 
ver à  avoir  cent  mille  livres  de  rente. 

GABRIEL. 

11  faut  être  indulgent,  mon  père  ;  tout  le  monde  n'est  pas  un 
Cincinnatus  comme  vous. 

LAMBERT. 

Qu'est-ce  que  c'est  que  Cincinnatus? 

GABRIEL. 

Un  brave  Romain,  mon  [  ère^  qui,  étant  consul,  chassa  les 
Sabins  du  Gapitole  ;  qui,  le  jour  où  il  ne  fut  plus  consul,  re- 
tourna à  sa  charrue,  et  que  l'on  alla  reprendre,  à  sa  charrue, 
pour  le  faire  dictateur.  Eh  bien,  je  voulais  dire,  mon  père,  que 
vous  êtes  un  homme  de  cette  trempe-là  ! 
LOUISE,  (  n  aJmiralion. 

Hein,  mon  oncle,  est-il  instruit  1 


172  THEATRE    COMPLET    D'ALEX.   DUMAS 

LAMBERT. 

Trop!  n'importe...  Nous  allons  boire  un  verre  devin  de  la 
coulée  de  Géran,  à  la  santé  de  ton  Gincinnatusl 

GABRIEL. 

Je  vous  ferai  observer,  mon  père,  qu'attendu  qu'il  y  a  deux 
mille  deux  cent  soixante-douze  ans,  à  peu  près,  qu'il  est  mort, 
cela  ne  lui  fera  pas  grand  bien. 

LAMBERT. 

En  tout  cas,  si  cela  ne  lui  fait  pas  de  bien,  à  lui,  cela  nous 
en  fera,  à  nous.  Tiens,  Louise,  va  prendre  la  clef  de  la  cave 
sur  la  cheminée  de  ma  chambre;  j'ai  oublié  de  la  mettre  dans 
ma  poche,  et,  dans  le  troisième  caveau  à  gauche... 

LOUISE. 

Je  sais  où,  mon  oncle  ! 

LAMBERT. 

Et  comment  sais-tu  cela? 

LOUISE. 

Parce  que  c'est  le  vin  que  vous  préférez  I 

(Elle  sort  avec  RongeoUe.) 
LAMBERT. 

Nous  sommes  seuls. 

GABRIEL. 

Oui,  mon  père. 

LAMBERT. 

Tu  as  dit  de  moi  que  j'étais  un  homme  de  la  trempe  de 
Cincinnatus. 

GABRIEL. 

Je  l'ai  dit. 

LAMBERT. 

Et  tu  as  voulu  dire,  par  là,  que  j'étais  un  honnête  homme. 

GABRIEL. 

Certainement  ! 

LAMBERT,  lui  tendaut  la  main. 
Mets  ta  main  là! 

GABRIEL. 

La  voilà,  mon  père. 

LAMBERT. 

Ta  main  tremble. 

GABRIEL. 

Votre  façon  de  me  parler... 


GABRIEL    LAMBERT  173 

LAMBERT. 

Veux-tu  que  je  te  dise  pourquoi  ta  main  tremble.  Gabriel  ? 
C'est  que,  fils  d'honnêtes  gens,  tu  n'es  pas  sûr  d'être  un  hon- 
nêlP  homme. 

GABRIEL. 

Mon  père,  que  dites-vous  là  ! 

LAMBERT. 

n  n'est  jamais  sûr  d'être  un  honnête  homme,  celui  qui  n'est 
pas  content  de  l'état  de  ses  pères,  et  qui  veut  une  position 
plus  haute  que  celle  que  la  Providence  lui  a  faite...  Désirer 
s'élever,  Gabriel,  c'est  mépriser  le  point  d'où  l'on  est  parti; 
et  le  fils  qui,  à  tort,  méprise  ses  parents,  finit  presque  tou- 
jours par  mériter  justement  leur  mépris. 

GABRIEL. 

Mais,  mon  père,  je  n'ai  rien  dit,  je  n'ai  rien  fait... 

LAMBERT. 

La  seule  chose  que  je  me  rappelle  dans  cette  histoire  ro- 
maine dont  tu  me  parlais  tout  à  l'heure,  c'est  que  le  père, 
maître  absolu  de  la  famille,  avait  droit  de  vie  et  de  mort  sur 
ses  enfants...  Ne  fais  jamais  une  action  déshonorante, Gabriel, 
car  je  te  jure  par  l'âme  de  mon  père  que  je  me  souviendrais 
de  ce  que  tu  m'as  dit  :  que  j'étais  un  homme  de  la  trempe  do 
Cincinnatus.  Une  fois  pour  toutes,  c'est  dit.  (Rougeotte  apporia 
nne  bouteille.)  Souviens-toi  que  je  n'ai  pas  l'habitude  de  répéter 
deux  fois  la  même  chose! 

(Gabriel  s'essuie  le  front  avec  son  mouchoir.) 

SCÈNE  YI 
Les  MÊMES,  ROUGEOTTE. 

ROUGEOTTE,  r.'gardaul  au  funJ. 

Ah  !  monsieur  Lambert!  monsieur  Lambert!  une  belle  voi- 
lure qui  s'arrête  à  la  porte...  un  beau  monsieur  et  une  belle 
dame  qui  en  descendent  et  qui  viennent  ici! 

LAMBERT. 

Comment  ici? 

ROCGEOTTE. 

Mais  oui.,,  les  voilai...  Oh!  voyez  donc  la  demoiselle,  quel 
drôle  de  couvercle  elle  a  sur  5a  tête! 

10. 


174  THÉÂTRE    COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

LAMBERT. 

C'est  M.  Richard  ! 

GABRIEL. 

Mais  alors,  la  jeune  dame,  c'est  Diane! 

ROUGEOTTE. 

Oh!  elle  est  belle  tout  de  même!...  elle  est  belle  tout  de 
même!... 

LAMBERT. 

•  Comme  ce  n'-est  probablement  pas  pour  moi  qu'il  vient... 
reçois-le,  Gabriel...  J'aime  autant  ne  pas  me  trouver  avec 
lui. 

SCÈNE  Vil 

Les  MÊMES,  RICHARD,  DIANE. 

RICHARD,  avant  que  Lambert  soit  sorti. 

Eh  bien,  où  allez-vous  donc,  monsieur  Lambert?  Ne  vous 
sauvez  pas,  c'est  à  vous  que  j'ai  alïaire. 

LAMBERT,  se  retournant. 
A  moi?  vous  avez  affaire  à  moi? 

RICHARD. 

Oui,  mon  cher  monsieur. 

LAMBERT. 

Son  cher  monsieur! 

RICHARD. 

C'est  votre  fils,  ce  grand  garçon-là,  n'est-ce  pas,  M.  Ga- 
briel ? 

LAMBERT. 

Lui-même. 

RICHARD. 

Mon  cher  Gabriel,  occupez-vous  de  ma  ûlle;  moi,  j'ai  à 
causer  avec  votre  père. 

GABRIEL. 

Moi? 

DIANE. 

Refusez-vous  de  vous  occuper  de  moi? 

GABRIEL. 

Grand  Dieu,  mademoiselle,  trop  heureux  au  contraire!  Ma- 
demoiselle veut-elle  nous  faire  l'honneur  de_  prendre  quelque 
rafraîchissement? 


GABRIEL   LAMBERT  175 

DIANE. 
Merc  !  débarrassez-moi  seulement  de  mon  chapeau! 

(Gabriel  porte  le  chapeau  sur  une  table.) 
RICHARD. 

Vous  êtes  étonné  de  me  voir  chez  vous,  cher  monsieur  Lam- 
bert! 

LAMBERT. 

Je  dois  vous  avouer,  monsieur  le  baron,  qu'après  la  con- 
testation que  nous  avions  eue  ensemble... 

RICnA[\D. 

D'abord,  je  suis  baron  à  Paris,  dans  mon  salon...  pour  les 
Parisiens!...  mais  ici,  monsieur  Lambert,  aujourd'hui  comme 
autrefois...  je  suis  le  voisin  Richard,  ou  Richard  le  meunier, 
comme  vous  voudrez.  Ah!  je  sais  bien  qu'il  y  a  des  gens  qui 
oublient  d'où  ils  sont  partis...  moi,  je  m'en  fais  gloire'  quant 
à  notre  contestation,  j'avais  tort;  voilà  ma  main  :  que  voulez- 
vous  de  plus? 

DIANE. 

Vous  ne  me  reconnaissez  pas,  monsieur  Gabriel  ? 

GABRIEL. 

Si  fait,  mademoiselle  ;  seulement,  je  n'ose  pas  me  sou- 
venir! 

DIANE. 

Pourquoi  cela?  la  mémoire  n'est-elle  pas  le  don  le  plus  pré- 
cieux que  nous  ait  fait  le  Seigneur? 

GABRIEL. 

Mademoiselle  Diane! 

DIANE. 

Je  me  souviens,  moi. 

GABRIEL. 

Et  de  quoi  pouvez-vous  vous  souvenir,  mon  Dieu  ? 

(Loaise  entre  sans  être  vue.) 
DIANE. 

Je  me  souviens  que  nous  avons  été  élevés,  et  que  nous 
avons  joué  ensemble,  étant  enfants  ;  qua,  comme  vous  étiez 
plus  grand  que  moi,  vous  me  trairiez  dans  ma  petite  voiture 
par  les  beaux  chemins,  et  me  portiez  dans  les  mauvais. 
Je  me  souviens  qu'un  jour,  sur  un  désir  de  moi,  vous  a\ez 
exposé  votre  vie...  Je  voulais  un  nymphéa  qui  flottait  à 
fleur  d'eau  ;  en  essayant  de  l'attirer  à  vous,  avec  une  branche 
d'arbre,  vous  êtes  tombé  dans  la  rivière;  à  mes  cris,  un  brave 


i76  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

garçon  nommé  Gaspard...  oh!  je  n'ai  pas  oublié  son  nom  I  est 
accouru,  s'est  jeté  à  l'eau,  et  vous  a  sauvé. 

LOUISE,  à  part. 

Ils  se  connaissent  ! 

GABRIEL. 

11  y  a  si  longtemps  de  cela,  mademoiselle  Diane  ! 

DIANE. 

Je  ne  m'appelle  pas  Diane,  je  m'appelle  Charlotte. 

GABRIEL. 

Oh!  oui,  oui_,  vous  vous  appelez  Charlotte. 

DIANE. 

Vous  disiez?... 

GABRIEL. 

Je  disais  qu'il  y  avait  si  longtemps  que  cela  était  arrivé... 
et  que,  ne  nous  étant  pas  revus  depuis... 

DIANE. 

Vous  vous  trompez,  monsieur  Gabriel,  nous  nous  sommes 
revus. 

GABRIEL. 

Nous! 

DIANE. 

Et  vous  m'avez  bien  reconnue...  Vous  seulement,  vous  avez 
fait  semblant  de  ne  pas  me  reconnaître. 

GABRIEL. 

C'était  à  Paris,  n'est-ce  pas?  chez  le  maître  graveur  où  je 
travaillais  ;  vous  êtes  venue  pour  faire  faire  des  cartes  au  nom 
de  mademoiselle  de  Saint-Dolay. 

DIANE. 

Une  fantaisie  de  mon  père...  Je  vous  ai  regardé  pour  voir 
si  vous  me  parleriez...  vous  avez  ouvert  la  bouche.  J'atten- 
dais, et  vous  vous  êtes  remis  à  votre  travail  sans  prononcer 
une  parole. 

GABRIEL. 

Oh!  mademoiselle,  mon  silence  ne  tenait  point  à  ce  que  je 
ne  vous  reconnaissais  pas,  comme  vous  l'avez  supposé,  mais 
à  ce  qu'au  contraire,  je  vous  reconnaissais  trop  !  Qu'aurais-je 
pu  vous  dire?...  sinon  :  «  Charlotte  !  chère  Charlotte!  » 

DIANE. 

Eh  bien,  il  fallait  me  dire  :  «  Charlotte  I  chère  Charlotte  !  » 
je  vous  aurais  répondu  :  «  Gabriel!  cher  Gabriel  !  » 

(  Elle  lui  tond  la  maia.) 


GABRIEL    LAMP.l-RT  177 

LOUISE. 

Mon  Dieul 

DIANE. 

Il  y  a  huit  jours,  je  suis  retournée  chez  votre  maître  gra- 
veur... vous  n'y  étiez  plus.  Je  lui  ai  demandé  de  vos  nou- 
velles; il  m'a  dit  que  votre  père  vous  avait  rappelé  à  la  ferme 
pour  vous  céder  son  exploitation  ;  ce  qui  était  un  grand  mal- 
heur, ajoutait-il,  car  vous  aviez  tant  de  dispositions  pour  votre 
état...  je  vous  répète  ses  propres  paroles...  que  vous  fussiez 
devenu  un  des  premiers  graveurs  de  Paris.  Aussi,  quand  mon 
père  m'a  fait  part  de  son  projet,  qui  était  de  se  porter  candi- 
dat à  la  députation  dans  le  Morbihan,  et  quand  il  m'a  demandé 
si  je  voulais  raccompagner,  j'ai  accepté  avec  joie,  d'abord 
pour  le  plaisir  devons  revoir,  ensuite  dans  l'espérance  dévoua 
faire  changer  de  résolution. 

LOCISE. 

Ah! 

DIANE. 

Quelle  est  cette  jeune  femme? 

GABRIEL,  virement. 


Ma  cousine. 
Sa  cousine  et. 


LOUISE. 


GABRIEL,  à  Louise. 

Ne  vas-tu  pas  raconter   nos  détails  d'intérieur  à  mademoi- 
selle!,.. 

DIANE,  se  levant. 
Avez-vous  fini,  mon  père? 

RICHARD. 

Nous  commençons  à  nous  entendre,  du  moins;  j'explique  à 
M.  Lambert  que  je  me  porte  à  la  députation. 

LAMBERT. 

Oui,  et  M.  le  baron  me  fait  l'honneur  de  me  demander  ma 
voix. 

RICHARD. 

Entre  voisins  de  campagne,  il  me  semble  que  c'est  bien 
simple... 

LAMBERT. 

Entre  voisins  de  campagne,  qui  ne  sont  plus  voisins  depuis 
douze  ans. 


178  THÉÂTRE   COMPLET   D'ALEX.  DUMAS 

RICHARD. 

Oui,  mais  qui  vont  le  redevenir.  J'ai  acheté  le  château  de 
Saint-Doiay. 

GABRIEL. 

Pour  l'habiter  ? 

RICHARD, 

L'été,  oui,  surtout  si  je  suis  nommé  dans  le  département.  Je 
viendrais  m'informer  des  besoins  de  mes  électeurs.  Mainte- 
nant, un  service. 

LAMBERT. 

Lequel  ? 

RICHARD. 

M.  Gabriel  a-t-il  toujours  sa  belle  écriture  ? 

LAMBERT. 

Plus  belle  que  jamais,  surtout  depuis  qu'il  a  appris  l'état 
de  graveur. 

RICHARD. 

C'est  que  j'ai  bien  envie  d'abuser  de  vous,  monsieur  Ga- 
briel I 

GABRIEL. 

Faites  en  toute  sécurité. 

RICHARD. 

S'il  y  avait  une  imprimerie  dans  le  pays,  je  ne  me  permet- 
trais pas  une  pareille  importunité;  mais  il  n'y  en  a  pas,  et 
j'ai  besoin  pour  demain  de  cinquante  circulaires,  pareilles  à 
celle-ci.  Voulez-vous  vous  charger  de  les  faire  ?  (Gabriel  étend 
la  main.)  Je  VOUS  les  payerai  bien. 

GABRIEL,  retirant  sa  main. 

Pardon,  monsieur,  je  ne  suis  pas  écrivain  public. 

DIANE. 

CoœmentI  vous  refusez  de  rendre  ce  service  à  mon  père? 

GABRIEL. 

Je  ne  refuse  pas  de  le  lui  rendre,  je  refuse  de  le  lui  vendre. 

DIANE,  à  £on  père. 
Donne-moi  cette  circulaire,  (a  Gabriel.)  Monsieur  Gabriel, 
je  vous  en  prie. 

GABRIEL.  < 

Vous  avez  dit  qu'il  vous  les  fallait  pour  demain  ,  vous  les 
aurez,  monsieur. 


GABRIEL    LAMBERT  179 

LOUISE. 

Quel  empressement  ! 

RICHARD. 

Est-ce  que  vous  ne  pourriez  pas^  ce  soir,  m'envoyer  tou- 
jours ce  que  vous  aurez  de  fait? 

GABRIEL,  tirant  sa  montre. 

Deux  heures  I...  je  crois  pouvoir  vous  promettre  le  tout 
pour  ce  soir,  monsieur. 

DIANE. 

Déjà  deux  heures ,  et  vous  n'avez  pas  encore  fait  la  moitié 
de  vos  visites,  mon  père. 

GABRIEL,  ouvrant  on  carton  et  prenant  un  papier. 
Cette  écriture-là  vous  paraît-elle  assez  lisible  ? 

RICHARD. 

Je  crois  bien  ! 

DIANE  ,  feuilletant  le  carton. 
Oh  !  le  joli  paysage  1...  Mais  c'est  une  gravure  I 

GABRIEL. 

C'est  un  dessin  à  la  plume. 

DUNE. 

De  qui  ? 

GABRIEL. 

De  moi. 

DIANE. 

Un  original  ? 

GABRIEL. 

Hélas!  non,  mademoiselle,  une  copie. 

DIANE. 

C'est  vrai,  vous  avez  toujours  eu  du  goût  pour  le  dessin... 
Quand  j'étais  petite ,  vous  vouliez  toujours  faire  mon  por- 
trait, 

GABRIEL. 

Vous  étiez  si  jolie  !... 

DIANE. 

Suis-je  donc  changée  ? 

GABRIEL. 

Oui,  vous  êtes  devenue  belle  ! 

LOUISE,  à  part. 

Oh!  impossible,  impossible!...  Je  souffre  trop  ! 

(Elle  sort.) 


180      THEATRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SCÈNE  YIII 
Les  Mêmes,  hors  LOUISE. 

RICHARD. 

Il  est  donc  convenu  que  vous  vous  mettez  à  mes  circulaires 
tout  de  suite  ? 

GABRIEL. 

A  l'instant  ! 

RICHARD. 

Que,  dans  deux  heures,  j'envoie  prendre  ce  qu'il  y  a  de 
fait^  et  que,  ce  soir,  vous  m'apportez  le  reste? 

GABRIEL. 

C'est  convenu. 

DIANE. 

Adieu,  monsieur  Lambert...  Adieu,  mademoiselle...  Tiens, 
elle  n'est  plus  là!  Vous  ferez  mes  compliments  à  votre  cou- 
sine, monsieur  Gabriel. 

LAMBERT. 

Je  vais  vous  conduire  par  le  clos,  cela  vous  raccourcit  au 
moins  de  cinq  cents  pas  ! 

(Elle  sort  avec  Richard  et  Diane.) 

SCÈNE  IX 

GABRIEL,  seul. 

Oh  !  je  ne  m'étais  donc  pas  trompé  ;  à  Paris,  elle  m'avait 
reconnu,  et  elle  est  revenue  chez  le  graveur,  et  elle  s'est  in 
formée  de  moi,  et  elle  se  souvient  de  tout,  comme  moi.  Elle  a 
voulu  que  je  la  nommasse  Charlotte,  comme  autrefois.  Quelle 
étrange  chose  !  Voilà  une  femme  que  je  n'avais  pas  vue  de- 
puis douze  ans,  si  ce  n'est  un  instant,  à  Paris...  Je  la  revois, 
et  elle  entre  violemmeni  dans  mon  cœur  et  en  chasse  tout  ce 
qui  s'y  trouvait  avant  elle.  Kon!  pas  avant  elle  ;  la  première, 
elle  y  est  entrée,  et  jamais  elle  n'en  est  sortie!  Comme  elle 
m'a,  par  pure  coquetterie  sans  doute,  un  inst;>nt  traité  en 
égal!  À  ce  point  que,  si  je  l'avais  voulu,  j'aurais  pu  croire 
qu'elle  était  jalouse  de  Louise!...  Pauvre  Louise!...  Heureu- 
sement que  son  père  a  eu  la  pitié  de  me  faire  comprendre  que 
je  n'étais  qu'un  \alet  qu'on  payait!.,,  car  il  nie  payera  les 


GABRIEL    LAMBEKT  181 

circulaires,  et  je  serai  forcé  d'accepter  son  argent,  je  suis  son 
inlérieur,  je  n'ai  pas  le  droit  de  lui  rendre  un  service.  Allons, 
copiste,  à  l'oeuvre  ! 

(ii  se  met  au  travail.] 

SCÈNE  X 

GABRIEL,  copiant  ;  GASPARD,  paraissant  sur  l'appai  de  la  fenêtre  ; 
il  est  vêla  d'une  bioase,  il  porte  nn  bonnet  de  police  et  un  pantalon 
d'uniforme. 

GASPARD. 

Par  ma  foi,  je  les  ai  distancés.  Ce  que  c'est  que  d'avoir 
étudié  le  pas  gymnastique!...  Une  fenêtre  ouverte,  pas  de 
portier,  inutile  de  demander  le  cordon.  M'y  voilà  ;  ouf  1 
Quelqu'un... 

Il  Ta  sur  la  poiale  du  pied  à  une  grande  armoire,  où  il  se  blottit  ;  an  mo- 
ment où  il  ferme  la  porte  sur  lui,  Gabriel  se  retourne. 
GABRIEL. 

Hein!  Qui  va  là?...  Personnel 

(il  se  remet  au  travail.) 
GASPARD,  ouTraut  doucement  l  armoire. 
Cela  sent  terriblement   le  renfermé  ici  !...  Heureusement 
qu'il  y  a  du  liquide. 

GABRIEL. 

Et  quand  on  pense  qu'il  faut  que  j'écrive  cinquante  fois: 
a  Monsieur,  je  viens  solliciter  l'iionneur...  »  Sot  métier  que 
celui  que  je  fais  là  1 

(il  écrit.) 

SCÈNE  XI 

Les  Mêmes,  un  Brigadier  de  gendarmerie,  un  Gendarme. 

le  gendarme. 
Brîgadier,  je  vous  affirme  que  je  l'ai  vu  se  diriger  de  ce 
côté. 

LE   BRIGADIER. 

Explorons!  —  Bonjour,  monsieur  Gabriel. 

GABRIEL. 

Ah!  c'est  vous,  monsieur  Dumont! 

xxiv.  11 


182  THÉÂTRE    COMPLET    d'âLEX.    DUMAS 

LE  BRIGADIER. 

Personnellement  ! 

GABRIEL. 

Est-ce  que  vous  viendriez  m'arrêter,  par  hasard? 

LE   BRIGADIER. 

Vous?  Allons  donc!...  Les  honnêtes  gens  comme  vous  et 
moi,  monsieur  Gabriel,  ne  sont  point  susceptibles  d'être 
arrêtés Non,  nous  sommes  à  la  poursuite  d'un  déserteur. 

GABRIEL. 

Bah  1...  Ce  n'est  point  à  celle  de  Gaspard  Durel  ? 

LE   BRIGADIER. 

6i  fait,  au  contraire I...  Vous  savez  donc  qu'il  a  déserté? 

GABRIEL. 

Mon  père  m'a  dit  vous  avoir  rencontré. 

LE   BRIGADIER. 

C'est  vrai;  cela  me  fera  de  la  peine  d'incarcérer  le  fils  du 
vieux  père  Durel,  qui  est  mon  ami  ;  mais  le  devoir  avant  tout  ! 

LE   GENDARME. 

Brigadier! 

LE  BRIGADIER. 

Gendarme? 

LE   GENDARME. 

Je  vous  assure  que,  s'il  n'est  pas  dans  la  ferme  du  papa 
Lambert,  il  n'en  est  pas  loin. 

LE   BRIGADIER. 

A.vez-vous  vu  quelque  chose,  monsieur  Gabriel  ? 

GABRIEL, 

Non  ;  mais  vous  êtes  libre  de  chercher,  brigadier.  La  mai- 
son esta  vous,  et,  si  vous  voulez  commencer  par  cette  cham- 
bre... 

LE   BRIGADIER. 

Inutile  de  nous  arrêter,  monsieur  Gabriel;  nous  autres 
gendarmes,  nous  ne  nous  arrêtons  jamais!...  Il  aura  pris  le 
petit  chemin  qui  longe  la  ferme  et  qui  conduit  au  bois 
Paulet. 

GABRIEL. 


Probablement. 

Brigadier! 

Gendarme? 


LE   GENDARME. 
LE  BRIGADIER. 


GABRIEL    LAMBERT  183 

LE   GENDABME. 

Demandons  à  M.  Gabriel  la  permission  de  traverser  la  ferme, 
cela  nous  raccourcira  d'un  demi-kilomètre. 

GABRIEL. 

Traversez,  brigadier,  traversez! 

LE  BRIGADIER,  enjambant  la  fcnôtre. 
C'est  permis? 

GABRIEL. 

Je  le  crois  bien! 

LE   BRIGADIER. 

Escalade,  mais  sans  effraction. 

GABRIEL,  aa  brigadier. 
Comme  vous  avez  chaud!  voulez-vous  vous  rafraîchir? 

LE  GENDARME. 

Brigadier! 

LE   BRIGADIER. 

Gendarme? 

LE   GENDARME. 

Ce  jeune  liomme  vous  fait  une  proposition,  celle  de  vous 
rafraîchir!  — Bien  volontiers,  monsieur  Gabriel. 

LE   BRIGADIER. 

Gendarme,  si  ce  jeune  homme  me  fait  une  proposition, 
c'est  à  moi  d'y  répondre,  (a  Gabriel.)  Monsieur  Gabriel,  vous 
êtes  bien  honnête.  (Gabriel  met  la  main  à  la  clef  de  l'armoire,  le 
brigadier  l'arrête.)  Mai?,  dans  l'eserclce  de  mes  fonctions,  je 
n'absorbe  jamais;  redonnez-moi  un  tour  de  clef  à  ceite  ar- 
moire. Et,  nous,  gendarme... 

LE   GENDARME. 

Brigadier? 

LE   BRIGADIER. 

Au  bois  Paulet!  Bonjour  au  père  Lambert,  monsieur  Ga- 
briel. 

(il  sort  suiTi  du  gendarme.) 

SCENE  Xll 

GABRIEL,    travaillant;    GASPARD,  enlr'ouvrant   la  porte 
de  1  armoire. 

GASPARD,  dans  l'armoire j  allongeant  le  bras  en  dehors. 
Bonjour,  Gabriel  l 

(il  sort  tout  k  fait.) 


184      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

GABRIEL,  se  retournant. 
Gaspard I  toi!  toi!  ici? 

GASPARD. 

Je  n'ai  plus  une  goutte  de  sang  dans  mon  bonnet  de  police. 

GABRIEL. 

Comment!  tu  étais  caché  là,  dans  cette  armoire?  Et  quand 
je  pense  que  j'ai  failli  l'ouvrir  I 

GASPARD. 

Et  je  dois  aiêaie  L'avouer  que,  moi  qui  ne  perdais  pas  une 
parole  de  ce  qui  se  disait  ici,  j'ai  trouvé  que,  pour  un  cama- 
rade, tu  avais  une  bien  mauvaise  idée  d'offrir  la  goutte  à  ce 
brigadier,  qui  me  donnait  la  chasse...  Dire  que,  s'il  avait  eu 
la  pépie,  j'étais  pincé! 

GABRIEL. 

Pardonne-moi,  Gaspard  ;  qui  pouvait  deviner...? 

GASPARD. 

Mais,  en  principe,  est-ce  que  l'on  offre  jamais  à  boire  à  la 
force  armée  !... 

GABRIEL. 

Tu  es  donc  réellement  déserteur,  mon  pauvre  Gaspard  ? 

GASPARD. 

Les  mauvaises  langues  disent  cela  parce  que  j'ai  quitté  le 
régiment  deux  ans  avant  mon  temps  fini;  mais  il  ne  faut  pas 
les  croire,  je  suis  en  rupture  de  garnison. 

GABRIEL. 

En  rupture  de  garnison? 

GASPARD. 

Oui,  c'est  un  mot  que  j'ai  trouvé  pour  expliquer  ma  posi- 
tion sociale  aux  autorités. 

GABRIEL. 

Ainsi  c'était  bien  toi  qu'ils  poursuivaient? 

GASPARD. 

Tu  l'as  dit,  mon  fils. 

(il  semble  chercher  et  ouvre  les  portes,  les  unes  après  les  autres.) 
GABRIEL. 

Que  diable  fais-tu? 

GASPARD. 

Ne  t'inquiète  pas,  je  cherche...  Va  toujours,  j'ai  trouvél 
Va  donc  voir  si  personne  ne  vient. 

Gabriel  romoute  au  fond,    Gaspard  disparaît  dans  le  cabinet  où  Gabriel 
a  changé  d'habits. 


GABRIEL    LAMBERT  185 

GABRIEL, 

Mais  tu  es  perdu! 

GASPARD,   du  cabinet. 

Si  je  suis  arrêté,  mais  je  ne  le  suis  pas  encore! 

GABRIEL. 

Malheureux!  c'est  qu'il  y  va  tout  bonnement  de  la  vie. 

GASPARD. 

Cinq  ou  six  balles  dans  l'estomac  pour  m'ouvrir  l'appétit; 
mais  on  ne  me  pincera  pas! 

GABRIEL,    redescendant. 

Avec  ton  bonnet  de  police  et  ton  pantalon  rouge? 

GASPARD. 

Oui,  je  sais...  C'est  imprudent;  mais,  que  veux-tu!  je 
n'avais  pas  encore  trouvé  l'occasion  de  m'en  défaire  avanta- 
tïeusement.  (Sortant  habillé  en  paysan.)  Mais,  maintenant  que  je 
Vai  trouvée,  je  suis  plus  tranquille. 

GABRIEL. 

Mais  ce  sont  mes  habits  que  tu  as  là! 

GASPARD. 

Ne  trouves-tu  pas  qu'ils  me  vont  comme  s'ils  étaient  faits 
pour  moi!  Tu  n'es  pas  malheureux  d'avoir  une  garde-robe  si 
bien  montée,  tout  en  double!  muscadin,  va! 

GABRIKL. 

Mon  pauvre  Gaspard,  si  mes  habits  assuraient  ta  fuite,  je 
serais  trop  heureux! 

GASPARD, 

En  tout  cas,  ils  y  contribueront. 

GABRIEL. 

J'ai  là  un  travail  pressé...  tu  permets?... 

(U   se  remet  an  travail.) 
GASPARD,   s'approche   de   lui. 

Mazette!  tu  as  une  belle  écriture,  toil  Oh!  c'est  moulé  i 

GABRIEL. 

Mais  pourquoi  donc  as-tu  déserté? 

GASPARD. 

Pour  une  foule  de  raisons,  toutes  meilleures  les  unes  que  les 
autres...  Les  tambours  avaient  des  figures  qui  me  déplai- 
saient... la  grosse  caisse  était  trop  maigre...  le  flageolet  trop 
gras...  la  vivandière  trop  rouge,  et  les  sapeurs  trop  pâles!.,, 
il  n'y  avait  que  le  sergent  qui  m'allait  ;  mais,  dans  une 
petite  conversation,  je  lui  offris  deux  soufflets,  et...  tu  sais... 


186      THÉÂTRE  COMPLET  D'AlEX.  DUMAS 

au  bout  de  cela...  il  y  a  le  conseil  de  guerre...  Ma  foi,  je  ne 
l'attendis  pas!...  Ah!  sacristi  !  que  j'ai  soif!  (Gabriel  fait  un 
mouveraont.)  Non!  ne  te  dérange  pas!  (il  va  prendre  une  bouleillû 
et  un  verre  dans  l'armoire,  puis  il  boit.)  Hum!  il  est  bon,  ce 
vin-là  I 

GABRIEL. 

C'est  le  vin  du  papa  Lambert.  Ah  çà!  d'où  viens-tu? 

GASPARD. 

De  Vannes. 

GABRIEL. 

Et  que  comptes-tu  faireT 

GASPARD. 

Aller  à  Paris. 

GABRIEL. 

A  Paris!  C'est  là  que  tout  le  monde  va  ! 

GASPARD. 

Parce  que  chacun  y  trouve  chaussure  à  son  pied  ;  parce 
que  la  femme,  pourvu  qu'elle  soit  gentille,  l'homme,  pourvu 
qu'il  soit  adroit,  y  font  fortuiie,  plus  ou  moins  honnête- 
ment, bien  entendu;  mais,  s'il  n'y  avait  que  les  honnêtes 
gens  qui  y  fissent  fortune,  il  y  aurait  trop  de  capitaux  en 
souffrance. 

GABRIEL. 

Mais,  pour  aller  à  Paris,  tu  as  donc  de  l'argent? 

GASPARD. 

Pas  un  souf 

GABRIEL. 

Comment  vas-tu  faire,  alors? 

GASPARD. 

Bon!  est-ce  que  le  hasard  n'est  point  là?  Tout  à  l'heure,  jo 
n'avais  pas  d'habits,  ou,  bien  pis  que  cela,  j'avais  des  habits 
compromettants  :  !e  hnsard  y  a  pourvu,  comme  tu  vois;  il  mo 
faut  combien  pour  aller  à  Paris? 

GABRIEL. 

Il  te  faut  trois  jours. 

GASPARD. 

Non,  il  me  faut  cent  francs...  Eh  bien,  le  hasard  y  pour- 
voira!.., Préte-moi  cent  francs,  Gabriel. 

GABRIEL. 

Mon  pauvre  ami,  je  n'ai  jamais  eu  cent  francs. 


GABRIEL    LAMBERT  187 

GASPARD. 

Emprunte-les  à  ton  père. 

GABRIEL. 

Sous  quel  prétexte? 

GASPARD. 

Bah!  à  un  père,  est-ce  qu'on  lui  donne  des  prétextes 

GABRIEL. 

Impossible  I 

GASPARD. 

Dis-lui  que  c'est  pour  un  ami  dans  le  besoin.    . 

GABaiEL. 

Il  voudrait  connaître  l'ami,  et,  tu  le  sais,  il  ne  t'a  jamais 
porté  dans  son  cœur^  le  papa  Lambert. 

GASPARD. 

Que  c'est  drôle  qu'il  y  ait  des  gens  qui  viennent  au  monde 
avec  des  idées  comme  celles-là  ! 

GABRIEL. 

Que  veux-tu!  ce  sont  les  siennes. 

GASPARD. 

Alors,  ne  demande  pas,  prends! 

GABRIEL. 

Un  vol,  Gaspard! 

GASPARD. 

Avancement  d'hoirie,  voilà  tout,  puisque  tu  es  fils  unique; 
aussitôt  mon  arrivée  à  Paris,  à  la  première  affaire  que  je  fais, 
je  te  renvoie  tes  cent  francs. 

GABRIEL. 

Je  te  l'ai  dit,  Gaspard,  impossible!  mes  habits,  c'est  bien, 
ils  sont  à  moi,  tu  les  prends,  à  merveille;  mais  l'argent  du 
père,  non. 

GASPARD. 

Oh!  Gabriel,  de  la  part  d'un  ami,  je  n'aurais  jamais  cru 
cela,  fi!...  Bon!  qui  est-ce  qui  nous  arrive? 

SCÈNE  XIII 
Les  Mêmes,  un  Domestique. 

LE  domestique. 

M,  Gabriel  Lambert! 


188  THEATRE    COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

GABRIEL. 

C'est  moi. 

LE    DOMESTIQUE. 

Je  -viens,  de  la  part  de  M.  le  baron  Richard,  prendre  ce 
qu'il  y  a  de  circulaires  faites,  afin  qu'elles  puissent  partir  par 
la  poste  aujourd'hui. 

GABRIEL. 

En  voici  une  trentaine;  dans  deux  heures,  je  lui  porterai  le 
reste. 

LE    DOMESTIQUE. 

Mon  maître  m'a  chargé  de  vous  remettre  ce  petit  paquet. 

GABRIEL,    l'ouvrant. 

Soixante  francs!  Merci,  mon  ami;  faites-moi  le  plaisir  de 
rendre  cet  argent  à  votre  maître. 

LE    DOMESTIQUE. 

Il  est  sorti. 

GABRIEL. 

Mais  mademoiselle  Diane  est-elle  sortie,  elle? 

LE    DOMESTIQUE. 

Non,  monsieur. 

GABRIEL. 

Remettez  ces  soixante  francs  à  mademoiselh  Diane,  alors, 
et  dites-lui  que  je  n'estime  pas  si  haut  mon  travail  de  quel- 
ques heures. 

LE   DOMESTIQUE. 

Ce  sera  fait,  monsieur. 

(il  sort.) 
GASPARD,    à  part. 

Presque  la  somme  qu'il  me  faudrait,  et  il  la  refuse!...  Ah! 
je  comprends,  nous  faisons  le  fier,  à  cause  de  la  demoiselle. 

SCÈNE  XIV 
GASPARD,  GABRIEL. 

GASPARD. 

Tu  ne  seras  jamais  riche,  mon  pauvre  Gabriel. 

GABRIEL. 

Que  veux-tu  !  on  a  des  répugnances. 

GASPARD. 

Et  cependant  tu  aurais  pu  me  prêter  cette  somme  que  tu 


GABRIEL    LAMBERT  189 

avais  gagnée  honnêtement  et  qui  pouvait  me  sauver  la  vie; 
si  j'avais  fait  toutes  ces  réflexions-là  pour  me  jeter  à  l'eau 
quand  tu  te  noyais  !... 

GABRIEL,   lui  donnant  la  main. 

Je  le  sais,  mon  ami,  et  crois  que,  s'il  eût  été  possible... 
mais  j'avais  des  raisons  sérieuses  pour  refuser. 

GASPARD. 

Bon!  je  les  connais,  tes  raisons. 

GABRIEL. 

Tu  les  connais? 

GASPARD. 

Veux-tu  que  je  te  les  dise?  Tu  es  amoureux  de  mademoi- 
selle Richard. 

GABRIEL. 

Moi!  qui  t'a  dit  cela? 

GASPARD. 

Et  tu  veux  faire  le  généreux  vis-à-vis  d'elle. 

GABRIEL. 

Tais-toi^  Gaspard!  si  Louise  t'entendait... 

GASPARD. 

Bien!...  il  y  a  mademoiselle  Louise  et  mademoiselle  Dianel 
Ôh!  Lovelace  que  tu  esl  Veux-tu  me  prêter  les  cent  francs? 

GABRIEL. 

Mais  puisque  je  ne  les  ai  pas! 

GASPARD. 

Alors,  je  vais  trouver  mademoiselle  Diane,  et  je  lui  rappel- 
lerai que,  le  jour  où  tu  te  noyais,  parce  que  tu  avais  voulu 
cueillir  une  fleur  qu'elle  désirait... 

GABRIEL. 

Ne  fais  pas  cela,  Gaspard! 

GASPARD. 

Pourquoi  donc? 

GABRIEL. 

Parce  que  je  ne  veux  pas. 

GASPARD. 

Alors,  comme  il  me  faut  absolument  cent  francs,  si  tu  ne 
veux  pas  que  je  les  demande  à  mademoiselle  Richard,  préle- 
les-moi. 

GABRIEL. 

Je  n'ai  pas  cent  francs,  Gaspard;  mais  tout  ce  que  j'ai,  je 
vais  te  lo  donner  :  ma  montre  d'abord,  tiens,  prends...  Avec 

il, 


190      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

la  chaîne,  elle  vaut  bien  deux  louis;  puis  cette  bague,  un  sou- 
venir de  Louise. 

GASPARD. 

Est-ce  bien  tout  ce  que  tu  as  sur  toi? 

GABRIEL,   se  fouillant  et  jetant  toat  ce  qu  il  a  sur  la  table. 
Tiens,  juges-en  toi-méine! 

GASPARD. 

Brave  cœur,  tu  te  dépouilles  pour  moi!  Mais,  comme  je  ne 
suis  pas  Ger  et  que  je  n'aime  pas  mademoiselle  Richard... 

GABRIEL. 

Tais-toi  ! 

GASPARD. 

l'accepte  tout,  même  ce  billet  de  deux  cents  francs. 

GABRIEL. 

Non,  ce  billet  n'est  point  à  moi. 
(il  Je  prend  des  mains  de  Gaspard,  le  déchire,  et  le  jette  dans  la  cheminée.) 
GASPARD. 

Comment!  tu  déchires  les  billets  de  banque  qui  ne  t'appar- 
tiennent pas! 

GABRIEL. 

Ne  me  demande  pas  d'explications,  Gaspard  ;  j'ai  fait  tout 
ce  que  je  pouvais  p^ur  toi  !  Je  t'ai  donné  mes  habits,  le  peu 
que  j'aide  i»ijoux,  tout  ce  que  j'avais  d'argent  ;  va-t'en,  Gas- 
pard, va-t'ea  ! 

GASPARD. 

C'est  bien,  je  m'en  vais!  Adieu,  Gabriel  !  (Regardant  los  frag- 
ments iu  billet  déchiré.)  On  reviendrai... 

(Il  sort.) 

SCÈNE  XV 

GABRIBL,  DIANE,  suivie  du  Domestique. 

GABRIEL,  avec  un  certain  effr()i. 
Vous  !  VOUS  ici,  mademoiselle  ! 

DIA>'E. 

Pourquoi  pas  ?  N'y  suis-je  pas  venue  tantôt  avec  mon 
père? 

GABRIEL. 

Sans  doute,  mais... 

DIANE. 

Mais  j'étais  avec  mon   père,  voulcz-vous  dire?  Eh  bien, 


GABRIEL    LAMBERT  191 

maintenant,  je  me  suis  fait  accompngner  par  un  domestique  j 
d'ailleurs,  je  ne  croyais  point  que  ce  fût  pour  le  viHaj^'e  et 
pour  des  amis  que  celle  grande  étiquette  était  faite. 

GABRIEL. 

Pardonnez-moi  !  parfois,  dans  mes  distractions,  je  ne  sais 
ce  que  je  dis. 

DIANE. 

Laissez-moi  vous  expliquer  ma  démarche ,  puisqu'elle 
vous  parait  avoir  besoin  d  être  expliquée.  J'ai  appris,  par  le 
domestique  de  mon  père,  que  vous  aviez  refusé  l'argent  qu'il 
vous  avait  envoyé.  Il  ne  faut  pas  en  vouloir  à  mon  père, 
Gabriel. 

(Gaspard  rentre,  et  se  glisse  dans  le  cabinet  aux  babils. 
GABRIEL. 

Mademoiselle... 

DIANE. 

Les  banquiers,  voyez-vous,  cela  ne  connaît  qu'une  chose, 
l'argent  ;  mais,  moi  qui  comprends  votre  délicatesse,  cher 
monsieur  Gabriel,  et  qui  ne  veux  pas  me  brouiller  avec 
vous  pour  les  quinze  jours  que  nous  avons  à  passer  à  Saint- 
Dolay... 

GABRIEL. 

Ah!  vous  restez  quinze  jours  à  Saint-Dolay,  mademoiselle? 
Quel  bonheur  ! 

DIANE,  souriant. 
C'est  un  bonheur? 

GABRIEL. 

Pour  moi,  qui  vous  verrai  pendant  ces  quinze  jours. 

DIANE. 

Ne  nous  réjouissons  pas  trop  cependant,  cela  dépendra  des 
nouvelles  que  mon  père  attend  ce  soir;  peut-êlre  serons-nous 
forcés  de  partir  demain  ! 

GABRIEL. 

Oh!  vous  n'étant  plus  là,  que  deviendrai-je ? 

DIANE. 

Vous  épouserez  mademoiselle  Louise  ! 

GABRIEL. 

Diane  ! 

DIANE. 

Mais  je  ne  suis  pas  venue  pour  tout  cela,  je  suis  venue  pour 
vous  dire  que  je  compienais  votre  conduite  vis-à-vis  de  mon 


192  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

père,  et  pour  ajouter  qu'en  refusant  de  l'argent,  vous  accep- 
teriez, je  l'espère,  un  brimborion  qui  n'aurait  d'autre  niérile 
que  de  m'avoir  appartenu...  Donnez-moi  votre  montre,  je 
veux  y  attacher  moi-même  ce  cachet  I 

GABUIEL. 

Ma  montre  ?  je  n'ai  pas  de  montre,  mademoiselle. 

DIANE. 

Je  vous  en  ai  vu  une  tout  à  l'heure  ! 

GABRIEL. 

Depuis  que  vous  l'avez  vue,  je  l'ai  donnée  à  un  ami  qui  est 
dans  le  besoin  ;  mais  n'importe,  je  garderai  précieusement  ce 
cachet  comme  le  souvenir  d'un  passé  qui  malheureusement  ne 
peut  pas  revenir. 

DIANE. 

Et  voici  ma  main,  en  mémoire  du  présent. 

GABRIEL. 

Dh  !  mademoiselle,  vous  voulez  donc  me  rendre  fou  I 

(il  lui  baise  la  maie.) 

SCÈNE  XVI 
Les  Mêmes,  LOUISE. 

LOUISE. 

Ali  !  mon  Dieu  ,  pardonnez-moi,  Gabriel,  je  croyais  made- 
moiselle partie  depuis  longtemps  ! 

DIANE, 

J'étais  partie,  c'est  vrai,  mademoiselle;  mais  je  suis  revenue 
pour  remercier  M.  Gabriel  de  sa  délicatesse  envers  mon  père; 
et,  comme  le  remerciaient  est  fait,  cette  fois  je  prends  vériia- 
blement  congé  de  lui  et  de  vous.  Adieu,  monsieur  Gabriel!.., 
Alademoisellel... 

(Elle  fait  un  léger  signe  de  tète  et  sort.  ) 

SCÈNE  XVII 
GABRIEL,  LOUISE. 

GABIUEL. 

Tu  avais  quelque  chose  à  me  dire,  Louise? 


GABRIEL    LAMBERT  193 

LOCISE. 

Oui  !  une  mauvais»?  nouvelle  à  te  donner  ;  ce  qui  fait  que 
je  ne  le  gronde  pas  pour  le  mal  que  tu  me  causes,  mon  pau- 
vre ami. 

GABRIEL. 

Du  mal...  moi!  et  en  quoi? 

I-OUISE. 

Rien  ;  pardon  de  ce  qui  m'amène.  Je  t'apporte  une  lettre 
que  vient  de  recevoir  ton  père  et  qui  le  rend  bien  malheu- 
reux. 

GABRIEL. 

Qu'annonce  donc  celte  lettre  ? 

LOUISE. 

Elle  annonce  que  l'homme  d'affaires  chez  lequel  ton  père 
avait  déposé  les  fonds  pour  payer  ses  acquisitions,  vient  de 
disparaître. 

GABRIEL. 

Won  Dieu  ! 

LOUISE, 

De  sorte  qu'un  voyage  à  Paris  est  indispensable. 

GABRIEL. 

Et  pourquoi  mon  père  n'y  va-t-il  pas  lui-même,  à  Paris  ? 

LOUISE. 

Ton  père,  Gabriel?  à  peine  sait-il  lire  et  écrire;  il  ne  con- 
naît point  Paris,  que  tu  connais.  Est-ce  un  homme  comme  lui, 
voyons,  qui  peut  poursuivre  une  semblable  affaire  ? 

GABRIEL. 

Mais  qui  ira  donc,  alors  ? 

LOUISE. 

Mais  il  me  semble  qu'à  défaut  de  ton  père,  il  n'y  a  que 
toi. 

GABRIEL. 

Moi?  c'est  impossible! 

LOUISE. 

Impossible!  et  pourquoi? 

GABRIEL. 

Difficile,  je  voulais  dire  :  mon  père  ne  m'a-t-il  pas  chargé 
des  travaux  de  la  ferme? 

LOUISE. 

Ton  absence  ne  sera  pas  longue,  quinze  jours  tout  au 


194  THÉÂTRE    COMPLET   D'àLEX.    DUMAS 

GABRIEL,    a  part. 

Quinze  jours!  juste  le  temps  qu'elle  a  à  rester  ici. 

LOUISE. 

ru  dis? 

CABRI EL. 

Je  dia  que  décidément  je  ne  partirai  pas. 

LOUISE. 

Tu  ne  partiras  pas,  Gabriel  î  quand  il  s'agit  d'une  somme, 
c^ui  comprend  à  peu  près  toutes  les  économies  de  ton  père. 
Ah!  ce  refus  n'est  point  naturel ,  mon  ami,  et  quelque  chose 
que  tu  ne  peux  ou  plutôt  que  tu  ne  veux  pas  dire  te  retient 
ici. 

GABRIEL. 

Ah  çà!  mais,  ce  matin,  tu  avais  si  grand'peur  que  je  ne  te 
quittasse,  et,  ce  soir,  voilà  que  tu  veux,  bon  gré  mal  gré. 
m'envoyer  à  Paris  ! 

LOUISE. 

Mon  ami,  je  te  parlais  de  la  Providence  ce  matin;  qui  te  dit 
que  ce  n'est  point  la  Providence  qui  nous  envoie  un  malheur 
pour  nous  sauver  ? 

GABIUEL. 

Je  ne  sais  ce  que  tu  veux  dire,  Louise,  ni  ce  que  la  Provi- 
dence a  à  faire  dans  tout  ceci.  En  attendant,  je  vais  voir  le 
père  et  causer  avec  lui. 

LOUISE, 

C'est-à-dire  que  tu  vas  essayer  de  lui  persuader  que  c'est  à 
lui,  et  non  à  toi,  de  faire  le  voyage...  Malheureux,  n'était-ce 
donc  pas  assez  de  sacrifier  l'un  de  nous  sans  nous  sacrifier 
tous  les  deux  I 

GABRIEL. 

Des  reproches,  Louise  !  Ah  I  si  nous  en  sommes  à  nous  que- 
reller avant  le  ménage! 

LOUISE,  tombant  sur  nno  chaise. 
Non,  non;  va,  mon  ami!  il  est  important  qu'une  prompte 
décision  soit  prise  d'une  f;içon  ou  de  l'autre,  val 
GABIUEL,  la  regardant. 
Pauvre  Louise  I 

(il  sort.) 


GABRIEL    LAMBERT  195 

SCÈNE    XVIII 
LOUISE,  puis  Gaspard,  sortant  du  cabinet. 
LOUISE. 

Comme  il  l'aime,  mon  Dieu  .' 

GASPARD. 

Je  crois  que  voilà  le  moment! 

LOUISE,  à  elle-même. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû  pour  l'éloigner  d'elle,  et  je  n'ai  pu  y 
réussir...  Ah!  il  a  beau  chercher  des  prétextes,  c'est  pour  elle 
qu'il  reste.  Que  faire  ? 

GASPARD. 

Voulez- vous  un  bon  moyen,  mademoiselle  Louise? 

LOUISE,  se  levant. 
Qui  êtes-vous? 

GASPARD. 

Pas  de  crainte,  je  suis  le  fils  du  père  Durel  :  Gaspard. 

LOUISE. 

Pas  possible! 

GASPARD. 

Par  malheur,  je  n'ai  pas  le  temps  de  vous  montrer  mon 
acte  de  naissance.  Les  moments  sont  précieux!  Vous  cherchez 
un  moyen  de  l'éloigner,  Gabriel,  n'est-ce  pas? 

LOUISE. 

Oui,  oui,  et  je  n'en  trouve  point.  En  auriez-vous  un, 
vous? 

GASPARD. 

Infaillible!  dites-lui  tout  simplement,  comme  cela,  en  l'air, 
que  mademoiselle  Diane  part  demain,  et  il  partira  ce  soir. 

LOUISE. 

Oh!  il  est  doncvrai  que  c'était  pour  elle! 

GASPARD. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  vous  en  dire  davantage;  d'abord,  je 
ne  suis  pas  revenu  pour  cela,  (a  part,  regardant  le  billet.)  Il  y  est 
toujours!  (iiaut.)  J'ai  perdu  mon  briquet  et  je  suis  revenu  pour 
allumer  ma  pipe.  Voilà  tout  justement  du  papier  à  terre  près 

de  la  cheminée.  (U  ramasse  les  morceaux  du  billet  déchiré  par  Gabriel.) 
En  les  recollant,  cela  vaudra  du  neuf!  (Regardant.)  Tiens...  il 
clail  faux!...  Comment!  comment!  Gabriel  s'amuse  à  faire  de 


196  THÉÂTRE    COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

faux  billets  de  banque  dans  ses  moments  perdus!  ça  ne  m'é- 
tonne plus  qu'il  n'ait  pas  voulu  me  le  donner.  Allons,  allons, 
ne  vous  désespérez  pas,  ma  petite  mère!...  (a  part.)  Elle  ne 
jterdra  pas  grand'cliose  en  perdant  Gabriell...  Il  finira  mal,  ce 
garçon-là!  il  finira  mal  ! 

(il  sort.  Louise  n'a  entendu  que  ce  qui  a  rapport  à  Diane.) 

SCÈNE  XIX 
LOUISE,  puis  GABRIEL  et  LAMBERT. 

GABRIEL,  entrant  avec  Lambert. 
Vous  m'approuvez,  n'est-ce  pas,  mon  père? 

LAMBERT. 

Tu  me  donnes  de  bonnes  raisons,  c'est  vrai  !  cependant, 
j'aurais  mieux  aimé  que  ce  fût  toi  qui  ailles  là-bas!  un  homme 
d'iiffaires,  un  étranger,  ne  prendra  jamais  nos  intérêts  comme 
toi  ou  moi. 

LOUISE,  à  Lambert. 

Mais  pourquoi  chargez-vous  de  cela  un  étranger? 

LAMBERT. 

Qui  veux-tu  que  nous  en  chargions? 

LOUISE. 

Un  ami,  M.  Richard,  par  exemple. 

GABRIEL. 

M.  Richard?...  Impossible!  il  reste  ici  quinze  jours. 

LOUISE. 

C'était  son  intention  d'abord,  mais  il  paraît  qu'il  a  changé 
d'avis,  il  retourne  demain  à  Paris. 

GABRIEL,  à  Louise. 
Comment  sais-tu?... 

LOUISE. 

Le  domestique  est  venu  demander  si  les  circulaires  étaient 
faites,  en  disant  que  son  maître  avait  reçu  des  nouvelles  qui  le 
forçaient  de  quitter  immédiatement  Saint-Dolay  avec  made- 
moiselle Diane;  ne  m'en  demandez  pas  davantage,  je  dis  ce 
que  je  sais. 

LAMBERT. 

C'est  une  idée,  ça,  ma  petite  Louise^,  et  je  vais  jusqu'au 
château, 


GABniEL  LAMBERT  197 

GABRIEL. 

Si  cependant,  mon  père,  j'étais  sûr... 

LAMDERT. 

De  quoi? 

GABRIEL. 

Que  ma  présence  ne  fût  point  indispensable  ici. 

LOUISE. 

Pour  ma  part,  je  ferai  tout  ce  que  je  pourrai. 

LAMBERT. 

Quant  à  moi,  il  me  semble  qu'en  moins  de  huit  jours,  on 
peut  couler  cette  affaire. 

GABRIEL. 

Dame,  mon  père,  si  vous  y  tenez  absolument! 

LOUISE,  à  part. 

0  mon  Dieu!  donnez-moi  la  force  de  ne  pas  pleurer. 

GABRIEL. 

Je  n'insisterai  pas  davantage,  je  suis  prêt  à  partir. 

LOUISE,  de  même. 

Oh  !  Gaspard  me  l'avait  bien  dit  ! 

LAMBERT. 

Eh  bien,  alors,  demain  si  tu  veux. 

GABRIEL, 

Pourquoi  attendre  à  demain?  Du  moment  que  la  décision 
est  prise,  le  mieux  est  de  l'exécuter  tout  de  suite. 
LOUISE,  de  même. 
Mon  Dieu! 

LAMBERT. 

Eh  bien,  donc,  ce  soir,  si  tu  veux? 

GABRIEL. 

Alors,  je  n'ai  pas  de  temps  à  perdre  pour  faire  ma  valise. 

LOUISE. 

Veux-tu  que  je  t'aide,  Gabriel? 

GABRIEL. 

On  n'a  pas  besoin  d'être  deux  pour  cela! 

LAMBERT. 

Eh  bien^  moi,  Gabriel,  je  vais  chercher  l'argent  nécessaire  à 
ton  voyage. 

(li  sort.) 
LOUISE. 

Oui,  tu  as  raison,  Gabriel,  on  n'a  jamais  besoin  d'être  deux 
quand  il  y  en  a  un  des  deux  qui  n'aime  plus  l'autre.  (Lam- 


198      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

bert  revient.)  Ohl  mon  oncle,  j'ai  bien  des  choses  à  vous  dire, 
allez  ! 

SCÈNE  XX 
LOUISE,  LAMBERT. 

LAMBERT. 

Parle,  mon  enfant,  jet'écoute;  mais  qu'as-tu  donc,  mon 
Dieu?  tu  es  tout  en  larmes! 

LOUISE. 

Oh!  je  suis  bien  malheureuse! 

LAMDERT. 

Toi,  malheureuse!  quelqu'un  t'aurait-il  offensée?  Je  ne 
suis  qu'un  vieillard,  mais  malheur  à  celui  qui  oserait  tou- 
cher à  un  cheveu  de  ta  tôiel  Parle,  mon  enfant;  que  t'a-t-on 
fait? 

LOUISE. 

Gabriel  ne  m'aime  plus,  mon  oncle! 

LAMBERT. 

Tu  es  folle!  il  y  a  une  heure  que,  là,  chez  moi,  il  me  disait 
qu'il  ne  voulait  point  aller  à  Paris  à  cause  de  toi. 

LOUISE. 

Il  vous  a  trompé,  il  ne  voulait  point  aller  à  Paris  parce  qu'il 
croyait  que  mademoiselle  Richard  restait  ici. 

LAMBERT. 

Comment? 

LOUISE. 

Mai>:,  quand,  voulant  l'éloigiier  d'elle,  je  lui  ai  dit  qu'elle 
partait,  vous  avez  vu  avec  quel  empressement  il  se  met  en 
route! 

LAMBERT. 

Alors,  ce  départ  de  mademoiselle  Richard?... 

LOUISE. 

Est  un  mensonge  inventé  par  moi;  Gabriel  aime  cette  jeune 
fille,  c'est  moi  qui  vous  le  dis! 

LAMBERT. 

Et  je  n'ai  rien  vu,  je  n'ai  rieti  deviné!  Ahl...Eh  bien,  c'est 
à  moi  qu'il  va  répondre  de  sa  trahison! 

LOUISE. 

Mon  oncle,  pas  un  mot  !  il  ne  reviendrait  plus. 


GABRIEL    LAMBERT  199 

LAMBERT. 

Eh  bien,  où  serait  le  mal  quand  il  ne  reviendrait  pas?  Crois- 
tu  qu'une  belle  et  bonne  fille  con:ime  toi  ne  trouvera  pas  tou- 
jours l'équivalent  d'un  drôle  comme  lui! 

LOUISE. 

Oh  !  vous  ne  savez  pas  tout,  mon  oncle,  vous  ne  savez  pas 
tout! 

LAMBERT. 

Qu'y  a-t-il  donc  encore? 

LOUISE. 

Mon  oncle  ! . , . 

LAMBERT. 

Parle! 

LOUISE,  tombant  à  genoux. 
C'est  que  je  ne  peux  plus  en  épouser  im  autre! 

LAMBERT. 

Toi  !  et  c'est  ce  misérable  ! ... 

LOUISE. 

Hélas!  ne  le  maudissez  pas  seul!  je  suis  aussi  coupable  que 

lui! 

LAMBERT. 

Mais  alors,  je  ne  veux  pas  qu'il  parte  1  je  veux  qu'il  reste  ! 
je  veux  qu'il  t'épouse! 

LOUISE. 

Non,  pour  l'amour  du  ciel  !  laissez-ie  aller  à  Paris.  S'il  reste 
ici,  il  la  verra  tous  les  jours.  A  Paris,  au  contraire,  le  souve- 
nir de  cette  jeune  fille  s'eiTacera.  Quand  il  reviendra,  elle  ne 
sera  plus  ici.  Dans  ce  moment,  mon  père,  je  ne  demande  que 
voire  pardon. 

LAMBERT. 

Viens  dans  mes  bras,  ma  fille!  viens-y  avec  confiance!  Tu 
n'es  ni  la  Ma  leleine  ni  la  femme  adulière,  et  le  Seigneur  leur 
a  cependant  pardonné  à  toutes  deux,  (ii  l'embrasse.)  Mamtenant, 
du  calme,  je  me  relire,  je  ne  veux  pas  le  voir,  je  ne  pourrais 
m'empécher  de  lui  dire  ce  que  je  pense  de  lui.  (ii  lui  donne  do 
l'argeui.)  Tiens,  tu  lui  remettras  cet  argent  en  lui  disant  que  jo 
le  dispense  de  me  faire  ses  adieux.  Mais  toi  !  oh  !  embrasse- 
moi,  Louise! 

(il  sort.) 


200      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SCÈNE  XXI 
LOUISE,  puis  GABRIEL. 

LOUISE. 

Mon  Dieu,  pardonnez-moi  le  mensonge  que  j'ai  fait  à  Ga- 
briel, mon  excuse  est  dans  mon  amour. 

(Entre  Gabriel,  le  sac  aa  dos,  le  bâton  à  la  main;  Rougeotle  le  suit,  portant 

une  petite  valise.) 

GABRIEL. 

Me  voici  prêt.  Louise,  où  est  mon  père? 

LOUISE. 

Il  est  dans  sa  chambre. 

GABRIEL. 

Je  vais  lui  dire  adieu. 

LOUISE. 

Mon  Gabriel,  crois-moi,  n'y  va  pas. 

GABItlEL. 

Pourquoi? 

LOUISE. 

Au  moment  de  se  séparer  de  toi,  le  cœur  lui  a  manqué,  il 
m'a  chargé  de  te  remettre  cet  argent.  Tout  à  l'heure  il  voulait 
te  retenir,  c'est  moi  qui  ai  insisté  pour  qu'il  te  laissât  partir. 
S'il  te  revoit,  je  ne  réponds  de  rien. 

GABRIEL. 

Tu  crois? 

LOUISE. 

Si  cependant  le  désir  de  l'embrasser  est  plus  fort  que  la 
crainte  qu'il  ne  te  retienne,  va  Gabriel,  val... 

GABRIEL. 

Non.  Tu  te  chargeras  de  mes  adieux  pour  lui,  Louise.  — 
Rougeotte,  va  en  avant,  ma  fille,  je  te  rejoins. 

(Rougeotte  se  met  à  pleurer.) 
GABRIEL. 

Eh  bien,  qu'as-tu  donc! 

ROUGEOTTE. 

J'ai  que  cela  me  gribouille  l'estomac  de  vous  voir  partir; 
mais,  que  voulez-vous,  quand  il  le  faut,  il  le  faut! 

(Elle  sort.) 


GABRIEL   LAMBERT  201 

SCÈNE    XXII 
LOUISE,  GABRIEL. 

LOUISE. 

Et  toi,  Gabriel,  es-tu  donc  le  seul  à  qui  cette  séparation,  si 
courte  qu'elle  doive  être,  ne  tire  pas  des  larmes  des  yeux? 

GABRIEL. 

Ne  pleure  pas  ainsi,  Louise! 

LOUISE. 

Comment  veux-tu  que  je  ne  pleure  pas,  quand  je  sens  que 
tu  emportes  avec  toi  mon  espérance,  mon  bonheur,  ma  vie! 

GABRIEL. 

Ah!  mon  Dieu  ,  tu  vas  m'ôter  tout  courage.  A  bientôt,  ma 
Louise,  à  bientôt! 

(il  s'éloigne;  Lonise  tombe  à  genoux.) 

LOUISE. 
0  mon  Dieu!  mon  Dieu!  (Ses  yeux  sont  attirés  par  les  morceaax 

du  billet  de  baoqne  déchiré.)  Qu'est-ce  cela?  Gabriel!  Gabriel  !  re- 
viens! 

GABRIEL,  reTenant. 
Qu'y  a-t-il? 

LOUISE. 
Je  suis  toute  tremblante,  vois!    (Lui  présentant  un  fragment  du 

billet  de  banque.)  Qu'est-ce  que  c'est  que  cela,  et  d'où  peut  ve- 
nir ce  morceau  de  billet  de  banque? 

GABRIEL. 

D'un  billet  de  deux  cents  francs  qui  ne  valait  rien,  et  que 
j'ai  déchiré. 

LOUISE. 

Comment!  il  ne  valait  rien?  Il  y  a  donc  des  billets  de  ban- 
que qui  ne  valent  rien? 

GABRIEL. 

Sans  doute,  les  billets  faux. 

LOUISE. 

Mais  d'où  vient  celui-ci? 

GABRIEL. 

L'autre  jour,  mon  père  a  reçu  un  billet,  un  vrai,  je  l'ai  imité 
à  la  plume. 


202      THÉÂTRE  COMPLET  D'aLEX.  DUMAS 

LOUISE. 
0\  !  ne  me  dis  pas  cela,  tu  me  fais  peurl 

GABRIEL. 

Alil  par  exemple, peur  de  quoi? 

LOUISE. 

Je  n'en  sais  rien,  c'est  comme  un  pressentiment. 

GABRIEL,  l'embrassant. 

Tiens,  voilà  la  monnaie  de  ce  billet  qui  t'inquiète. 

LOUISE,  insensible  à  ses  caresses. 
Regarde,  Gabriel  1 

GABRIEL,  avec  une  certaine  impatience. 
Quoi?  que  veux-tu  que  je  regarde? 

LOUISE. 

Regarde  ce  qui  est  écrit  là  :  La  loi  punit  de  mort  le  contre- 
facteur. 

GABRIEL. 

C'est  vrai!  mais  que  m'importe  à  moi  cette  menace  terrible? 
La  punition  est  pour  ceux  qui  en  font  un  métier!  moi ,  je 
n'ai  rien  à  craindre!  Adieu  encore,  Louise I  adieu,  ou  plutôt 
au  revoir! 

(il  s'éloigne.) 
LOUISE,  tombant  sur  une  chaise. 
La  loi  punit  de  mort  le  contrefacteur  l 


ACTE  PREMIER 


Un  jardin  éclairé  somptueusement  avec  girandoles  et  verres  de  couleur. 
—  A  droite  un  pavillon  praticable,  ouvert  face  an  public,  et  laissant 
voir  des  salons  brillamment  éclairés  ;  des  tables  de  jeu  sont  à  l'inlérieur. 


SCENE  PREMIERE 

FABIEN,  DE  LUSSAN; 
Invités,  Hommes  et  Femmes,  se  promenant  daus  le  jardin. 

FAB1E?>% 

Est-ce  une  consultation  que  tu  désires,  cher  ami? 


GABRIEL    LAMBERT  203 

DE    LUSSAN. 

Dieu  merci,  non...  Je  me  porte  assez  bien  pour  n'avoir  pas 

besoin  de  recourir  à  la  science. 

FABIEN, 

Quoique  médecin,  je  t'en  félicite  et  de  tout  mon  cœur. 

DE   LUSSAX. 

Merci;  seulement,  je  désire  savoir  si,  parmi  tes  nombreux 
clients,  tu  n'en  aurais  pas  quelqu'un  ayant  habité  la  Guade- 
loupe. 

FABIEN. 

Dans  quel  but  me  demandes-tu  cela? 

DE  LOSSAN. 

Oh!  mon  Dieu,  c'est  simple  comme  bonjour...  J'aime 
mademoiselle  Richard. 

FABIEN. 

Diane?... 

DE    LUSSAN. 

Ouil 

FABIEN. 

Elle  ou  la  cassette  de  son  père  ? 

DE  Ll'SSAN. 

Je  suis  assez  riche  pour  avoir  le  droit  de  ne  pas  être  soup- 
çonné de  spéculation...  quand  je  dis  :  J'aime!...  J'ai  tout  lieu 
de  croire  que  j'allais  être  payé  de  retour,  comme  on  dit  dans 
les  romances,  dans  les  devises  de  confiseur,  et  dans  les  opé- 
ras comiques...  lorsqu'un  certain  vicomte  Henri  de  Faverne 
est  venu  se  jeter  dans  mes  amours... 

FABIEN. 

Et  y  a  fait  un  trou? 

DE  LUSSAN. 

Justement...  Or,  ce  M.  Henri  de  Faverne...  qui  joue  un  jeu 
d'enfer...  qui  a  les  plus  beaux  chevaux,  qui  parie  aux  courses, 
en  attendant  qu'il  fa-se  courir,...  quand  on  lui  demande  qui 
il  est  et  d'où  il  vient,  dit  appartenir  à  une  riche  famille  de 
colons,  qui  a  des  biens  à  la  Guadeloupe. 

FABIEN. 

Et  tu  soupçonnes  la  vérité  de  ce  récit? 

DE   LUSSAN. 

Mon  cher  docteur,  rien  n'est  soupçonneux  comme  un  pré- 
tendant évincé. 


204  THÉÂTRE    COMPLET   D'ALEX.    DDMA3 

FABIEN. 

Comment,  tu  en  es  là!...  évincé?... 

DE   LUSSAN. 

Non,  mais  il  y  a  eu  balance. 

FABIEN. 

Donc,  résumons-nous...  Tu  veux  savoir? 

DE  LUSSAN. 

S'il  y  a  en  effet  une  famille  de  Faverne  à  la  Guadeloupe?... 
S'il  y  a  une  famille  et  qu'elle  soit  riche... il  n'y  a  rien  à  dire. 
Mais,  s'il  n'y  en  a  pas,  il  est  de  mon  devoir  de  démasquer  un 
intrigant  qui  se  présente  sous  un  faux  nom... 

FABIEN. 

Pour  épouser  une  femme  que  tu  aimes...  C'est  trop 
juste!... 

DE  LUSSAN. 

Je  n'aimerais  pas  Diane,  qu'en  semblable  circonstance,  je 
me  ferais  un  devoir  d'éclairer  M.  Richard. 

FABIEN. 

Oui;  seulement,  tu  y  mettrais  moins  de  passion. 

DE  LUSSAN. 

Ah  çà!...  as-tu  fini,  toi? 

FABIEN. 

Ne  te  fâche  pas...  j'ai  ton  affaire...  D'abord  je  suis  médecin 
du  directeur  de  la  colonie...  Tiens,  mieux  encore!...  connais-tu 
Olivier  d'Hornoy? 

DE  LUSSAN. 

Je  l'ai  connu  beaucoup...  autrefois,  il  y  a  quatre  ou  cinq 
ans...  mais  il  a  disparu  tout  à  coup...  Il  a  fait  un  grand 
voyage,  il  est  allé  en  Chine,  au  Thibet,  dans  le  royaume  de 
Siam,  je  ne  sais  où... 

FABIEN. 

Non...  il  est  tout  simplement  allé  à  la  Guadeloupe,  où  il 
est  resté  trois  ans,  et  d'où  il  est  revenu  il  y  a  quinze  jours. 
Voilà  ton  affaire...  et,  comme  il  est  au  nombre  des  invités  de 
M.  Richard,  tu  pourras  avoir  tes  renseignements  ce  soir 
même. 

DE  LUSSAN. 

Merci. 

FABIEN. 

Chut  !  voici  le  maître  de  céans,  M.   Richard  en  personne. 


GABRIEL    LAMBLRT  205 

SCÈNE   II 

Les  Mêmes,  RICHARD. 

RICHARD. 

Eh  bien,  messieurs,   que  failes-vous  donc  ainsi  à  l'ëcarl? 

DE  LUSSAN. 

Nous  parlions  de  votre  fête. 

RICHARD. 

Comment  la  trouvez-vous? 

FABIEN. 

Splendide  ! 

DE  LUSSAN. 

Ce  sont  les  Mille  et  une  Nuits  en  action. 

RICHARD. 

Est-ce  qu'un  banquier  ne  doit  pas  tout  mettre  en  actions, 
même  les  contes  de  fées?  puis,  vous  savez,  quand  on  a  une 
fille  à  marier... 

FABIEX. 

C'est  un  portrait  que,  si  beau  qu'il  soit,  il  faut  mettre  dans 
un  cadre  digne  de  lui. 

RICHARD. 

Ce  qui  ne  vous  fera  regarder  ni  le  cadre  ni  le  portrait,  n'est- 
ce  paSj  cher  monsieur  Fabien. 

FABIEN. 

Vous  savez,  mes  principes,  un  médecin  ne  doit  pas  se 
marier. 

RICHARD. 

Pour  quelles  raisons  ?... 

FABIEN. 

Il  est  trop  souvent  dérangé  la  nuit. 

RICHARD. 

Eh  bien,  parole  d'honneur,  je   regrette  votre  résolution... 

FABIEN. 

Pourquoi  cela  ? 

RICHARD. 

Je  trouve  très-commode  d'avoir  un  médecin  dans  ma 
famille. 

FABIEN. 

Oui,  c'est  une  économie...   Par  malheur,   cher  monsieur 
XXIY.  12 


206  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

Richard,  je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  aspirer  à  /a  main  de 
votre  ûlle. 

RICHARD. 

Avec  cela  que  je  suis  bien  exigeant  !...  cent  mille  écus... 
Qu'est-ce  qui  n'a  pas  cent  mille  écus?... 
rABiiîN. 
C'est  votre  chiffre  ? 

RICHARD. 

Oui,  par  convention  faite  avec  Diane,  j'ai  fixé  la  fortune. 
Elle  s'est  réservé  le  choix.  Je  ne  crois  pas  que  deux  nouveaux 
mariés  puissent  être  lancés  dans  le  monde  à  moins  de  trente 
mille  livres  de  rente. 

FABIEN. 

Eh  bien,  voici  justement   mon  ami  de  Lussan  qui  a  quinze 

mille  livres  de  rente,  quelle  chance! 

RICHARD. 

Seize  mille!...  j'ai  pris  des  informations. 

FABIEN. 

Ah!  monsieur  Richard,  ce  n'est  pas  mille  livres  de  rente 
de  plus  qui  peuvent  lui  faire  du  tort!...  si  c'était  de  moins... 

RICHARD. 

Mais  aussi  M.  de  Lussan  est  admis  à  concourir...  M.  de 
Lussan  me  va  très-bien...  mais  très-bien...  Il  a  la  fortune 
voulue...  un  physique  agréable...  des  faux  cols  irréprochables, 
un  de  avant  son  nom...  Il  valse  à  deux  temps,  danse  la  ma- 
zourke,  sait  le  cotillon  sur  le  bout  de  son  pied...  Qu'il  m'ap- 
porte un  exeat  signé  de  ma  fille  et  je  l'appelle  immédiatement 
mon  gendre. 

DE  LUSSAN. 

Hélas!  monsieur,  j'ai  eu  un  instant  cet  espoir... mais, depuis 
quelque  temps,  il  me  semble  que  les  choses  ont  bien  changé  : 
mademoiselle  Diane,  je  dois  l'avouer  à  mon  grand  regret, 
n'est  plus  la  même  pour  moi. 

RICHARD. 

Ah  !  oui,  le  riche  créole  vous  fait  du  tort,  à  vous  et  aux 
autres. 

FABIEX,  h  demi-voix. 

Reste  là  !...  moi,  je  rentre  au  salon,  et,  si  je  rencontre 
Olivier  d'Hornoy...  je  te  l'envoie. 

DE  LUSSAN. 

Va. 


GABKIEL    LAMBERT  207 

FABIEN,   en   sortant. 

Je  VOUS  laisse  parler  de  vos  petites  affaires. 

RICHARD. 

Ohl  vous  pouvez  rester...  vous  ne  nous  gênez  aucune- 
ment... je  travaille  au  grand  jour, 

FABIKX. 

J'ai  une  consultation  à  donner  à  une  de  vos  danseuses  qui 
s'e.-l  foulé  le  pied  pour  ne  pas  danger  avec  quelqu'un  qui  lui 
déplaisait,  et  qui  désire  être  guérie  pourdanseravec  quelqu'un 
qui  lui  plaît. 

RICHARD. 

Allez  I...  allez  !  {Fabien  sort.) 

SCÈNE   III 
DE  LUSSAN,  RICHARD. 

RICHARD. 

Ah!  je  comprends  très-bien  que  M.  de  Faverne  fasse  des 
conquêtes...  un  beau  nom  précédé  d'un  beau  litre,  une  fortune 
qu'on  dit  énorme...  un  joueur  admirable  qui  perd  ou  gagne 
des  vingt-cinq  mille  francs  dans  la  soirée  sans  sourciller. 

DE  LUSSAN. 

Eh  bien,  mon  cher  monsieur  Richard,  vous  direz  ce  que 
vous  voudrez...  je  n'aime  pas  la  figure  de  cet  homme. 

RICHARD. 

Ohl  par  exemple  !...  je   le   trouve  très-beau  garijon,  moi! 

DE   LUSSAN. 

Ce  n'est  pas  précisément  sa  figure  qui  déplaît...  c'est  sa 
physionomie...  Il  ne  vous  regarde  jamais  en  face...  je  me  suis 
toujours  méfié  des  gens  qui  ne  vous  parlent  pas  franchement, 
les  yeux  dans  les  yeux. 

RICHARD. 

Je  comprends  tout  cela  de  la  part  d'un  rival...  mais,  en 
général,  les  beaux-pères  voient  d'une  façon  et  les  prétendants 
d'une  autre...  Quant  à  moi,  cher  monsieur  de  Lussan,  j'ai,  à 
son  endroit...  sur  mon  agenda,  les  meilleures  notes.  Il  est 
accrédité  près  de  moi  par  les  premier?  banquiers  de  la  colonie; 
et  je  vous  avoue  que  ces  recommandations-là  sont  les  plus 
sérieuses  pour  nous  autres  hommes  d'argent.  Je  vous  laisse... 
J'ai  besoin  de  veiller  au  bien-être  de  mes   invités...  Brillât- 


208      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

Savarin  dit  quelque  pari  qu'on  se  charge  du  bonheur  d'un 
invité,  pendant  le  temps  qu'il  reste  chez  vous.  J'ai  cinq  cents 
invités  ce  soir,  je  suis  donc  chargé  du  bonheur  de  cinq  cents 
personnes...  Vous,  restez  dans  l'ombre,  comme  un  jaloux... 
Pensezà  votre  rival...  mais  prenez  garde!...  io  le  crois  cha- 
touilleux sur  le  point  d'honneur. 

DE    LUSSAN. 

C'est  ce  que  nous  verrons  quand  nous  en  serons  là,  mais 
nous  n'y  sommes  pas  encore. 

RICHARD. 
Au  revoir,  cher  baron,  (olivier  d'Homoy   entre  en  scène.)  Voici 
W.  d'Hornoy  qui  cherche  le  frais. 

SCÈNE  IV 
Les  Mêmes,  OLIVIER. 

OLIVIER. 

Non,  monsieur...  Je  cherche  un  ancien  ami  à  moi,  M.  le 
baron  de  Lussan,  qui  sera,  dit-on,  bien  aise  de  me  revoir  et 
qui  a  quelque  chose  à  me  demander..: 

RICHARD. 

Justement,  il  était  là  avec  moi...  Monsieur  de  Lussan,  M. 
d'Hornoy  qui  vous  cherche. 

(il  sort.) 
DE  LUSSAN. 

Merci...  Ah  !  mon  cher  Olivier  I...  imaginez-vous  que  c'est 
aujourd'hui  seulement  que  j'ai  appris  tout  à  la  fois,  et  votre 
départ  pour  la  Guadeloupe,  et  votre  retour  à  Paris. 

OLIVIER. 

Que  voulez-vous,  mon  cher!  c'est  un  tel  gouffre  que  Paris... 
qu'on  disparaît  un  an,  deux  ans,  trois  ans,  sans  que  l'on  s'in- 
quiète où  vous  avez  été  ni  que  l'on  s'aperçoive  même  que  vous 
avez  disparu. 

DE    LUSSAN. 

Vous  avez  été  à  la  (ruadeloupe  ? 

OLIVIER. 

Oui,  j'avais  de  grands  intérêts  à  y  régler  ;  ma  mère  est  née 
à  la  Pointe-à-Pitre. 

DE    LUSSAN. 

Alors,  si  vous  êtes  resté  trois  ans  à  la  Guadeloupe,  vous 
devez  y  connaître  tout  le  monde. 


GABRIEL    LAMBERT  209 

OLIVIER. 

Bon!  voilà  que  ça  commence  1 

DE    LUSSAN. 

Que  voulez-vous  dire? 

OLIVIER. 

Rien,  allez  toujours. 

DE   LUSSAN. 

Alors,  vous  devez  avoir  connu  là-bas,  sinon  lui,  du  moins 
la  famille  d'un  certain  vicomte... 

OLIVIER. 

De  Faverne,  n'est-ce  pas  ? 

DE    LUSSAN. 

Comment  savez-vous  que  c'était  cela  que  je  voulais  vous 
demander  ? 

OLIVIER. 

Parce  que,  depuis  trois  jours,  vous  êtes  la  cinquième  per- 
sonne qui  nie  fait  la  même  question. 

DE    LUSSAN. 

Vraiment! 

OLIVIER. 

Si  bien  que  vous  finirez  par  me  faire  avoir  un  duel  avec 
ce  monsieur. 

DE   LUSSAN. 

Comment  cela? 

OLIVIER. 

Eh!  mon  cher,  c'est  parce  que  je  l'ai  échappé  hier  soir... 
que  je  ne  l'échapperai  probablement  pas  aujourd'hui,  et  que, 
si  je  l'échappe  aujourd'hui,  je  ne  l'échapperai  pas  demain... 

DE   LUSSAN. 

Et  depuis  quand  donc  craignez-vous  les  affaires  du  genre 
de  celle  dont  vous  êtes  menacé?...  Vous  aviez  autrefois,  si 
je  me  le  rappelle  bien,  la  fatale  réputation  de  les  chercher 
plutôt  que  de  les  fuir. 

OLIVIER. 

Oui,  sans  doute,  je  me  bats,  quand  il  le  faut;  mais,  vous 
savez,  on  ne  se  bat  pas  avec  tout  le  monde 

DE   LUSSAN,  joyeux. 

Alors,  à  votre  avis,  cher  ami,  le  vicomte  de  Faverne  n'est 
pas  tout  le  monde? 

OLIVIER. 

Dame!   comme  je  vous  l'ai  dit,  voilà  quatre  ou  cinq  fçis 

12. 


210      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

que  l'on  vient  aux  informations  auprès  de  moi,  et  c'est  tout 
simple  :  ce  monsieur  a  des  chevaux  superbes,  il  joue  un  jeu 
fou  sans  qu'on  lui  connaisse  aucune  fortune  au  soleil;  du 
reste,  payant  fort  bien  ce  qu'il  achète  ou  ce  qu'il  perd.  De 
ce  côlé,  il  n'y  a  rien  à  dire...  Or,  comme  on  sait  que  j'arrive 
de  la  Guadeloupe,  chacun  vient  me  demander  si  j'ai  connu 
un  comte  de  Faverne  ou  une  famille  de  Faverne,  à  la  Pointe- 
à-Pitre;  moi,  naturellement,  je  réponds  que  non, 

DE   LUSSAN. 

Alors,  vous  n'avez  connu  personne  de  ce  nom-là  dans  l'île? 

OLIVIER. 

Personne...  Or,  hier,  au  cercle,  on  m'a  demandé  mon  avis 
sur  ce  monsieur,  qui  avait  sollicité  son  admission  :  j'ai  dit 
la  vérité  comme  toujours;  sur  rpa  réponse,  il  a  été  refusé... 
Probablement  a-t-il  su  que  c'était  moi  qui  étais  cause  de  ce 
refus;  car,  hier,  je  l'ai  rencontré  à  l'Opéra,  où  il  a  une  loge, 
il  m'a  regardé  avec  des  yeux  féroces;  c'est  tout  au  plus  s'il 
ne  m'a  pas  montré  le  poing.  Et  maintenant,  cher  ami,  si 
vous  pouvez  vous  dispenser  de  dire  que  c'est  moi  qui  vous 
ai  donné  ces  informations,  vous  me  ferez  plaisir...  car,  je 
vous  le  répète,  rien  ne  me  serait  plus  désagréable  qu'un 
duel  avec  un  de  ces  hommes  contre  lesquels  on  ne  se  bat 
pas... 

DE   LUSSAN. 

Soyez  tranquille...  Maintenant,  je  sais  ce  que  je  voulais 
savoir.  Vos  renseignements  me  serviront  de  point  de  départ, 
et,  grâce  à  eux,  j'irai  jusqu'au  bout. 

OLIVIER. 

Chut!  Voici  M.  Richard  et  sa  fille. 
SCÈNE  V 
Les  Mêmes,   RICHARD,  DIANE. 

DIANE,   à  de  Luasan. 

En  vérité,  vous  êtes  charmant,  monsieur  de  Lussan!  vous 
me  demandez  une  contredanse,  je  vous  cherche  partout  des 
yeux... 

DE   LUSSAN. 

Oh!  mademoiselle,  excusez-moi!  si  vous  saviez... 

DIANE. 

La  musique  donne  le  signal,  je  réclame  mon  danseur... 


GABRIEL   LAMBERT  2H 

Je  demande  à  mon  père  s'il  vous  a  vu,  il  me  répond  que 
vous  êtes  dans  le  jardin  à  causer  avec  M.  Olivier  d'Hornoy; 
alorSj  je  prends  son  bras,  et  je  viens  en  personne  vous  re- 
mercier de  votre  empressement  et  vous  inviter  pour  la  pro- 
chaine. 

DE   LUSSAN. 

C'est  vrai;  mais  si  vous  saviez  de  quoi  je  parlais  avec 
mon  ami... 

DIANE. 

Ce  devait  être,  en  effet,  des  choses  fort  intéressantes...  Ne 
pourriez-vous  m'en  faire  part?  Ce  serait  un  dédommagement 
au  déplaisir  que  j'éprouve  de  ne  point  danser  avec  vous. 

DE    LUSSAX. 

Oh!  si  monsieur  votre  père  permettait  que  je  vous  disse 
tout  ce  que  j'ai  à  vous  dire,  jamais  meilleure  occasion  ne  me 
serait  offerte. 

DIANE. 

Oh!  mon  père  le  permettra,  mon  père  n'est  point  un  tyran, 
monsieur;  et,  tandis  qu'il  causera  avec  votre  ami,  M.  Olivier 
d'Hornoy,  vous  me  direz  comment  on  se  dit  le  serviteur 
très-humble  d'une  femme,  et  comment  on  oublie  qu'on  a 
invité  cette  femme  à  danser...  Votre  bras,  monsieur  de 
Lussan. 

RICHARD,  à  Olivier. 
Voilà  comment  j'ai  élevé  ma  fille,  en  toute  liberté,  à  l'an- 
glaise!... Son  mari  sera  sûr  au  moins  de  trouver  eu  elle  la 
première  qualité  d'une  femme,  à  mon  avis,  la  franchise. 

(il  s'éloigne  avec  Olivier,  mais  sans  dispaïaître.) 
DIANE. 

Eh  bien,  monsieur,  j'attends  vos  excuses. 

DE   LUSSAN. 

Ilélas!  je  n'en  ai  pas  d'autres  à  vous  faire  que  celle-ci  : 
je  vous  ai  oublié,  mademoi.^elle,  parce  que  j'étais  trop  préoc- 
cupé de  vous. 

DIANE. 

Si  j'ai  dans  mes  paroles  le  mérite  de  la  franchise,  comme 
le  disait  tout  à  1  heure  mon  père,  permettez-moi  de  vous 
dire  que  vous  n'avez  pas  dans  les  vôtres  celui  de  la 
clarté. 

DE   LCSSAN. 

Et^  si  je  suis  trop  clair,  me  le  pardonnerez- vous? 


212  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

DIANE. 

Sans  doute.. .Vous  êtes  trop  bon  gentilhomme,  monsieur  de 
Lussan,  pour  dire  à  une  femme  une  chose  dont  elle  puisse 
s'offenser. 

DE   LUSSAN. 

Oui,  surtout  dans  la  situation  que  monsieur  votre  père 
vous  a  faite,  et  qu'il  a  eu  la  bonté  de  m'expliquer...  lùade- 
moiselle  Diane,  je  vous  aime.  Dois-je  le  redire  assez  haut  pour 
que  votre  père  et  mon  ami  l'entendent? 

DIANE. 

Je  vous  dirais  oui,  monsieur  de  Lussan,  si  j'avais  une  ré- 
ponse favorable  à  vous  faire. 

DE    LUSSAN. 

Ohl  je  me  doutais  bien  que  j'étais  l'homme  le  plus  mal- 
heureux du  monde. 

DIANE. 

Et  j'ajouterai,  monsieur,  le  moins  fait  pour  être  malheu- 
reux... Tout  ce  qu'il  faut  avoir  pour  plaire  à  une  femme, 
vous  le  possédez  :  vous  êtes  jeune,  riche,  élégant,  plus 
instruit  que  ne  le  sont  d'habitude  les  gens  du  monde...  Je 
vous  apprécie,  vous  le  voyez. 

DE    LUSSAN. 

Les  sacrificateurs  antiques  couronnaient  de  fleurs  les  vic- 
times qu'ils  allaient  immoler,  vous  faites  comme  eux. 

DIANE. 

Que  voulez-vous!  il  y  a  une  maxime  banale  à  laquelle  il 
faut  toujours  revenir,  comme  on  revient  aux  choses  banales 
qui  expriment  une  grande  vérité.  Vous  êtes  l'élu  de  mon 
estime,  mais  vous  n'êtes  pas  celui  de  mon  amour. 

DE    LUSSAN. 

Hélas!  je  ne  m'en  étais  que  trop  aperçu...  Non,  mademoi- 
selle, vous  ne  m'aimez  pas,  mais  vous  ne  m'aimez  pas  parce 
que  vous  en  aimez  un  autre  ! 

DIANE. 

Je  vous  ai  dit  mon  opinion...  je  pourrais  refuser  de  vous 
dire  mon  secret;  mais  avec  un  homme  comme  vous,  monsieur, 
une  femme  qui  n'a  rien  à  se  reprocher,  qu'un  penchant  invo- 
lontaire auquel  elle  n'a  point  cédé  encore.,,  celle  femme 
peut  tout  dire,  surtout  si,  en  perdant  un  adorateur,  elle  tient 
3  conserver  un  ami, 


GABRIEL    LAMBERT  213 

RE   LUSSAN. 

Vous  aimez  M.  de  Faverne,  n'est-ce  pas? 

DIANE. 

J'ignore  ce  que  c'est  que  l'amour,  monsieur  le  baron, 
n'ayant  pas  aimé;  mais  j'éprouve,  je  vous  l'avoue,  pour  ce 
jeune  homme,  un  invincible  entraînement...  Vous  est-il 
arrivé  parfois  de  rencontrer  dans  le  monde  une  personne 
complètement  inconnue,  dont  la  vue  vous  a  fait  tressaillir, 
comme  eût  fait  celle  d'un  ancien  ami?...  et  cependant  vous 
aviez  beau  chercher,  vous  interroger,  fouiller  au  plus  pro- 
fond de  vos  souvenirs,  vous  demander  oîi  vous  aviez  vu 
cette  personne,  votre  mémoire  rebelle  n'avait  point  d'écho 
pour  les  interrogations  de  votre  cœur,  et  vous  en  arriviez  à 
croire  que,  dans  un  monde  antérieur,  dans  une  existence 
oubliée,  vous  aviez  voyagé  côte  à  côte  avec  le  contempo- 
rain de  votre  existence  actuelle...  Eh  bien,  voilà  l'effet  que 
j'éprouve  à  la  vue  de  cet  homme;  au  reste,  sur  ma  parole, 
monsieur,  et  rien  ne  me  force  à  vous  !e  dire,  pas  un  aveu 
n'a  été  fait  de  sa  part,  pas  un  encouragement  n'a  été  donné 
de  la  mienne.  Vous  avez  vu  plus  clair  avec  les  yeux  d'un 
rival  qu'il  n'a  vu  lui-même  avec  les  siens...  Vous  m'avez  dit  : 
«  Vous  l'aimez,  »  et  lui  ne  m'a  pas  encore  demandé  :  «  W'aimez- 
vous?  » 

DE  LTJSSAN. 

Vous  devez  comprendre,  mademoiselle,  que,  devant  un 
aveu  si  loyal,  devant  une  confidence  si  franche,  ma  délica- 
tesse veut  que  je  me  retire... Mais,  vous  le  savez,  une  cenaine 
obscurité  mystérieuse  plane  sur  cet  homme  heureux,  qui  a  le 
bonheur  d'être  aimé  de  vous. 

DIANE. 

M.  de  Lussan  n'est  pas  de  'ceux  qui  calomnient  un  hon- 
nête homme  dans  l'espoir  de  se  débarrasser  d'un  rival... 

DE   LUSSAN. 

Non...  mais,  si  cependant  j'apprenais  à  n'en  pas  pouvoir 
douter,  que  cet  homme  est  indigne  de  vous... 

DIANE. 

Dans  ce  cas,  il  serait  du  double  devoir  d'un  ami  et  d'un 
gentilhomme  de  prévenir  mon  père,  et  lui  et  moi  devien- 
drions les  juges  de  ce  que  nous  aurions  à  faire... 


•214  THÉÂTRE    COMPLET  D^ALEX.    DUMAS 

DE  LUSSAN. 

M'en  voulez-vous  encore,  mademoiselle,  de  ne  pas  m'être 
trouvé  à  temps  pour  être  votre  cavalier? 

DIANE. 

Non,  baron...  et  je  crois  que  notre  temps  a  été  mieux 
employé  qu'à  une  contredanse.  Vous  avez  augmenté  l'es- 
time que  j'avais  pour  vous,  et  j'espère  n'avoir  rien  perdu  de 
la  vôtre. 

DE   LUSSAN. 

Le  vicomte  de  Faverne,  mademoiselle...  Dois-je  vous 
laisser? 

DIANE,  tronblée. 

S'il  me  demande  une  contredanse,  comme  celle  que  je 
vous  avais  promise,  ou  une  explication  comme  celle  que  je 
viens  de  vous  donner,  a-t-il  moins  droit  que  vous  à  l'ob- 
tenir?... 

DE   LUSSAN. 

Non,  mademoiselle,  et  je  vous  laisse  toute  liberté... 
(il  se  relire  en  saluant  profondément  Diane  et  légèrement  M.  de  Faverne, 
puis  va  prendre  le  bris  d'Olivier,  avec  lequel  il  s'éloigne.) 

SCÈNE  VI 

DIANE,  RICHARD,  DE  FAVERNE. 

DIANE,  "a  part,  regardant  de  Faverne. 
Oh!  c'est  bicu  lui,  je  ne  me  suis  pas  trompée! 

RICHARD. 

Soyez  le  bienvenu,  mon  cher  vicomte!  on  s'étonnait  de 
no  point  encore  vous  avoir  vu  apparaître;  savez- vous  qu'il 
est  minuit  et  demi?... 

DE  FAVERNE. 

Votre  montre  avance  d'une  bonne  demi-heure,  monsieur 
Richard,  (il  tire  une  montre  très-élégante.)  11  est  minuit  moins 
cinq  minutes... 

RICHARD. 

C'est  bien  possible,  voilà  plusieurs  fois  qu'elle  me  joue  de 
ces  tours-là...  (a  part.)  C'est  étonnant,  plus  je  regarde  co 
garçon-là,  plus  il  me  semble  l'avoir  vu  quelque  part. 

DE   FAVERNE. 

Mademoiselle  Diane  me  fera- t-e lie  la  grâce  de  me  laisser 


GABRIEL    LAMBERT  215 

croire  qu'elle  est  au  nombre  des  personnes  qui  se  sont  aper- 
çues de  mon  retard? 

DIAXEj  très-érane. 
Mais  oui,  monsieur...  Les  danseurs,  les  vrais  danseurs,  bien 
entendu...  deviennent  plus  rares  de  jour  en  jour,  et  l'absence 
de  l'homme  dévoué  qui  ne  manque  ni  une  contredaose  ni  une 
valse,  doit  nécessairement  être  remarquée. 

DE  FAVERNE. 

J'ai  éié  retenu  par  un  de  mes  bons  amis  qui  arrive  d  la 
Guadeloupe,  un  créole  comme  moi...  M.  le  marquis  de  Les- 
tange...  Le  connaissez-vous,  monsieur  Richard? 

RICHARD. 

J'ai  dû  entendre  prononcer  ce  nom!...  Je  dois  le  connaître! 

DE   FAVERNE. 

Mademoiselle  Diane  voudra-t-elle,  pour  m'aider  à  réparer 
le  temps  perdu,  me  faire  l'bonneur  de  m'accorder  la  première 
Taise?... 

DIANE. 

Avec  grand  plaisir,  monsieur. 

(On  entend  la  ritoarnelle  d'une  vais*.) 
DE   FAVERXE. 

Je  joue  de  bonheur!...  vraiment,  l'orchestre,  comme  s'il 
n'attendait  que  votre  consentement,  exécute  un  des  plus  char- 
mants motifs  de  Strauss. 

RICHARD. 

Ma  fille  a  déjà  beaucoup  dansé,  et  je  crains... 

DIANE.  _ 

Oh!  ne  craignez  rien,  mon  père...  Si  je  me  sens  fatiguée, 
je  le  dirai  à  M.  de  Faverne,  et  nous  nous  reposerons...  (\ 
part.)  Il  faudra  bien  qu'il  parle. 

(II3  sortent.) 

SCÈNE  VII 

RICHARD,  seul. 

Allons,  allons,  je  crois  que  décidément  le  créole  l'emportera. 
M.  de  Lussan  s'est  retiré  avec  une  mine  d'amant  désappointé, 
qui  m'a  vraiment  fait  de  la  peine...  Mais  ce  qui  me  console, 
c'est  que  je  crois  le  vicomte  de  Faverne  trois  fois  riche  comme 
lui...  Allons,  à  mes  inviiés! 

(U  sort.) 


216  THÉÂTRE    COMPLET    D'aLEX.    DUMAS 

SCÈNE    VIIJ 

GASPARD,  seul,  s'avançant   avec    précaution.    Il    porte    une   pendule 
sous  le  bras. 

Je  crois  que  le  plus  sûr  est  de  m'en  aller  par  ici;  à  la  porte 
de  la  rue,  il  y  a  trop  de  voitures,  trop  de  lanternes,  sans 
compter  deux  sergents  de  ville  qui  sont  là  pour  faire  prendre 
la  file  et  qui  auraient  bien  pu  me  la  faire  prendre,  à  moi.  J'ai 
trouvé  plus  prudent  de  m'en  aller  par  le  jardin...  Autant  que 
j'en  puis  juger  par  la  position  de  l'hôtel,  le  mur  doit  donner 
sur  les  Champs-Elysées...  Une  fois  là,  ni  vu  ni  connu... 
Voyons  le  résultat  de  la  soirée  :  il  n'a  pas  été  mauvais,  une 
chaîne,  deux  montres,  une  pendule,  (ii  lit  le  nom  de  l'horloger 

sur  le  cadran.)    Mahulot!     (La  pendule    se   met    à    sonner,    il    voudrait 

l'arrêter.)  UArabe  et  son  Coursier.  J'aimerais  assez,  dans  ce 
moment-ci,  posséder  le  coursier!...  Bon!  quelqu'un! 

([1  se  heurte  contre  M.  Richard.) 

SCÈNE  IX 
RICHARD,  GASPARD. 

RICHARD. 

Pardon,  monsieur! 

GASPARD,    à    pari. 

Ouais!...  le  maître  de  la  maison.  (Haut.)  C'est  moi  qui  vous 
prie  de  m'excuser,  monsieur;  je  croyais  vous  avoir  heurté 
avec  ma  pendule... 

RICHARD. 

En  effet,  vous  avez  une  pendule! 

GASPARD. 

Oui,  monsieur... 

RICHARD. 

Mais  c'est  ma  pendule  !  ,» 

GASPARD. 

Pardon,  monsieur  :  c'est  la  pendule  de  mademoiselle  votre 
fille. 

RICHARD. 

Et  pourquoi  diable  emportez-vous  la  pendule  de  ma 
fille?... 


GASPARD. 
RICHARD. 


GABRIEL   LAMBERT  217 

GASPARD,  embarrassé. 
Parce  qu'elle  retarde,  monsieur. 

RICHARD. 

Ce  n'est  pas  comme  ma  montre,  qui  avance...  Mais  enfin 
qui  êtes-vous?... 

Qui  je  suis? 

Oui,  qui  êtes-vous? 

GASPARD. 

Je  suis  le  premier  garçon  de  votre  horloger,  M.  Mahulot... 
Vous  ne  me  connaissez  pas?...  Je  suis  cependant  venu  Lien 
souvent  remonter  et  régler  vos  pendules...  Aujourd"hui,  le 
patron  m'a  dit  :  a  II  y  a  grand  bal  ce  soir  chez  M.  Richard... 
On  aura  besoin  de  savoir  l'heure...  tu  iras  dans  la  matinée 
régler  les  pendules...  » 

RICHARD. 

Et  tu  appelles  minuit  la  matinée?  Pour  un  garçon  horloger, 
l'erreur  me  paraît  forte.  Il  me  semble  que  tu  es  comine  la 
pendule  de  ma  fille...  que  tu  retardes  diablement  ! 

GASPARD. 

'  Attendez  donc!...  Grand  bal  chez  M.  Richard,  cela  doit 
être  beau  à  voir...  Moi  qui  n'ai  jamais  vu  de  bal,  ma  foi,  je 
me  suis  dit  :  «  J'irai  le  soir,  au  lieu  d'y  aller  dans  la  mati- 
née... »  Ah!  monsieur,  que  c'est  beau  à  voir  chez  vous,  un 
bal  !  faut-il  que  voua  soyez  riche  pour  donner  un  pareil  bal  ! 
Et  vos  invités,  donc!  sont-ils  beaux!  où  avez-vous  donc  pu 
vous  procurer  de  si  beaux  invités  1  Et  puis  quel  luxe  !  Je  suis 
sûr  que,  chez  les  princes,  ce  n'est  pas  plus  splendide  ! 

RICHARD. 

Ne  suis-je  pas  un  prince  de  la  finance  ? 

GASPARD. 

Vous  en  êtes  un  roi,  monsieur  !  C'est  au  point  que  je  me 
suis  laissé  attarder  jusqu'à  minuit.  (Regardant  à  la  pendule  et 
avançant  les  aiguilles.)  Ma  foi,  oui,  il  est  minuit  dix  minutes. 

RICHARD,  regardant  à  sa  montre. 

C'est-à-dire  qu'il  est  une  heure  du  matin. 

GASPARD. 

Ah!  vous  avancez,  monsieur  Richard,  vous  avancez!  je 
vais  vous  dire  l'heure  au  juste  !...  tenez  un  instant  la  pendule, 
(il  met  la  pendule  sur  les  bras  de  Richard.  —  Se  fouillant.)  Ah!  mon 
XXIV.  13 


218  THÉÂTRE   COMPLET   D'ALËX.    DUMAS 

Dieu!...  ah!  non!  la  voilà!  c'est  la  montre  d'un  agent  de 
change  que  je  suis  en  train  de  régler  !  Voyez,  minuit  trente- 
cinq,  c'est  l'heure  de  la  Bourse. 

(il  remet  la  montre  dans  sa  poche.) 

RICHARD  repasse  la  pendule  à  Gaspard  et  tire  sa  montre. 
Eh  bien,  mon  garçon,  puisque  te  voilà,  prends  ma  montre... 
Tu  la  régleras  et  tu  la  rapporteras  avec  la  pendule. 

GASPARD. 

Je  n'y  manquerai  pas.  (Embarrassé de  la  pendule.)  Tenez,  mon- 
sieur Richard,  voulez-vous  avoir  la  complaisance  de  mettre 
votre  montre  dans  ma  poche? 

RICHARD,  s'exécatant. 

Et  maintenant,  va,  mon  garçon,  va!  Voilà  nos  danseurs 
qui  n'ont  plus  assez  de  place  dans  le  salon  et  qui  débordent 
dans  le  jardin...  Je  ne  veux  pas  qu'on  te  prenne  pour  un  in- 
vité, tu  comprends  ? 

GASPARD. 

Cela  ferait  du  tort  aux  autres. 

RICHARD,  à  Gaspard  qui  s'éloigne. 

Et  quand  me  rapporleras-tu  tout  cela  ? 

GASPARD. 

Je  ne  peux  pas  vous  dire...  C'est  très-capricieux^  les  objets 
d'horlogerie.  Pardon,  monsieur  Richard,  par  où  pourrais-je 
sortir  pour  ne  pas  passer  par  la  grande  porte  ? 

(\  ce  moment,  nn  domestique  passe  an  fond.) 
RICHARD. 

Tu  sortiras  par  le  jardin.  (Au  domestique.)  Jean,  reconduisez 
monsieur,  (a  Gaspard.)  Tu  ne  veux  rien  prendre? 

GASPARD. 

Merci,  j  ai  pris  tout  ce  qu'il  me  fallait. 

(II  sort  arec  le  domestiqne.) 

SCÈNE  X 

DE  FAVERNE  et  DIANE,  sur  le  deyant  de  la  scène. 
Los  danseurs  ont  débordé  dans  le  jardin  tout  on  valsant. 

DE  FAVERNE,  s'arrêtant. 

Vous  êtes  fatiguée,  mademoiselle  ? 


GABRIEL    LAMBERT  219 

DIANE,  Irès-agilée. 

Non. 

DE    FAVEUXE. 

Et  cepen'iant  votre  main  est  agitée...  votre  poitrine  est  ha- 
letante, et  je  regrette  de  m'èlre   laissé  emporter  par  le  bon- 
heur que  j'éprouvais  de  valser  avec  vous. 
DIANE,  le  regardant  en  face. 

Monsieur  de  Faverne,  écoutez-moi...  Depuis  longtemps 
déjàj  vous  me  suivez  partout...  Je  ne  puis  hasarder  un  seul 
regard  sans  rencontrer  le  vôtre  :  au  bois,  aux  courses,  à  l'O- 
péra, je  vous  retrouve  fidèle  comme  mon  ombre...  Monsieur 
de  Faverne,  vous  ne  pouvez  plus  longtemps  abuser  mon  cœur 
et  mes  yeux...  tous  deux  vous  ont  reconnu...  Vous  êtes  Ga- 
briel Lambert  ! 

DE    FAVERNE. 

Ain;i,  vous  m'avez  reconnu? 

DIANE. 

En  vous  revoyant.  J'ai  meilleure  mémoire  que  mon  père, 
qui  vous  reconnaît  aussi,  mais  qui  cherche  depuis  six  mois  où 
il  vous  a  vu,  sans  parvenir  à  se  lo  rappeler. 

DE   FAVERNE. 

Je  suis  perdu,  alors! 

DIANE. 

Pourquoi  cela? 

DE   FAVERNE. 

Comment  me  pardonnerez- vous  '? 

DIANE. 

Vous  pardonner  de  devoir  votre  fortune  à  vous-même,  au 
lieu  de  la  devoir  à  vos  parents?  Mais  mon  père  lui-même 
n'est-il  pas  le  fils  d'un  pauvre  meunier  ?  Seulement,  reste  à 
savoir  comment  vous  avez  gagné  votre  fortune  ^t  conquis 
votre  titre. 

DE   FAVERNE, 

Voulant  m'élever  jusqu'à  vous,  je  résolus  de  faire  fortune 
à  quelque  prix  que  ce  fût,  et  je  partis  pour  la  Guadeloupe. 
Grâce  à  ma  belle  écriture,  j'entrai  chez  un  riche  colon,  M.  de 
Faverne,  comme  son  secrétaire  ;  il  était  seul,  sans  famille... 
Par  les  soins  que  j'eus  de  lui,  je  devins  son  fils;  au  bout  d'un 
an,  il  m'avait  adopté  en  réalité.  Une  navire  venant  de  Cayenne 
apporta  la  fièvre  jaune  dans  le  port,  51.  de  Faverne  en  fut 
atteint  des  premiers  ;  trois  jours  après,  il  était  mort  !  mais,  en 


220  THÈATUE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

mourant,  il  s'était  souvenu  de  moi,  et,  comme  à  son  fils  d'a- 
djplion,  il  me  laissait  sa  fortune  et  son  titre.  Alors,  je  régu- 
larisai ma  position,  et,  ne  pensant  qu'à  vous,  je  rentrai  en 
France.  Une  crainte  mortelle  me  poursuivait.  —  Étiez -vous 
mariée?  —  Oh  !  quel  cri  de  joie  et  de  reconnaissance  je  pous- 
sai au  ciel  en  apprenant  que  vous  ne  l'étiez  pas  !  c'est  alors, 
mademoiselle,  que  je  vous  suivis  partout,  que  vous  me  rencon- 
trâtes au  bois,  à  l'Opéra,  aux  courses!...  c'est  alors  qu'il  me 
sembla  que,  de  votre  côté,  vous  m'aviez  remarqué  I  c'est  alors, 
enfin,  que  je  me  fis  présenter  chez  vous!...  Vous  savez  le  reste, 
vous  savez  de  plus  ce  que  personne  ne  sait,  mon  vrai  nom, 
ma  vraie  origine...  Que  mon  amour  obtienne  grâce  pour  mon 
humilité! 

DIANE. 

Mon  père,  voici  M.  de  Faverne  qui  a  à  vous  parliT;  vous 
croirez  à  tout  ce  qu'il  vous  dira...  même  s'il  vous  disait  que 
je  l'aime. 

(Elle  s  éloigne  Tirement.) 
DE   FAVERNE,  allant  à  Richard. 

Oh!  monsieur,  monsieur...  vous  voyez  en  moi  le  plus  heu- 
reux des  hommes. 

RICHARD. 

En  effet,  ma  fille  vient  de  me  dire... 

DE    FAVERNE. 

Que  je  l'aimais!...  Oh!...  oui,  monsieur,  avec  passion... 

RICHARD. 

Cela  ne  m'étonne  pas. 

DE   FAVERNE. 

Je  suis  riche...  je  porte  un  beau  nom...  je  viens  vous  de- 
mander la  main... 

RICHARD. 

Vous  êtes  à  peu  près  le  cinquantième  qui  me  fasse  la  même 
demande  5  mais  vous  êtes  le  premier  en  faveur  de  qui  ma  fille 
se  soit  déclarée...  C'est  donc  à  mon  tour  de  m'entendre  avec 
vous...  Comme  homme,  vous  me  plaisez...  comme  nom,  vous 
m'allez...  comme  titre,  vous  me  convenez...  Vicomte,  c'est 
coquet...  c'est  galant...  «La  vicomtesse  de  Faverne,  »  cela 
fait  bien  quand  on  annonce.  Maintenant ,  quelle  est  votre 
fortune?... 

DE  FAVERNE,  avec  hésitation. 

Je  puis  justifier  de  deux    cent   mille  francs  à  l'instant 


GABRIEL    LAMDERT  221 

même,  et  du  double  ^i  l'on  se  fie  à  ma  parole,  ou  si  l'on  me 
laisse  six  semaines. 

RICHARD. 

Très-bien,  cher  monsieur...  Justifiez  du  double,  et  Diane 
est  à  vous. 

DE    FAVERNE. 

Oh  !  monsieur ,  que  de  grâces  ! . . . 

RICHAKD. 

Il  n'y  a  pas  de  grâces  la  dedan?,  ma  parole  est  ma  parole. 
Je  suis  régulier  comme  un  carnet  d'échéances...  avec  nvi, 
ce  qui  est  dit  est  dit...  Réalisez,  monsieur  de  Faverne  !  réa- 
lisez, mon  gendre  !  (il  s'éloigne.)  Où  diable  ai-je  donc  vu  ce 
garçon-là?.,. 

SCÈNE  XI 

DE  FAYERNE,  seul. 

Réalisez  I...  mot  terrible...  Ah!  je  croyais  bien,  en  réalisant 
deux  cent  mille  francs,  avoir  une  somme  suffisante...  Ainsi 
donc,  il  faut  se  remettre  à  l'œuvre  fatale  ;  pour  devenir  le 
mari  de  Diane,  il  faut  reprendre  le  burin  de  l'infamie  et  deux 
cents  fois  encore  graver  de  ma  main  ma  propre  sentence  ; 
cette  sentence  que  Louise  m'a  criée  comme  une  malédiction 
le  jour  où  je  l'ai  abandonnée.  «  La  loi  punit  de  mort  le  con- 
trefacteur. »  Et,  ?i  je  m'arrête...  soit  terreur,  soit  remords, 
au  milieu  du  chemin,  je  ne  puis  épouser  celle  à  qui  j'ai 
sacrifié  mon  père...  ma  fiancée...  mon  enfant,  mon  honneur... 
Faussaire,  il  faut  que  je  redevienne  faussaire...  Jamais!... 
non,  jamais!  plutôt  renoncer  à  Diane,  plutôt  mourir  misé- 
rable que  de  repasser  par  les  angoisses  que  j'ai  souffertes, 
sans  compter  que  voilà  le  jour  qui  commence  à  se  faire  sur 
mes  mensonges...  Hier,  cet  homme  qui  me  fait  refuser  au 
club  et  qui  m'évite  à  l'Opéra...  sans  doute  pour  avoir  le 
temps  de  répandre  ces  deux  mots  qui  appellent  la  mort  :  «  Il 
ment.  »  Oh!  oui,  je  le  tuerai.  Ce  n'est  point  inutilement 
que,  depuis  deux  ans,  j'ai  consacré  deux  heures  à  l'escrime 
et  au  tir.  Ce  soir ,  ici ,  il  m'a  semblé  le  voir  passt.^  .-.u 
fondd'unsalon.  EtDianequi  m'avait  reconnu  !...  Cette  histoire 
préparée  à  l'avance  a  fait  plus  d'effet  que  je  ne  l'espérais... 
Diane  m'aime  !...  Allons,  puisqu'elle  m'aime,  c'est  que  mon 
destin  veut  que  j'aille  en  avant...  Obéissons  à  notre  destin. 


222      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAG 

SCÈNE  XII 

DE  FAVERNE,  DIANE,  puis  DE  LUSSAN. 

DIANE,  très-agitée. 
Monsieur  de  Faverne,  monsieur  de  Faverne,  lavez-vjns 
d'une  odieuse  calomnie...  Le  bruit  court  non-seulement  que 
vous  n'avez  jamais  été  à  la  Guadeloupe,  mais  encore  qu'il  n'y 
a  jamais  eu  à  la  Guadeloupe  de  riche  colon  du  nom  de  Fa- 
verne. 

DE   FAVERNE. 

Qui  dit  cela? 

DIANE. 

M.  de  Lussan.  (Bas,  à  de  Farerne.)  Au  nom  du  ciel,  justifiez- 
vous,  Gabriel,  je  vous  aime! 

DE  FAVERNE,  se  retonrnant  vers  de  Lussan. 

Pardon,  monsieur!...  vous  comprenez  ma  réserve  avec  vous: 
si  je  m'emportais,  on  attribuerait  probablement  mon  irasci- 
bilité à  tout  autre  motif  que  le  véritable...  Je  n'ai  jamais  été  à 
la  Guadeloupe?..,  Il  n'y  a  jamais  eu  à  la  Guadeloupe  de  riche 
colon  du  nom  de  Faverne?...  Tenez,  le  hasard  fait,  disons 
mieux,  la  Providence  veut  que  j'aie  justement  sur  moi  le 
passe-port  qui  m'a  été  délivré,  il  y  a  cinq  mois,  quand  j'aj 
quitté  la  Pointe-à-Pitre.  Voyez,  il  est  daté  du  3  de  janvier, 
délivré  à  M.  le  vicomte  de  Faverne,  fils  adoptif  de  M.  Louis- 
Adrien  de  Faverne,  et  signé  du  gouverneur...  de  M.  de 
Malpas. 

DIANE. 

Ah!  j'espère,  monsieur,  que  voilà  une  preuve' 

SCÈNE  XIII 
Les  Mêmes,  OLIVIER. 

OLIVIER. 

Oui;  seulement,  elle  est  fausse. 

DE   FAVERNE,  à  part. 

Oh!  cet  homme!... 

DIANE. 

Fausse  ? 


GABRIEL    LAMBERT  223 

DE    FAVERNE. 

Fausse!  Savez-vous  bien  ce  que  vous  avez  dit  là,  mon- 
sieur? 

OLIVIER. 

Parfaitement. 

DE   FAVERNE. 

Lt  vous  le  soutenez  ? 

OLIVIER. 

le  le  pense. 

DE    FAVERNE. 

Alonsieur,  vous  me  rendrez  raison. 

OLIVIER. 

Quand  vous  voudrez. 

DE    FAVERNE. 

A  l'iûstant  même. 

OLIVIER. 

Comme  cela,  devant  mademoiselle,  en  plein  bal?...  Vous 
êtes  fou,  monsieur! 

DIANE. 

La  preuve! 

DE  FAVERNE. 

-\e  l'écoutez  pas,  Diane... 

m  ANE. 

La  preuve!...  je  vous  demande  la  preuve,  monsieur! 

OLIVIER. 

Le  passe-port  porte  la  date  du  3  janvier  et  est  signé  :  de 
Mal  pas  ? 

DE   FAVERNE. 

De  Malpas,  gouverneur  de  l'île,  mort  depuis. 

OLIVIER. 

Non,  mort  auparavant!  vous  vous  trompez,  M.  de  .Malpas 
est  mort  le  30  décembre,  et,  par  conséquent,  n'a  pu  signer 
votre  passe-port  le  3  janvier. 

DE  FAVERNE. 

Messieurs,  il  y  a  erreur. 

OLIVIER. 

Oui;  seulement,  c'est  vous  qui  l'avez  faite.  Dame,  quand  on 
est  à  dix-huit  cents  lieues,  on  ne  peut  pas  savoir  les  choses 
comme  lorsqu'on  est  là...  Moi,  j'étais  là,  et  j'ai,  le  ^e^  janvier, 
été  à  l'enterrement  de  M.  de  Malpas;  enterrement  où  je  no 
vous  ai  pas  vu  et  qui  vous  eût  fixé  sur  la  date  précise  de  la 
mort. 


224  THÉÂTRE    COJIPLET    D'ALEX.    DUMAS 

DIANE. 

Oh  !  mon  Dieu  I 

(Elle  s'enfuit.) 

SCÈNE  XIV 
Les  Mêmes,  Lors  DIANE. 

DE   FAVERNE. 
Diane!...    Diane!...    (il   fait  nn  signe   do  main    à  Olivier.)   Mon- 

eienr,  vous  êtes  un  misérable! 

OLIVIER. 

Et  VOUS  un  faussaire! 

DE  FAVERNE. 

A  demain,  à  six  lieuresdu  matin,  au  bois  de  Boulogne, allée 
de  la  Muette.  Et,  tenez,  de  peur  que  vous  ne  vous  y  trou- 
viez pas... 

(il  lui  jelle  son  gant  au  visage.) 
DE  LUSSAN. 

Vous  ne  répondez  rien? 

OLIVIER. 

ie  le  tuerai  demain  ! 

SCÈNE  XV 
Les  Mêmes,  FABIEN. 

FABIEN, 

Qu'y  a-t-il  donc,  et  que  vient-il  de  se  passer? 

OLIVIER,    tranquillement. 

Il  y  a  que  ce  que  j'avais  prévu  est  arrivé...  et  que  M.  de 
Faverne  vient  de  me  jeter  son  gant  au  visage. 

DE   LUSSAN. 

Et  il  va  se  battre  avec  lui! 

olivier. 
Il  le  faut  bien. 

DE   LUSSAN. 

Mais  c'est  une  scène  de  crocheteur  que  vient  de  faire  ce 
monsieur. 

OLIVIER. 

Tout  ce  qu'il  y  a  de  pîus  sale;  mais  que  vouiez- vous!... 


GABRIEL    LAMBERT  225 

DE   LUSSAN. 

Qu'est-ce  que  c'est  donc  que  ce  manant-là  qui  ?e  croit 
forcé  de  donner  un  soufflet  à  des  gens  comme  nous  pour  les 
faire  battre? 

OLIVIER. 

Eh!  mon  cher  ami,  un  faussaire  ne  trouve  pas  toujours  un 
honnête  homme... 

FABIEN. 

Et  vous  vous  battez? 

DE  LUSSAX. 

Demain,  à  six  heures  du  matin. 

OLIVIER. 

C'est  l'heure  de  ce  monsieur.  Voilà  encore  qui  prouve  que 
j'ai  eu  affaire  à  je  ne  sais  quel  manant.  Ce  monsieur  a  donc 
été  garçon  de  charrue  dans  sa  jeunesse  pour  se  lever  à  de 
pareilles  heures;  quant  à  moi,  je  sais  que  je  serai  demain 
d'une  humeur  massacrante  et  que  je  me  battrai  très-mal. 

DE    LUSSAN. 

Comment,  vous  vous  battrez  très-mal? 

OLIVIER. 

Sans  doute!  c'est  une  chose  sérieuse  que  de  se  baitre... 
que  diable!  On  prend  toutes  ses  aises  pour  une  affaire  d'a- 
mour et  on  ne  s'accorde  pas  la  plus  petite  fantaisie  en  ma- 
tière de  duel;  mais  je  sais. une  chose,  c'est  que  je  me  suis 
toujours  baitu  de  onze  heures  à  midi,  et  que  je  m'en  suis 
toujours  bien  trouvé.  A  six  heures  du  matin ,  on  meurt  de 
froid,  on  grelotte^  on  n"a  p  s  dormi...  J'aimerais  mieux  me 
battre  ce  soir  sous  un  réverbère,  comme  un  soldat  aux  gardes. 

DE   LUSSAN. 

Aimez-vous  mieux  cela,  en  elîet? 

OLIVIER. 

Ma  foi,  oui.  Pouvez-vous  ra'arranger  la  chose  ainsi?  Vous 
me  rendrez  service. 

DE    LUSSAN. 

A  quoi  vous  battez-vous?  Vous  êtes  l'insulté...  vous  avez  lo 
choix  des  armes. 

OLIVIER. 

A  quoi  je  me  bats?  A  l'épée,  pardieui...  Cela  tue  auîsi 
bien  que  le  pistolet  et  n'estropie  pas;  une  mauvaise  balle 
vous  casse  un  bras,  il  faut  vous  le  couper,  et  vous  voilà 
manchot. 

13. 


2^6  THÉÂTRE    COMPLET   D'ALEX.    DUMAC 

DE    LUSSAN. 

Je  serai  ici  dans  cinq  minutes... 

OLIVIER. 

Avec  des  épces? 

DE  LUSSAN. 

Avec  des  épées  ! 

OLIVIER. 

Et  vous  le  ferez  se  battre  ce  soir? 

DE   LUSSAN. 

J'ai  un  moyen, 

OLIVIER. 

Oh!  par  ma  foi,  que  votre  moyen  réussisse,  je  vous  serai 
reconnaissant  toute  ma  vie!.,. 

(De  Lnssan  sort.) 

SCÈNE  XVÏ 
OLIVIER,  FABIEN. 

OLIVIER. 

Ah  çà!  mon  cher  Fabien,  que  le  duel  ait  lieu  ce  soir  ou  de- 
main matin,  je  compte  sur  vous?.., 

FABIEN. 

Parbleu: 

OLIVIER. 

Vous  comprenez  :  ce  monsieur,  si  je  lui  donne  un  coup 
d'épée,  je  n'ai  pas  envie  de  lui  sucer  la  plaie...  Non,  j'aime 
mieux  qu'on  le  saigne... 

FABIEN. 

Vous  en  parlez,  mon  cher,  comme  si  vous  ëtiez  sûr  de  le 
tuer. 

OLIVIER. 

Ah!  vous  comprenez,  docteur,  on  n'est  jamais  sûr  de  tuer 
son  homme.  Il  n'y  a  que  les  médecins  qui  puissent  répondre 
do  cela...  Mais,  soyez  tranquille,  je  lui  donnerai  un  joli  coup 
d'épée. 

FABIEN. 

Dans  le  genre  de  celui  que  vous  donnâtes,  la  veille  de  votre 
départ  pour  la  Guadeloupe,  à  cet  officier  portugais,  que  j'ai 
eu  toutes  les  peines  du  monde  à  tirer  d'affaire? 


GABRIEL    LAMBERT  227 

OLIVIER. 

Oh!  mon  cher,  celui-là,  c'était  autre  chose.  Il  avait  choisi 
le  mois  de  mai,  et,  au  lieu  de  me  jeter  brutalement  son  heure 
au  nez,  il  m'avait  den;iandé  la  mienne...  C'était  une  partie* 
de  plaisir,  je  me  rapjjelle!  nous  nous  battions  à  Montmorency 
par  une  charmante  journée,  à  onze  heures  du  matin...  Vous 
rappe'ez-vous,  Fabien?  il  y  avait,  dans  le  bnisson  qui  se 
trouvait  à  côté  de  nous,  une  fauvette  qui  chantait.  J'adore  les 
oiseaux!  tout  en  me  battant,  j'écoutais  chanter  celte  fauvette. 
Elle  ne  s'envola  qu'au  mouvement  que  vous  fîtes  en  voyant 
tomber  mon  adversaire. 

FABIEN. 

Et  comme  il  tomba  bien,  votre  adversaire  ! 

OLIVIER. 

Oui,  en  me  saluant  de  la  main...  c'était  un  homme  très 
comme  il  faut  que  ce  Portu.sais.  L'autre  tombera  comme  un 
bœuf,  vous  verrez,  en  ra'éclaboussant. 

FABIEN. 

V'oilà  de  Lussan  et  probablement  les  épées,  car  il  a  un 
manteau. 

OLIVIER. 

Et  voilà  notre  homme  qui  le  suit. 

SCÈNE  XVII 
Les  Mêmes,  DE  LUSSAN,  DE  FA  VERNE. 

DE    LUSSAN. 

Mon  cher  Olivier,  j'ai  rencontré  monsieur  comme  il  allait 
monter  en  voiture  et  je  l'ai  r  mené  en  lui  disant  que  nous 
avions,  Fabien  et  moi,  un  mot  indispensable  à  lui  communi- 
quer. 

DE    FAVERNE, 

Ce  n'est  point  pour  me  faire  des  excuses?  Je  ne  les  accep- 
terais pas,  je  vous  en  préviens. 

DE    LUSSAN. 

Non,  soyez  tranquille...  Éloignez-vous,  Olivier...  nous  vous 
rappellerons  quand  il  sera  temps. 

(Olivier  s'éloigne.) 
DE    FAVERNE. 

Voyons,  que  me  voulez- vous,  messieurs?  je  vous  en  prie, 
faites  vite. 


2?8  THÉÂTRE    COMPLET   D'aLEX.    DDMAS 

DE   LUSSAN. 

C'est  justement  pour  faire  vite  que  nous  vous  avons  prié  de 
venir  nous  trouver...  Noire  avis,  à  tous,  c'est-à-dire  à 
M.  Fabien,  à  Olivier  et  à  moi,  c'est  d'en  finir  tout  de  suite. 

DE   FAVERNE. 

Qu'entendez-vous  par  en  finir  tout  de  suite? 

FABIEN. 

C'est  clair  :  de  vous  battre  ce  soir. 

DE   FAVERNE. 

Et  s'il  me  plaît  que  de  ne  me  battre  demain? 

DE   LUSSAN. 

Alors,  cela  changera  complètement  nos  dispositions... 
Voici  M.  Fabien  qui  est  médecin  du  directeur  de  la  colonie. 

DE    FAVERNE. 

Eh  bien? 

DE  LUSSAN. 

Il  ira  réveiller  le  directeur  et  se  fera  donner  une  attestation 
officielle  qu'il  n'a  jamais  existé  de  vicomte  de  Faverne  à  la 
Pointe-à-Pitre  et  que  M.  de  Malpas  est  mort  le  30  décembre; 
il  en  résultera  qu'officiellement  M.  de  Faverne  sera  reconnu 
pour  un  faussaire^  et,  comme  on  ne  se  bat  pas  avec  un  faus- 
saire ,  on  assemblera  un  tribunal  d'honneur  qui  défendra 
à  M.  d'Hornoy  de  se  battre  avec  M.  de  Faverne...  Puis 
alors  la  police,  qui  a  la  bonne  habitude  de  se  mêler  de 
tout,  se  mêlera  de  cette  affaire,  et,  ma  foi...  gare  le 
bagne!...  tant  pis,  voilà  le  mot  lâché...  Si^  au  contraire,  vous 
vous  battez  ce  soir  et  vous  battez  galamment ,  nous  vou.-; 
donnons  notre  parole  d'honneur  que  la  cause  du  duel  res- 
tera secrète. 

DE   FAVERNE. 

Eh  bien,  soit!  monsieur,  j'accepte.,,  non  pas  que  je 
craigne  le  directeur  de  la  colonie,  non  pas  que  je  craigne  la 
police...  non  pas  que  je  vous  craigne,  mais  parce  que  plus  vite 
je  me  battrai,  plus  vite  je  serai  vengé. 

DE    LUSSAN. 

Eh  bien,  voyez,  cher  ami,  comme  je  vous  l'avais  dit,  la 
chose  a  été  toute  seule. 

DE   FAVERNE. 

Mais  je  mets  une  condition  à  ma  complaisance. 

DE   LUSSAN, 

Laquelle? 


GABRIEL    LAMBERT  220 

DE   FAVERNE. 

Comme  c'est  ici,  à  celle  place,  que  j'ai  élé  insulté,  c'est  ici, 
à  cette  place,  que  je  me  battrai. 

DE    t.USSAN. 

Je  n'y  vois  aucun  inconvénient. 

FABIEN. 

Tout  le  monde  est  à  souper...  personne  dans  le  salon,  nous 
sommes  complètement  libres' 

DE    LUSSAN. 

Venez,  Olivier! 

DE    FAVER>E. 

Je  vous  ferai  observer,  messieurs,  que  le  duel  est  irrégu- 
lier :  M.  d'Hornoy  a  deux  témoins  et  je  n'en  ai  pas. 

DE    LUSSAN. 

Fabien,  passez  du  côté  de  M.  de  Faverne,  ou,  si  cela  vous 
répugne,  j'y  passerai. 

FABIEN. 

Non,  non,  les  médecins  n'ont  pas  de  ces  délicatesses-là... 
J'accepte,  monsieur. 

DE    LUSSAN. 

Voulez-vous  examiner  les  épées,  monsieur?  elles  sont  de 
même  longueur,  avec  la  garde  en  quarte.  Elles  sortent  des  ate- 
liers de  Lepage  et  sont  montées  par  lui.  Choisissez. 

DE  FAVERNE  en  prend  une. 

Celle-ci  est  excellente,  messieurs. 

(il  jeite  bas  son  habit  et  son  gilet.) 
DE   LLSSAN. 

Olivier...  voici  la  vôtre. 

OLIVIER. 

Merci, 

(il  jette  bas,  comme  M.  de  Faverne,  son  habit  et  son  gilet.) 
DE    FAVERNE. 

Allons,  défendez-vous,  monsieur. 

OLIVIER. 

Oh!  soyez  tranquille,  (ils  se  battent.)  Vous  avez  appris  à 
faire  des  armes  un  peu  tard,  monsieur  de  Faverne...  cela  se 
voit  à  votre  pose  anguleuse  et  à  voire  manière  sèche  d'atta- 
quer l'épée. 

(Un  domes!iqne,  qui  s'aperçoit  du  combat,  court  vers  la  maison  pour 
donner  l'alarme.) 

DE    FAVERNE. 

Qu'importe!  pourvu  que  j'en  aie  appris  assez  pour  vous  tuer. 


230  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

OLIVIER. 

Oh!  mais  faites-y  bien  attention,  ce  n'est  pas  comme  cela 
que  vous  me  tuerez...  seulement,  je  vous  en  préviens,  c'est 
comme  cela  que  vous  vous  ferez  tuer...  (Le  touchaai  légèremeat.) 
Voyez,  si  je  m'étais  fendu. 

DE    FAVERNE. 

Ah!  vous  raillez! 

OLIVIER. 

Vous  savez,  vicomte,  sous  les  armes,  chacun  a  ses  habi- 
tudes ;  la  mienne,  comme  vous  dites,  est  de  railler.  Bon  !  vous 
allez  m'épargner,  à  présent  !.,.  Encore  un  coup  comine 
celui-là,  je  vous  en  préviens,  monsieur,  vous  êtes  un  homme 
mort. 

DE  FAVERNE,  lui  portant  un  coup. 

Tiens! 

OLIVIER, 

Allons!  je  vois  qu'il  faut  en  unir. 

(il  lui  porte  un  coup.) 
DE   FAVEUNE. 

Ahl 

(l!  tombe.) 

SCÈNE  XVIII 
Les  Mêmes,  RICHARD,  DIANE. 

RICHARD. 

Un  duel  chez  moi,  dans  mon  jardin,  le  soir  d'une  fête  !  le 
vicomte  de  Faverne...  Un  médecin  !.,.  un  médecin! 

FABIEN. 

Eh  pardieu  !  j'y  suis. 

DIANE,  dans  la  serre. 
Que   se    passe-t-il  donc,   mon    Dieu?...  (Voyant  de  Faverao  à 
terre.)  Lui...  blessé!  mort  peut-être!.,. 

FABIEN. 

Il  n'est  pas  tué  sur  le  coup. 

DIANE,  avec  joie. 
Ahl 

FABIEN. 

Mais  j'ai  bien  peur  que,  dans  une  heure,  il  ne  soit  mort. 

DIANE,  tombant  évanouie  dans  les  bras  de  Richard. 
Ah!... 


GABRIEL   LAMBEP.T  231 


ACTE  DEUXIÈ:.!E 

Une  chambre  à  coucher  très-élégante  chez  le  docteur  Fabien,  portières  à 
droite  et  à  ganche,  cachant  deux  portes;  une  troisième  porte  à  droite  ;  un 
bareaa  da  même  côté,  canapé,  chaises. 


SCENE  PREMIERE 

FABIEN,  près  de  FA\  ERNE,  couché  sur  nn  canapé. 

PE  FAVERNE  pousse  nn  soupir,  ouvre  les  yeux,  regarde  le  docteur. 
Ah  !  c'est  vous,  docteur  !  je  vous  en  supplie,  ne  m'abandon- 
nez pas. 

FABIEN. 

Soyez  tranquille,  vous  êtes  gravement  blessé;  mais  la  bles- 
sure n'est  pas  mortelle. 

DE    FAVERNE. 

Dites-vous  la  vérité,  docteur? 

FABIEN. 

Je  ne  mens  jamais,  monsieur. 

DE    FAVERNE. 

Mentir   pour  tranquilliser  un  mourant   n'est  pas   mentir. 
(Regardant  autour  de  lui.)  Oij  suis-je,  docteur? 
FABIEN. 

Chez  moi. 

DE   FAVERNE. 

Pourquoi  chez  vous? 

FABIEN. 

Parce  que  la  distance  était  trop  grande  du  faubourg  Saint- 
Honoré  à  la  rue  Taitbout,  et  que,  mon  logement  n'étant  qu'à 
quelques  pas  de  l'hôtel  de  M.  Richardj  j'ai  trouvé  tout  simple 
de  vous  faire  conduire  chez  moi. 

DE    FAVERNE, 

J'ai  dû  vous  causer  un  grand  dérangement,  docteur... 

FABIEN. 

J'ai  envoyé  chercher  un  de  vos  domestiques  pour  qu'il  aide 
le  mien.  Mais,  dites-moi,  vous  n'avez  donc  personne  chez  vous 
pour  vous  soigner? 


232      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

DE  FAVERNEj  d'une  voix  sourde. 
Personnel 

FABIEN. 

Une  maîtresse? 

DE    FAVERN'E,  rappelant  ses  souvenirs. 

Vous  m'y  faites  songer!...  la  surveille  et  la  veille  de  mon 
duel,  j'ai  vu  une  jeune  fille...  Si  c'était...  Combien  de  temps 
ai-je  été  sans  connaissance? 

FABIEN. 

Un  jour  et  demi... 

DE   FAVERNE. 

Et,  pendant  ces  trente-six  heures,  M.  Richard  a-t-il  envoyé 
chercher  de  mes  nouvelles? 

FABIEN. 

Non. 

DE   FAVERNE. 

Docteur,  vous  et  ces  messieurs  m'avez  donné  votre  parole 
d'honneur  qu'il  ne  serait  pas  dit  un  mot  des  causes  de  ce 
duel. 

FABIEN. 

Et  pas  un  mot  n'en  a  été  dit. 

DE    FAVERNE. 


Vous  en  êtes  sûr? 
Je  vous  l'affirme. 


FABIEN. 


DE    FAVERNE. 

C'est  étrange  alors  que  ni  Diane  ni  son  père.. .  Docteur,  si 
ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  envoyé  ce  soir,  eh  bien  alors...  je  vous 
parlerai  d'une  jeune  fille  qui,  j'en  suis  sûr,  me  soignerait, 
elle,  et  tendrement  I  (Fabien  se  lève.)  Vous  me  quittez^  doc- 
teur? 

FABIEN. 

Vous  désirez  quelque  chose  que  vous  hésitez  à  mo  dire?... 

DE   FAVERNE. 

C'est  vrai. 

FABIEN. 

Dites!...  et,  s'il  est  en  mon  pouvoir  de  vous  rendre  un  ser- 
vice quelconque,  je  vous  le  rendrai. 

DE    FAVERNE. 

Vous  m'avez  dit  que  ma  blessure  n'était  pas  mortelle. 


GABRIEL    LAMBERT  233 

FABIEN. 

Je  vous  l'ai  dit. 

DE   FAVERNE. 

Je  puis  avoir  confiance  en  votre  parole,  n'est-ce  pas? 

FABIEN. 

Il  ne  faut  rien  demander  à  ceux  de  qui  l'on  doute. 

DE    FAVERNE. 

Non,  je  ne  doute  pas  de  vous.  Pourquoi  en  douterais-je  ': 
vous  m'avez  sauvé  la  vie.  Vous  passez  devant  chez  moi,  n'est- 
ce  pas,  rue  Taitbout,  i\°  il  ? 

FABIEN. 

J'irai  exprès. 

DE    FAVERNE. 

Vous  monterez  au  premier...  voici  la  clef  de  mon  secrétaire; 
vous  prendrez  un  portefeuille  rouge  à  serrure  et  vous  me  l'ap- 
porterez. 

FABIEN. 

Voulez-vous  que  je  vous  renvoie  ce  portefeuille  paf  votre 
domestique? 

DE   FAVERNE. 

Non,  docteur,  ne  vous  en  dessaisissez  pas  une  minute  et  ne 
le  remettez  qu'à  moi. 

FABIEN. 

C'est  convenu.  Adieu! 

DE    FAVERNE. 

Merci,  docteur,  merci. 

(Fabien  sort.) 

SGÈiNE  II 

DE  FAVERNE,  seul,  après  un  moment  de  faiblesse. 

Ah  !  il  n'y  a  pas  à  en  douter,  c'est  Louise  que  j'ai  vue  :  une 
première  fois  à  la  porte  de  l'Opéra;  une  seconde  fois  au  coin 
de  la  rue  Taitbout,  une  troisième  fois  à  ma  porte...  Com- 
ment m'a-t-elle  retrouvé?...  que  vient-elle  faire  à  Paris?... 
Me  poursuivre,  achever  l'œuvre  de  ma  perte  commencée  par 
ce  misérable  d'Hornov. 


234      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

SCÈNE  III 

DE  FAYERNE,  un  Domestique. 

LE  DOMESTIQUE,   enirant. 

DE    FAVERNE. 


Monsieur! 
Qu'est-ce? 


LE    DOMESTIQUE. 

Une  dame  voilép,  qui  refuse  de  dire  son  nom,  demande  à 
parler  à  M.  le  vicomte  de  Faverne. 

DE    FAVERNE,    à   part. 

Une  dame  voilée  I  serait-ce  Louise?  Non...  le  domestique 
n'aurait  pas  dit  une  dame,  il  aurait  dit  une  femme...  Le 
docleur  dit  que  je  suis  très-malade  et  que  la  moindre  émo- 
tion peut  me  tuer,  (iiaut.)  Que  cette  dame  donne  un  signe  de 
reconnaissance  quelconque.  Allez,  dites-lui  cela.  (Le  domestique 
sort.)  Une  dame  voilée... 

LE   DOMESTIQUE,  rentrant. 

C'est  la  dame  au  cachet. 

DE   FAVERNE. 

La  dame  au  cachet!  ah!  faites  entrer, 
SCÈNE  IV 
DE  FAVERNE,  DIANE. 

DE    FAVERNE. 

Vous!  vous!  vous! 

DIANE. 

Oui,  moi...  Avez-vous  donc  oublié  que  vous  aviez  de  par 
le  monde  une  amie  qui  s'intéressait  à  vous? 

DE    FAVERNE. 

Voilà  un  jour  et  demi  que  je  suis  blessé  et  personne  n'é- 
tait venu  ni  de  votre  part  ni  de  celle  de  votre  père. 

DIANE. 

J'ai  fait  demander  chez  vous...  on  ne  vous  y  avait  pas  vu... 
I!  y  a  une  demi-heure  que  je  sais  que  vous  êtes  chez  le  doc- 
teur... je  n'ai  point  envoyé...  je  suis  venue. 

DE    FAVERNE. 

Oh!  Diane,  Diane,  que  vous  êtes  bonne! 


GABIUEL    LAMBERT  235 

DIANE. 

J'ai  eu,  ce  matin,  une  explication  avec  mon  père.  Je  lui  ai 
dit  que,  vous  vivant,  je  napfiartiendrais  jamais  à  un  autre. 

DE   FAVERNE. 

Diane!  si  vous  saviez  combien  je  vous  aime  !  j'ai  mis  toutes 
mes  espérances,  tout  mon  bonheur,  toute  ma  vie,  toute  mon 
âme  en  vous...  Non,  je  ne  mourrai  pas...  je  ne  veux  pas 
mourir.  Je  veux  vivre  et  vous  aimer. 

DIANE. 

Taisez-vous!...  non  pas  que  je  n'aie  un  immense  bonheur 
à  vous  entendre,  mais  songez  à  votre  faiblesse...  songez  au 
danger  dont  vous  êtes  à  peine  sorti. 

DE   FAVERNE. 

Depuis  que  vous  êtes  là,  je  me  sens  renaître...  Oh!  dites- 
moi  que  vous  n'avez  pas  cru  un  mot  des  accusations  de  ces 
misérables  ! 

DIANE. 

Me  voilà  heureus»,...  ne  me  demandez  pas  autre  chose... 
Ma  présence  vous  absout  dans  mon  cœur...  Maintenant  que  je 
vous  ai  vu,  que  vous  êtes  hors  de  danger,  une  plus  longue 
visite  serait  fatigante  pour  vous... 

DE   TAVERNE. 

Non,  non...  restez,  restez  le  plus  que  vous  pourrez...  Oh! 
si  vous  pouviez  rester  toujours. 

DIANE. 

Vous  ne  m'avez  pas  laissée  achever  raa  phrase.  J'allais 
ajouter:  et  compromettante  pour  moi...  Vous  ne  serez  un 
prétendant  sérieux  pour  mon  père...  je  vous  en  demande 
pardon  pour  lui...  que  quand  vous  aurez  justifié  des  cent 
mille  écus  qu'il  exige...  et... 

DE   FAVERNE. 

Assez  sur  ce  point,  chère  Diane!...  dès  que  je  pourrai  tenir 
une  plume,  j'écrirai  à  la  Guadeloupe...  En  attendant,  gardez- 
moi  votre  cœur,  si  bon  et  si  dévoué. 

DIANI-. 

Henri,  je  vous  l'ai  gardé  depuis  le  jour  oii  je  vous  ai  ren- 
contré dans  ce  petit  village  de  Bretagne,  où,  après  y  avoir 
joué  tout  enfants,  nous  nous  sommes  retrouvés  avec  des 
cœurs  pleins  de  souvenirs  !  Et  j'ai  été  heureuse  de  voir  qu'en 
aimant  l'élégant  vicomte  de  Faverne,  je  n'étais  point  infidèle 
au  pauvre  Gabriel  Lambert. 


236  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

DE    FAVERNE. 

Votre  main,  Diane  !.;.  votre  main  chérie! 
(Elle  lui  donne  sa  main  à  baiser.  Ea  ce  moment,  par  une  porte  intcrieuro, 
le  docteur  entre.) 

SCÈNE  V 

Les  Mêmes,  FABIBN. 

DE  FAVERNE,    d'un  ton  de  reproche. 
Oh  !  docteur  1 

FABIEN. 

Excusez-moi,  monsieur;  excusez-moi  surtout,  mademoi- 
selle! M.  de  Faverne  me  paraissait  très-pressé  d'avoir  un 
objet  qu'il  m'avait  demandé,  et,  de  peur  de  rencontrer  quel- 
ques clienls  dans  l'antichambre,  je  suis  rentré  par  mon  es- 
calier particulier...  Si  j'eusse  pu  soupçonner,  mademoiselle... 

DIANE. 

Je  vous  dois  trop  de  remercîments,  monsieur,  pour  rece- 
voir vos  excuses...  Les  médecins  ont  ce  privilège  des  confes- 
seurs, qu'il  n'y  a  pas  de  secret  pour  eux...  Monsieur  Fabien, 
j'aime  M.  de  Faverne,  et  j'espère  avoir  le  bonheur  un  jour 
d'être  sa  femme;  c'est  à  ce  titre  que  je  suis  venue  visiter 
celui  que  je  regarde  déjà  comme  mon  mari.  Maintenant,  je 
n'ai  pas  besoin  de  vous  dire  que  ce  voile  avec  lequel  je  suis 
venue  et  avec  lequel  je  sors  n'a  pas  été  levé  pour  vous. 

FABIEN. 

Inutile  de  me  recommander  le  silence,  madame...  Je  ne 

vous  ai  pas  vue  et  jamais  un  mot  sorti  de  ma  bouche  ne  fera 

allusion  à  l'honneur  que  j'ai  eu  de  vous  rencontrer  chez  moi. 

(Diane  et  Fabien  se  saluent  5  de  Faverno  suit  Diane  des  yeux,   les  bras 

étendus  vers  elle.) 

SCÈNE  VI 
FABIEN,  DE  FAVERNE. 

FABIEN. 

Voici  le  portefeuille  que  vous  avez  désiré,  monsieur. 

DE   FAVERNE, 

Vous  voyez  ce  portefeuille.  Il  est  plein  de  papiers  de  fa- 


GABFUEL    LAMBERT  237 

mille  qui  n'intéressent  que  moi...  Docteur,  faites-moi  le  ser- 
ment que,  si  je  mourais,  vous  jetteriez  ce  portefeuille  au  feu. 

FABIE?Î. 

Je  vous  le  promets. 

DE   FAVERNE. 

Sans  lire  les  papiers  qu'il  contient. 

FABIEN. 

Il  est  fermé  à  clef. 

DE    FAVERNE. 

Oh  !  une  serrure  de  portefeuille  !  (Fabien  jette  le  portefeuille 
sur  le  lit  du  blessé.)  Pardon!  cent  fois  pardon!...  je  vous  ai 
blessé,  docteur  ;  mais  c'est  le  séjour  des  colonies  qui  m'a 
rendu^si  défiant.  Là-ba=,  on  ne  sait  jamais  à  qui  l'on  parle... 
Reprenez  ce  portefeuille,  je  vous  en  supplie!  Promettez-moi 
do  le  brûler  si  je  meurs. 

FABIEN. 

Pour  la  seconde  fois,  je  vous  le  promets;  d'ailleurs,  je  vous 
le  répète,  un  médecin  est  un  confesseur... 

DE  FAVERNE,   lui  tendant  la  main. 

Merci  ! 

FABIEN,  se  reculant. 
J'ai  déjà  tâté  votre  pouls,  il  est  aussi  bon  qu'il  peut  l'être. 

DE    FAVERNE. 

Dites-moi,  docteur? 

FABIEN, 

Quoi  ? 

DE   FAVERNE. 

Voiis  a-t-on  dit  qu'il  se  fût  présenté  chez  moi  une  jeune 
femme  en  mon  absence  ? 

FABIEN. 

Pardon!...  j'avais  oublié!  une  femme  avec  un  enfant...  oui. 
Elle  a  laissé  son  nom.  Je  l'ai  pris  pour  vous  l'apporter. 

DE    FAVERNE. 

Donnez. 

FABIEN. 

Voici. 

DE   FAVERNE. 

Louise  Oranger...  c'est  elle!  oh!  je  ne  me  trompais  pas.  Je 
l'avais  bien  reconnue;  elle  est  quelque  part,  là  dans  la  rue  à 
m'attendre,  sur  quelque  borne...  "Tout  est   conjuré  contre 


238      THÉÂTRE  COMPLET  D'aLEX.  DUMAS 

moi...  tout!...  (Réfléchissant.)  Docteur,  croyez- vous  que  main- 
tenant je  sois  trop  faible  pour  être  transporté  ? 

FABIEN. 

En  prenant  de  grandes  précautions,  je  crois  la  chose  pos- 
sible. 

DE  FAVERNE. 

Faites-moi  porter  chez  moi,  je  vous  en  supplie. 

FABIEN. 

Attendez  à  demain. 

DE   FAVERNE. 

Non,  aujourd'hui...  tout  de  suite,  si  vous  n'y  voyez  pas 
d'inconvénient.  Je  suis  un  hôte  insupportable...  je  vous  gène 
ot  je  suis  gêné. 

FABIEN,  souriant. 

Cette  dernière  considération  me  détermine;  j'ai  ici,  poui 
les  cas  pareils  au  vôtre,  un  brancard  couvert.  Seulement, 
quand  vous  verrez  cette  femme,...  pas  d'emportement:  la 
moindre  émotion  peut  vous  être  fatale. 

DE   FAVEUNE. 

Je  ne  la  verrai  pas. 

FABIEN. 

Gomment,  vous  ne  la  verrez  pas?  Mais  si  ello  se  représente 
chez  vous  ? 

DE    FAVERNE. 

Je  répéterai  ce  que  j'ai  déjà  dit  à  mes  gens,  que  je  ne  la 
connais  pas. 

FABIEN. 

Mais,  enfin,  qu'est-ce  que  c'est  que  cette  femme,  et  que 
vous  veut-elle  ? 

DE    FAVERNE. 

Elle  veut  probablement  que  je  l'épouse,  parce  que  nou.s 
avons  un  enfant  ;  comme  si  l'on  était  obligé  d'épouser  toutes 
les  aventurières  qu'on  a  connues! 

FABIEN. 

Eh  bien,  si  c'est  une  de  ces  femmes  que  l'on  peut  désin- 
téresser avec  de  l'argent.  >.  vous  êtes  assez  riche,  ce  mo 
semble. 

DE    FAVERNE. 

Eh  !  malheureusement,  ce  n'est  pas  une  de  ces  femmes- 
là!  c'est  une  fille  de  village,  une  brave  et  honnèle  fille. 


GABRIEL   LAMBERT  239 

FABIEN, 

Tout  à  l'heure  vous  l'appeliez  aventurière. 

DE    FAVERNE. 

J'avais  tort,  docteur;  celait  la  colère  qui  me  faisait  parler 
ainsi,  ou  plutôt  c'était  la  peur. 

FABIEN. 

Cette  femme  peut  donc  influer  d'une  manière  fatale  sur 
votre  destinée  ? 

DE     FAVERNE. 

Elle  peut  empêcher  mon  mariage  avec  mademoiselle  Ri- 
chard... rien  que  cela! 

FABIEN. 

Rai?on  de  plus  pour  la  recevoir  et  pour  la  persuader... 
au  lieu  de  renier  votre  enfant  et  de  faire  chasser  la  mère  par 
vos  laquais. 

DE  FAVERNE. 

La  revoir?...  Non,  jamais!...  soyez  bon  jusqu'au  bout... 
voyez-la,  vous,  docteur...  arrangez  la  chose  avec  elle  l... 
qu'elle  retourne  dans  son  village,  je  lui  donnerai  ce  qu'elle 
voudra...  dix  mille  francs...  vingt  mille  francs...  cin(iuant6 
mille  francs. 

FABIEN. 

Et  si  elle  refuse  tout  cela? 

DE    FAVERNE. 

Eh  bien,  alors,  si  elle  refuse...  (Fronçaat  le  sourcil.)  nous  ver- 
rons ! 

FABIEN. 

Cela  suffit,  monsieur.  Je  ferai  ce  que  vous  désirez,  (il 
sonne,  un  domestique  entre.)  Préparez  la  litière  et  trouvez  deux 
porteurs. 

(Le  domesiique  referme  la  porte.) 
DE    FAVERNE. 

Docteur,  trouvez-moi  quelque  bonne  et  digne  fenime  qui 
ne  quitte  pas  le  chevet  de  mon  lit. 

FABIEN.  . 

J'ai  l'habitude  de  conseiller  à  mes  clients  les  sœurs  de 
charité. 

DE    FAVERNE. 

Cette  femme  se  chargera  de  la  dépense..,  Tenez,  voilà  cinq 
cents  francs. 

LE  DOMESTIQUE. 

La  litière  est  prête. 


240  THÉÂTRE    COMPLET    D'aLEX.    DUMAS 

DE    FAVERNE. 

Docteur,  recommandez-leur  d'entrer  par  la  rue  du  Helder, 
no  20,  maison  à  deux  portes;  je  ne  veux  pas  entrer  par  celle 
de  la  rue  Taitbout,  je  la  rencontrerais. 

FABIEN,    aux  porteurs. 

Vous  avez  entendu  !  rue  du  Helder!  Le  plus  doucement 
possible. 

DE    FAVERNE,  qu'on  emporte. 
Quand  vous  verrai-je  ? 

FABIEN. 

Demain  matin.    En  cas   d'accident,  envoyez-moi  chercher. 

DE     FAVERNE. 

Au  revoir,  docteur...  Merci,  cent  fois  merci  1 
SCÈNE  VII 
FABIEN,  puis  LE  Domestique. 

FABIEN",  écrivant  sur  son  agenda. 

Reçu  cinq  cents  francs  du  vicomte  de  Fuverne...  Voilà, 
certes,  je  puis  l'affirmer  sans  connaître  les  causes  de  son  mal- 
iieur...  voilà  un  des  hommes  les  plus  malheureux  que  j'aie 
rencontrés. 

LE    DOMESTIQUE. 

Le  tapissier  de  monsieur,  qui  a  un  payement  pressé  à  faire 
à  la  banque,  demande  si  monsieur  peut  lui  donner  un  à- 
compte  sur  le  reste  de  son  mémoire,  qui  monte  à  qualr© 
mille  francs. 

FABIEN. 

T'a-t-ildit  la  somme  qu'il  désirait? 

LE   DOMESTIQUE. 

Il  a  fait  d'avance  une  quittance  de  deux  mille  francs,  pour 
déranger  monsieur  le  moins  possible. 
FABIEN,  regardant  la    quittance,  donne  d'abord  le  billet  de    cinq  cents 

francs  qu  il  vient  de  recevoir  de  Faverne,  et   ensuite  trois  autres  qu'il 

prend  dans  son  tiroir. 

Voilà  deux  mille  francs. 

LE  DOMESTIQUE. 

Je  les  lui  porte  tout  de  suite.  Il  n'a  plus  qu'une  demi- 
heure....  Il  est  trois  heures  et  demie...  à  quatre,  la  banque 
ferme. 


GADlUEL    LAMBERT  241 

FABIEN. 

Fais  vite,  alors. 

SCÈNE  VIII 

FABIEN,  OLIVIER,  entrWnnt  la  porte. 
OLIVIER. 

Puis-je  entrer  ? 

FABIEN. 

Je  crois  bien  ! 

OLIVIER. 

Comment  va  mon  homme  ? 

FABIEN. 

M.  de  Faverne? 

OLIVIER. 

Oui;  ne  l'avez-vous  pas  fait  transporter  chez  vous? 

FABIEN. 

Si  fait. 

OLIVIER. 

A  la  bonne  heure...  Si  misérable  que  je  le  croie,  j'ai  pensé 
qu'il  était  de  mon  devoir  d'aller  prendre  de  ses  nouvelles.  On 
m'a  dit  qu'il  était  chez  vous. 

FABIEN. 

Il  y  était  encore  il  y  a  cinq  minutes. 

OLIVIER. 

Il  n'y  est  plus  ? 

FABIEN. 

Non,  il  a  voulu  à  toute  force  retourner  chez  lui. 

OLIVIER. 

Bon  !  je  lui  amenais  une  famille,  s'il  n'en  a  pas. 

FABIEN. 

Que  voulez-vous  dire? 

OLIVIER. 

Oui,  une  femme  et  un  enfant...  Mais  je  vais  leur  dire  qu'il 
n'est  plus  ici,  n'est-ce  pas'' 

FABIEN,    l'arrêtant. 

Attendez  donc  I  une  femme  et  un  enfant...  Où  les  avez- 
vous  trouvés  ?...  A  sa  porte,  sur  un  banc  ? 

OLIVIER. 

C'était  là   qu'on  les  avait    pris,  en  effet  ;  mais  ils  étaient 
XXIV.  14 


242      THÉÂTRE  COMPLET  D'aLEX.  DUMAS 

dans  les  mains  d'un  sergent  de  ville,  qui  les  ayant  vus  là 
pendant  la  nuit,  qui  les  ayant  vus  là  le  rnatin,  qui  les  voyant 
encore  là  dans  l'après-midi,  les  conduisait  au  corps  de 
garde. 

FABIEN. 

Oh!  la  "nalheureuse  ! 

OLIVIER. 

Ma  foi!  la  pauvre  créature  avait  l'air  si  honnête,  que  je  fus 
pris  de  pitié  ;  je  perçai  la  foule  qui  l'entourait  et  je  demandai 
de  quel  crime  elle  était  coupable...  «  Ça  n'a  commis  aucun 
crime,  répondit  le  sergent  de  ville,  mais  ça  vagabonde...  Il  y 
a  près  de  vingt-quatre  heures  que  cette  malheureuse  est 
là,  sur  ce  banc,  avec  son  enfant,  —  Puis-je  lui  parler  ?  de- 
mandai-je  au  sergent  de  ville...  —  Si  même  vous  voulez  en 
répondre,  on  vous  la  donnera.  »  Elle  jeta  un  regard  suppliant 
sur  moi.  «  Que  faisiez-vous  donc  sur  ce  banc,  pauvre  femme? 
lui  demandai-je.  —  Je  l'attendais,  me  répondit-elle.  —  Qui 
atlendiez-vous?  —  Gabriel  Lambert.  —  Où  demeure-t-il  ? 
—  Au  numéro  l'I,  je  l'ai  vu  rentier,  puis  sortir...  seulement, 
on  m'a  dit  qu'il  ne  s'appelait  pas  Gabriel  Lambert,  mais  le 
vicomte  Henri  de  Faverne...  »  Vous  comprenez,  cher  ami,  à  ce 
mot,  je  devinai  tout!  Jemecrus  obligé  de  réparerautant  qu'il 
était  en  mon  pouvoir  le  mal  que  j'avais  fait.  Et,  m'adressant 
au  sepgent  de  ville  :  «  Je  m'appelle  le  baron  Olivier  d'Hor- 
noy,  lui  dis-je;  je  réponds  de  cette  femme...»  J'appelai  un 
fiacre...  «Où  me  menez-vous?  me  dtimanda-t-elle  au  mo- 
ment de  monter  dedans.  —  Près  du  vicomte  Henri  de 
Faverne...  —  Bien  vrai?  dit-elle.  —  Parole  d'honneur  I  — 
Alors,  monsieur,  au  nom  du  ciel,  ne  perdons  pas  un  instant.» 
Et  elle  s'élança  dans  la  voiture.  Je  donnai  votre  adresse, 
croyant  le  trouver  chez  vous,.,  11  n'y  est  plus,  je  vais  la  re- 
conduire chez  lui. 

FABIIiX. 

Gardez-vous-en  bien  I  La  malheureuse  serait  jetée  à  la 
porte  par  les  laquais  de  son  amant. 

OLIVIEII. 

Eh  !  mais...  c'est  donc  tout  à  fait  une  canaille,  que  ce 
monsieur  ? 

FABIEN. 

J'en  ai  horriblement  peur.  (Ouuant  la  porte).  Youloz-vous 
entrer,  mon  enfant  ? 


GADRIEL    LAMBERT  243 

SCÈNE    IX 

Les  Mêmes,  LOUISE. 

LOLISE. 

^  Où  est-il,  monsieur?...  où  est-il  ?  (a  d'Hornoy.)  Vous  m'aviez 
dit  qu'il  était  ici. 

FABIEN. 

Il  y  était  il  y  a  dix  minutes. 

LOUISE. 

J'ai  entendu  dire,  par  les  domesfîques,  qu'il  avait  été 
blessé  en  duel.  Mon  Dieu  1  serait-il  mort? 

FABIEN. 

Non,  il  va  aussi  bien  que  possible. 

LOCISE. 

Ohl  Dieu  soit  loué!  Où  est-il  ?  fl  faut  que  je  lui  parle; 
vous  comprenez,  il  faut  qu'il  voie  son  enfant. 

FABIEN. 

Oui,  VOUS  le  reverrez...  oui,  il  reverra  son  enfant,  mais 
pas  dans  ce  moment,  il  est  trop  faible  encore;  une  émo'ioa 
le  tuerait. 

LOUISE. 

Oh  !  alors  j'attendrai...  Mais  où  attendrai-je ? 

FABIEN. 

Ici,  si  vous  voulez. 

LOUISE. 

Mais  où  suis-je,  ici  ? 

FABIEN. 

Chez  le  médecin  qui  l'a  soigné. 

OLIVIER. 

Et  vous  pouvez  ajouter:  qui  lui  a  sauvé  la  vie. 

LOUISE. 

Oh!  laissez-moi  vous  baiser  les  mains,  monsieur. 

FABIEN. 

Pauvre  femme  ! 

LOUISE. 

Vous  me  plaignez,  n'est-ce  pas  ? 

FABIEN. 

Oh:  oui,  et  profondément...  Mais,  d'abord,  où  avez- vous 
laissé  votre  enfant  ? 


244  THÉÂTRE    COMPLET    d'aLEX.    DUMAS 

LOUISE. 

Dans  le  salon  qui  précède,  sur  un  canapé. 

FABIEN. 

Je  vais  le  recommander  à  la  femme  de  mon  valet  de  cham- 
bre, qui  en  prendra  soin. 

LOUISE. 

J'ai  peur  qu'il  n'ait  froid  et  faim,  monsieur. 

FABIEN. 

Soyez  tranquille,  on  pourvoira  à  tout. 

OLIVIER. 

Mon  cher  Fabien,  comme  madame  a  probablement  à  vous 
dire  des  choses  que  l'oreille  d'un  médecin  et  d'un  confesseur 
peut  seule  entendre,  je  vous  laisse  avec  elle,  bien  certain 
que  je  n'ai  pas  besoin  de  vous  la  recommander...  Au  revoir, 
mon  cher  Fabien  !...  Bon  courage,  madame! 

(il  sort.) 

SCÈNE  X 
FABIEN,   LOUISE. 

FABIEN. 

Vous  êtes  bien  Louise  Granger,  n'est-ce  pas? 

LOUISE. 

Oui,  monsieur, 

FABIEN. 

Je  suis  chargé,  par  M.  le  vicomte  de  Faverne,  de  causer 
d'affaires  avec  vous. 

LOUISE. 

D'affaires,  monsieur? 

FABIEN. 

D'affaires  vous  concernant.  Mais,  comme  M.  Henri  était 
très-faible,  et  que  je  lui  avais  défendu  de  parler,  c'est  donc 
de  vous,  mademoiselle,  que  je  dois  tenir  les  détails  qu'il  n'a 
pu  me  donner. 

LOUISE,   avec  émotion. 

Ainsi,  aujourd'hui,  il  est  vicomte?...  il  s'appelle  Henri  de 
Faverne? 

FABIEN. 

C'est  du  moins  le  nom  sous  lequel  il  est  connu  dans  le 
monde. 


GABRIEL    LAMBERT  243 

LOUISE. 

Autrefois,  il  s'appelait  Gabriel  Lambert;  c'est  sous  ce  nom 
que  je  l'airnai  et  qu'il  m'aima. 

FABIEN. 

Avez-vous  assez  de  conliance  en  moi  pour  me  dire  com- 
ment vous  avez  quilté  votre  village...  et  comment,  ne  con- 
naissant votre  amant  que  sous  le  nom  de  Gabriel  Lambert, 
vous  l'avez  pu  retrouver  sous  celui  de  Henri  de  Faverne  ? 

LOUISE. 

Elélas  !  monsieur,  il  nous  quitta,  son  père  et  moi; 

FABIEN. 

Il  a  toujours  son  père  ? 

LOUISE. 

Oui,  monsieur;  grande  tristesse  pour  le  vieillard  !  Il  nous 
quitta  pour  venir  à  Paris,  poursuivre  un  remboursement  de 
dix  mille  francs^  qui  étaient  tout  l'avoir  de  son  pauvre  père... 
Après  un  mois,  nous  reçûmes  une  lettre  nous  annonçant  que, 
résolu  à  faire  fortune,  il  partait  pour  la  Guadeloupe.  Depuis 
ce  jour,  nous  n'eûmes  plus  de  ses  nouvelles. 

FABIEN. 

Comment  sùtes-vous  alors  qu'il  était  toujours  à  Paris 

LOUISE. 

Le  maire  de  notre  village  y  vint.  Le  hasard  fit  qu'en  re- 
venant de  Gourbevoie,  il  rencontra  Gabriel  à  cheval,  vêtu 
en  élégant  et  suivi  d'un  domestique  à  cheval  comme  lui. 
Malgré  cette  espèce  de  déguisement,  le  maire  le  reconnut,  et 
l'appela...  (jabriel  se  retourna  à  son  nom,  et  le  reconnut 
aussi,  à  ce  qu'il  paraît,  car  il  mit  son  cheval  au  galop.  Le 
brave  homme  alla  le  soir  au  parterre  de  l'Opéra,  et  reconnut, 
dans  une  des  loges  les  plus  élégantes  de  la  salle,  son  cavalier 
de  la  journée;  il  voulut  en  avoir  le  cœur  net,  il  interrogea 
l'ouvreuse  et  apprit  d'elle  que  le  locataire  de  la  loge  était  un 
habitué  de  l'Opéra,  et  ne  manquait  pas  une  représentation. 
Le  soir  même  de  mon  arrivée,  il  y  ajuste,  aujourd'hui  mardi, 
huit  jours,  j'allai  attendre  avec  mon  enfant,  rue  Le  Pele- 
tier,  la  sortie  de  l'Opéra;  au  bout  de  quelques  minutes,  je 
vis  Gabriel  donnant  le  bras  à  une  jeune  personne  fort  belle 
et  fort  élégante,  que  je  reconnus  pour  mademoiselle  Diane 
Richard,  c'est-à-dire  la  même  pour  laquelle  il  était  venu  â 
Paris. 

14. 


246  THÉÂTRE    COAU'LET    D'ALEX-    DUMAS 

FABIEX. 

Mais  il  ne  monta  point  en  voiture  avec  elle? 

LOUISE. 

Non.  Il  attendit  son  coupé,  j'eus  tout  le  temps  de  l'exa- 
miner... «  Où  va  monsieur  ?  demanda  le  cocher.  —  Chez  moi, 
paibleu  !  »  répondit  Gabriel...  Je  courus  derrière  la  voiture 
presque  aussi  vite  qu'elle,  et  j'arrivai  devant  sa  porte  au 
moment  où  le  concierge  fermait  les  deux  battants.  J'insistais 
pour  parler  à  Gabriel,  on  me  repoussa  brutalement  en  me 
disant  :  «  C'est  inutile  que  vous  reveniez...  M.  le  vicomte  a 
défendu  de  vous  recevoir...  »  Alors,  je  pris  mon  enfant  dans 
mes  bras  et  m'assis  sur  un  banc  à  la  |)orle...  C'est  en  ce  mo- 
ment qu'un  sergent  de  ville  ni'ordonna  de  le  suivre.  J'obéis 
machinalement,  je  ne  savais  plus  ce  que  je  faisais.  Votre  ami 
passa...  eut  piiié  de  moi,  et  m'emmena  chez  vous...  Que 
pouvez-vous  pour  moi?,.,  que  vous  a-t-il  chargé  de  me 
dire? 

FABIEN. 

Hélas!  peu  de  choses  consolantes.  Il  est  irriié,  aigri,..  Il 
en  veut  au  genre  humain  tout  entier...  et,  s'il  ne  paraissait 
pas  tant  tenir  à  la  vie,  je  croirais  qu'il  a  voulu  se  faire  tuer 
pour  échapper  à  quelque  grand  remords. 

LOUISE. 

Oh  !  si  j'étais  près  de  lui,  si  je  pouvais  le  soigner,  le  con- 
soler, faire  un  appel  à  ses  souvenirs,  peut-être  le  rendrais-je 
à  son  père...  peut-être  le  ran  ènerais-je  à  moi,.,  peut-être 
referais-je  de  lui  un  honnête  homme  ! 

FABIKN. 

Eh  bien,  écoutez;  voulez-vous  tenter  une  chose? 

LOUISE. 

Laquelle  ?...  oh  !  monsieur,  laquelle? 

FABIEN. 

Consentiriez-vous  à  demeurer  à  son  chevet  sans  être  connue 
de  lui  jusqu'au  moment  où  sa  blessure  sera  assez  bien  guérie 
pour  ([ue  vous  puissiez  sans  danger  vous  faire  reconnaître? 

LOUISE. 

Oh!  oui,  monsieur,  je  consentirai  à  tout,  pourvu  que  je  le 
revoie. 

FABIEN. 

Eh  bien,  dans  :a  défiance  de  tout  le  monde,  ne  voulant  pas 
être  servi  par  ses  domestiques,  il  m'a  demandé  une  femme 


GACl'.IEL   LAMBERT  247 

de  confiance  de  laquelle  je  puisse  répondre...  Voulez-vous 
être  celle  jeune  femme  et  vous  introduire  aujourd'hui  chez 
lui  avec  une  lettre  de  recommandation  de  moi?  Vous  vous 
arrangerez  de  façon  qu'il  ne  voie  pas  votre  vidage...  Une 
foi-^  près  de  lui...  c'est  à  vous  d'essayer  l'influence  d'une 
bonne  nature  sur  une  mauvaise...  Si  vous  réussissez,  ce  sera, 
ma  foi,  un  beau  triomphe  de  la  moralité  sur  le  vice. 

LOUISE. 

Oh  !  jo  réussirai,  monsieur,  je  réussirai!  mais  mon  enfant, 
monsieur,  mon  enfant?... 

FABIEX. 

Rien  n'empêche  qu'il  ne  reste  chez  moi  ;  vous  vous  enten- 
drez avec  la  femme  de  mon  valet  de  chambre. 

LOUISE. 

Mais,  monsieur,  je  n'ai  pas  d'argent,  il  me  reste  un  louis 
à  peine...  Il  est  vrai  que  j'ai  payé  mon  hôtel  jour  par  jour. 

FABIEN. 

Sur  ce  point,  je  puis  au  moins  faire  cesser  votre  inquiétude. 
M.  de  Faverne  désire  que  la  personne  se  charge  de  la  dé- 
pense, et,  à  cet  effet,  il  m'a  laissé  un  biliet  de  banque  de 
cinq  cents  francs. 

LOUISE. 

Un  billet  de  banque  ! 

FABIEX. 

Oui...  c'est  bien  le  moins  que,  sur  l'argent  du  père,  vous 
préleviez  la  dépense  do  Tenfunt. 

lol;se. 

Mais  ce  billet  de  banque  de  cinq  cents  francs...  Il  y  a  donc 
des  billets  de  banque  de  cinq  cents  francs,  monsieur  ?  Je 
croyais  qu'il  n'y  en  avait  que  de  deux  cents. 

FABIEN. 

Il  y  en  a  de  cinq  cents,  de  mille  et  de  cinq  mille. 

LOUISE. 

Je  disais  que  ce  billet  de  banque  de  cinq  cents  francs,  il 
faudrait  le  changer. 

FABIEN. 

Aussitôt  reçu,  je  m'en  suis  servi  pour  faire  la  part  d'un 
payement.,.je  vous  en  donnerai  l'argent...  Et,  tenez...  fOarrant 
son  tiroir.)  j'ai  trois  cents  francs  en  or  dans  mon  tiroir...  pre- 
nez-les toujours...  Je  vous  porterai  le  reste  en  allant  faire 


248  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

visite  à  M.  de  Faverne.  (oa  sonne  en  dehors.)  Germain,  voyez- 
donc,  c'est  à  ma  sonnette  particulière. 

(il  donne  l'argent  à  Louise.) 
LOUISE. 

Merci,  monsieur.  Je  vais  embrasser  mon  enfant  et  m'en- 
tendre  avec  celle  qui,  en  mon  absence,  voudra  bien  lui  ser- 
vir de  mère. 

FABIEN. 

Suivez  ce  corridor,  ma  chère  enfant,  il  vous  conduira 
juste  près  d'Armande. 

(Elle  va  pour  sortir  par  la  porte  du  corridor.) 
LE    DOMESTIQUE. 

C'est  un  agent  de  la  police  de  sûreté  qui  désire  parler  à 
monsieur  lui-même. 

LOUISE,   à  part. 
De  la  police  ! 

FABIEN. 

Un  agent  de  la  police  de  sûreté  qui  désire  me  parler?... 
Ah!  probablement  à  propos  du  duel  de  l'autre  nuit!  Faites 
entrer. 

SCÈNE  XI 

FABIEN,  l'Agent. 

FABIEN. 

Vous  avez  demandé  le   docteur  Fabien,  monsieur...    c'est 

moi. 

l'agent. 
Vous  n'avez  pas  besoin  de  me  le  dire,  j'ai  l'honneur  de 
vous  connaître. 

FABIEN. 

Que  me  voulez-vous.' 

l'agent. 

Un  simple  renseignement,  docteur.  (Louise  reparaît  k  la  porle 
du  cabinet.)  Vous  avez  soldé  aujourd'hui  une  partie  de  facture 
à  votre  tapissier  avec  quatre  billets  de  banque  de  cinq  cents 
francs  chacun  ? 

FABIEN. 

Oui,  monsieur. 

l'agent. 
Votre  tapissier,  de  son  côté,  a  payé  un  billet  de  quatre 


6APR1EL  LAMBEUT  249 

mille  francs  qu'il  avait  à  la  Banque  avec  deux  mille  francs 
en  or  et  les  deux  mille  francs  qu'il  a  reçus  de  vous  en  pa- 
pier. 

FABIEN. 

C'est  possible,  monsieur. 

l'agent. 
Un  des  billets  de  banque  de  cinq  cents  francs  était  faux. 

LOUISE,    à  part. 

Mon  Dieu  ! 

FABIEN. 

Vraiment?...  Attendez...  je  vais  le  remplacer. 
l'agent. 

Ce  n'est  point  de  cela  qu'il  est  question,  docteur,  aujour- 
d'hui du  moins.,.  Maintenant,  il  n'est  besoin  que  de  savoir  si 
vous  pourriez  vous  rappeler  les  personnes  de  qui  vous  tenez 
ces  billets. 

FABIEN. 

Rien  de  plus  facile;  je  les  ai  reçus  depuis  quatre  ou  cinq 
jours  seulement  et  j'ai  un  registre  spécial  où  j'inscris  toutes 
mes  recettes. 

l'agent. 

Ah  !  vous  rendrez  un  grand  service  à  la  Banque,  docteur, 
si  vous  pouvez  la  mettre  sur  la  voie  des  coupables... 

FABIEN,   peniiant  ce  temps,  a  ouvert  le  carnet  de  recettes  où  on  lui  a  va 
inscrire  le  billet  de  cinq  c^nts  francs  de  FaTerne. 

^'oyons  cela! 

l'agent,  tirant  nn  carnet  de  sa  poche. 
Permettez  que.j'inscrive  au  fur  et  à  mesure  les  noms  et  les 
adresses. 

FABIEN. 

Faites,  monsieur...  «  Madame  de   Mauclerc,  maîtresse  da 
pension  aux  Champs-Elysées,  pour  soins  donnés  à  ses  élèves, 
cinq  cents  francs.  »  Y  étes-vous  ? 
l'agent. 

l'y  suis. 

FABIEN. 

«  M.  Leclerc,  marchand  de  bois,  rue  de  l'Arcade,  no  IQ, 
pour  soins  donnés  à  son  fils.  » 

l'agent. 
Deux. 


250  THÉÂTRE    COMPLET   d'ALEX.    DUMAS 

FABIEN. 

«  M.  Bourgeois,  négociant,  rue  du  Bac,  n°  1i1,  pour  deui 
ans  de  soins  donnés  à  lui-même...  » 
l'agent. 
Trois. 

LOUISE,   bas,  à  Fabien. 

Au  nom  du  ciel,  ne  nommez  pas  le  quatrième  !  (Fabien  la 
regarde.)  Je  vous  en  supplie  ! 

FABIEN. 

C'est  bizarre  !...  je  n'ai  point  inscrit  le  nom  de  la  personne 
dont  je  tiens  le  quatrième. 

l'agent. 
Cherchez  bien,  docteur! 

FABIEN. 

J'ai  beau  chercher...  il  n'y  est  pas. 

(il  referme  son  carnet.) 
l'agent. 
Oh!  je  regrette  cette  omission,  docteur...  Je  vais  toujours 
transmettre  à  qui  de  droit  les  renseignements  que  vous  avez 

eu     l'obligeance    de    me    donner.    (Fabien    sonne,    an    domestique 

entre.)  Désespéré  de  vous  avoir  dérangé,  docteur. 

FABIEN. 

Adieu,  monsieur. 

(L'agent  sort  avec  le  domestique.) 

SCÈNE  XII 
LOUISE,  FABIEN. 

LOUISE,   tombant  ans  piedt  de  Fabien  et  lui  baisant  la  main. 

Dieu  VOUS  récompensera,  docteur  1 

F '.BIEN. 

Que  voulez-vous  dire,  mon  enfant? 

LOUISE. 

Ilien  !... 


GABRIEL    LAMBERT 


ACTE  TROISIÈME 

Un  élégant  bondoir  chei  de  Faverne.  —  Sofa  au  fond  à  droite  ;  noe 
caisse  à  gancbe;  panoplies  an  mnr.  Tableaux  ;  gaéiidon  au  miliea  de 
la  pièce;  pendules,  tases,  tapis,  étagères;  fenclre  au  foad  à  droite. 


SCÈNE  PREMIERE 

FABIEN,  LOUISE,  en  sœur  de  charité. 
FABIEX. 

Eh  bien,  chère  enfant,  vous  n'avez  rien  de  nouveau  à  m'ap- 
prendre  ? 

LOUISE. 

Rien,  docteur...  Depuis  cinq  jours  que  je  suis  ici,  la  fièvre 
et  le  délire  n'ont  pas  quitté  Gabriel...  hier  seulement,  le 
calme  est  revenu,  et  j'ai  dû  m'éloigner  de  lui  de  peur  qu'il 
ne  me  reconnaisse. 

FABIEN. 

Je  vais  le  voir,  tenter  une  dernière  épreuve. 

LOLISE. 

Parlez-lui  de  son  père,  qui  est  arrivé  hier  et  qu'il  ne  veut 
pas  recevoir...  Soyez  éloquent!  dites  lui  que,  pour  les  bles- 
sures de  l'esprit,  il  y  a  deux  grands  médecins,  monsieur. 
Pour  ceux  qui  souffrent  injustement,  il  y  a  la  prière;  pour 
ceux  qui  souffrent  justement,  il  y  a  le  repentir. 

(Elle  sort.) 

SCÈNE  II 
DE  FAVERNE,  FABIEN. 

DE   FAVERN'E. 

Ah!  que  c'est  bon  à  vous  d'être  venu,  docteur  !  je  ne  vous 
ai  point  menti,  allez,  je  suis  horriblement  souffrant. 

FABIEN. 

Qu'avez-vous?  Ce  ne  peut  pas  être  votre  blessure. 


252  THÉÂTRE    COMPLET    D'aLEX.    DUMAS 

DE    FAVERXE. 

Non,  grâce  à  Dieu,  il  n'y  paraît  pas  plus  maintenant  que 
£1  c'était  une  sintiple  piqûre  de  sangsue.  lAlais,  vous  allez 
vous  moquer  de  moi,  docteur...  je  crois  que  j'ai  des  va- 
i;eurs. 

FABIEN. 

Voyons  votre  pouls?  (il  lui  tàie  le  pouls.)  Nerveux  et  agité t 
(On  sonne,  de  Faverne  tressaille.)  Qu'avez-vous  ? 
DE   FAVERNE. 

Rien!  c'est  plus  fort  que  moi...  Quand  j'entends  une  son- 
ïielte,  je  tressaille,  et  puis^  tenez,  je  dois  pâlir.  Je  sens  tout 
mon  sang  qui  se  retire  vers  le  cœur. 

FABIEN. 

C'est  évident...  vous  souffrez,  mais  ce  n'est  point  une  cause 
physique  qui  vous  fait  souffrir.  Vous  avez  quelque  douleur 
morale,  une  inquiétude  grave,  peut-être  ? 

DE   FAVERNE. 

Quelle  inquiétude  voulez-vous  que  j'aie?...  Tout  va  pour 
3e  mieux...  Mon  mariage  avec  mademoiselle  Richard  a  lieu 
dans  trois  semaines. 

FABIEN. 

A  propos  de  mariage,  je  vous  rapporte  le  porttfeiiille  que 
vous  m'aviez  confié,  et  dans  lequel  sont  des  papiers  de  fa- 
mille. 

DE    FAVERNE. 

Je  VOUS  avais  dit  de  ne  me  le  rendre  que  quand  je  serais 
guéri... 

FABIEN. 

\^ous  l'êtes...  Calmez-vous  seulement,  et  tout  sera  fini. 

DE    FAVERNE. 

Calinez-vous!  c'est  bien  aisé  à  dire...  Parbleu!  si  je  pou- 
rais  me  calmer,  je  serais  guéri... 

FABIEN. 

Il  faut  vous  ménager,  monsieur... 

DE    FAVERNE. 

Au  fait,  je  suis  bien  bon  de  me  tourmenter  ainsi...  Bah  !  je 
£iiis  riche,  je  jouis  de  la  vie...  Cela  durera  tant  que  ça  pourra. 
Ains^,  docteur,  vous  ne  me  conseillez  rien? 

FABIEN. 

Si  fait  :  je  vous  conseille  d'avoir  confiance  en  moi  et  de  me 
ilirc  ce  qui  vous  tourmente. 


GABRIEL    LAMBERT  253 

DE    F A VER NE. 

Vous  croyez  donc  toujours  que  j'ai  quelque  chose  que  je 
n'ose  dire? 

FABIEN. 

Je  dis  que  vous  avez  un  secret  que  vous  gardez  pour  vous, 
un  secret  terrible,  peut-être  I 

DE  FAVERNE,  se  laissant  tomber  sur  une  chaise. 

Terrible!...  Oui  docteur,  oui  :  vous  êtes  un  homme  de 
génie,  vous  avez  deviné  cela.  Oui,  j'ai  un  secret  et,  comme 
vous  le  dites,  un  secret  terrible  !...  un  secret  que  j'ai  tou- 
jours eu  envie  de  dire  à  quelqu'un,  et  que  je  vous  dirais  à 
vous,  si  vous... si  vous  étiez  confesseur  au  lieu  d'être  médecin. 

FABIEN. 

Si  j'attendais  que  vous  me  dissiez  vos  secrets,  vous  ne  vous 
y  décideriez  pas;  je  vais  donc  les  dire,  moi. 

DE    FAVERNE. 

Vous  !  vous  savez  mes  secrets,  vous?  Impossible  I 

FABIEN. 

Ce  qui  vous  tourmente,...  ce  qui  vous  donne  cette  surex- 
citation nerveuse,  c'est  que  votre  père  est  arrivé  à  Paris 
hier. 

DE  FAVERNE. 

iMon  père? 

FABIEN. 

Et  q.e,  comme  votre  père  est  un  très-honnête  homme  et 
qu'on  ne  chasse  pas  son  père  comme  on  chasse  une  maîtresse, 
surtout  quand  il  est  à  peu  près  sûr  que  son  fils  le  déshonore... 

DE    FAVERNE. 

Docteur! 

FABIEN. 

Que  son  fils  le  déshonore  !  Vous  craignez  qu'il  ne  dise  que 
vous  êtes  né  au  village  de  Saint-Dolay,  en  Bretagne,  et  non 
à  la  Pointe-à-Pitre... 

DE    FAVERNE. 

Monsieur  ! 

FABIEN. 

Que  vous  vous  appelez  Gabriel  Lambert,  et  non  le  vicomte 
de  Faverne. 

DE   FAVERNE. 

Ahl 

XXIV.  j5 


254  THÉÂTRE    COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

FABIEN. 

Vous  craignez,  enfin,  qu'il  ne  fasse  manquer  votre  mariage 
avec  mademoiselle  Diane,  en  disant  que  vous  vivez  ici  d'une 
industrie  ténébreuse,...  qui  vous  donne  cette  maladie  de  nerfs 
pour  laquelle  vous  me  consultez.  Eh  bien,  maintenant,  le 
conseil  que  vous  me  demandez,  le  voici  :  Implorez  le  pardon  de 
votre  père,  implorez  le  pardon  de  Louise,  quittez  Paris... 
Partez  avec  eux  pour  Saint-Dolay,  cachez-vous-y  à  tous  les 
yeux,  car  votrepère  et  Louise  ne  vous  pardonneraient  peut-être 
pas.  (De  Faverne  tombe  anéanti.)  A  propos,  monsieur  de  Faverne, 
j'ai  toujours  oublié  de  vous  parler  d'une  chose  d'un  médiocre 
intérêt  pour  moi,  mais  que  je  crois  d'un  grand  intérêt  pour 
vous. 

DE   FAVERNE. 

De  quelle  chose  ? 

FABIE?s'. 

Le  billet  de  cinq  cents  francs  que  vous  m'avez  donné,  en 
quittant  ma  maison,  était  faux. 

DE   FAVERNE, 

Faux?  C'est  étrange  1...  je  vais  vous  rendre   cmq  cents 

francs...  (il  va  au  secrétaire,  tiro  la  clef  de  sa  poche  et  la  met  dans  la 
serrare.  —  s'arrètant.)  N'y  a-t-il  pas  une  cliose  qui  VOUS  étonne 
comme  moi,  docteur  ? 

FABIEN. 

Laquelle  ? 

DE   FAVERNE. 

C'est  qu'on  ait  le  courage  de  contrefaire  un  billet  de 
banque. 

FABIEN. 

Cela  m'étonne,  parce  que  c'est  une  lâche  et  infâme  action . 

DE   TAVERNE. 

Infâme  peut-être  ;  lâche,  non;  savez-vous  qu'il  faut  une 
main  bien  ferme  pour  écrire  ces  deux  petites  lignes  :  La  loi 
•punit,  de  mort  le  contrefacteur? 

FABIEN. 

Seulement,  cette  main  n'a  pas  la  force  de  prendre  un  poi- 
gnard et  de  s'en  frapper  quand  arrive  la  condamnation  qui 
doit  conduire  le  faussaire  à  l'échafaud... 

DE  FAVERNE. 

A  l'échafaud!  oui,  je  comprends  que  l'on  envoie  un  assas- 


GABRIEL    LAMBERT  255 

sin  à  l'échafaud  ;  mais  avouez  que  guillotiner  un  homme  pour 
&\oir  fait  de  faux  billets,  c'est  bien  cruel. 

FABIKX. 

Vous  avez  raison  ;  aussi  je  sais  de  bonne  source  que  l'on 
doit  incessamment  adoucir  cette  peine  et  la  borner  aux  ga- 
lères. 

DE   FAVERKE. 

Vous  savez  cela  1  docteur,  vous  savez  cela  ;  en  êtes-vous 
sur  ? 

FABIEN. 

Je  l'ai  entendu  dire  à  celui  de  qui  la  proposition  même 

viendra. 

DE    FAVERNK. 

Au  roi? 

FABIEX. 

Au  roi. 

DE   FAVERXE, 

Au  fait,  c'est  vrai,  vous  êtes  médecin  du  roi  par  quartier. 
Ah  !  le  roi  a  dit  celai  Et  quand  la  proposition  doit-elle  être 
faite  ? 

FABIEN. 

Cela  vous  intéresse  donc? 

DE    FAVERNE. 

Sans  doute;  cela  n'intéresse-t-il  pas  tout  ami  de  l'huma- 
nité, d'apprendre  qu'une  loi  trop  sévère  est  abrogée  ? 

FABIEN. 

Elle  n'est  point  abrogée,  monsieur;  seulement,  les  galères 
remplaceront  la  mort.  Cela  vous  paraît-il  une  bien  grande 
amélioration  dans  le  sort  des  coupables? 

DE  FAVERNE  ,  donnant  cinq  cents  francs  en  Or  à  Fabien. 

Tenez,  voilà  cinq  cents  francs  en  or. 

FABIEN. 

Merci!  mais  ce  qui  me  reste  à  vous  dire  est  encore  plus  im- 
portant que  ce  que  je  vous  ai  dit. 

DE   FAVERNE. 

Que  vous  reste-t-il  donc  à  me  dire? 

FABIEN. 

11  me  reste  à  vous  dire  que,  comme,  le  même  jour,  le  billet 
est  allé  à  la  Banque  et  a  été  reconnu  faux,  sachant  que  c'était 
moi  qui  l'avais  donné  à  mon  tapissier,  avec  trois  autres,  on 


256  THÉÂTRE    COMPLET   D'ALËX.    DUMAS 

est  venu  aui  renseignements  chez  moi  ;  et,  comme  j'ai  beau- 
coup d'ordre,  grâce  à  un  carnet  sur  lequel  j'inscris  toutes 
mes  recettes,  j'ai  pu  donner  les  noms  et  les  adresses. 

DE   FAVERNE  ,   épouvanté. 

Des  quatre  personnes  qui  vous  avaient  donné  ces  billets  ? 

FABIEN. 

Non,  de  trois  seulement.  J'allais  donner  le  nom  de  la  qua- 
trième ,  lorsqu'une  jeune  femme  est  tombée  à  mes  pieds,  et 
m'a  conjuré,  au  nom  de  son  enfant,  de  me  taire. 

DE  FAVERNE. 

Et...? 

FABIEN. 

Et  j'ai  dit  qu'ayant  oublié  le  nom  et  l'adresse  de  la  qua- 
trième personne,  je  ne  pouvais  les  donner... 

DE  FAVERNE. 

Vous  avez  fait  cela,  docteur  ! 

FABIEN. 

Ohl  pas  pour  vousl...  mais  pour  cette  jeune  femme  qui 
était  à  mes  pieds. 

DE   FAVERNE. 

Mais,  cette  jeune  femme  qui  était  à  vos  pieds,  qui  est-elle? 
FABIEN,  montrant  Louise,  qui,   pendant  la  un  de  la  scène,  est 
entrée  et  s'est  mise  à  genoux  près  de  Faverae. 
Celle  qui  est  aux  vôtres!  Adieu. 

(il  sort.) 

SCÈNE  III 

LOUISE,  DE  FAVERNE. 

LOUISE,  suppliante. 
Gabriel  I 

DE  FAVERNE,  la  prenant  dans  ses  bras. 
Louise  1  Louise  1 

LOUISE. 

J'ai  pris  pour  te  soigner  ces  pieux  vêtements,  afin  que  tu 
ne  me  reconnaisses  pas. 

DE   FAVERNE. 

C'était  donc  toi  qui  veillais  jour  et  nuit  à  mon  chevet  ? 

LOUISE. 

N'était-ce  pas  mon  devoir  ? 


GABRIEL    LAMBERT  257 

DE    FAVERNE. 

Oh  î  tu  es  une  sainte,  et,  moi,  je  suis  un  impie!  Va  cher- 
cher mon  père  et  reviens  avec  lui  ! 

(Louise  s'élance  hors  de  la  chambre.) 

SCÈNE  IV 

DE  FAVERNE,  seul  ;  puis  un  Domestique. 

Maintenant,  je  dois  fuir  Paris,  m'ensevelir  dans  mon  vil- 
lage, m'abriter  sous  la  chasteté  de  l'épouse  et  l'innocence  de 
i'enfaiit...  Mais  Diane  !  Diane!...  Eh  bien,  je  lui  diiai  que  je 
n'ai  pas  pu  réunir  les  derniers  cent  mille  francs  que  son  père 
exigeait...  et  elle  m'oubliera!...  Que  va-telle  dire?...  moi 
qui  me  suis  fait  passer  à  ses  yeux  pour  millionnaire  !  elle  dira 
que  je  suis  un  honnête  homme!  (il  sonne.)  Écrivons. 

«  Chèr&^ Diane, 

»  L'homme  que  j'avais  chargé  de  réaliser  ma  fortune  à  la 
Guadeloupe,  a  vendu  toutes  mes  propriétés,  et,  après  avoir 
réalisé  plus  d'un  million^  s'est  enfui  en  Amérique.  Il  ne  me 
reste,  pour  toute  fortune,  que  deux  cent  raille  francs,  c'est-à- 
dire  les  deux  tiers  seulement  de  la  somme  exigée  par  votre 
père. Plaignez-moi,  Diane;  je  ne  veux  point  rester  à  Paris  pour 
être  témoin  du  bonheur  d'un  autre.  Oh  l  croyez-en  le  cri  de 
mon  cœur,  je  pars  bien  malheureux! 

»  A  vous  pour  la  vie! 

»    DE   FAVERNE.    » 

Ah  !  je  respire  en  pensant  que  ce  nom  est  le  dernier  faux 
que  je  ferai. 

(il  cachette  la  lettre  et  sonne.) 
UN   DOMESTIQUE. 

M.  le  vicomte  a  sonné? 

DE    FAVERNE. 

Oui...  Portez  cette  lettre  chez  M.  Richard.  Vous  la  remet- 
trez à  mademoiselle  Diane. 

LE  DOMESTIQUE. 

Y  a-t-il  une  réponse? 

DE   FAVERNE. 

Non,   probablement...  Allez!  (Le  Domestique  sort.'  Et  mainte- 


258      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

nant,  les  voilà,  je  les  entends;  qu'ils  viennent,  le  sacrifice  est 
fait! 

SCÈNE  V 

DE  FAVERNE,  LAMBERT,  LOUISE. 

DE  FAVERNE. 

Mon  père,  j'attends  votre  pardon  à  genoux... 

LAMBERT. 

Dans  mes  bras...  le  fugitif!...  Oh!  te  voilà  donc,  malheu* 
reux  et  cher  enfant! 

LOUISE. 

Je  vous  le  disais  bien  toujours,  mon  oncle,  qu'il  nous  re- 
viendrait. 

LAMBERT. 

Oui;  mais  comment  nous  revient-il?  Mieux  vaudrait  que, 
comme  l'enfant  prodigue,  il  nous  revînt  en  haillons  qu'avec 
tout  ce  luxe,  dont  nous  ignorons  la  source,  qu'avec  ce  titre 
ramassé  sans  doute  dans  la  fange  des  tripots. 

LOUISE  . 

Pas  de  récriminations,  mon  oncle,  pardon  complet.  La  mi- 
séricorde d'un  père  est  infinie  comme  celle  de  Dieu. 

LAMBERT. 

Cependant,  j'y  mets  une  condition,  c'est  qu'il  quittera 
Paris  aujourd'hui  même. 

DE    FAVERNE. 

Dans  une  heure,  mon  père.  Oh!  ce  Paris,  ce  pandémonium, 
cet  enfer  !  Si  vous  saviez  ce  que  j'y  ai  souffert,  loin  de  mo 
faire  des  reproches,  vous  me  plaindriez. 

LOUISE. 

Oui,  nous  te  plaindrons,  nous  te  consolerons,  Gabriel!  Tu 
n'as  pas  vu  ton  fils;  quand  tu  le  verras,  tu  oublieras  tout.  Il 
est  beau  comme  un  ange  du  bon  Dieu  ;  il  est  chez  le  bon  doc- 
leur  Fabien,  notre  sauveur  à  tous.  Tu  vas  le  voir,  lu  vas 
l'embrasser.  Au  bout  d'une  heure,  il  t'aimera  comme  s'il  avait 
toujours  été  près  de  toi.  Puis  nous  partirons  pour  Saint- 
Dolay.  Viens,  Gabriel,  viens! 

LAMBERT. 

11  faudra  redevenir  ce  (jno  lu  n'aurais  jamais  dû  cesser 
d'être,  Gabriel,  un  laborieux  paysan. 


GABRIEL    LAMBERT  259 

DE    FA VERNE. 

Oui;  mais,  avant  de  quitter  cet  appartement,  il   y  a  des 
papiers  qu'il  faut  que  j'emporte,  d'autres  que  je  dois  brûler... 

LAMBERT. 

Ce  que  tu  as  à  faire  sera-t-il  bien  long  ? 

DE    FAVERNE. 

Un  quart  d'tieure  tout  au  plus,  mon  père. 

LAMBERT,  s'asseyant. 
Nous  attendrons. 

(De  FaTerne  va  pour  ouvrir  one  armoire  en  forme  de  caisse.) 
LOUISE,   s'appnyant  au  fauteuil  de  Lambert. 

Oui,  nous   attendrons.  Oh  I  c'est  si  bon  de  se  revoir,  de  se 
retrouver  el  d'être  sûrs  de  ne  plus  se  quitter... 

(Entre  un  Domestique.) 

SCÈNE  VI 
Les  Mêmes,  le    Domestique  qai   a  porté  la  lettre   à  Diane. 

DE     FAVERNE. 

Quoi  encore  ?...  J'avais  défendu  qu'on  nous  dérangeât. 

LE  DOMESTIQUE. 

Pardon,  monsieur  le  vicomte,  c'est  la  réponse  à  la  lettre 
que  vous  m'avez  remise  il  y  a  un  quart  d'heure. 
LAMBERT,  avec   ironie. 
M.  le  vicomte  ! 

LOUISE. 

Patience,  mon  oncle,  patience  ! 

DE    FAVERNE. 

La  réponse  !  elle  t'a  donné  la  réponse  ? 

LE  DOMESTIQUE. 

La  voici. 

DE    FA VERNE. 

Ah!  mon  Dieu,  ma  main   tremble!...  Qu'y  a-t-il  dans  ce 
paquet  ?  Lisons  la  lettre  d'abord. 

LAMBERT. 

Qu'y  a-t-il  ?  Il  semble  bien  agité. 

LOUISE. 

Mon  Dieu,    pourvu  que  ce   ne  soit  pas  quelque  mauvaise 
nouvelle  ! 


260      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

DE  FAVERNE,    après  avoir    décacheté   la    lettre  d'une  main  tremblante, 
lit    d'une  voix  entrecoupée. 

«  Mon  cher  Henri,  je  craignais,  par  pressentiment  sans 
doute,  quelque  catastrophe  dans  le  genre  de  celle  qui  vous 
est  arrivée,  et  j'avais  pris  mes  précautions  d'avance  en 
réalisant,  moi  aussi,  grâce  à  quelques  actions  au  porteur, 
grâce  à  quelques  diamants  dont  je  n'avais  que  faire,  espérant 
bien  que  vous  me  trouveriez  belle  sans  cela,  cette  somme  de 
cent  mille  francs  qui  vous  manque;  et  je  vousl'envoie  dans  le 
paquet  ci-joint,  par  votre  domestique,  qui  ne  sait  pas  ce  qu'il 
vous  porte.  J'espère  que  vous  ne  sacrifierez  pas  notre  bonheur  à 
une  fausse  délicatesse,  et  que  vous  ne  vous  ferez  pas  scrupule 
de  recevoir,  à  titre  de  prêt,  cent  millefrancs  de  celle  qui,  dans 
quinze  jours,  signera 

«Diane,  vicomtesse  de  Faverne.  i> 

Voilà  bien  autre  chose,  maintenant!  Mon  Dieul...  mon 
Dieu!  (a  son  père  et  àLonise.)  Attendez-moi  ;  cette  lettre  veut 
une  réponse,  je  reviens.  —  Venez,  François! 

(il  sort  comme  un  fou.) 

SCÈNE  VII 
LAMBERT,  LOUISE,  puis  le  Domestique. 

LAMBERT. 

Qu'est-il  arrivé  ? 

LOUISE. 

Je  ne  sais  ;  vous  avez  vu  quel  terrible  effet  a  produit  sur 
lui  cette  lettre  ? 

LAMBERT. 

Terrible,  non,  car  il  y  avait  dans  ses  yeux,  tandis  qu'il  la 
lisait,  plus  de  joie  que  de  terreur. 

LOUISE. 

Il  va  revenir...  et  nous  expliquer... 

LAMBERT. 

Il  va  revenir  ? 

LOUISE. 

N'avez-vous  pas  entendu  ?...  il  l'a  dit, 

LAMBERT. 

Et  s'il  ne  revient  pas  ? 


Gabriel  lambert  261 

LOUISE. 

Ah!  mon  oncle,  vous  êies  cruel  pour  lui...  Tenez...   (La 

porte  s'ouvre.)  Tenez,  le  voilà. 

LAUBERT. 

Non,  c'est  un  domestique. 

LOUISE. 


Une  lettre  ? 
De  M.  le  vicomte. 
Pour  qui  ? 
Pour  vous. 
Louise  1  Louise  ! 
Lisez,  mon  oncle 


LE  DOMESTIQUE. 

LAMBERT. 
LE  DOMESTIQUE. 

LAMBERT. 
LOUISE. 


LAMBERT,   lisant. 

«  Mon  cher  père,  ma  Louise  vénérée,  plaignez-moi  !  la 
lettre  que  je  viens  de  recevoir  a  changé  toutes  mes  résolutions: 
il  n'est  plus  question  pour  moi  de  départ  et  de  repentir,  et  la 
fatalité  veut  que  je  marche  dans  la  vie,  non  pas  telle  que 
vous  me  l'aviez  montrée,  mais  telle  que  je  me  la  suis  faite. 
Quittez  Paris,  emportez  mon  amour,  Louise,  ma  reconnais- 
sance, mon  père,  mais  ne  faites  aucune  tentative  pour  me 
ramener  à  vous  et  au  bien,  elles  seraient  inutiles  ;  je  suis  sur 
une  pente  glissante  que  je  dois  suivre  jusqu'au  bout,  elle  me 
mènera  à  lafortune  ou  à... 

»  Oubliez-moi,  ou  plutôt,  non,  ne  m'oubliez  pas,  et  priez 
pour  moi. 

»  Gabriel.  » 

Que  t'avais-je  dit  ? 

LOUISE. 

Hélas  !  notre  dernière  espérance! 

LAMBERT. 

Ohl  mes  pressentiments,    (au  Domestique.)  Je  veux  le  voir  ! 

LE  DOMESTIQUE. 

Qui  cela,  monsieur? 

LAMBERT. 

Mon  fils  1 

15. 


262  THÉÂTRE   COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

LE    DOMESTIQUE. 

Je  ne  sais  si  c'est  M.  le  vicomte  que  vons  appelez  votre 
fils? 

LAMBERT. 

C'est  l'homme  qui  me  quitte,  c'est  l'homme  qui  vient  do 
sortir  de  celte  chambre,  c'est  l'homme  qui  t'a  remis  celte 
lettre. 

LE   DOMESTIQUE. 

Vous  ne  pouvez  pas  voir  M.  le  vicomte. 

LAMBERT. 

Pourquoi  cela  ? 

LE  DOMESTIQUE. 

Parce  qu'il  est  monté  en  voiture  en  disant  qu'il  ne  rentre- 
rait pas. 

LAMBERTj  s'asseyant. 
le  l'attendrai. 

LE  DOMESTIQUE. 

Impossible,  monsieur  ! 

LAMBERT. 

Comment  impossible? 

LE    DOMESTIQUE. 

Des  étrangers  ne  peuvent  rester  chez  M.  le  vicomte,  quand 
M.  le  vicomte  n'y  est  pas. 

LAMBERT. 

Des  étrangers?  moi  son  père  ?  elle  ?...  Ah  !  misérable  I 

LOUISE. 

Mon  oncle  ! 

LAMBERT. 

Le  père  ne  peut  rester  cliez  son  fils!  et  quand  je  pense 
que  tout  à  l'heure,  là.  là,  à  cette  place,  croyant  à  ses  parole?, 
à  ses  promesses,  à  son  repentir,  je  l'ai  tenu  entre  mes  bras, 
serré  contre  mon  cœur  I  et,  quand  je  pouvais  étouffjr  ce 
monstre  d'ingratitude  et  de  mensonge,  je  l'ai  appelé  mon 
enfant,  mon  Gabriel  !... 

LOUISE. 

Cet  homme  obéit  aux  ordres  qu'il  a  reçus. 

LAMBERT. 

Tu  as  reçu  l'ordre  de  nous  chasser  ? 

LE   DOMESTIQUE. 

J'ai  dit  à  monsieur  ce  que  j'avais  à  lui  dire. 


GABRIEL    LAMBERT  263 

LAMBERT. 

0  mon  Dieu!  aussi  loin  que  vos  regards  peuvent  s'étendre, 
avez-vous  vu  jamais  chose  plus  impie,  qu'un  fils  faisant 
chasser  son  père  par  des  valets  ! 

LOUISE. 

V^enez,  mon  oncle,  venez  ! 

LAMBERT. 

0  fils  dénaturé,  je  te  maudis!  je  maudis  l'heure  de  ta  nais- 
sance... je  maudis  l'heure  où  je  t'ai  appelé  pour  la  première 
fois  mon  fils...  je  maudis  l'heure  où  tu  m'as  appelé  ton  père 
pour  la  première  fois  !... 

LOUISE. 

Venez,  mon  oncle,  venez  ! 

LAMBERT. 

Va  donc  loin  de  nous  où  ta  destinée  t'entraine!  et  bénie 
soit  l'heure  de  ma  mort,  si  elle  sonne  avant  celle  de  ton  dés- 
honneur ! 

LOUISE,  l'entraînant. 

Venez^  mon  oncle,  venez  ! 

LAMBERT. 

Maudit  dans  ce  monde  !  maudit  dans  l'éternité  !  (ii  sort  en- 
traîné par  Louise.)  Maudit  !  maudit  I  maudit! 

(Le  Domestique  sort.) 

SCÈNE  VIII 

DE  FAVERNE,  seul,  complètement  abattu  et  les  bras  pendants. 

Oh  !  oui,  terrible  !  terrible!  soyez  satisfait,  mon  père;  je 
n'ai  pas  perdu  un  mot  de  votre  malédiction...  De  l'air!... 
j'étouffe  !...  (Il  Ta  à  la  fenêtre  et  l'ouvre.)  Oh  !  mon  Dieu!  (il  se 
concbe  sur  on  canapé.)  Le  sommeil  !  l'oubli  !  la  mort  !  Oh  !  que, 
par  un  coin  de  cette  fenêtre  entr'ouverte,  il  voie...  gémissant, 
irrésolu,  tremblant,  celui  qui  met  le  pied  dans  la  route  du 
crime...  Mon  Dieu!...  mon  Dieu! 

La  nnit  s'est  faite  peu  à  pan  sur  le  théâtre  ;  un  homme  apparaît  à  la 
fenêtre  et  l'escalade  doucement;  il  regarde  autour  de  lui,  tire  de 
sa  poche  une  lanterne  sourde,  et  arme  un  pistolet  qui!  tenait  à  la  main 


264      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DDMAS 

SCÈNE  IX 

DE  FA  VERNE,  GASPARD. 

FavorDe,  au  bruit  du  pistolet  qu'on  arme,  ouvre  les  yeux,  et  voit 

un  homme   armé  h.  quelques  pas  de  lui. 

DE   FAVERNE. 

Qu'est-ce  que  cela  ? 

(il  referme  les  yeux  et  se  tient  immobile.) 
GASPARD,  l'apercevant  à  la  lueur  de  sa  lanterne. 
Un  homme!  (s'approchant.)   Il  dort!    Voyons  donc  I   voyons 
donc!  la  maison  me  paraît  bonne!  Ah  !  une  caisse;  la  clef  y 
est...  Fenêtre  ouverte...  clef  au  secrétaire;  on  a  préparé  ça 
pour  moi.  (ll  regarde  du  côté  de  Faverne.)  Bonne  nuit  ! 

(U  ouvre  le  secrétaire  de  la  main  droite  en  passant  le  pistolet 

sous  son  bras  gauclie.) 

DE    FAVERNE. 

Et  moi  qui  ai  laissé  la  clef  à  ce  secrétaire  !  Je  suis  perdu  ! 
(il  se  lève,  et,  sur  la  pointe  du  pied,  va  au  voleur.) 
GASPARD. 

Des  billets  de  banque!  Mais  qu'est-ce  que  cela  ?  La  planche 
avec  laquelle  on  les  fabrique...  Je  suis  volé! 
DE  FAVERNE,  qui  est  arrivé    derrière    le    voleur,  tire  le  pistolet  par  la 
crosse  et  le  lui  applique  sur    le  front,  au  moment   ovi  il  se  retourne. 
Pas  un  mouvement,  ou  tu  es  mort  ! 

GASPARD,  dirigeant  sur  lui  la  lumière  de  sa  lanterne. 
Tiens,  Gabriel! 

DE  FAVERNE,  le  regardant. 
Gaspard  ! 

GASPARD. 

Rends- moi  mon  pistolet,  il  n'est  pas  chargé,  c'est  pour  ef- 
frayer les  clients. 

(li  reprend  son  pistolet.) 
GABRIEL. 

Gaspard  ! 

GASPARD  rend  la    planche. 

Oui,  Gaspard,  ton  compatriote  et  ton  ami.  Ah!  nous  con- 
trefaisons les  billets  de  banque  ?...  Ça  rapporte,  mais,  tu  sais, 
la  loi... 


GABRIEL    LAMBERT  265 

DE    FAVERNE. 

Eh  bien,  va  me  dénoncer. 

GASPARD. 

Moi  !  me  prends-tu  pour  un  faux  frère?...  Tu  as  embrassé 
un  métier  périlleux  mais  lucratif;  je  ne  t'en  veux  pasl 

DE   FAVERNE. 

Tais-toi. 

GASPARD, 

Va  fermer  la  fenêtre.  Ce  n'est  pas  pour  te  commander, 
mais,  si  j'y  allais  moi-même,  on  pourrait  reconnaître  mon 
profil. 

DE   FAVERNE. 

Qui  cela? 

GASPARD. 

Les  gens  qui  me  poursuivent . 

DE   FAVERNE 

Tu  étais  donc  poursuivi  ? 

GASPARD. 

Depuis  six  mois,  je  ne  fais  que  ça!...  J'en  ai  des  crampes 
dans  les  mollets.  Aussi,  je  n'ai  pas,  comme  toi,  le  temps  de 

dormir  sur  mon  canapé.  (De  Faverne  ferme  la  fenêtre,  pais  le  ri- 
deau.) Tu  as  raison,  ferme  les  rideaux;  deux  précautions  va- 
lent mieux  qu'une  !  Maintenant,  là,  voyons,  causons  comme 
deux  bons  amis  1 

(il  allume  ou  candélabre.) 
DE   FAVERNE. 

Que  fais-tu  ? 

GASPARD. 

le  n'aime  pas  à  causer  dans  l'obscurité,  moil 

DE   FAVERNE. 

Mais  tu  disais  que  tu  étais  poursuivi. 

GASPARD. 

Bon  !...  Us  ne  viendront  pas  me  chercher  ici,  chez  toi... 
Comment  t'appelles-tu  de  ton  nouveau  nom? 

DE   FAVERNE. 

Que  t'importe  ? 

GASPARD. 

Oh!  à  un  ami,  lui  faire  des  cachotteries! 

DE   FAVERNE. 

Le  vicomte  de  Faverne. 


266  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

GASPARD. 

Il  ne  viendront  pas  me  chercher  chez  le  vicomte  de  Fa- 
verne,  un  millionnaire. 

DE    FAVERNE. 

Wais  comment  es-tu  ici  ? 

GASPARD,  emboîtant  lo  pas  à  de  Faverne,  qui  traverso  la  scène-i 
J'étais  en  train  de  flâner  chez  un  joaillier  pendant  qu'il 
dormait.  Il  se  réveille  et  se  met  à  crier  au  voleur!.,.  Moi, 
pas  bête,  au  lieu  de  sortir  dans  la  rue,  on  j'étais  immanqua- 
blement pincé,  j'enfile  un  escalier,  je  trouve  une  chambre  à 
l'entre-sol,  j'y  entre,  je  ferme  la  porte  derrière  moi...  Je  vais 
à  la  fenêtre  :  douze  pieds  du  sol!...  je  saute  dans  la  cour... 
j'enjamoe  un  mur,  deux  murs,  trois  murs...  ça  ne  finissait 
plus,  les  murs...  je  me  trouve  dans  ton  jardin.  Un  pressenti- 
ment me  dit  que  je  suis  dans  le  jardin  d'un  ami,  et,  vous  le 
voyez,  vicomte,  je  ne  m'étais  pas  trompé. 

DE   FAVERNE,   s'arrêtant. 

Tu  as  fini  ta  narration? 

GASPARD. 

Oui  I  tu  peux  marcher  maintenant;  je  te  dirai  seulement  : 
Cher  ami,  quitte  le  métier,  quitte  le  métier,  ou  tu  Qniras 
mal. 

DE   FAVERNE. 

Assez  ;  désires-tu  autre  chose  ? 

GASPARD. 

Je  crois  bien  que  je  désire  autre  chose!  je  désire  quitter  la 
France;  mais  pour  cela,  lu  comprends,  il  faut  de  la  monnaie 
blanche. 

DE   FAVERNE, 

Combien  te  faudrait-il  ? 

GASPARD. 

Pour  gagner  la  frontière  ? 

DE   FAVERNE. 

Oui. 

GASPARD. 

En  conscience,  je  ne  peux  pas  à  moins  de  mille  francs. 

DE  FAVERNE,  lui  donnant  un  billet  de  banque. 
Tiens,  les  voilà  ! 

GASPARD. 

Un  billet?  Ahl  tu  veux  non-seulement  voler  un  ami,  mais 
encore  le  compromettre. 


GABRIEL    LAMBERT  267 

DE   FAV£RNE. 

Gaspard  ! 

GASPARD. 

Ah  !  nous  essayons  de  glisser  notre  marchandise,  même  a 
notre  petit  ami  1 

DE   FAVERNE. 

C'est  de  l'or  que  tu  désires  ? 

GASPARD. 

J'ai  toujours  eu  un  faible  pour  ce  qui  brille,  et  pourtant  le 
proverbe  dit  :  «s  Tout  ce  qui  brille  n'est  pas  or.  » 
DE  FAVERNE,  prenant  nn  rouleau  de  mille  francs  dans  le  secrétaire 
qu'il  referme. 

Tiens,  voilà  un  rouleau  de  mille  francs. 

GASPARD. 

Un  rouleau  de  mille  ? 

DE    FAVERNE. 

Compte  si  tu  veux. 

GASPARD. 

Oh!  après  toi,  jamais!...  Maintenant,  je  t'emprunte  ce 
manteau,  (ii  s'enveloppe  du  manteau  de  Gabriel.)  Demain,  tu  recevras 
une  lettre  de  moi,  datée  de  Bruxelles. 

DE   FAVERXE. 

Inutile!  adieu,  (ii  sonne.)  Reconduisez  monsieur  par  la  rue 
du  Helder. 

GASPARD. 

Adieu,  cher!  (Ba?.)  Et,  si  tu  m'en  crois,  suis  le  conseil  que 
je  fai  donné  :  quitte  ton  métier,  ou  tu  finiras  mal! 

LE   DOMESTIQDE. 

Par  oii  diable  est -il  entré,  celui-là?  11  a  une  singulière 
tournure. 

GASPARD. 

Au  revoir,  cher  vicomte  !  c'est  convenu,  à  demain  au 
cercle.  (Au  Domestique.)  Montrez-moi  le  chemin,  domestique. 

(il  sort  avec  le  Domestique.} 
LE   DOMESTIQUE,  rentrant,  à  de  Faverne. 
M.  le  vicomte  est-il  visible  ? 

DE    FAVERNE. 

Pour  toute  personne  venant  de  la  part  de  M.  Richard  ou 
^e  ,n3,ademoiselle  Diane  seulement. 


268  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

LE    DOMKSTIQUE. 

Précisément,  il  y  a  là  un  monsieur  qui  vient  de  la  pari  de 
mademoiselle  Diane. 

DE   FAVERNE. 

i-t-il  dit  son  nom  i* 

LE    DOMESTIQUE. 

M.  de  Lussan. 

DE   FAVERNE. 

Faites  entrer  1 

SCÈNE  X 
DE  FAVERNE,  DE  LUSSAN. 

DE   FAVERNE. 

Soyez  le  bienvenu,  monsieur. 

DE   LUSSAN. 

Vous  a-t-on  dit,  monsieur,  que  j'ai  fait  prendre,  jusqu'au 
jour  où  il  n'y  a  plus  eu  de  danger,  tous  les  jours,  des  nou- 
velles de  votre  blessure  ? 

DE   FAVERNE. 

Oui,  monsieur;  je  vous  en  suis  reconnaissant...  Ne  me 
faisiez-vous  pas  dire,  monsieur,  que  vous  veniez  de  la  part 
de  mademoiselle  Diane? 

DE   LUSSAN. 

Je  la  quitte  à  l'instant,  monsieur,  et  elle  m'a  oCQciellement 
annoncé,  après  lecture  d'une  lettre  qu'elle  a  reçue  de  vous, 
que,  dans  quinze  jours,  elle  serait  votre  femme.  (Les  deux 
hommes  se  saluent.)  Alors,  j'ai  cru  que  l'amour  très-violent  que 
j'avais  pour  mademoiselle  Richard,  et  l'amitié  très-sincère 
qui  en  sera  la  suite,  m'imposaient  un  devoir  sacré. 

DE   FAVERNE. 

Parlez,  monsieur,  je  vous  écoute.  Quel  est  ce  devoir? 

DE   LUSSAN. 

Répondez-moi,  monsieur,  comme  à  un  homme  qui  vienî 
vous  dire  -.  Mademoiselle  Diane  était  tout  pour  moi,  j'aurais 
donné  ma  fortune,  ma  vie,  mon  honneur  même  pour  la  voir 
heureuse;  mais,  en  lui  faisant  le  sacrifice  de  mon  honneur, 
je  n'aurais  point  voulu  qu'elle  porlât  un  nom  déshonoré, 
parce  que,  avant  tout,  la  respectant,  je  la  voudrais  respectée 
de  chacun.  Uh  ]']■  n,  malgré  tout  ce  que  V-m  dit  sur  vous 


GABRIEL    LAMBERT  269 

monsieur    de  Faverne,  je  veux  bien  vous  croire  un  honnête 
homme. 

DE   FAVERNE. 

Vous  voulez  bien...  La  forme  n'est  pas  courtoise. 

DE    LUSSAN. 

Eh  bien,  soit  !  disons  mieux  :  je  vous  crois  honnête  homme  ; 
mainler.ant,  elle  va  changer  son  nom  contre  le  vôtre...  Eh 
bien,  permettez-moi  une  dernière  question.  Votre  nom  est-il 
bien  Henri  de  Faverne? 

DE   FAVERNE. 

M.  Richard  sur  ce  point  est  renseigné,  et  les  renseigne- 
ment que  je  lui  ai  donnés  lui  suffisent. 

DE   LUSSAN. 

Mais  moi,  monsieur,  moi  qui  vous  cède  la  place,  moi  qui 
renonce  à  la  femme  que  j'aime,  je  ne  suis  pas  renseigné,  et 
je  désire  l'être.  Votre  nom,  monsieur  est-il  bien  Henri  de 
Faverne? 

DE   FAVERNE. 

Et  vous  demandez  ? 

DE    LUSSAN. 

Je  vous  demande  votre  parole  d'honneur! 

DE   FAVERNE. 

Eh  bien,  monsieur,  je  vous  donne  ma  parole... 

(Uq  coup  dâ  sonnette  retentit. 
DE  LUSSAN. 

Qu'avez-vous? 

DE   FAVERNE. 

Rien  I  un  coup  de  sonnette  inattendu. 

LE    DOMESTIQUE,    entrant. 

Je  demande  pardon  d'interrompre  monsieur,  malgré  son 
ordre;  mais  monsieur  a  remonté  ses  écuries  il  y  a  trois 
mois...  et  c'est  le  garçon  de  banque  qui  vient... 

DE   FAVERNE. 

A  neuf  heures  du  soir? 

LE   DOMESTIQUE. 

Il  est  venu  trois  fois  dans  la  journée  ;  monsieur  étant  oc- 
cupé, on  lui  a  dit  que  monsieur  n'y  était  pas,  et,  comme, 
demain  matin,  il  y  aura  protêt,  et  que  monsieur  nous  a  dit... 

DE   FAVERNE. 

C'est  bon.  De  combien  est  le  billet  ? 


270  THÉÂTRE   COMPLET   D'aLEX.  DUMAS. 

LE   DOMESTIQUE. 

De  cinq  mille  francs. 

DE  FAVERNE,  ouvrant  lo  portefeuille  que  lui  a  tendu  Fabien  (H 
y  prenant  cinq  billets  de  banque. 

Payez,  et  rapportez-moi  le  billet. 

(Le  Domestique  sort.) 
DE  LUSSANj    à  part. 

C'est  singulier  !  comme  sa  main  tremble. 

DE   FAVERNE. 

Vous  voyez,  monsieur,  que  je  fais  honneur  à  ma  signa- 
ture! (Le  Domestique  rentre.)  Eh  bien,    que  me  veut-on   encore? 

LE    DOMESTIQUE. 

Le  porteur  du  billet  désirerait  dire  un  mot  à  M.  le  vi- 
comte. 

DE   FAVERNE. 

Je  n'ai  point  affaire  à  cet  homme.  Il  a  son  argent,  qu'il 
s'en  aille. 

SCÈNE  XI 

Les  Mêmes,  l'Agent  qui  s'est  présenté  le  matin  à.  Fabien. 

l'agent. 
Pardon,  monsieur,  mais,  si  vous  n'avez  point  affaire  à  moi, 
moi,  j'ai  affaire  à  vous. 

DE  LUSSAN,   à  part. 

Que  signifie  tout  cela  ? 

DE   FAVERNE,   à  l'Agent. 

Parlez  alors,  monsieur;  mais  parlez  vite,  je  suis  pressé. 
l'agent. 

Eh  bien,  j'ai  affaire  à  vous  pour  vous  dire  que  vous  êtes 
un  faussaire.  (Lui  sautant  au  collet.)  Au  nom  de  la  loi,  je  vous 
arrête, 

DE    FAVERNE. 

Je  suis  perdu  ! 

DE    LUSSAN. 

Oh  !  le  malheureux  ! 

l'agent. 
Oh!  il  y  a  longtemps  que  je  te  surveillais,  Gabriel  Lambert  I 

DE   LUSSAN. 

Gabriel  Lambert! 


GABRIEL    LAMBERT  271 

DE   FAVERNE. 

Oh  !  mieux  vaut  en  flnir  tout  de  suite  ! 
(il  s'élance  snr  un  poignard  turc  saspen  lu  à  la  muraille,  an  milien 
d'un  trophée  d'armes.) 
l'agent. 
A  moi  ! 

(Deux  Agents  de  police  paraissent  aux  antres  portes.; 
DE   FAVERXE. 

Oh  !  je  n'en  veux  pas  à  voire  existence,  vous  n'avez  rien  à 
craindre,  et  c'est  de  moi  seul  que  je  veux  faire  justice. 

DE   LUSSA.N. 

Arrêtez,  malheureux! 

DE  FAVERNE.  se  tordant  les  bras  et  laissant  tomber  son  poignard. 

Ah  I  voilà  donc  la  fin  ! 

l'agent. 
Allons,  emparez-vous  de  ce  gaillard-là  1 

DE  FAVERNE. 

Non,  non,  pourvu  qu'on  me  laisse  aller  en  voilure,  je  ne 
dirai  pas  un  mot,  je  ne  ferai  pas  une  tentative  d'évasion  ! 
Monsieur  de  Lussan,  un  mot  à  ces  messieurs  1... 

DE   LUSSAN,    à  l'Agent. 

Mais  je  n'ai  aucune  induence  ! 

DE   FAVERNE. 

Essayez  ! 

DE  LUSSAN,  à  l'Agant. 
Monsieur,  ce  malheureux  me  prie  d'intercéder  en  sa  faveur. 
11  est  connu  dans  tout  le  quartier...    il  a  été  reçu  dans  le 
monde.  Eh  bien,  je  vous  en  supplie,  épargnez-lui  des  humi- 
liations inutiles. 

l'agent. 
l'y  consens,  monsieur! 

DE  lussan. 
Ayez  la  bonté  d'envoyer  chercher  un  fiacre. 

DE   FAVERNE. 

Et  faites-le  approcher  de  la  porte  qui  donne  dans  la  rue  du 
Helder. 

l'agent,  à  l'un  de  ses  hommes. 

Soitl  faites  avancer  un  fiacre. 

(Un  Agent  soil.) 


272      THÉÂTRE  COMPLET  d'ALEX.  DUMAS 

DE  FAVERNE,  à  de  Lussan. 
Monsieur,  c'est  mon  fatal  amour  qui  m'a  conduit  où  j'en 
suis.  Monsieur,  au  nom  de  votre  respect  pour  votre  mère,  ne 
dites  pas  l'affreuse  vérité  à  mademoiselle  Ricliard. 

DE    LUSSAN. 

Mais  que  lui  dirai-je  enfin  ? 

DE    FAVERNE. 

Soyez  noble  et  généreux  jusqu'au  bout.  Dites-lui...  dites-lui 
que  ma  blessure  s'est  rouverte  et  que  je  suis  mort  des  suites 
de  ma  blessure. 

DE   LUSSVN. 

Je  vous  donne  ma  parole  que  je  le  lui  dirai. 

DE   FAVERNE. 

Et  dites-lui  qu'avant  de  mourir  je  vous  ai  chargé  de  lui 

remettre  ces  papiers,  qu'elle  m'a  envoyés,  il  y  a  deux  heures. 

(il  lui  donne  les  billets  de  banque  qu'il  a  reçus  de  Diane.   —   L'homme 

de  police  rentre.) 

l'agent. 

La  voilure  attend.  (Faisant  signe  à  SOS  hommes.)  Allons  ! 


ACTE  QUATRIÈME 

L  intérieur  d  une  prison.  —  Porte  à  droite  ;  une  table,  un  escabeau, 
un  lit. 


SCENE  PREMIÈRE 

GABRIEL,  assis   centre  son   lit,   courbé  en  deux,  la  tête  cachée  entre 
ses  mains;  puis  LAMBERT  ot  LE  Geolier. 

GABRIEL. 

Amorti  à  mort!  Que  faire?...  à  qui  m'adresser  ? 

LAMBERT,  entrant   avec  le  Geôlier. 
C'est  ici  ? 


GABRIEL   LAMBERT  273 

LE    GEOLIER. 

Oui,  tenez,  le  voilà...  —  Yoilà  monsieur  votre  père.  (Gabriel 
ne  bouge  pas.)  Yous  ne  répondez  pas! 

(il  sort.) 
LAMBERT. 

Il  sera  mort  avant  que  le  bourreau  ait  exécuté  la  sentence. 
(Se rapprochant.)  Gabriel!  Gabriel!  Il  ne  m'entend  pas. . .  C'est 
moi...  C'est  ton  pèrel 

(il  lui  touche  l'épaule.) 
GABRIEL. 

Vous  savez,  mon  père,  condamné  à  mort! 

LAMBERT. 

Aussi  je  viens  t'aider  à  mourir.  Le  chemin  qui  conduit  à 
l'échafaud  est  dur,  mais  Ion  père  vient  t'offrir  son  bras  pour 
y  monter. 

GABRIEL. 

Condamné  à  mort!,..  Comprenez-vous  ce  que  ces  trois 
mots  ont  de  lugubre,  et  c  omme  ils  tintent  à  mon  oreille?... 
Mais  moi,  mon  père,  je  ne  suis  pas  un  meurtrier...  je  ne  suis 
pas  un  assassin...  je  n'ai  pas  répandu  le  sang.  —  Oh!  vous 
ne  me  dites  rien.'*  mais  trouvez  donc  une  parole  d'espoir! 

LAMBERT. 

Gabriel,  les  paroles  d'espoir  ne  peuvent  maintenant  ar- 
river à  toi  que  venant  du  ciel...  Dieu  seul  est  tout-puissant... 
Dieu  seul  peut  te  faire  miséricorde...  Roi  de  la  vie,  il  l'est 
aussi  de  la  mort. 

GABRIEL. 

Mais  la  miséricorde  de  ce  Dieu  dont  vous  me  parlez,  mon 
père,  n'empêchera  pas  que  demain  l'échafaud...  Non...  non... 
je  ne  veux  pas  1 

LAMBERT. 

Tu  es  bien  coupable,  mon  pauvre  enfant;  mais  le  repentir 
peut  t'absoudre. 

GABRIEL. 

Le  repentir,  m'absoudre?.. .  Mais  cette  absolution  du  re- 
pentir empêchera-t-elle  que  demain...  ?  Voyons,  mon  père  l 
cherchez  un  moyen;  une  fois  déjà  vous  m'avez  donné  l'exis- 
tence... Permettrez-vous  qu'on  m'enlève  ce  souffle  que  je 
tiens  de  vous  et  de  Dieu...  de  ce  Dieu  que  vous  dites  tout- 
Duissant  ? 


274  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

LAMBERT. 

Le  malheureux  !  il  blasphème  quand  il  devrait  prier. 

GABUIEL. 

Et  quand  je  pense  que  je  pouvais,  au  lieu  de  venir  à  Paris, 
rester  dans  notre  beau  village  de  Saint-Dolay,  que  j'ai  dé- 
daigné autrefois  et  que  je  regrette  à  cette  heure,  quand  je 
pense  que  j'y  pouvais  vivre  heureux  et  tranquille,  de  cette 
douce  vie  du  fermier  !  Oh!  mon  Dieu  Seigneur,  celte  vie 
méprisée,  rendez-la-moi  !  rendez-moi  ces  mille  bruits  du 
matin  qui  m'éveillaient  avec  l'aurore...  rendez-moi  le  tra- 
vail, rendez-moi  la  fatigue...  le  soleil  qui  brûle,  la  pluie  qui 
glace!.. .  Mais  non,  non,  non...  Ce  serait  trop,  mon  Dieu!,., 
ce  serait  la  récompense  au  lieu  de  l'expiation...  Non,  punis- 
sez-moi, mon  Dieu,  Il  y  a  en  face  de  l'embouchure  de  la 
Vilaine,  à  deux  lieues  de  la  côte,  un  îlot  dénudé,  fouetté  du 
vent,  battu  des  vagues,  presque  entièrement  couvert  par  l'O- 
céan aux  marées  hautes...  la  tempête  l'habite  et  y  rugit 
pendant  six  mois  de  l'année.  —  Transportez-moi  sur  ce  ro- 
cher, mon  Dieu  !  par  pitié  !...  Les  pêcheurs,  en  passsant,  m'y 
jetteront  un  morceau  de  pain  et  m'y  tendront  un  verre  d'eau. 
J'aurai  faim!,.,  j'aurai  soif...  j'aurai  froid...  Mais  je  vivrai  !  je 
vivrai  ! 

LAMBERT. 

Malheureux  enfant,  si  tu  ne  nous  avais  point  chassés  il  y 
a  trois  mois,  Louise  et  moi,  si  tu  nous  avais  suivis  à  Saint- 
Dolay,  comme  tu  nous  avais  promis  de  le  faire...  la  justice 
t'aurait  oublié  peut-être,  et  tu  serais  là-bas,  avec  nous  au 
milieu  de  nos  amis,  tandis  qu'au  contraire... 

GABRIKL. 

Mais  ne  me  dites  donc  point  cela...  Vous  voyez  bien  que 
vous  me  tuez  l  (Ua  Geôlier  entre.)  Qui  entre  ici  ?  qui  vient?  qui 
est  là  ? 

SCÈNE  II 

Les  Mêmes,  le  (geôlier. 

le  geolier. 

Voici  votre  souper...  Voulei-vous  autre  chose  f  Demandez;     , 
tout  ce  que  vous  désirez,  on  vous  le  donnera. 


GABRIEL    LAMBERT  275 

GABRIEL. 

Oui,  je  le  savais;  oui,  on  m'avait  dit  que  c'était  ainsi,  et 
qu'une  fois  l'arrêt  prononcé...  on  ne  refusait  plus  rien  à 
riiomme  à  qui  l'on  allait  enlever  tout.  Je  ne  demande  rien^  je  ne 
veux  rien...  Est-ce  que  l'on  peut  désirer  quelque  chose  quand 
on  va  mourir  ?Mais  dites-moi  seulement  :  a-ton  fait  passer  à 
M.  Fabien  la  lettre  que  l'aumônier  des  prisons  lui  a  écrite 
en  mon  nom. 

LE     GEOLIER. 

Elle  est  partie  il  y  a  deux  heures. 

GABRIEL. 

Et  la  lui  a-t-on  bien  remise  à  lui-même  ? 

LE  GEOLIER. 

Oui ,  et  il  a  dit  qu'il  viendrait  à  neuf  heures. 

GABRIEL. 

Merci.  (L'heure  sonne).  Quelle  heure  est  cela  ? 

LE  GEOLIER. 

C'est  huit  heures...  Quand  demain  vous  entendrez  sonner 
six  heures... 

GABRIEL. 

Ce  sera  donc  pour  sept  heures?  J'ai  encore  onze  heures  à 
vivre.  (An  Geôlier.)  Je  VOUS  en  prie,  mon  ami,  aussitôt  que  le 
docteur  Fabien  se  présentera  à  la  porte,  amenez-le-moi. 

SCÈNE  III 
LAÎIBERT,  GABRIEL. 

LAMBERT. 

Que  lui  veux-tu  donc,  au  docteur  Fabien,  Gabriel  ? 

GABRIEL. 

Moi  ?  Rien,  mon  père...  Le  voir  une  fois  encore  avant  que 
de  mourir. 

LAMBERT. 

Ne  vaudrait-il  pas  mieux  passer  ces  derniers  instants  avec 
l'aumônier  de  la  prison  ? 

GABRIEL. 

L'aumônier  de  la  prison  ne  peut  rien  pour  moi,  et  le  doc- 
leur  peut  me  sauver  la  vie. 

LAMBERT. 

Que  veux-tu  dire  ? 


276  THÉÂTRE    COMPLET   D'aLEX.    DUMAS 

GABRIEL. 

Ohl  je  m'entends  I...  je  m'entends  !.,» 

LAMBERT. 

Enfin,  te  voilà  plus  calme. 

GABRIEL. 

Je  suis  plus  calme  parce  que  j'espère...  Oh!  vous  ne  savez 
pas  quel  homme  c'est  que  le  docteur  Fabien...  Il  me  semble 
que,  s'il  était  là,  je  serais  à  moitié  sauvé...  Écoutez  ! 

LAMBERT. 

Quoi  ? 

GABRIEL. 

Écoutez...  Est-ce  que  vous  n'entendez  pas  le  bruit  d'une 
voiture  ? 

LAMBERT. 

Non. 

GABRIEL. 

Je  l'ai  entendu,  moi!... 

LAMBERT. 

II  n'est  que  huit  heures.  Le  docteur  a  fait  dire  à  une 
heure  seulement. 

GABRIEL. 

Mon  père,  vous  ne  le  connaissez  pas...  Un  autre  viendrait 
une  demi-heure  plus  tard,  lui  viendra  une  demi-heure  plus 
tôt.  Tenez,  on  vient,  des  pas  retentissent  dans  le  corridor.  La 
porte  s'ouvre...  C'est  lui  ! 

SCÈNE  IV 

Les  MÊMES,  FABIEN. 

FABIEN. 

Vous  m'avez  fait  demander  et  je  me  rends  à  votre  prière, 
monsieur. 

GABRIEL. 

Oh  !  soyez  béni,  vous  qui  n'avez  pas  craint  de  venir  vers 
un  misérable  tel  que  moi  ! 

FABIEN,    an    Geôlier. 
Laissez-nous,  mon  ami. 

GABRIEL,    à    Lambert. 
Mon  père,  mon  père  !  c'est  le  docteur  Fabien,  dont  je  vous 
ai  tant  parlé.  (Lambert,  préoccupé,  salue  machinalcmeat.  —  Au  doc- 


GABRIEL    LAMBERT  277 

leor.)  Vous  savez,  docteur,  c'est  pour  demain  !  (a  Lambert. ) 
Mon  père,  laissez-moi  un  instant  seul  avec  M.  Fabien,  vous 
reviendrez  tout  à  l'heure.  Je  voudrais  lui  parler. 

LAMBERT. 

Eh  bien,  parle. 

GABRIEL. 

Mais  lui  parler  seul.  Docteur,  dites-lui  que  je  désire  rester 
seul  avec  vous.  Quant  à  moi,  j'y  renonce,  mes  forces  sont 
brisées. 

LAMBERT. 

On  m'avait  promis  que  je  resterais  avec  lui  jusqu'au  der- 
nier moment...  J'en  ai  obtenu  la  permission,  pourquoi  veut- 
on  m'éloigner  ? 

FABIEN. 

On  ne  vient  pas  vous  arracher  à  votre  fi!s,  monsieur  -.  c'est 
votre  fils,  au  contraire,  qui  désire  rester  un  instant  seul  avec 
moi. 

LAMBERT. 

Alors,  je  m'en  vais;  mais  je  resterai  tout  près  desoncachot. 
(il  sort.  Le  Geôlier  referme  la  porte.) 

SCÈNE  V 
GABRIEL,  FABIEN. 

FABIEN. 

Eh  bien,  monsieur,  nous  voilà  seuls  5  quepuis-je  faire  pour 
vous  ?  Parlez. 

GABRIEL. 

V^ous  pouvez  me  sauver,  docteur  I 

FABIEN. 

Moi  ? 

Gabriel  Tent  lui  prendre  la  main,  Fabien  la  retire 
GABRIEL. 

C'était  bon  quand  j'étais  libre.  Je  suis  condamné,  laissez- 
moi  votre  main  !  (11  lui  baise  la  main.)  Écoutez  ! 

FABIEN. 

J'écoute, 

GABRIEL. 

Vous  rappelez-vous,  un  jour  que  nous  étions  a=si3  l'un 
près  de  l'autre,  rue  Tailbout,  comme  nous  le  sommes  en  ce 
XXIV.  16 


278  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

moment,  et  que  je  vous  montrais,  écrits  sur  un  billet  de 
banque,  ces  mots  :  La  loi  punit  de  mort  le  contrefacteur  ? 

FABIEN. 

Oui. 

GABRIEL. 

Vous  rappelez-vous  que  je  me  plaignis  alors  de  la  dureté 
de  cette  loi,  et  que  vous  me  dites  que  le  roi  avait  l'intention 
de  demander  aux  Chambres  une  commutation  de  peine  ? 

FABIEN. 

Oui,  je  me  le  rappelle  encore. 

GABRIEL. 

Eli  bien,  je  suis  condamné  à  mort;  avant-hier,  mon  pour- 
voi en  cassation  a  été  rejeté;  il  ne  me  reste  d'espoir  que  le 
pourvoi  en  grâce  que  j'ai  adressé  hier  à  Sa  Majesté. 

FABIEN. 

Je  comprends. 

GABRIEL. 

Vous  êtes  toujours  médecin  du  roi  par  quartier  ? 

FABIEN. 

Oui,  et  même,  en  ce  moment,  je  suis  de  service. 

GABRIEL, 

Eh  bien,  docteur,  en  votre  qualité  de  médecin  du  roi,  vous 
pouvez  le  voir  à  toute  heure;  voyez-le^  je  vous  en  supplie  1... 
dites-lui  que  vous  me  connaissez,  ayez  ce  courage.  Deman- 
dez-lui ma  grâce,  demandez-la-lui  I 

FABIEN. 

Mais  celte  grâce,  en  supposant  que  je  la  puisse  obtenir,... 
ne  sera  jamais  qu'une  commutation  do  peine. 

GABRIEL. 

Je  le  sais  bien. 

FABIEN. 

Et  cette  commutation  de  peine,  no  vous  abusez  pas  !  ce 
sera  les  galères  à  perpétuité. 

GABRIEL. 

Que  voulez-vous!  cela  vaudra  toujours  mieux  que  la  mort. 
Oui,  oui,  je  comprends  ce  qui  se  passe  en  vous...  Vous  me 
méprisez,  vous  me  trouvez  lâche!  vous  me  dites  qu'il  vaut 
mieux  mourir...  une  fois...  dix  fois...  cent  fois,  que  de  traî- 
ner à  perpétuité,  quand  on  a  trente  ans  surtout,  le  boulet 
de  l'infamie.  Docteur,  j'ai  peur  de  la  mort...  sauvez-moi.,. 


GABRIEL  LAMBERT  279 

c'est  tout  ce  que  je  demande...  Ensuite,  ils  feront  de  moi  tout 
ce  qu'ils  voudront. 

FABIEN. 

Je  tâcherai  ! 

GABRIEL,  lui  baisant  la  main  malgré  lai. 
Ah  !  docteur...  Je  lé  savais,  que  mon  unique,  mon  dernier 
espoir  était  en  vous. 

FABIEN,  honteux,  retirant  sa  main. 
Adieu,  monsieur  ! 

GABRIEL. 

Adieu  !  Que  me  dites- vous  là  ?  Ne  reviendrez-vous  point  ? 

FABIEN. 

Je  reviendrai  si  j'ai  réussi. 

GABRIEL. 

Mais  c'est  au  contraire  si  vous  n'avez  pas  réussi  qu'il  faut 
revenir,  mon  Dieu!  que  deviendrais-je,  si  je  ne  vous  revoyais 
pas!...  Jusqu'au  pied  de  l'échafaud,  je  vous  attendrais,  et 
quel  supplice  qu'un  pareil  doute  !  Revenez,  je  vous  en  sup- 
plie, revenez  ! 

FABIEN. 

Je  reviendrai. 

GABRIEL,  se  levant  vivement. 

Envoyez-moi  mon  père,  docteur,  envoyez-moi  mon  père. 
Je  ne  veux  pas  rester  seul...  La  solitude,  c'est  le  commen- 
cement de  la  mort! 

FABIEN. 

Faites  rentrer  le  père  du  prisonnier. 

(ïi  sort.) 

SCÈNE  VI 

Ies  Mêmes,  LAMBERT,  LOUISE. 

LOUISE,  se  jetant  dans  ses  bras. 
Gabriel!  mon  Gabriel  1 

GABRIEL. 

Louise,  ici  ! 

LAMBERT. 

Oui,  elle  aussi  a  voulu  te  dire  un  dernier  adieu, 

LOUISE. 

J'ai  voulu  rapporter  le  dernier  adieu  de  ton  enfant...  de 
notre  fils. 


280  THI'ATRE   COMPLET   D'ALEX.    DUMAS 

GABRIEL,   écoutant. 
Ail!  voilà  la  voiture  qui  part. 

LOUISE. 

Tiens,  Gabriel  !  j'ai  coupô,  sur  la  tête  du  pauvre  orphelin, 
cette  mèche  do  cheveux  que  je  lui  ai  fait  embrasser,  pour 
le  l'apporter  encore  tiède  de  son  baiser. 

GABRIEL. 

Merci,  merci  de  cette  pensée  !  (a  pan  )  Si  la  voiture  va  bien, 
dans  cinq  minutes,  il  peut  être  aux  Tuileries. 

LOUISE. 

Le  pauvre  enfant  avait  l'air  de  comprendre  que  je  le  quit- 
tais pour  l'apporter  notre  dernier  adieu.  11  pleurait  si  fort, 
que  j'ai  hésité  entre  lui  et  toi.  Je  voulais  te  l'amener;  mais 
j'ai  pensé  que  la  vue  de  la  pauvre  petite  créature  l'ôterait  le 
courage;  et  puis  je  n'ai  pas  voulu  que  le  pauvre  enfant  vit 
son  père  pour  la  première  et  la  dernière  fois  dans  un  ca- 
chot. 

GABRIEL,  à  part. 

A  cette  heure,  le  docteur  entre  chez  le  roi;  s'il  allait  ne 
pas  être  reçu,  si  le  roi  n'était  pas  aux  Tuileries...  ou  si  même 
il  avait  fait  défendre  sa  porte!...  Ah!  cette  attente  est  hor- 
rible. 

(il  se  lève  et  marche  à  grands  pas.) 
LOUISE. 
Tu  n'as  rien  à  me  répondre,  Gabriel,  même  quand  je  te 
parle  de  notre  enfant. 

GABRIEL. 

Notre  enfant,  oui,  notre  enfant!  Que  dis-tu?  est-il  là? 

LOUISE. 

IVIon  Dieu  !  mon  Dieu!...  Vo:drais-tu  le  voir? 

GABRIEL. 

Oui...  On  dit  que  la  prière  des  enfants  est  toute-puissante 
sur  le  Seigneur...  Mais  tu  m'as  dit  que  tu  ne  l'avais  point 
amené. 

LOUISE. 

Je  mentais;  j'avais  peur  que  tu  ne  refusasses  de  l'embras 
ser.  Il  est  là.  Attends  !  attends  !  je  vais  le  chercher. 

LAMBERT. 

Ah  !  il  y  a  donc  encore  un  bon  sentiment  dans  ce  cœur-là! 


GABRIEL    LAMBERT  281 

LOUIsn,  rentrant  avec  l'enfant. 
Tiens...  c'est  lui...  le  voilà... 

GABRIEL. 

Il  te  ressemble...  Pauvre  petit  !... 

LOUISE. 

Louis,...  c'est  ton  père...  embrasse-le... 

GABRIEL. 

Ah!  ma  pauvre  Louise!...  avec  toi  et  cet  enfant-là  dans 
une  chaumière... 

LOUISE. 

Gabriel  I...  Gabriel!... 

GABRIEL. 

Lui  as- tu  appris  à  prier  ? 

LOUISE. 

Avant  qu'il  pût  parler,  je  lui  avais  appris  à  joindre  les 
mains. 

GABRIEL. 

Je  me  souviens  qu'un  grand  navigateur  voguait  sur  une 
mer  inconnue,  cherchant  l'Inde,  lorsque  son  vaisseau  fut  as- 
sailli par  une  tempête;  haletant,  éperdu,  ne  sachant  à  qui 
demander  secours,...  Albuquerque  jette  un  regard  autour  de 
lui...  A  ses  pieds,  sur  le  pont,  à  la  lueur  d'un  éclair,  il  vit  un 
enfant  qui  souriait...  Il  eut  une  révélation...  prit  l'enfant,  le 
souleva  entre  ses  bras...  criant  à  Dieu  :  «  Seigneur!  Sei- 
gneur! en  faveur  de  l'innocence  de  cet  enfant...  pardonnez  à 
nous  autres  malheureux  pécheurs  ! . ..  »  Et  l'éclair  s'éteignit... 
la  foudre  se  tut,  la  tempête  tomba...  vaisseau  et  passagers, 
tout  fut  sauvé!.,.  (Élevanl  l'enfantdans  ses  bras.)  Seigneur!... 
Seigneur!...  en  faveur  de  l'innocence  de  cet  enfant,  pardon- 
nez-moi 1... 

LOUISE,   à  genoQX. 

Pardonnez-lui,  Seigneur! 

GABaiEL,   l'œil  fixe,  l'oreille  tendne. 

Écoule.  N'as-tu  pas  entendu  parler  dans  le  couloir  de  la 
prison  ? 

LOUISE. 

Non. 

GABRIEL. 

Le  temps  passe  !  le  temps  passe  !  Tiens,  prends  l'enfant  et 
fais-lui  joindre  les  mains. 

16. 


282  THÉÂTRE    COMPLET  D'ALEX.    DUMAS 

LOUISE. 

Mais  qu'attends-tu  donc? 

GABRIEL. 

Ce  que  j'att  nds?...  (ll  court  à  la  porto  et  éconia.)  Ce  que 
j'attends?...  C'est  ma  grâce  !  c'est  la  vie  1...  la  liberté  peut- 
être  ! 

LAMBERT. 

Ahl  que  dit-il?  que  dit-il? 

LOUISE. 

Mon  oncle,  avez-vous  entendu?...  il  parle  de  sa  grâce,  de 
la  vie,  do  la  liberté  I 

GABRIEL. 

Je  dis  que  le  docteur  Fabien...  (Le  premier  coup  de  dix  heures 
sonne.)  Écoutez,  à  cette  heure,  il  a  vu  le  roi;  à  cette  heure, 
mon  sort  est  décidé.  Oh!  le  roi  est  bon,  le  docteur  est  puis- 
sant, il  a  obtenu  ce  qu'il  demandait...  Que  c'est  beau  un 
honnête  homme!  Il  sort  des  Tuileries.  11  revient  vers  la 
prison.  Oh  !  chaque  seconde  de  retard  est  aussi  longue 
qu'une  année  de  tortures!... 

LOUISE. 

Mon  oncle  !  mon  oncle  !  Gabriel  devient  fou  1 

LAMBERT. 

Je  ne  crois  pas;  seulement,  j'en  suis  à  le  désirer  pour 
lui. 

GABRIEL. 

Le  bruit  de  la  voiture,  je  l'ai  entendu  !  (Les  repoussant  et  cou- 
rant à  la  porte.)  Écoutez...  OU  vient,  c'est  lui!  sauvé  !  (On  ouvre 
la  porte  du  foiui.)  Est-ce  VOUS,  docteur  ?  Oui,  oui,  oui,  parlez... 
j'attends...  je  meurs. 

SCÈNE  VII 

Les  MÊMES,  FABIEN. 

GABRIEL. 

Vous  ne  me  répondez  pas  ?  Oh  !  je  suis  toujours  con- 
damné. 

FABIEN. 

Du  calme.  J'ai  vu  le  roi. 

LAMBERT  et  LOUISE. 

Le  roi  1 


GABRIEL    LAMBERT  283 

GABniEL. 

Parlez,  parlez! 

^  FABIEN . 

Il  VOUS  fait  grâce  de  la  vie. 

GABRIEL. 

Ah!  cette  fois,  je  puis  vous  remercier,  mon  Dieu  !  (ii  em- 
brasse Lonise  et  il  embrasse  l'enfant.)  Enfant,  enfant,  le  Seigneur  a 
entendu  ta  prière.  Le  roi  fait  grâce,  entendez-vous,  mon 
père? 

(il  yeat  embrasser  Lambert  qni  le  repousse.) 
LAMBERT. 

Mais  à  quelles  conditions  le  roi  a-t-il  fait  grâce? 

FABIEN. 

A  quelles  conditions? 

LAMBERT. 

Oui.  Vous  avez  dit  que  le  roi  lui  faisait  grâce  de  la  vie  ; 
on  ne  fait  point  grâce  d'un  pareil  crime  sans  conditions. 

FABIEX. 

En  faveur  de  son  âge,  d'abord.  Puis  il  a  été  reconnu... 

LAMBERT. 

Ne  mentez  pas,  monsieur,  cela  va  mal  à  une  nature  loyale 
comme  la  vôtre.  A  quelles  conditions  ?  Dites,  je  le  veux. 

FABIEN. 

La  peine  a  été  commuée  en  celle  des  travaux  forcés  à 
perpétuité... 

LAMBERT. 

C'est  bien;  je  me  doutais  que  c'était  pour  cela  qu'il  vou- 
fait  vous  parler  seul...  l'infâme! 

(il  prend  son  cbapeaa  et  sort.) 
FABIEX. 


Que  faites-vous  ? 

GABRIEL. 

Mon  père  ! 

LOaiSE. 

Mon  oncle  ! 

LAMBERT. 

11  n'a  plus  besoin  de  moi.  J'étais  venu  pour  le  voir  mouriret 
non  pour  le  voir  marquer.  Je  lui  offrais  mon  bras,  c'est-à-dire 
le  bras  d'un  honnête  homme,  pour  monter  à  l'échafaud.  Je  le 
lui  refuse  pour  monter  au  pilori.  L'échafaud  était  une  expia- 


284      THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

tion  :  le  lâche  a  préféré  le  bagne;  je  donnais  ma  bénédiction 
au  décapité:  je  donne  ma  malédiction  au  forçat!... 

FABIEN. 

Mais,  monsieur... 

LAMBERT. 

Laissez-moi  passer,  monsieur!  vous  êtes  un  homme  d'hon- 
neur, et  un  homme  d'honneur  doit  comprendre  mon  indigna- 
tion ! 

LOUISE,  prenant  Gabriel  à  bras-le-corps. 

Mais  je  reste,  moi,  je  reste,  Gabriel! 

LAMBERT. 

Toi!  tu  restes!  et  de  quel  droit?  Gomme  amante,  il  t'a 
trahie;  comme  mère,  il  a  déshonoré  ton  enfant!  Non!  tu  ne 
restes  pas!  suis-moi!  je  le  veux!  je  te  l'ordonne! 

LOUISE. 

Mon  oncle! 

GABRIEL. 

Louise,  mon  enfant!... 


(il  tombe  sur  l'oscaboau.) 


LOUISE. 

Adieu,  Gabriel,  adieu!... 

GABRIEL. 

SeignetTr,  ayez  pitié  de  moi  ! 


ACTE  CINQUIÈME 

La  mer.  Trois  plans  de  plage.  Une  villa  à  gauche  avec  perron.  A  droite 
300  Madone  devant  laquelle  une  petite  lampe  est  allnméd.  —  Une  bar» 
que,  conduite  par  des  forçais,  amène  deux  personnes  qui  prennent  pied 
an  fond,  eu  face  du  spectateur. 


SCÈNE  PREMIERE 

DIANE,     FABIEN,    CHIVERNY  ;    GABRIEL,    GASPARD, 

ROSSIGNOL.    Ces   trois   derniers   en    forçats.   D'autres    personnages 
mnelsj  cgaleiaent  en  forçats. 

DIANE,  à  Chivemy. 
C'est  la  villa  Lavergne? 


GABRIEL   LAMBERT  285 

CniVEBNY. 

Oui,  mademoiselle. 

DIANE. 

Qu'en  dites-vous,  cher  docteur?  Il  me  semble  que  c'est  bien 
ce  que  je  cherche,  simple  et  élégant  tout  à  la  fois. 

FABIEN. 

Si  elle  vous  convenait,  elle  remplirait,  par  sa  position,  toutes 
les  conditions  nécessaires  à  l'amélioration  de  votre  santé  :  ex- 
position au  midi  et  au  couchant,  belle  vue,  brise  de  mer, 
assez  rapprochée  de  la  ville  pour  y  être  en  une  heure. 

DIANE. 

Maintenant,  il  faut  savoir  si  la  distribution  intérieure  me 
convient,  et  si  le  jardin  a  de  l'ombre. 

FABIEX. 

Entrons;  notre  équipage  se  reposera  pendant  ce  temps-là. 

DIANE. 

Et  ils  boiront  au  rétablissement  de  ma  pauvre  santé,  qui  en 
a  grand  besoin. 

FABIEN. 

Mais  qui  redeviendra  aussi  florissante  que  jamais  quand 
vous  le  voudrez. 

DIANE. 

Vous  VOUS  obstinez,  docteur  ! 

FABIEN. 

J'ai  promis  à  de  Lussan  de  vous  guérir. 

DIANE. 

Physiquement  ou  moralement? 

FABIEN 

Physiquement  et  moralement! 

DIANE . 

La  science  est  puissante,  docteur,  entre  vos  mains,  sur- 
tout; mais,  croyez-moi,  sa  puissance  ne  va  pas  jusque-là! 

FABIEN. 

Bah!  nous  verrons!  De  l'autre  côté  de  la  science,il  y  a  Dieu. 

(ils  entrent  dans  la  villa.) 

SCÈNE  II 
Les  Mêmes,  hors  DIANE  et  FABIEN. 

CHIVERNY. 

Qui  a  les  plus  longues  jambes  ou  l'estomac  le  plus  creux  ? 


286      THCATRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

Que  celui-là   aille  chercher  à  boire  à  la  buvette  du   fort 
Lamalgue. 

GASPARD. 

Moi! 

CHIVERNY. 

Alors,  val  Je  permets  ça  pour  aujourd'hui,  mais  pour  au- 
jourd'hui seulement,  en  faveur  de  celte  demoiselle  qui  vous 
offre  quarante  francs. 

GASPARD. 

Donnez-moi  un  des  deux  louis  de  la  demoiselle  et  je  ne  fais 
qu'un  bond. 

CHIVERNY. 

Inutile;  on  enverra  le  garçon  avec  toi,  et  je  réglerai  le 
compte. 

GASPARD. 

Eh  bien,  justement,  voilà  ce  que  je  ne  voulais  pas, 

CHIVERNY. 

Et  pourquoi? 

GASPARD. 

Parce  que... 

CHIVERNY. 

Mais  tu  ne  pourras  donc  jamais  te  taire!  Tiens,  imite 
plutôt  ton  ami  Gabriel  ;  en  voilà  un  qui  n'est  pas  bavard  au 
moins! 

GASPARD. 

Voilà  votre  morale,  à  vous... 

(il  sort.) 
GAHRIEL,    à    r^rt. 

A  qui  parlerais-je?  à  ces  hommes  dont  aucun  ne  peut  me 
comprendre;  à  qui  mo  plaindrais-je?  à  Dieu  qui  ne  m'écoute- 
rait  pas.  Oh!  n'étais-je  pas  assez  malheureux?  n'étais-jo  pas 
assez  humilié?...  Me  retrouver  sous  cette  livrée  infâme...  en 
face  do  Diane...  de  la  femme  que  j'ai  aimée  et  que  j'aime  tou- 
jours... Le  docteur  Fabien  m'a  regardé  deux  fois  dans  le  tra- 
jet... la  seconde  d'une  certaine  façon...  M'aurait-il  reconnu?..; 
Oh!  non,  surtout  si  je  suis  aussi  changé  physiquement  que 
moralement...  Hélas!  je  ne  crains  pas  la  mort  à  présent,  doc- 
teur :  cinq  années  de  bagne  m'ont  aguerri,  et  le  jour  n'est 
pas  loin  où  je  me  débarrasserai  de  cette  existence. 


GABRIEL   LAMBERT  287 

SCÈNE  m 
Les  Mêmes,  GASPARD, 

GASPARD. 


Voilà! 


CniVERNY. 

Tu  n'y  as  pas  été  de  main  raorle!  Trois  bouteilles  de  vin! 

GASPARD. 

C'est  pas  trop  pour  six, 

CHIVERNY. 

Et  moi,  je  vous  regarderai  faire. 

GASPARD. 

Vous,  voilà  votre  bouteille  à  part,  du  vin  de  cassis...  On 
connaît  votre  goût. 

CIIIVERNY, 

Câlin,  va! 

GASPARD. 

Dites  donc...  vous  aurez  du  retour  ! 

CIIIVERNY. 

Veux-tu  te  taire,  bavard  1 

GASPARD. 

Bavard  parce  que  je  parle!  Est-il  despote,  le  père  Chivernyl 
Je  suis  condamné,  moi,  mais  ma  langue  ne  l'est  pas. 

CHIVERNY. 

Gaspard,  mon  ami,  tu  frises  le  cachot. 

GASPARD. 

De  quoi!  le  cachot  pour  ui.e  innocente  plaisanterie?  allons, 
père  Ghiverny,  ne  vous  faites  pas  plus  méchant  que  vous 
n'êtes;  à  votre  santé,  père  Chivernyl 

TOUS  LES  FORÇATS,  moins  Gabriel. 

A  votre  santé  ! 

CHIVERNY. 

Attendez  un  peu  que  je  vais  trinquer  avec  vous! 

(il  boit  à  même  la  boateille.; 
GASPARD,  k  Gabriel,  qui  écrit  arec  ua  crayon. 
Eh  bien,  Gabriel,  tu  ne  bois  pas? 

GABRIEL. 

Merci,  je  n*ai  pas  soif! 


288  THÉÂTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

CHIVERNY. 

Toujours  loin  des  autres,  comme  un  monsieur,  la  plume  ou 
e  crayon  à  la  main.  Avec  cela  que  la  chose  t'a  bien  réussi  ! 

GASPARD. 

Ne  faites  pas  attention,  père  Ghiverny,  il  rédige  son  testa- 
ment. 

GABRIEL,  bas. 

Tu  ne  crois  pas  si  bien  dire. 
GASPARD,  à  Chiverny,  qui  vide  sa  bouteille  du  second  coup,  et  qui  la 
repose  à  terre. 

Vous  y  allez  bien,  père  Chiverny  :  une  bouteille  en  deux 
fanfares!  (Renversant  la  bouteille.)  Gabriel,  bois  donc  un  coup! 

GABRIEL. 

Je  ne  vous  parle  pas,  Gaspard  ;  ayez  pitié  de  moi,  je  vous 
en  prie,  et  laissez-moi  en  repos  ! 

GASPARD. 

Bon  I  je  croyais  que  nous  nous  tutoyions  dans  le  monde  ! 
Mazette!  ça  fait  sa  tête  !...  Est-ce  que  tu  te  crois  encore  dans 
on  rez-de-chaussée  de  la  rue  Taitbout  ? 

CHIVERNY. 

Silence,  et  assez  causé  !  j'aperçois  nos  voyageurs. 

GABRIEL,  tirant  sou  bonnet  sur  ses  yeux  : 
Encore  ! 

SCÈNE  IV 

Les  Mêmes,  DIANE,  FABIEN. 

DIANE. 

Cette  villa  est  charmante,  docteur;  elle  me  convient  beau- 
coup... si  toutefois  mon  père  se  décide  à  quitter  Paris. 

FABIEN. 

Vous  savez  bien  que  votre  père  fera  tout  ce  que  vous  voudrez. 

DIANE. 

Je  lui  dessinerai  un  croquis  de  cette  charmante  habitation. 

FABIEN. 

N'y  en  a-t-il  pas  d'autres  à  visiter  aux  environs? 

CUIVERNY. 

Faites  excuse,  docteur.  11  y  a,  à  doux  cents  pas  d'ici,  une 
petite  bastide,  que  c'est  un  véritable  nid  qui  n'attend  que  les 
oiseaux. 


GABRIEL    LAMBERT  289 

GASPARD. 

C'est  drôle  comme  le  vin  de  cassis  rend  le  père  Ladouceur 

poétique  ! 

FABIEN,  à  Diane. 
Voulez-vous  aller  jusque-là  ? 

DIANE. 

Volontiers. 

GASPARD,  à  Gabriel. 

Est-elle  jolie,  la  Parisienne,  hein  !  Ça  te  rappelle  le  temps 
où  lu  fréquentais  la  so-ci-é-té,  mon  vieux  ! 

DIANE. 

Finissez  tranquillement  votre  repas,  vous  avez  encore  près 
d'une  demi-heure  à  vous. 

GASPARD. 

Père  Chiverny,  je  vais  préparer  la  barque  !  —  Viens-tu,  Ga- 
briel ? 

(a  ce  nom  de  Gabriel,  Diane  se  retourne;  Fabien  l'arrête.) 
FABIEN. 

Désirez-vous  quelque  chose? 

DIANE. 

Non,  rien!  (a  part.)  Gabriel!... 

(Elle  conlinae  sa  rente.) 

SCÈiNE  V 
Les  Mêmes,  hors  FABIEN  et  DIANE. 

GABRIEL. 

Mais  je  n'en  finirai  donc  pas  avec  la  honte  1  Si  elle  m'avait 
reconnUj  cependant!...  Mais  non,  c'est  impossible;  qui  re- 
connaîtrait, sous  l'ignoble  livrée  du  forçat,  l'elégantvicomte  de 
Faverne?...  Ohl  la  vue  de  Diane!...  Finissons-en!  —  Gaspard! 

GASPARD. 

De  quoi  ? 

GABRIEL. 

J'ai  à  te  parler. 

GASPARD. 

Ah!  tu  as  besoin  de  moi,  n'est-ce  pas? 

GABRIEL. 

Eh  bien,  oui  ! 

GASPARD. 

Va,  je  suis  bon  frère.  (Allumant  sa  pipe.)  D'ailleurs,  je  vais  en 
XXIV.  i7 


290      THÉÂTRE  COMPLET  d'âLEX.  DUMAS 

griller  une,  t;in  lis  que  tu  vas  me  narrer  tes  infortunes...  Vas- 
y  gaiement,  Gabriel. 

GABRIEL. 

Gaspard,  je  veux  en  finir  avec  la  vie. 

GASPARD. 

Bon  !  voilà  déjà  dix  fois  que  tu  me  dis  cela,  et  ça  n'aboutit 
jamais. 

GABRIEL; 

Cette  fois,  j'y  suis  décidé. 

GASPARD. 

Bien  vrai  ? 

GABRIEL. 

Bien  vrai. 

GASPARD. 

Et,  sans  être  trop  curieux,  peut-on  savoir  qui  a   amené 
cette  détermination  ? 

GABRIEL. 

Elle. 

GASPARD, 

Qui  cela,  elle? 

GABRIEL. 

La  jeune  fille  que  nous  avons  conduite  ici  ce  matin. 

GASPARD. 

Celle  qui  vient  de  nous  [)ayer  à  boire? 

GABRIEL. 

Oui, 

GASPARD. 

Tu  la  connais? 

GABRIEL. 

J'ai  manqué  l'épouser...  C'est  mon  amour  pour  elle  qui  a 
amené  tous  mes  malheurs. 

GASPARD. 

Peste  !  tu  ne  t'adressais  pas  mai,  la  fille  d'un  richard  I 

GABRIEL. 

Silence!  si  l'on  nous  entendait... 

GASPARn, 

La  fille  d'un  banquier!...  -'est  égal,  elle  a  eu  un  fier  nez 
tout  de  même  de  renoncer  à  ta  main. 

GABRIEL. 

Tu  pliiisantes  toujours...  Mais,  depuis  que  je  suis  ici,  m-i, 
je  n'ai  pas  euvie  de  rire! 


LES  MOHICÂNS  DE   PARIS  VII 

l'avoir  tourmentée;  mais,  le  jour  de  la  représentation,  ma- 
de!roi?c'I!e  Uaucourt  s'en  est  bien  vengée  :  elle  a  eu  un 
succès,  un  très-grand  succès. 

'!.M.  Gaspard,  Ilodin  et  Lacroix,  charges  de  rôles  secon- 
daires et  sans  aucune  portée  dramatique,  ont  eu  la  bonté 
de  comprendre  la  nécessitéd'un  second  plan  dans  un  tableiu; 
ils  ont  mis  en  commun  bonne  volonté  et  intelligence,  et  ont 
concouru  vaillamment  au  succès. 

M.  Marchand,  qui  jouait  Jean  Taureau  ;  M.  Thierry,  qui 
jouait  le  jardinier;  M.  Lemaire,  qui  jouait  Sac-à-Plàtre,  et 
jusqu'à  .^1.  Briand,  qui  n'avait  qu'un  mot  à  dire  dans  Tous- 
saint Louverture,  se  sont  fait  remarquer  et  ont  trouvé  moyen 
d'avoir  leur  part  dans  les  honneurs  de  la  soirée. 

Mais  les  deux  merveilles  en  mii  ia'ure  de  cette  soirée  sont 
les  deux  enfants  qui  jouent  le  petit  Victor  et  la  petite  Léonie; 
ce  serait  à  aller  voir  le  prologue,  rien  que  pour  eux.  Im- 
possible de  rencontrer  plus  d'intelligence  artistique  et  plus 
d'espérance  d'avenir  que  dans  ces  deux  petits  corps;  je  me 
trompe  :  dans  ces  deux  petites  âmes.  Si  j'étais  riche  ou  si 
j'avais  vingt-cinq  ans  de  moins,  je  me  chargerais  de  ces  deux 
beaux  enfants,  et,  avec  la  permission  de  leurs  parents  et  l'aide 
de  Dieu,  j'en  ferais  deux  grandes  actrices;  mais,  au  nom  du 
ciel,  pas  de  Conservatoire  !  la  nature,  la  pratique,  la  vérité, 
voilà  tout. 

Ai-je  oublié  quelqu'un  de  mes  grands  ou  de  mes  petits 
interprètes?  Je  ne  crois  pas;  mais,  en  tout  cas,  il  ne  faudrait 
poiat  m'en  vouloir,  puisque  ce  ne  serait  qu'un  oubli. 

Alex.  Dumas. 


LES    MOHICANS    DE    PARIS  f 

nille  dans  une  pièce  de  bois,  un  tigre  sur  la  piste  du  filou, 
un  bon  bourgeois  quand  le  gibier  est  dans  la  carnassière;  j'ai 
vu  tout  cela  dans  Jackal.  » 

J'ajouterai,  moi  qui  ai  eu  affaire  à  31.  Perrin  pendant 
trente  répétitions,  que  j'ai  vu  en  lui  ce  que  ne  pouvait  y  voir 
mm  ami  Jouvin...  Bon!  voilà  que  je  l'ai  nommé  sans  le  vou- 
loir! —  que  j'y  ai  vu  l'bomme  de  bonne  compagnie,  l'artiste 
infatigable  et  consciencieux  que  rien  ne  distrait  de  son  rôle 
et  pour  qui  aucun  détail  ne  reste  indifférent,  si  petit, si  imper- 
ceptible qu'il  soit. 

Clarence  a  été,  comme  toujours,  le  charmant  acteur  à  la 
voix  douce,  à  l'œil  humide,  et  qui  a  dans  toute  sa  person- 
nalité quelque  chose  de  poétique  et  presque  de  féminin. 
Il  y  a  longtemps  que  nous  nous  connaissons  et  que  nous  nous 
aimons,  Clarence  et  moi.  Lorsqu'il  entra  au  théâtre,  avec  un 
nom  difficile  à  idéaliser,  j'eus  le  bonheur  d'être,  il  y  a 
quelque  vingt  ans,  son  parrain  et  de  le  baptiser  du  nom  de 
Clarence;  cette  fois  encore,  mon  filleul  m'a  fait  honneur, 
et,  en  supposant  qu'il  me  doive  quelque  chose,  s'est  lar- 
gement acquitté  envers  moi  :  Clarence  a  été  excellent  dans  le 
rôle  de  Dominique. 

Je  pourrais  presque  dire  de  la  femme  ce  que  je  dis  du 
mari;  si  j'ai  donné  à  l'un  le  baptême  du  nom,  j'ai  donné  à 
l'autre  celui  de  la  scène  :  autant  que  je  puis  me  le  rappeler, 
madame  Clarence  à  débuté  dans  le  rôle  de  Ginesta  du  Gentil- 
homme de  la  montagne;  n'ayant  jamais  vu  la  pièce,  je  n'ai 
pas  vu  madame  Clarence  dans  ce  rôle;  on  m'a  dit  qu'elle  y 
avait  été  charmante;  après  l'avoir  vue  dans  Rose-de-Xoël, 
j'en  suis  sûr.  Madame  Clarence,  est  jeune,  jolie;  elle  a  de 
l'originalité  dans  les  rôles  à  caractère  ;  tout  cela,  à  vingt- 
quatre  ans,  c'est  beaucoup;  ses  amies  disent  même  que  c'est 
trop  ! 

Mademoiselle  Colombier  a  reçu  les  compliments  du  public 
et  de  toute  la  presse  avant  de  recevoir  les  nôtres,  et  nous  arri- 
verions tard,  si,  le  jour  même  de  la  répétition,  après  avoir  vu 
la  façon  dont  elle  a  joué  les  trois  seules  scènes  qu'elle  ait  dans 
l'ouvrage,  nous  ne  lui  avions  dit  ces  propres  paroles,  dont 


VI       THÉÂTRE  COMPLET  D'ALEX.  DUMAS 

nous  ne  sommes  pas  prodigne:  «Mademoiselle,  vous  avez 
beaucoup  de  talent.  »  Ce  n'était  point  une  prédiction,  c'était 
un  fait  reconnu.  Mademoiselle  Colombier  a  joué  son  rôle  de 
Suzanne  de  Valgeneuse,  rôle  peu  agréable  à  joner,  en  co- 
médienne consommée;  elle  a  dans  le  jeu  tout  à  la  fois  le 
?^"'5ser-aller  de  la  femme  du  monde  et  la  liauteur  de  la  du- 
Cfiesse;  les  yeux  sont  fiers  et  superbes,  et,  le  jour  où  nous 
éclairerons  ces  yeux-là  des  langueurs  de  l'amour,  ou  des 
feux  de  la  jalousie,  —  au  moyen  d'un  beau  rôle,  bien  en- 
tendu !  —  ces  yeux-là  feront  tourner  la  tète  au  public. 

Mademoiselle  Colombier,  comme  madame  Clarence,  est 
dans  sa  première  jeunesse;  je  doute  même  iju'elle  soit  ma- 
jeure; —  heureusement,  le  théâtre  émancipe. 

A  propos  de  jeunesse  et  de  beaux  yeux,  nous  demandons 
pardon  à  madame  Talini  d'avoir  étendu  sur  sou  visage  de 
vingt-huit  ans  l'affreux  masque  de  la  Brocante.  Au  reste,  il 
est  impossible  de  mieux  prendre  son  parti  d'une  jeunesse 
perdue  que  ne  l'a  fait  cette  douce  et  consciencieuse  artiste; 
elle  a  été  —  ce  qui  est  bien  rare  avec  une  pareille  dispro- 
portion d'âge  —  la  femme  du  rôle;  de  jeune,  elle  s'est  faite 
vieille;  de  belle,  hideuse;  de  distinguée,  ignoble.  Avis  aux 
artistes  qui  ne  veulent  jouer  qu'avec  leurs  avantages.  A  mon 
excellente  Talini,  merci  ! 

Ah  !  par  exemple,  son  fils  adopfif  est  bien  digne  d'elle  ! 
Quel  spirituel  et  intelligent  gamin  que  ce  Babolin  !  L'affiche 
et  le  directeur  prétendent  que  c'est  une  femme  et  que  cette 
femme  s'appelle  madame  Cécile  Ferval;  je  ne  connais,  moi, 
qu'une  femme  qui  ait  ce  talent-là,  c'est  Déjazet.  Après  cela, 
comme  il  y  a  six  ou  sept  ans  que  je  suis  hors  de  Paris,  peut- 
être,  entre  deux  portants,  dans  quelque  sablière  au-dessus 
de  laquelle  Déjazet  et  Colbrun  se  seront  rencontrés,  cette 
joyeuse  hybride  aurn-t-elle  poussé  —  éclatante  d'esprit  et  de 
vérité.  Eh  !  messieurs  les  directeurs,  faites-en  des  greffes,  ou 
prenez-en  de  la  graine;  vous  n'en  aurez  pas  tolljour^^  des 
Déjazet  et  des  Colbrun. 

Nous  avons,  aux  répétitions,  été  longtemps  injuste  pour 
mademoiselle  Raucourt,  et  nous  iui  demandons  pardon  de 


GABRIEL    LAMBERT  291 

GASPARD. 

Ah!  dame,  oui. 

GABnîEL. 

En  tout  cas,  dans  une  heur'^,  tout  sera  fini  pour  moi. 

GASPARD. 

Je  parie  que  non. 

GABRIEL. 

Que  paries-tu? 

GASPARD. 

Tout  ce  que  lu  voudras;  mais,  si  par  hasard  je  gagne, 
qu'est-ce  que  je  gagnerai? 

GABRIEL. 

Le  peu  que  je  possède  sera  à  toi,  et  tous  les  objets  que  j'ai 
fabriqués  t'appartiendront, 

GASPARD. 

Touche  là! 

GABRIEL. 

Seulement,  dis-moi,  as-tu  jamais  songé,  ayant  le  choix  de 
la  mort,  de  quelle  mort  lu  préférais  mourir? 

GASPARD. 

Dame,  il  me  semble  que  j'aimerais  mieux  mourir  de  vieil- 
lesse, parce  que,  autrement,  il  y  a  toujours  un  moment  qui 
doit  être  dur  à  passer. 

CHIVERNY. 

Eh  bien.avez-vous  bientôt  fini  de  jacasser  comme  deux  pies 
qui  n'auraient  qu'un  œil? 

GASPARD. 

Bon  !  histoire  de  tuer  le  temps.  Tuer  le  temps  !  on  est  en  cas 
de  légitime  défense. 

CHIVERNY. 

Assez  1 

SCÈxNE  YI 
Les  Mêmes,  DIANE,  FABIEN. 

DIANE. 

Décidément,  docteur,  je  fixe  mon  choix  sur  cette  villa.  (Elle 

montre  la  maisoa  à  g.iuihc  du  spectateur.  —  A  ChivHrny.)  \  0U>  pouvez 

repartir  sans  nous,  monsieur  :  nous  reviendions  à  pied...  (k 
Chivcrny).  Quel  cst  celui  que  vous  avez  appelé  Gabriel  tout  à 
l'heure? 


59!î  THÉÂTRE    COMPLET   D'aLEX.    DUMAS 

FABIiîN. 

r/est  le  moment  de  l'épreuve  ! 

Cir.VEKiNY,  poussant  Gabriel. 

Le  voilà!  Allons,  avance!  lève-loi  dune  ! 

GABRIEL. 

ou  !  mon  Dieu  ! 

DIANE. 

Tenez,  prenez  cette  bourse...  Vous  donnerez  un  louis  à  cha- 
cun de  vos  couipygiions,  et  le  reste  sera  pour  vous. 

CHIVIÎRNY. 

Vous  les  gâtez,  mademoiselle  ! 

GASPARD. 

N'influencez  pas  le  client,  père  Chiverny 

DIANE. 

Prenez...  mais  prenez  donc!... 

CHIVERNY. 

Soyons  fier...  mais  soyons  poli,  au  moins.  A  bas  le  bon  • 
not  ! 

(n  lui  enlève  son  bonnet.) 
DIANE,  poussant  un  cri. 

Oh! 

(Elle  laisse  tomber  sa  bourse.  Gajpard  la  ramasse.) 
GASPARD. 

Soyez  tranquille,  ma  belle  dame,  vos  volontés  seront  exécu- 
tées . 

DIANE,  slupiîfaite. 

Gabriel!  le  môme  nom!  serait-ce...?  Docteur,  je  deviens 
folle!...  il  n'était  donc  pas  mort?... 

FABIEN. 

Il  ne  l'était  pas. 

GABRIEL. 

Oh!  misérable  que  je  suis! 

([1  cacha  sa  tête  dans  ses  mains. 
DIANE. 

Impossible! 

FABIEN. 

Regardez-le!... 

DIAXE. 

Lui!...  lui!...  lui!...  ici,  au  bagne! 

FABIEN. 

Lui  au  bagne,  oui! 


i 


GABRIEL    LAMBERT  293 

DIANE. 

Et  vous  le  saviez? 

FABIEN. 

Je  le  savais,  et  je  vous  ai  amenée  pour  cela! 

DIANE. 

Oh!  c'est  affreux I 

(a  son  tour,  elle  cache  sa  tête  entre  ses  mains.) 
FABIEN. 

Je  le  savais,  je  vous  le  répète;  c'est  pour  cela  que  je  vous  ai 
amenée  ici.  Je  vous  dirai  tout.  Vous  aimiez  toujours  le  vi- 
comte de  Faverne...  Et  vous  vous  obstiniez  à  vivre  fidèle  à  la 
mémoire  de  celui  que  vous  croyiez  mort  pour  vous,  el  mort 
honorablement...  Eh  bien,  vous  vous  trompiez,  Djane;  il  vit 
misérablement,  il  vit  flétri! 

DIANE. 

Docteur,  assez!  assez!...  Ne  voyez-vous  pas  que  je  meurs? 

(Elle  tomba  dans  les  bras  de  Fabien.)  Oh'   le  malheureux! 
GABRIEL,  faisant  un  mouvement  en  avant. 

Diane! 

CHIVERNY. 

Tu  seras  trois  jonrs  au  cachot  pour  l'apprendre  à  interpel- 
ler les  voyageurs! 

SCÈNE  Vil      ■ 

Les  Mêmes,  LOUISE. 

LOUISE,  à  Gaspard. 
Pardon^  monsieur! 

GASPARD. 

Oh!  voilà  une  peMte  femme  qui  est  bien  polie.  Qu'y  a-t-il 
pour  \olre  service,  ma  belle  enfant? 

LOUISE. 

Je  viens  de  bien  loin,  monsieur,  pour  parler  à  un  con- 
damné. . .  Et,  là-bas,  au  bagne,  on  m'a  dit  que  je  le  trouve- 
rais ici. 

GASPARD. 

Comment  le  nommez-vous? 

LOUISE. 

Gabriel! 

GASPARD. 

Gabriel  Lambert?  -_ 


294  THÉÂTRE    COMPLET    D'AlEX.    DUMAS 

LOUISE. 

Oui. 

GASPARD. 

Tenez,  le  voilà! 

LOUISE. 

Celui  qui  pleure? 

GASPARD. 

Non,  il  respire  de  l'eau  de  Cologne  dans  son  mouchoir... 
C* est  étonnant,  je  connais  ce  vi?age-là,  moi! 

LOUISE,  touchaat  Gabriel. 

Gabriel! 

GABUIEL. 

Que  me  veut-on?...  Louise! 

GASPARD. 

Ah!  c'est  cela,  Louise  Granger...  celle  qu'il  devait  épouser 
dans  son  village...  Laissez-les  un  peu  ensemble  sans  trop  les 
taquiner,  père  Chiverny!  C'est  sa  payse,  il  devait  l'épouser! 
LOUISE,  suppliante. 

Oh!  oui,  monsieur. 

CHIVERNV. 

Allons!  mais  faites  vite! 

LOUISE. 

Merci,  monsieur. 

GABRIEL. 

Louise!...   et  que  venez-vous  faire  ici,  mon  Dieu?  Je  suis 
donc  arrivé  au  jour  de  toutes  les  douleurs? 

LOUISE,  lui  moDlrant  qu'elle  est  vêtae  de  deuil. 
Hélas! 

GABRIEL. 

Mon  père? 

LOniSE. 

Mort. 

GABRIEL. 

M'a-t-il  pardonné?  (Louise  se  tait.)  Je  te  demande  s'il  m'a 
pardonné.  Au  nom  du  ciel,  Louise,  réponds-moi! 

LOUISE. 

Et  n'est-ce  pas  te  répondre,  malheureux,  que  de  garder  le 
silence  ? 

GABlîIEL. 

Merci,  Louise!..,  Tu  es  toujours  la  môme,  c'est-à-dire  un 
ange.  Et...  notre  enfant? 


GABRIEL  LAMBERT  295 

LOUISE. 

ÏI  vil! 

GABRIEL. 

Pourquoi  ne  l'as-tu  pas  amené? 

LOIISE. 

Mon  oncle,  qui  lui  a  laissa'  loul  ce  qu'il  po>-'^riait,  m'a  fait 
jurer  sui  ?on  lit  d'agonie  qu'il  ne  te  verrait  jamais,  et  qu  il  te 
croirait  mort. 

GABRIEL. 

Et  toi,  alors,  que  viens-tu  faire  ici? 

LOUISE. 

Tu  me  demandes  cela,  Gabriel!  Moi,  je  n'ai  pas  juré  de  ne 
pas  te  voir,  jo  viens  te  dire  ;  Gabriel,  puis-je  faire  quelque 
chose  pour  toi? 

GABiUEL. 

Oui,  tu  peux  me  pardonner. 

LOUISE. 

P.jisses-tu  être  pardonné  au  ciel  comme  tu  l'es  dans  mon 
cœur  ! 

GABRIEL. 

Louise,  toi  et  mon  enfant,  prierez-vous  pour  moi  quand  je 
serai  mon? 

LOUISE. 

4h!  oui,  et  bien  pieusement,  je  te  jure. 

GABRIEL. 

Louise,  tu  as  bien  fait  de  venir.  Tiens,  il  y  a  là  une  Ma- 
done ;  je  ne  sais  plus  prier  :  prie  pour  mon  père  et  pour 
moi! 

LOUISE. 

Mais  pourquoi  prier? 

GABRIEL. 

J'ai  une  grande  choso  à  accomjilir,  ta  prière  m'aiderai 

LOUISE. 

Quelle  chose? 

GABRIEL. 

Tout  à  l'heure^  tu  le  sauras. 

LOUISE. 

Et  quelle  prière  dois-je  dire? 

GABRIEL 

Celle  des  agonisants. 

LOUISE 

Pourquoi  cela? 


296  TIIÉ/VTRE    COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

GABRIEL. 

Parce  que  ce  doit  être  celle  qui  monte  le  plus  directement 
aux  pieds  du  Seigneur  I 

LOUISE. 

Et  loi? 

GABRIEL. 

Je  m'unirai  à  toi  par  la  pensée. 

(Gabriel  la  comlnit  au  pied  de  la  petite  chapollo.) 
LOUISE,  s  agenouillant. 

«  Seigneur,  je  crie  à  vous  du  fond  de  l'abîme...  » 

(Elle  continue  tout  bas.) 
GABRIEL. 

Gaspard  ! 

GASPARD. 

Après? 

GABRIEL. 

Combien  contenait  la  bourse  que  m'a  donnée  mademoisello 
Richard  ? 

GASPARD. 

Vingt  louis. 

GABRIEL. 

Cette  somme  est  à  toi  tout  entière,  moins  un  louis  à  donner 
à  chaque  camarade,  si  tu  veux  m'aider. 

GASPARD. 

A  quoi? 

GABRIEL. 

Je  te  le  dirai;  viens. 

GASPARD. 

Mais  le  père  Chiverny? 

GABRIEL. 

Nous  serons,  c'est-à-dire  tu  seras  de  retour  dans  cinq  mi- 
nutes. 

GASPARD. 

Ma  foi,  pour  six  louis,  on  peut  bien  risquer  quinze  jours 
de  prison. 

GABRIEL,  à  demi-Toix. 

Adieu,  Louise!  adieu,  Diane!  Mon  père!  mon  père,  quand 
vous  aurez  vu  de  là-haut  que  je  me  suis  fait  justice,  peut- 
être  me  pardonnerez-VOUS!  (ils  sortent.  Gabriel  envoie  on  baiser  à 
Louise.) 


GABRIEL    LAMBERT  297 

SCÈNE    VIII 

Les  Mêmes,  hors  GASPARD  et  GABRIEL  ;  FABIEN. 

FABIEN,  paraissant. 

Pouvons-nous  retourner  à  Toulon? 

CHIVERNV. 

Quand  vous  voudrez,  monsieur  le  docteur;  nous  retournons 
donc  décidénnent  par  mer  ? 

FABIEX. 

Oui  ;  mademoiselle  Richard  est  trop  faible  pour  risquer  le 
trajet  à  pied. 

CIIIVERNT. 

Elle  va  mieux  pourtant  ? 

DIANE,  paraissant. 

Mieux,  merci  !...  Docteur,  faites  que  je  ne  le  revoie  plus. 

FABIEX. 

Rien  de  plus  facile,  (ii  fait  un  signe  à  Chiremy.)  Mademoiselle 
désire  que  le  forçat  nommé  Gabriel  Lambert  ne  fasse  point 
partie  des  rameurs  qui  la  ramèneront  à  Toulon. 

CIIIVERNY, 

Comme  il  lui  plaira!  (il  descend  et  appelle  Gabriel.)  Eh!  Ga- 
briel!... Où  diable  est-il  passé?...  —  Vois  donc,  Rossignol. 
—  Eh  bien,  Gaspard  n'est  pas  là  non  plus  1  Ah  çà  !  ils  se  sont 
donné  le  mot  pour  me  faire  enrager! 

ROSSIGNOL,  accourant. 

Venez  voir  là...  tout  près...  venez  ! 

(fis  sortent. y 

SCÈNE  IX 

FABIEN,  DIANE,  descendant  ;  LOUISE,  priant. 
DIANE. 

Qu'y  a-t-il  donc? 

FABIEN. 

Je  ne  sais. 

DIANE. 

Docteur!,.,  docteur!...  quelque  chose  me  dit  là...  (Elle 
touche  son  cœur.)  que  ma  plus  grande  douleur  n'est  pas  encore 
épuisée. 


29S  TIIÉArRB   COMPLET    D'ALEX.    DUMAS 

SCÈNE  X 
Les  Mêmes,  CHIVERNY,  poussant  GASPAx^D. 

CHIVERNY. 

Avance,  drôle  !  ton  affaire  est  claire  ! 

GASPARD. 

Est-ce  que  j'ai  pu  l'empéclier,  moi?...  Je  ne  savais  pas 
pourquoi  il  m'emmenait...  Kn  un  tour  de  main,  c'a  été  fait... 
crac  ! 

FABIEN. 

Que  s'est-il  donc  passé? 

CHIVERNY. 

Rien,  monsieur  le  docteur  :  c'est  un  forçat  qui  vient  de  se 
pendre. 

DIANE. 

Ah! 

LOUISE,   S0  retournant. 

Un  forçat? 

FABIEN. 

Et  ce  forçat? 

CniVKRNY. 

C'est  le  compagnon  de  chaîne  de  ce  drôle,  qui  l'a  aidé,  j'en 
jurerais!...  c'est  celui  à  qui  vous  avez  donné  votre  bourse, 
c'est  Gabriel  Lambert  ! 

DIANE. 

Mon  Dieu! 

LOUISE,  se  reJressant. 
Mon  Dieu! 

CHIVERNY. 

Alais  cela  te  coûtera  cher,  >i  lu  lui  as  prêté  la  main! 

GASPARD. 

Prêté  la  main!...  moi!  peut-on  dire!...  la  corde  tout  au 
plus!  Figurez-vous... 

CHIVERNY, 

C'est  bon...  tu  raconteras  cola  devant  le  capitaine  du  port. 

FABIKN. 

Non,  je  vous  prie,  permeUez  qu'il  dise  comment  cela  s'est 
passé  ? 

CHIVERNY. 

Allons,  parle,  drôle  I 


LES  MOHICANS    DE    TARIS  111 

Après  la  lettre  qu'on  vient  de  lire,  et  que  nous  reprodui- 
sons ici  pour  rectifier  quelques  petites  erreurs  de  texte 
commises  par  les  journaux,  noiis  n'avons  plus  rien  à  dire  de 
la  censure,  qui  arrêtait  le  drame  des  Mohicans  de  Paris. 

La  censure  a  desserré  les  dents;  elle  a  lâché  le  drame; 
mais  la  morsure  est  restée,  et,  il  faut  le  dire,  la  cicatrice  est 
plus  que  visible  :  elle  est  saignante. 

Nous  n'en  avons  qu'un  devoir  plus  grand  à  remplie, 
qu'une  reconnaissance  plus  réelle  à  exprimer  aux  artistes 
qui  ont  réuni  tous  leurs  efforts  pour  soutenir  un  édifice  qui 
menaçait  de  s'écrouler,  ébranlé  qu'il  était  du  faite  aux  fon- 
dations. 

Commençons  par  Dumaine,  notre  jeune  et  cependant  vieil 
ami,  presque  notre  enfant,  qui  est  v(nu,  au  milieu  d'applau- 
dissements dont  il  a  eu  la  modestie  de  ne  point  prendre  sa 
part,  jeter  au  public  un  nom  que  le  public  avait  jiresqiic 
désappris  au  théâtre,  après  l'avoir  entendu  cependant  une 
soixantaine  de  fois. 

Dumaine  est,  avant  tout,  un  artiste  sympathique.  Est-ce  un 
don  de  la  nature  ?  Est-ce  un  résultat  de  l'art?  Je  n'en  sais 
rien;  seulement,  c'est  un  fait  que  j'attribuerai  tout  simple* 
ment  à  la  réunion  du  talent  et  du  cœur;  il  serait  impossible 
de  jouer  avec  plus  de  commandement  la  scène  du  tapis  franc, 
avec  plus  de  passion  la  scène  du  parc,  avec  plus  de  railleuse 
courtoisie  celle  où  il  se  révèle  à  Suzanne  de  Valgeneuse,  et 
avec  plus  de  désespoir  celle  où,  Gérard  évadé,  il  cherche  et 
appelle  inutilement  Rose-de-Xoël. 

Qu'on  n'oublie  pas  que  Dumaine,  dont  le  talent  se  plie  à 
tous  les  genres,  entrait  en  scène  tout  frémissant  encore  des 
applaudissements  de  Tartufe  et  de  la  Tour  de  Nesle. 

Nous  avons  retrouvé  à  la  Gaieté  un  de  no^  meilleurs  lieute- 
nants, compagnon  de  nos  luttes  du  Théâtre-Historique,  et 
qui,  dans  cette  rude  campagne  de  trois  ans,  soutenue,  non 
pas  contre  de  beaux  jours  politiques,  mais  contre  de  mau- 
vais jours  littéraires,  a  eu  sa  part  de  toutes  nos  victoires^ 
nous  avons  retrouvé  Lacressonnière. 

Dus  la  première  répétition,  et  aux  premiers  mots  qu'il  a 


IV  TIIEATRR    COMPLET   D   ALEX.    DUMAS 

dits,  lions  avons  reconnu  l'artiste  de  talent  que  nous  connais- 
sions, mais  dont  le  talent  avait  grandi.  Nous  avions  cru  qu'il 
était  impossible  de  faire  une  plus  belle  création  que  celle  de 
Charles  VI  dans  la  Tour  Saint-Jacques  ;  Lacressonnière  nous 
a  prouvé  qu'il  en  pouvait  faire  une  à  la  fois  plus  savante  et 
plus  terrible.  L'ingrate  et  hideuse  figure  de  Gérard  a  été  ren- 
due par  lui  avec  un  réalisme  eiîrayant.  Il  était  une  des  deux 
cariatides  sur  le-;quclles  reposait  le  poids  de  l'édifice,  la 
cariatide  n'a  point  plié. 

L'autre  cariatide  était  Jackal-Pevrin.  Ce  n'est  pas  nou&  qui 
dirons  ce  que  nous  pensons  de  l'artiste,  qui  a  pris  le  rôle 
au  refus  de  M.  Paulin  Méuier,  lequel  a  créi-,  ou  se  le  rappelle, 
avec  tant  de  talent  un  si  grand  nombre  de  rôles,  et  particu- 
lièrement ridiot  de  la  montagne;  —  mais  M.  Paulin  Mé- 
nier  a,  nous  a-t-on  dit,  ses  rôles  et  ses  auteurs  de  préférence: 
Talma  était  ainsi,  il  préféi'ait  Corneille.  —  Ce  n'est  pas  nous 
qui  dirons  ce  que  nous  pensons  de  Jackal-Perrin,  ou  plutôt 
de  Perrin-Canler  (1),  nous  emprunterons  à  un  excellent  cri- 
tique le  paragraphe  qu'il  lui  consacre,  convaincu  que  nous 
ne  dirions  ni  puis  juste  ni  mieux  : 

«  Perrin  joue  le  (in  limier  Jackal,  et  le  joue  avec  un  talent 
des  plus  remarquables;  il  a  placé  au  premier  plan  un  rôle 
fait  pour  dénouer  le  drame,  et  non  pour  le  dominer.  Son 
chapeau  démodé  a  une  physionomie  inquisitoriale;  les  verres 
de  ses  lunettes  sont  deux  points  d'interrogation;  son  nez  et 
son  menton  rapprochés  ressemblent  aux  deux  branches  d'une 
paire  de  tenailles;  c'est,  de  la  tête  aux  pieds,  l'homme  de  la 
chasse  aux  voleurs,  alliant  une  bonhomie  en  surface  à  une 
finesse  qui  entre  dans  les  consciences  troublées,  comme  la 


(1)  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  au  public  ce  que  c'est  que 
cette  fine  et  honorable  personnalité  de  Canler,  qui,  comme  chef  de 
la  police  de  sûreté,  a  veillé  pendant  vingt  ans  sur  Paris.  M.  Jackal 
n'est  qu'un  reflet  affaibli  de  cette  grande  intelligence,  qui  avait  sur 
celle  de  son  prédécesseur  Vidocq  l'avantage  d'èlre  puisée  non-seule- 
ment dans  un  esprit  inventif,  mais  encore  dans  une  conscience 
honnèlp. 


LES 

MOHICANS  DE   PARIS 

DRAxME  EN  CINQ  ACTES,  EN  NEUF  TABLEAUX 
AVEC    PROLOGUE 

Gaieté.  —  20  août  1864. 

Cette  pièce  ayant  été,  pendant  ses  répétitions,  frappée 
d'interdit  par  la  commission  de  censure,  j'adressai  la  lettre 
suivante  à  l'empereur  : 

«  Sire, 

»  Il  y  avait,  en  1830,  et  il  y  a  encore  aujourd'hui,  trois 
hommes  à  la  tète  de  la  littérature  française. 

»  Ces  trois  hommes  sont:  Victor  Hugo,  Lamartine  et  moi. 

»  Victor  Hugo  est  proscrit,  Lamartine  est  ruiné. 

»  On  ne  peut  me  proscrire  comme  Hugo  :  rien  dans  ma 
vie,  dans  mes  écrits  ou  dans  mes  paroles,  ne  donne  prise  à  la 
proscription. 

»  Mais  on  peut  me  ruiner  comme  Lamartine,  et,  en  effet, 
on  me  ruine. 

»  Je  ne  sais  quelle  malveillance  anime  la  censure-  contre 
moi. 

»  J'ai  écrit  et  publié  douze  cents  volumes.  Ce  n'est  pas  à 
moi  de  les  apprécier  au  point  de  vue  littéraire.  Tra^^uits  dans 
toutes  les  langues,  ils  on<  été  aussi  loin  que  la  vapeur  a  pu 
les  porter.  Quoique  je  sois  le  moins  digne  des  trois,  ils  m'ont 
fait,  dans  les  cinq  parties  du  monde,  le  plus  populaire  des 
trois,  peut-être  parce  que  l'un  est  un  penseur,  l'autre  un 
rêveur,  et  que  je  ne  suis,  moi,  qu'un  vulgarisateur.  De  ces 
douze  cents  volumes,  il  n'en  est  pas  un  qu'on  ne  puisse  lais- 
ser lire  à  un  ouvrier  du  faubourg  Saint-Antoine,  le  plus 
républicain,  on  aune  jeune  fille  du  faubourg  Saint-Germain, 
le  plus  pudique  de  tous  nos  faubourgs. 

)>  Eh  bien,  sire,  aux  yeux  de  la  censure,  je  suis  l'homme 
le  plus  immoral  qui  existe. 

XXIV.  * 


Il  THEATRE    COMPLET   D   ALEX.    DUMAS 

n  La  censure  a  successivement  arrêté  depuis  douze  ans: 

»  hnac  Laquedem,  vendu  80,000  francs  au  ConstitU' 
lionne  l; 

»  La  Tovr  de  Nesle,  après  huit  cents  représentations 
(le  veto  a  duré  sept  ans]; 

»  Angèle,  après  trois  cents  représentations  (le  veto  a  duré 
$ix  ans)  ; 

»  Antony,  après  trois  cent  cinquante  représentations  (le 
veto  a  duré  six  ans)  ; 

»  La  Jeunesse  de  Louis  XIV,  qui  n'a  jamais  été  jouée  et 
qu'on  allait  jouer  au  Tliéàtre-Français  ; 

»  La  Jeunesse  de  Louis  XV,  reçue  au  même  théâtre  (1). 

»  Aujourd'hui,  la  censure  arrête  les  Mohicans  de  PariSy 
qui  allaient  être  joues  samedi  prochain. 

»  Elle  va  probahlement  arrêter  aussi,  sous  des  prétextes 
plus  ou  moins  spécieux,  Olympe  de  Clèves  et  Balsamo,  que 
j'écris  en  ce  moment. 

»  Je  ne  me  plains  pas  plus  pour  les  Mohicans  que  pour 
les  autres  drames  ;  seulement,  je  fais  observer  à  Votre  Majesté 
que,  pL'udant  les  trois  ans  de  restauration  de  Charles  X,  pen- 
dant les  dix-huit  ans  de  règne  de  Louis-Pliilippe,  je  n'ai 
jamais  eu  une  pièce  ni  arrêtée  ui  suspendue,  et  j'ajoute,  tou- 
jours pour  Votre  Majesté  seule,  qu'il  me  paraît  injuste  de 
faire  perdre  plus  d'un  demi-million  à  un  seul  auteur  drama- 
tique, lorsqu'on  encourage  et  que  l'on  soutient  tant  de  gens 
qui  ne  méritent  pas  ce  nom. 

»  J'en  appelle  donc,  pour  la  première  fois,  et  probable- 
ment pour  la  dernière,  au  prince  dont  j'ai  eu  l'honneur  de 
serrer  la  main  à  Arenenberg,  à  Ham  et  à  l'Elysée,  et  qui, 
m'ayant  trouvé  comme  prosélyte  dévoué  sur  le  chemin  de 
l'exil  et  sur  celui  de  la  prison,  ne  m'a  jamais  trouvé  comme 
solliciteur  sur  celui  de  l'Empire. 

»  Alex.  Dumas. 
»  Paris,  10  août  1864.  » 

(1)  Je  n'ai  pas  compris  dans  cette  e'numération  le  Chevalier  de 
Maison-Bouge,  Caliliiia,  Urbain  Grajidier,  interdits  pour  des  motifs 
politiques. 


GABRIEL   LAMBERT  299 

GASPARD. 

Est-ce  que  je  sais  comment  cela  s'est  passé?  J'avais  le  dos 
tourné...  Je  l'avais  bien  vu  accrocher  une  corde  à  la  branche 
d'un  mûrier...  J'entends  une  espèce  de  soupir...  je  me  re- 
tourne, c'était  fini... 

DLiXE. 

Ah! 

LOUISE. 

Oh!  voilà  donc  pourquoi  il  me  faisait  dire  la  prière  des  ago- 
nisants ! 

FABIEN. 

Il  est  mort  de  la  mort  des  criminels,  et  il  est  mort  en  pré- 
sence de  la  femme  qu'il  avait  trompée  et  de  celle  qu'il  avait 
trahie!,..  C'est  la  justice  de  Dieu! 

(On  entend  une  musique  sourde  et  trislc.) 
DIANE. 

Qu'est-ce  que  cela  ? 

CHIVERNY. 

Pardieu!  c'est  son  corps  qu'on  reporte  au  bagne  1 

FABIEN. 

Du  courage,  chère  enfant  ! 
(La  barque  passe  an  fond  avec  le  corps  de  Gabriel,  qui  a  le  visage  couvert 
d'un  mouchoir.) 
DIANE. 

Mon  Dieul  ayez  pitié  de  lui! 

LOCISE. 

Mon  Dieul  pardonnez-lui  comme  je  lui  pardonne  l 


FIN    DU    TOME    VINGT  -  QUATRIE  MB 


TABLE 


Pages 
LES   MOHICANS   DE   PARIS , 1 

GABRIEL  LAMBERT 163 


EMILE  COLIN   —    IMPRIMERIE   DE   LÀGNY. 


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339 

t. 24. 


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