L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
traduction et de reproduction.
Ce volume a été déposé au Ministère de l'Intérieur (section
de la librairie) en mars 1892.
Il a été tire de cet ouvrage dix exemplaires
sur papier de Hollande numérotés à la presse.
.T. BARBEY D'AUREVILLY
NOUVELLE SÉRIE.
THÉÂTRE
CONTEMPORAIN
PARIS
TRESSE & STOCK, ÉDITEURS
8, '.», 10, 11, GALERIE DU TIIÉATRE-FRAN<:.VI>.
PALAIS ROYAL
1892
PQ
,6
U
THEATRE CONTEMPORAIN
MICHEL PAUPER
Dimanche, 26 Juin 1870.
I
Eh bien, la noble et forte confiance en soi, le
talent, méconnu et repoussé pour une raison ou
pour une autre, la ténacité et l'audace, car il en
fallait pour ne pas être démoralisé par le refus des
directeurs qui démoralisent toujours, même les plus
fats, toutes ces choses ont vaincu ! M. Henri Becque,
le joueur, c'est le cas de le dire, fait Jouer sa pièce,
depuis huit jours, à ses frais, risques et périls, et
qui qu'en grogne? Et la pièce va ! Et le monde y
vient, y est attentif, et s'y passionne, et en sort
frappé avec le coup deceste, et se disant : « Ma foi !
c'est quelqu'un ou ce sera quelqu'un que ce jeune
1
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
homme ! » Et moi-même aussi, qui demandais, il y
a huit jours, à celle place, si la chose serait viable
et si je pourrais en parler, je la trouve viable et je
vais en parler aujourd'hui... Je vais vous en dire ce
que j'en pense. Dans les œuvres de l'esprit de
l'homme, c'est aussi mystérieux, le secret de la vie,
que dans les œuvres de la nature. On voit tel être
irrégulièrement conformé, à défauts nombreux et
déconcertants dans l'organisme, vivre pourtant et
quelquefois d'une vie forte ; et tel autre, harmonieux
à l'œil, ne pas pouvoir durer et se tenir... et périr.
L'œuvre de M. Becque est un de ces êtres mal con-
formés, mais qui ont la vie, ce don de la vie, qui
n'est pas tout, mais qui vaut mieux que tout, et
dont nous ne savons rien, sinon — quelle est 1
Et de fait, son Michel Pauper a, théâtralement,
beaucoup de défauts, et c'est peut-être à cause de cela
que les vieux routiers de l'anatomie théâtrale, qui
s'occupent comme du grand Œuvre de la conforma-
tion des pièces, ont pensé que celle-ci ne se meuvrait
pas, que ses organes n'auraient pas leur jeu, que
mise debout et droit sur elle-même, elle tomberait...
Ils avaient raison comme des docteurs, et ils se sont
trompés comme des docteurs ; car la vie nasarde la
science ! La vie fait des pieds de nez, longs comme
des trombones, à la science!! Et c'est ce qui est
arrivé au Michel Pauper de M. Becque. Pas si
Pauper, messieurs !
MICHEL PAUPER
La seule chose dont il semblait riche, ce pauvre
Paupcr, c'était de passion, de force interne, de vie
enfin ! Seulement, cette vie était si brutale et si dure,
et parfois si grossière, qu'elle épouvantait encore,
pour son compte, les vieux routiers, aux queues per-
dues dans les batailles, des Directions ordinaires, les
vieux chicaneurs d'anatomie, qui sont aussi des
peureux devant la vie, quand elle est violente, osée,
inflammatoire, et qu'elle ne leur demande pas la
permission de circuler sans congestion et d'après
le petit train-train des lois connues.
Les bégueules littéraires, qui si souvent se coulent
jusque dans la peau des directeurs de théâtre, ont dû
trouver presque indécente de brutalité cette pièce de
M. Becque, un Caquet bon-bec, pardieu ! un Bec-
croisé redoutable, qui se moque bien de fendre ces
délicats de haut en bas dans leur décence ! car sa
pièce est de la réalité la plus crue, de la réalité à
dégoûter, si vous voulez... Vous voyez que je ne mé-
nage pas le jeune homme qu'ils ont mis à la porte
et qui vient de rentrer par la fenêtre, après l'avoir
ouverte en en cassant un peu les vitres, au risque de
se couper les doigts ! ■
Pour mon compte, je ne le connais pas... Mais
pour ce qu'il a fait, je l'aime, ce jeune homme, et j'en
augure bien, et je trouve qu'il vaut bien la peine de
lui dire — à travers son succès — la vérité.
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
II
Or, la vérité, la voici. Pièce mal faite; c'est incon-
testable. L'inexpérience s'y trahit à toute place. La
règle qui veut qu'à la scène les choses s'engendrent
les unes par les autres, — que rien ne s'arrête et ne
s'interrompe dans la coulée, — qu'il n'y ait pas plus
là de solution de continuité que dans la nature, la-
quelle a horreur du vide, disaient nos aïeux, qui
n'étaient pas si bêtes, pour dire la manière dont elle
procède par dégradations et par nuances, — cette
règle suprême, qui n'est pas un préjugé, celle-là, y
est souvent et manifestement oubliée. Il y a des
scènes tout entières plaquées sur l'œuvre du dehors
au dedans, et comme après coup... Par exemple, la
scène des ouvriers qui viennent là pour faire un
triomphe à Michel Pauper, et, dans l'intention
de l'auteur, monter la tête à la jeune fille qui doit
l'épouser et qui en aime un autre. Cette scène a eu
son succès, et à quel prix? Grâce aux exécrables et
communes tirades sur la liberté et les autres imbé-
cillités politiques modernes, qu'un homme qui a de
la fierté dans le talent devait s'interdire comme l'a-
choppement le plus honteux des mendiants à plat
MICHEL PAUPER
ventre de popularité, qui tombent toujours sur leur
plat ventre à cette même place ! Mais cette scène
est évidemment un hors d'œuvre. D'ailleurs, ce n'est
pas elle qui fait plus grand Michel Pauper.
Et l'inexpérience du jeune auteur ne se montre
pas uniquement par des scènes appliquées violem-
ment sur le scénario, au lieu d'être amenées dans
le scénario par la force douce, latente et logique de
l'engendrement des faits, comme par exemple encore
la scène de Michel ivre et tombant dans la rue, qui
n'est, en vérité, qu'un tableau, — une exhibition
entre un rideau qui se lève et un rideau qui se
baisse. Elle se trahit ailleurs et dans des choses
bien autrement graves... Elle est surtout dans tout
le rôle, non pas positivement faux, mais faussé, de
la jeune fille (Hélène), que Michel Pauper finit par
épouser et qui est bien la plus insupportable péron-
nelle tout le long de son rôle, très bavard et très
long, et qui parle, parle, parle, non comme une
jeune fille, même comme elle, mais comme M. Becque
qui veut la faire odieuse et, par cela seul, ne l'a
point faite ressemblant...
Cette jeune fille est si peu une jeune fille, qu'elle
parle de sa virginité. Or, dans quel pays et dans
quel monde les jeunes filles parlent-elles de leur
virginité à la première personne venue et disent-
elles : « ma virginité »?... Même les conférencières
de ce temps qui se permet tout, en auraient-elles
6 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
une, ne le diraient pas ! Toul ce personnage de la
jeune fille à phrases impitoyables, dans toutes les
positions: avant sa chute, pendant sa chute, après
sa chute, et qui pourrait bien être impossible avec la
perfection de mère que M. Becque lui a donnée,
— car les filles sont plus solidaires de la vertu des
mères que M. Becque n'a l'air de le penser, —
celte jeune fille qui, le jour de son mariage, dit sa
faute à l'homme qui l'épouse au lieu de la lui dire la
veille, puisqu'elle lient à la lui dire, — ce qui empêche-
rait alors et la belle scène où la chose est dite, et le
dénouement de la pièce et de toute pièce, — oui ! ce
personnage de la jeune fille, la plus grosse des fautes
de M. Becque, pourrait être recommencé... Mais
Michel Pauper lui-même n'est pas sans reproche.
C'est un homme de génie, et c'est le génie aux
prises avec la passion qui finit par le déshonorer et
le tuer que M. Becque a voulu peindre. Je ne crois
point d'abord le point de vue qu'il nous ouvre par-
faitement juste. Je ne crois pas que jamais la pas-
sion tue le génie, qui est d'assez forte étoffe pour
résister à toutes les passions... Ce sont les êtres se-
condaires, les talents relatifs, en enfance, qui se
laissent manger vifs par ces ogresses de passions et
qui allument des réchauds et boivent des absin-
thes... mais des génies en plein développement, et
des génies de raison et de raisonnement autant que
d'intuition, puisque Michel Pauper est un génie
MICHEL PAUPER
scientifique, ne retournen t pas à leur vomissement
d'ivrognes parce qu'une petite fille qu'ils ont aimée
décampe avec un officier ! J'ai l'Histoire pour moi.
Où est le génie qu'une femme ait brûlé dans sa
jupe, imbibée d'eau-de-vie ?... M. Henri Becque a
obéi à une vieille idée fausse de ce temps, qui ne
connaît pas plus la moralité du génie que les autres
moralités. Cela m'étonne de lui ; car, à l'haleine de
sa pièce, il a peu d'entrailles pour ce temps. Mais
avec cette idée commune, M. Becque s'est encore
trompé. Il a fait, par amour de la crudité, de son
homme de génie, un voyou, et le génie n'est ja-
mais un voyou. II a beau naître dans la fange et
vivre dans la fange, il n'y pourrit pas: il est le dia-
mant dans la fange. Et Taillade, malgré son talent
de ce soir,a versé aussi de coté... L'acteur intelli-
gent devrait redresser son auteur quand il penche,
en pesant de toute sa force sur le côté contraire Tail-
lade l'a oublié. Et comme les ouvriers sont à la
mode et deviennent de plus en plus les rois des
rois, le génie n'a pas un moment, même dans la
scène d'amour, fait oublier l'ouvrier !
THEATRE CONTEMPORAIN
III
Vous le voyez, je plonge au fond. C'est l'essence
même des rôles, bien plus importante à mes yeux
que des combinaisons de scène, que j'attaque. Les
deux principaux rôles manques dans Michel Pau-
per, des situations navrantes, pathétiques et terri-
bles, enlevées avec un cabestan, peuvent-elles faire
oublier ce manquement capital ?... Voilà la question.
Toujours est-il que, pour le public, elles l'ont voilé.
On a été étreint. La main puissante, mais dure, de
M. Becque, nous a serré la gorge comme avec un
tourniquet. Le seul rôle de la pièce qui m'ait paru
bien fait, — absolument bien fait, — c'est l'officier, le
comte de Rivailles, joué par Angelo, je ne dirai pas
comme un ange, mais comme un diable, et un diable
froid. Il a exprimé avec un laconisme effrayant
et des gestes de rasoir, la dureté américaine de ce
temps américain jointe à la corruption française
actuelle, et cette affreuse combinaison a été de la
plus féroce vérité. Que M. Becque nous donne sou-
vent des types aussi cruellement réussis, et je lui
promets une fière place parmi les plus dévisageants
observateurs de notre jolie société.
MICHEL PAUPER 9
L'observateur, c'est le soubassement du poète
dramatique. C'est la moitié de ce que M. Henri
Becque veut être et peut-être de ce qu'il sera.
Et comme d'être un instant dans le vrai vous
donne de force ! Ce rôle du comte de Rivailles
est le seul rôle écrit de la pièce. Il est, du moins,
beaucoup plus pur de déclamation que les autres
rôles, qui en sont maculés et bouffis. On a comparé
M. Becque à M. Touroude, et l'un fait penser à
l'autre. Us sont énergiques tous les deux et réalistes,
comme on dit maintenant, mais en énergie réaliste,
puisque réaliste il y a, M. Becque est à M. Tou-
roude ce que le comparatif est au positif (jugez de
ce que sera le superlatif quand nous l'aurons!), et
comme écrivain il lui est infiniment supérieur. Au
milieu de choses qui rappellent trop M. Touroude, il
en est d'autres que M. Touroude n'aurait jamais
écrites. Il y a dans Michel Pauper quelques tirades
qui jaillissent bien ; mais que M. Becque prenne
garde à la déclamation! C'est là son écueil... Je
le lui signale. Il n'a pas le génie du monosyllabe :
le mot qui mord mieux que la phrase ! Le dialogue
ne se brise pas assez dans sa pièce. On y procède
trop par discours, et puisque c'est un réaliste que
M. Becque, qui aime l'énergie, fût-elle basse, je vais
le payer en sa monnaie : « On y tient trop longtemps
« le crachoir. »
1.
10 THEATRE CONTEMPORAIN
IV
Parmi les acteurs, on a remarqué Clément Just
dans le rôle moraliste de la pièce, mais sa voix ne
sort pas et c'est dommage ; Angelo fait équation
avec son rôle : c'est le meilleur miroir à mettre sous
les yeux de l'utilitarisme corrompu de ce temps
maudit, pour qu'il en meure d'horreur, s'il a la for-
ce d'en mourir ; Mlle Raucourt, froide jusqu'à
faire craindre le contact de ses beaux bras ; Taillade,
superbe dans la scène où il piétine sa femme, après
l'avoir adorée 1 bien moins beau, quoi qu'on ait dit,
dans les scènes d'ivrognerie et de folie où le sou-
venir éclatant de Frederick (dans le père Gâchette)
plane trop sur son front et y envoie de l'ombre.
Les autres n'existent même pas.
PÈRE ET MARI
Dimanche, 3 Juillet 1870.
I
lisse sont déjà nommés « l'École Brutale ». Et,
réellement, ils sont brutaux, et pour école... je ne
sais pas s'ils feront école, mais je sais qu'ils peu-
vent encore y aller ! Ils sont très jeunes. Ils ne sont
pas très nombreux : trois ou quatre, au plus. M. Tou-
roude, le premier dans l'ordre des représentations,
a-t-il trente ans? M. Henri Becque, vingt-cinq? Et
M. Bergerat?... On m'a dit que M. Bergerat n'en
avait que dix-huit. Dix-huit ans ! C'est la beauté du
diable pour les filles. C'est le talent du diable pour
les garçons. M. Bergerat — le nom même est jeune
et pastoral — serait donc le Chérubin de l'Ecole
Brutale, et moins un brutal qu'un brutalin ; car il
est doux et fleuri dans son langage, s'il est rude en
ses situations. Vous rappelez-vous, dans le Médecin
malgré lui, l'enfant qui tombe du haut d'un clocher,
12 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
et qui, frotté du baume de Sganarelle, se relève et
s'en va jouer à la fossette?... M. Bergerat n'est
pas tombé du haut de sa pièce : au contraire ! On
ne l'a frotté d'aucune façon... Et s'il est allé, après
son succès, jouer à la fossette, il en reviendra bien-
tôt, qui sait ? avec une bonne pièce, et pour n'y pas
retourner; car il sera devenu un homme tout à fait.
Et que cela soit, j'en serai très heureux et je n'en
serai pas très étonné. Il y a peut-être dans M. Ber-
gerat, comme dans M. Touroude, comme dans
M. Becque, l'étincelle divine ou diabolique du théâ-
tre, et, certes ! ce n'est pas moi qui voudrais l'étouf-
fer. Qu'elle devienne une flamme de torche, un jour,
et qu'elle nous embrase! Seulement, tout à l'heure,
ce n'est encore que l'étincelle d'une allumette.
N'importe ! l'allumette a pris.
II
Je n'étais point à la première représentation de
Père et Mari; mais j'^i lu sur ce drame des feuil-
letons extrêmement favorables, et j'ai voulu juger
par moi-même le brutal nouveau qui venait de naî-
tre. J'avais, la semaine dernière, été brutalisé suffi-
samment par M. Becque, qui n'y va pas de main-
PÈRE ET MARI 13
morte, comme vous l'avez vu... Je crois bien, sauf
erreur, que c'est encore lui le plus brutal de tous,
et j'étais curieux de M. Bergerat, de ce petit dernier
dans la brutalité, qui mêle au réalisme des autres
brutaux un filet de langage alambico-poétique qu'ils
ne connaissent pas, et, pour M. Bergerat probable-
ment, la dernière fleur de rhétorique restée dans ses
cheveux !
J'ai donc vu ces trois actes de Père et Mari. C'est
le sujet de la Mère et la Fille, mais le Théâtre est
une Maison d'indigents, où il n'y a jamais que deux
ou trois sentiments, deux ou trois situations, deux
ou trois caractères, toujours les mêmes, qu'il faut
cuisiner comme on peut pour en changer le goût,
chose difficile ! M. Bergerat a donc fait ce qu'il a pu
de la Mère et la Fille, et il en a fait Père et Mari.
Une mascarade ! La mère est bien encore ici la
rivale de la fille, mais c'est pour mettre en lumière
les mérites et les vertus extraordinaires du mari. Le
plus heureux des trois, cette bonne charge, est ici
le plus malheureux, mais le plus intéressant des
trois, et certainement le plus sublime de la pièce ;
car il est sublime... et la tendance en faveur des
maris trompés, qui se précise si drôlement depuis
quelque temps dans cette époque sans foi et sans
moralité, continue. Le cocuage battu, meurtri, par
terre et humilié, fait ses relevailles, des relevailles
superbes ! et M. Bergerat, avec son allumette de
14 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
pièce, a allumé pour ces relevailles un cierge de
plus. On a vu, dans le Jacques de Mme Sand, un
cocu, amoureux à la philosophe, se tuer pour faire
place dans son lit à l'amoureux de sa femme (et ils
n'ont pas encore osé, les petits-fils de cette mère
Gigogne du roman, mettre à la scène ce cocu-là),
mais en voici un aujourd'hui qui, par amour non
de sa femme, mais de sa fille, la donne, sa fille, à
l'amant de sa femme qui l'a cocufié. Sujet digne
de l'École brutale, puisqu'elle se nomme ainsi !
Coup de poing solidement appliqué, et à fyire crier
celui qui le reçoit, comme cela, en pleine poitrine,
mais qui n'a pas fait trop de dégât sur cette tète de
Turc qui est la caboche du public. La tête de Turc
a même été très voluptueusement flattée de le rece-
voir...
C'est que l'École brutale n'est pas l'École mo-
rale. C'est quelle n'est pas plus morale que le
public. L'École brutale ne se soucie que des faits
de la passion et des actes de la sensibilité. Or, la
sensibilité n'a point de devoirs; elle n'a que des
émotions. Si l'homme n'est que sensible et s'il est
plus sensible comme père que comme mari, il
a raison de préférer sa fille à sa femme et à son
honneur de mari, comme le M. Mauvillain de la
pièce de M. Bergerat ; mais si, par hasard, et
hasard très possible, il était plus sensible comme
ornant que comme père, il préférerait sa maîtresse
PÈRE ET MARI 15
à sa progénilure, précisément comme le fait natu-
rellement la très naturelle Mme Mauvillain, qui
préfère son amant à sa fille pendant toute la
pièce, excepté au dénouement, parce que; misère !
il faut un dénouement. — Tel est le sens profond et
vrai qu'il faut dégager de ce drame de Père et
Mari ; si tout est dans le sentiment, ils ont tous
raison dans cette pièce. Tau; in y vaut Maraud,
Maraud y vaut Taupin, et Mauvillaine, qui est
fort vilaine, y vaut Mauvillain. On ne sait plus
qui condamner et qui absoudre. On est ému, et
cela suffit à ce public qui n'a pas plus da mora-
lité dans la tête que les amuseurs qui lui font
des pièces, et qui jouent, pour le plaisir de jouer
et pour ce que cela leur rapporte, sur !es cordes à
violon de sa pitoyable sensibilité !
III
Donc, premier point : absence de portée morale et
sociale, pièce purement ou plutôt impurement phy-
sique ; — aussi peu morale et sociale qu'un coup de
bonnet chinois ou de grosse caisse ! Cela fait tres-
saillir, puis cela finit par agacer... Les jeunes gens
de dix-huit ans appartenante ce moment du xixe
16 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
siècle ne peuvent pas, du reste, savoir qu'il doit y
avoir autre chose dans des pièces de théâtre, pour
qu'elles soient des chefs-d'œuvre, que de la sen-
sibililé à faire jouir ou à faire saigner. Mais,
second point qui touchera peut-être plus M. Ber-
gerat: absence tout aussi complète d'habileté et
de vraisemblance pendant toute la pièce, qui se
casse à chaque instant et qui continue d'aller
comme si elle ne s'était pas cassée ! Ainsi, quand
Mauvillain demande au jeune homme qui se trouve
être le double amant de sa femme et de sa fille, la
raison qui l'empêche de revenir chez sa fiancée,
d'où il s'est sauvé comme un pleutre épouvanté qui
n'a ni sang-froid ni tenue (est-ce qu'il a aussi dix-
huit ans?...), et que le double amant lui répond:
C'est l'honneur! Y imbéc'ûie de notaire, — Mauvillain
est notaire, — et, selon M. Bergerat, le plus intelli-
gent, le plus sensible, et même, bone Deus ! le plus
poétique des notaires, — Mauvillain devrait com-
prendre et il ne comprend pas ! ! Tout le monde
dans la salle, et quand Mme Mauvillain ne serait pas
dans le cabinet à côté, comprendrait ce que le
double amant veut dire, mais Mauvillain, Mauvil-
lain à la tête aussi dure qu'ornée, ne comprend
pas, et la scène, qui pour le public est finie à
ce mot, va son train comme si de rien n'était ! Ainsi,
encore, lorsque le double amant a reçu vertueuse-
ment ce soufflet pour lequel il ne veut pas se battre
PÈRE ET MARI 17
Mauvillain finit par s'en retourner seul vers sa fille
mourante, seulement, avant de partir, il dit à l'a-
mant : « Je reviens dans une heure et je vous de-
ce fends de sortir », on se demande quel droit et
quelle puissance se croit Mauvillain, pour dire à un
homme qui n'a pas peur de lui quoiqu'il ne veuille
pas se battre : « Je vous défends de sortir » et pour
qu'il en soit obéi; et on se répond qu'il faut bien
que Mauvillain retrouve sa femme chez son amant
et comprenne enfin, en l'y voyant, ce qu'il n'a
pas compris déjà, quoique ce fût plus clair que le
jour.
Et tout, tout, est de cette force de combinaison
et de cohésion dans ce drame de pièces et de mor-
ceaux! Je ne multiplierai pas des exemples que
je pourrais multiplier. J'ai reproché à M. Becque,
l'aîné de M. Bergerat, des solutions de continuité
dans Michel Pauper, des gaucheries de main, des
inexpériences, et j'en trouve dans Père et Mari
d'aussi grandes et d'aussi nombreuses.
Supprimez les brutalités de situation, obtenues
en marchant perpétuellement sur la vraisemblance,
et vous n'avez plus, en effet, dans cette pièce, que
deux ou trois jolis détails, comme la scène d'a-
mour, par exemple, entre la jeune fille et son
fiancé, après qu'elle est guérie de l'émotion dont
elle a bien failli mourir. Et encore ces jolis détails,
à l'exception de cette scène qui file dans une
18 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
simplicité charmante, sont le plus souvent gâtés
par un langage d'une préciosité à faire pâmer tou-
tes les Bélises de la terre.
On a déjà cité celte larme de Dieu (Dieu pleurant
est une idée assez cocasse!) dont ce grand garçon
en habit noir et ce gros paquet de femme de qua-
rante ans sont faits, et ce n'est là peut-être qu'une
réminiscence malheureuse de la larme d'Éloa, dans
le poème d'Alfred de Vigny, mais il est d'autres
ridiculités du même genre en cette pièce brutale et
mièvre tout à la fois, dont la langue, incorrecte et
quintessenciée, relève également de la grammaire
de Martine et de la métaphysique de Gathos.
IV
Je ne dis donc pas tout, mais je ne veux pas
insister. Je n'éteindrai pas l'allumette... J'ai cru un
instant, puisque nous étions de l'Ecole brutale, que
nous allions avoir un drame qui eût fait tout hurler
autour de nous. J'ai vu l'heure où la Passion fou-
lerait aux pieds la Maternité, ce qui eût été nouveau
au théâtre et eût arraché le cœur au public, mania-
que de maternité ! J'ai vu l'heure où la femme du
drame de M, Bergerat, violente, éperdue, et logique
PÈRE ET MARI 1')
dans sa passion comme un boulet de canon est logi-
que, sauterait pardessus le lit de sa fille expirante
pour s'en aller avec son amant! Mais cette femme
s'est brisée aussi. Elle s'est brisée comme les scènes
dont j'ai parlé plus haut. Et elle a fini par donner le
plus choquant des démentis à ce qu'elle est dans tout
le cours de la pièce, en redevenant mère larmoyante
et dévouée, d'amante furieuse qu'elle était. Physiolo-
giquement, moralement, de toute façon, la chose est
impossible- C'est là une bévue en nature humaine...
Mais la nature humaine ne se sait pas à dix-huit
ans !
Dix-huit ans, voilà donc l'excuse et le mérite de
cette pièce. C'est un début de dix-huit ans. Quel
âge avait M. Emile Augier quand il nous donna la
Ciguë, cette pièce qui semblait avoir été faite pour
une distribution de prix d'un collège de jésuites, par
un rhétoricien de seconde année? Eh bien, avec ses
ruptures, ses maladresses, son mauvais français, son
manque de moralité, j'aime encore mieux que la
Ciguë la brutalité que voici ! J'y sens plus dix-huit
ans... La pièce, d'ailleurs, est bien jouée. Talien y
est excellent. Mais je ne l'aime point quand il se
met à genoux devant sa fille. Je sais bien que c'est
là une inspiration d'un temps où tout, dans les sen-
timents et dans les mœurs, est défoncé et coule dans
la fosse commune de l'égalité. Mais les vrais pères,
selon moi, ne s'agenouillent pas devant leurs enfants.
20 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Ils n'ont point de ces positions idolâtres. Ils ne
mettent pas dans leurs tendresses les airs inces-
tueux que ces façons, reçues au théâtre maintenant,
semblent y jeter.
Un sifflet, — un seul, — qui ne m'a pas fait
l'effet d'un sifflet littéraire, a distillé tenacement
son venin de son dans un coin, on ne savait où...
Cela a duré longtemps ; puis la bouche d'envieux
(probablement) qui sifflait s'est lassée, et le reptile
s'est tu...
Il y avait longtemps que je n'avais entendu quel-
que chose d'une aussi vilaine expression que ce
sifflet.
THEATRE-FRANÇAIS
QUELQUES ACTEURS D'HIER SOIR
10 Juillet, 1870.
I
Excepté l'Ombre, pas ombre de première repré-
sentation cette semaine! Or, l'Ombre n'est pas de
mon département, à moi... Les Opéras-comiques —
ou non comiques — ne me regardent pas, et de spec-
tacle simplement littéraire, aucun ne s'est produit
en ces derniers huit jours. Tout ce qu'on joue, pour
l'heure, dans les quelques théâtres restés ouverts —
rari nantes — au fait, en ce moment de chaleur, on
y nage ! — a été jugé suffisamment ici, et il n'y a
pas à y revenir. C'est bien assez d'y être allé... Sans
le Théâtre-Français, on n'aurait point de feuilleton
aujourd'hui.
Mais le Théâtre-Français n'a pas besoin de pre-
mière représentation pour être intéressant. Le
Théâtre-Français a cela de bon et de supérieur que
son répertoire est plus varié que celui des autres
22 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
théâtres, et que, même dans les vieilles pièces qu'on
a vues déjà, il a, par ses acteurs et leur manière de
jouer, l'art de faire revenir, — cet art difficile de
faire revenir, aussi difficile pour les théâtres que
pour les femmes 1
Hier soir, justement, j'y suis revenu. On y jouait
trois pièces qui ne sont pas des nouveautés, mais
qui ont fait l'effet d'être neuves par le talent des in-
terprètes. C'étaient : Faute de s'entendre, — Il ne
faut jurer de rien, — et le Dernier quartier. Trois
petites choses, dont une perle, une vraie perle, celle-
là: Il ne faut jurer de rien! (si, pardieu ! j'en jure-
rais!), et les deux autres, deux perles de verre, mais
qu'ils ont, ces acteurs, ces bijoutiers de la diction,
enchâssées dans l'or fin d'un jeu si léger que les
femmes qui étaient là, ce soir, les ont prises pour
vraies et les ont mises, avec plaisir, à leurs oreilles.
II
La perle vraie, ils l'avaient, du reste, campée
adroitement entre les deux autres pour les faire pas-
ser. Si c'avait été un diamant, elle aurait tout brûlé,
tout ébloui, tout consumé de sa flamme. Les deux
QUELQUES ACTEURS D'HIER SOIR 23
verroteries n'auraient été, à côté, que deux mor-
ceaux de verre, bons seulement pour tromper des
sauvages... Mais la perle n'a pas Yabsolu sans pitié
de l'éclat du diamant, ce cruel despote de feu! La
perle n'est pas si méchante. C'est, au contraire,
une bonne fille, qui se laisse regarder et n'écrase
personne... Elle est douce, et plus elle est fine et
plus elle est douce, et probablement elle rend doux;
car après II ne faut jurer de rien, j'aurais presque
juré que ce n'était ni faux, ni commun, ni bourgeois,
ni Marivaux manqué, le Dernier quartier de
M. Pailleron, et c'eût été un faux serment! !
Cette pièce, ils l'ont jouée la dernière des trois,
comme s'ils avaient voulu qu'une dernière lueur
d'Alfred de Musset, qu'on venait de voir, restât sur
elle. Ils l'ont jouée avec toutes leurs rubriques de bi-
joutiers. Ils l'ont tournée et retournée sur toutes ses
facettes de bouchon de carafe mal taillé, avec leurs
habiles mains de gens qui sauraient faire jouer toutes
les girandoles de la lumière dans de simples cail-
loux. Rien de plus prestigieux et de plus magique
que cela !...Got, qui faisait le mari dégoûté du miel
de sa lune, en son dernier quartier, et qui a assez de
son pot de miel ; Got, que nous venions de voir en
cuistre d'abbé accompli dans 11 ne faut jurer de
rien, avait revêtu, pour mieux jouer le mari de Vau-
deville, mauvais ton et mauvais sujet, l'air des vers
de M. Pailleron eux-mêmes. On les connaît, ces
24 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
vers ! Got s'adaptait à eux par la tenue vulgaire, par
les indignes favoris du bourgeois, le pantalon béant
sur la botte, toute la Revue des Deux Mondes sur
le dos, coupée en redingote (ce qui vous donne une
idée de ce commun réussi !), mais il en différait par
le mordant, le brio, la gaîté, l'emportement de cette
gaîté qui emportait jusqu'à la lourdeur de ces vers
sans ailes, de ces vers patauds et pingouins, qui
n'ont qu'une membrane et qui font les légers.
Got a jonglé, comme avec des oranges, avec ces
melons creux qui devraient éternellement rester sur
la borne. Il les a jetés en l'air avec une sûreté de
main et aussi à la tête de Mlle Royer, qui les lui a
renvoyés, ma foi ! avec la même sûreté, le même
entrain, et une vivacité inspirée par la verve de Got :
les acteurs, quand ils sont bons, s'allumant les uns
par les autres, étant, les uns pour les autres, des
piles de Volta, des électricités! Got a été le feu;
Mlle Marie Royer, la poudre... Je ne l'avais jamais
vue, Mlle Marie Royer, que la Correction, l'irré-
prochable Correction. Je n'avais jamais eu à lui
faire que ce seul reproche, — mais il est très grand,
— d'être irréprochable. Eh bien, ce soir, la Correc-
tion est devenue la Grâce, et la Grâce vive qui sait
jouer au volant avec des raquettes brillantes comme
des miroirs ardents, et qui l'enlèvent, ce volant,
cette grosse boule de liège et de plomb de M. Pail-
leron, et finissent par la mettre à feu comme si
QUELQUES ACTEURS D'HIER SOIR 25
c'était une grenade ! Mlle Marie Royer — je peux
le lui dire maintenant, puisque c'est passé, — ne
me plaisait pas ; mais elle me plaît, à dater de ce
soir... Et même elle m'a semblé jolie par la grâce
de la Grâce 1 Les rayons de ses yeux, qu'elle a tou-
jours très beaux, ont eu plusieurs éclairs charmants.
Ah! qu'elle reste toujours ainsi, je l'en supplie!
Qu'elle ne rentre pas dans l'étui de cette perfection,
d'où elle ne se tirait pas assez... Qu'elle fasse tou-
jours, comme ce soir, craquer ce corset trop juste
de la Correction, dans lequel je la trouvais trop
droite, et, que diable ! qu'elle le déchire un peu !
Gela n'en vaudrait que mieux.
Got, lui, n'a pas besoin de conseils. Il va tout
seul. Et comme il va ! comme il va ! Depuis quelque
temps, je le suis, et Dieu sait quel plaisir il me
donne, cet écureuil, qui monte toujours ! Quo non
ascendet?... Le rôle du mari, englué dans son pot
de miel et qui y barbotte, et qui cherche à s'en dé-
barbouiller, est un rôle très en dehors, et il le joue
avec un relief incroyable ; mais le rôle de l'abbé,
dans II ne faut jurer de rien, est un rôle qui porte
en dedans, un rôle tout en physionomie, en attitu-
des, en gestes, en monosyllabes, et il le joue avec la
même supériorité. Je l'ai dit plus haut : c'est le cuis-
tre le plus superbe et le plus travaillé (travaillé
pour arriver au naturel) qu'on ait jamais vu au
théâtre. C'est la rose bleue de la cuistrerie, obtenue
2
26 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
par un genre de culture et d'écussonnage entière-
ment inconnu avant Got. Tout y est : le visage, le
port de tête, la voix, la manière de mettre son cha-
peau,— et quel chapeau! le berceau de Moïse! — de
se moucher comme après vespres sous la lampe du
chœur ou dans la sacristie, de donner ses cartes au
piquet, de porter sa lanterne. C'est tonitruant de
vérité dans un vent coulis ; car c'est un humble
vent coulis que ce plat soutanier qui n'est qu'un
domestique qu'on fait asseoir dans le salon, par
respect pour l'Église, et qui s'y assied, dans ses
ingénues culottes noires, sur des tapisseries avec
leurs aiguilles, par respect pour la noblesse.
En voyant Got, hier, en ce tout petit rôle, grand
comme la main, dans lequel il a pu tasser et faire
tenir un cuistre cubique, je me demandais, moi qui,
en l'ait de théâtre, reviens toujours un peu de Pon-
toise, si Got a joué quelquefois le Tartuffe, et je
me répondais que s'il ne l'a pas joué, il est arrivé
à cetle minute de sa maturité où il peut aborder ce
maître rôle, raté jusqu'ici presque par tous ceux
qui l'osèrent, avec la plus désespérante unanimité...
Tartuffe, en effet, a cet air, cette pleutrerie, ce nez,
cette oreille rouge, cetle gaucherie ineffable. Le
cuistre, ici, est à la peau, comme chez Tartuffe.
Mais, dans Tartuffe, l'hypocrite est dans le sang, et
l'obscène, à chaque instant, crève le mystique.
Got, j'en suis sûr, est capable d'exprimer cette
QUELQUES ACTEURS D'HIER SOIR 27
affreuse et grotesque combinaison. Il n'est que drôle
dans l'innocente caricature d'Alfred de Musset,
mais il pourrait devenir d'un comique sinistre et
profond dans la coupable de Molière...
Quel talent d'expression physique ! Hier soir, il
n'avait presque rien à dire avec la bouche, mais
comme il a dit, avec son corps tout entier! Pendant
que la vieille baronne parlait à Van Buck, lorsque
la partie de piquet a été interrompue, il a eu une
manière d'essuyer ses lunettes, dans son piètre
abandon à la table de jeu, qui faisait éclater de rire
toute la salle. Et pourtant la baronne est un rôle
adorable, caressé par de Musset dans le temps
qu'il pouvait l'étudier chez Mme de Castries, et joué
par Mlle Nathalie aussi adorablement qu'il est ado-
rable... Après Got, Mlle Nathalie est la plus grande
actrice de cette miniaturesque comédie. Elle a joué
tout son second acte avec un air, un ton, et une si
jolie imperlinence, que c'était presque à tomber à
ses pieds, pour les amateurs, s'il en est encore, de
ces enchanteresses de vieilles femmes-là !
A-t-elle été assez spirituelle et tout à la fois assez
absurde? Assez méprisante et assez aimable et assez
frivole, assez délicieusement vaine et assez incorri-
giblement romanesque, et, par dessus tout cela,
assez femme comme il faut qui ne se gêne avec per-
sonne, parce qu'elle se sent la conscience qu'elle est
parfaitement au-dessus de tous ?... A-t-elle eu
28 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
assez de hauteurs, de questions, de distractions,
d'interrogations, d'interruptions?... A-t-elle assez
traité la conversation comme une grosse moutte traite
le fil qu'elle casse du peloton qu'elle roule?... A-t-
elle assez divinement jaboté?... Mlle Nathalie a fait
à l'incomparable cuistrerie de Got le repoussoir le
plus gai et le plus élégant, dans sa beauté étoffée
qui s'étale en ses vastes jupes de douairière... et,
comme lui, a-t-elle fait assez comprendre à nous
tous qui étions là cette vérité que nient les charpen-
tiers dramatiques du temps : c'est que rien ne vaut
ce bout de dentelle d'une conversation dans une pièce,
que l'action la plus intéressante est encore l'action
de la Répartie, et que le Dialogue soufflette, haut la
main, toutes les Situations !
III
Chose qui semble étonnante, tout d'abord, mais
qui n'est pas inexplicable ! ce sont ceux-là qui fai-
saient les vieux, dans cette pièce d'une gaîté si
jeune qu'elle n'a pas vieilli avec les années qui
sont venues, qui m'ont paru, de beaucoup, les meil-
leurs... Thiron, dans l'oncle Van Buck, a été non
pas rondement, mais carrément comique. Or, les
oncles carrés valent bien les oncles ronds. C'est une
QUELQUES ACTEURS D'HIER SOIR 29
variété de comique. Thiron, avec sa figure écrasée
mais expressive, a été une espèce de Hollandais en-
richi qui admoneste son neveu avec des solennités
dans le ton, que le neveu fait fondre dans une plai-
santerie et un verre de vin, quand il le faut. Ils se
taquinent tous deux, et ils s'aiment. La taquinerie,
quand on s'aime, n'est-elle pas la plus charmante
expression de la tendresse?... Thiron a été excellent
et neuf avec ses phrases suspendues comme celles
d'un orateur embarrassé. Quand, dans le bois où
son neveu attend la jeune fille qui a accepté le ren-
dez-vous, il se grise, il passe admirablement par
toutes les nuances de l'ivresse, en les marquant avec
beaucoup de tact...
Seuls donc, les jeunes, les amoureux, ont semblé
en disproportion avec les autres interprètes de la
pièce. C'était Mme Lafontaine, que je trouve un peu
madame et un peu brune, et qui ne le fait pas ou-
blier, pour jouer cette souvenance de Marguerite
allemande, cette jeune fille ingénue qui vient au
rendez- vous dès qu'on fait pstt ! et dont les mains
roses offrent à son amant une tasse de bouillon
comme, s'il était sylphe, elle lui offrirait une tasse
de rosée dans le calice d'un lys ! Delaunay faisait
l'amant, l'amant présomptueux, qui jure de n'être
pas pris à la souricière de l'amour et qui s'y trouve
pris comme un souriceau. Delaunay a joué cet amou-
reux-là comme un amoureux ordinaire avec son ta-
2.
30 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
lent ordinaire, mais il fallait bien plus. L'amoureux,
dans de Musset, est toujours idéal. Que Delaunay
joue les amoureux de M. Augier, très bien, mais
ceux de de Musset !... Dans tous les autres rôles du
Spectacle dans un fauteuil, l'auteur d'il ne faut
jurer de rien avait, certes ! assez d'invention et
d'impersonnalité pour créer des natures différentes
de la sienne ; mais pour les amoureux, il ne pou-
vait se dédoubler de lui... Le poète tenait bon dans
l'amour et chantait toujours un peu, même en cette
prose de comédie, mélodieuse encore comme une
mandore dont les cordes ont été coupées...
Partout, dans tous ses amoureux, et c'est pour
cela qu'ils sont si difficiles à joue1*, Alfred de Musset
reparaît, et non pas le de Musset des derniers temps,
mais l'Alfred de Musset des premières heures fortu-
nées, l'Alfred de Musset, Brummell et Byron tout
ensemble, qui portait l'habit vert aux boutons d'ar-
gent de ce temps-là avec une désinvolture si noncha-
lante, et à la boutonnière l'œillet blanc, pâle de
volupté. Jamais Delaunay, avec sa veste de photo-
graphe en velours et son air de chef de rayon à la
Belle Jardinière, tel qu'il était hier aux Français,
jamais Delaunay, avec cette voix qui nasille aux
premiers mots de la phrase et qui détonne à la fin,
ne pourra être cet amoureux idéal (17/ ne faut
jurer de rien, qui commence par Lovelace et qui
finit par Roméo.
QUELQUES ACTEURS D'HIER SOIR 31
A la scène, c'est une chose triste à dire, mais on
dépend de son physique plus qu'on ne croit. Les
acteurs, ces amours-propres de femme, ne veulent
pas le comprendre ; et hier soir j'en ai eu une autre
preuve encore. Coquelin, qui certainement est une
intelligence d'artiste, Coquelin ne s'était-il pas per-
mis de jouer le rôle d'un amant jaloux et discret
dans Faute de s'entendre?... Au point de vue du
solfège, il a bien joué : il a bien dit ce qu'il avait à
dire, avec l'inflexion qui convenait ; mais cette tête
pétrie pour le comique, cette tête de marmouset
énergique, aux narines ouvertes, faites pour le rire
large et la grimace mouvementée des Scapins, a
manqué presque tous ses effets, ce soir-là, par le
souvenir de tous ceux qu'il ne manqua jamais. Là
où il était touchant, la salle riait.
Je ne suis guères arrivé que vers la fin de cette
première pièce : Faute de s'entendre, mais je suis
encore arrivé à temps pour voir cela !
MADEMOISELLE BOZZACHI
23 Juillet 1870.
1
C'est un canonicat, pour l'heure, qu'un feuilleton
dramatique. Le théâtre nous fait trop de loisirs.
Les ardentes préoccupations de guerre qui mettent
à feu tous les cerveaux encore plus que le soleil, vont
prolonger et faire plus morte encore cette morte
saison des théâtres. Le spectacle, le vrai spectacle,
sera à la frontière. Dans quelques jours, on ne verra
plus, on ne regardera plus que de ce côté... On y
regardait déjà hier, en voyant danser la petite Boz-
zachi, pour laquelle le public se montre infiniment
bon et aimable, comme le bon Dieu dans les prières
du soir.
J'y étais donc, — à la voir, hier, cette petite fille
qui deviendra peut-être une grande danseuse, cette
espérance en fleur, cette étoile qui sort à mi-rayon
34 THEATRE CONTEMPORAIN
de l'eau... J'y étais en ma qualité de chanoine du
moment, en feuilletoniste de loisir qui n'a plus rien
à faire en littérature, en besogne intellectuelle, que
de juger des jambes, des bras et des airs de dan-
seuse, et vous dire ce qu'il pense de cela.
Mais cela, c'est de l'esprit encore ! Je ne suis pas
de ceux qui font peu d'état de la danse. Je ne suis
pas de ceux qui disent : bête comme un danseur ou
comme une danseuse ; car le mot est t'ait pour tous
les deux, puisqu'ils pratiquent le même art et font
les mêmes choses avec des organes différents. Si on
ne l'applique pas aussi cruellement à la danseuse
qu'au danseur, c'est que les hommes ont un sexe ;
mais un sexe n'est pas une opinion. Bête comme un
danseur!... Oui! comme un danseur bête. Mais s'il
ne l'est pas? S'il a de l'expression, de la physiono-
mie, du geste, de la passion, il peut avoir de l'esprit,
de l'âme, et même du génie ! Un grand danseur
n'est pas nécessairement plus bête qu'un grand
chanteur ou qu'un grand comédien. Ils ont tous les
trois des talents d'expression, dans des ordres diffé-
rents, mais qui peuvent être d'une force égale. Le
proverbe est donc injuste et bête lui-même ; car
l'Injustice n'est pas qu'une vilaine, c'est une sotte
aussi ! Le mot de bête comme un danseur est un
mot de culde-jatte. C'est évidemment quelque mal-
heureux cul-de-jatte vexé, crevant de dépit dans sa
jatte, qui a fait ce mot absurde et insolent, lequel,
MADEMOISELLE BOZZACIII 35
par exemple, il faut en convenir, pour un mot de
cul-de-jatte, a fait du chemin.
Il est vrai qu'on l'a parfois arrêté net au passage !
Partout où s'est élevée une supériorité dans cet art
difficile de la danse, — le plus dilficile certainement
des aris d'expression, — le mot impertinent n'a
plus passé. On lui a barré le chemin... Et cette pe-
tite fille qui débute et qui poind en danseuse de
l'avenir va probablement le lui barrer encore, et de
son oharmant pied tendu, — comme elle sait le ten-
dre, — lui casser le nez !
II
Car, elle, plus qu'une autre, est le contraire de
bête, et d'elle plus que de personne on peut dire
que sa danse a de l'esprit... Quand la vie l'aura
prise, cette enfant de seize ans, comme l'air la prend
quand elle s'élance, elle mettra dans son jeu bien
des choses qui n'y sont pas ; elle mettra dans son
art l'âme et la flamme par lesquelles tous les grands
talents se couronnent. Mais il n'en est pas moins
certain que, présentement, le caractère le plus en
saillie de son talent c'est l'esprit, la finesse, la
grâce vive, la moquerie légère; quelque chose de
36 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
svelte, et de précis, et de clair, et de piquant, et de
rapide comme l'esprit français. Quelle que soit sa
naissance et malgré son nom italien, c'est bien une
française, que cette petite Bozzachi !... que j'appelle
pelite, non pour la diminuer, — elle a le temps de
se faire appeler la grande Bozzachi, si elle peut !
— mais parce qu'elle est vraiment, pour l'heure, la
petite Bozzachi, non pas seulement par l'âge, non
pas seulement par l'extérieur de sa personne, peu
formée encore, mais par les grâces tour à tour ingé-
nues et futées, gentilles et enfant (mais enfant
comme les petites filles le sont en France), de sa
physionomie, de ses mouvements et de son jeu !
m
Je voudrais vous en donner l'idée. Je voudrais
ébaucher la statuette de celte ébauche de danseuse
qui nous fait rêver au chef-d'œuvre ! Et d'abord,
disons-le bien vite pour que ce soit fini, elle n'est pas
ce qu'on appelle jolie. Mais qu'a-t-elle besoin d'ê-
tre jolie, elle qui va tout à l'heure vibrer comme la
corde de harpe qu'on ne voit plus quand elle nous
enchante, elle qui va scintiller comme une étoile
mobile, dansant de loin à l'horizon !... Taglioni
MADEMOISELLE BOZZACHI 37
n'élait pas jolie ; Essler non plus. Mlle Bozzachi
reste dans la tradition des plus grandes danseuses
en ne l'étant pas... Elle troublera moins comme
femme. On la jugera mieux comme danseuse !...
C'est une figure un peu longuette, au nez bus-
qué d'oiseau, mais pas de proie ! aux yeux doux
et gais. Allez! l'oiselet n'est pas méchant, malgré
la courbure de son bec. Figurez -vous une mésange
qui va s'envoler d'un roseau qui plie! Ses bras
(j'ai failli dire ses ailes), ses bras mignons, souples,
inachevés, de vrais bras de fillette, attendent en-
core, comme le corsage, comme les épaules, le
contour qui va venir... Aurore de bras délicieux,
qui commencent comme ceux de Rachel ont fini ;
car les matins ressemblent aux soirs ! Seules, les
jambes sont femmes, dans cette petite fille pour le
reste, dans cette adolescente indécise... Seules,
elles sont entièrement sculptées, les jambes : l'ins-
trument, le signe de vocation, la beauté indispen-
sable de la danseuse ! Ici, l'art et l'exercice de
l'art ont avancé la nature. Les jambes de Mlle Boz-
zachi ont cette pureté qui, pour les jambes, comme
pour la vertu, est la force.
Elles ont cependant, vers la cheville, une imper-
ceptible arcure que verront bien ceux qui savent
voir, et à laquelle se prendront les imaginations
voluptueuses. En statuaire, c'est là peut-être un
défaut. Mais c'est un défaut qui vaut une beauté; car
3
38 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
il éveille le caprice, — ce que ne fait pas toujours
la beauté, la souveraine beauté, cette Écrasante !
Pour opposer à ces jambes-là et les mettre mieux
en lumière, l'Opéra a choisi celles de Mlle Fiocre,
ces jambes d'amazone qui tournent aux jambes de
héros, tant elles deviennent mâles. Et c'est ainsi
qu'en faisant contraste, on a fait honneur !
Mlle Fiocre jouait, en effet, le jeune garçon amou-
reux de la poupée dans le ballet de Coppélia, et la
Bozzachi, la jeune fille qui se substitue à la poupée.
Mlle Fiocre ne danse pas... ou plutôt personne ne
danse dans ce ballet que la Bozzachi, quoique beau-
coup de danseuses y fassent le geste de danser. Les
danseuses de métier, les forts sujets, comme ils
disent, y tourbillonnent, y pointent, y battent des
jetés, y font compas ouvert avec leurs jambes et
girouette tournante avec leurs bras. Mais tout cela
n'est pas plus la danse que la grammaire de Lho-
mond n'est le style de Racine, que les paraphes de
Brard-Saint-Omer ne sont les arabesques de Ra-
phaël.
Les danseurs techniques peuvent avoir leur
mérite et leur nombre à l'Opéra. Mais rares y sont,
comme partout, les danseuses inspirées... et c'est là
justement ce qu'est cette petite Bozzachi, que je
suis presque tenté d'appeler parfois la Bozzachi-
nette ! Rien qu'à la voir faire, on sent tout de suite
la différence de l'inspiration au métier. Elle aussi,
MADEMOISELLE BOZZACIII 39
elle sait sa grammaire. Elle aussi, elle fait ses para-
phes. Mais elle met dans ce qu'elle sait ce qu'elle
n'a pas appris et peut-être ce qu'elle ne se doute
pas d'avoir, du moins autant qu'elle l'a... Malheu-
reusement, le succès le lui apprendra. Et déjà peut-
être les ait-elle mieux que la première fois qu'elle a
dansé devant ce public encharmé si soudainement
par elle parce qu'elle ne dansait pas pour lui, mais
pour elle-même, parce qu'elle dansait devant lui
comme elle eût dansé seule, dans sa chambre et
devant sa glace, — pour la volupté de danser !
IV
Oui ! elle danse pour se faire heureuse, et voilà
pourquoi elle nous fait heureux, en la voyant dan-
ser 1 Taglioni, cette nuée blanche qui s'est évapo-
rée, Taglioni semblait aussi en dansant obéir à sa
destinée, comme le lys qui parfume l'air dans lequel
il se balance obéit à la sienne. C'est la seule res-
semblance, du reste, que puisse avoir cette petite
Bozzachi, qui vient de naître et que nous n'avons
vue encore que dans son berceau de Coppélia, avec
cette Sylphide, cette Naïade, cet Albâtre idéal, cette
Immatérielle de la Danse qui fut Taglioni, la Ta-
40 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
glioni moelleuse et fluide, comme son nom, l'incom-
parable et irremplaçable Taglioni, comme Mlle Mars
et Mme Malibran sont aussi des irremplaçables ! la
Taglioni qui nous a laissé dans la mémoire une
lueur à laquelle nous jugeons les autres, un rayon
charmant, mais un redoutable flambeau ! Les
coquetteries au public, à la rampe enflammée pour
l'enflammer plus encore, aux vieillards qui lorgnent
Hélène sans se lever, étaient inconnues à Mlle Ta-
glioni. Elles le sont à Mlle Bozzachi, — le seront-
elles toujours ? — à cette mince enfant qui va s'ar-
rondir et grandir pour peut-être, comme disait Lord
Byron d'une petite fille de son temps, devenir un
fléau !
Tout lutin d'esprit français qu'elle soit, la Bozza-
chinelte (qu'elle me passe ce mot caressant qui lui
va I) danse avec innocence. C'est l'innocence d'un
enfant terrible; mais si ce n'était pas cela, si l'inno-
cence n'était pas hardie, si elle n'avait pas ses yeux
purs bien ouverts, elle ne serait plus l'innocence.
Mlle Taglioni, elle, dansait avec pudeur. La pudeur,
avant cette danseuse divine, n'avait jamais dansé.
Elle n'est pas pour cela sur la terre. Mais Mlle Ta-
glioni la mit au théâtre, Mlle Taglioni fit le mira-
cle de mettre au théâtre, ce qu'on n'y avait jamais
vu : — une danseuse chaste, aux yeux baissés, à la
rose, pâle d'émotion, au Iront ; car il était des
moments où, littéralement, la danse de Mlle Taglioni
MADEMOISELLE BOZZACHI 41
rougissait... Jusqu'à Mlle Taglioni, on avait dansé
pour le Public, pour les Connaisseurs, pour le
triomphe, pour les bouquets qui grisent, pour les
battements de mains qui achèvent l'ivresse, pour
les soupers qui la continuent, et pour le dessert des
soupers qui la doublent et où les danseuses campent
leurs ailes à côté de leurs verres et ne s'en servent
plus pour s'en aller... Mais avec Mlle Ta°rlioni on
vit danser pour la danse elle-même, — pour la
Rêverie, — pour la Poésie, — pour la Pensée, — et
pour le Souvenir. On vit positivement, avec le moins
de corps possible, sous la forme la plus transpa-
rente qu'ait jamais revêtue la Matière, danser... je
ne dirai pas avec âme, — mais danser une Ame î
Et ceci, jamais, ne se reverra plus !
Que Mlle Bozzachi en fasse son deuil et les autres
danseuses de l'avenir! Le Génie, en tout, n'a point
de dynastie... Ce diadème ne se laisse sur la tête
de personne, et on l'emporte, cloué à la sienne,
dans son cercueil ! Mlle Taglioni, qui, dit-on, fait
des élèves quelque part ; Mlle Taglioni — comme
Mlle Mars, qui eut aussi cette rage des Ames qui ne
veulent pas mourir tout entières, — sait à présent
à quoi s'en tenir sur la force des Enseignements.
Elle sait si on peut mettre son talent dans une élève,
comme en rentrant chez soi, après une soirée, on
jette ses bijoux dans une coupe, l'Élève fût-elle une
coupe humaine taillée pour y boire toutes les sen-
42 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
sations de la vie et digne des bijoux qu'on voudrait
y jeter! Seulement, si Mlle Bozzachi s'afflige de
cela, qu'elle s'en console ! Si elle prouve plus tard
qu'elle aussi, elle a du génie, elle ne laissera non
plus son empreinte sur personne, et ceux qui l'au-
ront vue ne pourront que s'en souvenir et en rê-
ver. . .
Mais, voilà la question, aura-t-elle un jour le
génie delà danseuse? Le promet-elle? Le bouton
fait-il croire à la fleur?... Nous avons l'enfant,
aurons-nous la femme? L'enfant est délicieuse de
spontanéité. Dans ce ballet de Coppélia, dont la
musique, que je n'ai point à juger, m'a paru une
poésie, Mlle Bozzachi a été aussi poétique que la
musique. Lorsqu'elle a pris la place de la poupée,
elle s'est faite poupée à ravir toutes les femmes qui
étaient là et qui pensaient à la leur; car, mari,
amant ou enfant, il n:y a jamais pour les femmes
qu'une poupée ou une succession de poupées !
Elle a donc eu des gestes de poupée, des gestes en
bois, que des mécaniciens quelconques ne seraient
pas assez spirituels pour trouver... Oui! elle a eu la
MADEMOISELLE BOZZACHI 43
grâce de la petite fille, infusée miraculeusement dans
du bois... Ce n'est là, il est vrai, que de la panto-
mime; mais la pantomime est de la danse terre à
terre et à pied, comme la danse est de la pantomime
qui s'envole! Or, elle s'est envolée, Mlle Bozzachi,
et sur quelles ailes! Au deuxième acte (l'acte qui est
tout le ballet et toute la pièce), de poupée elle est
devenue peu à peu femme.
Galathée nouvelle, mais pas engourdie et pesante
et bête comme l'autre Galathée, la femme marbre,
qui reste marbre et bloc et qui dit : Moi! moi en-
core! pour toute tendresse, à l'homme qui l'anime,
Mlle Bozzachi s'est révélée tout à coup danseuse
dans le sens complet de ce mot. Danseuse et femme,
comme ses jambes! Elle a pris une misère de voile
noir, un chiffon de dentelle grand comme un mou-
choir de poche, et avec ce bout de voile noir elle
s'est faite Espagnole, mais une Espagnole gran-
diose, digne de danser dans la cour du Cid Campéa-
dor, et elle a improvisé une cachucha qui l'a fait
monter jusqu'aux frises, cette petite !... C'a été sou-
dain comme un coup de soleil ou un coup de ton-
nerre, ou un coup au cœur ! J'ai vu danser à Fanny
Essler la même danse, avec son robuste et beau
corps d'Allemande qui se moulait à nous rendre
fous dans sa jupe plissée, mais Fanny Essler, qui
dansait comme la Force provoquant le Plaisir, et
qui tenait à la terre, — heureuse qu'elle tint à elle !
44 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
— Essler, qui n'était jamais mieux et plus elle-
même que quand, fille de sa race, elle dansait
(comme dans la Gypsie) quelque hongroise ou quel-
que cracovienne avec ses bottines écarlates, aux
talons d'or qu'elle faisait si résolument retentir, eh
bien, non ! Fanny Essler n'avait pas cet élancement,
ce grandissement, cette poussée de géante d'une
fillette qui joue à l'Espagnole comme il n'y a qu'un
instant elle jouait à la poupée, et qui n'a pas même
de castagnettes. Non ! ni Essler, la cariatide ger-
maine, ni personne, ni Dolorès Serrai, la Sensua-
lité du Midi, avec ses yeux à moitié fermés et flam-
boyants à travers ses cils épais, Dolorès Serrai,
l'incendiaire des Toréadors ! ni la sorcière Camara,
tragique et sauvage, ni aucune des danseuses que
j'ai vues et qui dansent encore en moi, n'auraient
eu plus de fougue et d'élan que cette enfant inache-
vée, qui n'a pas encore le corps avec lequel on parle
au corps, comme disait Buffon. Après sa cachucha,
elle a continué ses métamorphoses. Elle a pris un
plaid et dansé une gigue écossaise avec un brio et
des mouvements d'épaules... à faire danser un
monde dessus ! Moins étonnante pourtant que dans
sa cachucha, mais délicieuse ; car la gigue est natu-
rellement plus près que la danse passionnée de son
genre de talent à elle, pour qui la passion est la
seule passion de son art.
Certes! on ne l'aime pas avec ce désintéressement
MADEMOISELLE BOZZACHI 4.")
de tout ce qui n'est pas lui, on ne le pratique pas
si jeune avec cette aisance, cette précision, cet aplomb
déjà, sans avoir en soi quelque chose avec quoi
l'avenir devra compter. Je ne dirai pas quoi. Je ne
veux pas une fois de plus compromettre l'Espérance,
cette fille si souvent compromise! La cachucha et
la gigue écossaise que Mlle Bozzachi danse dans
Coppélia, sont des échappées de danseuse passion-
née et devinée. Mais, je l'ai dit et j'y veux revenir
pour bien la faire comprendre, le caractère de son
talent n'est pas la passion, la passion violente ou
languissante... Non ! c'est l'esprit, c'est l'esprit
français, avec sa distinction et son piquant et ses
nuances moqueuses. Ce n'est encore, Mlle Bozza-
chi, que la petite fille qui fait la poupée; mais laissez-
la devenir femme tout à fait et préférer aux poupées
en bois les autres poupées, et vous verrez une dan-
seuse inconnue ! Nous aurons le triangle complet.
Taglioni dansait comme une âme. Essler comme un
corps, et quel corps pour les Gassendistes et les Sen-
sualistes de la danse ! Mlle Bozzachi sera la dan-
seuse de l'esprit, dans le pays de La Fontaine, de
Voltaire et de Rivarol.
Quand la coquetterie lui viendra, et qu'elle n'a
même pas dans la joie, dans le bonheur montré de
ses révérences lorsqu'elle a dansé et qu'on l'applau-
dit ; quand la coquetterie, ce parachèvement de la
femme, lui poussera comme une dernière aigrette
3.
46
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
sur le front et l'oreille, elle continuera de danser, et
ce sera la danse de Célimène !
Alors, que les gens qui aiment l'esprit tiennent
bien leurs cœurs !...
UNE FETE SOUS NERON
7 Août 1870.
I
Ce n'en a pas été une pour nous.
Vieux baldaquin de pièce, faite de trente-six
morceaux et jouée par ordre, dit-on, ce qui doit
innocenter la Comédie-Française. La seule utilité
de ce déterrement et de cette exhibition de tragédies
défuntes, c'est de nous faire aimer de plus belle
les tragédies de Racine. Quand cet amour, comme
bien d'autres, hélas ! commence à s'engourdir et à
s'endormir dans nos âmes, on peut reprendre quel-
que chose comme cette Fête sous Néron, et voilà
que l'amour de la tragédie racinienne revient et
reflambe! Jamais je ne l'ai trouvé, ce Jean Racine
tant insulté, plus pur, plus harmonieux, plus équi-
libré, plus distingué surtout (distingué, la grande
qualité de Racine!), qu'en voyant, mercredi soir, les
48 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
gros effets cl en entendant les gros vers de
MM. Soumet et Belmontet, qui sont comme l'écho
décomposé de la voix de Racine résonnant dans une
cruche, si ce n'est pas dans deux ! M. Alexandre
Soumet, surmonté ou sous monté de M. Belmontet,
car on n'est pas bien sûr de la place qu'occupaient
ces messieurs dans le travail en commun de leur
tragédie, M. Soumet donc et M. Belmontet ont, en
effet, très évidemment cru, en écrivant leur Fête
sous Néron, faire du Racine, cachet Britannicus,
et même du Racine panaché.
Voyez ! Sénèque et Thraséas y font deux Burrhus,
au lieu d'un ! Agrippine n'y est plus cette médaille
romaine se profilant, comme un bec d'aigle, au-des-
sus de la tête adolescente du jeune monstre qui
tremble encore devant ce terrible bec aquilin. Non 1
c'est Agrippine tout entière, vue de face et en pied,
toute l' Agrippine de Tacite, transportée, à dos de
mulet, comme l'armée d'Annibal, dans la pièce de
MM. Soumet et Belmontet !... C'est Locuste, que
Racine, ce beau Timide, n'avait pas voulu montrer
à la scène, et que ces messieurs y font venir dans
la plus affreuse des casaques, pour n'y pas même
placer son poison ! C'est enfin, et c'est ici qu'est le
panache! l'imitation des scènes d'Hamlet dans les-
quelles Hamlet joue la tragédie pour pénétrer sa
mère empoisonneuse, et à ce panache, arraché à la
royale queue de paon de Shakespeare, ils ont ajouté,
UNE FÊTE SOUS NÉRON 40
ne le Irouvanl pas assez long comme cela, les plu-
mes de serin de M. de Jouy, dans Sylla !
Du fameux songe de Sylla, ils ont fait le songe
d'Agrippine. Seulement, après cette belle rallonge,
le panache s'est arrêté court, et n'a plus monté
dans les airs.
Panacher Racine ! C'était bien, du reste, une idée
du temps. Soumet n'est pas de la grande légion
romantique, — de celle-là qui se battit à Hernani et
qui fit de Racine le célèbre « polisson » qu'on sait.
Lui, Soumet, le couronné des Jeux Floraux, qui,
dès 1820, avait risqué une Clytemnestre, tenait à
l'ancienne tragédie par trop de tragédies (Cléopâlre,
Jeanne d'Arc, Elisabeth de France,) pour renier in-
solemment Racine en 1830, l'époque de la Fête sous
Néron; mais il se dit que pour le préserver, ce Ra-
cine, alors menacé dans sa gloire, il fallait le shakes-
peariser avec adresse, et il fit alors pour le sauver
quand on voulait l'abattre, ce qu'on fit,en 1830, pour
la statue de Henri IV, qu'on voulait renverser aussi,
et à laquelle on lia un drapeau tricolore. Shakespeare
fut le drapeau tricolore de Soumet. Mais il n'y eut
pas là qu'une précaution dans un temps de guerre;
Soumet trouvait réellement que le drapeau allait
très bien à la statue, et il ne l'eût jamais ôté !
50 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
II
Et, de fait, il a toute sa vie chevillé et hissé le
romantique sur le classique, croyant bonnement que
pareille chose pourrait tenir et que c'était même
là toute la question pour les hommes de génie du
temps, et, maugrebleu ! il s'en croyait un. Il ne faut
pas voir Soumet maintenant à travers M. Belmon-
tet, qui nous le boucherait comme un écran. Alexan-
dre Soumet fut, en son temps, presque un person-
nage. Il eut un salon littéraire bien avant M. Hugo,
et comme M. Hugo. Il a eu ses fanatiques comme
M. Hugo II a écrit un poème épique (la Divine
Epopée), ce que n'a jamais osé M. Hugo. Il s'op-
posa longtemps au romantisme de M. Hugo. Le
romantisme de M. Hugo était le romantisme qui se
croyait « échevelé ». Le romantisme de M. Soumet
fut le romantisme à papillotes.
Les deux hommes qu'ils étaient donnent bien
l'idée de leurs poétiques. M Hugo, qui n'avait pas
de figure et qui n'avait qu'un front, se le faisait
raser aux tempes pour l'avoir plus grand. Soumet,
très beau pour les femmes... entretenues, beau de
la beauté d'un Grévedon, mettait en tire-bouchon ses
UNE FÊTE SOUS NÉRON -"1
cheveux el ressemblait à un Robert Southey amolli ,
et ramolli peut-être... Gomme Casimir Delavigne,
Soumet avait deviné et pratiqué poétiquement
l'éclectisme bien avant que M. Cousin en exposât
philosophiquement la théorie. Ils ont cru, l'un et
l'autre, qu'on pouvait unir des genres divers, — ce
qui ne fait plus que des genres neutres Ils ont cru
aux mariages de raison en littérature, et ils ne se
doutaient pas que ceux qu'ils ont faits resteraient
sans postérité.
Mais dans ce temps-là, ils pouvaient rêver... Dans
ce temps-là, Alexandre Soumet, comme Casimir
Delavigne, réussit, par la raison qu'il plaisait éga-
lement aux poétiques et aux raisonnables. Or,
quand on plaît à tout le monde, on est perdu. La
postérité se moque bien, elle, de celte bourde de
suffrage universel ! Qui, je vous le demande, à celte
heure du siècle, se souvient de Soumet, excepté les
archéologues littéraires, les ramasseurs de chiffons
au coin des bornes du passé?... M. Belmontet, qui
a survécu, englobe le Soumet, parce que, lui, n'est
pas mort, et qu'il était mercredi à sa pièce, en ra-
dieuse cravate blanche. Quelle chose terrible pour
Soumet, lequel n'avait pas prévu cela, que de n'a-
voir plus que M. Belmontet pour se rappeler au
souvenir des hommes ! Mais, encore une raison du
succès de l'un et de l'autre qui ne recommencera
jamais plus, c'est que MM. Soumet et Belmontet
52 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
euient, dans le temps où les idées étaient pour eux,
le bonheur d'avoir des interprètes comme Ligier
et Mlle Georges, — ce qu'ils n'avaient pas, mer-
credi soir, au Théâtre-Français !
III
Ligier, nous l'avons tous connu... C'était un ac-
teur qui était à Talma ce que Larive était à Lekain.
Lekain, disait-on quand il mourut, car le calem-
bour était de ce temps-là comme de ce temps-ci, a
laissé, en partant, son talent sur la rive, et c'était
deux fois une bêtise que cette misérable calembre-
daine. Je le disais l'autre jour à propos deMlleBoz-
zacchi : On ne laisse son talent nulle part et. sur per-
sonne. Quand on en a, on l'emporte avec soi. Ligier,
petit comme un Aztèque, n'avait que de grands
yeux, mais ils étaient immenses et noirs comme
l'Erèbe. En scène, on ne voyait plus que ses yeux.
Ceux qui ne l'ont vu que vieilli, ridé, voûté, mais
tragédien toujours, dans le Louis XI de Casimir
Delavigne, ce Soumet II, ne se doutent guères de ce
qu'il était, par exemple, sous le casque d'or d'Égis-
the, dans Agamemnon, ou sous le laurier césarien
UNE FÊTE SOUS NÉRON
dans Une Fête sous Néron. Certes! Talma ne lui
avait pas donné de son incommunicable génie ;
mais il avait vu Talma, et les hommes de génie
font l'étincelle qui met le feu à la poudre des hom-
mes de talent. Quant à Mlle Georges, qui, dans la
même pièce, faisait Agrippine, Agrippine ne l'eût
pas désavouée. Que dis-je? Elle l'eût autorisée à la
représenter devant toutes les générations des races
futures. Il est même douteux qu'Agrippine eût la
majestueuse beauté que l'imagination lui suppose
autant que cette Normande de Georges, née dans
un grenier, plus Agrippine plastiquement qu'Agrip-
pine elle-même. Jamais, en effet, beauté plus impé-
riale, jamais pied plus porphyrogenète ne marcha
sur la terre du Seigneur... et souvent en elle le
talent égala la beauté.
Eh bien, voilà ce qui nous a manqué absolurent,
mercredi soir, dans cette Fête sous Néron! Au lieu
du Néron-Ligier, nous avons eu Néron-Gibeau, Gi-
beau qui a la voix robuste, mais un corps... à jouer
Richard III... Rendons justice à ses intentions ! il
s'est donné beaucoup de peine pour être mauvais.
Mis en face de Mlle Agar, qui n'est qu'une Agrip-
pine en pâte molle, mais qui a pourtant l'espèce
d'élégance qui fait croire à de la jeunesse, Gibeau,
le jeune Néron, semblait le père Néron, et sa mère
Agrippine, sa fillette. C'est inexplicable qu'à la ré-
pétition on n'ait pas été frappé de ce renversement.
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Gibeau ventru, aux jambes de Vitellius ''Néron
avait les jambes très fine?, coiffé en poiDte d'un
r d'or qui produit l'effet d'un bonnet d'âne
impérial, est aussi ridicule que son rôle, et ce n'est
eu dire.
Jamais Sganareile, jamais Dandin, jamais Cas-
sandre, n'a été, malgré toutes les scélératesses, aussi
niais, aussi imbécille, aussi grotesque que ce Néron-
Soumet et Belmontet, que ce gros potiron avec le-
quel Poppée et Agrippine jouent à la paume tout le
b de la pièce... Mlle Agar, qui n'a pas la grande
beauté tragique, régulière et sombre, mais une
beauté presque jolie, Mlle Agar, faible de voix,
monotone de ton et en proie toujours au même ges-
: bras allongé tout droit au-dessus de la tête, —
un point d'exclamation. — n'a aucune des puissan-
ces physiologiques et dramatiques que déployait,
dans le rôle qu'elle joue, la magnifique Mlle Geor-
ges. Dans la fameuse scène où Agrippine, embar-
quée pour mourir dans le vaisseau qui s'ouvre, se
sauve à la nage et reparaît tout à coup aux yeux
épouvantés du parricide Néron, Mlle Georges pro-
duisait un effet immense. Lille apparaissait ses che-
veux dénoués, et réellement ruissela île des flots de
la mer qu'elle venait de traverser! Rien n'était plus
étonnamment grandiose. Elle semblait traîner l'O-
céan autour d'elle, avec les mugissements de tous
ses flots accusateurs. Mlle Agar a bien les cheveux
UNE FÊTE SOUS NÉRON
dénoués; mais ses vêtements sont secs. Elle sort de
la coulisse. Elle ne sort pas du fond de la mer. Le
hardi ruissellement des cheveux et des vêtements
de Georges, elle ne l'a pas osé. Elle n'a été, en
somme, qu'une actrice ordinaire dans une scène
exceptionnelle, sur laquelle plane un des plus
grands souvenirs tragiques que le théâtre ait peut-
être jamais vus.
Ah ! la tragédie ! Il ne s'agit pas de lever un
bras assez rond au-dessus de sa tête et de scander
correctement des alexandrins, pour savoir la jouer !
Mlle Agar, dont la fortune dramatique est faite, si la
fortune dramatique consiste dans une position prise
au Théâtre-Français, manque pour moi précisément
de l'instinct et de l'effet tragique. Elle n'est qu'élé-
giaque. Son jeu s'arrête à l'élégie, à la passion mé-
lancolique, comme sa molle et sympathique beauté
's'arrête dans la douceur des lignes et des contours.
Elle n'a pas un muscle dans ses bras blancs et
ronds. Elle n'en a pas un dans la voix, pas un dans le
talent, dans ce talent qui s'efforce pour ne pas
éclater! Et ce soir-là de l'autre jour, elle ne l'a pas
prouvé qu'en jouant Agrippine, elle l'a prouvé
encore en chan tant la Marseillaise, où l'effet tyr-
téen, tragique et robuste, était de rigueur. Elle y a
étéplus faible encore s'il est possible que dans son
rôle d' Agrippine, et pour moi elle est restée, comme
tragédienne, sous ces deux accablements.
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
IV
Je n'ai point entendu Rachel dans la Marseillaise,
mais je n'ai pas besoin de l'avoir entendue pour être
sûr que ceux qui, l'autre soir, parlaient d'elle autour
de moi, ne mentaient pas. Tout, jusqu'aux défauts
de Rachel, car elle avait des défauts aussi, cette
fameuse Rachel, tout, jusqu'à la raucité de sa voix,
allait bien à la Marseillaise/ Mlle Agar n'a point
cette cruelle raucité, qui devait déchirer le vers et
les entrailles comme un âpre éclat de trompette.
Non ! sa voix, à elle, est douce et même voilée. Trop
douce, hélas ! On dirait de la pâte de guimauve qui
chante... C'est bien là l'élégie dont je parlais il n'y
a qu'un moment. Ce n'est pas là l'impélueuse poésie
lyrique de la bataille et de l'amour de la patrie !
Mlle Agar n'entend rien à ces strophes haletantes.
Elle les scande et elle les détaille avec une lenteur
qui ne nous fait pas bouillir contre l'ennemi, mais
contre elle ! Elle aurait l'air de chanter les prières
des agonisants, si ces prières-là se chantaient... Et
quand elle prend le drapeau, on sent bien que ce
n'est pas un drapeau que cette main-là est faite pour
UNE FÊTE SOUS NÉRON 57
prendre! Et quand elle se met à genoux, elle s'y
met... au lieu d'y tomber!
Je sais bien qu'elle a été applau Aie, mais ces ap-
plaudissements sont le malheur de la Marseillaise
pour les actrices qui la chantent... Elles s'enivrent
d'un vin qui n'est pas versé pour elles. Rappelez-
vous la fable :
Un baudet chargé de reliques
S'imagina qu'on l'adorait...
Pour revenir à cette Fête sous Néron dont les in-
terprètes m'ont paru, en général, de la plus triste
médiocrité, je me permettrai de faire une exception
en faveur de l'actrice qui faisait Poppée. C'était
Mlle Tordeus. L'âme de la Tragédie est-elle en cette
jeune fille?... Y dort-elle repliée sur ses ailes fermées,
qu'un jour elle doit — toutes grandes — ouvrir ?
En attendant l'éveil de cette âme de la Tragédie,
Mlle Tordeus en a l'attitude. Elle a la noblesse, la
stature, le profil, la poésie des poses success ives de
la tragédienne future. A côté de Mlle Agar, à la
beauté fatiguée et déjà macérée, quelle pureté virgi-
58 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
nale et forte ! En cette pièce dite Fête sous Néron,
il y a un moment où Mlle Tordeus est assise sur les
degrés du trône d'Agrippine, et, par sa pose, elle
s'en fait un trône à elle-même. Elle est aux pieds
de Mlle Agar, mais avec quelle noblesse elle se
lève de ces pieds-là ! Et que ceci soit un symbole
et un augure. Quand on se lève ainsi des marches
d'un trône, on est faite pour y monter !
L'INVALIDE — LE COUSIN JACQUES
LE GRAND -HOTEL
Samedi, 22 Juin 1872,.
I
Le Gymnase, hier soir, a retrouvé son genre d'es-
prit, de ton et de pièces, que lui avaient fait perdre
un instant ces messieurs des Cloches du soir, — ces
grands comiques étonnants, là, qui l'avaient trans-
formé, le Gymnase, et qui avaient emporté M. Mon-
tigny au quatrième ciel de l'enthousiasme et du
bonheur ! !... Le voici, M. Montigny, redescendu
sur les planchettes de son théâtre. Le Gymnase est
redevenu le Gymnase, et M. Amédée Achard avec
son Invalide, et M. Louis Leroy avec son Cousin
Jacques, nous ont redonné, l'un avec sa petite
comédie et l'autre avec son petit drame, le genre de
joujoux dramatiques qu'on est accoutumé de voir
sortir de cette jolie boîte de jouets dramatiques qui
60 THEATRE CONTEMPORAIN
fut dans un temps tout couleur de rose, et qui est
quadrillée maintenant de rose et de noir.
L'Invalide, de M. Amédée Achard, en effet, est
bien de la maison... C'est gentil, c'est propret, c'est
petiot, monté sur un ressort assez usé pour sembler
doux et pour ne pas crier dans les jointures ; et cela
vases vingt-cinq minutes.
M. Amédée Achard est à cet âge climatérique du
romancier où, du roman (n'en pouvant plus!), il
passe au vaudeville. Age symptomatique et alar-
mant! M. Achard nous a troussé sa petite... gymna-
siette comme un homme qui entend cette petite
trousserie, et qui, sans doute, nous en troussera
bien d'autres, dans le même genre, au besoin...
En deux mots, — car il n'en faut pas quatre pour
rendre compte de ces deux mots de pièce, — un
homme qui est allé faire la guerre en Cochinchine
s'est mis à douter de l'amour de la femme qu'il
aime, — il n'est pas besoin d'aller en Cochinchine
pour cela! — et pour l'éprouver (les hommes sont-
ils bêtes de vouloir toujours éprouver les femmes!)
il a l'idée de se grimer en invalide et d'arriver chez
cette femme (presque sa promise) avec un œil de
moins et un bras de moins.
L'épreuve réussit,., comme toujours... Le bras
et l'œil de moins engendrent... Tamourde moins,
et c'était là un thème d'un comique amer pour une
plume ferme qui aurait su appuyer. Mais il est
L'INVALIDE, LE COUSIN JACQUES. ETC. 61
dcfendu d'appuyer au Gymnase, et l'amertume
n'est pas une sensation qu'on y puisse supporter.
M. Achard, a tué, d'un seul coup, l'idée de sa
pièce, en faisant aimer tout à coup les débris de
son Invalide par une autre femme que celle qui
s'est prise d'horreur pour cet homme en morceaux.
Il ne prouve donc rien de ce qu'il veut prouver,
mais qu'importe ! au Gymnase. Le Comique, tou-
jours cruel sous sa gaîté terrible, n'a plus été,
ici, que la figure de l'acteur, qui s'est fait des effets
de blessures grotesques.
Sans le bonnet noir, le bandeau sur l'œil qui pou-
vait ne point tomber si bas, la manière maladroite
et ridicule dont le bras, paralysé par ses blessures,
est suspendu, personne dans la salle n'aurait ri...
et M. Achard aurait eu beau tourner autour de ce
pivot dramatique (le physique d'un acteur), le fil
se serait rompu de l'intriguette qui amène le duel
entre le faux Invalide et un monsieur tout entier,
que le faux Invalide blesse, par dévouement pour
une femme charmante, mais pas si légère qu'on
pourrait le croire puisqu'elle a le courage d'aimer
cet. homme en miettes, qui, du reste, se porte bien,
et le rire ne serait pas venu, — le rire, d'ailleurs,
très peu connu au Gymnase, où l'on rit à bouche
fermée, — il ne serait pas venu, — pas plus que,
dans la pièce, l'originalité!
Pujol a fait l'Invalide. Mes compliments à son
62 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
bonnet, à son bandeau et à la manière dont il a sus-
pendu son bras. Voilà les vrais acteurs de la pièce !
Mme Fromentin (maigrie, hélas !)est devenue affec-
tée, — ce qui m'affecte, dans un autre sens, — et
Mlle Angelo, qui fut pour moi (du temps du Nain
jaune) un Archange et une Domination, n'est plus
à présent qu'une femme — jolie pour tout le monde,
moins moi, — et une actrice qui n'est plus la prin-
cesse russe de Comme elles sont toutes, — la pièce de
Narey, que connaît, je crois, M. Amédée Achard...
Quelle belle vibration d'impertinence et de voix et
d'air de tête, elle avait alors! Dans le rôle de
M. Achard, elle n'avait besoin ni d'impertinence, ni
d'air de tête; — mais pourquoi la vibration de la
voix, qui me faisait tressaillir, n'y est-elle plus?
II
M. Louis Leroy est un rédacteur du Charivari,
et en bien des endroits de sa pièce {le Cousin Jac-
ques) il charivarise. L'homme de la plaisanterie y
est, et cela ne me déplaît pas; au contraire. Il y a
quatre à cinq mots dans le Cousin Jacques, coups de
fouet bien cinglés au nez de l'humanité telle que l'a
L'INVALIDE, LE COTTRIN JACQUES» ETC. 68
faite la société moderne, qui me plaisent plus que la
pièce entière. C'est observé, mordant et drôle. Ça
tombe juste. Toutes les qualités 1 Et j'ai cru, par-
dessus tout cela, que la pièce l'emporterait sur ces
quatre à cinq mots ; mais c'était une fausse espé-
rance. La pièce, j'ai cru un moment que ce serait —
malgré le théâtre rapetissant où elle avait été reçue
— ce qu'on appelait autrefois, quand on parlait
mieux qu'à présent, une comédie de caractère;
mais M. Leroy n'a pas creusé dans le bloc : il l'a
effleuré. Le Cousin Jacques, ce mauvais sujet qui
vaut mieux que les bons sujets, ce tempérament pri-
mesautier et généreux, qui l'emporte sur les sages-
ses tranquilles et vulgaires, — et qui les sauve tou-
jours quand elles sont en péril, ces bêtes et ces
lâches de sagesses ! ■ — le Cousin Jacques était un
beau sujet de comédie virile, à la Molière.
Au lieu d'en faire une comédie, M. Louis Leroy a
mieux aimé en faire un drame. Gela m'étonne de
lui. Mais le monde est plus fort que les hommes, et
l'exemple de M. Dumas fils est dangereux. Le monde,
qui ne sait plus s'écla/fer du rire sonore de nos
pères, veut du drame, et M. Alexandre Dumas fils
en fait, ce grand corrupteur par le succès ! Voilà
certainement ce qui a déterminé M. Leroy à faire
aussi un drame d'un sujet grandiosemenl comique,
— frôlé quelquefois au théâtre, mais vierge encore,
— et il a travaillé toutes les situations de sa pièce
64 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
dans le sens pathétique, au lieu du sens divertis-
sant, mais profond; car, ne vous y trompez pas ! le
rire a peut-être plus de profondeur que les larmes.
Voilà aussi certainement toute la critique de la
pièce pour les artistes et pour les penseurs. Pour les
parterres, pour les esprits terre-à-terre et les admi-
rateurs ventre-à-lerre, il y en a une autre, et c'est
la critique de la pièce telle qu'elle est, conçue et réa-
lisée par l'auteur qui s'est mis les pièces et les suc-
cès de M. Alexandre Dumas fils, comme on dit,
dans Vœil; ce qui l'a empêché de voir.
Eh bien, regardé par ce côté-là, je trouve qu'il y
a beaucoup à dire et à regretter dans le drame de
M. Leroy! Il y a des parties très faibles, et, dans le
tout, il est mal ajusté et mal cloué. Je me moque,
Dieu sait avec quel mépris ! de l'échiquier théâtral
dans lequel les directions et les publics, ces maîtres
imbécilles que ces catins de directions flattent pour
leur argent, exigent que les pions d'une pièce soient
posés et marchent de la même façon, pour gagner
la partie; je n'examine donc point les règles d'une
routine qui, pour moi, n'a jamais été de l'Art : mais
enfin, dans tout organisme, il faut que les choses se
tiennent et aient leur développement naturel, et ici
elles ne se tiennent point et elles ne l'ont pas.
Ainsi, pour n'en donner qu'un seul exemple, le
cousin Jacques, revenu chez ses bons parents, qui
le croient mort avec délices, ce mauvais sujet
L'INVALIDE, LE COUSIN JACQUES, ETC. 65
embarrassant, finit par être aimé d'une jeune fille
de la famille ; et cet amour, imprévu pour le spec-
tateur tout le temps de la pièce où il n'en a pas été
dit un mot, lui saute positivement entre les jambes
au dernier acte, quand ce cousin Jacques — ce fai-
seur de toutes les besognes de la pièce — se bat en
duel pour le compte de son cousin.
D'autre part aussi, le premier acte de ce drame,
qui est l'exposition, et qui devrait saisir l'imagina-
tion avec force, est très faible, pour ne pas dire
mauvais. L'auteur y a plaqué une émeute, — et je
dis plaqué, parce que cette émeute n'est nullement
dans les nécessités de la pièce, et qu'une fois dissi-
pée dans le drame, on n'en parle plus. Or, cette
émeute d'idiots, qui ne sont que des idiots et qui,
comme dans les émeutes vraies, doivent être des
brutes ; cette émeute d'idiots, qui étonne dans un
rédacteur du Charivari, lequel ne doit pas être si
ennemi que ça des émeutes et doit en avoir dans la
tête un autre idéal, n'est qu'un sacrifice aux crava-
tes blanches et aux camélias de la salle, et rien de
plus. Le cousin Jacques, qui la dissipe avec des
souvenirs d'enfance et des poignées de main à la
Louis-Philippe, a perdu à m3s yeux, de ce mo-
ment-là, la considération que sa réputation de
robuste mauvais sujet m'avait inspirée ; et ces
hauts faits d'initiative et de sauveteur pendant
toute la pièce no m'ont pas ramené !
4.
66 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Les poignées de main aux mains sales ou aux
mains sanglantes me gâlent tous les pouvoirs, et je
dis au cousin Jacques, qui est un pouvoir dans la
pièce, comme à d'autres, qui ne sont pas mes cou-
sins, par exemple ! « Puisque tu donnes de pareilles
poignées de main, quand tu devrais la lever et la
faire retomber, ta main, tu n'es pas si fort qu'on te
croit!... »
La pièce a deux acteurs et pas plus : Francès et
Landrol. Francès y fait le rôle d'un notaire, pendu
en Amérique et dépendu par le cousin Jacques, ce
factotum universel, et il joue avec un cynisme du
plus grand effet. C'est affreux, sinistre et beau,
comme un type d'Hogarth. Landrol est excellent de
franchise, de bonne humeur, de malice charmante,
et même, par moments, de dignité intrépide, par
exemple sous le pistolet de son cousin, dont il vient
de sauver la femme. D'actrice, il n'y en a qu'une
seule, Mme Lesueur, jolie encore, ma foi ! malgré
l'âge, et éternellement naturelle, qui fait une vieille
fille insupportable et dont, à force de talent, elle
fait adorer l'insupportabilité. Elle hait le cousin
Jacques avec tant de grâce, qu'on voudrait être haï
comme cela pour avoir, à la fin, comme le cousin
Jacques, la bonne sensation de l'embrasser !
L'INVALIDE, LE COUSIN JACQUES, ETC. 67
III
. Maintenant, pour mémoire, deux catastrophes !
Le Grand-Hôtel n'est pas un théâtre, mais il s'en
donne parfois les airs. Il nous a exhibé, l'autre
jour, pompeusement et chèrement, deux raretés :
— Mme Ristori, retour on ne sait d'où, et Mlle
Delaporte, retour de Russie. Je ne connaissais pas
Mme Ristori. J'avais vu ses statuettes et j'avais
entendu parler d'elle à ceux qui avaient coulé ou
taillé ces menteries. J'ai voulu voir et entendre ce
bronze et ce marbre tragiques, sur lequel le Temps
va tout à l'heure allonger sa main. Ah ! que Rachel,
que notre Rachel, à qui on a osé comparer cette
Italienne, tressaille de joie dans sa tombe! Je n'ai
I rien vu de celle qu'on se permit d'appeler « la grande
«Ristori». Non ! rien, rien, rien! pas même la pom-
mette tragique qu'elle a dans ses bronzes ou ses
marbres menteurs! La malheureuse, sans doute trop
heureuse, s'est prosaïquement capitonnée du plus
commun des embonpoints. Seulement, ne croyez
pas que ce soient de simples et navrants change-
ments que je constate en elle. Non! Écoutez-moi!
C'est pire ou mieux que cela : C'est ï impossibilité
absolue qu'elle ait été jamais ce qu'on a dit.
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Épouvantable mystiBcation ! Qui en furent les
grands coupables? Est-ce Alexandre Dumas père?
Est-ce Jules Janin? Croyez donc aux illusions de
ceux-là qui devraient n'en avoir aucune ! Mme Ris-
tori (j'ai cherché) n'a ni voix, ni geste, m chaleur
vraie. Elle a déclamaillé l'autre jour, en italien et
en français, et je vous donne ma parole . d honneur
et sur ma responsabilité personnelle, qu il n y a pas
de confidente de tragédie au Théâtre-Français qui
n'eût mieux joué qu'elle ce qu'elle a joué. Je sais
bien que je ne serai pas cru, tant je me fais a moi-
même l'effet d'être incroyable ! Mais, n importe! je
le dirai ; car les fausses grandes réputations loin de
faire baisser les yeux à personne, doivent les taire
lever à tout le monde, pour les voir et pour es juger.
Mme Ristori n'est pas plus une grande tragé-
dienne que Garibaldi n'est un héros.
Quant à Mlle Delaporte, qui a joue dans une
bluette, c'est donc ainsi que la Russie nous es ren-
voie et nous les rend, nos plus charmantes ! J ai dit
un jour que Mlle Delaporte avait ramassé 1 éventai
de Mlle Mars. Elle l'a donc laisse a Saint-Peters
bourg? Partie Mars (un instant! entendons-nous,
la Mars du Gymnase), elle n'est pas même revenue
MmeAllan. . n
P S - La Part du Roi vient d être jouée. Doux
succès littéraire du Théâtre-Français. Nous vous en
parlerons demain.
LA PART DU ROI
Dimanche, 23 Juin 1872.
I
Ce n'est pas tout à fait « une part de Roi » que
M. Catulle Mendès a prise hier soir dans la littéra-
ture dramatique du Théâtre-Français ; mais, ma
foi! cela semblait presque celle d'un petit Dauphin...
qui grandira et qui sera peut-être aussi un jour, qui
sait? aimé comme un Roi ! Toujours est-il qu'hier
soir il y avait comme des Hildegarde dans la salle
du Théâtre-Français. Dans la pièce, Hildegarde est
la jeune femme à qui le Roi et son titre de Roi font
perdre la tête. Dans la salle (de mon côté), il y avait
plusieurs jeunes femmes qui, d'honneur ! la per-
daient un peu...
Et si je le dis, ce n'est ni pour m'en plaindre, ni
pour m'en moquer. Non ! la pièce de M. Mendès est
jolie, si pourtant cela peut s'appeler une pièce
70 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
que ce gracieux fabliau, découpé dans un vélin du
Moyen Age et collé entre deux paravents pour les
jours où le Théâtre-Français veut se délasser de ses
grandes coulisses. On n'analyse guères une babiole
dramatique de cette légèreté, et cependant j'es-
saierai d'en donner l'idée...
Une jeune veuve est éprise du Roi de France.
Dans ce temps-là, il y avait de quoi être éprise des
Rois de France, et toutes les femmes l'étaient,
eussent-elles eu quatre-vingt dix ans! Il y a plus:
elle s'en croyait aimée, et sa rêverie d'amour pour le
Roi était si forte... qu'elle prend pour le Roi le pre-
mier venu qui tombe, à la brune, dans son château,
et le premier venu c'est un grand diable de reîlrequi
arrive crotté, mouillé, démantelé, un pied chaussé et
Vautre nu, comme dans la chanson ; car on lui a
volé sa botte :
Le bon, c'est qu'en courant j'avais perdu ma botte !
Et ce grand diable de vaurien, grâce à la douce
préoccupation d'Hildegarde, pris pour le Roi, est
traité comme le Roi, emmitouflé et pantoufle de
velours comme le Roi, et soupe comme le Roi! et
fait l'amour, sans se gêner, au débotté, comme le
faisait le Roi! Seulement, à un détail dans la tenue
du Roi, — un bracelet qu'il devait avoir et qu'il n'a
point :
LA PART DU ROI 71
Avez-vous lu l'Arbate?
Surtout l'anneau royal me semble bien trouvé,
le Roi disparaît aux yeux d'Hildegarde, — et
aux siens, à lui, et aux nôtres, le souper, la robe de
velours et les pantoufles ! On le dépouille preste-
ment de tout cela, et le voici reître comme devant,
reître séché, c'est vrai, mais reître entièrement
déchaussé; car à présent ils ne lui rendent pas sa
pauvre unique botte ! Or, le gaillard (très souple,
ce gaillard), n'a pas pris goût qu'à son métier de
Roi, meilleur qu'à présent, dans ce temps-là, comme
vous voyez, et ce n'est ni le souper, ni la robe de
velours, ni même sa botte qu'il regrette : il regrette
Hildegarde, la jolie veuve énamourée! quand il
faut partir comme il est venu.
Et lui, lui qui ne craint ni la nuit, ni le carrefour,
ni les mauvais chemins, ni Dieu, ni diable, voilà
que le cœur lui crève, à ce diable à quatre, à ce vert
galant, devenu tendre ! qui ne croyait qu'à une
bonne aventure et qui va s'en aller en laissant là
son cœur crevé, — avec sa botte !
Ici, tenez ! la Comédie essuie une petite larme, qui
coulait sur son masque rose... et le tour est fait ! —
et le Roi aussi ! car lorsqu'on annonce le Roi vrai
à Hildegarde, éprise enfin de son Roi apocryphe,
72 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
elle dit : Qu'il sonne tant qu'il voudra de la trompe
à la porte de mon château ! Cette trompe se
trompe :
Notre maître ! Je crois qu'il est déjà venu !
Eb bien, le succès l'a été, lui, et bien venu 1
appuyé sur des vers charmants, qui, vrai Dieu ! ne
sont pas des béquilles. Seulement, trop d'espagno-
lades à la Victor Hugo, trop de reflets de la Légende
des Siècles/ Ah ! que M. Catulle Mendès, qui doit
être de bonne humeur ce matin, me permette un
conseil. Qu'il se défie de l'influence d'un poète qu'il
aime trop et qu'il a trop lu, et qui, aujourd'hui,
trouve « sa Part du Roi » dans sa pièce... Les poè-
tes que nous aimons sont comme les femmes que
nous aimons... Ils nous tuent parfois. N'est-ce pas
nous tuer que de nous prendre notre originalité lit-
téraire?
Sans M. Hugo, M. Catulle Mendès serait peut-
être original. Son succès d'hier a été plus délicat
que bruyant, — un velours de succès, comme la robe
du Roi ; des battements d'éventail qui saluaient.
J'avais même, derrière moi, de belles mains qui
laissaient tomber l'éventail pour applaudir des pau-
mes nues. Deux surtout, appartenant à une ravis-
sante blonde qui ressemble aux plus blonds vers de
M. Catulle Mendès et m'ont fait penser au mot de
LA PART DU ROI 73
Shakespeare, dans Hamlet : « Fleurs sur fleurs... ».
Seulement, ici, c'était plus gai que l'enterrement
d'Ophélie.
II
Bressant était très bien dans sa barbe mal pei -
gnée. Mlle Croisette... Ah! croix pour moi! Elle
avait un costume... à la battre pour n'être pas di-
vine là-dedans ! Elle n'était qu'humaine, avec assez
de grâce pourtant dans les avant-bras. Mais la Part
du Roi ! Je suis si royaliste, moi, que je l'aurais
voulue plus belle !
LE TREMBLEMENT DE TERRE
DE MENDOCË
Dimanche, 30 Juin 1872.
I
On dit que c'est une traduction de l'anglais. Si
elle est fidèle, je plains l'Angleterre. Si elle ne l'est
pas, je plains la France, qui produit des mulets dra-
matiques se vautrant et pâturant ainsi et faisant de
telles choses dans un pré anglais.
Dans tous les cas, et en toute langue, ça doit être
une bien pauvre pièce que ce Tremblement de terre
qui ne fait rien trembler; mais dans le patois mélo-
dramatique d'hier soir, c'est quelque chose de par-
ticulièrement slupide, même au théâtre de M. Bil-
lion, le Billion des chutes et le Roi des Écoles, en
fait de stupidités !
76 THEATRE CONTEMPORAIN
Cependant, je vais essayer de vous dire un mot
de tout cela, puisque c'est une besogne qu'avec sa
prison Theureux Vitu a su éviter î
II
Des blancs qui donnent le fouet à des nègres, des
nègres à qui on donne le fouet, qui maudissent le
fouet, et qui se vengent du fouet, voilà tout le fond
de cette pièce, bonne elle-même à fouelter ! Si, au
moins, on y avait un peu fouetté, en scène, comme
j'avais la faiblesse de l'espérer en regardant les
bras en apparence très fermes de Mlle Laurianne,
qui n'est pas" trop négresse avec sa peau de casse-
role de cuivre rouge aux tomates, c'aurait été une
émotion, et qui sait? peut-être un agrément. Mais,
hélas! non! On n'a pas fouetté sur le vif. On ne
parle que de fouets dans cette pièce, et on n'en-
tend ni on ne voit de fouets sur la peau de ces gens
fouettés, qui en parlent toujours, la main sur la
place :
Je suis porteur, monsieur, d'une large écorchure...
et qui ne la montrent jamais ! Tous ces coups de
fouet en récit, ont laissé, en récit, leurs sillons
LE TREMBLEMENT DE TERRE DE MÉNDOCE 77
brûlants dans ces... cœurs de nègres, qui se vengent
à la nègre, en se révoltant contre le blanc qui les
a fouaillés et en brûlant son hab'tation à la nègre,
et on dirait: « à la blanche », maintenant, depuis la
Commune de Paris ! Car les Nègres, avant les Com-
munards et au-dessus d'eux dans l'espace et dans
le temps, ont eu l'esprit de l'incendie. Si tout cela
est anglais, c'est très nègre du moins ; ce n'est pas
émancipation, Wilberforce, Beecher-Stowe et autres
pleurailleries. C'est raidement nègre et voilà tout !
et cela seul ferait croire que la pièce n'est pas des
petits crocodiles anglais.
Une autre raison pour la croire française, c'est le
rôle d'une femme française qui est un compliment
pour la France : la femme du terrible fouelteur, qui
protège les nègres de toute couleur, depuis le noir
pur jusqu'aux différents noirs impurs ; car nous en
avons de toute nuance dans la pièce ; l'Esther. enfin,
de cet Assuérus du bambou, qu'elle finit par faire
devenir une canne à sucre !
Elle le retourne, en effet, comme un gant. Cette
femme philanthropique est toute la providence de la
pièce. Elle est aimée d'un de ses esclaves, — aimée
à la nègre, — brutal sur l'article, comme dit Figaro
du comte Almaviva ; de même que lui, le fouailleur
terrible, est aimé nègrement de la Thisbé, au teint
de cuivre rouge tomatisé.
Délicieux contraste parmi ces nègres révoltés, que
78 ■ THÉÂTRE CONTEMPORAIN
ces deux domestiques qui adorent l'un son maître
et l'autre sa maîtresse, et qui tous deux ont une
passion malheureuse ! Pour la femme d'Assuérus,
l'Esther de la case, cela ne m'étonne pas ; mais j'a-
voue que cela m'a un peu étonné de la part du
jaguar fouetteur, lequel oppose, Joseph blanc, aux
déclarations à brûle-pourpoint de laThisbé, la ques-
tion des races. Franchement, j'ai été aussi surpris
de cela que le serait une femme de chambre de Paris.
Quant à la comtesse (j'avais oublié qu'elle est com-
tesse de par le chef de son mari, la femme du fouet-
teur), elle reste inébranlablement vertueuse aussi
avec l'esclave qui l'adore et qui, ma foi ! lui aurait
fait passer le mauvais quart d'heure qu'on appelle
V heure du berger quand il est agréable, sans ce
bienheureux tremblement de terre qui sauve sa
vertu et l'engloutit, elle, juste au moment...
Je crois qu'une sottise est au bout de ma plume!
Bienheureux tremblement de terre! Moyen gran-
diose de sauver les femmes menacées ! Comme cela
vient à point dans la pièce! Mais, je me permets de
le leur dire, aux femmes : il ne faut pas trop comp-
ter là-dessus!
LE TREMBLEMENT DE TERRE DE MENDOCE 79
III
Ce tremblement de terre — moral — a été pour
moi encore une surprise dans une pièce qui a su
concilier pour la première fois la surprise et l'ennui,
que l'on disait inconciliables. Ce tremblement de
terre ne m'a pas seulement surpris parce qu'il est
moral, ce tremblement, mais encore parce qu'il
n'est presque pas un tremblement. Il avait été
annoncé sur l'affiche, et j'y croyais. Il avait été an-
noncé, pompeusement annoncé, dans la pièce, par
une vieille matrone négresse, une espèce de prophé-
tesse qui, durant tout le drame, enrégimente les
nègres pour la vengeance parce qu'elle a eu son
amant fouetté jusqu'à la mort, autrefois, par le père
du comte, le fouetteur actuel ; car il paraît que ces
gens-là sont des fouetteurs de père en fils !
Dès le quatrième acte, cette vieille diseuse de
mauvaise aventure dit qu'elle sent les frissons du
tremblement de terre sous ses larges pieds. — « Ah !
« bon! ce sera terrible !» me disais-je. Et je m'y at-
tendais surtout parce qu'à l'Ambigu-Comique (très
comique maintenant), où rien n'est une question
d'esprit et de talent, mais où tout est une question
80 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
de spectacle ou de truc, c'était une belle occasion
de donner un magnifique et attrayant spectacle aux
gros yeux bêtes qui se régalent de ces cuisines...
Eh bien, non ! L'Ambigu a dédaigné cela. Était-
ce trop cher, monsieur Billion ?... L'Ambigu a fait
comme s'il avait de l'esprit... et il s'est privé de
spectacle. Pour tout tremblement de terre, il a ou-
vert modestement une petite trappe... et nous avons
été attrapés !
On aurait joué identiquement de la même manière
le Tremblement de Mendoce entre quatre chandelles,
au théâtre de Quimper-Gorentin.
IV
Vous comprenez que je mets mon honneur et le
vôtre à ne pas vous faire l'analyse de cette pièce où
les nègres deviennent blancs, les blancs nègres, les
féroces doux, les doux féroces, sans transition et à
vue d'œil. J'ai dit le mot : c'est trop stupide...même
pour l'endroit. On a ri aux scènes et aux situations
qui voulaient le plus être pathétiques, avec la plus
louchante unanimité. On a ri aux nez de l'Amour
et de la Vengeance, deux nez très respectés à
l'Ambigu, où l'on ne badine pas avec les passions !
LE TREMBLEMENT DE TERRE DE MENDOCE 81
On a ri surtout d'un fou rire quand l'engloutie
par le tremblement, qui n'était que moral et qui est
devenu bienfaisant, a reparu tout à coup en scène,
sans qu'on ait su jamais comment ni pourquoi
elle reparaissait, fraîche comme si elle fût sortie
d'une boîte et dans laquelle même elle eût été soi-
gneusement emballée ! On a ri enfin aux couacs de
l'orchestre, qui, mis en veine de couacs, s'est plu à
imiter les couacs de l'auteur... Si bien que celui-ci,
quand il a fallu se nommer, a gardé l'incognito
comme un prince et a fait dire le nom d'une femme :
Madame Louise Bernard.
Cela m'aurait bien plu que c'eût été d'une
femme!... D'aucuns disaient que Mme Figuier
était là-dedans, — comme l'Angleterre, — comme
M. Frantz Beauvallet. Mais quels qu'ils fussent,
l'auteur ou les auteurs, qui, à ce moment-là, devaient
avoir un fier tremblement, se sont mis, pour se ga-
rer de la grêle des sifflets qui menaçaient, sous la
cloche des jupons d'une femme...
Heureuse idée ! Je sais bien ce qu'on met sous les
cloches... Et vous?. ..
LES MIRABEAU
4 Novembre 1879.
I
Il y a quelques années, un bâtard de Mirabeau
qui ne portait pas son nom, mais qui portait sur sa
figure l'empreinte du cyclope qui l'avait forgé dans
une de ses nuits, publia tout à coup sur son célèbre
générateur quatre gros volumes qu'il n'avait pas
écrits et qui n'étaient rien moins qu'un livre du ren-
seignement le plus inattendu et de la plus piquante
beauté... Mirabeau était, dans ce livre, raconté
par des historiens comme il n'en aura jamais plus,
et c'était par son père le marquis, dit moqueuse-
ment Y Ami des Hommes dans un siècle moqueur,
qui avait raté piteusement la gloire dans la philan-
thropie et l'économie politique, deux ridicules du
temps, et par le frère cadet du marquis, le bailli,
84 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
jusqu'alors inconnu, si ce n'esJL peut-être sur les
galères de Malte. Le livre en question avait la forme
d'une correspondance, et cette correspondance était
le chef-d'œuvre le plus étonnant et le plus éclatant
par la passion, l'élévation, la verve mordante, le
style vivant et pittoresque, et, disons-le, — car c'é-
tait là son trait principal, — un comique grandiose,
un comique comme en aurait fait le grand Corneille,
s'il eût déridé son génie. Et, en effet, le père et l'oncle
de Mirabeau étaient véritablement Cornéliens en
parlant intimement de leur fils et de leur neveu, et
lui, malgré l'emphase de sa gloire, qui ressemble à
celle de son génie, diminuait au lieu de grandir sous
leurs terribles plumes, et tout colosse qu'il fût, il
devenait moins statue et plus homme entre ces deux
cariatides de son sang au milieu desquelles on le
verra toujours désormais, et qui donnent de la race
dont il était sorti une idée plus haute et meilleure
que sa gloire.
Certes ! ses ancêtres — et surtout ces deux-là —
valaient mieux que lui, et ils l'eussent méritée
davantage. Intellectuellement, moralement, à le
prendre par le cerveau ou par le caractère, il était
assurément très au-dessous de ces deux hommes qui
le jugeaient, et ce n'est pas lui, s'il avait été à leur
place, qui les aurait jugés comme il a été jugé par
eux. A travers les colères despotiques de son père et
la généreuse bonté de son oncle, Mirabeau aétéjugé
LES MIRABEAU
85
et mesuré de pied en cap bien avant d'être entré
dans la vie politique, cette prostituée qui ne fut pas
la dernière à laquelle il se donna ; et lorsque la Révo-
lution, avec ses affreux engoûments, aura reculé
dans le passé, l'Histoire dira comme le père et l'on-
cle de Mirabeau ont dit dans les dialogues immor-
tels de leur correspondance. Mais l'Impassible ne
dira pas avec la même passion, le même relief, la
même âme; elle sera moins artiste qu'eux! Mira-
beau, Mirabeau l'orateur, le claque-dent, Y ouragan,
comme disait son père, la pléthore qui avait besoin
d'une Impératrice comme Catherine II pour se dé-
gonfler seulement les veines, n'était que de cette fa-
çon-là une forte réalité... Turgescent d'esprit comme
de corps, il restera, en définitive, plus gros que
grand dans l'Histoire. Son espèce de grandeur n'y
sera qu'une attitude. Il y fait entendre un creux ma-
gnifique, mais c'est un creux! C'est la basse-taille
de la Révolution. Mais ce n'est pas lui qui l'a dé-
chaînée. Ce n'est pas lui qui l'a enchaînée non plus,
quand on a eu assez de ceite furieuse ! Un jour, on
l'acheta pour cette besogne, mais la mort le sauva
de la honte de son impuissance. Ses idées de salut
pour la monarchie, on les cherche en vain dans La-
marck. Il n'en faut qu'une pourtant à un homme
politique ! Pitt n'en eut qu'une ; Mirabeau, lui, n'en
avait pas. Son père et son oncle, ces esprits fiers et
sensés, avaient vu cela dans l'aurore de sa vie. Ils
86
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
l'avaient pesé et soupesé, quand ils se le ren-
voyaient de l'un à l'autre comme une balle qui va
devenir un ballon, cet enflé monstrueux dont, tour
à tour, ils s'étonnent, rient et s'épouvantent, dans
une Correspondance de génie.
Et c'est de cette comédie sublime que M. Clare-
tie a osé faire un drame qui ne l'est pas et qui s'ap-
pelle : Les Mirabeau !
II
Qu'il eût fait Mirabeau tout court, c'était bien !
Je n'avais pas grand'chose à dire. Mirabeau est
fait pour le drame comme on le conçoit à cette heure,
pour le drame équarri, dégrossi et trompe-l'œil,
l'œil qu'on ne caresse tant que pour mieux le trom-
per. Mirabeau, le poncif du tribun révolutionnaire,
à cette époque où la République n'est elle-même
qu'un poncif &q république et où le public est l'a-
moureux niais et né de tous les poncifs! Mirabeau
à la scène, avec la redondance de son nom écrit 8ur
l'enseigne du marchand de drap de Marseille avec
les mots textuels, pour ne pas en inventer d'autres :
« Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous
LES MIRABEAU 87
« n'en sortirons que par la puissance des baïonnet-
« les ! » n'est plus une afl'aire d'art, une combinaison
dramatique. C'est la visée au succès facile, pour ne
pas dire un autre nom que je veux épargner à l'au-
teur ; c'est la quête à l'applaudisse nent dans le
bonnet rouge de la Liberté, tendu au public comme
les pauvres tendent leur chapeau, pour que tout le
monde y mette quelque chose ! Mais les Mirabeau
au lieu de Mirabeau ; mais ramasser au demi-cer-
cle, autour de Mirabeau, toute sa famille, pour la
sacrifiera lui, l'apostat de sa race; n'avoir pas craint
de faire parler les dialogueurs de la Correspondance,
ces admirables Pères nobles d'une comédie aussi
passionnée que profonde, plus difficiles à faire par-
ler que le déclamateur Mirabeau, car toute décla-
mation se ressemble, qu'elle vienne d'un homme
d'esprit ou d'un sot; mais vouloir peindre et faire
agir ces deux grands esprits originaux : le marquis
de Mirabeau, ce Montaigne féodd, et le bailli de
Mirabeau, ce vieux Romain bonhomme qui a de la
grâce et de la bonté, les vouloir faire parler en ter-
mes vulgaires quand ils ont une langue à eux qu'on
ne peut oublier, quand on entend vibrer leur voix
dans leur correspondance, quand on peut lire, en ces
pages inouïes, des paroles qui vont faire rentrer et
noyer dans leur insignifiante salive celles qu'on leur
prête; c'est là une audace qui n'étonne pas infini-
ment dans M. Jules Claretie, lequel ne doute de
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
rien et aboi de tout avec une égale placidité.
M. Claretie est un des plus braves esprits que je
connaisse, mais la bravoure «i'esprit n'est pas ser-
vie par des organes équivalents. Polygraphe tou-
jours prêt à écrire sur tous les sujets les plus divers
avec une facilité d'eau qui coule, il s'épanche, il
n 'écume pas... mais aujourd'hui il a été moins pur
et moins innocent qu'à l'ordinaire. Pour faire repous-
soir à son Mirabeau révolutionnaire, il a calomnié
les Mirabeau, qui ne le sont pas, et il les a calom-
niés en leur prêtant des sottises qu'ils n'ont jamais
faites ou qu'ils n'ont jamais dites, en les déguisant
en imbécilles et en caricatures, et comme s'il avait
donné le mot à ses acteurs, ils en ont fait autant
que lui.
Et ce n'est pas seulement les Mirabeau père, oncle
et même fils, le Mirabeau-Tonneau, qui était un
tonneau d'esprit, qu'il a déshonorés, en les abêtis-
sant, au profit de Mirabeau, le Génie révolutionnaire,
lavé, pour la première fois, de toute corruption d'ar-
gent dans les plus belles larmes et nettoyé comme
un petit sou! Beaumarchais n'est pourtant pas un
Mirabeau, et il le traite comme un Mirabeau. Il en
fait le plus maladroit,le plus stupide, le plus impu-
dent et le plus grossier des corrupteurs, quand il
vient proposer à Mirabeau Y incorruptible cent mille
francs pour changer de thèse sur la banque de
Saint-Charles et défendre ce qu'il a attaqué. Lui,
LES MIRABEAU 89
Beaumarchais, cet homme d'esprit.! qui ne devrait
offrir de l'argent qu'avec une patte d'hermine qu'une
tache fait mourir! Pourquoi aussi cet abêtissement
de Beaumarchais? Ce n'est pas un vieux féodal
comme les Mirabeau. Il a même donné son petit
coup d'épaule à celte monarchie de porcelaine fêlée
qui va tout à l'heure s'écrouler. II n'est pas noble.
C'est le fils d'un horloger, comme Rousseau, et,
toujours pour ne rien inventer, l'auteur lui fait cas-
ser la montre du grand seigneur qui lui demande
l'heure, selon l'anecdote si connue. Mais s'il n'est
pas noble, il l'est devenu. Il a acheté sa noblesse, et
cela a suffi pour que Beaumarchais, devenu pataud
en offrant de l'argent à un homme qui en prenait
toujours et de toute main, soit mis à la porte par
cet homme qui foulait sous ses pieds la sienne !
Ainsi, vous le voyez, ce drame des Mirabeau
n'est, au fond, qu'une machine révolutionnaire plus
ou moins péniblement montée, avec de grands noms
historiques égarés sur ceux qui les portent. Le
marquis de Mirabeau n'y est qu'un Trissotin, sans
style et sans caractère, quand on lui fait croire, à
certain moment décisif de la pièce, que ses livres se
vendent, et qui en perd la tête de bonheur! et c'est le
bailli, le noble et austère bailli de la Correspondance,
qui tire le fil de Polichinelle d'entre les jambes de
son aîné!!! Cette famille, que la haine de l'esprit
de parti a comparée à la famille des Atrides, quoi-
90 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
qu'on n'y voie ni Alrée, ni Thyeste,'ni Clytemneslre,
ni Oreste, ni Electre, cette pudeur farouche dans un
deuil farouche; cette famille qui fut parfois orageu-
se, mais dont le Mirabeau admiré de M. Claretie
fut toujours le principal orage, n'est plus ici qu'une
famille de grotesques comme les écrivains révolu-
tionnaires ont l'habitude d'en créer quand ils veu-
lent peindre des gentilshommes ! Si le marquis y
est un Trissotin d'un ridicule impossible, le vicomte
n'y est plus qu'un de ces fats qui sont des rengaines
à la scène quand il s'agit d'y montrer les grâces et
le ton de l'ancien régime, et c'est à travers des cho-
ses de cette puissante nouveauté que l'auteur des
Mirabeau a jeté une intrigue qui n'est pas plus nou-
velle que tout cela, et que voici.
III
Nous sommes, au lever du rideau, en plein café
de la Comédie-Française, le jour, qui fut un événe-
ment, de la première représentation du Mariage de
Figaro. Il passe là tous les personnages de la pièce,
mais que rien ne distingue encore, quand tout à coup
voici Mirabeau qui apparaît et qui entre, avec la re-
LES MIRABEAU 91
dingote noire à large collet du temps et les bottes à
revers d'un jaune d'ocre, très reconnaissable, lui, à
la manière dont il est grimé, mais ne faisant pas ce-
pendant l'effet de laideur poétique qu'après tout il
avait, ce monstre de Mirabeau! AI. Paul Deshayes,qui
l'a joué, l'a passée la prose. Au lieu de ces traces de
petite vérole, devenues historiques, et que Chateau-
briand, qui les avait vues, compare dans ses Mémoi-
res h des sillons de foudre, M. Paul Deshayes les a
remplacées par des verrues. Il a fait à Mirabeau un
visage infiltré et bulbeux, mais il a oublié les deux
choses qui rendaient Mirabeau d'un aspect saisissant
et inoubliable. Il a oublié son immense chevelure de
ëamson, qui faisait croire à sa force, et son altier
port de tête, volé à Beaumarchais un jour que Beau-
marchais plaidait contre lui, et qui faisait croire à
sa fierté ! Mirabeau est sorti de Vincennes. Mais il
garde encore l'incognito sous le nom de Pierre Buf-
fière, qui lui allait si bien et que son père lui avait
si spirituellement donné. Il traîne après lui une
femme qui l'aime avec cette passion qu'ont les fem-
mes quand elles commencent de voir qu'on va cesser
de les aimer. C'est Julie de Rieux, qui n'est que la
femme du libraire hollandais Valras, l'ami fanatisé
d'admiration pour Mirabeau, et qui a abandonné son
mari pour suivre un amant. La vieille et l'éternelle
histoire ! Or, pendant que Mirabeau traîne Julie à
sa suite, traînerie vicieuse! Valras traîne à la sienne
92 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
la jeune ingénue Henriette de Nehra, traînerie
vertueuse ! qui est la fille d'un officier, compagnon
de guerre du bailli de Mirabeau, sous la protection
duquel Valras veut la placer. Tout le drame est
entre ces deux femmes. Cette Henriette de Nehra se
prend d'amour vertueux pour Mirabeau, et c'est elle
qui, plus tard, le tire des agonies de cette misère
dans laquelle ce grand travailleur pataugea long-
temps, comme le Diable de Milton dans le chaos.
C'est elle, maîtresse de sa fortune, qui secrètement
envoie à Mirabeau, chassé par son père et révolté
contre lui, comme il va dans un instant se révolter
contre sa caste, une cassette pleine d'or, au moment
où il lui en faut pour se présenter à Aix devant la
noblesse de son Ordre ; — à ce moment terrible
qu'on peut appeler l'heure du berger des circonstan-
ces, et où l'or est nécessaire à l'ambition comme le
fer à la vaillance !
Grâce à elle, Mirabeau, qui croit la cassette en-
voyée par son frère, se présente, somptueux, devant
son Ordre, et j'ai cru ici à une belle scène... Elle
était indiquée par les fameuses paroles qui reten-
tissent dans toutes les mémoires, depuis qu'elles ont
été dites : « Ainsi périt le dernier des Gracches, de
« la main des patriciens; mais, atteint du coup
« mortel, il lança de la poussière vers le ciel en
« attestant les dieux vengeurs, et de cette poussière
« naquit Marius, Marius moins grand pour avoir
LES MIRA.BEAU 93
« exterminé les Gimbres que pour avoir abattu
« dans Rome l'aristocratie de la noblesse... » Il n'y
a eu ici ni Gracche, ni Dieux vengeurs, ni poussière
jetée contre le ciel, ni Marius, mais le misérable
spectacle d'une âme faible dans un corps robuste !
Mirabeau, interpellé par la noblesse sur les immon-
des publications de sa jeunesse, sur ses dettes, sur
l'origine du luxe inattendu qu'il étale, ne veut pas
répondre; il se fâche, commo un homme qui a tort,
il se monte, il s'indigne, il rugit, comme le lion
auquel on l'a comparé tant de fois ; car le lion ici
n'est qu'une bête. Il frappe du pied , il finit même
par pleurer comme un enfant, et puis il reprend sa
colère stupide. On n'a jamais plus abaissé l'Histoire
dans un homme qui, du reste, ne l'a jamais grandie,
et qui emporte absurdemenl la tare sur son nom
quand d'un mot — puisqu'il croit l'argent envoyé
par son frère — il pouvait si facilemen t l'effacer !
Mais il faut qu'elle y reste pour qu'il y ait drame.
Sans cela, nous passerions trop vite aux Exposi-
tions révolutionnaires: l'élection de Marseille et les
habits du marchand de drap jetés par la fenêtre, et
au serment du Jeu de Paume, la mascarade du
tableau de David, qui ont dû donner un si grand
mal de tête à M. Glaretie pour les inventer ! Je l'ai
dit : dans ce drame, ce sont les femmes qui font le
drame. Mirabeau, qui sait par Valras, le plaintif et
philosophique... trompé de la pièce, que Julie de
94 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Rieux n'est autre que la ci-devant Mme Valras la
libraire, rompt avec elle, ou plutôt veut rompre ;
car elle ne rompt pas, elle (c'est le seul être éner-
gique et vivant de la pièce). La voilà, comme vous
pensez, très jalouse, et, sous l'empire de cette jalou-
sie, elle fait des choses très intelligibles en passion,
mais très incompréhensibles dans la vie comme la
vie est faite! Elle fait arrêter son mari (comment?)
pour lui voler la lettre dont il est porteur (comment
le sait-elle ?) et qui, selon elle, va déshonorer du
même coup Mirabeau et la femme nouvelle qu'il
aime et qui est entrée à la Visitation, après lui avoir
légué sa fortune. La pauvre fille, qui ne se doute
pas à quelle mégère d'amour elle va avoir affaire,
sort du couvent (comment encore ?) pour redeman-
der sa lettre à sa rivale ; mais refusée, insultée,
méprisée, voilà qu'elle la lui subtilise, quand l'au-
tre agite cette lettre devant elle, elle la lui subtilise
avec l'adresse d'une femme de chambre adroite,
cette petite ! Quand l'autre, furieuse, la poursuit jus-
que sur le balcon, et ratlrappe la lettre après l'avoir
poussée dans la Seine, qui est de ce côté probable-
ment sans quai : crâne comme Richard Darlington !
Cette scène, qui n'est plus de la Révolution politi-
que, mais de cette révolution de cœur que nous por-
tons tous dans nos poitrines, a sauvé, je crois, le
drame révolutionnaire qui n'en pouvait mais...
Dans la salle, des fatigues avaient pris le public,
LES MIRABEAU 95
qui n'en est plus à la lune de miel de la Républi-
que, et qui mollissait dans l'applaudissement qué-
mandé. Mais cette scène, jouée par Mlle Rousseil
avec l'obstination diabolique d'une femelle de dogue
amoureuse qui, au lieu d'en démordre, laissera plu-
tôt ses dents dans la morsure, a tordu dans les
cœurs la fibre humaine que la politique n'y tord
plus. Mirabeau et Valras, qui ont appris que Mlle de
Nehra est chez Mme de Rieux, arrivent, mais trop
tard, comme les gendarmes. Et ils la trouvent
morte. Alors Mirabeau, toujours l'enfant robuste,
veut tuer Julie, qui ne demande pas mieux, l'insen-
sée ! que d'être tuée de la main qu'elle adore, et qui
dit: « Enfonce! » au poignard, ne pouvant plus le
dire qu'au poignard... lorsque Valras la réclame
pour lui, Valras, le mari, le... trompé, plaintif et
vengeur, qui trouve plus majestueux, plus auguste,
plus justicier, de la marquer au front du fer rouge,
comme Montriveau, dans la Duchesse de Langeais,
et il la marque, — et c'est fini. Les plus élégantes
des loges, qui s'ennuyaient probablement de la
Révolution, s'en étaient allées avant cette scène.
Elles ont eu tort.
96 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
IV
Elles n'auront pas vu Mlle Rousseil, et il n'y a
qu'elle à voir dans cette pièce. M. Clarelie doit la
lui dédier. Elle en sera la fortune. C'est la première
fois de ma vie que j'ai vu jouer Mlle Rousseil, qui
était en Egypte quand je faisais le théâtre au Nain
Jaune. Eh bien, je ne la renverrai pas en Egypte!
Dans le cours de ce drame, quand elle y paraissait,
elle ne m'avait fait d'abord que l'impression d'une
actrice correcte, et voilà tout. Mais quand la situa-
tion est devenue passionnée, elle est sortie de son
fourreau d'actrice correcte, comme du sien un
glaive... un glaive qui brille en éclairs et qui coupe,
et qui va jusqu'au cœur! Elle a joué... comme on
voudrait être aimé d'elle.
Elle a été de l'obstination aveugle d'une passion
qui accepte tout de l'homme aimé, uniquement
parce qu'elle aime. Elle a exprimé la fatalité dans
l'amour; elle l'a exprimée divinement, non! mais
infernalement, et c'est peut-être la même chose.
Elle a été atroce, cruelle, impitoyable, avec, pour
toute excuse, l'amour absolu, à qui l'on pardonne
tout parce qu'il est absolu : atrocités, cruautés, impi-
LES MIRABEAU 97
toyabililés, et auquel on pardonnerait jusqu'à la
perfidie et la bassesse... Je n'ai rien à reprocher
au jeu de Mlle Rousseil de ce soir, sinon peut-être
l'emploi d'un geste qui revient trop souvent : c'est
l'emploi du bras et du doigt levés derrière la tête
de l'homme qu'elle menace. Geste de statue très
idéal, mais si beau qu'il faut le faire rare ; car
l'homme se blase si vite de ce qui est beau, qu'avec
lui il faut économiser la beauté !
Dans ce dernier acte, où la passion la transfigure,
elle a un voile blanc et une robe blanche qui lui
vont à merveille, mais qui sont étranges et que son
rôle ne justifie pas. Le costume de vestale est-il là
pour rappeler qu'elle n'en est pas une?... On le
savait bien... Mais j'écris ceci à la réflexion. Dans
la scène qu'elle a enlevée, — et nous au bout! — je
n'ai pas pensé à sa robe. La passion la brûlait sur
son corps... et je n'ai vu que la femme seule. Avis
aux petites actrices qui n'ont pas d'âme et qui se
font faire des costumes ! Lorsque Mirabeau a apporté
le corps de Mlle de Nehra, et qu'il est tombé, acca-
blé, sur cette fleur coupée, Mlle Rousseil a eu un
mouvement sublime : c'est la manière fauve dont
elle a saisi Mirabeau, l'infidèle ! et dont elle l'a
retourné sur le cadavre pour qu'il ne le vît plus,
jalouse jusque dans la mort ! Et lorsque son mari l'a
marquée au front du fer rouge, elle a effacé d'un
geste le jeu de Mlle Croisette dans le Sphinx. Elle
6
98 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
a poussé des cris si profonds que je ne sais d'où elle
les tirait. Était-ce de la plante de ses pieds ? Tou-
jours est-il que je les entends encore, — et je crois
bien que M. Garolus Duran, qui était au balcon, et
qui est, comme tout le monde le sait, le beau-frère
de Mlle Croisette, ne les oubliera pas non plus.
Voilà donc le seul talent dramatique de la pièce.
On avait, pour l'intérêt de ce drame, compté beau-
coup sur Mirabeau, eh bien, c'est Mlle Rousseil qui
est Mirabeau ! Les autres acteurs, auprès d'elle,
jouent comme M. Glaretie a pensé. Je ne les nom-
merai pas; je ne veux pas leur faire de peine. Qu'ils
restent ici ce qu'ils sont pour moi : — anonymes ! Il
y a cependant un Mirabeau-Tonneau, qui n'est qu'un
Mirabeau-Z?an7, car il a eu peur de se faire trop
gros, et qui mériterait bien d'être nommé pour la
façon de maître à danser avec laquelle il a compris
son rôle de gentilhomme élégant. Mais les autres?
Laissons! Ils ont, je crois, beaucoup travaillé leur
rôle, comme M. Glaretie, qui est un travailleur con-
vaincu, a travaillé sa pièce ; mais il vaudrait mieux
peut-être ne pas travailler du tout. Les Lazza-
roni sont si heureux... el si intelligents!
LE MARIAGE DE FIGARO
SI Novembre 1879.
I
Cette reprise ne nous reprendra pas ! Nous som-
mes maintenant si grossiers que nous nous étions
comme détachés du Mariage de Figaro. Il y avait
près de six ans qu'on ne l'avait joué. Six ans, pour
une pièce, c'est comme les six pieds de terre d'une
tombe. Aussi, la reprise de celte chose enterrée de-
vait avoir la beauté inattendue d'une résurrection.
M. Perrin, l'homme égaré de l'Opéra au Théâtre-
Français, qui ne peut pas faire des acteurs, le pauvre
homme ! devait, disait-on, avoir des inventions
sublimes en fait de décorations et de costumes, et
il n'a rien inventé du tout. Décorations vulgaires,
costumes connus, — excepté l'habit Louis XV du
comte Almaviva, qui viole la tradition dramatique
C. rsiiaa
. Ottaviet^V
100 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
et détonne avec tous les autres costumes, qui sont
restés espagnols jusqu'à la première occasion, où
on les changera pour l'aire encore du neuf! Pour
aujourd'hui, c'est la seule nouveauté introduite dans
cette pièce, qui n'avait besoin que d'acteurs de
talent pour paraître ce qu'elle est : — une chose
charmante et immortelle. Seulement, le talent a
manqué.
Mais la nouveauté, qui n'était pas dans la pièce,
était dans la salle. C'est l'effet produit par le Mariage
de Figaro, qui — jusqu'à hier soir — passionnait
le public comme jamais pièce de théâtre ne l'avait
passionné, excepté le Tartuffe peut-être. Je ne con-
nais guères que Tartuffe qui pût lutter d'intérêt et
d'impression faite avec la comédie de Beaumar-
chais. Il n'y avait que ce génie pour rivaliser avec
cet esprit et faire jaillir toujours le même enthou-
siasme ! Toutes les autres pièces, même celles de
Molière, noircissent plus ou moins sous l'action du
temps, qui y met cetle estompe qui sied même aux
statues et dont leur marbre ne les défend pas... Kn
reculant dans le passi, le chef-d'œuvre n'en est pas
moins visible, et peut-être l'est-il davantage; peut-
être sa majesté de chef-d'œuvre gagne-t-el le encore
à celte vieillesse ; mais la vivacité de l'impression
diminue, et, dégagée de l'impression, l'admiration
monte mieux dans l'esprit et s'y fixe , mais ce n'est
plus le coup de foudre, le soulèvement de nerfs du
LE MARIAGE DE FIGARO 101
premier moment. Seuls, parmi toutes les comédies
de la scène française, Tartuffe et le Mariage de
Figaro le donnaient à point nommé, toujours, et
même quand les passions qu'ils tisonnaient dans
nos cœurs s'étaient amorties, Depuis que l'impé-
rieuse décence du siècle de Louis XIV, qui forçait
les coquins à l'hypocrisie, s'en est allée comme un
vêtement déchiré ; depuis que la monarchie fran-
çaise, à moitié morte déjà quand Beaumarchais lui
envoyait, sans danger pour lui, les flèches bardelées
de ses épigrammes, n'a plus été qu'un cadavre, gal-
vanisé sous plusieurs pauvres règnes lorsque le
grand règne n'était plus, mais qui n'en était pas
moins le corps d'une morte, Tartuffe et le Mariage
de Figaro excitaient toujours, lorsqu'on les jouait,
le même enthousiasme, et réveillaient toujours les
mêmes échos dans tous les cœurs, les mêmes ap-
plaudissements dans toutes les mains! Ceci était
certain. On y comptait, et on avait raison. Il y avait
tels vers de Tartuffe qu'à la représentation on pré-
voyait, on voyait venir de loin, comme la tem-
pête ! II y avait telles phrases du Mariage de Figaro
qui produisaient de frénétiques explosions! Je ne
sais rien de comparable aux frémissements de plai-
sir qui passaient alors sur la salle. C'était le bon-
heur de l'esprit et sa reconnaissance. Je n'ai pas vu
jouer Tartuffe, hier soir, et, si on l'eût joué, je ne
sais pas s'il m'eût rappelé ces soirées qu'il char-
6.
102 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
geait, il n'y a pas longtemps encore, de l'électricité
de son génie. Mais je viens de voir jouer le Mariage
de Figaro, et j'atteste que je n'ai jamais vu rien de
moins animé que cette salle pleine, venue pour jouir
de l'esprit de Beaumarchais ; je n'ai jamais rien vu
de plus inerte, de moins prompt à l'applaudissement
que cette salle, et je ne dirai point de plus froid que
toute cette représentation, mais de plus tiède, — ce
qui est bien pis! car Dieu vomit les tièdes, disent
les Saints Livres, et il n'y a vraiment, ici, à faire
que comme Dieu.
D'où venaient cette surprise et cette affreuse
défaite?... Est-ce de la comédie elle-même? ou des
acteurs? ou du public? ou peut-être de tous les
trois?... La comédie du Mariage de Figaro, avant
d'être, dans l'action, une comédie d'intrigue, est,
dans sa conception et dans sa portée, une comédie
politique. Beaumarchais est un Aristophane, — un
Aristophane sans l'aristocratie qui distinguait Aris-
tophane, lequel ne voulait pas, lui, détruire le gou-
vernement d'Athènes, mais le conserver... La politi-
que a l'ait vivre longtemps la pièce de Beaumarchais
de sa vie intense. Mais Figaro a triomphé, et son
triomphe est trop récent encore pour qu'on puisse
le traiter comme tous les pouvoirs qui ont le vice de
trop durer, dans ce vertueux pays de l'instabilité
éternelle! Il n'y a pas de Figaro présentement con-
tre les Figaros qui ont réussi, dans ce pays où les
LE MARIAGE DE FIGARO 108
Oispins sont devenus les rivaux heureux de leurs
maîtres. Il y en aura un jour, gardez-vous d'en
douter! Mais l'heure n'en est pas venue encore.
Aussi les Figaros triomphants et se prélassant, hier
soir, dans leurs loges, n'ont pas pris grand goût aux
plaisanteries de ce valet du diable ! qui n'est pas
grand seigneur, mais qui va le devenir. Seulement,
au fond, ils ont été bons princes, à l'air ennuyé
comme des princes (cela nous venge un peu !). Mais
eux et le public qui jouit actuellement de la Répu-
blique, comme nous n'avons pas joui, nous, hier
soir, de l'esprit de Beaumarchais, ont été aussi
Brid'oison que Brid'oison lui-même à tous les pas-
sages et à tous les traits qui, dans un autre temps,
les auraient fait vibrer et éclater en bravos unani-
mes. 11 n'y a eu que le mot d'amnistie générale,
rencontré par hasard dans une phrase insignifiante
de la pièce, qui leur a arraché un petit rire et un
petit applaudissement pudibonds. Pour le reste, ils
ont partout bégayé l'applaudissement comme Bri-
d'oison ses paroles. Ils ont été les Brid'oison de
l'applaudissement !
104 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
II
Et, ma foi ! les acteurs n'en méritaient pas davan-
tage. Sentaient-ils qu'ils jouaient devant des Figa-
ros parvenus, qui ne font plus la barbe qu'à la
Fiance, et cela les embarrassail-ilr cette assemblée,
non de Rois, comme à Tilsitt, mais de républi-
cains?... Toujours est-il qu'ils ont joué comme le
public les écoutait. Misérable soirée, qui n'avait d'é-
gale, pour l'enthousiasme sincère, la spontanéité,
l'entraînement, qu'une matinée académique ! Il y a
beaucoup de rapports, du reste, entre le Théâtre-
Français perrinisé et l'Académie. Ici et là, la grande
affaire, ce sont les fauteuils! M. Perrin avait fort
doré et capitonné celui dans lequel M. Delaunay (le
comte Almaviva) s'est assez mal assis, quand il a fait
le grand justicier de village. Il s'y est mis comme
Mlle Gunégonde, en croupe sur le cheval de Pan-
gloss, dans Candide; mais Mlle Gunégonde avait ses
raisons pour manquer d'aplomb, et j'imagine que
M. Delaunay n'en a pas. Je ne trouve à M. Delaunay,
qui fait ce qu'il peut pour êlre Bressant, ni la dis-
tinction, ni la voix (la voix surtout) nécessaires pour
LE M.vrJWK DE FIGARO 105
jouer le comte Almaviva, dont le nom ravissant dit
tout ce qu'il doit être et tout ce que l'acteur n'est
pas ! Je l'ai vu jouer, un soir, l'élégant marquis de
Villemer en complet du Bon Marché et une chaîne
de montre en or sur le ventre, comme le neveu de
Prudhomme, et vous sentez bien que ce n'est pas ce
marquis-là qui peut entrer dans la peau du comte
Almaviva, quand elle serait recouverte de tous les
costumes Louis XV, rouge et violet, de la collec-
tion de M. Perrin. La voix, des fosses du nez, de
M. Delaunay, est uneforle objection contre la séduc-
tion et contre l'amour. Je lui ai vu autrefois aussi
d'assez jolies jambes d'amoureux, quand il jouait
Philippe V dans je ne sais plus quelle pièce de Du-
mas; mais elles ont perdu de leur sveltesse et l'em-
pâtement se glisse alentour, avec de petits nœuds
musculaires perceptibles à travers le bas de soie,
et qui ressemblent presque aux bulbos du visage de
M. Deshayes quand il joue Mirabeau. M. Delaunay
a échoué dans les grandes scènes de son rôle, sur-
tout dans celle où, jaloux, furieux, et dupé par sa
femme et la camériste de sa femme, il dit à la com-
tesse ce mot qu'Armand — racontaient nos pères —
disait de manière à enlever toute la salle et à la
mettre tout entière aux pieds de l'actrice qui jouait
la comtesse : Madame, vous jouez 1res bien la co-
médie! Hier soir, la salle, à ce mot, est restée muette
et n'a pas bougé.
10G THÉÂTRE COMTEMPORAIX
II est vrai que ce n'était ni Mlle Mars, ni Mlle Le-
verre, ni Mlle Rose Dupuis qui était en scène ; ce
n'était que Mlle Broizat. Broizat n'est pas Brohan!
Mlle Broizat n'est pas même une comédienne comme
M. Delaunay est un comédien. Elle n'a point la lan-
gueur rêveuse et troublée de cette moitié de coupa-
ble, — la comtesse Almaviva, — la Corruption à son
aurore! Mlle Broizat n'a non plus aucune des
grasses plénitudes qui font partie du rôle de la com-
tesse et des insomnies de Chérubin. C'est un sourire
précieux dans un visage anguleux, et son corps
ressemble à son visage. Elle est prétentieusement
correcte, comme ils le sont tous, du reste, au Théâ-
tre-Français, également brisés et assouplis au jeu
de la scène, très sûrs d'eux-mêmes et adéquats les
uns aux autres (M. Got excepté, qui ne joue pas
dans le Mariage de Figaro). En effet, le caractère
du Théâtre-Français, — très républicain par ce côté,
— c'est d'être le théâtre de l'égalité... entre tous les
talents. Us y atteignent, tous, un niveau d'éducation
grammatical, didactique et conventionnel, que très
peu d'entre eux dépassent; mais aucune supériorité
tranchée, incontestable, ne sort de ce niveau pour
le surmonter... Et on en a pu juger mieux que
jamais dans la féerie d'esprit et d'imagination qu'ils
ont jouée hier soir, et qui exigerait pour tous les
rôles une si nette supériorité.
LE MARIAGE DE FIGARO 107
III
Cherchez-la donc, après Mlle Broizat, dans
Mlle Croizette qui fait Suzanne, dans Mlle Reichem-
berg qui fait Chérubin, et même dans M. Coquelin
qui fait Figaro ! Mlle Croizette, mise à l'envers de
son rôle, avec sa robe lamée d'argent, Mlle Croi-
zette, peinte, repeinie à neuf couches comme une
voiture, émaillée, vernissée comme une idole japo-
naise, et qui avait dans les loges, derrière moi, des
idolâtres qui n'étaient malheureusement pas japo-
naises; car elles auraient parlé japonais et je ne les
aurais pas entendues... Mlle Croizette a été, dans le
rôle pimpant de Suzanne, ce qu'elle est toujours,
— ce que je l'ai vue, par exemple, dans le rôle im-
mense de Célimène lorsqu'elle débuta par cette
haute impertinence, dans ce rôle si terrible pour qui
ose y toucher et qui est resté comme une robe vide
depuis la mort de Mlle Mars ! Malgré le petit scan-
dale qu'elle fit dans le Sphinx, où au dénouement
elle nous prec?^'sa Coupeau, Mlle Croizette n'a pas
progressé à partir de ses débuts. Elle y fut mince de
talent comme de taille. La taille a épaissi, les bras
sont venus, la gorge est venue, et l'embonpoint
108 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
partout; le talent, non! Mais elle s'en passe très
bien ; elle sourit même comme si elle en avait, et
pourquoi pas?... Elle n'aurait pas plus de succès
quand elle en aurait, tant nous sommes devenus
japonais !
Quant à Mlle Reichemberg, franchement, on aurait
pu lui épargner cette humiliation d'étaler una jeu-
nesse qui n'est plus en la chargeant du rôle le plus
près d'être impossible à la scène. En ce rôle de Ché-
rubin, de cet Ariel sensuel de Chérubin que j'ai vu
manquer à tant de femmes et qui les tente toutes,
elle est si mélancoliquement le contraire de ce que
son rôle voudrait qu'elle fût, et par le visage,
et par le corps, et par le mouvement, et par le
geste, et par la voix, qu'elle en devient touchante...
à la fin !!! Assurément, elle n'est pas plus mau-
vaise que toutes les autres, que toutes ces Per-
fections épinglées du Conservatoire, elle qui a
pris ses épingles chez les Brohan ! mais elle n'est
pas de force à porter ce rôle inouï de Chérubin
qu'on aura dû lui imposer, et sous lequel elle
meurt écrasée, comme une faible canéphore l'est par
sa corbeille. Elle a chanté sa Romance à Madame,
non pas comme le Bel oiseau bleu, mais avec le
filet cristallin d'une rainette au bord de son étang,
et quelques femmes affectées ont, au fond des bai-
gnoires, poussé de petits : ah ! pâmés, comme si
elles avaient entendu le plus cruellement doux des
LE MA.RIA.GE DE FIGARO 109
harmonicas. Mais cela a été tout son succès de la
soirée. Pour le reste de ce damnant rôle de Chéru-
bin qui vaudrait son nom si Satan était Dieu, pour
exprimer dans sa désespérante nuance ce Jour et
Nuit de la Vie qui n'est plus un enfant et qui n'est
pas un homme encore, quel don de jeunesse- en sa
fleur d'amandier il faudrait, quelle grâce caressante
d'aspic autour du bras de Cléopâtre! En regardant
Mlle Reichemberg, blonde qui fut jolie mais qui
paraît passée sous son frais manteau myosotis, en
voyant, à genoux aux pieds de la comtesse, ces jam-
bes de femme qui ont leur sexe, je pensais aux jam-
bes sans sexe qu'il faudrait (je ne note que des indi-
gences!) à cette charmante et incertaine créature
d'entre les deux sexes qui s'appelle Chérubin ; je
songeais à ces jambes si voluptueusement herma-
phrodites que Raphaël donne à ses archanges et
que montre, en ce moment, à tout Paris, cette mer-
veille d'Emma Juteau, l'acrobate du Cirque, une co-
médienne qui joue avec son corps mieux que toutes
les comédiennes du Théâtre-Français avec leur
esprit et leur âme ! Et je me disais que le délicieux
petit monstre n'était pas encore trouvé, et que ce
n'était pas dans le collant de Mlle Reichemberg
qu'il apparaissait, hier soir!
110 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
tv
Je l'ai dit : c'est M. Goquelin, Y aîné, qui jouait
Figaro; car depuis qu'il veut devenir, dit-on, un
homme politique, on dit M. Coquelin Yaîné, comme
on disait Mirabeau Yaîné, dans le temps... Je crois
l'avoir vu jouer déjà, il y a environ un an, dans
le Barbier de Séville, et moi qui ai les yeux, les
oreilles et l'esprit pleins du superbe jeu du grand
Monrose, je le trouvai grossier, bruyant, bouffi, buc-
culent, mal costumé d'un habit grenat à passemente-
rie rosâtre, avec d'odieux souliers gris de goutteux
qui lui couvraient trop le cou-de-pied, et d'horri-
bles bas bleus comme ceux de Dominus Sampson
dans Walter Scott. Sa voix, qu'on s'obstine à trou-
ver belle, me fit l'effet d'être rude, criarde, étran-
glée,dans les notes de tête, sans velouté et sans opu-
lence. Nette pourtant, ne prononçant pas mal.
M. Coquelin n'a point le physique de Figaro; car Fi-
garo doit être un joli garçon. Il doit être aimé plus
tard de Suzanne. Il doit être aussi frétillant que sa
future fiancée, souple comme Arlequin, délié comme
Scaramouche, avec le meneo un peu déhanché des
femmes de son pays. Or, M. Coquelin est laid ; le
coq du Théâtre-Français a sa crête dans son nez,
LE MA Kl Ad! DE FIdARO 111
qu'il porte au vent, ouvert des narines, comme une
conque de trompette. II eut, ce soir-là, de la pétu-
lance et de l'entrain avec l'aplomb d'un marcheur
de planches; mais, certes! pour employer le mol
consacré au théâtre, il ne les brûle pas dans le
Mariage de Figaro. Dans le Barbier de Séville, qu'il
galopa avec assez de feu, il fut sans tact, inconve-
nant et presque indécent de familiarité avec Rosine,
la pupille de Bartholo, qu'il doit respecter, puis-
qu'après tout cette femme, à l'enlèvement de qui il
travaille, est la femme future de son maître ! Mais
hier soir, il ne galopait plus, — il allait l'amble
comme les autres, qui jouaient lentement, pesam-
ment, mettant partout des points et des virgules qui
ne sont plus des particules, ce qui est ridicule !...
Hier soir, il était aussi mal costumé que dans le
Barbier de Séville, avec une culotte qui fait de gros
plis et une abominable ceinture verte, trop haute
d'une main, qui retient, soutient et maintient un
ventre qui commence à pousser. Il paraît qu'il n'a
pas le génie du costume, M. Coquelin, et l'instinct
du costume est pourtant la moitié du génie de l'ac-
teur ! D'un autre côté, il se méprend sur son talent.
Il prend à l'envers ses facultés, comme Mlle Croi-
zette porte des robes à l'envers de ses rôles. Il est
né comique de prestance et de jactance, de bouche
ouverte, de nez ouvert, il a l'air joyeux et impu-
dent, et malgré tous ses avantages, dont il pour-
112 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
rait tirer parti, il s'obstine à ne pas se voir... et il
veut être, au contraire de sa figure, sentimental,
pathétique, touchant et allant aux entrailles, intro-
duisant un pleurard dans ce Figaro qui n'est que
le portrait de Beaumarchais, lequel disait : « La gaî-
« té! la gaîté ! voilà la force de ma vie !! » Monrose,
quand il faisait Figaro, ne s'accroupissait pas dans
le chagrin et dans les larmes quand il croit Suzon
infidèle. Non ! il jetait un cri, et c'était tout. II ne
sanglotait pas comme un jouvenceau ! Reproche
grave. En voici un plus grave : M. Coquelin a été
absolument faux dans la scène de la déclaration à
la comtesse, sous les grands marronniers. Il y
affecte un ton de papelardise moqueuse qui prouve
trop qu'il se moque du comte, de la comtesse et de
lui-même. Encore une fois, ceci est faux, et faux
même jusqu'à la bêtise. Il doit faire croire au comte
qu'il y a un amant aux pieds delà comtesse, et non
pas un farceur ! Or, si le comte l'entend et s'il s'y
trompe, il n'est qu'un sot, et Beaumarchais n'a pas
fait un sot de son Almaviva, ni de son Figaro non
plus !
Voilà comme sont tenus tous les grands rôles de
cette reprise. Dans les petits, — relativement petits,
qui sont encore des rôles où le talent pourrait se
montrer avec des caractères différents, — il n'en a
brillé d'aucune espèce. M. Thiron, si comique par-
fois, a bien l'enflure de ce gros enflé de conseiller,
LE MARIAGE DE FIGARO 113
mais il a manqué tous ses effets de bégaiement...
Brid'oison est bègue, mais il n'est pas paralysé.
Les mots retenus, répétés syllabiquement par les
bègues, finissent par sortir avec l'éruption de l'im-
patience. Mais chez M. Thiron, ils ne sortent pas:
il les avale, et le public rit de sa grimace ; c ar il en
fait une pour les avaler, et le rôle est ravalé, du
coup!... Bazile, que le Coquelin, l'autre Coquelin,
qui n'est le cadet de personne, jouait, dans le
Barbier de Séville, avec une profondeur si diaboli-
que, a été remplacé par le nommé Vilain, qui pro-
duit l'impression d'un grand diable d'aveugle, piau-
lant en grattant de la guitare, au bout d'un pont. Il
est lamentable. Mais voilà à quoi sert le talent et
comme on le remplace dans la boutique de M.Perrin !
Mais M. Perrin est moins le directeur d'un théâ-
tre littéraire, qui fut le premier théâtre du monde,
qu'un grand décorateur, un grand costumier, un
grand tapissier. Je pense toujours à ce beau fauteuil
d'Almaviva, qui a été, hier soir, le plus bel orne-
ment de la pièce. Un grand tapissier ! Il y a dans
Balzac un grand tapissier aussi, et que j'aime
mieux... C'est celui qui tapisse la voûte des Invali-
des avec les drapeaux enlevés à l'ennemi !
Il s'appelle Montcornet, et il a, je crois, des cor-
nets qui sonnent, dans ses armes. Eh bien, nous en
avons un, de ces cornets-là, au service de M. Per-
rin, et désormais nous en sonnerons pour sa gloire !
LES LIONNES PAUVRES
27 Novembre 1879.
I
C'est encore une reprise, puisque les théâtres nous
mettent à ce dur régime des reprises et que la tête
dramatique se dessèche ; mais c'est une reprise,
celle-là, qui ne sera pas une reprise perdue ! Le
Vaudeville vient de nous venger du Théâtre-Fran-
çais de l'autre soir. Il a joué triomphalement les
Lionnes pauvres, et il les a jouées comme le Théâ-
tre-Français lui-même ; mais comme le Théâtre-
Français dans des pièces à sa taille, et non pas
quand il tombe, entraînant armes et bagages, sous
le Mariage de Figaro.
Il faut bien le dire, et je suis heureux de le dire,
ils ont joué supérieurement samedi soir, ces acteurs
du Vaudeville, que le Théâtre-Français se donne
peut-être les airs de mépriser du haut de son
116 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
ancienne renommée et des piles d'écus de ses socié-
taires ! Ils ont ressuscité le succès, qui fut très grand
et très retentissant quand elles parurent, ces Lion-
nes pauvres, qui furent saluées comme un drame-
lion il y a maintenant vingt années, et quoique la
Critique ne l'ait pas assez dit, le succès de cette
reprise doit être surtout imputé au jeu des ac-
teurs.
En effet, la pièce, — la pièce, on la connaissait.
Ceux qui ne l'avaient pas vue à sa première inter-
prétation, l'avaient lue, épreuve terrible pour une
pièce de théâtre ! Elle était dans le théâtre imprimé
de l'auteur. On pouvait l'y trouver. Elle ne pouvait
donc plus produire la surprise, cette savoureuse sur-
prise qui précède d'une minute et produit l'applau-
dissement. Mais les acteurs de ce succès ressuscité
n'étaient pas connus, eux! dans les rôles qu'ils ont
abordés et qu'ils ont joués avec des moyens diffé-
rents de ceux de leurs prédécesseurs. On ignorait
ce qu'ils allaient faire.
La pièce, pourquoi donc n'en conviendrais-je pas?
était classée comme un chef-d'œuvre dans l'opinion.
Le chef-d'œuvre de M. Augier, qui, malheureuse-
ment pour lui, n'était plus ici tout seul ; or la gloire
est comme le pouvoir, dont on dit que divisé, il péri-
ra! M. Emile Augier s'était fortifié de quelqu'un...
pour faire ces Lionnes pauvres; il s'était doublé
d'un homme littérairement obscur et dont je ne
LES LIONNES PAUVRES 117
sais rien encore, mais que je ne crois pas une dou-
blure dans le sens humiliant que le théâtre donne à
ce mot-là. Je me demande môme lequel de ces deux
messieurs double l'autre, quand je rencontre, en ces
Lionnes pauvres, un style serré, concis, presque
métallique, avec des coups sur coups de réparties,
qui n'est pas là du tout le style ordinaire de M. Au-
gier, — vulgaire dans sa prose, et, dans ses vers,
lamentablement incomparable! D'un autre côté,
cette pièce des Lionnes pauvres n'était pas d'hier,
mais, comme étude d'une vérité âpre et profonde,
elle était encore d'aujourd'hui. Elle était encore
aussi vivante, aussi mordante dans la réalité du
moment, que quand elle avait été jouée pour la pre-
mière fois... Depuis ce tempsdéjà lointain, la société
dont M. Augier avait tiré le type odieux de sa lionne
pauvre, — car il n'y en a qu'une, dans cette pièce des
Lionnes pauvres, probablement parce qu'elle y
représente toutes les autres qui n'y sont pas : une
représentation nationale ! — cette délicieuse société,
qui peut bien changer ses gouvernements mais qui
n'a pas la force de changer ses mœurs, ne s'était
pas modifiée. Elle n'avait pas bougé, — même après
le terrible coup de fouet que le Juvénal dramatique
de cette pièce, fait de deux morceaux, lui avait
allongé sur la figure. Preuve évidente, du reste,
pour le dire en passant, que le théâtre s'abuse dans
d'imbécilles prétentions quand il croit corriger les
7.
118 THÉÂTRE CONTEMPORAIN"
hommes de quelque chose avec du rire ou des lar-
mes; car ni les larmes ni le rire ne manquaient dans
les Lionnes pauvres, qui ne sont ni un drame ni
une comédie, comme toutes les pièces modernes, et
dont le visage a une moitié de Jean qui pleure et
une moitié de Jean qui rit. La société qui avait ri et
pleuré aux Lionnes pauvres, il y a vingt ans, a ri
et pleuré, samedi soir, aux mêmes places et pour
les mêmes raisons, ce qui ne doit étonner personne
puisque c'est la même société, n'ayant pas un vice
de moins ni une vertu de plus, la vieille même cul-
de-jatte de ses propre vices, immobilisée dans une
corruption qui paraît caduque et qui pourrait bien
être éternelle.
Telles, pour la pièce, étaient les raisons, tirées
d'elle, qui militaient en faveur de sa nouvelle réus-
site; mais il n'est pas de pièces sans acteurs. L'Art
dramatique, pour qui veut réfléchir, est plus dans
les acteurs que dans les pièces. Les acteurs sont les
cariatides du chef-d'œuvre, de cette chose qui pèse
et qu'il faut porter sur des épaules d'airain. Ce sont
les acteurs qui parachèvent l'auteur dramatique. Ils
sont les rallonges du génie. Frederick Lemaître
était la rallonge de M. Victor Hugo. Sans les acteurs
du Vaudeville, qui ont été charmants, samedi soir,
la pièce de MM. Augier et Foussier, mise par terre
dans vingt ans d'oubli, — une fière dune de sable
roulée sur elle ! — ne se serait pas enlevée comme
LES LIONNES PAUVRES 11!)
elle l'a fait pour remonter sur le théâtre et pour s'y
maintenir avec une rampe de feu, allumée par le
talent, autour d'elle 1
II
C'est donc aux acteurs du Vaudeville que les
auteurs des Lionnes pauvres doivent leur nouveau
succès ! Ils ont joué avec une intelligence et une
exécution d'ensemble et de détail, qui a ranimé ce
drame oublié, d'une force si concentrée et d'une
observation si cruelle qu'elle est digne presque de
Balzac.
Il le rappelle, en effet. Il le rappelle surtout par le
type dominateur de la pièce, qui fait penser à l'effroya-
ble Mme Marneffe, de la Comédie humaine. La lionne
pauvre du drame de M. Augier n'a pas assurément
l'ampleur que le génie de Balzac a donnée à Mme Mar-
neffe et la grâce perverse de celte épouvantable créa-
ture, qui ruine trois amants auxquels elle se prostitue
en même temps. Séraphine n'est encore qu'au pre-
mier ! Séraphine n'est encore qu'un jeune monstre
maigre, une adolescence de monstre en boulon, si
vous la comparez à ce monstre parfait, adorable-
ment rond, épanoui et mûr, de Mme Marneffe, et il
120 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
semble que le directeur du Vaudeville, en donnant
le rôle de Séraphine à Mlle Réjane, ait eu le senti-
ment de la différence des deux personnages. La
Séraphine des Lionnes pauvres n'est pas encore ve-
nue. C'est une Mme Marneffe qui poind, — qui
s'arrondira à pleine chair de beauté et d'infamie,
et s'accomplira un jour qu'on prévoit et qui n'est
pas très loin, mais qui est au-delà du temps de la
pièce... Avec son corps délié et serpentin, avec cette
poitrine dans laquelle il semble qu'il n'y ait pas de
place pour le cœur, avec cet air de couleuvre qui
marche sur sa queue debout, mais qui deviendra
une guivre un jour, Mlle Réjane avait admirable-
ment le physique de son rôle ; mais elle y en a
ajouté l'intelligence. Cette jeune fille, qui rappelle
Rachel par le délié des formes et par la gracilité de
toute sa personne, pourrait bien avoir quelque jour,
comme Rachel, une grande destinée dramatique.
J'en augure beaucoup après l'avoir vue l'autre soir.
La Critique m'a semblé très injuste pour elle en
disant qu'elle se cherchait... qu'elle n'avait pas pris
assez possession de son rôle. Elle me fait, à moi,
au contraire, l'effet de si bien le tenir ! Dans ce rôle
d'un être vil qui débute si tôt dans l'adultère et dans
l'ingratitude, pire que l'adulLère, qui se donne froi-
dement à l'homme qu'elle n'aime pas pour un paquet
de dentelles, elle a eu, à certains moments, une
naïveté d'absence de cœur, des ingénuités d'amour
LES LIONNES PAUVRES 121
bas et bête, et frissonnant et frétillant pour tout ce
qui brille ; et quand son mari qui l'adore a connu
la honte de son adultère et l'a interrogée sur son
ignominie, elle s'est mise dedans à deux pieds. Elle
a eu des silences révoltés, des entêtements de néga-
tion, des duretés de front ténébreux qui s'avance, et
puis enfin l'arrachement des mots horribles :
« Quand on est pauvre, on ne se marie pasl », cin-
glés à la face de son mari, et le : « Je veux être
riche I », qui est toute l'abominable innocence de
cette femme prédestinée à l'abîme sans fond des
turpitudes dans lesquelles elle va s'enfoncer. Ceci
a été véritablement tragique et beau ! Mlle Réjane a
tiré du fond d'entrailles dont on sentait le creux
son mot : « Je veux être riche ! », auquel elle a
donné l'intonation d'une damnée qui sera le Diable
demain, et elle l'a fait entrer dans toutes les entrail-
les de la salle... Ah! les auteurs de la pièce ont
très bien fait de la faire disparaître. II ne fallait pas
qu'elle revînt du spectacle où elle est allée ! Si elle
en était revenue, si elle avait reparu en scène, le
public, outré par son jeu, aurait sauté peut-être sur
le théâtre et l'aurait déchirée en morceaux.
Et n'est-ce rien que de donner cette idée-là ?
Quant aux détails pensés de son rôle, ils ont été
comme les détails sentis. CeUe femme, folle de luxe,
devait avoir des robes à faire tourner toutes les
têtes de femmes de la salle, et c'a été un véritable
122 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
défilé de splendeurs. Dans un pareil rôle, les robes
sont presque des actrices, et les siennes aussi, sur
Elle, comme Elle, dans elles, ont parfaitement
joué !
On l'a rappelée deux fois. La seconde fois, elle
était tuée d'émotion, brisée, toute en larmes : on
craignait de la voir se casser en deux, en saluant.
Ah! l'émotion des vrais artistes!! Avant d'entrer
en scène, Mlle Mars pâlissait sous son rouge, et
Mme Malibran aussi, quand on l'applaudissait,
pleurait...
m
Le second rôle des Lionnes pauvres était tenu
par Mlle Pierson. C'est le rôle en contraste de la
femme honnête. Mlle Pierson a toujours été pour
moi une délicieuse comédienne. Je l'aurais voulue
depuis longtemps aux Français, mais le talent n'a
jamais sa place nulle part, et la phalange des
jalousies de femme qu'elle inspire a dû l'empêcher
d'y prendre la sienne. Qu'il y avait longtemps que
je ne l'avais vue ! Mais elle est toujours immua-
blement Mlle Blanche Pierson. Elle peut toujours
signer Blanche. Je ne connais rien de plus suave
LES LIONNES PAUVRES 123
que toute cette Blancheur. Elle avait naguère en- /
core la suavité fraîche de la beauté ; elle en a
maintenant la suavité pâle. Cette Belle et Bonne,
comme l'aurait dit Voltaire, a aussi la suavité de
la bonté sur son charmant visage; et ce soir-là,
elle y avait ajouté la suavité de la vertu. Elle a
joué son rôle de Thérèse Lecarnier chastement,
noblement et pathétiquement, en robes très sim-
ples et très vertueuses, devant les robes magni-
fiquement coquines de la Lionne Pauvre ; et,
d'h inneur ! tout aussi charmante que si elle, célè-
bre par ses robes, elle en eût porté une pointée
de diamants dans la corolle des dentelles! Elle a
eu un mouvement superbe. Quand, au bal, parlant
à demi-voix indignée à Séraphine qui repousse
ses conseils avec l'aveuglement de l'insolence, elle
finit par lui dire les mots suprêmes : « Votre cha-
« peau est payé par moi. Ne remettez plus les pieds
« chez moi, vous m'entendez !... Levez donc la tête,
« on vous regarde ! », elle donne un involontaire
coup de mépris à la guirlande de fleurs que la
flamboyante Séraphine porte comme un baudrier
d'une épaule à la hanche, et la guirlande effeuillée
tombe à ses pieds, — et c'est si beau, cela, encore,
qu'on y tomberait commo ces fleurs !
Quant àDupuis, qui fait le mari de l'atroce Séra-
phine, il a su faire de ce misérable niais, de ce
Georges Dandin, un type de mari trompé dont per-
124 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
sonne n'oserait se moquer. C'est là un triomphe,
dans le pays où l'on se rit le plus du cocuage, si ridi-
cule qu'on n'ose pas même en prononcer le nom!...
Dupuis a été tendre et bonhomme dans une moitié
de la pièce, et terrible et jeune d'indignation vers
la fin. Lui que j'ai vu si brillant, si fringant et si
mordant autrefois, a passé la Bérésina. Il revient
de Russie, et s'il est vieilli (c'est une hypothèse, car
je n'en sais rien encore), le rôle qu'il faisait allaita
sa vieillesse; et s'il ne l'est pas, il faut le féliciter de
s'être vieilli et d'avoir su paraître vieux parce que
son rôle l'exigeait... « Quelles belles rides j'ai là
« pour jouer Tibère ! », disait Talma mourant en se
regardant dans sa glace ; et Rachel, jeune, en met-
tait pour faire la vieille Athalie, et se couronnait
de cheveux blancs...
IV
Enfin, c'est Dieudonné qui est Bordognon, — le
moraliste obligé de toute comédie, et d'autant plus
moraliste qu'il est plus immoral... Il porte bien
son nom de Bordognon et ses vilains pantalons gris,
très Bordognon de coupe et de couleur. Qu'il faut se
sentir de talent pour entrer là-dedans! Il est corn-
LES LIONNES PAUVRES 12"
mun ; mais il doit l'être; mais quelle verve nette et
quel coupant il met dans les mots, qui ne sont pas
sur le papier! Je l'ai dit, mais je le répète et je ne
laisserai passer jamais une occasion de le prouver :
toute la vie d'un drame est dans les acteurs. Les ac-
teurs font ce qu'ils veulent des pièces, — impossibles
à juger si ce n'est loin d'eux et au coin du feu. La
première condition est de s'éloigner de ces magi-
ciens de la scène. Les auteurs des Lionnes pauvres,
quelle que soit leur modestie... ou leur orgueil, doi-
vent plus qu'ils ne croient aux magiciens et aux
fées du Vaudeville. En seront-ils reconnaissants?
Peu m'importe, du reste! Mais ce que, moi, j'ai
appris en les écoutant, c'est que si je faisais jamais
une pièce de théâtre, c'est au Vaudeville que je la
porterais!
ANNE DE KERVILER
l»r Décembre 1879.
L
Comment doit s'appeler la chose qu'ils ont jouée
hier soir au Théâtre-Français? — en se donnant
une peine du diable, je le reconnais... Seulement,
de quelque nom qu'on appelle cette pièce, qui n'est
ni chair ni poisson, et qui se nomme comédie sur
l'affiche, et qui est un mélodrame en réalité sur la
scène, elle n'en est pas moins la plus étonnante
bouffonnerie qu'on ait vue de longtemps sur aucun
théâtre. M. Ernest Legouvé, qui jusqu'ici ne pas-
sait pas pour un cerveau dramatique de très grande
ressource, vient de montrer une force de comique —
involontaire, il est vrai, — dont je ne l'aurais pas
cru capable. Dans sa pièce d'aujourd'hui, il s'est
révélé, pour la première fois de sa vie, comme un
128 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
inventeur, — et un inventeur amusant. De mémoire
séculaire au théâtre, et surtout au Théâtre-Français,
où, par parenthèse, Molière règne encore (hélas ! ce
ne sera peut-être pas pour longtemps !), les cocus —
pour parler comme lui — étaient tous plus ou moins
ridicules, plus ou moins méritant leur risible et triste
destinée; car un mari trompé mérite toujours de l'ê-
tre un peu, et c'est même la morale de la pièce, c'est
là ce qui fait la justice du ridicule que le monde et la
comédie infligent au mari, maladroit ou coupable,
qui ne sait pas garder la fidélité de sa femme... A
part, donc, le hasard, très rare, de quelques cocus
touchants, qui ne méritent le rire ni de la satire ni
de la comédie, mais qui n'ont guères droit, du reste,
qu'à une honnête commisération, les autres appar-
tiennent, corps et biens, à la comédie, et Dieu sait
si nous en avons une belle variété ! Comptons-les,
voulez-vous ? Nous avons les cocus paisibles, les
cocus acceptant, les cocus engraissant et badinant de
la chose, les célèbres cocus battus et contents ; puis
les cocus qui ne badinent pas, les cocus violents
qui tuent leurs femmes, comme Claude (dans la
pièce de M. Dumas) ; puis encore les cocus simple-
ment inquiets, les cocus graves, les cocus majes-
tueux. — Mais quelle que soit notre richesse, notre
armée deXercès en fait de cocus, nous n'avions pas,
il faut l'avouer, le cocu de M. Ernest Legouvé. Le
cocu... confesseur ! Le cocu qui confesse l'amant de
ANNE DE KERVILER 129
sa femme et qui n'est pas capucin, comme dans la
vieille chanson :
Père Capucin, confessez ma femme !
Père Capucin, confessez-la bien!
Non! ici, le cocu, dans un tour de main, s'est
improvisé prêtre et a confessé pieusement son cocu-
fîant.
Eh bien, pends-toi, Molière! tu n'as pas inventé
celui-là; c'est M. Legouvé!
Et il faut bien le dire, à un pareil cocu, bénisseur
sublime, qui, une minule, a déconcerté légèrement
nos miséricordes, la salle stupéfaite a hésité, — de
qui était-elle composée? — mais enfin, -mise en
veine et en verve de générosité et d'attendrissement
à cet impayable spectacle, elle a battu des mains
devant le cocu catholique qu'on lui exhibait !...
II
Et la pièce a très bien passé, sans aucun encom-
bre! sans le moindre petit rire, excepté le mien, à
cette énorme bouffonnerie, qui aurait fait siffler nos
pères, s'ils avaient pu siffler ; car « on ne siffle pas
130 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
« quand on bâille», disait Piron à VoItaire,et quand
on rit, on ne siffle pas davantage! Mais nous, race
amollie qui n'avons l'énergie de rien, nous ne
savons ni rire, ni siffler îToute cette salle, faite, d'ail-
leurs, par M. Legouvé, polie et bienveillante comme
la salle de l'Académie un jour de réception, a été
parfaitement dupe du moyen dramatique tiré des
connaissances historiques de l'auteur et de cette
haute bêtise d'une confession qui n'en est pas une,
catholiquement, et qui, alors, n'est plus guères
qu'une pantalonade dramatique! Ce pauvre et très
innocent M. Legouvé n'a commis, je le veux bien,
d'intention, aucun sacrilège pour se faire malicieu-
sement un petit succès. 11 a très ingénuement mis
en scène ce qu'il ne savait pas, avec des acteurs qui
ne savent pas non plus, et devant un public qui ne
savait pas davantage. Toutes les ignorances, ce soir-
là, s'y sont donné galamment le mot et les mains...
les mains qui ont applaudi. Le catholicisme de cette
confession catholique n'a plus été qu'un catholicisme
de théâtre et pour les besoins de la situation. Elle
n'a pas été plus catholique que cette autre confession
d'un roman oublié de Jules Janin, qui s'appelait
justement : La Confession, et qui se faisait à tra-
vers les cordes d'une harpe transformées en guichet
de confessionnal; joli détail particulier! Ce bon
M. Legouvé, de race sentimentale, comme on sait,
et qui cherche des effets de sentiment partout, pour
ANNE DE KERVILER 131
mouiller ses drames, comme on cherche de l'eau
pour faire monter ses laitues, aura lu dans quelque
livre d'histoire ecclésiastique qu'à l'heure de la mort
les premiers chrétiens à qui il manquait un prêtre
se confessaient les uns aux autres, et il ne lui en a
pas fallu davantage. Il est tombé là-dessus comme
sur le pot aux roses de sa pièce! Et il a mis la chose
sur le théâtre avec la hardiesse et la sûreté de main
d'un enfant qui, resté seul dans le salon, remonte
la pendule et laçasse! Parce que, dans son drame,
il y avait une confession,— la confession du cocu-
fiant au cocufié, — il a cru que son cocu valait prê-
tre, et il ne s'est pas douté un seul instant, cet aca-
démicien agréable et léger, que la virtualité divine
du sacrement ne pouvait venir que du prêtre, lequel
a seul reçu le pouvoir de lier et de délier sur la terre
comme dans le ciel. Sa confession, à lui et à son
cocufîant, n'a donc été ici qu'un pieux aveu d'hu-
milité fait en désespoir de cause et de prêtre, mais
rien davantage; et s'il n'y avait rien de plus, si le
prêtre dans aucun cas ne pouvait être remplacé, le
drame basé sur cette fausse donnée de confession
s'écroulait, et ce que j'appelle le grand ressort de la
pendule était cassé!
Un jour, Schiller, qui n'était pas un si grand
poète qu'on nous l'a fait, mais qui, aux yeux du dieu
des poètes, s'il y en a un, pèsera cependant un peu
plus que le très léger M. Legouvé, eut la pensée, dans
132 THEATRE CONTEMPORAIN
sa tragédie de Marie Sluart, de mettre la commu-
nion — notre communion à nous, catholiques ro-
mains, — sur le théâtre, et de la part de cet athée
(car Schiller était un alhée), faisant représenter sa
pièce devant un public prolestant, la chose avait,
en Art, de la grandeur, et produisit un effet immen-
se. Mais pour mettre la confession sur la scène,
comme l'y a mise ou cru l'y mettre M.Legouvé, s'il
ne fallait pas être un théologien bien profond, il
fallait savoir, du moins, son catéchisme, et depuis
longtemps, à l'Académie, s'il y en a eu qui le surent,
ils l'ont oublié !
D'ailleurs, il n'était pas besoin de se donner toute
la peine qu'ils se sont donnée parce que hier, au
Théâtre-Français, le prêtre manquait dans la pièce.
Gatholiquement, théologiquement, la contrition suffit
à défaut de confession, quand elle est parfaite, et
elle me faisait bien l'effet d'être parfaite dans ce
brave cocufianl, tourmenté de remords, qui deman-
de un prêtre pendant toute la pièce comme un ivro-
gne demande à boire, et qui, pour expiation de son
crime, veut mourir à la place de son cocufié. Mais
c'est qu'ici la contrition parfaite qui se serait tue
n'aurait pas suffi, ni de mourir non plus, pour que
le drame put exister; c'est qu'il fallait nécessaire-
ment qu'il y eût aveu qu'on entendît ; c'est qu'il
fallait enfin que la femme coupable jetât son cri qui
trahit tout : « Il a parlé ! » Et voilà comme, tous, ils
ANNE DE KERVILER 188
ont, hier soir,par!é, parlé et cric, criée tue-tête ; et
comment la pièce de M. Ernest Legouvé, qui n'était
d'origine et de donnée qu'une sentimentale platitu-
de, a pris tout à coup, grâce à la confession comme
il l'a entendue, le relief de la plus absurde origina-
lité !
III
Et, en effet, connaissez-vous rien de plus plat,
de plus sentimental et d'ailleurs de plus connu et de
plus usé que ces deux Messieurs qu'on prend l'un
pour l'autre, qui soutiennent tous deux qu'ils sont
celui qu'on cherche, et qui, Damon et Pythias de
tant de mélodrames, s'obstinent tous deux à vouloir
mourir l'un pour l'autre? Faut-il analyser une telle
pauvreté?... La chose se passe en Bretagne, dans
une ville assiégée, pendant cette inépuisable révolu-
tion où tout ce qui n'a pas d'idées pour un drame va
présentement en chercher une... Les Bleus appren-
nent qu'un chef vendéen s'est introduit dans la ville
et dans une maison de la ville, et il se trouve qu'au
lieu d'un il y en a deux : le comte de Kerviler et
André Moriac, les deux amis; l'un, l'amant, et l'au-
tre, le mari de la comtesse qui les cache. Pris, c'est à
8
134 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
qui mourra l'un pour l'autre. Ancienne rubrique de
générosité qui fait toujours son effet sur cet imbécille
de public ! Un traître, mais un bon traître, car il y a
le bon traître et le mauvais traître dans les mélodra-
mes, les fait évader tous les deux. Éternelle évasion
prévue, et vieille comme les ponts, les ports sur les-
quels le public passe toujours avec le même plaisir!
et de ces deux qui voulaient tout à l'heure mourir
l'un pour l'autre et qui sont ajustés par les éter-
nelles sentinelles, toujours là pour tirer dans ces
éternelles évasions, l'un se sauve et l'autre, blessé,
revient sur la scène pour mourir.
Ecco la cota ! Tel est le corpus moiHuum de ce
drame, qui n'a d'originalité et d'existence que par
la confession, cette confession qui n*est ni catholi-
que, ni nécessaire, si ce n'est pour dévoiler un adul-
tère qui pourrait très bien rester caché sans elle, et
pour montrer, devant les fils dégénérés des Gaulois,
qui autrefois aimaient à rire, un solennel cocu fai-
sant fonction de prêtre et donnant l'absolution
suprême à son copain de cocufié !
ANNE DE KERVILER
135
IV
Certes ! cette pièce nouvelle de M. Ernest Legouvé,
par elle-même, ne nous étonne pas. Elle laisse par-
faitement M. E. Legouvé à la place qu'il occupe et
qu'il n'a jamais cessé d'occuper parmi les auteurs
dramatiques de son temps. Mais elle a cela de nou-
veau et d'inattendu qu'elle renverse toutes les idées
et toutes les traditions théâtrales sur ce personnage,
jusqu'ici comique au théâtre, et que Molière, qui
n'était pas bégueule, appelle nettement : « le cocu ».
Le cocu de Molière n'est plus drôle, maintenant : il
est superbe ; et Molière ne le reconnaîtrait pas. On
lui a doré ses cornes comme à Moïse, et on en a
fait deux rayons ! Être cocu, comment donc ? mais
c'est une position sociale, quand ce n'est pas une
situation héroïque!... Mme Sand, dont la statue
est au Théâtre-Français, a écrit Jacques, — le grand
cocu dévoué qui se tue pour que sa femme, qu'il
aime, puisse épouser son amant, —le tour de force
de l'amour conjugal ! Le comte de Kerviler de
M. Legouvé est un Jacques religieux et catholique,
tout aussi incompréhensible à ceux qui connaissent
la nature humaine que le Jacques philosophique de
136 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Mme Sand, laquelle, de son vivant, aurait probable-
ment bien voulu un maricommeça !... Ce person-
nage du cocu a fort gagné au progrès de nos mœurs.
II est devenu un pontife... Il dit en mourant à sa
femme : « Oubliez-moi pour celui qui reste », ne
voulant pas que dans le lit que sa mort va lui faire,
sa pensée, à lui, se glisse dans ses draps, à elle,
pour lui reprocher de les souiller. Dans ce temps de
libre pensée, il y a des gens qui appellent cela de la
magnanimité. Mais moi, j'appelle cela de l'igno-
minie !
Les pauvres acteurs du Théâtre-Français qui ont
joué cela, et que je plains de toute mon àme, ont
montré le talent qu'ils montrent presque toujours
quand ils jouent une pièce de leur temps. Le génie
seul d'un autre temps les dépayse... Febvre, qui
jouait le comte de Kerviler, de tenue très grave,
très simple et très digne, avait une perruque blonde
à torrents de cheveux blancs sur les tempes, con-
trastant par leur blancheur avec ses épais sourcils
noirs dans sa figure pâle, qui donnait à sa tête
carrée, qu'il porte très bien, un grand et touchant
caractère. Cette perruque léonine, qui faisait crinière
et qui n'a pas été applaudie, était assurément la
chose la plus réussie de la pièce. M. Legouvé, tou t
académicien qu'il soit, a été enfoncé par le perru-
quier qui a trouvé celte perruque de génie, et qui
mériterait bien d'être le perruquier de l'Institut.
ANNE DE KERVILER 137
Us y gagneraient tous ! Mlle Dudlay, prise dans un
fourreau bleu à pèlerine, comme dans une gaîne,
■pitié sa taille au costume du temps, qui en
avait cependant d'autres plus gracieux qu'elle pou-
vait choisir. Elle a joué son rôle avec une résolu-
tion qui allait bien à sa figure, un peu coupante de
profil et volontaire de menton. Elle a montré du
talent. Mais pourquoi imite-i-elle Mlle SarahBern-
hardt, et jusqu'à la voix ? Je l'en avertis parce que
je voudrais l'aimer pour elle seule, non pas pour
deux. C'est Worms qui jouait l'amant de la com-
tesse. Il l'a joué avec beaucoup de flamme, mais
avec trop de saccades et trop de mouvements heur-
tés dans son jeu. Qu'il se coule de l'huile dans ses
articulations, et que ce que je lui dis là lui en met-
te !... Comme il fallait que tout fût apocryphe dans
la confession catholique de M. Legouvé, Worms, ce
singulier pénitent, et Febvre, ce singulier prêtre,
se sont, l'un pour se confesser et l'autre pour l'en-
tendre, assis à une table, en face l'un de l'autre,
sans aucune façon, et Worms s'est confessé, ma foi !
les coudes sur la table, et ne s'est jeté sur les genoux
que quand le nom, qui le secouait, de la comtesse,
l'y a fait tomber. Toujours inexpert dans son catho-
licisme, M. Legouvé s'est imaginé qu'à confesse
nous étions obligés de dire le nom des femmes avec
qui nous avions péché ; mais l'Église n'est pas si
indiscrète que cela ! Seulement, il fallait que le nom
138 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
de la comtesse fût dit ou deviné pour que le comte,
redevenu mari et furieux sous la piqûre de taon du
cocuage, fût ramené à la miséricorde par cette
exclamation : « Mon père! » qui lui a rappelé le
confesseur...
Misérable pièce, en somme, qui n'a qu'une qua-
lité, c'est d'être courte et de ne pas durer, — et
qu'ils ont pourtant, au Théâtre-Français, l'imperti-
nence d'appeler de ce long mot : « Une première
représentation ! »
LE PERE PRODIGUE
22 Novembre 1880.
I
J'aurais voulu, pour mon début au Triboulet,
une première représentation à vous offrir, — mais
les premières représentations, il faut en désespé-
rer! Elles sont rares mainlenant, et elles vont le
devenir de plus en plus... Je parle des premières
représentations... littéraires, bien entendu. Les
exhibitions à grand tapage, comme le Michel Stro-
go/f qu'on vient déjouer, ne sont pas, pour ceux qui
croient encore au théâtre dans ce temps athée à
tant de choses, ce qu'on peut appeler intellectuel-
lement des premières représentations. Cela nerepré-
sente que d'abominables spéculations sur la bêtise
du matérialisme universel et contemporain, qui
aime à se régaler de choses bêtes, pourvu qu'on
140 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
les assaisonne des décors, des coslumes et des nu-
dités d'un spectacle fait uniquement pour les yeux,
— il faut bien le dire, de tous nos organes le plus
bêle! Mais des premières représentations dans le
sens élevé de l'Art dramatique, nous sommes à la
veille d'en manquer. Nous avons des amuseurs
publics, — quand ils amusent, toutefois, — mais
d'artistes dramatiques dignes de ce nom, cherchez
cette aiguille d'or dans la botte de foin des sotti-
ses et des platitudes du théâtre actuel ! Ceux qui
ont été cette aiguille d'or ont perdu leur pointe...
Ils se sont émoussés. M. Emile Augier, même
pour ceux qui l'ont cru le plus fort du temps et
qui l'appellent le grand Augier :
Lui disant tout Cyrus, dan» leurs longs compliments,
M. Emile Augier a vieilli et ses reprises valent
mieux à présent que ses premières représentations.
M. Sardou ne vit plus guères que sur son passé ;
il ne convulsé plus les foules comme au temps
de Patrie, ce convulsif, maintenant, à lui tout
seul !
Quant à M. Alexandre Dumas, évidemment l'Oc-
tave de ce triumvirat, qui nous promet cependant
une première représentation pour cet hiver, il se
LE PÈRE rilOMGUE 141
sent tellement au bout de son petit rouleau drama-
tique que, dans la préface d'une de ses dernières
pièces, il nous a fait mélancoliquement ses adieux.
Était-ce là de la comédie encore?... ou, ce que je
crois, l'épuisement d'un esprit qui n'eût jamais ni
l'abondance, ni le bouillonnement, ni le trop plein.
Voici les Trois Mousquetaires de la scène, mais ils
en sont à Trente ans après f... Seul, M. Gondinet,
venu après eux, le petit Gondinet, vit encore ; mais
M. Gondinet (singulier nom pour un Hercule !) au-
ra-t-il les reins assez fermes pour soutenir les fri-
ses de ce théâtre que des cariatides fatiguées
comme MM. Dumas, Augier et Sardou, menacent
de laisser tomber ? Sortirons-nous, grâce à lui, de
ce maigre régime forcé des reprises pour rentrer
dans le régime plantureux des premières représen-
tations?...
Toujours est-il que le Vaudeville n'ayant pas plus
que les autres théâtres de vraie première représen-
tation à nous donner pour l'ouverture de cet hiver,
l'a remplacée par une reprise. Il a cru que cette re-
prise lui serait heureuse comme celle des Lionnes
pauvres, qui fut si éclatante. Ce charmant théâtre
du Vaudeville, que j'ai appelé, moi, un jour, le véri-
table Théâtre-Français (l'autre n'est le premier que
par politesse, — la politesse que l'on doit à toute
vieille femme par toute la terre), ce charmant et in-
telligent théâtre, qui a des acteurs comme Dupuis,
142 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
par exemple, lequel n'est pas au Théâtre-Français
et s'en venge en restant au Vaudeville, a voulu faire
comme un pendant à son succès des Lionnes pau-
vres, et ce succès, il l'a obtenu... Et s'il y a des dif-
férences entre ces deux succès, ces différences ne
tiennent nullement au jeu de ses excellents acteurs,
mais elles tiennent à la pièce même qu'ils viennent
de jouer.
Le Père prodigue est, en effet, très au-dessous
des Lionnes pauvres par le talent. Le talent de
M. Alexandre Dumas ne se discute pas. Il est hors
de conteste. Il en a, certes ! Mais c'est la qualité et la
quotité de ce talent sur lesquelles j'oserais discuter.
Selon moi, l'opinion lui en donne trop. On se pré-
cipite de ce côté mais on en reviendra, et, d'ailleurs,
peu m'importe ! Je n'y serai jamais allé... Inférieur
donc à MM. Foussier et Augier dans les Lionnes
pauvres, M. Alexandre Dumas n'a pas, comme eux,
passionné le public à cette reprise que je viens de
voir. Nous avons, tous, été bien tranquilles... et si,
en dehors des applaudissements dus au jeu des ac-
teurs, il y a eu des applaudissements pour la pièce,
qu'on le sache bien ! c'est le préjugé favorable à
M. Dumas, c'est ce tout-puissant préjugé qui
applaudissait.
Et qui y allait même d'une main assez morte...
Pas d'ivresse, pas d'entraînement, pas d'enthou-
siasme ! On faisait son devoir... On applaudissait
LE TKRE PROM'.M.
143
de tradition ce qu'on avait applaudi autrefois. Co-
tait aussi... une reprise d'applaudissements.
11
Je ne raconterai pas la pièce. A quoi bon ! Racon-
ter une pièce, c'est bon, cela, pour une première
représentation ; mais quand une pièce a plus de
vingt ans de succès et de publicité sur la tête,
quand tout le monde l'a lue, si tout le monde ne l'a
pas vu jouer, — car M. Dumas est un classique, —
du moins un classique momentané, — la raconter
n'apprendrait rien à personne. Les feuilletonistes
sans idées peuvent seuls s'attarder à ces besognes
inutile?. Mais quand il s'agit du renouveau, d'une
reprise, ia Critique n'a pas autre chose à faire que
de noter les impressions d'une représentation don-
née à vingt ans de la première, — et ces impres-
sions, je viens de dire ce qu'elles ont été... Quant à
la pièce elle-même, qui, comme l'a caractérisée un
critique avec un juste bonheur d'expression, n'est
qu'un pilotage plus ou moins habile à travers beau-
coup de difficultés, elle n'a pris ni secoué énergi-
quement personne par la force intrinsèque de l'idée
qui était en elle. Il peut se rencontrer, en effet, de
144 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
ces vieux mauvais sujets qui ont gardé la bonté et
la grâce du cœur au milieu des excès et des désor-
dres de la vie, et même les comédies en sont plei-
nes. Mais il fallait donner de la vigueur à ce type-
là, et ce qui manque au Père prodigue de M. Dumas,
c'est précisément l'originalité. Le Père prodigue
n'est que l'idée retournée, l'antithèse, de Y Avare de
Molière. Seulement, Y Avare est la proie de deux
passions contraires qui le tiraillent en sens inverse et
lui font faire ces admirables grimaces qui sont le
comique de l'animal humain dans toute sa profon-
deur, tandis que le Père prodigue de M. Dumas
n'est pas, lui, une double proie, une proie partagée
entre deux passions dévorantes. Il est entre l'amour
paternel, qui n'est qu'un sentiment, et un amour pour
une femme qu'évidemment il n'aime pas mais qu'il
croit aimer, le léger bonhomme !
S'il l'aimait réellement, il y aurait drame, et il
n'y en pas. Il n'y a qu'un faux drame. M. Dumas,
qui se pique d'être un moraliste, ne doit pas igno-
rer que l'âge de son Père prodigue, qui a cinquante
ans, est l'âge terrible pour les passions, quand elles
durent encore, et qu'on ne cède pas si aisément la
femme qu'on a l'horrible malheur d'aimer, à son
fils, parce qu'on a entendu, en écoutant à la porte,
que ce garçon a eu un goût d'enfance qui se réveille
pour la jeune fille que, lui, le père, tout à l'heure
encore, voulait épouser!! C'était ce sacrifice de la
LE PÈRE PRODIGUE 145
femme aimée par un de ces hommes donl un autre
moraliste, mieux renseigné que M. Dumas, a dit
que « la punition de ceux qui ont aimé les femmes,
« c'est de les aimer toujours » ; c'était ce sacrifice,
puisque M. Dumas, impropre aux comédies, faisait
un drame, qu'il aurait pu faire déchirant et sublime,
mais à la condition que le père aurait arraché la
femme de son cœur et l'eût donnée toute saignante
du sang de son cœur à son fils ! Mais, ici, ni arra-
chement, ni cœur qui saigne. 11 y a seulement deux
ou trois larmes de cet homme humide qui ne sait
que pleuroter et baisoter son fils, en le prenant par
la tête, tout le long de la pièce, et c'est tout! Aussi,
un attendrissement à si bon marché ne nous
atteint ni ne nous touche de ce choc électrique qui
est la force du génie, soit que l'auteur dramatique
veuille nous faire rire ou nous faire pleurer. M. Du-
mas ne nous a donné dans sa pièce que le Philibert,
le mauvais sujet de tous les opéras comiques, et il
fallait faire de son père prodigue quelque chose qui
l'eût relevé de son avilissement de père ; car le père
est perpétuellement avili dans sa pièce, et il n'y
reste que le mauvaise tête et bon cœur des comédies
les plus vulgaires. Après cela, que M. Dumas ait mis
autour du tronc creux de sa pauvre corruption des
guirlandes et des entrelacements d'habilelé, de dif-
ficultés vaincues et de détails heureux, sur lesquels
les critiques qui ont la religion de son talent exécu-
9
146 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
teront des morceaux d'ensemble à quatre mains ou
ventre à terre, sa pièce n'en sera pas moins frappée
au cœur de ce seul coup de hache. 11 n'est pas
besoin d'en donner deux !
Avili et ridicule. Voilà son Père prodigue ! Mais
les critiques ne verront pas cela ! Ils verront à côté.
Ils verront ce qu'ils voient toujours quand il s'agit
de M. Alexandre Dumas. Ils verront et vanteront ce
qu'ils adorent et ce que le matérialisme, auquel tous
les arts sont maintenant en proie, estime plus fort
que tout : la science des planches, — comme cela se
dit, — les rubriques du métier, l'art d'escamoter la
muscade de la difficulté, et les mots, ah! surtout les
mots, sur lesquels M. Dumas se retire toujours. Ce
sont les mots qui, pour bien des gens, sauvent ses
pièces. Les mots de M. Dumas sont comme les mots
de M. de Talleyrand. Quand il fait : oh! ou; ah!
c'est un mot, comme pour Talleyrand.
A cette reprise du Père prodigue qui ne nous
chauffait pas beaucoup le diaphragme, j'ai entendu
derrière moi : « Vous avez beau dire, il y a des
« mots ! » Il prenait bien son temps, celui qui disait
cela ! Dans cette pièce en cinq actes, qui a duré jus-
qu'à une heure du matin, savez-vous combien j'ai
compté de ces mots qui sont les grenades de ce for-
midable grenadier d'esprit qu'on appelle M. Alexan-
dre Dumas? Vous ne vous en douteriez jamais! J'en
LE PÈRE PRODIGUE 147
ai compté sept. Sept pour cinq actes ! Ce n'est pas
une pluie.
Et je suis capable de vous les citer. Tenez ! les
voici ; comptez comme moi : 1° « Le second mouve-
« ment est bon chez toi, ainsi tu devrais commencer
« par celui-là. » 2° « Le cœur est encore l'étoffe qui
« se déchire le plus facilement et qui se raccommode
« le plus vite. » 3° « Pourquoi n'aimerail-on pas sa
« femme? on aime bien celle d'un autre ! » 4° « C'est
« (en parlant d'une femme facile qui n'accueillerait
« pas tout le monde), c'est comme si vous disiez que
« le chemin de fer ne veut pas de voyageurs. » (Par
parenthèse, celui-là semble inspiré d'un autre plus
grand, de Lamennais, qui avait de l'esprit comme s'il
n'avait pas eu du génie. En parlant de l'infécondité
des courtisanes, il disait : « Les grandes routes sont
« stériles. » 5° Ce qu'il y a de plus triste, ce n'est pas
« d'être vieux, c'est de ne plus être jeune. » 6° « Qui
« est-ce qui n'est pas le domestique de quelqu'un ? »
Et 7°,enfin :« Il faut tuer le veau gras, autrement il
« va mourir de vieillesse. » Et nous voilà au bout
de ce collier à sept perles. Voilà tout ce que j'ai
trouvé, en cherchant bien, dans ce vaste coffre de
cinq actes ! Sept mots ! pas un de plus! Ils peuvent
chanter la ballade de Wordsworth : «Nous sommes
« sept. » Sur ces sept, il y en a qui sont absurdes,
d'autres cyniques. C'est égal ! on les a savourés tous
avec les petits frémissements de la friandise heu-
148 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
reuse. On leur a fait risette. Pour le public de ce
soir, — tout est relatif, — ils étaient spirituels et
gais. Mais si le prince de Ligne ou Rivarol avaient
élé là, auraient-ils ri, eux ?...
III
Les acteurs ont joué excellemment cette reprise.
Dupuis, qui faisait le père prodigue, a été prodi-
gue de talent. Il a, par le ton, l'aisance et la dis-
tinction de son jeu, fait oublier la situation abais-
sée de ce père, petit garçon devant son fils. Avec
Dupui?, on l'aime presque. Sans Dupuis, on le
mépriserait. Abominable de difficulté, le person-
nage de ce vieux libertin, sensuellement bon, qui
gâte la paternité à force de tendresse et se fait
presque mettre en curatelle par l'irrespectueuse
tendresse d'un enfant qu'il a mal élevé ! Il fallait
être Dupuis pour ne pas succomber sous cet affreux
rôle, pour ne pas se noyer dans les larmes de ce
père pleurard, — ce serait le vrai nom de la pièce,
— et pour sécher par de la gaîté et de la bonne
humeur ce rôle trop mouillé. Dans sa partie sèche,
LE PÈRE PRODIGUE 149
Dupuis est à la fois rond et noble, — ce que n'est
pas toujours la rondeur ! — et quoiqu'il endoclrine
les petits jeunes gens actuels et leur prêche les
jeunes gens d'autrefois, il n'a pas été pédant une
minute dans cette pièce où les pédants et les pédan-
tismes foisonnent. En effet, tout le monde pédan-
tise dans le Père prodigue. Le fils est un insup-
portable pédant vis-à-vis de son père, et même vis-
à-vis de la jeune fille qu'il épouse. Il professe l'a-
mour avec elle, comme elle, avant d'être mariée,
professe le mariage. Tous conférenciers, qui se jet-
tent alternativement à la figure leurs petites confé-
rences 1
M. Alexandre Dumas, qui a fait professer la
physiologie à un notaire (je crois) dans une de ses
dernières pièces, est le grand conférencier théâ-
tral... de ce temps de conférenciers! Dupuis a
tant d'élégance et de mondanité dans sa personne
qu'il échappe aux influences et aux inconvénients
des pièces de M. Dumas, et M. Dumas en est bien
heureux !
Après le rôle du père prodigue, le plus impor-
tant est celui de la courtisane qui place son argent
et se fait des rentes (comme elle dirait), ce type
particulier à notre siècle... Et c'est Mlle Pierson
qui le joue, avec une telle perfection de vérité
cruelle qu'on se surprend à la haïr, malgré cette
beauté qui devrait inspirer le contraire. Jamais
150 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
plus suave visage n'a masqué d'âme plus basse et
plus atroce. C'est à terrasser Lavater.
Cette tire-lire si voluptueusement sculptée en
femme, qui se tend aux écus qu'on y met avec une
avidité que ne connaissent pas les autres tire-lires,
est tout à la fois hideuse et charmante ! Pour Mlle
Réjane, qui joue la jeune fille cédée avec tant de
facilité par le père à son fils, ce n'est plus la pro-
fonde vipère des Lionnes pauvres, mais c'est le
visage et la taille les plus faits que je sache pour
le drame, quand on en fera de vivants. Dans ce
fourreau si fin et si flexible, il y a de l'acier dra-
matique pour plus tard, et l'acier sortira !
C'est la faute de M. Alexandre Dumas s'il n'est
pas sorii dans le Père prodigue, où il n'y a pas de
rôle pour elle et où elle est condamnée à l'ingénuité
d'une jeune première, elle qui, dans les Lionnes
pauvres, valait mieux que cela !
ODÉON
M. MOUNET — DÉBUT DANS « ANDROMAQUE »
29 Novembre 1880.
I
Début de M. Mounet ! Triboulet n'a que cela,
cette semaine, à se mettre sous la dent, — celte
dent joyeuse qui voudrait bien un peu rire... Au
lieu d'une pièce nouvelle, un homme neuf! Au lieu
d'actes, un acteur! Mais quand l'acteur est bon,
c'est déjà quelque chose. Je suis de ceux qui pen-
sent que dans l'état d'épuisement de l'Art dramati-
que, l'acteur vaut la pièce, quand il ne vaut pas
mieux, — à part le génie, sans nul doute, qu'il faut
toujours mettre à part, et qui, d'ailleurs, s'y met
bien tout seul, le brigand! Évidemment le Mounet
d'hier soir ne vaut pas Racine, mais s'il jouait tout
autre que Racine, peut-être vaudrait-il mieux que
l'auteur qu'il jouerait. Avec un mot (un seul!),
152 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Talma enleva cette platitude deManlius, restée sans
lui une platitude, et, après lui, retombée à plat...
Voilà ce qui donne à tout début d'acteur ou d'actrice
un intérêt de première représentation. Leur début,
c'est leur première, à eux. C'est la première repré-
sentation d'une terrible pièce : de tout leur avenir,
de toute leur vie en une fois. Le début, enfin, c'est
la promesse certaine, c'est l'augure absolu qui ne
trompe pas. Il n'est pas d'exemple, que je sache,
dans Thistoirc du théâtre, que le début d'un grand
artiste ait jamais été un coup manqué... Sans
l'étincelle du début il n'y aurait jamais de flamme,
et quand elle n'y est pas, on peut souffler ! l'acteur
travaillerait toute sa vie comme un beau diable
qu'il ne serait jamais le beau diable qu'il faut être
pour être un acteur.
Il ne serait jamais — horrible chose que cette
chose honorable ! — qu'un acteur tiré par les
cheveux...
II
Le Mounet d'hier soir a déjà débuté, dans les
Horaces, je crois, où je ne l'ai pas vu ; car j'arrive
dans le feuilleton et j'y donne aussi mes premières
représentations.
M. MOUNET — DÉBUT DANS ANMlOMAQUE 153
M. Mounet est le frère de cet autre Mounet, qui
s'appelle Sully, par dessus le marché, joue à la Co-
médie-Française et n'en est plus à ses débuts. Le
Mounet de l'Odéon rappelle beaucoup, dit-on, le
Mounet du Théâtre-Français. Ils sont les Ménechmes
l'un de l'autre, à ce qu'il paraît, et même ils sont
Ménechmes aussi de vocation dramatique. On disait
autour de moi, hier, à l'Odéon, que le Mounet sans
Sully s'était allumé au feu de son frère, le Mounet-
Sully, et que, docteur en médecin?, ayant passé ses
examens et ses thèses, comme une jeune demoiselle,
car les demoiselles passent maintenant des thèses et
des hommes qui ne sont pas absolument bêtes les
leur font passer, il avait renoncé généreusement à
être Dupuytren pour se faire ambitieusement Talma.
C'est déjà, du reste, imiter par un bout Talma, ce
glorieux fils de dentiste qui répudia le métier de
son père pour jouer la tragédie, que de laisser là
tout un petit paquet de science acquise pour se faire
un talent que peut-être on n'acquerra pas... Ici
l'analogie s'arrête. Talma débuta dans le Nar-
cisse de Britannicus, comme, hier soir, M. Mounet
n'a pas tout à fait débuté dans Oreste. D'un autre
côté, l'époque de Talma ne ressemble pas plus
à l'époque de M. Mounet que le talent de M. Mou-
net ne ressemble au talent de Talma. Au temps
de Talma, on était dur aux débutants, et à pré-
sent on leur est très doux. Il est vrai qu'il y avait,
9.
154 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
au temps de Talma, de très grands acteurs à la
Comédie-Française, et que, jaloux comme des artis-
tes, ils firent phalange macédonienne contre Talma,
qui les épouvantait de son génie, lequel perçait les
plus modestes rôles et qu'on voyait comme on voit
l'incendie intérieur par dessous une porte fermée.
On comprend bien qu'alors on jelât le rôle de Nar-
cisse à qui, plus tard, devait tout écraser en jouant
Néron... Aujourd'hui, les acteurs qui ne sont que
bons sont très rares. Le pauvre grand Talma n'avait
pas de frère pour mettre à son service ses influences
personnelles. Et probablement le premier jour qu'il
joua il n'entendit pas mugir son nom, à lui qui
devait être l'Empereur du Théâtre comme Napoléon
l'Empereur de la France, ainsi qu'on a mugi aux
premières galeries le nom de Mounet hier soir !
Mais je n'ai rien à dire à ceux qui applaudis-
sent. J'aime l'enthousiasme comme on aime une
jolie femme. Cependant, je ne les veux ni l'un ni
l'autre par trop faciles... L'enthousiasme juvénile
d'hier m'a semblé dépasser un peu le talent qui
l'inspirait. Mais c'était peut-être l'Ecole de méde-
cine qui applaudissait.
M. MOUNET — DÉBUT DANS ANDROMAQUE 155
III
Le frère de M. Mounet-Sully, M. Mounet tout court
de l'Odéon, trouvé généralement très beau, — ce
qui est, hélas ! pour les profits, la même chose que
de l'être, — M. Mounet est un assez beau gars, et
je dis gars parce que ce mot-là dit bien son genre
de beauté, qui est robuste plus qu'idéale. Il a des
bras d'un galbe puissant, mais très peu patriciens,
et ses mains ne sont pas suzeraines, comme dirait
Lord Byron, et il en écarquille trop les doigts, quand
il est ému. Qu'il les laisse tranquilles ! Pour être lai-
des, elles n'ont pas besoin de grimacer. De stature,
il est grand, et dans sa robe de Grec il aurait de la
tournure, s'il n'écarquillait pas ses jambes comme
ses doigts, — attitude de vieux postillon à pied que
la robe dissimule, mais que les pieds écartés trahis-
sent. Sa voix manque d'éclat comme son geste man-
que de noblesse. Il se travaille pour l'avoir, cette
noblesse, mais il ne l'attrape pas, et quand on joue
le fils d'Agamemnon, il faudrait l'attraper, ou l'on
reste attrapé soi-même ! Le visage, d'une pâleur
fatale, mais probablement voulue, a la ligne droite
150 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
qu'on aime dans le visage des Grecs ; mais le nez
trop épais n'a pas la finesse du camée. C'est un
camée infortuné. Pour achever le portrait de l'ac-
teur physique, il était mal costumé. Il avait une
affreuse et banale robe blanche, qui le faisait res-
sembler au grand prêtre qui chante, à l'Opéra-Co-
mique,dans la Flûte enchantée de Mozart; mais ce
qu'il chante, lui, n'est pas de la Flûte enchantée.
Son débit n'enchante pas. Il dit ses vers pompeu-
sement et médiocrement, et ces vers sont si beaux
qu'ils l'étaient hier encore, àl'Odéon, mâchonnés,
hachés, traînailles ou volubilisés par ce tas de bou-
ches, qui mériteraient un autre nom. Je n'ai jamais
entendu, sur aucun théâtre, un pareil barbouillage
de vers. C'était à faire crier les poètes s'il y en avait
eu dans la salle. Mais y en avait-il ? Dans tous' les
cas, ils ont silencieusement avalé cette douleur. La
salle, en exceptant les mugissements du coin où j'é-
tais, était assez morne au milieu de tous ces bre-
douillements tragiques. Chose singulière et frap-
pante ! Toutes les femmes, pour saluer le triomphe
espère de leur beau Mounet, étaient en noir, comme
pour un enterrement. Le hasard de leur robe avait
plus d'esprit que leur espérance. Quelques-unes
d'entre elles lisaient la pièce avec recueillement et
piété. Elles avaient apporté Racine dans leur po-
che. Elles comprenaient mieux la lettre moulée en
la lisant qu'en écoutant les acteurs, et, d'ailleurs,
M. MOUNET — DÉBUT DAN8 âNDROMAQUE 157
elles les voyaient moins, puisqu'elles lisaient. C'é-
tait naïf, mais spirituel !
IV
J'ai dit l'acteur physique, — la gaîne de l'acteur,
— et maintenant en voici la lame. Je crains bien
qu'il ne soit jamais qu'un de ces acteurs que j'ai ap-
pelés tirés par les cheveux ; M. Mounet-Sully, qui
a été, à ce qu'il paraît, détestable, a fini par se faire
un petit talent, à la force du poignet, et dernière-
ment a joué assez proprement Achille. M. Mounet
sans Sully sera peut-être encore par là leMénechme
de son frère. S'il n'a pas la vocation, il a la volonté.
Or, il faut saluer toute bonne volonté dans un hom-
me jeune qui sacrifie son état de médecin, pénible-
ment acheté, au désir d'être un acteur de talent, —
ce qui me paraît incertain. Dans Andromaque,
M. Mounet a joué le rôle d'Oreste sans ce grand
caractère de fatalité qui devrait planer déjà sur le
front de l'homme qui tuera sa mère et qui a dans le
cœur déjà la furie d'un amour qui attend les autres
Furies qui vont venir, et il a manqué, comme tous
les autres de ces acteurs, véritablement prodigieux
158 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
dans le mauvais, les nuances d'un rôle qui en a tant
sous la plume brûlante et pourtant nuancée de Ra-
cine. Dans la scène où Talma était d'une sublimilé
qui faisait voir des étoiles sur son front à Mme de
Staël, et qui nous les fait rêver, à nous qui ne les
avons pas vues, il n'a rien trouvé de nouveau, — ni
môme reproduit ou esaayé de reproduire ce qu'on
raconte de l'invention du génie de Talma.
Quand il a dit ces vers :
Mon innocence enfin commence à me peser,
c'était l'impossibilité de bien dire qui pesait sur
lui, et dans un autre sens, c'était une innocence.
Au fameux vers :
Eh bien, je suis content et mon sort est rempli!
on n'a pas entendu l'éclat de rire — cet éclat de rire
à la figure du destin — que j'attendais ; et la tradi-
tion qu'un acteur qui a du génie doit fouler aux
pieds, la tradition, même la tradition protectrice
de la médiocrité, a été trahie. Quand je dis pourtant
que M. Mounet n'a rien inventé, je me trompe...
Il a inventé la pirouette du toton qui tourne sur
lui-même pour éviter les ruisseaux de sang qu'il
voit couler autour de lui dans son égarement. Il a
pivoté comme les frères Conrad l'auraient fait au
M. IfOUNET - DÉBUT DANS A.NDROMAQUE 159
Cirque ; mais j'aime mieux les frères Conrad. Ils
sont plus en situation. Cette pirouette, qui devra
s'appeler désormais la « pirouette dramatique »,
.M. Mounet l'a exécutée avec un tel mouvement de
clown, un tel lancé de toupie, que ses admirateurs
transportés ont applaudi à outrance.
Une jeune fille que j'avais près de moi et qui s'é-
tait ennuyée jusque-là, a battu de ses deux gants
noirs qu'elle a fendus, à cette pirouette, — une in-
vitation à la valse, — et comme le chien atteint par
la table tournante qui saute par la fenêtre., tourne
dans la rue, elle aurait, si elle n'avait pas été assise,
ma parole d'honneur! pirouetté.
Telle a été l'impression des autres et la mienne.
En somme, représentation triste, coupée par les
mugissements de ces aimables jeunes veaux de la
camaraderie obligeante. M. Mounet est sans excuse
de n'avoir pas été meilleur au milieu de ces repous-
soirs superbes sur lesquels il pouvait si facilement
ressortir. C'était Mlle D^voyod qui jouait l'éplorée
Andromaque. Elle en a fait un mouchoir de poche,
160 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
trempé des larmes du rhume de son cerveau maré-
cageux. Je ne sais pas le nom de l'acteur qui faisait
Pyrrhus, et je crois que je ne l'apprendrai jamais ;
c'est un gros garçon toujours furieux qui joue ce
Pyrrhus indolent et charmant, comme l'a peint Gi-
rodet, le seul interprète de Racine, dans la pose
nonchalante et lassée de l'homme aimé que la
femme qui l'airne ennuie... Quant à Hermione, — il
y a eu une femme qui a osé se mettre dans la robe
qu'a portée Rachel ; mais je ne la nommerai pas, et
j'étendrai, par charité, cette robe de Rachel sur son
nom.
LES BRAVES GENS
6 Décembre 1880.
I
On sort de cette pièce avec un estomac un peu
lourd de vertu. On en a tant avalé ! Les Braves Gens !
Ah! il n'y en a même pas que dans la pièce. Il y
en avait, ce soir-là, partout. On pullulait de braves
gens, on en débordait ! Il y en avait sur la scène,
pour jouer bravement cette brave et honnête pièce.
Il y en avait dans la salle, pour l'applaudir brave-
ment et honnêtement, et il y avait aussi dans la
coulisse un brave homme, qui s'attendait à des bra-
vos, lesquels ne sont pas bravement venus, mais
qui n'aurait eu rien du tout s'il n'avait pas été un
si brave homme, aimé de tant de si braves gens,
lesquels n'ont pas, ce soir-là , pu pour lui grand'chose,
quoiqu'ils aient fait ce qu'ils ont pu... C'a été une
162 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
bénédiction! J'ai constaté une chose étrange et plus
haute que le succès d'une pièce : c'est le succès de
l'auteur, malgré sa pièce, et le goût très vif d'un
public pour un homme qui, ce soir-là, positivement
l'ennuyait. J'ai constaté cette chose infiniment tou-
chante que tout le long, le long de cette pièce qui
n'intéresse pas, on était triste de ne pas s'y intéres-
ser davantage. On aurait voulu la trouver meilleure,
mais on ne pouvait pas !! Tout autre que M. Gondi-
net, qui donnait à toute une salle un accès de regret,
tout autre que ce bien-aimé du public nous nous
aurait jeté au nez une pièce comme la sienne, que
l'aurions appelée une mauvaise pièce, et que, pour
elle, nous n'aurions été que de mauvaises gens. Eh
bien, sur l'honneur! c'est peut-être sans exemple
dans l'histoire du Théâtre, que l'insuccès d'une
pièce ait été un malheur plus grand pour le public
que pour l'auteur ! Pendant la représentation de ces
Braves Gens, nous prenions le deuil à chaque acte.
A chaque acte, le crêpe s'épaississait. Les plongeurs
des couloirs et du foyer venaient, dans l'entre-deux
des actes, vous dire, consternés : « Gela ne va pas
bien; « la salle est navrée! » (textuel). Et pas de
doute que si la pièce avait chuté, ce qui n'eût été,
après tout, qu'une chute pour l'auteur, aurait été,
pour cet aimable public de braves gens, une catas-
trophe !
Mais la pièce n'a pas chuté. Non ! Elle s'est soute-
LES BRAVES CENS 163
nue. Elle u bien un peu clopiné, mais elle s'est sou-
tenue, grâce à ce nom de Gondinet, qui n'a pas été,
ce soir-là, comme Masséna, le favori de la Victoire,
mais qui a été le favori du public, sans la Victoire...
Lenom seul de M. Gondinet a été le liège qui l'a
retenue sur l'eau et l'a empêchée de sombrer.
II
Après cela faudra-t-il donc recommencer la tris-
tesse de vendredi soir, au Gymnase, et la faire pas-
ser dans l'esprit de ceux qui vont lire ce feuilleton
en leur racontant cette pièce des Braves Gens, aux
intentions vertueuses, mais avortées? C'est là une
question et c'est un embarras ! Je n'ai pas, moi,
l'honneur d'être de ceux-là à qui M. Gondinet a eu
la précaution d'envoyer à l'avance le manuscrit de
sa pièce, pour la leur faire mieux comprendre, le
galant homme ! et la leur donner à déchiffrer comme
un hiéroglyphe. Moi, je suis avec les croquants. Moi,
je n'ai vu les Braves Gens qu'à la scène et dans
l'atmosphère du théâtre; mais de là, j'ose déclarer
qu'elle est ine'nawable... C'est une confusion de cho-
ses et d'événements tellement mêlés et embrouil-
lés les uns dans les autres, qu'on s'y perd, corps
164 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
et biens, et que l'intelligence de ceux qui l'écou-
taient vendredi s'y était perdue.
Certes ! on me permettra de le dire, personne de
nous ne s'attendait à une très forte comédie venant
de M. Gondinet, cet agréable dessinateur de vignet-
tes dramatiques. Personne de nous ne s'attendait,
de cette plume taillée fin, à quelque type profond,
fouillé et vivant, comme celui du grand honnête
homme qui eût fait tout taire du vice et de la bas-
sesse humaine devant lui, puisqu'on voulait, une
fois entre autres, donner raison à la vertu ! Mais,
puisqu'on n'était capable que de mettre ce fier type-
là en petite monnaie pour en faire les braves gens
que voici, il fallait, du moins, donner à ces braves
gens de l'originalité, de la tournure, du caractère,
et les sortir de la tourbe vulgaire des imbécilles.
Or, ils le sont tous, dans la pièce de M. Gondinet.
Un vil coquin de bas étage et une coquine plus
vile encore, les jouent et les rou'ent avec la plus
grande facilité, ces braves gens innocents, bons
enfants, grands enfants, et c'est un troisième co-
quin qui les sauve, sans qu'aucun d'eux ait jamais
rien fait pour cela ! Les braves gens de M. Gon-
dinet, de cette comédie larmoyante, où les cir-
constances sont encore plus communes que les
personnages, ont pour fond le testament incompré-
hensible d'un homme qui n'a jamais vu ni connu la
femme qu'il a instituée sa légataire universelle, et
LES BRAVES GENS 165
refusé par cette légataire pénétrante qui a deviné
que ce testament cachait un fidéicommis... Refusé
donc par cette généreuse légataire, ce testament est
accepté sans hésitation par la jeune fille à qui elle
le repasse, et qui le prend, aussi naïve que M. Gon-
dinet qui ne devrait pas l'être; car elle est mineure
(on le dit dans la pièce) et elle n'a pas le droit
de l'accepter. Ici, quelques notaires murmuraient,
dans leur coin. C'est sur cette idée déjà trouble que
M. Gondinet a construit sa pièce des Braves Gens,
avec cette main qui n'a pas toujours manqué ses
châteaux de cartes comme aujourd'hui, et sur ce
fond risqué se sont ajoutés le chantage, le procès et
toutes les roueries des deux coquins, mâle et femelle,
plus forts à eux deux que tous ces braves gens à
eux tous ! et qui sont finalement sauvés par un
troisième, qui, le croira-t-on? ne paraît même pas
dans la pièce et qui est la main de la Providence ;
car Dieu met parfois, pour mieux attraper les
autres, sa main dans la manche d'un coquin.
Et c'est tout ! Quoi, tout ? Oui ! tout, et, dans le
développement que l'auteur donne à ses idées sans
clarté, rien de clair, non plus, rien de péremptoire,
rien de net. Indécise et confuse par elle-même, la
pièce de M. Gondinet l'est par les détails. Elle a, à
chaque instant, des encombrements, des longueurs,
des obscurités. M. Gondinet a la fécondité dans l'i-
nutile. Il invente jusqu'à des personnages qui n'ont
166 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
aucune raison d'être... Par exemple, au lever du
rideau, dans son drame, on aperçoit, dans le salon
de cette famille qui représente les braves gens, une
jeune personne très correcte, avec la robe d'un
brun classique qui caractérise les institutrices ou
les demoiselles de compagnie, et en la voyant nous
avons tous cru que cette jeune personne était une
pensée, un rêve d'avenir, une péripétie pour plus
tard, un croissant qui ne montrait encore que ses
cornes, mais qui, plus tard, s'arrondirait et devien-
drait lune dans la pièce. Eh bien, M. Gondinet a
fait un trou dans cette lune-là ! Elle a disparu. C'é-
tait une femme qui fuyait son mari, le coquin de la
pièce, mais qui ne se rattachait nullement à l'action
de la pièce et qui en était une superfétation inexpli-
cable, qu'on pouvait sans inconvénient retrancher de
la pièce comme on opère une loupe sur la tête d'un
pauvre homme. Elle pouvait ne pas venir, comme
le troisième coquin, qui ne vient pas et qu'on ne
connaît que par une chute de cheval lointaine, ra-
contée par la femme qui Ta ramassé et fait porter
chez sa maîtresse, qui ne vient pas non plus ! invi-
sible à son tour dans ce drame où l'invisible joue
son rôle, et c'est peut-être le meilleur !
LES BRAVES GENS 167
III
Les acteurs ont joué le leur, eux, avec plus d'en-
semble que M. Gondinet n'en a mis dans sa pièce, et
de manière à justifier cette thèse qui est la mienne
et qui cherchera toujours ici des exemples pour l'ap-
puyer : c'est qu'au théâtre le plus grand intérêt et
la vie même ce sont les acteurs, les transfuseurs du
sang de leur talent, quand ils en ont, dans les
veines épuisées des vieux cadavres dramatiques.
Mme Pasca doit être nommée la première. Elle fait
la femme du colonel de Lorris et la mère de ses
deux enfants, avec la sûreté et la maturité du talent
le plus approfondi. Ses yeux, très battus, ce soir-
là, lui allaient très bien. Pâle, mais blanche, d'une
blancheur immaculée, comme la robe qu'elle porte
aux derniers actes, avec son chaste ruban blanc au-
tour de son cou, c'était bien l'albâtre à travers
lequel on voit passer faiblement la vague lueur d'un
amour secret et captif, brûlant tout au fond d'une
vie pure... Mme Pasca n'a pas eu de peine à être
plus grande que le rôle qu'elle jouait. Sa supério-
rité se débattait dans ce rôle si commun de mère qui
réussit toujours à la scène, mais qu'elle a élargi à
168 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
sa taille et dont elle a rompu l'étreignante médio-
crité avec une émotion et une passion qui ont em-
porté le rôle écrit qu'elle avait à dire, comme une
robuste Géorgienne fait, en se cambrant, éclater
sa ceinture ! Elle et Saint-Germain ont été les seuls
consolateurs de cette soirée morne et affligée de
la perte de son Gondinet :
J'ai perdu mon serviteur,
J'ai perdu tout mon bonheur!
comme dit la chanson. Ce pauvre public ! Mme Pas-
ca l'a fait pleurer et Saint-Germain l'a fait rire :
c'étaient deux distractions! Saint-Germain a joué
l'homme d'affaires avec un museau de renard qui
commence à être attaqué d'alopécie, une bassesse
de cynisme et une goguenardise de vieux coquin
incomparables. Il était enrhumé. Des critiques le
lui ont reproché, comme si cet enrouement, qui
faisait de sa voix le bruit d'une scie dans du bois
pourri, ne convenait pas à la pourriture de son
âme! Ah ! les grands acteurs ! Les voilà ! Ils font,
en eux, de tout une magie ! Saint-Germain est en-
roué ; Mme Pasca a les yeux battus : cela leur va
bien ! Saint-Germain en est plus odieux ; Mme Pas-
ca en est plus belle ! Les autres acteurs ne sont pas
à l'unisson de ces deux-là, qui sont les colonnes
torses du Gymnase. Cependant, entre eux, il y
LES BRAVES GENS 160
avait deux femmes qu'on remarquait encore :
Mlle Léonide Leblanc et Mlle Magnier. Mlle Léoni-
de Leblanc, quoiqu'elle ait perdu le sourire qui
ouvrait le paradis autrefois et qu'elle ferme à pré-
sent, car elle cueille trop les lèvres d'une bouche
qui ne demande qu'à s'épanouir (prenez garde à la
grimace, mademoiselle !) ; et Mlle Magnier, ce char-
mant épervier, qui a joué le rôle d'une étourdie
avec la volubilité et les mouvements d'un étour-
neau.
Il y a eu aussi pour M. Koning un triomphe
dans cette défaite de M. Gondinet. Et c'était un
salon, le délicieux salon, on peut dire chamarré de
fleurs sur toutes les coutures ; car tous les angles
en étaient brodés de guirlandes et le plafond sem-
blait une corbeille renversée qui ne tombait pas.
Faire du printemps une tapisserie, c'était à faire
mourir M. Perrin de jalousie!
M. Koning a vaincu le grand tapissier du Théâ-
tre-Français.
10
DIVORÇONS
Lundi, 13 Décembre 1880.
1
On comptait beaucoup sur cette pièce. C'était
presque un coup d'état théâtral. M. Sardou (de
l'Académie française) au Palais-Royal ! Il est vrai
que c'est par le Palais-Royal que M. Labiche est
entré à l'Académie française. M. Sardou, le favori
du public, qui semble traîner toute la Comédie-
Française à ses talons :
Rome n'est plus dans Rome ; elle est toute où je suis,
devait mettre, en s'y mettant, la Comédie-Française
au Palais-Royal... C'était l'idée de tous. Les acteurs
de ce soir-là tremblotant, les pauvres diables ! de-
vant la majesté d'académicien de M. Sardou, se
faisaient l'effet de débuter au Théâtre-Français. Un
172 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
critique du lendemain a même comparé Daubray à
Bressant. Eh bien, toutes ces illusions enchante-
resses ont été très impertinemment souffletées par
l'événement ! Le Théâtre-Français n'a pas changé
de place. Il n'a pas bougé. M. Sardou n'a pas eu la
puissance de l'emporter avec lui comme une tente
que l'on ploie et qu'on pique en terre où l'on veut.
M. Sardou est entré au Palais-Royal comme tout
le monde, sans en ébranler les fondements. Il ne l'a
pas grandi pour y faire tenir sa personne. C'est lui,
au contraire, qui s'est rapetissé, comme le Génie
des Contes Arabes, pour mieux entrer dans cette
bouteille. Au lieu de faire du Palais- Royal le Théâ-
tre-Français, il s'est fait lui-même du Palais-
Royal. Sa pièce d'aujourd'hui n'est qu'une pièce
du Palais-Royal, et son succès même, son succès
n'est que celte espèce de succès qu'on peut avoir
au Palais-Royal.
II
Le sujet de la pièce valait mieux que cela. Certes !
le divorce valait la peine de faire une grande comé-
die, et puisque le théâtre a toujours la sempiter-
nelle prétention de corriger les mœurs en riant,
DIVORÇONS
173
quelle plus belle occasion de rire des mœurs que
d'imbécilles opinions veulent nous faire en intro-
duisant le divorce dans nos vieilles mœurs, qui
n'en veulent pas ! M. Sardou, dont la souplesse de
singe est bien connue, et qui sait grimper, dans
l'intérêt du succès de ses pièces, sur l'événement ou
l'idée qui passe, devait naturellement être tenté par
ce sujet actuel du divorce, qui tapage dans l'imagi-
nation publique. Malheureusement, ce sujet du
divorce demandait une tête à la Molière, une fécon-
dité et une profondeur dans le comique que n'a
jamais eues M. Sardou, aux pattes de mouches, et
qui ne sait que pincer les hommes et les choses à la
peau. Pour embrasser et tenir sous soi le sujet du
divorce, cette forte monture, il fallait des jambes
plus longues et plus solides que les siennes. Auss1
est-ce en vue de ces jambes gringalettes qu'il l'a
réduit à cette maigreur que nous avons eu le bon-
heur de contempler l'autre soir.
Et, en effet, il ne s'agit pas de flâner autour de
cette pièce pour montrer qu'elle n'est qu'une piécette
en trois actes du Palais-Royal, où il y en a de plus
fortes sur des sujets moins forts ; — il suffira seule-
ment dédire que de toutes les combinaisons que
peut produire cette absurdité du divorce, dans une
société qui a vécu des siècles sur l'idée de la famille
et qui n'est pas encore désorganisée, quoi qu'on ait
bien le projet de la désorganiser tou1 à fait, de toutes
10.
174 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
les combinaisons M. Sardou a pris la plus vul-
gaire, la plus facile à tout le monde, la plus sous
sa main. Sa pièce entière ne repose que sur l'esprit
de contradiction qui fait que l'homme préfère à ce
qu'on lui donne, ce qu'on lui refuse.
C'est, par exemple, l'histoire de l'homme séden-
taire qui ne veut pas garder les arrêts auxquels on
l'a mis, mais qui, sa liberté rendue, les garde très
bien sans qu'on l'y mette. Les époux du Divor-
çons de M. Sardou sont de ceux-là qui en ont assez
du mariage tout le temps qu'il est indissoluble, —
tout le temps qu'il implique celte grande idée d'é-
ternité que les législateurs de génie ont mise dans
leurs législations, sans souci de l'homme et de
sa misérable sensibilité qui se plaint toujours,
mais en vue de l'honneur des familles et de la
olidité des races, — et, de cette rencontre facile
d'époux comme il y en a tant, qui certainement
n'est pas une découverte, M. Sardou a tiré tous
les éléments d'une pièce sans caractère et où les
situations peuvent seules être quelque chose. C'est
exploiter la pauvreté ! Le premier acte de cette
maigre comédie est consacré au spectacle commun
et assez nauséabond d'un mari et d'une femme qui
s'ennuient, qui se taquinent, qui ont assez l'un de
l'autre et demandent le divorce à grands cris. Le
second, c'est le divorce, qui, une fois promulgué,
refuit, non pas une virginité au mariage, comme l'a-
DIVORÇONS 175
mour à Marion Delorme, mais une espèce de nou-
veauté, — un regain d'agrément, — et le fait regret-
ter à ces deux girouettes de la contradiction hu-
maine quand ils ont obtenu le divorce, objet de leurs
vœux ! Toute la pièce est dans cet acte seul. A ri-
goureusement parler, il n'y a pas de troisième acte.
Il n'y a qu'un dénouement,et ce dénouement touche
là a farce! Voilà, en quelques mots, toute la pièce
étreinte de M. Sardou. La voilà dans son fond,
dans son invention, dans l'efforL de l'auteur pour
trouver... ce qu'il ne îrouve pas! Qu'on me permette
le mot : franchement, c'est aussi bête que cela !
La seule hardiesse peut-être de cette comédie, qui
paraît être une condamnation du divorce, — si on
peut voir quelque chose dans l'opinion ou la cons-
cience d'un auteur dramatique, toujours plus ou
moins, mais toujours, la courtisane du public, —
c'est d'avoir défendu une thèse morale avec des
immoralités. C'est d'avoir bombardé le divorce avec
des indécences grosses comme des obus. Seulement,
celte hardiesse ne vient pas de M. Sardou. C'est le
Palais-Royal qui l'a faite ! M. Sardou voulait être
de la maison, et il en a été. Flexibilité des plus
charmantes, M. Sardou n'a jamais été d'aucune
manière un génie inquiétant d'audace. Comme
moraliste, c'est un homme à l'unisson de cette mo-
rale publique qui fait l'entre-deux entre la femme
facile et la bégueule. Mais, aujourd'hui, il s'est mon-
176 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
tré peut-être ua peu trop du Palais-Royal... 11 y
entrait. Il a bien fait les choses : il s'est mis en frais
de plaisanteries et de situations dignes de l'endroit,
et ses frais ont été énormes. Il a abusé du galon
qu'il a pris; mais qu'importe! le public le payera,
ce galon, et sa pièce, toute médiocre qu'elle soit, fera
de l'or, à force d'indécences. A cette première repré-
sentation, tous étaient ravis, et les calvities, les vieil-
lards de Suzanne,tous ceux qui ont un pied dans la
tombe, se réchauffaient aux plaisanteries de Mme
Chaumont et au feu avec lequel elle les disait... A
défaut d'intérêt noble, élevé, tel que l'Art ou le thé-
âtre doivent en créer dans nos âmes, il y avait ce
qu'on appelle de l'amusant. Je me tuais à démon-
trer à un homme d'esprit les vices de cette pièce :
— « C'est vrai », me disait-il, « mais, que voulez-
« vous? c'est amusant ! »
Oui ! amusant pour le cynisme qui souligne
toute intention immonde dans un mot ou dans une
situation, et qui veut être amusé, non par en haut,
mais par en bas !...
III
On sent maintenant dans mes articles l'importan-
ce que je donne aux acteurs des pièces qu'ils expri-
DIVORÇONS 177
ment; mais, dans celle-ci, le vrai talent, ce n'est pas
M. Sardou qui l'a. Il a fait ce qu'il a pu, je le recon-
nais, pour être du Palais-Royal. Mais Mlle Chau-
mont a été plus PaLus-Royal que lui. Elle a enfoncé
son auteur ; mais elle lui a rendu un vrai service,
en l'enfonçant! Sans elle, il ne m'est pas prouvé
que la pièce, réduite aux efforcements des indé-
cences de M. Sardou, aurait réussi. S'il a de la
reconnaissance, il doit la lui dédier... Mlle Chau-
mont, cette actrice qui fait passer la grimace à
force de spirituelle mobilité, et les niaiseries inno-
centes à force d'intentions coupables, Mlle Ghau-
mont, cette petite statuette, ce marbre rond si
nettement moulé dans les deux robes de satin dans
lesquelles elle frétille, ce soir-là a joué comme une
fille de Bullier qui aurait du génie, ce qu'elles
n'ont pas ordinairement, — et du génie comme on
pourrait en avoir chez Bullier ! Elle a fait de tous
les détails de son rôle des polissonneries presque
sublimes, — si l'on peut, sans horreur, écrire ce mot-
là! — Certes ! avec tout ce que nous connaissons de
M. Sardou, il n'était pas évidemment capable d'être
Palais-Royal à ce degré. En voyant et en enten-
dant cette actrice que le diable lui envoyait (car ce
ne pouvait pas être le bon Dieu !), il a dû se trouver
un esprit qui l'a étonné, — un esprit non pas à
faire peur, mais à faire un peu honte... Elle
a, par le jeu pervers d'un rôle qu'elle a poussé à
178 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
outrance, dû vermillonner jusqu'aux yeux la partie
pudique et féminine de la salle. Mais y a-t-il des
pudiques au Palais-Royal?... Elle a été charmante,
et j'ai la faiblesse de le lui dire, mais comme il ne
faut jamais être charmante, — ce qui, du reste,
ne l'en empêchera pas !
Elle fait la mariée dans Divorçons, et elle a pour
mari Daubray, joufflu, carré, petit, ventru, et qu'on
a si malencontreusement comparé à Bressant, lequel
a joué son rôle dans le style de la maison, mais dont
le comique, un peu froid, a disparu dans celte volute
de feu que faisait autour de lui Mlle Ghaumont,
cette salamandre qui vit dans le feu et qui y met.
Tous les autres ne méritent pas l'honneur d'être
nommés. L'amant Adhémar, qui a inventé cette belle
ruse d'un télégramme faux annonçant que le divorce
est voté à la Chambre, est joué par un jeune homme
qui doit repousser l'un vers l'autre le mari et la
femme qui veulent divorcer, — et cela n'est pas diffi-
cile avec un pareil repoussoir ! Ce monsieur simpli-
fie la question et sa nullité est peut-être dans son
rôle. Il a peut-être mis, qui sait? du talent à être
nul; mais il n'y a que M. Sardou qui sache cela.
Cette ruse du télégramme, qui rentre bien, du reste,
dans les ficelles des marionnettes de M. Sardou, et
aussi la sonnerie de la porte qui avertit le mari,
n'ont été surpassées en grosseur de cordes dans le
département des ficelles que par celle du commis-
DIVORÇONS 179
saire de police, au restaurant; intervention sans
laquelle M. Sardou n'était donc pas capable de
trouver un dénouement?
On a beaucoup reproché à Molière l'exempt de
Tartuffe, qui finit assez misérablement une pièce de
génie. Mais M. Sardou finit par le commissaire de
police, qui est l'exempt de ce temps-ci, une pièce
sans aucun génie. Il n'a pas l'excuse de Molière. Et
comme, je l'ai dit plus haut, il est dans les habitu-
des de M. Sardou de se raccrocher à toute circons-
tance connue à Paris pour aviver des pièces qui
par elles-mêmes ne vivraient pas, il s est accroché,
dans ce dîner interrompu par le commissaire de
police, à l'aventure scandaleuse de Mme Santerre,
au café d'Orsay, et j'ai vu l'heure, oui, ma foi ! j'ai
vu l'heure où M. Sardou allait déculotter le petit
pâtissier du restaurant et mettre sa culotte à
Mlle Chaumont.
Une bonne fortune pour le public ! Quel succès
c'eût été ! Mais M. Sardou a reculé devant ce succès.
Il se contente de celui qu'il a, et qui a été très
grand. J'ai vu beaucoup de calvities heureuses ;
mais je n'ai pas vu d'académiciens. Ils manquaient là.
P. S. — Si je n'ai parlé que de M. Sardou dans
le compte-rendu d'une pièce signée aussi du nom
de M. de Najac, c'est que les gros collaborateurs
mangent les petits, et que ceux-ci le méritent, puis-
qu'ils s'y exposent.
GARIBALDI
20 décembre 1889.
I
Les têtes vides des faiseurs dramatiques n'ont
rien donné cette semaine. Paris tout entier est aux
farces des Revues de fin d'année et se régale des
petits libertinages conjugaux de M. Sardou, qui n'a
pas trouvé d'autre moyen de se faire spirituel que
d'être indécent. Garibaldi n'est point de cette
semaine, et d'ailleurs Garibaldi n'est pas de la lit-
térature. Je n'étais point à la première de cette
pièce. J'avais dédaigné d'aller à cette réclame trop
ouvertement et trop impudemment réclame... Je ne
veux être jamais ni la dupe ni le compère de mes-
sieurs de la Démocratie. « S'il y a du génie ou du
talent dans cette pièce de Garibaldi (me disais-je),
j'aurai le lendemain pour en juger... car le génie,
qui est un aérolithe, peut aussi bien tomber dans la
tête d'un Clistorel que de tout autre homme. Véron,
déjà, n'était pas si bête ! » Malheureusement, le Clis-
11
182 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
torel-Shakespeare est encore à venir... Ce n'est pas
là ce qui étonne ! Mais ce qui peut étonner et même
indigner, c'est qu'après les scènes scandaleuses,
dégoûtantes et presque meurtrières, qui se sont pro-
duites samedi soir au Théâtre des Nations, la pièce
de Garibaldi continue ses représentations comme si
de rien n'était, avec une tranquille impertinence, au
nez et à la barbe de tout le Paris honnête insulté 1
C'est là, en effet, un scandale inouï et dont l'ef-
fronterie n'a d'égale que la lâcheté universelle.
Nous sommes mûrs pour souffrir tout... On nous
jette des pommes cuites ou des excréments au
visage ; eh bien, nous rions et nous nous essuyons,
et nous disons à un barbouillé de la veille: « Vous
« avez donc été attrapé aussi dans cette bagarre? »
On en parle, il est vrai, un peu, dans le feuilleton du
lendemain ; mais c'est tout ! Jusqu'aux Victimes de
ces jeux immondes et dangereux, tout le monde est
d'accord pour l'impunité. Quant à l'autorité, qui n'a
su prévenir^ ni réprimer, ni punir de tels désor-
dres, elle n'est plus, depuis longtemps, cette chose
forte qui s'appelle l'autorité. Elle tremble de tou-
cher à l'épaule sacrée du voyou, qui, s'il ne règne
pas encore aujourd'hui toute fait, régnera certaine-
ment demain. Partout, cependant, où se seraient
produites les scènes odieuses qui se sont passées à
la première de Garibaldi, il y aurait eu une répres-
sion ruclc^nquc Prcnrz fousles milieux ! Au café,
GàBIBALDl L83
au restaurant, partout (excepté peut-être à l'église,
qui n'aurait guères, elle, que ses bedeaux pour la
défendre), on aurait sévi. On ferme bien un cabaret
quand il est le théâtre de désordres publics, et je ne
vois pas pourquoi le théâtre des Nations évidem-
ment plus coupable, ne se fermerait pas comme un
cabaret 1
II
C'est dans la noblesse de ses amusements qu'on
reconnaît la moralité d'un peuple. Jusqu'à présent,
la France — puisque la fureur est de faire tenir
toute la France dans Paris — s'était distinguée de
toutes les nations qui ont un théâtre par la tenue
de ses publics et l'intelligence de ses parterres. Qui
allait de France à un théâtre de Londres, par exem-
ple, était scandalisé de ce qu'il y voyait de gros-
sier, de brutal et qui sentait sa vieille barbarie,
dans ce parterre anglais, sanguin et féroce, fait avec
des matelots et des flibustiers. On a dit : « le génie
« barbare de Shakespeare », qui est, au contraire^
l'idéal des plus exquises délicatesses ! mais c'est son
parterre qui était barbare, ce parterre chez lequel
184 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
il était obligé d'aller prendre l'ordre ; car voilà la
bassesse de l'Art dramatique : c'est d'être forcé,
quelque génie qu'on ait, de caresser, en vue du suc-
cès, les instincts et les goûts du public ! Les anglais
qui venaient en France, au contraire, étaient émer-
veillés de l'attitude des spectateurs de nos specta-
cles, et ils les proposaient pour des modèles à imi-
ter aux spectateurs de l'Angleterre... Eh bien,
qu'auraient-ils dit, samedi soir, s'ils avaient été à la
première représentation de Garibalcli ? On y a tu ce
qu'on n'avait jamais vu, en France, à aucun spec-
tacle: — une moitié de la salle fusillant l'autre avec
des projectiles dangereux ou malpropres. Le coup
de couteau dans le dos, qui est une trahison, a été
remplacé par d'autres coups dans le dos, visés
lâchement des dernières galeries de la salle. Autre-
fois, clans des temps où la grossièreté des premiers
âges du théâtre n'avait pas encore disparu des
mœurs publiques, la pomme cuite — la classique
pomme cuite — était destinée à l'acteur ; projectile
ridicule, mais innocent, qui s'escarbouillait sur le
visage d'un homme et s'y étalait comme une mar-
melade! A présent, cette pomme cuite est destinée
au spectateur, mais accompagnée d'autres projec-
tiles plus sales ou plus durs. Certes! les anglais
auraient pu juger,ce soir-là, du progrès tel que nous
l'entendons dans Paris, cette ville LUMIÈRE, selon
M. Hugo, dont les rayons sont des pommes cuites,
GARIBAI>DI 1 85
des clous et autres choses que Zola nommerait,
mais moi, pas !
Encore une fois, rien de cette ignobililé ne s'était
vu, même aux plus détestables époques de la Ré-
•\oIution, la mère à toutes! Je viens de lire précisé-
ment le livre nouveau de M. Henri Welschinger,
intitulé: Le Théâtre de la Révolution, et, par paren-
thèse, je vous jure que c'est un livre qui vous donne
une fière idée de la bêtise de la Révolution et de la
bêtise de son Théâtre, l'un réfléchissant exactement
lautre ; seulement, dans cette histoire du Théâtre
de la Révolution, excellente pour qui a soif de mé-
pris et qui veut se désaltérer, je n'ai pas vu une
page aussi dégoûtante que celle que pourrait au-
jourd'hui écrire le prochain auteur de l'histoire du
Théâtre actuel de la République. Ce fut aussi —
on se le rappelle — un bruit effroyable qui salua
VAmi des Lois, comédie médiocre qui n'avait que
la valeur d'un cri d'honnête homme contre l'affreux
système qui égorgeait la France, mais ce bruit, qui
monta jusqu'à la Convention et lui troubla les en-
trailles, était une grande chose en comparaison de
l'immonde tapage fait en honneur de cetle miséra-
ble pochade de Garibaldi ! Quoiqu'elle fût bien
pour quelque' chose dans le compte du sang qu'on
demandait, la Convention se montra néanmoins un
pouvoir public et fit jouer la pièce par décret, mal-
gré les vociférations de la Commune, tandis que la
186 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
pièce de Garibaldi, Irop plaie pour exciter des tem-
pêtes, n'a pas même été interrompue, et le public
qui l'écoutait et qui. ne sifflait pas assassiné !
III
Charmant progrès des mœurs théâtrales que les
autres nations ont admirées et nous enviaient. Dans
cette douce et spirituelle France, les salles de spec-
tacle deviennent des coupe-gorges. L'anarchie, la
plus basse anarchie est là, comme partout. Le
théâtre ressemble à l'État. Tout est renversé bout
pour bout. Ce n'est plus l'intelligence qui règle ces
fêtes de l'esprit qu'on allait chercher au théâtre,
mais c'est la force, bête et ordurière. C'est le natu-
ralisme de M. Zola, ce sont les gens de l'Assommoir
qui s'exercent à la République qui leur est promise,
et qui, justifiant leur nom, vous assomment! Dans
cette République lettrée, en attendant l'autre, les
voyous remplacent les critiques et écrivent leurs
articles sur le dos, la nuque et le crâne de ces bons
lundistes, qui se retournent, se rebiffent bien un
peu, mais, résignés, reprennent, après avoir constaté
sur eux-mêmes les coups et blessures, leur petite be-
sogne hebdomadaire. Je sais bien que si les voyous
CAKir.Al.l'l 1S|
sont par trop cassants, on a le droit de les mettre
à la porte, mais ce droit-là, on n'en use pas. Toute
exécrable et abominable qu'elle fût, la Convention
était un pouvoir public; et des pouvoirs contre nous,
gens d'ordre, il y en a encore, mais il n'y en a pas
contre les voyous. La censure elle-même, qui de-
vrait en être un, n'est plus qu'une institution mé-
prisée par le libéralisme inepte de sots qui ont en-
core besoin d'elle et qui n'ont gardé que son fan-
tôme, lequel ne fait peur à personne... La censure,
c'est-à-dire la direction, le gouvernement dans les
choses de l'esprit, qui ne devrait être exercé que
par les premiers hommes d'une nation, en quelles
mains est-elle tombée ?... On cherche l'épithète de
ces mains, on ne la trouve pas. Sous cette Restaura-
tion qui essaya de refaire une société qui s'en allait,
comme les flèches s'en vont d'un carquois brisé, la
Restauration mit à la tête de la censure l'austère,
le grand, le majestueux Bonald ; mais Bonald fut
bafoué par les libres penseurs de son temps pour
avoir accepté cette rude et glorieuse charge, et la
charge elle-même devint une honte bientôt pour-
cette effroyable opinion déchaînée qui ne veut ni
maîtres ni régulateurs !
Seule cette charge, exercée par de grands esprits,
pourrait exercer sur la littérature et le théâtre une
influence qui la relèverait. Elle empêcherait le
théâtre de tomber aussi bas que la canaille qui le
188 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
trouble. Si nous aimions la République, nous la
demanderions pour elle. Nous la demanderions
dans toute sa force et dans toute sa dignité. Par
exemple, une censure intelligente et àportée aurait-
elle laissé jouer cette sottise de Garibaldi, dont
tout l'esprit est de préparer une entrée triomphante
à Garibaldi dans le Paris de la Commune, au prin-
temps ?... N'aurait-elle pas fait réfléchir une admi-
nistration assez dupe ou assez complice pour donner
un théâtre à M. Ballande, qui y fait jouer, en fort
littérateur, des pièces comme ce Garibaldi, et qui
ne sait pas garder son théâtre des misérables qui
l'ont envahi lautre jour et qui l'ont souillé?...
LE MARIAGE D'OLYMPE
4 Janvier 1881.
I
C'est encore une reprise, — une de ces reprises
éternelles qui attestent le dessèchement et l'infé-
condité de l'Art dramatique à cette heure. C'est
encore le fond de bouteille d'un vin déjà bu, et qui,
au débouché de la bouteille, n'avait pas charmé le
palais des dégustateurs... Il y a vingt-cinq ans de
cela. Vingt-cinq ans, qui améliorent le vin de grande
qualité, n'améliorent pas les pièces de petite. A cette
reprise du Mariage d'Olympe, de cette photogra-
phie de mœurs superficielles et mobiles et qui ne
sont déjà plus, on se demandait, jeudi suir, au
Gymnase : « Y a-l-il des filles maintenant comme
« cette Olympe? » Et les gens qui connaissent ces
espèces de femmes répondaient : « Non ! » Cepen-
dant, cette pièce reprise avait été reprisée par l'au-
teur. Mauvaise note ! Une retouche dans une œuvre
d'art est presque toujours, comme dit l'énergique
expression vulgaire, une pièce à côté du trou. Si on
11.
188 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
trouble. Si nous aimions la République, nous la
demanderions pour elle. Nous la demanderions
dans toute sa force et dans toute sa dignité. Par
exemple, une censure intelligente et à portée aurait-
elle laissé jouer cette sottise de Garibaldi, dont
tout l'esprit est de préparer une entrée triomphante
à Garibaldi dans le Paris de la Commune, au prin-
temps ?... N'aurait-elle pas fait réfléchir une admi-
nistration assez dupe ou assez complice pour donner
un théâtre à M. Ballande, qui y fait jouer, en fort
littérateur, des pièces comme ce Garibaldi, et qui
ne sait pas garder son théâtre des misérables qui
l'ont envahi l'autre jour et qui l'ont souillé?...
LE MAHIAGE D'OLYMPE
4 Janvier 1881.
I
C'est encore une reprise, — une de ces reprises
éternelles qui attestent le dessèchement et l'infé-
condité de l'Art dramatique à cette heure. C'est
encore le fond de bouteille d'un vin déjà bu, et qui,
au débouché de la bouteille, n'avait pas charmé le
palais des dégustateurs... Il y a vingt-cinq ans de
cela. Vingt-cinq ans, qui améliorent le vin de grande
qualité, n'améliorent pas les pièces de petite. A cette
reprise du Mariage d'Olympe, de cette photogra-
phie de mœurs superficielles et mobiles et qui ne
sont déjà plus, on se demandait, jeudi soir, au
Gymnase : « Y a-l-il des filles maintenant comme
« cette Olympe? » Et les gens qui connaissent ces
espèces de femmes répondaient : « Non ! » Cepen-
dant, cette pièce reprise avait été reprisée par l'au-
teur. Mauvaise note ! Une retouche dans une œuvre
d'art est presque toujours, comme dit l'énergique
expression vulgaire, une pièce à côté du trou. Si on
11.
192 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
fois, grâce à l'incommensurable bêtise de ces dan-
dins d'hommes, ont plus de tenue, et, vanité à par
qu'il ne faut pourtant jamais y mettre, s'ajustent
mieux aux aises de l'honnêteté qui les reposent des
affreuses fatigues d'une vie dont elles sont blasées,
et tant, à présent, dans cette société pourrie et li-
quéfiée, où tout coule, l'énergie du mal même man-
que aux âmes et les fait lâchement s'arranger des
petites commodités et tranquillités du bien !
Cette vue-là, qui serait vigoureusement entrée
dans les entrailles de son sujet, M. Emile Augier,
malheureusement, ne l'a point eue. Aussi n'avons-
nous vu, dans son Mariage d'Olympe, qu'une coquine
du temps passé, — une archéologie de coquine! —
à laquelle on ne s'intéresse plus qu'historiquement.
M. Emile Augier ne nous a pas donné le type de la
grande Dépravée, humaine et éternelle, qui trouve
que la boue de son vice a plus de goût et de ragoût
que toutes les saveurs pures de la vertu ! 11 a vaude-
vilisé au lieu de faire de la grande comédie ou du
grand drame ; car on ne sait maintenant plus où l'on
en est avec l'Art dramatique d'un temps où l'anarchie
est partout, et où les comédies finissent par le dénoue-
ment, tragique et facile, des coups de pistolets, et
avec des airs religieux encore et des : Dieu, me ju-
gera ! quand on se permet d'assassiner. Tel l'état
mental du théâtre et de la tête religieuse de M. Au-
gier. Lorsqu'on joua pour la première fois le vaude-
LE MARIAGE D'OLYMPE 103
ville du Mariage d'Olympe, qui n'est gai qu'à une
place, — la scène du souper, — mais qui l'est à la con-
dition d'être répugnante de vulgarité et de bassesse,
cette gaîté de sale orgie entre le cabotin pleurard
et cette mère d'Olympe dont l'auteur a fait une an-
cienne portière pour pouvoir placer la plaisanterie,
qui n'était déjà pas neuve, il y a vingt-cinq ans, du
« cordon s'il vous plaît », et sur l'effet de laquelle on
comptait; cette gaîté, même à ce prix, n'atteignit pas
la salle, et l'autre soir elle ne l'a pas atteinte non
plus. Il faut bien le dire : on est resté froid. On n'a
été enlevé nulle part. Les sacrifices à l'indécence qui
valent, en ce moment, un si grand succès à M. Sar-
dou, au Palais-Royal, n'ont pas réussi au même
degré au Gymnase. C'est que les indécences n'y sont
pas du même genre. Elles sont libertines et chaudes
dans la pièce de M. Sardou. Elles ne sont simple-
ment que grossières, dégoûtantes et froides, dans la
pièce de M. Emile Augier, lequel a poussé à outrance
une situation odieuse et dont la gaîté est même
troublée par l'idée que les parents vertueux de cette
abominable Olympe peuvent rentrer tout à coup et
la surprendre... inquiétude qui coupe le rire sur les
lèvres du spectateur !
En somme, toute cette pièce du Mariage
d'Olympe, d'une gaîté voulue et travaillée dans la
scène du souper, est plutôt l'œuvre d'un moraliste
amer que la comédie d'un auteur dramatique en
194 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
belle humeur. Dans le dialogue de la pièce, il y a
des mots heureux, je le reconnais, mais trop intail-
lés au burin ou pas assez, puisqu'on s'aperçoit
qu'ils le sont. M. Emile Augier a procédé par maxi-
mes, comme La Rochefoucauld, et c'est là certaine-
ment le meilleur d'une pièce sans action qui étrei-
gne et sans caractère qui intéresse. Montrichard,
qui fait cyniquement de la morale contre Olympe
et qui ne vaut pas mieux qu'elle, est un décalque
effacé de ce fier ribaud de Maxime de Trailles, dans
Balzac, — une de ces figures qu'il n'est pas permis
de recommencer ! Les parents vertueux de l'abomina-
ble Olympe, ces parents en pâte de guimauve, ont
une bonté qui touche par trop à la bêtise, et la mère
d'Olympe est la portière de toutes les portes, la
mère archi-connue de toutes les prostituées qui ont
réussi en faisant métier et marchandise de leur
corps, sans un seul trait qui soit nouveau.
III
Cette froide pièce, écoutée froidement, le jeu des
acteurs ne l'a pas réchauffée. Ils ont été surpris et
congelés par elle. Ils n'ont pas dissous ce glaçon
dans la flamme de leur jeu. Mme Pasca, qui jouait
LE MARIAGE D'OLYMPE 195
Olympe, Mine Pasca, la distinction même, et dunt
la distinction a résisté aux ignobilités que son rôle
l'obligeait à débagouler, ne s'est pas sentie, ce soir-
là, la vertu transformatrice dont il était besoin pour
jouer ce rôle et en idéaliser les infamies. Peut-être
que s'il eût été taillé plus grand, elle aurait été de
niveau avec son horreur... On peut le croire à la ma-
nière dont elle a joué cette partie du rôle d'Olympe
où elle n'est que fausse, ingrate et perverse, car
on peut jouer tout cela et garder la distinction de
sa personne et de son talent ; mais elle n'a pas
su patauger dans l'Olympe crapuleuse, et elle a
joué sans verve ce qui lui faisait probablement mal
au cœur... On dit, depuis longtemps, que les alle-
mands se jettent par la fenêtre pour se faire vifs.
Mme Pasca, sans être allemande, a sauté, jeudi
soir, par cette fenêtre-là. Elle a inventé, à l'aide
d'un travail qui a dû lui coûter de grands efforts,
toutes les attitudes qui pouvaient, au souper où
elle redevient fille, déshonorer son noble corps et
traduire les immondes gaîtés d'Olympe; mais l'ins-
piration qui prend parfois à la scène les grandes
actrices et qui leur souffle tout à coup des improvi-
sations sublimes, elle ne l'a pas eue et elle ne pou-
vait pas l'avoir.
Son grand talent mourait de son rôle... Quand
elle n'a été que le monstre du premier et du dernier
acte, quand elle s'est montrée écrasée d'ennui sur
196 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
son canapé et languissamment cruelle pour ces hon-
nêtes gens, ses trop généreuses dupes, elle a bien
été la Maie Pasca que nous connaissons; quand,
à la dernière scène, impudente mais intrépide, elle
a bravé insolemment le pistolet du marquis,avec sa
tête renversée, ses yeux félins à moitié fermés, son
nez court aux narines frémissantes, elle a été bien
panthère. Mais elle n'a pas su être l'horrible truie
du souper se roulant dans sa bauge d'autrefois.
Or, la vraie Olympe, c'est l'Olympe du souper ! C'est
le souper qui est toute la pièce.
Saint-Germain a été plus heureux. Sa nature n'é-
tait pas si positivement en contradiction avec son
rôle. 11 jouait le cabotin, père de famille, du souper?
et il a été excellent et complet, avec des finesses de
jeu exquises et d'un naturel qui ne devient jamais
une charge. Seulement, qu'il le sache bien ! et le
public aussi, ce n'est pas à la pièce écrite de M. Au-
gier qu'il doit son succès, mais à la pièce interprété3
par lui et à cette accumulation de souvenirs comi-
ques qu'il apporte avec lui et qui font rire dès qu'il
apparaît sur la scène, en écho de tous les rires que
nous lui devons.
POURQUOI IL N'Y A PAS DE FEUILLETON
DE THEATRE AUJOURD'HUI
li Janvier 1881.
I
Cela paraît infiniment simple... 11 n'y a pas de
feuilleton aujourd'hui, parce que, celte semaine, il
n'y a pas eu de pièce nouvelle. « Où il n'y a rien,
« le Roi perd son droit », dit le vieux proverbe, et
le feuilletoniste sa Critique, qui n'est pas un royau-
me !! Ce grand bœuf d'Art dramatique, qui ne
produit plus, — qui, de père, devient de plus en
plus oncle, — ce bœuf qui rumine et qui bave et
qui a trente six estomacs pour se renvoyer et re-
mâcher les choses avalées, n'a pas eu, cette se-
maine, la moindre pièce, la moindre herbaille à
mettre sous sa dent oisive. Les critiques super-
ficiels diront : « Le théâtre n'existe jamais entre le
Jour de VAn — un jour de comédies sociales encore
plus bêtes que celles du Théâtre — et les Rois, cette
fêle de famille qui dure encore, vitalité de la lé-
gende ! après que les Rois sont partis. Le théâtre
1M8 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
est toujours aplati entre ces deux fêles. » Mais ce
n'est là que la raison des critiques à courte vue, qui
expliquent tout par la circonstance du moment ra-
massée à leurs pieds. Or, cette circonstance du
moment est pour eux particulièrement agréable
d'être huit jours sans avoir à brasser les sottises
dramatiques que leur métier est de jauger.
Mais il y a une raison plus profonde et qu'ils ne
donnent pas de cette absence de pièces, ordinaire,
disent-ils, à cette époque de l'année, et cette raison
qu'ils ne voient pas c'est l'état même de la tête hu-
maine, qui fait relâche si aisément en matière de
théâtre, et qui, décrépite et impuissante, fera un de
ces jours relâche éternelle ! Ce jour-là, nous autres
feuilletonnistes, nous serons supprimés. Nous au-
rons vécu. Troja fuit ! L'Art dramatique touche à
cette époque d'épuisement qui précède l'anéantisse-
ment définitif... Combien de temps vivra-l-il encore
comme il vit, c'est-à-dire en rabâchant à la manière
des vieillards ? car il rabâche les mêmes caractères,
le même intérêt et les mêmes situations. Il n'invente
plus rien. Il tourne sur lui-même. Quand Royer
Collard citait ses propres mots, le pauvre diable
de grand bonhomme en était réduit à vivoter sur
son passé. C'est l'histoire du théâtre. Il va passer
devant nous, monotone comme les chevaux du
Cirque, qui, du moins, sont beaux et vivants, et qui
ont sur leurs dos, vibrant de souplesse, des acro-
rOURi.trOT TT. N'Y A TAS DE FEUILLETON 199
baies plus ou moins charmantes ; mais lui, faul-il
le dire, hélas ! devenu la plus triste des rosses,
vous savez ce qu'il a sur le dos !
Comme la civilisation, ce serpent qui se mord la
queue et qui se meurt de sa morsure, l'Art drama-
tique meurt aussi en mordant la sienne... Chez le
peuple de décadence et de matérialisme que nous
sommes, l'Art dramatique, décadent et matérialiste,
se recourbe jusqu'à son origine, comme le vieillard
qui se voûte se rapproche de ses pieds... II est parti
du tréteau pour passer éclatant, droit et les ailes
du génie déployées, dans un certain nombre de
chefs-d'œuvre. Mais avec nos revues d'aujourd'hui,
nos pièces à trucs et à décors, l'Art dramatique est
maintenant aussi physique et enfantin, dans notre
civilisation compliquée, que le Char de Thespis bar-
bouillé de lie dans un état de civilisation simple
comme l'enfance d'une société, et c'est ainsi que le
théâtre, qui a commencé par le tréteau, finit plate-
ment par le tréteau !
II
Et, chose singulière pourtant! plus il vieillit et
plus il étale sa misérable vieillesse, et moins il perd
200 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
de sa puissance, moins l'esprit du spectateur s'en
dégoûte. Au contraire, les civilisés, vieux comme
lui, l'adorent, et c'est des amours monstrueux,
comme à Sainte- Périne, entre vieillards! Il a beau
être vieux, rabâcheur, sans relief, sans passion,
sans esprit, l'Art dramatique n'en règne pas moins
despotiquement, insensément sur les spectateurs.
Jamais œuvre de génie — de génie véritable — aura-
t-elle le succès de la moindre pièce de théâtre, pour
laquelle les plus lettrés d'entre nous, lettrés qui
devraient être les plus méprisants, sont tous debout
le soir de sa première représentation !... Quelle que
soit l'infériorité de l'Art dramatique, les spectateurs
de son œuvre n'en raffolent pas moins, et même en
raffolent-ils davantage. Ils ont un goût pour elle
comme l'enfant pour son Polichinelle et son Pantin.
Et il y a même beaucoup de raisons pour que ce
goût-là soit bien plus intense encore et surtout
bien plus dépravé ; car il est naturel chez l'en-
fant. L'Art dramatique saisit les hommes surtout
par les côtés les moins nobles de leur nature. Il les
prend par les yeux et par le théâtre, le théâtre
même sur lequel il déballe ses pièces et les inter-
prètes de ses pièces. Il les prend jusque par la salle
même du spectacle où les femmes viennent par va-
nité, pour être, elles, le spectacle des spectateurs,
et les hommes pour être le public de ces femmes
qui continuent pour eux les actrices du théâtre !
pourquoi il n'y a r.vs de feuilleton 2<>1
L'amour de l'Art dramatique n'est pas seulement
une passion ou un goût littéraire, c'est un goût
partagé par les êtres les moins cultivés. C'est un
goût très complexe et très corrompu, qui s'exas-
père et prend les plus immenses proportions dans
les sociétés vieillissantes.
S'il était toujours littéraire, idéal, spirituel, gran-
diose, ce que tout Art doit être pour mériter son
nom, l'Art dramatique n'aurait certainement pas la
même puissance sur la bêtise humaine électrisée.
Avec son public, qui a précédé le suffrage universel
et qui en a peut-être donné l'idée, l'Art dramatique
est la pilede Voltadesimbécilles. Du tempsde Racine,
croyez-le bien ! l'amour du théâtre n'existait pas de
la même façon effrénée qu'à présent. C'était l'amour
du beau dans une poignée d'esprits d'une haute et
pure chasteté intellectuelle. Mais des ruées de public!
mais des pièces à cent cinquantere présentations et
qui s'en gorgiassent! il n'y en avait pas. A Rome, au
temps de Térence et de Plaute, il n'y avait pas pour
écouter leurs comédies autant de spectateurs que
pour voir, plus tard, une Naumachie, ou des gladia-
teurs égorger des bêtes ou s'égorger entre eux. A pré-
sent déjà aussi, chez nous comme chez les Romains,
pour expliquer l'influence prodigieuse de l'Art dra-
matique, cette influence inouïe qui grandit à mesure
que l'Art dramatique dégénère, il n'y a plus besoin
d'auteurs ou d'acteurs de génie. On n'a besoin ni de
202 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Shakespeare, ni de Molière, ni de Garrick, ni de
Talma ! C'est l'époque honteuse de cette chose qu'on
appelle Vhistrionisme dans l'Histoire, où il n*y a plus
ni vrais acteurs ni vraies pièces, et où, sur les ruines
de tout, l'histrion se dresse, tirant sa puissance de
cela seul qu'il est un histrion !
III
Rien de plus lamentablement triste! En matière
de littérature dramatique, nous marchons au pas
gymnastique vers l'ignominie. Les esprits élevés*
qui le savent bien, se détournent du théâtre avec mé^
pris comme d'une chose roulée trop bas pour qu'on
s'abaisse jusqu'à elle pour la ramasser. Il y a plus
d'un demi siècle, Lord Byron, l'auteur du Sardand-
pale, qui avait en lui une étincelle de Shakespeare
sans cesser d'être Lord Byron, s'opposa violemment
à ce qu'on jouât son Marino Faliero à Londres, et
menaça d'un procès le directeur de Drury-Lane.
Mais aujourd'hui il ne ferait plus un drame de
Marino Faliero, il en ferait un poème, qui serait plus
beau que le drame! Lord Byron eut raison, du reste,
de s'opposer à la représentation de sa pièce, assez
belle pour tomber. Eh bien, aujourd'hui, les esprits
POURQUOI IL \'v \ PAS DE FEUILLETON 203
élevés ne sont pas portés à écrire ce que Lord Byron
écrivait encore ! Ils ont vu ce que n'avait pas vu
Byron : l'abaissement de l'Art dramatique.
Ils dédaignent trop ce fagotage de pièces qu'on
appelle l'Art dramatique, et qui se fait à deux, quand
ce n'e.t pas à trois. Eux, ils font dans leurs livres
des spectacles dans un fauteuil, et ils attendent
comme cela la gloire, si elle veut venir ; mais ils ne
la demandent pas au suffrage universel des par-
terres, aussi bête que l'autre. Ils ne raccrochent pas
le succès sur des planches qui sont un trottoir. Ils
débarrassent le passage pour d'autres esprits moins
délicats et moins hauts, qui trouvent que le théâtre
est la seule chose de la littérature, qui rapporte
beaucoup d'argent et tout de suite une célébrité,
partout ailleurs aussi difficile à enlever qu'une ville
i forte ! Eux, en se regardant leur petit nombril dra-
matique ils pensent que la lumière incréée du génie
dramatique peut en sortir. Quelquefois, comme leur
petit nombril est lent à lancer la fusée, ils prennent
un livre déjà fait par eux et en tirent la mouture
d'un drame. Ils ont, pour autoriser cela, de très
grands exemples : M. Dumas et Mme Sand, qui ont
commencé cet odieux tripotage d'une œuvre qui
avait sa valeur spéciale et qu'on massacre pour en
faire deux.
Enfin, considération dernière, on ne siffle plus au
théâtre parce qu'il n'y a plus réellement d'Art dra-
-.204 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
matique et de théâtre ; car le théâtre, c'est le sif-
flet !
Et voilà pourquoi, malgré l'épuisement et la dé-,
crépi tude de l'Art dramatique expirant, les feuille-
tonistes de théâtre ne sont pas tout à fait morts et
qu'il leur reste quelques jours encore pour feuille-
toniser!
JACK
17 Janvier 1881.
I
Assurément, ce n'est pas cette pièce, jouée jeudi
soir à l'Odéon, qui pourrait relarder, même d'une
heure, le destin final de l'Art dramatique qui s'en va
mourant, et dont je n'ai pas craint de sonner ici l'a-
gonie à grandes volées dans mon feuilleton d'il y a
huit jours... Le Jack de MM. Alphonse Daudet et
Lafontaine est une preuve de plus de la triste vérité
que j'ai dite sur un Art qui fut grand à d'autres épo-
ques, — aux époques de sa jeunesse et de sa matu-
rité, — et qui ne l'est plus et qui ne peut plus Vêtre,
comme l'homme lui-même qui, à un certain moment
de sa vie, ne peut plus être père et sent en lui
anéantie sa noble et robuste faculté d'engendrer. Le
Jack de MM. Daudet et Lafontaine n'a ni plus de
nouveauté, ni plus de vitalité que tous les autres
drames contemporains. C'est un écho de plus dans
12
206 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
ces échos! Les auteurs, qui ont cru que l'unité de
l'inspiration pouvait bifurquer en deux têtes, sem-
blent ignorer que le drame est une des formes les
plus surannées de la littérature présente et qu'il y
en a une autre plus jeune, plus complète, et, danssa
variété infinie, d'une tout autre profondeur.
Et que M. Lafontaine l'ignore, lui, je ne m'en
étonne pas. C'est un acteur, et il doit avoir sur le
théâtre toutes les illusions d'un homme de théâtre.
Mais que M. Alphonse Daudet, qui est un romancier,
et un romancier de grand talent, ne sache pas que la
forme littéraire la plus haute et qu'il devrait préférer
à toutes c'est le roman, la véritable épopée moderne
puisqu'elle peut embrasser toutes les idées d'une
civilisation avancée comme la nôtre et tous les
sentiments de 1 ame humaine, de la conscience et
de la Vie, c'est là ce qui est renversant ! M. Alphonse
Daudet se manque à lui-même et à ses facultés en
se ravalant jusqu'au drame, lui qui a puissance de
roman. Est-ce que, par hasard, ilcroiraitque Shakes-
peare, par exemple, s'il revenait au monde, se con-
tenterait de l'angle du drame, cet étouffoir du génie,
quand il pourrait étendre et développer tout le sien
dans le cercle, devenu immense, de l'esprit humain
élargi?... Non ! Shakespeare, à cet instant de la litté-
rature, lutterait avec Balzac, et Balzac est si grand
que peut-être Shakespeare même ne le vaincrait pas !
Ëh bien, M. Daudet ne fait pas ce que ferait Shakes-
JACK
30")
peare !... Au lieu d'aller et de monter du drame au
roman, il descend du roman et il recule jusqu'au
drame, et il pelotonne misérablement un roman,
qui a ses qualités spéciales, dans le cadre étriqué
d'un drame qui n'en peut pas contenir les beautés !
Il châtre et coupe par morceaux, avec un coupeur
qu'il s'est adjoint, une œuvre qui avait la vie et qui
n'est plus maintenant que le résultat d'une opéra-
tion dégoûtante, et faite (maladroitement encore!)
par deux chirurgiens intellectuels.
On me dit pourtant qu'il n'y en a eu qu'un pour
cette besogne. M.Alphonse Daudet, il est vrai, n'en a
pas eu horreur dans un autre temps, car il a pratiqué
tout seul de ces petits massacres sur ses romans ;
mais il en a la fatigue, et qui sait? peut-être le mé-
pris... Artiste de race, il a senti enfin l'indignité de
ce procédé littéraire, bon pour des esprits de basse
origine, et dans une indolence ennuyée de Sardana-
pale, il a été bon prince, et il a laissé M. Lafontaine
arranger pour le théâtre l'œuvre dérangée de son
roman. Or, M. Lafontaine, qui taille des romans à
la largeur et à la longueur des planches, qu'il con-
naît, n'a pu mettre dans le roman de M. Daudet que
ce qui réus sit sur les planches, que le Génie, quand
il marche sur ces planches, brûle toujours !
Alors nous avons eu les choses connues et com-
munes, qu'on applaudit ou qu'on n'applaudit pas
selon la disposition du soir où le spectateur les voit
JUS THÉÂTRE CONTEMPORAIN
jouer... Nous avons vu repasser devant nous la
même action dramatique inévitable, qu'il est, à cette
hqnre, impossible de renouveler. Nous avons vu
dans Jack (pourquoi Jack et non par Jacques?
Pauvre Jacques !) la fille, l'incorrigible fdle du
Mariage d'Olympe, seulement avec un bâtard de
plus. Nous avons eu le même souper que dans le
Mariage d'Olympe, et le même aussi que dans Di-
vorçons. Sont-ils puissants et originaux, ces inven-
teurs de théâtre !... Et nous avons pu nous amuser
ou nous intéresser, selon la disposition de notre cer-
veau ou de notre estomac, au ron-ron de cette tou-
pie dramatique, qui ronfle en tournant sur elle-
même et qui rapporte sur ses flancs vides, qui tour-
nent toujours, toujours les mêmes tableaux.
II
Pour s'intéresser à cette pièce, il faudrait oublier
le roman, et c'est impossible! car c'est précisément
la pièce qui, par ce qui lui manque, rappelle ce qui
ne manque pas au roman... Quelques dévots à
M. Daudet, avant la représentation lisaient, dans
la salle de l'Odéon, pieusement, le roman de Jack à
JACK 209
leurs femmes. Maladroits et comiques, ils ne se
doutaient pas qu'ils mettaient l'éteignoir sur la
pièce. Avec leurs femmes, ils le mettent probable-
ment sur tout, ces délicieux maris! Et, en effet, le
Jack du roman tue le Jack de la pièce. Dans le
roman comme dans la pièce, l'histoire de Jack, de
l'enfant opprimé, de ce bâtard d'une fille à peu près
publique devenue la concubine d'un seul homme, et
victime de ce beau-père de hasard, n'est qu'une
donnée vulgaire ; mais ce qui fait la supériorité du
roman sur le drame, ce sont les détails qui s'entre-
lacent autour de cette donnée facile, digne d*un
conte de Perrault... M. Lafontaine, si M. Daudet l'a
laissé faire, les a supprimés ne sachant les utili-
ser... Ainsi, la pension Moronval, qui, dans le ro-
man, est une étude d'une poignante réalité, n'y est
pas. Ainsi, la bande grotesque des ratés, qui tient
une si grande place dans le roman, ne fait, dans le
drame, que paraître et disparaître, applaudissant,
sans qu'on la voie, à la Fille de Faust, la pièce du
faux poète d'Argenton, pour en dire du mal en
enfilant ses paletots. Ainsi, la vie terrible de Jack,
dans le vaisseau où il est chauffeur, et qu'on raconte
au lieu de la montrer. On ne la connaît que par
Jack, hébété et noirci par le feu de cet enfer dans
lequel il a vécu, et qui apparaît, précisément le jour
de la solennelle lecture, clamant et réclamant, avec
la fureur presque méchante d'un fou, son horrible
12.
210 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
mère, qui l'a sacrifié à son honteux amour pour
l'homme avec lequel elle vit...
Et c'est là que gît tout le drame, toute [la ques-
tion du drame ; car le drame n'est jamais qu'une
question. Le fils reprendra-t-il sa mère à l'homme
qu'elle a l'ignominie d'aimer, ou achèvera-t-elle de
tuer son fils en lui préférant le sot qu'elle adore sur
la foi de son génie, ce d'Argenton, le raté de tous
ces ratés, cette oie à queue de paon qui se coiffe de
sa queue? Et naturellement c'est l'amour bête, bas
et sale, qui l'emporte sur le sentiment maternel !
Comme Olympe, dans le Mariage d'Olympe, Ida de
Barancy revient à sa boue, à cette boue collante,
après l'avoir quittée une minute pour suivre son
fils, débarbouillé de son charbon et de son idiotisme,
et rentré dans la vie morale du travail et de l'intel-
ligence. Et, même, sans le jeu des réminiscences
fatales où le drame se débat pour mourir, jusqu'au
dénouement de celui-ci est le même dénouement
que dans le Mariage d'Olympe. Dans l'une et l'au-
tre de ces pièces, si le vice est puni, la vertu, du
moins, n'est pas récompensée... Le coup final de
pistolet qu'on tire dans le Mariage d'Olympe, est
remplacé par d'Argenton qui revient chercher sa
concubine et qui la reprend suï le corps de son fils,
mort désespéré de n'avoir pas revu sa mère, qui
arrive trop tard. C'est d'Argenton qui est le coup
de pistolet de la fin. « Voilà le châtiment!», dit-on,
JACK 211
en l'ajustant. D'Argenton, c'est le coup de pistolet
du Mariage d'Olympe, qu'on ne tire pas, mais qui
partira... dans l'avenir !
III
Et si toute cette vieille prétintaille dramatique
que se passent de la main à la main tous les fai-
seurs de drames avait, du moins, pour racheter la
pauvreté de son fond, de la verve, du dialogue, de
la répartie, du mordant, de l'esprit, de la rapidité
dramatique, de ces ailes enfin sur lesquelles on
emporte le spectateur et on le secoue pour l'empê-
cher de dormir ; mais le spectateur qui ne dormait
pas (j'en ai vu dormir) est resté le cul par terre,
en écoutant cette pièce lourde et à longueurs qui
n'en finissent... C'est là que j'ai cherché vainement
Daudet, le poète, le romancier, la fine pierre pré-
cieuse, dont j'aurais voulu voir, du moins, briller
une étincelle, et je n'ai trouvé qu'un Lafontaine...
Quant aux acteurs, excepté le jeune homme
(Ghelles) qui a joué Jack en soulignant un peu
trop l'ignobilité et la stupidité du personnage dans
le commencement de son rôle, mais qui a du senti-
212 THÉÂTRE CONTEMPORAIN'
ment et du geste, et qui peut devenir plus tard, dans
le sens triomphant du mut, un acteur, je n'ai vu
que jeux vulgaires comme la pièce. Lafontaine
s'était fait une figure meilleure que le drame, qui
n'est que le roman maquillé, mais qu'il n'a pas plus
inventée que le drame. C'est, moins la rousseur des
cheveux, la figure d'un des poètes de ce temps.
Lafontaine a joué l'emphase de d'Argenton, de ce
raté qui rate toujours les mots cruels qu'il ne dit
jamais, avec un faux air de Frederick Lemaître,qui
jouait aussi très bien les emphases, mais qui
y mettait autre chose que du creux. Lafontaine
n'est, lui, dans l'emphase, que vide et défoncé...
Mlle Céline Montaland a fait de la concubine Ida
une grisetle de Paul de Kock.
Au souper (le souper du Mariage d'Olympe) avec
son fils, auquel elle est momentanément revenue,
elle a été plus grisette que mère, et cela n'avertit
pas son fils, idiot d'amour filial, que sa mère n'est
pas là, dans celte misérable femme, et qu'elle n'y
sera jamais. Il n'y a qu'une grisette, et ce n'est pas
Mimi Pinson ! Mlle Montaland est applaudie dans
les légèretés de son rùle par ce public qui, en
France, est toujours un mauvais sujet. Elle ne
réussit pas dans les larmes : influence du physique
sur le moral. On la trouvait jolie et on avait raison ;
elle n'est que cela. Mais, c'est assez ! comme dit
Médée. L'impression de la salle était triste. On écou-
JACK
213
tait ce drame ennuyeux comme ses entr'actes,
insolemment et ridiculement longs.
On l'écoutait — parce qu'il «tait de Daudet
— avec une sympathie silencieuse. On se souvenait
du romancier ! Quant à moi, le feuilletoniste du
Triboulet, que M. La Rounat, qu'on dit littéraire,
avait honoré d'une des dernières places de l'orches-
tre, tout près de la claque, dont cependant je n'étais
pas, j'ai perdu, par le fait de cette place éloignée,
beaucoup de mots du rôle des acteurs ; mais n'y
a-t-il pas un jeu qui s'appelle « qui perd gagne », et
j'ai gagné cela !
Post-Scriptum. Le lendemain de ce jour d'Odéon,
je suis allé me décabotiniser au Cercle artistique
(des Mirlitons). Ici j'avais une bonne place, et j'ai
entendu ce qui serait pour moi un regret si je n'a-
vais pas pu l'entendre. C'était une pièce de M. le
marquis de Massa, qui s'appelle V Honneur, et qui
lui fait honneur ; car elle est charmante, et leste,
et souple, écrite en vers flexibles auxquels leur cor-
rection n'ôte rien de leur grâce. Cette comédie en
trois actes d'un dilettante dramatique, qui, quand il
le voudra, passera de l'œuvre d'amateur à l'œuvre
de l'artiste et du maître, n'est qu'un pastel peint
sur l'éventail d'un femme blonde ; car tout y est
adouci. Tous les personnages y sont aimables, prêts
à s'embrasser, non pas avec les lèvres, mais avec
'214 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
leurs opinions politiques. C'est la fusion de tous les
partis dans les plus optimistes tendresses. Pour ma
rudesse, à moi, c'est un peu trop tendre... Je ne
suis pas aussi fénelonien que M. de Massa, qui res-
semble à un neveu de Fénelon, officier dans les
hussards. Les acteurs, gens du monde, ont joué
comme les hommes du métier, avec une élégante
aisance. Quant aux femmes, elles étaient, elles, du
métier. C'était Mlle Baretta (de la Comédie-Fran-
çaise), qui a joué comme à la Comédie- Française,
et Mlle Broisat, qui a joué plus mollement... Elle
avait une amazone mal faite et une perruque qui ne
faisait pas d'illusion, et de là-dedans et de là-des-
sous, elle avait l'air d'une grande arbalète rompue
qui ne sait pas lancer le trait.
Et voilà le mien !
JANOT
24 Janvier 1881.
I
Cherchera-t-on ici un article sur cette Janoterie,
jouée hier soir au théâtre de la Renaissance, où les
vrais Janots étaient ceux qui applaudissaient dans
la salle ?...
Par les loisirs que me fait la rareté des premières
représentations dans les théâtres littéraires, j'ai
voulu, pour l'honneur du feuilleton théâtral de Tri-
boulet, qui ne pouvait pas décemment rester en
blanc (et qui, comme cela, aurait plu peut-être davan-
tage), aller à cette pièce du théâtre delà Renaissance
faite par deux hommes qui avaient de l'esprit autre-
fois... Les pièces à musique ne sont pas dans mon
département au Triboulet, mais si la pièce que voici
n'est pas littéraire, le nom des auteurs l'a été et
l'est encore. C'est par l'esprit et le talent — sans
musique ! — qu'ils avaient grimpé à l'échelle glis-
216 THEATRE CONTEMPORAIN
santc et lumineuse du succès, d'où à présent leur
esprit et leur talent font la culbute dans des pièces
— à musique! Ce soir, ma foi ! je crois bien qu'ils
se sont tués du coup... Cherchez-les, ces deux
esprits qui furent fringants, cherchez-les dans la
pièce d'hier soir, entreprise pour la musique de
M. Lecoq, qui, ce soir, Lecoq, ne m'a pas paru un
rossignol, vous ne les trouverez plus! Vous ne trou-
verez dans cette pièce ni invention, ni inspiration,
ni dialogue, ni verve, ni intérêt, ni gaîté, — ni
gaîté, qui fait tout passer quand elle est vraie, même
la bêtise '.— .Malgré les flons-flonsdeM.Lecoq et des
costumes qui, en réalité, sont toute la pièce, c'était
triste, comme on dit, à porter le diable en terre, et
il y a été porté. « Le diable est mort ! » chantait Bé-
ranger sur sa crécelle. Oui ! le diable de l'esprit, du
brio, du mouvement, de l'amusement à tout prix !
Hélas ! MM. Meilhac et Halévy ne l'ont plus au
corps. Nous n'avons aujourd'hui qu'un feuilleton
de croque-mort à faire, — pauvre chose misérable
à croquer !
Pourquoi aussi êtes-vous tombés, mes chers Luci-
fers, qui pouviez porter d'une main légère le flam-
beau de la Comédie et qui l'avez tenu à certains
soirs, pourquoi êtes-vous tombés la tête la première
dans cette farce qu'on appelle l'opérette, parfaite-
ment indigne du talent qu'il faut respecter, quand
on en a, et qu'on ne doit jamais avilir?... Pour-
IAXOT 217
quoi jeter le vôtre, qui fut distingue et charmant,
dans le bas-fond de l'opérette, comme on jette son
argent par les fenêtres?... Dissipateurs! dissipa-
teurs inexcusables ! Du moins, quand le singe de la
Fable jetait les doublons de son maître dans la mer,
il était désintéressé. Les doublons n'étaient pas les
siens, et, pour le plaisir de la chose, la mer était
bleue et le singe était un artiste : il aimait, avec ses
doublons, à faire des ricochets d'or sur cette surface
d'azur!... Et cela valait mieux que votre spectacle
d'hier soir. Mais vous, ce sont vos propres doublons
que vous lancez dans cette mer montante d'opéret-
tes qui devient la folie du temps, — et vous n'êtes
pas aussi désintéressés, aussi grands seigneurs que
le singe ! Il ne demandait pas, lui, que les doublons
lui revinssent. Ils étaient bien perdus; mais il se-
tait bien amusé ! Mais vous, vous ! vous ne croyez
pas et vous ne voulez pas perdre les vôtres. Vous
croyez qu'ils vous reviendront sous une autre forme
que la première et préférée par vous, — et c'est là
le crime, pour des artistes comme vous, que de pré-
férer à la gloire de l'Art et à l'honneur du talent un
genre de pièces abject, dans lesquelles l'Art n'est
plus la visée de l'artiste mais un désir grossier de
plaire à la foule des imbécilles et de s'enrichir !
13
218 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
II
Car voilà la question, cette question de l'opérette,
la tentation des esprits si peu faits pour elle et qui
nous enlève Meilhac eL Halévy, par la raison toute
puissance qu'elle rapporte la gloire en gros sous de
la popularité avec laquelle on fait d'autres gros
sous, et qui pour tant de gens valent davantage !
Voilà la question. Mais ce n'est plus là seulement
une question dramatique : c'est une question morale,
qui vient se planter sur la question dramatique. Il
ne s'agit plus ici de Janot de la Janotière, qui n'est
qu'une pièce ralée de plus dans le tas... mais il s'a-
git de l'Art lui-même et de sa destinée. Il s'agit de
la dépravation actuelle de l'Art, qui perd de vue son
but esthétique pour un but pratique qui n'est pas
le sien... L'Art s américanise tous les jours dans
cette société de meurt-de-faim qui meurent encore
plus de l'envie d'être riches... Time is money,
dit l'américain. Eh bien, l'Art aussi 1 Et voilà
pourquoi on fait des opérettes, quand on a dans la
tête des comédies qui pourraient en sortir 1
On descend jusqu'à l'opérette, l'opérette, ce
culol li Liera ire do ces derniers te.nps, l'opérolte,
JANOT 2Ï9
celte bâtarde du vaudeviye — une des gloires lé-
gères de la France, quand elle était légère, mais qui
n'est plus comprise de la France pataude ! — et de
l'opéra comique, qui ne doit pas être très content
de la fillette qu'il a pondue, laquelle a ratatiné jus-
qu'à son nom. L'opérette, qui finira par tuer l'O-
péra, comme le Calé chantant tuera le Théâtre, est
au fond la grande œuvre de ce temps, essentielle-
ment petit. C'est de la littérature dramatique à la
basse hauteur de l'esprit démocratique, ignorant et
blagueur, et qui aime à voir toutes choses descendre
à son niveau très bas. L'opérette est le Charivari
ou le Tintamarre du Théâtre. Elle a commencé par
bouffonner avec les dieux d'Homère, dont elle a fait
(pardon du mol !) des chie-en-lit de Carnaval. Elle
a continué de bouffonner avec les rois, bons enfants
idiots, qui l'ont laissé faire... Pendant la grande
Exposition, on a vu, si l'on s'en souvient, des princes
étrangers retenir leurs places par télégrammes et
passer leur première soirée en France à battre des
mains à la Schneider, qui leur battait les joues et
se moquait d'eux, dans ses rôles. Figaro n'était pas
plus heureux d'être souffleté par Suzanne. Seule-
ment, Figaro avait une excuse. Il était amoureux.
Mais eux?... Demain, par ce temps de République
impie, l'opérette est capable de mettre à la scène
Notre-Seigneur Jésus-Christ, et ce sera délicieux !
Et le succès sera plus certain que celui d'hier soir !
220 THEATRE CONTEMPORAIN"
Essayez de ce sujet-là, messieurs qui voulez réus-
sir ! Faites danser le cancan aux Apôtres, et jamais
on n'aura tant ri ! Un jour, Quinet, le gros Quinet,
qui avait tout gros, dit un mot spirituel, qui l'é-
tonna bien quand il fut dit, comme le maladroit qui,
au billard, s'étonnerait d'avoir fait un carambolage :
« Nous arrivons — disait Quinet — à Byzance, en
« passant par la Béotie. » Ma foi '.c'est étonnamment
bien pour Quinet. Mais il renversait les deux ter-
mes. Ce n'est pas à Byzance que nous arrivons, en
passant par la Béotie. C'est en Béotie que nous
allons plutôt, en passant par Byzance, et nous y
sommes en plein, dans la Béotie, et je crois bien
que nous n'en bougerons plus !
III
Nous sommes bêtes, à présent, pour l'éternité. Si
vous aviez élé, comme moi, au Janot de la Renais-
sance, vous ne douteriez plus de cette vérité humi-
liante. J'y ai vu des mains se lever pour applaudir,
qui avaient l'air d'être émues. Une de ces femmes
pour qui le mot gentil est un enivrement d'éloge,
disait, auprès de moi, enthousiaste et naïve, que
c'était bien gentil tout ce qu'elle voyait, et elle se
JANOT S21
pâmait de plaisir. Ah ! si les plus médiocres vaude-
villistes d'il y a cinquante ans s'étaient levés de
leur tombe pour venir entendre ces plates et en-
nuyeuses sornettes, je voudrais bien savoir ce qu'en
auraient pensé ces joyeux et spirituels compagnons,
qui, de leur vivant, ne demandaient pas tant de mise
en scène pour être intéressants et spirituels!! L'o-
pérette, l'abrutissante opérette, qui, comme Midas,
ne change pas en or, mais en sottise, tout ce qu'elle
touche, a diverti, il faut bien le dire, tous ces gens,
qui peut-être la chanteront facilement demain... Ils
chanteront les airs et feront les acteurs de la pièce
dans leurs sociétés particulières... Ce n'est pas
musicalement trop relevé pour qu'ils ne puissent
passablement en exécuter les roulades et les trilles,
et, littérairement, c'est assez niais pour plaire à tous
les sots qui représentent le suffrage universel en
littérature ! Ah ! si MM. Meilhac et Halévy ont sa-
crifié au doublon, je ne crois pas absolument que le
doublon trompe leur espérance. 11 tombera au con-
traire probablement dans le chapeau qu'ils lui ten-
dent. Selon moi, ils mériteraient d'être punis par
où ils ont péché; mais ils ne seront pas punis.
Vous verrez cela ! Avec la société actuelle, on peut
tout croire. Il n'y a plus de choses incroyables.
Et cette pièce de Janot, dont je ne donnerais pas,
moi, un maravédis, pourra rapporter à leurs
auteurs l'argent en vue duquel ils ont spéculé.
"22'2 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
IV
Cette pièce, toute d'exécution, qui se moque de
l'esprit et qui n'en a pas, et qui ne vise qu'aux
yeux et aux oreilles, a été mieux jouée qu'elle
n'est faite. Les acteurs ont fait de leur mieux. Ils
se sont démenés là-dedans et ils ont justifié la
thèse que je soutiendrai toujours jusqu'à mort de
plume : c'est que les acteurs, pour peu qu'ils ne
soient pas mauvais, sont toujours au-dessus des
pièces qu'ils interprètent... Mlle Jeanne Granier,
qui est la coqueluche des habitués du théâtre de la
Renaissance, mais que je vois, moi, sans que la
tête me tourne, n'a ni mal chanté, ni mal dit ; mais,
chose irrémissible ! elle était, deux actes sur trois,
exécrablement habillée dans une pièce dont tout
le mérite est les costumes de la Restauration, très
fidèlement mais caricaluresquement reproduits. Il y
a un moment où elle vient sur la scène avec des ha-
bits trop courts qui ne sont d'aucune époque et qui
révèlent par trop indécemment son sexe. Mlle Mily
Meyer, qui joue Suzon, l'amoureuse de Janot, est
une poupée en bois extrêmement réussie ; mais le
boisa joué comme si ce n'était pas du bois. Joly,
JANOT 22'' >
qui fail un vieux fal du nom de Chàteauminet, a
obtenu le rire en faisant toujours la même grimace,
c'est-à-dire en ouvrant la bouche comme une
trappe; car, en fait de grimaces, il n'en faut qu'une
pour attrapper immanquablement le public !
Quant à la pièce, je ne méprise pas assez le
public et moi pour l'analyser. Qu'il suffise de
savoir, en un mot, que le véritable auteur de cette
pièce ce n'est ni MM. Meilhac et Halévy, ni peut-
être M. Lecoq (quis est Gallus ?), ni les acteurs, —
c'est le costumier.
NANA
31 Janvier 1881.
Eh bien, non ! non ! non ! — ce n'est pas cela
qu'on attendait !
La déception a été immense. Que dis-je ? C'a été
une suite de déceptions ! Je les raconterai. Ah !
cette Nana ! Comme tu m'as trompé, infidèle !
Cette fameuse, celte retentissante Nana! Que n'en
disait-on pas ? Que n'en espérait-on pas? Qui fai-
sait tant de bruit avant d'être jouée ! Elle n'en fera
plus, la pauvre diablesse ! Depuis six mois, elle
faisait affiche dans les imaginations et les conversa-
tions de tout le monde. Quel spectacle elle nous
promettait! Ce serait plus fort que l Assommoir !
Ce devait être d'un dégoûtant plus profond, plus
savant, plus travaillé, plus voulu! Nana, le roman,
avait été jugé par les dégustateurs de ces sortes de
choses plus fort en indécences de situation et en
13.
226 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
turpitudes de langage que le roman de l'Assommoir,
et on se flattait que la même proportion existerait
au théâtre et que les murs de la salle de l'Ambigu
seraient trop étroits pour contenir la foule impa-
tientée, surexcitée, assoiffée par sa longue attente !
Ce n'était plus ici les saoûleries de V Assommoir,
les viles saoûleries du peuple empoisonné par le
vitriol des cabarets et mourant du delirium tre-
mens dans les hôpitaux ! Ce serait de la débauche
plus relevée, et le vice des riches, après le vice des
pauvres, est plus hideusement grand, de cela seul
qu'il monte!... On espérait enfin un vrai festin de
Trimalcion en fait de saletés recherchées : intellec-
tuellement une espèce de grande orgie romaine ; et
on se disait que le directeur de l'Ambigu avait fait
mettre, pour les besoins delà salle, des vomitoria
dans les coins.
Mais tout cela était un roman sur un roman. On
avait rêvé sur Nana, et même sur le cynisme que le
public, l'ignoble et sot public, avait élevé à sa plus
haute puissance chez son auteur. Cette puissance,
ce soir, a fini par une faiblesse. La Nana de ce
soira été pour le Naturalisme une lâcheté et une
trahison. Au moment où la bataille engagée par le
Naturalisme devient belle, l'auteur de Nana a recu-
lé comme un conscrit. Il n'a pas osé être seul au
feu. 11 s'est fait deux. Ce n'est plus M. Zola : c'est
M. Zola et M. Busnach. C'est même M.Busnach sur
xaxa 227
M. Zola, devenu sou humble pilolis. L'un des deux
auteurs a nettoyé l'autre. Il l'a peigné. Il l'a lavé et
il l'a rendu presque propre. Encore une pièce com-
me cette Ncvia, et M. Zola finira peut-être par
arriver à la chasteté par la platitude. Joli chemin !
Alors, on ne dirait plus : Zola-le... — je cherche
le mot qu'il trouverait et qu'il écrirait, lui, mais
que, moi, je n'écrirai pas ! — mais on dirait : Zola-
le-Chaste.
11
Vous comprenez la stupéfaction ! Ce soir-là, on
arrivait tout chaud, tout bouillant, se frottant les
mains et se pourléchant les babines avec l'idée
de ce qu'on allait voir et entendre... On avait le
joyeux grognement des goinfres en appétit qui vont
s'en donner à auge pleine. Et au lieu de laper la
galimafrée qu'on espérait, comme le Renard de
La Fontaine, on n'a trouvé devant soi que l'honnête
bouteille débouchée avec précaution par la cigogne
Busnach, et offerte aux museaux affamés de la salle,
impertinemment mystifiés. Vous jugez de la figure
de ces museaux ! C'était à n'y pas croire, et ils n'y
croyaient pas ! Pendant deux actes, au moins, ils
228 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
ont cherché l'indécence absente. Ils l'ont cherchée
partout où elle n'était pas, et même ils ont fini,
d'impatience, par l'y mettre. Ils l'ont inventée.
Leur désir la coulait sous la moindre phrase,
le moindre mot, le moindre geste. Il entendait
malice à tout, ce malicieux public, et il riait, non
pas de ce qu'avaient écrit les auteurs de la pièce,
mais des polis-onneries qu'il pensait... Il était, en
effet, plus Zola que M. Zola lui-même, qui, ce soir,
n'était plus Zola, mais Busnach. Seulement, quand
ce pauvre polisson trompé de public s'est aperçu
que celte chère petite bête de l'indécence, qu'il cher-
chait, n'était pas dans la botte de foin de la mau-
vaise pièce qu'on lui servait, il s'est fâché; il est
devenu féroce ; et il a retourné son rire contre la
pièce elle-même et contre les situations qui devaient
paraître les plus intéressantes et les plus pathéti-
ques aux auteurs de la pièce, et ce rire insolent en
diable a même atteint jusqu'aux acteurs!
Dure, mais bonne leçon ! M. Zola a pu l'enten-
dre. 11 était, m'a-t-on dit, dans la salle, caché dans
une loge grillée comme le Gambetla de la littéra-
ture dramatique de ce temps, comme sur le théâtre
il était également caché sous son bouclier en caout-
chouc de Busnach. De ces deux cachettes, il a donc
pu apprendre ce qu'il en coûte de n'être que le capi-
taine Fracasse du Naturalisme, qui fracasse tout
dans ses articles, mais qui, au théâtre, le vrai champ
NANA 339
de bataille des faiseurs de systèmes, quand il faut
en découdre, se dérobe comme le gros Falstalî !
Depuis quelque temps, du reste, on aurait pu pré-
voir cette pusillanimité dernière dans tout ce qu'é-
crivait M. Zola. Dernièrement, il se plaignait de ce
sceptre de l'ordure que la Critique, disait -il triste-
ment, lui faisait trop porter. 11 trouvait que la Cri-
tique le sacrait trop, et qu'elle n'était pas juste, et
qu'il n'était pas de cette royale infection-là ! Quant
au fond, il avait raison. Je suis assez de son avis.
M. Zola n'est pas, en action, aussi naturaliste qu'en
théorie, et il n'y a pas que la Nana, capitonnée de
Busnach, qui vienne de le prouver. Même dans la
Nana, le roman, la Nana qui n'est pas hon-
grée, comme un cheval de demoiselle, M. Zola n'est
qu'un écuyer qui a peur des oreilles de son cheval.
Il n'est pas le héros sans peur ni reproche de sa
doctrine ; et là où il descend à moitié d'échelle, il y
a toujours des profondeurs et des dessous dans les-
quels il n'est pas capable de descendre d'un échelon
de plus.
Il n'a pas assez de poitrine pour n'avoir pas peur
d'y être asphyxié.
230 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
III
Je peux bien lui donner décharge de sa pièce,
puisqu'il dit avec une humble prudence qu'il ne l'a
pas faite ; mais je ne lui donne pas décharge de n'a-
voir pas osé la faire. Ceci n'est pas digne d'un
homme qui se croit un chef d'école. M. Victor Hugo,
ce grand romantique si méprisé par M. Zola, a eu
le courage de faire Hernani et même d'enfermer, en
plein Théâtre-Français, un de ses personnages dans
une armoire, — ce qui était du naturalisme assez
hardi pour le temps, — et il ne s'est mis derrière
personne. M. Zola, lui, a pris M. Busnach pour son
armoire. Il s'est musse là-dedans, ne se montrant
que par la serrure, mais y allongeant cette patte
blanche du biquet qui croit ramasser les gros sous
de cette exhibition de Nana, qui n'est pas littéraire,
mais scandaleusement financière! Et, de fait, y a-,
t-il, dans cette pièce de Nana qui n'est une pièce
que comme une pièce de tapisserie, y a-t-il, dans
ce découpage plaqué sur des planches où mainte-
nant on met tout sans pudeur, une cohésion, une
combinaison, une logique ou un art quelconque?...
NANA '231
M. Busnach, collaborateur de M. Zola! Allons
donc 1 Collaborateur, lui ! — une paire de ciseaux !
Il a promené les siens en long et en large à tra-
vers le fameux roman, y laissant les choses qu'il
aurait fallu y prendre si M. Zola avait eu du cœur
(et y prenant celles-là qui n'avaient pas d'incon-
vénient) et que le roman, qu'on veut révolutionner,
supporte très bien dans la cachette d'un volume (tou-
jours des cachettes, ces hardis!), mais que ne sup-
porterait pas le théâtre, qu'avec ces façons M. Zola
ne révolutionnera pas, je lui en donne ma parole
d'honneur ! L'Origène qui a passé par les ciseaux
de M. Busnach est un triste sire dramatique réduit
aux proportions qui lui restent, et tous les | erson-
nages du roman, et qui font aller l'action d roman
comme ils peuvent, sont aussi émasculé? jue leur
auteur, lis n'ont plus le relief du roman, qui les
faisait vivre d'une vie grossière, ah ! oui ! mais, au
moins, intense. Ici, ils ressemblent à des bustes aux-
quels on a coupé le nez. La Nana, qui aurait de-
mandé une actrice comme Mme Dorval pour la
jouer,n'estplus guèresqu'à la hauteur de Mlle Mas-
sin, qui pourtant a montré, il faut l'avouer, pour
exprimer son personnage, plus de talent que
M. Busnach pour le tailler et le retailler/
Châtré et châtié comme il est, on conçoit biea que
ce drame n'ait plus d'intérêt, surtout pour ceux
qui ont lu le livre, que l'intérêt scénique de la re-
232 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
présentation. De la trame du roman on connaît
tout, excepté les trous qu'on y a faits. J'ai dit déjà
que l'esprit impur du public n'avait rien trouvé ici
à mettre sous sa vilaine dent gâtée. Eh bien, les
yeux impurs, non plus, n'ont pas vu ce qu'ils vou-
laient voir! On avait rêvé d'une Vénus et d'une nu-
dité qu'on appelait sa toilette. Il n'y avait là qu'une
danseuse d'opéra qui s'habille beaucoup, au con-
traire ! Mme Céline Chaumont, dans Divorçons,
quand elle relève sa jupe et montre seulement son
pied au bout du paravent, est cinquante mille fois
plus osée et plus libertine que Mlle Massin avec
tous ses falbalas qui lui servent de ceinture. Gela a
été une déception encore.
La plupart des acteurs, eux, n'en ont pas été
une. On savait bien qu'ils ne sont pas bons à
l'Ambigu. Mais celle que je vais nommer et qui
a eu dix minutes superbes (une déception encore,
dans une pièce et un théâtre qui n'ont ordinaire-
ment rien de superbe !), est l'actrice qui a joué
la vieille reine Pomaré, devenue une chiffonnière
et une mendiante. Celte actrice, du nom d'Ho-
norine, était un Gavarni de pied en cap, et elle
a joué comme Frederick Lemaître,en femme. Son
regard de côté, en regardant toutes ces filles de
joie et de luxe qui lui rappelaient sa jeunesse,
a été sublime de mépris et de mélancolie, et j'en
ai gardé la lueur au fond du mien. Elle était
entrée on ne sait comment, car dans cette exhibi-
tion il n'y a pas plus de logique dans les entrées et
dans les sorties que dans autre chose, mais quand,
après avoir joué ces dix minutes qui m'ont paru si
courtes, elle est remontée sur les marches du fond
du théâtre et qu'elle s'est retournée, avec son oblique,
menaçantet terrible regard noir, elle a fait avec son
bras un geste qui a rempli la scène. C'était la Sibylle,
en haillons, de la misère, mais c'était la Sibylle !
Quand elle a été partie, je suis retombé dans la
prosedes autres acteurs. Elle n'est peut-être pas
meilleure que ceux qui étaient là, dans un autre
rôle; mais il faut saluer le talent partout où il est,
et même quand il passe comme un éclair !
On avait beaucoup parlé de l'incendie de l'hôtel
Muffat, et, selon moi, il a été médiocre. Il eût, du
reste, été ce qu'on nous promettait, — c'est-à-dire
magnifique, — que la réconciliation de Muffat et de
sa femme, qui, adultères tous deux, se mettent à
chanter tout à coup la chanson de M. et de Mme De-
nis sur leurs vieilles amours et à se jeter dans les
1 ras l'un de l'autre, avant de se jeter dans le feu,
aurait suffi pour égayer ses flammes. Lacresson-
nière, qui jouait le mari, a été de niveau avec le
ridicule de la situation, et la salle a ri d'une récon-
ciliation si subite, au nez de cet incendie humilié.
LA PRINCESSE DE BAGDAD
7 Février 1881.
I
Il y a huit jours aujourd'hui que cette pièce se
jouait au Théâtre-Français, comme si Ton avait
voulu donner à la Critique hebdomadaire le temps
d'avaler et de digérer les énormitésde M. Alexandre
Dumas, et, si la pièce tombait à la première repré-
sentation, le temps aussi de se relever, sinon sur
ses pieds, au moins sur ses mains ou sur ses genoux.
Prévision et précaution inutiles! La pièce, représen-
tée devant un public trié sur le volet par M. Dumas
lui-même, ce grand préparateur de succès qui sait
faire ses salles mieux que ses pièces, est tombée,
comme si elle n'était pas de M. Dumas. Chose aussi
étonnante que si le lustre du théâtre avait croulé
du plafond et s'était brisé dans la salle! Le sifflet,
que je croyais mort, est tout à coup ressuscité, et
moi qui le regrettais comme une Institution perdue
236 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
je l'ai réentendu avec le plaisir que m'aurait fait
l'harmonie des sphères célestes! 11 faut bien le dire,
malgré sa prépotence dramatique, M. Alexandre
Dumas a été sifflé, et ceux qui ne sifflaient pas
gémissaient et se lamentaient sur ce sifflet, hélas !
mérité. Quelle surprise pour tout le monde ! Le len-
demain, sur lequel on comptait, le lendemain ven-
geur n'est pas venu. C'était le mardi, le jour des
abonnés, comme on dit si noblement, maintenant, à
la Comédie-Française, mais devant cette société du
mardi, élégante, énervée, à moitié morte, ayant
trop bon ton pour avoir beaucoup d'àme, la pièce
tombée n'a pas trouvé de béquilles pour se relever.
Et depuis, au lieu de marcher, elle se traîne comme
un colimaçon qui s'obstine...
Est-ce la fin d'un règne que cette chute ? car
M. Alexandre Dumas a vraiment régné et règne
encore sur les théâtres et sur l'imagination publi-
que!... A tort ou à raison, l'opinion en a fait le
petit Napoléon dramatique de ce temps sans Napo-
léons. Certes ! je ne dis pas que sa Princesse de
Bagdad soit encore sa bataille de Waterloo, mais
peut-être pourrait-on comparer avec plus d'exacti-
tude aux Adieux de Fontainebleau cette malheu-
reuse pièce d'aujourd'hui, et d'autant plus qu'après
sa défaite de lundi dernier, l'auteur veut, dit-on,
faire ses suprêmes adieux au Théâtre. Pour moi, je
n'en crois pas un mot. Déjà, dans une de ses préfa-
LA PRINCESSE DE BAGDAD 237
ces, ne nous avait-il pas menace de ses adieux au
théâtre? et le voilà revenu, ou plutôt il n'est pas
parti ! On ne guérit pas du théâtre. Mais puisqu'on
n'en guérit pas, on peut en mourir...
11
Cette heure est-elle venue pour l'auteur de la
Dame aux Camélias et du Demi-monde, cet enfant
chéri des petites dames ? C'est là maintenant la
question formidable. La pièce d'aujourd'hui est
réellement inquiétante. Elle a d'affreux symptômes.
Elle témoigne de l'exagération de ces défauts dans
la manière d'un homme que le public ne voyaitpas
et que la Critique n'osait signaler, tant cet homme
exerçait de prestige ! Aujourd'hui, la Princesse de
Bagdad a mis ces défauts dans les yeux de tout le
monde, et à les en crever. Après la Princesse de
Bagdad, on peut se demander ce qui doit venir dans
la tête de l'auteur, en fait de folies et d'absurdités.
Car il ne faut pas ménager les termes. Je sais que
la Critique — la fille aux relations et aux yeux d'or
— est assez lâche, et que tout tremble devant
M. Dumas ; mais il faut qu'il sache cependant mieux
que par des sifflets anonymes que sa Princesse de
238 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Bagdad est une pièce absolument folle. Ce n'est plus
seulement ici le paradoxe ordinaire et sempiternel
sur les femmes, que M. Dumas, qui n'a jamais eu
qu'une idée dans toute sa vie, introduit dans ses
pièces et soutient invariablement. C'est, à part
toute préconception et tout système, radicalement
une mauvaise pièce, qui donne même un démenti à
la réputation de M. Dumas, lequel passe pour un
constructeur de pièces, comme on est un construc-
teur de vaisseaux ! Le talent de charpentier et d'é-
béniste, nécessaire, à ce qu'il paraît, à ces char-
mants ouvrages qu'on appelle des pièces de théâtre,
manque dans celle pièce, incohérente et démantibu-
lée, au grand charpentier et au grand ébéniste
reconnu et presque acclamé dans M. Dumas. Mais
là n'est pas le plus grave reproche qu'on puisse faire
à la Princesse de Bagdad. Cette pièce n'est pas
uniquement une mauvaise pièce parce qu'elle est
mal faite et qu'elle ne coule pas dans la rainure
comme un ouvrage de menuiserie habilement tra-
vaillé, mais c'est une mauvaise pièce dans le plus
profond et dans le plus intime de son être, par le
fond même de l'observation humaine qu'il y fau-
drait et qui n'y est pas !
Dès les premières scènes, en effet, de cette in-
croyable production, on peut se demander où l'on
est, — si c'est à Bagdad,— ou en France, — ou dans
la lune, — et si on se répond on doit se répondre que
LA PRINCESSE DE BAGDAD 239
c'est dans la lune; car, parole d'honneur! c'est dans
la lune que l'on croit être, en supposant pourtant que
la lune soit un astre ou un globe de bien mauvais
ton et de bien mauvaise compagnie pour qu'on y
rencontre des créatures comme en façonne M. Du-
mas. Il peut n'y avoir que dans la lune des mil-
lionnaires de quaranle millions d'insolence qui
osent dire à la femme qu'ils prétendent aimer qu'ils
l'achèteront, à quelque prix qu'elle se mette, et quei
sans la presser, ils attendront ce moment-là, dont
ils sont sûrs, appuyés tranquillement sur leurs qua-
ranle millions, tout puissants et irrésistibles! Il
n'y a que dans la lune où une femme, qu'on a
appelée Lionnelte pour nous faire croire qu'elle est
une lionne, puisse entendre celte outrageante décla-
ration sans rugir d'indignation et de colère!... 11 n'y
a que dans la lune qu'il n'y ait pas de sonnettes
pour faire venir un valet ni de valet pour mettre
à la porte par les épaules ce Turcaret de quarante
millions, justiciable de quarante mille coups de
pieds dans le derrière ! — pour répondre à une
richesse par une autre. Il n'y a non plus que dans
la lune q ue la femme qu'on vient d'outrager, et à
qui on a offert la clef de la petite maison où l'affreux
formicaleo de ce trou d'or va l'attendre et qui l'a
prise, cette clef, mais pour la jeter par la fenêtre,
dès qu'il est parti (après lui avoir craché cette
infâme injure : « Elle n'est pas tombée dans la rue,
240 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
« où quelqu'un pourrait la ramasser, mais dans
« votre jardin, madame »,) s'en aille, à pieds plats
et furtifs, la ramasser, comme l'abominable drôle
l'a prévu !
Il n'y a toujours que dans la lune où, au second
acte de la pièce, sans qu'on sache ce qui s'est passé
dans cette âme de femme qu'on dit fière, on la
voie arriver dans cette maison qui est son opprobre,
pour demander (bien inutilement, puisqu'elle le
sait !) pourquoi l'homme aux millions l'a si cruel-
lement insultée, en payant ses dettes! Il n'y a enfin
que dans la lune qu'une pareille femme, voyant son
mari furieux entrer, comme sur la terre, avec un
commissaire de police, se déshabille, jette sa robe
au vent, et, presque nue, se vante du flagrant délit
d'un adultère qui n'a pas été consommé ! Oui ! il
n'y a que dans la lune où de pareilles choses puis-
sent se passer. Pour ce monde-ci, l'homme et la
femme restant ce qu'ils sont, c'est impossible ! Ce
sont là des contes à faire dormir debout, dans leurs
babouches, tous les califes de Bagdad, puisque,
dans cette pièce, sans qu'on sache pourquoi, Bagdad
ilya!
LA PRIX» ESSE DE BAGDAD 241
III
Il y a Bagdad, — mais c'est une fantaisie ! La
pièce irait très bien sans cette princesse de Bagdad,
qui, d'ailleurs, n'est qu'une moitié de princesse.
Supposez que Lionnette, qui est la fille d'une mar-
chande de marrons et de cidre et d'un prince de
Bagdad qui, de Bagdad, est venu manger des mar-
rons et cidrailler à Paris, soit tout simplement la
fille de la marchande de marrons et du marchand
de marrons, la pièce serait identiquement la même
que ce qu'elle est... Ce grand constructeur de pièces
qui ne doit rien faire d'inutile s'est permis, on ne
sait pourquoi, cette superfétation, dans la sienne,
d'une princesse qui eût tenté M. Jourdain, et qui
n'est là que pour expliquer par la physiologie la
fierté d'une femme qui, pendant toute la pièce, ne
fait pourtant que des bassesses.
En effet, caresses et baisers à un mari qu'elle
n'aime pas, mais qu'elle embrasse et qu'elle caresse
en présence des amis de ce mari (ce qui se fait peut-
être encore dans la lune mais point dans les mai-
sons où l'on se respecte) ; hypocrisie de l'adultère ;
résolution de partir avec l'homme qui l'a déjà payée
li
243 THÉÂTRE COXTEMPORAIX
et qui va l'entretenir. Est-ce assez de bassesses pour
une princesse, et même pour une femme du peuple ?
Une autre superfétation encore, dans cette pièce
d'un homme qui estré puté pour serrer ferme le tis-
su dramatique et ne jamais le surcharger, c'est l'his-
toire du duel racontée par l'odieux millionnaire au
premier acte. On peut aussi le supprimer, et la pièce
n'en sera pas moins ce qu'elle est toute entière. Pour
ce qui est de la cause de ce duel, c'est une plaisan-
terie sur la bo=se du millionnaire, qui, à ce qu'il
paraît, fut bossu autrefois, mais qui a maintenant
les épaules droites grâce à ce duel, — ce qui est stu-
pide, mais pas clair. Qua:;t à être déplacé, ce duel,
il ne le serait peut-être pas dans la lune, mais il
l'est extrêmement sur notre globule terraqué. En
bonne compagnie, on ne raconte pas ses duels, sur-
tout devant les femmes. Nous qui n'avons pas été
élevés dans la lune, nos mères nous ont appris qu'il
y a deux choses dont les hommes ne doivent jamais
se vanter : c'est des duels qu'ils ont eus par malheur,
et des femmes qu'ils ont eu le bonheur d'avoir.
LA PRINCESSE DE BAGDAD 243
IV
Eh bien, tout ceci a véritablement paru par trop
fort au public, et même aux adorateurs de M. Alexan-
dre Dumas!... Quand on a sifflé ce lunatique, ils ont
dû souhailer, eux, que sa pièce, sans faire tant de
bruit, s'en allât où s'en vont tout silencieusement
les vieilles lunes... Elle ira là certainement ; mais
elle sera accompagnée de cette musique qui
ne les charmait pas, l'autre soir ! Malgré leur ten-
dre admiration pour M. Dumas, ses amis ont été,
comme nous, qui ne sommes pas si tendres qu'eux,
révoltés de bien des détails dégoûtants de cette pièce
entreprise pour glorifier la femme dans sa mater-
nité et pour rendre vivante cette idée, qui peut être
vraie: c'est que l'enfant est tout pour elle, et qu'elle
s'essuii à l'enfant et à ses baisers de toutes les
boues qu'elle a traversées et dont elle ruisselle !
Seulement, il fallait s'y prendre mieux que M. Du-
mas... Il n'a été que l'homme de thèse qu'il est tou-
jours, il n'a pas été le grand artiste dramatique que
tout ce public attendait. Le moyen qu'il a employé
pour changer l'âme de cette orgueilleuse Lionnette,
qui n'a pas peur de se rouler, par orgueil blessé et
'244 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
haine de son mari, dans la fange du concubinage et
de l'adultère sans amour ; le coup de foudre dans
l'ornière de ce sale chemin de Damas qu'elle veut
suivre, n'a été presque (qu'on me pardonne l'image!)
qu'un coup de pied au derrière de l'enfant qui entor-
tille de ses bras les genoux de sa mère et que le
brutal millionnaire envoie rouler sur le tapis. Cette
vulgarité de moyen, cette conversion sans majesté,
a soulevé la salle et a déterminé une tempête incon-
nue depuis longtemps au Théâtre-Français, et sous
laquelle s'est engloutie la pièce avec le nom de son
auteur.
Cette pièce toute entière, c'est Mlle Croizette,
qui y débute dans le talent. Je n'ai jusqu'ici jamais
dit du bien de Mlle Croizette, qui ne me paraissait
pas, à moi, ce que le public a la bonté de la trouver ;
mais aujourd'hui je lui rendrai justice ! Elle a
entr'ouvert un bouton de talent qui pourrait être
une belle rose demain.
Les autres acteurs ont été corrects dans des rôles
odieux. Seule, elle a été nettement supérieure, dans
un rôle qui ne l'était pas moins. Elle a montré beau-
coup d'intelligence et de feu. Son genre debeauté
allait à son rôle, comme ses robes allaient à sa
beauté. Sans elle, assurément, cette misérable pièce
n'aurait pas été écoutée jusqu'à la fin. Mais elle l'a
soutenue. Cariatide qui n'avait pas que les deux
beaux bras qu'on voyait, mais qui en avait dans le
LA PRINCESSE DE BAGDAD 245
talent deux autres qu'on ne voyait pas mais dont
on sentait la robustesse. Chose surprenante ! elle a
été troublée jusqu'à ne plus prononcer distinctement
la fin de quelques unes de ses phrases pendant la
durée de la pièce, quoique cette pièce lui fît un
repoussoir superbe et quelle dût être heureuse de
l'enthousiasme qu'elle excitait. Elle l'a senti pour-
tant, quand on l'a rappelée, et son visage l'a dit
avec un sourire qui était le bonheur et qui pouvait
le donner.
14.
MADAME DE NAVARET
14 Février 1881.
I
Le théâtre, pour l'heure, est aux mères. Elles
s'y suivent, processionnellement, et y tombent
(aussi) comme des capucins de cartes... Nana, qui a
précédé la Princesse de Bagdad, est une mère. La
Princesse de Bagdad est une mère. Madame de
Navaret, jouée cette semaine au Vaudeville, est une
mère. Quelle litanie de mères! Quelle contagion,
quelle pestilence de maternité ! C'est sur cette der-
nière corde de l'âme humaine, de ce pauvre instru-
ment qui n'en peut plus, que les auteurs dramati-
ques à bout d'idées et de combinaisons jouent leur
dernier petit air, hélas ! affreusement monotone.
L'idéal du moment est là. L'idéal d'un moment est,
du reste, presque toujours le contraire de la réalité!
On écrit des idylles en temps de guerre. Les bour-
reaux de la Convention faisaient des romances dans
248 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
l'entre-deux des têtes qu'ils coupaient. Et quand
une société n'a plus, comme la nôtre, ni mœurs, ni
sentiments qui vaillent, on fait de la maternité 1
MM. de Courcy et Nus ont donc fait aussi une
mère pour le Vaudeville. Mais leur mère, à eux, n'est
point une fille, comme Nana, en plein commerce de
son corps, et qui n'en a pas moins sa peLite fleur
de maternité sur le fumier et dans la fange de sa
vie. Ce n'est pas non plus, comme la Princesse de
Bagdad, une fille de l'avenir, puisqu'elle vend déjà
son corps et qu'elle n'est arrêté que par son enfant
seul dans la rapide dégringolade de sa vertu ! La
mère du Vaudeville est un autre genre de mère.
C'est une mère vertueuse... Ma foi! une minute j'en
ai douté. Elle prend des airs si tristes, dans le com-
mencement de la pièce, quand elle parle de son mari
mort qui lui a tant recommandé en mourant de
bien élever son fils, que j'ai cru à quelque accroc
lointain fait à sa vertu et que sa maternité, pour
avoir plus de goût et produire plus d'effet, allait
être salée de quelque remords; mais c'était une
erreur. Il n'y a de sel d'aucune sorte dans cette
Madame de Navaret... C'est doux, fade et innocent.
Et, franchement, c'est trop facile que de faire des
pièces, s'il n'y a qu'à nouer et à dénouer de ces
rubans-là !
Ils s'y sont mis à deux, pourtant... Ils ont colla-
boré rudement dans cette babiole. Ils ont réuni,
MADAME DE NAVARET 249
ces braves gens, tous leurs efforts, et se sont peut-
être donné des tours de reins pour arracher cette
tête de laitue. Car, en fait de force, ils ne sont ni
l'un ni l'autre des cabestans I
II
Faut-il vous raconter cette chosette, — simplette
et maigrelette, — et qui n'est vraiment digne ni d'un
tambour, ni d'un trompeUe? On pourrait l'appeler
très bien : Le Duel impossible ou la Femme obli-
geante, diable de bon vieux titre qui ne vous
prendrait pas en traître et comme on en donnait
aux pièces de ce genre autrefois. Cette pièce,
tenez ! elle est toute dans ceci, qui n'est pas bien
gros : la réflexion imprudente d'une mère (Mme
de Navaret) sur un duel de son fils qu'il lu
raconte à la troisième personne et qui l'envoie à un
second duel et peut-être à la mort, cette réflexion,
et l'obligeance d'une amie (Mme de Risieux) qui
veut empêcher ce fils de partir pour ce duel à l'heure
fixe (et pour un motif, d'ailleurs, insuffisant), en
lui faisant de ces coquetteries auxquelles la vanité
des hommes, ces paons de fatuité, se prend toujours.
250 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
En un mot, voilà tout le nœud de la pièce ! Mais le
dénouement de ce nœud n'est pas fait par la femme
obligeante... Il est fait par la mère, qui ne craint
pas de compromettre la femme obligeante et ver-
tueuse en jetant par la fenêtre, au moment du
départ, à son fils, le bouquet qu'il avait demandé
pour ne pas partir. L'étourdi, qui se croyait
adoré et qui revient avec le bouquet qu'il prend
pour les arrhes de l'amour, trouve la femme obli-
geante nez à nez avec son mari, et voilà qu'au moins
c'est le duel manqué qui reparaît avec un autre
adversaire. Mais ce n'est là qu'un mirage de duel
bientôt encore dissipé ! Le mari, suffisamment
édifié sur la vertu et l'obligeance de sa femme par
la mère, qui a jeté le bouquet et qui l'avoue, ne
veut plus se battre avec le petit jeune homme en
quête d'un duel, qui reste assez bêlement entre ces
deux duels impossibles, et qui, pour ne pas passer
pour poltron, à la fin de la pièce se fait soldat et
va chercher un autre duel au régiment.
Telle est cette Berquinade, où il y a vraiment trop
deBerquins! Il n'y a pas que la mère. Tout le monde
est vertueux, dans cette pièce, et les innocences y
sont transparentes à trois pas. Il y avait cependant
peut-être, dans les plis chiffonnés de ce nœud de
rubans, si facilement dénoué, une pièce qui pouvait
avoir son intérêt et même son pathétique ; mais il
fallait la voir et l'en faire sortir. Si cette Mme de
MADAME DE NAVARET 251
Navaret, par exemple, eût envoyé positivement son
fils à ce duel qu'il voulait avoir, c'est-à-dire à une
mort possible, et que, mère héroïque, elle lui eût
mis elle-même à la main cette épée dont il avait
été désarmé et qu'il n'avait pas ramassée, alors il
y aurait eu de la grandeur dans ce rôle de mère
chez qui l'honneur eût parlé plus haut que la Ma-
ternité déchirée qui crie, — et il y aurait eu aussi du
tragique dans la cruelle anxiété de ce duel, conseillé
par elle. Je me suis dit en frémissant : « Va-t-elle
le faire tuer? » Mais j'ai eu tort de frémir. Nous ne
sommes plus au temps de Corneille. Les auteurs
de Madame de Navaret n'ont fait ni uneespagnole,
ni une romaine, mais une parisienne de ce piètre
temps. Leur Mme de Navaret n'a d'héroïsme que
pour commettre la mauvaise petite action de
jeter par la fenêtre à son fils le bouquet que son
amie n'avait pas voulu lui donner parce que c'était
là l'engagement d'une promesse, et quand elle l'a
avoué c'a été sans honte et presque sans repentir,
comme si c'était la chose la plus simple du monde,
— comme s'il était permis à toute mère de faire
tout pour sauver son fils ! Et, de fait, les femmes de
ce temps-ci sont bien capables de le croire ! C'est
là le défaut moral, la lâcheté morale de cette pièce,
dont la conclusion est juste à la taille de nos
mœurs.
252 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
III
Aussi, cela n'a ému personne. Tout le monde
s'est reconnu dans des sentiments si vulgaires, et
on s'est fait l'accueil qu'on se devait ; on est resté
froid. Le public, qui, depuis quelques jours, mâchait
des pièces comme Nana et comme la Princesse de
Bagdad, a treuvé que la maternité de Mme de
Navaret manquait de piment, et ce n'est pas le jeu
de Mlle Fargueil qui a réchauffé ce concombre.
Mlle Fargueil, qui rentrait, je crois, ce soir-là, au
Vaudeville, après une de ces meurtrières absences
où l'on trouve au retour des talents qui ont poussé
et qui ont empêché de trop s'apercevoir du vide que
l'on croyait avoir laissé derrière soi, n'a pas pu
montrer dans ce rôle de Mme de Navaret le
genre de talent que généralement on lui reconnais-
sait autrefois. On la disait surtout passionnée. Ce
soir-là, elle n'a pu se montrer que correcte, di-
sant bien, — sobrement, élégamment, — mais avec
une voix qui fut toujours d'un timbre désagréable
et qui maintenant ressemble un peu trop au son
d'une vielle qui ne va plus... Peut-être la passion
Teût-elle transformée ; car la passion peut tous les
MADAME DE NAVARET 258
miracles, à la scène comme dans la vie. N'ai-je pas
vu, moi qui écris ceci, le visage de grenouille de
Mme Dorval, cette batracienne, beau, de par la
passion, et même plus beau que l'angle facial anti-
que, et sa voix canaille (car elle l'avait naturelle-
ment canaille) devenir sublime dans les cris du
cœur!... Seulement, la passion, chez Mlle Fargueil,
si elle y est encore, si ce soleil qui pourrait n'être
que couchant n'est pas encore tout à fait couché, la
passion est vraiment impossible à introduire dans le
rôle dont elle s'est chargée et dont une plus forte
qu'elle ne serait pas capable de la faire jaillir !
C'est, d'ailleurs, leur histoire à tous, ces acteurs du
Vaudeville, le plus distingué, par son ensemble,
de tous les théâtres de Paris, d'avoir senti la fai-
blesse de leurs rôles et d'en avoir été victimes.
Seule, Mlle Pierson, Mlle Blanche Pierson, a
dominé le sien par la supériorité de son jeu. Elle a
été elle-même, et même plus qu'elle-même, dans la
scène, V unique scène qui, dans Madame de Navaret,
est toute la pièce.
15
254
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
IV
C'est elle qui fait Mme de Risieux, l'amie obli-
geante qui veut sauver le fils de Mme de Navaret
en l'empêchant de partir, et, franchement, quand
on la voit et qu'on l'entend, on comprend qu'il
reste, même sans le bouquet qu'elle ne lui donne
pas!... Elle est, en effet, ravissante, dans ses dia-
bleries de coquette qui ne la séparent de la dia-
blerie finale que de l'épaisseur de ce bouquet. Elle
l'est de beauté et de talent, mais elle l'est encore
plus de talent que de beauté, et c'est la première
fois peut-être... La beauté aimable et charmante —
la beauté ne l'est pas toujours 1 — de Mlle Blanche
Pierson a joué souvent des tours perfides à son
paient. Elle était si grande pour les yeux qu'ils ne
voyaient qu'elle, et que les sens embrasés trou-
blaient l'âme dans ses émotions les plus nobles et
le calme de ses jugements. Les toilettes aussi de
Mlle Pierson, qui sont des poèmes de goût et de
génie> et qui doublent sa beauté, ont été longtemps
une raison pour ne pas apercevoir le talent de l'ac-
trice, qui n'a fini qu'à la longue par percer tout de
ses rayons. A présent, on la voit toute entière, et elle
MAI 'AME DE XAVARET 25S
est classée par l'opinion, qui est toujours en retard
quand il s'agit d'apprécier les supériorités réelles.
Je ne crains pas de l'affirmer : présentement
Mlle Blanche Pierson est la Mlle Mars du théâtre du
Vaudeville, qui vaut le Théâtre-Français, — ce qui
rend l'équation complète. Un jour, j'ai dit de
Mlle Delaporte, évanouie dans une espérance qui
serait devenue probablement une gloire, qu'elle
avait ramassé l'éventail de Mlle Mars. Mais
Mlle Pierson n'a pas pris que l'éventail.
Elle a joué comme la grande Célimène, qui n'est
plus maintenant l'inimitable, son rôle de coquette,
et ici elle n'était soutenue ni par les vers divins
ni par le génie de Molière, ni par le souvenir de
Mlle Mars, qu'elle n'a certainement pas vue, comme
Mlle Mars avait vu, elle, Mlle Contât, et s'était
chauffée à la flamme de ce talent qu'elle avait si
puissamment réverbéré et fait oublier par le sien 1...
Mlle Pierson, sans modèle, s'est élevée solitairement
et graduellement dans l'art de la Comédie. Je l'ai
suivie du regard longtemps au Gymnase et dans
son art, montant lentement, mais montant toujours.
Elle était pourtant assez belle pour oublier l'étude
de cet art difficile en ces jardins d'Armide dont elle
était l'Armide, mais ce qu'elle cherchait dans son
miroir, c'étaitmoins la femme que l'artiste, et c'est
l'artiste qu'elle a fini par y trouver!
256
THEATRE CONTEMPORAIN
Et nous en avons eu la preuve ce soir-là. Dans cette
Berquinade attendrie, où l'ennui coule de l'atten-
drissement, elle a éclaté de beauté, d'esprit, de mor-
dant, de bouderie, de moquerie et de coquetterie,
même avec son mari dont elle n'est pas contente
parce qu'il se fie trop à sa vertu, et à qui elle de-
mande des soupçons, des agitations, de la jalousie
et un petit duel de temps en temps, pour lui prou_
ver qu'il l'aime et que d'autres l'aiment :
Qu'un amant mort pour nous nous mettrait en crédit !
Mais c'est dans la scène très longue, et dans
laquelle elle déploie des ressources et une variété
vraiment inouïe de diction et d'attitude pour em-
pêcher le duel et faire rester là ce friand de coup
d'épée, qui veut s'en aller et qu'elle ramène, à
chaque mouvement pour sortir, du fond de la scène
jusqu'à elle, avec un art de démon sans cesser
d'être ange, — ce qui est, je crois, la pire espèce
de démons! — c'est dans celte scène, qui est peut-
MADAME DE NAVARET 357
être plate à la lecture, qu'il faut la voir pour juger
de son ensorcellement de grande comédienne. Elle
y a quelque chose de si joyeusement provoquant,
de si joyeusement guerroyant, celte coquette qui ne
craint pas le danger, qui s'y expose, qui le brave et
qui saute sur son dos comme la fameuse Femme
nue sur son tigre. Sa beauté, sa toilette, les ara-
besques contournés de sa robe de bal autour d'elle
quand elle marche si lutinement la scène devantcet
amoureux qui la suit, qu'elle affole et qui la pour-
suit, sa coiffure blonde relevée, serrée, lissée, qui
n'est plus le casque noir d'Alfred de Musset :
Une jeune guerrière avec un casque noir !
mais le casque d'or d'une autre guerrière, tout cela
forme un ensemble de femme et d'actrice qu'on n'ou-
bliera plus quand on l'aura vu...
Et cela seul absoudra les auteurs d'avoir fait cette
pièce, qu'ils auraient dû nommer : Blanche Pier-
son, et non pas: Madame de Navaret.
PHRYNE
21 Février 188 1.
I
Il faut avouer que si la chose doit continuer
comme cela, prochainement il n'y aura plus du tout
de théâtre en France et que nous autres lundistes
nous pourrons aller nous promener avec nos feuil-
letons ! La marmite du compte-rendu sera renver-
sée... Depuis que j'ai pris la plume au Triboulet,
je n'ai pas vu passer une pièce qui eût au front, je
ne dis pas une étoile de talent, mais une étincelle.
Ceux qui aimeraient tant à louer sont bien malheu-
reux ! Les noms môme des auteurs pris longtemps
par l'opinion pour des supériorités dramatiques, ne
jettent pas l'illusion du passé sur la médiocrité pré-
sente de leurs œuvres. Les auteurs de Madame de
Navaret, qui précède de huit jours la Phryné d'au-
jourd'hui : MM. de Courcy et Nus, n'ont pas, eux,
de gloire à compromettre, — pas plus que M. Bus-
21)0
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
nach, puisque M. Zola a retiré son pied de la fange
qui lui appartenait et que M. Busnach a filtrée pour
nous la faire avaler. Mais M. Gondinet, mais
M. Dumas, mais M. Meilhac, ont une réputation, et
ils sont en train de la perdre! Dans les pièces qu'ils
nous ont données en ces derniers temps, ce n'a été
qu'une série de coups maladroits et manques. Ils
n'y ont été que l'ombre d'eux-mêmes. Or, pour être
l'ombre de soi-même, il faut être mort.
Je crois bien qu'ils le sont ou qu'ils vont l'être...
et qu'on peut faire leur oraison funèbre comme déjà
Ignotus, cette semaine, a fait celle de M. Emile
Augier, avec une flatterie aussi éclatante que le ta-
lent qu'il a mis à la faire! Quand Roland, dans
l'Arioste, fait celle de sa jument, qui avait toutes
les qualités, il ajoutait qu'elle était morte. Ma
morta! disait-il d'un ton désarçonné. Il faut bien
que M. Emile Augier soit mort aussi : on ne parle
pas de ce ton-là des hommes quand les hommes
sont vivants. On attend le jour de leurs funérailles,
et on ne recommence pas le lendemain ! MM. Gon-
dinet, Dumas et Meilhac, vont-ils avoir aussi leur
éloge posthume, et cette oraison funèbre qui est la
dernière pelletée d'admiration qu'on jette sur vous
pour en finir?... De ces talents, à peu près défunts,
qui honorèrent le théâtre, M. Meilhac semble, aux
œuvres, le plus moribond des trois. Les autres
n'ont qu'une œuvre ; lui, il en a deux ! Après Janot,
PHRYNÉ 201
il a fait Phryné, deux hoquets terribles ! Et Phryné
— cette Phryné d'aujourd'hui — pourrait bien être
pour lui le grand hoquet final !
Il
C'est une opérette (toujours !), mais sans couplets
et sans musique. Il n'y a point de Lecoq làde-dans,
par conséquent c'est au-dessous de Janot, où le coq
chantait au moment même du reniement de M. Meil-
hac, — qui reniait son esprit et son talent drama-
tique, mais pour ne pas pleurer amèrement après,
comme saint Pierre dans la cour de Ponce-Pilate.
Il a si peu pleuré, en elle t , qu'après Janot il nous
a donné immédiatement Phryné; Phryné après
Janot, qui était une farce, mais du moins une farce
hardiment osée par des hommes d'esprit qui se per-
mettent une petite débauche, et cuisinée, d'ailleurs,
avec tous les condiments de ce genre de ragoûts ;
après Janot, Phryné, qui est une farce aussi, mais
qui a la prétention d'être une comédie, et une co-
médie très française malgré son nom grec, et qui,
sans couplets et sans musique, a paru aussi nue
que Phryné devant l'Aréopage, mais qui n'a pas eu
tout à fait le même succès.
15.
262 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
C'est sur cette nudité historique de Phryné que
M. Meilhac, par ce beau temps pornographique,
avait compté pour le succès de sa comédie ; mais la
pudeur de M. Busnach l'a pris, à son tour, et il a
reculé devant cette nudité promise par le titre men-
teur et presque mystificateur de sa pièce. Phryné,
jouée par Mlle Magnier, dont la tête est charmante
pour une grisette française, mais qui, corporelle-
ment, n'a rien des beautés de Phryné, n'est, dans
la comédie de M. Meilhac, que la grisette de sa figu-
re, sans l'exhibition qu'on attendait du reste, avec
une curiosité que le trop de toilette de Mlle Massin
dans Nana avait exaspérée. Cette Phryné n'est
que la voleuse d'un nom grec. Elle pouvait très
bien s'appeler du nom français de la première
cocotte venue, et ses amoureux s'appeler comme
les premiers gommeux venus et les premiers juges
venus, Jocrisses et Brid'oisons de Paris, bien plus
que d'Athènes ! Il n'y a là, en effet, qu'un froid
carnaval de costumes, qu'une pièce en habit noir
sous des dominos grecs ouverts pour qu'on voie
l'habit noir, et c'est môme tout le comique de cette
pauvreté. Comique facile, grossier, méprisable et
vieilli, mais, je le crains bien, immortel comme la
bêtise, qui fait rire toujours ! Pour les femmes, les
diamants de Mlle Magnier (une vilrine !) seront la
seule attirance d'un pareil spectacle, excepté pour-
tant une peut-être: Mme Adam, l'auteur de Gala-
phryné 263
thée... Pipée par ce nom de Phryné, Mme Adam a
dû se précipiter à la pièce de M. Meilhac ; mais elle
en sera sortie furieuse ; car elle adore trop les
Grecs pour souffrir patiemment qu'on les mette en
masque et qu'on se moque d'eux !
III
Et c'est ce qu'a fait M. Meilhac. Pour Mme Adam,
il est un impie à qui probablement elle ferait boire
la ciguë de Socrate, si elle le pouvait ; et c'est même
pis : c'est un blagueur parisien ; car il faut appeler
les choses et les hommes par leurs noms, qui sont
bas et que nous n'avons pas faits. La. Phryné de
M. Meilhac est la fille de cette chose si essentielle-
ment parisienne (et c'est ce que j'en peux dire de
pis) qu'on appelle la blague, inconnue à nos pères,
qui abaisse tout, qui salit tout, et qui doit enterrer
tout sous elle. La blague, c'est le rire de l'envie, et
on n'entend plus partout que ce vilain rire-là. Il a
succédé au rire spirituel de l'ancienne gaîté fran-
çaise, le rire piquant de l'observation, qui piquait si
rapidement un ridicule et qui le montrait avec un
si joli mouvement, piqué au bout de sa fourchette!
Ce rire-là a été tué par la Révolution, dont je ne me
264 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
lasserai jamais de compter les massacres, et c'est la
blague qui l'a remplacé. La blague, c'est la manière
de plaisanter de la démocratie. Daumier, qui fut un
démocrate, la popularisa dans ses énormes et gri-
maçantes caricatures, et la démocratie l'en récom-
pensa en l'appelant « le Michel-Ange du crayon », ce
qui était, par parenthèse, une fière insulte à Michel-
Ange ! Puis vint après lui Offenbach, qu'on pleure
aujourd'hui et qui fut le Daumier de la musique, et
qui blagua les dieux comme aujourd'hui M. Meilhac
blague les Grecs.
Certes ! dans leur art spécial, ni Daumier, ni Offen-
bach, n'ont créé la blague. Ils l'ont peut-être nom-
mée; mais avant eux, et ailleurs qu'en France, elle
existait. Elle existait déjà en Don Quichotte, — cette
inspiration déshonorante, — qui, dans le pays du
Cid, osa blaguer la chevalerie! Mais c'est dans la
France démocratisée qu'elle devait s'établir et pous-
ser son jet, et ce jet élargi a pris de telles propor-
tions que j'ai connu un homme du plus noble esprit,
ancien ambassadeur, mais artiste, chez qui la diplo-
matie n'avait pas éteint l'enthousiasme, qui s'est,
pour n'en pas souffrir, exilé de ce pays livré à la
blague et s'est réfugié à Rome, encore le pays du
respect, mais qui, dans peu, ne le sera plus !
Et, en effet, on peut tout croire et tout craindre de
l'invasion de ces Barbares modernes et bouffons
que l'on appelle les blagueurs, qui entraînent dans
PIIRYM'. à65
leur ilôt les esprits les plus i'uits pour leur résister.
M. Meilhac, si raffiné dans ses premières œuvres,
était d'une distinction si grande et si goûtée par
moi que je ne l'aurais jamais cru capable d'emboi-
ter le pas derrière ces goujats de la plaisanterie
contre ce qui fut grand, poétique et beau. Et d'au-
tant qu'il n'y a dans les blagues qui sont le fond
de sa Phryné rien qui nous renouvelle ces vieilles
guenilles et nous rafraîchisse la pensée. Nous con-
naissions et nous savions tout cela. Ce qui n'est
pas spirituel dans M. Meilhac paraît si incompré-
hensible que, pour se l'expliquer, on lui suppose,
comme je l'ai fait quand j'ai parlé de son opérette
de Janot, une exploitation de l'art dans une vue et
un but de fortune, et si c'est là ce qui pousse cet
esprit élevé et vibrant aux œuvres basses de la litté-
rature dramatique, c'est encore plus triste que
l'épuisement des facultés et la mort naturelle du
talent ; car j'aime mieux, en littérature, une tête
vidée qu'un sac plein.
IV
Ce qui donne la vie à cette comédie, qui est née
morte, c'est uniquement Saint-Germain. Il joue
266 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
divinement le vieux juge amoureux de Phryné,
qu'elle a ruiné, moqué, conspué, rebuté, chassé, et
qui lui fait gagner son procès. Je ne sais rien de
plus exquis de nuances et de plus varié que le jeu
de ce vieux roquentin amoureux, dont l'amour a
l'opiniâtreté de son dernier vice. Ses yeux fins, d'une
paillardise qui se glisse, sa vieille tête penchée, les
attendrissements de son sourire, sa papelardise
friande, et les mouvements de son corps, sous sa
robe et son manteau grecs, exprimant de si drôles
de désirs en regardant Phryné comme un vieux
chat qui guette un pot de crème, font de lui un type
incomparable. Son jeu est si vif et si expressif,
même quand il se tait, que si l'on ne voit pas
Phryné nue sur le théâtre, comme le voulait la tra-
dition, on la voit ainsi dans les incroyables yeux
de Saint-Germain et Mlle Magnier peut garder sa
robe : on a vu Phryné!
LUCRÈCE BORGIA
28 Février 1881.
I
Ce sont les premières vespres de la fête d'aujour-
d'hui en l'honneur de Victor Hugo, qu'ils ont chan-
tées hier soir, à la Gaîté. Ils y ont joué pompeuse-
ment sa Lucrèce, — trop pompeusement même ; car
de ma vie je n'ai vu ni entendu pareilles emphases
à celles des acteurs qui ont vomi celte terrible pièce !
Était-ce hasard ou connivence qui la faisait repré-
senter précisément ce jour-là?... Elle était, je le
sais, annoncée depuis longtemps ; mais, en fait de
connivence, on peut tout croire des travailleurs dans
la gloire d'Hugo. Eh bien, si c'est hasard, il a été
malheureux, et si c'est connivence, elle a été mala-
droite ! Ce n'a pas été fêle pour fête! Aujourd'hui,
nous allons donner à Victor Hugo une fête de rue.
11 ne nous a pas donné hier soir une fête de théâ-
tre. Il nous doit du retour !
268 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Tout a été Lriite, en effet, hier soir, dans cetle
Gaîté qui porte si mal son nom ! La pièce, les ac-
teurs, les entr'actes, le public, l'enthousiasme, l'es-
prit pesant qui passait sur cette salle, assez laide
en femmes, et où des loges vides faisaient comme
des trous sombres ! Qui eût dit cela avant d'entrer?
Les choses s'annonçaient si bien !... Qui eût dit cela
à la bousculade de la porte ; car on s'y est bousculé
républicainement ! Promesse vaine d'une représen-
tation éclatante ! Je m'attendais presque à des pré-
libations de la fête du lendemain : prœlibationes
matrimonii. Je m'attendais à des lauriers, à des
statues, à une exhibition de la statue de Victor
Hugo pour faire pendant à l'exhibition de la statue
de Voltaire sur le théâtre, lors de son triomphe. Et
rien de tout cela ! Pas le moindre petit buste! Je
m'attendais à des frénésies d'applaudissements. Et
rien! rien! D'applaudissements, il n'en est tombé
que quelques uns du cintre sur la lête du citoyen
Piochefort, assis à la première galerie, et qui s'est
courbé là-dessous avec un embarras qui lui fait
honneur ; mais de ces applaudissements, Victor
Hugo n'en a pas ramassé un seul.
On les lui a gardés pour sa fête d'aujourd'hui !
LUCRÈCE BORGIA 269
II
Quant à la pièce en elle-même, rejouée après un
si long temps, elle m'a paru d'une affreuse vieil-
lesse. Elle semblait sortir des Catacombes. C'était
une morte qui se mettait debout, — ou plutôt que
l'on mettait debout, — mais c'était une morte ! Rien
ne vivait plus dans ce drame, où la vie avait été
toujours faussée, tendue à outrance, impossible,
mais d'où la passion finissait quelquefois par sor-
tir, tirée et traînée par les cheveux, dans un effort
déclamatoire. Ce n'est pas dix ans, ce n'est pas
vingt ans, c'est cent ans qui ont passé sur cette
œuvre, laquelle a eu son jour de succès, mais dont
l'accent ne nous trouble plus et nous paraît presque
ridicule aujourd'hui ! Certainement, si l'accent avait
été plus vrai, la pièce eût été moins mortelle ; car
pour de telles œuvres, il faut renoncer à l'espoir de
l'immortalité ! Racine, dont le Romantisme a eu
l'impertinence de tant se moquer, vit toujours, mal-
gré les grandes perruques et les talons rouges de
ses Achilles et de ses Agamemnons ; il vit, malgré
l'Histoire qu'il fausse ou qu'il ne sait pas dans ses
mœurs et dans ses costumes ; il vit parce qu'il a
270 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
l'accent humain, la justesse dans le sentiment et la
passion éternelle.
Si Lucrèce Borgia — cet impudent mensonge
d'un laquais voleur et congédié mis en drame —
avait eu ce qu'avaient les pièces de Racine, elle se-
rait encore ce qu'elle fut pour une génération trop
jeune pour sentir juste et pour voir clair. Elle aurait
résisté au temps. Mais ce n'est pas seulement l'His-
toire qui est violée dans ce drame ; ce n'est pas
même ce drame qui, dans son organisme, est mal
conformé ; mais ce sont les sentiments de la nature
humaine qui y sont abominablement contrefaits,
ainsi que le langage qui les exprime. Henri Heine,
ce génie bien fait et charmant, appelait, si on se le
rappelle, Victor Hugo un grand bossu. Eh bien, sa
Lucrèce Borgia chasse de race 1 Elle est morale-
ment difforme. C'est une bossue de maternité...
Hier soir, elle n'a touché personne. Et cependant,
je l'ai dit souvent, mais cette observation s'impose
à chaque instant et on est bien obligé de la répéter :
nous vivons dans le siècle le plus maternel qui fut
jamais, maternel jusqu'à l'hypocrisie! Le sentiment
que Victor Hugo a donné à Lucrèce Borgia pour
son fils Gennaro avait donc, pour être compris et
pour toucher, non pas les mères vraies de la salle,
mais celles-là aussi qui veulent le paraître, et l'a-
mour désespéré de Lucrèce et sa fureur maternelle
— monstrueuse hyperbole dramatique en style
LUCRÈCE B0RGIA. 271
hyperbolique et antithétique ! — a pu produire de
l'étonnement, mais n'a produit aucune émotion.
Et encore, l'hyperbole antithétique du style a tué
l'hyperbole dramatique de la pièce. La Lucrèce de
Victor Hugo parle plus qu'elle n'agit, et elle semble
même n'agir que pour parler... Elle n'abrège jamais
ses phrases par son action, mais au contraire elle
l'allonge toujours de ses phrases, défaut capital de
Victor Hugo, qui est son défaut ordinaire. Il l'a
partout... Dans ses pièces en vers, comme Hernani
et Paiy Bios, la chose paraît et choque moins. La
poésie du vers, la puissance mystérieuse et inexpli-
cable du vers, qui agit jusque sur les âmes les plus
basses, sauve ce que la prose de Hugo ne peut pas
sauver, et il est victime de cette prose sans naturel,
qui est la sienne. Lucrèce, excepté quand elle crie,
parle trop d'abord, et parle toujours cette langue
contournée, savante, travaillée, de Victor Hugo ; elle
la parle quand elle ne devrait plus la parler, mais
agir ; elle la parle à tous les moments du péril que
court son fils : elle la parle quand il a le poison et
la mort dans le ventre, elle la parle quand elle lui a
donné du contre-poison et qu'elle ne devrait que le
faire s'enfuir, par une de ces portes qui s'ouvrent
toujours à temps dans les drames de Victor Hugo, et
qu'elle le rappelle pour lui demander de la lui parler
à son tour. Elle a besoin de l'entendre encore, quand
elle devrait le pousser dehors de ses mains mater-
eJ. 19,
THEATRE CONTEMPORAIN
nelles épouvantées! Et c'est cette rhétorique du Ro-
mantisme, aussi vieille que l'autre rhétorique que
Victor Hugo a tant sifflée, c'est elle, bien plus que
la scélératesse de Lucrèce, qui empêche tous les
cœurs de mères de s'intéresser à son amour.
III
Ainsi, pas de vérité humaine, pas de vrai sang
dans cette pièce hydropique de déclamation et d'en-
flure ! Pas de vérité historique non plus dans ce
drame de mensonge, tiré d'un pamphlet, pas de
vérité historique, qu'il n'est pas permis au génie
lui-même de travestir pour l'amusement des géné-
rations qui aiment l'histrionisme et qui haïssent
la papauté ! Mais (ce qui est moins grave, il est
vrai), pas même de vérité légendaire ! car, s'il y a
une légende, c'est celle du poison des Borgia. Et ce
poison des Borgia, d'autant plus effrayant que le
secret en est perdu, Victor Hugo, cet homme d'effet
dramatique à tout prix, nous en fait douter ; il l'a
compromis! Dans le récit des trembleurs,ce poison,
qui est le fond de la pharmacopée dramatique de
l'auteur de Lucrèce, était de la foudre en flacon,
pour la rapidité de son action dévorante. Or, ici, on
LUCRÈCE BORGIA 273
se porte très bien quand on l'a ingurgité. On est sa
bouteille. Gennaro est empoisonné par Alphonse
d'Esté, qui le prend pour l'amant de sa femme, et
on croit que le poison qu'il a avalé va le dissoudre
sur place, et il ne se dissout pas, et il n'éprouve
aucun symptôme de dissolution pendant la très
longue scène où il ne veut pas boire le contre- poi-
son offert par sa mère. On se dit avec une fiévreuse
activité : « Mais la colique ne vient donc pas? Mais
que fait-elle donc, cette colique?... » Les autres
vérités violées dans la pièce impliquent l'infériorité
morale et intellectuelle de l'auteur. Elles ne sont que
lamentables, mais celle-ci est pire : elle est comi-
que 1 Elle introduit le comique dans une pièce qui
veut être tragique, et ce comique est d'autant plus
grand et plus ridicule qu'il est déplacé.
Sérieusement, peut-on dire que cette pièce de
Lucrèce Borgia ait été jouée, hier soir, à la Gaîté? Je
l'ai appelée: « les premières vespres du lendemain »,
et c'est exact ; elle a été moins jouée que chantée,
— et chantée dans cet ennuyeux et exécrable ton,
qui est la mélopée traditionnelle du mélodrame.
Depuis qu'il est, en effet, des mélodrames dans le
monde, on piaule comme cela, au lieu de parler, et
c'est une raison ajoutée aux autres pour faire paraî-
tre plus vieille cette vieille pièce. Elle a rappelé et
ressuscité tous les petits hurleurs entendus au
théâtre de drame.
274 THÉÂTRE .CONTEMPORAIN
Mlle Favart, que j'ai vue admirable et presque
adorable dans Dalila, est devenue à la Gaîté une
femme de l'endroit et elle y a perdu sa diction pure,
nette et simple. Sa voix s'embarrassait, hier soir,
dans les longues phrases gongoriques de son rôle,
comme ses pieds dans la queue de ses robes... Ah !
si elle avait vu le magnifique coup de pied, le coup
de pied royal que Mlle Mars, cette reine de la grâce,
envoyait, pour les écarter, aux flots de velours et
de soie qu'elle traînait après elle, Mlle Favart se
serait trouvée, ce soir-là, bien peu duchesse de
Ferrare, comme sous ses cheveux noirs elle est
aussi très peu Lucrèce Borgia, qui était blonde,
et dont une tresse, une seule tresse, a rendu amou-
reux Lord Byron !
A cela près de quelques beaux gestes, sur lesquels
le mélodrame et la Gaîté n'ont pas eu d'influence
encore et qui lui sont restés, elle n'a pas réalisé l'i-
déal que j'attendais d'elle. Le jeune Volny, du Thé-
âtre-Français, faisait Gennaro, et il a montré du feu
deux ou trois fois ; mais qu'il prenne garde aux
mauvaises habitudes du mélodrame ! Elles ont fini
par atteindre un homme de génie dans son art, Fre-
derick Lemaître, qui n'avait pas le génie simplifica-
teur de Talma, lequel serrait son rôle autour de lui
et jouait les coudes au corps, avec des gestes rares,
mais qui, comme le tonnerre sort de la nue, sor-
taient tout à coup de sa toute puissante simplicité.
LUCRÈCE BORGIA 275
Pour ce qui est des autres acteurs de Lucrèce Bor-
gia, je crois qu'ils peuvent demeurer, sans grand
dommage pour leur talent , dans cette tour de la
peste de la déclamation que l'on appelle le mélo-
drame. Ils brillent moins par le talent que par le
costume. Seulement, pourquoi n'en ont-ils qu'un
pendant toute la pièce? Pourquoi n'en changent-ils
pas?... Des seigneurs de cette élégance, de ce luxe,
de cette somptuosité italienne, doivent avoir plus
d'un habit et ne peuvent pas être cousus à perpé-
tuité dans un seul.
Et cela méritait d'autant plus d'être dit, qu'à
mesure que le drame diminue d'âme et de talent le
costume augmente d'importance, et que les meil-
leurs auteurs dramatiques seront prochainement...
les costumiers !
LES FAUSSES CONFIDENCES
PENDANT LE BAL
7 Mars 1881.
I
Le croirez- vous ? Et comment m'y prendre pour
vous conter cela?... J'ai assisté hier soir à une re-
présentation de spectres, — et c'est le théâtre de la
Comédie-Française qui m'a donné ce spectacle fan-
tasmagorique et funèbre !
On y jouait, pour les débuts de Mlle Tholer, les
Fausses Confidences de Marivaux, qu'ils s'obstinent
à jouer au Théâtre-Français, avec l'entêtement de
la Tradition, cette vieille mule aveugle qui veut
toujours passer par où elle a passé déjà. Ils ont
recommencé de jouer cette délicieuse pièce, quoi-
que, maintenant, elle ne soit guères plus compréhen-
sible à qui l'interprète qu'à qui l'écoute. On n'a plus
le sens de Marivaux. Seulement, comme ils n'ont
16
278 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
pas peur des mots dans cette maison d'ensevelis-
seuse du Théâtre-Français, ils ont tracassé dans
celte pièce morte, d'un adorable génie qui n'est
plus et que rien ne peut faire revivre. Marivaux, qui
vient après Molière dans l'ordre du temps, est pour
ceux qui le lisent incomparablement plus vieux que
Molière, toujours jeune, lui, de l'éternelle nature
humaine, dans ses œuvres ; cette nature humaine
qui fait son immortalité ! Marivaux n'a point cette
durée. Il a passé comme la société de son temps,
qu'il a réfléchie dans ce qu'elle eut de plus char-
mant et de plus éphémère ! Son genre de génie, le
plus subtil parfum de ce siècle à parfums, — le
xvme siècle, — et qu'il fit respirer dans les jolis
flacons taillés à facettes de ses comédies, est à pré-
sent évaporé. Ils ont vainement secoué, hier soir,
avec leurs grosses pattes, au Théâtre-Français, un
de ces légers et petits chefs-d'œuvre de flacons qui
ont donné l'ivresse d'un moment à nos pères, et
nous n'avons rien senti du tout !
Ils ont fait ce qu'ils ont pu, cependant. Je veux
être juste. La débutante, Mlle Tholer, qui jouait
Araminte, cette ravissante Araminte, qu'on ne re-
verra plus jamais dans le monde tel qu'il est fait,
hélas ! dans le présent et dans l'avenir, est une lon-
gue jeune personne, très habillée ce soir-là, trop
habillée môme, d'une robe de satin blanc enguir-
landée de roses, astucieusement gonflée, cette robe,
LES FAUSSES CONFIDENCES '-'V.»
qui a bien ses raisons pour cela, et celte longue
jeune personne s'est servie du droit de la jeunesse,
qui permet la platitude des bras et la minceur du
cou, pourvu qu'il soit blanc; mais elle a montré
de beaux yeux très brillants là-haut, au bout de
toutes ces longueurs, et qui y font très bien leur
métier d'étoiles... Il n'y a même qu'eux qui, dans
toute sa personne, aient bien joué... A côté d'elle,
la reine de la fête, il y avait Got, — Got, le meilleur
acteur de la Comédie-Française,— Got, que j'ai ap-
pelé : « l'acteur qui pense », et qui faisait Dubois,
l'impayable Dubois, le valet séducteur pour le
compte des autres, ce diable tentateur de Dubois,
ce Machiavel-Scapin qui sait la politique du cœur
des femmes et dont le César Borgia pour l'heure
n'est qu'un chevalier Grandisson ! Ce Grandisson-là,
ce vertueux, ce respectueux, cet amoureux, brûlant
par dedans, mais transi par dehors, c'est Dorante,
que Laroche a joué sobrement, — et je lui en fais
bien mon compliment ! — modestement, vertueuse-
ment, plus qu'amoureusement, il est vrai, mais avec
une mélancolie de tenue qui était presque du ta-
lent, comme elle était presque de l'amour ! Or, quand
ces trois rôles d'Araminte, de Dubois et de Dorante,
sont joués par des acteurs qui en ont vraiment le
sentiment, la pièce n'a plus besoin de personne.
Les autres acteurs peuvent être impunément mau-
vais. La pièce est sauvée ! Elle a son succès et elle
280
THEATRE CONTEMPORAIN
peut avoir son triomphe. Les Fausses Confidences,
cette morte, qui n'a plus que sa grâce et sa langueur
de morte, des acteurs, s'ils avaient du génie, pour-
raient encore la galvaniser! Ils pourraient dire,
comme le prophète, à ces sveltes et légers osse-
ments : « Levez-vous ! pour nous séduire encore !
« Vous qui avez séduit nos pères, levez-vous ! —
« Levez-vous et séduisez, pour la dernière fois
« peut-être, une génération qui, certes! n'a pas
« été créée pour vous ! »
11
Eh bien, ces thaumaturges, ces acteurs de génie,
ont manqué ce soir... Nous n'avons pas été séduits.
Les Fausses Confidences, jouées par la tradition,
écoutées par la tradition, ont eu leur succès de tra-
dition. On leur a fait l'aumône d'un petit sou d'ap-
plaudissements, et si la pièce méritait davantage,
les acteurs ne valaient pas plus... Je les ai vus et
écoutés comme la salle entière, mais j'ai vu et en-
tendu probablement ce que n'a vu ni entendu la
salle, très morne d'ailleurs, très mal éclairée, et qui
faisait peu d'honneur à ce gazier de M. Perrin. Le
lustre était trop haut et jetait une lueur de cave.
LES FAUSSES CONFIDENCES 281
Or, c'est à cette lueur que mon histoire commence.
C'est à cette lueur que j'ai vu apparaître successi-
vement sur la scène les spectres de cette représen-
tation extraordinaire et fantastique, du moins pour
moi qui la contemplais... Cela s'est produit très na-
turellement, mais très réellement, à mes yeux, avec
un relief surnaturel, tant cela ressemblait à la vie!
Hallucination comme le talent en crée dans les
âmes ! Derrière la débutante de ce soir, derrière
cette Mlle Tholer qui jouait avec la gaucherie et
l'inexpérience de ses vingt ans, j'ai vu tout à coup
se dresser sur la scène le spectre d'une femme qui
n'était plus jeune, elle, mais qui avait plus que les
sots dons de la jeunesse,— qui avait le charme d'un
talent comme on n'en reverra peut-être jamais ! Il
était là, ce spectre terrible pour Mlle Tholer, et pré-
cisément derrière elle, et c'était le spectre de
Mlle Mars, qui écrasait, qui effaçait, qui anéantis-
sait la pauvre enfant assez osée pour jouer ses rô-
les ! Elle la noyait dans une lumière plus grande
que la pâle lumière de la salle. Elle mettait un
geste divin à la place des gestes indécis de la trop
jeune actrice ; et à la place de sa voix de femme,
elle mettait cette voix, que ceux qui l'ont entendue
entendent toujours, cette voix de Mlle Mars, qui,
quand elle vibrait, semblait venir vers nous par un
trou du ciel! Ah ! ce spectre était implacable ! Der-
rière Got aussi, il y avait un autre spectre, un spec-
16.
382 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
tre aussi plus vivant que la vie ! Il y avait le spec-
tre de Monrose, avec sa voix cuivrée qui mordait
dans le mot et qui rendait plus mordante la pensée
de Monrose, l'homme de la verve enragée, l'incen-
diaire de la scène, qui, comme le Diable, laissait sur
les planches du théâtre une flamme allumée partout
où il avait passé! Enfin, derrière Laroche lui-même,
il y avait encore un autre spectre, et c'était celui
de Menjaud, de Menjaud assez beau pour jouer Hip-
polyte dans Racine el tourner toutes les têtes de
belle-mère dans la réalité, de Menjaud qui jouait
les amoureux comme si, pour les jouer, il n'eût pas
fallu être beau ! Je les voyais tous les trois en scène,
ces trois spectres, ces revenants de talent, qui re-
venaient ! Je les entendais. Je jouissais d'eux
comme s'ils avaient été les seuls en scène. Fantô-
mes sortis de leur passé et de leur tombe, reve-
naient-ils pour voir comment on les remplace, pour
regarder à leurs successeurs?... Mais, morts plus
vivants que les vivants, pendant tout le temps qu'a
duré cette pièce morte des Fausses Confidences,
dans laquelle je comparais ces morts qui ne la
jouaient plus aux vivants qui la jouaient, ils ont
aboli tous ces vivants dans ma pensée et ils les ont
tous tués sur place par la force seule du souvenir !
LES FAUSSES CONFIDENCES 283
III
Celte évocation par le souvenir, qui est la seule
gloire de l'acteur quand il a disparu, cette appari-
tion, cette hantise du talent qui n'est plus, et qui
s'impose à nous lorsque les rôles que ce talent
remplissait ne le rappellent que par leur vide, ne
pouvait pas recommencer dans la pièce qui a suivi
les Fausses Confidences. C'était une première re-
présentation, et les deux actrices de cette première
représentation, je ne crois pas que dans trente ans
on se les rappel le, pas plus que la pièce deM.Paille-
ron. Pendant le Bal est une petite Comédie de para-
vent, tombée d'un salon ministériel à la Comédie-
Française, et que le directeur de cette comédie, tou-
jours empressé pour son ministre, a ramassée
comme il eût ramassé son chapeau ! Les deux fem-
mes qui ont passé au fer de leur talent et de leur
diction cette papillote, qui n'a pas frisé, sont
Mme Samary et Mlle Reichemberg, lesquelles ont
fait les deux jeunes filles de Pendant le Bal, l'une
gaîment, l'autre avec mélancolie. Ces deux demoi-
selles sont une antithèse. Mme Samary, dont la
284 LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN
réputation s'est faite parles dents, — des maîtres-
ses dents, il est vrai, — comme, dans le conte
d'Edgar Poe, en a sa fameuse Bérénice, joue la fil-
lette gaie pour les montrer, et Dieu sait avec quelle
largeur elle les montre ! et Mlle Reichemberg la
fillette triste qui n'a rien à montrer ; car elle n'a
plus rien, cette aérienne Mlle Reichemberg, et, sans
les osselets qui résistent, elle serait une vapeur de-
main. Toutes les deux, elles ont débité assez pro-
prement la fadaise rimée de M. Pailleron, dans
laquelle, par parenthèse, il n'y a pas un vers, —
pas un seul vers frappé qui ait du timbre et dont
l'esprit puisse garder et emporter la résonnance.
Avant de jouer les Fausses Confidences, on avait
joué une autre fadaise, intitulée : Chez l'avocat, et
c'est entre ces deux sornettes, à la portée de tout le
monde, qu'on a placé les trois actes de Marivaux, qui
ne sont plus à la portée de personne. Quel encadre-
ment pour un chef-d'œuvre! Eh bien, cette pièce de
Chez l'avocat peut donner à M. Pailleron l'idée, par
la comparaison, qu'il est un bien grand homme !...
C'est inexprimablement mauvais, et dépasse de beau-
coup tout ce que nous avons l'impertinence d'ima-
giner du discernement critique de la Comédie-Fran-
çaise... Cette bêtise est intellectuellement un crime
d'État, même en République, et mériterait un châ-
timent venant de l'État et appliqué vigoureuse-
ment à qui déshonore, par la réception de pareilles
LES FAUSSES CONFIDENCES '!<>
platitudes, le premier théâtre du monde, que Napo-
léon, qui en était si fier, s'il revenait parmi nous, ne
reconnaîtrait plus.
J'ai parlé de spectres. Ah ! c'est celui-là qui
devrait faire trembler dans sa peau M. Perrin !
LE PARISIEN
14 Mars 1881.
I
Les semaines, au théâtre, sont comme les vaches
du songe de Joseph. II y en a de maigres. II y en
a de grasses. La semaine prochaine, il y en aura, à
ce qu'il paraît, une très grasse, — une vraie vache
d'Exposition, qui mettra bas je ne sais combien de
premières représentations encombrantes. Mais en
attendant, en voici une diablement maigre! Les
théâtres dite littéraires, et qui ne le sont pas plus
pour cela, n'ont rien donné du tout dans ces huit
jours qui viennent de s'écouler, et nous sommes bien
obligé de vous parler de la seule chose nouvelle qui
ait paru, aux Nouveautés. Gela s'appelle : le Parisien,
et pourrait s'appeler d'un autre nom. Par le talent,
ce n'est pas une pièce excessivement littéraire que
cette pitrerie dramatique, de peu d'effet quoique
indécente, hein? Mais c'est précisément par là qu'elle
288 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
a peut-être pour la Critique un intérêt et une por-
tée.
Elle datera, ou du moins elle pourrait dater la fin,
par l'ennui, du Naturalisme à la scène ; car c'est
encore un effort pour l'y faire entrer et l'y acclima-
ter, que cette pièce. Les auteurs du Parisien, qui
sont deux, quoique leur trait d'union avertisse que
par l'esprit ils ne sont qu'un, MM. Vast-Ricouard
font partie, comme on sait, de l'état-major de M. Zola
le Busnaché; mais ils ont plus de bravoure que leur
général. Le Busnaché n'aurait pas osé la pièce qu'ils
viennent de faire jouer. Us n'ont pas eu peur de ce
sujet scabreux, et ils sont allés de l'avant, sans crier:
Gare ! car leur titre du Parisien ne le crie pas. On
vient là, on n'est pas prévenu. Si ce titre était le
faux Abailard, il le dirait, et on entrerait ou l'on
n'entrerait pas, mais on serait prévenu. M. Zola, —
le doctrinaire de sa personne, — qui n'a pas même
d'autre doctrine que celle-là, — n'est point ce qu'on
peut appeler un homme gai, un aimable homme gai,
et eux, ses domestiques d'idées, ils le sont ou veu-
lent l'être. Ils ont vu, dans l'intérêt du Naturalisme,
toute l'importance de la gaîté. Ils se sont rappelé
que c'était surtout par la gaîté qu'on prenait le pu-
blic en France, et que même on l'enlevait quand on
l'avait pris. Nous sommes, en France, après tout,
des fils de Rabelais : « Notre Père et Notre Mère à
la fois », a dit Chateaubriand, et quoique appauvri,
LE PARISIEN 289
bien appauvri, notre sang peut pétiller encore à
quelque bonne plaisanterie. Qui sait? il reste peut-
être encore cette anse de la gaîté à ce vieux pot cassé
d'esprit français, qui était autrefois le plus svelte,
le plus léger et le plus charmant des vases, dans
lequel le genre humain tout entier pouvait boire la
joie; aussi les auteurs du Parisien, avant de le faire,
se sont dit que pour pousser le Naturalisme dans
les faveurs du monde, il fallait essayer de la gaîté,
jadis toute-puissante, et ils s'y sont mis à deux
pour en avoir plus.
Les canards se mettent deux pour enlever la tor-
tue. Eh bien, eux aussi, et, ma foi ! je crois même
qu'ils s'y sont mis trois !
11
Mais ils s'y seraient mis quarante, comme à l'A-
cadémie, où l'on n'est pas très gai non plus, qu'ils
n'auraient pas, étant ce qu'ils sont, réussi davan-
tage. Il leur manque le génie de la gaîté. Ce n'est
pas leur faute, à ces naturalistes, qui sont de gros
matériels, s'ils n'ont pas la flamme aérienne de celte
gaîté spirituelle, qui ne serait pas la gaîté si elle
17
290
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
n'était pas spirituelle (ah ! les mots sont des cho-
ses, allez !). Pour eux, pour des naturalistes, ces
culs de plomb, qui crapaudent dans la réalité fan-
geuse ou vulgaire, il n'est pas facile de sortir de
cette immonde glu. On a beau se frotter de vif-
argent et de phosphore, on reste empêtré. On est
Caliban, on ne devient pas Ariel. Ah ! ces natura-
listes du Parisien se sont probablement, dans leur
naturalisme insolent et réformateur, moqués à
quelque jour du vaudeville chez leur patron, qui
ne doit pas l'aimer, qui certainement n'est pas le ver
amoureux de cetLe étoile du vaudeville; car, disparu
maintenant, le vaudeville a été l'une des plus jolies
étoiles du ciel littéraire de la France. Et les en
voilà bien punis I Ils ont appris, par leur propre ex-
périence, que n'est pas vaudevilliste qui veut. Ils
ont voulu être vaudevillistes dans le sujet qu'ils
croyaient le plus audacieux des vaudevilles ; mais
les malheureux sont restés tout à plat ce qu'ils
étaient : les Galibans du naturalisme. Ils sont
restés les Calibans de la gaîté lourde, qui pèse
cinq cents, et de la vulgarité bête, qui ne pèse rien ;
car elle est sucée et vidée par la bouche de tout le
monde. Ils sont restés les Galibans de la gravelure,
de la gravelure aimée de nos pères et qu'ils ont
épaissie à nous en donner mal au cœur ! Ils sont
restés les Galibans (toujours les Galibans!) de la
grivoiserie, qui sait loucher à tout et sauve tout par
LE PARISIEN 291
la légèreté de sa touche, et dont ils ont fait une
grossièreté, avec l'outrance maladroite de gens qui
ne sont pas faits pour faire ce qu'ils font, dans
cette pièce du Parisien, encore plus marseillaise
que parisienne, qui tourne, trois actes durant, sur
la pointe de la même équivoque et dans le sujet le
plus bassement physique et le plus indécemment
matériel que des naturalistes pussent imaginer !
Et de cette comédie qu'on ne pouvait écrire qu'a-
vec les mains ailées de l'esprit le plus fin et de la
légèreté la plus audacieuse, ils en ont fait une co-
médie naturaliste, comme M. Zola a fait une tra-
gédie naturaliste de sa Nana. Ils représentent la
doctrine dans des spécialités différentes. Les deux
messieurs en un du Parisien sont les comiques
du naturalisme, comme M. Zola en est le tragique.
Seulement, eux qui croyaient nous faire rire et
tout emporter par le rire, eux qui n'avaient pas
pris de Busnach pour adoucir la crudité de leurs
indécentes et incroyables plaisanteries, ils ont été
par trop naturalistes ce soir et ils n'ont été que
cela, — c'est-à-dire porcins et ennuyeux. Les
femmes mêmes qui avaient le plus de porte-veines
dans la salle, et qui n'ont pas l'horreur de l'aima-
ble animal qu'elles portent sur elles, ont trouvé
^ue sur la scène il y en avait trop...
292 THÉÂTRE CONTEMPORAIN'
III
Est-ce là un commencement de réaction contre la
littérature de ce temps d'infection littéraire, où le
naturalisme est battu maintenant à plate couture
par la pornographie à laquelle il nous a menés et
devait logiquement nous mener ? Je n'en sais rien,
mais tant mieux si c'en était un ! On n'ose l'espérer,
mais ce qu'il y a de certain, c'est que je ne crois pas
avoir jamais assisté à un spectacle plus lamentable
que celui de celte pièce du Parisien, où tout le monde
semblait morne et lassé, et dégoûté d'entendre tout
ce qui avait été pourtant calculé pour exciter ce
rire... innommable, auquel on avait demandé un
succès. Je n'étais point à la première représentation
du Parisien, et j'ignore l'attitude qu'a eue la salle
de ce jour. Mais je puis affirmer qu'hier soir le si-,
lence — un silence qu'on eût dit attristé — n'a pas!
été coupé par un seul applaudissement venant de
spectateurs, et qu'à une dizaine de reprises des
oh! oh! indignés sont partis des baignoires les plus
obscures. Toutes les physionomies avaient l'exprès
sion de la nausée qui précède l'indigestion ; il était
évident que le public à qui on servait une pareille
LE PARISIEN 293
platée en avait trop mangé et qu'il n'en voulait
plus. Si les auteurs du Parisien étaient hier soir
dans la salle, ils ont pu se convaincre que si la
bêtise est infinie, l'appétit des malpropretés ne l'est
pas.
Il est vrai que, rigoureusement parlant, il n'y en
a qu'une dans celte pièce, mais c'est la pièce elle-
même, c'est le sujet même de la pièce qui est un
puits artésien d'équivoques et de polissonneries
incessantes et perpétuelles, depuis le lever jusqu'au
baissé final du rideau... Elles sont incessantes et
perpétuelles, mais pour cela elles ne supposent pas
grand génie à ceux-là qui les ont inventées ; car
c'est toujours la même plaisanterie, incessamment
et perpétuellement répétée. Et vous allez le com-
prendre tout de suite : car c'est la plaisanterie
qu'on peut faire, et il n'y en a pas deux, sur un
homme qui passe — il faut bien le dire! —pour
eunuque et qui ne l'est pas. Telle est celte pièce,
que je n'analyserai pas davantage, et où l'indécence
et la grossièreté sont surpassées de beaucoup par la
vulgarité, leur reine et maîtresse. La platitude de
l'esprit des auteurs du Parisien se porte en effet sur
le relief de ces choses qu'ils aiment à faire entendre
ou à sous-entendre dans leur pièce, et c'est peut-
être là l'innocence de cotte souillure, qui du moins
n'est pas un danger.
LE KLEPÏITE — MON DEPUTE
LA PRINCESSE GEORGES
LA VISITE DE NOCE
21 Mars 1881.
I
Tout cela le même jour. J'avais bien prévu l'en-
combrement !... Mais les directeurs de théâtre sont
comme les chèvres de La Fontaine sur leur plan-
che. C'est à qui passera des deux bêtes qui se heur-
tent opiniâtrement l'une contre l'autre, ne voulant
pas céder... et c'est le feuilletoniste qui tombe à
l'eau ! L'eau, pour moi, ce soir-là, a été l'Odéon, où
j'ai été noyé d'ennui. Je l'avais, ce soir-là, préféré
au Vaudeville, parce qu'il donnait cette chose rare
maintenant, dans cette famine de pièces : deux
premières représentations, — et que les premières
représentations doivent passer avant les reprises.
296 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Au Vaudeville, dans cette agréable maison du Vau-
deville, on reprenait la pièce d'un expérimenté au
théâtre; la Princesse Georges, de M. Alexandre Du-
mas, classée très haut par l'opinion publique, —
non par moi, — et j'aurais là eu affaire aussi à des
acteurs d'expérience, tandis qu'à l'Odéon, ni ac-
teurs, ni pièces !
Et en effet, le Klephte, de M. Abraham Dreyfus,
n'en est pas une. Ce n'est qu'une piécette, — un
pauvre petit lever de rideau. M. Abraham Dreyfus
travaille, comme on le sait, dans Yinfiniment petit,
et il y a quelquefois des pincées d'esprit et des cha-
touillements de gaîté vive, mais ce soir-là je l'ai
trouvé inférieur à lui-même. Sa comédie miniatu-
resque n'est, à propos du Klephte des Orientales
de M. Hugo :
On ne s'attendait guère
A voir Hugo dans cette affaire !
qu'une chamaillerie entre deux jeunes mariés qui
s'adorent, et une seconde chamaillerie, entée sur la
première, entre deux vieux mariés qui s'adorent
aussi, et c'est là tout ! M. Dreyfus fera donc toujours
un théâtre Séraphin à l'usage des gens du monde ?
Ses pièces ressemblent aux épinglettes de leurs cra-
vates. Seulement, celle-ci n'a pas de pointe! Quant
aux trois actes intitulés: Mon député, titre balourd,
LE KLEPHTE, ETC. ; LA PRINCESSE GEORGES 297
il faut mettre leur réception — même à l'Odéon,
le berceau des enfants qui vagissent! — sur le
compte de l'indisposition momentanée de M. de la
Hounat, roi fainéant pour l'heure, qui pourrait se
faire traîner par des bœufs ; car c'est d'une jambe
qu'il souffre. C'est sa jambe malade qui fait clocher
son théâtre... Il est excusé. « Quand on boîle de la
« jambe, on boîte de l'esprit », a dit Pascal.
IT
Il y avait pourtant, je crois, dans ces infortunés
trois actes, une idée comique, tirée des mœurs ridi-
cules que la politique nous a faites. Ils l'ont vue, ces
jeunes gens ! mais il fallait, pour la développer et en
faire une comédie, d'autres gaillards que des jou-
venceaux débutants qui ont essayé de toucher à un
pareil sujet avec toutes les maladresses de leur inex-
périence. Mon député, qui n'est pas le mien et qui
n'a été celui de personne dans la salle, c'est le pan-
tin de l'électeur. Un type de ce temps d'élection
déshonorée! Ce n'est pas le député du mandat impé-
ratif, le bas valet de qui le nomme, mais c'est une
variété de ce type-là, qui a beaucoup de facettes,
. 17.
298 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
allez ! comme un bouchon de carafe. C'est ce genre
de pantin que l'électeur ne méprise plus, mais
qu'il adore, comme l'enfant adore sa toupie, et jugez
comme il l'aimerait, s'il l'avait faite! Or, c'est le cas
ici. C'est ici l'électeur qui a fait, avec le maquignon-
nage de quatre voix domestiques de majorité, le
pantin qui est sa création, son œuvre, sa propriété,
sa chose et son jouet, qu'il ne quitte plus et qu'il
enveloppe, et qu'il fait tourner et virer à sa guise,
sous le coup de fouet du service rendu ! Certes! cela
pouvait être gai, cela, dans ce temps sans gaîté, et
mordre à pleine bouche et à pleines dents dans nos
plates mœurs comtemporaines. Cela pouvait être,
dans cette époque sans comédie, de la comédie re-
trouvée... Mais, hélas ! cela a été gai d'une autre
gaîté et mordant d'une autre morsure, que les deux
pauvres diables d'auteurs n'avaient ni prévues, ni
voulues... C'était l'affreuse gaîté d'une chose qui
craque et qui rate !
Et le craquement de la pièce a trouvé pour échos
dans la salle des claquements terribles, — de ces
claquements de mains impitoyables, qui sont plus
cruels que les sifflets les plus perçants ; car le sifflet
est un jugement qu'on exécute, tandis que les applau-
dissements de l'ironie sont une insulte, et on les en
a régalés... Pendant un acte et demi on avait écouté
avec la patience de l'ennui, qui, pendant quelque
temps, narcotise. Mais il arrive toujours un moment
LE KLEPHTE. ETC. : LA PRINCESSE GEORGES
où l'esprit narcoliso s'éveille, et finit par se vcngët"
de l'œuvre qui l'ennuie en se moquant atrocement
d'elle et en prenant tout à contre-sens de cette œuvre,
pour s'en venger mieux. Alors le moindre mot, le
moindre geste, le moindre détail dans une situation,
tout enfin devient une occasion de rire, et toute la
salle s'y met, — à rire, — et, de ses mille bouches
ouvertes, elle ne forme plus qu'un seul et épouvan-
table rictus. Alors on interpelle l'acteur, on le prend
à partie, et lui-même rit, comme la salle. Il rit dans
son chapeau, comme j'en ai vu un rire, ce soir-là...
Alors c'est une anarchie de gaîté, un débordement
de gouailleries, une trombe de blagues qui passe
sur tout. Et c'était ainsi, l'autre soir. Dans ce solen-
nel et sépulcral Odéon, on se serait cru à Bobino.
Illusion charmante!
Telle a été la fin de cette pièce, à retirer du théâ-
tre immédiatement si M. de la Rounat n'avait pas
son genre de léthargie, comme le vieux Géronte, dans
le Légataire universel. Sur mon honneur, je pense
assez de bien du directeur de l'Odéon pour croire que
s'il n'avait pas eu mal à la jambe, il l'aurait passée
à cette pièce. Mais elle restera debout. Bafouée la
veille, n'a-t-elle pas été jouée imperturbablement le
lendemain ?... Je trouve, il est vrai, qu'aujourd'hui
elle a été remplacée par les Inutiles. Mais elle doit
revenir. C'est dans la tradition du théâtre actuel,
qui vit du oublie et qui vis-à-vis «lu public a de
300
THEATRE CONTEMPORAIN
singulières impudences. 11 lui ressert très bien le
dîner qu'il a trouvé mauvais et sur lequel il a cra-
ché. Nous-mêmes n'avons pas la durée de nos
dégoûts. Avec nos lâchetés intellectuelles, toute pièce,
quelle qu'elle soit, peut rester insolemment et impu-
némentà la scène. Garibaldi, cette infection de Gari-
baldi, a été joué pendant des mois. Nana persiste
encore malgré le mépris du premier jour, eïlaPrin-
cesse de Bagdad, si furieusement sifflée, continue
d'aller son train devant un public qui ne siffle plus.
Insensibles têtes de bois que nous sommes! Nous
laissons, impassibles, toutes les bêtises frapper sur
nous comme sur des têtes de Turc! Les pièces, qui
tombaient autrefois dans l'éclat d'une grande chute,
n'ont plus même l'énergie de tomber.
ni
La reprise de la Princesse Georges, à laquelle les
deux premières représentations de l'Odéon ont fait
concurrence, ne pouvait avoir pour nous d'intérêt
nouveau que le début de Mlle Legault dans un rùle
tenu autrefois par cette nerveuse et fébrile Desclée,
qui, de passion, montait presque jusqu'à Mme Dor-
LE KLEIMITE, ETC. ; LA PRINCESSE GEORGES 301
val... Si des directeurs de théâtre reprennent les
vieilles pièces, la Critique, plus fière, ne reprend, pas
sur ces vieilles pièces, ses vieux feuilletons. La Prin-
cesse Georges, dans laquelle les esprits sympathi-
ques à l'esprit si peu sympathique de M. Dumas
voient un chef-d'œuvre, n'est pas pour nous comme
pour eux, un chef-d'œuvre dramatique, mais elle
en est un peut-être dans le sens relatif qu'elle nous
donne exactement et en perfection la personnalité
de M. Dumas. Elle nous donne, élevées à leur plus
haute puissance, son absence absolue d'idéal, son
immoralité de moraliste sceptique et brutal, sa sé-
cheresse, qu'on prend pour de la force parce que l'on
confond presque toujours la force avec la dureté,
et enfin la méconnaissance, par cet observateur de
coulisse et de demi-monde, de la bonne compagnie
qu'il veut peindre et dans laquelle il introduit des
personnages qui, évidemment, n'en sont pas. C'est
dans la preuve faite par la Princesse Georges de
tout cela qu'est le chef-d'œuvre de cette pièce, con-
nue et jugée, et sur laquelle, pour nous du moins, il
n'y a pas à revenir. Pour nous, Mlle Legault, jouant
un rôle passionné, difficile et souvent faux, dont on
ne peut sauver la fausseté que si l'on est une grande
actrice, est autrement intéressante à elle toute
seule, dans sa jeunesse et dans ses instincts d'artiste
au début de sa vie théâtrale, que M. Alexandre
Dumas.
302 THEATRE CONTEMPORAIN
Disons d'abord qu'elle a été et qu'elle devait être
un peu la victime de ce rôle ingrat d'une princesse
qui n'est pas une princesse, qui n'est pas non plus
une femme chastement éprise, et qui devrait avoir
deux pudeurs : la pudeur de lajeune fille nouvelle-
ment mariée, vierge d'hier, avec ce reste d'aurore
qui la rose encore, et la pudeur fière de la femme
du noble monde auquel elle appartient et dans le-
quel elle a toujours vécu. L'ardemment passionnée
qu'a inventée M. Dumas dans sa Princesse Georges,
n'a ni l'une ni l'autre de ces deux pudeurs. Mlle Le-
gault, délicieusement jolie partout, mais beaucoup
plus jolie à la scène que de plain-pied, car ses traits
un peu gros quoique très corrects, et qui font l'effet,
vus de près, d'un beau et pur mascaron d'architec-
ture, prennent dans la perspective du théâtre la
finesse d'une distinction suprême; Mlle Legault a,
dans sa jeune personne, tout ce qu'il faut pour
jouer la pudeur troublée de la vierge, transformée
par le mariage et malheureuse par l'amour. Mais la
pudeur fière de la princesse, il faut bien le dire, elle
ne l'a pas à son âge, et dans son monde d'a.-trice
il lui aurait fallu du génie pour la deviner. Si elle
l'avait eue, elle aurait plus de dignité, plus de rete-
nue dans son jeu, des mouvements plus lents, et à
certains moments des attitudes moins caressantes.
Elle a trop versé, pour être bien princesse, du côté
de la conception enflammée de M. Dumas. Plus
LE KLEPHTE, ETC.; LA PRINCESSE GEORGES 303
actrice, clic uuraiL pcul-ùlre résisté davantage à ses
conseils. Mais si, la pudeur fière de la femme du
monde, elle ne l'a pas exprimée comme j'aurais
voulu, elle n'a pu heureusement s'empêcher d'être
assez jeune fille, de physionomie et de tenue, pour
ne pas glisser le charme de la jeune fille, qui touche
toujours un peu à la pudeur, dans les détails les
plus risqués d'un rùle moins pur qu'elle et qu'elle
avait à jouer. C'est par là qu'elle a plu surtout
l'autre soir. C'est par là qu'elle s'est insinuée dans
les cœurs. L'actrice a été moins goûtée en elle que
la jeune fille, et qu'elle ne s'en afflige pas si je le
lui dis franchement aujourd'hui ! la jeune fille qui
nous a enchantés de sa grâce naïve, dans l'appari-
tion de sa jeunesse, ne restera pas là toujours, tandis
que l'actrice doit, elle, y rester, et même y grandir.
Mais n'allez pas croire qu'en cette jeune fille, qui
a résisté aux épaisseurs brûlantes d'un rôle selon
moi mal conçu et dans beaucoup d'endroits gros-
sier, il n'y ait eu que le charme de la jeunesse ! Il y
a eu le talent de l'actrice aussi.
L'actrice a très bien dit la seule belle chose qu'il
y ait dans cette pièce de la Princesse Georges. Elle
a très bien dit d'une voix basse le mot terrible que,
princesse ici, elle se garde bien de dire haut : Va-
t'en, va-t'en, je te chasse ! à cette incompréhensi-
ble Mme de Terremonde qui obéit platement, s'en-
torlille dans sa pelisse et s'en va.
292 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
III
Est-ce là un commencement de réaction contre la
littérature de ce temps d'infection littéraire, où le
naturalisme est battu maintenant à plate couture
par la pornographie à laquelle il nous a menés et
devait logiquement nous mener ? Je n'en sais rien,
mais tant mieux si c'en était un ! On n'ose l'espérer,
mais ce qu'il y a de certain, c'est que je ne crois pas
avoir jamais assisté à un spectacle plus lamentable
que celui de celte pièce du Parisien, où tout le monde
semblait morne et lassé, et dégoûté d'entendre tout
ce qui avait été pourtant calculé pour exciter ce
rire... innommable, auquel on avait demandé un
succès. Je n'étais point à la première représentation
du Parisien, et j'ignore l'attitude qu'a eue la salle
de ce jour. Mais je puis afGrmer qu'hier soir le si-
lence _ Un silence qu'on eût dit attristé — n'a pas
été coupé par un seul applaudissement venant des
spectateurs, et qu'à une dizaine de reprises des :
oh! oh! indignés sont partis des baignoires les plus
obscures. Toutes les physionomies avaient l'expres-
sion de la nausée qui précède l'indigestion ; il était
évident que le public à qui on servait une pareille
LE TARISIEN 293
platée en avait trop mangé et qu'il n'en voulait
plus. Si les auteurs du Parisien étaient hier soir
dans la salle, ils ont pu se convaincre que si la
bêtise est infinie, l'appétit des malpropretés ne l'est
pas.
Il est vrai que, rigoureusement parlant, il n'y en
a qu'une dans cette pièce, mais c'est la pièce elle-
même, c'est le sujet même de la pièce qui est un
puits artésien d'équivoques et de polissonneries
incessantes et perpétuelles, depuis le lever jusqu'au
baissé final du rideau... Elles sont incessantes et
perpétuelles, mais pour cela elles ne supposent pas
grand génie à ceux-là qui les ont inventées ; car
c'est toujours la même plaisanterie, incessamment
et perpétuellement répétée. Et vous allez le com-
prendre tout de suite : car c'est la plaisanterie
qu'on peut faire, et il n'y en a pas deux, sur un
homme qui passe — il faut bien le dire! —pour
eunuque et qui ne l'est pas. Telle est cette pièce,
que je n'analyserai pas davantage, et où l'indécence
et la grossièreté sont surpassées de beaucoup par la
vulgarité, leur reine et maîtresse. La platitude de
l'esprit des auteurs du Parisien se porte en effet sur
le relief de ces choses qu'ils aiment à faire entendre
ou à sous-entendre dans leur pièce, et c'est peut-
être là l'innocence de cette souillure, qui du moins
n'est pas un danger.
LE KLEPIITE — MON DÉPUTÉ
LA PRINCESSE GEORGES
LA VISITE DE NOCE
21 Mars 1881.
I
Tout cela le même jour. J'avais bien prévu l'en-
combrement !... Mais les directeurs de théâtre sont
comme les chèvres de La Fontaine sur leur plan-
che. C'est à qui passera des deux bêtes qui se heur-
tent opiniâtrement l'une contre l'autre, ne voulant
pas céder... et c'est le feuilletoniste qui tombe à
l'eau ! L'eau, pour moi, ce soir-là, a été l'Odéon, où
j'ai été noyé d'ennui. Je l'avais, ce soir-là, préféré
au Vaudeville, parce qu'il donnait cette chose rare
maintenant, dans cette famine de pièces : deux
premières représentations, — et que les premières
représentations doivent passer avant les reprises.
2 "', THEATRE CONTEMPORAIN
Au Vaudeville, dans celte agréable maison du Vau-
deville, on reprenait la pièce d'un expérimenté au
théâtre: la Princesse Georges, de M. Alexandre Du-
mas, classée très haut par l'opinion publique, —
non par moi, — et j'aurais là eu affaire aussi à des
acteurs d'expérience, tandis qu'à l'Odéon, ni ac-
teurs, ni pièces !
Et en effet, le Klephte, de M. Abraham Dreyfus,
n'en est pas une. Ce n'est qu'une piécette, — un
pauvre petit lever de rideau. M. Abraham Dreyfus
travaille, comme on le sait, dans Y infiniment petit,
et il y a quelquefois des pincées d'esprit et des cha-
touillements de gaîlé vive, mais ce soir-là je l'ai
trouvé inférieur à lui-même. Sa comédie miniatu-
resque n'est, à propos du Klephte des Orientales
de M. Hugo :
On ne s'attendait guère
A voir Hugo dans celte affaire!
qu'une chamaillerie entre deux jeunes mariés qui
s'adorent, et une seconde chamaillerie, entée sur la
première, entre deux vieux mariés qui s'adorent
aussi, et c'est là tout ! M. Dreyfus fera donc toujours
un théâtre Séraphin à l'usage des gens du monde ?
Ses pièces ressemblent aux épinglettes de leurs cra-
vates. Seulement, celle-ci n'a pas de pointe ! Quant
aux trois actes intitulés: Mon député, titre balourd,
LE KLEPHTE, ETC. ; LA PRINCESSE GEORGES 297
il faut mettre leur réception — même à l'Odéon,
le berceau des enfants qui vagissent! — sur le
compte de l'indisposition momentanée de M. de la
Hounat, roi fainéant pour l'heure, qui pourrait se
faire traîner par des bœufs ; car c'est d'une jambe
qu'il souffre. C'est sa jambe malade qui fait clocher
son théâtre... Il est excusé. « Quand on boîte de la
« jambe, on boîte de l'esprit », a dit Pascal.
II
Il y avait pourtant, je crois, dans ces infortunés
trois actes, une idée comique, tirée des mœurs ridi-
cules que la politique nous a faites. Ils l'ont vue, ces
jeunes gens ! mais il fallait, pour la développer et en
faire une comédie, d'autres gaillards que des jou-
venceaux débutants qui ont essayé de toucher à un
pareil sujet avec toutes les maladresses de leur inex-
périence. Mon député, qui n'est pas le mien et qui
n'a été celui de personne dans la salle, c'est le pan-
tin de l'électeur. Un type de ce temps d'élection
déshonorée! Ce n'est pas le député du mandat impé-
ratif, le bas valet de qui le nomme, mais c'est une
variété de ce type-là, qui a beaucoup de facettes,
. 17.
298 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
allez ! comme un bouchon de carafe. C'est ce genre
de pantin que l'électeur ne méprise plus, mais
qu'il adore, comme l'enfant adore sa toupie, et jugez
comme il l'aimerait, s'il l'avait faite ! Or, c'est le cas
ici. C'est ici l'électeur qui a fait, avec le maquignon-
nage de quatre voix domestiques de majorité, le
pantin qui est sa création, son œuvre, sa propriété,
sa chose et son jouet, qu'il ne quitte plus et qu'il
enveloppe, et qu'il fait tourner et virer à sa guise,
sous le coup de fouet du service rendu ! Certes! cela
pouvait être gai, cela, dans ce temps sans gaîté, et
mordre à pleine bouche et à pleines dents dans nos
plates mœurs comtemporaines. Cela pouvait être,
dans celte époque sans comédie, de la comédie re-
trouvée... Mais, hélas ! cela a été gai d'une autre
gaîté et mordant d'une autre morsure, que les deux
pauvres diables d'auteurs n'avaient ni prévues, ni
voulues... C'était l'affreuse gaîté d'une chose qui
craque et qui rate !
Et le craquement de la pièce a trouvé pour échos
dans la salle des claquements terribles, — de ces
claquements de mains impitoyables, qui sont plus
cruels que les sifflets les plus perçants ; car le sifflet
est un jugement qu'on exécute, tandis que les applau-
dissements de l'ironie sont une insulte, et on les en
a régalés... Pendant un acte et demi on avait écouté
avec la patience de l'ennui, qui, pendant quelque
temps, narcotise. Mais il arrive toujours un moment
LE KLEPHTE, 1. 1 « . : I \ PRINCESSE GEORGES 200
où l'esprit narcolisé s e\ cille, et finit par se v
de l'œuvre qui l'ennuie en se moquant atrocement
d'elle et en prenant tout à contre-sens de celte œuvre,
pour s'en venger mieux. Alors le moindre mot, le
moindre geste, le moindre détail dans une situation,
tout enfin devient une occasion de rire, et toute la
salle s'y met, — à rire, — et, de ses mille bouches
ouvertes, ell<* ne forme plus qu'un seul et épouvan-
table rictus. Alors on interpelle l'acteur, on le prend
à partie, et lui-même rit, comme la salle. 11 rit dans
son chapeau, comme j'en ai vu un rire, ce soir-là...
Alors c'est une anarchie de gaîté, un débordement
de gouailleries, une trombe de blagues qui passe
sur tout. Et c'était ainsi, l'autre soir. Dans ce solen-
nel et sépulcral Odéon, on se serait cru à Bobino.
Illusion charmante !
Telle a été la fin de cette pièce, à retirer du théâ-
tre immédiatement si M. de la Rounat n'avait pas
son genre de léthargie, comme le vieux Géronte, dans
le Légataire universel. Sur mon honneur, je pense
assez de bien du directeur de l'Odéon pour croire que
s'il n'avait pas eu mal à la jambe, il l'aurait passée
à cette pièce. Mais elle restera debout. Bafouée la
veille, n'a-t-elle pas été jouée imperturbablement le
lendemain ?... Je trouve, il est vrai, qu'aujourd'hui
elle a élé remplacée par les Inutiles. Mais elle doit
revenir. C'est dans la tradition du théâtre actuel,
qui vit du oublie et qui vis-à-vis du public a de
300
THEATRE CONTEMPORAIN
singulières impudences. 11 lui resserl très bien le
dînerqu'il a trouvé mauvais et sur lequel il a cra-
ché. Nous-mêmes n'avons pas la durée de nos
dégoûts. Avec nos lâchetés intellectuelles, toute pièce,
quelle qu'elle soit, peut rester insolemment et impu-
nément à la scène. Garibaldi, cette infection deGari-
baldi, a été joué pendant des mois. Nana persiste
encore malgré le mépris du premier jour, et la Prin-
cesse de Bagdad, si furieusement sifflée, continue
d'aller son train devant un public qui ne siffle plus.
Insensibles têtes de bois que nous sommes! Nous
laissons, impassibles, toutes les bêtises frapper sur
nous comme sur des têtes de Turc! Les pièces, qui
tombaient autrefois dans l'éclat d'une grande chute,
n'ont plus même l'énergie de tomber.
111
La reprise de la Princesse Georges, à laquelle les
deux premières représentations de l'Odéon ont fait
concurrence, ne pouvait avoir pour nous d'intérêt
nouveau que le début de Mlle Legault dans un rùle
tenu autrefois par cette nerveuse et fébrile Desclée,
qui, de passion, montait presque jusqu'à Mme Dor-
r.K KLEPHTE, ETC. ; LA PRINCESSE GEORGES 301
val... Si (les directeurs de théâlre reprennent les
vieilles pièces, la Critique, plus fière, ne reprend, pas
sur ces vieilles pièces, ses vieux feuilletons. La Prin-
cesse Georges, dans laquelle les esprits sympathi-
ques à l'esprit si peu sympathique de M. Dumas
voient un chef-d'œuvre, n'est pas pour nous comme
pour eux, un chef-d'œuvre dramatique, mais elle
en est un peut-être dans le sens relatif qu'elle nous
donne exactement et en perfection la personnalité
de M. Dumas. Elle nous donne, élevées à leur plus
haute puissance, son absence absolue d'idéal, son
immoralité de moraliste sceptique et brutal, sa sé-
cheresse, qu'on prend pour de la force parce que l'on
confond presque toujours la force avec la dureté,
et enfin la méconnaissance, par cet observateur de
coulisse et de demi-monde, de la bonne compagnie
qu'il veut peindre et dans laquelle il introduit des
personnages qui, évidemment, n'en sont pas. C'est
dans la preuve faile par la Princesse Georges de
tout cela qu'est le chef-d'œuvre de cette pièce, con-
nue et jugée, et sur laquelle, pour nous du moins, il
n'y a pas à revenir. Pour nous, Mlle Legault, jouant
un rôle passionné, difficile et souvent faux, dont on
ne peut sauver la fausseté que si l'on est une grande
actrice, est autrement intéressante à elle toute
seule, dans sa jeunesse et dans ses instincts d'artiste
au début de sa vie théâtrale, que M. Alexandre
Dumas.
3U THÉÂTRE CONTEMPORAIN
endroits, il ne savait pas très bien son rôle, ce qui
est naturel aussi, mais il s'est naturellement rattra-
pé avec la souplesse et l'aplomb d'un acteur qui se
sent toujours à l'aise et qui n'a de disgrâce jamais.
Une débutante, Mlle Mary Jullien, nerveuse et vi-
brante (fanfare par là plus que la pièce), s'est bien
ajustée à son rôle de Miss Fanfare, et elle 1 a fait
valoir par la manière dont elle l'a presque emporte.
On m'a dit que cette jeune fille avait étudié pour
la tragédie. Elle a une bouche très fière et taillée en
arc qui doit lancer le vers comme une flèche. Quant
à Mlle Tessandier, qui jouait la cocotte contre la
femme mariée, - la fille contre la femme, -e e
frappait beaucoup, dans sa vulgarité sombre, et elle
a dit très bien son mot : « J'ensuis ! » mais avec moins
d'énergie que cette Mme Bordas, à présent disparue,
qui le disait si bien dans sa chanson de la Canaille :
De la canaille! Eh bien, f en suis!
Elles en sont toutes deux, quand elles le disent,
mais Mme Bordas le disait mieux !
PAS DE FEUILLETON!
4 Avril 188 1.
I
Nous pourrions aujourd'hui rester parfaitement
tranquille et les bras croisés, regardant à l'horizon
venir la pièce qui ne vient pas... Pour faire un
feuilleton dramatique, il faut, en effet, une pièce,
et celte semaine il n'y en a point. Or, la Critique ne
s'invente pas... Aujourd'hui donc, pas de pièce ! La
marée manque. Le rôti manque. Mais ne croyez
pas que pour cela la Critique va se passer sa plume
au travers du corps, comme Vatel son épée ! Elle
n'a jamais de ces désespoirs, la Critique. Elle sait
que son moment arrive toujours. Aujourd'hui, elle
n'a rien à se mettre sous la dent et sous l'ongle ; la
semaine qui vient de s'écouler n'est pas seulement
une de ces vaches maigres dont nous vous parlions
l'autre jour : c'est une vache stérile! Mais à une
certaine hauteur, qu'importe à la Critique! « Où il
316 THÉATRK CONTEMPORAIN
« n'y a rien, le Roi perd son droit », dit le vieux
proverbe, qui sent son vieux républicain et dont nous
nous moquons bien au Triboulet! Au Triboulet, le
Roi ne perd jamais son droit. Quelquefois il a pu
perdre son action, hélas ! mais son droit, jamais ! et
la Critique non plus. Seulement, la Critique, plus
heureuse que le Roi, transpose son action au lieu
de la perdre, et quand elle n'a plus, comme aujour-
d'hui, de pièces à juger, elle juge le théâtre, ce
théâtre appauvri et stérilisé qui n'en donne plus.
Autrefois, il n'y a pas longtemps encore, le théâtre,
chaque semaine, pullulait. Réchauffé et fécondé par
ce public de décadence qui l'adore, comme tous les
publics de décadence, il produisait énormément, —
et si ce n'étaient pas des chefs-d'œuvre que ce qu'il
produisait, on sentait pourtant, aux œuvres qu'il
nous donnait, dans ceux-là même qui travaillaient
pour lui, une certaine puissance inspirée par la cer-
titude du succès. Aussi les esprits se précipitaient-
ils tous vers le théâtre, parce qu'en effet rien de plus
facile que d'y réussir... Les grandes réputations
dramatiques, montées comme un soufflé, et qui
déjà s'aplatissent de même : les Augier, les Sardou,
les Dumas, ont été des gloires momentanées d'une
facilité à dégoûter de la gloire les esprits de quelque
fierté. Mais cela même, — cette facilité de conquête
dans la renommée et dans les pièces de cent sous
plus précieuses, et dans lesquelles, d'ailleurs, cette
PAS DE FEUILLETON '!17
gloire se résumait toujours, — celle facilité n'est plus
maintenant capable de féconder la tète vidée de
ceux qu'elle inspira naguôres et la tète vide de ceux
qui leur ont succédé et qui ne les remplaceront pas.
II
Et voilà la raison suprême pour laquelle le théâ-
tre ne peut plus rien produire ! Il périt par le vide
des esprits. Voilà pourquoi, à ce moment du siècle,
il est aussi pauvre et aussi stérile que ce triste siè-
cle, pauvre en tout: en littérature, en politique, en
arts, en hommes, et qui doit mourir de celle pau-
vreté ; car les peuples ne meurent jamais que de
cela. Ce n'est pas 1 epée qui tue les peuples. C'est
la pauvreté et la famine. Et nen pas la pauvreté et
la famine comme l'entendent les économistes qui
écrivent l'Histoire, mais la pauvreté et la famine
intellectuelles de toutes leurs facultés épuisées. C'est
par là que meurent toutes les sociétés qui furent, un
jour, de grandes civilisations. L'homme, avant de
mourir, revenu à l'eufant, devient bête, et le théâ-
tre le devient en ce moment, parce que, chaque jour,
sa fin approche. Le premier des arts intellectuels
18.
318 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
dans l'ordre du temps, il doit mourir nécessairement
le premier, et pour l'instant, il agonise...
11 périt également et par les œuvres et par les
hommes, — les hommes devenus absolument impuis-
sants à faire œuvre qui vaille dans cet art, aussi
impuissant qu'eux ! Vous le voyez, les œuvres mê-
mes ne viennent plus ! Jamais leur rareté n'a été
plus grande. Depuis que la saison théâtrale est
commencée, depuis plus de quatre mois on n'avait
vu au théâtre une aussi effroyable, une aussi déso-
lante aridité. On n'y a vécu que sur Nana, tirée
d'un roman, par conséquent d'invention dramatique
parfaitement nulle, et sur la Princesse de Bagdad,
sifflée et pourtant maintenue au théâtre, parce qu'il
n'y a pas d'autre pièce pour l'en chasser. Allez ! s'il
y en avait, depuis longtemps elle n'y serait plus.
Divorçons, à proprement parler, n'est pas une pièce.
Elle n'en est une qu'à malproprement parler. C'est
une exhibition de gestes et de plaisanteries que
devait avidement rechercher le noble siècle dont les
femmes portent des cochons en guise d'amulettes !
En dehors de ces trois pièces, réduites à ce qu'elles
sont, qu'avons-nous eu au théâtre qui puisse nous
faire croire que l'Art dramatique ait de la vie dans
les veines pour longtemps encore?... Ni pièce qui
promette un homme, ni homme qui promette une
pièce, ne s'est imposé au public en autorisant une
espérance. Certes! la littérature des livres est présen-
pas m; FEUILLETON 310
Lemenl bien médiocre, mais, comparée à la lilléra-
ture dramatique, elle est d'une évidente supériorité.
Prenez les livres qui s'éditent, et mettez-les en re-
gard des pièces qui se jouent ! Et les livres pourtant
qui s'éditent ne se font pas, eux, pour ce qu'ils rap-
portent, tandis que les pièces de théâtre, même les
plus vulgaires et les plus courtes, tentent les esprits
sordides et bas de la génération actuelle par la pers-
pective de ce qu'elles peuvent rapporter.
III
Mais cette tentation ne suffit même plus. Tout
puissant à d'autres époques, l'Art dramatique em-
portait, comme un astre dans son orbite, toutes les
imaginations. Aujourd'hui, tombé de sa hauteur
d'Art dans l'abjection d'une industrie à laquelle l'Art
se mêle, il est vrai, plus ou moins, il n'a plus même
assez de virtualité industrielle pour exciter dans les
esprits qui s'en occupent l'effort volontaire et sou-
tenu qu'il faudrait, je ne dis pas pour faire un chef-
d'œuvre, mais seulement pour faire une bonne
pièce... Celles qu'on fait maintenant méritent-elles
ce modeste nom ? Les succès d'estime, comme on
disait jadis, ne sont-ils pas à présent aussi rares que
320 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
les succès d'admiralion et d'enthousiasme? Ou plu-
tôt y a-l-il succès? Gela peut-il s'appeler un suc-
cès, l'accueil que fait le public à toute pièce? Le
public de ces pièces ne ressemble-t-il pas aux au-
teurs de ces pièces, et n'a-t-il pas, comme eux, cette
lassitude et cet ennui que produit un Art qui se
meurt de vieillesse, et qui, pour vivre encore ou
faire mine de vivre, est obligé de revenir à des si-
tuations et des combinaisons profondément usées
et auxquelles le génie même de Shakespeare ou de
Molière n'ajouterait pas?
Tel est l'état présent du théâtre, et cet état pré-
sent, il faut bien le dire, c'est sa mort prochaine.
C'est la mort du théâtre ! Je ne dis pas la mort des
spectacles. Des spectacles, nous en aurons toujours !
Mais c'est la mort du théâtre par le fait de sa con-
ception définitivement épuisée. J'ai souvent, dans
les feuilletons du Triboulet, laissé entrevoir cette
idée, qui n'est pas gaie pour un joyeux bouffon
comme lui, que le théâtre en était à sa dernière
heure. Mais aujourd'hui, dans son absence de pièce
jouée pendant toute une semaine, — symptôme de
défaillance qui, croyez-le ! va se répéter, —j'ai pro-
fité du papier blanc qu'il me laissait pour le montrer
mieux.
LA REINE DES HALLES
THÉRÉSA
11 Avril 1881.
I
C'était lundi — c'est-à-dire il y aura huit jours
lorsque ce feuilleton paraîtra — qu'ils ont inau-
guré ce nouveau théâtre qui s'appelait autrefois le
Théâtre des Menus-Plaisirs, et qui sera peut-être
désormais le théâtre des grands. Son premier soir,
d'excellent augure, en a été comme la promesse...
Parmi tant de théâtres qui défaillent et qui meu-
rent, celui qui vient de naître est vivant, et quand
la vie est quelque part, elle a son magnétisme et sa
contagion, et nous avons tous senti, lundi soir, l'é-
lectrique influence de cette vie subite et rare à
laquelle, depuis longtemps, nous n'étions plus
accoutumés. Le public, cet instrument aux cordes
détendues par l'ennui des pièces qu'on lui joue, mais
qui ne demande pourtant qu'à retentir, a vibré
lundi sous le multiple archet de cette musique, de
ces chansons, de ces acteurs, de ce spectacle ! Il y a
822 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
eu, entre lui et le théâtre qui commençait si bien,
une harmonie instantanée et soutenue, et les cou-
des qui se touchaient, dans la salle remplie, avec de
joyeux frémissements de plaisir, en disaient encore
plus long que les mains qui applaudissaient. Ils
disaient l'émotion même qu'on éprouvait, et les
applaudissements n'en disent que la reconnais-
sance !
L'âme de tout cela, il est vrai, a été Thérésa,
l'âme immortelle de Thérésa, que ni les années, ni
le succès, ni la popularité, ces choses terribles qui
usent les âmes, n'ont pas usée, et qui, parle renou-
vellement de la première impression qu'elle me
causa quand je l'entendis pour la première fois, a
toujours pour moi l'air et le charme du plus déli-
cieux des débuts! C'est elle qui jouait la Reine des
Halles, dans cette pièce qu'on a dû faire pour elle,
et elle a été, ce soir-là, la reine attendue et accla-
mée de ce théâtre qui attend aussi son roi ; car
on parle de l'engagement de Paulin Ménier, — l'ac-
teur le plus fait pour partager avec elle la royauté
de ce théâtre nouveau. Thérésa et Paulin Ménier!
deux forces dramatiques qui s'adosseraient si
robustement et si triomphalement l'une à l'autre,
comme les supports de l'écusson de la Comédie-
Parisienne, qui vient de repeindre avec tant d'éclat
et de rajeunir son antique blason effacé.
La Comédie-Parisienne, qui ne sera pas, nous
THÊRÊSA 323
l'espérons bien, seulement parisienne, quel bon
nom de Ihéàtre pour tous ceux-là qui en ont assez
du pauvre vieux drame qui croule de toutes parts,
exactement comme la 'pauvre vieille tragédie qu'il
avait fait crouler ! Débris sur débris, entassement
de ruines sur lesquelles nous nous préparons à
danser.
Il
Car la Comédie-Parisienne, si on la prend au mot,
nous donnera la comédie sans épilhète, cette comé-
die qui, s'il lui en faut une absolument, pourrait
s'appeler la comédie très française, allant du vau-
deville jusqu'à l'opérette, mais ne se dispensant pas
d'avoir de l'esprit sous prétexte de musique ou
sous prétexte de spectacle, — qui est de la musique
encore : car le spectacle est la musique des yeux !...
Nous aurons l'un et l'autre ici, je le veux bien,
mais dans une juste proportion et à condition que
cette comédie-là, sur laquelle nous comptons, se
rappellera surtout, ainsi qu'à nous, qu'elle est la
fille de cette chose si française, si profondément et
tout à la fois si légèrement française, qu'on appelle
324 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
le vaudeville, ce genre charmant de comédie que
l'esprit français, qui s'est trahi lui-même en l'aban-
donnant, a si bêtement abandonné ! Depuis long-
temps, en effet, il n'existe plus, et nous voudrions le
voir revivre. Il y a bien encore un théâtre du Vau-
deville, que je m'obstine à trouver, moi, dans sa
direction et dans l'ensemble de ses acteurs, supé-
rieur au majestueux Théâtre-Français, qui marche
sur son ancienne gloire comme les femmes mala-
droites marchent sur leur queue. Mais ce théâtre
du Vaudeville fait anachronisme avec son nom, et
si la Comédie-Parisienne que voici ne le porte pas,
elle peut, du moins, se montrer digne de le porter.
La Reine des Halles, qu'elle vient de nous donner,
est une opérette, mais, comme toute opérette, elle
n'est au fond qu'un vaudeville renforcé d'une musi-
que et d'un spectacle que le vaudeville primitif ne
connaissait pas. Seulement, toute opérette qu'elle
est par la musique et par l'étalage du spectacle, la
Reine des Halles est, par l'observation, la gaîté
vraie et quelquefois l'attendrissement, bien au des-
sus des affreuses bouffonneries imbécilles qui met-
taient le bon sens et jusqu'à la poésie en pièces, et
qu'a réchauffées trop longtemps des sons de sa mu-
sique Offenbach, ce Lully de l'encanaillement.
Les auleurs de la Reine des Halles sont restés,
eux, dans l'observation et dans la réalité de la comé-
die, en nous offrant le tableau exact de la Halle de
THÉRÉSA 325
Paris et de ses mœurs. C'est sur ce fonds-là qu'ils
ont été— je leur en fais bien mon compliment ! —
des vaudevillistes, et des vaudevillistes spirituels,
et qu'ils ont enlevé sur ce fonds ardemment peint et
brillamment varié leur pièce, cette pièce à laquelle
ils n'auraient peut-être pas pensé s'ils n'avaient
pas eu sous la main une actrice comme Thérésa.
III
Car elle est maintenant une actrice, cette femme
qui a commencé par n'être qu'une chanteuse, — et
une chanteuse de café chantant I Elle est mainte-
nant une fière et grande actrice ! Elle l'est devenue,
ou plutôt elle l'était déjà, comme elle était une chan-
teuse, sans se douter du talent qui dormait en elle
et qui, au premier mot chanté par elle, s'est tout à
coup éveillé comme une Aurore qui allait devenir
le jour 1 La caractéristique de Thérésa, —je l'ai dit
ailleurs, dans cette Veilleuse allumée à la Lanterne
de Rochefort et maintenant éteinte, et qui pour
Thérésa eut une minute l'éclat d'une torche ; — la
caractéristique de Thérésa, de celte femme naïve et
savoureuse comme l'eau des sources, c'est la beauté
19
326 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
de l'instinct, la beauté de l'instinct qui est sa jus-
tesse, et qui, du premier jaillissement, lui fit dépas-
ser en hauteur toutes les cantatrices et leurs métho-
des, et qui maintenant l'a faite actrice à rendre
jalouses toutes les actrices de talent, de réflexion,
d'effort et d'études !
Je l'ai vue, et je puis dire retrouvée, lundi soir.
Depuis l'écroulement de l'Empire et sa gloire de
chanteuse à elle, qui ne s'était pas écroulée et qu'elle
avait arrachée, à force de talent, à cette bégueule
d'opinion publique qui longtemps, disons le mot
fangeux, la traita de canaille, je ne l'avais pas vue,
mais, certes ! je ne l'avais pas oubliée. Les envieux,
ou plutôt les envieuses qu'elle a l'honneur d'avoir,
m'avaient raconté que cette maigre cigale sonore,
dont les Alcibiades d'Athènes auraient mis l'image
dans leurs cheveux, était devenue ce quelque chose
de lourd, d'empâté, de gras, d'informe et presque
de difforme, qui avait étouffé la beauté royale de
Mlle Georges ; mais quels n'ont pas été mon éton-
nement et ma joie quand je l'ai retrouvée, cette
svelte et peut-être trop svelte des anciens jours, une
femme physiquement accomplie, poussée dans la
chair qui lui manquait autrefois comme dans le
talent qui ne lui manquait pas, et auquel elle avait
ajouté. Je l'ai retrouvée aussi spontanée, aussi ins-
tinctive qu'elle l'était, aussi native et géniale de
talent que l'eau est de l'eau, et j'en ai été d'autant
THÉRÉSA 327
plus heureux qu'à cette bombe d'artiste, quand elle
s'éleva pour éclater, j'avais tracé sa parabole !
Je l'avais devinée. Je lui avais dit, j'avais été le pre-
mier à lui dire : « Si le Théâtre-Français n'était pas
si bête, il vous dirait : Jouez-moi donc Dorine, dans
Tartuffe! Et vous ferez courir tout Paris à Tartuffe,
comme Rachel le fit courir à Andromaque, l'ins-
tinctive Rachel qui n'en savait pas plus que vous ! »
• Mais le Théâtre-Français, qui croyait à Sarah
Bernhardt, n'était pas capable de seulement entre-
voir l'actrice cachée dans la chanteuse et qui ne
demandait qu'à en sortir ! Le Théâtre-Français,
parmi les théâtres c'est l'Académie. Il a la cécité
de regard des quarante Quinze- Vingt de l'Acadé-
mie, et il est aussi gourmé et pédant qu'eux. Thé-
résa, ignorée de ce vieil aveugle de Théâtre-Fran-
çais, et qui sait ? peut-être méconnue, a dû long-
temps chercher, çà et là, en vain, un théâtre assez
large pour elle, et c'est enfin la Comédie-Parisienne
qui le lui a donné... Elle y a joué la Reine des Hal-
les avec le talent de chanteuse qu'on lui connaissait;
mais la chanteuse n'a étonné personne : on s'est
livré une fois déplus à cette chanteuse qui donne un
plaisir si près du bonheur quand on l'écoute. Mais
c'est l'actrice qui a dû étonner tout le monde. C'est
l'actrice qui a pris l'admiration avec puissance, et
qui l'eût forcée, cette admiration parfois rebelle, si
elle avait fait seulement mine de résister.
328
THEATRE CONTEMPORAIN
IV
Mais elle n'a pas résisté. L'actrice a été applau-
die encore plus que la chanteuse, et même, quand
on a applaudi la chanteuse, c'est encore, dans la
chanteuse, l'actrice qu'on applaudissait. L'actrice,
en effet, a été nettement supérieure. Les auteurs de
la Reine des Halles avaient parfaitement vu que
Thérésa, la forte artiste populaire, pouvait être une
poissarde sublime et charmante, et pour qu'elle le
fût ils avaient composé très habilement pour elle
un rôle qui devait mettre en relief les qualités qui
l'ont toujours distinguée : la rondeur, la verve fa-
milière, la vaillance, la franchise, la cordialité. Ils
avaient même deviné qu'il y avait dans le fond de
son talent, à cette fille plantureuse, à ce puits arté-
sien de facultés, des sources encore inconnues de
tendresse, et ils ont fait de la femme qui chantait
si bien autrefois : Cest pour l'enfant ! une robuste
mère, divine de faiblesse maternelle.
Seulement, ils n'avaient pas besoin de cette intel-
ligence qui a compris toutes les ressources du talent
de Thérésa. Ils n'avaient pas besoin de se donner
tant de peine pour faire sortir de la chanteuse la
grande actrice. C'est dans la partie de son rôle qui
n'est pas écrite que Thérésa s'est le mieux révélée,
TIIKRÉSA 329
lundi soir. Elle a eu des gesles d'une noblesse éton-
nante, des gestes d'une beauté d'enveloppement à
ceindre toute la salle, et d'une puissance à l'empor-
ter!
Elle a eu enfin les gestes de ses bras, qui sont
toujours, eux et ses mains, des bras et des mains
de princesse, que la manière dont elle jouait son
rôle de poissarde pouvait seule faire oublier. J'ai
entendu dire autour de moi à quelques femmes
qu'elle avait perdu je ne sais quelles notes dans
l'étendue de sa voix ; mais elle a prouvé, pendant
toute la pièce, que sans voix même elle chanterait
encore le couplet avec le charme de sa manière in-
comparable, et qu'elle pourrait réaliser le mot si
profond de Choron qu'il en paraît fou : « On peut
« chanter avec les genoux. »
Et voilà aujourd'hui ce que je voulais dire de
Thérésa. Je reviendrai, sans nul doute, à cette
femme surprenante. Seulement, ce que je demande
pour elle aux auteurs qui vont lui faire des rôles
dont cette Reine des Halles est le premier, c'est de
lui en faire dans un autre accent que celui-ci. J'ai-
merais à la voir lutter contre des rôles moins en
accord parfait avec sa nature, pour savoir ce que
pourrait nous donner cette fille qui n'a rien fait
pour être ce qu'elle est, et qui n'a eu pour bercer son
enfance et ses facultés ignorantes, ô poésie ! que
les sons du violon de son père le ménétrier.
MADAME DE MAINTENU N
19 Avril 1881.
1
Il fallait du courage et presque de l'audace pour
prendre à l'Histoire, où sa grandeur est discutée et
niée par des plumes terribles, et mettre à la scène
la femme historique qui a porté ce nom. Cependant,
il y a six ans, un jeune poète, jeune encore au
moment où j'écris et dont le premier succès avait été
un succès de théâtre, quoique la pièce à laquelle il
le dut {le Passant) fût plus un dialogue poétique
qui enleva les imaginations qua proprement parler
unep ièce de théâtre, un jeune poète d'un talent in-
contesté comme poêle, mais individuel, élégiaque,
idyllique, d'une simplicité très pénétrante et très
puissante sur le cœur des femmes, le Wordsworth
enfin de cette École descriptive qui rappelle l'École
des lacs anglais, M. François Coppée, n'eut pas
peur de ce sujet de Madame de Maintenon qui aurait
332 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
dû le faire trembler... Mais s'il ne trembla pas, ce
furent les directeurs de théâtre qui tremblèrent!...
Vous les reconnaissez bien là, n'est-ce pas?... à ce
courage et à cette ardeur dans l'initiative, ces vieux
masques de directeurs qui ont peur de tout, et même
ont encore d'autres craintes !... Us n'osèrent pas ce
que le jeune poète avait osé...
La pièce était bravement écrite en vers, dans cette
langue divine des vers méprisée par ce temps sacri-
lège. Elle avait cinq actes et un long prologue qui en
faisait six. Elle ne prêtait, dans sa gravité, à aucune
de ces exhibitions fastueusement bêtes, lesquelles
charment à présent le goût d'un public corrompu,
qui aime les spectacles tels qu'on les pratique au-
jourd'hui et non plus le théâtre tel qu'on l'entendait
autrefois. On conçoit que ces héros de directeurs
reculassent devant tout cela... Lanternée, ballottée,
refusée, cette pièce de Madame de Maintenon dor-
mit tranquillement ces six ans dans les cartons de
l'auteur, quand elle s'est réveillée à l'Odéon, mardi
soir, de son petit sommeil d'Epiménide, et elle
a eu un succès grave comme elle, — plus grave
que retentissant, — mais qui se fixera dans la tête
du public, cette caboche qu'il faut fendre, comme
une bûche qu'elle est, avec le coin d'un succès, pour
y introduire une idée. C'est que l'élégiaque Coppée
n'est pas homme à rester cantonné dans le domaine
poétique qu'on lui consent, et qu'il est très capable
MADAME DE MAINTENON 333
d'en sauter la haie et d'être dramatique tout au-
tant que ceux qui, présentement, semblent l'être le
plus!
Voilà toujours le résultat obtenu, mardi soir, à
l'Odéon, envers et contre tout, malgré la difficulté
du sujet de la pièce et malgré la façon détestable
dont elle a été jouée, estropiée, macérée, triturée,
mâchonnée, dans la langue très élevée et très litté-
raire qu'elle parle, par des acteurs qui n'en savent
pas le premier mot ! Certes! avec les convictions que
je n'ai cessé d'exprimer sur la mort visible du
théâtre depuis que j'ai l'honneur d'écrire au Tri-
boulet, je ne crois pas, je ne peux pas croire que
la Madame de Maintenon de M. François Coppée
ressuscite cette vieille grenouille morte d'Art dra-
matique, mais elle l'aura galvanisée.
II
Du reste, je n'ai jamais admis, pour ma part,
cette impossibilité de faire un drame que jettent
assez malhonnêtement au nez de M. François Cop-
pée des esprits peut-être jaloux de ses succès poéti-
ques, qui ont été immédiats, qu'il n'a pas atten-
dus une minute, et qui sont, dans toute vie litté-
19.
334 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
raire, le réveille-matin le plus matinal de l'envie.
L'écrivain qui a fait le Petit Marquis (de moitié
avec M. Armand d'Artois, lequel ne donne sa moi-
tié de rien dans un ouvrage quand il y a du talent),
l'écrivain qui fit ce drame, — dont le premier acte
fut applaudi à outrance et qui fut sifflé glorieu-
sement au second, par la plus inepte des inconsé-
quences, quoique ce second acte sortît du premier
comme un second anneau d'un premier anneau dans
une chaîne, — avait évidemment les facultés de
combinaison et l'intelligence réfléchie de ce qu'on
appelle l'Art dramatique ; et si on les lui conteste
encore aujourd'hui, c'est que, poète senlimental et
descriptif reconnu par la foule, il ne pouvait pas
être autre chose, — comme Chateaubriand, par
exemple, auquel je ne le compare point, mais
qui, dans l'idiote opinion du monde, ne put jamais
être un grand homme d'État, quoiqu'il le fût, parce
qu'il était un grand écrivain ! L'âme humaine man-
que tellement de générosité que c'est assez pour elle
de reconnaître une supériorité dans un homme,
mais qu'il lui est absolument impossible d'en recon-
naître deux! Ah! plutôt mourir que de convenir
de cela ! C'est ignoble, mais c'est ainsi. Voilà les
hommes ! Je ne sais pas si on le comprendra, mais
M. Cjppée vient de faire la preuve que le vieux jeu
étant donné de l'Art dramatique — ce vieux jeu au-
quel, selon moi, on s'attarde trop aujourd'hui, — il
MADAME DE MAINTENON
en bat les cartes aussi bien que personne, et il l'a
prouvé d'autant plus que la femme qu'il a choisie
pour l'héroïne et le sujet de son drame est la femme
la plus anti-dramatique qui ait peut-être jamais
existé.
Elle est grande, ah ! oui ! ce n'est pas douteux.
Elle est grande, mais sa grandeur n'est pas drama-
tique ! C'est Mme de Maintenon la reine voilée,
— qui a gardé son voile et qui n'a pas voulu
qu'on le surmontât d'une couronne! C'est Mme de
Maintenon raisonnable et discrète, qui, si elle
était ambitieuse (chose incertaine), n'a voulu que la
réalité de l'influence et du pouvoir et en a dédaigné
et repoussé le faste, ce que beaucoup d'homme?,
même parmi les grands, ne feraient pas! et qui, si
elle ne fut qu'une chrétienne, fut une reine comme
Blanche de Castille, pour ne conseiller seulement
que des actes chrétiens au grand roi ! Parmi les
reines de France, celle qui vient, selon moi, immé-
diatement après Blanche de Castille, c'est cette
marquise de Maintenon, qui déclina l'honneur d'être
reine et qui pourtant humblement et sublimement le
fut, et, phénomène unique dans l'Histoire, qui arriva
au pouvoir par la vertu et par la raison et plut à
un homme qui n'était plus jeune, à un Assuérus
fatigué de toutes les jeunesses et de toutes les
beautés de son royaume, et dans le cœur ennuyé de
qui elle s'assura, à force de solidité, de bon sens et
330 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
de piété. Quoi de plus grand, mais quoi de raoins
dramatique?
Ajoutez à cette grandeur qui ne parle ni aux yeux
ni aux passions de la foule ceci qu'elle est impo-
pulaire, et que la plupart des esprits, au xixe siè-
cle, vivent encore sous l'impression que nous a
donnée Saint-Simon, qui, à. force de génie, nous a
enchantés de ses haines, et la Palatine, dont les inju-
res abominables font plaisir à ce qu'il y a de moins
noble en nous!
Il est vrai que les pénombres où elle a vécu à
la cour et qui l'ont suivie dans l'Histoire ont per-
mis à l'auteur du drame d'aujourd'hui de la pein-
dre, comme un poète dramatique a le droit de pein-
dre des personnages trop profonds pour être clairs,
en ajoutant à leur réalité quelque chose de sa fan-
taisie sans qu'on puisse le lui reprocher. Sans cela
il n'aurait pas pu mettre à la scène ce sphinx voilé
pour tant d'esprits qui ne voient pas, comme moi,
à travers son voile noir de veuve qu'elle ne quitta
jamais, la majestueuse grandeur de cette figure qui
finira par rayonner et par tout percer en Histoire.
MADAME DE MAINTENON 837
III
Assurément, M. Coppée ne nous l'a pas donnée
comme il aurait pu la comprendre; mais enfin, dans
un temps comme celui-ci, avec le parterre qu'il de-
vait avoir devant lui et dont dépendent toujours les
plus fiers auteurs dramatiques, il ne l'a pas faussée,
il ne l'a pas salie des préjugés contemporains, et
nous l'avons eue dans la pureté, sinon intégrale, au
moins relative de son caractère. 11 s'est bien gardé
de la faire mère de cet enfant dont la crédulité
des partis qui croient tout l'a souillée. Et si, femme
de Scarron dans le prologue de la pièce, elle aime
l'homme avec qui elle a été élevée, ça été d'un
amour chaste qui n'a pour témoignage qu'un livre
de prières que l'homme aimé qui la quitte lui rap-
portera un jour, lorsqu'elle sera libre. C'est ce
psautier qui est la bobine sur laquelle s'enroule
toute la pièce. Moyen qui, du reste, n'est pas plus
mauvais que les moyens qu'on emploie de toute
éternité au théâtre, que ce soit l'anneau dans une
pièce ridicule comme VArbate, ou le mouchoir
d'Othello dans une pièce de génie. Ce n'est pas là
ce qui importe ! Non ! ce qui importe, c'est que
Mme de Maintenon ne soit pas une seule fois insul-
338 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
tée dans la grande mémoire que ceux qui l'hono*
rent gardent d'elle, et que le poète de ce drame soit
resté le poète impersonnel, placé bien au-dessus
des idées basses auxquelles il n'a pas voulu deman-
der un succès qui eût été une clabauderie. Il n'a
pas traité, lui, Mme de Maintenon comme, Victor
Hugo a traité jadis Lucrèce Borgia...
Et c'est ce qui a donné à son succès de l'autre
soir et sa justice et sa noblesse, quelles qu'aient été
les émotions de celle pièce où l'intrigue inventée par
M. Coppée est menée habilement autour de Mme
de Maintenon et qui l'enveloppe. M. Coppée l'a
nouée et dénouée, cette intrigue, avec une dextérité
de main qu'on ne lui supposait pas. Alexandre
Dumas s'y prenait ainsi dans ses pièces à person-
nages historiques ; mais il ne les aurait pas écrites
de cette façon-là en vers. Je ne tiens pas — et on le
sait ici — en assez grande estime les choses du thé-
âtre et les contextures que l'Art dramatique exige,
pour raconter ici en détail l'intrigue dont Mme de
Maintenon et Louis XIV sont le centre auquel tout
aboutit dans la pièce de M. Coppée. Ce qui m'inté-
resse particulièrement, ce qui intéressait tous les
esprits élevés présents à ce spectacle, c'est le tableau
des passions religieuses et politiques du temps, c'est
le protestantisme armé contre le Roi catholique qui
amène la très belle scène de la conspiration au fond
des catacombes, et qui a décidé et enlevé à coups de
MADAME DE MAIXTKXON 3 ",!)
beaux vers et de beaux sentiments le succès de la
pièce, quand il était encore une question.
Eh bien, là aussi, dans cette scène que la Criti-
que du lendemain a trouvée cornélienne, M. Fran-
çois Coppée a été aussi impersonnel devant les
protestants que devant Mme de Mainlenon ! Il a
l'ait parler les protestants comme ils devaient par-
ler, mais rien de plus. Ils se sont tenus dans la gé-
néralité de leurs sentiments et de leurs rôles, mais
pas un mot qui sentît la déclamation, pas le moin-
dre tisonnement dans ce vieux foyer de récrimina-
tions qu'on appelle la Révocation de l'Édit de
Nantes et qu'on aurait furieusement applaudi, si
M. Coppée l'avait voulu. Heureusement, l'artiste,
qui n'a vu que l'Art dramatique en faisant sa pièce,
a dédaigné ces choses abjectes et n'a pas voulu pros-
tituer là-dedans sa main pure...
IV
Quant aux acteurs, ils sont si mauvais que le
succès de la pièce est incroyable; mais, à la lecture,
ce sera peut-être le meilleur repoussoir des beautés
de la pièce que le souvenir de l'avoir vue jouer
comme ils la jouent... Elle paraîtra alors avec tout
son mérite, augmenté de cela qu'on ne les entendra
plus.
MONTE-CARLO
25 Avril 1881.
I
C'est le Gymnase qui nous a donné la seule nou-
veauté de la semaine, mais quel pauvre œuf de Pâ-
ques que sa pièce de Monte-Carlo ! Les faiseurs dra-
matiques à qui nous la devons ont-ils eu la préten-
tion d'écrire une comédie ou un drame ?... On ne le
sait pas bien, et peut être eux-mêmes ne le savent-ils
pas mieux que nous. Mais s'ils ont voulu faire une
comédie, elle manque profondément d'esprit et de
gaîté, — et si un drame, avertissons-les qu'il est du
pathétique le plus facile et le plusvulgaire ! Franche-
ment, il faut bien en convenir, cela ne semble guères
là qu'un prétexte à exhibition, — l'exhibition d'une
maison de jeu photographiée avec exactitude, une
espèce de panorama dramatique que les yeux ava-
lent, comme ils avalent tout, ces gourmands, mais
à la jouissance desquels ne s'ajoute pas un plai-
842 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
sir intellectuel d'un caractère plus noble... Et cela
est si fort, dans sa réalité matérielle et grossière,
que quelques spectateurs autour de moi sont allés
jusqu'à prétendre et affirmer que cette pièce de
Monte-Carlo n'était rien de plus qu'une réclame, à
l'américaine, introduite audacieusement pour la pre-
mière fois au théâtre ; et de vrai, la pièce semblait
faite pour mériter et justifier l'insulte de cette outra-
geante supposition !
Il y a pourtant des joueurs dans cette pièce, —
et même il était impossible qu'il n'y en eût pas,
puisque les maisons de jeu ne sont pas des mécani-
ques qui vont toutes seules, et qu'on voulait nous
montrer une maison de jeu dans son ignoble gloire.
Mais cène sont pas eux, ce n'est pas l'âme des joueurs,
ce n'est pas la nature humaine en proie à la pas-
sion du jeu qui est l'intérêt central de la pièce. On
ne peut pas s'y tromper : évidemment c'est la mai-
son de jeu, c'est la copie exacte et minutieuse de
cette maison, qui, à elle seule, tient tout un acte sur
trois et le plus important, puisque c'est le second !...
Il fallait cependant bien un homme, dans cette mai-
son infâme et sotte, un petit bout d'âme humaine
quelconque qui intéressât, pour y accrocher, comme
à un clou, le tableau matériel offert aux appétits
matérialistes de ce temps qui n'a goût et souci que
des choses physiques... Seulement, le type néces-
saire à la chose de MM. Belot et Nus pour humani-
MONTE-CARLO 343
ser leur spectacle ne leur a pas coûté grand'peine, ils
ne l'ont pas cherché et trouvé bien loin. Ce n'a pas
été le joueur de Regnard, qui va de l'amour du jeu
à l'amour de sa maîtresse, et qui est le volant éter-
nel de ces deux raquettes, amoureux fou quand il
est en perte, et, quand il gagne, cessant tout à coup
d'être amoureux. Type vrai et charmant d'une
époque où la comédie était possible et où l'on ai-
mait à rire encore! Non ! leur type,à eux, a été d'une
tout autre espèce, digne d'un temps où l'on est hypo-
critement sentimental au théâtre quand on l'est si
peu dans la vie ! et c'a été le père de famille placé
entre l'amour du jeu et l'amour de ses enfants, ce
type usé comme une vieille pantoufle sur les plan-
ches de tous les théâtres, mais qui, sous une main
vigoureuse, capable de le creuser, pourrait encore
donner des impressions.
II
Mais la main n'y est pas... Le père de famille de
Monte-Carlo, entre ses enfants qu'il adore et le jeu
qu'il adore encore plus, n'a aucune originalité, ni
dans son honnêteté, ni dans son vice ! Au lever du
rideau, on le voit combinant, tête à tête avec son
344 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
valet, des coups à jouer qu'il marque avec des hari-
cots, des haricots qui ont eu, par parenthèse, le
plus grand succès dans la pièce ; car, dès que leur
nom revenait, il faisait éclater de rire ce public d'im-
bécilles sur lequel les auteurs dramatiques, qui
veulent tous le succès à vil et bas prix, ont, ma foi !
bien raison de compter. Or, il a une filleule, ce bon-
homme, une filleule joueuse comme lui, mais plus
heureuse que lui, — et qui sera son bon génie au
dernier moment delà pièce... Elle, c'est le vice
aimable et gai, un contraste avec son parrain, qui
est le vice radoteur et lacrymaloire. Tout le premier
acte, qui ne prépare rien, n'annonce rien, n'expose
rien, comme l'on disait autrefois, est consacré seu-
lement à nous montrer toutes les manies, toutes les
superstitions, tous les fétiches des joueurs, qui se
ressemblent tous, dans ce vieux joueur qui les con-
centre, et à nous présenter ses filles, dont l'une est
mariée et l'autre va se marier quand la pièce com-
mence. Ces deux excellentes filles souffrent beau-
coup toutes les deux de la folie de leur vieux père,
qui, comme toutes les folies passionnées, s'exaspère
d'autant plus qu'il vieillit, et elles la surveillent ;
mais, malgré toute leur surveillance, elles ne peu-
vent empêcher qu'il ne prenne sur le bureau (où il
traîne justement pour être pris) un titre de cinq
mille livres de rentes au porteur, qu'il croit à lui, il
est vrai, quoiqu'il soit à un autre, et qu'il n'aille le
MONTE-CARLO 345
jouer immédiatement à Monte-Carlo et le perdre,
quand sa fille — celle qui est mariée — l'a suivi en
toute hâte pour l'empêcher de le jouer, et par ainsi
arrive trop tard. Alors éclate, mais par trop prévue,
la grande scène entre le père et la fille, qui arrache
de ses oreilles les diamants donnés par son père
pour que sur l'escompte de ces diamants il ratlrappe
(peut-être!) les cent mille francs qu'il a perdus.
Seulement, le vieux joueur, qui a de la délicatesse,
une délicatesse qui n'est pas dans la nature des
joueurs, ne veut pas reprendre les diamants de sa
fille, et c'est alors qu'elle, désespérée, se met au jeu,
malgré son horreur du jeu, et joue et perd, — et
tout serait perdu, l'argent, l'honneur, le mariage de
sa sœur, tout enfin, si la filleule, cette bonne fée du
vice, n'avait gagné, elle, pendant que l'autre per-
dait, et ne rapportait, terre-neuve des filleules, les
cent mille francs à son parrain naufragé et désho-
noré !
Tel est le fond de cette pièce de Monte-Carlo.
Fait-elle assez pitié pour la pièce, cette analyse
exacte, qui donne tant de mal au cœur à celui qui
est obligé de la faire?... Certes! c'est là un dur
métier, allez ! que le métier de feuilletoniste, quand
il faut raconter des pièces établies sur de pareilles
circonstances, qui sont les misérables lieux com-
muns éternels sur lesquels tournent toutes les pièces
de théâtre. Ils ne sont pas, d'ailleurs, plus impu-
346 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
tables à MM. Belot et Nus qu'à tout autre rabâ-
cheur dramatique, forcé, comme eux, de les accepter
maintenant, parce qu'en dehors de ces circonstances
idiotes, imbécillement rabâchées et que le théâtre
imposerait au plus fort génie, il n'y a rien. Il n'y a
plus de théâtre !... Est-ce assez douloureux, pour
qui sent ces immenses sottises dramatiques, d'être
en les racontant aussi sot qu'elles, comme le prince
de Ligne, qui, disait-il, « cavait toujours au pis
« avec un sot ? »
III
Ce sont les acteurs qui nous vengent de ces plati-
tudes par leur jeu. La pièce de MM. Belot et Nus
est bien jouée. Elle est jouée comme si elle le méri-
tait. Les acteurs s'y montrent bien supérieurs aux
auteurs de la pièce qu'ils interprètent. Ah ! si elle
était construite et écrite comme elle est jouée!...
Landrol, qui fait le personnage du vieux joueur,
l'a marqué de cette accentuation mordante qu'il a
toujours dans le comique, et d'une sensibilité pater-
nelle que je ne lui connaissais pas. Mlle Magnier,
dans la filleule, étincelante de jeunesse imperti-
nente et de verve à pouvoir se passer de ces dia-
MONTE-CARLO 347
niants dont elle n'a pas besoin pour étinceler, est
toujours ce charmant et allier faucon que j'ai dis-
tingué dès la première heure, et qui, dans le dialo-
gue et dans la répartie, allonge si gaîment ses
coups de bec rapides et vibrants! Tous enfin, dans
leurs rôles différents, ont joué à merveille, même
cette fillette dont je ne sais pas le nom, si piquante
d'ingénuité corrompue sous son chapeau à jugulaire
du Directoire, qui ne dit que deux mots, mais qui
les dit si bien et qui les répète mieux, avec une si
jolie impudence : « Monsieur, prêtez- moi donc deux
« louis ! » Excellents tous, de diction, de tenue,
de costume ; car on joue aussi de costume... Mais
celle-là qui a le plus montré de talent dans cette
pièce à effets particulièrement extérieurs, c'est
Mlle Mary Julian, qui l'a passionnée de son âme.
Mlle Julian, qui n'est pas belle, pour ne pas dire
un autre mot, qui est petite, qui a le profil dur et
projeté en avant d'une reine Cacique, avec des dents
de lionne qui dans sa bouche semblent plus de
trente-deux, peut très fièrement se passer de beauté,
parce qu'elle a les deux choses qui font oublier tout
dans une actrice et même dans une femme : elle a
1 ame et elle a la voix.
Elle a l'àme, qui fait donner à la voix et au geste
toutes leurs puissances, et on l'a bien vu quand
elle s'est jetée au cou de son père qui a perdu et
qu'elle croit déshonoré ! Quel entraînement, quel
348 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
éperdûment et quelle fougue désespérée ! On l'a
bien vu encore quand elle s'est mise, dans le héris-
sement de l'horreur, à la table de jeu, et qu'elle s'y
est tordue, en jouant, dans les angoisses de perdre
et les espérances affolées de gagner ! et, au milieu
de tout cela, quand elle a senti que l'horrible
amour du jeu — le vice de son père — naissait
en elle et la saisissait comme son père! Elle a magni-
fiquement nuancé tout cela... Au troisième acte,
dans le récit qu'elle fait à sa sœur de ce qui s'est passé
dans son âme à cette exécrable table de jeu et à sa
rage d'avoir perdu, elle s'est montrée encore une
éloquente et grande actrice, — et peut-être la
grande actrice de l'avenir !
Nous n'avons encore que les premiers scintille-
ments de l'étoile, mais j'ai le pressentiment qu'un
jour ils s'étendront et s'affirmeront en clarté.
LE MONDE OU L'ON S'ENNUIE
2 Mai 1881.
I
Eh bien, oui ! c'est là un succès, — un succès qui
est parti comme une fusée, au Théâtre-Français,
lundi soir. Rapide, instantané, indiscuté, clamé,
acclamé, exclamé, et contre lequel, parmi les lundis -
tes de demain, personne ne réclamera; — car le suc-
cès, c'est une poudre qui grise tout le monde dès les
premiers coups de fusil. Clamé, il l'était même
avant le lever du rideau ; j'entendais dire aux cra-
vatés de blanc que j'avais derrière moi, à l'orches-
tre, que c'était charmant et délicieux, ce qu'on allait
jouer! Acclamé, il l'a été pendant toute la pièce,
et depuis une semaine il est l'exclamation de tous
les salons, où l'on ne parle plus que de M. Paille-
ron et de sa pièce ! Certes ! ce n'est pas moi qui
diminuerai son succès. M. Pailleron est l'Alexan-
dre Dumas du moment, excepté chez Mme Auber-
non... peut-être. Sa pièce d'aujourd'hui — sa pièce
20
350 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
du Monde où Von s'ennuie — vient d'être pour le
Théâtre-Français une fameuse revanche de la Prin-
cesse de Bagdad, qui avait été si furieusement sif-
flée, et on l'a applaudie avec autant de frénésie,
ma foi ! qu'on avait sifflé la pauvre Princesse.
Cela a été lundi un enthousiasme, un ravissement,
une pâmoison, une suite de pâmoisons, un délire !...
Je n'avais jamais vu, pour mon compte, de tels
trémoussements d'admiration aux Français, — dans
ce théâtre du bon ton, et de la convenance, et de la
décence. On y a été vraiment, lundi, très étonnant
et très pittoresque.
De ce soir-là, M. Pailleron a passé d'auteur dra-
matique agréable à auteur dramatique supérieur,
du coup de sa pièce ! Ce n'était plus le feu de paille,
le feu follet de ses premiers succès. Évidemment,
il devenait et il allait rester une étoile fixe de pre-
mière grandeur. On pouvait préparer son buste au
Théâtre-Français, à côté du buste de M. Alexan-
dre Dumas, qu'il a effacé ce soir-là et dont il nous
a vengés, et son fauteuil à l'Académie, à côté de
M. Alexandre Dumas encore et de M. Octave Feuil-
let, — mais de M. Dumas à sa gauche et de M. Oc-
tave Feuillet à sa droite; car M. Pailleron ressemble
moins à M. Dumas qu'à M. Feuillet, et ce sont les
mêmes ennemis à l'un et à l'autre que l'Académie
doit réduire à leur servir de marchepied.
LE MONDE ni'i l.'oN fi'ENNUIE 351
II
Il n'a pas, en effet, M. Pailleron, le sérieux et le
profond de M. Alexandre Dumas, qui fait de l'ave-
nir théâtral et social dans ses drames. Il n'est,
comme M. Dumas, ni un augure pour les gobe-
mouches du Progrès, ni le moraliste impitoyable
qui tient le cœur de toutes les femmes dans sa puis-
sante main. 11 n'a pas cette gravité qui empêche
de rire et qui passe à se faire des mots mordants
pour ses pièce* le temps que les dents, chez les en-
fants, mettent à venir ! M. Pailleron, quand on y
pense, est bien plutôt un Feuillet qu'un Dumas...
Un Feuillet d'un vélin peut-être moins satiné que
celui qui plaisait tant, littérairement, à l'Impératrice
Eugénie, mais qui plaît toujours aux petites femmes
du monde qui se croient les impératrices du goût
et de l'esprit français... C'est un Feuillet moins
poétique, quoiqu'il fasse des vers, que le Feuillet
de la Revue des Deux Mondes, dont il est aussi,
mais qu'il a dû blesser, lundi soir, en daubant
dans sa comédie un de ses compagnons de chaîne à
cette galère de Revue, comme si lui-même n'en
était pas!
352 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
Car cette pièce du Monde où l'on s'ennuie, et qui
a si fort amusé le public de l'autre jour, est une
pièce d'allusions transparentes et de personnalités
visibles et vivantes... On y nomme tout le monde
par son nom véritable ! C'est une comédie qui, par
ce temps de république athénienne, s'est permis
d'être aristophanesque; mais à prix réduit, il est
vrai, comme nous sommes athéniens, et dans des
proportions qui convenaient également à l'auteur
et aux personnages de cette impertinence en trois
actes, dont le philosophe Caro a été le Socralinet,
et l'Aristophanet M. Pailleron !
III
Et c'est probablement la meilleure explication à
donner du succès d'une pièce qui a fait rire, comme
une caricature, dans un théâtre solennel où l'on ne
rit plus même quand on joue Molière. Nous avons
tous été les complices des malices dramatiques de
M. Pailleron. Sans les ressemblances de physiono-
mies assez bien attrapées, on serait certainement
resté froid devant cette pièce toute faite de copies,
— de la copie des Femmes savantes, —de la copie
LE MONDE OÙ L'ON S'ENNUIE &53
du Mariage de Figaro, — et de la copie des figures
parisiennes prises sur le vif, — troisième copie qui
a sauvé les deux autres et qui les a fait pardonner.
Mais la grande copie de toutes les copies, c'est
les Femmes savantes. Elles sont partout, — la copie
de la scène du Mariage de Figaro sous les grands
marronniers ne se produisant qu'au dernier acte, et
avec une telle identité de situation que l'auteur
est obligé d'en convenir par la bouche même de ses
personnages pour qu'on ne la lui reproche pas,
comme on parle en plaisantant de la chute de che-
val qu'on a faite, pour qu'on ne se moque pas du
cavalier 1 — C'est surtout les Femmes savantes qui
sont ici, et je n'en ferais certainement pas un crime
à M. Pailleron si elles y étaient d'une autre manière,
si l'homme qui ne craint pas de lutter avec le
génie et les types de Molière avait une puissance
relative qui aurait été son ivresse et en même
temps son excuse; mais est-ce le cas pour M. Pail-
leron?... Qui ne le sait pas? de toutes nos vanités
peut-être la plus immortelle, c'est la vanité litté-
raire, et qui le peut a droit de mettre à la date de
son temps la vanité littéraire du sien... Seulement,
il faut la mettre à la scène et non pas l'y remettre,
en la diminuant! en lui ôtant les trois dièzes à la
clef qu'y avait mis un homme de génie! Or, c'est
ainsi que l'y a remise M. Pailleron. Dans ce type
de cuistre grandiose de Trissotin qui comprend les
20.
35 i THÉÂTRE CONTEMPORAIN
deux sexes, — qui est homme et femme en même
temps, — M. Pailleron a-t-il ajouté, soit par l'ob-
servation, soit par l'expression, à ce qu'en avait
tiré Molière?...
Au lieu de lui conserver sur le dos la souque-
nille de cuistre qu'il avait du temps de Molière, il
l'a revêtu de l'habit noir égalitaire qui est la pa-
rure de tout le monde dans notre temps, et au
lieu de le faire parler en vers, en ces vers forts,
nerveux, pleins et compacts du xvir3 siècle, il
le fait parler dans la langue molle, écourtée et
vide, qui est la langue élégante du xixe. Qu'y
avons-nous gagné ou perdu?... La gravure sur
acier de Molière est devenue une gravure sur
bois, à la dixième lettre de la première. Au lieu
d'un comique de théâtre nous avons eu un comi-
que de paravent, qui n'a paru fort qu'à un public
éreinté, parce que ce pauvre public n'était pas ca-
pable d'en sentir et d'en apprécier un plus maie.
Nous, les amateurs chinois ou japonais des bibe-
lots, nous avons eu une petite comédie d'étagère,
et ce n'est pas les magots qui tiraient la langue
d'admiration sur l'étagère, c'était nous, devant !
LF. MONDE OÙ L'ON S'ENNUIE
IV
Et l'esprit de tout cela n'a pas été non plus l'es-
prit de Molière... Nulle plaisanterie franche, ni la
gaîté terrible, comme la plaisanterie de Molière, ne
vibre ici, mais de petits sous-entendus politiques
qui ne vibrent pas, qui veulent être fins et qui ne
sont que lâches. La finesse de ce temps ! Ah ! les
gens d'esprit d'autrefois étaient des toréadors étin-
celanls qui prenaient le taureau par les cornes et qui
le terrassaient; ils ne le prennent aujourd'hui que
par la queue, quand ils le prennent par là, toute-
fois!
Us n'ont plus que l'esprit des petits journaux.
Us sont les échotiers des échotiers, et voilà pour-
quoi M. Pailleron a trouvé tant d'échos lundi soir
dans la salle du Théâtre-Français. Il avait l'esprit
de tout le monde, qui a plus d'esprit que Voltaire,
disent tous ceux qui n'ont pas l'esprit de Voltaire.
Cependant, il ne s'y fiait pas trop, et il a fait effort
pour en avoir un peu pour son propre compte, et il
a papillottéet tortillé de ces phrases inouïes : « Dans
« cette maison, on avale sa canne dans l'anticham-
« bre et sa langue dans le salon, » ce qui a paru
356 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
d'une saveur exquise, l'avalement de cette canne !
à toute cette salle changée par lui en Béliseset en
Philamintes, dont il était alors lui-même le Trisso-
tin :
Mais quand vous avez fait ce charmant quoi qu'on die !
et il a recueilli pour cette phrase inouïe le même
applaudissement que le sonnet de Coltin à la pre-
mière représentation du Misanthrope, lequel décon-
certa Molière, qui ne l'avait pas fait, et qui, rompu
cependant à la bêtise des parterres, n'avait pas
compté sur celle-là !
Seulement, comme la phrase était de lui, M. Pail-
leron, et qu'il était son propre Cottin à lui-même, il
n'a pas été déconcerté...
Du reste, pourquoi l'eût-ilété ?... Le bonheur de
sa soirée a été complet ; car dans l'ensemble il a été
mal joué: dernière caresse de sa fortune ! Le mau-
vais jeu de ses acteurs ou leur médiocrité n'a pas
empêché son succès, et c'est son succès qui a fait
le leur, au contraire! Got, qui jouait le professeur
LE MONDE OÙ L'ON S'ENNUIE 35'î
Bellac, le Trissotin oratoire du Collège de France,
le rôle le plus important de la pièce, autour duquel
tournent tous les autres, a joué en dépit du sens
commun (disons-le lui brutalement !), comme s'il
s'entendait avec le parterre pour se moquer du Tris-
sotin qu'il représentait. Il a manqué absolument
de la vérité nécessaire qu'il devait avoir ; car ce qui
fait drôle et comique le professeur Bellac, c'est qu'il
croit en lui-même autant que les femmes de son
Cours, et qu'il s'avale voluptueusement tout entier,
et plus facilement que la canne et la langue
dont il est question dans la pièce.
Got n'a pas voulu déroger à la dignité de son
esprit, il a voulu en avoir trop ; mais Perlay, Potier
et Brunet, ces grands acteurs dont le souvenir est
encore sur nous, savaient être des niais, des naïfs
et des convaincus ridicules, quand il le fallait, et c'é-
tait même là leur génie !...
Les autres acteurs et actrices de la pièce de M. Pail-
leron ont joué comme ils pouvaient jouer ; mais
lui, non! lui qui est le plus intelligent de tous! Les
autres ont joué comme les comédiens ordinaires de
la Comédie-Française, dans la tradition de leur théâ-
tre, à l'exception d'une seule femme qui en est sortie,
et qui, du milieu de ces affreuses têtes de pédantes
groupées autour du professeur Bellac, s'est dressée
comme une fleur de sentiment charmante poussée
tout à coup dans un soir. C'a été Mme Samary,
358 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
dont je n'attendais pas, certes ! ce jaillissement de
grâce, de sensibilité et d'intelligence. Jusque-1
elle n'avait guères été pour moi qu'un rayon
belles dents dans l'entr'ouvrement d'un sourire; mais,
pour la première fois, dans un rôle de fillette qui
commence par le mauvais ton et les folles obstina-
tions de la gamine pour finir dans les adorables
pudeurs de l'amour, j'ai vu sortir de ses lèvres un
rayon plus beau, — le rayon immatériel et idéal du
talent.
LE DRAME DE LA GARE DE L'OUEST
LA PETITE SŒUR
9 Mai 1881.
I
Que je suis donc fâché pour le Vaudeville, mon
théâtre favori, d'y avoir vu ce que j'y ai vu mer-
credi dernier ! Que j'en suis fâché pour M. Raymond
Deslandes, le plus charmant des directeurs, qui a
fait un tel accueil de mise en scène à une pareille
pièce, et auquel je ne puis reprocher pourtant de
l'avoir montée avec tant de soin, cette pièce bête...
car il ne peut pas, malheureusement pour lui et pour
nous, faire sortir des gens d'esprit des planches de
son théâtre, en le frappant du pied, comme ce men-
teur et ce rhétoricien de Pompée disait qu'il faisait
sortir de terre des soldais! On est injuste bien sou-
vent pour ces pauvres diables de directeurs de
théâtre, qui sont les quêteurs de chaque soir pour
les besoins de leur Église, s'il vous plaît! et qui de-
360 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
mandent à tout l'univers qu'on mette un homme
d'esprit dans leur chapeau... Il n'en tombe plus
maintenant, dans ce chapeau-là!... Que j'en suis
fâché pour les acteurs eux-mêmes, obligés de nous
débiter des platitudes à tuer le talent qui les dit, et
encore plus pour tant de jolies bouches d'actrices,
évidemment faites pour mieux que cela !
Ce Drame de la Gare de l'Ouest, qui devait s'ap-
peler dans l'origine : l'Avocat des Belles-Petites, —
un titre de la Vie parisienne, lequel, du moins,
n'eût pas trompé le public sur le sens de la pièce ;
— ce Drame de la Gare de l'Ouest, qui semblait
faire présager une pièce sombre, terrible peut-être,
quelque vitriolade par ce benoît temps, quelque
brave coup de pistolet dans le dos, puisque c'est
là la manière de faire l'amour aujourd'hui ; ce drame,
au fond, n'est pas un drame du tout. C'eût bien voulu
être une comédie, et même c'était parti pour cela,
mais l'auteur a manqué le train, et cela n'a été
qu'une assez inepte et basse pantalonnade de M. Du-
rantin, qui faisait mieux autrefois quand M. Dumas,
le sauveteur des mauvaises pièces, lui tenait le men-
ton et lui apprenait à nager. Il a fait là, M. Dumas,
un mauvais élève. Dès qu'on ne le soutient plus, il
s'enfonce... J'avais même peur que, de mercredi à
lundi (quatre jours !), on ne fît renlrer en gare cette
honteuse locomotive et qu'on ne l'y remisât défini-
tivement, eu qui m'eût désarmé de mon feuilleton;
LE DRAME DE LA GARE DE L'OUEST, ETC. 361
car on ne bat pus un ennemi à terre, quand on a pour
deux sous de générosité, et toute pièce ennuyeuse
est pour moi une ennemie ! Seulement, celle-ci n'a-
vait pas eu besoin qu'on la jetât par terre pour s'y
étaler tout à plat et tout de son long ; elle y avait
coulé d'elle-même facilement, et par le propre poids
de sa sottise...
Elle est tombée, en effet, sans grand bruit, sur
ce tapis mou de l'humeur facile d'un public hébété
par tout ce qu'on lui joue depuis si longtemps, et
qui, dans son affaissement stupide, prend, sans se
révolter, toutes les drogues qu'on lui présente.
Deux coups de sifflet seuls, vers la fin de la pièce,
ont fait une légère arabesque sur ce tapis engour-
dissant; mais ils avaient comme peur d'eux-mêmes,
ces timides sifflets, et ils se sont tus, et le tout a
versé doucement, comme un ivrogne dans un bour-
bier, et sans se faire le moindre mal, puisque, cette
pauvreté de pièce, la voilà encore jouée aujour-
d'hui !
II
Ce tohu-bohu d'une gare au moment où les trains
vont partir, qui commence la pièce, continue pen-
dant toute la pièce, quoiqu'on ne soit plus en cette
21
302 THÉÂTRE CONTEMPOKAIN
ingénieuse gare, et les critiques du lendemain, tout
fraîchement sortis des embrouillaminis de ce tohu-
bohu, ont eu beaucoup de peine à se démêler de ces
insupportables confusions. Un d'eux, plus spirituel
que les autres, se l'est même épargnée dans une
pirouette de cinq lignes, — et je lui volerai cet
esprit-là. Plus à distance que lui des confusions de
ce soi-disant drame, je n'essaierai pas de l'éche-
niller, de le clarifier des petits événements qui
le troublent, et tournent et tourbillonnent autour
de l'enfant très peu dramatique, au maillot, qui
devrait être Vaffixe de la pièce, et qui, à un certain
moment, disparaît sans que personne le réclame,
pas même sa maman!... Et, en effet, c'est cette
poupée d'un poupard en carton qui est le person-
nage important de la pièce, et qui m'a rappelé,
dans les bras de Delannoy, qui lui fait risette, l'au-
tre poupée en carton de M. Dumas dans les bras
de Dupuis (dans la Visite de noces), souvenir de
reconnaissance que M. Durantin devait bien à son
maître nageur !
Delannoy a joué avec une conscience incompré-
hensible s'il s'entendait dire ce que M. Durantin
mettait dans sa bouche, le rôle affreusement imbé-
cille de ce gardeur d'enfant que la mère a llanqué
dans ses bras, avant de faire ses petites affaires
dans les gares, au moment de partir, et qui, tout à
coup, s'y attache, et qui le rapporte à la mère à
LE DRAME DE LA GARE DE L'OUEST, ETC. 363
travers les polices qui s'en mêlent, laquelle excel-
lente mère n'y fait pas la moindre attention quand
il le lui rapporte et qui bientôt n'en parle plus !
Delannoy a porté — et même sans fléchir — le
poids accablant des niaiseries de ce rôle, immense
de niaiserie. J'avoue que je l'ai admiré ! Je l'ai
admiré pour son courage et pour sa force de mulet
à porter le fardeau d'un rôle bon à jeter par terre
vingt-cinq fois ! Dans ce rôle de vieux roquentin,
de vieux danseur, de vieux professeur de maintien
et de grâces, de vieux amoureux de cocottes qu'il
prend pour des baronnes maternellement infortu-
nées, il a été aussi vieux crétin que M. Durantin
avait pu le rêver. Seulement, il a eu cette supériorité
sur M. Durantin qu'il a voulu être et qu'il se savait
être le crétin de son rôle, en le jouant, tandis qu'en
l'écrivant, ce rôle, M. Durantin ne savait pas, lui,
à quel point il l'était 1
Car il ne faut pas barguigner, comme dit Molière.
Il faut en finir avec ces pièces déshonorantes pour
l'esprit français qu'on met présentement à la scène,
et qui pourraient s'intituler, comme dans les cor-
respondances épistolaires : « de la même au même,
« de gâteuse à gâteux ! » Ah ! quand on est au bout
de tout, il faut bien sauter le fossé des mots. Dans
la littérature dramatique, nous en sommes actuelle-
ment au gâtisme. La langue, les plaisanteries, les
situations, l'abjection des types, tout mérite ce
364
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
nom immonde dans la pièce de M. Durantin, pour
laquelle le sifflet même est de trop ; il suffît des
pouah! du dégoût... Sans les acteurs (tout le
théâtre maintenant, pour moi!), sans les acteurs, —
les acteurs seuls, — on n'écouterait plus les pièces et
on les interromprait à moitié, en sortant avec érup-
tion et en se bouchant le nez de la putréfaction de
pareilles œuvres !
III
Avant ce Drame de la Gare de l'Ouest, dont je
n'ai voulu dire qu'un mot pour éviter d'être aussi
ennuyeux dans mon analyse que l'auteur lui-même
dans sa pièce, ils ont joué, mercredi aussi, au Vaude-
ville, dans l'indigence de pièces qui est le mal dont
meurent présentement tous les théâtres, sans excep-
tion, une pièce de moindre longueur, de moindre
complication et de moindre tapage, et qu'ils n'y
auraient peut-être pas donnée dans un autre temps.
C'est un acte intitulé : la Petite Sœur.
C'est aussi une petite pièce. C'est delà littérature
dramatique minuscule, comme les femmes en font
et peuvent en faire sans inconvénient et sans encou-
ragement non plus ; car elles sont, en grand nombre,
LE DRAME DE LA GARE DE l/OUEST, ETC. 365
1res proprettes à faire de ces petits ouvrages lilli-
putiens de sentiment et de moralité mêlés, qui, dans
l'atmosphère où ils devraient rester, pourraient avoir
un certain charme pour les âmes facilement atten-
dries,— par exemple dans un pensionnat de jeunes
personnes, le jour d'une distribution de prix, devant
un public de mères de famille! Mais, transportées
dans le cadre d'un théâtre comme le Vaudeville, ces
petits parfilages de sentiments azurés, pour lesquels
les femmes ont l'aptitude qu'elles ont pour tous les
genres de parfilages, trahissent l'ambition d'un bas-
bleu moins modeste que les choses modestes dont
il est capable. Cette ambition, l'auteur de la Petite
Sœur, Mme Marie Barbier, en aurait peut-être été
punie sans Mlle Réjane, à laquelle elle doit certai-
nement son succès.
Les femmes, même celles qui font des comédies,
aiment tant le petit en toutes choses, qu'en voici
une qui fait une pièce intitulée : la Petite Sœur,
quand il y en a deux qui se valent dans cette pièce,
qu'on pourrait appeler: les Deux Sœurs. Elles sont,
en effet, ces deux sœurs, aussi bonnes l'une que
l'autre ; elles luttent de tendresse et de dévouement
réciproques. Elles veulent également se marier :
l'une se cache d'être belle et spirituelle pour mieux
marier sa sœur cadette; et sa sœur cadette a l'in-
discrétion généreuse de tous les mérites et de tous
les dévouements de son aînée, et c'est elle qui l'em-
36G THÉÂTRE CONTEMPORAIN
porte : c'est elle qui marie sa sœur à l'homme qu'elle
aime! Voilà cette facette de bague, dans laquelle
Mlle Réjane a miré, ce soir-là, une jeune et char-
mante comédienne, et je l'y ai vue de plain-pied !
C'est elle qui joue la sœur cadette, « la petite sœur »,
et qui a donné à cette babiole enfantine et vulgaire
au fond, malgré les honnêtes et naturels sentiments
qu'elle exprime, la grâce d'un talent qui fait immé-
diatement distinguées les choses vulgaires. Une
baguette de fée !
Mlle Réjane, qu'on ne fait pas jouer assez sou-
vent au Vaudeville, et à qui je voudrais voir des
rôles en proportion du talent que je lui soupçonne,
s'est montrée très fine comédienne dans la chosette
de Mme Barbier. Elle y a été légère dans Vatten-
drissement sans diminuer V attendrissement, celte
nuance difficile, et elle a touché avec cette nuance
autant les esprits que les cœurs. C'est le chef-d'œu-
vre de la comédienne au théâtre ! Faire verser des
larmes n'est pas, au théâtre, de cette extrême diffi-
culté. 11 y a dans un public tant de cœurs badauds
et patauds qui pleurent même quand l'acteur est
faux, s'il dit des phrases sentimentales et commu-
nes. Il y a des Prudhommes de larmes, comme il
y a des Prudhommes de solennité ! Mais toucher
et rester spirituellement légère, en touchant, — mais
ne pas trop appuyer de son ongle rose sur le cœur
à qui l'on a affaire, et pourtant lui faire sentir l'on-
LE DRAME DE LA GARE DE L'OUEST, ETC. 367
glerose dont il faut qu'il ait la délicieuse chique-
naude, voilà l'art qui ne s'apprend pas, qu'a ou
que n'a pas la comédienne, mais qui, quand elle l'a,
est une chose divine ! Mlle Réjane l'a eu ce soir-là.
Elle a mis de l'esprit dans le sentiment, de la
taquinerie dans la tendresse. Elle a désentortillé,
au physique et au moral, de ses voiles noblement
hypocrites, la beauté du corps et de l'âme de sa
sœur, avec des mouvements et des inflexions qui
m'ont fait passer devant les yeux la femme de l'a-
venir qui pourra jouer Marivaux peut-être! — ce
que je regardais comme impossible en pensant à
Mlle Mars et en regardant Mlle Tholer l'autre jour.
Eh bien, nous verrons ! Mais j'ai vu, mercredi !
Seulement, j'aurais voulu la voir en dernier lieu.
J'aurais voulu que la Petite Sœur eût été jouée
après le Drame de la Gare de l'Ouest, qui a passé si
grossièrement sur la suavité de mon souvenir.
A ce prix, j'aurais oublié avec délices la pièce
de M. Durantin.
L'ACTEUR OUTRAGE
15 Mai 1881.
I
Aujourd'hui, aucune pièce, à aucun théâtre! Tou-
jours même richesse de l'esprit dramatique fran-
çais !...
Je me trompe pourtant. Il y en a une qui a été
jouée au Théâtre-Français, et même elle a été plus
amusante que la plupart des pièces modernes qu'on
y joue. Pour mon compte, à moi, je la préfère à la
pièce de M. Pailleron. Malheureusement pour le
public de la galerie, elle n'a pas trois actes. Elle
est trop courte. Ce n'est qu'un lever de rideau, —
baissé trop vite sur une pièce qui pouvait avoir plu-
sieurs actes divertissants. L'auteur de cette amu-
sante comédie est un acteur de ce digne et rengorgé
Théâtre-Français, qui a si souvent la majesté de
l'Ennui et qui s'appelle orgueilleusement la Comé-
die-Française, comme s'il avait le monopole de la
comédie ! Le Théâtre- Français est une serre chaude
21.
370 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
où les amours-propres des acleuis fleurissent, comme
les orangers en Italie, mais en fleurissant, comme
je l'ai entendu dire de cerlains cactus, ils produisent
d'élonnantes détonations! M. Prudhon, qui a fleuri
dans cette serre, nous a donné, cette semaine, le
speclacle d'une de ces explosions d"amour-propre
qui font le bonheur de ceux-là qui, comme le Tri-
boulet, aiment encore à rire. C'est à lui, M. Prudhon,
que nous devons ce petit chef-d'œuvre naïf de V Ac-
teur outragé.
Et l'acteur outragé, c'est lui! lia fait de la littéra-
ture personnelle. L'amour-propre de M. Prudhon
(un amour-propie d'acteur, c'est plus fort qu'un
amour-propre de femme !) s'est insurgé, terrible,
contre M. Sarcey, qui est le roi, pourtant, des théâ-
tres, un bon roi, comme le roi d Yvetol, et qui n'a
pas, dans un de ses feuilletons, parlé, dit-on, avec
une considération assez respectueuse du visage de
M. Prudhon, qu'il a osé trouver niais! Le niais s'est
révolté. Il est devenu superbe. Il a voulu jouer le
rôle du Cid, contre M. Sarcey, pour le punir de
ne pas l'avoir trouvé beau. Il a voulu jouer le
rôle du Cid, non pour un soufflet sur la joue
de son père, mais sur sa propre joue à lui, cette
joue enflée d'importance dans ce rôle de bellâtre
amoureux qu'on lui donne parfois à jouer au Théâ-
tre-Français, à ce truculent etbucculent acLeur ! Il a
— le croirait-on? et pourquoi pas, dans ce siècle-ci,
L "acteur outbagé 371
qui ressemble à la fin d'un repas d'ivrogne? — eu
l'impertinence d'envoyer à son juge naturel, M. Sar-
cey, des témoins qui ont dû le sommer d'avoir à
faire réparation aune figure que M. Sarcey n'avait
pas prise pour un visage... quand il parlait du mas-
que d'un comédien, qui n'est jamais la figure de
personne puisqu'elle est celle de tous les personna-
ges qu'il joue, et que son mérite de comédien, quand
il en a une, c'est de l'oublier.
A cette prétention impertinente de faire le Cid
avec M. Sarcey, qui aurait pu être cruel, M. Sarcey
a eu la bonté de répondre avec la miséricordieuse
pitié du sens commun, et cette comédie qui promet-
tait tant a fini là, au grand regret de ceux qui,
d'après un si joli commencement, avaient espéré
davantage !
II
Mais, quoiqu'elle n'ait pas assez duré, cette petite
comédie, très gaie, à l'envers de tant de comédies
actuelles qui sont si tristes, a du moins prouvé qu'en
France la Comédie n'est pas tout à fait morte et
qu'elle a des manières charmantes de mourir et de
palpiter en expirant, comme le dauphin, qui n'est
372 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
jamais plus beau que quand il meurt. Elle, la Co-
médie, n'est jamais plus drôle !... Y a-t-il plus comi-
que, en effet, qu'un comédien qui se fâche tout rouge
parce qu'on dit qu'il a l'air bête, et qui, Don Qui-
chotte, chevalier de la triste figure qui est la sienne,
veut se battre pour lui-même comme l'autre se
battait quand on trouvait laide sa Dulcinée du To-
boso?... Et si vous ajoutez au comique de cette
vanité de paon mâtiné de dindon, et qui en a la
colère, que l'acteur fait de ces deux volatiles est un
acteur du Théâtre-Français, de ce grand Théâtre du
passé, qui a vu des acteurs comme Talma et Mlle
Mars invulnérables à tout ce qu'on pouvait dire
d'eux et si la Critique les faisait saigner gardant
spirituellement en eux le secret de leurs blessures,
le comique de la chose ne devient-il pas alors un
comique énorme et compliqué à faire rire toute une
époque qui saurait rire, — qui se connaîtrait en
ridicule, — au lieu d'être une époque qui ne s'y
connaît plus et qui peut bien même être capable de
méconnaître celui-ci, malgré sa grosseur?
Car le plus ridicule des deux n'est pas celui qu'on
pense : ce n'est pas ce pauvre acteur de M. Prudhon,
qui n'a pas, pour se consoler de ce qu'on dit de sa
figure, le talent qu'avaient Talma et Mlle Mars, et
qui n'a pas, lui, plus de raison de s'en consoler que
ne l'aurait, si l'on disait du mal de la sienne, le coif-
feur du Théâtre-Français; — non! le plus ridicule
l'acteur outragé •'•"<:!
des deux, c'est noire temps, c'est l'époque même
qui, avec ses idées d'égalité, a tourné plus de têtes
parmi nous que n'en tourne, proportion gardée, le
Théâtre-Français parmi ses acteurs ! C'est l'époque,
l'époque folle d'un orgueil de domestiques en révolte,
qui a brouillé les rangs et nié insolemment les hiérar-
chies! C'est l'époque, l'époque révolutionnaire qui a
rosé en principe que, toujours et partout, un homme
était l'égal d'un autre homme, et qui, du coup, —si
ce coup-là pouvait porter, — tuerait certainement la
Comédie ! Car la Comédie (si vous voulez bien y pen-
ser une seconde), c'est l'envahissement des amours-
propres qui s'efforcent de grimper les uns sur les
autres, c'est les prétentions universelles des sots,
c'est le ridicule éternel de l'homme, qui n'a pas été
emporté avec l'ancien régime, et qui, sous tous les
régimes, est le même ridicule éternel !
Au xvne siècle, sous Louis XIV, la comédie nous
donnait le Bourgeois-Gentilhomme. Sous la Répu-
blique d'aujourd'hui, nous avons l'acteur qui veut
être gentilhomme à son tour, et qui est aussi comi-
que que M. Jourdain, s'il ne l'est davantage! Ah!
Stendhal, ce penseur trop pressé, dont l'esprit était
une montre qui allait trop vite, disait déjà, en 1836,
que la Comédie était impossible. Mais Stendhal, s'il
revivait une heure, que dirait-il en voyant cet acteur
qui, malgré l'air bête que lui trouve M. Sarcey,
n'est ni plus boe, ni plus ridicule, que beaucoup
374 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
d'autres qui se font, dans une société égalitaire et
philanthropique, les spadassins de leur propre per-
sonnalité?...
Il pourrait le trouver logique, ce pauvre acteur,
à qui son époque a appris que l'égalité était mainte-
nant le principe qui devait régir le monde, et qui,
comme tant d'autres, a avalé cette bourde-là; il
pourrait le trouver logique, mais il en rirait, Sten-
dhal, comme Triboulet lui-même! Malgré le prin-
cipe de l'égalité auquel il croyait aussi, Stendhal
trouverait aussi comique quu Triboulet, qui n'y
croit pas, le cartel de M. Prudhon à M. Sarcey, ce
prodigieux cartel d'un acteur jugé au critique dra-
matique qui le juge !
Logique ou non, car la logique n'empêche pas de
rire de ce qui est gai, Stendhal et Triboulet ne
pourraient s'empêcher de trouver d'un ridicule
achevé et d'un impayable comique cette petite comé-
die de l'Acteur outragé, — la seule de la semaine
dont nous ayons à vous parler, — et dont le prin-
cipal personnage est un homme qui prend parti
pour sa figure, comme il prendrait parti pour celle
de sa maîtresse, contre un critique qui ne l'a pas
regardé comme un Antinous, e'- qui lui a trouvé (à
ses dépens, s'il se trompe,) la figure bête quand il
faudrait qu'elle eût de l'esprit.
Ici, ce n'est pas seulement la figure qui en a
manqué.
IIISTRÏONJSME ET FÉTICHISME
23 Mai 1881.
I
Pendant que les feuilletonistes du lundi, tout à
fait déconfits par le néant dramatique de ce temps
spirituel, attendent, chaque semaine, une pauvre
pièce qui ne vient pas pour en rendre compte et
faire honnêtement leur métier, la "Comédie, qui
n'est plus sur le théâtre, descend et s'étale dans nos
mœurs... La semaine dernière, c'est un comédien
qui nous l'a donnée à ses dépens ; — celte semaine,
c'est une comédienne encore, mais qui n'a pas été
seule à la jouer! La Comédie de celte semaine n'a
été ni au Théâtre-Français, ni au Vaudeville,
ni au Gymnase, ni à aucun autre théâtre de Paris;
elle a été au Havre, non pas sur le théâtre du Havre,
où c'eût été sa place, mais en plein Havre, en plein
port du Havre, en pleines rues du Havre, où la
rentrée de Mlle Sarah Bernhardt revenant d'Amé-
rique a été saluée et fêtée comme celle d'une sou-
376 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
veraiue rentrant dans son royaume... Farce triom-
phale, de proportion immense, qui, malheureuse-
ment, n'est pas une farce, mais une naïve et colos-
sale badauderie, dont le spectacle incomparable-
ment ridicule, parmi les ridicules contemporains, a
été donné à la France tout entière, assez bêle
peut-être aussi pour en donner un semblable dans
chacune de ses villes s'il prenait fantaisie à Mlle
Sarah Bernhardt de s'y montrer !
Certes ! en comique sérieux et en ridicule pro-
fond, ceci est d'une force nouvelle et jusqu'à ce
beau jour inconnue ! Mais ce n'est pas à la comé-
dienne, objet de celte idolâtrie folle de tout un peu-
ple, que je reprocherai le ridicule démesuré de son
triomphe. Je veux êire très doux pour elle, au con-
traire. Ce n'est pas sa faute! Elle ne peut pas plus
prendre un bâton avec ceux qui l'adorent que Céli-
mène... Elle s'est laissé faire, comme toute bonne
fille... Elle s'est laissé rouler — délicieusement,
j'imagine, — dans toute cette gloire préparée, ar-
rangée pour elle, et dont elle n'a vu que l'éclat. Et
que vouliez-vous donc qu'elle fil ?.. Que vouliez-vous
qu'elle fit contre tous ceux — une ville en masse —
qui l'ont acclamée et trailée, dans une grande ville
de cette France si drôlement républicaine, comme,
dans le même moment, on traitait à Vienne l'archi-
duchesse Stéphanie, la fiancée de l'héritier de la
couronne impériale d'Autriche ! Quelle tête de
IIISTRIONISMK ET FÉTICHISME 377
femme y aurait résisté? Et elle est deux lois femme,
puisqu'elle est actrice. Les femmes, d'ailleurs, —
actrices ou non, — ont été créées et mises au monde
pour croire les hommes, et elle en a cru, ce jour-là,
des milliers! Pourquoi donc n'aurait-elle pas par-
tagé l'illusion qu'elle donnait?... Gomment n'en
aurait-elle pas été fière, enivrée, heureuse, affo-
lée?... Unimbécille à qui l'on dit quatre-vingts fois
par jour qu'il a du génie, finit par le croire, et
ils étaient plus de quatre-vingts, au Havre, l'autre
jour, pour lui dire qu'elle est le génie même delà
scène en personne, ce qui, par parenthèse, ne serait
ni très grand, ni très gros !... Comment ne le croi-
rait-elle pas?
Il faut une tête à la Cromwell pour ne pas être dupe
et enivré des applaudissements de la foule et pour
dire le mot dégrisant et dégrisé : « Ils applaudiraient
« bien davantage encore, si on me conduisait à
« l'échafaud. » L'éehafaud,pour une actrice, c'est la
chute et c'est le sifflet. Mais Mlle Sarah Bernhardt,
qui n'a que la tête de son sexe, ne peut croire désor-
mais ni au sifflet, ni à la chute. Seulement, je veux
être juste, elle est innocente de tout cela ; elle est in-
nocente de sa gloire d'aujourd'hui. Elle n'est montée
dans aucun ballon. Klle n'a fait ici aucune sculpture.
Elle ne s'est couchée dans aucun cercueil. Elle ne
s'est permis aucun charlatanisme. Elle a été pure
pour la première fois. Pure de toute coquetterie avec
378 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
le public, ce public amoureux d'elle, qui a été aussi
pour la première fois l'auteur, et l'acteur,et le specta-
teur de la pièce jouée à son bénéfice si magnifique-
ment au Havre, l'autre jour, en ce temps d'histrio-
nisme et de fétichisme qui n'est pas rare chez les
vieux peuples, et dont elle, Sarah Bernhardt, faute
d'autres, est présentement le Manitou.
Il
Car nous en sommes arrivés là, et c'est de là qu'il
faut regarder ce qui vient de se passer, au Havre,
par dessus la tête de Mlle Sarah Bernhardt que ceci
ne regarde plus, et ce qui est diablement plus haut
que l'actrice... Les peuples finissent toujours comme
ils ont commencé. Us ont commencé par des fétiches
et des histrions (l'éternel tombereau de Thespis), et
ils finissent par des histrions et par des fétiches, et
quelquefois leurs derniers fétiches sont leurs derniers
histrions. Ces vieillards de peuple, qu'il faut amuser
comme des enfants parce qu'ils retournent à l'en-
fance, finissent par n'avoir plus de passion que pour
leurs amuseurs ! Décadents à force d'être civilisés,
saignés à blanc, et d'émotion épuisés par le fait de
toutes les révolutions qui ont passé sur eux, ils ont
IIISTRIONISME ET FÉTICHISME 379
la reconnaissance de leurs vieux nerfs pour ceux-là
qui leur ont donné leurs dernières sensations ner-
veuses...
Et, jusque-là, tout est très bien et très naturelle-
ment se conçoit ; mais ce qui se conçoit moins et ce
qui, pourtant, n'en prouve que plus la vieillesse des
peuples, c'est la médiocrité des fétiches de leur der-
nière heure, c'est le peu qu'il faut pour être adoré
d'eux, quand ils sont imbécillisés par la vieillesse...
Ce n'est pas l'admiration de Cicéron pour Roscius
qui étonne. Non ! Pas plus que celle de Napoléon
pour Talma. Mais c'est, le jour où lout s'en vient
bas dans Rome dégradée, c'est l'amour des histrions
quelconques. Ce n'est plus l'amour de l'artiste qui
joue les chefs-d'œuvre de Plaute et de Térence, ce
n'est plus même l'amour du joueur de flûte et du
mime et du danseur, contre lesquels le hargneux pu-
ritain de Juvénal a tant déclamé; car ils pouvaient,
après tout, être de grands artistes. Mais ce qui affo-
lait la vieille tête de Rome, ce n'était plus l'Art, ni le
talent, mais la fonction, mais ie métier! Et quand
Rome devint Constanlinople, ce furent des cochers
-les verts et les bleus- qui lui firent tourner sa
vieille tête, comme la roue de leurs chars ! Elle de-
vint la proie et la prostituée de ses cochers. Ils ré-
gnèrent sur elle !
De même, aujourd'hui, de cela seul qu'elle est une
actrice, qu'une actrice devienne l'idole d'une épo-
380 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
que vieillie, rien d'étonnant ; mais que cette idole
devienne monstrueuse, et que, sans être par la
beauté ou par le génie ni Mlle Contât, ni Mlle Mars,
ni Mlle Georges, ni Mlle Rachel, ni une de celles-là
qui dans leur temps enchantèrent les hommes, elle
ait eu un de ces triomphes que ces femmes nettement
supérieures, les reines de leur art, n'auraient pas osé
seulement rêver ; qu'elle ait fait pavoiser des vais-
seaux dans un port de mer et hisser des pavillons,
comme s'il s'agissait d'une victoire de la France, par-
ce qu'elle rapporte dans son sac huit cent mille francs
d'argent américain qu'elle ne versera pas dans les
mains de l'État, ceci est tellement prodigieux dans
les prostitutions de la vieillesse d'un peuple, que
cela restera dans l'Histoire dramatique et littéraire
du xixe siècle comme un événement historique
ineffaçable, pour l'instruction du monde et pour son
mépris !
III
C'est un événement, en effet, l'événement qui donne
la juste notion de l'état intellectuel de la France.
C'est une mesure de l'anarchie d'un temps où tout
se trouve abominablement désorganisé et démanli-
HISTMONÏSME ET FÉTICHISME 381
bulé, et où personnes ni choses ne sont à leur place.
Vous vous rappelez Mme Louise Collet, ce grotesque
et insolent Bas-bleu qui a fait son bruit plus que si
elle eût été quelque chose, et qui maintenant est
ensevelie à cent mille pieds sous terre et dans l'ou-
bli. Eh bien, Mme Collet avait fait chauffer au gou-
vernement italien un vapeur de l'État pour la por-
ter dans les bras deGaribaldi, et voici, pour pendant,
Mlle Sarah Bernhardt, que j'aime mieux que
Mme Collet ! qui fait pavoiser les vaisseaux français,
nous ont appris les journaux, ces sonneurs de trompe
à son service. Et, de fait, ce sont les journaux, aussi
badauds que le public, et même plus badauds, puis-
que ce sont eux qui ont allumé le public, ce sont
eux qui ont préparé et fait au Havre le triomphe de
Mlle Trajan Bernhardt ! Ce sont eux qui ont chanté
cet opéra, renouvelé de l'autre! Ce sont eux qui, en
se répétant, ces trompettes du rabâchage, ont poussé,
par tout ce qu'ils ont dit d'elle depuis dix ans, à la
démonstration insensée du Havre, à ce délire, à
cette absurdité !
Que n'ont-ils pas dit de la Grande Actrice, de la
Voix d'or, de la légendaire Voix d'or, de ce merle
blanc des grandes actrices ?... Ah ! ce sont eux qui
se sont montrés les Hâvrais avant les Hâvrais. Ce
sont eux qui se sont montrés des Hâvrais avant d'al-
ler au Havre ; car ils y sont allés, au Havre, pour
assister au triomphe de la fille de leurs articles,
THÉÂTRE CONTEMPORAIN
croyant, ces dévoués, partager la gloire avec elle !
On les a vus partir en troupe, tous fiers, à l'avance,
de lui composer, de toutes leurs importantes person-
nes, un Élat-Major! Ils se sont dit qu'on écrirait
leur nom à la lumière de son nom, et que ce serait
toujours là une petite réverbération de ce nom sur
le leur ! Et ceux-là mêmes qui n'ont pas pu partir et
quitter Paris, et qui ne pouvaient par conséquent
bénéficier des éclaboussures de cette gloire montrées
orgueilleusement sur les habits des valets de pied
qui marchaient derrière la voiture, ceux-là ont
poussé aux roues, à distance, dans les descriptions
qu'ils ont faites de la marche triomphale à laquelle
ils auraient voulu assister ! Quelques-uns, il est vrai,
plus spirituels peut-être que les autres, et qui sait ?
peut-être jaloux, ont trouvé la chose si étonnam-
ment forte que, pour ne pas paraître tout à fait les
jocrisses à queue rouge du cortège, ils l'ont blaguée
en la racontant.
La blague sauve tout en France. C'est la moque-
rie sans griffes d'un temps qui n'a pas celles du lion.
C'est le fleuret boutonné de la lâcheté moderne qui
peut toujours dire à l'amour-propre qu'elle a blessé :
« Pourquoi vous fâchez-vous?... je blaguais. » Les
blagueurs de Mlle Sarah Bernhardt sont capables
de se vanter à elle de lui avoir été utiles, et elle, qui
se connaît en ces utilités de publicité, capable à son
tour de les inviter aux dîners et aux fêtes qu'elle ne
IIÎSTRIONISME ET FÉTICHISME 383
manquera pas de donner en arrivant à Paris. Ils
auront eu l'air de se moquer d'elle; mais ce n'aura
été qu'un air, un air de plus dans la tempête d'une
renommée que tout le monde a soufflée, et dont nous
sommes tous plus coupables que la femme heureuse
qui en jouit.
LE PRETRE
30 Mai 188 i.
C'est un début, et c'est un succès très brillant, que
cette pièce du Prêtre, jouée hier soir au théâtre de
la Porte-Saint-Martin et applaudie comme on
applaudissait autrefois, aux plus beaux jours de ce
théâtre. L'auteur, M. Charles Buet, a fait souligner
par l'acteur qui l'a nommé que c'était là son premier
ouvrage dramatique, et j'aime cette coquetterie
modeste et orgueilleuse à la fois. C'est une affirma-
tion et c'est une promesse. L'auteur, qui croit en lui
avec juste raison, vous fait partager l'espérance de
le voir prendre au théâtre une place que depuis
longtemps personne n'y prend plus. Après ce que
je viens de voir et d'entendre, je ne serais nullement
étonné que le jeune homme qui a écrit le Prêtre fût
une tête dramatique d'un ordre fécond et élevé, et
que la pièce qui le tire aujourd'hui avec éclat de
22
386 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
l'obscurité fût la première d'une série glorieuse.
M. Charles Buet, s'il est nouveau au théâtre, n'est
pas nouveau dans les lettres. C'est un journaliste
de beaucoup de verve et d'ardeur, et c'est aussi un
romancier. Mais ni sa verve de journaliste, ni son
talent de romancier, ne lui ont valu ce que vient de
lui donner, en quelques heures, son drame du Prê-
tre, c'est-à-dire une place désormais visible au
soleil de !a publicité !
Et l'on peut dire qu'il l'a conquise ! car il avait
contre lui l'inexpérience d'un genre de littérature
qu'il abordait pour la première fois, et de toutes les
difficultés à vaincre la plus grande, — celle même
du sujet qu'il avait choisi... En effet, le prêtre, — le
prêtre catholique, s'il reste prêtre avec son caractère
sacerdotal, est le personnage dramatique le moins
sympathique à la foule... Le courant magnétique
des sentiments communs manque entre eux... Le
prêtre catholique a une moitié de lui-même dans le
surnaturel, et le public, le public de ces derniers
temps qui devient de plus en plus impie, ne sait
plus entrer dans cette lumière. Pour faire accepter
le prêtre, pour le rendre intéressant et pathétique
sans fausser la grande notion qu'il exprime, il fal-
lait une force et une dextérité exceptionnelles, et
M. Charles Buet lésa eues. Il a même eu l'audace
de sa force. Il a bravement intitulé son drame :
Le Prêtre. Dans l'état actuel de l'opinion, c'était
LE PRÊTRE 387
presque provocateur ; mais il a su imposer à un
public peu respectueux d'ordinaire pour les prêtres
le respect du sien, et c'est avec ce prêtre, resté
prêtre dans la pureté de son personnage, qu'il l'a
passionné !...
11
Disons-le tout de suite, parce que c'est son mé-
rite et sa gloire, l'auteur de ce drame, qui révèle
une puissance d'autant plus grande qu'elle s'exerce
à une immense hauteur dans l'ordre moral, a
dédaigné de se servir du diabolisme humain des
passions mauvaises insurgées dans le cœur de
l'homme contre le sentiment du devoir. 11 n'a point
donné, lui, le cœur de son prêtre à dévorer aux
passions qui dévorent celui du prêtre de Notre-
Dame de Paris, dont le sang vierge bout pour une
vile bohémienne, et qui font de la vie de ce prêtre
impur une anticipation de l'Enfer... Dans le Prê-
tre, de M. Buel, le Diable n'est point. 11 n'y a que
Dieu ! Il n'y a ici qu'un fils, animé du plus beau
sentiment qui soit parmi les hommes, luttant con-
tre un autre fils encore, le fils de Dieu, qui est le
Prêtre, et c'est le combat de ces deux fils, — le
388 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
fils de la chair et le fils de la grâce, — IuLlant de
sublimité dans un cœur qui les contient tous les
deux, que l'auteur nous a montrés avec une vi-
gueur qui l'a sauvé, d'une originalité si profonde
et si belle ; car c'était si haut, cela, qu'on pouvait
croire que le public, l'épais et vulgaire public, ne
s'élèverait pas jusque-là, et cependant M. Buet l'a
pris dans ses bras et l'y a porté. Il fallait qu'il
eût les bras bons ! Chose rare au théâtre, et surtout
à cette heure de Naturalisme, d'avoir pu élever son
public jusqu'à la hauteur des sentiments héroïques
et surnaturels !
La donnée de ce drame était si simple, mais si
pleine, et l'auteur si fort, qu'il eût pu, selon moi,
ne pas jeter l'Inde et ses tableaux à travers, et
négliger tous ces détails de mise en scène asiati-
que qu'il a cru peut-être nécessaires au succès
d'une pièce qui n'avait pas besoin de cela. Il
aurait été plus digne de l'auteur du Prêtre de
rejeter des tableaux faits pour prendre la foule et
de serrer dans un autre cadre plus austère l'idée,
les passions et les événements de son drame, indi-
qués d'ailleurs avec tant de netteté et de pathéti-
que dès le prologue. J'aurais voulu le voir rester
sur le terrain de ce prologue et ne pas s'en aller si
loin ! Je n'ai pas, il est vrai, à signaler les combi-
naisons qu'il fallait pour que le drame restât plus
longtemps et plus approfondi sous nos yeux. L'au-
LE PRÊTRE 389
tcur, ce me semble, avait assez de talent pour les
trouver ; mais si nous n'eussions assisté qu'aux
développements continus du drame seul, sans tous
ces spectacles de la guerre des Anglais et des
Indiens qui l'alanguissent et l'assoupissent, mais
ne le font pas oublier, l'œuvre aurait pris alors le
caractère du chef-d'œuvre. Or, ces détails, qui
paraissaient peut-être indispensables dans l'anxiété
du succès, l'étaient si peu qu'ils ont souvent impa-
tienté le public, qui désirait l'étreinte du drame et
qui a supporté sans murmurer, en l'attendant, tous
ces détails, tant il se sentait empoigné.
III
Maintenant, le drame, qu'il ne fallait pas, selon
moi, lâcher une minute, même pour courir, aux
Indes, après le succès, le voici dans ce que j'ap-
pelle sa plénitude et sa simplicité.
Le marquis de Champlaurent a été assassiné par
son ami Olivier Robert, un scélérat, qui a su faire
guillotiner à sa place un vieux mendiant breton
dont il avait pris les habits pour commettre son as-
sassinat. Parti avec l'argent de l'ami qu'il a tué,
Olivier Robert a fait aux Indes une fortune de
22.
300 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
commerçant et d'aventurier, comme on en fait dans
ce pays où tout semble colossal et démesuré. C'est
l'étalage de celte fortune, c'est la description des
mœurs anglaises mêlées aux mœurs indiennes qui
comblent, dans la pièce, l'intervalle des années qui
ont suffi pour faire des hommes des enfants de
l'assassiné, et pour les rejeter, grâce à ces circons-
tances mystérieuses qui sont la vie, dans la voie
fastueuse et sombre de l'assassin... L'un est un
officier de marine au service de la France, lequel
devient amoureux de la fille du meurtrier de son
père, et l'autre, prêtre, aussi aux Indes, et, toujours
par le fait des circonstances dont l'homme ne sait
jamais le premier mot, le confesseur de l'assas-
sin, condamné à mort et qui va mourir. Le
drame, qui n'est qu'entre ces trois personnes, se
concentre plus profondément entre le prêtre et l'as-
sassin. Jusqu'à ce moment, le prêtre avait prouvé,
dans beaucoup d'actions épisodiques, qu'il avait
toutes les vertus et tous les dévouements du prê-
tre ; mais le voici arrivé à la grande épreuve, et, au
sixième tableau, le drame éclate, avec une beauté
qui nous dédommage d'avoir si longtemps attendu.
Rien de plus pathétique et de plus tragique, en
effet, que cette nuit entre deux hommes dont l'un
vient confesser l'autre, qui est l'assassin de son
père et qu'on va passer par les armes au premier
rayon de l'aurore. Le prêtre ne sait pas que c'est
LE PRÊTRE 391
l'assassin de son père; mais à l'obstination, à l'im-
pénitence, à la fureur de cet homme qu'il voudrait
consoler et absoudre, le prêtre pénétrant a vu, de
cet œil de prêtre qui est la sonde de nos cœurs,
qu'il doit y avoir dans la conscience de cet homme
de bronze, que rien ne peut briser, quelque chose
d'énorme, qui bouche tout à l'aveu et qui le pousse
à la colère, à la haine, à l'ironie, à l'insolence, à tous
les crachats du mépris ; et c'est alors qu'il déploie,
lui, toutes les éloquences du prêtre et tous les
charmes d'une charité divine, pour lui faire dire ce
mot qui apaise tout dans nos âmes, même avant
que Dieu ait pardonné. La scène est longue. Le prê-
tre et l'athée assassin sontin fatigables.
Je ne crois pas qu'il y ait une scène plus longue
au théâtre, et elle a semblé courte tout le temps
qu'elle a duré, quoique dans la salle on ne respi-
rât plus... Mais que n'est-elle pas devenue, ceLte
scène terrible, quand l'assassin, pour mieux insul-
ter et blesser ce confesseur qu'il ne peut fuir, puis-
que ceux qui l'ont condamné à mort l'ont enfermé
avec lui, lui jette enfin le mot de la rage arrivée à
son plus affreux paroxysme : « Tu parles de par-
ce don, prêtre menteur ; me pardonneras-tu, à moi, à
« moi qui ai assassiné ton père!... » Il ne fallait rien
moins que cet horrible aveu, que cette pointe du
couteau qui a tué le père enfoncée clans le cœur du
fils, pour réveiller « la bête endormie », comme il
392 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
dit, cet admirable prêtre, dans son langage sacer-
dotal, du plus beau sentiment de la vie comme
nous disons, nous qui n'avons pas l'honneur d'ê-
tre prêtre ; car pour les prêtres, il y en a un plus
beau !
A ce coup-là, à ce mot-là, il faut voir Taillade
prendre sur la table le poignard de l'assassin de
son père, le lever sur lui, et, tout à coup, le jeter...
Ce qu'on en dirait ne le montrerait pas.
IV
Et il n'a pas été grand acteur que là. Le drame
continue après la mort de l'assassin, que le prêtre
n'a pas converti. Ceux qui l'ont fusillé ont empêché
le prêtre de l'accompagner au supplice, et, au
moment où il va se jeter par une fenêtre pour rejoin-
dre le condamné sous les balles, on entend les
suprêmes détonations. Maintenant, lui qui sait touti
parlera-t-il ? Dans le drame, c'est une phase nou-
velle. Parlera-t-il?... Empêchera-t-il son frère d'é-
pouser la fille du meurtrier de son père?... Et cette
partie de la pièce de M. Charles Buet, Taillade
la joue mieux, selon moi, que la première. Elle con-
vient peut-être encore mieux au talent gouverné,
LE l'KKTRK
réfléchi, concentré de cet acteur qu'on pourrait
citer parmi les profonds. Il n'est pas possible d'être
mieux prêtre dans cette pièce qui s'appelle le Prê-
tre. Il l'est de ton, de geste, de simplicité, de dou-
ceur, d'émotion, de tenue ; il fait peau avec sa sou-
tane. On dirait qu'il est né avec... Puissance de
la métamorphose chez les grands artistes! Croi-
rait-on que c'est ce visage qui nous épouvantait
en nous froidissant, quand il jouait Saint-Just?...
Dans la dernière partie du drame de M. Charles
Buet, où il y a, à plusieurs places, des choses sha-
kespeariennes, mais où j'aurais voulu des mots
shakespeariens qui malheureusement n'y sont pas,
Taillade a joué véritablement comme il aurait joué
dans Shakespeare. Quand, écrasé par le secret, —
l'affreux secret qu'il sait seul et qui l'étouffé, et qui,
s'il le dit, va étouffer le bonheur de son frère et de
la femme qu'il aime, — il m'a rappelé Hamlet par
l'incertitude, le déchirement, le remords anticipé,
la vision du père qu'il voit dans sa pensée, — dans
Vœil de sa pensée... Dans la chambre du crime, où
il est revenu, où il est plus beau qu'il ne l'est pen-
dant toute la pièce, dans cette chambre de souve-
nirs sanglants dans laquelle il erre, cherchant le
spectre adoré qui n'y est pas, quand il frotte son
front contre les colonnes de ce lit sombre et mue
et qu'il en caresse les lourds rideaux baissés de ses
mains tremblantes, il a eu plusieurs fois une façon
394 THÉÂTRE CONTEMPORAIN
de renverser sa tête devant la vision de son père
qui me la faisait voir, à moi, et qui l'auréolisait
d'amour interrogateur et d'épouvante...
Pour moi, c'était Hamlet devenu prêtre. C'était
l'abbé Hamlet ! Grand honneur pour lui, Taillade,
de rappeler dans un rôle de M. Buet un rôle de Sha-
kespeare, et grand honneur pour M. Buet aussi,
— honneur pour tous deux !
TABLE
Michel Pauper 1
Père et mari 11
Théâtre-Français. — Quelques acteurs d'hier soir. 21
Mademoiselle Bozzachi 33
Une fête sous Néron 47
L'invalide.— Le cousin Jacques. — Le Grand-Hôtel. 59
La part du roi 69
Le tremblement de terre de Mendoce 75
Les Mirabeau 83
Le mariage de Figaro 99
Les lionnes pauvres 115
Anne de Kerviler 127
Le père prodigue 139
M. Mounet. — Début dans Andromaque 151
Les braves gens 161
Divorçons 171
Garibaldi 181
Le mariage d'Olympe 189
Pourquoi il n'y a pas de feuilleton de théâtre au-
jourd'hui 197
Jack 204
Janot 215
Nana 225
La princesse de Bagdad 235
Madame de Navaret 247
Phryné 259
398 TABLE
Lucrèce Borgia 267
Les fausses confidences. — Débuts de M1'8 Tholer. 277
Le Parisien 287
La princesse Georges. — La visite de noces. . . 295
Gymnase. — Miss Fanfare 307
Pas de feuilleton ! 314
La reine des Halles. — Thérésa 321
Madame de Maintenon 33i
Monte-Carlo 341
Le monde où l'on s'ennuie 349
Le drame de la gare de l'Ouest. — La petite sœur. 359
L'acteur outragé 369
Histrionisme et Fétichisme 375
Le Prêtre 385
IMPRIMERIE DE L'OUEST, A. NEZAN. — MAYENNE
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
The Library
University of Ottawa
Date due
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COO BARBEY D'AUfi
ACC# 1364703
THEATRE CO