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Full text of "Théâtre contemporain : [nouv. sér.], 1870-1883"

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L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de 
traduction  et  de  reproduction. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  Ministère  de  l'Intérieur  (section 
de  la  librairie)  en  mars  1892. 


Il  a  été  tire  de  cet  ouvrage  dix  exemplaires 
sur  papier  de  Hollande  numérotés  à  la  presse. 


.T.    BARBEY    D'AUREVILLY 


NOUVELLE    SÉRIE. 


THÉÂTRE 


CONTEMPORAIN 


PARIS 
TRESSE    &   STOCK,    ÉDITEURS 

8,    '.»,    10,    11,    GALERIE    DU    TIIÉATRE-FRAN<:.VI>. 
PALAIS  ROYAL 

1892 


PQ 

,6 

U 


THEATRE    CONTEMPORAIN 


MICHEL  PAUPER 


Dimanche,  26  Juin  1870. 


I 


Eh  bien,  la  noble  et  forte  confiance  en  soi,  le 
talent,  méconnu  et  repoussé  pour  une  raison  ou 
pour  une  autre,  la  ténacité  et  l'audace,  car  il  en 
fallait  pour  ne  pas  être  démoralisé  par  le  refus  des 
directeurs  qui  démoralisent  toujours,  même  les  plus 
fats,  toutes  ces  choses  ont  vaincu  !  M.  Henri  Becque, 
le  joueur,  c'est  le  cas  de  le  dire,  fait  Jouer  sa  pièce, 
depuis  huit  jours,  à  ses  frais,  risques  et  périls,  et 
qui  qu'en  grogne?  Et  la  pièce  va  !  Et  le  monde  y 
vient,  y  est  attentif,  et  s'y  passionne,  et  en  sort 
frappé  avec  le  coup  deceste,  et  se  disant  :  «  Ma  foi  ! 
c'est  quelqu'un  ou  ce  sera  quelqu'un  que  ce  jeune 

1 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


homme  !  »  Et  moi-même  aussi,  qui  demandais,  il  y 
a  huit  jours,  à  celle  place,  si  la  chose  serait  viable 
et  si  je  pourrais  en  parler,  je  la  trouve  viable  et  je 
vais  en  parler  aujourd'hui...  Je  vais  vous  en  dire  ce 
que  j'en  pense.  Dans  les  œuvres  de  l'esprit  de 
l'homme,  c'est  aussi  mystérieux,  le  secret  de  la  vie, 
que  dans  les  œuvres  de  la  nature.  On  voit  tel  être 
irrégulièrement  conformé,  à  défauts  nombreux  et 
déconcertants  dans  l'organisme,  vivre  pourtant  et 
quelquefois  d'une  vie  forte  ;  et  tel  autre,  harmonieux 
à  l'œil,  ne  pas  pouvoir  durer  et  se  tenir...  et  périr. 
L'œuvre  de  M.  Becque  est  un  de  ces  êtres  mal  con- 
formés, mais  qui  ont  la  vie,  ce  don  de  la  vie,  qui 
n'est  pas  tout,  mais  qui  vaut  mieux  que  tout,  et 
dont  nous  ne  savons  rien,  sinon  —  quelle  est  1 

Et  de  fait,  son  Michel  Pauper  a,  théâtralement, 
beaucoup  de  défauts,  et  c'est  peut-être  à  cause  de  cela 
que  les  vieux  routiers  de  l'anatomie  théâtrale,  qui 
s'occupent  comme  du  grand  Œuvre  de  la  conforma- 
tion des  pièces,  ont  pensé  que  celle-ci  ne  se  meuvrait 
pas,  que  ses  organes  n'auraient  pas  leur  jeu,  que 
mise  debout  et  droit  sur  elle-même,  elle  tomberait... 
Ils  avaient  raison  comme  des  docteurs,  et  ils  se  sont 
trompés  comme  des  docteurs  ;  car  la  vie  nasarde  la 
science  !  La  vie  fait  des  pieds  de  nez,  longs  comme 
des  trombones,  à  la  science!!  Et  c'est  ce  qui  est 
arrivé  au  Michel  Pauper  de  M.  Becque.  Pas  si 
Pauper,  messieurs  ! 


MICHEL    PAUPER 


La  seule  chose  dont  il  semblait  riche,  ce  pauvre 
Paupcr,  c'était  de  passion,  de  force  interne,  de  vie 
enfin  !  Seulement,  cette  vie  était  si  brutale  et  si  dure, 
et  parfois  si  grossière,  qu'elle  épouvantait  encore, 
pour  son  compte,  les  vieux  routiers,  aux  queues  per- 
dues dans  les  batailles,  des  Directions  ordinaires,  les 
vieux  chicaneurs  d'anatomie,  qui  sont  aussi  des 
peureux  devant  la  vie,  quand  elle  est  violente,  osée, 
inflammatoire,  et  qu'elle  ne  leur  demande  pas  la 
permission  de  circuler  sans  congestion  et  d'après 
le  petit  train-train  des  lois  connues. 

Les  bégueules  littéraires,  qui  si  souvent  se  coulent 
jusque  dans  la  peau  des  directeurs  de  théâtre,  ont  dû 
trouver  presque  indécente  de  brutalité  cette  pièce  de 
M.  Becque,  un  Caquet  bon-bec,  pardieu  !  un  Bec- 
croisé  redoutable,  qui  se  moque  bien  de  fendre  ces 
délicats  de  haut  en  bas  dans  leur  décence  !  car  sa 
pièce  est  de  la  réalité  la  plus  crue,  de  la  réalité  à 
dégoûter,  si  vous  voulez...  Vous  voyez  que  je  ne  mé- 
nage pas  le  jeune  homme  qu'ils  ont  mis  à  la  porte 
et  qui  vient  de  rentrer  par  la  fenêtre,  après  l'avoir 
ouverte  en  en  cassant  un  peu  les  vitres,  au  risque  de 
se  couper  les  doigts  !   ■ 

Pour  mon  compte,  je  ne  le  connais  pas...  Mais 
pour  ce  qu'il  a  fait,  je  l'aime,  ce  jeune  homme,  et  j'en 
augure  bien,  et  je  trouve  qu'il  vaut  bien  la  peine  de 
lui  dire  —  à  travers  son  succès  —  la  vérité. 


THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 


II 


Or,  la  vérité,  la  voici.  Pièce  mal  faite;  c'est  incon- 
testable. L'inexpérience  s'y  trahit  à  toute  place.  La 
règle  qui  veut  qu'à  la  scène  les  choses  s'engendrent 
les  unes  par  les  autres,  —  que  rien  ne  s'arrête  et  ne 
s'interrompe  dans  la  coulée,  —  qu'il  n'y  ait  pas  plus 
là  de  solution  de  continuité  que  dans  la  nature,  la- 
quelle a  horreur  du  vide,  disaient  nos  aïeux,  qui 
n'étaient  pas  si  bêtes,  pour  dire  la  manière  dont  elle 
procède  par  dégradations  et  par  nuances,  —  cette 
règle  suprême,  qui  n'est  pas  un  préjugé,  celle-là,  y 
est  souvent  et  manifestement  oubliée.  Il  y  a  des 
scènes  tout  entières  plaquées  sur  l'œuvre  du  dehors 
au  dedans,  et  comme  après  coup...  Par  exemple,  la 
scène  des  ouvriers  qui  viennent  là  pour  faire  un 
triomphe  à  Michel  Pauper,  et,  dans  l'intention 
de  l'auteur,  monter  la  tête  à  la  jeune  fille  qui  doit 
l'épouser  et  qui  en  aime  un  autre.  Cette  scène  a  eu 
son  succès,  et  à  quel  prix?  Grâce  aux  exécrables  et 
communes  tirades  sur  la  liberté  et  les  autres  imbé- 
cillités politiques  modernes,  qu'un  homme  qui  a  de 
la  fierté  dans  le  talent  devait  s'interdire  comme  l'a- 
choppement le  plus  honteux  des  mendiants  à  plat 


MICHEL    PAUPER 


ventre  de  popularité,  qui  tombent  toujours  sur  leur 
plat  ventre  à  cette  même  place  !  Mais  cette  scène 
est  évidemment  un  hors  d'œuvre.  D'ailleurs,  ce  n'est 
pas  elle  qui  fait  plus  grand  Michel  Pauper. 

Et  l'inexpérience  du  jeune  auteur  ne  se  montre 
pas  uniquement  par  des  scènes  appliquées  violem- 
ment sur  le  scénario,  au  lieu  d'être  amenées  dans 
le  scénario  par  la  force  douce,  latente  et  logique  de 
l'engendrement  des  faits,  comme  par  exemple  encore 
la  scène  de  Michel  ivre  et  tombant  dans  la  rue,  qui 
n'est,  en  vérité,  qu'un  tableau,  —  une  exhibition 
entre  un  rideau  qui  se  lève  et  un  rideau  qui  se 
baisse.  Elle  se  trahit  ailleurs  et  dans  des  choses 
bien  autrement  graves...  Elle  est  surtout  dans  tout 
le  rôle,  non  pas  positivement  faux,  mais  faussé,  de 
la  jeune  fille  (Hélène),  que  Michel  Pauper  finit  par 
épouser  et  qui  est  bien  la  plus  insupportable  péron- 
nelle tout  le  long  de  son  rôle,  très  bavard  et  très 
long,  et  qui  parle,  parle,  parle,  non  comme  une 
jeune  fille,  même  comme  elle,  mais  comme  M.  Becque 
qui  veut  la  faire  odieuse  et,  par  cela  seul,  ne  l'a 
point  faite  ressemblant... 

Cette  jeune  fille  est  si  peu  une  jeune  fille,  qu'elle 
parle  de  sa  virginité.  Or,  dans  quel  pays  et  dans 
quel  monde  les  jeunes  filles  parlent-elles  de  leur 
virginité  à  la  première  personne  venue  et  disent- 
elles  :  «  ma  virginité  »?...  Même  les  conférencières 
de  ce  temps  qui  se  permet  tout,  en  auraient-elles 


6  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

une,  ne  le  diraient  pas  !  Toul  ce  personnage  de  la 
jeune  fille  à  phrases  impitoyables,  dans  toutes  les 
positions:  avant  sa  chute,  pendant  sa  chute,  après 
sa  chute,  et  qui  pourrait  bien  être  impossible  avec  la 
perfection  de  mère  que  M.  Becque  lui  a  donnée, 
—  car  les  filles  sont  plus  solidaires  de  la  vertu  des 
mères  que  M.  Becque  n'a  l'air  de  le  penser,  — 
celte  jeune  fille  qui,  le  jour  de  son  mariage,  dit  sa 
faute  à  l'homme  qui  l'épouse  au  lieu  de  la  lui  dire  la 
veille,  puisqu'elle  lient  à  la  lui  dire, — ce  qui  empêche- 
rait alors  et  la  belle  scène  où  la  chose  est  dite,  et  le 
dénouement  de  la  pièce  et  de  toute  pièce,  —  oui  !  ce 
personnage  de  la  jeune  fille,  la  plus  grosse  des  fautes 
de  M.  Becque,  pourrait  être  recommencé...  Mais 
Michel  Pauper  lui-même  n'est  pas  sans  reproche. 

C'est  un  homme  de  génie,  et  c'est  le  génie  aux 
prises  avec  la  passion  qui  finit  par  le  déshonorer  et 
le  tuer  que  M.  Becque  a  voulu  peindre.  Je  ne  crois 
point  d'abord  le  point  de  vue  qu'il  nous  ouvre  par- 
faitement juste.  Je  ne  crois  pas  que  jamais  la  pas- 
sion tue  le  génie,  qui  est  d'assez  forte  étoffe  pour 
résister  à  toutes  les  passions...  Ce  sont  les  êtres  se- 
condaires, les  talents  relatifs,  en  enfance,  qui  se 
laissent  manger  vifs  par  ces  ogresses  de  passions  et 
qui  allument  des  réchauds  et  boivent  des  absin- 
thes... mais  des  génies  en  plein  développement,  et 
des  génies  de  raison  et  de  raisonnement  autant  que 
d'intuition,  puisque   Michel  Pauper  est  un  génie 


MICHEL     PAUPER 


scientifique,  ne  retournen  t  pas  à  leur  vomissement 
d'ivrognes  parce  qu'une  petite  fille  qu'ils  ont  aimée 
décampe  avec  un  officier  !  J'ai  l'Histoire  pour  moi. 
Où  est  le  génie  qu'une  femme  ait  brûlé  dans  sa 
jupe,  imbibée  d'eau-de-vie  ?...  M.  Henri  Becque  a 
obéi  à  une  vieille  idée  fausse  de  ce  temps,  qui  ne 
connaît  pas  plus  la  moralité  du  génie  que  les  autres 
moralités.  Cela  m'étonne  de  lui  ;  car,  à  l'haleine  de 
sa  pièce,  il  a  peu  d'entrailles  pour  ce  temps.  Mais 
avec  cette  idée  commune,  M.  Becque  s'est  encore 
trompé.  Il  a  fait,  par  amour  de  la  crudité,  de  son 
homme  de  génie,  un  voyou,  et  le  génie  n'est  ja- 
mais un  voyou.  II  a  beau  naître  dans  la  fange  et 
vivre  dans  la  fange,  il  n'y  pourrit  pas:  il  est  le  dia- 
mant dans  la  fange.  Et  Taillade,  malgré  son  talent 
de  ce  soir,a  versé  aussi  de  coté...  L'acteur  intelli- 
gent devrait  redresser  son  auteur  quand  il  penche, 
en  pesant  de  toute  sa  force  sur  le  côté  contraire  Tail- 
lade l'a  oublié.  Et  comme  les  ouvriers  sont  à  la 
mode  et  deviennent  de  plus  en  plus  les  rois  des 
rois,  le  génie  n'a  pas  un  moment,  même  dans  la 
scène  d'amour,  fait  oublier  l'ouvrier  ! 


THEATRE     CONTEMPORAIN 


III 


Vous  le  voyez,  je  plonge  au  fond.  C'est  l'essence 
même  des  rôles,  bien  plus  importante  à  mes  yeux 
que  des  combinaisons  de  scène,  que  j'attaque.  Les 
deux  principaux  rôles  manques  dans  Michel  Pau- 
per,  des  situations  navrantes,  pathétiques  et  terri- 
bles, enlevées  avec  un  cabestan,  peuvent-elles  faire 
oublier  ce  manquement  capital  ?...  Voilà  la  question. 
Toujours  est-il  que,  pour  le  public,  elles  l'ont  voilé. 
On  a  été  étreint.  La  main  puissante,  mais  dure,  de 
M.  Becque,  nous  a  serré  la  gorge  comme  avec  un 
tourniquet.  Le  seul  rôle  de  la  pièce  qui  m'ait  paru 
bien  fait, —  absolument  bien  fait, —  c'est  l'officier,  le 
comte  de  Rivailles,  joué  par  Angelo,  je  ne  dirai  pas 
comme  un  ange,  mais  comme  un  diable,  et  un  diable 
froid.  Il  a  exprimé  avec  un  laconisme  effrayant 
et  des  gestes  de  rasoir,  la  dureté  américaine  de  ce 
temps  américain  jointe  à  la  corruption  française 
actuelle,  et  cette  affreuse  combinaison  a  été  de  la 
plus  féroce  vérité.  Que  M.  Becque  nous  donne  sou- 
vent des  types  aussi  cruellement  réussis,  et  je  lui 
promets  une  fière  place  parmi  les  plus  dévisageants 
observateurs  de  notre  jolie  société. 


MICHEL    PAUPER  9 

L'observateur,  c'est  le  soubassement  du  poète 
dramatique.  C'est  la  moitié  de  ce  que  M.  Henri 
Becque  veut  être  et  peut-être  de  ce  qu'il  sera. 

Et  comme  d'être  un  instant  dans  le  vrai  vous 
donne  de  force  !  Ce  rôle  du  comte  de  Rivailles 
est  le  seul  rôle  écrit  de  la  pièce.  Il  est,  du  moins, 
beaucoup  plus  pur  de  déclamation  que  les  autres 
rôles,  qui  en  sont  maculés  et  bouffis.  On  a  comparé 
M.  Becque  à  M.  Touroude,  et  l'un  fait  penser  à 
l'autre.  Us  sont  énergiques  tous  les  deux  et  réalistes, 
comme  on  dit  maintenant,  mais  en  énergie  réaliste, 
puisque  réaliste  il  y  a,  M.  Becque  est  à  M.  Tou- 
roude ce  que  le  comparatif  est  au  positif  (jugez  de 
ce  que  sera  le  superlatif  quand  nous  l'aurons!),  et 
comme  écrivain  il  lui  est  infiniment  supérieur.  Au 
milieu  de  choses  qui  rappellent  trop  M.  Touroude,  il 
en  est  d'autres  que  M.  Touroude  n'aurait  jamais 
écrites.  Il  y  a  dans  Michel  Pauper  quelques  tirades 
qui  jaillissent  bien  ;  mais  que  M.  Becque  prenne 
garde  à  la  déclamation!  C'est  là  son  écueil...  Je 
le  lui  signale.  Il  n'a  pas  le  génie  du  monosyllabe  : 
le  mot  qui  mord  mieux  que  la  phrase  !  Le  dialogue 
ne  se  brise  pas  assez  dans  sa  pièce.  On  y  procède 
trop  par  discours,  et  puisque  c'est  un  réaliste  que 
M.  Becque,  qui  aime  l'énergie,  fût-elle  basse,  je  vais 
le  payer  en  sa  monnaie  :  «  On  y  tient  trop  longtemps 
«  le  crachoir.  » 


1. 


10  THEATRE    CONTEMPORAIN 


IV 


Parmi  les  acteurs,  on  a  remarqué  Clément  Just 
dans  le  rôle  moraliste  de  la  pièce,  mais  sa  voix  ne 
sort  pas  et  c'est  dommage  ;  Angelo  fait  équation 
avec  son  rôle  :  c'est  le  meilleur  miroir  à  mettre  sous 
les  yeux  de  l'utilitarisme  corrompu  de  ce  temps 
maudit,  pour  qu'il  en  meure  d'horreur,  s'il  a  la  for- 
ce d'en  mourir  ;  Mlle  Raucourt,  froide  jusqu'à 
faire  craindre  le  contact  de  ses  beaux  bras  ;  Taillade, 
superbe  dans  la  scène  où  il  piétine  sa  femme,  après 
l'avoir  adorée  1  bien  moins  beau,  quoi  qu'on  ait  dit, 
dans  les  scènes  d'ivrognerie  et  de  folie  où  le  sou- 
venir éclatant  de  Frederick  (dans  le  père  Gâchette) 
plane  trop  sur  son  front  et  y  envoie  de  l'ombre. 

Les  autres  n'existent  même  pas. 


PÈRE  ET  MARI 


Dimanche,  3  Juillet  1870. 

I 

lisse  sont  déjà  nommés  «  l'École  Brutale  ».  Et, 
réellement,  ils  sont  brutaux,  et  pour  école...  je  ne 
sais  pas  s'ils  feront  école,  mais  je  sais  qu'ils  peu- 
vent encore  y  aller  !  Ils  sont  très  jeunes.  Ils  ne  sont 
pas  très  nombreux  :  trois  ou  quatre,  au  plus.  M.  Tou- 
roude,  le  premier  dans  l'ordre  des  représentations, 
a-t-il  trente  ans?  M.  Henri  Becque,  vingt-cinq?  Et 
M.  Bergerat?...  On  m'a  dit  que  M.  Bergerat  n'en 
avait  que  dix-huit.  Dix-huit  ans  !  C'est  la  beauté  du 
diable  pour  les  filles.  C'est  le  talent  du  diable  pour 
les  garçons.  M.  Bergerat  —  le  nom  même  est  jeune 
et  pastoral  —  serait  donc  le  Chérubin  de  l'Ecole 
Brutale,  et  moins  un  brutal  qu'un  brutalin  ;  car  il 
est  doux  et  fleuri  dans  son  langage,  s'il  est  rude  en 
ses  situations.  Vous  rappelez-vous,  dans  le  Médecin 
malgré  lui,  l'enfant  qui  tombe  du  haut  d'un  clocher, 


12  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

et  qui,  frotté  du  baume  de  Sganarelle,  se  relève  et 
s'en  va  jouer  à  la  fossette?...  M.  Bergerat  n'est 
pas  tombé  du  haut  de  sa  pièce  :  au  contraire  !  On 
ne  l'a  frotté  d'aucune  façon...  Et  s'il  est  allé,  après 
son  succès,  jouer  à  la  fossette,  il  en  reviendra  bien- 
tôt, qui  sait  ?  avec  une  bonne  pièce,  et  pour  n'y  pas 
retourner;  car  il  sera  devenu  un  homme  tout  à  fait. 

Et  que  cela  soit,  j'en  serai  très  heureux  et  je  n'en 
serai  pas  très  étonné.  Il  y  a  peut-être  dans  M.  Ber- 
gerat, comme  dans  M.  Touroude,  comme  dans 
M.  Becque,  l'étincelle  divine  ou  diabolique  du  théâ- 
tre, et,  certes  !  ce  n'est  pas  moi  qui  voudrais  l'étouf- 
fer. Qu'elle  devienne  une  flamme  de  torche,  un  jour, 
et  qu'elle  nous  embrase!  Seulement,  tout  à  l'heure, 
ce  n'est  encore  que  l'étincelle  d'une  allumette. 

N'importe  !  l'allumette  a  pris. 


II 


Je  n'étais  point  à  la  première  représentation  de 
Père  et  Mari;  mais  j'^i  lu  sur  ce  drame  des  feuil- 
letons extrêmement  favorables,  et  j'ai  voulu  juger 
par  moi-même  le  brutal  nouveau  qui  venait  de  naî- 
tre. J'avais,  la  semaine  dernière,  été  brutalisé  suffi- 
samment par  M.  Becque,  qui  n'y  va  pas  de   main- 


PÈRE    ET    MARI  13 


morte,  comme  vous  l'avez  vu...  Je  crois  bien,  sauf 
erreur,  que  c'est  encore  lui  le  plus  brutal  de  tous, 
et  j'étais  curieux  de  M.  Bergerat,  de  ce  petit  dernier 
dans  la  brutalité,  qui  mêle  au  réalisme  des  autres 
brutaux  un  filet  de  langage  alambico-poétique  qu'ils 
ne  connaissent  pas,  et,  pour  M.  Bergerat  probable- 
ment, la  dernière  fleur  de  rhétorique  restée  dans  ses 
cheveux  ! 

J'ai  donc  vu  ces  trois  actes  de  Père  et  Mari.  C'est 
le  sujet  de  la  Mère  et  la  Fille,  mais  le  Théâtre  est 
une  Maison  d'indigents,  où  il  n'y  a  jamais  que  deux 
ou  trois  sentiments,  deux  ou  trois  situations,  deux 
ou  trois  caractères,  toujours  les  mêmes,  qu'il  faut 
cuisiner  comme  on  peut  pour  en  changer  le  goût, 
chose  difficile  !  M.  Bergerat  a  donc  fait  ce  qu'il  a  pu 
de  la  Mère  et  la  Fille,  et  il  en  a  fait  Père  et  Mari. 
Une  mascarade  !  La  mère  est  bien  encore  ici  la 
rivale  de  la  fille,  mais  c'est  pour  mettre  en  lumière 
les  mérites  et  les  vertus  extraordinaires  du  mari.  Le 
plus  heureux  des  trois,  cette  bonne  charge,  est  ici 
le  plus  malheureux,  mais  le  plus  intéressant  des 
trois,  et  certainement  le  plus  sublime  de  la  pièce  ; 
car  il  est  sublime...  et  la  tendance  en  faveur  des 
maris  trompés,  qui  se  précise  si  drôlement  depuis 
quelque  temps  dans  cette  époque  sans  foi  et  sans 
moralité,  continue.  Le  cocuage  battu,  meurtri,  par 
terre  et  humilié,  fait  ses  relevailles,  des  relevailles 
superbes  !  et  M.  Bergerat,  avec  son  allumette  de 


14  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

pièce,  a  allumé  pour  ces  relevailles  un  cierge  de 
plus.  On  a  vu,  dans  le  Jacques  de  Mme  Sand,  un 
cocu,  amoureux  à  la  philosophe,  se  tuer  pour  faire 
place  dans  son  lit  à  l'amoureux  de  sa  femme  (et  ils 
n'ont  pas  encore  osé,  les  petits-fils  de  cette  mère 
Gigogne  du  roman,  mettre  à  la  scène  ce  cocu-là), 
mais  en  voici  un  aujourd'hui  qui,  par  amour  non 
de  sa  femme,  mais  de  sa  fille,  la  donne,  sa  fille,  à 
l'amant  de  sa  femme  qui  l'a  cocufié.  Sujet  digne 
de  l'École  brutale,  puisqu'elle  se  nomme  ainsi  ! 
Coup  de  poing  solidement  appliqué,  et  à  fyire  crier 
celui  qui  le  reçoit,  comme  cela,  en  pleine  poitrine, 
mais  qui  n'a  pas  fait  trop  de  dégât  sur  cette  tète  de 
Turc  qui  est  la  caboche  du  public.  La  tête  de  Turc 
a  même  été  très  voluptueusement  flattée  de  le  rece- 
voir... 

C'est  que  l'École  brutale  n'est  pas  l'École  mo- 
rale. C'est  quelle  n'est  pas  plus  morale  que  le 
public.  L'École  brutale  ne  se  soucie  que  des  faits 
de  la  passion  et  des  actes  de  la  sensibilité.  Or,  la 
sensibilité  n'a  point  de  devoirs;  elle  n'a  que  des 
émotions.  Si  l'homme  n'est  que  sensible  et  s'il  est 
plus  sensible  comme  père  que  comme  mari,  il 
a  raison  de  préférer  sa  fille  à  sa  femme  et  à  son 
honneur  de  mari,  comme  le  M.  Mauvillain  de  la 
pièce  de  M.  Bergerat  ;  mais  si,  par  hasard,  et 
hasard  très  possible,  il  était  plus  sensible  comme 
ornant  que  comme  père,  il  préférerait  sa  maîtresse 


PÈRE   ET   MARI  15 


à  sa  progénilure,  précisément  comme  le  fait  natu- 
rellement la  très  naturelle  Mme  Mauvillain,  qui 
préfère  son  amant  à  sa  fille  pendant  toute  la 
pièce,  excepté  au  dénouement,  parce  que;  misère  ! 
il  faut  un  dénouement.  —  Tel  est  le  sens  profond  et 
vrai  qu'il  faut  dégager  de  ce  drame  de  Père  et 
Mari  ;  si  tout  est  dans  le  sentiment,  ils  ont  tous 
raison  dans  cette  pièce.  Tau;  in  y  vaut  Maraud, 
Maraud  y  vaut  Taupin,  et  Mauvillaine,  qui  est 
fort  vilaine,  y  vaut  Mauvillain.  On  ne  sait  plus 
qui  condamner  et  qui  absoudre.  On  est  ému,  et 
cela  suffit  à  ce  public  qui  n'a  pas  plus  da  mora- 
lité dans  la  tête  que  les  amuseurs  qui  lui  font 
des  pièces,  et  qui  jouent,  pour  le  plaisir  de  jouer 
et  pour  ce  que  cela  leur  rapporte,  sur  !es  cordes  à 
violon  de  sa  pitoyable  sensibilité  ! 


III 


Donc,  premier  point  :  absence  de  portée  morale  et 
sociale,  pièce  purement  ou  plutôt  impurement  phy- 
sique ;  —  aussi  peu  morale  et  sociale  qu'un  coup  de 
bonnet  chinois  ou  de  grosse  caisse  !  Cela  fait  tres- 
saillir, puis  cela  finit  par  agacer...  Les  jeunes  gens 
de  dix-huit  ans  appartenante  ce   moment  du  xixe 


16  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

siècle  ne  peuvent  pas,  du  reste,  savoir  qu'il  doit  y 
avoir  autre  chose  dans  des  pièces  de  théâtre,  pour 
qu'elles  soient  des  chefs-d'œuvre,  que  de  la  sen- 
sibililé  à  faire  jouir  ou  à  faire  saigner.  Mais, 
second  point  qui  touchera  peut-être  plus  M.  Ber- 
gerat:  absence  tout  aussi  complète  d'habileté  et 
de  vraisemblance  pendant  toute  la  pièce,  qui  se 
casse  à  chaque  instant  et  qui  continue  d'aller 
comme  si  elle  ne  s'était  pas  cassée  !  Ainsi,  quand 
Mauvillain  demande  au  jeune  homme  qui  se  trouve 
être  le  double  amant  de  sa  femme  et  de  sa  fille,  la 
raison  qui  l'empêche  de  revenir  chez  sa  fiancée, 
d'où  il  s'est  sauvé  comme  un  pleutre  épouvanté  qui 
n'a  ni  sang-froid  ni  tenue  (est-ce  qu'il  a  aussi  dix- 
huit  ans?...),  et  que  le  double  amant  lui  répond: 
C'est  l'honneur!  Y  imbéc'ûie  de  notaire, — Mauvillain 
est  notaire,  —  et,  selon  M.  Bergerat,  le  plus  intelli- 
gent, le  plus  sensible,  et  même,  bone  Deus  !  le  plus 
poétique  des  notaires,  —  Mauvillain  devrait  com- 
prendre et  il  ne  comprend  pas  !  !  Tout  le  monde 
dans  la  salle,  et  quand  Mme  Mauvillain  ne  serait  pas 
dans  le  cabinet  à  côté,  comprendrait  ce  que  le 
double  amant  veut  dire,  mais  Mauvillain,  Mauvil- 
lain à  la  tête  aussi  dure  qu'ornée,  ne  comprend 
pas,  et  la  scène,  qui  pour  le  public  est  finie  à 
ce  mot,  va  son  train  comme  si  de  rien  n'était  !  Ainsi, 
encore,  lorsque  le  double  amant  a  reçu  vertueuse- 
ment ce  soufflet  pour  lequel  il  ne  veut  pas  se  battre 


PÈRE    ET   MARI  17 


Mauvillain  finit  par  s'en  retourner  seul  vers  sa  fille 
mourante,  seulement,  avant  de  partir,  il  dit  à  l'a- 
mant :  «  Je  reviens  dans  une  heure  et  je  vous  de- 
ce  fends  de  sortir  »,  on  se  demande  quel  droit  et 
quelle  puissance  se  croit  Mauvillain,  pour  dire  à  un 
homme  qui  n'a  pas  peur  de  lui  quoiqu'il  ne  veuille 
pas  se  battre  :  «  Je  vous  défends  de  sortir  »  et  pour 
qu'il  en  soit  obéi;  et  on  se  répond  qu'il  faut  bien 
que  Mauvillain  retrouve  sa  femme  chez  son  amant 
et  comprenne  enfin,  en  l'y  voyant,  ce  qu'il  n'a 
pas  compris  déjà,  quoique  ce  fût  plus  clair  que  le 
jour. 

Et  tout,  tout,  est  de  cette  force  de  combinaison 
et  de  cohésion  dans  ce  drame  de  pièces  et  de  mor- 
ceaux! Je  ne  multiplierai  pas  des  exemples  que 
je  pourrais  multiplier.  J'ai  reproché  à  M.  Becque, 
l'aîné  de  M.  Bergerat,  des  solutions  de  continuité 
dans  Michel  Pauper,  des  gaucheries  de  main,  des 
inexpériences,  et  j'en  trouve  dans  Père  et  Mari 
d'aussi  grandes  et  d'aussi  nombreuses. 

Supprimez  les  brutalités  de  situation,  obtenues 
en  marchant  perpétuellement  sur  la  vraisemblance, 
et  vous  n'avez  plus,  en  effet,  dans  cette  pièce,  que 
deux  ou  trois  jolis  détails,  comme  la  scène  d'a- 
mour, par  exemple,  entre  la  jeune  fille  et  son 
fiancé,  après  qu'elle  est  guérie  de  l'émotion  dont 
elle  a  bien  failli  mourir.  Et  encore  ces  jolis  détails, 
à  l'exception  de  cette  scène  qui    file  dans  une 


18  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

simplicité  charmante,  sont  le  plus  souvent  gâtés 
par  un  langage  d'une  préciosité  à  faire  pâmer  tou- 
tes les  Bélises  de  la  terre. 

On  a  déjà  cité  celte  larme  de  Dieu  (Dieu  pleurant 
est  une  idée  assez  cocasse!)  dont  ce  grand  garçon 
en  habit  noir  et  ce  gros  paquet  de  femme  de  qua- 
rante ans  sont  faits,  et  ce  n'est  là  peut-être  qu'une 
réminiscence  malheureuse  de  la  larme  d'Éloa,  dans 
le  poème  d'Alfred  de  Vigny,  mais  il  est  d'autres 
ridiculités  du  même  genre  en  cette  pièce  brutale  et 
mièvre  tout  à  la  fois,  dont  la  langue,  incorrecte  et 
quintessenciée,  relève  également  de  la  grammaire 
de  Martine  et  de  la  métaphysique  de  Gathos. 


IV 


Je  ne  dis  donc  pas  tout,  mais  je  ne  veux  pas 
insister.  Je  n'éteindrai  pas  l'allumette...  J'ai  cru  un 
instant,  puisque  nous  étions  de  l'Ecole  brutale,  que 
nous  allions  avoir  un  drame  qui  eût  fait  tout  hurler 
autour  de  nous.  J'ai  vu  l'heure  où  la  Passion  fou- 
lerait aux  pieds  la  Maternité,  ce  qui  eût  été  nouveau 
au  théâtre  et  eût  arraché  le  cœur  au  public,  mania- 
que de  maternité  !  J'ai  vu  l'heure  où  la  femme  du 
drame  de  M,  Bergerat,  violente,  éperdue,  et  logique 


PÈRE    ET    MARI  1') 


dans  sa  passion  comme  un  boulet  de  canon  est  logi- 
que, sauterait  pardessus  le  lit  de  sa  fille  expirante 
pour  s'en  aller  avec  son  amant!  Mais  cette  femme 
s'est  brisée  aussi.  Elle  s'est  brisée  comme  les  scènes 
dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Et  elle  a  fini  par  donner  le 
plus  choquant  des  démentis  à  ce  qu'elle  est  dans  tout 
le  cours  de  la  pièce,  en  redevenant  mère  larmoyante 
et  dévouée,  d'amante  furieuse  qu'elle  était.  Physiolo- 
giquement,  moralement,  de  toute  façon,  la  chose  est 
impossible-  C'est  là  une  bévue  en  nature  humaine... 
Mais  la  nature  humaine  ne  se  sait  pas  à  dix-huit 
ans  ! 

Dix-huit  ans,  voilà  donc  l'excuse  et  le  mérite  de 
cette  pièce.  C'est  un  début  de  dix-huit  ans.  Quel 
âge  avait  M.  Emile  Augier  quand  il  nous  donna  la 
Ciguë,  cette  pièce  qui  semblait  avoir  été  faite  pour 
une  distribution  de  prix  d'un  collège  de  jésuites,  par 
un  rhétoricien  de  seconde  année?  Eh  bien,  avec  ses 
ruptures,  ses  maladresses,  son  mauvais  français,  son 
manque  de  moralité,  j'aime  encore  mieux  que  la 
Ciguë  la  brutalité  que  voici  !  J'y  sens  plus  dix-huit 
ans...  La  pièce,  d'ailleurs,  est  bien  jouée.  Talien  y 
est  excellent.  Mais  je  ne  l'aime  point  quand  il  se 
met  à  genoux  devant  sa  fille.  Je  sais  bien  que  c'est 
là  une  inspiration  d'un  temps  où  tout,  dans  les  sen- 
timents et  dans  les  mœurs,  est  défoncé  et  coule  dans 
la  fosse  commune  de  l'égalité.  Mais  les  vrais  pères, 
selon  moi,  ne  s'agenouillent  pas  devant  leurs  enfants. 


20  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

Ils  n'ont  point  de  ces  positions  idolâtres.  Ils  ne 
mettent  pas  dans  leurs  tendresses  les  airs  inces- 
tueux que  ces  façons,  reçues  au  théâtre  maintenant, 
semblent  y  jeter. 

Un  sifflet,  —  un  seul,  —  qui  ne  m'a  pas  fait 
l'effet  d'un  sifflet  littéraire,  a  distillé  tenacement 
son  venin  de  son  dans  un  coin,  on  ne  savait  où... 
Cela  a  duré  longtemps  ;  puis  la  bouche  d'envieux 
(probablement)  qui  sifflait  s'est  lassée,  et  le  reptile 
s'est  tu... 

Il  y  avait  longtemps  que  je  n'avais  entendu  quel- 
que chose  d'une  aussi  vilaine  expression  que  ce 
sifflet. 


THEATRE-FRANÇAIS 

QUELQUES    ACTEURS    D'HIER    SOIR 


10  Juillet,  1870. 
I 

Excepté  l'Ombre,  pas  ombre  de  première  repré- 
sentation cette  semaine!  Or,  l'Ombre  n'est  pas  de 
mon  département,  à  moi...  Les  Opéras-comiques  — 
ou  non  comiques  —  ne  me  regardent  pas,  et  de  spec- 
tacle simplement  littéraire,  aucun  ne  s'est  produit 
en  ces  derniers  huit  jours.  Tout  ce  qu'on  joue,  pour 
l'heure,  dans  les  quelques  théâtres  restés  ouverts  — 
rari  nantes  —  au  fait,  en  ce  moment  de  chaleur,  on 
y  nage  !  —  a  été  jugé  suffisamment  ici,  et  il  n'y  a 
pas  à  y  revenir. C'est  bien  assez  d'y  être  allé...  Sans 
le  Théâtre-Français,  on  n'aurait  point  de  feuilleton 
aujourd'hui. 

Mais  le  Théâtre-Français  n'a  pas  besoin  de  pre- 
mière représentation  pour  être  intéressant.  Le 
Théâtre-Français  a  cela  de  bon  et  de  supérieur  que 
son  répertoire  est  plus  varié  que  celui  des  autres 


22  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

théâtres,  et  que,  même  dans  les  vieilles  pièces  qu'on 
a  vues  déjà,  il  a,  par  ses  acteurs  et  leur  manière  de 
jouer,  l'art  de  faire  revenir,  —  cet  art  difficile  de 
faire  revenir,  aussi  difficile  pour  les  théâtres  que 
pour  les  femmes  1 

Hier  soir,  justement,  j'y  suis  revenu.  On  y  jouait 
trois  pièces  qui  ne  sont  pas  des  nouveautés,  mais 
qui  ont  fait  l'effet  d'être  neuves  par  le  talent  des  in- 
terprètes. C'étaient  :  Faute  de  s'entendre,  —  Il  ne 
faut  jurer  de  rien,  —  et  le  Dernier  quartier.  Trois 
petites  choses,  dont  une  perle,  une  vraie  perle,  celle- 
là:  Il  ne  faut  jurer  de  rien!  (si,  pardieu  !  j'en  jure- 
rais!), et  les  deux  autres,  deux  perles  de  verre,  mais 
qu'ils  ont,  ces  acteurs,  ces  bijoutiers  de  la  diction, 
enchâssées  dans  l'or  fin  d'un  jeu  si  léger  que  les 
femmes  qui  étaient  là,  ce  soir,  les  ont  prises  pour 
vraies  et  les  ont  mises,  avec  plaisir,  à  leurs  oreilles. 


II 


La  perle  vraie,  ils  l'avaient,  du  reste,  campée 
adroitement  entre  les  deux  autres  pour  les  faire  pas- 
ser. Si  c'avait  été  un  diamant,  elle  aurait  tout  brûlé, 
tout  ébloui,  tout  consumé  de  sa  flamme.  Les  deux 


QUELQUES   ACTEURS   D'HIER   SOIR  23 

verroteries  n'auraient  été,  à  côté,  que  deux  mor- 
ceaux de  verre,  bons  seulement  pour  tromper  des 
sauvages...  Mais  la  perle  n'a  pas  Yabsolu  sans  pitié 
de  l'éclat  du  diamant,  ce  cruel  despote  de  feu!  La 
perle  n'est  pas  si  méchante.  C'est,  au  contraire, 
une  bonne  fille,  qui  se  laisse  regarder  et  n'écrase 
personne...  Elle  est  douce,  et  plus  elle  est  fine  et 
plus  elle  est  douce,  et  probablement  elle  rend  doux; 
car  après  II  ne  faut  jurer  de  rien,  j'aurais  presque 
juré  que  ce  n'était  ni  faux,  ni  commun,  ni  bourgeois, 
ni  Marivaux  manqué,  le  Dernier  quartier  de 
M.  Pailleron,  et  c'eût  été  un  faux  serment!  ! 

Cette  pièce,  ils  l'ont  jouée  la  dernière  des  trois, 
comme  s'ils  avaient  voulu  qu'une  dernière  lueur 
d'Alfred  de  Musset,  qu'on  venait  de  voir,  restât  sur 
elle.  Ils  l'ont  jouée  avec  toutes  leurs  rubriques  de  bi- 
joutiers. Ils  l'ont  tournée  et  retournée  sur  toutes  ses 
facettes  de  bouchon  de  carafe  mal  taillé,  avec  leurs 
habiles  mains  de  gens  qui  sauraient  faire  jouer  toutes 
les  girandoles  de  la  lumière  dans  de  simples  cail- 
loux. Rien  de  plus  prestigieux  et  de  plus  magique 
que  cela  !...Got,  qui  faisait  le  mari  dégoûté  du  miel 
de  sa  lune,  en  son  dernier  quartier,  et  qui  a  assez  de 
son  pot  de  miel  ;  Got,  que  nous  venions  de  voir  en 
cuistre  d'abbé  accompli  dans  11  ne  faut  jurer  de 
rien,  avait  revêtu,  pour  mieux  jouer  le  mari  de  Vau- 
deville, mauvais  ton  et  mauvais  sujet,  l'air  des  vers 
de  M.  Pailleron  eux-mêmes.   On  les  connaît,  ces 


24  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

vers  !  Got  s'adaptait  à  eux  par  la  tenue  vulgaire,  par 
les  indignes  favoris  du  bourgeois,  le  pantalon  béant 
sur  la  botte,  toute  la  Revue  des  Deux  Mondes  sur 
le  dos,  coupée  en  redingote  (ce  qui  vous  donne  une 
idée  de  ce  commun  réussi  !),  mais  il  en  différait  par 
le  mordant,  le  brio,  la  gaîté,  l'emportement  de  cette 
gaîté  qui  emportait  jusqu'à  la  lourdeur  de  ces  vers 
sans  ailes,  de  ces  vers  patauds  et  pingouins,  qui 
n'ont  qu'une  membrane  et  qui  font  les  légers. 

Got  a  jonglé,  comme  avec  des  oranges,  avec  ces 
melons  creux  qui  devraient  éternellement  rester  sur 
la  borne.  Il  les  a  jetés  en  l'air  avec  une  sûreté  de 
main  et  aussi  à  la  tête  de  Mlle  Royer,  qui  les  lui  a 
renvoyés,  ma  foi  !  avec  la  même  sûreté,  le  même 
entrain,  et  une  vivacité  inspirée  par  la  verve  de  Got  : 
les  acteurs,  quand  ils  sont  bons,  s'allumant  les  uns 
par  les  autres,  étant,  les  uns  pour  les  autres,  des 
piles  de  Volta,  des  électricités!  Got  a  été  le  feu; 
Mlle  Marie  Royer,  la  poudre...  Je  ne  l'avais  jamais 
vue,  Mlle  Marie  Royer,  que  la  Correction,  l'irré- 
prochable Correction.  Je  n'avais  jamais  eu  à  lui 
faire  que  ce  seul  reproche,  —  mais  il  est  très  grand, 
—  d'être  irréprochable.  Eh  bien,  ce  soir,  la  Correc- 
tion est  devenue  la  Grâce,  et  la  Grâce  vive  qui  sait 
jouer  au  volant  avec  des  raquettes  brillantes  comme 
des  miroirs  ardents,  et  qui  l'enlèvent,  ce  volant, 
cette  grosse  boule  de  liège  et  de  plomb  de  M.  Pail- 
leron,  et  finissent  par  la  mettre  à  feu   comme  si 


QUELQUES   ACTEURS   D'HIER  SOIR  25 

c'était  une  grenade  !  Mlle  Marie  Royer —  je  peux 
le  lui  dire  maintenant,  puisque  c'est  passé,  —  ne 
me  plaisait  pas  ;  mais  elle  me  plaît,  à  dater  de  ce 
soir...  Et  même  elle  m'a  semblé  jolie  par  la  grâce 
de  la  Grâce  1  Les  rayons  de  ses  yeux,  qu'elle  a  tou- 
jours très  beaux,  ont  eu  plusieurs  éclairs  charmants. 
Ah!  qu'elle  reste  toujours  ainsi,  je  l'en  supplie! 
Qu'elle  ne  rentre  pas  dans  l'étui  de  cette  perfection, 
d'où  elle  ne  se  tirait  pas  assez...  Qu'elle  fasse  tou- 
jours, comme  ce  soir,  craquer  ce  corset  trop  juste 
de  la  Correction,  dans  lequel  je  la  trouvais  trop 
droite,  et,  que  diable  !  qu'elle  le  déchire  un  peu  ! 
Gela  n'en  vaudrait  que  mieux. 

Got,  lui,  n'a  pas  besoin  de  conseils.  Il  va  tout 
seul.  Et  comme  il  va  !  comme  il  va  !  Depuis  quelque 
temps,  je  le  suis,  et  Dieu  sait  quel  plaisir  il  me 
donne,  cet  écureuil,  qui  monte  toujours  !  Quo  non 
ascendet?...  Le  rôle  du  mari,  englué  dans  son  pot 
de  miel  et  qui  y  barbotte,  et  qui  cherche  à  s'en  dé- 
barbouiller, est  un  rôle  très  en  dehors,  et  il  le  joue 
avec  un  relief  incroyable  ;  mais  le  rôle  de  l'abbé, 
dans  II  ne  faut  jurer  de  rien,  est  un  rôle  qui  porte 
en  dedans,  un  rôle  tout  en  physionomie,  en  attitu- 
des, en  gestes,  en  monosyllabes,  et  il  le  joue  avec  la 
même  supériorité.  Je  l'ai  dit  plus  haut  :  c'est  le  cuis- 
tre le  plus  superbe  et  le  plus  travaillé  (travaillé 
pour  arriver  au  naturel)  qu'on  ait  jamais  vu  au 
théâtre.  C'est  la  rose  bleue  de  la  cuistrerie,  obtenue 

2 


26  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

par  un  genre  de  culture  et  d'écussonnage  entière- 
ment inconnu  avant  Got.  Tout  y  est  :  le  visage,  le 
port  de  tête,  la  voix,  la  manière  de  mettre  son  cha- 
peau,— et  quel  chapeau!  le  berceau  de  Moïse! —  de 
se  moucher  comme  après  vespres  sous  la  lampe  du 
chœur  ou  dans  la  sacristie,  de  donner  ses  cartes  au 
piquet,  de  porter  sa  lanterne.  C'est  tonitruant  de 
vérité  dans  un  vent  coulis  ;  car  c'est  un  humble 
vent  coulis  que  ce  plat  soutanier  qui  n'est  qu'un 
domestique  qu'on  fait  asseoir  dans  le  salon,  par 
respect  pour  l'Église,  et  qui  s'y  assied,  dans  ses 
ingénues  culottes  noires,  sur  des  tapisseries  avec 
leurs  aiguilles,  par  respect  pour  la  noblesse. 

En  voyant  Got,  hier,  en  ce  tout  petit  rôle,  grand 
comme  la  main,  dans  lequel  il  a  pu  tasser  et  faire 
tenir  un  cuistre  cubique,  je  me  demandais,  moi  qui, 
en  l'ait  de  théâtre,  reviens  toujours  un  peu  de  Pon- 
toise,  si  Got  a  joué  quelquefois  le  Tartuffe,  et  je 
me  répondais  que  s'il  ne  l'a  pas  joué,  il  est  arrivé 
à  cetle  minute  de  sa  maturité  où  il  peut  aborder  ce 
maître  rôle,  raté  jusqu'ici  presque  par  tous  ceux 
qui  l'osèrent,  avec  la  plus  désespérante  unanimité... 
Tartuffe,  en  effet,  a  cet  air,  cette  pleutrerie,  ce  nez, 
cette  oreille  rouge,  cetle  gaucherie  ineffable.  Le 
cuistre,  ici,  est  à  la  peau,  comme  chez  Tartuffe. 
Mais,  dans  Tartuffe,  l'hypocrite  est  dans  le  sang,  et 
l'obscène,  à  chaque  instant,  crève  le  mystique. 
Got,  j'en   suis  sûr,   est  capable  d'exprimer  cette 


QUELQUES   ACTEURS  D'HIER   SOIR  27 


affreuse  et  grotesque  combinaison.  Il  n'est  que  drôle 
dans  l'innocente  caricature  d'Alfred  de  Musset, 
mais  il  pourrait  devenir  d'un  comique  sinistre  et 
profond  dans  la  coupable  de  Molière... 

Quel  talent  d'expression  physique  !  Hier  soir,  il 
n'avait  presque  rien  à  dire  avec  la  bouche,  mais 
comme  il  a  dit,  avec  son  corps  tout  entier!  Pendant 
que  la  vieille  baronne  parlait  à  Van  Buck,  lorsque 
la  partie  de  piquet  a  été  interrompue,  il  a  eu  une 
manière  d'essuyer  ses  lunettes,  dans  son  piètre 
abandon  à  la  table  de  jeu,  qui  faisait  éclater  de  rire 
toute  la  salle.  Et  pourtant  la  baronne  est  un  rôle 
adorable,  caressé  par  de  Musset  dans  le  temps 
qu'il  pouvait  l'étudier  chez  Mme  de  Castries,  et  joué 
par  Mlle  Nathalie  aussi  adorablement  qu'il  est  ado- 
rable... Après  Got,  Mlle  Nathalie  est  la  plus  grande 
actrice  de  cette  miniaturesque  comédie.  Elle  a  joué 
tout  son  second  acte  avec  un  air,  un  ton,  et  une  si 
jolie  imperlinence,  que  c'était  presque  à  tomber  à 
ses  pieds,  pour  les  amateurs,  s'il  en  est  encore,  de 
ces  enchanteresses  de  vieilles  femmes-là  ! 

A-t-elle  été  assez  spirituelle  et  tout  à  la  fois  assez 
absurde?  Assez  méprisante  et  assez  aimable  et  assez 
frivole,  assez  délicieusement  vaine  et  assez  incorri- 
giblement romanesque,  et,  par  dessus  tout  cela, 
assez  femme  comme  il  faut  qui  ne  se  gêne  avec  per- 
sonne, parce  qu'elle  se  sent  la  conscience  qu'elle  est 
parfaitement    au-dessus  de   tous  ?...    A-t-elle  eu 


28  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

assez  de  hauteurs,  de  questions,  de  distractions, 
d'interrogations,  d'interruptions?...  A-t-elle  assez 
traité  la  conversation  comme  une  grosse  moutte  traite 
le  fil  qu'elle  casse  du  peloton  qu'elle  roule?...  A-t- 
elle  assez  divinement  jaboté?...  Mlle  Nathalie  a  fait 
à  l'incomparable  cuistrerie  de  Got  le  repoussoir  le 
plus  gai  et  le  plus  élégant,  dans  sa  beauté  étoffée 
qui  s'étale  en  ses  vastes  jupes  de  douairière...  et, 
comme  lui,  a-t-elle  fait  assez  comprendre  à  nous 
tous  qui  étions  là  cette  vérité  que  nient  les  charpen- 
tiers dramatiques  du  temps  :  c'est  que  rien  ne  vaut 
ce  bout  de  dentelle  d'une  conversation  dans  une  pièce, 
que  l'action  la  plus  intéressante  est  encore  l'action 
de  la  Répartie,  et  que  le  Dialogue  soufflette,  haut  la 
main,  toutes  les  Situations  ! 


III 


Chose  qui  semble  étonnante,  tout  d'abord,  mais 
qui  n'est  pas  inexplicable  !  ce  sont  ceux-là  qui  fai- 
saient les  vieux,  dans  cette  pièce  d'une  gaîté  si 
jeune  qu'elle  n'a  pas  vieilli  avec  les  années  qui 
sont  venues,  qui  m'ont  paru,  de  beaucoup,  les  meil- 
leurs... Thiron,  dans  l'oncle  Van  Buck,  a  été  non 
pas  rondement,  mais  carrément  comique.  Or,  les 
oncles  carrés  valent  bien  les  oncles  ronds.  C'est  une 


QUELQUES  ACTEURS  D'HIER  SOIR  29 

variété  de  comique.  Thiron,  avec  sa  figure  écrasée 
mais  expressive,  a  été  une  espèce  de  Hollandais  en- 
richi qui  admoneste  son  neveu  avec  des  solennités 
dans  le  ton,  que  le  neveu  fait  fondre  dans  une  plai- 
santerie et  un  verre  de  vin,  quand  il  le  faut.  Ils  se 
taquinent  tous  deux,  et  ils  s'aiment.  La  taquinerie, 
quand  on  s'aime,  n'est-elle  pas  la  plus  charmante 
expression  de  la  tendresse?...  Thiron  a  été  excellent 
et  neuf  avec  ses  phrases  suspendues  comme  celles 
d'un  orateur  embarrassé.  Quand,  dans  le  bois  où 
son  neveu  attend  la  jeune  fille  qui  a  accepté  le  ren- 
dez-vous, il  se  grise,  il  passe  admirablement  par 
toutes  les  nuances  de  l'ivresse,  en  les  marquant  avec 
beaucoup  de  tact... 

Seuls  donc,  les  jeunes,  les  amoureux,  ont  semblé 
en  disproportion  avec  les  autres  interprètes  de  la 
pièce.  C'était  Mme  Lafontaine,  que  je  trouve  un  peu 
madame  et  un  peu  brune,  et  qui  ne  le  fait  pas  ou- 
blier, pour  jouer  cette  souvenance  de  Marguerite 
allemande,  cette  jeune  fille  ingénue  qui  vient  au 
rendez- vous  dès  qu'on  fait  pstt  !  et  dont  les  mains 
roses  offrent  à  son  amant  une  tasse  de  bouillon 
comme,  s'il  était  sylphe,  elle  lui  offrirait  une  tasse 
de  rosée  dans  le  calice  d'un  lys  !  Delaunay  faisait 
l'amant,  l'amant  présomptueux,  qui  jure  de  n'être 
pas  pris  à  la  souricière  de  l'amour  et  qui  s'y  trouve 
pris  comme  un  souriceau.  Delaunay  a  joué  cet  amou- 
reux-là comme  un  amoureux  ordinaire  avec  son  ta- 

2. 


30  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

lent  ordinaire,  mais  il  fallait  bien  plus.  L'amoureux, 
dans  de  Musset,  est  toujours  idéal.  Que  Delaunay 
joue  les  amoureux  de  M.  Augier,  très  bien,  mais 
ceux  de  de  Musset  !...  Dans  tous  les  autres  rôles  du 
Spectacle  dans  un  fauteuil,  l'auteur  d'il  ne  faut 
jurer  de  rien  avait,  certes  !  assez  d'invention  et 
d'impersonnalité  pour  créer  des  natures  différentes 
de  la  sienne  ;  mais  pour  les  amoureux,  il  ne  pou- 
vait se  dédoubler  de  lui...  Le  poète  tenait  bon  dans 
l'amour  et  chantait  toujours  un  peu,  même  en  cette 
prose  de  comédie,  mélodieuse  encore  comme  une 
mandore  dont  les  cordes  ont  été  coupées... 

Partout,  dans  tous  ses  amoureux,  et  c'est  pour 
cela  qu'ils  sont  si  difficiles  à  joue1*,  Alfred  de  Musset 
reparaît,  et  non  pas  le  de  Musset  des  derniers  temps, 
mais  l'Alfred  de  Musset  des  premières  heures  fortu- 
nées, l'Alfred  de  Musset,  Brummell  et  Byron  tout 
ensemble,  qui  portait  l'habit  vert  aux  boutons  d'ar- 
gent de  ce  temps-là  avec  une  désinvolture  si  noncha- 
lante, et  à  la  boutonnière  l'œillet  blanc,  pâle  de 
volupté.  Jamais  Delaunay,  avec  sa  veste  de  photo- 
graphe en  velours  et  son  air  de  chef  de  rayon  à  la 
Belle  Jardinière,  tel  qu'il  était  hier  aux  Français, 
jamais  Delaunay,  avec  cette  voix  qui  nasille  aux 
premiers  mots  de  la  phrase  et  qui  détonne  à  la  fin, 
ne  pourra  être  cet  amoureux  idéal  (17/  ne  faut 
jurer  de  rien,  qui  commence  par  Lovelace  et  qui 
finit  par  Roméo. 


QUELQUES  ACTEURS  D'HIER  SOIR  31 

A  la  scène,  c'est  une  chose  triste  à  dire,  mais  on 
dépend  de  son  physique  plus  qu'on  ne  croit.  Les 
acteurs,  ces  amours-propres  de  femme,  ne  veulent 
pas  le  comprendre  ;  et  hier  soir  j'en  ai  eu  une  autre 
preuve  encore.  Coquelin,  qui  certainement  est  une 
intelligence  d'artiste,  Coquelin  ne  s'était-il  pas  per- 
mis de  jouer  le  rôle  d'un  amant  jaloux  et  discret 
dans  Faute  de  s'entendre?...  Au  point  de  vue  du 
solfège,  il  a  bien  joué  :  il  a  bien  dit  ce  qu'il  avait  à 
dire,  avec  l'inflexion  qui  convenait  ;  mais  cette  tête 
pétrie  pour  le  comique,  cette  tête  de  marmouset 
énergique,  aux  narines  ouvertes,  faites  pour  le  rire 
large  et  la  grimace  mouvementée  des  Scapins,  a 
manqué  presque  tous  ses  effets,  ce  soir-là,  par  le 
souvenir  de  tous  ceux  qu'il  ne  manqua  jamais.  Là 
où  il  était  touchant,  la  salle  riait. 

Je  ne  suis  guères  arrivé  que  vers  la  fin  de  cette 
première  pièce  :  Faute  de  s'entendre,  mais  je  suis 
encore  arrivé  à  temps  pour  voir  cela  ! 


MADEMOISELLE  BOZZACHI 


23  Juillet  1870. 


1 


C'est  un  canonicat,  pour  l'heure,  qu'un  feuilleton 
dramatique.  Le  théâtre  nous  fait  trop  de  loisirs. 
Les  ardentes  préoccupations  de  guerre  qui  mettent 
à  feu  tous  les  cerveaux  encore  plus  que  le  soleil,  vont 
prolonger  et  faire  plus  morte  encore  cette  morte 
saison  des  théâtres.  Le  spectacle,  le  vrai  spectacle, 
sera  à  la  frontière.  Dans  quelques  jours,  on  ne  verra 
plus,  on  ne  regardera  plus  que  de  ce  côté...  On  y 
regardait  déjà  hier,  en  voyant  danser  la  petite  Boz- 
zachi,  pour  laquelle  le  public  se  montre  infiniment 
bon  et  aimable,  comme  le  bon  Dieu  dans  les  prières 
du  soir. 

J'y  étais  donc,  —  à  la  voir,  hier,  cette  petite  fille 
qui  deviendra  peut-être  une  grande  danseuse,  cette 
espérance  en  fleur,  cette  étoile  qui  sort  à  mi-rayon 


34  THEATRE    CONTEMPORAIN 

de  l'eau...  J'y  étais  en  ma  qualité  de  chanoine  du 
moment,  en  feuilletoniste  de  loisir  qui  n'a  plus  rien 
à  faire  en  littérature,  en  besogne  intellectuelle,  que 
de  juger  des  jambes,  des  bras  et  des  airs  de  dan- 
seuse, et  vous  dire  ce  qu'il  pense  de  cela. 

Mais  cela,  c'est  de  l'esprit  encore  !  Je  ne  suis  pas 
de  ceux  qui  font  peu  d'état  de  la  danse.  Je  ne  suis 
pas  de  ceux  qui  disent  :  bête  comme  un  danseur  ou 
comme  une  danseuse  ;  car  le  mot  est  t'ait  pour  tous 
les  deux,  puisqu'ils  pratiquent  le  même  art  et  font 
les  mêmes  choses  avec  des  organes  différents.  Si  on 
ne  l'applique  pas  aussi  cruellement  à  la  danseuse 
qu'au  danseur,  c'est  que  les  hommes  ont  un  sexe  ; 
mais  un  sexe  n'est  pas  une  opinion.  Bête  comme  un 
danseur!...  Oui!  comme  un  danseur  bête.  Mais  s'il 
ne  l'est  pas?  S'il  a  de  l'expression,  de  la  physiono- 
mie, du  geste,  de  la  passion,  il  peut  avoir  de  l'esprit, 
de  l'âme,  et  même  du  génie  !  Un  grand  danseur 
n'est  pas  nécessairement  plus  bête  qu'un  grand 
chanteur  ou  qu'un  grand  comédien.  Ils  ont  tous  les 
trois  des  talents  d'expression,  dans  des  ordres  diffé- 
rents, mais  qui  peuvent  être  d'une  force  égale.  Le 
proverbe  est  donc  injuste  et  bête  lui-même  ;  car 
l'Injustice  n'est  pas  qu'une  vilaine,  c'est  une  sotte 
aussi  !  Le  mot  de  bête  comme  un  danseur  est  un 
mot  de  culde-jatte.  C'est  évidemment  quelque  mal- 
heureux cul-de-jatte  vexé,  crevant  de  dépit  dans  sa 
jatte,  qui  a  fait  ce  mot  absurde  et  insolent,  lequel, 


MADEMOISELLE   BOZZACIII  35 

par  exemple,  il  faut  en  convenir,  pour  un  mot  de 
cul-de-jatte,  a  fait  du  chemin. 

Il  est  vrai  qu'on  l'a  parfois  arrêté  net  au  passage  ! 
Partout  où  s'est  élevée  une  supériorité  dans  cet  art 
difficile  de  la  danse,  —  le  plus  dilficile  certainement 
des  aris  d'expression,  —  le  mot  impertinent  n'a 
plus  passé.  On  lui  a  barré  le  chemin...  Et  cette  pe- 
tite fille  qui  débute  et  qui  poind  en  danseuse  de 
l'avenir  va  probablement  le  lui  barrer  encore,  et  de 
son  oharmant  pied  tendu,  —  comme  elle  sait  le  ten- 
dre, —  lui  casser  le  nez  ! 


II 


Car,  elle,  plus  qu'une  autre,  est  le  contraire  de 
bête,  et  d'elle  plus  que  de  personne  on  peut  dire 
que  sa  danse  a  de  l'esprit...  Quand  la  vie  l'aura 
prise,  cette  enfant  de  seize  ans,  comme  l'air  la  prend 
quand  elle  s'élance,  elle  mettra  dans  son  jeu  bien 
des  choses  qui  n'y  sont  pas  ;  elle  mettra  dans  son 
art  l'âme  et  la  flamme  par  lesquelles  tous  les  grands 
talents  se  couronnent.  Mais  il  n'en  est  pas  moins 
certain  que,  présentement,  le  caractère  le  plus  en 
saillie  de  son  talent  c'est  l'esprit,  la  finesse,  la 
grâce  vive,  la  moquerie  légère;  quelque  chose  de 


36  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

svelte,  et  de  précis,  et  de  clair,  et  de  piquant,  et  de 
rapide  comme  l'esprit  français.  Quelle  que  soit  sa 
naissance  et  malgré  son  nom  italien,  c'est  bien  une 
française,  que  cette  petite  Bozzachi  !...  que  j'appelle 
pelite,  non  pour  la  diminuer,  —  elle  a  le  temps  de 
se  faire  appeler  la  grande  Bozzachi,  si  elle  peut  ! 
—  mais  parce  qu'elle  est  vraiment,  pour  l'heure,  la 
petite  Bozzachi,  non  pas  seulement  par  l'âge,  non 
pas  seulement  par  l'extérieur  de  sa  personne,  peu 
formée  encore,  mais  par  les  grâces  tour  à  tour  ingé- 
nues et  futées,  gentilles  et  enfant  (mais  enfant 
comme  les  petites  filles  le  sont  en  France),  de  sa 
physionomie,  de  ses  mouvements  et  de  son  jeu  ! 


m 


Je  voudrais  vous  en  donner  l'idée.  Je  voudrais 
ébaucher  la  statuette  de  celte  ébauche  de  danseuse 
qui  nous  fait  rêver  au  chef-d'œuvre  !  Et  d'abord, 
disons-le  bien  vite  pour  que  ce  soit  fini,  elle  n'est  pas 
ce  qu'on  appelle  jolie.  Mais  qu'a-t-elle  besoin  d'ê- 
tre jolie,  elle  qui  va  tout  à  l'heure  vibrer  comme  la 
corde  de  harpe  qu'on  ne  voit  plus  quand  elle  nous 
enchante,  elle  qui  va  scintiller  comme  une  étoile 
mobile,  dansant  de  loin   à  l'horizon  !...   Taglioni 


MADEMOISELLE    BOZZACHI  37 

n'élait  pas  jolie  ;  Essler  non  plus.  Mlle  Bozzachi 
reste  dans  la  tradition  des  plus  grandes  danseuses 
en  ne  l'étant  pas...  Elle  troublera  moins  comme 
femme.  On  la  jugera  mieux  comme  danseuse  !... 

C'est  une  figure  un  peu  longuette,  au  nez  bus- 
qué d'oiseau,  mais  pas  de  proie  !  aux  yeux  doux 
et  gais.  Allez!  l'oiselet  n'est  pas  méchant,  malgré 
la  courbure  de  son  bec.  Figurez -vous  une  mésange 
qui  va  s'envoler  d'un  roseau  qui  plie!  Ses  bras 
(j'ai  failli  dire  ses  ailes),  ses  bras  mignons,  souples, 
inachevés,  de  vrais  bras  de  fillette,  attendent  en- 
core, comme  le  corsage,  comme  les  épaules,  le 
contour  qui  va  venir...  Aurore  de  bras  délicieux, 
qui  commencent  comme  ceux  de  Rachel  ont  fini  ; 
car  les  matins  ressemblent  aux  soirs  !  Seules,  les 
jambes  sont  femmes,  dans  cette  petite  fille  pour  le 
reste,  dans  cette  adolescente  indécise...  Seules, 
elles  sont  entièrement  sculptées,  les  jambes  :  l'ins- 
trument, le  signe  de  vocation,  la  beauté  indispen- 
sable de  la  danseuse  !  Ici,  l'art  et  l'exercice  de 
l'art  ont  avancé  la  nature.  Les  jambes  de  Mlle  Boz- 
zachi ont  cette  pureté  qui,  pour  les  jambes,  comme 
pour  la  vertu,  est  la  force. 

Elles  ont  cependant,  vers  la  cheville,  une  imper- 
ceptible arcure  que  verront  bien  ceux  qui  savent 
voir,  et  à  laquelle  se  prendront  les  imaginations 
voluptueuses.  En  statuaire,  c'est  là  peut-être  un 
défaut.  Mais  c'est  un  défaut  qui  vaut  une  beauté;  car 

3 


38  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

il  éveille  le  caprice,  —  ce  que  ne  fait  pas  toujours 
la  beauté,  la  souveraine  beauté,  cette  Écrasante  ! 
Pour  opposer  à  ces  jambes-là  et  les  mettre  mieux 
en  lumière,  l'Opéra  a  choisi  celles  de  Mlle  Fiocre, 
ces  jambes  d'amazone  qui  tournent  aux  jambes  de 
héros,  tant  elles  deviennent  mâles.  Et  c'est  ainsi 
qu'en  faisant  contraste,  on  a  fait  honneur  ! 

Mlle  Fiocre  jouait,  en  effet,  le  jeune  garçon  amou- 
reux de  la  poupée  dans  le  ballet  de  Coppélia,  et  la 
Bozzachi,  la  jeune  fille  qui  se  substitue  à  la  poupée. 
Mlle  Fiocre  ne  danse  pas...  ou  plutôt  personne  ne 
danse  dans  ce  ballet  que  la  Bozzachi,  quoique  beau- 
coup de  danseuses  y  fassent  le  geste  de  danser.  Les 
danseuses  de  métier,  les  forts  sujets,  comme  ils 
disent,  y  tourbillonnent,  y  pointent,  y  battent  des 
jetés,  y  font  compas  ouvert  avec  leurs  jambes  et 
girouette  tournante  avec  leurs  bras.  Mais  tout  cela 
n'est  pas  plus  la  danse  que  la  grammaire  de  Lho- 
mond  n'est  le  style  de  Racine,  que  les  paraphes  de 
Brard-Saint-Omer  ne  sont  les  arabesques  de  Ra- 
phaël. 

Les  danseurs  techniques  peuvent  avoir  leur 
mérite  et  leur  nombre  à  l'Opéra.  Mais  rares  y  sont, 
comme  partout,  les  danseuses  inspirées...  et  c'est  là 
justement  ce  qu'est  cette  petite  Bozzachi,  que  je 
suis  presque  tenté  d'appeler  parfois  la  Bozzachi- 
nette  !  Rien  qu'à  la  voir  faire,  on  sent  tout  de  suite 
la  différence  de  l'inspiration  au  métier.  Elle  aussi, 


MADEMOISELLE   BOZZACIII  39 


elle  sait  sa  grammaire.  Elle  aussi,  elle  fait  ses  para- 
phes. Mais  elle  met  dans  ce  qu'elle  sait  ce  qu'elle 
n'a  pas  appris  et  peut-être  ce  qu'elle  ne  se  doute 
pas  d'avoir,  du  moins  autant  qu'elle  l'a...  Malheu- 
reusement, le  succès  le  lui  apprendra.  Et  déjà  peut- 
être  les  ait-elle  mieux  que  la  première  fois  qu'elle  a 
dansé  devant  ce  public  encharmé  si  soudainement 
par  elle  parce  qu'elle  ne  dansait  pas  pour  lui,  mais 
pour  elle-même,  parce  qu'elle  dansait  devant  lui 
comme  elle  eût  dansé  seule,  dans  sa  chambre  et 
devant  sa  glace,  —  pour  la  volupté  de  danser  ! 


IV 


Oui  !  elle  danse  pour  se  faire  heureuse,  et  voilà 
pourquoi  elle  nous  fait  heureux,  en  la  voyant  dan- 
ser 1  Taglioni,  cette  nuée  blanche  qui  s'est  évapo- 
rée, Taglioni  semblait  aussi  en  dansant  obéir  à  sa 
destinée,  comme  le  lys  qui  parfume  l'air  dans  lequel 
il  se  balance  obéit  à  la  sienne.  C'est  la  seule  res- 
semblance, du  reste,  que  puisse  avoir  cette  petite 
Bozzachi,  qui  vient  de  naître  et  que  nous  n'avons 
vue  encore  que  dans  son  berceau  de  Coppélia,  avec 
cette  Sylphide,  cette  Naïade,  cet  Albâtre  idéal,  cette 
Immatérielle  de  la  Danse  qui  fut  Taglioni,  la  Ta- 


40  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

glioni  moelleuse  et  fluide,  comme  son  nom,  l'incom- 
parable et  irremplaçable  Taglioni,  comme  Mlle  Mars 
et  Mme  Malibran  sont  aussi  des  irremplaçables  !  la 
Taglioni  qui  nous  a  laissé  dans  la  mémoire  une 
lueur  à  laquelle  nous  jugeons  les  autres,  un  rayon 
charmant,  mais  un  redoutable  flambeau  !  Les 
coquetteries  au  public,  à  la  rampe  enflammée  pour 
l'enflammer  plus  encore,  aux  vieillards  qui  lorgnent 
Hélène  sans  se  lever,  étaient  inconnues  à  Mlle  Ta- 
glioni. Elles  le  sont  à  Mlle  Bozzachi,  —  le  seront- 
elles  toujours  ?  —  à  cette  mince  enfant  qui  va  s'ar- 
rondir et  grandir  pour  peut-être, comme  disait  Lord 
Byron  d'une  petite  fille  de  son  temps,  devenir  un 
fléau  ! 

Tout  lutin  d'esprit  français  qu'elle  soit,  la  Bozza- 
chinelte  (qu'elle  me  passe  ce  mot  caressant  qui  lui 
va  I)  danse  avec  innocence.  C'est  l'innocence  d'un 
enfant  terrible;  mais  si  ce  n'était  pas  cela,  si  l'inno- 
cence n'était  pas  hardie,  si  elle  n'avait  pas  ses  yeux 
purs  bien  ouverts,  elle  ne  serait  plus  l'innocence. 
Mlle  Taglioni,  elle,  dansait  avec  pudeur.  La  pudeur, 
avant  cette  danseuse  divine,  n'avait  jamais  dansé. 
Elle  n'est  pas  pour  cela  sur  la  terre.  Mais  Mlle  Ta- 
glioni la  mit  au  théâtre,  Mlle  Taglioni  fit  le  mira- 
cle de  mettre  au  théâtre,  ce  qu'on  n'y  avait  jamais 
vu  :  —  une  danseuse  chaste,  aux  yeux  baissés,  à  la 
rose,  pâle  d'émotion,  au  Iront  ;  car  il  était  des 
moments  où,  littéralement,  la  danse  de  Mlle  Taglioni 


MADEMOISELLE    BOZZACHI  41 

rougissait...  Jusqu'à  Mlle  Taglioni,  on  avait  dansé 
pour  le  Public,  pour  les  Connaisseurs,  pour  le 
triomphe,  pour  les  bouquets  qui  grisent,  pour  les 
battements  de  mains  qui  achèvent  l'ivresse,  pour 
les  soupers  qui  la  continuent,  et  pour  le  dessert  des 
soupers  qui  la  doublent  et  où  les  danseuses  campent 
leurs  ailes  à  côté  de  leurs  verres  et  ne  s'en  servent 
plus  pour  s'en  aller...  Mais  avec  Mlle  Ta°rlioni  on 
vit  danser  pour  la  danse  elle-même,  —  pour  la 
Rêverie,  —  pour  la  Poésie,  —  pour  la  Pensée,  —  et 
pour  le  Souvenir.  On  vit  positivement,  avec  le  moins 
de  corps  possible,  sous  la  forme  la  plus  transpa- 
rente qu'ait  jamais  revêtue  la  Matière,  danser...  je 
ne  dirai  pas  avec  âme,  —  mais  danser  une  Ame  î 

Et  ceci,  jamais,  ne  se  reverra  plus  ! 

Que  Mlle  Bozzachi  en  fasse  son  deuil  et  les  autres 
danseuses  de  l'avenir!  Le  Génie,  en  tout,  n'a  point 
de  dynastie...  Ce  diadème  ne  se  laisse  sur  la  tête 
de  personne,  et  on  l'emporte,  cloué  à  la  sienne, 
dans  son  cercueil  !  Mlle  Taglioni,  qui,  dit-on,  fait 
des  élèves  quelque  part  ;  Mlle  Taglioni  —  comme 
Mlle  Mars,  qui  eut  aussi  cette  rage  des  Ames  qui  ne 
veulent  pas  mourir  tout  entières,  —  sait  à  présent 
à  quoi  s'en  tenir  sur  la  force  des  Enseignements. 
Elle  sait  si  on  peut  mettre  son  talent  dans  une  élève, 
comme  en  rentrant  chez  soi,  après  une  soirée,  on 
jette  ses  bijoux  dans  une  coupe,  l'Élève  fût-elle  une 
coupe  humaine  taillée  pour  y  boire  toutes  les  sen- 


42  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

sations  de  la  vie  et  digne  des  bijoux  qu'on  voudrait 
y  jeter!  Seulement,  si  Mlle  Bozzachi  s'afflige  de 
cela,  qu'elle  s'en  console  !  Si  elle  prouve  plus  tard 
qu'elle  aussi,  elle  a  du  génie,  elle  ne  laissera  non 
plus  son  empreinte  sur  personne,  et  ceux  qui  l'au- 
ront vue  ne  pourront  que  s'en  souvenir  et  en  rê- 
ver. . . 


Mais,  voilà  la  question,  aura-t-elle  un  jour  le 
génie  delà  danseuse?  Le  promet-elle?  Le  bouton 
fait-il  croire  à  la  fleur?...  Nous  avons  l'enfant, 
aurons-nous  la  femme?  L'enfant  est  délicieuse  de 
spontanéité.  Dans  ce  ballet  de  Coppélia,  dont  la 
musique,  que  je  n'ai  point  à  juger,  m'a  paru  une 
poésie,  Mlle  Bozzachi  a  été  aussi  poétique  que  la 
musique.  Lorsqu'elle  a  pris  la  place  de  la  poupée, 
elle  s'est  faite  poupée  à  ravir  toutes  les  femmes  qui 
étaient  là  et  qui  pensaient  à  la  leur;  car,  mari, 
amant  ou  enfant,  il  n:y  a  jamais  pour  les  femmes 
qu'une  poupée  ou  une  succession  de  poupées  ! 

Elle  a  donc  eu  des  gestes  de  poupée,  des  gestes  en 
bois,  que  des  mécaniciens  quelconques  ne  seraient 
pas  assez  spirituels  pour  trouver...  Oui!  elle  a  eu  la 


MADEMOISELLE  BOZZACHI  43 

grâce  de  la  petite  fille,  infusée  miraculeusement  dans 
du  bois...  Ce  n'est  là,  il  est  vrai,  que  de  la  panto- 
mime; mais  la  pantomime  est  de  la  danse  terre  à 
terre  et  à  pied,  comme  la  danse  est  de  la  pantomime 
qui  s'envole!  Or,  elle  s'est  envolée,  Mlle  Bozzachi, 
et  sur  quelles  ailes!  Au  deuxième  acte  (l'acte  qui  est 
tout  le  ballet  et  toute  la  pièce),  de  poupée  elle  est 
devenue  peu  à  peu  femme. 

Galathée  nouvelle,  mais  pas  engourdie  et  pesante 
et  bête  comme  l'autre  Galathée,  la  femme  marbre, 
qui  reste  marbre  et  bloc  et  qui  dit  :  Moi!  moi  en- 
core! pour  toute  tendresse,  à  l'homme  qui  l'anime, 
Mlle  Bozzachi  s'est  révélée  tout  à  coup  danseuse 
dans  le  sens  complet  de  ce  mot.  Danseuse  et  femme, 
comme  ses  jambes!  Elle  a  pris  une  misère  de  voile 
noir,  un  chiffon  de  dentelle  grand  comme  un  mou- 
choir de  poche,  et  avec  ce  bout  de  voile  noir  elle 
s'est  faite  Espagnole,  mais  une  Espagnole  gran- 
diose, digne  de  danser  dans  la  cour  du  Cid  Campéa- 
dor,  et  elle  a  improvisé  une  cachucha  qui  l'a  fait 
monter  jusqu'aux  frises,  cette  petite  !...  C'a  été  sou- 
dain comme  un  coup  de  soleil  ou  un  coup  de  ton- 
nerre, ou  un  coup  au  cœur  !  J'ai  vu  danser  à  Fanny 
Essler  la  même  danse,  avec  son  robuste  et  beau 
corps  d'Allemande  qui  se  moulait  à  nous  rendre 
fous  dans  sa  jupe  plissée,  mais  Fanny  Essler,  qui 
dansait  comme  la  Force  provoquant  le  Plaisir,  et 
qui  tenait  à  la  terre,  — heureuse  qu'elle  tint  à  elle  ! 


44  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

—  Essler,  qui  n'était  jamais  mieux  et  plus  elle- 
même  que  quand,  fille  de  sa  race,  elle  dansait 
(comme  dans  la  Gypsie)  quelque  hongroise  ou  quel- 
que cracovienne  avec  ses  bottines  écarlates,  aux 
talons  d'or  qu'elle  faisait  si  résolument  retentir,  eh 
bien,  non  !  Fanny  Essler  n'avait  pas  cet  élancement, 
ce  grandissement,  cette  poussée  de  géante  d'une 
fillette  qui  joue  à  l'Espagnole  comme  il  n'y  a  qu'un 
instant  elle  jouait  à  la  poupée,  et  qui  n'a  pas  même 
de  castagnettes.  Non  !  ni  Essler,  la  cariatide  ger- 
maine, ni  personne,  ni  Dolorès  Serrai,  la  Sensua- 
lité du  Midi,  avec  ses  yeux  à  moitié  fermés  et  flam- 
boyants à  travers  ses  cils  épais,  Dolorès  Serrai, 
l'incendiaire  des  Toréadors  !  ni  la  sorcière  Camara, 
tragique  et  sauvage,  ni  aucune  des  danseuses  que 
j'ai  vues  et  qui  dansent  encore  en  moi,  n'auraient 
eu  plus  de  fougue  et  d'élan  que  cette  enfant  inache- 
vée, qui  n'a  pas  encore  le  corps  avec  lequel  on  parle 
au  corps,  comme  disait  Buffon.  Après  sa  cachucha, 
elle  a  continué  ses  métamorphoses.  Elle  a  pris  un 
plaid  et  dansé  une  gigue  écossaise  avec  un  brio  et 
des  mouvements  d'épaules...  à  faire  danser  un 
monde  dessus  !  Moins  étonnante  pourtant  que  dans 
sa  cachucha,  mais  délicieuse  ;  car  la  gigue  est  natu- 
rellement plus  près  que  la  danse  passionnée  de  son 
genre  de  talent  à  elle,  pour  qui  la  passion  est  la 
seule  passion  de  son  art. 
Certes!  on  ne  l'aime  pas  avec  ce  désintéressement 


MADEMOISELLE   BOZZACHI  4.") 

de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui,  on  ne  le  pratique  pas 
si  jeune  avec  cette  aisance,  cette  précision,  cet  aplomb 
déjà,  sans  avoir  en  soi  quelque  chose  avec  quoi 
l'avenir  devra  compter.  Je  ne  dirai  pas  quoi.  Je  ne 
veux  pas  une  fois  de  plus  compromettre  l'Espérance, 
cette  fille  si  souvent  compromise!  La  cachucha  et 
la  gigue  écossaise  que  Mlle  Bozzachi  danse  dans 
Coppélia,  sont  des  échappées  de  danseuse  passion- 
née et  devinée.  Mais,  je  l'ai  dit  et  j'y  veux  revenir 
pour  bien  la  faire  comprendre,  le  caractère  de  son 
talent  n'est  pas  la  passion,  la  passion  violente  ou 
languissante...  Non  !  c'est  l'esprit,  c'est  l'esprit 
français,  avec  sa  distinction  et  son  piquant  et  ses 
nuances  moqueuses.  Ce  n'est  encore,  Mlle  Bozza- 
chi, que  la  petite  fille  qui  fait  la  poupée;  mais  laissez- 
la  devenir  femme  tout  à  fait  et  préférer  aux  poupées 
en  bois  les  autres  poupées,  et  vous  verrez  une  dan- 
seuse inconnue  !  Nous  aurons  le  triangle  complet. 
Taglioni  dansait  comme  une  âme.  Essler  comme  un 
corps,  et  quel  corps  pour  les  Gassendistes  et  les  Sen- 
sualistes  de  la  danse  !  Mlle  Bozzachi  sera  la  dan- 
seuse de  l'esprit,  dans  le  pays  de  La  Fontaine,  de 
Voltaire  et  de  Rivarol. 

Quand  la  coquetterie  lui  viendra,  et  qu'elle  n'a 
même  pas  dans  la  joie,  dans  le  bonheur  montré  de 
ses  révérences  lorsqu'elle  a  dansé  et  qu'on  l'applau- 
dit ;  quand  la  coquetterie,  ce  parachèvement  de  la 
femme,  lui  poussera  comme  une  dernière  aigrette 

3. 


46 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


sur  le  front  et  l'oreille,  elle  continuera  de  danser,  et 
ce  sera  la  danse  de  Célimène  ! 

Alors,  que  les  gens  qui  aiment  l'esprit  tiennent 
bien  leurs  cœurs  !... 


UNE  FETE  SOUS  NERON 


7  Août  1870. 


I 


Ce  n'en  a  pas  été  une  pour  nous. 

Vieux  baldaquin  de  pièce,  faite  de  trente-six 
morceaux  et  jouée  par  ordre,  dit-on,  ce  qui  doit 
innocenter  la  Comédie-Française.  La  seule  utilité 
de  ce  déterrement  et  de  cette  exhibition  de  tragédies 
défuntes,  c'est  de  nous  faire  aimer  de  plus  belle 
les  tragédies  de  Racine.  Quand  cet  amour,  comme 
bien  d'autres,  hélas  !  commence  à  s'engourdir  et  à 
s'endormir  dans  nos  âmes,  on  peut  reprendre  quel- 
que chose  comme  cette  Fête  sous  Néron,  et  voilà 
que  l'amour  de  la  tragédie  racinienne  revient  et 
reflambe!  Jamais  je  ne  l'ai  trouvé,  ce  Jean  Racine 
tant  insulté,  plus  pur,  plus  harmonieux,  plus  équi- 
libré, plus  distingué  surtout  (distingué,  la  grande 
qualité  de  Racine!),  qu'en  voyant,  mercredi  soir,  les 


48  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

gros  effets  cl  en  entendant  les  gros  vers  de 
MM.  Soumet  et  Belmontet,  qui  sont  comme  l'écho 
décomposé  de  la  voix  de  Racine  résonnant  dans  une 
cruche,  si  ce  n'est  pas  dans  deux  !  M.  Alexandre 
Soumet,  surmonté  ou  sous  monté  de  M.  Belmontet, 
car  on  n'est  pas  bien  sûr  de  la  place  qu'occupaient 
ces  messieurs  dans  le  travail  en  commun  de  leur 
tragédie,  M.  Soumet  donc  et  M.  Belmontet  ont,  en 
effet,  très  évidemment  cru,  en  écrivant  leur  Fête 
sous  Néron,  faire  du  Racine,  cachet  Britannicus, 
et  même  du  Racine  panaché. 

Voyez  !  Sénèque  et  Thraséas  y  font  deux  Burrhus, 
au  lieu  d'un  !  Agrippine  n'y  est  plus  cette  médaille 
romaine  se  profilant,  comme  un  bec  d'aigle,  au-des- 
sus de  la  tête  adolescente  du  jeune  monstre  qui 
tremble  encore  devant  ce  terrible  bec  aquilin.  Non  1 
c'est  Agrippine  tout  entière,  vue  de  face  et  en  pied, 
toute  l' Agrippine  de  Tacite,  transportée,  à  dos  de 
mulet,  comme  l'armée  d'Annibal,  dans  la  pièce  de 
MM.  Soumet  et  Belmontet  !...  C'est  Locuste,  que 
Racine,  ce  beau  Timide,  n'avait  pas  voulu  montrer 
à  la  scène,  et  que  ces  messieurs  y  font  venir  dans 
la  plus  affreuse  des  casaques,  pour  n'y  pas  même 
placer  son  poison  !  C'est  enfin,  et  c'est  ici  qu'est  le 
panache!  l'imitation  des  scènes  d'Hamlet  dans  les- 
quelles Hamlet  joue  la  tragédie  pour  pénétrer  sa 
mère  empoisonneuse,  et  à  ce  panache,  arraché  à  la 
royale  queue  de  paon  de  Shakespeare,  ils  ont  ajouté, 


UNE    FÊTE   SOUS   NÉRON  40 

ne  le  Irouvanl  pas  assez  long  comme  cela,  les  plu- 
mes de  serin  de  M.  de  Jouy,  dans  Sylla  ! 

Du  fameux  songe  de  Sylla,  ils  ont  fait  le  songe 
d'Agrippine.  Seulement,  après  cette  belle  rallonge, 
le  panache  s'est  arrêté  court,  et  n'a  plus  monté 
dans  les  airs. 

Panacher  Racine  !  C'était  bien,  du  reste,  une  idée 
du  temps.  Soumet  n'est  pas  de  la  grande  légion 
romantique,  —  de  celle-là  qui  se  battit  à  Hernani  et 
qui  fit  de  Racine  le  célèbre  «  polisson  »  qu'on  sait. 
Lui,  Soumet,  le  couronné  des  Jeux  Floraux,  qui, 
dès  1820,  avait  risqué  une  Clytemnestre,  tenait  à 
l'ancienne  tragédie  par  trop  de  tragédies  (Cléopâlre, 
Jeanne  d'Arc,  Elisabeth  de  France,)  pour  renier  in- 
solemment Racine  en  1830,  l'époque  de  la  Fête  sous 
Néron;  mais  il  se  dit  que  pour  le  préserver,  ce  Ra- 
cine, alors  menacé  dans  sa  gloire,  il  fallait  le  shakes- 
peariser  avec  adresse,  et  il  fit  alors  pour  le  sauver 
quand  on  voulait  l'abattre,  ce  qu'on  fit,en  1830, pour 
la  statue  de  Henri  IV,  qu'on  voulait  renverser  aussi, 
et  à  laquelle  on  lia  un  drapeau  tricolore.  Shakespeare 
fut  le  drapeau  tricolore  de  Soumet.  Mais  il  n'y  eut 
pas  là  qu'une  précaution  dans  un  temps  de  guerre; 
Soumet  trouvait  réellement  que  le  drapeau  allait 
très  bien  à  la  statue,  et  il  ne  l'eût  jamais  ôté  ! 


50  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 


II 


Et,  de  fait,  il  a  toute  sa  vie  chevillé  et  hissé  le 
romantique  sur  le  classique,  croyant  bonnement  que 
pareille  chose  pourrait  tenir  et  que  c'était  même 
là  toute  la  question  pour  les  hommes  de  génie  du 
temps,  et,  maugrebleu  !  il  s'en  croyait  un.  Il  ne  faut 
pas  voir  Soumet  maintenant  à  travers  M.  Belmon- 
tet,  qui  nous  le  boucherait  comme  un  écran.  Alexan- 
dre Soumet  fut,  en  son  temps,  presque  un  person- 
nage. Il  eut  un  salon  littéraire  bien  avant  M.  Hugo, 
et  comme  M.  Hugo.  Il  a  eu  ses  fanatiques  comme 
M.  Hugo  II  a  écrit  un  poème  épique  (la  Divine 
Epopée),  ce  que  n'a  jamais  osé  M.  Hugo.  Il  s'op- 
posa longtemps  au  romantisme  de  M.  Hugo.  Le 
romantisme  de  M.  Hugo  était  le  romantisme  qui  se 
croyait  «  échevelé  ».  Le  romantisme  de  M.  Soumet 
fut  le  romantisme  à  papillotes. 

Les  deux  hommes  qu'ils  étaient  donnent  bien 
l'idée  de  leurs  poétiques.  M  Hugo, qui  n'avait  pas 
de  figure  et  qui  n'avait  qu'un  front,  se  le  faisait 
raser  aux  tempes  pour  l'avoir  plus  grand.  Soumet, 
très  beau  pour  les  femmes...  entretenues,  beau  de 
la  beauté  d'un  Grévedon,  mettait  en  tire-bouchon  ses 


UNE   FÊTE   SOUS  NÉRON  -"1 

cheveux  el  ressemblait  à  un  Robert  Southey  amolli , 
et  ramolli  peut-être...  Gomme  Casimir  Delavigne, 
Soumet  avait  deviné  et  pratiqué  poétiquement 
l'éclectisme  bien  avant  que  M.  Cousin  en  exposât 
philosophiquement  la  théorie.  Ils  ont  cru,  l'un  et 
l'autre,  qu'on  pouvait  unir  des  genres  divers,  —  ce 
qui  ne  fait  plus  que  des  genres  neutres  Ils  ont  cru 
aux  mariages  de  raison  en  littérature,  et  ils  ne  se 
doutaient  pas  que  ceux  qu'ils  ont  faits  resteraient 
sans  postérité. 

Mais  dans  ce  temps-là, ils  pouvaient  rêver...  Dans 
ce  temps-là,  Alexandre  Soumet,  comme  Casimir 
Delavigne,  réussit,  par  la  raison  qu'il  plaisait  éga- 
lement aux  poétiques  et  aux  raisonnables.  Or, 
quand  on  plaît  à  tout  le  monde,  on  est  perdu.  La 
postérité  se  moque  bien,  elle,  de  celte  bourde  de 
suffrage  universel  !  Qui,  je  vous  le  demande,  à  celte 
heure  du  siècle,  se  souvient  de  Soumet,  excepté  les 
archéologues  littéraires, les  ramasseurs  de  chiffons 
au  coin  des  bornes  du  passé?...  M.  Belmontet,  qui 
a  survécu,  englobe  le  Soumet,  parce  que,  lui,  n'est 
pas  mort,  et  qu'il  était  mercredi  à  sa  pièce,  en  ra- 
dieuse cravate  blanche.  Quelle  chose  terrible  pour 
Soumet,  lequel  n'avait  pas  prévu  cela,  que  de  n'a- 
voir plus  que  M.  Belmontet  pour  se  rappeler  au 
souvenir  des  hommes  !  Mais,  encore  une  raison  du 
succès  de  l'un  et  de  l'autre  qui  ne  recommencera 
jamais  plus,  c'est  que  MM.  Soumet  et  Belmontet 


52  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

euient,  dans  le  temps  où  les  idées  étaient  pour  eux, 
le  bonheur  d'avoir  des  interprètes  comme  Ligier 
et  Mlle  Georges,  —  ce  qu'ils  n'avaient  pas,  mer- 
credi soir,  au  Théâtre-Français  ! 


III 


Ligier,  nous  l'avons  tous  connu...  C'était  un  ac- 
teur qui  était  à  Talma  ce  que  Larive  était  à  Lekain. 
Lekain,  disait-on  quand  il  mourut,  car  le  calem- 
bour était  de  ce  temps-là  comme  de  ce  temps-ci,  a 
laissé,  en  partant,  son  talent  sur  la  rive,  et  c'était 
deux  fois  une  bêtise  que  cette  misérable  calembre- 
daine. Je  le  disais  l'autre  jour  à  propos  deMlleBoz- 
zacchi  :  On  ne  laisse  son  talent  nulle  part  et.  sur  per- 
sonne. Quand  on  en  a,  on  l'emporte  avec  soi.  Ligier, 
petit  comme  un  Aztèque,  n'avait  que  de  grands 
yeux,  mais  ils  étaient  immenses  et  noirs  comme 
l'Erèbe.  En  scène,  on  ne  voyait  plus  que  ses  yeux. 
Ceux  qui  ne  l'ont  vu  que  vieilli,  ridé,  voûté,  mais 
tragédien  toujours,  dans  le  Louis  XI  de  Casimir 
Delavigne,  ce  Soumet  II,  ne  se  doutent  guères  de  ce 
qu'il  était,  par  exemple,  sous  le  casque  d'or  d'Égis- 
the,  dans  Agamemnon,  ou  sous  le  laurier  césarien 


UNE    FÊTE    SOUS   NÉRON 


dans  Une  Fête  sous  Néron.  Certes!  Talma  ne  lui 
avait  pas  donné  de  son  incommunicable  génie  ; 
mais  il  avait  vu  Talma,  et  les  hommes  de  génie 
font  l'étincelle  qui  met  le  feu  à  la  poudre  des  hom- 
mes de  talent.  Quant  à  Mlle  Georges,  qui,  dans  la 
même  pièce,  faisait  Agrippine,  Agrippine  ne  l'eût 
pas  désavouée.  Que  dis-je?  Elle  l'eût  autorisée  à  la 
représenter  devant  toutes  les  générations  des  races 
futures.  Il  est  même  douteux  qu'Agrippine  eût  la 
majestueuse  beauté  que  l'imagination  lui  suppose 
autant  que  cette  Normande  de  Georges,  née  dans 
un  grenier,  plus  Agrippine  plastiquement  qu'Agrip- 
pine elle-même.  Jamais,  en  effet,  beauté  plus  impé- 
riale, jamais  pied  plus  porphyrogenète  ne  marcha 
sur  la  terre  du  Seigneur...  et  souvent  en  elle  le 
talent  égala  la  beauté. 

Eh  bien,  voilà  ce  qui  nous  a  manqué  absolurent, 
mercredi  soir,  dans  cette  Fête  sous  Néron!  Au  lieu 
du  Néron-Ligier,  nous  avons  eu  Néron-Gibeau,  Gi- 
beau  qui  a  la  voix  robuste,  mais  un  corps...  à  jouer 
Richard  III...  Rendons  justice  à  ses  intentions  !  il 
s'est  donné  beaucoup  de  peine  pour  être  mauvais. 
Mis  en  face  de  Mlle  Agar,  qui  n'est  qu'une  Agrip- 
pine en  pâte  molle,  mais  qui  a  pourtant  l'espèce 
d'élégance  qui  fait  croire  à  de  la  jeunesse,  Gibeau, 
le  jeune  Néron,  semblait  le  père  Néron,  et  sa  mère 
Agrippine,  sa  fillette.  C'est  inexplicable  qu'à  la  ré- 
pétition on  n'ait  pas  été  frappé  de  ce  renversement. 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


Gibeau  ventru,   aux  jambes  de   Vitellius   ''Néron 
avait  les  jambes  très  fine?,    coiffé  en  poiDte  d'un 

r  d'or  qui  produit  l'effet  d'un  bonnet  d'âne 
impérial,  est  aussi  ridicule  que  son  rôle,  et  ce  n'est 

eu  dire. 
Jamais  Sganareile,  jamais  Dandin,  jamais  Cas- 
sandre,  n'a  été,  malgré  toutes  les  scélératesses,  aussi 
niais,  aussi  imbécille,  aussi  grotesque  que  ce  Néron- 
Soumet  et  Belmontet,  que  ce  gros  potiron  avec  le- 
quel Poppée  et  Agrippine  jouent  à  la  paume  tout  le 

b  de  la  pièce...  Mlle  Agar,  qui  n'a  pas  la  grande 
beauté  tragique,  régulière  et  sombre,  mais  une 
beauté  presque  jolie,  Mlle  Agar,  faible  de  voix, 
monotone  de  ton  et  en  proie  toujours  au  même  ges- 

:  bras  allongé  tout  droit  au-dessus  de  la  tête, — 
un  point  d'exclamation.  —  n'a  aucune  des  puissan- 
ces physiologiques  et  dramatiques  que  déployait, 
dans  le  rôle  qu'elle  joue,  la  magnifique  Mlle  Geor- 
ges. Dans  la  fameuse  scène  où  Agrippine,  embar- 
quée pour  mourir  dans  le  vaisseau  qui  s'ouvre,  se 
sauve  à  la  nage  et  reparaît  tout  à  coup  aux  yeux 
épouvantés  du  parricide  Néron,  Mlle  Georges  pro- 
duisait un  effet  immense.  Lille  apparaissait  ses  che- 
veux dénoués,  et  réellement  ruissela  île  des  flots  de 
la  mer  qu'elle  venait  de  traverser!  Rien  n'était  plus 
étonnamment  grandiose.  Elle  semblait  traîner  l'O- 
céan autour  d'elle,  avec  les  mugissements  de  tous 
ses  flots  accusateurs.  Mlle  Agar  a  bien  les  cheveux 


UNE    FÊTE    SOUS   NÉRON 


dénoués;  mais  ses  vêtements  sont  secs.  Elle  sort  de 
la  coulisse.  Elle  ne  sort  pas  du  fond  de  la  mer.  Le 
hardi  ruissellement  des  cheveux  et  des  vêtements 
de  Georges,  elle  ne  l'a  pas  osé.  Elle  n'a  été,  en 
somme,  qu'une  actrice  ordinaire  dans  une  scène 
exceptionnelle,  sur  laquelle  plane  un  des  plus 
grands  souvenirs  tragiques  que  le  théâtre  ait  peut- 
être  jamais  vus. 

Ah  !  la  tragédie  !  Il  ne  s'agit  pas  de  lever  un 
bras  assez  rond  au-dessus  de  sa  tête  et  de  scander 
correctement  des  alexandrins,  pour  savoir  la  jouer  ! 
Mlle  Agar,  dont  la  fortune  dramatique  est  faite,  si  la 
fortune  dramatique  consiste  dans  une  position  prise 
au  Théâtre-Français,  manque  pour  moi  précisément 
de  l'instinct  et  de  l'effet  tragique.  Elle  n'est  qu'élé- 
giaque.  Son  jeu  s'arrête  à  l'élégie,  à  la  passion  mé- 
lancolique, comme  sa  molle  et  sympathique  beauté 
's'arrête  dans  la  douceur  des  lignes  et  des  contours. 
Elle  n'a  pas  un  muscle  dans  ses  bras  blancs  et 
ronds.  Elle  n'en  a  pas  un  dans  la  voix,  pas  un  dans  le 
talent,  dans  ce  talent  qui  s'efforce  pour  ne  pas 
éclater!  Et  ce  soir-là  de  l'autre  jour,  elle  ne  l'a  pas 
prouvé  qu'en  jouant  Agrippine,  elle  l'a  prouvé 
encore  en  chan  tant  la  Marseillaise,  où  l'effet  tyr- 
téen,  tragique  et  robuste,  était  de  rigueur.  Elle  y  a 
étéplus  faible  encore  s'il  est  possible  que  dans  son 
rôle  d' Agrippine,  et  pour  moi  elle  est  restée,  comme 
tragédienne,  sous  ces  deux  accablements. 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


IV 


Je  n'ai  point  entendu  Rachel  dans  la  Marseillaise, 
mais  je  n'ai  pas  besoin  de  l'avoir  entendue  pour  être 
sûr  que  ceux  qui,  l'autre  soir,  parlaient  d'elle  autour 
de  moi,  ne  mentaient  pas.  Tout,  jusqu'aux  défauts 
de  Rachel,  car  elle  avait  des  défauts  aussi,  cette 
fameuse  Rachel,  tout,  jusqu'à  la  raucité  de  sa  voix, 
allait  bien  à  la  Marseillaise/  Mlle  Agar  n'a  point 
cette  cruelle  raucité,  qui  devait  déchirer  le  vers  et 
les  entrailles  comme  un  âpre  éclat  de  trompette. 
Non  !  sa  voix,  à  elle,  est  douce  et  même  voilée.  Trop 
douce,  hélas  !  On  dirait  de  la  pâte  de  guimauve  qui 
chante...  C'est  bien  là  l'élégie  dont  je  parlais  il  n'y 
a  qu'un  moment.  Ce  n'est  pas  là  l'impélueuse  poésie 
lyrique  de  la  bataille  et  de  l'amour  de  la  patrie  ! 
Mlle  Agar  n'entend  rien  à  ces  strophes  haletantes. 
Elle  les  scande  et  elle  les  détaille  avec  une  lenteur 
qui  ne  nous  fait  pas  bouillir  contre  l'ennemi,  mais 
contre  elle  !  Elle  aurait  l'air  de  chanter  les  prières 
des  agonisants,  si  ces  prières-là  se  chantaient...  Et 
quand  elle  prend  le  drapeau,  on  sent  bien  que  ce 
n'est  pas  un  drapeau  que  cette  main-là  est  faite  pour 


UNE   FÊTE    SOUS   NÉRON  57 

prendre!  Et  quand  elle  se  met  à  genoux,  elle  s'y 
met...  au  lieu  d'y  tomber! 

Je  sais  bien  qu'elle  a  été  applau  Aie,  mais  ces  ap- 
plaudissements sont  le  malheur  de  la  Marseillaise 
pour  les  actrices  qui  la  chantent...  Elles  s'enivrent 
d'un  vin  qui  n'est  pas  versé  pour  elles.  Rappelez- 
vous  la  fable  : 

Un  baudet  chargé  de  reliques 
S'imagina  qu'on  l'adorait... 


Pour  revenir  à  cette  Fête  sous  Néron  dont  les  in- 
terprètes m'ont  paru,  en  général,  de  la  plus  triste 
médiocrité,  je  me  permettrai  de  faire  une  exception 
en  faveur  de  l'actrice  qui  faisait  Poppée.  C'était 
Mlle  Tordeus.  L'âme  de  la  Tragédie  est-elle  en  cette 
jeune  fille?...  Y  dort-elle  repliée  sur  ses  ailes  fermées, 
qu'un  jour  elle  doit  —  toutes  grandes  —  ouvrir  ? 
En  attendant  l'éveil  de  cette  âme  de  la  Tragédie, 
Mlle  Tordeus  en  a  l'attitude.  Elle  a  la  noblesse,  la 
stature,  le  profil,  la  poésie  des  poses  success  ives  de 
la  tragédienne  future.  A  côté  de  Mlle  Agar,  à  la 
beauté  fatiguée  et  déjà  macérée,  quelle  pureté  virgi- 


58  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


nale  et  forte  !  En  cette  pièce  dite  Fête  sous  Néron, 
il  y  a  un  moment  où  Mlle  Tordeus  est  assise  sur  les 
degrés  du  trône  d'Agrippine,  et,  par  sa  pose,  elle 
s'en  fait  un  trône  à  elle-même.  Elle  est  aux  pieds 
de  Mlle  Agar,  mais  avec  quelle  noblesse  elle  se 
lève  de  ces  pieds-là  !  Et  que  ceci  soit  un  symbole 
et  un  augure.  Quand  on  se  lève  ainsi  des  marches 
d'un  trône,  on  est  faite  pour  y  monter  ! 


L'INVALIDE  —  LE  COUSIN  JACQUES 
LE  GRAND -HOTEL 


Samedi,  22  Juin  1872,. 

I 

Le  Gymnase,  hier  soir,  a  retrouvé  son  genre  d'es- 
prit,  de  ton  et  de  pièces,  que  lui  avaient  fait  perdre 
un  instant  ces  messieurs  des  Cloches  du  soir,  —  ces 
grands  comiques  étonnants,  là,  qui  l'avaient  trans- 
formé, le  Gymnase,  et  qui  avaient  emporté  M.  Mon- 
tigny  au  quatrième  ciel  de  l'enthousiasme  et  du 
bonheur  !  !...  Le  voici,  M.  Montigny,  redescendu 
sur  les  planchettes  de  son  théâtre.  Le  Gymnase  est 
redevenu  le  Gymnase,  et  M.  Amédée  Achard  avec 
son  Invalide,  et  M.  Louis  Leroy  avec  son  Cousin 
Jacques,  nous  ont  redonné,  l'un  avec  sa  petite 
comédie  et  l'autre  avec  son  petit  drame,  le  genre  de 
joujoux  dramatiques  qu'on  est  accoutumé  de  voir 
sortir  de  cette  jolie  boîte  de  jouets  dramatiques  qui 


60  THEATRE    CONTEMPORAIN 

fut  dans  un  temps  tout  couleur  de  rose,  et  qui  est 
quadrillée  maintenant  de  rose  et  de  noir. 

L'Invalide,  de  M.  Amédée  Achard,  en  effet,  est 
bien  de  la  maison...  C'est  gentil,  c'est  propret,  c'est 
petiot,  monté  sur  un  ressort  assez  usé  pour  sembler 
doux  et  pour  ne  pas  crier  dans  les  jointures  ;  et  cela 
vases  vingt-cinq  minutes. 

M.  Amédée  Achard  est  à  cet  âge  climatérique  du 
romancier  où,  du  roman  (n'en  pouvant  plus!),  il 
passe  au  vaudeville.  Age  symptomatique  et  alar- 
mant! M.  Achard  nous  a  troussé  sa  petite...  gymna- 
siette  comme  un  homme  qui  entend  cette  petite 
trousserie,  et  qui,  sans  doute,  nous  en  troussera 
bien  d'autres,  dans  le  même  genre,  au  besoin... 

En  deux  mots,  —  car  il  n'en  faut  pas  quatre  pour 
rendre  compte  de  ces  deux  mots  de  pièce,  —  un 
homme  qui  est  allé  faire  la  guerre  en  Cochinchine 
s'est  mis  à  douter  de  l'amour  de  la  femme  qu'il 
aime,  —  il  n'est  pas  besoin  d'aller  en  Cochinchine 
pour  cela!  —  et  pour  l'éprouver  (les  hommes  sont- 
ils  bêtes  de  vouloir  toujours  éprouver  les  femmes!) 
il  a  l'idée  de  se  grimer  en  invalide  et  d'arriver  chez 
cette  femme  (presque  sa  promise)  avec  un  œil  de 
moins  et  un  bras  de  moins. 

L'épreuve  réussit,.,  comme  toujours...  Le  bras 
et  l'œil  de  moins  engendrent...  Tamourde  moins, 
et  c'était  là  un  thème  d'un  comique  amer  pour  une 
plume  ferme  qui   aurait  su  appuyer.   Mais  il  est 


L'INVALIDE,    LE    COUSIN  JACQUES.    ETC.         61 

dcfendu   d'appuyer   au   Gymnase,    et    l'amertume 
n'est  pas  une  sensation  qu'on  y  puisse  supporter. 

M.  Achard,  a  tué,  d'un  seul  coup,  l'idée  de  sa 
pièce,  en  faisant  aimer  tout  à  coup  les  débris  de 
son  Invalide  par  une  autre  femme  que  celle  qui 
s'est  prise  d'horreur  pour  cet  homme  en  morceaux. 
Il  ne  prouve  donc  rien  de  ce  qu'il  veut  prouver, 
mais  qu'importe  !  au  Gymnase.  Le  Comique,  tou- 
jours cruel  sous  sa  gaîté  terrible,  n'a  plus  été, 
ici,  que  la  figure  de  l'acteur,  qui  s'est  fait  des  effets 
de  blessures  grotesques. 

Sans  le  bonnet  noir,  le  bandeau  sur  l'œil  qui  pou- 
vait ne  point  tomber  si  bas,  la  manière  maladroite 
et  ridicule  dont  le  bras,  paralysé  par  ses  blessures, 
est  suspendu,  personne  dans  la  salle  n'aurait  ri... 
et  M.  Achard  aurait  eu  beau  tourner  autour  de  ce 
pivot  dramatique  (le  physique  d'un  acteur),  le  fil 
se  serait  rompu  de  l'intriguette  qui  amène  le  duel 
entre  le  faux  Invalide  et  un  monsieur  tout  entier, 
que  le  faux  Invalide  blesse,  par  dévouement  pour 
une  femme  charmante,  mais  pas  si  légère  qu'on 
pourrait  le  croire  puisqu'elle  a  le  courage  d'aimer 
cet.  homme  en  miettes,  qui,  du  reste,  se  porte  bien, 
et  le  rire  ne  serait  pas  venu,  —  le  rire,  d'ailleurs, 
très  peu  connu  au  Gymnase,  où  l'on  rit  à  bouche 
fermée,  —  il  ne  serait  pas  venu,  —  pas  plus  que, 
dans  la  pièce,  l'originalité! 

Pujol  a  fait  l'Invalide.  Mes  compliments  à  son 


62  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

bonnet,  à  son  bandeau  et  à  la  manière  dont  il  a  sus- 
pendu son  bras.  Voilà  les  vrais  acteurs  de  la  pièce  ! 
Mme  Fromentin  (maigrie,  hélas  !)est  devenue  affec- 
tée, —  ce  qui  m'affecte,  dans  un  autre  sens,  —  et 
Mlle  Angelo,  qui  fut  pour  moi  (du  temps  du  Nain 
jaune)  un  Archange  et  une  Domination,  n'est  plus 
à  présent  qu'une  femme  — jolie  pour  tout  le  monde, 
moins  moi,  —  et  une  actrice  qui  n'est  plus  la  prin- 
cesse russe  de  Comme  elles  sont  toutes, — la  pièce  de 
Narey,  que  connaît,  je  crois,  M.  Amédée  Achard... 
Quelle  belle  vibration  d'impertinence  et  de  voix  et 
d'air  de  tête,  elle  avait  alors!  Dans  le  rôle  de 
M.  Achard, elle  n'avait  besoin  ni  d'impertinence,  ni 
d'air  de  tête;  —  mais  pourquoi  la  vibration  de  la 
voix,  qui  me  faisait  tressaillir,  n'y  est-elle  plus? 


II 


M.  Louis  Leroy  est  un  rédacteur  du  Charivari, 
et  en  bien  des  endroits  de  sa  pièce  {le  Cousin  Jac- 
ques) il  charivarise.  L'homme  de  la  plaisanterie  y 
est,  et  cela  ne  me  déplaît  pas;  au  contraire.  Il  y  a 
quatre  à  cinq  mots  dans  le  Cousin  Jacques,  coups  de 
fouet  bien  cinglés  au  nez  de  l'humanité  telle  que  l'a 


L'INVALIDE,    LE   COTTRIN  JACQUES»   ETC.         68 

faite  la  société  moderne,  qui  me  plaisent  plus  que  la 
pièce  entière.  C'est  observé,  mordant  et  drôle.  Ça 
tombe  juste.  Toutes  les  qualités  1  Et  j'ai  cru,  par- 
dessus tout  cela,  que  la  pièce  l'emporterait  sur  ces 
quatre  à  cinq  mots  ;  mais  c'était  une  fausse  espé- 
rance. La  pièce,  j'ai  cru  un  moment  que  ce  serait  — 
malgré  le  théâtre  rapetissant  où  elle  avait  été  reçue 

—  ce  qu'on  appelait  autrefois,  quand  on  parlait 
mieux  qu'à  présent,  une  comédie  de  caractère; 
mais  M.  Leroy  n'a  pas  creusé  dans  le  bloc  :  il  l'a 
effleuré.  Le  Cousin  Jacques,  ce  mauvais  sujet  qui 
vaut  mieux  que  les  bons  sujets,  ce  tempérament  pri- 
mesautier  et  généreux,  qui  l'emporte  sur  les  sages- 
ses tranquilles  et  vulgaires,  —  et  qui  les  sauve  tou- 
jours quand  elles  sont  en  péril,  ces  bêtes  et  ces 
lâches  de  sagesses  !  ■ —  le  Cousin  Jacques  était  un 
beau  sujet  de  comédie  virile,  à  la  Molière. 

Au  lieu  d'en  faire  une  comédie,  M.  Louis  Leroy  a 
mieux  aimé  en  faire  un  drame.  Gela  m'étonne  de 
lui.  Mais  le  monde  est  plus  fort  que  les  hommes,  et 
l'exemple  de  M.  Dumas  fils  est  dangereux.  Le  monde, 
qui  ne  sait  plus  s'écla/fer  du  rire  sonore  de  nos 
pères,  veut  du  drame,  et  M.  Alexandre  Dumas  fils 
en  fait,  ce  grand  corrupteur  par  le  succès  !  Voilà 
certainement  ce  qui  a  déterminé  M.  Leroy  à  faire 
aussi  un  drame  d'un  sujet  grandiosemenl  comique, 

—  frôlé  quelquefois  au  théâtre,  mais  vierge  encore, 

—  et  il  a  travaillé  toutes  les  situations  de  sa  pièce 


64  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

dans  le  sens  pathétique,  au  lieu  du  sens  divertis- 
sant, mais  profond;  car,  ne  vous  y  trompez  pas  !  le 
rire  a  peut-être  plus  de  profondeur  que  les  larmes. 

Voilà  aussi  certainement  toute  la  critique  de  la 
pièce  pour  les  artistes  et  pour  les  penseurs.  Pour  les 
parterres,  pour  les  esprits  terre-à-terre  et  les  admi- 
rateurs ventre-à-lerre,  il  y  en  a  une  autre,  et  c'est 
la  critique  de  la  pièce  telle  qu'elle  est,  conçue  et  réa- 
lisée par  l'auteur  qui  s'est  mis  les  pièces  et  les  suc- 
cès de  M.  Alexandre  Dumas  fils,  comme  on  dit, 
dans  Vœil;  ce  qui   l'a  empêché  de  voir. 

Eh  bien,  regardé  par  ce  côté-là,  je  trouve  qu'il  y 
a  beaucoup  à  dire  et  à  regretter  dans  le  drame  de 
M.  Leroy!  Il  y  a  des  parties  très  faibles,  et,  dans  le 
tout,  il  est  mal  ajusté  et  mal  cloué.  Je  me  moque, 
Dieu  sait  avec  quel  mépris  !  de  l'échiquier  théâtral 
dans  lequel  les  directions  et  les  publics,  ces  maîtres 
imbécilles  que  ces  catins  de  directions  flattent  pour 
leur  argent,  exigent  que  les  pions  d'une  pièce  soient 
posés  et  marchent  de  la  même  façon,  pour  gagner 
la  partie;  je  n'examine  donc  point  les  règles  d'une 
routine  qui,  pour  moi,  n'a  jamais  été  de  l'Art  :  mais 
enfin,  dans  tout  organisme,  il  faut  que  les  choses  se 
tiennent  et  aient  leur  développement  naturel,  et  ici 
elles  ne  se  tiennent  point  et  elles  ne  l'ont  pas. 

Ainsi,  pour  n'en  donner  qu'un  seul  exemple,  le 
cousin  Jacques,  revenu  chez  ses  bons  parents,  qui 
le  croient  mort  avec  délices,    ce   mauvais    sujet 


L'INVALIDE,    LE    COUSIN  JACQUES,    ETC.        65 

embarrassant,  finit  par  être  aimé  d'une  jeune  fille 
de  la  famille  ;  et  cet  amour,  imprévu  pour  le  spec- 
tateur tout  le  temps  de  la  pièce  où  il  n'en  a  pas  été 
dit  un  mot,  lui  saute  positivement  entre  les  jambes 
au  dernier  acte,  quand  ce  cousin  Jacques  —  ce  fai- 
seur de  toutes  les  besognes  de  la  pièce  —  se  bat  en 
duel  pour  le  compte  de  son  cousin. 

D'autre  part  aussi,  le  premier  acte  de  ce  drame, 
qui  est  l'exposition,  et  qui  devrait  saisir  l'imagina- 
tion avec  force,  est  très  faible,  pour  ne  pas  dire 
mauvais.  L'auteur  y  a  plaqué  une  émeute,  —  et  je 
dis  plaqué,  parce  que  cette  émeute  n'est  nullement 
dans  les  nécessités  de  la  pièce,  et  qu'une  fois  dissi- 
pée dans  le  drame,  on  n'en  parle  plus.  Or,  cette 
émeute  d'idiots,  qui  ne  sont  que  des  idiots  et  qui, 
comme  dans  les  émeutes  vraies,  doivent  être  des 
brutes  ;  cette  émeute  d'idiots,  qui  étonne  dans  un 
rédacteur  du  Charivari,  lequel  ne  doit  pas  être  si 
ennemi  que  ça  des  émeutes  et  doit  en  avoir  dans  la 
tête  un  autre  idéal,  n'est  qu'un  sacrifice  aux  crava- 
tes blanches  et  aux  camélias  de  la  salle,  et  rien  de 
plus.  Le  cousin  Jacques,  qui  la  dissipe  avec  des 
souvenirs  d'enfance  et  des  poignées  de  main  à  la 
Louis-Philippe,  a  perdu  à  m3s  yeux,  de  ce  mo- 
ment-là, la  considération  que  sa  réputation  de 
robuste  mauvais  sujet  m'avait  inspirée  ;  et  ces 
hauts  faits  d'initiative  et  de  sauveteur  pendant 
toute  la  pièce  no  m'ont  pas  ramené  ! 

4. 


66  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

Les  poignées  de  main  aux  mains  sales  ou  aux 
mains  sanglantes  me  gâlent  tous  les  pouvoirs,  et  je 
dis  au  cousin  Jacques,  qui  est  un  pouvoir  dans  la 
pièce,  comme  à  d'autres,  qui  ne  sont  pas  mes  cou- 
sins, par  exemple  !  «  Puisque  tu  donnes  de  pareilles 
poignées  de  main,  quand  tu  devrais  la  lever  et  la 
faire  retomber,  ta  main,  tu  n'es  pas  si  fort  qu'on  te 
croit!...  » 

La  pièce  a  deux  acteurs  et  pas  plus  :  Francès  et 
Landrol.  Francès  y  fait  le  rôle  d'un  notaire,  pendu 
en  Amérique  et  dépendu  par  le  cousin  Jacques,  ce 
factotum  universel,  et  il  joue  avec  un  cynisme  du 
plus  grand  effet.  C'est  affreux,  sinistre  et  beau, 
comme  un  type  d'Hogarth.  Landrol  est  excellent  de 
franchise,  de  bonne  humeur,  de  malice  charmante, 
et  même,  par  moments,  de  dignité  intrépide,  par 
exemple  sous  le  pistolet  de  son  cousin,  dont  il  vient 
de  sauver  la  femme.  D'actrice,  il  n'y  en  a  qu'une 
seule,  Mme  Lesueur,  jolie  encore,  ma  foi  !  malgré 
l'âge,  et  éternellement  naturelle,  qui  fait  une  vieille 
fille  insupportable  et  dont,  à  force  de  talent,  elle 
fait  adorer  l'insupportabilité.  Elle  hait  le  cousin 
Jacques  avec  tant  de  grâce,  qu'on  voudrait  être  haï 
comme  cela  pour  avoir,  à  la  fin,  comme  le  cousin 
Jacques,  la  bonne  sensation  de  l'embrasser  ! 


L'INVALIDE,    LE   COUSIN  JACQUES,    ETC.         67 


III 


.  Maintenant,  pour  mémoire,  deux  catastrophes  ! 

Le  Grand-Hôtel  n'est  pas  un  théâtre,  mais  il  s'en 
donne  parfois  les  airs.  Il  nous  a  exhibé,  l'autre 
jour,  pompeusement  et  chèrement,  deux  raretés  : 
—  Mme  Ristori,  retour  on  ne  sait  d'où,  et  Mlle 
Delaporte,  retour  de  Russie.  Je  ne  connaissais  pas 
Mme  Ristori.  J'avais  vu  ses  statuettes  et  j'avais 
entendu  parler  d'elle  à  ceux  qui  avaient  coulé  ou 
taillé  ces  menteries.  J'ai  voulu  voir  et  entendre  ce 
bronze  et  ce  marbre  tragiques,  sur  lequel  le  Temps 
va  tout  à  l'heure  allonger  sa  main.  Ah  !  que  Rachel, 
que  notre  Rachel,  à  qui  on  a  osé  comparer  cette 
Italienne,  tressaille  de  joie  dans  sa  tombe!  Je  n'ai 
I  rien  vu  de  celle  qu'on  se  permit  d'appeler  «  la  grande 
«Ristori».  Non  !  rien,  rien,  rien! pas  même  la  pom- 
mette tragique  qu'elle  a  dans  ses  bronzes  ou  ses 
marbres  menteurs!  La  malheureuse,  sans  doute  trop 
heureuse,  s'est  prosaïquement  capitonnée  du  plus 
commun  des  embonpoints.  Seulement,  ne  croyez 
pas  que  ce  soient  de  simples  et  navrants  change- 
ments que  je  constate  en  elle.  Non!  Écoutez-moi! 
C'est  pire  ou  mieux  que  cela  :  C'est  ï impossibilité 
absolue  qu'elle  ait  été  jamais  ce  qu'on  a  dit. 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


Épouvantable  mystiBcation !   Qui  en  furent  les 
grands  coupables?  Est-ce  Alexandre  Dumas  père? 
Est-ce  Jules  Janin?  Croyez  donc  aux  illusions  de 
ceux-là  qui  devraient  n'en  avoir  aucune  !  Mme  Ris- 
tori  (j'ai  cherché)  n'a  ni  voix,  ni  geste,  m  chaleur 
vraie.  Elle  a  déclamaillé  l'autre  jour,  en  italien  et 
en  français,  et  je  vous  donne  ma  parole .  d  honneur 
et  sur  ma  responsabilité  personnelle,  qu  il  n  y  a  pas 
de  confidente  de  tragédie  au  Théâtre-Français  qui 
n'eût  mieux  joué  qu'elle  ce  qu'elle  a  joué.  Je  sais 
bien  que  je  ne  serai  pas  cru,  tant  je  me  fais  a  moi- 
même  l'effet  d'être  incroyable  !  Mais,  n  importe!  je 
le  dirai  ;  car  les  fausses  grandes  réputations  loin  de 
faire  baisser  les  yeux  à  personne,  doivent  les  taire 
lever  à  tout  le  monde,  pour  les  voir  et  pour  es  juger. 
Mme  Ristori  n'est  pas  plus  une  grande  tragé- 
dienne que  Garibaldi  n'est  un  héros. 

Quant  à  Mlle  Delaporte,  qui  a  joue  dans  une 
bluette,  c'est  donc  ainsi  que  la  Russie  nous  es  ren- 
voie et  nous  les  rend,  nos  plus  charmantes  !  J  ai  dit 
un  jour  que  Mlle  Delaporte  avait  ramassé  1  éventai 
de  Mlle  Mars.  Elle  l'a  donc  laisse  a  Saint-Peters 
bourg?  Partie  Mars  (un  instant!  entendons-nous, 
la  Mars  du  Gymnase),  elle  n'est  pas  même  revenue 

MmeAllan.  .  n 

P  S  -  La  Part  du  Roi  vient  d  être  jouée.  Doux 
succès  littéraire  du  Théâtre-Français.  Nous  vous  en 
parlerons  demain. 


LA  PART  DU  ROI 


Dimanche,  23  Juin  1872. 


I 


Ce  n'est  pas  tout  à  fait  «  une  part  de  Roi  »  que 
M.  Catulle  Mendès  a  prise  hier  soir  dans  la  littéra- 
ture dramatique  du  Théâtre-Français  ;  mais,  ma 
foi!  cela  semblait  presque  celle  d'un  petit  Dauphin... 
qui  grandira  et  qui  sera  peut-être  aussi  un  jour,  qui 
sait?  aimé  comme  un  Roi  !  Toujours  est-il  qu'hier 
soir  il  y  avait  comme  des  Hildegarde  dans  la  salle 
du  Théâtre-Français.  Dans  la  pièce,  Hildegarde  est 
la  jeune  femme  à  qui  le  Roi  et  son  titre  de  Roi  font 
perdre  la  tête.  Dans  la  salle  (de  mon  côté),  il  y  avait 
plusieurs  jeunes  femmes  qui,  d'honneur  !  la  per- 
daient un  peu... 

Et  si  je  le  dis,  ce  n'est  ni  pour  m'en  plaindre,  ni 
pour  m'en  moquer.  Non  !  la  pièce  de  M.  Mendès  est 
jolie,   si  pourtant  cela  peut    s'appeler    une   pièce 


70  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

que  ce  gracieux  fabliau,  découpé  dans  un  vélin  du 
Moyen  Age  et  collé  entre  deux  paravents  pour  les 
jours  où  le  Théâtre-Français  veut  se  délasser  de  ses 
grandes  coulisses.  On  n'analyse  guères  une  babiole 
dramatique  de  cette  légèreté,  et  cependant  j'es- 
saierai d'en  donner  l'idée... 

Une  jeune  veuve  est  éprise  du  Roi  de  France. 
Dans  ce  temps-là,  il  y  avait  de  quoi  être  éprise  des 
Rois  de  France,  et  toutes  les  femmes  l'étaient, 
eussent-elles  eu  quatre-vingt  dix  ans!  Il  y  a  plus: 
elle  s'en  croyait  aimée,  et  sa  rêverie  d'amour  pour  le 
Roi  était  si  forte...  qu'elle  prend  pour  le  Roi  le  pre- 
mier venu  qui  tombe,  à  la  brune,  dans  son  château, 
et  le  premier  venu  c'est  un  grand  diable  de  reîlrequi 
arrive  crotté,  mouillé,  démantelé,  un  pied  chaussé  et 
Vautre  nu,  comme  dans  la  chanson  ;  car  on  lui  a 
volé  sa  botte  : 

Le  bon,  c'est  qu'en  courant  j'avais  perdu  ma  botte  ! 

Et  ce  grand  diable  de  vaurien,  grâce  à  la  douce 
préoccupation  d'Hildegarde,  pris  pour  le  Roi,  est 
traité  comme  le  Roi,  emmitouflé  et  pantoufle  de 
velours  comme  le  Roi,  et  soupe  comme  le  Roi!  et 
fait  l'amour,  sans  se  gêner,  au  débotté,  comme  le 
faisait  le  Roi!  Seulement,  à  un  détail  dans  la  tenue 
du  Roi,  —  un  bracelet  qu'il  devait  avoir  et  qu'il  n'a 
point  : 


LA   PART   DU   ROI  71 


Avez-vous  lu  l'Arbate? 

Surtout  l'anneau  royal  me  semble  bien  trouvé, 


le  Roi  disparaît  aux  yeux  d'Hildegarde,  —  et 
aux  siens,  à  lui,  et  aux  nôtres,  le  souper,  la  robe  de 
velours  et  les  pantoufles  !  On  le  dépouille  preste- 
ment de  tout  cela,  et  le  voici  reître  comme  devant, 
reître  séché,  c'est  vrai,  mais  reître  entièrement 
déchaussé;  car  à  présent  ils  ne  lui  rendent  pas  sa 
pauvre  unique  botte  !  Or,  le  gaillard  (très  souple, 
ce  gaillard),  n'a  pas  pris  goût  qu'à  son  métier  de 
Roi,  meilleur  qu'à  présent,  dans  ce  temps-là,  comme 
vous  voyez,  et  ce  n'est  ni  le  souper,  ni  la  robe  de 
velours,  ni  même  sa  botte  qu'il  regrette  :  il  regrette 
Hildegarde,  la  jolie  veuve  énamourée!  quand  il 
faut  partir  comme  il  est  venu. 

Et  lui,  lui  qui  ne  craint  ni  la  nuit,  ni  le  carrefour, 
ni  les  mauvais  chemins,  ni  Dieu,  ni  diable,  voilà 
que  le  cœur  lui  crève,  à  ce  diable  à  quatre,  à  ce  vert 
galant,  devenu  tendre  !  qui  ne  croyait  qu'à  une 
bonne  aventure  et  qui  va  s'en  aller  en  laissant  là 
son  cœur  crevé,  —  avec  sa  botte  ! 

Ici,  tenez  !  la  Comédie  essuie  une  petite  larme,  qui 
coulait  sur  son  masque  rose...  et  le  tour  est  fait  !  — 
et  le  Roi  aussi  !  car  lorsqu'on  annonce  le  Roi  vrai 
à  Hildegarde,  éprise  enfin  de  son  Roi  apocryphe, 


72  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

elle  dit  :  Qu'il  sonne  tant  qu'il  voudra  de  la  trompe 
à  la  porte  de  mon  château  !  Cette  trompe  se 
trompe  : 

Notre  maître  !  Je  crois  qu'il  est  déjà  venu  ! 

Eb  bien,  le  succès  l'a  été,  lui,  et  bien  venu  1 
appuyé  sur  des  vers  charmants,  qui,  vrai  Dieu  !  ne 
sont  pas  des  béquilles.  Seulement,  trop  d'espagno- 
lades  à  la  Victor  Hugo,  trop  de  reflets  de  la  Légende 
des  Siècles/  Ah  !  que  M.  Catulle  Mendès,  qui  doit 
être  de  bonne  humeur  ce  matin,  me  permette  un 
conseil.  Qu'il  se  défie  de  l'influence  d'un  poète  qu'il 
aime  trop  et  qu'il  a  trop  lu,  et  qui,  aujourd'hui, 
trouve  «  sa  Part  du  Roi  »  dans  sa  pièce...  Les  poè- 
tes que  nous  aimons  sont  comme  les  femmes  que 
nous  aimons...  Ils  nous  tuent  parfois.  N'est-ce  pas 
nous  tuer  que  de  nous  prendre  notre  originalité  lit- 
téraire? 

Sans  M.  Hugo,  M.  Catulle  Mendès  serait  peut- 
être  original.  Son  succès  d'hier  a  été  plus  délicat 
que  bruyant,  —  un  velours  de  succès,  comme  la  robe 
du  Roi  ;  des  battements  d'éventail  qui  saluaient. 
J'avais  même,  derrière  moi,  de  belles  mains  qui 
laissaient  tomber  l'éventail  pour  applaudir  des  pau- 
mes nues.  Deux  surtout,  appartenant  à  une  ravis- 
sante blonde  qui  ressemble  aux  plus  blonds  vers  de 
M.  Catulle  Mendès  et  m'ont  fait  penser  au  mot  de 


LA  PART    DU   ROI  73 


Shakespeare,  dans  Hamlet  :  «  Fleurs  sur  fleurs...  ». 
Seulement,  ici,  c'était  plus  gai  que  l'enterrement 
d'Ophélie. 


II 


Bressant  était  très  bien  dans  sa  barbe  mal  pei  - 
gnée.  Mlle  Croisette...  Ah!  croix  pour  moi!  Elle 
avait  un  costume...  à  la  battre  pour  n'être  pas  di- 
vine là-dedans  !  Elle  n'était  qu'humaine,  avec  assez 
de  grâce  pourtant  dans  les  avant-bras.  Mais  la  Part 
du  Roi  !  Je  suis  si  royaliste,  moi,  que  je  l'aurais 
voulue  plus  belle  ! 


LE  TREMBLEMENT  DE  TERRE 
DE  MENDOCË 


Dimanche,  30  Juin  1872. 


I 


On  dit  que  c'est  une  traduction  de  l'anglais.  Si 
elle  est  fidèle,  je  plains  l'Angleterre.  Si  elle  ne  l'est 
pas,  je  plains  la  France,  qui  produit  des  mulets  dra- 
matiques se  vautrant  et  pâturant  ainsi  et  faisant  de 
telles  choses  dans  un  pré  anglais. 

Dans  tous  les  cas,  et  en  toute  langue,  ça  doit  être 
une  bien  pauvre  pièce  que  ce  Tremblement  de  terre 
qui  ne  fait  rien  trembler;  mais  dans  le  patois  mélo- 
dramatique d'hier  soir,  c'est  quelque  chose  de  par- 
ticulièrement slupide,  même  au  théâtre  de  M.  Bil- 
lion, le  Billion  des  chutes  et  le  Roi  des  Écoles,  en 
fait  de  stupidités  ! 


76  THEATRE    CONTEMPORAIN 

Cependant,  je  vais  essayer  de  vous  dire  un  mot 
de  tout  cela,  puisque  c'est  une  besogne  qu'avec  sa 
prison  Theureux  Vitu  a  su  éviter  î 


II 


Des  blancs  qui  donnent  le  fouet  à  des  nègres,  des 
nègres  à  qui  on  donne  le  fouet,  qui  maudissent  le 
fouet,  et  qui  se  vengent  du  fouet,  voilà  tout  le  fond 
de  cette  pièce,  bonne  elle-même  à  fouelter  !  Si,  au 
moins,  on  y  avait  un  peu  fouetté,  en  scène,  comme 
j'avais  la  faiblesse  de  l'espérer  en  regardant  les 
bras  en  apparence  très  fermes  de  Mlle  Laurianne, 
qui  n'est  pas"  trop  négresse  avec  sa  peau  de  casse- 
role de  cuivre  rouge  aux  tomates,  c'aurait  été  une 
émotion,  et  qui  sait?  peut-être  un  agrément.  Mais, 
hélas!  non!  On  n'a  pas  fouetté  sur  le  vif.  On  ne 
parle  que  de  fouets  dans  cette  pièce,  et  on  n'en- 
tend ni  on  ne  voit  de  fouets  sur  la  peau  de  ces  gens 
fouettés,  qui  en  parlent  toujours,  la  main  sur  la 
place  : 

Je  suis  porteur,  monsieur,  d'une  large  écorchure... 

et  qui  ne  la  montrent  jamais  !  Tous  ces  coups  de 
fouet  en  récit,  ont  laissé,  en   récit,   leurs  sillons 


LE  TREMBLEMENT  DE  TERRE  DE  MÉNDOCE   77 

brûlants  dans  ces... cœurs  de  nègres,  qui  se  vengent 
à  la  nègre,  en  se  révoltant  contre  le  blanc  qui  les 
a  fouaillés  et  en  brûlant  son  hab'tation  à  la  nègre, 
et  on  dirait:  «  à  la  blanche  »,  maintenant,  depuis  la 
Commune  de  Paris  !  Car  les  Nègres,  avant  les  Com- 
munards et  au-dessus  d'eux  dans  l'espace  et  dans 
le  temps,  ont  eu  l'esprit  de  l'incendie.  Si  tout  cela 
est  anglais,  c'est  très  nègre  du  moins  ;  ce  n'est  pas 
émancipation,  Wilberforce,  Beecher-Stowe  et  autres 
pleurailleries.  C'est  raidement  nègre  et  voilà  tout  ! 
et  cela  seul  ferait  croire  que  la  pièce  n'est  pas  des 
petits  crocodiles  anglais. 

Une  autre  raison  pour  la  croire  française,  c'est  le 
rôle  d'une  femme  française  qui  est  un  compliment 
pour  la  France  :  la  femme  du  terrible  fouelteur,  qui 
protège  les  nègres  de  toute  couleur,  depuis  le  noir 
pur  jusqu'aux  différents  noirs  impurs  ;  car  nous  en 
avons  de  toute  nuance  dans  la  pièce  ;  l'Esther. enfin, 
de  cet  Assuérus  du  bambou,  qu'elle  finit  par  faire 
devenir  une  canne  à  sucre  ! 

Elle  le  retourne,  en  effet,  comme  un  gant.  Cette 
femme  philanthropique  est  toute  la  providence  de  la 
pièce.  Elle  est  aimée  d'un  de  ses  esclaves,  — aimée 
à  la  nègre,  —  brutal  sur  l'article,  comme  dit  Figaro 
du  comte  Almaviva  ;  de  même  que  lui,  le  fouailleur 
terrible,  est  aimé  nègrement  de  la  Thisbé,  au  teint 
de  cuivre  rouge  tomatisé. 

Délicieux  contraste  parmi  ces  nègres  révoltés,  que 


78  ■  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

ces  deux  domestiques  qui  adorent  l'un  son  maître 
et  l'autre  sa  maîtresse,  et  qui  tous  deux  ont  une 
passion  malheureuse  !  Pour  la  femme  d'Assuérus, 
l'Esther  de  la  case,  cela  ne  m'étonne  pas  ;  mais  j'a- 
voue que  cela  m'a  un  peu  étonné  de  la  part  du 
jaguar  fouetteur,  lequel  oppose,  Joseph  blanc,  aux 
déclarations  à  brûle-pourpoint  de  laThisbé,  la  ques- 
tion des  races.  Franchement,  j'ai  été  aussi  surpris 
de  cela  que  le  serait  une  femme  de  chambre  de  Paris. 
Quant  à  la  comtesse  (j'avais  oublié  qu'elle  est  com- 
tesse de  par  le  chef  de  son  mari,  la  femme  du  fouet- 
teur), elle  reste  inébranlablement  vertueuse  aussi 
avec  l'esclave  qui  l'adore  et  qui,  ma  foi  !  lui  aurait 
fait  passer  le  mauvais  quart  d'heure  qu'on  appelle 
V heure  du  berger  quand  il  est  agréable,  sans  ce 
bienheureux  tremblement  de  terre  qui  sauve  sa 
vertu  et  l'engloutit,  elle,  juste  au  moment... 

Je  crois  qu'une  sottise  est  au  bout  de  ma  plume! 

Bienheureux  tremblement  de  terre!  Moyen  gran- 
diose de  sauver  les  femmes  menacées  !  Comme  cela 
vient  à  point  dans  la  pièce!  Mais,  je  me  permets  de 
le  leur  dire,  aux  femmes  :  il  ne  faut  pas  trop  comp- 
ter là-dessus! 


LE  TREMBLEMENT  DE  TERRE  DE  MENDOCE   79 


III 


Ce  tremblement  de  terre  —  moral  —  a  été  pour 
moi  encore  une  surprise  dans  une  pièce  qui  a  su 
concilier  pour  la  première  fois  la  surprise  et  l'ennui, 
que  l'on  disait  inconciliables.  Ce  tremblement  de 
terre  ne  m'a  pas  seulement  surpris  parce  qu'il  est 
moral,  ce  tremblement,  mais  encore  parce  qu'il 
n'est  presque  pas  un  tremblement.  Il  avait  été 
annoncé  sur  l'affiche,  et  j'y  croyais.  Il  avait  été  an- 
noncé, pompeusement  annoncé,  dans  la  pièce,  par 
une  vieille  matrone  négresse,  une  espèce  de  prophé- 
tesse  qui,  durant  tout  le  drame,  enrégimente  les 
nègres  pour  la  vengeance  parce  qu'elle  a  eu  son 
amant  fouetté  jusqu'à  la  mort,  autrefois,  par  le  père 
du  comte,  le  fouetteur  actuel  ;  car  il  paraît  que  ces 
gens-là  sont  des  fouetteurs  de  père  en  fils  ! 

Dès  le  quatrième  acte,  cette  vieille  diseuse  de 
mauvaise  aventure  dit  qu'elle  sent  les  frissons  du 
tremblement  de  terre  sous  ses  larges  pieds. —  «  Ah  ! 
«  bon!  ce  sera  terrible  !»  me  disais-je.  Et  je  m'y  at- 
tendais surtout  parce  qu'à  l'Ambigu-Comique  (très 
comique  maintenant),  où  rien  n'est  une  question 
d'esprit  et  de  talent,  mais  où  tout  est  une  question 


80  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

de  spectacle  ou  de  truc,  c'était  une  belle  occasion 
de  donner  un  magnifique  et  attrayant  spectacle  aux 
gros  yeux  bêtes  qui  se  régalent  de  ces  cuisines... 

Eh  bien,  non  !  L'Ambigu  a  dédaigné  cela.  Était- 
ce  trop  cher,  monsieur  Billion  ?...  L'Ambigu  a  fait 
comme  s'il  avait  de  l'esprit...  et  il  s'est  privé  de 
spectacle.  Pour  tout  tremblement  de  terre,  il  a  ou- 
vert modestement  une  petite  trappe...  et  nous  avons 
été  attrapés  ! 

On  aurait  joué  identiquement  de  la  même  manière 
le  Tremblement  de  Mendoce  entre  quatre  chandelles, 
au  théâtre  de  Quimper-Gorentin. 


IV 


Vous  comprenez  que  je  mets  mon  honneur  et  le 
vôtre  à  ne  pas  vous  faire  l'analyse  de  cette  pièce  où 
les  nègres  deviennent  blancs,  les  blancs  nègres,  les 
féroces  doux,  les  doux  féroces,  sans  transition  et  à 
vue  d'œil.  J'ai  dit  le  mot  :  c'est  trop  stupide...même 
pour  l'endroit.  On  a  ri  aux  scènes  et  aux  situations 
qui  voulaient  le  plus  être  pathétiques,  avec  la  plus 
louchante  unanimité.  On  a  ri  aux  nez  de  l'Amour 
et  de  la  Vengeance,  deux  nez  très  respectés  à 
l'Ambigu,  où  l'on  ne  badine  pas  avec  les  passions  ! 


LE    TREMBLEMENT    DE    TERRE    DE    MENDOCE      81 

On  a  ri  surtout  d'un  fou  rire  quand  l'engloutie 
par  le  tremblement,  qui  n'était  que  moral  et  qui  est 
devenu  bienfaisant,  a  reparu  tout  à  coup  en  scène, 
sans  qu'on  ait  su  jamais  comment  ni  pourquoi 
elle  reparaissait,  fraîche  comme  si  elle  fût  sortie 
d'une  boîte  et  dans  laquelle  même  elle  eût  été  soi- 
gneusement emballée  !  On  a  ri  enfin  aux  couacs  de 
l'orchestre,  qui,  mis  en  veine  de  couacs,  s'est  plu  à 
imiter  les  couacs  de  l'auteur...  Si  bien  que  celui-ci, 
quand  il  a  fallu  se  nommer,  a  gardé  l'incognito 
comme  un  prince  et  a  fait  dire  le  nom  d'une  femme  : 
Madame  Louise  Bernard. 

Cela  m'aurait  bien  plu  que  c'eût  été  d'une 
femme!...  D'aucuns  disaient  que  Mme  Figuier 
était  là-dedans,  —  comme  l'Angleterre,  —  comme 
M.  Frantz  Beauvallet.  Mais  quels  qu'ils  fussent, 
l'auteur  ou  les  auteurs,  qui, à  ce  moment-là,  devaient 
avoir  un  fier  tremblement,  se  sont  mis,  pour  se  ga- 
rer de  la  grêle  des  sifflets  qui  menaçaient,  sous  la 
cloche  des  jupons  d'une  femme... 

Heureuse  idée  !  Je  sais  bien  ce  qu'on  met  sous  les 
cloches...  Et  vous?. .. 


LES  MIRABEAU 


4  Novembre  1879. 


I 


Il  y  a  quelques  années,  un  bâtard  de  Mirabeau 
qui  ne  portait  pas  son  nom,  mais  qui  portait  sur  sa 
figure  l'empreinte  du  cyclope  qui  l'avait  forgé  dans 
une  de  ses  nuits,  publia  tout  à  coup  sur  son  célèbre 
générateur  quatre  gros  volumes  qu'il  n'avait  pas 
écrits  et  qui  n'étaient  rien  moins  qu'un  livre  du  ren- 
seignement le  plus  inattendu  et  de  la  plus  piquante 
beauté...  Mirabeau  était,  dans  ce  livre,  raconté 
par  des  historiens  comme  il  n'en  aura  jamais  plus, 
et  c'était  par  son  père  le  marquis,  dit  moqueuse- 
ment  Y  Ami  des  Hommes  dans  un  siècle  moqueur, 
qui  avait  raté  piteusement  la  gloire  dans  la  philan- 
thropie et  l'économie  politique,  deux  ridicules  du 
temps,  et  par  le  frère  cadet  du   marquis,  le  bailli, 


84  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

jusqu'alors  inconnu,  si  ce  n'esJL  peut-être  sur  les 
galères  de  Malte.  Le  livre  en  question  avait  la  forme 
d'une  correspondance,  et  cette  correspondance  était 
le  chef-d'œuvre  le  plus  étonnant  et  le  plus  éclatant 
par  la  passion,  l'élévation,  la  verve  mordante,  le 
style  vivant  et  pittoresque,  et,  disons-le,  — car  c'é- 
tait là  son  trait  principal,  — un  comique  grandiose, 
un  comique  comme  en  aurait  fait  le  grand  Corneille, 
s'il  eût  déridé  son  génie.  Et,  en  effet,  le  père  et  l'oncle 
de  Mirabeau  étaient  véritablement  Cornéliens  en 
parlant  intimement  de  leur  fils  et  de  leur  neveu,  et 
lui,  malgré  l'emphase  de  sa  gloire,  qui  ressemble  à 
celle  de  son  génie,  diminuait  au  lieu  de  grandir  sous 
leurs  terribles  plumes,  et  tout  colosse  qu'il  fût,  il 
devenait  moins  statue  et  plus  homme  entre  ces  deux 
cariatides  de  son  sang  au  milieu  desquelles  on  le 
verra  toujours  désormais,  et  qui  donnent  de  la  race 
dont  il  était  sorti  une  idée  plus  haute  et  meilleure 
que  sa  gloire. 

Certes  !  ses  ancêtres  —  et  surtout  ces  deux-là  — 
valaient  mieux  que  lui,  et  ils  l'eussent  méritée 
davantage.  Intellectuellement,  moralement,  à  le 
prendre  par  le  cerveau  ou  par  le  caractère,  il  était 
assurément  très  au-dessous  de  ces  deux  hommes  qui 
le  jugeaient,  et  ce  n'est  pas  lui,  s'il  avait  été  à  leur 
place,  qui  les  aurait  jugés  comme  il  a  été  jugé  par 
eux.  A  travers  les  colères  despotiques  de  son  père  et 
la  généreuse  bonté  de  son  oncle,  Mirabeau  aétéjugé 


LES   MIRABEAU 


85 


et  mesuré  de  pied  en  cap  bien  avant  d'être  entré 
dans  la  vie  politique,  cette  prostituée  qui  ne  fut  pas 
la  dernière  à  laquelle  il  se  donna  ;  et  lorsque  la  Révo- 
lution,  avec  ses  affreux  engoûments,  aura  reculé 
dans  le  passé,  l'Histoire  dira  comme  le  père  et  l'on- 
cle de  Mirabeau  ont  dit  dans  les  dialogues  immor- 
tels de  leur  correspondance.  Mais  l'Impassible  ne 
dira  pas  avec  la  même  passion,  le  même  relief,  la 
même  âme;  elle  sera  moins  artiste  qu'eux!  Mira- 
beau, Mirabeau  l'orateur,  le  claque-dent,  Y  ouragan, 
comme  disait  son  père,  la  pléthore  qui  avait  besoin 
d'une  Impératrice  comme  Catherine  II  pour  se  dé- 
gonfler seulement  les  veines,  n'était  que  de  cette  fa- 
çon-là une  forte  réalité...  Turgescent  d'esprit  comme 
de  corps,  il  restera,  en  définitive,  plus  gros  que 
grand  dans  l'Histoire.  Son  espèce  de  grandeur  n'y 
sera  qu'une  attitude.  Il  y  fait  entendre  un  creux  ma- 
gnifique, mais  c'est  un  creux!  C'est  la  basse-taille 
de  la  Révolution.  Mais  ce  n'est  pas  lui  qui  l'a  dé- 
chaînée. Ce  n'est  pas  lui  qui  l'a  enchaînée  non  plus, 
quand  on  a  eu  assez  de  ceite  furieuse  !  Un  jour,  on 
l'acheta  pour  cette  besogne,  mais  la  mort  le  sauva 
de  la  honte  de  son  impuissance.  Ses  idées  de  salut 
pour  la  monarchie,  on  les  cherche  en  vain  dans  La- 
marck.  Il  n'en  faut  qu'une  pourtant  à  un  homme 
politique  !  Pitt  n'en  eut  qu'une  ;  Mirabeau,  lui,  n'en 
avait  pas.  Son  père  et  son  oncle,  ces  esprits  fiers  et 
sensés,  avaient  vu  cela  dans  l'aurore  de  sa  vie.  Ils 


86 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


l'avaient  pesé  et  soupesé,  quand  ils  se  le  ren- 
voyaient de  l'un  à  l'autre  comme  une  balle  qui  va 
devenir  un  ballon,  cet  enflé  monstrueux  dont,  tour 
à  tour,  ils  s'étonnent,  rient  et  s'épouvantent,  dans 
une  Correspondance  de  génie. 

Et  c'est  de  cette  comédie  sublime  que  M.  Clare- 
tie  a  osé  faire  un  drame  qui  ne  l'est  pas  et  qui  s'ap- 
pelle :  Les  Mirabeau  ! 


II 


Qu'il  eût  fait  Mirabeau  tout  court,  c'était  bien  ! 
Je  n'avais  pas  grand'chose  à  dire.  Mirabeau  est 
fait  pour  le  drame  comme  on  le  conçoit  à  cette  heure, 
pour  le  drame  équarri,  dégrossi  et  trompe-l'œil, 
l'œil  qu'on  ne  caresse  tant  que  pour  mieux  le  trom- 
per. Mirabeau,  le  poncif  du  tribun  révolutionnaire, 
à  cette  époque  où  la  République  n'est  elle-même 
qu'un  poncif  &q  république  et  où  le  public  est  l'a- 
moureux niais  et  né  de  tous  les  poncifs!  Mirabeau 
à  la  scène,  avec  la  redondance  de  son  nom  écrit  8ur 
l'enseigne  du  marchand  de  drap  de  Marseille  avec 
les  mots  textuels,  pour  ne  pas  en  inventer  d'autres  : 
«  Nous  sommes  ici  par  la  volonté  du  peuple  et  nous 


LES   MIRABEAU  87 


«  n'en  sortirons  que  par  la  puissance  des  baïonnet- 
«  les  !  »  n'est  plus  une  afl'aire  d'art,  une  combinaison 
dramatique.  C'est  la  visée  au  succès  facile,  pour  ne 
pas  dire  un  autre  nom  que  je  veux  épargner  à  l'au- 
teur ;  c'est  la  quête  à  l'applaudisse  nent  dans  le 
bonnet  rouge  de  la  Liberté,  tendu  au  public  comme 
les  pauvres  tendent  leur  chapeau,  pour  que  tout  le 
monde  y  mette  quelque  chose  !  Mais  les  Mirabeau 
au  lieu  de  Mirabeau  ;  mais  ramasser  au  demi-cer- 
cle, autour  de  Mirabeau,  toute  sa  famille,  pour  la 
sacrifiera  lui,  l'apostat  de  sa  race;  n'avoir  pas  craint 
de  faire  parler  les  dialogueurs  de  la  Correspondance, 
ces  admirables  Pères  nobles  d'une  comédie  aussi 
passionnée  que  profonde,  plus  difficiles  à  faire  par- 
ler que  le  déclamateur  Mirabeau,  car  toute  décla- 
mation se  ressemble,  qu'elle  vienne  d'un  homme 
d'esprit  ou  d'un  sot;  mais  vouloir  peindre  et  faire 
agir  ces  deux  grands  esprits  originaux  :  le  marquis 
de  Mirabeau,  ce  Montaigne  féodd,  et  le  bailli  de 
Mirabeau,  ce  vieux  Romain  bonhomme  qui  a  de  la 
grâce  et  de  la  bonté,  les  vouloir  faire  parler  en  ter- 
mes vulgaires  quand  ils  ont  une  langue  à  eux  qu'on 
ne  peut  oublier,  quand  on  entend  vibrer  leur  voix 
dans  leur  correspondance,  quand  on  peut  lire,  en  ces 
pages  inouïes,  des  paroles  qui  vont  faire  rentrer  et 
noyer  dans  leur  insignifiante  salive  celles  qu'on  leur 
prête;  c'est  là  une  audace  qui  n'étonne  pas  infini- 
ment dans  M.  Jules  Claretie,  lequel  ne  doute  de 


THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 


rien  et  aboi  de  tout  avec  une  égale  placidité. 
M.  Claretie  est  un  des  plus  braves  esprits  que  je 
connaisse,  mais  la  bravoure  «i'esprit  n'est  pas  ser- 
vie par  des  organes  équivalents.  Polygraphe  tou- 
jours prêt  à  écrire  sur  tous  les  sujets  les  plus  divers 
avec  une  facilité  d'eau  qui  coule,  il  s'épanche,  il 
n 'écume  pas...  mais  aujourd'hui  il  a  été  moins  pur 
et  moins  innocent  qu'à  l'ordinaire.  Pour  faire  repous- 
soir à  son  Mirabeau  révolutionnaire,  il  a  calomnié 
les  Mirabeau,  qui  ne  le  sont  pas,  et  il  les  a  calom- 
niés en  leur  prêtant  des  sottises  qu'ils  n'ont  jamais 
faites  ou  qu'ils  n'ont  jamais  dites,  en  les  déguisant 
en  imbécilles  et  en  caricatures,  et  comme  s'il  avait 
donné  le  mot  à  ses  acteurs,  ils  en  ont  fait  autant 
que  lui. 

Et  ce  n'est  pas  seulement  les  Mirabeau  père,  oncle 
et  même  fils,  le  Mirabeau-Tonneau,  qui  était  un 
tonneau  d'esprit,  qu'il  a  déshonorés,  en  les  abêtis- 
sant, au  profit  de  Mirabeau,  le  Génie  révolutionnaire, 
lavé,  pour  la  première  fois,  de  toute  corruption  d'ar- 
gent dans  les  plus  belles  larmes  et  nettoyé  comme 
un  petit  sou!  Beaumarchais  n'est  pourtant  pas  un 
Mirabeau,  et  il  le  traite  comme  un  Mirabeau.  Il  en 
fait  le  plus  maladroit,le  plus  stupide,  le  plus  impu- 
dent et  le  plus  grossier  des  corrupteurs,  quand  il 
vient  proposer  à  Mirabeau  Y  incorruptible  cent  mille 
francs  pour  changer  de  thèse  sur  la  banque  de 
Saint-Charles  et  défendre  ce  qu'il  a  attaqué.  Lui, 


LES    MIRABEAU  89 


Beaumarchais,  cet  homme  d'esprit.!  qui  ne  devrait 
offrir  de  l'argent  qu'avec  une  patte  d'hermine  qu'une 
tache  fait  mourir!  Pourquoi  aussi  cet  abêtissement 
de  Beaumarchais?  Ce  n'est  pas  un  vieux  féodal 
comme  les  Mirabeau.  Il  a  même  donné  son  petit 
coup  d'épaule  à  celte  monarchie  de  porcelaine  fêlée 
qui  va  tout  à  l'heure  s'écrouler.  II  n'est  pas  noble. 
C'est  le  fils  d'un  horloger,  comme  Rousseau,  et, 
toujours  pour  ne  rien  inventer,  l'auteur  lui  fait  cas- 
ser la  montre  du  grand  seigneur  qui  lui  demande 
l'heure,  selon  l'anecdote  si  connue.  Mais  s'il  n'est 
pas  noble,  il  l'est  devenu.  Il  a  acheté  sa  noblesse,  et 
cela  a  suffi  pour  que  Beaumarchais,  devenu  pataud 
en  offrant  de  l'argent  à  un  homme  qui  en  prenait 
toujours  et  de  toute  main,  soit  mis  à  la  porte  par 
cet  homme  qui  foulait  sous  ses  pieds  la  sienne  ! 

Ainsi,  vous  le  voyez,  ce  drame  des  Mirabeau 
n'est,  au  fond,  qu'une  machine  révolutionnaire  plus 
ou  moins  péniblement  montée,  avec  de  grands  noms 
historiques  égarés  sur  ceux  qui  les  portent.  Le 
marquis  de  Mirabeau  n'y  est  qu'un  Trissotin,  sans 
style  et  sans  caractère,  quand  on  lui  fait  croire,  à 
certain  moment  décisif  de  la  pièce,  que  ses  livres  se 
vendent,  et  qui  en  perd  la  tête  de  bonheur!  et  c'est  le 
bailli, le  noble  et  austère  bailli  de  la  Correspondance, 
qui  tire  le  fil  de  Polichinelle  d'entre  les  jambes  de 
son  aîné!!!  Cette  famille,  que  la  haine  de  l'esprit 
de  parti  a  comparée  à  la  famille  des  Atrides,  quoi- 


90  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

qu'on  n'y  voie  ni  Alrée,  ni  Thyeste,'ni  Clytemneslre, 
ni  Oreste,  ni  Electre,  cette  pudeur  farouche  dans  un 
deuil  farouche;  cette  famille  qui  fut  parfois  orageu- 
se,  mais  dont  le  Mirabeau  admiré  de  M.  Claretie 
fut  toujours  le  principal  orage,  n'est  plus  ici  qu'une 
famille  de  grotesques  comme  les  écrivains  révolu- 
tionnaires ont  l'habitude  d'en  créer  quand  ils  veu- 
lent peindre  des  gentilshommes  !  Si  le  marquis  y 
est  un  Trissotin  d'un  ridicule  impossible,  le  vicomte 
n'y  est  plus  qu'un  de  ces  fats  qui  sont  des  rengaines 
à  la  scène  quand  il  s'agit  d'y  montrer  les  grâces  et 
le  ton  de  l'ancien  régime,  et  c'est  à  travers  des  cho- 
ses de  cette  puissante  nouveauté  que  l'auteur  des 
Mirabeau  a  jeté  une  intrigue  qui  n'est  pas  plus  nou- 
velle que  tout  cela,  et  que  voici. 


III 


Nous  sommes,  au  lever  du  rideau,  en  plein  café 
de  la  Comédie-Française,  le  jour,  qui  fut  un  événe- 
ment, de  la  première  représentation  du  Mariage  de 
Figaro.  Il  passe  là  tous  les  personnages  de  la  pièce, 
mais  que  rien  ne  distingue  encore,  quand  tout  à  coup 
voici  Mirabeau  qui  apparaît  et  qui  entre,  avec  la  re- 


LES   MIRABEAU  91 


dingote  noire  à  large  collet  du  temps  et  les  bottes  à 
revers  d'un  jaune  d'ocre,  très  reconnaissable,  lui,  à 
la  manière  dont  il  est  grimé,  mais  ne  faisant  pas  ce- 
pendant l'effet  de  laideur  poétique  qu'après  tout  il 
avait, ce  monstre  de  Mirabeau!  AI.  Paul  Deshayes,qui 
l'a  joué, l'a  passée  la  prose.  Au  lieu  de  ces  traces  de 
petite  vérole,  devenues  historiques,  et  que  Chateau- 
briand, qui  les  avait  vues,  compare  dans  ses  Mémoi- 
res h  des  sillons  de  foudre,  M.  Paul  Deshayes  les  a 
remplacées  par  des  verrues.  Il  a  fait  à  Mirabeau  un 
visage  infiltré  et  bulbeux,  mais  il  a  oublié  les  deux 
choses  qui  rendaient  Mirabeau  d'un  aspect  saisissant 
et  inoubliable.  Il  a  oublié  son  immense  chevelure  de 
ëamson,  qui  faisait  croire  à  sa  force,  et  son  altier 
port  de  tête,  volé  à  Beaumarchais  un  jour  que  Beau- 
marchais plaidait  contre  lui, et  qui  faisait  croire  à 
sa  fierté  !  Mirabeau  est  sorti  de  Vincennes.  Mais  il 
garde  encore  l'incognito  sous  le  nom  de  Pierre  Buf- 
fière,  qui  lui  allait  si  bien  et  que  son  père  lui  avait 
si  spirituellement  donné.  Il  traîne  après  lui  une 
femme  qui  l'aime  avec  cette  passion  qu'ont  les  fem- 
mes quand  elles  commencent  de  voir  qu'on  va  cesser 
de  les  aimer.  C'est  Julie  de  Rieux,  qui  n'est  que  la 
femme  du  libraire  hollandais  Valras,  l'ami  fanatisé 
d'admiration  pour  Mirabeau,  et  qui  a  abandonné  son 
mari  pour  suivre  un  amant.  La  vieille  et  l'éternelle 
histoire  !  Or,  pendant  que  Mirabeau  traîne  Julie  à 
sa  suite, traînerie  vicieuse!  Valras  traîne  à  la  sienne 


92  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


la  jeune  ingénue  Henriette  de  Nehra,  traînerie 
vertueuse  !  qui  est  la  fille  d'un  officier,  compagnon 
de  guerre  du  bailli  de  Mirabeau,  sous  la  protection 
duquel  Valras  veut  la  placer.  Tout  le  drame  est 
entre  ces  deux  femmes.  Cette  Henriette  de  Nehra  se 
prend  d'amour  vertueux  pour  Mirabeau,  et  c'est  elle 
qui,  plus  tard,  le  tire  des  agonies  de  cette  misère 
dans  laquelle  ce  grand  travailleur  pataugea  long- 
temps, comme  le  Diable  de  Milton  dans  le  chaos. 
C'est  elle,  maîtresse  de  sa  fortune,  qui  secrètement 
envoie  à  Mirabeau,  chassé  par  son  père  et  révolté 
contre  lui,  comme  il  va  dans  un  instant  se  révolter 
contre  sa  caste,  une  cassette  pleine  d'or,  au  moment 
où  il  lui  en  faut  pour  se  présenter  à  Aix  devant  la 
noblesse  de  son  Ordre  ;  —  à  ce  moment  terrible 
qu'on  peut  appeler  l'heure  du  berger  des  circonstan- 
ces, et  où  l'or  est  nécessaire  à  l'ambition  comme  le 
fer  à  la  vaillance  ! 

Grâce  à  elle,  Mirabeau,  qui  croit  la  cassette  en- 
voyée par  son  frère,  se  présente,  somptueux,  devant 
son  Ordre,  et  j'ai  cru  ici  à  une  belle  scène...  Elle 
était  indiquée  par  les  fameuses  paroles  qui  reten- 
tissent dans  toutes  les  mémoires,  depuis  qu'elles  ont 
été  dites  :  «  Ainsi  périt  le  dernier  des  Gracches,  de 
«  la  main  des  patriciens;  mais,  atteint  du  coup 
«  mortel,  il  lança  de  la  poussière  vers  le  ciel  en 
«  attestant  les  dieux  vengeurs,  et  de  cette  poussière 
«  naquit  Marius,  Marius  moins  grand  pour  avoir 


LES    MIRA.BEAU  93 


«  exterminé  les  Gimbres  que  pour  avoir  abattu 
«  dans  Rome  l'aristocratie  de  la  noblesse...  »  Il  n'y 
a  eu  ici  ni  Gracche,  ni  Dieux  vengeurs,  ni  poussière 
jetée  contre  le  ciel,  ni  Marius,  mais  le  misérable 
spectacle  d'une  âme  faible  dans  un  corps  robuste  ! 
Mirabeau,  interpellé  par  la  noblesse  sur  les  immon- 
des publications  de  sa  jeunesse,  sur  ses  dettes,  sur 
l'origine  du  luxe  inattendu  qu'il  étale,  ne  veut  pas 
répondre;  il  se  fâche,  commo  un  homme  qui  a  tort, 
il  se  monte,  il  s'indigne,  il  rugit,  comme  le  lion 
auquel  on  l'a  comparé  tant  de  fois  ;  car  le  lion  ici 
n'est  qu'une  bête.  Il  frappe  du  pied ,  il  finit  même 
par  pleurer  comme  un  enfant,  et  puis  il  reprend  sa 
colère  stupide.  On  n'a  jamais  plus  abaissé  l'Histoire 
dans  un  homme  qui,  du  reste,  ne  l'a  jamais  grandie, 
et  qui  emporte  absurdemenl  la  tare  sur  son  nom 
quand  d'un  mot  —  puisqu'il  croit  l'argent  envoyé 
par  son  frère  —  il  pouvait  si  facilemen  t  l'effacer  ! 

Mais  il  faut  qu'elle  y  reste  pour  qu'il  y  ait  drame. 
Sans  cela,  nous  passerions  trop  vite  aux  Exposi- 
tions révolutionnaires:  l'élection  de  Marseille  et  les 
habits  du  marchand  de  drap  jetés  par  la  fenêtre,  et 
au  serment  du  Jeu  de  Paume,  la  mascarade  du 
tableau  de  David,  qui  ont  dû  donner  un  si  grand 
mal  de  tête  à  M.  Glaretie  pour  les  inventer  !  Je  l'ai 
dit  :  dans  ce  drame,  ce  sont  les  femmes  qui  font  le 
drame.  Mirabeau,  qui  sait  par  Valras,  le  plaintif  et 
philosophique...  trompé  de  la  pièce,  que  Julie  de 


94  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

Rieux  n'est  autre  que  la  ci-devant  Mme  Valras  la 
libraire,  rompt  avec  elle,  ou  plutôt  veut  rompre  ; 
car  elle  ne  rompt  pas,  elle  (c'est  le  seul  être  éner- 
gique et  vivant  de  la  pièce).  La  voilà,  comme  vous 
pensez,  très  jalouse,  et,  sous  l'empire  de  cette  jalou- 
sie, elle  fait  des  choses  très  intelligibles  en  passion, 
mais  très  incompréhensibles  dans  la  vie  comme  la 
vie  est  faite!  Elle  fait  arrêter  son  mari  (comment?) 
pour  lui  voler  la  lettre  dont  il  est  porteur  (comment 
le  sait-elle  ?)  et  qui,  selon  elle,  va  déshonorer  du 
même  coup  Mirabeau  et  la  femme  nouvelle  qu'il 
aime  et  qui  est  entrée  à  la  Visitation,  après  lui  avoir 
légué  sa  fortune.  La  pauvre  fille,  qui  ne  se  doute 
pas  à  quelle  mégère  d'amour  elle  va  avoir  affaire, 
sort  du  couvent  (comment  encore  ?)  pour  redeman- 
der sa  lettre  à  sa  rivale  ;   mais  refusée,   insultée, 
méprisée,  voilà  qu'elle  la  lui  subtilise,  quand  l'au- 
tre agite  cette  lettre  devant  elle,  elle  la  lui  subtilise 
avec  l'adresse  d'une    femme  de  chambre   adroite, 
cette  petite  !  Quand  l'autre,  furieuse,  la  poursuit  jus- 
que sur  le  balcon,  et  ratlrappe  la  lettre  après  l'avoir 
poussée  dans  la  Seine,  qui  est  de  ce  côté  probable- 
ment sans  quai  :  crâne  comme  Richard  Darlington  ! 
Cette  scène,  qui  n'est  plus  de  la  Révolution  politi- 
que, mais  de  cette  révolution  de  cœur  que  nous  por- 
tons tous  dans  nos  poitrines,  a  sauvé,  je  crois,  le 
drame    révolutionnaire  qui  n'en  pouvait    mais... 
Dans  la  salle,  des  fatigues   avaient  pris  le  public, 


LES  MIRABEAU  95 


qui  n'en  est  plus  à  la  lune  de  miel  de  la  Républi- 
que, et  qui  mollissait  dans  l'applaudissement  qué- 
mandé. Mais  cette  scène,  jouée  par  Mlle  Rousseil 
avec  l'obstination  diabolique  d'une  femelle  de  dogue 
amoureuse  qui,  au  lieu  d'en  démordre,  laissera  plu- 
tôt ses  dents  dans  la  morsure,  a  tordu  dans  les 
cœurs  la  fibre  humaine  que  la  politique  n'y  tord 
plus.  Mirabeau  et  Valras,  qui  ont  appris  que  Mlle  de 
Nehra  est  chez  Mme  de  Rieux,  arrivent,  mais  trop 
tard,  comme  les  gendarmes.  Et  ils  la  trouvent 
morte.  Alors  Mirabeau,  toujours  l'enfant  robuste, 
veut  tuer  Julie,  qui  ne  demande  pas  mieux,  l'insen- 
sée !  que  d'être  tuée  de  la  main  qu'elle  adore,  et  qui 
dit:  «  Enfonce!  »  au  poignard,  ne  pouvant  plus  le 
dire  qu'au  poignard...  lorsque  Valras  la  réclame 
pour  lui,  Valras,  le  mari,  le...  trompé,  plaintif  et 
vengeur,  qui  trouve  plus  majestueux,  plus  auguste, 
plus  justicier,  de  la  marquer  au  front  du  fer  rouge, 
comme  Montriveau,  dans  la  Duchesse  de  Langeais, 
et  il  la  marque,  —  et  c'est  fini.  Les  plus  élégantes 
des  loges,  qui  s'ennuyaient  probablement  de  la 
Révolution,  s'en  étaient  allées  avant  cette  scène. 
Elles  ont  eu  tort. 


96  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 


IV 


Elles  n'auront  pas  vu  Mlle  Rousseil,  et  il  n'y  a 
qu'elle  à  voir  dans  cette  pièce.  M.  Clarelie  doit  la 
lui  dédier.  Elle  en  sera  la  fortune.  C'est  la  première 
fois  de  ma  vie  que  j'ai  vu  jouer  Mlle  Rousseil,  qui 
était  en  Egypte  quand  je  faisais  le  théâtre  au  Nain 
Jaune.  Eh  bien,  je  ne  la  renverrai  pas  en  Egypte! 
Dans  le  cours  de  ce  drame,  quand  elle  y  paraissait, 
elle  ne  m'avait  fait  d'abord  que  l'impression  d'une 
actrice  correcte,  et  voilà  tout.  Mais  quand  la  situa- 
tion est  devenue  passionnée,  elle  est  sortie  de  son 
fourreau  d'actrice  correcte,  comme  du  sien  un 
glaive...  un  glaive  qui  brille  en  éclairs  et  qui  coupe, 
et  qui  va  jusqu'au  cœur!  Elle  a  joué...  comme  on 
voudrait  être  aimé  d'elle. 

Elle  a  été  de  l'obstination  aveugle  d'une  passion 
qui  accepte  tout  de  l'homme  aimé,  uniquement 
parce  qu'elle  aime.  Elle  a  exprimé  la  fatalité  dans 
l'amour;  elle  l'a  exprimée  divinement,  non!  mais 
infernalement,  et  c'est  peut-être  la  même  chose. 
Elle  a  été  atroce,  cruelle,  impitoyable,  avec,  pour 
toute  excuse,  l'amour  absolu,  à  qui  l'on  pardonne 
tout  parce  qu'il  est  absolu  :  atrocités,  cruautés,  impi- 


LES   MIRABEAU  97 


toyabililés,  et  auquel  on  pardonnerait  jusqu'à  la 
perfidie  et  la  bassesse...  Je  n'ai  rien  à  reprocher 
au  jeu  de  Mlle  Rousseil  de  ce  soir,  sinon  peut-être 
l'emploi  d'un  geste  qui  revient  trop  souvent  :  c'est 
l'emploi  du  bras  et  du  doigt  levés  derrière  la  tête 
de  l'homme  qu'elle  menace.  Geste  de  statue  très 
idéal,  mais  si  beau  qu'il  faut  le  faire  rare  ;  car 
l'homme  se  blase  si  vite  de  ce  qui  est  beau,  qu'avec 
lui  il  faut  économiser  la  beauté  ! 

Dans  ce  dernier  acte,  où  la  passion  la  transfigure, 
elle  a  un  voile  blanc  et  une  robe  blanche  qui  lui 
vont  à  merveille,  mais  qui  sont  étranges  et  que  son 
rôle  ne  justifie  pas.  Le  costume  de  vestale  est-il  là 
pour  rappeler  qu'elle  n'en  est  pas  une?...  On  le 
savait  bien...  Mais  j'écris  ceci  à  la  réflexion.  Dans 
la  scène  qu'elle  a  enlevée,  —  et  nous  au  bout!  —  je 
n'ai  pas  pensé  à  sa  robe.  La  passion  la  brûlait  sur 
son  corps...  et  je  n'ai  vu  que  la  femme  seule.  Avis 
aux  petites  actrices  qui  n'ont  pas  d'âme  et  qui  se 
font  faire  des  costumes  !  Lorsque  Mirabeau  a  apporté 
le  corps  de  Mlle  de  Nehra,  et  qu'il  est  tombé,  acca- 
blé, sur  cette  fleur  coupée,  Mlle  Rousseil  a  eu  un 
mouvement  sublime  :  c'est  la  manière  fauve  dont 
elle  a  saisi  Mirabeau,  l'infidèle  !  et  dont  elle  l'a 
retourné  sur  le  cadavre  pour  qu'il  ne  le  vît  plus, 
jalouse  jusque  dans  la  mort  !  Et  lorsque  son  mari  l'a 
marquée  au  front  du  fer  rouge,  elle  a  effacé  d'un 
geste  le  jeu  de  Mlle  Croisette  dans  le  Sphinx.  Elle 

6 


98  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

a  poussé  des  cris  si  profonds  que  je  ne  sais  d'où  elle 
les  tirait.  Était-ce  de  la  plante  de  ses  pieds  ?  Tou- 
jours est-il  que  je  les  entends  encore,  —  et  je  crois 
bien  que  M.  Garolus  Duran,  qui  était  au  balcon,  et 
qui  est,  comme  tout  le  monde  le  sait,  le  beau-frère 
de  Mlle  Croisette,  ne  les  oubliera  pas  non  plus. 

Voilà  donc  le  seul  talent  dramatique  de  la  pièce. 
On  avait,  pour  l'intérêt  de  ce  drame,  compté  beau- 
coup sur  Mirabeau,  eh  bien,  c'est  Mlle  Rousseil  qui 
est  Mirabeau  !  Les  autres  acteurs,  auprès  d'elle, 
jouent  comme  M.  Glaretie  a  pensé.  Je  ne  les  nom- 
merai pas;  je  ne  veux  pas  leur  faire  de  peine.  Qu'ils 
restent  ici  ce  qu'ils  sont  pour  moi  :  —  anonymes  !  Il 
y  a  cependant  un  Mirabeau-Tonneau,  qui  n'est  qu'un 
Mirabeau-Z?an7,  car  il  a  eu  peur  de  se  faire  trop 
gros,  et  qui  mériterait  bien  d'être  nommé  pour  la 
façon  de  maître  à  danser  avec  laquelle  il  a  compris 
son  rôle  de  gentilhomme  élégant.  Mais  les  autres? 
Laissons!  Ils  ont,  je  crois,  beaucoup  travaillé  leur 
rôle,  comme  M.  Glaretie,  qui  est  un  travailleur  con- 
vaincu, a  travaillé  sa  pièce  ;  mais  il  vaudrait  mieux 
peut-être  ne  pas  travailler  du  tout.  Les  Lazza- 
roni  sont  si  heureux...  el  si  intelligents! 


LE  MARIAGE  DE  FIGARO 


SI  Novembre  1879. 


I 


Cette  reprise  ne  nous  reprendra  pas  !  Nous  som- 
mes maintenant  si  grossiers  que  nous  nous  étions 
comme  détachés  du  Mariage  de  Figaro.  Il  y  avait 
près  de  six  ans  qu'on  ne  l'avait  joué.  Six  ans,  pour 
une  pièce,  c'est  comme  les  six  pieds  de  terre  d'une 
tombe.  Aussi,  la  reprise  de  celte  chose  enterrée  de- 
vait avoir  la  beauté  inattendue  d'une  résurrection. 
M.  Perrin,  l'homme  égaré  de  l'Opéra  au  Théâtre- 
Français,  qui  ne  peut  pas  faire  des  acteurs,  le  pauvre 
homme  !  devait,  disait-on,  avoir  des  inventions 
sublimes  en  fait  de  décorations  et  de  costumes,  et 
il  n'a  rien  inventé  du  tout.  Décorations  vulgaires, 
costumes  connus,  —  excepté  l'habit  Louis  XV  du 
comte  Almaviva,  qui  viole  la  tradition  dramatique 


C.  rsiiaa 
.  Ottaviet^V 


100  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

et  détonne  avec  tous  les  autres  costumes,  qui  sont 
restés  espagnols  jusqu'à  la  première  occasion,  où 
on  les  changera  pour  l'aire  encore  du  neuf!  Pour 
aujourd'hui,  c'est  la  seule  nouveauté  introduite  dans 
cette  pièce,  qui  n'avait  besoin  que  d'acteurs  de 
talent  pour  paraître  ce  qu'elle  est  :  —  une  chose 
charmante  et  immortelle.  Seulement,  le  talent  a 
manqué. 

Mais  la  nouveauté,  qui  n'était  pas  dans  la  pièce, 
était  dans  la  salle.  C'est  l'effet  produit  par  le  Mariage 
de  Figaro,  qui  —  jusqu'à  hier  soir  —  passionnait 
le  public  comme  jamais  pièce  de  théâtre  ne  l'avait 
passionné,  excepté  le  Tartuffe  peut-être.  Je  ne  con- 
nais guères  que  Tartuffe  qui  pût  lutter  d'intérêt  et 
d'impression  faite  avec  la  comédie  de  Beaumar- 
chais. Il  n'y  avait  que  ce  génie  pour  rivaliser  avec 
cet  esprit  et  faire  jaillir  toujours  le  même  enthou- 
siasme !  Toutes  les  autres  pièces,  même  celles  de 
Molière,  noircissent  plus  ou  moins  sous  l'action  du 
temps,  qui  y  met  cetle  estompe  qui  sied  même  aux 
statues  et  dont  leur  marbre  ne  les  défend  pas...  Kn 
reculant  dans  le  passi,  le  chef-d'œuvre  n'en  est  pas 
moins  visible,  et  peut-être  l'est-il  davantage;  peut- 
être  sa  majesté  de  chef-d'œuvre  gagne-t-el  le  encore 
à  celte  vieillesse  ;  mais  la  vivacité  de  l'impression 
diminue,  et,  dégagée  de  l'impression,  l'admiration 
monte  mieux  dans  l'esprit  et  s'y  fixe ,  mais  ce  n'est 
plus  le  coup  de  foudre,  le  soulèvement  de   nerfs  du 


LE    MARIAGE    DE   FIGARO  101 


premier  moment.  Seuls,  parmi  toutes  les  comédies 
de  la  scène  française,  Tartuffe  et  le  Mariage  de 
Figaro  le  donnaient  à  point  nommé,  toujours,  et 
même  quand  les  passions  qu'ils  tisonnaient  dans 
nos  cœurs  s'étaient  amorties,  Depuis  que  l'impé- 
rieuse décence  du  siècle  de  Louis  XIV,  qui  forçait 
les  coquins  à  l'hypocrisie,  s'en  est  allée  comme  un 
vêtement  déchiré  ;  depuis  que  la  monarchie  fran- 
çaise, à  moitié  morte  déjà  quand  Beaumarchais  lui 
envoyait,  sans  danger  pour  lui,  les  flèches  bardelées 
de  ses  épigrammes,  n'a  plus  été  qu'un  cadavre,  gal- 
vanisé sous  plusieurs  pauvres  règnes  lorsque  le 
grand  règne  n'était  plus,  mais  qui  n'en  était  pas 
moins  le  corps  d'une  morte,  Tartuffe  et  le  Mariage 
de  Figaro  excitaient  toujours,  lorsqu'on  les  jouait, 
le  même  enthousiasme,  et  réveillaient  toujours  les 
mêmes  échos  dans  tous  les  cœurs,  les  mêmes  ap- 
plaudissements dans  toutes  les  mains!  Ceci  était 
certain.  On  y  comptait,  et  on  avait  raison.  Il  y  avait 
tels  vers  de  Tartuffe  qu'à  la  représentation  on  pré- 
voyait, on  voyait  venir  de  loin,  comme  la  tem- 
pête !  II  y  avait  telles  phrases  du  Mariage  de  Figaro 
qui  produisaient  de  frénétiques  explosions!  Je  ne 
sais  rien  de  comparable  aux  frémissements  de  plai- 
sir qui  passaient  alors  sur  la  salle.  C'était  le  bon- 
heur de  l'esprit  et  sa  reconnaissance.  Je  n'ai  pas  vu 
jouer  Tartuffe,  hier  soir,  et,  si  on  l'eût  joué,  je  ne 
sais  pas  s'il  m'eût  rappelé  ces    soirées  qu'il  char- 

6. 


102  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

geait,  il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  de  l'électricité 
de  son  génie.  Mais  je  viens  de  voir  jouer  le  Mariage 
de  Figaro,  et  j'atteste  que  je  n'ai  jamais  vu  rien  de 
moins  animé  que  cette  salle  pleine,  venue  pour  jouir 
de  l'esprit  de  Beaumarchais  ;  je  n'ai  jamais  rien  vu 
de  plus  inerte,  de  moins  prompt  à  l'applaudissement 
que  cette  salle,  et  je  ne  dirai  point  de  plus  froid  que 
toute  cette  représentation,  mais  de  plus  tiède,  —  ce 
qui  est  bien  pis!  car  Dieu  vomit  les  tièdes,  disent 
les  Saints  Livres,  et  il  n'y  a  vraiment,  ici,  à  faire 
que  comme  Dieu. 

D'où  venaient  cette  surprise  et  cette  affreuse 
défaite?...  Est-ce  de  la  comédie  elle-même?  ou  des 
acteurs?  ou  du  public?  ou  peut-être  de  tous  les 
trois?...  La  comédie  du  Mariage  de  Figaro,  avant 
d'être,  dans  l'action,  une  comédie  d'intrigue,  est, 
dans  sa  conception  et  dans  sa  portée,  une  comédie 
politique.  Beaumarchais  est  un  Aristophane,  —  un 
Aristophane  sans  l'aristocratie  qui  distinguait  Aris- 
tophane, lequel  ne  voulait  pas,  lui,  détruire  le  gou- 
vernement d'Athènes, mais  le  conserver...  La  politi- 
que a  l'ait  vivre  longtemps  la  pièce  de  Beaumarchais 
de  sa  vie  intense.  Mais  Figaro  a  triomphé,  et  son 
triomphe  est  trop  récent  encore  pour  qu'on  puisse 
le  traiter  comme  tous  les  pouvoirs  qui  ont  le  vice  de 
trop  durer,  dans  ce  vertueux  pays  de  l'instabilité 
éternelle!  Il  n'y  a  pas  de  Figaro  présentement  con- 
tre les  Figaros  qui  ont  réussi,  dans  ce  pays  où  les 


LE   MARIAGE   DE   FIGARO  108 


Oispins  sont  devenus  les  rivaux  heureux  de  leurs 
maîtres.  Il  y  en  aura  un  jour,  gardez-vous  d'en 
douter!  Mais  l'heure  n'en  est  pas  venue  encore. 
Aussi  les  Figaros  triomphants  et  se  prélassant,  hier 
soir,  dans  leurs  loges,  n'ont  pas  pris  grand  goût  aux 
plaisanteries  de  ce  valet  du  diable  !  qui  n'est  pas 
grand  seigneur,  mais  qui  va  le  devenir.  Seulement, 
au  fond,  ils  ont  été  bons  princes,  à  l'air  ennuyé 
comme  des  princes  (cela  nous  venge  un  peu  !).  Mais 
eux  et  le  public  qui  jouit  actuellement  de  la  Répu- 
blique, comme  nous  n'avons  pas  joui,  nous,  hier 
soir,  de  l'esprit  de  Beaumarchais,  ont  été  aussi 
Brid'oison  que  Brid'oison  lui-même  à  tous  les  pas- 
sages et  à  tous  les  traits  qui,  dans  un  autre  temps, 
les  auraient  fait  vibrer  et  éclater  en  bravos  unani- 
mes. 11  n'y  a  eu  que  le  mot  d'amnistie  générale, 
rencontré  par  hasard  dans  une  phrase  insignifiante 
de  la  pièce,  qui  leur  a  arraché  un  petit  rire  et  un 
petit  applaudissement  pudibonds.  Pour  le  reste,  ils 
ont  partout  bégayé  l'applaudissement  comme  Bri- 
d'oison ses  paroles.  Ils  ont  été  les  Brid'oison  de 
l'applaudissement  ! 


104  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


II 


Et,  ma  foi  !  les  acteurs  n'en  méritaient  pas  davan- 
tage. Sentaient-ils  qu'ils  jouaient  devant  des  Figa- 
ros  parvenus,  qui  ne  font  plus  la  barbe  qu'à  la 
Fiance,  et  cela  les  embarrassail-ilr cette  assemblée, 
non  de  Rois,  comme  à  Tilsitt,  mais  de  républi- 
cains?... Toujours  est-il  qu'ils  ont  joué  comme  le 
public  les  écoutait.  Misérable  soirée,  qui  n'avait  d'é- 
gale, pour  l'enthousiasme  sincère,  la  spontanéité, 
l'entraînement,  qu'une  matinée  académique  !  Il  y  a 
beaucoup  de  rapports,  du  reste,  entre  le  Théâtre- 
Français  perrinisé  et  l'Académie.  Ici  et  là,  la  grande 
affaire, ce  sont  les  fauteuils!  M.  Perrin  avait  fort 
doré  et  capitonné  celui  dans  lequel  M.  Delaunay  (le 
comte  Almaviva) s'est  assez  mal  assis, quand  il  a  fait 
le  grand  justicier  de  village.  Il  s'y  est  mis  comme 
Mlle  Gunégonde,  en  croupe  sur  le  cheval  de  Pan- 
gloss,  dans  Candide;  mais  Mlle  Gunégonde  avait  ses 
raisons  pour  manquer  d'aplomb,  et  j'imagine  que 
M.  Delaunay  n'en  a  pas.  Je  ne  trouve  à  M.  Delaunay, 
qui  fait  ce  qu'il  peut  pour  êlre  Bressant,  ni  la  dis- 
tinction, ni  la  voix  (la  voix  surtout)  nécessaires  pour 


LE    M.vrJWK    DE    FIGARO  105 

jouer  le  comte  Almaviva,  dont  le  nom  ravissant  dit 
tout  ce  qu'il  doit  être  et  tout  ce  que  l'acteur  n'est 
pas  !  Je  l'ai  vu  jouer,  un  soir,  l'élégant  marquis  de 
Villemer  en  complet  du  Bon  Marché  et  une  chaîne 
de  montre  en  or  sur  le  ventre,  comme  le  neveu  de 
Prudhomme,  et  vous  sentez  bien  que  ce  n'est  pas  ce 
marquis-là  qui  peut  entrer  dans  la  peau  du  comte 
Almaviva,  quand  elle  serait  recouverte  de  tous  les 
costumes  Louis  XV,  rouge  et  violet,  de  la  collec- 
tion de  M.  Perrin.  La  voix,  des  fosses  du  nez,  de 
M.  Delaunay,  est  uneforle  objection  contre  la  séduc- 
tion et  contre  l'amour.  Je  lui  ai  vu  autrefois  aussi 
d'assez  jolies  jambes  d'amoureux,  quand  il  jouait 
Philippe  V  dans  je  ne  sais  plus  quelle  pièce  de  Du- 
mas; mais  elles  ont  perdu  de  leur  sveltesse  et  l'em- 
pâtement se  glisse  alentour,  avec  de  petits  nœuds 
musculaires  perceptibles  à  travers  le  bas  de  soie, 
et  qui  ressemblent  presque  aux  bulbos  du  visage  de 
M.  Deshayes  quand  il  joue  Mirabeau.  M.  Delaunay 
a  échoué  dans  les  grandes  scènes  de  son  rôle,  sur- 
tout dans  celle  où,  jaloux,  furieux,  et  dupé  par  sa 
femme  et  la  camériste  de  sa  femme,  il  dit  à  la  com- 
tesse ce  mot  qu'Armand  —  racontaient  nos  pères  — 
disait  de  manière  à  enlever  toute  la  salle  et  à  la 
mettre  tout  entière  aux  pieds  de  l'actrice  qui  jouait 
la  comtesse  :  Madame,  vous  jouez  1res  bien  la  co- 
médie! Hier  soir,  la  salle,  à  ce  mot,  est  restée  muette 
et  n'a  pas  bougé. 


10G  THÉÂTRE    COMTEMPORAIX 

II  est  vrai  que  ce  n'était  ni  Mlle  Mars,  ni  Mlle  Le- 
verre,  ni  Mlle  Rose  Dupuis  qui  était  en  scène  ;  ce 
n'était  que  Mlle  Broizat.  Broizat  n'est  pas  Brohan! 
Mlle  Broizat  n'est  pas  même  une  comédienne  comme 
M.  Delaunay  est  un  comédien.  Elle  n'a  point  la  lan- 
gueur rêveuse  et  troublée  de  cette  moitié  de  coupa- 
ble, —  la  comtesse  Almaviva,  — la  Corruption  à  son 
aurore!  Mlle  Broizat  n'a  non  plus  aucune  des 
grasses  plénitudes  qui  font  partie  du  rôle  de  la  com- 
tesse et  des  insomnies  de  Chérubin.  C'est  un  sourire 
précieux  dans  un  visage  anguleux,  et  son  corps 
ressemble  à  son  visage.  Elle  est  prétentieusement 
correcte,  comme  ils  le  sont  tous,  du  reste,  au  Théâ- 
tre-Français, également  brisés  et  assouplis  au  jeu 
de  la  scène,  très  sûrs  d'eux-mêmes  et  adéquats  les 
uns  aux  autres  (M.  Got  excepté,  qui  ne  joue  pas 
dans  le  Mariage  de  Figaro).  En  effet,  le  caractère 
du  Théâtre-Français,  —  très  républicain  par  ce  côté, 
—  c'est  d'être  le  théâtre  de  l'égalité...  entre  tous  les 
talents.  Us  y  atteignent,  tous,  un  niveau  d'éducation 
grammatical,  didactique  et  conventionnel,  que  très 
peu  d'entre  eux  dépassent;  mais  aucune  supériorité 
tranchée,  incontestable,  ne  sort  de  ce  niveau  pour 
le  surmonter...  Et  on  en  a  pu  juger  mieux  que 
jamais  dans  la  féerie  d'esprit  et  d'imagination  qu'ils 
ont  jouée  hier  soir,  et  qui  exigerait  pour  tous  les 
rôles  une  si  nette  supériorité. 


LE    MARIAGE    DE    FIGARO  107 


III 


Cherchez-la  donc,  après  Mlle  Broizat,  dans 
Mlle  Croizette  qui  fait  Suzanne,  dans  Mlle  Reichem- 
berg  qui  fait  Chérubin,  et  même  dans  M.  Coquelin 
qui  fait  Figaro  !  Mlle  Croizette,  mise  à  l'envers  de 
son  rôle,  avec  sa  robe  lamée  d'argent,  Mlle  Croi- 
zette, peinte,  repeinie  à  neuf  couches  comme  une 
voiture,  émaillée,  vernissée  comme  une  idole  japo- 
naise, et  qui  avait  dans  les  loges,  derrière  moi,  des 
idolâtres  qui  n'étaient  malheureusement  pas  japo- 
naises; car  elles  auraient  parlé  japonais  et  je  ne  les 
aurais  pas  entendues...  Mlle  Croizette  a  été,  dans  le 
rôle  pimpant  de  Suzanne,  ce  qu'elle  est  toujours, 
—  ce  que  je  l'ai  vue,  par  exemple,  dans  le  rôle  im- 
mense de  Célimène  lorsqu'elle  débuta  par  cette 
haute  impertinence,  dans  ce  rôle  si  terrible  pour  qui 
ose  y  toucher  et  qui  est  resté  comme  une  robe  vide 
depuis  la  mort  de  Mlle  Mars  !  Malgré  le  petit  scan- 
dale qu'elle  fit  dans  le  Sphinx,  où  au  dénouement 
elle  nous  prec?^'sa  Coupeau,  Mlle  Croizette  n'a  pas 
progressé  à  partir  de  ses  débuts.  Elle  y  fut  mince  de 
talent  comme  de  taille.  La  taille  a  épaissi,  les  bras 
sont  venus,  la  gorge  est   venue,   et  l'embonpoint 


108  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

partout;  le  talent,  non!  Mais  elle  s'en  passe  très 
bien  ;  elle  sourit  même  comme  si  elle  en  avait,  et 
pourquoi  pas?...  Elle  n'aurait  pas  plus  de  succès 
quand  elle  en  aurait,  tant  nous  sommes  devenus 
japonais  ! 

Quant  à  Mlle  Reichemberg, franchement,  on  aurait 
pu  lui  épargner  cette  humiliation  d'étaler  una  jeu- 
nesse qui  n'est  plus  en  la  chargeant  du  rôle  le  plus 
près  d'être  impossible  à  la  scène.  En  ce  rôle  de  Ché- 
rubin, de  cet  Ariel  sensuel  de  Chérubin  que  j'ai  vu 
manquer  à  tant  de  femmes  et  qui  les  tente  toutes, 
elle  est  si  mélancoliquement  le  contraire  de  ce  que 
son  rôle  voudrait  qu'elle  fût,  et  par  le  visage, 
et  par  le  corps,  et  par  le  mouvement,  et  par  le 
geste,  et  par  la  voix,  qu'elle  en  devient  touchante... 
à  la  fin  !!!  Assurément,  elle  n'est  pas  plus  mau- 
vaise que  toutes  les  autres,  que  toutes  ces  Per- 
fections épinglées  du  Conservatoire,  elle  qui  a 
pris  ses  épingles  chez  les  Brohan  !  mais  elle  n'est 
pas  de  force  à  porter  ce  rôle  inouï  de  Chérubin 
qu'on  aura  dû  lui  imposer,  et  sous  lequel  elle 
meurt  écrasée,  comme  une  faible  canéphore  l'est  par 
sa  corbeille.  Elle  a  chanté  sa  Romance  à  Madame, 
non  pas  comme  le  Bel  oiseau  bleu,  mais  avec  le 
filet  cristallin  d'une  rainette  au  bord  de  son  étang, 
et  quelques  femmes  affectées  ont,  au  fond  des  bai- 
gnoires, poussé  de  petits  :  ah  !  pâmés,  comme  si 
elles  avaient  entendu  le  plus  cruellement  doux  des 


LE    MA.RIA.GE   DE   FIGARO  109 

harmonicas.  Mais  cela  a  été  tout  son  succès  de  la 
soirée.  Pour  le  reste  de  ce  damnant  rôle  de  Chéru- 
bin qui  vaudrait  son  nom  si  Satan  était  Dieu,  pour 
exprimer  dans  sa  désespérante  nuance  ce  Jour  et 
Nuit  de  la  Vie  qui  n'est  plus  un  enfant  et  qui  n'est 
pas  un  homme  encore,  quel  don  de  jeunesse- en  sa 
fleur  d'amandier  il  faudrait,  quelle  grâce  caressante 
d'aspic  autour  du  bras  de  Cléopâtre!  En  regardant 
Mlle  Reichemberg,  blonde  qui  fut  jolie  mais  qui 
paraît  passée  sous  son  frais  manteau  myosotis,  en 
voyant,  à  genoux  aux  pieds  de  la  comtesse,  ces  jam- 
bes de  femme  qui  ont  leur  sexe,  je  pensais  aux  jam- 
bes sans  sexe  qu'il  faudrait  (je  ne  note  que  des  indi- 
gences!) à  cette  charmante  et  incertaine  créature 
d'entre  les  deux  sexes  qui  s'appelle  Chérubin  ;  je 
songeais  à  ces  jambes  si  voluptueusement  herma- 
phrodites que  Raphaël  donne  à  ses  archanges  et 
que  montre,  en  ce  moment,  à  tout  Paris,  cette  mer- 
veille d'Emma  Juteau,  l'acrobate  du  Cirque,  une  co- 
médienne qui  joue  avec  son  corps  mieux  que  toutes 
les  comédiennes  du  Théâtre-Français  avec  leur 
esprit  et  leur  âme  !  Et  je  me  disais  que  le  délicieux 
petit  monstre  n'était  pas  encore  trouvé,  et  que  ce 
n'était  pas  dans  le  collant  de  Mlle  Reichemberg 
qu'il  apparaissait,  hier  soir! 


110  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


tv 


Je  l'ai  dit  :  c'est  M.  Goquelin,  Y  aîné,  qui  jouait 
Figaro;  car  depuis  qu'il  veut  devenir,  dit-on,  un 
homme  politique,  on  dit  M.  Coquelin  Yaîné,  comme 
on  disait  Mirabeau  Yaîné,  dans  le  temps...  Je  crois 
l'avoir  vu  jouer  déjà,  il  y  a  environ  un  an,  dans 
le  Barbier  de  Séville,  et  moi  qui  ai  les  yeux,  les 
oreilles  et  l'esprit  pleins  du  superbe  jeu  du  grand 
Monrose,  je  le  trouvai  grossier,  bruyant,  bouffi,  buc- 
culent,  mal  costumé  d'un  habit  grenat  à  passemente- 
rie rosâtre,  avec  d'odieux  souliers  gris  de  goutteux 
qui  lui  couvraient  trop  le  cou-de-pied,  et  d'horri- 
bles bas  bleus  comme  ceux  de  Dominus  Sampson 
dans  Walter  Scott.  Sa  voix,  qu'on  s'obstine  à  trou- 
ver belle,  me  fit  l'effet  d'être  rude,  criarde,  étran- 
glée,dans  les  notes  de  tête,  sans  velouté  et  sans  opu- 
lence. Nette  pourtant,  ne  prononçant  pas  mal. 
M.  Coquelin  n'a  point  le  physique  de  Figaro;  car  Fi- 
garo doit  être  un  joli  garçon.  Il  doit  être  aimé  plus 
tard  de  Suzanne.  Il  doit  être  aussi  frétillant  que  sa 
future  fiancée,  souple  comme  Arlequin,  délié  comme 
Scaramouche,  avec  le  meneo  un  peu  déhanché  des 
femmes  de  son  pays.  Or,  M.  Coquelin  est  laid  ;  le 
coq  du  Théâtre-Français  a  sa  crête  dans  son   nez, 


LE    MA  Kl  Ad!    DE    FIdARO  111 


qu'il  porte  au  vent,  ouvert  des  narines,  comme  une 
conque  de  trompette.  II  eut,  ce  soir-là,  de   la  pétu- 
lance et  de  l'entrain  avec  l'aplomb   d'un   marcheur 
de  planches;  mais,  certes!  pour  employer  le  mol 
consacré  au  théâtre,  il  ne   les  brûle  pas  dans  le 
Mariage  de  Figaro.  Dans  le  Barbier  de  Séville,  qu'il 
galopa  avec  assez  de  feu,  il  fut  sans  tact,    inconve- 
nant et  presque  indécent  de  familiarité  avec  Rosine, 
la  pupille  de  Bartholo,  qu'il   doit   respecter,   puis- 
qu'après  tout  cette  femme,  à  l'enlèvement  de  qui  il 
travaille,  est  la  femme  future  de  son  maître  !    Mais 
hier  soir,  il  ne  galopait  plus,  —  il  allait    l'amble 
comme  les  autres,   qui  jouaient  lentement,  pesam- 
ment, mettant  partout  des  points  et  des  virgules  qui 
ne  sont  plus  des  particules,  ce  qui  est    ridicule  !... 
Hier  soir,  il  était  aussi  mal  costumé  que  dans  le 
Barbier  de  Séville,  avec  une  culotte  qui  fait  de  gros 
plis  et  une  abominable  ceinture  verte,  trop    haute 
d'une  main,  qui  retient,  soutient  et    maintient  un 
ventre  qui  commence  à  pousser.  Il  paraît  qu'il  n'a 
pas  le  génie  du  costume,  M.  Coquelin,  et  l'instinct 
du  costume  est  pourtant  la  moitié  du  génie  de  l'ac- 
teur !  D'un  autre  côté,  il  se  méprend  sur  son  talent. 
Il  prend  à  l'envers  ses  facultés,  comme   Mlle  Croi- 
zette  porte  des  robes  à  l'envers  de  ses  rôles.  Il  est 
né  comique  de  prestance  et  de  jactance,   de  bouche 
ouverte,  de  nez  ouvert,   il  a  l'air  joyeux  et  impu- 
dent, et  malgré  tous  ses  avantages,  dont  il  pour- 


112  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

rait  tirer  parti,  il  s'obstine  à  ne  pas  se  voir...  et  il 
veut  être,  au  contraire  de  sa  figure,  sentimental, 
pathétique,  touchant  et  allant  aux  entrailles,  intro- 
duisant un  pleurard  dans  ce  Figaro  qui  n'est  que 
le  portrait  de  Beaumarchais,  lequel  disait  :  «  La  gaî- 
«  té!  la  gaîté  !  voilà  la  force  de  ma  vie  !!  »  Monrose, 
quand  il  faisait  Figaro,  ne  s'accroupissait  pas  dans 
le  chagrin  et  dans  les  larmes  quand  il  croit  Suzon 
infidèle.  Non  !  il  jetait  un  cri,  et  c'était  tout.  II  ne 
sanglotait  pas  comme  un  jouvenceau  !  Reproche 
grave.  En  voici  un  plus  grave  :  M.  Coquelin  a  été 
absolument  faux  dans  la  scène  de  la  déclaration  à 
la  comtesse,  sous  les  grands  marronniers.  Il  y 
affecte  un  ton  de  papelardise  moqueuse  qui  prouve 
trop  qu'il  se  moque  du  comte,  de  la  comtesse  et  de 
lui-même.  Encore  une  fois,  ceci  est  faux,  et  faux 
même  jusqu'à  la  bêtise.  Il  doit  faire  croire  au  comte 
qu'il  y  a  un  amant  aux  pieds  delà  comtesse,  et  non 
pas  un  farceur  !  Or,  si  le  comte  l'entend  et  s'il  s'y 
trompe,  il  n'est  qu'un  sot,  et  Beaumarchais  n'a  pas 
fait  un  sot  de  son  Almaviva,  ni  de  son  Figaro  non 
plus  ! 

Voilà  comme  sont  tenus  tous  les  grands  rôles  de 
cette  reprise.  Dans  les  petits,  —  relativement  petits, 
qui  sont  encore  des  rôles  où  le  talent  pourrait  se 
montrer  avec  des  caractères  différents,  —  il  n'en  a 
brillé  d'aucune  espèce.  M.  Thiron,  si  comique  par- 
fois, a  bien  l'enflure  de  ce  gros  enflé  de  conseiller, 


LE   MARIAGE   DE    FIGARO  113 

mais  il  a  manqué  tous  ses  effets  de  bégaiement... 
Brid'oison  est  bègue,  mais  il  n'est  pas  paralysé. 
Les  mots  retenus,  répétés  syllabiquement  par  les 
bègues,  finissent  par  sortir  avec  l'éruption  de  l'im- 
patience. Mais  chez  M.  Thiron,  ils  ne  sortent  pas: 
il  les  avale,  et  le  public  rit  de  sa  grimace  ;  c  ar  il  en 
fait  une  pour  les  avaler,  et  le  rôle  est  ravalé,  du 
coup!...  Bazile,  que  le  Coquelin,  l'autre  Coquelin, 
qui  n'est  le  cadet  de  personne,  jouait,  dans  le 
Barbier  de  Séville,  avec  une  profondeur  si  diaboli- 
que, a  été  remplacé  par  le  nommé  Vilain,  qui  pro- 
duit l'impression  d'un  grand  diable  d'aveugle,  piau- 
lant en  grattant  de  la  guitare,  au  bout  d'un  pont.  Il 
est  lamentable.  Mais  voilà  à  quoi  sert  le  talent  et 
comme  on  le  remplace  dans  la  boutique  de  M.Perrin  ! 

Mais  M.  Perrin  est  moins  le  directeur  d'un  théâ- 
tre littéraire,  qui  fut  le  premier  théâtre  du  monde, 
qu'un  grand  décorateur,  un  grand  costumier,  un 
grand  tapissier.  Je  pense  toujours  à  ce  beau  fauteuil 
d'Almaviva,  qui  a  été,  hier  soir,  le  plus  bel  orne- 
ment de  la  pièce.  Un  grand  tapissier  !  Il  y  a  dans 
Balzac  un  grand  tapissier  aussi,  et  que  j'aime 
mieux...  C'est  celui  qui  tapisse  la  voûte  des  Invali- 
des avec  les  drapeaux  enlevés  à  l'ennemi  ! 

Il  s'appelle  Montcornet,  et  il  a,  je  crois,  des  cor- 
nets qui  sonnent,  dans  ses  armes.  Eh  bien,  nous  en 
avons  un,  de  ces  cornets-là,  au  service  de  M.  Per- 
rin, et  désormais  nous  en  sonnerons  pour  sa  gloire  ! 


LES  LIONNES  PAUVRES 


27  Novembre  1879. 


I 


C'est  encore  une  reprise,  puisque  les  théâtres  nous 
mettent  à  ce  dur  régime  des  reprises  et  que  la  tête 
dramatique  se  dessèche  ;  mais  c'est  une  reprise, 
celle-là,  qui  ne  sera  pas  une  reprise  perdue  !  Le 
Vaudeville  vient  de  nous  venger  du  Théâtre-Fran- 
çais de  l'autre  soir.  Il  a  joué  triomphalement  les 
Lionnes  pauvres,  et  il  les  a  jouées  comme  le  Théâ- 
tre-Français lui-même  ;  mais  comme  le  Théâtre- 
Français  dans  des  pièces  à  sa  taille,  et  non  pas 
quand  il  tombe,  entraînant  armes  et  bagages,  sous 
le  Mariage  de  Figaro. 

Il  faut  bien  le  dire,  et  je  suis  heureux  de  le  dire, 
ils  ont  joué  supérieurement  samedi  soir,  ces  acteurs 
du  Vaudeville,  que  le  Théâtre-Français  se  donne 
peut-être   les  airs  de  mépriser    du    haut    de  son 


116  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


ancienne  renommée  et  des  piles  d'écus  de  ses  socié- 
taires !  Ils  ont  ressuscité  le  succès,  qui  fut  très  grand 
et  très  retentissant  quand  elles  parurent,  ces  Lion- 
nes pauvres,  qui  furent  saluées  comme  un  drame- 
lion  il  y  a  maintenant  vingt  années,  et  quoique  la 
Critique  ne  l'ait  pas  assez  dit,  le  succès  de  cette 
reprise  doit  être  surtout  imputé  au  jeu  des  ac- 
teurs. 

En  effet,  la  pièce,  —  la  pièce,  on  la  connaissait. 
Ceux  qui  ne  l'avaient  pas  vue  à  sa  première  inter- 
prétation, l'avaient  lue,  épreuve  terrible  pour  une 
pièce  de  théâtre  !  Elle  était  dans  le  théâtre  imprimé 
de  l'auteur.  On  pouvait  l'y  trouver.  Elle  ne  pouvait 
donc  plus  produire  la  surprise,  cette  savoureuse  sur- 
prise qui  précède  d'une  minute  et  produit  l'applau- 
dissement. Mais  les  acteurs  de  ce  succès  ressuscité 
n'étaient  pas  connus,  eux!  dans  les  rôles  qu'ils  ont 
abordés  et  qu'ils  ont  joués  avec  des  moyens  diffé- 
rents de  ceux  de  leurs  prédécesseurs.  On  ignorait 
ce  qu'ils  allaient  faire. 

La  pièce,  pourquoi  donc  n'en  conviendrais-je  pas? 
était  classée  comme  un  chef-d'œuvre  dans  l'opinion. 
Le  chef-d'œuvre  de  M.  Augier,  qui,  malheureuse- 
ment pour  lui,  n'était  plus  ici  tout  seul  ;  or  la  gloire 
est  comme  le  pouvoir,  dont  on  dit  que  divisé,  il  péri- 
ra! M.  Emile  Augier  s'était  fortifié  de  quelqu'un... 
pour  faire  ces  Lionnes  pauvres;  il  s'était  doublé 
d'un  homme    littérairement  obscur  et  dont  je  ne 


LES   LIONNES   PAUVRES  117 

sais  rien  encore,  mais  que  je  ne  crois  pas  une  dou- 
blure dans  le  sens  humiliant  que  le  théâtre  donne  à 
ce  mot-là.  Je  me  demande  môme  lequel  de  ces  deux 
messieurs  double  l'autre,  quand  je  rencontre,  en  ces 
Lionnes  pauvres,  un  style  serré,  concis,  presque 
métallique,  avec  des  coups  sur  coups  de  réparties, 
qui  n'est  pas  là  du  tout  le  style  ordinaire  de  M.  Au- 
gier,  —  vulgaire  dans  sa  prose,  et,  dans  ses  vers, 
lamentablement   incomparable!    D'un    autre  côté, 
cette  pièce  des  Lionnes  pauvres  n'était  pas  d'hier, 
mais,  comme  étude  d'une  vérité  âpre  et  profonde, 
elle  était  encore  d'aujourd'hui.    Elle   était  encore 
aussi  vivante,   aussi  mordante  dans  la   réalité  du 
moment,  que  quand  elle  avait  été  jouée  pour  la  pre- 
mière fois...  Depuis  ce  tempsdéjà  lointain,  la  société 
dont  M.  Augier  avait  tiré  le  type  odieux  de  sa  lionne 
pauvre, — car  il  n'y  en  a  qu'une,  dans  cette  pièce  des 
Lionnes  pauvres,  probablement    parce    qu'elle   y 
représente  toutes  les  autres  qui  n'y  sont  pas  :  une 
représentation  nationale  !  — cette  délicieuse  société, 
qui  peut  bien  changer  ses  gouvernements  mais  qui 
n'a  pas  la  force  de  changer  ses  mœurs,  ne  s'était 
pas  modifiée.  Elle  n'avait  pas  bougé, —  même  après 
le  terrible  coup  de  fouet  que  le  Juvénal  dramatique 
de  cette  pièce,  fait  de  deux  morceaux,    lui  avait 
allongé  sur  la  figure.   Preuve  évidente,  du  reste, 
pour  le  dire  en  passant,  que  le  théâtre  s'abuse  dans 
d'imbécilles  prétentions  quand  il  croit  corriger  les 

7. 


118  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN" 

hommes  de  quelque  chose  avec  du  rire  ou  des  lar- 
mes; car  ni  les  larmes  ni  le  rire  ne  manquaient  dans 
les  Lionnes  pauvres,  qui  ne  sont  ni  un  drame  ni 
une  comédie,  comme  toutes  les  pièces  modernes,  et 
dont  le  visage  a  une  moitié  de  Jean  qui  pleure  et 
une  moitié  de  Jean  qui  rit.  La  société  qui  avait  ri  et 
pleuré  aux  Lionnes  pauvres,  il  y  a  vingt  ans,  a  ri 
et  pleuré,  samedi  soir,  aux  mêmes  places  et  pour 
les  mêmes  raisons,  ce  qui  ne  doit  étonner  personne 
puisque  c'est  la  même  société,  n'ayant  pas  un  vice 
de  moins  ni  une  vertu  de  plus,  la  vieille  même  cul- 
de-jatte  de  ses  propre  vices,  immobilisée  dans  une 
corruption  qui  paraît  caduque  et  qui  pourrait  bien 
être  éternelle. 

Telles,  pour  la  pièce,  étaient  les  raisons,  tirées 
d'elle,  qui  militaient  en  faveur  de  sa  nouvelle  réus- 
site; mais  il  n'est  pas  de  pièces  sans  acteurs.  L'Art 
dramatique,  pour  qui  veut  réfléchir,  est  plus  dans 
les  acteurs  que  dans  les  pièces.  Les  acteurs  sont  les 
cariatides  du  chef-d'œuvre,  de  cette  chose  qui  pèse 
et  qu'il  faut  porter  sur  des  épaules  d'airain.  Ce  sont 
les  acteurs  qui  parachèvent  l'auteur  dramatique.  Ils 
sont  les  rallonges  du  génie.  Frederick  Lemaître 
était  la  rallonge  de  M.  Victor  Hugo.  Sans  les  acteurs 
du  Vaudeville,  qui  ont  été  charmants,  samedi  soir, 
la  pièce  de  MM.  Augier  et  Foussier,  mise  par  terre 
dans  vingt  ans  d'oubli,  —  une  fière  dune  de  sable 
roulée  sur  elle  !  —  ne  se  serait  pas  enlevée  comme 


LES   LIONNES    PAUVRES  11!) 


elle  l'a  fait  pour  remonter  sur  le  théâtre  et  pour  s'y 
maintenir  avec  une  rampe  de  feu,  allumée  par  le 
talent,  autour  d'elle  1 


II 


C'est  donc  aux  acteurs  du  Vaudeville  que  les 
auteurs  des  Lionnes  pauvres  doivent  leur  nouveau 
succès  !  Ils  ont  joué  avec  une  intelligence  et  une 
exécution  d'ensemble  et  de  détail,  qui  a  ranimé  ce 
drame  oublié,  d'une  force  si  concentrée  et  d'une 
observation  si  cruelle  qu'elle  est  digne  presque  de 
Balzac. 

Il  le  rappelle,  en  effet.  Il  le  rappelle  surtout  par  le 
type  dominateur  de  la  pièce,  qui  fait  penser  à  l'effroya- 
ble Mme  Marneffe,  de  la  Comédie  humaine.  La  lionne 
pauvre  du  drame  de  M.  Augier  n'a  pas  assurément 
l'ampleur  que  le  génie  de  Balzac  a  donnée  à  Mme  Mar- 
neffe et  la  grâce  perverse  de  celte  épouvantable  créa- 
ture, qui  ruine  trois  amants  auxquels  elle  se  prostitue 
en  même  temps.  Séraphine  n'est  encore  qu'au  pre- 
mier !  Séraphine  n'est  encore  qu'un  jeune  monstre 
maigre,  une  adolescence  de  monstre  en  boulon,  si 
vous  la  comparez  à  ce  monstre  parfait,  adorable- 
ment  rond,  épanoui  et  mûr,  de  Mme  Marneffe,  et  il 


120  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

semble  que  le  directeur  du  Vaudeville,  en  donnant 
le  rôle  de  Séraphine  à  Mlle  Réjane,  ait  eu  le  senti- 
ment de  la  différence  des  deux  personnages.  La 
Séraphine  des  Lionnes  pauvres  n'est  pas  encore  ve- 
nue. C'est  une  Mme  Marneffe  qui  poind,  —  qui 
s'arrondira  à  pleine  chair  de  beauté  et  d'infamie, 
et  s'accomplira  un  jour  qu'on  prévoit  et  qui  n'est 
pas  très  loin,  mais  qui  est  au-delà  du  temps  de  la 
pièce...  Avec  son  corps  délié  et  serpentin,  avec  cette 
poitrine  dans  laquelle  il  semble  qu'il  n'y  ait  pas  de 
place  pour  le  cœur,  avec  cet  air  de  couleuvre  qui 
marche  sur  sa  queue  debout,  mais  qui  deviendra 
une  guivre  un  jour,  Mlle  Réjane  avait  admirable- 
ment le  physique  de  son  rôle  ;  mais  elle  y  en  a 
ajouté  l'intelligence.  Cette  jeune  fille,  qui  rappelle 
Rachel  par  le  délié  des  formes  et  par  la  gracilité  de 
toute  sa  personne,  pourrait  bien  avoir  quelque  jour, 
comme  Rachel,  une  grande  destinée  dramatique. 
J'en  augure  beaucoup  après  l'avoir  vue  l'autre  soir. 
La  Critique  m'a  semblé  très  injuste  pour  elle  en 
disant  qu'elle  se  cherchait...  qu'elle  n'avait  pas  pris 
assez  possession  de  son  rôle.  Elle  me  fait,  à  moi, 
au  contraire,  l'effet  de  si  bien  le  tenir  !  Dans  ce  rôle 
d'un  être  vil  qui  débute  si  tôt  dans  l'adultère  et  dans 
l'ingratitude,  pire  que  l'adulLère,  qui  se  donne  froi- 
dement à  l'homme  qu'elle  n'aime  pas  pour  un  paquet 
de  dentelles,  elle  a  eu,  à  certains  moments,  une 
naïveté  d'absence  de  cœur,  des  ingénuités  d'amour 


LES   LIONNES   PAUVRES  121 

bas  et  bête,  et  frissonnant  et  frétillant  pour  tout  ce 
qui  brille  ;  et  quand  son  mari  qui  l'adore  a  connu 
la  honte  de  son  adultère  et  l'a  interrogée  sur  son 
ignominie,  elle  s'est  mise  dedans  à  deux  pieds.  Elle 
a  eu  des  silences  révoltés,  des  entêtements  de  néga- 
tion, des  duretés  de  front  ténébreux  qui  s'avance,  et 
puis  enfin  l'arrachement  des  mots  horribles  : 
«  Quand  on  est  pauvre,  on  ne  se  marie  pasl  »,  cin- 
glés à  la  face  de  son  mari,  et  le  :  «  Je  veux  être 
riche I  »,  qui  est  toute  l'abominable  innocence  de 
cette  femme  prédestinée  à  l'abîme  sans  fond  des 
turpitudes  dans  lesquelles  elle  va  s'enfoncer.  Ceci 
a  été  véritablement  tragique  et  beau  !  Mlle  Réjane  a 
tiré  du  fond  d'entrailles  dont  on  sentait  le  creux 
son  mot  :  «  Je  veux  être  riche  !  »,  auquel  elle  a 
donné  l'intonation  d'une  damnée  qui  sera  le  Diable 
demain,  et  elle  l'a  fait  entrer  dans  toutes  les  entrail- 
les de  la  salle...  Ah!  les  auteurs  de  la  pièce  ont 
très  bien  fait  de  la  faire  disparaître.  II  ne  fallait  pas 
qu'elle  revînt  du  spectacle  où  elle  est  allée  !  Si  elle 
en  était  revenue,  si  elle  avait  reparu  en  scène,  le 
public,  outré  par  son  jeu,  aurait  sauté  peut-être  sur 
le  théâtre  et  l'aurait  déchirée  en  morceaux. 

Et  n'est-ce  rien  que  de  donner  cette  idée-là  ? 

Quant  aux  détails  pensés  de  son  rôle,  ils  ont  été 
comme  les  détails  sentis.  CeUe  femme,  folle  de  luxe, 
devait  avoir  des  robes  à  faire  tourner  toutes  les 
têtes  de  femmes  de  la  salle,  et  c'a  été  un  véritable 


122  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

défilé  de  splendeurs.  Dans  un  pareil  rôle,  les  robes 
sont  presque  des  actrices,  et  les  siennes  aussi,  sur 
Elle,  comme  Elle,  dans  elles,  ont  parfaitement 
joué  ! 

On  l'a  rappelée  deux  fois.  La  seconde  fois,  elle 
était  tuée  d'émotion,  brisée,  toute  en  larmes  :  on 
craignait  de  la  voir  se  casser  en  deux,  en  saluant. 
Ah!  l'émotion  des  vrais  artistes!!  Avant  d'entrer 
en  scène,  Mlle  Mars  pâlissait  sous  son  rouge,  et 
Mme  Malibran  aussi,  quand  on  l'applaudissait, 
pleurait... 


m 


Le  second  rôle  des  Lionnes  pauvres  était  tenu 
par  Mlle  Pierson.  C'est  le  rôle  en  contraste  de  la 
femme  honnête.  Mlle  Pierson  a  toujours  été  pour 
moi  une  délicieuse  comédienne.  Je  l'aurais  voulue 
depuis  longtemps  aux  Français,  mais  le  talent  n'a 
jamais  sa  place  nulle  part,  et  la  phalange  des 
jalousies  de  femme  qu'elle  inspire  a  dû  l'empêcher 
d'y  prendre  la  sienne.  Qu'il  y  avait  longtemps  que 
je  ne  l'avais  vue  !  Mais  elle  est  toujours  immua- 
blement Mlle  Blanche  Pierson.  Elle  peut  toujours 
signer  Blanche.  Je  ne  connais  rien  de  plus  suave 


LES    LIONNES    PAUVRES  123 

que  toute  cette  Blancheur.  Elle  avait  naguère  en-  / 

core  la  suavité  fraîche  de  la  beauté  ;  elle  en  a 
maintenant  la  suavité  pâle.  Cette  Belle  et  Bonne, 
comme  l'aurait  dit  Voltaire,  a  aussi  la  suavité  de 
la  bonté  sur  son  charmant  visage;  et  ce  soir-là, 
elle  y  avait  ajouté  la  suavité  de  la  vertu.  Elle  a 
joué  son  rôle  de  Thérèse  Lecarnier  chastement, 
noblement  et  pathétiquement,  en  robes  très  sim- 
ples et  très  vertueuses,  devant  les  robes  magni- 
fiquement coquines  de  la  Lionne  Pauvre  ;  et, 
d'h  inneur  !  tout  aussi  charmante  que  si  elle,  célè- 
bre par  ses  robes,  elle  en  eût  porté  une  pointée 
de  diamants  dans  la  corolle  des  dentelles!  Elle  a 
eu  un  mouvement  superbe.  Quand,  au  bal,  parlant 
à  demi-voix  indignée  à  Séraphine  qui  repousse 
ses  conseils  avec  l'aveuglement  de  l'insolence,  elle 
finit  par  lui  dire  les  mots  suprêmes  :  «  Votre  cha- 
«  peau  est  payé  par  moi.  Ne  remettez  plus  les  pieds 
«  chez  moi,  vous  m'entendez  !...  Levez  donc  la  tête, 
«  on  vous  regarde  !  »,  elle  donne  un  involontaire 
coup  de  mépris  à  la  guirlande  de  fleurs  que  la 
flamboyante  Séraphine  porte  comme  un  baudrier 
d'une  épaule  à  la  hanche,  et  la  guirlande  effeuillée 
tombe  à  ses  pieds,  —  et  c'est  si  beau,  cela,  encore, 
qu'on  y  tomberait  commo  ces  fleurs  ! 

Quant  àDupuis,  qui  fait  le  mari  de  l'atroce  Séra- 
phine, il  a  su  faire  de  ce  misérable  niais,  de  ce 
Georges  Dandin,  un  type  de  mari  trompé  dont  per- 


124  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

sonne  n'oserait  se  moquer.  C'est  là  un  triomphe, 
dans  le  pays  où  l'on  se  rit  le  plus  du  cocuage,  si  ridi- 
cule qu'on  n'ose  pas  même  en  prononcer  le  nom!... 
Dupuis  a  été  tendre  et  bonhomme  dans  une  moitié 
de  la  pièce,  et  terrible  et  jeune  d'indignation  vers 
la  fin.  Lui  que  j'ai  vu  si  brillant,  si  fringant  et  si 
mordant  autrefois,  a  passé  la  Bérésina.  Il  revient 
de  Russie,  et  s'il  est  vieilli  (c'est  une  hypothèse,  car 
je  n'en  sais  rien  encore),  le  rôle  qu'il  faisait  allaita 
sa  vieillesse;  et  s'il  ne  l'est  pas,  il  faut  le  féliciter  de 
s'être  vieilli  et  d'avoir  su  paraître  vieux  parce  que 
son  rôle  l'exigeait...  «  Quelles  belles  rides  j'ai  là 
«  pour  jouer  Tibère  !  »,  disait  Talma  mourant  en  se 
regardant  dans  sa  glace  ;  et  Rachel,  jeune,  en  met- 
tait pour  faire  la  vieille  Athalie,  et  se  couronnait 
de  cheveux  blancs... 


IV 


Enfin,  c'est  Dieudonné  qui  est  Bordognon,  —  le 
moraliste  obligé  de  toute  comédie,  et  d'autant  plus 
moraliste  qu'il  est  plus  immoral...  Il  porte  bien 
son  nom  de  Bordognon  et  ses  vilains  pantalons  gris, 
très  Bordognon  de  coupe  et  de  couleur.  Qu'il  faut  se 
sentir  de  talent  pour  entrer  là-dedans!  Il  est  corn- 


LES   LIONNES   PAUVRES  12" 


mun  ;  mais  il  doit  l'être;  mais  quelle  verve  nette  et 
quel  coupant  il  met  dans  les  mots,  qui  ne  sont  pas 
sur  le  papier!  Je  l'ai  dit,  mais  je  le  répète  et  je  ne 
laisserai  passer  jamais  une  occasion  de  le  prouver  : 
toute  la  vie  d'un  drame  est  dans  les  acteurs.  Les  ac- 
teurs font  ce  qu'ils  veulent  des  pièces,  —  impossibles 
à  juger  si  ce  n'est  loin  d'eux  et  au  coin  du  feu.  La 
première  condition  est  de  s'éloigner  de  ces  magi- 
ciens de  la  scène.  Les  auteurs  des  Lionnes  pauvres, 
quelle  que  soit  leur  modestie...  ou  leur  orgueil,  doi- 
vent plus  qu'ils  ne  croient  aux  magiciens  et  aux 
fées  du  Vaudeville.  En  seront-ils  reconnaissants? 
Peu  m'importe,  du  reste!  Mais  ce  que,  moi,  j'ai 
appris  en  les  écoutant,  c'est  que  si  je  faisais  jamais 
une  pièce  de  théâtre,  c'est  au  Vaudeville  que  je  la 
porterais! 


ANNE    DE    KERVILER 


l»r  Décembre  1879. 


L 


Comment  doit  s'appeler  la  chose  qu'ils  ont  jouée 
hier  soir  au  Théâtre-Français? —  en  se  donnant 
une  peine  du  diable,  je  le  reconnais...  Seulement, 
de  quelque  nom  qu'on  appelle  cette  pièce,  qui  n'est 
ni  chair  ni  poisson,  et  qui  se  nomme  comédie  sur 
l'affiche,  et  qui  est  un  mélodrame  en  réalité  sur  la 
scène,  elle  n'en  est  pas  moins  la  plus  étonnante 
bouffonnerie  qu'on  ait  vue  de  longtemps  sur  aucun 
théâtre.  M.  Ernest  Legouvé,  qui  jusqu'ici  ne  pas- 
sait pas  pour  un  cerveau  dramatique  de  très  grande 
ressource,  vient  de  montrer  une  force  de  comique  — 
involontaire,  il  est  vrai,  —  dont  je  ne  l'aurais  pas 
cru  capable.  Dans  sa  pièce  d'aujourd'hui,  il  s'est 
révélé,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  comme  un 


128  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

inventeur,  —  et  un  inventeur  amusant.  De  mémoire 
séculaire  au  théâtre, et  surtout  au  Théâtre-Français, 
où,  par  parenthèse,  Molière  règne  encore  (hélas  !  ce 
ne  sera  peut-être  pas  pour  longtemps  !),  les  cocus  — 
pour  parler  comme  lui  —  étaient  tous  plus  ou  moins 
ridicules,  plus  ou  moins  méritant  leur  risible  et  triste 
destinée;  car  un  mari  trompé  mérite  toujours  de  l'ê- 
tre un  peu,  et  c'est  même  la  morale  de  la  pièce,  c'est 
là  ce  qui  fait  la  justice  du  ridicule  que  le  monde  et  la 
comédie  infligent  au  mari,  maladroit  ou  coupable, 
qui  ne  sait  pas  garder  la  fidélité  de  sa  femme...  A 
part,  donc,  le  hasard,  très  rare,  de  quelques  cocus 
touchants,  qui  ne  méritent  le  rire  ni  de  la  satire  ni 
de  la  comédie,  mais  qui  n'ont  guères  droit,  du  reste, 
qu'à  une  honnête  commisération,  les  autres  appar- 
tiennent, corps  et  biens,  à  la  comédie,  et  Dieu  sait 
si  nous  en  avons  une  belle  variété  !  Comptons-les, 
voulez-vous  ?  Nous  avons  les  cocus  paisibles,  les 
cocus  acceptant,  les  cocus  engraissant  et  badinant  de 
la  chose,  les  célèbres  cocus  battus  et  contents  ;  puis 
les  cocus  qui  ne  badinent  pas,  les  cocus  violents 
qui  tuent  leurs  femmes,  comme  Claude  (dans  la 
pièce  de  M.  Dumas)  ;  puis  encore  les  cocus  simple- 
ment inquiets,  les  cocus  graves,  les  cocus  majes- 
tueux. —  Mais  quelle  que  soit  notre  richesse,  notre 
armée  deXercès  en  fait  de  cocus,  nous  n'avions  pas, 
il  faut  l'avouer,  le  cocu  de  M.  Ernest  Legouvé.  Le 
cocu...  confesseur  !  Le  cocu  qui  confesse  l'amant  de 


ANNE   DE    KERVILER  129 


sa  femme  et  qui  n'est  pas  capucin,  comme  dans  la 
vieille  chanson  : 

Père  Capucin,  confessez  ma  femme  ! 
Père  Capucin,  confessez-la  bien! 

Non!  ici,  le  cocu,  dans  un  tour  de  main,  s'est 
improvisé  prêtre  et  a  confessé  pieusement  son  cocu- 
fîant. 

Eh  bien,  pends-toi,  Molière!  tu  n'as  pas  inventé 
celui-là;  c'est  M.  Legouvé! 

Et  il  faut  bien  le  dire,  à  un  pareil  cocu,  bénisseur 
sublime,  qui,  une  minule,  a  déconcerté  légèrement 
nos  miséricordes,  la  salle  stupéfaite  a  hésité,  —  de 
qui  était-elle  composée?  —  mais  enfin, -mise  en 
veine  et  en  verve  de  générosité  et  d'attendrissement 
à  cet  impayable  spectacle,  elle  a  battu  des  mains 
devant  le  cocu  catholique  qu'on  lui  exhibait  !... 


II 


Et  la  pièce  a  très  bien  passé,  sans  aucun  encom- 
bre! sans  le  moindre  petit  rire,  excepté  le  mien,  à 
cette  énorme  bouffonnerie,  qui  aurait  fait  siffler  nos 
pères,  s'ils  avaient  pu  siffler  ;  car  «  on  ne  siffle  pas 


130  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

«  quand  on  bâille»,  disait  Piron  à  VoItaire,et  quand 
on  rit,  on  ne  siffle  pas  davantage!  Mais  nous,  race 
amollie  qui  n'avons  l'énergie  de  rien,  nous  ne 
savons  ni  rire,  ni  siffler  îToute  cette  salle,  faite,  d'ail- 
leurs, par  M.  Legouvé,  polie  et  bienveillante  comme 
la  salle  de  l'Académie  un  jour  de  réception,  a  été 
parfaitement  dupe  du  moyen  dramatique  tiré  des 
connaissances  historiques  de  l'auteur  et  de  cette 
haute  bêtise  d'une  confession  qui  n'en  est  pas  une, 
catholiquement,  et  qui,  alors,  n'est  plus  guères 
qu'une  pantalonade  dramatique!  Ce  pauvre  et  très 
innocent  M.  Legouvé  n'a  commis,  je  le  veux  bien, 
d'intention,  aucun  sacrilège  pour  se  faire  malicieu- 
sement un  petit  succès.  11  a  très  ingénuement  mis 
en  scène  ce  qu'il  ne  savait  pas,  avec  des  acteurs  qui 
ne  savent  pas  non  plus,  et  devant  un  public  qui  ne 
savait  pas  davantage.  Toutes  les  ignorances,  ce  soir- 
là,  s'y  sont  donné  galamment  le  mot  et  les  mains... 
les  mains  qui  ont  applaudi.  Le  catholicisme  de  cette 
confession  catholique  n'a  plus  été  qu'un  catholicisme 
de  théâtre  et  pour  les  besoins  de  la  situation.  Elle 
n'a  pas  été  plus  catholique  que  cette  autre  confession 
d'un  roman  oublié  de  Jules  Janin,  qui  s'appelait 
justement  :  La  Confession,  et  qui  se  faisait  à  tra- 
vers les  cordes  d'une  harpe  transformées  en  guichet 
de  confessionnal;  joli  détail  particulier!  Ce  bon 
M.  Legouvé,  de  race  sentimentale,  comme  on  sait, 
et  qui  cherche  des  effets  de  sentiment  partout,  pour 


ANNE    DE    KERVILER  131 

mouiller  ses  drames,  comme  on  cherche  de  l'eau 
pour  faire  monter  ses  laitues,  aura  lu  dans  quelque 
livre  d'histoire  ecclésiastique  qu'à  l'heure  de  la  mort 
les  premiers  chrétiens  à  qui  il  manquait  un  prêtre 
se  confessaient  les  uns  aux  autres,  et  il  ne  lui  en  a 
pas  fallu  davantage.  Il  est  tombé  là-dessus  comme 
sur  le  pot  aux  roses  de  sa  pièce!  Et  il  a  mis  la  chose 
sur  le  théâtre  avec  la  hardiesse  et  la  sûreté  de  main 
d'un  enfant  qui,  resté  seul  dans  le  salon,  remonte 
la  pendule  et  laçasse!  Parce  que,  dans  son  drame, 
il  y  avait  une  confession,—  la  confession  du  cocu- 
fiant  au  cocufié,  —  il  a  cru  que  son  cocu  valait  prê- 
tre, et  il  ne  s'est  pas  douté  un  seul  instant,  cet  aca- 
démicien agréable  et  léger,  que  la  virtualité  divine 
du  sacrement  ne  pouvait  venir  que  du  prêtre,  lequel 
a  seul  reçu  le  pouvoir  de  lier  et  de  délier  sur  la  terre 
comme  dans  le  ciel.  Sa  confession,  à  lui  et  à  son 
cocufîant,   n'a  donc  été  ici  qu'un  pieux  aveu  d'hu- 
milité fait  en  désespoir  de  cause  et  de  prêtre,  mais 
rien  davantage;  et  s'il  n'y  avait  rien  de  plus,   si  le 
prêtre  dans  aucun  cas  ne  pouvait  être  remplacé,  le 
drame  basé  sur  cette  fausse  donnée  de  confession 
s'écroulait,  et  ce  que  j'appelle  le  grand  ressort  de  la 
pendule  était  cassé! 

Un  jour,  Schiller,  qui  n'était  pas  un  si  grand 
poète  qu'on  nous  l'a  fait, mais  qui,  aux  yeux  du  dieu 
des  poètes,  s'il  y  en  a  un,  pèsera  cependant  un  peu 
plus  que  le  très  léger  M.  Legouvé,  eut  la  pensée,  dans 


132  THEATRE    CONTEMPORAIN 

sa  tragédie  de  Marie  Sluart,  de  mettre  la  commu- 
nion —  notre  communion  à  nous,  catholiques  ro- 
mains, —  sur  le  théâtre,  et  de  la  part  de  cet  athée 
(car  Schiller  était  un  alhée),  faisant  représenter  sa 
pièce  devant  un  public  prolestant,  la  chose  avait, 
en  Art,  de  la  grandeur,  et  produisit  un  effet  immen- 
se. Mais  pour  mettre  la  confession  sur  la  scène, 
comme  l'y  a  mise  ou  cru  l'y  mettre  M.Legouvé,  s'il 
ne  fallait  pas  être  un  théologien  bien  profond,  il 
fallait  savoir,  du  moins,  son  catéchisme,  et  depuis 
longtemps,  à  l'Académie, s'il  y  en  a  eu  qui  le  surent, 
ils  l'ont  oublié  ! 

D'ailleurs,  il  n'était  pas  besoin  de  se  donner  toute 
la  peine  qu'ils  se  sont  donnée  parce  que  hier, au 
Théâtre-Français,  le  prêtre  manquait  dans  la  pièce. 
Gatholiquement,  théologiquement,  la  contrition  suffit 
à  défaut  de  confession,  quand  elle  est  parfaite,  et 
elle  me  faisait  bien  l'effet  d'être  parfaite  dans  ce 
brave  cocufianl,  tourmenté  de  remords,  qui  deman- 
de un  prêtre  pendant  toute  la  pièce  comme  un  ivro- 
gne demande  à  boire,  et  qui,  pour  expiation  de  son 
crime,  veut  mourir  à  la  place  de  son  cocufié.  Mais 
c'est  qu'ici  la  contrition  parfaite  qui  se  serait  tue 
n'aurait  pas  suffi,  ni  de  mourir  non  plus,  pour  que 
le  drame  put  exister;  c'est  qu'il  fallait  nécessaire- 
ment qu'il  y  eût  aveu  qu'on  entendît  ;  c'est  qu'il 
fallait  enfin  que  la  femme  coupable  jetât  son  cri  qui 
trahit  tout  :  «  Il  a  parlé  !  »  Et  voilà  comme,  tous,  ils 


ANNE    DE    KERVILER  188 

ont,  hier  soir,par!é,  parlé  et  cric,  criée  tue-tête  ;  et 
comment  la  pièce  de  M.  Ernest  Legouvé,  qui  n'était 
d'origine  et  de  donnée  qu'une  sentimentale  platitu- 
de, a  pris  tout  à  coup,  grâce  à  la  confession  comme 
il  l'a  entendue,  le  relief  de  la  plus  absurde  origina- 
lité ! 


III 


Et,  en  effet,  connaissez-vous  rien  de  plus  plat, 
de  plus  sentimental  et  d'ailleurs  de  plus  connu  et  de 
plus  usé  que  ces  deux  Messieurs  qu'on  prend  l'un 
pour  l'autre,  qui  soutiennent  tous  deux  qu'ils  sont 
celui  qu'on  cherche,  et  qui,  Damon  et  Pythias  de 
tant  de  mélodrames,  s'obstinent  tous  deux  à  vouloir 
mourir  l'un  pour  l'autre?  Faut-il  analyser  une  telle 
pauvreté?...  La  chose  se  passe  en  Bretagne,  dans 
une  ville  assiégée,  pendant  cette  inépuisable  révolu- 
tion où  tout  ce  qui  n'a  pas  d'idées  pour  un  drame  va 
présentement  en  chercher  une...  Les  Bleus  appren- 
nent qu'un  chef  vendéen  s'est  introduit  dans  la  ville 
et  dans  une  maison  de  la  ville,  et  il  se  trouve  qu'au 
lieu  d'un  il  y  en  a  deux  :  le  comte  de  Kerviler  et 
André  Moriac,  les  deux  amis;  l'un,  l'amant,  et  l'au- 
tre, le  mari  de  la  comtesse  qui  les  cache.  Pris,  c'est  à 

8 


134  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

qui  mourra  l'un  pour  l'autre.  Ancienne  rubrique  de 
générosité  qui  fait  toujours  son  effet  sur  cet  imbécille 
de  public  !  Un  traître,  mais  un  bon  traître,  car  il  y  a 
le  bon  traître  et  le  mauvais  traître  dans  les  mélodra- 
mes, les  fait  évader  tous  les  deux.  Éternelle  évasion 
prévue,  et  vieille  comme  les  ponts,  les  ports  sur  les- 
quels le  public  passe  toujours  avec  le  même  plaisir! 
et  de  ces  deux  qui  voulaient  tout  à  l'heure  mourir 
l'un  pour  l'autre  et  qui  sont  ajustés  par  les  éter- 
nelles sentinelles,  toujours  là  pour  tirer  dans  ces 
éternelles  évasions,  l'un  se  sauve  et  l'autre,  blessé, 
revient  sur  la  scène  pour  mourir. 

Ecco  la  cota  !  Tel  est  le  corpus  moiHuum  de  ce 
drame,  qui  n'a  d'originalité  et  d'existence  que  par 
la  confession,  cette  confession  qui  n*est  ni  catholi- 
que, ni  nécessaire,  si  ce  n'est  pour  dévoiler  un  adul- 
tère qui  pourrait  très  bien  rester  caché  sans  elle,  et 
pour  montrer,  devant  les  fils  dégénérés  des  Gaulois, 
qui  autrefois  aimaient  à  rire,  un  solennel  cocu  fai- 
sant fonction  de  prêtre  et  donnant  l'absolution 
suprême  à  son  copain  de  cocufié  ! 


ANNE   DE    KERVILER 


135 


IV 


Certes  !  cette  pièce  nouvelle  de  M.  Ernest  Legouvé, 
par  elle-même,  ne  nous  étonne  pas.  Elle  laisse  par- 
faitement M.  E.  Legouvé  à  la  place  qu'il   occupe  et 
qu'il  n'a  jamais  cessé  d'occuper   parmi  les  auteurs 
dramatiques  de  son  temps.  Mais  elle  a  cela  de  nou- 
veau et  d'inattendu  qu'elle  renverse  toutes  les  idées 
et  toutes  les  traditions  théâtrales  sur  ce  personnage, 
jusqu'ici  comique  au  théâtre,  et  que  Molière,  qui 
n'était  pas  bégueule,  appelle  nettement  :  «  le  cocu  ». 
Le  cocu  de  Molière  n'est  plus  drôle,  maintenant  :   il 
est  superbe  ;  et  Molière  ne  le  reconnaîtrait   pas.  On 
lui  a  doré  ses  cornes  comme  à  Moïse,    et  on  en  a 
fait  deux  rayons  !  Être  cocu,  comment  donc  ?  mais 
c'est  une  position   sociale,   quand  ce   n'est  pas  une 
situation    héroïque!...  Mme  Sand,  dont  la  statue 
est  au  Théâtre-Français,  a  écrit  Jacques,  —  le  grand 
cocu  dévoué  qui  se  tue  pour  que  sa  femme,  qu'il 
aime,  puisse  épouser  son  amant,  —le  tour  de  force 
de  l'amour    conjugal  !    Le    comte  de    Kerviler   de 
M.  Legouvé  est  un  Jacques  religieux  et  catholique, 
tout  aussi  incompréhensible  à  ceux  qui  connaissent 
la  nature  humaine  que  le  Jacques  philosophique  de 


136  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

Mme  Sand,  laquelle,  de  son  vivant,  aurait  probable- 
ment bien  voulu  un  maricommeça  !...  Ce  person- 
nage du  cocu  a  fort  gagné  au  progrès  de  nos  mœurs. 
II  est  devenu  un  pontife...  Il  dit  en  mourant  à  sa 
femme  :  «  Oubliez-moi  pour  celui  qui  reste  »,  ne 
voulant  pas  que  dans  le  lit  que  sa  mort  va  lui  faire, 
sa  pensée,  à  lui,  se  glisse  dans  ses  draps,  à  elle, 
pour  lui  reprocher  de  les  souiller.  Dans  ce  temps  de 
libre  pensée,  il  y  a  des  gens  qui  appellent  cela  de  la 
magnanimité.  Mais  moi,  j'appelle  cela  de  l'igno- 
minie ! 

Les  pauvres  acteurs  du  Théâtre-Français  qui  ont 
joué  cela,  et  que  je  plains  de  toute  mon  àme,  ont 
montré  le  talent  qu'ils  montrent  presque  toujours 
quand  ils  jouent  une  pièce  de  leur  temps.  Le  génie 
seul  d'un  autre  temps  les  dépayse...  Febvre,  qui 
jouait  le  comte  de  Kerviler,  de  tenue  très  grave, 
très  simple  et  très  digne,  avait  une  perruque  blonde 
à  torrents  de  cheveux  blancs  sur  les  tempes,  con- 
trastant par  leur  blancheur  avec  ses  épais  sourcils 
noirs  dans  sa  figure  pâle,  qui  donnait  à  sa  tête 
carrée,  qu'il  porte  très  bien,  un  grand  et  touchant 
caractère.  Cette  perruque  léonine,  qui  faisait  crinière 
et  qui  n'a  pas  été  applaudie,  était  assurément  la 
chose  la  plus  réussie  de  la  pièce.  M.  Legouvé,  tou  t 
académicien  qu'il  soit,  a  été  enfoncé  par  le  perru- 
quier qui  a  trouvé  celte  perruque  de  génie,  et  qui 
mériterait  bien  d'être  le  perruquier  de  l'Institut. 


ANNE    DE    KERVILER  137 

Us  y  gagneraient  tous  !  Mlle  Dudlay,  prise  dans  un 
fourreau  bleu  à  pèlerine,  comme  dans  une  gaîne, 
■pitié  sa  taille  au  costume  du  temps,  qui  en 
avait  cependant  d'autres  plus  gracieux  qu'elle  pou- 
vait choisir.  Elle  a  joué  son  rôle  avec  une  résolu- 
tion qui  allait  bien  à  sa  figure,  un  peu  coupante  de 
profil  et  volontaire  de  menton.  Elle  a  montré  du 
talent.  Mais  pourquoi  imite-i-elle  Mlle  SarahBern- 
hardt,  et  jusqu'à  la  voix  ?  Je  l'en  avertis  parce  que 
je  voudrais  l'aimer  pour  elle  seule,  non  pas  pour 
deux.  C'est  Worms  qui  jouait  l'amant  de  la  com- 
tesse. Il  l'a  joué  avec  beaucoup  de  flamme,  mais 
avec  trop  de  saccades  et  trop  de  mouvements  heur- 
tés dans  son  jeu.  Qu'il  se  coule  de  l'huile  dans  ses 
articulations,  et  que  ce  que  je  lui  dis  là  lui  en  met- 
te !...  Comme  il  fallait  que  tout  fût  apocryphe  dans 
la  confession  catholique  de  M.  Legouvé,  Worms,  ce 
singulier  pénitent,  et  Febvre,  ce  singulier  prêtre, 
se  sont,  l'un  pour  se  confesser  et  l'autre  pour  l'en- 
tendre, assis  à  une  table,  en  face  l'un  de  l'autre, 
sans  aucune  façon,  et  Worms  s'est  confessé,  ma  foi  ! 
les  coudes  sur  la  table,  et  ne  s'est  jeté  sur  les  genoux 
que  quand  le  nom,  qui  le  secouait,  de  la  comtesse, 
l'y  a  fait  tomber.  Toujours  inexpert  dans  son  catho- 
licisme, M.  Legouvé  s'est  imaginé  qu'à  confesse 
nous  étions  obligés  de  dire  le  nom  des  femmes  avec 
qui  nous  avions  péché  ;  mais  l'Église  n'est  pas  si 
indiscrète  que  cela  !  Seulement,  il  fallait  que  le  nom 


138  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

de  la  comtesse  fût  dit  ou  deviné  pour  que  le  comte, 
redevenu  mari  et  furieux  sous  la  piqûre  de  taon  du 
cocuage,  fût  ramené  à  la  miséricorde  par  cette 
exclamation  :  «  Mon  père!  »  qui  lui  a  rappelé  le 
confesseur... 

Misérable  pièce,  en  somme,  qui  n'a  qu'une  qua- 
lité, c'est  d'être  courte  et  de  ne  pas  durer,  —  et 
qu'ils  ont  pourtant,  au  Théâtre-Français,  l'imperti- 
nence d'appeler  de  ce  long  mot  :  «  Une  première 
représentation  !  » 


LE   PERE   PRODIGUE 


22  Novembre  1880. 


I 


J'aurais  voulu,  pour  mon  début  au  Triboulet, 
une  première  représentation  à  vous  offrir,  —  mais 
les  premières  représentations,  il  faut  en  désespé- 
rer! Elles  sont  rares  mainlenant,  et  elles  vont  le 
devenir  de  plus  en  plus...  Je  parle  des  premières 
représentations...  littéraires,  bien  entendu.  Les 
exhibitions  à  grand  tapage,  comme  le  Michel  Stro- 
go/f  qu'on  vient  déjouer,  ne  sont  pas,  pour  ceux  qui 
croient  encore  au  théâtre  dans  ce  temps  athée  à 
tant  de  choses,  ce  qu'on  peut  appeler  intellectuel- 
lement des  premières  représentations. Cela  nerepré- 
sente  que  d'abominables  spéculations  sur  la  bêtise 
du  matérialisme  universel  et  contemporain,  qui 
aime  à  se  régaler  de  choses  bêtes,  pourvu   qu'on 


140  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

les  assaisonne  des  décors,  des  coslumes  et  des  nu- 
dités d'un  spectacle  fait  uniquement  pour  les  yeux, 
—  il  faut  bien  le  dire,  de  tous  nos  organes  le  plus 
bêle!  Mais  des  premières  représentations  dans  le 
sens  élevé  de  l'Art  dramatique,  nous  sommes  à  la 
veille  d'en  manquer.  Nous  avons  des  amuseurs 
publics,  —  quand  ils  amusent,  toutefois,  —  mais 
d'artistes  dramatiques  dignes  de  ce  nom,  cherchez 
cette  aiguille  d'or  dans  la  botte  de  foin  des  sotti- 
ses et  des  platitudes  du  théâtre  actuel  !  Ceux  qui 
ont  été  cette  aiguille  d'or  ont  perdu  leur  pointe... 

Ils  se  sont  émoussés.  M.  Emile  Augier,  même 
pour  ceux  qui  l'ont  cru  le  plus  fort  du  temps  et 
qui  l'appellent  le  grand  Augier  : 


Lui  disant  tout  Cyrus,  dan»  leurs  longs  compliments, 


M.  Emile  Augier  a  vieilli  et  ses  reprises  valent 
mieux  à  présent  que  ses  premières  représentations. 
M.  Sardou  ne  vit  plus  guères  que  sur  son  passé  ; 
il  ne  convulsé  plus  les  foules  comme  au  temps 
de  Patrie,  ce  convulsif,  maintenant,  à  lui  tout 
seul  ! 

Quant  à  M.  Alexandre  Dumas,  évidemment  l'Oc- 
tave de  ce  triumvirat,  qui  nous  promet  cependant 
une  première  représentation  pour  cet  hiver,    il  se 


LE   PÈRE   rilOMGUE  141 

sent  tellement  au  bout  de  son  petit  rouleau  drama- 
tique que,  dans  la  préface  d'une  de  ses  dernières 
pièces,  il  nous  a  fait  mélancoliquement  ses  adieux. 
Était-ce  là  de  la  comédie  encore?...  ou,  ce  que  je 
crois,  l'épuisement  d'un  esprit  qui  n'eût  jamais  ni 
l'abondance,  ni  le  bouillonnement,  ni  le  trop  plein. 
Voici  les  Trois  Mousquetaires  de  la  scène,  mais  ils 
en  sont  à  Trente  ans  après  f...  Seul,  M.  Gondinet, 
venu  après  eux,  le  petit  Gondinet,  vit  encore  ;  mais 
M.  Gondinet  (singulier  nom  pour  un  Hercule  !)  au- 
ra-t-il  les  reins  assez  fermes  pour  soutenir  les  fri- 
ses de  ce  théâtre  que  des  cariatides  fatiguées 
comme  MM.  Dumas,  Augier  et  Sardou,  menacent 
de  laisser  tomber  ?  Sortirons-nous,  grâce  à  lui,  de 
ce  maigre  régime  forcé  des  reprises  pour  rentrer 
dans  le  régime  plantureux  des  premières  représen- 
tations?... 

Toujours  est-il  que  le  Vaudeville  n'ayant  pas  plus 
que  les  autres  théâtres  de  vraie  première  représen- 
tation à  nous  donner  pour  l'ouverture  de  cet  hiver, 
l'a  remplacée  par  une  reprise.  Il  a  cru  que  cette  re- 
prise lui  serait  heureuse  comme  celle  des  Lionnes 
pauvres,  qui  fut  si  éclatante.  Ce  charmant  théâtre 
du  Vaudeville,  que  j'ai  appelé,  moi,  un  jour,  le  véri- 
table Théâtre-Français  (l'autre  n'est  le  premier  que 
par  politesse,  —  la  politesse  que  l'on  doit  à  toute 
vieille  femme  par  toute  la  terre),  ce  charmant  et  in- 
telligent théâtre,  qui  a  des  acteurs  comme  Dupuis, 


142  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


par  exemple,  lequel  n'est  pas  au  Théâtre-Français 
et  s'en  venge  en  restant  au  Vaudeville,  a  voulu  faire 
comme  un  pendant  à  son  succès  des  Lionnes  pau- 
vres, et  ce  succès,  il  l'a  obtenu...  Et  s'il  y  a  des  dif- 
férences entre  ces  deux  succès,  ces  différences  ne 
tiennent  nullement  au  jeu  de  ses  excellents  acteurs, 
mais  elles  tiennent  à  la  pièce  même  qu'ils  viennent 
de  jouer. 

Le  Père  prodigue  est,  en  effet,  très  au-dessous 
des  Lionnes  pauvres  par  le  talent.  Le  talent  de 
M.  Alexandre  Dumas  ne  se  discute  pas.  Il  est  hors 
de  conteste.  Il  en  a,  certes  !  Mais  c'est  la  qualité  et  la 
quotité  de  ce  talent  sur  lesquelles  j'oserais  discuter. 
Selon  moi,  l'opinion  lui  en  donne  trop.  On  se  pré- 
cipite de  ce  côté  mais  on  en  reviendra,  et,  d'ailleurs, 
peu  m'importe  !  Je  n'y  serai  jamais  allé...  Inférieur 
donc  à  MM.  Foussier  et  Augier  dans  les  Lionnes 
pauvres,  M.  Alexandre  Dumas  n'a  pas,  comme  eux, 
passionné  le  public  à  cette  reprise  que  je  viens  de 
voir.  Nous  avons,  tous,  été  bien  tranquilles...  et  si, 
en  dehors  des  applaudissements  dus  au  jeu  des  ac- 
teurs, il  y  a  eu  des  applaudissements  pour  la  pièce, 
qu'on  le  sache  bien  !  c'est  le  préjugé  favorable  à 
M.  Dumas,  c'est  ce  tout-puissant  préjugé  qui 
applaudissait. 

Et  qui  y  allait  même  d'une  main  assez  morte... 
Pas  d'ivresse,  pas  d'entraînement,  pas  d'enthou- 
siasme !  On  faisait  son  devoir...  On  applaudissait 


LE    TKRE    PROM'.M. 


143 


de  tradition  ce  qu'on  avait  applaudi  autrefois.  Co- 
tait aussi...  une  reprise  d'applaudissements. 


11 


Je  ne  raconterai  pas  la  pièce.  A  quoi  bon  !  Racon- 
ter une  pièce,  c'est  bon,  cela,  pour  une  première 
représentation  ;  mais  quand  une  pièce  a  plus  de 
vingt  ans  de  succès   et    de   publicité  sur  la  tête, 
quand  tout  le  monde  l'a  lue,  si  tout  le  monde  ne  l'a 
pas  vu  jouer,  —  car  M.  Dumas  est  un  classique,  — 
du  moins  un  classique  momentané,  —  la  raconter 
n'apprendrait  rien  à  personne.  Les  feuilletonistes 
sans  idées  peuvent  seuls  s'attarder  à  ces  besognes 
inutile?.  Mais  quand  il  s'agit  du  renouveau,  d'une 
reprise,  ia  Critique  n'a  pas  autre  chose  à  faire  que 
de  noter  les  impressions  d'une  représentation  don- 
née à  vingt  ans  de  la  première,  —  et  ces  impres- 
sions, je  viens  de  dire  ce  qu'elles  ont  été...  Quant  à 
la  pièce  elle-même,  qui,  comme  l'a  caractérisée  un 
critique  avec  un  juste  bonheur  d'expression,  n'est 
qu'un  pilotage  plus  ou  moins  habile  à  travers  beau- 
coup de  difficultés,  elle  n'a  pris  ni  secoué  énergi- 
quement  personne  par  la  force  intrinsèque  de  l'idée 
qui  était  en  elle.  Il  peut  se  rencontrer,  en  effet,  de 


144  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

ces  vieux  mauvais  sujets  qui  ont  gardé  la  bonté  et 
la  grâce  du  cœur  au  milieu  des  excès  et  des  désor- 
dres de  la  vie,  et  même  les  comédies  en  sont  plei- 
nes. Mais  il  fallait  donner  de  la  vigueur  à  ce  type- 
là,  et  ce  qui  manque  au  Père  prodigue  de  M.  Dumas, 
c'est  précisément  l'originalité.  Le  Père  prodigue 
n'est  que  l'idée  retournée,  l'antithèse,  de  Y  Avare  de 
Molière.  Seulement,  Y  Avare  est  la  proie  de  deux 
passions  contraires  qui  le  tiraillent  en  sens  inverse  et 
lui  font  faire  ces  admirables  grimaces  qui  sont  le 
comique  de  l'animal  humain  dans  toute  sa  profon- 
deur, tandis  que  le  Père  prodigue  de  M.  Dumas 
n'est  pas,  lui,  une  double  proie,  une  proie  partagée 
entre  deux  passions  dévorantes.  Il  est  entre  l'amour 
paternel, qui  n'est  qu'un  sentiment,  et  un  amour  pour 
une  femme  qu'évidemment  il  n'aime  pas  mais  qu'il 
croit  aimer,  le  léger  bonhomme  ! 

S'il  l'aimait  réellement,  il  y  aurait  drame,  et  il 
n'y  en  pas.  Il  n'y  a  qu'un  faux  drame.  M.  Dumas, 
qui  se  pique  d'être  un  moraliste,  ne  doit  pas  igno- 
rer que  l'âge  de  son  Père  prodigue,  qui  a  cinquante 
ans,  est  l'âge  terrible  pour  les  passions,  quand  elles 
durent  encore,  et  qu'on  ne  cède  pas  si  aisément  la 
femme  qu'on  a  l'horrible  malheur  d'aimer,  à  son 
fils,  parce  qu'on  a  entendu,  en  écoutant  à  la  porte, 
que  ce  garçon  a  eu  un  goût  d'enfance  qui  se  réveille 
pour  la  jeune  fille  que,  lui,  le  père,  tout  à  l'heure 
encore,  voulait  épouser!!  C'était  ce  sacrifice  de  la 


LE   PÈRE   PRODIGUE  145 

femme  aimée  par  un  de  ces  hommes  donl  un  autre 
moraliste,  mieux  renseigné  que  M.  Dumas,  a  dit 
que  «  la  punition  de  ceux  qui  ont  aimé  les  femmes, 
«  c'est  de  les  aimer  toujours  »  ;  c'était  ce  sacrifice, 
puisque  M.  Dumas,  impropre  aux  comédies,  faisait 
un  drame,  qu'il  aurait  pu  faire  déchirant  et  sublime, 
mais  à  la  condition  que  le  père  aurait  arraché  la 
femme  de  son  cœur  et  l'eût  donnée  toute  saignante 
du  sang  de  son  cœur  à  son  fils  !  Mais,  ici,  ni  arra- 
chement, ni  cœur  qui  saigne.  11  y  a  seulement  deux 
ou  trois  larmes  de  cet  homme  humide  qui  ne  sait 
que  pleuroter  et  baisoter  son  fils,  en  le  prenant  par 
la  tête,  tout  le  long  de  la  pièce,  et  c'est  tout!  Aussi, 
un  attendrissement  à  si  bon  marché  ne  nous 
atteint  ni  ne  nous  touche  de  ce  choc  électrique  qui 
est  la  force  du  génie,  soit  que  l'auteur  dramatique 
veuille  nous  faire  rire  ou  nous  faire  pleurer.  M.  Du- 
mas ne  nous  a  donné  dans  sa  pièce  que  le  Philibert, 
le  mauvais  sujet  de  tous  les  opéras  comiques,  et  il 
fallait  faire  de  son  père  prodigue  quelque  chose  qui 
l'eût  relevé  de  son  avilissement  de  père  ;  car  le  père 
est  perpétuellement  avili  dans  sa  pièce,  et  il  n'y 
reste  que  le  mauvaise  tête  et  bon  cœur  des  comédies 
les  plus  vulgaires.  Après  cela,  que  M.  Dumas  ait  mis 
autour  du  tronc  creux  de  sa  pauvre  corruption  des 
guirlandes  et  des  entrelacements  d'habilelé,  de  dif- 
ficultés vaincues  et  de  détails  heureux,  sur  lesquels 
les  critiques  qui  ont  la  religion  de  son  talent  exécu- 

9 


146  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

teront  des  morceaux  d'ensemble  à  quatre  mains  ou 
ventre  à  terre,  sa  pièce  n'en  sera  pas  moins  frappée 
au  cœur  de  ce  seul  coup  de  hache.  11  n'est  pas 
besoin  d'en  donner  deux  ! 

Avili  et  ridicule.  Voilà  son  Père  prodigue  !  Mais 
les  critiques  ne  verront  pas  cela  !  Ils  verront  à  côté. 
Ils  verront  ce  qu'ils  voient  toujours  quand  il  s'agit 
de  M.  Alexandre  Dumas.  Ils  verront  et  vanteront  ce 
qu'ils  adorent  et  ce  que  le  matérialisme,  auquel  tous 
les  arts  sont  maintenant  en  proie,  estime  plus  fort 
que  tout  :  la  science  des  planches,  —  comme  cela  se 
dit,  —  les  rubriques  du  métier,  l'art  d'escamoter  la 
muscade  de  la  difficulté,  et  les  mots,  ah!  surtout  les 
mots,  sur  lesquels  M.  Dumas  se  retire  toujours.  Ce 
sont  les  mots  qui,  pour  bien  des  gens,  sauvent  ses 
pièces.  Les  mots  de  M.  Dumas  sont  comme  les  mots 
de  M.  de  Talleyrand.  Quand  il  fait  :  oh!  ou;  ah! 
c'est  un  mot,  comme  pour  Talleyrand. 

A  cette  reprise  du  Père  prodigue  qui  ne  nous 
chauffait  pas  beaucoup  le  diaphragme,  j'ai  entendu 
derrière  moi  :  «  Vous  avez  beau  dire,  il  y  a  des 
«  mots  !  »  Il  prenait  bien  son  temps,  celui  qui  disait 
cela  !  Dans  cette  pièce  en  cinq  actes,  qui  a  duré  jus- 
qu'à une  heure  du  matin,  savez-vous  combien  j'ai 
compté  de  ces  mots  qui  sont  les  grenades  de  ce  for- 
midable grenadier  d'esprit  qu'on  appelle  M.  Alexan- 
dre Dumas?  Vous  ne  vous  en  douteriez  jamais!  J'en 


LE   PÈRE   PRODIGUE  147 

ai  compté  sept.  Sept  pour  cinq  actes  !  Ce  n'est  pas 
une  pluie. 

Et  je  suis  capable  de  vous  les  citer.  Tenez  !  les 
voici  ;  comptez  comme  moi  :  1°  «  Le  second  mouve- 
«  ment  est  bon  chez  toi,  ainsi  tu  devrais  commencer 
«  par  celui-là.  »  2°  «  Le  cœur  est  encore  l'étoffe  qui 
«  se  déchire  le  plus  facilement  et  qui  se  raccommode 
«  le  plus  vite.  »  3°  «  Pourquoi  n'aimerail-on  pas  sa 
«  femme?  on  aime  bien  celle  d'un  autre  !  »  4°  «  C'est 
«  (en  parlant  d'une  femme  facile  qui  n'accueillerait 
«  pas  tout  le  monde),  c'est  comme  si  vous  disiez  que 
«  le  chemin  de  fer  ne  veut  pas  de  voyageurs.  »  (Par 
parenthèse,  celui-là  semble  inspiré  d'un  autre  plus 
grand,  de  Lamennais,  qui  avait  de  l'esprit  comme  s'il 
n'avait  pas  eu  du  génie.  En  parlant  de  l'infécondité 
des  courtisanes,  il  disait  :  «  Les  grandes  routes  sont 
«  stériles.  »  5°  Ce  qu'il  y  a  de  plus  triste,  ce  n'est  pas 
«  d'être  vieux,  c'est  de  ne  plus  être  jeune.  »  6°  «  Qui 
«  est-ce  qui  n'est  pas  le  domestique  de  quelqu'un  ?  » 
Et  7°,enfin  :«  Il  faut  tuer  le  veau  gras,  autrement  il 
«  va  mourir  de  vieillesse.  »  Et  nous  voilà  au  bout 
de  ce  collier  à  sept  perles.  Voilà  tout  ce  que  j'ai 
trouvé,  en  cherchant  bien,  dans  ce  vaste  coffre  de 
cinq  actes  !  Sept  mots  !  pas  un  de  plus!  Ils  peuvent 
chanter  la  ballade  de  Wordsworth  :  «Nous  sommes 
«  sept.  »  Sur  ces  sept,  il  y  en  a  qui  sont  absurdes, 
d'autres  cyniques.  C'est  égal  !  on  les  a  savourés  tous 
avec  les  petits  frémissements  de  la  friandise  heu- 


148  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

reuse.  On  leur  a  fait  risette.  Pour  le  public  de  ce 
soir,  —  tout  est  relatif,  —  ils  étaient  spirituels  et 
gais.  Mais  si  le  prince  de  Ligne  ou  Rivarol  avaient 
élé  là,  auraient-ils  ri,  eux  ?... 


III 


Les  acteurs  ont  joué  excellemment  cette  reprise. 

Dupuis,  qui  faisait  le  père  prodigue,  a  été  prodi- 
gue de  talent.  Il  a,  par  le  ton,  l'aisance  et  la  dis- 
tinction de  son  jeu,  fait  oublier  la  situation  abais- 
sée de  ce  père,  petit  garçon  devant  son  fils.  Avec 
Dupui?,  on  l'aime  presque.  Sans  Dupuis,  on  le 
mépriserait.  Abominable  de  difficulté,  le  person- 
nage de  ce  vieux  libertin,  sensuellement  bon,  qui 
gâte  la  paternité  à  force  de  tendresse  et  se  fait 
presque  mettre  en  curatelle  par  l'irrespectueuse 
tendresse  d'un  enfant  qu'il  a  mal  élevé  !  Il  fallait 
être  Dupuis  pour  ne  pas  succomber  sous  cet  affreux 
rôle,  pour  ne  pas  se  noyer  dans  les  larmes  de  ce 
père  pleurard,  —  ce  serait  le  vrai  nom  de  la  pièce, 
—  et  pour  sécher  par  de  la  gaîté  et  de  la  bonne 
humeur  ce  rôle  trop  mouillé.  Dans  sa  partie  sèche, 


LE    PÈRE    PRODIGUE  149 

Dupuis  est  à  la  fois  rond  et  noble,  —  ce  que  n'est 
pas  toujours  la  rondeur  !  —  et  quoiqu'il  endoclrine 
les  petits  jeunes  gens  actuels  et  leur  prêche  les 
jeunes  gens  d'autrefois,  il  n'a  pas  été  pédant  une 
minute  dans  cette  pièce  où  les  pédants  et  les  pédan- 
tismes  foisonnent.  En  effet,  tout  le  monde  pédan- 
tise  dans  le  Père  prodigue.  Le  fils  est  un  insup- 
portable pédant  vis-à-vis  de  son  père,  et  même  vis- 
à-vis  de  la  jeune  fille  qu'il  épouse.  Il  professe  l'a- 
mour avec  elle,  comme  elle,  avant  d'être  mariée, 
professe  le  mariage.  Tous  conférenciers,  qui  se  jet- 
tent alternativement  à  la  figure  leurs  petites  confé- 
rences 1 

M.  Alexandre  Dumas,  qui  a  fait  professer  la 
physiologie  à  un  notaire  (je  crois)  dans  une  de  ses 
dernières  pièces,  est  le  grand  conférencier  théâ- 
tral... de  ce  temps  de  conférenciers!  Dupuis  a 
tant  d'élégance  et  de  mondanité  dans  sa  personne 
qu'il  échappe  aux  influences  et  aux  inconvénients 
des  pièces  de  M.  Dumas,  et  M.  Dumas  en  est  bien 
heureux  ! 

Après  le  rôle  du  père  prodigue,  le  plus  impor- 
tant est  celui  de  la  courtisane  qui  place  son  argent 
et  se  fait  des  rentes  (comme  elle  dirait),  ce  type 
particulier  à  notre  siècle...  Et  c'est  Mlle  Pierson 
qui  le  joue,  avec  une  telle  perfection  de  vérité 
cruelle  qu'on  se  surprend  à  la  haïr,  malgré  cette 
beauté  qui  devrait   inspirer  le  contraire.   Jamais 


150  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

plus  suave  visage  n'a  masqué  d'âme  plus  basse  et 
plus  atroce.  C'est  à  terrasser  Lavater. 

Cette  tire-lire  si  voluptueusement  sculptée  en 
femme,  qui  se  tend  aux  écus  qu'on  y  met  avec  une 
avidité  que  ne  connaissent  pas  les  autres  tire-lires, 
est  tout  à  la  fois  hideuse  et  charmante  !  Pour  Mlle 
Réjane,  qui  joue  la  jeune  fille  cédée  avec  tant  de 
facilité  par  le  père  à  son  fils,  ce  n'est  plus  la  pro- 
fonde vipère  des  Lionnes  pauvres,  mais  c'est  le 
visage  et  la  taille  les  plus  faits  que  je  sache  pour 
le  drame,  quand  on  en  fera  de  vivants.  Dans  ce 
fourreau  si  fin  et  si  flexible,  il  y  a  de  l'acier  dra- 
matique pour  plus  tard,  et  l'acier  sortira  ! 

C'est  la  faute  de  M.  Alexandre  Dumas  s'il  n'est 
pas  sorii  dans  le  Père  prodigue,  où  il  n'y  a  pas  de 
rôle  pour  elle  et  où  elle  est  condamnée  à  l'ingénuité 
d'une  jeune  première,  elle  qui,  dans  les  Lionnes 
pauvres,  valait  mieux  que  cela  ! 


ODÉON 

M.    MOUNET  —    DÉBUT    DANS    «    ANDROMAQUE    » 


29  Novembre  1880. 


I 


Début  de  M.  Mounet  !  Triboulet  n'a  que  cela, 
cette  semaine,  à  se  mettre  sous  la  dent,  —  celte 
dent  joyeuse  qui  voudrait  bien  un  peu  rire...  Au 
lieu  d'une  pièce  nouvelle,  un  homme  neuf!  Au  lieu 
d'actes,  un  acteur!  Mais  quand  l'acteur  est  bon, 
c'est  déjà  quelque  chose.  Je  suis  de  ceux  qui  pen- 
sent que  dans  l'état  d'épuisement  de  l'Art  dramati- 
que, l'acteur  vaut  la  pièce,  quand  il  ne  vaut  pas 
mieux,  — à  part  le  génie,  sans  nul  doute,  qu'il  faut 
toujours  mettre  à  part,  et  qui,  d'ailleurs,  s'y  met 
bien  tout  seul,  le  brigand!  Évidemment  le  Mounet 
d'hier  soir  ne  vaut  pas  Racine,  mais  s'il  jouait  tout 
autre  que  Racine,  peut-être  vaudrait-il  mieux  que 
l'auteur  qu'il   jouerait.  Avec   un  mot   (un  seul!), 


152  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

Talma  enleva  cette  platitude  deManlius,  restée  sans 
lui  une  platitude,  et,  après  lui,  retombée  à  plat... 
Voilà  ce  qui  donne  à  tout  début  d'acteur  ou  d'actrice 
un  intérêt  de  première  représentation.  Leur  début, 
c'est  leur  première,  à  eux.  C'est  la  première  repré- 
sentation d'une  terrible  pièce  :  de  tout  leur  avenir, 
de  toute  leur  vie  en  une  fois.  Le  début,  enfin,  c'est 
la  promesse  certaine,  c'est  l'augure  absolu  qui  ne 
trompe  pas.  Il  n'est  pas  d'exemple,  que  je  sache, 
dans  Thistoirc  du  théâtre,  que  le  début  d'un  grand 
artiste  ait  jamais  été  un  coup  manqué...  Sans 
l'étincelle  du  début  il  n'y  aurait  jamais  de  flamme, 
et  quand  elle  n'y  est  pas,  on  peut  souffler  !  l'acteur 
travaillerait  toute  sa  vie  comme  un  beau  diable 
qu'il  ne  serait  jamais  le  beau  diable  qu'il  faut  être 
pour  être  un  acteur. 

Il  ne  serait  jamais  —  horrible  chose  que  cette 
chose  honorable  !  —  qu'un  acteur  tiré  par  les 
cheveux... 


II 


Le  Mounet  d'hier  soir  a  déjà  débuté,  dans  les 
Horaces,  je  crois,  où  je  ne  l'ai  pas  vu  ;  car  j'arrive 
dans  le  feuilleton  et  j'y  donne  aussi  mes  premières 
représentations. 


M.    MOUNET  —    DÉBUT   DANS    ANMlOMAQUE      153 

M.  Mounet  est  le  frère  de  cet  autre  Mounet,  qui 
s'appelle  Sully,  par  dessus  le  marché,  joue  à  la  Co- 
médie-Française et  n'en  est  plus  à  ses  débuts.  Le 
Mounet  de  l'Odéon  rappelle   beaucoup,   dit-on,  le 
Mounet  du  Théâtre-Français.  Ils  sont  les  Ménechmes 
l'un  de  l'autre,  à  ce  qu'il  paraît,  et  même  ils  sont 
Ménechmes  aussi  de  vocation  dramatique.  On  disait 
autour  de  moi,  hier,  à  l'Odéon,  que  le  Mounet  sans 
Sully  s'était  allumé  au  feu  de  son  frère,  le  Mounet- 
Sully,  et  que,  docteur  en  médecin?,  ayant  passé  ses 
examens  et  ses  thèses,  comme  une  jeune  demoiselle, 
car  les  demoiselles  passent  maintenant  des  thèses  et 
des  hommes  qui  ne  sont  pas  absolument  bêtes  les 
leur  font  passer,  il  avait  renoncé  généreusement  à 
être  Dupuytren  pour  se  faire  ambitieusement  Talma. 
C'est  déjà,  du  reste,  imiter  par  un  bout  Talma,  ce 
glorieux  fils  de  dentiste  qui  répudia  le  métier  de 
son  père  pour  jouer  la  tragédie,  que  de  laisser  là 
tout  un  petit  paquet  de  science  acquise  pour  se  faire 
un  talent  que   peut-être  on  n'acquerra  pas...    Ici 
l'analogie  s'arrête.   Talma   débuta    dans  le    Nar- 
cisse de  Britannicus,  comme,  hier  soir,  M.  Mounet 
n'a  pas  tout  à  fait  débuté  dans  Oreste.  D'un  autre 
côté,  l'époque  de  Talma  ne  ressemble   pas   plus 
à  l'époque  de  M.  Mounet  que  le   talent  de  M.  Mou- 
net ne  ressemble  au  talent  de  Talma.   Au   temps 
de  Talma,  on  était  dur  aux  débutants,  et  à  pré- 
sent on  leur  est  très  doux.  Il  est  vrai  qu'il  y  avait, 

9. 


154  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

au  temps  de  Talma,  de  très  grands  acteurs  à  la 
Comédie-Française,  et  que,  jaloux  comme  des  artis- 
tes, ils  firent  phalange  macédonienne  contre  Talma, 
qui  les  épouvantait  de  son  génie,  lequel  perçait  les 
plus  modestes  rôles  et  qu'on  voyait  comme  on  voit 
l'incendie  intérieur  par  dessous  une  porte  fermée. 
On  comprend  bien  qu'alors  on  jelât  le  rôle  de  Nar- 
cisse à  qui,  plus  tard,  devait  tout  écraser  en  jouant 
Néron...  Aujourd'hui,  les  acteurs  qui  ne  sont  que 
bons  sont  très  rares.  Le  pauvre  grand  Talma  n'avait 
pas  de  frère  pour  mettre  à  son  service  ses  influences 
personnelles.  Et  probablement  le  premier  jour  qu'il 
joua  il  n'entendit  pas  mugir  son  nom,  à  lui  qui 
devait  être  l'Empereur  du  Théâtre  comme  Napoléon 
l'Empereur  de  la  France,  ainsi  qu'on  a  mugi  aux 
premières  galeries  le  nom  de  Mounet  hier  soir  ! 

Mais  je  n'ai  rien  à  dire  à  ceux  qui  applaudis- 
sent. J'aime  l'enthousiasme  comme  on  aime  une 
jolie  femme.  Cependant,  je  ne  les  veux  ni  l'un  ni 
l'autre  par  trop  faciles...  L'enthousiasme  juvénile 
d'hier  m'a  semblé  dépasser  un  peu  le  talent  qui 
l'inspirait.  Mais  c'était  peut-être  l'Ecole  de  méde- 
cine qui  applaudissait. 


M.    MOUNET  —   DÉBUT   DANS   ANDROMAQUE      155 


III 


Le  frère  de  M.  Mounet-Sully,  M.  Mounet  tout  court 
de  l'Odéon,  trouvé  généralement  très  beau,  —  ce 
qui  est,  hélas  !  pour  les  profits,  la  même  chose  que 
de  l'être,  —  M.  Mounet  est  un  assez  beau  gars,  et 
je  dis  gars  parce  que  ce  mot-là  dit  bien  son  genre 
de  beauté,  qui  est  robuste  plus  qu'idéale.  Il  a  des 
bras  d'un  galbe  puissant,  mais  très  peu  patriciens, 
et  ses  mains  ne  sont  pas  suzeraines,  comme  dirait 
Lord  Byron,  et  il  en  écarquille  trop  les  doigts,  quand 
il  est  ému.  Qu'il  les  laisse  tranquilles  !  Pour  être  lai- 
des, elles  n'ont  pas  besoin  de  grimacer.  De  stature, 
il  est  grand,  et  dans  sa  robe  de  Grec  il  aurait  de  la 
tournure,  s'il  n'écarquillait  pas  ses  jambes  comme 
ses  doigts,  —  attitude  de  vieux  postillon  à  pied  que 
la  robe  dissimule,  mais  que  les  pieds  écartés  trahis- 
sent. Sa  voix  manque  d'éclat  comme  son  geste  man- 
que de  noblesse.  Il  se  travaille  pour  l'avoir,  cette 
noblesse,  mais  il  ne  l'attrape  pas,  et  quand  on  joue 
le  fils  d'Agamemnon,  il  faudrait  l'attraper,  ou  l'on 
reste  attrapé  soi-même  !  Le  visage,  d'une  pâleur 
fatale,  mais  probablement  voulue,  a  la  ligne  droite 


150  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

qu'on  aime  dans  le  visage  des  Grecs  ;  mais  le  nez 
trop  épais  n'a  pas  la  finesse  du  camée.  C'est  un 
camée  infortuné.  Pour  achever  le  portrait  de  l'ac- 
teur physique,  il  était  mal  costumé.  Il  avait  une 
affreuse  et  banale  robe  blanche,  qui  le  faisait  res- 
sembler au  grand  prêtre  qui  chante,  à  l'Opéra-Co- 
mique,dans  la  Flûte  enchantée  de  Mozart;  mais  ce 
qu'il  chante,  lui,  n'est  pas  de  la  Flûte  enchantée. 
Son  débit  n'enchante  pas.  Il  dit  ses  vers  pompeu- 
sement et  médiocrement,  et  ces  vers  sont  si  beaux 
qu'ils  l'étaient  hier  encore,  àl'Odéon,  mâchonnés, 
hachés,  traînailles  ou  volubilisés  par  ce  tas  de  bou- 
ches, qui  mériteraient  un  autre  nom.  Je  n'ai  jamais 
entendu,  sur  aucun  théâtre,  un  pareil  barbouillage 
de  vers.  C'était  à  faire  crier  les  poètes  s'il  y  en  avait 
eu  dans  la  salle.  Mais  y  en  avait-il  ?  Dans  tous' les 
cas,  ils  ont  silencieusement  avalé  cette  douleur.  La 
salle,  en  exceptant  les  mugissements  du  coin  où  j'é- 
tais, était  assez  morne  au  milieu  de  tous  ces  bre- 
douillements  tragiques.  Chose  singulière  et  frap- 
pante !  Toutes  les  femmes,  pour  saluer  le  triomphe 
espère  de  leur  beau  Mounet,  étaient  en  noir,  comme 
pour  un  enterrement.  Le  hasard  de  leur  robe  avait 
plus  d'esprit  que  leur  espérance.  Quelques-unes 
d'entre  elles  lisaient  la  pièce  avec  recueillement  et 
piété.  Elles  avaient  apporté  Racine  dans  leur  po- 
che. Elles  comprenaient  mieux  la  lettre  moulée  en 
la  lisant  qu'en  écoutant  les  acteurs,  et,  d'ailleurs, 


M.  MOUNET  —  DÉBUT  DAN8  âNDROMAQUE   157 


elles  les  voyaient  moins,  puisqu'elles   lisaient.  C'é- 
tait naïf,  mais  spirituel  ! 


IV 


J'ai  dit  l'acteur  physique,  —  la  gaîne  de  l'acteur, 
—  et  maintenant  en  voici  la  lame.  Je  crains  bien 
qu'il  ne  soit  jamais  qu'un  de  ces  acteurs  que  j'ai  ap- 
pelés tirés  par  les  cheveux  ;  M.  Mounet-Sully,  qui 
a  été,  à  ce  qu'il  paraît,  détestable,  a  fini  par  se  faire 
un  petit  talent,  à  la  force  du  poignet,  et  dernière- 
ment a  joué  assez  proprement  Achille.  M.  Mounet 
sans  Sully  sera  peut-être  encore  par  là  leMénechme 
de  son  frère.  S'il  n'a  pas  la  vocation,  il  a  la  volonté. 
Or,  il  faut  saluer  toute  bonne  volonté  dans  un  hom- 
me jeune  qui  sacrifie  son  état  de  médecin,  pénible- 
ment acheté,  au  désir  d'être  un  acteur  de  talent,  — 
ce  qui  me  paraît  incertain.  Dans  Andromaque, 
M.  Mounet  a  joué  le  rôle  d'Oreste  sans  ce  grand 
caractère  de  fatalité  qui  devrait  planer  déjà  sur  le 
front  de  l'homme  qui  tuera  sa  mère  et  qui  a  dans  le 
cœur  déjà  la  furie  d'un  amour  qui  attend  les  autres 
Furies  qui  vont  venir,  et  il  a  manqué,  comme  tous 
les  autres  de  ces  acteurs,  véritablement  prodigieux 


158  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

dans  le  mauvais,  les  nuances  d'un  rôle  qui  en  a  tant 
sous  la  plume  brûlante  et  pourtant  nuancée  de  Ra- 
cine. Dans  la  scène  où  Talma  était  d'une  sublimilé 
qui  faisait  voir  des  étoiles  sur  son  front  à  Mme  de 
Staël,  et  qui  nous  les  fait  rêver,  à  nous  qui  ne  les 
avons  pas  vues,  il  n'a  rien  trouvé  de  nouveau,  —  ni 
môme  reproduit  ou  esaayé  de  reproduire  ce  qu'on 
raconte  de  l'invention  du  génie  de  Talma. 
Quand  il  a  dit  ces  vers  : 

Mon  innocence  enfin  commence  à  me  peser, 

c'était  l'impossibilité  de  bien  dire  qui  pesait  sur 
lui,  et  dans  un  autre  sens,  c'était  une  innocence. 
Au  fameux  vers  : 

Eh  bien,  je  suis  content  et  mon  sort  est  rempli! 

on  n'a  pas  entendu  l'éclat  de  rire  —  cet  éclat  de  rire 
à  la  figure  du  destin  —  que  j'attendais  ;  et  la  tradi- 
tion qu'un  acteur  qui  a  du  génie  doit  fouler  aux 
pieds,  la  tradition,  même  la  tradition  protectrice 
de  la  médiocrité, a  été  trahie.  Quand  je  dis  pourtant 
que  M.  Mounet  n'a  rien  inventé,  je  me  trompe... 
Il  a  inventé  la  pirouette  du  toton  qui  tourne  sur 
lui-même  pour  éviter  les  ruisseaux  de  sang  qu'il 
voit  couler  autour  de  lui  dans  son  égarement.  Il  a 
pivoté  comme  les  frères  Conrad  l'auraient  fait  au 


M.    IfOUNET    -  DÉBUT   DANS   A.NDROMAQUE       159 

Cirque  ;  mais  j'aime  mieux  les  frères  Conrad.  Ils 
sont  plus  en  situation.  Cette  pirouette,  qui  devra 
s'appeler  désormais  la  «  pirouette  dramatique  », 
.M.  Mounet  l'a  exécutée  avec  un  tel  mouvement  de 
clown,  un  tel  lancé  de  toupie,  que  ses  admirateurs 
transportés  ont  applaudi  à  outrance. 

Une  jeune  fille  que  j'avais  près  de  moi  et  qui  s'é- 
tait ennuyée  jusque-là,  a  battu  de  ses  deux  gants 
noirs  qu'elle  a  fendus,  à  cette  pirouette,  —  une  in- 
vitation à  la  valse,  —  et  comme  le  chien  atteint  par 
la  table  tournante  qui  saute  par  la  fenêtre.,  tourne 
dans  la  rue,  elle  aurait,  si  elle  n'avait  pas  été  assise, 
ma  parole  d'honneur!  pirouetté. 


Telle  a  été  l'impression  des  autres  et  la  mienne. 
En  somme,  représentation  triste,  coupée  par  les 
mugissements  de  ces  aimables  jeunes  veaux  de  la 
camaraderie  obligeante.  M.  Mounet  est  sans  excuse 
de  n'avoir  pas  été  meilleur  au  milieu  de  ces  repous- 
soirs superbes  sur  lesquels  il  pouvait  si  facilement 
ressortir.  C'était  Mlle  D^voyod  qui  jouait  l'éplorée 
Andromaque.  Elle  en  a  fait  un  mouchoir  de  poche, 


160  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

trempé  des  larmes  du  rhume  de  son  cerveau  maré- 
cageux. Je  ne  sais  pas  le  nom  de  l'acteur  qui  faisait 
Pyrrhus,  et  je  crois  que  je  ne  l'apprendrai  jamais  ; 
c'est  un  gros  garçon  toujours  furieux  qui  joue  ce 
Pyrrhus  indolent  et  charmant,  comme  l'a  peint  Gi- 
rodet,  le  seul  interprète  de  Racine,  dans  la  pose 
nonchalante  et  lassée  de  l'homme  aimé  que  la 
femme  qui  l'airne  ennuie...  Quant  à  Hermione,  —  il 
y  a  eu  une  femme  qui  a  osé  se  mettre  dans  la  robe 
qu'a  portée  Rachel  ;  mais  je  ne  la  nommerai  pas,  et 
j'étendrai,  par  charité,  cette  robe  de  Rachel  sur  son 
nom. 


LES  BRAVES  GENS 


6  Décembre  1880. 


I 


On  sort  de  cette  pièce  avec  un  estomac  un  peu 
lourd  de  vertu.  On  en  a  tant  avalé  !  Les  Braves  Gens  ! 
Ah!  il  n'y  en  a  même  pas  que  dans  la  pièce.  Il  y 
en  avait,  ce  soir-là,  partout.  On  pullulait  de  braves 
gens,  on  en  débordait  !  Il  y  en  avait  sur  la  scène, 
pour  jouer  bravement  cette  brave  et  honnête  pièce. 
Il  y  en  avait  dans  la  salle,  pour  l'applaudir  brave- 
ment et  honnêtement,  et  il  y  avait  aussi  dans  la 
coulisse  un  brave  homme,  qui  s'attendait  à  des  bra- 
vos, lesquels  ne  sont  pas  bravement  venus,  mais 
qui  n'aurait  eu  rien  du  tout  s'il  n'avait  pas  été  un 
si  brave  homme,  aimé  de  tant  de  si  braves  gens, 
lesquels  n'ont  pas,  ce  soir-là ,  pu  pour  lui  grand'chose, 
quoiqu'ils  aient  fait  ce  qu'ils  ont  pu...  C'a  été  une 


162  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

bénédiction!  J'ai  constaté  une  chose  étrange  et  plus 
haute  que  le  succès  d'une  pièce  :  c'est  le  succès  de 
l'auteur,  malgré  sa  pièce,  et  le  goût  très  vif  d'un 
public  pour  un  homme  qui,  ce  soir-là,  positivement 
l'ennuyait.  J'ai  constaté  cette  chose  infiniment  tou- 
chante que  tout  le  long,  le  long  de  cette  pièce  qui 
n'intéresse  pas,  on  était  triste  de  ne  pas  s'y  intéres- 
ser davantage.  On  aurait  voulu  la  trouver  meilleure, 
mais  on  ne  pouvait  pas  !!  Tout  autre  que  M.  Gondi- 
net,  qui  donnait  à  toute  une  salle  un  accès  de  regret, 
tout  autre  que  ce  bien-aimé  du  public  nous  nous 
aurait  jeté  au  nez  une  pièce  comme  la  sienne,  que 
l'aurions  appelée  une  mauvaise  pièce,  et  que,  pour 
elle,  nous  n'aurions  été  que  de  mauvaises  gens.  Eh 
bien,  sur  l'honneur!  c'est  peut-être  sans  exemple 
dans  l'histoire  du  Théâtre,  que  l'insuccès  d'une 
pièce  ait  été  un  malheur  plus  grand  pour  le  public 
que  pour  l'auteur  !  Pendant  la  représentation  de  ces 
Braves  Gens,  nous  prenions  le  deuil  à  chaque  acte. 
A  chaque  acte,  le  crêpe  s'épaississait.  Les  plongeurs 
des  couloirs  et  du  foyer  venaient,  dans  l'entre-deux 
des  actes,  vous  dire,  consternés  :  «  Gela  ne  va  pas 
bien;  «  la  salle  est  navrée!  »  (textuel).  Et  pas  de 
doute  que  si  la  pièce  avait  chuté,  ce  qui  n'eût  été, 
après  tout,  qu'une  chute  pour  l'auteur,  aurait  été, 
pour  cet  aimable  public  de  braves  gens,  une  catas- 
trophe ! 

Mais  la  pièce  n'a  pas  chuté.  Non  !  Elle  s'est  soute- 


LES   BRAVES    CENS  163 


nue.  Elle  u  bien  un  peu  clopiné,  mais  elle  s'est  sou- 
tenue, grâce  à  ce  nom  de  Gondinet,  qui  n'a  pas  été, 
ce  soir-là,  comme  Masséna,  le  favori  de  la  Victoire, 
mais  qui  a  été  le  favori  du  public,  sans  la  Victoire... 
Lenom  seul  de  M.  Gondinet  a  été  le  liège  qui  l'a 
retenue  sur  l'eau  et  l'a  empêchée  de  sombrer. 


II 


Après  cela  faudra-t-il  donc  recommencer  la  tris- 
tesse de  vendredi  soir,  au  Gymnase,  et  la  faire  pas- 
ser dans  l'esprit  de  ceux  qui  vont  lire  ce  feuilleton 
en  leur  racontant  cette  pièce  des  Braves  Gens,  aux 
intentions  vertueuses,  mais  avortées?  C'est  là  une 
question  et  c'est  un  embarras  !  Je  n'ai  pas,  moi, 
l'honneur  d'être  de  ceux-là  à  qui  M.  Gondinet  a  eu 
la  précaution  d'envoyer  à  l'avance  le  manuscrit  de 
sa  pièce,  pour  la  leur  faire  mieux  comprendre,  le 
galant  homme  !  et  la  leur  donner  à  déchiffrer  comme 
un  hiéroglyphe.  Moi,  je  suis  avec  les  croquants.  Moi, 
je  n'ai  vu  les  Braves  Gens  qu'à  la  scène  et  dans 
l'atmosphère  du  théâtre;  mais  de  là,  j'ose  déclarer 
qu'elle  est  ine'nawable... C'est  une  confusion  de  cho- 
ses et  d'événements  tellement  mêlés  et  embrouil- 
lés les  uns  dans  les  autres,    qu'on  s'y  perd,  corps 


164  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

et  biens,  et  que  l'intelligence  de  ceux  qui  l'écou- 
taient  vendredi  s'y  était  perdue. 

Certes  !  on  me  permettra  de  le  dire,  personne  de 
nous  ne  s'attendait  à  une  très  forte  comédie  venant 
de  M.  Gondinet,  cet  agréable  dessinateur  de  vignet- 
tes dramatiques.  Personne  de  nous  ne  s'attendait, 
de  cette  plume  taillée  fin,  à  quelque  type  profond, 
fouillé  et  vivant,  comme  celui  du  grand  honnête 
homme  qui  eût  fait  tout  taire  du  vice  et  de  la  bas- 
sesse humaine  devant  lui,  puisqu'on  voulait,  une 
fois  entre  autres,  donner  raison  à  la  vertu  !  Mais, 
puisqu'on  n'était  capable  que  de  mettre  ce  fier  type- 
là  en  petite  monnaie  pour  en  faire  les  braves  gens 
que  voici,  il  fallait,  du  moins,  donner  à  ces  braves 
gens  de  l'originalité,  de  la  tournure,  du  caractère, 
et  les  sortir  de  la  tourbe  vulgaire  des  imbécilles. 
Or,  ils  le  sont  tous,  dans  la  pièce  de  M.  Gondinet. 
Un  vil  coquin  de  bas  étage  et  une  coquine  plus 
vile  encore,  les  jouent  et  les  rou'ent  avec  la  plus 
grande  facilité,  ces  braves  gens  innocents,  bons 
enfants,  grands  enfants,  et  c'est  un  troisième  co- 
quin qui  les  sauve,  sans  qu'aucun  d'eux  ait  jamais 
rien  fait  pour  cela  !  Les  braves  gens  de  M.  Gon- 
dinet, de  cette  comédie  larmoyante,  où  les  cir- 
constances sont  encore  plus  communes  que  les 
personnages,  ont  pour  fond  le  testament  incompré- 
hensible d'un  homme  qui  n'a  jamais  vu  ni  connu  la 
femme  qu'il  a  instituée  sa  légataire  universelle,  et 


LES    BRAVES    GENS  165 

refusé  par  cette  légataire  pénétrante  qui  a  deviné 
que  ce  testament  cachait  un  fidéicommis...  Refusé 
donc  par  cette  généreuse  légataire,  ce  testament  est 
accepté  sans  hésitation  par  la  jeune  fille  à  qui  elle 
le  repasse,  et  qui  le  prend,  aussi  naïve  que  M.  Gon- 
dinet  qui  ne  devrait  pas  l'être;  car  elle  est  mineure 
(on  le  dit  dans  la  pièce)  et  elle  n'a  pas  le  droit 
de  l'accepter.  Ici,  quelques  notaires  murmuraient, 
dans  leur  coin.  C'est  sur  cette  idée  déjà  trouble  que 
M.  Gondinet  a  construit  sa  pièce  des  Braves  Gens, 
avec  cette  main  qui  n'a  pas  toujours  manqué  ses 
châteaux  de  cartes  comme  aujourd'hui,  et  sur  ce 
fond  risqué  se  sont  ajoutés  le  chantage,  le  procès  et 
toutes  les  roueries  des  deux  coquins,  mâle  et  femelle, 
plus  forts  à  eux  deux  que  tous  ces  braves  gens  à 
eux  tous  !  et  qui  sont  finalement  sauvés  par  un 
troisième,  qui,  le  croira-t-on?  ne  paraît  même  pas 
dans  la  pièce  et  qui  est  la  main  de  la  Providence  ; 
car  Dieu  met  parfois,  pour  mieux  attraper  les 
autres,  sa  main  dans  la  manche  d'un  coquin. 

Et  c'est  tout  !  Quoi,  tout  ?  Oui  !  tout,  et,  dans  le 
développement  que  l'auteur  donne  à  ses  idées  sans 
clarté,  rien  de  clair,  non  plus,  rien  de  péremptoire, 
rien  de  net.  Indécise  et  confuse  par  elle-même,  la 
pièce  de  M.  Gondinet  l'est  par  les  détails.  Elle  a,  à 
chaque  instant,  des  encombrements,  des  longueurs, 
des  obscurités.  M.  Gondinet  a  la  fécondité  dans  l'i- 
nutile. Il  invente  jusqu'à  des  personnages  qui  n'ont 


166  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

aucune  raison  d'être...  Par  exemple,  au  lever  du 
rideau,  dans  son  drame,  on  aperçoit,  dans  le  salon 
de  cette  famille  qui  représente  les  braves  gens,  une 
jeune  personne    très    correcte,   avec  la  robe  d'un 
brun  classique  qui  caractérise  les  institutrices  ou 
les  demoiselles  de  compagnie,  et  en  la  voyant  nous 
avons  tous  cru  que  cette  jeune  personne  était  une 
pensée,  un  rêve  d'avenir,  une  péripétie  pour  plus 
tard,  un  croissant  qui  ne  montrait  encore  que  ses 
cornes,  mais  qui,  plus  tard,  s'arrondirait  et  devien- 
drait lune  dans  la  pièce.  Eh  bien,  M.  Gondinet  a 
fait  un  trou  dans  cette  lune-là  !  Elle  a  disparu.  C'é- 
tait une  femme  qui  fuyait  son  mari,  le  coquin  de  la 
pièce,  mais  qui  ne  se  rattachait  nullement  à  l'action 
de  la  pièce  et  qui  en  était  une  superfétation  inexpli- 
cable, qu'on  pouvait  sans  inconvénient  retrancher  de 
la  pièce  comme  on  opère  une  loupe  sur  la  tête  d'un 
pauvre  homme.  Elle  pouvait  ne  pas  venir,  comme 
le  troisième  coquin,  qui  ne  vient  pas  et  qu'on  ne 
connaît  que  par  une  chute  de  cheval  lointaine,  ra- 
contée par  la  femme  qui  Ta  ramassé  et  fait  porter 
chez  sa  maîtresse,  qui  ne  vient  pas  non  plus  !  invi- 
sible à  son  tour  dans  ce  drame  où  l'invisible  joue 
son  rôle,  et  c'est  peut-être  le  meilleur  ! 


LES   BRAVES    GENS  167 


III 


Les  acteurs  ont  joué  le  leur,  eux,  avec  plus  d'en- 
semble que  M.  Gondinet  n'en  a  mis  dans  sa  pièce,  et 
de  manière  à  justifier  cette  thèse  qui  est  la  mienne 
et  qui  cherchera  toujours  ici  des  exemples  pour  l'ap- 
puyer :  c'est  qu'au  théâtre  le  plus  grand  intérêt  et 
la  vie  même  ce  sont  les  acteurs,  les  transfuseurs  du 
sang  de  leur  talent,  quand  ils  en  ont,  dans  les 
veines  épuisées  des  vieux  cadavres  dramatiques. 
Mme  Pasca  doit  être  nommée  la  première.  Elle  fait 
la  femme  du  colonel  de  Lorris  et  la  mère  de  ses 
deux  enfants,  avec  la  sûreté  et  la  maturité  du  talent 
le  plus  approfondi.  Ses  yeux,  très  battus,  ce  soir- 
là,  lui  allaient  très  bien.  Pâle,  mais  blanche,  d'une 
blancheur  immaculée,  comme  la  robe  qu'elle  porte 
aux  derniers  actes,  avec  son  chaste  ruban  blanc  au- 
tour de  son  cou,  c'était  bien  l'albâtre  à  travers 
lequel  on  voit  passer  faiblement  la  vague  lueur  d'un 
amour  secret  et  captif,  brûlant  tout  au  fond  d'une 
vie  pure...  Mme  Pasca  n'a  pas  eu  de  peine  à  être 
plus  grande  que  le  rôle  qu'elle  jouait.  Sa  supério- 
rité se  débattait  dans  ce  rôle  si  commun  de  mère  qui 
réussit  toujours  à  la  scène,  mais  qu'elle  a  élargi  à 


168  THÉÂTRE   CONTEMPORAIN 

sa  taille  et  dont  elle  a  rompu  l'étreignante  médio- 
crité avec  une  émotion  et  une  passion  qui  ont  em- 
porté le  rôle  écrit  qu'elle  avait  à  dire,  comme  une 
robuste  Géorgienne  fait,  en  se  cambrant,  éclater 
sa  ceinture  !  Elle  et  Saint-Germain  ont  été  les  seuls 
consolateurs  de  cette  soirée  morne  et  affligée  de 
la  perte  de  son  Gondinet  : 

J'ai  perdu  mon  serviteur, 
J'ai  perdu  tout  mon  bonheur! 

comme  dit  la  chanson.  Ce  pauvre  public  !  Mme  Pas- 
ca  l'a  fait  pleurer  et  Saint-Germain  l'a  fait  rire  : 
c'étaient  deux  distractions!  Saint-Germain  a  joué 
l'homme  d'affaires  avec  un  museau  de  renard  qui 
commence  à  être  attaqué  d'alopécie,  une  bassesse 
de  cynisme  et  une  goguenardise  de  vieux  coquin 
incomparables.  Il  était  enrhumé.  Des  critiques  le 
lui  ont  reproché,  comme  si  cet  enrouement,  qui 
faisait  de  sa  voix  le  bruit  d'une  scie  dans  du  bois 
pourri,  ne  convenait  pas  à  la  pourriture  de  son 
âme!  Ah  !  les  grands  acteurs  !  Les  voilà  !  Ils  font, 
en  eux,  de  tout  une  magie  !  Saint-Germain  est  en- 
roué ;  Mme  Pasca  a  les  yeux  battus  :  cela  leur  va 
bien  !  Saint-Germain  en  est  plus  odieux  ;  Mme  Pas- 
ca en  est  plus  belle  !  Les  autres  acteurs  ne  sont  pas 
à  l'unisson  de  ces  deux-là,  qui  sont  les  colonnes 
torses  du  Gymnase.  Cependant,  entre  eux,    il   y 


LES    BRAVES    GENS  160 

avait  deux  femmes  qu'on  remarquait  encore  : 
Mlle  Léonide  Leblanc  et  Mlle  Magnier.  Mlle  Léoni- 
de  Leblanc,  quoiqu'elle  ait  perdu  le  sourire  qui 
ouvrait  le  paradis  autrefois  et  qu'elle  ferme  à  pré- 
sent, car  elle  cueille  trop  les  lèvres  d'une  bouche 
qui  ne  demande  qu'à  s'épanouir  (prenez  garde  à  la 
grimace,  mademoiselle  !)  ;  et  Mlle  Magnier,  ce  char- 
mant épervier,  qui  a  joué  le  rôle  d'une  étourdie 
avec  la  volubilité  et  les  mouvements  d'un  étour- 
neau. 

Il  y  a  eu  aussi  pour  M.  Koning  un  triomphe 
dans  cette  défaite  de  M.  Gondinet.  Et  c'était  un 
salon,  le  délicieux  salon,  on  peut  dire  chamarré  de 
fleurs  sur  toutes  les  coutures  ;  car  tous  les  angles 
en  étaient  brodés  de  guirlandes  et  le  plafond  sem- 
blait une  corbeille  renversée  qui  ne  tombait  pas. 
Faire  du  printemps  une  tapisserie,  c'était  à  faire 
mourir  M.  Perrin  de  jalousie! 

M.  Koning  a  vaincu  le  grand  tapissier  du  Théâ- 
tre-Français. 


10 


DIVORÇONS 


Lundi,  13  Décembre  1880. 


1 


On  comptait  beaucoup  sur  cette  pièce.  C'était 
presque  un  coup  d'état  théâtral.  M.  Sardou  (de 
l'Académie  française)  au  Palais-Royal  !  Il  est  vrai 
que  c'est  par  le  Palais-Royal  que  M.  Labiche  est 
entré  à  l'Académie  française.  M.  Sardou,  le  favori 
du  public,  qui  semble  traîner  toute  la  Comédie- 
Française  à  ses  talons  : 

Rome  n'est  plus  dans  Rome  ;  elle  est  toute  où  je  suis, 

devait  mettre,  en  s'y  mettant,  la  Comédie-Française 
au  Palais-Royal...  C'était  l'idée  de  tous.  Les  acteurs 
de  ce  soir-là  tremblotant,  les  pauvres  diables  !  de- 
vant la  majesté  d'académicien  de  M.  Sardou,  se 
faisaient  l'effet  de  débuter  au  Théâtre-Français.  Un 


172  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

critique  du  lendemain  a  même  comparé  Daubray  à 
Bressant.  Eh  bien,  toutes  ces  illusions  enchante- 
resses ont  été  très  impertinemment  souffletées  par 
l'événement  !  Le  Théâtre-Français  n'a  pas  changé 
de  place.  Il  n'a  pas  bougé.  M.  Sardou  n'a  pas  eu  la 
puissance  de  l'emporter  avec  lui  comme  une  tente 
que  l'on  ploie  et  qu'on  pique  en  terre  où  l'on  veut. 
M.  Sardou  est  entré  au  Palais-Royal  comme  tout 
le  monde,  sans  en  ébranler  les  fondements.  Il  ne  l'a 
pas  grandi  pour  y  faire  tenir  sa  personne.  C'est  lui, 
au  contraire,  qui  s'est  rapetissé,  comme  le  Génie 
des  Contes  Arabes,  pour  mieux  entrer  dans  cette 
bouteille.  Au  lieu  de  faire  du  Palais- Royal  le  Théâ- 
tre-Français, il  s'est  fait  lui-même  du  Palais- 
Royal.  Sa  pièce  d'aujourd'hui  n'est  qu'une  pièce 
du  Palais-Royal,  et  son  succès  même,  son  succès 
n'est  que  celte  espèce  de  succès  qu'on  peut  avoir 
au   Palais-Royal. 


II 


Le  sujet  de  la  pièce  valait  mieux  que  cela.  Certes  ! 
le  divorce  valait  la  peine  de  faire  une  grande  comé- 
die, et  puisque  le  théâtre  a  toujours  la  sempiter- 
nelle prétention   de  corriger   les  mœurs  en  riant, 


DIVORÇONS 


173 


quelle  plus  belle  occasion  de  rire  des  mœurs  que 
d'imbécilles  opinions  veulent  nous  faire  en  intro- 
duisant le  divorce  dans  nos  vieilles  mœurs,  qui 
n'en  veulent  pas  !  M.  Sardou,  dont  la  souplesse  de 
singe  est  bien  connue,  et  qui  sait  grimper,  dans 
l'intérêt  du  succès  de  ses  pièces,  sur  l'événement  ou 
l'idée  qui  passe,  devait  naturellement  être  tenté  par 
ce  sujet  actuel  du  divorce,  qui  tapage  dans  l'imagi- 
nation publique.  Malheureusement,  ce  sujet  du 
divorce  demandait  une  tête  à  la  Molière,  une  fécon- 
dité et  une  profondeur  dans  le  comique  que  n'a 
jamais  eues  M.  Sardou,  aux  pattes  de  mouches,  et 
qui  ne  sait  que  pincer  les  hommes  et  les  choses  à  la 
peau.  Pour  embrasser  et  tenir  sous  soi  le  sujet  du 
divorce,  cette  forte  monture,  il  fallait  des  jambes 
plus  longues  et  plus  solides  que  les  siennes.  Auss1 
est-ce  en  vue  de  ces  jambes  gringalettes  qu'il  l'a 
réduit  à  cette  maigreur  que  nous  avons  eu  le  bon- 
heur de  contempler  l'autre  soir. 

Et,  en  effet,  il  ne  s'agit  pas  de  flâner  autour  de 
cette  pièce  pour  montrer  qu'elle  n'est  qu'une  piécette 
en  trois  actes  du  Palais-Royal,  où  il  y  en  a  de  plus 
fortes  sur  des  sujets  moins  forts  ;  —  il  suffira  seule- 
ment dédire  que  de  toutes  les  combinaisons  que 
peut  produire  cette  absurdité  du  divorce,  dans  une 
société  qui  a  vécu  des  siècles  sur  l'idée  de  la  famille 
et  qui  n'est  pas  encore  désorganisée,  quoi  qu'on  ait 
bien  le  projet  de  la  désorganiser  tou1  à  fait,  de  toutes 

10. 


174  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


les  combinaisons  M.  Sardou  a  pris  la  plus  vul- 
gaire, la  plus  facile  à  tout  le  monde,  la  plus  sous 
sa  main.  Sa  pièce  entière  ne  repose  que  sur  l'esprit 
de  contradiction  qui  fait  que  l'homme  préfère  à  ce 
qu'on  lui  donne,  ce  qu'on  lui  refuse. 

C'est,  par  exemple,  l'histoire  de  l'homme  séden- 
taire qui  ne  veut  pas  garder  les  arrêts  auxquels  on 
l'a  mis,  mais  qui,  sa  liberté  rendue,  les  garde  très 
bien  sans  qu'on  l'y  mette.  Les  époux  du  Divor- 
çons de  M.  Sardou  sont  de  ceux-là  qui  en  ont  assez 
du  mariage  tout  le  temps  qu'il  est  indissoluble,  — 
tout  le  temps  qu'il  implique  celte  grande  idée  d'é- 
ternité que  les  législateurs  de  génie  ont  mise  dans 
leurs  législations,  sans  souci   de    l'homme   et  de 
sa    misérable   sensibilité   qui   se   plaint    toujours, 
mais  en  vue  de  l'honneur   des   familles  et  de  la 
olidité  des  races,  —  et,  de  cette  rencontre  facile 
d'époux  comme  il  y  en  a  tant,  qui  certainement 
n'est  pas  une  découverte,  M.  Sardou  a   tiré  tous 
les  éléments  d'une  pièce  sans   caractère  et  où  les 
situations  peuvent  seules  être  quelque  chose.  C'est 
exploiter  la  pauvreté  !   Le  premier  acte  de  cette 
maigre  comédie  est  consacré  au  spectacle  commun 
et  assez  nauséabond  d'un  mari  et  d'une  femme  qui 
s'ennuient,  qui  se  taquinent,  qui  ont  assez  l'un  de 
l'autre  et  demandent  le  divorce  à  grands  cris.  Le 
second,  c'est  le  divorce,  qui,  une  fois  promulgué, 
refuit,  non  pas  une  virginité  au  mariage,  comme  l'a- 


DIVORÇONS  175 


mour  à  Marion  Delorme,  mais  une  espèce  de  nou- 
veauté, —  un  regain  d'agrément,  —  et  le  fait  regret- 
ter à  ces  deux  girouettes  de  la  contradiction  hu- 
maine quand  ils  ont  obtenu  le  divorce,  objet  de  leurs 
vœux  !  Toute  la  pièce  est  dans  cet  acte  seul.  A  ri- 
goureusement parler,  il  n'y  a  pas  de  troisième  acte. 
Il  n'y  a  qu'un  dénouement,et  ce  dénouement  touche 
là  a  farce!  Voilà, en  quelques  mots,  toute  la  pièce 
étreinte  de  M.  Sardou.  La  voilà  dans  son  fond, 
dans  son  invention,  dans  l'efforL  de  l'auteur  pour 
trouver... ce  qu'il  ne  îrouve  pas!  Qu'on  me  permette 
le  mot  :  franchement,  c'est  aussi  bête  que  cela  ! 

La  seule  hardiesse  peut-être  de  cette  comédie,  qui 
paraît  être  une  condamnation  du  divorce,  —  si  on 
peut  voir  quelque  chose  dans  l'opinion  ou  la  cons- 
cience d'un  auteur  dramatique,  toujours  plus  ou 
moins,  mais  toujours,  la  courtisane  du  public, — 
c'est  d'avoir  défendu  une  thèse  morale  avec  des 
immoralités.  C'est  d'avoir  bombardé  le  divorce  avec 
des  indécences  grosses  comme  des  obus.  Seulement, 
celte  hardiesse  ne  vient  pas  de  M.  Sardou.  C'est  le 
Palais-Royal  qui  l'a  faite  !  M.  Sardou  voulait  être 
de  la  maison,  et  il  en  a  été.  Flexibilité  des  plus 
charmantes,  M.  Sardou  n'a  jamais  été  d'aucune 
manière  un  génie  inquiétant  d'audace.  Comme 
moraliste,  c'est  un  homme  à  l'unisson  de  cette  mo- 
rale publique  qui  fait  l'entre-deux  entre  la  femme 
facile  et  la  bégueule.  Mais,  aujourd'hui,  il  s'est  mon- 


176  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

tré  peut-être  ua  peu  trop  du  Palais-Royal...  11  y 
entrait.  Il  a  bien  fait  les  choses  :  il  s'est  mis  en  frais 
de  plaisanteries  et  de  situations  dignes  de  l'endroit, 
et  ses  frais  ont  été  énormes.  Il  a  abusé  du  galon 
qu'il  a  pris;  mais  qu'importe!  le  public  le  payera, 
ce  galon,  et  sa  pièce,  toute  médiocre  qu'elle  soit,  fera 
de  l'or,  à  force  d'indécences.  A  cette  première  repré- 
sentation, tous  étaient  ravis,  et  les  calvities,  les  vieil- 
lards de  Suzanne,tous  ceux  qui  ont  un  pied  dans  la 
tombe,  se  réchauffaient  aux  plaisanteries  de  Mme 
Chaumont  et  au  feu  avec  lequel  elle  les  disait...  A 
défaut  d'intérêt  noble,  élevé,  tel  que  l'Art  ou  le  thé- 
âtre doivent  en  créer  dans  nos  âmes,  il  y  avait  ce 
qu'on  appelle  de  l'amusant.  Je  me  tuais  à  démon- 
trer à  un  homme  d'esprit  les  vices  de  cette  pièce  : 
—  «  C'est  vrai  »,  me  disait-il,  «  mais,  que  voulez- 
«  vous?  c'est  amusant  !  » 

Oui  !  amusant  pour  le  cynisme  qui  souligne 
toute  intention  immonde  dans  un  mot  ou  dans  une 
situation,  et  qui  veut  être  amusé,  non  par  en  haut, 
mais  par  en  bas  !... 


III 


On  sent  maintenant  dans  mes  articles  l'importan- 
ce que  je  donne  aux  acteurs  des  pièces  qu'ils  expri- 


DIVORÇONS  177 

ment;  mais,  dans  celle-ci,  le  vrai  talent,  ce  n'est  pas 
M.  Sardou  qui  l'a.  Il  a  fait  ce  qu'il  a  pu,  je  le  recon- 
nais, pour  être  du  Palais-Royal.  Mais  Mlle  Chau- 
mont  a  été  plus  PaLus-Royal  que  lui.  Elle  a  enfoncé 
son  auteur  ;  mais  elle  lui  a  rendu  un  vrai  service, 
en  l'enfonçant!  Sans  elle,  il  ne  m'est  pas  prouvé 
que  la  pièce,  réduite  aux  efforcements  des  indé- 
cences de  M.  Sardou,  aurait  réussi.  S'il  a  de  la 
reconnaissance,  il  doit  la  lui  dédier...  Mlle  Chau- 
mont,  cette  actrice  qui  fait  passer  la  grimace  à 
force  de  spirituelle  mobilité,  et  les  niaiseries  inno- 
centes à  force  d'intentions  coupables,  Mlle  Ghau- 
mont,  cette  petite  statuette,  ce  marbre  rond  si 
nettement  moulé  dans  les  deux  robes  de  satin  dans 
lesquelles  elle  frétille,  ce  soir-là  a  joué  comme  une 
fille  de  Bullier  qui  aurait  du  génie,  ce  qu'elles 
n'ont  pas  ordinairement,  —  et  du  génie  comme  on 
pourrait  en  avoir  chez  Bullier  !  Elle  a  fait  de  tous 
les  détails  de  son  rôle  des  polissonneries  presque 
sublimes,  —  si  l'on  peut,  sans  horreur,  écrire  ce  mot- 
là!  —  Certes  !  avec  tout  ce  que  nous  connaissons  de 
M.  Sardou,  il  n'était  pas  évidemment  capable  d'être 
Palais-Royal  à  ce  degré.  En  voyant  et  en  enten- 
dant cette  actrice  que  le  diable  lui  envoyait  (car  ce 
ne  pouvait  pas  être  le  bon  Dieu  !),  il  a  dû  se  trouver 
un  esprit  qui  l'a  étonné,  —  un  esprit  non  pas  à 
faire  peur,  mais  à  faire  un  peu  honte...  Elle 
a,  par  le  jeu  pervers  d'un  rôle  qu'elle  a  poussé  à 


178  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

outrance,  dû  vermillonner  jusqu'aux  yeux  la  partie 
pudique  et  féminine  de  la  salle.  Mais  y  a-t-il  des 
pudiques  au  Palais-Royal?...  Elle  a  été  charmante, 
et  j'ai  la  faiblesse  de  le  lui  dire,  mais  comme  il  ne 
faut  jamais  être  charmante,  —  ce  qui,  du  reste, 
ne  l'en  empêchera  pas  ! 

Elle  fait  la  mariée  dans  Divorçons,  et  elle  a  pour 
mari  Daubray,  joufflu,  carré,  petit,  ventru,  et  qu'on 
a  si  malencontreusement  comparé  à  Bressant,  lequel 
a  joué  son  rôle  dans  le  style  de  la  maison,  mais  dont 
le  comique,  un  peu  froid,  a  disparu  dans  celte  volute 
de  feu  que  faisait  autour  de  lui  Mlle  Ghaumont, 
cette  salamandre  qui  vit  dans  le  feu  et  qui  y  met. 
Tous  les  autres  ne  méritent  pas  l'honneur  d'être 
nommés.  L'amant  Adhémar,  qui  a  inventé  cette  belle 
ruse  d'un  télégramme  faux  annonçant  que  le  divorce 
est  voté  à  la  Chambre,  est  joué  par  un  jeune  homme 
qui  doit  repousser  l'un  vers  l'autre  le  mari  et  la 
femme  qui  veulent  divorcer,  — et  cela  n'est  pas  diffi- 
cile avec  un  pareil  repoussoir  !  Ce  monsieur  simpli- 
fie la  question  et  sa  nullité  est  peut-être  dans  son 
rôle.  Il  a  peut-être  mis,  qui  sait?  du  talent  à  être 
nul;  mais  il  n'y  a  que  M.  Sardou  qui  sache  cela. 
Cette  ruse  du  télégramme,  qui  rentre  bien,  du  reste, 
dans  les  ficelles  des  marionnettes  de  M.  Sardou,  et 
aussi  la  sonnerie  de  la  porte  qui  avertit  le  mari, 
n'ont  été  surpassées  en  grosseur  de  cordes  dans  le 
département  des  ficelles  que  par  celle  du  commis- 


DIVORÇONS  179 


saire  de  police,  au  restaurant;  intervention  sans 
laquelle  M.  Sardou  n'était  donc  pas  capable  de 
trouver  un  dénouement? 

On  a  beaucoup  reproché  à  Molière  l'exempt  de 
Tartuffe,  qui  finit  assez  misérablement  une  pièce  de 
génie.  Mais  M.  Sardou  finit  par  le  commissaire  de 
police,  qui  est  l'exempt  de  ce  temps-ci,  une  pièce 
sans  aucun  génie.  Il  n'a  pas  l'excuse  de  Molière.  Et 
comme,  je  l'ai  dit  plus  haut,  il  est  dans  les  habitu- 
des de  M.  Sardou  de  se  raccrocher  à  toute  circons- 
tance connue  à  Paris  pour  aviver  des  pièces  qui 
par  elles-mêmes  ne  vivraient  pas,  il  s  est  accroché, 
dans  ce  dîner  interrompu  par  le  commissaire  de 
police,  à  l'aventure  scandaleuse  de  Mme  Santerre, 
au  café  d'Orsay,  et  j'ai  vu  l'heure,  oui,  ma  foi  !  j'ai 
vu  l'heure  où  M.  Sardou  allait  déculotter  le  petit 
pâtissier  du  restaurant  et  mettre  sa  culotte  à 
Mlle  Chaumont. 

Une  bonne  fortune  pour  le  public  !  Quel  succès 
c'eût  été  !  Mais  M.  Sardou  a  reculé  devant  ce  succès. 

Il  se  contente  de  celui  qu'il  a,  et  qui  a  été  très 
grand.  J'ai  vu  beaucoup  de  calvities  heureuses  ; 
mais  je  n'ai  pas  vu  d'académiciens.  Ils  manquaient  là. 

P.  S.  —  Si  je  n'ai  parlé  que  de  M.  Sardou  dans 
le  compte-rendu  d'une  pièce  signée  aussi  du  nom 
de  M.  de  Najac,  c'est  que  les  gros  collaborateurs 
mangent  les  petits,  et  que  ceux-ci  le  méritent,  puis- 
qu'ils s'y  exposent. 


GARIBALDI 


20  décembre  1889. 


I 


Les  têtes  vides  des  faiseurs  dramatiques  n'ont 
rien  donné  cette  semaine.  Paris  tout  entier  est  aux 
farces  des  Revues  de  fin  d'année  et  se  régale  des 
petits  libertinages  conjugaux  de  M.  Sardou,  qui  n'a 
pas  trouvé  d'autre  moyen  de  se  faire  spirituel  que 
d'être  indécent.  Garibaldi  n'est  point  de  cette 
semaine,  et  d'ailleurs  Garibaldi  n'est  pas  de  la  lit- 
térature. Je  n'étais  point  à  la  première  de  cette 
pièce.  J'avais  dédaigné  d'aller  à  cette  réclame  trop 
ouvertement  et  trop  impudemment  réclame...  Je  ne 
veux  être  jamais  ni  la  dupe  ni  le  compère  de  mes- 
sieurs de  la  Démocratie.  «  S'il  y  a  du  génie  ou  du 
talent  dans  cette  pièce  de  Garibaldi  (me  disais-je), 
j'aurai  le  lendemain  pour  en  juger...  car  le  génie, 
qui  est  un  aérolithe,  peut  aussi  bien  tomber  dans  la 
tête  d'un  Clistorel  que  de  tout  autre  homme.  Véron, 
déjà,  n'était  pas  si  bête  !  »  Malheureusement,  le  Clis- 

11 


182  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

torel-Shakespeare  est  encore  à  venir...  Ce  n'est  pas 
là  ce  qui  étonne  !  Mais  ce  qui  peut  étonner  et  même 
indigner,  c'est  qu'après  les  scènes  scandaleuses, 
dégoûtantes  et  presque  meurtrières, qui  se  sont  pro- 
duites samedi  soir  au  Théâtre  des  Nations,  la  pièce 
de  Garibaldi  continue  ses  représentations  comme  si 
de  rien  n'était,  avec  une  tranquille  impertinence,  au 
nez  et  à  la  barbe  de  tout  le  Paris  honnête  insulté  1 
C'est  là,  en  effet,  un  scandale  inouï  et  dont  l'ef- 
fronterie n'a  d'égale  que  la  lâcheté  universelle. 
Nous  sommes  mûrs  pour  souffrir  tout...  On  nous 
jette  des  pommes  cuites  ou  des  excréments  au 
visage  ;  eh  bien,  nous  rions  et  nous  nous  essuyons, 
et  nous  disons  à  un  barbouillé  de  la  veille:  «  Vous 
«  avez  donc  été  attrapé  aussi  dans  cette  bagarre?  » 
On  en  parle,  il  est  vrai,  un  peu,  dans  le  feuilleton  du 
lendemain  ;  mais  c'est  tout  !  Jusqu'aux  Victimes  de 
ces  jeux  immondes  et  dangereux,  tout  le  monde  est 
d'accord  pour  l'impunité. Quant  à  l'autorité,  qui  n'a 
su  prévenir^  ni  réprimer,  ni  punir  de  tels  désor- 
dres, elle  n'est  plus,  depuis  longtemps,  cette  chose 
forte  qui  s'appelle  l'autorité.  Elle  tremble  de  tou- 
cher à  l'épaule  sacrée  du  voyou,  qui,  s'il  ne  règne 
pas  encore  aujourd'hui  toute  fait,  régnera  certaine- 
ment demain.  Partout,  cependant,  où  se  seraient 
produites  les  scènes  odieuses  qui  se  sont  passées  à 
la  première  de  Garibaldi,  il  y  aurait  eu  une  répres- 
sion ruclc^nquc  Prcnrz  fousles  milieux  !  Au  café, 


GàBIBALDl  L83 


au  restaurant,  partout  (excepté  peut-être  à  l'église, 
qui  n'aurait  guères,  elle,  que  ses  bedeaux  pour  la 
défendre),  on  aurait  sévi.  On  ferme  bien  un  cabaret 
quand  il  est  le  théâtre  de  désordres  publics,  et  je  ne 
vois  pas  pourquoi  le  théâtre  des  Nations  évidem- 
ment plus  coupable,  ne  se  fermerait  pas  comme  un 
cabaret  1 


II 


C'est  dans  la  noblesse  de  ses  amusements  qu'on 
reconnaît  la  moralité  d'un  peuple.  Jusqu'à  présent, 
la  France  —  puisque  la  fureur  est  de  faire  tenir 
toute  la  France  dans  Paris  —  s'était  distinguée  de 
toutes  les  nations  qui  ont  un  théâtre  par  la  tenue 
de  ses  publics  et  l'intelligence  de  ses  parterres.  Qui 
allait  de  France  à  un  théâtre  de  Londres,  par  exem- 
ple, était  scandalisé  de  ce  qu'il  y  voyait  de  gros- 
sier, de  brutal  et  qui  sentait  sa  vieille  barbarie, 
dans  ce  parterre  anglais,  sanguin  et  féroce,  fait  avec 
des  matelots  et  des  flibustiers.  On  a  dit  :  «  le  génie 
«  barbare  de  Shakespeare  »,  qui  est,  au  contraire^ 
l'idéal  des  plus  exquises  délicatesses  !  mais  c'est  son 
parterre  qui  était  barbare,  ce  parterre  chez  lequel 


184  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

il  était  obligé  d'aller  prendre  l'ordre  ;  car  voilà  la 
bassesse  de   l'Art  dramatique  :  c'est  d'être  forcé, 
quelque  génie  qu'on  ait,  de  caresser,  en  vue  du  suc- 
cès, les  instincts  et  les  goûts  du  public  !  Les  anglais 
qui  venaient  en  France,  au  contraire,  étaient  émer- 
veillés de  l'attitude  des  spectateurs  de  nos  specta- 
cles, et  ils  les  proposaient  pour  des  modèles  à  imi- 
ter aux  spectateurs   de  l'Angleterre...    Eh  bien, 
qu'auraient-ils  dit,  samedi  soir,  s'ils  avaient  été  à  la 
première  représentation  de  Garibalcli  ?  On  y  a  tu  ce 
qu'on  n'avait  jamais  vu,  en  France,  à  aucun  spec- 
tacle: —  une  moitié  de  la  salle  fusillant  l'autre  avec 
des  projectiles  dangereux  ou  malpropres.  Le  coup 
de  couteau  dans  le  dos,  qui  est  une  trahison,  a  été 
remplacé  par  d'autres  coups   dans  le  dos,    visés 
lâchement  des  dernières  galeries  de  la  salle.  Autre- 
fois, clans  des  temps  où  la  grossièreté  des  premiers 
âges  du  théâtre  n'avait  pas   encore  disparu   des 
mœurs  publiques,  la  pomme  cuite  —  la  classique 
pomme  cuite  —  était  destinée  à  l'acteur  ;  projectile 
ridicule,  mais  innocent,  qui  s'escarbouillait  sur  le 
visage  d'un  homme  et  s'y  étalait  comme  une  mar- 
melade! A  présent,  cette  pomme  cuite  est  destinée 
au  spectateur,  mais  accompagnée  d'autres  projec- 
tiles plus  sales  ou  plus  durs.    Certes!    les  anglais 
auraient  pu  juger,ce  soir-là,  du  progrès  tel  que  nous 
l'entendons  dans  Paris,  cette  ville  LUMIÈRE,  selon 
M.  Hugo,  dont  les  rayons  sont  des  pommes  cuites, 


GARIBAI>DI  1 85 


des  clous  et  autres  choses  que  Zola  nommerait, 
mais  moi,  pas  ! 

Encore  une  fois,  rien  de  cette  ignobililé  ne  s'était 
vu,  même  aux  plus  détestables  époques  de  la  Ré- 
•\oIution,  la  mère  à  toutes!  Je  viens  de  lire  précisé- 
ment le   livre  nouveau  de  M.  Henri  Welschinger, 
intitulé:  Le  Théâtre  de  la  Révolution,  et,  par  paren- 
thèse, je  vous  jure  que  c'est  un  livre  qui  vous  donne 
une  fière  idée  de  la  bêtise  de  la  Révolution  et  de  la 
bêtise  de  son  Théâtre,  l'un  réfléchissant  exactement 
lautre  ;  seulement,  dans  cette  histoire  du    Théâtre 
de  la  Révolution,  excellente  pour  qui  a  soif  de  mé- 
pris et  qui   veut  se  désaltérer,  je  n'ai  pas  vu  une 
page  aussi  dégoûtante  que  celle  que  pourrait  au- 
jourd'hui écrire  le  prochain  auteur  de  l'histoire  du 
Théâtre  actuel  de  la  République.   Ce  fut  aussi  — 
on  se  le  rappelle  —  un  bruit  effroyable  qui  salua 
VAmi  des  Lois,  comédie  médiocre  qui  n'avait  que 
la  valeur  d'un  cri  d'honnête  homme  contre  l'affreux 
système  qui  égorgeait  la  France,  mais  ce  bruit,  qui 
monta  jusqu'à  la  Convention  et  lui  troubla  les  en- 
trailles, était  une  grande  chose  en  comparaison  de 
l'immonde  tapage  fait  en  honneur  de  cetle  miséra- 
ble pochade   de  Garibaldi  !  Quoiqu'elle  fût  bien 
pour  quelque' chose  dans  le  compte  du  sang  qu'on 
demandait,  la  Convention  se  montra  néanmoins  un 
pouvoir  public  et  fit  jouer  la  pièce  par  décret,  mal- 
gré les  vociférations  de  la  Commune,  tandis  que  la 


186  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

pièce  de  Garibaldi,  Irop  plaie  pour  exciter  des  tem- 
pêtes, n'a  pas  même  été  interrompue,  et  le  public 
qui  l'écoutait  et  qui.  ne  sifflait  pas  assassiné  ! 


III 


Charmant  progrès  des  mœurs  théâtrales  que  les 
autres  nations  ont  admirées  et  nous  enviaient.  Dans 
cette  douce  et  spirituelle  France,  les  salles  de  spec- 
tacle deviennent  des  coupe-gorges.  L'anarchie,  la 
plus  basse  anarchie  est  là,  comme  partout.  Le 
théâtre  ressemble  à  l'État.  Tout  est  renversé  bout 
pour  bout.  Ce  n'est  plus  l'intelligence  qui  règle  ces 
fêtes  de  l'esprit  qu'on  allait  chercher  au  théâtre, 
mais  c'est  la  force,  bête  et  ordurière.  C'est  le  natu- 
ralisme de  M.  Zola,  ce  sont  les  gens  de  l'Assommoir 
qui  s'exercent  à  la  République  qui  leur  est  promise, 
et  qui,  justifiant  leur  nom,  vous  assomment!  Dans 
cette  République  lettrée,  en  attendant  l'autre,  les 
voyous  remplacent  les  critiques  et  écrivent  leurs 
articles  sur  le  dos,  la  nuque  et  le  crâne  de  ces  bons 
lundistes,  qui  se  retournent,  se  rebiffent  bien  un 
peu,  mais,  résignés,  reprennent,  après  avoir  constaté 
sur  eux-mêmes  les  coups  et  blessures,  leur  petite  be- 
sogne hebdomadaire.  Je  sais  bien  que  si  les  voyous 


CAKir.Al.l'l  1S| 


sont  par  trop  cassants,  on  a  le  droit  de  les  mettre 
à  la  porte,  mais  ce  droit-là,  on  n'en  use  pas.  Toute 
exécrable  et  abominable  qu'elle   fût,  la  Convention 
était  un  pouvoir  public;  et  des  pouvoirs  contre  nous, 
gens  d'ordre,  il  y  en  a  encore,  mais  il  n'y  en  a  pas 
contre  les  voyous.  La  censure  elle-même,  qui  de- 
vrait en  être  un,  n'est  plus  qu'une  institution  mé- 
prisée par  le  libéralisme  inepte  de  sots  qui  ont  en- 
core besoin  d'elle  et  qui  n'ont  gardé  que  son  fan- 
tôme, lequel  ne  fait  peur  à  personne...  La  censure, 
c'est-à-dire  la  direction,  le  gouvernement  dans  les 
choses  de  l'esprit,  qui  ne  devrait  être  exercé  que 
par  les  premiers  hommes  d'une  nation,  en  quelles 
mains  est-elle  tombée  ?...  On  cherche  l'épithète  de 
ces  mains,  on  ne  la  trouve  pas.  Sous  cette  Restaura- 
tion qui  essaya  de  refaire  une  société  qui  s'en  allait, 
comme  les  flèches  s'en  vont  d'un  carquois  brisé,  la 
Restauration  mit  à  la  tête  de  la  censure  l'austère, 
le  grand,  le  majestueux  Bonald  ;  mais  Bonald  fut 
bafoué  par  les  libres  penseurs  de  son  temps  pour 
avoir  accepté  cette  rude  et  glorieuse  charge,  et  la 
charge   elle-même  devint  une  honte  bientôt  pour- 
cette  effroyable  opinion  déchaînée  qui  ne  veut  ni 
maîtres  ni  régulateurs  ! 

Seule  cette  charge,  exercée  par  de  grands  esprits, 
pourrait  exercer  sur  la  littérature  et  le  théâtre  une 
influence  qui  la  relèverait.  Elle  empêcherait  le 
théâtre  de  tomber  aussi  bas  que  la  canaille  qui  le 


188  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

trouble.  Si  nous  aimions  la  République,  nous  la 
demanderions  pour  elle.  Nous  la  demanderions 
dans  toute  sa  force  et  dans  toute  sa  dignité.  Par 
exemple,  une  censure  intelligente  et  àportée  aurait- 
elle  laissé  jouer  cette  sottise  de  Garibaldi,  dont 
tout  l'esprit  est  de  préparer  une  entrée  triomphante 
à  Garibaldi  dans  le  Paris  de  la  Commune,  au  prin- 
temps ?...  N'aurait-elle  pas  fait  réfléchir  une  admi- 
nistration assez  dupe  ou  assez  complice  pour  donner 
un  théâtre  à  M.  Ballande,  qui  y  fait  jouer,  en  fort 
littérateur,  des  pièces  comme  ce  Garibaldi,  et  qui 
ne  sait  pas  garder  son  théâtre  des  misérables  qui 
l'ont  envahi  lautre  jour  et  qui  l'ont  souillé?... 


LE    MARIAGE   D'OLYMPE 


4  Janvier  1881. 


I 


C'est  encore  une  reprise,  —  une  de  ces  reprises 
éternelles  qui  attestent  le  dessèchement  et  l'infé- 
condité de  l'Art  dramatique  à  cette  heure.  C'est 
encore  le  fond  de  bouteille  d'un  vin  déjà  bu,  et  qui, 
au  débouché  de  la  bouteille,  n'avait  pas  charmé  le 
palais  des  dégustateurs...  Il  y  a  vingt-cinq  ans  de 
cela.  Vingt-cinq  ans,  qui  améliorent  le  vin  de  grande 
qualité,  n'améliorent  pas  les  pièces  de  petite.  A  cette 
reprise  du  Mariage  d'Olympe,  de  cette  photogra- 
phie de  mœurs  superficielles  et  mobiles  et  qui  ne 
sont  déjà  plus,  on  se  demandait,  jeudi  suir,  au 
Gymnase  :  «  Y  a-l-il  des  filles  maintenant  comme 
«  cette  Olympe?  »  Et  les  gens  qui  connaissent  ces 
espèces  de  femmes  répondaient  :  «  Non  !  »  Cepen- 
dant, cette  pièce  reprise  avait  été  reprisée  par  l'au- 
teur. Mauvaise  note  !  Une  retouche  dans  une  œuvre 
d'art  est  presque  toujours,  comme  dit  l'énergique 
expression  vulgaire,  une  pièce  à  côté  du  trou.  Si  on 

11. 


188  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

trouble.  Si  nous  aimions  la  République,  nous  la 
demanderions  pour  elle.  Nous  la  demanderions 
dans  toute  sa  force  et  dans  toute  sa  dignité.  Par 
exemple,  une  censure  intelligente  et  à  portée  aurait- 
elle  laissé  jouer  cette  sottise  de  Garibaldi,  dont 
tout  l'esprit  est  de  préparer  une  entrée  triomphante 
à  Garibaldi  dans  le  Paris  de  la  Commune,  au  prin- 
temps ?...  N'aurait-elle  pas  fait  réfléchir  une  admi- 
nistration assez  dupe  ou  assez  complice  pour  donner 
un  théâtre  à  M.  Ballande,  qui  y  fait  jouer,  en  fort 
littérateur,  des  pièces  comme  ce  Garibaldi,  et  qui 
ne  sait  pas  garder  son  théâtre  des  misérables  qui 
l'ont  envahi  l'autre  jour  et  qui  l'ont  souillé?... 


LE    MAHIAGE   D'OLYMPE 


4  Janvier  1881. 


I 


C'est  encore  une  reprise,  —  une  de  ces  reprises 
éternelles  qui  attestent  le  dessèchement  et  l'infé- 
condité de  l'Art  dramatique  à  cette  heure.  C'est 
encore  le  fond  de  bouteille  d'un  vin  déjà  bu,  et  qui, 
au  débouché  de  la  bouteille,  n'avait  pas  charmé  le 
palais  des  dégustateurs...  Il  y  a  vingt-cinq  ans  de 
cela.  Vingt-cinq  ans,  qui  améliorent  le  vin  de  grande 
qualité,  n'améliorent  pas  les  pièces  de  petite.  A  cette 
reprise  du  Mariage  d'Olympe,  de  cette  photogra- 
phie de  mœurs  superficielles  et  mobiles  et  qui  ne 
sont  déjà  plus,  on  se  demandait,  jeudi  soir,  au 
Gymnase  :  «  Y  a-l-il  des  filles  maintenant  comme 
«  cette  Olympe?  »  Et  les  gens  qui  connaissent  ces 
espèces  de  femmes  répondaient  :  «  Non  !  »  Cepen- 
dant, cette  pièce  reprise  avait  été  reprisée  par  l'au- 
teur. Mauvaise  note  !  Une  retouche  dans  une  œuvre 
d'art  est  presque  toujours,  comme  dit  l'énergique 
expression  vulgaire,  une  pièce  à  côté  du  trou.  Si  on 

11. 


192  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

fois,  grâce  à  l'incommensurable  bêtise  de  ces  dan- 
dins  d'hommes,  ont  plus  de  tenue,  et,  vanité  à  par 
qu'il  ne  faut  pourtant  jamais  y  mettre,  s'ajustent 
mieux  aux  aises  de  l'honnêteté  qui  les  reposent  des 
affreuses  fatigues  d'une  vie  dont  elles  sont  blasées, 
et  tant,  à  présent,  dans  cette  société  pourrie  et  li- 
quéfiée, où  tout  coule,  l'énergie  du  mal  même  man- 
que aux  âmes  et  les  fait  lâchement  s'arranger  des 
petites  commodités  et  tranquillités  du  bien  ! 

Cette  vue-là,  qui  serait  vigoureusement  entrée 
dans  les  entrailles  de  son  sujet,  M.  Emile  Augier, 
malheureusement,  ne  l'a  point  eue.  Aussi  n'avons- 
nous  vu, dans  son  Mariage  d'Olympe,  qu'une  coquine 
du  temps  passé,  —  une  archéologie  de  coquine!  — 
à  laquelle  on  ne  s'intéresse  plus  qu'historiquement. 
M.  Emile  Augier  ne  nous  a  pas  donné  le  type  de  la 
grande  Dépravée,  humaine  et  éternelle,  qui  trouve 
que  la  boue  de  son  vice  a  plus  de  goût  et  de  ragoût 
que  toutes  les  saveurs  pures  de  la  vertu  !  11  a  vaude- 
vilisé  au  lieu  de  faire  de  la  grande  comédie  ou  du 
grand  drame  ;  car  on  ne  sait  maintenant  plus  où  l'on 
en  est  avec  l'Art  dramatique  d'un  temps  où  l'anarchie 
est  partout,  et  où  les  comédies  finissent  par  le  dénoue- 
ment, tragique  et  facile,  des  coups  de  pistolets,  et 
avec  des  airs  religieux  encore  et  des  :  Dieu,  me  ju- 
gera !  quand  on  se  permet  d'assassiner.  Tel  l'état 
mental  du  théâtre  et  de  la  tête  religieuse  de  M.  Au- 
gier. Lorsqu'on  joua  pour  la  première  fois  le  vaude- 


LE    MARIAGE   D'OLYMPE  103 

ville  du  Mariage  d'Olympe,  qui  n'est  gai  qu'à  une 
place, — la  scène  du  souper, —  mais  qui  l'est  à  la  con- 
dition d'être  répugnante  de  vulgarité  et  de  bassesse, 
cette  gaîté  de  sale  orgie  entre  le  cabotin  pleurard 
et  cette  mère  d'Olympe  dont  l'auteur  a  fait  une  an- 
cienne portière  pour  pouvoir  placer  la  plaisanterie, 
qui  n'était  déjà  pas  neuve,  il  y  a  vingt-cinq  ans,  du 
«  cordon  s'il  vous  plaît  »,  et  sur  l'effet  de  laquelle  on 
comptait;  cette  gaîté,  même  à  ce  prix,  n'atteignit  pas 
la  salle,  et  l'autre  soir  elle  ne  l'a  pas  atteinte  non 
plus.  Il  faut  bien  le  dire  :  on  est  resté  froid.  On  n'a 
été  enlevé  nulle  part.  Les  sacrifices  à  l'indécence  qui 
valent,  en  ce  moment,  un  si  grand  succès  à  M.  Sar- 
dou,  au  Palais-Royal,   n'ont  pas  réussi  au  même 
degré  au  Gymnase.  C'est  que  les  indécences  n'y  sont 
pas  du  même  genre.  Elles  sont  libertines  et  chaudes 
dans  la  pièce  de  M.  Sardou.  Elles  ne  sont  simple- 
ment que  grossières,  dégoûtantes  et  froides,  dans  la 
pièce  de  M.  Emile  Augier,  lequel  a  poussé  à  outrance 
une  situation  odieuse    et  dont  la  gaîté   est  même 
troublée  par  l'idée  que  les  parents  vertueux  de  cette 
abominable  Olympe  peuvent  rentrer  tout  à  coup  et 
la  surprendre...  inquiétude  qui  coupe  le  rire  sur  les 
lèvres  du  spectateur  ! 

En  somme,  toute  cette  pièce  du  Mariage 
d'Olympe,  d'une  gaîté  voulue  et  travaillée  dans  la 
scène  du  souper,  est  plutôt  l'œuvre  d'un  moraliste 
amer  que  la  comédie  d'un  auteur  dramatique  en 


194  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

belle  humeur.  Dans  le  dialogue  de  la  pièce,  il  y  a 
des  mots  heureux,  je  le  reconnais,  mais  trop  intail- 
lés au  burin  ou  pas  assez,  puisqu'on  s'aperçoit 
qu'ils  le  sont.  M.  Emile  Augier  a  procédé  par  maxi- 
mes, comme  La  Rochefoucauld,  et  c'est  là  certaine- 
ment le  meilleur  d'une  pièce  sans  action  qui  étrei- 
gne  et  sans  caractère  qui  intéresse.  Montrichard, 
qui  fait  cyniquement  de  la  morale  contre  Olympe 
et  qui  ne  vaut  pas  mieux  qu'elle,  est  un  décalque 
effacé  de  ce  fier  ribaud  de  Maxime  de  Trailles,  dans 
Balzac,  —  une  de  ces  figures  qu'il  n'est  pas  permis 
de  recommencer  !  Les  parents  vertueux  de  l'abomina- 
ble Olympe,  ces  parents  en  pâte  de  guimauve,  ont 
une  bonté  qui  touche  par  trop  à  la  bêtise,  et  la  mère 
d'Olympe  est  la  portière  de  toutes  les  portes,  la 
mère  archi-connue  de  toutes  les  prostituées  qui  ont 
réussi  en  faisant  métier  et  marchandise  de  leur 
corps,  sans  un  seul  trait  qui  soit  nouveau. 


III 


Cette  froide  pièce,  écoutée  froidement,  le  jeu  des 
acteurs  ne  l'a  pas  réchauffée.  Ils  ont  été  surpris  et 
congelés  par  elle.  Ils  n'ont  pas  dissous  ce  glaçon 
dans  la  flamme  de  leur  jeu.  Mme  Pasca,  qui  jouait 


LE    MARIAGE    D'OLYMPE  195 


Olympe,  Mine  Pasca,  la  distinction  même,  et  dunt 
la  distinction  a  résisté  aux  ignobilités  que  son  rôle 
l'obligeait  à  débagouler,  ne  s'est  pas  sentie,  ce  soir- 
là,  la  vertu  transformatrice  dont  il  était  besoin  pour 
jouer  ce  rôle  et  en  idéaliser  les  infamies.  Peut-être 
que  s'il  eût  été  taillé  plus  grand,  elle  aurait  été  de 
niveau  avec  son  horreur...  On  peut  le  croire  à  la  ma- 
nière dont  elle  a  joué  cette  partie  du  rôle  d'Olympe 
où  elle  n'est  que  fausse,  ingrate  et  perverse,  car 
on  peut  jouer  tout  cela  et  garder  la  distinction  de 
sa  personne  et  de  son  talent  ;  mais  elle  n'a  pas 
su  patauger  dans  l'Olympe  crapuleuse,  et  elle  a 
joué  sans  verve  ce  qui  lui  faisait  probablement  mal 
au  cœur...  On  dit,  depuis  longtemps,  que  les  alle- 
mands se  jettent  par  la  fenêtre  pour  se  faire  vifs. 
Mme  Pasca,  sans  être  allemande,  a  sauté,  jeudi 
soir,  par  cette  fenêtre-là.  Elle  a  inventé,  à  l'aide 
d'un  travail  qui  a  dû  lui  coûter  de  grands  efforts, 
toutes  les  attitudes  qui  pouvaient,  au  souper  où 
elle  redevient  fille,  déshonorer  son  noble  corps  et 
traduire  les  immondes  gaîtés  d'Olympe;  mais  l'ins- 
piration qui  prend  parfois  à  la  scène  les  grandes 
actrices  et  qui  leur  souffle  tout  à  coup  des  improvi- 
sations sublimes,  elle  ne  l'a  pas  eue  et  elle  ne  pou- 
vait pas  l'avoir. 

Son  grand  talent  mourait  de  son  rôle...  Quand 
elle  n'a  été  que  le  monstre  du  premier  et  du  dernier 
acte,  quand  elle  s'est  montrée  écrasée  d'ennui  sur 


196  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

son  canapé  et  languissamment  cruelle  pour  ces  hon- 
nêtes gens,  ses  trop  généreuses  dupes,  elle  a  bien 
été  la  Maie  Pasca  que  nous  connaissons;  quand, 
à  la  dernière  scène,  impudente  mais  intrépide,  elle 
a  bravé  insolemment  le  pistolet  du  marquis,avec  sa 
tête  renversée,  ses  yeux  félins  à  moitié  fermés,  son 
nez  court  aux  narines  frémissantes,  elle  a  été  bien 
panthère.  Mais  elle  n'a  pas  su  être  l'horrible  truie 
du  souper  se  roulant  dans  sa  bauge  d'autrefois. 
Or,  la  vraie  Olympe,  c'est  l'Olympe  du  souper  !  C'est 
le  souper  qui  est  toute  la  pièce. 

Saint-Germain  a  été  plus  heureux.  Sa  nature  n'é- 
tait pas  si  positivement  en  contradiction  avec  son 
rôle.  11  jouait  le  cabotin,  père  de  famille,  du  souper? 
et  il  a  été  excellent  et  complet,  avec  des  finesses  de 
jeu  exquises  et  d'un  naturel  qui  ne  devient  jamais 
une  charge.  Seulement,  qu'il  le  sache  bien  !  et  le 
public  aussi,  ce  n'est  pas  à  la  pièce  écrite  de  M.  Au- 
gier  qu'il  doit  son  succès,  mais  à  la  pièce  interprété3 
par  lui  et  à  cette  accumulation  de  souvenirs  comi- 
ques qu'il  apporte  avec  lui  et  qui  font  rire  dès  qu'il 
apparaît  sur  la  scène,  en  écho  de  tous  les  rires  que 
nous  lui  devons. 


POURQUOI  IL  N'Y  A  PAS  DE  FEUILLETON 
DE  THEATRE  AUJOURD'HUI 


li  Janvier  1881. 

I 

Cela  paraît  infiniment  simple...  11  n'y  a  pas  de 
feuilleton  aujourd'hui,  parce  que,  celte  semaine,  il 
n'y  a  pas  eu  de  pièce  nouvelle.  «  Où  il  n'y  a  rien, 
«  le  Roi  perd  son  droit  »,  dit  le  vieux  proverbe,  et 
le  feuilletoniste  sa  Critique,  qui  n'est  pas  un  royau- 
me !!  Ce  grand  bœuf  d'Art  dramatique,  qui  ne 
produit  plus,  —  qui,  de  père,  devient  de  plus  en 
plus  oncle,  —  ce  bœuf  qui  rumine  et  qui  bave  et 
qui  a  trente  six  estomacs  pour  se  renvoyer  et  re- 
mâcher les  choses  avalées,  n'a  pas  eu,  cette  se- 
maine, la  moindre  pièce,  la  moindre  herbaille  à 
mettre  sous  sa  dent  oisive.  Les  critiques  super- 
ficiels diront  :  «  Le  théâtre  n'existe  jamais  entre  le 
Jour  de  VAn  —  un  jour  de  comédies  sociales  encore 
plus  bêtes  que  celles  du  Théâtre  —  et  les  Rois,  cette 
fêle  de  famille  qui  dure  encore,  vitalité  de  la  lé- 
gende !  après  que  les  Rois  sont  partis.  Le  théâtre 


1M8  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

est  toujours  aplati  entre  ces  deux  fêles.  »  Mais  ce 
n'est  là  que  la  raison  des  critiques  à  courte  vue,  qui 
expliquent  tout  par  la  circonstance  du  moment  ra- 
massée à  leurs  pieds.  Or,  cette  circonstance  du 
moment  est  pour  eux  particulièrement  agréable 
d'être  huit  jours  sans  avoir  à  brasser  les  sottises 
dramatiques  que  leur  métier  est  de  jauger. 

Mais  il  y  a  une  raison  plus  profonde  et  qu'ils  ne 
donnent  pas  de  cette  absence  de  pièces,  ordinaire, 
disent-ils,  à  cette  époque  de  l'année,  et  cette  raison 
qu'ils  ne  voient  pas  c'est  l'état  même  de  la  tête  hu- 
maine, qui  fait  relâche  si  aisément  en  matière  de 
théâtre,  et  qui,  décrépite  et  impuissante,  fera  un  de 
ces  jours  relâche  éternelle  !  Ce  jour-là,  nous  autres 
feuilletonnistes,  nous  serons  supprimés.  Nous  au- 
rons vécu.  Troja  fuit  !  L'Art  dramatique  touche  à 
cette  époque  d'épuisement  qui  précède  l'anéantisse- 
ment définitif...  Combien  de  temps  vivra-l-il  encore 
comme  il  vit,  c'est-à-dire  en  rabâchant  à  la  manière 
des  vieillards  ?  car  il  rabâche  les  mêmes  caractères, 
le  même  intérêt  et  les  mêmes  situations.  Il  n'invente 
plus  rien.  Il  tourne  sur  lui-même.  Quand  Royer 
Collard  citait  ses  propres  mots,  le  pauvre  diable 
de  grand  bonhomme  en  était  réduit  à  vivoter  sur 
son  passé.  C'est  l'histoire  du  théâtre.  Il  va  passer 
devant  nous,  monotone  comme  les  chevaux  du 
Cirque,  qui,  du  moins,  sont  beaux  et  vivants,  et  qui 
ont  sur  leurs  dos,  vibrant  de  souplesse,  des  acro- 


rOURi.trOT  TT.  N'Y   A   TAS  DE  FEUILLETON      199 


baies  plus  ou  moins  charmantes  ;  mais  lui,  faul-il 
le  dire,  hélas  !  devenu  la  plus  triste  des  rosses, 
vous  savez  ce  qu'il  a  sur  le  dos  ! 

Comme  la  civilisation,  ce  serpent  qui  se  mord  la 
queue  et  qui  se  meurt  de  sa  morsure,  l'Art  drama- 
tique meurt  aussi  en  mordant  la  sienne...  Chez  le 
peuple  de  décadence  et  de  matérialisme  que  nous 
sommes,  l'Art  dramatique,  décadent  et  matérialiste, 
se  recourbe  jusqu'à  son  origine,  comme  le  vieillard 
qui  se  voûte  se  rapproche  de  ses  pieds...  II  est  parti 
du  tréteau  pour  passer  éclatant,  droit  et  les  ailes 
du  génie  déployées,  dans  un  certain  nombre  de 
chefs-d'œuvre.  Mais  avec  nos  revues  d'aujourd'hui, 
nos  pièces  à  trucs  et  à  décors,  l'Art  dramatique  est 
maintenant  aussi  physique  et  enfantin,  dans  notre 
civilisation  compliquée,  que  le  Char  de  Thespis  bar- 
bouillé de  lie  dans  un  état  de  civilisation  simple 
comme  l'enfance  d'une  société,  et  c'est  ainsi  que  le 
théâtre,  qui  a  commencé  par  le  tréteau,  finit  plate- 
ment par  le  tréteau  ! 


II 


Et,  chose  singulière  pourtant!  plus  il  vieillit  et 
plus  il  étale  sa  misérable  vieillesse,  et  moins  il  perd 


200  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

de  sa  puissance,  moins  l'esprit  du  spectateur  s'en 
dégoûte.  Au  contraire,  les  civilisés,  vieux  comme 
lui,  l'adorent,  et  c'est  des  amours  monstrueux, 
comme  à  Sainte- Périne,  entre  vieillards!  Il  a  beau 
être  vieux,  rabâcheur,  sans  relief,  sans  passion, 
sans  esprit,  l'Art  dramatique  n'en  règne  pas  moins 
despotiquement,  insensément  sur  les  spectateurs. 
Jamais  œuvre  de  génie  —  de  génie  véritable  —  aura- 
t-elle  le  succès  de  la  moindre  pièce  de  théâtre,  pour 
laquelle  les  plus  lettrés  d'entre  nous,  lettrés  qui 
devraient  être  les  plus  méprisants,  sont  tous  debout 
le  soir  de  sa  première  représentation  !...  Quelle  que 
soit  l'infériorité  de  l'Art  dramatique,  les  spectateurs 
de  son  œuvre  n'en  raffolent  pas  moins,  et  même  en 
raffolent-ils  davantage.  Ils  ont  un  goût  pour  elle 
comme  l'enfant  pour  son  Polichinelle  et  son  Pantin. 
Et  il  y  a  même  beaucoup  de  raisons  pour  que  ce 
goût-là  soit  bien  plus  intense  encore  et  surtout 
bien  plus  dépravé  ;  car  il  est  naturel  chez  l'en- 
fant. L'Art  dramatique  saisit  les  hommes  surtout 
par  les  côtés  les  moins  nobles  de  leur  nature.  Il  les 
prend  par  les  yeux  et  par  le  théâtre,  le  théâtre 
même  sur  lequel  il  déballe  ses  pièces  et  les  inter- 
prètes de  ses  pièces.  Il  les  prend  jusque  par  la  salle 
même  du  spectacle  où  les  femmes  viennent  par  va- 
nité, pour  être,  elles,  le  spectacle  des  spectateurs, 
et  les  hommes  pour  être  le  public  de  ces  femmes 
qui  continuent  pour  eux  les  actrices  du  théâtre  ! 


pourquoi  il  n'y  a  r.vs  de  feuilleton    2<>1 

L'amour  de  l'Art  dramatique  n'est  pas  seulement 
une  passion  ou  un  goût  littéraire,  c'est  un  goût 
partagé  par  les  êtres  les  moins  cultivés.  C'est  un 
goût  très  complexe  et  très  corrompu,  qui  s'exas- 
père et  prend  les  plus  immenses  proportions  dans 
les  sociétés  vieillissantes. 

S'il  était  toujours  littéraire,  idéal,  spirituel,  gran- 
diose, ce  que  tout  Art  doit  être  pour  mériter  son 
nom,  l'Art  dramatique  n'aurait  certainement  pas  la 
même  puissance  sur  la  bêtise  humaine  électrisée. 
Avec  son  public,  qui  a  précédé  le  suffrage  universel 
et  qui  en  a  peut-être  donné  l'idée,  l'Art  dramatique 
est  la  pilede  Voltadesimbécilles.  Du  tempsde  Racine, 
croyez-le  bien  !  l'amour  du  théâtre  n'existait  pas  de 
la  même  façon  effrénée  qu'à  présent.  C'était  l'amour 
du  beau  dans  une  poignée  d'esprits  d'une  haute  et 
pure  chasteté  intellectuelle.  Mais  des  ruées  de  public! 
mais  des  pièces  à  cent  cinquantere  présentations  et 
qui  s'en  gorgiassent!  il  n'y  en  avait  pas. A  Rome,  au 
temps  de  Térence  et  de  Plaute,  il  n'y  avait  pas  pour 
écouter  leurs  comédies  autant  de  spectateurs  que 
pour  voir,  plus  tard,  une  Naumachie,  ou  des  gladia- 
teurs égorger  des  bêtes  ou  s'égorger  entre  eux.  A  pré- 
sent déjà  aussi,  chez  nous  comme  chez  les  Romains, 
pour  expliquer  l'influence  prodigieuse  de  l'Art  dra- 
matique, cette  influence  inouïe  qui  grandit  à  mesure 
que  l'Art  dramatique  dégénère,  il  n'y  a  plus  besoin 
d'auteurs  ou  d'acteurs  de  génie.  On  n'a  besoin  ni  de 


202  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

Shakespeare,  ni  de  Molière,  ni  de  Garrick,  ni  de 
Talma  !  C'est  l'époque  honteuse  de  cette  chose  qu'on 
appelle  Vhistrionisme  dans  l'Histoire,  où  il  n*y  a  plus 
ni  vrais  acteurs  ni  vraies  pièces,  et  où,  sur  les  ruines 
de  tout,  l'histrion  se  dresse,  tirant  sa  puissance  de 
cela  seul  qu'il  est  un  histrion  ! 


III 


Rien  de  plus  lamentablement  triste!  En  matière 
de  littérature  dramatique,  nous  marchons  au  pas 
gymnastique  vers  l'ignominie.  Les  esprits  élevés* 
qui  le  savent  bien, se  détournent  du  théâtre  avec  mé^ 
pris  comme  d'une  chose  roulée  trop  bas  pour  qu'on 
s'abaisse  jusqu'à  elle  pour  la  ramasser.  Il  y  a  plus 
d'un  demi  siècle,  Lord  Byron, l'auteur  du  Sardand- 
pale,  qui  avait  en  lui  une  étincelle  de  Shakespeare 
sans  cesser  d'être  Lord  Byron,  s'opposa  violemment 
à  ce  qu'on  jouât  son  Marino  Faliero  à  Londres,  et 
menaça  d'un  procès  le  directeur  de  Drury-Lane. 
Mais  aujourd'hui  il  ne  ferait  plus  un  drame  de 
Marino  Faliero,  il  en  ferait  un  poème,  qui  serait  plus 
beau  que  le  drame!  Lord  Byron  eut  raison,  du  reste, 
de  s'opposer  à  la  représentation  de  sa  pièce,  assez 
belle  pour  tomber.  Eh  bien,  aujourd'hui,  les  esprits 


POURQUOI    IL   \'v    \    PAS    DE    FEUILLETON      203 

élevés  ne  sont  pas  portés  à  écrire  ce  que  Lord  Byron 
écrivait  encore  !  Ils  ont  vu  ce  que  n'avait  pas  vu 
Byron  :  l'abaissement  de  l'Art  dramatique. 

Ils  dédaignent  trop  ce  fagotage  de  pièces  qu'on 
appelle  l'Art  dramatique,  et  qui  se  fait  à  deux,  quand 
ce  n'e.t  pas  à  trois.  Eux,  ils  font  dans  leurs  livres 
des  spectacles  dans  un  fauteuil,  et  ils  attendent 
comme  cela  la  gloire,  si  elle  veut  venir  ;  mais  ils  ne 
la  demandent  pas  au  suffrage  universel  des  par- 
terres, aussi  bête  que  l'autre.  Ils  ne  raccrochent  pas 
le  succès  sur  des  planches  qui  sont  un  trottoir.  Ils 
débarrassent  le  passage  pour  d'autres  esprits  moins 
délicats  et  moins  hauts,  qui  trouvent  que  le  théâtre 
est  la  seule  chose  de  la  littérature,  qui  rapporte 
beaucoup  d'argent  et  tout  de  suite  une  célébrité, 
partout  ailleurs  aussi  difficile  à  enlever  qu'une  ville 
i  forte  !  Eux,  en  se  regardant  leur  petit  nombril  dra- 
matique ils  pensent  que  la  lumière  incréée  du  génie 
dramatique  peut  en  sortir.  Quelquefois,  comme  leur 
petit  nombril  est  lent  à  lancer  la  fusée,  ils  prennent 
un  livre  déjà  fait  par  eux  et  en  tirent  la  mouture 
d'un  drame.  Ils  ont,  pour  autoriser  cela,  de  très 
grands  exemples  :  M.  Dumas  et  Mme  Sand,  qui  ont 
commencé  cet  odieux  tripotage  d'une  œuvre  qui 
avait  sa  valeur  spéciale  et  qu'on  massacre  pour  en 
faire  deux. 

Enfin,  considération  dernière,  on  ne  siffle  plus  au 
théâtre  parce  qu'il  n'y  a  plus  réellement  d'Art  dra- 


-.204  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

matique  et  de  théâtre  ;  car  le  théâtre,  c'est  le  sif- 
flet ! 

Et  voilà  pourquoi,  malgré  l'épuisement  et  la  dé-, 
crépi tude  de  l'Art  dramatique  expirant,  les  feuille- 
tonistes de  théâtre  ne  sont  pas  tout  à  fait  morts  et 
qu'il  leur  reste  quelques  jours  encore  pour  feuille- 
toniser! 


JACK 


17  Janvier  1881. 


I 


Assurément,  ce  n'est  pas  cette  pièce,  jouée  jeudi 
soir  à  l'Odéon,  qui  pourrait  relarder,  même  d'une 
heure,  le  destin  final  de  l'Art  dramatique  qui  s'en  va 
mourant,  et  dont  je  n'ai  pas  craint  de  sonner  ici  l'a- 
gonie à  grandes  volées  dans  mon  feuilleton  d'il  y  a 
huit  jours...  Le  Jack  de  MM.  Alphonse  Daudet  et 
Lafontaine  est  une  preuve  de  plus  de  la  triste  vérité 
que  j'ai  dite  sur  un  Art  qui  fut  grand  à  d'autres  épo- 
ques, —  aux  époques  de  sa  jeunesse  et  de  sa  matu- 
rité, —  et  qui  ne  l'est  plus  et  qui  ne  peut  plus  Vêtre, 
comme  l'homme  lui-même  qui,  à  un  certain  moment 
de  sa  vie,  ne  peut  plus  être  père  et  sent  en  lui 
anéantie  sa  noble  et  robuste  faculté  d'engendrer.  Le 
Jack  de  MM.  Daudet  et  Lafontaine  n'a  ni  plus  de 
nouveauté,  ni  plus  de  vitalité  que  tous  les  autres 
drames  contemporains.  C'est  un  écho  de  plus  dans 

12 


206  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

ces  échos!  Les  auteurs,  qui  ont  cru  que  l'unité  de 
l'inspiration  pouvait  bifurquer  en  deux  têtes,  sem- 
blent ignorer  que  le  drame  est  une  des  formes  les 
plus  surannées  de  la  littérature  présente  et  qu'il  y 
en  a  une  autre  plus  jeune,  plus  complète,  et,  danssa 
variété  infinie,  d'une  tout  autre  profondeur. 

Et  que  M.  Lafontaine  l'ignore,  lui,  je  ne  m'en 
étonne  pas.  C'est  un  acteur,  et  il  doit  avoir  sur  le 
théâtre  toutes  les  illusions  d'un  homme  de  théâtre. 
Mais  que  M.  Alphonse  Daudet,  qui  est  un  romancier, 
et  un  romancier  de  grand  talent,  ne  sache  pas  que  la 
forme  littéraire  la  plus  haute  et  qu'il  devrait  préférer 
à  toutes  c'est  le  roman,  la  véritable  épopée  moderne 
puisqu'elle  peut  embrasser  toutes  les  idées  d'une 
civilisation  avancée  comme  la  nôtre  et  tous  les 
sentiments  de  1  ame  humaine,  de  la  conscience  et 
de  la  Vie,  c'est  là  ce  qui  est  renversant  !  M.  Alphonse 
Daudet  se  manque  à  lui-même  et  à  ses  facultés  en 
se  ravalant  jusqu'au  drame,  lui  qui  a  puissance  de 
roman.  Est-ce  que,  par  hasard,  ilcroiraitque  Shakes- 
peare, par  exemple,  s'il  revenait  au  monde,  se  con- 
tenterait de  l'angle  du  drame, cet  étouffoir  du  génie, 
quand  il  pourrait  étendre  et  développer  tout  le  sien 
dans  le  cercle,  devenu  immense,  de  l'esprit  humain 
élargi?...  Non  !  Shakespeare,  à  cet  instant  de  la  litté- 
rature, lutterait  avec  Balzac,  et  Balzac  est  si  grand 
que  peut-être  Shakespeare  même  ne  le  vaincrait  pas  ! 
Ëh  bien,  M.  Daudet  ne  fait  pas  ce  que  ferait  Shakes- 


JACK 


30") 


peare  !...  Au  lieu  d'aller  et  de  monter  du  drame  au 
roman,  il  descend  du  roman  et  il  recule  jusqu'au 
drame,  et  il  pelotonne  misérablement  un  roman, 
qui  a  ses  qualités  spéciales,  dans  le  cadre  étriqué 
d'un  drame  qui  n'en  peut  pas  contenir  les  beautés  ! 
Il  châtre  et  coupe  par  morceaux,  avec  un  coupeur 
qu'il  s'est  adjoint,  une  œuvre  qui  avait  la  vie  et  qui 
n'est  plus  maintenant  que  le  résultat  d'une  opéra- 
tion dégoûtante,  et  faite  (maladroitement  encore!) 
par  deux  chirurgiens  intellectuels. 

On  me  dit  pourtant  qu'il  n'y  en  a  eu  qu'un  pour 
cette  besogne.  M.Alphonse  Daudet,  il  est  vrai,  n'en  a 
pas  eu  horreur  dans  un  autre  temps,  car  il  a  pratiqué 
tout  seul  de  ces  petits  massacres  sur  ses  romans  ; 
mais  il  en  a  la  fatigue,  et  qui  sait?  peut-être  le  mé- 
pris... Artiste  de  race,  il  a  senti  enfin  l'indignité  de 
ce  procédé  littéraire,  bon  pour  des  esprits  de  basse 
origine,  et  dans  une  indolence  ennuyée  de  Sardana- 
pale,  il  a  été  bon  prince, et  il  a  laissé  M.  Lafontaine 
arranger  pour  le  théâtre  l'œuvre  dérangée  de  son 
roman.  Or,  M.  Lafontaine,  qui  taille  des  romans  à 
la  largeur  et  à  la  longueur  des  planches,  qu'il  con- 
naît, n'a  pu  mettre  dans  le  roman  de  M.  Daudet  que 
ce  qui  réus  sit  sur  les  planches,  que  le  Génie,  quand 
il  marche  sur  ces  planches,  brûle  toujours  ! 

Alors  nous  avons  eu  les  choses  connues  et  com- 
munes, qu'on  applaudit  ou  qu'on  n'applaudit  pas 
selon  la  disposition  du  soir  où  le  spectateur  les  voit 


JUS  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

jouer...  Nous  avons  vu  repasser  devant  nous  la 
même  action  dramatique  inévitable,  qu'il  est,  à  cette 
hqnre,  impossible  de  renouveler.  Nous  avons  vu 
dans  Jack  (pourquoi  Jack  et  non  par  Jacques? 
Pauvre  Jacques  !)  la  fille,  l'incorrigible  fdle  du 
Mariage  d'Olympe,  seulement  avec  un  bâtard  de 
plus.  Nous  avons  eu  le  même  souper  que  dans  le 
Mariage  d'Olympe,  et  le  même  aussi  que  dans  Di- 
vorçons. Sont-ils  puissants  et  originaux,  ces  inven- 
teurs de  théâtre  !...  Et  nous  avons  pu  nous  amuser 
ou  nous  intéresser,  selon  la  disposition  de  notre  cer- 
veau ou  de  notre  estomac,  au  ron-ron  de  cette  tou- 
pie dramatique,  qui  ronfle  en  tournant  sur  elle- 
même  et  qui  rapporte  sur  ses  flancs  vides,  qui  tour- 
nent toujours,  toujours  les  mêmes  tableaux. 


II 


Pour  s'intéresser  à  cette  pièce,  il  faudrait  oublier 
le  roman,  et  c'est  impossible!  car  c'est  précisément 
la  pièce  qui,  par  ce  qui  lui  manque,  rappelle  ce  qui 
ne  manque  pas  au  roman...  Quelques  dévots  à 
M.  Daudet,  avant  la  représentation  lisaient,  dans 
la  salle  de  l'Odéon,  pieusement,  le  roman  de  Jack  à 


JACK  209 

leurs  femmes.  Maladroits  et  comiques,  ils  ne  se 
doutaient  pas  qu'ils  mettaient  l'éteignoir  sur  la 
pièce.  Avec  leurs  femmes,  ils  le  mettent  probable- 
ment sur  tout,  ces  délicieux  maris!  Et,  en  effet,  le 
Jack  du  roman  tue  le  Jack  de  la  pièce.  Dans  le 
roman  comme  dans  la  pièce,  l'histoire  de  Jack,  de 
l'enfant  opprimé,  de  ce  bâtard  d'une  fille  à  peu  près 
publique  devenue  la  concubine  d'un  seul  homme,  et 
victime  de  ce  beau-père  de  hasard,  n'est  qu'une 
donnée  vulgaire  ;  mais  ce  qui  fait  la  supériorité  du 
roman  sur  le  drame,  ce  sont  les  détails  qui  s'entre- 
lacent autour  de  cette  donnée  facile,  digne  d*un 
conte  de  Perrault...  M.  Lafontaine,  si  M.  Daudet  l'a 
laissé  faire,  les  a  supprimés  ne  sachant  les  utili- 
ser... Ainsi,  la  pension  Moronval,  qui,  dans  le  ro- 
man, est  une  étude  d'une  poignante  réalité,  n'y  est 
pas.  Ainsi,  la  bande  grotesque  des  ratés,  qui  tient 
une  si  grande  place  dans  le  roman,  ne  fait,  dans  le 
drame,  que  paraître  et  disparaître,  applaudissant, 
sans  qu'on  la  voie,  à  la  Fille  de  Faust,  la  pièce  du 
faux  poète  d'Argenton,  pour  en  dire  du  mal  en 
enfilant  ses  paletots.  Ainsi,  la  vie  terrible  de  Jack, 
dans  le  vaisseau  où  il  est  chauffeur,  et  qu'on  raconte 
au  lieu  de  la  montrer.  On  ne  la  connaît  que  par 
Jack,  hébété  et  noirci  par  le  feu  de  cet  enfer  dans 
lequel  il  a  vécu,  et  qui  apparaît,  précisément  le  jour 
de  la  solennelle  lecture,  clamant  et  réclamant,  avec 
la  fureur  presque  méchante  d'un  fou,  son  horrible 

12. 


210  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

mère,  qui  l'a  sacrifié  à  son  honteux  amour  pour 
l'homme  avec  lequel  elle  vit... 

Et  c'est  là  que  gît  tout  le  drame,  toute  [la  ques- 
tion du  drame  ;  car  le  drame  n'est  jamais  qu'une 
question.  Le  fils  reprendra-t-il  sa  mère  à  l'homme 
qu'elle  a  l'ignominie  d'aimer,  ou  achèvera-t-elle  de 
tuer  son  fils  en  lui  préférant  le  sot  qu'elle  adore  sur 
la  foi  de  son  génie,  ce  d'Argenton,  le  raté  de  tous 
ces  ratés,  cette  oie  à  queue  de  paon  qui  se  coiffe  de 
sa  queue?  Et  naturellement  c'est  l'amour  bête,  bas 
et  sale,  qui  l'emporte  sur  le  sentiment  maternel  ! 
Comme  Olympe,  dans  le  Mariage  d'Olympe,  Ida  de 
Barancy  revient  à  sa  boue,  à  cette  boue  collante, 
après  l'avoir  quittée  une  minute  pour  suivre  son 
fils,  débarbouillé  de  son  charbon  et  de  son  idiotisme, 
et  rentré  dans  la  vie  morale  du  travail  et  de  l'intel- 
ligence. Et,  même,  sans  le  jeu  des  réminiscences 
fatales  où  le  drame  se  débat  pour  mourir,  jusqu'au 
dénouement  de  celui-ci  est  le  même  dénouement 
que  dans  le  Mariage  d'Olympe.  Dans  l'une  et  l'au- 
tre de  ces  pièces,  si  le  vice  est  puni,  la  vertu,  du 
moins,  n'est  pas  récompensée...  Le  coup  final  de 
pistolet  qu'on  tire  dans  le  Mariage  d'Olympe,  est 
remplacé  par  d'Argenton  qui  revient  chercher  sa 
concubine  et  qui  la  reprend  suï  le  corps  de  son  fils, 
mort  désespéré  de  n'avoir  pas  revu  sa  mère,  qui 
arrive  trop  tard.  C'est  d'Argenton  qui  est  le  coup 
de  pistolet  de  la  fin.  «  Voilà  le  châtiment!»,  dit-on, 


JACK  211 

en  l'ajustant.  D'Argenton,  c'est  le  coup  de  pistolet 
du  Mariage  d'Olympe,  qu'on  ne  tire  pas,  mais  qui 
partira...  dans  l'avenir  ! 


III 


Et  si  toute  cette  vieille  prétintaille  dramatique 
que  se  passent  de  la  main  à  la  main  tous  les  fai- 
seurs de  drames  avait,  du  moins,  pour  racheter  la 
pauvreté  de  son  fond,  de  la  verve,  du  dialogue,  de 
la  répartie,  du  mordant,  de  l'esprit,  de  la  rapidité 
dramatique,  de  ces  ailes  enfin  sur  lesquelles  on 
emporte  le  spectateur  et  on  le  secoue  pour  l'empê- 
cher de  dormir  ;  mais  le  spectateur  qui  ne  dormait 
pas  (j'en  ai  vu  dormir)  est  resté  le  cul  par  terre, 
en  écoutant  cette  pièce  lourde  et  à  longueurs  qui 
n'en  finissent...  C'est  là  que  j'ai  cherché  vainement 
Daudet,  le  poète,  le  romancier,  la  fine  pierre  pré- 
cieuse, dont  j'aurais  voulu  voir,  du  moins,  briller 
une  étincelle,  et  je  n'ai  trouvé  qu'un  Lafontaine... 

Quant  aux  acteurs,  excepté  le  jeune  homme 
(Ghelles)  qui  a  joué  Jack  en  soulignant  un  peu 
trop  l'ignobilité  et  la  stupidité  du  personnage  dans 
le  commencement  de  son  rôle,  mais  qui  a  du  senti- 


212  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN' 

ment  et  du  geste,  et  qui  peut  devenir  plus  tard,  dans 
le  sens  triomphant  du  mut,  un  acteur,  je  n'ai  vu 
que  jeux  vulgaires  comme  la  pièce.  Lafontaine 
s'était  fait  une  figure  meilleure  que  le  drame,  qui 
n'est  que  le  roman  maquillé,  mais  qu'il  n'a  pas  plus 
inventée  que  le  drame.  C'est,  moins  la  rousseur  des 
cheveux,  la  figure  d'un  des  poètes  de  ce  temps. 
Lafontaine  a  joué  l'emphase  de  d'Argenton,  de  ce 
raté  qui  rate  toujours  les  mots  cruels  qu'il  ne  dit 
jamais,  avec  un  faux  air  de  Frederick  Lemaître,qui 
jouait  aussi  très  bien  les  emphases,  mais  qui 
y  mettait  autre  chose  que  du  creux.  Lafontaine 
n'est,  lui,  dans  l'emphase,  que  vide  et  défoncé... 
Mlle  Céline  Montaland  a  fait  de  la  concubine  Ida 
une  grisetle  de  Paul  de  Kock. 

Au  souper  (le  souper  du  Mariage  d'Olympe)  avec 
son  fils,  auquel  elle  est  momentanément  revenue, 
elle  a  été  plus  grisette  que  mère,  et  cela  n'avertit 
pas  son  fils,  idiot  d'amour  filial,  que  sa  mère  n'est 
pas  là,  dans  celte  misérable  femme,  et  qu'elle  n'y 
sera  jamais.  Il  n'y  a  qu'une  grisette,  et  ce  n'est  pas 
Mimi  Pinson  !  Mlle  Montaland  est  applaudie  dans 
les  légèretés  de  son  rùle  par  ce  public  qui,  en 
France,  est  toujours  un  mauvais  sujet.  Elle  ne 
réussit  pas  dans  les  larmes  :  influence  du  physique 
sur  le  moral.  On  la  trouvait  jolie  et  on  avait  raison  ; 
elle  n'est  que  cela.  Mais,  c'est  assez  !  comme  dit 
Médée.  L'impression  de  la  salle  était  triste.  On  écou- 


JACK 


213 


tait    ce   drame  ennuyeux  comme   ses  entr'actes, 
insolemment  et  ridiculement  longs. 

On  l'écoutait  —  parce  qu'il  «tait  de  Daudet 
—  avec  une  sympathie  silencieuse.  On  se  souvenait 
du  romancier  !  Quant  à  moi,  le  feuilletoniste  du 
Triboulet,  que  M.  La  Rounat,  qu'on  dit  littéraire, 
avait  honoré  d'une  des  dernières  places  de  l'orches- 
tre, tout  près  de  la  claque,  dont  cependant  je  n'étais 
pas,  j'ai  perdu,  par  le  fait  de  cette  place  éloignée, 
beaucoup  de  mots  du  rôle  des  acteurs  ;  mais  n'y 
a-t-il  pas  un  jeu  qui  s'appelle  «  qui  perd  gagne  »,  et 
j'ai  gagné  cela  ! 

Post-Scriptum.  Le  lendemain  de  ce  jour  d'Odéon, 
je  suis  allé  me  décabotiniser  au  Cercle  artistique 
(des  Mirlitons).  Ici  j'avais  une  bonne  place,  et  j'ai 
entendu  ce  qui  serait  pour  moi  un  regret  si  je  n'a- 
vais pas  pu  l'entendre.  C'était  une  pièce  de  M.  le 
marquis  de  Massa,  qui  s'appelle  V Honneur,  et  qui 
lui  fait  honneur  ;  car  elle  est  charmante,  et  leste, 
et  souple,  écrite  en  vers  flexibles  auxquels  leur  cor- 
rection n'ôte  rien  de  leur  grâce.  Cette  comédie  en 
trois  actes  d'un  dilettante  dramatique,  qui,  quand  il 
le  voudra,  passera  de  l'œuvre  d'amateur  à  l'œuvre 
de  l'artiste  et  du  maître,  n'est  qu'un  pastel  peint 
sur  l'éventail  d'un  femme  blonde  ;  car  tout  y  est 
adouci.  Tous  les  personnages  y  sont  aimables,  prêts 
à  s'embrasser,  non  pas  avec  les  lèvres,  mais  avec 


'214  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

leurs  opinions  politiques.  C'est  la  fusion  de  tous  les 
partis  dans  les  plus  optimistes  tendresses.  Pour  ma 
rudesse,  à  moi,  c'est  un  peu  trop  tendre...  Je  ne 
suis  pas  aussi  fénelonien  que  M.  de  Massa,  qui  res- 
semble à  un  neveu  de  Fénelon,  officier  dans  les 
hussards.  Les  acteurs,  gens  du  monde,  ont  joué 
comme  les  hommes  du  métier,  avec  une  élégante 
aisance.  Quant  aux  femmes,  elles  étaient,  elles,  du 
métier.  C'était  Mlle  Baretta  (de  la  Comédie-Fran- 
çaise), qui  a  joué  comme  à  la  Comédie- Française, 
et  Mlle  Broisat,  qui  a  joué  plus  mollement...  Elle 
avait  une  amazone  mal  faite  et  une  perruque  qui  ne 
faisait  pas  d'illusion,  et  de  là-dedans  et  de  là-des- 
sous, elle  avait  l'air  d'une  grande  arbalète  rompue 
qui  ne  sait  pas  lancer  le  trait. 
Et  voilà  le  mien  ! 


JANOT 


24  Janvier  1881. 


I 


Cherchera-t-on  ici  un  article  sur  cette  Janoterie, 
jouée  hier  soir  au  théâtre  de  la  Renaissance,  où  les 
vrais  Janots  étaient  ceux  qui  applaudissaient  dans 
la  salle  ?... 

Par  les  loisirs  que  me  fait  la  rareté  des  premières 
représentations  dans  les  théâtres  littéraires,  j'ai 
voulu,  pour  l'honneur  du  feuilleton  théâtral  de  Tri- 
boulet,  qui  ne  pouvait  pas  décemment  rester  en 
blanc  (et  qui,  comme  cela,  aurait  plu  peut-être  davan- 
tage), aller  à  cette  pièce  du  théâtre  delà  Renaissance 
faite  par  deux  hommes  qui  avaient  de  l'esprit  autre- 
fois... Les  pièces  à  musique  ne  sont  pas  dans  mon 
département  au  Triboulet,  mais  si  la  pièce  que  voici 
n'est  pas  littéraire,  le  nom  des  auteurs  l'a  été  et 
l'est  encore.  C'est  par  l'esprit  et  le  talent  —  sans 
musique  !  —  qu'ils  avaient  grimpé  à  l'échelle  glis- 


216  THEATRE    CONTEMPORAIN 

santc  et  lumineuse  du  succès,  d'où  à  présent  leur 
esprit  et  leur  talent  font  la  culbute  dans  des  pièces 
—  à  musique!  Ce  soir,  ma  foi  !  je  crois  bien  qu'ils 
se   sont  tués   du    coup...  Cherchez-les,  ces  deux 
esprits  qui  furent  fringants,  cherchez-les  dans  la 
pièce  d'hier  soir,  entreprise  pour   la  musique  de 
M.  Lecoq,  qui,  ce  soir,  Lecoq,  ne  m'a  pas  paru  un 
rossignol,  vous  ne  les  trouverez  plus!  Vous  ne  trou- 
verez dans  cette  pièce  ni  invention,  ni  inspiration, 
ni  dialogue,  ni  verve,  ni  intérêt,  ni  gaîté,  —   ni 
gaîté,  qui  fait  tout  passer  quand  elle  est  vraie,  même 
la  bêtise '.—  .Malgré  les  flons-flonsdeM.Lecoq  et  des 
costumes  qui,  en  réalité,  sont  toute  la  pièce,  c'était 
triste,  comme  on  dit,  à  porter  le  diable  en  terre,  et 
il  y  a  été  porté.  «  Le  diable  est  mort  !  »  chantait  Bé- 
ranger  sur  sa  crécelle.  Oui  !  le  diable  de  l'esprit,  du 
brio,  du  mouvement,  de  l'amusement  à  tout  prix  ! 
Hélas  !  MM.   Meilhac  et  Halévy  ne  l'ont  plus  au 
corps.  Nous  n'avons  aujourd'hui  qu'un  feuilleton 
de  croque-mort  à  faire,  —  pauvre  chose  misérable 
à  croquer  ! 

Pourquoi  aussi  êtes-vous  tombés,  mes  chers  Luci- 
fers,  qui  pouviez  porter  d'une  main  légère  le  flam- 
beau de  la  Comédie  et  qui  l'avez  tenu  à  certains 
soirs,  pourquoi  êtes-vous  tombés  la  tête  la  première 
dans  cette  farce  qu'on  appelle  l'opérette,  parfaite- 
ment indigne  du  talent  qu'il  faut  respecter,  quand 
on  en  a,  et  qu'on  ne  doit  jamais  avilir?...   Pour- 


IAXOT  217 

quoi  jeter  le  vôtre,  qui  fut  distingue  et  charmant, 
dans  le  bas-fond  de  l'opérette,  comme  on  jette  son 
argent  par  les  fenêtres?...  Dissipateurs!  dissipa- 
teurs inexcusables  !  Du  moins,  quand  le  singe  de  la 
Fable  jetait  les  doublons  de  son  maître  dans  la  mer, 
il  était  désintéressé.  Les  doublons  n'étaient  pas  les 
siens,  et,  pour  le  plaisir  de  la  chose,  la  mer  était 
bleue  et  le  singe  était  un  artiste  :  il  aimait,  avec  ses 
doublons,  à  faire  des  ricochets  d'or  sur  cette  surface 
d'azur!...  Et  cela  valait  mieux  que  votre  spectacle 
d'hier  soir.  Mais  vous,  ce  sont  vos  propres  doublons 
que  vous  lancez  dans  cette  mer  montante  d'opéret- 
tes qui  devient  la  folie  du  temps,  —  et  vous  n'êtes 
pas  aussi  désintéressés,  aussi  grands  seigneurs  que 
le  singe  !  Il  ne  demandait  pas,  lui,  que  les  doublons 
lui  revinssent.  Ils  étaient  bien  perdus;  mais  il  se- 
tait  bien  amusé  !  Mais  vous,  vous  !  vous  ne  croyez 
pas  et  vous  ne  voulez  pas  perdre  les  vôtres.  Vous 
croyez  qu'ils  vous  reviendront  sous  une  autre  forme 
que  la  première  et  préférée  par  vous,  —  et  c'est  là 
le  crime,  pour  des  artistes  comme  vous,  que  de  pré- 
férer à  la  gloire  de  l'Art  et  à  l'honneur  du  talent  un 
genre  de  pièces  abject,  dans  lesquelles  l'Art  n'est 
plus  la  visée  de  l'artiste  mais  un  désir  grossier  de 
plaire  à  la  foule  des  imbécilles  et  de  s'enrichir  ! 


13 


218  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


II 


Car  voilà  la  question,  cette  question  de  l'opérette, 
la  tentation  des  esprits  si  peu  faits  pour  elle  et  qui 
nous  enlève  Meilhac  eL  Halévy,  par  la  raison  toute 
puissance  qu'elle  rapporte  la  gloire  en  gros  sous  de 
la  popularité  avec  laquelle  on  fait  d'autres  gros 
sous,  et  qui  pour  tant  de  gens  valent  davantage  ! 
Voilà  la  question.  Mais  ce  n'est  plus  là  seulement 
une  question  dramatique  :  c'est  une  question  morale, 
qui  vient  se  planter  sur  la  question  dramatique.  Il 
ne  s'agit  plus  ici  de  Janot  de  la  Janotière,  qui  n'est 
qu'une  pièce  ralée  de  plus  dans  le  tas...  mais  il  s'a- 
git de  l'Art  lui-même  et  de  sa  destinée.  Il  s'agit  de 
la  dépravation  actuelle  de  l'Art,  qui  perd  de  vue  son 
but  esthétique  pour  un  but  pratique  qui   n'est  pas 
le  sien...  L'Art  s  américanise  tous  les  jours  dans 
cette  société  de  meurt-de-faim  qui  meurent  encore 
plus  de  l'envie  d'être   riches...    Time  is  money, 
dit  l'américain.    Eh  bien,   l'Art  aussi  1   Et  voilà 
pourquoi  on  fait  des  opérettes,  quand  on  a  dans  la 
tête  des  comédies  qui  pourraient  en  sortir  1 

On    descend    jusqu'à   l'opérette,    l'opérette,    ce 
culol  li  Liera  ire  do  ces  derniers  te.nps,  l'opérolte, 


JANOT  2Ï9 

celte  bâtarde  du  vaudeviye  —  une  des  gloires  lé- 
gères de  la  France, quand  elle  était  légère,  mais  qui 
n'est  plus  comprise  de  la  France  pataude  !  — et  de 
l'opéra  comique,  qui  ne  doit  pas  être  très  content 
de  la  fillette  qu'il  a  pondue,  laquelle  a  ratatiné  jus- 
qu'à son  nom.  L'opérette,  qui  finira  par  tuer  l'O- 
péra, comme  le  Calé  chantant  tuera  le  Théâtre,  est 
au  fond  la  grande  œuvre  de  ce  temps,  essentielle- 
ment petit.  C'est  de  la  littérature  dramatique  à  la 
basse  hauteur  de  l'esprit  démocratique,  ignorant  et 
blagueur,  et  qui  aime  à  voir  toutes  choses  descendre 
à  son  niveau  très  bas.  L'opérette  est  le  Charivari 
ou  le  Tintamarre  du  Théâtre.  Elle  a  commencé  par 
bouffonner  avec  les  dieux  d'Homère,  dont  elle  a  fait 
(pardon  du  mol  !)  des  chie-en-lit  de  Carnaval.  Elle 
a  continué  de  bouffonner  avec  les  rois,  bons  enfants 
idiots,  qui  l'ont  laissé  faire...  Pendant  la  grande 
Exposition,  on  a  vu,  si  l'on  s'en  souvient,  des  princes 
étrangers  retenir  leurs  places  par  télégrammes  et 
passer  leur  première  soirée  en  France  à  battre  des 
mains  à  la  Schneider,  qui  leur  battait  les  joues  et 
se  moquait  d'eux,  dans  ses  rôles.  Figaro  n'était  pas 
plus  heureux  d'être  souffleté  par  Suzanne.  Seule- 
ment, Figaro  avait  une  excuse.  Il  était  amoureux. 
Mais  eux?...  Demain,  par  ce  temps  de  République 
impie,  l'opérette  est  capable  de  mettre  à  la  scène 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  et  ce  sera  délicieux  ! 
Et  le  succès  sera  plus  certain  que  celui  d'hier  soir  ! 


220  THEATRE     CONTEMPORAIN" 

Essayez  de  ce  sujet-là,  messieurs  qui  voulez  réus- 
sir !  Faites  danser  le  cancan  aux  Apôtres,  et  jamais 
on  n'aura  tant  ri  !  Un  jour,  Quinet,  le  gros  Quinet, 
qui  avait  tout  gros,  dit  un  mot  spirituel,  qui  l'é- 
tonna  bien  quand  il  fut  dit,  comme  le  maladroit  qui, 
au  billard,  s'étonnerait  d'avoir  fait  un  carambolage  : 
«  Nous  arrivons  —  disait  Quinet  —  à  Byzance,  en 
«  passant  par  la  Béotie.  »  Ma  foi '.c'est  étonnamment 
bien  pour  Quinet.  Mais  il  renversait  les  deux  ter- 
mes. Ce  n'est  pas  à  Byzance  que  nous  arrivons,  en 
passant  par  la  Béotie.  C'est  en  Béotie  que  nous 
allons  plutôt,  en  passant  par  Byzance,  et  nous  y 
sommes  en  plein,  dans  la  Béotie,  et  je  crois  bien 
que  nous  n'en  bougerons  plus  ! 


III 


Nous  sommes  bêtes,  à  présent,  pour  l'éternité.  Si 
vous  aviez  élé,  comme  moi,  au  Janot  de  la  Renais- 
sance, vous  ne  douteriez  plus  de  cette  vérité  humi- 
liante. J'y  ai  vu  des  mains  se  lever  pour  applaudir, 
qui  avaient  l'air  d'être  émues.  Une  de  ces  femmes 
pour  qui  le  mot  gentil  est  un  enivrement  d'éloge, 
disait,  auprès  de  moi,  enthousiaste  et  naïve,  que 
c'était  bien  gentil  tout  ce  qu'elle  voyait,  et  elle  se 


JANOT  S21 

pâmait  de  plaisir.  Ah  !  si  les  plus  médiocres  vaude- 
villistes d'il  y  a  cinquante  ans  s'étaient  levés  de 
leur  tombe  pour  venir  entendre  ces  plates  et  en- 
nuyeuses sornettes,  je  voudrais  bien  savoir  ce  qu'en 
auraient  pensé  ces  joyeux  et  spirituels  compagnons, 
qui,  de  leur  vivant,  ne  demandaient  pas  tant  de  mise 
en  scène  pour  être  intéressants  et  spirituels!!  L'o- 
pérette, l'abrutissante  opérette,  qui,  comme  Midas, 
ne  change  pas  en  or,  mais  en  sottise,  tout  ce  qu'elle 
touche,  a  diverti,  il  faut  bien  le  dire,  tous  ces  gens, 
qui  peut-être  la  chanteront  facilement  demain...  Ils 
chanteront  les  airs  et  feront  les  acteurs  de  la  pièce 
dans  leurs  sociétés  particulières...  Ce  n'est  pas 
musicalement  trop  relevé  pour  qu'ils  ne  puissent 
passablement  en  exécuter  les  roulades  et  les  trilles, 
et,  littérairement,  c'est  assez  niais  pour  plaire  à  tous 
les  sots  qui  représentent  le  suffrage  universel  en 
littérature  !  Ah  !  si  MM.  Meilhac  et  Halévy  ont  sa- 
crifié au  doublon,  je  ne  crois  pas  absolument  que  le 
doublon  trompe  leur  espérance.  11  tombera  au  con- 
traire probablement  dans  le  chapeau  qu'ils  lui  ten- 
dent. Selon  moi,  ils  mériteraient  d'être  punis  par 
où  ils  ont  péché;  mais  ils  ne  seront  pas  punis. 
Vous  verrez  cela  !  Avec  la  société  actuelle,  on  peut 
tout  croire.  Il  n'y  a  plus  de  choses  incroyables. 

Et  cette  pièce  de  Janot,  dont  je  ne  donnerais  pas, 
moi,  un  maravédis,  pourra  rapporter  à  leurs 
auteurs  l'argent  en  vue  duquel  ils  ont  spéculé. 


"22'2  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


IV 


Cette  pièce,  toute  d'exécution,  qui  se  moque  de 
l'esprit  et  qui  n'en  a  pas,  et  qui  ne  vise  qu'aux 
yeux  et  aux  oreilles,  a  été  mieux  jouée  qu'elle 
n'est  faite.  Les  acteurs  ont  fait  de  leur  mieux.  Ils 
se  sont  démenés  là-dedans  et  ils  ont  justifié  la 
thèse  que  je  soutiendrai  toujours  jusqu'à  mort  de 
plume  :  c'est  que  les  acteurs,  pour  peu  qu'ils  ne 
soient  pas  mauvais,  sont  toujours  au-dessus  des 
pièces  qu'ils  interprètent...  Mlle  Jeanne  Granier, 
qui  est  la  coqueluche  des  habitués  du  théâtre  de  la 
Renaissance,  mais  que  je  vois,  moi,  sans  que  la 
tête  me  tourne,  n'a  ni  mal  chanté,  ni  mal  dit  ;  mais, 
chose  irrémissible  !  elle  était,  deux  actes  sur  trois, 
exécrablement  habillée  dans  une  pièce  dont  tout 
le  mérite  est  les  costumes  de  la  Restauration,  très 
fidèlement  mais  caricaluresquement  reproduits.  Il  y 
a  un  moment  où  elle  vient  sur  la  scène  avec  des  ha- 
bits trop  courts  qui  ne  sont  d'aucune  époque  et  qui 
révèlent  par  trop  indécemment  son  sexe.  Mlle  Mily 
Meyer,  qui  joue  Suzon,  l'amoureuse  de  Janot,  est 
une  poupée  en  bois  extrêmement  réussie  ;  mais  le 
boisa  joué  comme  si  ce  n'était  pas  du  bois.  Joly, 


JANOT  22'' > 

qui  fail  un  vieux  fal  du  nom  de  Chàteauminet,  a 
obtenu  le  rire  en  faisant  toujours  la  même  grimace, 
c'est-à-dire  en  ouvrant  la  bouche  comme  une 
trappe;  car,  en  fait  de  grimaces,  il  n'en  faut  qu'une 
pour  attrapper  immanquablement  le  public  ! 

Quant  à  la  pièce,  je  ne  méprise  pas  assez  le 
public  et  moi  pour  l'analyser.  Qu'il  suffise  de 
savoir,  en  un  mot,  que  le  véritable  auteur  de  cette 
pièce  ce  n'est  ni  MM.  Meilhac  et  Halévy,  ni  peut- 
être  M.  Lecoq  (quis  est  Gallus  ?),  ni  les  acteurs,  — 
c'est  le  costumier. 


NANA 


31  Janvier  1881. 


Eh  bien,  non  !  non  !  non  !  —  ce  n'est  pas  cela 
qu'on  attendait  ! 

La  déception  a  été  immense.  Que  dis-je  ?  C'a  été 
une  suite  de  déceptions  !  Je  les  raconterai.  Ah  ! 
cette  Nana  !  Comme  tu  m'as  trompé,  infidèle  ! 
Cette  fameuse,  celte  retentissante  Nana!  Que  n'en 
disait-on  pas  ?  Que  n'en  espérait-on  pas?  Qui  fai- 
sait tant  de  bruit  avant  d'être  jouée  !  Elle  n'en  fera 
plus,  la  pauvre  diablesse  !  Depuis  six  mois,  elle 
faisait  affiche  dans  les  imaginations  et  les  conversa- 
tions de  tout  le  monde.  Quel  spectacle  elle  nous 
promettait!  Ce  serait  plus  fort  que  l Assommoir  ! 
Ce  devait  être  d'un  dégoûtant  plus  profond,  plus 
savant,  plus  travaillé,  plus  voulu!  Nana,  le  roman, 
avait  été  jugé  par  les  dégustateurs  de  ces  sortes  de 
choses  plus  fort  en  indécences  de  situation  et  en 

13. 


226  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

turpitudes  de  langage  que  le  roman  de  l'Assommoir, 
et  on  se  flattait  que  la  même  proportion  existerait 
au  théâtre  et  que  les  murs  de  la  salle  de  l'Ambigu 
seraient  trop  étroits  pour  contenir  la  foule  impa- 
tientée, surexcitée,  assoiffée  par  sa  longue  attente  ! 

Ce  n'était  plus  ici  les  saoûleries  de  V Assommoir, 
les  viles  saoûleries  du  peuple  empoisonné  par  le 
vitriol  des  cabarets  et  mourant  du  delirium  tre- 
mens  dans  les  hôpitaux  !  Ce  serait  de  la  débauche 
plus  relevée,  et  le  vice  des  riches,  après  le  vice  des 
pauvres,  est  plus  hideusement  grand,  de  cela  seul 
qu'il  monte!...  On  espérait  enfin  un  vrai  festin  de 
Trimalcion  en  fait  de  saletés  recherchées  :  intellec- 
tuellement une  espèce  de  grande  orgie  romaine  ;  et 
on  se  disait  que  le  directeur  de  l'Ambigu  avait  fait 
mettre,  pour  les  besoins  delà  salle,  des  vomitoria 
dans  les  coins. 

Mais  tout  cela  était  un  roman  sur  un  roman.  On 
avait  rêvé  sur  Nana,  et  même  sur  le  cynisme  que  le 
public,  l'ignoble  et  sot  public,  avait  élevé  à  sa  plus 
haute  puissance  chez  son  auteur.  Cette  puissance, 
ce  soir,  a  fini  par  une  faiblesse.  La  Nana  de  ce 
soira  été  pour  le  Naturalisme  une  lâcheté  et  une 
trahison.  Au  moment  où  la  bataille  engagée  par  le 
Naturalisme  devient  belle,  l'auteur  de  Nana  a  recu- 
lé comme  un  conscrit.  Il  n'a  pas  osé  être  seul  au 
feu.  11  s'est  fait  deux.  Ce  n'est  plus  M.  Zola  :  c'est 
M.  Zola  et  M.  Busnach.  C'est  même  M.Busnach  sur 


xaxa  227 

M.  Zola,  devenu  sou  humble  pilolis.  L'un  des  deux 
auteurs  a  nettoyé  l'autre.  Il  l'a  peigné.  Il  l'a  lavé  et 
il  l'a  rendu  presque  propre.  Encore  une  pièce  com- 
me cette  Ncvia,  et  M.  Zola  finira  peut-être  par 
arriver  à  la  chasteté  par  la  platitude.  Joli  chemin  ! 
Alors,  on  ne  dirait  plus  :  Zola-le...  —  je  cherche 
le  mot  qu'il  trouverait  et  qu'il  écrirait,  lui,  mais 
que,  moi,  je  n'écrirai  pas  !  —  mais  on  dirait  :  Zola- 
le-Chaste. 


11 


Vous  comprenez  la  stupéfaction  !  Ce  soir-là,  on 
arrivait  tout  chaud,  tout  bouillant,  se  frottant  les 
mains  et  se  pourléchant  les  babines  avec  l'idée 
de  ce  qu'on  allait  voir  et  entendre...  On  avait  le 
joyeux  grognement  des  goinfres  en  appétit  qui  vont 
s'en  donner  à  auge  pleine.  Et  au  lieu  de  laper  la 
galimafrée  qu'on  espérait,  comme  le  Renard  de 
La  Fontaine, on  n'a  trouvé  devant  soi  que  l'honnête 
bouteille  débouchée  avec  précaution  par  la  cigogne 
Busnach,  et  offerte  aux  museaux  affamés  de  la  salle, 
impertinemment  mystifiés.  Vous  jugez  de  la  figure 
de  ces  museaux  !  C'était  à  n'y  pas  croire,  et  ils  n'y 
croyaient  pas  !   Pendant  deux  actes,  au  moins,  ils 


228  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

ont  cherché  l'indécence  absente.  Ils  l'ont  cherchée 
partout  où  elle  n'était  pas,  et  même  ils  ont  fini, 
d'impatience,  par  l'y  mettre.  Ils  l'ont  inventée. 
Leur  désir  la  coulait  sous  la  moindre  phrase, 
le  moindre  mot,  le  moindre  geste.  Il  entendait 
malice  à  tout,  ce  malicieux  public,  et  il  riait,  non 
pas  de  ce  qu'avaient  écrit  les  auteurs  de  la  pièce, 
mais  des  polis-onneries  qu'il  pensait...  Il  était,  en 
effet,  plus  Zola  que  M.  Zola  lui-même,  qui,  ce  soir, 
n'était  plus  Zola,  mais  Busnach.  Seulement,  quand 
ce  pauvre  polisson  trompé  de  public  s'est  aperçu 
que  celte  chère  petite  bête  de  l'indécence,  qu'il  cher- 
chait, n'était  pas  dans  la  botte  de  foin  de  la  mau- 
vaise pièce  qu'on  lui  servait,  il  s'est  fâché;  il  est 
devenu  féroce  ;  et  il  a  retourné  son  rire  contre  la 
pièce  elle-même  et  contre  les  situations  qui  devaient 
paraître  les  plus  intéressantes  et  les  plus  pathéti- 
ques aux  auteurs  de  la  pièce,  et  ce  rire  insolent  en 
diable  a  même  atteint  jusqu'aux  acteurs! 

Dure,  mais  bonne  leçon  !  M.  Zola  a  pu  l'enten- 
dre. 11  était,  m'a-t-on  dit,  dans  la  salle,  caché  dans 
une  loge  grillée  comme  le  Gambetla  de  la  littéra- 
ture dramatique  de  ce  temps,  comme  sur  le  théâtre 
il  était  également  caché  sous  son  bouclier  en  caout- 
chouc de  Busnach.  De  ces  deux  cachettes,  il  a  donc 
pu  apprendre  ce  qu'il  en  coûte  de  n'être  que  le  capi- 
taine Fracasse  du  Naturalisme,  qui  fracasse  tout 
dans  ses  articles,  mais  qui,  au  théâtre,  le  vrai  champ 


NANA  339 

de  bataille  des  faiseurs  de  systèmes,  quand  il  faut 
en  découdre,  se  dérobe  comme  le  gros  Falstalî  ! 
Depuis  quelque  temps,  du  reste,  on  aurait  pu  pré- 
voir cette  pusillanimité  dernière  dans  tout  ce  qu'é- 
crivait M.  Zola.  Dernièrement,  il  se  plaignait  de  ce 
sceptre  de  l'ordure  que  la  Critique,  disait -il  triste- 
ment, lui  faisait  trop  porter.  11  trouvait  que  la  Cri- 
tique le  sacrait  trop,  et  qu'elle  n'était  pas  juste,  et 
qu'il  n'était  pas  de  cette  royale  infection-là  !  Quant 
au  fond,  il  avait  raison.  Je  suis  assez  de  son  avis. 
M.  Zola  n'est  pas,  en  action,  aussi  naturaliste  qu'en 
théorie,  et  il  n'y  a  pas  que  la  Nana,  capitonnée  de 
Busnach,  qui  vienne  de  le  prouver.  Même  dans  la 
Nana,  le  roman,  la  Nana  qui  n'est  pas  hon- 
grée,  comme  un  cheval  de  demoiselle,  M.  Zola  n'est 
qu'un  écuyer  qui  a  peur  des  oreilles  de  son  cheval. 
Il  n'est  pas  le  héros  sans  peur  ni  reproche  de  sa 
doctrine  ;  et  là  où  il  descend  à  moitié  d'échelle,  il  y 
a  toujours  des  profondeurs  et  des  dessous  dans  les- 
quels il  n'est  pas  capable  de  descendre  d'un  échelon 
de  plus. 

Il  n'a  pas  assez  de  poitrine  pour  n'avoir  pas  peur 
d'y  être  asphyxié. 


230  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


III 


Je  peux  bien  lui  donner  décharge  de  sa  pièce, 
puisqu'il  dit  avec  une  humble  prudence  qu'il  ne  l'a 
pas  faite  ;  mais  je  ne  lui  donne  pas  décharge  de  n'a- 
voir pas  osé  la  faire.  Ceci  n'est  pas  digne  d'un 
homme  qui  se  croit  un  chef  d'école.  M.  Victor  Hugo, 
ce  grand  romantique  si  méprisé  par  M.  Zola,  a  eu 
le  courage  de  faire  Hernani  et  même  d'enfermer,  en 
plein  Théâtre-Français,  un  de  ses  personnages  dans 
une  armoire,  —  ce  qui  était  du  naturalisme  assez 
hardi  pour  le  temps,  —  et  il  ne  s'est  mis  derrière 
personne.  M.  Zola,  lui,  a  pris  M.  Busnach  pour  son 
armoire.  Il  s'est  musse  là-dedans,  ne  se  montrant 
que  par  la  serrure,  mais  y  allongeant  cette  patte 
blanche  du  biquet  qui  croit  ramasser  les  gros  sous 
de  cette  exhibition  de  Nana,  qui  n'est  pas  littéraire, 
mais  scandaleusement  financière!  Et,  de  fait,  y  a-, 
t-il,  dans  cette  pièce  de  Nana  qui  n'est  une  pièce 
que  comme  une  pièce  de  tapisserie,  y  a-t-il,  dans 
ce  découpage  plaqué  sur  des  planches  où  mainte- 
nant on  met  tout  sans  pudeur,  une  cohésion,  une 
combinaison,  une  logique  ou  un  art  quelconque?... 


NANA  '231 

M.    Busnach,    collaborateur   de   M.   Zola!   Allons 
donc  1  Collaborateur,  lui  !  —  une  paire  de  ciseaux  ! 

Il  a  promené  les  siens  en  long  et  en  large  à  tra- 
vers le  fameux  roman,  y  laissant  les  choses  qu'il 
aurait  fallu  y  prendre  si  M.  Zola  avait  eu  du  cœur 
(et  y  prenant  celles-là  qui  n'avaient  pas  d'incon- 
vénient) et  que  le  roman,  qu'on  veut  révolutionner, 
supporte  très  bien  dans  la  cachette  d'un  volume  (tou- 
jours des  cachettes,  ces  hardis!),  mais  que  ne  sup- 
porterait pas  le  théâtre,  qu'avec  ces  façons  M.  Zola 
ne  révolutionnera  pas,  je  lui  en  donne  ma  parole 
d'honneur  !  L'Origène  qui  a  passé  par  les  ciseaux 
de  M.  Busnach  est  un  triste  sire  dramatique  réduit 
aux  proportions  qui  lui  restent,  et  tous  les  |  erson- 
nages  du  roman,  et  qui  font  aller  l'action  d  roman 
comme  ils  peuvent,  sont  aussi  émasculé?  jue  leur 
auteur,  lis  n'ont  plus  le  relief  du  roman,  qui  les 
faisait  vivre  d'une  vie  grossière,  ah  !  oui  !  mais,  au 
moins,  intense.  Ici,  ils  ressemblent  à  des  bustes  aux- 
quels on  a  coupé  le  nez.  La  Nana,  qui  aurait  de- 
mandé une  actrice  comme  Mme  Dorval  pour  la 
jouer,n'estplus  guèresqu'à  la  hauteur  de  Mlle  Mas- 
sin,  qui  pourtant  a  montré,  il  faut  l'avouer,  pour 
exprimer  son  personnage,  plus  de  talent  que 
M.  Busnach  pour  le  tailler  et  le  retailler/ 

Châtré  et  châtié  comme  il  est,  on  conçoit  biea  que 
ce  drame  n'ait  plus  d'intérêt,  surtout  pour  ceux 
qui  ont  lu  le  livre,  que  l'intérêt  scénique  de  la  re- 


232  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

présentation.  De  la  trame  du  roman  on  connaît 
tout,  excepté  les  trous  qu'on  y  a  faits.  J'ai  dit  déjà 
que  l'esprit  impur  du  public  n'avait  rien  trouvé  ici 
à  mettre  sous  sa  vilaine  dent  gâtée.  Eh  bien,  les 
yeux  impurs,  non  plus,  n'ont  pas  vu  ce  qu'ils  vou- 
laient voir!  On  avait  rêvé  d'une  Vénus  et  d'une  nu- 
dité qu'on  appelait  sa  toilette.  Il  n'y  avait  là  qu'une 
danseuse  d'opéra  qui  s'habille  beaucoup,  au  con- 
traire !  Mme  Céline  Chaumont,  dans  Divorçons, 
quand  elle  relève  sa  jupe  et  montre  seulement  son 
pied  au  bout  du  paravent,  est  cinquante  mille  fois 
plus  osée  et  plus  libertine  que  Mlle  Massin  avec 
tous  ses  falbalas  qui  lui  servent  de  ceinture.  Gela  a 
été  une  déception  encore. 

La  plupart  des  acteurs,  eux,  n'en  ont  pas  été 
une.  On  savait  bien  qu'ils  ne  sont  pas  bons  à 
l'Ambigu.  Mais  celle  que  je  vais  nommer  et  qui 
a  eu  dix  minutes  superbes  (une  déception  encore, 
dans  une  pièce  et  un  théâtre  qui  n'ont  ordinaire- 
ment rien  de  superbe  !),  est  l'actrice  qui  a  joué 
la  vieille  reine  Pomaré,  devenue  une  chiffonnière 
et  une  mendiante.  Celte  actrice,  du  nom  d'Ho- 
norine, était  un  Gavarni  de  pied  en  cap,  et  elle 
a  joué  comme  Frederick  Lemaître,en  femme.  Son 
regard  de  côté,  en  regardant  toutes  ces  filles  de 
joie  et  de  luxe  qui  lui  rappelaient  sa  jeunesse, 
a  été  sublime  de  mépris  et  de  mélancolie,  et  j'en 
ai  gardé  la  lueur  au  fond  du  mien.    Elle  était 


entrée  on  ne  sait  comment,  car  dans  cette  exhibi- 
tion il  n'y  a  pas  plus  de  logique  dans  les  entrées  et 
dans  les  sorties  que  dans  autre  chose,  mais  quand, 
après  avoir  joué  ces  dix  minutes  qui  m'ont  paru  si 
courtes,  elle  est  remontée  sur  les  marches  du  fond 
du  théâtre  et  qu'elle  s'est  retournée,  avec  son  oblique, 
menaçantet  terrible  regard  noir,  elle  a  fait  avec  son 
bras  un  geste  qui  a  rempli  la  scène.  C'était  la  Sibylle, 
en  haillons,  de  la  misère,  mais  c'était  la  Sibylle  ! 
Quand  elle  a  été  partie,  je  suis  retombé  dans  la 
prosedes  autres  acteurs.  Elle  n'est  peut-être  pas 
meilleure  que  ceux  qui  étaient  là,  dans  un  autre 
rôle;  mais  il  faut  saluer  le  talent  partout  où  il  est, 
et  même  quand  il  passe  comme  un  éclair  ! 

On  avait  beaucoup  parlé  de  l'incendie  de  l'hôtel 
Muffat,  et,  selon  moi,  il  a  été  médiocre.  Il  eût,  du 
reste,  été  ce  qu'on  nous  promettait,  —  c'est-à-dire 
magnifique, —  que  la  réconciliation  de  Muffat  et  de 
sa  femme,  qui, adultères  tous  deux,  se  mettent  à 
chanter  tout  à  coup  la  chanson  de  M.  et  de  Mme  De- 
nis sur  leurs  vieilles  amours  et  à  se  jeter  dans  les 
1  ras  l'un  de  l'autre,  avant  de  se  jeter  dans  le  feu, 
aurait  suffi  pour  égayer  ses  flammes.  Lacresson- 
nière,  qui  jouait  le  mari,  a  été  de  niveau  avec  le 
ridicule  de  la  situation,  et  la  salle  a  ri  d'une  récon- 
ciliation si  subite,  au  nez  de  cet  incendie  humilié. 


LA  PRINCESSE  DE  BAGDAD 


7  Février  1881. 

I 

Il  y  a  huit  jours  aujourd'hui  que  cette  pièce  se 
jouait  au  Théâtre-Français,  comme  si  Ton  avait 
voulu  donner  à  la  Critique  hebdomadaire  le  temps 
d'avaler  et  de  digérer  les  énormitésde  M.  Alexandre 
Dumas,  et,  si  la  pièce  tombait  à  la  première  repré- 
sentation, le  temps  aussi  de  se  relever,  sinon  sur 
ses  pieds,  au  moins  sur  ses  mains  ou  sur  ses  genoux. 
Prévision  et  précaution  inutiles!  La  pièce, représen- 
tée devant  un  public  trié  sur  le  volet  par  M.  Dumas 
lui-même,  ce  grand  préparateur  de  succès  qui  sait 
faire  ses  salles  mieux  que  ses  pièces,  est  tombée, 
comme  si  elle  n'était  pas  de  M.  Dumas.  Chose  aussi 
étonnante  que  si  le  lustre  du  théâtre  avait  croulé 
du  plafond  et  s'était  brisé  dans  la  salle!  Le  sifflet, 
que  je  croyais  mort,  est  tout  à  coup  ressuscité,  et 
moi  qui  le  regrettais  comme  une  Institution  perdue 


236  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

je  l'ai  réentendu  avec  le  plaisir  que  m'aurait  fait 
l'harmonie  des  sphères  célestes!  11  faut  bien  le  dire, 
malgré  sa  prépotence  dramatique,  M.  Alexandre 
Dumas  a  été  sifflé,  et  ceux  qui  ne  sifflaient  pas 
gémissaient  et  se  lamentaient  sur  ce  sifflet,  hélas  ! 
mérité.  Quelle  surprise  pour  tout  le  monde  !  Le  len- 
demain, sur  lequel  on  comptait,  le  lendemain  ven- 
geur n'est  pas  venu.  C'était  le  mardi,  le  jour  des 
abonnés,  comme  on  dit  si  noblement,  maintenant,  à 
la  Comédie-Française,  mais  devant  cette  société  du 
mardi,  élégante,  énervée,  à  moitié  morte,  ayant 
trop  bon  ton  pour  avoir  beaucoup  d'àme,  la  pièce 
tombée  n'a  pas  trouvé  de  béquilles  pour  se  relever. 
Et  depuis,  au  lieu  de  marcher,  elle  se  traîne  comme 
un  colimaçon  qui  s'obstine... 

Est-ce  la  fin  d'un  règne  que  cette  chute  ?  car 
M.  Alexandre  Dumas  a  vraiment  régné  et  règne 
encore  sur  les  théâtres  et  sur  l'imagination  publi- 
que!... A  tort  ou  à  raison,  l'opinion  en  a  fait  le 
petit  Napoléon  dramatique  de  ce  temps  sans  Napo- 
léons. Certes  !  je  ne  dis  pas  que  sa  Princesse  de 
Bagdad  soit  encore  sa  bataille  de  Waterloo,  mais 
peut-être  pourrait-on  comparer  avec  plus  d'exacti- 
tude aux  Adieux  de  Fontainebleau  cette  malheu- 
reuse pièce  d'aujourd'hui,  et  d'autant  plus  qu'après 
sa  défaite  de  lundi  dernier,  l'auteur  veut,  dit-on, 
faire  ses  suprêmes  adieux  au  Théâtre.  Pour  moi,  je 
n'en  crois  pas  un  mot.  Déjà,  dans  une  de  ses  préfa- 


LA   PRINCESSE    DE   BAGDAD  237 

ces,  ne  nous  avait-il  pas  menace  de  ses  adieux  au 
théâtre?  et  le  voilà  revenu,  ou  plutôt  il  n'est  pas 
parti  !  On  ne  guérit  pas  du  théâtre.  Mais  puisqu'on 
n'en  guérit  pas,  on  peut  en  mourir... 


11 


Cette  heure  est-elle  venue  pour  l'auteur  de  la 
Dame  aux  Camélias  et  du  Demi-monde,  cet  enfant 
chéri  des  petites  dames  ?  C'est  là  maintenant  la 
question  formidable.  La  pièce  d'aujourd'hui  est 
réellement  inquiétante.  Elle  a  d'affreux  symptômes. 
Elle  témoigne  de  l'exagération  de  ces  défauts  dans 
la  manière  d'un  homme  que  le  public  ne  voyaitpas 
et  que  la  Critique  n'osait  signaler,  tant  cet  homme 
exerçait  de  prestige  !  Aujourd'hui,  la  Princesse  de 
Bagdad  a  mis  ces  défauts  dans  les  yeux  de  tout  le 
monde,  et  à  les  en  crever.  Après  la  Princesse  de 
Bagdad,  on  peut  se  demander  ce  qui  doit  venir  dans 
la  tête  de  l'auteur,  en  fait  de  folies  et  d'absurdités. 

Car  il  ne  faut  pas  ménager  les  termes.  Je  sais  que 
la  Critique  —  la  fille  aux  relations  et  aux  yeux  d'or 
—  est  assez  lâche,  et  que  tout  tremble  devant 
M.  Dumas  ;  mais  il  faut  qu'il  sache  cependant  mieux 
que  par  des  sifflets  anonymes  que  sa  Princesse  de 


238  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

Bagdad  est  une  pièce  absolument  folle.  Ce  n'est  plus 
seulement  ici  le  paradoxe  ordinaire  et  sempiternel 
sur  les  femmes,  que  M.  Dumas,  qui  n'a  jamais  eu 
qu'une  idée  dans  toute  sa  vie,  introduit  dans  ses 
pièces  et  soutient  invariablement.  C'est,  à  part 
toute  préconception  et  tout  système,  radicalement 
une  mauvaise  pièce,  qui  donne  même  un  démenti  à 
la  réputation  de  M.  Dumas,  lequel  passe  pour  un 
constructeur  de  pièces,  comme  on  est  un  construc- 
teur de  vaisseaux  !  Le  talent  de  charpentier  et  d'é- 
béniste, nécessaire,  à  ce  qu'il  paraît,  à  ces  char- 
mants ouvrages  qu'on  appelle  des  pièces  de  théâtre, 
manque  dans  celle  pièce,  incohérente  et  démantibu- 
lée, au  grand  charpentier  et  au  grand  ébéniste 
reconnu  et  presque  acclamé  dans  M.  Dumas.  Mais 
là  n'est  pas  le  plus  grave  reproche  qu'on  puisse  faire 
à  la  Princesse  de  Bagdad.  Cette  pièce  n'est  pas 
uniquement  une  mauvaise  pièce  parce  qu'elle  est 
mal  faite  et  qu'elle  ne  coule  pas  dans  la  rainure 
comme  un  ouvrage  de  menuiserie  habilement  tra- 
vaillé, mais  c'est  une  mauvaise  pièce  dans  le  plus 
profond  et  dans  le  plus  intime  de  son  être,  par  le 
fond  même  de  l'observation  humaine  qu'il  y  fau- 
drait et  qui  n'y  est  pas  ! 

Dès  les  premières  scènes,  en  effet,  de  cette  in- 
croyable production,  on  peut  se  demander  où  l'on 
est,  — si  c'est  à  Bagdad,—  ou  en  France,  — ou  dans 
la  lune,  —  et  si  on  se  répond  on  doit  se  répondre  que 


LA    PRINCESSE   DE   BAGDAD  239 

c'est  dans  la  lune;  car, parole  d'honneur!  c'est  dans 
la  lune  que  l'on  croit  être,  en  supposant  pourtant  que 
la  lune  soit  un  astre  ou  un  globe  de  bien  mauvais 
ton  et  de  bien  mauvaise  compagnie  pour  qu'on  y 
rencontre  des  créatures  comme  en  façonne  M.  Du- 
mas. Il  peut  n'y  avoir  que  dans  la  lune  des  mil- 
lionnaires de  quaranle  millions  d'insolence  qui 
osent  dire  à  la  femme  qu'ils  prétendent  aimer  qu'ils 
l'achèteront,  à  quelque  prix  qu'elle  se  mette,  et  quei 
sans  la  presser,  ils  attendront  ce  moment-là,  dont 
ils  sont  sûrs,  appuyés  tranquillement  sur  leurs  qua- 
ranle millions,  tout  puissants  et  irrésistibles!  Il 
n'y  a  que  dans  la  lune  où  une  femme,  qu'on  a 
appelée  Lionnelte  pour  nous  faire  croire  qu'elle  est 
une  lionne,  puisse  entendre  celte  outrageante  décla- 
ration sans  rugir  d'indignation  et  de  colère!...  11  n'y 
a  que  dans  la  lune  qu'il  n'y  ait  pas  de  sonnettes 
pour  faire  venir  un  valet  ni  de  valet  pour  mettre 
à  la  porte  par  les  épaules  ce  Turcaret  de  quarante 
millions,  justiciable  de  quarante  mille  coups  de 
pieds  dans  le  derrière  !  —  pour  répondre  à  une 
richesse  par  une  autre.  Il  n'y  a  non  plus  que  dans 
la  lune  q  ue  la  femme  qu'on  vient  d'outrager,  et  à 
qui  on  a  offert  la  clef  de  la  petite  maison  où  l'affreux 
formicaleo  de  ce  trou  d'or  va  l'attendre  et  qui  l'a 
prise,  cette  clef,  mais  pour  la  jeter  par  la  fenêtre, 
dès  qu'il  est  parti  (après  lui  avoir  craché  cette 
infâme  injure  :  «  Elle  n'est  pas  tombée  dans  la  rue, 


240  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

«  où  quelqu'un  pourrait  la  ramasser,  mais  dans 
«  votre  jardin,  madame  »,)  s'en  aille,  à  pieds  plats 
et  furtifs,  la  ramasser,  comme  l'abominable  drôle 
l'a  prévu  ! 

Il  n'y  a  toujours  que  dans  la  lune  où,  au  second 
acte  de  la  pièce,  sans  qu'on  sache  ce  qui  s'est  passé 
dans  cette  âme  de  femme  qu'on  dit  fière,  on  la 
voie  arriver  dans  cette  maison  qui  est  son  opprobre, 
pour  demander  (bien  inutilement,  puisqu'elle  le 
sait  !)  pourquoi  l'homme  aux  millions  l'a  si  cruel- 
lement insultée,  en  payant  ses  dettes!  Il  n'y  a  enfin 
que  dans  la  lune  qu'une  pareille  femme,  voyant  son 
mari  furieux  entrer,  comme  sur  la  terre,  avec  un 
commissaire  de  police,  se  déshabille,  jette  sa  robe 
au  vent,  et,  presque  nue,  se  vante  du  flagrant  délit 
d'un  adultère  qui  n'a  pas  été  consommé  !  Oui  !  il 
n'y  a  que  dans  la  lune  où  de  pareilles  choses  puis- 
sent se  passer.  Pour  ce  monde-ci,  l'homme  et  la 
femme  restant  ce  qu'ils  sont,  c'est  impossible  !  Ce 
sont  là  des  contes  à  faire  dormir  debout,  dans  leurs 
babouches,  tous  les  califes  de  Bagdad,  puisque, 
dans  cette  pièce,  sans  qu'on  sache  pourquoi,  Bagdad 
ilya! 


LA    PRIX»  ESSE    DE    BAGDAD  241 


III 


Il  y  a  Bagdad,  —  mais  c'est  une  fantaisie  !  La 
pièce  irait  très  bien  sans  cette  princesse  de  Bagdad, 
qui,  d'ailleurs,  n'est  qu'une  moitié  de  princesse. 
Supposez  que  Lionnette,  qui  est  la  fille  d'une  mar- 
chande de  marrons  et  de  cidre  et  d'un  prince  de 
Bagdad  qui,  de  Bagdad,  est  venu  manger  des  mar- 
rons et  cidrailler  à  Paris,  soit  tout  simplement  la 
fille  de  la  marchande  de  marrons  et  du  marchand 
de  marrons,  la  pièce  serait  identiquement  la  même 
que  ce  qu'elle  est...  Ce  grand  constructeur  de  pièces 
qui  ne  doit  rien  faire  d'inutile  s'est  permis,  on  ne 
sait  pourquoi,  cette  superfétation,  dans  la  sienne, 
d'une  princesse  qui  eût  tenté  M.  Jourdain,  et  qui 
n'est  là  que  pour  expliquer  par  la  physiologie  la 
fierté  d'une  femme  qui,  pendant  toute  la  pièce,  ne 
fait  pourtant  que  des  bassesses. 

En  effet,  caresses  et  baisers  à  un  mari  qu'elle 
n'aime  pas,  mais  qu'elle  embrasse  et  qu'elle  caresse 
en  présence  des  amis  de  ce  mari  (ce  qui  se  fait  peut- 
être  encore  dans  la  lune  mais  point  dans  les  mai- 
sons où  l'on  se  respecte)  ;  hypocrisie  de  l'adultère  ; 
résolution  de  partir  avec  l'homme  qui  l'a  déjà  payée 

li 


243  THÉÂTRE    COXTEMPORAIX 

et  qui  va  l'entretenir.  Est-ce  assez  de  bassesses  pour 
une  princesse,  et  même  pour  une  femme  du  peuple  ? 
Une  autre  superfétation  encore,  dans  cette  pièce 
d'un  homme  qui  estré  puté  pour  serrer  ferme  le  tis- 
su dramatique  et  ne  jamais  le  surcharger,  c'est  l'his- 
toire du  duel  racontée  par  l'odieux  millionnaire  au 
premier  acte.  On  peut  aussi  le  supprimer,  et  la  pièce 
n'en  sera  pas  moins  ce  qu'elle  est  toute  entière.  Pour 
ce  qui  est  de  la  cause  de  ce  duel,  c'est  une  plaisan- 
terie sur  la  bo=se  du  millionnaire,  qui,  à  ce  qu'il 
paraît,  fut  bossu  autrefois,  mais  qui  a  maintenant 
les  épaules  droites  grâce  à  ce  duel,  —  ce  qui  est  stu- 
pide,  mais  pas  clair.  Qua:;t  à  être  déplacé,  ce  duel, 
il  ne  le  serait  peut-être  pas  dans  la  lune,  mais  il 
l'est  extrêmement  sur  notre  globule  terraqué.  En 
bonne  compagnie,  on  ne  raconte  pas  ses  duels,  sur- 
tout devant  les  femmes.  Nous  qui  n'avons  pas  été 
élevés  dans  la  lune,  nos  mères  nous  ont  appris  qu'il 
y  a  deux  choses  dont  les  hommes  ne  doivent  jamais 
se  vanter  :  c'est  des  duels  qu'ils  ont  eus  par  malheur, 
et  des  femmes  qu'ils  ont  eu  le  bonheur  d'avoir. 


LA    PRINCESSE   DE    BAGDAD  243 


IV 


Eh  bien,  tout  ceci  a  véritablement  paru  par  trop 
fort  au  public,  et  même  aux  adorateurs  de  M.  Alexan- 
dre Dumas!...  Quand  on  a  sifflé  ce  lunatique,  ils  ont 
dû  souhailer,  eux,  que  sa  pièce,  sans  faire  tant  de 
bruit,  s'en  allât  où  s'en  vont  tout  silencieusement 
les  vieilles  lunes...  Elle  ira  là  certainement  ;  mais 
elle  sera  accompagnée  de  cette  musique  qui 
ne  les  charmait  pas,  l'autre  soir  !  Malgré  leur  ten- 
dre admiration  pour  M.  Dumas,  ses  amis  ont  été, 
comme  nous,  qui  ne  sommes  pas  si  tendres  qu'eux, 
révoltés  de  bien  des  détails  dégoûtants  de  cette  pièce 
entreprise  pour  glorifier  la  femme  dans  sa  mater- 
nité et  pour  rendre  vivante  cette  idée,  qui  peut  être 
vraie:  c'est  que  l'enfant  est  tout  pour  elle,  et  qu'elle 
s'essuii  à  l'enfant  et  à  ses  baisers  de  toutes  les 
boues  qu'elle  a  traversées  et  dont  elle  ruisselle  ! 
Seulement,  il  fallait  s'y  prendre  mieux  que  M.  Du- 
mas... Il  n'a  été  que  l'homme  de  thèse  qu'il  est  tou- 
jours, il  n'a  pas  été  le  grand  artiste  dramatique  que 
tout  ce  public  attendait.  Le  moyen  qu'il  a  employé 
pour  changer  l'âme  de  cette  orgueilleuse  Lionnette, 
qui  n'a  pas  peur  de  se  rouler,  par  orgueil  blessé  et 


'244  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

haine  de  son  mari,  dans  la  fange  du  concubinage  et 
de  l'adultère  sans  amour  ;  le  coup  de  foudre  dans 
l'ornière  de  ce  sale  chemin  de  Damas  qu'elle  veut 
suivre,  n'a  été  presque  (qu'on  me  pardonne  l'image!) 
qu'un  coup  de  pied  au  derrière  de  l'enfant  qui  entor- 
tille de  ses  bras  les  genoux  de  sa  mère  et  que  le 
brutal  millionnaire  envoie  rouler  sur  le  tapis.  Cette 
vulgarité  de  moyen,  cette  conversion  sans  majesté, 
a  soulevé  la  salle  et  a  déterminé  une  tempête  incon- 
nue depuis  longtemps  au  Théâtre-Français,  et  sous 
laquelle  s'est  engloutie  la  pièce  avec  le  nom  de  son 
auteur. 

Cette  pièce  toute  entière,  c'est  Mlle  Croizette, 
qui  y  débute  dans  le  talent.  Je  n'ai  jusqu'ici  jamais 
dit  du  bien  de  Mlle  Croizette,  qui  ne  me  paraissait 
pas,  à  moi,  ce  que  le  public  a  la  bonté  de  la  trouver  ; 
mais  aujourd'hui  je  lui  rendrai  justice  !  Elle  a 
entr'ouvert  un  bouton  de  talent  qui  pourrait  être 
une  belle  rose  demain. 

Les  autres  acteurs  ont  été  corrects  dans  des  rôles 
odieux.  Seule,  elle  a  été  nettement  supérieure,  dans 
un  rôle  qui  ne  l'était  pas  moins.  Elle  a  montré  beau- 
coup d'intelligence  et  de  feu.  Son  genre  debeauté 
allait  à  son  rôle,  comme  ses  robes  allaient  à  sa 
beauté.  Sans  elle,  assurément,  cette  misérable  pièce 
n'aurait  pas  été  écoutée  jusqu'à  la  fin.  Mais  elle  l'a 
soutenue.  Cariatide  qui  n'avait  pas  que  les  deux 
beaux  bras  qu'on  voyait,  mais  qui  en  avait  dans   le 


LA   PRINCESSE    DE    BAGDAD  245 

talent  deux  autres  qu'on  ne  voyait  pas  mais  dont 
on  sentait  la  robustesse.  Chose  surprenante  !  elle  a 
été  troublée  jusqu'à  ne  plus  prononcer  distinctement 
la  fin  de  quelques  unes  de  ses  phrases  pendant  la 
durée  de  la  pièce,  quoique  cette  pièce  lui  fît  un 
repoussoir  superbe  et  quelle  dût  être  heureuse  de 
l'enthousiasme  qu'elle  excitait.  Elle  l'a  senti  pour- 
tant, quand  on  l'a  rappelée,  et  son  visage  l'a  dit 
avec  un  sourire  qui  était  le  bonheur  et  qui  pouvait 
le  donner. 


14. 


MADAME  DE  NAVARET 


14  Février  1881. 
I 

Le  théâtre,  pour  l'heure,  est  aux  mères.  Elles 
s'y  suivent,  processionnellement,  et  y  tombent 
(aussi)  comme  des  capucins  de  cartes...  Nana,  qui  a 
précédé  la  Princesse  de  Bagdad,  est  une  mère.  La 
Princesse  de  Bagdad  est  une  mère.  Madame  de 
Navaret,  jouée  cette  semaine  au  Vaudeville,  est  une 
mère.  Quelle  litanie  de  mères!  Quelle  contagion, 
quelle  pestilence  de  maternité  !  C'est  sur  cette  der- 
nière corde  de  l'âme  humaine,  de  ce  pauvre  instru- 
ment qui  n'en  peut  plus,  que  les  auteurs  dramati- 
ques à  bout  d'idées  et  de  combinaisons  jouent  leur 
dernier  petit  air,  hélas  !  affreusement  monotone. 
L'idéal  du  moment  est  là.  L'idéal  d'un  moment  est, 
du  reste,  presque  toujours  le  contraire  de  la  réalité! 
On  écrit  des  idylles  en  temps  de  guerre.  Les  bour- 
reaux de  la  Convention  faisaient  des  romances  dans 


248  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

l'entre-deux  des  têtes  qu'ils  coupaient.  Et  quand 
une  société  n'a  plus,  comme  la  nôtre,  ni  mœurs,  ni 
sentiments  qui  vaillent,  on  fait  de  la  maternité  1 

MM.  de  Courcy  et  Nus  ont  donc  fait  aussi  une 
mère  pour  le  Vaudeville.  Mais  leur  mère,  à  eux,  n'est 
point  une  fille,  comme  Nana,  en  plein  commerce  de 
son  corps,  et  qui  n'en  a  pas  moins  sa  peLite  fleur 
de  maternité  sur  le  fumier  et  dans  la  fange  de  sa 
vie.  Ce  n'est  pas  non  plus,  comme  la  Princesse  de 
Bagdad,  une  fille  de  l'avenir,  puisqu'elle  vend  déjà 
son  corps  et  qu'elle  n'est  arrêté  que  par  son  enfant 
seul  dans  la  rapide  dégringolade  de  sa  vertu  !  La 
mère  du  Vaudeville  est  un  autre  genre  de  mère. 
C'est  une  mère  vertueuse...  Ma  foi!  une  minute  j'en 
ai  douté.  Elle  prend  des  airs  si  tristes,  dans  le  com- 
mencement de  la  pièce,  quand  elle  parle  de  son  mari 
mort  qui  lui  a  tant  recommandé  en  mourant  de 
bien  élever  son  fils,  que  j'ai  cru  à  quelque  accroc 
lointain  fait  à  sa  vertu  et  que  sa  maternité,  pour 
avoir  plus  de  goût  et  produire  plus  d'effet,  allait 
être  salée  de  quelque  remords;  mais  c'était  une 
erreur.  Il  n'y  a  de  sel  d'aucune  sorte  dans  cette 
Madame  de  Navaret...  C'est  doux,  fade  et  innocent. 
Et,  franchement,  c'est  trop  facile  que  de  faire  des 
pièces,  s'il  n'y  a  qu'à  nouer  et  à  dénouer  de  ces 
rubans-là  ! 

Ils  s'y  sont  mis  à  deux,  pourtant...  Ils  ont  colla- 
boré rudement  dans  cette  babiole.  Ils  ont  réuni, 


MADAME    DE    NAVARET  249 


ces  braves  gens,  tous  leurs  efforts,  et  se  sont  peut- 
être  donné  des  tours  de  reins  pour  arracher  cette 
tête  de  laitue.  Car,  en  fait  de  force,  ils  ne  sont  ni 
l'un  ni  l'autre  des  cabestans  I 


II 


Faut-il  vous  raconter  cette  chosette,  —  simplette 
et  maigrelette,  —  et  qui  n'est  vraiment  digne  ni  d'un 
tambour,  ni  d'un  trompeUe?  On  pourrait  l'appeler 
très  bien  :  Le  Duel  impossible  ou  la  Femme  obli- 
geante,  diable  de    bon  vieux    titre  qui    ne  vous 
prendrait  pas  en   traître  et  comme  on  en  donnait 
aux   pièces  de   ce  genre    autrefois.    Cette   pièce, 
tenez  !  elle  est  toute  dans  ceci,  qui  n'est  pas  bien 
gros  :    la  réflexion    imprudente  d'une  mère  (Mme 
de  Navaret)   sur  un    duel    de  son   fils  qu'il  lu 
raconte  à  la  troisième  personne  et  qui  l'envoie  à  un 
second  duel  et  peut-être  à  la  mort,  cette  réflexion, 
et  l'obligeance  d'une  amie  (Mme  de  Risieux)  qui 
veut  empêcher  ce  fils  de  partir  pour  ce  duel  à  l'heure 
fixe  (et  pour  un  motif,   d'ailleurs,  insuffisant),   en 
lui  faisant  de  ces  coquetteries  auxquelles  la  vanité 
des  hommes,  ces  paons  de  fatuité,  se  prend  toujours. 


250  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

En  un  mot,  voilà  tout  le  nœud  de  la  pièce  !  Mais  le 
dénouement  de  ce  nœud  n'est  pas  fait  par  la  femme 
obligeante...  Il  est  fait  par  la  mère,  qui  ne  craint 
pas  de  compromettre  la  femme  obligeante  et  ver- 
tueuse en  jetant  par  la  fenêtre,  au  moment  du 
départ,  à  son  fils,  le  bouquet  qu'il  avait  demandé 
pour  ne  pas  partir.  L'étourdi,  qui  se  croyait 
adoré  et  qui  revient  avec  le  bouquet  qu'il  prend 
pour  les  arrhes  de  l'amour,  trouve  la  femme  obli- 
geante nez  à  nez  avec  son  mari,  et  voilà  qu'au  moins 
c'est  le  duel  manqué  qui  reparaît  avec  un  autre 
adversaire.  Mais  ce  n'est  là  qu'un  mirage  de  duel 
bientôt  encore  dissipé  !  Le  mari,  suffisamment 
édifié  sur  la  vertu  et  l'obligeance  de  sa  femme  par 
la  mère,  qui  a  jeté  le  bouquet  et  qui  l'avoue,  ne 
veut  plus  se  battre  avec  le  petit  jeune  homme  en 
quête  d'un  duel,  qui  reste  assez  bêlement  entre  ces 
deux  duels  impossibles,  et  qui,  pour  ne  pas  passer 
pour  poltron,  à  la  fin  de  la  pièce  se  fait  soldat  et 
va  chercher  un  autre  duel  au  régiment. 

Telle  est  cette  Berquinade,  où  il  y  a  vraiment  trop 
deBerquins!  Il  n'y  a  pas  que  la  mère.  Tout  le  monde 
est  vertueux,  dans  cette  pièce,  et  les  innocences  y 
sont  transparentes  à  trois  pas.  Il  y  avait  cependant 
peut-être,  dans  les  plis  chiffonnés  de  ce  nœud  de 
rubans,  si  facilement  dénoué,  une  pièce  qui  pouvait 
avoir  son  intérêt  et  même  son  pathétique  ;  mais  il 
fallait  la  voir  et  l'en  faire  sortir.   Si  cette  Mme  de 


MADAME    DE    NAVARET  251 

Navaret,  par  exemple,  eût  envoyé  positivement  son 
fils  à  ce  duel  qu'il  voulait  avoir,  c'est-à-dire  à  une 
mort  possible,  et  que,  mère  héroïque,  elle  lui  eût 
mis  elle-même  à  la  main  cette  épée  dont  il  avait 
été  désarmé  et  qu'il  n'avait  pas  ramassée,  alors  il 
y  aurait  eu  de  la  grandeur  dans  ce  rôle  de  mère 
chez  qui  l'honneur  eût  parlé  plus  haut  que  la  Ma- 
ternité déchirée  qui  crie, —  et  il  y  aurait  eu  aussi  du 
tragique  dans  la  cruelle  anxiété  de  ce  duel,  conseillé 
par  elle.  Je  me  suis  dit  en  frémissant  :  «  Va-t-elle 
le  faire  tuer?  »  Mais  j'ai  eu  tort  de  frémir.  Nous  ne 
sommes  plus  au  temps  de  Corneille.  Les  auteurs 
de  Madame  de  Navaret  n'ont  fait  ni  uneespagnole, 
ni  une  romaine,  mais  une  parisienne  de  ce  piètre 
temps.  Leur  Mme  de  Navaret  n'a  d'héroïsme  que 
pour  commettre  la  mauvaise  petite  action  de 
jeter  par  la  fenêtre  à  son  fils  le  bouquet  que  son 
amie  n'avait  pas  voulu  lui  donner  parce  que  c'était 
là  l'engagement  d'une  promesse,  et  quand  elle  l'a 
avoué  c'a  été  sans  honte  et  presque  sans  repentir, 
comme  si  c'était  la  chose  la  plus  simple  du  monde, 
—  comme  s'il  était  permis  à  toute  mère  de  faire 
tout  pour  sauver  son  fils  !  Et,  de  fait,  les  femmes  de 
ce  temps-ci  sont  bien  capables  de  le  croire  !  C'est 
là  le  défaut  moral,  la  lâcheté  morale  de  cette  pièce, 
dont  la  conclusion  est  juste  à  la  taille  de  nos 
mœurs. 


252  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


III 


Aussi,  cela  n'a  ému  personne.  Tout  le  monde 
s'est  reconnu  dans  des  sentiments  si  vulgaires,  et 
on  s'est  fait  l'accueil  qu'on  se  devait  ;  on  est  resté 
froid.  Le  public, qui,  depuis  quelques  jours,  mâchait 
des  pièces  comme  Nana  et  comme  la  Princesse  de 
Bagdad,  a  treuvé  que  la  maternité  de  Mme  de 
Navaret  manquait  de  piment,  et  ce  n'est  pas  le  jeu 
de  Mlle  Fargueil  qui  a  réchauffé  ce  concombre. 
Mlle  Fargueil,  qui  rentrait,  je  crois,  ce  soir-là,  au 
Vaudeville,  après  une  de  ces  meurtrières  absences 
où  l'on  trouve  au  retour  des  talents  qui  ont  poussé 
et  qui  ont  empêché  de  trop  s'apercevoir  du  vide  que 
l'on  croyait  avoir  laissé  derrière  soi,  n'a  pas  pu 
montrer  dans  ce  rôle  de  Mme  de  Navaret  le 
genre  de  talent  que  généralement  on  lui  reconnais- 
sait autrefois.  On  la  disait  surtout  passionnée.  Ce 
soir-là,  elle  n'a  pu  se  montrer  que  correcte,  di- 
sant bien,  —  sobrement,  élégamment,  —  mais  avec 
une  voix  qui  fut  toujours  d'un  timbre  désagréable 
et  qui  maintenant  ressemble  un  peu  trop  au  son 
d'une  vielle  qui  ne  va  plus...  Peut-être  la  passion 
Teût-elle  transformée  ;  car  la  passion  peut  tous  les 


MADAME    DE   NAVARET  258 

miracles,  à  la  scène  comme  dans  la  vie.  N'ai-je  pas 
vu,  moi  qui  écris  ceci,  le  visage  de  grenouille  de 
Mme  Dorval,  cette  batracienne,  beau,  de  par  la 
passion,  et  même  plus  beau  que  l'angle  facial  anti- 
que, et  sa  voix  canaille  (car  elle  l'avait  naturelle- 
ment canaille)  devenir  sublime  dans  les  cris  du 
cœur!...  Seulement, la  passion,  chez  Mlle  Fargueil, 
si  elle  y  est  encore,  si  ce  soleil  qui  pourrait  n'être 
que  couchant  n'est  pas  encore  tout  à  fait  couché,  la 
passion  est  vraiment  impossible  à  introduire  dans  le 
rôle  dont  elle  s'est  chargée  et  dont  une  plus  forte 
qu'elle  ne  serait  pas  capable  de  la  faire  jaillir  ! 
C'est,  d'ailleurs,  leur  histoire  à  tous,  ces  acteurs  du 
Vaudeville,  le  plus  distingué,  par  son  ensemble, 
de  tous  les  théâtres  de  Paris,  d'avoir  senti  la  fai- 
blesse de  leurs  rôles  et  d'en  avoir  été  victimes. 

Seule,  Mlle  Pierson,  Mlle  Blanche  Pierson,  a 
dominé  le  sien  par  la  supériorité  de  son  jeu.  Elle  a 
été  elle-même,  et  même  plus  qu'elle-même,  dans  la 
scène,  V unique  scène  qui, dans  Madame  de  Navaret, 
est  toute  la  pièce. 


15 


254 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


IV 


C'est  elle  qui  fait  Mme  de  Risieux,  l'amie  obli- 
geante qui  veut  sauver  le  fils  de  Mme  de  Navaret 
en  l'empêchant  de  partir,  et,  franchement,  quand 
on  la  voit  et  qu'on  l'entend,  on  comprend  qu'il 
reste,  même  sans  le  bouquet  qu'elle  ne  lui  donne 
pas!...  Elle  est,  en  effet,  ravissante,  dans  ses  dia- 
bleries de  coquette  qui  ne  la  séparent  de  la  dia- 
blerie finale  que  de  l'épaisseur  de  ce  bouquet.  Elle 
l'est  de  beauté  et  de  talent,  mais  elle  l'est  encore 
plus  de  talent  que  de  beauté,  et  c'est  la  première 
fois  peut-être...  La  beauté  aimable  et  charmante  — 
la  beauté  ne  l'est  pas  toujours  1  —  de  Mlle  Blanche 
Pierson  a  joué  souvent  des  tours  perfides  à  son 
paient.  Elle  était  si  grande  pour  les  yeux  qu'ils  ne 
voyaient  qu'elle,  et  que  les  sens  embrasés  trou- 
blaient l'âme  dans  ses  émotions  les  plus  nobles  et 
le  calme  de  ses  jugements.  Les  toilettes  aussi  de 
Mlle  Pierson,  qui  sont  des  poèmes  de  goût  et  de 
génie>  et  qui  doublent  sa  beauté,  ont  été  longtemps 
une  raison  pour  ne  pas  apercevoir  le  talent  de  l'ac- 
trice, qui  n'a  fini  qu'à  la  longue  par  percer  tout  de 
ses  rayons.  A  présent,  on  la  voit  toute  entière,  et  elle 


MAI 'AME    DE    XAVARET  25S 

est  classée  par  l'opinion,  qui  est  toujours  en  retard 
quand  il  s'agit  d'apprécier  les  supériorités  réelles. 
Je  ne  crains  pas  de  l'affirmer  :  présentement 
Mlle  Blanche  Pierson  est  la  Mlle  Mars  du  théâtre  du 
Vaudeville,  qui  vaut  le  Théâtre-Français,  — ce  qui 
rend  l'équation  complète.  Un  jour,  j'ai  dit  de 
Mlle  Delaporte,  évanouie  dans  une  espérance  qui 
serait  devenue  probablement  une  gloire,  qu'elle 
avait  ramassé  l'éventail  de  Mlle  Mars.  Mais 
Mlle  Pierson  n'a  pas  pris  que  l'éventail. 

Elle  a  joué  comme  la  grande  Célimène,  qui  n'est 
plus  maintenant  l'inimitable,  son  rôle  de  coquette, 
et  ici  elle  n'était  soutenue  ni  par  les  vers  divins 
ni  par  le  génie  de  Molière,  ni  par  le  souvenir  de 
Mlle  Mars,  qu'elle  n'a  certainement  pas  vue,  comme 
Mlle  Mars  avait  vu,  elle,  Mlle  Contât,  et  s'était 
chauffée  à  la  flamme  de  ce  talent  qu'elle  avait  si 
puissamment  réverbéré  et  fait  oublier  par  le  sien  1... 
Mlle  Pierson,  sans  modèle,  s'est  élevée  solitairement 
et  graduellement  dans  l'art  de  la  Comédie.  Je  l'ai 
suivie  du  regard  longtemps  au  Gymnase  et  dans 
son  art,  montant  lentement,  mais  montant  toujours. 
Elle  était  pourtant  assez  belle  pour  oublier  l'étude 
de  cet  art  difficile  en  ces  jardins  d'Armide  dont  elle 
était  l'Armide,  mais  ce  qu'elle  cherchait  dans  son 
miroir,  c'étaitmoins  la  femme  que  l'artiste,  et  c'est 
l'artiste  qu'elle  a  fini  par  y  trouver! 


256 


THEATRE    CONTEMPORAIN 


Et  nous  en  avons  eu  la  preuve  ce  soir-là.  Dans  cette 
Berquinade  attendrie,  où  l'ennui  coule  de  l'atten- 
drissement, elle  a  éclaté  de  beauté,  d'esprit,  de  mor- 
dant, de  bouderie,  de  moquerie  et  de  coquetterie, 
même  avec  son  mari  dont  elle  n'est  pas  contente 
parce  qu'il  se  fie  trop  à  sa  vertu,  et  à  qui  elle  de- 
mande des  soupçons,  des  agitations,  de  la  jalousie 
et  un  petit  duel  de  temps  en  temps,  pour  lui  prou_ 
ver  qu'il  l'aime  et  que  d'autres  l'aiment  : 

Qu'un  amant  mort  pour  nous  nous  mettrait  en  crédit  ! 


Mais  c'est  dans  la  scène  très  longue,  et  dans 
laquelle  elle  déploie  des  ressources  et  une  variété 
vraiment  inouïe  de  diction  et  d'attitude  pour  em- 
pêcher le  duel  et  faire  rester  là  ce  friand  de  coup 
d'épée,  qui  veut  s'en  aller  et  qu'elle  ramène,  à 
chaque  mouvement  pour  sortir,  du  fond  de  la  scène 
jusqu'à  elle,  avec  un  art  de  démon  sans  cesser 
d'être  ange,  —  ce  qui  est,  je  crois,  la  pire  espèce 
de  démons!  —  c'est  dans  celte  scène,  qui  est  peut- 


MADAME    DE    NAVARET  357 

être  plate  à  la  lecture,  qu'il  faut  la  voir  pour  juger 
de  son  ensorcellement  de  grande  comédienne.  Elle 
y  a  quelque  chose  de  si  joyeusement  provoquant, 
de  si  joyeusement  guerroyant,  celte  coquette  qui  ne 
craint  pas  le  danger,  qui  s'y  expose,  qui  le  brave  et 
qui  saute  sur  son  dos  comme  la  fameuse  Femme 
nue  sur  son  tigre.  Sa  beauté,  sa  toilette,  les  ara- 
besques contournés  de  sa  robe  de  bal  autour  d'elle 
quand  elle  marche  si  lutinement  la  scène  devantcet 
amoureux  qui  la  suit,  qu'elle  affole  et  qui  la  pour- 
suit, sa  coiffure  blonde  relevée,  serrée,  lissée,  qui 
n'est  plus  le  casque  noir  d'Alfred  de  Musset  : 

Une  jeune  guerrière  avec  un  casque  noir  ! 

mais  le  casque  d'or  d'une  autre  guerrière,  tout  cela 
forme  un  ensemble  de  femme  et  d'actrice  qu'on  n'ou- 
bliera plus  quand  on  l'aura  vu... 

Et  cela  seul  absoudra  les  auteurs  d'avoir  fait  cette 
pièce,  qu'ils  auraient  dû  nommer  :  Blanche  Pier- 
son,  et  non  pas:  Madame  de  Navaret. 


PHRYNE 


21  Février  188 1. 


I 


Il  faut  avouer  que  si  la  chose  doit  continuer 
comme  cela,  prochainement  il  n'y  aura  plus  du  tout 
de  théâtre  en  France  et  que  nous  autres  lundistes 
nous  pourrons  aller  nous  promener  avec  nos  feuil- 
letons !  La  marmite  du  compte-rendu  sera  renver- 
sée... Depuis  que  j'ai  pris  la  plume  au  Triboulet, 
je  n'ai  pas  vu  passer  une  pièce  qui  eût  au  front,  je 
ne  dis  pas  une  étoile  de  talent,  mais  une  étincelle. 
Ceux  qui  aimeraient  tant  à  louer  sont  bien  malheu- 
reux !  Les  noms  môme  des  auteurs  pris  longtemps 
par  l'opinion  pour  des  supériorités  dramatiques,  ne 
jettent  pas  l'illusion  du  passé  sur  la  médiocrité  pré- 
sente de  leurs  œuvres.  Les  auteurs  de  Madame  de 
Navaret,  qui  précède  de  huit  jours  la  Phryné  d'au- 
jourd'hui :  MM.  de  Courcy  et  Nus,  n'ont  pas,  eux, 
de  gloire  à  compromettre,  —  pas  plus  que  M.  Bus- 


21)0 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


nach,  puisque  M.  Zola  a  retiré  son  pied  de  la  fange 
qui  lui  appartenait  et  que  M.  Busnach  a  filtrée  pour 
nous  la  faire  avaler.  Mais  M.  Gondinet,  mais 
M.  Dumas,  mais  M.  Meilhac,  ont  une  réputation,  et 
ils  sont  en  train  de  la  perdre!  Dans  les  pièces  qu'ils 
nous  ont  données  en  ces  derniers  temps,  ce  n'a  été 
qu'une  série  de  coups  maladroits  et  manques.  Ils 
n'y  ont  été  que  l'ombre  d'eux-mêmes.  Or,  pour  être 
l'ombre  de  soi-même,  il  faut  être  mort. 

Je  crois  bien  qu'ils  le  sont  ou  qu'ils  vont  l'être... 
et  qu'on  peut  faire  leur  oraison  funèbre  comme  déjà 
Ignotus,  cette  semaine,  a  fait  celle  de  M.  Emile 
Augier,  avec  une  flatterie  aussi  éclatante  que  le  ta- 
lent qu'il  a  mis  à  la  faire!  Quand  Roland,  dans 
l'Arioste,  fait  celle  de  sa  jument,  qui  avait  toutes 
les  qualités,  il  ajoutait  qu'elle  était  morte.  Ma 
morta!  disait-il  d'un  ton  désarçonné.  Il  faut  bien 
que  M.  Emile  Augier  soit  mort  aussi  :  on  ne  parle 
pas  de  ce  ton-là  des  hommes  quand  les  hommes 
sont  vivants.  On  attend  le  jour  de  leurs  funérailles, 
et  on  ne  recommence  pas  le  lendemain  !  MM.  Gon- 
dinet, Dumas  et  Meilhac,  vont-ils  avoir  aussi  leur 
éloge  posthume,  et  cette  oraison  funèbre  qui  est  la 
dernière  pelletée  d'admiration  qu'on  jette  sur  vous 
pour  en  finir?...  De  ces  talents,  à  peu  près  défunts, 
qui  honorèrent  le  théâtre,  M.  Meilhac  semble,  aux 
œuvres,  le  plus  moribond  des  trois.  Les  autres 
n'ont  qu'une  œuvre  ;  lui,  il  en  a  deux  !  Après  Janot, 


PHRYNÉ  201 

il  a  fait  Phryné,  deux  hoquets  terribles  !  Et  Phryné 
—  cette  Phryné  d'aujourd'hui  —  pourrait  bien  être 
pour  lui  le  grand  hoquet  final  ! 


Il 


C'est  une  opérette  (toujours  !),  mais  sans  couplets 
et  sans  musique.  Il  n'y  a  point  de  Lecoq  làde-dans, 
par  conséquent  c'est  au-dessous  de  Janot,  où  le  coq 
chantait  au  moment  même  du  reniement  de  M.  Meil- 
hac,  —  qui  reniait  son  esprit  et  son  talent  drama- 
tique, mais  pour  ne  pas  pleurer  amèrement  après, 
comme  saint  Pierre  dans  la  cour  de  Ponce-Pilate. 
Il  a  si  peu  pleuré,  en  elle t ,  qu'après  Janot  il  nous 
a  donné  immédiatement  Phryné;  Phryné  après 
Janot,  qui  était  une  farce,  mais  du  moins  une  farce 
hardiment  osée  par  des  hommes  d'esprit  qui  se  per- 
mettent une  petite  débauche,  et  cuisinée,  d'ailleurs, 
avec  tous  les  condiments  de  ce  genre  de  ragoûts  ; 
après  Janot,  Phryné,  qui  est  une  farce  aussi,  mais 
qui  a  la  prétention  d'être  une  comédie,  et  une  co- 
médie très  française  malgré  son  nom  grec,  et  qui, 
sans  couplets  et  sans  musique,  a  paru  aussi  nue 
que  Phryné  devant  l'Aréopage,  mais  qui  n'a  pas  eu 
tout  à  fait  le  même  succès. 

15. 


262  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

C'est  sur  cette  nudité  historique  de  Phryné  que 
M.  Meilhac,  par  ce  beau  temps  pornographique, 
avait  compté  pour  le  succès  de  sa  comédie  ;  mais  la 
pudeur  de  M.  Busnach  l'a  pris,  à  son  tour,  et  il  a 
reculé  devant  cette  nudité  promise  par  le  titre  men- 
teur et  presque  mystificateur  de  sa  pièce.  Phryné, 
jouée  par  Mlle  Magnier,  dont  la  tête  est  charmante 
pour  une  grisette  française,  mais  qui,  corporelle- 
ment,  n'a  rien  des  beautés  de  Phryné,  n'est,  dans 
la  comédie  de  M.  Meilhac,  que  la  grisette  de  sa  figu- 
re, sans  l'exhibition  qu'on  attendait  du  reste,  avec 
une  curiosité  que  le  trop  de  toilette  de  Mlle  Massin 
dans  Nana  avait  exaspérée.  Cette  Phryné  n'est 
que  la  voleuse  d'un  nom  grec.  Elle  pouvait  très 
bien  s'appeler  du  nom  français  de  la  première 
cocotte  venue,  et  ses  amoureux  s'appeler  comme 
les  premiers  gommeux  venus  et  les  premiers  juges 
venus,  Jocrisses  et  Brid'oisons  de  Paris,  bien  plus 
que  d'Athènes  !  Il  n'y  a  là,  en  effet,  qu'un  froid 
carnaval  de  costumes,  qu'une  pièce  en  habit  noir 
sous  des  dominos  grecs  ouverts  pour  qu'on  voie 
l'habit  noir, et  c'est  môme  tout  le  comique  de  cette 
pauvreté.  Comique  facile,  grossier,  méprisable  et 
vieilli,  mais,  je  le  crains  bien,  immortel  comme  la 
bêtise,  qui  fait  rire  toujours  !  Pour  les  femmes,  les 
diamants  de  Mlle  Magnier  (une  vilrine  !)  seront  la 
seule  attirance  d'un  pareil  spectacle,  excepté  pour- 
tant une  peut-être:  Mme  Adam,  l'auteur  de  Gala- 


phryné  263 

thée...  Pipée  par  ce  nom  de  Phryné,  Mme  Adam  a 
dû  se  précipiter  à  la  pièce  de  M.  Meilhac  ;  mais  elle 
en  sera  sortie  furieuse  ;  car  elle  adore  trop  les 
Grecs  pour  souffrir  patiemment  qu'on  les  mette  en 
masque  et  qu'on  se  moque  d'eux  ! 


III 


Et  c'est  ce  qu'a  fait  M.  Meilhac.  Pour  Mme  Adam, 
il  est  un  impie  à  qui  probablement  elle  ferait  boire 
la  ciguë  de  Socrate,  si  elle  le  pouvait  ;  et  c'est  même 
pis  :  c'est  un  blagueur  parisien  ;  car  il  faut  appeler 
les  choses  et  les  hommes  par  leurs  noms,  qui  sont 
bas  et  que  nous  n'avons  pas  faits.  La.  Phryné  de 
M.  Meilhac  est  la  fille  de  cette  chose  si  essentielle- 
ment parisienne  (et  c'est  ce  que  j'en  peux  dire  de 
pis)  qu'on  appelle  la  blague,  inconnue  à  nos  pères, 
qui  abaisse  tout,  qui  salit  tout,  et  qui  doit  enterrer 
tout  sous  elle.  La  blague,  c'est  le  rire  de  l'envie,  et 
on  n'entend  plus  partout  que  ce  vilain  rire-là.  Il  a 
succédé  au  rire  spirituel  de  l'ancienne  gaîté  fran- 
çaise, le  rire  piquant  de  l'observation,  qui  piquait  si 
rapidement  un  ridicule  et  qui  le  montrait  avec  un 
si  joli  mouvement,  piqué  au  bout  de  sa  fourchette! 
Ce  rire-là  a  été  tué  par  la  Révolution,  dont  je  ne  me 


264  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

lasserai  jamais  de  compter  les  massacres,  et  c'est  la 
blague  qui  l'a  remplacé.  La  blague,  c'est  la  manière 
de  plaisanter  de  la  démocratie.  Daumier,  qui  fut  un 
démocrate,  la  popularisa  dans  ses  énormes  et  gri- 
maçantes caricatures,  et  la  démocratie  l'en  récom- 
pensa en  l'appelant  «  le  Michel-Ange  du  crayon  »,  ce 
qui  était,  par  parenthèse,  une  fière  insulte  à  Michel- 
Ange  !  Puis  vint  après  lui  Offenbach,  qu'on  pleure 
aujourd'hui  et  qui  fut  le  Daumier  de  la  musique,  et 
qui  blagua  les  dieux  comme  aujourd'hui  M.  Meilhac 
blague  les  Grecs. 

Certes  !  dans  leur  art  spécial,  ni  Daumier,  ni  Offen- 
bach, n'ont  créé  la  blague.  Ils  l'ont  peut-être  nom- 
mée; mais  avant  eux,  et  ailleurs  qu'en  France,  elle 
existait.  Elle  existait  déjà  en  Don  Quichotte,  —  cette 
inspiration  déshonorante,  — qui,  dans  le  pays  du 
Cid,  osa  blaguer  la  chevalerie!  Mais  c'est  dans  la 
France  démocratisée  qu'elle  devait  s'établir  et  pous- 
ser son  jet,  et  ce  jet  élargi  a  pris  de  telles  propor- 
tions que  j'ai  connu  un  homme  du  plus  noble  esprit, 
ancien  ambassadeur,  mais  artiste,  chez  qui  la  diplo- 
matie n'avait  pas  éteint  l'enthousiasme,  qui  s'est, 
pour  n'en  pas  souffrir,  exilé  de  ce  pays  livré  à  la 
blague  et  s'est  réfugié  à  Rome,  encore  le  pays  du 
respect,  mais  qui,  dans  peu,  ne  le  sera   plus  ! 

Et,  en  effet,  on  peut  tout  croire  et  tout  craindre  de 
l'invasion  de  ces  Barbares  modernes  et  bouffons 
que  l'on  appelle  les  blagueurs,  qui  entraînent  dans 


PIIRYM'.  à65 

leur  ilôt  les  esprits  les  plus  i'uits  pour  leur  résister. 
M.  Meilhac,  si  raffiné  dans  ses  premières  œuvres, 
était  d'une  distinction  si  grande  et  si  goûtée  par 
moi  que  je  ne  l'aurais  jamais  cru  capable  d'emboi- 
ter  le  pas  derrière  ces  goujats  de  la  plaisanterie 
contre  ce  qui  fut  grand,  poétique  et  beau.  Et  d'au- 
tant qu'il  n'y  a  dans  les  blagues  qui  sont  le  fond 
de  sa  Phryné  rien  qui  nous  renouvelle  ces  vieilles 
guenilles  et  nous  rafraîchisse  la  pensée.  Nous  con- 
naissions et  nous  savions  tout  cela.  Ce  qui  n'est 
pas  spirituel  dans  M.  Meilhac  paraît  si  incompré- 
hensible que,  pour  se  l'expliquer,  on  lui  suppose, 
comme  je  l'ai  fait  quand  j'ai  parlé  de  son  opérette 
de  Janot,  une  exploitation  de  l'art  dans  une  vue  et 
un  but  de  fortune,  et  si  c'est  là  ce  qui  pousse  cet 
esprit  élevé  et  vibrant  aux  œuvres  basses  de  la  litté- 
rature dramatique,  c'est  encore  plus  triste  que 
l'épuisement  des  facultés  et  la  mort  naturelle  du 
talent  ;  car  j'aime  mieux,  en  littérature,  une  tête 
vidée  qu'un  sac  plein. 


IV 


Ce  qui  donne  la  vie  à  cette  comédie,  qui  est  née 
morte,   c'est   uniquement  Saint-Germain.   Il  joue 


266  THÉÂTRE   CONTEMPORAIN 

divinement  le  vieux  juge  amoureux  de  Phryné, 
qu'elle  a  ruiné,  moqué,  conspué,  rebuté,  chassé,  et 
qui  lui  fait  gagner  son  procès.  Je  ne  sais  rien  de 
plus  exquis  de  nuances  et  de  plus  varié  que  le  jeu 
de  ce  vieux  roquentin  amoureux,  dont  l'amour  a 
l'opiniâtreté  de  son  dernier  vice.  Ses  yeux  fins,  d'une 
paillardise  qui  se  glisse,  sa  vieille  tête  penchée,  les 
attendrissements  de  son  sourire,  sa  papelardise 
friande,  et  les  mouvements  de  son  corps,  sous  sa 
robe  et  son  manteau  grecs,  exprimant  de  si  drôles 
de  désirs  en  regardant  Phryné  comme  un  vieux 
chat  qui  guette  un  pot  de  crème,  font  de  lui  un  type 
incomparable.  Son  jeu  est  si  vif  et  si  expressif, 
même  quand  il  se  tait,  que  si  l'on  ne  voit  pas 
Phryné  nue  sur  le  théâtre,  comme  le  voulait  la  tra- 
dition, on  la  voit  ainsi  dans  les  incroyables  yeux 
de  Saint-Germain  et  Mlle  Magnier  peut  garder  sa 
robe  :  on  a  vu  Phryné! 


LUCRÈCE    BORGIA 


28  Février  1881. 

I 

Ce  sont  les  premières  vespres  de  la  fête  d'aujour- 
d'hui en  l'honneur  de  Victor  Hugo,  qu'ils  ont  chan- 
tées hier  soir,  à  la  Gaîté.  Ils  y  ont  joué  pompeuse- 
ment sa  Lucrèce,  —  trop  pompeusement  même  ;  car 
de  ma  vie  je  n'ai  vu  ni  entendu  pareilles  emphases 
à  celles  des  acteurs  qui  ont  vomi  celte  terrible  pièce  ! 
Était-ce  hasard  ou  connivence  qui  la  faisait  repré- 
senter précisément  ce  jour-là?...    Elle  était,  je  le 
sais,  annoncée  depuis  longtemps  ;  mais,  en  fait  de 
connivence,  on  peut  tout  croire  des  travailleurs  dans 
la  gloire  d'Hugo.  Eh  bien,  si  c'est  hasard,  il  a  été 
malheureux,  et  si  c'est  connivence,  elle  a  été  mala- 
droite !  Ce  n'a  pas  été  fêle  pour  fête!  Aujourd'hui, 
nous  allons  donner  à  Victor  Hugo  une  fête  de  rue. 
11  ne  nous  a  pas  donné  hier  soir  une  fête  de  théâ- 
tre. Il  nous  doit  du  retour  ! 


268  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

Tout  a  été  Lriite,  en  effet,  hier  soir,  dans  cetle 
Gaîté  qui  porte  si  mal  son  nom  !  La  pièce,  les  ac- 
teurs, les  entr'actes,  le  public,  l'enthousiasme,  l'es- 
prit pesant  qui  passait  sur  cette  salle,  assez  laide 
en  femmes,  et  où  des  loges  vides  faisaient  comme 
des  trous  sombres  !  Qui  eût  dit  cela  avant  d'entrer? 
Les  choses  s'annonçaient  si  bien  !...  Qui  eût  dit  cela 
à  la  bousculade  de  la  porte  ;  car  on  s'y  est  bousculé 
républicainement  !  Promesse  vaine  d'une  représen- 
tation éclatante  !  Je  m'attendais  presque  à  des  pré- 
libations de  la  fête  du  lendemain  :  prœlibationes 
matrimonii.  Je  m'attendais  à  des  lauriers,  à  des 
statues,  à  une  exhibition  de  la  statue  de  Victor 
Hugo  pour  faire  pendant  à  l'exhibition  de  la  statue 
de  Voltaire  sur  le  théâtre,  lors  de  son  triomphe.  Et 
rien  de  tout  cela  !  Pas  le  moindre  petit  buste!  Je 
m'attendais  à  des  frénésies  d'applaudissements.  Et 
rien!  rien!  D'applaudissements,  il  n'en  est  tombé 
que  quelques  uns  du  cintre  sur  la  lête  du  citoyen 
Piochefort,  assis  à  la  première  galerie,  et  qui  s'est 
courbé  là-dessous  avec  un  embarras  qui  lui  fait 
honneur  ;  mais  de  ces  applaudissements,  Victor 
Hugo  n'en  a  pas  ramassé  un  seul. 

On  les  lui  a  gardés  pour  sa  fête  d'aujourd'hui  ! 


LUCRÈCE   BORGIA  269 


II 


Quant  à  la  pièce  en  elle-même,  rejouée  après  un 
si  long  temps,  elle  m'a  paru  d'une  affreuse  vieil- 
lesse. Elle  semblait  sortir  des  Catacombes.  C'était 
une  morte  qui  se  mettait  debout,  —  ou  plutôt  que 
l'on  mettait  debout,  — mais  c'était  une  morte  !  Rien 
ne  vivait  plus  dans  ce  drame,  où  la  vie  avait  été 
toujours  faussée,  tendue  à  outrance,  impossible, 
mais  d'où  la  passion  finissait  quelquefois  par  sor- 
tir, tirée  et  traînée  par  les  cheveux,  dans  un  effort 
déclamatoire.  Ce  n'est  pas  dix  ans,  ce  n'est  pas 
vingt  ans,  c'est  cent  ans  qui  ont  passé  sur  cette 
œuvre,  laquelle  a  eu  son  jour  de  succès,  mais  dont 
l'accent  ne  nous  trouble  plus  et  nous  paraît  presque 
ridicule  aujourd'hui  !  Certainement,  si  l'accent  avait 
été  plus  vrai,  la  pièce  eût  été  moins  mortelle  ;  car 
pour  de  telles  œuvres,  il  faut  renoncer  à  l'espoir  de 
l'immortalité  !  Racine,  dont  le  Romantisme  a  eu 
l'impertinence  de  tant  se  moquer,  vit  toujours,  mal- 
gré les  grandes  perruques  et  les  talons  rouges  de 
ses  Achilles  et  de  ses  Agamemnons  ;  il  vit,  malgré 
l'Histoire  qu'il  fausse  ou  qu'il  ne  sait  pas  dans  ses 
mœurs  et  dans  ses  costumes  ;  il  vit  parce  qu'il  a 


270  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

l'accent  humain,  la  justesse  dans  le  sentiment  et  la 
passion  éternelle. 

Si  Lucrèce  Borgia  —  cet  impudent  mensonge 
d'un  laquais  voleur  et  congédié  mis  en  drame  — 
avait  eu  ce  qu'avaient  les  pièces  de  Racine,  elle  se- 
rait encore  ce  qu'elle  fut  pour  une  génération  trop 
jeune  pour  sentir  juste  et  pour  voir  clair.  Elle  aurait 
résisté  au  temps.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  l'His- 
toire qui  est  violée  dans  ce  drame  ;  ce  n'est  pas 
même  ce  drame  qui,  dans  son  organisme,  est  mal 
conformé  ;  mais  ce  sont  les  sentiments  de  la  nature 
humaine  qui  y  sont  abominablement  contrefaits, 
ainsi  que  le  langage  qui  les  exprime.  Henri  Heine, 
ce  génie  bien  fait  et  charmant,  appelait,  si  on  se  le 
rappelle,  Victor  Hugo  un  grand  bossu.  Eh  bien,  sa 
Lucrèce  Borgia  chasse  de  race  1  Elle  est  morale- 
ment difforme.  C'est  une  bossue  de  maternité... 
Hier  soir,  elle  n'a  touché  personne.  Et  cependant, 
je  l'ai  dit  souvent,  mais  cette  observation  s'impose 
à  chaque  instant  et  on  est  bien  obligé  de  la  répéter  : 
nous  vivons  dans  le  siècle  le  plus  maternel  qui  fut 
jamais,  maternel  jusqu'à  l'hypocrisie!  Le  sentiment 
que  Victor  Hugo  a  donné  à  Lucrèce  Borgia  pour 
son  fils  Gennaro  avait  donc,  pour  être  compris  et 
pour  toucher,  non  pas  les  mères  vraies  de  la  salle, 
mais  celles-là  aussi  qui  veulent  le  paraître,  et  l'a- 
mour désespéré  de  Lucrèce  et  sa  fureur  maternelle 
—  monstrueuse    hyperbole  dramatique  en    style 


LUCRÈCE  B0RGIA.  271 

hyperbolique  et  antithétique  !  —  a  pu  produire  de 
l'étonnement,  mais  n'a  produit  aucune  émotion. 

Et  encore,  l'hyperbole  antithétique  du  style  a  tué 
l'hyperbole  dramatique  de  la  pièce.  La  Lucrèce  de 
Victor  Hugo  parle  plus  qu'elle  n'agit,  et  elle  semble 
même  n'agir  que  pour  parler...  Elle  n'abrège  jamais 
ses  phrases  par  son  action,  mais  au  contraire  elle 
l'allonge  toujours  de  ses  phrases,  défaut  capital  de 
Victor   Hugo,   qui  est  son  défaut  ordinaire.  Il  l'a 
partout...  Dans  ses  pièces  en  vers,  comme  Hernani 
et  Paiy  Bios,  la  chose  paraît  et  choque  moins.  La 
poésie  du  vers,  la  puissance  mystérieuse  et  inexpli- 
cable du  vers,  qui  agit  jusque  sur  les  âmes  les  plus 
basses,  sauve  ce  que  la  prose  de  Hugo  ne  peut  pas 
sauver,  et  il  est  victime  de  cette  prose  sans  naturel, 
qui  est  la  sienne.  Lucrèce,  excepté  quand  elle  crie, 
parle  trop  d'abord,  et  parle  toujours  cette  langue 
contournée,  savante,  travaillée,  de  Victor  Hugo  ;  elle 
la  parle  quand  elle  ne  devrait  plus  la  parler,  mais 
agir  ;  elle  la  parle  à  tous  les  moments  du  péril  que 
court  son  fils  :  elle  la  parle  quand  il  a  le  poison  et 
la  mort  dans  le  ventre,  elle  la  parle  quand  elle  lui  a 
donné  du  contre-poison  et  qu'elle  ne  devrait  que  le 
faire  s'enfuir,  par  une  de  ces  portes  qui  s'ouvrent 
toujours  à  temps  dans  les  drames  de  Victor  Hugo,  et 
qu'elle  le  rappelle  pour  lui  demander  de  la  lui  parler 
à  son  tour.  Elle  a  besoin  de  l'entendre  encore,  quand 
elle  devrait  le  pousser  dehors  de  ses  mains  mater- 


eJ.  19, 


THEATRE    CONTEMPORAIN 


nelles  épouvantées!  Et  c'est  cette  rhétorique  du  Ro- 
mantisme, aussi  vieille  que  l'autre  rhétorique  que 
Victor  Hugo  a  tant  sifflée,  c'est  elle,  bien  plus  que 
la  scélératesse  de  Lucrèce,  qui  empêche  tous  les 
cœurs  de  mères  de  s'intéresser  à  son  amour. 


III 


Ainsi,  pas  de  vérité  humaine,  pas  de  vrai  sang 
dans  cette  pièce  hydropique  de  déclamation  et  d'en- 
flure !  Pas  de  vérité  historique  non  plus  dans  ce 
drame  de  mensonge,  tiré  d'un  pamphlet,  pas  de 
vérité  historique,  qu'il  n'est  pas  permis  au  génie 
lui-même  de  travestir  pour  l'amusement  des  géné- 
rations qui  aiment  l'histrionisme  et  qui  haïssent 
la  papauté  !  Mais  (ce  qui  est  moins  grave,  il  est 
vrai),  pas  même  de  vérité  légendaire  !  car,  s'il  y  a 
une  légende,  c'est  celle  du  poison  des  Borgia.  Et  ce 
poison  des  Borgia,  d'autant  plus  effrayant  que  le 
secret  en  est  perdu,  Victor  Hugo,  cet  homme  d'effet 
dramatique  à  tout  prix,  nous  en  fait  douter  ;  il  l'a 
compromis!  Dans  le  récit  des  trembleurs,ce  poison, 
qui  est  le  fond  de  la  pharmacopée  dramatique  de 
l'auteur  de  Lucrèce,  était  de  la  foudre  en  flacon, 
pour  la  rapidité  de  son  action  dévorante.  Or,  ici,  on 


LUCRÈCE    BORGIA  273 

se  porte  très  bien  quand  on  l'a  ingurgité.  On  est  sa 
bouteille.  Gennaro  est  empoisonné  par  Alphonse 
d'Esté,  qui  le  prend  pour  l'amant  de  sa  femme,  et 
on  croit  que  le  poison  qu'il  a  avalé  va  le  dissoudre 
sur  place,  et  il  ne  se  dissout  pas,  et  il  n'éprouve 
aucun  symptôme  de  dissolution  pendant  la  très 
longue  scène  où  il  ne  veut  pas  boire  le  contre- poi- 
son offert  par  sa  mère.  On  se  dit  avec  une  fiévreuse 
activité  :  «  Mais  la  colique  ne  vient  donc  pas? Mais 
que  fait-elle  donc,  cette  colique?...  »  Les  autres 
vérités  violées  dans  la  pièce  impliquent  l'infériorité 
morale  et  intellectuelle  de  l'auteur.  Elles  ne  sont  que 
lamentables,  mais  celle-ci  est  pire  :  elle  est  comi- 
que 1  Elle  introduit  le  comique  dans  une  pièce  qui 
veut  être  tragique,  et  ce  comique  est  d'autant  plus 
grand  et  plus  ridicule  qu'il  est  déplacé. 

Sérieusement,  peut-on  dire  que  cette  pièce  de 
Lucrèce  Borgia  ait  été  jouée,  hier  soir,  à  la  Gaîté?  Je 
l'ai  appelée:  «  les  premières  vespres  du  lendemain  », 
et  c'est  exact  ;  elle  a  été  moins  jouée  que  chantée, 
—  et  chantée  dans  cet  ennuyeux  et  exécrable  ton, 
qui  est  la  mélopée  traditionnelle  du  mélodrame. 
Depuis  qu'il  est,  en  effet,  des  mélodrames  dans  le 
monde,  on  piaule  comme  cela,  au  lieu  de  parler,  et 
c'est  une  raison  ajoutée  aux  autres  pour  faire  paraî- 
tre plus  vieille  cette  vieille  pièce.  Elle  a  rappelé  et 
ressuscité  tous  les  petits  hurleurs  entendus  au 
théâtre  de  drame. 


274  THÉÂTRE  .CONTEMPORAIN 

Mlle  Favart,  que  j'ai  vue  admirable  et  presque 
adorable  dans  Dalila,  est  devenue  à  la  Gaîté  une 
femme  de  l'endroit  et  elle  y  a  perdu  sa  diction  pure, 
nette  et  simple.  Sa  voix  s'embarrassait,  hier  soir, 
dans  les  longues  phrases  gongoriques  de  son  rôle, 
comme  ses  pieds  dans  la  queue  de  ses  robes...  Ah  ! 
si  elle  avait  vu  le  magnifique  coup  de  pied,  le  coup 
de  pied  royal  que  Mlle  Mars,  cette  reine  de  la  grâce, 
envoyait,  pour  les  écarter,  aux  flots  de  velours  et 
de  soie  qu'elle  traînait  après  elle,  Mlle  Favart  se 
serait  trouvée,  ce  soir-là,  bien  peu  duchesse  de 
Ferrare,  comme  sous  ses  cheveux  noirs  elle  est 
aussi  très  peu  Lucrèce  Borgia,  qui  était  blonde, 
et  dont  une  tresse,  une  seule  tresse,  a  rendu  amou- 
reux Lord  Byron  ! 

A  cela  près  de  quelques  beaux  gestes,  sur  lesquels 
le  mélodrame  et  la  Gaîté  n'ont  pas  eu  d'influence 
encore  et  qui  lui  sont  restés,  elle  n'a  pas  réalisé  l'i- 
déal que  j'attendais  d'elle.  Le  jeune  Volny,  du  Thé- 
âtre-Français, faisait  Gennaro,  et  il  a  montré  du  feu 
deux  ou  trois  fois  ;  mais  qu'il  prenne  garde  aux 
mauvaises  habitudes  du  mélodrame  !  Elles  ont  fini 
par  atteindre  un  homme  de  génie  dans  son  art,  Fre- 
derick Lemaître,  qui  n'avait  pas  le  génie  simplifica- 
teur de  Talma,  lequel  serrait  son  rôle  autour  de  lui 
et  jouait  les  coudes  au  corps,  avec  des  gestes  rares, 
mais  qui,  comme  le  tonnerre  sort  de  la  nue,  sor- 
taient tout  à  coup  de  sa  toute  puissante  simplicité. 


LUCRÈCE    BORGIA  275 

Pour  ce  qui  est  des  autres  acteurs  de  Lucrèce  Bor- 
gia,  je  crois  qu'ils  peuvent  demeurer,  sans  grand 
dommage  pour  leur  talent ,  dans  cette  tour  de  la 
peste  de  la  déclamation  que  l'on  appelle  le  mélo- 
drame. Ils  brillent  moins  par  le  talent  que  par  le 
costume.  Seulement,  pourquoi  n'en  ont-ils  qu'un 
pendant  toute  la  pièce?  Pourquoi  n'en  changent-ils 
pas?...  Des  seigneurs  de  cette  élégance,  de  ce  luxe, 
de  cette  somptuosité  italienne,  doivent  avoir  plus 
d'un  habit  et  ne  peuvent  pas  être  cousus  à  perpé- 
tuité dans  un  seul. 

Et  cela  méritait  d'autant  plus  d'être  dit,  qu'à 
mesure  que  le  drame  diminue  d'âme  et  de  talent  le 
costume  augmente  d'importance,  et  que  les  meil- 
leurs auteurs  dramatiques  seront  prochainement... 
les  costumiers  ! 


LES     FAUSSES    CONFIDENCES 

PENDANT    LE    BAL 


7  Mars  1881. 


I 


Le  croirez- vous  ?  Et  comment  m'y  prendre  pour 
vous  conter  cela?...  J'ai  assisté  hier  soir  à  une  re- 
présentation de  spectres,  —  et  c'est  le  théâtre  de  la 
Comédie-Française  qui  m'a  donné  ce  spectacle  fan- 
tasmagorique et  funèbre  ! 

On  y  jouait,  pour  les  débuts  de  Mlle  Tholer,  les 
Fausses  Confidences  de  Marivaux,  qu'ils  s'obstinent 
à  jouer  au  Théâtre-Français,  avec  l'entêtement  de 
la  Tradition,  cette  vieille  mule  aveugle  qui  veut 
toujours  passer  par  où  elle  a  passé  déjà.  Ils  ont 
recommencé  de  jouer  cette  délicieuse  pièce,  quoi- 
que, maintenant,  elle  ne  soit  guères  plus  compréhen- 
sible à  qui  l'interprète  qu'à  qui  l'écoute.  On  n'a  plus 
le  sens  de  Marivaux.  Seulement,  comme  ils  n'ont 

16 


278  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

pas  peur  des  mots  dans  cette  maison  d'ensevelis- 
seuse  du  Théâtre-Français,  ils  ont  tracassé  dans 
celte  pièce  morte,  d'un  adorable  génie  qui  n'est 
plus  et  que  rien  ne  peut  faire  revivre.  Marivaux,  qui 
vient  après  Molière  dans  l'ordre  du  temps,  est  pour 
ceux  qui  le  lisent  incomparablement  plus  vieux  que 
Molière,  toujours  jeune,  lui,  de  l'éternelle  nature 
humaine,  dans  ses  œuvres  ;  cette  nature  humaine 
qui  fait  son  immortalité  !  Marivaux  n'a  point  cette 
durée.  Il  a  passé  comme  la  société  de  son  temps, 
qu'il  a  réfléchie  dans  ce  qu'elle  eut  de  plus  char- 
mant et  de  plus  éphémère  !  Son  genre  de  génie,  le 
plus  subtil  parfum  de  ce  siècle  à  parfums,  —  le 
xvme  siècle,  —  et  qu'il  fit  respirer  dans  les  jolis 
flacons  taillés  à  facettes  de  ses  comédies,  est  à  pré- 
sent évaporé.  Ils  ont  vainement  secoué,  hier  soir, 
avec  leurs  grosses  pattes,  au  Théâtre-Français,  un 
de  ces  légers  et  petits  chefs-d'œuvre  de  flacons  qui 
ont  donné  l'ivresse  d'un  moment  à  nos  pères,  et 
nous  n'avons  rien  senti  du  tout  ! 

Ils  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu,  cependant.  Je  veux 
être  juste.  La  débutante,  Mlle  Tholer,  qui  jouait 
Araminte,  cette  ravissante  Araminte,  qu'on  ne  re- 
verra plus  jamais  dans  le  monde  tel  qu'il  est  fait, 
hélas  !  dans  le  présent  et  dans  l'avenir,  est  une  lon- 
gue jeune  personne,  très  habillée  ce  soir-là,  trop 
habillée  môme,  d'une  robe  de  satin  blanc  enguir- 
landée de  roses,  astucieusement  gonflée,  cette  robe, 


LES    FAUSSES    CONFIDENCES  '-'V.» 


qui  a  bien  ses  raisons  pour  cela,  et  celte  longue 
jeune  personne  s'est  servie  du  droit  de  la  jeunesse, 
qui  permet  la  platitude  des  bras  et  la  minceur  du 
cou,  pourvu  qu'il  soit  blanc;  mais  elle  a  montré 
de  beaux  yeux  très  brillants  là-haut,  au  bout  de 
toutes  ces  longueurs,  et  qui  y  font  très  bien  leur 
métier  d'étoiles...  Il  n'y  a  même  qu'eux  qui,  dans 
toute  sa  personne,  aient  bien  joué...  A  côté  d'elle, 
la  reine  de  la  fête,  il  y  avait  Got,  —  Got,  le  meilleur 
acteur  de  la  Comédie-Française,—  Got, que  j'ai  ap- 
pelé :  «  l'acteur  qui  pense  »,  et  qui  faisait  Dubois, 
l'impayable  Dubois,  le  valet  séducteur  pour  le 
compte  des  autres,  ce  diable  tentateur  de  Dubois, 
ce  Machiavel-Scapin  qui  sait  la  politique  du  cœur 
des  femmes  et  dont  le  César  Borgia  pour  l'heure 
n'est  qu'un  chevalier  Grandisson  !  Ce  Grandisson-là, 
ce  vertueux,  ce  respectueux,  cet  amoureux,  brûlant 
par  dedans,  mais  transi  par  dehors,  c'est  Dorante, 
que  Laroche  a  joué  sobrement,  —  et  je  lui  en  fais 
bien  mon  compliment  !  —  modestement,  vertueuse- 
ment, plus  qu'amoureusement,  il  est  vrai,  mais  avec 
une  mélancolie  de  tenue  qui  était  presque  du  ta- 
lent, comme  elle  était  presque  de  l'amour  !  Or,  quand 
ces  trois  rôles  d'Araminte,  de  Dubois  et  de  Dorante, 
sont  joués  par  des  acteurs  qui  en  ont  vraiment  le 
sentiment,  la  pièce  n'a  plus  besoin  de  personne. 
Les  autres  acteurs  peuvent  être  impunément  mau- 
vais. La  pièce  est  sauvée  !  Elle  a  son  succès  et  elle 


280 


THEATRE    CONTEMPORAIN 


peut  avoir  son  triomphe.  Les  Fausses  Confidences, 
cette  morte,  qui  n'a  plus  que  sa  grâce  et  sa  langueur 
de  morte,  des  acteurs,  s'ils  avaient  du  génie,  pour- 
raient encore  la  galvaniser!  Ils  pourraient  dire, 
comme  le  prophète,  à  ces  sveltes  et  légers  osse- 
ments :  «  Levez-vous  !  pour  nous  séduire  encore  ! 
«  Vous  qui  avez  séduit  nos  pères,  levez-vous  !  — 
«  Levez-vous  et  séduisez,  pour  la  dernière  fois 
«  peut-être,  une  génération  qui,  certes!  n'a  pas 
«  été  créée  pour  vous  !  » 


11 


Eh  bien,  ces  thaumaturges,  ces  acteurs  de  génie, 
ont  manqué  ce  soir...  Nous  n'avons  pas  été  séduits. 
Les  Fausses  Confidences,  jouées  par  la  tradition, 
écoutées  par  la  tradition,  ont  eu  leur  succès  de  tra- 
dition. On  leur  a  fait  l'aumône  d'un  petit  sou  d'ap- 
plaudissements, et  si  la  pièce  méritait  davantage, 
les  acteurs  ne  valaient  pas  plus...  Je  les  ai  vus  et 
écoutés  comme  la  salle  entière,  mais  j'ai  vu  et  en- 
tendu probablement  ce  que  n'a  vu  ni  entendu  la 
salle,  très  morne  d'ailleurs,  très  mal  éclairée,  et  qui 
faisait  peu  d'honneur  à  ce  gazier  de  M.  Perrin.  Le 
lustre  était  trop  haut  et  jetait  une  lueur  de  cave. 


LES   FAUSSES    CONFIDENCES  281 

Or,  c'est  à  cette  lueur  que  mon  histoire  commence. 
C'est  à  cette  lueur  que  j'ai  vu  apparaître  successi- 
vement sur  la  scène  les  spectres  de  cette  représen- 
tation extraordinaire  et  fantastique,  du  moins  pour 
moi  qui  la  contemplais...  Cela  s'est  produit  très  na- 
turellement, mais  très  réellement,  à  mes  yeux,  avec 
un  relief  surnaturel,  tant  cela  ressemblait  à  la  vie! 
Hallucination  comme  le  talent  en  crée  dans  les 
âmes  !  Derrière  la  débutante  de  ce  soir,  derrière 
cette  Mlle  Tholer  qui  jouait  avec  la  gaucherie  et 
l'inexpérience  de  ses  vingt  ans,  j'ai  vu  tout  à  coup 
se  dresser  sur  la  scène  le  spectre  d'une  femme  qui 
n'était  plus  jeune,  elle,  mais  qui  avait  plus  que  les 
sots  dons  de  la  jeunesse,— qui  avait  le  charme  d'un 
talent  comme  on  n'en  reverra  peut-être  jamais  !  Il 
était  là,  ce  spectre  terrible  pour  Mlle  Tholer,  et  pré- 
cisément derrière  elle,  et  c'était  le  spectre  de 
Mlle  Mars,  qui  écrasait,  qui  effaçait,  qui  anéantis- 
sait la  pauvre  enfant  assez  osée  pour  jouer  ses  rô- 
les !  Elle  la  noyait  dans  une  lumière  plus  grande 
que  la  pâle  lumière  de  la  salle.  Elle  mettait  un 
geste  divin  à  la  place  des  gestes  indécis  de  la  trop 
jeune  actrice  ;  et  à  la  place  de  sa  voix  de  femme, 
elle  mettait  cette  voix,  que  ceux  qui  l'ont  entendue 
entendent  toujours,  cette  voix  de  Mlle  Mars,  qui, 
quand  elle  vibrait,  semblait  venir  vers  nous  par  un 
trou  du  ciel!  Ah  !  ce  spectre  était  implacable  !  Der- 
rière Got  aussi,  il  y  avait  un  autre  spectre,  un  spec- 

16. 


382  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

tre  aussi  plus  vivant  que  la  vie  !  Il  y  avait  le  spec- 
tre de  Monrose,  avec  sa  voix  cuivrée  qui  mordait 
dans  le  mot  et  qui  rendait  plus  mordante  la  pensée 
de  Monrose,  l'homme  de  la  verve  enragée,  l'incen- 
diaire de  la  scène,  qui,  comme  le  Diable,  laissait  sur 
les  planches  du  théâtre  une  flamme  allumée  partout 
où  il  avait  passé!  Enfin,  derrière  Laroche  lui-même, 
il  y  avait  encore  un  autre  spectre,  et  c'était  celui 
de  Menjaud,  de  Menjaud  assez  beau  pour  jouer  Hip- 
polyte  dans  Racine  el  tourner  toutes  les  têtes  de 
belle-mère  dans  la  réalité,  de  Menjaud  qui  jouait 
les  amoureux  comme  si,  pour  les  jouer,  il  n'eût  pas 
fallu  être  beau  !  Je  les  voyais  tous  les  trois  en  scène, 
ces  trois  spectres,  ces  revenants  de  talent,  qui  re- 
venaient !  Je  les  entendais.  Je  jouissais  d'eux 
comme  s'ils  avaient  été  les  seuls  en  scène.  Fantô- 
mes sortis  de  leur  passé  et  de  leur  tombe,  reve- 
naient-ils pour  voir  comment  on  les  remplace,  pour 
regarder  à  leurs  successeurs?...  Mais,  morts  plus 
vivants  que  les  vivants,  pendant  tout  le  temps  qu'a 
duré  cette  pièce  morte  des  Fausses  Confidences, 
dans  laquelle  je  comparais  ces  morts  qui  ne  la 
jouaient  plus  aux  vivants  qui  la  jouaient,  ils  ont 
aboli  tous  ces  vivants  dans  ma  pensée  et  ils  les  ont 
tous  tués  sur  place  par  la  force  seule  du  souvenir  ! 


LES  FAUSSES  CONFIDENCES       283 


III 


Celte  évocation  par  le  souvenir,  qui  est  la  seule 
gloire  de  l'acteur  quand  il  a  disparu,  cette  appari- 
tion, cette  hantise  du  talent  qui  n'est  plus,  et  qui 
s'impose  à  nous  lorsque  les  rôles  que  ce  talent 
remplissait  ne  le  rappellent  que  par  leur  vide,  ne 
pouvait  pas  recommencer  dans  la  pièce  qui  a  suivi 
les  Fausses  Confidences.  C'était  une  première  re- 
présentation, et  les  deux  actrices  de  cette  première 
représentation,  je  ne  crois  pas  que  dans  trente  ans 
on  se  les  rappel  le,  pas  plus  que  la  pièce  deM.Paille- 
ron.  Pendant  le  Bal  est  une  petite  Comédie  de  para- 
vent, tombée  d'un  salon  ministériel  à  la  Comédie- 
Française,  et  que  le  directeur  de  cette  comédie,  tou- 
jours empressé  pour  son  ministre,  a  ramassée 
comme  il  eût  ramassé  son  chapeau  !  Les  deux  fem- 
mes qui  ont  passé  au  fer  de  leur  talent  et  de  leur 
diction  cette  papillote,  qui  n'a  pas  frisé,  sont 
Mme  Samary  et  Mlle  Reichemberg,  lesquelles  ont 
fait  les  deux  jeunes  filles  de  Pendant  le  Bal,  l'une 
gaîment,  l'autre  avec  mélancolie.  Ces  deux  demoi- 
selles sont  une  antithèse.  Mme  Samary,  dont  la 


284  LE    THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

réputation  s'est  faite  parles  dents,  —  des  maîtres- 
ses dents,  il  est  vrai,  —  comme,  dans  le  conte 
d'Edgar  Poe,  en  a  sa  fameuse  Bérénice,  joue  la  fil- 
lette gaie  pour  les  montrer,  et  Dieu  sait  avec  quelle 
largeur  elle  les  montre  !  et  Mlle  Reichemberg  la 
fillette  triste  qui  n'a  rien  à  montrer  ;  car  elle  n'a 
plus  rien,  cette  aérienne  Mlle  Reichemberg,  et,  sans 
les  osselets  qui  résistent,  elle  serait  une  vapeur  de- 
main. Toutes  les  deux,  elles  ont  débité  assez  pro- 
prement la  fadaise  rimée  de  M.  Pailleron,  dans 
laquelle,  par  parenthèse,  il  n'y  a  pas  un  vers,  — 
pas  un  seul  vers  frappé  qui  ait  du  timbre  et  dont 
l'esprit  puisse  garder  et  emporter  la  résonnance. 

Avant  de  jouer  les  Fausses  Confidences,  on  avait 
joué  une  autre  fadaise,  intitulée  :  Chez  l'avocat,  et 
c'est  entre  ces  deux  sornettes,  à  la  portée  de  tout  le 
monde,  qu'on  a  placé  les  trois  actes  de  Marivaux,  qui 
ne  sont  plus  à  la  portée  de  personne.  Quel  encadre- 
ment pour  un  chef-d'œuvre!  Eh  bien,  cette  pièce  de 
Chez  l'avocat  peut  donner  à  M.  Pailleron  l'idée,  par 
la  comparaison,  qu'il  est  un  bien  grand  homme  !... 
C'est  inexprimablement  mauvais,  et  dépasse  de  beau- 
coup tout  ce  que  nous  avons  l'impertinence  d'ima- 
giner du  discernement  critique  de  la  Comédie-Fran- 
çaise... Cette  bêtise  est  intellectuellement  un  crime 
d'État,  même  en  République,  et  mériterait  un  châ- 
timent venant  de  l'État  et  appliqué  vigoureuse- 
ment à  qui  déshonore,   par  la  réception  de  pareilles 


LES    FAUSSES    CONFIDENCES  '!<> 

platitudes,  le  premier  théâtre  du  monde,  que  Napo- 
léon, qui  en  était  si  fier,  s'il  revenait  parmi  nous,  ne 
reconnaîtrait  plus. 

J'ai    parlé    de  spectres.  Ah  !  c'est  celui-là  qui 
devrait  faire  trembler  dans  sa  peau  M.  Perrin  ! 


LE  PARISIEN 


14  Mars  1881. 


I 


Les  semaines,  au  théâtre,  sont  comme  les  vaches 
du  songe  de  Joseph.  II  y  en  a  de  maigres.  II  y  en 
a  de  grasses.  La  semaine  prochaine,  il  y  en  aura,  à 
ce  qu'il  paraît,  une  très  grasse,  —  une  vraie  vache 
d'Exposition,  qui  mettra  bas  je  ne  sais  combien  de 
premières  représentations  encombrantes.  Mais  en 
attendant,  en  voici  une  diablement  maigre!  Les 
théâtres  dite  littéraires,  et  qui  ne  le  sont  pas  plus 
pour  cela,  n'ont  rien  donné  du  tout  dans  ces  huit 
jours  qui  viennent  de  s'écouler,  et  nous  sommes  bien 
obligé  de  vous  parler  de  la  seule  chose  nouvelle  qui 
ait  paru,  aux  Nouveautés. Gela  s'appelle  :  le  Parisien, 
et  pourrait  s'appeler  d'un  autre  nom.  Par  le  talent, 
ce  n'est  pas  une  pièce  excessivement  littéraire  que 
cette  pitrerie  dramatique,  de  peu  d'effet  quoique 
indécente,  hein?  Mais  c'est  précisément  par  là  qu'elle 


288  THÉÂTRE   CONTEMPORAIN 

a  peut-être  pour  la  Critique  un  intérêt  et  une  por- 
tée. 

Elle  datera,  ou  du  moins  elle  pourrait  dater  la  fin, 
par  l'ennui,  du  Naturalisme  à  la  scène  ;  car  c'est 
encore  un  effort  pour  l'y  faire  entrer  et  l'y  acclima- 
ter, que  cette  pièce.  Les  auteurs  du  Parisien,  qui 
sont  deux,  quoique  leur  trait  d'union  avertisse  que 
par  l'esprit  ils  ne  sont  qu'un,  MM.  Vast-Ricouard 
font  partie,  comme  on  sait,  de  l'état-major  de  M.  Zola 
le  Busnaché;  mais  ils  ont  plus  de  bravoure  que  leur 
général.  Le  Busnaché  n'aurait  pas  osé  la  pièce  qu'ils 
viennent  de  faire  jouer.  Us  n'ont  pas  eu  peur  de  ce 
sujet  scabreux, et  ils  sont  allés  de  l'avant, sans  crier: 
Gare  !  car  leur  titre  du  Parisien  ne  le  crie  pas.  On 
vient  là,  on  n'est  pas  prévenu.  Si  ce  titre  était  le 
faux  Abailard,  il  le  dirait,  et  on  entrerait  ou  l'on 
n'entrerait  pas,  mais  on  serait  prévenu.  M.  Zola,  — 
le  doctrinaire  de  sa  personne,  —  qui  n'a  pas  même 
d'autre  doctrine  que  celle-là,  —  n'est  point  ce  qu'on 
peut  appeler  un  homme  gai,  un  aimable  homme  gai, 
et  eux,  ses  domestiques  d'idées,  ils  le  sont  ou  veu- 
lent l'être.  Ils  ont  vu,  dans  l'intérêt  du  Naturalisme, 
toute  l'importance  de  la  gaîté.  Ils  se  sont  rappelé 
que  c'était  surtout  par  la  gaîté  qu'on  prenait  le  pu- 
blic en  France,  et  que  même  on  l'enlevait  quand  on 
l'avait  pris.  Nous  sommes,  en  France,  après  tout, 
des  fils  de  Rabelais  :  «  Notre  Père  et  Notre  Mère  à 
la  fois  »,  a  dit  Chateaubriand,  et  quoique  appauvri, 


LE   PARISIEN  289 


bien  appauvri,  notre  sang  peut  pétiller  encore  à 
quelque  bonne  plaisanterie.  Qui  sait?  il  reste  peut- 
être  encore  cette  anse  de  la  gaîté  à  ce  vieux  pot  cassé 
d'esprit  français,  qui  était  autrefois  le  plus  svelte, 
le  plus  léger  et  le  plus  charmant  des  vases,  dans 
lequel  le  genre  humain  tout  entier  pouvait  boire  la 
joie;  aussi  les  auteurs  du  Parisien,  avant  de  le  faire, 
se  sont  dit  que  pour  pousser  le  Naturalisme  dans 
les  faveurs  du  monde,  il  fallait  essayer  de  la  gaîté, 
jadis  toute-puissante,  et  ils  s'y  sont  mis  à  deux 
pour  en  avoir  plus. 

Les  canards  se  mettent  deux  pour  enlever  la  tor- 
tue. Eh  bien,  eux  aussi,  et,  ma  foi  !  je  crois  même 
qu'ils  s'y  sont  mis  trois  ! 


11 


Mais  ils  s'y  seraient  mis  quarante,  comme  à  l'A- 
cadémie, où  l'on  n'est  pas  très  gai  non  plus,  qu'ils 
n'auraient  pas,  étant  ce  qu'ils  sont,  réussi  davan- 
tage. Il  leur  manque  le  génie  de  la  gaîté.  Ce  n'est 
pas  leur  faute,  à  ces  naturalistes,  qui  sont  de  gros 
matériels,  s'ils  n'ont  pas  la  flamme  aérienne  de  celte 
gaîté  spirituelle,  qui  ne  serait  pas  la  gaîté  si   elle 

17 


290 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


n'était  pas  spirituelle  (ah  !  les  mots  sont  des  cho- 
ses, allez  !).  Pour  eux,  pour  des  naturalistes,  ces 
culs  de  plomb,  qui  crapaudent  dans  la  réalité  fan- 
geuse ou  vulgaire,  il  n'est  pas  facile  de  sortir  de 
cette  immonde  glu.  On  a  beau  se  frotter  de  vif- 
argent  et  de  phosphore,  on  reste  empêtré.  On  est 
Caliban,  on  ne  devient  pas  Ariel.  Ah  !  ces  natura- 
listes du  Parisien  se  sont  probablement,  dans  leur 
naturalisme  insolent  et  réformateur,  moqués  à 
quelque  jour  du  vaudeville  chez  leur  patron,  qui 
ne  doit  pas  l'aimer,  qui  certainement  n'est  pas  le  ver 
amoureux  de  cetLe  étoile  du  vaudeville;  car,  disparu 
maintenant,  le  vaudeville  a  été  l'une  des  plus  jolies 
étoiles  du  ciel  littéraire  de  la  France.  Et  les  en 
voilà  bien  punis  I  Ils  ont  appris,  par  leur  propre  ex- 
périence, que  n'est  pas  vaudevilliste  qui  veut.  Ils 
ont  voulu  être  vaudevillistes  dans  le  sujet  qu'ils 
croyaient  le  plus  audacieux  des  vaudevilles  ;  mais 
les  malheureux  sont  restés  tout  à  plat  ce  qu'ils 
étaient  :  les  Galibans  du  naturalisme.  Ils  sont 
restés  les  Calibans  de  la  gaîté  lourde,  qui  pèse 
cinq  cents,  et  de  la  vulgarité  bête,  qui  ne  pèse  rien  ; 
car  elle  est  sucée  et  vidée  par  la  bouche  de  tout  le 
monde.  Ils  sont  restés  les  Galibans  de  la  gravelure, 
de  la  gravelure  aimée  de  nos  pères  et  qu'ils  ont 
épaissie  à  nous  en  donner  mal  au  cœur  !  Ils  sont 
restés  les  Galibans  (toujours  les  Galibans!)  de  la 
grivoiserie,  qui  sait  loucher  à  tout  et  sauve  tout  par 


LE   PARISIEN  291 


la  légèreté  de  sa  touche,  et  dont  ils  ont  fait  une 
grossièreté,  avec  l'outrance  maladroite  de  gens  qui 
ne  sont  pas  faits  pour  faire  ce  qu'ils  font,  dans 
cette  pièce  du  Parisien,  encore  plus  marseillaise 
que  parisienne,  qui  tourne,  trois  actes  durant,  sur 
la  pointe  de  la  même  équivoque  et  dans  le  sujet  le 
plus  bassement  physique  et  le  plus  indécemment 
matériel  que  des  naturalistes  pussent  imaginer  ! 

Et  de  cette  comédie  qu'on  ne  pouvait  écrire  qu'a- 
vec les  mains  ailées  de  l'esprit  le  plus  fin  et  de  la 
légèreté  la  plus  audacieuse,  ils  en  ont  fait  une  co- 
médie naturaliste,  comme  M.  Zola  a  fait  une  tra- 
gédie naturaliste  de  sa  Nana.  Ils  représentent  la 
doctrine  dans  des  spécialités  différentes.  Les  deux 
messieurs  en  un  du  Parisien  sont  les  comiques 
du  naturalisme,  comme  M.  Zola  en  est  le  tragique. 
Seulement,  eux  qui  croyaient  nous  faire  rire  et 
tout  emporter  par  le  rire,  eux  qui  n'avaient  pas 
pris  de  Busnach  pour  adoucir  la  crudité  de  leurs 
indécentes  et  incroyables  plaisanteries,  ils  ont  été 
par  trop  naturalistes  ce  soir  et  ils  n'ont  été  que 
cela,  —  c'est-à-dire  porcins  et  ennuyeux.  Les 
femmes  mêmes  qui  avaient  le  plus  de  porte-veines 
dans  la  salle,  et  qui  n'ont  pas  l'horreur  de  l'aima- 
ble animal  qu'elles  portent  sur  elles,  ont  trouvé 
^ue  sur  la  scène  il  y  en  avait  trop... 


292  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN' 


III 


Est-ce  là  un  commencement  de  réaction  contre  la 
littérature  de   ce   temps  d'infection  littéraire,  où  le 
naturalisme    est  battu  maintenant  à  plate  couture 
par  la  pornographie  à  laquelle  il  nous  a  menés  et 
devait  logiquement  nous  mener  ?  Je  n'en  sais  rien, 
mais  tant  mieux  si  c'en  était  un  !  On  n'ose  l'espérer, 
mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  je  ne  crois  pas 
avoir  jamais  assisté  à  un  spectacle  plus  lamentable 
que  celui  de  celte  pièce  du  Parisien,  où  tout  le  monde 
semblait  morne  et  lassé,  et  dégoûté  d'entendre  tout 
ce  qui  avait  été  pourtant  calculé  pour  exciter  ce 
rire...  innommable,  auquel  on  avait  demandé  un 
succès.  Je  n'étais  point  à  la  première  représentation 
du  Parisien,  et  j'ignore  l'attitude  qu'a  eue  la  salle 
de  ce  jour.  Mais  je  puis  affirmer  qu'hier  soir  le  si-, 
lence  —  un  silence  qu'on  eût  dit  attristé  —  n'a  pas! 
été  coupé  par  un  seul  applaudissement  venant  de 
spectateurs,  et  qu'à  une  dizaine  de  reprises  des 
oh!  oh!  indignés  sont  partis  des  baignoires  les  plus 
obscures.  Toutes  les  physionomies  avaient  l'exprès 
sion  de  la  nausée  qui  précède  l'indigestion  ;  il  était 
évident  que  le  public  à  qui  on  servait  une  pareille 


LE   PARISIEN  293 


platée  en  avait  trop  mangé  et  qu'il  n'en  voulait 
plus.  Si  les  auteurs  du  Parisien  étaient  hier  soir 
dans  la  salle,  ils  ont  pu  se  convaincre  que  si  la 
bêtise  est  infinie,  l'appétit  des  malpropretés  ne  l'est 
pas. 

Il  est  vrai  que,  rigoureusement  parlant,  il  n'y  en 
a  qu'une  dans  celte  pièce,  mais  c'est  la  pièce  elle- 
même,  c'est  le  sujet  même  de  la  pièce  qui  est  un 
puits  artésien  d'équivoques  et  de  polissonneries 
incessantes  et  perpétuelles,  depuis  le  lever  jusqu'au 
baissé  final  du  rideau...  Elles  sont  incessantes  et 
perpétuelles,  mais  pour  cela  elles  ne  supposent  pas 
grand  génie  à  ceux-là  qui  les  ont  inventées  ;  car 
c'est  toujours  la  même  plaisanterie,  incessamment 
et  perpétuellement  répétée.  Et  vous  allez  le  com- 
prendre tout  de  suite  :  car  c'est  la  plaisanterie 
qu'on  peut  faire,  et  il  n'y  en  a  pas  deux,  sur  un 
homme  qui  passe  —  il  faut  bien  le  dire!  —pour 
eunuque  et  qui  ne  l'est  pas.  Telle  est  celte  pièce, 
que  je  n'analyserai  pas  davantage,  et  où  l'indécence 
et  la  grossièreté  sont  surpassées  de  beaucoup  par  la 
vulgarité,  leur  reine  et  maîtresse.  La  platitude  de 
l'esprit  des  auteurs  du  Parisien  se  porte  en  effet  sur 
le  relief  de  ces  choses  qu'ils  aiment  à  faire  entendre 
ou  à  sous-entendre  dans  leur  pièce,  et  c'est  peut- 
être  là  l'innocence  de  cotte  souillure,  qui  du  moins 
n'est  pas  un  danger. 


LE  KLEPÏITE  —  MON   DEPUTE 

LA  PRINCESSE  GEORGES 

LA  VISITE  DE  NOCE 


21  Mars  1881. 


I 


Tout  cela  le  même  jour.  J'avais  bien  prévu  l'en- 
combrement !...  Mais  les  directeurs  de  théâtre  sont 
comme  les  chèvres  de  La  Fontaine  sur  leur  plan- 
che. C'est  à  qui  passera  des  deux  bêtes  qui  se  heur- 
tent opiniâtrement  l'une  contre  l'autre,  ne  voulant 
pas  céder...  et  c'est  le  feuilletoniste  qui  tombe  à 
l'eau  !  L'eau,  pour  moi,  ce  soir-là,  a  été  l'Odéon,  où 
j'ai  été  noyé  d'ennui.  Je  l'avais,  ce  soir-là,  préféré 
au  Vaudeville,  parce  qu'il  donnait  cette  chose  rare 
maintenant,  dans  cette  famine  de  pièces  :  deux 
premières  représentations,  —  et  que  les  premières 
représentations  doivent  passer  avant  les  reprises. 


296  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

Au  Vaudeville,  dans  cette  agréable  maison  du  Vau- 
deville, on  reprenait  la  pièce  d'un  expérimenté  au 
théâtre;  la  Princesse  Georges,  de  M.  Alexandre  Du- 
mas, classée  très  haut  par  l'opinion  publique,  — 
non  par  moi,  —  et  j'aurais  là  eu  affaire  aussi  à  des 
acteurs  d'expérience,  tandis  qu'à  l'Odéon,  ni  ac- 
teurs, ni  pièces  ! 

Et  en  effet,  le  Klephte,  de  M.  Abraham  Dreyfus, 
n'en  est  pas  une.  Ce  n'est  qu'une  piécette,  —  un 
pauvre  petit  lever  de  rideau.  M.  Abraham  Dreyfus 
travaille,  comme  on  le  sait,  dans  Yinfiniment  petit, 
et  il  y  a  quelquefois  des  pincées  d'esprit  et  des  cha- 
touillements de  gaîté  vive,  mais  ce  soir-là  je  l'ai 
trouvé  inférieur  à  lui-même.  Sa  comédie  miniatu- 
resque  n'est,  à  propos  du  Klephte  des  Orientales 
de  M.  Hugo  : 

On  ne  s'attendait  guère 

A  voir  Hugo  dans  cette  affaire  ! 

qu'une  chamaillerie  entre  deux  jeunes  mariés  qui 
s'adorent,  et  une  seconde  chamaillerie,  entée  sur  la 
première,  entre  deux  vieux  mariés  qui  s'adorent 
aussi,  et  c'est  là  tout  !  M.  Dreyfus  fera  donc  toujours 
un  théâtre  Séraphin  à  l'usage  des  gens  du  monde  ? 
Ses  pièces  ressemblent  aux  épinglettes  de  leurs  cra- 
vates. Seulement,  celle-ci  n'a  pas  de  pointe!  Quant 
aux  trois  actes  intitulés:  Mon  député,  titre  balourd, 


LE  KLEPHTE,  ETC.  ;    LA  PRINCESSE  GEORGES      297 

il  faut  mettre  leur  réception  —  même  à  l'Odéon, 
le  berceau  des  enfants  qui  vagissent!  —  sur  le 
compte  de  l'indisposition  momentanée  de  M.  de  la 
Hounat,  roi  fainéant  pour  l'heure,  qui  pourrait  se 
faire  traîner  par  des  bœufs  ;  car  c'est  d'une  jambe 
qu'il  souffre.  C'est  sa  jambe  malade  qui  fait  clocher 
son  théâtre...  Il  est  excusé.  «  Quand  on  boîle  de  la 
«  jambe,  on  boîte  de  l'esprit  »,  a  dit  Pascal. 


IT 


Il  y  avait  pourtant,  je  crois,  dans  ces  infortunés 
trois  actes,  une  idée  comique,  tirée  des  mœurs  ridi- 
cules que  la  politique  nous  a  faites.  Ils  l'ont  vue,  ces 
jeunes  gens  !  mais  il  fallait,  pour  la  développer  et  en 
faire  une  comédie,  d'autres  gaillards  que  des  jou- 
venceaux débutants  qui  ont  essayé  de  toucher  à  un 
pareil  sujet  avec  toutes  les  maladresses  de  leur  inex- 
périence. Mon  député,  qui  n'est  pas  le  mien  et  qui 
n'a  été  celui  de  personne  dans  la  salle,  c'est  le  pan- 
tin de  l'électeur.  Un  type  de  ce  temps  d'élection 
déshonorée!  Ce  n'est  pas  le  député  du  mandat  impé- 
ratif, le  bas  valet  de  qui  le  nomme,  mais  c'est  une 
variété  de   ce  type-là,  qui  a  beaucoup  de  facettes, 

.      17. 


298  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

allez  !  comme  un  bouchon  de  carafe.  C'est  ce  genre 
de  pantin  que  l'électeur  ne  méprise  plus,  mais 
qu'il  adore,  comme  l'enfant  adore  sa  toupie,  et  jugez 
comme  il  l'aimerait,  s'il  l'avait  faite!  Or, c'est  le  cas 
ici.  C'est  ici  l'électeur  qui  a  fait,  avec  le  maquignon- 
nage de  quatre  voix  domestiques  de  majorité,  le 
pantin  qui  est  sa  création,  son  œuvre,  sa  propriété, 
sa  chose  et  son  jouet,  qu'il  ne  quitte  plus  et  qu'il 
enveloppe,  et  qu'il  fait  tourner  et  virer  à  sa  guise, 
sous  le  coup  de  fouet  du  service  rendu  !  Certes!  cela 
pouvait  être  gai,  cela,  dans  ce  temps  sans  gaîté,  et 
mordre  à  pleine  bouche  et  à  pleines  dents  dans  nos 
plates  mœurs  comtemporaines.  Cela  pouvait  être, 
dans  cette  époque  sans  comédie,  de  la  comédie  re- 
trouvée... Mais,  hélas  !  cela  a  été  gai  d'une  autre 
gaîté  et  mordant  d'une  autre  morsure,  que  les  deux 
pauvres  diables  d'auteurs  n'avaient  ni  prévues,  ni 
voulues...  C'était  l'affreuse  gaîté  d'une  chose  qui 
craque  et  qui  rate  ! 

Et  le  craquement  de  la  pièce  a  trouvé  pour  échos 
dans  la  salle  des  claquements  terribles, —  de  ces 
claquements  de  mains  impitoyables,  qui  sont  plus 
cruels  que  les  sifflets  les  plus  perçants  ;  car  le  sifflet 
est  un  jugement  qu'on  exécute,  tandis  que  les  applau- 
dissements de  l'ironie  sont  une  insulte,  et  on  les  en 
a  régalés...  Pendant  un  acte  et  demi  on  avait  écouté 
avec  la  patience  de  l'ennui,  qui,  pendant  quelque 
temps,  narcotise.  Mais  il  arrive  toujours  un  moment 


LE  KLEPHTE.  ETC.  :   LA   PRINCESSE  GEORGES 


où  l'esprit  narcoliso  s'éveille,  et  finit  par  se  vcngët" 
de  l'œuvre  qui  l'ennuie  en  se  moquant  atrocement 
d'elle  et  en  prenant  tout  à  contre-sens  de  cette  œuvre, 
pour  s'en  venger  mieux.  Alors  le  moindre  mot,  le 
moindre  geste,  le  moindre  détail  dans  une  situation, 
tout  enfin  devient  une  occasion  de  rire,  et  toute  la 
salle  s'y  met,  —  à  rire,  —  et,  de  ses  mille  bouches 
ouvertes,  elle  ne  forme  plus  qu'un  seul  et  épouvan- 
table rictus.  Alors  on  interpelle  l'acteur,  on  le  prend 
à  partie,  et  lui-même  rit,  comme  la  salle.  Il  rit  dans 
son  chapeau,  comme  j'en  ai  vu  un  rire,  ce  soir-là... 
Alors  c'est  une  anarchie  de  gaîté,  un  débordement 
de  gouailleries,  une  trombe  de  blagues  qui  passe 
sur  tout.  Et  c'était  ainsi,  l'autre  soir.  Dans  ce  solen- 
nel et  sépulcral  Odéon,  on  se  serait  cru  à  Bobino. 
Illusion  charmante! 

Telle  a  été  la  fin  de  cette  pièce,  à  retirer  du  théâ- 
tre immédiatement  si  M.  de  la  Rounat  n'avait  pas 
son  genre  de  léthargie,  comme  le  vieux  Géronte,  dans 
le  Légataire  universel.  Sur  mon  honneur,  je  pense 
assez  de  bien  du  directeur  de  l'Odéon  pour  croire  que 
s'il  n'avait  pas  eu  mal  à  la  jambe,  il  l'aurait  passée 
à  cette  pièce.  Mais  elle  restera  debout.  Bafouée  la 
veille,  n'a-t-elle  pas  été  jouée  imperturbablement  le 
lendemain  ?...  Je  trouve,  il  est  vrai,  qu'aujourd'hui 
elle  a  été  remplacée  par  les  Inutiles.  Mais  elle  doit 
revenir.  C'est  dans  la  tradition  du  théâtre  actuel, 
qui  vit  du  oublie  et  qui  vis-à-vis  «lu  public  a  de 


300 


THEATRE   CONTEMPORAIN 


singulières  impudences.  11  lui  ressert  très  bien  le 
dîner  qu'il  a  trouvé  mauvais  et  sur  lequel  il  a  cra- 
ché. Nous-mêmes  n'avons  pas  la  durée  de  nos 
dégoûts.  Avec  nos  lâchetés  intellectuelles,  toute  pièce, 
quelle  qu'elle  soit,  peut  rester  insolemment  et  impu- 
némentà  la  scène.  Garibaldi,  cette  infection  de Gari- 
baldi,  a  été  joué  pendant  des  mois.  Nana  persiste 
encore  malgré  le  mépris  du  premier  jour,  eïlaPrin- 
cesse  de  Bagdad,  si  furieusement  sifflée,  continue 
d'aller  son  train  devant  un  public  qui  ne  siffle  plus. 
Insensibles  têtes  de  bois  que  nous  sommes!  Nous 
laissons,  impassibles,  toutes  les  bêtises  frapper  sur 
nous  comme  sur  des  têtes  de  Turc!  Les  pièces, qui 
tombaient  autrefois  dans  l'éclat  d'une  grande  chute, 
n'ont  plus  même  l'énergie  de  tomber. 


ni 


La  reprise  de  la  Princesse  Georges,  à  laquelle  les 
deux  premières  représentations  de  l'Odéon  ont  fait 
concurrence,  ne  pouvait  avoir  pour  nous  d'intérêt 
nouveau  que  le  début  de  Mlle  Legault  dans  un  rùle 
tenu  autrefois  par  cette  nerveuse  et  fébrile  Desclée, 
qui,  de  passion,  montait  presque  jusqu'à  Mme  Dor- 


LE    KLEIMITE,  ETC.  ;    LA  PRINCESSE    GEORGES      301 

val...  Si  des  directeurs  de  théâtre  reprennent  les 
vieilles  pièces,  la  Critique,  plus  fière,  ne  reprend,  pas 
sur  ces  vieilles  pièces,  ses  vieux  feuilletons.  La  Prin- 
cesse Georges,  dans  laquelle  les  esprits  sympathi- 
ques à  l'esprit  si  peu  sympathique  de  M.  Dumas 
voient  un  chef-d'œuvre,  n'est  pas  pour  nous  comme 
pour  eux,  un  chef-d'œuvre  dramatique,  mais  elle 
en  est  un  peut-être  dans  le  sens  relatif  qu'elle  nous 
donne  exactement  et  en  perfection  la  personnalité 
de  M.  Dumas.  Elle  nous  donne,  élevées  à  leur  plus 
haute  puissance,  son  absence  absolue  d'idéal,  son 
immoralité  de  moraliste  sceptique  et  brutal,  sa  sé- 
cheresse, qu'on  prend  pour  de  la  force  parce  que  l'on 
confond  presque  toujours  la  force  avec  la  dureté, 
et  enfin  la  méconnaissance,  par  cet  observateur  de 
coulisse  et  de  demi-monde,  de  la  bonne  compagnie 
qu'il  veut  peindre  et  dans  laquelle  il  introduit  des 
personnages  qui,  évidemment,  n'en  sont  pas.  C'est 
dans  la  preuve  faite  par  la  Princesse  Georges  de 
tout  cela  qu'est  le  chef-d'œuvre  de  cette  pièce,  con- 
nue et  jugée,  et  sur  laquelle,  pour  nous  du  moins,  il 
n'y  a  pas  à  revenir.  Pour  nous,  Mlle  Legault,  jouant 
un  rôle  passionné,  difficile  et  souvent  faux,  dont  on 
ne  peut  sauver  la  fausseté  que  si  l'on  est  une  grande 
actrice,  est  autrement  intéressante  à  elle  toute 
seule,  dans  sa  jeunesse  et  dans  ses  instincts  d'artiste 
au  début  de  sa  vie  théâtrale,  que  M.  Alexandre 
Dumas. 


302  THEATRE    CONTEMPORAIN 

Disons  d'abord  qu'elle  a  été  et  qu'elle  devait  être 
un  peu  la  victime  de  ce  rôle  ingrat  d'une  princesse 
qui  n'est  pas  une  princesse,  qui  n'est  pas  non  plus 
une  femme  chastement  éprise,  et  qui  devrait  avoir 
deux  pudeurs  :  la  pudeur  de  lajeune  fille  nouvelle- 
ment mariée,  vierge  d'hier,  avec  ce  reste  d'aurore 
qui  la  rose  encore,  et  la  pudeur  fière  de  la  femme 
du  noble  monde  auquel  elle  appartient  et  dans  le- 
quel elle  a  toujours  vécu.  L'ardemment  passionnée 
qu'a  inventée  M.  Dumas  dans  sa  Princesse  Georges, 
n'a  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  deux  pudeurs.  Mlle  Le- 
gault,  délicieusement  jolie  partout,  mais  beaucoup 
plus  jolie  à  la  scène  que  de  plain-pied,  car  ses  traits 
un  peu  gros  quoique  très  corrects,  et  qui  font  l'effet, 
vus  de  près,  d'un  beau  et  pur  mascaron  d'architec- 
ture, prennent  dans  la  perspective  du  théâtre  la 
finesse  d'une  distinction  suprême;  Mlle  Legault  a, 
dans  sa  jeune  personne,  tout  ce  qu'il  faut  pour 
jouer  la  pudeur  troublée  de  la  vierge,  transformée 
par  le  mariage  et  malheureuse  par  l'amour.  Mais  la 
pudeur  fière  de  la  princesse,  il  faut  bien  le  dire,  elle 
ne  l'a  pas  à  son  âge,  et  dans  son  monde  d'a.-trice 
il  lui  aurait  fallu  du  génie  pour  la  deviner.  Si  elle 
l'avait  eue,  elle  aurait  plus  de  dignité,  plus  de  rete- 
nue dans  son  jeu,  des  mouvements  plus  lents,  et  à 
certains  moments  des  attitudes  moins  caressantes. 
Elle  a  trop  versé,  pour  être  bien  princesse,  du  côté 
de  la  conception  enflammée  de  M.    Dumas.  Plus 


LE  KLEPHTE,  ETC.;    LA  PRINCESSE  GEORGES      303 

actrice,  clic  uuraiL  pcul-ùlre  résisté  davantage  à  ses 
conseils.  Mais  si,  la  pudeur  fière  de  la  femme  du 
monde,  elle  ne  l'a  pas  exprimée  comme  j'aurais 
voulu,  elle  n'a  pu  heureusement  s'empêcher  d'être 
assez  jeune  fille,  de  physionomie  et  de  tenue,  pour 
ne  pas  glisser  le  charme  de  la  jeune  fille,  qui  touche 
toujours  un  peu  à  la  pudeur,  dans  les  détails  les 
plus  risqués  d'un  rùle  moins  pur  qu'elle  et  qu'elle 
avait  à  jouer.  C'est  par  là  qu'elle  a  plu  surtout 
l'autre  soir.  C'est  par  là  qu'elle  s'est  insinuée  dans 
les  cœurs.  L'actrice  a  été  moins  goûtée  en  elle  que 
la  jeune  fille,  et  qu'elle  ne  s'en  afflige  pas  si  je  le 
lui  dis  franchement  aujourd'hui  !  la  jeune  fille  qui 
nous  a  enchantés  de  sa  grâce  naïve,  dans  l'appari- 
tion de  sa  jeunesse,  ne  restera  pas  là  toujours,  tandis 
que  l'actrice  doit,  elle,  y  rester,  et  même  y  grandir. 

Mais  n'allez  pas  croire  qu'en  cette  jeune  fille,  qui 
a  résisté  aux  épaisseurs  brûlantes  d'un  rôle  selon 
moi  mal  conçu  et  dans  beaucoup  d'endroits  gros- 
sier, il  n'y  ait  eu  que  le  charme  de  la  jeunesse  !  Il  y 
a  eu  le  talent  de  l'actrice  aussi. 

L'actrice  a  très  bien  dit  la  seule  belle  chose  qu'il 
y  ait  dans  cette  pièce  de  la  Princesse  Georges.  Elle 
a  très  bien  dit  d'une  voix  basse  le  mot  terrible  que, 
princesse  ici,  elle  se  garde  bien  de  dire  haut  :  Va- 
t'en,  va-t'en,  je  te  chasse  !  à  cette  incompréhensi- 
ble Mme  de  Terremonde  qui  obéit  platement,  s'en- 
torlille  dans  sa  pelisse  et  s'en  va. 


292  THÉÂTRE   CONTEMPORAIN 


III 


Est-ce  là  un  commencement  de  réaction  contre  la 
littérature  de   ce   temps  d'infection  littéraire,  où  le 
naturalisme    est  battu  maintenant  à  plate  couture 
par  la  pornographie  à  laquelle  il  nous  a  menés  et 
devait  logiquement  nous  mener  ?  Je  n'en  sais  rien, 
mais  tant  mieux  si  c'en  était  un  !  On  n'ose  l'espérer, 
mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  je  ne  crois  pas 
avoir  jamais  assisté  à  un  spectacle  plus  lamentable 
que  celui  de  celte  pièce  du  Parisien,  où  tout  le  monde 
semblait  morne  et  lassé,  et  dégoûté  d'entendre  tout 
ce  qui  avait  été  pourtant  calculé  pour  exciter  ce 
rire...  innommable,  auquel  on  avait  demandé  un 
succès.  Je  n'étais  point  à  la  première  représentation 
du  Parisien,  et  j'ignore  l'attitude  qu'a  eue  la  salle 
de  ce  jour.  Mais  je  puis  afGrmer  qu'hier  soir  le  si- 
lence  _  Un  silence  qu'on  eût  dit  attristé  —  n'a  pas 
été  coupé  par  un  seul  applaudissement  venant  des 
spectateurs,  et  qu'à  une  dizaine  de  reprises  des  : 
oh!  oh!  indignés  sont  partis  des  baignoires  les  plus 
obscures.  Toutes  les  physionomies  avaient  l'expres- 
sion de  la  nausée  qui  précède  l'indigestion  ;  il  était 
évident  que  le  public  à  qui  on  servait  une  pareille 


LE    TARISIEN  293 


platée  en  avait  trop  mangé  et  qu'il  n'en  voulait 
plus.  Si  les  auteurs  du  Parisien  étaient  hier  soir 
dans  la  salle,  ils  ont  pu  se  convaincre  que  si  la 
bêtise  est  infinie,  l'appétit  des  malpropretés  ne  l'est 
pas. 

Il  est  vrai  que,  rigoureusement  parlant,  il  n'y  en 
a  qu'une  dans  cette  pièce,  mais  c'est  la  pièce  elle- 
même,  c'est  le  sujet  même  de  la  pièce  qui  est  un 
puits  artésien  d'équivoques  et  de  polissonneries 
incessantes  et  perpétuelles,  depuis  le  lever  jusqu'au 
baissé  final  du  rideau...  Elles  sont  incessantes  et 
perpétuelles,  mais  pour  cela  elles  ne  supposent  pas 
grand  génie  à  ceux-là  qui  les  ont  inventées  ;  car 
c'est  toujours  la  même  plaisanterie,  incessamment 
et  perpétuellement  répétée.  Et  vous  allez  le  com- 
prendre tout  de  suite  :  car  c'est  la  plaisanterie 
qu'on  peut  faire,  et  il  n'y  en  a  pas  deux,  sur  un 
homme  qui  passe  —  il  faut  bien  le  dire!  —pour 
eunuque  et  qui  ne  l'est  pas.  Telle  est  cette  pièce, 
que  je  n'analyserai  pas  davantage,  et  où  l'indécence 
et  la  grossièreté  sont  surpassées  de  beaucoup  par  la 
vulgarité,  leur  reine  et  maîtresse.  La  platitude  de 
l'esprit  des  auteurs  du  Parisien  se  porte  en  effet  sur 
le  relief  de  ces  choses  qu'ils  aiment  à  faire  entendre 
ou  à  sous-entendre  dans  leur  pièce,  et  c'est  peut- 
être  là  l'innocence  de  cette  souillure,  qui  du  moins 
n'est  pas  un  danger. 


LE  KLEPIITE  —  MON  DÉPUTÉ 

LA  PRINCESSE  GEORGES 

LA  VISITE  DE  NOCE 


21  Mars  1881. 


I 


Tout  cela  le  même  jour.  J'avais  bien  prévu  l'en- 
combrement !...  Mais  les  directeurs  de  théâtre  sont 
comme  les  chèvres  de  La  Fontaine  sur  leur  plan- 
che. C'est  à  qui  passera  des  deux  bêtes  qui  se  heur- 
tent opiniâtrement  l'une  contre  l'autre,  ne  voulant 
pas  céder...  et  c'est  le  feuilletoniste  qui  tombe  à 
l'eau  !  L'eau,  pour  moi,  ce  soir-là,  a  été  l'Odéon,  où 
j'ai  été  noyé  d'ennui.  Je  l'avais,  ce  soir-là,  préféré 
au  Vaudeville,  parce  qu'il  donnait  cette  chose  rare 
maintenant,  dans  cette  famine  de  pièces  :  deux 
premières  représentations,  —  et  que  les  premières 
représentations  doivent  passer  avant  les  reprises. 


2  "',  THEATRE    CONTEMPORAIN 


Au  Vaudeville,  dans  celte  agréable  maison  du  Vau- 
deville, on  reprenait  la  pièce  d'un  expérimenté  au 
théâtre:  la  Princesse  Georges,  de  M.  Alexandre  Du- 
mas, classée  très  haut  par  l'opinion  publique,  — 
non  par  moi,  —  et  j'aurais  là  eu  affaire  aussi  à  des 
acteurs  d'expérience,  tandis  qu'à  l'Odéon,  ni  ac- 
teurs, ni  pièces  ! 

Et  en  effet,  le  Klephte,  de  M.  Abraham  Dreyfus, 
n'en  est  pas  une.  Ce  n'est  qu'une  piécette,  —  un 
pauvre  petit  lever  de  rideau.  M.  Abraham  Dreyfus 
travaille,  comme  on  le  sait,  dans  Y  infiniment  petit, 
et  il  y  a  quelquefois  des  pincées  d'esprit  et  des  cha- 
touillements de  gaîlé  vive,  mais  ce  soir-là  je  l'ai 
trouvé  inférieur  à  lui-même.  Sa  comédie  miniatu- 
resque  n'est,  à  propos  du  Klephte  des  Orientales 
de  M.  Hugo  : 

On  ne  s'attendait  guère 

A  voir  Hugo  dans  celte  affaire! 

qu'une  chamaillerie  entre  deux  jeunes  mariés  qui 
s'adorent,  et  une  seconde  chamaillerie,  entée  sur  la 
première,  entre  deux  vieux  mariés  qui  s'adorent 
aussi,  et  c'est  là  tout  !  M.  Dreyfus  fera  donc  toujours 
un  théâtre  Séraphin  à  l'usage  des  gens  du  monde  ? 
Ses  pièces  ressemblent  aux  épinglettes  de  leurs  cra- 
vates. Seulement,  celle-ci  n'a  pas  de  pointe  !  Quant 
aux  trois  actes  intitulés:  Mon  député,  titre  balourd, 


LE  KLEPHTE,  ETC.  ;    LA  PRINCESSE  GEORGES      297 

il  faut  mettre  leur  réception  —  même  à  l'Odéon, 
le  berceau  des  enfants  qui  vagissent!  —  sur  le 
compte  de  l'indisposition  momentanée  de  M.  de  la 
Hounat,  roi  fainéant  pour  l'heure,  qui  pourrait  se 
faire  traîner  par  des  bœufs  ;  car  c'est  d'une  jambe 
qu'il  souffre.  C'est  sa  jambe  malade  qui  fait  clocher 
son  théâtre...  Il  est  excusé.  «  Quand  on  boîte  de  la 
«  jambe,  on  boîte  de  l'esprit  »,  a  dit  Pascal. 


II 


Il  y  avait  pourtant,  je  crois,  dans  ces  infortunés 
trois  actes,  une  idée  comique,  tirée  des  mœurs  ridi- 
cules que  la  politique  nous  a  faites.  Ils  l'ont  vue,  ces 
jeunes  gens  !  mais  il  fallait,  pour  la  développer  et  en 
faire  une  comédie,  d'autres  gaillards  que  des  jou- 
venceaux débutants  qui  ont  essayé  de  toucher  à  un 
pareil  sujet  avec  toutes  les  maladresses  de  leur  inex- 
périence. Mon  député,  qui  n'est  pas  le  mien  et  qui 
n'a  été  celui  de  personne  dans  la  salle,  c'est  le  pan- 
tin de  l'électeur.  Un  type  de  ce  temps  d'élection 
déshonorée!  Ce  n'est  pas  le  député  du  mandat  impé- 
ratif, le  bas  valet  de  qui  le  nomme,  mais  c'est  une 
variété  de  ce  type-là,  qui  a  beaucoup  de  facettes, 

.      17. 


298  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


allez  !  comme  un  bouchon  de  carafe.  C'est  ce  genre 
de  pantin  que  l'électeur  ne  méprise  plus,  mais 
qu'il  adore,  comme  l'enfant  adore  sa  toupie,  et  jugez 
comme  il  l'aimerait,  s'il  l'avait  faite  !  Or,  c'est  le  cas 
ici.  C'est  ici  l'électeur  qui  a  fait,  avec  le  maquignon- 
nage de  quatre  voix  domestiques  de  majorité,  le 
pantin  qui  est  sa  création,  son  œuvre,  sa  propriété, 
sa  chose  et  son  jouet,  qu'il  ne  quitte  plus  et  qu'il 
enveloppe,  et  qu'il  fait  tourner  et  virer  à  sa  guise, 
sous  le  coup  de  fouet  du  service  rendu  !  Certes!  cela 
pouvait  être  gai,  cela,  dans  ce  temps  sans  gaîté,  et 
mordre  à  pleine  bouche  et  à  pleines  dents  dans  nos 
plates  mœurs  comtemporaines.  Cela  pouvait  être, 
dans  celte  époque  sans  comédie,  de  la  comédie  re- 
trouvée... Mais,  hélas  !  cela  a  été  gai  d'une  autre 
gaîté  et  mordant  d'une  autre  morsure,  que  les  deux 
pauvres  diables  d'auteurs  n'avaient  ni  prévues,  ni 
voulues...  C'était  l'affreuse  gaîté  d'une  chose  qui 
craque  et  qui  rate  ! 

Et  le  craquement  de  la  pièce  a  trouvé  pour  échos 
dans  la  salle  des  claquements  terribles,  —  de  ces 
claquements  de  mains  impitoyables,  qui  sont  plus 
cruels  que  les  sifflets  les  plus  perçants  ;  car  le  sifflet 
est  un  jugement  qu'on  exécute,  tandis  que  les  applau- 
dissements de  l'ironie  sont  une  insulte,  et  on  les  en 
a  régalés...  Pendant  un  acte  et  demi  on  avait  écouté 
avec  la  patience  de  l'ennui,  qui,  pendant  quelque 
temps,  narcotise.  Mais  il  arrive  toujours  un  moment 


LE  KLEPHTE,  1. 1  «  .  :    I   \   PRINCESSE  GEORGES      200 


où  l'esprit  narcolisé  s  e\ cille,  et  finit  par  se  v 
de  l'œuvre  qui  l'ennuie  en  se  moquant  atrocement 
d'elle  et  en  prenant  tout  à  contre-sens  de  celte  œuvre, 
pour  s'en  venger  mieux.  Alors  le  moindre  mot,  le 
moindre  geste,  le  moindre  détail  dans  une  situation, 
tout  enfin  devient  une  occasion  de  rire,  et  toute  la 
salle  s'y  met,  —  à  rire,  —  et,  de  ses  mille  bouches 
ouvertes,  ell<*  ne  forme  plus  qu'un  seul  et  épouvan- 
table rictus.  Alors  on  interpelle  l'acteur,  on  le  prend 
à  partie,  et  lui-même  rit,  comme  la  salle.  11  rit  dans 
son  chapeau,  comme  j'en  ai  vu  un  rire,  ce  soir-là... 
Alors  c'est  une  anarchie  de  gaîté,  un  débordement 
de  gouailleries,  une  trombe  de  blagues  qui  passe 
sur  tout.  Et  c'était  ainsi,  l'autre  soir.  Dans  ce  solen- 
nel et  sépulcral  Odéon,  on  se  serait  cru  à  Bobino. 
Illusion  charmante  ! 

Telle  a  été  la  fin  de  cette  pièce,  à  retirer  du  théâ- 
tre immédiatement  si  M.  de  la  Rounat  n'avait  pas 
son  genre  de  léthargie,  comme  le  vieux  Géronte,  dans 
le  Légataire  universel.  Sur  mon  honneur,  je  pense 
assez  de  bien  du  directeur  de  l'Odéon  pour  croire  que 
s'il  n'avait  pas  eu  mal  à  la  jambe,  il  l'aurait  passée 
à  cette  pièce.  Mais  elle  restera  debout.  Bafouée  la 
veille,  n'a-t-elle  pas  été  jouée  imperturbablement  le 
lendemain  ?...  Je  trouve,  il  est  vrai,  qu'aujourd'hui 
elle  a  élé  remplacée  par  les  Inutiles.  Mais  elle  doit 
revenir.  C'est  dans  la  tradition  du  théâtre  actuel, 
qui  vit  du  oublie  et  qui  vis-à-vis  du  public  a  de 


300 


THEATRE    CONTEMPORAIN 


singulières  impudences.  11  lui  resserl  très  bien  le 
dînerqu'il  a  trouvé  mauvais  et  sur  lequel  il  a  cra- 
ché. Nous-mêmes  n'avons  pas  la  durée  de  nos 
dégoûts. Avec  nos  lâchetés  intellectuelles,  toute  pièce, 
quelle  qu'elle  soit,  peut  rester  insolemment  et  impu- 
nément à  la  scène.  Garibaldi,  cette  infection  deGari- 
baldi,  a  été  joué  pendant  des  mois.  Nana  persiste 
encore  malgré  le  mépris  du  premier  jour,  et  la  Prin- 
cesse de  Bagdad,  si  furieusement  sifflée,  continue 
d'aller  son  train  devant  un  public  qui  ne  siffle  plus. 
Insensibles  têtes  de  bois  que  nous  sommes!  Nous 
laissons,  impassibles,  toutes  les  bêtises  frapper  sur 
nous  comme  sur  des  têtes  de  Turc!  Les  pièces,  qui 
tombaient  autrefois  dans  l'éclat  d'une  grande  chute, 
n'ont  plus  même  l'énergie  de  tomber. 


111 


La  reprise  de  la  Princesse  Georges,  à  laquelle  les 
deux  premières  représentations  de  l'Odéon  ont  fait 
concurrence,  ne  pouvait  avoir  pour  nous  d'intérêt 
nouveau  que  le  début  de  Mlle  Legault  dans  un  rùle 
tenu  autrefois  par  cette  nerveuse  et  fébrile  Desclée, 
qui,  de  passion,  montait  presque  jusqu'à  Mme  Dor- 


r.K    KLEPHTE,  ETC.  ;    LA  PRINCESSE    GEORGES      301 

val...  Si    (les  directeurs   de  théâlre  reprennent  les 
vieilles  pièces,  la  Critique,  plus  fière,  ne  reprend,  pas 
sur  ces  vieilles  pièces,  ses  vieux  feuilletons.  La  Prin- 
cesse Georges,  dans  laquelle  les  esprits  sympathi- 
ques à   l'esprit  si  peu   sympathique  de  M.  Dumas 
voient  un  chef-d'œuvre,  n'est  pas  pour  nous  comme 
pour  eux,  un   chef-d'œuvre  dramatique,  mais  elle 
en  est  un  peut-être  dans  le  sens  relatif  qu'elle  nous 
donne  exactement  et  en  perfection  la  personnalité 
de  M.  Dumas.  Elle  nous  donne,  élevées  à  leur  plus 
haute  puissance,    son   absence  absolue  d'idéal,  son 
immoralité  de  moraliste  sceptique  et  brutal,  sa  sé- 
cheresse, qu'on  prend  pour  de  la  force  parce  que  l'on 
confond  presque  toujours  la  force  avec  la  dureté, 
et  enfin  la  méconnaissance,  par  cet  observateur  de 
coulisse  et  de  demi-monde,  de  la  bonne  compagnie 
qu'il  veut  peindre  et  dans  laquelle  il  introduit  des 
personnages  qui,  évidemment,  n'en  sont  pas.  C'est 
dans  la  preuve  faile  par  la  Princesse  Georges  de 
tout  cela  qu'est  le  chef-d'œuvre  de  cette  pièce,  con- 
nue et  jugée,  et  sur  laquelle,  pour  nous  du  moins,  il 
n'y  a  pas  à  revenir.  Pour  nous,  Mlle  Legault,  jouant 
un  rôle  passionné,  difficile  et  souvent  faux,  dont  on 
ne  peut  sauver  la  fausseté  que  si  l'on  est  une  grande 
actrice,  est    autrement  intéressante    à    elle    toute 
seule,  dans  sa  jeunesse  et  dans  ses  instincts  d'artiste 
au  début  de    sa  vie   théâtrale,  que  M.  Alexandre 
Dumas. 


3U  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

endroits,  il  ne  savait  pas  très  bien  son  rôle,  ce  qui 
est  naturel  aussi,  mais  il  s'est  naturellement  rattra- 
pé avec  la  souplesse  et  l'aplomb  d'un  acteur  qui  se 
sent  toujours  à  l'aise  et  qui  n'a  de  disgrâce  jamais. 
Une  débutante,  Mlle  Mary  Jullien,  nerveuse  et  vi- 
brante (fanfare  par  là  plus  que  la  pièce),  s'est  bien 
ajustée  à  son  rôle  de  Miss  Fanfare,  et  elle  1  a  fait 
valoir  par  la  manière  dont  elle  l'a  presque  emporte. 
On  m'a  dit  que  cette  jeune  fille  avait  étudié  pour 
la  tragédie.  Elle  a  une  bouche  très  fière  et  taillée  en 
arc  qui  doit  lancer  le  vers  comme  une  flèche.  Quant 
à  Mlle  Tessandier,  qui  jouait  la  cocotte  contre  la 
femme  mariée,  -  la  fille  contre  la  femme,  -e  e 
frappait  beaucoup,  dans  sa  vulgarité  sombre,  et  elle 
a  dit  très  bien  son  mot  :  «  J'ensuis  !  »  mais  avec  moins 
d'énergie  que  cette  Mme  Bordas,  à  présent  disparue, 
qui  le  disait  si  bien  dans  sa  chanson  de  la  Canaille  : 
De  la  canaille!  Eh  bien,  f  en  suis! 

Elles  en  sont  toutes  deux,  quand  elles  le  disent, 
mais  Mme  Bordas  le  disait  mieux  ! 


PAS  DE   FEUILLETON! 


4  Avril  188 1. 


I 


Nous  pourrions  aujourd'hui  rester  parfaitement 
tranquille  et  les  bras  croisés,  regardant  à  l'horizon 
venir  la  pièce  qui  ne  vient  pas...  Pour  faire  un 
feuilleton  dramatique,  il  faut,  en  effet,  une  pièce, 
et  celte  semaine  il  n'y  en  a  point.  Or,  la  Critique  ne 
s'invente  pas...  Aujourd'hui  donc,  pas  de  pièce  !  La 
marée  manque.  Le  rôti  manque.  Mais  ne  croyez 
pas  que  pour  cela  la  Critique  va  se  passer  sa  plume 
au  travers  du  corps,  comme  Vatel  son  épée  !  Elle 
n'a  jamais  de  ces  désespoirs,  la  Critique.  Elle  sait 
que  son  moment  arrive  toujours.  Aujourd'hui,  elle 
n'a  rien  à  se  mettre  sous  la  dent  et  sous  l'ongle  ;  la 
semaine  qui  vient  de  s'écouler  n'est  pas  seulement 
une  de  ces  vaches  maigres  dont  nous  vous  parlions 
l'autre  jour  :  c'est  une  vache  stérile!  Mais  à  une 
certaine  hauteur,  qu'importe  à  la  Critique!  «  Où  il 


316  THÉATRK    CONTEMPORAIN 


«  n'y  a  rien,  le  Roi  perd  son  droit  »,  dit  le  vieux 
proverbe,  qui  sent  son  vieux  républicain  et  dont  nous 
nous  moquons  bien  au  Triboulet!  Au  Triboulet,  le 
Roi  ne  perd  jamais  son  droit.  Quelquefois  il  a  pu 
perdre  son  action,  hélas  !  mais  son  droit,  jamais  !  et 
la  Critique  non  plus.  Seulement,  la  Critique,  plus 
heureuse  que  le  Roi,  transpose  son  action  au  lieu 
de  la  perdre,  et  quand  elle  n'a  plus,  comme  aujour- 
d'hui, de  pièces  à  juger,  elle  juge  le  théâtre,  ce 
théâtre  appauvri  et  stérilisé  qui  n'en  donne  plus. 

Autrefois,  il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  le  théâtre, 
chaque  semaine,  pullulait.  Réchauffé  et  fécondé  par 
ce  public  de  décadence  qui  l'adore,  comme  tous  les 
publics  de  décadence,  il  produisait  énormément,  — 
et  si  ce  n'étaient  pas  des  chefs-d'œuvre  que  ce  qu'il 
produisait,  on  sentait  pourtant,  aux  œuvres  qu'il 
nous  donnait,  dans  ceux-là  même  qui  travaillaient 
pour  lui,  une  certaine  puissance  inspirée  par  la  cer- 
titude du  succès.  Aussi  les  esprits  se  précipitaient- 
ils  tous  vers  le  théâtre,  parce  qu'en  effet  rien  de  plus 
facile  que  d'y  réussir...  Les  grandes  réputations 
dramatiques,  montées  comme  un  soufflé,  et  qui 
déjà  s'aplatissent  de  même  :  les  Augier,  les  Sardou, 
les  Dumas,  ont  été  des  gloires  momentanées  d'une 
facilité  à  dégoûter  de  la  gloire  les  esprits  de  quelque 
fierté.  Mais  cela  même,  —  cette  facilité  de  conquête 
dans  la  renommée  et  dans  les  pièces  de  cent  sous 
plus  précieuses,  et  dans  lesquelles,  d'ailleurs,  cette 


PAS   DE    FEUILLETON  '!17 

gloire  se  résumait  toujours, —  celle  facilité  n'est  plus 
maintenant  capable  de  féconder  la  tète  vidée  de 
ceux  qu'elle  inspira  naguôres  et  la  tète  vide  de  ceux 
qui  leur  ont  succédé  et  qui  ne  les  remplaceront  pas. 


II 


Et  voilà  la  raison  suprême  pour  laquelle  le  théâ- 
tre ne  peut  plus  rien  produire  !  Il  périt  par  le  vide 
des  esprits.  Voilà  pourquoi,  à  ce  moment  du  siècle, 
il  est  aussi  pauvre  et  aussi  stérile  que  ce  triste  siè- 
cle, pauvre  en  tout:  en  littérature,  en  politique,  en 
arts,  en  hommes,  et  qui  doit  mourir  de  celle  pau- 
vreté ;  car  les  peuples  ne  meurent  jamais  que  de 
cela.  Ce  n'est  pas  1  epée  qui  tue  les  peuples.  C'est 
la  pauvreté  et  la  famine.  Et  nen  pas  la  pauvreté  et 
la  famine  comme  l'entendent  les  économistes  qui 
écrivent  l'Histoire,  mais  la  pauvreté  et  la  famine 
intellectuelles  de  toutes  leurs  facultés  épuisées.  C'est 
par  là  que  meurent  toutes  les  sociétés  qui  furent,  un 
jour,  de  grandes  civilisations.  L'homme,  avant  de 
mourir,  revenu  à  l'eufant,  devient  bête,  et  le  théâ- 
tre le  devient  en  ce  moment,  parce  que,  chaque  jour, 
sa  fin  approche.  Le  premier  des  arts  intellectuels 

18. 


318  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

dans  l'ordre  du  temps,  il  doit  mourir  nécessairement 
le  premier,  et  pour  l'instant,  il  agonise... 

11  périt  également  et  par  les  œuvres  et  par  les 
hommes, —  les  hommes  devenus  absolument  impuis- 
sants à  faire  œuvre  qui  vaille  dans  cet  art,  aussi 
impuissant  qu'eux  !  Vous  le  voyez,  les  œuvres  mê- 
mes ne  viennent  plus  !  Jamais  leur  rareté  n'a  été 
plus  grande.  Depuis  que  la  saison  théâtrale  est 
commencée,  depuis  plus  de  quatre  mois  on  n'avait 
vu  au  théâtre  une  aussi  effroyable,  une  aussi  déso- 
lante aridité.  On  n'y  a  vécu  que  sur  Nana,  tirée 
d'un  roman,  par  conséquent  d'invention  dramatique 
parfaitement  nulle,  et  sur  la  Princesse  de  Bagdad, 
sifflée  et  pourtant  maintenue  au  théâtre,  parce  qu'il 
n'y  a  pas  d'autre  pièce  pour  l'en  chasser.  Allez  !  s'il 
y  en  avait,  depuis  longtemps  elle  n'y  serait  plus. 
Divorçons,  à  proprement  parler,  n'est  pas  une  pièce. 
Elle  n'en  est  une  qu'à  malproprement  parler.  C'est 
une  exhibition  de  gestes  et  de  plaisanteries  que 
devait  avidement  rechercher  le  noble  siècle  dont  les 
femmes  portent  des  cochons  en  guise  d'amulettes  ! 
En  dehors  de  ces  trois  pièces,  réduites  à  ce  qu'elles 
sont,  qu'avons-nous  eu  au  théâtre  qui  puisse  nous 
faire  croire  que  l'Art  dramatique  ait  de  la  vie  dans 
les  veines  pour  longtemps  encore?...  Ni  pièce  qui 
promette  un  homme,  ni  homme  qui  promette  une 
pièce,  ne  s'est  imposé  au  public  en  autorisant  une 
espérance.  Certes!  la  littérature  des  livres  est  présen- 


pas   m;    FEUILLETON  310 

Lemenl  bien  médiocre,  mais,  comparée  à  la  lilléra- 
ture  dramatique,  elle  est  d'une  évidente  supériorité. 
Prenez  les  livres  qui  s'éditent,  et  mettez-les  en  re- 
gard des  pièces  qui  se  jouent  !  Et  les  livres  pourtant 
qui  s'éditent  ne  se  font  pas,  eux,  pour  ce  qu'ils  rap- 
portent, tandis  que  les  pièces  de  théâtre,  même  les 
plus  vulgaires  et  les  plus  courtes,  tentent  les  esprits 
sordides  et  bas  de  la  génération  actuelle  par  la  pers- 
pective de  ce  qu'elles  peuvent  rapporter. 


III 


Mais  cette  tentation  ne  suffit  même  plus.  Tout 
puissant  à  d'autres  époques,  l'Art  dramatique  em- 
portait, comme  un  astre  dans  son  orbite,  toutes  les 
imaginations.  Aujourd'hui,  tombé  de  sa  hauteur 
d'Art  dans  l'abjection  d'une  industrie  à  laquelle  l'Art 
se  mêle,  il  est  vrai,  plus  ou  moins,  il  n'a  plus  même 
assez  de  virtualité  industrielle  pour  exciter  dans  les 
esprits  qui  s'en  occupent  l'effort  volontaire  et  sou- 
tenu qu'il  faudrait,  je  ne  dis  pas  pour  faire  un  chef- 
d'œuvre,  mais  seulement  pour  faire  une  bonne 
pièce...  Celles  qu'on  fait  maintenant  méritent-elles 
ce  modeste  nom  ?  Les  succès  d'estime,  comme  on 
disait  jadis,  ne  sont-ils  pas  à  présent  aussi  rares  que 


320  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

les  succès  d'admiralion  et  d'enthousiasme?  Ou  plu- 
tôt y  a-l-il  succès?  Gela  peut-il  s'appeler  un  suc- 
cès, l'accueil  que  fait  le  public  à  toute  pièce?  Le 
public  de  ces  pièces  ne  ressemble-t-il  pas  aux  au- 
teurs de  ces  pièces,  et  n'a-t-il  pas,  comme  eux,  cette 
lassitude  et  cet  ennui  que  produit  un  Art  qui  se 
meurt  de  vieillesse,  et  qui,  pour  vivre  encore  ou 
faire  mine  de  vivre,  est  obligé  de  revenir  à  des  si- 
tuations et  des  combinaisons  profondément  usées 
et  auxquelles  le  génie  même  de  Shakespeare  ou  de 
Molière  n'ajouterait  pas? 

Tel  est  l'état  présent  du  théâtre,  et  cet  état  pré- 
sent, il  faut  bien  le  dire,  c'est  sa  mort  prochaine. 
C'est  la  mort  du  théâtre  !  Je  ne  dis  pas  la  mort  des 
spectacles.  Des  spectacles,  nous  en  aurons  toujours  ! 
Mais  c'est  la  mort  du  théâtre  par  le  fait  de  sa  con- 
ception définitivement  épuisée.  J'ai  souvent,  dans 
les  feuilletons  du  Triboulet,  laissé  entrevoir  cette 
idée,  qui  n'est  pas  gaie  pour  un  joyeux  bouffon 
comme  lui,  que  le  théâtre  en  était  à  sa  dernière 
heure.  Mais  aujourd'hui,  dans  son  absence  de  pièce 
jouée  pendant  toute  une  semaine,  —  symptôme  de 
défaillance  qui,  croyez-le  !  va  se  répéter,  —j'ai  pro- 
fité du  papier  blanc  qu'il  me  laissait  pour  le  montrer 
mieux. 


LA  REINE  DES  HALLES 

THÉRÉSA 


11  Avril  1881. 
I 

C'était  lundi  —  c'est-à-dire  il  y  aura  huit  jours 
lorsque  ce  feuilleton  paraîtra  —  qu'ils  ont  inau- 
guré ce  nouveau  théâtre  qui  s'appelait  autrefois  le 
Théâtre  des  Menus-Plaisirs,  et  qui  sera  peut-être 
désormais  le  théâtre  des  grands.  Son  premier  soir, 
d'excellent  augure,  en  a  été  comme  la  promesse... 
Parmi  tant  de  théâtres  qui  défaillent  et  qui  meu- 
rent, celui  qui  vient  de  naître  est  vivant,  et  quand 
la  vie  est  quelque  part,  elle  a  son  magnétisme  et  sa 
contagion,  et  nous  avons  tous  senti,  lundi  soir,  l'é- 
lectrique influence  de  cette  vie  subite  et  rare  à 
laquelle,  depuis  longtemps,  nous  n'étions  plus 
accoutumés.  Le  public,  cet  instrument  aux  cordes 
détendues  par  l'ennui  des  pièces  qu'on  lui  joue,  mais 
qui  ne  demande  pourtant  qu'à  retentir,  a  vibré 
lundi  sous  le  multiple  archet  de  cette  musique,  de 
ces  chansons,  de  ces  acteurs,  de  ce  spectacle  !  Il  y  a 


822  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

eu,  entre  lui  et  le  théâtre  qui  commençait  si  bien, 
une  harmonie  instantanée  et  soutenue,  et  les  cou- 
des qui  se  touchaient,  dans  la  salle  remplie,  avec  de 
joyeux  frémissements  de  plaisir,  en  disaient  encore 
plus  long  que  les  mains  qui  applaudissaient.  Ils 
disaient  l'émotion  même  qu'on  éprouvait,  et  les 
applaudissements  n'en  disent  que  la  reconnais- 
sance ! 

L'âme  de  tout  cela,  il  est  vrai,  a  été  Thérésa, 
l'âme  immortelle  de  Thérésa,  que  ni  les  années,  ni 
le  succès,  ni  la  popularité,  ces  choses  terribles  qui 
usent  les  âmes,  n'ont  pas  usée,  et  qui,  parle  renou- 
vellement de  la  première  impression  qu'elle  me 
causa  quand  je  l'entendis  pour  la  première  fois,  a 
toujours  pour  moi  l'air  et  le  charme  du  plus  déli- 
cieux des  débuts!  C'est  elle  qui  jouait  la  Reine  des 
Halles,  dans  cette  pièce  qu'on  a  dû  faire  pour  elle, 
et  elle  a  été,  ce  soir-là,  la  reine  attendue  et  accla- 
mée de  ce  théâtre  qui  attend  aussi  son  roi  ;  car 
on  parle  de  l'engagement  de  Paulin  Ménier,  —  l'ac- 
teur le  plus  fait  pour  partager  avec  elle  la  royauté 
de  ce  théâtre  nouveau.  Thérésa  et  Paulin  Ménier! 
deux  forces  dramatiques  qui  s'adosseraient  si 
robustement  et  si  triomphalement  l'une  à  l'autre, 
comme  les  supports  de  l'écusson  de  la  Comédie- 
Parisienne,  qui  vient  de  repeindre  avec  tant  d'éclat 
et  de  rajeunir  son  antique  blason  effacé. 

La  Comédie-Parisienne,  qui  ne  sera  pas,  nous 


THÊRÊSA  323 

l'espérons  bien,  seulement  parisienne,  quel  bon 
nom  de  Ihéàtre  pour  tous  ceux-là  qui  en  ont  assez 
du  pauvre  vieux  drame  qui  croule  de  toutes  parts, 
exactement  comme  la  'pauvre  vieille  tragédie  qu'il 
avait  fait  crouler  !  Débris  sur  débris,  entassement 
de  ruines  sur  lesquelles  nous  nous  préparons  à 
danser. 


Il 


Car  la  Comédie-Parisienne,  si  on  la  prend  au  mot, 
nous  donnera  la  comédie  sans  épilhète,  cette  comé- 
die qui,  s'il  lui  en  faut  une  absolument,  pourrait 
s'appeler  la  comédie  très  française,  allant  du  vau- 
deville jusqu'à  l'opérette,  mais  ne  se  dispensant  pas 
d'avoir  de  l'esprit  sous  prétexte  de  musique  ou 
sous  prétexte  de  spectacle,  —  qui  est  de  la  musique 
encore  :  car  le  spectacle  est  la  musique  des  yeux  !... 
Nous  aurons  l'un  et  l'autre  ici,  je  le  veux  bien, 
mais  dans  une  juste  proportion  et  à  condition  que 
cette  comédie-là,  sur  laquelle  nous  comptons,  se 
rappellera  surtout,  ainsi  qu'à  nous,  qu'elle  est  la 
fille  de  cette  chose  si  française,  si  profondément  et 
tout  à  la  fois  si  légèrement  française,  qu'on  appelle 


324  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

le  vaudeville,  ce  genre  charmant  de  comédie  que 
l'esprit  français,  qui  s'est  trahi  lui-même  en  l'aban- 
donnant, a  si  bêtement  abandonné  !  Depuis  long- 
temps, en  effet,  il  n'existe  plus,  et  nous  voudrions  le 
voir  revivre.  Il  y  a  bien  encore  un  théâtre  du  Vau- 
deville, que  je  m'obstine  à  trouver,  moi,  dans  sa 
direction  et  dans  l'ensemble  de  ses  acteurs,  supé- 
rieur au  majestueux  Théâtre-Français,  qui  marche 
sur  son  ancienne  gloire  comme  les  femmes  mala- 
droites marchent  sur  leur  queue.  Mais  ce  théâtre 
du  Vaudeville  fait  anachronisme  avec  son  nom,  et 
si  la  Comédie-Parisienne  que  voici  ne  le  porte  pas, 
elle  peut,  du  moins,  se  montrer  digne  de  le  porter. 
La  Reine  des  Halles,  qu'elle  vient  de  nous  donner, 
est  une  opérette,  mais,  comme  toute  opérette,  elle 
n'est  au  fond  qu'un  vaudeville  renforcé  d'une  musi- 
que et  d'un  spectacle  que  le  vaudeville  primitif  ne 
connaissait  pas.  Seulement,  toute  opérette  qu'elle 
est  par  la  musique  et  par  l'étalage  du  spectacle,  la 
Reine  des  Halles  est,  par  l'observation,  la  gaîté 
vraie  et  quelquefois  l'attendrissement,  bien  au  des- 
sus des  affreuses  bouffonneries  imbécilles  qui  met- 
taient le  bon  sens  et  jusqu'à  la  poésie  en  pièces,  et 
qu'a  réchauffées  trop  longtemps  des  sons  de  sa  mu- 
sique Offenbach,  ce  Lully  de  l'encanaillement. 

Les  auleurs  de  la  Reine  des  Halles  sont  restés, 
eux,  dans  l'observation  et  dans  la  réalité  de  la  comé- 
die, en  nous  offrant  le  tableau  exact  de  la  Halle  de 


THÉRÉSA  325 


Paris  et  de  ses  mœurs.  C'est  sur  ce  fonds-là  qu'ils 
ont  été—  je  leur  en  fais  bien  mon  compliment  !  — 
des  vaudevillistes,  et  des  vaudevillistes  spirituels, 
et  qu'ils  ont  enlevé  sur  ce  fonds  ardemment  peint  et 
brillamment  varié  leur  pièce,  cette  pièce  à  laquelle 
ils  n'auraient  peut-être  pas  pensé  s'ils  n'avaient 
pas  eu  sous  la  main  une  actrice  comme  Thérésa. 


III 


Car  elle  est  maintenant  une  actrice,  cette  femme 
qui  a  commencé  par  n'être  qu'une  chanteuse,  —  et 
une  chanteuse  de  café  chantant  I  Elle  est  mainte- 
nant une  fière  et  grande  actrice  !  Elle  l'est  devenue, 
ou  plutôt  elle  l'était  déjà,  comme  elle  était  une  chan- 
teuse, sans  se  douter  du  talent  qui  dormait  en  elle 
et  qui,  au  premier  mot  chanté  par  elle,  s'est  tout  à 
coup  éveillé  comme  une  Aurore  qui  allait  devenir 
le  jour  1  La  caractéristique  de  Thérésa,  —je  l'ai  dit 
ailleurs,  dans  cette  Veilleuse  allumée  à  la  Lanterne 
de  Rochefort  et  maintenant  éteinte,  et  qui  pour 
Thérésa  eut  une  minute  l'éclat  d'une  torche  ;  —  la 
caractéristique  de  Thérésa,  de  celte  femme  naïve  et 
savoureuse  comme  l'eau  des  sources,  c'est  la  beauté 

19 


326  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

de  l'instinct,  la  beauté  de  l'instinct  qui  est  sa  jus- 
tesse, et  qui,  du  premier  jaillissement,  lui  fit  dépas- 
ser en  hauteur  toutes  les  cantatrices  et  leurs  métho- 
des, et  qui  maintenant  l'a  faite  actrice  à  rendre 
jalouses  toutes  les  actrices  de  talent,  de  réflexion, 
d'effort  et  d'études  ! 

Je  l'ai  vue,  et  je  puis  dire  retrouvée,  lundi  soir. 
Depuis  l'écroulement  de  l'Empire  et  sa  gloire  de 
chanteuse  à  elle,  qui  ne  s'était  pas  écroulée  et  qu'elle 
avait  arrachée,  à  force  de  talent,  à  cette  bégueule 
d'opinion  publique  qui  longtemps,  disons  le  mot 
fangeux,  la  traita  de  canaille,  je  ne  l'avais  pas  vue, 
mais,  certes  !  je  ne  l'avais  pas  oubliée.  Les  envieux, 
ou  plutôt  les  envieuses  qu'elle  a  l'honneur  d'avoir, 
m'avaient  raconté  que  cette  maigre  cigale  sonore, 
dont  les  Alcibiades  d'Athènes  auraient  mis  l'image 
dans  leurs  cheveux,  était  devenue  ce  quelque  chose 
de  lourd,  d'empâté,  de  gras,  d'informe  et  presque 
de  difforme,  qui  avait  étouffé  la  beauté  royale  de 
Mlle  Georges  ;  mais  quels  n'ont  pas  été  mon  éton- 
nement  et  ma  joie  quand  je  l'ai  retrouvée,  cette 
svelte  et  peut-être  trop  svelte  des  anciens  jours,  une 
femme  physiquement  accomplie,  poussée  dans  la 
chair  qui  lui  manquait  autrefois  comme  dans  le 
talent  qui  ne  lui  manquait  pas,  et  auquel  elle  avait 
ajouté.  Je  l'ai  retrouvée  aussi  spontanée,  aussi  ins- 
tinctive qu'elle  l'était,  aussi  native  et  géniale  de 
talent  que  l'eau  est  de  l'eau,  et  j'en  ai  été  d'autant 


THÉRÉSA  327 


plus  heureux  qu'à  cette  bombe  d'artiste,  quand  elle 
s'éleva  pour  éclater,  j'avais  tracé  sa  parabole  ! 

Je  l'avais  devinée.  Je  lui  avais  dit,  j'avais  été  le  pre- 
mier à  lui  dire  :  «  Si  le  Théâtre-Français  n'était  pas 
si  bête,  il  vous  dirait  :  Jouez-moi  donc  Dorine,  dans 
Tartuffe!  Et  vous  ferez  courir  tout  Paris  à  Tartuffe, 
comme  Rachel  le  fit  courir  à  Andromaque,  l'ins- 
tinctive Rachel  qui  n'en  savait  pas  plus  que  vous  !  » 
•  Mais  le  Théâtre-Français,  qui  croyait  à  Sarah 
Bernhardt,  n'était  pas  capable  de  seulement  entre- 
voir l'actrice  cachée  dans  la  chanteuse  et  qui  ne 
demandait  qu'à  en  sortir  !  Le  Théâtre-Français, 
parmi  les  théâtres  c'est  l'Académie.  Il  a  la  cécité 
de  regard  des  quarante  Quinze- Vingt  de  l'Acadé- 
mie, et  il  est  aussi  gourmé  et  pédant  qu'eux.  Thé- 
résa,  ignorée  de  ce  vieil  aveugle  de  Théâtre-Fran- 
çais, et  qui  sait  ?  peut-être  méconnue,  a  dû  long- 
temps chercher,  çà  et  là,  en  vain,  un  théâtre  assez 
large  pour  elle,  et  c'est  enfin  la  Comédie-Parisienne 
qui  le  lui  a  donné...  Elle  y  a  joué  la  Reine  des  Hal- 
les avec  le  talent  de  chanteuse  qu'on  lui  connaissait; 
mais  la  chanteuse  n'a  étonné  personne  :  on  s'est 
livré  une  fois  déplus  à  cette  chanteuse  qui  donne  un 
plaisir  si  près  du  bonheur  quand  on  l'écoute.  Mais 
c'est  l'actrice  qui  a  dû  étonner  tout  le  monde.  C'est 
l'actrice  qui  a  pris  l'admiration  avec  puissance,  et 
qui  l'eût  forcée,  cette  admiration  parfois  rebelle,  si 
elle  avait  fait  seulement  mine  de  résister. 


328 


THEATRE    CONTEMPORAIN 


IV 


Mais  elle  n'a  pas  résisté.  L'actrice  a  été  applau- 
die encore  plus  que  la  chanteuse,  et  même,  quand 
on  a  applaudi  la  chanteuse,  c'est  encore,  dans  la 
chanteuse,  l'actrice  qu'on  applaudissait.  L'actrice, 
en  effet,  a  été  nettement  supérieure.  Les  auteurs  de 
la  Reine  des  Halles  avaient  parfaitement  vu  que 
Thérésa,  la  forte  artiste  populaire,  pouvait  être  une 
poissarde  sublime  et  charmante,  et  pour  qu'elle  le 
fût  ils  avaient  composé  très  habilement  pour  elle 
un  rôle  qui  devait  mettre  en  relief  les  qualités  qui 
l'ont  toujours  distinguée  :  la  rondeur,  la  verve  fa- 
milière, la  vaillance,  la  franchise,  la  cordialité.  Ils 
avaient  même  deviné  qu'il  y  avait  dans  le  fond  de 
son  talent,  à  cette  fille  plantureuse,  à  ce  puits  arté- 
sien de  facultés,  des  sources  encore  inconnues  de 
tendresse,  et  ils  ont  fait  de  la  femme  qui  chantait 
si  bien  autrefois  :  Cest  pour  l'enfant  !  une  robuste 
mère,  divine  de  faiblesse  maternelle. 

Seulement,  ils  n'avaient  pas  besoin  de  cette  intel- 
ligence qui  a  compris  toutes  les  ressources  du  talent 
de  Thérésa.  Ils  n'avaient  pas  besoin  de  se  donner 
tant  de  peine  pour  faire  sortir  de  la  chanteuse  la 
grande  actrice.  C'est  dans  la  partie  de  son  rôle  qui 
n'est  pas  écrite  que  Thérésa  s'est  le  mieux  révélée, 


TIIKRÉSA  329 

lundi  soir.  Elle  a  eu  des  gesles  d'une  noblesse  éton- 
nante, des  gestes  d'une  beauté  d'enveloppement  à 
ceindre  toute  la  salle,  et  d'une  puissance  à  l'empor- 
ter! 

Elle  a  eu  enfin  les  gestes  de  ses  bras,  qui  sont 
toujours,  eux  et  ses  mains,  des  bras  et  des  mains 
de  princesse,  que  la  manière  dont  elle  jouait  son 
rôle  de  poissarde  pouvait  seule  faire  oublier.  J'ai 
entendu  dire  autour  de  moi  à  quelques  femmes 
qu'elle  avait  perdu  je  ne  sais  quelles  notes  dans 
l'étendue  de  sa  voix  ;  mais  elle  a  prouvé,  pendant 
toute  la  pièce,  que  sans  voix  même  elle  chanterait 
encore  le  couplet  avec  le  charme  de  sa  manière  in- 
comparable, et  qu'elle  pourrait  réaliser  le  mot  si 
profond  de  Choron  qu'il  en  paraît  fou  :  «  On  peut 
«  chanter  avec  les  genoux.  » 

Et  voilà  aujourd'hui  ce  que  je  voulais  dire  de 
Thérésa.  Je  reviendrai,  sans  nul  doute,  à  cette 
femme  surprenante.  Seulement,  ce  que  je  demande 
pour  elle  aux  auteurs  qui  vont  lui  faire  des  rôles 
dont  cette  Reine  des  Halles  est  le  premier,  c'est  de 
lui  en  faire  dans  un  autre  accent  que  celui-ci.  J'ai- 
merais à  la  voir  lutter  contre  des  rôles  moins  en 
accord  parfait  avec  sa  nature,  pour  savoir  ce  que 
pourrait  nous  donner  cette  fille  qui  n'a  rien  fait 
pour  être  ce  qu'elle  est,  et  qui  n'a  eu  pour  bercer  son 
enfance  et  ses  facultés  ignorantes,  ô  poésie  !  que 
les  sons  du  violon  de  son  père  le  ménétrier. 


MADAME   DE   MAINTENU N 


19  Avril  1881. 


1 


Il  fallait  du  courage  et  presque  de  l'audace  pour 
prendre  à  l'Histoire,  où  sa  grandeur  est  discutée  et 
niée  par  des  plumes  terribles,  et  mettre  à  la  scène 
la  femme  historique  qui  a  porté  ce  nom.  Cependant, 
il  y  a  six  ans,  un  jeune  poète,  jeune  encore  au 
moment  où  j'écris  et  dont  le  premier  succès  avait  été 
un  succès  de  théâtre,  quoique  la  pièce  à  laquelle  il 
le  dut  {le  Passant)  fût  plus  un  dialogue  poétique 
qui  enleva  les  imaginations  qua  proprement  parler 
unep  ièce  de  théâtre,  un  jeune  poète  d'un  talent  in- 
contesté comme  poêle,  mais  individuel,  élégiaque, 
idyllique,  d'une  simplicité  très  pénétrante  et  très 
puissante  sur  le  cœur  des  femmes,  le  Wordsworth 
enfin  de  cette  École  descriptive  qui  rappelle  l'École 
des  lacs  anglais,  M.  François  Coppée,  n'eut  pas 
peur  de  ce  sujet  de  Madame  de  Maintenon  qui  aurait 


332  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

dû  le  faire  trembler...  Mais  s'il  ne  trembla  pas,  ce 
furent  les  directeurs  de  théâtre  qui  tremblèrent!... 
Vous  les  reconnaissez  bien  là,  n'est-ce  pas?...  à  ce 
courage  et  à  cette  ardeur  dans  l'initiative,  ces  vieux 
masques  de  directeurs  qui  ont  peur  de  tout,  et  même 
ont  encore  d'autres  craintes  !...  Us  n'osèrent  pas  ce 
que  le  jeune  poète  avait  osé... 

La  pièce  était  bravement  écrite  en  vers,  dans  cette 
langue  divine  des  vers  méprisée  par  ce  temps  sacri- 
lège. Elle  avait  cinq  actes  et  un  long  prologue  qui  en 
faisait  six.  Elle  ne  prêtait,  dans  sa  gravité,  à  aucune 
de  ces  exhibitions  fastueusement  bêtes,  lesquelles 
charment  à  présent  le  goût  d'un  public  corrompu, 
qui  aime  les  spectacles  tels  qu'on  les  pratique  au- 
jourd'hui et  non  plus  le  théâtre  tel  qu'on  l'entendait 
autrefois.  On  conçoit  que  ces  héros  de  directeurs 
reculassent  devant  tout  cela...  Lanternée,  ballottée, 
refusée,  cette  pièce  de  Madame  de  Maintenon  dor- 
mit tranquillement  ces  six  ans  dans  les  cartons  de 
l'auteur,  quand  elle  s'est  réveillée  à  l'Odéon,  mardi 
soir,  de  son  petit  sommeil  d'Epiménide,  et  elle 
a  eu  un  succès  grave  comme  elle,  —  plus  grave 
que  retentissant,  —  mais  qui  se  fixera  dans  la  tête 
du  public,  cette  caboche  qu'il  faut  fendre,  comme 
une  bûche  qu'elle  est,  avec  le  coin  d'un  succès,  pour 
y  introduire  une  idée.  C'est  que  l'élégiaque  Coppée 
n'est  pas  homme  à  rester  cantonné  dans  le  domaine 
poétique  qu'on  lui  consent,  et  qu'il  est  très  capable 


MADAME   DE   MAINTENON  333 


d'en  sauter  la  haie  et  d'être  dramatique  tout  au- 
tant que  ceux  qui,  présentement,  semblent  l'être  le 
plus! 

Voilà  toujours  le  résultat  obtenu,  mardi  soir,  à 
l'Odéon,  envers  et  contre  tout,  malgré  la  difficulté 
du  sujet  de  la  pièce  et  malgré  la  façon  détestable 
dont  elle  a  été  jouée,  estropiée,  macérée,  triturée, 
mâchonnée,  dans  la  langue  très  élevée  et  très  litté- 
raire qu'elle  parle,  par  des  acteurs  qui  n'en  savent 
pas  le  premier  mot  !  Certes!  avec  les  convictions  que 
je  n'ai  cessé  d'exprimer  sur  la  mort  visible  du 
théâtre  depuis  que  j'ai  l'honneur  d'écrire  au  Tri- 
boulet,  je  ne  crois  pas,  je  ne  peux  pas  croire  que 
la  Madame  de  Maintenon  de  M.  François  Coppée 
ressuscite  cette  vieille  grenouille  morte  d'Art  dra- 
matique, mais  elle  l'aura  galvanisée. 


II 


Du  reste,  je  n'ai  jamais  admis,  pour  ma  part, 
cette  impossibilité  de  faire  un  drame  que  jettent 
assez  malhonnêtement  au  nez  de  M.  François  Cop- 
pée des  esprits  peut-être  jaloux  de  ses  succès  poéti- 
ques, qui  ont  été  immédiats,  qu'il  n'a  pas  atten- 
dus une  minute,  et  qui  sont,  dans  toute  vie  litté- 

19. 


334  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

raire,  le  réveille-matin  le  plus  matinal  de  l'envie. 
L'écrivain  qui  a  fait  le  Petit  Marquis  (de  moitié 
avec  M.  Armand  d'Artois,  lequel  ne  donne  sa  moi- 
tié de  rien  dans  un  ouvrage  quand  il  y  a  du  talent), 
l'écrivain  qui  fit  ce  drame,  —  dont  le  premier  acte 
fut  applaudi  à  outrance  et  qui  fut  sifflé  glorieu- 
sement au  second,  par  la  plus  inepte  des  inconsé- 
quences, quoique  ce  second  acte  sortît  du  premier 
comme  un  second  anneau  d'un  premier  anneau  dans 
une  chaîne,  —  avait  évidemment  les  facultés  de 
combinaison  et  l'intelligence  réfléchie  de  ce  qu'on 
appelle  l'Art  dramatique  ;  et  si  on  les  lui  conteste 
encore  aujourd'hui,  c'est  que,  poète  senlimental  et 
descriptif  reconnu  par  la  foule,  il  ne  pouvait  pas 
être  autre  chose,  —  comme  Chateaubriand,  par 
exemple,  auquel  je  ne  le  compare  point,  mais 
qui,  dans  l'idiote  opinion  du  monde,  ne  put  jamais 
être  un  grand  homme  d'État,  quoiqu'il  le  fût,  parce 
qu'il  était  un  grand  écrivain  !  L'âme  humaine  man- 
que tellement  de  générosité  que  c'est  assez  pour  elle 
de  reconnaître  une  supériorité  dans  un  homme, 
mais  qu'il  lui  est  absolument  impossible  d'en  recon- 
naître deux!  Ah!  plutôt  mourir  que  de  convenir 
de  cela  !  C'est  ignoble,  mais  c'est  ainsi.  Voilà  les 
hommes  !  Je  ne  sais  pas  si  on  le  comprendra,  mais 
M.  Cjppée  vient  de  faire  la  preuve  que  le  vieux  jeu 
étant  donné  de  l'Art  dramatique  —  ce  vieux  jeu  au- 
quel, selon  moi,  on  s'attarde  trop  aujourd'hui,  —  il 


MADAME   DE  MAINTENON 


en  bat  les  cartes  aussi  bien  que  personne,  et  il  l'a 
prouvé  d'autant  plus  que  la  femme  qu'il  a  choisie 
pour  l'héroïne  et  le  sujet  de  son  drame  est  la  femme 
la  plus  anti-dramatique  qui  ait  peut-être  jamais 
existé. 

Elle  est  grande,  ah  !   oui  !   ce  n'est  pas  douteux. 
Elle  est  grande,  mais  sa  grandeur  n'est  pas  drama- 
tique !   C'est  Mme  de  Maintenon  la   reine  voilée, 
—   qui   a   gardé   son  voile  et  qui  n'a  pas  voulu 
qu'on  le  surmontât  d'une  couronne!  C'est  Mme  de 
Maintenon   raisonnable   et    discrète,   qui,    si   elle 
était  ambitieuse  (chose  incertaine),  n'a  voulu  que  la 
réalité  de  l'influence  et  du  pouvoir  et  en  a  dédaigné 
et  repoussé  le  faste,  ce  que  beaucoup  d'homme?, 
même  parmi  les  grands,  ne  feraient  pas!  et  qui,  si 
elle  ne  fut  qu'une   chrétienne,  fut  une  reine  comme 
Blanche  de  Castille,  pour  ne  conseiller  seulement 
que  des  actes  chrétiens  au  grand  roi  !    Parmi  les 
reines  de  France,  celle  qui  vient,  selon  moi,  immé- 
diatement après    Blanche  de    Castille,  c'est  cette 
marquise  de  Maintenon,  qui  déclina  l'honneur  d'être 
reine  et  qui  pourtant  humblement  et  sublimement  le 
fut,  et,  phénomène  unique  dans  l'Histoire,  qui  arriva 
au  pouvoir  par  la  vertu  et  par  la  raison  et  plut  à 
un  homme  qui  n'était  plus  jeune,  à  un  Assuérus 
fatigué  de   toutes  les  jeunesses  et  de   toutes  les 
beautés  de  son  royaume,  et  dans  le  cœur  ennuyé  de 
qui  elle  s'assura,  à  force  de  solidité,  de  bon  sens  et 


330  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

de  piété.  Quoi  de  plus  grand,  mais  quoi  de  raoins 
dramatique? 

Ajoutez  à  cette  grandeur  qui  ne  parle  ni  aux  yeux 
ni  aux  passions  de  la  foule  ceci  qu'elle  est  impo- 
pulaire, et  que  la  plupart  des  esprits,  au  xixe  siè- 
cle, vivent  encore  sous  l'impression  que  nous  a 
donnée  Saint-Simon,  qui,  à. force  de  génie,  nous  a 
enchantés  de  ses  haines,  et  la  Palatine,  dont  les  inju- 
res abominables  font  plaisir  à  ce  qu'il  y  a  de  moins 
noble  en  nous! 

Il  est  vrai  que  les  pénombres  où  elle  a  vécu  à 
la  cour  et  qui  l'ont  suivie  dans  l'Histoire  ont  per- 
mis à  l'auteur  du  drame  d'aujourd'hui  de  la  pein- 
dre, comme  un  poète  dramatique  a  le  droit  de  pein- 
dre des  personnages  trop  profonds  pour  être  clairs, 
en  ajoutant  à  leur  réalité  quelque  chose  de  sa  fan- 
taisie sans  qu'on  puisse  le  lui  reprocher.  Sans  cela 
il  n'aurait  pas  pu  mettre  à  la  scène  ce  sphinx  voilé 
pour  tant  d'esprits  qui  ne  voient  pas,  comme  moi, 
à  travers  son  voile  noir  de  veuve  qu'elle  ne  quitta 
jamais,  la  majestueuse  grandeur  de  cette  figure  qui 
finira  par  rayonner  et  par  tout  percer  en  Histoire. 


MADAME    DE    MAINTENON  837 


III 


Assurément,  M.  Coppée  ne  nous  l'a  pas  donnée 
comme  il  aurait  pu  la  comprendre;  mais  enfin,  dans 
un  temps  comme  celui-ci,  avec  le  parterre  qu'il  de- 
vait avoir  devant  lui  et  dont  dépendent  toujours  les 
plus  fiers  auteurs  dramatiques,  il  ne  l'a  pas  faussée, 
il  ne  l'a  pas  salie  des  préjugés  contemporains,  et 
nous  l'avons  eue  dans  la  pureté,  sinon  intégrale,  au 
moins  relative  de  son  caractère.  11  s'est  bien  gardé 
de   la  faire  mère  de  cet  enfant  dont  la  crédulité 
des  partis  qui  croient  tout  l'a  souillée.  Et  si,  femme 
de  Scarron  dans  le  prologue  de  la  pièce,  elle  aime 
l'homme  avec  qui  elle  a  été   élevée,  ça  été   d'un 
amour  chaste  qui  n'a  pour  témoignage  qu'un  livre 
de  prières  que  l'homme  aimé  qui  la  quitte  lui  rap- 
portera   un  jour,  lorsqu'elle  sera  libre.  C'est   ce 
psautier  qui  est  la  bobine  sur   laquelle  s'enroule 
toute  la  pièce.  Moyen  qui,  du  reste,  n'est  pas  plus 
mauvais  que  les  moyens  qu'on  emploie  de  toute 
éternité  au  théâtre,  que  ce  soit  l'anneau  dans  une 
pièce    ridicule  comme  VArbate,  ou    le    mouchoir 
d'Othello  dans  une  pièce  de  génie.  Ce  n'est  pas  là 
ce  qui  importe  !  Non  !  ce  qui  importe,   c'est  que 
Mme  de  Maintenon  ne  soit  pas  une  seule  fois  insul- 


338  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

tée  dans  la  grande  mémoire  que  ceux  qui  l'hono* 
rent  gardent  d'elle,  et  que  le  poète  de  ce  drame  soit 
resté  le  poète  impersonnel,  placé  bien  au-dessus 
des  idées  basses  auxquelles  il  n'a  pas  voulu  deman- 
der un  succès  qui  eût  été  une  clabauderie.  Il  n'a 
pas  traité,  lui,  Mme  de  Maintenon  comme,  Victor 
Hugo  a  traité  jadis  Lucrèce  Borgia... 

Et  c'est  ce  qui  a  donné  à  son  succès  de  l'autre 
soir  et  sa  justice  et  sa  noblesse,  quelles  qu'aient  été 
les  émotions  de  celle  pièce  où  l'intrigue  inventée  par 
M.  Coppée  est  menée  habilement  autour  de  Mme 
de  Maintenon  et  qui  l'enveloppe.  M.  Coppée  l'a 
nouée  et  dénouée,  cette  intrigue,  avec  une  dextérité 
de  main  qu'on  ne  lui  supposait  pas.  Alexandre 
Dumas  s'y  prenait  ainsi  dans  ses  pièces  à  person- 
nages historiques  ;  mais  il  ne  les  aurait  pas  écrites 
de  cette  façon-là  en  vers.  Je  ne  tiens  pas  —  et  on  le 
sait  ici  —  en  assez  grande  estime  les  choses  du  thé- 
âtre et  les  contextures  que  l'Art  dramatique  exige, 
pour  raconter  ici  en  détail  l'intrigue  dont  Mme  de 
Maintenon  et  Louis  XIV  sont  le  centre  auquel  tout 
aboutit  dans  la  pièce  de  M.  Coppée.  Ce  qui  m'inté- 
resse particulièrement,  ce  qui  intéressait  tous  les 
esprits  élevés  présents  à  ce  spectacle,  c'est  le  tableau 
des  passions  religieuses  et  politiques  du  temps,  c'est 
le  protestantisme  armé  contre  le  Roi  catholique  qui 
amène  la  très  belle  scène  de  la  conspiration  au  fond 
des  catacombes,  et  qui  a  décidé  et  enlevé  à  coups  de 


MADAME    DE    MAIXTKXON  3 ",!) 

beaux  vers  et  de  beaux  sentiments  le  succès  de  la 
pièce,  quand  il  était  encore  une  question. 

Eh  bien,  là  aussi,  dans  cette  scène  que  la  Criti- 
que du  lendemain  a  trouvée  cornélienne,  M.  Fran- 
çois Coppée  a  été  aussi  impersonnel  devant  les 
protestants  que  devant  Mme  de  Mainlenon  !  Il  a 
l'ait  parler  les  protestants  comme  ils  devaient  par- 
ler, mais  rien  de  plus.  Ils  se  sont  tenus  dans  la  gé- 
néralité de  leurs  sentiments  et  de  leurs  rôles,  mais 
pas  un  mot  qui  sentît  la  déclamation,  pas  le  moin- 
dre tisonnement  dans  ce  vieux  foyer  de  récrimina- 
tions qu'on  appelle  la  Révocation  de  l'Édit  de 
Nantes  et  qu'on  aurait  furieusement  applaudi,  si 
M.  Coppée  l'avait  voulu.  Heureusement,  l'artiste, 
qui  n'a  vu  que  l'Art  dramatique  en  faisant  sa  pièce, 
a  dédaigné  ces  choses  abjectes  et  n'a  pas  voulu  pros- 
tituer là-dedans  sa  main  pure... 


IV 


Quant  aux  acteurs,  ils  sont  si  mauvais  que  le 
succès  de  la  pièce  est  incroyable;  mais,  à  la  lecture, 
ce  sera  peut-être  le  meilleur  repoussoir  des  beautés 
de  la  pièce  que  le  souvenir  de  l'avoir  vue  jouer 
comme  ils  la  jouent...  Elle  paraîtra  alors  avec  tout 
son  mérite,  augmenté  de  cela  qu'on  ne  les  entendra 
plus. 


MONTE-CARLO 


25  Avril  1881. 


I 


C'est  le  Gymnase  qui  nous  a  donné  la  seule  nou- 
veauté de  la  semaine,  mais  quel  pauvre  œuf  de  Pâ- 
ques que  sa  pièce  de  Monte-Carlo  !  Les  faiseurs  dra- 
matiques à  qui  nous  la  devons  ont-ils  eu  la  préten- 
tion d'écrire  une  comédie  ou  un  drame  ?...  On  ne  le 
sait  pas  bien,  et  peut  être  eux-mêmes  ne  le  savent-ils 
pas  mieux  que  nous.  Mais  s'ils  ont  voulu  faire  une 
comédie,  elle  manque  profondément  d'esprit  et  de 
gaîté,  —  et  si  un  drame,  avertissons-les  qu'il  est  du 
pathétique  le  plus  facile  et  le  plusvulgaire  !  Franche- 
ment, il  faut  bien  en  convenir,  cela  ne  semble guères 
là  qu'un  prétexte  à  exhibition,  —  l'exhibition  d'une 
maison  de  jeu  photographiée  avec  exactitude,  une 
espèce  de  panorama  dramatique  que  les  yeux  ava- 
lent, comme  ils  avalent  tout,  ces  gourmands,  mais 
à  la  jouissance  desquels  ne  s'ajoute  pas  un  plai- 


842  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

sir  intellectuel  d'un  caractère  plus  noble...  Et  cela 
est  si  fort,  dans  sa  réalité  matérielle  et  grossière, 
que  quelques  spectateurs  autour  de  moi  sont  allés 
jusqu'à  prétendre  et  affirmer  que  cette  pièce  de 
Monte-Carlo  n'était  rien  de  plus  qu'une  réclame,  à 
l'américaine,  introduite  audacieusement  pour  la  pre- 
mière fois  au  théâtre  ;  et  de  vrai,  la  pièce  semblait 
faite  pour  mériter  et  justifier  l'insulte  de  cette  outra- 
geante supposition  ! 

Il  y  a  pourtant  des  joueurs  dans  cette  pièce,  — 
et  même  il  était  impossible  qu'il  n'y  en  eût  pas, 
puisque  les  maisons  de  jeu  ne  sont  pas  des  mécani- 
ques qui  vont  toutes  seules,  et  qu'on  voulait  nous 
montrer  une  maison  de  jeu  dans  son  ignoble  gloire. 
Mais  cène  sont  pas  eux,  ce  n'est  pas  l'âme  des  joueurs, 
ce  n'est  pas  la  nature  humaine  en  proie  à  la  pas- 
sion du  jeu  qui  est  l'intérêt  central  de  la  pièce.  On 
ne  peut  pas  s'y  tromper  :  évidemment  c'est  la  mai- 
son de  jeu,  c'est  la  copie  exacte  et  minutieuse  de 
cette  maison,  qui,  à  elle  seule,  tient  tout  un  acte  sur 
trois  et  le  plus  important,  puisque  c'est  le  second  !... 
Il  fallait  cependant  bien  un  homme,  dans  cette  mai- 
son infâme  et  sotte,  un  petit  bout  d'âme  humaine 
quelconque  qui  intéressât,  pour  y  accrocher,  comme 
à  un  clou,  le  tableau  matériel  offert  aux  appétits 
matérialistes  de  ce  temps  qui  n'a  goût  et  souci  que 
des  choses  physiques...  Seulement,  le  type  néces- 
saire à  la  chose  de  MM.  Belot  et  Nus  pour  humani- 


MONTE-CARLO  343 


ser  leur  spectacle  ne  leur  a  pas  coûté  grand'peine,  ils 
ne  l'ont  pas  cherché  et  trouvé  bien  loin.  Ce  n'a  pas 
été  le  joueur  de  Regnard,  qui  va  de  l'amour  du  jeu 
à  l'amour  de  sa  maîtresse,  et  qui  est  le  volant  éter- 
nel de  ces  deux  raquettes,  amoureux  fou  quand  il 
est  en  perte,  et,  quand  il  gagne,  cessant  tout  à  coup 
d'être  amoureux.  Type  vrai  et  charmant  d'une 
époque  où  la  comédie  était  possible  et  où  l'on  ai- 
mait à  rire  encore!  Non  !  leur  type,à  eux,  a  été  d'une 
tout  autre  espèce,  digne  d'un  temps  où  l'on  est  hypo- 
critement sentimental  au  théâtre  quand  on  l'est  si 
peu  dans  la  vie  !  et  c'a  été  le  père  de  famille  placé 
entre  l'amour  du  jeu  et  l'amour  de  ses  enfants,  ce 
type  usé  comme  une  vieille  pantoufle  sur  les  plan- 
ches de  tous  les  théâtres,  mais  qui,  sous  une  main 
vigoureuse,  capable  de  le  creuser,  pourrait  encore 
donner  des  impressions. 


II 


Mais  la  main  n'y  est  pas...  Le  père  de  famille  de 
Monte-Carlo,  entre  ses  enfants  qu'il  adore  et  le  jeu 
qu'il  adore  encore  plus,  n'a  aucune  originalité,  ni 
dans  son  honnêteté,  ni  dans  son  vice  !  Au  lever  du 
rideau,  on  le  voit  combinant,  tête  à  tête  avec  son 


344  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

valet,  des  coups  à  jouer  qu'il  marque  avec  des  hari- 
cots, des  haricots  qui  ont  eu,  par  parenthèse,  le 
plus  grand  succès  dans  la  pièce  ;  car,  dès  que  leur 
nom  revenait,  il  faisait  éclater  de  rire  ce  public  d'im- 
bécilles  sur  lequel  les  auteurs  dramatiques,  qui 
veulent  tous  le  succès  à  vil  et  bas  prix,  ont,  ma  foi  ! 
bien  raison  de  compter.  Or,  il  a  une  filleule,  ce  bon- 
homme, une  filleule  joueuse  comme  lui,  mais  plus 
heureuse  que  lui,  —  et  qui  sera  son  bon  génie  au 
dernier  moment  delà  pièce...  Elle,  c'est  le  vice 
aimable  et  gai,  un  contraste  avec  son  parrain,  qui 
est  le  vice  radoteur  et  lacrymaloire.  Tout  le  premier 
acte,  qui  ne  prépare  rien,  n'annonce  rien,  n'expose 
rien,  comme  l'on  disait  autrefois,  est  consacré  seu- 
lement à  nous  montrer  toutes  les  manies,  toutes  les 
superstitions,  tous  les  fétiches  des  joueurs,  qui  se 
ressemblent  tous,  dans  ce  vieux  joueur  qui  les  con- 
centre, et  à  nous  présenter  ses  filles,  dont  l'une  est 
mariée  et  l'autre  va  se  marier  quand  la  pièce  com- 
mence. Ces  deux  excellentes  filles  souffrent  beau- 
coup toutes  les  deux  de  la  folie  de  leur  vieux  père, 
qui,  comme  toutes  les  folies  passionnées,  s'exaspère 
d'autant  plus  qu'il  vieillit,  et  elles  la  surveillent  ; 
mais,  malgré  toute  leur  surveillance,  elles  ne  peu- 
vent empêcher  qu'il  ne  prenne  sur  le  bureau  (où  il 
traîne  justement  pour  être  pris)  un  titre  de  cinq 
mille  livres  de  rentes  au  porteur, qu'il  croit  à  lui,  il 
est  vrai,  quoiqu'il  soit  à  un  autre,  et  qu'il  n'aille  le 


MONTE-CARLO  345 

jouer  immédiatement  à  Monte-Carlo  et  le  perdre, 
quand  sa  fille  —  celle  qui  est  mariée  —  l'a  suivi  en 
toute  hâte  pour  l'empêcher  de  le  jouer,  et  par  ainsi 
arrive  trop  tard.  Alors  éclate,  mais  par  trop  prévue, 
la  grande  scène  entre  le  père  et  la  fille,  qui  arrache 
de  ses  oreilles  les  diamants  donnés  par  son  père 
pour  que  sur  l'escompte  de  ces  diamants  il  ratlrappe 
(peut-être!)   les  cent   mille  francs  qu'il  a  perdus. 
Seulement,  le  vieux  joueur,  qui  a  de  la  délicatesse, 
une  délicatesse  qui  n'est  pas  dans    la  nature  des 
joueurs,  ne  veut  pas  reprendre  les  diamants  de  sa 
fille,  et  c'est  alors  qu'elle,  désespérée,  se  met  au  jeu, 
malgré  son  horreur  du  jeu,  et  joue  et  perd,  —  et 
tout  serait  perdu,  l'argent,  l'honneur,  le  mariage  de 
sa  sœur,  tout  enfin,  si  la  filleule,  cette  bonne  fée  du 
vice,  n'avait  gagné,  elle,  pendant  que  l'autre  per- 
dait, et  ne  rapportait,  terre-neuve  des  filleules,  les 
cent  mille  francs  à  son  parrain  naufragé  et  désho- 
noré ! 

Tel  est  le  fond  de  cette  pièce  de  Monte-Carlo. 
Fait-elle  assez  pitié  pour  la  pièce,  cette  analyse 
exacte,  qui  donne  tant  de  mal  au  cœur  à  celui  qui 
est  obligé  de  la  faire?...  Certes!  c'est  là  un  dur 
métier,  allez  !  que  le  métier  de  feuilletoniste,  quand 
il  faut  raconter  des  pièces  établies  sur  de  pareilles 
circonstances,  qui  sont  les  misérables  lieux  com- 
muns éternels  sur  lesquels  tournent  toutes  les  pièces 
de  théâtre.  Ils  ne  sont  pas,  d'ailleurs,  plus  impu- 


346  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

tables  à  MM.  Belot  et  Nus  qu'à  tout  autre  rabâ- 
cheur dramatique,  forcé,  comme  eux,  de  les  accepter 
maintenant,  parce  qu'en  dehors  de  ces  circonstances 
idiotes,  imbécillement  rabâchées  et  que  le  théâtre 
imposerait  au  plus  fort  génie,  il  n'y  a  rien.  Il  n'y  a 
plus  de  théâtre  !...  Est-ce  assez  douloureux,  pour 
qui  sent  ces  immenses  sottises  dramatiques,  d'être 
en  les  racontant  aussi  sot  qu'elles,  comme  le  prince 
de  Ligne,  qui,  disait-il,  «  cavait  toujours  au  pis 
«  avec  un  sot  ?  » 


III 


Ce  sont  les  acteurs  qui  nous  vengent  de  ces  plati- 
tudes par  leur  jeu.  La  pièce  de  MM.  Belot  et  Nus 
est  bien  jouée.  Elle  est  jouée  comme  si  elle  le  méri- 
tait. Les  acteurs  s'y  montrent  bien  supérieurs  aux 
auteurs  de  la  pièce  qu'ils  interprètent.  Ah  !  si  elle 
était  construite  et  écrite  comme  elle  est  jouée!... 
Landrol,  qui  fait  le  personnage  du  vieux  joueur, 
l'a  marqué  de  cette  accentuation  mordante  qu'il  a 
toujours  dans  le  comique,  et  d'une  sensibilité  pater- 
nelle que  je  ne  lui  connaissais  pas.  Mlle  Magnier, 
dans  la  filleule,  étincelante  de  jeunesse  imperti- 
nente et  de  verve  à  pouvoir  se  passer  de  ces  dia- 


MONTE-CARLO  347 


niants  dont  elle  n'a  pas  besoin  pour  étinceler,  est 
toujours  ce  charmant  et  allier  faucon  que  j'ai  dis- 
tingué dès  la  première  heure,  et  qui,  dans  le  dialo- 
gue et  dans  la  répartie,  allonge  si  gaîment  ses 
coups  de  bec  rapides  et  vibrants!  Tous  enfin,  dans 
leurs  rôles  différents,  ont  joué  à  merveille,  même 
cette  fillette  dont  je  ne  sais  pas  le  nom,  si  piquante 
d'ingénuité  corrompue  sous  son  chapeau  à  jugulaire 
du  Directoire,  qui  ne  dit  que  deux  mots,  mais  qui 
les  dit  si  bien  et  qui  les  répète  mieux,  avec  une  si 
jolie  impudence  :  «  Monsieur,  prêtez- moi  donc  deux 
«  louis  !  »  Excellents  tous,  de  diction,  de  tenue, 
de  costume  ;  car  on  joue  aussi  de  costume...  Mais 
celle-là  qui  a  le  plus  montré  de  talent  dans  cette 
pièce  à  effets  particulièrement  extérieurs,  c'est 
Mlle  Mary  Julian,  qui  l'a  passionnée  de  son  âme. 
Mlle  Julian,  qui  n'est  pas  belle,  pour  ne  pas  dire 
un  autre  mot,  qui  est  petite,  qui  a  le  profil  dur  et 
projeté  en  avant  d'une  reine  Cacique,  avec  des  dents 
de  lionne  qui  dans  sa  bouche  semblent  plus  de 
trente-deux,  peut  très  fièrement  se  passer  de  beauté, 
parce  qu'elle  a  les  deux  choses  qui  font  oublier  tout 
dans  une  actrice  et  même  dans  une  femme  :  elle  a 
1  ame  et  elle  a  la  voix. 

Elle  a  l'àme,  qui  fait  donner  à  la  voix  et  au  geste 
toutes  leurs  puissances,  et  on  l'a  bien  vu  quand 
elle  s'est  jetée  au  cou  de  son  père  qui  a  perdu  et 
qu'elle  croit  déshonoré  !    Quel  entraînement,   quel 


348  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

éperdûment  et  quelle  fougue  désespérée  !  On  l'a 
bien  vu  encore  quand  elle  s'est  mise,  dans  le  héris- 
sement de  l'horreur,  à  la  table  de  jeu,  et  qu'elle  s'y 
est  tordue,  en  jouant,  dans  les  angoisses  de  perdre 
et  les  espérances  affolées  de  gagner  !  et,  au  milieu 
de  tout  cela,  quand  elle  a  senti  que  l'horrible 
amour  du  jeu  —  le  vice  de  son  père  —  naissait 
en  elle  et  la  saisissait  comme  son  père!  Elle  a  magni- 
fiquement nuancé  tout  cela...  Au  troisième  acte, 
dans  le  récit  qu'elle  fait  à  sa  sœur  de  ce  qui  s'est  passé 
dans  son  âme  à  cette  exécrable  table  de  jeu  et  à  sa 
rage  d'avoir  perdu,  elle  s'est  montrée  encore  une 
éloquente  et  grande  actrice,  —  et  peut-être  la 
grande  actrice  de  l'avenir  ! 

Nous  n'avons  encore  que  les  premiers  scintille- 
ments de  l'étoile,  mais  j'ai  le  pressentiment  qu'un 
jour  ils  s'étendront  et  s'affirmeront  en  clarté. 


LE  MONDE  OU    L'ON  S'ENNUIE 


2  Mai  1881. 

I 

Eh  bien,  oui  !  c'est  là  un  succès,  — un  succès  qui 
est  parti  comme  une  fusée,  au  Théâtre-Français, 
lundi  soir.  Rapide,  instantané,  indiscuté,  clamé, 
acclamé,  exclamé,  et  contre  lequel,  parmi  les  lundis - 
tes  de  demain,  personne  ne  réclamera;  — car  le  suc- 
cès, c'est  une  poudre  qui  grise  tout  le  monde  dès  les 
premiers  coups  de  fusil.  Clamé,  il  l'était  même 
avant  le  lever  du  rideau  ;  j'entendais  dire  aux  cra- 
vatés de  blanc  que  j'avais  derrière  moi,  à  l'orches- 
tre, que  c'était  charmant  et  délicieux,  ce  qu'on  allait 
jouer!  Acclamé,  il  l'a  été  pendant  toute  la  pièce, 
et  depuis  une  semaine  il  est  l'exclamation  de  tous 
les  salons,  où  l'on  ne  parle  plus  que  de  M.  Paille- 
ron  et  de  sa  pièce  !  Certes  !  ce  n'est  pas  moi  qui 
diminuerai  son  succès.  M.  Pailleron  est  l'Alexan- 
dre Dumas  du  moment,  excepté  chez  Mme  Auber- 
non...  peut-être.  Sa  pièce  d'aujourd'hui  —  sa  pièce 

20 


350  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

du  Monde  où  Von  s'ennuie  —  vient  d'être  pour  le 
Théâtre-Français  une  fameuse  revanche  de  la  Prin- 
cesse de  Bagdad,  qui  avait  été  si  furieusement  sif- 
flée,  et  on  l'a  applaudie  avec  autant  de  frénésie, 
ma  foi  !  qu'on  avait  sifflé  la  pauvre  Princesse. 
Cela  a  été  lundi  un  enthousiasme,  un  ravissement, 
une  pâmoison,  une  suite  de  pâmoisons,  un  délire  !... 
Je  n'avais  jamais  vu,  pour  mon  compte,  de  tels 
trémoussements  d'admiration  aux  Français, —  dans 
ce  théâtre  du  bon  ton,  et  de  la  convenance,  et  de  la 
décence.  On  y  a  été  vraiment,  lundi,  très  étonnant 
et  très  pittoresque. 

De  ce  soir-là,  M.  Pailleron  a  passé  d'auteur  dra- 
matique agréable  à  auteur  dramatique  supérieur, 
du  coup  de  sa  pièce  !  Ce  n'était  plus  le  feu  de  paille, 
le  feu  follet  de  ses  premiers  succès.  Évidemment, 
il  devenait  et  il  allait  rester  une  étoile  fixe  de  pre- 
mière grandeur.  On  pouvait  préparer  son  buste  au 
Théâtre-Français,  à  côté  du  buste  de  M.  Alexan- 
dre Dumas,  qu'il  a  effacé  ce  soir-là  et  dont  il  nous 
a  vengés,  et  son  fauteuil  à  l'Académie,  à  côté  de 
M.  Alexandre  Dumas  encore  et  de  M.  Octave  Feuil- 
let, —  mais  de  M.  Dumas  à  sa  gauche  et  de  M.  Oc- 
tave Feuillet  à  sa  droite;  car  M.  Pailleron  ressemble 
moins  à  M.  Dumas  qu'à  M.  Feuillet,  et  ce  sont  les 
mêmes  ennemis  à  l'un  et  à  l'autre  que  l'Académie 
doit  réduire  à  leur  servir  de  marchepied. 


LE    MONDE    ni'i     l.'oN    fi'ENNUIE  351 


II 


Il  n'a  pas,  en  effet,  M.  Pailleron,  le  sérieux  et  le 
profond  de  M.  Alexandre  Dumas,  qui  fait  de  l'ave- 
nir théâtral  et  social  dans  ses  drames.  Il  n'est, 
comme  M.  Dumas,  ni  un  augure  pour  les  gobe- 
mouches  du  Progrès,  ni  le  moraliste  impitoyable 
qui  tient  le  cœur  de  toutes  les  femmes  dans  sa  puis- 
sante main.  11  n'a  pas  cette  gravité  qui  empêche 
de  rire  et  qui  passe  à  se  faire  des  mots  mordants 
pour  ses  pièce*  le  temps  que  les  dents,  chez  les  en- 
fants, mettent  à  venir  !  M.  Pailleron,  quand  on  y 
pense,  est  bien  plutôt  un  Feuillet  qu'un  Dumas... 
Un  Feuillet  d'un  vélin  peut-être  moins  satiné  que 
celui  qui  plaisait  tant,  littérairement,  à  l'Impératrice 
Eugénie,  mais  qui  plaît  toujours  aux  petites  femmes 
du  monde  qui  se  croient  les  impératrices  du  goût 
et  de  l'esprit  français...  C'est  un  Feuillet  moins 
poétique,  quoiqu'il  fasse  des  vers,  que  le  Feuillet 
de  la  Revue  des  Deux  Mondes,  dont  il  est  aussi, 
mais  qu'il  a  dû  blesser,  lundi  soir,  en  daubant 
dans  sa  comédie  un  de  ses  compagnons  de  chaîne  à 
cette  galère  de  Revue,  comme  si  lui-même  n'en 
était  pas! 


352  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

Car  cette  pièce  du  Monde  où  l'on  s'ennuie,  et  qui 
a  si  fort  amusé  le  public  de  l'autre  jour,  est  une 
pièce  d'allusions  transparentes  et  de  personnalités 
visibles  et  vivantes...  On  y  nomme  tout  le  monde 
par  son  nom  véritable  !  C'est  une  comédie  qui,  par 
ce  temps  de  république  athénienne,  s'est  permis 
d'être  aristophanesque;  mais  à  prix  réduit,  il  est 
vrai,  comme  nous  sommes  athéniens,  et  dans  des 
proportions  qui  convenaient  également  à  l'auteur 
et  aux  personnages  de  cette  impertinence  en  trois 
actes,  dont  le  philosophe  Caro  a  été  le  Socralinet, 
et  l'Aristophanet  M.  Pailleron  ! 


III 


Et  c'est  probablement  la  meilleure  explication  à 
donner  du  succès  d'une  pièce  qui  a  fait  rire,  comme 
une  caricature,  dans  un  théâtre  solennel  où  l'on  ne 
rit  plus  même  quand  on  joue  Molière.  Nous  avons 
tous  été  les  complices  des  malices  dramatiques  de 
M.  Pailleron.  Sans  les  ressemblances  de  physiono- 
mies assez  bien  attrapées,  on  serait  certainement 
resté  froid  devant  cette  pièce  toute  faite  de  copies, 
—  de  la  copie  des  Femmes  savantes,  —de  la  copie 


LE    MONDE    OÙ    L'ON    S'ENNUIE  &53 

du  Mariage  de  Figaro,  —  et  de  la  copie  des  figures 
parisiennes  prises  sur  le  vif,  —  troisième  copie  qui 
a  sauvé  les  deux  autres  et  qui  les  a  fait  pardonner. 
Mais  la  grande  copie  de  toutes  les  copies,  c'est 
les  Femmes  savantes.  Elles  sont  partout,  —  la  copie 
de  la  scène  du  Mariage  de  Figaro  sous  les  grands 
marronniers  ne  se  produisant  qu'au  dernier  acte,  et 
avec  une  telle  identité  de  situation  que  l'auteur 
est  obligé  d'en  convenir  par  la  bouche  même  de  ses 
personnages  pour  qu'on  ne  la  lui  reproche  pas, 
comme  on  parle  en  plaisantant  de  la  chute  de  che- 
val qu'on  a  faite,  pour  qu'on  ne  se  moque  pas  du 
cavalier  1  — C'est  surtout  les  Femmes  savantes  qui 
sont  ici,  et  je  n'en  ferais  certainement  pas  un  crime 
à  M.  Pailleron  si  elles  y  étaient  d'une  autre  manière, 
si  l'homme  qui  ne  craint  pas  de  lutter  avec  le 
génie  et  les  types  de  Molière  avait  une  puissance 
relative  qui  aurait  été  son  ivresse  et  en  même 
temps  son  excuse;  mais  est-ce  le  cas  pour  M.  Pail- 
leron?... Qui  ne  le  sait  pas?  de  toutes  nos  vanités 
peut-être  la  plus  immortelle,  c'est  la  vanité  litté- 
raire, et  qui  le  peut  a  droit  de  mettre  à  la  date  de 
son  temps  la  vanité  littéraire  du  sien...  Seulement, 
il  faut  la  mettre  à  la  scène  et  non  pas  l'y  remettre, 
en  la  diminuant!  en  lui  ôtant  les  trois  dièzes  à  la 
clef  qu'y  avait  mis  un  homme  de  génie!  Or,  c'est 
ainsi  que  l'y  a  remise  M.  Pailleron.  Dans  ce  type 
de  cuistre  grandiose  de  Trissotin  qui  comprend  les 

20. 


35  i  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

deux  sexes,  —  qui  est  homme  et  femme  en  même 
temps,  —  M.  Pailleron  a-t-il  ajouté,  soit  par  l'ob- 
servation, soit  par  l'expression,  à  ce  qu'en  avait 
tiré  Molière?... 

Au  lieu  de  lui  conserver  sur  le  dos  la  souque- 
nille  de  cuistre  qu'il  avait  du  temps  de  Molière,  il 
l'a  revêtu  de  l'habit  noir  égalitaire  qui  est  la  pa- 
rure de  tout  le  monde  dans  notre  temps,  et  au 
lieu  de  le  faire  parler  en  vers,  en  ces  vers  forts, 
nerveux,  pleins  et  compacts  du  xvir3  siècle,  il 
le  fait  parler  dans  la  langue  molle,  écourtée  et 
vide,  qui  est  la  langue  élégante  du  xixe.  Qu'y 
avons-nous  gagné  ou  perdu?...  La  gravure  sur 
acier  de  Molière  est  devenue  une  gravure  sur 
bois,  à  la  dixième  lettre  de  la  première.  Au  lieu 
d'un  comique  de  théâtre  nous  avons  eu  un  comi- 
que de  paravent,  qui  n'a  paru  fort  qu'à  un  public 
éreinté,  parce  que  ce  pauvre  public  n'était  pas  ca- 
pable d'en  sentir  et  d'en  apprécier  un  plus  maie. 
Nous,  les  amateurs  chinois  ou  japonais  des  bibe- 
lots, nous  avons  eu  une  petite  comédie  d'étagère, 
et  ce  n'est  pas  les  magots  qui  tiraient  la  langue 
d'admiration  sur  l'étagère,  c'était  nous,  devant  ! 


LF.    MONDE    OÙ    L'ON    S'ENNUIE 


IV 


Et  l'esprit  de  tout  cela  n'a  pas  été  non  plus  l'es- 
prit de  Molière...  Nulle  plaisanterie  franche,  ni  la 
gaîté  terrible,  comme  la  plaisanterie  de  Molière,  ne 
vibre  ici,  mais  de  petits  sous-entendus  politiques 
qui  ne  vibrent  pas,  qui  veulent  être  fins  et  qui  ne 
sont  que  lâches.  La  finesse  de  ce  temps  !  Ah  !  les 
gens  d'esprit  d'autrefois  étaient  des  toréadors  étin- 
celanls  qui  prenaient  le  taureau  par  les  cornes  et  qui 
le  terrassaient;  ils  ne  le  prennent  aujourd'hui  que 
par  la  queue,  quand  ils  le  prennent  par  là,  toute- 
fois! 

Us  n'ont  plus  que  l'esprit  des  petits  journaux. 
Us  sont  les  échotiers  des  échotiers,  et  voilà  pour- 
quoi M.  Pailleron  a  trouvé  tant  d'échos  lundi  soir 
dans  la  salle  du  Théâtre-Français.  Il  avait  l'esprit 
de  tout  le  monde,  qui  a  plus  d'esprit  que  Voltaire, 
disent  tous  ceux  qui  n'ont  pas  l'esprit  de  Voltaire. 
Cependant,  il  ne  s'y  fiait  pas  trop,  et  il  a  fait  effort 
pour  en  avoir  un  peu  pour  son  propre  compte,  et  il 
a  papillottéet  tortillé  de  ces  phrases  inouïes  :  «  Dans 
«  cette  maison,  on  avale  sa  canne  dans  l'anticham- 
«  bre  et  sa  langue  dans  le  salon,  »  ce  qui  a  paru 


356  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

d'une  saveur  exquise,  l'avalement  de  cette  canne  ! 
à  toute  cette  salle  changée  par  lui  en  Béliseset  en 
Philamintes,  dont  il  était  alors  lui-même  le  Trisso- 
tin  : 

Mais  quand  vous  avez  fait  ce  charmant  quoi  qu'on  die  ! 

et  il  a  recueilli  pour  cette  phrase  inouïe  le  même 
applaudissement  que  le  sonnet  de  Coltin  à  la  pre- 
mière représentation  du  Misanthrope,  lequel  décon- 
certa Molière,  qui  ne  l'avait  pas  fait,  et  qui,  rompu 
cependant  à  la  bêtise  des  parterres,  n'avait  pas 
compté  sur  celle-là  ! 

Seulement,  comme  la  phrase  était  de  lui,  M.  Pail- 
leron,  et  qu'il  était  son  propre  Cottin  à  lui-même,  il 
n'a  pas  été  déconcerté... 


Du  reste,  pourquoi  l'eût-ilété  ?...  Le  bonheur  de 
sa  soirée  a  été  complet  ;  car  dans  l'ensemble  il  a  été 
mal  joué:  dernière  caresse  de  sa  fortune  !  Le  mau- 
vais jeu  de  ses  acteurs  ou  leur  médiocrité  n'a  pas 
empêché  son  succès,  et  c'est  son  succès  qui  a  fait 
le  leur,  au  contraire!  Got,  qui  jouait  le  professeur 


LE   MONDE   OÙ    L'ON    S'ENNUIE  35'î 

Bellac,  le  Trissotin  oratoire  du  Collège  de  France, 
le  rôle  le  plus  important  de  la  pièce,  autour  duquel 
tournent  tous  les  autres,  a  joué  en  dépit  du  sens 
commun  (disons-le  lui  brutalement  !),  comme  s'il 
s'entendait  avec  le  parterre  pour  se  moquer  du  Tris- 
sotin qu'il  représentait.  Il  a  manqué  absolument 
de  la  vérité  nécessaire  qu'il  devait  avoir  ;  car  ce  qui 
fait  drôle  et  comique  le  professeur  Bellac,  c'est  qu'il 
croit  en  lui-même  autant  que  les  femmes  de  son 
Cours,  et  qu'il  s'avale  voluptueusement  tout  entier, 
et  plus  facilement  que  la  canne  et  la  langue 
dont  il  est  question  dans  la  pièce. 

Got  n'a  pas  voulu  déroger  à  la  dignité  de  son 
esprit,  il  a  voulu  en  avoir  trop  ;  mais  Perlay,  Potier 
et  Brunet,  ces  grands  acteurs  dont  le  souvenir  est 
encore  sur  nous,  savaient  être  des  niais,  des  naïfs 
et  des  convaincus  ridicules,  quand  il  le  fallait,  et  c'é- 
tait même  là  leur  génie  !... 

Les  autres  acteurs  et  actrices  de  la  pièce  de  M.  Pail- 
leron  ont  joué  comme  ils  pouvaient  jouer  ;  mais 
lui,  non!  lui  qui  est  le  plus  intelligent  de  tous!  Les 
autres  ont  joué  comme  les  comédiens  ordinaires  de 
la  Comédie-Française,  dans  la  tradition  de  leur  théâ- 
tre, à  l'exception  d'une  seule  femme  qui  en  est  sortie, 
et  qui,  du  milieu  de  ces  affreuses  têtes  de  pédantes 
groupées  autour  du  professeur  Bellac,  s'est  dressée 
comme  une  fleur  de  sentiment  charmante  poussée 
tout  à  coup   dans  un  soir.  C'a  été  Mme  Samary, 


358  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

dont  je  n'attendais  pas,  certes  !  ce  jaillissement  de 
grâce,  de  sensibilité  et  d'intelligence.  Jusque-1 
elle  n'avait  guères  été  pour  moi  qu'un  rayon 
belles  dents  dans  l'entr'ouvrement  d'un  sourire;  mais, 
pour  la  première  fois,  dans  un  rôle  de  fillette  qui 
commence  par  le  mauvais  ton  et  les  folles  obstina- 
tions de  la  gamine  pour  finir  dans  les  adorables 
pudeurs  de  l'amour,  j'ai  vu  sortir  de  ses  lèvres  un 
rayon  plus  beau,  —  le  rayon  immatériel  et  idéal  du 
talent. 


LE  DRAME  DE  LA  GARE  DE  L'OUEST 

LA  PETITE  SŒUR 


9  Mai  1881. 


I 


Que  je  suis  donc  fâché  pour  le  Vaudeville,  mon 
théâtre  favori,  d'y  avoir  vu  ce  que  j'y  ai  vu  mer- 
credi dernier  !  Que  j'en  suis  fâché  pour  M.  Raymond 
Deslandes,  le  plus  charmant  des  directeurs,  qui  a 
fait  un  tel  accueil  de  mise  en  scène  à  une  pareille 
pièce,  et  auquel  je  ne  puis  reprocher  pourtant  de 
l'avoir  montée  avec  tant  de  soin,  cette  pièce  bête... 
car  il  ne  peut  pas,  malheureusement  pour  lui  et  pour 
nous,  faire  sortir  des  gens  d'esprit  des  planches  de 
son  théâtre,  en  le  frappant  du  pied,  comme  ce  men- 
teur et  ce  rhétoricien  de  Pompée  disait  qu'il  faisait 
sortir  de  terre  des  soldais!  On  est  injuste  bien  sou- 
vent pour  ces  pauvres  diables  de  directeurs  de 
théâtre,  qui  sont  les  quêteurs  de  chaque  soir  pour 
les  besoins  de  leur  Église,  s'il  vous  plaît!  et  qui  de- 


360  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

mandent  à  tout  l'univers  qu'on  mette  un  homme 
d'esprit  dans  leur  chapeau...  Il  n'en  tombe  plus 
maintenant,  dans  ce  chapeau-là!...  Que  j'en  suis 
fâché  pour  les  acteurs  eux-mêmes,  obligés  de  nous 
débiter  des  platitudes  à  tuer  le  talent  qui  les  dit,  et 
encore  plus  pour  tant  de  jolies  bouches  d'actrices, 
évidemment  faites  pour  mieux  que  cela  ! 

Ce  Drame  de  la  Gare  de  l'Ouest,  qui  devait  s'ap- 
peler dans  l'origine  :  l'Avocat  des  Belles-Petites,  — 
un  titre  de  la  Vie  parisienne,  lequel,  du  moins, 
n'eût  pas  trompé  le  public  sur  le  sens  de  la  pièce  ; 
—  ce  Drame  de  la  Gare  de  l'Ouest,  qui  semblait 
faire  présager  une  pièce  sombre,  terrible  peut-être, 
quelque  vitriolade  par  ce  benoît  temps,  quelque 
brave  coup  de  pistolet  dans  le  dos,  puisque  c'est 
là  la  manière  de  faire  l'amour  aujourd'hui  ;  ce  drame, 
au  fond,  n'est  pas  un  drame  du  tout.  C'eût  bien  voulu 
être  une  comédie,  et  même  c'était  parti  pour  cela, 
mais  l'auteur  a  manqué  le  train,  et  cela  n'a  été 
qu'une  assez  inepte  et  basse  pantalonnade  de  M.  Du- 
rantin,  qui  faisait  mieux  autrefois  quand  M.  Dumas, 
le  sauveteur  des  mauvaises  pièces,  lui  tenait  le  men- 
ton et  lui  apprenait  à  nager.  Il  a  fait  là,  M.  Dumas, 
un  mauvais  élève.  Dès  qu'on  ne  le  soutient  plus,  il 
s'enfonce...  J'avais  même  peur  que,  de  mercredi  à 
lundi  (quatre  jours  !),  on  ne  fît  renlrer  en  gare  cette 
honteuse  locomotive  et  qu'on  ne  l'y  remisât  défini- 
tivement, eu  qui  m'eût  désarmé  de  mon  feuilleton; 


LE   DRAME   DE  LA    GARE   DE   L'OUEST,   ETC.   361 

car  on  ne  bat  pus  un  ennemi  à  terre,  quand  on  a  pour 
deux  sous  de  générosité,  et  toute  pièce  ennuyeuse 
est  pour  moi  une  ennemie  !  Seulement,  celle-ci  n'a- 
vait pas  eu  besoin  qu'on  la  jetât  par  terre  pour  s'y 
étaler  tout  à  plat  et  tout  de  son  long  ;  elle  y  avait 
coulé  d'elle-même  facilement,  et  par  le  propre  poids 
de  sa  sottise... 

Elle  est  tombée,  en  effet,  sans  grand  bruit,  sur 
ce  tapis  mou  de  l'humeur  facile  d'un  public  hébété 
par  tout  ce  qu'on  lui  joue  depuis  si  longtemps,  et 
qui,  dans  son  affaissement  stupide,  prend,  sans  se 
révolter,  toutes  les  drogues  qu'on  lui  présente. 
Deux  coups  de  sifflet  seuls,  vers  la  fin  de  la  pièce, 
ont  fait  une  légère  arabesque  sur  ce  tapis  engour- 
dissant; mais  ils  avaient  comme  peur  d'eux-mêmes, 
ces  timides  sifflets,  et  ils  se  sont  tus,  et  le  tout  a 
versé  doucement,  comme  un  ivrogne  dans  un  bour- 
bier, et  sans  se  faire  le  moindre  mal,  puisque,  cette 
pauvreté  de  pièce,  la  voilà  encore  jouée  aujour- 
d'hui ! 


II 


Ce  tohu-bohu  d'une  gare  au  moment  où  les  trains 
vont  partir,  qui  commence  la  pièce,  continue  pen- 
dant toute  la  pièce,  quoiqu'on  ne  soit  plus  en  cette 

21 


302  THÉÂTRE    CONTEMPOKAIN 

ingénieuse  gare,  et  les  critiques  du  lendemain,  tout 
fraîchement  sortis  des  embrouillaminis  de  ce  tohu- 
bohu,  ont  eu  beaucoup  de  peine  à  se  démêler  de  ces 
insupportables  confusions.  Un  d'eux,  plus  spirituel 
que  les  autres,  se  l'est  même  épargnée  dans  une 
pirouette  de  cinq  lignes,  —  et  je  lui  volerai  cet 
esprit-là.  Plus  à  distance  que  lui  des  confusions  de 
ce  soi-disant  drame,  je  n'essaierai  pas  de  l'éche- 
niller,  de  le  clarifier  des  petits  événements  qui 
le  troublent,  et  tournent  et  tourbillonnent  autour 
de  l'enfant  très  peu  dramatique,  au  maillot,  qui 
devrait  être  Vaffixe  de  la  pièce,  et  qui,  à  un  certain 
moment,  disparaît  sans  que  personne  le  réclame, 
pas  même  sa  maman!...  Et,  en  effet,  c'est  cette 
poupée  d'un  poupard  en  carton  qui  est  le  person- 
nage important  de  la  pièce,  et  qui  m'a  rappelé, 
dans  les  bras  de  Delannoy,  qui  lui  fait  risette,  l'au- 
tre poupée  en  carton  de  M.  Dumas  dans  les  bras 
de  Dupuis  (dans  la  Visite  de  noces),  souvenir  de 
reconnaissance  que  M.  Durantin  devait  bien  à  son 
maître  nageur  ! 

Delannoy  a  joué  avec  une  conscience  incompré- 
hensible s'il  s'entendait  dire  ce  que  M.  Durantin 
mettait  dans  sa  bouche,  le  rôle  affreusement  imbé- 
cille  de  ce  gardeur  d'enfant  que  la  mère  a  llanqué 
dans  ses  bras,  avant  de  faire  ses  petites  affaires 
dans  les  gares,  au  moment  de  partir,  et  qui,  tout  à 
coup,  s'y  attache,  et  qui    le  rapporte  à    la  mère   à 


LE    DRAME   DE   LA  GARE   DE   L'OUEST,   ETC.    363 

travers  les  polices  qui  s'en  mêlent,  laquelle  excel- 
lente mère  n'y  fait  pas  la  moindre  attention  quand 
il  le  lui  rapporte  et  qui  bientôt  n'en  parle  plus  ! 
Delannoy  a  porté  —  et  même  sans  fléchir  —  le 
poids  accablant  des  niaiseries  de  ce  rôle,  immense 
de  niaiserie.  J'avoue  que  je  l'ai  admiré  !  Je  l'ai 
admiré  pour  son  courage  et  pour  sa  force  de  mulet 
à  porter  le  fardeau  d'un  rôle  bon  à  jeter  par  terre 
vingt-cinq  fois  !  Dans  ce  rôle  de  vieux  roquentin, 
de  vieux  danseur,  de  vieux  professeur  de  maintien 
et  de  grâces,  de  vieux  amoureux  de  cocottes  qu'il 
prend  pour  des  baronnes  maternellement  infortu- 
nées, il  a  été  aussi  vieux  crétin  que  M.  Durantin 
avait  pu  le  rêver.  Seulement,  il  a  eu  cette  supériorité 
sur  M.  Durantin  qu'il  a  voulu  être  et  qu'il  se  savait 
être  le  crétin  de  son  rôle,  en  le  jouant,  tandis  qu'en 
l'écrivant,  ce  rôle,  M.  Durantin  ne  savait  pas,  lui, 
à  quel  point  il  l'était  1 

Car  il  ne  faut  pas  barguigner,  comme  dit  Molière. 
Il  faut  en  finir  avec  ces  pièces  déshonorantes  pour 
l'esprit  français  qu'on  met  présentement  à  la  scène, 
et  qui  pourraient  s'intituler,  comme  dans  les  cor- 
respondances épistolaires  :  «  de  la  même  au  même, 
«  de  gâteuse  à  gâteux  !  »  Ah  !  quand  on  est  au  bout 
de  tout,  il  faut  bien  sauter  le  fossé  des  mots.  Dans 
la  littérature  dramatique,  nous  en  sommes  actuelle- 
ment au  gâtisme.  La  langue,  les  plaisanteries,  les 
situations,   l'abjection  des  types,  tout  mérite  ce 


364 


THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 


nom  immonde  dans  la  pièce  de  M.  Durantin,  pour 
laquelle  le  sifflet  même  est  de  trop  ;  il  suffît  des 
pouah!  du  dégoût...  Sans  les  acteurs  (tout  le 
théâtre  maintenant,  pour  moi!),  sans  les  acteurs,  — 
les  acteurs  seuls,  —  on  n'écouterait  plus  les  pièces  et 
on  les  interromprait  à  moitié,  en  sortant  avec  érup- 
tion et  en  se  bouchant  le  nez  de  la  putréfaction  de 
pareilles  œuvres  ! 


III 


Avant  ce  Drame  de  la  Gare  de  l'Ouest,  dont  je 
n'ai  voulu  dire  qu'un  mot  pour  éviter  d'être  aussi 
ennuyeux  dans  mon  analyse  que  l'auteur  lui-même 
dans  sa  pièce,  ils  ont  joué,  mercredi  aussi,  au  Vaude- 
ville, dans  l'indigence  de  pièces  qui  est  le  mal  dont 
meurent  présentement  tous  les  théâtres,  sans  excep- 
tion, une  pièce  de  moindre  longueur,  de  moindre 
complication  et  de  moindre  tapage,  et  qu'ils  n'y 
auraient  peut-être  pas  donnée  dans  un  autre  temps. 
C'est  un  acte  intitulé  :  la  Petite  Sœur. 

C'est  aussi  une  petite  pièce.  C'est  delà  littérature 
dramatique  minuscule,  comme  les  femmes  en  font 
et  peuvent  en  faire  sans  inconvénient  et  sans  encou- 
ragement non  plus  ;  car  elles  sont,  en  grand  nombre, 


LE    DRAME   DE    LA   GARE    DE   l/OUEST,   ETC.   365 

1res  proprettes  à  faire  de  ces  petits  ouvrages  lilli- 
putiens de  sentiment  et  de  moralité  mêlés,  qui,  dans 
l'atmosphère  où  ils  devraient  rester,  pourraient  avoir 
un  certain  charme  pour  les  âmes  facilement  atten- 
dries,—  par  exemple  dans  un  pensionnat  de  jeunes 
personnes,  le  jour  d'une  distribution  de  prix,  devant 
un  public  de  mères  de  famille!  Mais,  transportées 
dans  le  cadre  d'un  théâtre  comme  le  Vaudeville,  ces 
petits  parfilages  de  sentiments  azurés,  pour  lesquels 
les  femmes  ont  l'aptitude  qu'elles  ont  pour  tous  les 
genres  de  parfilages,  trahissent  l'ambition  d'un  bas- 
bleu  moins  modeste  que  les  choses  modestes  dont 
il  est  capable.  Cette  ambition,  l'auteur  de  la  Petite 
Sœur,  Mme  Marie  Barbier,  en  aurait  peut-être  été 
punie  sans  Mlle  Réjane,  à  laquelle  elle  doit  certai- 
nement son  succès. 

Les  femmes,  même  celles  qui  font  des  comédies, 
aiment  tant  le  petit  en  toutes  choses,  qu'en  voici 
une  qui  fait  une  pièce  intitulée  :  la  Petite  Sœur, 
quand  il  y  en  a  deux  qui  se  valent  dans  cette  pièce, 
qu'on  pourrait  appeler:  les  Deux  Sœurs.  Elles  sont, 
en  effet,  ces  deux  sœurs,  aussi  bonnes  l'une  que 
l'autre  ;  elles  luttent  de  tendresse  et  de  dévouement 
réciproques.  Elles  veulent  également  se  marier  : 
l'une  se  cache  d'être  belle  et  spirituelle  pour  mieux 
marier  sa  sœur  cadette;  et  sa  sœur  cadette  a  l'in- 
discrétion généreuse  de  tous  les  mérites  et  de  tous 
les  dévouements  de  son  aînée,  et  c'est  elle  qui  l'em- 


36G  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

porte  :  c'est  elle  qui  marie  sa  sœur  à  l'homme  qu'elle 
aime!  Voilà  cette  facette  de  bague,  dans  laquelle 
Mlle  Réjane  a  miré,  ce  soir-là,  une  jeune  et  char- 
mante comédienne,  et  je  l'y  ai  vue  de  plain-pied  ! 
C'est  elle  qui  joue  la  sœur  cadette,  «  la  petite  sœur  », 
et  qui  a  donné  à  cette  babiole  enfantine  et  vulgaire 
au  fond,  malgré  les  honnêtes  et  naturels  sentiments 
qu'elle  exprime,  la  grâce  d'un  talent  qui  fait  immé- 
diatement distinguées  les  choses  vulgaires.  Une 
baguette  de  fée  ! 

Mlle  Réjane,  qu'on  ne  fait  pas  jouer  assez  sou- 
vent au  Vaudeville,  et  à  qui  je  voudrais  voir  des 
rôles  en  proportion  du  talent  que  je  lui  soupçonne, 
s'est  montrée  très  fine  comédienne  dans  la  chosette 
de  Mme  Barbier.  Elle  y  a  été  légère  dans  Vatten- 
drissement  sans  diminuer  V attendrissement,  celte 
nuance  difficile,  et  elle  a  touché  avec  cette  nuance 
autant  les  esprits  que  les  cœurs.  C'est  le  chef-d'œu- 
vre de  la  comédienne  au  théâtre  !  Faire  verser  des 
larmes  n'est  pas,  au  théâtre,  de  cette  extrême  diffi- 
culté. 11  y  a  dans  un  public  tant  de  cœurs  badauds 
et  patauds  qui  pleurent  même  quand  l'acteur  est 
faux,  s'il  dit  des  phrases  sentimentales  et  commu- 
nes. Il  y  a  des  Prudhommes  de  larmes,  comme  il 
y  a  des  Prudhommes  de  solennité  !  Mais  toucher 
et  rester  spirituellement  légère,  en  touchant, —  mais 
ne  pas  trop  appuyer  de  son  ongle  rose  sur  le  cœur 
à  qui  l'on  a  affaire,  et  pourtant  lui  faire  sentir  l'on- 


LE    DRAME   DE    LA   GARE   DE   L'OUEST,   ETC.   367 


glerose  dont  il  faut  qu'il  ait  la  délicieuse  chique- 
naude, voilà  l'art  qui  ne  s'apprend  pas,  qu'a  ou 
que  n'a  pas  la  comédienne,  mais  qui,  quand  elle  l'a, 
est  une  chose  divine  !  Mlle  Réjane  l'a  eu  ce  soir-là. 

Elle  a  mis  de  l'esprit  dans  le  sentiment,  de  la 
taquinerie  dans  la  tendresse.  Elle  a  désentortillé, 
au  physique  et  au  moral,  de  ses  voiles  noblement 
hypocrites,  la  beauté  du  corps  et  de  l'âme  de  sa 
sœur,  avec  des  mouvements  et  des  inflexions  qui 
m'ont  fait  passer  devant  les  yeux  la  femme  de  l'a- 
venir qui  pourra  jouer  Marivaux  peut-être! —  ce 
que  je  regardais  comme  impossible  en  pensant  à 
Mlle  Mars  et  en  regardant  Mlle  Tholer  l'autre  jour. 

Eh  bien,  nous  verrons  !  Mais  j'ai  vu,  mercredi  ! 
Seulement, j'aurais  voulu  la  voir  en  dernier  lieu. 
J'aurais  voulu  que  la  Petite  Sœur  eût  été  jouée 
après  le  Drame  de  la  Gare  de  l'Ouest,  qui  a  passé  si 
grossièrement  sur  la  suavité  de  mon  souvenir. 

A  ce  prix,  j'aurais  oublié  avec  délices  la  pièce 
de  M.  Durantin. 


L'ACTEUR    OUTRAGE 


15  Mai  1881. 


I 


Aujourd'hui,  aucune  pièce,  à  aucun  théâtre!  Tou- 
jours même  richesse  de  l'esprit  dramatique  fran- 
çais !... 

Je  me  trompe  pourtant.  Il  y  en  a  une  qui  a  été 
jouée  au  Théâtre-Français,  et  même  elle  a  été  plus 
amusante  que  la  plupart  des  pièces  modernes  qu'on 
y  joue.  Pour  mon  compte,  à  moi,  je  la  préfère  à  la 
pièce  de  M.  Pailleron.  Malheureusement  pour  le 
public  de  la  galerie,  elle  n'a  pas  trois  actes.  Elle 
est  trop  courte.  Ce  n'est  qu'un  lever  de  rideau,  — 
baissé  trop  vite  sur  une  pièce  qui  pouvait  avoir  plu- 
sieurs actes  divertissants.  L'auteur  de  cette  amu- 
sante comédie  est  un  acteur  de  ce  digne  et  rengorgé 
Théâtre-Français,  qui  a  si  souvent  la  majesté  de 
l'Ennui  et  qui  s'appelle  orgueilleusement  la  Comé- 
die-Française, comme  s'il  avait  le  monopole  de  la 
comédie  !  Le  Théâtre- Français  est  une  serre  chaude 

21. 


370  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

où  les  amours-propres  des  acleuis  fleurissent,  comme 
les  orangers  en  Italie,  mais  en  fleurissant,  comme 
je  l'ai  entendu  dire  de  cerlains  cactus,  ils  produisent 
d'élonnantes  détonations!  M.  Prudhon,  qui  a  fleuri 
dans  cette  serre,  nous  a  donné,  cette  semaine,  le 
speclacle  d'une  de  ces  explosions  d"amour-propre 
qui  font  le  bonheur  de  ceux-là  qui,  comme  le  Tri- 
boulet,  aiment  encore  à  rire.  C'est  à  lui,  M.  Prudhon, 
que  nous  devons  ce  petit  chef-d'œuvre  naïf  de  V Ac- 
teur outragé. 

Et  l'acteur  outragé,  c'est  lui!  lia  fait  de  la  littéra- 
ture personnelle.  L'amour-propre  de  M.  Prudhon 
(un  amour-propie  d'acteur,  c'est  plus  fort  qu'un 
amour-propre  de  femme  !)  s'est  insurgé,  terrible, 
contre  M.  Sarcey,  qui  est  le  roi,  pourtant,  des  théâ- 
tres, un  bon  roi,  comme  le  roi  d  Yvetol,  et  qui  n'a 
pas,  dans  un  de  ses  feuilletons,  parlé,  dit-on,  avec 
une  considération  assez  respectueuse  du  visage  de 
M.  Prudhon,  qu'il  a  osé  trouver  niais!  Le  niais  s'est 
révolté.  Il  est  devenu  superbe.  Il  a  voulu  jouer  le 
rôle  du  Cid,  contre  M.  Sarcey,  pour  le  punir  de 
ne  pas  l'avoir  trouvé  beau.  Il  a  voulu  jouer  le 
rôle  du  Cid,  non  pour  un  soufflet  sur  la  joue 
de  son  père,  mais  sur  sa  propre  joue  à  lui,  cette 
joue  enflée  d'importance  dans  ce  rôle  de  bellâtre 
amoureux  qu'on  lui  donne  parfois  à  jouer  au  Théâ- 
tre-Français, à  ce  truculent  etbucculent  acLeur  !  Il  a 
—  le  croirait-on?  et  pourquoi  pas,  dans  ce  siècle-ci, 


L "acteur  outbagé  371 


qui  ressemble  à  la  fin  d'un  repas  d'ivrogne?  —  eu 
l'impertinence  d'envoyer  à  son  juge  naturel,  M.  Sar- 
cey,  des  témoins  qui  ont  dû  le  sommer  d'avoir  à 
faire  réparation  aune  figure  que  M.  Sarcey  n'avait 
pas  prise  pour  un  visage...  quand  il  parlait  du  mas- 
que d'un  comédien,  qui  n'est  jamais  la  figure  de 
personne  puisqu'elle  est  celle  de  tous  les  personna- 
ges qu'il  joue,  et  que  son  mérite  de  comédien,  quand 
il  en  a  une,  c'est  de  l'oublier. 

A  cette  prétention  impertinente  de  faire  le  Cid 
avec  M.  Sarcey,  qui  aurait  pu  être  cruel,  M.  Sarcey 
a  eu  la  bonté  de  répondre  avec  la  miséricordieuse 
pitié  du  sens  commun,  et  cette  comédie  qui  promet- 
tait tant  a  fini  là,  au  grand  regret  de  ceux  qui, 
d'après  un  si  joli  commencement,  avaient  espéré 
davantage  ! 


II 


Mais,  quoiqu'elle  n'ait  pas  assez  duré,  cette  petite 
comédie,  très  gaie,  à  l'envers  de  tant  de  comédies 
actuelles  qui  sont  si  tristes,  a  du  moins  prouvé  qu'en 
France  la  Comédie  n'est  pas  tout  à  fait  morte  et 
qu'elle  a  des  manières  charmantes  de  mourir  et  de 
palpiter  en  expirant,  comme  le  dauphin,  qui  n'est 


372  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

jamais  plus  beau  que  quand  il  meurt.  Elle,  la  Co- 
médie, n'est  jamais  plus  drôle  !...  Y  a-t-il  plus  comi- 
que, en  effet,  qu'un  comédien  qui  se  fâche  tout  rouge 
parce  qu'on  dit  qu'il  a  l'air  bête,  et  qui,   Don  Qui- 
chotte, chevalier  de  la  triste  figure  qui  est  la  sienne, 
veut  se  battre  pour   lui-même  comme  l'autre  se 
battait  quand  on  trouvait  laide  sa  Dulcinée  du  To- 
boso?...    Et  si  vous  ajoutez  au  comique  de  cette 
vanité  de  paon  mâtiné  de  dindon,  et  qui  en  a  la 
colère,  que  l'acteur  fait  de  ces  deux  volatiles  est  un 
acteur  du  Théâtre-Français,  de  ce  grand  Théâtre  du 
passé,  qui  a  vu  des  acteurs  comme  Talma  et  Mlle 
Mars  invulnérables   à  tout  ce  qu'on  pouvait  dire 
d'eux  et   si  la  Critique  les  faisait  saigner  gardant 
spirituellement  en  eux  le  secret  de  leurs  blessures, 
le  comique  de  la  chose  ne  devient-il  pas  alors  un 
comique  énorme  et  compliqué  à  faire  rire  toute  une 
époque  qui  saurait  rire,  —  qui  se  connaîtrait  en 
ridicule,  —  au  lieu  d'être  une  époque  qui  ne  s'y 
connaît  plus  et  qui  peut  bien  même  être  capable  de 
méconnaître  celui-ci,  malgré  sa  grosseur? 

Car  le  plus  ridicule  des  deux  n'est  pas  celui  qu'on 
pense  :  ce  n'est  pas  ce  pauvre  acteur  de  M.  Prudhon, 
qui  n'a  pas,  pour  se  consoler  de  ce  qu'on  dit  de  sa 
figure,  le  talent  qu'avaient  Talma  et  Mlle  Mars,  et 
qui  n'a  pas,  lui,  plus  de  raison  de  s'en  consoler  que 
ne  l'aurait,  si  l'on  disait  du  mal  de  la  sienne,  le  coif- 
feur du  Théâtre-Français;  —  non!  le  plus  ridicule 


l'acteur  outragé  •'•"<:! 


des  deux,  c'est  noire  temps,  c'est  l'époque  même 
qui,  avec  ses  idées  d'égalité,  a  tourné  plus  de  têtes 
parmi  nous  que  n'en  tourne,  proportion  gardée,  le 
Théâtre-Français  parmi  ses  acteurs  !  C'est  l'époque, 
l'époque  folle  d'un  orgueil  de  domestiques  en  révolte, 
qui  a  brouillé  les  rangs  et  nié  insolemment  les  hiérar- 
chies! C'est  l'époque,  l'époque  révolutionnaire  qui  a 
rosé  en  principe  que,  toujours  et  partout,  un  homme 
était  l'égal  d'un  autre  homme,  et  qui,  du  coup,  —si 
ce  coup-là  pouvait  porter, —  tuerait  certainement  la 
Comédie  !  Car  la  Comédie  (si  vous  voulez  bien  y  pen- 
ser une  seconde),  c'est  l'envahissement  des  amours- 
propres  qui  s'efforcent  de  grimper  les  uns  sur  les 
autres,  c'est  les  prétentions  universelles  des  sots, 
c'est  le  ridicule  éternel  de  l'homme,  qui  n'a  pas  été 
emporté  avec  l'ancien  régime,  et  qui,  sous  tous  les 
régimes,  est  le  même  ridicule  éternel  ! 

Au  xvne  siècle,  sous  Louis  XIV,  la  comédie  nous 
donnait  le  Bourgeois-Gentilhomme.  Sous  la  Répu- 
blique d'aujourd'hui,  nous  avons  l'acteur  qui  veut 
être  gentilhomme  à  son  tour,  et  qui  est  aussi  comi- 
que que  M.  Jourdain,  s'il  ne  l'est  davantage!  Ah! 
Stendhal,  ce  penseur  trop  pressé,  dont  l'esprit  était 
une  montre  qui  allait  trop  vite,  disait  déjà,  en  1836, 
que  la  Comédie  était  impossible.  Mais  Stendhal,  s'il 
revivait  une  heure,  que  dirait-il  en  voyant  cet  acteur 
qui,  malgré  l'air  bête  que  lui  trouve  M.  Sarcey, 
n'est  ni  plus  boe,  ni  plus  ridicule,  que  beaucoup 


374  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

d'autres  qui  se  font,  dans  une  société  égalitaire  et 
philanthropique,  les  spadassins  de  leur  propre  per- 
sonnalité?... 

Il  pourrait  le  trouver  logique,  ce  pauvre  acteur, 
à  qui  son  époque  a  appris  que  l'égalité  était  mainte- 
nant le  principe  qui  devait  régir  le  monde,  et  qui, 
comme  tant  d'autres,  a  avalé  cette  bourde-là;  il 
pourrait  le  trouver  logique,  mais  il  en  rirait,  Sten- 
dhal, comme  Triboulet  lui-même!  Malgré  le  prin- 
cipe de  l'égalité  auquel  il  croyait  aussi,  Stendhal 
trouverait  aussi  comique  quu  Triboulet,  qui  n'y 
croit  pas,  le  cartel  de  M.  Prudhon  à  M.  Sarcey,  ce 
prodigieux  cartel  d'un  acteur  jugé  au  critique  dra- 
matique qui  le  juge  ! 

Logique  ou  non,  car  la  logique  n'empêche  pas  de 
rire  de  ce  qui  est  gai,  Stendhal  et  Triboulet  ne 
pourraient  s'empêcher  de  trouver  d'un  ridicule 
achevé  et  d'un  impayable  comique  cette  petite  comé- 
die de  l'Acteur  outragé,  —  la  seule  de  la  semaine 
dont  nous  ayons  à  vous  parler,  —  et  dont  le  prin- 
cipal personnage  est  un  homme  qui  prend  parti 
pour  sa  figure,  comme  il  prendrait  parti  pour  celle 
de  sa  maîtresse,  contre  un  critique  qui  ne  l'a  pas 
regardé  comme  un  Antinous,  e'-  qui  lui  a  trouvé  (à 
ses  dépens,  s'il  se  trompe,)  la  figure  bête  quand  il 
faudrait  qu'elle  eût  de  l'esprit. 

Ici,  ce  n'est  pas  seulement  la  figure  qui  en  a 
manqué. 


IIISTRÏONJSME  ET  FÉTICHISME 


23  Mai  1881. 
I 


Pendant  que  les  feuilletonistes  du  lundi,  tout  à 
fait  déconfits  par  le  néant  dramatique  de  ce  temps 
spirituel,  attendent,  chaque  semaine,  une  pauvre 
pièce  qui  ne  vient  pas  pour  en  rendre  compte  et 
faire  honnêtement  leur  métier,  la  "Comédie,  qui 
n'est  plus  sur  le  théâtre,  descend  et  s'étale  dans  nos 
mœurs...  La  semaine  dernière,  c'est  un  comédien 
qui  nous  l'a  donnée  à  ses  dépens  ;  —  celte  semaine, 
c'est  une  comédienne  encore,  mais  qui  n'a  pas  été 
seule  à  la  jouer!  La  Comédie  de  celte  semaine  n'a 
été  ni  au  Théâtre-Français,  ni  au  Vaudeville, 
ni  au  Gymnase,  ni  à  aucun  autre  théâtre  de  Paris; 
elle  a  été  au  Havre,  non  pas  sur  le  théâtre  du  Havre, 
où  c'eût  été  sa  place,  mais  en  plein  Havre,  en  plein 
port  du  Havre,  en  pleines  rues  du  Havre,  où  la 
rentrée  de  Mlle  Sarah  Bernhardt  revenant  d'Amé- 
rique a  été  saluée  et  fêtée  comme  celle  d'une  sou- 


376  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 

veraiue  rentrant  dans  son  royaume...  Farce  triom- 
phale, de  proportion  immense,  qui,  malheureuse- 
ment, n'est  pas  une  farce,  mais  une  naïve  et  colos- 
sale badauderie,  dont  le  spectacle  incomparable- 
ment ridicule,  parmi  les  ridicules  contemporains,  a 
été  donné  à  la  France  tout  entière,  assez  bêle 
peut-être  aussi  pour  en  donner  un  semblable  dans 
chacune  de  ses  villes  s'il  prenait  fantaisie  à  Mlle 
Sarah  Bernhardt  de  s'y  montrer  ! 

Certes  !  en  comique  sérieux  et  en  ridicule  pro- 
fond, ceci  est  d'une  force  nouvelle  et  jusqu'à  ce 
beau  jour  inconnue  !  Mais  ce  n'est  pas  à  la  comé- 
dienne, objet  de  celte  idolâtrie  folle  de  tout  un  peu- 
ple, que  je  reprocherai  le  ridicule  démesuré  de  son 
triomphe.  Je  veux  êire  très  doux  pour  elle,  au  con- 
traire. Ce  n'est  pas  sa  faute!  Elle  ne  peut  pas  plus 
prendre  un  bâton  avec  ceux  qui  l'adorent  que  Céli- 
mène...  Elle  s'est  laissé  faire,  comme  toute  bonne 
fille...  Elle  s'est  laissé  rouler  —  délicieusement, 
j'imagine,  —  dans  toute  cette  gloire  préparée,  ar- 
rangée pour  elle,  et  dont  elle  n'a  vu  que  l'éclat.  Et 
que  vouliez-vous  donc  qu'elle  fil  ?..  Que  vouliez-vous 
qu'elle  fit  contre  tous  ceux  —  une  ville  en  masse  — 
qui  l'ont  acclamée  et  trailée,  dans  une  grande  ville 
de  cette  France  si  drôlement  républicaine,  comme, 
dans  le  même  moment,  on  traitait  à  Vienne  l'archi- 
duchesse Stéphanie,  la  fiancée  de  l'héritier  de  la 
couronne  impériale    d'Autriche  !    Quelle    tête  de 


IIISTRIONISMK    ET    FÉTICHISME  377 

femme  y  aurait  résisté?  Et  elle  est  deux  lois  femme, 
puisqu'elle  est  actrice.  Les  femmes,  d'ailleurs,  — 
actrices  ou  non,  —  ont  été  créées  et  mises  au  monde 
pour  croire  les  hommes,  et  elle  en  a  cru,  ce  jour-là, 
des  milliers!  Pourquoi  donc  n'aurait-elle  pas  par- 
tagé l'illusion  qu'elle  donnait?...  Gomment  n'en 
aurait-elle  pas  été  fière,  enivrée,  heureuse,  affo- 
lée?... Unimbécille  à  qui  l'on  dit  quatre-vingts  fois 
par  jour  qu'il  a  du  génie,  finit  par  le  croire,  et 
ils  étaient  plus  de  quatre-vingts,  au  Havre,  l'autre 
jour,  pour  lui  dire  qu'elle  est  le  génie  même  delà 
scène  en  personne,  ce  qui,  par  parenthèse,  ne  serait 
ni  très  grand,  ni  très  gros  !...  Comment  ne  le  croi- 
rait-elle pas? 

Il  faut  une  tête  à  la  Cromwell  pour  ne  pas  être  dupe 
et  enivré  des  applaudissements  de  la  foule  et  pour 
dire  le  mot  dégrisant  et  dégrisé  :  «  Ils  applaudiraient 
«  bien  davantage  encore,  si  on  me  conduisait  à 
«  l'échafaud.  »  L'éehafaud,pour  une  actrice,  c'est  la 
chute  et  c'est  le  sifflet.  Mais  Mlle  Sarah  Bernhardt, 
qui  n'a  que  la  tête  de  son  sexe,  ne  peut  croire  désor- 
mais ni  au  sifflet,  ni  à  la  chute.  Seulement,  je  veux 
être  juste,  elle  est  innocente  de  tout  cela  ;  elle  est  in- 
nocente de  sa  gloire  d'aujourd'hui.  Elle  n'est  montée 
dans  aucun  ballon.  Klle  n'a  fait  ici  aucune  sculpture. 
Elle  ne  s'est  couchée  dans  aucun  cercueil.  Elle  ne 
s'est  permis  aucun  charlatanisme.  Elle  a  été  pure 
pour  la  première  fois.  Pure  de  toute  coquetterie  avec 


378  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

le  public,  ce  public  amoureux  d'elle,  qui  a  été  aussi 
pour  la  première  fois  l'auteur,  et  l'acteur,et  le  specta- 
teur de  la  pièce  jouée  à  son  bénéfice  si  magnifique- 
ment au  Havre,  l'autre  jour,  en  ce  temps  d'histrio- 
nisme  et  de  fétichisme  qui  n'est  pas  rare  chez  les 
vieux  peuples,  et  dont  elle,  Sarah  Bernhardt,  faute 
d'autres,  est  présentement  le  Manitou. 


Il 


Car  nous  en  sommes  arrivés  là,  et  c'est  de  là  qu'il 
faut  regarder  ce  qui  vient  de  se  passer,  au  Havre, 
par  dessus  la  tête  de  Mlle  Sarah  Bernhardt  que  ceci 
ne  regarde  plus,  et  ce  qui  est  diablement  plus  haut 
que  l'actrice...  Les  peuples  finissent  toujours  comme 
ils  ont  commencé.  Us  ont  commencé  par  des  fétiches 
et  des  histrions  (l'éternel  tombereau  de  Thespis),  et 
ils  finissent  par  des  histrions  et  par  des  fétiches,  et 
quelquefois  leurs  derniers  fétiches  sont  leurs  derniers 
histrions.  Ces  vieillards  de  peuple,  qu'il  faut  amuser 
comme  des  enfants  parce  qu'ils  retournent  à  l'en- 
fance, finissent  par  n'avoir  plus  de  passion  que  pour 
leurs  amuseurs  !  Décadents  à  force  d'être  civilisés, 
saignés  à  blanc,  et  d'émotion  épuisés  par  le  fait  de 
toutes  les  révolutions  qui  ont  passé  sur  eux,   ils  ont 


IIISTRIONISME   ET   FÉTICHISME  379 


la  reconnaissance  de  leurs  vieux  nerfs  pour  ceux-là 
qui  leur  ont  donné  leurs  dernières  sensations  ner- 
veuses... 

Et,  jusque-là,  tout  est  très  bien  et  très  naturelle- 
ment se  conçoit  ;  mais  ce  qui  se  conçoit  moins  et  ce 
qui,  pourtant,  n'en  prouve  que  plus  la  vieillesse  des 
peuples,  c'est  la  médiocrité  des  fétiches  de  leur  der- 
nière heure,  c'est  le  peu  qu'il  faut   pour  être  adoré 
d'eux, quand  ils  sont  imbécillisés  par  la  vieillesse... 
Ce  n'est  pas  l'admiration  de  Cicéron  pour  Roscius 
qui  étonne.  Non  !  Pas  plus  que  celle  de  Napoléon 
pour  Talma.  Mais  c'est,  le  jour  où  lout  s'en  vient 
bas  dans  Rome  dégradée,  c'est  l'amour  des  histrions 
quelconques.  Ce  n'est  plus  l'amour  de  l'artiste  qui 
joue  les  chefs-d'œuvre  de  Plaute  et  de  Térence,  ce 
n'est  plus  même  l'amour  du  joueur  de  flûte  et  du 
mime  et  du  danseur,  contre  lesquels  le  hargneux  pu- 
ritain  de  Juvénal  a  tant  déclamé;  car  ils  pouvaient, 
après  tout,  être  de  grands  artistes.  Mais  ce  qui  affo- 
lait la  vieille  tête  de  Rome,  ce  n'était  plus  l'Art,  ni  le 
talent,  mais  la  fonction,   mais  ie  métier!  Et  quand 
Rome  devint  Constanlinople,  ce  furent  des  cochers 
-les  verts  et  les  bleus-  qui  lui  firent  tourner  sa 
vieille  tête,  comme  la  roue  de  leurs  chars  !  Elle  de- 
vint la  proie  et  la  prostituée  de  ses  cochers.  Ils  ré- 
gnèrent sur  elle  ! 

De  même,  aujourd'hui,  de  cela  seul  qu'elle  est  une 
actrice,  qu'une  actrice  devienne   l'idole  d'une  épo- 


380  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

que  vieillie,  rien  d'étonnant  ;  mais  que  cette  idole 
devienne  monstrueuse,  et  que,  sans  être  par  la 
beauté  ou  par  le  génie  ni  Mlle  Contât,  ni  Mlle  Mars, 
ni  Mlle  Georges,  ni  Mlle  Rachel,  ni  une  de  celles-là 
qui  dans  leur  temps  enchantèrent  les  hommes,  elle 
ait  eu  un  de  ces  triomphes  que  ces  femmes  nettement 
supérieures,  les  reines  de  leur  art,  n'auraient  pas  osé 
seulement  rêver  ;  qu'elle  ait  fait  pavoiser  des  vais- 
seaux dans  un  port  de  mer  et  hisser  des  pavillons, 
comme  s'il  s'agissait  d'une  victoire  de  la  France,  par- 
ce qu'elle  rapporte  dans  son  sac  huit  cent  mille  francs 
d'argent  américain  qu'elle  ne  versera  pas  dans  les 
mains  de  l'État,  ceci  est  tellement  prodigieux  dans 
les  prostitutions  de  la  vieillesse  d'un  peuple,  que 
cela  restera  dans  l'Histoire  dramatique  et  littéraire 
du  xixe  siècle  comme  un  événement  historique 
ineffaçable,  pour  l'instruction  du  monde  et  pour  son 
mépris  ! 


III 


C'est  un  événement, en  effet,  l'événement  qui  donne 
la  juste  notion  de  l'état  intellectuel  de  la  France. 
C'est  une  mesure  de  l'anarchie  d'un  temps  où  tout 
se  trouve  abominablement  désorganisé  et  démanli- 


HISTMONÏSME   ET    FÉTICHISME  381 


bulé,  et  où  personnes  ni  choses  ne  sont  à  leur  place. 
Vous  vous  rappelez  Mme  Louise  Collet,  ce  grotesque 
et  insolent  Bas-bleu  qui  a  fait  son  bruit  plus  que  si 
elle  eût  été  quelque  chose,  et  qui  maintenant  est 
ensevelie  à  cent  mille  pieds  sous  terre  et  dans  l'ou- 
bli. Eh  bien,  Mme  Collet  avait  fait  chauffer  au  gou- 
vernement italien  un  vapeur  de  l'État  pour  la  por- 
ter dans  les  bras  deGaribaldi,  et  voici, pour  pendant, 
Mlle  Sarah  Bernhardt,  que  j'aime  mieux  que 
Mme  Collet  !  qui  fait  pavoiser  les  vaisseaux  français, 
nous  ont  appris  les  journaux,  ces  sonneurs  de  trompe 
à  son  service.  Et,  de  fait,  ce  sont  les  journaux,  aussi 
badauds  que  le  public,  et  même  plus  badauds,  puis- 
que ce  sont  eux  qui  ont  allumé  le  public,  ce  sont 
eux  qui  ont  préparé  et  fait  au  Havre  le  triomphe  de 
Mlle  Trajan  Bernhardt  !  Ce  sont  eux  qui  ont  chanté 
cet  opéra,  renouvelé  de  l'autre!  Ce  sont  eux  qui,  en 
se  répétant,  ces  trompettes  du  rabâchage,  ont  poussé, 
par  tout  ce  qu'ils  ont  dit  d'elle  depuis  dix  ans,  à  la 
démonstration  insensée  du  Havre,  à  ce  délire,  à 
cette  absurdité  ! 

Que  n'ont-ils  pas  dit  de  la  Grande  Actrice,  de  la 
Voix  d'or,  de  la  légendaire  Voix  d'or,  de  ce  merle 
blanc  des  grandes  actrices  ?...  Ah  !  ce  sont  eux  qui 
se  sont  montrés  les  Hâvrais  avant  les  Hâvrais.  Ce 
sont  eux  qui  se  sont  montrés  des  Hâvrais  avant  d'al- 
ler au  Havre  ;  car  ils  y  sont  allés,  au  Havre,  pour 
assister  au  triomphe  de  la   fille  de  leurs  articles, 


THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 


croyant,  ces  dévoués,  partager  la  gloire  avec  elle  ! 
On  les  a  vus  partir  en  troupe,  tous  fiers,  à  l'avance, 
de  lui  composer,  de  toutes  leurs  importantes  person- 
nes, un  Élat-Major!  Ils  se  sont  dit  qu'on  écrirait 
leur  nom  à  la  lumière  de  son  nom,  et  que  ce  serait 
toujours  là  une  petite  réverbération  de  ce  nom  sur 
le  leur  !  Et  ceux-là  mêmes  qui  n'ont  pas  pu  partir  et 
quitter  Paris,  et  qui  ne  pouvaient  par  conséquent 
bénéficier  des  éclaboussures  de  cette  gloire  montrées 
orgueilleusement  sur  les  habits  des  valets  de  pied 
qui  marchaient  derrière  la  voiture,  ceux-là  ont 
poussé  aux  roues,  à  distance,  dans  les  descriptions 
qu'ils  ont  faites  de  la  marche  triomphale  à  laquelle 
ils  auraient  voulu  assister  !  Quelques-uns,  il  est  vrai, 
plus  spirituels  peut-être  que  les  autres,  et  qui  sait  ? 
peut-être  jaloux,  ont  trouvé  la  chose  si  étonnam- 
ment forte  que,  pour  ne  pas  paraître  tout  à  fait  les 
jocrisses  à  queue  rouge  du  cortège,  ils  l'ont  blaguée 
en  la  racontant. 

La  blague  sauve  tout  en  France.  C'est  la  moque- 
rie sans  griffes  d'un  temps  qui  n'a  pas  celles  du  lion. 
C'est  le  fleuret  boutonné  de  la  lâcheté  moderne  qui 
peut  toujours  dire  à  l'amour-propre  qu'elle  a  blessé  : 
«  Pourquoi  vous  fâchez-vous?...  je  blaguais.  »  Les 
blagueurs  de  Mlle  Sarah  Bernhardt  sont  capables 
de  se  vanter  à  elle  de  lui  avoir  été  utiles,  et  elle,  qui 
se  connaît  en  ces  utilités  de  publicité,  capable  à  son 
tour  de  les  inviter  aux  dîners  et  aux  fêtes  qu'elle  ne 


IIÎSTRIONISME   ET   FÉTICHISME  383 

manquera  pas  de  donner  en  arrivant  à  Paris.  Ils 
auront  eu  l'air  de  se  moquer  d'elle;  mais  ce  n'aura 
été  qu'un  air,  un  air  de  plus  dans  la  tempête  d'une 
renommée  que  tout  le  monde  a  soufflée,  et  dont  nous 
sommes  tous  plus  coupables  que  la  femme  heureuse 
qui  en  jouit. 


LE  PRETRE 


30  Mai  188 i. 


C'est  un  début,  et  c'est  un  succès  très  brillant,  que 
cette  pièce  du  Prêtre,  jouée  hier  soir  au  théâtre  de 
la  Porte-Saint-Martin  et  applaudie  comme  on 
applaudissait  autrefois,  aux  plus  beaux  jours  de  ce 
théâtre.  L'auteur,  M.  Charles  Buet,  a  fait  souligner 
par  l'acteur  qui  l'a  nommé  que  c'était  là  son  premier 
ouvrage  dramatique,  et  j'aime  cette  coquetterie 
modeste  et  orgueilleuse  à  la  fois.  C'est  une  affirma- 
tion et  c'est  une  promesse.  L'auteur,  qui  croit  en  lui 
avec  juste  raison,  vous  fait  partager  l'espérance  de 
le  voir  prendre  au  théâtre  une  place  que  depuis 
longtemps  personne  n'y  prend  plus.  Après  ce  que 
je  viens  de  voir  et  d'entendre,  je  ne  serais  nullement 
étonné  que  le  jeune  homme  qui  a  écrit  le  Prêtre  fût 
une  tête  dramatique  d'un  ordre  fécond  et  élevé,  et 
que  la  pièce  qui  le  tire  aujourd'hui  avec   éclat  de 

22 


386  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

l'obscurité  fût  la  première  d'une  série  glorieuse. 
M.  Charles  Buet,  s'il  est  nouveau  au  théâtre,  n'est 
pas  nouveau  dans  les  lettres.  C'est  un  journaliste 
de  beaucoup  de  verve  et  d'ardeur,  et  c'est  aussi  un 
romancier.  Mais  ni  sa  verve  de  journaliste,  ni  son 
talent  de  romancier,  ne  lui  ont  valu  ce  que  vient  de 
lui  donner,  en  quelques  heures,  son  drame  du  Prê- 
tre, c'est-à-dire  une  place  désormais  visible  au 
soleil  de  !a  publicité  ! 

Et  l'on  peut  dire  qu'il  l'a  conquise  !  car  il  avait 
contre  lui  l'inexpérience  d'un  genre  de  littérature 
qu'il  abordait  pour  la  première  fois,  et  de  toutes  les 
difficultés  à  vaincre  la  plus  grande,  —  celle  même 
du  sujet  qu'il  avait  choisi...  En  effet,  le  prêtre,  —  le 
prêtre  catholique,  s'il  reste  prêtre  avec  son  caractère 
sacerdotal,  est  le  personnage  dramatique  le  moins 
sympathique  à  la  foule...  Le  courant  magnétique 
des  sentiments  communs  manque  entre  eux...  Le 
prêtre  catholique  a  une  moitié  de  lui-même  dans  le 
surnaturel,  et  le  public,  le  public  de  ces  derniers 
temps  qui  devient  de  plus  en  plus  impie,  ne  sait 
plus  entrer  dans  cette  lumière.  Pour  faire  accepter 
le  prêtre,  pour  le  rendre  intéressant  et  pathétique 
sans  fausser  la  grande  notion  qu'il  exprime,  il  fal- 
lait une  force  et  une  dextérité  exceptionnelles,  et 
M.  Charles  Buet  lésa  eues.  Il  a  même  eu  l'audace 
de  sa  force.  Il  a  bravement  intitulé  son  drame  : 
Le  Prêtre.  Dans  l'état   actuel    de   l'opinion,  c'était 


LE    PRÊTRE  387 

presque  provocateur  ;  mais  il  a  su  imposer  à  un 
public  peu  respectueux  d'ordinaire  pour  les  prêtres 
le  respect  du  sien,  et  c'est  avec  ce  prêtre,  resté 
prêtre  dans  la  pureté  de  son  personnage,  qu'il  l'a 
passionné  !... 


11 


Disons-le  tout  de  suite,  parce  que  c'est  son  mé- 
rite et  sa  gloire,  l'auteur  de  ce  drame,  qui  révèle 
une  puissance  d'autant  plus  grande  qu'elle  s'exerce 
à  une  immense  hauteur  dans  l'ordre  moral,  a 
dédaigné  de  se  servir  du  diabolisme  humain  des 
passions  mauvaises  insurgées  dans  le  cœur  de 
l'homme  contre  le  sentiment  du  devoir.  11  n'a  point 
donné,  lui,  le  cœur  de  son  prêtre  à  dévorer  aux 
passions  qui  dévorent  celui  du  prêtre  de  Notre- 
Dame  de  Paris,  dont  le  sang  vierge  bout  pour  une 
vile  bohémienne,  et  qui  font  de  la  vie  de  ce  prêtre 
impur  une  anticipation  de  l'Enfer...  Dans  le  Prê- 
tre, de  M.  Buel,  le  Diable  n'est  point.  11  n'y  a  que 
Dieu  !  Il  n'y  a  ici  qu'un  fils,  animé  du  plus  beau 
sentiment  qui  soit  parmi  les  hommes,  luttant  con- 
tre un  autre  fils  encore,  le  fils  de  Dieu,  qui  est  le 
Prêtre,  et   c'est  le  combat  de  ces  deux  fils,  —  le 


388  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

fils  de  la  chair  et  le  fils  de  la  grâce,  —  IuLlant  de 
sublimité  dans  un  cœur  qui  les  contient  tous  les 
deux,  que  l'auteur  nous  a  montrés  avec  une  vi- 
gueur qui  l'a  sauvé,  d'une  originalité  si  profonde 
et  si  belle  ;  car  c'était  si  haut,  cela,  qu'on  pouvait 
croire  que  le  public,  l'épais  et  vulgaire  public,  ne 
s'élèverait  pas  jusque-là,  et  cependant  M.  Buet  l'a 
pris  dans  ses  bras  et  l'y  a  porté.  Il  fallait  qu'il 
eût  les  bras  bons  !  Chose  rare  au  théâtre,  et  surtout 
à  cette  heure  de  Naturalisme,  d'avoir  pu  élever  son 
public  jusqu'à  la  hauteur  des  sentiments  héroïques 
et  surnaturels  ! 

La  donnée  de  ce  drame  était  si  simple,  mais  si 
pleine,  et  l'auteur  si  fort,  qu'il  eût  pu,  selon  moi, 
ne  pas  jeter  l'Inde  et  ses  tableaux  à  travers,  et 
négliger  tous  ces  détails  de  mise  en  scène  asiati- 
que qu'il  a  cru  peut-être  nécessaires  au  succès 
d'une  pièce  qui  n'avait  pas  besoin  de  cela.  Il 
aurait  été  plus  digne  de  l'auteur  du  Prêtre  de 
rejeter  des  tableaux  faits  pour  prendre  la  foule  et 
de  serrer  dans  un  autre  cadre  plus  austère  l'idée, 
les  passions  et  les  événements  de  son  drame,  indi- 
qués d'ailleurs  avec  tant  de  netteté  et  de  pathéti- 
que dès  le  prologue.  J'aurais  voulu  le  voir  rester 
sur  le  terrain  de  ce  prologue  et  ne  pas  s'en  aller  si 
loin  !  Je  n'ai  pas,  il  est  vrai,  à  signaler  les  combi- 
naisons qu'il  fallait  pour  que  le  drame  restât  plus 
longtemps  et  plus  approfondi  sous  nos  yeux.  L'au- 


LE   PRÊTRE  389 

tcur,  ce  me  semble,  avait  assez  de  talent  pour  les 
trouver  ;  mais  si  nous  n'eussions  assisté  qu'aux 
développements  continus  du  drame  seul,  sans  tous 
ces  spectacles  de  la  guerre  des  Anglais  et  des 
Indiens  qui  l'alanguissent  et  l'assoupissent,  mais 
ne  le  font  pas  oublier,  l'œuvre  aurait  pris  alors  le 
caractère  du  chef-d'œuvre.  Or,  ces  détails,  qui 
paraissaient  peut-être  indispensables  dans  l'anxiété 
du  succès,  l'étaient  si  peu  qu'ils  ont  souvent  impa- 
tienté le  public,  qui  désirait  l'étreinte  du  drame  et 
qui  a  supporté  sans  murmurer,  en  l'attendant,  tous 
ces  détails,  tant  il  se  sentait  empoigné. 


III 


Maintenant,  le  drame,  qu'il  ne  fallait  pas,  selon 
moi,  lâcher  une  minute,  même  pour  courir,  aux 
Indes,  après  le  succès,  le  voici  dans  ce  que  j'ap- 
pelle sa  plénitude  et  sa  simplicité. 

Le  marquis  de  Champlaurent  a  été  assassiné  par 
son  ami  Olivier  Robert,  un  scélérat,  qui  a  su  faire 
guillotiner  à  sa  place  un  vieux  mendiant  breton 
dont  il  avait  pris  les  habits  pour  commettre  son  as- 
sassinat. Parti  avec  l'argent  de  l'ami  qu'il  a  tué, 
Olivier  Robert  a  fait    aux  Indes   une  fortune  de 

22. 


300  THÉÂTRE     CONTEMPORAIN 


commerçant  et  d'aventurier,  comme  on  en  fait  dans 
ce  pays  où  tout  semble  colossal  et  démesuré.  C'est 
l'étalage  de  celte  fortune,  c'est  la  description  des 
mœurs  anglaises  mêlées  aux  mœurs  indiennes  qui 
comblent,  dans  la  pièce,  l'intervalle  des  années  qui 
ont  suffi  pour  faire  des  hommes  des  enfants  de 
l'assassiné,  et  pour  les  rejeter,  grâce  à  ces  circons- 
tances mystérieuses  qui  sont  la  vie,  dans  la  voie 
fastueuse  et  sombre  de  l'assassin...  L'un  est  un 
officier  de  marine  au  service  de  la  France,  lequel 
devient  amoureux  de  la  fille  du  meurtrier  de  son 
père,  et  l'autre,  prêtre,  aussi  aux  Indes,  et,  toujours 
par  le  fait  des  circonstances  dont  l'homme  ne  sait 
jamais  le  premier  mot,  le  confesseur  de  l'assas- 
sin, condamné  à  mort  et  qui  va  mourir.  Le 
drame,  qui  n'est  qu'entre  ces  trois  personnes,  se 
concentre  plus  profondément  entre  le  prêtre  et  l'as- 
sassin. Jusqu'à  ce  moment,  le  prêtre  avait  prouvé, 
dans  beaucoup  d'actions  épisodiques,  qu'il  avait 
toutes  les  vertus  et  tous  les  dévouements  du  prê- 
tre ;  mais  le  voici  arrivé  à  la  grande  épreuve,  et,  au 
sixième  tableau,  le  drame  éclate,  avec  une  beauté 
qui  nous  dédommage  d'avoir  si  longtemps  attendu. 
Rien  de  plus  pathétique  et  de  plus  tragique,  en 
effet,  que  cette  nuit  entre  deux  hommes  dont  l'un 
vient  confesser  l'autre,  qui  est  l'assassin  de  son 
père  et  qu'on  va  passer  par  les  armes  au  premier 
rayon  de  l'aurore.  Le  prêtre  ne  sait  pas  que  c'est 


LE   PRÊTRE  391 


l'assassin  de  son  père;  mais  à  l'obstination,  à  l'im- 
pénitence,  à  la  fureur  de  cet  homme  qu'il  voudrait 
consoler  et  absoudre,  le  prêtre  pénétrant  a  vu,  de 
cet  œil  de  prêtre  qui  est  la  sonde  de  nos  cœurs, 
qu'il  doit  y  avoir  dans  la  conscience  de  cet  homme 
de  bronze,  que  rien  ne  peut  briser,  quelque  chose 
d'énorme,  qui  bouche  tout  à  l'aveu  et  qui  le  pousse 
à  la  colère,  à  la  haine,  à  l'ironie,  à  l'insolence,  à  tous 
les  crachats  du  mépris  ;  et  c'est  alors  qu'il  déploie, 
lui,  toutes  les  éloquences  du  prêtre  et  tous  les 
charmes  d'une  charité  divine,  pour  lui  faire  dire  ce 
mot  qui  apaise  tout  dans  nos  âmes,  même  avant 
que  Dieu  ait  pardonné.  La  scène  est  longue.  Le  prê- 
tre et  l'athée  assassin  sontin  fatigables. 

Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  une  scène  plus  longue 
au  théâtre,  et  elle  a  semblé  courte  tout  le  temps 
qu'elle  a  duré,  quoique  dans  la  salle  on  ne  respi- 
rât plus...  Mais  que  n'est-elle  pas  devenue,  ceLte 
scène  terrible,  quand  l'assassin,  pour  mieux  insul- 
ter et  blesser  ce  confesseur  qu'il  ne  peut  fuir,  puis- 
que ceux  qui  l'ont  condamné  à  mort  l'ont  enfermé 
avec  lui,  lui  jette  enfin  le  mot  de  la  rage  arrivée  à 
son  plus  affreux  paroxysme  :  «  Tu  parles  de  par- 
ce don,  prêtre  menteur  ;  me  pardonneras-tu,  à  moi,  à 
«  moi  qui  ai  assassiné  ton  père!...  »  Il  ne  fallait  rien 
moins  que  cet  horrible  aveu,  que  cette  pointe  du 
couteau  qui  a  tué  le  père  enfoncée  clans  le  cœur  du 
fils,  pour  réveiller  «  la  bête  endormie  »,  comme  il 


392  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

dit,  cet  admirable  prêtre,  dans  son  langage  sacer- 
dotal, du  plus  beau  sentiment  de  la  vie  comme 
nous  disons,  nous  qui  n'avons  pas  l'honneur  d'ê- 
tre prêtre  ;  car  pour  les  prêtres,  il  y  en  a  un  plus 
beau  ! 

A  ce  coup-là,  à  ce  mot-là,  il  faut  voir  Taillade 
prendre  sur  la  table  le  poignard  de  l'assassin  de 
son  père,  le  lever  sur  lui,  et,  tout  à  coup,  le  jeter... 
Ce  qu'on  en  dirait  ne  le  montrerait  pas. 


IV 


Et  il  n'a  pas  été  grand  acteur  que  là.  Le  drame 
continue  après  la  mort  de  l'assassin,  que  le  prêtre 
n'a  pas  converti.  Ceux  qui  l'ont  fusillé  ont  empêché 
le  prêtre  de  l'accompagner  au  supplice,  et,  au 
moment  où  il  va  se  jeter  par  une  fenêtre  pour  rejoin- 
dre le  condamné  sous  les  balles,  on  entend  les 
suprêmes  détonations.  Maintenant,  lui  qui  sait  touti 
parlera-t-il  ?  Dans  le  drame,  c'est  une  phase  nou- 
velle. Parlera-t-il?...  Empêchera-t-il  son  frère  d'é- 
pouser la  fille  du  meurtrier  de  son  père?...  Et  cette 
partie  de  la  pièce  de  M.  Charles  Buet,  Taillade 
la  joue  mieux,  selon  moi,  que  la  première.  Elle  con- 
vient peut-être  encore  mieux  au  talent  gouverné, 


LE    l'KKTRK 


réfléchi,  concentré  de  cet  acteur  qu'on  pourrait 
citer  parmi  les  profonds.  Il  n'est  pas  possible  d'être 
mieux  prêtre  dans  cette  pièce  qui  s'appelle  le  Prê- 
tre. Il  l'est  de  ton,  de  geste,  de  simplicité,  de  dou- 
ceur, d'émotion,  de  tenue  ;  il  fait  peau  avec  sa  sou- 
tane. On  dirait  qu'il  est  né  avec...  Puissance  de 
la  métamorphose  chez  les  grands  artistes!  Croi- 
rait-on que  c'est  ce  visage  qui  nous  épouvantait 
en  nous  froidissant,  quand  il  jouait  Saint-Just?... 
Dans  la  dernière  partie  du  drame  de  M.  Charles 
Buet,  où  il  y  a,  à  plusieurs  places,  des  choses  sha- 
kespeariennes, mais  où  j'aurais  voulu  des  mots 
shakespeariens  qui  malheureusement  n'y  sont  pas, 
Taillade  a  joué  véritablement  comme  il  aurait  joué 
dans  Shakespeare.  Quand,  écrasé  par  le  secret,  — 
l'affreux  secret  qu'il  sait  seul  et  qui  l'étouffé,  et  qui, 
s'il  le  dit,  va  étouffer  le  bonheur  de  son  frère  et  de 
la  femme  qu'il  aime,  —  il  m'a  rappelé  Hamlet  par 
l'incertitude,  le  déchirement,  le  remords  anticipé, 
la  vision  du  père  qu'il  voit  dans  sa  pensée,  — dans 
Vœil  de  sa  pensée...  Dans  la  chambre  du  crime,  où 
il  est  revenu,  où  il  est  plus  beau  qu'il  ne  l'est  pen- 
dant toute  la  pièce,  dans  cette  chambre  de  souve- 
nirs sanglants  dans  laquelle  il  erre,  cherchant  le 
spectre  adoré  qui  n'y  est  pas,  quand  il  frotte  son 
front  contre  les  colonnes  de  ce  lit  sombre  et  mue 
et  qu'il  en  caresse  les  lourds  rideaux  baissés  de  ses 
mains  tremblantes,  il  a  eu  plusieurs  fois  une  façon 


394  THÉÂTRE    CONTEMPORAIN 

de  renverser  sa  tête  devant  la  vision  de  son  père 
qui  me  la  faisait  voir,  à  moi,  et  qui  l'auréolisait 
d'amour  interrogateur  et  d'épouvante... 

Pour  moi,  c'était  Hamlet  devenu  prêtre.  C'était 
l'abbé Hamlet  !  Grand  honneur  pour  lui,  Taillade, 
de  rappeler  dans  un  rôle  de  M.  Buet  un  rôle  de  Sha- 
kespeare, et  grand  honneur  pour  M.  Buet  aussi, 
—  honneur  pour  tous  deux  ! 


TABLE 


Michel  Pauper 1 

Père  et  mari 11 

Théâtre-Français.  —  Quelques  acteurs  d'hier  soir.  21 

Mademoiselle  Bozzachi 33 

Une  fête  sous  Néron 47 

L'invalide.—  Le  cousin  Jacques. —  Le  Grand-Hôtel.  59 

La  part  du  roi 69 

Le  tremblement  de  terre  de  Mendoce 75 

Les  Mirabeau 83 

Le  mariage  de  Figaro 99 

Les  lionnes  pauvres 115 

Anne  de  Kerviler 127 

Le  père  prodigue 139 

M.  Mounet.  —  Début  dans  Andromaque 151 

Les  braves  gens 161 

Divorçons 171 

Garibaldi 181 

Le  mariage  d'Olympe 189 

Pourquoi  il  n'y  a  pas  de  feuilleton  de   théâtre  au- 
jourd'hui   197 

Jack 204 

Janot 215 

Nana 225 

La  princesse  de  Bagdad 235 

Madame  de  Navaret 247 

Phryné 259 


398  TABLE 

Lucrèce  Borgia 267 

Les  fausses  confidences.  —  Débuts  de  M1'8  Tholer.  277 

Le  Parisien 287 

La  princesse  Georges.  —  La  visite  de  noces.    .    .  295 

Gymnase.  —  Miss  Fanfare 307 

Pas  de  feuilleton  ! 314 

La  reine  des  Halles.  —  Thérésa 321 

Madame  de  Maintenon 33i 

Monte-Carlo 341 

Le  monde  où  l'on  s'ennuie 349 

Le  drame  de  la  gare  de  l'Ouest.  —  La  petite  sœur.  359 

L'acteur  outragé 369 

Histrionisme  et  Fétichisme 375 

Le  Prêtre 385 


IMPRIMERIE  DE  L'OUEST,  A.   NEZAN.  —   MAYENNE 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 

Échéance 


The  Library 

University  of  Ottawa 

Date  due 


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CE    Pu        0551 

.823     1892 

COO        BARBEY     D'AUfi 

ACC#     1364703 


THEATRE     CO